Pierre Benoit

FABRICE

1956

 

Il faut renoncer à toute prudence…

STENDHAL.

 

À JEAN PRUNETTI

PREMIÈRE PARTIE

I

Bergonce est un village des Landes situé entre Marmande et Mont-de-Marsan, à un kilomètre environ de la ligne du petit chemin de fer qui, il n’y a pas si longtemps, fonctionnait entre ces deux villes.

Isolé au milieu d’une vaste étendue désertique parsemée çà et là de rares bouquets de pins dont les cimes, sous le jeu des mirages, ont l’air parfois de flotter entre ciel et terre, Bergonce ne possède que quelques modestes maisons. Une seule demeure est susceptible de retenir l’attention de l’automobiliste à qui viendrait la fantaisie de quitter la route de Bazas pour s’en aller, sur sa droite, rejoindre celle de Casteljaloux. Le domaine qui en dépend commence un peu au nord de la localité. Il compte de trois à quatre cents hectares presque totalement démunis d’arbres. En revanche, à force de soins, quelques pacages ont fini par être ménagés, en dépit du terrible sol sablonneux. Des barrières dont la peinture blanche s’écaille paraissent indiquer que les propriétaires de ces lieux ont pratiqué naguère l’élevage des chevaux.

Ce fut un riche exportateur bordelais, M. Jules Hersent, qui, il y a plus d’un demi-siècle, acheta ce terrain. Il y fit construire la singulière demeure que voici, une sorte de long chalet à un étage, entouré d’écuries et de communs, un chalet mi-briques mi-bois, assez laid du dehors, à l’intérieur plus que confortable. Il s’agissait de se protéger contre la chaleur et le froid, dans cette morne immensité, torride l’été, en hiver soumise à des rafales de bise glaciale. Chaque fois que ses affaires lui en laissaient le loisir, M. Jules venait de Bordeaux. Il aimait à la fois l’équitation et la chasse. À soixante-seize ans, âge auquel il mourut, il continuait à pratiquer avec brio ces deux exercices. Son fils, M. Eugène, ne manqua pas de suivre un si bel exemple. Quand il rejoignit son père il avait plus de soixante-quatorze ans. Et s’il n’en alla pas exactement ainsi de M. Fabrice, leur petit-fils, fils et unique héritier, on verra que ce ne fut pas tout à fait de la faute de ce dernier.

« Qu’il m’excuse d’insister, de l’ennuyer de la sorte ! Mais il faudra bien que Monsieur consente à aller voir Mme Diane.

– Pour m’ennuyer, vous n’exagérez point ! Vous pouvez dire que vous y réussissez, Noémie.

– Que Monsieur se décide, voyons ! Tôt ou tard, il sait bien qu’il devra en passer par là ! Prenez bien la peine d’y songer, monsieur Fabrice. À son âge, ce n’est tout de même pas à Mme du Pradia à se déranger !

– À son âge, Noémie, vous en avez de bonnes ! Si elle vous entendait !

– Il va y avoir demain une semaine que vous êtes de retour, monsieur Fabrice. Or, Mme Diane est au courant. Elle en a été informée par M. le curé de Captieux et celui de Bergonce.

– Est-ce que vous n’estimez pas, Noémie, que j’aie droit à quelque tranquillité ? »

Il y avait droit, en effet. On était en janvier 1944, et il venait de rentrer d’Allemagne, après trois années et demie de captivité.

« Cela viendra ! Cela viendra après, monsieur Fabrice. Vous allez voir quelle heureuse petite existence on va s’arranger. En attendant, accordez-moi cette satisfaction. »

Il grommela :

« C’est promis, ma pauvre Noémie. J’irai donc là-bas. Mais pas aujourd’hui. Il est trop tard. Et pas à pied, n’est-ce pas ? Or, vous avez l’air d’oublier que je n’ai plus d’automobile.

– Et vous, monsieur Fabrice, vous avez l’air vous aussi d’avoir oublié que, jusqu’à ce que vous vous en soyez procuré une autre, M. Destribats met la sienne à votre disposition.

– Allons, c’est bon ! J’irai donc demain. Mais quel malheur de n’être plus au temps où la ligne de démarcation passait entre le Pradia et ici !

– Monsieur Fabrice !…

– J’irai demain, je vous le répète, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement.

– Bravo ! Et rien ne vous empêche, d’ailleurs, de n’y aller qu’au début de l’après-midi. Autrement, le matin, votre belle-mère ne manquerait pas de vous retenir à déjeuner. »

« À son âge ! » M. Hersent n’avait pas eu tort de mettre sa vieille gouvernante en garde contre un tel langage à l’égard de Mme Briel du Pradia. Tout en se vantant de n’y point attacher autrement d’importance, la belle-mère de Fabrice n’admettait qu’assez mal tout ce qui pouvait prêter à calcul quant au nombre de ses années. Volontiers agressive, aimant à braver la difficulté, avec cela ! « Nous qui sommes de la même génération », ne craignait-elle pas, à l’occasion, de dire à son gendre. Pas un pli du visage de celui-ci ne bougeait. Il eût fait beau voir qu’une moue, un sourire s’en fût venu rappeler à la belle téméraire que s’il allait bientôt avoir quarante-sept ans, elle, en revanche, n’était plus loin, bien que miraculeusement jeune de corps et d’allure, de franchir le cap des cinquante-deux.

Ce n’était à Bordeaux un secret pour personne : avant d’épouser sa fille, Fabrice avait courtisé, d’assez près Mme du Pradia. Peut-être était-ce l’une des raisons pour laquelle Diane, au début, n’avait point marqué un grand enthousiasme pour cette union. Mais la fortune des Hersent avait des assises solides. Celle des Briel ne jouissait peut-être pas d’une réputation équivalente. Or, Aydée venait d’avoir vingt-six ans. Sa mère s’était résignée à écouter la voix de la raison. C’était en 1937 que le mariage avait eu lieu, Mme Fabrice Hersent avait donc aujourd’hui trente-deux ans.

Fabrice, à contrecœur ou non, devait finir par se ranger aux injonctions de Noémie. Malgré ses instances pour l’envoyer en visite chez sa belle-mère, la vieille servante, on aura mainte occasion de le vérifier, ne devait d’ailleurs pas nourrir une sympathie exagérée pour Mme Briel du Pradia. Elle n’en revint pas moins à la charge jusqu’à ce que son maître se fût mis en route.

Il quitta donc Bergonce le lendemain, vers deux heures de l’après-midi. Quatre lieues tout au plus le séparaient du Pradia. Mais il avait résolu d’être de retour avant la nuit. Et il devait aussi tenir compte des capacités de l’automobile mise à sa disposition par l’obligeant M. Destribats.

C’était une petite cinq chevaux qui, vingt années seulement auparavant, se serait acquittée allègrement de sa tâche. Depuis, un service ininterrompu à travers les caniveaux et les ornières des chemins vicinaux landais l’avait rendue plutôt poussive. Elle démarra avec un curieux bruit de chaîne brassée dans un saladier de porcelaine. Fabrice s’en voulut de lui en vouloir. Il s’était tellement juré, durant ces quatre années, s’il avait le bonheur de revoir un jour son chez lui, de ne plus s’étonner de rien, d’être désormais satisfait de tout !

Il faisait un temps particulier. Une sorte d’atmosphère de perle baignait la lande silencieuse, une lumière à la fois grisâtre et rose pâle. On eût dit un horizon maritime. Les distances, dans cette étendue, étaient à peu près indéterminables. Ni hommes ni maisons n’étaient là, qui auraient pu servir d’échelle au moindre calcul. Un coup de canon, s’il avait été tiré, n’aurait probablement pas été entendu. Quelques vaches minuscules broutaient au loin, comme à l’abandon. Quelques points blancs et noirs que Fabrice commença par prendre pour des moutons et qui n’étaient autres qu’une volée de vanneaux se faufilaient, à allure menue, au milieu des brandes. Ah ! si M. Hersent avait eu avec lui un fusil ! À peine cette pensée saugrenue lui fut-elle venue qu’il se mit à en rire. Parce que, depuis deux semaines, il avait cessé d’être un prisonnier, voilà qu’il était déjà tenté d’oublier qu’il y avait eu la guerre, et toutes les conséquences regrettables qui en étaient résultées. Son calibre douze, son calibre seize, sa prestigieuse canardière Buffalo polychromée dont il était si fier ! Les occupants n’avaient pas dû tarder à faire main basse sur toute cette intéressante panoplie.

« J’aurais vraiment, pensa-t-il, mauvaise grâce d’en vouloir à Noémie ! C’est égal, dès ce soir, il faudra que je lui demande comment les choses se sont passées. »

Il y avait ainsi un tas de questions qu’il n’avait eu encore ni le temps ni même l’envie de poser. Il était revenu de là-bas en proie à une immense lassitude. Il y avait tout de même, n’est-ce pas, des problèmes plus importants, plus angoissants que cette histoire de fusils. Or, pas plus que Noémie, il ne s’était senti le courage de les aborder. Si elle avait tellement insisté pour qu’il rendît visite à Mme du Pradia, qui sait même si ce n’était pas dans l’espoir que l’entretien qu’il n’allait point manquer d’avoir avec la belle Diane la dispenserait, elle, d’entrer dans des détails dont la perspective lui donnait par avance le frisson.

Ayant traversé la voie ferrée, il rejoignit, à environ une lieue de là, la route nationale. Elle était encombrée de camions militaires qui se dirigeaient du côté du sud, vers Roquefort, vers Mont-de-Marsan. Que des camions allemands fussent là, vingt-six ans après l’armistice de 1918, quel amas de criminelles stupidités n’avait-il pas fallu pour aboutir à un résultat aussi extravagant ? Il n’y avait rien à dire, ils tenaient bien leur droite. Quand il eut croisé le dernier, Fabrice, tout de même, respira mieux.

Il quitta la grand-route à Captieux, pour se diriger vers Lucmau, à droite du hameau de Briel. Là, ayant tourné à main gauche, il ralentit de vitesse. Il n’était plus guère qu’à un kilomètre du Pradia.

Briel ! Le Pradia ! Assemblage paradoxal de ces deux noms qui avaient fini, arbitrairement, par devenir celui de sa femme ! Comment étaient arrivées à s’amalgamer deux familles aussi disparates ? Il suffisait aux Hersent d’appartenir à la plus vieille bourgeoisie de Bordeaux. Jamais il ne leur serait venu à l’idée de s’affubler de quelque particule nobiliaire. Telle n’avait point été la manière de voir d’un Constant Briel, originaire d’un coin de France que personne n’avait très exactement précisé. Il n’en était pas moins exact qu’il s’appelait Briel, et qu’il existait à la lisière des forêts girondine et landaise un village de ce nom. Constant n’avait aucun rapport avec lui, mais, ce rapport-là, il le créa de toute pièce, après avoir réalisé une fortune un peu trop rapide dans les rhums, comme représentant de la maison Calthorpe, de Port-au-Prince. Il acheta alors à une lieue au sud de Briel le château en ruine du Pradia. Il le fit remettre en état à grands frais. Telle fut l’origine de la famille Briel du Pradia, le fils de Constant Briel ayant épousé sur ces entrefaites la belle et hautaine Diane du Pradia, union d’où devait naître une fille unique, cette blonde Aydée que, quelque vingt-cinq ans plus tard Fabrice Hersent devait demander en mariage, après avoir commis la faute d’en tomber éperdument amoureux.

De tels souvenirs, en cette minute, hantaient-ils Fabrice ? C’était plus que probable. Avec brusquerie, il venait d’arrêter son automobile. Il en descendit, pénétra dans un petit bois, marcha tout droit vers un énorme pin au flanc luisant de résine. Il demeura là, quelques minutes, immobile, à le contempler.

C’était en cet endroit que, huit ans auparavant, Aydée avait été victime d’un accident qui avait failli lui coûter la vie. Écuyère émérite pourtant, Mlle du Pradia n’avait pu réussir à maintenir son cheval, qui avait glissé sur le sol recouvert de balles de pin. Son front s’en était allé buter contre le tronc de cet arbre gigantesque. C’était là qu’une heure plus tard, Fabrice avait retrouvé le beau corps inanimé. Il avait lui-même étanché le sang qui filtrait à travers la merveilleuse chevelure blonde. D’être devenue Mme Hersent n’avait point rendu Mlle du Pradia moins téméraire. Deux ans plus tard, munie de son brevet d’aviatrice, elle trouvait encore le moyen de se fracturer un bras, lors de l’un de ses innombrables sauts en parachute, à Pau, sur le terrain d’atterrissage du Pont-Long.

Bien qu’un goût parfois contestable eût présidé à sa restauration, le château du Pradia n’en avait pas moins assez fier aspect. Fabrice, en tout cas, sans plus tarder put constater qu’il n’avait pas eu trop à souffrir du malheur des temps. Pelouses et potager paraissaient bien entretenus. La basse-cour entre autres semblait être plus qu’au complet. M. Hersent n’en fut pas étonné outre mesure. Il connaissait sa belle-mère. Il savait qu’elle était femme à savoir se plier aux circonstances, les plier à elle au besoin.

Par exemple, pénétrant dans la cour d’honneur, il ne put néanmoins réprimer un geste de mécontentement. La petite automobile de M. Destribats allait avoir une compagne, en l’espèce une puissante voiture allemande. La voiture de quelque officier supérieur, à n’en pas douter.

Le chauffeur de l’automobile dont il s’agissait, un feldwebel grassouillet et rieur, était en train de plaisanter avec Célina, la femme de chambre de Mme du Pradia. Celle-ci ne se démonta pas pour si peu. Apercevant Fabrice, elle s’empressa de pousser un cri de joie.

« Monsieur Hersent ! Mon Dieu, quel bonheur ! Que Madame va être contente ! Depuis tantôt quatre ans, le temps lui a, nous a paru à tous long, vous savez ! Soit dit sans reproche, monsieur Fabrice, voilà une semaine qu’elle vous attend. Ce matin encore, elle m’a dit : « Je suis trop inquiète ! S’il ne vient pas aujourd’hui, ce sera « moi qui… » Mais ne la faisons pas attendre davantage ! Je vous précède, si vous voulez bien ! »

Le feldwebel grassouillet, avec un sourire sympathique, s’était empressé de rectifier la position. Fabrice n’eut pas l’air de l’avoir aperçu. Sur les pas de Célina, il s’était déjà engagé dans le grand escalier.

« Comme Madame va être heureuse !… »

Fabrice eut à se contenir pour ne point sourire. Il n’avait jamais été dupe quant aux véritables sentiments de Célina à son égard. Elle aussi, il la connaissait de longue date. Il la considérait comme l’une des filles les plus fausses qu’il lui eût été donné de rencontrer. Mme Fabrice Hersent partageait cette opinion. C’était même elle, quand elle n’était encore que Mlle Briel du Pradia, qui avait tenu à mettre en garde son futur mari contre les minauderies et les manigances de l’avenante soubrette de sa mère.

Ayant atteint le palier du premier étage, Célina, s’étant retournée, murmura :

« J’avertis Monsieur. Il fait plutôt chaud dans le boudoir. »

Sans plus attendre, elle le débarrassait de son manteau. Il sentit ses bras le frôler, avec une certaine insistance.

« Madame n’est pas seule ? » se borna-t-il à interroger, assez sèchement.

La femme de chambre eut un sourire complice.

« Il se trouve que non, monsieur Fabrice. Mais que monsieur Fabrice soit tranquille. Il s’agit de quelqu’un d’infiniment bien élevé, qui aura vite fait de comprendre… »

En même temps, elle avait ouvert une porte. Puis, s’effaçant, elle annonça :

« Monsieur le commandant Hersent ! »


*

Titulaire de ce grade dans l’armée de réserve, Fabrice avait toujours détesté, en dehors du service, s’entendre appeler de cette façon. Célina était trop fine mouche pour l’ignorer. Si elle venait de se conduire de la sorte, ce n’était point probablement par hasard, ni sans s’être mise d’accord, au préalable, avec Mme Briel du Pradia.

Celle-ci était à demi allongée sur un divan, dans l’encoignure d’un petit salon meublé avec infiniment de goût. Elle se souleva nonchalamment quand son gendre entra. Comme il s’avançait pour lui baiser la main, elle l’attira à elle et, à deux reprises, elle l’embrassa.

Il y avait dans ce geste quelque chose d’un peu théâtral. Fabrice devina tout de suite à qui pareille mise en scène était destinée. Le personnage qui se trouvait en visite chez sa belle-mère venait de se lever lui aussi.

Avec la plus sereine désinvolture, Diane les présenta l’un à l’autre.

« Commandant, je suis heureuse de vous faire faire la connaissance de mon gendre, le commandant Fabrice Hersent, dont je vous ai parlé maintes fois, et qui vient de nous être enfin restitué. Fabrice, monsieur n’est autre que le major Haugwitz, à l’amabilité de qui je n’ai jamais eu recours vainement. Le major est aide de camp de Son Excellence le général gouverneur de Bordeaux.

– Enchanté, monsieur ! » fit l’Allemand.

On eût dit qu’il allait tendre la main à Fabrice.

Il dut avoir l’impression que son geste serait prématuré. Il était grand et mince, très racé, vêtu et botté avec une élégance impeccable. Sa haute casquette à tresses blanches était posée sur un guéridon, à côté de lui, ainsi que ses gants.

Ils demeuraient tous les deux debout, l’un en face de l’autre.

« Asseyez-vous, messieurs, je vous en supplie ! dit Diane en riant. Commandant, vous qui savez où niche le coffret aux cigarettes, faites-moi la grâce d’en offrir une à mon gendre. »

Le major s’exécuta de la meilleure grâce du monde. D’un signe de tête, Fabrice refusa poliment.

« Comment ? fit Diane. Ne fumeriez-vous plus, par hasard, vous qui aviez l’art d’empester, en moins d’une journée, toute une maison ?

– Trois années de captivité suffisent à vous apprendre à vous passer de beaucoup de choses ! se borna à répondre Fabrice.

– Trois années et demie ! s’exclama un peu inconsidérément Mme du Pradia. Comme le temps peut passer vite, mon Dieu ! »

Les deux hommes se regardèrent et furent sur le point de sourire. Ils étaient tout de même l’un et l’autre soldats, et pouvaient avoir des associations d’idées identiques, à l’occasion.

« Trois ans et demi ! répéta Haugwitz. En effet, monsieur, comment n’avez-vous pas été plus tôt l’objet… ? »

Il allait sans doute dire « d’une mesure de grâce », ou bien « de clémence ». Comme il parlait le français à merveille, il eut l’intuition qu’aucun de ces termes ne conviendrait.

Fabrice vint à son aide.

« Comment n’ai-je pas été libéré plus tôt ? Évidemment, j’aurais pu l’être, étant donné mon âge, quarante-huit ans, et du fait que j’étais déjà officier durant l’autre guerre. Mais ma belle-mère, qui a eu la bonté, monsieur, de vous parler de moi, a dû omettre à mon sujet un détail : c’est que, par trois fois, j’ai essayé de m’évader. »

Le major Haugwitz eut une mimique qui pouvait signifier : « Alors, je comprends. » ou bien encore : « Dans ces conditions… »

Il n’en tint pas moins à donner une forme courtoise à sa pensée.

« Tenter de s’évader est un devoir pour tout soldat, dit-il. À plus forte raison pour un officier. »

En même temps, il était allé vers Diane, dont, à son tour, il baisa la main.

« Je dois être revenu à Bordeaux pour la signature du courrier, chère madame, fit-il. Excusez-moi si je prends congé aussi tôt. »

Et, s’étant tourné vers Fabrice, qui s’était levé également :

« Inutile d’ajouter que, si pour un motif ou pour un autre, le commandant Hersent avait besoin de mes modestes services… »

Le gendre de Mme Briel du Pradia esquissa un geste de doute poli, auquel le major Haugwitz répondit par une moue discrète, en murmurant :

« Qui peut savoir jamais ? »

« Quel homme charmant ! fit Diane, dès que la porte du petit salon se fut refermée sur son visiteur. L’obligeance même ! Et le tact en personne, n’est-ce pas ? »

Fabrice ne répondit pas tout de suite. Il avait commencé par aller à celle des deux fenêtres qui s’ouvrait sur la cour. De là, ayant éclaté de rire, il revint vers Mme du Pradia.

« Qu’est-ce qui se passe ? »

Il répondit, haussant les épaules :

« Il se passe que ces messieurs ne parviendront jamais à changer, même les plus courtois, même ceux chez lesquels le tact semble s’être personnifié. Avant de remonter dans son automobile, celui-ci n’a pu s’empêcher de regarder derrière la mienne, afin de relever son numéro d’immatriculation. C’est instinctif, voyez-vous ! Je ne vous croirais pas, si vous m’affirmiez que vous n’êtes pas du même avis que moi. »

Les lèvres de Mme du Pradia se pincèrent.

« Il n’y avait qu’à ne pas les laisser entrer chez nous, répliqua-t-elle. Les hommes me paraissent avoir eu, dans tout cela, un peu plus de responsabilité que les femmes. En tout cas, je suis ravie de constater qu’en la matière vous partagez vous aussi l’avis d’Aydée, c’est-à-dire celui de tous les bons Français. »

Et, comme il demeurait légèrement décontenancé, elle eut son terrible petit rire ironique.

« Avouez, mon cher, que, pour des gens qui doivent avoir pas mal de choses à se dire, nous avons une singulière manière d’engager la conversation. »

Il frémit devant la certitude qu’elle ne se déroberait point, qu’il allait leur falloir parler sans plus de retard de toutes ces choses navrantes. Mais, lui-même, n’était-il pas venu pour cela ? Et, maintenant, serait-il assez lâche… ? Pourquoi hésiter davantage, alors ?

« Vous venez de prononcer le nom de ma femme, commença-t-il avec une fausse désinvolture. Je pense que vous allez pouvoir me donner de ses nouvelles. »

Elle ouvrit de grands yeux.

« De ses nouvelles ? fit-elle. Et moi qui m’imaginais, au contraire, que j’allais pouvoir vous en demander ! »

Il y avait environ douze ans que Fabrice Hersent avait fait à Diane Briel du Pradia, alors dans tout l’éclat de sa beauté, une cour qui avait été loin de s’avérer vaine. En cette minute, maintenant, il la regardait, il la contemplait, à la lueur de souvenirs qui avaient tout l’air de se concrétiser, de revivre en masse. Certes, Fabrice n’était pas venu aujourd’hui au Pradia animé d’une telle préméditation. Mais sommes-nous les maîtres des circonstances, et surtout de nous-même ?…

Après plus de trois années vécues dans la pouillerie des camps de prisonniers, sans autre transition que la hâtive et banale semaine qu’il venait de passer à Paris, se trouver soudain, qu’on s’en rende bien compte, en présence d’une créature comme Diane ! Jamais certainement cette admirable fleur charnelle ne lui était encore apparue aussi désirable. Ce parfum, ce sombre regard, cet enroulement de fourrures et de satin qui la dévêtait plus qu’il ne la vêtait, tout ce savant et voluptueux attirail, à la conquête de qui était-il destiné ? À lui dont elle n’avait aucun motif d’attendre aujourd’hui la visite ? Ou bien à cet Allemand qui paraissait assez bien posséder ses aises dans la place ? Pauvre et ridicule interrogation ! C’était faire injure à Diane Briel que de se poser à son propos une question aussi naïve, aussi saugrenue. Elle était de ces femmes dont le propre est de n’être surprises par rien, de vivre perpétuellement sous le harnois…

Autant Aydée Hersent était blonde, autant sa mère était brune. Malgré ce qu’il y avait chez la première de glacial et de sauvage, chez la seconde d’artificiellement alangui, elles se ressemblaient de manière étrange. Elles avaient toutes deux en commun cette indomptable autorité, plus voilée chez l’une que chez l’autre. Aydée, où pouvait, en l’instant que voici, l’avoir conduite son âme d’aventureuse amazone ? Diane, elle, se trouvait là en tout cas, avec son sourire ambigu. Elle eut comme une moue de reproche. Défaillant d’épouvante, Fabrice l’entendit qui lui murmurait :

« Est-ce que tu crois que tu risquerais grand-chose, si tu te rapprochais un peu plus de moi ? »

Elle ne l’avait plus tutoyé depuis ses fiançailles avec Aydée. Tout alors avait permis à Fabrice de se figurer que c’était pour la dernière fois. Il frissonna de tout son être. Il demeura assis où il était.

Impassible, elle continuait à sourire.

« Des nouvelles d’Aydée ? répéta-t-elle. Jamais je n’en ai eu directement. Elle est assez intelligente pour avoir compris que je n’avais pas approuvé sa conduite à ton égard. Mais toi, voyons ! Vous receviez pourtant des lettres, là-bas ! On n’était pas obligé de les poster à Londres, que je sache ! Depuis trois ans et demi qu’elle s’en est allée, il me paraît inconcevable que son mari n’ait rien su d’elle, ne serait-ce que par l’intermédiaire de ton camarade, le capitaine Levasseur, Jacques Levasseur, n’est-ce pas ? ce gentil garçon que tu lui avais envoyé. Non, me dis-tu ? Alors, comprends-tu ce que cela prouverait ? »

C’était elle qui s’était levée, qui avait marché vers Fabrice devenu subitement livide, qui l’avait entouré de ses bras.

« Eh bien, mais, tout simplement, qu’il ne faut pas prodiguer sa confiance à tout venant. Tu t’arrangeras pour être plus heureux dans le choix de tes émissaires, la prochaine fois. »

L’ayant enlacé plus étroitement, elle poursuivit :

« Je n’entends pas, je te le répète, disculper ma fille. Mais tu n’ignorais point la différence d’âge qui existait entre toi et elle, quand tu t’es mis dans la tête de l’épouser. S’il y avait quelqu’un qui était mal placé pour te signaler ce péril, c’était bien moi, tu l’avoueras. Ce n’était pas à moi à t’apprendre ce dont un jour peut être capable une femme seule et désœuvrée.

– D’héroïsme, sans doute ? fit-il, sur un ton de raillerie morne.

– Pourquoi pas ? » dit-elle.

Et, l’abandonnant pour aller, devant un miroir, se remettre un peu de rouge sur les lèvres :

« D’héroïsme ! acheva-t-elle. Et peut-être de pire, mon ami ! »

Les cendres d’un crépuscule d’hiver devaient, au-dehors, commencer à s’appesantir sur la lande.

« Allume la lampe électrique, là, à ta gauche », ordonna Diane.

Il tressaillit.

« Ce n’est pas la peine ! Il faut que je m’en aille. »

Elle le raccompagna jusqu’à l’antichambre, tandis que Célina, appelée par elle, faisait de la lumière, au rez-de-chaussée.

« À Bergonce, interrogea-t-elle négligemment, quand ils se quittèrent, quel est votre genre de vie, avec cette perle de Noémie ? Vous avez déjà parlé à des gens ?

– Vous n’auriez pas voulu que ma première visite ne fût pas pour vous ! répondit-il, d’une voix où il n’y avait même plus d’ironie.

– Vous n’avez pas vu un certain Garbay ?

– Lucien Garbay ? Le propriétaire des deux métairies au nord de chez moi, entre Maillas et Bergonce ?

– Oui, ce doit être cela.

– Nous n’avons jamais entretenu beaucoup de rapports. Il n’a aucune raison de venir, ni moi d’aller le voir.

– Vous auriez pu vous rencontrer comme cela, au hasard.

– Un hasard qui ne s’est pas encore produit. »

Elle se taisait. Il demanda :

« Pourquoi me posez-vous cette question ?

– Oh ! fit-elle, je ne me rappelle même plus. Pour rien, vraiment. »

Il n’insista point. Du haut de l’escalier, elle lui lança :

« C’est gentil à vous de vous être souvenu que j’existais. Tâchez de ne pas trop m’oublier, à l’occasion ! »

II

La nuit était tombée lorsque Fabrice fut de retour à Bergonce. Il aurait pu rentrer directement chez lui. Mais il tint à passer par le village. Il ne voulait point priver davantage M. Destribats de son automobile. Celui-ci n’était pas encore rentré de Mont-de-Marsan, où il était allé avec un ami. Fabrice chargea Mme Destribats de le remercier.

Une demi-lieue environ le séparait de sa propriété. Ce ne serait pas une promenade désagréable. Le chemin qu’il avait à prendre passait devant l’église de Bergonce. Fabrice, qui n’en avait pas franchi le seuil depuis son retour, éprouva le besoin d’y entrer.

Une pauvre, une bien pauvre et bien humble église, à la vérité, avec sa porte disjointe et son clocher vermoulu. Enfant, Fabrice avait eu la diphtérie. On avait eu tout juste le temps de le ramener à Bordeaux. À droite du chœur, il y avait une plaque en marbre, un ex-voto. C’était sa mère, Mme Eugène Hersent, qui l’avait fait sceller là. Elle y remerciait la Vierge de lui avoir accordé la guérison de son fils. Élise Hersent était morte quelques années après, toute jeune. De tous ceux de la famille, c’était son nom qui revenait le plus souvent dans les conversations que Fabrice pouvait avoir avec Noémie.

Pourquoi se trouvait-il là, en cette minute, évoquant le souvenir de cette femme douce et effacée ? Peut-être, justement, afin de plaire à la vieille servante, quand elle ne manquerait pas tout à l’heure de l’interroger sur son emploi du temps de l’après-midi. Pieuse comme elle l’était, peut-être serait-elle touchée par ce détail. Peut-être songerait-elle moins à lui poser certaines questions susceptibles de l’embarrasser.

Un reste de jour qui traînait éclairait vaguement les vitraux, un Sacré-Cœur, derrière l’autel, entre un saint Paul et un saint Jean. Fabrice n’avait jamais été ce qu’on peut appeler pratiquant. Il n’en ébaucha pas moins un signe de croix. Il esquissa également une génuflexion. Il existe des moments où l’on éprouve comme un vague besoin de se sentir protégé, où l’on a l’impression que rien de ce qui peut y concourir n’est de trop.

Il y avait une chouette, dans le clocher. De son hululement aigu, elle salua la sortie de Fabrice…

Il y en avait d’autres, sur le chemin. On voyait leurs yeux orangés. Ce n’était qu’à la dernière seconde qu’elles prenaient leur vol malhabile.

Et puis, il y avait aussi le chant de quelques grillons, que la brise attiédie, qui venait du sud, avait réveillés.

Fabrice ne se pressait pas. Il savait qu’il serait chez lui avant sept heures. Noémie n’aurait pas à lui reprocher d’être en retard. Se serait-il absenté, si elle ne l’y avait presque contraint ? Aurait-elle à l’attendre quelque peu, tant pis pour elle ! L’occident était imprégné d’une sorte de teinte rougeâtre. De minces barreaux perpendiculaires s’y découpaient. Les pins ! Toujours les pins !

Il s’arrêta, croyant entendre un bourdonnement. Quelque chose qui grandit, puis décrût. Un avion, sans doute. Quoi de surprenant ? Depuis une semaine qu’il était de retour, il n’était point sans s’être entendu confirmer ce qu’il avait toujours pensé. La lutte, clandestinement, se poursuivait dans cette morne étendue désertique. En la matière, il avait son point de vue bien arrêté. Trois années et demie de captivité, trois tentatives d’évasion lui en avaient, estimait-il, suffisamment donné le droit.

Le bourdonnement diminua, disparut.

En temps normal, en face de lui, auraient déjà dû briller des lumières, celles de sa maison. Mais on n’était plus en temps normal. L’année qui venait de débuter ne s’achèverait point sans en convaincre le gendre de Diane Briel du Pradia, définitivement.

Le régime des prisonniers de guerre avait eu l’avantage d’apprendre au chef d’escadrons Hersent à ne point sous-estimer les trésors que Noémie lui prodiguait dans cette salle à manger où il y avait eu place jadis pour une bonne quarantaine de convives, et à la table de laquelle Fabrice s’asseyait seul maintenant.

Une lettre était posée sur son assiette. Le facteur ne passait qu’une fois par jour, assez tard la plupart du temps.

« Pas de mauvaises nouvelles, Monsieur ? avait demandé Noémie.

– Non ! » avait-il répondu.

Et il n’avait pas su s’empêcher d’ajouter :

« De mauvaises nouvelles ? Je ne vois pas très bien de qui je pourrais en recevoir, à présent. »

Elle eut l’air de n’avoir pas entendu.

« Je pensais que Monsieur aurait été plus tôt de retour.

– Je me suis arrêté, je vous l’ai dit, chez les Destribats. »

Elle le servait avec une espèce de déférence soupçonneuse. Il y avait tant de choses, en ces huit jours, dont ils n’avaient point encore parlé ! Mais comme il est faux de prétendre que qui a terme ne doit rien ! Tout en dégustant sa poule au pot arrosée d’un savoureux petit médoc, Fabrice comprenait que le moment n’était peut-être plus très éloigné où il ne fallait plus avoir à compter sur la facile lâcheté du silence.

« Et alors, Monsieur ? Monsieur ne m’a pas dit comment il avait trouvé Mme Diane ?

– Comment ? Mais plus que jamais étonnante de jeunesse, Noémie. À propos, j’allais l’oublier, elle m’a chargé de vous dire bien des choses. »

Noémie eut un sourire de biais.

« Madame est réellement bonne. En tout cas, Monsieur voit si j’ai eu raison de tant insister pour qu’il se rendît au Pradia ! Et cette chère Célina ? A-t-elle également confié à Monsieur la même commission ? »

Ce fut au tour de Fabrice de sourire.

« Mais oui ! Libre à vous de ne pas me croire ! Ce n’est pas la première fois que j’ai l’occasion de constater que les événements de ces dernières années n’ont pas peu contribué à vous rendre amère et sceptique, Noémie. »

Elle hocha la tête. Il demanda sans savoir pourquoi, comme malgré lui :

« Personne n’est venu me voir, cet après-midi ?

– Que Monsieur m’excuse ! Moi aussi, j’allais oublier. Si, au contraire, quelqu’un est venu.

– Qui ? Garbay, Lucien Garbay, peut-être ? »

Elle le regarda avec des yeux étonnés.

« Lucien Garbay, précisément ! Comment Monsieur a-t-il pu deviner ? »

Cher vieux camarade,

Tu n’as pas besoin de me remercier. Ma joie est aussi grande que la tienne. Ce n’est pas ma faute si je n’ai pu aboutir plus tôt. Entre nous, et je t’en félicite, tu ne nous avais pas facilité la tâche. Et les choses ne sont pas si commodes, par le temps qui court, même pour nous, surtout pour nous !…

Je ne t’en veux pas d’être rentré directement chez toi, sans passer par ici, comme je l’espérais quelque peu. Mais tâche de ne pas recommencer. Pour le temps que tu voudras, je t’offre l’hospitalité. Des hommes comme toi ont rarement fini de servir, de se rendre utiles. Être utile, on peut l’être encore, tu sais ! Viens ! Nous causerons et je serais surpris que nous ne soyons pas d’accord sur beaucoup de choses.

C’était la lettre que Fabrice avait trouvée sur son assiette, avant le dîner. Il était en train de la relire, après que Noémie l’eut quitté en lui souhaitant une bonne nuit. Elle était signée Jean d’Yberville. Elle était datée de trois jours auparavant : du 22 janvier 1944. Comme adresse, elle portait : Hôtel du Parc, Vichy, Allier.

Le commandant d’Yberville, officier de carrière, avait connu le commandant Hersent à la fin de 1940, au camp de prisonniers de Reichenbach. Il avait pris part, au mois d’octobre de cette année-là, à la seconde tentative d’évasion de Fabrice. Mais lui, il avait eu la chance de réussir. Ancien officier d’ordonnance du chef de la Maison militaire du Maréchal, il avait été très vite appelé par lui à Vichy. Depuis cette époque, il n’avait plus cessé de s’employer obstinément, auprès des autorités occupantes, pour obtenir la libération du plus grand nombre possible de ses compagnons de captivité, et en premier lieu de Fabrice. Mais celui-ci, encore une fois, ne lui avait pas rendu la besogne aisée. L’ordre de sa mise en liberté, dûment signé, n’avait pas trouvé le commandant Hersent à Reichenbach. Il avait été arrêté, un mois après sa troisième tentative d’évasion, à cause de sa façon assez déplorable de parler la langue du pays, dans le petit village bavarois d’où il s’efforçait de gagner la Suisse. Il avait fallu attendre deux ans de plus pour que les inlassables efforts du commandant d’Yberville, promu dans l’intervalle lieutenant-colonel, fussent enfin couronnés de succès.

Comme famille, ce dernier n’avait plus que sa mère, qui habitait Louviers. Il avait donné son adresse à Fabrice, quand ils avaient pris tous deux la clef des champs. Celui-ci, de son côté, lui avait indiqué celle de sa femme, à Bordeaux et à Bergonce. Si l’un des deux parvenait à sortir indemne de l’aventure, il devait aller porter des nouvelles de l’autre à Mme d’Yberville mère ou à Mme Fabrice Hersent.

D’un tel devoir, dès sa rentrée en France, un homme tel que Jean d’Yberville ne pouvait manquer de s’acquitter. Fin octobre, Fabrice avait effectivement reçu une lettre où son ami lui multipliait les témoignages d’affection… Il n’y parlait point, hélas ! de la visite qu’il avait cependant dû faire à Aydée Hersent.

Pareil mutisme aurait été assurément un sujet de surprise pour Fabrice, s’il n’eût pas déjà commencé à être en proie à certaines craintes, dont le moment est venu peut-être d’essayer d’exposer les raisons.

Une première fois, on s’en souvient, il avait essayé de s’évader, au lendemain même de l’armistice, quand l’immense troupeau des armées françaises captives avait été dirigé vers l’Allemagne. Le corps auquel appartenait le commandant Hersent se trouvait dans les Vosges. On longeait une épaisse forêt de sapins. Avec un de ses camarades de l’état-major de la même brigade de cavalerie, il s’était efforcé de s’y réfugier. La réaction de leurs gardiens avait été immédiate. Sans vain luxe de sommations, ils avaient tiré. La cuisse traversée d’une balle, Fabrice était retombé entre leurs mains.

Plus heureux, plus ingambe aussi, son compagnon était parvenu à leur fausser compagnie. Il s’agissait de ce capitaine Jacques Levasseur, moins âgé de quinze ans que Fabrice, et dont il avait été question au cours de l’entretien qu’il venait justement d’avoir ce jour-là avec sa belle-mère. « La prochaine fois, il conviendra de choisir un peu mieux vos émissaires », lui avait conseillé Mme Briel du Pradia. Pour la perfidie comme pour beaucoup d’autres choses, Diane n’avait de leçons à recevoir de personne.

Au capitaine Levasseur, bien entendu, Fabrice avait confié la mission dont il devait également, deux mois plus tard, charger le commandant d’Yberville. Mais, de ce dernier, il allait tout au moins par la suite recevoir des lettres. De Levasseur, rien ! Fabrice, d’abord, avait été en droit d’admettre qu’il avait échoué dans sa tentative. Mais, au bout d’un an, force lui fut bien de s’incliner devant une vérité qu’il n’aurait jamais pu imaginer si cruelle.

« Sacré Bobby ! Farceur de Bobby ! Alors c’est vrai qu’il y a chez vous, présentement, une petite Française qui est en train de se couvrir de gloire ? N’est-ce pas un peu pour nous faire ta cour que tu nous vantes ses exploits ? Ou bien, avoue donc plutôt que, belle comme tu l’affirmes, elle t’aura tapé dans l’œil, cette Gina !

– Tapé dans l’œil ? J’y consens. Mais pas seulement à moi ! À toute la Royal Air Force, messieurs ! Cela n’empêche pas qu’il n’y ait guère d’hommes à l’égaler en courage. C’est elle qui détient le record des parachutages blind. Ses missions en Lysanders ou en Halifax ne se comptent plus. Quant aux heures de vol qu’elle peut aligner, leur chiffre dépasse celui de son ami Thibaut. Il est vrai qu’elle a abordé le métier avant lui !

– Thibaut ? Qui est-ce, encore, celui-là ?

– Le colonel Thibaut, un de vos compatriotes, et un as lui aussi. Thibaut, c’est son pseudonyme de guerre. Son nom véritable, je l’ignore, de même que celui de Gina. Ensemble, ils ont été des premiers à rallier Londres et les Forces françaises libres… »

Tels étaient les propos qui étaient tenus, ce dimanche 7 décembre 1941, au camp de Syadmis, en Thuringe, où Fabrice avait été transféré à la suite de sa seconde tentative d’évasion. Il s’y trouvait depuis une année lorsque ses camarades de baraquement et lui s’étaient vu adjoindre une demi-douzaine d’aviateurs anglais prisonniers. Parmi ceux-ci, il y avait Wilcox, le lieutenant Wilcox, appelé familièrement Bobby, Gallois enthousiaste et hilare, qui, très vite, avait fait leur conquête à tous. 7 décembre 1941 ! Fabrice ne devait plus oublier cette date, la date où les paroles définitives furent prononcées.

Parachutages blind, Halifax, Lysanders, il n’avait de tout cela que des notions assez imprécises. D’autres occasions, Dieu merci, lui seraient offertes de se renseigner auprès de Bobby et de ses compagnons. Pour le moment, c’était de bien autre chose qu’il s’agissait.

« Thibaut ? Le colonel Thibaut ? Comment est-il ? Vous le connaissez ? Vous l’avez vu ?

– Comme je vous vois, mon commandant ! Un beau gars de trente à trente-deux ans, les cheveux bruns, taillés en brosse.

– Et Gina, votre fameuse Gina ? Brune aussi, je suppose ? »

Wilcox s’esclaffa.

« Brune ? Zéro pour la question ! Blonde, mais blonde à rendre des points à Ophélie.

– J’ai dit brune, reprit Fabrice, imperturbable, parce que j’ai connu une Gina qui l’était. La mienne avait une cicatrice au front – accident de cheval, je crois – une cicatrice partant du sourcil gauche.

– Tiens ! fit Bobby. Figurez-vous que celle dont je vous parle a également une cicatrice à cet endroit-là. Simple coïncidence, d’ailleurs, mon commandant, puisque la mienne, la nôtre, celle de Thibaut, est blonde, merveilleusement blonde, et que Gina, encore une fois, n’est pas son véritable nom.

– Celle de Thibaut ? dit Fabrice, de plus en plus impassible. Que voulez-vous signifier par là ? »

Wilcox rougit, comme tout bon Anglais pris en flagrant délit d’intrusion dans la vie privée de ses semblables.

« Ce que tout le monde pense ! C’est qu’ils vont se marier, s’ils ne le sont déjà.

– C’était bien ainsi que je l’entendais ! » dit Fabrice.

Il faillit ajouter :

« La chose arrivera sans doute quelque jour. Pour l’instant, du moins, il convient d’attendre que Gina ait divorcé. »

Le surlendemain, pour la troisième fois, il essayait de s’enfuir. Pour la troisième fois, il était repris, juste quand les démarches de Jean d’Yberville venaient d’aboutir. Du coup, il fallut encore deux années pour qu’elles fussent, en fin de compte, couronnées définitivement de succès.


*

« Ce n’est pas à moi à vous apprendre ce dont un jour peut devenir capable une femme seule et désœuvrée !

– D’héroïsme, sans doute… ? »

Telles étaient les répliques empoisonnées qui venaient d’être échangées, cet après-midi, entre sa belle-mère et Fabrice. Celui-ci, parlant en ces termes, avait donné libre cours à sa rancœur, à son amertume. Il ne s’était pourtant pas menti à lui-même. De l’héroïsme, justement ! Il n’ignorait pas que c’était ce dont était capable, par-dessus tout, Aydée Hersent.

On comprend peut-être, dès lors, l’espèce de ferveur désespérée avec laquelle, tout à l’heure, sur la route du Pradia, Fabrice avait pénétré dans ce bois de pins. C’était contre le tronc du plus gros, il y avait huit ans, que Gina, Aydée, pardon ! avait failli se fracasser le crâne. Oh ! tout ce sang coulant là, à gauche, au-dessus du sourcil ! Il s’était revu soulevant dans ses bras le cher fardeau, le corps de celle qui allait accepter de devenir sa femme. Pourquoi donc ce oui, mon Dieu ? Il savait bien que ce n’était jamais l’intérêt qui l’avait guidée, celle-là !

L’avait-elle aimé, alors ? L’avait-elle aimé ? Il fallait le croire. Comment s’était-il donc arrangé pour ne pas réussir à le conserver, cet amour-là ? Avec la richesse, on veille ; on prend des précautions ; on craint qu’elle ne dure pas éternellement. Avec l’amour, qu’est-ce que c’est que cette désinvolture ? On ne se méfie point ! On croit que c’est un oiseau que l’on a en cage pour toujours, n’est-ce pas, n’est-ce pas ?

Huit ans ! Que de choses en huit ans ! Était-ce sa faute, à lui, si les événements les avaient séparés ? Était-ce lui qui l’avait déclarée, cette guerre inepte, à une Allemagne qui n’attendait que cela ? Il serra les poings. Puis, il sourit. Pas plus que Diane Briel du Pradia, qui aurait pu empêcher Aydée Hersent d’être ce que, dès sa naissance, il avait été décidé qu’elle serait ?

Avait-il le droit de lui en vouloir ? N’était-ce pas une sorte d’envie qu’il éprouvait au contraire, peut-être ? Il y avait chez Fabrice une qualité d’âme trop haute et trop pure pour ne pas admirer le courage. C’était au courage, bien plus qu’à la petite cicatrice du front, qu’il avait tout de suite reconnu qu’il s’agissait d’elle, dans la baraque du camp de Syadmis, sitôt que Wilcox s’était mis à parler. De cette intrépidité, tant morale que physique, n’avait-elle pas toujours, sans discontinuer, donné des preuves à Fabrice ? Et il comprenait, avec une admiration mêlée d’épouvante, que c’était là un cycle qui n’en était qu’à ses débuts. Si l’on était venu, en cette minute, lui poser la question, sa réponse eût été toute prête : ce n’était point Jacques Levasseur, un brave lui aussi, cependant, ce n’était pas lui, c’était elle qui avait pris l’initiative de l’aventure dans laquelle ils s’étaient lancés tous les deux.

Minuit, déjà ! Il y avait près de deux heures que Noémie l’avait quitté, prenant bien soin de lui rappeler, ainsi qu’à un enfant qui oublie tout, qu’il ne lui fallait pas s’absenter en fin d’après-midi le lendemain. C’était le moment où elle avait pris sur elle d’autoriser Garbay à faire une visite à son maître. Fabrice avait beaucoup fumé. Il n’avait pas sommeil. Il ouvrit une fenêtre. Dehors, il faisait froid et clair. Il y avait de la lune. Des millions d’étoiles scintillaient.

Passant dans l’antichambre, Fabrice y prit sa canne et son manteau.

Puis, il sortit.

Il sortit. Ce fut vers le nord qu’il se dirigea. Le Chariot brillait en face de lui, ainsi que la Polaire, avec cet éclat inusité qu’ont les astres, les nuits d’hiver. À Giessen, à Reichenbach, à Syadmis, dans tous les camps où il avait été transféré après ses successives évasions manquées, certes il avait eu à résoudre des problèmes d’orientation plus compliqués, avant de tenter de nouveau sa chance. Ici, il était chez lui, dans un pays qu’il avait appris à connaître depuis qu’il était né.

Moins bien qu’Aydée, cependant. Elle, en cinq années, sous ce rapport, elle avait réussi à l’égaler, à le dépasser. Depuis leur mariage, ce n’était point à Bordeaux, qu’elle détestait, mais à Bergonce qu’à peu près exclusivement elle avait vécu, parcourant la lande en tout sens, qu’il plût ou qu’il ventât, à pied ou à cheval, venant même de Pau la survoler en avion.

Aydée ! Pourquoi ne pas être franc avec lui-même ? Au fond, c’était à elle que, nuit et jour, il ne pouvait s’empêcher de penser. Vertige sensuel ? Besoin de plonger dans l’inconnu afin d’y trouver du nouveau ? Nostalgie de la domination ? De tout cela, qu’est-ce qui avait déterminé sa décision ? Qui serait capable de le renseigner là-dessus ? Le surprenant, c’était que, depuis son retour, il n’avait pas prononcé son nom devant Noémie. Elle, elle avait toujours eu un faible pour la belle et farouche amazone blonde. Dans les yeux de la vieille femme, il ne cessait point de lire comme une constante supplication. Était-ce pour qu’il engageât l’entretien ? Ou au contraire pour qu’il gardât le silence ? Il ne savait pas ! Il fallait savoir, cependant.

« Dès demain, se jura-t-il, décapitant de sa canne une obscure tige de fougère, oui, dès demain, je parlerai. »

Savoir quoi ? Tout au moins un minimum de choses. La date exacte, par exemple, de son départ, de leur départ, à Jacques Levasseur et à elle, les conditions dans lesquelles ce départ avait eu lieu. L’appel du Général était du 18 juin. C’était le 24 que Fabrice et Jacques avaient essayé de s’évader.

Ce dernier, après sa réussite, n’avait guère dû pouvoir être à Bergonce avant la seconde quinzaine de juillet. Wilcox avait affirmé que, dès l’automne, Gina et Thibaut étaient en Angleterre, suivant des cours d’entraînement dans des écoles ou des escadrilles britanniques. Fabrice se disait avec orgueil qu’Aydée avait dû être vite à même d’en remontrer à la plupart de ses moniteurs.

Il y avait quelqu’un qui devait être au courant de bien des détails. C’était le lieutenant-colonel d’Yberville. N’était-il pas venu à Bergonce, lui aussi ? Si, dans ses lettres, il s’était tu, Fabrice, en tête-à-tête, le contraindrait bien à parler. Aussi était-il résolu à ne pas rester sourd à l’invitation de son camarade, à se rendre à Vichy dès qu’il s’en serait procuré les moyens.

En attendant – et, subitement, il y songea – il se trouvait pour la minute en pleine lande, à une heure où toute circulation était rigoureusement prohibée. À chaque instant, il risquait de tomber sur une patrouille des forces occupantes. Or, Fabrice, véritablement, n’avait aucune envie de retourner là-bas, dans un camp de concentration, ce coup-ci. Il y avait bien sa belle-mère, et cet excellent major Haugwitz qui venait de l’assurer de ses bons offices. Mais lui, Fabrice, n’était pas du tout résolu à manger de ce pain-là. Non plus d’ailleurs qu’à se plier aux injonctions de la radio de Londres. Résistance ? Collaboration ? À d’autres, s’il vous plaît ! Blessé en 1918, reblessé en 1940, il avait, encore une fois, le droit de vivre désormais tranquille. Il en avait assez ! Il était las !

Quelle heure pouvait-il bien être ? Minuit et demi. À présent, il était en train de suivre un sentier feutré d’une mousse qui amortissait le bruit de ses pas. À un embranchement de ce sentier avec un autre, il s’arrêta, tendit l’oreille. Abandonnant le mince chemin, il se dissimula, à deux ou trois mètres de là, derrière une touffe d’ajoncs.

Des gens venaient derrière lui, à bicyclette. Ce n’étaient ni des soldats, ni des hommes de la Gestapo. Ils avaient le traditionnel béret local, et, en bandoulière, des musettes curieusement gonflées. Ils étaient cinq. Fabrice les compta quand ils défilèrent, sur sa gauche, comme des fantômes. Allait-il au moins en reconnaître un ? Il n’y parvint pas. Il n’y avait point assez de lune. Et puis, depuis quatre ans, pas mal de nouveaux venus avaient dû s’installer dans la région.

Obliquant à droite, il ne continua pas à marcher vers Maillas, le village qu’il avait traversé en fin d’après-midi, quand il était revenu du Pradia. Maintenant, il ne devait plus être très loin de chez Garbay. Qu’est-ce qu’il pouvait bien lui vouloir, celui-là ? Fabrice avait dit à sa belle-mère, ce qui était la vérité, qu’il n’entretenait point de rapports avec ce personnage. Il aurait pu, toutefois, préciser un point. Garbay avait vu un peu trop grand quand, une vingtaine d’années auparavant, il s’était rendu acquéreur des deux terres où il n’avait été jusqu’alors que métayer. Il avait eu recours au père de Fabrice, qui lui avait consenti un prêt assez important. Cet argent avait été remboursé, mais non sans tirage. C’était peut-être une requête du même ordre que Garbay allait présenter. Ses affaires, vers 1929, ne paraissaient point très prospères. Cette explication, il se l’avouait, ne satisfaisait Fabrice qu’à demi. Un secret instinct l’avertissait qu’il devait s’agir d’autre chose. Bref, il lui tardait d’être au lendemain. Être au lendemain ! Toujours cette force qui nous pousse, sous les motifs les plus fallacieux, à vouloir abréger notre vie, à brusquer inconsidérément les étapes qui nous séparent de sa fin.

Et voici que, subitement, son cœur se mit à battre. Ne s’y attendait-il pas quelque peu ? N’avait-il point cherché à provoquer cette émotion ? Un même bruit, un bourdonnement semblable à celui qu’il avait entendu quelques heures plus tôt venait de naître, au-dessus de lui, tout là-haut, dans le firmament.

Le bruit s’amplifia, sembla décroître, puis recommença. Avant de se risquer à se rapprocher du sol, l’avion devait aller et venir, dans l’attente des signaux d’en bas.

Fabrice savait qu’il y avait un tuc, non loin de là. Un tuc, on dénomme ainsi, dans le sud-ouest, un monticule de faible hauteur. Il eut tôt fait de le repérer. Avec mille précautions, il se mit à l’escalader. Quand il en eut atteint le faîte, il s’y allongea à plat ventre. Il était préférable que sa silhouette ne se profilât point sur l’horizon.

C’est égal, il avait de la chance. Il allait assister au spectacle auquel le conviait, depuis minuit, la plus obstinée des préméditations.

Le dispositif était bien tel qu’il lui avait été décrit. Devant lui, six lumières étoilaient le terrain ténébreux. Ces lumières étaient fixes. Il y en avait une septième qui était mobile. Ce devait être la torche électrique du chef de l’équipe de réception, chargé, au centre du balisage, de guider l’atterrissage de l’avion. L’atterrissage ? Non, l’opération de parachutage. Ce n’était point un Lysander, en effet, qui était attendu, mais un Halifax. Depuis son entretien avec Wilcox, la documentation de Fabrice avait réalisé des progrès. D’autres aviateurs, français et britanniques, les avaient rejoints en captivité. Ils ne lui avaient rien laissé ignorer des modifications survenues durant ces trois années de guerre. Fabrice savait la différence qu’il y avait entre le gigantesque Halifax quadrimoteur et le petit Lysander à moteur unique. Ce fut avec un fracas de tonnerre qu’à moins de trois cents mètres d’altitude l’énorme oiseau noir, visible à présent, passa et repassa, faisant clignoter, en langage convenu, ses feux de position. Et, soudain de son flanc de mère Gigogne s’échappa un essaim de cylindres métalliques, presque immédiatement couronnés d’espèces d’ombellifères gris pâle. Puis, le grondement commença à décroître. Les lumières disparurent. Tout retomba de nouveau dans la nuit.

Maintenant, les cylindres devaient déjà être enfouis côte à côte dans les tranchées creusées à l’avance au sein de quelque boqueteau. Les silencieux cyclistes de tout à l’heure étaient occupés à dissimuler ou à répartir, avec une fièvre hâtive, ce redoutable butin made in England, ou in U.S.A. : mitraillettes Sten Mark, pistolets Colt, grenades Mills, cordeaux Bickford, plaquettes Chatterton, crayons Coratex, détonateurs, boîtes incendiaires… tout cela sous le triste regard embué d’une lune roussâtre, à une demi-lieue à peine de cette grand-route où Fabrice, la veille, avait assisté au défilé d’un impressionnant cortège de camions allemands !

Lui qui n’était point sans avoir vu bien des fois la mort en face, pourtant, mais pas la même mort, une mort d’une tout autre catégorie, celle des champs de bataille périmés, il ne put s’empêcher de frémir à l’évocation du sort atroce qui guettait, à chaque instant du jour et de la nuit, cette nouvelle race de paladins entrevus par lui tout à l’heure. Il songea à Gina, à Thibaut, à tous les autres, connus ou inconnus, à tous les autres. Et, ayant machinalement porté la main à son front, il l’en retira remplie de sueur.

III

Aydée Briel, ainsi étaient libellées les cartes de visite de Mme Hersent alors qu’elle n’était encore que jeune fille. En dépit des objurgations paternelles, elle n’avait jamais consenti à se nommer du Pradia, signifiant ainsi qu’il y avait par là un genre d’enrichissement dont elle n’éprouvait pas le besoin. Jamais d’ailleurs, de son côté, Diane ne lui avait fait une seule réflexion à ce propos. Quand Aydée s’était mariée, il y avait longtemps que mère et fille ne s’adressaient plus la parole, se bornant à échanger, si l’occasion s’en présentait, des coups d’œil de dédain ironique. Ce qu’elles avaient de commun, dans leur caractère, n’avait guère servi qu’à les opposer davantage l’une à l’autre.

Telle était donc Mme Hersent : secrète, orgueilleuse et volontaire elle aussi. À une époque normale, ces qualités, ces défauts si l’on veut, auraient pu demeurer inaperçus. Les événements s’étaient chargés de leur donner toute leur valeur. Quelle que fût la répugnance à mettre ce sujet sur le tapis, on se souvient qu’il s’était juré, au cours de la nuit précédente, de n’en plus retarder le moment. Le spectacle dont il venait d’être le témoin, du haut de son tuc, avait achevé de le convaincre de la lâcheté qu’il y aurait à ne pas tenir sa parole.

Il n’était rentré que vers trois heures du matin. Il était sûr que Noémie l’avait entendu. Elle avait dû être très inquiète. Il y avait de la lumière au bas de la porte de sa chambre.

Il ne s’était endormi que fort tard, pour ne se réveiller, en dehors de ses habitudes, que vers onze heures. Venant ouvrir ses contrevents, la vieille femme de charge ne lui avait pas posé de question.

« C’est bien à six heures, m’avez-vous dit, que Garbay doit être là ?

– À six heures, oui, Monsieur.

– Avez-vous quelque idée du but de sa visite ? »

Elle eut un geste évasif.

« Croyez-vous, reprit Fabrice, que ce soit pour une affaire d’argent ? Vous n’ignorez point que mon père lui avait prêté une somme assez rondelette. À sa mort, Garbay n’avait pas encore tout remboursé. Ce fut entre mes mains qu’il acquitta le solde de sa dette. Peut-être est-il encore en difficulté, aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?

– C’est possible, Monsieur, tout est possible. Pourtant, je ne crois pas qu’il s’agisse de cela. M. Garbay passe à l’heure actuelle pour être plutôt bien dans ses affaires. Quand il est venu, hier, réclamer Monsieur, il n’avait pas du tout l’air de quelqu’un de gêné, au contraire. À présent, n’est-ce pas, je peux me tromper.

– Nous verrons, Noémie, nous verrons ! En attendant son arrivée, c’est moi qui vais peut-être avoir à vous parler. »

Elle eut quelque chose de craintif dans le regard.

« Je suis à la disposition de Monsieur.

– Pas maintenant ! Pendant le déjeuner ! Qu’est-ce que nous avons de bon, ce matin ?

– De la matelote d’anguilles. Et une petite côtelette de mouton.

– Admirable ! À tout à l’heure, donc ! »

Il ne se serait jamais mis à table sans avoir fait un tour dans la lande. Des pans de brouillard bleuâtre traînaient sur celle-ci. Le ronronnement de l’avion était remplacé par des appels d’oies sauvages invisibles. En plein jour, la silencieuse étendue conservait le même mystère que la nuit.

Jamais le gibier, pluviers et vanneaux, râles et sarcelles, n’avait été moins sauvage, aussi peu difficile à approcher. Ils prenaient leurs ébats, les uns et les autres, parmi les bruyères, le long des canaux engorgés d’herbes aquatiques, sans prêter la plus petite attention au promeneur à la fois vexé et ravi de pouvoir les contempler de si près. La guerre les mettait à l’abri. L’expression portée de fusil n’avait plus momentanément aucun sens pour eux. N’y tenant plus, Fabrice s’arma d’une motte de terre et la lança en direction d’un héron. Pesamment, avec un air outragé, l’oiseau s’envola pour aller se reposer à peine plus loin. On aurait dit quelqu’un qui haussait les épaules, qui se demandait à quoi pouvait rimer une aussi vaine, une aussi ridicule manifestation.

Des sons singulièrement amortis tintèrent au clocher de l’église de Bergonce. Fabrice n’avait pas imaginé qu’il était allé aussi loin.

À pas lents, il prit le chemin du retour. Noémie, serviette à la main, attendait, muette, debout en face de la chaise de son maître, dans la salle à manger. Elle avait le costume classique des femmes landaises d’il n’y a pas si longtemps : jupe de futaine noire avec corsage plissé à la taille. Les cheveux blancs étaient séparés en bandeaux et ramenés derrière la nuque en un chignon autour duquel s’enroulait le traditionnel foulard de soie, noir également.

Durant le repas, ils n’échangèrent que des propos sans intérêt. Il évitait de la regarder. Chaque fois que ses yeux, bien malgré lui, rencontraient les siens, il y lisait comme une crainte, une supplication. Elle n’avait certainement aucun doute sur ce dont il avait décidé qu’il allait s’agir, à présent.

Il en fut ainsi jusqu’au dessert : des figues sèches, de la confiture, des noix qu’il se mit à casser pour se donner une contenance. Ce fut seulement quand elle revint de l’office, apportant le café et la bouteille d’armagnac, qu’il lui demanda, sur un ton dont l’indifférence ne l’abusa pas un seul instant :

« Depuis combien de temps, exactement, êtes-vous ici, Noémie ?

– Monsieur désire savoir en quelle année je suis entrée au service de sa famille ? dit-elle d’une voix qu’elle essaya inutilement d’affermir.

– C’est cela même ! Je ne devais pas être bien âgé, n’est-ce pas ?

– En effet, puisque Monsieur n’était pas encore né. Il n’est venu en ce monde qu’au début de 1896. J’étais chez ces messieurs Hersent depuis cinq ans. Cela fait donc cinquante-trois ans aujourd’hui. »

Il lui fit signe de s’approcher. Il s’empara de sa main.

« Noémie, chère Noémie, je ne l’avais pas oublié, vous le pensez bien. Mais j’ai eu tout de même du plaisir, du plaisir et de l’émotion à vous l’entendre me le répéter. »

En la serrant, il constata que cette main tremblait. Lui-même n’était peut-être guère plus à son aise.

« Noémie, il va falloir que vous me disiez quelque chose. Mais commencez par vous asseoir ! Oui, je l’exige, à mon côté, ici ! »

Elle obéit, baissant la tête, tortillant le coin de son tablier, machinalement.

« Noémie, rendez-moi cette justice. Je ne vous ai pas beaucoup ennuyée, jusqu’à présent. Mais cela ne peut durer davantage. Noémie, c’est de Madame qu’il va falloir que vous me parliez. »

Cette fois, elle le regarda bien en face.

« De Madame ? se borna-t-elle à dire, sans chercher à jouer la surprise, puisque c’était exactement ce à quoi elle s’attendait.

– Oui, Noémie ! Il y a dix jours que je suis de retour. Vous pensez bien que si je me suis tu jusqu’à présent, c’est que je redoutais autant que vous un tel entretien. Mais nous ne pouvons pas continuer ainsi. Ce ne serait pas digne de nous. Vous devez être de mon avis ? »

Elle acquiesça de la tête.

« J’ai dit ce matin que j’étais à la disposition de Monsieur. »

Elle s’était levée, sans qu’il eût cherché à la retenir. Elle était allée s’appuyer contre une crédence. Là, elle se jugeait plus à sa place, mieux à même de répondre comme elle le devait.

« À la disposition de Monsieur ! répéta-t-elle d’une voix un peu sourde. Qu’il veuille bien veiller tout de même à ne pas poser de questions qui pourraient lui faire trop de mal… À lui, et aussi à moi.

– Oui, je sais, dit-il. Vous avez beaucoup aimé Madame.

– Oui, beaucoup, Monsieur. Et si j’avoue à Monsieur que je continue, qu’il ne m’en veuille pas ! »

Le temps était doux. Les fenêtres de la salle à manger avaient été laissées ouvertes. L’étendue grise de la lande se prolongeait à l’infini, sous un ciel étrangement pâle, à travers lequel, avec lenteur, de petits nuages blancs voyageaient.

« Pour vous faciliter la tâche, commença Fabrice, je vais vous raconter ce que je sais. L’essentiel, d’abord ! Madame a dû quitter Bergonce au mois d’août 1940, à une date que vous me préciserez. Elle n’est point partie seule pour Londres. Il y avait quelqu’un avec elle. Ce quelqu’un, vous connaissez son nom : le capitaine Jacques Levasseur. Nous avions essayé de nous évader ensemble, lui et moi. Lui, il a réussi. Je l’avais chargé, en cas de succès, de porter de mes nouvelles à ma femme. Il a dû arriver ici fin juillet ?

– Le 26.

– Ils ont dû partir tous les deux vers la mi-août ?

– Le 18.

– C’est cela ! Par où sont-ils passés ?

– Par l’Espagne et le Portugal, je crois bien. C’était la route, paraît-il, la moins dangereuse. Et puis, aussi, ce qui ne gâtait rien, ils avaient de l’argent tous les deux.

– À votre idée, d’elle ou de lui, qui a pris l’initiative de ce départ ?

– Madame ne m’a guère tenue au courant de leurs projets. Elle ne se cachait pas de moi, cependant. Je peux donc dire… »

Elle s’exprimait très simplement, sur un ton où il y avait, certes de l’émotion, mais avec clarté, sans redites, sans hésitations, comme quelqu’un qui est loin d’être pris au dépourvu, qui a eu tout le loisir de réfléchir, pendant bien des semaines, même des années.

« Je peux dire que j’ai l’impression qu’il ne serait pas juste de trop accabler ce monsieur. Quand il est arrivé ici, il ne m’a pas semblé avoir la moindre intention d’entraîner Madame dans une histoire pareille, ni peut-être lui-même de s’y embarquer. Pour ce qui est d’elle, c’est différent ! Monsieur la connaît. Il n’ignore point que personne n’est moins influençable qu’elle. D’abord, à ce départ, je suis sûre qu’elle avait songé longuement avant la venue du capitaine. Sans s’en être positivement ouverte à moi, il y a eu des mots, des phrases qui m’ont laissée persuadée qu’elle ne demeurerait pas à Bergonce sans bouger, durant toute la durée de la guerre. Encore une fois, Monsieur la connaît. On peut dire qu’elle et le manque d’action n’ont jamais fait très bon ménage. Tout ce risque, tout ce mouvement, tout ce danger qui s’est offert à l’improviste m’a paru lui aller comme un gant. Monsieur n’étant plus là, qui est-ce qui pouvait être capable de la retenir ? Pas Mme du Pradia, j’imagine ! Telle est tout au moins ma manière de voir. Est-ce que Monsieur ne la partage pas ?

– Tout à fait, au contraire, Noémie ! »

Il eut un sourire quelque peu amer.

« Alors, votre conclusion est que si j’avais été là, ou que l’on fût venu lui dire que j’allais fort vite revenir, Aydée ne serait point partie ? »

Elle hocha la tête, recommença à tortiller son tablier.

« Il ne faut pas, protesta-t-elle, me faire dire ce que je n’ai pas dit. Monsieur désire-t-il vraiment savoir tout ce que je pense ?

– Pourquoi serions-nous ici, vous et moi, sinon pour cela ?

– Bon ! Très bien, répliqua-t-elle, avec une sorte de soupir douloureux. Oui, mais, alors, dans ces conditions, qu’on ne vienne pas ensuite me reprocher d’avoir parlé à la légère, de m’être mêlée de ce qui ne me regardait pas ! Eh bien, donc, voilà ! Les femmes, voyez-vous, Monsieur, si l’on ne veut pas courir au devant d’ennuis, je pense qu’on doit beaucoup s’en occuper. »

Avec lenteur, il demanda :

« Ne me suis-je pas assez occupé d’elle ? »

Noémie eut un geste de lassitude.

« Eh, que puis-je répondre ? Je ne suis qu’une pauvre servante. Monsieur est seul juge en la question. Il a dû avoir, durant ces quatre affreuses années, tout le temps de s’interroger là-dessus.

– Et le commandant d’Yberville ? dit Fabrice, après un silence. Nous n’en avons pas encore parlé. C’est au mois d’octobre suivant qu’il a dû venir. Est-ce que vous vous souvenez de lui ? »

Les yeux de Noémie s’éclairèrent.

« Si je m’en souviens ? Comme il avait l’air d’avoir de l’affection pour Monsieur ! »

Et, presque tout de suite, son front se rembrunit.

« Aussi, quel chagrin il a pu avoir, quand il a connu la vérité ! »

Craintivement, elle demanda :

« N’ai-je pas eu tort de la lui dire ? Il m’a paru être de ces personnes auxquelles on n’a pas le droit de mentir.

– Vous avez bien fait, Noémie ! Vous avez bien fait ! »

Ils se turent de nouveau tous les deux. Puis, avec timidité, elle dit :

« Monsieur a-t-il encore besoin de moi ?

– Oui… Non !… Une dernière question, cependant ! Arrivé le 26 juillet, reparti avec Madame le 18 août, c’est donc un peu plus de trois semaines que le capitaine Levasseur est resté ici. Dans quelle chambre couchait-il ?

– Dans la chambre où il y a le tableau de la chasse aux canards sauvages. La seconde, à droite de l’escalier.

– Tout le temps qu’a duré son séjour ? »

Elle joignit les mains.

« Ah ! se borna-t-elle à murmurer d’une voix suppliante, ce n’est pas bien ! Monsieur, Monsieur, je vous en prie ! »

Le reste de l’après-midi, il ne sortit point de son cabinet de travail, un endroit où il ne s’attardait jadis que rarement. C’était là, paraît-il, de 1939 à 1940, tandis qu’il était aux armées, qu’Aydée s’était tenue de préférence. Il avait interdit que la moindre chose y fût changée.

Il en profita pour répondre à la lettre du lieutenant-colonel d’Yberville. « Tu aurais tort, lui écrivait-il, de te figurer que tu as eu affaire à un ingrat. C’est entendu, dès que je m’en serai procuré les moyens, je me mettrai en route pour Vichy. »

La nuit était tombée depuis longtemps quand, ouvrant la porte et faisant jouer l’électricité, Noémie vint lui annoncer que Lucien Garbay était là.

« Bien ! Il peut entrer. »


*

Petit, râblé, large d’épaules, le visage épanoui, Garbay avait vaguement l’air d’un ténor de campagne. Son regard direct et franc faisait plaisir à voir. Il était vêtu d’un complet marengo qui n’était pas mal coupé du tout. Il tenait son béret à la main.

« Où Monsieur est-il allé se promener cette nuit ? Je croyais que je ne parviendrais jamais à débarrasser ses souliers de toute la boue qu’il a trouvé le moyen de nous rapporter ? » avait demandé Noémie le matin.

Ce n’était point le cas des brodequins de Garbay. Ils étincelaient sous les lampes du cabinet de travail. C’était la preuve que, la nuit dernière, il l’avait passée bien sagement dans son lit. Ou bien qu’il possédait plusieurs paires de chaussures. Ou bien alors que…

« Asseyez-vous, je vous en prie, cher monsieur ! Vous êtes venu à pied de chez vous jusqu’ici ? »

Garbay sourit.

« Pour cela non, monsieur Hersent ! Si ces messieurs ont tout de suite trouvé à leur goût ma petite automobile, ils ont eu du moins la gentillesse de me laisser ma bicyclette. »

Ces messieurs ! Fabrice, machinalement, sut gré à son interlocuteur de n’avoir pas dit les Boches. Il avait toujours eu horreur de la grossièreté, de l’inopportunité de ce vocable, en dépit des atrocités et des ignominies dont il avait pu être témoin dans cette guerre, et même dans l’autre.

« J’attendais votre visite, cher monsieur Garbay, commença-t-il, délibérément, décidé à prendre les devants. J’étais hier, près de Captieux, chez ma belle-mère, Mme Briel du Pradia, que vous connaissez, de nom tout au moins. Elle m’a parlé de vous, me demandant si je ne vous avais pas rencontré depuis mon arrivée. »

Lucien Garbay ouvrit de grands yeux.

« Elle vous a parlé de moi, monsieur Hersent ? Si je sais, comme tout le monde par ici, qui est Mme Briel du Pradia, je n’ai jamais eu encore l’honneur… je suis étonné… »

Étonné, il l’était, indiscutablement, d’un étonnement qui paraissait même ne pas aller sans une certaine inquiétude.

« Il y a là un mystère qui ne tardera pas à s’éclaircir, fit Fabrice, bon enfant. La chose, d’ailleurs, n’a qu’un intérêt : vous prouver, encore une fois, que je n’ai pas été surpris de votre visite.

– Monsieur, dit Garbay, réussissant enfin à placer la phrase par laquelle il s’était promis d’entrer en matière, qu’il me soit permis, pour débuter, de vous l’affirmer : votre retour parmi nous aura été une joie pour tous, à plus forte raison pour moi, qui ne suis pas près d’oublier ce dont je vous suis redevable, au pauvre M. Eugène votre père et à vous. Si vous saviez combien nous avons pu penser à ce qu’a été votre existence là-bas, pendant trois années et demie, au cran qu’il a dû vous falloir !… Heureusement qu’il n’en sera plus toujours du pareil au même. Encore quelques mois, quelques semaines peut-être, et on va assister, sauf votre respect, comme à une véritable chasse aux lapins ! En attendant, vous, vous en aurez eu votre compte, et comment ! »

Ce fut au tour de Fabrice de sourire. Il eut un geste d’indifférence.

« Il y a eu, il y aura encore, hélas ! plus à plaindre que moi, cher monsieur ! Évidemment, pas mal d’heures n’ont pas été drôles. Bah ! Quelques kilos à reprendre ! Quelques images désobligeantes à oublier. »

À présent, il était bien résolu à se taire. Ayant mis son visiteur en confiance, il voulait savoir, approximativement, ce qu’il lui voulait. Il avait tout le loisir de l’observer, besogne d’autant plus aisée qu’il n’y avait en lui aucun symptôme de dissimulation. Noémie ne l’avait pas si mal renseigné que cela. Garbay avait toutes les apparences du petit propriétaire à son aise, à qui les soucis d’argent sont désormais inconnus. Il avait au doigt une chevalière d’or, dont les initiales ne pouvaient être que les siennes. Si modeste qu’elle fût, il ne la portait assurément pas, au début de 1939, le jour où, de ses grosses mains qui tremblaient un peu, il s’en était venu compter dans celles de Fabrice la quinzaine de billets de mille francs qui le libéraient définitivement de sa dette. Tant mieux pour lui si, depuis, les vaches grasses semblaient désormais avoir succédé aux vaches maigres ! Obliger quelqu’un qui s’en montre ensuite digne, c’est une satisfaction qu’il n’est pas donné de goûter tous les jours.

Garbay, il est vrai, tint à ne pas laisser plus longtemps Fabrice s’imaginer que sa visite était totalement désintéressée. Il est vrai aussi que la requête qu’il avait à lui présenter n’était point de celles dont on peut avoir à rougir.

« Vous avez, monsieur, bien voulu paraître touché, quand j’ai fait allusion au bonheur dans lequel nous a plongés la fin de votre captivité, en attendant celui que ne va pas manquer de nous apporter bientôt la libération du pays. »

Fabrice ayant approuvé en silence, Garbay poursuivit.

« Ma malchance veut que chaque fois que je viens chez vous, ce soit toujours en solliciteur. Dans le cas qui m’amène, j’espère que vous ne m’en voudrez pas trop.

– De quoi s’agit-il ? Tout ce qui sera en mon pouvoir, soyez-en sûr…

– Oh ! ce n’est pas compliqué, dit Garbay, ayant toussé pour s’éclaircir la voix. J’ai mon beau-frère, le mari de ma sœur, métayer à Saint-Gor, qui a été lui aussi fait prisonnier en 1940. Il est père de trois enfants et n’est plus tout jeune non plus. Il allait être libéré en 1942, au moment où l’armistice a été dénoncé. J’ai pensé que, peut-être…

– Oui, je vois ! dit Fabrice. Vous avez pensé que si j’ai moi-même été libéré, c’est que je dois disposer de relations puissantes. En un sens, vous n’avez pas trop mal raisonné. Mais, hélas, mon pauvre ami, celui qui s’est dépensé pour moi sans compter a du même coup, je le crains, épuisé tout le crédit dont il disposait. Ce qui était relativement facile il y a deux ans, encore réalisable l’année dernière, a dû presque totalement cesser de l’être aujourd’hui. Les prisonniers pâtissent de l’état de choses actuel, des défaites subies au dehors par les Allemands, de la dure vie que leur mène à l’intérieur la Résistance. Quoi de plus explicable ? Ce qu’il convient tout d’abord, si l’on veut juger objectivement une situation, c’est de se mettre à la place de ses ennemis. »

Garbay opina de la tête. Quant à Fabrice, ce ne fut que plus tard, beaucoup de mois plus tard, qu’il se rendit compte de l’importance des paroles qui venaient d’être ainsi échangées.

« Ceci posé, reprit-il, même n’y aurait-il que l’espoir le plus infime, ce ne serait pas une raison de demeurer inactif. Or, vous tombez assez bien. Dans quelques jours, mon intention est en effet de me rendre à Vichy.

– À Vichy ? répéta Garbay.

– Oui ! C’est là que se trouve l’ami assez haut placé à qui je dois ma mise en liberté. Rédigez-moi sans tarder une note concernant votre beau-frère. Là-bas je verrai ce qui pourra être fait. Et maintenant, pour fêter mon retour, vous consentirez bien à prendre avec moi quelque chose d’un peu réconfortant ? Noémie ! Noémie ! »

« Eh bien, fit celle-ci, une demi-heure après, tout en s’occupant d’emporter les deux verres dans lesquels Fabrice avait versé un madère qui était loin d’être méprisable, Monsieur a-t-il été satisfait de son visiteur ? En tout cas, lui, en s’en allant, il ne tarissait pas d’éloges sur Monsieur. N’osant pas le remercier de son accueil autant qu’il l’eût voulu, ce sont mes mains à moi qu’il n’en finissait pas de serrer.

– Il m’a fait l’effet d’un brave garçon.

– Pour cela, oui, monsieur Fabrice ! »

Elle ajouta, avec un petit rire :

« Il y en a qui ne sont peut-être pas tout à fait de cet avis.

– Tiens ! Et qui donc ?

– Qui donc ? Tiens, mais les Allemands ! »

Il la regarda, et, après un instant de silence :

« Il appartient à une organisation de résistance, croyez-vous ? »

Elle eut un signe de tête affirmatif.

« Comme tout le monde à peu près, ici. Mais lui, on prétend qu’il joue un rôle assez important, que c’est une sorte de fanatique.

– Et vous ne m’en avez rien dit ! »

Elle haussa les épaules.

« Oh ! monsieur Fabrice, les journées ne seraient pas assez longues si je devais, depuis que vous êtes rentré, vous raconter tout ce qui se colporte, ici et là ! Est-ce que Monsieur ne croit pas qu’en son absence j’ai eu raison de m’arranger pour n’avoir pas d’histoires avec le maquis, non plus qu’avec la Kommandantur de Mont-de-Marsan ? Je ne me suis pas toujours amusée, vous savez ! À ce propos, il y a une chose que j’ai oublié de signaler à Monsieur, et je m’en excuse.

– Laquelle ?

– C’était il y a un an. Quelqu’un est venu me trouver. Pas Garbay, mais un jeune homme de Tussole, un nommé Mathieu, qui passe pour être son bras droit. Il m’a demandé si je ne serais pas disposée à emmagasiner ici, dans une de nos caves, où, grâce au Ciel, il n’est encore venu à l’idée de personne de descendre, certains objets qui n’étaient plus en sûreté ailleurs, des objets de nature à hâter la victoire, et par conséquent la libération de mon maître, m’a-t-il dit. C’est qu’il insistait, le coquin ! J’ai eu assez de mal à m’en débarrasser. Depuis, je n’ai plus eu l’impression d’être en très bons termes avec eux. C’est pourquoi, au fond, je ne suis pas mécontente de la visite de Garbay. Monsieur me blâme-t-il ? Monsieur n’étant point là, est-ce que je pouvais agir autrement ?

– Vous vous êtes, au contraire, admirablement débrouillée, Noémie. À présent, je vous en supplie, si d’autres démarches de ce genre venaient à être tentées, n’hésitez point à m’en faire part ! »

Durant tout le dîner, il ne cessa de songer à son entretien avec Garbay. Il ne lui apparaissait plus sous le même jour. Il avait l’impression qu’il était venu tâter le terrain, et qu’il était reparti sans avoir dit tout ce qu’il avait projeté. Sa requête en faveur de son beau-frère n’eût alors été qu’un prétexte. Fabrice se souvenait de ses allusions à l’imminence de la Libération, auxquelles il n’avait guère fait écho. Et de quoi, par-dessus le marché, avait-il trouvé le moyen de parler ? De son prochain voyage à Vichy, des hautes relations qu’il possédait là-bas ! On ne pouvait être plus maladroit. Et, soudain, ce fut en lui comme un jet de lumière. Brusquement, il pensa à sa femme. Qui pouvait savoir si Aydée et Garbay n’étaient point en rapports, s’il n’était point chargé de quelque communication de sa part ? Cela aurait expliqué la curieuse question posée la veille par Mme du Pradia. Mais par qui celle-ci aurait-elle pu avoir vent du comportement de Garbay ? Est-ce que le major Haugwitz… ? Fabrice frémit à la pensée des périls suspendus sur les têtes de tous ces pauvres gens…

« Noémie, ordonna-t-il, pas de café ce soir ! Une tisane quelconque, s’il vous plaît ! »

Il voulait dormir, il voulait dormir… Ne plus penser ! Avoir la paix ! Celui qui aurait eu l’intention de l’entraîner hors de la ligne de conduite dont il s’était juré de ne point s’écarter n’avait qu’à venir. Il verrait toujours de quelle manière il serait reçu !

Au début de la semaine suivante arriva à Fabrice la réponse du lieutenant-colonel d’Yberville. Quelques bons d’essence y étaient joints, avec les excuses de son camarade. « Il y a seulement deux ans, c’eût été automobile avec chauffeur que je t’aurais envoyés. Nous n’en sommes plus là, hélas ! Tâche de ne pas faire de trop mauvaises rencontres. Ici, ta chambre t’attend au Carlton. Téléphone-moi au Parc, dès ton arrivée. »

À Mont-de-Marsan, il n’eut pas trop de peine à obtenir son permis de circuler, assez dérisoire papier qui le mettait tout juste à l’abri des fantaisies des occupants, risquant en revanche de le désigner à la vindicte du maquis. Un garagiste qu’il connaissait lui loua une voiture à peu près correcte. Parti dès l’aube, il ne lui fut pas possible de dépasser Tulle, la neige ayant commencé à tomber.

Son hôtel n’était pas chauffé. Il se coucha tout habillé, conservant même son pardessus. Sous sa fenêtre, au cours de la nuit, la patrouille allemande passa et repassa. Chaque fois, il ne pouvait s’empêcher de frissonner, réveillé en sursaut par ce hideux martèlement de bottes, continuant à se croire là-bas, dans son affreux camp. À l’entour de la ville, il imaginait les hommes de la Résistance, aux aguets. Entre ces antagonistes animés d’une haine inexpiable, les misérables gendarmes de Vichy devaient aller et venir, bafoués par tous, à la recherche de leurs plus élémentaires consignes.

Jamais, même au temps des Cosaques, de la Ligue, des Grandes Compagnies, la pitié du royaume de France n’avait été aussi tragique.

Non ! N’est-ce pas ? Jamais !

IV

« Laisse, que je te regarde encore ! » ordonna d’Yberville.

Il lui posa la main sur les épaules, puis, l’attirant à lui, il l’embrassa de nouveau.

« Fabrice !

– Jean ! »

Rien n’était plus émouvant que ce bouleversement qu’ils s’efforçaient de dissimuler l’un et l’autre.

« Tu sais que tu n’as pas trop mauvaise mine, ma foi ! »

Fabrice rit.

« Tiens compte d’une chose ! Il y a plus de cinq semaines que j’ai quitté l’agréable villégiature en question. Si tu m’avais vu, à ce moment-là !… »

Une fois de plus, avec des larmes dans la voix, il ne put s’empêcher de redire :

« Merci ! »

Et il reprit :

« Oui, si tu m’avais vu ! Depuis, j’avoue que je n’ai fait que dormir et manger. J’ai une vieille cuisinière, un cordon-bleu comme on n’en voit plus, et qui…

– Tu oublies que je la connais… » commença d’Yberville.

Brusquement, il s’arrêta. Il venait de se souvenir qu’il y avait là un sujet de conversation qu’il était préférable pour lui de ne pas aborder le premier. Libre à Hersent d’en prendre l’initiative, s’il le jugeait bon. Personnellement, il aimait mieux que cette minute fût retardée aussi longtemps que possible.

Son ami d’ailleurs ne semblait pas plus pressé que lui.

« Vas-tu, fit-il, te décider à m’apprendre comment tu as pu, dans les circonstances actuelles, réaliser cet extraordinaire tour de force : ma libération ? Après toutes mes tentatives d’évasion manquées ! Avec ma conduite au camp, qui ne m’a jamais valu, je te le jure, d’être le chouchou de mes gardiens ! Ils ne doivent guère en être revenus, ceux-là ! Pas plus, d’ailleurs, que mes infortunés camarades. Ils sont de plus en plus nombreux, tu l’admets, ceux chez qui pareille existence a fini par abolir tout sursaut, tout réflexe. Et dire qu’au lieu de l’un d’eux, ç’aura été moi qui… ! Merci, Jean ! Il n’y a rien à faire pour m’empêcher de le dire. Je ne le répéterai jamais trop. Mais explique-moi, encore un coup… »

L’autre sourit. Il n’avait point, à la vérité, l’air mécontent.

« Comment j’ai fait ? Eh bien, mettons qu’il y ait une recette qui consiste à ne point perdre courage. Cela ne suffit pas, évidemment. La chance m’a aidé. S’il n’y avait pas eu l’attaché militaire de Renthe Fink…

– Renthe Fink ? Qu’est-ce que c’est que cela ?

– C’est vrai ! Tu n’es pas au courant de nos pitoyables disputes. Renthe Fink, mon vieux, imagine-toi que c’est le Hudson Lowe du Maréchal, le Prussien cent pour cent préposé par Berlin à sa surveillance. Comme amabilité, je ne te dis que cela ! Il est vrai que le Vieux s’entend à lui rendre la monnaie de sa pièce. Sous le rapport des entourloupettes, on peut lui faire confiance, à lui aussi. Les pauvres bougres, en France ou ailleurs, qui s’imaginent qu’il est sans cesse à genoux devant les occupants auraient intérêt à venir passer quelques jours ici. C’est tout à fait son genre, je te jure ! Bref, il n’a de rapports avec le nommé Renthe Fink que par moi et par l’attaché militaire de ce dernier, le major von Wieland, un brave gars, celui-là, l’un des rares officiers potables qui subsistent de l’ancienne Wehrmacht, dont quatre-vingt-dix-neuf sur cent est allé se faire nettoyer en Russie. À présent, il ne reste plus que la pègre. Pour en revenir à von Wieland, le bras qu’il a perdu là-bas lui a sauvé la vie. Or, figure-toi que ce sympathique manchot a une manie : les timbres-poste. Mes fonctions m’ont permis de lui en procurer qui, paraît-il, n’ont pas de prix, pour lui tout au moins : cachets et surcharges utilisés par les Anglais, maîtres de Diégo-Suarez et de Damas ; estampilles du gouverneur Boisson à Dakar, de l’amiral Robert à Fort-de-France, de Decoux à Saigon, que sais-je encore ? Voilà à quoi tu dois, en cette minute, de te trouver auprès de moi, mon garçon ! Mais parlons d’autres choses ! Toutes mes excuses de n’avoir pas été là pour t’accueillir hier soir, quand tu es arrivé. Il ne faut pas croire que l’on fait toujours ce qu’on veut, ici.

– Tu plaisantes ! J’en ai profité pour dîner bien tranquillement au Carlton, où l’on m’a gratifié d’une chambre somptueuse. Puis, la lune aidant, avant de me coucher, j’ai fait un petit tour dans Vichy.

– Et tu n’as pas eu d’ennuis avec les patrouilles ? La nôtre… Et puis l’autre ?

– Non ! J’avoue ne pas y avoir réfléchi. D’ailleurs, je ne te cache pas que fort vite j’en ai eu assez. »

Il ajouta, après un silence :

« Ce que j’ai pu voir de la ville ne m’a point paru particulièrement gai. »

D’Yberville secoua la tête.

« Non ! Pas particulièrement, en effet ! »

La chance n’avait guère favorisé Fabrice. Lui qui, un peu inconsidérément, avait mis dans ses calculs d’aller d’une seule traite de Bergonce à Vichy, il avait dû, après la nuit de Tulle, s’arrêter de nouveau pour coucher à Clermont-Ferrand, la route se trouvant enneigée entre Bourg-Lastic et cette dernière ville. L’obscurité était tout à fait tombée quand, le lendemain, sa voiture avait fait halte en face de l’hôtel Carlton.

Immédiatement, il avait téléphoné au Parc et demandé le lieutenant-colonel d’Yberville. C’était le second de celui-ci, un capitaine du nom de Roche, qui lui avait répondu. Son chef avait été obligé de partir pour Moulins, convoqué par les autorités occupantes. Il ne serait de retour qu’assez tard dans la nuit. Il attendrait le commandant Hersent à son bureau, vers onze heures, le lendemain matin, au Parc, troisième étage, numéro 320.

Les services du ministère des Finances étaient installés au Carlton où, d’ordre du Cabinet militaire du chef de l’État, avait été retenue au nom du commandant Hersent cette chambre que Fabrice avait qualifiée de somptueuse, et qui l’était, effectivement, pour quelqu’un qui, un mois, auparavant, contemplait encore la nuit les étoiles de Thuringe à travers les fentes de sa baraque. Elle n’était malheureusement guère mieux chauffée que celle de Tulle, et si Fabrice, reculant le moment de se coucher, avait tenu à aller faire le bout de promenade dont il venait de parler à d’Yberville, c’était parce qu’il faisait moins froid à l’extérieur qu’au-dedans.

Ayant traversé l’esplanade plantée d’arbres qui sépare le Carlton de l’hôtel du Parc, il s’était trouvé devant la morose façade de ce dernier. Il n’y brillait plus que de rares lumières, bien qu’il ne fût point tard : à peine dix heures ! Fabrice avait été renseigné par l’aimable maître d’hôtel qui lui avait servi son dîner. Le premier étage était réservé au ministère des Affaires étrangères. Au second étage, gîtait le chef du Gouvernement, c’est-à-dire la vice-présidence du Conseil. Au troisième, enfin, c’était le chef de l’État, avec les cabinets civil et militaire. Ces deux fenêtres contiguës devaient être celles de l’appartement du Maréchal, deux pièces, en tout et pour tout, une chambre et un bureau. Celui-ci était meublé d’une table style Empire, où jamais papiers ni dossiers ne s’éternisaient. Sur la table de chevet de la chambre, il y avait un réveille-matin et une boîte d’iodoformine. À côté du lit, quasi-monacal, la cantine réglementaire, toujours prête à être bouclée. Celui qui était capable de s’accommoder d’une telle austérité ne serait jamais pris de court par la suite, quelles que fussent les embûches du sort.

« Pour peu que tu en manifestes le désir, je te montrerai tout cela, avait dit d’Yberville à Fabrice. Il y a, après midi, Conseil des ministres. Tout l’étage nous appartiendra.

– D’avance, j’accepte. Je suis plus ému d’être ici que tu ne penses ! À ce propos, dans ta dernière lettre, ne m’avais-tu point parlé de la possibilité pour moi de me rendre utile ? Ce serait la meilleure façon de vous prouver ma gratitude. »

D’Yberville fronça les sourcils.

« Je t’ai écrit cela ? C’est la vérité ! Or, ne voilà-t-il pas qu’en quinze jours j’ai presque changé d’avis. Si nous étions seulement il y a deux ans, l’année dernière même, je ne dis pas. Mais à l’heure qu’il est ! Secours national, Légion, chantiers de jeunesse, toutes ces belles organisations desquelles on attendait tant, qui étaient destinées à maintenir si haut la flamme, tout cela s’en va périclitant, ou bien a déjà disparu. La lâcheté en a eu raison, ou pis, peut-être, l’indifférence ! À présent, sais-tu ce que je suis tenté de te dire ? À quoi bon, mon pauvre vieux, à quoi bon ! »

Fabrice eut un hochement de tête douloureux.

« Nous en sommes là ? »

L’autre eut un geste affirmatif.

« Et les Allemands ? Fichus, alors ?

– Archifichus ! Plus encore que tu ne peux l’imaginer ! Mais sois bien tranquille pour eux. D’ici un an, six mois même, nos ex-alliés, après les avoir mis à bas, s’arrangeront, selon une méthode qui leur est chère, pour travailler à leur relèvement, sans nous et au besoin contre nous. Dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi tu irais t’embarquer in extremis sur une galère comme la nôtre. Rentre chez toi et attends-y les événements. À quoi cela rimerait-il, bien inutilement, de te compromettre ?

– C’est une chose dont je n’ai jamais eu peur ! » dit Fabrice, relevant la tête.

Il ajouta, scandant chacune de ses paroles :

« Il ne me déplairait point, au contraire, que quelqu’un, dont tu m’éviteras de prononcer le nom vienne à apprendre, de l’autre côté de la Manche, qu’il y a encore certaines gens, dont son mari, qui ne sont ni des lâches ni des traîtres, parce qu’ils peuvent avoir du devoir une conception qui n’est pas la sienne. »

D’Yberville lui serra la main avec émotion.

« Tu n’as jamais eu de ses nouvelles ?

– Non, jamais ! Directement du moins. C’est tout juste si j’ai appris qu’elle et celui avec qui elle est partie pour là-bas, se sont littéralement couverts de gloire depuis, elle sous le nom de Gina, Levasseur sous celui de colonel Thibaut.

– Littéralement ! Le mot n’est pas exagéré.

– Ah ! Vous avez été au courant, ici ?

– Nous avons été au courant. Mais je suis un des rares, peut-être le seul, à savoir qu’il s’agissait de…

– De ma femme ! Ne crains pas de le dire, toi qui as bien voulu aller jusque chez moi, qui as accompli le funèbre pèlerinage en question, ce dont je ne t’avais pas encore remercié. »

Ils gardèrent un instant le silence. Puis Fabrice murmura :

« Couverte de gloire !… Si je t’avouais que cela ne m’a pas étonné de sa part ! »

Il eut un sourire plein de mélancolie.

« Souffres-tu encore ? » demanda timidement d’Yberville.

Fabrice réfléchissait.

« Si je souffre encore ? fit-il. Cela dépend des jours. Il y en a où je me figure que non. En tout cas, une chose est certaine.

– Laquelle ?

– C’est que je souhaite de tout mon cœur ne jamais la revoir. »

Avec force, il répéta :

« Jamais ! »

« Mon colonel, voyez plutôt ce que je vous apporte !

– Qu’est-ce que c’est ? Eh, mais, tous mes compliments, mon petit ! Une bouteille de Pernod d’avant l’autre guerre, Dieu me pardonne ! Voilà qui ne court pas précisément les rues ! Et de qui tenez-vous ce joli cadeau ?

– Du comte de Villaviciosa, premier secrétaire de l’ambassade d’Espagne. Il me charge de vous dire qu’il se fait un plaisir…

– À votre tour, vous féliciterez cet aimable diplomate de sa façon de concevoir l’utilisation de la valise diplomatique.

– Mon colonel, vous n’allez pas au moins lui en vouloir…

– Qui ? Moi ? Pour qui me prenez-vous ? Ouvrez donc plutôt ce placard. C’est là que sont rangés nos verres, vous le savez. Et puis, vous allez me sonner le planton. Qu’il se débrouille pour nous apporter de l’eau fraîche. Mais je suis vraiment impardonnable. Je n’ai même pas commencé par vous présenter à monsieur. »

Et, joignant la parole au geste :

« Roche, le capitaine Roche, dont je t’ai déjà parlé. Mon alter ego. Un garçon sûrement plus capable que toi et moi de résoudre toutes les difficultés. Roche, mon enfant, selon votre habitude, vous arrivez à pic. Je n’avais justement plus rien à offrir à mon ami le commandant Hersent. Quelle heure est-il ? Bientôt midi ! Parfait ! Parfait ! Sans plus tarder, arrangez-nous cela, mon petit Roche. Donnez au commandant une idée de votre savoir-faire. »

Selon toutes les règles de l’art, le capitaine était en train de verser goutte à goutte l’eau sur le sucre. La liqueur verdâtre, en se diluant, prenait peu à peu des teintes d’opale.

« Là ! J’ai l’impression que tout est à point. À votre santé, mon commandant ! Et vous aussi, mon colonel, à la vôtre. »

Ayant élevé leurs verres tous les trois, ils eurent à peine le temps de les reposer. La porte venait de s’ouvrir. Quelqu’un était entré, quelqu’un devant qui, Fabrice compris, ils tombèrent sans plus attendre au garde-à-vous.

Une voix retentit, tout ensemble lente, grave, autoritaire.

« Mais bravo, colonel ! Mais bravo, capitaine ! Voulez-vous avoir la bonté de m’expliquer quelle est l’espèce de saleté que vous faites boire à ce monsieur ? »


*

Ils demeuraient debout tous les quatre. Fabrice était en proie à un trouble contre lequel il n’essayait pas de lutter. Roche, prudemment, avait battu en retraite derrière le lieutenant-colonel. Quant à ce dernier, avec une désinvolture qui prouvait à quel point il pouvait conserver vis-à-vis du grand chef ses coudées franches, il s’était mis à rire, tout simplement.

« Je n’ai pas cherché à exercer la moindre contrainte sur mon ami, monsieur le Maréchal. Avec tout le respect que je vous dois, j’ai l’impression qu’il se disposait très volontiers à faire honneur à ce que vous voulez bien appeler une saleté. C’est, voyez-vous, un soldat de la vieille école. »

Le nouveau venu n’eut pas l’air d’avoir entendu. Avec hauteur, ses yeux allaient de Fabrice à d’Yberville. Puis, ils s’arrêtèrent sur ce dernier.

« Quand vous déciderez-vous, semblaient-ils lui dire, à me renseigner ? Ne pourrais-je savoir à qui j’ai affaire ?

– Pardonnez-moi, monsieur le Maréchal, reprit d’Yberville, toujours sur le même ton enjoué. Veuillez me permettre de vous présenter le chef d’escadrons Hersent, prisonnier de guerre depuis 1940, et qui vient de nous être rendu, après trois tentatives d’évasion.

Le Maréchal fit deux pas vers Fabrice, qui put se figurer qu’il allait lui tendre la main. Il se contenta de lui demander :

« À quel corps d’armée apparteniez-vous ?

– Au XVIIIe corps, monsieur le Maréchal.

– Chef d’escadrons au XVIIIe corps ? Est-ce que, par hasard, votre unité était le régiment de hussards de Tarbes ?

– Très exactement, monsieur le Maréchal.

– On peut avoir été excellent soldat dans la cavalerie. Vous avez, naturellement, fait l’autre guerre. Vous avez été à Verdun ?

– Comme tout le monde, monsieur le Maréchal. »

Il y eut une sorte de flamme railleuse dans les profonds yeux bleus du vieillard.

« Comme tout le monde ? Vous êtes généreux. Vous faites bonne mesure à beaucoup de gens ! » dit-il avec cette ironie dont il excellait à se servir quand il s’agissait de déconcerter, de désemparer l’interlocuteur le plus sûr de lui-même.

Et prenant à partie d’Yberville :

« D’abord, que je m’excuse pour avoir interrompu, bien involontairement, votre petit apéritif. Mais j’avais quelques éclaircissements à vous demander.

– À moi, monsieur le Maréchal ?

– Oui, à vous, monsieur d’Yberville. Personne n’a été capable de m’expliquer pourquoi vous avez dû, cette nuit, vous rendre à l’ex-ligne de démarcation. Qu’est-ce que cela signifie ? Je n’aime pas beaucoup que l’on convoque un colonel appartenant à mon cabinet, de cette façon, à l’improviste, ainsi que le dernier des caporaux-fourriers. Que vous voulait-on, au juste ?

– Des chinoiseries, comme toujours, monsieur le Maréchal ! Un de vos anciens ministres qui était retenu là-bas pour avoir tenté de circuler avec des papiers dont les autorités allemandes de Moulins contestaient la validité. En fin de compte, ces messieurs ont bien voulu consentir à reconnaître qu’ils étaient dans leur tort. On m’a presque fait des excuses. »

Tandis qu’Yberville lui racontait, par le menu, son aventure, Fabrice avait tout le loisir de ne pas quitter des yeux le Maréchal. Celui-ci avait alors quatre-vingt-six ans. Il apparut au gendre de Mme Briel du Pradia plus droit, plus jeune qu’il ne s’y serait attendu, que son camarade ne le lui avait fait prévoir. Vêtu, à son habitude, d’un complet bleu marine, d’un pardessus gris, il était coiffé d’un feutre de même teinte à ruban noir. Comme il arrive à beaucoup de militaires, sa cravate bleu foncé à pois blancs devait être nouée sur quelque support métallique. Il avait une canne sur laquelle il s’appuyait sans que sa taille s’en trouvât courbée le moins du monde. Il n’y avait point un seul de ses gestes qui ne fût empreint de cette majesté naturelle dont nul ne pouvait se flatter de l’avoir vu se départir un instant, et que le poète prête à Don Rodrigue de Bivar :

 

Votre allure est chez lui si fière et si guerrière

Que, tout Roi qu’est le Roi, Son Altesse a souvent

L’air de vous annoncer quand vous venez derrière

Et de vous suivre, ô Cid, quand vous allez devant.

 

C’était avec le lieutenant-colonel que, présentement, il conversait. Mais on sentait que, durant ce temps, rien de ce qui pouvait se passer dans la pièce n’échappait à son attention.

À présent, il venait de se tourner vers Fabrice.

« C’est la première fois que vous venez à Vichy ?

– Oui, monsieur le Maréchal.

– Le commandant Hersent, fit d’Yberville, a tenu à me charger de vous exprimer sa gratitude, car il n’ignore point que c’est en nous retranchant derrière votre autorité que nous avons fini, monsieur le Maréchal, par obtenir sa libération. »

Les terribles yeux bleus toisèrent d’Yberville, comme pour lui signifier : « Grand merci, colonel ! Mais le commandant est peut-être d’âge à s’expliquer tout seul. »

Puis, avec un sourire désabusé :

« Puisse, dit le Maréchal, cette autorité à laquelle vous faites allusion avoir servi, pour une fois, à quelque chose. »

Il fit signe à Fabrice toujours au garde-à-vous.

« J’ai mon petit tour de promenade qui m’attend, dans le parc. Si je ne dois pas trop vous priver de la mixture que vous vous apprêtiez à ingurgiter avec ces messieurs, accompagnez-moi, voulez-vous ?

– À vos ordres, monsieur le Maréchal ! »

Ils descendirent par l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée et sortirent, tandis que, derrière eux, retentissait sur le pavé le claquement des mousquetons des gardes en uniforme noir et gants à crispin blancs, qui, après avoir rendu les honneurs, reposaient leurs armes.

Il avait plu. Une buée glauque enveloppait le parc. On eût dit un paysage de songe où allaient et venaient les ombres frileuses de rares promeneurs. Des jardiniers, poussant des brouettes, y entassaient sans enthousiasme les brindilles détachées des arbres par le taciturne vent de la nuit. Quand le Maréchal en rencontrait une sur son chemin, il l’écartait du bout de sa canne. Il avançait avec une lenteur calculée, lui, l’homme du dernier communiqué, fermé pour cause de victoire. Il gardait un silence que Fabrice finit par ne plus pouvoir supporter.

« Monsieur le Maréchal, l’honneur que vous avez la bonté de me faire… »

Le vieillard sembla sortir de son rêve.

« Là-bas, comment étiez-vous traités ? » demanda-t-il.

Fabrice s’attendait à cet entretien d’apparence décousue. D’Yberville l’en avait averti : « C’est un vieux roublard ! Tout ce qui est de nature à vous dérouter est assez dans sa manière. »

« Là-bas, monsieur le Maréchal, nous n’avions pas trop à nous plaindre. Nous songions à ce qui se passait dans d’autres camps.

– Je sais ! Je sais ! »

Il hocha la tête, pensif.

« Les prisonniers ! » murmura-t-il.

Il répéta :

« Les prisonniers !… En quatre années, je n’aurai pas cessé de penser à eux. C’est à cause d’eux qu’il a été souscrit à bien des choses qui n’ont pas toujours été comprises.

– Ils n’oublieront jamais ce qu’ils vous doivent, et avec eux le pays tout entier !… » commença Fabrice avec élan.

Brusquement, il s’était arrêté. Le Maréchal le regardait de façon curieuse. Sur ses lèvres, le même sourire de raillerie froide avait reparu.

« Le pays tout entier ? Merci, monsieur, de m’en apporter l’assurance. Voulez-vous que je vous raconte une petite histoire, néanmoins ? Elle vous servira peut-être de matière à réflexion, à vous aussi. C’était à l’hôtel du Parc, il y a quelques jours, à déjeuner. Il n’y avait que mes convives habituels, c’est-à-dire assez peu de monde. Car, autant que vous le sachiez, on ne s’écrase plus guère autour de moi, ces temps-ci. »

On eût dit qu’il n’était pas mécontent du malaise qu’il sentait de plus en plus croître en Fabrice.

« Généralement, poursuivit-il, je ne me mêle que peu à la conversation. Je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour les paroles inutiles. Ce n’est tout de même pas une raison, n’est-ce pas, pour imposer silence aux gens. Eux, ils ne savent point très exactement si j’écoute. Or, ce jour-là, il se trouvait que j’écoutais, de façon fort lointaine sans doute. Mais, enfin, tout de même j’écoutais. C’était ma femme qui discutait avec mon docteur. Mon docteur, un curieux phénomène, je vous le certifie ! Je l’ai connu pas plus haut que cela. Son père était déjà mon médecin. Il a ici une réputation d’enfant terrible qui, vous allez voir, n’est pas usurpée, mais qui n’est pas non plus pour trop me déplaire. Arrêtez-moi, si tout cela ne vous intéresse pas, si vous estimez que je rabâche.

– Monsieur le Maréchal !

– Eh bien, donc, ce jour-là, il rompait des lances avec ma femme. Celle-ci se plaignait un peu de tout, des circonstances, de l’ingratitude de son rôle de maîtresse de maison. « Comment pouvons-nous prévoir une organisation satisfaisante ? récriminait-elle. Qui peut nous dire où nous nous trouverons dans six mois ? » Alors, savez-vous ce que l’enfant terrible en question a répondu ? « Ne vous en faites pas ! Tous en taule, madame la Maréchale ! » Une sorte de stupeur a régné qui m’a rempli de joie. Tous, ils se sont mis à me regarder, pour voir si j’avais entendu. Naturellement, j’avais entendu ! Naturellement aussi je n’en ai pas moins obligé notre petit plaisantin à répéter sa phrase. J’ai ri. J’ai bien ri. Non afin de les mettre à leur aise, mais parce que j’en avais vraiment envie. Eh bien, que dites-vous de mon apologue ? Non seulement vous n’arrivez pas à répondre, mais encore vous êtes en train de prendre la mine qu’ils ont tous eue, à ce moment-là ! Tiens, que nous veut ce brave garçon ? Voulez-vous parier que j’ai deviné ? Il va me demander de l’autoriser à me photographier avec le bambin qui l’accompagne. Des purs, des convaincus, des fidèles, il faut bien qu’il en demeure encore quelques-uns ! »

Il s’agissait d’un homme d’une cinquantaine d’années. Classique tenue civile de l’ex-officier d’origine modeste. Étroit béret moulant le crâne au ras des tempes grisonnantes ; épais brodequins d’ordonnance ; pardessus étriqué et élimé, à la boutonnière duquel se nouaient les trois rubans dont il n’est pas possible de ne pas être fier, quand ils sont réunis : médaille militaire, légion d’honneur, croix de guerre. Il tenait par la main un enfant de quatre à cinq ans. Les yeux agrandis par une vénération extatique, il lui désignait le Maréchal.

« Approche, mon petit bonhomme ! dit celui-ci au garçonnet, paternellement.

– Obéis, Philippe ! ordonna le père, la voix étranglée.

– Philippe ? Il s’appelle Philippe ! Un joli prénom, par ma foi ! Un prénom dont on aurait tout de même tort de se figurer qu’il est destiné à porter bonheur éternellement ! »

En même temps, le Maréchal s’était tourné vers Fabrice.

« Philippe ! murmura-t-il. Il y a des gens qui regretteront peut-être quelque jour d’avoir appelé leur fils de la sorte. En voilà un qui ne sera probablement jamais de ceux-là. Tenez, mais voyez donc ! Vous l’avais-je prédit ? »

L’homme au béret, de l’étui qu’il portait en bandoulière s’occupait à extraire son kodak.

« Monsieur le Maréchal, si j’osais…

– Mais oui, mon ami, comment donc ! Philippe, n’aie pas peur ! Viens ici. Donne-moi la main. »

Simultanément, le Maréchal faisait signe à Fabrice, qui, discrètement, s’était écarté.

« Et vous, monsieur ! Est-ce que vous ne tenez pas à profiter de l’occasion ?

– Monsieur le Maréchal, une fois encore ! supplia le père, après avoir fait jouer le déclic. Si la première venait à être ratée. Songez-y ! Pour moi, pour l’enfant, pour sa pauvre mère qui est morte ! Le plus beau souvenir de toute notre vie !

– C’est entendu ! Mais, alors, vite ! »

Et la voix, la redoutable voix venait d’avoir cette brièveté un peu sourde qui ne faisait presque jamais présager rien de bon.

Le vieillard était retombé dans son mutisme. Lui et Fabrice, ils cheminèrent encore durant une cinquantaine de pas. Ils allaient, à travers cette funèbre atmosphère de ville d’eau qui ferme. Le père et le petit garçon avaient disparu, comme absorbés par le brouillard. Ce qu’il restait de passants s’écartait devant eux, avec respect certes, mais aussi comme par terreur d’on ne sait quelle obscure contagion.

« Monsieur le Maréchal !

– Qu’y a-t-il, monsieur ?

– Monsieur le Maréchal, balbutia Fabrice, n’en revenant pas lui-même de son audace, avez-vous toujours votre uniforme de l’autre guerre, vous savez, celui de Verdun, celui du 29 juin 1919, dans les Champs-Élysées, votre bel uniforme bleu horizon ?

– Je l’ai toujours. »

Il eut un sourire.

« Si vous m’aviez posé cette question il y a seulement un an, je vous aurais répondu que vous me le reverriez le jour de la Victoire. Aujourd’hui… »

Il marqua une pause.

« Aujourd’hui, j’aime mieux vous prévenir que je le conserve pour la Haute Cour, ou, selon ce qu’ils en auront décidé, pour le conseil de guerre. »

Il sourit encore.

– Un conseil de guerre qui ne sera pas présidé par quelqu’un dans le genre du duc d’Aumale, j’en ai peur, malheureusement.

DEUXIÈME PARTIE

V

Avec un soupir où se mêlaient soulagement et lassitude, Fabrice se laissa tomber dans un fauteuil.

« Pourrai-je enfin avoir la paix ? » murmura-t-il.

La paix ! Cette paix à laquelle il aspirait depuis si longtemps, de tout son cœur, de toute son âme, chaque fois qu’il était sur le point de la saisir, elle paraissait s’éloigner.

Deux jours, il avait encore mis deux jours pour franchir la distance séparant Vichy de Bergonce, couchant à Clermont et à Tulle dans les mêmes hôtels, aussi lugubres, aussi mal chauffés !

À présent, tout de même, il était chez lui. Et ce n’était point demain qu’il en repartirait.

« Y a-t-il eu du nouveau, pendant mon absence, Noémie ? »

Sans mot dire, elle lui tendit un plateau où il y avait deux enveloppes. Aucune d’elles n’était venue par la poste. Il réprima un tressaillement. Sur la première, il venait de reconnaître l’écriture de Mme Briel du Pradia. La seconde portait le tampon du Reich allemand, avec l’aigle aux ailes éployées.

Ce fut celle-ci qu’il commença par ouvrir. Elle contenait un permis de circuler, valable de jour et de nuit, pour les départements de la Gironde et des Landes. Cette autorisation était scellée du seing de la Kommandantur de Bordeaux. Une carte de visite y était jointe, la carte du major Haugwitz assurant le commandant Hersent de ses sentiments très dévoués.

« C’est ma belle-mère qui a fait porter ceci ? » questionna Fabrice, tout en décachetant la seconde enveloppe.

Noémie secoua la tête.

« Monsieur n’a pas remarqué que c’est son papier à lettres à lui ? Mme Diane s’en est servi pour écrire, dans le cabinet de travail de Monsieur où elle m’avait demandé de l’installer. »

Elle ajouta :

« C’est avant-hier qu’elle est venue. Quant à l’autre enveloppe, elle a été déposée ce matin par un militaire allemand à motocyclette. »

Elle dit encore :

« Le couvert de Monsieur est mis. Monsieur pourra passer à la salle à manger quand il voudra. »

Maintenant, de l’autre côté de la table, la vieille servante se tenait droite, à son habitude, moins, aurait-on pu croire, pour être prête à obéir aux ordres de Fabrice que pour guetter sur son visage la plus fugitive pensée.

Il était en train de relire la lettre de Diane, inquiétant et trouble mélange de ces tu et de ces vous qu’elle avait toujours su alterner avec tant d’art. Il s’efforçait de ne point se trahir par la moindre marque d’émotion, le plus mince froncement de sourcil. Parler lui paraissant en fin de compte plus aisé que se taire, il se décida à demander :

« C’est avant-hier, me dites-vous, qu’elle est venue ?

– Oui, Monsieur, au début de l’après-midi. Elle a eu un geste de dépit plein de gentillesse en apprenant que Monsieur n’était pas là. C’est alors qu’elle a manifesté le désir de lui écrire un mot. Je l’ai conduite dans le cabinet de travail. Je crois que je ne pouvais guère agir autrement. Monsieur connaît l’amabilité de Mme Diane…

– Vous avez bien fait, Noémie ! Et elle n’a rien voulu savoir d’autre… ?

– Que Monsieur m’excuse… Toujours cette amabilité dont je viens de parler ! Elle m’a félicitée de la manière dont, paraît-il, est tenue la maison. Je crois devoir en informer Monsieur : elle m’a priée de la laisser jeter un coup d’œil. Que Monsieur songe qu’elle n’en avait plus passé la porte depuis je ne sais pas combien d’années. Quand elle me l’a rappelé avec cet air ému qu’elle a toujours su si bien prendre, il ne m’était guère possible, encore une fois… J’ajoute que, durant cette visite, j’ai été sans cesse avec elle. Elle ne m’a point paru s’en formaliser.

– Vous ne pouviez en effet agir autrement, Noémie, je vous le répète. Alors, dites-moi, elle a tenu à monter au premier étage, à revoir probablement la chambre de Madame ?

– Oui !… Et aussi la chambre de Monsieur. »

Il était revenu mort de fatigue, après avoir roulé sans arrêt sur des routes couvertes de neige et de givre. Son intention était de gagner son lit tout de suite après avoir dîné. Or, à présent, voilà qu’il n’avait plus sommeil, plus du tout. Il entendit Noémie refermer sa chambre, après avoir mis de l’ordre dans l’office. Alors même que toutes les lampes étaient éteintes, qu’il était sûr qu’elle était couchée, c’était toujours la même impression : il aurait parié qu’elle écoutait, qu’elle ne dormait pas.

Il était plus de minuit quand il remonta au premier étage. En poussant la porte de son appartement, il ne put s’empêcher de tressaillir. Il y avait dans cette pièce un parfum qu’il ne lui était pas possible de ne pas reconnaître, qui n’était familier qu’à lui seul sans doute. Autrement, Noémie n’aurait pas manqué de le pourchasser sans pitié, à grands renforts de courants d’air, jusqu’à sa complète évaporation. C’était la sombre odeur d’iris noir chère entre toutes à Diane du Pradia. Elle semblait avoir attendu Fabrice durant ces deux jours pour s’en venir maintenant à sa rencontre. Il la respira, narines dilatées, avec un ineffable mélange d’avidité et de répulsion.

Méticuleusement, il fit le tour de sa chambre, inspecta le cabinet de toilette, avec l’idée, l’espoir peut-être que la surveillance de Noémie avait pu un instant se relâcher, qu’un message moins indirect que ce parfum aurait pu être laissé par la visiteuse, une de ces roses, par exemple, un de ces œillets d’hiver qu’elle se plaisait à piquer dans ses fourrures et qu’il n’eût tenu qu’à lui de rapporter du Pradia, quinze jours plus tôt. Mais rien, heureusement ou malheureusement ! Rien que cette terrible odeur qu’à sa honte il redoutait tant de sentir subitement s’évanouir !

Il fallait en finir, cependant ! Est-ce qu’il allait, cette odeur-là, la laisser lui tenir compagnie toute la nuit ? Au fond de lui-même, il était bien obligé de s’avouer que pour Diane, depuis longtemps, il n’avait plus que crainte, que mépris, que haine. Il n’avait, il en était certain, jamais aimé – et passionnément ! – qu’une femme au monde, la sienne, celle qui, il y avait quatre années, délibérément était partie. Et, cette femme-là, quoi qu’il arrivât, il savait également qu’il ne l’aimerait plus. Il se l’était promis, se l’était juré !… D’un geste brusque, comme pour appeler à son aide la pureté de la nuit, il ouvrit toute grande la fenêtre…

Au même instant, le ciel glacé parut s’illuminer d’un seul coup. C’était la lune qui venait de naître. À travers les buées dissipées, elle promenait sa triste lumière transie. Et, simultanément, un bruit naquit, un bruit lancinant, continu, lugubre…

Toujours ce présage de malheur et de mort ! L’avion ! Toujours cet avion !

Le lendemain, Fabrice s’éveilla avec, devant lui, toute une journée d’obligations auxquelles son intérêt bien compris lui ordonnait de faire face, sans trop de retard.

Il y avait d’abord la lettre de sa belle-mère, à qui il faudrait bien répondre un jour ou l’autre, devoir qu’il commença par ajourner.

Ensuite, il devait remercier le major Haugwitz. La correction et la prudence lui commandaient de s’en acquitter au plus vite. Ce n’était, après tout, qu’une formule à trouver. Il s’accorda pour y réfléchir, jusqu’au jour suivant.

Il lui fallait, en troisième lieu, convoquer Garbay, Lucien Garbay. Il n’avait pas manqué de remettre à d’Yberville la note concernant le métayer de Saint-Gor, beau-frère de ce dernier. Le lieutenant-colonel, à vrai dire, ne lui avait laissé que peu d’espoir. Le Reich ne semblait plus guère disposé à se mettre en frais d’amabilités à l’égard du gouvernement du Maréchal. La libération du commandant Hersent, aurait été l’une des toutes dernières. Mais Fabrice avait néanmoins fait ce qu’il avait pu. Et quelque chose lui disait qu’il valait mieux que Garbay en fût averti.

Enfin, le jour même, il convenait d’aller à Mont-de-Marsan où il était convoqué par son ami le garagiste. Là, au moins, une surprise agréable l’attendait. On avait réussi à découvrir une voiture correspondant à peu près aux conditions indiquées par lui. Fabrice éprouva une véritable joie à en prendre livraison séance tenante, après en avoir fait inscrire le numéro d’immatriculation sur le permis de circuler dû à l’amabilité du major Haugwitz, formalité qui lui valut des témoignages de déférence tant de la part des employés du garage que des fonctionnaires de la Kommandantur locale.

Regagnant Bergonce avec sa nouvelle acquisition, à travers la lande, qu’un exquis crépuscule rendait toute rose, Fabrice fut en proie à l’une de ces ivresses qu’il n’avait pas éprouvées depuis bien longtemps. Cette voiture semblait parachever la preuve de sa liberté reconquise. Comment ne point songer à ce qu’était son existence, au camp de Syadmis, deux mois auparavant ? Qu’est-ce qui, désormais, pouvait l’empêcher d’être heureux ? Le sentiment qu’il l’était trop, qu’il l’était devenu sans assez de transitions, peut-être ? Il y a des joies que leur excès même risque de condamner à n’être qu’éphémères. Et puis, réellement, peut-il y avoir de la joie quand certains souvenirs viennent soudain s’abattre sur nous, lacérer notre chair, tel l’aigle du casque pétrissant en ses ongles ardents le crâne ruisselant de sang de Tiphaine ?

« Eh bien, qu’est-ce que vous en pensez, Noémie ? »

Sans même abandonner son volant, il venait de l’appeler, afin qu’elle ne tardât point davantage à venir contempler l’automobile.

Elle commença par hocher la tête. C’était bien ce à quoi il s’attendait de sa part. On eût dit qu’elle se méfiait sans cesse de quelque chose. Un bien devait toujours avoir pour conséquence un mal quelconque, à son idée.

« Bravo, Monsieur ! » fit-elle néanmoins.

Et cela sur un ton qui avait l’air de signifier :

« Tout cela est bel et bon ! Mais Dieu seul est là pour savoir ce qui va nous arriver, maintenant. »

L’avenir allait-il opposer un démenti à ses craintes, ou démontrer au contraire à quel point elles étaient fondées ? Fabrice ne pouvait manquer d’estimer en lui-même qu’il avait droit à quelque répit, avant que le destin vînt se donner la peine de le renseigner à cet égard.

À quoi bon le passer sous silence ? Non seulement il n’avait point détruit la lettre de Diane, remise le soir de son retour de Vichy, mais, à plusieurs reprises, il les avait relues, ces lignes ténébreuses. Il avait cherché à y retrouver quelque vestige du noir parfum qui avait fini par abandonner sa chambre. Grâce à la nouvelle automobile, sans que personne pût le soupçonner, il aurait pu, en moins d’une heure, être auprès de la belle châtelaine du Pradia. Allant à Bordeaux pour vérifier en quel état pouvait être son logis de là-bas, il avait tenu à emmener Noémie avec lui. De la sorte, regagnant Bergonce, il était sûr de ne pas faire le crochet qui lui eût permis de s’arrêter chez sa belle-mère. De telles précautions ne témoignaient certes guère d’un excès de confiance en lui. Mais, enfin, le fait était là, jusqu’à ce jour, il avait résisté à la tentation.

La tentation ! Que ceux-là jettent la pierre à Fabrice qui ont toujours réussi à la vaincre, ont proclamé aisée cette victoire. Ou bien, faut-il croire que les embuscades dont ils sont sortis victorieux étaient de moindre qualité que le souple corps dénudé de Mme Briel du Pradia ? Éternel problème à résoudre ! La suite de cette histoire dira si le commandant Hersent eut raison d’avoir triomphé de lui-même. Encore un genre d’héroïsme qui peut fort bien, à l’instar de tant d’autres, ne pas être, hélas, rémunérateur à tout coup !

Ce fut le surlendemain de ce voyage à Bordeaux que l’événement dont il va être question se produisit. Fabrice avait ce soir-là veillé plus tard que de coutume. Noémie avait pris congé de lui depuis longtemps.

Au-dehors, il savait qu’il y avait de la lune. C’était par des nuits pareilles que l’avion venait. S’il avait voulu se donner la peine de sortir, Fabrice aurait certainement entendu son ronronnement. Mais à quoi bon ?

Subitement, il prêta l’oreille. C’était d’autre chose qu’il s’agissait. Des coups de feu, il l’aurait juré. Des coups de feu entremêlés de brefs crépitements de mitraillettes. Juré ? En était-il si sûr que cela, après tout ? S’il y avait, en tout cas, une chose certaine, c’était qu’il n’avait point à se mêler de ce qui ne le regardait pas.

Une heure avait pu s’écouler. Au coin du feu, il avait repris sa lecture. Et, brusquement, la porte du cabinet de travail s’était ouverte. Hagarde, blême, Noémie venait d’apparaître sur le seuil.

« Monsieur !… Ah ! Monsieur !…

– Noémie, qu’est-ce qu’il y a, voyons ?

– Des hommes, dans la cour, là, tout près ! Je les ai entendus. Le long de la muraille de l’ancien chenil !… »

Dans un des tiroirs de son bureau, Fabrice avait cherché la lampe électrique qu’il gardait toujours à sa portée.

« Vous ne vous trompez point ?

– Ah ! Monsieur ! Aussi vrai…

– Bien ! Bien ! Nous allons voir. »

Au portemanteau du vestibule était accrochée une canne plombée, la seule arme que le commandant Fabrice Hersent fût autorisé à posséder, de par la dureté et le ridicule de l’époque.

Noémie s’était pendue à son bras.

« Monsieur ne va pas sortir, tout de même !…

– Fichez-moi la paix, je vous prie ! »

Il essayait de se débarrasser de l’étreinte de ce vieux corps pantelant. Et ne voilà-t-il pas que, soudain, il se mit à trembler tout autant qu’elle.

« Monsieur, Monsieur, écoutez-moi, je vous en supplie ! Si c’était Mme Aydée qui revenait ! était en train, claquant des dents, de gémir Noémie.

– Pour l’amour de Dieu, gronda-t-il, taisez-vous, misérable folle. »

Trouvant la force de la repousser, il avait ouvert la porte d’entrée qu’il referma derrière lui.

Dehors, d’abord, il ne vit rien. Un instinct lui conseillait de n’user de sa lampe que le plus tard possible. Il se borna à avancer, jusqu’au mur de l’ancien chenil.

Non, Noémie n’avait pas été victime d’une hallucination. Dans le faisceau lumineux enfin déclenché, il distinguait, recroquevillés l’un contre l’autre, comme de pitoyables oiseaux sous la pluie, deux hommes, deux tout jeunes gens. Il y en avait un qui dressait vers le ciel ses mains suppliantes.

« Camarade, monsieur ! Camarade ! »

Deux tout jeunes gens ! Des soldats allemands !


*

« Quelques instants encore, je vous prie, cher commandant. Son Excellence monsieur le général gouverneur va vous recevoir, dans un quart d’heure tout au plus.

Là-dessus, le major Haugwitz avait salué Fabrice, puis regagné son propre bureau.

Et ceci se passait dans le grave hôtel du général commandant la place de Bordeaux, gouverneur militaire de la Région. Une journée et demie s’était écoulée depuis les événements qui viennent d’être relatés. Un quart d’heure de plus à attendre, ce n’était pas une épreuve pour Fabrice. Il lui semblait au contraire, qu’il n’aurait jamais suffisamment de temps pour se pénétrer du plaidoyer qu’il allait avoir à prononcer, de la cause qu’il était là pour soutenir…

Ce qui s’était passé au cours de la nuit où il avait découvert dans la cour de son habitation ces deux soldats de dix-sept ans, l’un blessé, tous deux morts de peur, Fabrice ne devait jamais le savoir très au juste. Ils faisaient partie tous les deux d’une reconnaissance commandée par un lieutenant. Cette reconnaissance avait pour mission de mettre la main sur les hommes du groupe de réception de l’avion anglais dont la venue était escomptée, durant ces heures de pleine lune. L’opération, du côté allemand, avait-elle été mal préparée, ou mal conduite ? Toujours était-il que les gens chargés de surprendre avaient, finalement, été surpris. Coups de feu échangés au hasard ! Désordre parmi les attaquants ; disparition presque instantanée des attaqués. Ralliant le village de Retjons, sa base de départ, situé à quelques kilomètres à l’ouest de Bergonce, la reconnaissance allemande n’avait pas réussi à inscrire un seul prisonnier à son tableau de chasse. En revanche, dans cet engagement incohérent, elle avait à déplorer la perte de deux de ses soldats, morts probablement, ou demeurés aux mains de l’adversaire, ce qui revenait au même. On s’efforcerait d’en avoir le cœur net, à l’heure du règlement de comptes, qui n’allait, certainement, plus tarder de sonner.

« Noémie, dans la chambre à côté de la vôtre, vite, vite, préparez un lit. »

C’était elle qui avait déjà porté au-dehors la pesante capote verdâtre, toute maculée de boue et de sang, que Fabrice avait retirée avec d’infinies précautions, avant de coucher lui-même le blessé. À présent, debout à côté de son maître, elle s’apprêtait à procéder au pansement.

La blessure était assez bénigne, en réalité. Une balle qui avait traversé l’épaule gauche. Une fois le contact perdu avec les leurs, ce n’avait tout de même pas dû être une mince affaire pour ces deux enfants, l’un aidant tant bien que mal l’autre, de franchir, au petit bonheur, dans les ténèbres, la lieue qui séparait la maison de Fabrice de l’endroit où avait probablement eu lieu l’escarmouche. Il tâcherait d’avoir plus de détails, quand l’un et l’autre seraient en état de parler. Pour le moment, en effet, l’hébétude de son camarade était si totale qu’elle dépassait peut-être la dépression du blessé.

« Noémie, allez prendre un peu de repos, je vous en conjure. Demain, il faudra être d’attaque, car je me figure que la journée sera plutôt mouvementée. Auparavant, faites bouillir de l’eau. Apportez-moi serviettes et compresses. Ah ! et aussi trois verres, avec la bouteille de rhum. »

Redevenue pareille à elle-même, elle avait récupéré tout son calme. Avec une précision automatique, elle obéissait aux ordres qui lui étaient donnés. Bien entendu, elle ne quitta point Fabrice une seule minute. Elle était déjà dans sa cuisine, occupée à ranimer le feu, quand une aube embuée et pluvieuse commença à lécher les vitres…

« Monsieur !… Monsieur !…

– Qu’y a-t-il encore ? »

Il avait sursauté. C’était lui qui s’était endormi, dans un fauteuil, un peu avant la naissance du jour. Maintenant, il pouvait être huit heures du matin, l’heure qu’il s’était fixée pour aller chercher le médecin.

« Monsieur, c’est Bergonce qui brûle !

– Qu’est-ce que vous me racontez là ? Mais c’est que, ma foi, ç’a l’air d’être vrai. »

De lourdes volutes de fumée, accompagnées de lueurs rouges, s’élevaient là-bas, vers le sud, au-dessus de la forêt de pins qui masquait le village. Ah ! Fabrice ne s’était pas trompé quand, quelques heures plus tôt, avant de céder au sommeil, il avait prévu que la matinée du lendemain risquerait d’être mouvementée.

Et la journée tout entière, également ! Et celle du surlendemain aussi, sans doute !…

Il serra les poings.

« C’est égal, on ne peut pas dire qu’ils auront perdu leur temps à se renseigner ! » gronda-t-il.

L’instant d’après, il était dans son automobile. Noémie l’avait accompagné jusque-là.

« Noémie, ma petite Noémie, pendant mon absence prenez bien soin de nos deux pensionnaires. Veillez à ce que rien ne leur arrive de fâcheux, surtout. J’ai l’impression que la vie de pas mal de pauvres diables va dépendre de la leur. »

Non, Fabrice, encore une fois, ne s’était pas trompé. Les forces du Reich, cantonnées dans les environs immédiats, n’avaient point tardé à tirer les conséquences des événements de la nuit, le lieutenant commandant la malencontreuse reconnaissance s’étant empressé d’alerter téléphoniquement qui de droit. Le jour venait à peine de poindre que l’agglomération de Bergonce était encerclée par une compagnie motorisée. On avait commencé par incendier deux métairies. Puis, six otages, maire, curé, instituteur en tête, avaient été arrêtés sans plus tarder. Ils étaient déjà en route pour Bordeaux, où tout faisait prévoir que leur procès ne traînerait point.

« Qui commande, ici ? »

En cette minute, parlant sur ce ton, Fabrice ne put que rendre hommage à l’esprit d’initiative de Mme Briel du Pradia. C’était à elle, à n’en point douter, qu’il devait ce précieux permis de circulation dûment scellé et paraphé par les autorités de Bordeaux. S’ils s’étaient connus ailleurs que chez elle, le major Haugwitz aurait-il jamais songé à gratifier le commandant Hersent d’un aussi inestimable témoignage de sympathie ?

« Le nom de votre officier ? répéta Fabrice, mettant le laissez-passer sous le nez d’un feldwebel à véritable trogne de brute. Menez-moi vers lui, et sans tarder ! »

Médusé par cette façon de l’interpeller, le feldwebel le considérait avec une espèce d’ahurissement. Littéralement, en cet instant, l’ex-prisonnier du camp de Syadmis avait perdu tout contrôle de soi. Cette nuit sans sommeil, le sinistre spectacle qui s’offrait à ses yeux n’était point fait pour le rappeler à la prudence. À quelques mètres à peine de lui, dans le matin blême, l’une des deux métairies achevait de brûler. La toiture de chaume s’était effondrée dans le brasier plein d’étincelles. Des enfants, des poules, des bestiaux fuyaient au hasard. Deux femmes, une jeune et une vieille, vêtues de noir comme toutes les paysannes de la Haute-Lande, tournaient en pleurant autour des flammes, avec l’espoir de leur arracher un peu de leur proie, un meuble, un objet…

« Menez-moi vers lui ! Avez-vous compris ? ordonna pour la troisième fois Fabrice.

– Que monsieur le commandant veuille bien me suivre ! » murmura enfin le feldwebel.

Et ils s’engagèrent sur le chemin de la mairie.

« Mon commandant !… Monsieur Hersent !…

– Le docteur Castaing ! s’exclama Fabrice, ayant reconnu le médecin de Bergonce. Vite, je vous en prie, cher docteur, tâchez de me dire ce qui vient de se passer ! »

Le docteur Castaing était un petit homme à binocle, tout timoré. Il tremblait de l’audace qu’il avait eue de ralentir la marche de Fabrice, en dépit des regards peu encourageants que lui lançait le feldwebel.

« Ce qui s’est passé, mon Dieu ? Je ne dois guère en savoir plus que vous. Il paraît que, cette nuit, une patrouille des troupes d’occupation est tombée dans une embuscade. Vous en voyez, hélas ! le résultat. Six otages arrêtés, et ce n’est pas fini peut-être ! Le village entier menacé de destruction ! Puisque vous avez la chance de parler l’allemand aussi couramment que le français, et que votre grade de commandant a l’air d’être pris en considération par ces messieurs, tâchez de leur expliquer, pour l’amour du Ciel !… Toute la partie saine de la population réprouve… Personnellement, je suis père de famille et à ce titre…

– Je ferai de mon mieux, docteur ! Je vous promets de faire de mon mieux ! »

La porte du cabinet du général gouverneur venait de s’ouvrir.

« Monsieur le commandant, je vous prie !… »

C’était un très jeune officier d’ordonnance qui venait de paraître sur le seuil.

Allons, l’heure était venue. Fabrice se sentit mille fois plus ému que s’il allait ne s’agir que de lui seul.

Le général s’était levé, à son entrée. Il était plutôt grand, le crâne rasé. Revers rouges du dolman ; aiguillettes d’or. Et, au col, la Croix de fer à feuilles de chêne.

Il désigna un fauteuil à Fabrice. Lui-même ne se rassit que lorsque son visiteur eut déféré à cette invitation.

« Excellence, commença Fabrice, vous voudrez bien me permettre de commencer par vous remercier… »

L’autre l’arrêta d’un geste glacial.

– Le major Haugwitz, grâce à qui je sais qui vous êtes, fit-il, a dû vous dire que je ne suis pas prodigue d’audiences de ce genre. Je connais le but de votre démarche : obtenir la libération des six otages arrêtés à la suite de la honteuse bagarre que vous n’ignorez point. Cette démarche, en l’accomplissant, vous vous honorez, et peut-être n’agirais-je pas autrement à votre place. En y opposant une fin de non recevoir, je n’accomplirai, moi, que mon devoir, et j’ai lieu de penser que vous ne vous conduiriez pas autrement à ma place, vous non plus.

– Excellence, les six otages en question, de par leur âge, leurs convictions, sont incapables, je crois pouvoir vous en engager ma parole…

– Je sais, monsieur ! Le propre des otages est d’être innocents. Mais innocence et culpabilité sont des notions du temps de paix. Or, malheureusement, nous sommes en guerre. J’ai la responsabilité de l’ordre, ainsi que celle de la vie de mes troupes, que menacent de plus en plus les hors-la-loi ravitaillés par l’ennemi, vous le savez aussi bien que moi. Sur cette table, le papier que voici n’est autre que l’ordre d’exécution de ces otages. Il leur est resté une chance. Devinez laquelle ? »

Fabrice n’ayant plus la force de souffler mot, le général gouverneur poursuivit :

« C’est qu’en regard de ce document, il y en a un second, qui est le procès-verbal de la déposition de deux de mes soldats, ceux qui, après l’attentat, ont dû leur existence à l’assistance que vous leur avez accordée. Vous pouvez disposer, monsieur. Non seulement l’ordre d’exécution ne sera point signé, mais encore je viens d’en donner un autre qui consiste à reconduire immédiatement vos six compatriotes chez eux. »

Il acheva, martelant chacune de ses paroles :

« Maintenant, à ces quelques phrases, je tiens à en ajouter une ou deux. Je crois que je n’ai plus pour longtemps à exercer mon commandement dans cette ville. Mais que je sois encore ici et qu’un incident de cette sorte vienne à se reproduire dans votre région, estimerez-vous régulier que je vous en tienne pour personnellement responsable ? Oui ? Acte en est donc pris ! Je le répète, monsieur, vous pouvez disposer. »

Dans l’antichambre, Fabrice, titubant un peu, tomba sur le major Haugwitz.

« J’étais au courant ! lui souffla celui-ci, visage épanoui. Mais je n’avais pas le droit… Vous êtes satisfait ?

– Fou de joie !

– Eh, mais, alors, voilà qui s’arrose ! Figurez-vous que Diane, la comtesse du Pradia, veux-je dire, est aujourd’hui à Bordeaux. Je déjeune avec elle. Elle m’a fait promettre de vous amener. Oh ! quelque chose de très simple, dans un tout petit cabinet particulier ! Les braves gens en faveur de qui vous serez si efficacement intervenu lui doivent, avouez-le, un peu de leur grâce. Ce soir, en rentrant chez vous, vous la déposerez au Pradia. Allons, ne nous refusez pas !… Dites oui ! Ah ! merci ! Je suis si content ! »

Le lendemain de cette journée mémorable, Fabrice ne fut de retour chez lui que vers deux heures de l’après-midi.

« À table, à table, Monsieur ! lui cria Noémie. Tout en déjeunant, Monsieur me racontera. Mais j’en sais assez pour lui apprendre que son nom est porté aux nues dans tout Bergonce. Et ce n’est que justice, n’est-ce pas ? »

En même temps, elle lui remettait une lettre.

« J’ai trouvé cela hier soir, glissé sous la porte, en rentrant du village, où j’étais allée prendre l’air du pays. »

Ayant déchiré l’enveloppe, Fabrice eut le loisir de lire les lignes suivantes :

Quelque part, là-haut, dans la lande,

Maintenant, on est heureux de pouvoir te le dire, fumier ! On sait qui tu es, pour qui tu es. Ce n’est pas aux pauvres bougres de patriotes qu’il te viendra jamais à l’idée de porter secours. Non, monsieur réserve ses faveurs à ses chérubins de petits Fritz, comme ceux que tu auras passé une nuit à chouchouter, à papouiller, avant de les restituer à leurs copains. Il suffit que tu exhibes le papelard que tu as dans ta poche pour que les haricots verts les plus huppés se mettent au garde-à-vous devant toi, disent amen à toutes tes fantaisies, tête de machin ! Et cela s’imagine que c’est en tirant d’affaire six vieilles carcasses hors d’usage, six pauvres birbes dégonflés qu’il échappera au sort qui le guette, lui et ses pareils, dans six mois, dans un an, dans une semaine peut-être ! Tu verras, canaille, comment qu’elles seront dérouillées ce jour-là, les ordures de ton espèce !

Sans rancune ! À bientôt, n’est-ce pas, saloperie ?

Et c’était signé :

Un camarade à la mitraillette bien astiquée

 

« Une lettre de remerciements de plus ? s’exclama Noémie, plus rayonnante que jamais. J’espère que Monsieur est content ? »

Il la regarda avec un sourire d’ineffable amertume.

« Oui, Noémie ! eut-il la force de murmurer. Très content, vraiment ! »

VI

Sur les fils télégraphiques, qui couraient à perte de vue à travers la lande, les premières hirondelles commençaient à se poser. Le matin à l’est, le soir à l’occident, les noirs barreaux des pins avaient pour prisonnier un soleil de plus en plus rouge. D’énormes touffes de genêts parsemaient de leur jaune ardent l’immense étendue d’un vert pâli. Au crépuscule, les grenouilles coassaient. Le printemps allait être, cette année, singulièrement en avance. On ne tarderait pas à procéder à la tonte des moutons.

Ce fut sur ces entrefaites que Fabrice reçut une lettre du lieutenant-colonel d’Yberville. « La nouvelle que tu vas lire ne manquera pas de te surprendre, écrivait-il, mais pas plus qu’elle ne m’a moi-même étonné. Tu n’as pas oublié, j’espère, le client que tu m’as recommandé lors de ton passage à Vichy, un paysan de chez toi nommé Caunègre, prisonnier de guerre depuis presque aussi longtemps que toi. Je ne t’avais pas caché que je ne voyais que peu de chances d’obtenir sa libération. Eh bien, vieil ami, figure-toi au contraire que ça y est. Les autorités occupantes viennent de m’en faire part de la façon la plus civile du monde. Ne t’imagine point, par exemple, qu’il n’y aura pas d’une manière ou de l’autre une note à payer. Quand, par application du système de la fameuse relève, on nous rend comme cela de temps en temps un prisonnier, c’est trois braves bougres de chez nous que nous avons à décaisser pour le travail obligatoire en Allemagne. Qu’est-ce que tu veux ? La prochaine fois, il n’y aura qu’à se débrouiller pour ne pas perdre la guerre, ou plutôt ne pas la déclarer quand on n’est pas sûr de la gagner. »

Et il concluait ces phrases pleines d’optimisme, au mépris de tous les cabinets noirs et de toutes les censures : « En attendant, l’imminence de la catastrophe qui les guette déchaîne de plus en plus chez nos aimables vainqueurs une véritable folie sanguinaire. Ce ne sont qu’exécutions d’otages et bourgades mises à feu et à sang. Rien que pour cette dernière quinzaine, quatre-vingt-six habitants massacrés à Ascq, près de Lille ; trente maisons incendiées à Sièges, dans le Jura ; cinquante à Verjon, dans l’Ain ; six hommes fusillés et trois vieilles femmes pendues à Frayssinet-le-Gélat, dans le Lot ; vingt-huit mises à mort et six immeubles détruits à la dynamite à Ugine, en Savoie !… Et au moment de la victoire des Alliés, sais-tu qui sera rendu responsable de toutes ces stupides horreurs ? Les gens qui auront tout fait pour essayer de les conjurer, comme ton ami, vieux Fabrice, bien heureux encore si ce n’est pas comme toi ! Ne ris pas, je te prie… »

Rire, Fabrice n’en avait nullement envie. Cherchant à se changer un peu les idées, à voir quelque joie sur des visages humains, il prit le parti de sortir, sitôt son déjeuner achevé.

Saint-Gor est un mince village situé à une lieue environ au sud de Bergonce. Il faisait un temps d’une tiédeur extraordinaire, avec des oiseaux piaillant dans les buissons tout étoilés de fleurs de mûriers sauvages. Venu pour apprendre la bonne nouvelle à la famille de Caunègre, Fabrice eut l’étonnement de se trouver devant le prisonnier en personne rentré chez lui depuis l’avant-veille. Il n’était au courant de rien, n’avait encore rien compris à sa bonne fortune.

« C’est avant tout à Lucien Garbay, le frère de madame, qu’il convient d’exprimer votre gratitude », crut devoir expliquer Fabrice à toutes ces excellentes gens qui se confondaient en remerciements.

Caunègre ouvrit de grands yeux, moins grands que ceux de sa femme.

« Plaît-il ? À mon frère ? fit celle-ci.

– Eh oui ! N’êtes-vous donc pas au courant ? Ne saviez-vous pas que c’est lui qui, il y a deux mois, est venu me trouver, afin que… Moi, je n’avais pas le plaisir de vous connaître. »

L’homme et la femme se regardèrent, échangèrent quelques mots en patois. Sans le parler couramment, Fabrice entendait assez bien ce langage.

« Vous paraissez surpris tous les deux, fit-il. Je vous assure cependant que telle est la vérité. »

Caunègre prit la parole avec lenteur.

« Nous remercierons mon beau-frère, dit-il. Nous n’y manquerons certes pas, monsieur. Mais, pour être surpris, il est sûr aussi que nous le sommes. Il faut que vous sachiez en effet que nous sommes brouillés depuis dix ans. Jamais, n’est-ce pas, Julie, pendant les trois ans que j’ai été prisonnier, il ne s’est une seule fois préoccupé de te demander de mes nouvelles ? Riche comme il paraît qu’il est devenu, il aurait peut-être pu songer à sa sœur, qui l’est malheureusement beaucoup moins.

– Tu vois tout de même ce que monsieur te dit qu’il a fait, murmura Julie. Il aura réfléchi, et il aura admis que les torts étaient de son côté. »

Caunègre secoua la tête, à la façon de quelqu’un qui n’est pas tout à fait convaincu. Fabrice n’insista point. Peut-être ne l’était-il pas davantage lui-même. En admettant que, durant ces deux mois, certains soupçons lui fussent venus, il devait chercher maintenant à en obtenir la confirmation. Il n’aurait plus ensuite qu’à faire une visite au Pradia, afin de complimenter sa belle-mère pour sa perspicacité. N’avait-elle pas été la première à lui parler de Garbay ? Il était décidé à lui remettre la chose en mémoire, même et surtout si elle feignait de nouveau de l’avoir oubliée.

Elles étaient situées sur la route de Maillas, à proximité des confins de la Gironde, du Lot-et-Garonne et des Landes, ces deux métairies pour l’acquisition desquelles Lucien Garbay avait eu naguère recours à la trésorerie de la famille Hersent. Fabrice, ayant quitté Saint-Gor vers quatre heures, parvint là-bas en fin de journée. Des lueurs de soufre se traînaient encore au ras de l’horizon.

Il y avait bien des années qu’il ne les avait revues, ces deux métairies jumelles. Il fut favorablement impressionné par le soin avec lequel elles étaient tenues, par les améliorations dont elles avaient été l’objet. On éprouve presque de la gratitude à l’égard de ceux qui se sont montrés dignes de l’aide que nous avons pu leur apporter.

Fabrice avait laissé son automobile à une cinquantaine de mètres de celle des deux maisons qui était habitée par Garbay. Un chien gronda à son approche, un labrit broussailleux aux crocs étincelants, au collier hérissé de clous. Simultanément, son maître surgissait, sous l’auvent de la métairie.

« Monsieur Hersent ! Quelle bonne surprise ! fit-il, ayant réprimé un léger haut-le-corps.

– Une bonne surprise, en effet, ainsi que vous allez pouvoir le constater ! » dit Fabrice.

Une trentaine de pas environ les séparait. Garbay se retourna comme pour donner un ordre bref à l’intérieur de la maison. Puis, béret en main gauche, la main droite tendue, il se porta sans hâte excessive à la rencontre de son visiteur.

« Vous allez me raconter cela. Faites-moi donc l’honneur d’entrer, mon commandant. »

Des bicyclettes étaient alignées contre le mur de la courette. Sans avoir l’air de rien, Fabrice les compta. Il y en avait cinq.

« Des ouvriers agricoles venus me prêter un coup de main au moment des semailles ! » dit Garbay sans insister davantage.

Pourquoi des gens à qui l’on ne demande rien s’obstinent-ils à vous donner des explications ? N’est-ce pas le meilleur moyen d’avouer qu’il y a quelque chose qui ne va pas comme il faut ?

« Entrez ! Encore une fois, je vous en prie, monsieur Hersent ! »

Une jeune servante achevait de passer en hâte un linge humide sur la toile cirée d’une vaste table de chêne. Le mobilier, visiblement neuf, mais d’assez bon goût, donnait une impression de confort cossu, plutôt rare dans ces frustes campagnes. Fabrice en avait été averti par Noémie. Depuis six ans, Garbay avait été récompensé de son travail. Ses affaires n’avaient certainement point été mauvaises.

« J’ignore la nouvelle que vous allez m’annoncer, monsieur Fabrice, commença-t-il, sur le ton placide et enjoué qui lui était habituel. De toute façon, cela doit valoir la peine de s’arroser, n’est-il pas vrai. Pas question pour moi, évidemment, de vous faire déguster un madère parent de celui qui m’a été offert chez vous, lors de ma dernière visite. Mais, ici, nous sommes à la lisière de l’Armagnac, et on peut, ma foi, vous en faire goûter un qui ne vous paraîtra pas trop mauvais, je l’espère.

– Va pour l’armagnac ! » dit gaiement Fabrice.

Ils trinquèrent tous les deux.

« Et alors, cette nouvelle ? fit Garbay. Ne sentez-vous pas que ma curiosité commence à être piquée au vif ? »

Fabrice se versa une seconde rasade. Puis, à brûle-pourpoint :

« J’arrive de Saint-Gor, déclara-t-il. Et là, cher monsieur Garbay, je peux vous certifier que j’ai vu des gens heureux. »

L’autre ne se rendit pas tout de suite compte de ce dont il s’agissait, du tour qu’était sur le point de prendre l’entretien.

« De Saint-Gor, dites-vous ? Je ne saisis pas bien… Qui avez-vous vu, à Saint-Gor ?

– Comment, qui j’ai vu ? Mais votre beau-frère, M. Caunègre.

– Mon beau-frère…

– Qui voudriez-vous d’autre ? Votre beau-frère qui, à la suite de votre démarche et de la mienne, vient d’être remis en liberté par ces bonnes pâtes d’Allemands. Il en a une chance, vous savez. Dans ces conditions, à sa santé cette fois-ci, et à la nôtre ! Ce n’est d’ailleurs, je préfère vous en prévenir, qu’une bien faible manière de préluder à la réception qui vous attend, chez votre sœur et chez lui.

Machinalement, Garbay choqua son verre contre celui de Fabrice. D’ordinaire si maître de lui, il paraissait ne point avoir tout à fait recouvré sa présence d’esprit.

« Quelle joie, en effet, doit être la leur ! Et… que vous ont-ils dit, monsieur Hersent ? »

Fabrice partit d’un bon rire.

« Que vous dirais-je moi-même, sinon que cette joie dont vous parlez n’a plus connu de bornes, dès que je leur ai eu appris que c’était à vous, avant tout et tous, que ce cher Caunègre devait sa mise en liberté. »

Mais déjà Garbay s’était repris.

« Mon contentement égale le leur, s’il ne le dépasse point ! affirma-t-il. Il faut en effet que je vous le confie, afin que vous soyez au courant de tout, monsieur Fabrice. Il peut arriver, vous le savez, que, même dans les familles les plus unies… Bref, depuis une dizaine d’années, on n’était point en excellents termes, eux et moi. C’est sans doute pourquoi, m’exagérant peut-être mes torts, je m’en suis venu vous trouver, bien entendu à leur insu. Mais vous ne m’avez laissé alors que si peu d’espoir que je me suis bien gardé de parler à ma sœur de ma visite. Et ne voilà-t-il pas qu’aujourd’hui… ! C’est donc un pari de votre part ? Vous n’aurez jamais fini de me contraindre à demeurer votre obligé, mon commandant ? »

Ils se regardaient les yeux dans les yeux. Fabrice eut un pâle sourire. Comment ne pas se souvenir des questions qu’il s’était posées, immédiatement après la visite de Garbay ? Il s’était alors demandé si la requête de celui-ci en faveur de son beau-frère n’était pas uniquement un prétexte. Ne serait-il pas venu pour savoir si l’on pouvait compter sur le commandant Hersent ? Ou si au contraire la Résistance devait à tout jamais se défier de lui. La singulière question de sa belle-mère, les réticences de Noémie, n’avaient fait que le confirmer dans cette supposition. Maintenant, il était probable que ni lui ni Garbay n’auraient plus à s’interroger de la sorte. Il n’y avait plus rien à modifier quant à l’opinion qu’ils pouvaient avoir l’un de l’autre.

Garbay raccompagna Fabrice jusqu’à son automobile. En partant, celui-ci n’avait naturellement pu s’empêcher de remarquer l’absence des cinq bicyclettes qui, une demi-heure auparavant, se trouvaient dans la petite cour. Nul bruit de chaîne ou de grelot n’avait entre-temps signalé leur disparition. Il faisait à présent tout à fait nuit. Ce ne serait que beaucoup plus tard que la lune se lèverait.

Prenant congé de son visiteur, Fabrice lui serra vigoureusement la main.

« Quand aurez-vous fini de me contraindre à être toujours votre obligé ? » m’avez-vous demandé tout à l’heure, lui dit-il. Eh, eh ! mais j’ai comme une impression que ce moment n’est plus si éloigné que cela, mon brave ami, et que ce sera moi qui, au contraire… En attendant, si ma belle-mère, Mme Briel du Pradia, ainsi qu’elle en a déjà eu la fantaisie, me demande si je vous ai revu, je ne pourrai lui répondre que par l’affirmative, n’est-ce pas ? Peut-être, cher monsieur Garbay, compte-t-elle sur vous pour avoir des nouvelles de sa fille. Les femmes sont de si bizarres créatures ! Qui peut jamais savoir avec elles, n’est-ce pas aussi ?

Sur la route du retour, il dépassa dans l’ombre deux cyclistes, deux des ouvriers agricoles de Garbay, peut-être – qui pouvait jamais savoir également ? – les trois autres ayant jugé plus opportun de s’égailler dans la nature.

Il n’aurait pas été autrement surpris, en cet instant-là, si l’on était venu lui apprendre que, parmi les cinq fantômes happés par les ténèbres, figurait l’auteur de la lettre à lui adressée le jour de la grâce des otages de Bergonce, l’aimable lettre qui portait, en manière de signature, « un camarade à la mitraillette bien astiquée ».

La seule pensée, sous la botte et en présence de l’Allemand, d’être considéré comme un traître par des Français, quels qu’ils fussent, eux et leurs idées, quelle misère et quelle honte ! Désormais, il fallait bien qu’il en acceptât l’évidence : cent fois il eût mieux valu pour lui que le beau-frère de Garbay fût toujours là-bas, cent fois qu’eussent été fusillés les misérables otages du village de la lande. Il était temps qu’il s’en rendît compte ! Chaque mesure de clémence arrachée par lui à l’occupant ne manquerait point d’être portée à son débit.

Le calice était là, tout prêt, rempli de sanie et d’abjection jusqu’aux bords, jusqu’à ces bords frottés d’un fiel que Fabrice n’avait encore fait qu’effleurer.


*

Que l’on prenne bien garde maintenant aux dates qui vont suivre. Elles auront toute leur éloquence tragique. Elles ont jalonné l’existence de ceux qui, à titres divers, ne sont pas près d’oublier les événements de l’été 1944.

En été, d’ailleurs, on n’y était pas tout à fait encore, le 5 juin de cette année-là, qui était un lundi.

La nuit s’obstinait, ce soir, à ne point vouloir envahir la lande. Des lucioles, semblables à des éclairs de chaleur, voyageaient dans le ciel vert-de-gris. Le chant des cigales s’était à peine tu qu’il avait été remplacé par le concert affairé des grenouilles. Il n’y avait que peu d’instants que Fabrice, son repas terminé, s’était installé dans son cabinet de travail.

Ayant, à son ordinaire, négligé de frapper, Noémie entra.

« Monsieur, c’est le docteur Castaing qui demande à vous voir, annonça-t-elle, de sa voix terne.

– Le docteur Castaing ? Qu’est-ce qu’il me veut ?

– Il se chargera sans doute de l’expliquer lui-même à Monsieur. Libre en tout cas à vous de ne pas le recevoir, monsieur Fabrice. Je lui ai dit que je n’étais pas certaine que vous fussiez là. »

Il haussa les épaules, comme quelqu’un à qui les précautions apparaissent désormais superflues.

« Et pourquoi, Noémie, ne serais-je pas là pour ce digne homme, s’il vous plaît ? »

À son tour, elle aussi, elle haussa les épaules, semblant dire :

« À votre aise, monsieur Fabrice. Moi, j’aurai fait de mon mieux, Monsieur aura la bonté de s’en souvenir. »

Là-dessus, elle s’en alla quérir le petit docteur étriqué.

Fabrice ne l’avait point revu depuis l’histoire des otages de Bergonce. Il fut frappé de sa pâleur, de son désarroi.

« Qu’y a-t-il, docteur ? Mais qu’y a-t-il ? »

L’autre tremblait. Fabrice l’obligea à s’asseoir.

« Monsieur Hersent, j’ai failli emmener avec moi ma malheureuse femme. Vous voyez dans quel état je suis. Elle, jugez, alors !

– Parlez ! Le temps est toujours précieux. De quoi s’agit-il ?

– Nous avons trois enfants, monsieur Hersent. Deux filles très bien mariées, l’une dans le Marensin, l’autre en Chalosse. Et puis, un fils, Gustave, qui achève ses études de médecine à Bordeaux, un enfant qui ne nous a donné que des satisfactions.

– Il vient d’être arrêté, n’est-ce pas ? »

Le docteur Castaing ouvrit des yeux épouvantés.

« Comment avez-vous pu savoir ? »

Fabrice secoua la tête avec un sourire triste.

– Ce n’est pas difficile. Seriez-vous ici, autrement ? Mais continuez, je vous en prie. »

Il lui fallut beaucoup de temps pour obtenir les détails indispensables. Gustave, jamais ni le docteur, ni Mme Castaing n’auraient pu soupçonner qu’il appartînt à un réseau de résistance. Un garçon si doux, d’une santé si délicate, qui avait reçu une aussi bonne éducation ! Ce ne pouvait être qu’une méprise, ou qu’une épouvantable calomnie. Qui sait ? À la veille des concours d’internat, la dénonciation de quelque condisciple sans conscience ! Fabrice eut la plus grande peine à se faire préciser l’essentiel. L’arrestation remontait à une semaine. Aux dernières nouvelles, Gustave se trouvait à Bordeaux, au fort du Hâ.

« Tout le monde, acheva l’infortuné médecin, est d’accord pour admettre qu’il n’y a que vous qui puissiez, étant donnés vos rapports avec les autorités occupantes…

– Ah ! je vous en supplie ! » fit Fabrice.

Il se contint pour ne pas frapper la table du poing.

« Je ne peux vous promettre qu’une chose, dit-il. Partir demain matin pour Bordeaux. »

Le petit homme, les mains jointes, le remerciait. À portée de la main, dans son bureau, Fabrice avait la lettre reçue le soir de l’arrestation des otages de Bergonce. Il fut sur le point de la mettre sous les yeux du docteur Castaing.

Mais à quoi bon, mon Dieu ! À quoi bon !

Mardi, 6 juin 1944…

Fabrice n’avait que des notions de mécanique plutôt rudimentaires. Une avarie à son moteur, qu’il fut assez long à réparer, ne lui permit le lendemain de prendre la route qu’après neuf heures. De toute façon, il serait à Bordeaux à temps pour voir le major Haugwitz, qui ne quittait pas l’hôtel du général commandant la place avant midi et demie.

À Captieux, autre cause de retard, plus inattendue encore celle-là. Traversant le bourg à une allure que ralentissait une affluence insolite de camions militaires, il croisa l’automobile de Mme Briel du Pradia. Les deux voitures ne purent faire autrement que de s’arrêter. Fabrice n’eut pas l’impression que cette rencontre comblait de joie sa belle-mère.

« Où allez-vous donc, de ce pas ? interrogea-t-elle.

– J’allais vous poser la même question.

– Qu’à cela ne tienne ! À Biarritz, où de vieux amis insistent depuis je ne sais plus quand pour m’avoir deux ou trois semaines avec eux. Et vous ?

– À Bordeaux. »

Il n’avait aucune raison de ne pas lui confier la démarche qu’il allait tenter. Il vit qu’elle fronçait légèrement le sourcil.

« Ne connaissez-vous pas la nouvelle ? dit-elle, ayant baissé la voix.

– Quelle nouvelle ?

– Le débarquement des Alliés. Toutes les radios l’annoncent. Il a commencé aujourd’hui, à l’aube, en Normandie.

– Enfin ! fit Fabrice. Il fallait bien que la chose eût lieu, un jour ou l’autre. »

Il ajouta :

« Voilà, évidemment, qui, tout à l’heure, ne va guère faciliter ma besogne.

– Georges, ordonna Diane à son chauffeur, tâchez donc de me dénicher ici un journal du matin. Ah ! Et puis achetez-moi, chez le pharmacien, une boîte de pastilles de menthe. »

Ce qu’elle voulait, c’était un instant être seule avec Fabrice. Elle s’empara de sa main.

« Écoute-moi ! Écoute-moi bien ! À ta place, je rentrerais à Bergonce. Vu les circonstances, j’userais de quelque prudence avec les personnalités que tu sais. »

Il croyait pourtant bien la connaître. Il n’en éprouva pas moins une certaine stupeur à l’entendre.

« C’est bien des amis auxquels vous m’avez présenté que vous parlez ? » demanda-t-il.

Elle rit, de son petit rire amusé.

« Force m’est d’avouer que l’on ne peut décidément rien te cacher ! » dit-elle.

Et, l’ayant enlacé avec une magnifique impudeur, elle lui murmura à l’oreille :

« Ne manque pas de me tenir au courant. Biarritz, Hôtel Carlton, n’oublie pas. Ah ! Et puis autre chose. Je devais justement déjeuner à Bordeaux avec ce brave Haugwitz. J’espère que le mot d’excuse que je viens de lui faire porter le touchera à temps. Inutile, en tout cas, de lui dire que tu m’as rencontrée. »

Ils se quittèrent. Moins de deux heures après, Fabrice était introduit dans le bureau du major Haugwitz.

Celui-ci ne l’avait pas fait attendre plus de cinq minutes. À présent, le front soucieux, il compulsait un épais dossier.

« Castaing ? Castaing Gustave, dites-vous, commandant ? Diable ! Diable ! Oh ! je sais bien, ces pauvres jeunes gens ne sont souvent coupables que de s’être laissé monter la tête par les autres, ces canailles de terroristes qui, eux, la plupart du temps, se débrouillent pour traverser les mailles de nos réseaux de surveillance à nous ! Castaing ! Castaing ! Ah ! voilà. »

Il eut un soupir de soulagement.

« On craint toujours d’arriver trop tard ! Ce n’est pas le cas. Il ne doit passer qu’après-demain devant ses juges. D’ici là, nous aurons, j’espère, le temps… Remarquez, hélas ! que je ne vous promets rien. Surtout avec les événements d’aujourd’hui !… Vous êtes informé, peut-être ? »

Pourquoi mentir ? Fabrice était trop las pour s’y essayer. Il se borna à murmurer qu’en effet il était au courant.

Haugwitz toussa.

« Remarquez, fit-il, que rien ne peut nous servir davantage. Notre Haut Commandement n’attendait que cela. Aux dernières nouvelles, il a la situation complètement en main. C’est l’aventure de Dieppe multipliée par cent, par mille, qui va se reproduire. Ce sont malheureusement les innocents qui, ici encore, vont payer pour les autres. Oui, vos villes, vos incomparables cathédrales, vos infortunées populations !… »

Fabrice inclina la tête sans répondre. Il considérait cet homme qui, la veille, continuait à appartenir à l’orgueilleuse race des vainqueurs. Était-ce de la pitié que pouvait éprouver, en cette minute, le gendre de Diane Briel du Pradia ? Non, même pas ! Seulement ce quelque chose d’étrange qui a toujours empêché les gens bien nés de trouver une revanche quelconque dans l’abaissement excessif et inconsidéré des vaincus, quels qu’aient pu être leurs crimes et leurs stupres.

Haugwitz reprit, avec une gêne où se révélait son immense désarroi :

« Figurez-vous que, ce matin, je devais déjeuner avec votre adorable belle-mère. Elle vient de me faire savoir qu’elle est navrée de me manquer de parole. Vous devez être au courant ? Un brusque deuil qui l’appelle dans les Basses-Pyrénées. Pourquoi ne la remplaceriez-vous pas ! J’en aurais une vraie joie, vous savez. Et puis, de cette façon, quand vous repartirez, il me sera certainement possible de vous renseigner sur le résultat de l’intervention que je vais tenter en faveur du jeune Castaing. »

Il ajouta :

« Je crois qu’il est indispensable d’aller vite. Car, autant vous le confier, je redoute que bientôt ce ne soit plus à des gens comme nous qu’il faille s’adresser dans ces sortes d’affaires, mais à d’autres, peut-être moins aptes à entendre raison. »

Fabrice eut une seconde d’hésitation. Il allait s’agir, en l’espèce, de s’afficher avec un officier allemand en uniforme, allées de Tourny, au premier étage de l’un des restaurants les plus fréquentés de Bordeaux. Bah ! Au point où il en était, maintenant ! Dans cette atmosphère de sauve-qui-peut, de lâcheté qui n’allait plus que croître, où les plus compromis seraient les premiers à tirer leur épingle du jeu, il éprouvait un besoin amer et hautain de demeurer égal à lui-même. Le blessé des deux guerres les attendait de pied ferme, ceux à qui pourrait venir quelque jour l’idée de lui reprocher d’avoir failli à son devoir.

Ce fut donc en toute sérénité qu’il répondit :

« Votre invitation est également une joie pour moi, commandant. »

Haugwitz eut un regard d’ineffable gratitude. En quittant l’hôtel du général gouverneur, il laissa l’adresse de son restaurant, afin que l’on pût, le cas échéant, y venir lui communiquer toute nouvelle d’importance. Cette précaution devait ne point s’avérer inutile. Ils en étaient aux liqueurs et aux cigares quand un planton se présenta, porteur d’un pli que le major ouvrit d’une main quelque peu fébrile.

C’était le greffe du conseil de guerre qui portait à la connaissance du major Haugwitz que le nommé Castaing (Gustave) figurait au nombre des dix-huit détenus du fort du Hâ qui venaient d’être passés par les armes sans jugement, ce même jour, en fin de matinée.

Il y avait de la lune, cette nuit-là. Une bien belle lune, même. Une lune annonciatrice d’avions. On ne tarderait plus à entendre leur ronronnement lancinant.

Fabrice, son repas fini, n’avait pas quitté la salle à manger. Coudes sur la table, tempes dans les mains, il semblait prostré, en proie à d’affreuses images. Le cadavre du petit Castaing, sans doute !… Et de tant d’autres !… Et de tant d’autres !

« Monsieur aura fait ce qu’il a pu ! » dit avec douceur Noémie.

Il murmura :

« Est-on jamais sûr d’avoir fait tout ce que l’on a pu ? »

Respectueusement, elle lui posa un doigt sur l’épaule.

« Après une journée pareille, si j’étais à la place de Monsieur, je sais bien que j’irais me coucher.

– Quitte à ne pas fermer l’œil, je vais probablement suivre votre conseil, Noémie. »

Il n’en fit rien. Ni elle non plus. Longtemps, longtemps, il l’entendit aller et venir dans sa cuisine. Une singulière lumière bleuâtre baignait tout entière la lande. Et puis, soudain, ce fut comme un fracas de portes ouvertes ! Un sourd brouhaha ! Des exclamations ! Des bruits de pas précipités !

Repoussant sa chaise, Fabrice avait bondi.

« Noémie, qu’est-ce que c’est ? »

Elle venait de surgir dans la salle à manger. Une Noémie aux cheveux épars, aux yeux révulsés, à la voix haletante.

« Qu’y a-t-il ?

– Ce qu’il y a ? Est-ce que Monsieur n’a pas deviné ? Ah ! ce coup-ci, que l’on ne vienne plus me dire que je suis une folle ! C’est elle, naturellement ! Oui, c’est elle ! Qui Monsieur voudrait-il que ce fût ? Madame ! Madame ! Madame ! »

Et, en même temps, comme un écho, dans l’antichambre, un autre cri jaillissait :

« Fabrice ! Fabrice ! Fabrice ! »

Aydée, mon Dieu ! Oui, c’était elle ! Oui, c’était bien elle, en effet !

VII

Sans différer un seul instant, avec une impétuosité irrésistible, elle s’était ruée vers lui. Elle prit ses mains, lui tendit ses lèvres.

« Fabrice ! » répéta-t-elle encore.

Il s’était un peu reculé.

« Avez-vous fait bon voyage ? ne put-il s’empêcher de demander, non sans une sorte d’involontaire cocasserie.

– Il faut que je te dise… »

Parmi tant d’autres choses, peut-être, il y en avait au moins une qu’elle paraissait avoir oubliée. Jamais, en trois ans de mariage, ni avant, bien entendu, pendant leurs fiançailles, jamais jusque-là ils ne s’étaient tutoyés.

« Me dire quoi ? »

Elle était en train de jeter autour d’elle des regards qu’il n’était pas possible de ne pas deviner débordants d’émotion. Il le sentit. Il se borna néanmoins à poursuivre :

« Je m’imagine, évidemment, que si vous vous trouvez cette nuit ici, en pareil équipage, ce n’est point tout à fait par hasard. L’extraordinaire serait, n’est-ce pas, que vous n’eussiez point quelque chose à me demander. »

Atteinte en plein cœur, elle chancela.

« Ah ! supplia-t-elle, ne te fais pas plus mauvais que tu n’es ! »

Il sourit.

« D’accord ! À une condition, cependant. Ne vous faites pas meilleure que vous n’êtes, vous non plus ! »

En pareil équipage ! Fabrice venait d’éprouver un réconfort inattendu à constater qu’il n’avait jamais été aussi calme. Peut-être s’attendait-il à cet instant-là depuis longtemps. L’avait-il vécu, répété comme une scène de théâtre ? Considérant avec un aussi complet détachement, une aussi parfaite équité celle qui continuait tout de même à être sa femme, le plus singulier, le plus poignant était qu’il ne l’avait jamais trouvée aussi belle. Une sorte d’archange des nuées, de Guynemer jeune fille, eût-on dit, avec ces yeux de sombre et enthousiaste guerrière au combat, cette fauve combinaison de parachutiste, ce poignard dans le ceinturon, ce casque de cuir d’où s’échappaient des volutes de cheveux fous. Elle avait encore ses gants de fourrure. Elle les retira avec brusquerie et les lança dans la direction d’un fauteuil, à toute volée.

Noémie demeurait inerte sur une chaise. Et puis voilà que, subitement, la voix d’Aydée s’éleva, une voix où se mêlaient, pathétiquement, la supplication et l’angoisse.

« Fabrice, Fabrice, l’heure passe ! Ce que j’ai à te dire, tu n’en doutes pas, est urgent. Bon gré, mal gré, il va bien falloir que tu m’écoutes.

– Qu’est-ce qui vous empêche de parler ?

En même temps, il ne put lui-même ne point tressaillir. On chuchotait, dans l’antichambre. Des gens étaient là. Il sortit, fit jouer l’électricité. Groupés dans l’ombre, tout contre la porte d’entrée, il vit trois hommes. Il en reconnut un.

« À cette heure, messieurs, qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ? Tiens, monsieur Garbay ! Je ne me trompe pas. L’heureuse surprise ! Par ma foi, lorsque je vous disais que Mme Briel du Pradia comptait peut-être sur vous pour avoir des nouvelles de sa fille, je ne me croyais pas aussi près de la vérité. Mais entrez, entrez, je vous prie. Vous allez aider Mme Hersent à m’expliquer de quoi il est question. D’après ce qu’elle vient de me laisser entendre, j’ai l’impression que c’est grave, que le temps presse.

– En effet, monsieur Fabrice. Et plus encore que vous n’imaginez ! »

Fabrice laissa peser sur Garbay un regard que celui-ci supporta sans fléchir. Il avait toujours soupçonné en lui cette rudesse, cette autorité que l’autre dissimulait sous des apparences rieuses et bonasses. Guêtré, vêtu d’une veste de velours à côtes, il avait la crosse d’un browning qui dépassait de sa poche. Les deux hommes qu’il avait avec lui étaient deux hirsutes gaillards accoutrés à peu près de même façon. Des membres de la fameuse équipe des ouvriers agricoles, sans doute. Il y avait dans la manière dont ils examinaient Fabrice tout ensemble de la crainte, du respect, de la menace. On les sentait à l’entière dévotion de Garbay. Il était visible que n’importe lequel de ses ordres serait immédiatement exécuté. L’admiration de Fabrice pour lui s’en augmenta. Il leur sourit aimablement à tous les trois.

« Entrez, encore une fois ! ordonna-t-il. Assis, vous serez aussi bien que debout pour ce que vous avez à me communiquer. Les présentations viendront après. Noémie, vous allez servir quelque chose à ces messieurs. Mais si ! Mais si ! Je sais ce que c’est que de courir la campagne la nuit. »

À ses deux taciturnes acolytes, Garbay fit signe d’obéir.

« Parfait ! Allons-y, à présent ! Et vite, donc, puisque c’est pressé. Que se passe-t-il au juste ?

– Il se passe ceci, dit Garbay. D’abord, que Mme Hersent vient d’être parachutée…

– Je crois que, sans que personne ne m’en eût averti, rien qu’à son équipement j’aurais pu m’en douter ! repartit Fabrice, impassible. Il me semble même à peu près voir l’endroit. Sensiblement à égale distance de vos propriétés et de la mienne, au lieu-dit lagune du Broc, n’est-ce pas ? »

Garbay eut un geste affirmatif dans lequel n’entrait aucun étonnement. Visiblement, ni lui, ni Fabrice n’avaient plus rien à s’apprendre, l’un à l’autre.

« Mon commandant, fit-il, sur un ton de gravité profonde, ne pensez-vous pas que l’instant n’est plus de jouer au plus fin. Depuis ma visite chez vous, lors de votre retour de captivité, j’ai toujours pensé que vous avez été au courant des motifs qui ont guidé ma conduite. Je n’en ai eu que plus de respect pour vous. Chacun a ses idées, n’est-il pas vrai ? Les circonstances ont été telles que jusqu’à présent vous n’avez pas eu besoin de recourir à nous, ni nous à vous. Il se trouve qu’il n’en est plus de même cette nuit. C’est nous qui, au contraire… »

En même temps, il désignait Aydée, droite et muette dans son fauteuil, aussi muette que si cette discussion, subitement, avait perdu toute espèce d’intérêt pour elle.

« Mme Hersent, que moi et mes camarades admirons et respectons comme elle le mérite, a donc été parachutée il y a une heure, environ. Elle s’expliquera avec vous de la mission qu’elle a à remplir, si elle le juge bon. Cela la regarde. Elle, elle se trouve, grâce au ciel, en état de s’y consacrer sans plus tarder. Il n’en est malheureusement pas de même du colonel, son compagnon. Parachuté en même temps qu’elle, par le même avion, il n’a pas eu, lui, autant de chance. Une foulure à la cheville, à l’atterrissage. Le voilà immobilisé pour une bonne semaine, au moins, en un moment où jamais il n’aurait eu autant besoin de ses bras et de ses jambes. Bref, si nous ne réussissons pas à le mettre à l’abri, une proie toute désignée pour la Gestapo.

– Vous m’en verriez tout à fait désolé ! » dit Fabrice.

Glacial, il reprit :

« Et alors, qu’attendez-vous de moi ? »

Sans ambages, Garbay répondit :

« Ce qu’il n’est pas possible que vous ne fassiez point. Jusqu’au jour où il sera en état de se rendre là où il est attendu, qu’il trouve asile dans l’endroit où il a le plus de chance de ne pas être découvert, c’est-à-dire chez vous. »

Il y eut un silence durant lequel Fabrice se donna l’air de réfléchir.

« Où est ce monsieur ? interrogea-t-il d’une voix quelque peu altérée.

– Pas bien loin d’ici ! » dit Garbay.

Il poursuivit :

« Il attend votre réponse, une réponse dont Mme Hersent, comme moi d’ailleurs, nous avons cru pouvoir nous porter forts, pour savoir si nous pouvons vous l’amener.

– Et il accepte, lui, l’idée d’être logé sous mon toit ?

– Pourquoi ne l’accepterait-il pas ?

– Et moi, dit Fabrice, devenu très pâle, si je refusais ?

– Alors, dans ce cas…

– Alors, dans ce cas ?

– Nous le ramènerons avec nous, c’est-à-dire à peu près à sa perte, vous laissant, à vous…

– Me laissant quoi ?

– Le remords, la responsabilité, si vous préférez, d’avoir livré quelqu’un qui valait certainement mieux que vous, mon commandant. »

Fabrice eut un sourire.

« Monsieur Garbay, dit-il, monsieur Lucien Garbay, je vous remercie de vouloir bien vous préoccuper de ma ligne de conduite, de mon devoir, si vous préférez. Quoi qu’il doive résulter de tout cela, il y a une chose en tout cas dont je me permets de vous donner l’assurance, c’est que, moi, de cette aventure, j’ai peu de chance de sortir un jour enrichi. »

Et, avant d’avoir laissé à l’autre le temps de répliquer, il enchaîna :

« Puis-je vous demander une faveur ? Ce serait d’avoir quelques minutes d’entretien en tête-à-tête avec ma femme. Il y a quatre ans, comprenez bien, que je ne l’ai vue. Soyez tranquille, je n’abuserai point… Je sais que le temps est précieux. Et, comme vous venez de le si bien dire, il n’y a pas que la vie de ce cher colonel qui soit en jeu. »

La porte du fond de la salle à manger donnait sur son cabinet de travail. Il l’ouvrit, et, ayant invité Aydée d’un geste :

« Prenez donc, chère amie, la peine de me précéder, je vous en prie. »

Elle avait enlevé son casque. Sa chevelure de Bradamante, courte et drue, s’était répandue et voilait sa nuque. Ce cabinet de travail, on s’en souvient, était la pièce de la maison qu’elle aimait le plus. Rien n’y avait été changé. Elle s’en aperçut. Elle en éprouva comme une sorte de gratitude, une gratitude que, bien entendu, elle se garda de manifester. Sans cette ombrageuse fierté, Aydée Hersent n’eût pas été Aydée Hersent.

« Qu’as-tu à me dire ? demanda-t-elle, aussi cavalièrement qu’elle put.

– Vous ne vous en doutez réellement pas ? »

Elle haussa les épaules.

« Le moment n’est pas venu de rendre des comptes, déclara-t-elle. Une seule question se pose, à laquelle une prompte réponse est nécessaire. La question de savoir si, oui ou non…

– Si, oui ou non, compléta Fabrice, j’accepte de cacher ici votre amant ? »

Elle eut un regard de dédain.

« Je t’ai toujours estimé assez, dit-elle, pour ne pas être surprise…

– Surprise de quoi ?

– Ce n’est point avec des façons, des mots de ce genre, que l’on obtient quelque chose de moi, sache-le !

– Obtenir de vous ! fit-il, ironique. Ne renversons pas les rôles, s’il vous plaît ! N’est-ce point vous qui, en l’espèce, désirez obtenir quelque chose de moi ? Et quoi donc, encore une fois ? La vie de votre amant, tout bonnement !

– Admettons ! Admettons ! fit-elle. Mon amant ? Effectivement, il l’est ! Mais d’où le tiens-tu ? Ce n’est tout de même pas Garbay, qui n’en sait rien, qui te l’a appris !

– Permettez-moi tout de même de tomber de mon haut ! dit Fabrice. Trop est trop, véritablement. Croyez-vous que j’ai eu besoin de Garbay pour savoir que, durant les trois semaines qu’il a vécu ici, de juillet à août 1940, M. Levasseur, Jacques Levasseur, si vous y tenez, n’a couché que bien peu de nuits dans sa chambre, la chambre du premier étage, celle où il y a le tableau de la Chasse aux Canards, souvenez-vous ! »

Elle se passa la main sur le front.

« Levasseur ! Jacques Levasseur ! répéta-t-elle.

– Thibaut, le colonel Thibaut, si vous aimez mieux. »

Elle le regardait, les yeux exorbités. Et puis, ayant enfin compris, avec un rire forcené qui remplit Fabrice de stupeur :

« Thibaut ! s’écria-t-elle. Le colonel Thibaut ! Mon Dieu, il a cru !… Mais c’est qu’il le croit encore, ma parole ! Bravo, Fabrice ! Oui, bravo pour les bonnes âmes qui t’ont renseigné. Jacques Levasseur ! Est-ce qu’on n’aurait pas dû, par la même occasion, t’apprendre qu’il y a plus de deux ans, plus de trois peut-être, que tout est fini entre lui et moi. Bien de l’eau, depuis, a coulé sous les ponts, ceux de la Tamise et d’ailleurs. C’est d’un tout autre colonel qu’il s’agit aujourd’hui, Fabrice, mon pauvre Fabrice. Herbert, Herbert Gray ! colonel également, mais de la Royal Air Force, celui-là.

– Herbert Gray ! Le colonel Gray ! » répéta Fabrice.

Il n’avait pas encore très bien compris. Il continuait à être sous le coup de cet extravagant quiproquo. L’impudeur, l’inconscience d’une telle révélation le dépassaient. Devait-il s’en scandaliser ou s’en réjouir ?

À présent, Aydée lui avait saisi les bras. Lisses et souples, ses reins se cambraient en se renversant. Elle avait contraint Fabrice à les enlacer.

« Ah ! fit-elle, moitié riant, moitié pleurant, Fabrice, mon Fabrice, pas plus que je ne suis capable de réaliser ce qu’a été ton existence, à toi, durant ces quatre ans, est-ce que tu peux davantage te rendre compte de ce qu’a été la nôtre, la mienne ? Jamais quelque chose de vil, en tout cas. Sois-en persuadé. Mais, dans le tourbillon qui nous a emportés, pourquoi l’amour, et lui seul, dis-le-moi, aurait-il été moins précipité, moins multiple, moins tumultueux que les événements ? »

Elle dit encore :

« En tout cas, demain, à l’aube, lorsque je serai repartie, ma joie de t’avoir revu aura été grande, crois-m’en ! »

Son corps continuait à être noué au sien. Elle se haussa sur la pointe des pieds. Il eut son front contre ses lèvres. Avec lenteur, il déposa un baiser sur la minime cicatrice du petit bois de pins du Pradia.

« Je te crois, Aydée. Je te crois », fit-il, la tutoyant pour la première fois.

Et, avec un sourire de douce amertume :

« Cette joie, cependant, eusses-tu songé à te la procurer, si celui dont nous venons de régler le sort ne s’était pas foulé cette nuit la cheville ? »

Elle se blottit davantage contre lui.

« Tais-toi ! Tais-toi ! gronda-t-elle. Accepte ce que nous donne l’instant qui passe, et qui ne reviendra peut-être plus jamais.

– Je l’accepte, Aydée, murmura-t-il, desserrant tendrement leur étreinte. À présent, veux-tu m’écouter ? S’il y a quelqu’un qui me connaît, c’est bien toi. Tu sais que si je consens à accueillir ici cet hôte imprévu, c’est que je m’engage en même temps à faire de mon mieux pour que rien de fâcheux ne lui arrive.

– Je te connais, et je le sais, Fabrice. J’en témoignerais sur ma vie, au besoin.

– À merveille ! Au travail, alors ! »

Il ouvrit la porte de la salle à manger. Quand il y entra avec Aydée, Garbay et ses deux compagnons se levèrent.

« Où est le colonel Gray ? demanda Fabrice.

– Un de nos camarades est avec lui, là, dans la troisième étable, où on lui a fabriqué un lit de paille, dit Garbay.

– Bien ! Allez le chercher ! »


*

C’était dans la chambre du premier étage, la seconde à droite de l’escalier, la fameuse chambre de La Chasse aux Canards sauvages, que Fabrice avait donné l’ordre de transporter le colonel Gray.

Au moment de partir avec ses compagnons, tous dûment restaurés par les soins de Noémie, Garbay prit à part le maître de la maison.

« Cette chambre est bien belle, mon commandant. Mais elle est aussi bien en vue. Les Allemands auront certainement vent des parachutages de cette nuit. Ne craignez-vous point qu’en cas de perquisition… ? »

Fabrice eut un sourire d’ironique tristesse.

« Cher monsieur Garbay, si vous avez conduit ici votre colonel, c’est parce que vous estimez, n’est-ce pas, que l’excellence des rapports que j’entretiens avec les autorités occupantes font qu’il ne peut être nulle part plus en sûreté que chez moi ? »

L’autre avait rougi violemment.

« Mon commandant, répliqua-t-il, presque au garde-à-vous, il y a peut-être des gens capables de colporter certaines bêtises. Permettez-moi tout au moins de vous certifier qu’en ma présence, jamais personne à votre sujet n’a osé…

– Je vous crois, Garbay, je vous crois. En attendant, jusqu’au moment où votre officier va être en état de rejoindre le lieu qui lui est désigné, il va nous falloir rester en liaison. Et, pour le soigner, un médecin dont vous soyez sûr, avez-vous cela aussi dans vos rayons ? Impossible de recourir au malheureux docteur Castaing, qui va apprendre, s’il ne le sait déjà, que son fils vient d’être fusillé. Quelle journée, mon pauvre Garbay ! Et quelle nuit ! »

Oui, quelle nuit, quelle journée ! Et l’on n’avait guère l’impression que ce fût fini !

Redescendant de chez le colonel Gray, dont elle avait aidé à l’installation, Aydée eut un ultime entretien avec Garbay.

« Alors, c’est entendu, madame Hersent ? Maxime sera ici à six heures avec sa voiturette. Vous ne risquez pas de manquer votre rendez-vous avec les amis ce matin, à Bordeaux, à neuf heures, rue de la Croix-Blanche. Vous leur expliquerez ce qui est arrivé à M. Gray. Nous aurons de vos nouvelles par Urbain. N’oubliez pas de dire à Grégoire que la brebis a eu trois agneaux. Mais il a dû l’entendre à la radio. »

Urbain, Grégoire, Maxime ! C’était avec une mélancolie infinie que Fabrice écoutait ces noms. Ils appartenaient à un monde à part, qui était celui de sa femme, un univers dont il serait, lui, toujours exclu.

« À six heures ! ne s’en exclama-t-il pas moins, lorsque Garbay et les siens eurent définitivement pris congé. Dans quatre heures à peine, donc, puisqu’il en est déjà près de deux ! Sais-tu bien que c’est de la folie ! Quand comptes-tu dormir, alors ?

– Dormir ? dit-elle. Je n’en ai jamais eu l’intention. »

Il allait et venait de long en large.

« Qu’est-ce que c’est que cet orgueil insensé ! Tu n’es pourtant pas faite autrement que les autres, ma pauvre enfant !

– Si, je crois bien ! Un petit peu tout de même ! dit-elle. C’est drôle que tu ne t’en sois guère encore aperçu !

– Laisse-moi au moins t’accompagner jusqu’à Bordeaux ! reprit-il. J’ai une automobile sûrement plus rapide que celle de ton chevalier-servant. Et, avec moi, tu as moins à craindre d’avoir en route des désagréments. Cela te permettra de te reposer ici, bien tranquillement, une heure de plus. »

Du doigt, elle désigna le premier étage.

« Et lui ? murmura-t-elle avec timidité. As-tu bien réfléchi ? Est-il prudent de le laisser seul ? Qui sait ce qui peut arriver, toi absent ! »

Elle aussi, elle croyait à sa toute-puissance auprès de l’ennemi.

« Tu as raison ! fit-il, approuvant d’un morne hochement de tête. Tu as raison ! »

Il y eut entre eux un long, un très long silence.

« Veux-tu monter le voir, proposa-t-elle un peu craintivement. Il sera si heureux de pouvoir t’exprimer sa reconnaissance. Tout à l’heure, devant tous ces gens, il ne s’y est pas cru autorisé.

– Si tu y tiens, allons, dit Fabrice, bien que, personnellement, je n’en aperçoive pas la nécessité. »

Du plus paisible des sommeils, Herbert dormait. Il avait une splendide tête de Musagète, encadrée d’une auréole de boucles d’or.

Avec ferveur, Aydée serra la main de son mari. Qu’entendait-elle signifier de la sorte ? « Est-il beau, n’est-ce pas ? » voulait-elle dire. Ou bien : « Merci de ce que tu fais pour lui ! »

« Comment allons-nous nous y prendre pour déguiser en civil ce moineau-là ? grommela Fabrice. Il doit avoir tout le front de plus que moi. Or, il n’est pas question de le relâcher dans la campagne vêtu de sa combinaison d’aviateur.

– Ne t’inquiète pas ! Il a tout ce qu’il lui faut dans le sac que tu vois là, au pied de son lit, le sac avec lequel il a été parachuté. Laissons-le dormir. C’est de moi, maintenant, qu’on doit s’occuper. Viens ! »

Dans sa chambre, où elle n’était plus rentrée depuis sa fuite, elle ouvrit placards et penderies. Pareilles aux femmes de Barbe-Bleue, ses robes apparurent, sortant des ténèbres parmi lesquelles, durant quatre années, elles avaient vécu.

Aydée en retira cinq ou six, au hasard, les jeta sur le lit.

« Moi aussi, j’ai tout ce qu’il me faut dans mon sac, dit-elle. Mais je ne vais pas être mécontente de revêtir une de mes vieilles robes françaises. La mode n’a pas tellement changé, que je sache. Et puis, vois-tu, celle de Londres !… »

Elle rit. Sous ce rapport-là, tout au moins, Gina n’avait pas l’air d’avoir souscrit aux injonctions de l’appel du 18 juin 1940.

« Comme je vais remercier Noémie ! Avoir à ce point pris soin de mes affaires !

– Elle n’y a pas eu grand mérite ! dit Fabrice.

– Pourquoi ?

– Pourquoi ? fit-il avec une fausse rudesse. Tout simplement parce qu’elle a toujours été persuadée…

– Persuadée de quoi ?

– Que tu reviendrais.

– Ah ! dit-elle. Et toi ? »

Il s’était détourné légèrement. Peut-être pour qu’Aydée ne vît pas ses yeux.

« Parlons d’autre chose, dit-il. Cela vaudra mieux. »

Elle avait commencé à se déshabiller, abandonnant ses belliqueux atours de parachutiste pour le costume qu’elle venait de choisir, un tailleur gris fer, d’une simplicité sobre et stricte. Bientôt, elle fut à peu près nue.

Il avait lu Le Rouge et le Noir. Mais en avait-il gardé un souvenir suffisant ? Dans l’affirmative, c’eût été une occasion de se répéter la bouleversante phrase que se dit Julien en présence de Mathilde de la Môle : « Ah ! si je pouvais couvrir de baisers ces joues pâles, et que tu ne le sentisses point ! »

Elle l’interrogea du regard, quand elle fut prête.

« Étant donné l’heure qu’il est, dit-il, je crois en effet préférable pour toi de ne plus essayer de dormir. Descendons, veux-tu ? »

Le cabinet de travail de Fabrice, pour une heure encore environ, serait plongé dans l’obscurité. Ils s’accoudèrent à l’une des fenêtres par lesquelles, amers et sucrés, pénétraient tous les parfums de la lande. L’ombre était animée des frémissements des choses qui vont ressusciter. L’aube était là. Elle allait naître d’un instant à l’autre.

« Quelle est la mission dont tu es chargée ? demanda Fabrice. Après Bordeaux, où vas-tu ?

– Avec les camarades de là-bas, faire sauter le transformateur électrique de Pessac ! répondit-elle.

– Joli ouvrage de dame ! ne put-il s’empêcher de railler, non sans avoir d’abord tressailli. En vérité, je me demande…

– Tu te demandes quoi ?

– Comment une femme si indifférente, qui n’aurait pas pu, il n’y a pas si longtemps, entendre sans sourire prononcer devant elle les mots d’héroïsme, de patrie, a-t-elle pu devenir capable ?… Moi, encore, à la rigueur ! Mais toi ! »

Il n’obtint pas de réponse. Elle devait être en train d’en chercher une qui la satisfît, et elle n’y parvenait pas.

« Et ce sabotage de la centrale de Pessac questionna-t-il encore, quel est son intérêt ? À présent, au cas où je te paraîtrais indiscret, libre à toi de ne pas me répondre, n’est-ce pas ?

– Fabrice ! » se borna-t-elle à murmurer douloureusement.

Elle avait pris sa main dans la sienne.

« La destruction d’établissements de ce genre, vois-tu, c’est l’arrêt immédiat de la circulation ferroviaire, sur un secteur aussi important que celui du Sud-Ouest, en un moment où les Allemands sont obligés de diriger toutes leurs forces disponibles vers la Normandie, où vient de s’engager la bataille que tu sais.

– Judicieux ! Très judicieux, en effet », dit-il.

Un nouveau silence régna.

« Et ma mère ? demanda Aydée, non sans une soudaine âpreté. La vois-tu souvent ? Pourquoi ris-tu ?

– Les amabilités, dit-il, que veulent bien me témoigner les autorités d’occupation, et qui risquent quelque jour peut-être de m’attirer beaucoup plus d’ennuis qu’elles ne m’auront valu de profits, dois-je te révéler que c’est à ta mère que j’en suis redevable, mon enfant ? Mais, sois tranquille, je crains bien que l’ère de ces gentillesses ne soit close, car, depuis hier, j’ai l’impression que le jour n’est plus éloigné où elle n’hésitera point à se parer d’une réputation de résistante encore plus farouche que sa fille. »

Aydée rit à son tour.

« Pourquoi en vouloir aux ouvriers de la dernière heure ? Ils nous rassurent sur nous-mêmes. Il vaut mieux les voir passer à la caisse de chez nous qu’à celle des gens d’en face, n’est-il pas vrai ? Y a-t-il meilleure preuve que nous n’avons pas été dans l’erreur ? Mais ce n’est pas cela qui m’intéresse. Lui fais-tu la cour ? Ou continue-t-elle à te la faire ? »

Il la regarda sans excès de bienveillance.

« Aydée, fit-il d’une voix sourde, te crois-tu réellement qualifiée pour poser des questions de ce genre ? »

Elle se pencha sur sa main et l’embrassa.

« Pardon, Fabrice ! murmura-t-elle ! Mais dans quelle époque aurons-nous, tout de même, été condamnés à vivre, mon Dieu ! »

Ils ne dirent plus rien, puisqu’il est des paroles qui ne sont échangeables que dans la nuit, et que, maintenant, le jour était là. Successivement, les divers aspects du paysage se modifièrent, ténébreux d’abord, et puis se colorant peu à peu. Toute une gamme de teintes moirées. Spectacle toujours identique et jamais semblable. Le vermeil du ciel, celui des ajoncs, l’étendue réséda de la lande, ces légers nuages lilas, pareils à des ballons d’enfant… Et puis les pins, un peu partout, les seigneurs du domaine, solitaires ou groupés en minces boqueteaux… Et puis, enfin, planant sur le tout, ce silence annonciateur de miracles, des innombrables musiques matinales par lesquelles allait être salué le soleil.

« Monsieur Fabrice ! appela Noémie, qui, elle non plus, n’avait pas dû dormir beaucoup.

– Qu’y a-t-il ?

– Le déjeuner de Madame et le vôtre. Ils vous attendent, dans la salle à manger.

– Cinq heures et demie, en effet, déjà ! »

Avant de s’asseoir en face de Fabrice, Aydée murmura :

« Tu permets que je monte, pour lui dire au revoir ? »

L’instant d’après, un doigt sur les lèvres, elle était de retour.

« Chut ! Il dort toujours. Il dort de son sommeil d’enfant. Tu lui diras que je n’ai pas eu le cœur de le réveiller. »

Quelques minutes plus tard, Maxime, l’un des hommes de Garbay, était là, avec sa petite automobile. Fabrice aida Aydée à y prendre place.

Elle se pencha pour lui envoyer un baiser.

VIII

« Il y a tout de même, proclama Noémie, un pays qui n’est pas fabriqué comme les autres. C’est celui où l’on est nommé colonel à trente-deux ans.

– De qui voulez-vous parler ? demanda Fabrice.

– Du monsieur d’en haut dont c’est l’âge. Colonel à trente-deux ans, alors que vous, monsieur Fabrice, blessé dans chacune des deux guerres – et non pas des foulures, n’est-ce pas ? – vous allez sur vos quarante-huit ans, et n’êtes ni ne serez probablement jamais que commandant ! Eh bien, moi, cela suffit à me mettre les nerfs en pelote.

– Comment savez-vous que le colonel Gray n’a que trente-deux ans ?

– Tiens ! Parce qu’il me l’a dit.

– Ah ! Et pourquoi vous l’a-t-il dit ?

– Tiens ! Parce que je le lui ai demandé ! Qu’y a-t-il de mal à cela ? Ce n’est point de l’indiscrétion, c’est de l’intérêt. Il a jugé la chose toute naturelle.

– Je me garderais de ne pas l’imiter. Et lui, vous a-t-il demandé quelque chose ?

– Il demande à vous voir, monsieur Fabrice, pour vous remercier encore mieux qu’il n’a pu le faire jusqu’à présent. Il a ajouté qu’il préférerait cent fois, clopin-clopant, s’en aller tout de suite, plutôt que de vous causer des désagréments. C’est quelqu’un de réellement très bien, pas de discussion possible à ce sujet. Il s’est réveillé à huit heures. Il y avait une sonnette sur sa table de nuit. Il n’a pas osé s’en servir. Heureusement, moi, je n’étais pas bien loin, l’oreille aux aguets. Dès que vous désirerez monter le voir…

– C’est entendu ! Je vais y aller, Noémie. Quelle heure est-il donc ? Neuf heures un quart. Madame vient tout juste de retrouver ses amis. Et je pense que Garbay ne va plus tarder lui non plus à être là, avec son médecin. »

Fabrice trouva son hôte s’efforçant de sourire et aussi dispos que possible. Herbert avait même réussi à se raser. Sa cheville, bien qu’encore très enflée, avait cependant l’air d’aller beaucoup mieux.

« Monsieur, dit-il, c’est une honte pour quelqu’un comme moi, professeur depuis deux ans à Wilmslow, notre école de parachutage. S’en être ainsi venu buter contre une misérable motte de terre ! S’être montré plus maladroit que le dernier des néophytes ! Enfin, il est préférable que ce soit moi qui aie été victime de ce ridicule accident, plutôt que Gina. »

Il rougit, balbutia :

« Plutôt que Mme Hersent, veux-je dire.

– J’ai plaisir à voir que vous savez chez qui vous êtes ! dit Fabrice, impassible.

– Monsieur, soyez sûr en tout cas que ma confusion, ma reconnaissance… »

La mère du colonel Gray était de souche française. Elle avait vu le jour à Rumilly, en Haute-Savoie. Herbert avait passé en France toute une partie de sa jeunesse. Il usait de sa langue maternelle avec une pureté désespérante pour les argousins et les espions attachés à ses pas.

Sa tâche, en l’espèce, ne s’en trouvait d’ailleurs pas facilitée. Il n’y avait rien qui vînt diminuer le scabreux de la situation. Les difficultés n’en étaient peut-être même qu’augmentées.

Et pourtant, il y avait une question qu’il ne put s’empêcher de poser, tant elle lui brûlait les lèvres.

« Me permettez-vous de vous demander de ses nouvelles ?

– Des nouvelles de qui ?

– Mais d’elle ! De Mme Hersent !

– N’en avez-vous pas eu déjà par ma femme de chambre ? dit Fabrice. J’en serais étonné. Celle-ci a dû vous confirmer ce que cette nuit il a été convenu. Gina, non, Aydée, avec votre permission, nous a quittés ce matin à six heures. Vous reposiez, à ce moment-là. Scrupuleuse, elle a mieux aimé ne pas venir troubler votre sommeil. »

Herbert eut un geste navré.

« Mon Dieu, murmura-t-il, elle aurait dû se douter… »

Fabrice ne le quittait pas du regard.

« Un peu de courage, voyons, monsieur ! fit-il sur un ton plutôt sec. De nous deux, sans doute, vous savez bien que c’est vous qui avez le plus de chances de la revoir le premier. »

Il était, on se le rappelle, environ deux heures du matin, quand Garbay et ses compagnons s’en étaient allés. Avec cette méticuleuse précision qui surprenait sans cesse Fabrice, il s’était attaché à ne laisser derrière lui rien de compromettant pour personne. Les parachutes étaient restés dissimulés quelque part, là-haut, dans la lande. Pour le reste, il avait veillé à ce que rien, chez le commandant Hersent, ne demeurât qui pût révéler le bref séjour d’Aydée, ou bien l’identité véritable de l’officier britannique. Elle et lui, bien entendu, ils avaient conservé leurs brownings, leurs courts poignards, leurs papiers d’état-civil truqués, leurs fausses cartes d’alimentation, leurs cachets de benzédrine, ce curieux produit qui, semblable à l’ortédrine, permet de supporter le manque de sommeil, et puis, enfin, le minuscule comprimé de cyanure qui, si nous venons à tomber entre les mains de l’ennemi, ne doit pas nous laisser le temps de lui livrer les noms de nos camarades de lutte. Étrange et monstrueux arsenal du héros moderne, bien de nature à stupéfier s’ils s’étaient vus subitement mis en demeure d’en faire usage, les Bayard et les d’Assas des âges à jamais révolus !

Le très joli complet bleu ardoise du colonel Gray avait eu pas mal à souffrir, durant le vol de nuit, de sa cohabitation avec bon nombre d’objets plutôt hétéroclites. Noémie, qui n’avait pas sa pareille pour le maniement du fer à repasser, s’en était emparée d’autorité.

À dix heures, Garbay fut de retour, amenant le docteur Fourcade, un fort bon médecin, en excellentes relations avec Fabrice, qu’il s’en était allé quérir à Mont-de-Marsan.

« Le docteur Fourcade ? Il n’est pas tout à fait dans vos idées. Je pense que vous ne l’ignorez pas, crut devoir murmurer Fabrice à l’oreille de Garbay.

– Le pays serait réellement à plaindre, si les gens honnêtes et courageux se trouvaient exclusivement de notre côté ! » répliqua celui-ci avec un clignement d’œil.

Étonnant Garbay ! En dépit de tout ce par quoi ils se sentaient dressés l’un contre l’autre, Fabrice ne pouvait se défendre d’un certain penchant pour son ex-débiteur. C’était tout de même avec des hommes de cette trempe que les parties se jouaient et se gagnaient. Quelle misère pour une nation de les voir ainsi s’opposer ! La part de la France serait vraiment trop belle, sans cet esprit de défiance mutuelle et de guerre civile dont si peu de chefs, au cours de son histoire, ont trouvé le moyen de la libérer pour un temps.

Tandis que le docteur Fourcade était auprès de ce client, dont la présence chez son ami M. Hersent n’avait pas été sans lui causer quelque surprise, Fabrice et Garbay eurent le temps de se livrer à un certain nombre de considérations.

« Dans une affaire comme celle de la nuit dernière, il me semble que nous sommes tous solidaires, mon commandant. Je juge en conséquence de mon devoir de porter quelque chose à votre connaissance.

– Quoi ?

– Le général gouverneur de Bordeaux est muté depuis hier soir. Il est pourvu d’un haut commandement en Normandie.

– Et alors ?

– Alors, peut-être est-il préférable que vous sentiez qu’il vaut mieux ne plus compter sur lui désormais, comme dans l’histoire des otages de Bergonce. »

Fabrice fut stupéfait de cette rapidité d’information. Il s’appliqua néanmoins à n’en rien laisser paraître.

« Je vous remercie, monsieur Garbay. Il va peut-être y avoir lieu en effet d’envisager un supplément de précautions. Ce n’est pas moi qui ai revendiqué l’honneur d’accueillir dans ma demeure le colonel Gray. Ce sera à vous, et pas à moi, de décider s’il est oui ou non suffisamment en sûreté ici. Il est hors de doute que le débarquement des Alliés ne va pas contribuer à nous faciliter la tâche. L’amabilité des Allemands ne s’en trouvera point accrue. Vous qui êtes au courant de tout, connaissez-vous la tournure que sont en train de prendre, pour eux, les opérations, dans le Cotentin ?

– Les Allemands, dit Garbay, font et feront ce qu’ils peuvent. Et, sous ce rapport, je leur tire et leur tirerai toujours bien bas mon béret. Ceci posé, vous en êtes aussi persuadé que moi, mon commandant… »

Et il eut le même mot qu’à Vichy, quatre mois auparavant, le lieutenant-colonel d’Yberville.

« Ils sont fichus ! Archifichus !

– Monsieur Garbay, reprit Fabrice après un instant de réflexion, il est encore une fois un détail que je vous serai reconnaissant de noter. Mon crédit auprès des autorités occupantes est beaucoup moindre que d’aucuns seraient tentés de le croire. Je n’en suis pas moins décidé à garder le colonel Gray sous mon toit, tant que vous l’y jugerez en sûreté. Puis-je mieux faire ?

– Je le sais, je le sais, monsieur Fabrice. Une fois que le docteur Fourcade nous aura donné son avis sur l’état de notre accidenté, nous verrons à prendre le meilleur parti. Vous connaissez, j’imagine, le but de la mission du colonel ?

– J’avoue ne pas en avoir la moindre idée. Parmi les quelques paroles que nous avons échangées ce matin, il n’a pas cru nécessaire d’y faire allusion. Et moi, bien entendu, je me suis abstenu de le questionner à ce sujet. Qu’est-ce qu’il y a, Noémie !

– C’est le docteur qui vous réclame en haut, monsieur Fabrice.

– Bien. »

Il fit un signe à Garbay.

« Venez avec moi. »

Herbert et le docteur étaient aussi remplis d’optimisme l’un que l’autre.

« Ce n’est rien, absolument rien, dit le second. Une simple déchirure musculaire qui, sur l’instant, a été fort douloureuse, qui l’est encore, mais dont un bandage approprié aura raison dans peu de jours. Évidemment, durant ce temps-là, si le patient consentait à ne bouger que le moins possible…

– Condition difficile à réaliser, dit Herbert en riant. De plus… »

Il se tut, craignant d’ajouter qu’il préférerait ne pas exposer son hôte aux dangers qui pouvaient résulter d’une prolongation de sa présence chez lui.

Garbay prit la parole.

« Pour se rendre où il doit aller, Monsieur a environ une soixantaine de kilomètres. Installé dans une automobile convenable et conduit par quelqu’un qui lui évitera de son mieux les cahots des chemins, quand croyez-vous qu’il lui sera possible de partir, docteur ?

– Cela dépend de ce qu’il trouvera pour prendre soin de lui à son arrivée. Il me semble que dès demain…

– J’aimerais mieux aujourd’hui, dit Herbert. D’ailleurs, vous voyez que déjà… »

S’appuyant sur la table ovale qui était au centre de la chambre, il en fit le tour, non sans une grimace où se trahissait son effort.

« Évidemment, si vous avez des raisons impérieuses, dit le docteur, qui ne tenait pas à paraître indiscret. Mais lorsque vous serez arrivé, faites-moi une promesse : tâchez de vous allonger et de ne plus trop remuer, je vous en prie. Et aussi d’avoir quelqu’un, infirmier ou médecin, qui soit capable de défaire et de refaire le bandage auquel nous allons procéder.

– Nous vous laissons ! » dit Fabrice à qui Garbay avait fait un signe.

Celui-ci, appelé en bas par Noémie cinq minutes plus tôt, venait tout juste de remonter.

Ils étaient maintenant tous deux dans le cabinet de travail. L’air soucieux de Garbay n’avait point échappé à Fabrice.

« Qu’y a-t-il ?

– Deux nouvelles, mon commandant. L’une bonne ; l’autre mauvaise. La bonne, c’est que Mme Hersent se trouve en sûreté à l’heure actuelle à Bordeaux, chez nos amis. Voici une lettre qu’elle a chargé Maxime de vous remettre.

– Maxime est déjà de retour ?

– Nos hommes n’ont pas l’habitude de muser en route, Maxime en particulier, qui avait les meilleurs motifs du monde de ne pas s’éterniser à Bordeaux, surtout après l’arrestation d’Urbain. Ceci, c’est la mauvaise nouvelle.

– Qui est Urbain ?

– Je croyais avoir prononcé cette nuit son nom devant vous. Urbain est chargé d’assurer le contact entre nous et Mme Hersent. Or, il y a de fortes chances pour qu’à l’heure actuelle il soit aux mains de la Gestapo.

– Est-il au courant de beaucoup de choses ? demanda Fabrice, réussissant assez bien à conserver sa placidité.

– D’assez de choses pour qu’il vaille mieux ne pas voir le colonel Gray demeurer trop longtemps chez vous, mon commandant. »

Ils gardèrent un instant le silence.

« Mon commandant, reprit Garbay, je vais vous prier de me répondre franchement. Consentiriez-vous à conduire dans votre automobile le colonel Gray là où il doit aller ?

– Où doit aller le colonel Gray ? demanda Fabrice, dont pas un pli du visage ne bougea.

– Près de Castelnau d’Auzan, dans le Gers, à une quinzaine de lieues d’ici, comme je le disais il y a quelques instants au docteur. Votre automobile est certainement plus confortable que celle que nous pourrions mettre à la disposition du colonel. En outre – car tout se sait, monsieur Fabrice – je n’ignore pas que vous avez une autorisation des autorités occupantes, grâce à laquelle vous pouvez circuler de nuit et de jour. Ceci dit…

– Ceci dit ?

– Vous en avez assez fait, Dieu merci, depuis hier. Nous comprendrions à merveille un refus de votre part. Nous nous arrangerions pour nous débrouiller différemment. L’essentiel, c’est d’aller vite. Il faudrait que le colonel fût dès ce soir à Castelnau. Alors, nous pourrons respirer !… Il nous faut, d’autre part, attendre l’arrivée d’Anselme.

– Qui est Anselme ?

– Le délégué du maquis du Gers, chargé de réceptionner le colonel. À Mont-de-Marsan, où il doit nous rejoindre, j’ai donné l’ordre qu’il soit immédiatement dirigé sur ici. »

Fabrice avait écouté avec beaucoup d’attention.

« Je crois, dit-il, avoir à peu près tout compris. Vous venez de faire l’éloge de mon automobile. Eh bien, il s’est trouvé, figurez-vous, qu’hier, partant pour Bordeaux, son moteur m’a causé des ennuis. Je ne voudrais pas voir cela se reproduire avec un officier anglais comme cargaison. Écoutez-moi bien. Restez ici, pour parer à tout, tandis que je me rends à Mont-de-Marsan faire mettre les choses en ordre par mon ami le garagiste. J’y ramène, par la même occasion, le docteur Fourcade, et, dans deux heures, je suis de retour. Nous serons, Anselme, le colonel et moi à Castelnau avant la fin de l’après-midi. En attendant, faites-vous servir à déjeuner par Noémie. Ce plan vous va-t-il ? »

Garbay avait retiré son béret.

« Mon commandant, murmura-t-il, me feriez-vous le très grand honneur de me permettre de vous serrer la main ? »


*

À Mont-de-Marsan, tandis que son ami le garagiste procédait à la révision de son moteur, besogne qui ne tarda pas à être expédiée, Fabrice eut enfin le loisir de lire la lettre d’Aydée. Cette lettre, la jeune femme avait dû l’écrire le matin sur ses genoux, durant le trajet de Bergonce à Bordeaux.

Elle ne contenait que peu de lignes, mais auxquelles il ne s’attendait vraiment guère, et qui eurent le don de le plonger dans une rêverie singulière.

« Rien ne me surprend de ta part, y était-il dit en substance, quand il s’agit de quelque chose de beau et de noble à accomplir. Crois néanmoins que ce que tu as fait pour ce garçon m’aura touchée profondément. À tel point que tu vas trouver ici un aveu dont tu penseras ce que tu voudras, mais qui n’en reflète pas moins de la façon la plus totale ce qui se passe présentement dans mon cœur. Au cas où nous devrions ne plus nous revoir désormais, ce qui est dans le domaine du possible, je veux que tu saches, en fin de compte, que je me demande si j’ai jamais aimé un autre être que toi. »

Tout à l’heure, lorsque Garbay lui avait remis cette lettre, Fabrice avait entrevu une seconde enveloppe entre ses mains, destinée celle-ci à Herbert, évidemment. Aydée lui écrivait à lui aussi, et en des termes encore plus passionnés, c’était malheureusement probable. Et cependant, il savait qu’il fallait y regarder à deux fois avant de lui attribuer une duplicité de cet ordre. Sa femme, Fabrice la connaissait probablement mieux que personne. Or, jamais il ne l’avait crue capable d’une bassesse quelconque. Toujours, toujours, il avait mis hors de doute sa sincérité.

Trois quarts d’heure plus tard, il était de retour chez lui. Il pensait y trouver Garbay ainsi que le fameux Anselme. Or, ils n’y étaient ni l’un ni l’autre. Noémie lui apprit que le premier avait déjeuné avec Herbert, très rapidement. Il manifestait des signes d’impatience et d’inquiétude. Finalement, il avait préféré se rendre lui aussi à Mont-de-Marsan, où Anselme, à qui l’on aurait mal fait la commission, était peut-être en train de l’attendre. De toute façon, il serait très vite de retour. Tout par ailleurs était en règle pour le départ du colonel Gray.

« Noémie, ordonna Fabrice, puisque ce monsieur est prêt, priez-le donc de descendre, et qu’il vienne prendre une tasse de café avec moi. »

Lui-même n’avait pas déjeuné. Il n’en éprouvait aucune envie.

Le temps de descendre l’escalier, Herbert fut là, placide et souriant à son habitude. Fabrice lui envia cette quiétude. En voilà un qui ne devait pas ressentir le moindre doute quant à l’amour dont il était l’objet. Il s’appuyait sur une canne du maître de maison, mise à sa disposition par Noémie, ce dont il commença par s’excuser. Il avait son beau costume bleu ardoise. Il paraissait ne plus souffrir. Il n’en poussa pas moins un soupir de soulagement, quand il s’assit.

Noémie servit le café. Il faisait une journée merveilleuse. L’ombre du cabinet de travail était traversée de raies lumineuses dans lesquelles dansaient des éphémères d’or. Une des portes de la pièce était entrouverte sur la lande que noyait une douce buée de chaleur. On entendait le crissement ininterrompu des premières cigales, et de temps à autre, poussé au hasard de son vol cahoté, l’appel aigre et sec d’un pic-vert.

« Nous attendons, paraît-il, un nommé Anselme, dit Fabrice. Cet Anselme est chargé de nous guider. Mais je présume que vous êtes au courant.

– Monsieur, commença l’Anglais, qu’il me soit permis, je vous en prie, d’employer ce moment à essayer de vous exprimer à quel point ma gratitude, mon émotion… »

Fabrice eut un geste.

« Monsieur, c’est moi qui vous en prie. Vous voudrez bien reconnaître avec moi combien entre nous ce genre d’effusions… Encore une fois, parlons d’autre chose, voulez-vous ? Tenez, de ce qui concerne votre mission, par exemple. »

Il ajouta, avec un sourire de triste ironie :

« Ce sera, n’est-ce pas, la meilleure manière pour vous de me prouver que vous me jugez digne de votre confiance. »

Tout le temps qu’il allait lui rester à vivre, Fabrice devait se souvenir de cette conversation. Que de détails il aurait ignorés de cette guerre extraordinaire, et qu’il avait le droit de considérer avoir faite, pourtant. À mesure qu’Herbert parlait, de sa voix naturelle et calme, il se sentait, lui, pris d’une admiration grandissante pour Aydée. Il songeait au nombre des obscurs exploits auxquels elle aurait participé, aux affreux périls courus par elle et dont il n’aurait même pas soupçonné l’existence. Il eût ainsi écouté le colonel Gray tout l’après-midi dans l’oubli le plus absolu des minutes, les impitoyables minutes qui s’enfuyaient.

« Les Jedburghs, monsieur Hersent, me demandez-vous ? Excusez-moi mille et mille fois pour avoir utilisé ce terme avant de vous avoir expliqué ce à quoi il correspond au juste. Eh bien, nous appelons ainsi une équipe de deux officiers alliés, un Français, chef de l’équipe, et un Anglais ou un Américain, entraînés spécialement en Angleterre pour être parachutés au moment du débarquement, afin de prendre en France la tête des mouvements de résistance. Cette équipe est complétée par un opérateur de radio, muni de son appareil de transmission. Notre opérateur de radio, à Mme Hersent et à moi, parachuté la nuit dernière en même temps que nous, n’a pas, lui, été retardé par mon stupide accident. Il doit déjà avoir rejoint son poste.

– « Madame Hersent et moi », venez-vous de dire, mon colonel. Madame fait donc partie de votre équipe de Jedburghs ? De par sa nationalité, si je comprends bien, elle est votre chef ?

– Elle est mon chef, en effet, cher monsieur. De même qu’elle l’a été de pas mal d’autres équipes parachutées précédemment. Elle n’a jamais plaint sa peine, vous savez. Inutile d’ajouter qu’elle est la seule femme à pouvoir s’enorgueillir de cet honneur, de même que s’en sont enorgueillis tous ceux qui ont servi sous ses ordres. C’est vous dire de quels faits d’armes elle peut être titulaire, ainsi que l’estime unique dans laquelle elle est tenue par tous les états-majors alliés. »

Il s’enfiévrait, parlant ainsi. On voyait qu’il était fier d’une gloire qui rejaillissait en quelque sorte sur lui.

« Ma femme, dit Fabrice, se donnant l’air de quitter un sujet pour un autre, en août 1940, a passé en Grande-Bretagne en compagnie de l’un de mes camarades de captivité. Celui-ci, plus heureux que moi, avait réussi dans notre commune tentative d’évasion. Je ne serais pas étonné que vous ayez entendu parler de lui.

– Comment s’appelait-il ?

– Levasseur, Jacques Levasseur. De son nom de guerre Thibaut, le colonel Thibaut. »

Herbert secoua la tête, et avec un accent de sincérité qu’assurément il était impossible de mettre en doute :

« Non ! fit-il. Je ne me souviens pas. Celui-là, je ne l’ai certainement pas connu. »

Celui-là ! En toute autre circonstance, ce démonstratif eût prêté à rire. Ne tendait-il point à laisser supposer qu’entre le colonel Thibaut et le colonel Gray il aurait pu exister un personnage intermédiaire dont Herbert n’avait nulle envie de révéler le nom à son hôte ? Un peu de silence s’éternisa.

« Alors, si je vous ai bien écouté, reprit Fabrice, votre besogne, à Castelnau d’Auzan, va avoir pour but…

– Il existe, dans cette région, dit le colonel Gray, un maquis avec des hommes dont la valeur militaire n’égale pas encore la bonne volonté. À moi la mission de prendre en main ces éléments de résistance épars, d’obtenir de Londres de quoi armer, vêtir, ravitailler tous ces braves gens, et puis ensuite de les mener au combat. Il s’agit, par un travail de harcèlement de tous les instants, de paralyser de plus en plus la puissance des unités allemandes qui vont être de moins en moins nombreuses à demeurer à l’arrière du front de bataille. Que chacun fasse, dans son secteur, ce que je vais m’évertuer à réussir dans celui qui m’est confié !

– Cette réussite, comment ne vous la souhaiterais-je pas ! » dit Fabrice avec gravité.

Il avait regardé sa montre.

« Ce M. Anselme ne me paraît pas avoir un sens très vif de l’exactitude ! murmura-t-il.

– Bah ! fit Herbert avec insouciance, il est à peine trois heures et demie. Nous n’avons qu’une soixantaine de kilomètres à faire. Ce qui m’ennuierait, ce serait de vous obliger à rentrer de nuit chez vous. Il est vrai qu’à votre tour vous auriez la ressource de l’hospitalité de nos amis.

– Trop obligé ! dit Fabrice en riant. Mais, ma parole, que signifie… ? »

En même temps, il s’était levé.

Ils n’étaient plus seuls, le colonel et lui, dans son cabinet. Choisissant le fauteuil le plus proche de la porte de la salle à manger restée ouverte, quelqu’un était là, qui, sans façon, s’y était installé. C’était un homme d’une trentaine d’années, de taille un peu au-dessus de la moyenne. Il portait un imperméable vert bouteille, avec un feutre taupé de même teinte, dont il n’avait pas cru utile de se débarrasser. Abrités par de rares cils albinos, les yeux étaient d’un cruel bleu d’acier.

Ce curieux visiteur eut un sourire en voyant Fabrice venir vers lui.

« Monsieur Anselme, je suppose ? »

L’homme à l’imperméable secoua la tête.

« Je le regrette, répondit-il aimablement. Mais je ne suis pas M. Anselme. »

Et, toujours avec son insupportable sourire : « Je ne suis pas non plus M. Urbain.

– Je vous adresserai alors une double prière, dit Fabrice qui commençait à s’impatienter sérieusement. D’abord, veuillez enlever votre couvre-chef. Ensuite, faites-moi connaître votre nom.

– Il ne vous dirait pas grand-chose, monsieur. Mettons, si vous voulez bien, que j’appartienne au Service de Sûreté allemand, plus connu, en pays occupé, sous la dénomination de Gestapo. »

S’exprimant ainsi, il venait de retirer de son manteau un splendide parabellum qu’il déposa nonchalamment sur un guéridon, à portée de sa main.

Et s’étant incliné devant Fabrice :

« Monsieur le commandant Hersent, j’imagine ? »

Puis se tournant vers Herbert :

« Et j’imagine aussi, le colonel Gray, de la Royal Air Force ? Inutile de chercher quelque chose dans votre poche, mon colonel. Avec votre autorisation, nous en passerons l’inspection tout à l’heure. Je dis nous, car vous vous figurez bien que je ne suis pas venu seul vous rendre la discrète visite que voici. »

En même temps, il avait frappé dans ses mains. Quatre hommes, vêtus à peu près comme lui, surgirent, deux par la porte donnant sur la lande, deux par celle de la salle à manger.

« Monsieur, dit Fabrice, devenu soudain très pâle, puisque vous connaissez mon nom, vous devez savoir également chez qui vous êtes, c’est-à-dire chez moi, et que peut-être il pourrait vous coûter… Vous allez tout de suite me faire un plaisir.

– Lequel ? fit l’autre, mielleusement. Dans les limites de mon service, je serai toujours trop heureux de vous êtes agréable, mon commandant.

– Décrochez donc sans délai cet appareil téléphonique, et appelez-moi à Bordeaux le numéro 846-67. Je sais bien que le téléphone ne fonctionne point entre ici et Bordeaux pour les simples mortels. Mais vous, en excipant de vos nom et qualité… »

Le délégué de la Gestapo eut un air navré :

« Le numéro 846-67 répondra, certes. Mais à quoi bon se livrer à cette expérience, puisque ce ne sera pas le major Haugwitz que vous aurez au bout du fil. »

Il poursuivit, avec un éclair de féroce vindicte dans ses yeux pâles :

« Le major, ainsi d’ailleurs que plusieurs de ses camarades, depuis aujourd’hui même, sont remplacés à Bordeaux par des gens peut-être beaucoup moins distingués, mais ayant une conception plus adéquate des mesures que les circonstances imposent. »

Il conclut, ayant consulté sa montre lui aussi :

« Je regrette, messieurs, mais l’heure presse. Voulez-vous nous faire la grâce de nous suivre ? »

Au même instant, un coup de feu retentissait. Une glace vola en éclats derrière le visiteur à l’imperméable vert bouteille, à deux pouces à peine de sa tempe.

C’était Herbert qui avait tiré. Simultanément, deux des nouveaux venus bondirent sur lui, le maîtrisant.

Leur chef avait blêmi.

« Mon colonel, dit-il avec le plus grand calme, il ne vous suffisait sans doute pas d’être arrêté en costume civil, ce qui n’est déjà pas de nature à arranger vos affaires, ainsi que vous savez ? »

En même temps, il avait fait signe à ses hommes.

Deux automobiles noires, traction avant, stationnaient devant la porte d’entrée. La minute d’après, Herbert et Fabrice, menottes aux poignets, y avaient pris place.

TROISIÈME PARTIE

IX

Ce qui parut le plus invraisemblable à Fabrice, durant cette nuit de prison, ce fut d’avoir dormi.

Combien de temps ? Il ne put jamais l’établir au juste. Mais pas mal d’heures, tout de même. Il ne se rappelait pas avoir vu tomber la nuit. Or, quand il s’éveilla, le jour s’introduisait à grands flots à travers les barreaux de sa cellule, éclairant pas mal de détails assez sordides, certes, mais beaucoup moins, assurément, que ceux des divers baraquements d’Outre-Rhin où il avait végété, durant près de quatre années.

Fallait-il s’étonner de ce besoin de sommeil qui, la veille au soir, l’avait assommé ? Non, si l’on veut bien songer à ce qu’avait été son emploi du temps, depuis l’avant-veille. Parti le 6 juin au matin pour Bordeaux, il avait commencé par rencontrer à Captieux Mme Briel du Pradia, et il avait eu avec sa belle-mère la brève et curieuse conversation dont on se souvient. Puis, ç’avait été, Allées de Tourny, le déjeuner avec le major Haugwitz. On sait à quoi avait abouti sa démarche en faveur du fils du docteur Castaing. Il était rentré le soir directement chez lui, sans passer par Bergonce, peu soucieux d’annoncer au malheureux médecin une nouvelle qu’il apprendrait toujours assez tôt.

Durant cette nuit du 6 au 7 juin, il n’avait même pas essayé de se coucher. Bien lui en avait pris, étant donné la cascade d’événements auxquels il n’allait plus cesser dès lors d’avoir à faire face. Arrivée en trombe d’Aydée et du colonel Gray. Invasion de sa demeure par les maquisards de Garbay. Départ de sa femme à six heures du matin, dans une atmosphère tragique. Et puis les allées et venues entre chez lui et Mont-de-Marsan, avec finalement obligation de se rendre dans cette ville d’où il n’était revenu que vers deux heures, sans même avoir eu la chance d’y rencontrer Garbay. Attente de cet Anselme dont le retard ne faisait vraiment présager rien de bon. Oh ! les longues, les interminables minutes ! Sa conversation, cette conversation qu’il ne devait jamais plus oublier, avec Herbert, dans son cabinet de travail, un Herbert serein, confiant, presque gai. Et puis, enfin, leur arrestation à tous deux.

Herbert ! La première pensée de Fabrice, sortant de sa torpeur, venait d’être pour lui. Arrivés la veille vers six heures à Bordeaux, ils avaient été conduits à la prison du fameux fort du Hâ, attenant au palais de justice. Là, on les avait aussitôt séparés. Le colonel Gray avait disparu, encadré par les subordonnés de l’homme à l’imperméable vert bouteille. Quant à Fabrice, il avait été emmené dans le bureau qui se trouve à droite de la porte d’entrée de la prison. Il y avait été accueilli par deux Allemands en uniforme, porteurs de la hideuse tunique noire à tête de mort.

Se répandant en excuses exagérées, ils avaient commencé par le fouiller. Il avait été allégé de son bracelet-montre, de son stylographe, de son étui à cigarettes. Puis on avait procédé à l’examen des papiers contenus dans son portefeuille, dont aucun n’était compromettant, mais parmi lesquels se trouvait la lettre d’Aydée. Ces messieurs n’avaient point manqué d’en prendre connaissance. Frissonnant de rage, Fabrice avait dû assister à la lecture de cette lettre par ces deux inquiétants personnages à dolman noir. Le premier était possesseur d’une redoutable tête carrée. L’autre, plus jeune, avait des allures à vrai dire assez suspectes : lèvres trop roses, paupières cernées, rire gloussant. « En fin de compte, je me demande si j’ai jamais aimé quelqu’un d’autre que toi… » Quand ils en étaient arrivés à ce passage de la lettre de Mme Hersent, ils avaient échangé des regards gouailleurs, en se poussant l’un et l’autre du coude. Et ç’avait été pour Fabrice l’instant le plus abominable de cette abominable journée.

Trop est trop ! Devant la violence avec laquelle il les avait rappelés à l’ordre, ils lui avaient donné un instant l’impression qu’ils étaient sur le point de se mettre au garde-à-vous. Il est vrai que, dans l’intervalle, l’un avait glissé, sous les yeux de l’autre, la carte comportant autorisation de circuler de nuit et de jour, établie par la Kommandantur de Bordeaux.

« Qu’a-t-on fait de mon camarade ? avait grondé Fabrice. Celui qui vient d’être arrêté en même temps que moi ? »

Le jeune argousin aux lèvres trop roses avait répondu en minaudant :

« Monsieur le commandant, notre pente naturelle à mon camarade et à moi, est de ne chercher à personne querelle. Nous sommes néanmoins dans l’obligation de vous rappeler que notre mission consiste à vous poser un certain nombre de questions, et non, pour l’instant, à répondre aux vôtres. »

À ces questions, Fabrice était en train de supplier le ciel de lui donner la force d’opposer le silence, quelle que fût la monstruosité des procédés qui allaient être employés pour le contraindre à parler. Mais, rien de tel ne s’étant produit, il avait eu subitement l’impression que certains ordres avaient été donnés à son sujet. Peut-être n’était-il déjà plus considéré comme un détenu ordinaire. Cette réconfortante supposition parut d’ailleurs perdre de sa vraisemblance devant l’aspect assez peu ragoûtant de la cellule où, l’instant qui suivit, il fut conduit et enfermé.

Cette cellule était déjà pourvue de deux occupants, en l’espèce de deux cheminots, qu’il identifia grâce aux insignes de leurs casquettes, portant les initiales de la Société Nationale des Chemins de Fer français. Ils eurent tous les trois le bon sens de ne pas perdre trop de temps à entrer en confiance. L’aimable familiarité que crée la communauté d’infortune ne tarda pas à régner. Des deux compagnons de Fabrice, il y en avait d’ailleurs un qui était de Lencouacq, commune landaise assez proche de Bergonce. Les présentations s’en trouvèrent facilitées.

« Pourquoi es-tu là ? demanda l’homme de Lencouacq.

– Ils disent que j’ai aidé les gens du maquis.

– Les gens du maquis ? Ceux-là, ils commencent à nous courir un peu sur le système ! Pas vrai, Jean-Baptiste ?

– Et comment ! approuva le prénommé Jean-Baptiste.

– Et à vous deux, interrogea Fabrice, qu’est-ce qui vous est arrivé ?

– À peu près la même chose, mon vieux. Figure-toi qu’aujourd’hui, à midi, le transformateur de Pessac a sauté. Tu parles d’un grabuge ! Les Fridolins vont en avoir pour quelque temps avant le rétablissement normal du trafic. En attendant, écumant de rogne, ils ont coffré, de Pessac à Bordeaux, tout ce qui leur est tombé sous la main, moi, entre autres, qui suis lampiste, et mon copain, qui est aiguilleur. On est bien obligé de gagner sa pauvre garce de vie, n’est-ce pas ? Pendant ce temps, les auteurs du coup se sont, bien entendu, carapatés.

– Alors, le transformateur électrique de Pessac est détruit ? dit Fabrice, qui en éprouva comme une bouffée d’orgueil.

– Pour ça, oui, plutôt ! Et ceux qui ont réussi ce travail, on serait tenté de leur crier bravo, s’il n’y avait les imbéciles qui, comme toujours, vont trinquer à leur place. »

Au même instant, il y eut un bruit de déverrouillage. Un gendarme allemand – casque, jugulaire, hausse-col – parut sur le seuil.

« Ducasse, Isidore ?

– Présent !

– Bordes, Jean-Baptiste ?

– Présent !

– Kommen Sie mit mir ! fit le gendarme, accompagnant d’un geste impératif l’ordre qui leur enjoignait de le suivre.

– Bon ! Voilà les amabilités qui commencent ! » marmonna Ducasse.

Et, s’étant tourné vers Fabrice :

« Au revoir, vieux ! Bonne chance !

– Bonne chance ! »

La massive porte refermée, le gendre de Mme Briel du Pradia était demeuré seul. Il ne pouvait encore se douter que l’isolement dans lequel on le laissait faisait partie de toute la série de mesures de faveur dont il allait avoir l’étonnement de se découvrir le bénéficiaire.

Pas mal de détails assez sordides ! Évidemment, c’étaient ceux-là qu’avait rencontrés le premier regard de Fabrice, se réveillant. À présent, il était obligé de constater qu’il aurait pu tomber sur pire. La couverture du grabat sur lequel il avait dormi n’était certes pas de première fraîcheur, non plus que du dernier modèle l’hydrothérapie de l’endroit. Mais enfin il avait connu plus mal au cours de ses villégiatures en Allemagne. Et puis, il venait d’apercevoir, sur un escabeau, quelque chose de nature à lui donner à réfléchir.

C’était un véritable repas froid, et composé, ma foi, avec un goût inattendu. Un appétissant veau aux carottes, une bonne tranche de gruyère, accompagnés d’une bouteille de vin. Repas froid ? Il n’en avait pas toujours été ainsi, peut-être ? Fabrice en fut du coup convaincu qu’il avait dû s’endormir immédiatement après le départ des deux cheminots. Très vite, d’ailleurs, il lui fut démontré que sa supposition était exacte.

Comme il s’étirait, pour donner un peu de jeu à ses reins endoloris, quelqu’un entra, son gardien, un garçon qui n’avait rien à voir avec un maître d’hôtel du Ritz, mais qui n’en était pas moins porteur d’un énorme bol débordant d’un odorant café au lait. Il était certainement convaincu qu’il avait affaire à un hôte de marque, car, tout en lui multipliant les égards, il expliqua à Fabrice ce que celui-ci avait déjà deviné. La veille au soir, quand, à l’heure fixée pour le repas des détenus, il avait pénétré dans la cellule de son nouveau client, il avait trouvé ce dernier déjà complètement endormi. Il n’avait pas osé le réveiller, se bornant à déposer cet en-cas sur l’unique escabeau de la geôle.

« Et si monsieur le commandant avait quelque souhait à formuler ?…

– Ma foi, pourquoi pas, mon ami ? D’abord, je voudrais bien savoir pour combien de temps je suis ici.

– Quand même je désirerais vous le dire, je n’en aurais pas le droit, monsieur le commandant. À présent, je peux toujours vous avertir qu’à dix heures je dois venir vous chercher pour vous conduire dans le cabinet du capitaine juge d’instruction.

– Parfait ! À présent, d’ici là, afin de me présenter devant ce capitaine avec tous mes avantages, un coiffeur pourrait-il venir me raser ?

– Il n’y a pas de coiffeur attaché à l’établissement, monsieur le commandant. Mais je vais tâcher de vous en réquisitionner un, dans le quartier. »

Le coiffeur fut là, un quart d’heure après. Il fleurait légèrement l’échalote, mais il s’acquitta à merveille de sa tâche. Dans l’intervalle, utilisant comme fer à repasser la cuillère de son bol de café au lait, Fabrice avait réussi à faire disparaître bon nombre de plis disgracieux d’un costume qu’il venait d’utiliser, douze heures durant, comme pyjama.

Il ne put, ce faisant, s’empêcher de rire, en songeant au beau complet bleu ardoise d’Herbert.

« Après une nuit pareille, il doit, se dit-il, être en plus piteux état encore que le mien ! »

À dix heures moins cinq, fidèle à sa consigne, le gardien était là. Cinq minutes plus tard, Fabrice était introduit dans le bureau du capitaine instructeur.

Celui-ci se leva, à son entrée, le saluant d’un brusque mouvement du buste. C’était un homme d’une quarantaine d’années, vêtu de la petite tenue d’infanterie, sans insignes, sans décorations d’aucune sorte.

« Monsieur, dit-il, demeurant debout après avoir fait asseoir son visiteur, veuillez prendre la peine de reconnaître les différents objets que voici. Ce sont bien ceux qui vous ont été confisqués hier soir, lorsque vous avez été écroué ? »

Sur le bureau de l’officier, Fabrice, qui ne s’attendait guère à cette entrée en matière, reconnut successivement son stylographe, son étui à cigarettes, son bracelet-montre.

« Bien ! Et voici votre portefeuille. Argent, papiers, rien ne manque-t-il ? Voulez-vous vérifier !

– Rien ne manque, monsieur.

– En conséquence, voulez-vous prendre la peine de signer l’attestation que voici ? »

Fabrice signa. Le capitaine prit le certificat, le relut, le classa.

« Je vous remercie. À présent, monsieur, vous pouvez disposer.

– Disposer ?… » répéta Fabrice.

Il n’avait pas l’air de comprendre. « Disposer de quoi ? » eut-il envie de demander.

« Je veux dire que vous êtes libre. »

Et, comme Fabrice continuait à demeurer assis :

« J’allais oublier une chose. Vous avez été arrêté à Bergonce, par des services distincts de ceux auxquels j’appartiens, mais peu importe ! Peut-être estimez-vous que compte doit vous être tenu du déplacement qui vous a été ainsi imposé ? Vous trouver une place dans une des automobiles qui assure notre liaison avec Mont-de-Marsan ne doit pas être difficile. Voulez-vous me laisser le temps de m’en occuper ?

– Monsieur, je ne voudrais pour rien au monde vous imposer… commença Fabrice, à qui la perspective d’être rapatrié à Bergonce dans un camion à croix gammée ne souriait que médiocrement. Mais, en revanche…

– En revanche ?

– Si j’osais vous soumettre une requête ?

– Laquelle ?

– Simplement connaître le sort de l’ami qui a été arrêté hier en même temps que moi. En effet, au cas où…

– Au cas où ?

– Au cas, poursuivit Fabrice, continuant à payer d’audace, où il ne tarderait pas d’être remis en liberté lui aussi, je prolongerais volontiers mon séjour à Bordeaux, jusqu’au moment…

– Monsieur, dit le capitaine instructeur, avec un regard si glacial que son interlocuteur en perdit définitivement contenance, c’est, je présume, au colonel Gray, de la Royal Air Force, arrêté en effet hier, sous des vêtements civils, que vous entendez faire allusion ?

– En effet, monsieur !

– Eh bien, il y a une raison que je m’en vais vous apprendre, une raison pour laquelle il n’est plus possible que le colonel Gray soit remis en liberté, une raison contre laquelle ni M. Churchill, ni M. Roosevelt, ni M. Staline, ni le Führer lui-même ne pourraient rien.

– Et laquelle, monsieur, je vous prie ?

– C’est que le colonel Gray a été fusillé aujourd’hui, au petit jour. Excusez-moi de vous en informer avec aussi peu de ménagements. Et une fois encore, monsieur, je vous le répète : vous pouvez disposer. »


*

Lorsque, expulsé littéralement du fort du Hâ, Fabrice se fut retrouvé sur le pavé de Bordeaux, il se surprit quelques instants à errer sans but à travers cette ville qui lui semblait soudain devenue totalement étrangère. Il serait ainsi allé au hasard, n’importe où, à la manière d’un somnambule, si, cours d’Albret, quelqu’un qui n’avait pas cessé de s’attacher à ses pas depuis sa sortie de prison, n’avait fini par se décider à lui prendre le bras avec respect.

« Monsieur le commandant ?

– Qu’y a-t-il ?

– Est-ce que monsieur le commandant ne me reconnaît point ! »

Allons, bon ! Un Allemand, encore ! Il n’en aurait donc jamais fini avec eux. Celui-ci n’avait pas l’air bien méchant, par exemple ! Où donc Fabrice avait-il pu le rencontrer ? Subitement, il se souvint.

C’était le feldwebel hilare qui, cinq mois auparavant, marivaudait avec Célina, dans la cour du château du Pradia, lors de la première visite faite par Fabrice à sa belle-mère. Le chauffeur du major Haugwitz, en un mot.

« Je vous reconnais, oui. Qu’est-ce qu’il y a ?

– Si monsieur le commandant voulait bien avoir la bonté de me suivre ? »

Et Fabrice l’avait suivi, docilement.

Il avançait, ébloui, aveuglé par un soleil qui ne lui paraissait point à sa place accoutumée. Il avait l’impression d’être précédé non par un humble soldat, mais par un fantôme en complet bleu ardoise, perforé de douze trous sanglants. « Fusillé ! se répétait-il. Ils l’ont fusillé ! » On serait venu lui dire, il n’y avait encore pas bien longtemps, qu’un jour il errerait dans Bordeaux, à la manière d’un halluciné, frappé d’une sorte d’épouvante mortelle par la nouvelle de l’exécution de l’amant de sa femme, il se serait écrié que, fou lui-même, il venait d’être condamné tout à coup à vivre dans un monde de fous.

Dans un monde de fous, en effet.

« Nous voici arrivés. Soyez remercié, monsieur le commandant ! »

Et le chauffeur du major Haugwitz s’était effacé devant lui.

Fabrice n’eut pas besoin de beaucoup d’efforts pour identifier l’un des grands hôtels de Bordeaux réquisitionnés pour le compte des autorités occupantes. Dans le corridor qui le menait à l’appartement du major Haugwitz, il aurait peut-être pu, quelques semaines auparavant, discerner une odeur qui était loin de lui être inconnue, un parfum d’iris noir, celui de la châtelaine du Pradia.

Haugwitz l’attendait au milieu de ses cantines, que son ordonnance achevait de boucler. Lui-même était déjà en tenue de campagne.

« Je suis heureux de vous revoir, avant mon départ définitif, dit-il, et surtout d’avoir pu… »

D’avoir pu ? Fabrice comprit que, cette fois, ce n’était plus seulement quelques petites faveurs administratives, mais la vie, vraiment, qu’il devait à cet homme. L’autre lui avait pris les mains. Pouvait-il décemment les lui refuser ?

« Que de choses en deux jours ! Car il y a tout juste quarante-huit heures que nous avons déjeuné ensemble ! murmura Haugwitz.

– Oui, que de choses ! Je ne pensais plus vous revoir. On avait déjà annoncé votre départ.

– Je ne m’en vais que ce soir. C’est ce retard qui m’aura permis d’intervenir efficacement, j’en bénis le Ciel, dans la grave, très grave affaire à laquelle vous avez été mêlé. Nous avons de la chance que Forster ait tenu sa parole.

– Qui est Forster ?

– Vous sortez de chez lui. Le capitaine rapporteur auprès du conseil de guerre. Quelqu’un qui m’aime, et à qui j’ai plus ou moins sauvé la vie en Russie. Apprenant hier soir, juste à temps, votre incarcération au fort du Hâ, j’ai pu le voir, lui parler, faire valoir tout ce qui doit militer pour vous. Je n’espérais point, je l’avoue, qu’il m’écouterait. Il est vrai que, s’il déteste les Français, il a peut-être encore moins de goût pour les gens de la Gestapo.

– Savez-vous une chose ? fit soudain Fabrice, qui continuait à avoir l’air de se promener dans un songe.

– Laquelle ?

– Gray ! Le colonel Gray ! Eh bien, il a été fusillé ce matin.

– Gray ? Qui est-ce ? Ce n’est tout de même pas de l’officier anglais qui a été arrêté chez vous qu’il est dans votre intention de me parler, j’imagine ?

– C’est de lui, exactement ! N’est-ce pas affreux ? »

Le major Haugwitz parut tomber de son haut.

« Vous auriez peut-être voulu me voir demander sa grâce ? » dit-il, avec un rire de sombre ironie.

Et, comme Fabrice se taisait, Haugwitz ajouta :

« Il me plairait de savoir ce qu’il adviendrait, en Angleterre, de votre serviteur, si, parachuté là-bas, il était capturé en vêtements civils. »

Ils gardèrent un instant le silence l’un et l’autre. De nouveau, ce fut Haugwitz qui parla :

« Nous allons nous séparer, et pour toujours, cette fois, je pense ! dit-il. Est-ce que vous consentiriez à m’embrasser ?

– Ah ! de tout mon cœur ! » fit Fabrice.

Haugwitz dit encore :

« Et elle, quand vous la reverrez, cela vous ennuierait-il de l’embrasser aussi de ma part ?

– Elle ? répéta machinalement Fabrice.

– Oui ! Diane, voyons ! »

Il ajouta, avec une émotion qui lui brisait les paroles :

« Je l’ai aimée beaucoup, beaucoup, vous savez ! Alors, n’est-ce pas, il faut me promettre… »

Fabrice acquiesça de la tête.

« Je vous le promets ! À condition, bien entendu, que l’occasion me soit accordée de la revoir, elle aussi. »

Ils se quittèrent. Butant, en descendant, dans les escaliers du palace, Fabrice se retrouva Allées de Tourny, incapable de savoir au juste où il allait.

Sa femme maîtresse d’un colonel britannique, passé de vie à trépas, il est vrai ! Sa belle-mère d’un commandant allemand qui ne tarderait pas sans doute, lui non plus, à suivre l’exemple de l’autre ! Quelle époque, encore une fois, quelle époque !

Il n’y avait probablement que Dieu à savoir comment tout cela finirait.

Le vaste et bel appartement que les Hersent habitaient de toute éternité à Bordeaux se trouvait situé dans un antique immeuble du quartier dit des Grands Hommes. Fabrice s’y réfugia après sa visite à Haugwitz. Et là, prostré, de toute la journée, sans même entrouvrir une fenêtre, il ne bougea plus.

Il ne sortit qu’à la tombée de la nuit, pour s’occuper de la location d’une automobile qui viendrait le chercher, le lendemain matin afin de le ramener à Bergonce. Un instant, il avait eu l’idée d’écrire à Noémie, pour lui donner l’ordre de le rejoindre à Bordeaux. Peu s’en fallait qu’il ne commençât à prendre en horreur sa demeure landaise. Puis, il hésita, devant un départ qui eût pu être taxé de désertion.

Une désertion ? Il aurait bien voulu savoir de quoi, par exemple !

Le lendemain, vers les dix heures, il était de retour chez lui.

« Monsieur m’aura donné bien du souci ! dit Noémie, qui l’attendait sur le seuil.

– Ce n’est pas ma faute ! répliqua-t-il, mentant légèrement. Mais, hier, à Bordeaux, je n’ai trouvé personne pour me raccompagner, ni, par conséquent, pour vous rassurer, vous faire savoir…

– Il ne s’agit pas de cela, monsieur Fabrice. Dès hier soir, aussi bien à Bergonce qu’à Mont-de-Marsan, on était au courant, on n’ignorait pas que vous aviez été relâché. C’est justement à cause de cela que j’ai été inquiète de ne pas vous voir tout de suite arriver.

– On savait, dites-vous ? Qui ? Et comment ?

– Oh ! fit-elle, tortillant, comme d’habitude, le coin de son tablier, les nouvelles, par les temps qui courent, n’ont bas besoin d’emprunter la poste pour aller vite. Alors, ne recevant rien de vous, j’ai craint quelque autre complication. Dieu soit béni, puisque vous voilà ! On va enfin peut-être avoir un peu la paix, qu’en pensez-vous ? Je ne me fais pas plus brave que je ne le suis, monsieur Fabrice. Je vous confesserai donc que j’ai eu bien peur, avant-hier. Pendant que ces horribles policiers vous arrêtaient, vous et le malheureux officier anglais, figurez-vous que l’un d’eux était en train de me maintenir de force dans ma cuisine, avec sa mitraillette braquée sur moi. Qui aurait pu supposer que des choses pareilles se verraient un jour, dans notre pays ? Chez des gens de l’Est, ou du Nord, qui y ont été habitués de tout temps, passe encore. Oui, mais ici !

– Le malheureux officier anglais, dites-vous ? On sait donc déjà…

– Qu’il a été fusillé hier matin ? Oui, monsieur Fabrice. On l’a su en même temps que l’on apprenait que vous étiez libéré, vous. Et Madame, pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ! Bienheureux, mon Dieu, celui qui n’ignore point où pouvoir donner de la tête ! »

De toute la journée, au besoin du reste de la semaine, Fabrice s’était bien juré de ne plus quitter sa maison. Or, à peine avait-il fini de déjeuner qu’il prenait dans son automobile la direction de Mont-de-Marsan.

« Quelle joie de vous voir ! » s’exclama son ami le garagiste.

Il ajouta, baissant la voix :

« Il paraît que vous revenez de loin ?

– Oui, d’assez loin ! Par qui l’avez-vous appris ?

– Par l’ami Garbay. Il est informé de tout, cet animal-là, et avant tout le monde. La preuve en est qu’en me donnant de vos nouvelles, il m’en a demandé de votre moteur. Votre moteur ! En quoi cela pouvait-il l’intéresser ? Je lui ai répondu que je lui souhaitais de se porter aussi bien que lui.

– Garbay, est-ce qu’il est à Mont-de-Marsan ?

– Il y était hier. Je ne serais pas étonné qu’il y fût retourné aujourd’hui. Il y vient presque tous les jours.

– Je vous laisse mon automobile. J’ai quelques courses à faire en ville. À propos, si vous voyez Garbay…

– Vous avez une commission pour lui ?

– Qu’il me fasse donc le plaisir de venir prendre quelque chose au Café Central. J’y serai à quatre heures. »

À quatre heures très précises, il vit venir Garbay, toujours aussi correct et soigné dans sa mise. Il avançait, regardant à droite et à gauche, selon sa coutume. Qui l’aurait aperçu n’aurait pas manqué de l’être par lui également.

Ils se serrèrent la main.

« Que prenez-vous ? demanda Fabrice.

– Éternel problème, à cette heure-ci. Un peu tard pour le digestif. Un peu tôt pour l’apéritif. Allons-y pour le digestif !

– Deux armagnacs, réserve du patron ! » commanda Fabrice.

Ils restèrent un moment sans parler. On eût dit que chacun attendait que l’autre commençât.

« Comment expliquez-vous ce qui s’est passé ? interrogea enfin Fabrice.

– Vous faites allusion, je pense, à l’arrestation du colonel Gray et à la vôtre ?

– Je ne vois pas à quoi d’autre je pourrais faire allusion.

– Eh bien, figurez-vous que moi aussi j’allais vous poser à peu près la même question !

– Ce n’est pas au fort du Hâ que j’aurais pu apprendre de quoi vous satisfaire ! » répliqua Fabrice assez vertement.

La vérité était qu’il y avait toute une série de détails dont il jugeait inutile de parler. Peut-être aussi se rendait-il compte de la difficulté qu’il peut y avoir à faire admettre comme vraisemblables les choses les plus simples.

Garbay toussa :

« Évidemment ! fit-il. Eh bien, puisque vous me faites l’honneur de demander mon avis, je commencerai par vous rappeler la capture d’Urbain. En y mettant les moyens appropriés, ils ont pu réussir à le faire parler. Mais, enfin, il ne pouvait dire que ce qu’il savait. Or, au moment de son arrestation, il ignorait que c’était chez vous qu’Herbert et Gina trouveraient un refuge. »

Gina ! C’était la première fois que Garbay appelait ainsi Mme Hersent devant Fabrice. Celui-ci feignit de ne pas l’avoir remarqué.

« Et Anselme ?

– Plus de nouvelles ! Il a dû rejoindre sa base dans le Gers. C’était ce qu’il avait de mieux à faire. Il n’allait pas se jeter dans la gueule du loup. En arrivant à Mont-de-Marsan, il aura appris que tout était grillé, qu’à Bordeaux la Gestapo était déjà avertie.

– Avertie ? Par qui ?

– Par un coup de téléphone de Mont-de-Marsan », répondit brièvement Garbay.

Il dit encore :

« Le colonel Gray est mort magnifiquement. Ce n’est pas à lui qu’ils ont arraché le moindre mot. Il a été torturé de façon si abominable qu’en fin de compte, ce n’était plus guère qu’un cadavre qu’ils se sont décidés à fusiller. »

Les deux hommes se regardèrent en silence.

« En tout cas, murmura Fabrice, nous avons la consolation d’avoir fait tout ce que nous avons pu. »

Ces paroles, il ne sut pourquoi, n’éveillèrent aucun écho chez Garbay.

X

Le début de cet été de 1944 fut très chaud. Les cigales chantèrent éperdument le long des pins englués de résine. Elles s’envolaient quand, au cours de ses promenades, il arrivait à Fabrice de s’en approcher de trop près. Un jour, il en vit une qui ne bougeait pas. Elle avait l’air d’un bijou transparent, d’une agrafe de cristal mordoré. Surpris de son immobilité, il fallut qu’il la touchât du doigt pour s’apercevoir qu’elle était morte.

De tout le mois de juin, il ne sortit guère, ne s’intéressant ni aux faits ni aux êtres, jetant à peine un coup d’œil sur le journal déposé chaque matin par le boulanger, avec la provision quotidienne de pain. On pouvait y lire entre les lignes que la bataille de Normandie faisait rage, et qu’elle ne tournait certainement pas mal pour les Alliés. Les bruits d’avions dans le ciel nocturne se multipliaient. Autrement, rien ! Pas de courrier ! Fabrice n’avait eu qu’une visite, celle de Caunègre, le métayer de Saint-Gor, venu en témoignage de gratitude lui offrir une paire de jeunes chapons.

« Avez-vous eu des nouvelles de votre beau-frère ?

– De qui ? De Garbay ?

– Oui ! »

Le métayer avait secoué la tête.

« Ma foi, non, monsieur Hersent ! Il faut croire qu’il n’a pas eu le temps de venir recevoir nos remerciements, pas plus que, ma femme et moi, nous n’avons eu celui de les lui porter. »

Durant les repas, Noémie était devenue de plus en plus silencieuse. Elle semblait attendre que son maître parlât le premier. Lui, de son côté, paraissait en avoir de moins en moins envie. À table, il avait pris l’habitude de lire des livres quelconques, n’ayant rien à voir avec l’actualité. Il ne relevait guère les yeux, de crainte peut-être de rencontrer ceux de la vieille servante, qui lui donnait l’impression de contenir sans cesse comme une muette et triste interrogation.

Un jour, cependant – on devait être à la mi-juillet –, elle s’était enhardie à demander :

« Est-ce que Monsieur ne croit pas une chose ?

– Laquelle, Noémie ?

– Ne ferions-nous pas mieux de nous en revenir habiter Bordeaux ? »

Il la regarda.

« Pourquoi estimez-vous que nous ferions mieux, Noémie ? »

Il avait hésité à lui poser cette question, dont il devait visiblement redouter la réponse. Comme si lui-même n’avait point songé que ce parti serait le plus sage, en effet ! Noémie elle aussi avait donc été frappée par la lourdeur de cette atmosphère, dans laquelle, depuis les événements de la première semaine de juin, il avait la vague sensation de vivre ? Oui, à plusieurs reprises, il avait eu l’idée de cette fuite, de cette désertion, si l’on préférait employer le terme, auquel il avait songé au cours de l’affreux après-midi de Bordeaux. Chaque fois, la même pensée l’en avait dissuadé. Mais, cette pensée-là, comment oser l’avouer à Noémie ?

Une nuit, de nouveau, si Aydée revenait !

Combien de fois n’avait-il pas relu cette lettre, sur laquelle les deux brutes du fort du Hâ avaient laissé traîner leurs obscènes regards, promené leurs ignobles doigts ! Cela ne l’avait pas empêché de la porter depuis à ses lèvres, combien de fois, mon Dieu, combien de fois !

« En fin de compte, je me demande si j’ai aimé quelqu’un d’autre que toi ! » C’était elle, tout de même, qui avait écrit cette phrase. Il ne l’y avait pas contrainte, n’est-ce pas ? Alors, il ne serait point là pour l’accueillir, la prendre dans ses bras, si, une nuit, elle venait encore à apparaître, tendre et farouche, avec sa merveilleuse tête d’archange casquée de cuir ?

Pas plus que de la fille, d’ailleurs, il ne savait rien de la mère. Ce fut pour tenir un engagement tout de même souscrit par lui qu’il se vit mis en demeure de sortir de cette ignorance.

Le facteur, qui n’était point passé depuis bien des jours, remit un matin une lettre à Noémie. Elle portait le cachet postal, vieux de près de trois semaines, d’une petite localité du Calvados. Elle était signée Julius. Fabrice dut la relire pour comprendre qui était ce Julius. Il s’agissait tout simplement du chauffeur du major Haugwitz, le brave garçon à face épanouie qu’il avait rencontré lors de sa première visite à sa belle-mère, le même qui, le mois précédent, beaucoup moins souriant, l’avait guetté à sa sortie du fort du Hâ.

En quelques lignes naïves et touchantes, Julius annonçait à Fabrice la mort de son chef, grièvement blessé dans un des combats autour de Caen, puis décédé à l’hôpital de cette ville. « Mon commandant, achevait-il, a tenu à ce que vous soyez instruit de sa fin. Il m’a chargé, par la même occasion, monsieur le commandant, de vous rappeler telle promesse que vous avez bien voulu lui faire, ajoutant qu’il était impossible que vous ayez pu l’oublier. »

De cette promesse, Fabrice ne se souvenait en effet que trop bien. À tel point qu’il prit la décision de ne pas attendre davantage pour la tenir. Il y avait longtemps qu’il ne s’était servi de son automobile. Le jour même, il prit donc avec elle la route de Captieux et du Pradia.

Pour pas mal de raisons auxquelles il avait eu largement le temps de réfléchir, il ne pensait point que Diane fût de retour de Biarritz. Du moins espérait-il obtenir son adresse. Le baiser posthume qu’il avait mission de transmettre lui serait acheminé par lettre, voilà tout !

Les Allemands ne contrôlaient même plus la circulation. Son permis que, deux mois auparavant, il aurait dû produire trois ou quatre fois ne lui fut pas réclamé une seule.

« Bientôt, se dit-il, ce seront les amis de Garbay qui l’exigeront. »

Au Pradia, une surprise l’attendait. L’automobile de Diane était dans la cour. Le jardinier, qui avait toujours eu un faible pour lui, agita joyeusement les bras en l’apercevant.

« Si Madame est là ? Comment, mon commandant, vous l’ignorez ? Elle a quitté le château au début de juin ! Le 6, très exactement.

– Je sais ! Je sais ! Voici pourtant son automobile !

– Effectivement ! Une chance que vous avez, monsieur Fabrice. C’est Célina qui est arrivée depuis ce matin. Elle repart ce soir ou demain. Elle va pouvoir vous donner des nouvelles toutes fraîches. »

Au même instant, la femme de chambre apparaissait, au premier étage, à l’une des fenêtres de l’appartement de Mme du Pradia. Elle avait certainement reconnu la voix du gendre de cette dernière.

« Monsieur Fabrice ! s’exclama-t-elle, feignant l’étonnement. Je descends tout de suite.

– Inutile, je vous en prie, Célina ! C’est moi au contraire, qui vous rejoins. »

À peine eut-il donné cet ordre qu’il commença à le regretter. Il ne s’en engagea pas moins dans l’escalier.

Quatre ou cinq valises étaient ouvertes au milieu de la chambre de Diane. Célina était occupée à les remplir de lingerie et de robes d’été. Elle eut pour Fabrice un sourire que celui-ci n’avait aucun motif de ne pas lui rendre.

« Vous allez me donner des nouvelles de Madame, pour qui j’ai moi-même une commission », commença-t-il.

Il ajouta, désignant les valises :

« Je vois qu’elle a l’intention de prolonger son séjour sur la côte basque. »

Célina secoua la tête et eut son même sourire ambigu.

« Monsieur Fabrice se trompe. »

Elle parlait d’une voix légèrement oppressée, qui faisait peser un malaise obscur dans cette pièce aux tentures closes, devant cet immense lit dépourvu de couvertures et de draps.

« Madame a quitté Biarritz ce matin même, avec des amis. »

Elle ajouta, regardant Fabrice dont elle s’était insensiblement rapprochée :

« Ils vont s’installer à Cannes ou à Nice. Ils doivent avoir leurs motifs. Madame a assurément les siens. Monsieur s’en doute, peut-être ?

– De quoi pourrais-je me douter ?

– Mettons que ce soit de drôles d’événements qui se préparent, monsieur Fabrice. À ce moment-là, il n’est pas dit que Madame n’aura pas intérêt à être à Nice, plutôt qu’à Biarritz, où l’on risque de se trouver un peu trop près du Pradia. Voilà pourquoi je suis ici, chargée de lui apporter un tas de choses en vue d’un séjour qui peut se prolonger plus qu’on ne pense. »

Elle ajouta, d’une voix qui se faisait de plus en plus basse :

« Monsieur Fabrice, vous me croirez si vous voulez…

– Pourquoi ne vous croirais-je pas, Célina ? fit-il, assez sur ses gardes.

– C’est de la chance, vous disait tout à l’heure le jardinier, de m’avoir rencontrée ici. De toute façon, aujourd’hui ou demain, vous m’auriez vue, monsieur Fabrice. Je sais que Noémie ne déborde pas de sympathie pour moi. Ni vous, peut-être davantage ! N’empêche qu’en quittant le Pradia, pour rejoindre Madame, qui m’attend à Toulouse, ma décision était d’obliger Georges, quoi qu’il pût penser, à faire un détour par Bergonce. »

Georges, c’était, on ne l’a pas oublié, le chauffeur de Diane du Pradia. Il n’avait jamais été lui non plus en excellents termes avec la femme de chambre.

Celle-ci continua :

« Il faut admettre que c’est moi qui aurais eu raison, monsieur Fabrice, du moment que vous avez une commission pour Madame. »

Il aurait pu répondre de façon évasive. Il n’en fit rien. Il était pris du désir de savoir comment elle allait se comporter.

Sans ambages, il lui demanda :

« Célina, vous vous souvenez, j’imagine, du major Haugwitz ?

– Comment ne m’en souviendrais-je pas ? fit-elle, avec son mince sourire plein d’audace.

– C’est vrai ! dit-il. Que je suis sot ! Il faudrait que vous eussiez oublié également son ordonnance, ce bon Julius. »

Elle riposta avec un dédain qui ne manquait certes pas d’allure :

« Plaît-il, monsieur Fabrice ? Plaît-il ? Monsieur me ferait-il également la grâce de me croire si je lui affirme qu’il ne s’est jamais rien passé entre sa servante et ce bon Julius, comme il dit ? Et je ne parle pas de la sorte parce que la prudence va exiger de plus en plus que l’on espace les rapports qu’on a pu avoir avec ces pauvres messieurs, soldats ou gradés ! Mais je cause, je cause, et je ne songe même pas à m’enquérir de la commission dont vous désirez me charger pour Madame !

– Le major Haugwitz a été tué en Normandie ! » fit Fabrice avec gravité.

Il poursuivit :

« Le jour où il a quitté Bordeaux, prévoyant qu’il ne reverrait jamais ma belle-mère, il m’a fait promettre de la prévenir de sa mort, après qu’il se serait arrangé pour que j’en fusse informé, moi. J’ai pensé que vous consentiriez… »

Elle eut un rictus douloureux.

« Ce sera fait, monsieur Fabrice. »

Un parfum traînait parmi la chaleur de cette pièce, ce parfum d’iris noir, si cher à Diane Briel du Pradia. Il s’y mêla soudain une odeur plus âpre, celle qui semblait sortir de la chevelure, maintenant tout en désordre, de Célina.

Avec lenteur, elle s’était mise à marcher vers Fabrice. Lui, il ne bougeait pas. Elle, elle ne s’arrêta que lorsqu’elle eut son corps à peu près collé au sien. D’étranges effluves s’échappaient de ce corps oscillant et souple. Les yeux troubles de Célina brûlaient. Sa voix se fit encore plus rauque.

« Il y a des femmes qui ont eu tout de même de la chance ! » balbutia-t-elle, avec une sorte de soupir haletant.

Les temps étaient révolus. On sentait qu’il n’allait plus tarder à se passer quelque chose de péremptoire.

Le mardi 13 août, au matin, les troupes alliées débarquaient en Provence.

C’était bien le commencement de la fin.

Une semaine plus tard, le 22 août, vers trois heures, Noémie pénétra en coup de vent dans le cabinet de travail où Fabrice était en train de lire.

« Monsieur ! Monsieur !…

– Qu’y a-t-il ?

– Que Monsieur devine ! Le drapeau tricolore, à Bergonce !… Il flotte depuis midi sur la mairie. »

Fabrice s’était levé, ayant posément refermé son livre.

« Eh, mais, alors, c’est la Victoire ! Voilà qui doit se célébrer, ce me semble, ma bonne Noémie ! »

Il alla chercher une bouteille de champagne, l’ouvrit lui-même. Ils burent tous deux. Puis, d’un même mouvement, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

Ce fut alors qu’il s’aperçut qu’il y avait des larmes dans les yeux de la vieille femme.

« La joie, Noémie !

– La joie, bien sûr, monsieur Fabrice ! »

Elle balbutia :

« La peur, aussi !

– Voyons, Noémie ! N’êtes-vous pas folle ? »

Elle secoua la tête.

« Si je suis folle ? Que monsieur Fabrice se souvienne. Voilà une phrase qu’il m’a déjà dite… la nuit où j’ai parlé de la prochaine arrivée de Madame.

– Et alors ? Je ne vois pas très bien…

– Et alors, n’est-ce pas, quelques jours après, elle était là ! »


*

« Mon drame, se dit Fabrice, aura été de n’avoir, depuis six mois, cru connaître que si peu de vrais héros, et de m’apercevoir subitement que j’en étais entouré de tous côtés. »

Il reprit, à voix haute cette fois :

« Eh mais, petit imprudent, fais attention à ta pétoire, que diable ! Elle risque de partir toute seule. Je ne dis pas cela seulement dans mon intérêt, tu sais, mais aussi dans le tien. »

Les camarades du très jeune homme auquel Fabrice s’adressait se mirent à rire. À tous, l’interpellé lança des coups d’œil furibonds. Il braqua de plus belle sous le nez de son prisonnier un énorme revolver à barillet.

Ils étaient cinq, sans compter le chauffeur et Fabrice, à être empilés dans une automobile qui se trouvait être, comme par hasard, celle de ce dernier, à l’arrestation de qui ils venaient de procéder. On était le jeudi 7 septembre, par un de ces adorables après-midi où il aurait fait si bon, sans préjudice sensible pour le salut de notre chère patrie, pêcher à la ligne ou cueillir dans les bois avoisinants de beaux cèpes d’ébène à queues blanches.

C’était vers quatre heures que ces cinq visiteurs, armés de pied en cap, s’étaient présentés chez Fabrice, et, devant une Noémie criant au sacrilège, lui avaient intimé l’ordre de les suivre. Ils étaient harnachés de brassards tricolores, ainsi que de divers insignes, cousus au petit bonheur et destinés à établir leurs grades respectifs, le tout assez analogue à des accessoires de cotillon. De braves enfants, au demeurant, et qui n’avaient pas l’air de buveurs de sang bien convaincus.

Les choses devaient se gâter légèrement durant la traversée de certaines localités où une foule en liesse édifiait et démolissait tour à tour des barricades dont la nécessité tactique n’apparaissait pas évidente. Quelques injures assez malsonnantes furent décochées à Fabrice. Lui, avait l’air de prendre son parti à peu près de tout. Il savait que les arrestations avaient commencé depuis une dizaine de jours à Mont-de-Marsan libéré, et il se doutait que c’était là qu’on le conduisait.

Les gens présumés suspects étaient enfermés au lycée Victor-Duruy, hâtivement aménagé pour les recevoir, et qui devait déjà compter deux ou trois cents de ce nouveau genre de pensionnaires. Le personnel universitaire habituel était remplacé, pour la circonstance, par les débonnaires Sénégalais de la garnison.

Quand Fabrice, avec son escorte, franchit la porte du lycée, un incident assez réconfortant se produisit. Un bref commandement le salua. C’étaient les splendides Bambaras de garde qui rendaient spontanément les honneurs au ruban de sa croix de guerre et à sa rosette rouge. On n’avait pas eu encore le temps de leur faire la leçon.

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle…

Tel André Chénier rencontrant Roucher sous le préau de Saint-Lazare, ainsi la première personne sur laquelle tomba Fabrice pénétrant dans son nouveau domaine fut le docteur Fourcade. Ils se serrèrent vigoureusement la main.

Le docteur était là depuis le 21 août, date à laquelle les arrestations avaient commencé à Mont-de-Marsan. Vis-à-vis de Fabrice, il faisait donc déjà figure d’ancien. Il s’empressa de lui fournir tous les détails nécessaires sur le régime auquel les détenus étaient soumis.

« Mis à part ce qu’il y a d’un peu cavalier dans le procédé, on n’a point, pour le moment, trop à se plaindre, conclut-il. Tous ces nouveaux messieurs n’ont pas l’air de savoir très exactement ce qu’ils vont pouvoir faire de nous. On nous apporte de l’extérieur ce que nous voulons, à condition de laisser prélever sur notre ravitaillement une dîme raisonnable. Et puis, il y a ces excellents Sénégalais qui ne comprennent rien à l’aventure. Ils s’efforcent de leur mieux de nous être agréables. Ils prennent sur eux de nous dispenser de toute espèce de corvées. Quand ils rentreront dans leurs foyers, par exemple, je redoute les commentaires avec lesquels ils raconteront à leurs congénères la manière dont leurs modèles civilisés en usent les uns envers les autres. Notre prestige dans ce qu’il pourra subsister encore de notre empire colonial risque de ne pas en sortir excessivement rehaussé. Bah ! À chaque jour suffit sa peine, n’est-il pas vrai ? Pour l’instant, je me borne à constater que vous me paraissez récompensé d’une drôle de façon de tout le mal que vous vous êtes donné, il y a trois mois, pour essayer de tirer d’affaire ce pauvre diable de colonel anglais.

– La même remarque peut s’appliquer à vous, qui avez pris la peine de venir le soigner chez moi ! » dit Fabrice.

Le docteur Fourcade sourit.

« Évidemment ! Mais, en toute franchise, j’ai l’impression que le geste finira par être compté à notre actif. Tous ces enfantillages finiront bien par se tasser, et alors… C’est du moins, en ce qui me concerne, ce qu’a eu l’air de me laisser entendre avant-hier votre ami Garbay. Dans ces conditions, il me semble que vous, à plus forte raison…

– Ah ! vous avez vu Garbay ces jours-ci ? questionna Fabrice, passablement intéressé.

– Pas plus tard qu’avant-hier, je vous le répète. Le président du Comité local de Libération est venu nous passer en revue, encadré d’un état-major qui, je vous prie de le croire, ne s’était pas ménagé les galons. Je dois le dire à l’honneur de notre Garbay, à l’heure actuelle pourtant l’un des hommes les plus puissants du département : il se contente, lui, d’un modeste brassard tricolore. J’ajoute qu’à mon égard il a été parfait. J’ai eu le privilège d’un entretien en tête-à-tête avec lui, tandis que nos camarades étaient alignés sur deux rangs, dans la cour du lycée. Il ne doit pas encore être au courant de votre arrestation. Je suis persuadé que sans cela… »

Fabrice haussa philosophiquement les épaules.

« J’en accepte l’augure, fit-il. C’est le cas ou jamais de le dire : qui vivra verra ! »

Autorisée une fois par semaine à venir voir son maître à Mont-de-Marsan, Noémie se vit très vite menacée par ce dernier de ne plus être reçue si elle s’obstinait à arriver avec des paniers débordant exagérément de victuailles, ou bien, lorsque les premiers froids apparurent, porteuse de toute une profusion de vêtements fourrés et de tricots. Elle ne consentit à obéir que quand elle se rendit compte que Fabrice n’hésiterait point à mettre ses avertissements à exécution. Il y avait, Dieu merci, parmi ses camarades d’infortune, assez de pauvres gens susceptibles de bénéficier de ses dons.

Au début, elle avait commencé par se montrer assez loquace. Elle tenait au courant le captif de ce qui se passait ou se disait dans le pays. Il l’écoutait, la laissant parler de bonne grâce, amusé même quelquefois. Et puis, peu à peu, ce flux de paroles diminua. Elle se montra dans ses propos plus réservée, plus réticente, jusqu’à ce qu’un jour où, prenant congé, elle ne put se retenir d’éclater en sanglots, en murmurant :

« Ah ! monsieur Fabrice, c’est véritablement à ne pas y croire ! Si Monsieur savait à quel point les hommes peuvent être devenus méchants ! »

Il y avait environ trois semaines que le docteur Fourcade avait été remis en liberté, probablement sur l’intervention de Garbay. Garbay ? Jamais, lui, en revanche, venu à plusieurs reprises au lycée, n’avait cherché à provoquer l’occasion de se trouver en face de Fabrice.

Ce dernier fut contraint, sur ces entrefaites, de suivre le conseil du docteur, désolé de tant d’indifférence et d’apathie. Il dut se résigner à faire le choix d’un avocat.

Le 18 octobre, en effet, il était avisé qu’un mandat de dépôt au fort du Hâ venait d’être délivré contre lui, à la requête du Commissaire au Gouvernement près la cour de justice de Bordeaux, par le juge d’instruction commis à l’instruction de son affaire, sous l’inculpation de crime d’intelligence avec l’ennemi, prévu par l’article 75, 5° du Code pénal.

Il arriva au fort le 20 octobre, dans le courant de l’après-midi. Il n’était plus revenu à Bordeaux depuis son arrestation par la Gestapo.

Ce fut, cette fois, la cellule n° 7 qui lui échut, une assez bonne cellule, à gauche, dans la galerie perpendiculaire à la rotonde vitrée qui se trouve au centre de l’établissement. À travers les barreaux de fer de la fenêtre, on a vue sur le bastion dit Tour anglaise, édifié au XVe siècle.

Au préalable, il avait été, ainsi qu’il se doit, soumis aux formalités de la fouille.

On lui avait laissé la lettre d’Aydée.

Il y avait déjà plusieurs minutes que maître Girard, l’avocat qui avait assumé la scabreuse tâche de défendre Fabrice n’arrivait que mal à dissimuler son mécontentement.

« Enfin, monsieur, se décida-t-il à dire, parlez-moi avec une totale franchise. Si mes méthodes de travail ont quelque chose qui ne vous convient pas, je suis tout prêt à céder la place à celui de mes confrères d’ici qu’il vous plaira de choisir. Sinon, je vous en supplie, venez à mon aide ! Secondez-moi ! Faites un effort pour avoir l’air de vous intéresser à votre propre personne. »

Il crut même nécessaire d’ajouter :

« Il y a des instants où vous ne paraissez pas vous douter que c’est votre tête qui peut être en jeu. »

Fabrice sourit.

« Croyez au contraire, déclara-t-il, que, dès à présent, quoi qu’il arrive, ma gratitude vous est acquise, maître. Excusez-moi de ces instants où je dois vous paraître un étrange client. Ne croyez-vous pas que la faute en est un peu aux circonstances ? Ne revêtent-elles pas elles aussi un caractère assez exceptionnel, de même que les juridictions devant lesquelles mon sort va être appelé à se jouer ? Vous-même, n’éprouvez-vous pas quelque difficulté à m’en expliquer le fonctionnement exact ? »

Il avait parlé sans une ombre d’amertume, sur ce ton qui ne le quittait presque plus, fait à la fois de douceur, d’insouciance, de résignation.

Eugène Hersent, père de Fabrice, avait toujours eu pour avocat l’un des maîtres les plus éminents du barreau de Bordeaux. C’était à lui que, tout naturellement, son fils avait commencé par faire appel, quand on avait fini par le convaincre de la nécessité de se choisir un défenseur. Maître Dubuisson était venu aussitôt le voir dans sa cellule. Fabrice n’avait été ni affecté ni surpris quand le vieux bâtonnier avait finalement décliné la mission de prendre ses intérêts en main.

« Ne t’imagine pas qu’il y a de ma part une dérobade. Il faut voir les choses comme elles sont. En l’espèce, je ne te serais d’aucun secours, mon petit. Bien au contraire ! Tu connais mes idées, si proches des tiennes ! Elles achèveraient de te rendre suspect. Autant que tu en sois averti : la besogne ne va pas être commode. Fort de ta pureté, de ta bonne foi, tu ne le soupçonnes même pas. Or, écoute-moi bien ! Je vais avoir recours pour toi à quelqu’un d’ardent et de jeune, qui consent à me garder de la reconnaissance pour certains services que j’ai pu lui rendre lors de ses débuts au palais. J’ajoute qu’il a, paraît-il, joué un rôle important dans la Résistance, dans la vraie. Quand il aura compris qui tu es réellement, tu n’auras pas de défenseur plus déterminé, plus acharné que lui. Défenseur, il n’aura rien de ce que l’on entend en vulgaire terminologie de basoche. Un ami, voilà ce que tu vas trouver en lui, pour le meilleur et pour le pire, tu m’entends bien ! »

Et voilà comment maître Jean Girard, avocat près la cour d’appel de Bordeaux et membre du réseau Jeune Parque, était devenu défenseur de l’ex-chef d’escadrons Fabrice Hersent, poursuivi pour intelligence avec l’ennemi.

« Vous venez, si j’ai bien compris, cher monsieur, de faire allusion au caractère exceptionnel des juridictions dont risque de relever présentement votre cas. Soyez persuadé que je suis le premier à le déplorer. Mais puisque j’ai la chance d’être à même de vous renseigner sur un point qui a l’air de retenir votre attention, permettez que je m’efforce de satisfaire de mon mieux cette curiosité passagère, en m’excusant, par avance, de ce que mon exposé, je m’en rends compte, va comporter à la fois d’incomplet et de rébarbatif.

– Soyez assuré que, de mon côté, je suis tout oreilles, maître.

– Eh bien, donc, les juridictions en question ne sont autres que les cours de justice, en l’espèce la cour de justice du ressort de la cour d’appel de Bordeaux. Ces cours ont été constituées par des textes évidemment provisoires, un provisoire, étant donné le caractère révolutionnaire des heures que nous traversons, qui a malheureusement des chances de se prolonger. Ces textes, à la date d’aujourd’hui, 24 octobre 1944, ont à leur base l’ordonnance du 26 juin 1944, modifiée les 16 septembre et 13 octobre derniers. Ces cours ont pour but de réprimer, avec effet rétroactif, les faits commis depuis le 16 juin 1940, faits consistant, pour un Français, à avoir entretenu en temps de guerre des intelligences avec une puissance étrangère ou avec ses agents, en vue de favoriser les entreprises de cette puissance contre la France, crime puni de mort, comme vous le savez, par l’article 75, 5°, du Code pénal. Au nombre de ces faits, il importe que vous en soyez informé également, peut être retenu celui de dénonciations aux autorités allemandes. Cette dénonciation, lorsqu’elle est accompagnée du désir de favoriser les entreprises de l’ennemi et si les circonstances atténuantes ont été refusées, est donc, elle aussi, susceptible d’entraîner la peine de mort. N’hésitez pas à me questionner ! Voyez-vous, pour le moment, une autre précision à obtenir ?

– Aucune ! Absolument aucune, maître », avait répondu Fabrice avec placidité.

En même temps, il est vrai, il n’avait pas pu s’empêcher de songer à l’une des dernières visites de Noémie au lycée de Mont-de-Marsan.

« Ah ! monsieur Fabrice, monsieur Fabrice ! lui avait-elle dit, en fondant en larmes. Si vous saviez à quel point le monde a pu devenir méchant ! »

XI

Ce n’était point un spectacle particulièrement réjouissant que celui de cette éternelle tour anglaise entrevue à travers les barreaux de la cellule n° 7. Il est vrai que Fabrice n’allait pas être admis à la contempler trop longtemps. La mise en état des dossiers, à cette époque privilégiée, s’accomplissait avec une rapidité surprenante.

Les dates qui vont suivre en feront foi. Interné au fort du Hâ le 20 octobre, il avait été interrogé pour la première fois le 24 par le juge commis à l’instruction de son affaire. Il comparaîtrait le 18 novembre devant la cour de justice appelée à le juger. Durant ces trois semaines, force allait lui être de marquer sa reconnaissance à son avocat pour les efforts que multipliait celui-ci. Le bâtonnier Dubuisson n’avait en rien exagéré. Maître Girard s’était attaché à la défense du mari d’Aydée avec une fidélité de tous les instants, une obstination au-dessus de tous les éloges.

Ce n’était point d’ailleurs sans quelques efforts que Fabrice lui avait manifesté la gratitude qu’exigeait pareil dévouement. Ces entretiens quasi journaliers, ces appels sans cesse réitérés à sa mémoire n’étaient point sans lui causer quelque lassitude. L’isolement étant le seul bénéfice réel de sa présente situation, il y avait des moments où il eût souhaité le voir moins troublé. Ce Julien Sorel, auquel il ne pouvait s’empêcher de songer de plus en plus, n’en avait-il déjà pas fait la remarque : « Le pire malheur, en prison, c’est de ne pas pouvoir fermer sa porte ? » Tous ces discours où il n’était question que de lui, de son épingle à tirer du jeu, finissaient par le fatiguer. La seule chose qui lui aurait peut-être rendu le goût de la vie eût été une lettre de sa femme. Mais, au milieu de tous les événements qui étaient en train de bouleverser le monde, avait-elle été seulement avertie de son arrestation ?

À vrai dire, son insouciance, sa résignation à l’égard de sa destinée, quelle qu’elle pût être, ne s’était point, de but en blanc, affirmée aussi catégorique. Au commencement, l’inanité, la ridicule injustice des griefs retenus contre lui n’avaient point été sans provoquer en son cœur, en son esprit, un mélange d’indignation et de révolte. C’était tout juste si maintenant, il consentait à s’en expliquer, à satisfaire aux injonctions désespérées de maître Girard. Comment obliger cet extraordinaire client à le mettre à même de préparer une défense à laquelle, à mesure que les charges paraissaient s’accumuler contre Fabrice, il s’attachait, lui, avec une passion plus forcenée et plus farouche ?

De toute l’avalanche de ces charges, ne convient-il pas de donner, dès à présent, un aperçu ? La première, d’abord ; l’essentiel du procès, en somme : avoir livré à l’ennemi l’officier allié qui, en toute confiance, avait accepté l’asile offert sous le toit de Fabrice. « Mon client n’a-t-il pas été arrêté en même temps que lui ? » ne manquera pas d’objecter son avocat. « Comédie », répondra aussitôt l’accusation, « infâme comédie organisée uniquement pour mettre hors de cause un scélérat que l’on s’arrangera pour relaxer dès le lendemain ! » Ce ne sera point l’unique collusion avec les autorités occupantes qui sera relevée contre Fabrice. Nous reviendrons tout à l’heure sur les autres. Pour le moment, une question se pose, une seule. Comment, au cours de cette nuit du 6 et de cette journée du 7 juin, entre deux heures du matin et trois heures et demie de l’après-midi, instant de son arrestation et de celle de sa victime, l’accusé a-t-il trouvé le moyen de prévenir la police ennemie de la présence à son domicile d’un officier de la Royal Air Force ? Comment ? C’est ici qu’il importe de mettre en lumière un fait que l’enquête a révélé et qui s’est avéré capital.

À la requête de Garbay, on se souvient que Fabrice Hersent, soudain gagné à la cause de la Résistance, a accepté de conduire lui-même le colonel Gray dans le Gers. Oui, mais, dans l’intervalle, n’a-t-il point excipé de la nécessité pour lui de se rendre à Mont-de-Marsan ? Prétexte allégué par lui : nécessité d’y faire réviser le moteur de son automobile. Il n’y a qu’un léger ennui dans tout cela, c’est que le garagiste, l’un des amis de Fabrice pourtant, appelé à déposer par la suite, a dû reconnaître de très bonne foi que ledit moteur était en excellent état, n’avait besoin de réparation d’aucune sorte. Il n’en est pas moins résulté que Fabrice a été libre de ses faits et gestes à Mont-de-Marsan durant près d’une heure, plus que le temps nécessaire pour passer à la Kommandantur de cette ville, où l’on n’ignore point qu’il a ses grandes et petites entrées, puisque c’est là que lui a été délivrée l’autorisation de circuler de jour et de nuit dans le pays, faveur qui n’a pas, en son temps, manqué de faire jaser beaucoup de monde. Or, de la Kommandantur de Mont-de-Marsan à la Gestapo de Bordeaux, un coup de téléphone est bien vite donné, qui va permettre, deux heures plus tard, à deux lugubres automobiles noires, de se trouver à pied-d’œuvre à Bergonce.

Oh ! nous le savons, maître Girard, dans sa plaidoirie, va avoir beau jeu de faire remarquer que son client n’a pas été seul au courant de la présence de ce colonel britannique. Garbay lui-même n’a-t-il pas dû reconnaître que la conduite d’Anselme, l’un de ses hommes de confiance, a été assez peu explicable ce jour-là. Et puis, il y a eu aussi le cas d’Urbain, également informé du double parachutage de la nuit du 6 au 7 juin. Mis à la torture par la Gestapo, ainsi qu’il l’a été établi par la suite, aurait-il parlé ? Cette hypothèse sera rejetée. Comment en effet Urbain, arrêté à Bordeaux, aurait-il pu supposer que le colonel Gray serait caché dans la maison Hersent ? D’ailleurs Garbay, cité sur ce point, à la fois par la défense et par l’accusation, ne s’est-il point rangé finalement du côté de cette dernière. Cette défection constituera sans doute le coup le plus dur qui sera porté à Fabrice. Qu’elle l’eût étonné outre mesure, qu’il en ait accueilli la nouvelle autrement que par son perpétuel sourire de mépris, ceci est une tout autre question, à laquelle de même il sera ultérieurement répondu.

Cette dénonciation, suivie de l’exécution immédiate du colonel Gray, n’en est pas moins la charge la plus accablante relevée contre lui. Mais combien d’autres faits sont là qui concourent à la rendre plus que vraisemblable, des faits que l’accusé, se renfermant dans son système de défense habituel, un mutisme en apparence rempli d’ironique dédain, ne se donnera même pas la peine de contester ! Chaque fois qu’il a consenti à intervenir sérieusement, ses démarches auprès des autorités occupantes, ou, ce qui revient au même, auprès du gouvernement de Vichy, n’ont-elles pas été couronnées de succès ? Tel a été le cas dans l’affaire des otages de Bergonce, dans celle de la mise en liberté du métayer Caunègre, beau-frère de Lucien Garbay. Ce dernier a joué dans la Résistance un rôle que Fabrice n’a pas ignoré. Aussi a-t-il tenu, en demandant et en obtenant cette libération, à se concilier les bonnes grâces de Garbay. En revanche, quand il y a eu échec, comme dans le cas du fils du docteur Castaing, c’est qu’il s’est montré assez intelligent pour ne pas vouloir avoir l’air de réussir à tout coup. Mais ne l’a-t-on pas vu ce même jour, qui était celui du débarquement en Normandie, sabler le champagne dans l’un des meilleurs restaurants de Bordeaux, en compagnie d’un officier allemand en grande tenue, ce qui ne s’imposait peut-être pas pour un officier français digne de ce nom, on l’avouera ?

Et enfin, brochant sur le tout, comment vouloir encore tenter une impossible justification devant un document qui, plus sans doute que tout le reste, donne l’exacte mesure du personnage, jette la lumière la plus crue sur ses véritables sentiments ? Maître Girard, à la fois furieux et navré, eût probablement souhaité de la part de son client autre chose qu’un haussement d’épaules railleur le jour où le juge d’instruction déploya victorieusement devant eux un numéro de L’Avenir de l’Allier, daté de février 1944, où se trouvaient photographiés, avec comme toile de fond l’hôtel du Parc, l’accusé d’aujourd’hui, ainsi que l’homme de Verdun, devenu l’homme de Montoire, conversant tous les deux, celui-ci s’appuyant familièrement sur celui-là, se souriant, dans une indifférence totale des drames affreux qui faisaient à la même minute la honte et la désolation de la patrie.

Une instruction aussi sévère, aussi acharnée, devait au moins présenter un avantage. Elle allait permettre à maître Girard de préparer sa plaidoirie en parfaite connaissance de cause, d’être renseigné en temps opportun sur le genre de réquisitoire auquel il aurait à faire face. Mais un problème, au préalable, se posait : celui des témoins. Témoins à charge ? Témoins à décharge ? Hélas ! dans cette affaire, les premiers menaçaient d’être beaucoup plus nombreux que les seconds. S’il n’en avait même tenu qu’à lui, Fabrice n’en aurait fait citer aucun, à part Noémie, peut-être… Et encore !

« A-t-elle, maître, seulement le droit de venir déposer ? Le fait d’être à mon service n’entraîne-t-il pas automatiquement sa récusation ?

– Vous plaisantez ! La récusation ne vise que la parenté ou l’alliance. Une servante est donc parfaitement admise à prêter serment. Nous ne sommes pas riches au point de négliger pareil concours. En effet, à part le ménage Caunègre… » Ceux-ci, les braves gens, ils n’avaient point laissé passer une occasion de manifester à Fabrice leur gratitude. Ils étaient venus le voir à Mont-de-Marsan, lui apportant chaque fois du vin, des fruits, du gibier. C’étaient eux qui avaient spontanément signifié leur volonté de témoigner. Leur entêtement n’avait fait que croître quand ils avaient appris la volte-face de Garbay.

« Je ne sollicite du Bon Dieu qu’une faveur, avait fulminé le métayer. Me rencontrer avec ce joli merle en présence de messieurs les juges. Je vous jure qu’il s’en entendra raconter, par quelqu’un qui a vu les Allemands d’aussi près que lui, tout de même, et qui, par-dessus le marché, s’est laissé dire que les fameux containers parachutés entre Maillas et Bergonce n’étaient point bourrés uniquement de plastic. »

Les containers ! Il fallait entendre la saveur que pouvait conférer à ce mot la prononciation de la Haute-Lande !

Maître Girard était intervenu, moitié inquiet, moitié souriant.

« Et moi, vous pouvez être assuré que je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour éviter une confrontation de ce genre, mon bon ami. Tenez-vous donc tant que cela à faire condamner votre bienfaiteur au maximum de la peine ? Les temps sont loin d’être arrivés, apprenez-le, où il sera possible de recourir à pareille argumentation. »

Fabrice avait souri, lui aussi, après avoir écouté avec plus de soin que de coutume. Une de ses convictions sortait renforcée de cette algarade. Que de fois il avait remercié le Ciel de l’avoir fait naître riche. L’argent a un avantage, en effet – et un jour il n’avait pas craint de le souligner à Garbay en personne – celui de nous mettre au-dessus de certaines hideuses suspicions.

À la violente prise de position de Caunègre avait correspondu – pourquoi le cacher ? – toute une série de piètres et précautionneux reniements. Maître Girard, craignant de l’affliger, n’avait pas jugé bon d’en informer Fabrice. D’abord, il y avait eu le pauvre petit docteur Castaing, qui avait argué de son malheur et de son âge. À part le curé de Bergonce, les cinq autres otages soustraits en même temps que lui au poteau d’exécution s’étaient aussi tous excusés. Pourquoi d’ailleurs regretter des témoignages frappés d’avance de suspicion, puisqu’ils n’eussent servi dans l’esprit des juges qu’à confirmer l’étroitesse des rapports entretenus par Fabrice avec les autorités occupantes ? Il n’eût pas été davantage indiqué de faire appel aux maquisards de Garbay, qui obéissaient à leur chef, celui-ci s’étant rangé du côté de l’accusation.

Maître Girard n’avait pu, à ce propos, se défendre d’un geste quelque peu lassé.

« Comment voulez-vous, cher monsieur, travailler dans de telles conditions ? Il a fallu que ce soit par d’autres que par vous que je sois mis au courant du détail que voici. Les métairies dont le sieur Garbay, qui se conduit avec vous de la façon que vous savez, se trouve être l’heureux propriétaire, elles ont donc été acquises grâce à de l’argent prêté à lui par votre famille ? » Fabrice s’était borné à répondre :

« Je ne vois pas encore, maître, de quelle utilité eût pu vous être ce renseignement. Le prêt dont il s’agit a été consenti par mon père à un taux normal, et le tout, intérêts et capital, a été remboursé par M. Garbay antérieurement aux événements qui nous occupent.

– C’est entendu, avait riposté l’avocat, qu’une telle naïveté, naturelle ou voulue, était sur le point de mettre hors de lui. Il n’en reste pas moins que ledit Garbay a été votre obligé. Et, dans une affaire comme celle-ci, voyez-vous, où nous allons être obligés de faire flèche de tout bois… »

En même temps, ils s’étaient regardés, et ils avaient eu tous deux un haussement d’épaules, l’un résigné, l’autre découragé.

« Ce ne sera point, avait conclu maître Girard, la lecture de la liste de nos témoins, le 18 novembre prochain, dans douze jours, monsieur Hersent, ne l’oublions pas, qui risquera de donner une laryngite au greffier de la Cour de Justice. Mais ne voilà-t-il pas que je m’aperçois que c’est moi, ce coup-ci, qui suis impardonnable. Quelqu’un m’a écrit, je cite les termes de sa lettre, « pour solliciter l’honneur de venir déposer en sa faveur au procès de M. Hersent ». Or, j’allais oublier…

– Quelqu’un qui sollicite l’honneur de déposer en ma faveur ? Un fou, sans doute ! dit Fabrice.

– Pas un fou, en tout cas ! Car c’est une femme qui a signé la lettre en question. Une demoiselle Lamarque, Célina Lamarque. Connaissez-vous ? »

Fabrice mit un certain temps pour se rendre compte qu’il ne pouvait s’agir que de la femme de chambre de sa belle-mère.

« Oui, il me semble !

– Vous avez à peu près l’idée de l’objet de cette déposition ?

– Pas la moindre idée, je l’avoue ! »

Maître Girard avait hoché la tête.

« Je commence à m’y habituer, monsieur Hersent, murmura-t-il après un silence. C’est égal, je tiens à le répéter, des clients comme vous ne courent pas les rues. Je ne sais pas s’il convient de dire heureusement, ou malheureusement. »


*

« Le 18 novembre ! Dans douze jours ! Plus que douze jours, songez-y bien ! » lui avait répété son avocat.

Et maintenant, au fur et à mesure que les heures s’écoulaient, avec une vitesse vertigineuse, une autre raison était venue s’ajouter pour Fabrice de bénir sans cesse les siens. Et c’était d’avoir, à l’aube de son enfance, été voué au bleu et au blanc.

Il avait commencé, on l’a vu, par témoigner à la mémoire de son père sa gratitude de l’avoir fait naître riche, le mettant ainsi à l’abri de toutes les honteuses suspicions que l’ère abjecte qu’est la nôtre fait peser sur la pauvreté. Aujourd’hui, c’était à sa mère qu’allait sa reconnaissance. Il remerciait la tendre morte d’avoir, dès la naissance de son petit garçon, fait flotter sur lui, comme un palladium virginal, les saintes couleurs de Marie. Fabrice n’avait été jusqu’alors qu’un croyant plutôt tiède, hélas ! Et ne voilà-t-il pas qu’il se rendait compte que seules finalement deux stations auraient eu une influence véritable sur sa vie, tellement différentes, tellement éloignées l’une de l’autre, il est vrai ! Mais peut-on être séparé, quand la constante présence de l’Homme-Dieu, éternellement, vous associe ?

Humble paroisse campagnarde de Bergonce ; austère et glaciale chapelle du fort du Hâ ! On se souvient de la force obscure qui avait, dix mois auparavant, poussé Fabrice à s’agenouiller un soir dans la première. Il y avait cherché la plaque de marbre votive qui commémorait les larmes versées par sa mère pour sa guérison. Et puis, aujourd’hui, c’était la seconde !… Il fallait être dûment autorisé à venir s’y recueillir tant bien que mal au milieu de la cohue des embastillés que, faute de place, on avait campés là, au lendemain de la Libération. Invraisemblable méli-mélo de braves gens et de tortionnaires, de purs soldats et de miliciens ! La prière arrivait à donner l’impression que l’on y était seul, cependant. Aussi bien, n’était-ce point autant pour les uns que pour les autres que le Crucifié était appendu à son gibet ? Au-dessus de l’autel, il y avait une assez bonne copie de l’Assomption, de Murillo. Sans imaginer un seul instant que semblable association d’idée pût contenir un sacrilège quelconque, Fabrice songeait à Aydée Hersent, se jouant parmi les nuées.

D’ailleurs, il n’allait pas tarder à être question d’elle, ces jours-ci.

Depuis une semaine déjà, il y avait, chez maître Girard, quelque chose qui ne paraissait pas naturel à Fabrice. Il semblait gêné. Enfin, il n’y tint plus.

« Cher monsieur, commença-t-il, cherchant ses mots et ne les trouvant qu’avec difficulté, j’espère que vous ne m’en voudrez pas d’une initiative que j’ai cru devoir prendre. Mais n’y a-t-il pas un peu de votre faute ? Ne vous êtes-vous point comporté parfois comme votre propre ennemi ? N’est-ce pas contre vous que j’ai eu à vous défendre ?

– Bref, maître ? » fit Fabrice, avec un sourire.

Mais l’autre ne devait pas estimer le terrain suffisamment préparé.

« Ce n’est point sans appréhension, je l’avoue, que j’évoque le petit nombre de témoins que nous allons avoir à opposer à ceux de l’adversaire. Le couple Caunègre, qui sera, certes, admirable de sincérité, mais dont je suis en droit de redouter la fougue ; Noémie, votre dévouée femme de charge ; enfin, cette jeune personne, Mlle Lamarque, que nous avons citée, tout en ignorant l’efficacité de l’appui qu’elle va pouvoir nous apporter. »

Il marqua une pause.

« Voilà ! C’est tout. Ce n’est pas beaucoup. Ce n’est pas assez. »

Fabrice eut un geste, comme pour signifier : « Qu’y puis-je ? » En réalité, il avait parfaitement deviné sur quoi, sur qui allait maintenant rouler l’entretien. Il était même surpris que maître Girard n’eût pas abordé plus tôt ce sujet.

« En présence d’une telle disproportion, poursuivit ce dernier, je me suis dit, après bien des hésitations, croyez-le, qu’il existe un témoignage auquel nous serions, je serais, si vous aimez mieux, impardonnable de ne pas faire appel, parce que je le juge décisif, susceptible, vous m’entendez bien, d’emporter un acquittement immédiat, par acclamations. »

Fabrice ne sourcilla point.

« C’est au témoignage de ma femme, maître, j’imagine, que vous voulez avoir recours ? » demanda-t-il ?

L’avocat eut un signe de tête affirmatif.

« Aurais-je voulu en parler que je me serais abstenu, continua Fabrice, depuis que vous m’avez dit l’autre jour…

– Moi ? Que vous ai-je dit ?

– Oui, souvenez-vous, quand il a été question du témoignage de Noémie. Ne m’avez-vous pas spécifié alors que la parenté était une cause de récusation ?

– Je constate avec plaisir, cher monsieur, qu’il vous arrive de m’écouter avec plus d’attention que je ne pouvais le croire. Précisons donc la portée de mon propos. Oui, la déposition sous serment de l’épouse peut être écartée d’office par le président de la cour de justice. Elle doit même l’être si le ministère public s’oppose à cette déposition. Mais, dans les deux cas, le président a la faculté de faire entendre le témoin non plus sous serment, mais comme susceptible d’apporter un élément de vérité de nature à éclairer le tribunal, et cela en vertu de son pouvoir discrétionnaire. Nous n’en demandons pas davantage. L’effet produit sera le même, c’est-à-dire considérable. Et j’ajoute…

– Vous ajoutez quoi ?

– Que si Mme Hersent vient témoigner, ce ne seront ni le président, ni les juges, ni le ministère public qui s’opposeront à ce que sa déposition ait lieu sous serment. Ils seront trop heureux, trop fiers d’avoir devant eux quelqu’un qui a mérité le respect et l’admiration de tous les résistants dignes de ce nom, et même des autres.

– Ah ! fit Fabrice. Je vois que vous connaissez l’existence de Gina.

– Je la connaissais bien avant de savoir que j’aurais un jour à assumer la défense de son mari, riposta maître Girard avec flamme. J’ajoute que, ce jour-là, je me suis aussitôt entretenu d’elle avec le bâtonnier Dubuisson. Il m’a donné son approbation pleine et entière, lorsque je lui ai annoncé que j’allais me permettre…

– Vous permettre quoi ? interrogea Fabrice, qui continuait à sourire, mais dont la voix s’était mise à trembler légèrement.

– D’abord, de me procurer l’adresse exacte de Mme Hersent, et, dès que je l’aurais, de lui écrire. C’est ce que j’ai fait, immédiatement. »

Fabrice s’appliquait toujours à demeurer impassible.

« C’est ce que j’ai fait, reprit maître Girard, sans même vous consulter. Je craignais de votre part un veto auquel je n’aurais pas obéi, mais qui eût risqué de compliquer ma tâche. La lettre que je viens de recevoir ce matin même me prouve, je crois, que j’ai eu raison de procéder ainsi. »

Il venait de prendre dans sa serviette une enveloppe à son adresse. Cette adresse était de l’écriture d’Aydée.

« Voici ! »

De cette enveloppe, l’avocat avait retiré une lettre, puis une autre enveloppe plus petite, démunie de timbre d’origine. La grande enveloppe portait cet en-tête :

1re Armée – 2e Division – Secteur postal 306

Sans mot dire, maître Girard remit la petite enveloppe à Fabrice.

Celui-ci la tenait, la regardait, comme s’il eût été incapable de l’ouvrir.

« Que vous a-t-elle répondu ? » parvint-il à murmurer enfin.

Maître Girard eut un sourire de triomphe.

« Tous mes espoirs ont été dépassés ! dit-il. Mais lisez vous-même ! Cela vaudra mieux ! »

Les lignes dansaient devant les yeux de Fabrice. Oui, c’était plus qu’ils n’eussent pu attendre tous les deux, en effet. Surtout lui, surtout lui, peut-être ! Cette lettre d’Aydée à son avocat, elle n’était, de bout en bout que le plus splendide des cris de douleur et d’angoisse. Vis-à-vis d’un être comme son mari, avoir osé, s’être permis ! « Je ne vous aurai jamais assez de gratitude, maître, pour avoir pris sur vous de m’appeler à son secours. Lui, je ne connais que trop son âme merveilleuse. Il se serait résigné à son sort. Il se serait tu ! Heureusement que nous sommes là, vous et moi ! Une accusation aussi abominable ! Un aussi monstrueux déni de justice. Écrivez-moi, télégraphiez-moi ! Que je sois là, au moment voulu. Peu importe ce que je dirai ! Il suffira que l’on me voie, que l’on m’entende ! Et puis, n’est-ce pas, du moment qu’il aura pour juges nos camarades, ceux avec qui nous avons mené le même combat… ! »

« À présent je vais vous dire ce que je compte faire, dit maître Girard, dont l’émotion était sur le point de rejoindre celle de Fabrice. Nous sommes déjà au 8 novembre, ne l’oublions pas. Quand j’ai écrit à Mme Hersent, la date de votre comparution devant la cour n’était pas encore fixée. En me répondant, elle ignorait donc qu’elle fût si proche. Il n’est plus question d’écrire, ni même de télégraphier. Vous voyez où votre femme se trouve actuellement : 1re Armée, 2e Division. Cette division est pour l’instant cantonnée à Ronchamp, dans la Haute-Saône, en vue de la bataille qui va s’engager d’un jour à l’autre pour la libération de Belfort. Femme, comment s’est-elle débrouillée pour être là ? Rien d’elle ne vous étonne je pense. Héroïne protée, après s’être trouvée à la peine, elle a voulu, en un tel moment, être à l’honneur, et je ne vois pas très bien qui l’en empêchera. »

Il eut un magnifique geste de confiance et de défi.

« À quoi me servirait, s’écria-t-il, d’avoir accompli un peu de mon devoir dans la Résistance, si je ne réussissais point, en un tel moment, à parvenir jusqu’à elle, et à vous la ramener. Le temps presse. Il n’y a plus une minute à perdre. C’est demain que je pars. Soyez sans aucune inquiétude, j’ai de l’essence. Ma voiture est solide. Elle me connaît, je la connais. Quels que soient les obstacles que les immenses armées qui vont s’affronter doivent être en train de multiplier sur les routes, je passerai, j’arriverai. En moins d’une semaine nous serons ici, votre femme et moi. Je ne sais si cette prise de contact entre avocat et témoin est très régulière. Mais il serait trop commode vraiment que l’exception jouât sans cesse à sens unique, servît uniquement les uns sans pouvoir, de temps en temps, profiter aux autres. J’attends avec une parfaite quiétude les mesures qui pourraient être requises contre moi par tous les magistrats et tous les membres des conseils de l’Ordre de l’univers. À présent, mon commandant, si j’osais… »

En même temps, il désignait du doigt la petite enveloppe que Fabrice ne s’était pas encore décidé à ouvrir.

« Peut-être conviendrait-il, sans plus de retard, que vous prissiez connaissance de la lettre que Mme Hersent m’a chargé de vous remettre. Ceci pour le cas où elle renfermerait quelques détails utiles pour moi, dans l’intérêt de ma mission ? » Fabrice obéit. Il lut lentement, secoua la tête, tandis que quelques larmes, qu’il n’essayait pas de dissimuler, commençaient à embuer ses yeux.

« Je vous dirais bien à mon tour : « Lisez ! » fit-il. Mais à quoi bon ! Il n’y a là rien d’utile pour vous, ou que vous ne puissiez deviner. Tout ce qu’il vous est nécessaire de savoir, Aydée vous l’a écrit. Partez donc, maître ! Et, n’est-ce pas, quoi qu’il puisse arriver, merci ! »

Ils s’embrassèrent.

« C’est gentil à vous, Célina, d’avoir songé à m’apporter votre témoignage. Mais, d’abord, comment avez-vous su que j’étais arrêté, que j’allais passer en jugement ? »

Elle le regardait de ses yeux profonds, entourés d’un grand cercle brunâtre. On eût dit qu’elle n’avait point dormi depuis une infinité de nuits.

« Comment je l’ai su, monsieur Fabrice ? À Nice, par Madame, à qui votre avocat a écrit que sa déposition ne serait pas inutile pour vous.

– Ah ! Voilà encore une cachotterie de maître Girard ! Et qu’a répondu Mme du Pradia ?

– Elle a envoyé un certificat de médecin attestant que son état de santé lui interdisait momentanément tout voyage.

– Et elle vous a autorisée, à venir à sa place ?

– Ce n’est pas tout à fait cela, monsieur Fabrice. Nous avons eu des mots, elle et moi. Je lui ai donné mes huit jours justement parce qu’elle me refusait le congé que je lui demandais.

– Est-ce qu’elle s’est doutée que c’était pour venir témoigner en ma faveur ? »

Célina avait baissé la tête.

« C’est bien possible ! Il y a des cas où les femmes sont plus fines que les hommes ! » se borna-t-elle à murmurer.

On était au 10 novembre, lendemain du départ de maître Girard pour l’armée des Vosges, et jour de visite, au fort du Hâ, pour les prévenus de la cour de justice. Son gardien était venu avertir Fabrice que quelqu’un le réclamait au parloir. Il s’y était rendu. Maintenant, il avait en face de lui Célina. Séparés par une espèce de double claie qui mettait entre lui et elle une distance d’environ deux mètres, ils se dévisageaient avec une timidité pleine de trouble. Un surveillant, assis sur une chaise élevée, assistait à l’entretien, d’une mine ennuyée et revêche.

Elle était vêtue d’un discret tailleur noir, un foulard noué sous le menton dissimulait ses beaux cheveux. Fabrice considérait longuement cette fille pour laquelle il n’avait éprouvé si longtemps que méfiance et antipathie, et qui, tout d’un coup… Il avait l’impression que, s’il avait pu, il l’aurait prise dans ses bras.

« Que pourrez-vous dire pour moi au procès, ma pauvre enfant ? »

Il fut plus qu’ému de la réponse qu’il obtint.

« Je n’y ai même pas réfléchi, balbutia-t-elle de sa voix rauque. Des paroles, en tout cas, que mon cœur n’aura aucune peine à me dicter.

– Ça va être l’heure ! » prévint, rogomme, le gardien.

Un spasme secoua les frêles épaules de la visiteuse.

« Allons, au revoir, monsieur Fabrice !

– Au revoir ! Et toute ma pensée, Célina ! »

Six jours plus tard, le mercredi 15 novembre, à trois journées donc du procès, ainsi qu’il l’avait laissé prévoir, maître Girard était de retour. Il avait un visage défait dont son client commença par n’augurer rien de bon. Mais la fatigue due à un si brusque voyage, sans doute !…

« Eh bien, maître, vous êtes content ?

– Enchanté ! Ravi ! Tout s’est passé admirablement. Quelle femme extraordinaire ! Mais ce n’est pas à vous que j’ai à faire son éloge, n’est-ce pas ? Et d’abord, voici une lettre qu’elle a tenu à me remettre pour vous en me quittant, après avoir télégraphié au conseiller qui va présider la cour de justice.

– Télégraphié ! Pourquoi ? Elle n’a donc pas l’intention de venir ?

– Bien au contraire ! Elle ne songe même qu’à cela. Mais vous ne me laissez pas le temps de m’expliquer !… La bataille pour Belfort étant sur le point de s’engager, elle ne peut pourtant pas déserter son poste là-bas, en pareil moment ! Aussi a-t-elle réclamé par dépêche une remise de votre procès, de deux, trois semaines s’il le faut. Ce sont là choses qui s’accordent couramment. À plus forte raison lorsque la requête est présentée par une personnalité comme elle, vous comprenez ?

– À merveille, maître ! »

Ce qu’il avait compris, surtout, c’était que jamais, jamais plus il ne reverrait Gina.

XII

Oui, Fabrice savait qu’Aydée ne serait point là pour témoigner. Et il n’était même pas impossible qu’il eût l’intuition de ce qui l’empêcherait finalement de tenir la parole donnée par elle à maître Girard.

En dépit du prodigieux encombrement des routes qui menaient vers les Vosges, celui-ci avait fait diligence. Durant le trajet, il n’avait guère cessé de se demander quel rôle, sur le front, avait pu être réservé à Mme Hersent. Elle ne pouvait pas, avec la tournure normale que reprenait la lutte, continuer éternellement à être Gina. Les fameuses mesures d’amalgame étaient intervenues fin septembre, qui avaient incorporé aux armées régulières les forces françaises de l’intérieur. On n’était plus aux temps héroïques du maquis. Les femmes n’avaient plus désormais leur place sur les champs de bataille. Oui, mais, d’une part, maître Girard connaissait l’opiniâtre intrépidité d’Aydée. Il ne doutait point que tous les subterfuges lui seraient bons pour continuer à participer de manière effective à la lutte. Et, d’autre part, il pressentait que c’était là un état d’esprit qui n’était pas fait pour déplaire au futur maréchal de France placé présentement à la tête de la 1re Armée. Il avait dû certainement agir de son mieux pour permettre à Gina de demeurer digne de son éblouissante légende ailleurs que dans un bureau d’état-major ou à la tête d’une formation de Croix-Rouge quelconque. La preuve n’en était-elle pas dans l’adresse qu’elle venait d’indiquer à l’avocat de son mari, une localité située à une trentaine de kilomètres à peine de Belfort, la ville pour la délivrance de laquelle l’attaque générale pouvait être déclenchée d’un moment à l’autre.

Ronchamp, modeste cité industrielle d’environ trois mille habitants, est située sur la route de Lure à Belfort. L’avocat avait espéré l’atteindre dans la soirée du 11 novembre, surlendemain de son départ de Bordeaux. Surpris par la nuit et le plus en plus mauvais état des voies de communication, il dut coucher à Vesoul. De l’hôtel du Nord, il eut la chance de pouvoir téléphoner à Ronchamp au numéro indiqué par Mme Hersent dans sa lettre.

« Elle est en mission, et ne reviendra que tard dans la nuit, lui fut-il répondu. À qui ai-je l’honneur de parler ? »

Maître Girard se nomma.

« Je crois être au courant. Ici, commandant Samuel Werner, chef de la 3e escadrille de chasse. Avez-vous une commission à transmettre ? »

La voix était sèche, à peine polie.

« Puisque vous êtes au courant, mon commandant, vous devez savoir qu’il s’agit d’une affaire aussi grave qu’urgente. Je me mettrai en route demain matin à la première heure. Il n’y a guère plus d’une cinquantaine de kilomètres de Vesoul à Ronchamp. Si Mme Hersent veut bien me recevoir le plus tôt possible ? Où devrai-je la réclamer, en arrivant ?

– Je vous le répète : 3e escadrille de chasse. L’hôtel où nous sommes pour quelques heures encore cantonnés est l’hôtel de la Poste. »

Là-dessus, l’appareil avait été raccroché, toujours avec une aménité aussi contestable.

Elle était là, enfin, devant lui, en vareuse et jupe kaki, extrêmement simple, sans autre distinction que le ruban, à peine visible, de la Légion d’honneur.

Elle lui avait étreint les mains, dès qu’il était entré dans la petite chambre d’hôtel aménagée en bureau, sur le seuil de laquelle elle l’attendait.

« Maître, soyez béni d’avoir eu la pensée de venir ! Comment va-t-il ? Dites-moi vite ! Quelle abomination, quelle honte, n’est-ce pas ? »

Il y avait dans ses yeux une telle ardeur, une telle ferveur que, plus un instant il ne douta de la victoire.

« Nous le sauverons, vous me le promettez ! À quoi bon nous servirait-il d’être venus à bout des Allemands, si des horreurs pareilles pouvaient encore se commettre !

– Oui, madame, nous le sauverons ! Avant de vous avoir vue, de vous avoir entendue, peut-être m’était-il encore permis de douter. Mais à présent !… »

On apercevait à travers les vitres, illuminé par un pâle soleil, un paysage de forêt glacé, des sapins noirs et drus autour desquels s’enroulaient des écharpes de buées bleuâtres, des sentiers tout au long desquels montaient en direction de l’est des chars d’assaut et des camions. Jean Girard savait certes que Gina était belle, pour l’avoir entendu répéter par ceux de ses camarades de la Résistance qui avaient eu la bonne fortune de l’entrevoir, ne fût-ce qu’une fois. Il se mit soudain tout ensemble à envier et à plaindre Fabrice. Tant que ces deux êtres ne seraient point enfin réunis dans les bras l’un de l’autre, il eut l’impression qu’il aurait forfait à sa mission.

« Quand est le procès ? demanda-t-elle.

– Le samedi 18.

– Et nous sommes aujourd’hui le dimanche 12 ?

– Oui ! »

Elle joignit les mains.

« Plus qu’une semaine ! Il n’y a plus à hésiter. Nous n’avons qu’à partir pour Bordeaux ce soir même ! » fit-elle avec un enthousiasme frémissant.

Au même instant, la porte du bureau s’ouvrit. Quelqu’un entra, qui n’avait pas cru nécessaire de frapper.

« Je vous dérange ?

– Pas le moins du monde ! » fit Aydée.

Et elle s’acquitta des présentations.

« Maître Jean Girard, l’avocat de mon mari. » Et s’étant tournée vers le nouveau venu :

« Le commandant Samuel Werner. »

Le défenseur de Fabrice allait s’avancer pour tendre la main au commandant, quand il eut l’intuition subite que ce geste serait prématuré. Il venait de comprendre qu’il avait devant lui le pire des adversaires.

Ce qui le déconcerta plus que tout, ce fut la modification de l’attitude d’Aydée. On eût dit qu’elle était devenue soudain une petite, très petite fille.

« Asseyez-vous, je vous en prie ! ordonna-t-elle tout de même aux deux hommes.

– Je ne fais qu’entrer et sortir, dit le commandant, de cette voix sèche et monocorde que Girard avait entendue la veille au téléphone. Je voulais vous rappeler simplement, chère amie, qu’il est onze heures moins le quart. À onze heures, pour ce que vous savez, nous sommes attendus vous et moi à l’État-major de la brigade. »

« Pour ce que vous savez ! » Il s’exprimait comme si le visiteur était de trop.

« Merci de me l’avoir rappelé ! fit Aydée, qui venait de rougir pour son hôte. Je vous accompagne d’autant plus volontiers que j’ai à prévenir le général que je m’absente une semaine. Je pars ce soir avec maître Girard pour Bordeaux. » Pas un trait du visage de Samuel Werner ne broncha. Chauve, d’une physionomie taciturne et énergique, il portait, sur son uniforme, avec ses insignes d’aviateur, la rosette de commandeur de la Légion d’honneur, qui, vu son âge, pas même quarante ans, en disait long quant à ses états de services.

Il s’inclina devant la décision que lui notifiait Mme Hersent.

« À merveille ! Il faudra donc, dans ces conditions, faire prévenir également le général commandant l’armée. Ne se proposait-il pas, en effet, au cours de la prise d’armes qui doit avoir lieu ici après-demain, de vous remettre la croix d’officier de la Légion d’honneur ?

– C’est vrai ! fit-elle, ingénument. Je n’y pensais plus. »

Elle reprit avec force.

« Je connais le général. Il ne m’en voudra pas, bien au contraire, pour une chose qui peut attendre. Il n’ignore point qu’il est plusieurs sortes de devoirs, et que l’important consiste à savoir les sérier. »

Werner eut une moue sarcastique.

« Vous considérez que c’est pour vous un devoir de partir ce soir pour Bordeaux, à la veille d’une bataille dont vous ne méconnaissez pas l’importance ?

– De ce devoir-là, comme de tous ceux qui me concernent, je suis seule juge ! » répliqua-t-elle vertement.

Ce fut l’instant où Jean Girard jugea indispensable d’intervenir.

« Mon commandant, commença-t-il, Mme Hersent sera de retour dans une semaine au plus tard. Je suis persuadé, si besoin est, que le commissaire de la République à Bordeaux mettra un avion à sa disposition. »

Samuel Werner le toisa sans répondre.

« Songez qu’il s’agit de la vie d’un innocent !

– J’y songe, monsieur, dit Werner, avec le plus dédaigneux des sourires. Je songe également que cet innocent ne serait point où il en est, s’il avait accompli ce que j’appellerai moi aussi son devoir, c’est-à-dire – et Mme Hersent, je l’espère, ne me contredira point – s’il avait eu en temps opportun le courage qu’il fallait pour se trouver avec nous aujourd’hui. »

Le visage devenu tout à coup blême, Aydée avait marché vers lui.

« Je t’interdis !… » gronda-t-elle d’une voix sourde.

Girard les considérait tous les deux avec une stupéfaction indicible. Comment n’eût-il pas sursauté à ce tutoiement inattendu ? Mais le ton de la jeune femme était tel que l’avocat n’en eut pas moins l’impression que tout était sauvé, que, grâce au Ciel, Mme Hersent était redevenue subitement Gina.

Le commandant, lui, regardait sa montre.

« Onze heures moins cinq, dit-il à Aydée. Vous savez que je n’aime pas être en retard. Venez-vous ? »

Il était déjà dans l’escalier.

« Ce n’est pas un mauvais garçon ! murmura Mme Hersent. Un fanatique de ses idées. Un peu de jalousie aussi, peut-être. Il déjeunera avec nous tout à l’heure. À nous deux, nous lui ferons entendre raison. Vous avez confiance en moi, j’imagine ? »

L’avocat lui embrassa la main.

« Sans cela, je serais déjà reparti, je l’avoue, madame ! » répondit-il, d’une voix qui tremblait.

« Henri !

– Jean !

– Que fais-tu ici ?

– C’était ce que j’allais te demander ! En ce qui me concerne, ma défroque répond pour moi. »

Henri Sudre, camarade à la faculté de droit de Jean Girard, et comme lui avocat près la cour d’appel de Bordeaux, portait en effet pour l’instant la sombre tenue de commissaire du gouvernement des conseils de guerre.

« Tu déjeunes avec moi, bien entendu ? »

Jean Girard secoua la tête.

« Hélas ! Tu penses bien que je ne suis pas ici pour longtemps, ni en partie fine. Mais passons, si tu veux, une heure ensemble. J’ai l’impression que ce ne sera pas du temps perdu pour moi. »

Ils venaient de se rencontrer, à l’instant même, sur la place de la petite ville, toute grouillante de troupes et de charrois.

Henri passa son bras sous celui de Jean :

« Ainsi qu’il est dit, je crois, dans Bajazet :

Viens, suis-moi, la sultane en ce lieu doit se rendre.

Je pourrai cependant te parler et t’entendre. »

 

La sultane, en l’espèce, c’était l’aimable gérante de la popote des diverses unités hors cadres de la 2e Division. Quand ils furent assis devant deux portos maison, parmi les discussions ardentes de cette jeunesse en pleine aventure, Jean expliqua à Henri l’objet de sa venue. Celui-ci l’écoutait sans excès d’enthousiasme. Finalement, il hocha la tête.

« J’ai compris !

– Quoi ?

– Que tes chances sont assez réduites, mon pauvre vieux.

– Qu’entends-tu par là ?

– D’abord, qu’il vaudrait mieux pour ton client être justiciable de mon conseil de guerre, plutôt que des singuliers pistolets devant lesquels il va comparaître. Ensuite, ce que tout le monde, ici, pourrait te dire à ma place. Les héros et les héroïnes, mon cher, par le temps qui court, on a l’impression que ça ne va plus que par paire. Un héros, mis à part ceci qu’il pourrait tout de même se montrer un peu plus rigolo, il est incontestable que le commandant Werner en est un. Une héroïne ? Inutile de parler de Gina, de ta Mme Hersent, n’est-ce pas ? Celle-là, il faudra quelque temps avant qu’on nous resserve la pareille. Il y a un détail que tu ignores, peut-être ? Tous les soldats de la 1re Armée ont demandé une retenue sur leur prêt pour les diamants de la croix qui va lui être offerte ces jours-ci. Or, l’ennui pour toi, vois-tu, c’est que l’on n’a jamais entendu dire que deux êtres aient éprouvé une telle passion l’un pour l’autre. De même que le prénommé Samuel est fou d’elle, de même, elle, elle est folle de lui.

– Ah ! fit Jean, s’insurgeant enfin, pas plus folle en tout cas qu’elle ne l’a été du malheureux Anglais dont la mort, il n’y a pas six mois, risque maintenant de coûter la vie à son mari ! »

Sudre le considéra d’un œil attristé. Puis, il acheva son porto.

« C’est possible ! fit-il. Tout est possible avec les femmes ! Il me semble en effet avoir entendu parler de cette histoire. Gina, personne ne songe à le nier, n’en est point sous ce rapport à son coup d’essai. En attendant, je t’ai dit ce que je savais. Tires-en les conclusions qui conviennent, afin de ne pas avoir de mauvaise surprise tout à l’heure. L’essentiel, vois-tu, la paix une fois signée pour un temps, ayant fait de notre mieux notre devoir l’un et l’autre, ce sera de se retrouver tous les deux à Bordeaux, au Chapon-Fin, devant un agréable petit déjeuner, huîtres, saucisses, entrecôtes, cèpes, ayant laissé au cher M. Sicard la pleine et entière responsabilité des vins. »


*

« Hersent, votre pourvoi a été rejeté. Ayez du courage ! »

On était au samedi matin 23 novembre. Il y avait une semaine qu’au soir de sa condamnation à mort, le samedi 18 novembre précédent, Fabrice avait apposé sa signature sous son pourvoi en cassation. Que son recours en grâce n’eût point abouti, il ne pouvait y avoir à cela rien d’extraordinaire. Il avait formellement exprimé la volonté de n’en point signer. Il avait toujours été l’homme des nuances. Et, celle-ci, il s’en serait voulu jusque dans l’autre monde de ne pas l’avoir observée.

Que, par ailleurs, l’on ne s’étonne point outre mesure de la manière expéditive dont avait été réglée la procédure. Six jours pour qu’un pourvoi en cassation soit soumis à l’étude et rejeté, ce n’est évidemment pas beaucoup. Personne n’en devait être moins surpris que Fabrice. Son avocat avait jugé de son devoir de le mettre au courant. Il savait que pareille ultra-rapidité était possible. Les pourvois étaient examinés à cette époque par la chambre des mises en accusation de la cour d’appel, qui avait des ordres pour aller vite en besogne, et non, à Paris, par la Cour de cassation.

Il est loisible d’imaginer ce qu’avait dû être l’emploi du temps du malheureux maître Girard, les accès d’espoir et de désespoir par lesquels il avait pu passer entre sa visite du 12 novembre, il y avait deux semaines, à Mme Hersent, et cet instant où il venait de pénétrer, pour l’accompagner jusqu’au lieu du supplice, dans la cellule de son mari.

« Encore une fois, vous avez confiance en moi, je l’espère ? »

Et c’était là la dernière phrase que lui avait répétée Aydée en le quittant, à l’issue du déjeuner qui les avait réunis tous deux à Ronchamp, le 12 novembre, dans le modeste bureau de l’hôtel de la Poste. À ce déjeuner, le commandant Werner n’avait point paru, bien entendu. Elle l’avait excusé, sans excès de conviction ni de zèle. Au fond, ni elle, ni Jean Girard n’étaient désolés de son absence. Elle n’aurait pu parler avec la même liberté à l’avocat de Fabrice. Et lui, il n’aurait pas eu tout à fait la possibilité d’être lui-même, non plus.

Il n’avait point été autrement déçu quand Mme Hersent, sur le point d’avoir les larmes aux yeux, avait dû commencer par lui avouer qu’il ne lui était pas possible de partir avec lui ce soir-là. Immédiatement, il avait salué les résultats du travail de l’homme d’en face. Il n’avait été que plus à son aise pour supplier, pour sommer la jeune femme d’être à Bordeaux le 18 novembre, jour du procès. Il avait su trouver les mots qu’il fallait. En attendant, on allait faire partir un télégramme adressé au conseiller présidant la cour de justice. Aydée s’était offerte elle-même à l’envoyer. Jean Girard en avait assumé la rédaction, édulcorant des formules qui eussent équivalu à une mise en demeure dont le magistrat aurait pu à juste titre prendre ombrage.

Telle qu’elle avait été expédiée, il avait paru impossible à l’avocat que pareille dépêche n’atteignît point son but : obtenir une remise d’une semaine ou deux. Il y avait des précédents, Dieu merci !

« Et si par malheur, madame, il nous arrivait d’échouer ? »

Elle s’était pris les tempes entre les mains.

« Vous me télégraphieriez sur-le-champ, avait-elle dit, de cette voix qu’elle n’avait dû avoir que dans les grandes circonstances de sa vie. Si le procès n’est pas renvoyé, je serai à Bordeaux la veille des débats. Je prendrai un avion, quel que soit le coucou qui me sera offert. J’en volerai un au besoin. On ne peut mesurer ce dont je suis capable, quand on me pousse à bout. »

Mort de fatigue, revenu à Bordeaux au début de l’après-midi du mercredi 15 novembre, Girard, s’il avait suivi son premier mouvement, se serait tout de suite précipité au fort du Hâ. Il préféra passer d’abord au palais de justice. Bien lui en prit. Là, il vit le conseiller qui allait présider aux débats. On n’avait pas cru devoir prendre la requête de Mme Hersent en considération. Le procès demeurait fixé au samedi 18. Il ne restait plus à l’avocat qu’à télégraphier à Aydée d’arriver sans plus de retard. Ce fut ce qu’il fit immédiatement.

Entre-temps, il apprenait une autre nouvelle, dont il ne fut pas long à supputer les conséquences. L’offensive pour la délivrance de Belfort était déclenchée depuis la veille. À l’extrême droite du secteur, dans des conditions atmosphériques effroyables, le 1er corps d’armée attaquait, entre Villersexel et le Doubs.

Bien entendu, en fin de journée, rendant ainsi qu’il avait été dit visite à Fabrice, il s’était abstenu de porter aucun de ces faits à sa connaissance. Pourquoi répandre le doute dans cette âme, alors que dans la sienne la confiance demeurait pleine et entière ? Le 17, au plus tard, Aydée serait là.

Le lendemain, 16 novembre, avant-veille du procès, Jean Girard continuait à ne savoir rien d’elle.

Le vendredi 17, rien non plus ! Fou d’épouvante, il lui avait adressé une nouvelle dépêche. Celle du 10 lui avait-elle bien été remise ? Avec un homme comme Werner, qui pouvait savoir !

Le samedi 18 novembre, il faisait un clair et beau soleil d’automne. On pouvait encore espérer. L’audience ne s’ouvrait qu’à midi.

Lorsque le greffier procéda à la lecture de la liste des témoins, Aydée Briel, épouse Hersent, ne répondit pas à l’appel de son nom.

De ces débats, relativement courts, maître Girard était sans doute destiné à conserver toute son existence le souvenir. Un grand silence se fit soudain, quand, ayant cessé de parler, il se rassit.

Tandis que la cour se retirait pour délibérer, le bâtonnier Dubuisson lui prit la main.

« Tu peux être fier de toi, mon petit. Ce sera sans doute la plus belle et la plus courageuse plaidoirie de ta vie.

– Ah ! fit l’avocat, la voix obstruée par les larmes, que l’on dise que c’est la plus mauvaise, et qu’ils nous le rendent, voyez-vous ! »

Pas un seul instant, Fabrice, lui, ne s’était départi de ce sourire fait d’une sorte d’indifférence sereine. Ni pendant le réquisitoire, ni durant l’audition des témoins. La déposition de certains de ceux-ci n’avait pourtant point laissé d’être quelque peu mouvementée. Notamment celle de Caunègre, menaçant du poing son beau-frère, ce Garbay impassible et blême, et faisant les plus discourtoises allusions aux fortunes bâties en moins de trois ans avec une aussi inquiétante célérité. Le couple de Saint-Gor avait bien failli sortir de la salle d’audiences entre deux gendarmes. De la déposition de Noémie, hachée de sanglots, on n’avait presque pu rien saisir. Quant à Célina, il avait été mille fois préférable pour elles que Diane Briel du Pradia et pas mal d’autres personnalités appartenant aux mondes de la Collaboration ou de la Résistance, parfois assez singulièrement mêlées dans les âpres propos du témoin, n’eussent pas entendu la diatribe prononcée par cette sombre fille passionnée. C’était moins d’ailleurs à la défense de l’accusé qu’à l’impitoyable condamnation de toute une société, de toute une époque qu’il venait d’être procédé de la sorte. « On aurait intérêt à aller chercher autre part que sur ce banc les véritables coupables » s’était-elle exclamée, lançant vers Fabrice un geste qui ressemblait étrangement à un baiser. Et toute l’assistance n’avait pu s’empêcher de frémir, et les quatre juges, si pleins d’assurance provocante jusqu’alors, n’avaient pu s’empêcher eux non plus d’échanger comme à leur insu un regard. « Jusqu’où compte-t-on laisser aller cette misérable folle ? Faites-la taire ! Faites-la taire ! » Quel malheur de ne pouvoir élever publiquement une telle protestation, donner un ordre pareil ! Mais à qui ? Et comment ?

La cour ne s’était pas éternisée en chambre du conseil. Moins d’un quart d’heure plus tard, la sonnerie annonçant sa rentrée retentissait. Le président lut le verdict condamnant, par quatre voix contre une, en application de l’article 75, 5° du code pénal, le nommé Hersent (Marie-Fabrice) à la peine de mort, les circonstances atténuantes ayant été refusées, également par quatre voix contre une.

Un nouveau silence, aussi total que le premier, accueillit le prononcé du jugement. Comme la cour se retirait, il fut rompu par le bruit d’un corps s’écroulant au fond de la salle.

C’était Célina, qui venait de s’évanouir, et qu’on emportait.

« … Ayez du courage ! »

À la lumière crue de l’ampoule électrique sans réflecteur, on était occupé à retirer ses fers à Fabrice, d’abord ceux des jambes, deux anneaux autour des chevilles, reliés par une chaînette, puis les fers des poignets, ajoutés la nuit. On lui avait rendu le costume qu’il portait le jour du procès. Il l’endossa à la place des vêtements de bure qu’il avait revêtus ce jour-là, quand il avait été transféré dans le quartier des condamnés à mort pour y être astreint au régime de la grande surveillance : cellule éclairée toute la nuit, visites continuelles des gardiens.

Outre ceux-ci, le greffier, le commissaire du gouvernement qui venait d’annoncer à Fabrice le rejet de son pourvoi, il y avait naturellement maître Girard. Et puis l’aumônier.

Ce dernier n’eut pas besoin de proposer à Fabrice d’entendre la messe et de communier. C’était chose décidée entre eux depuis une semaine. Dénouement normal pour l’enfant jadis voué au bleu et au blanc par sa mère. Si tout se passe au Ciel de façon plus régulière qu’ici-bas, elle, la jeune morte, elle devait être en train, là-haut, de le regarder, de lui tendre les mains.

Il s’habilla avec lenteur. On était aimable pour lui. On avait à cœur de ne pas le presser.

Il pouvait être sept heures environ. Un jour jaunâtre venait de naître. Dans la cour attendait le camion qui devait les conduire là-bas, lui, les six gendarmes d’escorte ainsi que deux autres condamnés qui allaient être eux aussi passés par les armes, un jeune, qui ne s’arrêtait pas de sangloter, et puis un vieux, l’air abruti, la barbe décolorée par l’alcool et le tabac. « Deux miliciens ! » avait dit un gendarme à un autre.

Maître Girard et l’aumônier avaient sollicité l’autorisation de prendre place avec eux dans le camion. Le commissaire du gouvernement et le greffier les avaient précédés dans une automobile noire, traction avant, qui ressemblait comme une sœur à celle dans laquelle les gens de la Gestapo les avaient emmenés à Bordeaux, il y avait cinq mois, Herbert et lui. Pourquoi n’aurait-ce pas été la même, après tout ?

Les exécutions qui devaient avoir lieu ensuite à la ferme de Luchey continuaient alors à se faire au camp de tir de Souge. On ne s’était pas encore avisé de modifier ce qui avait été si judicieusement aménagé par les Allemands. Bientôt, dans la brumeuse matinée, les premiers bouquets de pins apparurent. On aurait dit de fidèles amis qui s’en venaient à la rencontre de Fabrice. Il en distingua un, énorme, qui ressemblait à celui de Pradia, auprès duquel il avait retrouvé le corps d’Aydée. Pauvre Gina ! D’ici une heure, aurait-elle l’intuition de se dire que le moment était peut-être venu d’avoir une pensée pour celui qui, tout de même, avait été son mari ? Pauvre Gina !

Les pleurs du petit milicien s’étaient un peu calmés. En trombe, on traversa le village de Martignas encore endormi. On passa devant une sentinelle qui, à tout hasard, rendit les honneurs. Et puis il y eut un arrêt brutal. Et Fabrice comprit que c’était là.

On les fit descendre. Le petit milicien avait recommencé à fondre en larmes. Le vieux le gourmandait et le traitait de pourriture. Ils progressaient au milieu d’un étrange paysage de limbes, dépouillé d’arbres, et au-dessus duquel vagabondait parmi des vapeurs chassées par le vent un morne soleil qu’on ne voyait point. Et puis toute cette brouillasserie se dissipa. L’arme au pied, les soldats vers lesquels ils se dirigeaient surgirent.

Ils étaient groupés en trois pelotons, de douze hommes chacun, en ligne sur deux rangs. Chacun de ces pelotons se composait de quatre soldats, quatre caporaux, quatre sous-officiers. En face de chacun de ces trois pelotons, à une distance de vingt mètres, trois poteaux émergeaient sinistrement du sol sablonneux de la lande.

L’adjudant-chef, qui allait avoir à commander le feu, se tenait à la droite du premier peloton. À la gauche de chacun des trois, placés en serre-file, il y avait un soldat et un sous-officier, ce dernier un revolver à la main. Fabrice avait été un capitaine d’état-major trop imprégné de ses devoirs pour ne pas se souvenir du décret du 26 juillet 1934, 3e partie, service des garnisons commun aux diverses armes, pour ne pas savoir très exactement à quoi correspondaient tous ces détails. Le soldat en serre-file avait pour mission de bander les yeux du condamné. Quant au sous-officier, c’était lui qui devait donner le coup de grâce, le canon du revolver étant dirigé au-dessous de l’oreille à cinq centimètres du crâne.

Il savait également que les fusils avaient été chargés avant leur arrivée. Il n’ignorait point non plus qu’avec le verre de « remontant » dû à la munificence de l’intendance, les trente-six participants des trois pelotons venaient d’être gratifiés d’une lugubre petite homélie destinée à calmer leurs scrupules, à leur démontrer que chacun des condamnés sur lesquels ils allaient avoir à faire feu n’étaient que d’assez tristes sires, absolument indignes de pitié.

« L’arme sur l’épaule droite ! »

On leur rendait les honneurs, tout de même, à ces réprouvés, tandis qu’ils étaient amenés tous les trois sur le terrain, chacun d’eux tournant maintenant le dos au poteau correspondant, avec en face de lui, à vingt mètres, l’un des trois pelotons. Fabrice se trouvait contre le premier des trois poteaux, séparé par une distance de dix mètres de son voisin de droite, qui était le vieux milicien. Il avait à sa gauche l’adjudant-chef, avec son sabre série Z déjà dégainé. Derrière l’adjudant se trouvait le petit groupe formé par le commissaire du gouvernement, l’aumônier, puis Jean Girard avec l’un de ses confrères du barreau, sans compter trois ou quatre civils où il y avait sans doute des journalistes. De ce groupe, quelqu’un se détacha, le greffier, qui vint, formalité dont tout le monde se serait bien passé, donner en ânonnant lecture des extraits des jugements de condamnation.

Quand il eut achevé, un bref commandement retentit. Et il y eut le bruit sourd des trois pelotons se mettant en marche, marquant le pas, pour venir s’arrêter à six mètres des poteaux.

Les trois soldats dont il vient d’être question s’en détachèrent, une sorte de foulard à la main, et se dirigèrent chacun vers celui des trois hommes adossés au poteau qui lui était assigné.

Fabrice vit venir le sien, un très jeune garçon, qui manqua glisser sur la glaise. Il n’était pas difficile de s’apercevoir qu’il tremblait.

Fabrice eut un geste de protestation dont il faillit ne point pouvoir réprimer la violence. Il fut sur le point d’arracher l’ignoble bandeau des mains de l’infortuné petit soldat vacillant.

Mais déjà le mari d’Aydée Briel avait réussi à se maîtriser.

« Allons, fais vite ! » ordonna-t-il, tendant le front.

Et quand l’autre, tant bien que mal, se fût acquitté de sa tâche, il eut encore le temps de murmurer :

« Autant, n’est-ce pas, ne pas voir que ce sont des Français ! »

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Mars 2025

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