Jean Boccace
LE DECAMERON
(1349-1353)
Traduction de Sabatier de Castres
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Table des matières
NOUVELLE PREMIÈRE LE PERVERS INVOQUÉ COMME UN SAINT
NOUVELLE II MOTIFS SINGULIERS DE LA CONVERSION D’UN JUIF À LA RELIGION CHRÉTIENNE
NOUVELLE III LES TROIS ANNEAUX, OU LES TROIS RELIGIONS
NOUVELLE IV LA PUNITION ESQUIVÉE
NOUVELLE V LE REPAS DES GELINOTTES OU ANECDOTES SUR UN ROI DE FRANCE
NOUVELLE VII LE REPROCHE INGÉNIEUX
NOUVELLE IX LA JUSTICE EST LA VERTU DES ROIS
NOUVELLE X LES RAILLEURS RAILLÉS, OU LE VIEILLARD AMOUREUX
NOUVELLE PREMIÈRE LE TROMPEUR TROMPÉ OU LE FAUX PERCLUS PUNI
NOUVELLE II L’ORAISON DE SAINT JULIEN
NOUVELLE III LES TROIS FRÈRES ET LE NEVEU, OU LE MARIAGE INATTENDU
NOUVELLE IV LANDOLFE OU LA FORTUNE IMPRÉVUE
NOUVELLE VI LES ENFANTS RETROUVÉS
NOUVELLE VII ALACIEL OU LA FIANCÉE DU ROI DE GARBE
NOUVELLE VIII L’INNOCENCE RECONNUE
NOUVELLE IX L’IMPOSTEUR CONFONDU OU LA FEMME JUSTIFIÉE
NOUVELLE X LE CALENDRIER DES VIEILLARDS
NOUVELLE PREMIÈRE MAZET DE LAMPORECHIO OU LE PAYSAN PARVENU
NOUVELLE II LE TONDU OU LE MULETIER HARDI ET RUSÉ
NOUVELLE III LE CONFESSEUR COMPLAISANT SANS LE SAVOIR
NOUVELLE IV LE MARI EN PÉNITENCE OU LE CHEMIN DU PARADIS
NOUVELLE VI LA FEINTE PAR AMOUR
NOUVELLE VII LE QUIPROQUO OU LE PÈLERIN
NOUVELLE IX LA FEMME COURAGEUSE
NOUVELLE X LA CASPIENNE OU LA NOUVELLE CONVERTIE
À MES CENSEURS LES OIES DU FRÈRE PHILIPPE
NOUVELLE PREMIÈRE LE PÈRE CRUEL
NOUVELLE II LE FAUX ANGE GABRIEL OU L’HYPOCRITE PUNI
NOUVELLE III LES MALHEURS DE LA JALOUSIE
NOUVELLE IV LA FIANCÉE DU ROI DE GRENADE OU LES AMANTS INFORTUNÉS
NOUVELLE V LE BASILIC SALERNITAIN
NOUVELLE VII LE CRAPAUD OU L’INNOCENCE JUSTIFIÉE HORS DE SAISON
NOUVELLE VIII LA FORCE DU SENTIMENT
NOUVELLE IX LE MARI JALOUX ET CRUEL
NOUVELLE X ROGER DE JÉROLI OU LES BIZARRERIES DU SORT
NOUVELLE PREMIÈRE LE PRODIGE OPÉRÉ PAR L’AMOUR
NOUVELLE II L’ESCLAVE INGÉNIEUX
NOUVELLE III LES DEUX FUGITIFS
NOUVELLE VI L’HEUREUSE RENCONTRE
NOUVELLE VII LES AMANTS RÉUNIS
NOUVELLE VIII L’ENFER DES AMANTES CRUELLES
NOUVELLE PREMIÈRE LE MAUVAIS CONTEUR
NOUVELLE III LE MARI AVARE, OU LA REPARTIE
NOUVELLE V RIEN DE PLUS TROMPEUR QUE LA MINE
NOUVELLE VII LA FEMME ADULTÈRE, OU LA LOI RÉFORMÉE
NOUVELLE VIII LA MIGNARDE RIDICULE
NOUVELLE IX LE PHILOSOPHE ÉPICURIEN
NOUVELLE X LE FRÈRE QUÊTEUR OU LE CHARLATANISME DES MOINES
NOUVELLE PREMIÈRE L’ORAISON CONTRE LES REVENANTS, OU LA TÊTE D’ÂNE
NOUVELLE II PERRONNELLE OU LA FEMME AVISÉE
NOUVELLE III LES ORAISONS POUR LA SANTÉ
NOUVELLE VII LE MARI COCU, BATTU ET CONTENT
NOUVELLE VIII LA FEMME JUSTIFIÉE
NOUVELLE IX LE POIRIER ENCHANTÉ
NOUVELLE PREMIÈRE À FEMME AVARE, GALANT ESCROC
NOUVELLE II LE CURÉ DE VARLONGNE
NOUVELLE IV LE PRÉSOMPTUEUX HUMILIÉ
NOUVELLE VI LE SORTILÉGE OU LE POURCEAU DE CALANDRIN
NOUVELLE VII LE PHILOSOPHE VINDICATIF
NOUVELLE VIII CORNES POUR CORNES
NOUVELLE X LA TROMPEUSE TROMPÉE
NOUVELLE PREMIÈRE LES AMANTS ÉCONDUITS
NOUVELLE II LE PSAUTIER DE L’ABBESSE
NOUVELLE III L’AVARE DUPÉ, OU L’HOMME GROS D’ENFANT
NOUVELLE V LE SOT AMOUREUX DUPE
NOUVELLE VIII À BON RAT BON CHAT
NOUVELLE IX LES CONSEILS DE SALOMON
NOUVELLE X LA JUMENT DU COMPÈRE PIERRE
NOUVELLE PREMIÈRE MESSIRE ROGER
NOUVELLE III MITRIDANES ET NATHAN
NOUVELLE VII LE ROI PIERRE D’ARAGON
NOUVELLE X GRISELIDIS OU LA FEMME ÉPROUVÉE
À propos de cette édition électronique
Jean Boccaccio ou Boccace, issu de parents peu riches, quoique ses aïeux eussent longtemps occupé à Florence les premières places de la magistrature, naquit en 1313, à Certaldo, petite ville de Toscane, peu éloignée de la capitale. Il fit ses premières études sous Jean de Strada, fameux grammairien de son temps, qui tenait son école à Florence. Ses progrès rapides, et le goût qu’il montrait pour la littérature, n’empêchèrent point Boccacio di Chellino, son père, de le destiner au commerce. Il l’obligea de renoncer au latin pour se livrer à l’arithmétique ; et dès qu’il fut en état de tenir les livres de compte, il le plaça chez un négociant qui l’amena à Paris.
Plus fidèle à ses inclinations qu’à ses devoirs de commis, Boccace, dégoûté du commerce, négligea les affaires du négociant, et le força, par ce moyen, d’engager ses parents à le rappeler. De retour dans sa patrie, après six ans d’absence, on lui fit étudier le droit canonique, dont la science conduisait alors aux honneurs et à la fortune ; mais l’étude des lois était trop aride pour flatter le goût d’un jeune homme épris des charmes de la littérature, et doué d’une imagination aussi vive que féconde ; aussi donna-t-il plus de temps à la lecture des poëtes, des orateurs et des historiens du siècle d’Auguste, qu’aux leçons du fameux Cino de Pistoie, qui expliquait alors le Code ; et quand il fut devenu son maître, par la mort de son père, il ne cultiva plus que les muses.
Le premier usage de sa liberté fut d’aller voir Pétrarque à Venise, qui, charmé de son esprit et surtout de son caractère, par l’analogie qu’il avait avec le sien, se lia avec lui de l’amitié la plus étroite et la plus digne d’être proposée pour modèle aux gens de lettres. Quoiqu’ils courussent tous deux la même carrière, on n’aperçoit pas que la plus légère aigreur ait jamais altéré leurs sentiments. Personne n’a plus loué Pétrarque et ses ouvrages que Boccace ; et personne n’a montré plus d’estime pour Boccace que ce poëte célèbre.
Pendant son séjour à Venise, Boccace eut occasion de connaître un savant de Thessalonique, fort versé dans la littérature grecque, nommé Léonce Pilate. Comme il était jaloux d’apprendre la langue d’Homère et de Thucydide, pour lire dans l’original ces auteurs qu’il ne connaissait que par des traductions latines, il persuada à ce savant d’aller s’établir à Florence, et le prit chez lui jusqu’à ce qu’il lui eût procuré une chaire de professeur pour expliquer les auteurs grecs. C’est ce qu’il nous apprend lui-même dans son livre de la Généalogie des Dieux, écrit en latin, et où il le cite souvent ; non que ce professeur eût composé des ouvrages, mais parce que Boccace avait eu soin d’écrire, dans ses recueils, plusieurs des choses qu’il avait apprises de lui dans la conversation.
La famille de Pétrarque avait été chassée de Florence avec les Gibelins, dès le commencement du quatorzième siècle. La célébrité que ce poëte, alors retiré à Padoue, s’était acquise par ses ouvrages et par les honneurs distingués qu’ils lui avaient mérités, détermina les Florentins à lui députer un ambassadeur chargé de négocier son retour, en offrant de lui rendre, des deniers publics, tous les biens que son père Petraccolo avait possédés. Boccace fut choisi d’une voix unanime pour cette commission. Il eut ensuite l’honneur d’être employé à des négociations plus importantes. Ses concitoyens lui confièrent plusieurs fois les intérêts de la république auprès des princes qui pouvaient lui nuire ou la protéger ; et, dans toutes ces circonstances, il justifia l’opinion qu’on avait eue de son zèle et de son habileté.
Les biographes italiens et français qui parlent de Boccace s’étendent beaucoup sur ses ouvrages, et ne disent presque rien des événements de sa vie. Aucun n’en fixe les époques ; on ne connaît de bien positives que celles de sa naissance et de sa mort. On sait qu’il voyagea longtemps, qu’il parcourut les principales villes d’Italie ; mais on ignore en quel temps de son âge. Voici ce que nous avons recueilli de plus intéressant dans les différents auteurs qui ont écrit sa vie ou commenté ses écrits.
Après qu’il eut quitté la France, il se rendit à Naples, où il passa quelques jours. Là, se trouvant par hasard sur le tombeau de Virgile, il se sentit saisi d’un si profond respect pour ce grand poëte, qu’il baisa la terre qui avait reçu ses cendres. Le souvenir du plaisir qu’il avait éprouvé à la lecture de ses ouvrages réveillant son premier goût pour les lettres, il jura dès ce moment de renoncer entièrement à l’état qu’il avait d’abord embrassé par condescendance pour ses parents.
Il fit un second voyage à Naples ; et comme il était déjà connu par plusieurs ouvrages, il fut bien accueilli à la cour. Robert était alors sur le trône de Sicile ; et s’il faut en croire le Tassoni, Sansovino et quelques autres auteurs, Boccace devint amoureux et obtint les faveurs de la fille naturelle de ce prince. Un grave historien[1] assure qu’il brûla aussi du plus tendre amour pour Jeanne, reine de Naples et de Jérusalem, et que c’est d’elle-même qu’il a voulu parler dans son Décaméron sous le nom de Fiammetta ou Flamette. Ce qui est certain, c’est qu’il était né avec un penchant extrême pour les femmes ; qu’il les a aimées passionnément, et que l’habit ecclésiastique qu’il prit, avec la tonsure, vers l’âge de vingt-quatre ans, ne l’empêcha pas de leur faire publiquement la cour. C’est pour elles, pour les amuser, pour se les rendre favorables, qu’il composa ses Contes, ainsi qu’il en convient lui-même dans l’espèce de préface qu’il a mise à la tête de la quatrième Journée. Il eut plusieurs enfants de ses maîtresses ; une fille entre autres nommée Violante, qui lui fut chère, et qui mourut fort jeune.
Son goût pour la galanterie ne s’éteignit qu’à l’âge de cinquante ans. Il vécut depuis dans la plus exacte régularité, se repentant sincèrement de tous les égarements qu’il avait à se reprocher, et qu’il n’eût sans doute pas portés si loin, si les mœurs de son temps avaient été moins libres. Comme il n’eut jamais d’ambition, il passa la plus grande partie de ses jours dans la pauvreté ; car il avait vendu, pour acheter des livres, le peu de biens dont il hérita de ses parents. Il passa les dernières années de sa vie à Certaldo, où il mourut en 1375, regretté de tous ceux qui l’avaient connu.
Boccace était d’une figure agréable, quoique peu régulière. Il avait le visage rond, le nez un peu écrasé, les lèvres grosses, mais vermeilles, une petite cavité au menton, qui lui donnait un sourire agréable. Ses yeux étaient vifs et pleins de feu. Il avait la physionomie ouverte et gracieuse. Sa taille était haute, mais un peu épaisse. Tel est à peu près le portrait que Philippe Villani, son contemporain, nous fait de sa personne.
Quant à son caractère, il était doux, affable et fort gai, ou plutôt fort joyeux ; car Boccace faisait plus rire qu’il ne riait lui-même. Tels ont été parmi nous Rabelais et La Fontaine, ses imitateurs. Ami tendre, il eut toujours cette indulgence pour les défauts d’autrui sans laquelle il n’est point d’amitié durable et solide. Il fut lié avec tous les gens de lettres de son temps.
Son savoir était immense pour son siècle, où l’on ne jouissait pas encore des richesses littéraires que l’imprimerie a si promptement répandues. C’est à lui qu’on doit la conservation d’un grand nombre d’auteurs grecs anciens.
Outre le Décaméron, il a laissé plusieurs autres ouvrages qui, pour être moins connus, n’en sont pas moins estimables. La plupart sont écrits en latin et d’un style digne du siècle d’Auguste. Tel est celui qui a pour titre De la Généalogie des Dieux, suivi d’un traité des montagnes, des mers, des fleuves, etc., ouvrage infiniment utile pour l’intelligence des poëtes grecs et latins. Il fut imprimé à Bâle en 1532, avec des notes de Jacques Micyllus.
Il composa plusieurs poëmes dans la langue toscane, qui annoncent une imagination aussi féconde que brillante. Les plus répandus sont le Ninfane Fiesolano, où il chante les amours et les aventures d’Affrico et de Mensola, personnages de son invention ; et la Théséide, ou les actions de Thésée, en stances de huit vers ; manière de versifier qu’il a le premier employée dans la poésie héroïque, et qui a eu beaucoup d’imitateurs parmi les poëtes italiens. Le plus connu de ses ouvrages en prose, après le Décaméron, est celui qui a pour litre : il Labyrinto d’Amore ou l’Amorosa Visione.
Il faut plaindre les affligés : c’est une loi de l’humanité ; la compassion sied à tous, mais à personne plus qu’à ceux qui en ont eu besoin et en ont éprouvé les salutaires effets. Si jamais homme en ressentit les bienfaits, c’est moi. Dès ma plus tendre jeunesse, je devins éperdument amoureux d’une dame d’un mérite éclatant, d’une naissance illustre, trop illustre peut-être pour un homme de basse condition comme moi ; quoi qu’il en soit, les discrets confidents de ma passion, loin de blâmer mes sentiments, les louèrent fort et ne m’en considérèrent que mieux ; cependant j’éprouvais un violent tourment, non pas que j’eusse à me plaindre des cruautés de ma dame, mais parce que le feu qui me dévorait excitait en moi des ardeurs inextinguibles : dans l’impossibilité de les satisfaire, à cause de leur excès, mes tortures étaient affreuses. J’en serais mort sans aucun doute, si ne m’étaient venues en aide les consolations d’un ami, qui entreprit de faire diversion à mes chagrins en m’entretenant de choses intéressantes et agréables.
Mais grâce à celui dont la puissance est sans bornes et qui veut que, par une loi immuable, toutes choses en ce monde aient une fin, mon amour, dont l’effervescence était telle qu’aucune considération de prudence, de déshonneur évident ou de péril n’en pouvait triompher ni apaiser la violence, s’amoindrit lui-même avec le temps, de manière à ne plus me laisser dans l’esprit qu’un doux sentiment. J’aime à présent comme il faut aimer pour être heureux ; je ressemble à celui qui sur mer se contente d’une navigation unie et ne se lance pas à travers les aventures. Toute fatigue a sa peine : je sens tout ce qu’il y a de délicieux dans le repos. Bien que mes tourments aient cessé, je n’ai cependant pas perdu la mémoire du bienfait que j’ai reçu de ceux qui, par l’affection qu’ils me portaient, souffraient de mes douleurs. Non, jamais ce souvenir ne s’effacera : la tombe seule l’éteindra. Et comme la reconnaissance est, à mon sens, la plus louable de toutes les vertus, et l’ingratitude le plus odieux de tous les vices, pour ne pas paraître ingrat, j’ai résolu, à présent que j’ai recouvré ma liberté, de donner quelques consolations, sinon à ceux qui m’en ont donné et qui n’en ont peut-être pas besoin, du moins à ceux à qui elles peuvent être nécessaires.
Plus on est malheureux, plus on souffre, mieux les consolations sont reçues : aussi dois-je adresser les miennes, encore bien qu’elles soient fort peu de chose, aux dames plutôt qu’aux hommes. La délicatesse, la pudeur, leur font souvent cacher la flamme amoureuse qui les brûle ; c’est un feu d’autant plus violent qu’il est enseveli : ceux-là seuls le savent qui l’ont éprouvé. D’ailleurs, sans cesse contraintes de renfermer en elles-mêmes leurs volontés et leurs désirs, esclaves des pères, des mères, des frères, des maris, qui la plupart du temps les retiennent prisonnières dans l’étroite enceinte de leur chambre, où elles demeurent oisives, elles sont livrées aux caprices de leur imagination, qui travaille ; mille pensées diverses les assiégent à la même heure, et il n’est pas possible que ces pensées soient toujours gaies. Vienne à s’allumer dans leur cœur l’amoureuse ardeur, arrive aussitôt la mélancolie, qui s’empare d’elles et que chasse seul un joyeux entretien.
On doit en outre demeurer d’accord qu’elles ont beaucoup moins de force que les hommes pour supporter les chagrins de l’amour. La condition des amants est d’ailleurs beaucoup moins misérable : c’est chose facile à voir. Ont-ils quelque grave sujet de tristesse, ils peuvent se plaindre, et c’est déjà un grand soulagement ; ils peuvent, si bon leur semble, se promener, courir les spectacles, prendre cent exercices divers ; aller à la chasse, à la pêche, courir à pied, à cheval, faire le commerce. Ce sont autant de moyens de distraction qui peuvent guérir en tout ou en partie du moins, pour un temps plus ou moins long, le mal que l’on souffre ; puis, de manière ou d’autre, les consolations arrivent et la douleur s’en va.
Pour réparer autant qu’il est en moi les torts de la fortune, qui a donné le moins de sujets de distraction au sexe le plus faible, je me propose, pour venir en aide à celles qui aiment (car pour les autres il ne leur faut que l’aiguille et le fuseau), de raconter cent nouvelles, ou fables, ou paraboles, ou histoires, à notre choix. Ces contes sont divisés en dix journées et racontés par une honnête société composée de sept dames et de trois cavaliers, durant la peste qui a tout dernièrement causé une si effrayante mortalité : de temps en temps les aimables dames chantent les chansons qu’elles préfèrent. On trouvera dans ces nouvelles plusieurs aventures galantes tant anciennes que modernes : les dames qui les liront y trouveront du plaisir et des conseils utiles ; elles verront par ces exemples ce qu’il faut éviter et ce qu’il faut imiter. Si cela arrive (et Dieu veuille qu’il en soit ainsi), j’en rendrai grâce à l’amour, qui, en me délivrant de ses chaînes, m’a mis en état de pouvoir tenter quelque chose qui puisse plaire aux dames.
Quand je songe, sexe aimable, que vous avez naturellement le cœur sensible et compatissant, je ne doute point que cette introduction ne vous cause de l’ennui et du dégoût, par le souvenir affreux qu’elle va vous retracer de cette terrible peste qui fit de si cruels ravages dans les lieux où elle pénétra. Mon dessein n’est cependant pas de vous détourner, par ce tableau, de la lecture de cet ouvrage, mais de vous rendre plus agréables les choses qui suivront ce triste préliminaire. Un voyageur, qui gravit avec peine au haut d’une montagne escarpée, goûte un plus doux plaisir lorsque, parvenu au sommet, il découvre devant lui une plaine vaste et délicieuse. De même, sexe charmant, j’ose vous promettre que la suite vous dédommagera amplement de l’ennui que pourra vous causer ce commencement. Ce n’est pas que je n’eusse désiré de vous conduire, par un sentier moins pénible, dans les lieux agréables que je vous annonce, et que je n’eusse volontiers commencé par les histoires divertissantes que je publie ; mais le récit que je vais faire doit nécessairement les précéder. On y apprendra ce qui les a fait naître, et quels sont les personnages qui vont les raconter.
L’an 1348, la peste se répandit dans Florence, la plus belle de toutes les villes d’Italie. Quelques années auparavant, ce fléau s’était fait ressentir dans diverses contrées d’Orient, où il enleva une quantité prodigieuse de monde. Ses ravages s’étendirent jusque dans une partie de l’Occident, d’où nos iniquités, sans doute, l’attirèrent dans notre ville. Il y fit, en très-peu de jours, des progrès rapides, malgré la vigilance des magistrats, qui n’oublièrent rien pour mettre les habitants à l’abri de la contagion. Mais ni le soin qu’on eut de nettoyer la ville de plusieurs immondices, ni la précaution de n’y laisser entrer aucun malade, ni les prières et les processions publiques, ni d’autres règlements très-sages, ne purent les en garantir.
Pendant le temps de cette calamité, un mardi matin, sept jeunes dames, en habit de deuil, comme la circonstance présente semblait l’exiger, se rencontrèrent dans l’église de Sainte-Marie-la-Nouvelle. La plus âgée avait à peine accompli vingt-huit ans, et la plus jeune n’en avait pas moins de dix-huit. Elles étaient toutes unies par les liens du sang, ou par ceux de l’amitié ; toutes de bonne maison, belles, sages, honnêtes et remplies d’esprit. Je ne les nommerai pas par leur propre nom, parce que les contes que je publie étant leur ouvrage, et les lois du plaisir et de l’amusement étant plus sévères aujourd’hui qu’elles ne l’étaient alors, je craindrais, par cette indiscrétion, de blesser la mémoire des unes et l’honneur de celles qui vivent encore. Je ne veux pas d’ailleurs fournir aux esprits envieux et malins des armes pour s’égayer sur leur compte ; mais, afin de pouvoir faire connaître ici ce que disait chacune de ces dames, je leur donnerai un nom conforme, en tout ou en partie, à leur caractère et à leurs qualités. Je nommerai la première, qui était la plus âgée, Pampinée ; la seconde, Flamette ; la troisième, Philomène ; la quatrième, Émilie ; la cinquième, Laurette ; la sixième, Néiphile ; et je donnerai, non sans sujet, à la dernière, le nom d’Élise.
Ces dames, s’étant donc rencontrées, par hasard, dans un coin de l’église, s’approchèrent l’une de l’autre, après que l’office fut fini, et formèrent un cercle. Elles poussèrent d’abord de grands soupirs, en se regardant mutuellement, et commencèrent à s’entretenir sur le fléau qui désolait leur patrie. Madame Pampinée prit aussitôt la parole : « Mes chères dames, dit-elle, vous avez sans doute, ainsi que moi, ouï dire que celui qui use honnêtement de son droit, ne fait injure à personne. Rien n’est plus naturel à tout ce qui respire que de chercher à défendre et à conserver sa vie autant qu’il le peut. Ce sentiment est si légitime, qu’il est souvent arrivé que, par ce motif, on a tué des hommes, sans avoir été jugés criminels, ou du moins dignes de châtiment. S’il est des cas où une telle conduite est autorisée par les lois, qui n’ont pour objet que l’ordre et le bonheur de la société, à plus forte raison pouvons-nous, sans offenser personne, chercher et prendre tous les moyens possibles pour la conservation du notre vie. Quand je réfléchis sur ce que nous venons de faire ce matin, sur ce que nous avons fait les autres jours, et sur les propos que nous tenons en ce moment, je juge, et vous le jugez tout comme moi, que chacune de nous craint pour elle-même ; et il n’y a là rien d’étonnant. Mais, ce qui me surprend fort, c’est que douées, comme nous le sommes, d’un jugement de femme, nous n’usions pas de quelque remède contre ce qui fait l’objet de nos justes craintes. Il semble que nous demeurons ici pour tenir registre de tous les morts qu’on apporte en terre, ou pour écouter si ces religieux, dont le nombre est presque réduit à rien, chantent leur office à l’heure précise, ou pour montrer, par nos habits, à quiconque vient ici, les marques de notre infortune et de l’affliction publique. Si nous sortons de cette église, nous ne voyons que morts ou que mourants qu’on transporte çà et là ; nous rencontrons des scélérats autrefois bannis de la ville pour leurs crimes, et qui aujourd’hui profitent du sommeil des lois pour les enfreindre de nouveau. Nous voyons les plus mauvais sujets de Florence (qui, engraissés de notre sang, se font nommer fossoyeurs) courir à cheval dans tous les quartiers, et nous reprocher, dans leurs chansons déshonnêtes, nos pertes et nos malheurs ; enfin, nous n’entendons partout que ces paroles : « Tels sont morts, tels vont mourir ; » et, s’il y avait encore des citoyens sensibles, nos oreilles seraient sans cesse frappées de plaintes et de gémissements. Je ne sais si vous l’éprouvez comme moi ; mais, quand je rentre au logis, et que je n’y trouve que ma servante, j’ai une si grande peur, que tous mes cheveux se dressent sur la tête. En quelque endroit que j’aille, il me semble que je vois l’ombre des trépassés, non pas avec le même visage qu’ils avaient pendant leur vie, mais avec un regard horrible et des traits hideux, qui leur sont venus je ne sais d’où. Je ne puis goûter nulle part un moment de tranquillité… »
Ses compagnes l’ayant interrompue pour lui dire que leur sort était tout aussi désagréable que le sien, elle reprit aussitôt la parole pour leur faire remarquer que de toutes les personnes qui avaient un endroit à pouvoir se retirer hors de la ville, elles étaient peut-être les seules qui n’en eussent pas profité ; qu’il y avait une sorte d’indécence attachée au séjour de Florence, depuis que la corruption, fruit du désordre général, s’y était introduite ; qu’elle était si grande, que les religieuses, sans respect pour leurs vœux, sortaient de leur couvent, et se livraient sans mesure aux plaisirs les plus charnels, sous prétexte que ce qui convenait aux autres femmes devait leur être permis. « D’après cela, mesdames, que faisons-nous ici ? ajouta-t-elle avec vivacité. Qu’y attendons-nous ? À quoi pensons-nous ? Pourquoi sommes-nous plus indolentes sur le soin de notre conservation et de notre honneur, que tout le reste des citoyens ? Nous jugeons-nous moins précieuses que les autres ; ou nous croyons-nous d’une nature différente, capable de résister à la contagion ? Quelle erreur serait la nôtre ! Pour nous détromper, rappelons-nous ce que nous avons vu, et ce qui se passe même encore sous nos yeux. Que de femmes jeunes comme nous, que de jeunes gens aimables, frais et bien constitués, ont été les tristes victimes de l’épidémie ! Ainsi, pour ne pas éprouver un pareil sort, qu’il ne sera peut-être pas dans deux jours en notre pouvoir d’éviter, mon avis serait, si vous le trouvez bon, que nous imitassions ceux qui sont sortis ou qui sortent de la ville ; et que, fuyant la mort et les mauvais exemples qu’on donne ici, nous nous retirassions honnêtement dans quelqu’une de nos maisons de campagne pour nous y livrer à la joie et aux plaisirs, sans toutefois passer en aucune manière les bornes de la raison et de l’honneur. Là, nous entendrons le doux chant des petits oiseaux ; nous contemplerons l’agréable verdure des plaines et des coteaux, nous jouirons de la beauté de mille espèces d’arbres chargés de fleurs et de fruits ; les épis ondoyants nous offriront l’image d’une mer doucement agitée. Là, nous verrons plus à découvert le ciel, qui, quoique courroucé, n’étale pas moins ses beautés, mille fois plus agréables que les murailles de notre cité déserte. À la campagne, l’air est beaucoup plus pur, plus frais ; nous y trouverons en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie. Nos yeux n’y seront pas du moins fatigués de voir sans cesse des morts ou des malades ; car, quoique les villageois ne soient pas à l’abri de la peste, le nombre des pestiférés y est beaucoup plus petit, proportions gardées. D’ailleurs, faisons attention que nous n’abandonnons ici personne ; nous pouvons dire, au contraire, que nous y sommes abandonnées. Nos époux, nos parents, nos amis, fuyant le danger, nous ont laissées seules, comme si nous ne leur étions attachées par aucun lien. Nous ne serons donc blâmées de personne en prenant le parti que je vous propose. Songez que, si nous refusons de l’embrasser, il ne peut que nous arriver quelque chose de triste et de fâcheux. Ainsi, si vous voulez me croire, prenant avec nous nos servantes et tout ce qui nous est nécessaire, nous irons, dès aujourd’hui, parcourir les lieux les plus agréables de la campagne, pour y prendre tous les divertissements de la saison, jusqu’à ce que nous voyions quel train prendront les calamités publiques. Faites attention surtout, mesdames, que l’honneur même nous invite à sortir d’une ville où règne un désordre général, et où l’on ne peut demeurer plus longtemps sans exposer sa vie ou sa réputation. »
Ce discours de madame Pampinée reçut une approbation générale. Ses compagnes furent si enchantées de son projet, qu’elles avaient déjà cherché en elles-mêmes des moyens pour l’exécution, comme si elles eussent dû partir sur l’heure. Cependant madame Philomène, femme très-sensée, crut devoir leur communiquer ses observations : « Quoique ce que vient de proposer madame Pampinée soit très-raisonnable et très-bien vu, dit-elle, il ne serait pourtant pas sage de l’exécuter sur-le-champ, comme il semble que nous voulons le faire. Nous sommes femmes, et il n’en est aucune, parmi nous, qui ignore que, sans la conduite de quelque homme, nous ne savons pas nous gouverner. Nous sommes faibles, inquiètes, soupçonneuses, craintives et naturellement peureuses : ainsi, il est à craindre que notre société ne soit pas de longue durée, si nous n’avons un guide et un soutien. Il faut donc nous occuper d’abord de cet objet, si nous voulons soutenir avec honneur la démarche que nous allons faire.
– Et véritablement, répondit Élise, les hommes sont les chefs des femmes. Il ne nous sera guère possible de faire rien de bon ni de solide, si nous sommes privés de leur secours. Mais comment pourrons-nous avoir des hommes ? Les maris de la plupart de nous sont morts ; et ceux qui ne le sont pas courent le monde, sans que nous sachions où ils peuvent être actuellement. Prendre des inconnus ne serait pas décent. Il faut pourtant que nous songions à conserver notre santé et à nous garantir de l’ennui du mieux qu’il nous sera possible ! »
Pendant qu’elles s’entretiennent ainsi, elles voient entrer dans l’église trois jeunes gens, dont le moins âgé n’avait pourtant pas moins de vingt-cinq ans. Les malheurs du temps, la perte de leurs amis, celle de leurs parents, les dangers dont ils étaient eux-mêmes menacés, ne les affectaient pas assez pour leur faire oublier les intérêts de l’amour. L’un deux s’appelait Pamphile ; l’autre, Philostrate ; et le dernier, Dionéo : tous trois polis, affables et bien faits. Ils étaient venus en ce lieu dans l’espérance d’y rencontrer leurs maîtresses, qui effectivement se trouvèrent parmi ces dames, dont quelques-unes étaient leurs parentes.
Madame Pampinée ne les eut pas plutôt aperçus : « Voyez, dit-elle en souriant, comme la fortune seconde nos projets, et nous présente à point nommé trois aimables chevaliers, qui se feront un vrai plaisir de nous accompagner, si nous le leur proposons. – Ô ciel ! vous n’y pensez pas, s’écrie alors Néiphile ; faites-bien attention, madame, à ce que vous dites. J’avoue qu’on ne peut parler que très-avantageusement de ces messieurs ; je n’ignore pas combien ils sont honnêtes ; je conviens encore qu’ils sont très-propres à répondre à nos vœux, au delà même de tout ce que nous pouvons désirer ; mais, comme personne n’ignore qu’ils rendent des soins à quelques-unes d’entre nous, n’est-il pas à craindre, si nous les engageons à nous suivre, qu’on n’en glose, et que notre réputation n’en souffre ? – N’importe, dit madame Philomène en l’interrompant, je me moque de tout ce qu’on pourra dire, pourvu que je me conduise honnêtement, et que ma conscience ne me reproche rien. Le ciel et la vérité prendront ma défense, en cas de besoin. Je ne craindrai donc pas de convenir hautement, avec madame Pampinée, que, si ces aimables messieurs acceptent la partie, nous n’avons qu’à nous féliciter du sort qui nous les envoie. »
Les autres dames se rangèrent de son avis ; et toutes, d’un commun accord, dirent qu’il fallait les appeler, pour leur faire la proposition. Madame Pampinée, qui était alliée à l’un d’eux, se leva, et alla gaiement leur communiquer leur dessein, et les pria, de la part de toute la compagnie, de vouloir bien être de leur voyage. Ils crurent d’abord qu’elle plaisantait ; mais, voyant ensuite qu’elle parlait sérieusement, ils répondirent qu’ils se feraient un vrai plaisir de les accompagner partout où bon leur semblerait. Ils s’avancèrent vers les autres dames ; et, leur cœur plein de joie, ils prirent avec elles tous les arrangements nécessaires pour le départ, fixé au lendemain.
Tout le monde fut prêt à la pointe du jour. Chacun arrivé au rendez-vous, on partit gaiement, les dames accompagnées de leurs servantes, et les messieurs de leurs domestiques. L’endroit qu’ils avaient d’abord indiqué n’était qu’à une lieue de la ville : c’était une petite colline, un peu éloignée, de tous côtés, des grands chemins, couverte de mille tendres arbrisseaux. Sur son sommet était situé un château magnifique. On y entrait par une vaste cour bordée de galeries. Les appartements en étaient commodes, riants et ornés des plus riches peintures. Autour du château régnait une superbe terrasse, d’où la vue s’étendait au loin dans la campagne. Les jardins, arrosés de belles eaux, offraient le spectacle varié de toutes sortes de fleurs. Les caves étaient pleines de vins excellents, objet plus précieux pour des buveurs que pour des femmes sobres et bien élevées.
La compagnie fut à peine arrivée et réunie dans un salon garni de fleurs et d’herbes odoriférantes, que Dionéo, le plus jeune et le plus enjoué de tous, commença la conversation par dire : – « Votre instinct, mesdames, en nous conduisant ici, nous a mieux servis que n’aurait fait toute notre prudence. Je ne sais ce que vous avez résolu de faire de vos soucis : pour moi, j’ai laissé les miens à la porte de la ville. Ainsi préparez-vous à rire, à chanter, à vous divertir avec moi ; sinon permettez que je retourne promptement à Florence, reprendre ma mauvaise humeur. – Tu parles comme un ange, répondit madame Pampinée. Oui, il faut se réjouir et avoir de la gaieté, puisque ce n’est que pour bannir le deuil et la tristesse que nous avons quitté la ville. Mais comme il n’y a point de société qui puisse subsister sans règlements, et que c’est moi qui ai formé le projet de celle-ci, je crois devoir proposer un moyen propre à l’affermir et à prolonger nos plaisirs : c’est de donner à l’un de nous l’intendance de nos amusements, de lui accorder à cet égard une autorité sans bornes, et de le regarder, après l’avoir élu, comme s’il était effectivement notre supérieur et notre maître ; et afin que chacun de nous supporte à son tour le poids de la sollicitude, et goûte pareillement le plaisir de gouverner, je serais d’avis que le règne de cette espèce de souverain ne s’étendît pas au delà d’un jour ; qu’on l’élût à présent, et qu’il eût seul le droit de désigner son successeur, lequel nommerait pareillement celui ou celle qui devrait le remplacer. »
Cet avis fut généralement applaudi, et tous, d’une voix, élurent madame Pampinée pour être Reine, cette première journée. Aussitôt madame Philomène alla couper une branche de laurier dont elle fit une couronne, qu’elle lui plaça sur la tête comme une marque de la dignité royale. Après avoir été proclamée et reconnue souveraine, madame Pampinée ordonna un profond silence, fit appeler les domestiques des trois messieurs, et les servantes qui n’étaient qu’au nombre de quatre ; puis elle parla ainsi :
« Pour commencer à faire régner l’ordre et le plaisir dans notre société, et pour vous engager, Messieurs et Dames, à m’imiter à votre tour, à me surpasser même dans le choix des moyens, je fais Parmeno, domestique de Dionéo, notre maître d’hôtel, et le charge en conséquence de veiller à tout ce qui concernera le service de la table. Sirisco, domestique de Pamphile, sera notre trésorier et exécutera de point en point les ordres de Parmeno. Pour Tindaro, domestique de Philostrate, il servira non-seulement son maître, mais encore les deux autres messieurs, quand leurs propres domestiques n’y pourront pas vaquer. Ma femme de chambre et celle de madame Philomène travailleront à la cuisine et prépareront avec soin les viandes qui leur seront fournies par le maître d’hôtel. La domestique de madame Laurette et celle de madame Flamette feront l’appartement de chaque dame, et auront soin d’entretenir dans la propreté la salle à manger, le salon de compagnie, et généralement tous les lieux fréquentés du château. Faisons savoir en outre, à tous en général, et à chacun en particulier, que quiconque désire de conserver nos bonnes grâces, se garde bien, en quelque lieu qu’il aille, de quelque part qu’il vienne, quelque chose qu’il voie ou qu’il entende, de nous apporter ici des nouvelles tant soit peu tristes ou désagréables. »
Après avoir ainsi donné ses ordres en gros, la Reine permit aux dames et aux messieurs d’aller se promener dans les jardins jusqu’à neuf heures, qui était le temps où l’on devait dîner. La compagnie se sépare : les uns vont sous des berceaux charmants, où ils s’entretiennent de mille choses agréables ; les autres vont cueillir des fleurs, et forment de jolis bouquets qu’ils distribuent à ceux qui les aiment. On court, on folâtre, on chante des airs tendres et amoureux.
À l’heure marquée, les uns et les autres rentrèrent dans le château, où ils trouvèrent que Parmeno n’avait pas mal commencé à remplir sa charge. Ils furent introduits dans une salle embaumée par le parfum des fleurs, et où la table était dressée. On servit bientôt des mets délicatement préparés : des vins exquis furent apportés dans des vases plus clairs que le cristal, et la joie éclata pendant tout le repas.
Après le dîner, Dionéo, pour obéir aux ordres de Pampinée, prit un luth, et Flamette une viole. La Reine et toute la compagnie dansèrent au son de ces instruments. Le chant suivit la danse, jusqu’à ce que Pampinée jugea à propos de se reposer. Chacun se retira dans sa chambre et se jeta sur un lit parsemé de roses. Vers une heure après midi, la Reine s’étant levée, fit éveiller les hommes et les femmes, donnant pour raison que trop dormir nuisait à la santé. On alla dans un endroit du jardin que le feuillage des arbres rendait impénétrable aux rayons du soleil, où la terre était couverte d’un gazon de verdure, et où l’on respirait un air frais et délicieux. Tous s’étant assis en cercle, selon l’ordre de la Reine : – « Le soleil, leur dit-elle, n’est qu’au milieu de sa course, et la chaleur est encore moins vive ; nous ne pourrions en aucun autre lieu être mieux qu’en cet endroit, où le doux zéphyr semble avoir établi son séjour. Voilà des tables et des échecs pour ceux qui voudront jouer ; mais si mon avis est suivi, on ne jouera point. Dans le jeu, l’amusement n’est pas réciproque : presque toujours l’un des joueurs s’impatiente et se fâche, ce qui diminue beaucoup le plaisir de son adversaire, ainsi que celui des spectateurs. Ne vaudrait-il pas mieux raconter quelques histoires, dire quelques jolis contes, en fabriquer même, si l’on n’en sait pas ? Dans ces sortes d’amusements, celui qui parle et celui qui écoute sont également satisfaits. Si ce parti vous convient, il est possible que chacun de nous ait raconté sa petite nouvelle avant que la chaleur du jour soit tombée ; après quoi, nous irons où bon nous semblera. Je dois pourtant vous prévenir que je suis très-disposée à ne faire en ceci que ce qui vous plaira davantage. Si vous êtes à cet égard d’un sentiment contraire, je vous laisse même la liberté de choisir le divertissement que vous jugerez le meilleur. »
Les dames et les messieurs répondirent unanimement qu’ils n’en connaissaient point de plus agréable que celui qu’elle proposait. « J’aime les Contes à la fureur, dit l’enjoué Dionéo. Oui, madame, il faut dire des Contes : rien n’est plus divertissant.
– Puisque vous pensez tous comme moi, répliqua madame Pampinée, je vous permets de parler sur la matière qui vous paraîtra la plus gaie et la plus amusante. » Alors, se tournant vers Pamphile, qui était assis à sa droite, elle le pria gracieusement de commencer ; et Pamphile obéit en racontant l’histoire que vous allez lire.
Il y avait autrefois en France un nommé François Musciat, qui, de riche marchand, était devenu un grand seigneur de la cour. Il eut ordre d’accompagner en Toscane Charles-sans-Terre, frère du roi de France, que le pape Boniface y avait appelé. Les dépenses qu’il avait faites avaient mis ses affaires en désordre, comme le sont le plus souvent celles des marchands ; et prévoyant qu’il lui serait impossible de les arranger avant son départ, il se détermina à les mettre entre les mains de plusieurs personnes. Une seule chose l’embarrassait : il était en peine de trouver un homme assez intelligent pour recouvrer les sommes qui lui étaient dues par plusieurs Bourguignons. Il savait que les Bourguignons étaient gens de mauvaise composition, chicaneurs, brouillons, calomniateurs, sans honneur et sans foi, tels enfin qu’il n’avait encore pu rencontrer un homme assez méchant pour leur tenir tête. Après avoir longtemps réfléchi sur cet objet, il se souvint d’un certain Chappellet Duprat, qu’il avait vu venir souvent dans sa maison à Paris. Le véritable nom de cet homme était Chappel ; mais, parce qu’il était de petite stature, les Français lui donnèrent celui de Chappellet, ignorant peut-être la signification que ce mot avait ailleurs. Quoi qu’il en soit, il était connu presque partout sous ce dernier nom.
Ce Chappellet était un si galant homme, qu’étant notaire de sa profession, et notaire peu employé, il aurait été très-fâché qu’aucun acte eût passé par ses mains, sans être jugé faux. Il en eût fait plus volontiers de pareils pour rien, que de valides pour un gros salaire. Avait-on besoin d’un faux témoin, il était toujours prêt ; souvent même n’attendait-il pas qu’on l’en priât. Comme on était alors en France fort religieux pour les serments et que cet homme ne se faisait aucun scrupule de se parjurer, il gagnait toujours son procès, quand le juge était obligé de s’en rapporter à sa bonne foi. Son grand amusement était de jeter le trouble et la division dans les familles ; et il n’avait pas de plus grand plaisir que de voir souffrir son prochain et d’en être cause. Jetait-on les yeux sur lui pour commettre une mauvaise action, il n’avait rien à refuser. Comme il était emporté et violent à l’excès, la moindre contradiction lui faisait blasphémer le nom de Dieu et celui des saints. Il se jouait des oracles divins, méprisait les sacrements, n’allait jamais à l’église, et ne fréquentait que les lieux de débauche. Il aurait volé en secret et en public avec la même confiance et la même tranquillité qu’un saint homme aurait fait l’aumône. Aux vices de la gourmandise et de l’ivrognerie, il joignait ceux de joueur passionné et de filou ; car ses poches étaient toujours pleines de dés pipés ; en un mot, c’était le plus méchant homme qui fût jamais né. Les petits et les grands avaient également à s’en plaindre ; et si l’on souffrit si longtemps ses atrocités, c’est parce qu’il était protégé par Musciat, qui jouissait d’une grande faveur à la cour, et dont on redoutait le crédit.
Ce courtisan, s’étant donc souvenu de maître Chappellet qu’il connaissait à fond, le jugea capable de remplir ses vœux, et le fit appeler : « Tu sais, lui dit-il, que je suis sur le point de quitter tout à fait ce pays-ci. J’ai des créances sur des Bourguignons, hommes trompeurs et de mauvaise foi, et je ne connais personne de plus propre que toi pour me faire payer. Comme tu n’es pas fort occupé à présent, si tu veux te charger de cette commission, j’obtiendrai de la cour des lettres de recommandation, et, pour tes soins, je te céderai une bonne partie des sommes que tu recouvreras. »
Maître Chappellet, que ses friponneries n’avaient point enrichi, et qui se trouvait alors désœuvré, considérant d’ailleurs que Musciat, son seul appui, était à la veille de quitter la France, se détermina à accepter l’offre, et répondit qu’il se chargeait volontiers de l’affaire. On convint des conditions. Musciat lui remit ensuite sa procuration et les lettres du roi qu’il lui avait promises.
Ce seigneur fut à peine parti pour l’Italie, que notre fripon arriva à Dijon, où il n’était presque connu de personne. Il débuta, contre son ordinaire, par exposer avec beaucoup de douceur et d’honnêteté, aux débiteurs de Musciat, le sujet qui l’amenait auprès d’eux, comme s’il n’eût voulu se faire connaître qu’à la fin. Il était logé chez deux Florentins, frères, qui prêtaient à usure, lesquels, à la considération de Musciat qui le leur avait recommandé, lui faisaient beaucoup d’honnêtetés.
Peu de temps après son arrivée, maître Chappellet tomba malade. Les deux frères firent aussitôt venir des médecins, et lui donnèrent des gens pour le servir. Ils n’épargnèrent rien pour le rétablissement de sa santé, mais tout cela fut inutile. Cet homme était déjà vieux ; et comme il avait passé sa vie dans toute espèce de débauches, son mal alla tous les jours en empirant. Bientôt les médecins désespérèrent de sa guérison, et n’en parlaient plus que comme d’un malade sans ressource.
Les Florentins, sachant son état, témoignèrent de l’inquiétude. « Que ferons-nous de cet homme ? se disaient-ils l’un à l’autre dans une chambre assez voisine de celle de Chappellet. Que penserait-on de nous, si on nous voyait mettre si cruellement à la porte un moribond que nous avons si bien accueilli, que nous avons fait servir et médicamenter avec tant de soin, et qui, dans l’état où il est, ne peut nous avoir donné aucun sujet légitime de le congédier ? D’un autre côté, il nous faut considérer qu’il a été si méchant, qu’il ne voudra jamais se confesser, ni recevoir les sacrements, et que, mourant dans cet état, il sera jeté, comme un chien, en terre profane. Mais quand il se confesserait, ses péchés sont en si grand nombre et si horribles, que, nul prêtre ne voulant l’absoudre, il serait également privé de la sépulture ecclésiastique. Si cela arrive, comme nous avons tout lieu de le craindre, alors le peuple de cette ville, déjà prévenu contre nous, à cause du commerce que nous faisons, et contre lequel il ne cesse de clabauder, ne manquera pas de nous reprocher la mort de cet homme, de se soulever, et de saccager notre maison. Ces maudits Lombards, dira-t-on, qu’on ne veut pas recevoir à l’église, ne doivent plus être ici supportés : ils n’y sont venus que pour nous ruiner ; qu’on les bannisse de la ville, et, peu content d’avoir mis tous nos effets au pillage, le peuple est capable de tomber sur nos personnes, et de nous chasser lui-même sans autre forme de procès. Enfin, si cet homme meurt, sa mort ne peut avoir que des suites très-funestes pour nous. »
Maître Chappellet, qui, comme on le voit dans la plupart des malades, avait l’ouïe fine et subtile, ne perdit pas un mot de cette conversation. Il fit appeler les deux frères. « J’ai entendu, leur dit-il, tout ce que vous venez de dire. Soyez tranquilles, il ne vous surviendra aucun dommage à mon sujet. Il n’est pas douteux que, si je me laissais mourir de la façon dont vous l’entendez, il ne vous arrivât tout ce que vous craignez ; mais rassurez-vous, j’y mettrai bon ordre. J’ai tant fait d’outrages à Dieu, durant ma vie, que je puis bien lui en faire un autre à l’heure de ma mort, sans qu’il en soit ni plus ni moins. Ayez soin seulement de faire venir ici un saint religieux, si tant est qu’il y en ait quelqu’un : et puis laissez-moi faire. Je vous réponds que tout ira au mieux et pour vous et pour moi. »
Ces paroles rassurèrent peu les Florentins : ils n’osaient plus compter sur la promesse d’un tel homme. Ils allèrent cependant dans un couvent de cordeliers, et demandèrent un religieux aussi saint qu’éclairé, pour venir confesser un Lombard qui était tombé malade chez eux. On leur en donna un très-versé dans la connaissance de l’Écriture sainte, et si rempli de piété et de zèle, que tous ses confrères et les citoyens avaient pour lui la plus grande vénération. Il se rendit avec eux auprès du malade ; et s’étant assis au chevet du lit, il lui parla avec beaucoup d’onction, et tâcha de lui inspirer du courage. Il lui demanda ensuite s’il y avait longtemps qu’il ne s’était confessé. Maître Chappellet, à qui peut-être cela n’était jamais arrivé, lui répondit : « Mon père, j’ai toujours été dans l’habitude de me confesser pour le moins une fois toutes les semaines, et dans certaines occasions je l’ai fait plus souvent ; mais depuis huit jours que je suis tombé malade, la violence du mal m’a empêché de suivre ma méthode. – Elle est très-bonne, mon enfant, et je vous exhorte à vous y tenir, si Dieu vous fait la grâce de prolonger votre vie. J’imagine que, si vous vous êtes confessé si fréquemment, vous aurez peu de chose à me dire, et moi peu à vous demander. – Ah ! ne parlez pas ainsi, mon révérend père ; je ne me confesse jamais sans ramener tous les péchés que je me rappelle avoir commis, depuis ma naissance jusqu’au moment de la confession ; ainsi je vous supplie, mon bon père, de m’interroger en détail sur chaque péché, comme si je ne m’étais jamais confessé. N’ayez aucun égard pour l’état languissant où je me trouve : j’aime mieux mortifier mon corps que de courir risque de perdre une âme qu’un Dieu n’a pas dédaigné de racheter de son sang précieux. »
Ces paroles plurent extrêmement au saint religieux, et lui firent bien augurer de la conscience de son pénitent. Après l’avoir loué sur sa pieuse pratique, il commença par lui demander s’il n’avait jamais offensé Dieu avec quelque femme. « Mon père, répondit Chappellet, en poussant un profond soupir, j’ai honte de vous dire ce qu’il en est. – Dites hardiment, mon fils : soit en confession, soit autrement, on ne pèche point en disant la vérité. – Sur cette assurance, répliqua Chappellet, je vous dirai donc que je suis encore, à cet égard, tel que je sortis du sein de ma mère. – Ah ! soyez béni de Dieu, s’écria le confesseur. Que vous avez été sage ! Votre conduite est d’autant plus méritoire, que vous aviez plus de liberté que nous, pour faire le contraire, si vous l’eussiez voulu. Mais n’êtes-vous jamais tombé dans le péché de gourmandise ? – Pardonnez-moi, mon père ! j’y suis tombé plusieurs fois, et en différentes manières : outre les jeûnes ordinaires pratiqués par les personnes pieuses, j’étais dans l’usage de jeûner trois jours de la semaine au pain et à l’eau, et je me souviens d’avoir bu cette eau avec la même volupté que les plus fiers ivrognes boivent le meilleur vin ; et surtout dans une occasion où, accablé de fatigue, j’allais dévotement en pèlerinage. » Il ajouta qu’il avait quelquefois désiré avec ardeur de manger d’une salade que les femmes cueillent dans les champs ; et qu’il avait trouvé quelquefois son pain meilleur qu’il ne devait le paraître à quiconque jeûnait, comme lui, par dévotion.
« Tous ces péchés, mon fils, sont assez naturels et assez légers ; ainsi il ne faut pas que votre conscience en soit alarmée. Il arrive à tout homme, quelque saint qu’il puisse être, de prendre du plaisir à manger, après avoir longtemps jeûné, et à boire, après s’être fatigué par le travail. – Il m’est aisé de voir, répondit maître Chappellet, que vous me dites cela pour me consoler ; mais, mon père, je n’ignore pas que les choses que l’on fait pour Dieu doivent être pures et sans tache, et qu’on pèche quand on agit autrement. »
Le père, ravi de l’entendre parler ainsi : « Je suis enchanté, lui dit-il, de votre façon de penser et de la délicatesse de votre conscience. Mais, dites-moi, ne vous êtes-vous jamais rendu coupable du péché d’avarice, en désirant des richesses plus qu’il n’était raisonnable, ou en retenant ce qui ne vous appartenait pas ? – Je ne voudrais pas même que vous le pensassiez, répondit le pénitent. Quoique vous me voyiez logé chez des usuriers, je n’ai, grâce à Dieu, rien à démêler avec eux. Si je suis venu dans leur maison, ce n’est que pour leur faire honte et tâcher de les retirer de l’abominable commerce qu’ils font ; je suis même persuadé que j’y aurais réussi, si Dieu ne m’avait envoyé cette fâcheuse maladie. Apprenez donc, mon père, que celui à qui je dois cette vie misérable que je suis sur le point de terminer, me laissa un riche héritage ; qu’aussitôt après sa mort, je consacrai à Dieu la plus grande partie du bien qu’il m’avait laissé, et que je ne gardai le reste que pour vivre et secourir les pauvres de Jésus-Christ. Je dois vous dire encore qu’afin de pouvoir leur être d’un plus grand secours, je me mis à faire un petit commerce. J’avoue qu’il m’était lucratif ; mais j’ai toujours donné aux pauvres la moitié de mes bénéfices, réservant l’autre moitié pour mes besoins, en quoi Dieu m’a si fort béni, que mes affaires ont toujours été de mieux en mieux.
– C’est fort bien fait, reprit le religieux ; mais combien de fois vous êtes-vous mis en colère ? – Oh ! cela m’est souvent arrivé, répondit maître Chappellet, et je mérite vos reproches à cet égard ; mais le moyen de se modérer à la vue de la corruption des hommes qui violent les commandements de Dieu et ne craignent point ses jugements ! Oui, je le déclare à ma honte, il m’est arrivé de dire plusieurs fois le jour, au dedans de moi-même : Ne vaudrait-il pas mieux être mort, que d’avoir la douleur de voir les jeunes gens courir les vanités du siècle, fréquenter les lieux de débauche, s’éloigner des églises, jurer, se parjurer, marcher, en un mot, dans les voies de perdition, plutôt que dans celles de Dieu !
– C’est là une sainte colère, dit alors le confesseur ; mais n’en avez-vous jamais éprouvé qui vous ait porté à commettre quelque homicide, ou du moins à dire des injures à quelqu’un, ou à lui faire d’autres injustices ? – Comment, mon père, vous qui me paraissez un homme de Dieu, comment pouvez-vous parler ainsi ? Si j’avais eu seulement la pensée de faire l’une de ces choses, croyez-vous qu’il m’eût si longtemps laissé sur la terre ? C’est à des voleurs et à des scélérats qu’il appartient de faire de telles actions, et je n’ai jamais rencontré aucun de ces malheureux, que je n’aie prié Dieu pour sa conversion.
– Que ce Dieu vous bénisse ! reprit alors le confesseur. Mais, dites-moi, mon cher fils, ne vous serait-il pas arrivé de porter faux témoignage contre quelqu’un ? N’avez-vous pas médit de votre prochain ? – Oui certes, mon révérend père, j’ai dit du mal d’autrui. J’avais jadis un voisin, qui, toutes les fois qu’il avait trop bu, ne faisait que maltraiter sa femme sans sujet. Touché de pitié pour cette pauvre créature, je crus devoir instruire ses parents de la brutalité de son mari.
– Au reste, continua le confesseur, vous m’avez dit que vous aviez été marchand. N’avez-vous jamais trompé quelqu’un, comme le pratiquent assez souvent les gens de cet état ? – J’en ai trompé un seul, mon père ; car je me souviens qu’un homme m’apporta, un jour, l’argent d’un drap que je lui avais vendu à crédit, et qu’ayant mis cet argent, sans le compter, dans une bourse, je m’aperçus, un mois après, qu’il m’avait donné quatre deniers de plus qu’il ne fallait. N’ayant pu revoir cet homme, j’en fis l’aumône à son intention, après les avoir toutefois gardés plus d’un an. – C’est une misère, mon cher enfant, et vous fîtes très-bien d’en disposer de cette façon. »
Le père cordelier fit plusieurs autres questions à son pénitent. Celui-ci répondit à toutes à peu près sur le même ton qu’il avait répondu aux précédentes. Le confesseur se disposait à lui donner l’absolution, lorsque maître Chappellet lui dit qu’il avait encore un péché à lui déclarer. « Quel est ce péché, mon cher fils ? – Il me souvient, répond le pénitent, d’avoir fait nettoyer la maison par mon domestique, un saint jour de dimanche ou de fête. – Que cela ne vous inquiète pas, répliqua le ministre du Seigneur : c’est peu de chose. – Peu de chose, mon père ! ne parlez pas de la sorte : le dimanche mérite plus de respect, puisque c’est le jour de la résurrection du Sauveur du monde.
– N’avez-vous plus rien à me dire, mon enfant ? – Un jour, par distraction, je crachai dans la maison du Seigneur. » À cette réponse, le bon religieux se mit à sourire, et lui fit entendre que ce n’était point là un péché. « Nous qui sommes ecclésiastiques, ajouta-t-il, nous y crachons tous les jours. – Tant pis, mon révérend père ; il ne convient pas de souiller par de pareilles vilenies le temple où l’on offre à Dieu des sacrifices. » Après lui avoir débité encore quelque temps de semblables sornettes, notre hypocrite se mit à soupirer, à répandre des pleurs ; car ce scélérat pleurait quand il voulait. « Qu’avez-vous donc, mon cher enfant ? lui dit le père, qui s’en aperçut. – Hélas ! répondit-il, j’ai sur ma conscience un péché dont je ne me suis jamais confessé, et je n’ose vous le déclarer : toutes les fois qu’il se présente à ma mémoire, je ne puis m’empêcher de verser des pleurs, désespérant d’en obtenir jamais le pardon devant Dieu. – À quoi songez-vous donc, mon fils, de parler de la sorte ? Un homme, fût-il coupable de tous les crimes qui se sont commis depuis que le monde existe, et de tous ceux qui se commettront jusqu’à la fin des siècles, s’il en était repentant et qu’il eût la contrition que vous paraissez avoir, serait sûr d’obtenir son pardon en les confessant, tant la miséricorde et la bonté de Dieu sont grandes ! Déclarez donc hardiment celui que vous avez sur le cœur. – Hélas ! mon père, dit maître Chappellet, fondant toujours en larmes, ce péché est trop grand. J’ai même peine à croire que Dieu veuille me le pardonner, à moins que, par vos prières, vous ne m’aidiez à le fléchir. – Déclarez-le, vous dis-je, sans rien craindre ; je vous promets de prier le Seigneur pour vous. » Le malade pleurait toujours et gardait le silence. Il paraît peu rassuré par ce discours ; il pleure encore et s’obstine dans son silence. Le père le presse, lui parle avec douceur, et fait de son mieux pour lui inspirer de la confiance ; mais il n’en obtient que des gémissements et des sanglots qui le pénètrent de compassion pour le pénitent. Celui-ci, craignant d’abuser enfin de sa patience : « Puisque vous me promettez, lui dit-il en soupirant, de prier Dieu pour moi, vous saurez donc, mon père, vous saurez qu’étant encore petit garçon, je maudis… ciel ! qu’il m’en coûte d’achever ! je maudis ma mère. » Ce mot échappé, pleurs aussitôt de recommencer. Alors le confesseur, pour le calmer : « Croyez-vous donc, mon enfant, lui dit-il, que ce péché soit si grand ? Les hommes blasphèment Dieu tous les jours ; et cependant, quand ils se repentent sincèrement de l’avoir blasphémé, il leur fait grâce. Pouvez-vous douter, après cela, de sa miséricorde ? Ayez donc confiance en lui, et cessez vos pleurs. Quand même vous auriez été du nombre de ceux qui le crucifièrent, vous pourriez, avec la contrition que vous avez, espérer d’obtenir votre pardon. – Que dites-vous ? reprit avec vivacité maître Chappellet. Avoir maudit ma mère ! ma pauvre mère qui m’a porté neuf mois dans son sein, le jour comme la nuit ; qui m’a porté plus de cent fois à son cou ! C’est un trop grand péché ; et il ne me sera jamais pardonné, si vous ne priez Dieu pour moi avec toute la ferveur dont vous êtes capable. »
Le confesseur, voyant que le malade n’avait plus rien à dire, le bénit et lui donna l’absolution, le regardant comme le plus sage et le plus saint de tous les hommes ; parce qu’il croyait comme mot d’Évangile tout ce qu’il avait entendu. Eh ! qui ne l’aurait pas cru ? Qui aurait pu imaginer qu’un homme fût capable de trahir à ce point la vérité, dans le dernier moment de sa vie ? « Mon fils, lui dit-il ensuite, j’espère que vous serez bientôt guéri, avec l’aide de Dieu ; mais s’il arrivait qu’il voulût appeler à lui votre âme pure et sainte, seriez-vous bien aise que votre corps fût inhumé dans notre couvent ? – Oui, mon révérend père, et je serais fâché qu’il le fût ailleurs, puisque vous m’avez promis de prier Dieu pour moi, et que j’ai toujours eu pour votre ordre une vénération particulière. Mais j’attends de vous une autre grâce : je vous prie, aussitôt après que vous serez arrivé dans votre couvent, de me faire apporter, si vous me le permettez toutefois, le vrai corps de notre Sauveur, que vous avez consacré ce matin sur l’autel. Je désire de le recevoir, tout indigne que j’en suis, de même que l’extrême-onction, afin que si j’ai vécu en pécheur, je meure du moins en bon chrétien. »
Le saint homme lui répondit qu’il y consentait volontiers ; il loua beaucoup son zèle, lui promit de faire ce qu’il désirait, et lui tint parole.
Les deux Florentins, qui craignaient fort que maître Chappellet ne les trompât, s’étaient postés derrière une cloison qui séparait sa chambre de la leur, et, prêtant une oreille attentive, ils avaient entendu toutes les choses que le malade disait au cordelier, dont quelques-unes faillirent à les faire éclater de rire. « Quel homme est celui-ci ! disaient-ils de temps en temps. Quoi ! ni la vieillesse, ni la maladie, ni les approches d’une mort certaine, ni même la crainte de Dieu, au tribunal duquel il va comparaître dans quelques moments, n’ont pu le détourner de la voie de l’iniquité, ni l’empêcher de mourir comme il a vécu ! » Mais voyant qu’il aurait les honneurs de la sépulture, le seul objet qui les intéressât, ils s’inquiétèrent fort peu du sort de son âme.
Peu de temps après, on porta effectivement le bon Dieu à Chappellet. Son mal augmenta, et cet honnête homme mourut sur la fin du même jour, après avoir reçu la dernière onction. Les deux frères se hâtèrent d’en avertir les cordeliers, afin qu’ils fissent les préparatifs de ses obsèques, et qu’ils vinssent, selon la coutume, faire des prières auprès du mort.
À cette nouvelle, le bon père qui l’avait confessé alla trouver le prieur du couvent, et fit assembler la communauté. Quand tous ses confrères furent réunis, il leur fit entendre que maître Chappellet avait toujours vécu saintement, autant qu’il avait pu en juger par sa confession, et qu’il ne doutait pas que Dieu n’opérât par lui plusieurs miracles ; il leur persuada en conséquence qu’il convenait de recevoir le corps de ce saint homme avec dévotion et révérence. Le prieur et les autres religieux, également crédules, y consentirent, et allèrent tous solennellement passer la nuit en prières autour du mort. Le lendemain, vêtus de leurs aubes et de leurs grandes chapes, le livre à la main, précédés de la croix, ils vont chercher ce corps saint, et le portent en pompe dans leur église, suivis d’un grand concours de peuple. Le père qui l’avait confessé monta aussitôt en chaire, et dit des merveilles du mort, de sa vie, de ses jeûnes, de sa chasteté, de sa candeur, de son innocence et de sa sainteté. Il n’oublia pas de raconter, entre autres choses, ce que le bienheureux Chappellet lui avait déclaré comme son plus grand péché, et la peine qu’il avait eue à lui faire entendre que Dieu pût le lui pardonner. Prenant de là occasion de censurer ses auditeurs, il se tourne vers eux, et s’écrie : « Et vous, enfants du démon, qui pour le moindre sujet blasphémez le Seigneur, la Vierge, sa mère et tous les saints du Paradis, pensez-vous que Dieu puisse vous pardonner ? » Il s’étendit beaucoup sur sa charité, sur sa droiture, et sur l’excessive délicatesse de sa conscience. En un mot, il parla avec tant de force et d’éloquence de toutes ses vertus, et fit une telle impression sur l’esprit de ses auditeurs, qu’aussitôt après que le service fut fini, on vit le peuple fondre en larmes sur le corps de Chappellet. Les uns baisaient dévotement ses mains, les autres déchiraient ses vêtements ; et ceux qui pouvaient en arracher un petit morceau s’estimaient fort heureux. Pour que tout le monde pût le voir, on le laissa exposé tout ce jour-là, et quand la nuit fut venue, on l’enterra avec distinction dans une chapelle. Dès le lendemain, il y eut une grande affluence de peuple sur son tombeau, les uns pour l’honorer, les autres pour lui adresser des vœux : ceux-ci pour faire brûler des cierges, ceux-là pour appendre aux murs des images en cire conformes au vœu qu’ils avaient fait. Enfin, sa réputation de sainteté s’établit si bien dans tous les esprits, que quelque genre d’adversité qu’on éprouvât, on ne s’adressait presque plus à d’autre protecteur qu’à lui. On le nomma saint Chappellet, et l’on poussa l’enthousiasme jusqu’à soutenir que Dieu avait opéré par lui, et opérait tous les jours des miracles.
Ainsi vécut et mourut Chappellet Duprat, mis au nombre des saints, comme vous venez de l’entendre.
J’ai entendu dire qu’il y avait autrefois à Paris un fameux marchand d’étoffes de soie, nommé Jeannot de Chevigny, aussi estimable par la franchise et la droiture de son caractère que par sa probité. Il était l’intime ami d’un très-riche juif, marchand comme lui, et non moins honnête homme. Comme il connaissait mieux que personne ses bonnes qualités : « Quel dommage, disait-il en lui-même, que ce brave homme fût damné ! » Il crut donc devoir charitablement l’exhorter à ouvrir les yeux sur la fausseté de sa religion, qui tendait continuellement à sa ruine, et sur la vérité de la nôtre, qui prospérait tous les jours.
Abraham lui répondit qu’il ne connaissait de loi si sainte ni meilleure que la judaïque ; qu’étant né dans cette loi, il voulait y vivre et mourir, et que rien ne serait jamais capable de le faire changer de résolution.
Cette réponse ne refroidit point le zèle de Jeannot. Quelques jours après, il recommença ses remontrances. Il essaya même de lui prouver, par des raisons telles qu’on pouvait les attendre d’un homme de sa profession, la supériorité de la religion chrétienne sur la judaïque ; et quoiqu’il eût affaire à un homme très-éclairé sur les objets de sa croyance, il ne tarda pas à se faire écouter avec plaisir. Dès lors il réitéra ses instances ; mais Abraham se montrait toujours inébranlable. Les sollicitations d’une part et les résistances de l’autre allaient toujours leur train, lorsque enfin le juif, vaincu par la constance de son ami, lui tint un jour le discours que voici :
« Tu veux donc absolument, mon cher Jeannot, que j’embrasse ta religion ? Eh bien, je consens de me rendre à tes désirs ; mais à une condition, c’est que j’irai à Rome pour voir celui que tu appelles le vicaire général de Dieu sur la terre, et étudier sa conduite et ses mœurs, de même que celles des cardinaux. Si, par leur manière de vivre, je puis comprendre que ta religion soit meilleure que la mienne (comme tu es presque venu à bout de me le persuader), je te jure que je ne balancerai plus à me faire chrétien ; mais si je remarque le contraire de ce que j’attends, ne sois plus étonné si je persiste dans la religion judaïque, et si je m’y attache davantage. »
Le bon Jeannot fut singulièrement affligé de ce discours. « Ô ciel ! disait-il, je croyais avoir converti cet honnête homme, et voilà toutes mes peines perdues ! S’il va à Rome, il ne peut manquer d’y voir la vie scandaleuse qu’y mènent la plupart des ecclésiastiques, et alors, bien loin d’embrasser le christianisme, il deviendra sans doute plus juif que jamais. » Puis, se tournant vers Abraham : « Eh ! mon ami, lui dit-il, pourquoi prendre la peine d’aller à Rome, et faire la dépense d’un si long voyage ? Outre qu’il y tout à craindre sur mer et sur terre pour un homme aussi riche que toi, crois-tu qu’il manque ici de gens pour te baptiser ? Si, par hasard, il te reste encore des doutes sur la religion chrétienne, où trouveras-tu des docteurs plus savants et plus éclairés qu’à Paris ? En est-il ailleurs qui soient plus en état de répondre à tes questions, et de résoudre toutes les difficultés que tu peux proposer ? Ainsi ce voyage est très-inutile. Imagine-toi, mon cher Abraham, que les prélats de Rome sont semblables à ceux que tu vois ici, et peut-être meilleurs, étant plus près du souverain pontife, et vivant, pour ainsi dire, sous ses yeux. Si tu veux donc suivre mon conseil, mon cher ami, tu remettras ce voyage à une autre fois, pour un temps de jubilé, par exemple, et alors je pourrai peut-être t’accompagner.
– Je veux croire, mon cher Jeannot, répondit le juif, que les choses sont telles que tu le dis ; mais, pour te déclarer nettement ma pensée et ne pas t’abuser par de vains détours, je ne changerai jamais de religion, à moins que je ne fasse ce voyage. » Le convertisseur, voyant que ces remontrances seraient vaines, ne s’obstina pas davantage à combattre le dessein de son ami. D’ailleurs, comme il n’y mettait rien du sien, il ne s’en inquiéta pas plus qu’il ne fallait ; mais il n’en demeura pas moins convaincu que son prosélyte lui échapperait, s’il voyait une fois la cour de Rome.
Le juif ne perdit point de temps pour se mettre en route ; et, s’arrêtant peu dans les villes qu’il traversait, il arriva bientôt à Rome, où il fut reçu avec distinction par les juifs de cette capitale du monde chrétien. Pendant le séjour qu’il y fit, sans communiquer à personne le motif de son voyage, il prit de sages mesures pour connaître à fond la conduite du pape, des cardinaux, des prélats et de tous les courtisans. Comme il ne manquait ni d’activité ni d’adresse, il vit bientôt, par lui-même et par le secours d’autrui, que, du plus grand jusqu’au plus petit, tous étaient corrompus, adonnés à toutes sortes de plaisirs naturels et contre nature, n’ayant ni frein, ni remords, ni pudeur ; que la dépravation des mœurs était portée à un tel point parmi eux, que les emplois, même les plus importants, ne s’obtenaient que par le crédit des courtisanes et des gitons. Il remarqua encore que, semblables à de vils animaux, ils n’avaient pas de honte de dégrader leur raison par des excès de table ; que, dominés par l’intérêt et par le démon de l’avarice, ils employaient les moyens les plus bas et les plus odieux pour se procurer de l’argent ; qu’ils trafiquaient du sang humain, sans respecter celui des chrétiens ; qu’on faisait des choses saintes et divines, des prières, des indulgences, des bénéfices, autant d’objets de commerce, et qu’il y avait plus de courtiers en ce genre qu’à Paris en fait de draps ou d’autres marchandises. Ce qui ne l’étonna pas moins, ce fut de voir donner des noms honnêtes à toutes ces infamies, pour jeter une espèce de voile sur leurs crimes. Ils appelaient soin de leur fortune, la simonie ouverte ; réparation des forces, les excès de table dans lesquels ils se plongeaient, comme si Dieu, qui lit jusque dans les intentions des cœurs corrompus, ne connaissait pas la valeur des termes, et qu’on pût le tromper en donnant aux choses des noms différents de leur véritable signification.
Ces mœurs déréglées des prêtres de Rome étaient bien capables de révolter le juif, dont les principes et la conduite avaient pour base la décence, la modération et la vertu. Instruit de ce qu’il voulait savoir, il se hâta de retourner à Paris. Dès que Jeannot est informé de son retour, il va le voir ; et, après les premiers compliments, il lui demanda, presque en tremblant, ce qu’il pensait du saint-père, des cardinaux et généralement de tous les autres ecclésiastiques qui composaient la cour de Rome. « Que Dieu les traite comme ils le méritent, répondit le juif avec vivacité ; car tu sauras, mon cher Jeannot, que si, comme je puis m’en flatter, j’ai bien jugé de ce que j’ai vu et entendu, il n’y a pas un seul prêtre à Rome qui ait de la piété ni une bonne conduite, même à l’extérieur. Il m’a semblé, au contraire, que le luxe, l’avarice, l’intempérance, et d’autres vices plus criants encore, s’il est possible d’en imaginer, sont en si grand honneur auprès du clergé, que la cour de Rome est bien plutôt, selon moi, le foyer de l’enfer que le centre de la religion. On dirait que le souverain pontife et les autres prêtres, à son exemple, ne cherchent qu’à la détruire, au lieu d’en être les soutiens et les défenseurs ; mais, comme je vois qu’en dépit de leurs coupables efforts pour la décrier et l’éteindre, elle ne fait que s’étendre de plus en plus, et devenir tous les jours plus florissante, j’en conclus qu’elle est la plus vraie, la plus divine de toutes, et que l’Esprit-Saint la protége visiblement. Ainsi, je t’avoue franchement, mon cher Jeannot, que ce qui me faisait résister à tes exhortations est précisément ce qui me détermine aujourd’hui à me faire chrétien. Allons donc de ce pas à l’église afin que j’y reçoive le baptême, selon les rites prescrits par ta sainte religion. »
Le bon Jeannot, qui s’attendait à une conclusion bien différente, fit éclater la plus vive joie, quand il l’eut entendu parler de la sorte. Il le conduisit à l’église de Notre-Dame, fut son parrain, le fit baptiser et nommer Jean. Il l’adressa ensuite à des hommes très-éclairés qui achevèrent son instruction. Le nouveau converti fut cité, depuis ce jour, comme un modèle de toutes les vertus.
Saladin fut un si grand et si vaillant homme, que son mérite l’éleva non-seulement à la dignité de soudan[2] de Babylone, mais lui fit remporter plusieurs victoires éclatantes sur les chrétiens et sur les Sarrasins. Comme ce prince eut diverses guerres à soutenir, et que d’ailleurs il était naturellement magnifique et libéral, il épuisa ses trésors. De nouvelles affaires lui étant survenues, il se trouva avoir besoin d’une grosse somme d’argent ; et ne sachant où la prendre, parce qu’il la lui fallait promptement, il se souvint qu’il y avait dans la ville d’Alexandrie un riche juif, nommé Melchisédec, qui prêtait à usure. Il jeta ses vues sur lui pour sortir d’embarras. Il ne s’agissait que de le déterminer à lui rendre ce service ; mais c’était là en quoi consistait la difficulté, car ce juif était l’homme le plus intéressé et le plus avare de son temps, et Saladin ne voulait point employer la force ouverte. Contraint cependant par la nécessité, et prévoyant bien que Melchisédec ne donnerait jamais de son bon gré l’argent dont il avait besoin, il s’avisa, pour l’y contraindre, d’un moyen raisonnable en apparence. Pour cet effet, il le mande auprès de sa personne, le reçoit familièrement dans son palais, le fait asseoir auprès de lui et lui tient ce discours : « Melchisédec, plusieurs personnes m’ont dit que tu as de la sagesse, de la science, et que tu es surtout très-versé dans les choses divines : je voudrais donc savoir de toi laquelle de ces trois religions, la juive, la mahométane ou la chrétienne, te paraît la meilleure et la véritable. »
Le juif, qui avait autant de prudence que de sagacité, comprit que le soudan lui tendait un piége, et qu’il serait infailliblement pris pour dupe, s’il donnait la préférence à l’une de ces trois religions. Heureusement il ne perdit point la tête, et avec une présence d’esprit singulière : « Seigneur, lui dit-il, la question que vous daignez me faire est belle et de la plus grande importance ; mais pour que j’y réponde d’une manière satisfaisante, permettez-moi de commencer par un petit conte.
« Je me souviens d’avoir plusieurs fois ouï dire que, dans je ne sais quel pays, un homme riche et puissant avait, parmi d’autres bijoux précieux, un anneau d’une beauté et d’un prix inestimables. Cet homme, voulant se faire honneur de ce bijou si rare, forma le dessein de le faire passer à ses successeurs comme un monument de son opulence, et ordonna par son testament que celui de ses enfants mâles qui se trouverait muni de cet anneau après sa mort fût tenu pour son héritier, et respecté comme tel du reste de sa famille. Celui qui reçut de lui cet anneau fit, pour ses successeurs, ce que son père avait fait à son égard. En peu de temps, ce bijou passa par plusieurs mains, lorsque enfin il tomba dans celles d’un homme qui avait trois enfants, tous trois bien faits, aimables, vertueux, soumis à ses volontés, et qu’il aimait également. Instruits des prérogatives accordées au possesseur de l’anneau, chacun de ces jeunes gens, jaloux de la préférence, faisait sa cour au père, déjà vieux, pour tâcher de l’obtenir. Le bonhomme, qui les chérissait et les estimait autant l’un que l’autre, et qui l’avait successivement promis à chacun d’eux, était fort embarrassé pour savoir auquel il devait le donner. Il aurait voulu les contenter tous trois, et son amour lui en suggéra le moyen. Il s’adressa secrètement à un orfèvre très-habile, et lui fit faire deux autres anneaux qui furent si parfaitement semblables au modèle, que lui-même ne pouvait distinguer les faux du véritable. Chaque enfant eut le sien. Après la mort du père, il s’éleva, comme on le pense bien, de grandes contestations entre les trois frères. Chacun, en particulier, se croit des droits légitimes à la succession ; chacun se met en devoir de se faire reconnaître pour héritier et en exige les honneurs. Refus de part et d’autre. Alors chacun de son côté produit son titre ; mais les anneaux se trouvent si ressemblants, qu’il n’y a pas moyen de distinguer quel est le véritable. Procès pour la succession ; mais ce procès, si difficile à juger, demeura pendant et pend encore.
« Il en est de même, seigneur, des lois que Dieu a données aux trois peuples sur lesquels vous m’avez fait l’honneur de m’interroger : chacun croit être l’héritier de Dieu, chacun croit posséder sa véritable loi et observer ses vrais commandements. Savoir lequel des trois est le mieux fondé dans ses prétentions, c’est ce qui est encore indécis ; et ce qui, selon toute apparence, le sera longtemps. »
Saladin vit, par cette réponse, que le juif s’était habilement tiré du piége qu’il lui avait tendu. Il comprit qu’il essayerait vainement de lui en tendre de nouveaux. Il n’eut donc d’autre ressource que de s’ouvrir à lui ; ce qu’il fit sans détour. Il lui exposa le besoin d’argent où il se trouvait, et lui demanda s’il voulait lui en prêter. Il lui apprit en même temps ce qu’il avait résolu de faire dans le cas que sa réponse eût été moins sage. Le juif, piqué de générosité, lui prêta tout ce qu’il voulut ; et le soudan, sensible à ce procédé, se montra très-reconnaissant. Il ne se contenta pas de rembourser le juif, il le combla encore de présents, le retint auprès de sa personne, le traita avec beaucoup de distinction et l’honora toujours de son amitié.
Dans le pays de Lunigiane, qui n’est pas fort éloigné du nôtre, se trouve un monastère dont les religieux étaient autrefois un exemple de dévotion et de sainteté. Vers le temps qu’ils commençaient à dégénérer, il y avait parmi eux un jeune moine, entre autres, dans qui les veilles et les austérités ne pouvaient réprimer l’aiguillon de la chair. Étant un jour sorti sur l’heure de midi, c’est-à-dire pendant que les autres moines faisaient leur méridienne, et se promenant seul autour de l’église, située dans un lieu solitaire, le hasard lui fit apercevoir la fille de quelque laboureur du canton, occupée à cueillir des herbes dans les champs. La rencontre de cette fille assez jolie et d’une taille charmante fit sur lui la plus vive impression. Il l’aborde, lie conversation avec elle, lui conte des douceurs, et s’y prend tellement bien, qu’ils sont bientôt d’accord. Il la mène dans le couvent et l’introduit dans sa cellule sans être aperçu de personne. Je vous laisse à penser les plaisirs qu’ils durent goûter l’un et l’autre. Tout ce que je me permettrai de vous dire à ce sujet, c’est que leurs transports étaient si ardents et si peu mesurés, que l’abbé, qui avait fini son somme et qui se promenait tranquillement dans le dortoir, fut frappé, en passant devant la cellule du moine, du bruit qu’ils faisaient. Il s’approcha tout doucement de la porte, prêta une oreille curieuse, et distingua clairement la voix d’une femme. Son premier mouvement fut de se faire ouvrir ; mais il se ravisa, et comprit qu’il valait beaucoup mieux, de toute façon, qu’il se retirât dans sa chambre, sans mot dire, en attendant que le jeune moine sortît.
Quoique celui-ci fût fort occupé, et que le plaisir l’eût presque mis hors de lui-même, il crut, dans un intervalle de repos, entendre dans le dortoir quelques mouvements de pieds. Dans cette idée, il court vite, sur la pointe des siens, à un petit trou, et il voit que l’abbé écoutait. Il ne douta point qu’il n’eût tout entendu, et il se crut perdu. La seule idée des reproches et de la punition qu’il allait subir le faisait trembler. Cependant, sans laisser apercevoir son trouble et son chagrin à sa maîtresse, il cherche dans sa tête un expédient pour se tirer, aux moindres frais, de cette cruelle aventure. Après avoir un peu réfléchi, il en trouva un assez adroit, mais plein de malice, qui lui réussit à merveille. Feignant de ne pouvoir garder plus longtemps la jeune paysanne : « Je m’en vais, lui dit-il, m’occuper des moyens de te faire sortir d’ici sans être vue d’âme qui vive ; ne fais point de bruit et n’aie aucune crainte ; je serai bientôt de retour. » Le moine sort, ferme la porte à double tour, va droit à la chambre de l’abbé, lui remet la clef de sa cellule, ainsi que chaque religieux le pratique quand il sort du couvent, et lui dit d’un air très-tranquille : « Comme il ne m’a pas été possible, ce matin, de faire transporter tout le bois qu’on a coupé dans la forêt, je vais de ce pas, mon révérend père, faire apporter le reste, si vous me le permettez. »
Cette démarche prouva à l’abbé que le jeune moine était bien loin de soupçonner d’avoir été découvert. Charmé de son erreur, qui le mettait à portée de se convaincre plus évidemment de la vérité, il fit semblant de tout ignorer, prit la clef et lui donna permission d’aller au bois. Dès qu’il l’eut perdu de vue, il rêva au parti qu’il devait prendre. La première idée qui lui vint dans l’esprit fut d’ouvrir la chambre du coupable en présence de tous les moines, pour qu’ils ne fussent pas ensuite étonnés de la dure punition qu’il lui ferait subir ; mais réfléchissant que la fille pouvait appartenir à d’honnêtes gens, et que même ce pouvait être une femme mariée, dont le mari méritait des égards, il crut devoir, avant toutes choses, aller lui seul l’interroger, pour aviser ensuite au meilleur parti qu’il y aurait à prendre. Il va donc trouver la belle prisonnière ; et ayant ouvert la cellule avec précaution, il entre et ferme la porte sur lui.
Quand la fille, qui gardait un profond silence, le vit entrer, elle fut tout interdite, et, toute honteuse, redoutant quelque terrible affront, elle se mit à pleurer. L’abbé, qui la regardait du coin de l’œil, étonné de la trouver si jolie, fut touché de ses larmes ; et, l’indignation faisant place à la pitié, il n’eut pas la force de lui adresser le moindre reproche. Le démon est toujours aux trousses des moines : il profite de ce moment de faiblesse pour tenter celui-ci, et tâche de réveiller en lui les aiguillons de la chair. Il lui présente l’image des plaisirs qu’a goûtés son jeune confrère ; et bientôt, malgré les rides de l’âge, l’abbé, éprouvant le désir d’en goûter de pareils, se dit à lui-même : « Pourquoi me priverais-je d’un bien qui s’offre à moi ? Je souffre assez de privations, sans y ajouter encore celle-là ! Ma foi, cette fille est tout à fait charmante ! Pourquoi n’essayerais-je point de la conduire à mes fins ? Qui le saura ? Qui pourra jamais en être instruit ? Péché secret est à demi pardonné. Profitons donc d’une fortune qui ne se représentera peut-être jamais, et ne dédaignons point un plaisir que le ciel nous envoie, » Dans cet esprit, il s’approche de la belle affligée ; et, prenant un tout autre air que celui qu’il avait en entrant, il cherche à la tranquilliser, en la priant avec douceur de ne point se chagriner. « Cessez vos pleurs, mon enfant ; je comprends que vous avez été séduite : ainsi ne craignez point que je vous fasse aucun tort ; j’aimerais mieux m’en faire à moi-même. » Il la complimenta ensuite sur sa taille, sur sa figure, sur ses beaux yeux ; et il s’exprima de manière et d’un ton à lui laisser entrevoir sa passion. On juge bien que la fille, qui n’était ni de fer ni de diamant, ne fit pas une longue résistance. L’abbé profite de sa facilité pour lui faire mille caresses et mille baisers plus passionnés les uns que les autres. Il l’attire ensuite près du lit, et dans l’espoir de lui inspirer de la hardiesse, il y monte le premier. Il la prie, la sollicite de suivre son exemple, ce qu’elle fit après quelques petites simagrées. Mais croirait-on que le vieux penard, sous prétexte de ne point la fatiguer par le poids de sa révérence, qui à la vérité n’était pas maigre, lui fit prendre une posture qu’il aurait dû prendre lui-même, et que d’autres que lui n’auraient certainement pas dédaignée ?
Cependant le jeune moine n’était point allé au bois, il n’en avait fait que le semblant, et s’était caché dans un endroit peu fréquenté du dortoir. Il n’eut pas plutôt vu le révérend père abbé entrer dans sa cellule qu’il fut délivré de toutes ses craintes. Il comprit, dès ce moment, que le tour plein de malice qu’il avait imaginé aurait son entier effet. Pour en être convaincu, il s’approcha tout doucement de la porte et vit par un petit trou, qui n’était connu que de lui seul, tout ce qui se passa entre la fille et le très-révérend père.
Lorsque l’abbé en eut pris à son aise avec la jeune paysanne, et qu’il fut convenu avec elle de ce qu’il se proposait de faire, il la quitta, referma la porte à clef et se retira dans sa chambre. Peu de temps après, sachant que le moine était dans le couvent, et croyant tout bonnement qu’il revenait du bois, il l’envoya promptement chercher, dans l’intention de le réprimander vivement et de le faire mettre en prison, pour se délivrer d’un rival et jouir seul de sa conquête. Dès qu’il le vit entrer, il prit un visage sévère. Quand il lui eut lavé la tête d’importance, et qu’il lui eut dit la punition qu’il lui réservait, le jeune moine, qui ne s’était point déconcerté, lui répondit aussitôt : « Mon très-révérend père, je ne suis pas assez ancien dans l’ordre de Saint-Benoît pour en connaître encore toutes les règles. Vous m’avez bien appris les jeûnes et les vigiles ; mais vous ne m’aviez point encore dit que les enfants de Saint-Benoît dussent donner aux femmes la prééminence et s’humilier sous elles ; à présent que Votre Révérence m’en a donné l’exemple, je vous promets de n’y manquer jamais, si vous me pardonnez mon erreur. »
Le père abbé, qui n’était pas sot, comprit tout de suite que le moine en savait plus long que lui, et qu’il devait avoir vu tout ce qu’il avait fait avec la fille. C’est pourquoi, tout honteux de sa propre faute, il n’osa lui faire subir une punition qu’il méritait aussi bien que lui. Il lui pardonna donc de bon cœur, et lui imposa silence sur tout ce qui s’était passé. Ils prirent ensemble des mesures pour faire sortir la fille secrètement du monastère, et vraisemblablement pour l’y faire rentrer plusieurs autres fois.
Le marquis de Montferrat fut un des plus grands et des plus valeureux capitaines de son temps. Son mérite l’ayant élevé à la dignité de gonfalonier de l’Église, il fut obligé, en cette qualité, de faire le voyage d’outre-mer avec une grosse armée de chrétiens qui allaient conquérir la terre sainte. Un jour qu’on parlait de ses hauts faits à la cour de Philippe le Borgne, roi de France, qui se disposait à faire le même voyage, un courtisan s’avisa de dire qu’il n’y avait pas sous le ciel un plus beau couple que celui du marquis et de la marquise sa femme ; et qu’autant le mari l’emportait, par ses grandes qualités, sur les autres guerriers, autant l’épouse était supérieure aux autres femmes par sa beauté et sa vertu.
Ces paroles firent une telle impression sur l’esprit du roi, que, sans avoir jamais vu la marquise, il conçut dès ce moment de l’amour pour elle. Comme il était alors sur le point de partir pour la Palestine, il résolut de ne s’embarquer qu’à Gênes, afin qu’allant par terre jusqu’à cette ville, il eût occasion de passer par Montferrat et d’y voir cette belle personne. Il se flattait qu’à la faveur de l’absence du mari, il pourrait obtenir d’elle ce qu’il désirait.
Philippe ne tarda pas d’exécuter son projet. Après avoir fait prendre les devants à ses équipages, il se mit en route avec une petite suite de gentilshommes. À une journée du lieu qu’habitait la marquise, il lui envoya dire qu’il irait dîner le lendemain chez elle. La dame, prudente et sage, répondit qu’elle était très-sensible à cet honneur, et qu’elle ferait de son mieux pour le bien recevoir. Cette visite de la part d’un si grand monarque, qui ne pouvait ignorer que son mari était absent, parut d’abord l’inquiéter. Elle n’en devinait pas le motif : mais, après y avoir un peu rêvé, elle ne douta point que la réputation de sa beauté ne lui attirât cette distinction. Cependant, pour soutenir la dignité de son rang, elle résolut de lui rendre tous les honneurs possibles. Elle fit assembler les gentilshommes du canton, pour régler, par leur conseil, ce qu’il convenait de faire en pareil cas ; mais elle ne voulut confier à personne le soin du festin, ni le choix des mets qui devaient être servis. Elle donna ordre qu’on prît toutes les gelinottes qu’on pût trouver, et commanda à ses cuisiniers de les déguiser du mieux qu’ils pourraient, et d’en faire plusieurs services sans y ajouter aucune autre viande.
Le roi ne manqua pas d’arriver le lendemain comme il l’avait fait dire, et fut honorablement reçu de la marquise. Il fut enchanté de l’accueil qu’elle lui fit ; et voyant que sa beauté surpassait encore ce que la renommée lui en avait appris, son amour augmenta à proportion des charmes qu’il lui trouvait. Il la loua beaucoup, et ses compliments n’étaient qu’une faible expression des feux qu’il éprouvait. Pour se délasser, il se retira ensuite dans l’appartement qu’on lui avait préparé ; et l’heure du dîner étant venue, Sa Majesté et la marquise se mirent seuls à une même table.
La bonne chère, les vins choisis et excellents, le plaisir d’être auprès d’une belle femme qu’il ne se lassait point de regarder, transportaient le roi. S’étant toutefois aperçu, à chaque service, qu’on ne lui servait que des poules, préparées, à la vérité, de diverses manières, il parut un peu surpris de cette affectation. Il avait remarqué que le pays produisait d’autres espèces de volailles et même du gibier, et il ne pouvait douter qu’il n’eût dépendu de la dame de lui en faire servir. L’esprit de galanterie, qui le conduisait, l’empêcha cependant de témoigner aucun mécontentement. Il se félicita même de trouver, dans cette multiplicité de mets composés d’une seule et même viande, l’occasion de lâcher quelques gentillesses à la marquise. « Madame, lui dit-il avec un air riant, est-ce que dans ce pays seulement les poules naissent sans coq ? » faisant sans doute allusion à ce que, dans cette quantité de poules, il n’avait trouvé ni poulet, ni chapon. Madame de Montferrat comprit très-bien le sens de cette demande : et voyant que c’était là le moment de lui faire connaître ses dispositions, elle lui répondit avec courage sur-le-champ : « Non, sire ; mais les femmes y sont faites comme partout ailleurs, malgré la différence que mettent entre elles les habits et les dignités. »
Le roi, sentant toute la force de cette réponse, comprit alors le dessein que s’était proposé la marquise en lui faisant servir tant de gelinottes. Il vit, dans ce moment, qu’il était inutile d’aller plus avant, que ses soins seraient perdus avec une dame de cette trempe, et que ce n’était pas là le cas d’employer la violence. Il se reprocha à lui-même de s’être enflammé trop légèrement, et jugea que le meilleur parti, pour son honneur, était de tâcher d’éteindre son feu, en renonçant aux espérances flatteuses qu’il avait conçues. C’est pourquoi il renonça au désir de l’agacer davantage, de peur de s’exposer à de nouvelles reparties. Il ne fut pas plutôt sorti de table qu’afin de mieux cacher le motif de sa criminelle visite il reprit tout de suite le chemin de Gênes, et remercia la marquise des honneurs qu’il en avait reçus.
Il n’y a pas longtemps que dans notre ville vivait un cordelier qui avait la charge d’inquisiteur de la foi. Quoiqu’il s’efforçât de passer pour un homme plein de sainteté et de zèle pour la religion chrétienne, comme c’est assez l’usage parmi ces messieurs, il était néanmoins beaucoup plus ardent à rechercher ceux qui avaient la bourse pleine que ceux qui sentaient le poison de l’hérésie. Le hasard lui fit rencontrer un homme plus riche d’écus que de science, qui, se trouvant un jour dans une société, la tête échauffée par le jus de la treille ou par un excès de satisfaction, s’avisa de dire, par simplicité, plutôt que par manque de foi, qu’il avait de si bon vin dans sa cave que Dieu même en boirait s’il était au monde. Ce propos fut bientôt rapporté à l’inquisiteur, qui, connaissant les riches facultés de celui qui l’avait tenu, fondit impétueusement sur lui, cum gladiis et fustibus, et lui fit son procès, persuadé qu’il en viendrait plus de florins dans sa poche que de lumière et de secours à la foi du bonhomme.
L’accusé, cité et interrogé si ce qu’on avait rapporté à l’inquisiteur était vrai, répondit qu’oui, et raconta de quelle manière et en quel sens il l’avait dit. Le Père inquisiteur, qui n’en voulait qu’à son argent, lui repartit aussitôt : « Est-ce que tu t’imagines que Dieu soit un buveur et un gourmet de vins excellents, comme un Chincillon, ou tel autre d’entre vous tous, qui ne bougez presque pas du cabaret ? Tu voudrais sans doute nous persuader à présent, par une humilité affectée, que ton cas n’est pas grave : mais c’est vainement ; et si nous faisons notre devoir, tu seras condamné à être brûlé. » Ces menaces et plusieurs autres, prononcées d’un ton aussi véhément et aussi dur que s’il eût été question de quelque épicurien qui eût nié l’immortalité de l’âme ou douté de l’existence de la Divinité, jetèrent la terreur dans l’esprit du prisonnier. Après avoir quelque temps rêvé sur sa situation, et avoir cherché quelque expédient pour adoucir la rigueur de sa sentence, il imagina de recourir à l’onguent de Plutus, et d’en frotter les mains du Père inquisiteur, ne connaissant pas de meilleur remède contre le poison de l’avarice qui ronge presque tous les ecclésiastiques, et les cordeliers surtout, sans doute parce qu’ils n’osent toucher d’argent. Quoique Galien n’ait point indiqué cette recette, elle ne laisse pas d’être excellente. Le bonhomme y eut recours, et fut dans le cas de s’en applaudir. L’onction produisit des effets si merveilleux, que le feu dont il avait été menacé se convertit en une croix. Il en fut revêtu ; et comme s’il eût dû faire le voyage de la terre sainte, et qu’on eût eu dessein d’en décorer sa bannière, on lui donna une croix jaune sur un fond noir. Après quelques pénitences peu rigoureuses, l’inquisiteur lui accorda sa liberté, à condition que, pour sa dernière pénitence, il entendrait tous les matins la messe à Sainte-Croix, et qu’à l’heure du dîner il viendrait se présenter devant lui jusqu’à nouvel ordre, et lui permit de disposer du reste du jour comme il voudrait.
Pendant que le pénitent remplissait exactement ce qui lui avait été prescrit, il entendit un jour chanter à la messe ces paroles de l’Évangile : Vous recevrez cent pour un, et posséderez la vie éternelle. Frappé de ce passage, il lui resta gravé dans la mémoire. Il vint à l’heure accoutumée se présenter au Père inquisiteur, et le trouva ce jour là à table. Il s’approche, et interrogé s’il avait entendu la messe, il répondit qu’oui, sans hésiter. « N’as-tu rien entendu, reprit le cordelier, qui te cause quelque doute, et dont tu veuilles t’éclaircir ? – Non, mon révérend père ; je crois tout fermement, et n’ai de doutes sur rien ; mais puisque vous me permettez de parler, je vous dirai que j’ai entendu une chose qui me fait de la peine, et pour vous et pour vos confrères, quand je songe au sort que vous éprouverez dans l’autre vie. – Quelle est donc cette chose ? dit le Père inquisiteur. – C’est ce mot de l’Évangile, répond le pénitent, où il est dit : Vous recevrez cent pour un. – Il n’est rien de si vrai, reprit le père ; mais je ne vois point là ce qui peut t’affecter si fort pour nous. – Vous allez le connaître, répliqua celui-ci : depuis que je fréquente votre couvent, j’ai vu donner aux pauvres, qui sont à la porte, tantôt une, tantôt deux chaudières de soupe, qui sont, à la vérité, que les restes de celle qu’on sert à chacun de vous. Or, si pour chaque chaudière il vous en est à chacun rendu cent dans l’autre monde, vous en aurez tant qu’il n’est pas possible que vous n’y soyez tous noyés dedans. »
Cette naïveté fît rire ceux qui étaient à table avec l’inquisiteur : mais lui, qui sentit que c’était un trait contre l’avarice et l’hypocrisie des moines, et un reproche indirect de sa conduite, en fut piqué au vif, et aurait volontiers intenté un second procès au bonhomme, s’il n’eût craint de révolter le public, qui l’avait déjà blâmé au sujet du premier. Il lui commanda, dans son dépit, de s’éloigner, de ne plus se représenter devant lui, et lui permit de vivre désormais tout comme il l’entendrait.
Peu de gens ignorent que messire Can de la Scale fut un des plus magnifiques seigneurs qu’on ait vus naître en Italie depuis l’empereur Frédéric II. Il est peu d’hommes que la fortune ait autant favorisés, et qui aient pu se faire plus d’honneur que lui de leurs richesses. Un jour qu’il s’était proposé de donner une fête superbe dans la ville de Vérone, et qu’il avait fait, en conséquence, de grands préparatifs, on le vit changer tout à coup de résolution, pour des motifs qu’on a toujours ignorés, et combler de présents les étrangers que la nouvelle de cette fête avait attirés de toutes parts à sa cour, afin de les dédommager, par cette politesse, du spectacle et des divertissements qu’il comptait leur donner. Il oublia, dans ses générosités, un nommé Bergamin, homme agréable, beau parleur, et qui avait des saillies si heureuses, qu’il fallait l’avoir entendu pour s’en former une juste idée. On prétend que cet oubli fut volontaire de la part du prince, qui s’était figuré que cet homme ne valait pas la peine qu’on s’occupât de lui. D’après cette idée, il ne crut point lui devoir aucun dédommagement, ni lui faire dire de s’en retourner.
Cependant Bergamin, qui n’avait entrepris le voyage de Vérone que dans l’espérance d’en retirer quelque profit, voyant qu’on ne songeait point à lui, et qu’il dépensait beaucoup à l’auberge, soit pour lui et ses domestiques, soit pour ses chevaux, commença à s’impatienter et à être de fort mauvaise humeur. Persuadé néanmoins qu’il ferait mal de partir sans prendre congé, il attendit encore, quoiqu’il eût déjà dépensé tout son argent ; car l’aubergiste n’était pas homme à se payer de saillies.
Le pauvre Bergamin avait apporté avec lui trois habits fort beaux et fort riches, dont quelques seigneurs lui avaient fait présent, pour qu’il pût paraître avec honneur à la fête. Il en donna un à son hôte, pour le payer de ce qu’il lui devait. Comme il s’obstinait toujours à ne point s’en retourner, il fallut encore donner le second habit. Enfin, résolu d’attendre le dénoûment de cette aventure il était sur le point de livrer le troisième et de partir, lorsqu’un jour, se trouvant au dîner de messire Can, il se présenta devant lui avec un visage triste et un air rêveur. « Qu’as-tu, Bergamin ? lui dit ce seigneur, plutôt pour l’insulter que pour s’amuser de ce qu’il pouvait lui répondre ; qu’as-tu donc ? tu parais avoir du chagrin. Ne peut-on en savoir le sujet ? » Bergamin répondit sur-le-champ, comme s’il s’y fût préparé d’avance, par le conte que voici :
« Vous saurez, monseigneur, qu’un nommé Primasse, célèbre grammairien, était l’homme de son temps qui faisait le plus facilement des vers. Jamais poëte n’excella comme lui dans les impromptus sur toutes sortes de sujets. Ce talent, joint à ses grandes connaissances, le rendit si fameux, que dans les pays mêmes où il n’avait jamais paru, il n’était question que de Primasse : la renommée ne parlait que de lui. Le désir d’acquérir de nouvelles connaissances l’amena un jour à Paris. Il y parut dans un triste équipage ; car son savoir n’avait pu le garantir de l’indigence, par la raison que les grands récompensent rarement le mérite. Il entendit beaucoup parler, dans cette ville, de l’abbé de Clugny, qui, après le pape, passe pour le plus riche prélat de l’Église. On disait des merveilles de sa magnificence, de la cour brillante qu’il avait, de la manière dont il régalait tous ceux qui l’allaient voir à l’heure du dîner. Frappé de ce récit, Primasse, qui était curieux de voir les hommes magnifiques et généreux, résolut d’aller visiter M. l’abbé. Il s’informe s’il demeurait loin de Paris. Il apprend qu’il habitait une de ses maisons de campagne, qui n’en était éloignée que de trois lieues. Primasse calcula qu’en partant de grand matin il pourrait être arrivé à l’heure du dîner. Il se fait enseigner le chemin ; mais dans la crainte de ne rencontrer personne qui, allant du même côté, pût l’empêcher de s’égarer et d’aboutir quelque part où il n’aurait eu rien à manger, il eut la précaution d’emporter avec lui trois pains, comptant qu’il trouverait partout de l’eau, pour laquelle d’ailleurs il avait peu de goût. Muni de cette provision, il se met en route, et va si droit et si bien, qu’il arrive à la maison de plaisance de M. l’abbé avant l’heure du dîner. Il entre, il examine tout, et à la vue d’une quantité de tables dressées, de plusieurs buffets bien garnis et de tous les autres préparatifs, il conclut en lui-même qu’on n’a rien dit de trop de la magnificence du prélat.
« Tandis qu’il était occupé à ces réflexions, et que, n’osant lier conversation avec personne, il portait partout un œil étonné et curieux, l’heure du dîner arrive. Le maître d’hôtel commande qu’on donne à laver, et que chacun se mette à table. Le hasard voulut que Primasse se trouvât placé justement vis-à-vis la porte de la pièce d’où M. l’abbé devait sortir pour entrer dans la salle à manger. Vous noterez, monseigneur, que c’était la coutume chez lui de ne rien servir, pas même du pain, qu’il ne fût lui-même à table. Tout le monde était donc placé, le maître d’hôtel fait dire à M. l’abbé qu’on n’attend que lui pour servir. L’abbé sort de son appartement. À peine a-t-il mis un pied dans la salle, que, frappé de la figure et du mauvais accoutrement de Primasse, qu’il voyait pour la première fois, et qui fut précisément le premier objet de ses regards, il fit une réflexion qui ne lui était encore jamais venue dans l’esprit. « Mais voyez donc, dit-il en lui-même, à qui je fais manger mon bien. » Puis, reculant d’un pas, il fait refermer sa porte, et demande à ceux de sa suite s’ils connaissent l’homme qui est assis à table au-devant de la porte de son appartement. Chacun répondit qu’il ne le connaissait pas.
« Cependant Primasse, affamé comme un homme qui a longtemps marché, et qui n’était pas accoutumé à dîner si tard, voyant que l’abbé se faisait trop attendre, tire un pain de sa poche et le mange sans façon. Quelque temps après, le prélat ordonne à un de ses gens de voir si cet inconnu était toujours là. « Il y est encore, monseigneur, répond le domestique, et même il mange un morceau de pain, qu’il semble avoir apporté. – Qu’il mange du sien s’il en a, car pour du mien il n’en tâtera pas aujourd’hui, » repartit l’abbé avec un mouvement de dépit. Il ne voulait pas toutefois lui faire dire de se retirer, croyant que ce serait une impolitesse trop marquée : il espérait que l’inconnu prendrait ce parti de lui-même. Primasse, qui ne se doutait pas de ce qui se passait, ayant mangé un de ses pains, et voyant que l’abbé ne se pressait pas de venir, tire le second, et le mange avec le même appétit que le premier. On en instruit le prélat, qui avait fait regarder de nouveau si l’étranger était encore là. Enfin Primasse, désespérant de le voir arriver, et n’ayant pu apaiser sa faim par les deux premiers pains, tire le troisième, sans s’inquiéter de l’étonnement qu’il causait à ceux qui étaient auprès de lui. L’abbé en est encore informé, et, surpris de la constance de cet homme, fait des retours sur lui-même, et se dit : « Quelle étrange idée m’est aujourd’hui venue dans l’esprit ? D’où vient cette avarice, ce mépris ? Qui sait encore pour qui ? Ne m’est-il pas arrivé cent fois d’admettre à ma table le premier venu, sans examiner s’il était noble ou roturier, pauvre ou riche, marchand ou filou ? À combien de mauvais sujets n’ai-je pas fait politesse, qui peut-être étaient pires que celui-ci ? D’ailleurs, il n’est pas possible que ce mouvement d’avarice ait pour objet un homme de rien. Il faut nécessairement que ce soit un personnage d’importance, puisque je me suis ravisé de lui faire honneur. » Sur cela, il voulut savoir qui il était. Ayant appris que c’était Primasse, et qu’il venait pour être témoin de sa magnificence, dont il avait beaucoup ouï parler, l’abbé, qui le connaissait de réputation, rougit de son procédé, et n’épargna rien pour réparer sa faute. Il lui témoigna la plus grande estime, et lui fit tous les honneurs possibles. Après le dîner, il commanda qu’on lui donnât des habits convenables à un homme de son mérite, lui fit présent d’une bourse pleine d’or, et d’un très-beau cheval, lui laissant la liberté de passer chez lui tout autant de jours qu’il voudrait. Primasse, le cœur plein de joie et de reconnaissance, rendit un million de grâces à M. l’abbé, et reprit à cheval la route de Paris, d’où il était parti à pied. »
Messire Can de la Scale, qui ne manquait pas de pénétration, comprit aussitôt ce que voulait Bergamin ; et sans attendre d’autre explication de sa part, lui dit en souriant : « Bergamin, tu m’as fait connaître très-honnêtement tes besoins, ton mérite, mon avarice, et ce que tu désires de moi. J’avoue que je ne me suis jamais montré avare qu’à ton égard ; mais je te promets de me corriger par les mêmes moyens que tu m’as si adroitement indiqués. » Cela dit, il fit payer les dettes de Bergamin, lui donna un de ses plus riches habits, une bourse bien garnie, un des plus beaux chevaux de son écurie ; et lui laissa le choix de s’en retourner ou de demeurer encore quelque temps à Vérone.
Il y eut autrefois à Gênes un gentilhomme commerçant, connu sous le nom de messire Ermin de Grimaldi, qui passait pour le plus riche particulier qu’il y eût alors en Italie. Mais autant il était opulent, autant était-il avare. Il n’ouvrait jamais sa bourse pour obliger qui que ce fût, et se refusait à lui-même les choses les plus nécessaires à la vie, tant il craignait de faire la moindre dépense ; bien différent en cela des autres Génois, qui aimaient le faste et la bonne chère. Il poussa cette ladrerie si loin, que ses concitoyens lui ôtèrent le surnom de Grimaldi, pour lui donner celui d’Ermin l’Avare.
Pendant que, par son économie sordide, il augmentait tous les jours ses richesses, arriva à Gênes un courtisan français, nommé Guillaume Boursier ; c’était un gentilhomme plein de droiture et d’honnêteté, parlant avec autant d’esprit que d’aisance, généreux et affable envers tout le monde. Sa conduite était fort opposée à celle des courtisans d’aujourd’hui, qui, malgré la vie dépravée qu’ils mènent et l’ignorance dans laquelle ils croupissent, ne rougissent pas de se qualifier de gentilshommes et de grands seigneurs, et qui auraient plus de raison de se faire appeler du nom de ces animaux à longues oreilles, dont ils ont, pour la plupart, les mœurs et la stupidité, plutôt que la politesse de la cour. Les gentilshommes du temps passé étaient sans cesse occupés à mettre la paix dans les familles divisées, à favoriser les alliances convenables, à resserrer les nœuds de l’amitié ; ils se faisaient un devoir et un plaisir d’égayer les esprits mélancoliques et chagrins par des propos aussi joyeux qu’innocents, de secourir les malheureux, et de rendre service aux hommes de tous les états : ils cultivaient leur esprit pour se rendre utiles et intéressants dans la cour où ils vivaient, et étaient surtout attentifs à réprimer, par une juste censure et avec la douceur d’un père à l’égard d’un enfant, les vices et les travers de leurs inférieurs. Les courtisans de nos jours font presque tout le contraire : ils ne s’occupent qu’à se nuire réciproquement, à se susciter des querelles et des haines, par des propos ou des rapports malins ; à se reprocher, les uns aux autres, leurs excès et leurs turpitudes. Tour à tour altiers et bas, flatteurs, caressants, tyranniques, injustes, méchants, cruels, on les voit sans cesse dégrader leur noblesse et avilir leur rang. Le plus recherché, le plus chéri, le mieux récompensé de ceux qui occupent les premiers postes est, à la honte du siècle, presque toujours celui à qui on a à reprocher le plus de défauts, de vices et quelquefois de crimes. N’est-ce pas là une preuve évidente que la vertu n’habite plus aujourd’hui parmi les hommes, puisque ceux qui sont surtout destinés à lui rendre hommage et à la faire régner croupissent sans honte dans la fange du vice ?
Mais pour reprendre le sujet de mon récit, dont une juste indignation des mœurs actuelles m’a peut-être un peu trop écarté, je vous dirai que Guillaume Boursier fut visité et honoré de toute la noblesse de Gênes. Il eut bientôt occasion d’entendre parler de l’avarice de messire Ermin et de la vie malheureuse qu’il menait, et il lui prit fantaisie de le voir. Ermin, qui, tout avare qu’il était, avait conservé un reste de politesse, et qui, de son côté, avait entendu dire que messire Boursier était un fort galant homme, le reçut de bonne grâce, et soutint à merveille la conversation, qui roula sur différents sujets. Il fut si enchanté de l’esprit et des manières polies de ce courtisan, qu’il le mena, avec les Génois qui l’avaient conduit chez lui, à une belle maison qu’il avait fait bâtir depuis peu, et qu’il voulait lui faire voir. Quand il lui en eut montré les divers appartements : « Monsieur, lui dit-il en se tournant vers lui, vous, qui me paraissez si instruit et qui avez vu tant de choses, ne pourriez-vous pas m’en indiquer une qui n’eût jamais été vue, et que je voudrais faire peindre dans la salle de compagnie ? » Boursier, sentant le ridicule de cette demande : « Faites-y peindre des éternuments, lui répondit-il ; c’est une chose que personne n’a jamais vue et qu’on ne verra jamais. Mais si vous voulez, ajouta-t-il, que je vous en indique une qu’on peut peindre, mais que certainement vous ne connaissez pas, je vous la dirai. – Vous m’obligerez, monsieur, lui répondit messire Ermin, qui ne s’attendait sans doute pas à une telle réponse. – Eh bien ! reprit Boursier, faites-y peindre la LIBÉRALITÉ.
Ce mot, ce seul mot fit une telle impression sur messire Ermin, et le rendit si honteux, qu’il prit soudain la résolution de changer de système, et de tenir une conduite différente de celle qu’il avait eue jusqu’alors. « Oui, monsieur, répondit-il un peu déconcerté, oui, je ferai peindre la Libéralité, et si bien, que ni vous, ni aucune autre personne, de quelque qualité qu’elle puisse être, ne pourra désormais me reprocher que je ne l’ai ni vue ni connue.
En effet, messire Ermin changea tellement de conduite et de sentiments, qu’il fut depuis ce jour-là le plus libéral et le plus honnête Génois de son temps, et celui qui recevait le mieux les étrangers et ses propres compatriotes.
Du temps du premier roi de Chypre, qu’on avait établi dans cette île, après que Godefroi de Bouillon eut fait la conquête de la terre sainte, une dame de Gascogne alla par dévotion à Jérusalem visiter le saint sépulcre. À son retour, elle passa par Chypre où elle fut insultée et indignement outragée par de mauvais garnements. Elle s’en plaignit au magistrat, et n’en ayant obtenu aucune sorte de satisfaction, elle résolut de s’en plaindre au roi lui-même. Quelqu’un lui dit qu’elle perdrait son temps et ses pas, parce que ce prince était si indolent et si peu craint, que non-seulement il ne réprimait point les insultes qu’on faisait à autrui, mais qu’il souffrait encore tranquillement celles qui lui étaient faites à lui-même ; au point que, lorsqu’on avait quelque mécontentement de sa part, on pouvait impunément décharger son cœur devant lui, de la manière la moins respectueuse et la moins mesurée.
Sur cet avis, la dame, désespérant de pouvoir tirer vengeance ni la moindre satisfaction de l’outrage qu’elle avait essuyé, se proposa de dauber du moins l’indolence et la lâcheté de ce roi. Elle se présenta devant lui, fondant en larmes : « Je ne viens pas, sire, lui dit-elle, dans l’espérance d’être vengée des insultes que j’ai reçues de quelques-uns de vos sujets ; je viens seulement supplier Votre Majesté de m’apprendre comment elle fait pour pouvoir supporter les affronts et les injures qu’elle essuie tous les jours, à ce qu’on m’a assuré. Peut-être qu’à votre exemple, sire, je pourrai souffrir patiemment l’outrage qui m’a été fait, et duquel je vous ferais bien volontiers le cadeau, s’il m’était possible, puisque vous avez une si belle patience. »
Le roi, qui jusqu’alors s’était montré insensible à tout, ne le fut point à ce discours ; et, comme s’il fût sorti d’un profond sommeil, il s’arma de vigueur, commença par punir sévèrement ceux qui avaient offensé cette dame, et fut, depuis, très-exact à réprimer les attentats commis contre l’honneur de sa couronne.
Il n’y a pas longtemps qu’il y avait à Bologne un très-habile médecin, nommé maître Albert. À l’âge de soixante ans son esprit était encore vert et plein d’agrément. Quoique son corps eût perdu, comme il est aisé de le penser, sa chaleur naturelle, il ne laissait pas d’être encore sensible aux tendres mouvements de l’amour. Il aperçut un jour, à une fenêtre, une très-jolie veuve, nommée, à ce que plusieurs personnes m’ont dit, Marguerite Chisolieri. Cette dame fit une telle impression sur lui, qu’il l’avait continuellement dans l’esprit ; et comme s’il eût été encore dans la vigueur de l’âge, il ne pouvait fermer l’œil la nuit, quand il avait passé le jour sans la voir ; de là vint qu’il allait et venait sans cesse, tantôt à pied et tantôt à cheval, sous ses fenêtres. La belle veuve ne tarda pas, ainsi que plusieurs autres dames, ses voisines, de s’apercevoir de cette affectation. En ayant deviné le motif, elles rirent souvent ensemble de voir un homme de cet âge et de cette gravité si passionnément amoureux, comme si l’amour ne pouvait ou ne devait se faire sentir qu’aux jeunes gens sans expérience.
Pendant que le docteur continuait ses promenades devant le logis de madame Chisolieri, il la trouva, un jour de fête, assise sur le seuil de sa porte, avec plusieurs autres dames. La jeune veuve, l’ayant aperçu de fort loin, complota aussitôt avec ses compagnes de le bien accueillir, afin d’avoir occasion de le railler sur son amour. Elles se lèvent pour le saluer ; et l’ayant ensuite engagé d’entrer dans une cour pour respirer le frais, elles le régalèrent de confitures, de fruits et de vins excellents. Sur la fin de la collation, elles lui demandèrent, en termes honnêtes et ménagés, comment il était possible qu’il se fût épris d’une dame qui avait plusieurs amants, jeunes, aimables, pleins de grâces et de gentillesse.
Le médecin, qui vit bien qu’on le badinait, et qui en fut piqué, s’adressant à la veuve, répondit d’un ton également honnête, mais accompagné d’un sourire malin : « Madame, aucune personne sage ne sera étonnée de me voir amoureux, et encore moins de vous qui en valez si fort la peine. Quoique les années ôtent les forces nécessaires pour bien remplir les exercices de l’amour, elles n’ôtent cependant pas les désirs ni le discernement qu’il faut pour voir ce qui est vraiment aimable ; au contraire, comme les hommes âgés ont plus d’expérience, aussi distinguent-ils mieux ce qui mérite de l’attachement et de l’amour. Voulez-vous que je vous dise ce qui m’a déterminé à vous aimer et à suivre ma pointe, quoique vous ayez plusieurs jeunes soupirants ? c’est, madame, que je me suis plusieurs fois trouvé en divers lieux où j’ai vu des dames collationner avec des lupins et des porreaux. [3]Quoique le porreau n’ait rien de bon par lui-même, il est certain que la tête est ce qu’il a de moins mauvais et de moins désagréable au goût. Cependant, par un caprice trop ordinaire à votre sexe, j’ai vu plusieurs de ces mêmes dames empoigner les porreaux par la tête et en savourer la queue qui a pourtant un fort vilain goût. Que savais-je, madame, si en fait d’amants vous n’auriez pas un semblable caprice ? et, dans ce cas, je devais naturellement m’attendre à être préféré à tous les autres. »
Ce discours, auquel on ne s’attendait guère, couvrit la veuve et les autres dames d’un peu de confusion. « Notre témérité, monsieur, dit madame Chisolieri s’adressant au médecin, a reçu le juste châtiment qu’elle méritait ; je vous prie, monsieur, d’être bien persuadé que, loin de vous en vouloir, je suis très-flattée des sentiments que je vous ai inspirés. Je fais cas de votre amitié, comme de celle d’un homme aimable ; ainsi comptez sur ma reconnaissance et sur tout ce qui dépendra de moi pour vous obliger, persuadée que vous n’exigerez rien que d’honnête. »
Maître Albert remercia la veuve de ses offres obligeantes. Puis il se leva, prit congé de la compagnie, et se retira en éclatant de rire. La dame se trouva fort sotte, et se reprocha plus d’une fois d’avoir voulu badiner un homme qu’elle ne connaissait presque point, et qui en savait beaucoup plus qu’elle sur l’article de la raillerie. Si vous êtes sages, mes chères amies, vous profiterez de son imprudence.
Il n’y a pas longtemps qu’il y avait à Trévise un Allemand nommé Arrigne. La misère l’avait réduit à l’état de portefaix ; mais, dans sa pauvreté, il était généralement estimé, à cause de ses bonnes mœurs et de la sainteté de sa vie. Qu’il ait réellement vécu en saint ou non, les Trévisans assurent qu’à l’heure de sa mort, les cloches de la grande église de Trévise sonnèrent d’elles-mêmes. On cria au miracle, et tout le monde disait que c’était là une preuve incontestable que cet Arrigne avait vécu en saint, et qu’il était au nombre des bienheureux. Le peuple court en foule à la maison où il était décédé, et on le porte en la grande église avec la même pompe que si c’eût été le corps d’un saint canonisé. Les boiteux, les aveugles, les impotents, et généralement toutes les personnes affectées de quelque maladie ou incommodité y furent amenées, dans la persuasion qu’il suffisait de toucher le corps de ce nouveau saint pour être guéri de toute espèce de mal.
Pendant que de tous les lieux circonvoisins on arrivait à Trévise au bruit de ses miracles, on vit arriver trois de nos Florentins. L’un se nommait Stechi, l’autre Martelin et le troisième Marquis. Ils étaient attachés à de grands seigneurs, qu’ils amusaient par leurs singeries et par leur habileté à contrefaire toute sorte de personnages. Les trois nouveaux débarqués, qui entraient pour la première fois dans Trévise, furent très-surpris de voir le peuple courir en foule dans les rues. Lorsqu’ils eurent appris le sujet de tous ces mouvements, ils eurent envie d’aller voir cet objet de la curiosité publique. Ils n’eurent pas plutôt posé leur bagage dans une auberge, que Marquis dit à ses deux camarades : « Nous voulons aller voir ce corps saint, c’est fort bien ; mais je ne vois pas trop comment nous pourrons y réussir. J’ai ouï dire que la place était couverte de suisses et d’autres gens armés, que le gouverneur de la ville a fait poster dans tous les environs pour prévenir le désordre. D’ailleurs, l’église est, dit-on, si pleine, qu’il n’est presque pas possible d’y aborder. – Laissez-moi faire, répondit Martelin, qui avait plus d’envie que les autres de voir le nouveau saint ; je trouverai le moyen de percer la foule et d’arriver jusqu’à l’endroit où est le corps. – Et comment t’y prendras-tu ? répliqua Marquis. – Tu vas le savoir. Je contreferai l’homme impotent et perclus : tu me soutiendras d’un côté, et Stechi de l’autre, comme si je ne pouvais marcher seul, et vous ferez semblant de vouloir me mener auprès du saint pour être guéri. Quel homme, en nous voyant, ne se rangera pas pour nous laisser approcher ? »
Cette invention plut extrêmement à ses deux compagnons ; et, sans délibérer davantage, ils se mirent en chemin. Arrivé au coin d’une rue peu fréquentée, il se tordit tellement les mains, les bras, les jambes, la bouche, les yeux et toute la figure, qu’il parut, dans le moment, hideux, épouvantable. À le voir, on aurait réellement assuré qu’il était perclus de tous ses membres. Cela fait, les deux autres le saisissent, chacun d’un côté, et s’acheminent vers l’église. Contrefaisant les affligés, ils prient, au nom de Dieu, toutes les personnes qu’ils rencontrent sur leur passage, de les laisser avancer, ce que tout le monde fait volontiers. Ils eurent bientôt attiré les regards des spectateurs, si bien qu’on criait partout : Place, place au malade ! Ils arrivèrent en peu de temps auprès du corps de saint Arrigne. Un profond silence règne alors dans toute l’église. Tous les spectateurs, immobiles et dans l’attente de l’événement, ont les yeux attachés sur Martelin. Celui-ci, très-habile à bien jouer son rôle, se fait placer sur le corps saint. Après avoir demeuré quelques moments dans cette position, il commence à étendre peu à peu un de ses doigts, puis l’autre, puis la main, puis les bras, et insensiblement tous les autres membres. À cette vue, l’église retentit des cris de joie que poussent les assistants ; mille voix s’élèvent à la fois à la louange de saint Arrigne. Le bruit des acclamations fut si grand et si réitéré, qu’on n’aurait pu entendre le coup de tonnerre le plus éclatant.
Cependant, non loin du corps, il se trouva par malheur un Florentin qui connaissait depuis longtemps Martelin, mais qui n’avait pu d’abord le remettre sous la forme qu’il avait en entrant. Dès qu’il le vit dans son état naturel : « Que Dieu le punisse ! s’écria-t-il aussitôt. Qui n’aurait pris ce coquin pour un homme réellement perclus ? – Quoi ! dirent quelques Trévisans qui entendirent ces paroles, cet homme n’était pas paralytique ? – Non, certes, répondit le Florentin ; il a été toute sa vie aussi bien tourné et aussi droit qu’aucun de nous ; mais c’est de tous les baladins celui qui sait le mieux se défigurer et prendre la forme qu’il lui plaît. »
À peine a-t-il achevé ces mots, que plusieurs Trévisans, sans vouloir en savoir davantage, poussent avec force pour se faire un passage à travers la foule ; et, parvenus à l’endroit où était Martelin : « Qu’on saisisse, s’écriaient-ils, cet impie, qui vient ici se jouer de Dieu et de ses saints ! Il n’était point perclus ; il s’est contrefait pour tourner en dérision notre saint et nous-mêmes. » Aussitôt ils s’élancent sur lui, le renversent, lui arrachent les cheveux, déchirent ses habits et font pleuvoir sur sa tête une grêle de coups. Tout le monde était si indigné, que les personnes les moins fanatiques et les plus sages lui lâchaient, les unes un coup de pied, les autres un coup de poing ; bref, pas un des assistants n’eût cru être homme de bien s’il ne lui eût appliqué quelque soufflet. Martelin avait beau demander grâce et crier miséricorde, on ne se lassait point de le frapper.
Stechi et Marquis, voyant un denoûment si peu attendu, comprirent que leurs affaires allaient fort mal ; et, craignant pour eux-mêmes un pareil traitement, ils n’osèrent secourir leur pauvre camarade. Au contraire, ils prirent le parti de crier comme les autres : Qu’on assomme ce scélérat ! Cependant ils songeaient à le retirer des mains de la populace qui l’aurait infailliblement tué, si Marquis ne se fût avisé d’un expédient qui lui réussit. Comme il savait que tous les sergents de la justice étaient à la porte de l’église, il courut, le plus promptement qu’il lui fut possible, chez le lieutenant du podestat. « Justice, monsieur, s’écria-t-il en se présentant à lui, justice ! il y a ici un filou qui vient de m’enlever ma bourse où j’avais cent ducats. Je vous supplie de le faire arrêter, afin que je retrouve mon argent. » Douze sergents courent aussitôt vers l’endroit où le malheureux Martelin était immolé ; ils fendent la presse avec beaucoup de peine, l’arrachent tout meurtri et tout moulu des mains de ces furieux et le mènent au palais.
Un grand nombre de gens, qui s’imaginaient que Martelin avait voulu se moquer d’eux, s’empressèrent de le suivre ; et, ayant entendu dire qu’il était arrêté comme coupeur de bourses, ils crurent avoir trouvé une occasion favorable pour se venger de lui. Chacun donc dit hautement qu’il lui avait volé la sienne.
Sur ces plaintes, le lieutenant du podestat, homme intègre et sévère, le fit entrer dans un lieu retiré, et procéda à son interrogatoire. Mais Martelin, sans être du tout alarmé de sa détention, ne lui répondait que par des plaisanteries. Le juge en fut si irrité, qu’il le fit attacher à l’estrapade, où il le fit traiter de la bonne manière, dans le dessein de lui faire avouer ses vols, pour avoir lieu de le condamner ensuite à être pendu. Après la question, le juge réitéra ses interrogatoires, lui demandant toujours s’il n’était pas vrai qu’il fût coupable de ce dont on l’accusait. Ce malheureux, voyant qu’il ne lui servait de rien de le nier : « Monseigneur, dit-il au juge, je suis prêt à confesser la vérité, pourvu que tous ceux qui m’accusent désignent le temps et le lieu où j’ai coupé leur bourse, puis je vous déclarerai ingénument tout ce que j’ai fait. »
Le juge y consentit volontiers ; et ayant fait venir quelques-uns des accusateurs, il les interrogea séparément. L’un disait qu’il y avait huit jours passés, l’autre six, l’autre quatre, et quelques-uns soutenaient que l’affaire était du jour même. Martelin ayant entendu leurs réponses : « Ils ont tous menti, dit-il au juge. Je puis, monseigneur, vous en donner une bonne preuve ; car il n’y a que quelques heures que je suis arrivé dans cette ville, où je n’étais point encore venu ; et plût au ciel que je n’y eusse jamais mis le pied ! À mon arrivée, mon mauvais sort m’a conduit à l’église où est exposé le corps du nouveau saint, et où j’ai été maltraité de la façon dont vous pouvez juger par les marques que je porte. Si vous doutez de ce que j’ai l’honneur de vous dire, les officiers du gouverneur, devant lesquels les nouveaux venus sont obligés de se présenter, son livre et mon hôte même vous en rendront témoignage. Si, après ces informations, vous trouvez que j’ai dit vrai, vous êtes trop équitable pour me faire subir, à l’instance de ces garnements, un supplice que je ne mérite pas. »
Pendant que ceci se passait, Marquis et Stechi, alarmés de la sévérité du juge, et sachant qu’il avait fait donner l’estrapade à Martelin, étaient dans la plus grande inquiétude sur le sort de leur camarade, et ne savaient quel parti prendre pour le tirer de là. « Nous avons fait une bien mauvaise manœuvre, disaient-ils ; nous l’avons tiré de la poêle pour le jeter dans le feu. » Sur cela, ils vont trouver leur hôte, et lui racontent le fait, qui le fit beaucoup rire. Il les mena à un certain messire Alexandre, habitant de Trévise, qui avait beaucoup de crédit sur l’esprit du gouverneur. Après qu’on lui eut également détaillé la mésaventure de Martelin, sans lui en cacher la moindre circonstance, ils le prièrent de prendre pitié de son état, et de vouloir bien s’intéresser pour lui. Messire Alexandre, après avoir ri son soûl de ce récit, alla trouver le gouverneur, et obtint qu’on enverrait chercher Martelin. Ceux qui furent chargés de cette commission le trouvèrent encore devant le juge, à genoux, en chemise, et dans la plus grande consternation, parce que le juge se trouvait sourd et insensible à toutes ses raisons. Ce magistrat, qui haïssait singulièrement les Florentins, voulait absolument le faire pendre. Il fit même des difficultés pour le céder au gouverneur, et il ne s’y décida qu’après y avoir été contraint par des ordres réitérés et formels.
Aussitôt que Martelin eut paru devant son libérateur, il lui raconta, sans nul déguisement, tout ce qu’il avait fait, et lui demanda, pour grâce spéciale, de le laisser partir, disant que jusqu’à ce qu’il se fût rendu à Florence, il croirait toujours avoir la corde au col. Ce seigneur rit longtemps de cette aventure. Il fit présent d’un habit à chacun des trois compagnons, qui partirent sur-le-champ, bien satisfaits d’avoir échappé à un tel danger.
Du temps qu’Azzo, marquis de Ferrare, vivait, un marchand nommé Renaud d’Ast, venant de Bologne, où quelques affaires l’avaient appelé, s’en retournait chez lui, lorsqu’au sortir de Ferrare, et tirant du côté de Vérone, il rencontra des gens à cheval, qu’il prit pour des marchands, et qui étaient des brigands et des voleurs de grand chemin. Il s’en laissa accoster sans aucune défiance, et consentit volontiers de faire route avec eux. Ces coquins, voyant qu’il était commerçant, jugèrent qu’il devait porter de l’argent, et formèrent en eux-mêmes le projet de le détrousser aussitôt que le moment serait favorable. Pour éloigner toute crainte de son esprit, ils parlent d’honneur et de probité, affectent de grands sentiments d’honnêteté, et s’empressent de lui montrer de l’estime et de l’attachement en saisissant toutes les occasions de lui faire politesse.
Renaud, charmé de leurs bons procédés, se félicitait de cette bonne rencontre, d’autant plus qu’il n’avait avec lui qu’un seul domestique, aussi bien monté que lui, mais qui ne lui était d’aucune ressource contre l’ennemi. Tout en causant de choses et d’autres avec ces brigands, la conversation tomba sur les prières qu’on fait à Dieu. Alors un de ces malheureux, lesquels étaient au nombre de trois, dit à Renaud : « Et vous, mon gentilhomme, quelle prière êtes-vous dans l’usage de faire quand vous êtes en voyage ? – À vous dire le vrai, répondit-il, je ne me pique point de savoir beaucoup d’oraisons ; je vis à l’antique et tout simplement. Cependant je vous avouerai qu’en campagne je suis dans l’usage de dire tous les matins, avant de sortir de l’auberge, un Pater noster et un Ave Maria pour l’âme du père et de la mère de saint Julien, afin d’avoir bon gîte la nuit suivante. Je vous assure que je me suis bien trouvé de cette prière. Il m’est arrivé plusieurs fois de tomber dans de grands dangers ; mais je m’en suis toujours tiré, et j’ai toujours rencontré, le soir, une sûre et excellente auberge. C’est ce qui m’a donné une grande confiance en saint Julien, en l’honneur duquel je récite ces deux courtes prières. C’est à lui seul que je suis redevable de cette grâce que Dieu m’a toujours accordée. Je vous assure que si j’omettais de dire ces oraisons, je ne croirais pas être en sûreté pendant le jour, ni trouver une retraite sûre pour passer la nuit. – Et ce matin, monsieur, avez-vous récité ce Pater et cet Ave ? lui dit celui qui l’avait interrogé. – Sans doute, répondit Renaud. – Tant mieux pour toi, dit alors en lui-même ce scélérat, qui pensait à exécuter son projet ; car, si tu y as manqué, il ne tiendra pas à moi que tu ne sois très-mal logé ce soir. » Puis élevant la voix : « J’ai voyagé, lui dit-il, pour le moins autant que vous ; et quoique je n’aie jamais dit votre oraison, dont on m’a plusieurs fois vanté l’efficacité, il ne m’est cependant jamais arrivé d’être mal logé. Je gagerais même que ce soir je trouverai un meilleur gîte que vous, nonobstant votre oraison. Il est vrai que je suis dans l’usage de réciter, au lieu de cela, le verset Diripuisti, ou l’Intemerata, ou le De profundis, qui, selon ce que me disait ma grand’mère, sont d’une très-grande vertu.
Tout en causant de la sorte, ils continuaient leur route, et les trois coquins ne perdaient point de vue leur projet ; ils n’attendaient que le lieu et le moment favorables pour l’exécuter. Après avoir passé à côté d’une forteresse appelée Château-Guillaume, ils s’arrêtèrent dans un lieu solitaire et couvert, sous prétexte de faire boire leurs chevaux au gué d’une petite rivière, et puis se jettent sur Renaud, lui enlèvent son cheval et ses habits, et le laissent là à pied et en chemise. « Tu verras, lui dirent-ils en s’éloignant, si ton saint Julien te donnera un bon logis cette nuit ; pour le nôtre, il sera bon selon toutes les apparences. » Après ces douces paroles, ils passent la rivière et continuent leur route.
Le domestique de Renaud, qui était resté derrière, le voyant aux prises avec ces brigands, au lieu de voler à son secours, fut assez poltron ou plutôt assez méchant pour tourner bride sur-le-champ, et galopa jusqu’à ce qu’il fut au Château-Guillaume, où il arriva de nuit. Il alla loger dans une des meilleures auberges, sans se mettre aucunement en peine de son maître.
Cependant Renaud, presque tout nu, exposé au froid et à la neige qui tombait à gros flocons (car c’était dans le cœur de l’hiver), maudissait sa destinée, et, voyant qu’il faisait obscur, ne savait quel parti prendre. Transi de froid et claquant des dents, il se tourne de tous côtés pour voir s’il n’y aurait pas dans les environs quelque asile où il pût passer la nuit. Ce pays portait encore l’empreinte des ravages que la guerre y avait causés ; tout était devenu la proie des flammes ; si bien que Renaud, n’apercevant ni maison ni chaumière, prit le parti, plutôt que de se laisser mourir de froid, de gagner le chemin de Château-Guillaume, ignorant parfaitement que son domestique se fût retiré dans cette forteresse. Il imaginait que, s’il avait le bonheur d’y entrer, le ciel lui enverrait quelque secours. Mais, hélas ! comme il était déjà fort nuit lorsqu’il y arriva, il trouva les portes fermées et les ponts levés. Le voilà désolé, et j’avoue qu’on le serait à moins. Cependant, comme le désespoir ne remédie à rien, il court çà et là pour découvrir un endroit où il puisse au moins se garantir de la neige qui tombait en abondance. Heureusement il aperçut une maison située sur le rempart, laquelle, avançant un peu en dehors, formait au bas un petit couvert. Renaud s’y arrêta sans balancer, dans la résolution d’y attendre le jour. Sous cet avancement était une petite porte autour de laquelle il y avait un peu de paille. Il la ramassa avec soin, et s’en forma un lit du mieux qu’il put. Là, accroupi et soufflant dans ses mains engourdies par le froid, il gémit sur son état et murmure contre saint Julien de ce qu’il récompense si mal la dévote confiance qu’il avait en lui. Ce bon saint, qui ne l’avait point perdu de vue, touché de compassion, ne tarda pas à lui procurer un asile beaucoup meilleur.
Vous saurez que dans cette maison, dont la saillie servait de couvert au pauvre Renaud, logeait une jeune veuve, jolie et charmante autant qu’il soit possible de l’être. C’était la maîtresse du marquis d’Azzo, gouverneur de la forteresse. Il l’aimait à la folie, et l’entretenait dans cette maison, afin d’être à portée de la voir plus à son aise et sans témoins. Le marquis devait précisément aller passer la nuit avec elle. La dame, en conséquence, lui avait fait préparer un bain et un souper magnifique. Tout était disposé pour le recevoir, lorsqu’un de ses gens vint annoncer qu’il ne pouvait s’y rendre : des lettres, qu’un exprès avait apportées, obligeaient le gouverneur de partir sur-le-champ pour Ferrare. La dame, fâchée d’avoir fait inutilement tant de préparatifs, voulut du moins profiter du bain destiné au marquis. Ce bain était tout près de la porte où gisait le pauvre morfondu. Elle en sortait dans le moment que Renaud s’était placé dans cet endroit ; et, ayant entendu ses doléances et le cliquetis de ses dents : « Va voir, dit-elle à sa servante, ce que c’est. » La fille monte, regarde par la fenêtre, et aperçoit, à la faveur d’une faible clarté, un homme en chemise, assis sur le seuil de la porte. Elle lui demande ce qu’il fait là. Renaud veut lui répondre ; mais le claquement de ses dents ne lui permet pas de bien articuler ses paroles. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il parvint à lui faire entendre distinctement ce qu’il était, et à lui conter, en peu de mots, son désastre.
Cette fille, naturellement sensible, courut vite en informer sa maîtresse, et la pria d’avoir compassion de ce malheureux. La dame, qui n’était pas moins humaine, se souvenant qu’elle avait la clef de cette porte, par où passait le marquis quand il ne voulait pas être vu : « Va lui ouvrir, lui dit-elle, nous avons de quoi le loger et de quoi lui faire un bon souper. » La fille, louant la bonté d’âme de sa maîtresse, se hâta d’aller lui ouvrir ; et, le voyant presque mort de froid, elle le fait entrer dans le bain encore chaud. Vous jugez bien qu’il ne se le fit pas dire deux fois. Le pauvre diable crut ressusciter en sentant cette douce chaleur. Pendant qu’il reprenait ses esprits et ses forces, la charitable dame lui fit chercher un habit parmi ceux de son mari, mort depuis peu de temps. Cet habit lui allait si bien, qu’on eût dit qu’il avait été fait pour lui. Se voyant ainsi vêtu d’une manière décente, et attendant les ordres de sa bienfaitrice, il commença à bénir Dieu et saint Julien de lui avoir envoyé un secours si inattendu, et de l’avoir conduit dans un si bon logis.
La dame, s’étant un peu reposée, se rendit dans une salle, au rez-de-chaussée, où elle avait fait allumer un grand feu, et demanda des nouvelles du marchand. La domestique répond qu’il est habillé, qu’il est bien fait de sa personne, et qu’il a l’air d’un très-galant homme. « Dis-lui d’entrer, reprit la dame, il se chauffera, et je le ferai souper avec moi, car il y a toute apparence qu’il a besoin de manger. » Renaud paraît, et fait son compliment en homme qui a reçu une certaine éducation ; il tâche d’exprimer sa reconnaissance du mieux qui lui est possible. La beauté de son hôtesse, dont il est frappé, lui rend encore ses bienfaits plus précieux. Il ne se lasse point de la regarder et de l’admirer. La dame, de son côté, trouvant à sa mine et à ses discours qu’il était tel que la servante l’avait dépeint, le combla d’honnêtetés, le fit asseoir devant le feu à côté d’elle, et le pria de lui raconter le malheur qui lui était arrivé. Renaud lui en fit le récit dans le plus grand détail. Elle ne douta point de la vérité de son aventure ; car son valet, en arrivant au Château-Guillaume, avait répandu le bruit que son maître avait été volé et peut-être assassiné par une bande de brigands. Cette nouvelle était parvenue jusqu’à la dame, ce qui fit qu’elle lui donna des nouvelles de son domestique, ajoutant qu’il lui serait facile de le trouver le lendemain matin.
Pendant leur conversation, la fille avait sera le souper. Renaud eut ordre de se mettre à table ; il obéit sans peine et mangea, comme on peut penser, de fort bon appétit. La dame avait les yeux toujours fixés sur lui. Plus elle le regardait et plus elle le trouvait aimable. Soit que l’attente du marquis eût déjà mis ses esprits en mouvement, soit qu’elle fût charmée de la bonne mine, de la jeunesse et des manières agréables de Renaud, elle conçut de la passion pour lui. « Quand je profiterais de l’occasion, disait-elle intérieurement, je ne ferais que me venger du marquis qui s’est moqué de moi. » À peine fut-on sorti de table, qu’elle prit la servante en particulier pour la pressentir sur ce qu’elle était tentée de faire. Celle-ci, qui connaissait les besoins de sa maîtresse, et qui lisait parfaitement dans son intention, lui conseilla de se satisfaire, et fit de son mieux pour lever tous ses scrupules.
La dame alla donc se remettre auprès du feu où elle avait laissé Renaud, qui, comprenant très-bien ce dont il était question, se félicitait intérieurement de n’avoir pas manqué de dire ce jour-là son oraison. Elle se plaça presque vis-à-vis de lui, et après lui avoir lancé plusieurs regards amoureux : « D’où vient donc que vous êtes si pensif ? Est-ce que la perte de votre cheval et de vos habits vous afflige ? Consolez-vous, vous êtes en bonne maison, et regardez-moi comme votre amie. Au reste, ajouta-t-elle, savez-vous que sous cet habillement, qui vous va à ravir, il me semble voir feu mon mari, à qui il a appartenu ? Savez-vous encore que, d’après cette idée, j’ai été vingt fois tentée de vous embrasser et de vous faire mille baisers ? Je vous avoue même que je me serais satisfaite, si je n’avais été retenue par la crainte de vous déplaire. »
À ce discours, accompagné d’un ton qui décelait la passion la plus vive, Renaud, qui n’était rien moins que novice, s’approche de la belle et lui dit en levant les bras au ciel : « Que je serais ingrat, madame, moi qui vous dois la vie, si j’étais capable de trouver mauvais quelque chose qui vous fît plaisir ! Satisfaites donc votre envie, embrassez-moi, faites-moi des baisers tant que vous voudrez ; je vous assure que je m’estimerai très-heureux de vos caresses, et que j’y répondrai de toute mon âme. » Il n’eut pas besoin d’en dire davantage. Entraînée par la passion qui la dominait, la dame se jette aussitôt à son col, et lui donne mille tendres baisers que Renaud lui rend avec usure. Après avoir ainsi demeuré quelque temps attachés l’un à l’autre, ils passent dans la chambre à coucher et se mettent dans le lit. Je vous laisse à penser les plaisirs qu’ils goûtèrent : je vous dirai seulement que l’oraison en l’honneur de saint Julien produisit des merveilles.
Le jour commençait à poindre, lorsque la dame se mit en devoir de congédier le marchand ; et pour que personne ne se doutât de l’aventure, elle se contenta de lui donner des habits vieux et déchirés, qu’elle accompagna, en dédommagement, d’une bourse bien garnie. Après lui avoir recommandé le secret sur ce qui s’était passé, et lui avoir indiqué le chemin qu’il devait prendre pour rentrer dans la forteresse, où il ne manquerait pas de trouver son domestique, elle le fit sortir par la petite porte qui donnait en dehors de la forteresse.
Quand il fut plein jour et que les portes furent ouvertes, Renaud, feignant de venir de plus loin, entra dans Château-Guillaume, et ayant trouvé l’auberge où était logé son domestique, il prit d’autres habits qu’il avait dans sa malle. Il était sur le point de partir, monté sur le cheval de son valet, lorsqu’il apprit que les trois brigands qui l’avaient volé la veille avaient été arrêtés pour quelque autre crime, et qu’on les conduisait dans les prisons de la forteresse. Il alla trouver le juge. Les voleurs ayant tout avoué, on lui rendit son cheval, ses habits et son argent ; de sorte qu’il ne perdit, à ce que dit l’histoire, qu’une paire de jarretières, que les voleurs avaient égarée. Après cela, Renaud, rendant grâces à Dieu et à saint Julien de cet heureux dénoûment, monta à cheval, et s’en retourna sain et sauf dans sa patrie. Quant aux voleurs, ils furent tous trois pendus le jour suivant.
Il y eut autrefois, dans notre ville de Florence, un chevalier nommé messire Thébalde, qui, selon quelques-uns, était de l’illustre maison des Lamberti, et, selon d’autres, de celle des Agolanti. Ces derniers n’appuient leur sentiment que sur le train qu’ont mené les enfants de Thébalde, et qui était exactement le même qu’ont toujours tenu et que tiennent encore les Agolanti. N’importe de laquelle de ces deux maisons il sortait, je vous dirai seulement qu’il fut un des plus riches gentilshommes de son temps, et qu’il eut trois fils. Le premier s’appelait Lambert, le second Thébalde, comme lui, et le dernier Agolant ; tous trois bien faits et de bonne mine. L’aîné n’avait pas encore accompli sa dix-huitième année, lorsque le père mourut, les laissant héritiers de ses grands biens.
Ces jeunes gens, se voyant très-riches en fonds de terres et en argent comptant, ne se gouvernèrent que par eux-mêmes, et commencèrent par prodiguer leurs richesses en dépenses purement superflues. Grand nombre de domestiques, force chevaux de prix, belle meute, volières bien garnies, table ouverte et somptueuse, enfin non-seulement ils avaient en abondance ce qui convient à l’éclat d’une grande naissance, mais ils se procuraient à grands frais tout ce qui peut venir en fantaisie à des jeunes gens ; c’étaient chaque jour nouveaux présents, nouvelles fêtes, sans parler des tournois qu’ils donnaient de temps en temps.
Un train de vie si fastueux devait diminuer bientôt les biens dont ils avaient hérité. Leurs revenus ne pouvant y suffire, il fallut engager les terres, puis les vendre insensiblement l’une après l’autre pour satisfaire les créanciers. Enfin, ils ne s’aperçurent de leur ruine que lorsqu’il ne leur restait presque plus rien. Alors la pauvreté leur ouvrit les yeux que la richesse leur avait fermés. Rentrés en eux-mêmes, ils reconnurent leur folie ; mais il n’était plus temps. Dans cette fâcheuse circonstance, Lambert prit ses deux frères en particulier ; il leur représenta la figure honorable que leur père avait faite dans le monde, la fortune immense qu’il leur avait laissée, et la misère où ils allaient se trouver réduits, à cause de leurs folles dépenses et du peu d’ordre qu’ils avaient mis dans leur conduite. Il leur conseilla ensuite, du mieux qu’il lui fut possible, de vendre le peu qui restait des débris de leurs richesses, et de se retirer dans quelque pays étranger pour cacher aux yeux de leurs compatriotes leur misérable situation.
Ses frères s’étant rendus à ses représentations, ils sortirent tous trois de Florence à petit bruit et sans prendre congé de personne. Ils allèrent droit en Angleterre, sans s’arrêter nulle part. Arrivés à Londres, ils louent une petite maison, font peu de dépense, et s’avisent de prêter de l’argent à gros intérêts. La fortune leur fut si favorable, qu’en peu d’années ils eurent amassé de grandes sommes, ce qui les mit à portée de faire alternativement les uns et les autres plusieurs voyages à Florence, où, avec cet argent, ils achetèrent une grande partie de leurs anciens domaines et plusieurs autres terres. Étant enfin venus y fixer tout à fait leur séjour, ils s’y marièrent, après avoir toutefois laissé en Angleterre un de leurs neveux, nommé Alexandre, pour y continuer le même commerce à leur profit.
Établis à Florence, ils ne se souvinrent bientôt plus de la pauvreté où leur faste les avait réduits. La fureur de briller s’empara de chacun d’eux, comme auparavant ; et, quoiqu’ils eussent femme et enfants, ils reprirent leur ancien train de vie, sans s’inquiéter de rien. C’étaient tous les jours de nouvelles dettes. Les fonds qu’Alexandre leur envoyait ne servaient qu’à apaiser les créanciers. Par ce moyen, ils se soutenaient encore ; mais cette ressource devait bientôt leur manquer. Il est bon de vous dire qu’Alexandre prêtait son argent aux gentilshommes et aux barons d’Angleterre, sur le revenu de leurs gouvernements militaires ou de leurs autres charges, ce qui lui produisait un grand profit. Or, pendant que nos trois étourdis, se reposant sur son commerce, s’endettaient de plus en plus pour mener leur genre de vie ordinaire, la guerre survint, contre toute apparence, entre le roi d’Angleterre et l’un de ses fils. Cette guerre inattendue mit le désordre dans ce royaume, les uns prenant parti pour le père, les autres pour le fils. Voilà le malheureux Alexandre privé des revenus qu’il percevait sur les places fortes et sur les châteaux où commandaient auparavant ses débiteurs ; le voilà forcé de discontinuer son commerce faute de fonds. Néanmoins l’espérance de voir bientôt terminer cette guerre, et de pouvoir toucher ensuite ce qui lui était dû, le retenait encore dans ce pays.
Cependant les trois Florentins ne diminuaient rien de leurs dépenses ordinaires, et contractaient tous les jours de nouvelles dettes. Mais plusieurs années s’étant passées sans qu’on vît l’effet des espérances qu’ils donnaient aux marchands, ils perdirent non-seulement tout crédit, mais ils se virent poursuivis et arrêtés par leurs créanciers. On vendit tout ce qu’ils possédaient ; et comme le produit ne put suffire à payer toutes leurs dettes, on les tint en prison pour le surplus. Leurs femmes et leurs enfants, réduits à la plus affreuse indigence, se retirèrent les uns d’un côté, les autres de l’autre.
Alexandre, qui s’impatientait depuis longtemps en Angleterre, dans l’espérance de récupérer ses fonds, voyant que la paix était non-seulement encore éloignée, mais qu’il courait risque de la vie, se détermina à revenir en Italie, et en prit le chemin. Il passa par les Pays-Bas. Comme il sortait de Bruges, il rencontra, presque aux portes de cette ville, un jeune abbé en habit blanc, accompagné de plusieurs moines, avec un gros train et un gros bagage. À la suite étaient deux vieux chevaliers qu’Alexandre avait connus à la cour de Londres, et qu’il savait être parents du roi. Il les aborde et en est favorablement accueilli. Il leur demande, chemin faisant et avec beaucoup de politesse, qui étaient ces moines qui marchaient devant avec un si gros train, et où ils allaient. « Le jeune homme qui est à la tête de la cavalcade, répondit un des milords, est un de nos parents, qui vient d’être pourvu d’une des meilleures abbayes d’Angleterre. Comme il est trop jeune, suivant les canons de l’Église, pour remplir une telle dignité, nous le menons à Rome pour obtenir du pape une dispense d’âge et la confirmation de son élection ; c’est de quoi nous vous prions de ne parler à personne. »
Alexandre continua sa route avec eux. L’abbé, qui marchait tantôt devant, tantôt derrière, selon la coutume des grands seigneurs qui voyagent avec une suite, se trouva par hasard à côté du Florentin. Il l’examine, et voit un jeune homme bien tourné, de bonne mine, honnête, poli, agréable et charmant. Il fut si enchanté de son air et de sa figure, qu’il l’engagea poliment à s’approcher davantage et à se tenir à côté de lui. Il l’entretient de diverses choses, lui parle bientôt avec une certaine familiarité, et tout en causant, il lui demande qui il est, le pays d’où il vient et l’endroit où il va. Alexandre satisfit à toutes ses questions ; il ne lui laissa pas même ignorer l’état actuel de ses affaires, qu’il lui exposa avec une noble ingénuité. Il termina son récit par lui offrir ses petits services en tout ce qui pourrait lui être agréable.
M. l’abbé fut ravi de sa manière de parler, facile et gracieuse. Il trouva dans le son de sa voix je ne sais quoi de doux qui allait au cœur. Sentant croître l’intérêt qu’il lui avait d’abord inspiré, il se mit à l’étudier de plus près, et conclut, d’après ses observations, qu’il devait être véritablement gentilhomme, malgré la profession servile qu’il avait exercée à Londres. Il fut touché de son infortune, et lui dit, pour le consoler, qu’il ne fallait désespérer de rien. « Qui sait, ajouta-t-il, d’un ton qui annonçait le vif intérêt qu’il prenait à son sort, qui sait si le ciel, qui n’abandonne jamais les hommes de bien, ne vous réserve point une fortune égale à celle dont vous avez joui, et peut-être plus considérable ? » Il finit par lui dire que puisqu’il allait en Toscane, où il devait passer lui-même, il lui ferait plaisir de demeurer en sa compagnie. Alexandre le remercia de l’intérêt qu’il prenait à son infortune, et l’assura qu’il était disposé à se conformer à ses moindres désirs.
Pendant qu’ils voyagent ainsi de compagnie, le jeune seigneur anglais paraissait quelquefois rêveur et pensif. Le Florentin, qui lui devenait chaque jour plus cher, donnait lieu à ses rêveries : il avait des vues sur lui pour certain projet. Il en était tout occupé, lorsque, après plusieurs journées de marche, ils arrivèrent à une petite ville, qui n’était rien moins que bien pourvue d’auberges. On s’y arrêta cependant, par la raison que M. l’abbé était fatigué. Alexandre, qu’il avait chargé, dès le premier jour, du soin des logements, parce qu’il connaissait mieux le pays que pas un de sa suite, le fit descendre à une auberge dont l’hôte avait autrefois été son domestique ; il lui fit préparer la meilleure chambre, et comme l’auberge était fort petite, il logea le reste de l’équipage dans différentes hôtelleries, du mieux qu’il lui fut possible.
Après que l’abbé eut soupé et que tout le monde se fut retiré, la nuit étant déjà fort avancée, Alexandre demanda à l’hôte où il le coucherait. « En vérité, je n’en sais rien, lui répondit-il : vous voyez, monsieur, que tout est si plein, que ma famille et moi sommes contraints de coucher sur le plancher. Il y a cependant, dans la chambre de M. l’abbé, un petit grenier où je puis vous mener ; nous tâcherons d’y placer un lit, et pour cette nuit vous y coucherez comme vous pourrez. – Comment veux-tu que j’aille dans la chambre de M. l’abbé, puisqu’elle est si petite, qu’on n’a pu y placer aucun de ses moines ? – Il y a, vous dis-je, un réduit où il nous sera facile de placer un matelas. – Point d’humeur ; si je m’en fusse aperçu quand on a préparé la chambre, j’y aurais fait coucher quelque moine, et j’aurais réservé pour moi la chambre qu’il occupe. – Il n’est plus temps, reprit le maître du logis ; mais j’ose vous promettre que vous serez là le mieux du monde. M. l’abbé dort, les rideaux de son lit sont fermés ; j’y placerai tout doucement un matelas et un lit de plume, sur lequel vous dormirez à merveille. » Le Florentin, voyant que la chose pouvait s’exécuter sans bruit et sans incommoder M. l’abbé, y consentit, et s’y arrangea le plus doucement qu’il lui fut possible.
L’abbé, qui ne dormait point, mais qui était tout occupé des tendres impressions qu’Alexandre avait faites sur son esprit et sur son cœur, non-seulement l’entendait se coucher, mais n’avait pas perdu un seul mot de sa conversation avec l’hôte. « Voici l’occasion, disait-il en lui-même, de satisfaire mes désirs, si je la manque, il n’est pas sûr qu’elle se représente. » Résolu donc d’en profiter, et persuadé que tout le monde dormait, il appelle tout bas Alexandre, et l’invite à venir se coucher auprès de lui. Celui-ci s’en défend par politesse. L’abbé insiste, et, après quelques façons, Alexandre cède enfin à ses instances.
À peine est-il dans le lit de monseigneur, que monseigneur lui porte la main sur l’estomac et commence à le manier, à le caresser de la même manière que les jeunes filles en usent quelquefois à l’égard de leurs amants. Alexandre en fut tout surpris. Il ne douta point que l’abbé ne méditât, par ses divers attouchements, le plus infâme de tous les crimes. L’abbé, qui s’en aperçut, soit par conjecture, soit par quelque mouvement particulier d’Alexandre, se mit à sourire ; pour le détromper, il défait incontinent la camisole avec laquelle il couchait, ouvre sa chemise, et prenant la main d’Alexandre, la porte sur sa poitrine en lui disant : « Bannis de ton esprit, mon cher ami, toute idée déshonnête, et vois à qui tu as affaire. » Qui fut surpris ? ce fut Alexandre, qui trouva sous sa main deux petits tetons arrondis, durs et polis comme deux boules d’ivoire. Revenu de son erreur, et voyant que le prétendu abbé était une femme, il lui rend aussitôt caresse pour caresse ; et, sans autre cérémonie, se met en devoir de lui prouver qu’il était, lui, véritablement homme. « N’allez pas si vite en besogne, lui dit le faux abbé en l’arrêtant ; avant de pousser les choses plus loin, écoutez ce que j’ai à vous dire. À présent que vous connaissez mon sexe, je ne dois pas vous laisser ignorer que je suis fille, et que j’allais trouver le pape pour le prier de me donner un époux ; mais je ne vous eus pas plutôt vu l’autre jour, que, par un effet de mon malheur ou de votre bonne fortune, je me sentis aussitôt éprise de vous. Mon amour s’est tellement fortifié, qu’il n’est pas possible d’aimer plus que je vous aime. C’est pourquoi j’ai formé le dessein de vous épouser de préférence à tout autre. Voyez si vous me voulez pour votre femme ; sinon, sortez de mon lit et retournez dans le vôtre. »
Quoique Alexandre ne connût pas assez bien la dame pour se déterminer si promptement, néanmoins comme il jugeait, par son grand train et par la qualité des gens qui l’accompagnaient, qu’elle devait être riche et de bonne maison, et d’ailleurs la trouvant fort aimable et fort jolie, il lui répondit, presque sans balancer, qu’il était disposé à faire tout ce qui pourrait lui être agréable.
Alors la belle s’assoit sur le lit ; et, dans cette attitude, devant une image de Notre-Seigneur, elle met un anneau au doigt d’Alexandre, en signe de leur foi et de leur mutuelle fidélité. Puis ils s’embrassèrent, se caressèrent, et passèrent le reste de la nuit à se donner des marques de leur commune satisfaction. Ils prirent des mesures pour tâcher de jouir des mêmes plaisirs le reste du voyage ; et quand le jour fut venu, Alexandre se retira dans le petit réduit, et personne ne sut où il avait couché.
Ils continuèrent ainsi leur route, fort contents l’un de l’autre, et arrivèrent à Rome, après plusieurs jours de marche, non sans avoir pris de nouveaux à-compte sur les plaisirs du mariage. Quelques jours après, l’abbé, accompagné d’Alexandre et des deux milords, alla à l’audience du pape ; et après lui avoir présenté les saluts accoutumés, il lui parla ainsi : « Très-Saint Père, vous savez mieux que personne que, pour vivre honnêtement, il faut éviter avec soin les occasions qui peuvent nous conduire à faire précisément le contraire. Or, c’est ce qui m’a engagé à m’enfuir de chez mon père, le roi d’Angleterre, avec une partie de ses trésors, et à venir déguisée sous l’habit que je porte, dans l’intention de recevoir un époux de la main de Votre Sainteté. J’aurai l’honneur de vous dire que mon père voulait me forcer d’épouser, jeune comme je suis, le roi d’Écosse, prince courbé sous le poids des années. Toutefois ce n’est pas tant à cause de son grand âge que je me suis déterminée à prendre la fuite, que dans la crainte qu’après l’avoir épousé, la fragilité de ma jeunesse ne me fît tomber dans quelque égarement indigne de ma naissance et contraire aux lois de la religion. Je n’avais pas encore fait la moitié du chemin pour me rendre auprès de Votre Sainteté, lorsque la Providence, qui seule connaît parfaitement les besoins de chacun de nous, m’a fait rencontrer celui qu’elle me destinait pour mari. C’est ce gentilhomme que vous voyez, ajouta-t-elle en montrant Alexandre ; il n’est pas de naissance royale comme moi ; mais son honnêteté et son mérite le rendent digne des plus grandes princesses. Je l’ai donc pris pour mon époux ; et, n’en déplaise au roi mon père, et à tous ceux qui pourraient m’en blâmer, je n’en aurai jamais d’autre. J’aurais pu, sans doute, depuis que j’ai fait ce choix, me dispenser de venir jusqu’ici ; mais, Très-Saint Père, j’ai cru devoir achever mon voyage, tant pour visiter les lieux saints de la capitale du monde chrétien que pour vous rendre mes hommages, et vous supplier de vouloir bien faire passer, devant notaire, un contrat de mariage que ce gentilhomme et moi avons déjà passé devant Dieu. Je me flatte donc que Votre Sainteté approuvera une union qui était écrite dans le ciel, et de laquelle j’attends mon bonheur. Nous vous demandons votre sainte bénédiction, que nous regarderons comme un gage assuré de celle de Dieu, dont vous êtes le digne vicaire. »
Je vous laisse à penser quels durent être l’étonnement et la joie d’Alexandre, quand il apprit que sa femme était fille du roi d’Angleterre. Sa surprise fut cependant moins grande que celle des deux milords. Ils eurent de la peine à retenir leur dépit, et auraient peut-être maltraité l’Italien et outragé la princesse, s’ils se fussent trouvés ailleurs qu’en la présence du souverain pontife. Le pape, de son côté, parut fort étonné de ce qu’il venait d’entendre, et trouva le choix de la dame non moins singulier que son déguisement ; mais, ne pouvant empêcher ce qui était résolu et déjà fait, il consentit à ce qu’elle désirait ; puis il consola les milords, leur fit faire la paix avec la dame et avec Alexandre, fixa le jour des noces, et donna ses ordres pour les préparatifs. La cérémonie fut magnifique. Elle se fit en présence de tous les cardinaux et de plusieurs autres personnes de distinction. Le pape avait fait préparer un superbe festin. La dame y parut en habits royaux. Tout le monde la trouva charmante et la combla de compliments et d’éloges. Alexandre en reçut aussi. Il était richement vêtu, et avait un maintien si noble, qu’on l’aurait plutôt pris pour un prince que pour un homme qui avait prêté sur gages.
Quelque temps après, les nouveaux mariés partirent de Rome pour venir à Florence, où la renommée avait déjà porté la nouvelle de ce mariage. On les y reçut avec tous les honneurs imaginables. La dame paya les dettes des trois frères, qui sortirent de prison et rentrèrent dans la possession de tous leurs biens qu’elle leur racheta. Elle alla ensuite en France avec son mari, emportant l’un et l’autre l’estime et les regrets de toute la ville de Florence. Ils amenèrent arec eux Agolant, un des oncles d’Alexandre. Arrivés à Paris, le roi de France les accueillit avec beaucoup de distinction. Les deux milords, qui ne les avaient point quittés jusqu’alors, partirent de là pour retourner en Angleterre. Ils firent si bien auprès du roi, qu’ils remirent sa fille dans ses bonnes grâces, et lui inspirèrent de l’estime et de l’amitié pour son gendre. Ce monarque les reçut depuis avec toutes les démonstrations de la joie la plus vive. Peu de temps après leur arrivée à la cour, il éleva son gendre aux plus hautes dignités, et lui donna le comté de Cornouailles. Alexandre devint si habile politique, qu’il parvint à raccommoder le fils avec le père, qui étaient encore en guerre. Il rendit par ce moyen un service important au royaume et s’acquit l’amour et l’estime de la nation. Son oncle Agolant recouvra tout ce qui était dû à ses frères et à lui ; et après que son neveu l’eut fait décorer de plusieurs dignités, il revint à Florence chargé de richesses.
Le comte de Cornouailles vécut toujours depuis en bonne intelligence avec la princesse sa femme. On assure même qu’après avoir beaucoup contribué, par sa prudence et sa valeur, à la conquête de l’Écosse, il en fut couronné roi.
C’est une opinion généralement adoptée, que le voisinage de la mer, depuis Reggio jusqu’à Gaëte, est la partie la plus gracieuse de l’Italie. C’est là qu’assez près de Salerne est une côte, que les habitants appellent la côte de Malfi, couverte de petites villes, de jardins et de commerçants. La ville de Ravello en est aujourd’hui la plus florissante. Il n’y a pas longtemps qu’il y avait dans celle-ci un nommé Landolfe Ruffolo, qui possédait des richesses immenses ; mais la cupidité peut-elle être jamais satisfaite ? Cet homme voulut augmenter encore sa fortune, et son ambition démesurée pensa lui coûter la perte de tous ses biens et celle de sa propre vie.
Après avoir donc mûrement réfléchi sur ses spéculations, selon la coutume des commerçants, Landolfe acheta un gros navire ; et l’ayant chargé pour son compte de diverses marchandises, il fit voile pour l’île de Chypre. Il y trouva tant de vaisseaux chargés des mêmes marchandises, qu’il se vit obligé, non-seulement de vendre les siennes à bas prix, mais de les donner presque pour rien, afin de pouvoir s’en défaire. Vivement consterné d’une perte si considérable, qui l’avait ruiné en si peu de temps, il prit la résolution de mourir ou de se dédommager sur autrui de ce qu’il avait perdu, pour ne pas retourner en cet état dans sa patrie, d’où il était sorti si riche. Dans cette intention, il vendit son navire ; et de cet argent, joint à celui qu’il avait retiré de ses marchandises, il acheta un vaisseau léger pour faire le métier de corsaire. Après l’avoir armé et très-bien équipé, il s’adonna tout entier à la piraterie, courut les mers, pilla de toutes mains, et s’attacha principalement à donner la chasse aux Turcs. La fortune lui fut plus favorable dans ce nouvel état qu’elle ne lui avait été dans le commerce. Il fit un si grand nombre de captures sur les Turcs, que, dans l’espace d’un an, il recouvra non-seulement ce qu’il avait perdu en marchandises, mais il se trouva deux fois plus riche qu’auparavant. Jugeant donc qu’il avait assez de biens pour vivre agréablement, sans s’exposer à un nouveau revers de fortune, il borna là son ambition, et résolut de s’en retourner dans sa patrie avec le butin qu’il avait fait. Le souvenir de son peu de succès dans le commerce lui donnant lieu de craindre de nouveaux revers, il ne se soucia guère de faire de nouvelles tentatives de ce côté-là.
Il partit donc, et fit voile vers Ravello avec ce même vaisseau léger qui lui avait servi à acquérir tant de richesses ; mais à peine fut-il en pleine mer, qu’il s’éleva, pendant la nuit, un vent des plus violents. Il agita et souleva les flots avec tant de fureur, que Landolfe, voyant que sa petite frégate ne pourrait longtemps résister à l’impétuosité des vagues, prit le parti de se réfugier promptement dans un petit port formé par une île qui le défendait de ce vent.
Bientôt après, deux grandes caraques génoises, venant de Constantinople, entrèrent dans ce même port pour se mettre à l’abri de l’ouragan. Les Génois, ayant appris que le petit vaisseau appartenait à Landolfe, qu’ils savaient, par la voix publique, être très-riche, et étant naturellement passionnés pour l’argent et avides du bien d’autrui, conçurent le dessein de s’en rendre les maîtres. Ils lui fermèrent d’abord le passage ; puis, ils mirent à terre une partie de leurs gens, munis d’arbalètes et bien armés, qui se postèrent en un lieu d’où ils pouvaient aisément accabler de traits quiconque aurait osé sortir du vaisseau. Après cela, le reste de l’équipage, étant entré dans les chaloupes, s’approcha à force de rames et à la faveur du vent, et l’on s’empara du petit vaisseau de Landolfe, sans coup férir et sans perdre un seul homme. Les honnêtes Génois firent monter le Ravellin sur une de leurs caraques ; et, après avoir pris tout ce qui était dans son vaisseau, ils le coulèrent à fond. Le malheureux Landolfe fut mis à fond de cale, et on ne lui laissa pour tout vêtement qu’un fort mauvais haillon. Le lendemain le vent changea : les Génois firent voile vers le ponant, et voguèrent heureusement pendant tout le jour ; mais, à l’entrée de la nuit, il s’éleva un vent impétueux, qui, faisant enfler la mer, sépara bientôt les deux caraques. Celle qui portait l’infortuné citoyen de Ravello fut jetée avec violence au-dessus de l’île de Céphalonie, sur des rochers, où elle s’ouvrit et se brisa comme un verre. La mer fut en un instant couverte de marchandises, de caisses et des débris du navire. Tous les gens de l’équipage, qui savaient nager, luttant au milieu des ténèbres contre les vagues agitées, s’attachaient à tout ce que le hasard leur présentait pour tâcher de se sauver. Le malheureux Landolfe, à qui la perte de tout ce qu’il possédait avait fait souhaiter la mort le jour précédent, en eut une peur effroyable quand il la vit si proche. Par bonheur, il rencontra un ais et s’en saisit, espérant que Dieu voudrait bien lui envoyer quelque secours pour le retirer du danger. Il s’y plaça le mieux qu’il lui fut possible, et ne laissa pas d’être le jouet des vents et des flots, tantôt poussé d’un côté, tantôt d’un autre. Il s’y soutint cependant jusqu’à ce que le jour parût. À la faveur de la clarté naissante, il veut regarder autour de lui, et ne voit que mer, que nuages et une petite caisse, laquelle, flottant au gré des eaux, s’approchait quelquefois de si près, qu’il craignait qu’elle ne le blessât ; c’est pourquoi, quand elle s’approchait de trop près, il se servait du peu de forces qui lui restaient pour la repousser. Pendant qu’il luttait ainsi contre la caisse qui le suivait, il s’éleva dans les airs un tourbillon furieux, qui, en redoublant l’agitation des vagues, poussa la caisse contre la planche. Landolfe, renversé et forcé de lâcher prise, fut précipité sous les flots. Revenu sur l’eau et nageant plus de peur que de force, il vit l’ais fort loin de lui. Désespérant de pouvoir l’atteindre, il nagea vers la caisse qui était beaucoup plus proche, et s’y cramponna du mieux qu’il put. Il s’étendit sur le couvercle, et se servit de ses bras pour la conduire. Toujours en butte au choc des vagues, qui le jetaient de côté et d’autre, ne prenant, comme on peut se l’imaginer, aucune nourriture, et buvant de temps en temps plus qu’il n’eût voulu, il passa le jour et la nuit suivante dans cet état, sans savoir s’il était près de la terre, et ne voyant que le ciel et l’eau.
Le lendemain, poussé par la violence des vents, ou plutôt conduit par la volonté suprême de Dieu, Landolfe, dont le corps était devenu comme une éponge, accroché par ses mains à la caisse de la même manière que ceux qui sont sur le point de se noyer, aborda à l’île de Gulfe. Une pauvre femme écurait alors sur le rivage sa vaisselle avec du sable. À peine eut-elle aperçu le naufragé, que, ne reconnaissant en lui aucune forme d’homme, elle fut saisie de frayeur et recula en poussant de grands cris. Landolfe était si épuisé, qu’il n’eut pas la force de lui dire un mot ; à peine la voyait-il. Cependant les flots le poussant de plus en plus vers la rive, la femme distingua la forme de la caisse. Elle regarda alors plus attentivement, et, s’approchant davantage, elle aperçoit des bras étendus sur la caisse ; elle distingue un visage, et voit enfin que c’est un homme. Touchée de compassion, elle entre au bord de la mer, qui était tranquille, prend Landolfe par les cheveux, et vient à bout de l’entraîner, avec la caisse, sur le rivage. Elle lui détache les mains fortement accrochées à la caisse, qu’elle met sur la tête d’une fille qui était avec elle ; et prenant ensuite Landolfe sur son dos, comme s’il eût été un enfant, elle le porte à la ville, elle le met dans une étuve, et à force de le frotter, de le laver avec de l’eau chaude, elle fit revenir la chaleur et parvint à lui rendre ses forces. Lorsque la bonne femme comprit qu’il était temps de le sortir de l’étuve, elle l’en retira et acheva de le réconforter avec du bon vin et quelques confitures. En un mot, elle le traita si bien, qu’il revint à son état naturel, et connut enfin où il était. Elle crut alors devoir lui remettre sa caisse, et l’exhorta du mieux qu’elle put à oublier son infortune ; ce qu’il fit.
Quoique Landolfe ne songeât plus à la caisse, il la prit toutefois, jugeant que, pour peu qu’elle valût, il en retirerait de quoi se nourrir pendant quelques jours ; mais la trouvant fort légère, il eut peu d’espérance. Cependant, impatient de savoir ce qu’elle renfermait, il l’ouvrit de force, pendant que la femme était hors du logis, et y trouva quantité de pierres précieuses, dont une partie, mise en œuvre, était richement travaillée. Comme il se connaissait en pierreries, il vit qu’elles étaient d’un très-grand prix, loua Dieu de ne l’avoir point abandonné, et reprit entièrement courage. Mais pour éviter un troisième revers de fortune, il pensa qu’il fallait user de finesse pour conduire heureusement ces bijoux jusqu’à sa maison. C’est pourquoi il les enveloppa, le mieux qu’il put, dans de vieux linges, et dit à la bonne femme que, n’ayant pas besoin de la caisse, elle pouvait la garder, pourvu qu’elle lui donnât un sac en échange ; ce qu’elle fit très-obligeamment. Après l’avoir remerciée du service signalé qu’il en avait reçu, il mit son sac sur son col et partit. Il monta dans une barque, qui le passa à Brindes. De là il se rendit à Trany, où il rencontra plusieurs de ses compatriotes. C’étaient des marchands de soie, qui, après avoir entendu le récit de ses aventures, à l’article de la cassette près, que Landolfe crut devoir passer sous silence, le firent habiller par charité. Ils lui prêtèrent même un cheval, et lui procurèrent compagnie pour aller à Ravello, où il leur avait dit qu’il voulait retourner.
De retour dans sa patrie, et se trouvant, grâce au ciel, en lieu de sûreté, il n’eut rien de plus pressé que de visiter son sac. Il examina à loisir les pierreries, parmi lesquelles il vit beaucoup de diamants ; de sorte qu’en vendant tous ces bijoux à un prix raisonnable, il allait être du double plus riche que lorsqu’il sortit de sa patrie. Quand il s’en fut défait, il envoya une bonne somme d’argent à la femme de Gulfe qui l’avait retiré de l’eau. Il récompensa également les marchands qui l’avaient secouru à Trany, et il passa le reste de ses jours dans une honnête aisance dont il sut se faire honneur.
Il y eut autrefois à Pérouse un nommé André de la Pierre, qui faisait commerce de chevaux. Ayant appris qu’ils étaient à bon marché dans la ville de Naples, il mit cinq cents écus d’or dans sa bourse, dans l’intention de s’y rendre pour en acheter plusieurs. Comme il n’avait jamais perdu de vue le clocher de sa paroisse, il partit avec d’autres marchands, et arriva à Naples un dimanche au soir. Après avoir pris des instructions de son hôte, il alla le lendemain matin au marché aux chevaux, où il en trouva plusieurs à son gré, qu’il n’acheta pourtant point, pour n’avoir pu convenir du prix. De peur qu’on imaginât qu’il n’avait pas de quoi les payer, il tirait de temps en temps sa bourse de dessous son manteau, et étalait ainsi son argent, comme un sot, aux yeux des passants. Dans un moment où il la tenait dans ses mains pour en faire parade, passe à côté de lui, sans qu’il s’en aperçût, une Sicilienne d’une beauté ravissante, mais d’un naturel si compatissant, qu’elle accordait ses faveurs à qui en voulait et pour très-peu de chose. Dès qu’elle vit cette bourse : « Que je serais heureuse, dit-elle au fond de son cœur, si tout cet or m’appartenait ! » Et elle continua son chemin.
Or, il y avait avec cette courtisane une vieille femme, de Sicile comme elle, qui la quitta aussitôt qu’elle eut aperçu André. Elle courut vers le jeune homme, qu’elle connaissait, et l’embrassa avec affection. La courtisane la suivit des yeux ; et voyant qu’elle parlait à l’homme aux écus, elle s’arrêta pour l’attendre. André, tout surpris de se voir ainsi embrassé dans une ville où il ne connaissait personne, se retourna ; il regarda attentivement cette vieille, et, l’ayant enfin reconnue, il répond de son mieux aux marques d’amitié qu’elle lui donnait. Celle-ci fut si enchantée de l’avoir rencontré, qu’elle lui promit d’aller le voir dans son auberge ; puis, sans s’arrêter plus longtemps à discourir, elle prit congé de lui et alla rejoindre sa compagne. Le maquignon continua de marchander des chevaux, mais il n’en acheta point de cette matinée.
La jeune fille, à qui la bourse du maquignon tenait fort au cœur, et cherchant dans sa tête un moyen pour la lui escroquer tout entière ou en partie, demanda finement à la vieille qui était cet homme, d’où il était, ce qu’il faisait là et d’où elle le connaissait. La bonne femme, qui ne se défiait de rien, l’instruisit de tout, aussi bien que l’aurait pu faire André lui-même. Elle lui dit qu’elle avait demeuré avec son père, d’abord en Sicile, ensuite à Pérouse, et ne manqua pas de lui apprendre quel sujet avait conduit le jeune homme à Naples.
La rusée demoiselle, instruite à fond de la famille d’André et du nom de tous ses parents, résolut de se servir de ces renseignements pour venir à bout de son dessein. Arrivée à sa maison, elle donna de l’occupation à la vieille pour tout le jour, afin de lui ôter le temps d’aller voir le Pérousin ; puis, s’adressant à une jeune fille de son espèce, qui lui tenait lieu de servante, et qu’elle avait très-bien instruite dans l’art de faire de pareils messages, elle l’envoya sur le soir chez André, qu’elle rencontra, par un heureux hasard, sur la porte de l’auberge. Elle l’aborde, et lui demande s’il ne savait point où était un honnête homme de Pérouse, nommé André de la Pierre, qui logeait là-dedans. Après qu’il lui eut répondu que c’était lui-même, elle le tire un peu à l’écart et lui dit : « Monsieur, une aimable dame de cette ville serait très-charmée d’avoir, s’il vous plaisait, un entretien avec vous. » Ces paroles flattèrent tellement l’amour-propre d’André, qui s’imaginait être un beau garçon, qu’il ne douta point que cette dame ne fût éprise d’amour pour lui. Il répondit donc sans balancer qu’il irait la trouver, et il demanda l’heure et le lieu où cette dame jugerait à propos de le recevoir. « Quand il vous plaira, dit la commissionnaire ; elle vous attend chez elle. – Puisque cela est ainsi, répliqua André, va-t’en devant, et je te suis. » Il la suivit, en effet, sans en avertir personne du logis.
Cette petite friponne le conduisit à la maison de la belle, qui demeurait rue Maupertuis, nom qui désigne assez combien la rue était honnête ; mais le jeune Pérousin, qui l’ignorait parfaitement, croyant aller dans un lieu décent parler à une honnête femme, entra avec sécurité dans ce mauvais lieu, précédé de la commissionnaire. Il monte après elle. Celle-ci n’a pas plus tôt appelé sa maîtresse et crié qu’André était là, que la courtisane parut au haut de l’escalier pour le recevoir. Figurez-vous une femme qui, au mérite de la jeunesse et à celui de la beauté, joignait une taille aussi riche qu’élégante, et une parure qui annonçait autant de goût que de propreté. Le jeune homme avait encore deux ou trois marches à monter, lorsqu’elle courut à lui les bras ouverts ; elle les étendit autour de son col, et demeura quelques moments sans lui rien dire, comme si l’excès de sa tendresse l’eût empêchée de proférer une parole ; puis, fondant en larmes, elle couvrit son front de baisers, et d’une voix entrecoupée : « Ô mon ami, lui dit-elle, ô mon cher André, sois le bienvenu ! – Et vous, madame, lui répondit André, tout ébahi de recevoir tant de caresses, et vous, soyez la bien trouvée. » Elle le prit par la main, et le fit entrer dans un salon, d’où, sans lui parler, elle le fit passer dans sa chambre, qui était parfumée de roses, de fleurs d’orange et d’autres parfums. Il y vit un lit superbe, de très-beaux meubles et des habits magnifiques étalés sur des perches, selon l’usage de ce pays-là. Comme il était encore tout neuf, il fut étonné de cet éclat, et ne douta point qu’il n’eût affaire à une dame de conséquence. Quand ils furent assis l’un et l’autre sur un sofa, situé près du lit, la donzelle lui tint ce discours :
« Je ne doute nullement, mon cher André, que tu ne sois surpris de mes caresses et de mes larmes. J’avoue que tu dois l’être, puisque tu ne me connais pas et que tu n’as peut-être jamais entendu parler de moi. Mais ta surprise sera bien plus grande, quand je t’aurai dit que je suis ta sœur. J’ai toujours désiré de voir tous mes frères avant de mourir ; mais, puisque le bon Dieu me fait la grâce d’en voir un, je t’assure qu’à présent je mourrai contente, en quelque temps qu’il lui plaise de m’appeler à lui. Tu n’as sans doute aucune connaissance de ceci ; je vais te découvrir ce mystère en peu de mots.
« Tu as pu entendre dire que la Pierre, mon père et le tien, fit autrefois un long séjour à Palerme. Son caractère, naturellement bon et obligeant, lui acquit dans cette ville un grand nombre d’amis, dont plusieurs vivent encore. De toutes les personnes qu’il sut s’affectionner, ma mère, née de parents nobles, et alors veuve d’un très-bon gentilhomme, fut sans doute celle qui eut pour lui le plus grand attachement ; puisque sans être arrêtée par la crainte de son père et de ses frères, et oubliant, qui plus est, son propre honneur, elle vécut avec lui dans une si étroite liaison, qu’elle devint grosse et accoucha de moi.
« Quelque temps après, notre père, forcé de quitter Palerme et de retourner à Pérouse pour ses affaires, nous laissa en Sicile ma mère et moi (je n’étais encore qu’une enfant), sans qu’il nous ait donné depuis, à l’une ni à l’autre, la moindre marque de son souvenir. Je t’avoue que si le respect qu’on doit à un père ne me retenait, je le blâmerais vivement de son ingratitude envers ma mère, et de son peu de tendresse pour sa fille qu’il a eue, non d’une servante ou d’une personne méprisable, mais d’une femme honnête, qui, sans le connaître de longue main, avait eu la faiblesse de le rendre maître de ses biens et de sa personne. Mais brisons là-dessus ; car il est bien plus aisé de censurer un mal passé que de le réparer.
« Malgré l’abandon de celui qui m’avait donné le jour, ma mère, à qui son mari avait laissé beaucoup de bien, prit un soin particulier de mon enfance ; et, quand je fus devenue grande, elle me maria à un très-honnête gentilhomme de la maison de Gergentes, qui, pour lui complaire, ainsi qu’à moi, vint se fixer à Palerme. Comme il était un zélé partisan des Guelfes, il conduisit quelque entreprise secrète avec le roi Charles. Frédéric, roi d’Aragon, en fut averti avant qu’il eût pu la mettre à exécution ; ce qui nous obligea à nous enfuir de Sicile, à la veille d’être la plus grande dame de cette île. Nous emportâmes de nos biens le peu que nous en pûmes recueillir ; je dis peu, eu égard à tout ce que nous possédions. Forcés d’abandonner ainsi nos hôtels et nos palais, nous vînmes nous réfugier en cette ville, où le roi Charles nous a un peu dédommagés des pertes que nous avions faites pour son service. Il nous a donné maison en ville et maison à la campagne, et il fait une bonne pension à mon mari, comme tu pourras t’en convaincre par toi-même. Voilà, mon cher frère, par quel accident je suis ici ; voilà, mon bon ami, ce qui, grâce à Dieu et non à ton amitié, me procure aujourd’hui le plaisir de te voir. » Après ces derniers mots, elle l’embrassa de nouveau et couvrit son front de baisers.
André, entendant une fable si bien tissue, débitée avec tant d’ordre par une personne qui, loin de paraître embarrassée dans la moindre circonstance, s’exprimait avec autant de facilité que de grâce et de naturel, se souvenant que son père avait effectivement demeuré autrefois à Palerme, jugeant d’ailleurs par lui-même de la faiblesse des jeunes gens, qui contractent aisément des liaisons avec les objets qui leur plaisent ; touché peut-être aussi des larmes, des démonstrations d’amitié et des honnêtes caresses de la dame ; André, dis-je, crut sans peine tout ce qu’elle lui avait raconté. « Vous ne devez pas trouver étrange, madame, lui répondit-il, que je sois étonné de tout ce que vous venez de m’apprendre. Je ne vous connais pas plus que si vous n’aviez jamais existé. Mon père, vous pouvez m’en croire, n’a jamais parlé de vous, ni de madame votre mère, ou, s’il l’a fait, cela n’est jamais parvenu jusqu’à moi. Je n’en suis pas moins charmé de trouver ici une sœur si aimable. Vous ne sauriez croire le plaisir que j’ai de cette rencontre ; il est d’autant plus grand, que je ne m’y attendais nullement. Tout homme, quelque élevé que fût son rang, ne pourrait qu’être flatté d’une semblable découverte ; combien ne dois-je pas m’en glorifier, moi qui ne suis encore qu’un petit marchand, et qui ne connais ici personne ! Mais, de grâce, éclaircissez-moi d’un fait : par quel moyen avez-vous su que j’étais en cette ville ?
– Je l’ai appris ce matin d’une bonne femme, qui vient me voir souvent et qui a demeuré quelque temps avec votre père à Palerme et à Pérouse. Il m’a paru plus décent de vous envoyer chercher que d’aller moi-même chez vous. Soyez sûr que, sans cette considération, j’aurais été vous trouver. »
Après lui avoir ainsi répondu, elle se mit à lui demander des nouvelles de tous ses parents, qu’elle désigna par leur nom les uns après les autres. André satisfit à toutes ses questions ; et il demeura persuadé, beaucoup plus qu’il n’aurait dû l’être sans doute, de la vérité de l’histoire qu’elle venait de lui conter.
Comme la conversation avait été longue, et qu’il faisait fort chaud, elle fit apporter du vin de Grèce, avec quelques confitures, et en régala notre jeune homme. Peu de temps après, voyant que l’heure de souper approchait, André se mit en devoir de s’en retourner à son auberge. La dame l’en empêcha, et feignant même d’en être choquée : « Eh ! mon Dieu, lui dit-elle, je vois bien que tu fais peu de cas de moi, puisque, étant avec une sœur que tu n’avais jamais vue, et chez qui tu aurais dû venir descendre à ton arrivée en cette ville, il te tarde si fort de la quitter pour aller souper à l’auberge. Il n’en sera rien, je te le jure ; et, bon gré, mal gré, tu souperas avec moi. Quoique mon mari ne soit point ici, à mon grand regret, sois sûr que la bonne chère ne te manquera pas. – Vous ne me rendez pas justice, répondit André, je vous aime comme on doit aimer une sœur ; mais si je ne prends congé de vous, on m’attendra tout le soir pour souper, et il n’est pas honnête de se faire attendre. – Que le bon Dieu te bénisse ! s’écria la donzelle. N’ai-je pas ici quelqu’un pour envoyer dire qu’on ne t’attende point ? Je pense même que tu ferais bien de prier tes compagnons de voyage de venir souper ici ; tu leur ferais une politesse à laquelle ils seraient sensibles, et tu ne te retirerais pas seul, dans le cas que tu ne veuilles point coucher ici. » André répondit que, puisqu’il fallait absolument qu’il soupât avec elle, il ferait tout ce qu’elle jugerait à propos ; et que, quant à ses compagnons, il n’en voulait aucun ce soir. Elle lui en témoigna sa satisfaction, et feignit d’envoyer dire à l’auberge qu’on ne l’attendît point.
Après divers propos, on se mit à table ; les viandes furent délicates et la chère abondante. La belle fit de son mieux pour faire durer le souper jusqu’à ce qu’il fît bien obscur. Lorsqu’on eut desservi et qu’André voulut s’en aller : « Je ne le souffrirai point pour tout au monde, dit la charitable sœur ; Naples n’est pas une ville où personne, et encore moins un étranger, puisse aller la nuit dans les rues. » Elle ajouta qu’elle avait fait dire qu’on ne l’attendît, ni pour souper, ni pour coucher. Le bon André, croyant sans peine tout ce qu’elle disait, et prenant plaisir d’être avec elle, donna dans le panneau et ne parla plus de se retirer.
Les voilà à s’entretenir de nouveau de différentes choses. Après avoir longtemps causé, la sœur prétendue, voyant qu’il était près de douze heures, laissa André dans sa chambre avec un petit garçon pour le servir, et elle se retira, avec ses femmes, dans une autre.
On était dans la canicule, et la chaleur se faisait sentir ; c’est pourquoi André, se voyant seul, crut devoir se mettre à son aise, et quitta jusqu’à ses hauts-de-chausses, qu’il posa sur le chevet de son lit, ne gardant pour tout habillement que son pourpoint. Pressé par un besoin naturel, il demanda au petit domestique où étaient les commodités. « Entrez là, » lui répondit-il en lui montrant une porte qui était dans le coin de la chambre. À peine fut-il entré, qu’ayant mis malheureusement le pied sur une planche, dont l’un des bouts était décloué du soliveau sur lequel elle portait, il tombe dans les commodités, suivi de la planche ; mais, grâce à Dieu, quoique la chute fût assez élevée, il ne se fit aucun mal. Il en fut quitte pour se voir dans un instant tout barbouillé de la puante ordure dont ce lieu était plein. Pour vous faire mieux comprendre ceci et ce qui en fut la suite, je vais vous dire de quelle façon étaient construites ces commodités. Il y avait un petit cul-de-sac fort étroit, comme nous en voyons à Florence dans plusieurs maisons, qui, au moyen de quelques planches soutenues par deux soliveaux, formait une communication avec la maison voisine. Or, le siége des commodités était au haut de ce cul-de-sac ou d’une petite allée, dans laquelle le pauvre diable se vit précipité.
Vous imaginez bien qu’il n’était rien moins qu’à son aise, au fond de ce cloaque infect. Il appelle le garçon, qui, immédiatement après qu’il eut fait la culbute, avait été en avertir sa maîtresse. Celle-ci de courir aussitôt à la chambre, et d’y chercher les habits d’André ; elle les trouve avec l’argent que le jeune homme défiant avait jusque-là porté toujours sur soi, et pour lequel cette coquine avait tendu ses piéges, en feignant d’être de Palerme et fille d’un Pérousin. Dès lors, ne se souciant plus de ce prétendu frère si chéri et si bien reçu, elle se hâta d’aller fermer la porte des commodités.
André, voyant que le garçon ne lui répondait point, cria plus fort, mais tout aussi inutilement. Il commença à soupçonner, mais un peu trop tard, qu’il était pris pour dupe. Comment sortir d’un si vilain lieu ? Il cherche, il tâtonne, pour trouver une issue ; il s’aperçoit que les latrines ne sont séparées de la rue que par une cloison. Il monte, non sans peine, sur ce petit mur ; et lorsqu’il est descendu dans la rue, il va droit à la porte de la maison qu’il reconnut très-bien. Heurter, appeler, frapper de toutes ses forces, fut l’affaire d’un instant ; mais tout fut inutile. Ne doutant plus alors qu’il n’eût été joué : « Hélas ! dit-il les larmes aux yeux, comment est-il possible qu’en si peu de temps j’aie perdu cinq cents écus et une sœur ! » Après plusieurs autres doléances, il frappe encore et se met à crier à pleine tête. Le bruit fut si grand, qu’il réveilla les voisins, et que plusieurs se levèrent, pour savoir ce qui l’occasionnait. Une des femmes de la courtisane se mit à la fenêtre ; et feignant de sortir du lit et de sommeiller encore, elle crie, d’un ton rauque et de mauvaise humeur : « Qui heurte en bas ? – C’est moi ; ne me connais-tu point ? Je suis André, frère de madame Fleur-de-Lis. – Bonhomme, réplique la servante, si tu as trop bu, va-t’en dormir : tu reviendras demain ; je ne connais point André, et je ne comprends rien aux extravagances que tu dis. Retire-toi, et laisse-nous dormir, s’il te plaît. – Quoi ! s’écrie André, tu ne sais pas ce que je dis ? certes, je suis bien sûr du contraire ; mais puisque les parentés de Sicile s’oublient en si peu de temps, rends-moi au moins mon argent et mes habits que j’ai laissés là-haut, puis je m’en irai volontiers. – Tu rêves, sans doute, bonhomme, » répondit la fille en souriant malicieusement ; et elle referma aussitôt la fenêtre.
André, déjà trop certain de son malheur, pensa se désespérer, et résolut d’obtenir à force d’injures ce qu’il n’avait pu gagner à force de prières. Il jure, il peste, il crie de toutes ses forces ; et, armé d’une grosse pierre, il frappe contre la porte à coups redoublés, et menace de l’enfoncer. Plusieurs des voisins qu’il avait éveillés, croyant qu’on voulait faire pièce[4] à cette bonne dame, lassés d’entendre tout ce bruit, se mirent aux fenêtres, et, semblables à une troupe de chiens qui aboient dans la rue après un chien étranger, s’écrient tout d’une voix : « C’est bien infâme de venir, à l’heure qu’il est, dire et faire de pareilles impertinences à la porte d’une femme d’honneur ! Au nom de Dieu, bonhomme, retire-toi, et laisse-nous en repos. Si tu as quelque chose à démêler avec cette dame, reviens demain, et ne nous romps plus la tête de tout ce vilain tintamarre. »
Un galant de la dame qui était dans la maison, et qu’André n’avait ni vu ni entendu, encouragé par les paroles des voisins, courut aussitôt à la fenêtre, et d’une voix fière et terrible : « Qui est là-bas ? » s’écrie-t-il. André lève la tête et voit un homme, qui, autant qu’il en put juger, lui parut un vrai coupe-jarret. Il avait une barbe noire et épaisse ; et, comme s’il sortait d’un profond sommeil, il baissait et se frottait les yeux. « Je suis frère de la dame du logis, » répondit-il tout effrayé de cette voix. Mais celui-ci, sans attendre qu’il eût achevé de répondre, et prenant un ton plus rude et plus menaçant que la première fois : « Scélérat, ivrogne, dit-il, je ne sais ce qui me tient que je n’aille t’assommer et te donner autant de coups de bâton que tu en pourras porter, pour t’apprendre à troubler ainsi le repos d’autrui ; » et, après ces mots, il ferma aussitôt la fenêtre.
Quelques-uns des voisins, qui connaissaient sans doute la trempe de cet homme, dirent à André avec douceur : « Au nom de Dieu, mon ami, retirez-vous, et ne vous faites pas tuer. Allez-vous-en, vous dit-on, c’est le plus sûr parti que vous puissiez prendre. »
Le Pérousin, aussi épouvanté du son de voix et des regards de celui qui l’avait menacé, que persuadé de la sagesse de l’avertissement et des conseils des charitables voisins, triste et désespéré d’avoir perdu son argent, reprit, pour s’en retourner à son auberge, le même chemin qu’il avait suivi avec la petite chambrière ; et, comme il pouvait à peine résister à la puanteur qu’il exhalait, il crut devoir aller du côté du port pour se laver. Il se détourna à main gauche, et entra dans la rue Catellane. Comme il gagnait le haut de la ville, il aperçut de loin deux hommes qui venaient vers lui, munis d’une lanterne sourde. Craignant que ce ne fût la patrouille ou des malfaiteurs, il voulut les éviter, et se cacha dans une masure qu’il découvrit à ses côtés. Les deux hommes y entrèrent un moment après, comme s’ils se fussent donné le mot pour le suivre. Ils s’arrêtent tout proche de lui, posent à terre plusieurs instruments de fer, et les examinent au clair de leur lanterne. Pendant qu’ils causaient sur ces divers instruments : « Que veut dire ceci ? dit l’un d’eux à son compagnon, je sens une puanteur si forte, que de ma vie je ne crois en avoir senti une pareille. Il tourne aussitôt la lanterne de côté et d’autre, et voit le malheureux André. « Qui est là ? » Point de réponse. Ils s’approchent avec la lanterne et, le voyant tout barbouillé, lui demandent qui l’avait mis dans cet état. Le pauvre hère, un peu rassuré, leur conta sa triste aventure. Les deux inconnus, cherchant dans leur esprit où l’on pouvait lui avoir joué ce tour, imaginèrent que ce devait être dans la maison de Scarabon Boute-Feu. « Bonhomme, lui dit alors l’un d’eux, tu dois, malgré la perte de ton argent, remercier le ciel de ce que tu es tombé dans les commodités, et que tu n’aies pu rentrer dans la maison : tu n’en aurais pas été quitte pour la perte de ton argent ; car on t’aurait infailliblement égorgé pendant ton sommeil. Mais à quoi bon les pleurs ? Il faut te consoler et prendre ton parti. Tu arracherais plutôt les étoiles du ciel qu’un seul des écus qu’on t’a pris. Tu cours même risque d’être assassiné, si l’amoureux de la donzelle apprend que tu aies ébruité ton aventure. » Puis, après s’être parlé à l’oreille : « Écoute, lui dirent-ils, comme nous avons compassion de toi, si tu veux nous aider dans l’exécution d’une entreprise que nous avons projetée, nous te promettons un butin qui te dédommagera de reste de ce que tu as perdu. » André, au désespoir et ne sachant où donner de la tête, répondit sans balancer qu’il ferait tout ce qu’ils voudraient.
On avait enterré à Naples, le jour précédent, l’archevêque de cette ville, nommé Philippe Minutolo, avec de très-riches vêtements et un rubis à son doigt, qui valait plus de cinq cents ducats d’or. Leur dessein était de voler ce tombeau. Ils le déclarèrent à André, qui, plus intéressé qu’avisé, prit avec eux le chemin de la cathédrale. Comme l’odeur qu’il exhalait était toujours très-incommode : « Ne saurions-nous, dit, chemin faisant, un des compagnons, trouver un moyen pour le laver, afin qu’il ne nous infecte plus ? – Rien de plus aisé, répondit l’autre ; nous voici tout proche d’un puits auquel on laisse ordinairement une corde et un grand seau. Allons-y de ce pas, et nous le laverons. »
Arrivés à ce puits, ils trouvèrent bien la corde, mais point de seau. Quel parti prendre ? Il fut résolu d’attacher le maquignon au bout de la corde, et de le descendre lui-même dans le puits, où il pourrait se baigner de pied en cap. On convint qu’il secouerait la corde, quand, après s’être lavé, il voudrait qu’on le remontât. À peine l’y avaient-ils descendu, qu’un détachement de la patrouille, excédé de fatigue et brûlant de soif, marche vers ce puits dans l’intention de s’y désaltérer. Les compagnons d’André les ayant entendus venir, et craignant d’être arrêtés, prirent aussitôt la fuite, et n’en furent point aperçus. Quand les autres arrivèrent, André était parfaitement débarbouillé. Ayant mis bas leurs armes, leurs pavois et leurs casaques, les voilà à tirer la corde, jugeant par sa résistance, que le seau était tout plein. Arrivé au haut du puits, André lâche la corde et s’élance avec vivacité sur le bord. Les soldats, saisis de frayeur, et croyant avoir puisé le diable, s’enfuirent à toutes jambes, ce qui jeta le Pérousin dans un étonnement d’autant plus grand, que s’il ne s’était bien tenu, il serait tombé au fond du puits, non sans risque de se tuer ou de se blesser dangereusement. Sa surprise augmenta lorsque, descendu à terre, il vit des armes qu’il savait bien que ses compagnons n’avaient point apportées. Frappé de crainte, et ne sachant ce que cela signifiait, il prit le parti de s’en aller, mais sans savoir où. À quelques pas de là, il rencontra les deux inconnus qui revenaient pour le retirer du puits. Étonnés de le voir, ils lui demandent qui l’en avait retiré ; il répond qu’il n’en sait rien et leur raconte comment la chose s’était passée. Ils lui dirent alors par quel motif ils avaient pris la fuite, et lui apprirent par qui il devait avoir été retiré du puits.
Comme il était déjà minuit, sans s’amuser davantage à discourir, nos trois associés marchent en diligence vers l’église. Ils s’y introduisent et vont droit au tombeau de l’archevêque. Il était couvert d’une grande pierre de marbre, qu’ils vinrent à bout de soulever par le moyen de leurs instruments, et qu’ils étayèrent ensuite de manière qu’un homme pouvait y passer. Quand cela fut fait : « Qui y entrera ? dit l’un d’eux. – Ce ne sera pas moi, répondit l’autre. – Ni moi non plus, répliqua le premier ; mais qu’André y entre. – Je n’en ferai rien assurément, dit André. – Tu dis que tu n’y entreras point ? répliquèrent alors ses deux compagnons en se tournant vers lui ; palsambleu ! il faut bien que tu y entres, sans quoi nous allons t’assommer. » Le maquignon, les jugeant très-capables d’effectuer leurs menaces, ne se le fit pas dire davantage, et il entra. Comme il descendait : « Ces coquins-là, dit-il en lui-même, m’ont bien la mine de vouloir me filouter. Si je suis assez fou pour leur donner tout, je suis presque sûr que, dans le temps que je serai occupé à sortir du caveau, ils décamperont et ne me laisseront rien ; c’est pourquoi je ne ferai point de mal de me payer par mes mains. » Il se souvint de l’anneau précieux dont il leur avait entendu parler ; et la première chose qu’il fit, quand il fut descendu, fut de le tirer du doigt de M. l’archevêque et de le mettre en lieu de sûreté. Il prit ensuite la crosse, la mitre, les gants, les habits pontificaux ; en un mot, il dépouilla le prélat jusqu’à la chemise, et donna tout cela à ses camarades, disant qu’il n’y avait plus rien de bon à prendre. Ceux-ci se tuaient de dire que l’anneau devait y être et qu’il n’avait qu’à bien chercher. André, le bon André leur protestait qu’il ne le trouvait point. Eux, aussi rusés que lui, insistèrent de nouveau ; et pendant qu’il faisait semblant de chercher, ils ôtèrent l’appui qui soutenait la pierre, et, prenant la fuite, ils le laissèrent ainsi enfermé dans le tombeau. Vous devez penser dans quelle situation se trouva le malheureux André ; il essaya plusieurs fois de soulever le marbre avec la tête et avec les épaules, mais ses efforts furent inutiles. Accablé de douleur et de fatigue, il tomba évanoui sur le corps de l’archevêque. Qui les eût vus dans cette position, aurait eu de la peine à distinguer lequel des deux était le mort. Ayant repris ses sens, il pleure, il gémit, il se désespère, se voyant dans la cruelle alternative, ou de périr de faim et de misère dans ce tombeau, ou d’être pendu comme un voleur, si l’on venait à le découvrir dans ce lieu.
Tandis qu’il était en proie à ces tristes réflexions, il entendit marcher dans l’église. Il se figura, avec raison, que c’étaient des voleurs qui y étaient conduits par le même appât qu’il l’avait été lui-même avec ses compagnons ; ce qui ne fit que redoubler ses craintes. Ceux-ci, après avoir ouvert le tombeau et appuyé la pierre qui le couvrait, firent les mêmes difficultés pour y entrer. Personne n’osait y descendre ; enfin un prêtre de la bande termina la contestation en disant : « Il faut convenir que vous êtes bien poltrons ! Pour moi, qui n’ai point peur des morts, j’y entrerai avec plaisir. » Le voilà dans l’instant ventre à terre sur le bord du caveau, et tournant le dos à l’ouverture, il y introduit d’abord ses jambes l’une après l’autre pour passer ensuite plus sûrement le reste du corps. André, qui s’était un peu rassuré et qui avait entendu tout ce qu’on avait dit, n’en fait pas à deux : il se lève, et, saisissant le prêtre par une jambe, il le tire à lui de toute sa force. Celui-ci de crier aussitôt et de faire des efforts pour s’échapper. Il faillit s’évanouir de peur ; mais, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, il sortit du trou ; et, sans songer à refermer le tombeau, il suivit de près ses camarades qui s’étaient enfuis aussi vite que s’ils eussent eu cent diables à leurs trousses. André, tout joyeux de cet événement inattendu, ne perd pas un instant pour sortir du tombeau, et, muni du rubis, se sauve promptement de l’église. Il courut longtemps les rues sans savoir où il allait. À la pointe du jour, se trouvant sur le port, il se reconnut et gagna le chemin de l’auberge. L’hôte et ses compagnons de voyage lui ayant témoigné combien ils avaient été toute la nuit en peine de lui, il leur raconta sans déguisement tout ce qui lui était arrivé. L’aubergiste lui conseilla très-fort de sortir promptement de Naples. Il ne tarda pas à suivre ce conseil, et s’en retourna à Pérouse avec son beau rubis, qui le dédommagea de la perte de ses écus.
Vous n’ignorez pas, mes chères dames, qu’après la mort de Frédéric II, empereur, Mainfroi fut couronné roi de Sicile. Ce prince avait auprès de lui un gentilhomme napolitain, nommé Henri Capèce, qui jouissait d’une grande fortune et d’un très-grand crédit. Il avait le gouvernement du royaume de Sicile, et était marié à Britolle Caracciola, dame de qualité, et Napolitaine comme lui. Dans le temps qu’il était encore gouverneur de Sicile, Charles Ier ayant gagné la bataille de Bénévent, où Mainfroi perdit la vie, il eut la douleur de voir les Siciliens se déclarer pour le vainqueur. Ne pouvant plus dès lors compter sur leur attachement et leur fidélité, et ne voulant point devenir sujet de l’ennemi de son souverain, il se disposa à prendre la fuite ; mais les Siciliens, ayant eu vent de son projet, le livrèrent au roi Charles avec plusieurs autres zélés serviteurs de Mainfroi.
Quand Charles eut pris possession du royaume de Sicile, Britolle, à la vue d’un changement si subit et si étonnant, ne sachant quel sort on avait fait subir à son mari, et craignant d’en éprouver un pareil, dans le cas qu’on l’eût fait mourir, crut devoir sacrifier ses biens à sa propre sûreté ; et quoique enceinte, elle s’embarqua dans un vaisseau qui allait à Lipari, accompagnée seulement de son fils, âgé tout au plus de huit ans, et qui portait le nom de Geoffroi. Elle arriva heureusement dans cette ville, où elle accoucha d’un autre fils qu’elle nomma le Fugitif. Elle y prit une nourrice, et s’embarqua, ainsi que cette nourrice et ses deux enfants, pour se rendre à Naples chez ses parents ; mais le ciel traversa son projet. Une violente tempête jeta la galère qui la portait sur la côte de l’île de Pouza, où l’on relâcha dans un petit port pour attendre les vents favorables. Étant descendue à terre, à l’exemple du reste de l’équipage, et ayant trouvé dans l’île une petite solitude, elle commenta à gémir sur le sort de son mari. Elle se dérobait tous les jours aux yeux des matelots et des passagers pour aller dans ce lieu solitaire donner un libre cours à sa douleur. Un jour, pendant qu’elle y faisait ses doléances ordinaires, arrive tout à coup un corsaire, qui s’empare, sans coup férir, de sa galère, et l’emmène avec tous ceux qui la montaient.
Madame Britolle, ayant donné à ses plaintes et à ses gémissements le temps qu’elle leur consacrait journellement, reprit le chemin du rivage pour revoir ses enfants. Quelle fut sa surprise de n’y trouver personne ! Soupçonnant aussitôt ce qui était arrivé, elle porte ses regards de tous côtés sur la mer, et voit, à une distance peu éloignée, le vaisseau du corsaire, suivi de la petite galère qu’il venait d’enlever. Britolle ne douta plus qu’elle n’eût perdu pour jamais ses chers enfants, comme elle avait perdu son mari. Quelle douleur ! Seule, abandonnée, ne sachant que devenir, appelant d’une voix presque éteinte, tantôt ses fils, tantôt leur père, elle tomba évanouie sur le rivage, et comme il n’y avait là personne pour la secourir, elle demeura longtemps sans connaissance et sans sentiment : revenue à elle-même, des larmes abondantes coulèrent de ses yeux. Elle se lève, et, dans le trouble que lui cause sa douleur, elle court de caverne en caverne, et, par des cris entremêlés de sanglots, appelle ses chers enfants, comme si elle eût eu quelque espérance de les retrouver. S’apercevant de l’inutilité de ses plaintes, et l’horreur de l’obscurité qui commençait à se répandre sur l’horizon la forçant de songer à elle-même, elle prit le parti de se retirer dans la petite caverne où elle avait accoutumé d’aller gémir sur son infortune. Elle y passa la nuit dans des agitations d’autant plus douloureuses, qu’une frayeur continuelle s’était jointe à son affliction. Le jour venu, n’ayant pris aucune nourriture depuis plus de vingt-quatre heures, elle se sentit si fort pressée de la faim, qu’elle se détermina à manger de l’herbe, plutôt que de se laisser mourir. Après s’être sustentée comme elle put, elle se mit à pleurer de nouveau, songeant au cruel avenir qui la menaçait. Tandis qu’elle était livrée à ces tristes réflexions, elle voit une chèvre entrer dans une caverne voisine de la sienne, et en sortir quelques instants après pour retourner dans le bois. La vue de cette bête attire sa curiosité. Elle se lève et va dans l’endroit d’où la chèvre venait de sortir ; elle y trouva deux petits chevreaux, nés le jour même. Comme elle n’avait pas perdu son lait depuis qu’elle était relevée de couches, et qu’elle en était même incommodée, elle ne fit aucune difficulté de les prendre l’un après l’autre dans ses bras et de leur présenter sa mamelle. Ces animaux, loin de se refuser à ses caresses, la tettèrent comme si c’eût été leur propre mère, et dès ce moment ne mirent aucune différence entre l’une et l’autre.
Ces deux petits nourrissons furent pour cette dame infortunée une espèce de compagnie et un soulagement à ses malheurs. Elle ne les quittait que pour aller paître l’herbe, comme leur mère, et se désaltérer au bord d’un ruisseau. Privée de tout secours humain et de l’espoir de sortir d’un lieu si désert, elle se résolut d’y vivre et d’y mourir, pleurant néanmoins à chaudes larmes toutes les fois que le souvenir de son mari, de ses enfants et de son ancien état se retraçait à son esprit. Sa manière de vivre et le séjour qu’elle fît dans un lieu si sauvage la rendirent sauvage elle-même. Le moyen de ne pas le devenir, quand on n’a de société qu’avec des animaux farouches !
Madame Britolle avait déjà passé plusieurs mois dans cette île, lorsque le hasard attira dans le petit port où elle avait débarqué un vaisseau de Pise, qui y jeta l’ancre et y demeura plusieurs jours. Sur ce navire était un gentilhomme nommé Conrad, marquis de Malespini, qui avait avec lui son épouse, femme d’une vertu et d’une dévotion exemplaires : ces époux venaient de visiter tous les lieux saints du royaume de la Pouille, et s’en retournaient chez eux. Un jour, pour se dissiper, accompagnés de quelques domestiques, et suivis de leurs chiens, ils allèrent se promener dans l’île, non loin de la grotte que madame Britolle avait choisie pour sa demeure ordinaire. Les chiens ayant aperçu les deux chevreaux, devenus assez forts pour aller paître seuls dans le bois, coururent aussitôt après eux. Ceux-ci prirent la fuite, et se réfugièrent incontinent dans la caverne de l’infortunée Britolle, où ils furent poursuivis par les chiens. À cette vue, madame Britolle prend un bâton et se lève pour les chasser. Pendant qu’elle est occupée à les mettre en fuite, messire Conrad et sa femme, qui suivaient leurs chiens, arrivèrent près de la grotte. Je vous laisse à penser quel fut leur étonnement, quand ils virent cette femme, qui était devenue noire, maigre et velue. Britolle, de son côté, éprouva une surprise pour le moins aussi grande. Le gentilhomme fait taire et retirer ses chiens ; il s’approche de cette femme et la prie instamment de lui dire qui elle est, et ce qu’elle fait dans un lieu si désert. Elle ne se fit pas longtemps prier pour satisfaire sa curiosité et celle de son épouse, qui venait de lui faire les mêmes questions. Elle leur déclara ingénument son nom, sa qualité, et leur raconta toutes ses infortunes.
Le marquis, qui avait connu particulièrement son mari, fut vivement touché de ce récit ; il n’oublia rien pour lui faire abandonner la résolution qu’elle avait prise de finir ses jours dans ce désert. Il s’offrit de la ramener chez ses parents, ou de la garder chez lui jusqu’à ce que le sort lui fût plus favorable, en lui promettant de la traiter comme sa propre sœur. Mais, voyant qu’elle ne se rendait point à ses instances, il la laissa avec sa femme, persuadé qu’elle pourrait la déterminer plus facilement à accepter ses offres ; en attendant, il donna des ordres pour qu’on lui apportât des habits et de quoi manger.
La femme du marquis, restée seule avec elle, se conduisit au mieux. Elle commença d’abord à partager sa douleur ; bientôt après elle se mit à pleurer avec elle sur ses malheurs ; puis elle l’engagea, mais ce ne fut pas sans peine, à manger et à s’habiller. Enfin, quoique cette infortunée protestât qu’elle n’irait jamais en lieu où elle fût connue, la marquise fit si bien par ses tendres sollicitations et ses vives instances, qu’elle la détermina à partir avec elle pour Lunigiane, en lui promettant d’emmener, si elle voulait, les deux chevreaux et leur mère. Cet animal était revenu au gîte, et, au grand étonnement de la marquise, avait fait mille caresses à madame Britolle.
Les vents étant devenus favorables, cette infortunée s’embarqua avec messire Conrad et sa femme. Leur navigation fut des plus heureuses. Il leur fallut peu de temps pour arriver à l’embouchure de la rivière de la Maigre, où ils débarquèrent. De là ils se rendirent au château du marquis, qui en était peu éloigné. On convint que, pour mieux déguiser madame Britolle, elle prendrait un habit de deuil, et qu’elle passerait pour être attachée à la marquise en qualité de demoiselle de compagnie. Elle joua au mieux ce nouveau personnage, conservant toutefois pour ses chevreaux la même affection, et prenant grand soin de les bien nourrir.
Cependant les corsaires qui s’étaient emparé, à Pouza, du vaisseau qui avait conduit madame Britolle à cette île, étaient déjà arrivés à Gênes avec tout ce qu’ils avaient pris. La nourrice et les deux enfants échurent en partage à un nommé Gasparin d’Oria, qui les envoya à sa maison pour s’en servir comme d’esclaves. La nourrice, affligée plus qu’on ne saurait le dire de la perte de sa maîtresse et de l’état misérable où elle se voyait réduite avec les deux enfants, ne cessait de gémir et de verser des pleurs sur sa déplorable destinée. Mais voyant que les larmes ne remédiaient à rien, et que ses gémissements ne la tiraient point d’esclavage, elle prit enfin son parti et se consola du mieux qu’elle put. Quoique née et élevée dans l’obscure pauvreté, elle ne manquait pas d’esprit, et était douée d’un excellent jugement : elle comprit d’abord que si les enfants étaient connus, on pourrait leur faire un mauvais parti. Espérant donc que le temps ferait changer les choses, et que ces malheureux orphelins pourraient rentrer dans leur premier état, elle résolut de ne déclarer à personne qui ils étaient, à moins qu’elle n’y vît un grand avantage pour eux. Ainsi, quand on l’interrogeait sur leur compte, elle répondait qu’ils étaient ses enfants. Elle n’appelait plus l’aîné par le nom de Geoffroi, mais par celui de Jeannot de Procida. Quant à son petit frère, elle se mit fort peu en peine de lui en donner un autre que celui qu’il portait. Elle eut la précaution de communiquer à Geoffroi les raisons qui l’avaient engagée à le faire changer de nom. Elle lui représenta, non une seule fois, mais presque à tous les instants, le danger auquel il serait exposé, si malheureusement on parvenait à découvrir qui il était. L’enfant, qui n’était pas mal avisé pour son âge, approuva la conduite de la sage nourrice, et s’y conforma parfaitement.
Les deux jeunes esclaves demeurèrent longtemps dans la maison de Gasparin d’Oria, très-mal vêtus, occupés aux plus vils emplois, aussi bien que la nourrice, qui leur donnait en tout l’exemple de la patience. Après avoir atteint sa seizième année, Jeannot, qui, malgré l’esclavage, avait conservé un cœur digne de sa naissance, ne pouvant plus soutenir une condition si dure et si vile, s’évada de chez Gasparin, monta sur des galères qui partaient pour Alexandrie, et parcourut plusieurs pays, sans cependant trouver aucun moyen de s’avancer. Au bout de trois ou quatre ans de courses et de travaux, qui n’avaient pas peu contribué à former son corps et à mûrir sa raison, il apprit que son père vivait encore, mais que le roi Charles le retenait en prison. Désespérant de faire changer la fortune, il erra encore çà et là, jusqu’à ce que, le hasard l’ayant amené dans le territoire de Lunigiane, il alla offrir ses services au marquis de Malespini, qui gardait sa mère chez lui. Comme Jeannot était devenu bel homme et qu’il avait fort bonne mine, ce seigneur l’accepta pour domestique, et fut on ne peut plus satisfait de sa manière de servir. L’âge et les chagrins avaient fait un si grand changement sur la mère et le fils, qu’encore qu’ils se vissent quelquefois, ils ne se reconnurent ni l’un ni l’autre.
Le marquis avait une fille bien faite et jolie, nommée de l’Épine. À sa dix-septième année, il l’avait donnée en mariage à messire Nicolas de Grignan, et comme elle se trouva veuve presque aussitôt que mariée, elle était retournée chez son père, peu de jours avant que Jeannot entrât à son service. La figure et les manières de ce jeune homme lui plurent si fort, qu’elle ne put se défendre de l’aimer. Sa beauté avait fait les mêmes impressions sur le cœur de Jeannot, ils ne tardèrent pas à s’avouer l’un à l’autre leur passion et à s’en donner des preuves réciproques. Ce commerce de galanterie dura plusieurs mois sans que personne en eût le moindre soupçon. Voyant qu’on était loin de soupçonner leur intrigue, ils commencèrent à mettre moins de prudence et de réserve dans leurs plaisirs. Un jour étant sortis, avec le reste de la famille, pour se promener dans les bosquets voisins du château, ils trouvèrent le moyen de se détacher de la compagnie, et d’entrer les premiers dans le bois. Croyant avoir laissé bien loin leurs compagnons de promenade, ils s’arrêtèrent dans un lieu des plus agréables, et là, sur un tapis de verdure entouré d’arbres et parsemé de fleurs, ils s’abandonnèrent à leur passion et s’enivrèrent des plus doux plaisirs. Mais qu’ils les payèrent cher ces plaisirs délicieux, dont ils ne pouvaient se lasser ! Bref, ils furent surpris, d’abord par la marquise, à qui l’indignation arracha un cri qui interrompit des extases qu’elle eût peut-être voulu partager ; puis par le marquis, qui, outré de la lâcheté de sa fille et de la perfidie de son domestique, les fit lier tous deux par ses gens et conduire sur-le-champ aux prisons du château. N’écoutant que la colère et la fureur dont il était agité, il était déterminé à les faire mourir ignominieusement, et aurait peut-être exécuté sa résolution, si sa femme, qui avait pénétré son dessein, ne l’en eût détourné. Quoiqu’elle jugeât sa fille digne de la punition la plus rigoureuse, l’idée de cette mort la faisait frémir. Elle mit tout en œuvre pour fléchir son mari ; elle le conjure de ne pas se livrer en furieux aux premiers mouvements de son cœur irrité, et lui représenta combien il serait odieux de devenir, dans sa vieillesse, le bourreau de sa fille, et de tremper ses mains dans le sang d’un de ses esclaves. Qu’est-il besoin, ajouta-t-elle, de vous rendre homicide pour satisfaire votre juste ressentiment ? N’avez-vous pas d’autres moyens pour punir les coupables ? Enfin, elle lui parla d’une manière si persuasive, qu’elle lui fit abandonner le projet de les punir de mort. Il se contenta de les condamner à une prison perpétuelle où ils furent gardés séparément, et où ils n’avaient de nourriture qu’autant qu’il leur en fallait pour les empêcher de mourir, et leur donner le temps de pleurer leur faute. On imagine aisément les tourments qu’ils éprouvèrent en se voyant ainsi séparés l’un de l’autre, sans avoir seulement la triste consolation de pouvoir s’écrire. Que de soupirs, que de larmes dut leur causer la seule privation des plaisirs qu’ils avaient goûtés, et dont l’horreur de leur situation ne pouvait leur faire perdre le souvenir !
Ces amants infortunés avaient passé plus d’un an dans leur prison, et le marquis ne songeait plus à eux, lorsque Pierre d’Aragon parvint, par les menées de Jean de Procida, à soulever la Sicile et à l’enlever au roi Charles. À la nouvelle de cet événement, le marquis de Malespini, attaché au parti gibelin, témoigna la plus grande joie ; et voulant que toute sa maison y participât, il donna une grande fête à cette occasion, et il y eut des réjouissances magnifiques dans le château. Jeannot, instruit de la cause de ces divertissements par un de ses gardiens : « Que je suis malheureux ! s’écria-t-il aussitôt en poussant un profond soupir. J’ai couru le monde pendant plus de quatorze ans, presque toujours en mendiant mon pain pour attendre une pareille révolution ; et aujourd’hui qu’elle est arrivée, je me trouve en prison, sans espérance d’en pouvoir jamais sortir !
– Quel intérêt, lui dit le garde, peux-tu prendre aux démêlés des rois ? Aurais-tu des prétentions sur la Sicile ? ajouta-t-il pour le plaisanter.
– Mon cœur se fend, reprit Jeannot, au seul souvenir du poste que mon père y occupait. Quoique je fusse fort jeune quand je fus contraint d’en sortir, je me souviens, on ne peut pas mieux, que je l’en ai vu gouverneur, du vivant du roi Mainfroi. – Et qui était ton père ? – Puisqu’à présent je puis le déclarer sans avoir rien à craindre, dit le prisonnier, tu sauras que mon père se nommait et se nomme encore, s’il est vivant, Henri Capèce, et que mon véritable nom, à moi, n’est pas Jeannot, mais Geoffroi Capèce. Que n’ai-je ma liberté ! Je suis sûr que, si je retournais en Sicile, j’y jouirais d’un grand crédit. »
Le garde ne poussa pas plus loin ses questions ; mais il n’eut rien de plus pressé que d’aller rendre cette conversation au seigneur du château. Celui-ci parut faire peu de cas de ce qu’il venait d’entendre : il crut cependant devoir s’en éclaircir avec madame Britolle ; il lui demanda si un de ses enfants s’appelait Geoffroi. « C’est le nom, répondit-elle, que portait mon fils aîné ; et il aurait à présent vingt-deux ans, s’il vivait encore, ajouta-t-elle en pleurant. »
Le marquis, à demi persuadé que son prisonnier était cet enfant qu’on croyait mort ou perdu pour toujours, fut ravi au fond de l’âme de n’avoir fait mourir personne, et se flattait déjà de pouvoir réparer son honneur et celui de sa fille. Pour faire les choses plus sûrement, il ne précipita rien ; et, gardant le silence sur sa découverte, il fait venir le prisonnier, lui parle en secret, et l’interroge à fond sur toute sa vie passée. Les réponses du jeune homme achèvent de le convaincre qu’il est véritablement le fils de Britolle. « Jeannot, lui dit-il alors, tu dois sentir combien est grand l’outrage que tu m’as fait dans la personne de l’Épine, ma fille. Je te traitais avec douceur, avec amitié ; et loin d’être un serviteur soumis et fidèle, tu m’as payé de la plus noire ingratitude. Avoue que si tu eusses commis à l’égard de tout autre un pareil attentat, la mort aurait été inévitablement ton partage. Pour moi, je n’ai pu me résoudre à te punir si sévèrement, et je m’en applaudis, il ne tiendra même qu’à toi de voir finir tes peines et de sortir de captivité, puisque tu dis être fils d’un gentilhomme et d’une femme de qualité : il ne s’agit que de réparer la faute en réparant l’honneur de ma fille. Tu as eu de l’amour pour elle, elle en a eu pour toi ; tu sais qu’elle devint veuve peu de jours après avoir fait un bon et grand mariage ; tu n’ignores pas quel est son caractère, sa fortune, quels sont ses parents : à l’égard des tiens, je n’en dis rien pour le moment. Eh bien ! tu peux, si tu veux, rendre légitime l’amour peu honnête que vous avez éprouvé l’un pour l’autre. Oui, je consens que tu l’épouses ; il vous sera même libre à tous deux de demeurer dans ma maison autant de temps qu’il vous plaira, et je m’engage à vous y traiter comme mes enfants. »
Le chagrin et la prison avaient défiguré Jeannot, au point qu’il était méconnaissable ; mais ils n’avaient pu altérer ses sentiments nobles et fiers, dignes de sa naissance, ni rien diminuer de l’amour qu’il avait pour sa maîtresse. Il désirait avec ardeur le mariage que le seigneur Conrad lui offrait ; cependant, pour ne pas lui laisser croire qu’il l’acceptait par crainte, il n’oublia rien de ce que son grand cœur était capable de lui suggérer en cette occasion. « Si je vous ai offensé, monsieur, lui répondit-il entre autres choses, ce n’a été par aucune lâcheté. Oui, j’ai aimé, j’aime encore, et j’aimerai toujours madame votre fille, parce que je l’ai jugée digne de mon amour ; et si, selon le langage des âmes froides et insensibles, je ne me suis conduit avec elle rien moins qu’honnêtement, je puis dire que c’est une faute inséparablement attachée à la jeunesse, et dont il n’est pas possible de se garantir, tant que cet âge dure. Si les vieillards voulaient se souvenir qu’ils ont été jeunes, et mesurer les fautes d’autrui sur les leurs, et les leurs sur les fautes d’autrui, la mienne certainement ne leur paraîtrait pas si grande. Ils conviendraient alors qu’elle prend sa source plutôt dans un grand fond d’estime et d’affection que dans un fond de mépris et de noirceur. Depuis le premier jour que j’ai vu madame l’Épine, l’union que vous m’offrez aujourd’hui n’a pas cessé de faire l’objet de mon ambition, et il y a longtemps que je vous en aurais fait moi-même la proposition, si je n’avais craint de vous déplaire et d’être refusé. Mais si, par hasard, vos discours n’étaient qu’une raillerie, si votre cœur dément ce que m’annonce votre bouche, finissez, de grâce, ce cruel badinage, et cessez de me flatter d’une vaine espérance. Je suis prêt à rentrer dans ma prison et à souffrir patiemment les maux qui me sont réservés ; mais, quelque tourment que vous me fassiez essuyer, je vous déclare que je ne cesserai point d’aimer madame votre fille, ni d’avoir pour vous, à sa considération, tout le respect, toute la soumission que vous pouvez désirer. »
Ces paroles, prononcées d’un ton noble et décidé, frappèrent d’aise et d’étonnement le seigneur Conrad. Il vit alors par lui-même que ce jeune homme avait de l’âme et des sentiments, et que son amour pour sa fille était vraiment sincère. Il se leva aussitôt pour l’embrasser ; et après lui avoir donné plusieurs marques de satisfaction, il commanda qu’on lui amenât secrètement sa fille. Elle était devenue maigre, pâle, et tout aussi méconnaissable que le compagnon de son infortune. Là, en la seule présence du marquis, les deux amants, touchés jusqu’aux larmes du plaisir de se revoir, s’embrassèrent tendrement et se promirent une foi inviolable. Le contrat de mariage fut fait et signé le même jour avec beaucoup de secret. Conrad mit tous ses soins pour faire oublier aux nouveaux époux les mauvais traitements qu’il leur avait fait essuyer. Il leur procura tout ce qui pouvait leur être nécessaire et leur faire plaisir, sans s’en ouvrir à sa femme. Quelques jours après, jugeant qu’il était temps d’apprendre cette agréable nouvelle à madame Britolle, il profita d’une occasion où elle était rêveuse, pour la tirer de sa rêverie par ce discours : « Que diriez-vous, madame, si je vous faisais voir votre fils aîné marié à l’une de mes filles ? – Je ne vous dirais autre chose, sinon que mon attachement et ma reconnaissance pour vous redoubleraient, s’il était possible, d’autant plus que vous me rendriez un bien qui m’est plus cher que ma propre vie ; et, me le rendant de la manière que vous le dites, vous ressusciteriez en quelque façon mes espérances. » Les larmes, qui vinrent en abondance, ne lui permirent pas d’en dire davantage. « Et toi, ma bonne amie, dit-il à sa femme, que dirais-tu si je te donnais un tel gendre ? – Non-seulement un des enfants de madame, qui sont gentilshommes, mais même tout autre me serait fort agréable, répondit la mère. – Eh bien ! reprit Conrad, je me flatte de vous rendre bientôt satisfaites l’une et l’autre. »
Il alla ensuite trouver les jeunes époux, qui n’étaient plus en prison, mais qui se tenaient cachés, depuis leur mariage, dans un appartement séparé ; ils avaient déjà repris leur fraîcheur et leur embonpoint, et étaient l’un et l’autre superbement habillés. « Quel plaisir serait comparable au tien, qui est déjà si grand, dit-il à son gendre, si tu voyais ici ta mère ! – Je ne puis croire, répondit Geoffroi, qu’elle ait pu survivre à ses malheurs : si toutefois elle est encore en vie, le plaisir que j’aurais de la revoir ne pourrait s’exprimer. Je ne doute pas que, par ses indices et ses conseils, il ne me fût possible de recouvrer une partie de mes biens en Sicile. »
Le marquis fit alors venir les deux mères. Je vous laisse à penser quelle dut être leur surprise. Elles firent compliment à la nouvelle mariée de ce que Conrad avait enfin pris pitié de son sort, et avait porté la bonté jusqu’à la marier à Jeannot. Madame Britolle, toute préoccupée de l’espérance que le marquis lui avait donnée, fixa attentivement ses regards sur le jeune époux, et démêlant sur son visage les mêmes traits qu’avait son fils dans son enfance, elle lui sauta au cou sans autre explication. L’excès de son amour ne lui permit pas de proférer une parole : ses forces même l’abandonnèrent, et elle tomba évanouie dans les bras de son fils. Geoffroi, averti par je ne sais quel mouvement secret, la reconnut aussitôt pour sa mère ; et transporté de joie et de tendresse, il répondit à ses caresses par d’autres non moins touchantes. Il ne se lassait point de la couvrir de baisers, et on eut de la peine à l’arracher de ses bras pour la faire revenir de son évanouissement. À peine cette tendre mère eut-elle repris ses sens, par le secours de la marquise et de sa fille, qu’elle se jeta de nouveau au cou de son fils. Elle lui dit les choses du monde les plus affectueuses, et tous ses discours étaient entremêlés de baisers et de larmes. Son fils, au comble de la joie et de l’attendrissement, lui témoignait de son côté le respect le plus tendre et la reconnaissance la plus vive. Enfin, après s’être donné l’un à l’autre mille marques réciproques de leur amour, à la grande satisfaction des spectateurs, chacun conta son aventure ; après quoi, le marquis fit savoir à ses parents et à ses amis le mariage de sa fille. Tout le monde le félicita de la nouvelle alliance qu’il venait de contracter, et il donna, pour la célébrer, une fête des plus brillantes.
Geoffroi choisit ce moment pour prier son beau-père de deux choses : « Vous m’avez comblé de bienfaits, lui dit-il ; ma mère ne vous a pas moins d’obligations, puisque vous l’avez recueillie dans votre maison, où vous n’avez cessé de la traiter avec toute sorte d’égards. Maintenant, pour qu’il ne vous reste rien à faire de ce qui peut mettre le comble à sa satisfaction et à la mienne, je vous prie d’abord de faire venir mon frère, qui, comme je vous l’ai dit, est au service de Gasparin d’Oria ; puis d’envoyer quelqu’un en Sicile pour s’informer de l’état actuel du pays, et savoir ce que mon père est devenu, s’il est mort ou vivant ; et s’il vit, dans quelle situation il se trouve. » Conrad se rendit aux désirs de son gendre. Il fit partir, sans différer, deux hommes sur le zèle et la fidélité desquels il pouvait compter. Celui qui alla à Gênes, ayant trouvé Gasparin, lui conta par ordre tout ce que son maître avait fait pour Geoffroi et pour sa mère ; il finit par le prier, de la part de ce seigneur, de lui envoyer le fugitif et la nourrice. Gasparin, moins étonné de la proposition que de tout ce qu’il venait d’entendre, répondit : « Il n’est rien que je ne fasse, mon ami, pour obliger M. le marquis de Malespini, que je connais de réputation et que je considère beaucoup ; mais ce que vous demandez n’est pas en mon pouvoir. J’ai véritablement chez moi, depuis quatorze ans, un enfant avec une femme ; mais cette femme est sa mère ; et si le marquis s’en contente, je suis prêt à les lui envoyer ; dites-lui de ma part, je vous prie, de ne pas se fier à Jeannot ; c’est sûrement un fourbe et un mauvais sujet, qui ne prend le nom de Geoffroi Capèce que pour mieux le tromper.
Après cette réponse, le Génois crut devoir faire politesse à l’envoyé, et ordonna qu’on lui servît à manger. Pendant qu’on le régalait, Gasparin prit la nourrice en particulier, et la questionna adroitement sur ce qu’on venait de lui conter. Celle-ci, qui avait entendu parler de la révolution arrivée en Sicile, et qui pensait que Henri Capèce pouvait vivre encore, jugeant qu’elle n’avait plus rien à craindre, prit le parti de lui avouer sans détour tout ce qui était arrivé, et lui exposa ingénument les motifs qu’elle avait eus pour se conduire comme elle l’avait fait. Gasparin, voyant que les discours de cette femme s’accordaient parfaitement avec ceux de l’envoyé, commença de croire que ce qu’on lui disait était vrai. Cet homme fin et rusé ne s’en tint pas là : il fit de nouvelles questions à l’envoyé de Conrad et à la nourrice ; et comme il apprenait à tout moment des choses qui confirmaient la vérité de ce qu’on lui avait dit, il se reprocha alors la manière peu généreuse dont il avait agi avec ce petit enfant. Pour l’en dédommager, et convaincu qu’il était réellement de la famille de Capèce, il le maria promptement à une de ses filles, aussi jeune que jolie, à laquelle il constitua une riche dot. Après la fête du mariage, Gasparin s’embarqua avec son gendre, sa fille, l’envoyé et la nourrice. Ils arrivèrent en très-peu de temps à l’Ereci, où ils furent on ne peut pas mieux accueillis du seigneur Conrad et de toute la famille. On imagine aisément le plaisir que dut avoir la mère de revoir ce jeune enfant qu’elle croyait perdu ; la commune satisfaction des deux frères de se trouver réunis après une si longue séparation ; la joie de la nourrice à la vue d’un dénoûment si peu attendu : celle du marquis, de sa femme, de sa fille et de Gasparin n’éclata pas moins dans cette touchante conjoncture.
Celui qui se joue des fortunes et des desseins des hommes, le souverain dispensateur des grâces, inépuisable dans ses bienfaits quand il daigne nous en favoriser, voulut rendre cette joie parfaite, par la nouvelle qu’apporta l’homme qu’on avait envoyé en Sicile. On s’était déjà mis à table, et l’on était au premier service, lorsque ce fidèle commissionnaire vint annoncer que Henri Capèce jouissait d’une bonne santé et d’un aussi grand crédit que jamais. Il raconta, entre autres choses, qu’au commencement de la révolte contre le roi Charles, le peuple furieux était accouru en foule à sa prison, et qu’après avoir tué les gardes, il l’avait mis en liberté, et l’avait fait capitaine général pour chasser les Français ; qu’il était en grande faveur auprès du roi Pierre, et que ce prince l’avait rétabli dans tous ses biens et honneurs. Cet homme ajouta que cet illustre commandant l’avait très-bien accueilli ; qu’il avait témoigné une joie inexprimable d’apprendre des nouvelles de sa femme et de ses enfants, dont il n’avait plus entendu parler depuis le jour de sa disgrâce, et qu’il les enverrait prendre par plusieurs gentilshommes qu’on verrait bientôt paraître, et qui avaient débarqué avec lui.
Dieu sait le plaisir que ces nouvelles firent à toute la compagnie. Le marquis, accompagné de quelques-uns des convives, courut au-devant de ces gentilshommes. Jamais ambassadeurs ne furent reçus avec plus de joie. On les invita à se mettre à table. Avant de s’asseoir, ces dignes députés saluèrent la compagnie, et remercièrent de la part de leur maître le marquis de Malespini et sa femme des bons offices qu’ils avaient rendus à madame Britolle et à son fils Geoffroi, les assurant l’un et l’autre qu’ils pouvaient disposer de tout ce qui était au pouvoir de Capèce. Puis, se tournant vers Gasparin : « Vous pouvez être assuré, lui dirent-ils, de toute la reconnaissance de celui qui nous envoie, lorsqu’il apprendra le service que vous lui avez rendu en lui conservant un fils qui ne lui est pas moins cher que son aîné. » Après quoi, ils prirent part au festin, où chacun s’empressa de leur faire politesse. Les fêtes durèrent quelques jours, après lesquelles madame Britolle, impatiente de revoir son mari, s’embarqua avec ses deux fils, leurs femmes et la nourrice, sur la frégate qui lui avait été envoyée. Le marquis, la marquise et Gasparin les accompagnèrent jusqu’au port, où ils leur firent leurs adieux, non sans répandre des larmes en abondance. Le vent leur fut si favorable, qu’ils arrivèrent dans peu de jours à Palerme, où ils furent reçus de Henri Capèce avec des transports de joie inexprimables. Ils vécurent longtemps dans la prospérité ; et, pleins de reconnaissance pour les bontés de l’Être suprême, ils l’aimèrent et le servirent fidèlement.
Jadis régnait, en Babylonie, un soudan qui portait le nom de Beminedab. Presque toutes les entreprises qu’il forma pendant sa vie réussirent au gré de ses désirs. Il eut plusieurs enfants, une fille, entre autres, nommée Alaciel, dont la beauté ravissante surpassait celle des plus belles femmes de son temps. Le roi de Garbe en devint amoureux sur les éloges qu’il en avait entendu faire, et la demanda en mariage. Le soudan, qui avait été secouru par ce prince dans une irruption qu’une multitude d’Arabes avaient faite dans ses États, la lui accorda d’autant plus volontiers, qu’il était charmé de trouver une occasion de lui marquer sa reconnaissance. Après avoir fait équiper un vaisseau de guerre, et avoir fait présent à sa fille d’une riche et magnifique garde-robe, il la lui envoya, accompagnée d’une nombreuse suite d’hommes et de femmes, et la recommanda au maître des destinées. Le temps étant beau et le vent favorable, la princesse partit du port d’Alexandrie, et fit, durant plusieurs jours, une navigation très-heureuse ; mais à peine eut-on doublé les côtes de Sardaigne, qu’il s’éleva une violente tempête. Le vaisseau fut tellement agité, qu’Alaciel et les gens de sa suite se crurent perdus. Cependant, par la bonne manœuvre des matelots, on soutint pendant deux jours l’effort de la tourmente ; mais elle augmenta si fort, et devint enfin si furieuse, qu’à la nuit du troisième jour les pilotes ne savaient plus où l’on était, tant le ciel était chargé de nuages et la nuit obscure. Le vaisseau, n’allant plus qu’au gré des vents, était poussé vers l’île de Majorque, lorsqu’on s’aperçut qu’il s’ouvrait. À la vue de ce péril inévitable, chacun n’est occupé que de sa propre vie : on met la chaloupe en mer ; les officiers, les pilotes, les matelots, croyant y être moins exposés à périr, se hâtent d’y descendre. Le reste des hommes de l’équipage s’y jette en foule sans craindre la pointe des épées que leur présentaient ceux qui étaient entrés les premiers ; mais ces malheureux, croyant échapper ainsi à la mort, la trouvèrent dans la chaloupe même, qui, affaissée par un poids si lourd, coula à fond et entraîna dans les flots tous ceux qui la montaient.
Il n’était resté dans le vaisseau qu’Alaciel et ses femmes, que personne ne s’empressa de secourir. Saisies d’effroi et presque sans connaissance, elles n’attendaient que le moment d’être englouties par les flots, lorsque le vaisseau, quoique entr’ouvert et faisant eau de toutes parts, fut emporté par le vent sur un sable peu éloigné du rivage de l’île de Majorque. Il y fut jeté avec tant de violence, qu’il s’y enfonça comme une flèche qu’on aurait lancée avec force. Il fut toute la nuit battu des vents et des flots sans en être ébranlé.
Aux premières lueurs de l’aurore, les vents cessèrent et la mer devint calme. Le soleil était déjà sur l’horizon, lorsque la princesse revint de l’évanouissement où l’effroi de sa situation l’avait plongée. Ne sachant où elle est, le corps brisé de douleur, connaissant à peine si elle existe, elle ouvre les yeux, soulève la tête, et, malgré son extrême faiblesse, elle appelle, tantôt l’un de ses gens, tantôt l’autre ; mais c’est en vain ; ceux qu’elle appelait n’étaient déjà plus. Étonnée de n’entendre et de ne voir paraître personne, elle se sentit saisie d’une nouvelle frayeur ; puis, rappelant dans son esprit ce qui était arrivé, et s’apercevant qu’elle était encore dans le vaisseau, elle réunit les forces qui lui restent, et se lève. Quel spectacle ! elle voit ses femmes étendues çà et là sur le plancher. Après les avoir longtemps appelées, et toujours inutilement, elle les secoua l’une après l’autre ; mais elle en trouva peu à qui la frayeur ou le mal de mer n’eût ôté tout sentiment. Il est plus aisé d’imaginer que de dire quelle fut alors sa consternation. Cependant, prenant conseil de la nécessité, elle secoua si fortement celles qui lui paraissaient vivre encore, qu’elle les fit lever. Ces malheureuses, voyant le vaisseau enfoncé dans le sable et plein d’eau, se mirent à pleurer et à gémir avec leur maîtresse, de se trouver seules, sans hommes, et éloignées de tout secours.
Il était déjà midi, qu’elles n’avaient vu paraître personne sur le rivage ni sur la mer. Par bonheur pour elles, il passa vers cette même heure un gentilhomme nommé Péricon de Visalgo, qui revenait d’une de ses maisons de campagne, suivi de plusieurs domestiques à cheval. Il n’eut pas plutôt aperçu le vaisseau fracassé, qu’il comprit que c’était là un effet de l’orage de la nuit précédente. Il commanda à un de ses gens d’y monter, et de venir lui dire ce qui était dedans. Cet homme y parvient avec peine et trouve la jeune et belle dame et ses compagnes couchées sous le bec de la proue. À la vue de l’inconnu, ces infortunées fondirent en larmes ; elles ne cessaient de crier miséricorde ; mais, voyant qu’elles n’étaient point entendues et qu’elles n’entendaient pas non plus ce que cet homme leur disait, elles firent ce qu’elles purent pour expliquer par signes leur triste aventure.
Le domestique, après avoir tout examiné, alla faire son rapport. Péricon fit incontinent débarquer les femmes et tout ce qui leur restait de plus précieux, et les mena à une de ses maisons de campagne. À force de soins et de bons traitements, il tâcha de les consoler de leur mauvaise fortune. Il reconnut bientôt, aux riches habits d’Alaciel et aux égards que les autres femmes avaient pour elle, que c’était une femme de distinction. Quoiqu’elle fût pâle, triste, abattue, que la frayeur et la fatigue eussent altéré sa beauté, Péricon ne laissa pas d’admirer les traits de son visage, qui lui parurent fort beaux et fort réguliers. Il en fut si épris, qu’il résolut de l’épouser, si elle n’était pas mariée, et s’il ne pouvait s’en faire aimer autrement. Ce gentilhomme était lui-même d’une figure agréable ; il avait le regard noble et fier, et le caractère un peu brusque ; mais comme il n’est rien qui adoucisse les âmes plus que l’amour, il eut des manières si honnêtes pour Alaciel, il la fit servir avec tant de soin, qu’au bout de quelques jours elle reprit sa fraîcheur et tous ses attraits. Péricon n’en devint que plus passionné et plus désespéré de ne pouvoir ni s’en faire entendre ni l’entendre elle-même. Il eût voulu lui déclarer l’excès de son amour : il essaya de le lui faire connaître par ses regards, ses gestes, ses empressement, et n’oublia rien pour l’engager à satisfaire ses désirs : tout fut inutile. Alaciel se refusait constamment à ses sollicitations ; mais ses refus, qu’elle adoucissait par beaucoup d’honnêteté, ne faisaient qu’irriter la patience de l’insulaire. Elle en était elle-même désespérée, dans la crainte qu’il ne se portât à quelque extrémité. Jugeant aux mœurs et usages du pays qu’elle était parmi des chrétiens, et qu’il lui serait peu avantageux de se faire connaître, elle s’arma de courage, résolut de combattre sa mauvaise fortune, et défendit à ses femmes, qui n’étaient qu’au nombre de trois, de déclarer qu’elle était fille du soudan d’Alexandrie, à moins qu’elles fussent bien certaines que cet aveu leur procurerait la liberté. Elle les exhorta de plus à conserver soigneusement leur honneur, leur protestant qu’elle était dans la ferme résolution de garder la fidélité la plus inviolable au roi de Garbe, son époux. Ses femmes la louèrent beaucoup sur sa vertu, et lui promirent de se conformer à ses intentions autant que la chose serait en leur pouvoir.
Consumé d’amour, Péricon était rongé par un chagrin d’autant plus cuisant, que ce qu’il désirait était plus près de lui. Les soins et les prières ne servant de rien, il résolut, avant d’en venir à la violence, de mettre en œuvre l’artifice. Alaciel, qui n’avait jamais bu de vin, parce que sa religion le lui défendait, trouvait dans cette liqueur un goût délicieux. Péricon s’en était aperçu toutes les fois qu’il lui en avait fait servir. Il se rappela que le vin était le ministre ordinaire des plaisirs de Vénus ; c’est ce qui lui fit naître l’idée de l’employer pour surprendre Alaciel. D’abord, il eut soin de cacher sa passion sous le voile de l’indifférence. Quelques jours après, sous le prétexte d’une grande fête, il commanda un souper des plus splendides, auquel il invita ses amis. On conçoit aisément que la belle fut de la partie. Il avait donné ordre à celui qui devait lui verser à boire de mêler ensemble plusieurs vins, et de ne lui servir que de cette liqueur ainsi composée. Le sommelier s’acquitta à merveille de la commission. Alaciel, qui ne se doutait de rien, trouva ce breuvage si doux et si flatteur, qu’elle en but plus qu’à son ordinaire. Elle en oublia ses chagrins et devint si gaie, que, voyant danser à la mode de Majorque, elle s’empressa de danser à la mode d’Alexandrie. Péricon ne douta point qu’il ne fût bien près du terme de ses désirs. Il fait servir de nouveaux mets, de nouvelles liqueurs, et prolonge la fête jusque vers le milieu de la nuit. Enfin, les convives s’étant retirés, il conduisit seul Alaciel dans sa chambre. Elle ne fut pas plutôt entrée, que les vapeurs du vin lui faisaient oublier toute modestie : elle se déshabilla et se mit au lit en présence de son hôte, tout aussi librement qu’elle eût pu le faire devant une de ses femmes. L’amoureux, déjà triomphant, ne tarde pas à suivre son exemple. À peine est-il déshabillé, qu’il éteint les flambeaux, gagne la ruelle du lit, et se couche auprès de la belle. Il la prend aussitôt dans ses bras, la couvre de baisers ; et, voyant qu’elle n’opposait aucune résistance à ses caresses, il satisfait à l’aise tous ses désirs. Aux premières impressions du plaisir, la jeune Alaciel, qui avait ignoré jusque-là de quel instrument se servaient les hommes pour blesser si agréablement les dames, trouva le jeu si fort de son goût, qu’elle se repentit de n’avoir pas plus tôt cédé aux sollicitations de son généreux bienfaiteur. Aussi, depuis cette heureuse expérience, n’eut-il plus besoin de lui faire des instances pour obtenir ses faveurs. Elle savait même le prévenir et l’y inviter, non par des paroles, puisqu’elle ignorait encore la langue du pays, mais par des signes qui valaient bien des paroles.
Pendant que ces amants jouissaient si agréablement de la vie, la Fortune, jalouse de leurs plaisirs, vint les traverser d’une manière cruelle. Peu satisfaite d’avoir donné à Alaciel un roi pour époux et un châtelain pour amant, elle lui suscita un nouvel amoureux. Péricon avait un frère âgé de vingt-cinq ans, bien fait de sa personne et frais comme une rose : il se nommait Marate, et faisait sa résidence dans un port de mer peu éloigné de la maison de campagne de son frère. Il eut occasion de voir la charmante Alaciel ; il fut si frappé de sa beauté, qu’aussitôt il en devint amoureux fou. Il crut lire aussi dans ses regards qu’il ne lui déplaisait point, et qu’il lui serait facile d’avoir ses bonnes grâces. Il jugea donc que le seul obstacle qui s’opposait à son bonheur était la vigilance de son frère, qui, jaloux de sa conquête, ne la perdait presque point de vue. Pour triompher de cet obstacle, il forme le plus noir dessein et se dispose à le mettre à exécution. Il va d’abord trouver deux jeunes marchands génois, maîtres d’un navire prêt à faire voile au premier bon vent pour Clarence, en Roumanie. Il traite avec eux pour partir la nuit suivante, avec une dame qu’il devait leur amener. Toutes ses mesures prises et la nuit arrivée, il se rend à la maison de son frère, qui ne se méfiait de rien, et poste dans les environs plusieurs de ses amis, qu’il avait choisis pour exécuter son projet. Après s’être introduit furtivement dans le logis, il se cacha dans l’appartement même d’Alaciel, qui ne tarda pas à venir se coucher avec son amant. Quand il les crut plongés l’un et l’autre dans le sommeil, il courut ouvrir à ses compagnons, ainsi qu’il en était convenu avec eux, et les introduisit dans la chambre où étaient couchés les deux amants. Ces scélérats, sans perdre de temps, poignardent Péricon endormi et enlèvent sa maîtresse tout éplorée, menaçant de la tuer si elle fait le moindre bruit ou la moindre résistance. Ils enlèvent ce qu’il y a de plus précieux dans l’appartement, et, sans éveiller personne, emmènent Alaciel. Ils arrivent au port ; Marate les remercie, monte sur le vaisseau avec sa captive, et, secondé d’un vent favorable, il fit mettre à la voile.
On se figure aisément la triste situation de la Sarrasine. Elle était d’autant plus affligée, que cette cruelle aventure ne fit que lui rendre plus amer le souvenir de son premier malheur ; mais son ravisseur avait de quoi l’humaniser. Il lui fit voir le saint croissant, l’en toucha, et l’en toucha si bien, qu’elle ne tarda pas d’être consolée. En un mot, ce talisman produisit sur elle un tel effet, qu’elle oublia son premier amant.
Elle se croyait parfaitement heureuse, lorsque la Fortune, qui l’avait choisie pour le jouet de ses caprices, lui préparait de nouveaux chagrins.
Alaciel, ainsi que je l’ai déjà dit, était non-seulement d’une beauté éblouissante, mais elle avait dans ses yeux et dans son air je ne sais quoi de doux et de gracieux qui lui soumettait le cœur de quiconque la voyait. Faut-il s’étonner, après cela, si les deux jeunes commerçants qui commandaient l’équipage en devinrent amoureux ? Ils l’étaient si éperdument l’un et l’autre, qu’ils oubliaient tout pour lui faire leur cour, prenant néanmoins toujours garde que Marate ne s’en aperçût. Ils ne tardèrent pas à connaître qu’ils avaient tous deux le même but. Ils s’en entretinrent ensemble et convinrent d’en faire la conquête à frais communs, comme si la société et le partage fussent aussi praticables en amour qu’en fait de commerce et de marchandises. Mais, comme Marate ne désemparait pas d’auprès de la belle, ils résolurent de se défaire du jaloux à la première occasion. Un jour que le navire allait à pleines voiles, et que Marate prenait l’air sur la poupe, sans se défier de rien, ils s’approchent de lui, et, saisissant le moment qu’il regardait tranquillement la mer, ils le prennent par derrière et le jettent dans l’eau. Le navire avait fait plus d’une demi-lieue, avant que personne s’aperçût qu’il fût tombé. Les deux Génois furent les premiers à se plaindre de sa disparition, et par ce moyen, ils la firent connaître. À cette fâcheuse nouvelle, Alaciel pleura de nouveau ses malheurs. Les deux patrons vinrent la consoler, et lui dirent, pour cet effet, quoiqu’elle les entendît peu, tout ce qu’ils purent s’imaginer de tendre et d’obligeant. Ce n’était pas tant de la perte de Marate qu’elle était touchée que de sa propre infortune. Jugeant donc qu’ils l’avaient à peu près consolée par leurs offres de services et leurs soins empressés, ils se retirèrent pour décider à qui l’aurait le premier. Chacun prétendant avoir la préférence, on en vint aux gros mots, des gros mots aux menaces, et des menaces aux couteaux. Ils se donnèrent plusieurs coups avant qu’on pût parvenir à les séparer : L’un tomba mort sur la place, et l’autre fut couvert de blessures, mais il n’en mourut pas. Alaciel, sans appui, sans conseil, sans connaissances, craignant d’être la victime du ressentiment des parents et des amis des deux patrons, fut fort affligée de ce double accident ; mais les prières du blessé et la diligence avec laquelle le vaisseau arriva à Clarence la délivrèrent du danger qu’elle redoutait. Quoique le blessé fût hors d’état d’en jouir, il ne cessa point d’en prendre soin, et il lui fit donner un appartement dans l’auberge où il alla loger.
Bientôt le bruit de la beauté ravissante d’Alaciel se répandit dans toute la ville. On allait la voir par curiosité. Le prince de la Morée, qui se trouvait pour lors à Clarence, d’après les éloges merveilleux qu’il en avait entendu faire, eut aussi envie de la voir, et elle lui parut encore plus belle qu’on ne le lui avait dit. Il en devint si passionnément amoureux, qu’il ne pouvait penser à autre chose. Informé de sa dernière aventure, il ne se fit aucun scrupule de chercher les moyens de l’enlever au Génois.
Les parents du malade, sachant que le prince en était épris et qu’il était résolu de se l’attacher à quelque prix que ce fût, aimèrent mieux la lui céder de bonne grâce que de l’exposer et de s’exposer eux-mêmes à quelque violence ; ils la lui firent offrir. L’offre fut acceptée avec une joie qu’Alaciel partagea, parce qu’elle se voyait par là à couvert du péril qu’elle craignait encore.
Quoique le prince ne sût point qui elle était, les manières nobles et faciles qu’elle joignait à la physionomie la plus distinguée lui firent juger qu’elle était d’une naissance illustre. Cette idée ne faisait qu’augmenter ses feux, et le portait à la traiter non-seulement comme son amie, mais avec les mêmes égards que si elle eût été sa propre femme. Ces bons procédés firent oublier à la dame ses malheurs passés ; elle reprit sa gaieté naturelle, les charmes revinrent en foule ; sa beauté même acquit un nouvel éclat, et, dans toute la Morée, il n’était question que de la belle maîtresse du prince.
Le duc d’Athènes eut envie de la voir, sur le portrait qu’on lui en faisait. Ce duc, encore à la fleur de son âge, bien fait de sa personne, était parent et ami du prince more. Il prit prétexte d’aller lui faire une visite, et se rendit à Clarence, accompagné d’une suite aussi brillante que nombreuse. Il fut reçu avec tous les honneurs dus à son rang. Quelques jours après son arrivée, ayant fait tomber la conversation sur la beauté des femmes, il mit le prince dans le cas de lui parler d’Alaciel. « Est-elle en effet aussi belle qu’on le publie ? lui dit alors le duc. – Beaucoup davantage, répondit le prince, et vous en demeurerez convaincu quand je vous l’aurai fait voir. – Ce sera quand vous voudrez, reprit l’Athénien. – Vous aurez cette satisfaction dans le moment ; » et sur cela il le conduisit à l’appartement de la dame. Alaciel, avertie de l’illustre visite qu’elle allait recevoir, lui fit un noble accueil, et mit tous ses attraits et toute sa gaieté en étalage. Ils la firent placer au milieu d’eux ; mais ils ne purent goûter le plaisir de causer avec elle, parce qu’ils parlaient une langue qu’elle entendait peu ou, pour mieux dire, pas du tout. On se borna à faire l’éloge de ses charmes. Le duc pouvait à peine croire que ce fût une mortelle ; il ne se lassait point de la regarder avec admiration, ne sentant pas le poison qui se glissait dans son âme. Croyant satisfaire pleinement son plaisir par la seule vue de ce bel objet, il ne pensait pas qu’il allait se donner des fers. Son cœur palpitant lui annonça qu’il était blessé, et bientôt il brûla de l’amour le plus violent.
Ils ne l’eurent pas plutôt quittée, que le duc d’Athènes, repassant dans son esprit tous les attraits qui l’avaient charmé, conclut que son parent était l’homme du monde le plus heureux. Plein de cette idée, écoutant plus la voix de cette malheureuse passion que celle du sang, il résolut d’enlever un trésor si précieux, aux risques de tout ce qui pourrait en arriver. Il suit son projet ; et, foulant aux pieds tout sentiment de raison et d’équité, il cherche dans sa tête des moyens pour la réussite. Il ne trouve pas de meilleur expédient que de corrompre le valet de chambre du prince. Après avoir gagné cet homme, qui se nommait Churiacy, il fit secrètement préparer ses équipages, pour partir vers le milieu de la nuit. Ce misérable valet l’introduisit, armé et accompagné d’un homme de sa suite, dans la chambre du prince more, qui, pendant que sa maîtresse dormait, respirait le frais, en chemise, à une fenêtre pratiquée du côté de la mer. Le duc, après avoir fait la leçon à son compagnon, s’avance tout doucement auprès de la croisée, perce le jeune prince de part en part avec son épée, et jette le corps par la fenêtre.
Le palais était fort élevé et situé sur le bord de la mer. L’appartement du prince donnait sur des maisons que les flots avaient renversées. Personne ne passait dans cet endroit, à cause des décombres : c’est pourquoi le bruit que le corps du prince fit en tombant sur ces masures ne fut ni ne pouvait être entendu, ainsi que le duc assassin l’avait prévu.
Cette exécution faite, le compagnon du duc sort de sa poche une corde, dont il s’était muni non sans dessein ; et, tout en causant avec le valet de chambre, qu’il cajolait de son mieux, la lui jette si adroitement à son cou, qu’il l’entraîna facilement jusqu’à la fenêtre, sans lui donner le temps de proférer un seul mot. Là, il fut achevé d’étrangler par les deux assassins, qui le jetèrent ensuite en bas.
Le duc ayant consommé ces deux crimes, sans que personne l’eût entendu, prit un flambeau, et s’approcha du lit de la dame, qui dormait d’un profond sommeil. Il la découvre avec beaucoup de précaution, de peur de l’éveiller, et la considère tout à son aise. S’il l’avait trouvée belle étant habillée, elle le lui parut mille fois davantage, à la vue de ses attraits cachés. Embrasé de la plus ardente passion, et nullement effrayé du crime qu’il venait de commettre, il se couche tranquillement auprès d’elle, les mains encore teintes du sang de son rival. Alaciel, éveillée par ses caresses, croyant tenir le prince more entre ses bras, lui prodigua les siennes et l’enivra de plaisir. Après avoir passé près d’une heure avec elle, il se leva, appela quelques-uns de ses gens, que son complice avait déjà introduits dans le palais, et la fit enlever de manière à l’empêcher de crier. Quand il fut sorti par la même porte où il était entré, il monta à cheval, et gagna, avec tous ses gens, le chemin d’Athènes. Il se garda bien de mener Alaciel dans cette ville, parce qu’il était marié : il la conduisit dans une maison de plaisance qu’il avait dans les environs. La malheureuse princesse y fut secrètement enfermée, avec ordre à tout le monde de l’honorer, de lui obéir et de lui donner tout ce qu’elle pourrait désirer.
Le lendemain, les gentilshommes du prince more ayant vainement attendu jusqu’à midi son lever, et ne l’ayant point entendu sonner de toute la matinée, prirent le parti d’entrer dans son appartement. Ne l’y trouvant pas, non plus que sa maîtresse, ils imaginèrent que l’un et l’autre étaient allés incognito passer quelques jours à la campagne, et cette idée les tranquillisa. Le jour suivant, un fou, connu pour tel de toute la ville, rôdant parmi les décombres où étaient le cadavre du prince et celui du traître Churiacy, s’amusa à tirer ce dernier par la corde attachée à son col, et allait le traînant par la ville. Plusieurs personnes ayant reconnu le mort, elles se firent conduire au lieu d’où le fou l’avait tiré, et y trouvèrent le corps du prince, qu’on ensevelit avec les honneurs ordinaires. On chercha les auteurs de ce double assassinat. L’absence et la fuite secrète du duc d’Athènes firent présumer, avec raison, qu’il avait commis le crime et enlevé la dame. Le peuple élut aussitôt pour son souverain le frère du prince more, et lui demanda vengeance d’un tel attentat, lui promettant tous les secours possibles. Le prince nouvellement élu, assuré par plusieurs témoignages incontestables de la vérité du fait, assemble promptement, par le secours de ses parents et de ses alliés, une armée nombreuse et puissante, et se dispose à marcher vers Athènes. À la première nouvelle de ces mouvements, le duc songe à se mettre en état de défense, et demande des secours à plusieurs princes. L’empereur d’Orient, qui lui avait donné une de ses sœurs en mariage, lui envoya son fils Constantin et son neveu Emmanuel, avec un corps considérable de troupes. Si le duc fut bien aise d’un pareil secours, la duchesse sa femme le fut encore plus, puisqu’elle allait avoir l’occasion de revoir son frère qu’elle aimait tendrement.
Pendant qu’on s’occupait des préparatifs de la guerre, et qu’on disposait les troupes pour l’ouverture de la campagne, la duchesse profita d’un moment favorable pour entretenir son frère et son neveu sans témoins. Elle les fit venir dans son appartement, et, les larmes aux yeux, elle leur raconta la vraie cause de cette guerre, et leur fit sentir l’outrage que son mari lui faisait, par son commerce criminel avec une étrangère qu’il croyait posséder sans qu’elle en sût rien. Elle se plaignit amèrement de cette conduite si mortifiante pour son amour-propre, et les pria d’y remédier, autant pour l’honneur du duc que pour sa propre consolation.
Les deux jeunes seigneurs, depuis longtemps au fait de toute l’histoire, consolèrent la duchesse de leur mieux, et lui firent espérer une prompte satisfaction. Ils lui demandèrent le logement de l’étrangère, et se retirèrent dès qu’ils en furent instruits.
Ils avaient souvent entendu parler de la beauté de cette Hélène. Ayant une envie démesurée de la voir, ils prièrent en grâce le duc de leur procurer cette satisfaction. Le duc, sans songer ce qu’il en avait coûté au prince de la Morée de la lui avoir montrée, promit de la leur faire voir. Il fit en conséquence préparer un superbe dîner, dans un très-beau jardin du château qui recélait la belle, et les y mena le lendemain avec une petite suite.
Il arriva à Constantin ce qui était arrivé au duc lui-même. À peine fut-il assis et eut-il jeté les regards sur Alaciel, qu’il fut émerveillé de sa beauté. Il ne se lassait point de l’admirer, et disait en lui-même qu’une créature si charmante, si parfaite, portait avec elle de quoi faire excuser les trahisons qu’on s’était permises et qu’on pouvait se permettre pour la posséder. En un mot, il la regarda, l’examina et l’admira tant, qu’il n’eut besoin que de cette première entrevue pour se sentir dévoré des feux de l’amour. Ils prirent si fort racine dans son cœur, que, bannissant de son esprit les affaires de la guerre, il rêvait continuellement aux moyens d’enlever Alaciel, sans cependant donner à connaître à personne qu’il en fût amoureux. Tandis qu’il cherche et qu’il arrange dans sa tête la manière dont il s’y prendra pour réussir dans son projet, vint le temps de marcher contre l’ennemi, qui s’approchait à grandes journées de l’Attique. Le duc Constantin et les autres généraux partirent donc, à la tête de leurs troupes, et se rendirent sur les frontières, pour en défendre l’entrée au prince more.
Le jeune Constantin, tout occupé de l’objet de sa passion, s’imagina que pendant que son beau-frère serait éloigné de sa maîtresse il pourrait facilement venir à bout de son dessein. Pour avoir un prétexte de retourner à Athènes, il feignit d’être malade. Il céda sa place à Emmanuel, son cousin ; et après avoir obtenu un congé du duc, il quitta l’armée. De retour auprès de sa sœur, il ne tarda pas de l’entretenir de l’infidélité de son mari, afin de rallumer sa jalousie et son ressentiment. Il s’offrit de la venger de l’affront qu’on lui faisait, en enlevant sa rivale, pour la conduire hors de l’Attique, et l’en délivrer ainsi pour jamais. La duchesse, bien éloignée de soupçonner les vrais motifs d’un zèle dont elle se croyait l’unique objet, dit qu’elle serait très-charmée de cet enlèvement, si elle était assurée que son mari ne saurait jamais qu’elle y eût eu la moindre part. Constantin ne manqua pas de la rassurer ; il lui promit qu’elle ne serait compromise en rien ; et après l’avoir parfaitement tranquillisée, il fit armer secrètement un vaisseau, y mit des gens affidés, et donna des ordres pour qu’on le conduisit vis-à-vis du château qu’habitait Alaciel. Il se rendit dans le même temps au château, avec peu de suite. Il fut très-bien accueilli de la dame et de ceux qui étaient auprès d’elle pour la servir. Il lui proposa, sur le soir, une promenade au jardin. Elle y consentit volontiers, se faisant accompagner de deux domestiques. Constantin, suivi de deux des siens, la prit à l’écart, comme s’il avait eu quelque chose de particulier à lui dire de la part du duc. Ils arrivèrent, tout en causant, à une porte qui donnait du côté de la mer. Un de ses complices l’avait déjà ouverte, et, au signal donné, avait conduit le vaisseau tout auprès. Alors Constantin, saisissant la dame par le bras, la livre à ses domestiques, qui la conduisent dans le vaisseau ; puis, se retournant vers les gens qui l’avaient accompagnée : « Que personne ne bouge et ne fasse le moindre bruit, leur dit-il, s’il ne veut perdre la vie ; mon dessein n’est pas d’enlever au duc sa maîtresse, mais de venger l’outrage fait à ma sœur ; » à quoi ils n’osèrent rien répliquer.
Il n’eut pas plus tôt regagné le vaisseau et rejoint Alaciel, qui se lamentait et fondait en larmes, qu’il commanda de se mettre à la rame. On obéit, et, à la pointe du jour, on aborda à Égine. Ils descendirent à terre, où Constantin fit quelque séjour pour tâcher de consoler la dame, qui se plaignait amèrement des disgrâces auxquelles sa beauté l’exposait si souvent. Après l’avoir consolée de la bonne manière, il se rembarqua avec elle, et ils arrivèrent en peu de jours à l’île de Scio. La crainte de perdre sa maîtresse, et de s’exposer au ressentiment de l’empereur son père, lui fit prendre le parti de s’y fixer, regardant cette île comme un lieu où il était à l’abri de tout danger. La belle dame y déplora plusieurs fois sa malheureuse destinée, mais enfin les consolations énergiques de Constantin lui firent oublier ses malheurs, et lui rendirent agréable ce nouveau séjour.
Pendant que nos deux amants coulaient des jours délicieux, Osbech, pour lors sur le trône des Ottomans, et continuellement en guerre avec l’empereur, fit, par hasard, un voyage à Smyrne. Il y apprit que Constantin était à Scio, et qu’il y menait une vie molle et voluptueuse dans les bras d’une femme qu’il avait enlevée. Sachant qu’il n’était rien moins que sur ses gardes et qu’il avait peu de forces, il forma le dessein de l’y surprendre. Pour cet effet, il fait armer quelques vaisseaux légers, s’embarque, arrive la nuit avec ses troupes au port de Scio, et entre dans la ville, sans trouver la moindre résistance. Comme tout dormait, la plupart des habitants furent pris avant d’être informés que l’ennemi était chez eux. On tua tous ceux qui firent mine de se défendre ; les autres furent faits prisonniers et conduits sur les vaisseaux avec le butin, qui fut considérable. Osbech fit mettre ensuite le feu à la ville, et s’en retourna à Smyrne. À peine fut-il de retour, qu’il passa les prisonniers eu revue. Il trouva parmi eux la belle Alaciel, et jugea facilement, à sa beauté, que c’était la maîtresse de Constantin. Ravi d’avoir une femme si belle à sa disposition, il crut devoir user des droits de la victoire. Il était jeune et vigoureux, il en fit sa femme, sans autre cérémonie que de coucher avec elle ; ce qu’il répéta pendant plusieurs mois.
Avant cet événement, l’empereur s’était ligué avec Bassen, roi de Cappadoce, contre le prince ottoman. Ils avaient concerté de fondre sur lui chacun de son côté ; mais ce projet n’avait pu avoir lieu, parce que l’empereur n’avait pas cru devoir accepter les dures conditions que Bassen mettait à cette levée de boucliers. Cependant, lorsqu’il apprit que son fils avait été inhumainement massacré, il ne balança plus d’accorder tout ce qu’il lui demandait. Il sollicita le roi de Cappadoce d’aller, avec toutes ses forces, attaquer Osbech, se préparant d’en faire autant de son côté.
Osbech, informé de ces préparatifs, assembla promptement son armée, et, pour éviter d’avoir à se défendre à la fois contre deux princes si puissants, il se hâta de marcher vers le roi de Cappadoce, ayant laissé sa maîtresse à Smyrne, sous la garde d’un ami fidèle. Il l’atteignit quelques jours après, et lui livra bataille ; mais son armée fut taillée en pièces, et il périt lui-même dans le combat. Le roi de Cappadoce, pour jouir pleinement du fruit de sa victoire, s’avança vers Smyrne. Les habitants, hors d’état de résister à ses troupes, s’empressèrent d’aller au-devant de lui, offrant de se soumettre aux lois que leur imposerait le vainqueur.
L’ami à qui Osbech avait confié sa maîtresse se nommait Antioche ; c’était un homme avancé en âge, et sur la fidélité duquel le prince croyait pouvoir compter. Mais quel âge, quelle vertu peut résister à deux beaux yeux ! Antioche ne put voir Alaciel sans en devenir amoureux. Il chercha même à s’en faire aimer, au mépris de la foi qu’il devait à son maître. Il savait parler la langue de la dame ; car, depuis trois ou quatre ans Alaciel n’ayant encore pu trouver personne à qui se faire bien entendre, prenait plaisir à s’entretenir avec lui. Ils devinrent bientôt familiers ; et de familiarité en familiarité, oubliant ce qu’ils devaient à Osbech, qui était à l’armée, ils en vinrent à coucher dans les mêmes draps, où ils goûtaient des plaisirs bien doux à des cœurs bien épris. Ces plaisirs furent troublés par la nouvelle de la mort du prince ottoman et de la défaite de son armée. Quand ils surent que le vainqueur venait droit à Smyrne pour tout piller, ne jugeant pas à propos de l’attendre, ils prirent ce qu’Osbech avait laissé de plus précieux, et s’enfuirent secrètement à Rhodes.
Peu de temps après leur arrivée dans cette ville, Antioche tomba dangereusement malade. Il avait fait le voyage de Smyrne à Rhodes avec un marchand de Chypre, que des affaires de commerce avaient attiré dans cette ville. Ce marchand était depuis longtemps son ami intime. Lorsqu’il se sentit bien malade, et jugeant qu’il ne pouvait guère en revenir, il résolut de lui laisser son bien, en le chargeant de veiller aux besoins de sa chère maîtresse. Il les fit appeler l’un et l’autre : « Je touche à ma dernière heure, leur dit-il ; quoique je doive regretter la vie, je meurs en quelque sorte satisfait, puisque j’ai la consolation de mourir entre les bras de deux personnes que j’aime le plus ; mon cher ami, je te recommande cette infortunée ; je te conjure de ne jamais l’abandonner, et d’avoir pour elle l’amitié que tu as eue pour moi. Je me flatte que tu la respecteras, et que tu te conformeras à mes intentions ; je te laisse tous mes biens. Oui, mon ami, je me flatte que tu ne délaisseras point cette aimable personne : c’est la plus grande marque de reconnaissance que tu puisses donner à ton ami, pour les tendres sentiments qu’il n’a cessé de te témoigner durant sa vie, et qu’il emporte dans le tombeau. Et toi, ma chère et tendre amie, ne m’oublie point après ma mort. Sois sage, je t’en conjure. Fais que je puisse me vanter, dans l’autre monde, d’avoir été aimé, dans celui-ci, de la plus belle femme qui soit sortie des mains de la nature. Mes chers amis, si vous me promettez l’un et l’autre de m’accorder ce que je vous demande par ce qu’il y a de plus saint, je meurs tout consolé. »
Pendant ce discours, que les soupirs et la voix faible du mourant rendaient plus pathétique, le marchand cyprien et la belle Alaciel fondaient en larmes. Ils le consolèrent, en le flattant de sa guérison, et en lui promettant, s’ils avaient le malheur de le perdre, de faire ce qu’il désirait de leur amitié. Le mal étant sans remède, Antioche mourut bientôt après, et on lui fit de pompeuses funérailles.
Le marchand ayant terminé les affaires qui l’appelaient à Rhodes, et désirant revoir sa patrie, dont il était absent depuis longtemps, se disposa à retourner en Chypre. Il demanda à la Sarrasine si elle était dans l’intention de l’y suivre. « Très-volontiers, lui répondit-elle, pourvu que vous me promettiez de me traiter comme votre sœur ; vous le devez à la mémoire de votre ami. » Le Cyprien lui promit de faire tout ce qu’elle voudrait. « Afin même de vous mieux garantir de toute insulte, ajouta-t-il, je vous ferai passer pour ma femme. » S’étant embarqués sur une caraque de Catalans, on leur donna une petite chambre sur la proue. Ils avaient demandé d’être logés dans la même pièce, afin de ne pas démentir, par leur manière de vivre, ce qu’ils avaient avancé. Pour mieux éloigner les soupçons, ils couchèrent dans le même lit, tout petit qu’il était. Le diable les attendait là, pour les amener à ce qu’ils n’avaient point prévu lors de leur départ. Encouragés par l’obscurité, par l’occasion qui ne pouvait être plus commode, et excités par la chaleur du voisinage, qui, comme on sait, communique des forces plus que suffisantes pour exciter les désirs, ils oublièrent insensiblement les promesses qu’ils avaient faites l’un et l’autre au jaloux Antioche. Ce ne furent d’abord que de légères agaceries. On en vint aux caresses, et des caresses à ce que vous devinez aisément. Arrivés à Baffa, qui était la patrie du marchand, ils se démarièrent, pour la forme seulement ; car ils ne passaient pas de jour sans user des privilèges attachés au mariage.
Nouvelle aventure. Pendant l’absence du marchand, qui était allé, pour des affaires, en Arménie, arrive à Baffa un vieux gentilhomme, peu favorisé de la fortune, ayant dépensé presque tout son bien au service du roi de Chypre ; mais homme plein de sagesse et de jugement. Un jour, passant devant la maison où logeait Alaciel, il l’aperçut à la fenêtre. Frappé de l’éclat de sa beauté, il s’arrêta un moment pour la considérer. Il se ressouvint de l’avoir vue quelque part, sans savoir précisément l’endroit. Alaciel, qui, dans ce moment même, faisait des réflexions sur les bizarreries de sa destinée, ignorant qu’elle touchait au terme de ses malheurs, revint de sa rêverie en voyant cet homme s’arrêter ; et fixant à son tour ses regards sur lui, elle se rappela aussitôt de l’avoir vu autrefois à la cour de son père, dans un état fort brillant. L’espérance de revoir ses parents ou son fiancé se fait aussitôt sentir à son cœur. Elle appelle le gentilhomme avec d’autant plus de liberté que l’hôte était absent. Antigone, c’était le nom de l’étranger, monte au premier signe, et quand il fut entré : « N’êtes-vous pas, lui dit-elle la honte peinte sur son front, n’êtes-vous pas Antigone de Famagoste ? – Oui, madame, c’est lui-même que vous voyez. Il me semble, continua-t-il, que je vous connais aussi ; mais je ne puis me rappeler précisément l’endroit où je vous ai vue. Y aurait-il de l’indiscrétion à moi de vous demander qui vous êtes ? » Se jeter à son cou et verser un torrent de larmes fut la réponse de la dame. Elle demanda ensuite à Antigone, un peu surpris de cette façon d’agir, s’il ne l’avait jamais vue à Alexandrie. Il la regarde attentivement, et la reconnaît alors pour Alaciel, fille du soudan, qu’on croyait ensevelie depuis longtemps au fond de la mer. Il voulut se mettre en devoir de lui rendre les honneurs dus à son rang ; mais la princesse ne le souffrit point, et le fit asseoir auprès d’elle. Antigone lui obéit, et lui demanda respectueusement par quelle aventure elle se trouvait là, puisqu’il passait pour certain, dans toute l’Égypte, qu’elle avait péri depuis plusieurs années dans les flots. « Il serait à souhaiter pour moi, s’écria-t-elle, que cela fût arrivé ! je n’aurais pas été si bizarrement et si constamment ballottée par la fortune. Ah ! si mon père est jamais instruit de la vie que j’ai menée, je suis persuadée qu’il regrettera lui-même, si l’honneur de sa fille lui est cher, que je n’aie point péri dans ce funeste naufrage. » Après ces mots, grands soupirs et larmes de recommencer. « Ne vous affligez point, madame, lui dit Antigone, ne vous affligez point avant le temps. Racontez-moi, s’il vous plaît, les événements qui vous sont arrivés, et peut-être qu’avec l’aide de Dieu nous trouverons un remède à tout. – Je vous regarde comme mon père, mon cher Antigone ; d’après cette idée, j’aurai pour vous les mêmes sentiments d’amour, de confiance et de respect que j’aurais pour lui s’il était ici, et je ne vous cacherai rien. J’ai toujours eu pour vous beaucoup d’estime, et je vous avoue que je ne saurais vous exprimer la joie de vous avoir reconnu la première. Vous allez lire dans mon cœur, et connaître ce que, dans mes plus grands malheurs, j’ai pris soin de cacher à tout le monde. Si, après avoir entendu le récit fidèle de tout ce qui m’est arrivé, vous jugez à propos de me rendre à mon premier état, je vous prie de le faire ; mais si vous jugez que la chose ne soit pas faisable, je vous conjure de ne dire à qui que ce soit au monde que vous m’ayez vue, ou que vous ayez entendu parler de moi. »
Après ce préambule, elle lui fit le détail de toutes ses aventures, depuis son naufrage sur les côtes de Majorque jusqu’au moment où elle lui parlait, et son récit fut plusieurs fois interrompu par ses soupirs et par ses larmes. Antigone, touché de pitié, mêla ses pleurs aux siens ; et après quelques moments de réflexion, il lui dit : « Puisqu’on n’a jamais su, dans vos malheurs, qui vous étiez, et qu’on ignore encore si vous vivez, je vous promets, madame, de vous rendre au roi votre père, plus aimée que jamais : je ne doute nullement qu’il n’ait beaucoup de plaisir de vous revoir, et qu’il ne vous envoie ensuite au roi de Garbe, votre fiancé, à qui vous n’en serez que plus chère. » Alaciel demanda comment cela se pourrait. Antigone lui expliqua, par ordre, ce qu’ils avaient à faire. Aussitôt, sans perdre un seul moment, il retourne à Famagoste, et va trouver le roi. « Sire, lui dit-il, vous pouvez, si tel est votre plaisir, faire, sans qu’il vous en coûte presque rien, une chose glorieuse pour vous, et qui deviendra très-avantageuse pour moi qui ai perdu ma fortune à votre service. – Par quel moyen ? dit le roi. – La fille du soudan d’Alexandrie, répondit Antigone, cette fille si célèbre par sa beauté, et qui passait pour avoir péri dans un naufrage, est arrivée au port de Baffa. Pour conserver sa vertu, elle a longtemps souffert la misère, et se trouve encore aujourd’hui dans la plus grande indigence : elle désire de retourner chez son père ; et s’il vous plaisait de la lui envoyer, je suis persuadé que le soudan n’oublierait jamais un tel service. »
Le roi de Chypre, naturellement bon et généreux, lui répondit favorablement. Il donna des ordres pour qu’on la fît venir à la cour, où elle reçut du roi et de la reine tous les honneurs qu’elle pouvait désirer. Elle satisfit à toutes les questions qui lui furent faites sur ses aventures, selon les instructions qu’Antigone lui avait données. Quelques jours après elle fut envoyée au soudan, avec une suite nombreuse d’hommes et de femmes, sous le commandement d’Antigone. Il serait difficile de peindre le plaisir et la joie que le soudan éprouva à la vue d’une fille qu’il croyait pour jamais perdue. Il fit l’accueil le plus gracieux à Antigone et aux gens de sa suite.
Après que la princesse eut pris quelques jours de repos, le soudan voulut savoir d’elle-même par quels moyens elle avait échappé du naufrage, et pour quelles raisons elle avait passé tant de temps sans lui donner de ses nouvelles. Alaciel, qui savait parfaitement par cœur la leçon que lui avait faite le sage Antigone, parla en ces termes :
« Vous saurez, mon cher père, que vingt jours, ou environ, après mon départ d’Alexandrie, le vaisseau, agité et entr’ouvert par la plus horrible tempête, fut jeté pendant la nuit sur certaines côtes du Ponant, voisines d’un lieu nommé Aigues-Mortes. Je n’ai jamais su ce que devinrent les gens de ma suite : je me souviens seulement que, lorsque le jour eut paru et que je fus revenue de l’évanouissement que m’avait causé l’approche de la mort, le vaisseau était partagé en deux et attaché à un banc de sable. Des paysans qui le virent accoururent, sur l’heure de midi, pour en piller les débris. Ils furent suivis de tous les gens de la contrée ; ils me trouvèrent dans un coin sur des planches avec deux femmes exténuées, comme moi, de frayeur et de faiblesse. On me fit descendre avec elles au rivage. Des jeunes gens s’emparèrent de ces pauvres filles, et les emmenèrent, celle-ci d’un côté, celle-là de l’autre. Je n’ai jamais su non plus ce qu’elles sont devenues. Deux de ces jeunes gens, qui étaient du nombre de ceux qui m’avaient conduite sur le rivage, voulurent aussi m’emmener avec eux, malgré la défense que je faisais et les larmes que je répandais. Ils me tiraient tantôt par le bras et tantôt par les cheveux, selon mon plus ou moins de résistance, et me conduisaient ainsi vers une forêt. Comme nous étions sur le point d’y arriver, je vis venir quatre cavaliers. Mes ravisseurs ne les eurent pas plus tôt aperçus, qu’ils me lâchèrent et s’enfuirent à toutes jambes. Les cavaliers, qui me parurent des personnes de considération et d’autorité, accoururent vers moi. Ils m’interrogèrent ; je répondis ; mais ils ne purent m’entendre, et je ne les entendais pas. Après avoir parlé quelque temps entre eux, et m’avoir fait plusieurs signes auxquels je répondis du mieux que je pus, ils me firent monter sur leurs chevaux, et me menèrent dans un monastère de femmes, qu’on appelle religieuses, dont toute l’occupation est de prier Dieu, selon la loi du pays. Je fus très-bien reçue de toutes ces dames, avec lesquelles j’ai dévotement servi une de leurs idoles favorites. On l’appelle saint Croissant, pour lequel saint, les femmes de ce pays-là ont une très-grande dévotion. Quelque temps après, lorsque j’eus appris leur langue, elles me demandèrent qui j’étais et quelle était ma patrie. Dans la crainte d’être chassée de leur maison, où les hommes n’entraient jamais, je n’eus garde de leur dire que j’avais une religion ennemie de la leur ; c’est pourquoi je leur répondis que j’étais fille d’un gentilhomme de Chypre, qui m’avait envoyée à mon futur époux en Candie, où j’avais fait naufrage sur le point d’arriver. Quand la maîtresse de toutes ces femmes, qu’on appelait madame l’abbesse, m’eut demandé si je serais bien aise de retourner en Chypre, je répondis que je ne désirais autre chose. Elle me promit de m’y envoyer ; mais comme elle ne voulait point exposer mon honneur, dont elle paraissait très-jalouse, elle n’osa jamais me confier à aucune personne de Chypre, de peur que je ne tombasse en mauvaises mains. Je serais encore dans le monastère, si deux gentilshommes de France, qui devaient accompagner leurs femmes à Jérusalem, où elles allaient visiter le sépulcre où l’on croit que leur Dieu fut enseveli après que les Juifs l’eurent mis à mort, ne se fussent offerts de me conduire. L’un d’eux était parent de l’abbesse. Elle me recommanda à ces Français et à leurs femmes, et les pria de me rendre à mon père, en Chypre. Je ne saurais vous exprimer les égards que ces gentilshommes et ces dames eurent pour moi durant le voyage. Il n’est point de politesse que je n’en aie reçue. Nous abordâmes à Baffa après une navigation des plus heureuses. J’étais fort embarrassée, ne connaissant personne dans cet endroit, que j’avais indiqué comme le lieu de ma naissance. Je ne savais que dire à mes conducteurs, qui voulaient me présenter eux-mêmes à mon père, ainsi qu’ils l’avaient promis à l’abbesse du monastère. Par bonheur que, dans le moment que nous descendions à terre, Dieu, qui eut sans doute pitié de mon embarras, conduisit Antigone au rivage. Je le reconnus et l’appelai aussitôt en notre langue pour n’être point entendue des gentilshommes, et le priai de me faire passer pour sa fille. Il me comprit à merveille ; et, après m’avoir bien embrassée, il fit mille remercîments à mes généreux conducteurs, qu’il traita ensuite selon ses petites facultés. Trois ou quatre jours après, Antigone me mena de Baffa à la cour du roi de Chypre, qui, comme vous l’avez vu, m’a envoyé vers vous, avec des honneurs qui méritent votre reconnaissance et toute la mienne. Si j’ai omis quelque circonstance dans ce récit, Antigone, qui m’a entendue raconter plusieurs fois l’histoire de mes malheurs, se fera un plaisir d’y suppléer. »
Le sage et prudent Antigone, se tournant alors vers le soudan : « Monseigneur, lui dit-il, ce que la princesse vient de vous dire s’accorde parfaitement avec ce qu’elle m’a plusieurs fois raconté, et avec ce que m’ont dit également les gentilshommes et les dames qui l’ont amenée en Chypre ; mais elle a oublié une circonstance, ou plutôt sa modestie la lui fait passer sous silence : c’est l’éloge que ces chrétiens m’ont fait de la conduite irréprochable qu’elle a menée dans le monastère, de ses sentiments nobles et dignes du sang illustre qui lui a donné le jour, et surtout de ses bonnes mœurs. Elle n’a pas jugé non plus à propos de vous dire les vifs regrets qu’ils ont témoignés et les larmes qu’ils ont répandues en lui faisant leurs adieux. S’il fallait, en un mot, vous répéter tous les éloges qu’ils ont donnés à ses vertus, un jour entier ne suffirait pas. Aussi pouvez-vous vous vanter, monseigneur, d’après ce qu’ils m’ont dit, et d’après ce que j’ai vu par moi-même, d’avoir la fille la plus belle, la plus honnête, la plus sage que puisse avoir un monarque. »
Le soudan entendit tout ce récit avec la plus grande satisfaction, et demanda plusieurs fois à Dieu la grâce de pouvoir un jour reconnaître les divers services qu’on avait rendus à sa fille.
Quelques jours après, il combla Antigone de présents, et lui permit de retourner en Chypre. Il le chargea de témoigner sa reconnaissance au roi, et lui remit plusieurs lettres, où il le remerciait lui-même, en attendant de pouvoir lui envoyer des ambassadeurs, et des présents dignes de la marque d’amitié qu’il en avait reçue.
Désirant ensuite d’achever ce qui était commencé, c’est-à-dire le mariage de sa fille avec le roi de Garbe, il fit savoir à ce prince tout ce qui s’était passé, lui marquant que, s’il persistait dans ses sentiments, il envoyât prendre sa fiancée. Ce monarque fut enchanté d’apprendre qu’Alaciel vivait encore. Il l’envoya quérir, et la reçut avec une joie inexprimable. Cette princesse, qui avait eu successivement huit amants, et qui avait couché plus de mille fois avec eux, entra dans le lit du monarque comme pucelle, fit accroire à son époux qu’elle l’était véritablement et vécut avec lui dans une longue et parfaite union. Aussi dit-on communément que bouche baisée ne perd ni son coloris ni sa fraîcheur, et qu’elle se renouvelle comme la lune.
L’empire romain étant passé des Français aux Allemands, ces deux nations se déclarèrent une haine implacable, et par conséquent une guerre continuelle. Le roi de France ne se borna point à défendre ses États, il voulut encore tenter d’en reculer les bornes. Il rassembla pour cet effet toutes les forces de son royaume, et, suivi de son fils, il marcha à la tête d’une armée formidable contre l’ennemi. Avant d’aller à cette expédition, il crut qu’il convenait de pourvoir au gouvernement de son royaume pendant son absence, afin d’éviter le trouble et les séditions. Il jeta les yeux sur Gautier, comte d’Angers, son vassal, homme d’un jugement profond et d’une sagesse consommée. Ce seigneur avait de plus grands talents pour la guerre ; mais soit que le roi comptât plus sur sa fidélité que sur celle d’un autre, soit qu’il le crût plus disposé à goûter les douceurs de la paix qu’à supporter les fatigues de la guerre, il lui confia l’administration des affaires, et le laissa à Paris avec le titre de lieutenant général du royaume.
Le comte commença à remplir avec beaucoup de prudence les pénibles fonctions dont il s’était chargé. Quoiqu’il eût plein pouvoir, et qu’il ne fût nullement obligé de consulter personne, il ne laissait pas, dans les affaires tant soit peu importantes, de prendre l’avis de la reine et de sa belle-fille. Ces deux princesses avaient été confiées à sa garde et à ses soins. Il se faisait néanmoins un devoir de les traiter comme ses supérieures, sans jamais se prévaloir de l’espèce d’autorité qu’il avait sur elles. Il était âgé de quarante ans, bien fait de sa personne, et avait la plus heureuse et la plus agréable physionomie du monde. Sa taille était haute, régulière ; sa marche noble et aisée ; de plus, il était l’homme de son siècle le plus plein de grâces, et celui qui mettait le plus de goût et d’élégance dans sa parure.
Peu de temps après avoir été élevé à la dignité de gouverneur du royaume, il eut le malheur de perdre sa femme, qui lui laissa un fils et une fille, tous deux en bas âge.
Les affaires du gouvernement le mettaient dans le cas de voir fréquemment la reine et sa belle-fille. Celle-ci prenait plaisir à s’entretenir avec lui, et le recevait toujours avec beaucoup d’égards. À force de le pratiquer, elle se sentit une tendre inclination pour lui. Plus elle était à portée d’admirer ses agréments et ses vertus, et plus son inclination se fortifiait. Enfin elle en devint tout à fait amoureuse, sans pouvoir résister à son penchant. Sa jeunesse, sa fraîcheur, son rang, et d’autres considérations jointes au veuvage du comte, lui persuadaient qu’elle pourrait parvenir aisément à s’en faire aimer. La honte de se déclarer était le seul obstacle qui l’arrêtait ; mais elle se fit bientôt une loi de la surmonter, et n’écouta plus la voix de la pudeur.
Un jour, se trouvant seule, elle l’envoya chercher, comme si elle eût eu des affaires à lui communiquer. Le comte, bien éloigné de soupçonner les intentions de la princesse, quitte tout et se rend à ses ordres. La princesse le fait asseoir sur son lit de repos et se met à côté de lui. Le comte lui demande pourquoi elle le fait appeler. La princesse ne répond rien. Il répète la même question : la dame, rouge d’amour et de honte, les yeux mouillés de larmes, tremblante, ne lui répond que par des soupirs et des mots entrecoupés, auxquels le comte ne comprend rien. Enfin, enhardie par sa passion : « Mon doux et tendre ami, lui dit-elle, vous avez trop de lumières et trop d’expérience pour ne pas connaître jusqu’où va la fragilité des hommes et des femmes, et pour ignorer que l’un de ces deux sexes est beaucoup plus faible que l’autre. Dans l’esprit d’un juge équitable, un péché est plus ou moins grand, selon la qualité des personnes qui le commettent. Qui oserait nier, par exemple, qu’une femme qui, pour gagner sa vie, n’aurait d’autre ressource que son travail, ne fût plus coupable de s’amuser à faire l’amour qu’une dame riche, opulente, qui aurait tout à souhait ? Personne assurément. C’est pourquoi je pense que les commodités de la vie doivent, en grande partie, servir d’excuse à la femme qui en jouit, lorsqu’elle se livre aux penchants de l’amour ; elle est surtout excusable, et même justifiée, si l’objet qu’elle aime est un homme sage et vertueux. Ces raisons et plusieurs autres, entre lesquelles je compte ma grande jeunesse et l’éloignement de mon mari, m’ont rendue amoureuse de vous, et portent avec elle ma justification. Il me sied mal, sans doute, de vous faire un semblable aveu ; mais un amour aussi violent que le mien se met au-dessus des bienséances ; les personnes de mon rang seraient martyres toute leur vie, si elles suivaient l’usage ordinaire. Je ne crains pas de vous l’avouer, mon cher ami, dans les ennuis que me cause l’absence de mon mari, ce petit dieu qui a soumis et soumet encore tous les jours, non-seulement les femmes faibles, mais les hommes les plus forts et les plus courageux, ce dieu, dis-je, a blessé mon cœur d’un trait enflammé, et y a allumé la passion la plus tendre et la plus vive pour vous. Je sais que, si elle paraissait à découvert, elle serait condamnable ; mais cachée sous les voiles du mystère, elle ne peut avoir rien de criminel. Votre figure, vos agréments, votre mérite, sont plus que suffisants pour l’excuser. Non, quelque passionnée que je sois, je ne me suis pas aveuglée sur le choix que j’ai fait. Vous êtes, aux yeux de tous ceux qui vous connaissent, le plus aimable, le mieux fait et le plus sage de tous les hommes de France. Songez donc que je suis depuis quelque temps sans mari ; songez que vous n’avez plus de femme ; songez à ce que l’amour que vous m’avez inspiré me porte à faire dans ce moment, et vous ne me refuserez pas le vôtre. Prenez pitié d’une jeune femme qui sèche de langueur, et qu’il ne tient qu’à vous de rendre heureuse… » Les larmes qu’elle répandit à ces mots l’empêchèrent de continuer. Elle voulut vainement reprendre la parole, l’excès de sa passion avait étouffé sa voix tremblante ; et, tout à fait décontenancée, elle n’eut que la force de pencher la tête sur le sein du comte.
Ce brave chevalier, surpris et humilié de l’étrange discours qu’il venait d’entendre, s’écria alors en la repoussant : « À quoi pensez-vous donc, madame, et pour qui me prenez-vous ? Mon honneur m’est trop précieux, et je sais trop ce qu’il me dicte, pour ne pas blâmer un amour si extravagant. Je souffrirais mille morts plutôt que de faire un pareil outrage à mon maître. »
À cette réponse inattendue, la princesse, passant subitement de l’amour à la fureur : « Ingrat ! lui dit-elle, n’est-ce pas assez d’avoir le chagrin de faire les avances, sans avoir la honte de me voir refusée ? Tu veux donc ma mort, barbare ? Eh bien, puisque tu ne crains pas de m’exposer à mourir de rage et de désespoir, tu en seras la victime : car, ou j’attirerai la mort sur ta tête, ou tu périras dans un exil ignominieux. » À ces mots elle s’arrache les cheveux, déchire ses habits, et crie de toutes ses forces : « Au secours ! au secours ! le comte d’Angers en veut à mon honneur ! »
Le comte, considérant que l’élévation de sa fortune lui avait fait plusieurs envieux qui seraient ravis de profiter de cette calomnie pour le perdre, et craignant, malgré le bon témoignage de sa conscience, de ne pouvoir confondre l’imposture de la princesse, sort promptement du palais, arrive à son hôtel, et, sans faire d’autres réflexions, prend ses deux enfants et s’enfuit à Calais.
Aux cris de la princesse étaient accourues plusieurs personnes, qui, la voyant éplorée et fondant en larmes, ne doutèrent point de la vérité du récit qu’elle leur fit. Il leur vint alors dans l’esprit que le comte n’avait mis en usage tout ce que la parure a de plus attrayant et la gaieté de plus aimable qu’afin de séduire la princesse et de parvenir à ses fins. Il ne fut pas plus tôt parti, qu’on alla chez lui pour l’arrêter ; mais, ne le trouvant pas, la populace s’assembla, entra dans l’hôtel, le pilla, saccagea tout et le démolit jusqu’aux fondements.
Le roi et son fils reçurent bientôt au camp cette nouvelle, accompagnée de toutes les circonstances qui pouvaient rendre le comte odieux. Ils furent tellement outragés de cet attentat, qu’ils étendirent la punition du prétendu coupable sur ses enfants, en les condamnant, eux et leur postérité, à un bannissement perpétuel ; et l’on promit une grande récompense à ceux qui leur livreraient le père, mort ou vif.
Le vertueux Gautier, qui, tout innocent qu’il était, semblait, par sa fuite, s’être déclaré criminel, arriva à Calais, avec ses deux enfants, sans se faire connaître. Il passa tout de suite en Angleterre, et marcha droit à Londres, sous l’habit de mendiant. La première leçon qu’il fit à ses enfants fut de leur recommander de souffrir patiemment la pauvreté où la fortune les avait réduits, et de ne déclarer jamais à qui que ce fût, s’ils ne voulaient s’exposer à perdre la vie, ni d’où ils étaient, ni qui était leur père.
Le garçon, appelé Louis, avait environ neuf ans, et la fille, qui s’appelait Violente, pouvait en avoir sept. L’un et l’autre saisirent, autant que leur âge pouvait le permettre, les instructions de leur père, et en profitèrent très-bien, comme on le verra dans la suite. Il les fit changer de nom, pour les mieux déguiser ; donna celui de Perrot au garçon, et celui de Jeannette à la fille. Entrés dans la ville de Londres sous de mauvais haillons, ils vécurent fort petitement ; et après avoir épuisé le peu d’argent qu’ils avaient, ils se virent contraints de demander l’aumône. S’étant trouvés un matin à la porte d’une église, à l’heure qu’on en sortait, la femme d’un secrétaire d’État, voyant le comte et ses enfants qui mendiaient, lui demanda d’où il était, et si ces enfants lui appartenaient. Gautier répondit qu’il était de Picardie, et qu’une fâcheuse affaire, arrivée à son fils aîné, l’avait obligé de s’expatrier avec ses deux autres enfants. La dame, naturellement sensible et compatissante, regardant la petite fille, et la trouvant tout à fait gentille et fort à son gré : « Bon homme, dit-elle au comte, si tu veux me laisser prendre cette petite enfant, dont la physionomie me plaît beaucoup, je m’en chargerai volontiers ; et si elle veut être sage, je pourrai la bien établir dans la suite. » Le père, charmé de la proposition, répondit conformément aux désirs de la dame ; et après avoir dit un tendre adieu à sa fille, il la remit entre ses mains, en la lui recommandant très-fort.
Le comte, ayant trouvé un bon asile à sa fille, voulut aller chercher fortune ailleurs. Il traversa l’île avec Perrot, en mendiant son pain, et arriva dans la principauté de Galles, non sans beaucoup de temps et de fatigue, n’étant pas accoutumé de voyager à pied.
Il y avait dans cette province un maréchal du roi d’Angleterre, qui en était gouverneur, et qui faisait une grosse dépense. Le comte et son fils, se trouvant dans la ville où ce seigneur faisait sa résidence, allaient souvent devant son hôtel, et entraient quelquefois dans la cour, pour demander l’aumône. Le fils du gouverneur s’y amusait souvent, avec d’autres enfants de qualité, à jouer et à polissonner. Perrot se mêla un jour avec eux, et se tira avec beaucoup plus d’adresse et de grâce que les autres de ces petits exercices ; il fut remarqué du maréchal, qui, charmé des manières de cet enfant, demanda à qui il appartenait. On lui dit que c’était le fils d’un pauvre homme, qui venait souvent demander son pain à la porte. Il fait appeler le père, et lui propose de lui céder cet enfant, en lui promettant d’en prendre soin. Le comte, qui ne désirait pas mieux, le lui accorda bien volontiers, quoique cette séparation coûtât beaucoup à son cœur.
Après avoir ainsi placé son fils et sa fille, il résolut de quitter l’Angleterre, et passa du mieux qu’il put en Irlande. Arrivé à Stanfordvint, il se mit au service d’un gentilhomme du pays. Quoiqu’il n’y fût pas trop bien, il y demeura longtemps en qualité de page ou de valet.
Cependant Violente, qui n’était plus connue que sous le nom de Jeannette, étant devenue grande et belle, avait su gagner l’affection et les bonnes grâces de sa bienfaitrice. Sa bonne conduite lui avait également mérité l’estime et l’amitié du mari. Toutes les personnes de sa maison, et généralement tous ceux qui la connaissaient, en faisaient cas. On ne pouvait la regarder sans admiration, et on jugeait à ses manières et à son maintien qu’elle était digne d’une grande fortune et d’un rang élevé. La dame, qui n’avait pu découvrir sa véritable origine, mais qui la soupçonnait honnête à un certain point, pensait à la marier à quelque artisan aisé et de bonnes mœurs ; mais Dieu, qui laisse rarement la vertu sans récompense, et qui ne voulait point lui faire supporter le crime d’un autre, avait arrangé les choses tout autrement, et ne permit point qu’elle fût mariée à des personnes d’un rang médiocre et indigne de la noblesse de sa naissance.
Le secrétaire d’État et sa femme n’avaient qu’un fils unique, qu’ils aimaient fort tendrement, et qui, à la vérité, méritait leur tendresse par les heureuses qualités dont il était doué. Une figure aimable, une taille bien prise et dégagée, un caractère plein de douceur, de la politesse et du courage, voilà ce qui le distinguait avantageusement des jeunes gens de son âge. Ce jeune homme, qui avait six ans de plus que Jeannette, la trouvait si honnête, si gracieuse et si jolie, qu’il ne se lassait point d’avoir des attentions pour elle. Il se plaisait à sa société, et en devint insensiblement si amoureux, qu’il ne voulait penser à d’autre objet ; mais la croyant d’une naissance obscure, non-seulement il n’osait la demander pour femme à son père, mais il n’osait même pas s’ouvrir sur les sentiments qu’elle lui avait inspirés, craignant qu’on ne lui reprochât cet amour comme indigne de lui. Il cachait donc sa passion avec soin, et cette contrainte la rendait beaucoup plus vive. Consumé de tristesse et de langueur, il tomba dangereusement malade. Les médecins ne pouvant connaître les symptômes ni la cause de son mal, désespérèrent de sa guérison. Le père et la mère étaient inconsolables du triste état de leur fils. Ils le conjuraient sans cesse, les larmes aux yeux, de leur déclarer ce qui causait sa maladie. Le fils ne leur répondait autre chose sinon qu’il se sentait accablé, et accompagnait cette réponse de profonds soupirs. Jeannette, qui, pour faire sa cour au père et à la mère, en prenait un soin particulier, entra un jour dans sa chambre, dans le moment qu’un jeune mais très-habile médecin lui tâtait le pouls. Le malade ne l’eut pas plus tôt aperçue, que son cœur, vivement ému par sa présence, éprouva une agitation qui rendit les pulsations du pouls beaucoup plus fortes. Quoiqu’il n’eût proféré aucun mot, ni laissé paraître aucune émotion sur son visage, le médecin, sentant aussitôt son pouls qui redoublait, et se doutant de quelque chose, ne bougea point, pour voir combien durerait ce battement précipité. Le pouls reprit son mouvement ordinaire dès que Jeannette fut sortie. L’habile médecin crut alors avoir découvert en partie la cause du mal. Pour mieux s’assurer du fait, sous prétexte de demander quelque chose, il fit rappeler Jeannette, tenant toujours le bras de son malade. Jeannette reparaît, et le pouls de reprendre aussitôt le galop, qu’il ne quitta que lorsqu’elle fut éloignée. Le médecin, ne doutant plus qu’il n’eût découvert la véritable cause du mal, va trouver le père et la mère, et les ayant pris en particulier : « La guérison de monsieur votre fils, leur dit-il, ne dépend point de mon art, elle est entre les mains de Jeannette ; je l’ai reconnu à des signes certains, quoique la demoiselle n’en sache rien elle-même, autant du moins que j’en puisse juger par les apparences. Voyez maintenant ce que vous avez à faire. Je dois seulement vous avertir que si la vie de votre fils vous est chère, il faut au plus tôt apporter remède à son mal ou je ne réponds pas de sa guérison ; car, pour peu que sa langueur continue, toute la médecine sera hors d’état de le sauver. »
Le père et la mère demeurèrent interdits à cette nouvelle. Ils furent cependant charmés d’apprendre que le mal de leur fils n’était pas sans remède, espérant qu’il ne serait peut-être pas nécessaire de lui donner Jeannette pour épouse. Ils allèrent le voir dès que le médecin fut sorti, « Mon fils, lui dit sa mère en l’abordant, je n’aurais jamais cru que tu m’eusses caché le secret de tes désirs, surtout quand ta vie en dépend. Tu devais et tu dois être assuré qu’il n’est rien au monde de faisable, fût-ce quelque chose de peu décent, que je ne fisse pour toi. Tu ne m’as pourtant pas ouvert ton cœur ; mais le Seigneur, touché de ton état, ne voulant pas ta mort, m’a fait connaître la cause de ton mal, qui n’est autre chose qu’un mal d’amour. Pourquoi as-tu craint de m’en faire l’aveu ? Ne sais-je pas que c’est une faiblesse commune et pardonnable aux jeunes gens de ton âge ? Pouvais-tu croire que je t’en estimerais moins ? Au contraire, je t’en aime davantage ; car ce besoin de la nature me prouve que tu n’en as pas été disgracié. Ne te cache donc plus, mon cher fils. Déclare-moi tous tes sentiments, et compte sur l’indulgence d’une mère qui t’aime de tout son cœur. Bannis cette mélancolie qui te consume, et ne songe plus qu’à ta guérison. Tu me verras disposée à faire tout ce qui pourra t’être agréable, sois-en persuadé. Éloigne de ton esprit toute crainte et toute timidité ; parle hardiment : puis-je quelque chose auprès de celle que tu aimes ? Je te permets de me regarder comme la plus cruelle des mères, si tu ne me vois employer mes soins pour te servir. »
À ce discours, le fils éprouva d’abord quelque honte ; mais, encouragé par les invitations, les prévenances de sa mère, et réfléchissant que personne ne pouvait mieux lui faire obtenir ce qu’il désirait, il secoua bientôt sa timidité, et lui parla en ces termes :
« Ce qui m’a porté, madame, à cacher mon amour, c’est de voir que la plupart des hommes ne veulent jamais, quand ils ont atteint l’âge mûr, se rappeler qu’ils ont été jeunes. Mais puisque je vous trouve raisonnable et de bonne composition sur ce point, non-seulement je conviendrai de la vérité de votre observation, mais je vous ferai connaître l’objet dont je suis épris, si vous me promettez de me la faire obtenir. Ce n’est que par ce moyen que vous me rendrez la vie ; je vous devrai de plus mon bonheur. »
La mère, qui comptait un peu trop sur la complaisance de Jeannette, et qui ne pensait pas que la vertu de cette fille serait un obstacle à son projet, lui répondit qu’il n’avait qu’à lui nommer en assurance l’objet de son amour. « Vous saurez donc, madame, que c’est de votre Jeannette que je suis épris : je n’ai pu me défendre de l’aimer en considérant sa beauté et les rares qualités dont elle est pourvue. Comme j’ai désespéré de la rendre sensible, et que j’ai imaginé que vous ne consentiriez pas à me la donner pour femme, je n’ai jamais osé confier mon amour à qui que ce soit, pas même à Jeannette ; et c’est là ce qui me réduit dans l’état où vous me voyez. Mais, je vous en avertis, si ce que vous me promettez venait à ne pas réussir, de manière ou d’autre, vous pouvez compter que je ne vivrai pas longtemps. »
La mère, voyant que le jeune homme avait besoin de consolation, et que ce n’était pas le moment de lui faire des représentations : « Mon fils, lui dit-elle en souriant, si c’est là l’unique cause de ton mal, tu peux être tranquille ; ne songe qu’à te rétablir, et laisse-moi faire ; tu auras lieu d’être content. »
Le jeune homme, plein d’espérance, ne tarda pas à donner des marques sensibles de rétablissement. La mère, enchantée de lui voir reprendre son embonpoint, se disposa à exécuter ce qu’elle lui avait promis. Elle ne savait trop comment s’y prendre, tant elle avait bonne opinion de la vertu de Jeannette ; mais enfin elle se détermina à la sonder, et lui demanda, par manière de plaisanterie, si elle n’avait point d’amoureux. Jeannette répondit en rougissant qu’elle ne voyait pas que cela fût nécessaire, ajoutant qu’il siérait mal à une pauvre demoiselle, chassée de sa patrie, et ne subsistant que par le secours d’autrui, de songer à l’amour. « Cependant, répliqua la dame, je ne veux point qu’une fille aussi aimable et aussi jolie soit sans amant, et je me flatte que vous serez satisfaite de celui que je vous destine. – Je sens, madame, répliqua Jeannette, qu’après avoir été tirée par vous de l’état de mendicité où mon père est peut-être encore réduit, et avoir été élevée chez vous comme votre propre fille, je sens, dis-je, que je devrais me soumettre aveuglément à tout ce qui peut vous être agréable ; mais vous me dispenserez de vous obéir en ceci, à moins que vous n’entendiez me faire épouser celui que vous me destinez pour amoureux ; dans ce cas, il pourra compter sur toute ma tendresse. L’honneur, vous le savez, est le seul bien que j’aie reçu en héritage de mes parents ; je dois et je veux le conserver précieusement et sans tache jusqu’à mon dernier soupir. »
Cette réponse n’était point conforme aux désirs de la dame, qui ne se proposait rien moins que de faire de cette fille la conquête de son fils. Elle ne laissa pas de l’approuver dans le fond de son âme. L’intérêt qui l’animait était pourtant trop fort pour qu’elle lâchât prise. Elle insista donc, en lui disant, d’un ton de surprise : « Comment, Jeannette ! si le roi, qui est jeune et bien fait, était épris de votre beauté, et qu’il vous demandât quelque faveur, vous auriez le courage de la lui refuser ? – Le roi, répliqua Jeannette sans hésiter, pourrait user de violence ; mais j’ose vous assurer que je ne consentirais jamais à rien qui ne fût d’accord avec l’honnêteté. »
La dame, admirant la vertu et la fermeté de cette aimable enfant, ne poussa pas plus loin ses tentatives ; mais, voulant la mettre à l’épreuve, elle dit à son fils que, lorsqu’il serait guéri, elle lui donnerait des facilités pour l’entretenir seule dans une chambre, et que, dans ce tête-à-tête, il essayerait de la rendre sensible, lui faisant sentir qu’il ne lui convenait pas de l’en prier elle-même, puisque ce serait jouer évidemment le rôle d’entremetteuse.
Le jeune homme, peu satisfait de cette proposition, et voyant qu’on ne lui tenait point parole, retomba dans son premier état. Sa mère, le voyant empirer tous les jours, et craignant plus que jamais pour sa vie, passa enfin sur toutes les bienséances, et s’ouvrit nettement à Jeannette ; mais l’ayant trouvée inébranlable, et ayant fait part à son mari de l’inutilité de toutes ses tentatives, ils se déterminèrent à la fin, l’un et l’autre, à la donner pour femme à leur fils. Ce ne fut pas sans regret qu’ils prirent ce parti ; mais ils aimèrent mieux voir leur enfant marié à une personne qui ne leur paraissait pas faite pour lui, que de le voir mourir de douleur. Jeannette bénit Dieu de ne l’avoir point oubliée. Quelque brillant que fût pour elle un tel mariage, elle ne voulut cependant pas dévoiler sa véritable origine, et se contenta toujours de prendre le nom de fille d’un Picard. Le malade recouvra dans peu de temps toutes ses forces, ainsi que sa gaieté ; et quand le mariage fut fait, il s’estima l’homme du monde le plus heureux, et se donna du plaisir en toute liberté.
Perrot, domestique dans la maison du gouverneur de la principauté de Galles, était devenu grand, et avait su, comme sa sœur, gagner les bonnes grâces de son maître ; son esprit, sa sagesse et sa bonne mine le faisaient rechercher. Personne ne maniait mieux que lui une lance, et n’était plus habile dans tous les exercices militaires de ce temps-là ; il faisait, en un mot, l’admiration de tout le monde. Les gentilshommes l’appelaient Perrot le Picard, et sous ce nom il était connu et renommé dans toute l’île. Dieu, qui n’avait point oublié la sœur, n’abandonna pas le frère. Il le préserva d’une maladie contagieuse qui se fit sentir dans cette contrée et qui enleva la moitié des habitants. Les trois quarts de ceux qu’elle avait épargnés s’étaient retirés dans les pays voisins, en sorte que la principauté de Galles semblait abandonnée et se trouvait presque déserte. Le gouverneur, sa femme, son fils, ses neveux, ses parents, avaient été les victimes de la contagion. Une fille du gouverneur fut tout ce qui resta de cette illustre famille. Cette demoiselle, devenue héritière des biens de toute sa parenté, était en âge d’être mariée, lorsque la peste eut cessé ses ravages. Perrot ne l’avait point quittée et en avait eu grand soin. La reconnaissance qu’elle en eut, jointe au mérite qu’elle lui connaissait, lui inspira du goût pour ce jeune homme, et elle crut ne pouvoir rien faire de mieux que de l’épouser, suivant en cela le conseil des personnes de confiance qui lui restaient. Elle lui apporta ainsi le riche héritage de ses parents, et l’en fit seigneur. Peu de temps après, le roi d’Angleterre ayant appris la mort du maréchal, et étant informé du rare mérite et de la valeur du fortuné Picard, lui donna toutes les places que son beau-père avait occupées. Tel fut l’heureux sort des deux enfants du comte d’Angers, qui, loin de soupçonner leur grande fortune, les regardait alors comme des enfants perdus.
Dix-huit ans s’étaient écoulés depuis que ce père infortuné s’était enfui de Paris. Il avait éprouvé bien des adversités, lorsque, se voyant déjà vieux et las de souffrir, il eut le désir de savoir quel avait été le sort de ses enfants. Le travail et l’âge avaient totalement changé les traits de son visage ; cependant, comme l’exercice qu’il avait fait depuis l’avait rendu plus agile et plus robuste qu’il ne l’était dans sa jeunesse, passée dans le repos, il quitta l’Irlandais chez lequel il avait toujours demeuré, et partit pour le pays de Galles, fort pauvre et mal vêtu. Il arriva dans la ville où il avait laissé Perrot. Il le trouva gouverneur du pays, bien fait de sa personne et en bonne santé. Il en eut, comme on l’imagine aisément, beaucoup de joie ; mais il jugea à propos de ne se faire connaître qu’il n’eût su auparavant ce que Jeannette était devenue. Il continua donc sa route, et ne s’arrêta point qu’il ne fût arrivé à Londres. Il s’informe secrètement de la dame à laquelle il l’avait laissée, et apprend que Jeannette était mariée avec le fils de cette dame, ce qui lui fit un plaisir qu’on ne saurait exprimer. Ce fut alors que la prospérité de ses enfants le consola de toutes ses souffrances. Le désir de voir sa fille le faisait rôder tous les jours autour de son hôtel. Un jour Jacquet Lamyens, mari de Jeannette, voyant ce bon vieillard, et touché de compassion pour son triste état, donna ordre a un de ses gens de le faire entrer et de lui donner à manger.
Jeannette avait déjà plusieurs enfants, dont le plus âgé touchait à sa huitième année. Ces petits enfants, voyant manger le comte, se mirent autour de lui, et lui firent mille caresses, comme si la nature leur eût fait sentir que ce bonhomme était leur grand-père. Le comte, les reconnaissant pour ses neveux, leur fit beaucoup d’amitié et loua leur gentillesse, ce qui fit que ces enfants ne voulaient point le quitter, quoique le gouverneur les appelât. La mère vint elle-même, et les menaça de les battre, s’ils n’obéissaient à leur maître. Les enfants commencèrent à pleurer, en disant qu’ils demeureraient auprès de ce bon vieillard, qui leur plaisait plus que leur gouverneur. Ces paroles firent éclater de rire la dame. L’infortuné comte ne put s’empêcher d’en rire aussi. Il s’était levé pour saluer Jeannette, non comme sa fille, mais comme la dame et la maîtresse du logis. Il la regardait avec un plaisir extrême ; mais il n’en fut point reconnu, parce qu’il était tout à fait changé, étant devenu vieux, maigre, noir et barbu. La mère, voyant l’empressement de ses enfants pour cet homme, dit à leur gouverneur de les laisser encore quelque temps avec lui, puisqu’ils pleuraient de ce qu’on voulait les en éloigner. À peine fut-elle sortie, que son mari entra. Ayant appris du gouverneur ce qui venait de se passer, et faisant peu de cas de la naissance de sa femme : « Laissez-les, lui dit-il d’un ton plein d’orgueil et de dépit, laissez-les dans les sentiments que Dieu leur a donnés ; ils tiennent du lieu d’où ils sortent : ils sont nés d’une mère de basse extraction, et ils aiment la bassesse. » Le comte entendit ces paroles et en fut outré ; mais comme il s’était accoutumé aux humiliations, il ne répondit rien, et se contenta de hausser les épaules. Jacquet n’était rien moins que charmé des caresses que ses enfants faisaient à ce pauvre étranger ; néanmoins, il les aimait tant, qu’il poussa la complaisance jusqu’à offrir à son beau-père de lui donner quelque emploi dans sa maison, s’il voulait y rester. Le beau-père répondit qu’il en serait très-aise, ajoutant qu’il ne savait que panser les chevaux, n’ayant jamais fait autre chose depuis une longue suite d’années. Il fut retenu à cette condition, qu’il remplit au mieux. Son grand plaisir, quand il avait fini sa besogne, était d’amuser et de divertir ses petits-fils, qui se faisaient une fête de rire et de jouer avec lui.
Pendant que la fortune traitait ainsi le comte d’Angers, le roi de France, après plusieurs trêves faites avec les Allemands, termina sa carrière. Son fils, le même dont la femme avait causé l’exil du comte, succéda à sa couronne. La dernière trêve expirée, la guerre recommença avec plus de fureur que jamais. Le nouveau roi demanda du secours au roi d’Angleterre, son parent, qui lui envoya un corps considérable de troupes, sous le commandement de Perrot et de Jacquet Lamyens. Le comte d’Angers, qui n’avait jamais osé se faire connaître depuis sa proscription, ne craignit pas de suivre son gendre en qualité de palefrenier. Il demeura quelque temps au camp, sans être reconnu de personne. Malgré la bassesse de son emploi, comme il était fort expérimenté dans l’art de la guerre, il trouva moyen de se rendre utile, par les vues qu’il fit parvenir ou qu’il donna lui-même à ceux qui avaient le commandement de l’armée.
La nouvelle reine ne jouit pas longtemps des honneurs du diadème. Elle tomba dangereusement malade durant cette guerre, et mourut peu de jours après. Lorsqu’elle se sentit près de sa fin, touchée de repentir, elle fit appeler l’archevêque de Rouen, qui passait pour un saint homme, et se confessa à lui dévotement. Elle lui déclara que le comte d’Angers était innocent du crime dont elle l’avait accusé et le pria de la faire savoir au roi. Elle n’omit aucune circonstance ; et pour rendre l’aveu de son péché plus authentique, elle le fit en présence de plusieurs personnes de la première qualité, et finit par les solliciter de se réunir au prélat, pour prier le roi de rappeler le comte et ses enfants, s’ils vivaient encore, et de les faire rentrer dans tous leurs biens.
Le roi ne fut pas plutôt informé de la mort de la reine et du détail de sa confession, que, vivement touché de l’injuste disgrâce du comte d’Angers, il se hâta de faire publier à son de trompe, dans le camp et dans tout son royaume, qu’il récompenserait richement quiconque pourrait lui donner des nouvelles de cet infortuné ou de quelqu’un de ses enfants ; qu’il reconnaissait, par la confession publique de la reine, que ce seigneur était parfaitement innocent du crime pour lequel il avait été proscrit, et qu’il entendait le remettre dans son premier état, et même l’élever plus haut, pour le dédommager, lui et les siens, de leur injuste flétrissure.
À cette nouvelle, qui fit le plus grand bruit, le comte d’Angers alla trouver Jacquet, son maître, et le pria de se réunir avec Perrot, en leur disant qu’il voulait leur montrer celui que le roi de France cherchait. À peine furent-ils tous trois réunis dans le même lieu, que le comte d’Angers, dans son accoutrement de palefrenier, dit à Perrot, qui pensait déjà lui-même à se faire connaître et à se présenter au roi : « Perrot, sais-tu bien que Jacquet que voilà est le mari de ta sœur, et qu’il l’a épousée sans aucune dot ? Or, comme il convient qu’il en reçoive une, j’entends et prétends que lui seul ait la récompense promise à la personne qui te fera connaître ; je veux aussi qu’il obtienne celle qu’on destine à celui qui donnera des nouvelles de Violente, ta sœur et femme ; de même que celle qu’on se propose de donner à celui qui me présentera, moi, qui suis le comte d’Angers, ton père. » Perrot, hors de lui-même, en écoutant ces paroles, regarde fixement celui qui les profère, et le reconnaissant à travers le changement que ses traits avaient éprouvé, il se jette à ses genoux, les embrasse et s’écrie avec des larmes d’attendrissement : « Ah ! mon père ! mon cher père ! que j’ai de joie de vous revoir ! » Jacquet fut si surpris d’un tel événement, qu’il ne savait que penser ni que dire. Le tableau des mauvais traitements qu’il avait fait éprouver au vieillard pendant le temps qu’il avait été à son service, s’offrant aussitôt à sa mémoire, l’engage à se jeter à ses pieds et à lui demander mille pardons. Le comte le relève avec douceur et l’embrasse cordialement. Après s’être mutuellement conté leurs aventures, le fils et le gendre voulurent faire habiller le comte ; mais il s’y refusa constamment, désirant d’être présenté au monarque sous l’habit qu’il portait. Jacquet alla trouver le roi, et lui dit qu’il était en état de lui présenter le comte d’Angers, son fils et sa fille, dans le cas qu’il voulût lui accorder les récompenses promises. Le roi fit sur-le-champ apporter trois présents magnifiques, et lui dit qu’ils seraient à lui aussitôt qu’il aurait tenu sa promesse. Jacquet fait avancer son beau-père, avec son habit de palefrenier : « Sire, voilà le comte, lui dit-il, et voilà son fils, en montrant Perrot ; sa fille, qui est ma femme, n’est point ici, mais vous la verrez dans peu de jours. »
À force de regarder le comte d’Angers, le roi le reconnut, malgré le changement que l’âge, les fatigues et les chagrins avaient opéré dans toute sa personne. Il l’accueillit avec mille démonstrations de joie et d’amitié, et commanda qu’on lui donnât promptement des habits et un équipage dignes de sa naissance et de son rang. Il fit mille caresses à Perrot, et témoigna à Jacquet toute sa sensibilité pour le plaisir qu’il venait de lui faire. Il lui demanda par quel hasard son beau-père était son palefrenier et par quelle aventure il se trouvait le mari de sa fille. Après que Jacquet eut satisfait la curiosité du monarque, on lui remit la récompense promise. « Prenez ces beaux et riches présents de mon souverain, dit alors le comte à son gendre, et ne manquez pas, je vous prie, d’apprendre à votre père que vos enfants, mes neveux, ne sont pas nés dans la bassesse, du côté de leur mère. »
Jacquet se hâta d’écrire en Angleterre. Il attira sa femme à Paris. Perrot y appela la sienne. Après un long séjour dans cette ville, ils s’en retournèrent avec l’agrément du roi. Ce ne fut pas sans regret et sans répandre des pleurs qu’ils se séparèrent du comte d’Angers, qui demeura en France, où, après être rentré dans tous ses biens et avoir été élevé aux plus hautes dignités, il vécut encore plusieurs années, estimé, chéri et honoré plus que jamais de tout le monde.
Des affaires de commerce avaient appelé à Paris des négociants d’Italie. Ils étaient logés dans la même auberge, et se faisaient un plaisir de manger ensemble. Un soir, sur la fin du souper, étant plus gais qu’à l’ordinaire, ils se mirent à raconter des histoires de galanterie. La conversation tomba insensiblement sur leurs propres femmes, car ils étaient tous mariés. « Je ne sais ce que fait la mienne, dit l’un ; mais je sais bien que, lorsque je trouve l’occasion de goûter d’un mets étranger, j’en profite avec plaisir. – J’en fais tout autant, répondit un autre ; et il y a grande apparence que ma femme suit le même système : en tout cas, que je le croie ou non, il n’en sera ni plus ni moins. » Un troisième tint à peu près le même langage, et chacun parut persuadé que sa femme mettait le temps et l’absence du mari à profit. Un seul, nommé Bernard Lomelin, de Gênes, fut d’un sentiment contraire, du moins pour ce qui le regardait ; assurant que, par la grâce de Dieu, il avait la femme la plus honnête et la plus accomplie de toute l’Italie. Il fait ensuite l’énumération de ses belles qualités, l’éloge de sa beauté, de sa jeunesse, de sa vivacité, de la finesse de sa taille, de son amour pour le travail et de son adresse pour tout ouvrage de femme, ajoutant que le plus habile écuyer tranchant ne pouvait se flatter de servir à table avec plus d’aisance, de grâce et d’honnêteté. Il loua encore son habileté à manier un cheval, à élever un oiseau ; son talent pour la lecture, l’écriture, la tenue des livres de compte, et pour toutes les affaires de commerce. Après avoir ainsi loué ses différentes qualités, il en vint à l’objet en question, et soutint qu’il n’existait pas de femme plus chaste et plus vertueuse. Au moyen de quoi il était très-persuadé que, quand il serait absent dix ans de suite, toute la vie même, elle ne songerait jamais à lui faire d’infidélité.
Ces dernières paroles firent éclater de rire un jeune homme de la compagnie, nommé Ambroise de Plaisance. Pour se moquer de Bernard, il lui demanda si l’Empereur lui avait donné un privilège si singulier. Le Génois, un peu piqué, lui répondit que ce n’était point de l’Empereur qu’il tenait cette grâce, mais de Dieu même, qui avait un peu plus de puissance que l’Empereur. « Je ne doute point, réplique aussitôt Ambroise, que vous ne soyez de très-bonne foi, mais vous me permettrez de vous dire que ce n’est pas connaître la nature de la chose dont il s’agit que d’en parler comme vous faites. Si vous l’aviez examinée sans prévention, vous penseriez tout autrement. Ne vous figurez pas au reste, malgré ce que nous avons pu dire de nos femmes, que nous ayons plus sujet de nous en plaindre que vous de la vôtre ; mais nous n’en avons parlé de la sorte que d’après la connaissance que nous avons des personnes du sexe en général. Mais raisonnons un peu sur cette matière. N’est-il pas vrai, et tout le monde ne connaît-il pas que l’homme est l’animal le plus parfait qui soit sorti des mains du Créateur ? La femme ne tient donc que le second rang : aussi tout le monde s’accorde-t-il à dire que l’homme a plus de courage, de force et de constance, et que la femme est timide et changeante. Je pourrais vous développer ici les raisons et les causes de cette différence ; mais il est inutile d’entrer à présent dans cette discussion, qui nous mènerait trop loin. Concluons seulement que si l’homme, étant plus ferme, plus fort et plus constant, ne peut résister, je ne dis pas à une femme qui le prévient et le provoque, mais même au seul désir qui le porte vers celle qui lui plaît ; s’il ne peut s’empêcher de tenter tous les moyens possibles d’en jouir ; s’il succombe enfin toutes les fois que l’occasion se présente, comment une femme, naturellement faible et fragile, pourra-t-elle se défendre des sollicitations, des flatteries, des présents, de tous les ressorts, en un mot, que fera jouer un amoureux passionné ? Pouvez-vous penser qu’elle résiste longtemps ? Vous avez beau en paraître persuadé, j’ai peine à croire que vous soyez assez simple pour être de bonne foi sur cet article. Quelque estimable que soit votre femme, elle est de chair et d’os comme les autres ; sujette aux mêmes passions, aux mêmes désirs, aux mêmes poursuites. Or, comme l’expérience prouve tous les jours que les autres succombent, il est très-possible et même très-vraisemblable qu’elle succombe aussi, toute vertueuse que je la suppose ; mais, quand cela ne serait que possible, vous ne devriez pas le nier aussi opiniâtrement que vous le faites.
– Je suis négociant et non philosophe, répondit Bernard ; comme négociant, je réponds que ce que vous dites peut arriver aux femmes qui n’ont point d’honneur ; mais je soutiens que celles qui en ont sont plus fermes, plus constantes, plus inébranlables que les hommes, qui, comme vous savez, sont continuellement occupés à tendre des piéges à leur vertu, et je suis intimement persuadé que ma femme est du nombre de ces dernières. – Si toutes les fois que les femmes ont des complaisances pour d’autres que pour leurs maris, reprit Ambroise, il leur venait une corne au front, je ne doute point que le nombre des infidèles ne fût très-petit ; mais comme il n’y a point de signe qui distingue les sages de celles qui ne le sont pas, leur honneur ne court aucun danger ; il n’y a que la publicité du fait qui puisse le leur faire perdre. Par conséquent, il n’est pas douteux que celles qui sont assurées du secret ne se livrent à leur penchant ; ce serait sottise de leur part si elles résistaient. D’où je conclus qu’il n’y a de prudes et de fidèles que celles qui n’ont pas été sollicitées, ou qui ont été refusées si elles ont fait elles-mêmes les avances. Quoique ce soit là le sentiment de tout le monde, je ne parlerais pas si positivement si moi-même je n’en avais fait mille fois l’expérience. J’ajoute hardiment que si je me trouvais auprès de votre femme, de cette femme si honnête, si vertueuse, il ne me faudrait pas beaucoup de temps pour la déterminer à faire avec moi ce que j’ai fait avec tant d’autres qui se piquaient comme elle d’une grande honnêteté.
– Cette contestation, répliqua Bernard tout en colère, nous mènerait trop loin ; ce ne seraient de part et d’autre qu’objections, que contradictions, et nous n’aurions jamais fini. Mais puisque vous êtes si prévenu contre la vertu des femmes, et que vous pensez qu’aucune ne pourrait vous résister, je gage ma tête à couper que tout votre talent échoue contre la mienne ; et si vous perdez, vous en serez quitte pour mille ducats. – Que ferais-je de votre tête, répondit Ambroise, qui commençait à s’échauffer, si je gagnais la gageure ? Mais si vous voulez être bien convaincu que je n’avance rien que je ne puisse exécuter, gagez cinq mille ducats, qui doivent vous être moins précieux que votre tête, contre mille des miens, et je suis votre homme. Quoique vous ne prescriviez point de temps, je ne demande que trois mois à dater de ce jour pour rendre votre femme docile à mes désirs. Si vous consentez à ma proposition, j’offre de vous apporter de si bonnes preuves du succès de mon voyage que vous en serez pleinement convaincu. Mais j’exige aussi de vous que vous ne viendrez pas à Gênes, et que vous n’écrirez point à votre Lucrèce pour l’informer du pari. » Bernard répondit qu’il ne demandait pas mieux, et il accepta les conditions. Les autres négociants, craignant que cette gageure n’eût des suites fâcheuses, firent de vains efforts pour la rompre. Ils étaient l’un et l’autre si échauffés qu’ils ne voulurent rien entendre, et qu’ils s’engagèrent par un écrit en forme.
Ambroise part le lendemain de Paris pour se rendre à Gênes. À peine est-il arrivé qu’il s’informe de la demeure et de la conduite de la dame. Apprenant par la voix du public qu’elle était encore plus prude, plus farouche que son mari n’avait dit, il crut avoir tenté une entreprise folle, dont il ne lui serait pas possible de venir à bout. Toutefois, ayant lié connaissance avec une vieille femme qui allait voir souvent la dame, et que celle-ci aimait beaucoup, il résolut de pousser plus loin l’aventure. Cette femme ne fut pas si facile qu’il l’avait imaginé. Il eut recours à l’argent et parvint à la séduire. Tout ce qu’elle put faire pour le service du galant fut de l’introduire par un stratagème dans la chambre de la vierge. Il fut conclu qu’Ambroise ferait faire un coffre à sa fantaisie, qu’il s’enfermerait dedans, et que la bonne femme, sous prétexte de voyage, prierait la femme de Bernard de le lui garder pour quelques jours, et de le placer, pour plus grande sûreté, dans un coin de la chambre où elle couchait. Ce qui fut dit fut fait. Vers le milieu de la nuit, lorsque Ambroise crut que la dame dormait d’un profond sommeil, il sortit du coffre, dont la serrure était de celles qui s’ouvrent par dedans et par dehors. Il trouve la chandelle allumée, car on n’était pas dans l’usage de l’éteindre ; elle lui sert à examiner la forme de l’appartement, les tapisseries, les tableaux, les autres ornements, et il grave l’idée de tous ces objets dans sa mémoire. Il s’approche ensuite du lit : la dame était couchée avec une petite fille. Les voyant toutes deux dormir profondément, il découvre la mère avec une grande précaution, et trouve que ses charmes les plus cachés répondaient parfaitement à ceux de son visage. Comme elle était nue ainsi qu’un ver, rien ne l’empêcha de la considérer à son aise, pour voir si elle n’avait rien de particulier sur son corps. À force d’en parcourir des yeux les diverses parties, il remarqua sous sa mamelle gauche une petite excroissance ou poireau, entouré de quelques poils blonds comme de l’or. Après l’avoir bien examinée, il la recouvrit tout doucement, non sans éprouver de vives émotions. Il fut même tenté, au péril de sa vie, de se coucher auprès d’elle ; mais comme il savait qu’elle n’était pas de facile composition, il n’osa rien risquer. Il visite de nouveau tous les coins de la chambre ; et voyant une armoire ouverte, il en tire une bourse, une ceinture, un anneau et une méchante robe, qu’il met dans son coffre, où il se renferme sans faire le moindre bruit. Il y passa encore deux nuits, comme il s’y était attendu. Le troisième jour étant venu, la bonne vieille se représenta pour demander son coffre, ainsi qu’on en était convenu, et le fit porter au lieu où elle l’avait pris. Ambroise, sorti de cette étroite prison, récompensa la vieille et reprit le chemin de Paris, avec les nippes qu’il avait dérobées à la femme de Bernard, connue sous le nom de madame Genèvre. Il fut de retour bien avant l’expiration des trois mois, et trouva à l’auberge les mêmes négociants qui avaient été témoins de sa gageure. Il les assembla, et leur dit en présence de Bernard qu’il avait gagné le pari, puisqu’il avait accompli ce à quoi il s’était engagé. Pour prouver qu’il n’en imposait point, il se mit à faire la description de la chambre à coucher de la dame, fit le détail des peintures dont elle était ornée, et montra les nippes et les bijoux qu’il avait enlevés, disant que la dame lui en avait fait présent.
Bernard, un peu décontenancé, avoua que la chambre était faite comme il le disait. Il convint aussi que les bijoux avaient effectivement appartenu à sa femme ; mais il voulait d’autres preuves, disant, pour ses raisons, qu’Ambroise avait pu acheter ces bijoux de quelque domestique, qui lui aurait également donné les renseignements sur la forme de la chambre, du lit et des autres meubles de sa femme. « Cela devrait suffire, répondit Ambroise ; mais, puisque vous voulez de plus fortes particularités, je vous satisferai : madame Genèvre, votre digne moitié, a, sous le teton gauche, un poireau assez gros, autour duquel il y a cinq ou six poils parfaitement ressemblants par leur couleur à de petits fils d’or. »
Ces mots percèrent le cœur de Bernard. Il partit aussitôt de France pour venir à Gênes, et s’arrêta dans une de ses maisons de campagne, qui n’en était qu’à dix lieues. Il écrivit de là à sa femme, pour l’engager à venir le trouver, et lui envoya un domestique de confiance avec deux chevaux. Il commanda à ce valet de l’assassiner sans pitié dès qu’il se trouverait avec elle dans certain lieu peu fréquenté, et de revenir au plus vite après l’avoir tuée.
L’émissaire, arrivé à Gênes, remit la lettre à madame Genèvre, qui apprenant le retour de son mari, la reçut avec de grandes démonstrations de joie. Elle partit dès le lendemain pour aller le rejoindre, accompagnée du seul domestique qui venait la chercher. Ils arrivent, tout en causant, dans une vallée profonde et solitaire, bordée de hautes collines et couverte de bois. Ce lieu lui parut propre à l’exécution des ordres de son maître. Il tire son épée, et saisissant la dame par le bras : « Madame, lui dit-il, recommandez votre âme à Dieu ; il vous faut mourir sans aller plus loin. – Bon Dieu ! s’écria-t-elle tout épouvantée, que t’ai-je fait pour vouloir m’assassiner ? Suspends ta cruauté pour un moment. Dis-moi, de grâce, avant de me tuer, en quoi je t’ai offensé, et ce qui te porte à vouloir m’arracher la vie ? – Madame, vous ne m’avez point offensé, j’ignore même si vous avez offensé votre mari ; mais il m’a commandé de vous tuer sans miséricorde, et m’a même menacé de me faire pendre si je n’exécutais ses ordres. Vous savez combien je dépends de lui, et l’impossibilité où je me trouve de pouvoir lui désobéir. Dieu m’est témoin que j’agis à contre-cœur, que je plains votre destinée ; mais, enfin, il faut que je suive ses ordres. – Ah ! bon Dieu, mon ami, dit madame Genèvre en pleurant, je prends mon bon ange et tous les saints à témoin que je n’ai jamais rien fait à mon mari qui mérite un traitement si barbare. Je te demande la vie. Ne te rends pas coupable d’un homicide pour plaire à ton maître. Je voudrais pouvoir te faire lire dans le fond de mon cœur : tu en aurais pitié, le voyant innocent ; mais, sans chercher à me justifier, daigne écouter ce que je vais te dire. Tu peux me sauver et contenter ton maître : prends mes habits et donne-moi seulement une partie des tiens. Mon mari croira sans peine que tu m’as tuée. Je te jure, par cette vie que je te devrai, que je m’en irai si loin, que ni toi, ni lui, ni personne de ce pays, n’entendra jamais parler de moi. »
Le valet avait trop de répugnance à l’assassiner pour ne pas se laisser fléchir. Il prit ses habits, lui donna une mauvaise veste et un chapeau, lui abandonna le peu d’argent qu’elle avait sur elle, et la laissa dans cette vallée, en lui recommandant de s’éloigner le plus qu’elle pourrait. De retour chez son maître, il lui dit qu’il avait exécuté ses ordres, et qu’il avait vu des loups qui commençaient déjà à prendre soin de la sépulture de sa femme.
Quelques jours après, Bernard se rendit à Gênes. La disparition de sa femme le fit soupçonner de s’en être défait, et ce soupçon lui rendit l’horreur des honnêtes gens.
L’infortunée madame Genèvre, ayant un peu calmé sa douleur par l’idée d’avoir échappé à la mort, se cacha le mieux qu’elle put jusqu’aux approches de la nuit ; puis, quand le jour eut achevé de disparaître, elle gagna un petit village peu éloigné de cette même vallée qui avait failli lui être si funeste. Une bonne femme chez qui elle entra, touchée de son triste état, s’empressa de la secourir. Elle lui donna une aiguille, du fil et des ciseaux, pour rajuster les guenilles qui la couvraient. Elle raccourcit la veste, l’accommoda à sa taille, fit de sa chemise des hauts-de-chausses à la matelote, et se coupa les cheveux, qu’elle avait très-longs et très-beaux. Le lendemain, ainsi déguisée en marin, elle prit son chemin du côté de la mer. Elle fit la rencontre d’un gentilhomme catalan, nommé seigneur Encarach, maître d’un vaisseau qui était à la rade, proche de la ville d’Albe. Il avait quitté son bord pour aller se rafraîchir à une fontaine peu éloignée du port. La dame ne l’eut pas plutôt aperçu qu’elle courut à lui. Elle causa quelque temps avec ce seigneur, et le pria de la prendre à son service, ce qu’il fit d’autant plus volontiers qu’il fut charmé de son esprit et de sa figure. Il la mena dans son vaisseau et lui fit donner de meilleurs habits. On devine aisément qu’elle eut grand soin de lui cacher son sexe et son nom. Elle se fit appeler Sicuran de Final. Le capitaine fut si content de son service et de son intelligence, qu’il se félicitait de ce que le hasard lui eût fait rencontrer un si bon domestique.
Le vaisseau était chargé pour la ville d’Alexandrie, où il arriva à bon port en très-peu de temps. Encarach, qui avait fait les frais de la cargaison, avait apporté plusieurs faucons passagers, dans l’intention d’en faire présent au soudan. Ce monarque l’accueillit avec bonté, et l’invita plusieurs fois à dîner à sa table. L’air de Sicuran, et la manière avec laquelle il servait son maître pendant le repas, plurent si fort au soudan, qu’il le demanda au gentilhomme catalan. Celui-ci n’osa le lui refuser, quelque attaché qu’il fût à ce bon serviteur. En peu de temps, Sicuran fut aimé du soudan autant qu’il l’avait été du capitaine ; il ne se passait presque pas de jour qu’il n’en reçût quelque bienfait.
Il y avait tous les ans dans la ville d’Acre, qui était dépendante de ce souverain, une espèce de foire, où un grand nombre de négociants, chrétiens et sarrasins, se rendaient de tous les pays.
Outre la garnison et les officiers de justice qu’il y avait dans cette ville pour y maintenir l’ordre, le prince avait coutume d’y envoyer, durant la foire, un corps de troupes choisies, commandées par un homme de confiance et destinées à la garde des marchands et des marchandises. Le temps de cette foire étant arrivé, Sicuran, qui savait déjà la langue du pays, eut ordre d’y aller en qualité de commandant. Il s’acquitta on ne peut mieux de la commission. Son emploi le mit à portée de conférer souvent avec les marchands, parmi lesquels il rencontra des Siciliens, des Pisans, des Génois, des Vénitiens. Comme son pays lui était toujours cher, il se plaisait surtout à s’entretenir avec des Italiens. Se trouvant un jour dans une boutique de marchands vénitiens, il vit, parmi d’autres bijoux, une bourse et une ceinture qu’il reconnut pour lui avoir appartenu. Il en fut fort surpris ; mais, dissimulant sa surprise, il demanda à qui appartenaient ces bijoux et si on voulait les vendre. Ambroise de Plaisance, qui était venu à cette foire, avec beaucoup de Marchandises, sur un vaisseau vénitien, entendant le commandant de la garde, s’avança, et dit en riant : « Ils sont à moi, et je ne veux point les vendre ; mais, s’ils vous font plaisir, je vous prie de les accepter en présent. » Sicuran, ayant remarqué qu’Ambroise souriait en lui parlant, craignit d’avoir fait quelque geste trop expressif. Il prit cependant un air assuré, pour lui dire en italien : « N’est-il pas vrai que vous riez de ce que, tout homme de guerre que je suis, je m’attache à ces colifichets de femme ? – Non, monsieur, répondit Ambroise, je ris de la manière dont j’en ai fait l’acquisition. – Serait-ce une indiscrétion de vous demander comment vous les avez acquis ? reprit le capitaine. – Monsieur, répondit Ambroise, ces bijoux et plusieurs autres m’ont été donnés par une jolie femme de Gênes, connue sous le nom de madame Genèvre, une nuit que je couchai avec elle ; comme elle m’a prié de les garder pour l’amour d’elle, je ne crois pas devoir m’en défaire ; mais vous m’obligerez de les recevoir en don, pour peu qu’ils vous plaisent. Je ne saurais les regarder sans rire, parce qu’ils me rappellent la sottise de son mari, qui fut assez fou pour parier cinq mille ducats contre mille que je n’obtiendrais pas les faveurs de sa femme, qu’elle ne donnait, dit-il, qu’à lui seul. J’en vins pourtant à bout, comme vous pouvez le croire, et je gagnai le pari. Ce bonhomme, qui aurait dû se punir lui-même de sa sotte crédulité, plutôt que de blâmer sa femme d’avoir fait ce que font toutes les autres, la fit assassiner, m’a-t-on dit, dès qu’il fut à portée de se venger de son infidélité. »
Sicuran n’eut point de peine à comprendre quel avait été le sujet de la colère de son mari, et connut clairement qu’Ambroise était la seule cause de son malheur. Résolu de ne pas laisser ce crime impuni, il feignit de s’amuser beaucoup de cette aventure, se lia dès ce moment avec le marchand, et sut si bien l’amadouer, qu’il lui persuada, quand la foire fut finie, de faire transporter tout ce qui lui restait de marchandises à Alexandrie, lui promettant de lui en faire tirer grand parti. Pour mieux assurer son coup et avoir le temps de bien prendre ses précautions, il l’engagea à se fixer pour quelques années dans cette ville, et lui procura des fonds et d’autres secours pour l’y déterminer. Ambroise y consentit d’autant plus volontiers, qu’il y faisait des profits considérables.
Sicuran, jaloux de se justifier dans l’esprit de son mari, chercha tous les moyens de l’attirer aussi à Alexandrie. Il y réussit par l’entremise de plusieurs négociants génois, nouvellement établis dans cette ville. Bernard, qui ne se doutait pas du sujet pour lequel il était mandé, arriva en mauvais équipage. Il fut reçu secrètement par un ami de Sicuran, qui, sous de vains prétextes, le retint chez lui jusqu’à ce qu’on eut trouvé le moment favorable pour l’exécution du projet.
Afin de disposer les choses, Sicuran avait fait raconter l’aventure d’Ambroise, par Ambroise lui-même, en présence du soudan, qui s’en amusa beaucoup. Quand son mari fut arrivé, il pria le monarque, qui ne lui refusait rien, de se la faire conter une seconde fois en présence de Bernard, qui était en ville, et qu’il avait déterré. « Je crains fort, ajouta-t-il, qu’Ambroise n’ait déguisé la vérité dans son récit, et que le Génois ne se soit trop pressé de condamner sa femme. Mais si Votre Hautesse daigne lui ordonner de dire au vrai comment la chose s’est passée, je ne doute pas qu’il n’obéisse ; et, s’il s’y refuse, je sais un moyen sûr pour le contraindre à dire la vérité. »
Ambroise et Bernard ayant paru devant le soudan, ce prince prit un ton sévère, et paraissant instruit de toutes les circonstances de l’aventure, commanda au premier d’en faire le récit, et de dire, sans aucun déguisement, de quelle manière il avait gagné les cinq mille ducats, le menaçant des plus cruels supplices s’il déguisait en rien la vérité. Ambroise, effrayé de cette menace, et croyant le monarque plus instruit qu’il ne l’était, se détermina, malgré la présence de Bernard et de toute la cour, à raconter au vrai comment la chose s’était passée, persuadé qu’il en serait quitte pour rendre les cinq mille ducats et les bijoux qu’il avait pris. Après qu’il eut tout dit, Sicuran, en qualité de ministre de Sa Hautesse, prit la parole, et s’adressant à Bernard : « Et toi, dit-il, que fis-tu de ta femme après une telle imposture ? – Emporté par la colère et la jalousie, répondit-il, désespéré d’avoir perdu mon argent et mon honneur, je jurai sa mort, et la fis tuer par mon valet. – Et que fîtes-vous de son corps ? – Suivant le rapport de l’esclave, son corps devint aussitôt la proie des loups. »
Le ministre du soudan, qui avait caché à son maître la véritable raison pour laquelle il l’avait supplié de faire comparaître les deux marchands, se tourne alors vers lui, et dit : « Vous voyez, seigneur, bien clairement, comme cette pauvre dame a été malheureuse en mari et en amant. Ce dernier lui enlève l’honneur par l’imposture la plus atroce, et ruine son mari. L’autre, trop crédule, la fait tuer, et la laisse manger aux loups. Voilà ce qui s’appelle un amant et un mari bien tendres ! Je parie que, s’ils étaient dans le cas de revoir cette femme infortunée, aucun d’eux ne la reconnaîtrait, tant leur amour a été grand ! Mais vous êtes équitable, seigneur, et vous voyez vous-même ce qu’ils ont mérité l’un et l’autre. Je n’ai pas besoin de vous supplier de punir le trompeur, son crime est trop grand pour obtenir grâce ; mais, pour le tromper, tout indigne qu’il est de pardon, j’ose vous la demander pour lui, et, si vous daignez la lui accorder, je m’engage à faire paraître ici sa femme. »
Le soudan, qui aimait beaucoup son ministre, promit de se conformer à ses désirs, et lui dit de faire venir la femme. On imagine aisément quel dut être l’étonnement de Bernard, qui croyait que sa femme n’existait plus, et celui d’Ambroise, qui craignait bien de n’en être pas quitte pour la restitution des ducats. Sicuran se jette aussitôt aux pieds du monarque, et perdant pour ainsi dire la voix d’homme avec la volonté de le paraître : « C’est moi, seigneur, dit-il en pleurant, c’est moi-même qui suis la femme de Bernard, la malheureuse Genèvre, qui ai couru pendant six ans le monde, travestie en homme, calomniée si odieusement par le perfide Ambroise, et livrée par mon cruel époux au glaive assassin d’un valet et à la dent des bêtes carnassières. » Après ces mots, elle déchire ses habits, découvre son sein, et fait voir une femme aux yeux du soudan et de toute l’assemblée. Puis, se tournant vers Ambroise, elle lui reproche éloquemment sa fourberie. Celui-ci, la reconnaissant, ne sut que répondre : la honte et les remords lui fermaient la bouche.
Le prince, qui ne s’était jamais douté que Sicuran de Final fût une femme, était si fort étonné de tout ce qu’il voyait et entendait, qu’il croyait que c’était un rêve. Revenu des premiers mouvements de sa surprise, et reconnaissant la vérité, il loua hautement les mœurs, le courage, la conduite et la vertu de madame Genèvre ; il lui fit donner des habits magnifiques et des femmes pour la servir. Par pure considération pour la prière qu’elle lui avait faite, il pardonna à Bernard l’excès de sa barbarie, fruit de sa crédulité. Cet homme, sensible à la grâce qu’on lui accordait par égard pour celle dont il avait ordonné la mort, verse des larmes de joie et de repentir, se jette aux genoux de sa femme et lui demande pardon.
La vertueuse Genèvre lui représente ses torts avec douceur, lui dit qu’elle les oublie, puis elle le relève et l’embrasse tendrement comme son époux.
Ambroise de Plaisance subit la juste punition de son crime. Le soudan ordonna qu’il fût attaché tout nu à un pal, dans un lieu élevé de la ville, après qu’on aurait frotté son corps de miel, depuis les pieds jusqu’à la tête, avec défense de l’en détacher qu’il ne fût entièrement pourri ou dévoré par les insectes. Il voulut que tout son bien, qui valait près de vingt mille ducats, fût confisqué au profit de la dame dont il avait causé le malheur. Il fit ensuite préparer un beau festin, où il invita Bernard comme mari de madame Genèvre, et madame Genèvre comme une des femmes les plus estimables qu’il eût jamais connues. Il la combla d’éloges ; et ce qu’il lui donna en bijoux, vaisselle et autres présents fut estimé plus de dix mille doubles ducats. Il leur permit ensuite de retourner à Gênes. Il fit équiper, dans cette intention, un très-beau vaisseau, qui les y mena dans très-peu de temps. Ils y arrivèrent chargés de richesses, et furent reçus de leurs compatriotes avec des transports de joie. Madame Genèvre surtout, qu’on avait cru morte, fut généralement fêtée de toute la ville, et regardée comme une femme d’une vertu exemplaire.
Au reste, le même jour qu’Ambroise fut supplicié, son corps fut dévoré jusqu’aux os par les guêpes et les taons, dont ce pays abonde. Son squelette, qui demeura longtemps attaché au pal, instruisit les passants de son crime et de sa méchanceté. Son aventure nous prouve que les fourbes et les méchants sont tôt ou tard confondus et punis en présence de la victime de leur imposture.
Il y avait à Pise un juge plein d’intelligence et de capacité, mais d’une complexion tout à fait faible et délicate. Il était extrêmement riche, et se nommait Richard de Quinzica. Malgré sa vieillesse et ses infirmités, il lui prit envie de se marier, croyant qu’il serait en état de remplir les devoirs du mariage avec le même honneur qu’il remplissait ceux de la magistrature. Il s’empressa de chercher une femme qui réunît en elle les avantages de la jeunesse et de la beauté. Il eût dû, au contraire, redouter ce double mérite, s’il eût été sage, et qu’il eût pris pour lui d’aussi bons conseils qu’il en donnait aux autres. Il trouva la personne qu’il désirait dans une des filles de messire Lotto Galandi, nommée Bartholomée. C’était effectivement une des plus belles et des plus aimables demoiselles qui fussent dans Pise. Elle avait le plus beau teint du monde, quoique, à dire le vrai, il y en ait peu dans cette ville qui ne pèchent par la couleur, comme si elles avaient la jaunisse. Les noces furent célébrées avec beaucoup de gaieté et de magnificence. La consommation du mariage ne se ressentit point de la splendeur de la fête : le bonhomme ne caressa la jeune mariée qu’une seule et unique fois ; il ne s’en fallut même de rien qu’il ne pût consommer l’œuvre. Cette triste unité ne laissa pas de le fatiguer beaucoup : aussi le lendemain, pour réparer ses forces épuisées, eut-il recours au vin de Malvoisie, aux consommés et à d’autres semblables restauratifs. Voyant, par cet essai, qu’il avait trop compté sur sa vigueur et voulant se conserver, il commença, dès le premier jour, à soupirer après le repos. Mais pour déguiser sa faiblesse et son impuissance à sa jeune moitié, il s’avisa de lui remontrer qu’il y avait des jours dans l’année où l’on ne pouvait pas légitimement goûter les plaisirs du mariage. Il lui remit, pour cet effet, un de ces calendriers qu’on imprimait autrefois à Ravenne, à l’usage des enfants qui apprennent à lire. Ce petit livre lui fournissait presque chaque jour un nouveau saint, en révérence duquel il s’efforçait de lui prouver que le mari et la femme devaient s’abstenir de coucher ensemble. À ces jours de fête, il ajoutait les solennités, les jours de jeûne, les quatre-temps, les vigiles, le vendredi, le samedi, le dimanche et tout le carême. En un mot, il grossissait le plus qu’il pouvait le catalogue de ces jours où les joies du mariage devaient être interdites aux bons chrétiens. Peut-être imaginait-il que le lit conjugal devait avoir ses vacances ainsi que le palais. Quoi qu’il en soit, toutes ces raisons n’étaient rien moins que du goût de la dame, car à peine ce bonhomme trouvait-il un jour dans le mois où il pût sans scrupule s’acquitter du devoir marital : encore quand cela lui arrivait, n’en pouvait-il plus de fatigue et d’épuisement. Ce qu’il y avait de plus fâcheux pour la belle, c’est qu’elle était tenue de court, de peur que quelque dégourdi ne lui fît connaître les jours ouvrables, comme son vieux mari lui avait appris les jours de fête.
Cependant Quinzica, pour la dédommager des abstinences qu’il lui faisait faire, lui procurait de temps en temps quelques divertissements. Il la menait souvent à une belle maison de campagne, qu’il avait près de la montagne Noire, à peu de distance de la mer. Un jour qu’il y était allé pour changer d’air et dans l’intention d’y passer plus de temps qu’à l’ordinaire, il voulut, pour varier ses plaisirs, lui donner le divertissement de la pêche. Il invite à cette partie plusieurs personnes de connaissance. Il se mit dans la barque des pêcheurs, et pour que sa femme pût jouir à son aise de ce spectacle, il l’engagea à se mettre sur une autre barque, avec plusieurs dames de ses amies. Le plaisir de la conversation, joint à celui de la pêche, fut si grand, qu’ils avaient insensiblement fait plusieurs lieues en mer avant de s’en être aperçus. Mais un fameux corsaire de ce temps-là, nommé Pagamin de Monègue, vint interrompre leur divertissement, dans le temps qu’ils en étaient le plus occupés. Il n’eut pas plutôt aperçu les barques qu’il tourna de leur côté pour s’en emparer. On se mit promptement à la rame pour l’éviter ; mais il n’était plus temps. Le corsaire eut bientôt atteint la barque des dames, qui était la plus avancée. À peine eut-il jeté les yeux sur ce groupe de femmes, qu’il fut frappé de la beauté de Bartholomée. Il trouva les autres femmes si désagréables, qu’il ne voulut qu’elle pour tout butin, et il la fit passer sur son vaisseau, à la vue du mari qui avait presque gagné le rivage. Le corsaire dédaigna de le poursuivre, de peur de trop s’approcher des terres, et s’enfuit avec sa capture.
Il ne faut pas demander si M. le juge, qui poussait la jalousie jusqu’à l’excès, fut chagrin de cette aventure. Il était furieux et jetait les hauts cris, ne sachant de qui sa femme était devenue la proie, ni en quel endroit du monde son ravisseur l’avait menée. Il se plaignit amèrement à Pise et ailleurs du brigandage des corsaires, et les aurait volontiers tous exterminés, s’il eût été en son pouvoir.
Cependant Pagamin, charmé de la beauté et de la jeunesse de sa captive, se félicitait de s’en être rendu maître. Comme il n’était pas marié, il résolut, dès le premier moment, de la garder toujours, pour lui tenir lieu de femme. Il employa les soins, les égards, les attentions et tout ce qu’il avait d’éloquence pour la consoler ; car elle se désolait et fondait en larmes. Quand la nuit fut venue, il eut recours à des consolations plus énergiques que les discours les plus flatteurs. Elles furent si efficaces, que la belle oublia bien vite son calendrier. Il n’y eut plus de fête, plus de vigile ; tous les jours étaient bons. Ce changement plut si fort à la dame, qu’avant d’être arrivée à Monègue, le juge, les lois et la légende de ses saints furent entièrement effacés de son souvenir. Elle était au comble de la joie, tant ce nouveau genre de vie lui plaisait. Quand le corsaire l’eut conduite à Monègue, il lui fit présent d’une riche garde-robe, lui donna tout ce qu’il jugea pouvoir lui faire plaisir, et continua de lui prouver qu’il n’y avait dans son calendrier ni saint ni fête portant abstinence. Mais s’il la traitait la nuit comme sa maîtresse, le jour il avait pour elle les mêmes égards qu’il aurait eus pour sa femme.
À force de recherches, Richard de Quinzica, étant parvenu à découvrir le lieu qu’habitait sa chère Bartholomée, résolut d’aller la chercher lui-même, ne croyant pas qu’aucun autre fût digne ou capable d’une négociation aussi importante. Quelque forte que fût la rançon qu’on lui demanderait, il était déterminé à la payer généreusement, sans marchander. Il s’embarqua donc, après avoir pris ses sûretés ; et arrivé à Monègue sans avoir couru le moindre danger, il aperçut sa femme qui, l’ayant elle-même aperçu, en avertit le soir Pagamin, en lui disant ce qu’elle se proposait de faire lorsqu’il viendrait la demander. Le lendemain matin, Richard alla voir le corsaire ; il l’aborde civilement, et en est accueilli avec la même civilité. Pagamin feignit d’ignorer qui il était, afin de le faire expliquer sur les motifs de sa visite. Notre juge trouva enfin le moment de lui découvrir ce qui l’amenait, et il le fit dans les termes les plus honnêtes et les plus affectueux, en le suppliant de lui rendre sa femme, pour la rançon de laquelle il lui payerait sur-le-champ tout ce qu’il demanderait. « Soyez le bienvenu, monsieur, lui répondit Pagamin avec un front riant et serein : il est bien vrai que j’ai chez moi une jeune femme ; mais j’ignore si elle est à vous ou à quelque autre ; car je n’ai pas l’honneur de vous connaître, et ne la connais elle-même qu’autant qu’elle a demeuré quelque temps avec moi. Comme vous me paraissez un très-honnête gentilhomme, tout ce que je puis faire pour vous obliger, c’est de vous la faire voir. Si vous êtes son mari ; elle vous reconnaîtra sur-le-champ, et si elle convient qu’elle est votre femme et qu’elle veuille retourner avec vous, je vous permets de grand cœur de l’emmener ; je vous laisserai même le maître du prix de sa rançon ; je dois ce retour à votre honnêteté. Mais si elle ne convient pas que vous soyez son mari, ou qu’elle refuse de vous suivre, vous auriez grand tort de vouloir m’en priver, parce que, jeune et vigoureux tel que je suis, je puis tout aussi bien qu’un autre entretenir une femme, surtout celle dont il s’agit : car je n’en connais ni de plus jolie ni de plus aimable. – Oh ! je vous jure, s’écria Richard, qu’elle est ma femme ; et si vous voulez bien me conduire vers elle, vous en serez aussitôt convaincu ; vous verrez comme elle se jettera à mon cou ; ainsi j’accepte volontiers les conditions que vous me proposez. – Eh bien, suivez-moi, reprit le corsaire, vous allez la voir. » Il le conduit dans un salon, et fait avertir la dame. Celle-ci, s’étant vêtue et ajustée promptement, sortit d’une chambre voisine, et parut dans le salon brillante comme un astre. Elle salue et regarde son mari d’un air aussi indifférent que si c’eût été un étranger qu’elle n’eût jamais vu, et ne daigne seulement pas lui dire un mot. M. le juge, qui s’attendait à être reçu avec les plus vives caresses, fut on ne peut pas plus surpris de cette froideur. Peut-être, disait-il en lui-même pour se consoler, peut-être que la douleur et les chagrins qui ne m’ont pas quitté depuis que j’ai eu le malheur de la perdre, m’ont si fort changé, qu’elle ne me reconnaît plus. D’après cette idée : « Ah ! ma chère amie, lui dit-il, qu’il m’en coûte cher de t’avoir menée à la pêche ! Jamais douleur n’a été aussi sensible que celle que j’ai soufferte depuis l’instant fatal que je t’ai perdue ; et tu es assez barbare pour garder le silence, comme si tu ne me connaissais point ! Ne vois-tu pas que je suis ton mari Richard, qui suis venu pour te reprendre et te ramener à Pise, en payant ta rançon à cet honnête homme qui veut bien avoir la bonté de te rendre pour la somme que je voudrai lui donner ? » Bartholomée, se tournant vers lui en souriant un peu : « Est-ce bien à moi, monsieur, lui dit-elle, que vous en voulez ? Regardez-moi bien, vous me prenez sans doute pour une autre. Pour moi, je ne me souviens seulement pas de vous avoir vu. – Pense bien, ma chère, à ce que tu dis ; regarde-moi bien toi-même, et si tu veux t’en souvenir, tu ne douteras plus que je ne sois ton Richard de Quinzica. – Vous me pardonnerez, monsieur, mais il n’est pas décent que je vous regarde beaucoup. Je vous ai cependant assez envisagé pour être certaine que c’est pour la première fois que je vous vois. »
Le pauvre juge était décontenancé : il s’imagina ensuite qu’elle ne parlait ainsi en la présence de Pagamin que parce qu’elle craignait le corsaire ; c’est pourquoi il pria celui-ci de vouloir bien lui permettre d’avoir avec elle un entretien particulier dans sa chambre, pour entendre ce qu’il avait à lui dire, et pour répondre ce qu’elle jugerait à propos. Dès qu’ils y furent entrés, ils s’assirent, et le bonhomme, se voyant vis-à-vis de sa femme, qui tenait toujours ses yeux baissés, lui parla en ces termes : « Eh ! mon cher cœur, ma chère, ma bonne amie, ma plus douce espérance, ne connais-tu plus ton Richard, qui t’aime plus que sa vie ? Comment peut-il se faire que tu l’aies sitôt oublié ? Suis-je donc si défiguré ? Pour Dieu, ma mignonne, regarde-moi ; je suis sûr qu’avec un peu d’attention tu me reconnaîtras aussitôt. »
La dame, à ces mots, part d’un éclat de rire ; et sans lui donner le temps de continuer ses douceurs : « Il faut, lui dit-elle, que vous soyez bien simple pour penser que j’aie assez peu de mémoire pour ne pas voir du premier coup d’œil que vous êtes Richard de Quinzica, mon mari. Mais si j’ai fait semblant de ne pas vous connaître, pouvez-vous vous en plaindre ? N’est-ce pas vous qui, pendant tout le temps que nous avons demeuré ensemble, avez fait voir que vous ne me connaissiez pas ? Si vous m’aimiez, comme vous voulez me le faire entendre, si je vous avais été chère, vous m’auriez traitée de la même manière qu’une jeune femme, fraîche et qui aime le plaisir, veut qu’on la traite. Avez-vous pu ignorer qu’elle a besoin de quelque chose que la pudeur naturelle à mon sexe m’empêchait de vous demander ? Avez-vous oublié la manière ridicule dont vous vous y preniez pour vous dispenser de contenter mes besoins à cet égard ? Si l’étude des lois vous était plus agréable qu’une femme, il ne fallait pas vous marier. Mais que dis-je ? je ne vous ai jamais regardé comme un juge ; vous me paraissiez plutôt un crieur de fêtes et de confréries, tant vous connaissiez bien les jeûnes et les vigiles. Convenez, monsieur, que si vos fermiers et vos laboureurs avaient chômé autant de fêtes qu’en a chômé celui qui avait mon petit jardin à cultiver, vous n’auriez jamais recueilli un grain de blé. Or, comme le bon Dieu ne veut pas que les bonnes terres restent en friche, il a jeté un regard de pitié sur moi ; et, par un coup de sa providence, il m’a fait tomber entre les mains du seigneur Pagamin, avec qui il n’est jamais question de fêtes ; j’entends de ces fêtes que vous chômiez si religieusement, ayant plus de vocation et plus de zèle sans doute pour le service des saints que pour celui des dames. On ne connaît dans cet asile ni vendredi, ni samedi, ni vigiles, ni quatre-temps, ni le carême qui est si long ; mais jour et nuit on y laboure, on y est infatigable à l’ouvrage ; cette nuit même, depuis qu’on a sonné matines, j’en ai fait la douce expérience. Ainsi ne trouvez pas mauvais, monsieur, que je veuille toujours demeurer avec un si bon ouvrier. J’ai du goût pour le travail, et je suis déterminée à travailler avec lui tant que je serai jeune : pour les fêtes, les jeûnes et les abstinences, je me réserve de les observer quand je serai vieille. Ce que vous pouvez donc faire de mieux, monsieur, c’est de vous en retourner bien vite. Partez sans délai, et que Dieu vous conduise. Vous n’avez aucunement besoin de moi pour célébrer vos fêtes tant qu’il vous plaira d’en imaginer, ni moi de vous pour connaître les jours ouvrables. »
Ce discours perçait le cœur au pauvre Richard, qui en était tout interdit. Il fut cent fois tenté de l’interrompre ; mais comme il se trouvait chez un étranger, et chez un corsaire, il crut devoir patienter. Mais quand elle eut cessé de parler : « Quoi ! ma chère amie, lui dit-il d’un ton affectueux, peux-tu bien me tenir de pareils propos ? Fais-tu donc si peu de cas de ton honneur et de celui de ta famille ? Est-il possible que tu aimes mieux demeurer avec cet homme, pour être sa catin et vivre toujours en état de péché mortel, que de retourner à Pise, pour y vivre avec ton mari, comme une honnête femme ? Songe que si tu viens à déplaire à Pagamin, il ne fera pas la moindre difficulté de te mettre à la porte, tandis que si tu veux venir avec moi, je ne cesserai de t’aimer ; et si je viens à mourir, tu seras toujours dame et maîtresse de ma maison. Faut-il qu’un appétit désordonné, une passion honteuse et criminelle, te fasse renoncer à ton honneur et à ton époux qui t’aime si tendrement ? De grâce, mon cher cœur, ne me tiens plus ces propos offensants et n’hésite point à t’en revenir avec moi. Je te promets, puisque je connais à présent ton humeur, de faire désormais des efforts pour contenter ton appétit. Je ne consulterai plus si souvent le calendrier, puisque cela te déplaît. Ainsi, ma mignonne, je t’en prie, change de résolution et consens à partir avec ton mari, qui, depuis l’instant que tu lui as été enlevée, n’a pas cessé d’être en proie à l’ennui, à la tristesse et à la douleur.
– Vous me parlez de mon honneur, répondit la dame, quand il n’est plus temps. Mes parents devaient y prendre garde, lorsque, sans me consulter, ils me donnèrent à vous. S’ils parurent alors s’en soucier fort peu, je me soucie aujourd’hui fort peu de ménager le leur. Pour vous, ne vous inquiétez ni du mien ni du leur ; et, puisqu’il faut tout dire, sachez que je me regarde ici comme étant véritablement la femme de Pagamin, au lieu qu’à Pise il me semblait n’être effectivement que votre catin, qu’une femme de parade que vous méprisiez, que vous faisiez souffrir sans pitié. Pagamin est bien un autre homme ! c’est pour moi un véritable mari ; il me tient toute la nuit entre ses bras, il me serre, il me mord, il me caresse de cent manières différentes : jugez si je dois vous regretter.
« Vous dites encore que vous ferez vos efforts pour me satisfaire un peu mieux que par le passé ; mais je voudrais bien savoir comment vous vous y prendriez. Seriez-vous devenu par hasard un vaillant champion, depuis que je vous ai perdu de vue ? Allez-vous-en, vous dis-je, et ne songez qu’à vivre ; car on dirait, à voir votre faiblesse, votre pâleur, votre maigreur, qu’on a oublié de vous enterrer. Au reste, je suis bien aise de vous dire que si Pagamin me chasse, ce ne sera jamais chez vous que je retournerai. On aurait beau vous pressurer, on ne tirerait pas de tout votre individu une goutte de suc, comme je ne l’ai que trop éprouvé pour mon malheur. Soyez donc persuadé que je chercherais fortune partout ailleurs que chez vous. Mais je n’ai pas peur que Pagamin me congédie jamais ; je connais ses sentiments et le cas qu’il fait de moi. Je vous le dis encore une fois, mon parti est pris, je veux et je dois demeurer ici, où l’on ne connaît ni fêtes, ni vigiles, ni carême. Partez donc sans plus tarder, sinon je crierai que vous voulez me faire violence. »
Messire Richard, se voyant si maltraité de Bartholomée, reconnut alors la faute qu’il avait faite d’épouser une jeune femme dont l’âge était si fort disproportionné au sien. Il sortit de la chambre confus, humilié, le désespoir dans le cœur. Il trouva Pagamin sur ses pas, et lui marmotta quelques paroles auxquelles ce bon redresseur des torts des maris ne daigna pas faire la moindre attention.
C’est ainsi que le bonhomme Richard, voyant son projet échoué et n’ayant pu rien gagner sur l’esprit de sa femme, sortit de cette maison où il aurait voulu n’avoir jamais mis les pieds. Il s’en retourna à Pise sans délai, désespéré du mauvais succès de son voyage, et dévoré du chagrin que lui causait l’infidélité de sa femme. Ses concitoyens, bien loin de le plaindre, se faisaient un plaisir de se moquer de lui. S’il allait quelque part, ou qu’on allât chez lui pour des affaires, on débutait toujours par lui dire : Le méchant trou, monsieur le juge, ne veut point de fête. Ces railleries augmentèrent si fort son chagrin, qu’il mourut quelque temps après.
Le bon Pagamin ne fut pas plutôt instruit de sa mort que, connaissant toute la tendresse que la dame avait pour lui, il se détermina à l’épouser. Le sacrement n’apporta aucun changement à leur manière de vivre. Ils travaillèrent et bêchèrent le petit jardin tant qu’ils eurent de forces, et menèrent joyeuse vie, sans jamais observer ni fête, ni vigile, ni carême.
Il y a dans notre pays un monastère de filles qui fut autrefois célèbre par sa sainteté. Il n’y a pas encore longtemps qu’il n’était composé que de huit religieuses, sans y comprendre madame l’abbesse. Elles avaient alors un très-beau jardin et un très-bon jardinier. Il prit fantaisie un beau matin à ce jardinier de les quitter, sous prétexte que les gages qu’on lui donnait n’étaient pas assez forts. Il va donc trouver leur intendant, lui demande son compte et s’en retourne au village de Lamporechio, sa patrie. À son arrivée, tous les paysans ses voisins allèrent le voir et entre autres un jeune drôle nommé Mazet, fort, robuste, et assez bien fait de sa personne pour un homme de village, qui lui demanda où il avait demeuré pendant la longue absence qu’il avait faite. Nuto, c’était le nom du vieux jardinier, lui répondit qu’il avait passé tout ce temps chez des nonnes. « Et à quoi vous occupaient-elles ? reprit Mazet. – À cultiver un beau et grand jardin qu’elles ont ; à leur porter du bois, que j’étais obligé d’aller couper dans la forêt ; à puiser de l’eau, et à mille autres travaux de cette nature. Mais ces dames me donnaient de si petits gages, que je pouvais à peine payer les souliers que j’usais. Le pis, c’est qu’elles sont toutes jeunes et turbulentes en diable : il n’est pas possible de jamais rien faire à leur gré ; elles ont pensé vingt fois me faire perdre la tête : c’était à qui me commanderait. Mets ceci en cet endroit, me disait l’une lorsque je paraissais au jardin. – Non, mets-le là, me disait l’autre ; une troisième m’ôtait la houe des mains en disant : Ceci ne va pas bien. Bref, elles me faisaient si fort enrager, que d’impatience je quittais quelquefois la besogne et sortais du jardin. Las de toutes ces tracasseries, et d’ailleurs mal payé de mes travaux, je n’ai plus voulu les servir. Leur homme d’affaires m’a fait promettre de leur envoyer quelqu’un pour me remplacer ; mais la place est trop mauvaise pour que je m’avise de la proposer à qui que ce soit. »
Ces dernières paroles du bonhomme Nuto firent naître à Mazet le désir d’aller offrir ses services à ces nonnains. L’argent n’était pas ce qui le touchait ; il avait d’autres vues, et il ne doutait pas qu’il ne vînt à bout de les remplir. Quoiqu’il brûlât d’envie d’y être déjà, il crut devoir cacher son dessein à Nuto ; c’est pourquoi il lui répondit qu’il avait bien fait de quitter ce monastère. « On n’a jamais fini avec des femmes, ajouta-t-il, quel homme pourrait y tenir ? Autant vaudrait demeurer avec des diables qu’avec des nonnes : c’est beaucoup si de sept fois une elles savent ce qu’elles veulent. »
À peine est-il sorti de chez le voisin, qu’il commence à s’occuper des moyens de mettre son projet à exécution. Les travaux n’étaient pas ce qui l’inquiétait, il se sentait très en état de s’en acquitter ; pour les gages, il s’embarrassait peu de leur modicité, son unique crainte était donc de n’être pas accepté à cause de sa grande jeunesse. Cette idée le tourmentait ; mais, à force de réfléchir, il s’avisa d’un expédient qui lui réussit. Le monastère, dit-il en lui-même, est éloigné d’ici, personne ne me connaît ; tâchons de contrefaire le muet ; à coup sûr j’y serai reçu si je sais bien jouer mon rôle. Le voilà qui met aussitôt une pioche et une cognée sur ses épaules, et qui prend le chemin du monastère. Il entre dans la cour, où il rencontre heureusement l’homme d’affaires. Il l’aborde et le prie, par des signes de muet, de lui donner à manger pour l’amour de Dieu, lui faisant entendre que, s’il avait à lui faire fendre du bois ou à l’employer à quelque autre ouvrage, il ne demandait qu’à travailler. L’intendant lui donna volontiers à manger ; puis, pour essayer son savoir-faire, il lui montra de grosses souches que Nuto n’avait pu fendre. Mazet en vint à bout dans un moment. L’intendant, charmé de sa force et de son adresse, le conduisit ensuite à la forêt pour couper du bois. Il lui fit entendre par des signes d’en charger l’âne qu’il avait amené et de le conduire au logis. Mazet exécuta ses ordres à la lettre.
L’homme d’affaires, satisfait de son intelligence, et ayant de l’ouvrage à lui donner, le garda plusieurs jours, durant lesquels l’abbesse, l’ayant aperçu, demanda qui il était. « C’est un pauvre homme, dit l’intendant, muet et sourd, qui vint l’autre jour me demander l’aumône et du travail, et que j’ai employé à plusieurs choses nécessaires à la maison, desquelles il s’est assez bien acquitté. Je pense que, s’il sait labourer et cultiver la terre et qu’il veuille rester, vous feriez très-bien de le garder pour être votre jardinier. On pourrait en tirer toute sorte de services : il est robuste, vigoureux et de bonne volonté. Nous en ferions tout ce que nous voudrions, sans compter que vous n’auriez pas à craindre qu’il causât avec les religieuses. – Votre réflexion est très-sage, répondit la mère abbesse ; voyez s’il sait travailler la terre, et tâchez de le retenir. Commencez par lui donner une paire de vieux souliers, quelque vieux manteau ; faites-le manger son soûl, et amadouez-le du mieux que vous pourrez. – Vous serez satisfaite, madame ; comptez sur mon zèle à remplir vos intentions. »
Mazet, qui, non loin d’eux, faisait semblant de nettoyer la cour, entendit distinctement cette conversation, et, plein de joie, il disait en lui-même : Si vous me retenez ici, mesdames, je labourerai si bien votre jardin qu’il n’aura jamais été labouré de la sorte.
L’intendant le conduisit dans le jardin. Il fut aussi content de son labourage qu’il l’avait été du reste, et lui demanda s’il voulait demeurer et s’attacher au couvent. Il lui répondit par signes qu’il ferait tout ce qu’on voudrait. Dès ce moment il fut arrêté pour le service des nonnes. L’intendant lui prescrivit ce qu’il avait à faire et le laissa dans le jardin.
La nouvelle du nouveau jardinier fut bientôt sue de toutes les religieuses. Elles allaient souvent le voir travailler, et prenaient plaisir à lui tenir mille propos extravagants, comme il arrive qu’on fait aux muets. Elles se gênaient d’autant moins qu’elles étaient éloignées de soupçonner qu’il pût les entendre. L’abbesse, s’imaginant qu’il n’était pas plus à craindre du nerf viril que de la langue, ne s’en mettait guère en peine : Mazet avait trop bien joué son personnage pour ne pas paraître un sot accompli aux yeux de toutes les religieuses, espérant d’en dissuader quelques-unes lorsqu’il en trouverait l’occasion. Elle se présenta d’elle-même. Un jour qu’il avait beaucoup travaillé et qu’il s’était couché sur un gazon pour se reposer, deux jeunes nonnains, qui se promenaient et passaient devant lui, s’arrêtèrent pour le regarder. Il les aperçut, mais il fit semblant de dormir. Les deux poulettes le couvaient des yeux. « Si je croyais, dit la plus hardie, que tu fusses discrète, je te ferai part d’une idée qui m’est venue plusieurs fois dans l’esprit, et dont assurément tu pourrais, aussi bien que moi, faire ton profit. – Parle en toute sûreté, je te promets un secret inviolable. – Je ne sais, reprit alors la petite effrontée, si tu as jamais réfléchi sur la contrainte où nous vivons dans cette maison : aucun homme ne peut y entrer, à l’exception de notre vieil intendant et de ce muet. J’ai entendu dire à plusieurs femmes du monde qui sont venues nous voir que tous les plaisirs de la terre doivent être comptés pour rien lorsqu’on les compare à celui que la femme goûte avec l’homme. Il m’est plusieurs fois entré dans l’esprit d’en faire l’épreuve avec cet imbécile, au défaut d’un autre. Ce bon muet est précisément l’homme qu’il faut pour cette expérience ; quand même il s’y refuserait et qu’il voudrait nous trahir, il sera secret malgré lui. Il est jeune, bien fait, et paraît assez vigoureux pour être en état de nous satisfaire l’une et l’autre. Vois si tu veux que nous fassions cet essai. – Grand Dieu ! que dites-vous là, ma sœur ? s’écria l’autre nonnain. Oubliez-vous que nous avons fait vœu de chasteté ? – Non ; mais combien d’autres vœux ne fait-on pas tous les jours sans qu’on en exécute un seul ? – Vous avez raison, ma sœur ; mais si nous devenions grosses ! – C’est s’alarmer avant le temps et prévoir les malheurs de trop loin. Si celui-là arrivait, nous prendrions alors des mesures pour nous en tirer, et nous trouverions des moyens pour le tenir caché. » Après cette réponse, sa compagne, qui malgré ses craintes brûlait déjà d’envie d’éprouver quel animal c’était que l’homme, se contenta de lui demander comment elles s’y prendraient pour n’être pas aperçues. « Que cela ne t’inquiète pas, répondit la première : comme c’est l’heure de midi, je suis presque certaine que toutes nos sœurs reposent actuellement ; mais, pour mieux nous en assurer, parcourons le jardin pour voir s’il n’y a personne ; rien ne nous empêchera ensuite de prendre cet homme par la main, et de le conduire dans ce cabinet qui lui sert à se mettre à couvert de la pluie. Tandis que l’une sera dedans avec lui, l’autre fera sentinelle sur la porte. Il est si sot, qu’il se tiendra volontiers dans la posture que nous voudrons. Je me charge de le mettre au fait s’il n’y est déjà. »
Mazet entendait cette édifiante conversation, et sentait l’eau lui venir déjà à la bouche. Il les aurait volontiers prévenues ; mais, pour ne pas manquer sa proie, il crut devoir les laisser faire et attendre qu’elles le prissent par la main.
Les deux religieuses, s’étant assurées qu’il n’y avait personne qu’elles dans le jardin et qu’on ne pouvait les voir, allèrent rejoindre le jardinier. Celle qui avait commencé le propos s’approche de lui et l’éveille. Mazet se lève. La nonnette le prend par la main, et, tout en le caressant, le mène droit à la petite cabane, où il la suit en riant et faisant le niais. Là, le drôle, sans se faire prier, satisfit les désirs de la pucelle avec assez d’adresse pour prévenir son embarras, sans pourtant se déceler. Celle-ci, satisfaite, fit place à sa compagne. Mazet joua également bien son rôle avec le nouveau personnage : et comme on n’est ni honteux ni timide avec ceux qu’on croit imbéciles, elles voulurent l’une et l’autre, avant de quitter le muet, éprouver par plusieurs reprises s’il était bon cavalier, et elles en demeurèrent toutes deux convaincues. Depuis cet heureux moment, leur conversation ne roulait que sur le plaisir qu’on goûte entre les bras d’un homme, et elles s’accordaient à soutenir que ce plaisir était cent fois au-dessus de l’idée qu’elles s’en étaient faite. Je vous laisse à penser, d’après cela, si elles retournèrent souvent dans le petit cabinet, et si elles surent prendre le temps et l’heure convenables pour aller s’amuser avec le bon muet.
Cependant il arriva qu’un jour une de leurs compagnes les aperçut de sa fenêtre folâtrer avec lui et le suivre dans la petite cabane. Elle le fit même remarquer à deux autres religieuses qui étaient dans sa chambre. Ce trio jaloux résolut d’abord d’avertir l’abbesse, mais ensuite elles changèrent d’avis. Elles en parlèrent aux deux coupables, et s’étant accordées ensemble, elles partagèrent le péché et jouirent, comme les deux autres, des faveurs de Mazet.
Il ne restait plus que trois religieuses qui n’eussent point de part au gâteau ; mais, avec le temps, elles grossirent le petit troupeau du muet. Quel débrideur de nonnes ! dira-t-on sans doute. Patience, on n’est pas encore au bout de ses exploits.
Madame l’abbesse ne se doutait nullement de ce qui se passait. Les jeunes poulettes qui étaient sous sa direction avaient d’autant moins de peine à lui cacher leurs intrigues avec le coq-jardinier, qu’elles étaient d’intelligence et toutes également coupables. Un jour qu’elle se promenait seule dans le jardin par un grand chaud, elle trouva Mazet qui dormait, couché à l’ombre d’un amandier. Il avait assez travaillé la nuit pour avoir peu de chose à faire pendant le jour. Quelques-unes des sultanes de son sérail se trouvaient dans leur temps critique, et il y avait peu de temps qu’il avait donné aux autres leur ration. Il était en chemise à cause de la grande chaleur, et le vent la lui avait levée au point qu’il était presque tout découvert depuis les cuisses jusqu’à l’estomac. À cette vue, la mère abbesse sent l’aiguillon de la chair se réveiller, et elle succombe à la tentation comme l’avaient fait ses nonnains. Elle tourne la tête de tous côtés, et n’apercevant ni n’entendant personne, elle éveille Mazet et le mène dans son appartement. Dieu sait comme elle en fut contente ! Elle l’y garda plusieurs jours, quoique les religieuses se plaignissent grandement de ce que le rustre ne venait plus labourer leur jardin. Après l’avoir fait bien manger, bien boire, bien travailler, elle le relâcha, mais dans l’intention de le rappeler dans peu de temps. Comme la commère aimait le jeu qu’elle lui faisait jouer, elle rognait par là la portion des autres, car ce bon jardinier, tout vigoureux qu’il était, ne pouvait plus les satisfaire toutes ; il comprit même que s’il continuait encore le train qu’il menait, il s’en trouverait très-mal. Une nuit, étant donc couché avec l’abbesse, qui lui demandait plus qu’il ne pouvait donner : « Madame, lui dit-il en rompant tout à coup le silence, je sais qu’un coq peut suffire à dix poules, mais difficilement dix hommes peuvent-ils suffire à une femme : comment voulez-vous donc que je fasse, moi qui en ai neuf à contenter ? Je n’y saurais plus tenir, madame ; mettez-y ordre, je vous prie, ou donnez-moi mon congé. »
L’abbesse faillit à se trouver mal d’étonnement. « Que veut dire tout ceci ? lui dit-elle, je te croyais muet ! – Je l’étais en effet, répondit Mazet, non pas de naissance, à la vérité, mais par la suite d’une maladie qui me fit perdre la parole. Je viens de la recouvrer tout à l’heure, et j’en rends grâces au Seigneur. » L’abbesse crut qu’il disait vrai ou feignit d’en être persuadée : elle lui demanda ce qu’il voulait dire avec ses neuf femmes à contenter. Mazet lui raconta tout ce qui s’était passé. La dame, voyant que ses religieuses n’étaient pas plus sages qu’elle, et se doutant bien qu’elles n’ignoraient pas non plus son intrigue avec Mazet, ou qu’elles la sauraient tôt ou tard, prit le parti de se concerter avec elles pour pourvoir garder ce bon jardinier sans causer de scandale. Elle les fit appeler. Toutes lui avouèrent de bonne foi ce qu’elles ne pouvaient plus lui cacher.
L’abbesse fut la première à rire de l’aventure. Elles délibérèrent unanimement qu’on ferait accroire aux voisins et aux autres personnes qui fréquentaient leur église que, par le secours de leurs prières et les mérites du saint sous les auspices duquel était fondé leur monastère, Mazet avait recouvré la parole. L’homme d’affaires était mort depuis quelques jours. Elles donnèrent sa place à Mazet, et prirent des arrangements pour coucher avec lui chacune à son tour, avec promesse toutefois de le ménager, dans la vue de le conserver plus longtemps.
Mazet s’acquitta au mieux de sa tâche. Il en naquit plusieurs moinillons ; mais la chose fut tenue si secrète, qu’on ne le sut dans le monde que longtemps après la mort de l’abbesse, et après que Mazet, déjà vieux, eut pris le parti de s’en retourner chez lui chargé de biens. Cette histoire fit alors beaucoup de bruit. On ne parlait que du jardinier parvenu, qui, après avoir passé sa jeunesse de la manière la plus agréable, sortit très-riche d’une maison où il était entré presque tout nu. C’est ainsi que le ciel récompense ceux qui bêchent et arrosent infatigablement le jardin altéré des pauvres nonnains.
À l’exemple de ses prédécesseurs, Agiluf, roi des Lombards, fit de la ville de Pavie la capitale de son royaume et le lieu de sa résidence. Il avait épousé Teudelingues, veuve de Vetari, son prédécesseur, femme éclairée, sage, affable, d’une rare beauté, mais malheureuse en amants. Après que son second mari eut, par sa bonne conduite et la sagesse de son administration, rétabli les affaires de Lombardie et rendu son royaume parfaitement tranquille et florissant, un palefrenier de son écurie en devint éperdument amoureux. C’était un homme de bonne mine, bien fait de sa personne et taillé à peu près comme le roi. Sa naissance était obscure, mais assez bonne pour la place qu’il occupait dans les écuries de la reine. La bassesse de son état ne l’empêchait pas d’avoir du bon sens et de raisonner. Il sentait la distance immense qu’il y avait du trône à l’écurie et le danger qu’il courait si l’on venait à découvrir sa passion. Aussi se donna-t-il bien de garde d’en parler à personne : à peine osait-il fixer ses regards sur la princesse, de peur qu’ils ne trahissent ses sentiments. Quelque peu d’espoir qu’il eût de jamais satisfaire ses désirs, il ne laissait pas de s’applaudir d’avoir si bien placé son amour. Il rendait à la reine tous les petits soins qui dépendaient de sa profession ; il était beaucoup plus attentif que ses camarades à faire tout ce qu’il jugeait lui être agréable. Aussi avait-il la satisfaction de voir que, lorsqu’elle voulait aller à cheval, elle montait de préférence celui qu’il avait pansé. Le palefrenier était extrêmement flatté de cette espèce de faveur, et abandonnait l’étrier le plus tard qu’il pouvait, afin de se ménager le plaisir de toucher le pied ou les jupes de la reine ; ce qui lui causait une grande joie. Cependant, comme il voyait peu d’apparence de pouvoir jamais contenter sa passion, il fit tout ce qu’il put pour s’en guérir. Mais le plus souvent, moins un amant a sujet d’espérer, plus son amour s’irrite et s’enflamme : c’est précisément ce qu’éprouva le malheureux palefrenier. C’est pour lui le plus cruel des tourments de renfermer ses feux au dedans de lui-même. Ne pouvant venir à bout de les étouffer, il résolut de se donner la mort, pour mettre fin à ses peines, mais de telle sorte qu’on imaginât que l’amour qu’il avait pour la reine l’avait porté à cette dure extrémité. Avant de mettre son noir projet à exécution, il crut devoir chercher tous les moyens possibles pour contenter ses désirs en tout ou en partie. Comment s’y prendre ? La chose n’était pas aisée. Déclarer son amour à la reine, c’eût été une extravagance qui n’aurait abouti qu’à le perdre, sans aucune espèce de consolation. Lui écrire n’aurait pas été plus sage. L’amour est inventif : il lui suggéra un stratagème pour coucher avec elle, au risque d’être surpris et de perdre une vie dont il avait fait d’avance le sacrifice. Sachant que le roi ne couchait pas toutes les nuits avec la reine, il forma le projet hardi d’aller une fois prendre sa place. Afin de mieux réussir, il voulut voir, avant tout, par lui-même dans quel accoutrement et de quelle manière il allait la trouver. Pour cet effet, il se cacha plusieurs fois, la nuit, dans une grande salle du palais qui séparait l’appartement du roi de celui de la reine. Il vit ce prince sortir de son appartement, affublé d’un grand manteau, tenant une bougie d’une main et de l’autre une baguette, aller droit à la chambre à coucher de sa femme ; il le vit ensuite frapper, sans mot dire, un ou deux coups à la porte avec la petite baguette ; après quoi, la porte s’ouvrait aussitôt. Il remarqua qu’une des femmes de la reine lui avait ouvert et pris la bougie de la main. Il attendit qu’il fût sorti pour savoir l’heure à laquelle il retournait dans son appartement.
Quand il s’est bien mis au fait du rôle nocturne du monarque, il ne songe plus qu’à le jouer à son tour. Il trouve moyen de se procurer un manteau à peu près semblable à celui du roi ; il se munit d’une bougie et d’une petite baguette ; et après avoir pris la précaution de se bien laver, bien parfumer, pour ne pas sentir le palefrenier et ne pas faire apercevoir la reine de la tromperie, il se cacha un soir dans la grande salle. Lorsqu’il comprit que tout le monde dormait, il crut qu’il était temps de satisfaire ses désirs, ou de courir à une mort certaine, qu’il désirait subir avec éclat. Il fait du feu avec un fusil qu’il portait sur soi, allume sa bougie, s’enveloppe du manteau, et va frapper deux petits coups à la porte de la chambre de sa souveraine. Une femme lui ouvre, prend sa bougie, les yeux à demi fermés par le sommeil, et lui de gagner le lit de la reine, qui dormait déjà. Il se couche sans cérémonie à côté d’elle, et la prend entre ses bras, sans lui dire un seul mot, mais non sans lui faire du plaisir. La reine, ne se doutant de rien, crut que son mari avait de l’humeur ; car, dans les moments de chagrin, il ne parlait point et souffrait avec peine qu’on lui parlât. À la faveur de ce silence, le palefrenier jouit à plusieurs reprises de la dame, étonnée de ce que la mauvaise humeur du roi devenait si bonne pour elle. Cela fait, quoiqu’il eût bien de la peine à s’arracher de ce bon lit, mais craignant que, s’il demeurait davantage, le plaisir ne se changeât en douleur, cet amant téméraire se leva, reprit son manteau, sa bougie, et alla promptement et sans bruit se coucher dans le sien. « Quel bonheur, disait-il en lui-même, de n’avoir été aperçu de qui que ce soit, de n’avoir point été reconnu de la femme de chambre, ni de la reine elle-même ! quels plaisirs ! quelle belle femme ! quelle peau ! que ce lit-ci est dur, désagréable en comparaison ! »
À peine fut-il sorti de chez la reine, que le roi, qui s’était éveillé pendant la nuit, sans pouvoir se rendormir, et voulant mettre à profit son insomnie, alla trouver sa femme, fort surprise de cette nouvelle visite. S’étant mis au lit, et l’ayant saluée de la bonne façon : « Quelle nouveauté, sire ! lui dit-elle dans son étonnement ; il n’y a qu’un moment que vous sortez d’ici. Vous vous en êtes donné même plus que de coutume, et vous revenez encore à la charge ! Ménagez un peu votre santé, qui m’est plus chère que le nouveau plaisir que vous pourriez me donner. »
Ces paroles furent un coup de foudre pour le monarque. Il comprit dans l’instant que sa femme avait été trompée, et qu’un audacieux avait pris sa place auprès d’elle. Mais puisqu’elle ne s’en était point aperçue, non plus que la femme de chambre, qui avait témoigné quelque étonnement en ouvrant la porte pour la seconde fois, il crut, en homme prudent, devoir feindre d’être déjà venu. Un étourdi l’aurait sans doute détrompée : il jugea qu’il était plus sage de la laisser dans sa bonne foi, pour ne pas la chagriner et l’exposer peut-être à regretter un commerce qui ne lui avait pas déplu. Agiluf, plus troublé qu’il ne paraissait l’être contenta donc de lui demander adroitement : « Est-ce que vous me jugez incapable, madame, de vous faire deux visites dans une nuit ? – Non, assurément, lui répondit-elle ; mais je m’intéresse trop à votre santé pour ne pas vous prier de la ménager. – Eh bien ! répliqua-t-il, je suivrai votre conseil, et m’en retournerai, pour cette fois, sans rien exiger. » Irrité de l’injure qu’on venait de lui faire, il se lève, reprend son manteau, et sort de la chambre, dans l’intention de chercher le coupable. Ne doutant point que ce ne fût quelqu’un du palais, il crut qu’il n’avait, pour le découvrir, qu’à faire la revue des gens attachés à son service. « Il est impossible, disait-il en lui-même, que celui qui a fait un coup si hardi n’en soit encore tout ému ; le cœur doit lui battre d’une force extraordinaire au seul souvenir du danger qu’il a couru. » Il prend donc sa lanterne, va au grand corps de logis, et visite toutes les chambres, où il trouva tout le monde dormant fort tranquillement. Il était sur le point de s’en retourner, quand il se souvint qu’il n’avait pas été dans la salle des palefreniers : il s’y rend. L’audacieux qui avait eu l’insolence de partager sa couche ne le vit pas plutôt entrer qu’il se crut perdu. La crainte redoubla les mouvements de son cœur déjà agité. Il ne doutait point que, si le roi s’en apercevait, il ne fût immolé sur-le-champ même à sa juste colère. Cependant, voyant que le roi était sans armes, il résolut d’attendre le dénoûment de sa destinée, et fit semblant de dormir. Le roi, ayant commencé par un bout sa visite, trouva les premiers fort tranquilles et sans émotion. Il arrive au lit du coupable, et trouvant son cœur extrêmement agité : « Le voici, ce scélérat ! » dit-il en lui-même. Mais comme il voulait exécuter sans éclat la vengeance qu’il avait méditée, il se contenta de lui couper avec des ciseaux une face de ses cheveux, qu’on portait fort longs en ce temps-là, afin de pouvoir le reconnaître le lendemain matin. Cette opération faite, il se retira dans son appartement.
Le palefrenier, qui ne croyait pas en être quitte à si bon marché, comprit aisément que ce n’était pas sans dessein que le roi l’avait ainsi marqué. Comme il avait l’esprit aussi rusé qu’entreprenant, il se lève un moment après, va prendre dans l’écurie une paire de ciseaux dont on se servait pour faire le crin aux chevaux ; puis, parcourant à son tour les lits de tous ses camarades, il leur coupe tout doucement le même côté de cheveux que le roi lui avait coupé, et s’en retourne dans son lit sans avoir éveillé personne.
Agiluf, s’étant levé de bon matin, ordonna, avant qu’on ouvrît les portes du palais, que tous ses domestiques parussent devant lui. Dieu sait s’il fut surpris quand il vit que tous les palefreniers avaient les cheveux coupés du même côté. « Je ne me serais jamais attendu à une pareille ruse de la part du coupable, se dit-il à lui-même. Le drôle, quoique de basse condition, montre bien qu’il ne manque pas d’esprit ; le fripon est rusé, et je ne me dissimule pas que j’ai été pris pour dupe. » Considérant qu’il ne pourrait le découvrir sans faire de l’éclat, et voulant d’ailleurs éviter une vengeance qui eût compromis son honneur, il se contenta de le réprimander et de lui faire entendre, sans être entendu des autres, qu’il s’était aperçu de la ruse dont il s’était servi pour coucher avec la reine. « Que celui, dit-il, qui vous a tondus garde le secret et qu’il n’y revienne plus, s’il ne veut perdre la vie dans les supplices. » Après ces mots, il ordonna à tout le monde de se retirer.
Un autre que lui eût peut-être mis tous les palefreniers dans les fers et les tortures pour découvrir le coupable ; mais il n’eût fait par là que découvrir ce que tout homme, et surtout un roi, a intérêt de tenir secret. Il se serait vengé sans doute ; mais il eût à coup sûr humilié sa femme et augmenté son propre déshonneur.
Tout le monde fut surpris des paroles du roi et chercha à en démêler le sens. Il n’y eut que le rusé palefrenier qui comprit l’énigme. Il eut la prudence de ne l’expliquer à personne tant qu’Agiluf vécut, et il profita de l’avis qu’il avait reçu en ne s’exposant plus au danger qu’il avait couru.
Dans notre bonne ville de Florence, où, comme vous savez, la galanterie règne encore plus que l’amour et la fidélité, vivait, il y a quelques années, une dame que la nature avait enrichie de ses dons les plus précieux. Esprit, grâce, beauté, jeunesse, elle avait tout ce qui peut faire adorer une femme. Je ne vous dirai pas son nom ni celui des personnes qui figurent dans cette anecdote. Ses parents, qui vivent encore et qui occupent un haut rang à Florence, le trouveraient sans doute mauvais. Je me contenterai de vous dire que cette dame appartenait à des gens de qualité, mais si peu favorisés de la fortune, qu’ils furent obligés de la marier à un riche fabricant de draps. Elle était si entêtée de sa naissance, qu’elle regarda ce mariage comme humiliant pour elle, aussi ne put-elle jamais se résoudre à aimer son mari. Cet homme d’ailleurs n’avait rien d’aimable ; tout son mérite se réduisait à être fort riche et à bien entendre son commerce. Le mépris ou l’indifférence de sa femme pour lui alla si loin, qu’elle résolut de ne lui accorder ses faveurs que lorsqu’elle ne pourrait s’en dispenser sans en venir à une rupture ouverte, se proposant, pour se dédommager, de chercher quelqu’un qui fût plus digne de son attachement.
Elle ne tarda pas à trouver la personne qu’elle cherchait. Un jour, en allant à l’église elle vit un jeune gentilhomme de la ville, dont la physionomie la charma si fort, qu’elle en devint aussitôt amoureuse. Sa passion fit de tels progrès, qu’elle ne pouvait reposer la nuit, quand elle avait passé le jour sans le voir. Pour lui, il était parfaitement tranquille, parce qu’il ignorait les sentiments qu’il avait fait naître dans le cœur de la belle ; et la belle était trop prudente pour oser les lui découvrir par lettres ou par l’entremise d’aucune femme, craignant avec raison les suites d’une pareille démarche. Comme elle était naturellement rusée, elle trouva moyen de l’en instruire sans se compromettre.
Elle avait remarqué qu’il voyait fréquemment un moine qui, quoique gras et bien dodu, menait une vie fort régulière et jouissait de la réputation d’un saint homme. Elle pensa que ce moine pourrait servir son amour, et lui fournir le moyen de parler un jour au jeune homme. Après avoir donc réfléchi sur la manière dont elle s’y prendrait, elle alla au couvent, et, ayant fait appeler le religieux, elle lui témoigna un grand désir de se confesser à lui. Le bon père, qui du premier coup d’œil la jugea femme de condition, l’entendit volontiers. Après lui avoir déclaré ses péchés, la dame lui dit qu’elle avait une confidence à lui faire et une grâce à lui demander. « J’ai besoin, mon révérend père, de vos conseils et de votre secours pour ce que j’ai à vous communiquer. Vous savez à présent quels sont mes parents : je vous ai également fait connaître mon mari ; mais je ne vous ai pas dit, et je dois vous l’apprendre, qu’il m’aime plus qu’il ne s’aime lui-même. Je ne puis rien désirer qu’il ne me le donne aussitôt. Il est extrêmement riche, et il ne se sert de sa fortune que pour prévenir mes goûts et me rendre heureuse. Je vous prie d’être bien persuadé que je réponds à sa tendresse comme je le dois. Mon amour égale pour le moins le sien. Je me regarderais comme la plus ingrate et la plus méprisable des femmes, si je songeais seulement à la moindre chose qui pût donner atteinte à son honneur, ou blesser tant soit peu sa délicatesse. Vous saurez donc, mon révérend père, qu’un jeune homme dont j’ignore l’état et le nom, et qui me prend sans doute pour tout autre que je ne suis, m’assiége tellement, que je le trouve partout. Je ne puis paraître sur la porte, à la fenêtre, dans la rue, qu’il ne s’offre aussitôt à mes yeux. Je suis même étonnée qu’il ne m’ait pas suivie ici, tant il est sur mes pas. Il est grand, bien fait, d’assez jolie figure, et ordinairement vêtu de noir. Il a l’air d’un homme de bien et de distinction, et, si je ne me trompe, je crois l’avoir vu souvent avec vous. Comme ces sortes de démarches exposent ordinairement une honnête femme à des bruits fâcheux, quoiqu’elle n’y ait aucune part, j’avais eu d’abord envie de prier mes frères de lui parler, mais j’ai pensé que des jeunes gens ne peuvent guère s’acquitter de ces sortes de commissions de sang-froid : ils parlent ordinairement avec aigreur ; on leur répond de même ; on en vient aux injures, et des injures aux voies de fait. J’ai donc mieux aimé, pour éviter le scandale et prévenir tout fâcheux événement, m’adresser à vous, tant parce qu’il paraît être lié avec vous, que parce que vous êtes en droit, par votre caractère, de faire des leçons non-seulement à vos amis, mais à toute sorte de gens. Je vous prie donc de vouloir bien lui faire les reproches qu’il mérite, et de l’engager à me laisser en repos. Qu’il s’adresse à d’autres femmes, s’il est d’humeur galante ; il y en a assez, Dieu merci, et il n’aura pas de peine à en trouver qui seront flattées de recevoir ses soins. Pour moi, j’en serais sincèrement fâchée ; et, grâce à Dieu, je n’ai jamais porté mes vues de ce côté-là. Je sais trop ce que je dois à mon mari et ce que je me dois à moi-même. »
Après ces mots, elle baissa la tête, comme si elle eût eu envie de pleurer.
Le religieux comprit d’abord, par le portrait qu’elle lui fit du personnage, que c’était de son ami qu’il s’agissait. Il loua beaucoup les sentiments vertueux de sa pénitente, qu’il croyait sincère, et il lui promit de faire ce qu’elle souhaitait. Puis, comme il savait qu’elle était riche, il eut soin de la régaler d’un petit sermon sur l’aumône, qu’il termina, selon l’usage, par l’exposition de ses besoins et de ceux du couvent. « Au nom de Dieu, reprit la dame, n’oubliez pas ce que je viens de vous dire ; s’il nie la chose, dites-lui, s’il vous plaît, que c’est de moi que vous la tenez, et que je vous en fais mes plaintes, pour lui faire savoir combien je suis offensée de sa conduite. »
La confession achevée et l’absolution reçue, la pénitente mit à profit l’exhortation du confesseur sur l’aumône. Elle tira de sa bourse une bonne somme d’argent, qu’elle lui remit, le priant, pour donner un motif à sa libéralité, de dire des messes pour le repos de l’âme de ses parents ; après quoi, elle sortit du confessionnal et s’en retourna chez elle.
Quelques jours après, le jeune homme dont la dame était devenue amoureuse alla voir, à son ordinaire, le bon religieux, qui après lui avoir parlé de choses indifférentes, le prit à part pour lui reprocher avec douceur ses poursuites et ses assiduités prétendues auprès de la belle dévote. Le gentilhomme, qui ne la connaissait point, qui ne se rappelait même pas l’avoir jamais vue, et qui passait rarement devant sa maison, répondit tout naturellement au moine qu’il ignorait ce qu’il voulait dire. Mais le crédule confesseur, sans lui donner le temps de s’excuser davantage : « Il ne vous sert de rien, lui dit-il, de faire ici l’homme surpris et l’ignorant ; je sais ce qui en est, et vous auriez beau le nier. Ce n’est point par des inconnus ni par les voisins que j’en ai été instruit ; c’est par la dame elle-même, qui en est désolée. Outre que toutes ces folies ne vous conviennent pas du tout, je vous avertis que vous n’en retirerez aucun fruit ; cette femme est la vertu et la sagesse même ; ainsi, je vous prie de la laisser en paix, pour votre honneur et pour le sien. » Le jeune homme voulut se défendre encore, en disant qu’elle l’avait sans doute pris pour un autre. « Tout ce que vous pouvez alléguer est inutile, vous dis-je ; elle vous a trop bien dépeint pour que ce ne soit pas de vous qu’elle ait parlé. »
Le jeune gentilhomme, plus déniaisé que le bon père, comprit qu’il y avait du mystère dans ces reproches qu’il ne méritait pas. Il fit alors semblant d’avoir une espèce de honte, et promit de ne donner, à l’avenir, aucun sujet de plainte. À peine eut-il quitté le religieux, qu’il alla passer devant la maison de la femme du fabricant ; elle était à la fenêtre pour voir s’il passerait. Aussitôt qu’elle le vit venir, elle ne douta point qu’il n’eût compris le sens de ce qu’elle avait dit au moine, et la joie la plus vive éclata sur son visage. Le gentilhomme, qui fixa, en passant, ses regards sur elle, voyant que l’amour et le plaisir étaient peints dans les siens, demeura convaincu de la vérité de sa conjecture. Depuis ce jour, il passait et repassait dans cette rue, à la grande satisfaction de la dame, qui, par ses regards et par ses gestes, le confirma de plus en plus dans sa première opinion.
La belle, non moins pénétrante, ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle lui avait donné de l’amour ; mais, pour l’enflammer davantage et le mieux assurer de la tendresse qu’elle avait pour lui, elle retourne à confesse au même religieux, et commence sa confession par les larmes. Le bon père, attendri, lui demande s’il lui est survenu quelque nouveau chagrin. « Hélas ! mon révérend, j’ai de nouvelles plaintes à faire de votre ami, de cet homme maudit de Dieu, dont je vous parlai l’autre jour. Je crois, en vérité, qu’il est né pour mon tourment : il ne cesse de me poursuivre, et voudrait me porter à des choses qui m’ôteraient à jamais la paix du cœur et la confiance de revenir me jeter à vos pieds. – Quoi ! il continue de rôder devant votre maison ? – Plus fort qu’auparavant, reprit la bonne dévote ; on dirait qu’il veut se venger des reproches que je lui ai attirés de votre part, puisqu’il passe jusqu’à sept fois le jour, tandis qu’il ne passait guère plus d’une auparavant. Plût au ciel encore qu’il se fût contenté de passer et de me lorgner ! mais il a eu l’effronterie de m’envoyer, par une femme, une bourse et une ceinture, comme si je manquais de ces choses-là. J’étais si outrée de son impudence, que si la crainte de Dieu et les égards que je vous dois ne m’eussent retenue, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Je me suis modérée uniquement par rapport à vous qui êtes son ami, je n’ai pas même voulu en parler à qui que ce soit, avant de vous le faire savoir. J’avais d’abord laissé la bourse et la ceinture à la commissionnaire, avec prière de les lui rendre exactement ; mais, songeant que ces femmes complaisantes prennent de toute main, et que celle-ci aurait fort bien pu retenir le présent en faisant entendre à votre ami que je l’aurais accepté, j’ai cru devoir reprendre ces bijoux pour vous les apporter. Les voilà. Je vous prie de les lui rendre, et de lui dire en même temps que je n’ai que faire de ses présents ni de sa personne ; et que, s’il ne cesse de me persécuter comme il le fait, j’en avertirai mon mari et mes frères, quoi qu’il puisse en arriver ; j’aime mieux qu’il reçoive quelque bonne injure, et peut-être quelque chose de pis, que de m’attirer le moindre blâme à son sujet. Ne ferais-je pas bien, mon révérend père, de prendre ce parti, si cela continue ? N’ai-je pas raison d’être offensée ? – Votre colère ne me surprend point, madame, lui répondit le religieux en prenant la bourse et la ceinture, qui étaient d’une richesse extraordinaire : elle est sans doute juste et bien digne d’une femme honnête et vertueuse. Je lui fis des reproches l’autre jour, et il me promit d’abandonner ses poursuites ; mais puisque, malgré ma réprimande, il ne cesse de rôder continuellement autour de votre maison, et qu’il a l’audace de vous envoyer des cadeaux, je vous promets de le tancer d’une si bonne façon, que vous n’aurez vraisemblablement plus de plaintes à me faire sur son compte. Si vous m’en croyez, vous n’en direz rien à vos parents : ils pourraient se porter à quelque extrémité, et vous auriez cela à vous reprocher. Ne craignez rien pour votre honneur ; de quelque manière que la chose tourne, je rendrai témoignage de votre vertu devant Dieu et devant les hommes. »
La dame parut consolée par ce discours, et elle changea de propos. Comme elle connaissait l’avarice du moine et celle de ses confrères, pour avoir prétexte de lui donner de l’argent : « Ces nuits dernières, lui dit-elle, plusieurs de mes parents m’ont apparu en songe, ma bonne mère entre autres. J’ai jugé, à l’air de tristesse et d’affliction qui régnait sur leur visage, qu’ils souffraient et ne jouissaient pas encore de la présence de Dieu. C’est pourquoi je voudrais faire prier pour le repos de leur âme. Je vous serai donc bien obligée de dire les quarante messes de saint Grégoire à leur intention, afin que le Seigneur les délivre des flammes du purgatoire. » Tout en disant ces mots, elle lui donna une poignée d’argent, qu’il reçut sans se faire prier. Pour l’affermir dans ses bons sentiments, le bon père lui fit une petite exhortation et la congédia après lui avoir donné sa bénédiction.
Elle ne fut pas plutôt partie, que le religieux, trop peu fin pour s’apercevoir qu’il était pris pour dupe, envoya chercher son ami. Le jeune homme comprit, à l’air courroucé du moine, qu’il allait apprendre des nouvelles de sa maîtresse. Il l’écouta sans l’interrompre, jusqu’à ce qu’il eut assez parlé pour le mettre bien au fait des intentions de la dame. Il n’y eut point de reproches que le sot personnage ne lui fît ; il en vint même, dans son appartement, jusqu’aux injures. « Vous m’aviez solennellement promis de ne plus persécuter cette femme, et vous avez l’effronterie de lui envoyer des présents ! Elle les a rejetés avec indignation. – Moi, je lui ai envoyé des présents ? répondit alors le gentilhomme, qui voulait tirer du religieux de plus grands éclaircissements. – Oui, et vous le nieriez inutilement, car elle me les a remis pour vous les rendre, monstre que vous êtes. Tenez, les voilà ; les reconnaissez-vous ? – Je n’ai plus rien à dire, répondit-il en feignant d’être confus et humilié ; je reconnais mes torts ; et puisque cette dame est si sauvage, si inflexible, je vous donne, pour cette fois, ma parole d’honneur de la laisser tranquille. » Alors le moine lui rendit bêtement la bourse et la ceinture, en l’exhortant à tenir sa promesse plus religieusement qu’il n’avait fait. Le jeune homme lui promit de se mieux conduire, et se retira fort content d’avoir reçu des assurances de l’amour de sa maîtresse. Ce présent lui fit d’autant plus plaisir qu’il y avait pour devise sur la ceinture : « Aimez-moi comme je vous aime. » Il alla incontinent se poster dans un lieu d’où il pût faire voir à la dame qu’il avait reçu son beau présent. La belle fut enchantée d’apprendre qu’elle avait affaire à un amoureux intelligent. Elle eut une joie infinie de ce que son intrigue était en bon train, et ne soupirait plus qu’après une absence de son mari pour se trouver au comble de ses désirs.
Elle n’attendit pas longtemps cette absence tant désirée. Peu de jours après, le fabricant de draps fut obligé d’aller à Gênes pour les affaires de son commerce. Il ne fut pas plutôt parti, que sa femme alla trouver son confesseur, et lui dit, après plusieurs doléances : « Je reviens, mon révérend père, pour vous dire que je n’y puis plus tenir. Il faudra que j’éclate, quoi qu’il en arrive, malgré tout ce que je vous ai promis. Sachez que votre ami est un vrai démon incarné. Vous n’imagineriez jamais ce qu’il m’a fait ce matin même, avant que le jour parût. Il a su, je ne sais comment, que mon mari était parti hier pour Gênes. N’a-t-il pas eu l’insolence d’entrer hier dans notre jardin, de monter sur un arbre qui donne vis-à-vis de ma chambre et d’ouvrir ma fenêtre ? Il était sur le point d’entrer, lorsque, éveillée par le bruit, je me suis levée pour voir ce que c’était. J’allais crier au voleur, quand ce malheureux m’a dit son nom et m’a conjurée, pour l’amour de Dieu et par considération pour vous, de ne faire aucun éclat et de lui donner le temps de se retirer. Je me suis donc contentée, purement par égard pour vous, de refermer la fenêtre, et il s’est sans doute enfui, puisque, depuis ce moment, je n’ai plus rien entendu. Je vous demande à présent, mon père, si je dois souffrir des outrages de cette nature. Je n’en ferai rien, je vous assure, et il n’en sera pas quitte à si bon marché que les autres fois. J’ai été trop patiente jusqu’à présent par condescendance pour vous, qui êtes son ami, et c’est sans doute ce qui l’a si fort enhardi à m’outrager à ce point. Si vous m’aviez laissée suivre mon premier dessein, cela ne serait point arrivé. – Mais, madame, répondit le bon père tout confus, êtes-vous bien assurée que ce soit lui ? Ne l’auriez-vous pas pris pour un autre ? – Dieu vous bénisse, mon père, je sais trop le distinguer pour être méprise, quand il ne se serait pas nommé lui-même. – Je ne puis disconvenir que ce ne soit là une hardiesse des plus criminelles. Vous avez très-bien fait de lui fermer la fenêtre au nez et de n’avoir pas voulu seconder son damnable projet. Je ne saurais donner trop de louanges à votre vertu ; mais puisque Dieu a sauvé votre honneur du naufrage, et que vous avez par deux fois déféré à mes conseils, je me flatte que vous voudrez bien mettre le comble à votre soumission en suivant encore celui que je vais vous donner. Permettez que je lui parle encore avant d’informer vos parents de son impudence. Peut-être serais-je assez heureux pour l’engager à vaincre sa brutale passion. Si je ne réussis pas à le rendre sage, à la bonne heure ; vous ferez alors tout ce qu’il vous plaira. – J’y consens encore, mon père, puisque vous le désirez ; mais je vous proteste que c’est pour la dernière fois que je vous porterai des plaintes à ce sujet. » Et, en disant ces mots, elle se retira brusquement en faisant la fâchée.
À peine fut-elle sortie, que l’amant arriva pour savoir s’il n’y aurait rien de nouveau sur le tapis. Le moine le prit en particulier pour lui dire mille injures plus fortes les unes que les autres sur son manque d’honneur et de foi. Le jeune homme, accoutumé aux reproches du zélé confesseur, s’en inquiétait fort peu ; il le laissait dire, et attendait avec grande impatience une explication plus claire. Il tâchait, par sa surprise et son maintien curieux, de le mettre dans le cas de parler le premier. Voyant qu’il n’en pouvait venir à bout : « Qu’ai-je donc fait, lui dit-il, mon père, pour exciter si fort votre courroux ? Ne dirait-on pas, à vous entendre, que c’est moi qui ai crucifié Jésus-Christ ? – Oui, malheureux, vous l’avez crucifié par vos désirs impudiques… Mais, voyez le sang-froid de ce scélérat ! on dirait, à le voir, qu’il est blanc comme neige, ou qu’il a perdu le souvenir de ses crimes, comme s’il y avait plusieurs années qu’il les eût commis. Avez-vous oublié, monstre infernal, l’injure atroce que vous avez faite à la femme du monde la plus honnête ? Où étiez-vous ce matin avant le jour ? Parlez. – J’étais chez moi, dans mon lit. – Dans votre lit ! Il n’a pas tenu à vous, impudique, que vous ne soyez entré dans celui d’une autre. – Je vois, dit alors le jeune homme, qu’on a pris soin de vous instruire de bonne heure. – Cela est vrai ; mais vous étiez-vous bonnement imaginé, parce que le mari est absent, que cette femme allait vous recevoir à bras ouverts ? Grand Dieu ! est-il possible que mon ami, auparavant si honnête, soit devenu en si peu de temps un coureur de nuit ; qu’il entre dans les jardins, qu’il monte sur les arbres pour chercher à s’introduire dans la chambre des femmes les plus vertueuses ! Êtes-vous donc devenu fou, pour croire que cette sainte personne se laisse vaincre par vos importunités ? Sachez que vous êtes pour elle un objet d’aversion et de mépris. Oui, vous êtes, j’en suis sûr, ce qu’elle abhorre le plus, et vous voulez l’engager à vous aimer ! Mais quand elle ne vous aurait pas fait connaître sa répugnance pour vous, mes exhortations et la parole que vous m’aviez donnée n’auraient-elles pas dû vous retenir ? Je l’ai empêchée jusqu’à présent d’en parler à ses parents, qui vous auraient certainement fait un mauvais parti ; mais si vous continuez à la harceler, je lui ai permis et même conseillé de ne plus garder aucun ménagement. Arrangez-vous là-dessus. Je suis las de vous défendre, et je serai le premier à la louer de porter plainte contre vous à ses frères, si vous êtes assez aveugle pour faire de nouvelles tentatives auprès d’elle. »
L’amoureux gentilhomme comprit parfaitement les intentions de la belle. Il calma le religieux du mieux qu’il lui fut possible. « J’avoue, lui dit-il, que j’ai fait une folie ; mais je vous jure que ce sera la dernière, et que vous n’entendrez plus parler de moi par cette dame. Je rends hommage dès ce moment à sa vertu, et je vous remercie des soins que vous avez pris pour l’empêcher de parler de mes poursuites à ses parents. Je profiterai de vos avis, vous pouvez y compter. »
Il en profita en effet ; car, voyant clairement que sa maîtresse n’avait eu d’autre intention que de lui fournir les moyens de la voir, il ne manqua pas, dès la nuit suivante, d’entrer dans le jardin et de monter à la fenêtre par l’arbre qu’on lui avait indiqué. La belle, qui ne dormait pas, comme il est aisé de le comprendre, mais qui brûlait d’impatience de le voir arriver, le reçut à bras ouverts. Après s’être témoigné et prouvé mutuellement leur tendresse, ils rirent et s’amusèrent beaucoup de la simplicité du religieux, qui, sans s’en douter, avait si bien servi leur amour. Ils firent également plusieurs plaisanteries au sujet du mari, et prirent, avant de se séparer, des mesures pour se revoir sans avoir plus besoin de l’entremise du confesseur. Ils mirent tant de prudence dans leur intrigue, qu’ils eurent le secret de se voir fréquemment, et même de coucher plusieurs fois ensemble, sans être découverts.
J’ai ouï dire qu’il demeurait autrefois, près du couvent de Saint-Brancasse, un bon et riche particulier nommé Pucio de Rinieri. Cet homme, ayant donné dans la dévotion la plus outrée, se fit affilier à l’ordre de Saint-François, sous le nom de frère Pucio. Comme il n’avait pour toute charge qu’une femme et un domestique à nourrir, et qu’il était d’ailleurs fort à son aise, il avait tout son temps à lui pour se livrer aux exercices spirituels. Aussi ne bougeait-il point de l’église ; et parce qu’il était simple et peu instruit, toute sa dévotion consistait à réciter ses patenôtres, à aller aux sermons et à entendre plusieurs messes. Il jeûnait presque tous les jours, et se donnait si souvent la discipline qu’on le croyait de la confrérie des bâilleurs : c’était le bruit public dans son quartier.
Sa femme, nommée Isabelle, était jolie, fraîche comme une rose, bien potelée, et n’avait guère plus de vingt-huit ans. Elle ne se trouvait pas bien de la dévotion de frère Pucio, car il lui faisait souvent faire des abstinences un peu longues et peu supportables à une femme de son âge. Quand elle avait envie de dormir, ou plutôt de passer un moment agréable avec lui, le bonhomme ne l’entretenait que des sermons du frère Nartaise, ou des lamentations de la Madeleine, ou d’autres choses semblables, ce qui ne faisait pas le compte de la dame.
Un moine nommé dom Félix, conventuel de Saint-Brancasse, arriva alors de Paris, où il s’était rendu pour assister à un chapitre général de son ordre. Ce moine était jeune, bien fait, plein d’esprit et de savoir. Frère Pucio fit connaissance avec lui. Ils furent bientôt liés de la plus étroite amitié, parce que le moine le satisfaisait sur tous les doutes qu’il lui proposait, et qu’il lui paraissait aussi pieux qu’éclairé. Notre bon dévot ne fit pas difficulté de le mener chez lui, où il le régalait de temps en temps de quelque bouteille de bon vin. Isabelle le recevait le mieux du monde, par égard pour son mari. Le religieux ne put se défendre d’admirer la fraîcheur et l’embonpoint de cette femme, et ne tarda pas à s’apercevoir de ce qui lui manquait, et, en homme charitable, il aurait bien voulu le lui procurer. La chose était difficile, mais elle ne lui parut pas impossible. Il fit longtemps parler les yeux, et s’y prit si bien qu’il vint à bout d’inspirer à la dame le même désir dont il brûlait. Lorsqu’il s’en fut bien assuré, il trouva l’occasion de l’entretenir sans témoin, et la pria de répondre à son amour. Il la vit assez disposée à lui accorder ce qu’il demandait, mais en même temps très-résolue à n’accepter d’autre rendez-vous que chez elle, ne paraître autre part avec lui que dans sa maison : mais il n’était guère possible d’y consommer l’affaire, parce que Pucio n’en sortait presque pas.
Charmé d’un côté d’avoir trouvé la belle sensible à son amour, et désespéré de l’autre de ne pouvoir la caresser, il ne savait comment se tirer de cette situation. Les moines sont ingénieux pour leurs intérêts, surtout pour ceux de la paillardise. Celui-ci s’avisa d’un expédient bien singulier et bien digne de l’honnêteté d’un homme d’Église. Voici la tournure diabolique qu’il prit pour jouir de sa maîtresse dans sa propre maison et presque sous les yeux de son mari, sans que le bonhomme pût en avoir le moindre soupçon. Un jour qu’il se promenait avec ce benêt dévot : « Je vois bien, mon cher Pucio, lui dit-il, que vous n’êtes occupé que de votre salut ; je vous en loue très-fort, mais vous prenez un chemin bien pénible et bien long. Le pape, les cardinaux et les autres prélats en ont un bien plus court et plus facile ; mais ils ne veulent pas qu’on l’enseigne aux fidèles, parce que cela ferait tort aux gens d’Église, qui, comme vous savez, ne vivent que d’aumône. Si les particuliers le connaissaient, le métier de prêtre ne vaudrait plus rien ; on donnerait peu à l’Église, et nous autres moines mourrions bientôt de faim. Mais comme vous êtes mon ami, et que je voudrais vous marquer par quelque chose la sensibilité que je dois aux politesses que je reçois chez vous, je vous l’enseignerai bien volontiers, si j’étais sûr que vous n’en parlassiez à personne. » Frère Pucio, dans une extrême impatience de savoir ce beau secret, conjure son ami de le lui apprendre et lui proteste, par tout ce qu’il y a de plus sacré, de n’en jamais parler. « Je n’ai rien à vous refuser sous ces conditions, répondit dom Félix : vous saurez donc, mon bon ami, que la voie la plus courte et la plus infaillible pour arriver au séjour des bienheureux est, selon les saints docteurs de l’Église, de faire la pénitence que je vais vous dire. N’allez pourtant pas vous imaginer que, la pénitence faite, vous cessiez d’être pécheur : on pèche tant qu’on est dans ce bas monde ; mais vous devez être assuré que tous les péchés que vous aurez commis jusqu’au moment de la pénitence vous seront remis et pardonnés, et que ceux que vous pourriez commettre à l’avenir ne seront regardés que comme des péchés véniels, par conséquent incapables de vous damner, et qu’un peu d’eau bénite pourra effacer. Il faut donc, pour accomplir cette pénitence salutaire, commencer par se confesser très-scrupuleusement, puis jeûner et faire une abstinence de quarante jours, pendant lesquels il faut non-seulement ne pas toucher à la femme d’autrui, mais à la sienne propre. De plus, il faut avoir une chambre dans la maison, d’où vous puissiez voir le ciel pendant la nuit. Vous vous y rendrez à l’heure des Complies, et vous aurez soin d’y placer une table large et élevée, de manière que vous puissiez y placer vos reins, ayant vos pieds à terre. Quand vous aurez couché votre dos sur cette table, vous étendrez ensuite vos bras en forme de croix, et, les yeux attachés au ciel, vous demeurerez dans cette posture jusqu’à la pointe du jour, sans bouger de place. Si vous étiez un homme lettré, vous seriez obligé de dire pendant ce temps certaines oraisons que je vous donnerais pour les apprendre par cœur ; mais, ne l’étant pas, il suffira que vous disiez trois cents Pater et trois cents Ave Maria, en l’honneur de la très-sainte Trinité. En regardant les étoiles, vous aurez toujours présent à votre mémoire que Dieu a créé le ciel et la terre ; et, en tenant vos bras étendus en croix, vous aurez soin de méditer sur la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Au premier coup de cloche de Matines, vous pourrez sortir de ce lieu de méditation et vous jeter sur votre lit pour vous délasser. Puis, dans la matinée, vous tâcherez de dire cinquante Pater et autant d’Ave Maria. Si vous avez du temps de reste, vous pourrez vaquer à vos affaires. Après dîner, vous ne manquerez pas d’aller à Vêpres dans notre église, où vous direz plusieurs prières, sans lesquelles tout le reste serait inutile. De là vous retournerez chez vous, et à l’heure de Complies, vous recommencerez ladite pénitence, le tout pendant quarante jours. J’ai fait tout cela autrefois, et si vous vous sentez en état de le faire aussi, je puis vous assurer qu’avant la fin des quarante jours, vous sentirez des avant-goûts de la béatitude éternelle, ainsi que je l’ai moi-même éprouvé.
– Que je vous sais gré, mon révérend père, de tout ce que vous venez de m’apprendre ! lui répondit Pucio. Je ne vois là rien de bien difficile ni de trop long. Pas plus tard que dimanche prochain, j’espère, avec la grâce de Dieu, commencer cette pénitence salutaire. » Il ne quitta pas le moine sans lui renouveler ses remercîments au sujet du service qu’il venait de lui rendre.
Pucio ne fut pas plutôt de retour au logis qu’il raconta tout à sa femme, qui, moins simple que lui, comprit d’abord que c’était une ruse du moine pour se ménager la liberté de pouvoir passer d’heureux moments auprès d’elle. L’invention lui parut ingénieuse et assez conforme à l’esprit d’un dévot imbécile. Elle dit à son mari qu’elle était charmée des progrès qu’il allait faire pour mériter le ciel, et que, pour avoir part à sa pénitence, elle voulait jeûner avec lui, en attendant de pouvoir pratiquer elle-même les autres mortifications.
Le dimanche suivant, frère Pucio ne manqua pas de commencer sa pénitence, et dom Félix, d’accord avec la femme, ne manqua pas non plus de se rendre auprès d’elle, et de se divertir pendant que le mari était en contemplation. Ce bon moine arrivait, chaque nuit, un moment après que notre dévot s’était mis en oraison. Il soupait le plus souvent avec sa maîtresse avant de se mettre au lit, d’où il ne sortait qu’un quart d’heure avant les Matines. Comme le lieu que Pucio avait choisi pour faire sa pénitence n’était séparé que par une petite cloison de la chambre où couchait sa femme, il arriva qu’une nuit le fripon de moine, plus passionné que de coutume et ne pouvant modérer ses transports, se trémoussait tellement dans les bras de sa donzelle qu’il faisait crier le lit et trembler le plancher. Frère Pucio, qui récitait dévotement ses Pater, étonné de ces mouvements qui lui causaient des distractions, interrompit ses prières et, sans bouger de place, demanda à sa femme pourquoi elle se démenait ainsi. La bonne dame, qui était d’un naturel rieur et qui, dans ce moment, chevauchait sans selle ni bride, lui répondit qu’elle s’agitait tant qu’elle pouvait. « Et pourquoi te démènes-tu de la sorte ? ajouta le mari. Que signifient tous ces trémoussements ? – Comment pouvez-vous me faire cette question ? répliqua-t-elle en riant de tout son cœur, et ayant en effet grand sujet de rire. Ne vous ai-je pas entendu soutenir mille fois que, lorsqu’on ne soupe pas, on se trémousse toute la nuit ? » Le bonhomme, croyant de bonne foi que l’abstinence prétendue de sa chère moitié la contraignait de s’agiter pour chercher le sommeil : « Je t’avais bien dit, ma bonne amie, de ne pas jeûner, reprit-il aussitôt ; mais enfin, puisque tu l’as voulu, tâche de dormir et de ne plus te trémousser, car tu fais tellement remuer le lit que les mouvements se communiquent jusqu’ici et que le plancher en tremble. – Ne vous mettez point en peine de cela, mon cher mari, je sais bien ce que je fais ; mêlez-vous de vos affaires, et laissez-moi faire les miennes. » Frère Pucio ne répliqua plus rien et reprit ses patenôtres.
Cependant, nos amoureux ne voulant plus être si près du pénitent, de peur de lui donner à la longue des soupçons, cherchèrent un gîte éloigné de son oratoire. La dame y fit placer un lit, sur lequel, comme on peut le penser, ils passèrent d’heureux moments. Le moine n’était pas plutôt sorti qu’Isabelle regagnait promptement son lit d’habitude, où le pauvre frère Pucio venait se reposer après son pénible exercice. On mena le même train de vie pendant tout le temps que dura la pénitence. Isabelle disait souvent à l’égrillard dom Félix : « N’est-il pas plaisant que vous fassiez faire la pénitence à mon mari, et que ce soit nous qui goûtions les délices du paradis ? » Elle prit un si grand goût à l’ambroisie que lui servait son amoureux tondu que, plutôt que de s’en priver, elle consentit, quand les quarante jours furent passés, à le voir ailleurs que chez elle. Le compère lui en servit à discrétion : il en était d’autant plus libéral qu il n’avait pas moins de plaisir à lui en donner qu’elle à en recevoir : ce qui prouve la vérité de ce que j’ai avancé en commençant mon histoire, car, tandis que le pauvre frère Pucio croyait, par sa dure pénitence, entrer en paradis, il ne fit qu’y pousser sa femme et le moine qui lui en avait montré le court chemin.
Dans la ville de Pistoye, peu éloignée de Florence, il y eut autrefois un chevalier, d’une famille ancienne et illustre, nommé François Vergelesi. Il était extrêmement riche, mais fort avare, d’ailleurs homme de bien, rempli d’esprit et de connaissances. Ayant été nommé podestat de Milan, il monta sa maison sur un grand ton, et se fit un équipage magnifique pour figurer honorablement dans cette ville, où il était sur le point de se rendre. Il ne lui manquait plus qu’un cheval de main, et comme il voulait qu’il fût beau, il n’en pouvait trouver aucun à son gré.
Or, il y avait alors dans la même ville de Pistoye un jeune homme nommé Richard, d’une naissance obscure, mais immensément riche. Il s’habillait avec tant de propreté, de goût et d’élégance, qu’il fut surnommé le Magnifique, et on ne le désignait plus que sous ce beau nom. Il était éperdument amoureux de la femme de François Vergelesi. Il l’avait vue une seule fois ; mais sa beauté, ses charmes, l’avaient tellement frappé, qu’il aurait sacrifié sa fortune au seul plaisir d’en être aimé. Il avait mis tout en usage pour se rendre agréable à cette belle, mais inutilement : le mari la tenait si fort de court, qu’il ne put seulement pas parvenir à lui parler. François n’ignorait point l’amour de Richard, et le plaisantait à ce sujet toutes les fois qu’il le rencontrait. Celui-ci le badinait à son tour sur son extrême jalousie ; et ces railleries réciproques n’empêchaient pas qu’ils ne fussent bons amis.
Comme le Magnifique avait le plus beau cheval de toute la Toscane, on conseilla au mari de le lui demander, en lui faisant entendre que le galant était homme à lui en faire présent par estime pour sa femme. François, gourmandé par son avarice, se laissa persuader, et envoya prier le Magnifique de vouloir bien passer chez lui. Il lui demande s’il veut lui vendre son cheval, moins par envie de le lui acheter que pour l’engager à lui en faire un don. Le Magnifique, charmé de la proposition, lui répond qu’il ne le vendrait pas pour tout l’or du monde : « Mais, quelque attaché que j’y sois, ajouta-t-il, je vous en ferai présent, si vous voulez me permettre d’avoir un entretien avec madame votre épouse, en votre présence, pourvu que vous soyez assez éloigné pour ne pas entendre ce que je lui dirai. » Cet homme fut assez vil pour se laisser dominer par l’intérêt. Il répondit qu’il y consentait volontiers, étant assuré de la vertu de sa femme, et comptant se moquer ensuite du Magnifique. Il le laisse dans le salon, et va trouver incontinent sa chère moitié. Il lui conte ce qui venait de se passer, et la prie de vouloir bien lui gagner le beau cheval de Richard. « Cette complaisance, lui dit-il, ne doit pas vous faire de la peine ; je serai présent ; je vous défends, sur toutes choses, de lui rien répondre ; venez entendre ce qu’il a à vous dire. » Madame Vergelesi était trop honnête pour ne pas blâmer le procédé de son mari. Elle refusa de se prêter à son désir ; mais il insista tellement, qu’elle se vit forcée de lui obéir. Elle le suivit donc dans le salon, en murmurant contre sa sordide avarice. Le Magnifique ne l’eut pas plutôt saluée qu’il renouvela sa promesse ; et après avoir fait retirer le mari à l’autre extrémité du salon, il s’assit auprès de la dame, et voici le discours qu’il lui tint :
« Vous avez trop d’esprit, madame, pour ne vous être pas aperçue, depuis longtemps, que je brûle d’amour pour vous : je vous en demande pardon ; mais je n’ai pu me défendre des charmes de votre beauté ; elle l’emporte sur celle de toutes les femmes que je connais. Je ne vous parlerai point des autres qualités dont vous êtes ornée et qui vous soumettent tous les cœurs : vous me rendez assez de justice pour croire que personne au monde n’en sent le prix autant que moi. Je ne chercherai pas non plus à vous peindre la violence du feu que vous avez allumé dans mon cœur : je me contenterai de vous assurer qu’il ne s’éteindra qu’avec ma vie, et qu’il durera même éternellement, s’il est encore permis d’aimer après le trépas. Vous pouvez croire, d’après cela, madame, que je n’ai rien au monde dont vous ne puissiez disposer librement : mes biens, ma personne, ma vie, tout ce que je possède est à votre disposition, et je me regarderais comme le mortel le plus heureux si je pouvais faire pour vous quelque chose qui vous fût agréable. Je me flatte que, d’après ces dispositions, vous voudrez bien, madame, vous montrer un peu plus sensible que vous ne l’avez fait jusqu’à présent à l’amour que vous m’avez inspiré dès le premier jour que j’eus le bonheur de vous voir. De vous dépend ma tranquillité, ma conservation, mon bonheur. Oui, je ne vis que pour vous, et mon âme s’éteindrait tout à l’heure, si elle n’avait l’espoir de vous rendre sensible à ma tendresse. Laissez-vous fléchir par le plus amoureux des hommes ; ayez pitié d’un cœur que vous remplissez tout entier ; payez l’amour par l’amour ; que je puisse dire que si vos charmes m’ont rendu le plus passionné et le plus à plaindre des amants, ils m’ont aussi conservé la vie et rendu le plus heureux des mortels ! Que ne pouvez-vous lire dans mon âme ! vous seriez touchée des tourments qu’elle souffre. Apprenez que je ne puis plus les supporter, et que vous aurez à vous reprocher ma mort, si vous persistez dans votre insensibilité. Outre que la perte d’un homme qui vous aime, qui vous adore, qui sèche d’amour pour vous, ne vous fera point d’honneur dans le monde, soyez sûre que vous ne pourrez vous en rappeler le souvenir, sans vous dire à vous-même : Hélas ! que je suis barbare d’avoir fait mourir sans pitié ce pauvre jeune homme qui m’aimait tant ! Mais, madame, ce repentir, alors inutile, ne fera qu’accroître votre peine et votre douleur. Pour ne pas vous exposer à un pareil remords, laissez-vous attendrir sur les maux que votre indifférence me fait souffrir ; que ce soit par pitié, si ce n’est par amour. Oui, vous êtes trop humaine pour vouloir la mort d’un jeune homme qui brûle depuis si longtemps d’amour pour vous, qui n’aime que vous, qui n’en aimera jamais d’autre que vous, qui ne vit et veut ne vivre que pour vous. Oui, vous vous laisserez toucher par la constance de sa tendresse ; oui, vous aurez compassion de son sort, et vous le rendrez aussi heureux qu’il est à plaindre, en lui faisant connaître, par votre réponse, que vous le payez d’un tendre retour. »
Après ces mots, prononcés du ton le plus pathétique et le plus touchant, le Magnifique se tut, pour attendre la réponse de la dame, et pour essuyer quelques larmes qu’il ne put retenir.
La dame, qui jusqu’alors s’était montrée insensible à tout ce que cet amant passionné avait fait pour elle, qui avait dédaigné les hommages qu’il lui avait rendus dans des tournois, des joutes et d’autres fêtes qu’il avait données en son honneur ; qui n’avait même jamais voulu consentir à lui accorder un quart d’heure d’entretien, ne put entendre ce discours sans émotion ; elle en fut vivement affectée, et elle sentit son cœur s’ouvrir insensiblement aux douces impressions de la tendresse. Sa sensibilité s’accrut à tel point, qu’elle ne fut bientôt plus maîtresse de la cacher ; et quoique, pour obéir aux ordres formels de son mari elle gardât le silence, les soupirs qu’elle laissait échapper exprimaient bien éloquemment ce qu’elle eût déclaré peut-être ouvertement au Magnifique, si elle eût eu la liberté de parler.
Celui-ci, surpris de son silence, en connut bientôt la cause, en voyant le mari qui riait sous cape. Je comprends qu’il vous a défendu de parler : le barbare !… N’imitez pas son exemple, madame ; un mot suffit pour me rendre heureux.
Elle ne lui dit point ce mot qu’il demandait ; mais ses yeux, les mouvements de son visage, les soupirs qui s’échappaient à tout instant de son cœur, faisaient à merveille l’office de sa bouche. Le Magnifique s’en aperçut aisément ; il conçut dès lors quelque espérance et prit courage. « Eh bien ! dit-il, puisque votre mari vous a défendu de me répondre, je répondrai pour vous, je serai l’interprète de vos sentiments. » Et aussitôt de tenir le langage qu’il désirait qu’elle lui tînt. « Mon cher Richard, dit-il, en prenant un ton plein de douceur, il y a longtemps que je me suis aperçue de ton amour pour moi ; ce que tu viens de me dire me prouve combien il est tendre et sincère. Je t’avoue que j’en suis flattée, que j’en ai un vrai plaisir. Je t’ai paru insensible, cruelle ; je ne veux plus que tu croies que cette insensibilité soit dans mon cœur : oui, je t’aimais ; mais la prudence m’empêchait d’en rien témoigner : je suis trop jalouse de ma réputation et de l’estime du public pour avoir agi autrement ; mais comme je te connais prudent et discret, sois tranquille, je suis toute disposée à te donner des preuves de mon tendre attachement. Encore quelques jours de patience, et sois sûr que je tiendrai la promesse que je te fais. Je sens que ce n’est que pour l’amour de moi que tu fais présent de ton beau cheval à mon mari ; il est juste que tu sois dédommagé de ce sacrifice. Tu sais qu’il est à la veille de partir pour Milan : je te jure qu’aussitôt après son départ tu pourras me voir à ton aise ; et pour que je ne sois pas dans le cas de te parler encore pour t’apprendre le temps auquel nous pourrons nous réunir, je te préviens que le jour que je serai libre et que j’aurai tout disposé pour te recevoir, je suspendrai deux bonnets à la fenêtre de ma chambre qui donne sur le jardin. Tu viendras m’y trouver, en prenant bien garde que personne ne te voie ; je t’y attendrai, et nous passerons le reste de la nuit ensemble. »
Après avoir ainsi parlé pour la belle muette, il parla ensuite pour lui-même en ces termes.
« Ma belle, ma chère, mon adorable dame, je suis si pénétré de vos bontés, elles me causent une si vive joie, que je n’ai pas d’expressions pour vous peindre ma reconnaissance ; et quand les expressions ne me manqueraient pas, le temps le plus long ne suffirait pas pour vous témoigner toute ma sensibilité. Je vous prie donc de vouloir bien suppléer vous-même à tout ce que je pourrais vous dire pour vous remercier dignement. Je vous assurerai seulement que j’aimerais mieux mourir mille fois que de vous compromettre en aucune manière, et que je me conduirai toujours de façon à me rendre digne de votre amour. Je n’ai maintenant plus rien à vous dire, si ce n’est que Dieu vous rende aussi constante et aussi heureuse que je le désire et que vous le méritez. »
La dame n’ouvrit point la bouche, mais laissa connaître au Magnifique qu’elle n’était pas aussi insensible qu’elle l’avait paru d’abord. L’amoureux passionné, voyant qu’il n’en pouvait tirer aucun mot, se leva et courut vers le mari, qui lui dit en souriant : « Eh bien, monsieur le galant, ne vous ai-je pas bien tenu ma promesse ? – Mais non, lui répondit-il froidement ; vous m’aviez promis un entretien avec madame votre épouse, et vous ne m’avez présenté qu’une belle statue. » Cette réponse du Magnifique plut extrêmement à messire François, parce qu’elle ne fit que lui donner une plus grande opinion de la vertu de sa femme. « Le cheval qui vous appartenait n’en est pas moins à moi, répliqua-t-il. – J’en conviens ; mais si j’eusse pourtant imaginé ne retirer qu’un pareil avantage de la grâce que vous m’avez faite, je vous avoue que j’aurais beaucoup mieux aimé vous en faire cadeau, sans y mettre de condition : j’aurais eu du moins la satisfaction de vous en avoir fait la galanterie en entier, au lieu que je n’ai fait en quelque sorte que vous le vendre. » Le mari souriait malignement en l’écoutant, et se moquait de lui tant qu’il pouvait. Parvenu ainsi au comble de ses désirs, il partit deux jours après pour se rendre à Milan.
Quand la dame se vit en liberté dans sa maison, le discours que le Magnifique lui avait tenu, l’amour dont il brûlait pour elle, la générosité avec laquelle il avait fait le sacrifice d’un cheval auquel il était attaché, toutes ces choses s’offraient continuellement à son esprit ; son amour-propre prenait même plaisir à s’en occuper. Ce qui contribuait surtout à l’entretenir de ces idées, c’était de voir le passionné Richard passer et repasser plusieurs fois le jour devant sa fenêtre. Elle disait en elle-même lorsqu’elle l’apercevait : « Le pauvre jeune homme, comme il m’aime ! ne dois-je pas avoir compassion de lui, puisque c’est pour moi qu’il souffre ? Que ferai-je ici toute seule pendant six mois de veuvage ? C’est bien du temps pour une femme de mon âge. Comment mon mari pourra-t-il me payer ces arrérages ? Qui sait s’il ne fera pas une maîtresse à Milan ? D’ailleurs, quand trouverai-je un amant aussi tendre, aussi aimable que le Magnifique ? » Ces réflexions, qui revenaient sans cesse à son esprit, la déterminèrent enfin à pendre les deux bonnets à la fenêtre de sa chambre. Richard ne les eut pas plutôt aperçus que, transporté de la plus vive joie, il se crut le plus heureux des hommes. Il attendit la nuit avec beaucoup d’impatience, et quand elle fut venue, il se rendit à la porte du jardin, qui n’était que poussée, et courut, après l’avoir fermée, à la porte du corps de logis où la dame l’attendait. Il la suivit dans sa chambre, et n’y fut pas plutôt entré qu’il s’empressa de l’embrasser et de la couvrir de mille baisers. Ils se mirent au lit, où ils goûtèrent des plaisirs d’autant plus délicieux qu’ils étaient le fruit de l’amour le plus tendre. On imagine bien que ce ne fut pas la seule nuit qu’ils passèrent ensemble : leur commerce dura tout le temps de l’absence du mari. La chronique prétend même qu’ils trouvèrent le moyen de se réunir plusieurs fois depuis le retour du cocu.
Naples est une ville très-ancienne, et à coup sûr une des plus agréables de l’Italie. On y vit autrefois un jeune homme de qualité, fort riche, qu’on appelait Richard Minutolo. Quoiqu’il fût marié et qu’il eût une femme fort aimable et fort jolie, il ne laissa pas de devenir amoureux d’une autre dame, qui surpassait, à la vérité, toutes les Napolitaines par sa vertu, sa beauté et ses agréments. C’était madame Catella, femme d’un gentilhomme nommé Philippe Figinolpho, qu’elle aimait de tout son cœur et par-dessus toutes choses. L’amoureux Richard fit auprès d’elle tout ce qu’un homme passionné peut tenter pour se rendre agréable à une femme et s’en faire aimer ; mais tous ses soins furent inutiles : la dame était insensible pour tout autre que pour son mari. Désespéré du peu de succès de ses poursuites, il essaya de vaincre sa passion, et n’en put malheureusement venir à bout : la belle avait fait de trop profondes impressions sur son cœur. Ce pauvre homme dépérissait tous les jours à vue d’œil : la vie lui devint si insupportable, qu’il se serait donné la mort pour mettre fin à ses maux, si la crainte de l’enfer ne l’eût retenu. Un de ses parents, touché de son triste état, le prit un jour en particulier, et lui dit tout ce que la raison était capable de lui suggérer pour le détacher de cette femme. Il lui fit entendre qu’un amour sans espérance était une vraie folie, et qu’il ne devait pas se flatter que le sien fût jamais récompensé. Songez, mon cher, que cette femme raffole de son mari, qu’elle ne voit que lui dans le monde, qu’elle en est jalouse, au point de se trouver mal lorsqu’elle lui entend faire l’éloge d’une autre femme. Il voyait cela tout aussi bien que son parent ; mais il ne lui était pas aisé de renoncer à une passion enracinée. Il lui restait une lueur d’espérance, et c’était autant qu’il en fallait pour entretenir ses feux. Il comprit toutefois qu’il ne parviendrait que difficilement, très-tard, et peut-être jamais à se faire écouter de celle dont il était si fort épris. Il crut donc devoir recourir à la ruse, pour tâcher d’obtenir par supercherie ce qu’il n’eût voulu devoir qu’à la tendresse. La jalousie de la dame lui parut propre à servir son projet. Pour réussir plus sûrement, il feignit d’être parfaitement guéri de la passion que madame Catella lui avait inspirée, et d’être amoureux d’une autre dame. Pour le faire mieux accroire, il donna, en l’honneur du nouvel objet de son attachement prétendu, des fêtes, des tournois et d’autres divertissements, comme il en avait donné à celle qui n’avait pas voulu le payer de retour. Il sut si bien se contraindre et cacher ses vrais sentiments, que tout le monde, et madame Catella elle-même, crut qu’il avait sincèrement changé d’objet. Dès ce moment elle fut beaucoup plus libre avec lui, et ne faisait aucune difficulté de le regarder, de le saluer et de lui parler quand elle le rencontrait dans la rue ou autre part ; ce qui arrivait assez fréquemment, parce qu’ils logeaient dans le même quartier.
Les choses étaient dans cet état, lorsqu’un jour de la belle saison, madame Catella fit la partie, avec plusieurs autres dames, d’aller dîner et souper à la campagne. Richard en fut instruit assez à temps pour engager plusieurs personnes de sa coterie d’en faire autant, et d’aller dans le même endroit. Les deux sociétés se rencontrèrent, comme il le désirait. Il fut décidé qu’on ne se séparerait point. Richard feignit d’y consentir difficilement, pour mieux éloigner les soupçons sur son projet. On ne manqua pas de le railler sur ses nouvelles amours ; madame Catella se mit de la partie, et poussa ses plaisanteries plus loin que les autres. Richard n’avait garde de se défendre ; il faisait, au contraire, l’homme passionné, ce qui donnait matière à le plaisanter davantage. Il recevait le tout au mieux, et ne perdait point son projet de vue. Quelques dames s’étant écartées pour se promener, il se trouva auprès de madame Catella avec peu de monde. Il saisit cette circonstance pour lâcher quelques généralités sur l’infidélité des hommes les plus aimés de leurs femmes ; il fit même entendre assez clairement à la belle qu’il idolâtrait et pour qui il se montrait si indifférent, que Philippe, son mari, ne lui était pas aussi fidèle qu’elle se l’imaginait. Il n’en fallut pas davantage pour réveiller toute la jalousie de madame Catella. Elle questionne Richard, qui feint de ne pas l’entendre, et qui finit par lui dite que ce n’était qu’une plaisanterie de sa part. Elle n’en veut rien croire, et lui témoigne la plus grande envie de savoir ce qui en est. Elle le prend en particulier, et le supplie de lui dire si son mari a quelque intrigue. « Pourquoi voulez-vous que je vous afflige ? Non, madame, je n’en ferai rien. – Je vous le demande en grâce, lui répliqua-t-elle ; je vous aurai la plus grande des obligations de m’instruire de ce qui se passe à mon insu. – Eh bien, madame, vous serez satisfaite ; vous avez conservé trop d’empire sur moi pour que je puisse vous rien refuser ; mais je ne vous obéirai qu’à condition que vous ne parlerez de rien à personne, ni à votre mari, que vous n’ayez vu de vos propres yeux la vérité de ce que je vais vous dévoiler. Je vous fournirai, si vous voulez, les moyens de le convaincre vous-même de son infidélité ; il ne tiendra qu’à vous de le prendre sur le fait. Ces mots ne font que redoubler la curiosité et l’impatience de la dame ; elle lui promet, par tout ce qu’il y a de plus saint, de ne jamais le compromettre, et l’invite à s’expliquer promptement. – Si je vous aimais comme autrefois, madame, lui dit alors Richard, je me garderais bien de vous porter une semblable nouvelle. Ces sortes d’avis sont toujours suspects quand ils viennent d’un amant ; mais à présent que je suis guéri de la passion malheureuse que vous aviez allumée dans mon cœur ; à présent que j’aime non moins éperdument un nouvel objet, je ne crains pas d’être soupçonné d’avoir aucun intérêt à vous dévoiler la conduite de votre mari. Vous saurez donc, madame, que maître Philippe n’est pas, à beaucoup près, aussi scrupuleux que vous sur l’article de la galanterie. J’ignore s’il est fâché contre moi, à l’occasion de l’amour que j’ai eu pour vous, ou s’il vous fait l’injustice de croire que vous ayez répondu à mes soins ; mais je sais bien qu’il cherche à me faire cocu. Oui, il est amoureux de ma femme depuis quelque temps, et il ne se passe pas de jour qu’il n’essaye de nouveaux moyens pour la séduire. Ce sont des messages continuels de sa part. Ma femme, qui a craint avec raison que je ne m’en aperçusse à la longue, et que je ne vinsse ensuite à la soupçonner d’être d’intelligence avec lui, m’en avertit avant-hier. Qu’ai-je fait ? Je l’ai engagée à feindre de s’être laissé gagner par ses poursuites, afin de pouvoir le convaincre de son ingratitude pour une femme dont il n’est pas digne. J’ai voulu me ménager ce plaisir, et il m’en a fourni l’occasion ce matin même ; car vous saurez qu’un moment avant que je sortisse de chez moi, il a envoyé une commissionnaire à ma femme pour la prier de lui donner un rendez-vous. Elle est aussitôt venue me trouver pour me demander quelle réponse elle devait lui faire. Donnez-lui rendez-vous, lui ai-je dit, chez Jeannot, le baigneur, sur l’heure de midi, pendant que tout le monde repose. Elle a été joindre la commissionnaire sur-le-champ, qui a paru enchantée de cette réponse. Vous pensez bien, madame, que je n’y enverrai point ma femme ; c’est moi qui me propose d’y aller, pour lui faire les reproches qu’il mérite… Mais il me vient une idée ; si vous y alliez vous-même ? Oui, madame, si j’étais à votre place, je lui jouerais ce tour ; et pour mieux le convaincre de sa perfidie et lui ôter tout prétexte d’excuse, je lui laisserais consommer l’œuvre avant de lui dire la moindre chose : cela vous sera d’autant plus facile, que les croisées et la porte de la chambre où il se propose d’attendre ma femme doivent être fermées. C’est une condition qu’on a mise au rendez-vous pour le rendre plus vraisemblable ; car il ne manquera pas d’imaginer que ma femme ne prend cette précaution qu’afin de s’épargner l’embarras et la honte que les dames éprouvent la première fois qu’elles rendent leurs amants heureux. Si vous suiviez mon conseil, madame, vous lui joueriez ce bon tour. Dieu ! quelle sera sa confusion, quand, sortant d’entre vos bras, vous lui ferez voir qu’il a eu affaire à sa propre femme et non à la mienne ! Je vous assure que la honte qu’il éprouverait dans ce moment nous vengerait bien de l’outrage qu’il veut nous faire à l’un et à l’autre. »
Madame Catella, sans considérer quel était l’homme qui lui faisait un pareil rapport ; sans songer du tout au stratagème dont elle allait être la dupe ; sans imaginer qu’on pouvait lui en imposer, tomba dans le défaut ordinaire aux personnes jalouses : elle crut aveuglément tout ce que Richard venait de lui dire ; et, après avoir fait réflexion à plusieurs choses qui s’étaient passées auparavant entre elle et son mari, elle répondit, enflammée de colère, qu’elle était résolue de prendre ce parti et de suivre en tout ses conseils à cet égard, se félicitant d’avance de la gamme qu’elle chanterait à son mari s’il se trouvait au rendez-vous. « Je le traiterai, je vous jure, de manière qu’il ne verra jamais de femme sans se le rappeler. »
Richard, fort satisfait du succès de son entreprise, confirma la dame dans sa résolution, et lui rapporta plusieurs faits adroitement imaginés, pour la fortifier dans sa crédulité. Il finit par la prier de garder un secret inviolable jusqu’au moment où elle serait pleinement convaincue de la perfidie de son mari ; et la bonne dame le lui promit sur sa foi.
Le lendemain, de grand matin, Richard alla chez le baigneur. Il parla à une vieille femme qui avait soin des bains et qu’il connaissait un peu. Il la pria instamment de vouloir bien le servir dans son projet, en lui promettant une bonne récompense. La bonne vieille, qui ne demandait pas mieux que de gagner de l’argent, lui promit de faire tout ce qui dépendrait d’elle pour l’obliger. Richard lui dit ce dont il s’agissait. « J’ai votre affaire, lui répondit-elle. Il y a dans la maison une petite chambre qui n’a point de fenêtres ; je vais y placer un lit ; et pour que le jour ne puisse y pénétrer quand on ouvrira la porte, je fermerai les croisées de la pièce qu’il faut traverser pour y arriver. – Fort bien, » reprit l’amoureux tout transporté de joie. Puis, il lui fit la leçon sur la manière dont elle devait introduire la dame dans cet endroit. Après que tout fut ainsi disposé, il alla dîner, et revint chez la bonne vieille sur les onze heures pour y attendre la femme de Philippe Figinolpho.
Madame Catella, ne doutant aucunement de la vérité de tout ce que lui avait dit Richard, rentra le soir dans sa maison de très-mauvaise humeur. Son mari, qui dans ce moment rêvait sans doute à ses affaires, la reçut fort froidement et ne lui fit point les caresses qu’il était dans l’usage de lui faire toutes les fois qu’elle rentrait au logis après une absence de quelques heures. Cette froideur la confirma dans ce qu’on lui avait dit sur son compte. « Je ne le vois que trop, disait-elle en elle-même, mon mari ne pense qu’au rendez-vous de demain ; il est tout occupé de la femme dont il espère jouir ; mais il n’en sera rien. » Au lit, même distraction, même froideur de la part du mari, et par conséquent mêmes réflexions, même dépit de la part de la femme. La jalousie qui la dévorait écarta le sommeil de ses yeux. Elle ne fut occupée qu’à penser à ce qu’elle lui dirait quand elle serait au rendez-vous. Enfin, le lendemain, son mari la quitte sur les onze heures, sous prétexte d’aller dîner chez une personne qui avait quelque affaire à lui communiquer ; ce qui se trouvait vrai, parce que Richard avait eu l’habileté d’engager un de ses bons amis à attirer Figinolpho chez lui vers cette heure-là. « L’imposteur ! le perfide ! disait sa femme en elle-même : fiez-vous après cela aux hommes ! Mais le traître ne s’attend pas à la surprise que je lui prépare. Que je vais lui en dire ! » Enfin, l’heure de midi s’approchant, elle sort accompagnée de sa servante, et arrive bientôt à la maison du baigneur, que Minutolo lui avait indiquée. Elle trouve la bonne vieille sur la porte, et lui demande si Philippe Figinolpho est venu. « Êtes-vous la personne qui doit lui parler à midi ? répond la vieille, très-bien endoctrinée par l’amoureux Richard. – Oui, répliqua la dame. – Entrez donc là, et suivez-moi. » Madame Catella la suit, en baissant un voile qu’elle avait sur la tête, afin de n’être point reconnue de son mari. La voilà introduite dans la chambre obscure. Richard, le cœur plein de joie, lui dit d’une voix extrêmement basse : « Soyez la bienvenue, ma chère amie. » Il la saisit ensuite par la main, la mène près du lit, la prend entre ses bras et lui fait mille caresses, auxquelles elle répond sans dire un seul mot, craignant de se faire connaître si elle parlait. Quel plaisir pour l’amant de jouir des faveurs d’une personne qu’il aimait avec tant de passion ! Mais quel plaisir encore de tromper une inhumaine qui le faisait languir depuis si longtemps !
Quand la dame comprit qu’il n’y avait plus rien à gagner en gardant le silence, elle fit éclater sa jalousie et son ressentiment. « À qui crois-tu avoir affaire, traître ? s’écria-t-elle. Que je suis malheureuse d’aimer un perfide qui brûle pour une autre ! Est-ce là le prix de huit ans de soins, de tendresse et de fidélité ? Apprends que je suis Catella, et non la femme que tu penses. Oui, malheureux, tu viens de jouir de celle que tu as si longtemps trompée par tes feintes caresses ; tu dois reconnaître ma voix, et il me tarde de voir le jour pour rendre ta honte complète. Je ne suis plus surprise de ta rêverie d’hier au soir : tu te réservais pour la femme de Richard. Ai-je moins d’appas qu’elle, monstre que tu es, pour me traiter avec tant de mépris ? Que j’étais aveugle d’avoir tant d’amour pour cet ingrat ! Le perfide ! croyant être avec ma rivale, il m’a fait plus de caresses, m’a montré plus d’amour dans le peu de moments que je viens de passer avec lui que dans aucun temps de sa vie. D’où vient que tu es chez moi tout de glace, quand tu montres ici tant de feu ? Mais, grâce au ciel, c’est ton propre champ que tu viens de labourer et non celui d’autrui. Je ne m’étonne plus si tu t’endormis hier au soir sans me faire la plus petite caresse : tu voulais te ménager pour faire aujourd’hui des prouesses et arriver tout frais au champ de bataille. Mais, encore une fois, grâce à Dieu et au bon avis que j’ai reçu, l’eau a suivi sa pente ordinaire ; tu es venu, malgré toi, moudre à mon moulin… Mais, n’as-tu rien à dire, misérable ? Es-tu devenu muet depuis que je t’ai fait connaître ton erreur ? Par ma foi, je suis tentée de t’arracher les yeux ; toute autre que Catella ne se contenterait certainement pas des reproches que je te fais ; tu mériterais que je t’étranglasse, misérable ! Faire infidélité à une femme aussi honnête, aussi tendre, aussi recherchée : quelle noirceur ! Tu te flattais sans doute que je ne serais jamais instruite de ta trahison ? Mais tout se découvre, et nul n’est si fin qu’il n’en trouve un plus fin. Conviens que je t’ai joué là un bon tour, et que tu ne t’attendais guère à me rencontrer ainsi sur ton chemin. Mais tu n’en seras pas quitte pour le dépit et la honte que tu éprouves en ce moment ; je t’apprendrai, de la bonne manière, à me trahir de la sorte. »
Richard avait toutes les peines du monde à retenir les éclats de rire. Il voulut recommencer ses caresses sans dire mot, mais elle le repoussa brusquement. « Me prends-tu, lui dit-elle, pour un enfant ? T’imagines-tu qu’il n’y a qu’à me flatter, me caresser, pour me faire revenir ? Non, je ne te le pardonnerai jamais. Tu peux même t’attendre à te voir accablé de reproches en présence de tous nos parents, amis et voisins. Réponds-moi, scélérat, ne vaux-je pas la femme de Richard ? Suis-je moins jeune qu’elle, et d’une condition moins relevée ? Parle, qu’a-t-elle de plus que moi ? »
Pendant qu’elle exhalait ainsi son courroux, l’amoureux lui baisait la main et cherchait à lui baiser autre chose. « Ôte-toi de là, mauvais sujet, ne me touche plus. Tu as fait assez d’exploits ; et à présent que tu me connais, tout ce que tu pourrais faire serait forcé ; mais, si Dieu me prête vie, je te promets de te mettre dans le cas de le désirer plus d’une fois. Tu n’en auras pas quand tu voudras ; je me repens seulement d’avoir été si fidèle à un homme qui l’est si peu. Je trouverai moyen de m’en venger. Je ne sais ce qui m’empêche d’envoyer querir Richard tout à l’heure, lui qui m’a tant aimée, sans pouvoir se vanter d’avoir eu de moi un seul regard favorable, et de me venger à tes yeux, par représailles, de ta perfidie. Quel mal ferais-je en effet ? N’as-tu pas voulu et cru jouir de sa femme ? Pourrais-tu te plaindre si je te payais de la même monnaie ? » À ces mots, elle voulut sortir du lit et s’en aller, mais l’amoureux Richard la retint ; et jugeant qu’il était de trop grande conséquence pour lui et pour elle de la laisser dans son erreur, il résolut de se faire connaître et de la détromper. Il l’embrasse et, après lui avoir appliqué plusieurs baisers sur le front : « Ne vous troublez pas, ma chère amie ; je suis Richard. J’ai cherché à obtenir par la ruse des faveurs que je n’ai pu obtenir par l’amour le plus tendre qui fut jamais. » À ce son de voix qu’elle reconnut, à ces paroles inattendues, madame Catella faillit se trouver mal. Elle voulut se jeter hors du lit, mais Richard l’en empêcha ; elle voulut crier, mais il lui ferma la bouche avec sa main. « Consolez-vous, madame ; ce qui est fait est sans remède. À quoi vous servirait-il de crier ? Vous ne feriez que vous déshonorer et vous couvrir de honte, si vous alliez rendre publique cette aventure. Faites réflexion que vous aurez beau dire que c’est par ruse que je vous ai fait venir ici, personne n’en croira rien. D’ailleurs, je le nierai comme un diable : je dirai même que c’est par argent que je vous ai attirée, et que, ne vous en ayant pas donné autant que vous espériez, vous avez pris cette tournure pour vous venger de moi. Vous n’ignorez pas que le public est plus enclin à croire le mal que le bien ; il ajoutera plutôt foi à mes discours qu’aux vôtres. Songez que si vous en parlez seulement à votre mari, vous allez allumer dans son cœur une haine implacable contre moi : il faudra que l’un de nous deux périsse. En serez-vous plus tranquille quand il m’aura arraché la vie, ou que je la lui aurai arrachée ? Ne nous exposez pas l’un et l’autre à un danger inévitable ; ne vous exposez pas vous-même à une infamie qui ne remédierait à rien. Vous n’êtes pas la seule femme qu’on ait ainsi trompée. Mon crime vient de trop d’amour ; jamais votre mari ne vous a aimée ni ne vous aimera autant que je vous aime : il ne sent pas autant que moi le prix de vos charmes. Ne vous affligez point, je vous en prie, ma chère amie ! je suis et serai toujours tout à vous. Si je vous avais moins aimée, je ne serais pas si coupable. Pardonnez l’artifice dont je me suis servi à l’excès de ma tendresse. Je vous idolâtre ; et si vous saviez tout ce que j’ai souffert avant d’employer la ruse pour vous subjuguer, vous cesseriez d’être fâchée contre moi. »
Toutes ces raisons ne la consolaient point ; elle fondait en larmes de dépit et de rage. Néanmoins, quelque outrée qu’elle fût, elle eut assez de liberté d’esprit pour sentir qu’elle aurait tort de faire un esclandre ; elle comprit que le plus grand mal retomberait sur elle ; c’est pourquoi elle ne jugea point à propos de crier quand Richard eut ôté sa main de dessus sa bouche. Pour mieux la consoler, notre amoureux ne manqua pas de lui promettre le secret le plus inviolable, il lui serrait les mains, les approchait de son cœur, et lui marquait de toutes les façons le plus grand attachement. « Laissez-moi, cruel, lui dit-elle ; je doute que vous obteniez jamais du ciel le pardon de l’outrage que vous m’avez fait. Je suis la victime de ma simplicité et de ma jalousie. Je ne crierai point. Je sens que tout éclat pourrait me nuire ; mais, soyez assuré que, de façon ou d’autre, je ne mourrai point avant de m’être vengée du cruel tour que vous avez eu l’indignité de me jouer. Laissez-moi, ne me retenez plus, à présent que vous avez obtenu ce que vous désiriez ; laissez-moi, vous dis-je, aller cacher ma honte et mon désespoir. »
Richard n’avait garde de la laisser partir avant d’avoir fait sa paix : il lui parla encore, lui demanda mille fois pardon, et lui montra tant de douleur et de tendresse, qu’il finit par la désarmer. Quand il l’eut apaisée, il la supplia de permettre qu’il lui donnât encore des preuves de son amour, pour gages de la sincérité du pardon qu’elle lui accordait. Elle fit bien des difficultés, mais enfin elle se laissa gagner. Le plaisir acheva si bien de la réconcilier avec lui, qu’elle ne s’en sépara qu’avec le plus grand regret. En ces sortes de choses, rien ne coûte que le commencement. Elle trouva une si grande différence entre Richard et son mari, qu’elle eut depuis ce jour pour le premier autant d’amour qu’elle avait eu autrefois de froideur et d’indifférence. Ils retournèrent plusieurs fois chez le même baigneur et dans d’autres endroits, et se conduisirent avec tant de prudence, que la femme de l’un et le mari de l’autre ne se doutèrent jamais de leur intrigue.
Un jeune gentilhomme de Florence, nommé Tédalde Eliséi, devint amoureux fou de madame Hermeline, femme d’Aldobrandin Palermini, et sut, par ses soins et ses bonnes qualités, s’en faire aimer à son tour ; il eut même le secret d’obtenir ses faveurs ; mais la fortune traversa bientôt ses plaisirs. La belle, après lui avoir donné pendant quelque temps les plus grandes marques de tendresse, prit tout à coup la résolution de rompre avec lui, et, sans lui en dire le motif, cessa de recevoir ses assiduités, et ne voulut pas même lui permettre de lui écrire ; elle refusait jusqu’à ses lettres, et défendit aux commissionnaires qu’il lui envoyait de paraître davantage chez elle et de l’accoster nulle part. Cette conduite extraordinaire plongea Tédalde dans la tristesse la plus profonde et la mélancolie la plus noire ; mais il avait tellement caché son amour, que personne ne se doutait de la cause de son chagrin. Il n’oublia rien pour regagner les bonnes grâces d’Hermeline, qu’il n’avait pas perdues par sa faute, et n’ayant pu en venir à bout, ni même lui parler pour savoir la cause d’un changement si subit, il résolut de s’éloigner, pour ne pas donner à l’inhumaine le cruel plaisir de le voir se consumer de jour en jour. Il ramassa donc tout l’argent qu’il put, et partit secrètement de Florence, sans avoir communiqué son dessein à ses parents. Il n’en parla qu’à un de ses amis, pour lequel il n’avait rien de réservé. Arrivé à Ancône, où il prit le nom de Philippe Sandolescio, il se mit aux gages d’un marchand et s’embarqua pour l’île de Chypre. Le marchand le trouva si intelligent et si fort à son gré, que, non content de lui donner de très-gros appointements, il l’associa à son commerce ; bientôt après, il lui confia la plus grande partie de ses affaires. Philippe les conduisit si bien, qu’il devint en peu d’années un bon et riche négociant et qu’il se fit un nom dans le commerce.
Quoiqu’il n’eût jamais oublié sa maîtresse, qu’il aimait toujours, et qu’il eût souvent des mouvements qui lui faisaient souhaiter de revoir Florence, sept ans se passèrent sans qu’il prît la résolution d’y retourner. Mais un jour, entendant chanter une chanson qu’il avait faite autrefois pour sa chère Hermeline, dans laquelle il avait peint leur tendresse mutuelle et les doux plaisirs qu’ils goûtaient ensemble, il sentit réveiller tout à coup dans son cœur la première vivacité de sa passion, ne pouvant se figurer que sa maîtresse l’eût oublié. Il repassa alors dans son imagination le mérite de cette dame, et ne put résister cette fois au désir violent qu’il avait de la revoir. Il met ses affaires en ordre ; il s’embarque sans perdre de temps, et arrive à Ancône, accompagné d’un seul domestique. Il fait passer de là ses effets à Florence, à l’adresse d’un correspondant de son associé, et, revêtu d’un habit de pèlerin, il prend, sous ce déguisement, le chemin de sa patrie. Arrivé à Florence, il va loger dans une auberge, que trois frères tenaient près de la maison d’Hermeline. Ses premiers soins furent de passer devant cette chère maison, dans l’espérance de voir son ancienne maîtresse ; mais, trouvant les portes et les fenêtres fermées, il crut qu’elle avait changé de demeure, ou qu’elle ne vivait plus. Plein de cette triste idée, il passa ensuite devant la maison des Éliséi, ses frères aînés. Autre sujet d’inquiétude et d’étonnement : il voit devant leur porte trois ou quatre de leurs domestiques en deuil. Il ne sait que penser. Persuadé qu’on ne pourrait le reconnaître sous l’habit qu’il portait, son visage étant d’ailleurs fort changé, il entre incontinent chez un cordonnier du voisinage, sous prétexte d’avoir besoin de quelque chose de sa boutique, et, après un court dialogue, il lui demande pourquoi ces gens étaient en deuil. « Parce qu’un frère des maîtres de la maison, nommé Tédalde, qui était venu ici depuis quelque temps après une longue absence, a été tué il y a quinze ou vingt jours. – Êtes-vous bien sûr de ce que vous me dites là ? – Très-certainement, et même j’ai ouï dire que les frères du mort ont prouvé juridiquement qu’Aldobrandin Palerinini, que vous connaissez peut-être, était l’auteur de cet assassinat ; car on prétend que ce Tédalde était amoureux de sa femme, et qu’il était venu déguisé pour coucher avec elle. – Et qu’a-t-on fait à Aldobrandin ? – On l’a mis en prison, et il est à la veille de passer un mauvais quart d’heure. – Et sa femme, qu’est-elle devenue ? – Elle est chez elle, fort affligée de cette aventure, comme vous le pensez bien. »
Tédalde était étonné à un point qui ne se conçoit pas ; il ne pouvait s’imaginer qu’il y eût quelqu’un qui lui ressemblât assez pour qu’on l’eût pris pour lui-même. Touché de la malheureuse destinée d’Aldobrandin, et charmé pourtant d’avoir appris que sa chère Hermeline vivait encore, il retourna au logis, la tête remplie de mille idées différentes. On le mit coucher dans une chambre au dernier étage. Le mauvais lit qu’on lui avait donné, le mince souper qu’il avait fait, l’inquiétude qu’il éprouvait, tout cela joint ensemble ne lui permit pas de fermer l’œil. Vers une heure après minuit, il entendit marcher sur le toit, et puis descendre sur le palier de sa chambre. Voulant voir ce que c’était, il sort du lit, s’approche tout doucement de la porte, et aperçoit de la lumière à travers une fente. Il approche son œil de cette fente, et il aperçoit très-distinctement une femme avec trois hommes. La femme, qui tenait une lampe, lui paraissait jeune et craintive ; il redouble alors d’attention, et prêtant une oreille curieuse, il entendit un de ces hommes qui disait, en se tournant vers la femme : « Nous pouvons à présent être parfaitement tranquilles ; on est généralement persuadé qu’Aldobrandin a fait le coup ; les frères de Tédalde l’ont fait mettre à la question, et la force des tourments lui a fait déclarer qu’il était coupable de l’assassinat ; son arrêt est même prononcé ; ainsi, songez bien à ne pas vous trahir par quelque indiscrétion ; il n’est pas douteux qu’on ne nous fît un mauvais parti si l’on venait à découvrir la moindre chose. » Ce discours parut répandre la joie et la tranquillité dans l’âme de cette femme. Tédalde comprit que ces hommes étaient les hôtes du logis ; il n’en douta plus, lorsqu’il vit deux de ces coquins entrer dans une chambre voisine, en disant qu’ils allaient se coucher. Ils souhaitèrent la bonne nuit au troisième et à la femme, qui répondirent, en descendant l’escalier, qu’ils allaient en faire autant.
On imagine aisément quelle dut être la surprise de Tédalde ; il gémit sur les égarements auxquels l’esprit de l’homme est sujet. Il ne pouvait concevoir comment ses frères avaient pu prendre un étranger pour lui, et faire condamner un innocent pour les vrais coupables. Il réfléchissait sur les périls auxquels l’ignorance et la prévention exposent la pauvre humanité, et ne pouvait se défendre de condamner l’aveugle sévérité des lois et la barbarie des juges, qui, sous prétexte de découvrir la vérité et de punir le crime, arrachent, par la voie inhumaine des tortures, des aveux qui n’en sont point, et se rendent ainsi les oppresseurs de l’innocence et les ministres de l’enfer. Après ces réflexions, le reste de la nuit se passa à songer aux moyens de sauver Aldobrandin, et il crut les avoir trouvés. Le lendemain matin, il n’eut rien de plus pressé que de chercher la femme de cet infortuné. Laissant son domestique au logis, il va droit à la maison de la dame, pour s’informer si elle l’habite encore. Il trouve la porte de l’allée ouverte, et entre sans difficulté dans une petite salle basse, où il voit son ancienne maîtresse dans le plus triste état. Elle sanglotait et était étendue sur le carreau, qu’elle inondait de ses larmes. Le pèlerin, à cette vue, ne put retenir les siennes. « Ne vous tourmentez point, madame, lui dit-il en s’approchant, la paix n’est pas loin de vous. » À ces paroles, la femme d’Aldobrandin se relève, et tournant ses regards vers l’homme qui lui parle : « Comment pouvez-vous savoir ce qui cause ma douleur, lui dit-elle, et ce qui peut la faire cesser, vous qui me paraissez un pèlerin étranger ? – Rassurez-vous, madame, je suis plus instruit que vous ne croyez. Constantinople est ma patrie, et j’en arrive tout à l’heure. Dieu m’envoie vers vous pour changer vos pleurs en joie, et pour délivrer votre mari de la mort qui le menace. – Mais si vous êtes de Constantinople, et que vous en arriviez dans le moment, comment pouvez-vous être instruit de ce qui se passe, je vous prie ? » Le pèlerin se mit alors à lui raconter l’histoire de l’infortune de son mari ; il lui dit qui elle est, depuis quel temps elle est mariée, et plusieurs autres particularités qui la jetèrent dans le plus grand étonnement. Elle ne douta point que ce ne fût un homme de Dieu, un vrai prophète. La voilà aussitôt à genoux devant lui, le priant en grâce, s’il était venu délivrer son mari du péril qui le menaçait, de vouloir bien se hâter, parce que le temps pressait extrêmement. Le pèlerin, contrefaisant à merveille l’homme inspiré : « Levez-vous, lui dit-il, madame, cessez vos pleurs ; écoutez attentivement ce que je vais vous dire, et, sur toutes choses, gardez-vous d’en jamais parler à qui que ce soit. Dieu m’a révélé que l’affliction que vous éprouvez aujourd’hui est la punition d’une faute que vous avez commise autrefois ; il faut la réparer le plus tôt qu’il vous sera possible, sinon vous serez châtiée avec encore plus de rigueur que vous ne l’avez été jusqu’à présent. – Ah ! saint homme, j’ai commis tant de péchés en ma vie, que j’ignore quel est celui dont vous voulez parler ; faites-le-moi connaître, je ferai de mon mieux pour l’expier. – Quoique je sache aussi bien que vous-même toutes les actions de votre vie, vous devriez, madame, m’épargner la peine de vous dire quel est ce péché : il est de nature à se présenter vivement à votre esprit : je veux bien toutefois vous mettre sur la voie, pour vous le faire distinguer de tous les autres. Ne vous souvient-il pas d’avoir eu un amant ? » Hermeline est d’autant plus surprise de la demande, qu’encore que l’ami de Tédalde, qui seul était instruit de son ancienne intrigue, eût lâché imprudemment quelques paroles le jour que le faux Tédalde fut tué, elle ne croyait pas que personne en fût informé. Poussant donc un profond soupir : « Je vois bien, répondit-elle, que Dieu vous révèle les secrets des hommes, et que par conséquent il ne me servirait de rien de vous cacher les miens. Je vous avoue donc que, dans ma jeunesse, j’aimai le malheureux jeune homme que mon mari est accusé d’avoir tué ; car je ne vous cacherai point que, malgré la cruauté avec laquelle je le traitai avant son départ, ni son éloignement, ni sa longue absence, ni même sa fin malheureuse, n’ont pu l’effacer de mon cœur ; il m’a toujours été cher, il me l’est encore ; et quoique mort, son image est sans cesse présente à mon esprit. – Apprenez, ma belle dame, que le Tédalde qui a été tué n’est pas le Tédalde de la maison d’Éliséi, que vous avez aimé et que vous regrettez. Mais, dites-moi, je vous prie, quel fut le motif qui vous engagea à rompre si brusquement avec lui ? Que vous avait-il fait pour le traiter avec tant de barbarie ? – Rien du tout ; mais m’étant confessée à un maudit religieux que j’avais alors pour directeur, et lui ayant déclaré mon amour pour Tédalde et les faveurs que je lui accordais, il me fit de si grands reproches et une telle frayeur à ce sujet, que l’impression ne s’en est point effacée de mon esprit. Il me déclara que si je n’abandonnais incontinent ce commerce criminel, je n’obtiendrais jamais le pardon de mon péché, et que je serais précipitée dans les profonds abîmes de l’enfer, pour y brûler éternellement ; enfin, il m’épouvanta si fort, que je rompis tout à coup avec mon amant. Je cessai de le voir ; et, pour ne plus m’exposer à la tentation, je ne voulus ni lire aucune de ses lettres, ni recevoir aucun message de sa part. Ce sacrifice, qui me coûta plus que je ne saurais vous l’exprimer, mit le désespoir dans le cœur de Tédalde, et le jeta dans une mélancolie affreuse. J’avoue que, pour si peu qu’il eût insisté, je n’aurais pu tenir contre la résolution que j’avais prise. Le pauvre jeune homme maigrissait et se consumait à vue d’œil, lorsque, pour faire sans doute diversion à sa douleur, il prit le parti de quitter Florence, et s’en alla, sans rien dire à personne, je ne sais dans quel pays. Depuis ce moment je n’ai pas passé un seul jour sans le regretter.
– Voilà justement, madame, le péché qui vous a attiré l’affliction que vous éprouvez aujourd’hui, dit le pèlerin en l’interrompant. Je sais, à n’en pouvoir douter, que Tédalde ne vous fit aucune espèce de violence pour vous attacher à lui ; que vous l’aimâtes d’inclination, parce qu’il vous avait paru sensible et honnête, et que ce ne fut que de votre plein gré qu’il obtint vos faveurs. Je sais qu’étant ainsi unis, sa tendresse pour vous devint mille fois plus forte et plus vive que la vôtre ; jamais amant ne fut ni si tendre, ni si passionné ; il eût mieux aimé mourir que de vous être infidèle et de cesser de vous aimer. Comment avez-vous pu, après cela, vous déterminer à rompre si brusquement avec un si honnête homme ? Ne deviez-vous pas réfléchir auparavant sur la démarche que vous alliez faire, prévoir les fâcheux événements qui pouvaient en résulter, tout peser, tout considérer, et penser que vous auriez peut-être sujet de vous en repentir un jour ? Ne lui aviez-vous pas donné votre cœur ? Pouviez-vous donc le lui refuser, s’il ne s’en était pas rendu indigne ? Il le regardait, et était en droit de le regarder comme un bien qui lui appartenait ; cependant vous le lui avez enlevé ; c’est une espèce de larcin qui méritait une punition. À l’égard de votre confesseur, je suis religieux, et je puis me flatter de connaître assez bien les moines pour vous dire mieux que personne ce qu’ils sont. Il est bon, madame, que je vous fasse ici leur portrait, pour vous apprendre à les connaître vous-même, et lever tous vos scrupules sur ce qu’ils peuvent vous avoir dit.
« Le temps corrompt les meilleures institutions. Les religieux étaient autrefois de savants et pieux personnages ; mais aujourd’hui la plupart n’ont de commun que l’habit avec leurs illustres prédécesseurs ; encore leurs robes sont-elles bien différentes de ce qu’elles étaient dans leur origine : ils les portaient autrefois étroites, modestes, d’un drap commun et grossier, pour marquer leur mépris pour les choses de ce monde ; à présent ils les font fort larges, d’un drap fin et lustré. Aussi les voit-on se pavaner sans honte dans les églises et dans les places publiques, et le disputer aux gens du monde par le luxe et la coquetterie de leurs habillements. Semblables aux pêcheurs, qui tâchent de prendre plusieurs poissons à la fois dans leurs filets, on dirait qu’ils n’ont élargi leurs robes que pour être plus à portée d’y fourrer et cacher les dévotes, les veuves, et généralement toutes les femmes qui sont assez imbéciles pour les écouter. Les religieux des premiers temps ne désiraient que le salut des âmes : les modernes ne cherchent que le plaisir et les richesses ; ils ont inventé et inventent tous les jours mille moyens pour épouvanter, pour duper les sots et leur faire accroire que la rémission des péchés s’obtient par les aumônes et par les messes, afin de les engager à leur apporter du pain, du vin, de la viande et de l’argent, pour le repos de l’âme de leurs parents trépassés. Les anciens religieux ne renonçaient au monde que pour mieux s’occuper des choses du ciel : ceux d’aujourd’hui n’entrent dans le cloître que pour y trouver un asile contre la misère et les peines de la vie, et les hommes sont assez imbéciles pour leur prodiguer leurs bienfaits, pour nourrir leur oisiveté ! Je veux croire que les aumônes contribuent à l’expiation des péchés, surtout quand elles sont faites en vue de Dieu ; mais si l’on connaissait les moines, si l’on savait la vie qu’ils mènent, on se donnerait bien de garde de les en rendre l’objet ou les dépositaires. Pourquoi ne pas faire ses charités aux véritables pauvres, aux infirmes, aux familles honteuses, plutôt qu’à des hommes qui semblent avoir fait vœu de vivre dans la fainéantise et aux dépens de la société laborieuse ? Comme les moines savent qu’ils ne peuvent s’enrichir qu’en recommandant aux autres la pauvreté, il n’est rien qu’ils ne disent, qu’ils ne fassent pour décrier les richesses, afin d’en demeurer les seuls possesseurs ; ils ne déclament contre la luxure et ne prêchent sans cesse la continence que pour avoir plus de facilité à séduire et à gagner les femmes que les maris négligent. Ils condamnent l’usure et les gains illégitimes comme des choses qui mènent à l’enfer, afin qu’on les rende dépositaires des restitutions, dont ils se font, sans scrupule, des fonds pour acheter la prélature et les gros bénéfices, tout disant qu’ils causent la perdition de ceux qui les possèdent. Ce qu’il y a de singulier, c’est que lorsqu’on leur reproche tous ces désordres et beaucoup d’autres de la même espèce, ils croient avoir bien répondu et être absous de tout crime quand ils ont dit : Faites ce que nous disons, et ne faites pas ce que nous faisons, comme s’il était possible aux ouailles d’être plus fermes, plus incorruptibles, plus courageuses que leurs pasteurs ! Ce qui est plus singulier encore, c’est de voir des hommes assez sots, assez imbéciles pour se contenter d’une pareille réponse, et pour la prendre dans un sens tout différent de celui que les religieux y attachent : Faites ce que nous disons, c’est-à-dire remplissez nos bourses, confiez-nous vos secrets, soyez chastes, patients, pardonnez les injures, ne dites du mal de personne. Mais quel est le but de cette exhortation, dans le fond très-sage ? C’est de pouvoir se plonger seuls dans les vices opposés aux vertus qu’ils recommandent, ce qu’ils ne feraient pas avec la même facilité si tout le monde s’en mêlait. Qui ignore que sans argent ils ne pourraient longtemps vivre dans la crapule et l’oisiveté ? Si les séculiers dépensaient leurs biens en voluptés, d’où les moines en tireraient-ils pour faire la meilleure chère et boire les meilleurs vins ? Si les gens du monde courtisent toutes les femmes, il faudra que les bons moines s’en détachent. Si ceux-là n’étaient patients et ne pardonnaient les outrages, ceux-ci n’oseraient plus déshonorer les familles. Mais qu’ai-je besoin d’entrer ici dans tous ces détails ? Toutes les fois que les moines, pour excuser leurs vices, répondent qu’on doit faire ce qu’ils disent et non ce qu’ils pratiquent, ils ne font que répondre une absurdité et se condamnent eux-mêmes. S’ils veulent devenir saints, pourquoi ne pas demeurer enfermés dans leur cloître ? ou, s’ils veulent se répandre dans le monde pour y prêcher la parole de Dieu, pourquoi ne pas suivre l’exemple de Jésus-Christ, qui commença par faire, et puis enseigna ? Qu’ils pratiquent d’abord eux-mêmes les vertus qu’ils recommandent, et on les croira sans peine. Mais, au contraire, ceux qui déclament en chaire le plus violemment contre la fornication sont les plus ardents à courtiser, à séduire, à débaucher, non-seulement les femmes du monde, mais même des religieuses. J’en connais beaucoup de ce caractère. Faut-il courir après ceux-là, et les prendre pour les directeurs de notre conduite ? Il est libre à chacun de se conduire comme il l’entend, mais je pense qu’il vaudrait encore mieux ne pas se confesser que d’avoir un moine pour confesseur. Si l’homme fait bien, s’il fait mal, Dieu le sait et le punira ou le récompensera selon ses œuvres. Or, si Dieu sait ce que nous faisons, je ne vois même pas qu’il soit absolument nécessaire de nous confesser à d’autres qu’à lui. Mais, supposé que la confession à un prêtre soit indispensable, et que vous ayez été obligée de déclarer le péché pour lequel votre braillard de directeur vous fit tant de reproches, c’est-à-dire d’avoir violé la foi conjugale, deviez-vous pour cela, madame, vous conduire comme vous l’avez fait ? Si c’est un péché de favoriser un amant, n’en est-ce pas un plus grand de le tuer ou de le rendre errant et vagabond sur la terre ? Personne ne saurait en disconvenir : le premier est un péché naturel, et l’autre est un péché de pure malice et qui suppose un mauvais cœur ; c’est un vol, un assassinat, une cruauté. Quoique vous n’ayez point enlevé le bien de Tédalde, il n’en est pas moins vrai que vous l’avez volé, puisque, comme je vous l’ai déjà dit, vous étant donnée toute à lui, vous ne pouviez vous en séparer sans son consentement. Si vous ne l’avez pas tué, vous avez fait tout ce qu’il fallait pour le porter à se tuer de sa propre main, et la loi veut que celui qui est cause du mal en soit puni comme l’auteur. S’il n’est pas mort, vous ne pouvez nier que vous ne soyez du moins cause de son exil et de ce qu’il a mené pendant sept ans une vie errante et misérable. D’où je conclus qu’en commettant un de ces trois péchés, vous vous êtes rendue plus criminelle et bien plus condamnable qu’en vivant avec lui. Mais, madame, allons plus loin, continua le pèlerin, sans lui donner le temps de répondre un seul mot : Tédalde méritait-il d’être traité de cette manière ? Non, certes, vous en êtes vous-même convenue, et je le savais aussi bien que vous. Il vous aimait comme sa vie ; jamais femme ne fut aussi honorée, aussi louée, aussi obéie que vous le fûtes par ce tendre amant. Se trouvait-il dans une compagnie, où, sans donner des soupçons, il pouvait parler de vous ? c’étaient aussitôt des éloges aussi adroits que délicats : vos charmes, votre caractère, vos qualités recevaient le tribut d’un encens d’autant plus flatteur qu’il paraissait venir d’une personne désintéressée. Tédalde avait mis son sort entre vos mains ; sa fortune, son honneur, sa liberté, étaient à votre seule disposition ; il ne vivait que pour vous ; vous seule faisiez son bonheur. Il avait du mérite, de la naissance, de l’honnêteté, de la jeunesse, une assez jolie figure ; tout le monde l’estimait, le recherchait, le chérissait ; vous ne sauriez le nier. Comment donc avez-vous pu, après cela, vous déterminer à rompre tout à coup avec lui, à la seule instigation d’un cagot, d’un babillard, d’un envieux qui ne désirait peut-être que de remplir auprès de vous la place de ce galant homme ? Je ne conçois pas par quel étrange aveuglement il y a des femmes qui n’aiment point les hommes, et qui ne font aucun cas des soins qu’ils leur rendent. Si elles voulaient faire usage de leur raison, si elles considéraient la noblesse, la grandeur de l’homme et la prééminence que Dieu lui a donnée sur tous les autres êtres, il n’y en aurait pas une qui ne se glorifiât d’avoir un amant, de se l’attacher, de lui plaire, de s’en faire adorer, et d’éviter avec soin tout ce qui pourrait la refroidir. Vous avez cependant fait tout le contraire, et cela par les conseils d’un moine, moins animé du zèle de la religion que jaloux des plaisirs de votre bon ami.
« Voilà, madame, voilà le péché que le Tout-Puissant, qui pèse tout dans une juste balance, et qui conduit toutes choses à la fin qu’il s’est proposée, n’a pas voulu laisser impuni. L’ingratitude est un crime horrible qui n’est jamais impuni, et vous vous êtes rendue coupable de ce crime en congédiant, comme vous l’avez fait, un amant qui ne vivait que pour vous. Vous avez voulu, sans sujet, faire mourir Tédalde de chagrin et de désespoir, et votre mari court risque aussi, sans sujet, de perdre la vie à cause de ce même Tédalde. Si vous voulez donc sauver le mari, il faut réparer l’injustice que vous avez faite à l’amant. Il faut, s’il revient de son long exil, que vous lui rendiez vos bonnes grâces, votre bienveillance, votre amitié, vos faveurs même, afin qu’il soit dans votre cœur tel qu’il y était avant que vous eussiez sottement ajouté foi aux extravagances de ce détestable moine qui vous l’a fait congédier. »
La dame, qui avait écouté très-attentivement le long discours du pèlerin, ne douta point que son malheur présent ne fût une juste punition de son mauvais procédé à l’égard de son amant infortuné. Quelque relâchée que lui parût la morale du bon apôtre, elle fut touchée de ses raisons, qu’elle regardait comme mot d’Évangile. « Ami de Dieu, lui dit-elle, je suis pénétrée de la vérité de tout ce que vous venez de me dire. Je connais à présent les religieux que je prenais, hélas ! pour autant de saints, mais le portrait que vous venez d’en faire m’en donne une tout autre idée. Je reconnais également mon tort à l’égard du pauvre Tédalde, et je vous assure que je les réparerais de mon mieux s’il était en mon pouvoir. Oui, je suis une malheureuse, une inhumaine, et je voudrais qu’il me fût possible d’effacer, par une conduite opposée, l’injustice et la cruauté dont je me suis rendue coupable envers cet honnête homme. Mais le moyen ? ce cher amant n’existe plus, et c’est moi qui suis cause de sa mort. Maudit moine ! que je me reproche d’avoir écouté tes funestes conseils !
– Tranquillisez-vous, madame, reprit le pèlerin, Tédalde n’est point mort, il est plein de vie et de santé. Vous êtes à temps de réparer les tourments que vous lui avez fait souffrir, et je puis vous assurer que si vous lui rendez vos bonnes grâces, il oubliera tous ses maux pour ne goûter que le plaisir de vous plaire et de vous aimer. – Prenez donc garde à ce que vous dites, homme de Dieu : je suis sûre que Tédalde n’est plus ; je l’ai vu étendu devant ma porte, percé de mille coups ; je l’ai tenu longtemps dans mes bras, et j’ai arrosé son visage de mes larmes ; et cela même m’a attiré quelques médisances. Plût au ciel qu’il fût encore en vie ! sa présence me ferait autant de plaisir que la liberté de mon mari ; et dût le public en jaser, je m’estimerais très-heureuse de pouvoir lui rendre ma première affection. – Soyez sûre, madame, que Tédalde vit encore, et je me fais fort de vous le représenter plus amoureux que jamais, si vous me promettez de suivre votre première résolution. – Je vous le jure sur tout ce qu’il y a de plus saint ; mon cœur est trop plein de lui pour que je puisse changer à cet égard. »
Tédalde jugea pour lors qu’il était temps de se faire connaître et de donner à Hermeline des assurances positives de la délivrance d’Aldobrandin. « Ne vous affligez plus, ma chère dame, sur le sort de votre mari, je vais vous découvrir un secret qu’il faut que vous gardiez toute votre vie. » Après avoir dit ces mots, le pèlerin, pour plus grande sûreté, ferma la porte de la salle, et la dame, qui le regardait comme un saint homme, le laissa faire sans montrer la moindre défiance. Ensuite il s’approche d’elle, et tirant de sa poche un anneau dont elle lui avait fait présent la dernière nuit qu’il avait passée avec elle, et qu’il avait gardé très-précieusement. « Connaissez-vous cet anneau ? lui dit-il en le lui présentant. – Je le connais fort bien, répondit-elle en soupirant ; c’est un anneau qui m’a appartenu, et dont j’avais fait présent à Tédalde pour gage de ma tendresse. – Eh bien ! madame, c’est Tédalde en personne qui vous le présente ; ne me reconnaissez-vous point ? » Et il ôte en même temps son manteau et son chapeau de pèlerin. Hermeline croit voir un revenant ; elle est si effrayée de ce, changement si imprévu, qu’au lieu de sauter au cou de Tédalde, elle cherche à s’enfuir, le prenant réellement pour un ressuscité ; mais Tédalde la retient et la rassure en lui disant : « Ne craignez rien, madame ; je suis cet amant infortuné ce Tédalde qui vous fut si cher, et que vous et mes frères croyiez mort sans raison. Ce n’est pas moi qu’on a tué, mais quelque autre qu’on a pris pour moi. » Hermeline fut quelque temps dans le trouble ; mais enfin, revenue de sa frayeur, et le reconnaissant au son de sa voix et aux traits de son visage, qu’elle examina plus attentivement, elle l’embrassa les larmes aux yeux, et lui témoigna par mille caresses le plaisir qu’elle avait de le revoir. Tédalde y répondit de son mieux, et eut beaucoup de peine à contenir les transports de son amour. Il remit pourtant à un autre moment le plaisir qui manquait à son bonheur, parce qu’il n’y avait pas de temps à perdre pour sauver le mari. « Je vais m’occuper, dit-il, de son élargissement, persuadé que vous serez plus constante et plus raisonnable que par le passé. Je me flatte que vous le verrez libre et blanchi de toute accusation dans moins de deux jours. Je reviendrai vous rendre compte de mes démarches, et puis je vous raconterai à loisir tout ce qui me concerne. Soyez tranquille sur le sort d’Aldobrandin : j’ai des preuves de son innocence, et je les ferai valoir. »
Tédalde, ayant repris son chapeau et son habit de pèlerin, embrassa de nouveau sa chère Hermeline, et la quitta pour se rendre à la prison où son mari était détenu. Il le trouva pâle, défait, et plus occupé des idées de la mort que de l’espoir de sa délivrance. Il entre dans son cachot, du consentement de ses gardes, qui crurent qu’il allait pour le consoler. « Aldobrandin, lui dit-il, je suis un de vos amis, qui connaît votre innocence, et que Dieu vous envoie pour vous délivrer de l’infamie dont on vous a couvert, et du supplice qu’on vous prépare. Le jour de demain ne se passera pas sans que j’aie fait triompher votre innocence. J’y mets seulement une condition, et je me flatte que vous ne vous y opposerez point.
– Homme de Dieu, répondit le prisonnier, quoique vous me soyez parfaitement inconnu, et que je ne me souvienne seulement point de vous avoir jamais vu, je crois sans peine que vous êtes de mes amis, puisque vous le dites et que vous vous intéressez à mon triste sort. J’ignore par quel moyen vous avez pu découvrir mon innocence, mais je puis vous assurer, en toute vérité, que je n’ai point commis le crime pour lequel on m’a fait essuyer la question, et dont la violence des tourments m’a fait avouer coupable. Dieu a sans doute voulu me punir de mes autres péchés, qui sont en grand nombre ; sa volonté soit faite, pourvu que j’obtienne son saint paradis. Je suis aujourd’hui fort détaché de la vie ; je vous avoue cependant que je serais charmé de vivre, ne fût-ce que pour faire connaître mon innocence et rétablir mon honneur si indignement flétri. D’après cela, vous pouvez juger de l’obligation que je vous aurai et de l’étendue de ma reconnaissance, s’il est en votre pouvoir de me délivrer de la mort qui m’attend : Non-seulement je vous promets de faire ce que vous exigerez de moi ; mais je prends à témoin ce Dieu qui m’humilie que je tiendrai tout ce que je vous aurai promis. Parlez, je suis disposé à tenter même l’impossible, pour me conformer à vos désirs, si j’ai le bonheur de recouvrer ma liberté.
– Ce que j’exige de vous n’est pas seulement possible, mais très-honnête : c’est qu’après que j’aurai fait voir votre innocence, vous vous réconciliiez de bonne foi avec les frères de Tédalde, qui ne vous ont poursuivi en justice que parce qu’ils vous ont cru coupable de la mort de leur frère, sur de faux rapports et de faux indices. Voyez si vous êtes dans l’intention de leur pardonner, et de les regarder comme vos amis, comme vos propres frères, après toutefois qu’ils auront réparé, de tout leur pouvoir, le tort qu’ils vous ont fait par erreur. – Quelque doux que soit le plaisir de la vengeance pour un cœur aussi ulcéré que le mien, répondit Aldobrandin, j’y renoncerai volontiers, par égard pour un ami si généreux, et dans l’espoir de faire connaître mon innocence. Oui, je leur pardonnerai tout ce qu’ils m’ont fait souffrir, et je leur pardonne dès ce moment, puisque vous l’exigez. Je vous promets même, si je sors d’ici, de faire toutes les démarches que vous désirerez à cet égard. » Cette réponse plut infiniment au pèlerin. Il exhorta le prisonnier à prendre courage, et lui fit espérer que le lendemain ne se passerait pas sans qu’il reçût de bonnes nouvelles. Il ne jugea pas à propos de lui en dire davantage ; mais il l’embrassa affectueusement avant de le quitter.
Au sortir de la prison, il alla droit au palais, et parvint à obtenir une audience particulière de l’un des principaux magistrats, fort renommé par son intégrité. « Vous savez, monseigneur, lui dit-il, que tous les hommes sont intéressés à connaître la vérité, particulièrement les personnes de votre état, afin que les innocents ne payent point pour les coupables. Je suis persuadé que vous seriez fâché de faire périr un homme dont on vous aurait fait connaître l’innocence ; c’est ce qui me fait prendre la liberté de venir vous représenter que vous avez agi avec trop de rigueur envers le nommé Aldobrandin Palermini, qu’on est sur le point de faire mourir. Je vous rends trop de justice pour vous soupçonner de mauvaise foi, vous et les autres magistrats qui l’avez ainsi jugé. Vous n’avez agi de la sorte que parce que vous l’avez cru réellement coupable de la mort de Tédalde Éliséi. Mais je vous avertis que ce n’est point lui qui a commis ce crime ; il est entièrement innocent, et je me fais fort de vous en convaincre avant la nuit, en vous faisant connaître et en vous livrant les véritables assassins. »
Le juge, qui n’était pas intimement convaincu du crime d’Aldobrandin et qui ne l’avait vu condamner à mort par ses confrères qu’avec regret, fut bien aise d’entendre parler ainsi le pèlerin. Il l’interroge, et ayant appris ce que Tédalde avait entendu la nuit passée, il donne aussitôt des ordres pour faire prendre les trois coquins et la femme. Ils furent arrêtés la nuit suivante, au premier sommeil, sans la moindre résistance. Ils comparurent aussitôt devant le juge qui les interrogea chacun en particulier, et qui, les ayant menacés de la question, leur arracha l’aveu de leur crime. Ces malheureux confirmèrent cet aveu à la confrontation, ajoutant toutefois qu’ils ne connaissaient pas Tédalde Élizéi et que celui qu’ils avaient tué était un homme de la campagne, qui venait fréquemment à Florence, où il logeait ordinairement chez eux. Interrogés sur le motif qui les avait portés à commettre ce meurtre, ils répondirent que c’était pour se venger de ce que cet homme avait voulu, pendant leur absence, débaucher la femme de l’un d’eux.
Le pèlerin, témoin de tout ce qui venait de se passer, prit congé du magistrat sans lui dire qui il était, voulant le laisser dans l’opinion que l’homme assassiné était de la famille des Élizéi. Il retourna ensuite secrètement chez Hermeline, qui l’attendait avec impatience. Elle ne s’était point couchée, mais elle avait fait coucher ses domestiques pour se trouver seule avec lui. « Réjouissez-vous, ma bonne amie, je vous apporte de bonnes nouvelles, lui dit-il en l’abordant ; votre mari est sur le point d’être mis en liberté. » Pour lui en donner de plus fortes assurances, il lui rendit compte de tout ce qui était arrivé. La dame fut au comble de la joie. « Que je suis aise de vous revoir, lui dit-elle, après vous avoir tant pleuré ! que je vous ai d’obligation ! sans vous mon mari aurait perdu l’honneur et la vie. Comment pourrai-je m’acquitter envers vous, mon cher Tédalde ! – Je suis trop heureux et trop payé si vous m’aimez, si vous m’avez rendu ce cœur autrefois si tendre et si passionné. – N’en doutez point, mon bel ami, ces tendres baisers doivent vous en être de sûrs garants. » On imagine bien que son amant les lui rendit. Après s’être livrés l’un et l’autre aux plus douces étreintes, après s’être juré un amour éternel, pour mieux sceller leur réconciliation, ils se couchèrent et passèrent le reste de la nuit à goûter des plaisirs dont les seuls amants passionnés peuvent se former une juste idée.
Le jour commençant à poindre, l’heureux Tédalde entretint sa maîtresse du dénoûment qu’il avait dessein de donner à cette espèce de tragédie ; il la pria de nouveau de garder le secret, et sortit de la maison, toujours sous son habit de pèlerin, pour apprendre l’état des affaires d’Aldobrandin.
Les juges, s’étant pleinement convaincus de son innocence, se hâtèrent de révoquer la sentence qu’ils avaient rendue contre lui, et ordonnèrent son élargissement. Peu de jours après, ils condamnèrent les véritables meurtriers à avoir la tête tranchée sur le lieu même où ils avaient commis le crime, ce qui fut exécuté.
Aldobrandin, rendu à sa femme, à ses parents et à ses amis, se fit un devoir de publier que le pèlerin était son libérateur. Il le mena dans sa maison, et le pria d’y demeurer autant de temps qu’il lui plairait. Il y fut fêté, chéri, caressé de toute la parenté, et surtout de madame Hermeline, qui connaissait son mérite mieux que personne.
Plusieurs jours s’étant passés en réjouissances, le pèlerin somma son hôte de se réconcilier, comme il l’avait promis, avec les frères de Tédalde, qui étaient dans la dernière surprise d’un changement si subit, et qui craignaient qu’Aldobrandin ne les prît à partie pour l’avoir fait arrêter si imprudemment sur un simple soupçon de jalousie. Aldobrandin répondit avec franchise qu’il était tout prêt à faire ce qu’il lui prescrirait à cet égard. « Il faut, dit alors le pèlerin, que vous fassiez préparer pour demain un grand repas. Vous engagerez vos parents et leurs femmes à s’y trouver, et j’irai, de votre part, prier les frères de Tédalde de s’y rendre, après leur avoir annoncé notre projet de réconciliation. » Aldobrandin l’ayant laissé maître de tout, il alla chez ses quatre frères, leur parla comme il convenait dans la circonstance, et leur prouva par des raisons solides et sans réplique qu’ils lui devaient des réparations. Ils lui promirent de se rendre chez lui, et de lui demander pardon de tout ce que leur attachement pour leur frère leur avait fait entreprendre contre lui. Quand il eut ainsi leur parole, il les pria, de sa part, à dîner pour le lendemain, avec leurs femmes.
Le jour suivant, les quatre frères, en habit de deuil (car ils ignoraient encore la déclaration qu’avaient faite, touchant la qualité du mort, les vrais auteurs de l’assassinat), et accompagnés de quelques-uns de leurs amis, sortirent un peu avant l’heure indiquée, pour se rendre chez Aldobrandin, où ils arrivèrent les premiers. Ils n’eurent pas plutôt paru devant lui qu’ils posèrent à terre leurs épées et lui demandèrent pardon en se mettant à sa discrétion. Le bon Aldobrandin les reçut les larmes aux yeux, et les embrassa en leur disant qu’il leur pardonnait de tout son cœur. Leurs femmes et leurs sœurs arrivèrent ensuite en deuil et furent très-bien accueillies. Chacun fit de son mieux pour se surpasser en honnêtetés. Le festin n’alla pas moins bien que le raccommodement ; on fut magnifiquement servi, et tout se passa avec beaucoup de décence. Cependant le repas fut triste et silencieux, à cause du deuil des Éliséi, qui croyaient toujours que l’homme assassiné était véritablement leur frère Tédalde, dont on leur avait annoncé l’arrivée. Ils savaient seulement, comme le reste du public, qu’Aldobrandin avait été soupçonné et accusé à faux. Ce qui avait donné lieu à cette accusation, c’est que le corps du prétendu Tédalde avait été trouvé percé de coups sur la porte de sa maison, où les meurtriers l’avaient apporté pour donner le change sur les auteurs du délit. Leur douleur, encore récente, répandit sur le reste de l’assemblée un air morne qui donna lieu à quelques convives de blâmer le pèlerin d’avoir ordonné cette fête. Afin de réparer cette irrégularité et de dissiper cette tristesse, il crut devoir se faire connaître. Il se lève, après le premier service, et se tenant debout : « Je sens, dit-il, messieurs et dames, que pour rendre votre satisfaction complète et répandre la gaieté sur vos visages, je sens, dis-je, qu’il faudrait ici la présence de Tédalde. Je suis bien aise de vous apprendre que ce n’est pas lui qui a été assassiné. Il est encore plein de vie, et, ce qui vous étonnera davantage, il est actuellement dans cette compagnie, sans qu’aucun de vous l’ait reconnu. Je vais vous le montrer. » Et, en disant ces derniers mots, il quitte son habit de pèlerin. Tous les regards se fixent sur lui, on l’examine, on l’étudie ; et, comme on a de la peine à le reconnaître, il se met à rapporter une foule de particularités capables de convaincre les convives qu’il n’en imposait point. Ceux qui composaient cette nombreuse assemblée paraissaient tombés des nues ; on se regardait avec surprise ; ses frères mêmes ne savaient que croire. Mais quand il eut conté ses aventures, et cité plusieurs anecdotes que lui seul pouvait savoir, ils se rendirent à ces marques, et coururent l’embrasser ainsi que ses sœurs. Aldobrandin et les autres en firent autant. Il n’y eut qu’Hermeline qui demeura froide et tranquille. Son mari en fut surpris, et lui reprocha son indifférence devant tout le monde. « Il n’y a ici personne, mon cher mari, lui répondit-elle d’un ton assez fort pour que l’assemblée pût l’entendre, qui lui fît plus volontiers que moi des caresses, et qui eût plus sujet de lui en faire, puisque c’est à lui que je dois le bonheur de te posséder encore ! mais les mauvais bruits qu’on a répandus le jour de la mort de celui qu’on a pris pour lui, m’obligent de retenir les mouvements de ma juste reconnaissance. – Belle raison ! répliqua le mari : crois-tu que j’ajoute foi à tous ces bavardages ? Je lui dois ma liberté, et cela doit confondre les calomniateurs. Lève-toi, cours l’embrasser, et ne t’embarrasse pas du reste. » Hermeline le désirait trop pour se le faire dire encore ; elle l’embrassa donc et lui fit mille amitiés. La manière libre et généreuse dont en usait Aldobrandin plut extrêmement aux frères de Tédalde. Tout le monde fut content, et les honnêtetés mutuelles rétablirent entièrement la bonne intelligence entre les deux familles. L’ex-pèlerin, au comble de sa joie, déchira les habits de deuil que portaient ses frères, leurs femmes et ses sœurs, et leur en fit mettre d’autres. Ensuite on chanta, on dansa, on fit mille folies plus amusantes les unes que les autres ; de sorte que la fin du repas fut aussi gaie que le commencement avait été triste. Tédalde régala le lendemain les mêmes convives, et plusieurs jours se passèrent en festins et en divertissements.
Les Florentins regardèrent longtemps Tédalde comme un homme ressuscité. On était tenté de crier au miracle. Plusieurs de ses parents mêmes n’étaient pas tout à fait convaincus que ce fût véritablement lui, et ne l’auraient peut-être jamais cru, sans un événement qui fit connaître quel était celui qui avait été tué.
Des gens de l’Unigiane passant un jour devant la maison de Tédalde, et le voyant sur sa porte, coururent le saluer. « Eh ! bonjour, notre ami Fativole ! lui dirent-ils en présence de ses frères. Comment te portes-tu ? – Vous vous trompez, mes bonnes gens, répondit-il ; vous me prenez sans doute pour un autre, car je ne vous connais point. » En effet, ils reconnurent à sa voix qu’ils s’étaient mépris, et lui en firent des excuses. « Jamais homme, ajoutèrent-ils, n’a mieux ressemblé à un de nos amis, nommé Fativole, de Pontremoli, qui doit être arrivé ici depuis environ quinze jours, et que nous cherchons partout, sans pouvoir le découvrir : il fallait vous entendre parler pour nous détromper ; vous lui ressemblez parfaitement, à l’habit près, car le sien n’était pas aussi beau, ni de si belle couleur que le vôtre. – Comment était-il habillé ? dit le frère aîné de Tédalde, qui avait entendu la conversation. – De la même étoffe et de la même couleur que vous voyez nos habits ; car c’est un homme de notre état, » répondirent-ils. Ces détails et plusieurs autres particularités qu’on apprit de ces étrangers firent voir clairement que ce Fativole était l’homme qui avait été assassiné ; et dès ce moment tout le monde demeura entièrement convaincu que l’ex-pèlerin n’en avait aucunement imposé.
C’est ainsi que Tédalde, expatrié par les rigueurs d’une maîtresse qu’il adorait, parvint à renouer avec elle, après une absence de sept ans, qui fut cause de sa grande fortune. La belle fit de son mieux pour lui faire oublier son ancien tort ; et ces deux amants vécurent depuis dans une si parfaite union, et se conduisirent avec tant de prudence, qu’ils n’eurent jamais le moindre démêlé et que peu de personnes se doutèrent de leurs amours.
Il y eut, et il y a encore dans la Toscane, une abbaye située dans un lieu solitaire, comme le sont ordinairement ces sortes de maisons. Le moine qui en était l’abbé menait une vie assez régulière, à l’article des femmes près, dont il ne pouvait se passer ; mais le bon père prenait si bien ses mesures, que ses intrigues étaient parfaitement ignorées de sa communauté, qui le regardait comme un saint religieux. Il y avait, dans le voisinage de l’abbaye, un riche paysan, nommé Féronde, un homme matériel et stupide. Il fit connaissance avec l’abbé, qui, le voyant si simple et si bête, ne le recevait chez lui que pour avoir occasion de s’égayer à ses dépens. Ayant passé quelques jours sans paraître au couvent, l’abbé résolut d’aller lui faire une visite. La femme de Féronde était jeune et jolie. Le moine ne l’eut pas plutôt aperçue qu’il en devint amoureux. Quel dommage, disait-il, que ce rustre possède un pareil bijou, dont il ne connaît sans doute pas le prix ! Il se trompait ; car, quoique Féronde n’eût pas d’esprit, il ne laissait pas de bien aimer sa femme, et la veillait de près ; il en était même si jaloux, qu’il ne la perdait presque pas de vue. Cette dernière découverte ne fit aucunement plaisir à l’abbé, qui la convoitait de tout son cœur, et qui craignait de ne pouvoir la lui débaucher. Il ne perdit cependant pas espérance. Comme il était fin et rusé, il sut si bien amadouer le jaloux, qu’il l’engagea à mener quelquefois sa femme au beau jardin de l’abbaye. Le bon hypocrite partageait avec eux le plaisir de la promenade, et, pour mieux les duper l’un et l’autre, ne les entretenait que de choses saintes. L’onction qu’il mettait dans ses discours, le zèle qu’il montrait pour leur salut, le faisaient passer pour un saint dans leur esprit. Enfin il joua si bien son personnage, que la femme mourait d’envie de le prendre pour son directeur. Elle en demanda la permission à son mari, qui la lui accorda volontiers. La voilà aussitôt aux pieds de l’abbé, qui, ravi d’avoir une telle pénitente, se proposait de tirer parti de sa confession pour la conduire à ses fins. Le catalogue des gros péchés fut bientôt expédié ; mais les affaires du ménage furent de plus longue discussion. C’était là que le confesseur l’attendait. Il lui demanda si elle vivait bien d’accord avec son mari. « Hélas ! lui répondit-elle, il est bien difficile de faire son salut avec un pareil homme. Vous ne sauriez vous imaginer ce que j’ai à souffrir de sa bêtise et de sa stupidité. Ce sont continuellement des altercations, des gronderies et des reproches sur des misères. Il est d’ailleurs d’une jalousie dont rien n’approche, quoique je puisse dire, avec vérité, que je n’y donne pas sujet. Je vous aurais bien de l’obligation, mon père, si vous vouliez me dire comment je dois m’y prendre pour le guérir de ce travers qui fait mon malheur et le sien. Tant qu’il se conduira comme il le fait à mon égard, je crains que toutes mes bonnes œuvres ne soient des œuvres mortes, par les impatiences continuelles auxquelles je me livre. »
Ces paroles chatouillèrent agréablement l’oreille et le cœur de l’abbé. Il crut, dès ce moment, qu’il lui serait aisé d’accomplir ses desseins sur la belle. « Il est sans doute bien désagréable, répondit-il, pour une femme sensible et jolie, de ne trouver dans son mari qu’un sot sans esprit et sans jugement ; mais je crois qu’il est encore plus fâcheux pour elle d’avoir affaire à un mari dur et jaloux. Je conçois, ma fille, toute l’étendue de vos peines. Le seul conseil que je puisse vous donner pour les diminuer, c’est de tâcher de guérir votre mari du mal cruel de la jalousie. Je conviens que la chose ne vous est pas aisée, mais je vous offre mes services. Je sais un remède infaillible : je l’emploierai, pourvu toutefois que vous me promettiez un secret inviolable sur ce que je vous dirai. – Ne doutez point de ma discrétion, répondit la dame ; je mourrais mille fois, s’il était possible, plutôt que de révéler une chose que vous m’auriez défendu de dire. Parlez sans crainte, et dites-moi quel est ce remède ? – Si nous voulons, répliqua l’abbé, que votre mari guérisse, il faut de toute nécessité qu’il fasse un tour en purgatoire. – Que dites-vous donc là, mon cher père ? Est-ce qu’on peut aller en purgatoire tout en vie ? – Non, il mourra avant d’y aller ; et quand il y aura passé assez de temps pour être guéri de sa jalousie, nous prierons Dieu, l’un et l’autre, qu’il le rappelle à la vie, et je vous garantis que nos prières seront exaucées. – Mais, en attendant qu’il ressuscite, faudra-t-il que je demeure veuve ? Ne pourrais-je point me remarier ? – Non, mon enfant, il ne vous sera pas permis de prendre un autre mari ; Dieu en serait irrité. D’ailleurs vous seriez obligée de le quitter lorsque Féronde reviendra de l’autre monde, et ce nouveau mariage ne manquerait pas de le rendre plus jaloux qu’auparavant. – Je me soumettrai aveuglément à toutes vos volontés, mon père, pourvu qu’il guérisse de son mal, et que je ne sois pas dans le cas de demeurer longtemps dans le veuvage ; car je vous avoue que s’il arrivait que vous ne pussiez le ressusciter, il me serait difficile de n’en point prendre un autre, dût-il être jaloux comme lui. – Soyez tranquille, ma chère enfant, j’arrangerai toutes choses pour le mieux ; mais quelle récompense me donnerez-vous pour un tel service ? – Celle que vous souhaiterez, si elle est en mon pouvoir ; mais que peut faire une femme comme moi pour un homme comme vous ? – Vous pouvez faire autant et plus pour moi, reprit l’abbé, que je ne puis faire pour vous ; je vais vous procurer le repos, il ne tiendra qu’à vous de me le procurer aussi ; car je l’ai totalement perdu depuis que je vous connais ; vous pouvez même me conserver la vie, que je perdrai infailliblement, si vous n’apportez remède à mon mal. – Que faut-il donc que je fasse ? Je ne demande pas mieux que de vous témoigner ma reconnaissance. Quel est votre mal, et comment puis-je le guérir ? – Mon mal n’est autre chose que beaucoup d’amour pour vous ; et si vous ne m’aimez comme je vous aime, si vous ne m’accordez vos faveurs, je suis un homme mort. – Hélas ! que me demandez-vous là ? dit la femme tout étonnée. Je vous regardais comme un saint. Convient-il à un prêtre, à un religieux, à un confesseur, de faire de pareilles demandes à ses pénitentes ? – Ne vous en étonnez pas, ma chère amie, la sainteté n’en sera point altérée, parce qu’elle réside dans l’âme, et que ce que je demande ne regarde que le corps. Ce corps a ses besoins, qu’il est permis de satisfaire, pourvu que l’on conserve un esprit pur. Ce n’est pas la nourriture que l’on prend qui constitue le péché de gourmandise ; c’est l’idée qu’on y attache ; il en est de même des autres besoins de l’homme. Si quelque chose doit vous étonner, c’est l’effet que produit votre beauté sur une âme qui a coutume de ne voir que des beautés célestes. Il faut que vos charmes soient bien puissants, pour m’avoir porté à désirer la faveur que je vous demande. Vous pouvez vous vanter d’être la plus belle de toutes les femmes, puisque la sainteté même n’a pu se défendre de convoiter votre cœur. Quoique religieux, quoique abbé, quoique saint, je n’en suis pas moins homme. J’en aurais plus de mérite sans doute devant Dieu, si je pouvais faire le sacrifice de l’amour que vous m’avez inspiré et du plaisir que j’en attends ; mais je vous avoue que ce sacrifice est au-dessus de mes forces, tant votre beauté a fait d’impression sur mon âme. Ne me refusez pas la grâce que je vous demande. Pourquoi balanceriez-vous à me l’accorder ? Je ne suis pas encore vieux, comme vous voyez ; quelque austère que soit la vie que je mène, elle ne m’a pas encore défiguré ; mais quand bien même je ne vaudrais pas votre mari du côté de la figure, ne devez-vous pas aimer qui vous aime, et avoir quelque complaisance pour quelqu’un qui tenterait l’impossible pour vous rendre heureuse dans ce monde et dans l’autre ? Bien loin que ma proposition vous fît de la peine, vous devriez en être charmée. Tandis que le jaloux Féronde sera en purgatoire, je vous ferai compagnie et vous servirai de mari ; personne n’en saura jamais rien. Profitez donc, ma belle amie, de l’occasion que le ciel vous ménage. Je connais beaucoup de femmes qui seraient ravies d’avoir une pareille fortune. Si vous êtes sage, vous ne la laisserez point échapper. Sans compter que j’ai beaucoup de belles bagues et des bijoux très-précieux, dont je vous ferai présent, si vous consentez à faire pour moi ce que je suis disposé à faire pour vous. Seriez-vous assez peu reconnaissante pour me refuser un service qui vous coûtera si peu, lorsque je veux vous en rendre un si important à votre tranquillité ? »
La femme, les yeux baissés, ne savait que répondre au saint religieux. Elle n’osait dire non, et dire oui ne lui paraissait pas chose honnête et décente. L’abbé, qui vit son embarras, en augura favorablement. Il crut qu’elle était ébranlée. Pour l’enhardir et achever de la déterminer, il redoubla ses prières et ses instances. Il parvint enfin à lui persuader, par des raisons tirées de sa dévotion et de sa sainteté, qu’il n’y avait rien de criminel dans ce qu’il lui demandait. La belle alors lui répondit, non sans quelque peu de honte et de timidité, qu’elle ferait tout ce qu’il lui plairait ; mais que ce ne serait qu’après qu’il aurait envoyé Féronde en purgatoire. « Il y sera bientôt, dit l’abbé plein de joie. Tâchez seulement de l’engager à me venir voir demain ou après-demain, le plus tôt ne sera que le mieux. » Et en disant cela, il lui mit un anneau au doigt et la renvoya.
La bonne femme, fort satisfaite du présent de l’abbé, et espérant d’en recevoir d’autres, alla voir plusieurs de ses amies, avant de rentrer chez elle, pour avoir occasion de parler de l’abbé. Elle leur raconta des choses merveilleuses de sa sainteté, et ne tarissait point sur son compte. On crut d’autant plus volontiers tout le bien qu’elle en disait, que personne n’avait garde de le soupçonner d’hypocrisie et de galanterie.
Féronde ne tarda pas d’aller à l’abbaye. Le fripon d’abbé ne l’eut pas plutôt vu qu’il se mit en devoir d’exécuter son noir dessein. Il avait reçu des contrées d’Orient une poudre merveilleuse qui faisait dormir plus ou moins de temps, selon que la dose était plus ou moins forte. La personne de qui il la tenait lui en avait donné la recette, et en avait fait plusieurs fois l’expérience. On pouvait s’en servir à coup sûr, lorsqu’on voulait envoyer quelqu’un dans l’autre monde, et l’en faire revenir après un certain temps. Cette poudre était si extraordinaire, que, pendant qu’elle agissait, on eût dit que le dormant était mort, sans que pour cela elle lui causât la moindre incommodité : elle ne faisait qu’ôter l’usage des sens. L’abbé en mit dans du vin et en donna à Féronde une quantité suffisante pour le faire dormir trois jours. Quand cela fut fait, il sortit de sa chambre avec lui, pour se promener dans le cloître jusqu’à ce qu’il commençât à s’endormir. Il y rencontra plusieurs moines, avec lesquels il s’égaya des bêtises du bon paysan. Cette récréation ne dura pas longtemps. La poudre commença à faire son effet. Féronde s’endort et tombe tout à coup. L’abbé feint d’être troublé de cet accident, qu’on prit pour une attaque d’apoplexie, et donne des ordres pour qu’on transporte le malade dans une chambre. Chacun s’empresse de le secourir, les uns lui jettent de l’eau froide sur le visage, les autres lui font respirer du vinaigre pour rappeler ses esprits ; mais tout est inutile. On lui tâte le pouls, qu’on trouve sans mouvement ; on ne doute plus que le pauvre homme ne soit mort. On en fait avertir sa femme et ses parents, qui viennent gémir et pleurer autour de son corps. Enfin on l’enterra avec les cérémonies accoutumées, mais tout vêtu et dans un grand caveau. Sa femme, qui espérait de le revoir dans peu, d’après la parole que lui en avait donnée l’abbé, fut moins affligée de sa mort qu’elle ne l’aurait été sans cet espoir, et s’en retourna chez elle avec son petit enfant qu’elle avait mené aux funérailles, disant aux parents de son mari qu’elle ne se remarierait de sa vie.
La nuit ne fut pas plutôt venue, que l’abbé et un moine boulonnais, son intime ami, qu’il avait attiré dans son couvent depuis peu de jours, se rendent au caveau, tirent Féronde du cercueil et le portent dans le vade in pace ; c’était une cave obscure et profonde, qui servait de prison aux moines qui avaient commis quelque fredaine. Ils lui ôtent ses habits, l’habillent en moine, et l’étendent sur la paille en attendant son réveil.
Le lendemain, l’abbé, accompagné d’un autre moine, fit une visite de cérémonie à la veuve, qu’il trouva en deuil et dans l’affliction. Après l’avoir consolée par des discours pleins de sagesse et d’édification, il la prit à l’écart, et lui rappela, à voix basse, pour n’être pas entendu de son camarade, la promesse qu’elle lui avait faite. La femme, devenue libre par la mort de son mari, et voyant luire au doigt de l’abbé un anneau beaucoup plus beau que celui qu’elle en avait déjà reçu, lui répond qu’elle est encore disposée à la tenir, et il convient avec elle qu’il ira la rejoindre la nuit suivante.
Il y alla en effet, vêtu des habits du pauvre Féronde, qui dormait encore. Il coucha avec elle, et s’en donna à loisir tant et plus, malgré la sainteté dont il faisait profession. On sent bien que le drôle ne s’en tint pas à cette nuit-là. Il allait et venait si souvent, qu’il fut rencontré par plusieurs personnes ; mais comme il ne faisait ce chemin que de nuit, ces bonnes gens s’imaginèrent que Féronde lui-même revenait pour demander des prières ou faire quelque pénitence ; ce qui donna lieu dans tout le village à mille contes plus ridicules les uns que les autres. On en parla même à la veuve ; mais comme elle savait mieux que personne ce qui en était, elle ne s’en mit guère en peine.
Cependant le pauvre Féronde se réveilla trois ou quatre jours après. Il ne pouvait s’imaginer dans quel lieu il se trouvait, lorsque le moine boulonnais entra dans sa prison, muni d’une poignée de verges, dont il lui appliqua cinq ou six coups à force de bras. « Hélas ! où suis-je ? s’écria-t-il en fondant en larmes. – Tu es en purgatoire, lui répondit le moine d’une voix terrible. – Je suis donc mort ? – Sans doute, » repartit le moine. À cette nouvelle, le pauvre homme se lamente plus fort, pleure sa femme et son fils, et dit les plus grandes extravagances du monde. Le moine rentra quelque temps après, pour lui apporter de quoi boire et manger. « Eh quoi ! dit Féronde, est-ce que les morts mangent ? – Oui, dit le religieux ; oui, ils mangent quand Dieu l’ordonne. La nourriture que je t’apporte est ce que la femme que tu as laissée sur la terre a envoyé ce matin à l’église, pour faire dire des messes pour le repos de ton âme ; Dieu veut qu’on te le rende ici. – Ô vous ! qui que vous soyez, donnez de ma part à cette chère femme, donnez-lui le bonjour. Je l’aimais tant, quand je vivais, que je la serrais toute la nuit dans mes bras ; je la couvrais sans cesse de baisers, et puis, quand l’envie m’en prenait, je lui faisais autre chose. Saluez-la, vous dis-je, de ma part, s’il est en votre pouvoir, monsieur le Diable, ou monsieur l’Ange ; car je ne sais lequel des deux vous êtes. » Après avoir parlé ainsi, notre bon imbécile, qui se sentait faible, se mit à manger et à boire. N’ayant pas trouvé le vin bon : « Que Dieu la punisse ! s’écria-t-il incontinent. C’est une véritable carogne. Pourquoi n’a-t-elle pas envoyé au prêtre du vin du tonneau qui est couché le long du mur ? » À peine eut-il achevé de prendre la mince nourriture qu’on lui avait donnée, que le moine recommença à le discipliner. « Pourquoi me frapper ainsi ? – Parce que Dieu me l’a commandé, il veut que tu en reçoives autant deux fois le jour. Et pourquoi, je vous prie ? – Parce que tu as été jaloux de ta femme, qui était la plus honnête et la plus vertueuse du village. – Hélas ! cela est vrai : elle était plus douce que le miel ; mais je ne savais pas que la jalousie fût un péché devant Dieu. Je vous assure que si je l’avais su, je n’aurais point été jaloux. – Tes assurances sont inutiles ; je dois exécuter les ordres qui me sont donnés : tu devais t’en instruire, quand tu vivais. Ce châtiment du moins t’apprendra à ne plus l’être, si tu retournes jamais au monde. – Est-ce que les morts peuvent retourner sur la terre ? – Oui, quand c’est la volonté de Dieu. – Hélas ! si je puis jamais y retourner, je me promets bien d’être le meilleur mari du monde. Non, jamais il ne m’arrivera de gronder, ni de maltraiter ma femme. Je me contenterai seulement de lui faire des reproches au sujet du mauvais vin qu’elle m’a fait boire, et sur ce qu’elle n’a point envoyé de chandelles à l’église, puisqu’elle est cause que j’ai mangé dans les ténèbres. – Elle a eu soin d’en envoyer ; mais on les a brûlées à dire des messes. – La bonne femme ! que je suis fâché de l’avoir quelquefois tourmentée ! Hélas ! on ne connaît le prix des choses que quand on les a perdues. Si je retourne jamais chez moi, je lui laisserai faire tout ce qu’elle voudra. La bonne, l’excellente femme ! Mais vous, qui m’avez si fort étrillé, pour la venger de ma jalousie, apprenez-moi donc qui vous êtes ! – Je suis un mort comme toi, né en Sardaigne ; et parce qu’il m’est arrivé de louer la jalousie d’un maître que je servais, Dieu m’a condamné à te porter à manger, et à te battre deux fois le jour, jusqu’à ce qu’il ait décidé autrement de notre destinée. – Dites-moi encore, continua Féronde, n’y a-t-il que nous deux ici ? – Nous sommes des milliers ; mais tu ne peux ni les voir ni les entendre ; et eux aussi ne t’entendent ni ne te voient. – À quelle distance sommes-nous de notre pays ? – À des milliers de lieues. – Diable ! c’est beaucoup ; nous devons être sans doute hors du monde, puisqu’il y a si loin d’ici à notre village. »
Le moine ne pouvait s’empêcher de rire sous cape des questions saugrenues et de la stupidité du bonhomme. Il allait régulièrement tous les jours lui porter à manger ; mais il se lassa de le battre et de lui parler. Ce malheureux avait déjà passé dix mois dans cette prison obscure, lorsque sa femme, qui l’avait presque entièrement oublié, devint grosse. Aussitôt qu’elle s’en fut aperçue, elle en avertit l’abbé, qui ne cessait de lui rendre de fréquentes visites. Ils jugèrent alors qu’il était à propos de ressusciter le mari, pour couvrir leur libertinage. Sans cet accident, le pauvre diable eût peut-être passé bien des années dans son purgatoire.
L’abbé se rendit lui-même, la nuit suivante, dans la prison de Féronde, et contrefaisant sa voix, il lui cria, à travers un long cornet : « Console-toi, Féronde, Dieu veut que tu retournes sur la terre, où tu auras un second fils, à qui tu donneras le nom de Benoît. Tu dois cette grâce signalée aux fréquentes prières de ta femme, et à celles du saint abbé du couvent de ton village. – Dieu soit loué ! s’écria le prisonnier plein de joie, je reverrai donc ma douce et bénigne femme, mon cher et tendre fils, le saint et pieux abbé, à qui je devrai ma délivrance. Que Dieu les bénisse à jamais ! »
À peine eut-il dit ces mots, qu’il tomba en léthargie. L’abbé avait eu la précaution de faire mettre dans sa boisson de la même poudre ; mais on n’en avait mis qu’autant qu’il en fallait pour le faire dormir quatre ou cinq heures seulement. Il profita de son sommeil, aidé du moine boulonnais, son confident, pour le revêtir de ses habits, et le porter dans le caveau où il avait été d’abord enterré.
Il était déjà grand jour, lorsque le prétendu mort se réveilla. Apercevant, par un trou, la lumière qu’il n’avait point vue depuis dix mois, et sentant, dès ce moment, qu’il était réellement en vie, il s’approcha du trou, et se mit à crier de toutes ses forces qu’on lui ouvrît. Comme personne ne lui répondait, il essaya de la tête et des épaules à pousser lui-même la pierre qui couvrait le tombeau. Il fit de si grands efforts, qu’il l’entr’ouvrit, parce qu’elle n’était pas bien jointe. Il crie de nouveau à son secours ; les moines, qui venaient de chanter matines, accourent au bruit de cette voix sourde. Ils s’approchent du tombeau, et sont si épouvantés, qu’ils prennent la fuite, et vont avertir l’abbé de ce prodige. L’abbé feignait d’être en ce moment en oraison. « Ne craignez rien, mes enfants, leur dit-il, prenez la croix et l’eau bénite, et allons voir, avec un saint respect, ce que la puissance de Dieu vient d’opérer. » Pendant ce temps, le bonhomme Féronde était parvenu, à force d’efforts, à détourner assez la pierre pour passer son corps et sortir du tombeau. Il était pâle, défait, comme devait l’être un homme qui avait passé tant de temps sans voir la lumière. Dès qu’il aperçoit l’abbé, il se jette à ses pieds, et lui dit : « Mon père, ce sont vos prières et celles de ma femme qui m’ont délivré des peines du purgatoire et rendu à la vie. Je prie Dieu qu’il vous accorde de longs jours, et vous comble de ses grâces. – Que le saint nom du Tout-Puissant soit béni, dit alors l’abbé ! Lève-toi, mon fils, et va consoler ta femme, qui, depuis ta mort, n’a cessé de pleurer ; va, et sois un fidèle serviteur de Dieu. – Je sens, mon père, toute ce que je lui dois ; soyez sûr que je ferai de mon mieux pour lui marquer ma reconnaissance. La bonne, l’excellente femme ! Je vais la joindre, et lui prouver par mes caresses le cas infini que je fais de son attachement. Je la recommande, mon père, à vos saintes prières et à celles de la communauté. »
L’abbé feignit d’être plus étonné que ses moines ; il ne manqua pas de leur faire valoir la grandeur de ce miracle, en l’honneur duquel il leur ordonna de chanter le Miserere.
Féronde retourne dans sa maison. Tous ceux qui le rencontrent dans le chemin prennent la fuite, comme à la vue d’un spectre. Sa femme même, quoique prévenue, en eut peur, ou en fit le semblant. Mais quand on le vit s’acquitter de toutes les fonctions d’un homme vivant, quand on l’entendit appeler chacun par son nom, tout le monde se rassura, et on le crut ressuscité tout de bon. Alors de l’interroger et de lui faire mille questions ; et lui, de leur donner des nouvelles de l’autre monde, de leur parler de l’âme de leurs parents, et de leur conter ses tristes aventures, en y mêlant mille fables ridicules, comme s’il fût devenu homme d’esprit, et qu’il eût voulu se moquer de leur sotte crédulité. La révélation qu’il avait eue peu d’instants avant qu’il ressuscitât ne fut point oubliée. Il prétendit qu’elle lui avait été faite par l’ange Gabriel. En un mot, il n’est point d’extravagances qu’il ne débitât du plus grand sang-froid, et qui ne fussent adoptées avidement par le peuple de son village.
Sa femme le reçut avec toutes les démonstrations de la joie. Elle mit au monde, au bout de sept mois, un enfant que le prétendu ressuscité nomma Benoît Féronde, et dont il se crut véritablement le père. Ce qu’il avait raconté de l’autre monde, l’absence qu’il avait faite, le témoignage des moines et celui de ses parents, qui avaient assisté à ses funérailles, tout concourut à prouver qu’il était réellement ressuscité d’entre les morts : ce qui ne contribua pas peu à grossir la réputation de sainteté de père abbé. Féronde n’oublia jamais les bons coups de verge qu’il avait reçus en purgatoire, et vécut avec sa femme sans soupçon et sans jalousie. Elle profita de son indulgence et de sa simplicité pour continuer ses intrigues avec son saint directeur.
Il y eut autrefois en France un comte de Roussillon, nommé Esnard, qui, ne jouissant pas d’une bonne santé, avait toujours auprès de lui un médecin, connu sous le nom de Gérard, natif de Narbonne, en Languedoc. Le comte n’avait qu’un fils, qui se nommait Bertrand. Il était encore enfant, et joli comme un cœur, lorsque son père crut devoir le faire élever avec plusieurs autres enfants de son âge, parmi lesquels se trouvait la fille de son médecin, nommée Gillette. Cette fille parut d’abord avoir beaucoup d’attachement pour lui. Son inclination se fortifia avec l’âge, et se changea en un amour si grand, qu’on n’aurait jamais imaginé qu’une demoiselle qui n’avait pas encore atteint l’âge de puberté pût être capable d’une si forte passion. Le comte, après avoir été valétudinaire toute sa vie, mourut enfin, et laissa Bertrand, son fils, sous la tutelle du roi de France, qui ne tarda pas à le faire venir à Paris.
On conçoit aisément le chagrin que son départ dut causer à la jeune demoiselle. Elle faillit en mourir de douleur. L’espérance de le revoir la soutint un peu et lui rendit la santé. Quand elle eut perdu son père, dont la mort suivit de près celle de son malade, elle serait volontiers partie pour Paris, si, commençant déjà de raisonner, elle n’avait eu peur de choquer les bienséances. D’ailleurs, comme elle était sans frères ni sœurs, et que son père lui avait laissé un riche héritage, il lui eût été difficile de tromper la vigilance de ses proches, qui la veillaient de fort près. Parvenue à l’âge d’être mariée, elle refusait tous les partis qu’on lui offrait, parce qu’elle nourrissait toujours la passion qu’elle avait pour le comte. Comme elle ne l’avait point donné à connaître à personne, elle disait, pour colorer ses refus, qu’elle était trop jeune pour prendre un établissement qui ne devait finir qu’avec sa vie. Elle avait un pressentiment qu’elle pourrait un jour épouser celui qu’elle aimait.
Le désir d’aller à Paris, pour jouir seulement du plaisir de le voir, ne l’abandonnait point. Elle eut bientôt occasion de le satisfaire : elle apprit que le roi souffrait beaucoup d’une fistule, causée par les suites d’une enflure d’estomac, pour laquelle il n’avait pas été bien traité ; que tous les médecins qu’il avait consultés n’avaient fait qu’irriter son mal ; et que, désespérant lui-même de sa guérison, il avait renoncé aux secours de l’art. Cette nouvelle lui fit grand plaisir, parce qu’elle lui fournissait un prétexte honnête pour se rendre à Paris, disant qu’elle se sentait en état de guérir le roi. Son père lui avait effectivement laissé plusieurs secrets, un entre autres contre les ulcères les plus tenaces. Elle partit donc incontinent, dans l’espérance que si son remède opérait la guérison du roi, il ne lui serait pas difficile d’obtenir ensuite Bertrand pour mari.
Le premier soin de Gillette, quand elle fut arrivée à Paris, fut d’aller voir le comte, qui l’accueillit avec beaucoup de politesse. Elle parvint ensuite à se faire introduire auprès du roi, et le pria en grâce de lui faire voir son mal. Ce prince, charmé de sa jeunesse, de sa douceur et de sa beauté, ne crut pas devoir la refuser. Quand elle eut vu la partie affligée : « J’ose vous promettre, sire, lui dit-elle, de vous guérir radicalement dans huit jours, si vous voulez faire les remèdes que je vous donnerai, et qui ne vous causeront pas la moindre douleur. » Le roi d’abord se moque d’elle, se disant à lui-même : « Comment une fille de cet âge pourrait-elle réussir dans une cure où les plus habiles médecins ont échoué ? » Il se contenta de lui répondre qu’il était résolu de ne plus faire de remèdes. « Sans doute, sire, reprit-elle, que mon sexe et ma jeunesse sont cause que vous n’avez aucune foi à mon remède ; mais j’aurai l’honneur du vous dire que ce n’est point sur mes faibles lumières que je compte, mais sur celles de mon père, qui durant toute sa vie a joui d’une grande réputation parmi les médecins. C’est par le même remède, que je me propose de vous donner, qu’il a opéré, de son vivant, plusieurs guérisons que ses confrères avaient jugées impossibles. Pourquoi craindriez-vous de l’essayer ? huit jours seront bientôt passés. »
Ce discours ébranla le roi, qui, paraissant réfléchir, disait intérieurement : « Peut-être Dieu m’envoie-t-il cette fille pour opérer ma guérison. Pourquoi ne ferais-je pas l’essai de son savoir, puisqu’elle s’engage à me guérir dans peu de temps et sans me faire souffrir ? » S’adressant ensuite à la demoiselle : « Mais si vous ne me guérissez pas, à quoi vous soumettez-vous ? – Sire, à être brûlée vive, et vous pouvez d’avance vous assurer de ma personne, et me faire garder à vue, jusqu’à ce que les huit jours soient écoulés. Mais si je guéris Votre Majesté, quelle récompense puis-je en attendre ? – Je vous établirai le plus honorablement du monde, lui dit le roi, si, comme je le présume, vous êtes dans l’intention de vous marier. – C’est tout ce que je puis désirer, sire ; mais je supplie Votre Majesté de me promettre qu’elle me donnera le mari que je lui demanderai, vos enfants et les princes du sang exceptés. »
Le roi ayant acquiescé à cette proposition, la jeune demoiselle prépara son remède, et l’administra si à propos, que le monarque fut entièrement guéri avant le terme prescrit, au grand étonnement de tous ses médecins. Le prince, très-satisfait, la combla d’éloges, et lui dit qu’elle pouvait faire la demande du mari qu’elle désirait, parce qu’elle l’avait bien mérité : « J’ai donc mérité, répondit-elle, le comte Bertrand de Roussillon, que j’ai commencé d’aimer dès ma plus tendre enfance, et que j’aime encore de tout mon cœur. » Le roi le fit venir et lui dit : « Comme vous êtes à présent d’un âge à vous conduire vous-même, je veux que vous retourniez dans votre province avec une jeune et aimable demoiselle que je vous destine pour femme. – Et quelle est cette demoiselle, sire ? – C’est celle qui m’a guéri. » Le comte, qui la connaissait, qui l’estimait, qui l’aimait même, mais pas assez pour en faire sa femme, à cause de la disproportion de sa naissance avec la sienne, répondit d’un ton dédaigneux : « Vous voulez donc, sire, me donner pour femme la fille d’un médecin ! Je vous prie de me dispenser d’un pareil mariage. – Voudriez-vous, reprit le roi, me faire manquer à la parole que j’ai donnée à cette aimable enfant, qui m’a rendu la santé et qui vous demande pour récompense ? J’ai trop bonne opinion de votre attachement pour moi. – Il n’est rien, sire, que je ne fasse pour vous en donner des preuves ; vous êtes maître de mes biens et de ma personne ; puisque je suis votre vassal, vous pouvez me marier à qui il vous plaira ; mais je ne vous cacherai point que le mariage que vous me proposez répugne à mes sentiments. – Cette répugnance vous passera, reprit le roi ; la demoiselle est jeune, jolie, sage ; elle vous aime beaucoup ; vous l’aimerez aussi, j’en suis sûr, et vous serez plus heureux avec elle qu’avec une autre d’une condition plus élevée. » Le comte, qui savait que les rois de France n’étaient pas accoutumés à être désobéis, ne répliqua plus rien, et cacha son dépit. Le roi ordonna aussitôt les préparatifs de ce mariage, et le jour des noces étant venu, Bertrand de Roussillon, en présence de Sa Majesté, donna, contre son cœur, la main à la demoiselle. Après la cérémonie, il demanda la permission d’aller consommer le mariage dans son pays. Le roi, qui était quitte de sa parole, lui accorda sa demande, et le comte de partir aussitôt. Mais, à peine eut-il fait quelques lieues, qu’il quitta sa femme, dans le même état qu’il l’avait prise. Il gagna la route d’Italie, et vint en Toscane demander de l’emploi aux Florentins, alors en guerre avec les Siennois. Ils le reçurent à bras ouverts, et lui donnèrent un régiment qu’il conserva tout le temps qu’il fut attaché à leur service.
La nouvelle mariée, peu contente de sa destinée, espérant que le temps et sa bonne conduite ramèneraient son mari, s’en alla en Roussillon, et y fut reçue comme l’épouse du comte, c’est-à-dire en souveraine. Elle y trouva un grand désordre causé par l’absence du prince. Les affaires furent remises en bon état par la sagesse de son gouvernement. Son intelligence et sa bonne conduite lui gagnèrent l’estime et l’amour des grands et du peuple, qui blâmaient le comte d’agir si mal avec une femme d’un si grand mérite. Après avoir établi le bon ordre, et l’avoir consolidé par de sages règlements, elle envoya deux gentilshommes à son mari, pour lui dire que si elle était cause qu’il n’allait point en Roussillon, elle était prête d’en sortir pour le contenter. « Qu’elle s’arrange comme elle voudra, répondit-il durement ; quant à moi, je n’irai demeurer avec elle que lorsqu’elle aura au doigt l’anneau que je porte, et qu’elle tiendra un fils de moi entre ses bras ; » voulant faire entendre qu’il n’habiterait jamais avec elle. L’anneau dont il parlait lui était fort cher, et il le portait toujours, à cause de certaine vertu qu’on lui avait dit qu’il avait. Les envoyés, jugeant ces deux conditions impossibles, firent de leur mieux pour le fléchir ; mais tout fut inutile. N’en pouvant tirer autre chose, ils s’en retournèrent rendre compte à leur souveraine du mauvais succès de leur ambassade. La dame, fort affligée, ne savait quel parti prendre. À la fin, après avoir bien réfléchi, elle résolut d’essayer si elle ne pourrait pas venir à bout d’obtenir, par ruse ou autrement, les deux choses dont avait parlé son mari. Quand elle eut avisé aux moyens qu’elle devait employer, elle fit rassembler les plus considérables de l’État et les plus honnêtes gens du pays, leur dit la démarche qu’elle avait faite auprès de son mari, et leur représenta, avec sa sagesse ordinaire, que le séjour qu’elle faisait parmi eux les privant de la satisfaction de voir leur seigneur, elle était résolue de se retirer, de s’exiler de sa patrie, et de passer le reste de sa vie en pèlerinages et en œuvres pies pour le salut de son âme. « Je vous prie donc, ajouta-t-elle, de pourvoir au gouvernement, d’informer mon mari de ma retraite, et de lui dire que je n’ai pris ce parti que dans l’intention de l’attirer dans sa souveraineté, où je me propose de ne plus revenir, pour l’y laisser tranquille. »
Pendant qu’elle leur tenait ce discours, ces braves gens répandaient des larmes d’attendrissement. Ils firent tout ce qu’ils purent pour la détourner de ce dessein, mais inutilement. Après s’être munie d’une bonne provision d’argent et de bijoux, elle partit, accompagnée seulement d’un de ses cousins et d’une femme de chambre, sans que personne sût où elle allait. Elle ne fut pas plutôt hors du Roussillon, qu’elle se travestit en pèlerine, et se rendit, dans cet équipage, à Florence, le plus diligemment qu’il lui fut possible. Elle alla loger dans une petite auberge, que tenait une bonne veuve, où elle ne s’occupa que des moyens de voir son mari. Elle n’osait en demander des nouvelles. Le hasard voulut qu’il passât le lendemain, à cheval, devant la porte de cette auberge, à la tête de son régiment. Quoiqu’elle le reconnût très-bien, elle demanda à son hôtesse qui était ce beau cavalier. « C’est, lui répondit-elle, un gentilhomme étranger, qu’on appelle le comte Bertrand de Roussillon. Il est très-poli, très-aimable, et fort aimé dans cette ville, où il occupe un poste honorable. » La comtesse ne s’en tint pas là. Elle lui fit plusieurs autres questions, et apprit que son mari était passionnément amoureux d’une demoiselle de qualité du voisinage, bien faite, mais pauvre, et qui aurait peut-être déjà répondu à son amour, sans sa mère, qui était l’honnêteté et la vertu même. Elle ne perdit pas un mot de ce qu’elle venait d’apprendre, et résolut d’en faire son profit. Elle fit encore jaser son hôtesse, et quand elle en eut tiré tous les éclaircissements possibles, et qu’elle se fut informée de la demeure et du nom de la dame en question, elle alla secrètement la voir. Elle la trouva avec sa fille, et après les avoir saluées l’une et l’autre, elle dit à la mère qu’elle désirerait de l’entretenir un moment en particulier. Elles passent dans une autre chambre, et, s’étant assises, la comtesse lui dit : « Il me paraît, madame, que vous n’avez pas plus que moi à vous louer de la fortune ; mais si vous voulez me rendre le service que je viens vous demander, je vous promets de réparer ses torts à votre égard. – Et que puis-je faire pour vous ? – Beaucoup, madame ; mais avant de vous ouvrir mon cœur, je vous demande le secret. – Je vous le promets ; parlez en toute sûreté ; je suis femme d’honneur, et j’aimerais mieux mourir que de manquer à ma parole pour trahir qui que ce fût. » Sur cette assurance, la comtesse lui dit qui elle était, lui conta le commencement et le progrès de son amour, les suites de son mariage, et la réponse de son mari aux députés qu’elle lui avait envoyés ; en un mot, elle lui fit l’histoire de sa vie, sans lui rien déguiser, et mit tant d’intérêt et un si grand air de vérité dans sa narration, que la Florentine fut persuadée, dès le commencement, de ce qu’elle lui disait, et fut touchée de ses malheurs.
« Je savais, madame, une partie de ce que vous venez de me raconter, lui dit-elle, et je m’intéressais à votre sort sans vous connaître ; mais en quoi puis-je vous être utile ?
– Vous n’ignorez pas, madame, répondit la comtesse, quelles sont les deux choses que je dois avoir pour recouvrer mon mari : il dépend de vous de me les procurer, s’il est vrai, comme on me l’a dit, que le comte aime mademoiselle votre fille.
– S’il l’aime sincèrement, reprit la dame, c’est ce que j’ignore : ce que je sais, c’est qu’il fait tout ce qu’il faut pour persuader qu’il en est fou. Mais dites-moi donc comment je puis vous servir et vous procurer ce que vous désirez ?
– Je vous le dirai après que je vous aurai fait connaître mes dispositions. Sachez donc, madame, que ma reconnaissance sera sans bornes. Votre fille est dans l’âge d’être mariée, et le serait peut-être déjà, si elle était riche : je me charge de lui faire une dot très-considérable pour la mettre à portée de trouver un mari digne de sa naissance. Pour cela, je ne vous demande qu’un service qui ne vous coûtera rien, et que vous pouvez me rendre sans vous compromettre. »
Les offres de la comtesse plurent beaucoup à cette tendre mère, qui ne soupirait qu’après l’établissement de sa fille. Néanmoins, comme elle avait le cœur noble : « Vous n’avez qu’à me dire ce qu’il faut que je fasse pour vous obliger, madame, lui répondit-elle ; je le ferai de grand cœur et sans intérêt, puisque mon honneur ne sera point compromis. Si, après cela, vous jugez ma fille digne de vos bontés, vous serez la maîtresse de l’honorer de vos bienfaits.
– La grâce que je vous demande, madame, c’est de vouloir bien faire dire à mon mari, par une personne dont vous soyez sûre, que mademoiselle votre fille n’est pas insensible à son amour, qu’elle ne serait pas même éloignée d’y répondre, si elle pouvait s’assurer qu’il fût sincère, et qu’elle n’en doutera plus, s’il veut lui envoyer l’anneau qu’il porte à son doigt, parce qu’elle a ouï dire que cet anneau lui était fort cher. S’il vous l’envoie, vous me le remettrez, et vous lui ferez dire ensuite que, pour reconnaître ce sacrifice, votre fille est disposée à couronner ses désirs, ne pouvant plus douter de la sincérité de son amour. On lui assignera un rendez-vous nocturne ; je me mettrai à la place de mademoiselle votre fille, et Dieu me fera peut-être la grâce de devenir grosse. Si j’obtiens ce bonheur, comme je l’espère, et que j’accouche heureusement, alors je serai en état de lui faire tenir la parole qu’il a donnée, et je vous devrai la satisfaction de vivre avec lui. »
La Florentine, qui craignait d’exposer sa fille à la médisance, fit d’abord beaucoup de difficultés ; mais la comtesse sut les lever, en lui représentant qu’elle se ferait connaître pour rendre témoignage de la vertu de sa fille, dans le cas que le comte fût assez malhonnête pour se permettre la moindre indiscrétion. En un mot, elle fit si bien, que la dame, qui ne pouvait d’ailleurs se dissimuler que sa complaisance avait une fin louable, lui promit de seconder incessamment ses vues. Elle lui tint parole. Peu de jours après, sans que sa fille même en sût rien, l’anneau arriva, non sans qu’il en eût coûté beaucoup au comte de l’envoyer. La comtesse se trouva la nuit suivante au rendez-vous, et fut enfin dépucelée par son mari, qui ne la croyait pas si près. Dieu voulut qu’elle devînt grosse de deux beaux garçons, cette nuit même, à en juger par le temps de l’accouchement, car les rendez-vous furent répétés jusqu’au moment où il y eut preuves de grossesse ; et le comte ne la quittait jamais sans lui faire quelque joli cadeau ; c’était tantôt un anneau, tantôt un cœur, tantôt un autre bijou, que la comtesse conservait précieusement pour en faire usage en temps et lieu.
Quand elle se fut aperçue de sa grossesse, quelque plaisir qu’elle trouvât aux rendez-vous, elle crut devoir y mettre fin, pour ne plus importuner la Florentine. « Par la grâce de Dieu, madame, lui dit-elle, j’ai ce que je désirais. Il est temps que je me retire, et que je fasse pour mademoiselle votre fille ce que j’ai promis. » La dame lui répond qu’elle est enchantée de la nouvelle qu’elle lui apprend, et ajoute que ce n’est dans aucune vue d’intérêt, mais par amour pour l’honnêteté, qu’elle l’a obligée. « C’est fort louable à vous ; mais ce ne sera point pour vous payer du service important que vous m’avez rendu, ce sera aussi par amour pour l’honnêteté, que je veux doter mademoiselle votre fille. Voyez donc, madame, ce que vous désirez que je lui donne. – Puisque donc il n’y a pas moyen de se défendre de votre générosité, lui répondit la dame en rougissant, cent ducats sont plus que suffisants pour cet objet. » La comtesse admira sa discrétion, et la força d’en prendre cinq cents, qu’elle accompagna de plusieurs bijoux, qui valaient pour le moins autant. Grands remercîments, comme vous pouvez croire, de la part de la Florentine. Cette honnête dame, pour ôter tout prétexte au comte de rentrer dans sa maison, se retira, avec sa fille, à la campagne, chez un de ses parents. Bertrand, désespéré de la disparition de celle qu’il croyait sa maîtresse, se rendit enfin aux vœux de ses vassaux qui, depuis la retraite de sa femme, n’avaient cessé de solliciter son retour dans le Roussillon.
La comtesse, charmée de son départ, crut devoir demeurer à Florence jusqu’à ce que le temps de ses couches fût arrivé ; elle mit au monde deux beaux garçons qui avaient tous les traits de leur père. Elle leur donna une nourrice, et quand elle fut parfaitement rétablie de ses couches, elle se disposa à retourner en France, et se mit en route, accompagnée de la nourrice, de son cousin et de sa femme de chambre. Arrivée dans le Languedoc, elle séjourna quelques jours à Montpellier. Ce fut là qu’elle apprit la nouvelle d’une assemblée de gens notables, de l’un et de l’autre sexe, qui devait se tenir le jour de la Toussaint, dans le Roussillon. Elle s’y rendit, avec le même habit de pèlerine qu’elle avait pris en partant. Elle arriva au palais du comte, où se tenait cette belle assemblée, comme on était sur le point de se mettre à table. Elle entre dans la cour, sans avoir changé d’habillement ; et prenant ses deux enfants sur ses bras, elle traverse la salle des gardes, entre dans celle où tout le monde est réuni, voit le comte, se jette à ses pieds, et lui dit, les yeux baignés de larmes : « Voici, monseigneur, cette femme infortunée, qui a mieux aimé s’exiler de son pays et de votre palais que de priver plus longtemps vos sujets de votre présence. Elle vient vous sommer de tenir la promesse que vous avez faite aux députés qu’elle vous envoya quand vous étiez à Florence. Je vous apporte votre anneau ; et au lieu d’un fils, en voilà deux, qui sont à vous. J’ai rempli vos conditions ; remplissez actuellement la vôtre. »
Les assistants, et le comte surtout, parurent tombés des nues. Il n’eut pas de peine à reconnaître l’anneau ; mais quoique les enfants eussent avec lui une ressemblance marquée, il douta qu’il en fût le père. La comtesse lui conta, au grand étonnement de l’assemblée et au sien, comment la chose s’était passée, et il demeura alors convaincu de la vérité. Le comte admira son adresse, loua sa constance, et vaincu par les prières des spectateurs, et ravi d’ailleurs d’avoir deux jolis enfants, releva la comtesse, lui fit mille embrassades, se félicita de l’avoir pour femme, et eut pour elle l’estime et l’amour qu’elle méritait. Il la fit revêtir d’habits convenables à son rang, et asseoir à table à ses côtés, à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient présents. Ce jour-là et plusieurs autres se passèrent en festins et en réjouissances. En un mot, le comte de Roussillon fut au comble de la joie, et eut depuis pour sa femme autant d’égards et de tendresse qu’il avait d’abord montré de mépris et d’indifférence.
Dans la ville de Caspe, en Barbarie, il y eut autrefois un homme extrêmement riche, qui avait, entre plusieurs autres enfants, une fille jeune, jolie, pleine de grâces, et douce comme un agneau. Elle se nommait Alibech, et faisait les délices de sa famille. Comme elle n’était pas chrétienne et qu’elle entendait continuellement les chrétiens établis dans sa patrie faire l’éloge de notre religion, elle résolut de l’embrasser, et se fit secrètement baptiser par l’un des plus zélés d’entre eux. Cela fait, elle demande à celui qui l’avait baptisée quelle était la meilleure façon de servir Dieu et de faire son salut. Cet honnête homme lui répond que ceux qui voulaient aller au ciel plus sûrement renonçaient aux vanités et aux grandeurs de ce monde, et vivaient dans la retraite et la solitude, comme les chrétiens qui s’étaient retirés dans les déserts de la Thébaïde. Ne voilà-t-il pas que cette petite fille, qui avait tout au plus quatorze ans, forme aussitôt le projet d’aller aussi dans la Thébaïde ? Son imagination, exaltée par l’amour divin et par le désir de servir Dieu uniquement, lui aplanit toutes les difficultés, et, sans s’ouvrir à personne sur son dessein, elle sort un beau matin de la maison de son père, et se met en chemin toute seulette, pour se rendre aux déserts de la Thébaïde. Elle va comme le vent, ne s’arrête que pour prendre de nouvelles forces, et arrive en peu de jours dans ces lieux solitaires, habités par la dévotion et la pénitence. Ayant aperçu de loin une petite maisonnette, elle dirige aussitôt ses pas vers ce lieu : c’était la demeure d’un saint solitaire, qui, tout émerveillé de la voir, lui demande ce qu’elle cherche. Elle lui répond que, conduite par une inspiration divine, elle était venue dans ces déserts pour y chercher quelqu’un qui lui apprît à servir Dieu et à mériter le ciel. Le saint solitaire admira et loua beaucoup son zèle ; mais la trouvant jeune, tout à fait gentille, et craignant que le diable ne le tentât, s’il se chargeait de son instruction, il ne crut pas devoir la retenir. « Ma fille, lui dit-il, il y a un saint homme, non loin d’ici, beaucoup mieux en état que moi de t’instruire. Je t’indiquerai sa demeure pour que tu puisses aller le joindre : mais il faut auparavant que lu prennes quelque nourriture. » Et il lui donna à manger des racines, des dattes, des pommes sauvages, et lui fit boire de l’eau fraîche. Il lui enseigna ensuite la demeure du saint solitaire, et l’accompagna jusqu’à moitié chemin.
Cet autre ermite, qui était effectivement un homme instruit et un pieux personnage, lui fit, en la voyant, la même question que lui avait faite son confrère ; et comme père Rustique (c’était son nom) ne se défiait aucunement de sa vertu, quoiqu’il fût encore dans la vigueur de l’âge, il ne jugea pas à propos de l’envoyer plus loin. « Si elle me cause des tentations, dit-il en lui-même, j’y résisterai, et mon mérite sera plus grand devant Dieu. » Il la retint donc, se mit à la catéchiser, et la fortifia, par des discours édifiants, dans ses bons sentiments. Il lui fit ensuite un petit lit de branches de palmier, et lui dit que ce serait là qu’elle coucherait. Le temps où la vertu de ce solitaire devait faire naufrage approchait. Pendant la collation, placé vis-à-vis de cette jeune fille, il ne peut s’empêcher d’admirer la fraîcheur de son teint, la vivacité de ses yeux, la douceur de sa physionomie, et je ne sais quoi d’angélique répandu sur toute sa personne. Il baisse d’abord les yeux, comme s’il se défiait de lui-même ; mais un penchant plus fort les ramène sur Alibech. Les aiguillons de la chair commencent à se faire sentir ; il veut les repousser par des signes de croix et par des oraisons qu’il récite tout bas, mais inutilement ; ils ne font que lui livrer de plus rudes combats, et amènent les désirs qui achèvent de le subjuguer. Ne pouvant se dissimuler à lui-même sa défaite, il ne songe plus qu’à la manière dont il doit s’y prendre pour conduire la petite fille à ses fins, sans blesser ses préjugés, ni lui faire perdre la bonne idée qu’elle a de sa religion et de sa vertu. Dans cette vue, il lui fait plusieurs questions et voit, par ses réponses, qu’elle est tout à fait neuve, et qu’elle n’a pas la moindre idée du mal. Convaincu de sa simplicité, il forme alors le projet de couvrir ses désirs charnels du manteau de la dévotion, et d’ériger en acte de ferveur et de piété l’œuvre par laquelle il espère de les satisfaire. Il commence par lui dire que le diable est le plus grand ennemi du salut des hommes, et que l’œuvre la plus méritoire que des chrétiens puissent faire est de le mettre et remettre en enfer, lieu pour lequel il est destiné. « Et comment cela se fait-il ? dit la jeune néophyte. – Tu le sauras tout à l’heure, ma chère fille, reprit père Rustique ; fais seulement tout ce que tu me verras faire. L’ermite se déshabille aussitôt, et le petit ange d’en faire autant. Quand ils sont tout nus l’un et l’autre, Rustique se met à genoux, et fait placer la pauvre innocente vis-à-vis de lui, dans la même situation. Là, les mains jointes, il promène ses regards sur ce corps d’albâtre, qu’on eût dit qu’il adorait, et il a toutes les peines du monde à retenir les mouvements de son impatiente ardeur. Alibech, de son côté, le regarde tout étonnée de cette manière de servir Dieu, et apercevant au bas de son ventre une grosse chose qui remuait : « Qu’est-ce que je vois là, lui dit-elle, qui avance et qui remue si fort, et que je n’ai pas, moi ? – Ce que tu aperçois là, ma chère fille, c’est le diable dont je t’ai parlé. Vois comme il me tourmente, comme il s’agite ! J’ai toutes les peines du monde à supporter le mal qu’il me fait. – Loué soit Dieu, reprit-elle, de ce que je n’ai pas un pareil diable, puisqu’il vous tourmente ainsi ! – Mais, en revanche, tu as autre chose que je n’ai point. – Et quoi, s’il vous plaît ? – Tu as l’enfer, et je pense que Dieu t’a envoyée ici exprès pour le salut de mon âme, parce que si le diable continue de me tourmenter, et que tu veuilles souffrir que je le mette dans l’enfer, tu me soulageras, et feras l’œuvre la plus méritoire possible pour gagner le ciel. – Puisque cela est ainsi, mon bon père, vous êtes le maître de faire tout ce qu’il vous plaira. J’aime tant le Seigneur, que je ne demande pas mieux que de vous laisser mettre le diable dans l’enfer. – Eh bien ! je vais l’y mettre pour qu’il me laisse en paix ; sois assurée, ma chère fille, que Dieu te tiendra compte de ta complaisance, et qu’il te bénira. » Il la conduit ensuite sur l’un des deux lits, et lui enseigne l’attitude qu’elle doit prendre pour laisser emprisonner ce maudit diable. La jeune Alibech, qui n’avait jamais mis aucun diable en enfer, éprouva une grande douleur aux approches de celui-là. C’est ce qui lui fit dire : « Certes, il faut que ce diable soit bien méchant, puisque dans l’enfer même il fait encore du mal. – Cela est vrai ; mais sois tranquille, ma chère enfant, il n’en sera pas toujours de même ; il n’y a que le premier jour qu’on l’y met qu’il tourmente ainsi. « L’ermite, qui ne souffrait pas, et qui dans ce moment s’inquiétait peu sans doute de faire souffrir cette charmante enfant, remit par six fois différentes le diable en prison, avant de descendre du lit ; après quoi il la laissa reposer et reposa lui-même.
Le solitaire était trop zélé pour se lasser sitôt de faire la guerre au diable. Il la recommença pas plus tard que le lendemain. La fille, toujours obéissante, ne tarda pas à éprouver du plaisir. « Je vois, à présent, dit-elle à Rustique, que ces honnêtes gens de Caspe avaient bien raison de dire que rien n’est plus doux que de servir Dieu dévotement ; car je ne me souviens pas d’avoir eu de ma vie un plaisir pareil à celui que j’éprouve aujourd’hui à mettre et à remettre le diable dans le trou ; d’où je conclus que ceux qui ne s’occupent pas du service de Dieu sont de grands imbéciles. » Enfin ce jeu lui plut si fort, que lorsque le père passait trop de temps sans le répéter, elle l’en faisait ressouvenir. « Est-ce que votre zèle se ralentit ? lui disait-elle. Songez que je suis venue ici pour servir Dieu, et non pour demeurer oisive : allons remettre le diable en enfer. » Et ils y allaient. La bonne fille se plaignait quelquefois de ce qu’il en sortait trop tôt ; elle était si zélée, qu’elle eût voulu l’y retenir des jours entiers. Mais si sa ferveur augmentait, celle de Rustique diminuait chaque jour. Elle en était fort chagrine, et en bonne chrétienne elle cherchait à la ranimer par les caresses et les invitations ; il lui arrivait même quelquefois de retrousser l’ermite pour voir si le diable restait tranquille ; et quand elle le trouvait humble et silencieux, elle lui faisait de petites agaceries pour le réveiller et l’exciter au combat. Rustique la laissait faire ; mais voyant qu’elle y revenait trop souvent, il lui dit alors qu’il ne fallait châtier le diable que lorsqu’il levait orgueilleusement la tête. « Laissons-le tranquille ; nous l’avons si fort puni qu’il n’a plus de force. Attendons qu’elles lui reviennent pour mater son orgueil. » Ce discours ne plut aucunement à la jeune Alibech, mais il fallait bien obéir. Lassée néanmoins de voir que l’ermite ne la requérait plus de remettre le diable en prison, elle ne put s’empêcher de lui dire un jour : « Si votre diable est assez châtié et ne vous tourmente plus, mon père, il n’en est pas de même de mon enfer. J’y sens des démangeaisons terribles, et vous me feriez grand plaisir si vous vouliez adoucir cette rage, comme j’ai calmé celle de votre diable. » Le pauvre ermite, qui ne vivait que de fruits et de racines, et ne buvait que de l’eau, choses peu propres à rétablir une vigueur éteinte, ne se sentant pas en état de contenter l’appétit de la jeune Caspienne, lui répondit qu’un seul diable ne pouvait suffire pour éteindre le feu de son enfer, mais qu’il ferait pourtant de son mieux pour la soulager. Il remettait donc de temps en temps le diable en enfer ; mais les lacunes étaient si longues, et le séjour qu’il y faisait si court, qu’au lieu d’apaiser les démangeaisons, il les irritait davantage. Son peu de zèle affligeait singulièrement la jeune fille ; elle tremblait pour le salut du solitaire et pour le sien propre, croyant que Dieu ne pouvait voir leur inaction qu’avec des yeux irrités.
Pendant qu’ils s’affligeaient tous deux, l’un de son impuissance, l’autre de son trop grand désir, il arriva que le feu prit à la maison du père d’Alibech, qui y périt avec sa femme et tous ses enfants. Alibech, seul reste de cette famille malheureuse, se trouva, par cet accident, l’unique héritière du bien immense dont son père jouissait. Un jeune Caspien, nommé Neherbal, qui avait diverti tout le sien en dépenses folles, et qui épiait l’occasion de rétablir sa fortune, se ressouvint alors de la jeune Alibech, qui, depuis six mois, avait disparu de chez ses parents, et se mit à la chercher, dans l’espérance de l’épouser. Il parvint, à force de démarches, à découvrir la route qu’elle avait tenue lors de sa fuite, et fit si bien qu’il la trouva. Il eut beaucoup de peine à la ramener à Caspe ; mais enfin il y réussit, et l’épousa en arrivant. Quoique l’ermite n’en pût plus d’épuisement, il la vit néanmoins partir avec regret, parce qu’il se flattait de rétablir ses forces et de finir ses jours avec elle.
Les dames que Neherbal avait invitées à la noce ne manquèrent pas de questionner Alibech sur le genre de vie qu’elle avait mené dans la Thébaïde. Elle leur répondit avec la franchise et la naïveté qui formaient son caractère, qu’elle y avait passé tout le temps à servir Dieu, et que Neherbal avait grand tort de l’en avoir retirée. « Mais que faisiez-vous pour le servir ? – Je le servais en mettant et remettant le plus souvent que je pouvais le diable en enfer. » Cette réponse avait besoin d’explication, et les dames la lui ayant demandée, elle leur fit voir, par ses gestes et ses paroles, comment cela se faisait ; ce qui fit beaucoup rire toute l’assemblée. « Si ce n’est que cela, lui répliquèrent-elles, n’ayez aucun regret à la Thébaïde ; on en fait autant ici. Soyez assurée que Neherbal servira Dieu avec vous, tout aussi bien que le plus zélé des Pères du désert. »
Je croyais, mes chères et aimables dames, que le vent brûlant et furieux de l’envie n’exerçait sa violence que sur les lieux élevés, ainsi que je l’avais toujours entendu dire à des personnes très-éclairées, et que je l’avais moi-même lu dans les meilleurs auteurs ; mais aujourd’hui, que j’ai fait la triste expérience du contraire, je pense tout différemment. J’ai eu beau suivre le droit chemin, et chercher les lieux les plus bas et les plus retirés, il ne m’a pas été possible d’échapper à ses fureurs : j’ai eu beau ne publier que de misérables nouvelles, et ne les écrire qu’en prose très-simple et très-familière, je n’ai pas laissé d’exciter les clameurs de cette implacable furie. Mais en vain a-t-elle déchaîné ses serpents contre moi, leurs sifflements ni leurs morsures n’ont pu ni arrêter, ni suspendre mon entreprise ; j’ai continué l’ouvrage que j’avais commencé. Je trouve même une espèce de consolation dans les persécutions odieuses que mon travail m’a attirées, puisque, selon la remarque des hommes sages, il n’y a guère que les auteurs sans talent et sans mérite qu’on laisse en repos.
Croiriez-vous, mesdames, que plusieurs de mes critiques me font un crime de vous trouver aimables, et qu’ils soutiennent qu’il n’y a aucun honneur à vous amuser, à vous plaire, et à célébrer vos charmes ? Rien n’est cependant plus vrai. D’autres, plus circonspects, prétendent qu’il ne convient nullement à un homme de mon âge de se livrer à de semblables bagatelles, et que ce n’est qu’à des jeunes gens tout au plus qu’il appartient de causer si longtemps de galanterie et de vous faire la cour. Quelques-uns, feignant de s’intéresser à ma réputation et à ma gloire, disent que je ferais beaucoup mieux d’aller avec les Muses sur le Parnasse que de perdre le temps avec vous. Quelques autres, moins prudents et plus aigres, n’ont pas craint de dire qu’au lieu d’employer le temps à composer des niaiseries, je devrais plutôt songer à amasser de quoi vivre. Il y en a qui, pour décrier mon travail et le dépriser à vos yeux, ont cherché à vous persuader que les événements que je vous ai racontés se sont passés d’une autre manière, et qu’ils sont devenus méconnaissables sous ma plume.
C’est ainsi, mesdames, que, pendant que je travaille pour vous, l’envie me poursuit de tous côtés sans aucun ménagement ; mais Dieu sait avec quelle patience et quel courage je supporte ses sifflements et ses morsures, lorsqu’il s’agit de vous plaire ! Quoiqu’il n’appartienne qu’à vous de me défendre avec succès, je ne crois cependant pas devoir garder le silence dans cette occasion. Ce n’est pas que je veuille répondre en forme, et traiter mes ennemis comme ils le mériteraient ; non, une réponse courte et sans préparation me suffira pour les mettre à la raison ; encore même m’épargnerai-je ce soin, si je ne craignais qu’ils ne prissent mon silence pour un effet de ma timidité. Mais avant de répondre à aucune de leurs critiques en particulier, permettez que je raconte une nouvelle qui cadre avec mon sujet on ne peut pas mieux. Je ne l’achèverai point, et n’en rapporterai qu’une partie, pour qu’on ne la mette point au rang de celles qui vous sont spécialement consacrées. Je m’adresse à mes censeurs.
Il y avait autrefois dans notre bonne ville de Florence, un citoyen d’une naissance peu relevée, mais riche dans son état, et fort entendu dans les affaires. Cet homme s’appelait Philippe Balduci. Sa femme et lui s’aimaient passionnément ; ils vivaient en bonne intelligence, et bornaient leurs soins à se plaire réciproquement ; la mort de la femme rompit une union si parfaite : elle laissa Philippe avec un fils âgé d’environ deux ans, dans la plus grande désolation ; il ne pouvait se consoler d’avoir perdu ce qu’il avait de plus cher ; il fut si fort touché de cette perte, qu’il résolut de renoncer entièrement à la société, et de se consacrer, avec son fils, au service de Dieu ; pour cet effet, il distribua tout son bien aux pauvres, et se retira sur le mont Asinaire, au milieu des bois, dans une petite grotte, où il passait son temps en prières et en mortifications, et où il ne subsistait que des charités des bonnes âmes ; il se fit un devoir d’élever son fils dans la piété et dans l’ignorance des choses du monde, de peur qu’elles ne le détournassent du chemin du ciel ; il ne lui parlait que de la vie éternelle, de la gloire de Dieu et du bonheur des saints ; il le garda plusieurs années dans la grotte sans le laisser sortir, et sans lui laisser voir d’autres objets que des oiseaux et des bêtes fauves ; il était dans l’habitude de l’y enfermer toutes les fois qu’il allait à Florence pour y faire la quête ; enfin, son fils était parvenu à l’âge de dix-huit ans, sans être jamais sorti du bois, et sans savoir qu’il y eût au monde ni femme ni fille. Un jour que l’ermite, déjà vieux, allait à la ville pour y recueillir des charités accoutumées, le jeune homme lui demanda où il allait. « Je m’en vais faire la quête, lui répondit-il, dans une ville appelée Florence, voisine de notre ermitage.
– Vous devriez m’y mener une fois, mon père, pour me faire connaître les personnes pieuses et charitables qui nous assistent ; car vous êtes déjà vieux, et bientôt hors d’état de soutenir la fatigue ; moi qui suis plus jeune, plus vigoureux, j’irai désormais chez ces bonnes âmes, pour leur demander ce qui nous fait vivre, et vous vous reposerez. Dieu peut d’ailleurs vous retirer de ce monde ; et que deviendrais-je, ne connaissant personne ?
Le bonhomme goûta fort une proposition si raisonnable, et croyant son fils bien affermi dans la sainteté, et bien fortifié contre les tentations et les vanités de la vie humaine, ne fit aucune difficulté de le mener à Florence. Le jeune homme, comme s’il fût tombé des nues, arrête ses yeux avec étonnement sur tous les objets qu’il aperçoit ; et ravi en admiration à la vue des maisons, des palais, des églises, demande à son père le nom de chaque chose. Son père le lui dit, et il paraît enchanté de l’apprendre. Pendant qu’il continuait ses questions, et qu’il contemplait des beautés qu’il n’avait jamais vues, et dont il n’avait pas même entendu parler, il aperçut une troupe de jeunes dames, bien mises, qui venaient d’une noce. Il les examine attentivement, et demande au vieillard ce que c’était. « Ne regarde point cela, mon fils : c’est quelque chose de dangereux. – Mais comment cela s’appelle-t-il ? » Le père, qui veut écarter de l’esprit de son fils toute idée charnelle, et qui craint de nouvelles questions capables d’exciter dans son enfant les désirs de la concupiscence, ne croit pas devoir lui dire leur nom, et lui répond que ce sont des oies. Chose étonnante ! celui qui n’avait jamais vu ni entendu parler de ces oies, se sentit vivement ému à leur aspect, et ne se sentant plus touché ni de la beauté des palais, ni de la gentillesse du cheval, ni de la grosseur du bœuf, ni des autres objets qu’il venait de voir pour la première fois, il s’écria aussitôt : « Mon père, je vous en prie, faites-moi avoir une de ces oies. – Ô bon Jésus ! répondit le père étonné, ne songe point à cela, mon fils ; c’est une mauvaise chose. – Quoi ! mon père, les mauvaises choses sont-elles ainsi faites ? – Oui, mon fils. – Je ne sais, mon père, ce que vous voulez dire, ni pourquoi ces choses-là sont mauvaises ; mais il me semble que je n’ai encore rien vu de si beau et de si agréable. Je doute que les anges peints que vous m’avez montrés soient aussi gentils que ces oies. Mon père, ne pourrions-nous pas en mener une dans notre ermitage ? Ce sera moi qui aurai soin de la faire paître. – Je ne le veux point, mon fils ; tu ne sais pas de quelle façon on les repaît. » Le père reconnut alors que la nature avait plus de force, par son instinct, que tous les préceptes de l’éducation, et se repentit d’avoir mené son fils à Florence… Mais, je m’arrête, et je laisse là la nouvelle pour retourner à ceux pour qui je l’ai racontée.
Quelques-uns de mes critiques, mes jeunes et charmantes dames, me font donc un crime de ce que je m’attache trop à vous faire ma cour. J’avoue, et j’avouerai devant tout l’univers, que vous me plaisez infiniment. J’ajoute même que je me ferai toujours un devoir de vous plaire. Tant pis pour eux s’ils le trouvent mauvais ; je me contenterai de leur demander ce qu’ils trouvent là de blâmable et de surprenant. Pourraient-ils m’en faire un crime, quand même je serais du nombre des amants que vous favorisez ? Mais, jusqu’à présent, mes seules jouissances sont de vous voir tous les jours, de contempler vos charmes, vos grâces naturelles, d’admirer votre enjouement, votre douceur, votre honnêteté et toutes les rares qualités dont vous êtes pourvues. Si, dès le premier moment qu’il vous vit, vous fûtes un objet de tendre affection pour celui qui avait été nourri et élevé au milieu des bois, sur le sommet d’une montagne déserte, doit-on, parce que je cherche à vous plaire, doit-on me blâmer, me mordre et me déchirer à belles dents ; moi, à qui le ciel n’a donné un cœur que pour vous aimer ; moi qui, dès ma plus tendre jeunesse, ai mis en vous toute mon espérance ; moi qui n’ai pu me défendre du pouvoir de vos charmes, des feux dévorants qui partent de vos yeux, des sons enchanteurs de votre voix douce et touchante ? Si, après avoir considéré l’effet que votre seul aspect a produit sur l’esprit et le cœur d’un pauvre ermite, et d’un jeune homme sans aucune expérience des plaisirs que vous procurez, ou plutôt d’une véritable bête sauvage, il se trouve encore quelqu’un qui ose blâmer les soins que je vous rends, ce censeur sera certainement un homme disgracié de la nature, un homme incapable de connaître le plaisir et la force du sentiment, et dès lors il ne mérite que mon mépris.
Quant à ceux qui parlent de mon âge, ils font bien voir leur ignorance. Qui ne sait qu’on peut avoir de la vigueur jusque dans la vieillesse même ? Il suffit d’avoir été sage dans son printemps. Je ne suis pas encore si vieux ; et quand mon âge serait plus avancé qu’il ne l’est, qui ignore que, quoique le poireau ait la tête blanche, il ne laisse pourtant pas d’avoir la queue verte ? Mais, quittant la plaisanterie, je réponds à ceux-ci que je ne rougirai jamais de faire jusqu’à la fin de mes jours ce que firent le Guide Cavalcanti, le Dante Alighieri et le Cino de Pistoye, qui s’étudièrent toute leur vie, qui fut très-longue, surtout celle du dernier, à rendre des soins aux personnes de votre sexe. Je pourrais leur citer mille autres exemples de gens de mérite, qui, dans l’âge le plus avancé, se sont fait un plaisir et un honneur de plaire aux dames ; mais c’est à eux à les chercher s’ils les ignorent ; je ne veux ni ne dois m’écarter de mon sujet.
Me conseiller d’aller établir mon séjour sur le Parnasse avec les Muses, j’avoue que l’avis est très-bon. Mais pouvons-nous toujours demeurer avec elles, et sont-elles d’humeur à demeurer toujours avec nous ? D’ailleurs, lorsqu’on ne les quitte que pour des objets qui leur ressemblent, mérite-t-on d’être blâmé ? Or, les Muses sont de votre sexe, et quoique les dames ne puissent pas faire ce que les Muses font, au moins est-il vrai qu’elles ont beaucoup de rapport ensemble. De sorte que quand les femmes ne me plairaient qu’à cause de la ressemblance du sexe, je serais excusable. De plus, ce sont elles qui m’ont inspiré les meilleurs vers que j’aie faits en ma vie ; tandis que les Muses ne m’en ont pas inspiré un seul. Ce n’est pas que je ne leur aie de grandes obligations, puisqu’elles m’ont appris à les faire : qui sait si ce n’est pas aussi à leur secours que je dois la facilité que j’ai d’écrire les historiettes que je donne au public ? Ce qui est certain, c’est que, quoiqu’elles soient en prose, et en prose très-simple, les Muses n’ont pas laissé de me visiter quelquefois pendant que je les composais. Je puis donc conclure qu’en écrivant ces Nouvelles, je ne m’éloigne pas si fort du Parnasse qu’on pourrait se l’imaginer.
Mais que dire à ceux qui, pleins de pitié pour moi, me conseillent de chercher de quoi vivre ? Certes, je l’ignore ; mais je sais bien quelle serait leur réponse, si j’étais dans le cas de leur demander du pain. Ils ne manqueraient pas de me dire : « Vas en chercher parmi tes fables. » Mais qu’ils sachent, ces critiques si compatissants, que les anciens poëtes en ont trouvé plus avec leurs fables que beaucoup d’autres par leur industrie et leur travail ; qu’on a vu des auteurs faire fleurir et honorer leur siècle par leurs fables, et des hommes riches le déshonorer par leur ambition démesurée, et finir par se ruiner et périr misérablement. Que dirais-je de plus ? Que ceux qui me parlent si indécemment, me chassent sans pitié lorsque j’irai leur demander du pain. Je n’en ai pas eu besoin, grâces à Dieu, jusqu’à présent ; et s’il m’arrive de tomber dans la pauvreté, je saurai, suivant le précepte de l’Apôtre, la souffrir et la supporter. Ainsi je les dispense de me plaindre, et les prie de ne pas prendre plus de souci de moi que je n’en prends moi-même.
Pour ce qui est de ceux qui prétendent que les événements ne se sont pas passés de la manière que je les rapporte, ils me feraient grand plaisir de me montrer les originaux que j’ai ainsi défigurés. S’ils peuvent les produire, et qu’ils ne soient pas d’accord avec les faits que j’ai racontés, j’applaudirai moi-même à leur critique, et je tâcherai de me corriger. Mais s’ils sont dans l’impossibilité de me les présenter, je les laisserai dans leur sentiment, sans m’en inquiéter, et me contenterai de dire qu’eux seuls altèrent la vérité pour décrier mes productions.
Ces réponses, que je viens d’écrire couramment, me paraissent suffisantes pour le présent. Je me flatte qu’avec le secours de Dieu et le vôtre, mes aimables dames, je pourrai achever l’ouvrage que j’ai commencé sous vos auspices. J’ai assez de sagesse et de courage pour ne pas me laisser abattre par le souffle cruel de l’envie. Je saurai lui tourner le dos. Si mes ennemis augmentent d’efforts pour me nuire, il me sera aisé d’en triompher et de les couvrir de honte. Que peuvent-ils faire au bout du compte ? Je ne vois pas qu’il puisse m’arriver pis qu’au tourbillon de poussière agité par le vent : ou le vent n’a pas la force de l’enlever de terre, ou s’il l’emporte dans les airs, ce n’est que pour la laisser retomber sur la tête des hommes, sur la couronne des rois et des empereurs, ou bien sur le faîte des palais et sur le sommet des tours. En un mot, elle ne peut descendre plus bas que n’est le lieu d’où elle est montée.
Me voilà donc déterminé pour toujours, mes belles dames, à faire tout ce que je pourrai pour vous plaire et vous amuser. J’y suis plus disposé que jamais, quoi qu’on en puisse dire, parce que je sens que les personnes raisonnables et éclairées conviendront que ceux qui vous aiment ne font qu’obéir à la nature. Il est difficile de résister à ses lois. Il faudrait de trop grandes forces pour la subjuguer et la vaincre ; encore a-t-on vu les hommes qui avaient le plus d’empire sur eux-mêmes, succomber sous leurs efforts, et en être punis par cette même nature, à laquelle on ne désobéit jamais en vain. Pour moi, j’avoue que je n’ai pas la force de lui résister, et je ne désire nullement de l’avoir. Si je l’avais, je la prêterais à quelque autre, plutôt que de m’en servir. Ainsi le meilleur parti que mes censeurs puissent prendre, c’est de garder un profond silence. Leurs clameurs ne me corrigeront point. S’ils ont le cœur froid et glacé, peu fait pour aimer, qu’ils croupissent tant qu’ils voudront dans leur indifférence, et qu’ils me laissent passer à mon gré le peu d’années qui me restent à vivre… Mais revenons à notre sujet, que nous avons assez et trop longtemps perdu de vue.
Tancrède, prince de Salerne, aurait eu la réputation d’un seigneur fort doux et fort humain, si, dans sa vieillesse, il n’eût souillé ses mains dans son propre sang. Ce prince n’avait eu de son mariage qu’une seule fille, encore il eût été à souhaiter, pour sa gloire, qu’il ne lui eût pas donné le jour. Il l’aimait avec tant de passion, et se plaisait si fort avec elle, qu’il avait toutes les peines du monde à se résoudre de la marier, quoiqu’elle eût passé l’âge nubile. Enfin, il la donna au fils du duc de Capoue ; mais la mort de ce duc, arrivée presque aussitôt après son mariage, obligea la fille de Tancrède de retourner chez son père. Cette princesse, qui s’appelait Sigismonde, était jeune, belle, bien faite, gaie, aimable autant qu’on peut l’être, d’un esprit supérieur et peut-être trop pour une femme. Son père, qui l’aimait toujours avec la même ardeur, et qui avait eu de la peine à la marier, n’eut garde de lui parler d’un second mariage. Elle avait cependant besoin d’un mari ; mais elle ne crut pas qu’il fût de la bienséance de le lui demander. Pour se dédommager de cette dure privation, elle résolut de se choisir secrètement un amant qui fût honnête et discret. Après avoir jeté les yeux sur tous les hommes qui étaient à la cour de son père, elle n’en trouva point qui fût plus à son gré qu’un jeune courtisan, nommé Guichard, d’assez basse extraction, mais qui avait, en récompense, de la vertu, du mérite et de la noblesse dans les sentiments, qualités que cette dame préférait à la naissance la plus illustre. Comme elle avait occasion de le voir souvent, et qu’elle n’avait besoin que d’un coup d’œil pour connaître un homme jusqu’au fond de l’âme, elle en devint en peu de temps si passionnée, qu’elle ne pouvait s’empêcher de louer publiquement ses belles qualités. Le jeune homme, qui n’était pas novice, s’aperçut aisément que la princesse avait du goût pour lui, et il ne tarda point à éprouver pour elle les feux de l’amour le plus tendre et le plus passionné. Il ne rêvait qu’à son mérite et à sa beauté ; son image l’accompagnait partout, jusque dans son sommeil.
Pendant qu’ils brûlaient ainsi l’un pour l’autre, sans avoir pu se le dire autrement que par leurs regards, la princesse, qui ne voulait mettre personne dans la confidence, mais qui désirait d’avoir un tête-à-tête avec l’objet de son amour, eut recours à un stratagème pour lui en indiquer les moyens. Elle lui écrivit une lettre, où elle lui marquait tout ce qu’il avait à faire pour qu’ils se trouvassent ensemble ; et mit cette lettre dans le tuyau d’une canne, qu’elle donna à Guichard en lui disant : « Voilà pour votre servante, elle pourra en faire un soufflet pour allumer votre feu. » Il la prit, pensant bien qu’elle ne la lui avait pas donnée sans quelque intention cachée. De retour chez lui, il n’eut rien de plus pressé que de l’examiner. Il s’aperçoit qu’elle est fendue, l’ouvre avec empressement, y trouve une lettre qu’il lit et relit ; le cœur plein de joie, et s’étant bien pénétré de ce qu’elle contenait, il se dispose à mettre en pratique les moyens que la dame lui indiquait pour la voir en secret.
À l’un des angles du palais, il y avait une vieille cave, taillée dans le roc et tirant son jour par un soupirail pratiqué dans le rocher même. Comme elle était abandonnée depuis fort longtemps, le soupirail était quasi fermé par des buissons et des ronces qui étaient venus tout alentour. On pouvait y descendre par un escalier dérobé, qui répondait à l’appartement de la princesse ; mais cet escalier était si peu pratiqué, que personne ne s’en souvenait. L’amour, qui découvre tout, en fit souvenir Sigismonde, qui s’efforça aussitôt d’ouvrir la porte de cette cave. Elle s’en occupa secrètement plusieurs jours ; et après en être venue à bout avec une peine extrême, elle visita ce lieu souterrain, remarqua le soupirail, en mesura la hauteur ; et voyant que son amant pourrait descendre par ce trou, elle prit alors le parti de lui écrire pour le lui faire savoir.
L’amoureux Guichard, informé par la lettre de sa maîtresse de la profondeur de la cave, se munit d’une grosse corde noueuse, pour pouvoir y descendre et remonter, se procura un manteau de cuir pour se garantir des épines, et se rendit, la nuit suivante, au lieu indiqué. Il y descendit sans accident, après avoir bien attaché la corde à un tronc d’arbre, situé fort à propos presque à la bouche du soupirail. Il y passa le reste de la nuit et la matinée à attendre sa maîtresse. Celle-ci, feignant de vouloir reposer après son dîner, écarta ses dames d’honneur, et, se voyant toute seule, descendit ensuite dans la cave, où elle trouva Guichard fort impatient de son arrivée. Elle lui fit l’accueil le plus gracieux, le plus tendre, et le conduisit bientôt après dans sa chambre, où ils passèrent plusieurs heures dans les plaisirs que l’amour peut faire goûter. Après avoir pris des mesures pour se voir à l’avenir de la même manière, la princesse ramena son amant à la cave, referma la porte, et alla retrouver ses femmes. La nuit suivante, Guichard sortit de la caverne par le même chemin qu’il y était entré, et s’en retourna chez lui fort satisfait.
Ces deux amants se revoyaient souvent, mais pas tant qu’ils l’auraient désiré. Leurs plaisirs étaient d’autant plus délicieux, qu’ils étaient achetés par la contrainte et la gêne ; la fortune en fut jalouse, et changea en pleurs le sujet de leur joie. Le prince allait quelquefois sans suite dans la chambre de sa fille pour causer avec elle. Il s’y rendit un jour, l’après-dîner, pendant qu’elle était dans son jardin avec ses dames d’honneur, et il ne fut vu ni entendu de personne. Ne voulant pas interrompre la récréation de la princesse, et trouvant les fenêtres de la chambre fermées et les rideaux du lit abattus, il s’assit, en l’attendant, sur un carreau, la tête appuyée contre le lit, et le rideau tiré sur lui, comme s’il eût voulu se cacher. Bientôt après, il s’endormit dans cette situation. Sigismonde, qui savait que son amant était au rendez-vous, impatiente de le délivrer, se dérobe à sa compagnie, va le tirer de son cachot, et le mène dans sa chambre, où, sans aucune défiance, ils se mettent tous deux sur le lit à leur ordinaire. Après avoir dormi quelque temps, Tancrède se réveilla. Il entendit des mouvements et des soupirs qui l’étonnèrent beaucoup, comme on peut l’imaginer. Quand il vit ce qu’il en était, dans le premier moment de sa colère, il eut envie d’appeler du monde ; mais il se contint, jugeant qu’il ferait mieux de se taire et de demeurer caché, afin de pouvoir venger ensuite cette injure plus secrètement et avec moins de honte pour sa fille et pour lui-même. Les amants furent assez longtemps ensemble, selon leur coutume, et se séparèrent sans apercevoir le prince. Pendant que Sigismonde conduisait Guichard au petit escalier qui menait à la cave, Tancrède, tout vieux qu’il était, se glissa par une croisée qui donnait sur une terrasse du jardin, et le cœur accablé de douleur, se retira ainsi dans son appartement sans être vu de personne.
La nuit suivante, il mit des gens en sentinelle, et l’on prit Guichard, encore empaqueté de son manteau de cuir, au moment qu’il allait rentrer chez lui. Le prince se le fit mener secrètement, lui fit mille reproches, et lui dit que les bontés qu’il avait eues pour lui ne méritaient pas l’outrage qu’il lui avait fait, et dont il avait été lui-même témoin oculaire. Guichard ne s’excusa que sur la puissance de l’amour, qui ne reconnaissait point de souverain. Le prince ordonna qu’on l’enfermât dans une chambre du palais, et qu’on le gardât à vue.
Le lendemain, il alla voir sa fille, qui ne savait encore rien de l’aventure ; il la prit en particulier, et après s’être enfermé avec elle, il lui dit, les yeux baignés de larmes : « Je comptais tellement, ma fille, sur ton honnêteté et sur ta vertu, qu’il ne me serait jamais venu dans l’esprit, que je n’aurais jamais cru, quand on m’en aurait assuré, que je ne croirais pas encore, si je ne l’avais vu de mes propres yeux, que tu fusses capable de t’abandonner à un homme, à moins qu’il ne fût ton mari. Une telle infamie de ta part a porté dans mon âme un chagrin que je ressentirai jusqu’à la fin de ces jours languissants, que je traîne dans la vieillesse. Puisque tu n’as pas rougi d’une telle démarche, est-il possible que, parmi tant de braves gens qui sont à ma cour, tu te sois déterminée en faveur de Guichard, dont la naissance est obscure et que j’ai tiré du la bassesse ? Mon embarras à ton égard égale ma douleur. Je ne sais le parti que je dois prendre et ce que je dois faire de toi. La tendresse que j’ai toujours eue pour ma fille me porte à l’indulgence, et la lâcheté dont elle s’est rendue coupable me sollicite à la punir comme elle le mérite. Je ne suis pas dans la même incertitude à l’égard de ton indigne amant. Je l’ai fait arrêter cette nuit et mettre dans les fers. Je sais le sort que je lui prépare. J’ignore encore quel sera le tien ; mais soit que je te pardonne, soit que j’écoute ma juste indignation, je veux, avant de me décider sur ton compte, je veux savoir ce que tu as à dire. » Après ces paroles, il baissa la tête et sanglota comme un enfant.
Sigismonde, voyant que son intrigue était découverte et que Guichard était prisonnier, pensa vingt fois faire éclater sa douleur par ses larmes ; faible ressource, mais fort ordinaire aux personnes de son sexe. Cependant, comme elle avait l’âme grande, elle vainquit ces mouvements de faiblesse, et sentant bien que son amant était un homme perdu sans ressource, elle résolut de ne faire aucune prière pour elle, déterminée à ne point lui survivre. « Je n’ai rien à vous nier, mon père, lui répondit-elle, non en femme affligée ou qui se reproche quelque faute, mais d’un œil sec et d’un air tranquille et assuré ; je ne vous ferai non plus aucune prière, puisque je sens qu’elle serait inutile ; je ne chercherai même point à fléchir votre colère, ni à émouvoir votre amour en ma faveur. Je me bornerai à défendre mon honneur, et m’abandonnerai ensuite à mon courage. Oui, j’ai aimé et j’aime encore Guichard ; je l’aimerai tant que ma vie, qui ne sera pas longue, durera ; et si l’on aime après la mort, je vous déclare que je l’aimerai encore. La vertu de ce jeune homme et le peu de soin que vous avez pris de me marier ont eu plus de part à mon amour que la faiblesse du sexe. Comme vous n’êtes ni de fer ni de marbre, vous deviez songer que votre fille n’en était pas non plus ; vous deviez, quoique dans l’âge avancé, vous rappeler combien fortes et puissantes sont les passions de la jeunesse. Si vous avez passé vos premières années dans le dur métier des armes, il vous était encore plus aisé de sentir les inconvénients et les suites de la mollesse et de l’oisiveté, dans les hommes de tous les âges, et surtout dans les jeunes gens. Je suis sensible, je suis à la fleur de mon âge, et à ce double égard sujette à des besoins que le mariage a tellement irrités, que je n’ai pu m’empêcher de les satisfaire. Ce sont ces besoins sans doute qui ont allumé dans mon cœur les feux de l’amour. Mais qu’y a-t-il là de surprenant dans une jeune femme ? Ce n’est pas que je n’aie longtemps combattu les mouvements de la nature ; mais tous mes efforts ont été impuissants. Quand j’ai vu qu’il n’y avait pas moyen de résister à ma passion, j’ai pris toutes les précautions possibles pour accorder l’amour avec l’honneur, et ce n’est qu’à l’insu de tout le monde que j’ai cherché à satisfaire les désirs qui me gourmandaient. De quelque façon que vous ayez été instruit de mon intrigue, je ne la désavoue point. Je vous dirai seulement que ce n’est point le hasard qui m’a déterminée en faveur de Guichard ; si je l’ai préféré à tous les autres courtisans, c’est par réflexion, le sentiment de son mérite m’a uniquement décidée en sa faveur. À vous entendre, il semble que vous me pardonneriez mon amour s’il avait eu un homme de qualité pour objet : c’est la faute de la fortune, et non la mienne, si mon amant n’est pas d’un rang distingué ou d’une naissance illustre. Mais pouvez-vous ignorer que cette fortune est aveugle, et que le plus souvent elle n’élève que ceux qui le méritent le moins, tandis qu’elle laisse dans l’obscurité ceux qui, par leur esprit et leurs sentiments, sont dignes de toutes ses faveurs ? Est-il possible que vous soyez l’esclave des préjugés vulgaires, et que vous fassiez un crime à un homme de la bassesse de son origine, lorsque ce n’est que la faute du destin ? Remontez à la source des conditions, et vous verrez que nous sommes tous enfants d’un même père, formés d’une même chair, sujets aux mêmes infirmités, et que c’est proprement la vertu qui a commencé à mettre de la distinction parmi nous. Les premiers qui se distinguèrent par leurs talents et leurs qualités furent appelés nobles ; les autres rampèrent dans la roture. Quoique la corruption du cœur humain ait abrogé cette loi, elle n’est pas entièrement détruite, et subsiste encore dans les âmes qui ne se laissent point entraîner au torrent des préjugés. La raison ne se prescrit jamais ; il existe toujours des esprits qui réclament ses droits. Il est donc certain, à parler raisonnablement, que plus on a de vertus, plus on est noble. D’après ce principe, qui est celui des âmes élevées, si vous voulez jeter les yeux sur tous vos courtisans et examiner leur mérite sans prévention, vous conviendrez aisément que Guichard est le plus noble de votre cour. Vos paroles, aussi bien que mes yeux, lui ont rendu ce témoignage. Qui le loua jamais plus que vous ? et certainement sa conduite a toujours justifié le bien que vous en disiez ; j’ose même dire qu’elle était encore supérieure à vos éloges. Si toutefois je m’étais trompée dans la bonne opinion que j’ai de ce jeune homme, je l’aurais été par vous. C’est donc sans raison que vous blâmez mon attachement pour un homme de basse condition ; vous pourriez me reprocher avec plus de justice la pauvreté de mon amant ; mais ce reproche même retomberait sur vous, de n’avoir pas enrichi et élevé aux dignités un homme d’un si grand mérite, et qui vous a si bien servi. D’ailleurs, la pauvreté n’exclut point la noblesse ; elle n’est qu’une privation de richesses : autrement, que deviendrait la noblesse de tant de rois, de tant de princesses de l’antiquité qui étaient pauvres, tandis que des affranchis et des mercenaires nageaient dans l’abondance ? Tel a autrefois gardé les troupeaux et labouré la terre, qui est riche à présent ; et tel est aujourd’hui au faîte de la grandeur et de la fortune, qui sera bientôt réduit à la condition des laboureurs.
« Quant à l’incertitude où vous êtes sur ce que vous devez faire de moi, vous pouvez suivre votre penchant, je ne m’y opposerai point. Il dépend même de vous de devenir cruel dans votre vieillesse. Ne craignez pas que je vous fasse la moindre prière pour vous empêcher de tremper vos mains dans mon sang, si vous avez résolu de le faire. Je vous annonce seulement que je suis toute résolue de subir le traitement que vous destinez à Guichard, et que si ce n’est pas par votre ordre, ce sera de ma propre volonté. Ne pleurez donc plus, ou allez pleurer avec les femmelettes, et faites-nous mourir tous deux, si vous croyez que nous l’ayons mérité. »
Le prince reconnut à ce discours le courage et la fermeté de sa fille. Il ne la crut cependant pas capable d’exécuter ce qu’elle avait annoncé dans ces dernières paroles ; il pensait au contraire que la perte de son amant la guérirait bientôt de son amour. Il la quitte dans cette idée, et donne aussitôt des ordres pour que la nuit suivante on étrangle Guichard, qu’on lui arrache le cœur et qu’on le lui apporte incontinent. Le prince fut obéi, et ayant mis ce cœur dans une grande coupe d’or, il l’envoya à sa fille par un domestique, avec ordre de lui dire : « Le prince, votre père, vous envoie ce présent pour vous consoler de la perte de ce que vous aimiez le plus. » Sigismonde, qui avait prévu la perte de son amant, s’était munie d’un poison pour l’avoir tout prêt au besoin. Elle n’eut pas plutôt vu le présent et entendu le compliment que son père lui faisait faire, qu’elle ne douta plus que ce ne fût le cœur de Guichard. « Mon père, dit-elle à l’envoyé, a agi plus sagement qu’il ne pense peut-être : il a donné à ce cœur la sépulture qu’il méritait. » Après avoir baisé ce cœur avec transport : « J’ai éprouvé dans tous les temps, continua-t-elle, que mon père m’aimait ; mais il me le fait mieux connaître à présent que jamais, par les honneurs qu’il rend à ce cœur ; fais-lui-en des remercîments de ma part, et dis-lui que ce seront les derniers qu’il recevra de moi. »
Après ces paroles, elle baisa de nouveau le cœur de son amant, en poussant des soupirs qui étonnaient et touchaient également les dames de sa suite, qui se trouvaient alors dans sa chambre, et qui ne savaient ce que c’était que ce cœur, qu’elle ne cessait de contempler. « Cœur qui m’as fait tant plaisir, s’écriait la princesse, te voilà donc quitte des misères et des traverses de la vie ! Maudite soit à jamais la cruauté de celui qui est cause que je te vois maintenant avec les yeux du corps, après t’avoir vu et admiré si souvent des yeux de l’esprit ! Ton destin est fini, te voilà parvenu au terme où nous courons tous ; ton ennemi même a cru que tu méritais un tombeau d’or. Il ne fallait plus, pour achever tes funérailles, que les larmes d’une amante qui t’était si chère. Tu les auras, ces larmes que tu désires… Père impitoyable !… J’avais résolu de mourir d’un œil sec, d’un front calme ; mais je ne puis résister aux tendres mouvements que m’inspire le plus beau de tous les cœurs. Oui, je l’arroserai de mes larmes, ce cœur qu’un Dieu propice vous a inspiré de m’envoyer ; cœur qui faisais tous mes plaisirs, toute ma volupté, après que mes justes larmes t’auront rendu les hommages que je te dois, je te suivrai dans l’autre monde, j’unirai mon âme à celle qui t’animait. Que dis-je ? l’âme de mon amant est encore tout entière dans cette coupe, dans ce cœur que j’idolâtre encore, et cette âme me dit qu’elle attend la mienne pour ne plus s’en séparer… »
Les soupirs, les sanglots, les larmes qui coulaient en abondance des yeux de la princesse, et qui tombaient dans la coupe, l’empêchèrent d’en dire davantage. Les dames qui l’environnaient étaient stupéfaites, attendries, et ne comprenaient rien à cette scène lugubre. Elles lui demandent la cause de son chagrin, elles mêlent leurs larmes aux siennes, et font de leur mieux pour la consoler. La princesse, absorbée dans sa douleur, lève la tête, essuie ses larmes, et paraissant reprendre courage : « Ô cœur chéri, s’écria-t-elle, j’ai rempli mon devoir envers toi, il ne me reste plus qu’à joindre mon âme à la tienne ! » Elle prend ensuite la fiole qui renfermait le poison qu’elle avait préparé ; elle la verse dans la coupe, et avale cette liqueur jusqu’à la dernière goutte, sans montrer la moindre crainte. Elle se jette incontinent sur son lit, sans abandonner la coupe précieuse, qu’elle pencha et renversa sur son cœur, pour y coller celui de son amant.
Quoique les dames ignorassent quelle était la liqueur qu’elle avait avalée, elles firent avertir le prince de ce qui venait de se passer. Il arriva, mais trop tard, dans le moment que sa fille venait de se jeter sur son lit. Instruit du malheur qu’il avait causé, il ne pouvait voir sa fille dans un si triste état, sans répandre des larmes de tendresse et de repentir : « Ne me donnez point, mon père, lui dit Sigismonde d’une voix presque éteinte, ne me donnez point des pleurs qui me sont inutiles et que je ne souhaite point ; mais s’il vous reste encore un peu de cette affection que vous m’avez tant de fois témoignée, ne me refusez pas, pour dernière grâce, de me faire enterrer publiquement avec Guichard, puisque vous n’avez pas voulu que je vécusse heureuse avec lui dans le particulier et le secret. » Le prince était si affligé, qu’il ne put lui répondre un seul mot ; il se retira en sanglotant. À peine fut-il sorti, que la princesse, sentant qu’elle allait rendre le dernier soupir, et serrant toujours le cœur de son amant contre le sien, se tourna vers ses femmes et leur dit adieu. Un instant après, ses yeux se fermèrent, et ayant perdu tout à fait connaissance, elle expira.
Telle fut la fin malheureuse de Guichard et de la princesse Sigismonde. Jamais affliction ne fut plus grande que celle du vieux Tancrède. Il se repentit, mais trop tard, de sa cruauté, et fit enterrer avec pompe, dans un même tombeau, les deux amants, qui emportèrent les regrets de tous les Salernitains.
Il y avait dans la ville d’Imola un mauvais sujet, nommé Berto de la Massa, tellement reconnu pour fourbe et pour méchant, qu’on n’ajoutait jamais foi à ce qu’il disait, et qu’on lui eût prêté de mauvais desseins s’il eût été capable de faire une bonne action. Voyant qu’il était trop connu dans cette ville pour pouvoir y demeurer encore, il prit le parti d’aller à Venise, refuge ordinaire des bandits et des libertins. Dans l’espérance d’y suivre plus librement ses inclinations perverses, il crut devoir changer de nom et mettre plus de politique dans sa conduite. Il débuta donc par se montrer tout différent de ce qu’il était. Il afficha la probité, l’amour de la religion, et finit par se faire cordelier, sous le nom de frère Albert d’Imola, non qu’il fût converti, mais uniquement pour se mettre à l’abri de la misère et se procurer les moyens de satisfaire ses passions sous le manteau de la religion. Que d’hommes ont embrassé l’état religieux dans ces mêmes vues !
Frère Albert comprit qu’il devait se gêner pour parvenir à son but ; il s’y résolut, se proposant de se dédommager quand l’occasion se présenterait. Il commença donc par afficher la plus grande austérité. Louer les dévots, recommander le jeûne et la prière, vanter les douceurs de la pénitence, était l’unique sujet de ses discours. Il ne faisait gras en aucun temps, ne buvait de vin qu’en cachette, s’approchait fort souvent des sacrements, et consacrait les heures de récréation à l’étude. Par ce moyen, il s’acquit bientôt l’estime de ses confrères, qui, le jugeant aussi savant que pieux, ne balancèrent point à lui faire prendre la prêtrise. Il s’adonna ensuite à la chaire ; et comme il avait de l’esprit et de l’ambition, qui en donne à ceux qui n’en ont pas, il ne tarda pas à devenir célèbre parmi ses concurrents. Il était le plus suivi de tous. À l’entendre prêcher, personne n’eût pu le soupçonner de n’être pas pénétré des vérités qu’il enseignait, tant il avait l’art de se déguiser. Il lui arrivait quelquefois de pleurer, pour mieux paraître touché et pour toucher davantage ses auditeurs. Enfin, il sut si bien faire, qu’il s’acquit en fort peu de temps l’estime et la confiance de toute la ville. On ne parlait que du frère Albert ; toutes les dévotes voulaient l’avoir pour directeur ; les plus honnêtes gens le faisaient appeler au lit de la mort : plusieurs le nommaient exécuteur de leurs dernières volontés ; d’autres mettaient leur argent et ce qu’ils avaient de plus précieux en dépôt entre ses mains. Je vous laisse à penser si le drôle faisait de bons coups, quand il était sûr de n’être ni découvert, ni soupçonné. Il y était d’autant plus encouragé, que quand on l’eût surpris en faute, on n’aurait pu le croire coupable, tant il était en grande vénération dans tous les esprits. Jamais cordelier, pas même saint François d’Assise, ne jouit pendant sa vie d’une aussi grande réputation de sainteté.
L’empire que frère Albert avait pris sur lui-même ne s’étendait que sur ses actions extérieures. Il nourrissait ses anciens vices dans le fond de son cœur, et y avait ajouté l’hypocrisie, le plus grand de tous, puisque l’hypocrisie se joue de Dieu même. Comme il avait toujours eu du goût pour les femmes, quand il rencontrait une pénitente facile ou crédule, il la conduisait adroitement dans ses filets. Un jour, une jeune femme d’un esprit faible et niais, nommée Lisette de Caquirino, vint se confesser à lui. Elle était mariée à un riche marchand, que ses affaires de commerce avaient attiré en Flandre depuis peu de temps. Après qu’elle eut débité assez lentement la kyrielle de ses péchés, le moine lui demanda si elle n’avait point de galant. La dame, fière et orgueilleuse comme sont tous les Vénitiens, lui répondit avec humeur : « De quoi vous servent donc vos yeux, mon révérend père ! croyez-vous que ma beauté soit de nature à être facilement prostituée ? J’aurais sans doute plus d’amants que je ne voudrais, si j’étais moins difficile ; mais comme mes charmes sont extraordinaires, je les réserve aussi pour des gens qui en vaillent la peine. Avez-vous vu des femmes aussi bien faites et aussi belles que je le suis ? » Elle dit mille autres extravagances au sujet de sa beauté, qu’elle traita plus d’une fois de céleste et de divine. Frère Albert comprit sans peine que sa pénitente avait le cerveau un peu creux, quoique effectivement elle fût assez jolie ; et voyant que c’était là précisément ce qu’il lui fallait, il la convoita aussitôt et en devint passionnément amoureux. Il remit cependant à un temps plus favorable le soin de l’apprivoiser ; et, pour continuer son personnage d’homme pieux, il lui fit une petite morale, et lui remontra que ce qu’elle disait d’avantageux pour elle était un effet de vaine gloire et d’amour-propre dont elle devait se corriger. La pénitente, qui n’entendait pas raillerie et qui ne sentait sans doute pas la force des termes, lui répondit tout uniment qu’il était un sot, puisqu’il ne savait pas distinguer une beauté d’une autre. Frère Albert, qui ne voulait pas l’aigrir davantage, lui donna l’absolution et la renvoya sans rien répliquer.
Quelques jours après, accompagné d’un moine qui lui était dévoué, il alla la voir dans sa maison ; et l’ayant prise en particulier, il se jeta à ses pieds. « Madame, lui dit-il, je vous prie de me pardonner ce que je vous dis dimanche dernier en vous confessant : j’en fus si sévèrement châtié la nuit suivante, que j’ai passé depuis presque tout le temps au lit. – Et qui vous a châtié de la sorte ? dit la jeune et folle Lisette. – Vous allez en être instruite. Le soir qui suivit votre confession, étant à mon ordinaire en oraison dans ma cellule, j’aperçus tout à coup une grande lumière. À peine ai-je tourné la tête pour voir ce que c’est, qu’un beau jeune homme saute sur moi et m’assomme de coups de bâton. Après m’avoir ainsi maltraité, je lui demandai qui il était, et pourquoi il m’avait battu ; il me répondit qu’il était l’ange Gabriel, et qu’il m’avait châtié parce que j’avais osé censurer la beauté céleste de madame Lisette, qu’il aimait, après Dieu, par-dessus toutes choses. Je lui demandai pardon, comme vous jugez bien. “Je te pardonne, me répondit-il, à condition que tu iras trouver cette dame pour lui faire tes excuses. Arrange-toi comme tu pourras, ajouta-t-il ; mais sois assuré que si elle ne veut point te pardonner, je reviendrai, et je te donnerai tant de coups, que tu t’en ressentiras le reste de ta vie.” Pardonnez-moi donc, madame, je vous rendrai compte ensuite de ce que l’ange me dit de plus. »
La petite imbécile était au comble de la joie d’entendre des choses qui flattaient si fort sa folle vanité, et qu’elle n’avait garde de révoquer en doute. « Je vous le disais bien, père Albert, lui répondit-elle d’un ton de gravité, que mes charmes étaient tout célestes. Je suis cependant très-fâchée du mal que vous avez eu ; et afin que vous ne soyez plus maltraité, je vous pardonne, à condition toutefois que vous me répéterez tout ce que l’ange vous a dit. – Puisque vous me pardonnez, reprit le moine, je ne vous cacherai rien ; mais souvenez-vous bien qu’il vous faut garder un secret inviolable sur ce que je vais vous révéler. – Parlez sans crainte et comptez sur ma discrétion. – Vous êtes la plus heureuse de toutes les femmes, lui dit alors le père Albert : l’ange Gabriel vous aime avec passion, et s’il n’avait pas craint de vous déplaire, ou plutôt de vous effrayer, il y a déjà longtemps qu’il serait venu coucher avec vous. Il m’a chargé de vous dire qu’il en avait la plus grande envie, et qu’il se proposait de venir vous trouver la nuit qu’il vous plaira de lui assigner. Mais comme il est ange, et que s’il venait sous cette forme, vous ne pourriez le toucher, il m’a déclaré que, pour vous faire plaisir, il prendra la figure humaine. C’est pourquoi il m’a donné ordre de vous demander dans quel temps vous voulez qu’il vienne, et sous la forme de qui : soyez persuadée qu’il sera très-exact au rendez-vous ; par conséquent, vous pourrez vous flatter d’être la plus heureuse des femmes, comme vous en êtes la plus belle. » La bonne dame répondit naïvement qu’elle était ravie de l’amour que l’ange avait conçu pour elle, parce qu’elle avait toujours eu pour lui beaucoup de dévotion. Je ne vois son image dans aucune église, dans aucune chapelle, que je ne fasse brûler aussitôt un cierge en son honneur. Il peut venir quand il voudra, il sera bien reçu, et me trouvera seule dans ma chambre. Je le laisse le maître de prendre la figure de qui bon lui semblera, pourvu qu’elle ne soit pas effrayante. – Vous parlez à ravir, ma belle dame, laissez-moi faire, vous serez satisfaite. Mais j’aurais une grâce à vous demander : elle ne vous coûtera rien, et me fera grand plaisir : c’est de trouver bon que l’ange emprunte mon corps. Voici le bien qui en résultera pour moi : l’ange, animant mon corps, enverra mon âme en paradis, et l’y retiendra tant qu’il demeurera avec vous. – Il est juste, répliqua Lisette, de vous donner cette consolation, pour vous dédommager des coups de bâton que je vous ai attirés. – Vous donnerez donc vos ordres, madame, s’il vous plaît, pour que cette nuit l’ange trouve la porte de votre maison ouverte, parce que, venant vous voir avec un corps, il ne peut entrer que par la porte, comme font les hommes. » Lisette l’ayant promis, le cordelier se retira et la laissa si pleine de joie et d’impatience de voir son ange, qu’elle ne pesait pas une once, et que chaque moment lui paraissait un siècle.
Frère Albert se prépara d’avance au personnage qu’il devait faire la nuit suivante. Comme ce n’était pas le rôle d’un ange qu’il devait jouer, il commença par prendre plusieurs restaurants pour se fortifier et se mettre en état de faire des prodiges de valeur. Sitôt que la nuit fut venue, il sortit accompagné du moine qui lui était affidé, et s’en alla dans la maison d’une appareilleuse de sa connaissance, où il avait autrefois accoutumé de prendre ses ébats, lorsqu’il trouvait quelque jeune femme de bonne volonté. Après s’être muni d’une longue robe blanche, il se rendit, lorsqu’il crut qu’il en était temps, chez la belle Lisette. Il ouvre la porte, qui n’était fermée qu’au loquet, met l’habit blanc qu’il avait apporté, et monte dans la chambre de la dame, qui, ravie de la blancheur éclatante de l’ange prétendu, se met à genoux devant lui. L’ange lui donne sa bénédiction, la relève, et lui fait signe de se mettre au lit. Elle obéit incontinent, et monsieur l’ange de la suivre. Frère Albert était assez bel homme et d’une constitution vigoureuse ; ainsi, se trouvant dans les mêmes draps que Lisette, qui était fraîche et délicate, il ne tarda pas à lui faire connaître que les anges de son espèce étaient plus habiles que son mari. Elle était dans le ravissement, et bénissait le ciel de lui avoir donné une beauté assez brillante pour qu’un ange en devînt amoureux. La scène fut remplie tout autant de temps qu’il en fallait pour contenter la belle sans la fatiguer. Les intermèdes furent employés à s’entretenir de la gloire céleste. À la pointe du jour, le cordelier, jugeant qu’il était temps de se retirer, prit des mesures pour son retour, et alla rejoindre son compagnon, que la charitable vieille avait fait coucher avec elle pour l’empêcher de s’ennuyer.
Madame Lisette n’eut pas plutôt dîné qu’elle alla trouver frère Albert pour lui apprendre qu’elle avait reçu la visite de l’ange Gabriel, et lui conter ce qu’il lui avait dit de la gloire céleste, mêlant dans son récit mille fables de sa façon. « J’ignore, madame, lui dit le moine, comment vous vous êtes trouvée de sa visite ; mais je sais bien qu’après m’être apparu la nuit dernière pour apprendre le succès de mon ambassade, il a tout à coup fait passer mon âme dans un lieu de délices dont les hommes n’ont aucune idée, et où j’ai demeuré jusqu’à la pointe du jour. Pour mon corps, j’ignore ce qu’il est devenu pendant tout ce temps qui m’a paru très-court. – Votre corps, répond madame Lisette, a été toute la nuit dans mes bras avec l’ange Gabriel. Si vous en doutez, regardez sous votre teton gauche, vous y trouverez une marque qui ne s’effacera pas de longtemps. – Je me déshabillerai pour voir si ce que vous dites est vrai. » Après un assez long entretien de cette nature, Lisette s’en retourna chez elle, où elle attendit avec impatience une seconde visite de l’ange. Elle la reçut, puis une troisième, qui fut suivie encore de beaucoup d’autres, qui vraisemblablement l’auraient été d’un plus grand nombre, si son imbécillité n’en avait arrêté le cours.
Elle était un jour avec une de ses amies. La conversation étant tombée sur la beauté des femmes, la folle ne manqua pas de mettre la sienne au-dessus de celle de toutes les autres. « Si vous saviez, ma chère, à qui j’ai le bonheur de plaire, vous ne balanceriez pas de donner la préférence à ma beauté sur celle des femmes que vous venez de me citer. » L’amie, qui connaissait sa naïveté, et qui était bien aise de savoir ce qu’elle voulait dire, lui répondit que cela pouvait être vrai : « J’en suis même persuadée ; mais toute autre que moi n’en croirait rien, à moins de savoir à qui vous plaisez. Qui que ce soit, je suis sûre que c’est à quelqu’un de bon goût. – Je ne devrais sans doute pas le nommer, reprit alors notre étourdie ; mais comme je n’ai rien de réservé pour vous, je vous dirai que c’est l’ange Gabriel. Il m’aime comme lui-même, et me trouve la plus belle femme du monde, ou du moins de ce pays-ci, à ce qu’il m’a dit. » L’amie de Lisette faillit partir d’un éclat de rire ; mais elle se retint, dans l’intention de la faire causer davantage. « Si l’ange Gabriel, lui répondit-elle d’un air sérieux, vous a dit cela, il n’y a plus moyen de douter qu’il ne soit votre amant ; mais je vous avoue que je n’aurais jamais cru que les anges fissent leur cour aux dames. – Sortez de votre erreur, reprit Lisette, ils leur font si bien leur cour, que les hommes ne sont rien en comparaison de ces messieurs. Le beau Gabriel m’a prouvé, toutes les fois qu’il est venu coucher avec moi, que mon mari n’est qu’un blanc-bec auprès de lui. Au reste, il m’a assuré qu’on fait l’amour en paradis comme ici-bas, et qu’il n’est amoureux de moi que parce qu’il n’a pas trouvé au ciel de femme dont la beauté lui ait plu autant que la mienne. L’entendez-vous maintenant ? Cela est-il clair ? »
L’amie avait une impatience extrême d’être en lieu où elle pût rire à gorge déployée de la bêtise de Lisette. Elle la quitta plus tôt qu’elle n’aurait fait sans cette intention, et s’en donna tout son soûl quand elle fut seule. Elle se trouva le soir même à une noce avec une grande compagnie de femmes ; elle leur raconta, pour les divertir, l’amour angélique de la folle Lisette, dont elle fit le détail d’un bout à l’autre. Ces femmes n’eurent rien de plus chaud que d’en régaler leurs maris ; ceux-ci en parlèrent à d’autres femmes : de sorte qu’en moins de deux jours presque tout Venise fut instruit de l’anecdote. Elle parvint aux oreilles des beaux-frères de madame Lisette, qui, connaissant sa grande simplicité, ne doutèrent pas que quelque galant ne se fît passer pour un ange dans son esprit. Ils formèrent aussitôt la résolution de savoir comment cet ange était fait.
Frère Albert, informé du bruit qui courait sur le compte de madame Lisette, l’alla voir une nuit pour lui faire de vifs reproches sur son indiscrétion ; mais comme les beaux-frères, qui toutes les nuits faisaient sentinelle, l’avaient vu entrer et l’avaient suivi de fort près, à peine fut-il déshabillé, qu’il entendit du monde à la porte de la chambre. Il se douta d’abord de ce que c’était, surtout lorsqu’il entendit pousser vivement la porte, qu’il avait fermée au verrou. Il n’avait d’autre parti à prendre pour s’évader que de se jeter bien vite par la fenêtre, qui donnait sur le grand canal. C’est ce qu’il fit ; et comme il y avait beaucoup d’eau, il ne se blessa point en tombant ; il fut seulement étourdi, mais pas assez pour ne pas gagner à la nage l’autre bord. Il se réfugia promptement dans la maison d’un matelot qu’il trouva ouverte, et pria cet homme de vouloir bien lui sauver la vie. Il donne un tel tour à son aventure, qu’il sait l’attendrir sur son sort, et s’excuser de ce qu’il est tout nu. Le matelot le fait mettre dans son lit, et promet de lui rendre tous les services qui dépendront de lui. Quand le jour fut venu, il lui fit des excuses de ce qu’il était obligé de le quitter pour une affaire qui demandait tout au plus une heure de temps, et le pria de se tenir tranquille jusqu’à son retour.
Quand les deux beaux-frères furent entrés dans la chambre de la dame, ils trouvèrent que l’ange s’était envolé. Ils dirent mille sottises à leur belle-sœur, la menacèrent de la faire enfermer, et se retirèrent avec les habits du moine angélique.
Cependant, l’aventure s’étant répandue de grand matin, le bon matelot entendit dire, à la place de Realte, que l’ange Gabriel avait couché la nuit précédente avec madame Lisette ; qu’ayant été trouvé chez elle par ses parents, il s’était jeté dans le grand canal, de peur d’être pris, et qu’on ne savait ce qu’il était devenu. À cette nouvelle, il imagina d’abord que cet ange pourrait bien être l’homme qu’il avait dans sa maison. Il rentre, le questionne, le reconnaît et le menace de le livrer aux beaux-frères de la dame s’il ne lui donne cinquante ducats. Le cordelier écrit un billet que le matelot fait parvenir à son adresse par un commissionnaire, qui rapporte l’argent : il pense en être quitte pour cette somme ; mais son hôte, justement indigné de son hypocrisie, ne le croit point assez puni. « Père Angélique, lui dit-il, vous n’avez qu’un moyen pour sortir d’ici et échapper aux parents irrités de madame Lisette. Le voici. Nous faisons aujourd’hui une fête à la place Saint-Marc, où chacun peut mener un homme déguisé en ours ou en sauvage. Si vous voulez vous travestir de l’une de ces manières, je vous y conduirai ; et quand la cérémonie, qui doit représenter une chasse, sera finie, je vous promets de vous conduire en lieu de sûreté, et de vous donner les habits que vous me demanderez ; par ce moyen, vous échapperez aux parents de la dame chez qui vous avez couché ; car vous saurez qu’ayant eu avis que vous vous êtes réfugié dans une des maisons de ce quartier, ils ont fait poster, dans les environs, tant de gens pour vous saisir, qu’il n’est guère possible que vous sortiez d’ici sans tomber entre leurs mains, à moins que vous ne vous déterminiez au déguisement que je vous propose. »
Frère Albert avait bien de la répugnance à paraître sous un pareil accoutrement ; mais que faire ? Le matelot lui avait parlé d’un ton à lui persuader qu’il n’avait pas d’autre parti à prendre. La peur qu’il avait d’ailleurs des parents de Lisette l’y fit consentir. Son hôte le frotte aussitôt de miel, le couvre de plumes, lui attache un masque au visage, lui passe une chaîne au col, lui met ensuite un bâton dans une main, et dans l’autre une petite corde, à laquelle étaient attachés deux gros chiens de boucher. Pendant qu’il est occupé à le travestir ainsi en sauvage, il dépêche un homme à la place Realte, pour y faire publier à son de trompe que ceux qui voudraient voir l’ange Gabriel n’avaient qu’à se rendre à la place Saint-Marc. Le matelot ne fut pas plutôt dans la rue, tenant son sauvage par le bout de la chaîne, et le faisant marcher devant, qu’il se vit entouré d’une infinité de gens. On ne savait ce que c’était, et chacun questionnait son voisin pour le savoir. La place Saint-Marc était couverte de monde quand ils y arrivèrent. Le premier soin du matelot fut d’attacher son sauvage à un pilier, sur un endroit élevé, sous prétexte d’attendre le moment de la prétendue chasse. Il le laissa plus d’une heure exposé aux mouches, aux taons et aux huées du peuple. Quand il vit que la place était bien garnie de monde, feignant de vouloir déchaîner son sauvage, il lui ôta le masque, en criant à la multitude qui l’environnait : « Puisque le sanglier ne vient pas à la chasse, il n’y en aura point aujourd’hui ; mais, messieurs, afin que vous n’ayez pas perdu votre temps en venant ici, je veux vous faire voir l’ange qui est descendu du ciel pour venir consoler la nuit mesdames les Vénitiennes. Le voilà, ce bel ange dont vous avez entendu parler, » ajouta-t-il en montrant le visage du frère Albert, qu’il venait de démasquer, et qui fut aussitôt reconnu de tout le monde. Je vous laisse à penser ce qu’il dut souffrir de se voir ainsi joué et exposé aux huées du peuple, qui fut bientôt au fait de l’aventure de la nuit dernière. On l’insulta, l’injuria de toutes les manières ; on poussa la méchanceté ou plutôt la justice jusqu’à lui jeter des ordures au visage. Les plus honnêtes gens de la ville se firent un plaisir d’aller le voir, et de jouir du spectacle de son humiliation. Il passa plusieurs heures dans cette cruelle situation, jusqu’à ce que, la nouvelle de son aventure étant parvenue au couvent, six religieux accoururent pour le réclamer. Ils lui jetèrent une large étoffe sur le dos, le détachèrent et le menèrent au couvent, suivis de la populace, qui ne cessait de huer à pleine tête l’ange et ses confrères.
L’histoire dit que frère Albert, de retour au couvent, fut mis dans une prison, où l’on présume qu’il dut finir ses jours d’une manière misérable. C’est ainsi qu’un gueux de moine, après avoir longtemps trompé toute une ville par son hypocrisie, avoir abusé de la crédule vanité d’une femme, et avoir peut-être commis mille actions plus noires, mais moins éclatantes, fut démasqué aux yeux de tout un public, et qu’il porta la punition due à ses iniquités. Plaise au ciel qu’il puisse en arriver autant à tous ceux qui lui ressemblent !
Marseille est, comme vous savez, une des villes les plus anciennes et les plus considérables de la Provence. Comme c’est un port de mer, elle est fort commerçante, mais aujourd’hui moins qu’autrefois. Parmi les négociants de cette ville, il y en avait un extrêmement riche en terres et en argent, nommé Narnald Cluade, de très-basse origine, mais plein d’honneur et de probité. Il avait de sa femme plusieurs enfants, trois filles entre autres, plus âgées que les garçons. Les deux premières, qui étaient jumelles, avaient quinze ans, et la plus jeune quatorze. Leur mère n’attendait, pour les marier, que le retour de son mari, qui était en Espagne pour les affaires de son commerce. L’une des aînées se nommait Ninette, l’autre Madeleine, et la troisième Bertelle.
Un jeune gentilhomme, peu favorisé des biens de la fortune, nommé Restaignon, était amoureux passionné de Ninette, qui ne l’aimait pas moins tendrement. Comme il était fort aimable et fort insinuant, il sut obtenir ses faveurs. Au lieu d’affaiblir son amour, elles ne firent que l’augmenter et le rendre plus violent. Pendant qu’il jouissait de son bonheur, deux jeunes cavaliers, qui étaient frères et orphelins, et à qui leurs parents avaient laissé de grands biens, devinrent amoureux, l’un de Madeleine, l’autre de Bertelle. Le premier portait le nom de Foulques, et le plus jeune le nom d’Huguet. L’amant de Ninette n’en fut pas plutôt informé qu’il forma le projet de sortir, par leurs secours, de son état de pauvreté. Dans cette idée, il fait connaissance avec eux ; il s’empresse à leur procurer les moyens de voir leurs maîtresses, les accompagne aux rendez-vous qu’ils obtiennent par l’entremise de la sienne ; en un mot, il laisse rarement échapper l’occasion de leur montrer son zèle pour les obliger. Quand il crut avoir gagné leur amitié, il les invita un jour à déjeuner chez lui ; et après avoir parlé de différentes choses : « Mes amis, leur dit-il, je me flatte que vous me rendez assez de justice pour penser que je suis très-aise d’avoir fait votre connaissance et de m’être lié avec vous. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous en donner les preuves les moins équivoques. Je ne doute pas non plus de la sincérité de votre attachement pour moi, et c’est ce qui m’engage aujourd’hui à vous faire une proposition qui, si vous l’acceptez, peut nous rendre tous trois heureux. Vous savez que je suis pour le moins tout aussi amoureux de Ninette que vous pouvez l’être vous-mêmes de ses sœurs ; vous savez combien nous avons de difficulté les uns et les autres pour les voir : eh bien, je m’engage à lever tous les obstacles qui s’opposent à notre félicité, si vous consentez à ce que je vais vous proposer. Vous êtes riches, et moi je ne le suis pas. Si vous voulez donc me faire part de vos biens, et convenir d’un lieu où nous puissions nous retirer et vivre en commun comme de bons amis, je me fais fort de déterminer les trois sœurs à nous suivre, si toutefois vous consentez à prendre ce parti. Quels amants, quels hommes seront plus heureux que nous ? Voyez maintenant ce que vous avez à faire. Les deux frères, qui étaient amoureux à la folie, voyant qu’ils pourraient jouir de leurs maîtresses en toute liberté, ne balancèrent pas un instant à accepter la proposition. C’est à vous à choisir le lieu, lui dirent-ils ; nous sommes prêts à aller nous établir où bon vous semblera, pourvu que nous soyons avec nos maîtresses.
Restaignon fut enchanté, comme on peut le croire, de cette réponse. Quelques jours après, il trouva moyen d’avoir un tête-à-tête avec sa chère Ninette. Il lui fit part du complot qu’il avait fait avec Foulques et Huguet, et la pria d’en faciliter l’exécution. La jeune Ninette y consentit d’autant plus volontiers, qu’elle brûlait d’envie de pouvoir suivre sans obstacle les mouvements de son cœur vivement passionné. Elle l’assura qu’elle parviendrait à engager ses sœurs à faire sa volonté à cet égard, et l’engagea à se hâter de tout disposer pour le départ. Restaignon se hâta d’aller rejoindre les deux frères pour les informer d’un si heureux commencement. Ceux-ci, après être convenus de choisir Candie pour le lieu de leur retraite, vendirent leurs biens-fonds et tous leurs immeubles, sous prétexte de vouloir entrer dans le commerce, et achetèrent une frégate, qu’ils armèrent secrètement, attendant un moment favorable pour mettre à la voile.
Ninette, de son côté, qui savait que ses sœurs n’étaient ni moins gênées, ni moins amoureuses qu’elle-même, sut si bien leur échauffer la tête, qu’elles attendaient l’heure de leur départ avec une extrême impatience. Ce moment si désiré étant venu, les trois Marseillaises trouvèrent moyen de mettre la main dans le coffre-fort de leur père, et prirent tout l’argent qu’elles purent emporter. Elles sortirent pendant la nuit, et allèrent trouver leurs amants, qui les attendaient. Le trio amoureux s’embarqua incontinent, et l’on mit à la voile. Ils voguèrent tout le jour par un vent des plus favorables, et arrivèrent le soir à Gênes, où les deux frères goûtèrent, pour la première fois, les grands plaisirs de l’amour. Ceux de Restaignon ne furent pas moins vifs, quoiqu’il sût déjà à quoi s’en tenir. Il avait été si gêné les autres fois, et était d’ailleurs si passionné pour sa belle, que cette jouissance eut pour lui les charmes de la nouveauté.
Après s’être amusés quelque temps à Gênes, et s’y être munis de toutes les choses nécessaires, ils continuèrent leur route. Ils naviguèrent si heureusement, qu’ils arrivèrent dans moins de huit jours en Candie. Ils s’établirent près de la ville de ce nom, où ils achetèrent de fort belles terres et des maisons de plaisance. Ils vivaient très-splendidement. Grosse meute, force oiseaux, chevaux de prix, nombreux domestiques, ils avaient tout ce que des gens riches peuvent se procurer. C’étaient chaque jour nouveaux festins, nouveaux plaisirs avec leurs maîtresses : en un mot, ils étaient au comble de la joie et du bonheur.
Comme on se lasse de tout, même d’être heureux ; comme la maîtresse la plus jolie et la plus aimable cesse à la longue de le paraître à celui qui en jouit librement, il arriva que Restaignon, qui avait été si épris de la sienne, se refroidit au point de chercher à lui faire infidélité. Dans une fête où il se trouva, il vit une jeune demoiselle de condition, qui lui parut si aimable qu’il en devint amoureux. Il fit de son mieux pour cacher sa nouvelle inclination à tout le monde, surtout à Ninette ; mais ses assiduités auprès de sa rivale, les fêtes qu’il lui donnait, son empressement à se trouver partout où elle allait, donnèrent des soupçons et de l’inquiétude à Ninette, qui l’aimait toujours avec la même ardeur. Depuis ce moment, il ne pouvait faire un pas sans que la Marseillaise le suivît ou le fît épier : elle l’accablait de reproches, et devint d’une si grande jalousie, qu’elle s’emportait contre lui pour la moindre chose capable de lui donner de l’ombrage ; mais comme les difficultés enflamment le désir, plus elle faisait d’efforts pour éloigner son amant de sa rivale, plus elle augmentait la nouvelle passion de Restaignon. On ignore s’il vint à bout d’obtenir les faveurs du nouvel objet qui l’avait enflammé ; on sait seulement que Ninette, d’après certains rapports ou indices, ne douta point qu’il n’eût consommé l’infidélité. Le dépit qu’elle en conçut la plongea dans une mélancolie extrême ; elle eut bientôt autant d’aversion pour son amant qu’elle avait eu auparavant de passion et de tendresse, et s’abandonnant à son ressentiment et à sa fureur, elle résolut de se défaire de l’infidèle. Elle s’adresse, dans ce dessein, à une vieille Grecque, savante dans l’art d’empoisonner, et l’engage, par prières et par argent, à lui composer une liqueur meurtrière, qu’elle fit prendre à Restaignon un soir qu’il était fort échauffé, et qu’il ne s’attendait à rien moins qu’à une vengeance. L’effet du poison fut si prompt qu’il mourut pendant la nuit. La nouvelle de cette mort subite fit le plus grand chagrin à Foulques, à son frère et aux deux sœurs, qui en ignoraient la cause. Ninette affecta de la tristesse comme les autres, afin d’écarter le soupçon de son crime, qui ne laissa pourtant pas d’être découvert.
Quelque temps après, le bon Dieu permit que la vieille Grecque fût arrêtée pour quelque autre mauvaise action qu’elle avait commise. On la mit à la question ; et dans la confession qu’elle fit de ses crimes, elle déclara qu’elle avait eu part à la mort de Restaignon, par le poison qu’elle avait délivré à sa maîtresse. D’après cette déclaration, le duc de Candie, sans s’ouvrir à personne sur ce qu’il projetait, alla pendant la nuit, à la tête de plusieurs soldats, entourer le palais qu’habitaient les Provençaux, et fit prendre Ninette. Cette fille, sans attendre qu’on la mît à la question, avoua tout ce qu’on voulut. On imagine sans peine quel dut être l’étonnement de Foulques et de Huguet lorsqu’ils apprirent du duc la cause de l’emprisonnement de la sœur de leurs maîtresses. Celles-ci n’eurent ni moins de surprise, ni moins de douleur. Les uns et les autres employèrent toute sorte de moyens pour la soustraire à la peine qu’elle méritait ; mais ils désespéraient d’y réussir, tant le duc paraissait déterminé à ne lui faire aucune grâce. Madeleine, qui était jeune et belle, à qui le duc avait fait quelque temps sa cour, mais sans fruit, pensa qu’un peu de complaisance pourrait sauver sa sœur. Dans cette vue, elle envoya secrètement chez le duc, et lui lit dire, par un commissionnaire intelligent, qu’elle consentirait à ses désirs s’il voulait lui rendre sa sœur et lui promettre un secret inviolable. Cette proposition fit grand plaisir au duc ; il balança toutefois pour l’accorder ; mais enfin l’amour l’emporta sur la raison et la justice. Il donna des ordres pour qu’on arrêtât, du consentement de Madeleine, Foulques et Huguet, sous prétexte qu’ils devaient être ouïs et confrontés à Ninette, pour savoir s’ils n’avaient pas trempé dans l’empoisonnement, et il se rendit secrètement la nuit suivante chez la belle. Il avait eu auparavant la précaution de répandre le bruit qu’il avait fait mettre dans un sac et jeter dans l’eau la coupable Ninette, qu’il remit, cette nuit même, entre les mains de sa charitable sœur, recommandant à celle-ci de l’éloigner, de peur qu’il ne fût obligé de la punir, si l’on venait à découvrir le fait. Le lendemain, les deux frères furent remis en liberté ; et comme ils ne doutaient pas que Ninette n’eût été noyée, ils se mirent à consoler leurs maîtresses de la mort de leur sœur. Quelque soin que Madeleine prît de la tenir cachée, Foulques ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle était chez lui, et en fut fort étonné. Le mystère qu’on lui en avait fait lui donna des soupçons. Il se souvint incontinent de l’amour que le duc avait eu pour Madeleine, et il ne douta point que les faveurs de sa maîtresse n’eussent été le prix de la délivrance de Ninette. Il fit part de ses craintes à Madeleine, qui lui tint un long discours pour lui cacher la vérité ; mais ce discours ne le persuada point ; il augmenta au contraire ses soupçons, au point qu’il eut recours aux emportements pour la contraindre à lui dire ce qui s’était passé. Cette fille, intimidée par ses menaces, eut la faiblesse de lui déclarer ce que son amitié pour sa sœur lui avait fait faire. Cet aveu fut un coup de poignard pour son amant, qui, n’écoutant plus que les mouvements de sa colère et de sa fureur, tire aussitôt son épée et la plonge impitoyablement dans le sein de cette infortunée, qui s’était mise à genoux pour lui demander pardon. Il n’eut pas plutôt fait le coup, que, craignant le ressentiment du duc, il alla trouver Ninette. Il lui dit d’un front tranquille et serein qu’il venait la prendre pour la dérober à la cruauté du duc, qui, sachant qu’elle n’était point partie, avait donné ordre de la lui amener. Ninette, qui n’avait que trop de raisons de craindre, ne balança point à le suivre ; et sans songer à prendre congé de ses sœurs, ils se mirent en chemin au commencement de la nuit, après avoir emporté tout l’argent qu’ils trouvèrent sous leur main. Ils gagnèrent le port le plus proche, et s’embarquèrent, sans qu’on ait jamais su ce qu’ils étaient devenus.
Le duc, averti que Madeleine avait été tuée, fit arrêter Huguet et son amante. Ils eurent beau protester de leur innocence, et s’excuser sur la fuite de Foulques et de Ninette, ils furent mis tous deux à la question. La violence des tourments les contraignit de s’avouer complices de la mort de Madeleine ; et comme il n’y avait que la mort à attendre, après un tel aveu, quelque forcé qu’il eût été, ils trouvèrent moyen de corrompre leur concierge, en lui promettant une somme d’argent qu’ils iraient prendre, quand ils seraient libres, dans le lieu où ils l’avaient cachée pour les cas de nécessité. Ils s’embarquèrent avec lui pendant la nuit, et s’enfuirent à Rhodes, où ils éprouvèrent bientôt toutes les horreurs de la misère qui les accompagna jusqu’au tombeau.
Guillaume II, roi de Sicile, eut deux enfants : un garçon, nommé Roger, et une fille, appelée Constance. Roger mourut avant son père. Il laissa un fils, qui portait le nom de Gerbin, que le grand-père fit élever avec beaucoup de soin. Ce jeune homme devint un prince accompli. On ne parlait dans toute la Sicile que des agréments de sa personne et des heureuses dispositions de son esprit. La réputation de son mérite croissait avec son âge ; elle pénétra dans les pays étrangers ; elle fit surtout beaucoup de bruit dans la Barbarie, alors tributaire du roi de Sicile. La fille du roi de Tunis, à force d’entendre louer ce prince, et ayant un goût naturel pour les grands hommes, conçut de l’attachement pour celui-ci. Elle se plaisait à en demander des nouvelles à tous les étrangers qui venaient de Sicile. Cette princesse jouissait, de son côté, d’une grande réputation. C’était un des plus beaux ouvrages de la nature, au dire de tous ceux qui l’avaient vue. Esprit, grâces, beauté, douceur, politesse, elle avait tout ce qui fait admirer et adorer la grandeur. La noblesse de ses sentiments répondait parfaitement aux charmes de sa figure. Elle aimait les hommes vertueux ; et on lui dit tant de merveilles de la valeur et des autres qualités de Gerbin, que, le regardant comme un prince accompli, elle passa bientôt de l’estime à l’amour. Chercher toutes les occasions d’en entendre parler, en parler elle-même avec un ton et des expressions qui laissaient aisément apercevoir le penchant de son cœur, était pour elle la plus agréable des occupations.
Si le mérite du prince de Sicile faisait du bruit à la cour du roi de Tunis, la rare beauté et les vertus de la princesse sarrasine n’en faisaient guère moins à celle du roi Guillaume. À force de l’entendre louer, Gerbin s’en forma une si belle image, qu’il devint également amoureux. Il brûlait du désir de la voir, et en attendant qu’il pût, sous quelque honnête prétexte, obtenir de son grand-père la permission d’aller à Tunis, il y envoya un courtisan qui lui était affidé. « Vous y séjournerez, lui dit-il, jusqu’à ce que vous ayez trouvé une occasion favorable pour faire mes compliments à la princesse sur son rare mérite, et pour lui peindre les sentiments d’estime, de respect et d’amour que j’ai conçus pour elle. Vous remarquerez l’effet que cette déclaration produira sur son âme, et vous repartirez aussitôt pour venir m’en rendre compte. »
L’envoyé s’acquitta à merveille de la commission. Arrivé à Tunis, il se déguisa en marchand, et pénétra jusqu’à la fille du roi, sous prétexte de lui montrer des bijoux. Pendant qu’elle les examinait, il trouva moyen de lui déclarer l’amour qu’elle avait inspiré au célèbre Gerbin, et lui offrit les services et la main de ce prince, dans le cas qu’elle voulût répondre à ses sentiments. La Sarrasine, flattée de cette déclaration, répondit à l’ambassadeur que son cœur avait déjà prévenu les intentions de Gerbin ; qu’elle l’aimait tendrement, depuis qu’elle avait entendu parler de son grand mérite ; qu’elle s’estimait heureuse de pouvoir lui en donner des preuves ; puis elle ôta de son doigt le plus précieux de ses anneaux, et le lui remit, avec ordre de le donner au prince, comme un gage de la sincérité de son estime et de sa tendresse.
Gerbin reçut cet anneau avec la plus grande joie qu’il soit possible d’imaginer. Il lui écrivit pour lui peindre l’excès de sa satisfaction, et lui envoya, par le même confident, des présents magnifiques. Ce commerce dura quelque temps à l’insu des deux rois. Rien n’était plus tendre, plus passionné que les lettres de ces amants. Il ne manquait à leur bonheur que de se voir pour ne plus se quitter. Ils paraissaient formés l’un pour l’autre. Mais tandis qu’ils s’occupaient des moyens de se réunir, il arriva que le roi de Tunis promît sa fille au roi de Grenade. À la nouvelle de cette future alliance, la princesse faillit mourir de chagrin. Elle était inconsolable de se voir à la veille de perdre un amant qui pouvait seul la rendre heureuse. Elle aurait été le joindre bien volontiers, s’il lui eût été possible de se dérober à l’autorité paternelle ; mais le peu d’apparence du succès l’empêcha de rien hasarder.
La nouvelle de ce mariage fut pareillement un coup de foudre pour Gerbin. Il voyait ses plus douces espérances trompées ; mais, comme l’amour qui l’enflammait était fondé sur l’estime, il paraissait moins touché de son propre malheur que de celui de sa maîtresse. Ce qui achevait de le désespérer, c’est qu’il ne voyait point de remède à son infortune. Il ne pouvait cependant se déterminer à renoncer à la princesse. La seule idée de la voir passer dans d’autres bras le faisait frémir. Certain de n’être heureux qu’avec elle, persuadé qu’elle ne pouvait l’être qu’avec lui, il forme enfin la résolution de l’enlever, s’il arrive qu’on la conduise par mer à son époux. Ce projet était sans doute extravagant ; mais les passions fortes raisonnent-elles ? Elles ne cherchent qu’à se satisfaire, à quelque prix que ce soit.
Le roi de Tunis ayant eu vent de l’amour de Gerbin pour sa fille, et craignant que ce prince, dont il connaissait le courage, ne se portât à quelque violence, prit le sage parti d’envoyer des ambassadeurs au roi de Sicile, pour lui notifier le mariage de sa fille et lui demander un sauf-conduit qui la mît à couvert de toute insulte. Le vieux roi Guillaume, qui ignorait parfaitement l’amour de Gerbin et qui était loin de soupçonner qu’on demandât une sûreté par rapport à ce jeune prince, accorda volontiers le sauf-conduit, et pour preuve de sa bonne foi, envoya un de ses grands au roi de Tunis. Celui-ci, muni de ce gage d’amitié, ne songea plus qu’aux préparatifs du départ de sa fille. Il fit équiper, au port de Carthage, un beau et grand vaisseau qu’on chargea de munitions de guerre, en cas d’accident.
Pendant qu’on disposait toutes choses pour son voyage, la princesse, qui ne pouvait se résoudre à renoncer à son amant, lui envoya secrètement un de ses confidents, avec ordre de lui retracer vivement son chagrin, de lui dire qu’elle devait partir incessamment pour Grenade, et qu’elle s’attendait qu’il profiterait de cette occasion pour lui faire connaître s’il était aussi brave qu’on l’assurait, et s’il l’aimait autant qu’il le lui avait fait entendre dans ses missives.
Gerbin ne demandait pas mieux que d’enlever sa maîtresse. Tel avait été d’abord son projet ; mais le sauf-conduit que son grand-père avait donné s’opposait à cette entreprise. Il ne savait à quoi se résoudre. L’amour, plus fort que toute autre considération, joint à la crainte de paraître lâche aux yeux de la personne qu’il aimait le plus, le détermina à suivre son premier dessein. Il part pour Messine, fait armer promptement deux galères, et s’embarque, suivi d’une troupe de soldats d’un courage éprouvé. Il prend sa route vers la Sardaigne, persuadé que le vaisseau de la princesse passera de ce côté. En effet, à peine fut-il arrivé sur les côtes de cette île, qu’il le vit venir, à l’aide d’un petit vent, vers l’endroit où il s’était posté pour l’attendre. « Mes amis, dit-il aussitôt à ses compagnons, comme je vous connais sensibles, je suis sûr qu’il n’est aucun d’entre vous qui n’ait éprouvé ou qui n’éprouve peut-être encore l’empire de l’amour, de cette passion énergique qui a fait entreprendre et exécuter tant de grandes choses ; si donc vous avez été amoureux, ou si vous l’êtes encore, il ne vous sera pas difficile de comprendre ce que je désire et ce que j’attends de vous. Mon cœur, au moment où je vous parle, est enflammé de l’amour le plus tendre et le plus violent ; je vous avoue même que c’est uniquement cette brûlante passion qui m’a porté à vous conduire ici : celle qui en est l’objet est la vertu et la beauté mêmes. Vous la verrez, mes amis, cette belle princesse que j’idolâtre : elle est dans le vaisseau qui paraît devant vous. Ce vaisseau est chargé de richesses ; nous pouvons les acquérir à peu de frais en l’attaquant : vous vous les partagerez, je vous les abandonne en entier, je ne désire pour ma part que la fille du roi de Tunis, que son père veut immoler à son ambition. Sauvons cette auguste victime ; sachez qu’elle n’est pas insensible à l’amour que j’ai pour elle. Allons l’arracher des mains de ses persécuteurs ; vous ferez son bonheur et le mien. Attaquons courageusement ces barbares ; ils sont en petit nombre. Le ciel favorise déjà notre entreprise, puisqu’ils ne peuvent même nous éviter, faute de vent. »
Gerbin eût pu se dispenser de parler si longtemps. Les Messinois, naturellement avides de rapine, ne demandaient pas mieux. Ils ne lui répondent donc que par des cris de joie. Aussitôt trompettes de sonner, et chacun de se préparer au combat. Les Messinois s’avancent vers le vaisseau à force de rames. Les Barbaresques, qui se doutent de leur projet et qui ne peuvent fuir, courent soudain aux armes et se mettent en défense. Gerbin, se voyant à une portée de flèche du vaisseau, détacha une chaloupe vers l’équipage, pour lui proposer de se rendre s’il voulait éviter le combat. Les chefs répondirent aux députés qu’ils étaient d’autant plus étonnés de la proposition, qu’elle était directement contraire à la foi que le roi de Sicile leur avait donnée, et ils montrèrent, en témoignage de cette foi, le sauf-conduit et le gant du roi, ajoutant qu’ils ne se rendraient que par la force des armes. Pendant cette espèce de négociation, la princesse avait paru sur la poupe. Gerbin la trouva plus belle encore qu’il ne se l’était figurée. C’est pourquoi, plus enflammé que jamais, il se moqua des représentations des Sarrasins, et leur fit dire, pour la dernière fois, que s’ils ne consentaient du moins à lui livrer la future épouse du roi de Grenade, ils devaient se résoudre à combattre. Ils prirent ce dernier parti, et commencèrent à faire voler les flèches et les pierres. Le combat fut sanglant, et la perte grande des deux côtés. Le prince sicilien, désespéré de voir la victoire demeurer incertaine, ranime le courage de ses soldats, met du feu dans un petit navire, qu’il avait amené de Sardaigne, et ordonne aux rameurs de s’avancer tout près du vaisseau. Les Sarrasins, qui se voient contraints ou de périr ou de se rendre, ne consultent plus que leur désespoir ; ils amènent de force, sur le tillac, la princesse, qui s’était réfugiée au fond du vaisseau, pour cacher ses alarmes ; puis, la faisant voir à Gerbin, ils l’égorgent impitoyablement à ses yeux, et la jettent aussitôt dans la mer, en lui criant : « Tiens, la voilà, puisque tu la veux ; mais nous te la donnons comme tu l’as méritée. » À la vue d’une pareille férocité, Gerbin, aimant autant mourir que vivre et n’écoutant plus que son désespoir, crie aux rameurs de s’avancer ; il s’accroche au vaisseau, y monte, et malgré la résistance des Sarrasins, tel qu’un lion affamé, qui, s’élançant au milieu d’un troupeau, assouvit sa rage plutôt qu’il ne rassasie sa faim, il abat à coups de sabre tout ce qui se présente devant lui, et le sang ruisselle de toutes parts. Son exemple est bientôt suivi par tous ses soldats, qui achèvent de tout exterminer. Pour récompenser leur courage, il fait enlever ce qu’il y a de plus précieux dans le vaisseau ; il y met ensuite le feu, et il redescend dans la galère, peu touché de la victoire qu’il venait de remporter. Il fait tirer de la mer le corps de sa maîtresse, qu’il arrosa de ses larmes. De retour en Sicile, il la fit enterrer avec pompe dans la petite île d’Ustica, située presque vis-à-vis de celle de Drapani ; puis il retourna à Palerme, plein de tristesse et de douleur.
Le roi de Tunis ne tarda pas à être informé de tout ce qui s’était passé. Il envoya incontinent au roi de Sicile des ambassadeurs vêtus de deuil, pour se plaindre d’une violation de foi si insigne, et l’instruire de tout ce qui s’était passé afin d’obtenir la vengeance qu’il était en droit d’attendre. Le roi Guillaume, irrité de la conduite de son petit-fils et ne pouvant refuser la justice qu’on lui demandait, fit arrêter Gerbin, et le condamna lui-même à avoir la tête tranchée, ce qui fut exécuté, malgré les prières et les sollicitations de tous les barons, qui cherchaient à le fléchir, aimant mieux n’avoir point d’héritier que de passer pour un prince injuste et sans foi.
Telle fut la fin tragique de ces deux amants fidèles, qui se suivirent de près dans le tombeau, avant d’avoir pu goûter les fruits de leur amour.
Il y avait autrefois à Messine trois frères, marchands, qui demeurèrent très-riches après la mort de leur père, né à San-Geminiano. Ils avaient une sœur, jeune, belle et bien faite, nommée Isabeau, qu’ils n’avaient pas encore mariée, quoiqu’ils en eussent souvent trouvé l’occasion. Ils avaient aussi pour garçon de boutique un jeune homme de Pise, nommé Laurent, sur qui roulaient presque toutes les affaires de leur négoce. Ce commis était d’une figure agréable et d’un caractère plein de douceur. La charmante Isabeau en devint amoureuse. Laurent s’en aperçut, en fut très-flatté, et renonça, pour sa nouvelle conquête, à ses autres maîtresses. Comme ils étaient à portée de se voir et de se parler fort souvent, ils ne furent pas longtemps à se donner des preuves de tendresse. Le commencement de leur intrigue fut accompagné de tout le succès et de tout le secret qu’ils pouvaient désirer ; mais enfin le malheur voulut que l’aîné des trois frères rencontrât Isabeau une nuit qu’elle allait trouver son cher Laurent dans sa chambre. Le jeune homme, quoique irrité de la conduite de sa sœur, dont il n’avait point été aperçu, sut se contenir et attendit jusqu’au lendemain pour faire part de sa découverte à ses frères. Après s’être bien consultés, ils résolurent de supporter secrètement un affront dont ils ne pouvaient interrompre le cours sans se venger, et dont ils ne pouvaient tirer vengeance sans déshonorer leur sœur ni se couvrir eux-mêmes de honte ; ils espéraient que le moment de pouvoir remédier à ce désordre sans se compromettre ne tarderait pas à se présenter. Ils feignirent donc de tout ignorer et se conduisirent avec Laurent comme à l’ordinaire, afin qu’il ne comprît point qu’ils s’étaient aperçus de son intrigue.
Cependant, comme le commerce de galanterie allait toujours son train et qu’il pouvait en résulter des suites fâcheuses pour leur sœur, ils se lassèrent d’attendre et prirent le parti de le rompre pour jamais. Dans cette idée, ils engagèrent un jour leur commis à aller se promener avec eux hors de la ville. Arrivés dans un lieu extrêmement solitaire, ils se jetèrent tout à coup sur lui et le poignardèrent, sans qu’il eût le temps de faire la plus petite résistance. Après l’avoir enterré sans être vus de personne, ils retournèrent à Messine, où ils firent courir le bruit qu’ils l’avaient éloigné pour les affaires de leur commerce. On le crut d’autant plus facilement, qu’il leur était souvent arrivé de l’envoyer en divers endroits. Mais comme il ne revenait pas, Isabeau, qui ne s’accommodait point de son absence, ne cessait de demander à ses frères quand est-ce qu’il serait de retour. Un jour qu’elle le demandait très-instamment : « Que signifie donc ceci ? lui dit un de ses frères. Qu’as-tu affaire de Laurent, pour te montrer si empressée de le revoir ? S’il t’arrive encore d’en parler, tu dois t’attendre à être traitée comme tu le mérites. » Isabeau, intimidée par une réponse si brusque et ne sachant à quoi attribuer cette menace, n’osa plus en demander des nouvelles. Cependant elle ne cessait de penser à lui et de gémir sur la longueur de son absence. Elle l’appelait souvent pendant la nuit, et le conjurait de venir essuyer les larmes que le chagrin d’en être séparée lui faisait répandre. Elle était inconsolable ; mais elle n’osait se plaindre à personne ; l’image de son amant ne la quittait pas un seul instant. Une nuit, après avoir longtemps soupiré avec larmes sur une absence aussi cruelle, elle s’endormit tout en lui faisant des reproches de son retardement à venir la consoler. Le sommeil ne se fut pas plutôt emparé de ses sens qu’elle crut voir Laurent en personne, pâle, défait, vêtu d’habits déchirés et couverts de sang, et lui entendre dire ces propres mots : « Hélas ! ma chère Isabeau, c’est vainement que tu m’appelles et que tu te tourmentes en me reprochant ma longue absence. Apprends, ma chère amie, que je ne peux plus revenir te voir. Tes frères m’ont tué le dernier jour que tu me vis ; » et, après lui avoir indiqué le lieu où ils l’avaient enterré, il disparut.
La jeune fille, à son réveil, crut à son songe comme à un article de foi, et se mit à pleurer amèrement. Lorsqu’elle fut levée, elle fut tentée d’en parler à ses frères ; mais, toute réflexion faite, elle n’en fit rien, de peur de les aigrir davantage. Elle résolut de se rendre seulement à l’endroit désigné, pour voir si celui qui lui avait apparu était réellement mort. Ayant donc obtenu de ses frères la permission d’aller se promener hors de la ville, avec son ancienne bonne, elle va tout droit en ce lieu. Son premier soin est de chercher la terre qui paraissait le plus fraîchement remuée. Elle s’arrête et creuse dans l’endroit où elle aperçoit une petite éminence. Elle ne fouille pas longtemps sans trouver le corps de son cher amant, qui n’était encore ni corrompu, ni défiguré, et voit alors avec douleur son songe réalisé. Ce triste spectacle renouvela ses gémissements et ses larmes ; mais jugeant que ce n’était pas là un lieu à s’abandonner au chagrin, elle suspendit ses sanglots pour songer à ce qu’elle devait faire du corps de son amant. Elle l’eût enlevé, si elle l’eût pu, pour le faire enterrer honorablement. Dans l’impossibilité d’exécuter ce projet, elle lui coupa la tête avec son couteau, l’enveloppa d’un mouchoir, la mit dans le tablier de sa domestique, et s’en retourna au logis, après avoir recouvert de terre le reste du corps. Arrivée dans sa chambre avec cette tête, elle la baisa mille fois et l’arrosa de ses larmes. Ne sachant comment la soustraire aux regards de ses frères, elle s’avisa de la mettre dans un de ces grands vases où l’on plante de la marjolaine ou d’autres fleurs. Elle commença par l’envelopper d’un beau mouchoir de soie, la couvrit ensuite de terre, et planta dessus un très-beau basilic salernitain, dans l’intention de ne l’arroser jamais que d’eau de rose, ou d’eau de fleurs d’oranger, ou de ses larmes. Elle ne se lassait point de regarder ce pot chéri qui renfermait les restes précieux de son cher Laurent. Elle pleurait quelquefois si abondamment, que le basilic, sur lequel elle se penchait, en était inondé. Les soins continuels qu’elle en prenait, joints à la graisse que la terre recevait de cette tête, le firent croître à vue d’œil, et le rendirent plus beau et plus odoriférant. Isabeau au contraire dépérissait tous les jours. Ses yeux étaient enfoncés, son visage maigre et décharné ; en un mot, sa figure devint aussi hideuse qu’elle avait été agréable. Ses frères, surpris d’un si grand changement, apprirent d’une de leurs voisines qui avait souvent aperçu de sa fenêtre cette amante infortunée qu’elle ne cessait de gémir et de pleurer devant un vase qu’elle ne quittait presque point. Ils lui en firent des reproches ; et voyant qu’elle ne laissait pas de continuer, ils trouvèrent moyen de le lui dérober. La pauvre fille, ne le voyant plus, le demanda avec les plus vives instances. On ne crut pourtant pas devoir le lui rendre ; ce qui lui causa tant de douleur, qu’elle tomba dangereusement malade. Elle ne fit que demander son vase durant sa maladie. Ses frères, surpris d’un attachement si singulier, voulurent voir ce qu’il y avait dedans. Ils ôtent la terre, et trouvent une tête de mort. Elle n’était pas encore assez pourrie pour ne pas reconnaître, à ses cheveux crêpés, que c’était celle de Laurent. Il est aisé de se figurer leur étonnement. La peur qu’ils eurent que leur crime ne fût découvert les détermina à enterrer cette tête et à sortir promptement de Messine. Ils se retirèrent secrètement à Naples, et laissèrent leur sœur Isabeau en proie à sa propre douleur. Cette pauvre fille, qui ne cessait de demander son vase, mourut bientôt après. Le genre de sa mort, la disparition de ses frères, et quelques propos lâchés par la femme qui l’avait accompagnée dans l’endroit où Laurent avait été enterré, rendirent la chose presque publique, et l’on fit sur cette aventure une romance qu’on chante encore aujourd’hui ; c’est celle qui commence ainsi :
Quel est le mortel inhumain
Qui m’a volé sur ma fenêtre
Le basilic salernitain ? etc.
Il y eut autrefois dans la ville de Brescia un gentilhomme connu sous le nom de messire Le Noir, de Ponte-Carraro, qui, entre autres enfants, avait une fille, nommée Andrée, que la nature et l’art avaient pris plaisir à orner de leurs dons les plus précieux. Elle était dans l’âge de se marier, quand elle devint amoureuse d’un de ses voisins, nommé Gabriel, de naissance obscure, mais doué de toutes les qualités qui font l’honnête homme et l’homme aimable. La jeune demoiselle trouva moyen de lui faire savoir l’inclination qu’elle avait pour lui ; elle se servit pour cet effet du ministère d’une femme de chambre qui lui était fort affidée. Cette fille lui ménagea plusieurs rendez-vous dans le jardin de messire Le Noir, où nos amants ne tardèrent pas à se livrer à toutes les jouissances de l’amour. Pour cimenter leur union de manière que la mort seule fût capable de la rompre, ils prirent le parti de se marier secrètement, si l’on peut appeler mariage une promesse réciproque faite par serment et par écrit d’être toujours unis et de s’épouser dès qu’ils en auraient la liberté.
Continuant donc de se voir comme mari et femme, il arriva que la jeune demoiselle rêva une nuit qu’elle était dans le jardin avec son cher Gabriel, qu’elle le tenait entre ses bras ; que dans cette situation elle avait vu sortir du corps de son amant quelque chose de noir et d’affreux, dont elle n’avait pu démêler la forme ; que ce je ne sais quoi, ayant saisi Gabriel, avait, malgré ses efforts, arraché cet amant d’entre ses bras, et qu’ensuite cette espèce de fantôme avait disparu avec sa proie, après s’être roulé quelque temps par terre. La douleur que lui causa ce songe vraiment effrayant la réveilla en sursaut. Elle eut peine à revenir de sa frayeur. Quoiqu’elle eût repris l’usage de ses sens et qu’elle fût très-contente de voir que ce n’était qu’un rêve, elle ne laissait pas d’être inquiète par la crainte que ce songe ne se réalisât. C’est pourquoi elle fit tout son possible pour empêcher Gabriel, qui devait aller la voir la nuit suivante, de se rendre au jardin. Néanmoins, comme son amant s’obstinait à ne point vouloir faire le sacrifice de ce rendez-vous, et qu’elle craignait de lui déplaire et de donner lieu à des soupçons injurieux à sa fidélité, elle consentit à le recevoir. Après s’être amusés un moment à cueillir des roses blanches, des roses vermeilles et d’autres fleurs, ils allèrent s’asseoir auprès d’une fontaine, où ils avaient coutume de se rendre pour goûter les divins plaisirs de l’amour. Quand ils se furent assez caressés, Gabriel voulut savoir la raison pourquoi sa maîtresse l’avait fait prier de remettre ce rendez-vous à un autre jour. Elle ne se fit aucun scrupule de la lui dire, et lui raconta son rêve, en lui témoignant combien elle en avait été alarmée. Le jeune homme rit beaucoup de sa simplicité, lui faisant remarquer que les songes ne signifient rien, et qu’ils n’ont, le plus souvent, d’autre cause que l’excès ou le trop de sobriété dans le manger. « S’il fallait ajouter foi aux songes, continua-t-il, j’en ai fait un aussi la nuit dernière, qui m’aurait empêché de venir ici. J’ai rêvé que, chassant dans une belle et vaste forêt, j’avais rencontré une biche extrêmement blanche, et tout à fait jolie, qui s’était en peu de temps si familiarisée avec moi, qu’elle me suivait partout. Flatté d’une telle affection, j’ai beaucoup caressé ce joli petit animal. Je m’y suis si fort attaché, que, de peur de le perdre, j’ai mis à son cou un collier d’or, duquel pendait une chaîne du même métal, que je tenais à la main. Après avoir marché quelque temps, je m’arrête pour me reposer, et mets sur mes genoux la tête de la biche, qui me paraissait également fatiguée, lorsqu’une lionne noire, affamée et horrible à voir, sortie de je ne sais où, s’offre tout à coup à mes regards. Ce hideux animal se jette aussitôt sur moi et me déchire le côté gauche, comme s’il voulait m’arracher le cœur, sans que je fasse le moindre mouvement pour fuir ou pour lui résister. La violence du mal que je croyais sentir m’ayant alors éveillé, mon premier mouvement a été de porter ma main sur le côté, et le trouvant sans blessure, je ne pus m’empêcher de rire, un moment après, de ma crédulité. Ce songe, continua-t-il, ne signifie absolument rien. J’en ai fait cent fois de pareils, et de plus affreux encore, sans qu’il m’en soit jamais rien arrivé de fâcheux. Ainsi, ma chère amie, moquez-vous de celui que vous avez fait comme je me ris du mien. Ne pensons qu’à nous bien aimer et qu’à jouir des plaisirs de l’amour.
Le récit de ce songe redoubla la frayeur de la belle ; mais, comme elle craignait d’attrister son amant, elle lui cacha ses craintes autant qu’il lui fut possible. Pour mieux lui donner le change sur les noirs et confus pressentiments qu’elle avait et pour tâcher de les oublier elle-même, elle l’embrassait et le caressait de temps en temps. Mais elle avait beau lui prodiguer ses caresses et en recevoir de sa part, qui n’étaient ni moins tendres, ni moins vives, son imagination alarmée lui présageait continuellement quelque malheur et lui causait des distractions. Elle regardait son amant plus que de coutume, et ne détournait ses regards de dessus lui que pour les porter de tous les côtés du jardin, pour voir s’il ne paraissait rien de noir. Dans un des moments où elle était occupée de regarder de part et d’autre, elle entend Gabriel pousser un gros soupir et lui dire d’une voix presque éteinte : « À mon secours, ma chère amie ; hélas ! je me meurs. » À peine a-t-il prononcé ces paroles, qu’il tombe à ses pieds. Andrée se hâte de le relever, appuie sa tête contre ses genoux, et l’arrosant de ses larmes, lui demande, tout éperdue, quelle est la cause de son mal. Son amant n’a pas la force de lui répondre ; une sueur froide couvre son visage, il se sent suffoquer : un moment après il rend le dernier soupir. Il serait difficile d’exprimer la douleur de sa maîtresse, qui l’aimait avec passion. Elle l’appelle, porte ses mains tremblantes sur tous ses membres pour s’assurer s’il vit encore ; et le trouvant sans mouvement et froid comme glace, elle gémit, elle pleure, elle se désespère. Ne pouvant plus douter qu’il ne fût mort, elle va, tout éplorée, appeler sa femme de chambre et lui faire part, en sanglotant, du malheur qui vient d’arriver. Après avoir follement tenté de rappeler Gabriel à la vie et avoir répandu bien des larmes sur son corps, Andrée dit à sa domestique d’un ton de désespoir que, puisqu’elle avait perdu ce qu’elle avait de plus cher au monde, elle était résolue de renoncer à la vie ; mais qu’avant de se donner la mort, elle voudrait bien trouver moyen de mettre son honneur à couvert, et de faire rendre à son cher amant les honneurs de la sépulture. « Dieu vous préserve, mademoiselle, répondit la confidente, de devenir homicide de vous-même ! Ce serait le vrai moyen de perdre votre amant dans l’autre monde comme vous l’avez perdu dans celui-ci : vous iriez droit en enfer, où je suis assurée que l’âme de cet honnête jeune homme n’est point allée. Il vaut mieux vous consoler et soulager l’âme de Gabriel par vos prières et vos bonnes œuvres, si elle en a besoin. Pour ce qui est de la sépulture, cela ne doit pas vous inquiéter. Il importe peu en quel lieu on soit enterré, pourvu qu’on le soit. Nous enterrerons votre amant dans le jardin ; personne n’en saura rien, puisqu’on ignore qu’il y soit venu. Nous pouvons aussi le porter dans la rue ; les premiers qui l’y trouveront ne manqueront pas d’en avertir ses parents, qui se chargeront du soin de le faire enterrer. » La jeune veuve, tout affligée qu’elle était, ne laissait pas d’écouter la servante. « À Dieu ne plaise, répondit-elle en sanglotant, que je souffre qu’un amant qui m’a été si cher, qu’un mari qui m’aimait si fort, soit enterré comme un chien, ou jeté dans la rue comme une charogne ! Il a eu mes larmes, et je veux qu’il ait celles de ses parents, s’il se peut. Je sais ce que nous avons à faire. » Elle lui donna ordre aussitôt d’aller prendre une pièce de drap de soie qu’elle avait dans son armoire, et la lui ayant apportée, elles enveloppèrent le mort de ce drap, après avoir fermé ses yeux, et avoir mis sous sa tête un petit carreau. Andrée dit ensuite à sa femme de chambre : « J’ai encore besoin de ton secours, ma chère amie. La maison de Gabriel n’est pas fort éloignée, nous pouvons l’y porter aisément ; nous le placerons sur le seuil de la porte ; on ne manquera pas de le recueillir quand le jour paraîtra. Ce ne sera pas sans doute une grande consolation pour ses parents ; mais c’en sera une grande pour moi de lui voir rendre les derniers devoirs. » Après ces mots, elle se jeta de nouveau sur le corps et le baigna de ses larmes ; elle ne pouvait s’en séparer ; mais, pressée par la domestique, parce que le jour approchait, elle se leva et tira alors de son doigt le même anneau que Gabriel lui avait donné en l’épousant, comme un gage de sa fidélité, et le mit à celui du mort, en disant : « Si ton âme voit mes larmes, ou si quelque sentiment reste au corps quand l’âme en est séparée, reçois, cher amant, avec reconnaissance le dernier présent que te fait celle que tu as si tendrement aimée. » À peine eut-elle fini ces mots, qu’elle tomba évanouie. Aussitôt qu’elle fut revenue, elles prirent le drap chacune par un bout, et se mirent en devoir de porter le mort devant sa maison. Elles furent surprises et arrêtées en chemin par la garde du podestat, qu’un accident avait attirée dans ce quartier. À cette rencontre imprévue, Andrée eût voulu être morte. Elle prit cependant son parti sur-le-champ : « Je sais, leur dit-elle en les reconnaissant, qu’il ne me servirait de rien de prendre la fuite ; me voilà disposée à comparaître devant le podestat, pour lui raconter la vérité ; mais qu’aucun de vous ne soit assez hardi pour mettre la main sur moi, puisque j’obéis volontairement, ou pour ôter rien de ce qui est sur ce mort, s’il ne veut s’exposer à être sévèrement puni. » Ils la menèrent donc chez le gouverneur, qui la fit entrer dans sa chambre, où elle lui raconta ce qui s’était passé. Après que le magistrat l’eut interrogée sur plusieurs choses, il fit visiter le mort par des médecins, pour voir s’il n’avait point été empoisonné ou tué d’une autre manière. Tous assurèrent que non, disant qu’il avait été étouffé par un abcès qu’il avait auprès du cœur. Le gouverneur, assuré par ce rapport de l’innocence de la demoiselle, dont la beauté l’avait vivement frappé, s’avisa de vouloir lui faire entendre par ses discours qu’il était maître de son sort, qu’il ne tenait qu’à lui de la faire enfermer, ajoutant que si elle voulait se prêter à ses désirs amoureux, il lui rendrait la liberté. Il ne négligea rien pour la séduire ; et voyant que les supplications ne servaient de rien, il voulut user de violence ; mais la demoiselle, que l’indignation rendait courageuse, se défendit avec vigueur, et le repoussa en lui parlant d’un ton fier et imposant. Il était déjà grand jour. Le père d’Andrée, qui, dans cet intervalle, avait été instruit de tout, courut au palais, accompagné de plusieurs de ses amis, pour réclamer sa fille. Il arriva assez à temps pour la délivrer des persécutions du gouverneur. Celui-ci, qui voulait prévenir les plaintes de la demoiselle, fit au père l’éloge de sa vertu, déclarant lui-même qu’il avait tâché de la séduire pour l’éprouver. Il ajouta qu’il était si enchanté de sa résistance et si épris de ses charmes, que s’il voulait la lui donner en mariage, il était prêt à l’épouser, quoiqu’il n’ignorât pas le peu de naissance de son premier mari.
Le podestat avait à peine achevé de parler, qu’Andrée, entendant la voix de son père de la pièce où elle était restée, courut se jeter à ses pieds, et pleurant à chaudes larmes : « Il est inutile, lui dit-elle, mon cher père, que je vous entretienne de ma faute et de mon malheur ; vous en êtes suffisamment informé : je me borne à vous demander très-humblement pardon de m’être mariée à votre insu. Le pardon que je sollicite à vos genoux n’est pas pour prolonger ma vie ; je mourrai, s’il le faut, de grand cœur, pourvu que je meure avec votre amitié. »
Messire Le Noir, déjà vieux et naturellement bon et sensible, ne put retenir ses larmes ; il la releva, en lui disant d’une voix pleine d’attendrissement : « J’aurais sans doute aimé, ma chère enfant, que tu m’eusses marqué plus de soumission, en prenant un mari de ma main ; mais je ne suis pourtant pas fâché que tu en aies pris un à ton gré. Je ne me plains que de ton peu de confiance dans le plus tendre des pères. Pourquoi m’avoir fait un secret de ton mariage ? Je l’aurais certainement approuvé, puisque ton bonheur en dépendait. Ainsi, comme j’aurais reconnu Gabriel vivant pour mon gendre, je veux qu’on le reconnaisse pour tel après sa mort. » Puis, se tournant vers ses parents et ses amis, il leur dit de se préparer à lui rendre les honneurs de la sépulture.
Les parents du défunt, qu’on avait avertis de l’accident qui était arrivé, se réunirent à ceux de la jeune veuve. On mit le corps au milieu de la cour, toujours étendu dans le drap de soie. On l’exposa dans une plus grande cour, qu’on ouvrit à tout le monde, où il fut visité de presque tous les honnêtes gens de la ville, qui l’honorèrent de leurs regrets et de leurs larmes. Il fut ensuite porté au tombeau sur les épaules de plusieurs nobles citoyens, et avec toutes les cérémonies d’usage aux funérailles des gens de distinction.
Quelque temps après, le podestat, toujours épris des charmes de la belle Andrée, revint à la charge auprès du père. Celui-ci en parla à sa fille, qui n’y voulut jamais consentir. Elle lui demanda la permission de se retirer dans un couvent avec sa femme de chambre. Son père, qui ne voulait point la gêner, lui donna son consentement, et elle pratiqua les devoirs de religion avec plus d’ardeur encore qu’elle n’avait rempli ceux de l’amour.
Il n’y a pas encore beaucoup de temps qu’il y avait à Florence une jeune fille, nommée Simone, issue de parents pauvres, mais jolie à ravir, et assez bien élevée pour son état. Comme elle était obligée de travailler pour vivre, elle filait de la laine pour différents particuliers. Le soin de songer à gagner sa vie ne la rendait point inaccessible à l’amour. Pasquin, jeune homme d’une condition à peu près égale à la sienne, eut occasion de la connaître, en lui apportant de la laine à filer, pour un fabricant dont il était commis, et la trouvant aussi honnête que jolie, il ne put se défendre d’en devenir amoureux. Il lui fit assidûment la cour, et ne tarda pas à se rendre agréable à ses yeux. S’apercevant qu’il commençait à faire impression sur le cœur de la belle, il redoubla de soins, pressa, sollicita, et acheva de l’enflammer au point qu’elle soupirait après lui presque à chaque fois qu’elle tournait son fuseau. Sous prétexte de veiller à ce que la laine de son bourgeois fût bien filée et le fût avant toute autre, il lui rendait de fréquentes visites. Le temps qu’il passait auprès d’elle lui paraissait toujours trop court. Il l’employait à lui parler de sa tendresse, à lui vanter les plaisirs de l’amour, à l’exhorter, à la solliciter de répondre à sa flamme, et de le rendre le plus heureux des hommes en consentant à l’être elle-même. Le cœur de Simone était de moitié dans tous les discours de son amant ; mais la timidité l’empêchait de céder à ses sollicitations. L’un devenu plus hardi, et l’autre moins honteuse, ils mêlèrent enfin leurs fuseaux, et trouvèrent tant de plaisir dans ce mélange, qu’ils s’exhortèrent mutuellement à le continuer.
Leur amour, au lieu de s’affaiblir par la jouissance, devenait chaque jour plus ardent, ils ne laissaient jamais échapper l’occasion d’en goûter les fruits ; elle se présentait souvent, mais beaucoup moins qu’ils ne désiraient. D’ailleurs, la crainte d’être surpris abrégeait souvent leurs plaisirs. C’est ce qui fit naître à Pasquin le désir de voir sa maîtresse ailleurs que chez elle, afin de pouvoir se livrer tout à son aise à ses transports. Dans cette intention, il lui indiqua un jardin où ils seraient à l’abri de toute espèce d’alarme et de soupçon. Simone accepta avec joie la proposition, et promit de s’y trouver le dimanche suivant, après dîner. Le jour arrivé, elle dit à son père qu’elle allait avec Lagine, une de ses bonnes amies, à l’église de Saint-Gal, pour y gagner l’indulgence plénière, et, accompagnée de sa camarade, elle courut droit au jardin. Son amant l’y attendait avec un de ses amis, nommé Puccin, mais qu’on appelait le plus communément le Strambe. Celui-ci profita de l’occasion pour faire connaissance avec Lagine. Il la complimenta sur sa gentillesse, et ils devinrent bientôt bons amis. Pendant que ceux-ci étaient tout occupés à s’entretenir d’amourettes, Pasquin et Simone se retirèrent dans un coin. Il est aisé de deviner ce qu’ils y firent. Il y avait dans cet endroit une grande et belle plante de sauge. Pendant que nos deux amants se félicitent de se trouver dans un lieu si agréable, et qu’ils prennent des mesures pour y revenir bientôt, Pasquin cueille une feuille de cette sauge, et s’en frotte les dents, sous prétexte qu’il n’y a rien de meilleur pour les blanchir. Mais à peine cette plante a-t-elle touché ses gencives, qu’il pâlit ; bientôt après il perd la vue, la parole et la vie. Simone, surprise d’un accident si funeste et si prompt, jette les hauts cris, pleure, se désespère. Elle appelle Strambe et Lagine, qui volent à son secours. Rien d’égal à leur étonnement, quand ils voient Pasquin étendu par terre et sans mouvement. Le Strambe, qui s’aperçoit que le corps de son ami est enflé, et son visage couvert de taches noires : « Ah ! malheureuse, s’écrie-t-il, tu l’as empoisonné ! » Les voisins et les maîtres du jardin, accourus aux cris de Simone et trouvant le corps de son amant tout noir et enflé, joignent leurs soupçons et leurs reproches à ceux de Strambe, et cette pauvre fille, que l’excès de la douleur empêchait de se justifier, achève, par son silence, de leur persuader qu’elle est coupable. Elle eut beau vouloir s’en défendre quand ses sens furent un peu calmés, on la saisit, et elle fut conduite devant le podestat, en présence duquel elle fut accusée par Strambe, et par deux amis de Pasquin, qui étaient survenus, dont l’un portait le nom d’Attio, et l’autre celui de Malaisé. Le juge travailla sans délai à l’instruction de l’affaire ; il interrogea Simone, et d’après ses réponses, ne pouvant se figurer qu’elle fût criminelle, voulut se transporter avec elle à l’endroit où l’événement était arrivé et où le corps du mort était encore étendu, pour apprendre d’elle-même toutes les circonstances de cette mort subite. Arrivée sur les lieux, Simone raconta au juge dans le plus grand détail comment la chose s’était passée. Pour mieux persuader qu’elle n’en imposait pas, elle se mit à répéter les discours de Pasquin, la situation et l’attitude où il se trouvait, ses mouvements, ses gestes, et porta la représentation jusqu’à prendre une feuille de la même sauge, dont elle se frotta les dents, à son imitation. Les spectateurs traitèrent toutes ses simagrées de dessein frivole. Strambe et les deux autres témoins l’accusaient avec encore plus de chaleur, et demandaient instamment que le feu fût son supplice, lorsque la malheureuse Simone, à qui le chagrin d’avoir perdu son cher amant et la crainte de la peine sollicitée par ses accusateurs ôtaient l’usage de la parole, tomba morte, au grand étonnement de tous les assistants. Ainsi finirent en un jour, et presque à la même heure, l’amour et la vie de ces deux amants ; heureux tous deux, s’ils s’aiment dans l’autre monde comme ils s’aimaient dans celui-ci ! mais trois fois plus heureuse la tendre Simone, dont l’innocence triompha, par cette mort, du faux témoignage de Strambe, d’Attio et de Malaisé, gens de la lie du peuple, mais plus méprisables encore par la bassesse de leurs sentiments que par l’obscurité de leur naissance !
Le juge et le reste des spectateurs étaient au comble de l’étonnement. Cependant, après les premiers moments de surprise, le podestat, voyant que cette sauge devait être venimeuse, donna des ordres pour qu’on l’arrachât, afin de prévenir de pareils accidents. À peine en eut-on abattu le pied, qu’on trouva, sous les racines, un crapaud d’une grosseur énorme, et l’on ne douta point qu’il n’eût infecté cette plante de son venin, et que ce ne fût la cause de la mort de ces deux personnes. La vue de cet animal fit tellement frémir les assistants, que personne n’eut le courage de le tuer. Chacun craignait avec raison d’en approcher, de peur du venin qu’il pouvait exhaler. On prit le parti de jeter beaucoup de feu dans le creux où il était, et de le brûler vivant avec la plante qu’il avait empoisonnée.
Il est, je pense, inutile de dire qu’on ne continua pas le procès commencé contre l’infortunée Simone. On l’enterra avec son amant, dans l’église de Saint-Paul, sa paroisse ; et ses propres accusateurs se firent un devoir d’assister à ses funérailles.
S’il faut en croire la tradition, il y eut dans notre ville de Florence un très-riche marchand, nommé Léonard Sighieri, qui n’eut de sa femme qu’un fils, à qui l’on donna le nom de Jérôme. Sa naissance fut suivie de fort près de la mort du père, qui laissa heureusement ses affaires en fort bon état. Les tuteurs de l’enfant régirent son bien avec beaucoup de probité, conjointement avec la veuve. Jérôme, devenu grand, se familiarisa avec les autres enfants du voisinage, et particulièrement avec la fille d’un tailleur. Cette familiarité devint, avec l’âge, un amour aussi tendre que violent. Jérôme n’était content que lorsqu’il était avec cette fille, ou qu’il la voyait, ou qu’il parlait d’elle. Sa mère s’en aperçut ; elle lui en fit des reproches, et le châtia même plusieurs fois à ce sujet. Quand elle vit qu’il persistait à l’aimer et à rechercher les occasions de se trouver avec cette fille, qui ne l’aimait pas moins tendrement, elle prit le parti de s’en plaindre à ses tuteurs. Cette femme, qui avait l’ambition d’élever son fils au-dessus de son état, leur tint à peu près ce langage : « Vous saurez que mon fils, quoiqu’il ne soit encore âgé que de quatorze ans, est passionnément amoureux de la fille d’un tailleur, notre voisin, nommé Silvestre. Or si nous n’apportons un prompt remède à cette passion, il pourra fort bien se faire qu’il l’épouse un jour secrètement ; et je mourrais de douleur si cela arrivait. Pour prévenir ce malheur, je serais d’avis que nous l’envoyassions dans quelque ville éloignée, chez un bon négociant. Je suis intimement persuadée qu’il n’aura pas plutôt perdu de vue l’objet dont il est épris qu’il l’oubliera ; et, à son retour, nous pourrons le marier à une demoiselle de bonne maison. » Les tuteurs approuvèrent fort son avis, et lui promirent de se prêter de tout leur pouvoir à ses vues. Ils appellent d’abord le jeune homme dans le magasin : « Mon cher enfant, lui dit l’un d’eux avec beaucoup de douceur, te voilà assez grand pour commencer à prendre connaissance de tes affaires. Nous serions donc très-charmés que tu allasses passer quelque temps à Paris, pour apprendre le commerce chez quelque habile négociant et te mettre en état de juger ensuite par toi-même si nous avons bien ou mal régi tes biens, dont une partie se trouve d’ailleurs dans les comptoirs de cette ville. Outre les lumières que tu acquerras sur le commerce, tu pourras te former, te polir dans ce qu’on appelle la bonne compagnie, qu’il te sera facile de fréquenter. Il n’y a pas de ville au monde où il y ait plus de politesse et plus de gens aimables ; tu en prendras les mœurs et les manières, après quoi tu reviendras ici. »
Le pupille écouta ce discours avec beaucoup d’attention, et répondit, sans balancer, qu’il pouvait faire tout cela à Florence, et qu’il n’irait point à Paris. On eut beau insister, lui vanter tous les avantages qui devaient lui revenir ; on eut beau le flatter, le caresser, il n’y eut pas moyen de lui faire dire autre chose.
Les tuteurs en firent le rapport à la mère. Cette femme, irritée non de ce que son fils refusait d’aller à Paris, mais de ce qu’il était toujours amoureux, l’accabla de reproches et d’injures. Elle eut ensuite recours à la douceur ; elle le flatta, le caressa, le pria de toutes les manières de se conformer à la volonté de ses tuteurs : enfin elle sut si bien faire, qu’elle le fit consentir d’aller passer un an en France, avec promesse de le rappeler après ce temps expiré. On ne lui tint pas parole, car on le fit demeurer deux ans entiers à Paris, sous l’espoir de l’envoyer chercher de jour en jour. Jérôme, qui n’en avait pas passé un seul sans penser à la fille de Silvestre, que l’éloignement lui rendait plus chère encore, était furieux de tous ces délais, et serait venu de lui-même à Florence, si l’on n’eût eu l’art de lui faire continuellement envisager son rappel comme très-prochain.
De retour enfin dans sa patrie, toujours possédé du même amour, impatient de savoir des nouvelles de celle qui en est l’objet, il s’empresse d’en demander, en attendant qu’il puisse la voir. On lui dit qu’elle est mariée. Cette nouvelle fut pour lui un coup de poignard. Il était inconsolable ; mais le mal était sans remède, il fallut prendre patience. Une passion que l’absence n’avait fait qu’augmenter ne se déracine pas aisément : Jérôme était trop dominé par la sienne pour songer seulement à vouloir en guérir. Il ne perdit point l’espérance d’être heureux. Persuadé que sa chère maîtresse conservait toujours pour lui les mêmes sentiments, il s’informa quelle maison elle habitait. Il passa et repassa devant ses fenêtres, mais toutes ses démarches furent inutiles ; soit que la belle ne l’aperçût point, soit qu’elle l’eût entièrement oublié, elle ne lui donna aucun signe de vie. Jérôme ne perdit point courage ; il tenta toute sorte de moyens pour la voir et tâcher de regagner ses bonnes grâces, supposé qu’il les eût perdues. Il résolut de lui parler à quelque prix que ce fût. Il forme donc le projet de s’introduire secrètement dans sa maison. Il en apprend tous les êtres par un voisin de la dame, et après avoir guetté le moment favorable, y entre sans être aperçu, un soir qu’elle et son mari étaient allés veiller chez un de leurs amis. Il se cache dans la chambre à coucher, derrière un lit de camp. Là, le cœur agité par l’amour et la crainte, il attendit qu’ils fussent rentrés et couchés. Aussitôt qu’il comprit que le mari dormait, il alla, sur la pointe des pieds, vers le lit, du côté où la femme s’était couchée. Encouragé par le sommeil du mari qui ronflait, il se hasarda à poser sa main sur la gorge de son ancienne maîtresse, et, se courbant en même temps, lui dit d’une voix extrêmement basse : « Ne dis rien, ma chère amie, si tu ne dors pas ; je suis Jérôme, ton bon ami, qui ne peut vivre sans t’aimer et qui t’aimera jusqu’au tombeau ; ne dis rien, je t’en prie. » La belle, qui ne dormait pas, faillit se trouver mal de frayeur. « À quoi vous exposez-vous ? lui répondit-elle toute tremblante. Au nom de Dieu, au nom de l’attachement que vous dites avoir pour moi, retirez-vous, je vous en conjure ; si mon mari se réveille, vous êtes perdu, et vous serez cause que nous vivrons mal ensemble, ce que nous n’avons pas fait jusqu’ici. Il m’aime, il me rend heureuse : vous êtes trop honnête pour vouloir troubler notre repos. » Qu’on juge de l’impression que dut faire ce discours sur le cœur du jeune homme ! Il en fut extrêmement affligé. Il ne laissa pourtant pas de rappeler à sa maîtresse leur amitié passée, de lui jurer que l’éloignement et l’absence, au lieu de nuire à sa tendresse, n’avaient fait que l’augmenter, et lui déclara que si elle ne consentait à l’aimer comme autrefois, il se tuerait de désespoir. Ni ses prières ni ses menaces ne purent déterminer la dame à lui accorder la moindre faveur. Jérôme était trop amoureux pour lâcher prise ; un baiser qu’il fit à la dame avait porté un feu dévorant dans son âme ; mais ce feu ne l’empêchait sans doute pas d’avoir son corps gelé de froid. On était dans l’hiver ; il demanda pour dernière grâce qu’il lui fût au moins permis de se coucher à côté d’elle, pour se réchauffer un peu, avec promesse de ne lui rien faire qui pût lui déplaire le moins du monde, et de se retirer aussitôt après qu’il se sentirait réchauffé. La jeune femme, touchée de compassion, lui accorda cette petite grâce, à condition toutefois qu’il ne lui parlerait plus de rien. Elle se pousse donc pour lui faire place, et Jérôme se met doucement à son côté. Le pauvre garçon ne jouit pas longtemps de cette légère faveur ; car, soit qu’il succombât à la douleur de n’être plus aimé de celle qu’il avait lui-même tant aimée et qu’il idolâtrait encore, soit que les efforts qu’il faisait pour retenir les mouvements impétueux de sa passion eussent détraqué ses organes, il mourut incontinent, sans proférer une seule parole. La belle, surprise de sa grande tranquillité, et voyant qu’il ne se pressait point de se retirer, prit le parti de l’en prier. Comme elle n’en recevait point de réponse, elle crut qu’il s’était endormi. Elle avance alors la main, et se met en devoir de l’éveiller. Étonnée de le trouver froid comme glace, elle le touche, le secoue, le retouche, et ne doute pas qu’il ne soit mort. On peut imaginer quels durent être sa douleur et son embarras. Quel parti prendre ? que faire en pareille conjoncture ? Que dira-t-elle à son mari ? Elle imagina de le pressentir sur le fait, avant de lui dire qu’il lui fût personnel. Après l’avoir éveillé, elle le lui raconta comme étant arrivé à une femme de sa connaissance ; puis elle lui demanda quel conseil il lui donnerait, si elle se trouvait elle-même dans un cas pareil. Le mari répondit qu’il faudrait porter sans bruit le corps du galant devant sa maison, sans savoir mauvais gré de l’aventure à la femme, puisqu’elle n’y aurait point donné lieu. « C’est donc, répliqua-t-elle, ce que nous avons à faire. » Elle lui prit en même temps la main, et lui fit toucher le corps glacé de Jérôme. Le mari, fort chagrin d’un pareil événement, se lève, allume une chandelle, prend le mort sur ses épaules, et, sans faire le moindre reproche à sa femme, qu’il croit vraiment innocente, le porte devant la maison de sa mère, et revient tranquillement se coucher.
Le lendemain, toute la ville fut instruite de cette mort. On ne savait à quoi l’attribuer. La mère de Jérôme était inconsolable. Elle fit examiner le corps de son fils par des médecins qui, n’y trouvant ni plaie ni meurtrissure, dirent qu’il devait être mort de chagrin. Il fut porté à l’église, où la mère, suivant notre usage, se rendit en habits de deuil, accompagnée des parents et des amis du voisinage.
Cependant le mari de la fille Silvestre, curieux d’apprendre si l’on savait quelque chose de l’aventure, engagea sa femme à se couvrir d’un voile, à aller à l’église, à se mêler parmi les femmes du deuil, pour tâcher de découvrir ce que l’on pensait de cette mort inopinée. « J’irai aussi de mon côté, ajouta-t-il, et je me glisserai parmi les hommes pour entendre ce qu’on dira. »
La cruelle amante de Jérôme, sensible, mais trop tard, à l’amour extrême que ce jeune homme avait eu pour elle, fut charmée de la proposition de son mari, qui la mettait à portée de rendre les derniers devoirs à celui dont elle avait sujet, en quelque sorte, de se reprocher la mort. Elle se couvrit donc d’une cape, et arriva à l’église, le cœur plein de tristesse. Qu’il est difficile de connaître les puissants effets de l’amour ! Le cœur de cette femme, que la brillante fortune de Jérôme n’avait pu toucher, fut vivement ému et attendri à la vue du convoi ; la passion qu’elle avait eue autrefois pour ce fidèle amant reprit tout à coup son premier empire. Son cœur s’ouvre au repentir et à la plus vive compassion, et, s’abandonnant entièrement à la douleur, elle suit le deuil dans l’église, perce la foule, pénètre jusqu’à l’endroit où repose le corps de Jérôme, se jette sur lui en sanglotant et en poussant un cri qui alla jusqu’au cœur des assistants. À peine eut-elle vu le visage de celui que le chagrin de n’avoir pu l’attendrir avait étouffé, qu’elle fut étouffée elle-même par la force du sentiment douloureux de l’avoir perdu. Les autres femmes, sans savoir qui elle était, à cause du voile qui la couvrait, et qui la prenaient peut-être pour la mère du défunt, se mettent aussitôt en devoir de la consoler et de la faire retirer ; voyant qu’elle ne bougeait pas de place, elles la saisissent par les bras et la trouvent morte. Leur étonnement redoubla lorsque, après lui avoir ôté le voile, elles la reconnurent pour la fille de Silvestre, que Jérôme avait tendrement aimée. Alors les pleurs de la mère de recommencer, et les gémissements des autres femmes de se faire entendre. Le bruit de cette mort parvint bientôt à l’endroit où étaient les hommes. Le mari, qui fut des premiers à en être informé, se livra à la douleur et aux larmes, sans vouloir recevoir aucune consolation. L’excès de son affliction ne lui laissant plus l’usage de sa raison, il se mit à conter ce qui était arrivé la nuit précédente, et chacun vit plus clairement la cause de la mort de ce couple d’amants infortunés. On suspendit l’inhumation de Jérôme, pour l’ensevelir dans le même tombeau que sa maîtresse ; de sorte que la mort fit ce que l’amour n’avait pu faire en les unissant pour ne plus se séparer.
Personne n’ignore qu’il y eut autrefois en Provence deux nobles chevaliers de réputation, connus, l’un sous le nom de Guillaume de Roussillon, et l’autre sous celui de Guillaume Gardastain. Comme ils étaient tous deux fort célèbres par leurs exploits militaires, ils se lièrent d’amitié, et se trouvaient toujours ensemble aux tournois, aux joutes et aux autres exercices de chevalerie, et prenaient plaisir à porter ordinairement les mêmes couleurs de distinction. Ils faisaient leur séjour ordinaire chacun dans son château, à cinq ou six lieues l’un de l’autre. Comme ils se voyaient fréquemment, il arriva que, malgré l’amitié qui les unissait, Gardastain devint passionnément amoureux de la femme de Roussillon, qui était très-belle et très-bien faite. La dame, sensible aux attentions, aux prévenances et au mérite du chevalier, ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle lui avait donné de l’amour ; sa vanité en fut si flattée, qu’elle attendait avec impatience qu’il lui déclarât ses sentiments, bien résolue d’y répondre d’une manière à lui donner toute la satisfaction qu’il pouvait désirer. Elle ne languit pas longtemps ; Gardastain lui ayant ouvert son cœur, ils furent bientôt d’intelligence, et se donnèrent réciproquement les plus tendres preuves d’amour. Soit que leurs rendez-vous fussent trop fréquents, soit qu’ils fussent mal concertés, le mari s’aperçut de leur intrigue. Dès ce moment, l’amitié qu’il avait pour Gardastain se changea en aversion ; mais il fut plus politique en haine que les deux amants ne l’étaient en amour. Il sut si bien cacher son ressentiment, qu’on ne se doutait même point qu’il pût être jaloux. Il l’était cependant à tel point, qu’il jura dans son cœur d’arracher la vie au perfide chevalier qui le trahissait. On venait de publier à son de trompe qu’il devait y avoir un grand tournoi aux environs de la Provence. Cette circonstance parut favorable à l’exécution de son dessein. Il fait savoir à Gardastain la nouvelle du tournoi, en le priant de le venir trouver, pour délibérer ensemble s’ils iraient, et de quelle manière ils s’habilleraient. Celui-ci, charmé de l’invitation, répondit qu’il irait sans faute le lendemain souper avec lui.
Guillaume de Roussillon crut ne pas devoir différer plus longtemps sa vengeance. Dès le matin, armé de pied en cap, il monte à cheval, suivi de quelques domestiques, et va se mettre en embuscade à une demi-lieue de son château, dans un bois par où Gardastain devait passer. Après avoir attendu quelque temps, il le voit venir accompagné de deux valets seulement, et sans armes, comme gens qui ne se défient de rien. Aussitôt qu’il l’aperçoit, il court à lui comme un furieux, la lance à la main, et la lui plonge dans le sein en lui disant : « Voilà comme je me venge de la perfidie de mes amis. » Le chevalier, percé d’outre en outre, tombe mort, sans avoir eu le temps de proférer une seule parole. Ses domestiques piquent des deux, et s’en retournent au grand galop d’où ils venaient, sans savoir par qui leur maître avait été si lestement assassiné.
Roussillon, se voyant seul avec ses gens, descend de cheval, ouvre, avec un couteau, le corps de Gardastain, lui arrache le cœur, l’enveloppe d’une banderole de lance, et ordonne à un de ses domestiques de l’emporter, avec défense à tous de jamais parler de ce qui venait de se passer, s’ils ne voulaient s’exposer à tout son ressentiment. Il reprit ensuite le chemin du château, et y arriva qu’il était déjà nuit.
La dame, qui savait que Gardastain devait aller souper chez elle, l’attendait avec l’impatience d’une femme qui l’aimait tendrement. Surprise de ne le voir point venir avec son mari, elle lui en demanda la raison. « Il m’a fait dire, lui répondit-il, qu’il ne viendrait que demain. » Cette réponse ne plut guère à la belle ; mais force lui fut de n’en rien témoigner.
À peine Guillaume avait-il mis pied à terre, qu’il appela son cuisinier. « Tiens, lui dit-il, prends ce cœur de sanglier, et prépare-le de la manière la plus délicate et la plus ragoûtante. Tu me le feras servir dans un plat d’argent. » Le cuisinier lui obéit, employa toute sa science pour l’apprêter, et en fit le meilleur hachis du monde.
L’heure du souper arrivée, Guillaume se mit à table avec sa femme. L’idée du crime qu’il venait de commettre le rendait rêveur et lui ôtait l’appétit ; aussi mangea-t-il fort peu. On servit le hachis, dont il ne mangea point. La dame, qui ce soir-là était de fort bon appétit, en goûta, et le trouva si bon, qu’elle le mangea tout. « Comment avez-vous trouvé ce mets ? lui dit alors son mari. – Excellent, répondit-elle. – Je n’ai pas de peine à le croire, répliqua Guillaume ; il est assez naturel de trouver bon mort, ce qui vous a tant plu étant vivant. – Comment ? dit la dame après un moment de silence ; que m’avez-vous donc fait manger ? – Le cœur du perfide Gardastain, répond le chevalier, ce cœur que vous n’avez pas eu honte d’aimer, ce cœur que je lui ai arraché de mes propres mains, un moment avant mon arrivée ; oui, c’est ce cœur que vous venez de manger. »
Je n’essayerai point de rendre la douleur de la dame à cette horrible nouvelle. Il suffit de savoir, pour s’en former une idée, qu’elle aimait Gardastain plus que sa vie. Son âme, naturellement sensible, était en proie à tous les sentiments capables de la déchirer. L’accablement où elle se trouvait l’empêcha quelque temps de parler ; mais enfin, revenue à elle : « Vous avez fait le personnage d’un lâche et perfide chevalier, lui dit-elle en soupirant. Gardastain ne m’a fait aucune violence ; moi seule je vous ai trahi, et c’est moi seule qu’il fallait punir. À Dieu ne plaise qu’après avoir mangé d’une viande aussi précieuse que l’est le cœur du plus aimable et du plus vaillant des chevaliers qui fut jamais, je sois tentée de la mêler avec d’autres, et de prendre jamais de nouveaux aliments ! » Elle se lève de table en achevant ces mots, se jette, sans balancer, par une fenêtre très-élevée, et s’écrase en tombant.
Guillaume de Roussillon connut alors sa faute, et se la reprocha amèrement. La peur le saisit, et lui fit promptement prendre la fuite. Le lendemain, l’aventure ayant été divulguée jusqu’aux moindres circonstances, les amis, les parents de la dame et du comte de Provence recueillirent les restes de ces corps, et les firent ensevelir ensemble, avec beaucoup de pompe, dans l’église du château du barbare chevalier. On grava sur leur tombeau une épitaphe qu’on y voit encore, et qui contient les qualités de ces deux amants infortunés et l’histoire de leur mort.
Il n’y a pas encore longtemps qu’il existait à Salerne un célèbre chirurgien, qu’on appelait maître Mazzeo de la Montagne, à qui il prit fantaisie de se marier, quoiqu’il fût d’un âge fort avancé. Il épousa donc une demoiselle de sa ville, jeune, fraîche, tout à fait gentille, et qui eût mérité un homme moins âgé. Le bonhomme n’épargnait rien pour lui plaire ; il lui prodiguait bagues, bijoux, robes du meilleur goût, enfin, tout ce qui est capable de flatter la vanité d’une jolie femme. Ce qu’il ne lui prodiguait pas, et ce qu’elle ambitionnait plus que toute autre chose, c’étaient les plaisirs de l’amour conjugal. Il la laissait se morfondre dans son lit, et agissait avec elle à peu près comme un autre Richard de Quinzica, dont nous avons parlé ci-devant, en lui prêchant le jeûne et l’abstinence sur ce chapitre, sous de vains prétextes, dont elle n’était jamais la dupe. Il voulait lui faire entendre, entre autres choses, qu’une femme devait s’estimer heureuse quand son mari la caressait une fois par semaine. La belle, qui n’en croyait rien, et qui voyait que tous les principes de son mari provenaient de son impuissance, résolut, en femme sage et de bon appétit, de se régaler aux dépens d’autrui, puisque son mari était si économe. Après avoir jeté les yeux sur plusieurs jeunes gens, elle se détermina en faveur d’un beau garçon nommé Roger de Jéroli, qui passait pour le plus mauvais sujet de la ville. Il était de bonne maison, mais si déréglé dans sa conduite, et avait fait tant de fredaines, de sottises et d’escroqueries, que pas un de ses parents ne voulait le voir. La jeune dame ne l’ignorait pas ; mais, comme elle cherchait plus la vigueur que la probité, elle résolut d’en faire son amant, sans s’inquiéter de tout ce que l’on en publiait. Dans cette intention, elle chercha les occasions de le voir, et ne cessait de le regarder et de lui sourire, dès qu’elle le rencontrait quelque part. Roger, qui s’aperçut de ses sentiments, fit de son mieux pour s’assurer cette conquête. Il lui fit parler, et comme la belle n’aimait pas les longueurs, elle lui accorda bientôt un rendez-vous, où elle se trouva seule avec lui, par l’habileté d’une jeune servante qui lui était affidée. Après s’être amusés de la manière dont on s’amuse dans un tête-à-tête amoureux, la dame profita de cet agréable commencement pour sermonner le jeune homme ; elle le pria de renoncer pour l’amour d’elle à ses filouteries et autres méchantes actions qui l’avaient perdu de réputation, s’obligeant, pour mieux l’y engager, de lui donner de l’argent de temps en temps. Roger promit de se conduire plus honnêtement, et ils continuèrent de se voir sans que personne en sût rien.
Pendant que ces amants se divertissaient ainsi à petit bruit, le chirurgien eut occasion de voir un malade qui avait une jambe toute pourrie. Comme il était fort habile dans son art, il connut d’abord la cause du mal, et dit aux parents du malade que s’il ne lui ôtait un os gangrené, il faudrait bientôt lui couper entièrement la jambe, ou s’attendre à le voir mourir dans fort peu de temps ; encore ne voulait-il pas répondre du succès de l’opération. Les parents, aimant mieux hasarder sa guérison que de le laisser mourir faute de secours, donnèrent leur consentement pour que le chirurgien fît ce qu’il jugerait convenable. Maître Mazzeo, craignant que le malade ne pût supporter la douleur de l’opération, résolut de l’endormir auparavant avec une eau dont il avait seul la recette. L’opération fut donc remise à un autre moment. Il se mit aussitôt à distiller cette eau soporifique, et après qu’il en eut une quantité suffisante, il la mit dans une fiole, qu’il posa sur la fenêtre de sa chambre, sans dire à personne ce que c’était.
Dans l’après-dînée, étant sur le point d’aller trouver l’homme à la jambe malade, pour lui porter ce breuvage et l’opérer, il reçut de Melfi un exprès, avec une lettre d’un de ses intimes amis, qui le priait très-instamment de partir tout de suite pour venir panser plusieurs personnes de sa connaissance qui avaient été blessées à une batterie qu’il y avait eu la nuit précédente : il remit donc l’opération de la jambe au lendemain, et montant sur un batelet, il partit sur-le-champ pour Melfi.
Sa jeune et fringante moitié ne fut pas plutôt instruite qu’il ne reviendrait au logis que le lendemain, qu’elle envoya querir Roger, et l’enferma dans sa chambre jusqu’à ce que tout le monde de la maison fût couché. Soit que le galant eût travaillé le jour, soit qu’il eût mangé salé, il éprouvait une soif ardente, et ne trouvant dans la chambre d’autre eau que celle que le chirurgien avait mise sur la fenêtre, il ne fit aucune difficulté de l’avaler jusqu’à la dernière goutte. L’eau fit son effet, et notre homme s’endormit un moment après. La belle vint le trouver aussitôt qu’elle fut libre. Le voyant dans cet état, elle se met à le secouer, lui disant tout bas de se lever ; mais à tout cela, ni mouvement, ni réponse. Dépitée de sa lenteur à s’éveiller, elle le secoue beaucoup plus fort, en lui disant : « Lève-toi donc, gros dormeur ; si tu avais tant envie de dormir, fallait-il donc venir ici ? » La secousse qu’elle lui donna fut si forte, qu’il tomba de dessus un coffre sur lequel il s’était endormi. Cette chute ne fit pas plus d’effet sur Roger que s’il eût été mort. La dame, un peu surprise de ce qu’il ne donnait aucune marque de sentiment, se met à lui pincer le nez et à lui arracher, par douzaines, les poils de la barbe. Elle n’en est pas plus avancée : pas le moindre signe de vie ; de sorte qu’elle commença à craindre qu’il ne fût mort. Elle l’agite de nouveau, le pince plus vivement, lui pose les doigts sur la flamme de la chandelle, et voyant qu’il se brûle sans les retirer, elle ne doute plus qu’il ne soit mort. On sent quelle dut être son affliction. Elle pleura, se lamenta avec le moins de bruit qu’il lui fut possible ; mais craignant enfin d’ajouter la honte et le déshonneur à son chagrin, si l’événement venait à se découvrir, elle commença à rêver aux moyens qu’elle devait prendre pour mettre sa réputation à couvert. Elle va trouver sa fidèle servante, lui raconte en peu de mots sa triste aventure et lui demande conseil. La confidente, bien étonnée, comme on l’imagine, ne peut croire que Roger soit véritablement mort, qu’auparavant elle ne l’ait pincé, secoué de toute manière, sans en avoir arraché la moindre marque de sentiment ; mais alors, n’en doutant plus, elle fut d’avis de le porter hors de la maison. « Comment faire, répondit sa maîtresse, pour qu’on n’imagine pas que c’est ici qu’il est mort ? car on ne manquera pas de le soupçonner, lorsqu’on le trouvera dans la rue. – Que cela ne vous inquiète point, madame : j’ai vu tantôt, à nuit close, une espèce de coffre devant la boutique du menuisier du coin, qu’on a sans doute oublié d’enfermer, et qui fera notre affaire, s’il y est encore. Cette caisse n’est pas grande, mais nous pourrons l’y mettre dedans ; puis, quand nous l’y aurons enfermé, nous lui donnerons trois ou quatre coups de couteau, qui persuaderont qu’il a été assassiné ; on le croira d’autant plus aisément, que sa conduite, comme vous savez, lui a fait beaucoup d’ennemis. On imaginera qu’il a été tué en flagrant délit, et votre honneur, par ce moyen, sera à couvert. » Le conseil de la servante fut trouvé bon. Sa maîtresse consentit à le suivre, aux coups de couteau près, qu’elle ne pourrait jamais se résoudre de lui donner, et qui lui paraissaient d’ailleurs inutiles. Cette fille intelligente alla donc voir si la caisse était encore au même endroit, et l’y ayant trouvée, elle revint promptement l’annoncer à sa maîtresse, qui l’aida à charger le corps de Roger sur ses épaules, et qui sortit devant pour faire sentinelle, afin de n’être rencontrées par personne. Arrivées à l’endroit où était le coffre, elles l’ouvrent, y mettent le corps de Roger, et s’en retournent précipitamment après l’avoir refermé.
Ce même jour, deux jeunes gens qui prêtaient sur gages étaient venus se loger dans ce quartier, deux ou trois maisons au-dessus de celle du menuisier. Ayant aperçu le coffre, et n’étant pas riches en meubles, ils avaient formé le projet de l’emporter chez eux, dans le cas qu’on ne le retirât point. Ils sortent vers le minuit, dans l’intention de s’en assurer, et le trouvant à la même place, ils se hâtent de l’emporter, sans s’inquiéter ni du poids, ni de ce qu’il y avait dedans. De retour chez eux, où ils étaient sans lumière, ils le posèrent dans un coin de la chambre où couchaient leurs femmes, et s’en allèrent dormir dans la leur, qui donnait dans celle-là.
Or, il advint que Roger, qui avait cuvé son breuvage, et qui dormait depuis longtemps, se réveilla un peu avant le jour, le corps brisé, moulu, et la tête étourdie. Il ouvre les yeux, et ne voyant rien, il tâtonne et il étend les bras. Se trouvant dans une caisse, il ne sait s’il dort encore ou s’il veille. « Où suis-je donc ? Qu’est-ce que ceci ? disait-il en lui-même. Je me souviens fort bien que j’étais hier dans la chambre de ma bonne amie, que je m’endormis sur un coffre ; et, Dieu me pardonne, m’y voilà à présent dedans, si je ne me trompe. Qu’est-ce que cela signifie ? serait-il arrivé quelque accident ? le chirurgien ne serait-il point de retour ? sa femme ne m’aurait-elle pas caché ici pour me soustraire à sa jalousie ? » Cette pensée l’engagea à se tenir tranquille, et à écouter s’il n’entendrait pas quelque chose. Cependant il n’était rien moins qu’à son aise ; la caisse était petite et étroite ; il s’était tenu si longtemps dans la même attitude, que le côté sur lequel il était couché lui faisait beaucoup de mal. Pour soulager sa douleur, il voulut changer de situation et se mettre sur l’autre côté. Il le fit si lestement, que donnant des reins contre un des panneaux du coffre, qui n’était pas en lieu uni, il le fit d’abord pencher, et par un second mouvement, le renversa sur le plancher. Le bruit de la chute fut assez grand pour éveiller les femmes, dont le lit était fort près. Elles furent saisies de frayeur, sans néanmoins oser dire mot. Roger, qui sentit que la caisse s’était ouverte en tombant, et croyant qu’il valait mieux, en cas de malheur, être libre qu’enfermé, sortit tout doucement de cette étroite prison. Ignorant le lieu où il est, il va, tâtonnant çà et là, dans l’espérance de trouver quelque porte par où il puisse gagner l’escalier. Les femmes, qui entendent marcher et tâtonner, se mettent à crier d’une voix timide et tremblante : « Qui va là ? » Roger, qui ne reconnaît pas leurs voix, demeure coi et ne répond rien. Alors les femmes d’appeler leurs maris ; mais ils dorment si profondément, qu’ils ne les entendent pas. Ne voyant venir personne à leur secours, leur peur augmente. Enfin elles prennent le parti de sauter du lit, courent aux fenêtres, et crient à pleine tête : « Au voleur ! au voleur ! » Pendant que les voisins accourent à leurs cris et entrent dans la maison les uns par les toits, les autres par la porte, les maris, que ce grand bruit avait éveillés, se saisirent de Roger. Celui-ci, bien surpris de se trouver là, et de ne pouvoir s’évader, se laissa lier les bras sans dire mot. Il fut mis entre les mains des sergents du gouverneur de la ville, qui étaient accourus. En faveur de sa bonne réputation, il fut d’abord appliqué à la question, et croyant en être plutôt quitte, il convint qu’il était entré chez les usuriers pour les voler, sur quoi le gouverneur délibéra de le faire pendre.
Dès le matin, on sut dans tout Salerne que Roger avait été pris chez des prêteurs sur gages, qu’il avait intention de voler. Quand la nouvelle parvint aux oreilles de la dame et de la confidente, elles furent si surprises, qu’elles étaient tentées de croire que ce qui s’était passé la nuit dernière n’était qu’un songe. Cependant la belle, considérant le péril où était son amoureux, se tourmentait tellement, qu’il était à craindre que la tête ne lui tournât. Elle aurait voulu le sauver au péril de sa propre vie ; mais le moyen ?
Le chirurgien, arrivé sur les neuf heures du matin, dans l’intention d’aller opérer son malade, court à la fenêtre où il avait posé son eau, et trouvant la fiole vide, fait un si grand bruit, que personne n’ose se montrer devant lui. Sa femme, qui avait l’esprit occupé de tout autre chose que de son eau, lui dit avec mauvaise humeur qu’une fiole d’eau jetée par inadvertance ne valait pas la peine de faire un si grand fracas, comme si l’eau était très-rare. Le chirurgien lui répondit qu’elle était dans l’erreur d’imaginer que ce fût de l’eau commune ; il lui dit que c’était une eau composée pour faire dormir, et lui apprit à quoi il l’avait destinée. Sa femme, comprenant alors que Roger devait l’avoir bue : « C’est ce que j’ignorais, répliqua-t-elle ; mais le mal n’est pas grand, il vous sera aisé d’en faire d’autre. »
Sur ces entrefaites, la servante, qui était sortie par ordre de sa maîtresse pour apprendre des nouvelles plus positives de l’affaire de Roger, arriva, et rapporta qu’on parlait fort mal de lui, que tous ses amis l’avaient abandonné ; que pas un de ses parents ne voulait faire des démarches pour le sauver, et qu’on ne doutait pas que le prévôt ne le fît pendre le lendemain. « J’ai rencontré, ajouta-t-elle, le menuisier qui était en grande contestation avec un homme que je ne connais pas, au sujet de la caisse où nous avons porté le pauvre Roger, et qui la réclame comme lui appartenant. Le menuisier, qui l’avait sans doute en garde chez lui, prétend qu’elle lui a été volée ; l’homme l’accuse de l’avoir vendue à deux prêteurs sur gages, chez lesquels il l’a vue au moment où l’on a arrêté Roger. “Ce sont des fripons, a répliqué le menuisier, s’ils disent qu’ils me l’ont achetée. Ils l’ont enlevée cette nuit devant ma porte, où je l’avais oubliée ; ainsi ils me la payeront, ou ils vous la rendront tout à l’heure.” Sur cela, ils sont allés chez les prêteurs sur gages, et je m’en suis revenue. Je comprends, madame, d’après cette contestation, et vous en jugerez vous-même, que Roger a été transporté, dans la caisse, au lieu où il a été pris ; mais de savoir comment il est ressuscité, c’est ce que j’ignore. »
La dame, comprenant alors très-bien ce qui devait s’être passé, apprit à la confidente ce que son mari lui avait dit, et la pria de faire tout ce qu’elle pourrait pour tâcher de sauver son amant, sans toutefois la compromettre. « Enseignez-m’en les moyens, et je vous promets de faire avec zèle tout ce qui dépendra de moi. » La dame, comme la plus intéressée à la chose, fut la première à trouver un expédient. Elle en fit part à la servante, qui, le trouvant assez de son goût, consentit volontiers à le mettre en pratique. Cette fille, aussi obligeante que rusée, commença donc par aller se jeter aux pieds de Mazzeo ; elle lui demande pardon de la faute qu’elle a commise. Son maître, ne sachant ce qu’elle voulait dire. « De quelle faute veux-tu parler ? lui dit-il. – Vous connaissez Roger de Jéroli ? répondit-elle en pleurant ; eh bien, monsieur, il m’aimait depuis près d’un an, et moitié de gré, moitié de force, il m’avait obligée de l’aimer aussi. Il apprit hier au soir que vous étiez allé à Melfi, et que vous ne coucheriez pas au logis, il fit tant par ses sollicitations et ses promesses, qu’il me força de consentir à le laisser coucher avec moi. Il ne fut pas plutôt dans ma chambre qu’il eut une soif démesurée. Ne sachant avec quoi le désaltérer, et craignant que madame ne se doutât de quelque chose si j’allais querir de l’eau ou du vin dans la salle où elle était, j’allai prendre une petite bouteille pleine d’eau que je me souvins d’avoir vue sur la fenêtre. Je la lui donnai ; et après qu’il l’eut bue, je reportai au même endroit cette fiole, pour laquelle vous avez fait tant de bruit. J’avoue ma faute, monsieur, et vous en demande pardon. Qui est-ce qui n’en commet pas quelquefois ? Je suis très-repentante, très-affligée de la mienne, non-seulement à cause de votre eau, que vous avez raison de regretter, mais à cause de ce qui s’en est suivi, puisque le pauvre Roger est sur le point d’en perdre la vie. Permettez-moi donc, monsieur, d’aller à son secours ; car je suis assurée qu’il n’est point coupable. »
Quoique le chirurgien fût de très-mauvaise humeur contre sa servante, il ne put s’empêcher de la plaisanter sur son aventure. « Te voilà punie, lui répondit-il d’un ton railleur, par l’endroit sensible. Tu croyais avoir cette nuit un galant frais et dispos, et tu n’as eu qu’un dormeur. Je te permets d’aller le délivrer, si tu peux, du danger qui le menace ; je te pardonne ; mais songe à ne plus lui donner de rendez-vous chez moi ; car si cela t’arrive encore, je t’en ferai repentir de la bonne manière. »
Un commencement si favorable lui donnant sujet d’espérer, elle alla sur-le-champ à la prison où était Roger, et sut si bien amadouer le concierge, qu’elle parvint à lui parler en particulier. Après l’avoir instruit de ce qu’il devait dire pour se tirer d’affaire, sans compromettre sa maîtresse, elle alla chez le prévôt, pour en obtenir une audience particulière. Le prévôt, la trouvant à son gré, voulut en tâter avant de l’entendre. La suppliante, pour mieux réussir dans son dessein, ne fit de résistance qu’autant qu’il en fallait pour attacher plus de prix à sa complaisance. La besogne achevée, elle dit au prévôt que Roger de Jéroli, qui avait été pris et condamné comme un voleur, n’était rien moins que cela. Après lui avoir répété l’histoire qu’elle avait faite au chirurgien, elle ajouta que, l’eau l’ayant si fort endormi, elle l’avait cru mort, et que, pour se tirer d’embarras, elle l’avait porté dans le coffre. Elle lui conta ensuite la conversation du menuisier avec celui qui soutenait que le coffre avait été vendu aux prêteurs sur gages, pour lui faire comprendre que son amant prétendu pouvait bien avoir été transporté dans la maison des usuriers par les usuriers eux-mêmes.
Le prévôt, porté à obliger cette fille, qui venait elle-même de l’obliger, considérant qu’il était aisé d’éclaircir la chose, fit d’abord venir le chirurgien pour savoir s’il avait fait une eau soporifique, et Mazzeo lui confirma la vérité de cette circonstance. Le menuisier, l’homme à qui le coffre appartenait, et les deux prêteurs sur gages, furent également appelés ; et après de longs débats et un sérieux examen, il se trouva que les derniers avaient dérobé la caisse. Roger fut ensuite interrogé, pour savoir l’endroit où il avait couché la nuit dernière. « Je l’ignore, répondit-il ; tout ce que je sais, c’est que j’étais allé chez maître Mazzeo, dans l’intention de coucher avec sa servante, où je me suis endormi après avoir bu d’une certaine eau qu’elle m’a donnée pour me désaltérer, et que le matin, en me réveillant, je me suis trouvé dans un coffre dans la maison où j’ai été pris comme un voleur. »
Le prévôt, trouvant l’aventure fort plaisante, se plut à faire répéter plusieurs fois à chacun son rôle ; renvoya Roger, qu’il reconnut innocent, et condamna les prêteurs sur gages à une amende de dix onces d’argent.
Il ne faut pas demander si Roger, sa maîtresse et la servante, furent satisfaits d’un pareil jugement ; leur joie égala la crainte qu’ils avaient eue. L’amour alla toujours son train, et l’on se divertit longtemps des coups de couteau que la confidente était d’avis qu’on donnât au galant.
Les anciennes histoires de Chypre font mention d’un gentilhomme de ce pays, nommé Aristippe, le plus riche de tous ses compatriotes, et qui sans doute eût été le plus heureux, si la fortune ne l’eût affligé dans une chose. Parmi les enfants dont il était le père, il en avait un qui pouvait le disputer à tous les jeunes gens du pays pour la taille et la figure ; mais cet enfant était si sot, si stupide, qu’on n’en pouvait espérer rien de bon. On l’appelait Galeso. Son père n’épargna rien pour réparer les défauts de la nature par une bonne éducation ; il lui donna un précepteur et d’autres maîtres, mais tout fut inutile. On ne put ni lui apprendre à lire, ni le rendre tant soit peu poli. Tout ce qu’il faisait était marqué au coin de la grossièreté ; discours, manières, même le son de sa voix, annonçaient en lui l’impolitesse et la rusticité. De là vint qu’on lui donna le surnom de Chimon, qui, en langage chyprien, signifie grosse bête.
Aristippe, désolé des mauvaises dispositions de son fils, et désespérant d’en pouvoir jamais faire un homme honnête et supportable, se détermina à l’envoyer à la campagne vivre avec les paysans, pour n’avoir pas incessamment devant les yeux un objet si désagréable et si affligeant. Il lui signifia ses ordres : Chimon les exécuta avec d’autant plus de plaisir que la façon de vivre des villageois lui plaisait cent fois plus que celle de la ville. Il partit donc pour la campagne, où il ne s’occupa que de ménage et de travaux rustiques. Il arriva qu’un jour, après avoir couru d’un champ à l’autre, avec un gros bâton à la main, il entra, sur l’heure de midi, dans un petit bois agréable et touffu ; car c’était dans le mois de mai. Le hasard le conduisit dans un pré entouré de mille arbrisseaux verts, au bout duquel il y avait une claire fontaine. Non loin de cette fontaine, il vit une jeune et belle fille qui dormait sur le gazon. Le mouchoir qui couvrait sa gorge était si simple et si léger, qu’on distinguait sans peine à travers et la blancheur et la finesse de sa peau ; le reste de son vêtement consistait en un casaquin et un jupon d’une blancheur éblouissante, et d’une étoffe presque aussi fine qu’une gaze ; à ses pieds dormaient deux femmes et un valet. Chimon n’eut pas plutôt aperçu cette jeune dormeuse qu’il s’approcha pour la voir de plus près. Appuyé sur son bâton, il la regarde d’un œil curieux, et l’admire comme s’il n’avait jamais vu de femme. Son esprit rustique, sur lequel les leçons les plus sages et les plus attrayantes n’avaient pu faire la moindre impression, lui dit dans ce moment que cette fille était le plus bel objet qui pût s’offrir aux regards des hommes ; il ne se lassait point de la contempler. Il loua ses blonds cheveux, son front, son nez, sa bouche, ses bras, et surtout sa gorge naissante, plus blanche que l’albâtre. D’homme rustre et sauvage, il devint tout à coup un excellent juge en fait de beauté. Il ne manquait à son plaisir que de voir les yeux de la belle, que le sommeil tenait fermés. Il fut tenté de l’éveiller pour se satisfaire, mais, comme il commençait à raisonner, et qu’il n’avait jamais vu de femme aussi belle, il crut que c’était une déesse, et qu’il devait la respecter. Il eut dès lors assez de discernement pour sentir que les choses divines méritent plus de vénération et de respect que les choses mortelles et terrestres. Il se contenta donc de l’admirer, et attendit qu’elle s’éveillât d’elle-même. Quoiqu’il fût naturellement brusque et impatient, le plaisir qu’il trouvait à contempler ses charmes le retint constamment auprès d’elle. Quelque temps après, Éphigène s’éveilla : c’était le nom de cette beauté. Chimon, immobile, appuyé sur son bâton, fut le premier objet qu’elle vit en ouvrant les yeux. Comme il était connu presque partout par son imbécillité autant que par le nom et la richesse de son père, il le fut de cette fille, qui, surprise de le voir là dans cette posture : « Que viens-tu faire dans ce bois, à cette heure-ci ? » lui dit-elle. Chimon, tout occupé d’admirer ses beaux yeux, qu’il lui tardait de voir, et d’où partaient les traits de feu qui enivraient son âme de plaisir, ne répondit pas un seul mot. La belle, voyant qu’il lui lançait continuellement des regards passionnés, et craignant que sa rusticité ne le portât à quelque malhonnêteté, réveilla ses femmes ; et, s’étant levée, elle partit avec elles. « Vous avez beau fuir, charmante souveraine de mon âme, lui dit Chimon, j’irai avec vous. » Quoique Éphigène, qui avait toujours peur de lui, le priât de se retirer, elle ne put jamais s’en défaire : il la conduisit jusque dans sa maison, non sans lui avoir fait, durant la route, beaucoup de compliments sur sa beauté. De là il s’en retourna chez son père, et lui dit qu’il ne voulait plus demeurer au village. Le père n’en fut pas trop content, non plus que ses autres parents ; néanmoins on lui permit de vivre à sa manière, pour découvrir quel pouvait être le motif d’un pareil changement.
Ce jeune homme, dont le cœur n’avait été jusqu’alors susceptible d’aucune impression, plein d’amour pour la jeune et belle Éphigène, étonna, par ses idées et par sa nouvelle conduite, son père, ses frères et tous ceux qui le connaissaient. Il demanda d’abord et obtint d’être habillé comme ses frères, et d’avoir le même train. Perdant chaque jour de son caractère sauvage, il se mit à fréquenter les honnêtes gens, s’appliqua à imiter leurs façons, leur politesse, et s’attacha surtout à retenir les manières et les discours des jeunes gens amoureux. Au grand étonnement de tout le monde, il apprit dans fort peu de temps, non-seulement à lire et à écrire, comme le commun des gens bien nés, mais il se distingua parmi les savants, tant l’amour et l’envie de plaire surent lui inspirer d’ardeur pour l’étude ! Il parvint même, à force d’exercice et de travail, à modifier sa voix, au point qu’il la rendit douce et agréable. Peu de musiciens chantaient et jouaient mieux que lui des instruments. Il devint bon écuyer et un des hommes les plus vigoureux et les plus adroits de son temps dans tous les exercices militaires de mer et de terre. En un mot, il se rendit, dans moins de quatre ans, le gentilhomme le plus poli, le mieux tourné, le plus aimable et le plus accompli de son pays. La seule vue d’Éphigène produisit tous ces miracles. Les divins attraits de cette charmante personne ayant fait entrer l’amour dans son cœur, cette passion fut suffisante pour y développer le germe de ces qualités précieuses qui y étaient ensevelies comme dans une sombre et épaisse prison. Telle est la puissance incompréhensible de ce sentiment sur les âmes dont il s’est emparé : sa présence anime et féconde les vertus les plus assoupies.
Quoique Aristippe ne fût pas trop charmé de l’amour de son fils pour Éphigène, considérant toutefois les effets avantageux que cette passion avait produits sur son esprit et sur son cœur, il le laissa maître de suivre son inclination. Chimon, devenu homme aimable, d’homme stupide qu’il était, eût fort désiré qu’on ne l’appelât plus que Galeso, qui était son premier nom ; mais, comme la belle Éphigène lui avait donné celui de Chimon le jour qu’elle l’avait rencontré, il crut devoir le garder toute sa vie. L’amour qu’il conservait toujours pour elle et le désir de la posséder le portèrent plusieurs fois à prier Chypsée, son père, de la lui donner en mariage ; mais le père d’Éphigène répondit toujours qu’il l’avait promise à un gentilhomme de Rhodes, nommé Pasimonde, auquel il ne voulait pas manquer de paroles. Chimon était trop épris, trop passionné et avait trop fait pour renoncer à sa maîtresse : il jura que nul autre que lui ne la posséderait. À peine fut-il instruit que le Rhodien avait envoyé un vaisseau pour la prendre, et qu’elle était sur le point de partir : « Aimable et cher objet de ma flamme, dit-il en lui-même, voici le moment de te faire connaître combien je t’aime. Tu m’as rendu homme ; je ne doute point que je ne devienne pour toi un héros. Oui, je te posséderai ou je perdrai la vie. » Dans ce dessein, il rassembla plusieurs de ses amis, quelques soldats, et s’embarqua avec eux sur un vaisseau qu’il avait fait armer secrètement, pour aller attendre celui qui devait conduire à Rhodes l’aimable reine de son cœur : il ne l’attendit pas longtemps. Le père d’Éphigène ayant fait les honneurs convenables aux parents de son gendre futur, sa fille ne tarda pas à se mettre en mer. Elle fut rencontrée le lendemain par Chimon, qui était aux aguets pour la voir passer. Il s’approche des Rhodiens ; et quand il en est assez près pour pouvoir se faire entendre, il monte sur la proue, et leur crie de mettre bas les voiles, ou de s’attendre à être pris et jetés dans la mer. Voyant qu’ils se disposaient à se défendre, on lança promptement un harpon sur le vaisseau, et, l’ayant accroché, Chimon monte à l’abordage ; et, sans attendre qu’il soit secondé d’aucun des siens, s’élance sur l’équipage, l’épée à la main, et en fait un carnage horrible. Les Rhodiens effrayés, et contraints de céder à sa valeur, demandent grâce, presque tous d’une commune voix, et offrent de se rendre prisonniers. « Mes amis, leur dit alors Chimon, ce n’est ni par haine ni par l’espoir du butin que j’ai pris les armes contre vous, mais uniquement pour me rendre maître d’un objet qui m’est mille fois plus précieux que la vie, et qu’il vous est facile de me livrer. Je ne vous demande qu’Éphigène : son père me l’a refusée en mariage, et l’amour que j’ai pour elle m’a contraint de recourir aux armes, plutôt que de la laisser marier à un étranger, qui ne saurait l’aimer autant que moi. Je prétends l’épouser, et crois la mériter aussi bien que Pasimonde. Donnez-la-moi donc, et je vous laisse la vie avec la liberté. »
Les Rhodiens, qui n’étaient pas les plus forts, cédèrent à la nécessité, et livrèrent avec regret Éphigène, qui fondait en larmes. Chimon la consola de son mieux ; il la fit passer sur son vaisseau, sans exiger autre chose des Rhodiens. Ravi d’une si belle conquête, son premier soin fut de calmer ses inquiétudes, et d’essuyer les pleurs qu’elle ne cessait de répandre, « Ne vous chagrinez point, ma chère amie, vous serez plus heureuse avec moi que vous ne l’auriez été avec Pasimonde, qui ne vous connaît pas, qui ne peut, par conséquent, vous aimer comme vous le méritez. Songez que, depuis le premier moment que je vous ai vue, je n’ai pas cessé de vous adorer ; songez à tout ce que l’amour m’a fait entreprendre pour vous plaire et me rendre digne de vous. » Après avoir ainsi donné quelque temps à la consolation de sa maîtresse, il tint conseil avec ses compagnons, pour délibérer sur le parti qu’il avait à prendre. Il fut décidé qu’il ne devait pas retourner de quelque temps en Chypre, après un tel enlèvement. Alors il fit voile vers Candie, où il croyait pouvoir passer quelque temps en sûreté avec Éphigène, à la faveur des parents et des amis qu’il avait dans cette île, mais la fortune en disposa autrement, par une de ces bizarreries qui lui sont ordinaires ; elle se plut à changer en tristesse la joie qu’elle venait de procurer à Chimon, jusque-là son favori.
Quatre heures s’étaient à peine écoulées depuis la séparation des deux vaisseaux, lorsque le temps changea. Le ciel se couvrit d’épais nuages, et la mer fut bientôt agitée par les vents les plus impétueux. Tout annonçait une tempête pour la nuit qui commençait à répandre ses voiles, et que Chimon s’était promis de passer dans les plaisirs. Les flots s’agitaient, se courrouçaient de plus en plus, et menaçaient à chaque instant d’engloutir le vaisseau qu’ils battaient avec fureur. Les matelots manœuvraient avec beaucoup de difficulté ; on ne savait plus que faire pour éviter le danger. Chimon était au désespoir d’un pareil contre-temps ; il lui semblait que le ciel ne lui avait donné ce qu’il désirait que pour le lui enlever d’une manière affreuse, et sans espoir de retour. Ses compagnons n’étaient pas moins affligés ; mais Éphigène l’était plus que personne : elle ne cessait de pleurer, et croyait que chaque vague qui venait se briser contre le navire allait être son tombeau. Dans sa douleur, elle maudissait l’amoureux Chimon, lui reprochait durement sa témérité, et disait que ce terrible ouragan était une juste punition du ciel, qui ne voulait pas qu’il l’eût pour femme, mais qui avait décidé sa perte et la sienne. Cependant les matelots ne cessent de manœuvrer pour tâcher d’écarter le danger. Ils ne peuvent se rendre maîtres des vents qui, augmentant à chaque instant, emportent le vaisseau vers l’île de Rhodes. Se voyant près de terre, sans savoir le lieu où ils étaient, ils firent leurs efforts pour gagner le rivage. La fortune seconda leurs désirs ; car le vent les jeta dans un petit golfe où le vaisseau des Rhodiens ne faisait que d’arriver. Quand le jour parut, Chimon et ses gens furent fort surpris de se voir à Rhodes, et à une portée de flèche du vaisseau d’où ils avaient enlevé la belle Éphigène. Désespéré de ce nouveau contre-temps, et craignant ce qui arriva, Chimon ordonna qu’on fit l’impossible pour se retirer d’un lieu si fatal à ses espérances, aimant mieux s’exposer encore à la fureur des vents et des flots qu’au ressentiment des Rhodiens. On tenta tous les moyens imaginables pour s’éloigner du golfe, mais inutilement ; au contraire, comme le vent donnait directement contre le rivage, un coup de vague jeta le vaisseau sur le sable, où il fut incontinent environné de monde, et reconnu par l’équipage du vaisseau rhodien, dont une partie avait déjà débarqué, et s’était retirée au village prochain. Elle fut bientôt instruite de l’aventure de Chimon, et elle revint avec une troupe de paysans qui se saisirent d’Éphigène et de son ravisseur, déjà descendu à terre, avec le plus grand nombre de ses gens, dans l’intention de se sauver dans une forêt voisine. Il fut conduit avec sa maîtresse et plusieurs de ses compagnons au village, et de là à Rhodes.
Pasimonde, instruit de tout ce qui s’était passé, porta plainte au sénat de la violence du gentilhomme chyprien, et le sénat ordonna à Lisimaque, qui cette année était le premier magistrat, d’aller, avec ses sergents, prendre Chimon et ses compagnons, pour les mener en prison. C’est ainsi que cet amant infortuné perdit, non-seulement sa maîtresse, de laquelle il n’avait encore eu que quelques petits baisers, mais sa liberté et l’espoir de la recouvrer.
Quant à Éphigène, elle fut mise chez des dames de la connaissance de Pasimonde, qui s’empressèrent de l’accueillir et de la soulager des fatigues qu’elle avait essuyées. Elle devait demeurer auprès d’elles jusqu’au jour fixé pour les noces ; et, en attendant, on se fit un devoir de lui procurer toutes sortes d’agréments.
Pendant ce temps, Pasimonde s’intrigua, sollicita pour faire condamner à mort son rival ; mais les gentilshommes rhodiens, à qui il avait sauvé la vie, et pour lesquels il avait eu de très-bons procédés, sollicitèrent en sa faveur, et on se contenta de le condamner, lui et les siens, à une prison perpétuelle ; punition qui lui fut aussi douloureuse que s’il eût été condamné à perdre la vie, puisqu’elle lui ôtait l’espoir de jamais posséder l’objet de son amour.
Cependant, tandis que Pasimonde faisait tout disposer pour ses noces, la fortune, toujours capricieuse, parut se repentir du mal qu’elle avait fait à Chimon, et suscita un nouvel événement pour amener sa délivrance. Pasimonde avait un frère, nommé Hormisda, plus jeune que lui, mais non moins estimable par son mérite. Ce frère était amoureux d’une très-jolie Rhodienne de qualité, connue sous le nom de Cassandre, et il l’avait demandée plusieurs fois en mariage, sans avoir jamais pu l’épouser, à cause de divers accidents survenus au moment de la conclusion. Il faut observer que le magistrat Lisimaque était également épris des charmes de cette demoiselle ; mais elle lui préférait son rival. Pasimonde, voulant faire, comme on dit vulgairement, d’une pierre deux coups, et éviter les dépenses d’une seconde noce, imagina de conclure, une fois pour toutes, le mariage de son frère, afin qu’il pût épouser la belle Cassandre, le même jour que lui-même épouserait Éphigène. Il en parla aux parents de la demoiselle, et il fut arrêté que ce double mariage se ferait en même temps. Lisimaque ne fut pas plutôt informé de ce nouvel arrangement, qu’il sentit que tout était perdu pour lui, si Cassandre donnait sa main à Hormisda. Cette idée ralluma sa jalousie, et le mettait en fureur. Il dissimula toutefois sa peine et son ressentiment, pour songer aux moyens d’empêcher ce mariage. Il n’en vit pas de plus court ni de plus sûr que celui d’enlever Cassandre. L’exécution lui en paraissait aisée, mais indigne d’un honnête homme. Cependant, après bien des combats et bien des réflexions, l’amour l’emporta sur l’honneur ; et il se décida à l’enlever, quoi qu’il en dût arriver. Pensant à la manière dont il devait s’y prendre, et aux personnes qui lui étaient nécessaires pour ce coup de main, il se ressouvint de Chimon et de ses compagnons qu’il tenait prisonniers. Il jugea qu’il aurait de la peine à trouver des gens plus propres à seconder ses vues ; il donna ses ordres pour qu’on lui amenât Chimon la nuit suivante ; il le fit entrer dans sa chambre, et voici à peu près le discours qu’il lui tint :
« Les dieux, mon ami, se plaisent à éprouver la vertu des hommes. Ils ne leur prodiguent souvent leurs bienfaits que pour les replonger dans l’adversité ; et s’ils les trouvent aussi fermes et aussi constants dans le malheur qu’ils l’avaient été dans la prospérité, ils se font une justice de leur rendre avec usure leurs premières faveurs. C’est sans doute dans l’intention d’éprouver ton courage qu’ils t’ont fait sortir de la maison de ton père, que je sais être très-riche. Je n’ignore pas non plus qu’ils se sont servis du pouvoir de l’amour pour faire de toi un homme vaillant et éclairé, d’homme stupide et grossier que tu étais. Ils veulent voir à présent si l’adversité et la prison n’ont point altéré ton courage. S’il est tel qu’il s’est d’abord montré lorsque tu as conquis ta maîtresse par les armes, je puis t’assurer qu’ils te réservent la récompense la plus flatteuse que tu puisses désirer. Tu vas en juger par toi-même : sois seulement attentif à ce que je vais te dire.
« Tu sauras d’abord que Pasimonde, ton rival, s’est donné toute sorte de mouvements pour te faire condamner à mort ; aujourd’hui il s’en donne pour hâter le moment de son mariage avec celle que tu aimes, et qui t’a coûté tant de peines et de soins, sans avoir pu la posséder. Je sais combien ce prochain mariage doit t’affliger ; j’en juge par le chagrin que me cause à moi-même celui d’Hormisda, frère de Pasimonde, qui, le même jour, doit épouser une demoiselle qui m’est pour le moins aussi chère qu’Éphigène peut te l’être à toi-même. Aie néanmoins bonne espérance ; il est un moyen de nous venger l’un et l’autre de l’injure qu’on nous fait, et d’empêcher même cette double alliance : il ne s’agit que d’avoir du courage. Vois si tu te sens celui de prendre les armes pour enlever les maîtresses de nos rivaux. Tu ne balanceras point, si Éphigène t’est toujours chère, si tu veux recouvrer ta liberté et celle de tes compagnons, que j’attache à ce prix. Tu verras, par mon courage, que je suis aussi amoureux que toi. Parle, je n’ai plus rien à te dire. »
Lisimaque n’avait point encore fini de parler, que Chimon se crut déjà réconcilié avec la fortune. Il sentit ses espérances renaître et son courage se ranimer. « Que vous me connaîtriez mal, monsieur le juge, lui répondit-il, si vous doutiez de ma valeur ; il n’est point de péril que je n’affronte pour servir votre amour, si je dois obtenir la récompense que vous me faites envisager : vous ne sauriez trouver de compagnon plus brave et plus fidèle pour vous seconder. Je suis prêt à vous en convaincre ; ordonnez, que faut-il faire ?
– On m’a assuré, répondit Lisimaque, que les deux noces devaient se faire dans trois jours, dans la maison de Pasimonde. Risquant donc le tout pour le tout, je suis d’avis de nous y rendre pendant la nuit, bien armés, avec tes compagnons et les miens, et d’enlever, du milieu du festin, ta maîtresse et la mienne ; nous les conduirons aussitôt dans un vaisseau qu’on prépare secrètement par mes ordres, et nous immolerons à notre fureur quiconque s’opposera à notre résistance. »
Chimon fut ravi de la proposition de Lisimaque, et s’en retourna fort content dans sa prison, bien résolu de cacher à ses compatriotes, jusqu’au moment de l’exécution, le projet où ils devaient entrer, afin d’être plus sûr que rien ne transpirât.
Le jour des noces venu, la fête fut des plus magnifiques. La joie éclatait de toutes parts dans la maison des nouveaux époux, pendant que Lisimaque disposait toutes choses pour y apporter la tristesse et le deuil. Il met Chimon et ses compagnons en liberté ; il les arme, les réunit aux gens qu’il s’était affidés de son côté, et harangue les uns et les autres pour leur inspirer du courage. Il divise ensuite cette troupe en trois petits corps : il en envoie un au port, afin que personne ne puisse s’opposer à l’embarquement, quand il en sera temps ; il se transporte avec les deux autres à la maison des nouveaux mariés ; il laisse à la porte le second détachement, pour empêcher le monde d’entrer ; et, suivi de Chimon, monte avec le troisième dans la salle des nouvelles mariées, qui étaient à table avec beaucoup d’autres femmes. Ils s’avancent hardiment, renversant tout ce qui s’offre devant eux, et prennent chacun leur maîtresse, qu’ils remettent aussitôt entre les mains de leurs compagnons, avec ordre de les conduire au port. Un coup si hardi jette l’assemblée dans l’étonnement et la frayeur. Les nouvelles mariées poussent des cris affreux, et se démènent vivement dans les bras de ceux qui les emportent : les autres dames, qui n’avaient pu les défendre, se lamentent, se lèvent de table, appellent les hommes à grands cris ; et, en attendant qu’ils viennent à leur secours, elles se mettent en devoir d’arrêter les ravisseurs, en s’opposant à leur passage ; mais Lisimaque et Chimon se font jour avec leur épée à travers la foule, et gagnent facilement l’escalier ; ils y rencontrent Pasimonde qui, armé d’un gros bâton, était accouru au bruit. Chimon lui fend la tête d’un coup de sabre, et le jette mort sur le carreau. Hormisda, qui vole au secours de son frère, est également tué par Chimon. Les attaquants ayant donc tué ou blessé tout ce qui avait voulu leur résister, se réunirent à ceux qui gardaient la porte, et se rendirent tous en bon ordre au vaisseau, où les deux dames étaient déjà. Ils mirent aussitôt à la voile, aux yeux d’une multitude de gens armés, qui venaient en diligence pour les arrêter. Après quelques jours d’heureuse navigation, ils arrivèrent en Candie, où ils furent bien reçus de leurs parents et de leurs amis. Chimon et Lisimaque épousèrent leurs maîtresses, qu’ils avaient eu soin de consoler durant le voyage, et l’un et l’autre eurent sujet de se féliciter de leur destinée. Cet événement produisit de grands troubles entre les Rhodiens et les Chypriens ; ils se disposaient même à se faire la guerre, lorsque, par la médiation des parents et des amis des deux époux, tout fut apaisé. L’affaire s’arrangea si bien, qu’après quelque temps d’exil, il fut permis à Chimon et à Lisimaque de retourner chacun dans son pays, où ils vécurent en paix et en bonne intelligence avec leurs femmes, aussi bien qu’avec leurs compatriotes.
Vous n’ignorez pas qu’au nord, et tout auprès de la Sicile, il y a une île qu’on appelle Lipari. Vous saurez donc qu’il y eut autrefois, dans la capitale de cette petite île, une jeune fille nommée Constance, qui joignait à une naissance honnête une figure très-intéressante. Un jeune homme, à peu près de son âge, nommé Martucio Gomito, qui ne manquait ni d’esprit ni de bonne mine, en devint amoureux. La demoiselle, qui lui trouvait des agréments infinis, se fit un devoir de répondre à son amour, et n’était jamais plus contente que lorsqu’elle le voyait ou qu’elle pouvait s’entretenir avec lui. Martucio, encouragé par ce tendre retour, se hasarda de la faire demander en mariage à son père, qui la lui refusa net, parce qu’il le trouvait trop pauvre.
Le jeune homme, piqué du motif du refus, arma, de moitié avec quelques-uns de ses parents et de ses amis, une petite galère, et jura de ne retourner dans sa patrie qu’après avoir fait une brillante fortune. Quand le vaisseau fut prêt, il s’embarqua, dans l’intention d’exercer le métier de corsaire, et fit voile vers les côtes de Barbarie. Il se tint quelque temps sur cette terre, attaquant et pillant tous les vaisseaux qui n’étaient pas en état de lui résister. La fortune lui fut presque toujours favorable. Il amassa beaucoup de biens dans très-peu de temps, plus même qu’il n’en fallait pour figurer avantageusement dans son pays, s’il eût voulu y retourner. Mais l’ambition d’augmenter ses richesses le retint encore sur mer, et cette ambition démesurée causa son malheur. Il fut attaqué à son tour par des Sarrasins ; il se défendit longtemps, mais enfin il fallut céder à la force. Il fut pris avec tout ce qu’il avait piraté, et conduit à Tunis, où il demeura longtemps prisonnier, dans une extrême misère. La plupart de ses compagnons avaient été tués dans le combat, et son vaisseau coulé à fond, après que les Barbaresques l’eurent pillé.
Bientôt le bruit courut à Lipari que Martucio, et tous ceux qui s’étaient embarqués avec lui, avaient péri sur mer. Constance, que le départ de son amant avait fort affligée, ne pouvait se consoler de sa perte. Après avoir longtemps pleuré sur sa malheureuse destinée, elle résolut de ne plus vivre ; mais ne pouvant gagner sur soi de se détruire elle-même, elle s’avisa d’un moyen assez singulier pour se réduire à la nécessité de mourir. Elle sortit un jour secrètement de la maison de son père, et s’en alla au port, dans l’intention d’entrer dans la première barque de pêcheur qu’elle trouverait vide, pour s’abandonner ensuite à la merci des vents et des flots. Elle en aperçut une, séparée de toutes les autres, qu’elle trouva fournie de mâts, de voiles et de rames, parce que les matelots en étaient sortis depuis peu. Elle y entre, la détache, et prend le large à force de rames et de voiles ; car elle entendait un peu la navigation, comme toutes les femmes de cette île. Quand elle se vit en pleine mer, elle abandonna les rames et le gouvernail, persuadée, ou que sa barque, qui n’était pas lestée, serait bientôt submergée, ou qu’elle irait se briser contre quelque rocher, ce qui lui procurerait une mort inévitable. Dans cette espérance, elle s’enveloppa la tête d’un manteau, et se coucha au fond de la barque, priant Dieu d’avoir seulement pitié de son âme. Par bonheur l’événement ne répondit point à son attente : la mer était tranquille, et le peu de vent qu’il faisait, poussant vers les côtes de Barbarie, conduisit le bateau, dans l’espace d’environ vingt-quatre heures, en un petit havre, près la ville de Souse, dépendante du royaume de Tunis. Comme la jeune fille n’avait point levé la tête, elle ne savait si elle était en terre ou en mer. Lorsque le bateau vint à bord, il y avait sur le rivage une vieille femme, occupée à plier des filets de pêcheurs, qu’elle avait mis sécher au soleil. Surprise de la voir arriver à pleines voiles, et donner contre terre, sans que personne parût, elle crut que les pêcheurs s’étaient endormis. Pour s’en convaincre, elle entre dans la barque, et ne trouve qu’une fille, étendue tout de son long sur les planches, empaquetée d’un grand manteau. Elle s’approche, et s’apercevant qu’elle dormait profondément, elle l’appelle, et la secoue jusqu’à ce qu’elle soit éveillée. Elle reconnut à ses habits, quand elle l’eut fait lever, que c’était une chrétienne ; elle lui demanda aussitôt en italien par quelle aventure elle se trouvait là toute seule. La jeune fille, entendant parler sa langue, crut que le vent avait changé, et l’avait repoussée vers l’île d’où elle était partie. Elle porte précipitamment ses regards de tous côtés, et ne connaissant point le pays, elle demande à la vieille où elle était : « Vous êtes près de Souse, en Barbarie. » À cette réponse, Constance, plus affligée que jamais d’être encore du nombre des vivants, surprise de se trouver chez des Barbares, et craignant qu’ils ne voulussent, ou la maltraiter ou porter atteinte à son honneur, se laissa tomber sur le sable, comme pour mieux s’abandonner à sa douleur, et elle versa un torrent de larmes. La bonne femme se mit à la consoler de son mieux ; la compassion la rend éloquente ; elle vient à bout de l’arracher de ce lieu, et de la mener à sa chaumière, où elle lui fit manger un morceau de pain dur et du poisson. Voyant qu’elle n’était plus si chagrine, elle la pria de lui raconter son aventure. Constance, étonnée de ce qu’elle lui parlait toujours italien, ne jugea point à propos de satisfaire sa curiosité sans savoir auparavant à qui elle avait affaire ; elle questionna donc son hôtesse, qui lui apprit qu’elle était au service de plusieurs chrétiens qui faisaient le métier de pêcheurs ; qu’elle avait reçu le jour à Trapani, d’où elle était sortie de très-bonne heure, et qu’elle se nommait Chereprise. Ce nom lui parut d’un bon augure ; elle commença même, dès ce moment, à ne plus désirer la mort, soit que les tendres consolations de la bonne vieille eussent ranimé son courage, soit qu’elle eût quelque secret pressentiment qu’elle pourrait oublier ses chagrins et devenir heureuse. Elle raconta pour lors à cette femme l’étrange résolution qu’elle avait prise, et ce qui l’y avait portée, sans cependant lui dire le nom, ni l’état de ses parents, ni la ville qu’ils habitaient. Elle termina son récit par la prier d’avoir compassion de sa jeunesse, et de lui fournir quelque expédient pour mettre son honneur à l’abri des insultes des hommes. Chereprise, qui était une très-honnête femme, lui dit de ne point s’inquiéter, et lui promit de lui rendre tous les services qui dépendraient d’elle. « Je vous placerai, ajouta-t-elle, dans une maison de la ville prochaine, où votre honneur n’aura pas le moindre danger à courir. » Elle la laisse un moment seule dans sa cabane, et va retirer le reste des filets au soleil. À son retour, elle la couvre du manteau dont elle l’avait trouvée enveloppée dans la barque, et la mène droit à Souse, en lui disant qu’elle la conduit chez une Sarrasine très-respectable. « C’est une dame d’un certain âge, extrêmement charitable, qui a des bontés pour moi, je la prierai de vous prendre avec elle, et je suis assurée d’avance qu’elle s’en fera un plaisir. Je puis vous promettre que si vous cherchez à la contenter et à mériter son affection, elle vous traitera comme sa propre fille, et aura pour vous toute la tendresse et tous les égards que vous pourrez désirer. »
Quand elles furent arrivées dans la ville, Chereprise courut vers sa protectrice, qu’elle aperçut de loin entrant dans une maison voisine de la sienne. Elle parla avec tant de chaleur et d’intérêt, que la dame, touchée des malheurs de cette pauvre petite étrangère, ne put la regarder sans pleurer. Elle la caressa, la baisa sur le front, et la mena ensuite dans sa maison, où elle ne logeait que des femmes qu’elle occupait à divers ouvrages de soie, de cuir et de palmier. Constance eut bientôt appris à travailler aussi bien que ses compagnes ; elle se concilia d’autant plus aisément leur estime et leur amitié, qu’elle fit des progrès rapides dans leur langue. Sa patronne ne l’aimait pas moins ; enfin, elle était aussi heureuse qu’on peut l’être parmi des étrangers et loin de sa patrie.
Dans le temps qu’elle ne comptait plus revoir ses parents, qui la croyaient morte, le ciel préparait un événement qui devait la ramener dans sa patrie avec son amant. Un prince de Grenade, qui prétendait avoir des droits sur le trône de Tunis, alors occupé par Mariabdel, mit une grosse armée sur pied, dans le dessein d’aller s’en emparer. Martucio Gomito, qui savait déjà parfaitement la langue du pays, ayant appris cette nouvelle, et les grands préparatifs que le roi de Tunis faisait pour repousser les forces du seigneur grenadin, dit à un de ses gardes que s’il pouvait parler au roi, il lui enseignerait un moyen infaillible pour le rendre victorieux de son ennemi. Le garde rendit compte de cette conversation à son maître, et le maître au roi. Le monarque envoya chercher Martucio, et lui ayant demandé quel moyen il avait à donner : « Sire, lui répondit l’esclave, je me suis aperçu, depuis que je suis dans vos États, que dans vos armées vous employez plus d’archers que toute autre espèce de soldats ; je pense donc que si Votre Majesté pouvait faire en sorte que les flèches manquassent à vos ennemis, et que vos troupes en eussent en abondance, elle serait infailliblement victorieuse. – La question est de le pouvoir, répondit le roi. – La chose est très-possible, répliqua Martucio, et voici comment. Il faut que Votre Majesté fasse faire les cordes des arcs de vos archers beaucoup plus déliées qu’à l’ordinaire, et que le bout du trait qui donne sur la corde soit si mince, qu’il ne puisse servir qu’à ces cordes. Cette opération doit être tenue secrète, pour que l’ennemi ne puisse y pourvoir ; par ce moyen vous êtes sûr de le vaincre ; car lorsqu’il aura lancé toutes ses flèches sur vos troupes, il faudra nécessairement qu’il ramasse celles qui lui auront été tirées par vos archers, s’il veut continuer le combat ; mais elles ne pourront lui servir, à cause de la minceur du bout, sur lequel les cordes trop grosses n’auront pas assez de prise. Par ce moyen, vos troupes auront des armes en abondance, et les ennemis en manqueront. »
Cet avis plut extrêmement au roi. Il s’y conforma, et gagna la bataille, ce qui valut ses bonnes grâces à Martucio, dont il fit en très-peu de temps un grand seigneur.
La renommée de ce nouveau favori vola dans tout le royaume. Constance ne tarda pas à être informée que celui qu’elle croyait mort depuis longtemps, vivait encore, et était ce même Martucio que la faveur du prince avait élevé au plus haut degré de la fortune et de la grandeur. Elle reprit courage, et l’amour presque éteint se ralluma dans son cœur. Elle conte à la bonne dame toutes les aventures qui lui étaient arrivées, et lui fait part de la situation où elle se trouvait par la découverte qu’elle avait faite, en apprenant que le favori du roi était son ancien amoureux ; elle finit par lui témoigner un grand désir d’aller à Tunis, pour se convaincre de la vérité par ses yeux. La dame, animée d’une tendresse toute maternelle, loua son dessein, voulut l’accompagner et s’embarqua avec elle. Arrivées dans cette capitale, elle la mena chez une de ses proches parentes, qui la reçut le mieux du monde. Chereprise, qui avait été du voyage, fut envoyée pour s’informer si ce Martucio, favori du prince, était Martucio Gomito de Lipari, qui, quelques années auparavant, avait fait le métier de corsaire, avec plusieurs jeunes gens de la même île. Les informations vinrent à l’appui de tout ce qu’on avait ouï dire. Alors la bonne dame, voulant annoncer la première à Martucio l’agréable nouvelle de l’arrivée de sa maîtresse, alla le trouver, et lui dit qu’elle avait chez elle une personne nouvellement arrivée de Lipari, qui désirait de lui parler en particulier. « Comme elle ne veut être vue que de vous, ajouta-t-elle, je me suis offerte de venir moi-même vous le faire savoir. » Martucio la remercia de sa politesse, et la suivit incontinent. Quand Constance le vit, elle faillit mourir de joie ; elle courut l’embrasser, et, sans pouvoir lui dire un seul mot, elle se mit à pleurer. Martucio, de son côté, demeura quelque temps sans pouvoir lui parler, tant il fut saisi en la reconnaissant ; puis jetant un profond soupir : « Est-ce bien vous, ma chère amie ? lui dit-il ; hélas ! j’avais ouï dire que vous étiez morte. Que je me félicite de vous retrouver ! » Il se jette ensuite à son cou, et la serre tendrement dans ses bras, en versant des larmes d’attendrissement et de joie. Constance lui raconta ses aventures, sans oublier les bons traitements qu’elle avait reçus de la dame chez qui elle demeurait. Martucio lui conta succinctement les siennes ; après quoi, il courut informer le roi de ce qui venait de lui arriver, et lui demanda la permission d’épouser sa maîtresse à la manière des chrétiens. Le roi, surpris de cette singulière aventure, voulut voir Constance, et, convaincu par elle-même de la fidélité du rapport de son favori, permit à Martucio de l’épouser, en lui disant qu’il l’avait bien méritée. Il combla ces amants de dons magnifiques. Martucio, de son côté, s’épuisa en remercîments et en politesse auprès de la charitable Sarrasine ; et, après lui avoir fait de riches présents, il la fit conduire honorablement à Souse. Les nouveaux mariés retinrent avec eux Chereprise ; et, ayant obtenu depuis la permission de retourner dans leur pays, ils amenèrent cette bonne vieille à Lipari, où ils furent reçus avec une joie d’autant plus grande, qu’on ne comptait plus les revoir. Ces deux époux vécurent longtemps, et passèrent tout le reste de leurs jours dans l’abondance et dans une parfaite tranquillité.
Il y eut autrefois dans Rome, ville qui a été longtemps la première du monde, et qui est peut-être aujourd’hui la dernière, à cause de ses débordements, il y eut, dis-je, un jeune homme, nommé Pierre Boccamasse, d’une famille aussi ancienne qu’illustre, qui devint amoureux d’une jeune beauté, dont le père, d’une naissance obscure, mais fort estimé des Romains, s’appelait Giglivosse. Comme ce jeune gentilhomme était d’une jolie figure, et avait des manières aimables, il n’eut pas de peine à rendre Angeline sensible à son amour. La passion dont il était dévoré ne fit qu’augmenter par la tendresse que la belle lui témoignait. Voyant que tout allait au mieux, et qu’il ne pouvait être heureux s’il ne l’épousait, il alla trouver Giglivosse, son père, pour la lui demander en mariage, sans s’inquiéter si le sien consentirait à cette alliance. Bien loin d’y consentir, celui-ci l’accabla de vifs reproches au sujet de cette démarche, et fit dire au père de la demoiselle de ne point se prêter à la proposition de son fils, s’il ne voulait s’exposer au ressentiment de toute sa famille, qui ne consentirait jamais à une pareille union. Le jeune homme, voyant qu’on refusait de faire son bonheur, fut dans une affliction inconcevable. Il n’y eut point de choses fâcheuses qu’il ne dit à ses parents ; et si le père d’Angeline l’eût voulu, il l’aurait épousée en dépit du sien.
L’amour est de toutes les passions celle qui s’irrite et s’accroît le plus par les obstacles mêmes qu’elle rencontre. Pierre, désespérant de pouvoir fléchir ses parents, et ne pouvant être heureux sans Angeline, qu’on veillait de plus près depuis qu’on savait qu’il en était amoureux, forma le dessein de s’enfuir de Rome avec elle, dans le cas toutefois qu’elle voulût y consentir. Il eut le secret de l’informer de son projet, en lui promettant de l’épouser dès qu’ils se trouveraient en pays libre. La demoiselle approuva son dessein ; ils conviennent du jour et de l’heure de leur départ ; et, lorsqu’ils ont tout disposé, ils montent à cheval et prennent le chemin d’Alaigne, où le jeune homme avait des amis. Quelque passionnés qu’ils fussent l’un pour l’autre, la crainte d’être poursuivis fit qu’ils se contentèrent de se donner de temps en temps quelques baisers, espérant se dédommager amplement quand ils seraient en pleine liberté. Pierre connaissait peu le chemin d’Alaigne ; après avoir fait environ quatre ou cinq lieues, au lieu de prendre à droite, il lui arriva de prendre à gauche, et alla passer devant un petit château, d’où il sortit douze paysans de mauvaise mine qui allaient droit à eux. Angeline fut la première à les apercevoir. « Ah Dieu ! nous sommes perdus, s’écria-t-elle ; voilà des gens qui viennent nous attaquer : sauvons-nous vite, mon cher ami ; » et en disant cela, elle détourne son cheval et gagne une forêt voisine. Son amant, surpris de ne voir personne, veut tourner la tête, et se trouve pris avant d’avoir songé à fuir. Ces hommes le font descendre de cheval et lui demandent qui il est. Il leur dit son nom ; et voyant sur sa réponse qu’il est du parti de leurs ennemis, les Ursins, ces scélérats, complotent entre eux de le dépouiller et de le pendre à un arbre. Ils lui ordonnent donc de se déshabiller ; mais, tandis que ce pauvre jeune homme, trop certain de son malheur, quitte ses habits et recommande son âme à Dieu, vingt cavaliers qui étaient en embuscade, courent à bride abattue sur cette troupe de brigands, en criant : Tue ! tue ! À ce bruit inattendu, les voleurs quittent Boccamasse pour se mettre en défense. Mais, voyant qu’ils étaient en plus petit nombre et craignant de succomber, ils prirent promptement la fuite. Tandis que les autres les poursuivent vigoureusement, Pierre profite de cette heureuse circonstance pour reprendre ses habits ; il remonte à cheval et court au galop par le chemin qu’il avait vu prendre à sa maîtresse, bénissant le ciel d’en avoir été quitte pour la peur. Arrivé dans le bois, il rôde, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre ; mais, n’y voyant ni sentier ni trace de cheval, il commence à s’affliger. Il court encore de côté et d’autre, mais il n’est pas plus avancé. Il crie et appelle Angeline de toutes ses forces, mais point de réponse. Alors la joie qu’il avait d’être échappé à la mort et de se trouver en sûreté dans ce bois fort épais se change en une profonde tristesse qui lui fit pousser des sanglots et répandre des pleurs en abondance. Cependant, n’osant plus retourner sur ses pas, il avançait toujours, incertain du lieu où la destinée le conduisait. Les bêtes féroces, dont il savait que la forêt était remplie, se présentaient sans cesse à son imagination et redoublaient ses inquiétudes. Il craignait pour lui-même, mais beaucoup plus pour sa maîtresse, qu’il croyait voir à tout moment dévorée par les ours et par les loups. Enfin, après avoir couru tout le reste du jour, pleurant, gémissant, appelant Angeline, et se trouvant accablé de fatigue et de faim, il s’arrêta aux approches de la nuit, attacha son cheval à un gros arbre, sur lequel il monta pour se mettre à couvert des bêtes sauvages. Le ciel, qui était couvert, s’éclaircit bientôt après, et laissa voir la lune, qui répandait une lumière argentine à travers les feuillages de la forêt. Quand la tristesse et la douleur n’eussent point empêché l’infortuné Boccamasse de dormir, la seule crainte de se laisser tomber eût écarté le sommeil de ses yeux. Il se vit donc contraint de passer toute cette nuit à contempler les astres et à maudire sa malheureuse destinée.
La belle Angeline n’était pas plus heureuse que son amant. Emportée par son cheval, elle se réfugia, comme je l’ai dit, dans le bois, et pénétra si avant qu’il ne lui fut plus possible d’en sortir. Elle avait rôdé tout le jour, comme Pierre, se lamentant, pleurant et appelant son amant, toujours sourd à sa voix. Enfin, ne sachant plus que devenir, elle s’était abandonnée à son cheval qui, ayant trouvé un petit sentier, le suivit à petits pas. Après avoir fait environ une lieue de chemin, elle aperçut une petite chaumière comme le jour commençait à finir. Elle reprit alors la bride du cheval et elle dirigea sa course vers cette habitation. Elle y trouva un vieux homme avec une femme non moins âgée que lui. Ces bonnes gens, surpris de la voir seule à une heure si indue, lui en demandent la raison. Elle leur répondit en pleurant qu’elle avait perdu dans le bois son compagnon de voyage, et les pria de lui apprendre à quelle distance elle était d’Alaigne. « Ma fille, lui répondit le vieillard, ce n’est point ici la route d’Alaigne, et vous en êtes à plus de six lieues. – Faites-moi l’amitié de me dire s’il n’y a point dans le voisinage de maison où je puisse aller loger. – Il n’y en a pas une où vous puissiez arriver avant minuit. – Puisque cela est ainsi, oserai-je vous prier de me donner l’hospitalité pour cette nuit ? – Très-volontiers, ma fille ; mais je vous préviens que nous sommes souvent insultés de jour et de nuit par des bandits qui courent ces bois ; si par malheur ils venaient cette nuit, comme vous êtes jeune et jolie, ils ne manqueraient pas de vous outrager, et je vous avertis que nous ne pourrions vous défendre. » Quoique effrayée par l’observation du vieillard, cependant, comme il était fort tard et qu’elle ne savait où se réfugier, elle aima encore mieux, à tout événement, s’exposer à la merci des hommes que de devenir la proie des bêtes féroces. « Dieu nous gardera peut-être de ce malheur, dit-elle au vieillard, et je vous aurai la plus grande des obligations. » Elle descend donc de cheval, entre dans la chaumière, soupe avec ces bonnes gens, se couche avec eux tout habillée, et passe la plus grande partie de la nuit à déplorer son malheur et celui de Pierre, qu’elle n’espérait plus revoir. Vers la pointe du jour, elle entendit force gens qui marchaient en causant. Elle se lève incontinent, gagne une petite cour qui était derrière la chaumière, et se cache en tremblant dans un tas de foin. À peine fut-elle dans ce gîte que ces gens étaient à la porte. Ils firent ouvrir avec grand bruit. Le cheval de la belle qu’ils virent tout sellé, leur fit demander s’il y avait quelqu’un dans la maison. Le vieillard, ne voyant plus la jeune fille, répondit qu’il n’y avait personne, et que ce cheval s’étant égaré, il l’avait mis à couvert, de peur qu’il ne fût mangé durant la nuit par les loups. Le chef de la bande dit alors que puisque ce cheval n’avait point de maître, il serait bon pour eux. La troupe étant entrée dans la maison, les uns courent d’un côté, les autres de l’autre, pour voir s’il n’y avait personne de caché. L’un d’eux enfonça sa javeline dans le foin, et il s’en fallut de peu qu’il ne tuât la fille qui y était cachée. La javeline la toucha de si près de la mamelle gauche, que le fer perça sa robe. La fille, qui crut être blessée, faillit jeter un grand cri ; mais, considérant le lieu où elle se trouvait, elle se contint et n’osa pas même porter sa main à la partie où elle avait été touchée. Ces gens enfin, après avoir bien bu et avoir mangé les chevreuils qu’ils étaient venus faire cuire dans cette chaumière, s’en retournèrent, emmenant avec eux le cheval d’Angeline. Lorsqu’ils furent un peu loin, le vieux bonhomme demanda à sa femme ce que la petite étrangère était devenue. Elle lui répondit qu’elle n’en savait rien ; mais qu’elle allait voir si elle ne la trouverait pas cachée quelque part. Angeline, qui entendit ces mots, comprenant que les brigands devaient être déjà loin, sortit de dessous le foin, et ses hôtes furent agréablement surpris de la revoir saine et sauve. Le bonhomme, touché de son tort, lui dit qu’il la conduirait, si elle voulait, à un château qui n’était qu’à deux lieues et demie de là, où elle serait en lieu de sûreté ; mais qu’il fallait se résoudre à faire ce chemin à pied, parce que les bandits avaient emmené son cheval. La belle accepta la proposition avec joie ; et étant partis sur-le-champ, ils arrivèrent au château vers les sept ou huit heures du matin. Ce château appartenait à un gentilhomme de la maison des Ursins, nommé Lielle de Champ-Fleur. Sa femme, qui était une personne charitable et pleine de piété, y était alors. Elle reconnut Angeline, et la reçut le mieux du monde. Elle voulut savoir par quelle aventure elle se trouvait dans ce canton. Après que la jeune fille lui eut tout raconté, sans déguiser la moindre circonstance, elle fut d’autant plus touchée de son malheur, que Pierre Boccamasse était des amis de son mari. Quand elle entendit parler du lieu où il avait été pris, elle ne douta point qu’il n’eût été tué, et elle dit à Angeline : « Vous demeurerez ici avec moi jusqu’à ce qu’il se présente une occasion de vous renvoyer à Rome sans aucun risque. »
Il est temps de revenir à notre amant, que nous avons laissé perché sur un arbre. Il n’y avait pas encore passé une heure, qu’il vit venir au clair de la lune une vingtaine de loups qui, apercevant son cheval, firent un cercle autour de lui. Le cheval, connaissant le danger qui le menaçait, lance des ruades à force, et se démène tant, qu’il rompt la corde et prend la fuite ; mais les loups affamés, courent après lui, l’environnent et l’empêchent d’aller plus loin. Le pauvre animal se défendit longtemps de la dent et du pied ; mais à la fin il fut renversé, mis en pièces et dévoré. Le malheureux Pierre, témoin de ce terrible repas, tremblait de devenir, à son tour, la pâture de ces bêtes affamées. Il désespérait de pouvoir jamais sortir de ce bois. Les étoiles commençaient à pâlir, et à faire place au jour, lorsque, transi de froid et de peur, il regarda de tous côtés, et vit un grand feu à une bonne demi-lieue de là : il attendit qu’il fût un peu plus jour, descendit ensuite de l’arbre, et prit son chemin vers l’endroit où était ce feu, non sans crainte d’être rencontré par quelque loup. Il arriva heureusement dans ce lieu, où il trouva des bergers qui mangeaient et se divertissaient. Ils eurent pitié de lui, et le firent chauffer, boire et manger avec eux. Après leur avoir raconté son aventure, il leur demanda s’il n’y avait point dans le voisinage de bourg ou de château où il pût aller demander l’hospitalité. Ils lui dirent qu’à une lieue et demie de là il y avait le château de Lielle de Champ-Fleur, que la femme du seigneur occupait, et où il serait bien accueilli, parce que cette dame était très-hospitalière. Pierre, charmé de trouver encore une ressource, les pria de l’y faire conduire par un d’entre eux, ce qu’on lui accorda volontiers.
À peine y fut-il arrivé, qu’il rencontra un ancien domestique de son père ; il le reconnut et l’appela pour lui conter sa mésaventure. Il entrait déjà en marché avec lui pour l’envoyer à la recherche d’Angeline, lorsque la dame du château, qui l’aperçut d’une fenêtre, le fit appeler. Il serait difficile de se former une juste idée de la joie qu’il eut de voir sa maîtresse en abordant la dame. Il mourait d’envie de se jeter à son cou ; mais la timidité l’en empêcha. La joie d’Angeline ne fut pas moins grande à la vue de son amant. Après les premiers compliments, la maîtresse du château, qui savait déjà son aventure, lui reprocha avec douceur d’avoir voulu se marier contre le gré de ses parents. Elle chercha à l’en détourner ; mais le voyant ferme dans son dessein, considérant d’ailleurs les aimables qualités du caractère et de la figure de la jeune fille, et la tendresse qu’elle avait pour son amant : De quoi vais-je me mêler ? se dit-elle à elle-même ; pourquoi vouloir troubler le bonheur de ces aimables enfants ? ils s’aiment, ils se connaissent, ils sont également attachés aux intérêts de mon mari ; leurs vues et leurs désirs sont honnêtes : il faut donc leur laisser la liberté de suivre leur inclination ; d’ailleurs, il semble que la Providence autorise ce mariage, puisqu’elle a sauvé l’un du gibet, et l’autre de la javeline, et tous deux des bêtes féroces. Et véritablement, pourquoi m’opposerais-je aux décrets du ciel ? Bien loin d’empêcher cette union, je dois la favoriser. S’adressant ensuite aux deux amants : « Puisque vous êtes résolus, leur dit-elle, de vous marier ensemble, je prétends si peu vous en empêcher, que je veux que les noces se fassent céans, aux dépens de mon mari ; je me charge de vous raccommoder ensuite avec vos parents. »
Dieu sait si ces amants furent ravis d’un aussi agréable changement. Ils ne pouvaient contenir leur joie, et ils la firent éclater par mille démonstrations d’amour et de reconnaissance pour la dame. Cette vertueuse dame leur fit des noces aussi magnifiques qu’il est possible de les faire à la campagne. Le plaisir qu’elle leur procura fut pour elle la plus douce des jouissances. Quelques jours après, elle les mena à Rome. Elle trouva le père du jeune homme fort indisposé ; mais elle sut calmer son ressentiment et le réconcilier avec son fils et sa bru. Il les reçut chez lui, et, voyant combien ils étaient unis, il ne tarda pas à s’applaudir de cette alliance. Les nouveaux mariés s’aimèrent en effet jusqu’au tombeau, où ils ne descendirent que dans une extrême vieillesse.
Il n’y a pas encore longtemps que vivait dans la Romagne un très-bon gentilhomme, fort estimé par son mérite, qui portait le nom de messire Litio de Valbone. Sa femme Jacquemine lui donna, sur le déclin de l’âge, une fille qui croissait en gentillesse et en beauté, à mesure qu’elle grandissait ; si bien qu’elle devint une des plus charmantes demoiselles du pays. Comme ils n’avaient point d’autre enfant, ils l’aimaient beaucoup, et la gardaient avec soin, dans l’espérance de la marier un jour très-avantageusement.
Dans le même temps, et dans la même ville, vivait un jeune homme de bonne mine, et bien découplé, nommé Richard, de la famille des Menard de Brettinote. Il connaissait messire Litio, et lui rendait de fréquentes visites. Il était reçu et traité, par lui et par sa femme, comme l’enfant de la maison. Il s’amusait quelquefois à badiner avec leur fille, qu’il trouvait fort aimable. Ces sortes de badinage cessèrent lorsque la demoiselle fut nubile ; mais ce fut pour faire place à l’amour. Richard, en effet, devint éperdument amoureux de la belle, et faisait tout ce qu’il pouvait pour cacher sa passion. Comme les demoiselles sont pénétrantes sur cette matière, la jeune Catherine s’aperçut bientôt de la conquête qu’avait faite sa beauté ; cette découverte lui fit grand plaisir ; Richard commença dès lors à lui paraître plus aimable, elle ne tarda pas à l’aimer à son tour, mais elle n’en fut que plus réservée avec lui.
Cet air de réserve intimidait tellement le jeune homme, qu’il n’osait lui déclarer ses sentiments, quelque envie qu’il en eût : il craignait de déplaire, ou de n’être pas payé de retour. Las enfin de se contraindre, il résolut un jour de s’expliquer, et profita d’un tête-à-tête pour peindre toute la vivacité de son amour. Il fut agréablement surpris d’apprendre qu’il ne sentait rien pour Catherine, que Catherine ne sentît pour lui. Après tout ce que deux amants peuvent se dire en pareil cas, encouragé par un début si heureux, Richard conclut qu’il n’y a rien de plus beau dans le monde que l’union de deux cœurs qui s’aiment tendrement, qu’il ne dépendait que de la belle de lui faire goûter et de goûter elle-même les plaisirs les plus doux, et qu’un peu de complaisance de sa part suffirait pour le rendre le plus heureux des hommes. « Tu vois, mon cher Richard, lui répondit-elle, combien je suis observée par mes parents : il ne m’est pas possible, avec cette gêne, de faire ce que tu désires ; mais fournis-moi les moyens de nous voir sans crainte d’être surpris, et je te promets de me prêter à tout ce qui peut augmenter ton bonheur et le mien. » Richard, après avoir un peu réfléchi, lui répliqua : « Je n’en vois pas de plus sûr, que de faire en sorte qu’on te permette de coucher dans la galerie qui donne sur le jardin, où je tâcherai de grimper, quoique le mur en soit fort élevé. – Si tu es sûr de pouvoir l’escalader, je suis certaine d’obtenir la permission de coucher dans la galerie. Richard s’étant fait fort de franchir le mur, la belle lui dit de ne pas se mettre en peine du reste. Ils se séparèrent ensuite, fort contents l’un de l’autre, non sans s’être furtivement donné mille tendres baisers. »
Le jour suivant, Catherine se plaignit à sa mère, que la grande chaleur l’avait empêchée de dormir, la nuit précédente. On était alors sur la fin du mois de mai. « Tu te moques, je crois, ma fille ; je ne trouve pas qu’il fasse chaud. – Pour moi, je brûle, et vous m’obligerez beaucoup de le dire à mon père : vous ne lui direz que la pure vérité. Considérez, d’ailleurs, que les jeunes gens ont le sang plus chaud que les personnes d’un certain âge. – Cela est vrai, ma fille ; mais il faut prendre le temps comme il est. Peut-être fera-t-il plus frais la nuit suivante, et tu dormiras mieux. – Dieu le veuille ! mais il n’est pas vraisemblable que les nuits se refroidissent à mesure qu’on avance dans l’été. – Que veux-tu que j’y fasse ? – Vous pourriez y remédier. – Et comment ? – En me permettant, si mon père ne le trouve pas mauvais, de faire dresser un lit dans la galerie du jardin. Le lieu est frais et tranquille ; j’aurais le plaisir d’entendre chanter le rossignol, et j’y serais infiniment mieux que dans ma chambre. – J’en parlerai à ton père, et nous ferons ce qu’il jugera à propos. »
La mère en parla effectivement à son mari. Les vieillards sont ordinairement difficiles. « Votre fille, dit Litio, veut donc dormir au chant du rossignol ? Dites-lui que si elle n’est pas contente, je la ferai dormir à celui des cigales. » Catherine, ayant appris la réponse de son père, ne dormit réellement point la nuit suivante ; ce ne fut pas le chaud, mais le dépit qui en fut cause. Elle ne laissa même pas dormir sa mère, qui couchait dans la même pièce, ou tout à côté, tant elle se plaignit souvent de la chaleur. C’est pourquoi madame Jacquemine ne fut pas plutôt levée qu’elle alla trouver son mari. « Il faut, lui dit-elle, que vous aimiez bien peu votre fille, pour sacrifier sa santé à vos caprices. Que vous importe qu’elle couche dans la galerie ou ailleurs ? sachez qu’elle n’a pas fermé l’œil de toute la nuit, à cause du chaud ; elle a été dans une agitation continuelle, et m’a empêché de dormir moi-même. Faut-il s’étonner qu’une fille de son âge se fasse un plaisir d’entendre chanter le rossignol ? n’est-ce pas l’ordinaire des enfants ? – Eh bien, que ce soit fini, répondit Litio d’un ton chagrin ; qu’on lui dresse un lit dans la galerie avec des rideaux de serge ; qu’elle y couche, et qu’elle entende donc chanter le rossignol tout son soûl. » Instruite par sa mère de cette conversation, Catherine se hâta de faire placer le lit, dans l’espérance d’y coucher la nuit suivante. Elle fit en sorte de voir Richard dans le bourg ; mais n’ayant pu lui parler, elle l’en avertit par un signe dont ils étaient convenus.
Le soir, dès qu’elle fut couchée, son père ferma une porte qui communiquait à la galerie, et alla se coucher aussi. Richard, jugeant que tout le monde dormait, monte à l’aide d’une échelle sur un mur, du haut duquel il grimpe, non sans beaucoup de peine et de danger, sur des pierres d’attente d’un autre mur, et gagne la galerie, sans faire le moindre bruit. La belle, qui ne dormait pas, le reçut avec la plus grande satisfaction. Ils passèrent la nuit fort agréablement, et firent plusieurs fois chanter le rossignol ; mais pas si souvent qu’ils l’auraient voulu l’un et l’autre. Cet oiseau, pour reprendre haleine, mettait des intervalles dans son chant, qui n’en devenait que plus agréable chaque fois qu’il le recommençait. Dans un de ces intervalles, qui n’étaient pas fort longs, nos amants accablés soit de fatigue, soit de chaleur, furent surpris par le sommeil vers la pointe du jour. Ils étaient tout nus sur le lit, et la belle embrassait alors son amant du bras droit, et tenait de la main gauche le rossignol qu’elle avait fait chanter. Il était grand jour et ils dormaient encore, lorsque Litio, s’étant levé et se souvenant que sa fille avait couché dans la galerie, disait en soi-même : « Il faut que je voie un peu comme le rossignol aura fait dormir Catherine. »
Il s’approche du lit sur la pointe des pieds, de peur de l’éveiller, ouvre tout doucement les rideaux, et voit Richard et sa fille dans la susdite posture. Il ne dit mot, et va de ce même pas trouver sa femme. « Levez-vous promptement, lui dit-il, venez voir votre fille ; vous savez l’envie qu’elle avait du rossignol : elle a si bien fait le guet cette nuit, qu’elle l’a pris ; venez voir comme elle le tient dans sa main. – Ce que vous dites là, serait-il bien vrai ? lui répondit-elle. – N’en doutez pas ; vous en serez convaincue, si vous vous dépêchez de me suivre. » Madame Jacquemine saute du lit, s’habille à la hâte, suit son mari, qui lui dit de ne point faire de bruit, et voit sa fille qui tenait effectivement le rossignol, qu’elle désirait si fort d’entendre chanter. Piquée de se voir trompée à ce point par Richard, qu’elle n’aurait jamais soupçonné d’une pareille trahison, elle allait l’éveiller pour l’accabler d’injures, si son mari ne l’en eût empêchée. « Gardez-vous bien de faire le moindre éclat, lui dit-il ; ce serait la plus grande de toutes les sottises. Puisque notre fille l’a choisi pour amant, elle l’aura pour époux. Il est riche et bon gentilhomme ; le parti est aussi avantageux que nous puissions le désirer. Si donc Richard veut sortir d’ici comme il y est venu, il faudra qu’il l’épouse ; et alors, croyant avoir mis le rossignol dans une cage étrangère, il se trouvera qu’il ne l’aura logé que dans la sienne. » La dame, voyant son mari si raisonnable, modéra sa colère ; et n’éveilla point le couple amoureux, d’autant plus que sa fille dormait d’un fort bon sommeil, et qu’elle devait s’être fatiguée à prendre le rossignol, dont elle avait eu si grande envie.
Cependant Richard ne tarda point à s’éveiller ; surpris de ce qu’il était grand jour, il appelle Catherine. « Ah ! ma chère amie, lui dit-il, comment pourrai-je m’en retourner ? Il est grand jour ; quel parti prendre ? » À ces mots, Litio s’approche du lit. « Je vous le dirai, le parti que vous devez prendre, » répondit-il en tirant les rideaux. À ce coup inattendu, Richard se crut mort. « Je vous demande pardon, monsieur, s’écria-t-il aussitôt ; je suis un traître, un perfide, je mérite la mort ; mais songez que mon crime ne vient que du grand amour que j’ai pour mademoiselle votre fille. Punissez-moi, j’y consens, mais laissez-moi la vie. – L’amitié que j’avais pour toi, lui dit alors Litio, ne méritait pas une pareille récompense de ta part ; mais puisque tu t’es oublié à ce point, puisqu’un transport de jeunesse t’a porté à me manquer si essentiellement, il dépend de toi de sauver ta vie et de réparer l’outrage que tu m’as fait : il faut sur-le-champ reconnaître ma fille pour ta légitime épouse ; sinon, tu n’as qu’à recommander ton âme à Dieu. Vois le parti que tu veux prendre. Décide-toi promptement ; car je ne suis pas d’humeur de patienter une seule minute. »
Pendant que Litio s’expliquait de la sorte, sa fille avait lâché le rossignol, et s’était cachée dans les draps. Elle inondait le lit de ses larmes, et suppliait son père de faire grâce à son amant, et son amant de se conformer aux désirs de son père. Richard ne se fit pas prier longtemps. La confusion qu’il avait de sa faute, l’envie de la réparer, la peur de mourir, mais plus que tout cela l’amour dont il brûlait pour Catherine et le désir de la posséder librement le déterminèrent à répondre, sans balancer, qu’il était prêt à l’épouser. Litio prit alors un anneau de sa femme, et le jeune homme épousa sa maîtresse sur-le-champ, et lui jura une fidélité éternelle. Cela fait, le père et la mère se retirèrent et laissèrent reposer les amants, jugeant qu’ils en avaient besoin. Ils furent à peine hors de la chambre, que les deux époux s’embrassèrent de nouveau. Ils avaient fait chanter, dit-on, six ou sept fois le rossignol pendant la nuit, ils le firent chanter encore deux fois avant de se lever. Il y a toute apparence que les autres jours ne furent pas aussi heureux que celui-là ; car c’est un oiseau qui perd sa voix à force de chanter. Quoi qu’il en soit, quand Richard fut levé, il eut une plus longue conversation avec son beau-père, et ils ne se séparèrent point sans avoir ri l’un et l’autre de l’aventure. Quelques jours après, les noces se firent publiquement en présence des parents et des amis des nouveaux mariés, selon toutes les formalités requises. La fête, qui fut brillante et magnifique, se fit chez le père de la demoiselle, qui eut tout sujet de se féliciter de l’avoir si bien mariée. On assure que le rossignol dont elle avait fait choix chanta longtemps au gré de ses désirs.
Deux Lombards, l’un connu sous le nom de Gui de Crémone, l’autre sous celui de Jacomin de Pavie, tous deux déjà vieux et cassés par les fatigues de la guerre, comme gens qui avaient porté les armes dès leur plus tendre jeunesse, se retirèrent dans la ville de Fano, pour y finir leurs jours dans le repos. Quelque temps après y avoir fixé leur séjour, Gui tomba dangereusement malade. Comme il n’avait ni parents ni amis en qui il eût plus de confiance qu’en Jacomin, avec lequel il s’était lié dans le service, il le laissa, en mourant, dépositaire de tout son bien, et d’une petite fille qu’il avait avec lui, âgée d’environ dix ans, des aventures de laquelle il l’instruisit fort au long. Il arriva, sur ces entrefaites, que, les troubles qui avaient longtemps agité la ville de Faënza s’étant apaisés, il fut libre à chacun de ses anciens habitants d’y retourner. Jacomin, qui en était sorti pour éviter les malheurs de la guerre ; sachant qu’elle avait un peu repris sa première force et sa splendeur, alla s’y établir avec toute sa fortune, et emmena avec lui la petite fille qui lui avait été confiée. Il l’aimait comme si elle eût été sa propre enfant. Elle embellissait si fort en grandissant, qu’elle devint en peu de temps une des plus jolies et des plus aimables demoiselles de la ville. Plusieurs jeunes gens s’empressèrent de lui faire la cour. Les plus assidus étaient un certain Jeannot de Severin, et un nommé Minguin de Mingole, tous deux bien faits, de jolie figure et fort polis. Comme ils en étaient l’un et l’autre éperdument amoureux, ils devinrent ennemis irréconciliables, aussitôt qu’ils se reconnurent rivaux. La demoiselle touchait à sa quinzième année, et était par conséquent en âge de se marier. Chacun d’eux se serait estimé heureux de l’avoir pour femme, si on eût voulu la leur accorder ; mais voyant qu’on la leur refusait sur de vains prétextes, ils formèrent l’un et l’autre, chacun de son côté, le projet de l’enlever. Voici les moyens qu’ils mirent en usage.
Le vieux Jacomin avait une vieille servante, et un valet nommé Crivel. Celui-ci aimait beaucoup l’argent et le plaisir, et était par conséquent facile à se laisser corrompre. Jeannot fit connaissance avec ce valet, lui découvrit à propos son amour, le pria de le servir dans son dessein, et lui promit de le bien récompenser, s’il venait à bout de l’exécuter. « Tout ce que je puis faire pour vous obliger, répondit Crivel, c’est de vous introduire dans la maison, quand mon maître ira souper dehors ; car tout ce que je dirais à la demoiselle en votre faveur ne servirait de rien. Je n’ai pas le moindre crédit sur son esprit, et je ne voudrais pas me hasarder à lui proposer une chose qui pût la fâcher. Voyez si cela vous accommode : je vous tromperais, si je vous promettais davantage. » Jeannot lui dit qu’il n’exigeait pas autre chose de lui, et ils en restèrent là.
Minguin, de son côté, avait mis la servante dans ses intérêts, et lui avait fait faire plusieurs ambassades, qui avaient presque déterminé la demoiselle en sa faveur. Ce qui est certain, c’est qu’elle l’avait portée à consentir de le recevoir la première fois que son tuteur sortirait la nuit.
Les choses étaient en cet état, lorsque Jacomin fut invité à souper chez un de ses amis. Crivel le fit savoir incontinent à Jeannot, qui, à un certain signal, devait trouver la porte ouverte. De son côté, la servante, qui ne savait rien de l’intrigue de Crivel, fit avertir Minguin de l’absence de son maître, en le priant de se tenir près de la maison, afin d’y entrer au signal qu’elle devait donner.
La nuit étant venue, chaque amoureux, qui craignait la rencontre de son rival, se précautionne d’armes et d’amis, de peur de surprise, et va se poster dans l’endroit qu’il juge le plus convenable. Minguin alla avec ses gens chez un de ses amis, dont la maison était voisine de celle de la demoiselle, pour y attendre le moment du rendez-vous. Jeannot se porta avec sa troupe dans un endroit plus éloigné, après avoir laissé toutefois un de ses gens près du logis de la dame, pour guetter le moment où la porte s’ouvrirait.
Quand Jacomin fut sorti, le valet et la servante firent de leur mieux pour se défaire l’un de l’autre. Crivel voulait que la servante se couchât, et la servante s’efforçait d’éloigner Crivel sous mille prétextes différents. « Que ne vas-tu te promener, lui disait-elle, pour aller ensuite au-devant de notre maître ? – Et toi, répondait le valet, pourquoi ne vas-tu pas te coucher, à présent que tu as soupé ? » Comme ils avaient intérêt l’un et l’autre de ne pas s’éloigner, aucun ne voulut démarrer. Crivel, ennuyé de ces contestations, et voyant que l’heure approchait, courut ouvrir la porte, quoi qu’il dût lui en arriver. Jeannot entre aussitôt, suivi de deux de ses compagnons, et se met en devoir d’emmener la demoiselle, qu’il trouve dans le salon, occupée à coudre ; et la belle de pousser les hauts cris, et la servante d’en faire autant. Minguin accourut au bruit : les ravisseurs étaient déjà dans la rue ; il fond sur eux l’épée à la main, et menace de les tuer, s’ils ne lâchent leur proie. Pendant qu’on se chamaillait ainsi de part et d’autre, les voisins, munis d’armes et de flambeaux, étant accourus en diligence, séparent les combattants, et apprenant la violence de Jeannot, se déclarent en faveur de Minguin, délivrent la nouvelle Hélène, et la remettent dans la maison de son tuteur, qu’elle appelait sans cesse dans son affliction. Avant que le tumulte fût apaisé, les sergents du commandant de la ville survinrent pour mettre le holà, et firent plusieurs prisonniers, au nombre desquels furent Jeannot et Crivel, son premier complice.
Il est aisé de se figurer le chagrin que cette aventure causa à Jacomin, lorsqu’il fut de retour ; il était dans la plus grande affliction. Cependant, voyant que sa pupille était parfaitement innocente, et n’avait eu aucune part à la conduite de Jeannot, il se consola un peu, et résolut de la marier le plus tôt qu’il lui serait possible, afin de prévenir de pareilles aventures.
Les parents de Jeannot et ceux de son rival, instruits à fond de la conduite de ces jeunes étourdis, et craignant que Jacomin ne voulût poursuivre cette malheureuse affaire, qui aurait mal tourné pour eux, s’empressèrent le lendemain d’aller lui faire des excuses, et de le supplier d’arrêter les poursuites, s’offrant de lui donner toutes les satisfactions qu’il lui plairait d’exiger. « Songez que ce sont des jeunes gens écervelés, incapables de sentir les conséquences d’une démarche aussi criminelle ; nous vous demandons grâce pour leur étourderie, et nous vous prions de l’oublier, afin qu’elle n’altère en rien l’estime et l’amitié qui nous ont unis jusqu’à ce jour. – Messieurs, leur répondit Jacomin, que l’âge et l’expérience avaient rendu sage et prudent, je vous suis si attaché, et fais tant de cas de votre mérite, que quand je serais dans mon pays, comme je suis dans le vôtre, vous me trouveriez en ceci, comme en toute autre chose, disposé à faire tout ce qui peut vous être agréable. Le sacrifice de mon ressentiment me coûte d’autant moins, que vous êtes vous-mêmes intéressés dans l’insulte qui a été faite à la jeune demoiselle confiée à mes soins. Vous saurez qu’elle n’est native ni de Crémone ni de Pavie, comme vous pouvez l’avoir imaginé ; elle est votre compatriote, née à Faënza même, sans que celui qui me l’a remise en mourant, ni moi, ayons jamais pu découvrir de qui elle est fille. »
Ils furent surpris d’apprendre que cette demoiselle était de Faënza ; et, après avoir remercié Jacomin de son honnêteté, ils le prièrent de leur dire par quelle aventure elle était tombée entre ses mains. « Gui de Crémone, leur répondit-il, avec lequel j’ai longtemps porté les armes, était de mes intimes amis. Peu de jours avant sa mort, il me dit que, lorsque cette ville fut prise par l’empereur Frédéric, et livrée au pillage, il entra avec plusieurs de ses compagnons dans une maison que ceux qui l’occupaient venaient d’abandonner, et qu’il trouva pleine de richesses. Comme il en sortait, il rencontra sur un escalier cette fille, qui, dès qu’elle le vit, l’appela son père. Ce mot, prononcé d’un ton tout à fait tendre, le toucha de compassion pour cette enfant. Elle pouvait alors avoir deux ans : il la prit avec lui, en eut soin dès ce moment, et l’emmena à Fano, où il est mort. C’est là qu’il m’a laissé cette fille avec tout son bien, en me chargeant de la marier quand il en serait temps, et de lui donner tout ce qu’il m’a remis pour elle. Si je ne l’ai pas encore mariée, c’est parce que je n’ai point trouvé de parti qui me parût sortable ; mais je me donnerai des mouvements pour en trouver bientôt, afin de ne plus l’exposer aux folies des jeunes gens. »
Le hasard voulut qu’il y eût dans la compagnie un certain Guillemin qui, s’étant trouvé au saccagement de la ville de Faënza avec Gui de Crémone, savait très-bien que la maison qui avait été pillée appartenait à l’un des assistants. Il s’approche alors du personnage : « Bernardino, lui dit-il, vous avez fait attention à ce que vient de dire Jacomin ? La chose vous regarde en propre. – J’en ai été frappé aussi bien que vous, répondit Bernardino, et je songeais dans ce moment à la petite fille que je perdis alors, et qui serait aujourd’hui de l’âge de celle dont parle Jacomin. – C’est assurément la vôtre, reprit Guillemin, n’en doutez pas ; car il me souvient d’avoir autrefois entendu faire, par Gui de Crémone, la description de la maison qu’il avait pillée ; et, d’après son récit, il m’a toujours semblé que c’était celle que vous aviez. D’après cela, je suis persuadé que c’était votre fille qu’il emporta. Ne pourriez-vous point la connaître à quelque marque ? Voyez-la, et je suis certain que vous la reconnaîtrez ! » Bernardino se ressouvint qu’elle devait avoir une marque en forme de croix sur l’oreille gauche provenant d’une loupe qu’il lui avait fait couper quelque temps avant la prise de Faënza. Il pria alors Jacomin de lui faire voir cette demoiselle, pour vérifier ce qui en était ; ce qui lui fut accordé sans délai. Aussitôt qu’il la vit, il crut voir le visage de sa femme, tant elle lui ressemblait ! mais voulant quelque chose de plus décisif, il pria Jacomin de lui permettre de regarder près de l’oreille gauche de la fille. Après en avoir obtenu la permission, il s’approche de la demoiselle, lève ses cheveux, voit la croix ; et ne pouvant plus douter que ce ne fût véritablement sa fille, il pleure de tendresse, et l’embrasse tendrement, malgré la petite résistance de la pupille, qui paraissait honteuse de ce qui se passait. Puis, se tournant vers le tuteur : « C’est bien ma propre fille, lui dit-il tout transporté de joie ; oui, ce fut ma maison que pilla Gui de Crémone. Ma femme fut si surprise et si alarmée, qu’elle oublia sa fille ; et nous avons cru jusqu’à présent qu’elle avait péri dans la maison, qui fut brûlée en grande partie après le pillage. »
La demoiselle, entendant ce vénérable vieillard parler de la sorte d’un air vraiment attendri et passionné, ne douta point qu’il ne dît la vérité ; et, courant l’embrasser à son tour, elle mêla ses larmes aux siennes. Bernardino envoya incontinent querir sa femme, ses autres enfants et ses parents. Il leur montra sa fille, et leur raconta tout ce qui s’était passé. Il la mena ensuite dans sa maison, avec le consentement de Jacomin, où elle fut caressée de sa mère, de ses frères et de ses sœurs.
Le commandant de la ville, qui était un galant homme fort porté à rendre service aux honnêtes gens, ayant appris l’aventure, et sachant que Jeannot, qu’il tenait prisonnier, était fils de Bernardino, et frère, par conséquent, de la demoiselle qu’il avait voulu enlever, donna un tour favorable à l’affaire, raccommoda les deux rivaux, et engagea Bernardino à marier sa fille avec Minguin, ce qui fut fait avec l’approbation générale de toute la parenté. Crivel et les autres prisonniers furent mis en liberté. Minguin, au comble de la satisfaction de posséder enfin celle qu’il adorait, donna, le jour des noces, une fête des plus magnifiques dans la maison de son beau-père : il conduisit ensuite sa femme chez lui, et vécut toujours avec elle dans la plus parfaite union.
Dans l’île d’Ischia, voisine de Naples, vivait autrefois un bon gentilhomme, nommé Marin de Bolgalle. Il avait une fille jolie et tout à fait aimable, qui portait le nom de Restitue, dont un jeune habitant de l’île de Procida, qui touche presque à l’autre, devint éperdument amoureux. Cet insulaire, appelé Jean, trouva le secret de s’en faire aimer et d’avoir avec elle plusieurs rendez-vous de jour et de nuit, mais sans en obtenir d’autre faveur que quelques baisers. S’il arrivait qu’il ne trouvât point de barque pour passer d’une île à l’autre, plutôt que de manquer au rendez-vous, il faisait la traversée à la nage ; et s’il était assez malheureux pour ne pouvoir joindre sa maîtresse, il s’en retournait du moins avec la satisfaction d’avoir contemplé les murailles de la maison qui la renfermait. Cette maison lui paraissait un temple, et sa maîtresse une divinité digne des hommages de tous les cœurs sensibles à la vertu unie à la beauté.
Durant ce commerce amoureux, mais innocent, il prit envie à la belle d’aller un jour d’été se promener sur la côte, et, se voyant toute seule, elle courait de rocher en rocher, avec un couteau à la main, pour détacher les huîtres et les manger. Il y avait entre ces rochers une fontaine entourée de quelques arbrisseaux, qui y formaient un ombrage des plus agréables. La fraîcheur de ce lieu avait invité plusieurs jeunes Siciliens qui venaient de Naples à s’y reposer. Aussitôt qu’ils virent cette jeune fille qui ne les apercevait point encore, ils résolurent de l’emmener. Elle eut beau crier au secours, elle fut enlevée et portée dans leur barque ; ils la traitèrent d’abord avec beaucoup d’égards, et tâchaient de la consoler ; mais Restitue pleurait toujours. Arrivés en Calabre, on mit en délibération qui en jouirait. Chacun voulait l’avoir, et en jouir exclusivement, tant on la trouvait jolie et intéressante. Grande contestation de part et d’autre. La jalousie les empêcha de pouvoir jamais s’accorder. Pour ne pas se brouiller entièrement, et éviter quelque malheur, on convint qu’elle ne serait ni aux uns ni aux autres, et qu’on en ferait présent à Frédéric, roi de Sicile, jeune prince qu’on connaissait fort friand de ces sortes de morceaux ; ce qu’ils exécutèrent aussitôt qu’ils furent arrivés à Palerme. Le roi la trouva jolie et fort à son gré, et accepta le présent avec joie. Mais comme il se trouvait alors incommodé, il ordonna qu’on conduisît la belle à une maison de plaisance, nommée la Cuba, avec ordre de la bien traiter, et de la garder soigneusement jusqu’à ce qu’il se portât mieux.
Cependant, l’enlèvement de Restitue se répandit bientôt dans toute l’île d’Ischia ; mais on ne savait point qui avait fait le coup. Jean, son amoureux, à qui il importait plus qu’à tout autre de le découvrir, se donna toute sorte de mouvements pour savoir ce qu’elle était devenue et quels étaient ses ravisseurs. Il fit armer en diligence une frégate et courut toutes les mers des environs, depuis la Minerve jusqu’à la Scalée, en Calabre, et ce fut là qu’il apprit qu’elle avait été donnée au roi, qui la faisait garder à la Cuba. Cette nouvelle l’affligea beaucoup, désespérant de pouvoir jamais la posséder, ni peut-être la revoir. Cependant, résolu d’attendre le dénoûment de sa destinée, il renvoya sa frégate dans le dessein de s’arrêter à Palerme, pour voir comment les choses tourneraient. Comme il n’était connu de personne, il se promena hardiment devant la maison de plaisance ; et à force de passer et repasser, il arriva qu’il aperçut un jour Restitue à la fenêtre. Il s’approcha de plus près, pour se faire voir à sa maîtresse. Elle le vit en effet, et lui en marqua beaucoup de joie. Comme ce lieu était solitaire et peu fréquenté, elle s’approcha le plus qu’il lui fut possible, pour être à portée de lui parler, et se trouva assez près pour l’entendre et en être entendue. Alors la belle, sans perdre le temps en discours inutiles, lui enseigna la manière dont il devait s’y prendre, s’il voulait la voir et l’entretenir de plus près, sans être aperçu. Il examina la situation du lieu qu’elle venait de lui indiquer. Quand la nuit fut venue, et même fort avancée, il y retourna, grimpa sur un mur, entra dans le jardin, et, par le moyen d’une antenne de vaisseau qu’il appuya contre la fenêtre, il s’introduisit dans la chambre de sa maîtresse, qui lui avait désigné cette espèce d’échelle.
Comme elle prévoyait qu’il ne lui serait pas possible de garder longtemps son honneur, qui avait déjà couru de si grands risques, elle se proposa de profiter de la circonstance pour en faire le sacrifice à son amant, persuadée que personne n’en était plus digne, et que cette complaisance pourrait le déterminer à la tirer de cette espèce de prison, où elle s’ennuyait à mourir. À peine fut-il dans la chambre, qu’elle lui fit connaître ingénument ses intentions. L’amant, au comble de la joie, lui promit de l’arracher de ces lieux, et de prendre si bien ses arrangements, quand il l’aurait quittée, qu’il l’emmènerait sans faute avec lui à sa seconde visite. Pendant qu’ils s’entretenaient ainsi, Jean de Procida, qui brûlait de goûter les plaisirs de l’amour, quitta ses habits, et se coucha auprès de sa maîtresse. Je vous laisse à penser les caresses qu’ils se prodiguèrent mutuellement. Les plaisirs dont ils s’enivrèrent furent si vifs, qu’ils leur firent oublier tous leurs chagrins et le lieu où ils étaient, si bien que le sommeil les surprit se tenant encore l’un et l’autre étroitement embrassés.
Ils dormaient encore quand le roi, qui avait été charmé de la beauté de Restitue, se trouvant assez bien rétabli, et se sentant certain appétit, partit à la pointe du jour, avec peu de suite, pour aller la voir. Il ouvre tout doucement la porte de sa chambre, et s’approche de son lit, un flambeau à la main, pour se donner le plaisir de la voir dormir. Dieu sait s’il fut surpris de la trouver entre les bras d’un homme ! Il entra dans une si forte colère, qu’il en perdit la voix, et qu’il fut tenté de les poignarder tous deux ; mais considérant qu’il était indigne, non-seulement d’un roi, mais même d’un particulier qui se pique d’honnêteté, de tuer deux personnes hors d’état de se défendre, il modéra la vivacité de son ressentiment, et résolut de les punir l’un et l’autre du supplice du feu. Dans ce projet, il s’éloigne du lit, s’avance vers la porte, appelle un de ses gentilshommes, et lui demande ce qu’il pense de cette misérable créature, en qui il avait fixé son affection, et s’il connaît le téméraire qui avait osé lui faire un pareil outrage dans son propre palais. Le gentilhomme, sans s’expliquer sur le compte de la belle, lui répondit qu’il ne se souvenait point d’avoir jamais vu cet homme. Le roi sort de la chambre et ordonne que les deux personnages soient liés tout nus, tels qu’ils étaient, et conduits sur-le-champ, dans cet état, à Palerme, pour être attachés dos à dos à un poteau dans la place publique, et subir le supplice du feu. Après cela, il repartit pour Palerme, où il s’enferma dans sa chambre, le cœur plein de dépit.
Il est aisé de se représenter la douleur et la consternation de Restitue et de son amant. Ils furent, suivant l’ordre du roi, conduits à la ville, et attachés à un poteau, autour duquel on éleva le bûcher qui devait les brûler vifs. On se figure les horreurs qu’ils durent éprouver à la vue des apprêts de leur supplice. Tout le peuple de Palerme accourut à ce triste spectacle. La jeunesse et la beauté de la jeune fille, que les hommes regardaient de préférence ; la jolie figure et la douceur du jeune homme, que les femmes s’empressaient d’examiner, excitaient la compassion de tout le monde ; il n’était personne qui ne les jugeât dignes d’une plus heureuse destinée, et qui n’eût voulu les sauver. Mais la pitié publique n’adoucissait pas le sort de ces pauvres victimes de l’amour, qui fondaient en larmes et n’attendaient que le moment de leur mort.
Sur ces entrefaites, Roger Doria, homme célèbre par ses exploits militaires, et pour lors amiral de Sicile, ayant appris l’aventure de ces amants malheureux, eut envie de les aller voir. Il se rend au lieu de leur supplice, et fixe d’abord ses regards sur la fille, qu’il trouve aussi jolie qu’on le lui avait dit. Il envisage ensuite le jeune homme, et est fort étonné de le reconnaître. Il s’approche et lui demande s’il n’est pas Jean de Procida. À cette question, le patient lève la tête, et reconnaissant à son tour l’amiral : « Je l’ai été jusqu’ici, lui répondit-il ; mais il y a grande apparence que je ne le serai bientôt plus. » L’amiral lui demanda encore quel accident l’avait conduit là. « L’amour et la colère du roi, » répondit le jeune homme. Roger Doria voulut connaître tous les détails de son aventure ; et, après les avoir appris de la bouche même du patient, il se retira fort touché du malheur de ces infortunés. Jean de Procida le rappela, et le pria, au nom de Dieu, de demander pour lui une grâce au roi. « Quelle est-elle ? repartit l’amiral, naturellement porté à l’obliger. – Je vois, monsieur, ajouta le jeune homme, que je vais bientôt mourir, et que je serai privé pour toujours de cette aimable personne qui va subir le même sort, et que j’ai aimée plus que ma vie : il me semble que je mourrais avec moins de regret si le roi permettait que mon visage fût tourné vers le sien. – Tu peux être tranquille, lui répondit l’amiral en souriant ; je vais trouver le roi, et peut-être t’obtiendrai-je la liberté de voir si longtemps ta maîtresse, que tu t’en lasseras. » Puis, se tournant vers les bourreaux et les archers, il leur commanda de surseoir à l’exécution jusqu’à un nouvel ordre du roi. Ce brave militaire courut trouver le monarque ; et, quoiqu’il n’ignorât point qu’il était fort irrité : « Sire, lui dit-il, oserais-je vous demander quel est le crime de ces deux jeunes gens que Votre Majesté a condamnés à être brûlés vifs ? » Le roi lui ayant tout dit : « Je conviens, reprit l’amiral, que la faute qu’ils ont commise mérite une grande punition ; je ne trouverais même pas trop fort le supplice auquel ils sont condamnés, si tout autre que Votre Majesté avait prononcé leur arrêt ; mais, de même que les crimes méritent punition, il me semble que les services doivent être récompensés. Connaissez-vous bien ces deux criminels ? – J’ignore qui ils sont, répondit le roi. – Permettez-moi donc de vous les faire connaître, afin que vous jugiez vous-même que vous vous êtes laissé emporter trop loin par les mouvements de votre colère. Pardonnez-moi la liberté que je prends ; mais les grands princes ne doivent point s’abandonner aussi facilement à l’impétuosité de leur passion : ils doivent tout examiner avant de prononcer. Votre Majesté en conviendra sans doute elle-même, quand elle saura que le jeune homme qu’elle veut faire brûler est fils de Landolfe de Procida, propre frère de messire Jean de Procida, à qui vous devez la couronne ; et que la jeune fille doit le jour à Marin de Bulgare, le même qui a empêché que vous ne fussiez détrôné, et qui soutint à Ischia la gloire et la puissance de votre nom. D’ailleurs, ces jeunes gens s’aimaient depuis fort longtemps, c’est l’amour qui les a réunis, et non le dessein d’offenser Votre Majesté. Ainsi, bien loin de les faire mourir, il me semble, sire, que vous devriez les combler de bienfaits et d’honneurs. »
Le roi ne s’offensa point de la noble liberté avec laquelle lui avait parlé l’amiral : il l’en remercia au contraire, et parut seulement fâché d’avoir trop écouté son ressentiment. Il ordonna sur-le-champ qu’on fît paraître devant lui les amants ; et, après s’être convaincu par lui-même de la vérité de tout ce que l’amiral lui avait dit, il résolut de réparer le chagrin qu’il leur avait fait, par des honneurs et par des dons dignes de sa générosité. Il commença par les faire habiller selon leur qualité ; et ne voulant pas faire les choses à demi, il les maria, les combla de présents magnifiques, et les renvoya chez eux, où ils furent reçus de leurs parents avec une joie extraordinaire, et où ils vécurent aimés et caressés de tout le monde, autant qu’ils s’aimaient et se caressaient eux-mêmes, ne songeant aux malheurs passés que pour mieux sentir leur bonheur présent.
Du temps de Guillaume, roi de Sicile, il y avait dans ses États un gentilhomme connu sous le nom de messire Émeri, abbé de Trapani, qui jouissait d’une fortune considérable. Comme il avait un grand nombre d’enfants, il lui fallait beaucoup de domestiques. C’est ce qui le détermina à acheter plusieurs jeunes esclaves, que certains corsaires génois, nouvellement arrivés du Levant, avaient pris sur les côtes d’Arménie. Parmi ces jeunes esclaves, qu’il croyait être Turcs d’origine, et qui ressemblaient tous à des bergers, il y en avait un qui paraissait plus gentil que les autres, et dont la physionomie avait quelque chose de distingué. Cet enfant, nommé Théodore, quoique toujours esclave, fut élevé et nourri avec les enfants de messire Émeri. À mesure qu’il grandissait, il développait des sentiments et des manières qui ne sont pas ordinaires à des esclaves. En un mot, il sut si bien plaire à son maître, qu’il l’affranchit ; et, persuadé qu’il était Turc, il le fit baptiser, lui donna le nom de Pierre, et le fit son intendant.
Messire Émeri avait une fille nommée Violante, qui à beaucoup d’honnêteté joignait une figure des plus intéressantes. Elle était dans cet âge heureux où l’on commence à éprouver le besoin d’aimer. Souffrant de ce que son père ne songeait point à la marier, elle devint amoureuse de Pierre, et lui aurait déclaré bien volontiers son amour, si la pudeur ne l’eût arrêtée. Les égards qu’elle avait pour ce jeune affranchi, joints aux heureuses qualités dont la nature l’avait pourvue, avaient fait naître dans le cœur de celui-ci une inclination pour elle, qui ne tarda pas à devenir une passion dans toutes les règles. Pierre n’était heureux que lorsqu’il pouvait lui parler ou la voir. Cependant il n’osait lui faire connaître ses sentiments, et avait surtout grand soin de ne rien faire, ni de ne rien dire, qui pût les laisser apercevoir à qui que ce fût de la maison. Comme il était moins attentif sur lui-même quand il se trouvait avec Violante, cette fille n’eut pas de peine à démêler son amour à travers le respect et la réserve dont il le couvrait. Pour l’enhardir, elle lui témoigna dès lors par ses regards qu’elle n’était point fâchée des soupirs qui lui échappaient devant elle et des coups d’œil qu’il ne cessait de lui donner. Malgré cela, ils s’en tinrent au langage des yeux, quoiqu’ils eussent désiré l’un et l’autre de pouvoir s’en expliquer librement. La fortune eut enfin pitié de leur cruelle situation ; elle leur fournit une occasion favorable pour bannir la crainte et les porter à se déclarer sans gêne l’amour dont ils brûlaient l’un pour l’autre.
Messire Émeri avait, à une demi-lieue de Trapani, une fort belle maison de campagne, où sa femme, sa fille et d’autres dames allaient souvent faire des parties de plaisir. Cette dame y mena un jour Pierre avec la compagnie ordinaire. On était sur le point de retourner à la ville lorsque le ciel se couvrit tout à coup de nuages, comme il arrive assez souvent en été : tout annonçait un grand orage. Madame Émeri et ses compagnes, craignant que le mauvais temps ne les retînt là plus qu’elles ne voudraient, prirent le parti de se mettre vite en chemin pour se rendre à Trapani. On marchait à grands pas ; mais le jeune homme et la demoiselle allaient beaucoup plus vite, plus animés par l’amour qui les avait réunis que par la crainte de l’orage. Ils devancèrent la compagnie de si loin, qu’on les avait déjà perdus de vue, lorsque après plusieurs grands coups de tonnerre il survint une grosse grêle qui obligea la mère et les autres dames de se retirer dans la chaumière d’un laboureur. Pierre et Violante, au défaut de tout autre asile, se réfugièrent dans une vieille masure délabrée, entièrement délaissée, où il ne restait qu’un morceau de toit, sous lequel ils se mirent à couvert, serrés l’un contre l’autre, à cause du peu d’espace respecté par la grêle. Ce voisinage, dont ils se félicitaient intérieurement l’un et l’autre, rassura leurs cœurs amoureux, et leur donna occasion de s’expliquer clairement. L’amant parla le premier : « Que j’ai d’obligation, dit-il, à cette grêle, et que je serais charmé qu’elle durât, s’il était possible, une éternité, pour être ainsi à côté de vous ! – Je vous avoue que je n’en serais pas non plus fâchée, » répondit la demoiselle. Pierre alors de lui prendre la main, de la lui serrer, de la couvrir de baisers, et la belle de répondre à ses caresses par des caresses encore plus tendres ; ils s’embrassèrent, collèrent leurs bouches brûlantes l’une contre l’autre, et se prodiguèrent tout ce que l’amour a de plus délicieux, pour se consoler du mauvais temps qui durait toujours. Je n’entrerai point dans tous les détails des plaisirs qu’ils goûtèrent dans ce tête-à-tête solitaire ; il me suffit de dire que l’orage ne se dissipa point sans qu’ils eussent joui de tout ce que l’amour peut offrir à deux cœurs également passionnés et d’intelligence, et sans qu’ils eussent pris des mesures pour renouveler dans la suite leurs jouissances. L’orage ayant cessé, ils reprirent le chemin de la ville, attendirent aux barrières le reste de la compagnie, et se rendirent tous ensemble à la maison.
Les deux amants s’étaient trop bien trouvés du jeu de la masure, pour ne pas trouver les occasions de le répéter. Elles se présentèrent plusieurs fois, et ils en profitèrent sans que personne pût s’en douter. Ils y revinrent si souvent, que la demoiselle devint grosse ; ce qui les chagrina beaucoup l’un et l’autre. Violante fit son possible, mais inutilement, pour détruire son fruit, tant elle redoutait les reproches de ses parents. Pierre, non moins affligé de cet accident, voyant qu’il y allait de sa vie, résolut de s’enfuir, et s’en ouvrit à sa maîtresse. « Si tu t’en vas, lui dit-elle, mon parti est pris, je me tue. – Que veux-tu dont que je devienne, ma chère amie ? Ta grossesse va découvrir notre intrigue : on pourra pardonner ta faiblesse ; mais que deviendrai-je, moi qui ne suis qu’un misérable, qu’aucune considération ne peut faire pardonner ? Je ne puis manquer d’être la victime du juste ressentiment de ton père. – Ma faute ne peut demeurer longtemps cachée, j’en conviens ; mais sois assuré, mon cher ami, que si tu es aussi secret que moi, on ne saura jamais que tu y aies jamais eu la moindre part ; tu peux compter là-dessus comme sur mon amour. – À ces conditions, reprit l’amoureux, je demeure ; mais souvenez-vous bien de votre promesse. »
Violante, voyant que sa taille s’arrondissait tous les jours, et qu’il lui était impossible de cacher plus longtemps son état, le découvrit à sa mère, et la supplia, les larmes aux yeux, de la sauver. La mère, au désespoir de ce qu’elle venait d’apprendre, accabla sa fille de reproches et d’injures, et voulut savoir quel était le complice de sa faute. La fille, qui s’était précautionnée pour ne pas compromettre son amant, lui débita un mensonge, qui fut pris pour la vérité ; et, sous quelque prétexte plausible, elles partirent toutes deux pour la campagne. Le terme des couches étant venu, la belle ressentit bientôt les premières douleurs de l’enfantement. Pendant qu’elle était dans les efforts, et qu’elle jetait les hauts cris, son père, qui revenait de la chasse, entra dans la maison pour se délasser, et entendant sa fille qui criait douloureusement, courut aussitôt vers sa chambre. Il rencontre sa femme, et lui demande ce que c’est. Celle-ci, fort étonnée de le voir, et considérant qu’il ne lui servirait de rien de dissimuler, se vit forcée de lui conter l’aventure de sa fille, de la manière qu’elle l’avait apprise d’elle ; mais lui, moins crédule et moins indulgent que sa femme, répondit incontinent qu’il était impossible que Violante ne connût point l’auteur de sa grossesse ; qu’absolument il voulait savoir la vérité ; qu’il ne ferait grâce à sa fille qu’autant qu’elle la lui dirait ; qu’autrement elle pouvait se disposer à mourir sans miséricorde. La mère fit de son mieux pour apaiser son mari, et pour l’engager à se contenter de ce qu’elle lui avait dit. Mais tout fut inutile : il s’approche, l’épée à la main, de sa fille, qui, pendant ce dialogue, avait mis au jour un garçon ; et, sans pitié pour son état, il lui dit qu’il fallait ou se résoudre à mourir sur l’heure, ou à lui déclarer le père de l’enfant. La peur de la mort porta Violante à trahir son amant : elle avoua tout, mais non sans avoir longtemps combattu. Émeri devint si furieux en apprenant le nom du complice, qu’il dit cent injures à sa fille, et qu’il eut bien de la peine à s’empêcher de lui passer son épée au travers du corps. Il remit à un autre moment sa vengeance. Après avoir exhalé une partie de sa colère en imprécations, il remonte à cheval, et s’en retourne à Trapani. Son premier soin, en arrivant, fut d’aller trouver messire Conrard, qui rendait alors, au nom du roi, la justice dans cette ville. Il lui porta plainte contre Pierre, qui fut arrêté sur-le-champ. On le mit à la question pour avoir son aveu ; les tourments lui firent tout avouer. Ce malheureux fut condamné à être pendu, après qu’il aurait été préalablement fouetté dans tous les carrefours de la ville. Cet arrêt mit la joie dans le cœur d’Émeri ; mais il ne satisfaisait point sa vengeance. Il voulut se défaire en un même jour, et de sa fille et de son affranchi, et de leur enfant. Dans ce noir dessein, il mêle du poison dans du vin, et le remet avec une épée nue entre les mains d’un domestique fidèle : « Va, lui dit-il, va trouver Violante, et dis-lui de ma part d’opter sur l’heure entre ces deux genres de mort, ou du fer, ou du poison ; sinon, que je lui ferai subir publiquement le supplice qu’elle mérite. Quand tu te seras acquitté de cette commission, tu prendras l’enfant qu’elle a mis au monde, tu lui briseras la tête contre le mur, et tu le jetteras ensuite à la voirie. » Le barbare !… Le domestique, plus prompt au mal qu’au bien, partit incontinent, sans montrer la moindre répugnance.
Cette atrocité devait être commise le même jour, et c’était celui de l’exécution de Pierre. On avait été le prendre dans son cachot, et il avait déjà reçu cent coups de fouet, lorsqu’en le menant au lieu du supplice, on le lit passer devant une fameuse auberge où étaient alors trois Arméniens de distinction, que leur roi envoyait à Rome, pour négocier auprès du pape une affaire de grande importance. Ils se proposaient de passer quelques jours dans cet endroit, où tous les gentilshommes de la ville s’empressaient de leur faire la cour. Ces ambassadeurs, entendant venir le criminel, se mirent à la fenêtre pour le voir. Il était nu de la ceinture en haut, et avait les mains attachées derrière le dos.
Phinée, l’un des ambassadeurs, vieillard vénérable et fort considéré, le regardant avec attention ; aperçut sur son estomac une grande marque rougeâtre, de celles que la nature fait, et que les dames appellent ici des roses et des envies. Cette marque lui rappela aussitôt le souvenir d’un de ses enfants, que des corsaires lui avaient enlevé il y avait quinze ans, sur la mer de Laïazzo : il n’en avait eu depuis aucunes nouvelles. Il jugea que s’il vivait encore, il serait à peu près du même âge que le patient. Cette double ressemblance lui fit penser que ce pourrait bien être son fils lui-même. Pour éclaircir son doute, il imagina de l’appeler par son nom de Théodore. Pierre, s’entendant nommer, lève incontinent la tête. Les sergents s’arrêtent, par respect pour l’ambassadeur, qui demande alors au patient d’où il est et qui est son père. « Je suis d’Arménie, répondit Pierre, fils d’un nommé Phinée, et j’ai été conduit ici par je ne sais quelles gens. » Phinée, ne doutant plus, après cette réponse, que ce ne fût son fils, courut l’embrasser, suivi de ses collègues, au milieu des exécuteurs et des sergents qui l’escortaient. Il le couvrit d’un riche manteau, et obtint de l’officier qu’on suspendrait l’exécution jusqu’à nouvel ordre. Il avait appris, par la voix publique, le sujet pour lequel ce malheureux avait été condamné à être pendu. Suivi des autres ambassadeurs et de tous les seigneurs de sa suite, il alla trouver messire Conrard : « Celui, lui dit-il, que vous avez condamné comme esclave, est libre ; c’est moi qui suis son père, et il est prêt à épouser celle qu’on prétend qu’il a séduite. Ayez donc la complaisance de faire surseoir à l’exécution, jusqu’à ce qu’on ait su les intentions de la demoiselle, afin que, si elle l’accepte pour son époux, on ne puisse point vous reprocher d’avoir jugé contre l’esprit de la loi. » Le gouverneur, surpris d’apprendre que celui qui avait toujours passé pour esclave fût fils de l’ambassadeur, eut honte de la trop grande précipitation qu’il avait montrée dans cette affaire ; il reconnut que Phinée avait raison, et lui accorda ce qu’il demandait. Il envoya chercher Émeri, à qui il conta ce qui venait de se passer. Celui-ci, fort étonné de l’événement, ne doutant pas que les ordres barbares qu’il avait donnés n’eussent été exécutés, se reprocha amèrement d’avoir été si vite, et envoya néanmoins sur-le-champ un autre homme à toute bride pour empêcher l’exécution, s’il en était encore temps. Le courrier arriva par bonheur assez tôt ; il trouva le domestique à côté du lit de Violante, tenant l’épée d’une main, et le poison de l’autre, occupé à presser cette infortunée à se décider de mourir par l’un ou par l’autre. Il lui signifia les ordres de son maître, et Violante en fut quitte pour la peur. Son bourreau partit incontinent avec le courrier qu’on lui avait dépêché, et rendit compte à son maître de ce qui s’était passé.
Émeri, au comble de sa joie, va trouver l’ambassadeur Phinée, s’excuse du mieux qu’il peut de la dureté qu’il avait exercée contre son ancien esclave, lui en demande mille pardons, et l’assure que si Théodore veut épouser sa fille, il sera enchanté de la lui donner. Phinée accueillit avec amitié ses excuses, et lui dit qu’il voulait si bien que son fils épousât sa fille, qu’en cas de refus de sa part il consentait que l’arrêt eût son entière exécution. Les deux pères, ainsi d’accord, allèrent trouver Théodore, qui n’était pas encore revenu des frayeurs de la mort. À peine lui eurent-ils annoncé qu’il ne tenait qu’à lui d’avoir Violante pour femme, qu’il oublia tous ses maux pour faire éclater sa joie. Il répondit qu’il ne demandait pas mieux, et qu’il allait être, par cette faveur, le plus heureux des hommes. On envoya pareillement savoir de Violante si elle voulait Théodore pour époux. La belle, qu’on avait instruite de tout ce qui était arrivé, passa de la douleur à la plus vive satisfaction, et répondit qu’on ne pouvait pas lui faire un plus grand plaisir que de l’unir à Théodore. Tout étant ainsi disposé, le mariage fut arrêté le même jour, et consacré par une fête des plus brillantes, au grand contentement de tous les citoyens. La célébration des noces fut remise au retour de Phinée, qui ne pouvait différer plus longtemps son voyage pour Rome. Violante, qui avait donné une nourrice à son enfant, ne tarda pas à se rétablir, et redevint plus belle que jamais. Elle fut à peine relevée de ses couches, que Phinée fut de retour de Rome. Elle s’empressa de lui rendre les devoirs qu’on doit à un beau-père. L’ambassadeur, charmé d’avoir une bru si belle et si honnête, la traita comme sa propre fille, et fit célébrer ses noces avec une magnificence dont on n’avait pas vu d’exemple depuis longtemps. Quelques jours après, il remonta sur sa galère, emmenant avec lui son fils, sa belle-fille et leur enfant. Ils arrivèrent, sans aucun accident, à Lajazze, où les deux époux coulèrent une vie tranquille et délicieuse dans le sein de l’amour.
Il y avait autrefois à Ravenne, ville très-ancienne de la Romagne, un grand nombre de gentilshommes, parmi lesquels on distinguait un jeune homme nommé Anastase des Honnétes, qui, par la mort de son père et celle d’un de ses oncles dont il avait hérité, se trouvait puissamment riche. Il était déjà dans l’âge de se marier, lorsqu’il devint amoureux d’une jeune fille de messire Paul des Traversaires, d’une maison bien plus ancienne et plus illustre que la sienne. Il ne désespéra pas néanmoins de s’en faire aimer, et mit tout en usage pour lui plaire ; mais il eut la douleur de voir ses soins mal accueillis ; on ne lui tenait compte de rien, et plus il était attentif à faire sa cour, plus la belle se montrait dédaigneuse. Elle était si sottement fière de sa naissance, qu’elle eût cru s’avilir en aimant un homme d’une noblesse moins ancienne que celle de sa maison. Aussi Anastase ne put-il jamais parvenir à se rendre agréable à ses yeux ; il suffisait qu’il parût désirer une chose, pour qu’elle la refusât. Ces rigueurs soutenues désespéraient le jeune homme, au point qu’il lui vint plusieurs fois dans l’idée de se donner la mort. Il l’aurait même fait, s’il n’eût cru flatter par là son inhumaine. Il crut donc qu’il ferait mieux de l’abandonner, de ne plus penser à elle, ou de n’y penser que pour tâcher de la haïr. Vain projet : un cœur fortement épris ne renonce pas facilement à l’objet qui l’a enflammé ; plus il trouve de résistance, plus le feu qui l’agite devient violent. Anastase, ne pouvant donc se détacher de l’ingrate, continue ses folles dépenses et ses assiduités. Ses parents, qui le voyaient dépenser inutilement son bien et sa santé, lui représentèrent son extravagance, et lui conseillèrent de quitter Ravenne, jusqu’à ce que l’absence l’eût guéri d’une passion qui ne pouvait manquer de le ruiner, et peut-être de le conduire au tombeau. Ce malheureux amant ne put prendre de longtemps sur lui de suivre un avis aussi sage ; mais enfin, pressé, sollicité par tous ses amis, il leur promit de s’éloigner de Ravenne, et fit de grands préparatifs de voyage, comme s’il eût été question d’aller en France, ou en Espagne, ou dans quelque autre pays éloigné. Quand tout fut disposé, il part avec quelques-uns de ses amis, et s’en va à une campagne, nommée Chiarcio, qui n’est qu’à une lieue et demie de Ravenne. Il y fit dresser plusieurs tentes qu’il meubla magnifiquement, et dit à ses amis qu’il voulait demeurer là, et qu’ils pouvaient retourner à la ville, s’ils le jugeaient à propos. Fixé dans ce lieu champêtre, il ne songea qu’à mener une vie joyeuse, faisant plus de dépense que jamais, et tenant table ouverte à tous allants et venants. C’était tous les jours nouvelle compagnie et nouveaux plaisirs.
Pendant qu’il cherchait ainsi à dissiper son chagrin loin de l’objet qui le causait, un vendredi du commencement de mai, qu’il n’avait personne, et qu’il se promenait accompagné de quelques domestiques, les cruautés de sa maîtresse lui revinrent dans l’esprit, et l’occupèrent si fort, qu’il ordonna à ses gens de le laisser seul, pour pouvoir rêver plus à son aise. Sa rêverie le mena insensiblement jusque dans un bois planté de pins. Il avait fait plus d’un quart de lieue dans cette forêt sans s’en apercevoir ; et l’heure du dîner était déjà passée ; lorsque, tout occupé