Pierre Benoit

MONTSALVAT

(1957)

 

On voudrait savoir s’il existe, encore de nos jours, des descendants des anciens cathares.

FERNAND NIEL.

 

À JEAN COCTEAU

PROLOGUE

Nous longions, je finissais par ne plus me rappeler depuis quand, les méandres d’un torrent dont les eaux brunâtres bondissaient parmi des rocs ceinturés d’écume, lorsqu’elle se décida enfin à avouer :

« Je n’en peux plus !

— Je vous ai déjà proposé de vous porter. »

Elle eut son petit rire saccadé.

« Me porter ! Et jusqu’où ? Comme si nous étions près d’être arrivés ! Alors, mieux vaut ne point parler pour ne rien dire, n’est-ce pas ? »

Elle avait choisi, au pied d’un chêne, une sorte de banquette de mousse, sur laquelle elle se laissa tomber.

« Il faudra que je m’entraîne, si d’autres promenades de ce genre sont susceptibles de nous attendre. Qu’en penses-tu ? Qu’en pensez-vous ? »

C’était la fin d’une triste journée hivernale. Une âpre bise éparpillait les dernières feuilles mortes. Belle, plus belle qu’elle ne l’avait jamais été, sans doute, ainsi m’apparut en cet instant la taciturne créature à la destinée de laquelle j’ignorais encore à quel point la mienne se trouvait liée. J’étais là, debout, défaillant, aussi stupide que peut l’être quelqu’un qui aime, sans la plus mince certitude d’être à son tour quelque jour aimé.

« Ce que j’en pense, demandez-vous ? »

Je lui disais vous. Elle, elle s’était peu à peu habituée à me tutoyer. Mais qu’en conclure ? La suite des événements serait-elle susceptible de m’apporter le moindre éclaircissement à cet égard ?

« Voyons ! fit-elle, après un silence.

— Voyons, quoi ?

— Il va tout de même s’agir de savoir où nous en sommes !

— Qui vous dit que je ne suis pas de cet avis ?

— À combien estimes-tu que nous pouvons être de chez moi ?

— À une lieue et demie, environ.

— Et tu t’imagines qu’après une journée pareille je vais être capable de monter jusque là-haut ?

— Et si je vous porte, je le répète ? »

Elle haussa les épaules, résignée.

« Eh bien, essaie ! Essaie donc, puisque tu y tiens ! »

Avec ce cher, ce passionnant fardeau dans les bras, je dus parcourir un peu plus de deux kilomètres. Soudain, d’une voix brève, elle m’ordonna de m’arrêter.

« Tu vois… Vous voyez bien que vous êtes à bout, vous aussi ! »

Nous escaladions depuis plusieurs minutes une sorte de sentier montagneux, ce qui ne facilitait pas ma tâche, évidemment. Le bruit du torrent s’effaçait de plus en plus derrière nous. Au milieu des branchages dénudés s’élevait pesamment une lune blafarde.

« Arrêtez-vous ! »

J’eus l’air de n’avoir pas entendu.

« Arrête-toi, t’ai-je dit ! Je le veux.

— J’y consens. Mes forces ne vont pas tarder à revenir. D’ailleurs, nous ne devons plus être très éloignés, maintenant. Et puis, avant de nous quitter, il ne serait peut-être pas mauvais de nous entretenir d’une façon définitive de ce que va être notre ligne de conduite, désormais ? »

Elle eut un hochement de tête.

« Je crois en effet que ce ne sera pas tout à fait inutile ! » murmura-t-elle, pensivement.

Elle ajouta, avec son petit rire de tout à l’heure :

« Sauf si tu te décidais, par hasard, à demeurer avec moi, à ne point m’abandonner…

— C’est bien mon tour de vous répondre : mieux vaut ne pas parler pour ne rien dire ! » me bornai-je à répliquer d’une voix sourde.

Nous n’avions pas eu de chance. Je m’étais figuré pourtant avoir pris toutes les précautions indispensables. Mais que peut une brave petite automobile contre une telle série de malencontres ?

« Nous continuons, bien entendu ? » avais-je demandé à ma compagne, alors qu’un éclatement de pneumatique nous avait retardé de près d’une demi-heure, avant Millau, sur le terrible plateau de La Cavalerie.

Elle avait secoué sa chevelure sombre.

« Bien entendu !

— Nous risquons d’être surpris en route par la nuit ! lui avais-je dit encore, alors qu’une défaillance de notre moteur nous avait fait perdre une nouvelle demi-heure chez un brave homme de garagiste assez mal outillé, après Estaing. Est-ce que nous continuons, tout de même ? »

Impassible, elle s’était contentée de répondre :

« Nous continuons. »

Ce fut à une quinzaine de kilomètres de là qu’une nouvelle panne de notre voiture nous avait contraints de l’abandonner dans un autre minable garage, au seuil d’un village de l’Auvergne commençante.

« À combien sommes-nous de Montsalvy ? avait demandé Mlle de Pérella.

— De Montsalvy ? À quatre lieues, à peu près. »

Elle m’avait saisi par le bras.

« À merveille ! Renseigne-toi sur le parcours. Et partons tout de suite ! Mais oui, à pied. »

Nous étions au 20 décembre. Nous avions quitté Montpellier à l’aube de cette mortelle journée. Elle, elle tenait, dur comme fer, pour des raisons que j’étais loin d’avoir le droit de combattre, à être chez elle le même soir afin d’avoir la certitude d’assister le lendemain, 21 décembre, solstice d’hiver, au lever du soleil. Vu la distance, plus de soixante-quinze lieues à parcourir, par des chemins que ni la saison ni les circonstances ne contribuaient à rendre très sûrs, la sagesse aurait commandé de se mettre en route dès la veille. Mon tort était d’avoir négligé cette précaution. Elle, elle avait eu jusqu’ici l’élégance de ne m’en point faire grief.

En revanche, elle ne se serait jamais pardonné de ne pas être fidèle au singulier rendez-vous que je ne pouvais, moi, informé de tout comme je l’étais, lui reprocher de s’être assigné à elle-même.

Harassantes et lugubres heures ! Nous ne devions, heureusement, plus être très loin de notre but. Ce fut alors que nous eûmes la chance de découvrir, dans un hameau perdu, un humble caboulot campagnard, avec une vaste cheminée auprès de laquelle nous nous réchauffâmes, et où nous fut versé un rhum qui nous dispensa une véritable félicité.

La patronne, une vieille femme, tricotait, un chat sur les genoux. Il n’y avait comme clients que trois autres vieux qui disputaient une partie de cartes avec le patron, sous une lampe dont la lueur burinait leurs traits. Tout à leur jeu, ils ne nous prêtèrent aucune attention.

Devant le feu, nous nous entretenions tous les deux à mi-voix. Une horloge qui se mit à sonner dans l’ombre suspendit notre conversation. Cinq, six, sept coups ! Seulement sept heures. Ma compagne eut un soupir de soulagement.

« L’un de vous, messieurs, pourrait-il me dire si nous sommes encore loin de Montsalvy ? » demanda-t-elle.

Retirant sa pipe de sa bouche, le plus âgé des joueurs répondit :

« À pas tout à fait une lieue, ma petite dame. Je pense que vous connaissez à peu près le chemin. Sans cela, avec une nuit aussi noire… »

Il ajouta :

« Il faut également tenir compte d’eux, qui exercent une sacrée surveillance tous ces temps-ci. Et puis, il y a aussi le maquis. Mais j’espère que vous avez vos papiers bien en règle. L’ennuyeux, n’est-ce pas, c’est que, ces papiers-là, quand ils sont bons pour les uns, ils deviennent compromettants avec les autres. Et vice versa ! Et vice versa !

— Nous nous en tirerons, dit en riant la jeune fille. Merci, messieurs ! Et si, en attendant, vous consentez à interrompre un instant votre partie pour prendre une petite tournée avec nous ?…

— Mon Dieu, ce ne sera pas de refus ! » dit gravement le vieillard à la pipe.

« Je crois qu’il va être temps de partir ! murmurai-je, comme nous venions d’achever notre second verre de rhum.

— Un instant encore ! insista-t-elle. Mieux nous nous serons reposés, plus rapidement nous irons. Et songe que nous allons en avoir pour deux semaines avant de nous revoir. C’est le 3 janvier, n’est-ce pas, que tu dois être de retour à Montpellier ?

— Le 3 janvier. »

Elle reprit :

« Pourquoi, encore une fois, ne passerais-tu pas cette nuit à Montsalvy ? Victor, notre valet de chambre, te conduirait demain matin, à la première heure, chez ton garagiste, sur la route d’Estaing. »

Je secouai la tête :

« Écoutez ! fis-je. Tout est arrangé. Il ne faut jamais revenir sur une décision. Les braves gens que voici mettent une chambrette à ma disposition. Demain, ils ont la certitude de me faire conduire chez mon garagiste, où j’espère bien trouver mon automobile réparée. C’est la quasi-certitude pour moi d’être à Pau demain soir.

— À ta guise ! » murmura-t-elle.

Et, s’étant levée pour prendre congé de nos hôtes :

« Il y a une chose dont tu dois être bien persuadé, c’est que je ne serai jamais un obstacle pour toi ! » conclut-elle, un peu sèchement.

CHAPITRE PREMIER

Il est un burg…

 

Montsalvat ! Le burg nommé de la sorte, quel est-il ? Où est-il situé ? Est-ce l’austère monastère de Montserrat, juché sur l’un des à-pic les plus vertigineux de la Sierra de Barcelone ? Est-ce, au cœur des Pyrénées ariégeoises, la forteresse de Montségur, rendue célèbre par le siège qu’y soutinrent, vers le milieu du XIIIe siècle, ces fameux Cathares qui ne furent autres que les hérétiques albigeois ? Est-ce enfin ce haut réduit de Montsalvy, que l’on peut trouver sur la carte des noirs précipices d’Auvergne ? Les pages qui vont suivre sont consacrées à ce problème singulier entre tous. Parvenir à le résoudre serait trop beau. L’ambition d’avoir essayé porte en elle-même sa récompense.

« Je crois que vous vous méprenez…

— Me méprendre ? fit-elle. On dirait qu’il ne vous a pas échappé un seul geste de réprobation, quand vous m’avez vue allumer ma cigarette ! »

Je souris, haussai les épaules.

« Admettons, dis-je, conciliant. Admettez aussi que, ce geste, vous l’avez justifié. En vous installant dans le compartiment que voici, vous n’étiez pas sans avoir constaté qu’il était pourvu de la mention : non fumeurs.

— Je l’avais constaté, en effet. J’ai aussi la tristesse de constater qu’il est des gens bien pointilleux, d’un pointillisme assez ridicule, par rapport aux événements que nous vivons. »

En même temps, abaissant la glace, elle avait, d’un geste rageur, lancé au-dehors sa cigarette.

« Et maintenant, c’est moi, sans doute, qui vais avoir à vous adresser des excuses ! dis-je avec la plus parfaite bonhomie. Considérez que, personnellement, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous fumiez.

— Et alors, pourquoi cette attitude, cette remarque ? rétorqua-t-elle, loin de désarmer.

— Mon Dieu, qu’il est difficile de se faire comprendre ! Écoutez-moi ! Écoutez-moi bien ! Et, surtout, ne continuez pas à me considérer comme un ennemi. La remarque dont vous parlez, il vaut mieux que l’initiative en ait été prise par moi que par les gens d’à côté, avouez-le ! »

Les gens d’à côté ? Il s’agissait du compartiment voisin du nôtre, sur la vitre duquel se lisait l’inscription rituelle : réservé aux officiers de la Wehrmacht.

« J’ai compris, dit-elle, toujours sur le même ton boudeur. Cela signifie sans doute que je vais avoir à vous remercier ?

— À Dieu ne plaise, au contraire ! répliquai-je. Ne venez-vous pas en effet de m’accorder une autorisation que je n’aurais peut-être pas osé solliciter ? »

En même temps, tirant de ma poche mon étui à cigarettes, je lui en offris une qu’elle accepta, riant de bon cœur cette fois. J’en allumai une autre à la flamme de son briquet.

« Excusez-moi, monsieur ! Je suis une fille stupide », conclut-elle.

Là-dessus, estimant que nous n’avions plus, pour l’instant du moins, rien à nous dire, nous reprîmes, elle et moi, la lecture du livre qui nous occupait, quand avait éclaté cette inoffensive algarade.

Il pouvait être quatre heures de l’après-midi. La jeune et élégante voyageuse était montée à Narbonne. Quand le contrôleur était passé, elle s’était enquise de l’heure de l’arrivée du train à Montpellier, où je me rendais également. La distance entre ces deux villes est d’un peu moins de cent kilomètres. Il nous restait environ une heure de trajet, peut-être un peu plus.

Ce fut alors que le hasard joua son rôle inattendu. Nous éclatâmes de rire à nouveau, échangeant, du même geste spontané, le livre que nous étions en train de lire.

Il s’agissait du même ouvrage ! Pour l’avoir ainsi constaté, simultanément, il avait donc fallu que nous nous fussions préoccupés l’un de l’autre plus que nous n’aurions voulu le laisser paraître. Ce double aveu ne devait pas être lui non plus étranger à notre soudaine gaieté.

Le volume en question n’était point en effet de ceux qu’on a coutume de rencontrer communément, dans les bibliothèques des gares. Il s’agissait de l’ouvrage allemand d’Otto Rahn, publié dix années auparavant – nous étions en 1943 – à Fribourg-en-Brisgau, Kreuzag Gegen Gral, et dont la traduction française avait paru l’année suivante, avec pour titre la Croisade contre le Graal, et pour sous-titre Grandeur et Chute des Albigeois.

« Vous vous intéressez à la Croisade des Albigeois, mademoiselle ? demandai-je.

— Pourquoi pas ? fit-elle, avec un sourire dont je ne devais que plus tard saisir l’ironie. Je crois y avoir quelque droit. »

Elle ajouta :

« Mais… Vous-même ? »

Ce fut, me semble-t-il, l’un des rares instants de mon existence où j’ai cédé à la plus puérile des glorioles. En serai-je quelque jour absous ? Je l’ignore. J’étais bien jeune, il est vrai. À peine trente ans. Et c’était mon premier poste dans l’Enseignement supérieur !

« Je pense y avoir quelque droit, moi aussi ! » déclarai-je.

Et j’achevais, avec un sourire dont ce qu’il peut me rester de vie risque de ne pas suffire à dissiper le ridicule :

« Dois-je vous confier que je suis chargé de cours d’histoire et d’institutions médiévales à la Faculté des lettres de l’Université de Montpellier. »

Sa riposte ne se fit pas attendre.

« Ah ! dit-elle, monsieur Sevestre, monsieur François Sevestre ! Et vous vous figuriez peut-être que je l’ignorais, que je ne vous avais pas tout de suite reconnu ? »

La curieuse, l’étrange fille ! Le plus surprenant, c’était que, moi aussi, au même instant, je venais de m’apercevoir que je la connaissais, tout au moins que je l’avais déjà entrevue. Mais où ? Mais quand ?

Plus tard, quand je n’ai plus rien ignoré de son histoire, dont je possédais déjà, à mon insu, bien des éléments, j’ai retrouvé tout de suite dans ses sombres yeux, sans avoir davantage à les y rechercher, les reflets soufre des bûchers de l’inquisition.

Pour le moment, j’étais bien incapable de me remémorer quoi que ce fût. Elle se garda de venir à mon secours.

« Cette querelle de cigarettes définitivement réglée, je suis heureuse de notre rencontre, monsieur le professeur ! reprit-elle. Vous allez certainement pouvoir me dire si je ne perds pas mon temps avec ce livre d’Otto Rahn.

— Je crains bien, malheureusement, que nous ne le perdions vous et moi, mademoiselle ! fis-je.

— Ah ! vous estimez que ce n’est pas là un ouvrage sérieux ?

— Non, sur la majorité des points.

— Et pour quelles raisons ?

— Mais, pour tout ce qui concerne le Graal, c’est-à-dire l’essentiel du sujet dont il traite. Vous savez ce que c’est que le Graal, le Graal de Parsifal et de Lohengrin ?

— Oui ! Je crois en avoir quelque idée.

— Eh bien, en admettant que, coupe sacrée ou pierre précieuse, le Graal ait véritablement existé, sa présence, ainsi que l’affirme Otto Rahn, dans le trésor des Cathares, les hérétiques albigeois du XIIIe siècle, me paraît relever de la fantaisie pure. Rien ne vient confirmer, par ailleurs, l’identité de la forteresse cathare de Montségur avec le Montsalvat wagnérien ? N’est-ce pas votre avis ? »

Elle eut ce rire presque douloureux que je lui ai si souvent entendu depuis.

« Oh ! moi, fit-elle, que suis-je donc pour intervenir dans pareil débat ? Mais pardon, voici Montpellier ! »

Le surlendemain, à trois heures, mon cours public m’appelait à la Faculté des lettres. J’y devais justement traiter ce jour-là du guet-apens d’Avignonet, qui allait servir de prétexte à l’Inquisition pour ordonner, en 1242, dans les Pyrénées ariégeoises, le siège et la ruine de cet orgueilleux château fort de Montségur où s’était enfermé, avec son trésor et ses livres saints, tout l’état-major hérétique. Au milieu de mes auditeurs, le premier visage qu’il me fut donné de reconnaître fut celui de ma compagne de voyage de l’avant-veille. Le brouhaha de l’arrivée, dans la gare de Montpellier, nous avait séparés, ne me permettant pas de lui demander son nom.

C’est égal ! Où avais-je eu la tête de ne pas me souvenir d’elle, de ne pas me rappeler qu’à plusieurs reprises je l’avais rencontrée, à la Faculté, de ne pas avoir conservé d’elle une image plus précise, pour tout dire de n’avoir pas été frappé aussitôt par sa singulière beauté ?

Sa beauté ? Je me rendais compte que, sous ce rapport, le temps perdu n’allait plus tarder à être regagné, maintenant.

« Cette dame ? Cette demoiselle, monsieur le professeur ? Bien entendu, je la connais.

— Alors, dites-moi… »

C’était mon infortuné appariteur que j’étais en train de torturer de la sorte. Durant les cours, son rôle consistait surtout à sommeiller au bas de la chaire. Il n’avait jamais été très rapide d’esprit. Et l’âge – sa mise à la retraite étant toute proche – n’avait évidemment rien arrangé.

M’apprêtant à quitter l’amphithéâtre, j’avais été happé par un groupe redoutable d’admiratrices, obstacle que l’on hésite toujours à bousculer. De même que dans la gare de Montpellier, ma mystérieuse voyageuse de l’avant-veille en avait profité pour disparaître.

« Dites-moi vite ! répétai-je.

— Son nom, peut-être ? Ah, ça, c’est autre chose, monsieur le professeur. Je n’ai jamais eu beaucoup de mémoire, vous savez ! Il y a pourtant pas mal de temps déjà que je la remarque à nos cours, cette petite personne. C’est bien, n’est-ce pas, de cette demoiselle brune que vous voulez parler, sans chapeau, en manteau de fourrure claire ? Et pas vilaine avec cela, ma foi !

— Oui, c’est elle !

— Eh bien, accompagnez-moi donc au Secrétariat, monsieur Sevestre. Là, ils ont tout ce qu’il faut pour nous procurer satisfaction. Je suis sûr qu’à nous deux nous finirons bien par réussir à leur faire comprendre de quoi il s’agit. »

Il avait raison, le cher homme ! Au Secrétariat de la Faculté, j’obtins, sans nul besoin d’insister autrement, grâce à la communication des registres, tous les renseignements que je pouvais désirer.

La jeune fille montée dans mon compartiment à Narbonne était inscrite à l’Université depuis quatre ans, c’est-à-dire depuis 1939.

Elle avait passé sa licence d’histoire en 1941.

Elle était diplômée d’études supérieures et avait abandonné la préparation de l’agrégation pour se consacrer à une thèse de doctorat.

Elle s’appelait de Pérella (Alcyone-Marquésia-Géralde).

Elle était domiciliée à Montpellier, 3, rue Urbain-V.

Et, âgée par conséquent à ce jour de vingt-quatre ans, elle était née le 17 octobre 1919, à Montsalvy (Cantal).


*

La beauté de Mlle de Pérella ! Cette beauté que je n’ai pas craint de déclarer singulière. Peut-être le moment est-il venu d’expliquer ce qualificatif, d’en fournir la justification. Et puis, non ! Pas encore ! Chaque minute de ce qui va venir ne sera-t-elle pas là pour établir que jamais, jamais je ne regretterai rien, que s’il y a eu folie de ma part, il n’y a jamais eu de folie qui ait été moins empreinte de déraison.

En attendant, ce qui dominait en moi, c’était l’espèce de stupéfaction, et d’abasourdissement où venait de me plonger l’extraordinaire révélation du registre de la Faculté des lettres. Pérella, n’était-ce point, au XIIIe siècle, le patronyme des seigneurs suzerains de Montségur ? Et Montsalvy, lieu de naissance d’Alcyone-Marquésia-Géralde de Pérella, comment ne pas être pris de frisson devant cette quasi-identité avec le Montsalvat du Graal ? Comment ne m’étais-je pas avisé plus tôt de l’existence de ce petit oppidum d’Auvergne ? Il me semblait que mon esprit vagabondait en pleine féerie. De quelle honte risible ne devais-je pas me sentir saisi maintenant par la docte façon dont j’avais entretenu mon interlocutrice de l’avant-veille ? Et de quoi, je vous prie ? Mais de Parsifal et de Lohengrin ! Du peu de chance qu’il y avait, dans mon ignorance de Montsalvy, de voir un jour Montségur assimilé à Montsalvat !

Elle avait dû bien se divertir ! Quelles excuses n’allais-je pas avoir à lui adresser quand je reparaîtrais devant elle, instant qui, du moins, je me le jurais, ne tarderait point.

En proie désormais à ces pensées, je ne pus, en quittant l’Université, m’empêcher de faire un détour. Je remontai la rue Urbain-V, une petite rue obscure, étroite. Le numéro 3 était une haute et revêche maison, avec une cour intérieure, aux allures de pension de famille. Vers cinq heures, je fus chez moi. Laurence n’était pas encore rentrée. Elle avait conduit notre fillette jusqu’à la promenade du Peyrou. Nous étions déjà à la mi-novembre. De la lumière finissante des dernières belles journées d’automne, il convenait de faire profiter l’enfant.

Montpellier était mon premier poste dans l’enseignement supérieur. J’y avais été nommé au mois d’avril. Nous nous y étions installés dans un appartement fort agréable, situé justement aux environs immédiats du Peyrou, quartier qui n’a que l’inconvénient d’être exposé l’hiver à la terrible bise qui souffle des cols des Cévennes. Ma femme avait aménagé notre intérieur avec ce goût qu’elle a toujours eu. Ce serait perdre mon temps que d’essayer de faire son éloge, n’est-ce pas ? Un peu plus âgée que moi, mais paraissant beaucoup plus jeune, elle venait d’avoir trente-trois ans. Catherine, notre fille, en avait six. Elle était née à Pau, ville au lycée de laquelle j’avais débuté comme professeur d’histoire. Laurence y était née, elle aussi. Fille d’industriels aisés, elle pouvait compter sur une certaine fortune. De mon côté, j’adorais une profession où un assez bel avenir m’était prédit. Existait-il bonheur plus assuré que celui qui, dès à présent, s’offrait à nous ?

« Es-tu contente de votre promenade ? Catherine, au moins, n’a-t-elle pas pris froid ? demandai-je, quand elles furent de retour, comme le soleil commençait à baisser.

— Tu penses bien que je serais rentrée plus tôt, s’il n’avait pas fait si doux ! dit Laurence. Mais pourquoi ris-tu ?

— Je ris parce que tu vas rire également. Est-ce que tu te souviens de cette jeune fille dont je t’ai parlé avant-hier soir, celle que j’ai rencontrée dans le train et avec qui j’ai voyagé depuis Narbonne, alors que je revenais de Toulouse ?

— Naturellement ! Et alors ?

— Et alors, imagine-toi que j’ai l’intention, si tu n’y vois pas d’inconvénient, de l’inviter ici à déjeuner.

— À déjeuner ? En voilà une nouvelle ! Explique-moi ! Tu sais donc qui elle est ? Tu as réussi à te procurer son adresse ? »

Elle m’écoutait avec son habituel sourire que j’aimais tant, calme et un peu grave, un sourire où il n’y avait pas le moins du monde d’étonnement. Elle connaissait bien son mari. Elle le savait incapable d’un acte qui ne fût point réfléchi et raisonnable.

« Son nom et son adresse ? Oui, je les ai eus. Et voici comment. »

Quand je lui eus raconté, par le détail, mon enquête de l’après-midi au Secrétariat de la Faculté, ce fut moi qui eus la surprise de l’entendre me dire :

« Pérella ? Détrompe-moi, si je dis des sottises ! Mais n’y a-t-il pas eu, du temps de saint Louis, une famille nommée ainsi, une famille tragiquement mêlée à l’histoire des persécutions contre les Albigeois ?

— Bravo ! fis-je. Voilà un rapprochement, vois-tu, qui aurait échappé, j’en suis sûr, aux trois quarts de mes étudiants. »

J’en étais averti, cependant. N’en ayant jamais l’air, sans la moindre ombre de pédanterie, sans que je m’en rendisse moi-même compte, Laurence ne laissait guère passer une occasion de se tenir au courant de tout ce qui pouvait toucher à mes travaux.

« Bravo ! répétai-je, l’ayant embrassée. Oui, ma chérie, le comte Ramon de Pérella, aïeul probable de la jeune personne qui nous intéresse, a été, effectivement, seigneur et défenseur du fameux château cathare de Montségur. Sa belle-mère, Marquésia, son épouse, Corba, sa fille, Esclarmonde, furent toutes les trois brûlées vives par ordre de l’Inquisition, le 16 mars 1244, au lendemain de la capitulation de la forteresse. Or, Marquésia figure parmi les trois prénoms de l’actuelle Mlle de Pérella. Géralde, s’appelle-t-elle également, il n’est pas non plus très difficile de deviner pourquoi. Ainsi était prénommée une Cathare illustre, parente sans doute des Pérella, la comtesse de Lavaur, que les soldats de Simon de Montfort précipitèrent dans un puits qu’ils comblèrent de pierres, jusqu’à ce que cessât de se faire entendre le cantique que l’infortunée s’était mise à chanter. Reste le troisième prénom, Alcyone ? Ici, j’avoue être quelque peu en défaut.

— Mlle de Pérella t’en expliquera elle-même l’origine, dit Laurence. Naturellement, il faut l’inviter. Tout cela peut être passionnant pour toi. Veux-tu que ce soit moi qui m’en charge ?

— Il me semble que ce serait plus correct.

— À merveille ! Je lui écris donc. »

Et, riant à son tour, elle ajouta :

« À la condition que tu ne lui interdises pas de fumer, cette fois. »

Ayant réfléchi, elle dit encore :

« C’est égal ! Il y a tout de même là une singulière coïncidence. N’est-ce point justement l’affaire d’Avignonet, cause du siège et de la ruine de Montségur, que tu t’en revenais d’étudier à la bibliothèque de Toulouse, lorsque cette peu banale jeune fille, document vivant, est montée dans ton compartiment à Narbonne ?

— Oui ! L’affaire d’Avignonet, ainsi d’ailleurs que quelques autres points touchant à la doctrine cathare. »

Et, par déformation professionnelle, je précisai :

« Manuscrit 609. »

Au petit mot de ma femme, il fut aussitôt répondu par un billet signé A. de Pérella, qui remerciait… et acceptait.

Nous avions convié la belle descendante des hérétiques albigeois pour le lundi suivant. À l’heure indiquée, elle fut là.

« Écoute, venais-je de dire à Laurence, nous allons lui ménager une surprise qui, fie-t-en à moi, va contribuer à créer sur-le-champ l’ambiance souhaitée. Veux-tu aller me chercher notre phonographe ? »

Et, sans tarder davantage, j’avais choisi dans notre provision de disques celui du Récit du Graal, chanté par Georges Thill, acte III de Lohengrin.

Elle entra, plus belle encore sans doute que ma femme ne s’y attendait, les bras surchargés de roses magnifiques. Et, presque simultanément, les premières mesures de la sublime musique se mirent à retentir :

 

Aux bords lointains dont nul mortel n’approche

Il est un burg

CHAPITRE II

Qu’on nomme Montsalvat.

 

Et là s’élève un temple sur la roche.

Rien n’est au monde égal à son éclat.

 

Après ce déjeuner, qui avait été charmant et dépourvu de toute contrainte, j’avais tenu à remettre en marche le disque du Récit du Graal. J’étais sur le point de récidiver, lorsque Mlle de Pérella m’en avait empêché, avec une certaine brusquerie.

« Montsalvat ? avait-elle dit. À l’aide du registre de la Faculté, vous m’avez avoué que vous aviez appris l’endroit où j’étais née, Montsalvy, un chef-lieu de canton de huit cents habitants, qui domine la vallée de la Truyère, au-dessus d’Entraygues, à une quarantaine de kilomètres d’Aurillac. Montsalvy ! Montsalvat ! Vous n’avez pas été sans établir un rapport entre ces deux noms ?

— Comment le nierais-je, puisque j’ai tenu à vous accueillir chez nous aux sons du disque que voilà ? »

Et j’ajoutai, mentant légèrement :

« Sans y attacher autrement d’importance, d’ailleurs !

— En quoi vous n’avez pas eu tort ! reprit-elle, de sa curieuse voix saccadée. Si vous saviez comme moi-même je m’efforce de ne plus songer à toutes ces antiques histoires ! J’en ai eu ma jeunesse quasiment empoisonnée. J’ai conçu une sorte d’horreur envers tous ceux qui croyaient me faire leur cour en mettant la conversation là-dessus.

— Je sens alors que je vais avoir à vous offrir des excuses. »

Elle rit.

« Des excuses ? De votre part, il ne saurait en être question. N’oublions pas que, l’autre jour, dans le compartiment où vous prétendiez m’interdire de fumer, vous n’étiez pas seul à lire le livre d’Otto Rahn.

— C’était exactement ce que j’allais me permettre de vous rappeler. »

Elle rit de nouveau.

« Vous avez dû constater, en tout cas, le peu d’enthousiasme que j’apportais à cette lecture. Ce n’était point ma faute si l’on m’avait mis ce bouquin entre les mains, l’autre matin, quand j’ai quitté mes cousines de Quéribus.

— Quéribus ? Le château est toujours habité ?

— Non, grâce au Ciel ! Pas plus que celui de Peyrepertuse, ni de Puylaurens, anciennes forteresses albigeoises, eux aussi. Après la défaite de leurs aïeux, toutes ces familles, ou, du moins, ce qu’il en restait, s’en sont venues habiter en bas, dans la plaine, de braves demeures bourgeoises, où il y a aujourd’hui machines à laver et Frigidaire, et où l’impôt sur les portes et fenêtres est réduit au strict minimum. Malgré tous mes efforts pour m’évader de ces vieilleries, si vous pouviez savoir cependant comme elles me poursuivent, combien de fois le désir m’a prise de fuir en Amérique, aux États-Unis, par exemple, où là, au moins, on est à peu près sûr de ne pas rencontrer de châteaux hantés ! »

Et, s’étant tournée vers ma femme, qui ne perdait pas un mot de toute cette conversation.

« Ne m’en veuillez pas, chère madame – je dis madame en attendant le jour qui ne tardera pas, je le sens, où je pourrai vous appeler Laurence, tout simplement – ne m’en veuillez donc pas s’il peut m’arriver de vous donner parfois l’impression que je vis dans un monde de fantômes. Il me semblait, quand j’étais fillette, qu’ils descendaient tout exprès la nuit des portraits et des tapisseries, pour danser en rond autour de moi.

— J’espère que ce déjeuner vous aura procuré un peu de répit ! » dit ma femme, lui tendant la main.

Notre invitée s’empara de cette main, et, avec élan, elle la baisa.

« Mademoiselle !… murmura Laurence, dont le visage s’empourpra soudain.

— Oh ! fit l’autre, haussant les épaules. Pourquoi attendre davantage. Mon petit nom est Alcyone. À quoi bon ne pas m’appeler ainsi, dès à présent ? »

Il y eut un assez long silence, que je rompis.

« Alcyone ! répétai-je, comme si c’était à moi que venait d’être donnée cette autorisation. Pouvez-vous me dire d’où vous vient ce prénom, mademoiselle ? À l’inverse des deux autres, Géralde et Marquésia, il ne me paraît point avoir une provenance cathare. »

Par jeu, elle fronça le sourcil.

« Oh ! fit-elle, monsieur le professeur, on voit que vous possédez à fond la science de la manipulation des registres. Ce n’est pas seulement mon adresse et mon lieu de naissance que ceux que vous avez consultés vous ont appris.

— Vous lui en voulez ? dit Laurence, qui n’intervenait que rarement, et toujours à bon escient. Ce serait plutôt moi qui en aurais le droit. Apprenez en effet que, depuis qu’il les a connus, il n’a plus guère cessé de m’entretenir de vos trois prénoms.

— Nous en discutions encore tout à l’heure, quand vous êtes arrivée ! appuyai-je. Pourquoi donc nous arrêterions-nous, maintenant que vous êtes là pour répondre à nos questions ?

— Allez ! dit-elle avec un sourire résigné. J’attends ! »

« Marquésia, commençai-je, votre second prénom, c’était bien celui de la belle-mère de votre aïeul, Ramon de Pérella, brûlée le lendemain de la chute de Montségur, le 16 mars 1244, en même temps que sa fille Corba de Pérella, et que sa petite-fille, Esclarmonde ? »

Alcyone inclina la tête.

« Oui ! dit-elle. Effectivement !

— Géralde, votre troisième prénom, c’était celui de la comtesse de Lavaur, elle aussi cathare forcenée, suppliciée une trentaine d’années auparavant, et alliée sans doute à la famille de Pérella ?

— Effectivement !

— Reste Alcyone, votre premier prénom, le vrai ! Oserais-je vous demander si vous en soupçonnez l’origine ?

— Écoutez ! fit-elle. Je vais bien vous étonner si je vous confesse que je n’en ai guère une idée. Mon père lui-même ne m’a point fourni là-dessus d’explications très convaincantes. Que je vous apprenne qu’il a appartenu à la carrière diplomatique. Il l’a quittée pour épouser une demoiselle de Lantar, famille alliée elle aussi aux Pérella, à qui appartenait, de toute éternité, le domaine de Montsalvy. »

Ce fut à moi d’approuver de la tête.

« Ce n’était point la première union entre deux familles. Marquésia, en effet, à qui nous venons de faire allusion, était elle aussi une demoiselle de Lantar. »

Alcyone me regarda avec une admiration qui n’était pas feinte.

« Vous m’émerveillez de connaître tous ces détails ! fit-elle. Cela a beau être, comme on dit vulgairement, votre métier, vous avez le droit, comme on dit aussi, d’affirmer que vous ne volez pas votre argent. »

Je souris à ce compliment, qui n’était pas tout à fait mérité. Je n’avais pas besoin, n’est-ce pas, de révéler que la semaine précédente ma science n’était peut-être pas aussi complète, et que certaines recherches effectuées dans les archives de l’Université m’avaient aidé à la parfaire.

« J’en reviens à mon père, dit-elle après une pause. Son dernier poste, comme secrétaire d’ambassade, fut Constantinople. Petite fille, bien souvent il a évoqué pour moi le Bosphore, les eaux douces d’Asie, la tour de Léandre, cette mer violette sur laquelle allaient et venaient au crépuscule des volées d’oiseaux taciturnes…

— Des alcyons, précisément !

— Oui, dit Alcyone. Cela aussi, vous le savez ! Mon père a toujours été un peu poète. C’est pour cela que je l’ai toujours beaucoup aimé.

— Un autre poète, fis-je, qui a chanté Constantinople, les a, lui aussi, célébrés, ces oiseaux-là :

 

Pleurez, doux alcyons, à vous, oiseaux sacrés,

Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez !

 

Vous savez quelle est leur origine ? Elle doit tout de même vous intéresser. Une jeune femme, qui était la fille d’Éole, s’appelait Alcyone. Ayant encouru la colère de Junon, elle fut transformée en oiseau. Son nid, tressé au bord des flots, était sans cesse détruit par la tempête. Pris de pitié, Jupiter décida de mettre un frein à celle-ci et cela quinze jours par an, une semaine avant, une semaine après le solstice d’hiver.

— Le solstice d’hiver, répéta-t-elle, dressant la tête. Figurez-vous qu’il en est également question dans une lettre de mon père, la dernière qu’il m’ait adressée… Une lettre que j’aurai peut-être quelque jour l’occasion de vous faire connaître. »

Elle ajouta :

« Je vous prie de le constater ! Plus je m’efforce de rompre avec tout ce passé, plus il s’impose à moi. »

Et, s’étant retournée vers Laurence :

« Ne voilà-t-il pas, conclut-elle que c’est votre mari qui se fait aujourd’hui son complice !

— Une hypothèse ! repris-je, ne m’arrêtant pas dans la poursuite de mes avantages. Admettons que le Graal existe toujours…

— Encore le Graal !

— Qu’il existe, et qu’il soit caché à Montsalvy, comme ce devait être sans doute la conviction de votre père. Eh bien, il est deux vers du poème wagnérien qui deviennent intelligibles, prennent un sens immédiatement. »

Et, m’étant levé, je remis en marche le disque.

« Écoutez bien !

 

Une colombe en traversant l’espace

Vient tous les ans lui rendre sa splendeur.

C’est le Saint-Graal…

 

— Et alors ? fit-elle. Qu’en déduisez-vous ?

— Chez Apollodore, chez Hygen, alcyone et colombe, les deux termes sont fréquemment employés l’un pour l’autre. Pourquoi dès lors, ne pas identifier l’alcyone que vous êtes et la colombe qui vient chaque année rendre au Graal son divin éclat ? »

Elle me considéra rêveusement.

« Une chose est certaine, finit-elle par dire, c’est que mon père, quand il est mort, m’a fait jurer de ne pas laisser passer une seule année sans revenir à Montsalvy. Il n’y aura eu que celle-ci où, jusqu’à ce jour tout au moins, les événements m’ont empêchée…

— Nous ne sommes qu’au 14 novembre. Vous avez encore un mois et demi. Il ne faut pas que les événements dont vous parlez vous empêchent de tenir votre engagement. »


*

Je n’oublierai jamais, et pourtant je n’en ai encore rien dit, comment elle était vêtue ce jour-là, moi qui n’avais jusqu’alors attaché que si peu d’importance à ce genre de choses. Elle avait un tailleur noir, très strict, très sobre, qui découpait de façon austère sa souple silhouette, un tailleur rehaussé d’une collerette d’organdi blanc. Elle portait une étole de renard, dans laquelle était piqué un bouquet de violettes. Et pas d’autre coiffure, comme toujours, que ses sombres et rebelles cheveux que, d’un brusque mouvement de tête, elle se plaisait à rejeter en arrière.

Ses sombres yeux avaient des reflets d’hyacinthe, qui tournaient au vert émeraude, par moment.

Je le fis remarquer à ma femme.

« Très exactement les teintes changeantes du Graal de Valence, celui du trésor de la cathédrale. »

Alcyone se cabra.

« Ce Graal-là n’est pas le vrai Graal ! » protesta-t-elle, presque violemment.

Je souris.

« Ah ! fis-je, je vous y prends ! Et vous prétendez n’apporter aucune passion, dans cette aventure ! Vous préparez, je le sais, une thèse de doctorat. Jurez-moi donc que ce n’est pas au Graal qu’elle est consacrée. »

Elle eut un geste de lassitude :

« Et si je vous disais que cette thèse a pour sujet Jean-Arthur Rimbaud ?

— Façon de revenir au Graal ! dis-je.

— Qu’est-ce que vous me racontez là ?

— Dans sa maison d’Éthiopie à Harrar, il y a un détail dont Rimbaud était au courant. Le Graal passait pour avoir fait partie du trésor du Prêtre Jean, du Roi des Rois. À Addis-Abeba, gardé par une douzaine de lions, ce trésor est composé de splendides émeraudes.

— Et si je vous disais, fit-elle, impatientée, que ma thèse n’est point consacrée à Rimbaud, mais à Médée, par exemple, à Médée et aux Argonautes !

— Le Graal encore, toujours le Graal ! vous répondrais-je. Son mythe et celui de la Toison d’Or ne sont pas si éloignés que cela l’un de l’autre. »

Elle joignit les mains. Ce n’était point uniquement d’ironie qu’était faite son attitude, mais aussi d’une sorte de supplication dont je finis par être frappé.

« Au nom du Ciel, murmura-t-elle, croyez-moi quand je vous affirme que je fais de mon mieux pour m’affranchir de ces histoires qui n’aboutiraient, si je ne m’efforçais à y mettre bon ordre, qu’à engendrer le malheur des autres, sans compter le mien ! »

Ce fut alors, plus grave que de coutume, qu’à l’improviste se fit entendre la voix de ma femme.

« Pourquoi insister comme tu le fais, François ? Pourquoi ne pas admettre qu’il y a tout un ordre de choses qui nous dépasse, auxquelles il est plus sage de ne point se mêler inconsidérément ? »

Et, s’étant emparée à son tour de la main de Mlle de Pérella :

« Pour parler, dit-elle, sois-en sûr, comme elle vient de le faire, elle doit avoir mieux que personne ses raisons. »

Alcyone partie, ma femme me dit, sur un timbre de voix qui me frappa :

« Je crois, je suis sûre que c’est quelqu’un en qui l’on peut avoir la plus entière confiance. Pour ma part, j’y suis disposée. Et, cependant, j’ai peur, François ! C’est ridicule, mais c’est ainsi. Promets-moi de ne plus t’occuper de tout cela. Ni le recteur ni le doyen ne songeront à t’adresser de reproches, bien au contraire. Tu as, Dieu merci, assez d’autres sujets à traiter dans ton cours public, à proposer comme travaux à tes étudiants. »

Je l’embrassai.

« Ne serais-tu pas devenue un peu folle ? demandai-je en riant.

— Ni folle ni superstitieuse, je t’assure ! C’est égal, encore une fois, tu vas me le jurer… Et puis, d’ores et déjà, voici quelque chose que je te jure, moi : tu as des chances de ne pas revoir de longtemps la chose que voilà ! »

Il s’agissait du disque du Récit du Graal, qu’elle retira du phonographe, et avec lequel elle s’en fut, riant elle aussi.

J’avais maintenant à faire le point de cette journée si particulière. N’étant pas sorti depuis la veille j’éprouvais le besoin de prendre un peu l’air.

« Tu t’en vas ? demanda Laurence.

— Ces quelques lettres à mettre à la poste.

— Un instant, alors, veux-tu ? Je t’en confierai une, que je vais écrire.

— Bien ! Mais dépêche-toi. Il est cinq heures et quart. La bibliothèque de l’Université ferme à six heures. Je désirerais avoir le temps d’y passer. »

La nuit était presque tombée. Il y avait du brouillard. Il faisait froid.

« J’aurais besoin de tel et tel ouvrage, cher monsieur Bacqué, dis-je au bibliothécaire. Mais s’il est trop tard, ou s’ils sont sur des rayons trop élevés, dites-le-moi, en toute franchise. J’attendrai fort bien jusqu’à demain.

— Vous voulez rire, monsieur Sevestre ! »

En moins de cinq minutes, il était de retour, faisant claquer l’un contre l’autre le plat des volumes, afin d’en secouer la poussière.

L’un était le Parsifal de Wolfram d’Eschenbach et la Légende du Saint-Graal, d’Heinrich. L’autre, la Chanson de la Croisade des Albigeois, de Guillaume de Tudèle.

Je signai les deux fiches de prêt, et pris congé de M. Bacqué, en le remerciant.

Je suis là pour dire la vérité. Autrement, quel pourrait être l’intérêt de ces lignes ? Ce fut à partir de ce moment, autant l’avouer tout de suite, que je commençais à me rendre compte que je n’étais plus absolument maître de mes actes.

Rien ne me retenait plus au-dehors. Mes lettres étaient postées. Le froid augmentait. Les ténèbres devenaient de plus en plus opaques. J’aurais pu, j’aurais dû rentrer directement chez moi. Ce fut pourtant ce que je ne fis point.

Je me souviens même n’avoir pas eu, à ce moment-là, une seule minute d’hésitation.

Pour la seconde fois, en moins d’une semaine, je me mis à gravir la rue Urbain-V.

La plupart des maisons de province n’ont pas de concierge. La porte cochère franchie, je tombai sur une brave femme occupée à allumer, à gauche, le lustre en cuivre du grand escalier.

« Mlle de Pérella ? demandai-je.

— C’est ici, mais pas dans cet escalier. Prenez l’autre, qui s’ouvre au bout de la cour. Au troisième étage. »

Une cour ? Un jardin, plutôt. Il pleuvait un peu. Des gouttes s’écrasaient sur les feuilles d’arbres invisibles. Je m’engageai dans l’escalier indiqué. Que voulais-je, au juste ? Bien habile qui me l’aurait dit. Ah ! pas la rencontrer, en tout cas. Simplement avoir quelque idée de l’endroit où elle vivait, respirer une seconde son air. Il n’y avait qu’une lampe par palier. Une au premier étage. Une au troisième. Pas au second. Ayant atteint le troisième étage, je ne sonnai pas, bien entendu. J’écoutai et je regardai. Nulle lumière ne filtrait de l’intérieur. Nul bruit non plus. Elle ne devait pas être de retour. Avec un petit canif de poche, je traçai, sur un des lambris, la barre perpendiculaire et les deux barres parallèles de l’initiale de mon prénom.

Dans la même minute, je discernai des pas au bas de l’escalier. Quelqu’un montait. J’eus tout juste le temps de regagner le second palier, celui qui n’était pas éclairé. Si c’était le locataire de l’appartement de cet étage qui revenait chez lui, j’allais avoir bonne mine, quand il me découvrirait là.

Mais non ! Quelque chose me disait que c’était elle. Par-dessus la rampe, je jetai un regard rapide.

Alcyone ! C’était bien elle, en effet !

Je reculai jusqu’à l’extrémité du palier qui était heureusement assez profond.

Elle montait avec lenteur, comme quelqu’un qui n’a pas à se presser, ou qui est en proie à une sorte de fatigue. Elle passa tout près de moi. Ses prunelles de soufre et d’émeraude, dans cette ombre qui devait les dilater, de quelle teinte pouvaient-elles être, en cet instant-là ? Jamais mon cœur n’avait battu avec une telle force. Pourquoi ne l’ai-je pas prise dans mes bras, en cette minute ? C’eût été bien du temps de gagné ; bien des hypocrisies en moins !

À l’étage au-dessus, une clef tournant dans la serrure, une porte qui se refermait. Puis, plus rien ! Plus rien que le parfum de ses cheveux, une entêtante odeur de lis qui m’obsédait depuis le train de Narbonne, et que j’allais retrouver chez moi, en rentrant !…

« Était-elle là ? » me demanda la brave femme de tout à l’heure que je croisai, un pot rempli de lait à la main.

Je fis un signe négatif.

« Elle ne va sûrement plus tarder. Il n’y a pas de commission pour elle ? »

J’affermis ma voix pour répondre :

« Non ! »

CHAPITRE III

Une colombe…

 

Esclarmonde de Pérella, Marquésia de Lantar, Bruna de La Roque d’Olmes, Géralde de Lavaur, Ermengarde d’Ussat, Fays de Massabrac, Braïda de Mirepoix, et combien d’autres ! Et combien d’autres ! Du haut du mystérieux paradis où vous assistez à nos pitoyables débats, dites, que pensez-vous de la descendante encore plus mystérieuse qui vous est née ? Vous, les emmurées, les brûlées vives, les lapidées, la jugez-vous, elle aussi, à son insu, prisonnière de votre tragique fanatisme ? Participe-t-elle également de la sombre flamme qui vous a possédées ? Eût-elle accepté comme vous de voir la main du bourreau s’appesantir sur ce cher corps qui tant est tendre, poli, souef, gracieux ?

Durant près de quinze jours, je ne devais plus la revoir à mon cours. Le lendemain de notre déjeuner à la maison, un commissionnaire s’en était venu déposer chez nous une splendide poupée, à l’adresse de ma fille, avec une carte où étaient inscrites les deux lignes que voici : « Pour Catherine Sevestre, avec les meilleures pensées de la colombe de Montsalvy. »

Montsalvy ? Écoutant mon conseil, elle avait dû s’y rendre. On voit que je n’avais pas mis longtemps pour justifier sa disparition de la manière qui sauvegardait le mieux possible mon amour-propre.

Enfin, elle daigna un matin faire sa rentrée dans la cour de l’Université. Je commençai, assez sottement, par feindre de ne pas l’avoir aperçue. Mais, avec la plus complète désinvolture, ce fut elle qui vint vers moi. Pourquoi se serait-elle gênée ? Elle devait déjà se douter que je n’aurais pas résisté longtemps à cette épreuve de force.

« Il y a deux semaines, dit-elle, très exactement le soir de cet adorable déjeuner chez vous, que, regagnant ma petite retraite de la rue Urbain-V, j’ai bien regretté, imaginez-vous, de n’avoir pas fait halte au second étage de mon escalier.

— Ah !… Ce qui signifie ?

— Mon Dieu, ce ne sera pas sorcier de vous répondre. D’abord, que l’excellente créature préposée à la lampisterie de l’immeuble m’a informée qu’un monsieur était venu me demander, un monsieur, si simplette soit-elle, dont elle a réussi à me fournir le signalement, un signalement qui correspondait à peu près au vôtre. Ensuite que je vous conjure de ne plus détériorer désormais mes boiseries, en y inscrivant votre monogramme. Vous n’êtes pas spécialisé en épigraphie, que je sache. Bon ! À mon tour, à présent, de vous poser une question. Après m’avoir invitée chez vous, attention dont je ne vous serai jamais assez reconnaissante, pourquoi avez-vous ce jour-là éprouvé le besoin, dans les deux heures qui ont suivi mon départ, de me parler sans témoin, de ne pas mêler votre femme, exquise pourtant comme elle l’est, à notre entretien ? »

Je ne crus pas opportun de répondre.

« Bien ! Peut-être, si j’ai compris, verriez-vous avantage à ce que nous déjeunions tous les deux chez moi, un des jours qui vont suivre ? Lequel ?

— Mercredi prochain, voulez-vous ?

— À merveille ! Vous connaissez déjà l’escalier. Soyez en repos : je n’ai aucunement l’intention de porter le trouble dans les ménages. Et pour ce qui est de l’aventure que voici, je n’ai d’ailleurs pas l’impression que c’est moi qui ai pris les devants.

Le mercredi suivant ? Elle ne m’avait pas demandé pourquoi, spontanément, instantanément, j’avais choisi ce jour-là, question qui n’eût pas été sans m’embarrasser. Il n’était point en effet dans mon intention de lui confier que, le mercredi, je ne déjeunais jamais chez moi. Une conférence de travaux pratiques avec mes étudiants de licence et de diplôme d’études supérieures se prolongeait à la Faculté jusqu’à midi, souvent plus tard. Ensuite, à trois heures, j’avais mon cours public. Ces deux heures et demie, au lieu de m’alourdir par un déjeuner à la maison, je préférais les passer à la bibliothèque, me sustentant d’un simple sandwich, nourriture privilégiée des intellectuels dignes de ce titre.

« Donc, à cinq heures, comme d’habitude, ma chérie ! » avais-je dit ce matin-là à ma femme, en l’embrassant sur le front, comme d’habitude également.

Quand on s’engage sur la voie feutrée du mensonge, il faut désormais s’attendre à tout. Qu’importe ! Qu’importe ! On a pesé le pour et le contre. À partir de ce moment-là, on n’a plus à se préoccuper de rien. Et puis, on ne vit qu’une fois, n’est-il pas vrai ?

Mais continuons !

« On ne peut pas dire que vous soyez particulièrement en avance ! Une heure moins dix ! »

Je m’inclinai et lui baisai la main, un peu trop cérémonieusement.

Elle rit.

« Dites-moi ! Les programmes ne vous ont-ils pas appris qu’on n’embrassait pas la main d’une jeune fille ?

— Cette jeune fille, expliquai-je, voudra bien excuser, sinon moi, du moins trois de mes étudiants qui ont cru se ménager mes bonnes grâces en venant solliciter des directives, la conférence une fois achevée. Il y en a un qui prépare un mémoire sur Pierre-Roger de Mirepoix.

— J’aurais mauvaise grâce à lui en vouloir, dit Alcyone. Si je ne l’ai pas déjà rencontré à la Faculté, il faudra me faire connaître ce garçon. C’est gentil à lui de s’occuper de mon grand-oncle, le dernier défenseur de Montségur. En temps normal, je lui aurais ouvert avec joie nos archives familiales. Pour l’instant, il lui faudra attendre que le libre usage de Montsalvy nous ait été restitué par les occupants actuels du château.

— Quoi ? Les Allemands sont à Montsalvy ?

— Comme vous le dites ! Il y a trois semaines, je me demandais encore ce qui pouvait les attirer dans ce coin d’Auvergne. Aujourd’hui, je ne me pose plus la question. Je vais même, je crois, vous surprendre en vous révélant que, parmi ces hôtes imprévisibles de notre vieille demeure, il en est deux au moins qui s’intéressent devinez à quoi ? Au Graal, bien entendu ! Moins que vous, sans doute ! Mais sans doute aussi infiniment plus que moi. En attendant, laissez-moi vous remercier…

— Et de quoi, je vous prie ?

— De m’avoir rappelée à mon devoir. La colombe est tenue de retourner chaque année là-bas. Si elle revient d’accomplir ce pèlerinage, ç’aura été toutefois moins pour redonner rituellement au Graal sa splendeur que parce que j’ai estimé tout de même correct d’aller prendre des nouvelles de ma mère, de me rendre compte de la façon dont elle réussissait à se débrouiller avec ses serviteurs du moment.

— Vous avez toujours madame votre mère ?

— Pourquoi voudriez-vous que je ne l’aie plus. Elle avait à peine quarante-cinq ans en 1928, quand est mort mon père, vous vous rappelez, l’amoureux des alcyons du Bosphore. Aujourd’hui, elle va tout juste atteindre la soixantaine, et j’imagine qu’il est dans ses intentions de me faire attendre le plus longtemps possible les diverses parties de mon héritage, le Graal, notamment, ce fameux Graal, dont elle ne soupçonne pas l’existence à Montsalvy, ce qui est infiniment préférable, sachez-le. Bien loin d’être en effet une mauvaise femme, elle n’en est pas moins affligée de certain petit défaut dont j’aurais à vous entretenir, si vous parvenez à me convaincre que tous ces détails ne vous ennuient pas trop. Mais je cause, je cause à la va comme je te pousse ! Ce n’est pas la peine vraiment de vous avoir entendu, à plusieurs reprises, prôner la nécessité d’un plan. Voulez-vous que nous nous mettions à table ? Souffrez que, pour cette première fois, ce soit moi qui vous serve. J’ai mieux aimé, en la circonstance, n’avoir pas recours aux bons offices de la digne femme qui, d’ordinaire, me prête son aide. Notre conversation n’en aura que plus de liberté. À quelle heure est votre cours public ?

— À trois heures, hélas !

— Mon Dieu, presque une heure, déjà ! »

L’hiver ! L’hiver ! Il s’affirmait depuis une semaine. Et, cependant, jamais je n’avais eu, comme ce jour-là, l’impression de me trouver au printemps. L’arrière-saison, à Montpellier, a souvent de ces surprises délicieuses. Cette cour, sur laquelle s’ouvrait l’appartement de Mlle de Pérella, elle n’avait rien de rébarbatif. Elle était surtout un jardin. Elle s’enorgueillissait de quelques arbres qui montaient à l’assaut des étages. Il y en avait un, en particulier, un magnolia sombre et touffu dont les énormes roses d’ivoire jauni se balançant à portée de nos mains, au niveau de la fenêtre demeurée ouverte, avaient l’air d’autant d’encensoirs flottants. Et, bien que ce ne fût point non plus l’époque, un couple de ramiers était là, invisibles parmi le feuillage, avec leur ineffable roucoulement.

De vieux cristaux, de la vieille argenterie où miroitait le soleil pâle, voilà de quoi notre table était parée. Rien de plus lumineux, ni de plus simple, tout ensemble. Et la main d’Alcyone étendue comme un lis sur cette nappe damassée !…

Je n’ignorais point que ces instants m’étaient mesurés, que je ne les retrouverais plus jamais peut-être. Et, pourtant, je ne pouvais pas me décider à parler. Elle, elle se bornait à me regarder avec une douceur railleuse et tendre, veillant à emplir mon verre d’une sorte de vin à la mousse rosée, quelque cru récolté au flanc des sombres châteaux hérétiques, Aguilar, Peyrepertuse, Puylaurens, Quéribus.

Elle était vêtue d’une sorte de lévite de bourre de soie, noire, ceinturée d’une cordelière d’argent. Au milieu de ses obscurs cheveux transparaissaient de temps à autre les minces lobes de ses oreilles, petits fruits nacrés auxquels on avait envie de coller les lèvres, inlassablement.

« Devinez, commença-t-elle, cessant tout à coup de me sourire, oui, devinez… Mais excusez-moi ! Vous alliez me parler, me semble-t-il ? Me suis-je trompée ? Ne laissons point passer si belle occasion !

— Il est vrai ! avouai-je, d’une voix un peu oppressée. Il est vrai aussi que, la question que je désirerais vous poser, je ne sais si vous ne la jugerez point indiscrète. »

Elle mit sa main sur la mienne.

« Voulez-vous, fit-elle, qu’il soit admis une fois pour toutes qu’entre nous deux il ne peut y avoir désormais d’indiscrétion. Je ne tarderai pas à vous en fournir la preuve pour ma part. Et puis, songez que les minutes s’écoulent avec une rapidité incroyable. Allons, de quoi s’agissait-il ? Sur quoi aviez-vous à m’interroger ?

— Il vaut mieux que votre mère ne soupçonne point que le Graal puisse avoir pour asile Montsalvy. N’est-ce pas ce que vous m’avez laissé entendre tout à l’heure ? Pourquoi ? »

Elle s’était remise à sourire.

« Et moi, savez-vous la question que j’étais sur le point de vous poser, lorsque j’ai failli vous couper la parole ? Inutile de chercher ! La voilà ! Pourquoi, moi qui ne dis tu à personne, dès la première fois que je vous ai vu, ai-je eu envie de vous tutoyer ? Oui, pourquoi ? Comme mes aïeules du bûcher de Montségur, n’est-ce pas à croire que nous avons vécu dans une autre vie ?

— Si ce n’est que cela, ne vous gênez pas, je vous en prie ! murmurai-je, m’emparant à mon tour de sa main, avec un petit rire qui sonna faux.

— Je veux bien ! dit-elle. L’ennui, vois-tu, c’est qu’il y a là une habitude que l’on contracte et que l’on garde, et qui risque ensuite d’étonner les gens. Ta femme, cette adorable Laurence, par exemple… »

Je me tus.

« Est-ce que tu l’aimes ?

— Oui ! répondis-je, avec gravité.

— Je l’espère bien ! »

Elle reprit, après un silence :

« Est-ce que tu lui as dit que tu déjeunais aujourd’hui avec moi ? »

Je secouai la tête :

« Non ! »

La lourde odeur du magnolia allait et venait dans la chambre.

« Pourquoi vaut-il mieux que Mme de Pérella ne sache point que le Graal est peut-être à Montsalvy ? » répétai-je.

Elle éclata de rire.

« Dans l’intérêt même de ce pauvre vieux château ! répondit-elle. Je t’expliquerai cela tout au long. Tu as de la suite dans les idées, en tout cas. Mais c’est un défaut qui ne m’a jamais déplu. »

Elle poursuivit :

« Il y a comme cela pas mal de choses que j’aurai à vous apprendre, si vous désirez y voir tant soit peu clair dans la destinée de celle à qui vous faites l’honneur de vous intéresser. Autrement le récit des curieuses semaines que je viens de vivre là-haut vous demeurerait à peu près inintelligible. Ah ! une question encore, si vous le permettez ?

— Je vous en prie !

— Par la route, en cette saison, vous ne pouvez vous imaginer ce que peut être le parcours d’ici à Montsalvy. Or, je sais que vous avez une automobile. Si je vous avais prié de me conduire chez moi, il y a quinze jours, auriez-vous accepté ?

— Pourquoi pas ?

— Et quand je vais y retourner, à la fin de ce mois, pour les fêtes, accepterez-vous ?

— Pourquoi pas ?

— Et Laurence, que dira-t-elle ?

— Laurence, j’en suis certain, n’y verra aucun inconvénient.

— Bravo ! » fit-elle.

Et elle ajouta, avec un rire un peu forcé :

« Sans compter qu’il n’y aurait aucune raison pour qu’elle ne fût pas du voyage, elle aussi. »


*

Avec elle, et ce n’était point l’une de ses moindres vertus, il n’y avait guère moyen d’être en retard. À trois heures moins le quart, inflexible, elle interrompit notre conversation.

« Déjà ! protestai-je. Vous n’avez même pas commencé à me raconter ce qu’a pu être, durant ces deux semaines, votre existence à Montsalvat ! Pardon, veux-je dire : à Montsalvy !

— C’est ma faute, dit-elle, et aussi la vôtre. Nous tâcherons de nous égarer un peu moins dans les incidentes, de prendre un peu mieux notre temps, la prochaine fois.

— Et ce singulier major Fulbert Cassius ? Et ce non moins singulier lieutenant Karl de Karlenheim ? C’est à peine si vous me les avez présentés ! Vous n’allez pas m’affirmer qu’ils ne vous ont pas fait la cour, qu’ils ne sont pas décidés à vous la faire, dans quinze jours, quand vous allez remonter à Montsalvy ?

— Pour me poser une question pareille, dit-elle, il faut que je me sois bien mal expliquée quant au véritable objet de leurs préoccupations, à l’un et à l’autre. La prochaine fois, vous dis-je ! Ce sera pour la prochaine fois ! »

Elle acheva, avec un sourire :

« En admettant que vous souhaitiez qu’il y ait une prochaine fois. »

Nous étions maintenant debout, l’un en face de l’autre.

« Je ne croyais pas si bien faire, reprit-elle, le jour où je me suis logée à cinq minutes de l’Université. C’est égal, le moment est venu de vous y rendre. Est-ce que vous m’en voudrez beaucoup, si je n’assiste pas à votre cours, aujourd’hui ? Non que quelque chose me retienne !…

— Au contraire, dis-je, vous allez au-devant de mes vœux. Je n’ai pas l’impression que je vais me montrer particulièrement éloquent.

— C’est toujours de cette affaire d’Avignonet que vous allez entretenir votre auditoire ? Lugubre aventure, n’est-ce pas ? Ma famille y a été copieusement mêlée, vous savez ? Si nous avons un jour l’occasion de faire de concert l’ascension de Montségur, il ne tiendra qu’à nous d’évoquer tout ce monde, au Champ des Cramats ! »

Le champ des Cramats n’est autre que l’emplacement du bûcher gigantesque où furent brûlés, le 16 mars 1244, les deux cent dix martyrs de Montségur, après la capitulation de la sainte forteresse.

« Ce jour-là, poursuivit Alcyone, nous monterons là-haut avec quelques fleurs, si vous le voulez bien. Vous les répandrez vous-même sur les lieux où furent dispersées les cendres de mes aïeules, les relapses, curieuses et sombres créatures dont je me sens si près, à certains moments. »

En même temps, sur la pointe des pieds, elle s’était, insensiblement, haussée vers moi.

« La main d’une jeune fille, t’ai-je fait remarquer tout à l’heure, on n’a pas le droit de l’embrasser ! murmura-t-elle d’une voix rauque. Mais, à défaut, voici mes lèvres. Qu’elles soient là, ami très cher, en manière de dédommagement, de Consolamentum, si tu préfères, comme eussent dit mes belles suppliciées. À toi de veiller à ce que quelque jour ce redoutable, ce fatidique sacrement ne te voue point toi aussi aux flammes ! »

Il n’y avait, en tout et pour tout, qu’une quinzaine d’auditeurs à attendre, dans la salle de cours. En temps normal, mon amour-propre en eût souffert. Je m’en accommodai fort bien ce jour-là.

Sur ma chaire, en entrant, j’aperçus une enveloppe. J’eus la surprise de reconnaître l’écriture de ma femme.

« Mme Sevestre est venue vers deux heures, m’expliqua mon appariteur, lorsque j’en eus terminé avec l’histoire d’Avignonet. Elle avait commencé par passer à la bibliothèque. Elle a laissé ceci. »

Laurence m’apprenait qu’elle avait eu de mauvaises nouvelles de Pau. Elle m’attendait de toute urgence à la maison. Dix minutes après, j’étais là.

« Quand tu es venue, je me trouvais chez M. Bacqué le bibliothécaire ! » commençai-je.

Elle m’arrêta d’un geste.

« C’est moi qui m’excuse ! Je n’ai pas l’habitude de venir te relancer à la Faculté. Mais, en l’occurrence…

— Tu as bien fait. Qu’y a-t-il au juste ?

— Eh bien, une communication téléphonique que Mme Dufau a eu la bonté de me transmettre. »

M. Dufau, mari d’une amie de Laurence, était un gros entrepreneur en rapports avec les autorités occupantes. À ce titre, il avait la possibilité de téléphoner de département à département.

« Et alors ?

— Et alors, je ne sais pas grandchose, sinon que mon père a dû avoir une nouvelle attaque. Maman a l’air de souhaiter que j’aille à Pau le plus tôt possible.

— Il faut y aller. As-tu regardé les heures des trains ?

— Oui. Il y en a un à six heures trois quarts. Je serai là-bas à minuit et demie.

— Bien ! Et Catherine ? Tu ne vas pas t’en encombrer ?

— J’aime mieux l’emmener, au contraire. Je serai plus tranquille. Dès demain, je tâcherai de te téléphoner, par l’intermédiaire de M. Dufau. Si cela va plus mal, tu viendras.

— La question ne se pose pas. Demain matin, j’avertirai mon doyen. »

Une heure plus tard, je les accompagnai toutes deux à la gare. Une petite pluie froide s’était mise à tomber. Nous n’échangeâmes que peu de paroles. Bizarres instants ! J’avais l’impression de m’être beaucoup trop occupé du Graal, ce jour-là.

Nous trouvâmes un compartiment où il n’y avait qu’une vieille dame. On put allonger Catherine, qui dormait déjà. Dix minutes plus tard, le train s’ébranlait. Je restai sur le quai jusqu’au moment où se fut effacée la lanterne du dernier wagon…

Elle n’en finissait point de disparaître.

CHAPITRE IV

En traversant l’espace…

 

« Mon intention n’est pas, sache-le, de te présenter une créature dépouillée de tout mystère. Mais enfin il s’agit néanmoins que tu possèdes de moi une image tant soit peu complète, non un tissu de perpétuelles contradictions. L’idée que tu peux te faire de la passagère qui vient de pénétrer comme par effraction dans ta vie, verrais-tu un inconvénient à ce qu’elle ne soit point tout de même trop incohérente ? Tu auras par la suite, si suite il y a, assez d’occasions de me prendre pour une folle, Dieu merci !

— Ce que vous ferez sera bien fait ! murmurai-je.

— Bravo ! Je pèse d’avance tout ce que ton approbation renferme de dangereux pour moi. C’est me donner d’avance tous les torts. En attendant, ajoute, veux-tu, une bûche au feu. Et sers-nous de ce vin rosé des Corbières. J’ai remarqué qu’il ne te déplaisait point. De ce vin, de ce feu, assure-nous désormais le ravitaillement. Je t’en charge, est-ce bien compris ? Quelle heure est-il, ô mon ami ?

— Minuit moins vingt !

— C’est merveilleux ! Lorsque l’aube se lèvera, j’aurai infiniment moins à t’apprendre et du docteur Fulbert Cassius et du beau lieutenant comte Karl de Karlenheim, et de la baronne Philippe de Pérella, ma mère, et du Graal, et de moi-même, par-dessus le marché… Approche-toi ! Plus près encore ! Oui, c’est cela ! Mets ta tête sur mes genoux, si tu veux ! Tu n’as rien à faire demain, n’est-ce pas ? Tant pis pour toi si, dans ces conditions, tu risques de ne pas dormir de la nuit. »

Nous étions le vendredi 10 décembre. Ma femme était partie depuis l’avant-veille. Pas encore de lettre d’elle. Il est vrai qu’en cette sinistre fin d’année 1943 la correspondance mettait bien trois jours pour parvenir de Pau à Montpellier. Mais, au début de l’après-midi, du bureau de M. Dufau, il m’avait été permis de téléphoner à Laurence. L’état de santé de son père n’était pas plus mauvais. Pour l’instant, elle me priait de ne pas bouger. En cas d’aggravation, elle me demanderait de venir. Catherine allait bien. Toutes les deux, elles m’embrassaient.

J’avais rencontré Mlle de Pérella à la bibliothèque de l’Université, le lendemain du jour où j’avais déjeuné chez elle. Je lui avais annoncé le départ de ma femme. Et j’avais conclu de cette façon :

« Tout ce que vous n’avez pas eu le temps de me raconter hier, ne croyez-vous point que le moment soit arrivé… ?

— Peut-être ! avait-elle répondu, d’une voix singulièrement calme. Mais, ce soir, je ne suis pas libre. Demain à déjeuner non plus. Ensuite, j’ai mes cousines de Quéribus qui sont de passage. Nous dînons ensemble à l’Hôtel Métropole. Mais je n’ai pas l’intention de demeurer toute la nuit avec elles. Pouvez-vous être chez moi vers onze heures ? »

Et, sans attendre ma réponse, elle avait ajouté :

« Vous vous arrangez assez bien pour gravir les escaliers sans bruit, dans l’ombre. Autrement, je ne vous aurais pas fait cette proposition. »

Que pouvais-je attendre de cette nuit ? Connaître Alcyone davantage, sans doute. Car, au fond, en moins d’un mois, qu’avais-je appris d’elle ? Bien peu de choses, à la vérité. Son père, Philippe de Pérella, avait passé une dizaine d’années dans les ambassades. Il avait abandonné la carrière. Il n’avait jamais confié à personne pour quelles raisons. Il avait épousé une de ses cousines par alliance, Dorothée de Lantar, on pouvait se demander également pourquoi, puisqu’ils étaient aussi riches l’un que l’autre, et qu’il n’en était même pas amoureux. Alcyone était née deux ans plus tard, à l’automne de 1919. Très jeune, de son plein gré, elle était entrée comme pensionnaire chez les Dames du Sacré-Cœur à Toulouse. Elle avait neuf ans quand son père était mort, d’une chute de cheval dans une chasse au sanglier. À partir de ce moment-là, elle n’était plus guère revenue à Montsalvy que pour les vacances. C’était l’époque où, de son côté, la baronne de Pérella s’absentait du château afin de s’en aller prendre les eaux soit à Vichy, soit à Charbonnières, soit à Aix-les-Bains, peu lui importait, pourvu qu’il y eût un casino.

« Je commence à comprendre pourquoi, dans ces conditions, il a mieux valu qu’elle ne se soit pas intéressée au Graal », n’avais-je pu m’empêcher de murmurer, en souriant.

Le Graal ! À propos ! Le Graal ? Avec quelle obstination le père d’Alcyone s’opposait à ce que la conversation revînt sur lui, alors que lui-même ne laissait guère passer une occasion de faire allusion à sa légende. « Dites, père, avait un jour interrogé la fillette, a-t-il, oui ou non, été à Montsalvy ? – Qui ? – Lui ! Pourquoi m’obliger à le désigner par son nom ! – Qui donc a pu te conter de pareilles sornettes ? » avait demandé M. de Pérella, dont le visage s’était tout ensemble illuminé et assombri. « Qui ? Oh ! quelqu’un qui sait d’habitude de quoi il parle ! Notre aumônier, tout simplement ! » Philippe de Pérella s’était borné à grommeler : « Vous avez un drôle d’aumônier, ma parole ! La prochaine fois que j’irai à ton couvent, je ne me priverai pas d’en toucher deux mots à votre supérieure. – Et pourquoi, père ? N’est-ce pas bien de parler du Graal ? – Parler du Graal ! Parler du Graal ! Cela dépend de quelle façon ! Et qu’est-ce qu’il vous en a dit, cet aumônier ? – Ce que nous serions impardonnables de ne pas savoir. Taillé dans une pierre précieuse, le Graal est la coupe où fut recueilli le sang divin de notre Seigneur. De Césarée de Palestine, cette coupe fut transportée par Joseph d’Arimathie dans les Gaules, puis amenée par le publicain Zachée à Rocamadour. Au temps de l’invasion des Sarrasins, elle a quitté Rocamadour pour trouver abri à Mount Salvage, Montsalvat, notre Montsalvy. » M. de Pérella secouait la tête de manière bourrue, pour dissimuler son émotion. « Je te dispense, je le répète, de faire allusion à toute cette histoire devant ta mère, quand elle sera revenue de Luchon. Et, dis-moi, le Graal, à Montsalvy, crois-tu que, depuis, il y soit toujours demeuré ? – Oh ! que non, mon père, puisque aujourd’hui il est en Espagne, et qu’il fait partie du trésor de la cathédrale de Valence. » M. de Pérella avait sursauté. « Vraiment ? avait-il fait, réussissant mal à dissimuler son indignation. Eh bien, dès que tu en auras l’occasion, tu pourras lui dire, à ton aumônier, que le ciboire de la cathédrale de Valence n’a jamais été le Graal véritable ! Mais en voilà assez pour aujourd’hui ! »

Devant la virulence de la protestation paternelle, comment ne pas se souvenir de ce qu’avait été celle d’Alcyone elle-même, quand, trois semaines auparavant, le jour où elle avait déjeuné chez nous, j’avais émis devant elle une supposition identique. Non, la coupe de la cathédrale de Valence n’était point, ne pouvait pas être le vrai Graal !

Le vrai Graal, alors, qu’était-il au juste ? Pas le vase auguste, que célèbre le poème wagnérien, mais quelque admirable pierre lumineuse, une émeraude d’une taille et d’une eau comme il ne s’en est jamais rencontré. À défaut de l’opinion de Mlle de Pérella, je n’allais peut-être plus tarder à connaître là-dessus le sentiment du major Cassius et celui du lieutenant de Karlenheim. Je me disais en effet qu’il n’y avait guère de chance que ce fût la lutte exclusive contre les maquisards des hauts plateaux d’Auvergne qui voulait que présentement ces deux seigneurs fussent les hôtes de la baronne Philippe de Pérella.


*

Et elle, comment était-elle, cette demeure d’où Alcyone n’était point sortie durant les toutes premières années de son enfance ? Et le gros bourg environnant ? Et le paysage qui l’entourait ?

« Quand tu les verras, les uns et les autres, me disait-elle, car il faudra bien que tu y viennes un jour, tu seras obligé de reconnaître qu’en te les décrivant je n’ai pas péché par excès de bienveillance. »

Et, en riant, elle ajoutait :

« Je n’ai jamais, je t’assure, beaucoup aimé me répandre dans les magasins. C’est égal, à Paris, je ne serais pas trop embarrassée, je crois, pour laisser quelque argent chez Hermès ou chez Lalique. Or, jusqu’à l’âge de huit ans, tous mes goûts de luxe ont été largement assouvis par la seule boutique qui existât à Montsalvy, celle des Économats du Centre. »

Elle n’avait pas grand goût pour les descriptions et le pittoresque. Elle n’entrait dans les détails qu’au fur et à mesure qu’ils étaient indispensables à son récit.

Montsalvy ? Un balcon surplombant la petite cité d’Entraygues, au confluent du Lot et de la Truyère, à l’extrême limite des monts du Cantal. Des châtaigneraies battues par les vents. Un site à la fois sauvage et austère. Des remparts à demi ruinés enserrant le bourg. À leur extrémité se dressait le château des barons de Pérella, qui n’était guère, lui non plus, en meilleur état.

L’église, au dire de monographies plus que succinctes, remontait au XIe siècle. Il y avait, en face de la chaire, un Christ en croix qui avait causé à Alcyone enfant beaucoup d’effroi… Cette église, comme le château, avait été assez remaniée au XIIIe siècle. Piliers romans, voûte gothique, néanmoins. D’un ancien monastère, il subsistait un assez beau et vaste réfectoire, transformé aujourd’hui en salle des fêtes. Un souterrain faisait communiquer cette salle avec les caves du château. C’était à cette particularité qu’elle devait sans doute d’être présentement utilisée comme poste de garde. Là était installée la vingtaine de fantassins allemands qui fournissaient, de jour et de nuit, sentinelles et patrouilles préposées à la sécurité de la garnison, une demi-compagnie commandée par l’oberst-lieutenant de Karlenheim. Quant au major Cassius, nommé lui aussi ci-dessus, il était détaché par les services du Génie des troupes occupantes, et chargé d’étudier l’équipement hydro-électrique de la basse vallée de la Truyère, mission qui ne paraissait point, pour l’instant tout au moins, particulièrement absorbante.

« Alcyone ? Mais quelle surprise ! Ainsi Mademoiselle daigne enfin ?… »

C’était la baronne Philippe de Pérella qui souhaitait la bienvenue à sa fille.

« Mille pardons, mère ! J’aurais pu évidemment vous avertir de mon arrivée… Mais de la façon dont va le courrier !…

— Chut, ma chérie ! Un instant, veux-tu ? »

Mme de Pérella était plongée dans une réussite. Celle-ci ne lui donnait pas, visiblement, pleine et entière satisfaction. Elle repoussa les cartes avec humeur.

« Rien à faire, aujourd’hui ! À quelle date sommes-nous ?

— Le mercredi 17 novembre, mère.

— J’aurais pu m’en douter ! Le mercredi 17 ! Pire que le 13 ! Et fête de saint Grégoire le Thaumaturge, par-dessus le marché ! Voilà une victoire qu’il ne pourra pas faire figurer au compte de ses miracles, celui-là ! Mais, dis-moi, ma fille, qu’est-ce que tu attends pour venir m’embrasser ? Est-ce que je suis toujours ta mère, oui ou non ? »

Alcyone s’étant exécutée, la baronne, de plus en plus agressive, se mit à marcher de long en large.

« Je m’en tiens à ce que je disais. Si tu m’avais annoncé ta venue, je n’aurais pas manqué de te charger de quelques commissions. Me rapporter cinq ou six jeux de cartes, notamment. Regarde celles-ci ! N’est-ce pas à en rougir. On n’oserait pas en faire cadeau à un hospice de vieillards, ne trouves-tu pas ?

— Je m’excuse, encore une fois…

— Laisse, laisse, je t’en supplie ! On ne saurait penser à tout. Tu pourrais m’objecter, remarque bien, que, des jeux de cartes, rien ne m’aurait été plus aisé que de prier ces messieurs de m’en procurer. Mais on a son petit amour-propre. Et ils m’ont déjà rendu tellement de services !…

— Ces messieurs, mère ?

— Où ai-je la tête ? Comment pourrais-tu deviner de qui je veux parler ? Le major Cassius, Fulbert Cassius, et le lieutenant comte de Karlenheim. Ni l’un ni l’autre n’habitaient encore le château, en effet, lors de ta dernière venue. Soit dit sans reproches, mignonne : il me semble que tu te seras fait espérer quelque temps. »

Elle ne péchait point par exagération. De toute l’année 1943, Alcyone n’avait pas mis les pieds à Montsalvy. C’était tout à fait par hasard et non sans en être demeurée quelque peu interdite, qu’elle avait appris au printemps dernier, qu’un détachement de troupes allemandes y avait élu garnison.

« J’en reviens à nos hôtes, reprit Mme de Pérella. J’aurais autant aimé les voir ailleurs, je ne te le cache pas. Mais les gens me font rire. Ce n’est tout de même ni toi ni moi qui les avons laissés entrer en France, n’est-ce pas ? Or, en ce qui me concerne, crois bien qu’avec ceux-ci j’ai commencé par poser mes conditions. Ils n’ont pas songé à les discuter une seule minute, je te l’affirme. Ah ! à ce propos, j’espère que tu as eu l’idée d’apporter avec toi une petite robe un peu habillée ? Pour le soir, comprends-tu ? »

Elle poursuivit, sans que sa fille qui paraissait assez bien la connaître, eût l’air de manifester beaucoup d’étonnement.

« Eh oui ! Au déjeuner, j’admets très bien qu’ils viennent à table en tenue de service, toujours d’une correction parfaite, d’ailleurs. Le soir, c’est autre chose. Tu n’ignores point mes principes. Remarque que, dès qu’ils m’ont vu donner l’exemple, ils ont été les premiers à comprendre. Smoking, ou bien tunique d’uniforme de cérémonie. Je leur ai fait grâce, bien entendu, des décorations. J’imagine que ton père, qui nous voit, ne doit pas être trop mécontent de moi, qu’en dis-tu ?

— Il serait bien injuste, en effet, maman. Pour vous confesser la vérité, j’avoue, en ce qui me concerne, n’avoir pas pris la précaution dont vous venez de parler. Mais, là-haut, dans ma penderie, il serait bien extraordinaire que je ne découvrisse point quelque chose faisant à peu près l’affaire. La mode n’a pas dû tellement changer, n’est-ce pas, au cours de ces trois dernières années. »

Là-dessus, remplie de joie par la perspective d’une heure ou deux de solitude, Mlle de Pérella s’était engagée dans le lourd escalier de pierre grisâtre, au second étage duquel elle avait toujours eu son appartement.

Chez elle, on avait eu le bon esprit d’allumer du feu. Mais il avait fallu laisser les fenêtres ouvertes, afin d’activer le tirant de la cheminée. La valise d’Alcyone était là. Victor, à côté d’elle, avait l’air de monter la garde. Visiblement, il attendait la jeune fille, pour lui parler.

« Alors, Victor, comment cela va-t-il ? Comment va Marie ? »

Il toussa, grogna.

« Comme cela peut aller, mademoiselle !

— Pas fort, voulez-vous dire, n’est-ce pas ? »

Victor et Marie, âgés respectivement de cinquante ans, mariés à vingt ans, n’avaient plus depuis quitté le château. Bien que la moitié seulement en fût habitée, son entretien ne constituait pas une sinécure. La baronne de Pérella était loin de se montrer exigeante, elle se l’imaginait du moins. Mais elle ne s’était jamais très bien rendu compte des nécessités du service.

« Pas fort ? répéta Alcyone, à voix plus basse. J’ai bien pensé à vous, sachez-le, quand j’ai appris que Montsalvy était occupé. Vous êtes pour le maquis, naturellement ?

— Et pour qui serait-on ? murmura Victor, encore plus rogue. Sauf le respect que je dois à Mademoiselle, Mme la baronne se conduit comme si elle n’avait pas tout à fait son équilibre. Cela nous promet de jolies journées, au moment de la libération. On étonnerait fort Mme la baronne en lui disant que ce sont ses intérêts que Marie et moi nous sommes en train de sauvegarder.

— Vous avez à vous plaindre de vos… pensionnaires ? »

Victor serra les poings.

« Il ne manquerait plus que cela ! Non, cependant, à parler franc. »

Il poursuivit, hochant la tête, d’un air de plus en plus dégoûté.

« Les soldats ? De pauvres bougres, ni plus ni moins que nous ! On sera tout de même bien contents de leur voir descendre le cours du Lot, le jour venu, comme des chiens crevés. Les chefs ? Ils sont deux. Le lieutenant, qui est aimé de ses hommes, ce qui a toujours été une bonne note. Et puis l’autre, le lourdaud, le major, une espèce de grosse brute. D’ailleurs, Mademoiselle va les voir tout à l’heure, à moins qu’elle ne préfère prendre ses repas dans sa chambre, chose que nous comprendrions à merveille, moi et Marie. »

Assez vertement, Alcyone lui coupa la parole.

« Je ne suis pas ici pour donner des leçons à ma mère, Victor. »

Il pouvait être midi moins un quart. Elle jeta un coup d’œil à son miroir ; puis, elle descendit.

Un chétif soleil s’était levé sur la mer infinie de la châtaigneraie jaunissante. Dans la cour du château, elle croisa quatre humbles petits soldats vert-de-gris, qui s’en allaient assurer une relève quelconque. Ayant gagné la porte ménagée au bas de la maîtresse tour, elle y pénétra et, de nouveau, se mit à descendre, dans l’obscurité cette fois.

Bientôt, elle atteignit une salle rectangulaire, longue d’une dizaine de mètres, large de six. Elle se dirigea vers l’angle sud-ouest. Il eût été difficile d’admettre que jusqu’alors ce fût le hasard seul qui eût guidé Mlle de Pérella.

Sur les gigantesques pierres grisâtres de la muraille polie par les ans, rien ! Si, pourtant ! Creusée grossièrement, une sorte d’insigne maçonnique : inscrite à l’intérieur d’un triangle, une roue dentée, d’un pouce environ de diamètre.

Lui tournant le dos, Alcyone marcha vers la paroi opposée. Là, sans l’ombre d’une hésitation, elle appuya son pouce. Sur elle-même silencieusement, l’une des pierres se mit à pivoter.

Mlle de Pérella ne put même point pousser un soupir de satisfaction, de soulagement. Si légers qu’ils fussent, ou qu’ils s’efforçassent de l’être, au-dessus d’elle, dans l’escalier, des pas venaient de retentir.

Ayant imprimé à la pierre un mouvement de rotation en sens inverse, dissimulée dans l’un des angles les plus obscurs de la salle, elle attendit, le cœur battant.

Quelqu’un venait. Un énorme officier au crâne rasé, au cou de taureau. Alcyone le vit se diriger vers la paroi sur laquelle était gravée la roue dentée. Elle regarda son bracelet-montre. Midi moins cinq ! Elle l’aurait juré.

S’insinuant par l’une des six étroites archères qui éclairaient vaguement la salle, une raie jaunâtre se dessinait. La projection de la lumière du soleil. Elle se déplaçait, imperceptiblement, de droite à gauche. Immobile, montre en main, l’Allemand attendait, lui aussi.

À midi, très exactement, elle le vit, d’un trait de craie rose, marquer l’endroit précis de la ligne que le rayon de l’astre venait de franchir.

Sur ce, s’étant engagé dans l’escalier, le pesant visiteur repartit par où il était venu.

« Docteur Cassius, et vous, cher comte, je suis heureuse de vous présenter ma fille, dont je vous ai parlé si souvent. »

Les deux officiers s’inclinèrent. Et, comme le major Cassius élevait galamment son verre de xérès vers celui d’Alcyone :

« Si vous permettez, commandant ! » fit celle-ci.

En même temps, penchée sur la manche lisérée de rouge de la tunique, elle se mettait en devoir d’y effacer une légère trace de craie rose, soigneusement.

CHAPITRE V

Vient tous les ans…

 

« Quelle heure peut-il être ? demanda-t-elle.

— Deux heures moins le quart ! répondis-je.

— Où en étais-je ?

— Au moment où votre mère vous présentait aux deux officiers allemands.

— Là, seulement ? En quels détours ai-je dû me perdre ? Je suis loin d’avoir terminé, tu sais.

— Tant mieux !

— Tu es bien aimable. Ne croirais-tu pas sage, d’un coup de pied, de passer jusque chez toi ? Qui peut jamais savoir ? Un télégramme de Pau ! Une communication téléphonique ! J’aime mieux te sentir l’esprit tout à fait en repos. »

Je haussai les épaules.

« Continuez ! me bornai-je à dire.

— Ne te fâche pas ! C’est entendu, je continue. »

Et elle me sourit.

« Figure-toi, commença-t-elle, qu’il est à la recherche du Graal, lui aussi, comme je le pensais.

— De qui parlez-vous ?

— Mais de l’autre officier, naturellement ! Du lieutenant de Karlenheim.

— Celui qui est amoureux de vous ? »

Elle éclata d’un rire dédaigneux.

« Je veux bien, moi, puisque tu as l’air d’y tenir ! dit-elle. En admettant que l’on puisse tout ensemble servir le Graal et aimer une femme, ce qui m’a toujours paru contraire à tous les principes wagnériens.

— Le Graal ! Quand avez-vous cru comprendre que ce lieutenant s’y intéressait également ?

— Tout de suite, pourrai-je te répondre. J’en ai eu aussitôt l’intuition. Pour en être certaine, il m’a fallu deux ou trois jours, quatre, peut-être. C’est lorsque je l’ai surpris procédant lui aussi à des expériences concernant la marche du soleil.

— Il s’y livrait d’accord avec l’autre ? »

Elle eut une moue de mépris.

« Une telle question ! Comme si la quête du Graal ne devait pas vous rendre automatiquement rivaux, pour ne pas dire ennemis ! »

Elle conclut :

« Et, en l’espèce, j’imagine, n’est-il pas préférable qu’il en soit ainsi ? »

« Comment est-il, ce lieutenant ? ne pus-je m’empêcher de demander, après un silence.

— Qu’entends-tu par là ?

— Vieux ? Jeune ?

— Une trentaine d’années. À peu près comme toi. Mais paraissant certainement plus âgé.

— N’est-ce pas de lui que ses soldats racontent qu’il a été curé en Espagne ?

— J’ai fini par obtenir de Victor qu’il arrive à savoir ce que cela pouvait signifier. Prêtre ? Non. Religieux ? Oui. Il était moine au fameux monastère bénédictin de Montserrat, en Catalogne. Quand, en 1939, la guerre a été déclarée, c’est là que son ordre de mobilisation est venu le chercher. »

Elle répéta :

« Montserrat ! Ce nom ne te dit pas quelque chose ?

— Oui ! Non ! Je ne vois pas très bien.

— Tu me fais de la peine, beaucoup de peine ! Voyons, Montserrat ! insista-t-elle.

— J’y suis ! m’écriai-je. C’est là que la tradition veut que le Graal ait trouvé asile, également. N’a-t-on point, par la même occasion, assimilé Montserrat à Montsalvat ?

— À la bonne heure ; fit-elle, ironique. Et voilà qui explique, du même coup, la présence là-bas du R.P. Étienne-Charles, redevenu, de par la volonté de son Führer, le lieutenant Karl de Karlenheim. Montsalvy, Montségur, Montserrat, nous n’avons que l’embarras du choix, avoue-le !

— Et, dis-je encore, les relations de ces deux officiers, tellement différents l’un de l’autre, que pouvaient-elles être, à longueur de journée, avec la baronne de Pérella ? »

Elle me regarda railleusement.

« Mondaines ! Merveilleusement mondaines ! Pour me poser une telle question, il faut que tu ne m’aies pas très bien écoutée, ou que je me sois mal exprimée, que je n’aie pas su t’expliquer le genre de femme qu’est ma mère, non plus que son péché mignon. Résumons-nous donc ! Si le major et le lieutenant, à l’heure actuelle, possédaient l’absolue certitude que le Graal est caché quelque part, dans les murailles de Montsalvy, ils y regarderaient tout de même à deux fois, eux les barbares, eux les vainqueurs, avant de faire sauter notre vieux château. En revanche, avec ma mère disposant des mêmes moyens qu’eux, j’ai l’impression qu’instantanément il n’en resterait plus pierre sur pierre. Je croyais t’avoir révélé qu’elle a passé un bon tiers de sa vie dans les établissements de jeu. Le Graal, pour elle, réalisé chez un joaillier conscient de ses devoirs, ce serait l’agréable possibilité de tailler six mois de l’année, à banque ouverte, dans tous les casinos de son choix.

— Et pour vous, le Graal, que représente-t-il au juste ? » murmurai-je.

Elle m’avait posé un doigt sur les lèvres.

« Chut ! La réponse viendra en temps voulu, sois-en sûr ! Pour l’instant, procédons par ordre. Si je t’expliquais tout d’abord ce qu’il peut être pour d’autres que pour moi ? Je viens de te répondre en ce qui concerne ma mère. Pour ce qui est du major Cassius, ou du lieutenant de Karlenheim… Mais, auparavant, si tu ouvrais ce Frigidaire ? Il doit bien y rester encore deux ou trois bouteilles de notre cher vin mousseux des Corbières, breuvage tout indiqué, ne crois-tu pas, pour la vieille Albigeoise que je suis ? »

Sur son teint d’albâtre, cette veillée, en se prolongeant, imprimait de délicates marbrures de camélia. Où m’entraînait-elle, avec son récit ? À l’inverse d’elle, je n’en avais pas la moindre idée.

Elle poursuivit, ayant trempé ses lèvres dans la coupe où pétillait la mousse rose.

« Du Graal, mon ami, il doit exister autant de conceptions qu’il a pu y avoir d’hommes et de femmes ici-bas. Elles sont bien résumées, je crois, par les deux officiers allemands de Montsalvy. Le major Cassius, d’abord, si tu veux. Je t’ai dit qu’il appartenait à l’État-Major du Génie. Je sais aussi qu’il n’est pas militaire de carrière. J’ignore son métier, dans la vie civile. Mais il serait plus ou moins lapidaire, il tiendrait à Berlin, sur le Kurfurstendamm, quelque boutique d’antiquités que je n’en serais pas autrement surprise. Sa manière de se comporter vis-à-vis du Graal, j’ai comme idée qu’elle se rapprocherait assez de celle de ma mère. En plus terre à terre, soyons équitable. Le jeu implique de la fantaisie, un certain idéal, dirais-je. On joue pour jouer, non pas uniquement pour gagner. Chez le major, il ne doit pas y avoir trace de cette espèce de sacerdoce. Les bribes de conversation que j’ai pu avoir avec lui ne m’ont guère laissé d’illusion à cet égard. Que l’Émeraude sacro-sainte lui tombe un de ces jours entre les mains, sois tranquille, il ne sera pas pour elle Lohengrin.

— La conception du lieutenant de Karlenheim, elle, si je comprends bien, elle est exactement à l’opposé ?

— À l’opposé, oui ! murmura-t-elle, pensivement.

— Comment est-il ? redemandais-je, d’une voix opiniâtre.

— Encore ! Ne t’ai-je pas déjà répondu ? Il doit avoir à peu près ton âge, ai-je dit, quoique tu paraisses plus jeune que lui.

— Je vous remercie ! Je vous remercie bien ! Mais ce n’est pas là tout à fait me répondre, ni m’indiquer comment il est, encore une fois !

— Eh bien, dit-elle, je n’ai aucune raison de te le cacher : il est beau, très beau, d’une beauté, il faut l’avouer, plus espagnole que germanique. Un admirable profil ! Une sorte d’Ignace de Loyola plus émacié. On ne doit pas perdre de vue, à ce propos – tu retrouveras également cela dans le livre de ton Otto Rahn – que saint Ignace, lui aussi, a fait retraite au monastère de Montserrat, après avoir renoncé à l’amour de sa dame, Germaine de Foix, descendante de la grande Esclarmonde, ma tante. Comme on se retrouve, ainsi que tu vois !

— Un homme comme ce M. de Karlenheim, ce n’est point la peine de se demander ce que le Graal signifie pour lui.

— Non, ce ne doit pas être la peine, en effet. « Le symbole de toute beauté, c’est ainsi que je crois qu’il est défini dans la préface de Parsifal, de toute pureté, de toute noblesse ; l’emblème même du dévouement, de l’héroïsme, de l’amour enfin… » Voilà à peu près ce que je me figure que doit être le Graal pour quelqu’un comme ce lieutenant. À présent, tout le monde peut se tromper, n’est-ce pas ?

— Et, fis-je, après une pause, peut-on savoir si c’est également votre conception, à vous ?

— Mon Dieu, dit-elle, pourquoi être tellement pressé ? Quelle est cette rage de vouloir sans cesse mêler les gens présents à la discussion ? »

Et elle acheva, abandonnant de la manière la plus inattendue son tutoiement :

« Ma conception ? Vous l’apprendrez toujours assez tôt. En attendant, revenons un peu, si vous voulez bien, sur ce qu’a pu être, durant ces dix jours, mon genre d’existence à Montsalvy. »


*

À la place de sa mère, ce fut Mlle de Pérella qui, dès ce premier soir, servit le café à leurs hôtes. Le major Cassius avait d’excellentes cigarettes anglaises. Alcyone en accepta quelques-unes sans se faire prier autrement.

« Eh bien, commandant, eh bien, messieurs, fit la baronne de Pérella très en forme, que dites-vous de ma fille ? J’entends être complimentée à son sujet, vous savez ! Pas hélas ! quant à ce que sa petite tête peut receler de cervelle ! Si elle avait daigné seulement prendre la peine de m’annoncer sa venue, il y a une commission, tenez, dont je l’aurais chargée bien volontiers nous rapporter, tout simplement, de Montpellier quelques jeux de cartes. Vous ne seriez pas obligés d’utiliser ce soir encore celles que vous ne connaissez que trop ! Prenez-vous-en à elle ! Elle le mérite !

— Mademoiselle consentira-t-elle à nous faire l’honneur d’être des nôtres ! demanda Cassius, rubicond.

— L’honneur, l’honneur, cher commandant ? Ne renversons pas les rôles, s’il vous plaît. Mais c’est elle qui, ne donnerait pas sa place pour un empire. Sous ce rapport, tout le portrait de son cher père, vous savez ! Baccara ou poker, piquet ou polignac, écarté ou bridge, tout lui a toujours été bon, croyez-m’en. En ce qui me concerne, c’est autre chose. Les cartes me sont avant tout un moyen de vous empêcher de trouver trop longues les heures passées en compagnie de la pauvre vieille femme que je suis. »

Il était onze heures quand Mlle de Pérella sollicita l’autorisation de remonter chez elle. Un carré de huit, tenu sec contre le major qui n’était pourvu que d’un full aux as, lui avait rapporté un peu plus de deux mille francs. La baronne, d’assez mauvaise humeur, avait eu moins de chance, avec une séquence au valet, contre le lieutenant de Karlenheim qui, s’excusant, avait abattu un brelan.

Une heure avant le dîner, dans sa chambre, Alcyone avait convoqué Victor.

« Il y a peut-être un renseignement que vous allez pouvoir me procurer.

— Mademoiselle n’a qu’à parler.

— Eh bien, voilà ! Le major Cassius qui, entre parenthèses, me fait l’effet d’être un bien brave homme…

— Un bien brave homme ! répéta le valet, sans sourciller.

— Le major, donc, ai-je cru comprendre, a pour mission d’inspecter les installations hydro-électriques de la haute vallée de la Truyère. Il faut bien qu’il justifie son détachement ici. S’absente-t-il chaque fois à jour fixe ?

— Le lundi et le vendredi, mademoiselle. Une automobile du Génie le prend à dix heures. Vers cinq heures, il est de retour…

— Or, nous sommes aujourd’hui mercredi. Après-demain, donc… Merci, Victor ! »

Le lendemain matin, vers onze heures, Mme de Pérella, toujours attelée à la même patience, vit entrer Alcyone chez elle. La mère et la fille s’embrassèrent.

« Eh bien, ma chérie, j’espère que tu as déjà retrouvé toutes tes habitudes ?

— Comme si je n’étais partie que d’hier, maman !

— À la bonne heure ! Tu n’ignores pas qu’ici tu es chez toi.

— Je le sais ! dit Alcyone, tenant à saluer d’un sourire rempli de gratitude cette vérité élémentaire. À ce propos, excusez-moi de vous déranger…

— Je t’en prie !

— Vous n’êtes pas sans vous souvenir que je suis en train de préparer, à Montpellier, une thèse de doctorat ès lettres.

— Je t’ai toujours laissée libre d’employer ton temps comme il te plaît. Mais en quoi puis-je… ?

— J’aurais besoin de consulter certaines de nos archives familiales.

— À ta guise ! Personnellement, je ne mets jamais le nez dans toute cette poussière. Tu connais la pièce attenant à la bibliothèque où ces paperasses ont été classées du vivant de ton père ?

— Oui, mais vous devez savoir aussi que papa avait mis de côté certains documents intéressants. Ce sont ceux sur lesquels il me serait nécessaire de jeter un coup d’œil. Or, ils sont enfermés, ces documents-là, dans le coffre-fort de sa chambre.

— Qu’à cela ne tienne ! En voici la clef ! »

En même temps, elle avait pris sur la table à jeu son sac à main.

« Tu me la rendras quand tu n’en auras plus besoin cela ne presse pas, car j’aime autant te prévenir que tout ce que nous avons ici comme titres, espèces, valeurs est serré dans un autre coffre, celui de ma chambre à moi, dont la clef est également dans ce sac. Mieux vaut que tu en sois avertie. J’ai dépassé cinquante-neuf ans, ma petite, et peut-on savoir qui vit et qui meurt. À présent, c’est mon tour de te prier de m’excuser, si tu veux bien. »

Alcyone n’avait aucune intention de s’éterniser là. Munie de sa clef, elle gagna le premier étage, où se trouvait la chambre paternelle. Personne n’y entrait plus depuis la mort du baron de Pérella. Seul, Victor se chargeait de l’aérer de temps en temps. Elle était meublée comme le reste de la partie habitée du château, d’une manière à la fois majestueuse et vétuste. Si l’on en avait secoué un peu trop les tentures, on n’eût point manqué de faire effondrer le ciel de lit.

Aux murs, noircis par les ans, il y avait quelques bons portraits. Un capitaine de frégate de l’époque Louis XVI, un Pérella qui ressemblait singulièrement à Lapérouse, albigeois lui aussi. Dolman rouge aux aiguillettes d’or, un Lévis-Mirepoix, garde du corps de Charles X. Entre les deux, un très bel officier de dragons du Premier Empire, colonel à l’armée de Suchet, un Lantar, celui-là, propre arrière-grand-père de la châtelaine actuelle de Montsalvy. Il avait sous son bras gauche le lourd casque de cuivre ceint de peau de panthère. Son teint mat, ses cheveux aile de corbeau rappelaient d’étrange façon ceux d’Alcyone. Passant devant lui, ce fut comme un petit signe d’intelligence qu’elle eut l’air de lui adresser.

Quant au coffre-fort, il était là, scellé dans la muraille, au-dessus d’une commode vermoulue que la jeune fille déplaça, pour avoir la liberté de ses mouvements. Jamais, à vrai dire, elle ne paraissait s’être autant divertie.

Elle ouvrit sans difficulté la porte d’acier, grâce à la clef qu’elle venait de recevoir de sa mère. L’intérieur du coffre se divisait en deux compartiments, possédant chacun son secret.

Alcyone vint aisément à bout de la serrure du premier. Il était bourré d’antiques papiers, de vieilles correspondances auxquelles elle ne s’attarda point. C’était le second compartiment qui devait renfermer le document dont il ne serait plus longtemps possible de passer le rôle capital sous silence. Il est bon d’ajouter qu’elle ne comptait nullement le découvrir là, pour la bonne, pour l’excellente raison qu’une année et demie auparavant, elle avait pris, à tout hasard, la précaution de l’emporter avec elle.

Mais qu’importait ! Ce n’était pas de cela qu’il s’agissait. Or, à ce moment précis, Alcyone eut un sourire de triomphe. La seconde serrure refusait, de s’ouvrir. Quelqu’un avait essayé de la forcer, puis, ignorant du secret, s’était vu incapable de remettre les choses en l’état. Normalement, ce quelqu’un n’aurait pu être que la baronne. Mais la chère femme était bien la dernière à pouvoir être soupçonnée de se préoccuper de pareilles balivernes.

Édifiée quant à ce qu’elle désirait savoir, Mlle de Pérella referma le coffre, puis se retira sur la pointe des pieds, non sans avoir, au passage, échangé avec le beau colonel de dragons quelque chose comme un coup d’œil complice.

Donc, le surlendemain, 19 novembre 1943, à dix heures, une automobile de l’État-Major du Génie était entrée dans la cour du château. Le major Cassius y avait pris place, non sans avoir adressé un galant salut à Mlle de Pérella, qui fumait une cigarette, accoudée à l’une des fenêtres de sa chambre.

Vers onze heures et demie, comme l’avant-veille, elle descendit et gagna la salle rectangulaire en sous-sol de la maîtresse tour. Un rai de soleil se projetait sur la muraille où était incisée la roue dentée.

Alcyone se dissimula dans l’un des angles de la salle. Pas celui où elle s’était cachée le mercredi précédent. Un autre, plus obscur encore, et situé en retrait de l’endroit où aboutissait l’escalier. Pour entrer comme pour sortir, on était obligé de passer à un mètre d’elle.

Il y avait quelque chose d’admirable, dans tout cela. Et c’était l’équilibre parfait avec lequel elle procédait. Jamais quelqu’un n’avait donné davantage l’impression de savoir ce qu’il voulait, où il allait.

Midi moins dix ! À midi moins cinq, de nouveau, elle l’aurait juré également, elle perçut un bruit de pas au-dessus d’elle… Seulement, cette fois, ce n’était point ceux du major Cassius.

Le lieutenant de Karlenheim ! Elle l’eut une seconde tout près d’elle, à portée de la main. La scène du mercredi se réédita, identique, avec la seule différence de la couleur de la craie. Celle dont se servait le lieutenant était blanche. À midi précis, il tira une ligne joignant la roue dentée au point lumineux indiqué par le soleil. Cette ligne servait d’hypoténuse à un triangle rectangle dont il esquissa ensuite les deux autres côtés, reportant l’ensemble de la figure ainsi obtenue sur l’une des pages d’un carnet qu’il tira de sa poche. Alcyone l’observait sans cesser de sourire. De même que le major, soigneusement, avec son mouchoir, il se mit en devoir d’effacer sur le mur tous les signes tracés à la craie…

« Cher monsieur, quel heureux hasard ? »

Karl de Karlenheim avait tressailli. Il venait de sentir la main d’Alcyone lui frôler l’épaule.

« Mademoiselle !…

— Mais oui, chut, c’est moi ! Peut-être allez-vous estimer que je me mêle de ce qui ne me regarde point ? Que diriez-vous tout de même cependant si, sans prendre l’engagement formel de vous faire découvrir ce que vous cherchez, je vous aidais à économiser certaines hypothèses, expériences, démarches, allées et venues parfaitement inutiles à la réussite de votre quête ? c’est bien le terme qui s’impose quand il s’agit du Graal, n’est-ce pas ? »

Et, de plus en plus désinvolte, elle conclut :

« Ai-je besoin d’ajouter que je n’ai pas eu d’entretien semblable avec votre camarade, cet excellent major Cassius, lorsque, avant-hier, je l’ai surpris ici, plongé également dans des problèmes de trigonométrie solaire, qui ne doivent pas être sans analogie avec ceux qui semblent faire l’objet de vos présentes préoccupations.

CHAPITRE VI

Lui rendre sa splendeur.

 

« Que viens-tu de murmurer ? interrogea Alcyone, qui guettait sur mon visage un mouvement d’humeur.

— Sans vous laisser aller plus avant, il est une question que je voudrais bien me permettre de vous poser.

— Ne te gêne pas !

— Voici ! L’épisode que vous venez de me raconter s’est déroulé le vendredi 19 novembre. Le 30, vous étiez de retour à Montpellier. Entre ces deux dates, je présume que vous avez dû avoir avec le lieutenant de Karlenheim d’autres entretiens.

— Que veux-tu signifier par là ? De toute façon, tu es bien indiscret !

— Ne vous méprenez point ! Je veux dire qu’après vous être quasiment engagée à le seconder, dans sa quête du Graal, aux dépens de son adversaire, il vous aura été difficile de ne pas donner plus ou moins suite à cette promesse.

— À mon tour de hausser les épaules ! fit-elle. Comme bonne cathare albigeoise, ou bonne catholique, je crois obligatoirement à une vie future. Songe que mon père, qui doit surveiller de là-haut mes faits et gestes, m’y accueillerait d’une drôle de manière, si je disposais ici-bas, en faveur du premier venu, d’un pareil secret. »

Elle acheva, avec un détachement qui n’était pas dénué d’ironie :

« En admettant que ce secret-là soit en ma possession.

— Vous ne nierez point… commençai-je, ayant le tort de perdre quelque peu mon contrôle.

— Quoi ?

— Que ce lieutenant de Karlenheim ne vous inspire pas quelque intérêt. »

Elle eut un sourire ravissant.

« Eh, mon Dieu, si je te répondais : « Il a su me toucher, Seigneur », ainsi que Junie à Néron, à propos de Britannicus ! Sois persuadé, néanmoins, je t’en supplie, qu’en la circonstance ton amie n’a point abandonné son libre-arbitre. Pas plus avec lui qu’avec le major Cassius… »

Elle s’était levée.

« Et, serais-je tentée d’ajouter, pas plus d’ailleurs qu’avec toi ! »

Qu’elle ne m’eût point, en la circonstance, révélé sinon la vérité, du moins toute la vérité, au sujet de ce qu’avaient pu, durant ces quinze jours, être ses rapports exacts avec l’ex-bénédictin de Montserrat, je devais plus tard en avoir la preuve. Mais, pour l’instant, le mieux n’était-il pas de la croire, d’en avoir l’air tout au moins ? Qu’aurais-je gagné à me comporter de façon différente ? En quoi était-elle ma débitrice ? N’était-ce pas moi qui, au contraire… ?

« Excusez-moi ! » fis-je donc simplement.

Et j’ajoutai :

« Sans compter que, dans la quête du Graal, rien ne prouve que le lieutenant ne soit pas le plus avancé, celui des deux avec lequel on a le plus de chances d’apprendre quelque chose. »

Elle hocha la tête.

« Si tu te mets à être perspicace ! » dit-elle.

Il n’était plus loin de cinq heures du matin. Le jour en avait environ pour deux heures avant de paraître. Tant mieux ! Mlle de Pérella me donnait en effet l’impression qu’elle ne m’avait pas confié tout ce qu’elle pouvait avoir encore à me dire ! Quant à moi, mon Dieu, quant à moi…

« Il me semble, murmura-t-elle, allant au-devant de ma pensée, il m’a toujours semblé, même petite fille, que je n’avais jamais besoin de sommeil, que je n’éprouvais aucun besoin de me coucher. »

Elle jeta des bûches dans le feu, puis poursuivit, ayant ramené sur ses épaules, comme si subitement elle avait froid, son ample châle des Indes, noir et jaune.

« Il commence à être tard, qu’en dis-tu, pour continuer à s’abreuver de ce cher vin rosé des Corbières. Tout à l’heure, à l’aube, nous nous préparerons une bonne tasse de chocolat. En attendant, tu vas me faire une promesse. »

Je l’interrompis.

« Qui est-ce ? » demandai-je.

Et je désignai l’une des charmantes miniatures qui encadraient le manteau de la cheminée.

« Comment ? Tu n’as pas deviné ? Mais écoute-moi, je te prie. Demain, ou plutôt aujourd’hui, ce sera samedi, n’est-ce pas ?

— Oui ! Eh bien ?

— Eh bien, ni le samedi ni le lundi, tu n’as de cours ou de conférence à la Faculté, que je sache. Dans ces conditions, à moins que, tout à l’heure, en rentrant chez toi, tu ne trouves une communication de ta femme t’annonçant son retour, fais-moi un plaisir. Prends le premier train à destination de Pau. Elle, Laurence, elle ne t’en voudra pas, sois-en sûr.

— Je vous obéirai ! » fis-je, avec une assez sotte maussaderie.

Elle continua, m’ayant pris les mains.

« Elle ne t’en voudra pas, je te le répète, bien au contraire. Ni moi non plus. Je pense même, j’ignore pourquoi, que je ne serai guère en repos qu’à ce moment-là. Tu diras à ta femme, bien entendu, que tu m’as vue, à mon retour de Montsalvy, sans entrer dans les détails, bien entendu également. Rien ne t’empêchera même d’ajouter que j’ai insisté pour que tu ailles à Pau la retrouver. Peut-être se trouvera ainsi facilité un projet auquel je tiens énormément, mais dont il vaudrait sans doute mieux que ce fût elle qui prît l’initiative. Je t’en ai d’ailleurs déjà parlé, il me semble.

— Un projet ? Lequel ?

Oui ! Écoute bien ! Si Laurence savait combien le voyage est pénible, d’ici à Montsalvy, il ne serait point impossible qu’elle eût l’idée…

— L’idée de quoi ?

— D’insister pour que tu m’accompagnes en automobile, le 20 décembre prochain, veille de la date à laquelle il est indispensable que je sois là-bas de nouveau, – solstice d’hiver, souviens-toi ! »

D’un signe de tête, j’approuvai :

« En effet, rien n’est moins impossible !

— Personne, dit-elle, n’en sera plus ravi que moi, mon ami. De mon côté, je suis prête à satisfaire de mon mieux ta curiosité maintenant. »

La miniature au sujet de laquelle je venais de l’interroger représentait ce splendide colonel de Lantar, bisaïeul de la baronne de Pérella, dont le portrait original se trouvait à Montsalvy, dans la chambre du père d’Alcyone.

« Il serait vain de te cacher que ce portrait-là m’aurait valu bien des questions de la part du lieutenant de Karlenheim, si ce n’était pas moi qui avais pris les devants.

— Pourquoi ?

— Parce que, en 1812, Christophe de Lantar appartenait à l’armée de Suchet, qui crut spirituel de mettre à sac le trésor du monastère de Montserrat, opération un peu expéditive, à laquelle mon trisaïeul est demeuré étranger, grâce au Ciel. »

Je la regardai fixement. Elle crut devoir compléter sa pensée par un sourire assez énigmatique.

« Je veux bien le croire, tout au moins. »

Je demandai, après un silence :

« Et le major Cassius ? Le colonel de Lantar n’avait-il donc rien qui fût susceptible de retenir l’attention de cet estimable officier du Génie ?

— Non ! Pour l’instant en tout cas. Sa spécialité, jusqu’à ce jour, à celui-là, paraît être Montségur. Il tenait garnison à Lavelanet, localité distante de deux lieues de la fameuse ruine cathare, avant de se faire affecter ici. Montserrat ne viendra qu’en dernier lieu dans ses préoccupations, en admettant qu’il ait découvert à Montsalvy ce qu’il est en train d’y chercher.

— Tandis que le lieutenant de Karlenheim… ?

— Est-il nécessaire de me poser des questions que tu as déjà résolues ? La spécialité du comte Karl de Karlenheim, du R.P. Étienne-Charles si tu préfères, aura, elle, été jusqu’à ce jour Montserrat, Montségur ne devant venir qu’ensuite, s’il trouve à Montsalvy ce qu’il est en train d’y chercher.

— Et vous, fis-je, dans tout cela ? »

Elle me menaça du doigt.

« Pourquoi essayer de me faire parler pour rien ? Comme si tu ne te rappelais pas que mon père a tenu à me dissuader définitivement de me mêler, pour mon propre compte, à la quête du Graal ?

— Je ne vois pas très bien pourquoi, dans ces conditions, le solstice d’hiver vous ramènerait obligatoirement à Montsalvy le 21 décembre.

— Eh ! fit-elle, si on te le demande, tu répondras que c’est un peu pour savoir comment les hôtes de ma mère vont se comporter l’un à l’égard de l’autre ce jour-là. Il ne m’est pas interdit de chercher à apprendre lequel des deux va me paraître le mieux engagé sur le chemin de la réussite.

— Vous n’aviez qu’à rester là-bas, tout bonnement ! Pourquoi ce retour à Montpellier, qui ne va même pas durer trois semaines.

— Pourquoi ? dit-elle, sans l’ombre d’une inflexion railleuse dans la voix. Comptes-tu pour rien la satisfaction de m’entretenir avec toi de tout cela, ou même simplement de te revoir ? »


*

Le lundi 29 novembre, veille du départ d’Alcyone, le major Cassius, à l’heure du déjeuner, l’air mystérieux et souriant, avait fait son entrée dans la salle à manger, un petit paquet à la main.

« Une surprise ? s’exclama la baronne.

— Oh ! protesta-t-il, quelque chose de bien modeste. »

Et, s’étant tourné vers Mlle de Pérella :

« Vous avez bien voulu nous promettre d’être revenue à Montsalvy pour la Noël. Mais, avec les jeunes personnes, qui peut jamais être certain… !

— Pardon ! fit Alcyone. Ce n’est pas le 25 décembre que j’ai pris vis-à-vis de moi-même l’engagement d’être ici, mais le 21, jour du solstice d’hiver.

— Le solstice d’hiver ! » bégaya l’Allemand.

Il avait rougi, puis pâli. Il jeta un regard machinal du côté du lieutenant de Karlenheim. Mais celui-ci, peut-être tout aussi interloqué, fixait obstinément des yeux, le fond de son assiette.

« Je ne comprends pas très bien…

— Et elle ! fit impétueusement Mme de Pérella volant au secours de son hôte. Si vous croyez qu’elle comprend mieux que vous ! Petite, elle avait déjà cette manière ridicule d’employer des termes dont elle ignorait la valeur. Voyons, Alcyone, explique-toi ! Sais-tu qu’il est à peine poli…

— Je vous demande pardon, mère. Je demande surtout pardon au major de l’avoir ainsi interrompu. De quoi s’agit-il donc ?

— Eh bien, voilà ! fit le pauvre homme un peu rasséréné. Mme la baronne, n’est-ce pas, me donnera l’autorisation. N’étant pas absolument sûr, encore une fois, mademoiselle Alcyone, de vous avoir ici pour la Noël, j’ai cru bien faire, je me suis permis… Ce n’est qu’un très modeste souvenir, je vous le répète. »

Tout en parlant, il démaillotait le contenu de son paquet. Alcyone, en cet instant-là, en aurait vu surgir quelque prodigieuse émeraude ovale qu’elle n’aurait pas été autrement surprise. Ce fut tout de même un cri d’admiration qui lui échappa.

« Où avez-vous déniché, c’est le cas de le dire, cette adorable chose, commandant ?

C’est délicieux ! Le joli pigeon ! surenchérit Mme de Pérella.

— Un pigeon ! protesta le major, horrifié ! Dites au moins une colombe, madame la Baronne ! C’est d’ailleurs d’une tout autre espèce d’oiseau qu’il s’agit. Veuillez observer la forme du bec, les teintes orangée et turquoise du plumage.

— Un alcyon, à n’en pas douter ! murmura le lieutenant de Karlenheim. Oui, un alcyon ! Mademoiselle, me permettez-vous… ? »

Mlle de Pérella l’y ayant autorisé, il eut entre ses mains le bizarre passereau. De taille naturelle, sculpté en plein bois, il avait dû appartenir au groupe de quelque statue symbolique, une Annonciation, un Baptême, la descente d’un Esprit-Saint matérialisé. L’art en était d’un raffinement achevé. L’époque ? XIIIe, XIVe siècle, peut-être.

« Un alcyon ! » répéta la jeune fille.

Et, s’étant tournée vers le major Cassius :

« Comment, il y a quelques instants, sachant ce que contenait ce paquet, avez-vous pu marquer de l’étonnement, lorsque j’ai parlé du solstice d’hiver, commandant ? demanda-t-elle. Aviez-vous donc oublié que l’on nomme Jours alcyoniens les sept jours qui précèdent et les sept jours qui suivent le 21 décembre ?

— C’est, au contraire, parce que je m’en souvenais que j’ai admiré, mademoiselle, l’extraordinaire coïncidence qui…, commença Cassius.

— Ta ! ta ! ta ! Je ne vous cacherai pas que toutes vos histoires passent un peu mon entendement ! interrompit la baronne. N’êtes-vous pas vous aussi de mon avis, lieutenant ? »

Absorbé comme il paraissait l’être, M. de Karlenheim ne répondit point. Peut-être ses pensées rejoignaient-elles, en cette minute, celles de Mlle de Pérella, s’en allaient-elles, elles aussi, vers ce Graal auquel, en paix comme en guerre, il leur fallait sans cesse retourner, sur les ailes de l’oiseau fatidique qui était tenu de revenir chaque année lui rendre son initiale splendeur.

Alcyone coupa court à ce silence qui menaçait de s’éterniser.

« Que je suis heureuse, reprit-elle, cher commandant, de la chance que vous avez eue de découvrir à mon intention ce petit chef-d’œuvre ! »

Un sourire ravi illumina la vaste face de Cassius.

« Heureux surtout le pays, proclama-t-il, où l’on a la chance de voir de menues merveilles pareilles s’offrir à vous ! Heureux et malheureux tout ensemble, pourrait-on ajouter, puisque rien n’y vient assurer la protection de telles richesses ! Le propriétaire de la boutique où j’ai mis la main sur celle-ci ne demandait qu’à s’en défaire au profit du premier venu. Ailleurs qu’ici, chez quelqu’un de tant soit peu avisé… Enfin, puisque vous êtes contente, c’est l’essentiel ! Ce n’est pas à moi à me plaindre, n’est-ce pas ? »

Alcyone, de justesse, évita un sourire. « Ah ! venait-elle sans doute de se dire, il eût été curieux que l’antiquaire du Kurfurstendamm ne profitât point de cette occasion pour reparaître ! » En même temps, elle cherchait à échanger un regard avec le lieutenant de Karlenheim. Mais l’esprit de celui-ci continuait à sembler occupé autre part.

Et ceci avait donc eu lieu, comme il vient d’être dit, lors du déjeuner du 29 novembre. Le soir, cédant aux instances de sa mère et du major, Alcyone, qui se mettait en route le lendemain matin, avait dû se résigner à faire une dernière partie de cartes. On avait opté pour le polignac, jeu éminemment traître et sournois, qui consiste à se débarrasser des valets, de préférence au détriment de l’adversaire qui vous inspire le moins de sympathie.

À onze heures, conformément à la condition exigée par elle, Mlle de Pérella avait regagné sa chambre. Un quart d’heure ne s’était pas écoulé qu’un coup léger avait été frappé à la porte.

« Par exemple ! » ne put-elle s’empêcher de murmurer, ayant ouvert.

C’était le lieutenant de Karlenheim qui venait d’apparaître sur le seuil.

Il souriait. Il était un peu pâle.

« Au cas, dit-il, hypothèse que j’admettrais à merveille, où vous n’accorderiez pas la faveur de quelques instants d’entretien à l’officier allemand que j’ai le désagrément d’être, je ne vois pas pourquoi vous les refuseriez au R.P. Étienne-Charles.

— J’accueille qui il me plaît, sans considération d’aucune sorte ! » fit-elle, hautaine.

Et, s’étant effacée :

« Donnez-vous donc la peine d’entrer. »

La porte refermée, elle lui avait assigné un fauteuil.

« Asseyez-vous ! Asseyez-vous donc ! Et venons-en directement au fait, par exemple ! »

En dépit de cette mise en demeure, il ne se décida point aussitôt à parler.

« C’est demain matin que vous vous en allez ? dit-il enfin.

— Ainsi que j’ai eu l’honneur de vous l’apprendre.

— Écoutez-moi ! Il y a une proposition que j’ai à vous soumettre, et que, j’en suis d’avance certain, vous refuserez.

— Voyons ?

— Il n’est pas de parcours plus pénible que celui qui doit vous conduire demain à Montpellier. J’ignore quels sont les moyens de locomotion dont vous disposez. Or, il se trouve qu’une automobile à nous part demain dans la matinée pour là-bas. Au cas où vous consentiriez à en profiter… »

Mlle de Pérella dit d’un ton tranquille :

« Je n’ai aucun préjugé contre les troupes d’occupation. Vous ne vous êtes pas trompé néanmoins en prévoyant que ma réponse serait négative.

— N’en parlons plus ! Maintenant, une autre question, au sujet de laquelle je réclame toute votre franchise.

— D’avance, je vous la promets.

— Serez-vous vraiment de retour à Montsalvy le 21 décembre ?

— J’y serai. Mais pourquoi tenez-vous à avoir cette assurance ? »

Il s’était levé, avait marché vers elle, s’était emparé de ses mains.

« Pourquoi ? Parce que, sans cela, je n’aurai plus la certitude de vous revoir, et que, cette certitude, j’y tiens.

— Le 21 décembre, dit-elle, ne cherchant point à relever le propos, il est une question que je me suis posée à moi-même souvent. Comment allez-vous vous arranger ce jour-là, le major et vous, pour procéder simultanément à vos expériences solaires, en bas, dans la grande salle de la maîtresse tour ? Est-ce que l’ordre hiérarchique sera respecté ? »

Il tressaillit, garda le silence.

« Il est dommage, poursuivit-elle, sur un ton d’impitoyable ironie, oui, il est bien dommage, en vérité, que vous n’ayez point commencé par vous entendre tous les deux. Cela éviterait maintenant à l’un la redoutable escalade de Montségur, et à l’autre une bien inutile perte de temps à Montserrat. »

Elle ne s’attendait guère, probablement, au dédain dont fut nuancée la réponse du lieutenant de Karlenheim.

« Il est curieux, fit-il, avec un singulier hochement de tête, oui, il est curieux, mademoiselle, qu’au courant comme vous paraissez l’être du but de la quête à laquelle le major et moi nous nous livrons, vous en soyez encore à vous rendre si mal compte des motifs qui peuvent nous guider l’un et l’autre. »

Elle aussi, elle s’était levée. Il y avait comme une sorte de frémissement obscur dans sa voix.

« Qui vous dit que, dès le premier jour, je ne m’en suis pas au contraire rendu compte ? » se borna-t-elle à murmurer sourdement.

CHAPITRE VII

S’il doit partir…

 

J’avais tenu la parole exigée de moi par Mlle de Pérella. Le samedi 11 décembre, onze jours après son retour de Montsalvy, ayant quitté Alcyone à six heures du matin, de façon à ne pas risquer d’être surpris dans son escalier au lever du jour, j’étais monté vers midi, cinq heures plus tard, dans le train qui devait me conduire le soir à Pau.

J’avais eu le temps d’attendre chez moi le premier courrier. Mais il n’y avait rien. Pas une lettre de ma femme. J’aurais eu tort de m’en inquiéter, d’ailleurs. Il y avait à peine trois jours qu’elle était partie, et les services postaux ne brillaient point par un excès de rapidité à cette époque.

J’expédiai tout de même un télégramme destiné à lui annoncer mon arrivée. Dans le cas d’une amélioration de l’état de son père, je ne voulais pas courir le risque de la laisser venir me rejoindre et de nous croiser en chemin.

Sète… Agde… Béziers… Narbonne ! Je refis donc, ce samedi-là, en sens inverse, le trajet accompli un mois auparavant en compagnie de la jeune fille inconnue qui devait devenir pour moi Alcyone. Un peu avant Toulouse, ç’avait été l’amas de briques desséchées et poussiéreuses d’Avignonet, de sinistre mémoire, avec son église au morne clocher octogone. Dans cette bourgade, au cours de la tragique nuit du 28 mai 1242, deux sicaires sans foi ni loi, Guilhem et Raymond Maurin, tous deux originaires de Pérella, avaient figuré au nombre des meurtriers des Inquisiteurs. Pérella ! Il fallait bien m’en rendre compte, ce vocable était destiné à m’accompagner partout désormais. À l’heure actuelle, pour me borner à cet exemple, serais-je sur la route qui était en train de m’acheminer vers Laurence, si je n’en avais reçu l’ordre le matin même de la descendante des assassins d’Avignonet.

À la gare de Pau, ma femme m’attendait.

« Eh bien ? demandai-je.

— Je t’ai écrit hier, dit-elle, oui, une lettre que tu n’as pas dû encore recevoir, n’est-ce pas ? J’essayais de t’y expliquer de mon mieux, sans oser te prier de venir… Mais te voilà ! Et si tu savais comme je t’en ai de la reconnaissance !

— Au juste, de quoi s’agit-il ?

— Tu n’ignores pas qu’il a déjà eu une attaque. À présent, c’est plus triste, plus pénible encore que tout ce que nous pouvions imaginer. Pas pour tout de suite ! Mais pour après ! Pour lui, d’abord, bien sûr, sans doute ! Et puis aussi, il faut bien avoir le courage de le dire, peut-être encore plus pour cette pauvre maman !

— La paralysie totale, quoi ? » murmurai-je.

Elle fit oui, d’un signe de tête accablé.

« La paralysie ! précisa-t-elle. Et dans quelles affreuses conditions ! »

M. et Mme Gustave Lassalle, mes beaux-parents, avaient leur maison boulevard des Pyrénées, cette avenue en corniche, la plus pittoresque de Pau, qui manque bien rarement de soleil, et d’où la vue est si magnifique sur la montagne.

Nous nous embrassâmes, ma belle-mère et moi, silencieusement.

« Et lui ?

— Viens ! »

C’était pire que s’il avait été dans son lit. Il gisait, pitoyable, au fond d’un fauteuil. Pas une lueur dans ses yeux, remplis d’hébétude. Il eut un hochement de tête, en m’apercevant, un misérable sourire comme s’il avait l’air de s’excuser. Mais pas un mot ne parvint à sortir de cette bouche morte.

« Et le médecin ? Qu’est-ce qu’il dit ? »

Debout derrière le fauteuil du paralysé, Laurence m’avait fait un signe. Je la suivis dans la pièce voisine.

« Le médecin ? Les médecins, plutôt ! Tu les verras demain matin. Ils ont une consultation à onze heures. » Elle ajouta :

« Je n’ai pas voulu te répondre devant lui. Il ne parle pas. Mais il y a des moments où nous ne sommes pas sûres qu’il ne comprend point. »

Elle s’était tournée vers Mme Lassalle, qui s’était mise à sangloter.

« Allons, du courage, maman ! Est-ce que nous ne sommes pas près de toi ? »

Et, s’adressant à moi, avec ce sang-froid que je n’avais pas fini d’admirer :

« Viens voir Catherine ! Elle sait que tu es arrivé. Elle doit s’étonner que tu ne sois pas encore venu l’embrasser, la chérie ! »

Une infirmière, qui allait passer la nuit à la maison, afin de permettre à Mme Lassalle de se reposer, aida ma femme à coucher son père.

Quand, après le dîner, nous demeurâmes seuls tous les deux, Laurence me dit :

« Encore une fois, tu peux voir à quel point tu as été bien inspiré en venant. Sans cela, c’est moi qui avais projeté d’aller passer quarante-huit heures à Montpellier. Attendons le résultat de la consultation de demain. Mais inutile de nourrir la moindre illusion. Le temps qu’il peut lui rester à vivre, il demeurera comme tu viens de le voir, sans qu’il soit permis d’espérer la plus petite amélioration. De toute manière, donc, nous allons avoir des décisions à prendre, savoir comment nous devons nous organiser. De même que je ne peux éternellement t’abandonner, pas plus que notre appartement de Montpellier, de même il ne va pas m’être possible de laisser ma mère toute seule.

— Pas une minute, il ne me serait venu à l’idée de l’exiger, tu le sais bien ! »

Qu’y avait-il en moi, très exactement, lorsque je répondais de la sorte. J’étais sincère, je crois pouvoir en faire le serment. Je n’en étais pas encore au point de me rendre un compte précis de la façon dont mon existence allait se trouver transformée par le cours des événements. Plus tard, très vite même, il a pu en être différemment. Je ne suis pas de ceux qui ont l’intention de plaider contre toute évidence non coupable. Et Alcyone, me demanderai-je ? A-t-elle eu, elle, avant moi, la prémonition des changements qui n’allaient plus tarder à intervenir dans nos existences réciproques ? N’est-ce point elle qui a mis tout en œuvre pour que, sans délai, je parte pour Pau, afin de savoir ce qui, au juste, s’y passait ? A-t-elle compris que l’instant était venu ? Le principe du Mal, le principe du Bien, mêlées de si inextricable façon au Credo des belles Manichéennes ses ancêtres, auront-ils joué le rôle déterminant que je me suis toujours demandé, dans ce qui s’est passé alors et depuis ?

Le moment n’est pas éloigné maintenant où une réponse ne peut plus manquer d’être apportée à ces passionnantes questions.

« Le voyage ne t’a-t-il pas trop fatigué ? dit Laurence. Quant à moi, je n’éprouve aucune envie de dormir. Et toi ? »

Je n’allais évidemment pas lui raconter à la suite de quelles circonstances je n’avais pas fermé l’œil la nuit précédente.

« Demain matin, reprit-elle, les médecins seront là. D’autre part, tu as ta conférence mardi. Obligation donc pour toi de repartir après-demain. Dans ces conditions, il me semble souhaitable, dès à présent, que nous arrêtions ce que nous allons avoir à décider.

— Je t’écoute, chérie.

— Grâce au Ciel, les vacances de Noël et du Jour de l’an arrivent. Tu vas pouvoir les passer à Pau auprès de nous. Que dirais-tu si je rentrais avec toi après-demain à Montpellier ! Oh ! pour deux jours seulement. Je ne peux pas laisser davantage ma mère seule. Le temps simplement d’organiser avec Odette ta future vie de garçon. Tu es satisfait d’elle, n’est-ce pas ? »

Odette était notre jeune cuisinière-femme de chambre, ramenée par Laurence de Pau, d’où elle était également originaire.

« Elle a été parfaite durant ces trois jours, répondis-je. Il n’y a aucune raison pour que cela ne continue point.

— Il n’y a aucune raison, en effet. Donc, voilà un souci de moins. Durant les deux jours que je vais être avec toi à Montpellier, je lui donnerai les consignes nécessaires. Ton linge ; le peu de cuisine qu’elle aura à faire. Tout ira pour le mieux. Tu es si facile à contenter, mon François ! Ah ! j’allais oublier ce qui m’importe le plus. Tu as vu le doyen de la Faculté des lettres ?

— Pas depuis ton départ.

— Il va falloir le tenir au courant. Il s’intéresse tellement à toi. Qu’il ait l’absolue certitude que mon absence de Montpellier, même si elle doit se prolonger, ne pourra être, en aucune façon, préjudiciable à ton travail. »

Elle continuait à réfléchir.

« Tu comprends ! C’est cette question de thèse qui me préoccupe. »

Il s’agissait de ma thèse de doctorat ès lettres. En principe, je devais en subir les épreuves après Pâques. Les règles auxquelles obéit l’organisation de l’Enseignement supérieur subordonnent à l’obtention du grade de docteur la titularisation dans une chaire. En l’espèce, j’avais besoin d’être au préalable docteur ès lettres pour obtenir ma titularisation dans la chaire d’histoire et de civilisation médiévale, où je n’exerçais jusqu’à présent que les fonctions de chargé de cours.

« Si tu savais, murmurai-je, quelle gratitude je t’ai de te voir trouver, en de tels instants, le moyen de songer à tout cela ! »

J’étais sincère, je le jure encore, en parlant ainsi. Peut-être allais-je l’être un peu moins, au cours des minutes qui devaient suivre.

« Tu n’as pas d’inquiétude à avoir de ce côté poursuivis-je. Ma thèse, tu ne l’ignores pas, est virtuellement achevée. Quelques précisions à apporter ; quelques recherches bibliographiques à effectuer dans les archives de la région !…

— Tu vas avoir tout le temps d’y procéder, pendant que je vais être ici, à venir en aide à cette pauvre maman ! soupira-t-elle. Que mon absence de Montpellier serve au moins à quelque chose ! Ne vois-tu rien d’autre à me dire ?

— Je cherche ! Je cherche ! Ah ! si, pourtant ! De superbes fleurs te sont arrivées ce matin, juste avant mon départ, avec la carte que voici. Non ! Plutôt, devine de qui !

— Ce n’est pas très difficile ! De Mlle de Pérella ! dit-elle en souriant.

— Ah ! ça ! Tu es admirable, par exemple !

— Et de qui aurais-tu voulu que ce fût ? Tu l’as revue ?

— Bien entendu ! Sans cela !… Oui, hier, tout à fait par hasard, à la bibliothèque. Le temps de la mettre au courant de l’état de ton père. Tu vois que cela lui a suffi ! J’avoue avoir été le premier étonné, lorsque, ce matin… »

Je ne mentais point. Les fleurs d’Alcyone étaient arrivées chez nous vers dix heures. Elle n’avait pas beaucoup dormi, elle non plus.

« Elle ne doit rester qu’une semaine à Montpellier, continuai-je, négligemment. Elle repart ensuite elle aussi pour les fêtes chez sa mère, dans le Cantal, à Montsalvy, tu te souviens ? Elle a dû penser que je t’apporterais ses fleurs. Je me suis contenté de sa carte, qui tient moins de place. Sa gerbe, tu comprends, était encore plus volumineuse que la première, et j’avoue n’avoir pas eu le courage… D’ailleurs, elle n’a pas été perdue. Odette a décidé de la disposer à notre église, devant l’autel de la Sainte Vierge qui, je l’espère, ne sera point offusquée de ces roses et de ces tulipes hétérodoxes. »

Ma femme sourit de nouveau.

« Odette a toujours d’excellentes idées, constata-t-elle. C’est égal, à Montpellier, si je n’ai pas le temps de la voir, j’écrirai un mot de remerciement à Mlle de Pérella. Tu t’arrangeras pour le lui faire parvenir. »

Là-dessus, nous nous mîmes à parler d’autres choses, j’estimais, en effet, ne pas avoir à insister davantage, nous n’étions qu’au samedi 11 décembre. La longue semaine qui nous séparait du lundi 20 se chargerait bien de faire naître l’occasion nécessaire. Laurence se rendrait rapidement compte que, regagnant moi-même Pau vers cette date pour les fêtes de Noël, mon automobile que j’étais résolu cette fois à utiliser, n’aurait point à s’imposer un détour trop considérable, si je me décidais à passer par Montsalvy.


*

« Ce ne sera vraiment pas un très grand détour, dit Laurence. Veux-tu te donner la peine de le constater.

— En effet ! murmurai-je, ayant regardé la carte qu’elle venait d’étaler sous mes yeux. De Montpellier à Montsalvy, par Millau et Espalion, il n’y a pas deux cent cinquante kilomètres. Et de Montsalvy à Toulouse, par Aurillac, il y en a à peu près deux cent cinquante. Le seul inconvénient à considérer…

— Quel est-il ?

— Mlle de Pérella, elle ne nous l’a pas laissé ignorer tout à l’heure, doit absolument être chez elle le 20 décembre au soir. Cela nous obligera donc à partir d’ici le matin du 20 décembre, qui est un lundi, et, par conséquent pour moi, à manquer ma conférence du mardi. »

Ma femme eut un haussement d’épaules.

« Écoute ! Je serai toujours la dernière, tu le sais bien, à me mettre en travers de tes obligations professionnelles. Mais en l’espèce, François, pour une fois ! Je suis persuadée que ton doyen n’y trouvera rien à redire. Le tout est de savoir si, comme j’en ai la certitude, tu rends un service véritable à cette délicieuse fille. Remarque bien, quand elle est venue me voir tout à l’heure, que je me suis gardée de prendre un engagement quelconque en ton nom. Ce soir, puisqu’elle a la gentillesse de m’accompagner à la gare, il sera temps de lui faire la surprise.

— Entendu, donc ! Mais à la condition de bien spécifier que c’est à toi qu’elle est redevable… »

Je consultai encore la carte.

« Nous devons être en fin d’après-midi à Montsalvy, où il ne faut pas qu’elle compte me voir m’arrêter, par exemple. Pas de mondanités superflues chez sa mère. Je continuerai directement sur Aurillac, d’où je ne serai plus qu’à deux cent dix kilomètres de Toulouse, avec en conséquence la certitude d’être à Pau le mardi 21. »

J’ajoutai :

« Faut-il te l’avouer ? Du moment qu’il en est ainsi, je ne serai pas mécontent de jeter, au passage, un coup d’œil sur cette curieuse localité fortifiée de Montsalvy. Elle est même susceptible de me fournir une note qui peut avoir son intérêt, pour le chapitre III de ma thèse. Tu n’as peut-être pas oublié en effet que ce fut là, durant l’hiver de 1242, que Humbert de Beaujeu, lieutenant de Saint Louis, trois mois avant la paix de Lorris…

— Voyez-moi cela ! Ils sont tous les mêmes ! fit Laurence en riant. On s’imagine qu’ils se dévouent, puis l’on comprend… Que Mlle de Pérella n’en soupçonne rien, en tout cas. Ton geste doit, en apparence, conserver le bénéfice du désintéressement. »

Arrivée avec moi à Montpellier le lundi 13 décembre, Laurence me quitta donc pour rentrer à Pau le mercredi 15, ainsi que nous avions décidé. Durant ces deux jours, elle trouva le temps de tout régler pour l’avenir avec Odette. Le mardi, Mlle de Pérella avait reçu le billet de remerciement que ma femme lui avait écrit pour ses fleurs. Le mercredi, au début de l’après-midi, elle tint à monter chez nous à tout hasard. Laurence l’accueillit avec joie. À huit heures du soir, elle revenait, derechef, pour se rendre avec nous à la gare. Il y avait tout juste une semaine que ma femme et ma fille avaient pris le train pour Pau…

Bien souvent, on ne le sait que plus tard ! Il est tout de même des périodes de notre existence qui ne chôment point, en événements !

Ce fut Laurence, puisque nous en avions ainsi convenu, quelques instants avant le départ du train, qui apprit à Mlle de Pérella que j’étais prêt à la conduire à Montsalvy en automobile, le lundi suivant.

Elles s’embrassèrent toutes les deux.

« Je compte sur vous, dit Laurence, riant, quoique un peu émue, pour conjurer, durant ce voyage, les maléfices dont les humbles mortelles comme nous peuvent risquer d’avoir à pâtir, de la part du Graal. »

Mlle de Pérella eut un sourire empreint d’une singulière gravité. À partir de cet instant-là, jusqu’à ce que le train commençât de s’ébranler, personne de nous trois ne rompit plus le silence.

De même que la semaine précédente, je crus que la lanterne arrière du dernier wagon n’en finirait point de disparaître.

Toujours, sans mot dire, nous sortîmes tous les deux de la gare. Comme il y avait huit jours, une petite pluie s’était mise à tomber, une pluie à laquelle nous ne prêtions pas attention. Comme il y avait huit jours, j’avais l’impression qu’on s’était encore beaucoup trop préoccupé du Graal.

Ce fut Mlle de Pérella qui parla la première.

« Je crois, dit-elle, paraissant s’adresser à elle seule, oui, il me semble qu’il m’est bien rarement arrivé de me sentir aussi peu fière de moi. »

Je n’éprouvai pas la moindre volonté de la contredire.

Elle allait droit, tout droit devant elle. Je lui avais abandonné le choix du chemin. Ce fut celui qui conduisait chez moi que nous prîmes.

La pluie augmentait. Un minable petit chien jaune surgit, qui se mit à nous suivre.

« En passant, je vous laisserai chez vous, dit Alcyone. Ce n’est pas sans angoisse, je pense, que votre femme de chambre doit y guetter votre retour. »

Elle eut un rire, un drôle de rire, accompagné d’une toux saccadée.

« Laurence a raison. Le Graal, c’est une puissance qu’il vaut mieux ne pas provoquer ! »

Elle dit encore :

« Et voilà qu’il est question de lui de nouveau ! Où peut-il être ? Si vous saviez ! Si vous saviez ! »

Je continuais à me taire ; elle à parler. Je n’avais point, n’est-ce pas, à intervenir, à prendre parti dans un dialogue qu’elle désirait certainement poursuivre avec elle toute seule.

« Fière de moi ? Non, ai-je dit tout à l’heure. Je n’ai pas non plus à exagérer. Je n’ai pas à en être honteuse non plus. Non, non, jamais, je le sens, je le jure, je ne serai honteuse de moi. »

Le petit chien jaune avait disparu, happé par une rue latérale. Si j’avais eu seulement l’idée d’avoir pitié de cette misérable bestiole, je suis sûr que beaucoup de choses qui ne m’ont pas été épargnées par la suite ne me seraient pas arrivées.

Alcyone, elle, avait été reprise par son rire, cette espèce de hoquet douloureux.

« Ah ! fit-elle, mon père, certes, n’avait pas tort. Ni ta femme non plus. La quête du Graal, elle n’est pas sans risques. Jamais on ne vantera assez le mérite de ceux qui ont résolu de s’y consacrer, à condition, bien entendu que ce ne soit point dans le but d’achalander quelque boutique, au Kurfurstendamm ou ailleurs. »

Je venais de la saisir par le bras.

« C’en est trop ! fis-je avec une violence dont je demeurai moi-même interdit. Savez-vous à qui vous songez, lorsque vous épiloguez de la sorte ? Ce n’est pas bien difficile à deviner ! À un malheureux lieutenant qui se morfond, à Montsalvy, dans l’attente de votre retour. N’êtes-vous pas l’inhumain, le glacial soleil dont l’apparition au solstice d’hiver est pour lui devenu le symbole ? »

Il y avait là un réverbère sous lequel elle s’arrêta, pour me regarder.

« C’est bizarre, proféra-t-elle avec lenteur, oui, c’est bizarre, ce que tu me dis là ! Sais-tu qu’il y a des moments où je suis stupéfaite de ta clairvoyance ? Et toi, n’en es-tu pas de même étonné ? »

Tous les deux, à présent, nous nous trouvions arrêtés devant ma porte.

« Alcyone ! » suppliai-je.

Sans un mot, sans se retourner, elle était en train de poursuivre sa route, comme si elle n’avait pas entendu mon appel.

CHAPITRE VIII

Pour une autre contrée…

 

En quoi avais-je pu blesser Mlle de Pérella ? Ce souci comportait-il même une parcelle de vérité quelconque ? Ne s’en voulait-elle pas à elle-même, uniquement ? Autant que moi, et plus, peut-être, ne se sentait-elle pas coupable à l’égard de ma femme de l’atmosphère de mensonge dans laquelle elle avait accepté de vivre, qui ne devait plus aller qu’en s’aggravant ?

« Je n’ai pas lieu d’être fière de moi », l’avais-je entendue murmurer, tout de suite après le départ du train qui emportait vers Pau une Laurence à présent sans défense. Oui, mais presque aussitôt, elle avait ajouté : « Je ne serai jamais honteuse de moi. » Qu’était-ce à dire ? Qu’entendait-elle signifier par là, l’orgueilleuse fille ? Ou bien, d’une part : « Jamais je ne trahirai quelqu’un qui aura placé en moi sa confiance ? » Ou bien, d’autre part : « Le remords n’est point fait pour quelqu’un comme moi. »

Telles furent les questions que je passai ma nuit à me poser. Peut-être, au cours de ma journée, recevrais-je une lettre d’Alcyone, m’éclairant sur les raisons de la manière dont nous venions de nous quitter. C’était un jeudi. Je n’avais ni cours ni conférence à faire. Dans l’après-midi, je me rendis à la bibliothèque, où je pouvais avoir des chances de la rencontrer. Elle n’y parut pas. J’étais rassuré par la nécessité où nous nous trouverions de nous voir. Le lundi 20 décembre, dans quatre jours, de très bonne heure, nous aurions à nous mettre en route pour Montsalvy. D’ici là, il y aurait des dispositions à arrêter. Si Alcyone venait à changer d’idée, il y aurait de sa part une correction élémentaire à m’en avertir.

En quittant, à la nuit tombante, l’Université, je faillis prendre la rue Urbain-V et monter chez Mlle de Pérella. J’eus le bon sens de m’en abstenir. Peut-être une lettre d’elle m’attendait-elle à la maison. Mais il n’y avait rien. Un instant je songeai à ressortir, afin de lui envoyer des fleurs. Grâce au Ciel, une idée moins banale me vint, à l’exécution de laquelle je m’attelai, sans plus de retard.

Le lendemain, à mon cours public, j’avais à conclure au sujet de l’affaire d’Avignonet. Pénétrant dans la salle pour gagner ma chaire, ce fut Alcyone, la première, que j’aperçus.

À plusieurs reprises, durant ma leçon, il m’eût été aisé de faire allusion à sa famille, le nom des Pérella figurant dans les pièces d’archives et interrogatoires du procès qui avait suivi le meurtre des Inquisiteurs, après la capitulation de Montségur. Elle dut me savoir gré de ma discrétion, car, le cours achevé, elle s’arrangea pour me murmurer, quand elle sortit de l’amphithéâtre :

« Tout à l’heure, je serai chez moi. Si vous n’avez rien de mieux à faire, passez-y. »

Quel est l’ordonnateur essentiel de nos actes ? Si ce n’est Dieu, qui serait-ce donc ? Il y avait tellement de sujets de thèses de doctorat entre lesquels je pouvais hésiter, alors qu’à Pau, cinq années auparavant, j’avais choisi ce traité de Lorris, signé en janvier 1243, entre Saint Louis, roi de France, et le versatile Raymond VII, comte de Toulouse. Ce compromis avait pour but de ramener la paix dans l’infortuné Languedoc, victime depuis un demi-siècle de l’hérésie cathare, de la guerre civile, de la guerre étrangère qui avaient suivi. Ma tâche, en cette fin d’année de 1943, était achevée. Mes maîtres, en tête desquels j’avais la fierté de voir figurer le doyen de la Faculté des lettres de l’Université de Montpellier, s’en étaient déclarés enchantés, lui adressant, avec leur accueil chaleureux, leurs plus flatteuses félicitations.

Un travail de près de six cents pages ! C’était l’un des trois exemplaires de sa dactylographie, due bien entendue à Laurence, que, la veille au soir, je m’en étais venu déposer chez Mlle de Pérella. Je n’arrivais pas à comprendre, fort pourtant de tant de témoignages qualifiés, l’anxiété avec laquelle j’attendais maintenant son verdict.

Lorsque, l’heure d’après, je fus en sa présence, j’éprouvai une sorte de réconfort à constater qu’elle était presque aussi émue que moi.

« C’est mon père, commença-t-elle, qui aurait pu, de la manière qu’il eût fallu, vous parler de cela. »

Les mains croisées sur mon manuscrit, elle poursuivit :

« Il est fait allusion là-dedans à tellement d’événements qui l’ont passionné sa vie tout entière, à tant d’êtres qu’il a connus aussi bien que s’il avait vécu de leur temps. Quant à moi, en dépit de mille choses sur lesquelles je ne partage pas votre avis, de tout le bien par exemple que vous avez trouvé le moyen de dire de cette affreuse Blanche de Castille… »

Avec ce geste qu’elle avait déjà eu, elle s’était haussée vers mes lèvres.

« Accorde-moi, tout simplement, l’autorisation de t’embrasser. »

Je m’efforçai, dans un sourire, de dissimuler mon trouble.

« Dans tout ce fatras, dis-je, le nom du Graal n’est même pas mentionné une seule fois. »

Elle secoua la tête.

« Il n’en a pas besoin ! murmura-t-elle. Sa présence, que tu le veuilles ou non, c’est partout qu’on la devine, qu’elle s’affirme. »

Dans la cheminée s’effondraient les cendres de la dernière bûche, leur lueur ayant tourné au rouge sombre.

Encadrée d’or ovale, l’étrange miniature du colonel de Lantar, tunique verte et plastron amarante, avait l’air de nous surveiller tous les deux.

« Cette thèse, quand dois-tu la soutenir ? demanda Alcyone.

— Au début de mai, probablement. Après les vacances de Pâques.

— Il faudra que je m’arrange pour être là. La séance est publique, n’est-ce pas ?

— Elle est publique.

— Je comprends maintenant, reprit-elle, pourquoi cette histoire d’Avignonet a tellement retenu ton attention. Le rôle qu’y a joué notre grand-oncle Pierre-Roger de Mirepoix n’y a pas, je crois, été particulièrement reluisant. Du comportement de notre aïeul, Raymond de Pérella, il semble qu’il n’y ait que du bien à dire, en revanche ?

— Oui, que du bien !

— Ce dut être un assez grandiose spectacle que celui qui se déroula en cette matinée du mois de mai 1243, lorsque les avant-gardes de l’armée de la répression, bannières en tête, débouchèrent sur la route qui menait de Lavenet à Montségur. Je vois le décor comme si j’y étais. Et toi, quand je songe que tu ne le connais point ! »

Je baissai la tête.

« Non, à ma honte ! J’ai déjà eu l’occasion de vous l’avouer ! »

Elle eut un regard dont je n’eus pas à tirer particulièrement orgueil.

« C’est curieux ! se borna-t-elle à dire. Ne pas encore avoir eu la tentation de monter là-haut ! »

Elle ajouta :

« Je t’aurais supposé davantage d’imagination. Mais tout est réparable. À présent, ne croirais-tu pas qu’il pourrait être l’heure de rentrer chez toi ? Si tu désires, toutefois, être encore ici au lever de l’aube, remarque que, personnellement, je n’y verrai aucun inconvénient. »

Elle comptait sur ses doigts.

« Samedi ; dimanche ; lundi… Le solstice d’hiver tombe dans quatre jours. Nous aurons parlé de tout, cette nuit, sauf de ce qu’il y a de plus urgent. C’est lundi matin, 20 décembre, que nous nous mettons en route. Vers quelle heure estimes-tu que nous pourrons arriver à Montsalvy ?

— Au milieu de l’après-midi. Il y a environ deux cent trente kilomètres.

— À merveille. Nous déjeunerons à Espalion, à l’hôtel Berthier. Ce sont les gens les plus aimables du monde. »

M’ayant pris les mains, elle dit :

« Alors, tu as bien réfléchi. Tu es toujours décidé à décliner mon offre ?

— Ai-je besoin de le répéter ! fis-je, haussant les épaules. Je serais on ne peut plus honoré d’être présenté à Mme de Pérella. Mais l’idée de rencontrer dans une partie de polignac le major Cassius et même le lieutenant de Karlenheim continue à ne me séduire que médiocrement.

— C’est dommage ! dit-elle. C’est très dommage ! Ils auraient été fort capables, soit l’un, soit l’autre, sur les réserves de l’armée allemande, de t’indemniser de la dépense en carburant qui va t’être imposée du fait du petit crochet que va nécessiter ton passage par chez moi. »


*

Avec ce samedi 18 décembre, j’allais avoir affaire à une journée particulièrement chargée.

J’avais regagné mon appartement un peu avant sept heures du matin. Odette, qui avait sa chambre au dernier étage de l’immeuble, n’était point encore descendue. C’était comme de juste sur quoi je comptais.

Vers onze heures, j’étais occupé à revoir dans ma thèse tout ce qui avait trait à ces négociations d’Alzonne, petite localité voisine de Carcassonne, qui avaient préludé, en décembre 1242 à l’entrevue de Lorris. On sonna. C’était un mot de M. Dufau. Avec son obligeance coutumière, il me priait de passer chez lui à midi. Son correspondant de Pau l’avisait que ma femme avait l’intention de me téléphoner à cette heure-là.

On entendait admirablement.

« Que je te rassure tout de suite ! me dit Laurence. Il n’y a pas d’aggravation dans l’état de mon père. Tu m’excuseras auprès de M. Dufau d’abuser ainsi de son amabilité. Mais, demain dimanche, rien à faire pour téléphoner. D’autre part, lundi tu vas te trouver en route de très bonne heure. Pas de modification dans votre programme ? Tu es toujours d’accord avec Mlle de Pérella ?

— Toujours ! Nous nous sommes rencontrés hier à la bibliothèque. Je la prends chez elle lundi matin. Mardi soir, je compte bien être à Pau auprès de vous. Ah ! cet après-midi, j’ai rendez-vous avec le doyen. Je juge indispensable de lui demander l’autorisation de n’être pas là mardi pour mon cours.

— Tu as raison. Je suis d’ailleurs sûre, encore une fois, qu’il n’y aura aucun inconvénient. Donc, à mardi, je l’espère bien. Et mille tendresses de nous trois !

— Mille tendresses ! À mardi, chérie ! »

C’était à quatre heures, dans son cabinet de la Faculté des lettres que mon doyen m’avait fixé rendez-vous.

Il vint à ma rencontre les mains tendues. Il avait présidé le jury devant lequel j’avais passé mon agrégation. C’était à lui que je devais mon poste de chargé de cours à Montpellier, en attendant d’être titularisé dans ma chaire. Je n’en ai pas fini de rougir de la manière dont je devais finalement répondre à la confiance que ce grand érudit, que ce parfait honnête homme avait mise en moi.

« Tout de suite, d’abord, des nouvelles de votre beau-père ? »

Je secouai la tête.

« Elles sont loin d’être bonnes. Vous savez pourquoi je viens vous voir, monsieur le doyen ? Les vacances de Noël et celles de la nouvelle année ne commencent que le jeudi 23 décembre. Il faudrait que vous m’autorisiez à partir d’ici lundi prochain pour rejoindre ma femme à Pau. C’est un peu sa faute si je sollicite cette faveur. Elle connaît votre bonté pour nous.

— Mais elle a raison ! s’exclama-t-il. Pourquoi ne partiriez-vous pas dès demain dimanche ?

— De toute façon, je serai de retour en même temps que mes collègues, le 3 janvier.

— Prenez le temps nécessaire. Je vous l’ordonne. Ah ! et puisque voilà une question réglée, qu’il me soit permis d’ajouter maintenant quelque chose qui va vous faire plaisir. J’ai pu, ces jours-ci, relire votre thèse, à tête reposée. C’est excellent, vous m’entendez ! Tout à fait excellent !

— Monsieur le doyen !…

— En dépit des soucis familiaux dont vous êtes assailli présentement, je ne vous laisserai pas sortir de mon cabinet sans être d’accord quant à la date de la soutenance. Nous devons, c’est l’essentiel, être prêts fin avril. J’en avise le recteur. Du côté du ministère, je ne veux pas, rue de Grenelle, qu’on nous mette des bâtons dans les roues. En novembre prochain, nous devons être titulaire de notre chaire. Quel âge avez-vous ? Pas même trente et un ans ! Professeur de Faculté à trente et un ans ! Vous n’aurez pas à vous plaindre, vous savez !

— J’en rougis, monsieur le doyen ! Vous allez me trouver bien exigeant ! Si je vous avouais qu’avant de confier mon travail à l’impression, je désirerais… Je sais qu’il y a pas mal de détails à vérifier… Je suis un peu plus sévère pour moi que vous ne l’êtes… »

Il eut un geste de protestation.

« Tout m’a paru parfaitement au point. Avec vos vains scrupules, n’allez pas, je vous en supplie, me compliquer la besogne ! »

Je souris.

« Puis-je vous citer un exemple ? Voici donc une convention – en l’espèce, le traité de Lorris – qui a pour effet de soumettre au roi de France toutes les forteresses hérétiques du Languedoc. Or, si je vous faisais un aveu : de tous ces châteaux, je n’ai visité ni Aguilar, ni Peyrepertuse, ni Quéribus, ni même, à ma honte, Montségur. N’estimez-vous pas qu’il doit y avoir de ma part une question de probité ?… »

Il sourit lui aussi.

« Vraiment ? fit-il. Eh bien, on ne s’en douterait pas ! Ne serait-ce qu’à en juger, entre autres, par vos descriptions de Montségur et de Quéribus !

— Voilà de quoi me rendre encore plus confus ! Alors que l’on a, comme moi, la chance de se trouver à pied d’œuvre !…

— Voyons, fit-il, ne dramatisons point ! Qu’est-ce que vous souhaitez, somme toute ? Pouvoir affirmer tout au moins que vous êtes allé sur place. En d’autres circonstances, je vous aurais dit : « Vous êtes en vacances. Profitez-en donc, et partez sur-le-champ pour Montségur et pour Peyrepertuse. » Mais voilà un conseil qu’aujourd’hui Mme Sevestre ne serait pas satisfaite de me voir vous donner. Pour l’instant, contentez-vous donc de gagner Pau. Quand l’état de santé de votre beau-père le permettra… À ce propos, puis-je vous poser une question ?

— Monsieur le doyen, je vous en prie… »

Il eut l’air de s’accorder le temps de réfléchir.

« Puisque vous ne connaissez ni Montségur ni Quéribus, vous n’avez pas dû prendre la peine de visiter, dans le fin fond de l’Ariège, une bien modeste ville d’eaux qui a nom Ussat-les-Bains. Figurez-vous qu’entre autres curiosités son cimetière renferme la tombe de cette Mme Lafarge, accusée d’empoisonnement, et dont le procès fit tant de bruit par ici vers 1850. Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit. Au-dessus d’Ussat se trouve cette extraordinaire grotte de Lombrives, cathédrale souterraine géante, qui servit d’abri aux derniers Cathares, et où fut, paraît-il, transporté… Mais ce n’est pas à vous, n’est-ce pas, qu’il faut demander ce qui se passa à Montségur, au cours de la mémorable nuit du 16 au 17 mars 1244 ?

— Oui ! murmurai-je. Ce fut la nuit durant laquelle fut évacué le fameux trésor des hérétiques.

— Le fameux trésor ? avez-vous dit. De quoi se composait-il donc ?

— Probablement des parchemins, des talismans, des livres sacrés de la Secte. Pas d’or, pas de métaux précieux, sans doute. Les Cathares ne professaient que mépris pour tout ce qui était biens terrestres… À moins que, cependant, dans ce trésor, ne figurât…

— Ne figurât quoi ?

— Je ne pense pas, bien entendu, que vous songiez…

— Que je songe à quoi ?

— Mais, mon Dieu, tout simplement, à lui, au Graal, monsieur le doyen ? »

Je le vis sourire, une fois de plus, hocher la tête.

« C’est, demanda-t-il, une supposition qui ne vous est jamais venue à l’esprit ? »

Et, comme je gardais le silence :

« Si je vous comprends bien, n’est-ce pas, poursuivit-il, il ne pourrait s’agir là que d’une hypothèse qui ne mériterait pas grand crédit.

— Ma foi, murmurai-je, je dois reconnaître que, jusqu’à présent, les constructions spéculatives à la Otto Rahn et consorts… »

Tandis que je parlais de la sorte, comment n’aurais-je pas, en cette minute, évoqué, simultanément, le compartiment du chemin de fer qui, il y avait à peine un mois et demi, nous ramenait de Narbonne, Alcyone et moi ? Aurais-je pu m’imaginer ?… Troublé au point où je l’étais, je n’en quittais pas moins du regard mon bienveillant et redoutable interlocuteur. C’était bien là tout de même le doyen de la Faculté des lettres de l’Université de Montpellier, l’un des érudits les plus illustres de tous ceux des deux continents pour l’immensité, le sérieux, la solidité de sa science.

Il dut deviner ce à quoi je pensais. Mon raisonnement, il se mit lui-même à le suivre, à le développer à voix haute.

« Eh oui, mon enfant, il en est ainsi. Vous connaissez mon âge, les noms également des plus notoires de mes camarades de l’École normale, et aussi ceux des maîtres sous lesquels j’ai eu l’honneur de travailler, un Ernest Lavisse, un Bédier, un Camille Bloch, un Jullian ! Ce ne sont point là des plaisantins, des illuminés, que je sache ! Il n’en est pas moins vrai…

— Il n’en est pas moins vrai, monsieur le doyen ?…

— Que, dès que les événements vous le permettront, vous pourrez me demander deux ou trois semaines de liberté. Vous débuterez par Montségur, selon votre vœu. De là vous gagnerez la grotte de Lombrives. Et puis, pénétrant en Espagne, vous vous arrangerez pour parvenir, du côté de Jaca, jusqu’au monastère de San Juan de la Peña. Les Français n’y jouissent pas d’une excellente réputation, ce couvent, en 1809, ayant été dévasté par l’armée de Suchet. C’est là, figurez-vous, qu’en l’an de grâce 1328 fut transporté ce trésor cathare qui, depuis 1244, avait été abrité dans la cathédrale souterraine de Lombrives. Voyez-vous à peu près le parcours ?

— Oui, me semble-t-il !

— Et ce fut là, écoutez-moi toujours, tout juste un siècle après, en 1428, que le roi d’Aragon Alphonse V le Magnanime s’en vint en grande pompe chercher, pour en faire don à la cathédrale de Valence, certain calice taillé dans une agate orientale couleur vert émeraude. »

J’avais sursauté.

« Le calice de la cathédrale de Valence, fis-je sourdement, ce n’est pas le vrai Graal ! »

Et il y avait eu dans ma protestation la même sombre fougue que dans celle du baron de Pérella, ou de sa fille. Le doyen me considérait à présent avec une sorte d’ironie compatissante.

« Diable ! Diable ! fit-il. Voyez-moi cela ! »

Il dit encore :

« Inutile d’encombrer inutilement votre thèse. Mais, encore une fois, comptez sur moi pour vous faciliter l’excursion qui, de Montségur, en passant par la grotte de Lombrives, vous conduira jusqu’au monastère de San Juan de la Peña. »

Je ne devais pas revoir Alcyone le dimanche 19 décembre. En revanche, le soir de ce jour-là, un petit mot d’elle vint me confirmer qu’elle m’attendait rue Urbain-V le lendemain lundi, veille du solstice d’hiver, à partir de sept heures du matin.

CHAPITRE IX

C’est le Saint-Graal…

 

« Wer da ? »

Le second avertissement venait de retentir, plus menaçant, plus impératif encore que le premier.

Je crus sentir une véritable envie de rire chez Alcyone.

« J’espère que tu as quelques notions de leur langue, murmura-t-elle. Alors, hâte-toi d’en tirer parti. Parce que, tu sais, à la troisième sommation, je suis sûre qu’ils ne vont plus se gêner…

— Amis ! fis-je, en allemand, d’une voix ma foi des mieux assurées.

— Kommen Sie ! »

Simultanément, je recevais en plein visage le halo d’une lampe électrique.

« Major Cassius ! Lieutenant de Karlenheim ! confirmait, de son côté, Mlle de Pérella.

— Kommen Sie ! »

Alcyone m’avait saisi le bras.

« C’est la patrouille de minuit. Tout va bien ! Ils m’ont reconnue. Pauvres petits diables ! J’ai l’impression qu’il y a une minute ils en menaient moins large que nous. »

Depuis ce matin, sept heures et demie, que nous avions quitté Montpellier, quelle journée, on pouvait le dire ! Grâce au Ciel, voilà qu’elle touchait à sa fin ! Grâce au Ciel ? Pouvais-je parler ainsi de l’instant où j’allais me séparer d’Alcyone ? M’en séparer ! Mais n’avais-je pas désormais la certitude que ce ne serait plus que pour si peu de temps ?

D’ailleurs, cet instant-là était-il même tout à fait venu ? Les choses allaient-elles se dérouler ainsi que j’en avais décidé ? Soit défiance, soit que notre propre présence les rassurât, nos gardes du corps – ils étaient quatre, les braves garçons ! – n’avaient momentanément l’air de nourrir aucune envie de se séparer de nous.

L’un d’eux venait de frapper à la haute porte ténébreuse devant laquelle nous avions fait halte. Elle s’entrebâilla pour nous livrer passage à tous les six.

Après m’être si bien juré de ne point m’arrêter, de poursuivre ma route, ce fut ainsi que je fis mon entrée cette nuit dans la demeure de Mlle de Pérella.

Celle-ci venait de se pencher vers moi.

« À partir de maintenant, ce sont mes ordres que tu vas me faire le plaisir d’exécuter ! » me murmura-t-elle.

En apercevant ma compagne, le sous-officier qui avait ouvert la porte cochère s’était mis précipitamment au port d’armes. Il comprenait quelques mots de français. Alcyone put, brièvement, lui expliquer ma présence et les raisons de notre tardive arrivée.

« Demain, conclut-elle, je verrai votre lieutenant, à qui vous serez gentil d’annoncer mon retour. »

Et, s’étant tournée vers moi :

« Attention ! Ce n’est guère mieux éclairé ici que rue Urbain-V », dit-elle.

En revanche, l’escalier de pierre que nous étions en train de gravir était, lui, de tout autre dimension.

Au second étage, nous pénétrâmes dans une chambre immense. Un grand feu en illuminait la cheminée.

« Une attention de Marie ! dit Alcyone, présentant ses mains à la flamme.

— Oui ! fis-je à mon tour. Et voici sans doute également deux autres attentions de Marie. »

En même temps, je désignais, sur une commode, deux gerbes de fleurs, avec une carte de visite épinglée à chacune d’elles.

Mlle de Pérella lut les deux cartes en souriant.

« Lieutenant de Karlenheim ! Major Cassius ! Lorsque je leur ai affirmé que je serais de retour à Montsalvy pour le solstice d’hiver, voilà des gens qui ont cru tout de suite à ma parole ! »

Elle ajouta :

« Et maintenant, installe-toi donc dans ce fauteuil, là, au coin de la cheminée, et attends-m’y ! Je serai de retour dans un quart d’heure tout au plus. »

Aussi sombre que vaste, son appartement, aménagé avec une sorte de désuète somptuosité, ne différait point tellement de l’idée que j’avais pu m’en faire. Je ne connaissais pas Alcyone depuis deux mois, et j’avais l’impression d’avoir habité là toute ma vie.

Je l’ai déjà dit : elle était toujours l’exactitude même. Moins d’un quart d’heure après, elle était là. Elle était accompagnée de quelqu’un qu’il me semblait lui aussi connaître de toute éternité. Une soixantaine d’années. Un mélange de lourd paysan et de garde-chasse. « Cheveux coupés ras sur le devant, bouche entrouverte, figure socratique à nez camus… » Michu, le Michu d’Une Ténébreuse Affaire, en un mot.

« Est-ce la peine de te présenter Victor, notre brave Victor ? me demanda Alcyone. D’après ce que j’ai eu l’occasion de t’en dire, rien qu’à son air aimable et enjoué, j’espère que tu l’as déjà identifié. »

Il eût été difficile en effet d’imaginer mine plus revêche que celle de l’époux de Marie. Ce fut d’une voix bourrue et lente qu’il consentit, comme à regret, à m’exposer les instructions d’Alcyone.

« Mademoiselle vient de me donner l’ordre de tenir prête l’automobile de Mme la baronne demain matin, ce matin veux-je dire, à six heures et demie. Je dois conduire Monsieur jusqu’à un garage qui se trouve situé à environ une vingtaine de kilomètres d’ici, bien avant Estaing. »

Si l’on s’en souvient, c’était là que la veille, vers la fin de l’après-midi, nous avions dû abandonner ma propre automobile en panne.

« Tu seras chez ton garagiste à l’heure prévue, confirma Alcyone. Victor a beau s’en défendre, il est un chauffeur accompli. À présent, j’aime autant que tu en sois averti, la voiture de ma mère n’est pas de première jeunesse. Mais je présume que tu la préféreras à celles que pourraient mettre à ta disposition le lieutenant de Karlenheim, ou même le major Cassius. »

On le voit, pas un seul instant, elle n’avait cru devoir prendre la précaution de ne pas me tutoyer.

« Donc, départ d’ici à six heures et demie. Victor, à quelle heure jugez-vous devoir réveiller Monsieur ? Oui c’est cela, à cinq heures et demie. Parfait ! Donc, à tout à l’heure ! »

Tandis que le valet de chambre se retirait, elle me dit :

« Tu vas demeurer quelques instants encore avec moi, le temps de permettre à Marie, qui est au courant, d’allumer du feu et de mettre des draps à l’étage au-dessous, dans l’ancienne chambre de mon père, où tu vas coucher. »

Elle tint à me conduire elle-même dans cette pièce qui, je le répète, n’avait point été habitée depuis la mort du baron de Pérella. Elle ne fit pas jouer l’électricité, les flammes de la cheminée procurant suffisamment de lumière. Ici aussi, grâce aux détails donnés par Alcyone, au hasard de nos entretiens, je croyais me retrouver chez moi. Ce fut vers le portrait du colonel de Lantar, tout naturellement, que commencèrent par se diriger mes regards. Je n’en avais point fini, j’en avais l’intuition, avec le splendide dragon de cette armée de Suchet qui avait mis à sac Montserrat, et aussi, je le savais depuis l’avant-veille, ce monastère de San Juan de la Peña où mon doyen avait tenu à m’arracher la promesse de m’en aller un jour excursionner. Les lueurs rougeâtres de la cheminée se jouaient sur les cheveux aile de corbeau de ce dur et magnifique cavalier, accusaient encore la ressemblance de cet étrange aïeul avec sa non moins étrange petite-fille.

Au même instant, alors que je ne m’y attendais en aucune façon, celle-ci m’enlaça. Ses lèvres se collèrent aux miennes. Et puis, m’ayant repoussé avec la même espèce de brusquerie farouche :

« À présent, il s’agit de bien m’écouter ! murmura sa singulière voix qui haletait. Ce n’est point un conseil que tu vas recevoir de moi, mais un ordre : celui d’avoir à t’endormir, immédiatement.

— C’est commode à dire ! Et vous ? »

Je l’avais suivie jusqu’à la porte, vers laquelle elle s’était dirigée.

« Et vous ? » répétai-je.

Elle se mit à rire.

« Moi, fit-elle, j’ai du travail. N’oublie pas que c’est le solstice d’hiver, et que je suis venue pour cela ! »

Ce fut en vain que j’essayai de la retenir. Elle s’était déjà fondue dans la nuit.

M’endormir immédiatement ? Il aurait fallu le pouvoir ! Le vouloir aussi ! J’avais en face de moi une fenêtre, dissimulée par de pesantes tentures, entre lesquelles je me glissai. Il ne fallait point que ma silhouette pût être aperçue du dehors.

J’entrebâillai les deux battants. Il y avait là un balcon, à la ferronnerie duquel je m’accoudai. Les bleuâtres et glaciales ténèbres fourmillaient d’étoiles. Je me souvins d’une étude consacrée au château de Montségur, la plus approfondie, la plus passionnante de toutes celles que j’avais pu lire, jusqu’alors. « Nous sommes allés là-haut le 21 décembre, écrivait son auteur, durant cinq années consécutives, sans voir le soleil se lever ce jour-là. » Allons ! Allons ! Les observateurs de Montsalvy ne devaient point s’inquiéter. Ils auraient probablement plus de chance. Il était à peu près certain que, dans quelques heures, ce 21 décembre de l’année 1943, le soleil allait tenir à leur apparaître, pour rendre possibles leurs calculs.

Montsalvy ! Penché au balcon qui surplombait la grande cour, avais-je donc besoin d’un si grand effort de tout moi pour me convaincre que c’était bien là que je me trouvais ? Les conjonctures présentes ne me surprenaient même plus. Je m’attendais à peu près à tout désormais. Montsalvy, à en croire l’aumônier des Dames du Sacré-Cœur de Toulouse, Montsalvy, Montsalvat, identité ! C’était donc ici, l’asile éternel du Graal ! Le Graal, but des plus purs comme des plus suspects conquérants ! Lorsqu’il m’était arrivé, le samedi précédent, de prononcer ce nom avec un semblant de raillerie, il avait fallu voir de quelle verte manière j’avais été rappelé aux règles du respect. Et par qui, je vous le demande ? Ni par un illusionniste, un illuminé, un Cathare en rupture de ban, un dispensateur de Consolamentum ! Mais par l’un de ces maîtres de l’actuelle Université, rompus pourtant aux pratiques les mieux éprouvées de la dialectique et du doute ! Lorsque l’on se permettait d’autre part de supposer que le Graal pût continuer à être recelé dans l’une des cachettes de son château, pourquoi l’énoncé d’une telle hypothèse suffisait-il à mettre hors de lui le baron Philippe de Pérella, sinon du fait de la terreur de voir livrer à n’importe quels aventuriers le trésor commis à la sauvegarde de ses ancêtres depuis tant et tant de générations ?

À n’importe quels aventuriers ? Si l’on était venu lui révéler à la suite de quels événements, sous quel uniforme se présenteraient un jour à Montsalvy les chercheurs de la Pierre Sacrée les plus récents en date, on aurait peut-être causé quelque étonnement au petit-fils du colonel Christophe de Lantar, qui avait pourtant commandé également à des troupes spécialisées, hélas ! elles aussi, dans la pratique la plus perfectionnée des pillages guerriers !

Et Alcyone, qu’il avait tellement cherché à en dissuader, cependant, n’allait-elle pas se laisser tenter quelque jour par la Quête sublime ? Et moi-même qui, avec elle, il n’y avait pas deux mois, dans le train de Narbonne, me riais à l’envi de ces billevesées ? Que faisais-je ici, au lieu de tenir compagnie à une fillette et à une femme que je me vantais d’adorer, à un vieux brave homme que la paralysie gagnait davantage d’heure en heure, alors que, par ailleurs, je n’aurais pas dû avoir d’autre souci que cette thèse d’où dépendait mon avenir ?… Mais, cette thèse, ô comble des combles, n’était-elle pas devenue pour moi comme une prime aux pires dévergondages de la pensée et de l’action ? Non, non et non ! On est bien contraint d’en convenir, et de quelque côté que la misérable humanité se tourne, il est des instants où les routes de la sagesse en apparence les plus rectilignes sont en réalité plus fertiles en folie que les sentiers des plus extravagantes déraisons.

Dans l’attente du soleil créateur de miracles, pas un bruit, pas une lumière, pour l’instant du moins, au cœur de cette fantomatique gentilhommière, où personne ne devait sommeiller néanmoins, sauf peut-être quelque infortuné soldat terrassé de peur et de fatigue, et probablement aussi une vieille dame à la cervelle tant soit peu dérangée, – moins que la nôtre cependant…

Je regardai ma montre. Trois heures bientôt ! Dans deux heures et demie, quand Victor viendrait me réveiller, autant être debout, prêt à le suivre.

Soulevant avec précaution les lourds rideaux de la fenêtre, je rentrai dans ma chambre. Si j’avais été certain de ne pas me tromper sur le chemin de celle d’Alcyone, je m’y serais à la minute engagé.

Et si elle n’avait pas été chez elle, mon Dieu !

Ayant jeté quelques bûches dans les flammes qui commençaient à pâlir, je m’assis au coin de la cheminée, et j’attendis.


*

« Je le savais ! dit-elle. Victor t’a dénoncé. Tu n’as pas tenu ta promesse.

— Reprochez-moi plutôt de n’avoir pas obéi à votre ordre : celui de dormir. L’eussé-je voulu, je n’aurais pas pu. »

Il était six heures du matin. Ma chambre n’était pas trop froide. Je n’avais pas cessé d’alimenter le feu.

Entrant chez moi, Alcyone avait aussitôt constaté que mon lit n’était pas défait.

« Et vous ? Je n’ai pas non plus idée que vous avez dû vous reposer beaucoup.

— Mêle-toi de ce qui te regarde ! Moi, c’est autre chose. Tout à l’heure, en te quittant, ne t’ai-je pas dit que j’avais du travail ? »

Parlant ainsi, sur un guéridon, elle jetait une enveloppe cachetée.

« En voilà la preuve ! Prends, c’est pour toi ! Une fois que tu auras lu cette lettre, tu te rendras compte qu’il m’a fallu plus de cinq minutes pour l’écrire, que pas grand-chose n’y est laissé au hasard. Non, ce n’est pas pour que tu l’ouvres, dès à présent ! Tu vas avoir toute la journée pour cela. Et, avant d’arriver à Pau, tu me feras le plaisir d’en disperser les morceaux dans un gave quelconque. »

Je pris sa main et l’embrassai. Une immense émotion m’avait saisi. Pour la première fois, depuis que je la connaissais, il me semblait que sa voix à elle-même avait tremblé légèrement.

Marie était entrée, sur ces entrefaites. Elle avait un plateau avec du beurre et du pain, du lait et du café dont elle chargea une table, avant de se retirer, sans un mot.

« Je lui ai demandé, dit Alcyone, de servir mon déjeuner ici, avec le tien. J’espère que tu n’y vois pas d’inconvénient ? »

Nous n’avions pas eu recours à l’électricité. La réverbération des bûches, sur les parois de la cheminée, éclairait d’une lumière suffisante l’admirable profil aquilin, la chevelure bleuâtre de ma compagne. Elle était vêtue d’un curieux justaucorps qui l’amincissait encore davantage. Ô nuit qui allait bientôt se terminer ! Nuit si fertile en extraordinaires fantasmagories ! Toutes, toutes et toutes, Esclarmonde de Pérella, Killoré de Bram, Jordane de Montaure, Géliberte de Pexiora, Evora de Lavelanet, toutes et toutes, je le redis, les torturées, les incendiées du Champ des Cramats, les blondes emmurées de Carcassonne, traçant d’avance son chemin à leur farouche et fanatique descendante, elles avaient dû marcher au supplice habillées de la même pudique et rigide façon, fidèles aux préceptes posthumes du vieux Wolfram d’Eschenbach, gardiennes les unes comme les autres de la pierre symbolique du noir paradis, de la relique de Mountsalvage, de l’émeraude nommée Graal, enfin !

Après un long, un très long silence, Alcyone reprit :

« La lettre que je viens de te remettre contient tout ce dont nous sommes déjà convenus, tout ce par quoi j’ai cru devoir la compléter cette nuit. Je n’ai pas lieu de penser que tu en éprouveras de déception. Tu m’as dit que les cours de l’Université recommençaient le 3 janvier, dans deux semaines. Tu dois être de retour à Montpellier pour cette date. J’y serai moi-même. Au cas où les événements te retiendraient à Pau, avertis-moi par une lettre que je trouverai rue Urbain-V. »

Elle ajouta :

« Tu peux, si tu dois en avoir du plaisir, m’écrire d’ici-là à Montsalvy. Mais les circonstances actuelles ne doivent guère faciliter les échanges postaux entre le Cantal et les Basses-Pyrénées. »

Soutenant la tenture de la fenêtre, elle avait gagné le balcon, où je la suivis. Le froid augmentait. Les ténèbres s’étaient épaissies. Les étoiles disparaissaient les unes après les autres.

Elle eut son petit rire habituel.

« Tes amis les officiers doivent être réveillés, eux aussi. L’un est en train de préparer sa craie blanche ; l’autre sa craie rose. C’est qu’il faut être à pied d’œuvre, au moment voulu. Tout fait prévoir une belle journée. Le soleil, dont nous attendons le lever à 8 heures 37, va leur indiquer à l’un comme à l’autre leur route réciproque.

— Leur route réciproque ?

— Eh oui ! D’où tombes-tu donc, mon enfant ? Il va te falloir acquérir quelques notions complémentaires de trigonométrie et d’astronomie ! On doit pouvoir se procurer cela à la Faculté des Sciences de Montpellier. Ma chère mère, en tout cas, ne va plus avoir pour longtemps à conserver ses partenaires au polignac. Tout ce qu’ils attendaient de Montsalvy, à savoir un complément de documentation, ils estiment l’avoir obtenu, les pauvres fols ! Celui qui nous est arrivé de Montserrat va prendre le chemin de Montségur. Celui qui nous est arrivé de Montségur prendra le chemin de Montserrat. Il en sera quitte, ce dernier, pour ranger provisoirement ses uniformes dans la naphtaline. Bien de la chance à l’un et à l’autre ! Victor vient de me dire que personne au château n’était encore avisé de la date exacte de leur départ. Mais elle ne peut plus tarder, maintenant. Tout à l’heure, après le lever du soleil, ils n’auront plus rien à faire ici. »

À mi-voix, elle dit :

« Route de Montségur ? Route de Montserrat ? Sachant ce que tu sais, laquelle choisirais-tu, toi ? Laquelle, à ton avis, le plus sûrement, mène vers le Graal ?

— Ah ! que m’importerait, m’exclamai-je, comme malgré moi, si c’était celle de ton cœur ! »

Elle tressaillit, rit de nouveau, légèrement étonnée peut-être.

« Pas mal ! Pas mal ! Mais un peu moins haut, s’il te plaît ! »

En bas, dans la cour, traînant leurs bottes, à la lueur d’une lanterne, quelques soldats allaient et venaient.

« Pas mal ! » répéta encore Mlle de Pérella.

Et elle ajouta :

« Mais, je te prie, ces diverses routes, pourquoi ne coïncideraient-elles point, n’aboutiraient-elles pas au même but, dis-le-moi ? »

« Mademoiselle, c’est le moment ! »

Victor était là, sur le seuil de la porte.

« Six heures et demie, déjà ! » dit Alcyone.

Elle demanda :

« Et l’automobile ?

— Il y a un quart d’heure qu’elle est sortie, à nous attendre, Monsieur et moi, devant la grande porte cochère. Elle fait assez de bruit, bon sang !

— Allons ! » ordonna Mlle de Pérella.

Sous la voûte, ouverte sur la nuit, les soldats étaient là avec leur lanterne.

« On n’a droit aux honneurs qu’après le lever du soleil, dit Alcyone. Autrement, ils se seraient fait un plaisir… »

Elle rendit son salut au sous-officier ; puis m’ayant étreint :

« Va maintenant, ami de mon cœur ! » murmura-t-elle, m’embrassant une dernière fois.

CHAPITRE X

De la divine grâce.

 

« Que je vive cent et cent années, je le verrai toujours, je crois, cet après-midi d’automne hivernal. C’était deux lieues avant Montsalvy, n’est-ce pas, lorsque j’ai déclaré que je n’en pouvais plus, que tu m’as proposé de me porter ? »

J’eus besoin de m’essuyer les yeux, des yeux recouverts d’une buée de larmes, avant de poursuivre cette lecture à laquelle rien ne m’avait préparé.

« Peut-être as-tu pu espérer passer entre mes bras les heures qui sont en train de s’écouler, alors que je les consacre à t’écrire ? Ne m’en veuille pas ! Admets au contraire qu’il en est mieux ainsi. Je suis presque toujours si désespérément lucide, ô mon ami. N’est-il pas préférable que je te laisse ce témoignage de ma pensée ? Le silence règne autour de nous. J’ai pourtant l’impression que l’on ne dort guère, toi le premier, dans cette demeure, où je veux penser que tu ne m’en veux pas trop de t’avoir obligé à pénétrer. Où seras-tu, mon cœur, quand tu auras la possibilité de lire ces lignes ? Quel temps fera-t-il ? Un aussi éclatant soleil que celui qui, j’en ai l’assurance, va se lever après ton départ de Montsalvy ! Où te trouveras-tu ? Connaissant l’itinéraire et te connaissant, je le devine à peu près. Quelque part entre Caylus et Saint-Antonin. À Caylus, je pense. Il serait beau que là encore, fais-m’en l’aveu, je ne me trompe point. »

Elle avait raison. C’était à Caylus que, la prudence me conseillant de ne pas forcer mon moteur, j’avais fait halte vers midi.

Jusque-là, j’avais réussi à m’imposer l’effort de ne pas ouvrir sa lettre.

Mes mains tremblaient. De sa magnifique écriture, altière et droite, Mlle de Pérella poursuivait :

« Oui, à Caylus ! Il n’y a pas cinquante endroits possibles, écoute-moi bien. Or, je te vois comme si j’étais avec toi, cherchant un endroit où tu puisses enfin déchirer cette enveloppe. Or, à Caylus, il y a un petit hôtel que je connais bien. Admettons que tu te sois arrêté là. Aie donc alors la gentillesse de demander à la patronne un marc du pays dont je me souviens et qui n’est pas mauvais. Tu le boiras en souvenir de la voyageuse du train de Narbonne, de ses aïeules, car tu te trouveras au cœur d’une région où le Consolamentum a dû être à plus d’une d’elles dispensé… »

« Madame, dis-je alors à la jeune et aimable propriétaire de l’hôtel, la personne qui m’a conseillé de m’arrêter chez vous pour déjeuner a eu la bonne idée d’ajouter que vous possédiez également un marc qui ne serait point négligeable.

— Le monsieur ou la dame dont il s’agit ne vous ont pas menti, monsieur.

— Eh bien, donc, ayez la bonté de nous en faire servir trois verres, car je serais heureux d’en boire avec vous et avec le patron, à ma santé, à notre santé, et aussi à celle de la demoiselle en question. »

Il allait être midi et demie. La noble guimbarde de la baronne de Pérella m’avait déposé quatre heures auparavant, sans anicroche, chez mon garagiste de la veille. J’aurais difficilement supposé à celui-ci une telle compétence mécanique.

C’était de chez lui que nous avions vu, Victor et moi, le soleil surgir. Soleil, soleil, de quoi allait être faite cette journée à laquelle, pour ton solstice, tu avais accepté de présider ? J’avais quitté une certaine Alcyone de Pérella pour rejoindre une certaine Laurence Sevestre. Pitié pour elles ! Pitié pour nous trois !

Quoique n’ayant pas échangé vingt paroles, j’avais l’impression que nous nous séparerions, Victor et moi, presque en amis.

« Je vous quitte, monsieur. Tout me paraît en ordre dans votre petite machine. J’en ferai part à Mademoiselle. N’avez-vous rien à ajouter pour elle ?

— Vous lui direz… »

Jamais, jusqu’à cette époque tout au moins, je crois n’avoir eu le sens des gratifications convenables. Celle que j’essayai de glisser dans la main de Victor ne devait correspondre à rien de réel, car il la repoussa comme si une brûlure venait de l’atteindre.

« Monsieur plaisante !…

— Un jour, murmurai-je, soudain ému, nous nous reverrons peut-être… »

Il haussa les épaules.

« C’est possible ! » fit-il.

Et, tel un bon agrégé de grammaire, il conclut :

« Tout est possible ! Mais, du train dont vont les événements, qui peut prévoir quand, où, et comment ? »

Cette lettre dont j’achevais la lecture aurais-je le courage de la détruire avant mon arrivée à Pau, ainsi qu’Alcyone m’en avait fait prendre l’engagement ? Si grande en tout cas était son importance que la sagesse me commandait de la relire, de la savoir par cœur, d’en être imprégné.

J’aurai, Dieu merci, l’occasion de revenir sur son contenu. Pour l’instant, il était indispensable d’en souligner les passages essentiels, le cours imminent de mon existence, de notre existence, allant en dépendre désormais.

« D’abord, continuait-elle à écrire, il y a une chose sur laquelle il convient de nous mettre d’accord une fois pour toutes. Ce n’est pas moi qui t’aurai imposé ma décision. Mais, puisque la tienne est arrêtée, c’est différent. Au cours de la journée qui vient de s’écouler, entre Montpellier et chez moi, j’ai eu plaisir à te voir prendre ce dont les hommes ont d’ordinaire le plus horreur, tes responsabilités. Sois bien tranquille, ce n’est pas moi qui t’arrêterai dans cette voie. Tu viens d’avoir tout le loisir de me mettre au courant de ton entretien de samedi dernier avec le doyen de notre chère Faculté des Lettres. Permets-moi de t’avouer que je ne suis pas tout à fait revenue encore ni de ma surprise ni de ma joie. J’ai eu l’occasion d’assister à des cours de ce grand savant, de ce parfait honnête homme. Ah ! si l’on était venu me dire, alors… Mon regret aujourd’hui est immense de n’avoir pas osé lui présenter plus tôt la descendante de Marquésia de Lantar et de Corba de Pérella. D’autant plus que j’ai toujours été une étudiante tout ce qu’il y a de travailleuse et régulière. Mais lui, en revanche, un fervent du Graal ! Quelqu’un de passionné à ce point par pareil problème ! Ne sois pas toi-même stupéfait de ma propre stupéfaction ! Aurais-je jamais imaginé un tel instigateur pour te pousser vers une aventure comme celle où tu es prêt à t’engager maintenant, en m’y entraînant au besoin, peut-être ? Te rappelles-tu seulement l’endroit exact de notre route d’hier après-midi où tu m’en as fait la révélation ? »

Si je me le rappelais, cette espèce de tabouret de mousse sur lequel elle s’était laissée tomber, au bord de ce torrent qui se lamentait lugubrement, sous des cieux déjà obscurcis !

« De quelle façon ai-je réagi, tandis que tu me parlais de la sorte ? Ma décision, à ce moment-là, était arrêtée, et bien arrêtée, sache-le ! Or, pas un instant, tu es bien contraint de le reconnaître, je ne t’ai encouragé ni découragé, je ne t’ai dit ni oui ni non. Pourquoi ? demandes-tu ? Eh bien, voilà ! Parce qu’il est un trait de moi dont il importe que tu sois pour toujours averti. Je n’aime pas les paroles qui volent, qui sont susceptibles, à tout instant, d’être démenties. J’aime l’écrit qui engage, qui laisse trace. Si j’avais dû, il y a sept cents ans, des mains de Guilhabert de Castres ou de Bertrand d’En Marti, les deux sombres docteurs de l’Église cathare, recevoir le Consolamentum qui vous destine sans rémission possible au bûcher, ce n’est pas un serment ordinaire que j’aurais prêté, sois-en sûr. C’eût été la signature d’Alcyone de Pérella, telle que tu peux la lire au bas de cette lettre, qui aurait figuré à la fin d’un aussi solennel engagement. Conformément à ce principe, aujourd’hui, donc, je ne parle pas, j’écris. Pénètre-toi, en conséquence, du caractère définitif de ces lignes. Tu as l’intention d’être de retour à Montpellier le 3 janvier. C’est ce que tu m’as affirmé, n’est-ce pas ? Là, toutes affaires cessantes, tu profiteras des bonnes dispositions de ton doyen. Tu te mettras en route pour cette quête dont il t’a indiqué ce qu’il considère comme les jalons principaux. La maladie de ton beau-pèrequi peut savoir s’il convient de dire tant pis ou tant mieux ? n’a pas l’air d’être de celles qui font redouter une issue rapide. Ce sera pour ta femme l’obligation de demeurer à Pau auprès de sa mère. Durant tout ce temps, tu décideras sans doute, d’accord avec elle, de fermer votre appartement de Montpellier, et de profiter pour ta part des deux ou trois semaines de congé offertes si délibérément par ton excellent homme de doyen. À toi à présent de savoir, comme nous avions pu en former le projet, si tu continues à souhaiter m’avoir pour compagne dans cette ascension de Montségur, dans ce dur et morose pèlerinage aux lieux du supplice de mes belles ancêtres ! La première fois que nous en avons parlé ensemble, souviens-t’en bien, j’ai formé le vœu, ô mon ami, non sans quelque émotion, je te l’avoue, de te voir effeuiller là-haut de tes mains la triste asphodèle du souvenir… »

Et, devant moi, sur cette table du petit hôtel où elle avait, la sombre fille, trouvé un jour le moyen de s’accouder, les pages succédaient aux pages, semblant, les unes après les autres, m’entraîner, comme par la main, au flanc des noirs et farouches précipices de l’hérésie.

« Cela, ce sera notre première étape. Durant la seconde, je ne verrai aucun inconvénient à visiter avec toi cette prodigieuse cathédrale souterraine de Lombrives, sur les stalactites de laquelle l’émeraude sainte entre les saintes, durant un siècle au moins, a probablement rayonné. Ensuite, soit que nous montions au monastère de San Juan de la Peña, selon le vœu de ton vénérable doyen, qui n’a peut-être pas de tout cela une science obligatoirement infuse, soit qu’au contraire, n’hésitant pas à mettre nos pas dans les pas de nos ennemis hitlériens, le major Cassius et le lieutenant de Karlenheim pour ne pas les nommer, nous nous résolvions… Ici, peut-être, serai-je d’ailleurs en mesure de te faire entendre une voix plus qualifiée que toutes les autres… Mais nous n’en sommes pas encore là ! Et puis, qu’est-ce que je m’en vais chercher ? L’essentiel, vois-tu, ne consiste-t-il point, dès maintenant, à dire nous, en parlant de ce projet merveilleux, à nous considérer, d’ores et déjà, comme inextricablement associés toi et moi, par l’esprit, par le corps, par l’âme ?… »

C’est environ trois ou quatre pages de cette lettre que ma mémoire vient de me permettre de reproduire ci-dessus. Elle en comptait une bonne douzaine, toutes empreintes de cette ardeur, de cette flamme sur laquelle, jusqu’à ce jour, Alcyone s’était efforcée de me donner le change, et à laquelle je la sentais, avec un frémissement de tout mon être, s’abandonner de tout le sien, définitivement.

21 décembre, 3 janvier… Je comptais sur mes doigts d’une manière machinale. Je ne l’avais pas quittée depuis six heures, et déjà je ne songeais plus qu’aux douze jours qui me séparaient de la minute où je l’aurais de nouveau dans mes bras.

« Monsieur, voici ce dont vous avez bien voulu nous parler. »

C’étaient mon hôtesse et son mari, me souriant timidement, ce dernier porteur de la bouteille de marc. À travers la fenêtre, sous le frileux soleil, on voyait s’étager les maisons de la vieille petite cité.

« À votre santé ! Et aussi à celle de la demoiselle à qui nous devons…

— Je ne manquerai pas de le lui dire, chère madame, avec l’espoir de vous la ramener un de ces jours… »

Et je fus sur le point d’ajouter :

« Nous avons d’ailleurs, elle et moi, tant de voyages en perspective ! Un de plus, n’est-ce pas ? »


*

Laurence ne se répandait point en propos inutiles. J’y étais habitué. Je n’en éprouvai néanmoins que plus de trouble devant la gravité avec laquelle, à mon arrivée à Pau, elle me parla.

« Jamais, dit-elle, nous n’aurons assez de reconnaissance envers ton doyen pour tout ce que, dans les circonstances présentes, il consent à faire en notre faveur. Mon avis, du moment que tu me le demandes, est que tu acceptes ce qu’il t’offre. Cette thèse a pour toi une telle importance ! Puisqu’il veut bien t’en faciliter la possibilité, puisque quelques enquêtes sur place jointes à un certain nombre de travaux de vérification ne seraient point de trop pour ton travail, je ne vois pas pourquoi tu refuserais ces deux ou trois semaines de congé que de si bon cœur il se fait fort de t’obtenir. C’est dans ce sens que j’ai l’intention de répondre moi-même à sa lettre, si tu es de cet avis.

— Il t’a écrit ?

— Oui ! Et sans tarder, comme tu vois. Il a fallu que ce soit dès samedi, tout de suite après l’entretien qu’il a eu avec toi, étant donné que sa lettre vient de me parvenir tout à l’heure, au dernier courrier. Vous n’avez ni elle ni toi traîné en chemin. J’écrirai aussi à Alcyone de Pérella, afin de lui dire ma gratitude pour ne t’avoir gardé que si peu de temps. Je ne pensais pas te voir arriver avant demain. »

J’étais en train de prendre connaissance de la lettre du doyen. Comment ne pas être touché de tant de soin, de tant d’empressement ? Le seul fait de s’être mis à écrire à ma femme aussitôt après m’avoir quitté ! Être l’objet de prévenances aussi délicates alors que je ne m’en étais jamais senti si peu digne, alors que je ne songeais plus qu’à tirer de toutes celles-ci le meilleur et le moins avouable des partis, à des fins dont je n’étais même plus capable d’avoir honte !

« J’écrirai, dis-je, moi-même au doyen, à la fois pour le remercier et lui notifier mon acceptation. Celle-ci étant bien entendu subordonnée, ainsi qu’il le mentionne dans sa lettre, à une discussion préalable avec toi. Tout cela suppose en effet pas mal de dispositions à arrêter de notre part. L’appartement de Montpellier étant fermé durant notre absence, je t’expédierai Odette de là-bas. Ici tu auras assez d’occasions de l’employer.

— Oui, et ma pauvre mère est bien émue de te voir accepter avec tant de simplicité tous ces petits bouleversements.

— C’est la moindre des choses ! »

Il est, tout de même, des limites à l’impudeur. Je ne fis point la moindre allusion à la lettre que Laurence par ailleurs, se proposait d’envoyer à Mlle de Pérella.

Peut-être dus-je me dire qu’en l’espèce c’était à cette dernière d’écrire. En tout cas, la lettre ainsi escomptée n’arriva point. Dois-je avouer que je n’en fus pas autrement surpris ? Le contraire m’eût même, dans une certaine mesure, gêné.

Durant les douze jours qui suivirent se déroulèrent d’assez singulières festivités de Noël et de Nouvel An que je m’évertuai, non sans rougir, à rendre aussi intimes, aussi familiales que possible. Où serions-nous, les uns et les autres, l’année suivante ? Et je ne songeais pas seulement à mon beau-père ! N’y aurait-il que son unique absence à déplorer ? Jamais en tout cas ma belle-mère n’avait été entourée par moi d’autant d’attentions, ni Laurence de plus de témoignages sans cesse répétés de tendresse. Quant à Catherine, jamais les bazars de Pau n’avaient recelé de jouets aussi ingénieux ni somptueux que ceux dont elle s’était trouvée devenir, du jour au lendemain, la bénéficiaire émerveillée.

Ainsi qu’elle en avait manifesté l’intention, ma femme écrivit donc à Mlle de Pérella. Elle n’en reçut point de réponse, ce qui ne m’étonna pas, ni elle non plus, je crois. J’avais moi-même écrit à Alcyone. Je lui avais envoyé deux lettres, l’une à Montsalvy, la seconde rue Urbain-V. Je lui annonçai mon arrivée à Montpellier le lundi 3 janvier. Je devais me présenter chez elle sans plus tarder.

Je n’en eus pas le besoin, car une lettre d’elle m’attendait chez moi.

Il avait été convenu que nous commencerions par Montségur notre randonnée, quittant ensemble Montpellier dans ma petite automobile. Or, Mlle de Pérella venait d’en décider autrement.

« A y bien réfléchir, je n’ai rien à faire à Montpellier, m’écrivait-elle. Inutile de m’imposer ce détour. Ma mère a consenti à me prêter Victor et sa voiture antédiluvienne, qui sera bien suffisante pour me conduire jusqu’à Lavelanet, commune dont tu m’as déjà entendu parler, car c’est là que se trouvait en garnison, avant de solliciter son affectation à Montsalvy, notre cher major Cassius, qui vient de nous abandonner avant-hier, à destination de la Catalogne. Lavelanet, six mille habitants, à vingt-quatre kilomètres de Foix, à l’intersection des routes nationales 117 et 620. Un peu de précision, n’est-ce pas, ne messied point de temps en temps. Or, nous allons en avoir besoin de plus en plus. »

Et elle poursuivait, continuant à m’en fournir la preuve :

« C’est là que nous nous retrouverons, si tu y consens, le vendredijanvier au soir, à l’hôtel du Parc. Tu demanderas la chambre qui y aura été réservée à ton nom. En m’attendant, étudie le parcours de Lavelanet à Montségur, où nous nous rendrons le 8 au matin. Une dizaine de kilomètres tout au plus, si mes souvenirs sont bons. Quant aux fleurs, rappelle-toi que nous nous sommes promis de disperser là-haut, sur la roche où furent livrées aux vents les cendres des belles Cathares, mes ancêtres, n’en prends point peine. Ce sera moi qui me chargerai de nous les procurer… »

Et la signature d’Alcyone, au bas de cette lettre, était complétée par une curieuse roue dentée.

Après ma visite au doyen et notre accord définitif, étrange soirée que celle où je me mis, délicieusement seul, à errer dans les rues de Montpellier ! Toutes les formalités dont j’avais à me débarrasser étaient remplies. Permis des autorités occupantes ; visa du Consulat d’Espagne pour franchir la frontière ; révision du moteur de mon automobile… Et, naturellement, le maximum de cet argent dont il convient de ne pas avoir à manquer, si l’on ne tient pas à se couvrir de honte devant une compagne aussi à l’abri que je savais qu’était la mienne des misérables préoccupations de cet ordre. Je croisai quelques-uns de mes étudiants. Ils devaient sortir de la Faculté, ayant appris par l’affiche de service que je ne professais point ce jour-là. Et ils me rencontraient en train de me promener, bien tranquille, à travers la ville. Ils se risquèrent à me saluer timidement. Je leur souris avec aménité. Honteuses astreintes dont j’étais en mesure de faire fi. Jamais je n’avais encore imaginé que l’indépendance pût représenter pareille somme de satisfaction, de fierté, de joie. Je songeai au Graal ; au Graal et à Alcyone. Le lendemain soir, je serais auprès d’elle, dans le même petit hôtel inconnu. Et il faudrait bien que la plus belle créature du monde, si elle avait une raison quelconque de ne me point appartenir, se décidât à m’expliquer en fin de compte pourquoi.

Ayant quitté le lendemain Montpellier vers neuf heures, je bifurquai à Carcassonne pour prendre la route de Limoux et de Chalabre. À partir de cette localité, en même temps que la nuit la neige se mit à tomber. Il pouvait être six heures et demie quand j’aperçus les premières lumières de Lavelanet.

Je trouvai aisément l’hôtel du Parc.

« Ma chambre a dû être retenue ? » dis-je à la vieille dame qui était à la caisse.

Me répondant oui, il me sembla qu’elle tremblait.

« Mlle de Pérella est-elle arrivée ? demandai-je encore.

— Oh ! oui, monsieur.

— Pourrais-je la voir ?

— Oh ! non ! Pas pour l’instant, monsieur !

— Cette demoiselle n’est pas à l’hôtel ?

— Oui ! Non ! C’est-à-dire… »

Puis, complètement désemparée, sur un ton suppliant : « Suivez-moi ! balbutia-t-elle. Il vaut mieux que nous soyons seuls. »

Je l’accompagnai dans un petit salon servant de bureau.

« Madame, qu’y a-t-il, je vous en prie ? Est-ce qu’un malheur ?…

— Dieu nous protège ! Oui, un malheur ! C’est cela, monsieur !

— Mlle de Pérella ?…

— Il y a deux heures qu’on est venu la chercher pour la conduire à la Kommandantur. Un attentat contre un officier allemand ! Mais voici Mademoiselle ! »

Très pâle, très calme à la fois, sur le seuil du bureau, Alcyone venait en effet d’apparaître.

« C’est fini ! Il est mort ! » dit-elle brièvement.

Puis, m’ayant fait signe :

« Monte avec moi dans ma chambre. Je t’expliquerai. »

CHAPITRE XI

Ses chevaliers…

 

« Finalement, je crois que c’est toi qui as eu raison, qu’il m’a aimée », dit-elle.

Elle ajouta, tendant ses mains vers la flamme de la petite cheminée de sa chambre, car il était visible qu’elle avait froid :

« Il m’a aimée, à sa façon, sans doute, qui ne devait pas être celle de tout le monde. Un lieutenant de cavalerie allemande, et un révérend père bénédictin, par-dessus le marché. »

Je me tus. Comment intervenir, dans un débat de cet ordre ?

Elle dut sentir mon scrupule, m’en savoir gré.

« As-tu une question à me poser ? »

Je secouai la tête.

« Nous avons tout le temps qu’il faut. »

Elle me prit la main et l’embrassa. On eût dit qu’elle me remerciait.

Un drame qui aurait pu être si compliqué, si étrange ! J’admirais, à la vérité, la maîtrise avec laquelle elle venait de m’en résumer les lignes essentielles. Il n’y avait pas une demi-heure que je l’avais accompagnée dans sa chambre, et déjà j’étais au courant de tout ce qu’il m’était indispensable de savoir. Il n’y avait jamais eu la moindre réticence de la part de Mlle de Pérella.

Et, sans cesse, j’en revenais à la même pensée : cette unique, cette étonnante fille, dire que je ne la connaissais que depuis à peine deux mois !

« Ma dernière lettre, avait-elle commencé, souviens-t’en, celle que je t’ai écrite de Montsalvy à Montpellier ! Je t’y expliquais que Victor me conduirait directement ici. Le 26 décembre, le lieutenant de Karlenheim est parti lui-même pour Lavelanet. Je n’avais aucune raison de lui cacher que j’allais t’y rejoindre. Il n’aurait plus manqué que cela ! Nous ne nous sommes jamais dissimulé nos buts réciproques quant au Graal, n’est-ce pas ? Le Graal appartient aussi bien aux Germains qu’aux Gaulois. Il n’y a pas eu sur les lèvres de M. de Karlenheim une réflexion que je n’aurais pas tolérée, bien au contraire, même quand il a su que tu étais de la partie. Le comte de Karlenheim était de ces hommes qui, soit dit à son éloge, n’ont rien à voir avec la jalousie. »

Je crus bon de me taire, une fois de plus.

« En revanche, poursuivit-elle, hier soir, en arrivant – car je suis ici depuis hier soir, autant que tu le saches – je n’ai vu aucun inconvénient à le faire avertir de ma présence. Il m’a demandé de dîner avec moi. J’ai accepté. »

Peut-être pensait-elle soulever de ma part une critique. Je me bornai à demander :

« Et alors ?

— Et alors, il a tenu à me mettre au courant de son emploi du temps depuis les trois jours qu’il était ici. Ces trois jours-là, comme je m’y attendais, il les a passés presque entièrement à Montségur. Je lui ai demandé si de telles allées et venues ne représentaient pas pour lui quelque péril. Il m’a répondu par un curieux haussement d’épaules.

— Et la conclusion de tout cela ?

— La conclusion, ainsi qu’il en est convenu entre toi et moi, c’est que demain nous passerons nous aussi la journée à Montségur. À propos, les fleurs que tu sais, je me les suis déjà procurées.

— Et lui, le lieutenant de Karlenheim ?

— Et lui ? Eh bien, alors, vers quatre heures, cet après-midi, ce que je lui avais prédit n’a pas manqué de se produire. Négligeant les précautions les plus élémentaires, dans ce dédale montagneux où le maquis est à peu près maître, le lieutenant de Karlenheim, en redescendant de Montségur, a été attaqué, à une lieue d’ici. Il n’avait que six hommes d’escorte. Trois ont été tués. Les autres ont réussi à ramener à Lavelanet leur officier atteint de plusieurs balles. C’est alors que, sur sa demande, j’ai été appelée à la Kommandantur.

— Où vous vous êtes empressée de vous rendre ?

— Oui ! Tu me le reproches ?

— Non !

— Un grand merci ! Comme je te l’ai dit, le lieutenant de Karlenheim vient de mourir. Auparavant, il a tenu à me remettre ceci. »

De son sac, elle avait retiré un rouleau de papier maculé de sang, barré de figures géométriques.

« Ce soir, je me sens trop fatiguée pour t’expliquer de quoi il s’agit. Mais peut-être l’as-tu déjà deviné ? Sans doute la chose à laquelle il aura tenu le plus au monde. C’est même pourquoi, oui, finalement, encore une fois, je crois que c’est toi qui auras eu raison. Il m’a aimée. »

Durant notre repas, qui fut bref, elle ne prononça pas une parole. Au-dehors, dans les rues de la petite ville à présent en état de siège, on entendait le martèlement des bottes des hommes de patrouille.

Il n’était même pas dix heures quand Alcyone manifesta le désir de regagner sa chambre.

« Aie la bonté, dit-elle, de me réveiller toi-même demain matin, à quatre heures et demie. Je tiens à être à Montségur, moi aussi, au lever du soleil. »

Et elle ajouta :

« Si soleil il y a ! Ce qui, avec cette neige qui persiste, est plutôt douteux. »

À l’heure convenue, je frappai chez elle. Elle était assise, devant son feu, le front appuyé au marbre de la cheminée, déjà prête. Avait-elle même dormi ? Ses deux valises étaient bouclées.

« Tu seras bien gentil, avec ton propre bagage, de les faire installer dans ton automobile. Pendant ce temps je réglerai l’hôtel. J’ai donné hier soir les instructions à cet effet. En revenant de Montségur, où je compte bien ne pas m’éterniser, nous serons obligés de traverser Lavelanet. Mais autant ne pas y coucher, n’est-ce pas ? Au cours de la journée que voici, je te mettrai au courant de notre itinéraire. »

Dès cet instant, je l’avais compris : je me serais trompé, gravement si j’avais pu me figurer que, durant ce voyage, notre futur emploi du temps serait subordonné à mon initiative personnelle.

« Et la neige ? questionna-t-elle.

— Elle continue. »

Alcyone haussa les épaules.

« À quelque chose malheur sera bon. Il y aura ainsi moins de trouble-fête, français ou ennemis, pour contrarier notre partie de campagne. »

À cinq heures, au milieu des ténèbres, nous quittâmes l’hôtel. Nous n’avions pas franchi cent mètres que, devant une maison, la seule éclairée, toute pleine d’allées et venues, Mlle de Pérella me fit signe de m’arrêter.

« La Kommandantur ! » se bornait-elle à dire.

J’avais compris.

« Descends avec moi et demande à parler à Wilfrid. »

Wilfrid, je m’en souvins immédiatement, était le sous-officier de garde que, dix-huit jours auparavant, j’avais entrevu durant ma nuit passée à Montsalvy.

Il fut là aussitôt, s’inclinant profondément devant Alcyone.

« Mademoiselle veut-elle le revoir ? » demanda-t-il, d’une voix étranglée par l’émotion.

Elle s’était tournée, vers moi.

« Viens ! » ordonna-t-elle, sans attendre de savoir si j’allais répondre ou oui, ou non.

Il était là, sur un canapé, en uniforme, tout prêt déjà pour la parade définitive. Je ne le connaissais que par Alcyone. Mais, cet Ignace de Loyola de la Wehrmacht, il me sembla que c’était comme si j’avais toujours vécu près de lui.

Elle le considérait en silence.

« Allons-nous-en ! » murmura-t-elle, au bout tout au plus d’une minute, ne s’étant ni agenouillée ni signée.

L’instant d’après, nous roulions sur la lugubre voie glacée conduisant au château des Cathares. Dans cette quête, où nous ne pouvions plus dire que nous ne fussions point désormais engagés pour de bon, venait de choir la première victime, le premier des chevaliers du Saint-Graal. Quelles allaient être les autres ? Telle était la question que Mlle de Pérella, en même temps que moi, devait être sans doute occupée à se poser, en cet instant.


*

« Nous ne devons plus être très loin ! » murmura-t-elle.

Et, presque tout de suite :

« Tourne un peu à gauche. Oui, c’est cela ! Arrête-toi ! »

Elle fut la première à sortir de l’automobile. Elle n’avait pas l’air de trop souffrir du froid. Ai-je noté, il est vrai, qu’elle avait un ample manteau de castor, d’aspect plus que confortable ? C’est égal, avec cette manie, par tous les temps, de ne porter jamais de chapeau !

« Quand êtes-vous venue pour la dernière fois à Montségur ?

— Il y a trois ans.

— Seule ?

— Seule, oui ! La drôle de question ! Je n’ai pas rencontré tant de gens que cela dans le train de Narbonne. Habitue-toi à cette idée, je te prie. »

Je n’avais que la réponse que je méritais. J’en eus pour un moment à me tenir coi.

Depuis notre départ de Lavelanet, la neige s’était arrêtée de tomber, mais elle enveloppait tout de son grand silence. Nous avions traversé deux villages endormis, ou feignant de l’être : Villeneuve-d’Olmes, puis Montferrier.

Mlle de Pérella m’indiqua l’endroit, une sorte d’excavation dans un remblai, où je devais garer ma voiture.

« Nous ne sommes, dit-elle, qu’au commencement d’une expédition qui est susceptible de nous mener assez loin, tu le sais. Il ferait beau voir que nous débutions par la perte de nos bagages. Donc, veille à cadenasser ton automobile. Oui, mais, auparavant, charge-toi de ceci. »

C’était la gerbe de fleurs dont elle m’avait appris la destination.

« Et puis de cela ! »

Il s’agissait de deux cannes ferrées.

« J’aime autant t’avertir que, dans un instant, elles risqueront de ne pas nous être inutiles. Je parie que tu ne les avais même pas remarquées. Tu as de la chance d’avoir pour compagne de voyage quelqu’un qui ne néglige pas les détails. Et, maintenant, en route, si tu le permets ! »

J’avais aussi une autre chance, celle d’être engagé sur un sentier dont Alcyone avait l’air de ne point ignorer le moins du monde le tracé. La neige et la nuit, en ce qui me concernait, avaient aboli en moi à peu près tout sens de l’orientation. Dire que la forteresse vers laquelle nous montions s’appelait le Temple de la Lumière !

Depuis quand gravissions-nous cette pente ? J’avoue que je n’en avais pas la moindre idée. Alcyone vint au-devant d’une question que je n’osais même pas lui poser.

« L’été, et au grand jour, précisa-t-elle, il faut compter environ une demi-heure pour arriver là-haut. Tels que nous voilà engagés, mets-en à peu près trois fois plus. Tu vois que je n’aurai pas trop mal calculé. Si le soleil nous fait tout à l’heure l’honneur de sa visite, nous serons en avance d’au moins vingt minutes à son rendez-vous. »

Notre montée devenait de plus en plus pénible. J’évoquai l’autre, celle qui, le 20 décembre précédent, il y avait dix-huit jours, nous avait conduits jusqu’à Montsalvy. On aurait dit que c’était moi qui, aujourd’hui, avais hérité de la lassitude d’Alcyone. Je butais presque à chaque pas. Un étrange désarroi m’étreignait. Que m’en venais-je, exactement, chercher sur cette cime ? Les prétextes que je m’étais donnés m’apparaissaient comme autant de mensonges. Un complément de documentation pour ma thèse ? Allons donc ! Le Graal, alors ? Allons donc encore ! Le Graal, jouet pour adultes ! Si la coupe d’émeraude s’était mise à rayonner subitement devant moi, j’aurais ri, je crois, crié à l’hallucination. Quoi donc, alors ? Ah ! je ne le savais que trop ! Un moyen de lier définitivement ma destinée à celle de l’être hors de qui rien n’existait plus pour moi en ce monde. Mon Dieu, si seulement j’avais eu l’espoir que le but du fantôme invisible que je suivais présentement, que j’étais résolu à suivre n’importe où ne différât pas trop sensiblement du mien !

Invisible ? Non ! Déjà, devant moi, son ombre mouvante se précisait, commençait à surgir d’une obscurité moins dense. Un paysage émergeait déjà, se dessinait dans la blafarde lumière hivernale.

Et voilà que, tout à coup, la voix d’Alcyone retentit :

« Regarde ! »

Le château était là, à une vingtaine de mètres à peine. Sur le ciel dont la teinte tournait au vert livide, son énorme masse se découpait.

« Et voici la porte, la grande porte du sud-ouest ! »

 

La grande porte de Montségur, on ne le répétera jamais assez, est une conception architecturale extravagante. Totalement dépourvue de moyens de défense, ouverte en quelque sorte à tout venant, on dirait qu’elle n’a été conçue que pour mieux livrer la place aux assaillants.

Je suivais Alcyone sans mot dire. Nous nous trouvâmes bientôt dans la salle d’honneur de la forteresse, vaste et morne rectangle d’à peu près onze mètres sur cinq, voûtée en arc d’ogive, éclairée par cinq archères dissymétriques. Mlle de Pérella vint s’accouder près du pan coupé de l’angle sud-ouest de la salle. Là, ayant consulté son bracelet-montre :

« 8 heures 26 ! murmura-t-elle. Le soleil se lève à 8 heures 40. Nous n’avons plus à attendre que douze minutes le bon plaisir du Maître de céans. »

Je contrôlai moi-même ma montre, mes yeux fixés tantôt sur elle, tantôt sur les échancrures des deux archères de l’est.

Et, soudain, ma compagne poussa une exclamation sourde :

« Vois ! »

Sur la muraille ouest de la salle, restée dans l’ombre jusque-là, un mince rayon d’or pâli venait d’apparaître.

Le soleil naissait.

Mlle de Pérella avait marché vers le rai jaunâtre. Droite devant lui, ayant à la main le rouleau de papier légué par le lieutenant de Karlenheim, elle procédait à un examen que je me gardai religieusement de troubler. Ce silence dura une dizaine de minutes, au bout desquelles elle me fit signe.

« Vois ceci ! »

Gravée sur la muraille, il s’agissait d’une roue dentée, d’un pouce de diamètre.

« Si tu avais prolongé ton séjour à Montsalvy, dit-elle, j’aurais eu l’occasion de te montrer une roue analogue, incisée dans la muraille de la salle située au-dessous de la maîtresse tour. Quoi ? Que murmures-tu ?

— Que, cette roue-là, je l’ai observée également accolée à votre signature, au bas de la lettre que vous m’avez écrite durant la nuit que j’ai passée à Montsalvy. »

Elle eut un sourire assez satisfait.

« J’aime les esprits observateurs, se borna-t-elle à déclarer. Puisque c’est ton cas, examine bien la roue que voici. Tu auras des chances de revoir la même dans l’une des salles capitulaires du monastère de Montserrat, si le Grand Être nous accorde la faveur de pousser jusque-là notre promenade sentimentale. Voilà qui finit, avoue-le, par constituer les données d’un assez joli problème trigonométrique. Ceci posé, donne-moi ta main.

Elle me prit l’index de la main droite et l’appliqua sur la roue dentée.

« Regarde cette trace de craie rose sur ton doigt. Tu risques d’en trouver une analogue sur la roue dentée de Montserrat. C’est de cette craie, tu le sais, qu’a coutume de se servir notre cher major Cassius, au cours de ses investigations. Pourvu qu’il ne lui arrive pas malheur, à lui aussi, l’excellent homme ! »

De nouveau, elle compulsait le papier taché du sang du lieutenant de Karlenheim.

« Il est tout de même merveilleux, fit-elle, comme se parlant à elle-même, oui, merveilleux, que l’auteur de ceci, ne disposant que de bien piètres éléments, ait réussi à se rapprocher à un tel point de la vérité ! Qui, plus que lui, eût été digne de la connaître ! »

Brusquement, elle sortit du rêve dans lequel elle s’était enfermée quelques instants.

« Maintenant, viens ! ordonna-t-elle. Moi, je ne vois plus ce que j’ai à faire ici. Toi, il ne sera pas dit que je t’aurai forcé à y monter sans te permettre, à condition que tu n’aies pas trop le vertige, de jeter un coup d’œil sur le panorama. Il en vaut la peine. Ah ! et puis il y a nos fleurs, qu’il convient de ne pas oublier. »

Le vertige, m’avait-elle dit ? Je croyais n’y pas être sujet. Je n’en fus plus aussi certain lorsque j’eus suivi Alcyone au bord de l’à-pic monstrueux sur la corniche duquel elle venait de se risquer avec la plus négligente désinvolture. Effrayant abîme blanc et noir, tavelé de forêts, où d’immenses volées de corbeaux ployaient et déployaient leurs draperies funèbres ! Étrange destinée de cette province débonnaire. On aurait certes procuré un surcroît de surprise à ses infortunés habitants si l’on était venu les informer que, sept siècles plus tard, les sénéchaux de Saint Louis et les reîtres de Simon de Montfort seraient remplacés par des visiteurs de Franconie et de Souabe, en quête du Graal, également, du Graal toujours, de l’éternel Graal !

Alcyone se pencha davantage encore.

« Tu vois ce gouffre ? Dans la nuit du 16 au 17 mars 1244, qui suivit la reddition de la forteresse, c’est par là que furent descendus, à bout de cordes, trois hommes, trois assiégés, Amiel Aicart, Hugo, Poitevin, plus un quatrième dont le nom n’a point été retenu. Ils partaient pour les refuges souterrains de la région de Sabarthès pour cette grotte de Lombrives chère à ton bon ami le doyen. Ils étaient chargés d’y transporter le trésor des Cathares. Parmi ce trésor figurait le Graal, bien entendu toujours le Graal, vaisseau sublime par lequel venait d’être conféré le Consolamentum aux martyres de la journée précédente, Marquésia de Lantar, Corba et Esclarmonde de Pérella. Entends-tu bien ? Comprends-tu bien ? »

Je me taisais, épouvanté par la tragique majesté de l’instant.

« Ce nom de Pérella, reprit Alcyone avec une sorte de farouche véhémence, le paysage que voici te permet-il de te rendre compte de ce qu’il représente pour moi ? »

Je continuais à garder le silence, un silence que Dieu savait que j’eusse pu rompre, cependant. Ma compagne n’aurait-elle pas été en effet quelque peu étonnée de m’entendre lui répliquer qu’il n’y avait pas si longtemps que cela, le dimanche 14 novembre dernier, dans notre appartement de Montpellier, ce nom de Pérella, précisément, je l’avais entendu prononcer non sans respect par une jeune femme qui s’appelait Laurence Sevestre, mère d’une fillette de six ans qui allait bientôt s’apercevoir que les nouvelles de son père ne parvenaient plus qu’avec de moins en moins de fréquence.

Oui, telle était la réponse que j’aurais pu faire à Alcyone, le 8 janvier 1944, sur la sainte montagne de Montségur, si j’avais eu ce courage-là !

CHAPITRE XII

Puisent en lui l’ardeur…

 

« J’ai toujours eu horreur des grottes ! » déclara-t-elle.

Bien que l’endroit ne s’y prêtât guère, elle avait retrouvé sa gaieté.

« Veux-tu que nous nous arrêtions un moment ? »

Sans attendre mon assentiment, elle s’était assise dans une espèce de monumentale cathèdre rocheuse, au-dessus de laquelle une auréole de stalactites semblait transformer Mlle de Pérella en quelque barbare vierge wisigothe.

Elle s’en rendit compte et proclama :

« On dirait que nous voici déjà dans les environs de Montserrat. Note bien en tout cas que, si j’ai consenti à nous détourner de notre itinéraire normal pour venir à Lombrives, c’est bien par pure déférence pour ton doyen, et aussi parce que je ne suis point hostile à tout ce qui est susceptible d’allonger notre route, le temps me paraissant toujours passer trop vite, en ta compagnie.

— Et puis aussi, dis-je, parce que vous tenez à laisser à vos cousines de Quéribus celui de se préparer à vous recevoir dignement. »

Elle rit.

« Ta mémoire devient véritablement insupportable. Mes cousines sont les meilleures filles du monde. Tu n’auras pas besoin de longtemps pour le constater. Mais il faut bien l’avouer également : elles ont un goût marqué pour les complications. J’ai eu beau les supplier de ne pas se mettre en quatre demain pour nous, je n’en reste pas moins persuadée qu’ayant chez elles le nécessaire, le superflu, et plus encore, elles n’en sont pas moins parties aujourd’hui chercher du renfort à Maury, à Estagel, au besoin même à Perpignan. Ceci posé, tu n’as pas, j’imagine, la prétention de découvrir le Graal dans cette grotte macabre. Je peux te garantir qu’il n’y est plus, en admettant même qu’il y ait jamais séjourné. Mais tu ne m’écoutes même pas !

— Bien au contraire ! Je suis tout oreilles. » Le Graal n’est point ici. Pas plus qu’il n’était à Montségur ! Et comme nous ne sommes pas davantage assurés de le découvrir à Montserrat !…

C’était la discussion de la veille au soir qui était sur le point de renaître. Il n’est pas mauvais de résumer en quelques mots ce qu’avait été depuis Montségur notre emploi du temps. Après avoir éparpillé en silence nos fleurs sur l’emplacement de l’atroce bûcher du 16 mars 1244, nous avions regagné, Alcyone et moi, notre automobile. Le froid augmentait. La neige avait recommencé à tomber, les corbeaux à tourbillonner avec des coassements de plus en plus lugubres.

« Ne repartons pas tout de suite ! » avait ordonné Mlle de Pérella.

Elle avait pris mon bras sous le sien, et nous étions restés ainsi, serrés l’un contre l’autre, à contempler, à travers la glace avant de l’automobile, le faîte du mont qui s’enténébrait peu à peu.

Sur le chemin du retour, nous avions traversé le village de Montferrier au jour tombant. C’était là que s’était produite la veille l’échauffourée qui avait coûté la vie au lieutenant de Karlenheim. Notre automobile dépassa un groupe de civils encadrés par une vingtaine de soldats allemands : quatre, cinq, six otages. Je sentis la main d’Alcyone qui, de nouveau, étreignait mon bras.

La nuit était totale lorsque nous atteignîmes Lavelanet. Nous aperçûmes la maison où nous avions salué la veille la dépouille du pèlerin de Montserrat, de Montsalvy, de Montségur.

La pression de la main de Mlle de Pérella s’était accentuée.

« Nous devons être à sept ou huit lieues de Tarascon-sur-Ariège, soupira-t-elle. Comme il me tarde d’y être rendue ! »

Elle reprit :

« C’est là que nous coucherons cette nuit. Nos chambres sont retenues à l’hôtel Francal, où, tu verras, nous allons être à merveille. »

Au même instant, une lanterne se balança, en travers de la route. C’était une patrouille allemande qui nous intimait l’ordre de nous arrêter. Un sous-officier nous réclama nos papiers. J’allais lui présenter les miens lorsque je fus devancé par Alcyone. Elle devait avoir plus de confiance dans son dossier personnel. Peut-être lui avait-il été établi à Montsalvy. Mortelle époque ! Maintenant, sur le restant de notre parcours, peut-être également valait-il mieux, dans ces conditions, ne pas avoir affaire au maquis.

D’un geste, le sous-officier m’avait signifié que nous pouvions poursuivre notre chemin.

Désormais, nous ne rencontrâmes plus personne. La neige tombait, puis s’arrêtait. Nous ne devions plus être très éloignés de Tarascon-sur-Ariège.

« J’ai faim ! » se prit soudain à murmurer Mlle de Pérella.

Elle en avait le droit. Moi aussi, j’imagine. Il était loin, notre pauvre petit café au lait, bu bon matin, bien avant l’aube, à Lavelanet !

« Enfin, dit-elle, nous voilà arrivés ! »

Elle était connue, flatteusement, à l’hôtel Francal. Nous y fûmes aussitôt comme chez nous. Elle avait beau dire, ce ne devait pas être la première fois qu’elle s’en était venue rendre visite aux cavernes de la région. Je crois que je n’oublierai jamais cette aimable salle à manger, ce bon feu de flammes rouges et bleues qui nous mit au cœur, après cette redoutable journée, un réconfort dont nous avions quelque besoin.

« Est-ce que tu aimes l’omelette au rhum ? m’avait demandé Alcyone. Moi, j’en raffole, et je vais en commander une, si tu n’y vois pas d’inconvénient. Nous n’avons pas besoin d’attendre d’être chez mes cousines de Quéribus pour nous accorder quelques douceurs. N’auriez-vous point par hasard un bon vieux porto dans votre cave, chère madame ?

— Un très bon, justement, mademoiselle.

— Eh bien, voilà qui va être parfait pour précéder ce dîner dont nous nous faisons par avance une fête. »

Et, s’étant tournée vers moi :

« En le savourant, ce porto, nous allons pouvoir régler notre emploi du temps de demain. Dans la matinée, puisque nous en avons décidé ainsi, nous tâcherons de nous débarrasser de cette fameuse grotte de Lombrives. »

Et c’est alors que la discussion avait commencé.

« Visite sur l’utilité de laquelle vous avez toujours manifesté quelque scepticisme ! avais-je peut-être eu le tort de dire, avec un sourire un peu trop railleur. Mais vous attendiez-vous davantage à rencontrer le Graal à Montségur ? Descendu de là-haut dans les conditions et les circonstances que vous m’avez si minutieusement décrites, je ne vois pas très bien quand, comment, pourquoi il y aurait été remonté. »

Elle s’était contentée de hocher la tête, puis, sans répondre directement à mon objection :

« Le lieutenant de Karlenheim et le major Cassius, avait-elle dit, ne croyaient peut-être pas plus que moi à la présence de la Pierre sacrée à Montségur. Mais ils croyaient eux aussi, sans doute, que Montségur peut renseigner sur ce qu’a été son sort par la suite. Comme pour Montségur, sans doute aussi le même raisonnement est-il valable pour Montserrat.

— Si je comprends bien, résumai-je, avec une ironie sous laquelle n’était point sans percer quelque agacement, à Montserrat non plus nous n’avons guère de chance de trouver le Graal. »

Elle eut un regard en quelque sorte apitoyé.

« Trouver le Graal ! Trouver le Graal ! soupira-t-elle. On dirait vraiment qu’il n’est plus question d’autre chose, que nous ne nous sommes rencontrés tous les deux que pour cela. »

Et la voix résonnant subitement d’une profondeur singulière, elle avait ajouté :

« Moi, sache-le bien, je me contenterais de la perspective d’en poursuivre la recherche toute ma vie, si j’étais certaine, il me semble te l’avoir déjà dit, ou peut-être l’as-tu deviné, que ce fût un moyen de demeurer toujours avec toi. Il est vrai que moi, m’objecteras-tu, je suis libre de mes faits et gestes… Mais voici le porto ! Le Ciel soit loué ! »

Il faut trois bonnes heures si l’on veut procéder de façon sérieuse à l’exploration de la grotte de Lombrives. Alcyone pour qui, je le répète, cette visite n’était probablement pas une nouveauté, n’avait certes pas l’intention d’y consacrer tout ce temps.

Assez vite, on l’a vu, elle s’était mise à solliciter grâce. « Si j’ai consenti à venir ici, je ne t’ai pas pris en traîtresse, n’est-ce pas ? C’est avant tout par gratitude envers ton doyen, à qui il te faudra bien rendre des comptes. Et puis, le Graal, de ses rayons, a peut-être illuminé cette grotte. Tous les endroits où nous pouvons imaginer qu’il a séjourné sont sacrés. Veux-tu qu’à cet égard nous nous efforcions de faire le point, qu’avec nos faibles moyens nous tentions de dresser un schéma de la Quête ? Tu as trop tendance à me soupçonner de te dissimuler quelque chose. Bien ! Commençons donc ! Au lieu de risquer de me tordre les chevilles dans toutes ces crevasses de malheur, restons bien tranquillement ici, où j’ai l’air de quelque vierge noire volée en Espagne, et abandonnée sur la route de Poitiers par les cavaliers de Mahom. Aujourd’hui, dimanche, 9 janvier 1944 ?…

— Dimanche, 9 janvier 1944, enchaînai-je, il va y avoir en mars sept cents ans que le Graal a été transporté ici par les évadés de Montségur, Amiel Aicart, Poitevin Hugo, plus le quatrième, celui dont le nom n’a pas été retenu.

— Bravo pour l’incomparable élève que tu es ! »

Nous nous renvoyions les répliques, avec le plus curieux mélange de désinvolture et de défi.

« Sept cents ans, en effet ! 17 mars 1244. Jusque-là n’est-ce pas, je n’ai pas besoin de t’interroger sur les étapes parcourues, grosso modo, par l’Émeraude prédestinée ?

— Je peux tout de même essayer de retracer cet itinéraire. Nous assistons à son arrivée en Gaule, apportée de Césarée de Palestine par Joseph d’Arimathie.

— Un bon point ! Et puis ?

— Et puis, ne pas oublier l’essentiel. Zachée le publicain, devenu Saint-Amadour, en Quercy. La Pierre divine trouvant asile dans le sanctuaire des bords du Lot, en aval de Montsalvy, son futur refuge, jusqu’au moment où elle va en être chassée par l’invasion musulmane.

— Admirable ! Et puis après ?

— Et puis après, c’est le triomphe de l’assertion de votre pauvre aumônier des Dames du Sacré-Cœur de Toulouse ! C’est Montsalvy, fief des Lantar et des Pérella, les deux familles préposées à la garde du Graal. Et cela d’abord sans interruption, de la fin du VIIIe siècle à 1204.

— 1204 ? Pourquoi cette date ?

— Parce que c’est alors qu’intervient votre aïeul, le magnanime Raymond de Pérella, gendre de Marquésia de Lantar, époux de Corba, père d’Esclarmonde. Raymond a pour autre fief le château de Montségur. Il reçoit la visite du chef religieux des Cathares, Guilhabert de Castres. Celui-ci vient le supplier de remettre en état Montségur, à cette époque ruiné par les ans. Montségur reconstruit deviendra à la fois temple et forteresse pour les Cathares. Raymond de Pérella accepte, et sa première idée sera de transporter le Graal de Montsalvy – de Montsalvat aurais-je aussi bien le droit de dire sans doute – à Montségur. Ce sera le refuge de la Pierre sainte pendant quarante ans, de 1204 à 1244. La petite-fille de Raymond de Pérella, dites-moi, n’est-elle pas trop mécontente de son disciple ? »

Se haussant hors de sa cathèdre de stalagmites, Alcyone était venue vers moi, et, pour toute réponse, m’avait embrassé.

Elle dit ensuite, avec un soupir :

« Étrange calcul ! Étrange précaution, tout de même ! Montségur ! Nulle part ailleurs, le Graal n’aura été plus en danger.

— Raymond de Pérella pouvait-il prévoir la suite des événements ? protestai-je. La preuve en est qu’il a choisi également Montségur pour y abriter sa belle-mère, sa femme, sa fille ?

— Tu as raison ! soupira-t-elle. On a toujours tort de récriminer ! Continuons donc ! Montségur, d’où le Graal s’en va chercher refuge à la cathédrale souterraine de Lombrives…

— Lombrives, où il demeurera jusqu’en 1328, date de la défaite définitive de l’Hérésie et de la victoire de l’Inquisition. »

Nous nous observions en souriant, guettant les répliques qui allaient sortir de nos lèvres, ayant l’air de réciter une leçon que l’un redoutait de voir l’autre connaître mieux que lui.

« 1328 ! répéta Mlle de Pérella. Date où les adorateurs de l’Émeraude de Césarée eurent enfin une idée de génie. Il n’est pas de plus sûr asile que celui qu’on trouve, à leur insu, chez ses adversaires ! disons le mot, chez ses ennemis.

— Et ce fut à partir de cette date-là, effectivement ?…

— À partir de cette date, ce ne sont plus les Sectateurs de l’Émeraude palestinienne chez qui elle trouve son plus sûr asile, mais bel et bien l’Église catholique…

— Le monastère de San Juan de la Peña, par exemple !

— Oui, oui, je sais bien ! C’est la marotte de ton cher doyen, avec, comme corollaire, l’installation du Graal dans la cathédrale de Valence. Nous ne manquerons pas d’aller y faire un petit tour, c’est promis. Mais auparavant…

— Nous commencerons par le couvent de Montserrat n’est-ce pas ?

— Ne serait-ce que pour vérifier les raisons que peut avoir de nous y devancer le major Cassius qui, des deux pensionnaires de ma pauvre maman est seul, hélas ! à rester en course. À Montserrat, donc ! Mais non sans avoir, au préalable…

— Au préalable, non sans avoir ?…

— Fait halte, demain, comme tu le sais, chez nos cousines de Quéribus. Tu te rendras compte de ce que pouvait être l’hospitalité de ces vieilles familles relapses. À présent, si tu veux m’en croire, nous allons sortir de cette grotte où nous n’avons plus à faire grand-chose sauf à y contracter des idées noires. Il y a non loin d’ici une gentille auberge où l’on vous sert une blanquette de Limoux qui te rappellera, par son fruité, ce vin des Corbières que tu as goûté chez moi à Montpellier, à condition que tu n’en aies point perdu déjà le souvenir. »


*

Le jour finissait, avec de gigantesques lueurs rougeâtres derrière les montagnes.

En dépit d’un froid plutôt sévère, nous étions attablés tous les deux à la terrasse de l’hôtel qui nous accueillait ce soir-là, sur la rive gauche de l’Aude, dans une petite ville chère au cœur de tous les sportifs dignes de ce nom, Quillan.

Je ne savais pas comment s’y prenait Alcyone. Nous n’avions jamais, grâce à elle, à nous soucier de nos chambres là où nous arrivions. Nous étions toujours attendus, quelles que fussent les déficiences des communications téléphoniques, interrompues pour un oui, pour un non par les autorités occupantes.

« Est-ce que cela ne t’ennuie pas trop, m’avait-elle déjà demandé, de coucher dans tellement de petits hôtels divers ? Moi, personnellement, j’avoue que rien ne m’amuse davantage. Mais, plus j’avance dans l’existence, plus je constate que tout le monde n’est pas obligé d’être de mon avis. »

Elle s’arrêta, réfléchit. Jamais elle ne m’était apparue aussi belle. Ses cheveux flottaient au vent du soir sur les revers marron foncé de son manteau.

« Remarque, dit-elle, je te le confie, que nous étions attendus pour dîner chez mes cousines de Quéribus. Le village de Lesquerde, où elles habitent, entre Saint-Paul du Fenouillet et Maury, n’est même pas à dix lieues d’ici. Mais je les ai sacrifiées à la perspective d’une soirée de plus à passer seule avec toi. Elles ne me reprocheront pas trop, ni toi non plus, mon égoïsme. »

Qu’aurais-je pu, dû lui répondre, sinon que, ces soirées-là, il n’eût tenu qu’à elle de les faire durer davantage ? Mais, impitoyablement, jamais elle ne les avait, jusqu’à présent, prolongées plus tard que dix heures. Toujours, alors, à son signal, nous avions regagné nos chambres, ces deux chambres qu’elle s’était toujours arrangée pour retenir séparées l’une de l’autre, avec quelle inflexible rigidité !

« Et notre journée de demain, quelle va-t-elle être ? » demandai-je.

Il y avait dans ma question une indifférence morne dont elle n’eut pas l’air de s’apercevoir. La merveilleuse comédienne qu’elle était, quand elle le jugeait nécessaire, quand elle consentait à s’en donner la peine !

« Tu as raison ! Mille fois raison ! Je n’ai pas le droit de ne pas te renseigner sur les gens chez qui tu vas être reçu. Mes cousines de Quéribus ? Elles sont trois, cela je crois te l’avoir déjà dit. Diane, l’aînée, cinquante-deux ans. Damienne, quarante-huit. Déborah, la plus jeune, celle qu’on appelle la folle, quarante. Aucune des trois, bien entendu, n’est mariée. C’est une maladie assez répandue dans la famille. Comme, d’ailleurs, chez les Pérella, et toutes les Cathares survivantes. »

Elle dit encore :

« Avec la seconde, Damienne, l’intellectuelle, tu pourras avoir quelques échanges de vues intéressants. C’est elle qui assume la conservation des archives de la maison de Quéribus. Si ton travail n’était point aussi avancé, elle aurait pu te fournir certaines lumières sur ce fameux traité de Lorris. Tu m’as bien fait rire, le jour où tu m’as demandé si elles continuaient à habiter Quéribus. Lorsque, demain, au-dessus du bourg de Maury, tu pourras contempler ce qu’il reste de cette tragique forteresse, tu riras aussi, je te le promets, de ta question. Ah ! À ce propos, au cas où je risquerais de l’oublier, fais-moi penser à demander un renseignement à Gaston !

— À Gaston ?

— Oui ! Gaston Armingaud ! Le père de Serge ! Les deux amis les plus fidèles que les familles de Quéribus, d’Aguilar, de Puylaurens, de Peyrepertuse aient jamais possédés dans le pays. »

Je ne pus m’empêcher de sourire.

« Vous n’avez pas eu tort d’invoquer le traité de Lorris. Puylaurens, Quéribus, Aguilar, Peyrepertuse, ce sont tous les châteaux forts dont la remise entre les mains du roi de France a fait l’objet de luttes et de négociations aussi ardues les unes que les autres. C’est toute l’histoire de la région que résument ces noms fameux. »

Elle haussa ses belles épaules.

« Ainsi, dit-elle moqueusement, le jour où nous nous sommes rencontrés dans le train de Narbonne, tu t’es donc imaginé n’avoir noué que des relations indignes de toi ? Quand tu y as été appelé à ta maîtrise de conférences, tu aurais jugé bien cavalièrement les connaissances qu’on peut se faire à l’Université de Montpellier, mon ami ! On n’y fabrique pas uniquement des docteurs et des agrégés. Demande-le donc à ton doyen, qui, lui au moins, dans ses hypothèses, ne dédaigne pas de faire preuve d’un peu de fantaisie. De la fantaisie ? À toi d’en avoir tout à l’heure. N’ayant pas l’intention de t’imposer une omelette au rhum à chaque repas, je te laisse la responsabilité du menu de ce soir. En attendant, car il commence à faire frisquet, nous allons rentrer, et demander qu’on nous apporte un apéritif quelque peu canaille. Que dirais-tu d’un mandarin-curaçao ? Pourquoi pas ? »

Le mandarin-curaçao servi, ce fut elle qui exigea de payer. Elle avait toujours besoin de monnaie.

À la salle à manger de l’hôtel, nous avions préféré la cuisine, afin de nous asseoir devant la cheminée, autrement vaste. Après un silence durant lequel nous eûmes tous les deux l’insupportable sensation que c’était la même question que nous allions finir par nous poser, Mlle de Pérella prit les devants.

« Tu excuseras mon indiscrétion. Tu as une famille, par conséquent un courrier à te faire expédier. Je pense que tu as donné les instructions nécessaires ?

— Je les ai données.

— À merveille ! fit-elle. Alors, je n’ai plus de scrupules à avoir de ce côté. »

Il s’écoula un autre silence.

« À Lesquerde, dis-je à mon tour, chez Mlles Diane, Damienne et Déborah de Quéribus, nous serons les seuls invités, demain ?

— Tu veux rire ! fit Alcyone, sortant d’un rêve. Il n’y a pas tellement d’occasions de se récréer, par ici. Mes cousines n’auront eu garde d’oublier leurs cousines, qui sont aussi les miennes, pour la plupart : Bathilde de Peyrepertuse, Othone et Gisèle d’Aguilar, Guillelme et Braïda de Puylaurens, toutes plus ou moins descendantes, comme ta compagne que voici, des suppliciées d’il y a sept cents ans.

— Et les hommes ?

— Il y en aura aussi ! À moins que Serge et Gaston Armingaud ne leur aient repéré quelques sangliers à forcer, du côté du Mas de la Fredes. Dans ce cas, on tâchera de se passer d’eux. Plains-toi donc ! »

CHAPITRE XIII

De le servir…

 

« C’est bien ce que j’avais prévu ! me dit Mlle de Pérella. Serge et Gaston Armingaud auront encore fait des leurs.

— De quoi s’agit-il ?

— Des sangliers, parbleu ! Ils en ont déniché une nouvelle harde. Non point, comme à l’ordinaire, près d’ici, dans les environs du Mas de la Fredes ou des monts du Tauch, mais au diable vauvert, du côté de la forêt des Fanges. Le résultat ? Notre déjeuner va être privé d’ornements mâles, ainsi que je te l’avais prédit. Ces messieurs de Puylaurens, d’Aguilar, de Peyrepertuse ont préféré la chasse au plaisir de revoir leurs cousines et de connaître, par la même occasion, l’un des représentants les plus accomplis de notre Enseignement supérieur. Je ne leur en veux d’ailleurs pas trop. Pas du tout, même ! Quant à toi, je te le disais hier soir à Quillan, plains-toi donc ! »

Et cette conversation avait pour théâtre la chambre qui m’avait été préparée, à Lesquerde, dans la vaste et confortable demeure des demoiselles de Quéribus, chez qui nous étions, ce matin-là, arrivés vers onze heures, Alcyone et moi. Ma compagne d’aventures venait de m’y rejoindre, après quelques minutes passées dans la sienne.

« Pardonne à ma déplorable habitude, avait-elle dit en y pénétrant. Je m’aperçois que je m’accoutume chaque fois davantage, lorsque j’entre chez toi, à ne même plus me donner la peine de frapper. »

En dépit de son apparence altière, rien n’était plus plaisant que cette habitation, bâtie au centre d’un site merveilleux. Il en était de même de nos hôtesses. Alcyone ne m’avait point fait d’elles un éloge exagéré. Il n’y avait guère de charme qui pût se comparer à celui qui se dégageait d’elles trois. Elles m’avaient, sans plus tarder, fait bénéficier du culte admiratif et affectueux qu’elles vouaient, visiblement, à leur cousine.

Nous descendîmes les rejoindre dans l’immense hall transformé en jardin d’hiver dont la verrière septentrionale s’ouvrait sur la chaîne bleue des Corbières. J’eus un coup au cœur en apercevant, dominant la vallée, les ruines de leur forteresse ancestrale, du monstrueux donjon de Quéribus. Damienne, la seconde des trois sœurs, celle qu’Alcyone appelait l’archiviste de la famille, était aussi au courant des clauses de mon traité de Lofris que de celles du traité de Corbeil qui, en 1258, consacra la reddition, entre les mains de Saint Louis, de toutes les places fortes hérétiques de l’Occitanie. Presque aussitôt s’engagea entre elle et moi une controverse qui n’était peut-être pas assez soucieuse de l’intérêt qu’y pouvaient prendre nos auditrices.

Ainsi que ses deux sœurs, Déborah et Diane, Damienne de Quéribus était de taille élevée et souple. Leur chevelure, à toute trois, se striait déjà de nombreux fils d’argent, qu’elles ne cherchaient point à dissimuler. Elles étaient vêtues avec une simplicité qui n’excluait pas la recherche. On devinait la qualité de leur âme aux égards que le personnel de la maison ne perdait pas une occasion de leur témoigner.

Furent successivement introduites dans le hall leurs autres cousines, conviées comme nous à ce déjeuner. Âgées de trente à quarante ans environ, elles étaient à peu près toutes très belles. Aucune d’elles n’était en puissance de mari. Blondes ou brunes, elles avaient un teint d’une matité aragonaise, des yeux profonds dont la douceur s’illuminait parfois, à l’instar de ceux de Mlle de Pérella, de lueurs subites, farouches reflets, eût-on dit, des sombres flammes de l’inquisition.

Tour à tour, elles excusèrent l’absence de leurs frères, les unes sans beaucoup d’ardeur, les autres ne se gênant point pour exprimer, en fin de compte, leur réprobation.

« Les miens, dit Bathilde de Peyrepertuse, avaient vraiment pris des engagements, la semaine dernière, avec les Armingaud.

— Quant au mien… », commença Gisèle d’Aguilar.

Usant de sa fougue coutumière, Alcyone coupa court.

« Pourquoi, dit-elle, empêcher les gens de trouver leur plaisir à d’enfantines imbécillités dont j’ai, ce me semble, le droit de parler, puisqu’elles ont coûté la vie à mon père ? Nous ne vous demandons qu’une chose, mes enfants : quand vous aurez récupéré vos gaillards, assurez-les bien que nous avons su à merveille nous passer d’eux. »

Les deux demoiselles de Puylaurens, Guillelme et Braïda, opérèrent leur entrée, sur ces entrefaites. Elles amenaient avec elles leur cousine germaine, Geneviève de Termes, une étrange jeune fille aux yeux noirs et aux cheveux blonds.

Je vis le visage d’Alcyone se rembrunir.

« Qu’est-ce qui a pris à Diane ? murmura-t-elle. Celle-ci, me semble-t-il bien, n’était point, à l’origine, inscrite sur la liste de ses invitations ? »

Je lui dis moi-même à l’oreille :

« N’est-ce point là la descendante de Raymond de Termes, qui lutta victorieusement contre Simon de Montfort ? « Les cinq fils de Carcassonne », vous devez le savoir mieux que moi, ainsi étaient nommés les châteaux de Termes, de Peyrepertuse, de Puylaurens, d’Aguilar et de Quéribus. Grâce à cette venue qui paraît vous surprendre, l’assemblée d’aujourd’hui est au contraire complète. J’ajoute qu’il faudrait être singulièrement injuste vis-à-vis de Mlle de Termes pour ne point la déclarer bien jolie. »

Alcyone secoua la tête sans répondre. La suite des événements devait me prouver que je ne l’avais pas convaincue.

Périlleuse et assez sotte situation que celle de l’homme isolé au milieu d’une assemblée de convives uniquement féminines. Il faut qu’elles aient autant de finesse que de bonté, s’il paraît en distinguer une, pour ne pas risquer de dresser toutes les autres contre lui. À table, Diane, maîtresse de maison, s’était attachée à placer son monde à peu près au hasard. J’étais tout de même à sa droite et j’étais à la gauche de cette sorte d’ironique archange à la chevelure blonde et aux yeux noirs, Mlle Geneviève de Termes. Elle m’entreprit dès le début du repas, sans avoir l’air de se soucier du regard plus ou moins glacial de Mlle de Pérella, qui se trouvait en face de moi, entre Othone d’Aguilar et Gisèle de Puylaurens, affectant, assez mal d’ailleurs, de ne pas nous prêter attention.

Elle n’était point dans un de ses bons jours. Le malheur fut que Mlle de Termes ne fit rien pour en tenir compte. Diane, Déborah et Damienne de Quéribus étaient au courant de notre excursion de l’avant-veille, à Montségur. Invité à en narrer les détails, je ne manquai point de parler du véritable effroi qui m’avait saisi en présence de la vertigineuse paroi, le long de laquelle, à bout de câbles, le trésor cathare avait été descendu.

« De quoi au juste se composait ce trésor ? Qu’a-t-il pu devenir ? On ne l’a jamais su, n’est-ce pas ? demanda Othone d’Aguilar, inconsciente des nuées orageuses qu’elle était en train d’accumuler.

— Personne, en effet ! dit Damienne, prudente.

— Peut-être, en tout cas, n’a-t-il point été perdu pour tout le monde ! » susurra, avec un petit rire, Geneviève de Termes.

Et elle ajouta, sans que jamais j’aie pu démêler s’il y avait eu ou non préméditation de sa part :

« Les chefs des assiégés de Montségur, qui prirent l’initiative de cette opération, auraient pu sans doute, s’ils avaient été questionnés là-dessus, fournir à cette époque tous les éclaircissements désirables. »

Damienne de Quéribus, l’« archiviste », qui savait, elle, ce que de telles insinuations pouvaient contenir d’empoisonné, de redoutable, n’eut pas le temps d’intervenir, de détourner la conversation. Très nette, terriblement calme, la voix d’Alcyone venait de s’élever.

« Ma cousine, vous n’avez peut-être jamais entendu dire que c’était mon aïeul, Raymond de Pérella, qui commandait alors à Montségur ? »

Loin d’être décontenancée, Mlle de Termes partit d’un nouveau rire, volontairement agressif cette fois.

« Mon Dieu, excusez-moi de l’avoir oublié, ma cousine. Mais il y a eu tellement de châteaux pris et repris en ces temps-là ! »

La réplique d’Alcyone fut impitoyable.

« Sans doute ! Sans doute ! Permettez-moi de vous dire, cependant, que nous serions toutes fort étonnées, nos cousines Diane, Damienne et Déborah en tête, si l’on venait nous soutenir que le trésor qui fut sauvé à Montségur a servi à payer le traître qui devait, quelque douze ans plus tard, livrer au roi de France l’infortuné Chabert de Barbera, le défenseur de Quéribus. »

Toutes les invitées s’étaient tues, anéanties par de telles paroles. On ne savait que trop le nom du traître auquel Alcyone venait de faire allusion. Il n’était autre que cet Olivier de Termes, aïeul de Geneviève, qui avait maquignonné la reddition de Quéribus au profit de Saint Louis, après avoir attiré son défenseur, Chabert de Barbera, dans un guet-apens.

Le plus bouleversant des silences continuait à régner. Qui donc allait avoir le courage de le rompre ? La voix qui s’éleva alors, tout ensemble autoritaire et frêle, fut la dernière sans doute à laquelle on se serait attendu. Et c’était celle de quelqu’un qui n’avait guère encore ouvert la bouche, en l’espèce Mlle Bathilde de Peyrepertuse, mince créature au visage ovale, aux yeux de jais.

« Allons, mes cousines, murmura-t-elle d’une voix sourde. Allons, Geneviève ! Allons, Alcyone ! Ne sentez-vous donc pas ce qu’il peut y avoir de sacrilège et d’impie, dans de pareilles discussions ? »

Elle me regardait, parlant de la sorte. Et j’eus, une seconde, l’impression qu’elle allait ajouter : « Surtout en présence d’un étranger ! »

Son admonestation avait, en tout cas, ramené le calme si bien que le déjeuner put retrouver jusqu’à la fin l’aimable atmosphère de gaieté dans laquelle il avait commencé. Quant à moi, j’aurais tout de même été bien surpris si, un an auparavant, alors que je commençais à jeter sur le papier les premières notes de ma thèse, l’on était venu me dire que les haines, les passions que j’allais avoir pour tâche d’évoquer demeuraient sept cents ans plus tard, aussi vivaces. Certes, dans cette vieille demeure, parmi toutes ces descendantes des plus antiques familles languedociennes, il n’y en avait sans doute aucune dont les grand-mères n’eussent point connu les affres des bûchers et des in pace. C’était néanmoins la première fois que moi, historien de métier, je sentais la vie se confondre de façon aussi émouvante avec l’histoire. Regardant Alcyone, à qui j’étais redevable d’une aussi prodigieuse expérience, j’eus subitement l’impression que mes paupières se mouillaient.

À présent, grâce à Dieu, et grâce aussi à Mlle de Peyrepertuse, on eût dit que rien ne s’était passé, que jamais le ciel ne s’était un instant obscurci. Mlle de Termes s’était remise à me parler avec un entrain qui n’était point sans me causer quelque embarras, tandis qu’Alcyone, de son côté, ne perdait pas une occasion de me tutoyer avec la plus souriante désinvolture. Vers quatre heures, le jour baissant, et aucun de nos chasseurs n’ayant daigné faire son apparition, les demoiselles de Puylaurens prirent congé, ramenant avec elles Mlle de Termes. Ni cette dernière ni Alcyone ne firent de difficultés pour s’embrasser.

« Je vous promets d’employer mes premiers loisirs à mieux étudier l’histoire du siège de Montségur par Hugues des Arcis, dit, riant toujours, Geneviève.

— Et moi celui de Quéribus par Olivier de Termes ! riposta sur le même ton Mlle de Pérella. Allons, au revoir, ma cousine, et sans rancune ! Un conseil, pourtant ! Ne nous disputons pas trop entre femmes. Laissons un peu de cette besogne aux hommes de chez nous qui, eux, au cours des âges, à Quéribus comme à Montségur, à Roquefixade comme à Lavaur, ne se sont presque jamais excessivement compromis. »


*

Au-dehors, il devait faire très froid. Les dernières de nos visiteuses étaient parties. Alcyone, sans m’informer de ses projets, avait demandé l’autorisation d’aller se reposer sans sa chambre. Je rêvais, le front collé à l’un des carreaux de la verrière du hall. L’entretien, plutôt décousu, que j’avais eu avec ma belle voisine de droite, ne m’en obsédait pas moins, pour beaucoup de raisons. Notre conversation, coupée de silences, n’avait pas été sans retenir l’attention d’une observatrice telle que Mlle de Pérella. Mon étonnement eût été grand, si elle avait mis beaucoup de temps à m’en reparler.

Une main se posa, très doucement, sur mon épaule, la main de Déborah, la plus jeune des trois demoiselles de Quéribus. Je n’avais, tout le long du jour, échangé avec elle que quelques paroles. Elle me regardait en souriant.

« Vous avez de la chance ! murmura-t-elle. Celle que vous savez ne prodigue pas à tout le monde sa confiance, ni son affection. »

Elle ajouta :

« Je viens de monter chez elle. Je lui ai demandé si elle n’avait besoin de rien. Elle s’est bornée à me répondre qu’elle serait heureuse si vous consentiez à venir la retrouver, dans quelques instants. »

Aux ultimes lueurs du jour, Alcyone achevait une lettre. Elle me fit signe de m’asseoir. J’attendis, sans mot dire, qu’elle eût terminé.

« Eh bien, dit-elle alors, me prenant par le bras et m’attirant, n’est-ce pas que nous avons eu raison de passer par ici ? Tu n’es pas mécontent de ta journée ?

— Il faudrait que je fusse bien difficile !…

— Je suis heureuse, dit-elle, que tu aies connu pareil milieu, où l’hospitalité la plus simple, la plus candide, semble encore imprégnée de d’odeur des bûchers, de leur lugubre grésillement. Tu n’as pas eu, en tout cas, à te plaindre de tes voisines. À la droite de la maîtresse de maison, c’était la place qui te revenait, convenablement. Diane de Quéribus qui, en outre, n’est pas trop vilaine à regarder, est la loyauté et l’honneur même. Il aurait bien fallu que les hommes de nos familles, au cours des âges, eussent toujours aligné ces qualités-là. Ton métier d’historien te démontre, hélas ! qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Et même l’inoffensive algarade qui m’a opposée à ta voisine de droite a dû suffire à t’édifier à cet égard. »

Je me tus, sans pouvoir m’empêcher de me murmurer : « Nous y voilà ! »

Alcyone m’observait railleusement.

« Les femmes, dit-elle, n’ont que trop tendance à nier tout esprit à celles qui les surpassent en beauté. Or, un fait est certain, à ce déjeuner où il n’y avait assurément pas de laiderons, Geneviève de Termes était la plus belle de nous toutes. Est-ce que ce n’est pas ton avis ?

— Mon avis, dis-je, très simplement, très tranquillement, vous le connaissez depuis le train de Narbonne. Et vous n’ignorez pas non plus que je ne suis guère sur le point d’en changer. »

Un frisson sembla la secouer. Elle ne dit rien, se bornant à me regarder avec un singulier mélange de gratitude et de tendresse. Puis, brusquement :

« Je souhaite que tu ne te sois pas laissé aller à des confidences trop poussées avec cette fille, dit-elle. J’aime autant t’apprendre que c’est une vraie peste. Elle ne négligerait rien pour percer à jour ce qui nous unit, toi et moi, ce qu’il peut y avoir entre nous.

— Ce qu’il peut y avoir entre nous ? Mais rien, vous le savez mieux que personne ! » répliquai-je, assez sèchement.

Un peu décontenancée par cette riposte, elle prit le parti de sourire de nouveau, de recourir à sa phrase de la veille :

« Plains-toi donc ! »

L’ombre avait envahi toute la pièce. Il était bien temps pour Alcyone de me mettre en garde, maintenant. Je songeais à ce qu’elle venait de me dire à propos de Mlle de Termes, et surtout à l’éclat qu’aurait provoqué la révélation de ce qu’avait été mon entretien avec celle-ci. « Je crois, avait commencé négligemment Geneviève, n’avoir que mal entendu votre nom, cher monsieur. N’est-ce point Sevestre ? Seriez-vous en ce cas parent de M. François Sevestre, professeur à l’Université de Montpellier ? – François Sevestre n’est autre que votre serviteur, mademoiselle ! – Ah ! mon Dieu ! Que la vie est bizarre ! Vous êtes donc le mari de ma camarade de pension, Laurence Lassalle ! J’ai été élevée avec elle, au couvent des Ursulines, à Pau, où mon père était inspecteur des Eaux et Forêts. Je vais alors vous donner de Laurence des nouvelles plus fraîches que celles que vous pouvez avoir vous-même. Car, à Pau, où j’étais avant-hier… »

Je l’écoutais, avec une stupéfaction qui n’avait pas échappé à Alcyone. Mlle de Termes avait poursuivi, s’appliquant à baisser légèrement le ton. « Donc, à Pau, avant-hier, j’ai eu la chance de rencontrer Laurence. Nous ne nous étions pas vues depuis des éternités. Elle sortait, place Gramont, d’une pharmacie. La santé de sa fillette, de votre fillette, paraissait la préoccuper. Mais rassurez-vous, rien de grave. Un simple chaud et froid, ai-je cru comprendre. Du reste, elle aura certainement tenu à vous rassurer elle-même, et vous n’allez pas manquer de trouver une lettre dès votre retour, à Montpellier. »

C’était tout ! Mise au courant, Mlle de Pérella aurait trouvé que cela suffisait, sans doute. Mais on comprend que je m’étais abstenu de lui rapporter, par le détail, notre conversation. Pourquoi risquer de troubler les divines, les extraordinaires heures que nous étions en train de vivre elle et moi ? Je n’avais d’ailleurs point été alarmé outre mesure. Geneviève de Termes avait dû confondre. Ma femme allait, je le savais, quérir à la pharmacie toute la médication destinée à son père. C’était de lui qu’il s’agissait, non point de Catherine, certainement.

À présent, dans la chambre d’Alcyone, l’obscurité était totale.

« Allons rejoindre mes cousines ! » dit-elle, rompant un silence qui menaçait de s’éterniser.

Sur le seuil de la porte, elle ajouta :

« Nous coucherons ce soir ici, si tu n’y vois pas d’inconvénient.

— N’avez-vous pas, dès notre départ, pris la direction des opérations ? Je tiendrais seulement, aux yeux de vos cousines, à ne pas abuser…

— Mon intention, reprit-elle, était de partir vers quatre heures. Mais à quoi cela nous eût-il avancés ? Nous serions arrivés de nuit à la frontière d’Espagne. Il est plus sage de ne la franchir qu’en plein jour. Reposés, prenant de bonne heure la route, nous pourrons être demain soir à Montserrat. »

Elle dit encore :

« En outre, tu pourras satisfaire la curiosité que tu peux avoir de connaître les frères de ces demoiselles. Diane m’a annoncé qu’elle ne serait pas surprise de les voir, flanqués des Armingaud père et fils, venir tout à l’heure lui demander à dîner. »

Malgré la perspective qu’Alcyone venait de me faire ainsi miroiter, il était écrit que je ne serais pas admis à l’honneur d’être présenté à Pons d’Aguilar, à Bertrand et à Imbert de Peyrepertuse, non plus qu’à Bérenger, à Johan et à Arnaud de Puylaurens. Vers huit heures, comme nous allions, en désespoir de cause, nous mettre à table, un jeune piqueur arriva, à peu près mort, ainsi que son cheval, de froid et de fatigue. Il était porteur d’une lettre de ces messieurs, qui avaient décidé de passer la nuit à l’affût dans la maison forestière de la forêt des Fanges. Ils ajoutaient que le nom de Mlle Diane de Quéribus serait béni par toute une génération de chasseurs, si elle consentait à confier à leur messager une douzaine de bouteilles de ce vin rosé de Corbières, qu’il m’avait été donné pour ma part de si bien apprécier à Montpellier.

Mlle de Pérella ne put s’empêcher de rire.

« De surcroît, ordonna-t-elle à sa cousine, ne manque pas d’informer ces gentilshommes que nous avons passé la nuit à Lesquerde dans l’intention de les y rencontrer. Ce mensonge ne servira certes pas à les rappeler aux plus élémentaires lois de la civilité puérile et honnête. Qu’on leur fasse tout de même ma commission. Que ce soit Imbert ou Arnaud, Béranger ou Pons, Johan ou Bertrand, j’ai l’impression qu’il leur arrive de temps en temps d’avoir peur de moi !

— Qui donc ne te redouterait point, si l’on ne te savait pas si bonne ! » murmura Déborah de Quéribus, en lui baisant la main.

Alcyone eut ce sourire ambigu, qui la rendait encore plus désirable.

« Qu’on ne s’y fie pas trop, ma jolie, dit-elle. Qu’on ne s’y fie pas trop ! »

CHAPITRE XIV

Quiconque obtient la gloire…

 

Après tant et tant d’événements annonciateurs de la catastrophe, j’en suis encore à me demander comment j’ai pu conserver un souvenir aussi précis de cet aimable hôtel de Figueras. Le service y était assuré par un essaim de jeunes et exquises Catalanes. Elles nous accueillirent, Alcyone et moi, d’une manière qui continue à émouvoir mon cœur, et, je l’espère, le sien aussi.

Figueras est la première ville d’importance que l’on rencontre, la frontière espagnole traversée au col du Perthus. Nous n’avions pas projeté de nous arrêter là. Mais les formalités de passeport et de douane, d’une complication désespérante, nous avaient beaucoup retardés. Bref, ayant quitté Lesquerde et nos chères demoiselles de Quéribus au petit jour, nous n’avions atteint Figueras que vers midi, alors que j’avais mis dans mes calculs d’être déjà loin, à cette heure-là, sur la route de Barcelone. Mais qu’y faire ? J’étais d’avis de pousser jusqu’à Gérone. Alcyone, elle, en revanche, n’avait rien voulu entendre. Elle se sentait un splendide appétit.

« Le menu, mademoiselle, je vous en supplie ! implora-t-elle, dès que nous fûmes attablés tous les deux. Mais tout cela me semble admirable ! Qu’est-ce que j’aperçois ? Du caviar, comme à Stalingrad, avant le siège ! Du caviar ! Tout de suite, j’en veux ! Et pourquoi pas, tant que nous y sommes, de la vodka ?

— Permettez ! » fis-je.

En même temps, j’avais étendu la main. Symbole de veto ! Prétention à avoir, au préalable, mon mot à placer.

« Quoi ? Qu’est-ce à dire ?

— Vous n’allez point, répondis-je à Alcyone, tarder à en être informée. Du caviar, naturellement, j’en veux moi aussi. Mais, au fait des circonstances, de la configuration géographique des nations, neutres ou belligérantes, il ne faut pas vous étonner que ce soit la denrée cotée au plus haut prix dans cet estimable établissement. Or, depuis que je suis admis à circuler avec vous en automobile, qu’il s’agisse de la blanquette de Lombrives ou du mandarin-curaçao de Quillan, par un je ne sais quel fait exprès, pas une fois, je dis pas une, il ne m’a été possible de solder une de nos additions. Aujourd’hui, j’affirme, pour ce qui est du caviar de Figueras, qu’il n’en sera pas de même, croyez-moi. »

Et je conclus avec beaucoup de dignité :

« Sans cela, le Graal une fois trouvé, comment pourrai-je, honnêtement, prétendre à avoir une part dans sa découverte ?

— Le Graal ! Le Graal ! fit avec une humeur feinte Mlle de Pérella. Il y avait longtemps que l’on n’avait point parlé de celui-là, il me semble. Et si je te répondais que la protestation me paraît juste, et que j’y souscris ?

— Alors, moi, vous connaissant comme je vous connais, je vous répondrais à mon tour que nous ne devons plus être bien loin du couronnement de nos efforts. »

Elle ne rit point, ainsi que j’aurais pu m’y attendre. Une ombre, au contraire, passa sur son front.

« J’en accepte l’augure, dit-elle. Tu es d’ailleurs plus près de la vérité que tu ne te l’imagines. En attendant, tâche de veiller à ce que l’on nous serve ce fameux caviar. Et si la cave d’ici, par malheur, ne renferme point de vodka, arrange-toi pour commander quelque tord-boyau qui puisse à la rigueur en tenir lieu. »

Durant le repas, elle ne cessa guère de m’observer. Lorsque j’eus réglé notre note, elle dit :

« Eh bien, tu es satisfait ? Me voilà devenue ta débitrice. Pour me remercier d’y avoir consenti, je vais solliciter de toi une chose. Jure-moi que tu me l’accorderas.

— Je le jure ! dis-je, sans la moindre arrière-pensée.

— Écoute donc de quoi il s’agit. Avant-hier, à Quillan, à peine après nous être embarqués dans cette expédition sur la durée de laquelle, avec ta discrétion habituelle, tu n’as même pas voulu m’interroger, j’ai tenu à savoir, souviens-toi, si tout au moins tu avais pris les précautions nécessaires, laissé par exemple quelque adresse où une lettre urgente pourrait te rejoindre en temps utile. On ne sait jamais ce qui risque d’arriver. Souffre que je te repose la même question. De ma part, un tel souci n’est pas de l’indiscrétion, crois-moi. Ce serait plutôt de l’égoïsme. Si tu préfères, une certaine appréhension du remords. »

Elle eût, au déjeuner de la veille, surpris quelques-uns des propos échangés entre moi et Mlle de Termes, qu’elle ne se fût pas exprimée différemment. Mais j’avais la certitude, confirmée depuis, que cela n’avait pas été possible. Il fallait mettre tout cela sur le compte de sa terrible, de son impitoyable intuition.

Je me bornai à lui répondre :

« Soyez absolument en paix sous ce rapport. Je vous répète que le nécessaire a été fait. »

J’exagérais quelque peu, je l’avoue, n’étant pas moi-même très fixé sur la ponctualité, sur l’intelligence avec lesquelles seraient exécutées les consignes d’ailleurs forcément assez vagues que j’avais laissées au secrétariat de la Faculté des Lettres. C’était là que ma femme devait m’écrire. C’était, elle l’avait fort bien compris, la meilleure solution, au cours d’un voyage dont elle avait été la première à admettre la nécessité, et durant lequel, de mon côté, je ne la laisserais point sans nouvelles. Quant à moi, agissant ainsi, je me rendais compte que je n’étais pas sans avoir quelque peu pratiqué la politique de l’autruche. Mais qui eût été capable de me renseigner, de me dire au juste où je serais, dans un mois, dans une semaine ? Et puis, enfin, j’aimais, n’est-ce pas ? J’aimais ! Quelle pouvait être l’importance de tout le reste ?

Mlle de Pérella parut se contenter de ces précisions sans grande consistance. Sous le rapport de nos adresses successives, était-elle d’ailleurs logée elle-même à meilleure enseigne que moi ?

« Merci ! fit-elle. Tu es assez intelligent pour avoir compris, dans cette entreprise, que tu avais intérêt à ne pas me laisser assumer une part, une trop lourde part de responsabilité. »

À Gérone, où nous fûmes deux heures plus tard, Alcyone, prouvant ainsi que ce n’était pas la première fois qu’elle traversait ces régions, me montra les parties des remparts démolies par la canonnade de 1809.

« Ici, crut-elle de son devoir d’ajouter, ce ne sont point les dragons de Suchet qui ont opéré, comme à Montserrat, mais les grenadiers d’Augereau. »

Et elle eut ces paroles qui, quelques semaines auparavant, n’eussent pas manqué de me paraître sibyllines : « C’est pour te dire que, maintenant, nous devons sérieusement commencer à nous rapprocher du Graal. » Lui, de nouveau ! Ainsi, c’était la seconde fois que son nom était prononcé depuis le début de la journée, alors qu’il n’en avait pas été question de toute la veille. Cela signifiait-il que, durant le jour qui avait précédé, il n’avait point sans cesse été présent à la pensée de toutes les cousines de Mlle de Pérella ? Allons donc ? N’était-ce point, au contraire, son évasion avec le trésor de Montségur, durant la tragique nuit du 16 mars 1244, dont l’évocation avait imprimé une telle âpreté à la passe d’armes qui avait mis aux prises Geneviève de Termes et Alcyone ? Si, entre elles, toutes ces étranges filles évitaient de parler de lui, n’était-ce point parce qu’elles n’y pensaient que trop souvent ? J’allais plus loin. Il n’y en avait pas une, parmi elles, qui ne dût cesser de songer au lien mystérieux qui ne pouvait manquer d’unir à la sainte relique, à la coupe d’émeraude de Joseph d’Arimathie la dernière et despotique descendante de Raymond de Pérella. Par là, n’était-elle point justifiée, l’espèce de respect, de dévotion qu’elles lui témoignaient visiblement toutes, à elle moins âgée qu’elles toutes, cependant ?

« À quoi penses-tu ? questionna-t-elle.

— À l’étape, ce soir, peut-être que je vous le dirai.

— À l’étape ? Tu n’es donc pas sûr d’arriver aujourd’hui à Montserrat.

— Je ferai de mon mieux. Mais les chemins ne sont pas très bons. »

Elle haussa les épaules, comme pour dire :

« On verra bien ! Personnellement, j’ai tout mon temps. »

Nous suivions à présent, dans ce rougeoiement d’un crépuscule qui n’allait plus tarder à venir, une route dont les lacets devaient nous rapprocher par moment de la mer. C’était un paysage de tristes et pâles oliveraies. Chaque fois que j’en avais la possibilité, la devinant plongée dans sa rêverie, je risquais un coup d’œil furtif du côté de ma belle compagne. Cette fascination qu’elle exerçait sur ses cousines, qu’était-elle auprès de celle dont j’étais moi-même de plus en plus la victime angoissée et ravie ? Je n’ignorais plus que, littéralement, j’étais sa chose. C’était elle qui avait pris en main la direction de ma misérable automobile. Et vers quoi nous conduisait-elle ? Il ne me venait même pas à l’idée de me le demander. Le plus extraordinaire résidait dans cette manière de bonheur, de fierté où me plongeait cette totale abdication. Rien ne m’échappait de ce qu’il y avait de paradoxal dans mon cas. Ma lucidité était au contraire parfaite. Je considérais comme absolument naturel qu’Alcyone, après s’être, toute sa vie, désintéressée de ce Graal maudit, se fût attachée à lui avec une passion de tous les instants, du jour où elle m’avait entendu en parler, de celui où elle avait appris que deux Allemands, de l’existence de qui elle ne s’était jamais souciée auparavant, se préoccupaient eux aussi de sa quête.

« Hé ! me dis-je. Attendons ! Nous ne tarderons pas à être fixés. Ne vient-elle pas de me laisser entendre que nous ne sommes plus éloignés du but ? »

Et ensuite ? Le problème, quel qu’il fût, une fois résolu que ferais-je ? Question élémentaire, qu’avec une inconscience, une lâcheté sans nom, pour employer le seul terme qui convînt, je ne consentais même pas à me poser, dont je continuais à remettre la solution au jour suivant.


*

« Si nous pouvions nous arranger pour éviter Barcelone, où les histoires de vérification de passeport risquent, par le temps qui court, de recommencer plus que jamais, je n’en serais pas autrement mécontente, déclara Mlle de Pérella. À combien en sommes-nous, environ ?

— À une quarantaine de kilomètres.

— L’ennui, évidemment, c’est la quasi-certitude de ne pas être très bien logés cette nuit, car je crois qu’il nous faut renoncer à l’espoir d’atteindre le Montserrat pour y coucher. Est-ce que c’est là un inconvénient par-dessus lequel tu te sens le courage de passer ?

— Tout m’est égal, du moment que je suis avec vous.

— J’ai l’impression que c’est la réponse que je t’aurais faite moi aussi, si tu m’avais adressé la même question. »

La nuit tombait lorsque nous atteignîmes Caldas d’Estrach, petite station balnéaire déserte en cette saison. Sur la plage retentissait le doux clapotis des flots. Il y avait un café qui nous parut suffisamment éclairé.

« Entrons ici ! proposai-je. En prenant un grog ou quelque chose d’approchant, ce qui ne nous fera pas de mal, avec un tel froid, nous pourrons établir notre nouvel itinéraire, Barcelone étant, selon votre vœu, rayé de notre programme. »

À la suite de ce conseil de guerre, il fut décidé qu’à deux lieues de là, la ville de Mataro dépassée, nous abandonnerions la côte pour prendre la route de Granollers. Devant le peu de chances qui nous restait de parvenir le même soir au monastère, où nous avions d’ailleurs de fortes chances de trouver portes closes, nous coucherions soit à Sabadell, soit dans quelque localité voisine.

À Granollers, ville de dix mille habitants, je serais pour ma part bien resté jusqu’au jour suivant, car l’hôtel de l’Europe, où nous ne dinâmes pas mal du tout, était véritablement des plus convenables. Notre mauvaise fortune voulait que ce fût la date de la foire locale. Toutes les chambres, sauf une à deux lits, étaient occupées. Nous n’avions plus qu’à reprendre la route. Celle-ci devait nous conduire, une bonne heure plus tard, après un parcours plutôt cahoté durant lequel nous n’échangeâmes pas une parole, jusqu’à une modeste cité sise un peu en deçà de Subadell. L’auberge où nous allâmes sonner avait bien, elle, deux chambres disponibles, mais pas chauffées, naturellement, et dotées de conditions de confort sur lesquelles je préfère ne pas m’étendre. Nous n’en décidâmes pas moins de rester là. Il était près de minuit. Levés depuis six heures du matin, nous étions aussi las l’un que l’autre. Il me semblait avoir un peu de fièvre.

Les heures de repos que nous escomptions ne devaient, hélas ! ainsi qu’on va voir, pas être pour cette nuit-là !

Malgré ma fatigue, sans savoir depuis combien de temps je pouvais être couché, je n’avais pas encore réussi à m’endormir. Soudain, je me rendis compte que mes efforts pour y arriver allaient devenir inutiles. Des portes, un peu de tous les côtés, commençaient à battre dans l’auberge. Et puis, ce furent des bruits de voix, des exclamations. Puis des sanglots de femmes retentirent.

J’hésitais encore à me lever pour m’enquérir des motifs de tout ce vacarme, lorsque des coups précipités s’en vinrent impérieusement heurter ma porte.

« Qu’est-ce que c’est ? Qui est là ?

— Ouvre-moi ! »

J’obéis. C’était Alcyone enveloppée dans son ample manteau de voyage.

« Dépêche-toi d’aller voir ! Quelque malheur est certainement arrivé. »

Ce trouble, cette voix tremblante et saccadée, chez elle si maîtresse d’elle-même à l’ordinaire ! Dans un pays que nous ne faisions que traverser, inconnus de tout le monde elle et moi, qu’est-ce qui pouvait l’émouvoir à ce point ? En hâte, j’avais revêtu mon pardessus.

« Dépêche-toi ! Je demeure ici. Je t’attends. »

Elle ne s’était pas trompée. Il s’agissait bien d’un grave, d’un très grave accident. En bas, dans la grande salle de l’auberge, au milieu d’une douzaine de voyageurs et de voisins qui s’empressaient autour d’elle, une vieille femme, la propriétaire de la maison, se répandait en torrents de larmes, et il y en avait une autre, très jeune, celle-là, sa bru, m’apprit-on, qui la serrait dans ses bras. Elle sanglotait elle aussi éperdument. Le personnel de l’auberge, les gens accourus leur prodiguaient leurs encouragements, leurs consolations.

« Et alors ? me demanda Mlle de Pérella, lorsque je remontai auprès d’elle, après m’être sommairement renseigné.

— Il vient en effet d’y avoir un malheur dont on ignore encore toute l’étendue. L’une des victimes est le fils de notre hôtesse, pauvre diable de vingt-quatre ans, marié et père de deux petits enfants.

— Raconte !

— José Libar, c’est le nom du garçon en question, est chauffeur d’automobile, au service d’une Compagnie touristique de Barcelone. Quatre clients avaient pris place, hier, dans la voiture qu’il conduisait. Celle-ci s’est écrasée, en fin de soirée, dans un ravin, à une lieue au nord de Sabadell. Un seul des occupants est indemne. Deux autres ont été tués sur le coup. Le troisième, paraît-il, n’en vaut guère mieux. Quant au malheureux chauffeur, qui a eu le thorax enfoncé, il serait également à toute extrémité. C’est le gérant de la Compagnie de Barcelone, mandé à Sabadell, qui vient d’avertir lui-même la famille Libar.

— Cet homme est-il encore là ? interrogea Alcyone. Redescends vite pour t’en enquérir, je t’en prie. Arrange-toi pour savoir quelles villes cette automobile desservait, et ensuite, si tu le peux, les noms des victimes. »

Quelques minutes après, j’étais de retour.

« Le gérant était déjà reparti, expliquai-je. En revanche, je peux vous préciser que l’automobile conduite par le jeune Libar effectuait quotidiennement le trajet entre Barcelone et Montserrat, d’où elle repartait le soir à neuf heures, afin de permettre aux pèlerins d’assister à l’office vespéral qui est l’une des solennités religieuses les plus réputées de toute l’Espagne.

— Montserrat ! s’écria Alcyone. Je l’aurais juré ! »

Elle reprit :

« Morts ou blessés, où les a-t-on transportés à l’heure actuelle ? »

Je la regardai, décontenancé par la rapidité avec laquelle pareil pressentiment venait de recevoir sa vérification.

« À l’hospice-hôpital de Sabadell ! murmurai-je.

— Bien ! dit-elle. Je regagne ma chambre. Dans dix minutes, sois prêt à partir. Je le serai, moi aussi.

— À partir ! Pour où ?

— Pour Sabadell, tout d’abord, naturellement. »

Referai-je, une seconde fois dans ma vie, cette infernale route nocturne sur laquelle l’affreuse petite aube de janvier allait bientôt naître. On la devinait encadrée de fondrières où il n’y avait rien d’extraordinaire que l’automobile de l’infortuné José Libar s’en fût venue se fracasser. Leur présence latente aurait suffi à me préserver de n’importe quelle envie de dormir. Quant à Alcyone, je savais bien qu’elle était éveillée, elle aussi. Mais au fond, le sommeil, est-ce que je me souvenais de l’avoir jamais vue y céder ?

Vers six heures du matin, nous fûmes à Sabadell, importante agglomération industrielle. Nous laissâmes nos bagages à l’hôtel de Catalogne. On nous indiqua le chemin de l’hôpital, en nous avertissant qu’il n’était point ouvert avant huit heures, et que nous avions, dans ces conditions, peu de chances d’être admis à y pénétrer auparavant.

Le jour commençait à naître quand nous nous trouvâmes, fortement courbatus et transis, devant un bâtiment plutôt revêche d’aspect. L’hôpital-hospice de Sabadell avait dû être installé dans quelque antique couvent désaffecté. La religieuse qui nous accueillit, dans l’étroit bureau de la réception, dut être impressionnée par l’anxiété qui se lisait sur le visage de Mlle de Pérella, et aussi peut-être par la miraculeuse beauté de ces traits, auxquels les affres et la fatigue de la nuit semblaient s’être gardés d’imprimer la plus légère meurtrissure.

« Ma sœur, dit Alcyone, nous nous en voudrions d’insister pour être admis avant l’heure requise auprès de l’un de vos malades. Mais peut-être, dès à présent, est-il en votre pouvoir de nous rassurer ? Un accident d’automobile s’est produit cette nuit. Ses victimes ont été transportées ici. J’ai lieu de croire que parmi elles se trouve un de nos amis. »

Sur la table devant laquelle elle était assise, la religieuse avait le livre des entrées.

« Voulez-vous me dire le nom de la personne en question, mademoiselle ?

— Il s’agit d’un officier de nationalité allemande. Du major Cassius, Fulbert Cassius. »

La sœur n’eut même pas besoin de consulter son registre.

« Il est ici, effectivement, répondit-elle. Je me trouvais présente hier soir, lorsque les premiers soins lui ont été donnés. »

Elle ajouta, sur un ton de discrète commisération :

« Il n’est pas mort. Mais la nuit n’a guère été bonne. On peut, hélas ! considérer qu’il est à toute extrémité.

— Quand pourrons-nous le voir ? » interrogea Alcyone.

La religieuse répondit :

« Quand ? Je ne suis malheureusement pas qualifiée pour vous introduire auprès de lui avant huit heures. Mais nous ne devons plus à présent être très éloignés de cet instant-là. Voulez-vous attendre à la chapelle, où je viendrai moi-même vous chercher ? Il n’y fait pas trop froid. »

Elle dit encore :

« Et si vous avez l’intention de prier pour le futur repos de l’âme de cet officier, où pourriez-vous être mieux, en tout cas ? »

CHAPITRE XV

S’élève au rang…

 

Cette religieuse n’était pas frileuse. Moi non plus, mais davantage, tout de même. On y gelait, dans sa chapelle. Nous n’allions pas, heureusement, avoir beaucoup à y rester.

Depuis que j’avais rencontré Mlle de Pérella, c’était la première occasion qui m’était offerte de pénétrer, en sa compagnie, dans un lieu réservé au culte. Ainsi s’explique qu’à partir de cet instant je ne cessai plus d’attacher mon attention à la moindre de ses attitudes, d’épier le plus inoffensif de ses gestes. Bien m’en prit, d’ailleurs.

En entrant, elle commença par ne point tremper ses doigts dans le bénitier. Elle ne se signa pas.

Une statue démesurée de la Vierge se trouvait à droite, revêtue d’un immense manteau de velours noir à parements de dentelles et tout clouté d’étoiles d’or. Une pesante couronne dérobait son front, retenue sous le menton par une sorte de jugulaire filigranée. Elle et Alcyone avaient l’air de deux étrangères. On eût dit qu’elles se dévisageaient avec une curieuse et sauvage fixité, comme deux créatures qui n’ont jamais appartenu, qui n’appartiennent point, qui n’appartiendront jamais au même univers.

Je m’agenouillai sur le banc qui était au pied de cette gigantesque effigie. Mlle de Pérella, elle, s’assit, sans attendre autrement. Je l’imitai au bout de deux ou trois minutes. Aussi bien que mes convictions, j’avais mon amour-propre, n’est-ce pas ? Pas plus que je ne tenais à lui donner une leçon, je ne voulais avoir l’air d’en recevoir une d’elle.

L’obscurité qui nous entourait me permettait de la surveiller à loisir. Elle avait la tête légèrement inclinée, avec un je ne sais quoi où il me sembla discerner de la lassitude. Pas une fois, pas une, je dis bien, je ne vis ses lèvres s’entrouvrir pour murmurer une prière. Elle avait été pourtant élevée dans l’un de nos couvents, confessée, communiée par le cher aumônier des Dames du Sacré-Cœur, à Toulouse ! Sa part de paradis, à celui-là, n’eût pas suffi pour témoigner que Montsalvat et Montsalvy n’étaient que le même tabernacle. Et elle, Alcyone ? Qu’était-il advenu, depuis cette époque, de cette âme de fillette tour à tour glacée et bouillante ? Qui pouvait se porter garant que les folies les plus forcenées des belles Albigeoises, ses aïeules, n’avaient point fait chez elle leur réapparition, ne s’étaient point de nouveau rendues maîtresses de son corps et de son esprit ? Tout en elle se déroulait effectivement comme si cette hypothèse était la bonne, ne fût-ce que cette ignorance naturelle ou voulue du rite romain, que cette aversion réfléchie ou instinctive pour tout ce qui pouvait avoir trait à une attirance quelque peu charnelle, à l’exception de ce sombre baiser, de cette espèce de morne et morbide consolamentum qu’il lui arrivait, à certains moments, d’avoir l’air de se complaire à faire don ?

Qu’allait-il résulter pour moi, il y avait des instants où il me paraissait avoir le droit de me le demander, de toutes ces extravagances contradictoires ? En aucun instant, toutefois, durant ces deux mois interminables, je n’avais eu autant qu’aujourd’hui l’impression d’être aussi près de l’instant où j’allais en être enfin informé.

La porte de la chapelle s’ouvrit. La religieuse de tout à l’heure nous faisait signe.

En silence, nous la suivîmes.

Nous eûmes à gravir et à descendre bien des escaliers, à arpenter bien des corridors interminables. Le major Cassius se trouvait dans une cellule minuscule. Il avait au moins la chance d’y être seul. Avec une fracture du bassin, nous murmura la sœur infirmière, c’était une grave, très grave lésion de la boîte crânienne qui avait été diagnostiquée.

« L’issue fatale n’est peut-être pas pour aujourd’hui. Mais, de toute façon, il n’y a guère de chance qu’il vous reconnaisse », ajouta-t-elle.

Je considérai cet homme que, pas plus que le lieutenant de Karlenheim, je n’avais encore rencontré. De lui également, je n’avais eu jusqu’à ce jour que le portrait que Mlle de Pérella m’en avait tracé. Ni Montségur, ni Montserrat n’avaient consenti à se montrer outre mesure favorables aux deux ex-garnisaires de Montsalvy, aux tentatives risquées par eux pour arracher leur secret à ces montagnes. Avec quelle atroce vélocité se succédaient les événements ! Nous étions le mercredi 12 janvier 1944. Il y avait tout juste quatre jours, à cinq heures du matin, dans l’hôtel de ville de Lavelanet, nous nous trouvions, Alcyone et moi, en face du cadavre du comte Karl de Karlenheim. Nous arrivions tout juste à présent pour être témoins des derniers instants de son rival sur la quête du Graal, de son camarade. Tragique coïncidence qui n’était guère de nature à me communiquer énormément d’entrain, à me rassurer quant à l’issue de l’entreprise dans laquelle l’honnête universitaire que j’étais s’était peut-être engagé assez inconsidérément, là où les paladins celtes, germaniques, catalans n’étaient point sans avoir rencontré quelque peu de fil à retordre !

La moitié de la face du major disparaissait sous un bandage. Le seul de ses yeux qui en surgissait était clos. Un filet d’écume sanglante sortait par moment de sa bouche. Avec un tampon d’ouate, la sœur infirmière l’étanchait.

« Major Cassius ! » appela Alcyone, à voix haute.

La sœur secoua la tête.

« Vous voyez, madame ! Il ne vous entend même plus.

— Major Cassius ! » répéta Mlle de Pérella.

Et alors, alors qu’à part Alcyone, il n’y avait là personne, personne, personne pour s’y attendre, le miracle se produisit. De son sac de cuir mordoré, Mlle de Pérella venait de retirer une chose dont je n’ignorais point l’existence, mais qu’elle ne m’avait encore jamais permis d’entrevoir. Il s’agissait d’un oiseau sculpté en plein bois, et qu’elle était en train de débarrasser de son enveloppe de papier de soie. Et cet oiseau n’était autre que l’étrange colombe, l’étrange alcyon si l’on aime mieux, offert le lundi 29 novembre précédent par le major Cassius à la fille de son hôtesse. Que pouvais-je, sinon plus que jamais admirer la prévoyance, l’à-propros inouï de celle dans les pas de qui j’avais accepté, depuis huit semaines, avec une totale humilité, de mettre les miens ? Vraiment, avec elle, rien n’était jamais abandonné au hasard. Une espèce de frisson d’amour, d’enthousiasme, d’orgueil, de la tête aux pieds me secoua.

Penchée maintenant sur le moribond, ouvrant avec une douce fermeté sa main raidie, Mlle de Pérella y déposa la mince figurine émeraude et pourpre trouvée par hasard chez l’antiquaire des environs d’Entraygues.

Et ce fut à cet instant-là que nous vîmes s’entrouvrir l’œil tuméfié de l’Allemand. Il aperçut Alcyone, la reconnut, porta à ses lèvres l’emblème sacré.

« Vous ! eut-il la force de balbutier. Ici ! Vous ! »

En même temps, son pauvre œil s’embuait de larmes.

Elle, elle lui souriait. Il lui fit signe de s’approcher davantage. Et il réussit à murmurer, comme en un souffle :

« Le Graal ! Chut ! Le Graal ! Que je vous dise ! J’ai réussi. Je sais où il est ! »

Vers six heures du soir, le même jour, le chauffeur de l’automobile où le major Cassius avait pris place rendit à Dieu son âme de brave petit père de famille.

« Entre les deux, j’aurais bien engagé ma parole que ce serait l’officier allemand qui partirait d’abord ! » nous confia le médecin de l’hôpital, qui s’exprimait en français de façon mille fois plus aisée qu’Alcyone et moi en espagnol.

Avec le major Cassius d’ailleurs, nous n’étions pas au bout de nos surprises. Le lendemain matin, après une nuit exécrable, il paraissait aller beaucoup mieux.

Nous fûmes auprès de lui dès l’ouverture de l’hôpital.

Tandis que je causais avec le médecin et l’infirmière, le major avait fait signe à Alcyone de venir à lui. Alors que la veille il n’avait réussi à prononcer qu’une demi-douzaine de paroles, aujourd’hui, à notre stupéfaction, il parvenait à s’expliquer avec une clarté plus que suffisante.

« Tu ne vas pas te froisser ? dit Mlle de Pérella m’ayant pris à part. Il désire demeurer seul avec moi. Des choses, a-t-il insisté, qui ne doivent être, pour le moment, entendues de personne d’autre.

— Me froisser ? J’en ferais tout autant à sa place. Après ce qu’il vous a révélé hier, il était en effet à prévoir…

— Admire, dit-elle, l’énergie, la force de résistance de cet homme. Après avoir passé sa nuit à délirer, toute sa lucidité ce matin lui était revenue. Il a exigé qu’on lui apporte son sac de voyage, le portefeuille où sont ses papiers. En assez piteux état eux aussi du fait de l’accident, tu viens de les apercevoir sur son lit. Avec un prodigieux esprit de suite, c’est de quoi il veut sans doute m’entretenir, à présent.

— À l’exemple du lieutenant de Karlenheim, il va sans doute vous instituer la légataire de son secret ! » murmurai-je.

Et j’ajoutai sur un ton d’où toute ironie avait désormais disparu :

« Lui aussi, je l’ai toujours pensé, je vous l’ai toujours dit : il vous a aimée. »

Elle ne releva point mon propos.

« Il repose, maintenant, dit-elle. Pour un peu, je me laisserais bien aller à en faire autant. Mais il y a ces documents qu’il vient de me remettre et sur lesquels je tiendrais à jeter un coup d’œil. Rentrons à l’hôtel, veux-tu ? L’infirmière, qui est la gentillesse même, s’est engagée, en cas d’urgence, à nous y faire prévenir. »

Revenus tous deux à notre hôtel, je fus prié, vers midi, de la part de Mlle de Pérella, de monter la rejoindre dans sa chambre.

Elle était étrangement calme.

« Tout doit continuer à ne pas aller plus mal là-bas, me dit-elle. Aucun avertissement ne nous est parvenu. Nous allons tâcher, en conséquence, de déjeuner un peu tranquillement, pour une fois. Auparavant, prends donc connaissance de ceci. »

C’était une sorte de plan, de relevé, avec des indications trigonométriques, des échelles scrupuleusement mentionnées. Au centre figurait une roue dentée. Une épure, pour résumer, qui s’apparentait singulièrement au relevé que, six jours plus tôt, le lieutenant de Karlenheim, mortellement blessé, avait remis à Alcyone.

« Oui ! fit celle-ci, pour qui pas une seule de mes pensées ne cessait d’être lisible. Oui, mais sur l’épure que voici, celle du major Cassius, au lieu de la salle d’honneur de Montségur, c’est d’un des locaux capitulaires du monastère de Montserrat qu’il s’agit. Il ne nous sera difficile ni de l’identifier, ni de l’inventorier, grâce aux indications ci-jointes. Désormais, entre Montserrat et Montségur, entre Montségur et Montserrat, historiquement, topographiquement, la vérité, qu’elle le veuille ou non, se trouve cernée. »

Elle continua, après un instant de rêverie, et c’était la première fois qu’elle ne faisait point suivre le prénom de M. de Karlenheim par son nom.

« Karl, je crois te l’avoir dit, à Montségur, au moment où il a été tué, était sur le point de découvrir le secret du Graal. Plus favorisé que lui, son rival a eu le temps d’y arriver. Nous déchiffrerons, toi et moi, à loisir, ce document. Pour le moment, souviens-toi d’une chose : il établit, de manière certaine, l’endroit exact qui recèle la coupe d’émeraude de Joseph d’Arimathie. »

Je la regardais, tandis qu’elle vaticinait de la sorte. Je n’en revenais pas de ne point sentir la moindre émotion, le moindre enthousiasme dans sa voix. Venant de n’importe qui d’autre qu’elle, il n’y avait rien de tout cela que je n’eusse suspecté, mis en doute. Mais, dès le premier jour, n’avais-je pas été habitué à admettre comme paroles d’évangile toutes celles qui pouvaient sortir des lèvres de Mlle de Pérella ?

Vers quatre heures de l’après-midi, inquiets tout de même d’être sans nouvelles, nous reprîmes le chemin de l’hôpital. Ce fut pour y apprendre que le blessé y dormait, d’un sommeil d’enfant. On avait même trouvé le moyen de quelque peu l’alimenter.

Le lendemain, surprise identique. Le major Cassius avait mangé. Il avait même, sans succès d’ailleurs, réclamé de la bière.

Mlle de Pérella secoua la tête quand nous le quittâmes.

« C’est trop beau ! fit-elle. Deux jours, trois jours encore tout au plus. Le médecin est du même avis. Ne vois là que l’effet du repos qui lui vient de la pensée qu’il peut s’en aller, que son âme est en règle, du côté du Graal. De toute façon, n’est-ce pas, nous ne partirons pas de Sabadell avant… C’est lui qui nous quittera, et pas nous. »

Une fois encore, elle ne se trompait guère. Le lundi 17, à neuf heures du matin, il n’y avait plus de major Cassius.

Avant de mourir, il avait exigé qu’on lui débarrassât la tête de ses bandages.

Alcyone put donc, avec gravité, lui fermer les yeux.


*

« Regarde ! » ordonna Mlle de Pérella.

Je réprimai une exclamation de stupeur.

« Arrêtons-nous un instant, veux-tu ? »

J’obéis. Nous descendîmes elle et moi de l’automobile. Le grandiose spectacle m’apparut dans sa totale majesté, un ensemble plus grandiose peut-être que tous ceux que j’avais jusqu’alors été admis à contempler.

Se découpant sur un ciel lie-de-vin, la chaîne entière du Montserrat nous dominait de ses arêtes vertigineuses, teintes, à cette heure-ci, d’or, d’indigo, de lilas, de cinabre. Le monastère était là, encore invisible parmi ce chaos. L’on se demandait avec effroi par quel prodige pareil ouvrage d’homme avait pu être hissé, édifié au milieu de tels précipices. La foi a bien le pouvoir de transporter les montagnes. Mais les provoquer de la sorte ! En faire ainsi un support et un abri ! Un torrent obscur au-dessous de nous mugissait. Au-dessus, avec de grands froissements d’ailes silencieux, gardiens muets de cette monstrueuse apocalypse, des aigles passaient et repassaient.

Je ne sais combien de temps je serais resté là, adossé à la balustrade de moellons, si Mlle de Pérella, me mettant la main sur l’épaule, ne m’avait dit :

« Allons ! Vu de la terrasse du couvent, le paysage est plus fantastique encore. Tâchons d’être arrivés avant la nuit. »

Nous étions le 18 janvier. Le major Cassius avait été enterré le matin. C’était la veille que le Dieu des armées et des antiquaires avait rappelé son fidèle serviteur à lui. Dans son cercueil, Alcyone avait tenu à glisser la colombe d’hyacinthe et d’émeraude qu’il lui avait offerte à Montsalvy. Une concession avait été payée par les soins de la jeune fille dans le cimetière de Sabadell. Je n’ignorais point que de même, à Lavelanet, elle s’était préoccupée de l’endroit où devait être, provisoirement, inhumé le lieutenant de Karlenheim. Elle se fût jugée engagée vis-à-vis de la mémoire des deux plus récentes victimes du Graal qu’elle ne se serait pas comportée différemment. Le major Cassius devait appartenir à l’une des innombrables églises réformées, et, dans tout Sabadell, on eût vainement cherché un temple protestant. Ce fut donc la chapelle de l’hôpital qui vit se célébrer le service pour le repos de son âme. Nous y assistâmes, bien entendu, Alcyone et moi, et suivîmes ensuite le convoi.

« Nous serons ce soir à Montserrat, dit-elle, comme nous achevions de déjeuner à notre hôtel de Catalogne. Nous n’avons plus d’ailleurs maintenant aucun besoin de nous presser. ».

À Montserrat ? C’était donc là qu’était le Graal. Mais pourquoi, dans ce cas, Cassius, qui prétendait détenir ce secret, n’était-il point demeuré là-haut, à monter la garde, jalousement, auprès du joyau sacro-saint ? Cette phrase d’Alcyone ne fut point sans me surprendre, non plus d’ailleurs que celle qui la suivit, et qui amena comme une sorte de sourire sur ses lèvres :

« Le Graal ! Le Graal ! répéta-t-elle. Ma pauvre mère, à Montsalvy, au milieu de ses patiences et de ses jeux de cartes, ne saura jamais quel cierge elle doit à son mari et à sa fille, qui ont toujours fait de leur mieux pour ne pas attirer son attention sur lui. Mais ne nous mettons pas en retard ! En route pour Montserrat, à présent ! Il ne sera pas dit que je ne me serai pas conformée point par point à la volonté exprimée dans sa dernière lettre par mon père, que nous ne serons pas allés jusqu’au bout de la Quête ! »

Et c’était alors que, me regardant bien en face, elle avait ajouté :

« Ou je me trompe fort, ou j’aperçois dans tes yeux un reproche. « Pourquoi me parler sans cesse de cette lettre, as-tu l’air de me dire, au lieu tout simplement de me la montrer ? » Patience ! Patience ! L’instant n’est plus loin où tes légitimes exigences vont enfin recevoir satisfaction. »

« Il est temps ! répéta Alcyone, devenue impatiente tout à coup. Il est temps ! La nuit ne va plus tarder à tomber. »

Le jour baissait en effet avec une rapidité incroyable. Le bruit des torrents semblait croître. La route aux mille détours qui escaladait les montagnes se rétrécissait. Enfin, nous distinguâmes les bâtiments du couvent. La terrasse était là, telle que Mlle de Pérella l’avait évoquée. Ici non plus, aucun des détails qui se succédaient ne paraissait lui être étranger.

Des cloches se mirent à retentir, les unes cristallines, les autres sourdes. L’horizon se creusait devant nous à la manière d’une énorme cuve rougeâtre, d’où montait un cortège de fuligineuses vapeurs.

« Les automobiles ne peuvent aller plus loin, dit Alcyone. C’est sans la nôtre qu’il nous faudra gagner l’église, si tu tiens à assister à l’office du soir. Commençons donc par déposer nos bagages à l’hôtel du Monastère. Nos chambres y sont retenues depuis une semaine. Bonne précaution, tu peux m’en croire ! Mais voici le moine apesentador ! »

C’était le religieux chargé du logement. Alcyone se nomma. Il se multiplia en révérences, puis nous introduisit dans le dispacho de los apesentos, autrement dit le bureau de la réception. Une joviale dame barbue y trônait. Elle nous indiqua les numéros des chambres qui nous étaient réservées.

Nous remplîmes nos fiches d’admission.

« Et maintenant, commanda ma compagne, allons admirer ce qu’il peut subsister de soleil ! »

L’honorable matrone barbue s’interposa.

« Un instant, s’il vous plaît, Señorita. Je crois qu’il y a une lettre pour le Caballero. »

D’une liasse de courrier, elle avait extrait une enveloppe. Elle se mit à en déchiffrer la date.

« Une lettre tout juste arrivée ce matin, au nom du señor Sevestre, François Sevestre.

— C’est bien moi ! Donnez ! »

En tremblant, je lui pris des mains cette enveloppe, et mon angoisse ne fit que croître. Son adresse était écrite par ma femme. Elle était timbrée de Jaca, la poste d’où, évidemment, il était le plus facile d’aller, de Pau, expédier une lettre à destination d’une ville espagnole.

Alcyone, très pâle, ne me quittait pas du regard.

« Ouvre ! dit-elle, brièvement. De quoi as-tu peur ? De toi ? De moi ? Mais ouvre donc ! »

J’obéis. Mlle Geneviève de Termes ne s’était pas trompée le moins du monde. Quand, à Pau, dix jours auparavant, sortant de la pharmacie de la place Gramont, Laurence l’avait rencontrée, c’était bien à Catherine, non à son grand-père, qu’étaient destinés les médicaments que Mme François Sevestre venait d’acheter.

Notre petite fille était morte le surlendemain. C’était tout ce que daignait m’apprendre la lettre en question.

CHAPITRE XVI

D’un être surhumain.

 

Ce ne fut point évidemment, durant les quinze jours où je perdis le sens des choses, où je vécus comme retranché du reste du monde que je pus résoudre certains problèmes, arriver à savoir par exemple qui avait mis ma femme au courant de ma venue à Montserrat. Poser la question, n’était-ce pas d’ailleurs la résoudre ? Elle a été résolue en effet dès que je me suis trouvé en état de me la poser.

Pendant ces deux semaines, le visage d’ange blond et pervers de Geneviève de Termes avait complètement disparu de ma mémoire. Quoi de surprenant, puisque j’avais eu à peine la force d’entrevoir et d’identifier le fantôme adorable et obstiné de celle qui, elle, ne m’abandonna pas un seul instant, qui demeura nuits et jours penchée sur ma couche, jusqu’au moment où il fût dûment établi que je n’étais plus en péril ?

Ayant lu la lettre par laquelle Laurence m’annonçait, sans autre commentaire, la mort de notre enfant, je la tendis en silence à Mlle de Pérella.

« Toutes mes condoléances ! dit-elle. Et, maintenant, que comptes-tu faire ?

— Que feriez-vous à ma place vous-même ? Il me semble difficile de ne pas partir pour là-bas. »

Elle se borna, brièvement, à me répondre :

« Il a pu m’arriver de donner des ordres. Des conseils, jamais. »

Je la regardai sans mot dire. Le tintement des cloches redoublait, dans la nuit à présent devenue totale.

« C’est l’heure de l’office du soir, reprit Alcyone. Le Salve Regina va être entonné à l’église par la fameuse Escolania, la plus ancienne, je crois, des écoles de musique d’Europe. Toute question de croyance mise à part, cela vaut, je te l’affirme, la peine d’être entendu. Allons-y, veux-tu ? »

Et elle acheva, sur un ton indéfinissable :

« C’est peut-être d’ailleurs ton intérêt. Qui sait en effet si une telle atmosphère ne t’éclairera point je ne veux pas dire sur ton devoir, mot essentiellement ridicule, mais sur la ligne de conduite qu’il va bien te falloir décider à suivre ? »

Traversant la terrasse du couvent, nous nous dirigeâmes donc vers l’église, parmi la foule obscure des pèlerins qui se pressaient autour de nous. Sans plus tarder, selon son habitude, Mlle de Pérella s’assit sur un banc, dans l’une des parties les plus retirées de l’église. Une fois là, les yeux fixes, elle ne bougea plus.

J’avais l’impression de chanceler, de tituber. Comme il me tardait de m’asseoir, moi aussi. D’instinct, pourtant, je commençai par m’agenouiller. Pourquoi, alors que nous avons le plus besoin d’elle, la prière semble-t-elle nous fuir, juger que nous ne sommes pas dignes d’elle ? Prier, mon Dieu, mais pour qui ? Pour Catherine, pour cette nouvelle et pauvre petite victime du Graal ? C’était bien au contraire à moi, en ces minutes tragiques, que l’intercession de ma fillette eût été le plus nécessaire. Et, subitement, cette supplication en ma faveur, il me sembla l’entendre se produire. C’étaient les voix quasi divines des enfants de l’Escolania qui s’étaient mises à chanter.

Le regard de Mlle de Pérella continuait, lui, à demeurer rigide. Tout à coup, j’eus l’impression d’avoir compris de quel côté il se dirigeait. Dans le chœur, rangés en demi-cercle, tous les moines du couvent étaient assemblés. Les lumières des cierges scintillaient sur les orfrois de leurs pesantes dalmatiques, au milieu des psaumes, des volutes d’encens qui commençaient à s’élever. Alcyone, cinq ans auparavant, se fût trouvée là qu’elle eût reconnu le R.P. Étienne-Charles, ce lieutenant Karl de Karlenheim qui, maintenant, sous l’uniforme à l’aigle blanc de la Wehrmacht, reposait dans le cimetière de Lavelanet. L’horreur imbécile de cette affreuse guerre liquidée, ne reviendrait-il point, un jour prochain, sommeiller ici ? C’était là un détail d’organisation qu’il eût été fort étonnant que Mlle de Pérella n’eût point par avance réglé.

Je me passai la main sur le front, sentant croître en moi une espèce de torpeur, d’anéantissement dans lesquels j’avais l’impression de m’abîmer. Derrière le maître-autel, tout en haut, dans sa chapelle octogonale vers laquelle montaient les psaumes et les parfums, la Sainte Patronne de ces lieux, la Vierge Noire du Montserrat resplendissait. Mais ce n’était plus vers des religieux qu’elle paraissait étendre maintenant ses bras tutélaires. Les dalmatiques s’étaient muées en dolmans verts, à collets, plastrons, parements ponceau. Ce n’était plus le père abbé qui guidait les chants, balançait l’encensoir, mais un magnifique officier de dragons dans lequel il ne m’était pas possible de ne pas reconnaître ce colonel Christophe de Lantar, dont il m’avait été donné d’admirer le portrait, à Montsalvy, dans la chambre de son arrière-petit-fils, le baron Philippe, et à Montpellier dans celle de la fille de ce dernier, Mlle Alcyone de Pérella.

En même temps, je sentais la main de celle-ci étreindre la mienne.

« Viens ! ordonna-t-elle. Ne te rends-tu donc pas compte que tes dents claquent de fièvre ? »

Il me fallut m’appuyer sur elle pour arriver jusqu’à notre hôtel, après avoir traversé la terrasse. Des paroles confuses s’échappaient de mes lèvres : « Le domaine et le château des Gardiens du Graal… contrée dans le caractère des montagnes septentrionales de l’Espagne… Des marches conduisent au bord crénelé des murailles !… » Le décor enchanté de Parsifal, c’était bien ici.

Comme il était compréhensible que Wagner se fût laissé conquérir par un tel endroit.

Et tout à coup, éclatant de rire, voici que je me pris à fredonner :

 

À toi, fiancée du diable, prends garde !

… Et bientôt… j’imagine,

Je garderai moi-même le Graal !…

Ha ! ha !

 

Alcyone me serra le bras davantage.

« Viens ! répéta-t-elle, impérieusement. Viens ! »


*

« À quelle date sommes-nous, aujourd’hui ? »

Depuis que je me trouvais ici, c’était la première fois, me sembla-t-il, que je posai cette question.

« Le vendredi 5 février.

— Le vendredi 5 février ! » répétai-je.

Il me fallut un certain temps pour réfléchir, pour calculer, car, dans ma tête endolorie, les idées avaient une difficulté infinie à s’assembler.

« Et c’est le mercredi 19 janvier que je suis tombé malade ? Car j’ai été malade, n’est-ce pas ?

— Oui, très malade. À présent, l’on peut vous affirmer que vous êtes définitivement tiré d’affaire. Mais il y a, il y aura encore des précautions à prendre.

— Voilà donc déjà plus de deux semaines que je suis dans cette chambre ?

— Vous n’étiez pas en état d’être transporté autre part. D’ailleurs tout a été fait pour que vous soyez ici le mieux possible.

— Je ne me plains pas ! Je ne me plains pas ! Bien au contraire ! Me permettez-vous seulement de demander si je peux parler à une dame, à une jeune fille, veux-je dire ? Oui, Mlle de Pérella ? »

Le visage de mon interlocuteur s’assombrit. C’était un petit homme d’une soixantaine d’années, à la figure grassouillette et souriante, avec des lunettes à monture d’or.

Il toussa.

« Cette demoiselle, hum ! est absente, hum ! pour le moment. Mais assez parlé aujourd’hui ! Nous reprendrons demain, tout à loisir, cette conversation. Le premier jour, il convient de ne pas trop vous fatiguer… »

Il me tâtait le pouls.

« Bien que vous alliez mieux, encore une fois, beaucoup mieux, j’ai donné l’ordre qu’on laisse votre fenêtre ouverte. La pureté de l’air est unique. Et de quel lit pourriez-vous avoir plus belle vue sur les montagnes ?

— Je vous remercie, monsieur. Oui, je vous remercie infiniment. Pourrais-je savoir à qui j’ai l’honneur… ? »

Avec son bon sourire, il se présenta :

« Docteur Pedrill, Domingo Pedrill, médecin traitant à Montserrat. »

Je ne devais revoir le docteur Pedrill que le surlendemain. Mais je n’ignorais point que, s’il n’était pas revenu la veille, c’était parce que la sœur Mercédès, l’infirmière préposée à mes soins, l’avait tenu au courant des progrès de plus en plus rassurants de ma santé.

À peine entré, sa ronde face s’illumina.

« Bravo ! Cela va tout à fait bien. Je crois que nous allons pouvoir vous nourrir de façon un peu plus substantielle. Des œufs au lait, qu’en dites-vous, sœur Mercédès ? Et puis, peut-être, dès demain, un bon petit filet de bœuf ? Et puis, peut-être, qu’en dites-vous, sœur Mercédès, on va pouvoir lui donner l’autorisation de lire ses lettres.

— Des lettres ? fis-je. Des lettres pour moi ? Je vous en supplie !…

— Bon ! Bon ! Voyez déjà comment il est. Allons, allons, ne nous impatientons pas ! Sœur Mercédès, s’il a été sage, je vous autorise, tout à l’heure, à les lui apporter. »

Je fis de mon mieux pour mettre en confiance sœur Mercédès. Deux heures après, elle était de retour dans ma chambre. Elle déposa trois enveloppes sur mon lit.

Il y en avait deux qui venaient de France. L’adresse de l’une était dactylographiée. L’autre était de l’écriture de mon protecteur, de mon ami, le doyen de la Faculté des lettres de Montpellier. La troisième n’était pas timbrée. C’était une lettre d’Alcyone.

« Cette demoiselle, dit la sœur Mercédès, nous a quittés il y a six jours, dès que le docteur Pedrill l’a assurée que vous étiez complètement hors de danger. Elle a insisté auprès du docteur pour que sa lettre et les autres ne vous soient remises que quand vous seriez absolument en état de les lire.

— Donnez ! fis-je, tendant anxieusement la main.

— Chut ! Chut ! Si vous n’êtes pas sage, comme a dit le docteur, je les remporte. Promettez-moi…

— Je promets… je jure… Mais donnez, je vous en supplie, par pitié ! »

Elle me laissa, après m’avoir accoté aussi confortablement que possible à mes oreillers.

Je commençai par la lettre de mon doyen. Il n’était pas au courant de la mort de Catherine. Il ne m’entretenait que de ma thèse, dont la date de soutenance, je devais y songer, se rapprochait. Mon silence me valait quelques reproches affectueux, dont il s’excusait presque, le cher homme. « Avec vous, écrivait-il, je sais bien que manque de nouvelles est synonyme de travail, et je suis tranquille, quant aux résultats… »

Me réservant de relire tout cela à tête plus reposée, je décachetai la seconde enveloppe. C’était une mise en demeure d’un avoué de Pau, qui m’informait d’une instance en divorce introduite par Mme François Sevestre, née Lassalle (Laurence), et qui m’invitait à constituer avoué, de mon côté.

Enfin, j’en arrivai à la troisième lettre, celle d’Alcyone. Je n’oublierai pas de sitôt le calme étrange, impressionnant, avec lequel j’en commençai la lecture.

Une autre lettre y était jointe, qui ne m’était pas destinée, celle-là. Y ayant jeté un coup d’œil, je m’aperçus qu’il s’agissait de la dernière lettre que lui avait adressée son père, et à laquelle elle avait fait allusion si souvent. Pas plus tard que le 18 janvier précédent ! On aurait dit qu’elle avait prévu alors les événements à la suite desquels elle venait de tenir sa parole. Qu’on se souvienne ! Ne m’avait-elle pas répliqué ce jour-là, jour des obsèques du major Cassius, répondant à mon insistance pour savoir enfin ce que contenait cette fameuse lettre paternelle : « Patience ! Patience ! Le temps n’est plus loin où tes légitimes exigences vont recevoir satisfaction. »

Et sa lettre, à elle ? Eh bien, l’ayant lue, je n’avais plus le droit de me plaindre que rien fût laissé dans l’ombre, maintenant ! Si j’avais pu conserver l’espoir de ne repartir de Montserrat qu’en possession du Graal, il faut avouer que ma déception eût été grande. Mais ne m’en étais-je pas toujours douté ? Pas plus qu’à Montségur ou à Lombrives, le vase sacré n’était ici. Ou, plutôt, il n’y était plus. Depuis sept cent quarante années, après avoir, en 1204, émigré de Montsalvy, il avait eu pas mal de refuges. Le dernier avait bien été Montserrat. C’était de là qu’en 1812, après le sac du monastère par les dragons de Suchet, il avait repris sa course errante, avec pour logement cette fois la cantine d’un colonel, celle de Christophe de Lantar, un peu plus, lui, au courant de la question que ses subalternes, et même que ses chefs ! Après une pérégrination de sept siècles, il avait donc, depuis cette date, fini par réintégrer son vieil asile de Montsalvy, – de Montsalvat.

« Prends connaissance de la lettre de mon père, m’écrivait Alcyone. Tout ce qui a pu te paraître obscur dans sa conduite vis-à-vis de moi, dans ma conduite vis-à-vis de toi, va devenir clair maintenant. Depuis qu’ils en reçurent le dépôt, ni les Pérella ni les Lantar n’ont cessé de suivre le Graal à la trace. Ils s’en sont toujours sentis responsables. Ils ont fini par lui faire réintégrer Montsalvy, leur noire forteresse d’Auvergne. Ils y ont tenu sa présence secrète. Il ne s’agissait point de permettre à des mains sacrilèges de s’abattre sur pareil trésor, n’est-ce pas ? »

Elle poursuivait, et ce n’était point son écriture que j’avais l’impression de lire. C’était sa voix, cette voix rauque, tumultueuse, passionnée, qui continuait à résonner pour moi.

« Et puis que faire, je te le demande. Mon père a dû y réfléchir plus d’une fois, crois-m’en bien. Sans fils, n’ayant qu’une fille ! Je t’ai dit l’accident stupide où il a trouvé la mort. Je n’étais pas auprès de lui. Il a eu, avant d’expirer, le temps de tracer les lignes que tu as, à l’heure qu’il est, entre les mains, lignes autrement précieuses pour moiexcuse-moi si je blasphème ! que ce Graal maudit, crois-le aussi. J’ai eu d’ailleurs le bonheur d’arriver à temps pour recueillir les commentaires qu’il a eu la force de m’en faire, à temps pour m’entendre révéler par lui la présence à Montsalvy du terrible vase d’émeraude, ainsi que l’endroit précis où toi, toi seul, tu vas être certain de le découvrir. Ces commentaires, ô mon ami, vais-je à mon tour réussir à te les rapporter, avec toute la fidélité qu’il faut ? »

Je dus m’arrêter. Une sorte de spasme étreignait ma gorge. Peut-être le docteur Pedrill avait-il surestimé ma santé, pour me faire courir le risque d’une lecture pareille. Je la poursuivis, cependant.

« Écoute-moi ! Écoute-moi bien ! Ce n’est pas moi, c’est mon père à présent qui te parle. « Le Graal, mon enfant chérie, m’a-t-il dit en ces heures tragiques, ce n’est point un parangon, un talisman pour petites amours de quatre sous. Le Graal, si tu as la chance de rencontrer quelque jour un être qui le paraisse digne de Lui et de toi, garde-toi de lui révéler où Il est, mais partez, tous les deux pour Sa Quête. Sans lui en épargner une seule, fais-lui refaire les étapes par où les meilleurs ont passé. N’hésite pas à te mettre en route avec lui. Guide-le tout en ménageant son orgueil, c’est-à-dire en lui laissant le plus possible l’impression que c’est lui qui te guide. L’essentiel est de parvenir jusqu’à la montagne, Montségur, Montserrat, Montsalvy, où se joindront finalement vos mains. » Ô mon ami, est-ce que tu as compris, à présent ? Je connaissais le Secret du Graal, et ce n’est que maintenant que je te le révèle ! D’ordre de mon père, j’ai voulu, en même temps que ton bonheur, savoir si je parviendrais à faire le mien. J’aimais, te rends-tu compte, j’aimais. Mais je voulais être aimée également ! »

Il ne restait plus qu’une page à lire, environ. Machinalement, je me mis à avancer avec plus de lenteur. Une fois achevée cette lettre, ne savais-je pas que tout serait fini ?

« Pardonne-moi si, ce fiancé merveilleux, j’ai cru l’avoir découvert dans le train de Narbonne. Mais il n’avait pas le droit de m’entendre. Personnellement, moi qui suis à peu près démunie de préjugés, de scrupules si tu préfères, il y avait là un obstacle par-dessus lequel j’imagine que j’aurais passé sans difficulté. Lui, non ! Alors, pourquoi ne pas l’avouer également, j’ai cru, presque en même temps, en avoir rencontré un autre. C’est ici que ta perspicacité ne s’est pas montrée en défaut. Cet autre, c’était bien le lieutenant allemand qui repose aujourd’hui dans un cimetière de l’Ariège. La mort s’est chargée de résoudre le problème. Avec lui, d’ailleurs, tout se serait passé à peu près de même qu’avec toi. Il n’eût pas été davantage libre. Au lieu de l’amour humain, c’est l’amour céleste qui aurait prévalu. Ces deux certitudes se seront imposées à moi le même soir, celui de notre arrivée à Montserrat. D’abord, c’est la mort de ta fillette qui m’a révélé, qui t’a révélé à toi surtout, que jamais, jamais, jamais tu ne t’affranchirais du lien familial. Mais avec Karl de Karlenheim, c’eût été de bien autre chose qu’il se fût agi. Je m’en suis rendu compte une heure plus tard, dans cette église, parmi ces prières et ces chants qui l’auraient repris lui aussi. Nulle part, tu peux m’en croire, je n’ai éprouvé sentiment de solitude semblable, désir aussi total de cette endura, l’espèce d’anéantissement qui était le refuge de mes bien-aimées aïeules cathares. Alors, je te prie, mets-toi à ma place… »

Au même instant, la porte de ma chambre s’ouvrit. C’était la sœur Mercédès. Interdite, apercevant mon visage inondé de larmes, elle s’arrêta sur le seuil.

« Mon Dieu, monsieur François, qu’y a-t-il ?

— Rien, rien, ma sœur, je vous assure ! Ou plutôt quelque chose de tellement naturel ! Notre fillette, vous savez, que nous venons d’avoir le malheur de perdre ! Il n’est question que d’elle dans cette lettre de ma femme.

— Je sais, je sais, pauvre monsieur François ! Quoi de plus naturel, en effet ! Songez qu’elle est au ciel, la chérie, en train de prier pour vous. Je comprends mieux en tout cas pourquoi la chère demoiselle qui nous a quittés, au cours de la semaine dernière, a voulu que l’on ne vous permît que le plus tard possible la lecture de ces lettres. Est-il sage de vous la laisser continuer ?

— Oui, oui, ma sœur, je vous en prie ! »

Elle s’était emparée de ma main.

« On ne peut pas dire que ça aille plus mal. D’ici deux jours vous seriez debout que je n’en aurais guère de surprise. Vous m’avez fait peur, tout de même ! L’air du soir fraîchissant beaucoup, j’étais venue fermer votre fenêtre.

— Non, non, ma sœur ! Qu’elle demeure encore ouverte. On est si bien ! Et c’est si beau ! »

En même temps, je désignais les gigantesques aiguilles rocheuses qui, d’un tendre lapis-lazuli, puis d’un lilas sombre, tournaient maintenant à l’incarnat.

La lumière se raréfiait de plus en plus. Il allait m’en rester juste assez pour achever la lecture de la lettre d’Alcyone. Que m’importait, puisque je la recommencerais le lendemain, puisque j’étais destiné à la relire tout le reste de ma vie !

« Dès que tu seras en état de te remettre en route, concluait-elle, rends-toi à Montsalvy, où, je te le répète, le Graal t’attend. Avec les souvenirs dont tu le peupleras, ce ne sera point un voyage désagréable. Tu me rappelleras à la pensée de ma mère, en continuant à la tenir soigneusement en dehors de tout cela. Tu verras Victor qui te remettra un petit mot, relatif à la mission dont je te prie de vouloir bien te charger, au nom de mon père et au mien. Cette mission, il n’a tenu qu’à bien peu de choses que je ne l’accomplisse avec toi. Là-bas, tu songeras à moi, je le sais. »

Il n’y avait point de signature. Seulement cette roue dentée que j’avais vue au bas de l’avant-dernière lettre de Mlle de Pérella, émouvante et hâtive esquisse autour de laquelle une sorte de gonflement du papier était comme la marque de quelque baiser furtif, sans lendemain.

ÉPILOGUE

« Arimathie ? dit l’homme en riant. Eh, mais ! ce n’est pas la porte à côté ! »

Je ne l’ignorais point. J’avais tout de même eu une chance, celle de rencontrer quelqu’un qui me paraissait très au fait de la question. Un lettré, un familier des livres sacrés, sans aucun doute. Peut-être même un Essénien !

La vérité, c’était que, depuis la veille, jour de mon débarquement en Palestine, je me sentais pris de la manie des grandeurs. Mon Essénien se révéla être, à la pratique, un petit commis des subsistances militaires britanniques. Que m’importait, puisqu’il parlait le français à merveille, et qu’il paraissait posséder une connaissance approfondie de la région ?

Nous étions le 10 mai 1944. Mon emploi du temps avait été plutôt chargé entre cette date et le 18 février de la même année, jour où j’avais pu quitter Montserrat.

Je me vois encore, cinq jours plus tard, au volant de mon automobile, encore assez peu sûr de mes forces, ayant couché à Rodez, puis dépassant Espalion, Estaing et m’engageant sur la rampe d’Entraygues. Dire qu’il y avait à peine deux mois, en compagnie d’Alcyone, j’avais couvert ce parcours-là ! Comme un paysage peut différer, selon les circonstances ! Au lieu de la lugubre et glaciale pluie de décembre dernier, ce n’était aujourd’hui que chants d’oiseaux, promesses d’éclosions de nouvelles fleurs dans les haies.

« Et Mademoiselle ? » avais-je demandé à Victor, dès mon arrivée à Montsalvy.

Il était occupé à réparer un manche de serpe.

« Mademoiselle ? Elle a passé deux jours ici, du 4 au 6 février.

— Elle est repartie ? Elle ne vous a pas dit quand elle reviendrait ?

— Non !

— Ni où elle allait ?

— Non ! »

Il ajouta, après une pause :

« Et j’ai l’impression que nous ne le saurons pas de sitôt. Mme la baronne, sa mère, a été en revanche avertie par elle de votre prochaine visite. Si vous n’êtes pas trop pressé, elle tient à vous garder à déjeuner, ou à dîner. Que dois-je répondre ?

— Il m’est difficile de ne pas accepter…, commençai-je, me raccrochant à n’importe quel espoir d’avoir des nouvelles d’Alcyone.

— Bien ! Je vais donc la prévenir de votre arrivée. Le déjeuner, au château, a lieu aux anciennes heures, à midi. Il est déjà onze heures un quart. Mme la baronne est déjà dans son boudoir, occupée à ses réussites. Vous me direz quand vous désirerez que je vous annonce.

— J’aimerais mieux d’abord…

— C’est juste ! fit-il, sans sourciller. J’oubliais qu’auparavant vous préféreriez, sans doute… »

J’avais compris, de mon côté, qu’il était au courant de tout, ou à peu près.

« Excusez-moi ! acheva-t-il. Je n’en aurai pas pour longtemps. »

La minute suivante, il était en effet de retour. Il avait à la main une valise de taille moyenne, en très beau maroquin, que j’avais déjà vue à Mlle de Pérella.

« Et maintenant, fit-il, toujours avec la même placidité, si vous voulez bien avoir l’amabilité de me suivre ? »

Nous traversâmes la cour du château et gagnâmes la porte ménagée au bas de la maîtresse tour. Ensuite, dans l’obscurité, nous descendîmes un escalier qui nous conduisit au seuil d’une pièce rectangulaire, longue d’une dizaine de mètres, large de six, une pièce qui ressemblait à s’y méprendre, à la salle d’honneur de Montségur.

Dans l’angle sud-ouest, sur l’une des énormes pierres grisâtres de la muraille polie par les ans, il y avait, gravée grossièrement, une sorte d’insigne maçonnique, une roue dentée, d’un pouce de diamètre environ.

« Je retourne avertir Mme la baronne que vous déjeunez au château ! » dit négligemment Victor.

Et il s’engagea dans l’escalier, me laissant seul avec la valise de maroquin.

Le cœur battant, apportant un soin infini à chacun de mes gestes, je commençai par faire face à la roue dentée. Puis, lui ayant tourné le dos, je marchai vers la paroi opposée de la salle. Là, sans l’ombre d’une hésitation, j’appuyai mon index contre l’une des pierres. Silencieusement, sur elle-même, cette pierre se mit à pivoter…

On n’a qu’à songer à ce qu’étaient les événements mondiaux, en ce début d’année 1944, si l’on tient à se rendre compte des difficultés que j’avais pu rencontrer, pour me rendre de France occupée en Terre Sainte. Mais l’impossible existe-t-il, quand on possède la volonté nécessaire pour vaincre ? La volonté et aussi l’argent. Or, aucun des deux ne me faisait défaut.

J’avais commencé par me rendre à Paris, afin d’y toucher, 21 rue Laffitte, à la Banque Rothschild, un chèque d’une importance que je n’ai aucune raison de préciser, mais qu’il n’est point exagéré de qualifier de considérable, de nature en tout cas à couvrir au centuple les frais que pouvait occasionner la mission dont j’avais la charge. Dans la coupe d’émeraude où il avait été déposé par Alcyone, lors de sa dernière venue à Montsalvy, une brève note était jointe. « C’est un reliquat du fameux trésor de Montségur, expliquait-elle, du trésor sauvé, dans la nuit du 16 au 17 mars 1244, il va tout juste y avoir sept cents ans. Entre les mains de ma pauvre mère, nous aurions eu la désolante certitude, mon père et moi, que cet argent aurait fini sur le tapis vert des tripots. Qu’il serve donc à ramener le Graal là d’où il est venu, vers ces lieux saints qu’il n’aurait jamais dû quitter, puisque chez nous il n’a servi qu’à enfanter des désastres. Quant à ce qu’ensuite il pourra subsister entre tes mains de cette somme, ne t’inquiète point pour si peu. Je te sais assez de bon sens pour en faire le meilleur emploi. » En Galilée et en Judée, c’était donc à une Quête complémentaire que j’étais convié maintenant. J’avais à refaire le pèlerinage de tous les lieux qui avaient été témoins du passage du Graal entre les deux insignes sacrements, l’Eucharistie et le Baptême. C’était la raison pour laquelle j’avais débarqué la veille à Césarée, port où le vase sacré s’était embarqué dix-neuf siècles auparavant, avec Joseph d’Arimathie.

« Arimathie ? répéta mon faux Essénien. Ce n’est pas, je vous l’ai dit, la porte à côté. Mais ce n’est pas trop loin non plus. Arimathie, quelqu’un comme vous ne doit pas ignorer que c’est aujourd’hui Lydda, l’ancienne Rama, patrie de Samuel. Les chers Pères franciscains y ont une chapelle. Avec une automobile correcte, vous n’aurez pas pour bien longtemps à aller y faire vos dévotions. Or, il se trouve que j’ai ici un ami garagiste, un charmant garçon ! Il aura une véritable joie à vous accorder des prix spéciaux. Mon Dieu, que votre valise est jolie ! Mais vous avez sans doute d’autres bagages ?

— Je les ai laissés à la consigne du port.

— Rendez-vous-y, afin de les dégager. Pendant ce temps, je vais aller prévenir mon ami le garagiste. Nous irons vous rejoindre avec lui. En attendant, comme le garage est plus près que le port, confiez-moi donc votre valise, qui me semble assez lourde. Vous aurez moins à vous fatiguer.

— Vous êtes trop bon ! fis-je précipitamment. Elle est légère, au contraire, très légère ! »

Je n’allais point, si près du but, me défaire, n’est-ce pas, fût-ce pour quelques instants, de la valise en maroquin d’Alcyone. Depuis Montsalvy jusqu’à Césarée, on peut m’en croire, je ne m’en étais pas séparé un seul instant.

Mon ami l’Essénien ne m’avait pas trompé, j’avais une bonne automobile et un bon chauffeur, un excellent chauffeur musulman. Il faut dire aussi que je ne lésinais point, que je ne regardais pas aux pourboires. Ayant rempli mes devoirs vis-à-vis de la patrie de Joseph d’Arimathie, je décidai de conserver automobile et chauffeur pour tout le temps que je ne me serais pas acquitté de manière définitive de mes engagements.

Ce fut ainsi que, dès le lendemain, je voyais poindre, à l’horizon, Jérusalem.

Bien entendu, ma première visite fut pour le Saint-Sépulcre. Mon trésor cette fois exhumé de son écrin, je gagnai avec lui l’escalier du Calvaire. Je le déposai ensuite sur la pierre de l’Onction. Je pénétrai avec lui dans la Chapelle de l’Ange. Quand je ressortis de la basilique, l’immense lueur violette que les familiers de ces lieux connaissent bien s’appesantissait sur Solyme. J’allais pouvoir parvenir au Jardin des Oliviers à cette heure où sur la Ville et la tragique toile de fond des Monts de Moab la vue, peut-être, est plus que sublime. Une espèce de vertige inouï me submergeait. Ah me dégager le plus tôt possible, afin de pouvoir revenir ici délivré de tout, n’ayant plus à prier, à pleurer que sur moi ! « Plus vite, plus vite ! avais-je sans cesse envie de crier à mon chauffeur. Ne sens-tu donc pas que je n’aspire plus qu’à une chose, à celle qu’on ne saurait se consoler de n’avoir pas su conquérir ? »

Je couchai dans un couvent proche de la porte de Damas. Et, le lendemain, l’aube à peine née, nous repartîmes. Jamais je n’avais éprouvé une telle hâte d’être débarrassé de mon fardeau.

Béthanie ! Le lunaire désert de Judée ! Puis, Jéricho !

« Attends-moi là ! » dis-je à mon chauffeur, l’abandonnant dans l’un des petits cafés de la Ville des palmes.

Une drôle de chaussée, qui menait à un pont, le pont Allenby. Beth-Hagla était là, tout près ! Beth-Hagla, le village sur les bords duquel Notre-Seigneur reçut le baptême des mains de saint Jean. Le Jourdain coulait, silencieux, entre ses berges. Ses eaux, si troubles ailleurs, étaient ici, ce matin-là, d’une couleur d’émeraude qui m’était familière, de la même teinte exactement que le trésor que je m’apprêtais à y précipiter.

Une sorte d’éclair verdâtre ! La valise de maroquin. était vide, maintenant, bien vide ! Et il était difficile d’imaginer quel joyau pourrait être digne de s’y voir enfermé désormais.

Au même instant, je tressaillis de tout mon être. Traversant l’espace avec une mystérieuse lenteur, semblant venir du faîte du Mont de la Quarantaine, comme au matin du baptême de Jésus, un oiseau, une colombe avait surgi.

Elle tournoya quelques instants au-dessus des remous qui marquaient encore la place où le Graal venait de s’ensevelir dans les flots, puis, ayant repris de la hauteur, elle aussi elle disparut.

FIN

 

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Mai 2024

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