Pierre Benoit

LES COMPAGNONS
D’ULYSSE

(1937)

 

« Dans les républiques hispano-américaines on fait parfois d’étranges découvertes en regardant les monuments publics par l’entrebâillement des portes interdites. »

JENNY DE TALLENAY

(Souvenirs du Venezuela).

À FRANZ LEHAR

I

Il est des jours qui naissent et s’achèvent vides d’événements d’aucune sorte. Tel ne fut point précisément le cas de ce tendre et bleu jeudi de juillet, à Las Palmas, ville principale, au temps des guerres, de l’une des quatre provinces de la république d’Arequipa.

Bien que le chemin de fer fonctionnât depuis quelques années déjà, et peut-être à cause de cette raison, ce n’était pas une mince affaire, à l’époque dont il s’agit, de se rendre de San José, capitale confédérale de la république, à Las Palmas. Pour un trajet total de soixante-douze heures, il fallait bien compter sur deux bonnes journées de guimbarde ou de cheval, la voie ferrée se trouvant d’ordinaire interrompue sur les deux tiers du parcours, à la suite de circonstances qui n’étaient presque jamais les mêmes, mais qui n’en laissaient pas moins inchangé le résultat final.

Si quelqu’un connaissait par le menu tous ces détails, c’était bien André Marescot. Correspondant de l’un de nos plus grands journaux du soir, il avait débarqué ici pour la première fois sept ans plus tôt, au moment de la lutte meurtrière qui avait permis à l’Arcquipa de s’affranchir du joug que faisaient, depuis près d’un siècle, peser sur elle ses deux orgueilleuses voisines, les républiques du Venezuela et de la Colombie. Pour que, ce mercredi soir, veille du jour dont il va être question aussi longuement, Marescot, après sept années, se trouvât derechef attablé dans l’obscur buffet de la petite gare de Mosquera, où la voie unique qui mène à Las Palmas rejoint la grande ligne de San José, il fallait qu’il y eût du nouveau dans le pays, ou qu’il se préparât à y en avoir sous peu.

Le train, en principe, repartait à neuf heures. Il en était huit. À la lueur d’une bougie fichée dans le col d’une bouteille, le journaliste achevait de dîner d’un modeste saconcho de poule arrosé d’un plus que piètre vin d’orange. Il n’y avait guère de monde dans la salle : deux métis cossus qui sommeillaient en vis-à-vis, coudes sur la table, et un prêtre entre deux âges, assez soigné de sa personne et absorbé dans une partie d’échecs avec la caissière, une gaillarde au langage empreint, si j’ose dire, d’une certaine vulgarité.

Dehors, il y avait de la pluie et du vent. Lorsque, de temps à autre, une main invisible en ayant levé le loquet, la porte venait à s’ouvrir sur le quai rempli de ténèbres, les languettes fuligineuses des chandelles oscillaient.

Elles se mirent, tout à coup, à s’agiter de façon plus forte. Quelqu’un était entré, un homme auquel Marescot ne prêta d’abord aucune attention, et dont un imperméable à capuchon, dégouttant d’eau, dissimulait d’ailleurs les traits. Il le retira, sans se presser, et Marescot ne put retenir une exclamation. Il venait de reconnaître Forbes, Herbert Forbes. Comme coïncidence, c’en était une, donnez-vous la peine d’en juger. Leur première rencontre à tous deux avait eu lieu, en effet sept années auparavant, dans cette même gare de Mosquera, durant la guerre de libération.

Bien que Forbes fût depuis longtemps devenu pour lui un véritable camarade, Marescot commença par ne ressentir qu’un plaisir très mitigé en l’apercevant. Il est bon d’en savoir la cause. Forbes était correspondant du plus important journal du soir de Londres, et il tenait sa rubrique avec un talent et un bonheur que personne, surtout Marescot, n’aurait jamais songé à contester.

« En voilà, un hasard ! » crut devoir s’écrier ce dernier, en serrant les mains du nouveau venu, avec une effusion qui était tout de même sincère.

L’Anglais cligna de l’œil.

« Croyez-vous que ce soit un si grand hasard que cela ? demanda-t-il avec un sourire de coin.

— Plaît-il ? » fit Marescot, légèrement décontenancé.

Cette fois, Forbes rit franchement. Empoignant une chaise, il l’installa à la volée en face de celle de son rival.

« Qu’est-ce que c’est, ce que vous mangez là ? Est-ce que ce n’est pas trop mauvais ?

— Peuh ! fit l’autre, ça nourrit, c’est tout l’éloge que ça mérite. La vérité est qu’en sept ans la cuisine d’Arequipa ne me paraît point avoir fait beaucoup de progrès. N’est-ce pas votre avis ? »

Forbes rit plus fort.

« Vous, dit-il, je vous vois venir. Vous désireriez bien savoir depuis combien de temps je suis dans le pays. Sacré Marescot, toujours sur le qui-vive, lorsque la question métier est en jeu.

— Et quand cela serait, répliqua Marescot, prenant le parti de rire, lui aussi. Si vous croyez que c’est très drôle, pour un modeste chasseur, de voir surgir, à l’improviste, au beau milieu de sa route, un braconnier aussi redoutable que vous ! »

Forbes lui lança une bourrade dans les côtes.

« À l’improviste ! À l’improviste !… Jurez donc que vous ne vous attendiez pas quelque peu à me voir. Alors, ce serait que vous ne me connaissez pas du tout. Moi, en revanche, qui vous connais bien, je jure que je n’ai éprouvé, à vous rencontrer, aucune surprise, pas la moindre, vous m’entendez. Allons, allons, résignez-vous, faites risette, et aidez-moi bien gentiment à commander mon dîner. Notre train pour Las Palmas, c’est à neuf heures qu’il part, n’est-ce pas ?

— C’est donc à Las Palmas que vous allez ? » fit Marescot, incapable de réprimer cette ultime petite manifestation de dépit.

Forbes haussa ses pesantes épaules.

« Où voulez-vous que j’aille, que nous allions, pour mieux dire, voyons ? »

Marescot le regarda fixement, puis, haussant les épaules lui aussi :

« Vous avez raison. Je suis stupide. Cartes sur table, alors ?

— Mais oui, mais oui ! acquiesça Forbes, bonhomme. Ça vaut beaucoup mieux. Je vous ferai remarquer d’ailleurs que nous avons toujours fini par procéder ainsi. »

Forbes mangeait plus vite que Marescot. Il eut tôt fait d’en être au même point du repas que lui. Tout en expédiant leur maigre menu, ils échangeaient de brèves phrases saccadées.

« Alors, vous êtes également de cet avis ?

— À n’en pas douter.

— La guerre, n’est-ce pas, dans un mois tout au plus ?

— Peut-être avant.

— Je n’en serais pas autrement surpris. »

L’Anglais se renversa en arrière de sa chaise.

« Ces jours-ci, figurez-vous que j’étais en Californie, où il se prépare également des choses assez passionnantes. Vous voyez que je n’ai pas hésité.

— J’étais moi-même à La Havane, ce qui n’est pas la porte à côté non plus. J’ai fait comme vous. C’est égal, quel voyage jusqu’à San José où j’ai eu à peine le temps de rester deux jours. En voilà deux autres que je roule, que je devrais rouler, plutôt ! Ah ! chemin de fer de malheur ! Mais au fait, vous-même, comment vous y êtes-vous pris pour parvenir jusqu’à Mosquera ? vous n’allez pas me raconter que vous étiez dans mon train. Je vous aurais vu.

— Effectivement, ce n’est point par le train que je suis venu, répondit Forbes d’une façon un peu évasive. La chose n’a d’ailleurs pas grand intérêt en soi. L’essentiel est que nous voici réunis tous les deux, avec le même but, qui est Las Palmas, et cela, bien entendu, sans nous être donné rendez-vous. »

Ils échangèrent un sourire de mutuelle et admirative sympathie.

« Il faut reconnaître, dit Marescot, que chaque fois que nous avons eu, simultanément, sans avoir eu besoin de nous en entretenir d’avance, la même idée, nous avons mis régulièrement dans le mille.

— Hum ! fit Forbes, il y a eu cependant une exception, et qui a compté. Souvenez-vous : Barquisimeto ! Nous avons trouvé le moyen de rater la bataille, alors qu’il n’y avait qu’à nous y laisser porter, qu’à suivre les Corcovados. Nous avons été d’autant plus inexcusables qu’il y avait quinze jours que nous bivouaquions au milieu d’eux. Mais voilà, nous avons cru à une feinte, à une diversion. Il y a des circonstances où l’on compromet tout à vouloir trop faire les malins. Ceci posé, d’accord ! Notre public réciproque aurait tort de se plaindre : nous sommes assez au courant de notre petite affaire, vous et moi. »

Il ajouta :

« C’est ce qu’il va s’agir de démontrer de nouveau. »

Je mets en fait qu’il doit y avoir de par le monde pas mal de gens ne possédant que des lumières fort vagues au sujet des événements connus, dans l’histoire de l’Amérique du Sud, sous le nom de bataille de Barquisimeto. C’était pourtant cette victoire qui, sept ans auparavant, avait permis à la jeune république d’Arequipa de briser les liens qui l’avaient assujettie jusqu’alors au Venezuela et à la Colombie. Remportée dans des conditions inouïes de difficulté, contre un ennemi puissamment armé et cinq à six fois supérieur en nombre, elle avait valu au héros de cette magnifique journée, un général de trente-quatre ans, Manrique Ruiz, avec le titre de duc de Barquisimeto et le glorieux surnom d’El Salvador, une popularité sur laquelle l’ingratitude et l’oubli ne paraissaient point avoir eu encore de prise jusqu’à ce jour. Détenteur réel d’un pouvoir que le vieux président Piaz Bartolomeo n’avait jamais sérieusement exercé, c’était de cet homme, Manrique Ruiz, qu’il n’avait guère cessé, depuis une heure, d’être question, nommément ou à demi-mot, dans la conversation des deux correspondants.

« Personnellement, avait dit Forbes, il ne m’a pas encore, ces jours-ci, été possible de l’apercevoir. Il est vrai que je n’ai pas fait de vieux os à San José. Mais vous, qui y êtes resté près de quarante-huit heures, vous auriez pu, que diable, vous débrouiller pour… »

Marescot secoua la tête.

« On m’a répondu qu’il avait, quitté la capitale. C’était peut-être exact. Autrement, vous pouvez bien penser que j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour le rencontrer. Physiquement, il paraît qu’il n’a pas changé.

— Le même, il est toujours le même. Je peux l’affirmer, puisque moi, il n’y a pas un an que je l’ai vu, à Londres, très exactement. Vous savez que c’est récemment qu’il est rentré d’Europe ?

— Oui, je sais. Près de dix-huit mois, tout de même, qu’il sera demeuré absent. Il y a une chose qui est tout ensemble à son honneur et à celui de ses concitoyens : à son retour, il a été acclamé autant, plus même que lorsqu’il est parti.

— Il n’aurait plus manqué que cela, dit l’Anglais. Les gens d’ici auraient été de beaux ingrats. Est-ce que vous vous rendez compte de ce qu’une fois de plus il vient de faire pour eux ? Ce n’est point pour s’amuser qu’il a visité le vieux continent. Vous a-t-on raconté comment il y a passé sa première année ? Comme capitaine, sous un nom d’emprunt, à suivre les cours pour officiers étrangers, dans les états-majors de deux pays différents. Il ne crânait pas ; il faisait même, à ce qu’il paraît, figure de quelqu’un de pas très dégourdi : la meilleure façon de voir et d’apprendre, puisque l’on ne se méfie pas de vous.

— J’ignorais ces détails. Et où donc a-t-il servi de la sorte ?

— Six mois en Allemagne, d’abord, puis six mois chez vous. Pour nous autres, Britanniques, ce choix-là n’a pas été très flatteur, évidemment. Mais qu’importe, puisque en fin de compte, il nous aura dédommagés en nous passant la majorité de ses commandes, artillerie, génie, munitions. Dites donc, cher ? Avec ce qu’il lui aura procuré, moralement et matériellement, grâce à ce voyage, l’armée d’Arequipa a des chances de ne plus ressembler aux pauvres cohortes démunies que nous avons connues.

— C’est pourtant avec elles, dit Marescot, qu’il a vaincu. Le meilleur vœu que je puisse faire à son intention est de souhaiter que ses troupes d’aujourd’hui soient de la même trempe que celles d’alors. »

Hochant la tête, il ajouta :

« On m’a, par ailleurs, laissé entendre que la situation financière était obérée, et qu’il y avait un certain malaise dans le pays.

— C’est ce que nous aurons l’occasion de vérifier sous peu, dit Forbes. Nous ne sommes même ici qu’à cette intention, n’est-il pas vrai ? Nous n’avons pas en tout cas à nous plaindre de la façon dont s’engage pour nous la partie. Il conviendrait même, en attendant que d’autres y songent, de nous adresser des félicitations à ce sujet. Si l’on considère qu’il ne doit pas exister, en tout et pour tout, en Arequipa, dix personnes au courant des projets actuels du général Ruiz, c’est déjà un joli résultat, vous l’avouerez, que d’avoir appris de façon certaine l’endroit vers lequel il se dirige présentement. Je suis sûr que cette vieille ganache de Piaz Bartolomeo ne s’en doute même pas.

— J’avoue, j’avoue, fit Marescot, non sans humeur. Je consens même à avouer que je donnerais assez cher pour savoir comment vous êtes parvenu à savoir vous aussi… J’espérais bien qu’il n’y aurait que moi… »

Forbes sourit gracieusement.

« Je pourrais dire la même chose, en ce qui me concerne. Mais à quoi tout cela nous avancerait-il, mon Dieu ! Seules comptent les conclusions que nous tirons des faits. Et les vôtres, en l’espèce, sont si différentes des miennes…

— Par exemple !

— Mais oui, voyons ! Nous avons, vous et moi, appris, chacun par nos propres moyens, que Manrique Ruiz doit se rendre à Las Palmas, et qu’il y sera demain jeudi, 2 juillet, information de qualité exceptionnelle, je vous le concède, étant donné tout le mystère dont ce voyage a été entouré.

— Eh bien, alors ?

— Eh bien, alors, il n’en reste pas moins que nous ne sommes ni l’un ni l’autre exactement d’accord sur le but qu’El Salvador entend assigner à ce déplacement. Vous croyez, vous, à une inspection ordinaire. « Du moment qu’il a à vérifier l’état de toutes les garnisons du pays avant d’ordonner la mobilisation, il faut bien qu’il commence par l’une d’entre elles », tel est votre raisonnement. Moi, au contraire, j’ai dans l’idée que Las Palmas n’est justement pas une place comme toutes les autres. L’arrivée inopinée de Manrique Ruiz m’y semble l’indice de certaines mesures exceptionnelles, peut-être de certaines sanctions… »

Marescot eut une moue.

« Possible ! Ça, c’est l’avenir. J’attends d’être à demain pour y voir, car je n’aime pas trop les idées préconçues. Pourvu que cette saleté de chemin de fer ne nous fasse pas arriver avec trop de retard !…

— Espérons que non ! Autre chose : vous êtes-vous préoccupé d’un endroit où loger ? C’est là une des questions que nous nous sommes toujours réservé le droit de nous poser, n’est-ce pas ?

— Bien sûr. Il y a, à Las Palmas, une boîte du nom de Tras los Montes, où il paraît que nous ne serons pas mal du tout. Vous voyez le genre : quelque chose de moitié hôtel, moitié casino, selon la formule de ces pays-ci. À présent, attention ! L’établissement a, comme on dit, la réputation d’être un peu olé-olé.

— Je m’en moque, dit Forbes. Je ne suis pas marié.

— Moi si, convint Marescot. Mais en service commandé, après tout… »

Forbes venait de frapper bruyamment ses mains l’une contre l’autre. Interrompant sa partie d’échecs, la caissière s’avança vers eux, en raclant les dalles de ses savates.

« Qu’est-ce que vous voulez à cette marionnette ? demanda Marescot.

— Savoir ce qu’elle a dans sa cave, tiens ! Une soirée pareille, ça s’arrose, ne trouvez-vous pas ? »

Elle était, la cave en question, composée de façon encore plus rudimentaire que les deux voyageurs ne l’avaient redouté. Il leur fallut bien des palabres pour obtenir qu’un triste nègre aux yeux laiteux remontât, qui sait de quel trou, une étrange bouteille de champagne dont le contenu rappela à Marescot les jours de liesse des institutions où sa pieuse enfance s’était écoulée. Forbes, lui, était d’une humeur ravissante. Son commensal, moins : il semblait avoir quelque chose à dire, et ne pas oser…

« Permettez-moi…, commença-t-il enfin.

— Quoi ?

— J’aurais une petite question à vous poser.

— Je vous en prie… Et si nos conventions m’autorisent à vous répondre, soyez d’avance persuadé… »

Marescot toussa.

« Eh bien, voilà. J’ai réussi, à San José, à me procurer la composition de la garnison de Las Palmas.

— Excellente idée.

— Merci… Un demi-régiment d’artillerie ; un d’infanterie, qui est le 14e voltigeurs, de Montalban ; une compagnie du génie ; un régiment de cavalerie enfin, le 3e lanciers. »

Il précisa :

« Le 3e lanciers, de Barquisimeto. »

Avec une certaine gêne, eût-on dit, il regardait Forbes. Celui-ci demeurant impassible, il poursuivit :

« Vous me direz si je me trompe. Mais il me semble bien que non. Le 3e lanciers, les Corcovados, il y a sept ans, est-ce que ce n’était pas la même chose ? »

Gravement, Forbes répondit :

« Vous ne vous trompez pas. Les Corcovados, le 3e lanciers, c’était la même chose. Même régiment, même étendard, mêmes héros ! »

Il sourit, et il ajouta :

« C’est bien là ce qui m’incite à croire que la journée de demain, à Las Palmas, ne sera pas pour nous ce qu’il est convenu d’appeler une journée de repos. »

Ils demeurèrent songeurs un instant l’un et l’autre. C’étaient les mêmes heures, probablement, d’il y a sept ans, qu’ils revivaient… Des balles tranchant et faisant choir d’un seul coup de gigantesques chapelets de lianes ; du sang sur les dolmans noir et or ; des pièces de canons culbutées dans de hideux marais verdis ; la fiévreuse lumière lunaire vagabondant sur des centaines de kilomètres de forêts ; et ces cimes des Cordillères, pleines d’une neige où l’on eût voulu se blottir, d’un vent qu’on eût tant désiré atteindre, pour pouvoir enfin respirer.

Cela ne dura pas d’ailleurs très longtemps… une minute, deux peut-être. Puis Marescot dit :

« Maintenant, si vous voulez être tout à fait aimable…

— Oh ! oh ! Encore une question ?

— Mais non, mais non, rassurez-vous. C’est d’un cigare qu’il s’agit, un cigare dont je voudrais que vous me fissiez l’aumône. J’ai eu la stupidité de laisser s’épuiser ma provision. »

Forbes eut un geste désolé.

« J’ai lâché le tabac, mon pauvre ami. Oui, vraiment, même plus une pipe. Mais cela doit pouvoir s’arranger. La jolie petite dame que voici, pourquoi n’aurait-elle pas ce qu’il vous faut ? »

C’était de la caissière, plus que jamais absorbée dans ses échecs, qu’il parlait. Catastrophe ! La provision de tabac de la maison était enfermée dans une armoire dont le maître de céans, parti au bal, avait la clef.

« Tonnerre et retonnerre de malédictions ! » gémit Marescot, désespéré.

Or, sa chance voulut tout juste qu’en cette minute le salut lui vint sous les apparences aimablement rebondies de l’ecclésiastique aux échecs. Celui-ci retira d’une des vastes poches de sa soutane un presque aussi vaste porte-cigares. L’ayant ouvert, il le tendit à Marescot, et lui dit dans un français fort correct :

« Je sais ce que c’est que de manquer de tabac. Faites-moi donc, monsieur, le très grand honneur d’accepter quelques-uns de ces maduros. Vous verrez qu’ils ne sont réellement pas désagréables. »


*

L’architecture officielle de pas mal de républiques sud-américaines comporte, encore à l’heure actuelle, cette particularité que beaucoup de monuments, même dans les villes les plus importantes, sont composés, en tout et pour tout, d’une façade, d’ailleurs très belle, généralement gothique à souhait, et pourvue à profusion d’astragales, de clochetons et autres pâtisseries décoratives. Ce n’est pas que l’argent ait toujours manqué pour achever le reste ; mais on a préféré le consacrer, de façon exclusive, à l’agrément des yeux du passant. Derrière, donc, rien ; si, cependant, ne soyons pas injuste : des papillons, des herbes folles parmi lesquelles un pâtre indien joue de la flûte à quelques pensifs bovidés. L’orgueilleux fronton porte, en majestueuses lettres d’or : Muséum, Palais du Congrès, ou Institut prophylactique… Mais inutile de sonner à la porte cochère pour demander si l’on peut visiter.

Depuis la victoire de Barquisimeto, cette inoffensive coutume avait été, tout au moins en ce qui concernait les bâtiments affectés à la défense nationale, abolie en Arequipa. Derrière les façades des quartiers d’artillerie ou de cavalerie, il y avait désormais autre chose que des orties ou des coléoptères, je vous le certifie. Le général Ruiz aurait même eu la tendance contraire. Au lieu d’en faire parade, il eut, je crois s’il l’avait pu, jeté un voile sur ses préparatifs guerriers, dissimulant pour l’instant sa force, afin de pouvoir un jour mieux la montrer. Tout cela afin d’expliquer que les casernes de Las Palmas n’étaient point de frivoles décors, mais de braves et massives casernes, recelant dans leurs flancs autant et peut-être plus de chevaux, soldats, obusiers qu’il n’en était prévu sur les états et par les budgets.

La ville, par elle-même, est tout bonnement délicieuse, si gaie, si rose dans l’air pur des monts, avec son mélange de jeunes villas et de vieilles basiliques, le chant de ses cascades et l’enchantement de ses fleurs qui, semble-t-il… Mais pourquoi se hâter, puisque, grâce à Dieu, au fur et à mesure que se déroulera cette histoire, nous aurons tout loisir de décrire Las Palmas en détail.

Après être tombée presque toute la nuit, la pluie s’était arrêtée. Mais, voilant la lune sur le point de disparaître, des nuages roussâtres continuaient à courir, qui n’annonçaient vraiment rien de bon pour la journée. Le vent des montagnes, en revanche, emplissait rues et avenues désertes de nappes de merveilleux parfums, parmi lesquels il n’était pas malaisé de reconnaître l’odeur de la taciturne fleur qu’on appelle ici la rose des cimes, comparable à un alliage de frangipane, de sandaraque et de miel brun.

Deux heures étaient en train de sonner à la chapelle San Felice, lorsqu’une voiture s’engagea sur le pont Ana-Teresa aux arches duquel, à cent pieds en contrebas, se brisaient tumultueusement les eaux écumeuses du Caystre. C’était une haute et forte berline de voyage enlevée, en dépit des pentes, à toute allure, par quatre trotteurs que l’on voyait bien n’être pas de vulgaires chevaux de relais. Quand elle traversa la place de la Chapelle, un de ses rideaux de cuir – celui de droite – s’écarta. Une tête en sortit, la tête de quelqu’un à qui, apparemment, le bruit des cahots avait empêché d’entendre sonner l’heure, et qui désirait la voir, en passant, à l’horloge du clocher.

« Deux heures dix. C’est ce que nous avions calculé. Près de deux heures encore avant le lever du soleil. Il va falloir tâcher de bien les employer. »

C’était à un second voyageur, assis à gauche, que ces paroles étaient adressées. Le rideau retombant plongea à nouveau l’intérieur de la voiture dans les ténèbres.

« Plus que dix minutes, Urrutia ! » dit le voyageur qui avait déjà parlé.

Il ajouta :

« Crois-moi si tu veux, j’ai le cœur qui bat. »

Du fond de la vallée, en cet instant, l’appel d’un sifflet lointain monta jusqu’à eux.

« Le train de San José qui arrive, lui aussi. Il aurait dû entrer en gare à deux heures moins vingt. Il n’a pas trop de retard. Il n’y a rien à dire. Nous aurons tout de même couvert le parcours un peu plus vite que lui. »

La pente se faisait plus rude. Pendant une centaine de mètres environ, les chevaux eurent sérieusement à peiner. Puis, la voiture déboucha sur une espèce d’esplanade très vaste, en forme de carré. Trois des côtés de ce carré étaient dessinés par une rangée d’arbres, des palmiers dont les palmes enchevêtraient leurs arabesques noires sur le ciel jauni. Le quatrième côté se trouvait barré par la muraille d’un bâtiment, qui n’en finissait pas. Au rez-de-chaussée et au premier étage, deux ou trois fenêtres brillaient. Le temps pour la berline de s’arrêter, une de ces fenêtres s’éteignit ; une autre, un peu plus loin, se ralluma.

Du siège du cocher, un homme assis à côté de ce dernier venait de sauter à terre, et de se précipiter vers la portière de droite de la berline, afin de l’ouvrir. Il n’en eut pas le temps. Le compagnon de route d’Urrutia en était déjà descendu. L’homme ne put que se raidir, en face de lui, au garde-à-vous.

« Prends soin de nos bagages », lui commanda le voyageur.

Et, s’adressant au cocher :

« Quant à toi, j’espère que tu n’as pas oublié les ordres du capitaine. Fais-lui répéter tes ordres, Urrutia. Parfait ! Parfait ! C’est bien cela. Tu n’es jamais allé à la Funda del Comercio ? C’est justement pour cela que j’ai décidé de t’y loger, mon garçon. Votre chambre à tous deux y est retenue. Vous y serez à merveille, vous verrez. Par exemple, vous me ferez le plaisir, aussitôt que vous aurez mangé et fait manger les bêtes, de monter chez vous et d’attendre qu’on vienne vous y chercher. Ce n’est pas très compliqué, je pense ? Tu peux disposer. »

Tandis que l’attelage, rebroussant chemin, disparaissait dans l’obscurité, il demeura une minute sans un mot, à se recueillir, eût-on dit… Puis, sortant enfin de sa méditation, il mit la main sur l’épaule du capitaine :

« Et maintenant, murmura-t-il, vieux camarade, allons-y ! »

C’était un jeune, un très jeune soldat, qui, à cette heure de la nuit, assurait au quartier Miranda, caserne du 3e lanciers, les délicates fonctions de sentinelle devant les armes. Certes, il ne dormait pas. On ne pouvait affirmer non plus qu’il fût tout à fait éveillé. Soudain, il tressaillit désagréablement. Une allumette frottée sous son nez venait de manquer d’y mettre le feu.

« Halte-là ! implora-t-il.

— Il est bien temps ! Silence, imbécile !

— Qui vive ?

— Chut ! donc. Arismendi.

— Ayacucho ! » balbutia le petit soldat médusé.

C’était avec Urrutia que mots d’ordre et de ralliement venaient d’être ainsi échangés. Dans l’ombre, un peu en arrière, se profilait une autre silhouette, celle de l’homme devant qui tout le monde s’inclinait. Durant le bref instant où elle avait lui, l’allumette du capitaine avait fait briller l’ample puncho de soie grise dans lequel son compagnon était drapé.

« Faisons vite ! dit celui-ci.

— Va me chercher le maréchal des logis de garde, ordonna Urrutia à la sentinelle. Et tâche de me le ramener sans mettre tout le poste sens dessus dessous. »

Ne songeant pas à réclamer son reste, le petit cavalier obéit. Il poussa la lourde porte de fer. Celle-ci, en violation formelle du règlement, n’était pas fermée à clef à l’intérieur.

L’homme au manteau gris eut un léger ricanement.

« Qu’est-ce que je te disais, Urrutia ? Est-ce que tu ne trouves pas que ça commence bien ? »

Le chef de poste devait également dormir quelque peu, car il mit deux bonnes minutes à se montrer, suivi d’un homme de garde au bras duquel se balançait une lanterne.

« Qu’est-ce que c’est ? fit-il, sur le ton du monsieur qui n’aime pas à être dérangé dans son sommeil. Et d’abord, qui êtes-vous ? »

Hélas ! Cette belle assurance ne devait pas durer longtemps. La glauque lumière de la lanterne venait de faire surgir l’uniforme noir, les aiguillettes et épaulettes d’argent d’Urrutia. Or, il n’était pas, à cette époque, en Arequipa, un seul homme, gradé ou soldat, pour oublier, si endormi qu’il fût, que si aiguillettes et épaulettes d’or étaient l’apanage des officiers d’état-major du président de la République, ces aiguillettes et ces épaulettes, lorsqu’elles étaient d’argent, signifiaient que l’officier qui les portait avait l’honneur d’être un des aides de camp du général Manrique Ruiz, ce qui, je vous en donne ma parole, représentait bien quelque chose aussi.

« Écartez-vous ! commanda Urrutia.

— Est-ce que ces messieurs ?… » commença timidement le chef de poste, en désignant au capitaine ses deux compagnons.

Urrutia, pour toute réponse, le repoussa. Ouvrant toute grande la porte, il la fit franchir, s’inclinant de nouveau, à l’homme au manteau gris.

Ayant lui-même donné un double tour à la serrure de la porte d’entrée, le capitaine saisit par une de ses buffleteries l’infortuné chef de poste, et, à voix basse :

« Qui es-tu ? Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il.

— Aguacero, Jacinto Aguacero, bredouilla le malheureux, brigadier au 4e escadron, premier peloton.

— Capitaine Sanchez Peralta, lieutenant Ramire Diaz, n’est-ce pas ?

— Oui, Excellence, parfaitement.

— Et le nom de ton maréchal des logis ?

— Marabumba, Excellence, don José Marabumba.

— C’est lui, par conséquent, qui a le commandement du poste de garde. Pourquoi es-tu venu à sa place ? Ce n’est pas toi que j’ai fait appeler. Où est-il, le maréchal des logis Marabumba ? Va me le chercher. »

Aguacero, baissant la tête, demeura immobile. L’homme au manteau gris eut un petit geste d’impatience.

« Si tu crois être au bout de tes surprises, Urrutia ! Mais ne nous perdons pas dans le détail. Allons au plus pressé. Qu’il passe ses consignes à l’un des lanciers de garde, et qu’ils viennent avec nous. C’est le 4e escadron qui est de service : qu’il nous mène au bureau du capitaine commandant le 4e escadron. Là on verra. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Tous les cinq, ils se mirent en marche, le cavalier à la lanterne allant devant afin d’éclairer le parcours. Les ténèbres paraissaient plus denses, ainsi que d’ordinaire il arrive aux dernières heures de la nuit. On longeait d’obscurs bâtiments. Au premier étage de l’un d’eux, une fenêtre était allumée. La chambre à laquelle elle appartenait n’était certes pas occupée en ce moment par des gens engendrant la mélancolie. Il y avait par-dessus le marché de fortes chances pour que ces gaillards-là ne fussent pas tout à fait à jeun.

Comme le petit groupe passait au bas de la fenêtre en question, un personnage en manches de chemise s’y montra.

« Ohé ! qui va là ! » tonitrua-t-il.

Le voyageur au manteau gris saisit le bras d’Aguacero.

« Qui t’appelle ainsi ?

— L’adjudant-chef Sansonate, monsieur.

— Ah ! l’adjudant-chef Sansonate ! Voyez-moi ça ! Il n’est donc pas guéri de sa petite manie ?

— Qui va là ? répéta l’adjudant.

— Qu’est-ce que tu attends pour répondre à ton chef ? » dit sourdement au brigadier l’homme au manteau.

L’infortuné gémit :

« C’est moi, mon adjudant, c’est moi, Aguacero, brigadier au premier du quatrième. »

Dans la chambre, la bacchanale croissait sans cesse. Pour arriver à se faire entendre, Sansonate fut dans l’obligation de hurler :

« Aguacero ! Ah ! c’est toi, mon agneau bien-aimé. Qu’est-ce que tu fabriques, dans cette cour, au lieu de ronfler bien gentiment au milieu de tes hommes de garde ? car c’est bien le premier peloton qui est de garde, n’est-il pas vrai ? Eh bien, donc, Aguacero de mon cœur, c’est le Bon Dieu qui t’envoie. Avant de nous aller coucher, les amis et moi, on voudrait boire encore un guarapo, oui, un joli petit guarapo. Or, il nous reste du sucre, mais plus de rhum, plus de rhum du tout. Fais-moi le plaisir de réveiller un de tes lapins, et de nous en envoyer querir deux bouteilles. Hé ! fils de vigogne, as-tu entendu ? »

Aguacero, plus mort que vif, demeurait muet. Juste à cet instant, il fut tiré d’affaire par la voix claire de l’homme au manteau gris.

« Sois tranquille, Domengo Sansonate, tu les auras, tes deux bouteilles, en souvenir de la prison d’Amarilla.

— Hein ? Quoi ? fit l’ivrogne. Qui…, qui est là ? »

À demi effondré, les bras ballants, sur l’appui de la fenêtre, il ressemblait à quelque grotesque pantin désarticulé. Derrière, ses compagnons pouvaient bien continuer à faire les cent coups. Sansonate, lui, se trouvait subitement dégrisé, aussi subitement qu’il l’avait été, sept, années plus tôt, lorsque, en prévention de conseil de guerre pour ivresse dans sa cellule d’Amarilla, il avait vu entrer Manrique Ruiz, la veille de Barquisimeto. El Salvador l’avait fait remettre en liberté sur-le-champ, avec promesse de le faire fusiller le lendemain s’il ne s’arrangeait pas pour revenir porteur des épaulettes d’au moins deux officiers colombiens.

Alors que les autres régiments de cavalerie d’Arequipa étaient uniquement composés de quatre escadrons, le 3e lanciers en comptait six. Il fallait voir dans cette particularité un hommage de plus à la valeur dont avait fait preuve le régiment durant la guerre d’indépendance. Sous le nom de Colonne infernale noire, il avait pris part à neuf sur dix des engagements. C’était lui qui, dans une charge menée avec un héroïsme fou, avait finalement décidé du gain de la bataille de Barquisimeto. Sur l’initiative de leur colonel, qui n’était autre que Manrique Ruiz, les officiers du 3e lanciers, en entrant en campagne, avaient troqué leur dolman d’ordonnance, qui était blanc, contre un dolman noir, en jurant de ne reprendre l’autre qu’après la victoire. C’était ce serment, tenu jusqu’au bout, qui leur avait valu la sombre appellation de Corcovados, sous laquelle ils n’avaient cessé de porter la terreur chez l’ennemi. La paix signée, le général Ruiz avait décidé que pas un gradé, pas un soldat ayant appartenu à la Colonne noire ne pourrait être muté du 3e lanciers, sauf le cas où il le demanderait expressément. Or, le ministère de la Guerre n’avait pas eu, en sept années, à enregistrer plus de dix requêtes de ce genre. On pouvait en conclure quel orgueil les Corcovados devaient continuer à conserver de leur régiment.

Dans le bureau du capitaine commandant le 4e escadron, Aguacero, au prix de difficultés infinies, réussit à allumer une mauvaise lampe. On ne devait guère avoir l’habitude de travailler, à la lumière tout au moins, dans ce bureau-là. L’orbe jaunâtre s’élargit avec lenteur, finit tout de même par gagner à peu près la moitié de la pièce. L’homme au manteau gris venait de retirer son chapeau, un feutre aux larges bords qui devait dérober aux regards la quasi-totalité de son visage. Puis, il se défit posément de son puncho, qu’il plaça sur le dossier d’une chaise. Il apparut, ainsi, alors, mince et musclé, de taille un peu au-dessus de la moyenne, vêtu d’un costume civil de teinte sobre, correct, mais sans recherche d’élégance d’aucune sorte.

Urrutia s’était également débarrassé de sa pèlerine. Le brigadier, attendant ses instructions, demeurait au garde-à-vous en face de lui.

« Tourne-toi de mon côté. Désormais, c’est moi qui commande », ordonna l’homme au manteau gris.

Pivotant tout d’une pièce sur ses talons, Aguacero fit face à celui qui venait de lui parler ainsi. Alors, il se passa quelque chose d’extraordinaire. Le visage du pauvre diable, qui n’avait jusqu’ici reflété qu’une espèce de surprise craintive, s’emplit presque sans transition d’une expression de véritable affolement. Ses yeux écarquillés cherchèrent ceux d’Urrutia, comme pour le supplier de lui dire s’ils devaient croire ce qu’ils voyaient. Ébauchant un sourire, le capitaine lui fit un petit signe de tête affirmatif. C’en était trop ! Le misérable Aguacero, n’en pouvant plus, tomba à genoux.

« El Salvador ! murmura-t-il.

— Eh bien, eh bien, je te prie, qu’est-ce qu’il t’arrive ? » fit, avec une fausse rudesse, l’homme au manteau gris.

Les traits du vainqueur de Barquisimeto, popularisés par l’image, n’avaient pas été au début sans rappeler ceux de Bolivar à trente ans. Même visage ovale et mat, mêmes yeux tour à tour étincelants et tristes, même abondante chevelure brune, et, pour compléter par deux détails qui étaient peut-être moins dus au hasard qu’au désir de ressembler davantage au Libérateur, mêmes favoris bouclés, même petite moustache fine ; tel apparaissait le général Ruiz deux années plus tôt, c’est-à-dire avant son voyage en Europe. De ce voyage, il était revenu, moustache et favoris rasés, ce qui n’avait pas été sans modifier dans une notable proportion sa physionomie. Quelques-uns de ses familiers avaient été même jusqu’à affirmer ne pas l’avoir immédiatement reconnu. Dans ces conditions, qu’un humble brigadier qui avait dû ne jamais l’apercevoir que de loin, parmi le glorieux poudroiement des revues et des prises d’armes, y eût éprouvé encore plus de mal, voilà certes qui ne présentait rien de bien surprenant, et Manrique Ruiz eût été le dernier à en tenir rigueur au pauvre hère, sans doute, quand bien même il n’aurait pas eu en tête, comme c’était le cas pour la minute, certains soucis plus importants.

« Relève-toi ! commença-t-il par ordonner à Aguacero. Écoute-moi bien. Quelles sont tes consignes de chef de poste ? Il ne s’agit pas des consignes générales : celles-là, il y a des chances pour que je les connaisse mieux que toi. Je parle des consignes particulières. J’imagine que la première est celle-ci : au cas où il se passerait quelque chose de grave, prévenir le maréchal des logis Marabumba qu’il ait à rappliquer d’urgence, afin de ne pas être pris en flagrant délit d’abandon de poste. C’est bien cela ?

— Oui, mon général, murmura le brigadier.

— Et d’une ! C’est à la caserne, n’est-ce pas, que tu aurais à le faire chercher. S’il n’y était pas, ce serait trop grave pour lui. C’est bien à la caserne qu’il se trouve ? Réponds !

— Mon général !… Non.

— Pas mal, pas mal, sifflota don Manrique. Sais-tu, mon cher, que tu appartiens à un bien curieux régiment ? »

Il poursuivit :

« Il n’y a pas qu’un maréchal des logis ; il y a aussi un lieutenant de garde. C’est ton commandant de peloton, le lieutenant Diaz. Pour le coup, il doit être au quartier, celui-là. Un officier, ça sait son devoir. Parle ! Si j’ai besoin du lieutenant Diaz, où faudra-t-il l’envoyer chercher ?

— Mon général, bredouilla Aguacero, pas au quartier. »

Don Manrique eut un petit rire.

« De mieux en mieux ! Je vais donc être dans l’obligation de recourir au capitaine commandant l’escadron de service, le brave capitaine Sanchez Peralta. Le règlement l’astreint, lui aussi, à coucher cette nuit à la caserne. Va lui dire que je l’attends. »

Le regard du brigadier était si rempli de détresse que don Manrique eut pitié de lui.

« Ce n’est pas après toi que j’en ai, mon ami. Tiens, regagne ton corps de garde, où il y a tout de même besoin d’un gradé. À présent, il ne faut pas que ce soit pour envoyer dare-dare un de tes hommes, de par la ville, à la recherche de MM. Marabumba, Diaz et Peralta. Ils t’en ont donné l’ordre ? me dis-tu. Moi, je te donne l’ordre contraire. Je ne veux qu’aucun d’eux, ni personne d’ailleurs, soit informé de ma présence ici. Ils l’apprendront toujours assez tôt pour eux, et par moi, comme tu peux le deviner. Sois tranquille, on ne te fera pas d’histoires. Tu n’aurais qu’à avertir le capitaine que voici. Maintenant, laisse-nous travailler. Ah ! auparavant, tu vas m’apporter tout ce que tu auras pu trouver comme cahiers de rapport et registres d’ordre, ainsi que les situations et états numériques du régiment. C’est dans le bureau du colonel, dont tu dois avoir la clef en ta possession ?

— Elle est là, mon général, dit Aguacero retirant un volumineux trousseau de clefs de l’une de ses cartouchières.

— Dépêche-toi. »

Quand il fut sorti, don Manrique eut un hochement de tête accablé.

« Urrutia, m’expliqueras-tu ? des meilleurs parmi les meilleurs ! Qu’est-ce que c’est que cette démence subite ? On ne m’avait pas trompé, en tout cas. »

Mordant sa lèvre, Urrutia se taisait.

« Quelle heure est-il ?

— Trois heures bientôt.

— Dépêchons-nous de sortir d’ici avant le jour, sans être vus. L’hôtel où tu as retenu nos chambres, est-ce qu’il est loin ?

— À deux ou trois cents mètres, tout au plus. »

Aguacero revenait, les bras encombrés de paperasses. Le général fit signe qu’il avait une question encore à lui poser.

« Le commandant d’armes, à Las Palmas, est le colonel Iramundi, votre colonel. C’est là une chose que tu sais, j’espère ?

— Oui, mon général, dit le brigadier, terrifié d’avance de la question qu’il sentait venir.

— Je vais avoir à m’entretenir avec lui. Tu me donneras quelqu’un qui me conduira au palais.

— Mon général, dit Aguacero, se raidissant, ce n’est pas le palais du commandant d’armes qu’habite le colonel Iramundi.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Non. Pour le moment, du moins, mon général, il faut bien comprendre. Voilà près d’un an que le palais est en réparations. Alors, n’est-ce pas, le colonel a bien été obligé…

— Je comprends, dit don Manrique, échangeant un dernier coup d’œil avec Urrutia désolé. Oui, obligé d’aller habiter ailleurs ? À Tras los Montes, probablement. C’est bien à Tras los Montes qu’il habite, lui aussi, n’est-il pas vrai ?

— Oui, c’est cela, mon général, à Tras los Montes », répondit d’une voix faible le brigadier.

II

Et voici que, par un miracle auquel nul, ce matin-là, ne s’attendait, le soleil, une heure plus tard, apparut dans le ciel le plus pur du monde. Entre deux cimes de la Cordillère surgit d’abord un tison rose pâle, aussi pâle et rose que les tubéreuses qui, d’un seul coup, s’épanouirent en même temps sur tous les gazons. Et, simultanément, tous les oiseaux de Las Palmas se mirent à chanter. Il n’y en eut pas un à faire défaut à ce tendre concert auroral : ni l’asto, qu’on nomme là-bas flûte ailée ; ni le ya-acabo, dont la complainte évoque un air de guitare ; ni le querre-querre, qu’il est inutile de vanter d’une autre façon qu’en disant qu’il s’appelle aussi galgulo ; ni le sombre garropatero, à la gorge à la fois d’airain et de cristal ; ni, bien entendu, le croconoas, ce chanteur prodigieux dont la voix est telle, paraît-il, qu’en 1826, à Panama, en plein congrès panaméricain, Bolivar, qui venait de prendre la parole, s’arrêta, afin de ne pas troubler l’hymne que, dans un tamarinier voisin, venait d’entonner une de ces merveilleuses bestioles… Une heure durant, tous les bosquets, tous les fourrés, tous les squares, tous les jardins de Las Palmas furent autant de divines boîtes à musique. Puis, un silence soudain régna, et les cloches, l’une après l’autre, prirent la place des oiseaux lassés.

Pareilles à d’argentines sonnailles de troupeaux, celles du cloître des religieuses visitandines de Notre-Dame d’Altagracia furent les premières à donner le branle, la fête de la communauté tombant précisément ce 2 juillet, jour anniversaire de la Très Sainte Visitation. On eût dit des trilles de grelots tintinnabulant parmi la rosée. Vinrent se mêler sans plus tarder à ces plaintives actions de grâces le sourd bourdon des franciscains de San Pedro el Empedrado, puis le bourdon, plus sourd encore, du monastère des jésuites del Ferrocarril del Este, auxquels s’empressa presque aussitôt de donner la réplique la cloche, la fameuse cloche offerte, en mémoire de sa fille, à l’église Santa Lucrecia de Capadares par le pape Alexandre VI. Les fines clochettes de la basilique de la Soledad et de la chapelle San Felice avaient fort à faire pour intercaler leur fragile appel au milieu du déchaînement de ce lourd orage bronzé. Mais tout sembla se taire soudain, lorsque les six énormes cloches de Santa Maria de Los Remedios, église cathédrale de Las Palmas, conviant à la messe de six heures les fidèles incapables de résister davantage au désir d’aller se jeter aux pieds de la Vierge, jugèrent que le moment était venu de dire leur mot elles aussi.

« Rosine, Rosine, ne pourrais-tu pas te remuer ? Sais-tu qu’il est plus de six heures et demie ? Rosine, voyons, avec tout ce qui nous attend comme travail aujourd’hui ! Un peu de cœur à l’ouvrage, ma fille ! Il est proprement insensé que l’on puisse continuer à dormir au milieu d’un semblable charivari. Tout à l’heure, ces monstres d’oiseaux ! Les cloches, maintenant ! »

La sympathique quinquagénaire qui exhalait de si véhémente façon sa mauvaise humeur matinale appartenait de toute évidence à cette catégorie de gens qui n’admettent pas qu’on sommeille quand ils sont eux-mêmes éveillés. Ce trait, parmi pas mal d’autres encore plus appuyés, peut permettre déjà de se faire une idée du caractère de doña Fraisette, femme de confiance et cousine – de vingt-cinq ans plus âgée, mais cousine tout de même – de doña Angelica, propriétaire, directrice, animatrice, de ce célèbre Tras los Montes, tout ensemble hôtel, casino, bar, dancing, café, restaurant, l’établissement de cet ordre sans contredit le mieux tenu, le mieux achalandé, le plus agréable, le plus vivant de toute la province de Las Palmas, et probablement de bon nombre de provinces à côté. Spéculant, peut-être inconsciemment, sur la gentillesse naturelle de sa cousine, ainsi que sur son horreur pour les vaines disputes et les chicanes de détail, doña Fraisette avait su, grâce à d’indéniables qualités de probité et d’ordre, s’assurer auprès d’Angelica, dans la gestion d’une entreprise aussi astreignante et aussi délicate, une situation d’une réelle solidité, mais qui, si la maîtresse de céans n’avait sans cesse veillé à y mettre ordre, n’aurait pas manqué de tourner sur-le-champ à la tyrannie.

« Rosine, te décideras-tu ?… »

Encore plus qu’une grande sécheresse de cœur, il fallait une bien grande indigence de goût pour risquer, par ces acariâtres appels, de compromettre en cette minute le spectacle charmant qu’offrait le corps de Rosine endormie. Droite et rêche au pied de la couche de la jeune fille, doña Fraisette, gainée et caparaçonnée des talons à la nuque de soie noire et de jais, avait quelque chose du dragon qui guette le réveil d’Andromède, afin de jouir de son effroi avant que de la dévorer. Mais cette redoutable présence ne semblait guère, pour l’instant du moins, troubler la quiétude de Rosine, attestée par une attitude du plus candide laisser-aller. Chemise et draps qui avaient sans doute, au cours de la nuit, tenu le rôle qui leur revenait, ne dérobant plus maintenant qu’une portion infime de son être, laissaient en liberté plus d’agréables richesses que la Sulamite n’en a jamais pu aligner…

« Ah ! vraiment, ce n’est pas trop tôt », grommela doña Fraisette, qui avait fini par en arriver à ce qu’elle voulait.

Rosine se retourna à une ou deux reprises, s’étira, bâilla, ouvrit un œil, et, apercevant la vieille demoiselle, s’empressa de le refermer.

« Te décideras-tu ? Si ta maîtresse vient à apprendre, qu’est-ce qu’elle dira ?… »

Cette menace n’eut pas l’air de beaucoup impressionner Rosine. Ramenant sur sa gorge un pan de fine batiste, elle se borna à murmurer :

« Nous nous sommes couchées si tard !… On a beaucoup consommé, beaucoup dansé… Et comme la nuit prochaine, également… »

Doña Fraisette l’interrompit d’un petit rire aigre.

« Tu ! Tu ! Tu ! ma fille, pour me conter des histoires, il faudra repasser. À deux heures et demie, tout le monde ronflait ici, y compris Eusebio. Il n’a même pas entendu des gens qui sonnaient à tout rompre. J’ai dû me lever. Bien m’en a pris, d’ailleurs. C’étaient deux voyageurs tout ce qu’il y a de distingué, des Européens qui arrivaient de San José par le train de deux heures dix. Que je n’eusse pas été là pour les accueillir, c’étaient deux clients de perdus pour nous, de gagnés pour la Funda del Comercio. Le dancing, la limonade, c’est très joli, mais il ne faut pas que ça flanque par terre l’hôtel, qui est tout de même la façade bourgeoise et sérieuse de l’affaire. Mais assez causé ! Tout de bon, lève-toi. Avec ce gala de la nuit prochaine à préparer, nous allons encore avoir une journée dont tu me diras des nouvelles. Or, je ne peux pas tout faire, n’est-ce pas ? Je n’ai plus vingt ans. Si Angelica venait à se douter que tu es encore dans ton lit !… »

Ayant bâillé une dernière fois, Rosine posa sans se presser l’un de ses pieds sur la belle dalle froide et luisante, et rejeta des deux mains, en arrière de son front, ses superbes cheveux mordorés. C’était décidément une bien jolie personne à regarder. Décidément aussi, doña Fraisette aurait dû savoir que, pour obtenir qu’elle se hâtât, il eût fallu trouver autre chose que l’annonce des foudres d’Angelica. Non que Rosine ne respectât ni ne craignît point sa maîtresse, mais elle savait que lorsque celle-ci avait quelque chose à lui reprocher, elle était assez grande pour s’en charger seule, et qu’elle se gardait toujours de mêler doña Fraisette à l’histoire. Orpheline, et recueillie par Angelica une dizaine d’années plus tôt, Rosine, qui avait alors environ douze ans, avait fini par devenir, à Tras los Montes, beaucoup mieux qu’une simple domestique. Le goût très vif qu’elle avait du plaisir ne l’empêchait point d’être ardente au travail, un peu, à vrai dire, quand cela lui chantait. Mais qu’importait ! Angelica l’aimait ainsi. Les défauts de Rosine l’aidaient à supporter les terribles qualités de Fraisette. On peut croire qu’entre la jeune et la vieille fille, les intérêts de la raison et ceux de la fantaisie étaient gardés à pique et à carreau. En définitive, l’extraordinaire prospérité de Tras los Montes était due à des oppositions et à des contrastes de ce genre, et c’était dans le fait d’avoir su le comprendre et en profiter que résidait le mérite personnel d’Angelica.

« Oh ! Oh ! mais qu’est ceci ? »

Ceci, c’était une énorme rose, toute fraîche cueillie et qui, lancée d’en bas, s’en était venue, par la fente des volets entrouverts, choir avec infiniment d’à-propos sur le lit de Rosine, qui rougit quelque peu.

« Qu’est ceci ? » répéta doña Fraisette, s’étant approchée des volets qu’elle repoussa prestement. « Le maréchal des logis Marabumba ! Par exemple ! »

La chambre de Rosine était située au premier étage, non loin de l’appartement d’Angelica. C’était sur une espèce de jardin intérieur que s’ouvrait la fenêtre en question, à la barre d’appui de laquelle doña Fraisette venait de s’accouder.

« Comment se fait-il que vous soyez déjà là, don José ? »

Rosine crut adroit de prendre les devants.

« Il était si tard, cette nuit, quand on eut fini de tout mettre en ordre ! Don Ramire l’a autorisé, je crois, à ne pas rentrer au quartier. C’est sans doute ce qui explique… »

Si doña Fraisette avait regardé Rosine en cette minute, elle l’aurait vue rougir davantage. Mais elle n’eut même pas l’air de l’avoir entendue.

« Ravie en tout cas de pouvoir vous souhaiter le bonjour ! » poursuivit-elle, continuant de s’adresser à son interlocuteur invisible.

Une grosse voix un peu pâteuse s’éleva :

« C’est-à-dire, Votre Grâce, que tout le plaisir et tout l’honneur sont pour le maréchal des logis Marabumba.

— Trop honnête. Et vos hommes, est-ce qu’ils vont bientôt arriver ?

— Ils sont là, ils sont là. Votre Grâce. C’est même à ce propos que j’ai…, que je me suis permis…, j’avais besoin de vous parler, Votre Grâce. Je ne savais pas si Votre Grâce était déjà réveillée.

— Trop discret, vraiment !… S’est-on occupé de les faire déjeuner ?

— C’est justement à ce propos, Votre Grâce. Ils vont avoir un fort coup de collier à fournir aujourd’hui. J’ai idée qu’ils travailleront beaucoup mieux si on leur accorde un peu de rhum pour mettre dans leur café au lait.

— Pouah ! Mais jamais de la vie !…

— Hier, sauf votre respect, Votre Grâce, doña Angelica avait permis…

— C’est cela ! bien entendu ! J’en ai assez de faire toujours figure de croquemitaine. Enfin, nous allons voir ça. Attendez-moi là, je descends ! »

Et, passant avec dignité devant Rosine baissant la tête, au rythme du trousseau de clefs qui cliquetaient sur sa jupe à paniers, elle s’en fut.

À mesure que le succès était venu couronner l’œuvre d’Angelica, d’autres corps de logis s’étaient adjoints à celui qui, primitivement, avait composé tout Tras los Montes, un large bâtiment de deux étages, aux lignes simples, assez élégantes. Le terrain alentour était loin de faire défaut, et la main-d’œuvre ne nécessitant, on verra pourquoi, que des dépenses abordables, on n’avait pas eu trop bourse à délier pour procéder à ces agrandissements successifs. Tras los Montes se trouvait situé au milieu de vergers et de bois, dans la portion occidentale de la ville, à un quart d’heure de marche environ du centre de cette dernière, c’est-à-dire de la cathédrale et de la plaza Mayor. L’hôtel s’élevait sur une éminence entourée d’un vaste mur de soutènement, qui faisait de lui et de ses dépendances fleuries comme une sorte d’îlot de verdure au bas duquel serpentait la route qui va de Las Palmas à El Cambur, poste fortifié construit à dix lieues de là, à la frontière de l’Arequipa et de la Colombie.

« Et vos hommes, où sont-ils ?

— Aux cuisines, señorita.

— J’aurais pu le deviner toute seule.

— J’ai eu l’honneur de prévenir Votre Grâce qu’ils n’avaient point encore déjeuné.

— Ce qui fait qu’ils ne seront pas à la besogne avant huit heures. Cela ne peut plus durer ainsi. Il faudra que j’en parle au commandant Salazar. Combien y en a-t-il ?

— Douze.

— Seulement ? Comment voulez-vous, dans ces conditions, que le mur avance ? Pourquoi douze aujourd’hui ? Hier, ils étaient vingt.

— Parce que, aujourd’hui, señorita, on a été obligé d’en garder quelques-uns au quartier, à consolider le toit d’une écurie qui menace ruine. Et puis aussi parce que d’autres contingents sont commandés de service pour ici, afin d’aider à la préparation de la fête de cette nuit. Il ne faut pas – ordre du colonel Iramundi – que le chiffre des hommes détachés journellement à Tras los Montes excède cinquante. Or, ce chiffre est atteint, et même dépassé, en ce sens que nous autres, gradés, nous n’y sommes pas compris.

— Il ne manquerait plus que cela. Enfin, n’insistons pas. Ma cousine en sera quitte pour en dire deux mots à don Ricardo Iramundi. »

Ils étaient en train de traverser tous les deux la grande terrasse centrale où une cohorte de serviteurs et de servantes s’affairaient, empilant les chaises de fer et les fauteuils d’osier, lavant à grande eau les guéridons de marbre, ratissant le gravier des allées, traquant sur les pelouses les bouts de cigares, débarrassant treilles et arbustes des serpentins multicolores qui y demeuraient accrochés. Des roses trémières, des mimosas, des héliotropes violâtres transformaient les multiples tonnelles en cages à parfums et à papillons.

Il faisait frais ; il faisait clair ; il faisait bon. Tout respirait la joie de vivre. N’eût été la note sévère apportée par doña Fraisette et son vertugadin de soie noire, on eût pu fort bien oublier que nous ne sommes pas dans ce monde uniquement pour nous amuser.

Les douze soldats préposés à la construction et à l’entretien du mur de soutènement attendaient, en ligne sur deux rangs, face aux cuisines, d’où sortaient des odeurs qui arrachaient à ces braves gens des grimaces d’extase et de pittoresques exclamations.

« Fixe ! » commanda, d’une voix tonnante, Marabumba.

Doña Fraisette, armée de son face-à-main, procéda à l’inspection de la petite troupe. Elle eut un geste d’approbation.

« Allons, pas mal ! Pas mal du tout ! Ils auront leur rhum. Ils en auront même une seconde ration, au repas de midi, s’ils ont bien travaillé. Emmenez-les, maréchal des logis. Mais j’aurai d’abord quelque chose à vous dire. Un instant, s’il vous plaît. »

C’était vraiment un bien bel homme que don José ! Stature imposante, œil prometteur, teint coloré, moustache en croc, et quelle élégance dans la façon de porter le magnifique uniforme du 3e régiment de lanciers, la culotte bleue à bande blanche, la tunique blanche à passepoils jonquille et parements bleu de ciel ! Et n’oublions pas, je vous prie, ces amours de petits anneaux d’or aux oreilles ! Il y avait là toute une série d’avantages qui auraient suffi à remplir d’assurance le plus timide des fantassins. D’où venait donc que Marabumba, si plein de confiance en lui, d’ordinaire, paraissait tout à coup en manquer à ce point ? Ah ! c’était qu’il sentait l’attaque venir, et qu’il n’en prévoyait que trop le terrain.

« Si je vous pose une question, don José, y répondrez-vous ?

— Pour Marabumba, sachez-le, vos moindres désirs sont des ordres, señorita.

— Bon. On va voir. Cette fleur, alors, la fleur qui s’en est, il y a un moment, venue tomber dans la chambre de Rosine, pouvez-vous m’en donner la raison ?

— Rien de plus facile.

— Bon, bon ! J’attends. »

Une seconde, l’infortuné nourrit l’espoir de s’en tirer sur le mode badin.

« Voyons, voyons, señorita ! Du moment qu’il s’agit d’expédier quelque chose dans la chambre d’une dame, il vaut mieux choisir une fleur qu’un gigot de mouton. N’est-ce pas votre avis ? »

Doña Fraisette fit peser sur le facétieux son regard le plus noir.

« Vous avez beaucoup trop d’esprit pour moi, monsieur Marabumba, beaucoup trop d’esprit. »

Que faire ? Lutter davantage ? Se résigner tout de suite à l’aveu ? Ce fut à ce dernier parti que faillit s’arrêter Marabumba. Pour plaider coupable, il semblait que ses lèvres s’ouvrissent déjà. Et puis, soudain, son parti fut pris. Sur son visage passa l’expression résolue du joueur qui vient de se dire : « Si ça prend, tant mieux ! Si ça ne prend pas, tant pis ! Mais, perdu pour perdu, allons-y ! »

« Señorita, dit-il gravement, regardant son bourreau bien en face, tout à l’heure, je vous ai menti. »

Doña Fraisette eut son petit rire de triomphe :

« Tiens, tiens, maréchal des logis ! Figurez-vous que je m’en doutais un peu. Et en quoi donc m’avez-vous menti ?

— En vous disant que je me suis conduit de la sorte pour éviter de vous réveiller.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Je ne vous comprends pas.

— Vous n’allez comprendre que trop vite, hélas ! Alors, me pardonnerez-vous ? La fenêtre de votre chambre est bien juste au-dessus de celle de Mlle Rosine ?

— Je ne saisis pas le rapport…

— Mais, oui, malheureux que je suis. La rose, la rose en question, elle a manqué son but, voilà tout. Je n’ai pu la lancer assez fort. Ce n’était pas à la chambre d’en bas qu’elle était destinée, mais à celle d’en haut. »

Il s’écoula un silence assez long, durant lequel Marabumba ignora tout de l’effet produit par sa petite histoire, car il restait là, les yeux baissés, dans l’attitude de la confusion la plus désolée, la plus contrite. Puis, brusquement, il sentit son cœur envahi par une joie folle, tandis qu’une envie de rire, plus folle encore, serrait sa gorge. Il avait gagné.

D’une voix que ni lui, ni personne, sans doute, n’avaient entendue jusqu’alors, doña Fraisette, dans un murmure, venait de lui dire :

« Je vous en supplie, pas un mot de plus, don José ! »

Le maréchal des logis, on doit en convenir, avait de la chance ce matin-là. La situation dans laquelle il avait été obligé de se mettre aurait fort bien pu, en se prolongeant, devenir scabreuse, gênante tout au moins. Et voilà que l’intervention de quelqu’un qui n’était autre que Rosine venait opportunément l’en tirer.

Elle arrivait, claire comme l’aube, et toute rose d’essoufflement.

« Doña Fraisette ! Doña Fraisette !

— Qu’y a-t-il encore ?

— Doña Angelica va bientôt partir pour la grand-messe. Avant de partir, elle désire causer avec vous. »

Doña Fraisette, ramenée sur terre, haussa les épaules d’agacement.

« Pas moyen d’être une minute tranquille. Ma parole. Si je n’étais pas là, comment ferait-on ? Don José, veuillez m’excuser. »

Elle s’était tournée vers lui. Elle lui souriait, et de quel pudique sourire :

« J’ai, ce me semble, entendu dire que vous ne détestiez point les porto-flip. Vous accepterez bien, tout à l’heure, d’en venir prendre un, en matière d’apéritif, n’est-ce pas ?… »

Tandis que – Garde à vous ! À droite par quatre, droite ! En avant, marche ! Une deux ! Une deux ! – Marabumba, tout de même un peu éberlué, s’éloignait en tête de son détachement, doña Fraisette et Rosine, de leur côté, s’acheminaient vers le principal bâtiment de l’hôtel.

« Sais-tu de quoi ma cousine a à me parler ? »

Rosine eut un geste d’incertitude.

« Elle a convoqué un certain nombre de femmes, afin d’en engager pour le dancing. Elle veut vous prier de les voir à sa place. Et ce ne doit pas être tout. Il y a tant à faire, avec la fête de ce soir !

— C’est à présent que tu t’en rends compte ? Tu n’en avais pas l’air, tout à l’heure, quand il n’y avait pas moyen de te tirer du lit. À propos, qu’est-ce que tu as fait de cette fleur ?

— Quelle fleur ?

— La rose que le maréchal des logis a lancée dans ta chambre ? »

La jeune fille rougit de nouveau.

« Je ne me rappelle pas. Quelle importance ça a-t-il ? »

Doña Fraisette, qui n’avait pas cessé de l’observer, rit sous cape, en songeant à tout ce que cette pauvre petite cervelle pouvait bien être en train d’imaginer.

Mais elle changea, par bonté d’âme, de conversation.

« C’est justement parce qu’il y a beaucoup à faire, dit-elle, qu’Angelica aurait bien pu se dispenser d’aller à la grand-messe, aujourd’hui. À quoi cela rime-t-il ?

— C’est la Très Sainte Visitation, objecta Rosine.

— La Visitation ! La Visitation ! Eh bien, quoi ? Ce n’est pas, que je sache, une fête légale. Tiens, la vérité, veux-tu que je te la dise ? Angelica est en train de tourner à la bigoterie. Et cela ne me plaît qu’à moitié. »


*

Elles pouvaient être huit ou dix, toutes jolies, plus jolies même les unes que les autres, mais d’une joliesse, malgré leur âge, leur très jeune âge, qu’on sentait sur le point de se ternir. Les peaux étaient fines et satinées encore, les corps sveltes, les lèvres rouges à souhait, mais déjà marquées à leur commissure par cet imperceptible pli d’amertume propre aux êtres qui ont choisi ou se sont vu imposer la décevante profession du plaisir.

Vêtues agréablement, d’ailleurs, sans mantille, avec des hibiscus ou des pivoines dans leurs cheveux drôlement ébouriffés chez les unes, ramenés chez les autres derrière la nuque en sombres chignons, elles se drapaient dans des châles de laine noire ou de soie blanche, aux longues franges, aux coins brodés de fleurs. Elles attendaient, assises sur des chaises ou sur des bancs, sous une des tonnelles les plus vastes de la terrasse, celle qui était située à droite de la grande porte d’entrée de l’hôtel. Elles s’inclinèrent, sans servilité ni forfanterie, quand doña Fraisette parut sur le seuil.

Elle avait un dossier sous le bras, et son redoutable face-à-main en bataille. Elle le braqua, à tour de rôle, sur chacune des jeunes femmes, après s’être installée solennellement sous la tonnelle, devant une petite table.

« C’est bien vous qui avez demandé à doña Angelica, ma cousine, la faveur d’être convoquées ? »

Elles firent un signe de tête affirmatif. Sur quoi, doña Fraisette ouvrit son dossier.

« J’ai vos lettres ici. Nous allons voir ce qu’il m’est possible de faire pour chacune de vous.

— Señora… » commença une grande fille brune, qui ne donnait pas l’impression de s’en laisser conter.

Doña Fraisette la toisa avec hauteur.

« Señorita, si ça ne te fait rien ! rectifia-t-elle aigrement.

— Señorita, la lettre par laquelle la señorita Angelica a bien voulu répondre à la mienne prévoyait que c’était elle-même qui me recevrait. Soit dit sans vous offenser, je préférerais…, nous préférerions…

— Ma cousine est absente, répliqua doña Fraisette avec sécheresse. En tout cas, ma petite, il y a une chose qu’il faut que vous sachiez, tes compagnes et toi, c’est que j’ai pleins pouvoirs ici, en particulier pour désigner celles d’entre vous qui sont susceptibles de faire l’affaire de l’établissement. S’il y en a, parmi vous, à qui cela déplaît, elles n’ont qu’à aller tenter leur chance ailleurs. Ni moi, ni ma cousine, nous n’y verrons d’inconvénient. »

Ces paroles furent ponctuées d’un regard qui ne débordait pas de bienveillance. Les danseuses baissèrent la tête. On aurait beaucoup surpris doña Fraisette si on était venu lui dire que c’étaient des façons de ce genre qui faisaient qu’elle n’était pas unanimement adorée.

« Allons ! Ne perdons pas de temps ! Je n’ai pas que cela à faire, comme bien vous l’imaginez, Micaëla Perez ! C’est toi, avance un peu, qu’on te voie. »

Micaëla Perez obéit. Elle marcha vers la table, tandis que doña Fraisette continuait à éplucher les pièces et notes annexées à sa demande. C’était une bizarre fille rousse, avec un châle à franges réséda, et dont les yeux paraissaient d’onyx.

« Nous disons donc : Micaëla Perez, dix-neuf ans ; états de service : l’Alcazar de Caracas, l’Eldorado de Santa Fé ; recommandée par le directeur de la police municipale… Oh ! oh ! Fais quelques pas. »

Nonchalamment, avec une indifférence apparente, Micaëla fit les quelques pas demandés.

« Là ! Je pense que ça pourra aller. Tu connais les conditions du contrat ?

— Probable. C’est partout pareil. Répétez-les, pour voir, tout de même.

— Volontiers. Mais vous, alors, les autres, profitez-en pour écouter ! L’heure du vermouth ; tous les soirs, de six à huit heures ; plus, les dimanches et jours de fête, le matin de huit heures et demie à midi et demi ; puis, tous les soirs, de neuf heures à minuit, la danse et la conversation avec les clients. Dix pour cent sur les consommations servies à ta table, vingt pour cent sur le prix des chambres louées en ton nom. C’est le tarif du syndicat. Ça te convient ? »

Micaëla eut un haussement d’épaules lassé.

« Ça me convient.

— Bon ! À la suivante, alors. Castillo, Clara Castillo. Mais qu’est-ce que cela ? On ne s’entend plus, ici ! »

S’interrompant avec colère, doña Fraisette s’était dressée, coiffe de travers, plus rouge qu’une crête de dindon.

« Machacucho ! » appela-t-elle.

Un serviteur, occupé à arroser les fleurs, s’approcha sans se hâter.

« Qu’est-ce que cela signifie ?

— Ce sont les soldats, señorita.

— Imbécile, tu crois que je ne l’ai pas compris ? Fais-moi le plaisir d’aller leur demander de ma part s’ils sont devenus fous. Ou plutôt, non ; envoie-moi tout de suite le maréchal des logis. »

 

Si hay piedras en el camino,

¡ qué nos importan !

Sobre tu rostro y el mio

azul de cielo…

 

Invisibles chanteurs dont le chœur s’élevait du contrebas de la route, c’étaient bien les douze lanciers de Marabumba qui étaient en train d’offrir gracieusement à la clientèle de Tras los Montes ce petit concert matinal. Cela avait débuté par une mélopée assez discrète. On eût dit que ces messieurs cherchaient d’abord à tâter le terrain. À présent, ils y allaient à tue-tête. Il était douteux, vraiment, qu’un travail de soutènement poursuivi dans de telles conditions présentât pour l’avenir toutes les garanties de sécurité désirables.

Ce ne fut point Marabumba, introuvable pour l’instant, qui se rendit à la convocation de doña Fraisette, mais un petit brigadier, phraseur et chafouin, à qui le maréchal des logis, trop grand seigneur pour s’occuper de tels détails, abandonnait, toutes les fois qu’il le pouvait, la surveillance du détachement.

« Eh bien, señor Hilario, je n’ai pas de compliments à vous faire ! cria doña Fraisette, du plus loin qu’elle l’aperçut.

— Et pourquoi donc, señorita ? fit doucereusement le señor Hilario.

— Comment, pourquoi ? Veuillez prendre la peine d’écouter. Dans une maison qui se respecte ! C’est-à-dire que c’est une honte. »

Doña Fraisette n’exagérait pas. La discrète romance de tout à l’heure était en train de prendre l’amplitude d’un véritable hymne guerrier.

 

Ya regresa el jinete de la guerra ;

pasa cantando,

como ensoñando,

al pensar que otra vez aquí en su tierra

tendrá el querer

de una mujer.

 

Don Hilario sourit, bonhomme :

« Il ne faut pas leur en vouloir, doña Fraisette. C’est si jeune, et il fait si chaud !

— Et alors ?

— L’heure du vermouth ne doit plus être éloignée. Ils espèrent attirer l’attention sur eux.

— Bravo ! J’ai compris ! Leur donner à boire pour les faire taire ? Ce n’est plus du chant, c’est du chantage, cela.

— Joli, très joli ! dit, avec une grimace d’extase, le brigadier qui savait apprécier les bons mots.

— Vous aurez, fit doña Fraisette, furieuse, l’obligeance de garder vos compliments pour vous. Retournez, je vous prie, vers vos hommes, à qui je vous charge d’annoncer qu’ils n’auront rien du tout avant midi, rien. Je ne tiens pas à ce que le mur s’élève de travers. Il ne sera peut-être également pas inutile d’ajouter que, là-haut, tous ces messieurs dorment encore. Si vos braillards ont le malheur de les réveiller, je préfère ne pas être là pour voir ce qui arrivera. »

Parlant ainsi, elle désignait les volets clos des chambres de la galerie du premier étage. La menace, cette fois, porta. On vit le señor Hilario se faire plus menu encore et battre précipitamment en retraite. Le temps, pour lui, de rejoindre ses petits camarades, et le chant s’arrêta brusquement.

Ce fut au tour de doña Fraisette de sourire. Elle rajusta triomphalement l’architecture de sa coiffure compromise, puis, se replongeant dans les dossiers étalés devant elle :

« Nous disions donc : Castillo, Clara Castillo, recommandée par M. le préfet… Allons, bon ! qu’y a-t-il encore ? Guadalupe, qu’est-ce que tu veux ? »

Guadalupe, domestique indienne entre deux âges, plus près du second cependant, se tenait à l’entrée de la tonnelle, courbée en deux et donnant les signes de la plus intense émotion.

« Réponds-moi donc ! Qu’as-tu, idiote ? Quelqu’un veut me voir ? Qui cela ? »

Guadalupe dit, se courbant davantage encore :

« Don Porfirio Manzanarès, señorita !

— Don Porfirio Manzanarès ?… »

Doña Fraisette avait bondi.

« Le vicaire capitulaire de la cathédrale ! Ici ? Où est-il ? »

Guadalupe n’eut pas le temps de répondre. Quelqu’un venait de l’écarter doucement, tandis que retentissait une aimable voix, onctueuse, un peu grasseyante :

« Me voici, chère doña Fraisette, me voici. »

La vieille fille dut bien mettre une bonne minute à revenir de sa stupéfaction.

« Monsieur le vicaire capitulaire, quel honneur ! répétait-elle.

— Je vous en prie, chère doña Fraisette. C’est moi, au contraire, qui m’excuse de vous déranger si matin. Mais j’arrive de voyage et je vais avoir une journée très chargée. Ah ! à ce propos, j’ai bien des choses à vous dire de la part d’une amie à vous, doña Urraca, la propriétaire du buffet de la gare de Mosquera. J’ai fait avec elle, pas plus tard qu’hier soir, une partie d’échecs pleine d’intérêt.

— En effet, dit doña Fraisette, qui finissait par reprendre ses sens. Vous êtes trop bon, monsieur le vicaire capitulaire. Urraca ? Oui, une vieille amie, en effet. Mais j’espère que ce n’est pas uniquement pour cela… Vous n’avez pas l’air du tout fatigué, monsieur le vicaire capitulaire. On ne croirait pas que vous avez passé dans le train la majeure partie de la nuit. »

Don Porfirio sourit avec bienveillance.

« Peut-être, doña Fraisette, n’avez-vous jamais pris vous-même le train. Sans cela, vous n’ignoreriez pas qu’on peut fort bien y dormir. Mais que faites-vous ? Ah ! non, par exemple ! Je ne permets pas… »

Se souvenant tout à coup de la présence des danseuses, doña Fraisette venait de leur faire signe de lui rendre un instant sa liberté. C’était contre cet ordre que le vicaire capitulaire s’insurgeait.

« Je ne veux pour rien au monde vous empêcher de continuer à vaquer à vos petites occupations. Chacun a les siennes, ici-bas. D’ailleurs, ce n’est pas à vous, mais à votre cousine que j’ai à parler.

— Angelica ? Elle n’est pas là », dit doña Fraisette, légèrement vexée.

L’ecclésiastique réprima un geste de mécontentement.

« C’est bien ma chance ? Où donc est-elle ?

— À la grand-messe, monsieur le vicaire capitulaire, à la grand-messe », répondit doña Fraisette, assez satisfaite, du coup, de cette réplique-là.

Don Porfirio la regarda avec étonnement.

« À la grand-messe, dites-vous ? Ce n’est pourtant pas dimanche, que je sache.

— Sans doute », dit doña Fraisette, qui commençait à redouter vaguement que son interlocuteur ne se moquât d’elle. « Mais c’est tout de même la fête de la Très Sainte Visitation. »

Elle put constater que la surprise de don Porfirio n’était pas feinte. Éclatant de rire, il venait de se frapper le front.

« Ma parole, vous avez raison ! Cela m’était complètement sorti de l’esprit. Voilà ce que c’est que les voyages. On arrive à ne plus savoir comment on vit.

— Il n’y a pas de mal, il n’y a pas de mal, dit doña Fraisette, qui avait beaucoup d’aptitude à devenir très rapidement condescendante et protectrice. D’ailleurs, voilà les cloches qui annoncent la fin de l’office. Dans un quart d’heure, Angelica sera de retour. Asseyez-vous, et attendez-la, si vous n’êtes pas trop pressé. Vous accepterez bien de prendre quelque chose ?

— Mon Dieu, ce n’est pas de refus. Un punch au gingembre, si vous en avez ?

— Naturellement, et de première qualité. »

Les danseuses, abandonnées à elles-mêmes depuis longtemps, commençaient à rire et à se pousser du coude. Doña Fraisette en foudroya deux ou trois du regard. Paternellement, don Porfirio s’interposa.

« Laissez donc s’amuser cette belle jeunesse. Je prétends ne pas être un trouble-fête, ici. Et qui sont, je vous prie, doña Fraisette, ces charmantes personnes ? »

Doña Fraisette eut un sourire gêné.

« Des danseuses, sauf votre respect, monsieur le vicaire capitulaire. C’est ce soir que doit avoir lieu la grande kermesse annuelle au profit de la Croix-Rouge arequipéenne, sous la présidence d’honneur de Son Excellence M. le gouverneur général de la province de Las Palmas. »

Don Porfirio approuva d’un signe de tête.

« Je connais. Belle, très belle œuvre. Je l’ai signalée à monseigneur. Sa Grandeur a bien voulu lui accorder sa bénédiction. »

Doña Fraisette fit une révérence.

« Monsieur le vicaire capitulaire, bien obligée. Il faut donc vous dire que, cette année, pour la première fois cette fête a lieu chez nous. C’est un honneur, don Porfirio, dont Tras los Montes doit se montrer digne. Angelica entend ne rien négliger pour que la recette de ce soir batte les recettes de toutes les années précédentes. Voilà pour vous expliquer l’affairement qui règne ici aujourd’hui. Nous ne pouvons espérer atteindre ce résultat qu’en multipliant les attractions offertes au public. C’est la raison pour laquelle vous me trouvez présentement occupée à procéder à l’engagement de danseuses supplémentaires. Telles sont, monsieur le vicaire capitulaire, les nécessités de notre exploitation. »

Don Porfirio étendit la main.

« Chaque profession a les siennes, doña Fraisette, dit-il avec gravité. N’éprouvez-vous pas, vous aussi, des difficultés grandissantes dans votre recrutement ? »

Doña Fraisette leva les yeux au ciel.

« À qui le dites-vous ! Et remarquez que ce ne serait rien sans les recommandations politiques. Tenez, la donzelle que voici a dans son dossier une lettre du sénateur Delmonico. Que voulez-vous que je fasse ? Je suis bien obligée de l’engager… Allons, bon, Sainte Mère du Christ ! Ne voilà-t-il pas que ça recommence ? » Sans rien perdre de sa sonorité, l’inspiration des lanciers-maçons était en train de devenir nettement lyrique.

 

Si hay piedras en el camino,

¡ qué nos importan !

Sobre tu rostro y el mio

azul de cielo…

 

« Je vais leur en donner ! hurla doña Fraisette, hors d’elle-même. Machacucho, débrouille-toi comme tu voudras : trouve-moi immédiatement le maréchal des logis Marabumba.

— Je le cherche partout, señorita, dit piteusement Machacucho, et je ne peux pas arriver… »

Brusquement, il s’interrompit, et en même temps que lui tous les rires, toutes les conversations, tous les mille bruits de la terrasse. Ainsi le petit peuple de la basse-cour se réfugie dans un silence plein d’angoisse quand surgit l’ombre du milan.

Doña Fraisette s’était signée.

« Qu’est-ce que je disais ! Ils ont réussi à en réveiller un. »

Au premier étage, une des portes-fenêtres donnant sur la galerie venait de s’ouvrir avec fracas, tandis que retentissait une voix de tonnerre.

« Silence, tas d’imbéciles ! Vous allez voir, dès que je serai en bas. Maréchal des logis Marabumba !

— Votre Honneur ! » balbutia, au port d’armes au pied du balcon, Marabumba, qui avait reparu comme par enchantement.

Sur la galerie, un homme venait de surgir, une espèce de géant botté et basané, en manches de chemise et culotte de cheval bleu pâle, à bandes d’argent.

« Maréchal des logis, quatre jours de consigne au quartier. Cela vous apprendra à surveiller vos hommes. Tiens, Fraisette ! déjà levée ? Quelle heure est-il donc ?

— Bientôt dix heures, Votre Honneur », répondit doña Fraisette en s’inclinant.

L’homme aux bandes d’argent eut un haut-le-corps de surprise.

« Dix heures, déjà ! Je descends. »

Et il disparut dans sa chambre.

Il y eut sous la tonnelle un instant de surprise, que don Porfirio utilisa pour allumer un de ces maduros qu’il aimait tant.

« Quel est donc ce militaire qui a une si belle voix ? demanda-t-il avec une fausse désinvolture.

— Don Ramon Salazar, chef d’escadrons au 3e régiment de lanciers, répondit doña Fraisette brièvement.

— C’est cela ! Il m’avait bien semblé le reconnaître. Mais comme je ne l’avais encore jamais vu qu’en tenue réglementaire, vous comprenez… »

Il ajouta, baissant la voix :

« Il est donc vrai qu’il habite chez vous. On me l’avait affirmé, je ne l’avais pas cru. »

Doña Fraisette allait répondre, et sans doute assez vertement. Juste à ce moment, son regard tomba sur les danseuses. Elle réprima un léger mouvement d’impatience.

« Faites-moi donc, vous autres, ordonna-t-elle, le plaisir d’aller faire un tour de promenade dans le jardin. Cela permettra à celles que j’aurai engagées de se familiariser avec les lieux. Je vous rappellerai quand j’aurai besoin de vous. »

Elles ne se le firent pas dire deux fois. Toutes ces confidences, échangées d’ailleurs à voix trop basse, ne les intéressaient pas. Aussi ne mirent-elles guère de temps à s’envoler de la tonnelle. Sitôt la dernière disparue, doña Fraisette, un peu agressive, se tourna vers don Porfirio.

« Monsieur le vicaire capitulaire, vous disiez donc ?… Ah ! oui, vous vous étonniez de voir le commandant Salazar loger ici ? Et puis après ? Les officiers sont bien libres d’habiter où ils veulent, je suppose. Et vous admettrez avec moi que Tras los Montes, sous le rapport de la respectabilité…

— Garde à vous ! »

Ce coup-ci, c’était la voix de Marabumba, une voix sous l’éclat de laquelle un certain trouble n’arrivait pas à se dissimuler tout à fait. Un second officier venait d’apparaître qui portait également la tenue de jour du 3e lanciers, le pantalon bleu ciel à double bande d’argent, la tunique blanche à parements d’or. Comme décoration, une seule, mais qui était la plaque noir et or de grand officier de l’ordre du Corbeau. Il avait commencé par surgir sur le seuil de la grande porte de l’hôtel. Puis, avec lenteur, il avait traversé la terrasse, salué par le Garde à vous de Marabumba. À présent, il se tenait debout dans une sorte de belvédère qui dominait l’endroit de la route où travaillaient les soldats. Lorsque, précipitamment, ceux-ci s’étaient mis au port d’armes, on avait entendu le cliquètement sec des pelles et des pioches maniées en place de lances ou de fusils. Puis, de nouveau, un grand silence s’était établi.

« Repos ! »

Sous la tonnelle, don Porfirio avait saisi la main de doña Fraisette.

« Le colonel Iramundi ! Je ne me trompe pas ? C’est bien lui ? »

La vieille fille fit un signe affirmatif :

« C’est bien lui.

— Alors, dit le vicaire capitulaire, qui, fort bien d’ailleurs, continuait à jouer la surprise, Tras los Montes est donc devenu le quartier général du 3e lanciers ? »

Doña Fraisette mit un doigt sur ses lèvres :

« Je vous en prie, don Porfirio, rendez-vous compte : le colonel se dirige justement de notre côté. »

III

En dépit de ses cheveux blancs et de ses quarante-cinq années, c’était un homme qui aurait paru d’une jeunesse surprenante, n’eût été l’expression de tristesse qui se lisait sur son beau visage amaigri. De quatre ans plus âgé que Manrique Ruiz, qui avait jadis servi sous ses ordres, don Ricardo Iramundi était chef d’escadrons au 3e lanciers quand avait éclaté la guerre de Libération. Il n’avait jamais, alors, ni depuis, jalousé l’ascension foudroyante de don Manrique, dont il était demeuré l’ami. Une fois, le général Ruiz avait proposé au colonel Iramundi, avec les étoiles de général, le poste de gouverneur militaire de la capitale. Don Ricardo avait dit non, très simplement, et don Manrique avait compris. Ce n’était pas au commandant d’un régiment que personne, gradés et soldats, ne consentait à quitter, à donner le mauvais exemple. Il fut donc admis que, jusqu’au jour où lui-même déciderait que l’instant de la retraite avait sonné pour lui, les Corcovados n’auraient pas d’autre chef que le colonel Iramundi.

Il s’inclina devant le prêtre avec déférence. Doña Fraisette ayant cru de son devoir de les présenter, il l’arrêta :

« Ce n’est pas la peine. Nous nous connaissons. Nous avons déjeuné ensemble chez monseigneur. Puis-je, monsieur le vicaire capitulaire, vous demander de ses nouvelles ?

— Elles sont bonnes, mon colonel. Je déjeune chez lui tout à l’heure.

— Vous voudrez bien déposer à ses pieds mes plus humbles hommages ?

— Je n’y manquerai point. »

Don Ricardo avait bien trop d’éducation pour manifester à son interlocuteur le plaisir qu’il aurait eu à le voir ailleurs en cet instant-là. Il était, la chose paraissait certaine, venu avec l’intention de poser une question à doña Fraisette. La présence de don Porfirio le gênait.

Finalement, il n’y tint plus.

« Fraisette, demanda-t-il d’une voix presque timide, où donc est votre cousine ? Je ne l’ai pas encore vue ce matin.

— Elle est à la messe, Votre Honneur.

— C’est juste. Je suis impardonnable. Elle me l’a dit elle-même hier soir. »

Tous trois se turent. Don Ricardo s’attendait à voir le vicaire capitulaire prendre congé. Mais la curiosité de don Porfirio était bien trop éveillée. Et puis, il ne voulait point sans doute partir avant d’avoir rempli la mission qu’il s’était assignée lui-même…

Ce fut un nouveau Garde à vous lancé par la voix éclatante et craintive de Marabumba qui vint les tirer d’embarras.

La décoration du Corbeau, dont le colonel Iramundi portait la plaque de grand officier, bien qu’elle fût de beaucoup la plus enviée, n’était point l’ordre national de la république d’Arequipa. Trop peu de gens eussent rempli les conditions exigées pour la recevoir. Il fallait avoir, en effet, combattu à Barquisimeto. Qu’est-ce qu’il restait, à l’heure actuelle, des héros qui se l’étaient vu décerner ? Quatre cents chevaliers, tout au plus ; une cinquantaine d’officiers ; un seul grand-croix, le général Ruiz ; deux grands officiers, en tout et pour tout, le général Diego Carascal, aujourd’hui retraité, et le colonel Iramundi ; six commandeurs, enfin, aussi riches d’exploits les uns que les autres, mais dont le plus glorieux, de leur propre aveu, était ce chef d’escadrons Salazar qui, dix minutes auparavant, du haut de la galerie, avait demandé l’heure à doña Fraisette, et qui, à son tour, venait de faire irruption sur la terrasse pour le châtiment des péchés de Marabumba.

Il marcha droit vers ce dernier. Ce n’était pas un spectacle très réconfortant que de voir s’avancer vers soi, animé de certaines dispositions d’esprit, un homme comme le commandant Salazar, haut de deux mètres et large d’un. Les hussards gris de Colombie en avaient fait la pénible expérience dans les seigles de Barquisimeto.

« Alors, maréchal des logis, si l’on travaille ici autant qu’on y gueule, ce fameux mur ne doit plus être très éloigné de son achèvement ?

— Il est fort avancé, commandant. »

Celui qui parlait ainsi était le colonel Iramundi en personne. Visiblement désireux de calmer son irascible subalterne, il était allé à la rencontre de don Ramon.

« Vous avez bien dormi, j’espère ? »

Il passa son bras sous le sien. Il était plein de prévenances. En même temps, à la dérobée, il regardait don Porfirio. Peut-être aurait-il mieux aimé qu’une scène pareille n’eût pas un étranger pour témoin. Il n’était malheureusement pas au bout de ses peines.

« Je vous enlève. Admirez-moi cette matinée. Nous allons en profiter pour faire tous les deux quelques pas, et en même temps pour causer un peu service, si vous voulez bien.

— À vos ordres, mon colonel ! répondit don Ramon sans bouger.

— Alors, venez.

— À vos ordres, mon colonel. »

Il disait cela d’un air désemparé, comme quelqu’un qui n’a nulle envie d’obéir, pour l’instant du moins.

Puis, se décidant tout à coup :

« Une minute, mon colonel, si vous m’y autorisez, et je suis à vous. »

Sans même attendre la réponse de don Ricardo, il l’avait quitté pour pénétrer sous la tonnelle. N’accordant pas plus d’attention au vicaire capitulaire que s’il n’eût jamais existé, il avait empoigné doña Fraisette par le bras.

« Angelica, dit-il d’une voix sourde, elle est encore sortie, bien entendu ? Où est-elle ? »

Doña Fraisette essaya de se dégager.

« Elle est à la messe, commandant. Vous ne devriez pas avoir à me le demander. »

Don Ramon eut un ricanement.

« Oui, oui, je la connais ! On me l’a déjà faite. À la messe, et ce soir aux vêpres, hein ? Le Seigneur a bon dos.

— Commandant ! murmura, sur un ton de reproche, doña Fraisette, en lui désignant d’un coup d’œil don Porfirio.

— Don Ramon, eh bien ? appelait en même temps, de l’autre bout de la terrasse, don Ricardo.

— Je viens, mon colonel, je viens ! » cria don Ramon.

Il repoussa avec violence la vieille fille, et partit, étouffant un juron.

Don Porfirio, placidement, achevait de siroter son punch au gingembre.

« Voilà, ce me semble, constata-t-il, un gentilhomme bien excité. »

Doña Fraisette haussa les épaules.

« Ça crie, comme ça, fit-elle avec commisération, mais c’est la crème des bonnes pâtes. Don Porfirio, vous disiez donc ? »

Le prêtre se passa la main sur le front.

« Je disais ? Ah ! oui, à propos. Eh bien, je disais qu’à Tras los Montes il n’est peut-être pas très commode de suivre ses idées.

— Quelque chose vous y choque ? demanda doña Fraisette assez aigrement.

— Moi ? Oh non ! Bien au contraire. Tout cela m’éclaire néanmoins sur pas mal de sujets et donne sa pleine valeur à certain entretien qu’il m’a été donné d’entendre cette nuit. Il est un point, en tout cas, qui malheureusement est acquis : doña Angelica n’est toujours pas de retour. Sans en manifester autant de dépit que ces messieurs, je ne vous cache pas, chère doña Fraisette, que je vais être dans l’obligation de vous quitter. Je déjeune chez monseigneur, qui ne badine pas avec l’exactitude, lui non plus. J’aurais bien désiré, pourtant, causer avec votre cousine. C’est ennuyeux ! Très ennuyeux.

— Ce que vous avez à lui dire, fit doña Fraisette avec une indifférence mal feinte, ça a donc tant d’importance que cela ? »

Don Porfirio eut une moue.

« Ça peut en avoir. Au reste, vous allez en juger, car je me demande pourquoi je ne vous chargerai pas de la commission, après tout.

— Pour être franche, c’est un peu aussi ce que je me suis demandé, dit doña Fraisette, dissimulant sa jubilation sous un petit air pincé. Vous pouvez être assuré, en tout cas… »

Elle ne put en dire davantage. Comme par hasard, une fois de plus, venait de retentir la voix tonnante de Marabumba :

« Garde à vous ! »

Don Porfirio leva au ciel un œil résigné.

« Et de trois ! »

Celui-là semblait un enfant. C’était un jeune, un très jeune lieutenant de vingt-cinq, de vingt-six ans tout au plus. Il était encore plus beau que jeune, d’une beauté d’archange brun, avec un sombre regard de flamme, qui pouvait devenir si doux quand il le voulait. On eût dit que c’était pour lui, tout exprès pour lui, qu’avait été créé le clair uniforme, bleu, blanc, or, du 3e régiment de lanciers. Une longue mèche de cheveux, d’un noir presque bleu, si elle venait à se déplacer, laissait voir, au-dessus de la tempe gauche, une mince cicatrice lilas, et c’était ce qui subsistait du coup de pique reçu à Barquisimeto, au cours du furieux assaut de cette redoute dans laquelle, à cheval et dressé tout au bout sur ses étriers, le sous-lieutenant Ramire Diaz avait eu l’honneur d’entrer le premier, sept ans plus tôt.

Doña Fraisette, en l’apercevant, avait réprimé un geste de contrariété. Don Ramire ne l’avait point vue : du moins, d’abord, put-elle le croire. Son espoir fut vite déçu. Ayant passé, d’un bref coup d’œil, l’inspection des soldats, le lieutenant, sans plus tarder, se dirigeait vers la tonnelle. Il n’avait pas l’air de très bonne humeur, lui non plus.

« Ta maîtresse, où est-elle ? » demanda-t-il, les yeux dans les yeux de la vieille fille.

Celle-ci essaya de le prendre de haut.

« Ma maîtresse ! fit-elle, offusquée. Ma cousine, voulez-vous dire ? Où voulez-vous qu’elle soit ? Elle est à la messe, don Ramire. À la messe, pour ceux qui n’y vont pas. »

Don Ramire fit claquer sa cravache sur sa botte droite.

« La messe ? Il y a une heure que la fin en est sonnée. »

Don Porfirio eut un sourire aimable.

« Une demi-heure, tout au plus ! » crut-il de son devoir de rectifier.

Don Ramire le toisa avec étonnement, puis avec la plus parfaite insolence. Leur ayant tourné le dos à tous deux, il alla s’accouder maussadement à la balustrade de la terrasse. De là, on apercevait, ombragée par les cèdres et les araucarias, la route qui venait de la ville. De petits groupes de citadins, exacts à l’heure du vermouth plus qu’à n’importe quelle autre, se dirigeaient, devisant et riant, vers Tras los Montes, parmi la fraîcheur tiédissante de cet admirable matin.

Le vicaire capitulaire, ce coup-ci, s’était tout de même vexé.

« Charmant enfant ! dit-il, amer.

— Excusez-le, c’est la fougue de la jeunesse, fit doña Fraisette, qui semblait avoir pour don Ramire un faible particulier.

— La jeunesse ! protesta avec quelque véhémence don Porfirio. Elle ne devrait avoir qu’une raison d’être, la jeunesse ! témoigner aux hommes d’âge et de qualité la déférence qui leur est due. J’ai été jeune, moi aussi, doña Fraisette, et je peux pourtant vous affirmer… »

Il s’interrompit, sourit finement.

« Mais dites-moi donc ! Une remarque qui s’impose : le plus jeune ici, en tout cas, est également le dernier levé. Serait-ce parce que c’est lui qui a le plus de travail, peut-être ?…

— Don Porfirio, fit doña Fraisette offusquée, ayez la bonté de ne pas oublier que vous êtes dans une maison honnête.

— Je n’aurai garde de l’oublier, fit, le plus sérieusement du monde, don Porfirio. Dites-moi aussi : est-ce que vous avez encore beaucoup de monde là-haut ? »

Doña Fraisette baissa les yeux, et murmura, réprobatrice :

« Don Porfirio !… »

Il venait cependant de se produire un fait nouveau. Les travailleurs avaient achevé leur besogne quotidienne. Un à un, avec en serre-file le brigadier Hilario, ils reparaissaient sur la terrasse, guettés par l’œil sans mansuétude de Marabumba.

Quand ils furent au repos, en ligne sur deux rangs, le maréchal des logis s’approcha de don Ramire, toujours accoudé à la balustrade.

« Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Mon lieutenant, le travail est fini.

— Bon ! Vous allez emmener déjeuner vos ivrognes. Puis le brigadier les reconduira à la caserne. Il leur administrera en route un peu de pas gymnastique, histoire de leur faire les pieds. Cet après-midi ? Rien. Théorie dans les chambres et travaux de propreté. Vous pouvez rompre. Ah ! un mot encore ! Avez-vous la liste des hommes détachés en vue de la fête de ce soir ?

— La voici, mon lieutenant, dit Marabumba tirant un papier de sa poche : six jardiniers, quatre plongeurs, dix artificiers, huit musiciens, deux aides-cuisiniers, trois aides-cavistes, neuf danseurs mondains… Ça fait quarante-deux.

— Vous ferez ajouter huit extras, pour compléter le nombre de cinquante, autorisé par la décision. Et en route, maintenant. »

Marabumba, ayant salué, commanda derechef : Garde à vous ! À droite par quatre ! En avant, marche ! Et la petite troupe, pelles et pioches sur les épaules, disparut en direction des cuisines.

« Braves petits gars ! murmura Doña Fraisette qui avait suivi cette scène avec attendrissement. Don Porfirio, vous disiez donc ? »

Le vicaire capitulaire venait de consulter sa montre.

« Ce que je disais ? Deux choses, doña Fraisette, puisque vous avez la bonté de vous en enquérir. Primo, qu’il va me falloir liquider en moins de cinq minutes une confidence dont j’attends le moment depuis une heure et demie. Secundo… Eh ! mais, mon Dieu, tout simplement que doña Angelica me semble avoir résolu à merveille la crise de la main-d’œuvre. »

Doña Fraisette eut un sourire de satisfaction.

« Vu les difficultés des temps, ça peut aller. Mais vous êtes venu dans un autre but que celui de la complimenter, je suppose.

— Effectivement, dit don Porfirio d’un air mystérieux. J’ai entrevu la possibilité de lui rendre service. Je suis accouru. Doña Angelica a toujours été si généreuse pour mes œuvres.

— Je crois me souvenir, dit doña Fraisette. Ne s’agissait-il pas d’une vague histoire de roulette, ou de quelque chose comme cela ? »

Le vicaire capitulaire toussa.

« Enfin, peu importe ! Elle n’a rien fait que son devoir, cher don Porfirio. Vous voyez qu’elle en est aujourd’hui récompensée. De quoi s’agit-il ?

— Il s’agit… (Don Porfirio toussa de nouveau.) Mais qu’elle ne prenne surtout pas en mauvaise part ce que vous allez lui dire en mon nom !…

— Vous ne la connaissez pas. C’est une personne bien trop intelligente. De quoi s’agit-il donc ? »

Don Porfirio baissa la voix et risqua un coup d’œil méfiant du côté de don Ramire.

« Quelqu’un est arrivé cette nuit à Las Palmas ! murmura-t-il.

— Qui ?

— Quelqu’un dont nul, pas même le gouverneur, ne soupçonne ici la présence.

— Mais qui ?

— Manrique Ruiz ! Le général Manrique Ruiz ! »

Doña Fraisette regarda le prêtre avec des yeux étonnés.

« Ce n’est que cela, votre grande nouvelle ? Le général Ruiz est ici ? et puis après ? »

Ce fut au tour du vicaire capitulaire de demeurer abasourdi. Tant d’inconscience le dépassait.

« Comment, et puis après ? C’est vous, doña Fraisette, qui en avez de bonnes, vraiment ! Vous ne saisissez donc pas du premier coup toute la gravité de cette information ? Vous savez pourtant qui est Manrique Ruiz, n’est-ce pas ? Quand un homme comme le général Ruiz arrive ainsi, à l’improviste, dans une ville qui n’est pas à dix lieues de la frontière ennemie, une frontière où les incidents se multiplient de plus en plus, eh bien, alors, doña Fraisette, pour employer l’expression un peu triviale de nos voisins du Panama, on peut prévoir que ça va barder.

— Ça va barder, ça va barder, c’est possible, fit doña Fraisette sceptique. Je continue à ne pas voir, moi, en quoi tout cela peut intéresser personnellement Angelica. »

L’ecclésiastique leva au ciel des yeux résignés.

« C’est vous-même qui l’avez dit. Votre cousine a oublié d’être une bête. Et, voyez-vous, elle a rendu trop de services à l’humble prêtre que je suis. Portez cette conversation le plus tôt possible à sa connaissance. Elle comprendra.

— Que comprendra-t-elle ? » demanda doña Fraisette, décidément tout à fait butée.

Don Porfirio comprit, lui, qu’il valait mieux hausser les épaules.

« Doña Fraisette, vous êtes assez décourageante. Angelica comprendra d’abord qu’il est urgent de prévenir ses pensionnaires. Le général Ruiz est un monsieur qui n’a pas la réputation de goûter beaucoup la plaisanterie. Il se passe ici des choses auxquelles je ne vois pas, en ce qui me concerne, d’inconvénients. Mais tout le monde peut ne point partager mon avis. Le général Ruiz, par exemple, a le droit d’estimer que, dans l’état de tension diplomatique actuel, les soldats ont autre chose à faire que d’être employés à l’entretien de la propriété privée. Autant, n’est-ce pas, être sur ses gardes. Je crois que doña Angelica partagera mon avis.

— Peut-être, gémit doña Fraisette, qui n’écoutait même plus. En attendant, elle ferait mieux d’être de retour, c’est toujours la même chose. Elle me laisse me débrouiller. Voilà près d’une heure que la messe est finie. Qu’est-ce que je vais dire à ces messieurs ? Voyez, déjà le petit jeune, qui tourne autour de nous. Il n’attend que votre départ. Ne me laissez pas seule. Don Porfirio, je vous en prie ! »

Mais il n’entrait aucunement dans les intentions de don Porfirio d’intervenir en tant qu’arbitre d’un tel conflit. Il referma son porte-cigares et brossa du coude son chapeau.

« Je regrette, dit-il en se levant, je regrette beaucoup. Je ne me suis malheureusement que trop attardé. Déjà onze heures moins le quart ! Le déjeuner à l’évêché est pour onze heures et demie. J’ai tout juste le temps d’aller passer un petit manteau de cérémonie. »

Doña Fraisette ne s’était point exagéré le péril qui la menaçait. Au moment du départ de don Porfirio, elle avait manœuvré de façon à gagner la porte de l’hôtel pour s’y mettre à l’abri. Mais don Ramire, devinant son plan, venait de lui couper cette ligne de retraite.

« Eh bien, il me semble que la grand-messe se prolonge d’une manière bien curieuse, aujourd’hui ? »

Doña Fraisette eut recours à son sourire le plus avenant.

« Il se peut qu’il y ait eu distribution de pain bénit… Lieutenant ! Pour l’amour de Dieu !… »

Sans autre forme de procès, il l’avait agrippée par le bras. Il la secouait :

« Distribution de pain bénit !… Espèce de vieille sorcière !…

— Don Ramire, devant les clients ! Perdez-vous la tête ?… Ah ! Messieurs, le Seigneur vous envoie ! Au secours ! À l’aide !… »

C’étaient le colonel Iramundi et le commandant Salazar qui, leur promenade terminée, venaient de déboucher sur la terrasse. Aux appels de Fraisette, ils hâtèrent le pas, don Ramon finissant par précéder son chef d’une vingtaine de mètres.

Pour se mettre au port d’armes devant lui, don Ramire avait lâché la vieille fille. Mais don Ramon, l’empoignant à son tour, se mit à secouer l’infortunée avec encore plus d’énergie.

« Angelica ? Est-elle de retour, oui ou non ?

— Non. »

Don Ramire eût peut-être pu se dispenser d’attirer, par cette réponse, la foudre sur lui. Don Ramon, abandonnant Fraisette, venait de foncer dans sa direction, avec la fureur d’un taureau.

« Où est-elle ?

— Est-ce que je le sais ?

— Idiot !

— Mon commandant !

— Crétin. J’ai bien dit. Tu ne sais pas où elle est ? Tu n’as même pas eu l’idée d’aller voir ! Ça demeure ici bien tranquille, à se tourner les pouces, tandis qu’elle, elle est en train de rouler Dieu sait où.

— Mon commandant, reprit le lieutenant Diaz, très pâle, j’estime que, sur un sujet pareil, vous n’avez pas… Comment ? qu’ai-je entendu ? qu’avez-vous dit ?

— Cocu ! cocu ! J’ai dit cocu.

— Pas tant que vous !

— Quoi ? »

Écarlate, don Ramon avait bondi. Don Ramire, blême de rage, la main à la garde de son sabre, recula légèrement. Bien entendu, doña Fraisette avait profité de la bagarre pour s’éclipser. Tout cela s’était déroulé avec une violence si rapide que don Ricardo n’avait pas encore eu le temps de rejoindre don Ramon. Quand il pénétra sous la tonnelle, le colonel pâlit un peu. L’expression douloureuse de son visage parut s’accentuer. Il fit un signe. À présent, les deux adversaires se tenaient immobiles et muets devant lui, au garde-à-vous.

« Don Ramire, don Ramon, qu’y a-t-il eu encore ? »

Ils ne répondaient ni l’un l’autre. Il dut répéter sa question.

« Qu’y a-t-il eu encore ?

— Angelica ! murmura alors, baissant la tête, don Ramire.

— Eh bien ?

— Elle n’est pas de retour ! » murmura de même don Ramon.

Don Ricardo les enveloppa d’un regard de pitié infinie.

« Mes pauvres enfants ! Mes pauvres amis !… Et c’est là ce qui vous étonne, qui vous bouleverse ?… J’avais espéré pourtant que vous aussi, peu à peu… »

Il s’interrompit, un doigt levé, comme s’il avait entendu quelque chose.

« Mais la voici ! Soyez heureux ! »


*

Angelica !… ce n’était pas immédiatement qu’on la trouvait belle, très belle, même. Il y fallait quelques instants. Mais lorsqu’on s’y était décidé, c’était pour tout le reste de la vie.

Elle était brune, bien entendu, avec d’étranges sourcils comme tracés d’un très mince coup de pinceau. Brune, à n’en pas douter. Mais quand le frais soleil de Las Palmas faisait miroiter ses cheveux, ils étaient pleins de reflets roux.

Elle n’était que bien rarement coiffée de la même manière. Il était bien rare également que son visage eût la même expression. Elle riait souvent, son métier lui interdisant d’être triste, mais d’un rire presque toujours sans gaieté.

Ses robes aussi étaient innombrables. Et ce n’était jamais par hasard qu’elle revêtait celle-ci ou celle-là. Dans presque toutes, il y avait du noir. Mais les teintes complémentaires auxquelles elle avait le plus souvent recours étaient le vert jade, le jaune jonquille, le violet évêque et le grenat.

C’était grenat qu’était ce matin sa jupe à volants que recouvraient de larges paniers de dentelles noires : grenat aussi la gaine de velours de son grand missel à croix d’or ; grenat enfin les gerbes de roses dont les beaux jeunes gens qui la raccompagnaient depuis la sortie de la messe lui avaient tout encombré les bras.

Arrêtée au milieu de l’escalier de granit bleu qui conduisait de la route à la terrasse, elle était en train, riant aux éclats, de prendre congé d’eux. Ils étaient au moins une douzaine, appartenant tous à ce que la société de Las Palmas comptait de plus huppé, de plus riche, de plus élégant. Il fallait voir comment chacun cherchait à se mettre en valeur, à briller, à éclipser les autres, sous le regard railleur et rieur d’Angelica.

Mais ce qu’il fallait surtout, c’était la voir elle-même manœuvrer avec eux, encourageant l’un, décourageant l’autre, donnant à celui-ci pour retirer à celui-là, réussissant finalement à tenir la balance égale entre tous, et feignant d’oublier ses promesses dans la minute même où elle venait de les faire. C’étaient des préparatifs du fameux bal de ce soir-là qu’il s’agissait surtout. Tous, ils s’efforçaient d’obtenir d’elle qu’elle s’engageât à danser au moins avec chacun d’eux.

« Mais oui, mais oui, c’est convenu !… Enfin, nous verrons… À la condition que vous soyez sages, plus sages que vous ne l’avez été ce matin… Allons, au revoir. Est-ce que vous ne trouvez pas que vous m’avez suffisamment mise en retard comme ça ?… Quoi ? Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que vous avez ?… Mais non, mais non ! C’est ridicule ! n’ayez donc pas peur ! Ces messieurs ne sont pas si méchants qu’ils en ont l’air, vous savez ! »

Elle riait à présent de plus belle, au spectacle du mouvement de recul précipité que venait d’effectuer la bande de ses adorateurs. La raison de cette prudente retraite n’était que trop aisée à deviner. Sitôt qu’ils avaient entendu Angelica, le lieutenant Diaz et le commandant Salazar s’étaient, d’un même élan, portés à sa rencontre. Or, don Ramon et don Ramire, lorsqu’ils n’avaient pas lieu d’être tout à fait satisfaits, le manifestaient d’une façon si apparente que les beaux jeunes gens avaient estimé infiniment préférable de ne pas prolonger la discussion avec eux.

Angelica avait gagné la terrasse. Riant toujours, elle adressa une petite révérence ironique aux deux officiers. Don Ricardo les avait rejoints. Elle s’inclina également devant lui.

« Je suis votre servante, messieurs, dit-elle du ton le plus enjoué. J’aime à croire que vous avez bien dormi. Le contraire m’étonnerait. Soit dit sans reproche, on ne faisait pas trop de bruit dans vos chambres, ce matin, quand je suis partie pour la messe. Je plains les maîtresses de maison qui ne se lèvent pas de bonne heure. Mon Dieu, si je n’avais pas, moi, pris l’habitude de veiller à tout !… À propos, ce mur, don Ramon, est-ce qu’on y a un peu travaillé ? »

Les yeux à terre, tête baissée, don Ramon dit d’une voix sourde :

« Il va être fini.

— À merveille ! Et vous, don Ramire, dites-moi donc, les hommes que votre colonel a eu la bonté de mettre à ma disposition pour la fête de ce soir, sont-ils désignés ? »

Don Ramire murmura de même :

« Ils sont désignés.

— Mes compliments ! » dit Angelica.

Elle marqua une légère pause. Puis, feignant de ne s’apercevoir qu’alors de la mine funèbre des deux hommes, elle s’exclama :

« Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a ? Don Ricardo, voyez-moi ces têtes d’enterrement. Qu’est-ce qui a bien pu leur arriver ? Par une journée aussi radieuse, ne trouvez-vous pas que c’est une offense au Bon Dieu ? »

L’un et l’autre ils continuaient à se taire. Don Ricardo, lui non plus, n’avait pas répondu à Angelica. Elle haussa les épaules.

« Quand vous aurez retrouvé votre langue, vous songerez à m’en avertir, dit-elle sèchement. En attendant, tâchez au moins de vous rendre bons à quelque chose. Vous, don Ramon, ayez l’amabilité de me débarrasser de ces roses. Vous les porterez à Rosine qui s’occupera de les disposer dans des vases. Vous avez remarqué comme elles sont jolies. Il est absolument inutile de les laisser se faner. Quant à vous, don Ramire, qui êtes un distingué mélomane, vous pourriez peut-être vous charger de préparer, pour les musiciens, les nouvelles musiques de danse que j’ai commandées ? »

Ils sortirent tous deux, toujours sans mot dire, sans même l’avoir regardée. Elle demeura seule avec don Ricardo, dans une atmosphère de gêne silencieuse. Autour d’eux, c’étaient les conversations, les rires, les appels, les cris, tout le brouhaha grandissant de la clientèle qui arrivait.

« Jamais les gens n’auront été aussi matinaux qu’aujourd’hui », remarqua-t-elle, pour dire quelque chose.

Elle poursuivit :

« Je monte cinq minutes dans ma chambre. Car après, je crains bien de ne plus pouvoir de toute la journée… Excusez-moi ! »

Elle allait sortir. Juste à ce moment, don Ricardo la retint doucement par le bras.

« J’ai deux mots à vous dire, auparavant, Angelica, si vous le permettez. »

C’était exact. Jamais la clientèle n’avait été aussi matinale, et – Angelica aurait pu l’ajouter – jamais elle n’avait été aussi nombreuse, aussi choisie non plus. Véritablement, tout Las Palmas était là, les hommes, bien entendu, puisque la règle, en ces contrées, est que les lieux de plaisir ne soient point fréquentés par les femmes, sans qu’aucune idée de discrédit s’attache d’ailleurs à cette prohibition. Peut-être, tout au plus, les gens du pays, en fouillant dans des souvenirs qui ne remontaient pas à très loin, à quelque chose comme dix années, auraient-ils retrouvé, du Tras los Montes de cette époque, une image assez différente de l’établissement cossu et sauvegardant toutes les apparences qu’il était aujourd’hui devenu. Oui, l’humble danseuse d’alors, devenue elle-même maintenant la maîtresse de ces lieux, avait le droit d’être fière de son œuvre. Ce n’était pas parce qu’elle n’en parlait point qu’il ne lui arrivait plus d’y songer. Et c’était au contraire, précisément, parce qu’on savait que doña Angelica n’avait point oublié et ne reniait pas ses origines, qu’il ne venait à personne la pensée de les lui reprocher.

Certes, le moment de l’apéritif, l’heure du vermouth, ainsi qu’on le nomme en Arequipa, est celui où cafés et casinos sont le plus fréquentés. Il est assez rare cependant qu’on ne puisse y trouver une table libre, comme c’était le cas à Tras los Montes, ce matin-là. Dès onze heures, le menu peuple des serveurs avait commencé à ne plus savoir où donner de la tête. Rosine courait d’une tonnelle à l’autre. Doña Fraisette s’affolait. Si l’on n’avait pas eu l’aide discrète des spécialistes détachés bénévolement par le 3e lanciers, il eût mieux valu mettre tout de suite la clef sous la porte. En revanche, de l’avis de tous, jamais le spectacle offert par la terrasse n’avait été plus animé, plus pittoresque. Les châles multicolores des danseuses éclataient comme des bouquets de fleurs parmi les teintes plus sombres du costume des citadins, pantalons gris, marrons ou noirs, extra-collants, à bandes cousues de boutons d’argent, vestes courtes de mêmes nuances, identiquement ornées de boutons, vastes chapeaux galonnés de métal fin. Tout aussi resplendissants de couleurs que les châles et les fleurs étaient les uniformes des officiers : pelisses vertes des artilleurs, dolmans cinabre du génie, justaucorps amarante des voltigeurs du régiment de Montalban, et surtout, surtout, rejetant presque dans l’ombre tout le reste, tuniques blanc et or des Corcovados ! Au centre, dans le pavillon de l’orchestre, semblable à une cage toute fleurie d’aristoloches, guitares et violons qui commençaient à s’essayer, mêlaient leurs premiers accords au chant ininterrompu des cascades, à la litanie dansante des cloches, au tendre roucoulement des ramiers.

« Deux mots à vous dire, Angelica, si vous le permettez. »

C’était, qu’on veuille bien s’en souvenir, juste au moment où elle s’apprêtait à monter dans sa chambre, que le colonel Iramundi lui avait parlé de la sorte. Elle ne chercha point à dissimuler un petit geste de contrariété. Mais elle ne refusa pas, cependant. Elle se borna à lui faire signe de la suivre un peu à l’écart. Il obéit. Ils étaient à présent debout l’un en face de l’autre, séparés de la foule des consommateurs par à peine un mince bout de charmille, visibles d’à peu près tout le monde, par conséquent, c’est-à-dire astreints autant que possible à ne pas laisser leur visage trahir les diverses phases par lesquelles allait passer l’entretien.

« Angelica, pourquoi es-tu comme tu es ? »

Elle s’attendait à quelque chose de ce genre. Elle tressaillit, néanmoins.

« Que voulez-vous dire ?

— Je te répète : pourquoi es-tu comme tu es ? »

Elle le regarda, un peu interdite. Lui, il ne se donnait même pas la peine de la regarder. Il venait de lui parler d’une voix monotone, sans flamme ni ardeur, sans conviction, la voix de quelqu’un qui ne sait pas à quoi cela lui sert d’engager ainsi la lutte, puisque d’avance il ne croit pas au résultat.

Elle prit le parti de hausser les épaules.

« Là ! fit-elle maussadement. Voilà bien ce que je redoutais ! Si c’est pour me poser une pareille question que vous m’avez retenue, laissez-moi passer ! Je devine encore ce que ça va être. Des reproches ! De l’émotion ! Nous n’en sortirons donc jamais ! S’il y a quelqu’un qui a horreur des manifestations de cette espèce, c’est bien moi, vous ne l’ignorez pas ? »

Il se décida à la regarder, à lui sourire, même. Et ce fut avec une grande douceur qu’il lui dit :

« Excuse-moi, Angelica ! Tu n’ignores pas, toi non plus, que c’est pas pour moi que je parle. Plus pour moi, du moins… »

Elle eut un regard en dessous.

« Pour qui, alors ? »

Avec effort, il répondit :

« Tu le sais bien. Il s’agit d’eux. Tu les connais ; pourquoi sans cesse t’amuser à les pousser à bout.

— Pauvres petits ! fit-elle railleusement. Ils ne sont pas heureux, sans doute ?

— Ils pourraient l’être davantage, et cela sans qu’il t’en coûtât beaucoup. »

La voix de la jeune femme se fit âpre.

« Qu’est-ce que c’est que toutes ces pleurnicheries ! Quand ils auront le temps, ils voudront bien, eux et leurs camarades, m’expliquer ce qui leur manque, vraiment. Il faudrait pourtant se souvenir de ce à quoi ils étaient réduits, lorsque, les uns après les autres, ils s’en sont venus loger ici, où ce n’est tout de même pas moi qui les ai contraints à s’installer, n’est-ce pas ? Ni famille, ni soins, ni foyer, ni aucune de ces menues attentions qui font qu’un être n’est pas tout à fait abandonné dans la vie. »

Il lui prit la main.

« Tu le regrettes, Angelica ? Tu songerais à le leur reprocher ? »

Elle secoua la tête avec impatience.

« De plus en plus fort ! Voilà qu’on transforme les rôles, à présent ! C’est à moi, au contraire, il me semble, que quelque chose est reproché. Voyons, qu’est-ce que j’ai encore bien pu faire de mal, aujourd’hui ?

— Pourquoi me demandes-tu cela ? murmura-t-il. Ces jeunes gens de tout à l’heure, ne dirait-on pas que c’est exprès que tu leur as permis de te raccompagner jusqu’ici ? Et tous ces rires, toutes ces fleurs, ces coquetteries !… »

Il désignait tout en parlant la direction dans laquelle les deux officiers venaient de s’en aller.

« Tu sais pourtant, continua-t-il d’une voix douloureuse, tu sais bien tous deux comme ils souffrent, comme ils sont jaloux !

— Jaloux, fit-elle, jaloux !… »

Puis, plus bas, avec son cruel regard en dessous :

« Et toi, tu ne l’es pas, sans doute ? »

Il tressaillit. Ses traits s’altérèrent légèrement.

« Moi ! fit-il avec un mélancolique hochement de tête, je sais que mon âge ne m’en donne plus guère le droit. »

Ils se turent un instant l’un et l’autre. Elle continuait à l’observer, mais avec moins d’hostilité. Elle venait de se rendre compte de la peine qu’elle venait de lui faire, et peut-être en avait du regret.

« Si tu ne cherches pas toi-même à te tromper, c’est une belle chandelle que tu lui dois là, à ton âge », finit-elle par murmurer pensivement.

Il répliqua, avec un sourire où il y avait un peu moins de résignation :

« Pas tant que tu crois, car il me reste le droit de souffrir. Mais encore une fois, ce n’est pas de moi qu’il s’agit, Angelica. Il s’agit d’eux. »

À son tour, elle lui avait pris le bras. Elle lui parlait avec une espèce de fièvre contenue et sourde :

« Que feriez-vous à ma place, les uns et les autres ? gronda-t-elle. Je voudrais bien vous y voir, allez ! Moi, j’ai conscience de faire de mon mieux. Et le mieux, à toi qui es payé pour ne pas l’ignorer, je ne devrais pas avoir à le dire, le mieux c’est de se reprendre, dès qu’on a commis l’imprudence de s’abandonner. Ce qu’on donne à l’un, c’est autant dont en prive les autres. Non, non, vois-tu, plus j’y réfléchis… »

Elle était émue. Elle acheva d’une voix changée, et comme se parlant à elle-même :

« Moins j’ai de choses à me reprocher. »

« Mon colonel, doña Angelica, si vous le permettez… »

C’était le brave capitaine Sanchez Peralta. Il ne devait guère soupçonner à quel genre de conversation il venait de mettre fin en les interpellant de la sorte. Sa bonne face hilare l’attestait.

« Voici deux amis à moi qui désireraient fort être admis à se rappeler à votre souvenir, mon colonel, et, doña Angelica, à mettre à vos pieds leurs hommages. »

Il s’agissait des voyageurs arrivés à l’hôtel au cours de la nuit précédente. Le sympathique commandant du 4e escadron les poussait devant lui, à grand renfort d’affectueuses claques dans le dos.

« Don Ricardo, ce n’est point une présentation, en ce qui vous concerne. Vous connaissez en effet de longue date ces messieurs. Eh ! oui, cela remonte à la guerre de Libération. Ils ont été les hôtes du 3e lanciers, où ils n’ont compté que des amis. Ils ont partagé le vivre et le couvert avec nous, et, m’ont-ils dit, ils ne demandent – ah ! ah ! ah ! – qu’à recommencer… Doña Angelica, j’ai l’honneur de vous présenter M. Herbert Forbes et M. André Marescot.

— Seriez-vous donc déjà, messieurs, fatigués tous deux de l’hospitalité de Tras los Montes ? demanda en riant Angelica, tandis que s’échangeaient les plus cordiales congratulations. Ou n’est-ce point ainsi que je dois interpréter les paroles de notre cher capitaine Peralta ? »

Les journalistes protestèrent véhémentement et de la meilleure humeur du monde. Ils avaient l’air, autant l’un que l’autre, enchantés de l’existence telle qu’elle s’offrait à eux ce matin. Leur ravissement parut être porté à son comble par l’invitation que leur adressa Angelica.

« Je vous considère déjà, moi aussi, comme des amis, dit-elle. Souffrez que je vous en donne la meilleure des preuves en ne m’occupant plus de vous. C’est à la masse anonyme de mes clients que je me dois pour l’instant. Tenez, j’en aperçois justement trois ou quatre tout désorientés… des gens qui viennent ici pour la première fois, probablement… C’est à eux que mon devoir est d’aller. Vous, restez avec ces messieurs. Mais il y a tout de même des moments, monsieur Forbes, monsieur Marescot, où je redeviens une femme comme les autres. Le petit souper sans cérémonie que j’offre ce soir m’en fournira l’occasion. Si vous voulez bien être des nôtres, vous aurez le plaisir d’y renouer connaissance avec quelques convives assez agréables, n’est-ce pas, colonel Iramundi ? n’est-ce pas, capitaine Peralta ? À propos, cher don Sanchez, les pièces d’artifice que vous m’avez promises pour la fête de cette nuit, et les hommes qui doivent les tirer… ?

— Elles sont prêtes, ils sont désignés ! » avait répondu, avec un sourire de plus en plus large, le galant officier.

« Que vous semble de tout cela ? » dit Forbes à voix basse.

Marescot, interrogé de la sorte, ne répondit pas immédiatement. Attablé avec Forbes en compagnie d’une demi-douzaine de capitaines et de lieutenants pleins d’entrain, il était bien trop absorbé dans la contemplation de quelqu’un qui n’était autre que doña Angelica. Il ne devait, d’ailleurs, être guère possible d’imaginer un spectacle plus attrayant que celui qu’offrait la jeune femme en cette minute. De quelle grâce le moindre de ses gestes était fait, ainsi que sa façon de circuler de table en table, sachant dire à chacun, jeune ou vieux, la chose qu’il pouvait le plus désirer ! C’était réellement tous les cœurs et tous les regards qu’elle traînait dans le lent sillage de sa robe noire et grenat. Pour l’instant, elle s’entretenait avec deux de ses consommateurs nouveaux venus dont elle avait parlé tout à l’heure. La discrétion avec laquelle ils s’étaient assis un peu à l’écart leur aurait fait, partout ailleurs, courir le risque d’être négligés. C’était au contraire près d’eux qu’Angelica était allée presque tout de suite, et quelle mettait toute sa charmante délicatesse à s’attarder.

Profitant d’une seconde d’inattention des officiers, Forbes réitéra sa demande. Marescot s’étant contenté de hocher la tête, il insista.

« À quoi pensez-vous ?

— Vous désirez le savoir ? dit le Français avec gravité. Je pense qu’il existe une chose, voyez-vous, qui en explique beaucoup d’autres, et qui en justifie presque autant.

— Ah ! Et le nom de cette chose ?

— La beauté. »

C’était Forbes maintenant qui gardait le silence, et ce fut au tour de Marescot de lui demander :

« Et vous, à quoi pensez-vous ?

— Je pense que vous avez sans doute raison », répondit lentement l’Anglais.

Il sourit, et il ajouta :

« N’empêche qu’il y a une question que je me pose. Je songe à quelqu’un, et je suis curieux de savoir si, là-dessus, il sera également de notre avis.

— Qui cela ?

— Le général Ruiz. »

Marescot ouvrait la bouche pour répondre, lorsque, parmi l’assistance, un silence soudain se fit, pour ne plus laisser entendre que, montant de la route, le bruit effréné d’un galop de cheval. Puis, ce bruit lui-même s’arrêta avec brusquerie. Deux secondes interminables s’écoulèrent et, sur la dernière marche de l’escalier, un homme surgit à bout de souffle, une estafette du 3e lanciers, en tenue de campagne, immobile, une main au shako, une enveloppe de service dans l’autre…

Les deux journalistes échangèrent un rapide coup d’œil, et Marescot, penché vers Forbes, eut juste le temps de lui murmurer :

« Voilà, j’imagine, la réponse de don Manrique à la question qui vous intéresse. Elle n’aura pas beaucoup tardé. »

Cinq minutes plus tard, il n’y avait plus, sur la terrasse de Tras los Montes, un seul officier.


*

« Je n’ai pas eu besoin, moi, qu’on m’expliquât de quoi il s’agissait. J’ai compris tout de suite », affirmait l’instant d’après doña Fraisette, en train de commenter avec Rosine cet événement singulier.

Angelica, qui, jusque-là, n’avait guère prêté attention à leurs paroles, sursauta légèrement.

« Qu’est-ce que tu chantes là ? fit-elle. Tu savais qu’il y aurait aujourd’hui à deux heures revue du 3e lanciers passée par le général Ruiz, alors que don Ricardo lui-même…

— Je savais que le général Ruiz était depuis ce matin à Las Palmas, dit doña Fraisette en se rengorgeant.

— Et par qui l’as-tu su, phénomène ?

— Par don Porfirio Manzanarès. Il est venu ici tout exprès… »

Angelica l’enveloppa d’un regard de commisération.

— « Le vicaire capitulaire ? Venu tout exprès pour te dire !… Fraisette, Fraisette, ça se soigne, tu sais, ces maladies-là.

— Je n’ai pas dit que c’était pour moi, répliqua Fraisette, âprement. C’est pour toi, que don Porfirio est venu. Il prétendait que c’était là une nouvelle qui t’intéressait. Par exemple, je continue à ne pas voir en quoi.

— Et tu ne m’as pas prévenue, fit Angelica, d’une voix qui, subitement, s’était faite de glace.

— Est-ce que j’en ai seulement eu le temps ? riposta la vieille fille, qui avait tout de même l’impression que l’affaire commençait à se gâter. Et puis, en voilà des histoires pour bien peu de chose, probablement ! »

Angelica l’arrêta d’un geste excédé.

« Ma pauvre Fraisette, sois sûre d’une chose : si, ce qu’à Dieu ne plaise, j’arrive à ton âge et constate alors que j’ai l’entendement aussi fatigué que toi, je me garderai de me charger de commissions pour autrui ! Ah ! et puis, tu as raison, en voilà assez. S’il y avait quelqu’un qui n’avait pas besoin qu’on lui révélât la présence à Las Palmas du général Ruiz, c’était bien moi. Tiens, veux-tu que je te raconte une petite histoire : Tout à l’heure, à la table que voici, étaient installés deux consommateurs auprès de qui je me suis attardée un instant, oh ! pas trop, parce que j’ai deviné qu’ils ne tenaient pas à attirer l’attention. Mais ta cousine n’a pas les yeux dans sa poche. Si tu ne t’en es pas encore rendu compte, Fraisette, je te l’apprends. Et je t’apprends par la même occasion que, de ces deux messieurs, il y en avait un, très brun, avec un chapeau à larges bords, un manteau gris. Et je me suis fait cette réflexion qu’il ressemblait comme un frère…

— À qui ? fit doña Fraisette dignement, et tout juste pour être polie.

— Pauvre sotte, tu le demandes ? Mais, bien entendu, au général Ruiz. »

IV

C’était à midi que le général Ruiz avait quitté Tras los Montes, avec au cœur la joie amère due au spectacle de l’indicible désarroi dans lequel la révélation de son arrivée avait plongé les officiers réunis là, c’est-à-dire, comme par hasard, à peu près tous ceux de la garnison. Au milieu de la bousculade, ils n’avaient eu, lui et Urrutia, aucune difficulté à quitter la terrasse en continuant à ne pas attirer l’attention. Ils avaient regagné un peu plus loin la voiture de louage qui les avait amenés une heure auparavant. Ils étaient rentrés à leur hôtel. Là, par exemple, il n’était plus question pour Manrique Ruiz de dissimuler davantage son identité. La nouvelle de la revue qu’il allait passer s’était instantanément répandue, et maîtres et serviteurs connaissaient à présent le nom de l’hôte illustre que l’aube de ce jour avait vu descendre chez eux.

Et maintenant Manrique Ruiz était en train de s’habiller pour cette revue dont il venait de fixer le mode, le lieu, le moment d’une façon si inopinée, si peu conforme aux précédents. Il n’est peut-être pas inutile de chercher à prendre au dépourvu les simples soldats. Mais est-ce là un jeu qu’on a vraiment intérêt à étendre aux officiers ? Les meilleurs juges en la matière, depuis Miranda jusqu’à Bolivar, répondront non. Don Manrique n’avait-il pas eu tort d’adopter le point de vue à peu près contraire ? On eût fait preuve d’un manque certain de générosité en lui posant en cette minute une telle question. Jamais le général Ruiz n’avait paru moins maître de lui-même. La manière triste et craintive dont ne cessait de l’observer Urrutia en disait long à cet égard.

La revue devait avoir lieu dans la cour de la caserne de cavalerie, et non sur l’une des esplanades de la ville, comme c’était l’habitude pour ces sortes de parades dont les gens de Las Palmas se montraient si friands. Elle ne concernait d’ailleurs que le 3e régiment de lanciers. D’ordre du général Ruiz, aucune escorte n’avait été commandée pour venir le chercher à l’hôtel où il était bourgeoisement descendu. Dans la rue, où plusieurs rangées de curieux étaient déjà massés, avec l’espoir d’apercevoir El Salvador et de l’acclamer, deux chevaux piaffaient, le sien et celui d’Urrutia. Le capitaine était allé lui-même les choisir au quartier, dans la matinée. Son ordonnance venait de les seller. Celui d’Urrutia portait avec placidité le harnachement coutumier. Au contraire, celui de don Manrique, hennissant et frappant le sol, semblait tout à l’orgueil de sentir sur lui, insigne du commandement suprême, le tapis de peau de panthère et les fontes de velours vert.

« Urrutia, Urrutia, quelle honte ! Je n’en suis pas encore revenu ! Ce qu’on m’avait dit, ce que j’avais craint était encore au-dessous de la vérité. Tu as pu toi-même t’en rendre compte. Les malheureux ! Comment ont-ils pu en arriver là ! Parle donc ! Dis-moi quelque chose, quelque chose qui réussisse à m’expliquer, à justifier dans une certaine mesure… Je voudrais tant y parvenir, je ne peux pas. »

Ainsi, depuis plus d’une heure, Manrique Ruiz, remâchant sa douleur et sa rage, allait et venait dans sa chambre, dans sa cage, comme un lion blessé. Urrutia, accablé, ne savait que baisser la tête. Et qu’eût-il pu trouver à répondre qui ne vînt pas aviver encore cette fureur ? Les minutes se succédaient, rapprochant celle de la redoutable échéance. Le capitaine était envahi d’épouvante rien qu’à l’idée de ce qui tout à l’heure allait se passer.

« Ricardo Iramundi ! Ramon Salazar ! Ramire Diaz ! Pour ne citer que ces trois-là, parmi tous les autres ! Tu l’as vu, tout à l’heure, ce misérable petit Ramire ? Quand on songe au merveilleux soldat qu’il a été. Et maintenant, presque au garde-à-vous, quêtant un sourire de cette fille de cabaret. Tu sais ce qu’on chuchote, ici comme à San José ? Qu’il a joué, qu’il a perdu, qu’elle lui a donné de l’argent pour payer. Et lui, il la paie à son tour, et Dieu sait de quelle façon. Lui, encore, Urrutia, veux-tu que je te dise, ce n’est qu’un enfant ! Il ne sait pas ce qu’il fait. Mais les deux autres ! Salazar, Ramon Salazar, le héros de Reyna Real ! Et puis, lui, lui surtout, le plus coupable, leur chef à tous, mon chef, à moi, il n’y a pas si longtemps, le colonel Iramundi ! Ricardo, mon Dieu, Ricardo ! »

Le visage du général Ruiz était devenu d’une pâleur mortelle. La voix, soudain, parut lui manquer. Il introduisit deux de ses doigts à l’intérieur de son haut col noir tout brodé d’or. Il étouffait.

« Mon général ! » fit Urrutia en se précipitant vers lui.

Don Manrique, d’un geste brutal, le cloua sur place.

« Laisse ! Ce n’est rien. Cela va passer. Je n’aurai pas perdu ma journée, en tout cas. Le châtiment, tu peux m’en croire, sera proportionné à la faute. Ce ne serait pas la peine, ces hommes, de les connaître comme je les connais pour ne pas savoir comment les atteindre, à l’endroit où je suis sûr d’avance de leur faire le plus de mal. Urrutia, tu ne peux imaginer ce qu’ils ont été pour moi, mes amis, mes fils, mes compagnons d’armes. Je n’exagère point, n’est-ce pas ? Au moment où nous parlons, il y a dans ce pays des enfants à qui leurs maîtres sont en train d’apprendre ce qu’ensemble nous avons fait. Alors ? Alors ? Je ne comprends plus, je te jure. Ou plutôt, j’ai peur de comprendre, Urrutia. Si c’était moi qui me trouvais en faute ? Peut-être n’ai-je pas fait envers eux mon devoir, tout mon devoir. C’étaient mes enfants, je le répète. Or, des enfants, on veille sur eux. On ne les abandonne pas pendant près de deux ans, ainsi que je viens de le faire. Ah ! quelle que soit la science, quels que soient les bienfaits que j’aurai rapportés de ce voyage, rien ne pourra jamais compenser la perte que représente pour ce pays la déchéance de tels hommes, si cette déchéance est irréparable, et au point où les choses en sont arrivées… Mais enfin, parle, encore une fois. Tu as l’air de trouver tout cela naturel. Leur honneur perdu, leurs devoirs trahis ! Et pour qui, je te prie de me le dire ? Pour une femme, et quelle femme ? Réponds-moi. Ne serais-tu pas de mon avis ? Alors, ce serait vraiment à désespérer…

— Elle est bien belle ! » dit Urrutia.

Le capitaine avait murmuré cela, sans doute à peu près à son insu, comme s’il s’était parlé à lui-même. Et brusquement, il se rendit compte de ce qu’il venait d’oser. Les deux hommes échangèrent un regard, une espèce de long regard désolé.

Un silence suivit, un instant de silence tragique. Puis don Manrique hocha la tête, et dit :

« Allons ! »

L’instant d’après, il était en selle, au milieu des acclamations.

« Les chefs d’escadrons, à moi ! »

Au galop de leur monture, les trois officiers ainsi appelés rejoignirent le petit groupe de cavaliers formé autour du général Ruiz et de son officier d’ordonnance par le colonel Iramundi, le lieutenant-colonel Barral et le capitaine-adjudant-major Morillo. C’étaient don Paez Rojas, don Ramon Salazar et don Bartolomeo Vasquez, commandant les six escadrons du 3e régiment de lanciers de Barquisimeto.

Le défilé venait de s’achever, clôturant une revue au cours de laquelle n’avait pas été prononcée une parole. Plus jeune et svelte que jamais dans son dolman noir, ne portant d’autre décoration que le Grand Cordon, noir également, de l’ordre du Corbeau, don Manrique avait paru absent par la pensée durant tout le temps de la cérémonie. C’était à cette distraction qu’il fallait sans doute attribuer le double incident qui avait plongé tout le monde dans une véritable stupeur. Lorsque à l’instant de la revue, puis du défilé, ils s’étaient trouvés tous deux en présence, et que l’officier porte-étendard du régiment l’avait incliné devant lui, don Manrique n’avait point salué le drapeau, la glorieuse bannière noir et or des Corcovados.

Il donnait maintenant, d’une voix brève, ses instructions aux trois commandants :

« Il est deux heures vingt. Rendez-vous à deux heures et demie dans la salle d’honneur du régiment. Chacun de vous sera accompagné de son capitaine et de son lieutenant le plus ancien. Que les autres continuent à se tenir à la disposition de leur colonel, dans leurs unités respectives. Pour tout le monde, quartier consigné, naturellement. »

Ç’avait été tout. Pas un mot affable. Pas un témoignage de satisfaction.

La salle d’honneur du 3e lanciers était aménagée dans le plus ancien corps de logis de la caserne, couvent désaffecté, dont elle avait été la chapelle. Même aux plus beaux jours, une certaine obscurité y régnait, pas assez dense cependant pour empêcher de distinguer aux murs tout un ensemble d’inscriptions, de peintures militaires, de trophées de drapeaux et d’armes par lesquels se trouvait évoquée toute l’héroïque épopée des Corcovados. Au fond de la salle, retenu contre la muraille par des embrasses de velours frangé d’or, était exposé l’étendard du régiment. Un portrait équestre le surmontait, un immense tableau représentant Manrique Ruiz dans son fameux uniforme noir de colonel du 3e lanciers, au soir de Barquisimeto. Lorsque, dix minutes précises après la fin de la revue, les officiers convoqués par lui firent leur entrée dans la vaste pièce, ils remarquèrent, sans pouvoir se faire part de l’émoi dans lequel les plongea successivement cette constatation, que le portrait avait disparu, et que l’étendard n’avait pas été rapporté.

Don Manrique était déjà là, debout au milieu de la salle. Urrutia se tenait dans l’ombre, à quelques mètres derrière lui. Le colonel Iramundi parut le premier, précédant le lieutenant-colonel et le capitaine adjudant-major, exactement quand sonna la demie. Ce fut ensuite le tour des trois chefs d’escadrons, accompagnés, suivant l’ordre reçu, chacun de son capitaine et de son lieutenant le plus ancien. Au total, donc, douze officiers, pour qui veut se donner la peine de compter.

Le commandant Rojas s’avança ; puis, ayant salué et fait claquer ses talons, il présenta :

« Capitaine Jaime Yturbide ; lieutenant Carlos Gutierrez.

— Capitaine Sanchez Peralta ; lieutenant Ramire Diaz, annonça de même le commandant Salazar.

— Capitaine Garcia Santa Cruz ; lieutenant Eloï Oriscain », dit, troisième et dernier, le commandant Vasquez.

Ces présentations constituaient un rite qui n’était à vrai dire le plus souvent qu’ébauché. D’ordinaire, le général Ruiz l’arrêtait d’un geste. Il était le dernier à avoir besoin d’apprendre à qui il avait affaire. Cette fois, il ne broncha pas. Il laissa se dérouler l’énumération jusqu’au bout. Ces hommes qu’il avait devant lui, il semblait avoir oublié d’eux jusqu’à leurs noms, et même ne les avoir jamais sus.

Personne ne soufflait plus mot. Personne ne bougeait. L’immobilité et le silence étaient si complets qu’on avait le droit de se demander si don Manrique lui-même allait oser les troubler.

Il s’y décida, néanmoins.

« La communication que j’ai à vous faire tient en peu de phrases. À partir d’aujourd’hui, la garnison du 3e régiment de lanciers n’est plus Las Palmas, mais El Cambur », dit-il simplement.

Et il ajouta, ayant jeté sur les officiers toujours au garde-à-vous, un regard circulaire :

« Le régiment se mettra en marche demain matin, un peu avant l’aube, afin d’être installé, dès demain soir, dans ses nouveaux casernements. »

Il n’y eut toujours pas une parole de proférée, mais, sauf le colonel peut-être, tout le monde, à la dérobée, rapidement se regarda, Qu’était El Cambur ? À dix lieues de là, ainsi qu’il a été dit un peu plus haut, un poste perdu en pleine sierra, un balcon fortifié jeté, à trois mille mètres d’altitude, au-dessus de la frontière colombienne. Il n’était pour l’instant défendu que par deux bataillons d’infanterie appuyés de quelques batteries d’artillerie de montagne, soldats d’élite d’ailleurs, ainsi que l’importance stratégique de l’endroit l’imposait. Le 3e lanciers, depuis la conclusion de la paix, y avait passé en manœuvres à plusieurs reprises, mais il n’y avait jamais séjourné de façon fixe, non plus qu’aucun autre régiment de cavalerie, et l’on pouvait considérer comme assez baroque l’idée de confier à une unité montée la défense d’un poste qui se trouvait sous la neige à peu près les deux tiers de l’année. Contester la valeur militaire d’El Cambur, il n’en était certes pas question, de même qu’il ne pouvait être question davantage de choisir un lieu plus lugubre pour y expédier une honnête troupe tenir garnison.

« En raison de l’heure matinale de votre départ, vous n’avez pas trop du temps qui vous reste pour vous préparer. Je vous laisse. Auparavant, toutefois, si l’un de vous a un éclaircissement à demander… »

Tous les regards en cette seconde, y compris celui de don Manrique lui-même, convergèrent vers le colonel Iramundi. Mais don Ricardo continua à demeurer impassible, les yeux mi-clos, sans paraître se rendre compte de l’espèce de muette supplication qui montait vers lui.

« Vous pouvez donc disposer, messieurs. Don Miguel, excusez-moi ! Je ne vous avais pas vu. Vous désirez ? »

C’était le vieux lieutenant-colonel Barral. Se portant de deux pas en avant, il venait de signifier ainsi qu’il avait effectivement une question à poser.

« J’ai espéré, commença-t-il, au milieu de l’anxiété générale, oui, j’aurais mieux aimé que la chose qui doit être dite le fût par quelqu’un de plus qualifié que moi… »

Parlant ainsi, il regardait avec insistance du côté de don Ricardo.

« Au fait, don Miguel, au fait ! » ordonna rudement don Manrique.

Le vieil officier toussa :

« Puisqu’il n’en a rien été, je parlerai donc, en mon nom d’abord, et aussi au nom de tous mes camarades. C’est mon droit, de même que c’est votre devoir de nous répondre, mon général. Voici. El Cambur, où vous nous envoyez, n’a point que je sache la réputation d’un poste de choix, d’une résidence bien confortable. Mais nous admettons que notre métier ne nous destine pas à tenir garnison uniquement dans les villes d’eaux. Nous sommes soldats, nous obéissons. Bien. À une condition, cependant. Les plus aveugles d’entre nous n’ont pas été aujourd’hui sans remarquer un certain nombre de petits faits qui nous autorisent à nous enquérir auprès de vous de ceci : général Ruiz, notre chef bien-aimé – et je vous parle ici en face de Dieu qui voit mon âme et la vôtre – notre départ pour El Cambur, est-ce un honneur que vous nous faites, est-ce une disgrâce que vous nous infligez ? En vous interrogeant de la sorte, je ne crois pas outrepasser mon droit, de même que j’estime qu’il est de votre devoir à vous… »

Un murmure approbateur courut, qu’un seul regard de don Manrique fit éteindre.

« Paix ! messieurs, fit-il ironiquement, nous ne sommes pas ici à Tras los Montes, s’il vous plaît. »

Et s’étant tourné vers don Miguel :

« Lieutenant-colonel Barral, dit-il avec un sourire glacé, j’ai l’impression que vous allez être satisfait. »

Il s’arrêta. Seuls, ceux qui ne savaient pas bien quel était cet homme pouvaient ignorer l’effort qu’il était en train de faire pour se contenir. Mais tous ici le connaissaient ; aussi de quelle terrible angoisse les cœurs ne se sentaient-ils pas remplis ! Seul, don Ricardo continuait à paraître ne prêter aucune attention à ce qui se passait autour de lui.

« Lieutenant-colonel Barral, reprit donc le général Ruiz, d’une voix tragiquement calme, depuis notre dernière rencontre, je constate qu’un petit travers vous est venu. Vous parlez un peu trop à mon gré des devoirs des autres. Des devoirs, avez-vous songé que vous en avez, vous aussi ? »

Le lieutenant-colonel pâlit.

« Que voulez-vous dire, mon général ?

— Je veux dire, tout bonnement, que vous auriez de temps en temps peut-être intérêt à relire l’article quinze, paragraphe trois…

— L’article quinze, paragraphe trois ?

— Oui, du règlement sur le service intérieur des corps de troupe de la cavalerie. Cet article règle précisément les devoirs du lieutenant-colonel, et le paragraphe en question définit un aspect assez important des devoirs dont il s’agit : « Il, y est-il dit – Il, c’est vous, don Miguel – doit s’assurer que la manière de vivre des officiers et sous-officiers est en rapport avec leur dignité professionnelle. » Que de choses profondes en peu de mots ! Je cite exactement, n’est-il pas vrai ? Or, ne parlons pas, pour aujourd’hui, si vous voulez bien, des sous-officiers de votre régiment. Rien qu’avec les officiers, cher don Miguel, vous avez déjà suffisamment de comptes à me rendre. »

De nouveau, le murmure de tout à l’heure naquit, mais cette fois, avec une nuance de menace. Cette fois encore, le coup d’œil impitoyable du général Ruiz fit son œuvre. Tout rentra dans le silence, dans l’immobilité… Pas pour bien longtemps.

Avec le plus insultant mélange de compassion, de mépris, de reproche, immobile lui-même, l’un après l’autre, il les dévisageait. À lui-même, il se répétait à mi-voix leurs noms, les accompagnant d’un commentaire presque toujours désagréable.

« Gutierrez, Carlos Gutierrez… quel dommage ! Quel cavalier ç’a été !… Eh ! mais, ma parole, voici le beau capitaine Santa Cruz, don Garcia Santa Cruz, que j’aurais bien mieux fait de laisser dans l’infanterie !… Ramire Diaz, le petit Ramire ! Ah ! qui m’aurait dit !… Tiens, le lieutenant Oriscain ! Comme c’est bête ! Celui-là, il voulait se marier, épouser une pure jeune fille, une idiote, d’ailleurs, et c’est moi qui l’en ai empêché. Que ne lui ai-je laissé suivre son destin, de même qu’à tous ceux qui sont ici, tant qu’ils sont. Au lieu de rouler dans les lits ou sous les tables d’un bastringue, ils seraient à l’heure actuelle tringlots ou riz-pain-sel, au fond de quelque bonne petite garnison de tout repos, en train de fabriquer beaucoup d’enfants. Voici le capitaine Sanchez Peralta ! Brave don Sanchez ! Lui, au moins, il a une excuse : il n’a jamais été très intelligent. Ce n’est pas le cas du commandant Salazar, mon vieux compagnon de Ponteverde, de Barquisimeto, de partout… Celui-là, qu’est-ce qui a pu lui prendre ? D’autant plus qu’il n’est plus très jeune, n’est-ce pas ? N’importe, ça fait tout de même plaisir de se retrouver dans de si charmantes circonstances, après une aussi longue séparation. À propos, colonel Iramundi, combien de temps y a-t-il que nous nous sommes vus, au juste ? »

Leur silence à tous, visiblement, l’exaspérait. On devinait qu’il n’avait qu’un but, les pousser à bout, provoquer un éclat. Avec don Ricardo, il avait mal choisi.

« Deux ans bientôt, répondit, daignant un instant sortir de son rêve, le colonel Iramundi.

— Deux ans, répéta don Manrique, ayant l’air de fouiller dans ses souvenirs, c’est beaucoup !

— C’est beaucoup, en effet, fit une voix rude. Mais à qui la faute ? Pas à nous. Las Palmas est une ville bien trop éloignée pour être honorée fréquemment par la visite du Soleil, ou de ceux qui vivent dans son entourage. Or, comme nous ne sommes pas, nous, de ceux qu’on a des chances de rencontrer usant le velours des banquettes, dans les antichambres de San José… »

C’était don Ramon Salazar qui venait de parler de la sorte, d’un ton sourd d’abord, qui, petit à petit, s’était élevé.

Don Manrique marqua une pause. Il n’avait plus besoin de s’inquiéter. Le prétexte qui lui était nécessaire pour leur dire publiquement ce qu’il s’était juré n’allait plus tarder à lui être fourni.

« Commandant Salazar, je ne vous ai pas, que je sache, donné la parole, dit-il enfin. Mais puisque vous venez de faire allusion à la capitale de façon un peu inconsidérée, peut-être, vous ne serez sans doute pas mécontent d’apprendre que ces jours-ci il a été question de vous, à San José, et beaucoup plus que vous ne pouvez vous le figurer.

— De moi ? dit don Ramon, avec un étonnement qui n’était pas feint.

— De vous et de vos camarades, des officiers du 3e régiment de lanciers, si vous aimez mieux.

— Par exemple ! C’est beaucoup d’honneur qu’on nous fait là. Et qu’est-ce qu’on nous veut ? Ça m’amuserait de le savoir. Et je pense que tout le monde, ici, est dans mon cas.

— Vous tenez à l’apprendre ? Je m’étais promis de ne pas vous mettre moi-même au courant. Savez-vous pourquoi ?

— Parce qu’il s’agit de choses trop désagréables, peut-être ? fit ironiquement don Ramon.

— Exactement, dit don Manrique, se mordant les lèvres. J’ai pu craindre, en conséquence, de manquer du calme indispensable. Mais vous insistez. Dieu me fasse donc la grâce, ce calme, de me l’accorder ! Alors, voilà ! Je suis rentré depuis peu dans ce pays, après une absence de près de deux ans. Ça n’a pas été pour entendre dire du bien des officiers du 3e régiment de lanciers. Mais il paraît que vous êtes mes favoris, et on a préféré attendre mon retour, afin de me laisser prendre moi-même les mesures qui, vis-à-vis de tous autres que vous, se seraient immédiatement imposées. Non seulement, pour commencer, je n’ai pas cru ce qu’on me racontait à votre sujet, mais je me suis même porté garant du contraire. Il y a trois jours, dans un conseil de gouvernement au cours duquel ont été prises des décisions dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles engagent l’avenir de notre patrie, j’ai cru pouvoir donner en témoignage ma foi que toutes les accusations dont on vous charge étaient fausses. Jamais, vous m’entendez bien, jamais je ne vous pardonnerai de m’avoir fait faire ce faux serment-là. »

Il y eut un frémissement. Mais nul n’intervint. Puisque don Ramon s’en était chargé une première fois, on s’en remettait à lui. Qu’il continuât.

« Que nous reproche-t-on ? dit-il sourdement. D’être des lâches, sans doute ? »

Le général Ruiz le regarda avec dédain.

« Bravo, don Ramon ! C’est par trop commode ! Vous ne voulez pas, ou plutôt vous faites semblant de ne pas comprendre à quoi je fais allusion. Des lâches, non. Ce n’est pas cela dont on vous accuse. Mais qui sait si cela n’eût pas mieux valu ? Tout de même, pour parler comme vous venez de le faire, il faut que vous vous souveniez de ce que vous avez été il y a sept ans, de ce qu’aujourd’hui vous avez cessé d’être, mes soldats, mes frères, mes compagnons d’armes bien-aimés. Mon Dieu ! Tant de souffrances supportées, d’héroïsme dépensé ensemble ! La cohorte des oiseaux noirs, les Corcovados !… Les Corbeaux ! ah ! figurez-vous, ils sont devenus jolis, entre les mains d’une coquine ! Des pigeons ! que dis-je ? Des pourceaux ! Que dis-je encore ? Des… »

Ainsi Manrique Ruiz, généralissime d’Arequipa, duc de Barquisimeto, sacré El Salvador par la reconnaissance de tout un peuple, parlait dans la salle d’honneur du 3e régiment de lanciers avec une voix dont il ne se préoccupait plus de modérer désormais les éclats, et quoique dès le début de cette tragique entrevue les fenêtres eussent été fermées avec soin, cette précaution n’avait pas dû suffire à amortir la violence d’une telle apostrophe, car on pouvait apercevoir à travers les vitres de blêmes soldats figés dans l’attitude pleine d’angoisse de gens qui savaient bien que, derrière ces lourdes murailles, c’était leur sort à eux aussi qui était en train de se régler…

« Don Manrique !

— Don Manrique !

— Don Manrique ! »

Simultanément, le commandant Salazar, les capitaines Yturbide et Santa Cruz n’avaient pu s’empêcher de pousser cette exclamation. En même temps qu’eux, abandonnant le garde-à-vous, tous les autres, d’un mouvement identique, s’étaient portés en avant. Deux des lieutenants, dont Ramire Diaz, avaient même porté la main au pommeau de leur sabre. Manrique Ruiz, lui, s’était croisé les bras. Il les dévisageait avec le sourire le plus insultant.

« De telles paroles, don Manrique, vous n’avez pas le droit… Vous allez sur l’heure… »

Don Manrique rit.

« Vous êtes impayable, commandant Salazar. De quoi n’ai-je pas le droit ? Qu’est-ce que je vais faire sur l’heure ? Vous seriez bien aimable de me l’apprendre, ainsi que ce que vous comptez vous aussi…

— Ce qu’il va faire, il va d’abord sortir de cette salle, de même que tous ceux qui y sont. »

Il n’était pas dans les habitudes du colonel Iramundi d’enfler beaucoup la voix. Jamais pourtant elle n’avait paru plus paisible, qu’en cet instant.

« Il n’y a qu’une personne qui ait le droit de parler en ce lieu, c’est moi, poursuivit-il sur le même ton. Il me semble qu’on a, cet après-midi, un peu trop tendance à l’oublier ; ne trouvez-vous pas ? »

Faisant à son tour quelques pas en avant, il venait de s’interposer entre le général Ruiz et les officiers.

« Vous m’avez entendu, messieurs ? Obéissez. »

Don Manrique eut un geste de colère.

« Qu’ils restent, au contraire, qu’ils restent ! S’ils s’imaginent qu’ils ont entendu le quart de ce que je tiens encore à leur dire !… »

Eux, de leur côté, le lieutenant-colonel en tête, ils ne paraissaient pas du tout disposés à s’incliner, à céder la place. Il fallut un regard impératif de don Ricardo pour avoir raison de leurs dernières hésitations. Sans un mot, ils se retirèrent, l’un après l’autre, tête basse. Le bruit des fourreaux et des éperons décrut sur les dalles du corridor. Urrutia faisant mine de les suivre, son maître le retint.

« Où vas-tu ? fit-il avec emportement. En voilà des manières ! Qui commande ici, je te prie ? »

Don Ricardo intervint placidement.

« Je crois au contraire, mon général, que le capitaine a raison. C’est en tête-à-tête, me semble-t-il, qu’il y a intérêt à ce que se passe l’entretien qui doit avoir lieu entre vous et moi, et qui n’a été que trop différé. N’est-ce pas votre avis ? »

Don Manrique gardant à présent une espèce de silence morne, Urrutia finalement prit le parti de sortir, lui aussi.

On avait, comme il vient d’être dit, fermé les fenêtres. Mais, auparavant, quelqu’un avait trouvé moyen de s’insinuer dans la salle. Quelqu’un ? À vrai dire, tout simplement un papillon, oui, un grand papillon gris et rouge, de l’espèce qu’on appelle bustamente au Venezuela, et à Las Palmas niño demonio, probablement à cause de cette couleur nacarat. Pour un prince de la Géhenne, il avait l’air bien affolé. Il tournait d’un vol suppliant, autour de don Ricardo et de don Manrique, tous deux face à face, tous deux muets.

Puis, las sans doute, il se posa, invisible, en quelque coin d’ombre. Et il n’y eut plus entre les deux hommes, de nouveau, qu’immobilité.

« Ricardo !

— Mon général ? »

La voix presque implorante, don Manrique venait de tendre la main à don Ricardo. Celui-ci demeura impassible.

« Ricardo ! » répéta avec une sorte de gémissement le général Ruiz.

Le colonel Iramundi continua à ne pas bouger. Seules, ses lèvres parurent trembler légèrement. Mais, ce coup-ci, il ne répondit rien. Peut-être craignait-il qu’on ne s’aperçût que sa voix tremblait, elle aussi.

« Ricardo, fit pour la troisième fois don Manrique, tu le vois, en dépit de toute cette ignominie, te dire vous, c’est au-dessus de mes forces. Dis-moi, dis-moi, crois-tu que j’aie le droit de te tutoyer encore ?

— C’est à vous de juger », répondit don Ricardo en souriant doucement.

Don Manrique frappa du pied.

« Réponds !

— Puisque vous me l’ordonnez… Mais auparavant, il est un point sur lequel je désirerais être renseigné. Vous n’êtes point venu à Las Palmas, n’est-ce pas, uniquement pour ne point saluer notre étendard, et nous traiter, nous, comme vous venez de le faire ?

— Qu’est-ce qu’il te faut ? Tu es d’avis que votre conduite à tous ne suffit pas à justifier ce voyage ? Pourquoi serais-je venu, alors ? »

Don Ricardo sourit de nouveau.

« Que sert d’essayer de m’abuser ? Vous êtes venu voir si, malgré ce que vous appelez notre conduite, le régiment est tout de même prêt à marcher. »

Ils se regardaient les yeux dans les yeux. Ce furent ceux de don Manrique qui se baissèrent.

« Où prends-tu cette idée ? »

Le colonel Iramundi haussa les épaules : le premier geste que, depuis le début de cette bizarre conversation, il s’était permis.

« Où je la prends ? Comme si un vieux soldat pouvait se tromper quand il sent l’odeur de la guerre ! Il y a quelques jours que je la sens, cette odeur-là. »

Don Manrique avait mis un doigt sur ses lèvres.

« Plus bas », murmura-t-il, précipitamment.

Et il ajouta :

« C’est pour plus tôt encore que tu ne penses. »

Don Ricardo eut un soupir, comme un soupir de soulagement.

« Qu’est-ce que je disais ! fit-il. Eh bien, alors, confiance pour confiance, je vous réponds avec la même franchise : soyez tranquille, le régiment est prêt, prêt comme je souhaite à tous de l’être, et même un peu plus. Il marchera comme il a toujours marché, que ce soit moi ou un autre qui soit à sa tête.

— À sa tête ? T’estimes-tu toujours digne d’y demeurer ? »

Le colonel Iramundi fit une manière de révérence.

« Encore une fois, ce n’est pas à moi d’en juger.

— Oui, c’est à toi !

— Mon général…

— Oui, c’est à toi, reprit don Manrique avec véhémence. Réponds-moi que je peux t’y laisser, et je te croirai. Je te croirai malgré la boue au milieu de laquelle je te retrouve. Ah ! Ricardo, les autres, passe encore. Il me semble que je leur ai déjà à moitié pardonné. Ils sont plus jeunes que toi… que moi… Mais parle donc ! Justifie-toi ! Essaie au moins que je comprenne… »

Don Ricardo eut un geste lassé.

« Comprendre ? Y arriverez-vous ?

— Tutoie-moi ! Je te l’ai ordonné.

— Je veux bien. Y arriveras-tu ?

— Je te remercie. Comment, si j’y arriverai ? Pourquoi ? N’ai-je pas toujours été le chef, l’ami le plus juste ? »

Le colonel Iramundi eut un rire légèrement amer.

« Pour cela, oui, juste, trop juste, précisément.

— Qu’est-ce que cela signifie ? »

Don Ricardo ne répondit pas tout de suite. Il suivait d’un regard pensif le papillon, le beau niño demonio qui s’était remis à voltiger. Tournoyant parmi les panoplies, il allait d’un drapeau à un autre, se posant sur les soies fanées, comme il serait allé de fleur en fleur, dans un jardin.

« Cela signifie qu’on ne vit pas uniquement de justice, dit enfin, d’une voix lointaine, don Ricardo. Il y a la pitié, qui est une bien belle chose aussi. C’est de pitié que souvent, le plus souvent, ont besoin les hommes, les pauvres hommes comme toi, comme moi, comme nous.

— La pitié, dit don Manrique, farouchement, crois-tu que certaines déchéances la méritent ?

— Et qui donc, si ce n’étaient elles, la mériteraient ? dit don Ricardo avec une douceur infinie. Mais, Manrique, tu le vois bien, tu es incapable d’être différent de ce que tu as toujours été, dur pour les autres, presque autant que pour toi, si dur, encore une fois, qu’il y a des sentiments que tu ne comprendras jamais.

— Lesquels, je te prie ?

— Le besoin d’être aimé, par exemple, ou tout au moins celui d’aimer. »

Le général Ruiz se passa la main sur le front.

« Aimer ! répéta-t-il sourdement. Ce n’est pas, j’espère, à propos de la créature que tu sais que tu oses prononcer ce mot-là. J’ai pris mes informations, tu t’imagines. Elle peut bien singer les honnêtes femmes aujourd’hui, depuis que le succès avec l’argent lui est venu. N’empêche qu’en moins de dix ans, tout Las Palmas a défilé dans son lit. Comment des hommes comme Yturbide, comme Santa Cruz, comme Salazar ont-ils pu… ? Comment, toi, leur as-tu permis… ? »

Don Ricardo l’arrêta d’un geste triste :

« Tu sembles oublier une chose, c’est que je l’ai aimée, moi aussi. »

Le général Ruiz avait bondi.

« Encore ce mot ! C’est bien là ce qui me dépasse. Est-il enfin, oui ou non, un scandale comparable à celui de votre existence actuelle, à l’espèce d’infâme partage au milieu duquel vous vous complaisez ? Je te vois hocher la tête. Que murmures-tu ?

— Rien, dit le colonel Iramundi, rien. Je me borne à me demander s’il est bien utile de poursuivre une telle conversation. On m’a appris autrefois qu’il y a pour ne pas être vaincu une méthode qui est à la portée de tout le monde : elle consiste à ne pas livrer de combat. De même, qui n’a jamais été soumis à la tentation peut être sûr de ne point risquer d’y succomber.

— Est-ce pour moi que tu dis cela ?

— Mais non, mais non ! fit, avec un sourire de gentille ironie, don Ricardo. Pour toi, je me contenterai de dire, tout bonnement, que si sur cette terre on n’était exposé qu’à aimer sa mère, ou sa patrie, ou le Bon Dieu, la situation serait évidemment par trop simple, et le mérite assez peu reluisant. L’existence, hélas ! est une chose beaucoup plus nuancée que certains ne s’en doutent. On dirait d’ailleurs que le général Ruiz est sur le point de s’en rendre compte, car il me parle déjà sur un tout autre ton que lorsque nous avons commencé. »

Manrique Ruiz était allé à l’une des fenêtres. Contre la vitre, comme pour le rafraîchir, il avait appuyé son front.

« Tu sais bien, murmura-t-il, après un silence, tu sais bien que je n’ai qu’un but : vous sauver.

— Je le sais », dit don Ricardo.

Il ajouta :

« Et je sais aussi que tu as pris la précaution d’apporter avec toi le meilleur de tous les remèdes. »

À son tour, il baissa la voix.

« Alors, vraiment, c’est décidé ?

— Oui », répondit El Salvador, sans se retourner.

Ensemble, tous les deux, ils firent un signe de croix.

« Pour quand est-ce ?

— Ça ne dépend pas tout à fait de moi. En principe, pour la fête de Notre-Dame du Mont Carmel, pour le 16 juillet. »

Don Ricardo parut réfléchir.

« Juste dans deux semaines ! Il n’y en a plus pour très longtemps ! »

Il était allé rejoindre don Manrique auprès de la fenêtre. Il y avait, lui aussi, appuyé son front. On voyait de nouveau côte à côte, comme si rien ne s’était passé, le colonel et le général, les deux uniformes de Corcovados, le guerrier et le pacifique, l’uniforme noir, l’uniforme blanc.

Le colonel Iramundi répéta :

« Il n’y en a plus pour très longtemps. »

Don Manrique lui saisit la main.

« Tu penses bien que, cette fois, je ne me laisserai pas surprendre. La déclaration de guerre viendra après, quand elle pourra. Les hostilités, pour s’ouvrir, ne l’attendront pas. »

Don Ricardo dit :

« Je m’en doutais. »

Don Manrique reprit :

« Et tu te doutes bien aussi que, dans cette affaire, il y a un régiment auquel je réserve une place de choix ? »

Ils échangèrent tous les deux un sourire, un sourire charmant.

« Je le connais, dit don Ricardo, ce régiment-là.

— Tu sais aussi, par conséquent, où j’ai l’intention de le conduire ? dit don Manrique dont les yeux flambaient.

— Oui, dit le colonel Iramundi, là où tu conduis ceux que tu aimes, ou plutôt que tu as aimés. »

Il se tut un instant, puis il reprit avec une lenteur grave.

« Tu feras de nous ce que tu voudras. Un mot, encore, cependant, que je crois nécessaire. Il ne s’agit plus de moi, mais des autres, de ceux que tu viens de traiter si cruellement, après avoir bien pris soin de leur rappeler que tu les nommais jadis tes amis. Tu ne l’ignores pas, ils sont violents. Il vaudrait mieux, pour aujourd’hui, que tu n’aies plus de contact avec eux, si tu dois les traiter de la même façon. Au contraire, si tu dois leur parler, qu’il serait beau de ta part d’essayer de leur faire oublier les affreuses paroles qui viennent de sortir de ta bouche. Dans un an, dans un mois, lorsque la guerre aura passé par là, ils réfléchiront à ce que tu auras fait pour eux, et peut-être t’en auront de la reconnaissance. Pour le moment, si monstrueux que cela puisse te paraître, ils aiment, comprends-tu, ils aiment. Ah ! Manrique, je t’en supplie, épargne-les ! »

Il ajouta, d’une voix brisée :

« Épargne-moi ! »

Il y avait probablement dans l’âme du général Ruiz plus d’émotion que la froideur tout administrative de sa réponse ne voulut le laisser paraître.

« Sois persuadé, dit-il, qu’il sera tenu le plus large compte de tes observations. »

Don Ricardo s’était redressé.

« Une question, à présent, dit-il, mais une question d’un tout autre ordre ; car j’espère qu’entre nous deux, ce n’est plus que de service qu’il va s’agir désormais. Un régiment comme le 3e lanciers, soit dit sans prétention aucune, n’est point un régiment comme les autres. Il ne se déplace point sans que, de l’autre côté de la frontière, l’on n’ait l’œil fixé sur ses mouvements. En nous envoyant dans un poste comme El Cambur, ne crains-tu pas d’éveiller, prématurément, les soupçons de l’ennemi ? »

Don Manrique sourit. Familièrement, il lui mit la main sur l’épaule. Tout, entre eux, était oublié, bien oublié maintenant.

« Sois sans inquiétude. Cela est prévu, comme le reste. D’ailleurs, nous avons tout l’après-midi pour nous en entretenir. Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? J’avais interdit… »

On venait de frapper à la porte.

Don Manrique ordonna :

« Entrez ! »

Un planton, une lettre à la main, parut sur le seuil.

« C’est pour le colonel ! balbutia-t-il.

— Donne ! » commanda don Manrique.

Ayant lu l’adresse, il tendit l’enveloppe à don Ricardo.

« Jolie écriture ! Agréable parfum ! » dit-il.

Impassible, don Ricardo prit connaissance de la lettre, et, à son tour, sans qu’un pli de son visage eût bougé, il la tendit au général Ruiz. Celui-ci hocha la tête, puis sourit.

« Cette dame ne manque certainement pas de confiance en elle-même », dit-il.

Il avait pris sa décision. La lettre, s’il la relisait, ce n’était plus que par curiosité. Sans se presser, il la rendit au colonel Iramundi.

« Charge-toi de lui faire savoir que j’accepte son invitation. J’aime à penser que tu es satisfait, et que, pour leur dernier soir, ils le seront, eux aussi. »

Leurs mains s’étreignirent. Don Ricardo murmura :

« Merci ! »


*

Les officiers du 3e régiment de lanciers ne durent pas beaucoup dormir cette nuit-là, puisqu’ils ne quittèrent Tras los Montes que vers une heure du matin, lorsque se termina le magnifique souper offert par doña Angelica, souper auquel Son Excellence le général Ruiz, à la profonde surprise de MM. Forbes et Marescot, correspondants du Temps et du Times, avait accepté d’assister.

Don Manrique, au lever du jour, escorté seulement du capitaine Urrutia, se porta à cheval sur la route d’El Cambur, à quelques kilomètres de là. Il faisait frais, les ruisseaux chantaient, encore invisibles. Il y avait à peine vingt-quatre heures que le général Ruiz était arrivé à Las Palmas. On peut dire que cette journée avait été assez riche en péripéties, moins que celles qui allaient suivre, pourtant. Comme l’aube, dans la forêt verte et rose, commençait à naître, une demi-douzaine de lanciers apparurent au tournant de la route, l’avant-garde du régiment. Le général Ruiz s’affermit sur ses étriers, et lorsque l’étendard noir et or, l’étendard des Corcovados, passa devant lui, cette fois, largement, il le salua de l’épée.

V

Un point pouvait être tenu pour indiscutable : Las Palmas sous la neige n’était plus du tout Las Palmas. C’était, du moins, un Las Palmas fort différent du Las Palmas d’il y allait avoir tantôt vingt-six semaines. Oh ! le triste jour de nouvel an qui s’annonçait pour l’aimable cité. Sans doute, la grande catastrophe guerrière les avait frappées toutes, et beaucoup de villes d’Arequipa n’étaient guère plus fortunées. Mais il n’y en avait tout de même que peu qui fussent aussi près de la ligne de bataille, cette chose, on ne sait trop pourquoi, que l’on s’obstine à nommer le front, dans le sombre patois des armées.

Et l’on admettra qu’une pareille proximité n’ait pas été sans entraîner nombre de modifications dans les habitudes de la vie courante…

Prévue par beaucoup de gens, la déclaration de guerre n’en avait pas moins éclaté, le 16 juillet, à la façon d’un coup de foudre. Les journées qui avaient suivi avaient été malheureusement plus fertiles encore en émotions de toutes sortes. Presque aussitôt, le plan du général Ruiz, ce fameux plan qui avait consisté à attaquer l’ennemi là où il n’aurait pas dû, logiquement, s’attendre à une agression, s’était révélé en défaut. La paix qui avait mis fin, sept ans plus tôt, par la victoire de l’Arequipa, à la lutte de ce pays contre ses oppresseurs, le Venezuela et la Colombie, cette paix n’avait jamais été qu’une paix boiteuse. Elle avait certes, pour un temps du moins, consacré l’indépendance de la patrie du général Ruiz, mais en laissant subsister à ses flancs deux ennemis, humiliés sans doute, mais non réduits à l’impuissance, et chez qui l’esprit de revanche n’avait fait que croître depuis. Manrique Ruiz n’était pas un enfant, et il était loin d’ignorer ces dispositions belliqueuses. Mais, peut-être, sa jeunesse et sa fougue aidant, avait-il été un peu trop porté à sous-estimer l’importance des préparatifs militaires qui leur avait correspondu.

La conséquence de cette erreur initiale devait être la suivante : les premières opérations aboutirent, pour l’Arequipa, à un échec complet, qui faillit bien un instant se transformer en désastre. Tandis que, dans la nuit du 15 au 16 juillet, le 3e lanciers, dans un mouvement merveilleux d’audace, se portait en avant et dépassait la frontière sur une profondeur de près de quarante kilomètres, l’armée ennemie tout entière, massée cinquante lieues plus au sud, attendait de pied ferme l’attaque du général Ruiz. Près de deux fois supérieure en nombre, elle lui infligeait, au gué d’Alfafarès, une cuisante défaite, à la suite de laquelle un cinquième environ du territoire national s’était trouvé envahi. Don Manrique avait espéré que la présence à El Cambur des Corcovados suffirait pour donner le change sur ses véritables intentions. Mais l’état-major des alliés n’était point tombé dans le piège, si bien que le colonel Iramundi, croyant se heurter au gros des forces adverses, n’avait, la rage au cœur, trouvé devant lui, successivement, que de minces rideaux défensifs, obstacles indignes qu’il n’avait eu, cela va sans dire, aucune peine à bousculer, ni aucun mérite à anéantir.

Maintenant donc que l’effet de surprise était manqué, ce n’était plus que d’une pénible guerre d’usure que pouvait sortir la victoire, ou tout au moins d’une offensive qu’il ne serait pas possible d’engager avant le printemps. Les dernières semaines d’été avaient été employées à rétablir tant bien que mal la situation. L’envahisseur avait été chassé des endroits où son succès d’Alfafarès lui avait permis de prendre pied. Il s’était trouvé contraint de dégarnir ses positions méridionales pour reconstituer au nord les lignes de résistance bouleversées par la ruée irrésistible des Corcovados. Ceux-ci, au début d’octobre, furent donc dans l’obligation d’évacuer le terrain conquis, mais il fallut à leurs adversaires deux semaines de lutte opiniâtre pour rentrer en possession de ce qu’une seule journée avait suffi à leur faire perdre. Ah ! qui pourra jamais célébrer comme il convient l’acharnement de ces escadrons battant en retraite en résistant, mètre par mètre, dans une région où les fantassins les plus rompus aux combats et marches en montagne éprouvaient eux-mêmes les pires difficultés à avancer ? Nulle part ailleurs les cimes de la Cordillère ne sont plus âpres, plus escarpées, plus rébarbatives, plus titanesques. Les chevaux trébuchaient, dégringolaient au fin fond d’abîmes effrayants où les rejoignaient de hideuses hordes de vautours décharnés. Le tonnerre des cascades et des torrents couvrait l’appel désespéré du cavalier et le sourd hennissement de la bête. Au tournant de chaque sentier, un homme s’affaissait, foudroyé par la balle d’un fusil dont on n’entendait pas la détonation. Précocement, l’hiver s’annonçait comme l’un des plus rigoureux qui se fût manifesté depuis longtemps. C’était dans de véritables blocs de glace que, transformés maintenant en terrassiers, les sabreurs intrépides de Barquisimeto avaient été forcés de creuser, à une lieue d’El Cambur, en demi-cercle, tout le système de retranchements au fond desquels ils allaient avoir à se blottir, à résister, dans la lente et mortelle expectative de la saison où il leur serait permis d’enfourcher de nouveau leurs juments, en vue des grandes chevauchées hors desquelles il est vain d’attendre une victoire définitive. Ah ! plutôt mille fois ces claires passes d’armes au grand jour qui peuvent, c’est entendu, coûter en quelques instants à un régiment les trois quarts de son effectif, que ces interminables et sournoises journées, ces nuits plus lugubres encore, ces coups de feu répercutés, de loin en loin, sinistrement, et ces râles de sentinelles frappées dans le dos par d’invisibles assaillants, moins semblables à des soldats qu’à des assassins !… Lorsque, trompettes en tête, trois mois plus tôt, ils s’étaient engagés sur la route du suprême sacrifice, on peut dire qu’ils étaient prêts à tout, les Corcovados, mais pas tout de même à cette espèce de guerre-là.

Donc, il avait neigé toute la nuit, et Las Palmas, à une douzaine de lieues à peine des premières lignes, avec ses villas et ses jardins recouverts de la merveilleuse poussière blanche, ressemblait à quelque gigantesque pièce de pâtisserie, de groseille et d’angélique poudrée, sucrée à frimas. Les verdures des arbustes à feuilles persistantes surgissaient par plaques, de-ci, de-là, sous cette neige appétissante, ainsi que le rouge pâli des tuiles des toits. Assez rares étaient les jours où, vers le début de l’après-midi, et ne fût-ce que pour quelques minutes, le soleil ne se montrait pas. Il glissait dans le ciel brun gris, comme une grosse boule rose, aux contours parfaitement nets, et arrondis. Il déversait un peu de lumière, un peu de gaieté, sur ce singulier paysage engourdi. Un ou deux ruisseaux, un ou deux oiseaux retrouvaient la force de chanter. Et, durant ces brèves minutes, sur la terrasse de Tras los Montes, on déployait des chaises longues où les blessés les plus ingambes étaient autorisés à venir faire prendre un bain de pur air glacial à leur pauvre chair endolorie.

« Doña Angelica ! Doña Angelica !

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un convoi de blessés qui nous arrive du front.

— Et alors ? Quoi d’extraordinaire ?

— Oui, mais ils viennent du 3e lanciers.

— Ah ! » fit Angelica, avec un tressaillement imperceptible.

Elle reprit :

« Des soldats ? des officiers ?

— Des soldats… une dizaine. Plus un sous-officier. Devinez qui ?

— C’est bon ! c’est bon ! Dis que j’y vais. »

Dans son clair cabinet de toilette, où brûlait un grand feu de bois, Angelica, déjà habillée en dépit de l’heure matinale, était en train, méthodiquement, de s’épiler les sourcils. Elle se les redessinait ensuite au crayon gras, deux centimètres au-dessus de leur courbe normale, afin de communiquer à son visage cette expression d’éternelle sérénité, qui était beaucoup moins dans son caractère que dans l’idée que se faisaient d’elle les admirateurs superficiels dont la propriétaire de Tras los Montes était le plus souvent entourée.

Guadalupe, sa servante indienne, partie, Angelica acheva sans se presser sa méticuleuse besogne, puis pénétra dans son immense chambre écrasée de tentures et de rideaux, entre lesquels de rondes faïences hispano-moresques accrochées aux murs ressemblaient à de sombres soleils rouge et or. Cette chambre, ainsi que le cabinet de toilette et le boudoir qui y attenait, constituait, au premier étage, l’appartement personnel, le refuge, si l’on peut dire, d’Angelica. Elle la traversa posément. Elle était vêtue, ce matin-là, d’une jupe de soie rose perle, très simple, à vastes paniers de velours gris. Chaque jour, lorsque Guadalupe la réveillait, elle n’avait qu’à lui demander : « Quel temps fait-il ? » pour être aussitôt à même de décider, sans commettre la moindre erreur, de quelle teinte devait être la robe qu’elle allait mettre. Effectivement, ce matin-là, le ciel était de ce rose perle et de ce gris.

Angelica s’engagea dans l’escalier avec une lenteur calculée. Elle s’appliquait à ne jamais, quelles que fussent les circonstances, donner l’impression de la hâte. Elle n’ignorait pas que celle-ci a un petit frère, qui s’appelle le désordre, et qui se fait un malin plaisir d’accourir partout où se trouve sa sœur aînée.

Dès la déclaration de la guerre – peut-être, disaient les mauvaises langues, aurait-elle agi différemment, si elle avait pu prévoir qu’elle serait si longue – Angelica avait mis son établissement à la disposition du service de santé militaire. Sitôt que l’on eut commencé à évacuer vers l’arrière les premiers blessés, Tras los Montes était devenu l’hôpital bénévole 33. Il n’avait encore reçu que relativement peu de clientèle, Las Palmas continuant à se trouver en dehors des secteurs les plus importants des opérations. Les privilégiés qui avaient été envoyés ici n’avaient pas eu à s’en plaindre. Tous les soins, toutes les gâteries qu’il est possible d’imaginer leur avaient été prodigués. C’était miracle de voir la rapidité et l’entrain avec lesquels le personnel chantant et dansant de Tras los Montes s’était mué en personnel sanitaire, sous la surveillance toujours un peu aigre et tatillonne de doña Fraisette, – sous celle, souriante et douce, d’Angelica.

« Où les a-t-on mis ?

— Dans la salle de la Pala, maîtresse. On vient d’achever de les y installer.

— Qu’est-ce que c’est que ces rires et ces cris ? Mais, ma parole, on dirait la voix de Fraisette. Devient-elle folle ?

— Ce n’est rien, maîtresse. Elle cause avec un des nouveaux arrivés. »

La salle de la Pala, du nom du jeu ainsi désigné, et qui est l’équivalent de notre jeu de paume, était située au fond de la terrasse, après le pavillon de musique. Angelica se dirigea de ce côté. À droite et à gauche, dans les pelouses dénudées, sur son passage, les calcéolaires, qui fleurissent en toute saison, secouaient leurs houppettes de neige, et, libérées de ce fardeau immaculé, se redressaient, vermeilles de joie, hors de leurs collerettes blanches.

« Tout s’explique : Marabumba !

— Pour vous servir, doña Angelica, pour vous servir ! Et je suis bien content, vous savez ! »

Il riait, le brave garçon, il frétillait d’aise. Il se serait frotté les mains, s’il n’avait pas eu l’une d’elles prise dans un pansement.

« Pas trop abîmé ? dit Angelica, s’emparant de l’autre, et la lui serrant.

— Juste ce qu’il faut pour avoir été autorisé à venir vous pousser une petite visite. Un biscaïen dans le genou que voici ; un coup de sabre qui m’a éraflé le cuir chevelu ; plus un éclat d’obus à cet avant-bras-là. J’échantillonne, ainsi que vous pouvez le constater, señora.

— Un héros ! un véritable héros ! » proclama avec autorité doña Fraisette qui, à la droite de Marabumba, avait l’air de monter la garde.

Rosine qui l’encadrait, aussi étroitement, de l’autre côté, se taisait, mais n’en pensait sans doute pas moins. Ce maréchal des logis était vraiment un heureux coquin, et il n’y avait certes que peu d’hommes dont le départ pour la guerre eût fait couler autant de larmes. Ensuite, les semaines, puis les mois, loin de tarir celles de doña Fraisette, n’avaient fait qu’apporter un aliment nouveau à leur redoutable puissance de jaillissement. Elle ne nommait plus Marabumba que le fiancé qu’elle avait là-bas, et qui était en train de se couvrir de gloire. Rosine avait commencé par s’amuser de ces manifestations enflammées. Puis elle s’était mise peu à peu à les prendre avec beaucoup moins de philosophie. Ne voilà-t-il pas maintenant que l’envie s’emparait d’elle de faire un éclat, d’expliquer, avec preuves à l’appui, à sa rivale, le genre d’hypothèque privilégiée qu’elle se vantait de posséder, elle, Rosine, sur le litigieux sous-officier ! Angelica, dont elle avait eu le tact de solliciter l’avis, avait beaucoup ri, et lui avait conseillé de n’en rien faire, bien entendu. La jeune fille s’était donc résignée au calme, une fois de plus. Mais il y avait des moments où ce calme-là, elle n’était pas sûre de pouvoir toujours le garder. Il était indiscutable, dans ces conditions, que l’hospitalisation du galant maréchal des logis à Tras los Montes était plus de nature à envenimer les choses qu’à les arranger.

Angelica dit à ce dernier :

« Vous savez qu’il court dans le pays le bruit d’une offensive de nos troupes. Il paraît que le général Ruiz n’attend que les premiers beaux jours pour l’ordonner. Vous devez être au courant de cela, là-haut ? »

Il hocha la tête, comme quelqu’un qui ne tient pas à se compromettre.

« Là-haut, fit-il, nous sommes bien moins au courant de ce qui se passe que les gens de l’arrière. On n’a d’ailleurs même pas le temps d’y songer. »

Il ajouta avec un sourire ému :

« En tout cas, une chose est certaine, señora, c’est qu’on parle souvent de Tras los Montes et de vous. J’ai même à ce propos des tas de lettres à vous remettre. Dès qu’ils ont su que c’était ici que j’avais la chance d’être évacué, ces messieurs me les ont confiées, me recommandant bien… Elles sont dans mon balluchon. Vous permettez… »

Il se courba pour défaire le petit paquet de hardes qu’il avait à ses pieds. Angelica le retint.

« Vous me donnerez cela dans un moment, dit-elle, lorsque je reviendrai de voir comment sont installés les blessés arrivés en même temps que vous. En attendant, on va vous conduire dans votre chambre, la chambre qui vous revient de droit. Celle que vous avez eu l’occasion d’occuper, il y a six mois, au moment de la construction du mur, doit être libre. Rosine, accompagne-l’y, et veille à ce qu’il ne manque de rien.

— Je peux bien m’en charger, je suppose ! » fit doña Fraisette, s’interposant.

Angelica haussa les épaules.

« Si tu veux, dit-elle. Mais il n’y a pas trois jours, tu me disais que c’était là des détails indignes de toi. À tout à l’heure ! »

Et elle entra dans la salle de la Pala.

Elle les retrouva une demi-heure plus tard, chez le maréchal des logis. Il était assis dans un fauteuil confortable, en train de parcourir un numéro du Moniteur de Las Palmas. Rosine et doña Fraisette s’empressaient autour de lui. Elles avaient déjà pansé sa main et son front. À présent, elles s’occupaient de son genou.

« Hé ! doucement, mes petites poulettes ! C’est qu’ici, ça tire un peu, voyez-vous. Doña Angelica, je vous salue. Excusez-moi de ne pas pouvoir me lever. Avez-vous lu ce qu’ils impriment dans leur sacré canard ? « Au cours de la nuit du 17 au 18, dans le secteur d’El Cambur, rien à signaler. » Ils en ont de joyeuses ! La nuit du 17 au 18, c’est celle où j’ai récolté mon biscaïen, mon éclat d’obus, mon coup de sabre. À part cela, qu’est-ce qu’il leur faut ? Mais tout ça, c’est du passé. Maintenant, la belle vie commence, et, j’espère, pour un bon bout de temps. Voici vos lettres, señora.

— Merci. », dit-elle, les recevant avec une nonchalance affectée.

Tout en continuant de s’entretenir avec eux, elle déchirait les enveloppes, jetait un coup d’œil sur les signatures, se réservant de lire le tout à tête reposée, dans sa chambre, où elle n’allait sans doute pas tarder à remonter. Marabumba la regardait faire avec un sourire attendri.

« C’est égal, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire tout à l’heure, on ne reste pas longtemps sans parler de vous, là d’où je viens, señora. Et pas seulement les officiers, mais nous, et également les simples soldats, et même le généralissime, excusez du peu, s’il vous plaît, El Salvador, parfaitement. Un jour qu’il nous passait une petite inspection, je l’ai entendu prononcer votre nom. Il avait l’air de ne pas avoir oublié, mais pas du tout, notre dernière soirée d’ici. Vous vous souvenez ? Vous parlez d’une fête réussie ! Tout ça n’est que justice : vous avez été, doña Angelica, si bonne pour nous. C’est triste à dire, mais, à Las Palmas, nous n’y prêtions pas assez attention. Nous trouvions tout naturel de vous voir comme ça, chaque jour, si bonne et si belle… Plus belle et meilleure encore, c’est ainsi que vous nous apparaissez aujourd’hui, quand nous nous plaisons à vous évoquer du fond de notre crotte et de notre gadoue. Pas plus tard que la semaine dernière, parlant, tout près de moi, avec le commandant Salazar, le colonel Iramundi lui disait…

— J’ai justement une lettre de chacun d’eux, interrompit-elle. Que deviennent-ils ? J’espère qu’ils sont en bonne santé.

— Ce qu’ils deviennent ? Rien du tout. Ils demeurent ce qu’ils ont toujours été, les plus braves de nous tous. Don Ramon a été cité cinq fois à l’ordre de l’armée. Il est proposé pour lieutenant-colonel. Quant à don Ricardo, pour quel grade voulez-vous qu’on le propose, puisqu’il ne veut rien que continuer à nous commander ? »

Il se tut, puis dit gravement :

« C’est ce que l’on appelle des hommes, doña Angelica, vous savez. »

Elle murmura, tout bas :

« Je sais ! »

Puis, très vite, comme pour bannir un commencement d’émotion :

« Mais, dites-moi, je n’ai pas mon compte. Oui, deux lettres me manquent, deux lettres que je m’attendais bien à recevoir…

— Vous m’étonnez, vous m’étonnez beaucoup, señora. Et qui donc a oublié de vous écrire, je vous prie ?

— Mais, fit-elle, tout d’abord, votre propre lieutenant, don Ramire Diaz, pour ne pas le nommer. »

Marabumba rit.

« C’est exact. Mais lui, il l’a fait exprès. Il n’est pas content de vous, señora. Il a tourné tout autour de moi jusqu’à ce qu’on m’ait mis dans ma voiture. C’est seulement alors qu’il s’est décidé à me dire ce dont il mourait d’envie : « Quand tu verras doña Angelica, si elle te demande par hasard pourquoi je ne t’ai pas donné une lettre pour elle, fais-moi le plaisir de lui répondre deux choses : primo, qu’elle en reçoit bien assez comme cela d’autres que moi ; secundo, que j’ai décidé de n’écrire qu’à qui m’écrit un peu plus longuement, un peu plus régulièrement qu’elle ne le fait. » Voilà. Ordre transmis ! »

Angelica rit, elle aussi.

« Toujours mauvais caractère ! fit-elle. Mais il a raison. Allons, allons, aujourd’hui même, je vais m’efforcer de réparer. Cela dit, maréchal des logis, il y a également quelqu’un qui n’est pas, lui, aussi susceptible que don Ramire, et dont je cherche en vain la lettre… Le capitaine Santa Cruz ? »

Une ombre passa sur les yeux du sous-officier. Il secoua la tête.

« Doña Angelica, dit-il, le capitaine Santa Cruz ne vous écrira plus, jamais. »

« Qu’avez-vous ? » lui demandait Rosine, profitant, une heure plus tard, d’un instant où la terrible Fraisette avait été obligée de les laisser seuls tous les deux.

Pensivement, il répondit :

« C’est à cause de la peine que je lui ai vue tout à l’heure. Ça me poursuit. Qui m’aurait dit !… Une femme si maîtresse d’elle même ! Si j’avais pu savoir, j’aurais fait attention. La mort du capitaine, je ne la lui aurais pas apprise de la façon que je l’ai fait. »

La jeune fille haussa doucement les épaules.

« Si vous aviez pu savoir, évidemment. Mais, allez, ce n’est pas votre faute. Avec elle, qui sait jamais ? »


*

« Tu vas dire, bien entendu, que ça n’a pas manqué, qu’il a suffi de ta menace de ne plus m’écrire pour recevoir, presque aussitôt, une longue lettre de moi. J’avoue que, dans la plupart des cas, ce ne serait pas trop mal raisonner. Non dans celui qui nous concerne, cependant, car, je t’en donne ma parole, je n’ai aucunement cherché à te faire de la peine, mon cher enfant… »

Pour la dixième fois au moins, don Ramire relisait sa lettre. Elle lui avait été apportée dans la tranchée, en même temps que la soupe des hommes, vers la fin de l’après-midi, entre chien et loup, à l’heure sinistre où le ciel noircissait de plus en plus au-dessus de la terre encore toute blanche. Rien, pas d’autre bruit que le croassement d’âpres volées de corbeaux, et, par intervalle, de-ci, de-là, le long des lignes, quelque coup de feu isolé.

Il la relisait, courbé en deux, à la lueur d’une mauvaise lanterne accrochée au plafond rocheux. Son ordonnance, qui habitait là avec lui, l’avait laissé. Il savait qu’à l’arrivée de chaque courrier, lorsqu’il y avait une lettre pour lui, le lieutenant Diaz préférait être seul. Il devait être tout à côté, à jouer avec des camarades, au fond de quelque autre trou boueux.

« … Il faudrait vraiment que je fusse une drôle de femme, si je poursuivais semblable but, à l’égard de quelqu’un comme toi, dans les circonstances que nous vivons. Angelica n’a pas besoin de t’écrire pour songer à toi, mon petit Ramire, et chaque soir, je te le jure, ne jamais s’endormir sans regretter de ne pouvoir poser ses lèvres sur ton front. »

Il se leva. Une phrase pareille !… Ce qu’elle évoquait !… C’en était trop. Il sentait son cœur battre, battre, près d’éclater. Il avait besoin du froid du dehors, de vent glacé autour de ses tempes. Repliant pieusement le papier parfumé, il le serra dans l’étui de son revolver. Puis, ayant éteint la lanterne, il souleva la couverture qui masquait l’entrée de sa chambre de terre, et il sortit.

— Oh ! le morne paysage de neige. Mais don Ramire ne lui prêta aucune attention. Derrière lui, la montagne d’El Cambur, à moins d’une demi-lieue en arrière, dressait dans l’obscur firmament sans étoile son blême piton vertigineux. En face, sur l’autre versant de la vallée, de l’autre côté d’un ruisseau muet dont le gel retenait les eaux prisonnières, tout l’invisible système de défense des tranchées colombiennes se juxtaposait, se superposait. Un coup de fusil en partait parfois, débile sentinelle qui s’affole, ou qui essaie de se rassurer. Au milieu, sur une largeur d’un kilomètre environ, c’était le tragique plateau contesté, la chose qui n’appartient à personne. Don Ramire s’y engagea, ayant enjambé le parapet. Là, il aurait la solitude à laquelle tout son être aspirait. Là, il pourrait, tout à loisir, sans grand risque d’être interrompu, se réciter chaque phrase de sa lettre. Au fur et à mesure, il s’apercevait avec bonheur qu’il ne la savait pas encore tout à fait par cœur. Ce serait donc un peu comme s’il y en avait une nouvelle, arrivée durant son absence, qui l’attendait dans son abri, et qu’il allait pouvoir lire au retour. De singulières et macabres silhouettes l’entouraient, des bras inquiétants se tendaient vers lui, comme pour l’étreindre, pour l’étouffer. C’étaient des troncs d’arbres fracassés avec leurs branches squelettiques, aux teintes d’ossements blanchis. Il lui arriva, à une ou deux reprises, de buter sur un obstacle qu’il ne chercha point à authentifier, de crainte que sa main ne rencontrât un cadavre. Ce ne devait pas être très loin d’ici qu’ils avaient, Marabumba et lui, découvert celui du capitaine Santa Cruz, demeuré entre les lignes, la semaine précédente, à la suite d’un combat de nuit. Les loups l’avaient déjà entamé. Une patrouille ennemie, passée un instant plus tôt, l’avait dépouillé de ses armes. Seule, dans l’étui de son revolver, une lettre était restée, dont le lieutenant Diaz avait reconnu le parfum. Il l’avait remise au colonel Iramundi, sans la lire, comme il se devait. Il y a des choses qu’on ne fait point, quelle que soit l’envie qu’on en ait.

« Halte-là. »

Rappelant don Ramire à la réalité, cet ordre bref, jeté à voix basse, le fit tressaillir. Il était plus loin qu’il ne s’en doutait. Il avait dépassé le front du 3e escadron, le sien. C’était en face du 4e, capitaine Silvio Calderon, que sa promenade nocturne venait de l’amener.

Le capitaine Calderon marcha à sa rencontre parmi les ténèbres.

« Ah ! c’est vous, Diaz ? Vous avez de la chance, mon ami, d’avoir eu affaire à une sentinelle pourvue d’un peu de sang-froid. Il y en a, en effet, qui n’attendent pas le mot de ralliement pour vous expédier une balle. Et ce sont, d’ordinaire, les plus maladroits qui sont alors les plus à craindre, vous ne l’ignorez pas. »

Ils se serrèrent la main.

« À part cela, quoi de nouveau ?

— Chez nous, rien.

— Chez moi non plus. Ah ! tout de même, j’oubliais… Le commandant vient de passer. Il se dirigeait vers chez vous. Qui est-ce qui commande à votre escadron ?

— Moi. Le capitaine Peralta souffre encore de sa blessure à la jambe.

— Diable ! Alors, il n’y a personne pour recevoir don Ramon. Il n’aime pas ça. Vous devriez rappliquer par les voies les plus rapides, mon garçon.

— Mon capitaine, c’est ce que je fais. »

Don Ramire s’apprêtait à disparaître de nouveau dans l’obscurité. Le capitaine le rappela.

« Dites-moi. Est-il vrai que vous avez eu des lettres, cet après-midi ? Nous pas.

— Nous en avons eu effectivement, mon capitaine. Mais c’est notre corvée de soupe qui nous les a apportées. Or, la vôtre est partie une heure plus tôt. Le vaguemestre n’avait peut-être pas encore fait la distribution.

— Dieu vous entende ! maugréa don Silvio, car où nous sommes, point de lettres, c’est vraiment la fin des haricots ! »


*

Don Ramire trouva le commandant Salazar installé dans son abri, c’est-à-dire assis à même le sol. L’ordonnance était en train de rallumer la lanterne à son intention. Don Ramon détestait attendre. Il ne parut pas à don Ramire de trop mauvaise humeur, cependant.

« Je m’excuse, mon commandant, commença le jeune homme. Je viens de faire un petit tour sur le plateau. J’ai pensé, en effet… »

Don Ramon l’arrêta du geste.

« Peu importe ce que vous pensez. Vous avez l’âge de raison, et la responsabilité. J’admets en conséquence que vous agissez pour le mieux. Ainsi donc, pas d’explications, s’il vous plaît ! »

Une seconde, il parut hésiter, puis il demanda, à brûle-pourpoint :

« Savez-vous pourquoi je suis venu ? »

Don Ramire devait avoir son idée là-dessus. Mais il jugea préférable de ne pas la révéler.

« Sans doute avez-vous estimé que l’état du secteur… », commença-t-il.

Don Ramon haussa les épaules.

« Vous n’y êtes pas. L’état du secteur ? En voilà une idée ! Un secteur plus calme qu’une sous-préfecture, beaucoup trop calme, même !… À présent, vous me direz que c’est une raison pour qu’il ne le demeure plus très longtemps. »

Le regard de don Ramire brilla.

« Ah ! fit-il. Est-ce que, par hasard ?… »

Don Ramon eut un clignement d’œil.

« Eh ! Eh ! En tout cas, c’est mon impression.

— Tant mieux ! fit le jeune homme avec élan. Plus tôt nous remonterons sur nos jolis petits chevaux, mieux ça vaudra. Et pour quand serait-ce ?

— Hé ! là. Hé ! là. Pas si vite ! dit don Ramon. Vos jolis petits chevaux, c’est d’eux justement que je suis venu vous parler. Ils doivent être dans un bel état. Combien en comptez-vous, au 3e escadron ?

— Je pense, mon commandant, que vous avez eu communication de la situation-rapport de ce jour ?

— Naturellement. Mais je sais ce que c’est qu’une situation-rapport. Toutes sont fausses. On y met ce qu’on veut.

— Pas au 3e escadron, dit don Ramire, vexé. Vous pouvez vous fier aux chiffres qui y sont portés. »

Il tira un papier de son étui à revolver, et, comme don Ramon ne perdait pas de vue un seul de ses gestes, il prit bien garde de se tromper.

« Nous disons donc, chiffre global, cent trente-cinq, se décomposant de la sorte : chevaux d’officiers, sept ; de selle, quatre-vingt-onze ; de trait léger, seize ; de trait, vingt et un. Voulez-vous également le nombre des mulets ? »

Don Ramon secoua la tête.

« Gardez-le pour vous. Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? Quoique, après tout, avec le métier qu’on nous impose, c’est plutôt eux que nous devrions monter. Quelle risée ! Quelle aventure ridicule ! Elles sont croquignolettes, les conceptions stratégiques du général Ruiz. Au lieu de fourrer son nez là où il n’a que faire, ce cher don Manrique aurait eu intérêt à un peu mieux s’occuper… Lieutenant, faites comme si vous n’aviez rien entendu, je vous prie. »

Les dimensions plutôt exiguës de l’abri lui interdisaient d’extérioriser sa colère comme il l’eût voulu ; il se contenta de serrer les poings.

« Si ce n’est pas malheureux ! Prendre un honnête régiment de lanciers, et le coller dans un secteur où seules les chèvres ont quelque chance de ne pas se tordre les pattes ! Ils n’ont plus, tant qu’ils y sont, qu’à faire exécuter la charge finale par des infirmiers. Enfin, passons, puisque, précisément, il y a une petite lueur d’espoir que ça change. Revenons donc à nos bestioles. Cent trente-cinq, disions-nous ? Oui, mais ça, ce sont les chiffres de la situation-rapport. Ce que je désirerais, c’est votre rapport journalier sur l’état sanitaire des chevaux.

— Le voici, mon commandant. »

L’état en question se trouvait également dans l’étui à revolver de don Ramire. La même scène se reproduisit, quand il l’y prit.

« Tout à l’heure, dit don Ramon avec l’air de quelqu’un qui a en tête bien d’autres motifs de préoccupation, tout à l’heure, nous avons, les deux autres chefs d’escadrons et moi, conférence, à El Cambur, chez le colonel. Ordre du jour : l’état sanitaire des chevaux, uniquement. Vous pensez bien que ce n’est tout de même pas pour des prunes. Admettez qu’on songe à repartir de l’avant. Les hommes, on est certain qu’ils marcheront toujours. Les chevaux, moins. Laissez-moi votre état. Il y a un moment, quand je suis passé chez le capitaine Calderon, je me suis fait remettre l’état du 4e escadron. Je crois que vous êtes encore en moins piteuse posture qu’eux. Une trentaine de leurs bêtes sont complètement fourbues. Et puis, il y a cette question des crevasses du paturon. Le règlement est bien, cependant, formel sur ce qu’il faut faire… « Couper les poils autour, savonner la plaie, la nettoyer complètement, et appliquer un peu de glycérine ou de vaseline, en protégeant le paturon par un petit pansement, si possible… » C’est net, c’est clair. Eh bien, malgré tout, le croiriez-vous, ce sacré don Silvio s’obstine… »

Ils poursuivirent par des aperçus sur les blessures dues au harnachement. Don Ramon soutenait que seules celles de la nuque et du garrot présentent de la gravité. Don Ramire redoutait davantage celles du rein. Malgré l’intérêt du sujet, la discussion, en réalité, se traînait depuis quelque temps. Elle finit par s’arrêter. Il y avait une bonne minute que ni l’un ni l’autre n’avait plus rien dit, lorsque don Ramon demanda, avec une indifférence affectée :

« À propos ! Il paraît que vous avez eu du courrier ? »

La soudaineté de cette question ne parut pas surprendre outre mesure don Ramire.

« Oui ! » répondit-il tranquillement.

Il ajouta, avec encore plus de placidité :

« Comment l’avez-vous su, mon commandant ? »

La manière dont, à son tour, son subordonné se permettait de l’interroger eut l’air de ne pas convenir à don Ramon.

« Pardon, pardon ! protesta-t-il. Je tiens à préciser. Je n’ai jamais parlé de vous, lieutenant Diaz, en particulier. C’est à vos hommes que je faisais allusion. J’ai croisé ceux qui vous apportaient votre soupe. J’ai échangé deux mots avec le brigadier qui les commandait. Mais je suis bien bon, vraiment, de vous fournir ces explications. J’ai tout de même le droit d’adresser la parole aux cavaliers d’un de mes escadrons, je suppose… »

Don Ramire répondit, sur un ton de politesse glaciale :

« Personne n’a jamais songé à vous contester ce droit, don Ramon. »

Il reprit, après une pause :

« Eh oui ! Ces braves gens ont eu du courrier. Pas mal, même. Plus qu’à l’ordinaire. Ils étaient contents. »

La mauvaise humeur de don Ramon s’était apaisée. Du bout de son stick, il était en train de tracer, sur le sol obscur, des arabesques. Ce fut cette fois fort calmement qu’il demanda :

« Et vous aussi, vous en avez eu, bien entendu ? »

Don Ramire sourit.

« Une lettre seulement. Rien qu’une ! Et encore, figurez-vous, mon commandant, que je m’en serais bien passé. Oui, mon tailleur, que j’ai omis d’achever de régler. Que voulez-vous, nous avons quitté Las Palmas avec une telle brusquerie ! Oh ! une petite lettre bien gentille. « Je sais bien qu’il y a le moratorium », m’écrit-il, l’excellent garçon. Mais enfin, il n’en tient pas moins à se rappeler à mon souvenir, à l’occasion de la nouvelle année.

— C’est tout ? »

Don Ramire eut un petit rire.

« Mais oui, répondit-il, mais oui ! »

En même temps, il regardait son chef d’une drôle de façon, avec ironie, eût-on cru. Don Ramon secoua la tête, puis dit sourdement :

« Pourquoi mens-tu ? »

Curieuse chose ! Le lieutenant Diaz, d’une susceptibilité si chatouilleuse, d’habitude, ne sursauta pas, ne tressaillit point, n’eut pas un mot de protestation. L’ironie de son sourire seulement s’accentua.

« Pourquoi mens-tu ? » répéta don Ramon.

Don Ramire fit entendre une espèce de sifflement d’impertinence.

« Je mens ? Comment le savez-vous ? »

Répondant ainsi, il ne quittait pas des yeux don Ramon. Il connaissait suffisamment le commandant Salazar. Comme il jouissait en cette minute de la violence que celui-ci cherchait à se faire pour ne point se précipiter sur son débile antagoniste et le réduire en chair à pâté ! Quiconque, en toute autre circonstance, eût parlé de la sorte au colosse aurait déjà reçu, au beau milieu du front, un coup de poing qui l’eût proprement assommé. Don Ramire en avait l’absolue certitude ; et c’était même cette certitude-là qui était en train de combler le cœur vindicatif du jeune homme de la plus inexprimable des joies.

« Comment le savez-vous ? répéta-t-il, impitoyable. Comment savez-vous que je mens ? »

Don Ramon avait baissé la tête.

« J’ai vu l’enveloppe, ainsi que l’écriture, son écriture », murmura-t-il, à voix très basse, avec une humilité d’enfant.

Don Ramire fit semblant d’essayer d’étouffer une moqueuse exclamation.

« Quelle sottise est la mienne ! Excusez-moi, mon commandant, de n’avoir pas tout de suite deviné… C’était assez simple, pourtant ! »

Il ajouta, comme se parlant à lui-même :

« À présent, que ce soit très correct ou très délicat, c’est évidemment une autre question. »

Don Ramon haussa les épaules. Il était bien au-dessus de ces contingences. Elles ne l’intéressaient pas. Il n’avait qu’une idée en tête.

« Comment va-t-elle ? demanda-t-il.

— Qui cela, elle ?

— Tu le sais bien, Angelica ? »

Et, comme le jeune homme continuait à le dévisager sans lui faire seulement l’honneur d’une réponse, il ajouta, sur un ton de reproche, un pauvre ton désolé, qui eût attendri n’importe qui :

— Si je te demande cela, c’est qu’il n’y a que toi aujourd’hui, de tout le régiment, qui auras reçu une lettre d’elle, d’Angelica. »

Don Ramire ne répondait toujours pas. Mais il avait perdu, semblait-il, un peu de son air insolent. On eût même dit que quelque chose commençait à entrer dans son silence, quelque chose qui pouvait être pris pour de l’émotion.

Don Ramon, cependant, poursuivait son espèce de mélancolique monologue :

« Il est le seul. Être le seul à recevoir une lettre d’elle ! Malgré cela, me parler comme il vient de le faire ! Qu’est-ce qu’il lui faut donc ? Ça devrait rendre meilleur, pourtant. »

Don Ramire eut le mouvement de révolte de quelqu’un qui a été sur le point de céder à son attendrissement.

« Ça vous va bien, à vous surtout, de parler ainsi, fit-il, avec une dure amertume. Les choses qui devraient vous inciter à plus de pudeur, vous réussissez donc, si facilement, à les oublier. Souffrez, moi, que je me les rappelle. Oui, un jour, il va tout juste y avoir deux années, fasciné par elle, je me suis avancé, sans y voir à mal, pour lui dire un mot, pour la contempler tout au moins. Mais vous étiez là, vous. Vous souvenez-vous, oui ou non, de la façon dont vous m’avez traité ? En sa présence, vous m’avez contraint de me mettre au garde-à-vous. La rage, la honte me faisaient grelotter. Au lieu de mon imbécile de sabre, si j’avais eu en main le revolver que voici, je vous le jure bien, commandant Salazar, vous ne seriez plus en vie depuis deux ans. Pourtant, alors, ce n’était pas d’une lettre, d’une pauvre lettre, qu’il s’agissait. Vous étiez près d’elle, en train de faire le joli cœur. Elle vous parlait. Elle vous souriait ! Mon Dieu, mon Dieu, ces choses-là, une parole, un sourire d’elle ! Et vous voudriez que je ne vous aie pas détesté, et qu’encore aujourd’hui… »

Don Ramon, simplement, dit :

« Aujourd’hui, quelle raison aurais-tu de le faire ? Ce serait moi qui, bien plutôt… Mais au contraire, tu peux constater avec quelle douceur je te parle. Elle n’est pas, cette douceur-là, tout à fait dans mon caractère, tu le sais bien… »

Et comme le jeune homme se taisait :

« Alors, fit-il, tu te refuses même à me dire si elle est en bonne santé ? »

Il s’arrêta, ayant cru entendre comme un soupir. C’était don Ramire qui venait d’étouffer un sanglot. Il convient de dire que la chandelle de la lanterne, depuis un moment, n’avait pas cessé de charbonner. Une fumée nauséabonde les prenait tous les deux à la gorge. Afin de renouveler l’air respirable, le jeune homme souleva la couverture de l’entrée. Un rectangle de ciel obscur apparut, tout sillonné de longs flocons noirs. La neige, la neige ! On ne pouvait donc point espérer vivre sans elle une journée !

À présent, sans aucun vestige de haine, don Ramon et don Ramire se regardaient :

« Tout va bien, à Tras los Montes », murmura faiblement ce dernier.

Puis, entrouvrant son étui à revolver, il ajouta : « Voici sa lettre. »

Don Ramon eut un geste comme pour s’en saisir. Mais il parvint à se maîtriser.

« Consentirais-tu, demanda-t-il avec un sourire plein d’humilité, à m’en lire un ou deux passages, ceux que tu croiras avoir le droit, bien entendu ?… »

Don Ramire dit, comme dans un rêve :

« Bien entendu.

— Auparavant, dit encore don Ramon, peut-être que ça ne t’ennuierait pas trop de me la laisser toucher… à cause du parfum, n’est-ce pas ? »

Don Ramire la lui tendit, sans un mot.

« À cause du parfum, ai-je dit. Tu n’es pas sans l’avoir remarqué, elle en emploie deux : il y a d’abord Soledad ; et puis un autre, Flor de Maïa, dont elle se sert plus rarement. Celui-ci, c’est Flor de Maïa. »

Don Ramire opina de la tête :

« Oui, dit-il, c’est Flor de Maïa. »

Don Ramon lui tendit la lettre.

« Je te remercie. Lis, maintenant. »

Il souriait. Son visage, un instant plus tôt si douloureux, venait de revêtir une expression presque sereine.

« Qu’est-ce que tu veux ? expliqua-t-il, j’aurais mieux aimé, évidemment, que cette lettre fût pour moi. Tu vas peut-être trouver idiot ce que je dis. Mais du moment qu’elle écrit à l’un de nous, c’est tout de même un peu comme si elle écrivait à tous, tu comprends ? »

VI

Découpé sur un blême ciel neigeux, le sombre château d’El Cambur était un endroit presque tragique. La petite ville qui lui donnait son nom se blottissait à ses flancs, une petite ville que la plupart des habitants avaient fui, dès le début des hostilités. Ses tortueuses ruelles en pente étaient pleines de bruits de ruisseaux, qui se taisaient lorsqu’il gelait. Des patrouilles et, aux heures des messes, quelques vieilles femmes qui n’avaient point voulu se laisser évacuer, voilà tout ce que l’on pouvait espérer rencontrer. Il n’y avait pas vingt lumières au total, en comprenant les vitraux de l’église. Le vent glacial de la Cordillère tournait sans cesse autour de ce lugubre rocher, avec son innombrable cortège de stryges et de mauvais génies. L’horreur de la guerre, en bas, semblait dépassée, en haut, par l’horreur du mystère. Un homme comme le commandant Salazar, qui n’était pas ce qu’on peut appeler un poltron, ne se gênait pas pour avouer qu’il lui arrivait de hâter le pas, inconsciemment, si une nécessité de service quelconque le contraignait à traverser seul El Cambur la nuit…

Celle-ci était justement tout à fait tombée lorsque, une demi-heure environ après avoir pris congé de don Ramire, il franchit le pont-levis, pour se trouver, presque tout de suite, devant l’aile gauche du château. C’était là que le colonel Iramundi, en même temps que ses modestes appartements personnels, avait installé son état-major. L’entrée était si mal éclairée que, sur la place, don Ramon se heurta à un groupe de cinq cavaliers. Ils battaient la semelle, tout en tenant leurs bêtes en laisse. Le sixième, au lieu d’un seul cheval, en avait deux à surveiller, un noir et un gris. Don Ramon eut un léger haut-le-corps en apercevant sur celui-ci un harnachement qu’il connaissait bien : les fontes de velours émeraude, constellé d’étoiles d’or, le tapis de peau de panthère du général en chef. Don Manrique était à El Cambur. Vu l’importance des événements qu’il prévoyait, le commandant Salazar n’en était pas autrement surpris. N’importe ! et bien qu’il fût le dernier à se laisser impressionner par la perspective de se trouver dans la minute en présence d’El Salvador, don Ramon, machinalement, n’en rectifia pas moins, tout en gravissant l’escalier, un ou deux détails de sa tenue.

Le colonel Iramundi travaillait dans un angle de la salle, à la lueur d’une lampe à peine assez forte pour lui permettre de suivre sur le papier les signes que sa plume était en train d’y tracer. Il était seul. À côté de sa table, dans la pénombre, on en distinguait une autre, plus vaste, ronde, et autour de laquelle une douzaine de sièges, dont un fauteuil plus grand que les autres, avaient été disposés.

Il leva la tête en entendant entrer le commandant Salazar, et lui fit un signe d’amitié. Don Ramon, une fois de plus, ne put s’empêcher de le trouver rajeuni. Si c’étaient les responsabilités accumulées depuis cinq mois sur ses épaules qui lui produisaient cet effet-là, don Ricardo, il n’y avait pas à dire, était vraiment un curieux personnage. La voix était calme et mesurée. Chaque geste attestait l’équilibre. Les yeux brillaient avec douceur dans un visage comme pacifié. À côté de son encrier, il y avait un vase rempli de fleurs que don Ramon connaissait bien, ces œillets à l’odeur mi-poivrée, mi-sucrée, qu’on appelle Zapatos de la Reina, et qui poussent dans les jardins de Las Palmas, après l’été de la Saint-Martin…

« Je n’ai guère, mon colonel, de compliments à vous adresser. »

Don Ricardo était habitué aux façons un peu cavalières de son subordonné. Il n’en considéra pas moins don Ramon avec un certain étonnement.

« À propos de quoi, je vous prie ?

— À propos de la réunion à laquelle vous m’avez fait l’honneur de me convoquer. Vous auriez peut-être pu ajouter qu’elle serait présidée par le général Ruiz. Ce sont là choses dont on aime autant être prévenu. »

Don Ricardo haussa les épaules.

« Prévenu ! Si vous croyez que je l’ai été moi-même. Don Manrique est arrivé à l’improviste. »

Don Ramon ricana.

« Ça ne fera jamais qu’une fois de plus. Je vois que la confiance continue à régner. C’est égal, je me suis mis dans mon tort, et je vous demande bien humblement, mon colonel, de m’en excuser. »

Don Ricardo eut un geste pour signifier qu’il pouvait y avoir des fautes plus graves… Don Ramon poursuivit :

« Heureusement que je suis en avance, selon mon habitude. L’effet de surprise escompté sera manqué pour moi. En revanche, je pense à la tête des quatre autres, s’ils sont en retard, car don Manrique, lui, sera exact. »

Les quatre autres, c’étaient, outre le lieutenant-colonel Barral, les chefs d’escadron Rojas et Vasquez, ainsi que le capitaine adjudant-major Morillo, qui remplissait les fonctions de secrétaire du conseil. On pouvait en effet craindre que, sur quatre, il y en aurait un qui… Mais on ne prenait pas aussi aisément au dépourvu un chef comme le colonel Iramundi.

« J’ai songé à la possibilité de ce retard, expliqua-t-il. Aussi, ne pouvant, vous ni vos camarades, vous avertir à temps, ai-je dit au général Ruiz que le conseil était à six heures, et non à cinq heures et demie, heure pour laquelle vous avez été convoqués. Ce léger mensonge me sera, je l’espère, pardonné par le Dieu des Armées. En tout cas, nous avons devant nous un peu de temps pour causer, vous et moi, ce dont je suis ravi. »

Don Ramon se borna à baisser la tête, non sans une certaine confusion. Rares étaient les gens qui pouvaient prétendre s’égaler à don Ricardo lorsqu’il s’agissait de justice. Il n’y en avait point quand c’était de bonté qu’il venait à être question.

La demie de cinq heures sonna à une pendule invisible.

« Ces messieurs sont en retard, poursuivit don Ricardo. J’ai été bien inspiré en agissant comme je l’ai fait. Prenez place au coin de la cheminée, en les attendant. Vous vous sécherez. Vous me paraissez en avoir besoin.

— Ce n’est pas de refus. »

Le commandant Salazar prit une chaise où il s’installa à califourchon. Ses éperons tintèrent sur les chenets de fer.

« Où donc est-il ?

— Qui ? dit don Ricardo.

— Lui ! Y a-t-il longtemps qu’il est arrivé ?

— Depuis une bonne heure. Presque tout de suite, il est reparti, seul et à pied. Dans El Cambur ? Du côté des lignes ? Je ne le sais. Je voulais aller avec lui. Il n’a même pas voulu que Morillo l’accompagnât. Vous le connaissez.

— Je le connais, grogna don Ramon. Ainsi que je le disais à l’instant, c’est la confiance qui règne, qui règne plus que jamais.

— Il est libre de conduire ses inspections comme il l’en tend, dit le colonel Iramundi, qui s’était remis à écrire.

— Sans doute. Mais, autrefois, il nous avait tout de même habitués à d’autres façons.

— Vous n’avez certainement pas oublié, dit don Ricardo, imperturbable, à la suite de quelles circonstances il s’est cru obligé de nous retirer, sinon toute son amitié, du moins une partie de sa confiance. »

Don Ramon eut de nouveau un petit ricanement de dédain.

« Il y a beau temps qu’il devrait nous les avoir rendues, toutes les deux, ne trouvez-vous pas ? Car si nous n’avions pas été là pour rétablir une partie compromise par ses géniales combinaisons, il n’y aurait plus, depuis cinq mois, ni armée, ni Arequipa, ni général Ruiz.

— Don Ramon ! je vous en prie ! » murmura le colonel Iramundi, tout en continuant de travailler.

Quelques secondes s’écoulèrent. Puis, sur le même ton, comme si c’était le même entretien qui se poursuivait, don Ricardo demanda :

« À propos ! Est-ce qu’aujourd’hui, vous avez eu du courrier ?

— Du courrier, d’où, mon colonel ?

— Mais du courrier, des lettres, voyons ! Des nouvelles de Las Palmas, par exemple ?

— Personnellement, je n’en ai pas eu », dit don Ramon.

Il ajouta, d’une voix un peu changée :

« J’allais justement me permettre de vous poser la même question, à cause de cela, vous comprenez.

— À cause de quoi ?

— Mais à cause des œillets. »

Don Ricardo eut son sourire pâle.

« Ils datent d’il y a presque une semaine, et aucune lettre ne les accompagnait. C’est égal, ils m’ont fait bien plaisir, tout de même. Vous avez deviné, bien entendu, de quelle partie du jardin ils doivent venir ?

— Je crois pouvoir affirmer, dit don Ramon, que c’est de la plate-bande qui est juste au-dessous de la seconde fenêtre de sa chambre.

— Vous n’y êtes pas, dit don Ricardo, mais pas du tout ! Les œillets dont vous parlez sont moins roses. Ceux-ci, j’en ai l’impression, ont été cueillis dans le parterre en forme d’étoile, celui que l’on a à main droite, en se dirigeant vers la salle de la Pala.

— Vous me permettrez, mon colonel, de garder mon avis.

— À votre aise ! Mais il me semble entendre, au bas de l’escalier, la sympathique voix du colonel Rojas. Il va pouvoir nous départager. »

Don Ramon recula sa chaise, qu’il avait réellement trop approchée du feu.

« On pourrait peut-être aussi, fit-il, ironique, poser la question au général Ruiz. »

Don Ricardo eut un regard singulier.

« Qui vous dit que sa réponse ne serait pas la bonne ? » fit-il.

Don Ramon rit, d’une gaieté un peu affectée.

« Je n’y vois pas d’inconvénient. Il y aurait alors quelque mérite. Car ce ne serait évidemment pas le temps qu’il a passé à Tras los Montes qui pourrait lui être d’un très grand secours. À présent, peut-être, me direz-vous…

— Vous dirai-je quoi ? »

Don Ricardo paraissait si sérieux que Don Ramon le redevint, lui aussi.

« Mais qu’il a pu y revenir depuis, parbleu ! Il en a la possibilité, lui. »

S’il avait espéré, parlant de la sorte, que son chef allait le rassurer, le commandant Salazar, ainsi qu’on va voir, n’avait qu’à moitié réussi.

« Que don Manrique soit revenu à Tras los Montes, fit avec nonchalance le colonel Iramundi, je suis à peu près sûr que non. Mais qu’il n’ait jamais songé à y revenir, voilà un point sur lequel je n’engagerais peut-être pas mon honneur, cher don Ramon. »

La question grâce à laquelle il comptait bien contraindre son interlocuteur à s’expliquer, le commandant Salazar l’avait déjà sur les lèvres. Il n’eut, hélas ! pas le temps de la poser.

Don Ricardo ne s’était pas trompé. C’était effectivement le commandant Rojas dont il avait entendu la voix. Il entra en compagnie du lieutenant-colonel Barral, avec lequel il avait l’air d’avoir engagé une discussion des plus animées.

« Il fallait l’envoyer proprement promener, mon colonel. Pas d’autre solution.

— J’aurais bien voulu vous y voir, don Paez, répliquait le vieux soldat, secouant la tête et ne paraissant nullement convaincu.

— Si j’avais eu votre âge et vos états de service, don Miguel, soyez sûr que la chose eût été vite réglée. »

Ce fut tout juste s’ils s’interrompirent quand ils furent l’un et l’autre arrivés devant don Ricardo. Derrière eux, presque aussitôt, apparurent le commandant Vasquez et le capitaine adjudant-major Morillo. Morillo, petit et brun, doué d’autant de bravoure que d’esprit d’organisation, était en proie, pour la minute, à cet état d’affolement qui s’emparait de lui chaque fois qu’il savait le général Ruiz dans les environs. Don Bartolomeo Vasquez, marquant bien dix bonnes années au-dessous de son âge véritable, ne consentait guère à abandonner les nuages au milieu desquels il vivait que lorsqu’il s’agissait de voler au combat. C’était peut-être à ce tour d’esprit qu’il était redevable de la secrète prédilection que don Ricardo éprouvait pour lui.

« Tout le monde est là ? Bien. Vous avez appris, sans doute, messieurs, que le général Ruiz se trouve parmi nous. En conséquence, c’est lui qui va présider… Qu’y a-t-il, don Paez ? Vous me paraissez bien excité.

— Pardonnez-moi, mon colonel, fit, tonnant et sacrant, le commandant Rojas. Toujours celle maudite manie que j’ai de prendre le parti des autres, c’est-à-dire de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Vous me direz qu’il en est de mieux placés que moi pour apprécier ainsi qu’il convient l’attitude du général en chef à notre égard.

— Le général en chef ? Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda don Ramon, qui commençait à prendre de l’intérêt à la discussion.

— Ce qu’il m’a fait ?

— Je vous en prie, messieurs ! dit le colonel Iramundi impatienté. Don Manrique peut entrer d’un moment à l’autre.

— Eh ! qu’il entre, dit l’irascible don Paez. Ce qu’il m’a fait, don Ramon ? À moi, rien particulièrement. Ce serait plutôt à vous qu’il aurait fourni un motif de protester à ma place. C’est bien sous vos ordres que sert le capitaine Peralta, n’est-ce pas ? Oui ? Alors ?

— Alors, quoi ? Par la barbe de saint Cantegrel, expliquez-vous ! fit don Ramon, sur le point lui aussi de prendre la mouche.

— Que je m’explique ? Avec joie, si l’on veut bien seulement m’en laisser la possibilité. En deux mots, voici l’affaire, et que je sois cassé si je mens ! Le lieutenant-colonel Barral, ici présent, se trouvait, il n’y a pas une heure, à l’infirmerie, en train de rendre visite à nos blessés. Parmi eux figure le capitaine Peralta, dont le lieutenant-colonel, d’accord avec notre médecin-chef, et d’accord avec vous, don Ramon, vient de décider l’envoi, pour une semaine ou deux, à Tras los Montes, c’est-à-dire à l’hôpital bénévole 33 de Las Palmas, si vous préférez, et cela afin de permettre à notre camarade de se rétablir complètement. C’est cette affectation, si désirable à tous points de vue, qui n’a pas eu l’heur de plaire au général Ruiz. Sous le nez du lieutenant-colonel Barral, il vient, d’un trait de plume, de l’annuler. Comme s’il n’y avait pas mieux à faire que de s’occuper de détails pareils ! En attendant, le capitaine Peralta s’en ira tâcher d’achever sa convalescence à vingt-cinq lieues plus bas, à Guadassé, où il sera la proie de la dysenterie et des moustiques. Que pensez-vous que cela prouve, mon colonel ? Et vous, messieurs, sinon que la vindicte de don Manrique ne désarme pas, et que, pour les mesquines raisons que vous savez, il estime qu’un blessé ne peut prétendre à être hospitalisé à Tras los Montes, s’il a le malheur d’appartenir au 3e lanciers ? »

Don Ricardo et don Ramon, malgré eux, échangèrent un rapide coup d’œil, mais gardèrent le silence. Contre toute attente, ce fut le capitaine Morillo qui parla.

« Je me permets, objecta-t-il timidement, de faire remarquer au commandant Rojas qu’à l’heure actuelle, nous avons cependant une trentaine d’hommes en traitement à l’hôpital 33, au nombre desquels deux sous-officiers, l’adjudant-chef Cabello et le maréchal des logis Marabumba.

— Écoutez-le ! s’exclama triomphalement le commandant Rojas, qui n’avait jamais été plus en forme. Votre remarque, don Gusmann, ne fait que parachever ma démonstration. C’est exactement ce à quoi je voulais arriver. Des soldats, oui ; des sous-officiers, à la rigueur ; des officiers, jamais. Veuillez en effet considérer, messieurs, que le cas du capitaine Peralta n’est pas unique. Il y a six semaines, environ, le lieutenant Yriate, du 6e escadron, également blessé et capable également de supporter le voyage, a été désigné pour l’hôpital bénévole 33. Un ordre, au dernier moment, s’est opposé à son transport. Cet ordre, de qui émanait-il ? Le commandant Vasquez, sous qui Yriate servait, peut vous le dire. Parlez, don Bartolomeo ! Vous ne me… Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? »

Subitement, le bras tendu, Don Paez s’était arrêté. Impossible, sans sombrer dans le ridicule, de développer davantage sa solennelle adjuration. Quelque chose venait de se produire, quelque chose de très touchant, de très comique, de très inattendu à la fois, et qui laissait curieusement partagée entre l’émotion et le rire cette rude assemblée de soldats. Le commandant Vasquez, en arrivant, s’était empressé de recueillir dans l’ombre, au coin du feu, la place abandonnée par don Ramon. Presque tout de suite, naturellement, il avait cessé de prendre intérêt à ce qui se passait autour de lui. Tout naturellement aussi, il s’était mis à fredonner un air, d’abord assez bas, un air qu’on avait commencé par ne pas entendre, puis qui, dans le brusque silence qui s’était fait, venait de résonner soudain à l’improviste, de la plus singulière façon :

 

Nunca prometi quererte ;

¡ tú bien lo sabes !

No te quejes de la suerte,

inútilmente.

 

Comme de juste, la voix du pauvre don Bartolomeo, elle aussi, presque simultanément, venait de se taire, avec la même confusion, avec la même brusquerie, un peu à la façon dont se tait, au fond de l’âtre, le chant d’un grillon effarouché.

D’instinct, tous les regards s’étaient tournés vers le colonel Iramundi. Mais personne ne devait jamais savoir quelle forme aurait prise la réaction de don Ricardo… Un pas rapide dans l’escalier, le bref tintement des éperons, le choc sourd des talons au garde-à-vous, et l’envol de six mains venant, rigides, se coller à la tempe droite d’un seul coup !

« Repos, messieurs ! » ordonna le général Ruiz.

Il retira son épée du baudrier, en marqua sa place sur la grande table ; puis, aussitôt :

« Asseyez-vous, je vous prie, que nous puissions tout de suite nous mettre au travail. »

Don Manrique pouvait avoir ses défauts ; mais il savait ce qu’il voulait, et il allait vite en besogne. La séance du conseil présidée par lui avait été ouverte à six heures une minute. À six heures et demie, elle était levée, et tous ceux qui y avaient pris part savaient désormais ce que leur général, sous peu de jours, s’apprêtait à réclamer d’eux. Force leur était même d’avouer qu’ils n’avaient point perdu leur temps à écouter.

« Vous venez, leur avait-il dit en terminant, d’apprendre plusieurs choses : d’abord, quels seront le thème et la forme de l’offensive que nous méditons ; ensuite que cette offensive doit être décisive et laver d’un seul coup l’affront de notre échec de juillet dernier ; ensuite, que c’est sur le 3e lanciers que va, une fois de plus, reposer tout le poids de l’opération. Ne m’en veuillez pas de vous avoir réservé le rôle le plus périlleux. Je vous traite comme j’aimerais moi-même qu’on me traitât. Je n’ai jamais formé pour vous d’autres vœux que ceux que je forme pour moi. »

Ils étaient émus, à l’entendre parler de la sorte. Et, lui, il l’était plus qu’eux. Les sourdes résonances des cloches, des cercueils et des canons se retrouvaient dans cette voix de bronze. L’étrange tableau qu’ils offraient tous les sept en cet instant-là. Les quelques lampes qu’au début on avait disposées dans la salle ne dispensaient qu’une lumière fuligineuse. Seuls les visages étaient éclairés. Les corps restaient dans les ténèbres. N’en émergeaient, de-ci, de-là, que quelques détails métalliques des uniformes : une épaulette d’or, un hausse-col de cuivre, une grenade d’argent… Au bout de la table, d’abord, presque totalement dans l’obscurité, s’entrevoyait par moments, torturée d’angoisse, la face du capitaine Morillo, figée dans la perpétuelle terreur d’un renseignement que le général Ruiz réclamerait, et qu’il ne saurait pas lui fournir. À droite du haut fauteuil présidentiel se tenait, grave et muet, le vieux lieutenant-colonel Barral, vivante image des guerres passées, cheveux de neige et regard de cristal, sabre qui ne se reposerait que le jour de la descente de son maître au tombeau. À gauche était le commandant Rojas, dont la moitié de l’existence se passait à croire qu’on lui manquait d’égards, pestant si fort quand don Manrique n’était pas encore arrivé, et lorsqu’il était là, subitement bien assagi. Don Paez était de ceux chez qui l’émotion et le courroux revêtent la forme congestive. Ses prunelles allaient et venaient comme deux grosses boules un peu atones dans sa bonne face de bébé joufflu. En face, les mains entrecroisées, coudes sur la table, le colonel Iramundi, bien qu’il eût laissé sa place à don Manrique, continuait, à son corps défendant, à avoir l’air de présider. Oh ! de celui-là, on pouvait dire tout le bien possible, on sentait que ce ne serait jamais assez. Se figurait-on, en effet, qu’il eût suffi de proclamer qu’en don Ricardo étaient réunies toutes les vertus militaires ? De tous les hommes rassemblés là, s’il n’y en avait eu qu’un à être doué de ce qu’on appelle vraiment une âme, on savait que ç’aurait été celui-là. Lui, et aussi, peut-être, son voisin de gauche, son préféré, le commandant Bartolomeo Vasquez. Cher don Bartolomeo ! Il avait écouté à peu près comme aurait pu le faire un étranger la communication du général Ruiz. Dans les circonstances ordinaires de la vie, on pouvait être sûr, quand il souriait, que ce n’était point aux propos d’un interlocuteur plein d’esprit, mais au rêve intérieur, qu’aucune volée de mitraille ne lui avait fait jamais abandonner. C’était un contraste bien original que formait avec lui, assis de l’autre côté de don Ricardo, le formidable don Ramon. Du visage du commandant Salazar on ne distinguait que la partie inférieure ; quant au gigantesque front, à la noire toison de cheveux bouclés, ils dépassaient le champ éclairé normalement par les lampes pour se perdre dans la nuit qui descendait du plafond. Mais il suffisait de cette mâchoire contractée, de ces deux énormes poings installés sur la table pour reconstituer l’ensemble de l’irascible et débonnaire colosse. Deux ou trois fois au cours de l’exposé de don Manrique, cette mâchoire s’était contractée, ces poings s’étaient crispés. C’était dans des moments pareils qu’il valait mieux ne pas chercher querelle à don Ramon.

Et lui, leur chef, sur qui convergeaient les regards de ces six hommes si dissemblables, c’était lui encore qui en était le plus différent, encore plus que ne le paraissait, peut-être, son dolman noir au milieu de leurs six dolmans blancs. Il avait laissé repousser sa barbe, une très courte barbe brune au bord de son visage émacié, un visage d’une pâleur de cierge, dans lequel deux immenses yeux bruns brûlaient. Il y avait quelque chose de nouveau dans cette face, quelque chose que ceux qui connaissaient le mieux El Salvador, don Ricardo, par exemple, ou don Ramon, auraient été bien en peine d’analyser. Une sombre flamme sans merci semblait consumer don Manrique. Fallait-il que la passion de sa patrie et de sa gloire fût forte pour que les récents revers de l’une et de l’autre l’eussent à ce point transfiguré !

Bien qu’il eût annoncé que le conseil était achevé, il continuait à demeurer assis, les observant tous à tour de rôle, avec un regard qui ne lui était point habituel. Un frisson mal réprimé agitait ses longues mains fines. Se pouvait-il que le général Ruiz eût encore quelque chose à dire, et qu’il n’osât point ?

Il parla, enfin.

« Le colonel Iramundi vous donnera, le moment venu, les ordres et les détails qu’il convient. Moi, cependant, je ne peux vous quitter sans vous avoir mis au fait d’un des objets principaux de ma visite. Je crois vous avoir tout dit, en effet, hormis l’essentiel, qui est de vous avertir d’une décision que j’ai prise, ou plutôt de solliciter de vous une autorisation. Je ne sais pas encore quel nom portera la victoire qui va bientôt effacer pour toujours le souvenir de notre défaite d’Alfafarès. Je sais simplement une chose, c’est que ce jour-là, de même qu’à Barquisimeto, la charge, la grande charge triomphale, sera, si vous le voulez bien, si don Ricardo y consent, conduite par votre généralissime, redevenu, pour cet instant, le chef des Corcovados. »

En proie au plus indicible des troubles, ils s’étaient, tous les six, à leur tour, regardés entre eux. Des paroles semblables ! Il ne pouvait rien subsister désormais qui ne fût par elles effacé. Ils en furent tous, en cette seconde, à se demander ce qu’il convenait le mieux de faire : laisser parler le colonel Iramundi, ou, sans attendre un discours de ce genre, toujours plus ou moins officiel, plus ou moins compassé, se lever, d’un même mouvement, se précipiter aux genoux de l’autre, l’homme au dolman noir qui, à présent, sous son apparence de raide froideur, avait l’air, en réalité, d’attendre leur verdict avec la même mortelle anxiété que le sous-lieutenant admis pour la première fois à baiser la frange de l’étendard de son régiment ? Mais non, point de folles démonstrations de ce genre ! Était-il même certain que don Manrique s’en accommoderait ? Cette réponse qu’il sollicitait, il était tout de même plus correct que ce fût leur colonel qui la lui donnât. Il était visible d’ailleurs que don Ricardo s’apprêtait à le faire. Son front, légèrement incliné sous le faix de l’émotion commune, venait de se redresser… Ses lèvres déjà s’entrouvraient… Soudain, n’ayant même pas eu le temps de dire un seul mot, il s’arrêta…

Elles étaient d’un modèle bien archaïque les pauvres lampes à huile qui avaient été apportées à l’ouverture de la séance. Les ressources d’El Cambur en matière d’éclairage et de chauffage s’avéraient comme déplorablement limitées. Presque tout de suite, rendant l’atmosphère de la salle à peu près irrespirable, les mèches de deux ou trois de ces misérables quinquets s’étaient mises à grésiller. Sur un geste impatienté de don Manrique, le capitaine Morillo s’était empressé d’aller ouvrir une des fenêtres, malgré le froid qu’il faisait au-dehors, où une pluie mêlée de neige ne cessait de tomber. La fenêtre en question donnait sur la place d’Armes. De là, durant le conseil, s’était élevé à plusieurs reprises le bruit de pas plus ou moins cadencés : patrouilles, sentinelles qu’on posait ou qu’on relevait, une ronde d’officiers, peut-être ; des ordres brefs, quelques grognements, quelques jurons, un éclat de rire étouffé, à travers le morne cliquetis des fusils… Il ne saurait être question, n’est-il pas vrai, d’exiger du service des places, en temps de guerre, un formalisme aussi rigoureux qu’en temps de paix. Ce devait être l’avis de don Manrique lui-même, car pas un de ces murmures, assurément fort hétérodoxes, n’était parvenu à le faire sourciller.

Sans doute, mais il y a des limites à tout, néanmoins. À présent, de la patrouille qui, invisible, passait sous la fenêtre de la salle du conseil, et cela à l’instant précis où, pour répondre au général Ruiz, don Ricardo s’apprêtait à prendre la parole, était en train, fredonnée sourdement, de monter la mélopée que voici :

 

Nunca prometi quererte ;

¡ tú bien lo sabes !

No te quejes de la suerte,

inútilmente.

 

De nouveau, à la dérobée, tous les regards s’étaient portés sur don Manrique. Il était affreusement pâle. Mais comme il lui était impossible de jouer le rôle de celui qui n’a pas entendu, il souriait.

Le capitaine Morillo, avec sa hâte maladroite, s’était, derechef, précipité vers la fenêtre. D’un signe, le général Ruiz l’arrêta, souriant toujours, d’un sourire comme on n’en a jamais vu d’aussi douloureux, d’aussi forcé :

« Inutile, à moins que le colonel Iramundi ne craigne le froid. Car vous dînez avec moi, don Ricardo, bien entendu ? Quant à vous, messieurs, vous pouvez disposer. Le conseil est fini. »

Dîner ? Don Manrique avait une drôle de conception du sens exact de ce vocable. Après cinq heures consécutives d’entretien avec don Ricardo, quand minuit sonna, il avait été débattu entre eux beaucoup de choses, et pas mal de détails importants avaient été discutés et réglés – des détails, entre parenthèses, que les états-majors jumelés de Venezuela et de Colombie eussent payé assez cher pour connaître –, mais pas le moindre morceau de pain, pas la moitié du quart d’un poulet, pas le plus petit flacon de vin n’avait encore paru sur la table. Il n’y avait aucune raison pour que cela ne durât point toute la nuit. Le colonel Iramundi n’y eût vu d’ailleurs aucun inconvénient. Autant, au moins, et peut-être plus, à l’occasion, que don Manrique, c’étaient là circonstances auxquelles il savait se plier.

N’empêche que, lorsque tinta le dernier coup de minuit, il prit la parole avec une autorité inattendue.

« Et maintenant, dit-il au général Ruiz, que tu y voies un inconvénient ou pas, nous allons non point dîner, mais souper. »

Là-dessus, il sortit pour aller donner les ordres nécessaires.

Quand il revint, un spectacle assez étrange l’attendait, un spectacle à vrai dire de nature à lui procurer beaucoup moins de surprise que d’émotion. Don Manrique, écrasé de fatigue, s’était laissé tomber sur la chaise occupée, tour à tour, avant le conseil, au coin du feu, par les deux commandants. Il somnolait. La boule de fer de l’un des chenets, brillant dans l’ombre comme un gros œil bleuâtre, était à la hauteur de son genou. Cette boule, il la tapotait, machinalement, du bout des doigts. Retenant son souffle, don Ricardo s’approcha. Les doigts de don Manrique continuaient à tambouriner. Dans son demi-sommeil, il s’efforçait de retrouver le rythme d’un refrain, d’un air, qui le fuyait. De façon touchante, il s’évertuait, il s’obstinait, il recommençait…

… Ah ! qu’il eût été aisé pourtant au commandant Vasquez et aux pauvres soldats de la patrouille de tout à l’heure, ainsi qu’à tant et à tant d’autres, de tirer d’embarras le général Ruiz !


*

« Je ne joue plus, j’ai trop de guigne, annonça, jetant ses cartes sur la table, doña Fraisette dépitée.

— C’est ta faute, dit Angelica. Voilà deux fois que tu laisses prendre ton neuf. Il était second, il fallait couper avec lui d’entrée. Pourquoi l’as-tu gardé ? Pour en faire des confitures ? »

Don Porfirio, en train d’édifier une tour avec les jetons que le coup venait de lui rapporter, intervint, plein de galanterie.

« Doña Fraisette, expliqua-t-il, nourrissait l’espoir d’utiliser ses deux atouts, señora.

— Oui, et c’est même ce qui, monsieur le bon apôtre, vous a permis de vous les envoyer tous les deux. Mais ne trouvez-vous pas qu’il commence à faire un peu froid ici ? Rosine ! Rosine ! »

Rosine, blottie dans un fauteuil, au coin de la cheminée, sursauta.

« Qu’y a-t-il, maîtresse ?

— Mets une bûche au feu, ma fille. Et va te coucher.

— Je n’ai pas sommeil.

— C’est toi qui le dis. Tu dors debout, tout simplement. Enfin, fais ce que tu voudras. À vous de couper, don Porfirio. »

C’était devenu une habitude, mieux, un rite. Chaque soir, vers huit heures, dès que monseigneur, dont la santé laissait de plus en plus à désirer, avait gagné son lit, don Porfirio se faisait conduire à Tras los Montes dans son carrosse. Il rendait visite aux blessés, leur apportait le réconfort de la parole divine. Puis on montait chez Angelica, et, tout en commentant les nouvelles de la guerre, on faisait une partie d’hombre chevalier. La soirée dont il vient d’être question n’était donc, très exactement, qu’une soirée comme les précédentes, pareilles à elles en cela aussi que doña Fraisette perdait.

Par exemple, il faisait plus froid. Il avait neigé toute la journée.

Un serviteur entra. C’était Machacucho, porteur d’une feuille de papier.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Maîtresse, le communiqué.

— Donne !

— À qui de jouer ? fit doña Fraisette, qui, malgré son serment de tout à l’heure, continuait à se montrer la plus enragée.

— Les nouvelles de la patrie d’abord, si tu le veux bien ! dit sa cousine un peu sèchement.

— Quelles sont-elles ? demanda don Porfirio.

— « Un coup de main dans la région d’Angostura nous a permis d’arrondir nos lignes, lut Angelica. Canonnade intermittente dans le secteur d’El Cambur. Rien à signaler sur le reste du front. »

Elle reposa la feuille de papier. Ils se regardèrent. Le vicaire capitulaire toussa.

« La décision ne me paraît pas encore devoir être pour demain », dit-il.

Doña Fraisette larmoya :

« Dire que voilà près de six mois que cette petite histoire dure ! »

Angelica la regarda de travers.

« Je t’ai répété à maintes reprises que ça ne m’amuse pas de te voir sans cesse pleurnicher. »

La vieille demoiselle répliqua aigrement :

« Cela t’amuse davantage, sans doute, de voir cette maison transformée en hôpital ?

— Bénévole ! précisa Angelica.

— Bénévole ou non, j’en appelle à M. le vicaire capitulaire ici présent, ce n’est tout de même pas la destination normale d’un établissement pareil. N’est-il pas vrai, don Porfirio ? »

Don Porfirio toussa de nouveau.

« Rigoureusement vrai, ma fille. Et c’est d’ailleurs ce qui fait que doña Angelica a d’autant plus de mérite…

— Oh ! vous, fit la jeune femme, je vous en prie, pas d’eau bénite ! Jouons, plutôt. À moi d’annoncer. Cent de neufs ! Je préfère cela. Qu’est-ce que vous en dites ?

— Deux cents de valets ! répliqua don Porfirio, avec sa modestie accoutumée.

— Naturellement, il fallait s’y attendre ! fit Angelica exaspérée. C’est un véritable bail avec le cochon de saint Antoine que vous avez conclu là. As-tu jamais vu une chance pareille, Fraisette ? Quoi ? Qu’est-ce que tu marmonnes encore ?

— Je ne marmonne rien du tout, répondit doña Fraisette avec dignité. C’est un bruit qui court toute la ville. Avec cela que tu ne l’as pas entendu !

— Entendu quoi ?

— Que les Colombiens allaient attaquer !

— Et c’est tout ? Les Colombiens ! Attaquer ! Laisse-les donc faire. Le général Ruiz les recevra. »

Méchamment, doña Fraisette pouffa :

« Le général Ruiz ! Pfftt… »

Angelica eut un sursaut.

« Hein ? Quoi ? »

Doña Fraisette récidiva.

« Don Manrique ! Pfftt !

— Qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi ris-tu ? Et qu’est-ce que signifient, je te prie, tous ces insupportables petits airs pleins de sous-entendus ?

— Ce qu’ils signifient… »

Don Porfirio, lui, avait posé son jeu sur la table. Les mains croisées sur sa vaste ceinture de moire, il attendait avec résignation que cette passe d’armes eût pris fin.

« Tu tiens à le savoir ? éclata doña Fraisette poussée à bout. Cela signifie que ton don Manrique aurait mieux fait de ne pas courir une seconde fois sa chance, en nous embarquant dans cette nouvelle aventure. Son beau titre d’El Salvador risque d’y rester. Il y a des coups que l’on ne réussit pas deux fois.

— Vous oubliez, ma chère fille, qu’il y a eu jadis deux batailles de l’Orénoque, et que toutes deux ont été gagnées, dit avec onction don Porfirio.

— Oui, mais pas par le même général ! rétorqua doña Fraisette triomphante. En tout cas, je ne sais qu’une chose, moi : je me borne à dire tout haut ce que les autres répètent tout bas. Il y a six mois, quand nous leur avons déclaré la guerre, les Colombiens étaient à cent kilomètres de Las Palmas. Aujourd’hui, ils n’en sont plus qu’à huit lieues, et pour peu qu’il leur prenne la fantaisie de déclencher une nouvelle attaque… Ah ! Don Porfirio, don Porfirio, comme vous aviez raison ! Rappelez-vous ce matin de juillet où vous êtes venu avertir ma cousine de l’arrivée à Las Palmas de ce maudit général Ruiz. Cette matinée-là a marqué la fin de notre tranquillité ; pas seulement la nôtre, celle du pays tout entier.

— En voilà assez ! fit vertement Angelica. C’est à toi de jouer. On ne peut à la fois dire des sottises et tenir des cartes convenablement. Et puis, je n’aime pas les défaitistes, tu le sais bien. »

Depuis un moment, elle ne cessait de surveiller l’heure à la pendule de la cheminée. La demie, après neuf heures, bientôt ! Vraiment, cette partie s’éternisait. Ce devait être aussi l’avis de Rosine. Sans en avoir l’air, elle s’était rapprochée de sa maîtresse. À l’oreille, elle lui avait murmuré :

« Ça n’en finit plus. Ne devrais-je pas aller lui dire de prendre patience ?

— Si tu désires être bien reçue, avait répondu de même Angelica, tu n’as qu’à t’y risquer. Mais, ce n’est pas la peine. Nous n’en avons plus pour très longtemps : don Porfirio commence à bâiller. »

C’était vrai : sur un dernier coup, qui venait de lui rapporter les trois quarts des mises, le vicaire capitulaire s’était levé.

« Encore un tour, un tout petit tour, implora doña Fraisette. C’est moi qui perds tout. Vous ne voudriez pas…

— Je regrette, je regrette beaucoup, dit don Porfirio avec dignité. Mais excusez-moi. Je dis demain matin ma messe dès neuf heures. Vous comprendrez que, dans ces conditions… »

Et il prit congé d’elle après s’être, comme d’habitude, confondu en civilités.

Angelica demeurait seule avec Rosine, doña Fraisette ayant tenu à raccompagner don Porfirio jusqu’au carrosse épiscopal. Elle avait d’ailleurs manifesté également l’intention d’aller prendre, par la même occasion, des nouvelles du cher maréchal des logis Marabumba, qui avait de la fièvre, à ce qu’on disait.

« Catastrophe ! dit Rosine en riant. Elle va le trouver bien en paix dans son lit, en train de fumer sa bonne pipe. De la fièvre, il ne s’en est découvert que dans l’espoir de se débarrasser un peu d’elle. Il a bien réussi, comme vous voyez.

— C’est possible, dit Angelica. En tout cas, toi qui as de l’influence sur ce garçon, tu devrais dès maintenant en profiter pour le guérir de cette manie de fumer au lit. Il brûle tous ses draps. »

Tout en parlant de la sorte, un petit miroir à la main, elle était fort occupée à se mettre de la poudre. Rosine l’observait, sans dire un seul mot.

« À quoi penses-tu ?

— Maîtresse, à quelque chose qui ne me regarde pas, me direz-vous.

— Ah ? Fort bien ! Mais encore ?

— Je me demande si vous allez tarder longtemps encore à aller lui ouvrir, à présent que les autres sont partis. »

Angelica ne sourcilla pas.

« Tu avais raison, fit-elle. Cela ne te regarde pas. Admettons pourtant que ton observation soit fondée. Tu me permettras bien de me refaire un semblant de beauté, tout de même. Quoi ? Qu’as-tu dit ?

— J’ai dit : « Comme vous êtes cruelle, maîtresse ! » répondit Rosine avec beaucoup de simplicité.

Il y eut un silence. Angelica continuait à se poudrer.

« C’est curieux, c’est ce qu’ils prétendent tous, dit-elle enfin, sans se retourner. Alors, tu le crois, toi aussi ?

— J’en suis certaine, maîtresse.

— À merveille ! Garde ta certitude, mon enfant. Garde-la jusqu’au jour où ils viendront eux-mêmes te dire qu’il a mieux valu, qu’il vaut mieux que j’aie été comme je suis. Ce n’est pas pour moi que ç’aura toujours été le plus drôle, je ne sais pas si tu as bien réfléchi là-dessus. Mais assez causé ! Je vais, puisque tu y tiens tant, rendre la liberté à ce jeune fauve. Et qu’on ne vienne plus me déranger sous aucun prétexte. Veilles-y ! Il me semble que j’ai droit, moi aussi, de temps en temps, à ma petite nuit de liberté. Qu’est-ce que c’est ? Que murmures-tu encore ?

— Que vous êtes belle, maîtresse ! répéta Rosine, dont la voix faiblissait.

— Eh bien, fit Angelica en riant, cela aussi, figure-toi que c’est une chose qu’ils affirment. Décidément, tu ne te seras guère, cette nuit, mise en frais d’originalité. Allons, voyons, embrasse-moi, et va te coucher. »

Rosine partie, elle éteignit elle-même les bougies du petit salon où l’on venait de jouer. Elle n’en conserva qu’une, plantée dans un lourd chandelier d’argent, avec lequel elle pénétra dans sa chambre. Cette chambre était sombre. À son extrémité de droite, il y avait, au ras du sol, une raie lumineuse. Cette raie indiquait le bas de la porte du cabinet de toilette, dans lequel une lampe était allumée…

Angelica se dirigea vers cette porte, l’ouvrit :

« Alors quoi ? fit-elle d’une voix railleuse. On boude ? On fait celui qui s’est endormi ? »

VII

La chambre de doña Angelica, son immense chambre oblongue, se trouvait, ainsi qu’il a été dit, plongée à peu près tout entière dans l’ombre. Une seule lampe l’éclairait, pendue par une chaîne au milieu du plafond, une lampe de cuivre et de cristal violet, assez semblable à une veilleuse d’église, similitude qu’accusait encore le grand crucifix de bois doré, étalé sur un plateau de velours noir et surplombant la tête du lit. Celui-ci, revêtu également de velours, dominé par un lourd baldaquin, occupait le centre de la pièce ; il était rehaussé par trois marches de surélévation. À gauche, une table carrée supportait deux candélabres d’argent, chacun de trois bougies, dont aucune pour l’instant n’était allumée. L’ensemble de cet ameublement, y compris les épaisses tentures des fenêtres, ainsi que les chaises et les fauteuils de chêne obscur, à dossiers élevés, était dans le style espagnol contemporain de la conquête, comme on le voit austère à souhait.

Maintenant, la porte du cabinet de toilette, grande ouverte, laissait passer un peu plus de clarté, juste assez pour faire étinceler sur les murs les rouges soleils des vastes faïences hispano-mauresques.

Accoudée au chambranle de cette porte, Angelica riait. Assis dans une bergère, en face de la coiffeuse de la jeune femme, encore à demi harnaché et équipé, quelqu’un la regardait rire, sans partager le moins du monde cette gaieté, et le personnage en question n’était autre que Son Honneur don Ramire Diaz, lieutenant en premier au 4e escadron du 3e régiment de lanciers.

Il venait, sans nul doute, de couvrir un parcours considérable, par neige et par pluie, à travers des chemins défoncés. Son manteau, d’ordonnance était tout raidi par l’averse. Il y avait sur ses culottes bleu ciel et jusque sur sa tunique blanche des taches d’une boue trop récente pour qu’on ait pu encore songer à la brosser.

Angelica riait toujours. Il y avait de quoi. Don Ramire ne le sentait que trop. Il se rendait compte du ridicule de son attitude, et la colère qu’il en éprouvait ne devenait que plus malaisée à dissimuler. Il lançait à Angelica des regards tour à tour furieux et suppliants, qui n’obtenaient d’autres résultats que d’accroître la franche hilarité de celle-ci.

Maternelle, finalement, elle alla vers lui. Presque de force, elle le débarrassa de son manteau, de son sabre, de sa chapska.

« Si cela a du bon sens ! Est-ce que tu n’aurais pas pu te défaire de tout cet attirail, depuis près de deux heures que tu es ici ?

— Deux heures. Je ne te le fais pas dire ! répliqua-t-il, lèvres pincées. Vous êtes-vous bien amusés, au moins ? »

Elle était en train d’étaler le manteau du jeune homme devant la cheminée. Elle s’arrêta, fronça le sourcil.

« Oh ! Oh ! fit-elle. La guerre n’a pas beaucoup amélioré monsieur, à ce que je vois. Monsieur a envie de sa petite dispute habituelle. Dis-moi donc un peu : est-ce que j’étais prévenue de ton arrivée ? Est-ce ma faute si j’avais du monde, lorsque tu es tombé ici sans crier gare, comme l’écervelé que tu es ? »

Don Ramire eut un ricanement.

« Et toi, faible, sans volonté, comme tu l’es à ton ordinaire, n’est-ce pas, tu n’as probablement pas osé faire comprendre à ces gens-là qu’ils eussent été bien inspirés en vidant les lieux un peu plus tôt ? »

Elle le regarda de telle façon qu’il baissa les yeux. Était-il donc possible qu’il eût suffi à don Ramire de ces quelques mois de séparation pour oublier qu’on avait de fortes, de très fortes chances de ne pas arriver à grand-chose avec Angelica, en lui parlant sur un certain ton ?

« Leur ordonner de s’en aller ? J’avoue que je n’y ai même pas songé, dit-elle. Mais tu vas me donner un regret, celui de ne pas les avoir retenus. Ils étaient déjà là quand Rosine est venue, entre deux portes, m’avertir de ton arrivée. Il faut, entre parenthèses, avoir la chance que tu as pour que ce soit elle que tu aies rencontrée, et personne d’autre, pour que le seul être qui est, avec moi, au courant de ta folle aventure, soit justement celui dont tu n’as rien à redouter ! Quant à moi, en cessant sans raison de jouer, en plantant là mes partenaires, ne comprends-tu donc pas que je risquais de donner l’éveil, et qu’il a cent fois mieux valu… ? Mais je suis bien bonne de te fournir des explications. Tu vas en profiter pour t’imaginer que j’approuve ton équipée, et que je te reconnais le droit de me mettre, comme ça, à la merci de tes extravagances, toutes les fois que cela te plaira. »

Brusquement, elle s’interrompit.

« Mais qu’est-ce que tu as ? Il claque des dents, ma parole. Petit imbécile, ça aura pris froid. Comme c’est malin, pour un soldat ! Tu vas me faire le plaisir d’ôter immédiatement ta tunique. Elle est trempée. Ah ! et puis, attends ! J’oubliais que j’avais gardé quelque chose pour toi. »

Elle sortit en courant, et revint presque aussitôt, tenant par les anses un vaste saladier d’argent, à moitié plein de vin chaud. Elle en emplit un bol qu’elle lui tendit.

« Avale-moi ça ! Ça te changera les idées. »

L’œil de don Ramire brilla de convoitise. Mais, se dominant, il repoussa le bol, néanmoins.

« Je ne bois pas les rester de tes amis ! » dit-il dignement.

Angelica haussa les épaules.

« À ton aise, dit-elle. Et à ta santé ! »

Elle but, à petites gorgées.

« Bien que plus tout à fait assez chaud, opina-t-elle, reposant le bol, il n’était pas mauvais. »

Dans sa chambre, où don Ramire, légèrement penaud, s’était décidé à la suivre, elle allumait maintenant, l’une après l’autre, les bougies des deux candélabres.

« Là, fit-elle, quand elle eut fini. Ne trouves-tu pas ? Ça fait plus gai. »

Et, sentencieusement, elle ajouta :

« Puis, si nous devons passer le reste de la nuit à nous dire des choses désagréables, autant qu’il y ait de la lumière, n’est-ce pas ?

— Angelica !… »

La voix de don Ramire était devenue toute différente. Il n’en pouvait plus, il se soumettait.

« Angelica !…

— Qu’est-ce que c’est ? »

Elle avait l’air, pour l’instant, très affairée à mettre de l’ordre parmi les bibelots de sa commode, afin peut-être de ne pas voir son regard, la manière dont il l’implorait.

Il poursuivit, à voix presque basse :

« Pour t’entrevoir, pour passer auprès de toi quelques misérables minutes, est-ce que tu te rends compte de ce que j’ai fait ?

— Et toi, t’en rends-tu compte toi-même ? dit-elle, plus durement encore qu’il ne s’y attendait, et, qui sait, peut-être elle aussi.

— Moi, oui, dit-il. Je te le certifie.

— Alors, pourquoi l’as-tu fait ? Je ne te l’avais pas demandé, n’est-ce pas ? Et si j’avais pu le prévoir, crois bien que je t’en aurais dissuadé. »

Il eut un soupir douloureux.

« Tu n’y aurais pas réussi. J’ai voulu te revoir, t’avoir à moi un seul instant, à moi tout seul, comprends-tu ? une chose qui ne m’est jamais arrivée !… Voilà pourquoi, Angelica, je suis venu. Et puis également parce que…

— Dis-moi donc ? interrogea-t-elle, faisant peser sur lui son grave regard. Pourquoi est-ce aujourd’hui plutôt qu’hier, plutôt qu’il y a un mois, que tu l’as éprouvé, ce désir, avec une force aussi invincible ? Est-ce qu’il y a un motif à cela ?

— C’était précisément ce que j’allais essayer de t’expliquer, Angelica. »

Il avait baissé la tête.

« Je suis venu pour être sûr de te revoir, au moins une fois, avant de…

— Avant de quoi ? »

Il hésitait. On voyait qu’il se demandait s’il avait le droit de parler. Opportunément, elle vint à son aide.

« Ah ! fit-elle, je crois comprendre. Ce que l’on raconte, c’est donc vrai ?

— Que raconte-t-on ?

— Voyons, tu ne l’ignores pas ! Que la grande bataille est toute proche. Et, comme par hasard, c’est vous qui allez être de nouveau aux places de choix, mes pauvres agneaux. Est-ce que je me trompe ? Tu ne réponds pas ?

— À quoi bon te répondre, murmura-t-il, puisque je suis là. J’ai voulu te revoir avant de mourir, Angelica. »

Elle le regardait avec une espèce de défiance. Qu’elle fût émue, il n’était guère possible de le nier. Mais il n’était pas niable non plus qu’elle n’avait point encore consenti à le reconnaître, à se l’avouer.

« À quelle heure es-tu parti de là-bas ? demanda-t-elle, pour ruser avec elle-même, pour gagner du temps. Comment t’y es-tu pris ? Bien entendu, tu n’as mis personne au courant ?

— Bien entendu ! Vers quatre heures de l’après-midi, quand le jour commençait à décroître, on nous a retirés de la tranchée. On nous a ramenés en arrière, sous prétexte d’accorder deux ou trois jours de repos à notre escadron. À ce moment-là, comment t’expliquer ? un tel silence s’est fait soudain sur les lignes que cela ne m’a pas semblé naturel, que je me suis mis à trembler. J’ai compris que cela ne pouvait plus continuer ainsi, qu’elle allait se produire d’un instant à l’autre, la grande chose tant annoncée. Et en même temps que je sentais ceci, que j’avais la certitude de cela, il y avait autre chose qui était la conséquence de la première, et qui s’imposait en moi avec plus d’opiniâtreté encore, c’était le désir, la volonté de te revoir, Angelica. Comment ai-je fait ? demandes-tu. Au repos, n’est-ce pas, nous jouissons d’une liberté relative. Cela ne vaudrait pas la peine, autrement. À El Cambur, qui est l’endroit où l’on nous ramène à l’arrière, j’habite seul une petite maison. Mon cheval est en bas, tout seul aussi, dans son écurie. Mon parti a été vite pris, va. À peine monté chez moi, j’en suis redescendu. J’ai sellé moi-même ma bête, dans l’obscurité, à tâtons. Il ne devait pas être plus de cinq heures quand je suis parti. Et alors, le galop, le galop sans cesse, jusqu’à Las Palmas ! Je croyais que c’était bien plus loin ! Voilà ! C’est tout. Pardonne-moi ! »

Sans l’avoir en rien prémédité, du fait seulement de l’émotion dont sa réponse était remplie, don Ramire venait de marquer un point. Angelica le comprit. Jugeant désormais que la défensive n’était plus pour elle une tactique suffisamment sûre, elle se décida à attaquer.

« Te pardonner ? fit-elle. Je n’aurais certes pas demandé mieux. Mais il y a une chose qu’il ne m’est pas possible d’admettre. Tu es venu, m’as-tu affirmé il y a une minute, pour m’avoir seule. Imprudence, grosse imprudence de ta part, mon enfant ! Précisément étais-tu donc si assuré de me trouver, comme cela, à ta disposition ? Je te l’ai souvent répété : ne te livre jamais avec moi à des plaisanteries de ce genre. C’est ce que je déteste le plus. Bon ! Maintenant que j’ai dit tout ce que j’avais à te dire, n’y pensons plus ! C’est fini, n’est-ce pas ?

— Au contraire, ça commence ! répliqua-t-il, piqué au vif. Tu as bien fait de me rappeler un détail que j’étais sur le point d’oublier. Tout à l’heure, avec qui étais-tu ?

— Quoi ? fit-elle, prise à son jeu, furieuse et mourant d’envie de rire, tout ensemble. Cela, par exemple, c’est un comble. Ce n’est donc qu’avec l’intention de me faire une scène que tu seras venu jusqu’ici ?

— Ne dramatisons pas ! Ne dramatisons pas ! ordonna-t-il, serrant les dents. Dans quelle intention suis-je venu ? Tu admettras que c’est uniquement moi que cela regarde. Laisse-moi parler, je te prie. Tout à l’heure, donc, tandis que vous étiez en train de jouer aux cartes, j’entendais vos voix. Très nettement, je les distinguais : la tienne, celle de cette chipie de Fraisette. Mais ce n’était pas tout. Il y avait aussi une voix d’homme. Cela, je suis prêt à le jurer. Oserais-tu me jurer le contraire, toi ? Tu te tais. C’était bien ce que j’avais pensé. Comment me suis-je contenu ! Comment n’ai-je pas enfoncé la porte ! »

Angelica n’en avait jamais espéré autant.

« C’eût été complet, dit-elle dignement. Tu as eu raison de rester tranquille, je te le certifie, dans ton propre intérêt.

— Qui était-ce ?

— Qui veux-tu que ce fût ? Un ami à moi.

— Inutile d’essayer de me donner le change ! ricana-t-il. J’ai deviné.

— Cela m’étonnerait ! » minauda-t-elle, prise entre sa joie et la pitié qu’il lui inspirait tout de même, l’infortuné, pour la facilité avec laquelle on arrivait à le pousser à bout.

« Cela t’étonnerait ? gronda-t-il. Aie donc le front de me soutenir le contraire ! Jure-moi que ce n’est pas un de ces sales godelureaux empressés à t’attendre à la sortie de la messe, et entre les bras desquels tu t’abandonnes, en dansant, avec des sourires pâmés ?

— Ah ! s’exclama-t-elle, il est effrayant. Il n’y a décidément rien moyen de lui cacher. »

Mais elle n’avait plus aucun mérite. L’ironie était devenue un monde fermé à don Ramire, tout au moins pour un bon moment.

« Oui, c’est cela, continua-t-il. Voilà ici ce qui se passe, tandis que nous, les pauvres diables, les tristes idiots, nous sommes occupés exclusivement à nous faire casser la figure. Ah ! ces espèces d’immondes petits individus-là, dont les garces dans le genre de madame ont, de tout temps, été entichées, qu’est-ce qu’on attend pour nous les envoyer ! Satan, permets que je vive assez pour qu’il y en ait un ou deux qui me tombe un jour sous la coupe !

— Et qu’est-ce que tu en ferais ? demanda-t-elle, soudain agressive. Veux-tu me le dire, s’il te plaît ? »

Il éclata d’un rire cruel.

« Fie-t’en à moi !

— Des héros, n’est-ce pas ? insista-t-elle, méprisante. Ce que don Manrique a tenu à faire de vous ? »

C’en était trop. Il la regarda avec un air de surprise triste, et simplement, très simplement, il murmura :

« Des héros, nous ? Ce n’était pas nécessaire. Si don Manrique était ici, il te dirait que nous appartenons à un régiment où l’on n’a de leçons à recevoir de personne sous ce rapport. »

Il y eut un silence. Angelica, c’était une justice à lui rendre, avait jusque-là tout mis en œuvre pour conserver le libre contrôle d’elle-même, de sa volonté, de son émotion. Mais il y a des moments de la vie, où, si l’on n’est pas tout à fait un monstre, il n’y a plus qu’à s’avouer vaincu.

« Est-ce que vous souffrez beaucoup là-haut ? demanda-t-elle d’une voix soudain très changée.

— Souffrir ? Cela dépend de ce qu’on entend par là, dit don Ramire, qui croyait avoir de bonnes raisons de se méfier.

— Se battre, poursuivit-elle, se battre comme vous le faites sans cesse depuis six mois, ce doit être une telle horreur !… Même pour un homme, il y a des moments où c’est dur, n’est-ce pas ? »

Don Ramire secoua la tête.

« Ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus dur.

— Alors, qu’est-ce que c’est ? »

Il haussa les épaules sans répondre.

Elle reprit, d’une voix encore plus oppressée :

« Qu’est-ce que vous faites, lorsque vous ne vous battez pas ? »

Il murmura :

« Il nous arrive de parler de toi.

— Qui cela, nous ? demanda-t-elle.

— Nous tous, qui t’avons connue. Les chefs, et aussi, les soldats.

— Parler de moi, fit-elle de nouveau, presque hostile. Pour en dire du mal, n’est-ce pas ?

— Pas nécessairement.

— De quelle façon, alors ? Réponds-moi ? »

Tous les deux, ils se fuyaient du regard, tellement l’un avait la pensée qu’il était surveillé par l’autre. Puis, tout à coup, dans le grand silence, il y eut un mince bruit de sanglot, qui s’étouffa :

« Nous ne t’avons jamais autant aimée, Angelica. »

Don Ramire continuait à baisser la tête. Il ne put voir celle de la jeune femme se relever, ni ses yeux s’illuminer soudain.

Ce ne fut, d’ailleurs, que l’affaire d’un instant. Redevenue très calme, elle demanda :

« À quelle distance d’ici sont les premières lignes ?

— Les premières lignes ? répéta-t-il interloqué. À sept ou huit lieues, tout au plus.

— Sept ou huit lieues, dit Angelica. Ce n’est pas beaucoup. »

Il se méprit, bien entendu, sur le sens de cette phrase. D’ailleurs, qu’importait. Il pouvait bien, maintenant, multiplier les bévues, puisque, sans le savoir, il venait de gagner la partie.

« Pas beaucoup ? répéta-t-il avec âpreté. Non, évidemment ! Qu’est-ce que tu veux, nous n’avons pu réussir à faire mieux. Mais il ne faut pas que ça vous tracasse, que ça vous empêche de jouer aux cartes… Nous tâcherons de tenir bon. »

Elle leva les yeux au ciel.

« Qu’est-ce qu’il faut entendre ? La guerre n’aura pas eu pour résultat de te développer extraordinairement l’intelligence, mon garçon. En te posant cette question, tu n’as pas compris à quoi j’ai songé ? Au temps qu’il va te falloir pour revenir là-bas. Deux heures, cela doit suffire ?

— Oui, répondit-il, au petit bonheur, n’ayant toujours aucune idée de ce à quoi elle voulait en venir, deux heures de cheval tout au plus, et j’y serai.

— Parfait. Il est à peine plus de dix heures. Tu n’as pas besoin d’être de retour avant l’aube, j’imagine ?

— Angelica ! » balbutia-t-il.

Il la regardait d’un air suppliant. Depuis qu’il était là, elle n’avait guère cessé de se moquer de lui. Cela l’amusait de continuer, sans doute.

« Pourquoi me demandes-tu tout cela ? »

En riant, elle répondit :

« J’espérais que tu l’aurais deviné. »

Elle était en train de se livrer à un jeu des plus singuliers. Avec méthode, elle éteignait, l’une après l’autre, les bougies qu’elle avait elle-même allumées quelques instants auparavant. Lorsqu’elle eut fini, et que sa chambre, de nouveau, ne fut plus éclairée que par la veilleuse, elle se dirigea vers la fenêtre de gauche, dont elle écarta les rideaux. Une autre lumière apparut, celle de la lune. On voyait, collée à la vitre, sa ronde face d’argent glacé.

Angelica la désigna à don Ramire.

« Elle vient à peine de se lever. Elle va briller ainsi toute la nuit. Pour toi, est-ce une bonne ou une mauvaise chose ?

— Une bonne chose, j’espère, dit-il. Mais qu’est-ce que tu fais ? »

En dépit du froid, elle venait d’ouvrir la fenêtre. Il l’y suivit, s’accouda près d’elle à la balustrade de fer forgé. Elle paraissait ne plus lui prêter attention. Lui, en revanche, qu’aurait-il donné pour avoir l’audace de la prendre enfin dans ses bras ?

« Qu’est-ce que tu fais ? » répéta-t-il.

D’une voix lointaine, elle répondit :

« Je regarde la nuit. As-tu remarqué qu’il n’existe pas deux nuits pareilles ? Je veux voir comment est faite celle-ci. Vraiment, elle ne me paraît pas trop sournoise. Aux environs, tout me fait l’effet d’être calme. Que je te prévienne : sur la route, vers minuit, il y a une ronde qui passe. Tu ne seras pas effrayé ? »

Il sourit :

« Je tâcherai.

— Et ton cheval ? questionna-t-elle. Où l’as-tu mis ?

— Dans l’écurie de droite, répondit-il. C’est Rosine qui m’a aidé à l’y conduire. J’ai la clef. »

Elle le repoussa doucement, comme il cherchait à l’embrasser.

« Chut, chut, je te prie ! Il y a des détails qu’il vaut mieux régler d’abord, à tête reposée. Ton harnachement, par exemple, te rappelles-tu seulement où il se trouve ? Semé à la va-comme-je-te-pousse, dans la pièce à côté. Veux-tu me permettre ?… »

Elle referma la fenêtre dont elle laissa retomber les rideaux, puis elle pénétra dans le cabinet de toilette. Elle en ressortit les bras encombrés du manteau et de la chapska de don Ramire, de son sabre, de son étui à pistolet.

« Qui peut savoir ! Tout cela sera mieux ici, dit-elle, en installant, sur le dossier d’un fauteuil, ces divers accessoires guerriers. Il faut que tu puisses être prêt en un clin d’œil, si c’est nécessaire. Je ne voudrais pas qu’il t’arrivât la moindre anicroche, mon pauvre petit cavalier. »

Il la regardait, abasourdi, sans un seul geste pour lui venir en aide. Il n’en revenait pas, littéralement.

« Comme tu es bonne, Angelica ! » finit-il par murmurer cependant.

Elle eut une petite moue d’ironie.

« Bonne ? fit-elle. Ce n’est peut-être pas absolument le qualificatif qui convient. Pas en tout cas la garce que tu dénonçais tout à l’heure, et que tu n’es d’ailleurs pas le seul à avoir imaginée sous ces couleurs-là. Faut-il tout de même que vous soyez enfants, tes camarades et toi, pour vous être fabriqué à mon sujet des idées pareilles. La réalité est beaucoup moins compliquée, crois-le. J’y pense, cependant : il y a une chose, malgré tout, que tu vas me faire le plaisir de me jurer…

— Tout ce que tu voudras ! » dit-il, un peu inquiet de la gravité soudaine avec laquelle elle venait d’exiger de lui ce serment.

Elle lui prit la main, la serra de toutes ses forces, puis murmura :

« Ramire, mon petit Ramire, donne-moi ta parole que jamais ils ne se douteront de rien, là-bas. »

Il avait la finesse habituelle aux hommes. C’est-à-dire qu’il commença par ne rien comprendre à tout ce que cela pouvait signifier.

« Je n’ai pas intérêt à ce que l’on sache que toute une nuit j’ai été déserteur », se borna-t-il à répondre, assez sèchement.

Elle haussa les épaules avec gentillesse.

« Aussi, dit-elle, n’est-elle pas tout à fait pour demain, la crainte que je viens de manifester. Tu n’iras pas, quelques heures après ton retour, je veux le croire, crier la chose sur les toits. Mais un jour, plus tard, lorsque ce cauchemar aura pris fin, qui peut savoir jamais. C’est que je n’ignore pas comme vous êtes tous à peu près faits, tant que vous êtes ! Une bouteille de vin vieux, un accès de colère, un accès de confiance, un besoin subit de se vanter… Jamais, encore une fois, qu’on ne se doute jamais, là-bas, de ce qui va se passer ici. »

Il la regardait avec une surprise douloureuse. Elle devina ce qu’il avait envie de lui dire, et qu’il n’osait :

« Oui, je vois bien ce que tu penses, fit-elle avec un sourire attristé : « Elle ne faisait pas autant de manières, il y a quelques mois, quand la guerre n’était pas encore déclarée ! » Justement, c’est cette pensée-là qui devrait t’aider à comprendre. Un petit effort, mon petit Ramire, tu verras que tu vas y arriver. »

Il se taisait. Elle vint à lui et l’embrassa, comme elle ne l’avait pas encore embrassé jusqu’alors.

« C’est pourtant si simple ! dit-elle. À l’époque dont nous parlons, ce n’était pas comme aujourd’hui. Tous, alors, vous m’ayez plus ou moins reproché d’être dure, cruelle même. Aucun n’a pu, honnêtement, m’accuser de l’avoir trahi. Mais, cette nuit, eux qui sont là-bas, tandis que, toi, tu es ici, c’est pour le coup qu’ils seraient en droit de le dire. Sur ces nuances, sur ces questions-là, tu peux, aies-en la conviction, t’en rapporter à une femme. Tu me regardes avec de grands yeux ? Je te le répète, comprends-moi bien. Si extraordinaire que cela puisse te paraître, je n’ai jamais fait de la peine aux gens pour le plaisir de leur en faire. Quand ça m’est arrivé, c’est que je n’ai pu me comporter différemment. »

Sur l’épaule de la jeune femme, il avait laissé tomber sa belle tête mate. Les yeux mi-clos, il souriait ; il l’écoutait.

« Toujours, toujours, murmura-t-il ; tu ne l’ignores point, j’ai mieux aimé souffrir par toi que d’être heureux auprès d’une autre, Angelica. »

Elle portait, cette soirée-là, une splendide robe de velours violet, filigrané d’argent, sur laquelle elle avait piqué un bouquet composé de trois splendides roses : une rose blanche, une rose rouge, une rose thé. Se penchant vers elles, ce furent les pétales de la rose blanche qu’il baisa :

« Tu me la donneras demain matin, afin de me tenir compagnie, dit-il. Je te la renverrai de là-bas.

— C’est promis. »

Il serait resté là, bien longtemps, sans doute, si, dans un sourire plein de tendresse, se dérobant une fois de plus, elle ne l’avait rappelé à la raison.

« À quelle heure le jour doit-il naître ? demanda-t-elle. Voilà une chose dont, toute affaire cessante, il y aurait lieu de se préoccuper. »

Il répondit, machinalement :

« Vers six heures et demie, tout au plus.

— À merveille. Il faudra donc que tu partes d’ici environ deux heures plus tôt, à quatre heures, si tu veux bien, afin d’être tout à fait tranquille. Promets-moi que, dès que je t’en donnerai l’ordre, tu seras prêt. »

Il prit un air légèrement protecteur :

« N’aie aucune crainte de ce côté, voyons. Te figures-tu donc que je tienne tant que cela à devenir un misérable ? Je n’oublie pas que c’est d’un moment à l’autre que l’ordre peut être donné d’attaquer. »

Elle lui avait pris la tête dans ses mains. Les yeux dans les yeux, ils se regardaient.

« C’est donc vrai, murmura-t-elle, c’est donc bien vrai ! Comme je ne voudrais pas y croire ! Ah, sans doute, si j’étais à ta place, il me semble que, moi aussi, je me dirais : « Autant que ça soit tout de suite fini ! » Oui, mais de ma place à moi, il ne m’est pas possible, évidemment, de parler de la sorte ! Qu’est-ce qui se prépare au juste ? Tout à l’heure, quand je te l’ai demandé, j’ai senti ta répugnance à me répondre. Je comprends ta réserve, va ! Mais aie pitié de mon anxiété, de mon angoisse. J’ai tout de même l’impression d’avoir prouvé que je suis quelqu’un en qui on peut avoir confiance. Tu ne le crois pas. Tu ne me dis rien ? »

Il la serra doucement contre lui.

« Que veux-tu que je te réponde, fit-il, sinon ce que je t’ai déjà dit en arrivant ? Si je n’avais pas eu la certitude que la bataille définitive était sur le point de s’engager, je ne serais pas venu. Ou plutôt, c’est cette conviction qui m’a fait venir, tu sais pourquoi ? Et si j’ai pu aussi aisément mettre à exécution mon projet, ç’a été grâce aux événements qui se préparent. Le calme qui règne à Las Palmas ne vous permet guère de vous faire une idée de l’importance des mouvements de troupes qui ont eu lieu ces jours-ci, ou plutôt ces nuits. Je suis persuadé que les deux tiers au moins de notre armée viennent d’être concentrés dans le secteur d’El Cambur, à l’insu de l’ennemi. Si l’on tient à réussir le coup de surprise que l’on projette ainsi, il y a là, de toute évidence, une situation qui ne saurait se prolonger bien longtemps.

— C’est à tout cela, tu peux m’en croire, répliqua-t-elle, que je ne cesse de songer. C’est pour cela que j’ai tenu à régler tous les détails de ton départ avec la précision que tu sais. Mon devoir, mon petit Ramire, était d’y penser plus que toi. S’il y a une chose dont tu devras, en t’en allant, me garder quelque reconnaissance, ce sera celle-là. Car, pour le reste… »

Elle eut un geste de la main, vague et charmant.

« Pour le reste, acheva-t-elle, évidemment je n’irai pas jusqu’à en dire du mal. Mais enfin, il faut bien penser qu’il doit exister un assez grand nombre de femmes qui pourraient t’en donner tout autant. »

Elle avait beau faire, elle était émue, et elle ne parvenait plus à le dissimuler. À plusieurs reprises, il en avait profité pour essayer de la prendre dans ses bras. Elle dit quand elle se fut rendu compte que, finalement, il y était arrivé.

« Ah ! non, pas ainsi ! fit-elle, riant plus fort, et réussissant, une fois encore, à se dégager. J’ai horreur qu’on chiffonne mes robes. Vous n’allez pas me faire croire, cher monsieur, qu’il ne vous est pas possible d’attendre un petit quart d’heure de plus ! »


*

De toute la vitesse que peut lui prêter sa monture, en un galop vertigineux, un homme s’enfuit à travers la montagne, la plaine, la forêt. Un homme ? Non. Ils sont six, en réalité, à se ruer ainsi au milieu des ténèbres. Mais celui qui conduit cette charge a l’air d’être seul, tant il devance, à chaque instant, ses compagnons, dont pas un n’a pu réussir à le devancer à son tour. Ils ne paraissent guère d’ailleurs avoir envie de s’y essayer. Ils ont bien assez de peine comme cela à ne pas se laisser irrémédiablement distancer. Fuient-ils vraiment ainsi qu’il vient d’être dit ? Oui peut savoir ? L’indice unique qui permet de le croire, c’est justement cette allure insensée. Ils ont l’air, à cause d’elle, de gens poursuivis. Mais si c’étaient eux qui poursuivaient, au contraire ! Ah ! dans ce cas, leur misérable proie n’aurait guère de chances de parvenir longtemps à leur échapper. De quel côté se dirigent-ils ? Qui peut le dire de façon certaine ! Pour le moment, on a l’impression qu’ils tournent le dos à la ligne de feu. Mais qui se chargerait de l’affirmer, dans une contrée où les pistes, inextricablement, s’entremêlent et se mêlent ? Les provinces d’Arequipa ne peuvent prétendre en effet offrir en exemple à l’univers leur réseau routier. Autre chose : ces six hommes, à n’en pas douter, sont des soldats, oui, tous les six, à moins que, supposition rendue plausible par l’autorité avec laquelle il conduit cette chevauchée folle, celui qui se trouve sans cesse en tête ne soit, peut-être, un officier. Il n’y a pas en tout cas d’autre détail qui permette de l’affirmer. Pas moyen de percevoir une différence dans la manière dont ils sont, tous les six, équipés et vêtus. Ce sont les mêmes sombres manteaux tendus parallèlement au sol par le vent infernal de la course, le même cliquetis de sabres et de molettes d’éperons, les mêmes brefs éclairs de l’acier sous la triste lune solitaire. Voici soudain qu’à la montagne est en train de succéder la forêt, l’étang au torrent, et les halliers aux précipices. Ils seront franchis les uns et les autres, du même bond. Est-ce que rien, mon Dieu, ne sera donc capable de faire obstacle, ne serait-ce qu’une minute, à cette lugubre ruée ? Un ravin tortueux paraît un instant sur le point de pouvoir s’en charger. Or, voici que sa berge opposée est déjà gravie par les six coursiers démoniaques. Ils s’y cramponnent, l’escaladent à renfort de grands coups de reins. De nouveau, les immenses foulées s’allongent et reprennent de plus belle. Une clairière toute remplie de brouillard lunaire a surgi. Elle ressemble à la mer et noie les bêtes qui y bondissent toutes ensemble pour ne plus laisser surnager que les têtes des six cavaliers. Plus vite, plus vite encore, plus vite toujours, chose que l’on croyait impossible. Dans le lointain, des points lumineux : des prunelles de loups, un essaim de lucioles en voyage, ou peut-être beaucoup plus simplement les lumières clignotantes d’une ville. Trois lieues, deux, une lieue à peine ! On arrive, c’est à n’y pas croire ! On arrive !… On est arrivé !

« Angelica ! Mon Dieu ! Angelica !

— Maîtresse ! Maîtresse ! »

C’étaient les voix également affolées de Rosine et de doña Fraisette qui se faisaient entendre à gauche, derrière la porte du boudoir où l’on avait joué aux cartes, celle qui s’ouvrait au premier étage, sur le palier.

« Angelica ! Angelica !

— Ah ! maîtresse, je vous en prie !

— Qu’est-ce que c’est ? »

La voix d’Angelica, maintenant, à droite, au fond du cabinet de toilette, qui répondait !…

« Dépêche-toi !… Dépêchez-vous ! Je t’en supplie. Ils vont entrer. »

Brusquement, une porte s’ouvrit, celle du cabinet de toilette. Angelica parut sur le seuil. Par bonheur, elle n’avait pas encore commencé à se déshabiller. Elle portait un flambeau allumé. Sa chambre, du même coup, s’emplit de clarté. Elle la traversa en coup de vent. Un bruit de clef dans la porte du boudoir. À son tour, cette porte s’ouvrit. Doña Fraisette et Rosine surgirent, blanches de terreur.

« Qu’y a-t-il ? »

Elle n’eut pas à attendre leur réponse pour être fixée. En bas, la grande porte de l’hôtel retentissait de coups de plus en plus violents. Il était certain qu’elle ne pourrait supporter bien longtemps pareil assaut, qu’elle ne tarderait pas à céder.

« Qu’est-ce qui se passe ? » répéta Angelica.

De la jeune fille et de la vieille, c’était vraiment à qui s’embrouillerait le plus dans ses explications.

« Nous ne savons pas ! Des soldats qui frappent à la porte d’en bas. Ils ont d’abord commandé d’ouvrir. Comme ils trouvaient qu’on n’obéissait pas assez vite, ils se sont mis à donner des coups de crosse. « Ordre du général en chef », ont-ils crié.

— Ordre du général en chef ? En êtes-vous sûres ?

— Oui, maîtresse, absolument !

— C’est possible. Mais lui, il n’est pas là en personne, n’est-ce pas ? »

Ni Fraisette ni Rosine n’eurent le temps de répondre. Une main venait de saisir le bras d’Angelica. Brusquement, elle se retourna. Don Ramire se trouvait devant elle, un peu pâle, mais très maître de lui.

« Elles ne se sont pas trompées, dit-il. C’est bien lui ! Et il est là. »

Quelques instants plus tôt, quand Angelica l’avait laissé seul dans sa chambre, don Ramire, le cœur gonflé d’allégresse contenue, s’était coulé entre les rideaux et avait rouvert la fenêtre. Il s’était accoudé de nouveau en face de cette nuit qu’ils avaient contemplée tous les deux un quart d’heure auparavant. Le vent glacé faisait du bien à ses tempes en feu. La lune composait avec chaque arbre une espèce de magnifique paysage irréel et givré. Pas un bruit sur la route durcie de verglas. Le jeune homme était sur le point de rentrer, de refermer la fenêtre, lorsque subitement, ce silence avait cessé. Ç’avait d’abord été un lointain roulement, un roulement auquel une oreille aussi avertie que la sienne ne pouvait se tromper. Des cavaliers arrivaient au galop, en direction de la ville, et ils étaient au moins une demi-douzaine : tout cela don Ramire l’aurait juré. Dans une demi-minute, tout au plus, ils seraient à la hauteur de Tras los Montes. La question, toute la tragique question se poserait alors : S’arrêteraient-ils ? « Pourvu que Pablo ne hennisse pas ! » pensa don Ramire. Pablo, c’était son cheval, bien entendu. La demi-minute après, effectivement, don Ramire était fixé. Pablo avait sagement continué à se taire. Mais les cavaliers, s’engouffrant dans la grille entrouverte, avaient bel et bien envahi les jardins de l’hôtel.

« C’est bien lui, je te le répète ! Il est en bas.

— Qui ? demanda Angelica, désirant désespérément conserver le droit de douter encore.

— Le général Ruiz… Don Manrique, naturellement !

— En es-tu sûr ? »

Don Ramire haussa les épaules.

« J’ai reconnu le plumet jaune et bleu des dragons de son escorte, le 4e régiment, de Boadillas. Les chevaux sont là, tous les six, dans la cour.

— C’est pour toi qu’il vient ? Ton absence a été découverte.

— Apparemment ! »

Toute cette scène s’était déroulée en moins d’une minute. La suivante n’allait durer guère plus longtemps. Au rez-de-chaussée, les coups dans la porte augmentaient de violence. Elle ne pouvait plus tarder à céder.

« Fraisette ! ordonna Angelica.

— Quoi ? » fit la vieille fille effondrée.

En même temps, elle dévisageait don Ramire, mais sans marquer autrement de surprise de le voir là. La terreur de doña Fraisette était telle qu’elle ne laissait plus guère de place à l’étonnement.

« Écoute-moi, écoute-moi bien ! dit Angelica. Tu vas te mettre là, sur le palier, et tu vas crier : « On arrive, messieurs, on arrive ! » Eh bien ? Allons ? Qu’est-ce que tu attends ? »

Doña Fraisette désigna sa gorge :

« Je ne peux pas ! Quelque chose, là, qui empêche de passer !

— Tu vas voir que tu vas pouvoir ! » dit Angelica.

Et elle la pinça, sans pitié.

Doña Fraisette poussa un hurlement.

« Que t’avais-je dit ? Ce n’est pas plus difficile que cela. Continue, si tu ne veux pas que je recommence.

— On arrive, mes bons messieurs, on arrive !

— Bravo ! Très bien ! Ne t’arrête pas ! Laisse-les enfoncer la porte. Ce sera toujours ce temps-là de gagné. Rosine, à nous deux, maintenant ! »

Elle s’était tournée vers la jeune fille. Au contact de cette lucide intrépidité, Rosine avait repris un peu de sang-froid.

« C’est toi, lui dit Angelica, qui, par le petit escalier du cabinet de toilette, as conduit le lieutenant Diaz jusqu’ici. C’est toi qui, par le même chemin, vas le reconduire jusqu’à l’écurie, où il a son cheval. Va l’attendre en bas. Et ne perds pas la tête, surtout. Si dans la minute dont sa vie va dépendre de toi, quelque chose de fâcheux lui arrive, sache bien que je ne te le pardonnerai jamais. »

Tout en parlant, avec une hâte de plus en plus fébrile, elle aidait don Ramire à s’équiper.

« Dépêche-toi ! Dépêche-toi ! Les chevaux des dragons, dis-moi, ils ne sont pas devant la porte de l’écurie où est ton cheval, au moins ?

— Non, ils sont dans la cour opposée.

— Dieu soit loué ! Heureusement aussi que tu as l’habitude de la maison, et qu’ils ne la connaissent pas, eux ! N’aie pas peur, mon enfant bien-aimé, je me charge de te la procurer la minute qu’il va te falloir pour te mettre en selle. Je n’ai qu’un regret, c’est que tu ne sois plus ici, quand ce monsieur y pénétrera, pour être témoin de la manière dont il va y être accueilli. »

Il était prêt. Avec transport, elle l’étreignit, et lui tendant la rose blanche de tout à l’heure :

« Je n’oublie rien, moi, ainsi que tu vois. Tu me la renverras de là-bas. Maintenant, viens ! C’est le moment. »

Les coups dans la porte, en bas, se multipliaient, avec une fureur sans cesse accrue. Angelica éclata d’un rire forcené.

« Oui, mes amis ! Ne vous gênez pas. Allons, Fraisette ! Allons donc ! »

Sur ces derniers mots, entraînant don Ramire par la main, elle disparut dans le cabinet de toilette, tandis que sa chambre, une fois de plus, retombait dans l’obscurité.

« On arrive, messieurs ! Je vous assure qu’on arrive !

— Trop tard ! hurla une voix, vous l’aurez voulu ! »

Simultanément, l’événement si redouté se produisit. Dans un fracas effrayant de panneaux défoncés, de chaînes et de ferrures rompues, la grande porte de l’hôtel, livrant passage à don Manrique, s’abattit.

VIII

« Silence ! »

Repoussant violemment, d’un revers de bras, doña Fraisette qui alla s’effondrer au fond d’un fauteuil, don Manrique fit irruption dans le boudoir.

« Silence ! » répéta-t-il.

Éperonné, botté, avec plus de boue sur son uniforme noir que n’en avait, quelques heures plus tôt, don Ramire lui-même, il était nu-tête. Sa tempe gauche saignait. La même liane épineuse qui lui avait ravi son shako lui avait, du même coup, déchiré le front. Deux cavaliers de son escorte le suivaient, deux dragons du fameux régiment de Boadillas, rival éternel du 3e lanciers de Barquisimeto : parements et passepoils jaunes sur justaucorps blanc et ponceau.

« Au secours ! » continuait à clamer doña Fraisette.

Le général Ruiz eut un geste de courroux.

« Regarde bien cette vieille sorcière ! » dit-il à l’un de ses dragons.

L’infortunée crut sa dernière heure venue. Elle joignit les mains.

« Monsieur le soldat, pitié, pitié ! supplia-t-elle.

— Ne craignez rien, dit don Manrique avec un sourire méprisant. Il ne vous sera pas fait de mal.

On se contentera seulement de vous empêcher de nous assourdir les oreilles. Bon ! On dirait que ça commence à aller mieux. Où est votre maîtresse ?

— Sans doute, c’est de doña Angelica que Son Excellence veut parler ? Elle n’est pas ma maîtresse, mais ma cousine, dit doña Fraisette rassurée, et déjà minaudant.

— Je me moque de vos degrés de parenté. Ce que je veux, c’est savoir où elle est. Dites-le-moi tout de suite, ou sinon… »

Il s’interrompit avec brusquerie, et, simultanément, se précipita dans la chambre. À travers la porte de droite, celle du cabinet de toilette, une voix, la seule à avoir conservé sa placidité, venait à son tour de retentir, tirant doña Fraisette d’embarras, de la manière la plus opportune du monde.

« Que signifie tout ce vacarme ? Qu’y a-t-il ?

— Ah ! vous voilà, vous, enfin ! cria don Manrique se ruant derechef sur la porte, et la martelant de ses poings.

— Et vous ? fit la voix. Qui donc êtes-vous pour oser ainsi ?…

— Taisez-vous ! Ouvrez ! Autrement…

— Cela, c’est un comble, par exemple ! Suis-je toujours chez moi, oui ou non ?

— Ouvrez, ou j’enfonce la porte !

— Vous allez bien, tout de même, me donner une minute ? Le temps de me permettre de me rhabiller !

— Une minute, soit, montre en main ! Mais pas une seconde de plus, hurla don Manrique hors de lui. Passé ce délai, vous pouvez être assurée que… Oh ! »

Il s’était interrompu une fois de plus, et de façon aussi subite, mais pas pour la même raison.

Sur le seuil du cabinet de toilette, Angelica, plus souriante que jamais, venait d’apparaître, un candélabre à la main.

« Je voudrais bien, commença-t-elle, savoir qui a pu se permettre… Tiens ! Tiens ! »

Elle aussi, elle s’était arrêtée, et, avec un léger mouvement où il y avait tout juste ce qu’il pouvait falloir de surprise :

« Le général Ruiz, je ne me trompe pas ! murmura-t-elle. En vérité !… »

Elle était vêtue, si l’on peut dire, d’un splendide déshabillé de dentelles noir et orange. Marchant dans la direction de don Manrique, qui avait reculé instinctivement, elle s’en était venue poser son flambeau sur la table, à gauche. Puis, de nouveau, faisant face à son adversaire, elle avait souri.

« Excellence, je vous demande bien pardon. Mais vous devez ignorer que vous vous trouvez dans un hôpital militaire. Il y a des blessés qui dorment, ici. »

Il continuait à reculer.

« Madame ! balbutia-t-il.

— Qui dormaient, plutôt ! poursuivit-elle. C’est égal, ils seront joliment fiers, quand ils vont apprendre que c’est le général en chef en personne qui les a réveillés. Excellence, que leur vaut, que nous vaut l’honneur ?… J’y pense : peut-être que la guerre est finie ? »

À force d’avancer, elle était tout près de lui, maintenant. De son côté, redevenu maître de lui-même, il ne battait plus en retraite, il attaquait.

« Vous avez quelqu’un chez vous ! » fit-il brutalement.

Elle le regarda avec de grands yeux étonnés.

« Quelqu’un, dites-vous ? Oui. Non. Qui ? »

Il crut l’avoir désormais à sa merci.

« Vous avez l’impudence de me le demander ? Vous savez bien qui ?

— Je sais, je sais, fit-elle. C’est une façon de parler. Quelqu’un, chez moi ? Évidemment, oui. Il y a du monde, beaucoup de monde. Beaucoup trop même, à mon gré. Bien sûr, je ne parle pas pour vous, Excellence. Mais peut-être, entre nous soit dit, que ces deux messieurs… »

Elle désignait les dragons.

« Avez-vous l’intention de convoquer dans ma chambre toute votre cavalerie ?

— Je ne tiens pas à rester seul avec vous », dit-il, avec un rire insultant.

Elle esquissa la plus aimable des révérences.

« Et pourtant, fit-elle, Dieu sait qu’elle ne sera jamais nulle part plus en sûreté qu’ici, la vertu bien connue du général Ruiz. Je conçois vos craintes, néanmoins. Mais alors, que faites-vous, que font vos hommes dans un endroit aussi périlleux ? Il me semble qu’il serait de beaucoup préférable… »

Joignant le geste à la parole, elle faisait déjà mine de quitter sa chambre, conviant de la main tout le monde à l’accompagner.

Don Manrique lui barra la route.

« Je vous interdis de bouger. »

En même temps, il montrait à ses hommes la porte du cabinet de toilette.

« Fouillez-moi cette pièce ! » ordonna-t-il.

Angelica haussa les épaules.

« Dans quel but ? fit-elle. À quoi bon déranger ces jeunes gens ?

— Je n’ai pas de leçons à recevoir de vous.

— De moi, sans doute, Excellence ! Mais de la raison ? Or, c’est elle qui, en l’occurrence, s’exprime par ma bouche. Qu’il y ait eu quelqu’un dans cette chambre, c’est possible. Mais, avec tout le bruit que vous avez fait, pensez-vous que la personne en question vous aura attendu ? »

Don Manrique partit d’un éclat de rire triomphant.

« Je n’en souhaite pas davantage, fit-il. Vous devrez bien, vous aussi, admettre que je ne suis pas un enfant. Que ce quelqu’un-là ne soit plus dans la chambre que voici, c’est possible, comme vous dites. En tout cas, le nécessaire, sachez-le, a été fait pour le recevoir en bas, comme il convient. »

On eût dit qu’Angelica avait pâli. Mais il ne pouvait s’agir que d’une de ces défaillances passagères que personne n’était plus apte qu’elle à surmonter.

« Excellence », commença-t-elle avec ironie…

Elle ne devait pas en dire plus long. Don Manrique, poussant une sourde exclamation, venait de bondir à la fenêtre.

« Qu’est-ce que c’est ? Qu’y a-t-il ? »

Cette fois, Angelica n’avait point pâli, mais blêmi.

« Halte-là !

— Halte-là !

— Halte-là ! »

Un brouhaha soudain, dans la cour, précédant ces trois ordres ! Puis, un galop de cheval éperdu. Et, successivement, trois coups de fusil.

Un silence, à présent, un silence de mort, rompu brusquement par un grand cri.

« Dieu tout-puissant ! »

La voix de Fraisette ! Retrouvant miraculeusement l’usage de ses jambes, elle était en train, telle une vieille chèvre, de dégringoler l’escalier, entraînant, lancé derrière elle, le dragon préposé à sa garde.

« Je te suis ! » cria Angelica.

Elle aussi s’était élancée. Déjà, elle avait atteint la porte du palier lorsqu’elle se sentit arrêtée par le bras. Elle se retourna, ivre de fureur et de haine. Le visage de don Manrique était presque contre le sien. Ce visage, en cette seconde, lui apparut si effrayant qu’elle ne put s’empêcher de frissonner.

« Je vous interdis de faire un mouvement ! » rugit-il.

De sa main libre, elle essaya de le repousser, de le souffleter au besoin. Tentative vaine ! Il la secouait avec une rage de dément. Elle trébucha, tomba sur un genou.

« Misérable ! gronda-t-elle. Voilà ce qu’en un moment pareil, vous osez…

— Silence ! » fit-il.

Elle tressaillit. Sa voix n’était plus la même. Que se passait-il ?

« Silence ! répéta don Manrique, avec une indicible expression d’angoisse dans les yeux, sur ses traits contractés. Silence ! Vous n’avez donc pas entendu ? Écoutez, pour Dieu ! Écoutez ! »

Des sanglots, des lamentations étaient en train de monter du rez-de-chaussée. On reconnaissait la voix de doña Fraisette. Mais il était impossible d’arriver à comprendre ce qu’elle disait.

« Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que raconte cette folle ? » cria don Manrique à celui de ses deux hommes d’escorte qui était resté là.

C’était un jeune, un très jeune cavalier. Au moins aussi bouleversé qu’eux, il penchait sa face affolée au-dessus de la cage de l’escalier. Lui, il était assez près pour avoir pu saisir le sens des phrases hachées de doña Fraisette, mais son émoi était tel qu’il ne parvenait point à les répéter.

« Que dit-elle ? hurla de nouveau don Manrique. Te décideras-tu à parler, maudit ?

— Mon général, réussit enfin à bredouiller le petit dragon plus tremblant qu’une feuille, voilà ce qu’elle dit, oui voilà : « C’est horrible ! C’est trop horrible ! On vient de le rapporter tout couvert de sang ! Il ne bouge plus ! »

— Qui cela ? Qui ? Réponds ! Réponds donc !

— Mon général, je ne sais pas !

— Bête brute, va voir, alors ! Cours ! Tu devrais déjà être parti ! »

Oh ! quel spectacle ! Plus hideux peut-être encore que terrible ! Don Manrique avait lâché les poignets d’Angelica. Il la regardait avec hébétement, à demi écroulée à ses pieds. Elle, elle voyait grandir sans cesse, se dilater démesurément les prunelles de son ennemi dans sa face hagarde. Transportée non plus de colère, mais d’épouvante et de stupeur, elle l’entendit, à plusieurs reprises, murmurer :

« Quelqu’un ! Il y avait donc quelqu’un ! Qui pouvait savoir… Qui pouvait !… »

Mais déjà le dragon était de retour. Le général Ruiz se précipita à sa rencontre. Au-devant de quel coup mortel se ruait-il ainsi ! S’il avait pu le soupçonner !

« Eh bien ?

— Il est mort, mon général. »

Chancelante, Angelica venait de se relever. Elle s’était adossée à la muraille. Elle avait une de ses mains sur son cœur. De l’autre, machinalement, elle s’efforçait de remettre un peu d’ordre dans sa toilette saccagée.

« Qui est mort ?

— Le lieutenant Diaz, du 3e régiment de lanciers. »

Don Manrique avait reculé d’un pas. Son corps, tout son corps, oscilla. Sa tête eut un, deux, trois mouvements d’avant en arrière. On put croire qu’il allait tomber à la renverse.

« Le lieutenant Diaz ! fit-il d’une voix singulière, comme empâtée. Le lieutenant Ramire Diaz ! Le petit Ramire, quoi ! C’est bien du lieutenant Ramire Diaz que tu parles ? Bon ! Et il est mort, prétends-tu ? Prends garde à toi. Je te préviens ! Fais attention ! Redescends voir ! Ce sera plus prudent.

— Inutile, mon général ! Je l’ai vu comme je vous vois. Tout le monde en bas l’a reconnu. »

Don Manrique se passa la main sur le front.

« Mort ! répéta-t-il. Mort ! Comme cela ! Et en mourant, qu’est-ce qu’il a dit ? C’est un moment où l’on parle toujours plus ou moins. Allons, voyons, sois gentil ! Réponds ! Dépêche-toi ! A-t-il parlé ? »

Questionnant ainsi, cherchant ses mots, luttant contre une espèce de pesante, d’insurmontable difficulté, il ne pouvait détacher ses yeux de quelque chose, une chose que, pieusement, le petit dragon tenait à la main, une rose qui avait été blanche et d’où, à présent, tombaient, une à une, sur le plancher, des larmes rouges.

« Oui, mon général : il a demandé que l’on remette cette rose à la señora Angelica. »

Don Manrique n’avait pas bougé. Le dragon, bien entendu, était toujours au port d’armes. Ce fut Angelica, qui, la première, rompit cette tragique immobilité. Sans rien dire, elle s’avança vers le soldat et prit la fleur qu’il lui tendait. Elle lui fit un léger signe, à la fois pour le remercier, et pour qu’il comprît qu’il pouvait s’en aller. Mais le pauvre garçon demeurait perplexe. Il risquait du côté de son chef des regards suppliants, attendant un ordre qui ne venait pas. En désespoir de cause, il prit le parti de saluer, d’exécuter un demi-tour aussi peu bruyant que possible, et de se retirer discrètement, sur la pointe des pieds.

Un silence assez long s’écoula. Puis, Angelica, à pas très lents, se dirigea vers don Manrique. Il ne recula point. Il ne détourna point son regard quand elle vint se planter en face de lui.

« Eh bien, donc, vous devez être satisfait ? Votre Excellence est servie, et bien servie ! »

Elle souriait, en lui parlant de la sorte, d’un sourire si simple, si calme, qu’on eût dit que rien ne s’était produit, qu’elle n’avait pas autre chose en vue que de lui demander, de la façon la plus naturelle du monde, s’il était content de la soirée qu’il venait de passer.

Avec effort, il répondit :

« Vous voyez l’état dans lequel je suis. À quoi bon m’accabler ?

— À quoi bon ? dit-elle.

— Oui.

— Son Excellence désirerait que je la félicite, peut-être ? »

Il haussa les épaules.

« Des mots ! fit-il. Rien que des mots ! À quoi servent-ils ? Ce qui est brisé est brisé ! J’avais quelque chose à dire pour ma défense. Je n’en ai plus le droit, désormais.

— Ah ! fit-elle. Ceci est assez inattendu. Vous aviez quelque chose à dire pour votre défense ? Je serais curieuse de savoir quoi. Allons. Allons, ne vous gênez pas ! Le lieutenant Diaz est mort. Vous l’avez tué. Ce n’est pas lui qui vous contredira.

— Angelica ! »

Ce nom, il l’avait murmuré à voix si basse que ce fut tout juste si elle l’entendit.

« Quoi ? fit-elle, se redressant néanmoins, comme sous une insulte.

— Angelica ! »

En même temps, il avait joint les mains. Don Manrique dans cette posture, ce n’était pas là un spectacle que beaucoup de gens avaient dû fréquemment être admis à contempler !

« Si vous saviez ce qui se passe dans mon âme ! » se borna-t-il, plus bas encore, à murmurer.

N’était-ce là qu’une manœuvre pour l’émouvoir ? Il faut avouer que, dans ce cas, elle ne s’y montra guère sensible.

« Votre âme ? Voilà par exemple qui ne m’intéresse pas beaucoup. Je me doute que ça ne doit pas être bien beau. J’ai vu, dans mon triste métier, pas mal de vilaines expressions, sur la face de pas mal d’êtres. Mais rien qui se puisse comparer à ce que je viens d’apercevoir sur la vôtre ; depuis un moment, Excellence, je vous assure, vous me comblez. »

Elle s’était mise à marcher de long en large. Elle passait et repassait devant don Manrique, en faisant du bout de ses doigts tournoyer la rose sanglante. Il avait fermé les yeux. De nouveau, elle s’arrêta devant lui.

« En voilà assez ! fit-elle, prise d’un accès de fureur subite. Vous allez me permettre, n’est-ce pas, de vous fausser compagnie. En bas, il y a un cadavre. Peut-être serait-il convenable qu’on s’en occupât. »

Les yeux de don Manrique demeuraient clos. Ce furent ses lèvres qui s’entrouvrirent :

« Restez ! murmura-t-il. Restez !

— Dites-moi ? demanda-t-elle alors, avec une espèce de pitié méprisante. Vous rendez-vous à peu près compte de ce qui vient de se passer, oui ou non ? Un cadavre est en bas, je vous le répète, le cadavre d’un de vos officiers, d’un de vos enfants, comme vous le disiez si drôlement, d’un de vos amis ! Et à ce propos, pouvez-vous me donner des nouvelles des autres, mes amis aussi, ainsi que vous savez ? »

Don Manrique eut un geste vague :

« Ils sont là-bas.

— Je m’en doute, ricana-t-elle. Encore vivants ?

— Vivants ? Oui. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Oh ! mon Dieu ! dit-elle. Parce que, n’est-ce pas, avec un chef, un ami comme vous, on ne sait plus jamais ! »

Et, incapable de refréner plus longtemps sa douleur et sa haine :

« Allons, allons ! éclata-t-elle, il faut que cette honteuse scène finisse, et plus vite que cela ! Mon général, m’avez-vous entendue ? Qu’attendez-vous pour déguerpir ? Tout don Manrique que vous êtes, faudra-t-il que je vous pousse dehors ? Allez-vous-en !

— Non ! »

Il avait répondu cela les yeux toujours clos, avec la même douceur égale et obstinée. Depuis quelques instants, d’ailleurs, sans l’avoir peut-être calculé, en tout cas sans que, dans le feu de leur atroce duel, Angelica s’en fût avisée, don Manrique n’était plus exactement à la même place. Glissant peu à peu le long de la muraille, il s’était avancé dans la direction de la porte du palier. Des deux battants de cette porte, l’un était ouvert, l’autre fermé. Don Manrique, sur le point d’obstruer ainsi la sortie, était adossé à ce dernier.

« Vous ne voulez pas vous en aller ? C’est ce que nous ne tarderons pas à voir. En attendant, laissez-moi passer !

— Non ! » répondit-il, sans élever la voix davantage.

Elle voulut le bousculer, sortir malgré lui. D’une seule main, il la maintint, sans aucune brutalité cette fois. Elle l’injuriait, elle pleurait presque de rage. Et, soudain, elle sursauta. Un bruit léger avait retenti. Tirant à lui le battant de la porte demeuré ouvert, don Manrique venait de clore la serrure à double tour.

Et il en avait mis la clef dans sa poche.

« Eh bien, mais, dit Angelica, voilà du nouveau ! »

Don Manrique avait rouvert les yeux. Ils restèrent un moment, elle et lui, à se regarder sans parler, en un calme qui préludait terriblement à la bataille définitive toute proche. Puis, elle lui sourit. Elle avait toujours à la main la rose sanglante. Elle la porta à ses narines, à elle, puis aux siennes, à lui.

« Elle sent bon, n’est-ce pas ? Une odeur, Excellence, qui doit assez vous plaire. »

Et, sans transition, abandonnant le ton de la raillerie :

« Mais, j’y pense, dites-moi donc !

— Quoi ? fit-il, le dos obstinément collé à la porte.

— Il y a une chose, à la réflexion, oui, une chose que je n’ai pas très bien comprise. Vous allez probablement pouvoir me l’expliquer.

— Que voulez-vous dire ? balbutia-t-il, avec la sorte d’émoi de quelqu’un qui voit s’approcher l’échéance, l’instant où les comptes vont être inexorablement apurés.

— Tout à l’heure…

— Eh bien ?

— Que vous êtes pressé ! Laissez-moi donc parler ! »

À présent, ce n’était plus Angelica qui mettait de l’âpreté dans ses propos, dans sa manière d’enquêter. Elle prenait son temps. Depuis que don Manrique, en un tour de clef, venait de faire d’elle sa prisonnière, c’était lui qui était devenu sa proie, en réalité.

« Tout à l’heure, reprit-elle donc, lorsque ces coups de feu ont retenti, je m’en souviens avec beaucoup de précision, c’est vous qui avez paru, qui avez été le plus ému, le plus surpris. Si je ne me trompe, dites-le-moi. Non ? Alors ?

— Je… », commença don Manrique, baissant la tête.

D’un geste bref, elle lui signifia de se taire ; impitoyablement, elle poursuivit :

« Alors, c’est donc que vous ne saviez pas qu’il y avait vraiment quelqu’un, ici ? Dans ces conditions, pourquoi être venu ? Votre ignorance, était-ce donc là l’excuse à laquelle, il y a une minute, vous faisiez allusion ?

— Et puis après ? » fit-il, se redressant, comme si une dernière fois il s’efforçait de faire face à la tempête qu’il sentait venir.

Elle avait bondi.

« Comment : et puis après ? Alors, ce n’était qu’un lâche prétexte, une invention ? Alors, vous ignoriez tout ? Alors, ce n’était même pas avec l’excuse de traquer un pauvre petit lieutenant en bonne fortune que le généralissime d’Arequipa battait ainsi la nuit la campagne ? C’était donc pour son propre compte, le joli cœur, qu’il opérait ?

— Je vous en conjure… », murmura-t-il.

Derechef, il joignit les mains. Il était blême. Mais il s’abusait singulièrement s’il s’imaginait qu’elle était désormais, l’ombre d’un instant, disposée à faire quartier.

« Ah ! ah ! ah ! s’exclama-t-elle. Voilà donc les idoles jetées bas et les fantoches démasqués ! Ah ! Ah ! Ah ! Le général Manrique Ruiz ! El Salvador ! Quand on y songe… »

La colère, l’indignation l’étouffaient, lui bouchaient la gorge. Elle s’était jetée sur lui.

« Je veux passer !

— Non.

— Cette clef, lâche, misérable, donnez-moi cette clef ! »

Elle se démenait comme une furie. Elle s’efforçait de lui ravir la clef dans sa poche. Il eut besoin, en cet instant, de toute sa force pour ne pas lui faire de mal, sans sortir vaincu de la lutte. Lentement, il la repoussa jusqu’à sa chambre, vers un fauteuil dans lequel, brisée, folle de fureur impuissante, elle alla tomber.

Lui, il s’était croisé les bras.

« Inutile, tu le vois bien, de chercher à t’échapper, dit-il. À quoi bon insister ? »

Elle se redressa à demi.

« M’échapper ? fit-elle. Pourquoi ? Je n’en ai plus aucune envie. Je suis trop heureuse de vous voir ainsi. C’est comme cela que vous me plaisez, plus ignoble encore que je n’osais croire. Et dire que c’est ça qui s’arroge le droit de parler haut, de commander, de faire la morale, d’envoyer de pauvres diables à la boucherie !… Partir, laissez-moi partir ! Ne me retenez plus, ou sinon… »

Il ne répondit même pas. Il se contenta de secouer la tête. Elle le regardait, souhaitant en son for intérieur qu’il parlât, que ce fût lui qui rompît l’affreux, l’interminable silence, qui venait, tout d’un coup, de s’installer entre eux.

« Vous refusez de me rendre ma liberté, dit-elle finalement. Eh bien, Excellence, tant pis ! Tant pis pour moi, bien entendu, et pour vous aussi ! »

Elle ajouta :

« Oui, car j’ai le regret de vous le dire ; le lieutenant Diaz va être vengé, et bien vengé. Ne commencez-vous pas à vous en douter quelque peu ? »

Elle s’était levée naturellement, comme si de rien n’était, ainsi qu’elle eût fait, chez des amis, au moment de leur dire : à bientôt. Avec nonchalance, elle se dirigea vers son cabinet de toilette. Ce fut l’instant qu’il choisit, lui, pour se jeter sur elle, et pour l’étreindre, à bras-le-corps.

« Angelica ! »

Que cette agression l’eût surprise, c’était là une chose qu’il n’était guère possible d’affirmer positivement. Passive, elle se laissait faire.

« Va-t-on pouvoir arriver à placer un mot ? Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda-t-elle au bout d’un instant.

— Autant te le dire tout de suite, puisque je finirai toujours par te l’avouer, répondit-il, dominé par cette sombre et cynique franchise. Eh bien, non, je ne me doutais pas qu’il y avait quelqu’un ici, quand j’y suis venu. Eh bien, oui, ça n’a été qu’un prétexte ! Angelica, c’était pour toi, pour toi seulement. Est-ce que tu trouves que ce n’est pas là un but suffisant ? Venir vers toi, songes-y, ç’a été pour moi une façon de te fuir, puisque j’en étais arrivé à te rencontrer partout, dans leurs chansons, dans leurs regards, – tu sais de qui je veux parler ? – dans leurs silences même, surtout ! c’en était trop, c’en était trop ! Je suis venu. Il y avait trop longtemps que j’en avais envie. »

Elle avait pris un miroir à main, sur un guéridon. Posément, elle était en train d’aplatir, contre sa tempe, un ou deux accroche-cœurs rebelles. Elle souriait.

« Tout cela est fort intéressant, fit-elle avec une petite moue. Il ne serait tout de même pas mauvais de vous expliquer un peu mieux, d’être plus précis. Le général Ruiz doit en être capable. Excellence, que voulez-vous donc ?

— Toi !

— Moi ? »

Elle avait ouvert de grands yeux, comme si elle était au comble de la surprise.

« Moi ! répéta-t-elle. Comme c’est curieux ! »

Et, sans lui avoir laissé le temps de placer un mot, maintenant qu’il en était où elle voulait, elle partit du rire le plus outrageant.

« Moi ? Parbleu ! Est-ce que vous vous imaginez que je n’avais pas tout de suite deviné ? Moi ! c’est vraiment trop commode ! Alors, vous vous êtes figuré, comme cela, qu’il n’y avait qu’un mot à dire, n’est-ce pas ? »

Continuer à se laisser bafouer de la sorte ! Pourquoi ne pas essayer de la rejoindre dans l’insolence, et même de l’y dépasser quelque peu ? Quel risque courait-il, au point où il en était arrivé ?

« Il ferait beau voir que je fusse, de toute l’armée, le seul avec qui tu te permettrais des manières », dit-il.

La parade vint, telle que don Manrique aurait pu avoir la sagesse de la prévoir, et accompagna une riposte dont il eût dû bien davantage encore se méfier.

Les lèvres d’Angelica s’entrouvrirent. On vit luire ses dents.

« Et pourquoi non ? répliqua-t-elle avec un sourire de la plus sanglante ironie. De toute l’armée n’êtes-vous pas le seul qui devrait ne pas être ici, peut-être ? Excellence, nous n’avons vraiment pas, vous et moi, la même conception des devoirs d’un général en chef. Mais cela n’est pas la question. »

Elle s’était rapprochée de lui. Elle jouait innocemment avec un des boutons d’or de sa tunique noire.

« Écoutez-moi donc ! Puis-je, général Ruiz, vous demander un petit renseignement ? »

Il haussa les épaules avec lassitude.

« Tous les renseignements que tu voudras ! fit-il, incapable de deviner où elle voulait en venir, mais, d’avance, résigné au pire.

— Je vous remercie, dit-elle. Mais attention ! De la réponse que j’obtiendrai, dépendra celle que vous désirez de moi. »

Pudiquement, elle précisa :

« Vous savez de quoi je veux parler.

— Vas-y, vas-y ! fit-il. C’est la vérité que tu auras, tu peux être tranquille. Pour ce que j’ai à perdre, désormais !

— À merveille ! Eh bien, voilà, poursuivit-elle sans se presser. Savez-vous ce que l’on raconte, à Las Palmas, et, paraît-il, un peu partout ? Vous connaissez la mentalité des gens de l’arrière, et la façon dont ils déforment les nouvelles. C’est à ne plus ajouter foi à rien. Mais pour moi, cette nuit, ce n’est pas la même chose. Il se trouve que j’ai une occasion unique d’apprendre la vérité. Avouez que je serais impardonnable de la laisser passer.

— Au fait, au fait ! Que raconte-t-on ?

— Eh ! là. Eh ! là. Un peu plus de calme, s’il vous plaît. Nous avons tout notre temps. On raconte donc – et, en parlant ainsi, elle scandait impitoyablement chacune de ses paroles – que, d’une minute à l’autre, les ennemis peuvent attaquer. Est-ce exact ? »

Il ne répondit pas immédiatement. Dans la lugubre partie qu’il était en train de jouer, il flairait le piège qui lui était tendu. Il n’avait pas prévu d’autre part que ce serait dans cette voie-là que s’engagerait l’entretien. Sa promesse de dire la vérité risquait, du coup, de ne pas être tenue aussi complètement qu’il s’en était fait fort.

« Présenté de cette façon, ce n’est pas tout à fait exact, dit-il enfin.

— Si ce n’est pas l’ennemi, dit-elle, c’est que c’est donc nous, qui allons attaquer ? Voilà ce que m’ont l’air de vouloir dire vos paroles. Peu importe, d’ailleurs ! Ce à quoi je tiens, c’est savoir si une grande bataille va être livrée ces jours-ci, oui ou non.

— Oui ! » répondit-il, après une seconde d’hésitation.

Elle continuait à ne pas le quitter des yeux.

« Et, sans doute, dans un délai beaucoup plus bref que je ne peux le supposer, n’est-ce pas ?

— Pourquoi me poser une telle question ? fit-il, réprimant mal un tressaillement.

— Pourquoi ? dit-elle. Parce que, quelle que soit la confiance dont vous avez la bonté de m’honorer, vous ne vous seriez probablement pas laissé aller à me révéler un secret de cette taille, si j’avais eu le temps de lui assurer une large divulgation, tout bonnement.

— Je te connais beaucoup mieux que tu ne penses, dit-il. Je sais qu’il y a toute une catégorie de choses pour la sauvegarde desquelles je placerais en toi une confiance beaucoup plus grande que tu ne crois. Celle-ci fait partie de cette catégorie-là.

— Trop flattée ! fit-elle avec une révérence. L’endroit est vraiment choisi à souhait pour cet échange de congratulations. L’instant aussi, qu’en dites-vous, cher don Manrique ? Mais ne tournons pas trop le dos à notre sujet. Donc, aux termes de la confidence que vous venez de me faire, cette bataille, qui va sans doute décider du sort de notre chère patrie, elle va s’engager d’un instant à l’autre, n’est-ce pas ?

— Oui, t’ai-je dit. Mais qu’as-tu ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

La vérité oblige de dire qu’elle était en train de battre des mains, de rire aux éclats.

« Bravo, bravo ! fit-elle, avec un indicible accent de triomphe. On ne peut pas être plus franc, avouons-le. Et c’est juste cet instant-là que vous, général Ruiz, vous avez choisi pour ?… »

Elle s’était arrêtée brusquement. La main de don Manrique venait, menaçante, de se dresser au-dessus de sa tête. Sans force, il la laissa retomber.

« Cet instant, dit-il d’une voix morne, sache que je ne l’ai pas choisi. C’est lui, oui, c’est lui qui s’est imposé à moi.

— De mieux en mieux ! fit-elle avec un accent de souveraine impertinence. Vous m’en direz tant ! »

Il la regarda d’un air de reproche. Ses bras s’écartèrent un peu du corps, en un humble geste qui devait signifier : « Eh bien, oui ! Voilà ! Qu’y puis-je ? C’est ainsi. » Il n’était plus qu’un très pauvre homme, en proie à une détresse infinie……

« Angelica ! supplia-t-il.

Elle ne raillait plus. Elle avait rejeté la tête en arrière. Le châle de dentelles noir et carmin qui recouvrait en partie ses épaules, glissa. Elle le remonta, sans y toucher, d’un simple mouvement de rein.

« Angelica ? dit-elle, secouant la tête, vous n’avez plus rien à en craindre. Vous allez au contraire recevoir d’elle la récompense que vous en attendez. Car les réponses que vous venez de me faire sont celles, très exactement, que, moi, j’attendais de vous. »

La chambre avait, en ce moment, pour l’éclairer, en plus de la veilleuse violette, les sept bougies du candélabre qu’Angelica, venant de son cabinet de toilette, avait déposé sur la table de gauche. Don Manrique, retenant son souffle, la vit se diriger vers la table en question. Successivement, elle éteignit trois bougies. Elle se disposait à en faire autant de la quatrième, lorsque ses yeux devinrent fixes. Ayant regardé dans la même direction, Manrique Ruiz ne put s’empêcher de frissonner.

Sur le tapis, où elle avait glissé au cours de la bagarre de tout à l’heure, il y avait la fleur, la rose rouge de don Ramire. C’était elle qu’Angelica désignait au général Ruiz.

« On pourrait peut-être la ramasser, ne pas la laisser là. J’avoue que, pour ma part, cela m’arrangerait. Ce n’est pas que je sois particulièrement impressionnable. Mais tout de même, je ne peux pas comme cela oublier qu’il y a une heure à peine, avec ce pauvre petit… Mais, excusez-moi ! Vous me comprenez. »

Rien de mieux qu’une tunique noire pour accentuer la pâleur d’un visage. Celui de don Manrique n’avait pas besoin de ce concours. En cet instant, il était verdâtre. Sa barbe avait ce dru, cette raideur, ce cassant qu’ont un peu celles des cadavres. Il chancela.

« Je comprends surtout une chose, murmura-t-il d’une voix éteinte : tu ne veux laisser inemployé aucun moyen de me torturer ? C’est ton droit. Je n’ai même pas, moi, celui de t’en vouloir.

— Et moi, dit-elle, il y a quelque chose aussi que je comprends ; ça vous arrangerait, n’est-ce pas, de croire que je me vante, que je vous mens en vous répétant… vous savez quoi…

— Tais-toi ! fit-il. Je t’en supplie. »

Sombre, elle secoua la tête.

« Je ne vous ai pas menti. »

Il souffrait tant ! L’effort qu’il fit pour surmonter cette torture, elle put le constater à l’horreur de l’attitude, au hideux ton d’égrillardise que le malheureux crut alors devoir s’imposer.

Il s’était approché du lit. En ayant gravi les trois marches, il en palpait, il en tapotait les coussins, les oreillers, les draps.

« Qu’est-ce que tu me racontes là, ma petite ? fit-il avec un morne, un si mornement lubrique clignement d’œil. Nous parlions tout à l’heure de bataille. Voici un champ où aucune ne me semble avoir encore été livrée cette nuit. »

Elle, d’un mouvement de menton, elle se contenta de lui désigner, dans un des angles de la chambre, un grand siège en tapisserie, un vaste siège obscur. Et, avec son plus angélique sourire :

« Imbécile, voyons ! dit-elle. Et ce fauteuil ? »

Don Manrique, à ce moment-là, dut se rendre compte qu’il n’était décidément pas de force. C’en était trop, il se retirait du combat. Angelica, attentive à ses moindres gestes, le vit vaciller, se raccrocher de justesse à l’une des rosaces d’or fané qui luisaient dans l’ombre à la tête du lit. En même temps qu’il manquait tomber, il trouvait moyen de lui sourire, mais d’un sourire si différent des précédents, si pitoyable, si lassé.

« Tu l’aimais donc tant que cela, murmura-t-il, ton petit Ramire ? »

Elle haussa les épaules.

« Voilà qui me prouve que vous n’aurez décidément rien compris à cette histoire », dit-elle.

Elle précisa sa pensée.

« L’aimer ? Non, je ne l’aimais pas. Mais vous, je vous hais. »

Peut-être, au fond de lui-même, n’en avait-il jamais espéré autant. Trouver dans ce cœur, de quelque manière que ce fût, une place aussi prépondérante, c’était une bonne fortune pour le réprouvé, le déshérité qu’il était. Une fois encore, la dernière de toute sa vie, il essaya de parler comme il l’avait toujours fait jusqu’alors, c’est-à-dire en maître. Piètre tentative, à la vérité !

« Tu me hais, tu me hais ! railla-t-il. C’est dans les choses possibles. Tu éteins la cinquième bougie, cependant.

— Oui ! fit-elle, sans se démonter. Et bientôt la sixième. Et la septième viendra tout de suite après. Et alors, général Ruiz, Manrique Ruiz, El Salvador comme on dit encore, mais plus pour longtemps, savez-vous ce qui va se passer ? Une chose tout à fait banale. Angelica vous appartiendra puisque, d’un commun accord, nous en avons ainsi décidé. Mais, auparavant, elle tient à vous forcer à descendre encore un peu plus au fond de vous-même, à vous contraindre à vous montrer tel que vous êtes, en liberté. Ramire est mort. Et combien de ses compagnons avec lui ! Pour la plupart de ceux-là, il n’y a trop rien à dire. C’était leur métier. Ils le faisaient avec amour. Ce n’est pas vous qui les avez directement assassinés. Mais il y a eu également les blessés, ceux auxquels, par un sentiment de jalousie monstrueuse, vous avez interdit d’être soignés ici, où ils auraient réappris à aimer à vivre. Puis, il y a eu les autres, tous les autres, ceux qui seront probablement morts demain, car c’est sur eux, bien entendu, que, vous cachant lâchement derrière l’intérêt de la patrie, vous continuez à faire peser le poids principal de la guerre. Ceux-là, ils sont encore vivants, cette nuit. C’est à eux, surtout, que je songe. Ils ont besoin, avant de mourir, d’être vengés. Il ne faut tout de même pas trop les oublier ces pauvres diables, les don Paez, les don Bartolomeo, les don Ramon, les don Ricardo, tous mes amants à ce qu’il paraît, tous vos amis à ce que vous dites. Dans la tombe, il n’y aura pas de meilleure vengeance pour eux que votre infamie. Quand je pense, général Ruiz, à la façon dont vous avez osé les traiter en juillet dernier, ici même, uniquement parce que l’on vous avait dit qu’ils m’aimaient !

— Depuis, murmura-t-il, ils ont pris leur revanche. J’ai compris que c’étaient eux qui avaient raison.

— Répétez donc ce que vous venez de dire ! fit-elle. Ah ! oui ? Eh bien, figurez-vous que c’est justement ce que je voulais arriver à vous faire avouer. Vous êtes complet, à présent ! »

Elle était revenue auprès de la table au candélabre. Il l’y suivit.

« Pourquoi veux-tu que je les plaigne ? N’auront-ils pas été plus heureux que moi ?

— Je le crois, en effet », dit-elle.

Il eut un court sanglot.

« Angelica.

— Qu’y a-t-il ? »

On aurait dit que, soudain, elle avait cessé de faire attention à lui.

« Que penses-tu de moi ? Que je suis le pire des misérables ? »

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle le regardait. Elle paraissait réfléchir, chercher à mettre dans son jugement toute l’équité dont elle était capable.

« Un misérable ? dit-elle enfin. Non, même pas. Vous êtes un homme, un homme comme les autres, un peu plus faible que la moyenne, peut-être… Tu ne le savais pas. Je te l’apprends. »

Coup sur coup, elle souffla sur les flammes des deux dernières bougies.

Ils demeurèrent un moment sans rien se dire. Puis Angelica murmura :

« À nous deux, maintenant ! »

Seule, la triste lueur violette de la veilleuse continuait à éclairer la chambre, où de grands pans d’une ombre mystérieuse se balançaient. Angelica gravit les trois marches du lit, dont elle rabattit, de bout en bout, la couverture de velours sombre.

Puis, d’une voix morne, elle dit :

« Tu peux venir. »

Ils étaient là debout, tous les deux, de chaque côté de cette couche ténébreuse, plus ennemis l’un de l’autre qu’ils ne l’avaient jamais été.

« Qu’est-ce que tu viens de dire ? demanda-t-elle.

— Ce que j’ai dit ? Qu’ils vont être vengés, et bien vengés. Tu avais raison. »

Angelica eut un geste vague.

« Ce n’est pas ma faute, Dieu m’est témoin ! C’est vous, Excellence, qui l’aurez voulu, et bien voulu. »

Elle avait tressailli. Il la vit mettre, tout à coup, un doigt sur ses lèvres. Un instant affreux s’écoula.

« Vengés ! fit-elle avec lenteur. Oui, j’en ai l’impression. Plus encore que nous ne l’aurions cru, ni vous, ni moi… »

Derrière les tentures des croisées, faisant vibrer les vitres de la façon la plus singulière, un bruit assourdi venait en effet de retentir.

« Écoute ! fit-elle. As-tu entendu ?

— J’ai entendu. »

Elle était allée, sur la pointe des pieds, à la fenêtre de gauche, celle à la balustrade de laquelle, tout à l’heure, en compagnie du lieutenant Diaz, elle s’était accoudée. Elle l’ouvrit après en avoir écarté les rideaux. La clarté de la lune – la même lune – inonda la moitié de la pièce. Ce bruit, à présent, cette résonance, redoublait, ne s’arrêtait plus.

« Le canon, n’est-ce pas ? fit-elle.

— Oui.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— J’en pense, dit-il – et jamais sa voix n’avait été aussi nette, aussi pondérée –, j’en pense que l’ennemi nous a devancés. Mon offensive, à moi, devait débuter dans la nuit de demain. Au lieu de cela, c’est lui qui attaque. »

Le lointain tonnerre augmentait.

Elle avait abandonné la fenêtre. Elle était revenue vers lui. À son tour, elle l’avait saisi par le bras.

« Le canon ! répéta-t-elle, tu comprends bien, j’aime à le croire, le canon, là-bas, tandis que toi, tu es ici, ce que cela signifie pour toi, l’effroyable chose que cela veut dire ?

— Oui.

— Et tu restes tout de même ?

— Oui. »

IX

Marabumba, c’était un fait, ne détestait point les décorations, à condition qu’elles ne fussent pas dues à la brigue, naturellement. Si elles n’augmentent point les mérites d’un homme, elles signalent l’existence de ces mérites à qui risquerait de ne les avoir pas soupçonnés. Tout de même, dès neuf heures du matin, le sympathique sous-officier n’aurait jamais consenti à arborer autant de croix et de médailles si la journée qui s’annonçait n’avait dû être qu’un jour comme les autres. Tout faisait présager le contraire, d’ailleurs. Si beau qu’il fût dans son uniforme d’adjudant-chef flambant neuf, Marabumba n’était qu’un indice assez secondaire de la solennité qui se préparait.

Rosine, en revanche, n’était pas encore habillée.

Cela n’avait d’ailleurs, comme on dit, pas l’air d’aller tout seul, ce matin-là, entre les deux fiancés.

« Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?

— Est-ce que je sais ! Ce qu’en tout cas je peux t’affirmer, c’est que j’en ai assez de la voir roucouler auprès de toi. Voilà près d’un an que cela dure ! Oui, oui, il y a eu la guerre, c’est entendu. Mais la guerre n’a pas arrangé les choses, loin de là. C’est ta faute. Parfaitement ! Il ne tiendrait qu’à toi de lui faire comprendre qu’elle est grotesque. Seulement, monsieur est flatté, au fond !

— Flatté ! Ma faute ! Mais, Rosine, gouffre d’inconscience et d’injustice que tu es, c’est toi qui es la première à me supplier sans cesse de la ménager, la pauvre vieille, à me rappeler que doña Angelica ne veut pas qu’on lui fasse de peine. Sans cela !… Si tu crois que cela m’amuse, de jouer cette comédie ! Pour ce qu’elle m’a rapporté, jusqu’à présent !

— Il ne manquerait plus que cela ! Tu n’as pas honte ?

— Honte ? Ce serait la moindre des choses. Riche comme elle est !

— On dirait, ma parole, que tu regrettes…

— Regretter ? Évidemment non. Mais je ne peux m’empêcher de penser qu’à la place du Bon Dieu, j’aurais tout arrangé de façon différente. Tournée comme tu l’es, si tu possédais seulement la moitié de son argent, tu n’aurais plus rien à envier à personne, sous le rapport de la perfection. »

Elle le menaça du doigt.

« Tiens, tu me répugnes ! fit-elle. Sans compter que je ne suis pas si sûre que cela… En tout cas, je te l’ai dit, son argent risque d’avoir un avantage. Il y a des chances pour qu’il concoure à nous débarrasser d’elle sous peu. »

Il eut une moue.

« Voilà plusieurs fois que tu me fais cette prédiction. J’espère qu’il ne me faudra pas attendre qu’elle se réalise pour t’embrasser.

— Mais non ! Mais non ! »

À peine s’était-il penché sur sa joue qu’elle le repoussa en riant.

« Chut ! La voilà ! Bien entendu !

— Bien entendu ! » fit-il, maussadement.

« Eh bien ? Que se passe-t-il donc ? »

Doña Fraisette venait de pénétrer sous la tonnelle où Rosine et Marabumba se trouvaient réunis ; une doña Fraisette plus solennelle, plus pénétrée de son importance que Tras los Montes n’en avait encore jamais vue.

« Eh bien, répéta-t-elle, ajustant son sévère face-à-main. De quoi pouvez-vous donc parler, avec un tel entrain, à une heure si matinale ? Réponds-moi, Rosine ! Répondez, je vous prie, don José !

— De rien, señorita, de rien ! dit Marabumba, légèrement pris de court. Ou plutôt c’est cette enfant. Elle me faisait observer, avec beaucoup d’à-propos, d’ailleurs, qu’il y aurait intérêt à décorer de fleurs les fenêtres du premier étage. »

Doña Fraisette haussa les épaules.

« Idiot ! C’est idiot ! dit-elle sèchement. Il y aura les drapeaux. Des fleurs, on en a mis partout. Tenez-vous donc à retirer à la cérémonie de cet après-midi tout son caractère patriotique, à la faire ressembler à une exposition d’horticulture ? Occupe-toi de ta besogne, petite sotte, et commence par aller t’habiller. » Elle avait raison ! Des fleurs, il y en avait partout, en guirlandes, en gerbes, en jonchées ; dans les parterres, les bosquets, les pelouses, les plates-bandes. Il régnait ce matin-là, parmi les jardins de l’hôtel, une douceur de renouveau plein de parfums qui donnait envie de pleurer de joie. Désormais, il ne manquait même plus aux habitants et familiers de Tras los Montes d’avoir souffert pour bien goûter à sa valeur l’heure présente. Les arbustes avaient encore quelques branchages noircis, vestiges de l’hiver révolu. Sur la terrasse, bras en écharpe, canne à la main, continuaient à se promener béatement quelques blessés en uniforme, symbole de la guerre finie.

Rosine avait fui. Doña Fraisette, maîtresse du champ de bataille, se laissa choir dans un des fauteuils de rotin.

« Qu’y a-t-il, señorita ? Vous paraissez lasse ? » fit hypocritement Marabumba.

Elle leva les yeux au ciel.

« C’est-à-dire que je n’en peux plus. Et Angelica ? Comme par hasard, elle n’est pas là !

— Elle est allée s’occuper des fleurs.

— Des fleurs ? Encore ! Lesquelles ?

— Comment, lesquelles ? Celles qu’on doit offrir à Sa Grâce doña Consumcion et à ses demoiselles, parbleu ! »

Doña Fraisette se frappa le front.

« La femme de Sa Hautesse, le lieutenant-gouverneur ! Excusez-moi ! Angelica y est allée seule ?

— Non ! Avec le lieutenant Diaz.

— Ça, par exemple, je l’aurais juré. Ce petit imbécile ne la quitte pas. Il lui fait perdre tout son temps. Et c’est moi alors qu’on appelle ? Doña Fraisette par-là ! Doña Fraisette par-ci !

— Hommage bien légitime rendu à vos capacités ménagères ! dit Marabumba poliment.

— Je vous remercie. N’empêche qu’il y a des moments où j’ai bien envie de rendre mon tablier. Ah ! Si je n’avais pas pour me soutenir… En tout cas, ma résolution est formelle…

— Peut-on savoir ? demanda-t-il, avec une prudence auprès de laquelle celle du cobra n’était rien.

— Bien sûr, voyons. Voilà : dès que nous serons mariés, je compte bien…

— Quoi ?

— M’octroyer trois mois de congé, davantage, peut-être. Je prierai le colonel Rojas de vous accorder une permission de même durée. Vous n’en avez pas eu depuis la victoire. Il ferait beau voir que don Paez refusât… J’en appellerais au général Iramundi ! Nous nous réfugierons dans quelque village perdu de la Cordillère. Un nid, un véritable nid ! Nous deux, rien que nous deux ! Et le grand ciel bleu au-dessus de nos têtes !… Mais qu’y a-t-il encore ? »

Rosine, plus jolie que jamais, dans un délicieux ensemble d’organdi blanc, venait de réapparaître sur la terrasse. Elle avait une carte de visite à la main.

« Qu’est-ce que c’est ? cria doña Fraisette, furieuse. Ne puis-je être tranquille un instant ? »

La jeune fille fléchit le genou, en une demi-révérence.

« Un monsieur qui réclame doña Angelica. Vous m’avez répété bien souvent que c’était vous qui étiez chargée de ses audiences. Ordre de votre cousine, señorita. »

Doña Fraisette lisait la carte.

« Le grand maître des cérémonies ! Ce jeune homme si distingué ! Mais bien sûr, je vais le recevoir. Un instant, un petit instant, tout de même. »

Elle avait tiré un miroir de sa poche, et elle procédait à une rapide réfection de ses attraits.

« Là, maintenant tu peux aller me le quérir…

— Qui est-ce ? » demanda à Rosine Marabumba qui, comme de juste, en avait profité pour s’éclipser avec elle.

Elle lui poussa le coude en riant.

« Qui veux-tu que ça soit, voyons ? Le salut dont je te parlais tout à l’heure.

— Admirable ! fit-il, riant lui aussi. Eh bien, tu me croiras si tu veux, il n’était que temps. »

Le grand maître des cérémonies de la province de Las Palmas devait avoir pour les dorures la même prédilection que Marabumba pour les ordres et les distinctions honorifiques. Bien qu’il fût à peine dix heures du matin, l’habit qu’il portait était plus scintillant que le plumage d’un oiseau de paradis.

Il s’inclina devant doña Fraisette d’un air passablement protecteur, sous lequel un très vif désir d’être aimable semblait transparaître, néanmoins.

« Je n’ai rien à dire en particulier à la señora Angelica, commença-t-il. Je veux seulement jeter un dernier coup d’œil sur les préparatifs, avant que la fête ne commence. Je serai donc presque tenté de bénir une absence qui me permet… »

Il s’était incliné, derechef.

« Vous m’avez déjà fait l’honneur, acheva-t-il, de m’accueillir, lors de ma première visite. Il ne m’en a pas fallu davantage, señorita, pour apprécier, à leur juste mérite, votre esprit, votre pouvoir de séduction. »

Le prestige de la pompe officielle mis à part, c’était un homme entre deux âges, plutôt gringalet, marqué de façon remarquablement régulière par la petite vérole. Il cambrait la taille, et il n’avait pas plus de cheveux qu’il ne fallait.

Guidé par doña Fraisette, toute rougissante d’émoi, il s’engagea avec dignité sur la terrasse. Qui aurait pu imaginer que les jardins de Tras los Montes présenteraient quelque jour un aspect aussi solennel ? Les chaises d’osier, les tables de marbre des consommateurs avaient été, pour la circonstance, reléguées Dieu sait où. À leur place, à gauche, sous un tendelet de velours rouge et or, une vingtaine de fauteuils, également rouge et or, étaient alignés en demi-cercle. Au centre, drapée aux couleurs nationales d’Arequipa, rouge, blanc, jaune, se dressait une tribune de feuillage. À la multitude de fleurs mentionnées plus haut s’ajoutaient d’innombrables faisceaux de drapeaux et d’oriflammes. Accrochées aux arbres, aux balcons, à la toiture, partout, des bannières et des banderoles palpitaient dans l’air frais du matin.

Le grand maître des cérémonies, en termes flatteurs, daigna exprimer sa satisfaction.

« Le difficile, conclut-il, chère doña Fraisette – vous m’autorisez, n’est-ce pas, à vous appeler de cet exquis petit nom ? – c’est, voyez-vous, de conserver à ce genre de réjouissances son cachet démocratique sans que les règles du protocole s’en trouvent par trop offensées. Nous sommes en république : ni vous, ni moi n’y pouvons rien, n’est-ce pas ? C’est de ce handicap qu’il faut sans cesse nous évertuer à triompher. Il me semble qu’aujourd’hui nous y avons assez bien réussi. Pas mal, les drapeaux ! Très joli, les fleurs ! Très bien aussi, les banderoles ! Ah ! mais voici qui est d’une importance capitale. »

Il s’était arrêté en face de la rangée de fauteuils.

« Il s’agit de savoir comment nous allons placer notre petit monde. Prenez quelques notes, si vous le voulez bien. Je m’en remets à vous, señorita, pour qu’au dernier moment, on ne bouscule pas trop, en même temps que les étiquettes, l’étiquette elle-même, n’est-ce pas ? Au centre, donc, doña Angelica. Ce n’est que justice, puisqu’elle est l’héroïne de la fête. La seconde place d’honneur devait, tout naturellement, revenir à Son Excellence, le lieutenant-gouverneur de la province de Las Palmas, don Cristobal y Rosario y Rosalba, mon maître. Tout a été bouleversé du fait de la volonté exprimée par le duc d’El Cambur d’assister à la cérémonie. On lui a fait remarquer que, dans ces conditions, la présidence lui en revenait de droit. Il l’a aussitôt acceptée. Précieux témoignage d’amitié et d’estime, doña Fraisette, que le général Iramundi a donné ainsi à votre cousine, en vérité.

— Ici, répliqua doña Fraisette, avec beaucoup de naturel, il sera toujours pour nous don Ricardo. »

Le grand maître eut son habituel sourire, mi-figue, mi-raisin.

« Sentiment qui est tout autant à votre éloge qu’au sien, dit-il. Je poursuis. Le général Iramundi étant donc placé à la droite de doña Angelica, Son Excellence le lieutenant-gouverneur, mon maître, se trouve, de ce fait, relégué à sa gauche. À côté de lui, nous installerons, si vous voulez bien, Sa Grandeur, monseigneur l’évêque de Las Palmas.

— Monseigneur vient ?

— Il en a expressément manifesté l’intention. Quant aux quatre fauteuils que voici, ce sont ceux de doña Consumcion, épouse de Son Excellence le lieutenant-gouverneur, et de ses trois filles. On vous a bien annoncé leur venue ?

— On nous l’a annoncée, en effet, bégaya doña Fraisette, défaillante d’orgueil et d’émotion. Mais c’est une idée à laquelle je ne me suis pas encore faite. Qui m’aurait dit !… Ah ! monseigneur le grand maître, qu’en pensez-vous ? La guerre aura eu de bien curieuses répercussions !…

— Certes ! fit-il, un peu pincé. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elles n’auront pas toutes été de la même qualité. Mais revenons à nos moutons. Il reste, ainsi que vous pouvez le constater, une quinzaine de fauteuils. Selon le vœu formel du général Iramundi et de votre cousine, ils sont réservés aux officiers survivants du 3e régiment de lanciers. On ne peut pas dire qu’il n’y aura pas d’uniformes. À ce propos, il me vient même une petite réflexion… »

Il toussa légèrement.

« J’ignore vos convictions politiques. Je fais appel à votre seul bon sens. Ne trouvez-vous pas que, depuis quelque temps, dans notre pays, il n’y en a vraiment un peu trop que pour les militaires ?

— Dame ! fit Doña Fraisette, avant tout soucieuse de se garder à pique et à carreau, je ne serais pas très loin d’être de votre avis. Mais, Excellence, qu’est-ce que vous voulez ? Ça fait deux fois, en moins de huit ans, que ces messieurs nous ont sauvé la mise, et la dernière ne remonte même pas à trois mois.

— C’est exactement ce que je veux dire ! fit le petit homme avec humeur. Qu’ils nous sauvent une bonne fois, et qu’on n’en parle plus ! Mais qu’est-ce que c’est que tout ce vacarme ? »

 

Y a regresa el jinete de la guerra ;

pasa cantando,

como ensoñando,

al pensar que otra vez aquí en su tierra

tendrá el querer

de una mujer.

 

Toujours avec la même ponctualité, le même couplet était en train de monter vers eux de la route en contrebas, scandé par une trentaine de voix dont on ne pouvait méconnaître ni la jeunesse, ni surtout la sonorité.

« Excusez-moi, monsieur le grand maître ! » murmura Fraisette, désolée.

Précisément, Marabumba, confortable cigare aux lèvres et mains dans les poches de sa culotte, venait d’apparaître sous la porte cochère. Elle le héla, d’un geste courroucé.

« Qu’est-ce que cela signifie encore, don José ?

— Toujours la même ritournelle, señorita. C’est la corvée qui travaille au mur. Ils trouvent le temps long et ils réclament à boire, suivant la coutume établie. Les recrues, dans ce pays-ci, ont le gosier encore plus en pente que les anciens. C’est un fait que j’ai constaté souvent.

— On ne peut pourtant pas leur permettre de s’enivrer toute la journée, ne serait-ce que dans l’intérêt de l’avenir de la race… Allez, et tâchez de les faire taire, je vous en supplie. Tras los Montes n’est pas un bastringue. Ah ! ce mur ! Ce maudit mur ! Quand on pense que, la veille de la guerre, on nous annonçait qu’il était sur le point d’être fini !

— Il sera sans doute très avancé quand éclatera la prochaine », fit le grand maître, qui ne manquait pas de causticité.

Il ajouta, regardant doña Fraisette en dessous :

« Voilà en tout cas, tudieu ! un adjudant-chef qui est un bien bel homme. Il a l’air d’être ici comme chez lui. Il est de vos amis ?

— Pas plus que cela ! » murmura-t-elle, devenue subitement presque aussi rouge que les pivoines que l’on voit éclore, au début de septembre, sur les pentes crayeuses du Matto-Grosso.

Il n’avait fallu, ainsi qu’on voit, que fort peu de temps à doña Fraisette pour devenir l’émule de saint Pierre, et pour transformer le jardin de Tras los Montes en succursale de celui des Oliviers. Boisés ou non, tous les endroits sont bons au coq du reniement, lorsqu’il a la volonté ferme de pousser son petit chant flûté.

Palinodie bien inutile d’ailleurs, le grand maître des cérémonies étant loin d’être ce que, dans le folklore d’Arequipa, on est convenu d’appeler un perdreau de l’année.

« Je croyais, fit-il d’un air détaché – mais sans doute suis-je victime d’une ressemblance – que c’était à l’adjudant-chef Marabumba que vous veniez de faire l’honneur de parler ?

— Il est vrai, dit-elle, rougissant davantage encore, c’est bien lui.

— Sapredieu ! on s’est moqué de moi, alors. On m’a certifié que vous étiez fiancés tous les deux. Et vous me dites le connaître à peine.

— Fiancés ! fit-elle, s’efforçant de rire. C’est un bien gros mot. À peine un marivaudage, un petit flirt entre jeunes gens. Votre Excellence voit…

— Je vois, je vois ! fit-il avec un sourire si rempli d’amertume qu’on eût dit qu’il venait d’éprouver la plus cruelle des désillusions de sa vie. C’est égal, c’est dur, tout de même. »

Elle se taisait, plus morte que vive. Ayant poussé un soupir, il poursuivit :

« Dites-moi tout ce qu’il vous plaira, à condition que vous ne cherchiez pas à atténuer votre responsabilité. Ce qui serait admissible de la part d’une autre devient impardonnable chez une femme comme vous. Voyons ! Vous êtes-vous seulement donné la peine d’y réfléchir ? Un sous-officier !

— Commissionné, précisa-t-elle timidement.

— Commissionné ! C’est cela ! Madame désire être gardienne de square. Fraisette, vous êtes sans excuse, vous le savez bien. »

Doña Fraisette était littéralement ébaubie de ce qui lui arrivait.

« J’ai l’impression, monsieur le grand maître, crut-elle bon de dire, que Votre Excellence s’exagère la valeur de mes faibles vertus. Je ne suis, je vous assure, qu’une humble femme, dont l’ambition, jusqu’à ce jour… »

Elle s’arrêta effrayée. D’un geste brusque, il venait de lui imposer silence. À présent, il était tout près d’elle. À voix presque basse, il lui parlait. Elle était aussi palpitante, la pauvrette, que peut l’être la sarcelle des neiges auprès du vautour étoilé.

« Enfantillages que tout cela ! Modestie folle et coupable, envers vous d’abord, puis envers les autres, tous ceux à qui vous vous devez. Votre ambition ? avez-vous dit. Allez-vous tenter de me faire croire que la pensée qu’en vous parlant on pourrait quelque jour vous appeler « Votre Grâce » ne vous a jamais visitée ?

— Votre Grâce ! fit-elle, éblouie.

— C’est le titre qui revient de droit aux épouses des grands maîtres des cérémonies de la seconde classe, la mienne », expliqua-t-il avec une modestie du meilleur aloi.

Cependant à leur grand déplaisir à tous deux, Marabumba revenait.

« Eh bien, fit-il, sa bonne face tout épanouie, vous êtes satisfaite, j’imagine, señorita. Avouez que ça n’a pas traîné. Une bourrade par-ci, un coup de botte par-là : mes gaillards l’ont tout de suite bouclé. Ces jeunes gens ont bien mauvais esprit. Ce n’est point tout à fait leur faute. On leur a tellement répété que la guerre qui vient de finir était la dernière des dernières, qu’ils nous prennent, nous qui l’avons faite, pour des andouilles, sauf votre respect, et je me demande jusqu’à quel point ils ne sont pas dans le vrai. Ah ! à propos, doña Fraisette, j’ai oublié de vous dire qu’il y a dans le bureau de l’hôtel un particulier qui veut vous parler.

— Pourquoi vous obstinez-vous à employer ce mot-là ? fit-elle plus sèchement, vexée qu’il trouvât le moyen de choisir juste cet instant pour lui parler avec cette familiarité désinvolte. Vous savez aussi bien que moi que la maison a cessé d’être un hôtel.

— Hôtel ou pas, la commission est faite, dit-il en touchant le bord de son bonnet de police. Sur ce, je retourne à mes petites affaires. Tous mes hommages, señorita, et la compagnie. »

Lui parti, doña Fraisette et le grand maître gardèrent un moment le silence. La confusion de la pauvre fille faisait peine à voir.

« Je crains, hélas ! que vous n’ayez que trop raison ! » finit-elle par murmurer, lui lançant un regard suppliant.

Il eut le geste de quelqu’un qui, ayant fait tout ce qui était en son pouvoir, s’en remet aux événements.

« De toute façon, apprenez une chose, dit-elle, s’emparant de sa main et l’étreignant avec ferveur : vous m’avez révélé l’existence en moi d’une femme nouvelle. N’abandonnez pas l’œuvre si bien commencée ! Promettez-moi que nous reprendrons cette conversation.

— Volontiers, fit-il, volontiers ! Pour l’instant, souffrez que je vous quitte, néanmoins. Les devoirs de ma charge me rappellent au Palais. Sur le détail de la cérémonie de cet après-midi, nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ? À trois heures précises, arrivée de Son Excellence le lieutenant-gouverneur. Le général duc d’El Cambur l’attendra en haut du perron, entouré de son état-major, tandis que la fanfare du 3e lanciers, installée dans le kiosque à musique…

— Alors, chère doña Fraisette, impossible d’obtenir de vous la moindre minute d’entretien ? »

La vieille fille toisa celui qui se permettait de l’interpeller ainsi, apparemment le visiteur annoncé par Marabumba. Ce bref examen ne fut pas défavorable au personnage en question. Sans doute, parlait-il l’espagnol à peu près en dépit du bon sens, mais il était d’un extérieur plutôt sympathique.

« Mais, monsieur, je ne sais pas, je ne vous connais pas, fit-elle cependant.

— Vous voyez en tout cas que je me rappelle votre nom, moi. Voyons, un petit effort ! Le voyageur venant de San José, qui vous a réveillée en pleine nuit, et que vous avez eu la gentillesse de mener vous-même à sa chambre. »

Elle haussa les épaules.

« Si vous croyez que c’est là un signalement !

— Allons, allons ! Je précise. Cela se passait il y a dix mois, juste avant la guerre, le 3 juillet, ce fameux jour où le 3e lanciers a quitté Las Palmas.

— Oh ! mais, s’écria-t-elle, c’est vrai ! Je vous reconnais à présent ! Et beaucoup mieux même que votre camarade. C’est gentil d’être revenus nous voir tous les deux.

— Tous les deux ? Pour le coup, vous faites erreur, ma brave demoiselle. Je suis seul, cette fois.

— Seul ? fit-elle, se hérissant aussitôt. Autant dire tout de suite que j’ai la berlue. Seul ? Ça pourrait prendre avec une autre que moi, qui viens précisément, sur sa prière, d’envoyer acheter du chewing-gum à votre ami.

— Qu’est-ce que vous me chantez là ? s’exclama l’étranger au comble de la stupéfaction. Forbes est ici ?

— Puisque je vous le dis ! fit doña Fraisette triomphante. Forbes ? Oui, c’est bien son nom. Je l’avais oublié. Et d’ailleurs, tenez, la meilleure façon de vous prouver qu’il est là, c’est que le voici ! »

Marescot n’en croyait pas ses yeux. Parfaitement, Forbes, en personne, était devant lui. Forbes avec sa pipe à la bouche, et l’éternelle odeur de tabac au miel qui l’environnait. Doña Fraisette, enchantée du succès qu’elle venait d’obtenir, s’était éclipsée, les laissant l’un et l’autre à leurs effusions.

« Vous ?

— Moi !

— C’est incroyable ! En pleine convention, alors ! En pleine féerie à grand spectacle ! Ou en plein hasard, à votre choix.

— Ni l’un ni l’autre, dit Forbes avec flegme. Pourquoi ne pas admettre, tout simplement, que nous sommes deux gentlemen qui connaissons les bons endroits ?

— Et ce pays-ci en est évidemment un ! Ça fait tout de même trois fois que nous nous y retrouvons, sans nous être donné le mot.

— Oui, mais les circonstances sont différentes, dit l’Anglais. Les deux premières fois, c’était la guerre qui nous attirait. Aujourd’hui, c’est le plus pacifique des buts. Je pose en effet en principe, que votre présence à Las Palmas, comme la mienne d’ailleurs, est uniquement justifiée par le désir d’assister à la cérémonie d’aujourd’hui.

— Vous ne vous êtes pas trompé, fit Marescot. Et, dites-moi, où logez-vous ?

— Où je loge ? Mais ici, comme vous voyez.

— Ici ? Ce n’est plus un hôtel.

— Non, mais c’est un endroit où l’on continue, comme par le passé, à accueillir les véritables amis. Soyez-en assuré, votre chambre va être bientôt prête, de même que la mienne l’a été dès que doña Angelica a été informée de mon arrivée.

— Angelica ? Comment est-elle ? Cette popularité, cette sympathie universelle qui l’entoure, est-ce que tout cela ne lui est pas monté un peu à la tête ?

— Dès que vous l’aurez revue, se borna à répondre Forbes avec une certaine gravité, vous comprendrez que c’est là une question qu’il est presque impie de poser.

— Depuis quand êtes-vous arrivé ? demanda Marescot, qui paraissait en proie à une légère inquiétude.

— Depuis hier soir.

— Ça doit suffire à vous avoir donné une rude avance sur moi. Déjà, en juillet dernier, vous avez pu… »

Forbes haussa les épaules.

« Ne passez donc pas votre vie à vous torturer, mon garçon. Les circonstances ne sont plus les mêmes, je me tue à vous le répéter. Il n’y a plus désormais en Arequipa de mystères à percer, de secret à surprendre. L’avance que je peux avoir, vous la rattraperez en un rien de temps. D’ailleurs, le seul fait que vous êtes ici prouve que vous savez l’essentiel. Vous avez appris, je suppose, que, sous réserve de continuer à y demeurer et à en assumer la haute direction, doña Angelica a fait don de Tras los Montes au 3e régiment de lanciers, afin qu’aient le droit d’y demeurer et d’y être soignés jusqu’à la fin de leurs jours les officiers, sous-officiers et soldats de ce régiment atteints au cours de la dernière guerre de blessures ayant entraîné leur invalidité. Ce geste, si louable, si beau qu’il soit, aurait pu avoir le sort de pas mal de bonnes actions, c’est-à-dire passer inaperçu. Mais il y avait le 3e lanciers dans l’affaire, le 3e lanciers et son chef, devenu, depuis la fin de la guerre, généralissime d’Arequipa. Nul plus que ce chef et que ces soldats-là n’a contribué au gain de la bataille d’El Cambur qui a décidé de l’issue victorieuse de la lutte. Voilà comment, voilà pourquoi la fête d’aujourd’hui, primitivement destinée à permettre à quelques-uns des glorieux pupilles d’Angelica de se réunir autour d’elle pour lui exprimer leur gratitude et leur affection, a pris automatiquement, du fait que le général Iramundi a tenu à la présider, les proportions d’une fête de la reconnaissance nationale. Mais je suis bien bon de vous raconter tout cela, et d’insister sur l’importance symbolique de la journée que voici. Vous vous en êtes, je le répète, rendu compte, aussi bien que moi, puisque traversant une fois de plus continents et mers, vous avez tenu à être aujourd’hui à Las Palmas.

— Finalement, dit Marescot, après quelques instants d’un silence qu’ils durent employer à évoquer leurs souvenirs communs, tout le monde va dans un moment se trouver réuni sur cette terrasse de Tras los Montes, comme au cours de l’extraordinaire journée de juillet dernier.

— Tout le monde ! Comme vous y allez ! dit Forbes. Sauf les morts. Il y en a eu quelques-uns, ne l’oublions pas.

— Vous avez raison ! fit Marescot songeur. Sauf les morts ! Et j’ajouterai : sauf aussi quelques survivants. Tout au moins un ! »

Ils se regardèrent.

« Je vois à peu près à qui vous pensez », murmura l’Anglais.

Ils se turent à nouveau. Puis Marescot dit :

« Quelle étrange, quelle lugubre aventure que la sienne ! Disparaître de cette façon, on ne sait comment, on ne sait où ! Je le revois encore, je le reverrai toujours avec la même précision, assis avec son officier d’ordonnance sous cette tonnelle, à l’endroit exact où nous sommes en train de deviser. Aussi vrai que je vous l’affirme, il m’a paru, dès cette minute, marqué pour son tragique destin. »

Forbes tira une longue bouffée de sa pipe.

« Oui, fit-il, sans mettre de gants, à son habitude, ce sont là des choses qu’on raconte après. Eh bien, à moi, il m’a toujours fait l’effet d’un monsieur sachant à merveille ce qu’il voulait. C’est vous dire que je ne pose pas au devin, et que, lorsque j’ai appris ce qui lui était arrivé, j’en ai été passablement ahuri.

— Ce qui lui est arrivé ? On vous l’a donc raconté de façon à peu près exacte ?

— Vous voulez rire ? Qui le sait ? Qui le saura jamais ? Bien peu de gens, en tout cas, vous pouvez m’en croire, et qui, s’ils existent, ne doivent pas être très portés à bavarder. Je vous disais tout à l’heure qu’il n’y avait plus en Arequipa ni mystère ni secret. Je me trompais : il y a celui-là. Toutefois, en ce qui nous concerne, nous n’avons pas de remords professionnels à avoir. J’ai l’impression que si nous avions assisté à la bataille d’El Cambur, nous ne serions pas plus avancés à cet égard.

— C’est vrai, constata Marescot, avec un rire un peu contrit. Nous n’avons pas de chance avec les victoires. Nous avons raté El Cambur, comme nous avions déjà, il y a huit ans, raté Barquisimeto.

— Pour El Cambur, nous étions excusables. Ç’a été un tel coup de surprise. Jamais on ne se serait attendu à voir finir cette guerre si tôt. D’ailleurs, m’en serais-je méfié que je n’aurais pu être là à temps. Je me trouvais au Congo, où, entre nous, vos administrateurs me paraissent avoir la main un peu dure avec ces malheureux indigènes.

— C’est comme moi, qui étais au Bengale, où, si vous voulez mon avis, vos civilian semblent parfois manquer un peu de doigté vis-à-vis de ces infortunés Hindous. »

Ils rirent tous deux en se donnant de grandes claques sur les épaules. Mais, presque aussitôt, ils reprirent leur sérieux.

« C’est égal, fit Marescot, il y a une pensée qui m’obsède : c’est ce qu’a pu être l’état d’âme de don Ricardo, dans cette terrible minute nocturne où, ayant reçu l’ordre de prendre l’offensive le lendemain, il s’est vu attaquer sur toute la ligne, vingt-quatre heures plus tôt, par un ennemi qu’il espérait surprendre. Obligation de prendre une décision sur-le-champ ! Plus personne à qui en référer ! »

Forbes hocha la tête.

« Je crois que j’aurais fait ce qu’il a fait. Je serais allé de l’avant. À présent, ç’aurait été sans doute de la besogne moins réussie.

— Mais l’autre ? reprit Marescot, que cette idée hantait visiblement. Où était-il ? Qu’a-t-il pu devenir depuis ?

— Je ne vois pour l’instant personne susceptible de vous renseigner, répondit l’Anglais. En revanche, depuis le peu de temps que je suis ici, il y a une chose que j’ai apprise de façon certaine : c’est que c’est là une question qu’il est malséant de poser, surtout pour un étranger.

— Est-il mort ? S’est-il fait tuer obscurément au cours de quelque épisode confus de la bataille ? Il me semble que ça se serait su. Vit-il ? Cela aussi, et peut-être davantage encore, ça devrait se savoir. Alors ?

— Alors, dit Forbes, il me semble, à moi, que vous oubliez un détail. Nous ne sommes ni en France, ni en Grande-Bretagne, mon bon ami. Nous pouvons, nous, cueillir à loisir le muguet dans nos forêts natales sans risquer grand-chose de fâcheux. Mais les forêts d’ici sont assez différentes. Elles couvrent deux ou trois fois la superficie de nos gentilles patries réunies. De plus, elles sont habitées, dans l’air, sur l’herbe, dans l’eau, par des myriades d’animalcules qui ont pour principe de ne rien laisser, absolument rien, des neurasthéniques qui viennent faire une petite promenade de leur côté. Ils disparaissent, pfft, comme soufflés ! C’est ainsi. Mais, dites-moi, vous n’avez pas plus d’amabilité qu’il n’en faut. Vous vous inquiétez d’un tas de problèmes, et, quand on s’efforce de vous en proposer la solution, vous n’avez même plus l’air d’écouter… Quoi ? Qu’avez-vous ? »

Il s’interrompit avec étonnement. Marescot venait de mettre un doigt sur ses lèvres.

« Regardez ! » avait-il murmuré.


*

« Marabumba ! Marabumba ! Où est-il donc cet animal-là ?

— Je l’appelle, mon colonel ! Attendez, pour l’amour de Dieu ! cria doña Fraisette apeurée.

— J’attends, tu peux être tranquille. Je n’ai encore aucune envie de me risquer tout seul dans cet escalier. »

Au sud-ouest d’El Cambur, il y avait, composé d’une demi-douzaine de masures, un village affreux du nom de Nueva Providencia. C’était là qu’à l’aube du second jour de la bataille, le commandant Salazar s’était enfermé avec ce qui restait du 4e escadron. C’était contre cette poignée de héros que jusqu’à quatre heures de l’après-midi le gros de l’attaque colombienne avait déferlé, avec une rage sans cesse accrue. N’empêche qu’un peu avant cinq heures, tout était fini. Don Ricardo, prenant l’ennemi à revers, demeurait maître du champ de bataille, et les trompettes du 3e lanciers, en même temps qu’une victoire dépassant Barquisimeto, saluaient la délivrance des défenseurs de Nueva Providencia. Ils n’étaient plus qu’une trentaine entourant leur chef qui agitait avec frénésie sa chapska. Ce fut juste cet instant-là que choisit une balle perdue pour le happer au-dessus de la tempe. Ce misérable morceau de plomb, sectionnant on ne sait quel nerf optique, avait plongé, et pour toujours, don Ramon dans la grande nuit.

« Marabumba ! répéta-t-il.

— Me voici, mon colonel, me voici ! »

Don Ramon venait d’apparaître juste à cet endroit de la galerie du premier étage où dix mois auparavant, par ce radieux matin de juillet, il avait surgi. Les cinq galons de colonel avaient remplacé, sur les manches de sa tunique, les quatre galons de chef d’escadron. Pour ce petit bout de passementerie, que de sang versé, que de tombes prématurément ouvertes ! Mais ce n’était pas au colonel Salazar ni à ses semblables qu’il fallait s’en prendre, à moins qu’on ne tînt absolument à faire remonter jusqu’au bistouri la responsabilité de l’abcès.

Marabumba avait gravi l’escalier quatre à quatre. Avec d’infinies précautions, il aida l’aveugle à descendre. Le premier siège qui se trouva à leur portée fut l’un des fauteuils de velours de la fête. Ce fut là que don Ramon, dont c’était sans doute la place habituelle, fit signe qu’il tenait à s’asseoir.

Il était toujours le même. La souffrance ne l’avait pas vieilli. Elle ne l’avait point voûté. Elle n’avait pas blanchi non plus un seul des crins de sa terrible chevelure hirsute. En revanche, elle avait répandu, sur cette face maintenant sans cesse tournée vers le ciel, une admirable expression de sérénité.

« Merci, dit-il à l’adjudant, merci, mon vieux camarade ! Merci, Fraisette, à toi aussi. Que se passe-t-il donc, ma mignonne ? Vous avez l’air d’excellente humeur aujourd’hui. Oh ! mais ! Oh ! mais, qu’est-ce que c’est que ce fauteuil ? Je ne le connais pas.

— Ça vient du garde-meuble national, mon colonel. On l’a prêté pour la cérémonie. »

La tête de don Ramon se renversa davantage.

« La cérémonie, dites-vous ? Mon Dieu, c’est vrai. Je n’y pensais plus. Je suis d’autant moins pardonnable, pourtant, que je sens bien qu’autour de moi les choses ne sont point comme à l’ordinaire. On a dû enlever des chaises et des tables, puisque j’ai pu venir sans détour jusqu’ici.

— Soyez tranquille ! Tout sera remis en place ce soir, dit doña Fraisette, dont la voix était toute douceur.

— J’y compte bien. Sans cela, mes enfants, l’existence deviendrait vraiment trop compliquée. Songez-y donc : trois mois seulement, rien que trois mois ! Je ne peux pas, en si peu de temps, avoir acquis une habileté à toute épreuve. Ça viendra. Ça commence déjà à beaucoup mieux aller. ».

Il respira avec délices.

« Quelle belle, belle matinée ! »

Il était heureux. Il avait l’air de l’être, en tout cas, bien plus que ceux qui étaient en train de le regarder, avec une compassion dont il les aurait certainement tenus quittes, s’il l’avait une minute soupçonnée : doña Fraisette, Marabumba, les deux journalistes. La tête rejetée en arrière, la nuque appuyée au bois doré du fauteuil, on pouvait être certain de ce à quoi il songeait, quelle sainte procession de fantômes était en train de défiler devant ses prunelles, privées de lumière. C’était toute l’équipe familière de ses compagnons, non point ceux qui étaient toujours là, même aussi amputés, même aussi meurtris dans leur chair qu’il l’était lui-même, mais ceux qui s’en étaient allés, qui semblaient n’avoir consenti à survivre à Barquisimeto, qu’afin de mieux tomber à El Cambur. Combien étaient-ils ? On n’osait point, forcé qu’on était d’aller ensuite jusqu’au bout, en aborder le pieux dénombrement. Mort, le vieux lieutenant-colonel Barral, foudroyé dans la charge finale, comme il l’avait toujours souhaité, en pleine auréole de gloire. Mort aussi, don Bartolomeo, le cher commandant Vasquez, qui avait pris congé, simplement, murmurant sa chanson bien-aimée. Morts le capitaine Peralta, le capitaine Etchegaray, le capitaine Belascain, don Sanchez, don Carlos et don Jaime. Fauchée enfin la claire cohorte des lieutenants, ceux en qui il faisait si bon revivre ses jeunes années. Juan Gutierrez, frappé au front comme sept années auparavant, par une balle qui, cette fois, n’avait pas consenti à lui faire quartier, Lorenzo Lorreta, Enrique Blas, Tullio Verdaguer, qui avaient troqué tous les trois, pour combattre et mourir, le dolman blanc du 3e lanciers contre la tunique noire des Corcovados ; Diego Albigaïl, Jorge Arismendy, Francisco Tullar, et le pauvre petit Gil Nieves, le confident, le frère d’armes du pauvre petit Ramire Diaz…

« Quelle belle matinée ! répéta don Ramon.

— Et les fleurs, les étendards, les oriflammes ! Sur la terrasse, aux balcons, partout ! s’exclama doña Fraisette avec élan. Si vous voyiez quel coup d’œil, comme c’est beau ! »

À peine venait-elle de laisser échapper cette phrase qu’elle en comprit la cruauté.

« Pardonnez-moi ! » murmura-t-elle confuse.

L’aveugle sourit doucement.

« Il n’y a pas de mal. Il n’y a pas de mal. J’y vois beaucoup mieux que tu ne penses. Dis-moi donc, à propos…

— Quoi ?

— Où est-elle ?

— Angelica ? Elle est sortie. Elle avait quelques courses à faire. »

Il hocha la tête.

« Je suis bien tranquille, ce n’est pas d’elle, c’est des autres qu’elle est en train de s’occuper. Mais, chut ! elle n’aura pas mis bien longtemps : la voici ! »

Un temps assez long s’écoula avant qu’au bas de la terrasse la voix claire qu’ils attendaient tous ne retentît.

— « Comment avez-vous su… ? » commença doña Fraisette étonnée.

Don Ramon mit un doigt sur ses lèvres.

« Ça, ma fille, c’est mon secret. »

Cette fois, elle était toute en blanc, plus jeune, semblait-il, que jamais, en tout cas plus belle, avec quelque chose d’un peu plus grave dans son sourire et sa gaieté. Elle était suivie d’un officier, un très jeune homme, presque un enfant, dont la blonde et pure beauté rappelait presque trait pour trait la beauté brune de don Ramire. Les bras encombrés de ses fleurs, il n’avait de regards que pour elle. Il épiait ses plus petits gestes d’un œil extasié.

Légère, elle se hâta vers don Ramon. Il avait fait mine de se lever pour aller à sa rencontre. Avec une tendre autorité, elle le contraignit à se rasseoir.

« Ne bougez pas ! Comment vous sentez-vous, ce matin ?

— Très bien ! Beaucoup mieux encore, depuis que tu es là, comme toujours. »

Elle lui avait posé la main sur le front. Il s’empara de cette main, l’embrassa, se mit à la caresser longuement.

« Es-tu satisfaite des fleurs que tu as achetées ? demanda-t-il.

— Oui ! fit-elle. Il y en a pour vous.

— Merci ! »

Elle se tourna vers doña Fraisette.

« Qu’on monte ces fleurs dans la chambre du colonel Salazar.

— Lesquelles ? » demanda la vieille fille.

Angelica haussa les épaules.

« Les plus belles, naturellement ! » dit-elle à voix basse.

Don Ramon avait entendu.

« Les plus belles fleurs, dit-il, ce sont celles qui sentent bon. Je veux respirer celles-ci. »

Le petit officier n’osait pas s’approcher. Elle le prit par le bras. Timidement, il présenta à don Ramon la gerbe qui lui était destinée. Sa main rencontra celle de l’aveugle, qui sursauta.

« Qui es-tu ? fit-il de son ancienne voix.

— Mon colonel…

— Qui es-tu ? Je suis sûr que je ne te connais pas, Angelica, dis moi qui est-ce ? »

Elle fit signe au jeune homme de répondre.

« Sous-lieutenant Rafaël Diaz, murmura-t-il, du 3e régiment de lanciers. »

Les traits crispés de don Ramon se détendirent.

« Le sous-lieutenant Diaz ? Ah ! oui ! Rafaël Diaz ! Tu viens de sortir de l’école des Cadets ? On t’attendait, au régiment. Depuis combien de temps y es-tu arrivé ? Depuis deux semaines, déjà ! Le frère de Ramire, de notre pauvre petit Ramire ! Quand je pense que je me suis disputé parfois avec lui ! Ce que les hommes peuvent être bêtes ! Rafaël Diaz !… Ton frère, comme il était beau ! Serais-tu aussi beau que lui, par hasard ? Je ne t’ai jamais vu. Je ne te verrai jamais. Il faut tout de même que je sache… »

Interdit, l’enfant se taisait. Souriante, Angelica répondit à sa place.

« Oui, don Ramon. Soyez tranquille : il est aussi beau. »

Avec sa nouvelle voix, le colonel Salazar dit alors :

« Bien, très bien, dans ces conditions ! Les choses sont comme elles doivent être. Donne-moi ta main, mon enfant. »

Don Rafaël, tremblant d’émotion, s’était avancé. Mais juste au moment où il allait tendre sa main à don Ramon, tout son corps se raidit. Cette main, automatiquement, se porta à sa tempe. Il y eut un bruit sec, celui qu’avaient fait ses talons, ainsi que ceux de Marabumba, en se rejoignant avec brusquerie.

« Qu’est-ce que c’est ? interrogea don Ramon. Ah ! oui, je vois. J’ai compris. Don Ricardo ! »

Se dressant hors de son fauteuil, tant bien que mal, et les imitant, il se mit au garde-à-vous, lui aussi.

X

Trois heures de l’après-midi, déjà ! Il était tout juste en train de s’achever le déjeuner offert par Angelica, dans le jardin d’hiver de Tras los Montes, en l’honneur du général Iramundi. À deux reprises, doña Fraisette s’était approchée de sa cousine, lui avait parlé bas.

« Qu’est-ce qu’elle te veut encore ? avait demandé don Ramon, que cette insistance agaçait.

— Me rappeler, une fois de plus, que le gouverneur arrive à trois heures, et qu’il est très exact. Elle en perd le boire et le manger. Voyons, ma pauvre fille, nous avons bien le temps. Tout le monde est prêt.

— Tout le monde ? Sauf don Ramon, précisément ! fit Fraisette avec acrimonie. Il n’est même pas en grande tenue. Et, savez-vous, quand je lui ai dit qu’il allait se mettre en retard, ce qu’il m’a répondu : « Fiche-moi la paix avec ta cérémonie. Je n’irai pas. J’ai trop peur de m’ennuyer. »

— Telle est très exactement, en effet, mon intention, dit don Ramon.

— Vous n’allez pas faire cela à Angelica !

— Tu penses comme je vais me gêner. »

Angelica intervint.

« Il a bien raison ! dit-elle en riant. À sa place, je crois bien que c’est ce que j’aurais fait, moi aussi. »

Elle avait à sa droite le colonel Salazar, à sa gauche le colonel Rojas, commandant actuel du 3e lanciers. Élevé à la dignité de généralissime tout de suite après la victoire, don Ricardo avait tenu à ce que, nominativement, son premier successeur fut don Ramon. Celui-ci, en raison de sa blessure, n’avait, bien entendu, exercé ces fonctions que quelques jours, d’une façon en quelque sorte honorifique. Il avait été remplacé à la tête du régiment par le commandant Rojas, à qui personne ne pouvait disputer cette succession, puisque le lieutenant-colonel Barral et le commandant Vasquez avaient été tués tous les deux. Parvenu ainsi à un grade que, dans ses rêves les plus hardis, il n’avait jamais osé ambitionner, il ne fallait pas croire que don Paez fût heureux. Avec le capitaine Yturbide et le lieutenant Zabatella, il était le seul officier du 3e lanciers à n’avoir pas été blessé au cours de la dernière campagne. Ce perpétuel affligé de la manie de la persécution y voyait une preuve nouvelle des mauvaises dispositions de la Providence à son égard. S’il n’allait pas jusqu’à envier la cécité de don Ramon, la vue de la manche gauche du dolman de don Ricardo allumait en revanche dans son œil une flamme de concupiscence, non en raison des étoiles d’or qui y brillaient, mais à cause d’un autre détail, infime si l’on veut, mais qui aurait peut-être gagné à être mentionné plus tôt : depuis El Cambur, le général Iramundi était manchot.

Maintenant que tout le monde s’était levé de table, don Ricardo, dans le grand hall plein de soleil, s’entretenait familièrement avec les officiers de son régiment bien-aimé, les nouveaux et les anciens, les valides et les blessés ; tous ceux dont la pensée sans cesse en éveil et prévenante d’Angelica avait tenu à l’entourer en ce jour. Elle était heureuse de leur bonheur commun, de la fierté et de l’amour avec lequel ils se pressaient autour de lui, de la joie qu’il avait à se retrouver pour quelques instants parmi eux. Si elle s’oubliait elle-même, il ne l’oubliait pas, lui. Il ne la quittait pas du regard ; du sourire, il la remerciait. Plus émacié que jamais dans son uniforme de deuil, les cheveux blancs, absolument blancs, il avait conservé cependant cet air d’extraordinaire jeunesse qui lui donnait l’air d’être à tous, même aux plus jeunes, non pas leur chef, mais leur frère aîné.

« Ne repartez que demain matin ! Demeurez à dîner ce soir avec nous ! murmura-t-elle, profitant d’un remous de ses invités qui l’avait rapprochée de lui un instant.

— Tu sais si j’en aurais le désir ! Mais je crains bien que ce ne soit pas possible. »

D’un coup d’œil, elle désigna don Ramon.

« C’est pour moi que j’intercède ! fit-elle, mais aussi pour lui. Qu’il puisse un peu profiter de vous.

— Tu as trouvé la phrase, dit-il, qui pourrait le mieux me décider. »

Il ajouta, baissant la voix :

« Comment va-t-il ?

— Bien, j’espère, fit-elle. À l’en croire, même, il n’aurait jamais été mieux. Regardez, il nous a entendus. Il sait que nous parlons de lui. Allez lui dire deux mots, tenez, pendant que je vais faire un tour sur la terrasse. Il paraît que déjà elle regorge de monde. Je dois voir si tout se passe bien.

— Tous ces gens, fit-il, qui sont là pour te témoigner leur affection, comme c’est beau, Angelica ! Et comme c’est juste, quand on a comme toi toujours dépensé sans compter. »

Elle sourit railleusement, comme elle faisait quand elle était sur le point d’être émue.

« Compter ? Ça a dû m’arriver, ne vous en déplaise ! La preuve, c’est que j’ai toujours eu l’impression d’avoir reçu plus que je n’ai donné. Si approximatif que soit pour moi ce dernier chiffre, il a bien fallu tout de même que j’en aie une idée. »

Le fiancé de l’impétueuse Fraisette – ce n’était d’ores et déjà plus du sémillant Marabumba qu’il s’agissait – ne pouvait être taxé ni de parti pris, ni d’exagération lorsqu’il déplorait que les cérémonies, en Arequipa, se signalassent par un certain laisser-aller protocolaire. Qu’importait, d’ailleurs ! Il y avait tant de gentillesse, tant de joie de vivre, tant de bonhomie, dans tout cela.

Lorsque Angelica, flanquée de Fraisette, pénétra sur la terrasse, la foule l’avait déjà presque envahie. Il semblait que Tras los Montes, promu par la volonté de sa propriétaire au rang de maison de retraite des blessés du 3e lanciers, fût redevenu pour cette journée le joyeux et pimpant casino célèbre à cent lieues à la ronde. En dépit de la tribune aux harangues et de la pompeuse rangée de fauteuils de velours, rien ne paraissait moins solennel que cet adorable endroit. Toute la jeunesse de Las Palmas était déjà là, et bon nombre d’hommes mûrs et de vieillards aussi, occupés à célébrer le passé, sans dire trop de mal du présent, néanmoins. En attendant que les fanfares officielles retentissent, ce n’était, dans les bosquets et les tonnelles, que guitares, violons, clarines qui, en sourdine, s’accordaient.

Les quelques lanciers, chargés de maintenir un ordre relatif jusqu’à l’arrivée des renforts, ne savaient où donner de la tête. Le grand maître des cérémonies, débordé, courait de l’un à l’autre, s’époumonant, multipliant adjurations et imprécations, sans grand résultat apparent. Quel manque de tact il fallait, vraiment, pour compliquer ainsi à plaisir la tâche d’un homme habillé avec pareille magnificence ! Toutes les nuances de l’arc-en-ciel étaient représentées sur son frac. Doña Fraisette ne pouvait en détacher ses yeux. Par deux fois, sa cousine lui avait adressé la parole. Elle ne lui avait même pas répondu.

« Que se passe-t-il ? finit par dire Angelica. Tu n’ouvres pas la bouche, et je suis sûre pourtant que tu as quelque chose à me confier. Je ne me trompe pas. On voit toujours dans ce cas le bout de ton nez s’agiter.

— Il n’est pas question de mon nez, qui ne doit guère se comporter autrement que celui des autres, répondit doña Fraisette avec beaucoup de dignité.

— De quoi alors ? »

L’œil de doña Fraisette était redevenu plus fixe que jamais.

« Que penses-tu de ce jeune homme ? fit-elle à brûle-pourpoint.

— De quel jeune homme ?

— Tu ne vois que lui. Celui qui vient de nous adresser un salut avec tant de distinction. »

Angelica pensa tomber des nues.

« Fraisette, Fraisette, n’es-tu pas folle ? Un jeune homme, ce petit vieux doré comme un ostensoir, vert et bleu comme un perroquet ! »

Doña Fraisette eut un sourire acidulé.

« Nous n’avons pas la même conception du mérite masculin, dit-elle. Il y a longtemps que j’en suis avertie. N’existe pour toi que qui traîne un sabre au côté.

— Ah ! très bien ! fit Angelica, dont la surprise avait fait place à une envie de rire éperdue. Pourquoi donc cette confidence, puisque mon avis ne t’intéresse pas ?

— Parce que tu es ma seule parente, et qu’au cas où j’aurais à prendre une décision susceptible d’engager mon avenir, je tiens à ce que tu en sois la première informée.

— Ce qui signifie qu’il est dans tes intentions d’épouser ce monsieur ?

— C’est dans mes intentions, en effet.

— À merveille ! Il ne me reste donc qu’à t’adresser mes félicitations. Vous êtes majeurs, tous les deux, n’est-ce pas ? Eh mais, j’oubliais. Notre brave adjudant-chef, qu’est-ce qu’il devient, dans tout cela ? »

Doña Fraisette leva les yeux au ciel.

« Dieu m’est témoin, fit-elle, qu’il est pour moi la seule ombre au tableau. Mais que veux-tu ? Tu le sais aussi bien que moi. Il y a dans les choses de l’amour presque toujours un sacrifié. C’est la règle, la triste règle. Faut-il ajouter que j’ai un peu compté sur toi pour parler à ce pauvre garçon ?

— Je ferai de mon mieux, dit Angelica. Il ne faut pas que, dans son désespoir, il se livre à quelque déplorable excès. Mais voici que depuis quelques instants, tu te préoccupes beaucoup moins de la cérémonie. L’heure approche pourtant. Je vais rejoindre don Ricardo. »

Devant la porte du jardin d’hiver, elle aperçut Rosine, qui semblait l’épier. Angelica lui fit un signe.

« Deux mots à te dire, mauvaise fille ! Et tâche de me répondre la vérité.

— Maîtresse, comment pouvez-vous…

— Tu ! tu ! tu ! Écoute-moi bien. Il y a quelques jours, nous nous amusions, toi et moi, à calculer les économies réalisées par ma chère cousine Fraisette. Nous étions à peu près d’accord sur le chiffre, qui est coquet. Ce chiffre, y a-t-il quelqu’un d’autre que nous deux à le connaître, à ton idée ?

— Oui, maîtresse ! murmura la jeune fille, avec un air faussement gêné.

— Qui cela, je te prie ? Ne serait-ce pas, d’aventure, un vieux monsieur, en habit tout doré ?

— Maîtresse, je vois qu’il est impossible de rien vous cacher.

— De mieux en mieux ! Et qui l’a renseigné, ce vieux monsieur-là ? »

Rosine baissa un peu plus la tête.

« Bien entendu, dit-elle, moi ! »

Don Ricardo conversait toujours avec don Ramon, là où Angelica, un instant plus tôt, les avait laissés. Il baissa la voix quand il la vit s’avancer vers eux. Tout naturellement, le colonel Salazar l’imita.

« Si, depuis ma dernière visite, j’ai eu de ses nouvelles ? Non. Tout porte à croire que personne n’en aura plus jamais.

— Le malheureux ! dit don Ramon. Quand je pense qu’il y a dix mois, il était ici. Je le vois encore, à cette place. C’était lui qui parlait en juge, et sur quel ton !

— Peut-être n’avait-il pas tout à fait tort, à ce moment-là, dit don Ricardo.

— Nous moins encore, l’avenir l’a prouvé ! » répliqua avec quelque rudesse don Ramon.

Il ajouta :

« Qu’est-ce qu’il a pu devenir, tout de même ? »

Don Ricardo hocha la tête.

« La plus grande preuve de miséricorde que nous puissions lui accorder, dit-il gravement, c’est de ne jamais parler de lui.

— Excellence, dit en riant Angelica qui survenait, je regrette d’être contrainte de vous rappeler au respect de l’exactitude militaire. Écoutez ceci ! Savez-vous ce que c’est ? La fanfare de votre ancien régiment, ni plus, ni moins. Son Excellence le gouverneur est annoncé.

— Ordonne, ordonne ! dit-il avec un sourire. J’obéirai. »

Elle l’aida à boucler son ceinturon, à accrocher son épée à la bélière.

« Voilà qui va bien, fit-il. Et maintenant, il s’agit d’aller gagner nos appointements. C’est décidé, le colonel Salazar se refuse à être des nôtres ?

— Mon général, dit don Ramon, je ne suis pas tout à fait fol. »

Don Ricardo venait de passer son bras valide sous le bras gauche d’Angelica.

« Très bien, très bien ! Nous ne forçons personne. Il ne sait pas non plus à quel point nous l’envions, ma fille, n’est-ce pas ? À tout à l’heure, donc, vieux camarade ! Tout compte fait, j’ai réfléchi, et, inutile de vous le dire, je reste avec vous ce soir, mes enfants. »

À vrai dire ils n’avaient prévu, ni elle ni lui, la gigantesque acclamation qui les accueillit lorsqu’ils apparurent ainsi tous les deux sur la terrasse. C’était la première fois depuis la paix que l’occasion de fêter publiquement don Ricardo était offerte aux habitants de Las Palmas. Machinalement, Angelica eut un mouvement de recul. Elle essaya de dégager son bras, afin de laisser le duc d’El Cambur en tête-à-tête, tout seul, avec la clameur d’enthousiasme qui montait vers eux. Mais il ne l’entendait pas de cette oreille. Il la retint, pressée contre lui, liée à son sort, plus apeurée et plus émue qu’elle ne se serait jamais figuré qu’elle pourrait l’être quelque jour. Ce n’était que justice, d’ailleurs. Pourquoi tenter de séparer ce qu’avec son merveilleux sens de l’équité unissait si étroitement l’instinct populaire ? Les cris de Vive doña Angelica, vive don Ricardo, retentissaient en effet, mêlés à ce point, qu’il n’y avait ni pour lui, ni pour elle, de possibilité de les distinguer.

L’arrivée du lieutenant-gouverneur, qui se produisit presque dans le même moment, bénéficia de cette chaleureuse ferveur. Don Cristobal y Rosaria y Rosalba put admettre qu’une partie lui en revenait, et ceci de très bonne foi.

« Mon général !…

— Excellence !… »

C’était vraiment un proconsul selon les meilleures traditions sud-américaines que don Cristobal. Portant beau, le teint fleuri, la lèvre vermeille, habillé selon les canons de la plus discrète ostentation, ayant tout naturellement le sens du geste et de la parole arrondie, il n’aurait été déplacé dans aucune ambassade européenne, où les ors et les émaux de ses ordres et de ses broderies eussent au contraire apporté un peu de ce rayonnement dont les lugubres cieux de nos capitales nordiques sont toujours si désolamment sevrés. Il convient d’ajouter que don Cristobal eût été puissamment secondé dans sa réussite par sa femme, doña Consumcion, née Ortega y Zamora, blonde alanguie et aristocratique, dont la beauté pâle était sans cesse rehaussée par la présence à ses côtés de leurs trois brunes et pétulantes fillettes, Nina, Isabella et Francisca.

« Votre Grâce !…

— Général !… »

Ayant, conformément aux judicieuses formes arrêtées par le grand maître des cérémonies, présenté l’héroïne de la journée au gouverneur et à sa femme, don Ricardo offrit son bras à doña Consumcion, son pauvre bras qui ne s’était pas autant prodigué depuis bien longtemps. Suivi du gouverneur qui avait offert pareillement le sien à Angelica, il se dirigea vers les fauteuils qui leur étaient réservés. Entre les deux couples, toutes les trois vêtues de blanc, très exactement d’étamine blanche, toutes les trois se donnant la main, avec autour de leur cou mat et enfantin, chacune un collier différent, qui un de jade, qui un de corail et qui un d’ambre, il y avait Francisca, Isabella et Nina, âgées respectivement de treize, quatorze et quinze ans. Elles riaient, se poussaient du coude, se retournaient pour regarder Angelica avec un drôle de petit mélange de curiosité et d’admiration. La fanfare du 3e lanciers jouait l’hymne national. Les acclamations redoublaient. Les honneurs étaient rendus par le régiment au complet, qui, sous le commandement du colonel Rojas lui-même, présentait les armes. Les oiseaux, entre deux flonflons, prouvaient qu’ils étaient eux aussi de la partie. Et le jeune soleil printanier, qui en était plus que tout le monde, au moment où elle s’y attendait le moins fit étinceler, tout à coup, au coin de la paupière d’Angelica, quelque chose comme un diamant fugitif auquel personne ne prit garde, à part peut-être le général Iramundi.

Il y avait bien cinq bonnes minutes que tous les personnages officiels avaient pris place. Don Cristobal eut un petit geste d’impatience à l’adresse du grand maître des cérémonies.

« Qu’attendons-nous ? »

L’infortuné lui désigna d’un coup d’œil désolé le fauteuil encore vide, à sa gauche.

« Monseigneur n’est pas encore arrivé, Excellence. Devons-nous commencer sans lui ?

— Qui est-ce qui manque ? » était, de son côté, en train de murmurer Rosine, se haussant sur la pointe des pieds, derrière la haie des lanciers au port d’armes.

« L’évêque, tiens, comme par hasard ! » lui dit Marabumba, qui se trouvait près d’elle, comme par hasard également.

Il ajouta, incapable qu’il avait toujours été de dépouiller un certain fond d’anticléricalisme.

« J’ai d’ailleurs comme une idée que le particulier va nous faire un faux bond.

— Il ne manquerait plus que cela ! se récria la jeune fille. Après tout ce que doña Angelica… Mais le voici ! Mon Dieu, qu’il est beau ! »

Il eut été difficile d’imaginer entrée plus solennelle que celle que venait de réussir don Porfirio. Suivi de deux jeunes lévites préposés aux pans de sa cappa major, le nouvel évêque de Las Palmas apparaissait pour la première fois dans toute sa gloire à ses ouailles admiratives et ébahies. Que peu de temps avait suffi pour cette transformation ! Dire qu’il y avait à peine un mois, son vénéré prédécesseur était encore de ce monde ! Don Porfirio, c’était une justice à lui rendre, était allé vite en besogne. À l’avoir connu auparavant si modeste, si effacé, qui aurait donc pu supposer qu’il avait des appuis aussi puissants dans sa manche ? Bien entendu, lorsque s’était produit ce coup de théâtre, les bruits les plus perfides n’avaient pas manqué de circuler. On avait parlé de gages donnés aux partis de gauche. Il avait même été question de certaines démarches en sa faveur, faites auprès du président Piaz, disciple notoire de l’équerre et de la truelle, par le vénérable de la loge de Las Palmas, les « Empêcheurs de danser en rond ». Y avait-il eu, au fond de ces histoires, une part quelconque de vérité ? Tout est possible. Rien en tout cas, dans la conduite postérieure de don Porfirio, n’était venu permettre de l’affirmer. Les Las Palmitains avaient même pu s’en rendre compte à plusieurs reprises : ils avaient à leur tête un pasteur dont la ferme intention était de ne pas se laisser marcher sur les pieds.

S’étant incliné légèrement devant don Ricardo et le gouverneur, il tendit son anneau à baiser à doña Consumcion ainsi qu’à ses trois filles, puis à Angelica.

Rosine, qui ne perdait pas de vue une seule de ses attitudes, poussa du coude Marabumba.

« C’est prodigieux ! On dirait qu’il n’a jamais fait que cela toute sa vie ! »

L’adjudant-chef n’en revenait pas, lui non plus.

« Que l’on raconte ce qu’on voudra, il y a chez eux plus d’avancement que chez nous, et encore sans risque de se faire casser une patte, ou quelque chose de plus important. Pourquoi ris-tu ?

— Pourquoi ? Tu n’as donc pas remarqué l’aventure qui vient d’arriver à Fraisette ? Elle a voulu baiser l’anneau, elle aussi. Il lui a fait le coup du mépris. Quand on pense que, durant toute la guerre, il n’y a pas de compliments qu’il ne lui ait prodigués, rien que pour un verre de son vin chaud à la cannelle ! Elle peut toujours courir, à présent, si elle se figure qu’il va se déranger pour bénir son mariage. Il est vrai que, peut-être, en considération de la qualité du fiancé… »

Marabumba se crut encore en droit de faire la grimace.

« Grand merci ! dit-il. Mais est-il nécessaire de te dire que j’aime autant… »

Rosine secoua la tête en riant.

« Tu n’as pas besoin de m’expliquer ce que tu aimes ou n’aimes pas, fit-elle, car je préfère t’avertir tout de suite que ce n’est plus de toi qu’il s’agit. »

Sur ce, riant de plus belle, elle le mit au courant de l’entretien qu’elle avait eu avec Angelica quelques instants plus tôt.

« Sais-tu, fit-elle en terminant, que je ne sais pas comment je dois prendre la chose : tu n’as pas l’air plus satisfait que cela. »

Il était incontestable, en effet, que Marabumba faisait une assez singulière mine.

« Satisfait ! Satisfait ! dit-il. Personne ne saurait l’être davantage, et il me tarde de ne plus être comme qui dirait sur une place publique afin de pouvoir t’en administrer la preuve, petite coquine. N’empêche que, dans toute cette histoire, il y a quelque chose d’assez désobligeant pour moi, c’est-à-dire, en définitive, pour toi. Elle aurait tout de même, la vieille chouette, pu mettre un peu plus de temps à se décider ! »

Rosine haussa les épaules.

« Ah ! comme vous êtes tous les mêmes ! Amour ? dites-vous. C’est amour-propre que les hommes feraient mieux d’appeler la chose en question. Qu’en penses-tu ? Mais, chut ! Voilà qu’on commence à nous faire les gros yeux. Écoute donc plutôt ce que raconte le vieux bonhomme tout chamarré. Il est en train d’expliquer comment vous vous y êtes pris pour gagner la guerre. Cela aussi ça doit pouvoir t’intéresser. »

C’était exact : Son Excellence, le lieutenant-gouverneur de la province de Las Palmas, utilisait de son mieux pour l’instant l’occasion qui lui était offerte de dégager lui aussi à sa façon la philosophie des événements de la grande guerre. Il était orateur. Il le savait. Il avait une indiscutable tendance, sinon à en abuser, du moins à marquer sa préférence pour un monde où le rêve serait le frère aîné de l’action.

Voici donc comment – Rosine dixit – don Cristobal, en présence de celui qui l’avait remportée, s’appliquait pour l’instant à expliquer la victoire, situation paradoxale et peut-être même assez ridicule, mais qui s’est rencontrée après la guerre plus souvent qu’on ne serait tenté de l’imaginer.

« — Il va y avoir dix mois, à la suite d’événements qui sont encore pour quelque temps, nous l’espérons, dans toutes les mémoires, le gouvernement de la République d’Arequipa, pressé par un ennemi sans foi ni loi, se vit contraint d’abandonner la capitale, mesure qui fut alors diversement commentée, mais qui, nous avons le droit de le dire aujourd’hui que le danger est passé, n’avait qu’un but : permettre à l’autorité militaire de prendre enfin toutes ses responsabilités… »

« Bravo ! bravo ! Vive l’autorité militaire ! Vive le duc d’El Cambur ! Vive don Ricardo ! »

Les manifestations de la foule se produisent, la plupart du temps, à l’opposé de ce que les tribuns les plus experts peuvent être en droit de prévoir. Mais l’essentiel, n’est-ce pas, même à contresens, c’est d’être applaudi. Don Cristobal était de cet avis. Aussi, reprit-il de plus belle :

« –… Ainsi qu’il arrive nécessairement lorsque la cause que l’on défend est une cause juste, lorsqu’elle est celle du Droit et de la Civilisation, nous avons vaincu, malgré quelques petits retards, et des pertes en hommes et en argent regrettables, sans doute, mais qui ont eu l’avantage de convaincre l’univers de notre complète impréparation, c’est-à-dire de notre volonté non moins complète de non-agression… »

« Vive don Ricardo ! Vive le général Iramundi ! » s’égosilla de nouveau la foule en un transport que couvrit soudain une voix tonnante, qui n’était autre que celle de don Porfirio.

« Qu’est-ce qu’il a crié ? demanda Marabumba à Rosine.

— Vive la Société des Nations ! je crois », répondit celle-ci.

L’adjudant-chef écarquilla les yeux.

« Il n’y a pas à dire, murmura-t-il, c’est cardinal au moins qu’il veut être. C’est égal, comme petit futé, on ne fait rien de mieux. »

L’art oratoire résidant, pour une bonne part, dans celui des transitions, il n’est peut-être pas inutile de se rendre compte de quelle façon don Cristobal était en train de s’y prendre pour arriver à ce qui était en définitive son véritable sujet.

« –… Mesdames, c’est à vous que, pour conclure, j’entends m’adresser. Il est hors de doute que nous avons le droit, sans diminuer en rien la victoire remportée par nos soldats, de témoigner notre gratitude à celles qui ont rendu cette victoire possible, à force de soins, à force de foi, à force d’amour, j’ai nommé les femmes, toutes les femmes d’Arequipa. Dans l’impossibilité où je me trouve de les serrer toutes simultanément sur mon cœur, à laquelle, dites-moi, doit, selon vous, aller ce nouvel et magnifique hommage, sinon à celle dont nous sommes en ce jour les hôtes charmés ? J’en appelle à tous ceux qu’elle a accueillis, veillés, choyés, à tous ceux dont elle a pansé les blessures de ses tendres mains apitoyées… »

Fraisette pleurait, Rosine pleurait. De nombreuses femmes les imitaient, et pas mal d’hommes n’en étaient pas loin. Marabumba tortillait sa moustache. Il n’était pas jusqu’à don Ricardo, peu sensible au prestige du beau langage pourtant, dont le visage ne reflétât point quelque chose qui ressemblait fort à de l’émotion. Seule, Angelica paraissait absente. Un peu plus pâle que de coutume, elle regardait les feuillets se succéder inlassablement entre les mains de son persécuteur. Après la page blanche une autre page blanche ! Il n’y avait aucune raison pour que cela ne durât point jusqu’à la nuit. Aussi tressaillit-elle de surprise presque lorsque le redoublement des acclamations vint lui faire comprendre que c’était fini.

« –… Non, je ne le répéterai jamais trop ! Est-il, Madame, plus précieuse récompense que cet amour que vous sentez ainsi monter vers vous de l’âme de toute une ville ? Ah ! doña Angelica, aux larmes que je vois ruisseler sur votre visage, je sens que je ne me suis pas trompé. Ces larmes, permettez au Représentant de l’auguste chef de l’État… »

Il avait un peu trop présumé du pouvoir de son éloquence. Mais quel déplorable hasard, aussi ! De toutes les femmes de Las Palmas, il n’en existait qu’une, peut-être, à qui on n’eût vu jamais verser une larme, et c’était justement sur celle-là qu’il tombait. Elle, de ses beaux yeux secs, elle continuait à le regarder, interdite, ne comprenant rien au sens de la supplication qu’elle pouvait distinguer dans les siens. Les transports de l’assistance en délire vinrent opportunément les tirer d’affaire tous les deux. Les dernières paroles du discours de Son Excellence sombrèrent littéralement sous les rafales des hourras et des bravos.

Au bas de la tribune de feuillage, le grand maître des cérémonies, aphone d’avoir trop clamé son admiration, reçut le triomphateur dans ses bras.

« Oui, merci, ce n’était pas mal. Je savais que j’étais populaire. Mais, à ce point, je ne m’en doutais pas. »

À présent, don Cristobal s’inclinait devant Angelica, à qui le général Iramundi venait de murmurer :

« Tâche de trouver deux ou trois mots gentils pour le remercier. Tu lui dois bien cela.

— Excellence, c’est trop de bontés, dit-elle, s’étant inclinée également.

— Si vous vous imaginez que c’est tout, maintenant, papa. Il faut que vous l’embrassiez. Vous en avez pris l’engagement. »

C’était Isabella qui le poussait vers elle de force.

« Mon ami, c’est de bien bon cœur que je vous en donne l’autorisation, dit avec son sourire de grande dame, de très grande dame, doña Consumcion.

— Et moi aussi, cria Nina, je veux l’embrasser !

— Et moi, renchérit Francisca, je veux que monseigneur l’embrasse.

— Bien volontiers, aimable lutin », fit don Porfirio avec un sourire plein d’onction.

Et il est à la vérité peu probable que, depuis qu’elle était au monde, Angelica eût senti se poser sur son front un baiser aussi solennel que celui qui y descendit, en cet instant-là.

« Place, place, s’il vous plaît ! »

Quoi encore ? Cette fois, écartant la foule sans excès de douceur, c’était Marabumba qui survenait. Il avait avec lui deux lanciers chargés de magnifiques gerbes. Les leur ayant prises, il les offrit, accompagnées de sa plus large révérence, à doña Consumcion, ainsi qu’à Nina, Isabella, Francisca.

« La beauté rend hommage à la beauté ! ne manqua-t-il pas en outre de dire, en gentilhomme accompli qu’il était.

— Cristobal, regardez, je vous en supplie ! Quelles fleurs splendides ! Une attention de doña Angelica !

— Et les nôtres, papa, voyez-les ! Elles sont au moins aussi belles.

— Moins belles qu’elle, toutefois, mes chéries », dit don Cristobal galamment.

Et il baisa de nouveau la main d’Angelica.

Cependant, le grand maître des cérémonies s’était avancé à son tour. Il venait, s’inclinant très bas, prévenir Son Excellence que Sa calèche était avancée.

« Faites-nous le plaisir, monseigneur, de nous laisser vous raccompagner à l’Évêché, proposa à don Porfirio la bonne doña Consumcion.

— Ne vous mettez pas en peine pour moi, madame, j’ai mon carrosse », répondit Sa Grandeur, en se rengorgeant.

Ce qui permit à André Marescot, qui avait entendu, de murmurer comme de juste :

« Le Carrosse du Saint Sacrement. »


*

Bien que le crépuscule, à Las Palmas, ait la réputation de tomber plus vite qu’ailleurs, peut-être à cause de la proximité des montagnes, il faisait encore clair, cependant ! Ah ! la belle journée ! Ils étaient là, tous les cinq ou six, à converser sur la terrasse, sans un châle, sans un manteau. Une lune d’argent pâli commençait à monter du fond du tiède ciel verdâtre. De légères écharpes de brume violette se promenaient, de-ci, de-là, sur les coteaux.

Deux heures durant, après que les autorités eurent quitté Tras los Montes, la liesse populaire avait continué à battre son plein. Puis, ayant bien bu, bien chanté, bien dansé, les gens s’étaient retirés peu à peu, par petits groupes. Ils avaient tout juste le temps de rentrer dîner chacun chez soi, s’ils voulaient avoir la certitude de ne pas manquer le concert offert sur la plaza Mayor par l’orchestre du 3e lanciers, ainsi que le feu d’artifice avec embrasement des édifices publics qui devait s’ensuivre.

Marabumba, expédié en reconnaissance, venait de rentrer dans la maison en se frottant les mains.

« Ouf ! Enfin seuls ! avait-il dit à Rosine. Tu peux prévenir ces messieurs et dames que la terrasse leur appartient. »

Maintenant, dans la lumière qui déclinait, on commentait par le détail cet après-midi mirifique. Il y avait le général Iramundi et Angelica, bien entendu, puis, allant et venant, surveillant la domesticité qui vaquait à tout remettre en l’état. Fraisette, Marabumba, Rosine ; un peu à l’écart, enfin, le frère blond de don Ramire, le lieutenant Rafaël Diaz. Il était revenu se joindre à eux presque aussitôt, timidement, comme sur la pointe des pieds. Le temps de reconduire son peloton au quartier, et il avait été de retour, n’ayant même pas pris les quelques minutes qu’il lui eût fallu pour aller se débarrasser de sa tenue de parade. Il se taisait, le cœur battant. On voyait son regard partagé sans répit entre Angelica et don Ricardo. On sentait qu’il les unissait tous les deux dans la même brûlante ferveur. Il faisait de son mieux pour ne point attirer l’attention sur lui. Qu’on le laissât là, c’était tout ce qu’il demandait pour l’instant. Il était impossible, en toute équité, de rêver jeune homme moins tenté de briller dans la conversation.

« Il n’y a pas à dire, tout se sera admirablement passé, constata doña Fraisette, qui avait le goût des formules récapitulatives. Angelica, qu’en penses-tu ?

— J’en pense, dit celle-ci, sortant à regret de son rêve, que s’il me fallait être gratifiée tous les jours de pareilles petites séances… »

Doña Fraisette ne la laissa pas achever.

« Raconte-nous ce que tu voudras, fit-elle d’un air pincé, je suis persuadée qu’au fond de toi-même tu es bien fière. »

Elle s’était tournée vers le général Iramundi.

« Quel est l’avis de don Ricardo ?

— Que votre cousine a pleinement raison, ma bonne amie. Mais quel intérêt tout cela a-t-il ? C’est déjà le passé. Un devoir plus urgent s’impose. Don Rafaël ?

— Mon général ! murmura le petit officier, bondissant à cet appel.

— Il n’y a pas une heure, en dépit des danses, des chansons, de la musique, le colonel Salazar dormait encore dans sa chambre à poings fermés. C’est une riche nature. Allez tout de même un peu voir où il en est. Au cas où il serait réveillé, dites-lui qu’il peut venir nous rejoindre, qu’il n’y a plus de danger. »

« C’est inutile ! Me voici. »

Don Ramon venait d’apparaître à droite, sur le seuil de la porte du rez-de-chaussée. Sa tunique faisait une tache toute blanche au milieu de l’ombre qui commençait.

« J’ai compris que je pouvais me montrer, dit-il en riant. Il n’y a plus personne, n’est-ce pas ?

— Il n’y a plus que nous, répondit don Ricardo.

— Ce n’est pas malheureux, vraiment. »

Mains tendues, il avançait. Marabumba se précipita à sa rencontre. Il le guida, comme il l’avait fait le matin, parmi les obstacles dont la terrasse était encore tout encombrée. Un des fauteuils de velours rouge se trouvait là. Il tenta de l’y installer. Don Ramon repoussa le siège.

« Non, pas ici ! Où est mon fauteuil habituel ? Ah ! le voilà ! »

Et il se laissa tomber dans une vaste bergère d’osier.

« Je suis bien ! fit-il avec un soupir de satisfaction.

— Mieux certes que nous ne l’étions nous-mêmes tout à l’heure, Angelica et moi, dit en riant don Ricardo.

— Soyez tranquilles ! J’ai pensé à vous. Je vous ai plaints, et je me suis plaint, car tout ce vacarme venait jusqu’à moi. J’ai regretté de ne pas être sourd, par-dessus le marché. »

Doña Fraisette joignit les mains avec enthousiasme.

« Ah ! Don Ramon ! Vous n’avez pas le droit de parler ainsi ! C’était si beau ! »

L’aveugle, depuis un instant, se remuait dans son fauteuil. Il y avait quelque chose qui lui manquait.

« Angelica, je ne t’entends plus ! Pourquoi n’es-tu pas là, tout près ? »

Elle lui tendit la main. Il s’en saisit.

« Ici, je suis content, maintenant. J’espère que tu es contente, toi aussi ?

— Oui, fit-elle, contente de me retrouver en votre compagnie, et de songer que don Ricardo dîne ce soir avec nous.

— Cela aussi, évidemment, ça n’est pas pour me déplaire, fit don Ramon. Mais Angelica, dis-moi donc. Il y a une coutume assez agréable dans cette maison. Je veux parler de ce petit manzanilla que l’on vous sert comme apéritif les jours fériés. La journée que voici peut-elle être tenue pour fériée ? Oui, j’espère. Sans cela, ça n’en vaudrait réellement pas la peine : aucun avantage, et tous les embêtements !

— Vous allez l’avoir, votre manzanilla ! répondit-elle. Matabumba est très au courant de la cave. Il ne demandera pas mieux que d’aller vous le chercher. Rosine, pendant ce temps, va donc faire un tour aux cuisines. Il y a de la matelote d’anguille aux pruneaux. Ça exige certains égards. »

Doña Fraisette en profita pour intervenir.

« Je ne vois pas pourquoi je n’irais pas moi-même, dit-elle. Il me semble que c’est toujours moi qui, jusqu’à présent…

— Eh ! tu m’ennuies, fit Angelica. Je croyais qu’en raison des hautes dignités dont tu vas être revêtue… Arrangez-vous comme vous voudrez, et n’en parlons plus ! »

« Quelles sont ces hautes dignités auxquelles tu viens de faire allusion ? demanda don Ricardo, après le départ de l’adjudant-chef et des deux femmes.

— Ah ! voilà, dit Angelica. Je savais bien que j’avais du nouveau à vous apprendre. Cette journée aura été pour Tras los Montes fertile en événements.

— Hum ! grogna don Ramon, qui n’aimait pas beaucoup les surprises, de quoi s’agit-il ?

— De deux mariages dont je tiens à vous faire part.

— Ah ! fit don Ricardo.

— Ah ! fit de même don Ramon.

— Oui, continua-t-elle, s’étant arrêtée une seconde, pour le cas où ils eussent été tentés de lui poser une question. Le mariage de Fraisette, d’abord ! Ne vous y attendiez-vous pas quelque peu ?

Elle nous a assez rebattu les oreilles, dit don Ramon, sur un ton assez acariâtre. C’est cet idiot de Marabumba qu’elle épouse, bien entendu ?

— Mais non ! Mais non ! Là est votre erreur, dit Angelica. Elle est devenue soudain beaucoup plus ambitieuse. Je vous raconterai cela plus tard. Quant à l’autre union… »

Elle s’arrêta de nouveau. Elle les considéra avec une curieuse expression de raillerie.

« Eh bien, c’est précisément de Marabumba qu’il s’agit. Il épouse Rosine, si, comme je veux l’espérer, le colonel Rojas leur accorde son consentement. Mais qu’y a-t-il ? Voyons ? Qu’avez-vous ? Que signifie pareil mutisme ? »

Don Ricardo ne répondit pas. Quant à don Ramon, moins maître de lui-même, il poussa un soupir qui ressemblait à s’y méprendre à un soupir de soulagement.

Angelica haussa les épaules, en un geste de commisération.

« Mon Dieu ! fit-elle. Enfantillage semblable ! De la part d’hommes comme vous ! Qui aurait pu le soupçonner ! Voulez-vous que je vous le dise, moi, à quoi vous venez de penser ? Lorsque je vous ai prévenus que j’allais vous annoncer deux mariages, vous vous êtes dit que l’un était destiné à mieux vous préparer à l’autre, et que cet autre, c’était le mien, n’est-il pas vrai ? »

Ils ne niaient pas. Comment l’auraient-ils pu ? Ils continuaient à garder le silence. Derrière eux, le petit lieutenant Diaz, pâle statue dans l’ombre naissante, luttait tant qu’il le pouvait pour retenir son souffle. Angelica, elle, à présent, paraissait rêver.

Sur le même ton de reproche un peu triste, elle poursuivit, finalement :

« Pauvres amis ! Je croyais que vous connaissiez mieux Angelica, que vous aviez tout de même plus de confiance en elle. Était-il donc possible, voyons ? Serait-il juste, au moment où je suis arrivée à vous faire admettre que ma destinée était de n’appartenir à personne, que j’irais m’en infliger moi-même le démenti ? »

Et, hochant douloureusement la tête :

« Et pour croire cela, qui a-t-il fallu ? Mes deux meilleurs, mes plus vieux amis ! »

Ils ne dirent toujours rien, d’abord. Ils se bornèrent à courber le front encore davantage. Puis le général Iramundi murmura :

« Nous te demandons tous les deux pardon, Angelica. »

Au même moment, dans le fond du jardin, des appels et des cris joyeux retentirent.

« Voilà les fiancés ! dit don Ramon, plus bourru que jamais. Ils peuvent dire qu’ils viennent de nous faire faire de la bile pour rien, ceux-là !

— Peut-être, dit Angelica en riant. Mais eux, au moins, afin d’obtenir leur pardon, ils rapportent avec eux quelque chose : le manzanilla. »

« Passez votre chemin, s’il vous plaît ! »

Cette fois, c’était, non loin de là, sur la terrasse, la voix sans douceur de doña Fraisette qui venait de s’élever.

Don Ramon avait dressé l’oreille.

« Qu’est-ce que c’est ? À qui s’adresse-t-elle ?

— Rien d’important, mon colonel, expliqua Marabumba, en train de déboucher la bouteille. Un pauvre diable qui demande l’aumône. Je viens de le voir. Je mentirais en disant qu’il est mis à la dernière mode de San José.

— Qu’on lui donne quelque chose ! dit don Ricardo.

— Fraisette, tu as entendu, fais donner quelque chose à cet homme, cria don Ramon.

— Je ferai ce que l’on voudra, répondit la vieille fille aigrement. Mais j’aime autant vous avertir. Demain, ils seront dix comme celui-là ; je la connais la question des mendiants, moi ! »

Don Ricardo allait insister encore. Angelica l’en dissuada.

« Vous perdez votre temps à discuter avec elle, vous le savez bien ! lui murmura-t-elle, laissez-moi faire, cela vaudra mieux. »

Machacucho passait près d’eux. Elle l’appela.

« Va à la cuisine, ordonna-t-elle à l’Indien. Tu en rapporteras de quoi boire, un pain, une assiette de soupe pour cet homme, et tu l’installeras quelque part, dans un coin du jardin.

— Et tu veilleras bien surtout à ce qu’il ne tente pas de pénétrer dans la maison ! » cria doña Fraisette de plus en plus hargneuse.

Mais elle était allée un peu trop loin.

« Allons, Fraisette, dit sèchement Angelica, en voilà assez ! Ça va bien ! »

« Quelle belle, belle soirée ! Ces petits cris dans l’air qui fraîchit, ce sont, n’est-ce pas, les premières hirondelles ?

— Oui, les premières hirondelles, don Ramon.

— Et comme ce manzanilla est bon ! Est-ce que don Ricardo se rappelle ? La première fois que nous en avons bu, c’était sous la tonnelle que voici. Le petit Ramire était là. C’était même lui qui nous l’avait procuré. Il s’y connaissait ! Moi, je l’avoue, je lui avais dit : « Je le trouve un peu faible. » Il m’avait répondu : « C’est un vin qui n’est pas encore au meilleur état de sa forme. Attendez seulement un an, et vous verrez. » Attendre, c’est très joli, mais il faut pouvoir. Lui, le pauvre petit, il n’a pas pu. Pourquoi me pousses-tu le coude, Angelica ? Ah ! oui, je comprends, à cause de son frère ! Et puis après ? Je n’ai pas dit du mal de Ramire, que je sache. Tu dois être heureux, au contraire, mon garçon, de m’entendre ainsi parler de lui. Tu as bien ton verre à la main, j’espère ? Approche-le du mien. Comme cela, bien doucement, bravo ! Ça me fait plaisir de boire avec toi. Et puis, il y a Marabumba, cet idiot de Marabumba ! avec qui je veux boire également, si le général Iramundi en donne l’autorisation.

— Comment ferais-je pour refuser, moi qui viens de trinquer avec lui ! » dit don Ricardo en souriant.

Déjà l’adjudant s’était approché de don Ramon, lorsqu’il vit l’aveugle reposer soudain son verre sur la table. Un doigt levé, il leur faisait signe à tous d’écouter.

« Chut ! Qu’est-ce que c’est ! Qui marche là ?

— Ce n’est rien, mon colonel, dit Rosine. C’est le pauvre. Il a fini de manger, et il s’en va. »

Doña Fraisette ricana.

« Il s’en va même sans le plus petit mot de gratitude, fit-elle triomphante. Ces gens-là se figurent que tout leur est dû. »

Marabumba avait fait deux ou trois pas en avant, du côté de la vague silhouette qui était en train de se fondre dans l’obscurité.

« Hé ! Camarade, cria-t-il. Peut-être pourrais-tu remercier ? »

Alors, il se passa cette chose. Le pauvre avait déjà un pied sur la première marche de l’escalier. On le vit s’arrêter. Il hésita. Puis on l’entendit qui murmurait d’une voix sourde :

« Merci ! »

Repoussant son fauteuil, le commandant Salazar, subitement, s’était dressé.

« Qu’est-ce qu’il y a ? fit don Ricardo.

— Cette voix.

— Eh bien ?

— C’est lui !

— Qui ?

— Lui, voyons ! Qui cela pourrait-il être d’autre ?

— Dieu ! dit le général Iramundi.

— Qu’il vienne !

— Lui, venir ! Quoi ! Tu veux… Vous voulez ?… »

Don Ricardo avait l’air de ne plus savoir ce qu’il disait. Cet homme, en n’importe quelle circonstance si calme, si maître de lui, paraissait avoir perdu tout contrôle.

« Approche ! Approchez !… Et vous, je vous en supplie, allez-vous-en ! Pour l’amour du Ciel, laissez-nous ! »

Tous, précipitamment, Angelica, Marabumba, doña Fraisette, les deux autres, sans même en avoir attendu l’ordre, ils s’étaient levés. Ils se hâtaient vers la maison, dont la masse sombre était trouée par les premières lampes qui commençaient, depuis quelques minutes, à s’allumer.

« Non, pas toi, Angelica, dit don Ricardo, qui s’était un peu ressaisi. Toi, tu peux, tu dois rester. »

Don Ramon eut le même geste dans la direction de don Rafaël.

« Qu’il demeure aussi, qu’il demeure ! Il faut qu’il soit là, afin qu’il lui rappelle l’autre, celui qui est mort, à cause de lui. »

« Manrique !… »

À pas très lents, la tête basse, le vagabond s’était approché. L’affreux spectacle qu’offrait cet être ! Une lamentable défroque le vêtait. Des guenilles reliées entre elles par des ficelles ! Et si ce n’avait été que cela ! Mais il y avait le visage ! Un visage dont la moitié semblait avoir disparu. Une épouvantable blessure avait mangé mâchoire et joue. La barbe avait poussé par là-dessus, une barbe de pensionnaire d’hospice. Il ne restait de vraiment vivant, dans cette espèce de buisson sinistre, que les deux yeux, des yeux de fou.

Don Ramon, au fond de son fauteuil, semblait regarder venir le misérable. Don Ricardo se tenait à sa droite, debout. Don Rafaël était un peu en arrière. Angelica, debout, elle aussi, le regard fixe, avait les coudes appuyés sur le dossier du fauteuil de don Ramon.

« Manrique ! » répéta don Ricardo.

Le mendiant, d’un geste instinctif, avait joint les talons.

« Mon général ! murmura-t-il, de cette voix qu’on ne reconnaissait qu’à peine.

— Appelle-moi Ricardo, fit le général Iramundi, comme sortant vainqueur du combat qu’il venait de livrer.

— Que me voulez-vous ?

— Tutoie-moi ! Je te l’ordonne !

— Que me veux-tu ? Laisse-moi m’en aller.

— Pourquoi es-tu venu ? »

Don Manrique eut un bref sanglot.

« Pourquoi ? Pour la revoir, si tu ne l’as pas compris.

— Pour la revoir ? Et c’est un jour pareil que tu as choisi !

— Je ne l’ai pas choisi. C’est lui qui s’est imposé à moi. Une fois, déjà, dans ma vie, tu sais quand, une force m’a poussé, comme par les épaules. Elle me pousse encore aujourd’hui… Laisse-moi m’en aller.

— Où ?

— Est-ce que je sais ? Droit devant moi ! Où s’en vont les malheureux de mon espèce. »

Tous se taisaient, tous. Alors, une voix s’entendit.

« Qu’il reste ! »

C’était don Ramon qui avait parlé.

— Quoi ! fit don Ricardo. Tu voudrais…

— Oui, qu’il reste, répéta l’aveugle. Qu’il reste ici ! Il y a droit. Tu le permets, n’est-il pas vrai, Angelica ? »

Avec lenteur, elle répondit :

« Je n’y vois pas d’inconvénient, si c’est votre désir à tous trois… »

Et se tournant vers ce qu’il restait du général Ruiz :

« Tu as entendu ce qui vient d’être décidé ?

— J’ai entendu.

— Je préfère te prévenir. Les soldats blessés qui habitent ici ont un règlement qu’il te faudra suivre. Tu ne seras pas traité autrement qu’eux. Aucune faveur ne te sera faite, jamais. Et cela afin que personne, personne, ne puisse jamais savoir qui tu as été.

— Je ferai ce qu’on m’ordonnera. »

Angelica marqua une pause.

« Ce n’est pas tout. Tu souffriras. Tu souffriras beaucoup, sans doute. Tu comprends ce que cela signifie.

— Je souffrirai, dit don Manrique.

— Très bien, alors », dit Angelica.

À présent, on ne distinguait plus, dans le ciel cendré, les chauves-souris des hirondelles. Angelica avait posé sa main sur l’épaule de don Ramon. Il la prit et la porta à ses lèvres.

« Que lui importe ! murmura-t-il avec un sourire. Il te verra ! »

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Mai 2024

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