Henry Bordeaux
LA REVENANTE
(1932)
À MADAME LA DUCHESSE
DE LA ROCHEFOUCAULD
N’est-ce pas un jour, dans votre château de Montmirail, que j’ai entendu pour la première fois parler de cet étrange jeu de société importé d’Amérique, la murder-party ? Une pensée criminelle m’est donc venue chez vous. Permettez-moi de vous en offrir la réalisation en espérant, puisque l’auteur des Maximes l’assure, que « la fin du mal est un bien », ce qui n’est point assez, car le mal s’expie ou se rachète…
H.B.
« Il y a encore là l’odeur du sang : tous les parfums de l’Arabie ne purifieraient pas cette petite main…
Lady MACBETH. »
— Un mot, lieutenant : voici que nous redescendons, n’avons-nous pas dépassé le sommet de l’Atlas ?
— Pas encore, Mademoiselle, pas encore. L’Atlas est une masse énorme. Nous le franchirons au col Tichka, à plus de deux mille cinq cents mètres d’altitude. Mais nous approchons.
— Il n’y a pas de neige.
— Il n’y en a plus. Au mois de septembre, vous le voyez, l’Atlas n’est qu’un chaos sans végétation, informe, indéfini, sans dentelures de rocs ni parures de glaciers. Il ne ressemble pas aux grandes Alpes.
L’officier essaye de prolonger la conversation. Mais la jeune fille a cessé de le questionner. Elle conduit prudemment cette automobile qu’elle connaît mal et la route lui oppose des virages sans nombre. La passe se dérobe : on monte, on redescend, on remonte. Le col est dans le brouillard, c’est une brume peu épaisse, venue de récentes pluies condensées, et qui se dissipe sur le versant du sud.
Quelle étrange randonnée, ce véhicule lancé sur la route étroite et déserte qui relie, à travers la formidable chaîne, Marrakech à l’Ouarzazat et aux vallées du Drâa et du Dadès dans le Maroc méridional : une jeune fille au volant, et deux hommes inutiles lui abandonnant la direction ! Mais de ces deux hommes, l’un est assis au fond, avec les bagages, la tête bandée, et l’autre, à l’avant, a le bras droit en écharpe.
Peu à peu les forêts de thuyas et de chênes verts, peu fournies et comme agonisantes, laissent apparaître un paysage plus étendu. Le jour qui se prolonge est encore très chaud. Le chemin suit, de loin ou de près, le cours de l’oued qui fertilise une mince oasis à travers des terres désertiques. Les ksours ou villages commencent à se multiplier, tantôt perchés sur des mamelons comme des châteaux forts, tantôt mêlés presque au sol dont ils portent la livrée. Des troupeaux de moutons ou de chèvres noires à longs poils pâturent au-dessus du fleuve. Un vol de cigognes blanches au dessous des ailes noir traverse le ciel en diagonale. Voici que des montagnes bleues, d’un admirable bleu sombre, surgissent au loin, montagnes de l’Anti-Atlas ou du Bani que coupe le Dra. Au bord du fleuve, quelques arbres, palmiers, bouleaux, tamaris, prennent une importance de personnages vivants.
— Nous abordons la plaine, Mademoiselle, explique le lieutenant. Cette fois, il n’y a plus de difficultés. Ne voulez-vous pas vous reposer ? vous devez mourir de faim et de chaleur.
— Non, non, je ne suis pas fatiguée.
Elle ne veut pas en convenir, mais son visage sans fard est brûlant et des gouttes de sueur perlent au bord des cheveux. Elle accélère l’allure sur la route droite, plus sûre de la machine et de la direction. Visiblement elle ne désire pas se lier avec son compagnon. Tout à coup elle se reproche intérieurement son égoïsme, car elle demande :
— Vous souhaitiez peut-être une halte ? Votre poignet vous fait-il mal ?
L’officier proteste. Il ne songeait pas à lui-même.
— Et le chauffeur ?
— Ça va ? questionne le lieutenant en se retournant vers la banquette intérieure.
Aucune réponse : l’homme s’est endormi, la tête enveloppée dans le linge fin d’une chemise de femme. On ne s’arrêtera donc qu’à Taourirt où est le poste militaire. Encore évite-t-on, à l’arrivée, le quartier des casernes et le bureau des Affaires indigènes pour stopper devant le bâtiment nouveau de l’infirmerie-hôpital. C’est l’officier qui a indiqué cet itinéraire : il ne se soucie pas des railleries de ses camarades. Envoyé à Marrakech pour changer une pièce de l’une des auto-mitrailleuses et chargé en même temps de ramener la nouvelle infirmière volontaire annoncée par la Croix-Rouge de Rabat et réclamée à cause des épidémies qui sévissaient dans la population indigène, malgré le manque de confort du poste nouvellement créé, de quels rires serait-il accueilli avec cette infirmière au volant et le chauffeur se pavanant dans le fond ?
Il a de la peine à ouvrir la portière qui est fort endommagée. Déjà la jeune fille est descendue et s’offre à l’aider. Il faut réveiller l’homme aux compresses qui se fait prier. Un planton vient s’emparer des bagages. On pénètre en groupe dans la galerie d’entrée.
— Eh bien, docteur, appelle le lieutenant, je vous amène votre aide, avec deux blessés.
— Deux blessés ! crie joyeusement, de la pièce voisine, le médecin-major Oudant. Comme si nous n’avions pas assez de nos malades ! Et cette infirmière, comment est-elle ?
— Venez la voir. Elle est là.
Le jeune médecin à deux galons cousus sur son dolman de toile blanche apparaît et dévisage la jeune fille avec étonnement :
— Mais que diable venez-vous faire ici, à votre âge ?
Elle est déjà toute rouge de chaleur et ne peut rougir davantage. L’officier qui la protège vient à son secours :
— Donnez-lui tout d’abord à boire et à manger. C’est elle qui nous a sauvés, pansés et conduits.
— Montrez ce bras.
— Non, d’abord la tête de Biraux.
— Biraux ?
— Oui, le chauffeur.
Le docteur Oudant s’empare de la tête enturbannée :
— Tudieu, quel linge, mon petit ! De la soie et avec un chiffre encore.
— C’est pas à moi, proteste le soldat.
— Je pense bien. Mademoiselle, vous ne trouverez pas ici de quoi remplacer des chemises comme ça.
Elle doit détester la familiarité, et même la plaisanterie, car elle riposte :
— Je n’avais rien d’autre sous la main. Il fallait bien envelopper la plaie. Vos hommes n’emportent même pas de paquets de pansement.
La riposte a été rapide, et le blâme a porté. Pour rentrer dans ses bonnes grâces, le médecin-major se lance dans la louange :
— Le pansement est parfait. On ne pouvait faire mieux. D’ailleurs, la blessure n’est pas grave.
Et après avoir passé Biraux à l’infirmière, il s’empare du poignet de l’officier, assez brutalement pour que celui-ci en pâlisse, mais sans laisser échapper une plainte :
— Vous, de Brède, vous avez eu de la chance. L’os a résisté. Ce n’est qu’une foulure, mais sérieuse. Comment cela est-il arrivé ?
— Je vous le raconterai ce soir à la popote. Pour le moment, il faut s’occuper de Mademoiselle. Nous sommes partis de Marrakech ce matin à huit heures. Il est quatre heures de l’après-midi. À la montée nous avons dérapé et presque miraculeusement échappé à la mort. Sans Mademoiselle qui nous a secourus et qui a pris le volant, nous serions encore sur l’Atlas.
— Elle a pris le volant ?
— Et avec quel doigté !
— Comment vous appelez-vous, Mademoiselle ?
Elle semble hésiter, comme si elle n’était pas sûre de son nom :
— Régine Férals.
— Mademoiselle Régine, déclare le docteur qui ne s’aperçoit pas du haut-le-corps de la jeune fille quand elle s’entend appeler par son prénom, je vous conduis à votre logement. Quant à la nourriture, il n’y a rien ici que des drogues.
Le lieutenant de Brède se fâche d’un pareil accueil :
— Vous êtes bien peu débrouillard, docteur. Voilà les bagages de Mlle Férals. Faites-les porter dans sa chambre. Cette chambre doit être prête, puisque l’infirmière était annoncée. Vous vérifierez son installation, pendant que je l’emmène à notre popote. On ne peut la laisser plus longtemps sans nourriture. Que va-t-elle penser, elle qui vient de France, de notre hospitalité au Maroc ?
Il tranche, il ordonne, il a du commandement. Elle a beau protester qu’elle n’a besoin de rien, il l’emmène d’autorité et remonte avec elle en voiture. Se doute-t-elle de la victoire qu’il vient de remporter sur son amour-propre ? Elle s’en doute quand elle pénètre avec l’automobile, guidée par son compagnon, dans Taourirt de l’Ouarzazat, la petite ville nouvelle bâtie par la Légion étrangère. L’un ou l’autre soldat devant les casernes, l’un ou l’autre officier hors des bureaux, considèrent avec ironie l’étrange équipage : encore une fantaisie du lieutenant de Brède de prendre une femme pour chauffeur, mais cette audace dépasse les bornes ! Il la conduit au bar, – il y a une espèce de bar, – lui offre toutes les boissons et toutes les conserves, doit se contenter de la restaurer le plus simplement du monde, – s’il l’observait mieux, il découvrirait sa fringale mal contenue, – n’obtient d’elle qu’un remerciement d’une politesse parfaite, mais presque glacial, et la fait reconduire à l’infirmerie où son petit appartement a dû être aménagé. Comme elle s’éloigne, un peu étonné de sa froideur, il la rappelle et lui montre son poignet :
— Ah ! Mademoiselle, je n’oublierai jamais.
Elle sourit de ce jamais et s’en va.
« Pas commode, pense Jean de Brède, peu aimable, pas très jolie. Et inoubliable en effet. Pourquoi inoubliable ? À cause du volant ? Non, ce n’est pas à cause du volant. C’est à cause des yeux. Qu’y a-t-il dans ces yeux ? Je ne sais pas. Quelque chose qui ne va pas avec le visage, quelque chose de sombre et de résolu, de dur et de triste, tandis que les joues sont toutes lisses et jeunes. Elle ne me plaît pas. Elle est trop décidée et trop fermée. D’ailleurs, pour venir s’enterrer ici, à son âge, il faut de la misère, ou du dévouement, ou de l’ennui… »
Toute cette journée lui a été funeste. Il s’était pourtant levé de bonne humeur. La veille, à Marrakech, il avait repris contact avec le monde, car le poste de Taourirt est bien isolé. Rien que des militaires, dans cette petite cité nouvelle tout récemment sortie de terre, en face de la ville indigène, et construite par des compagnies de légionnaires pour des réserves de vivres, pour des hangars d’autos blindées, pour un camp d’aviation et un bureau des Affaires indigènes. De Marrakech, la ville rouge, la capitale et le marché de tout l’Ouest marocain, et l’attrait du Sud, l’influence française, franchissant l’énorme masse de l’Atlas, s’étendait alors, en cet automne 1930, jusque dans la région de l’Ouarzazat fertilisée par l’oued qui coule à l’ombre des palmiers et arrose de nombreux villages. Taourirt était devenu une sorte de quartier général d’où cette influence rayonnait déjà dans les vallées du Dadès et du Drâa qui furent le berceau de la dynastie saadienne autrefois, par l’installation du poste de Kelaa des M’Gouna et, plus loin encore, par celui de Bou Malen à peine réalisé, préparant notre avance vers le Ferkla, et plus au sud par le caravansérail fortifié de Tazenakht et, dans la vallée de l’oued Draa, par le projet de créer à Agdz un nouveau poste. Sans doute ces noms sur une carte ne savent-ils pas parler. Il faut cependant qu’ils parlent, qu’ils disent les efforts d’intelligence et d’audace que chacun d’eux représente dans ces pays désertiques, coupés d’oasis le long des oueds, peuplés de ksours mystérieux, hier encore au cœur des tribus insoumises. Il faut qu’ils chantent la suite heureuse de notre épopée marocaine.
Ainsi Taourirt de l’Ouarzazat dépassé est-il devenu presque une de ces garnisons où un jeune cavalier comme Jean de Brède s’ennuie vite quand, sorti de Saint-Cyr et de Saumur dans un régiment de spahis au Maroc, juste pour prendre part à la guerre du Riff, et passé ensuite aux Affaires indigènes après avoir suivi les cours de l’École de Rabat, il a commandé, déjà, à son âge, des cercles importants ou quand il est parti à la tête d’un goum pour l’occupation d’un ksar ou la soumission d’une tribu dissidente. Les officiers mariés peuvent y amener leur femme. Il est vrai qu’elles s’en vont au mois de mai à cause de la chaleur et ne reviennent qu’en octobre. Celles qui reviennent ? deux ou trois, pas davantage : le climat est trop pénible, avec ses sautes du chaud au froid, et l’isolement trop contraire à nos habitudes sociales françaises. Il y faut beaucoup de courage ou beaucoup d’amour.
Au fait, pourquoi cette infirmière n’a-t-elle pas attendu l’automne ? On ne s’annonce pas dans le Sud marocain au mois de septembre, quand on n’est pas désigné par un ordre militaire. Il est vrai, l’hôpital ne pouvait guère se passer d’elle. Si le médecin-major avait réclamé au centre de Rabat une auxiliaire à cause des récentes épidémies qui dévastaient la population et afin de pénétrer mieux dans les intérieurs berbères et de se servir de cette pénétration et des soins donnés aux femmes et surtout aux enfants ravagés par les pires hérédités et le manque d’hygiène, il n’avait sans doute pas imaginé qu’on lui expédierait si vite ce nouveau personnel. Et quel personnel ! pas même une de ces femmes d’expérience et d’âge canonique, qui, ayant traversé tous les climats et tous les milieux, peuvent supporter la vue des pires misères et des plus affreux déchets, savent prendre les précautions nécessaires pour résister aux intempéries et sont assimilables aux plus résistants légionnaires, aux tirailleurs les plus aguerris. Non, une jeune fille de vingt ou vingt-cinq ans, robuste certes et bien bâtie, résolue et adroite – elle l’avait prouvé sans retard dans cette traversée de l’Atlas – mais enfin une jeunesse. Comment ses parents l’avaient-ils laissée partir ? Quelle imprudence, quelle folie ! Mais peut-être n’avait-elle point de parents ? Ou peut-être était-elle sans fortune, et désireuse de gagner sa vie promptement. Elle aurait pu la gagner moins loin. Elle avait du linge bien opulent si elle manquait de ressources. Serait-ce le reste d’un trousseau acquis avant la ruine ? Dans tous les cas, la Croix-Rouge de Rabat manquait de prévoyance ou n’avait pas le choix.
Mais pourquoi se tant préoccuper de la nouvelle venue quand celle-ci montre tant d’indifférence ? Donc, il était arrivé la veille à Marrakech, ravi de revoir ses remparts rouges, ses jardins d’orangers et le minaret de la Koutoubia, sœur de la Giralda de Séville et de la tour Hassane de Rabat. Cette affaire de changement de pièce pour une auto-mitrailleuse réglée à l’atelier de réparations, il avait retrouvé des camarades. Avec ou sans eux, il avait flâné sur la fameuse Djema El Fna qui est le cœur de la grande ville et dont le nom signifie place des Trépassés parce qu’on y exposait sur des piques les têtes des exécutés. Les piques, autrefois, étaient fort approvisionnées. Maintenant la Djema El Fna n’est plus que le grand marché du Maroc occidental. Mais la foule, venue de la plaine et de la montagne, par toutes les routes avoisinantes qu’elle encombre de ses interminables convois, petits ânes disparaissant sous leurs propriétaires ventrus, chameaux bâtés, piétons chargés et pieds nus, leurs sandales à la main, vieilles femmes berbères aux bleus oripeaux usés, nègres et négrillons vêtus de méchantes couvertures, la foule, avide de spectacles plus encore que de ventes et d’achats, se divise en petits groupes rangés en rond, les premiers rangs assis, les autres debout, autour des conteurs, des charmeurs de serpents, des musiciens ou des danseurs. C’est le théâtre de tout le Sud marocain. Les cercles se nouent et se dénouent. Les voix et les instruments de musique retentissent. Les boniments et les disputes se mêlent.
Le jeune lieutenant, bien qu’il fût au Maroc depuis plusieurs années, mais presque toujours, il est vrai, sauf l’année de Rabat, en guerre ou dans les postes éloignés, dans les solitudes au bord des tribus insoumises, n’était pas rassasié de cet éclat et de ce tumulte d’un Orient en effervescence. Il commença par s’attarder devant les charmeurs de serpents qui offrent leur bouche à la petite bouche pointue de la vipère. Vont-ils recevoir et boire le venin ? Mais non, elle veut des caresses et non la guerre. Elle est une esclave et non une ennemie. Elle enroule ses anneaux autour du bras nu de l’homme. Au fond d’une petite âme cruelle il y a encore de l’amour.
Après les charmeurs de serpents, voici les musiciens, mais ils font un vacarme assourdissant, et voici les conteurs. Au milieu du cercle qui boit leurs paroles et qui est surtout composé de femmes, les unes, bien empaquetées dans leurs dominos soyeux, qui doivent être de la ville, les autres, en vêtements usagés, et mal voilées comme si elles n’en avaient pas l’habitude, qui, sûrement, sont des berbères de la montagne, ils vivent l’histoire qu’ils distribuent à la ronde. Car ils ne se contentent pas du récit : ils y ajoutent toute une mimique du corps, du geste, du visage. Ils se déplacent par petits bonds, se raccourcissent jusqu’à devenir humbles et mesquins, ou s’allongent pour simuler la puissance des génies ; ils décrivent avec leurs bras des moulinets ou désignent du doigt des objets ou des personnes ; ils pétrissent leurs traits comme de la cire molle pour en tirer toutes les expressions. Chacun d’eux joue à lui seul comme une troupe entière de comédiens. Ce qu’ils disent ? ce sont les éternelles rengaines des Mille et une nuits, – car rien ne change d’un bout à l’autre de l’immobile Orient, – avec leur mélange de fantastique et de volupté, et tout le fatalisme de l’aventure humaine conduit par des forces inconnues que symbolisent les mystérieux génies.
L’officier ne possède pas assez tous les secrets de la langue berbère pour suivre ces aventures compliquées, mais la mimique de l’acteur vient à son aide. Il sourit même au souvenir d’une discussion qu’il eut à ce sujet au mess de Taourirt de l’Ouarzazat avec le capitaine Malpas du service des Affaires indigènes. Son camarade prétendait que ces conteurs de la Djema El Fna étaient des gens dangereux sur lesquels il convenait d’exercer la plus active surveillance. Par leur canal, les nouvelles vraies ou fausses et le signal d’une agitation pouvaient se répandre à travers tout le Maroc en peu de temps et nous causer les pires embarras. C’était possible, mais pourquoi changer en perturbateurs ces inoffensifs romanciers ? Malpas avait le goût de l’intrigue et voyait partout des perfidies et des trahisons. Cet état d’esprit l’avait servi pour distinguer les menaces sur le Riff avant la ruée d’Abd-el-Krim. Lui-même n’était-il pas trop confiant ? Ne croyait-il pas trop vite aux paroles données, aux promesses échangées, dans ce pays où la méfiance doit être la règle ? Était-il favorisé du sort ? Il n’avait jamais eu à s’en repentir. Au contraire, on répondait à sa confiance. Les indigènes ne l’avaient jamais trompé. Chacun sa manière.
Il avait achevé sa soirée à l’hôtel de la Mamounia avec un de ses camarades de l’état-major. Avant de retourner dans son désert, ne désirait-il pas se remplir les yeux d’une vision de luxe : le monde cosmopolite qui s’en va traîner son incurable ennui de la Côte d’Azur à la Côte d’Afrique, de Cannes et de Nice à Alger, au Caire, à Marrakech, jolies femmes, la plupart déjà trop mûres et prêtes à être cueillies par le temps, illuminées de leur fard et de leurs perles ou de leurs diamants, les épaules nues et savamment enneigées par les pâtes, lisses et luisantes sous les lustres, si différentes des brunes Berbères et des négresses qui peuplaient Taourirt ? Plus d’une fois, de passage à Marrakech, il avait recherché ce contraste. Mais l’hôtel venait de rouvrir, il n’y avait personne, il n’y aurait presque personne avant octobre, seulement quelques officiers ou quelques visiteurs de passage. Comment n’y avait-il pas songé ? Il vivait en dehors des saisons et des habitudes sociales, si accoutumé à la chaleur qu’il ne prenait plus garde à ses atteintes.
Dans l’immense salle à manger aux colonnades noires et blanches, aux trois quarts restreinte par des paravents, il n’y avait que des hommes. Seule, une jeune femme, peut-être une jeune fille, occupait une table, sans bijoux, sans rouge, en robe blanche très simple. Sa jeunesse était éclatante, signalée par de belles dents nettes et blanches qui éclairaient le visage trop bronzé par le soleil, bronzé comme les bras nus, le cou, le commencement de la gorge. Elle ressemblait, comme tant de jeunes filles d’aujourd’hui au bord de la mer, à un jeune garçon en terre cuite, à un pâtre grec gardien de chevaux, sauf que les traits étaient plus irréguliers et moins durcis. Ni belle ni jolie, elle ne passait pas inaperçue, à cause d’une sorte de grâce altière qui corrigeait les apparences de vigueur brusque et décidée, surtout à cause de l’amertume et de la tristesse des yeux qui ne s’intéressaient à rien, qui ne se fixaient sur personne, qui ne daignaient pas répondre aux œillades des deux officiers.
Quelle n’avait pas été la surprise de Jean de Brède, quand il demanda, le lendemain matin, l’adresse de l’infirmière qu’il devait ramener dans l’Ouarzazat, de se trouver en face de l’inconnue de la Mamounia !
— Je vous ai déjà vue hier soir, Mademoiselle, avait-il essayé de dire gentiment.
Mais on ne l’avait pas reconnu, ne l’ayant pas regardé. Cet accueil l’avait glacé. Que pouvait bien être cette jeune fille qui affrontait le soleil et la solitude marocaine à l’âge où l’on se contente de danser et jouer au tennis ? Il la comparait à ces amazones avec qui il avait couru le cerf dans les forêts de Sologne du temps qu’il tenait garnison à Orléans et qu’il était convié volontiers, pour son nom, son art d’écuyer et sa bonne humeur, par les châtelains environnants. Sans doute n’était-elle qu’une petite bourgeoise contrainte à gagner sa vie. Les circonstances allaient, sans retard, lui fournir l’occasion de jouer un rôle extraordinaire.
C’est ce rôle qu’il explique le soir, à la popote de la Légion où les officiers des Affaires Indigènes ont été conviés, comme ses camarades le moquent sur le sexe de son nouveau chauffeur qui a fait dans Taourirt une entrée sensationnelle. Le colonel Hugard qui commande le cercle et sans cesse étend notre influence du côté du Drâa et du Ferkla par son entente avec les tribus, est absent. Il visite ses postes en vue d’une nouvelle avance et il y donne rendez-vous aux chefs qui doivent se soumettre à la condition d’être protégés. La conversation est plus libre, plus vive aussi. Non que le colonel ait la moindre raideur : familier et grand seigneur ensemble, il sait inspirer la confiance et l’amitié, non seulement à ses officiers et à ses hommes, mais aux indigènes. Seulement, il sait contenir ces jeunes gens ardents et brûlés et les ramener sans qu’ils s’en doutent aux paroles raisonnables. Jean de Brède a le poignet bandé. Il faut que l’un ou l’autre de ses voisins lui coupe sa viande, bien qu’il ait commencé par refuser leur concours :
— Je dois m’habituer, comme Gouraud qui ne veut de personne pour lui remplacer son bras droit.
— Vous n’êtes pas encore un héros, de Brède.
— Descends de ton piédestal.
En tout cas il est le héros de la soirée, car il apporte un élément nouveau dans la conversation.
— L’infirmière, l’infirmière, lui réclame-t-on de divers côtés.
— Eh bien, voilà. J’avais ma Talbot.
— On le sait.
Et même on s’en sert. Il a été autorisé à amener de France cette voiture qui lui vaut plus d’un jaloux, mais qui facilite les communications. Le gouvernement ne gaspille pas les voitures.
— J’avais laissé le volant au chauffeur, afin de tenir compagnie à Mlle Férals.
— Voyez-vous le séducteur !
— Si vous continuez de m’interrompre, je me tairai. Au sortir de Marrakech, nous avons passé sans encombre les oueds grossis par les dernières pluies, l’oued Ghemat, l’oued Zad qui a presque soulevé notre voiture, et nous avons abordé la montagne. Ces pluies avaient détrempé le sol argileux. L’automobile a commencé de déraper. J’étais inquiet. Biraux conduit bien, mais il est brusque et il abuse des freins. Je venais de lui donner l’ordre de stopper, afin de prendre sa place, quand, sur un dérapage à droite plus accentué, le chauffeur a tenté un rétablissement trop brutal qui nous a projetés sur la gauche, le flanc contre un arbre, une portière à demi arrachée, une glace brisée entaillant la figure du pauvre Biraux, et mon poignet droit foulé comme j’avais tenté de descendre pour soutenir la voiture. Nous étions fixés là dans la boue. Que devenir ? C’est alors que l’infirmière s’est révélée. Elle n’a pas donné le moindre signe d’impatience ni même de frayeur. Elle a ouvert son nécessaire, en a retiré des flacons, a cherché du linge et n’a trouvé qu’une chemise.
— Une chemise ?
— Parfaitement : une chemise ravissante qu’elle a déchirée pour en faire des bandes. Elle a lavé les plaies du chauffeur et lui a entouré la tête. Après quoi, elle s’est occupée de moi. J’avais beau lui dire que ce n’était rien, elle a voulu palper mon poignet, le masser, le frictionner.
— Voyez-vous le veinard !
— Elle m’a fabriqué une écharpe avec un foulard qu’elle a fixé par le moyen d’une épingle de nourrice. Après l’avoir remerciée pour ses deux clients, sans lui arracher d’ailleurs un sourire, j’ai plaisanté sur notre cas. Il n’y avait plus qu’à attendre un secours assez problématique, le convoi de ravitaillement ayant la veille traversé la montagne. Mais nous arrêterions sûrement dans la journée quelque voiture qui nous ramènerait à Marrakech. Elle ne paraissait point désireuse de revenir à Marrakech et, pendant que je lui tenais ce discours peu rassurant, elle examinait le moteur, les pneus, la carrosserie. L’automobile était intacte, sauf une aile faussée et la portière à demi démolie, mais qui pouvait s’ajuster. En somme rien d’essentiel. Tout à coup elle me dit : « Voulez-vous que j’essaie de démarrer ? – Vous savez conduire, Mademoiselle, conduire une Talbot ? – Non, une Chrysler. C’est plus compliqué. Mais expliquez-moi votre machine, et l’usage du démultiplicateur que vous avez fait poser et dont j’aurai besoin… » Je le lui expliquai minutieusement. Elle s’était installée au volant, elle vérifiait les commandes avec lenteur, puis elle me déclara : « Nous allons tenter le coup. Pouvez-vous, avec le chauffeur, soutenir la voiture du côté de l’arbre ? Vous avez un bras solide, et lui les deux… – Mais si vous échouez, c’est dangereux. Regardez… » En effet la paroi était vertigineuse. – « Il n’y a de danger qu’en avant, fit-elle, si je dérape encore, mais je ne crois pas… » Je tentai de m’opposer à l’essai. Elle me foudroya du regard. Ma foi, j’ai obéi. Nous nous sommes arc-boutés, Biraux et moi, au bord de la paroi. Elle a mis le moteur en marche et, avec une habileté et une douceur incroyables, elle a sorti la voiture de la boue où nous étions enlisés et l’a replacée en ligne sur la route. Comme je m’extasiais sur la sûreté de sa manœuvre, elle a coupé court à mes compliments en nous invitant à monter, et nous sommes repartis. Elle a dès lors conduit sans arrêt, maniant ma voiture comme si elle n’avait fait que ça toute sa vie. Elle doit être ce soir terriblement fatiguée.
Le capitaine Malpas a écouté le récit de l’accident avec l’attention d’un juge d’instruction qui guette les aveux du criminel.
— Récapitulons, conclut-il, quand le lieutenant de Brède se tait.
— Récapitulons quoi ? s’étonne celui-ci.
— Mais les indices que vous nous fournissez sur la fausse identité de votre infirmière.
— Vous voilà bien, avec votre manie de la persécution et votre flair de policier.
— En premier lieu, qu’est-ce qu’une infirmière qui s’installe à l’hôtel de la Mamounia à Marrakech, dont nous connaissons les prix ? En second lieu, pourquoi vient-elle dans ce désert avec une lingerie de luxe ? Enfin qu’est-ce que cette habitude de conduire des Chrysler qui lui permet, par un tour de force, de désembourber une Talbot et d’éviter, en démarrant, le plus périlleux dérapage ?
Tout le groupe des officiers est suffoqué de cette rapidité et de cette sûreté d’une enquête dont personne ne s’était soucié, mais Jean de Brède s’en montre agacé :
— Écoutez, mon capitaine, je n’ai pas mis en scène Mlle Férals pour la dénoncer à vos yeux et pour attirer sur elle une suspicion injurieuse qui s’exerce beaucoup mieux sur les tribus insoumises. Mlle Férals est vraisemblablement la victime de revers de fortune. Elle a dû se débarrasser de sa Chrysler, mais elle a gardé son trousseau : quoi de plus naturel ? Il y a un château de Férals dans le Midi de la France, du côté de Castelnaudary. Elle a, par commodité, laissé tomber sa particule. Tout cela ne mérite que notre sympathie. Et quant à sa conduite dans l’Atlas où elle a sauvé deux blessés et ma machine – ce qui fait trois – vous me permettrez de l’admirer en toute simplicité.
Il a parlé avec quelque chaleur. Toute la table lui donne raison contre le méfiant officier des Affaires indigènes. Mais celui-ci ne se tient nullement pour battu.
— Mon but, reprend-il, n’est point de porter atteinte à votre idole.
— Oh ! mon idole ! Puisque je vous ai dit qu’elle me déplaisait.
— Il n’est rien de plus dangereux que les femmes qui commencent par déplaire. La vanité de l’homme s’en mêle : il enrage de cette résistance, et il se met en quatre pour en triompher.
— Oui, vous avez une psychologie de médecin aliéniste.
— C’est la plus sûre, déclare le docteur Oudant. Elle repose sur des crises, et non sur le sentiment. Les crises sont des faits qui se vérifient, le sentiment est toujours incertain.
La conversation va-t-elle dévier sur des idées générales ? Ce n’est guère à croire avec ces jeunes gens plongés dans la réalité jusqu’au cou.
— Alors, quel est votre but ? demande à Malpas un autre officier.
— Voir clair. Voici une jeune fille qui nous arrive on ne sait d’où.
— De France.
— D’Europe aussi. Nous devons savoir qui elle est.
— Mais la Croix-Rouge de Rabat doit le savoir. Elle est notre garante. Nous n’avons à nous occuper, nous, que de ses services. Or, elle n’est pas encore arrivée qu’elle en a rendu, et de très grands.
— Justement, elle en rend d’extraordinaires, et d’inattendus. Elle mérite une fiche.
— Une fiche ?
— Parfaitement. Rapportez-vous-en à mon flair de policier, comme vous dites si gentiment. Dans peu de jours je vous renseignerai exactement sur ses origines, sa fortune, ses raisons de venir échouer ici…
— Échouer ? Et nous ?
— Pour nous, le Maroc, c’est la plus belle carrière et c’est la liberté dans l’espace. Mais pour cette jeune femme, réfléchissez : elle vient s’enfermer, au bout du monde, dans un hôpital où elle soignera de hideuses négresses ou de sauvages Berbères, où elle langera, purgera, torchera d’affreux négrillons. Or elle a dû s’arracher au plus grand luxe, à en juger par sa Chrysler et par son linge. Et vous trouvez ça naturel ?
Cette fois, il a triomphé de l’hostilité de l’auditoire. On l’a écouté en silence, on n’est pas loin de l’approuver. Mais la voix fraîche et généreuse de Jean de Brède vient rompre cette attention :
— Eh bien, mon capitaine, ce n’est pas de jeu. Tout d’abord je vous jure, à tous, que je n’éprouve pas la moindre sympathie pour cette Mlle Férals dont vous n’avez pas cessé, après mon récit, de parler sans la connaître. Si vous la connaissiez, vous comprendriez ce que je veux dire. Elle écarte la camaraderie, peut-être volontairement, au lieu de la rechercher.
— C’est, vrai, approuve le docteur Oudant. Elle n’est pas familière, et pas du tout aimable.
— Mais, continue le lieutenant, je l’admire pour son sang-froid, son audace et son habileté qui nous a sauvés, le chauffeur et moi. Je trouve donc inconvenant – excusez-moi, mon capitaine – de traiter cette femme plus mal que le dernier des légionnaires. Le dernier des légionnaires a droit à son secret. Il vient à la Légion avec un état civil qui peut être faux, avec un passé qui peut être fâcheux, mais avec l’offre de sa personne, de ses services et de son dévouement. On le prend tel quel : personne ne s’avise d’aller fouiller dans sa vie. Mlle Férals apporte, dans ce coin perdu de l’Afrique, sa jeunesse, son courage, sa santé et peut-être une grande crise ou une grande douleur. Je ne permettrai à personne – puisque le hasard a voulu que je lui serve, non de chevalier servant, mais de chevalier servi, – de lui porter le moindre préjudice, ni de l’effleurer du moindre soupçon. C’est moi qui réponds d’elle.
Il a parlé à la fois gaiement et fermement. La gaieté a fait passer la fermeté. Tout de même c’est une leçon. Comment la prendra le capitaine Malpas ? Il se possède assez pour ne manifester aucune mauvaise humeur, et même pour faire dévier l’entretien :
— Allons, allons, de Brède, ne jouez pas au don Quichotte. Personne ne menace votre Dulcinée. Mais n’oubliez jamais que, lorsqu’on est en bordure d’un ennemi dont les nations européennes ont intérêt à prolonger la résistance, il faut se méfier de tout, et surtout des femmes.
— Pas de celle-là.
— Je parle en général, et non de cette infirmière que j’ignore. Et là-dessus, parlons d’autre chose.
— Oui, mais je vais me retirer. Mon poignet me tourmente et le docteur Oudant m’a ordonné des compresses d’eau blanche.
La nuit est presque froide après la chaude journée lourde. Les étoiles y brillent comme en montagne où l’on se sent plus rapproché du ciel. Un croissant de lune qui ressemble à un cimeterre aigu et trop recourbé ne leur retire aucun éclat. Toutes ces lueurs font ensemble une clarté pâle où les objets prennent un air d’apparition. Les palmiers de l’oasis s’allongent et paraissent démesurés. Sur son mamelon, le ksar se devine à des formes confuses, dominé par la grande kasba, puissante comme un château fort avec ses énormes murailles crénelées. Au loin, se devine la chaîne de l’Atlas.
Jean de Brède ne se décide pas à regagner directement sa petite maison de bois. Il respire au dehors l’air plus salubre, il aspire toute la douceur nocturne, car il n’est pas rassasié de la beauté de cette palmeraie dans le désert. Le silence est troublé à peine par les aboiements des chiens qui pullulent au camp d’aviation, là-bas. À quoi pense-t-il pendant cette promenade ?
« Comme elle doit bien dormir après un si rude effort ! Elle n’a rien vu encore. Demain elle verra ce pays. Peut-être s’y plaira-t-elle ? Peut-être s’y ennuiera-t-elle ? Mais pourquoi m’occuper d’elle ? Je ne la trouve ni jolie ni attrayante. J’ai promis de la protéger. Elle a droit à son secret, si elle en a un. Et c’est sans doute un secret d’amour. Les femmes… »
Dans tous les cas, si, vraiment, c’est un secret d’amour, il n’a pas empêché Régine Férals de dormir. Après le lunch que lui a offert au bar le lieutenant de Brède, elle est donc rentrée à l’infirmerie-hôpital où sa chambre était préparée : une chambre assez vaste, avec une grande fenêtre, mais elle n’a même pas regardé la vue, rassasiée de spectacles naturels par la traversée de l’Atlas et la descente dans la plaine monotone de l’Ouarzazat. Elle n’a pas regardé la vue, mais elle a cherché vainement une salle de bain. Comme si l’on donnait des salles de bain au personnel ! À tout hasard, elle a apporté son tub en caoutchouc. Elle cherchera demain un appareil à douches, car elle ne saurait se passer d’eau froide sur tout le corps chaque matin, surtout dans ce pays où la chaleur doit être pénible. S’est-elle d’ailleurs jamais passé de rien ?
Elle a défait ses valises et en a rangé le contenu dans l’unique armoire en bois blanc mise à sa disposition par le génie militaire, ou plutôt par quelque ébéniste de la Légion. Un linge fin dont la tête de Biraux a pu donner une idée assez flatteuse, des blouses légères, des lainages, deux costumes d’infirmière de la Croix-Rouge, avec la cape et le voile bleus. Comme elle achève ce classement, une ordonnance vient la chercher pour le dîner. Elle doit manger seule, dans une salle de l’infirmerie. Mais elle a renvoyé le soldat : elle n’a pas faim, elle est lasse, elle ne désire que dormir. Elle peut bien se l’avouer à elle-même : quand il a fallu remettre en marche la Talbot qui avait dérapé, elle n’a pas tremblé au dehors, elle a tremblé en dedans. Elle n’est qu’une femme tout de même, une jeune fille de vingt-deux ans. Son courage et son audace ont des limites, et même des limites assez rapprochées. Elle n’en donne pas l’impression. Comment s’est-elle lancée dans cette aventure ? Le risque n’était que pour elle, en avant. Plus d’arbres, et une paroi vertigineuse, l’abîme. Après avoir hésité, elle a voulu courir ce risque. Elle sait bien pourquoi. Elle pouvait se condamner à mort, – se condamner à mort ? – si elle manquait le départ avec cette machine qu’elle ne connaissait pas. Elle pouvait se condamner à mort volontairement, rien qu’en démarrant sans précaution, et c’était si facile ! Et la machine avait obéi merveilleusement à la pression de ses pieds, à la direction de ses mains. Mais pourquoi avait-elle murmuré au lieutenant qui l’interrogeait et tentait de l’arrêter :
— Moi, c’était une Chrysler !
À quoi bon révéler à un inconnu le luxe dont elle avait toujours été entourée ? Ce lieutenant serait peut-être discret. Il ne raconterait peut-être pas à ses camarades l’étrange confidence. Il aurait voulu l’entourer de soins, il avait tenté de causer avec elle, de se montrer bon compagnon. Sans doute désirait-il la renseigner sur le pays où elle venait habiter, sur les êtres et sur les choses. Elle avait résolument écarté sa sympathie et ses discours. Le médecin-major, de moins bonne éducation, l’avait tout de suite traitée avec familiarité. Il l’avait appelée par son prénom, précédé, il est vrai, d’un Mademoiselle qu’il ne tarderait pas à supprimer si elle n’y prenait garde. Elle devra exercer sur elle-même et autour d’elle une surveillance de tous les instants, à cause de tous ces hommes dont elle commence à l’avance de redouter les regards de proie, les convoitises. Ces réflexions la conduisent à se regarder dans la glace – bien petite et bien terne – qui lui renvoie son visage las et plein de poussière :
« Oh ! pense-t-elle, comme je suis laide ! Il faudra rester ainsi. Pas de fard, pas d’artifice, rien. Je ne suis déjà pas si séduisante ! Réduite à moi-même, je n’attirerai personne… »
Elle se dit ces choses, mais elle sait le contraire. Son souhait d’enlaidissement n’est que platonique. Déplaire, c’est trop demander à une femme. Ne pas chercher à plaire, n’est-ce pas suffisant ? Depuis son départ, ne s’est-elle pas conformée à ce programme ? Le lieutenant, de Brède pourrait en témoigner. Regrette-t-elle déjà de s’être montrée indifférente ? Éprouve-t-elle déjà, loin de ses habitudes de vie, le besoin de se raccrocher, dans ce nouveau milieu où elle ne connaît personne, à une sympathie possible ?
Elle lave en hâte cette poussière du visage, du cou et des bras. Elle regrette de ne pouvoir se livrer à des ablutions plus complètes qui la reposeraient et la détendraient. Puis elle se couche dans le petit lit de fer étroit sans même fermer la fenêtre ni les rideaux, laissant le soleil achever sa course derrière l’Atlas, et se jette dans le sommeil avec cette rapidité foudroyante dont les enfants ont le privilège, sans rêves, sans pensées, sans remords.
Le matin, elle est réveillée par le jour qui entre à flots dans sa chambre, brusquement, comme un voleur, mais un voleur souriant qui apporte de l’or au lieu d’en chercher. « C’est la première fois que je dors si bien depuis… » songe-t-elle en se précipitant à la fenêtre où l’attend la magnificence du matin oriental.
L’horizon est limité, mais au loin, par la chaîne de l’Atlas qu’elle compare mentalement aux Alpes vues de Turin en demi-cercle. Les montagnes sont toutes roses au levant, et l’une ou l’autre, plus élevée, porte au sommet une neige qui resplendit et qui prend des tons de fleur de pêcher. Au sud, ce sont les montagnes bleues de l’Anti-Atlas. Devant elle, c’est la palmeraie qui suit le cours de l’oued. Les eaux se reconnaissent à un jaillissement de lumière. Et voici le village indigène dressé sur un mamelon, au-dessus de l’oasis de palmiers, de thuyas, de tamaris et de champs d’orge maintenant dévêtus.
Elle connaît les essences d’arbres et les cultures. A-t-elle déjà tant voyagé ? Pourtant elle s’intéresse, comme à une nouveauté, à la forme rectangulaire des maisons pareilles à des figures géométriques superposées. N’a-t-elle jamais vu de ksours ? Mais que peut être, isolé du village, ce formidable château fort aux assises monumentales, fouillis de murailles et de tours, qui se découpe en sombre, n’ayant pas encore reçu les flèches du soleil ? Le lieutenant de Brède ne le lui a-t-il pas montré, en arrivant, et ne l’a-t-il pas désigné comme la Kasba du caïd de Taourirt, frère aîné du Glaoui de Marrakech ? Toute sa jeunesse communique, par la fenêtre ouverte, avec cette beauté de l’aube marocaine, avec cette solitude qui s’étend jusqu’aux montagnes lointaines et qui n’est que traversée par la fraîcheur de l’oasis. Connaîtrait-elle déjà la nostalgie de ces pays du sud, au bord des déserts sahariens, cet envoûtement singulier et dangereux comme un philtre d’amour ? Mais pourquoi se reproche-t-elle brusquement son plaisir comme si elle n’y avait pas droit ?
Sa toilette achevée, vêtue du costume de la Croix-Rouge, elle n’ose sortir de sa chambre. Elle ne connaît pas les lieux et il est encore de trop bonne heure. Mieux vaut attendre l’appel du médecin-major qui la présentera aux services et la conduira aux salles de consultation et d’hospitalisation. Que va-t-elle devenir jusque-là ? Elle ne veut pas se laisser aller à ses réflexions. Elle désire occuper chaque instant, ne pas laisser perdre une minute. Ou peut-être craint-elle de se retrouver en face d’elle-même. À son âge, on ne quitte pas sans une commotion intérieure sa famille, son pays, ses habitudes de vie pour s’aller cacher au bout du monde. Se cacher ? Pourquoi se cacherait-elle ? Voici déjà qu’elle se tourmente. Aussitôt, pour échapper à ce tourment, elle dispose sur la petite table de bois blanc – encore un travail de la Légion – le papier à lettres dont elle a apporté une boîte, elle sort son stylo et elle écrit.
« Taourirt de l’Ouarzazat, ce 15 septembre 1930.
« Mon cher père,
« Mes télégrammes de Casablanca et de Marrakech vous ont rassurés, maman et vous, sur mon voyage. Vous l’aviez si bien préparé à coup de dépêches qu’il s’est passé le mieux du monde, presque trop bien. Le Maréchal-Lyautey qui m’a emmenée est très confortable et vous m’aviez retenu une trop belle cabine quand je vous avais réclamé les secondes, ou même les troisièmes classes, pour m’accoutumer dès le départ à ma nouvelle vie. La mer s’est montrée favorable, quand j’eusse souhaité des tempêtes, mais elle me plaît tant que je n’aurais même pas eu le mal de mer. Nous avons fait escale à Oran et à Tanger, mais je ne suis pas descendue à terre. À Casablanca je n’ai eu que le temps de prendre mon train pour Marrakech.
« Pourquoi aviez-vous écrit au général Herlé pour me recommander à lui ? Il m’a envoyé chercher à la gare par son officier d’ordonnance. Il a voulu me loger dans son palais et, sur mon refus, il m’a installée dans le fastueux hôtel de la Mamounia. Sa femme et lui m’ont gâtée de toutes manières. Ils m’ont emmenée en voiture à l’Aguedal qui est une suite de jardins où se cache un palais changé aujourd’hui en hôpital. « Pourquoi ne resteriez-vous pas ici ? m’a proposé le général. Voyez comme vous y seriez bien. – Mais ce n’est pas ce que je cherche. » Il a insisté à diverses reprises, il a tenté de me faire renoncer au Sud et devant mon obstination il m’a priée d’attendre quelque temps à Marrakech, afin de me trouver une compagne, redoutant pour moi la solitude. Est-ce vous qui l’aviez prévenu ?
« Je ne puis vous dire le charme de l’Aguedal. Tous les arbres fruitiers y poussent, figuiers, grenadiers, abricotiers, pruniers, poiriers, mais le feuillage clair et pâle des oliviers y domine, et les orangers y abondent. On y est loin de la ville dont on n’aperçoit plus que la tour rouge de la Koutoubia, loin de tout. Il y a de grands bassins qui reflètent des bouquets de palmiers. Ces eaux, cette verdure, ce ciel, c’est un enchantement. Pourquoi suis-je venue ici ?
« Mes hôtes ont voulu encore me conduire dans les souks et sur la Djema El Fna qui est la place principale, toute grouillante de burnous et de spectacles avec ses marchés, ses musiciens, ses conteurs et ses charmeurs de serpents. Le soir, j’ai prétexté la fatigue et suis demeurée à l’hôtel.
« Le lendemain matin, un lieutenant du Cercle de l’Ouarzazat est venu me prendre en automobile. Nous avons traversé l’Atlas, mais nous avons eu un accident. Le lieutenant et le chauffeur ont été blessés. J’étais indemne. J’ai dû prendre le volant et nous sommes arrivés à Taourirt dans cet équipage. Je crains d’avoir produit trop d’effet, quand je désirais de passer inaperçue. Me voici installée dans ma chambre d’où la vue est très étendue sur l’oasis et le désert. J’ai bien dormi, trop bien, et j’aspire à travailler. Dites à maman que je lui souhaite une session intéressante à la Société des Nations ; mais cette session doit être aujourd’hui terminée. Dites-lui que sa fille est toujours sportive et en bonne forme.
« Je vous embrasse tous deux et signe de mon nouveau nom.
« RÉGINE. »
Sur une feuille à part elle ajoute ce post-scriptum :
« Je pense beaucoup à vous et vous aime encore davantage, plus qu’une fille a jamais aimé son père. Vous savez pourquoi, mais il faut bien que je vous le dise. Je ne suis pas contente de moi. Je ne le serai jamais. Vous eussiez dû m’écouter et me laisser quitter la maison pour un autre lieu. Ne comprenez-vous pas que l’injustice me révolte ? Mais je me suis soumise à votre volonté et ne vous parlerai plus jamais de cette révolte.
« I.F. »
Pourquoi cette feuille à part qui n’est pas destinée à passer sous les yeux maternels ? Après l’avoir écrite, elle s’arrête et, la tenant en mains, hésite à la détruire ou à la glisser dans l’enveloppe. Enfin elle se décide à l’envoyer.
Maintenant il fait grand jour. Le soleil s’est comme précipité au-dessus de l’horizon pour envahir le ciel. L’oasis, le désert et l’Atlas flamboient dans la clarté. La Kasba du Caïd n’est plus noire : ses hautes murailles crénelées prennent des tons d’ocre et de terre cuite. Massive et imposante, elle tient du palais et de la prison. Elle écrase de sa puissance le misérable ksar aux cubes accumulés. Chaque palmier, chaque arbre dans l’oasis paraît se détacher d’une façon avantageuse, comme un personnage de théâtre qui se pavane au premier plan. Les objets prennent cette netteté, cette précision, cette crudité des couleurs spéciales à l’Orient, et si différentes de nos nuances délicates et fondues.
Régine est retournée à la fenêtre. La vie commence à renaître. Là-bas, des troupeaux sortent du village. La diane a sonné le réveil dans la ville française. On entend des voix, l’agitation qui précède le travail. Elle revient à sa table et écrit une seconde lettre :
« Chère amie,
« Je n’ai pu répondre à votre invitation que par un refus télégraphique, car je partais. Vous m’appeliez à l’ambassade et me proposiez de vous accompagner dans la montagne, au-dessus d’Interlaken, à Mürren ou Adelboden, afin de profiter des derniers beaux jours de septembre. Je vous écris du fond du Maroc, au sud de l’Atlas où je suis venue fuir le monde, après la rupture de mes fiançailles que vous avez connue. Ne parlez plus de moi à personne. J’ai rompu toutes mes attaches et ne désire pas revenir avant longtemps, très longtemps.
« Si je fais pour vous une exception, et pour vous seule, c’est à cause de notre amitié sans doute, mais surtout parce qu’il m’a semblé surprendre dans votre dernière lettre un accent désespéré. Vous m’aviez confié votre grand amour douloureux et déraisonnable. J’avais tenté de vous en détourner et vous avez souri d’un sourire si triste et qui me donnait à penser que je n’étais qu’une petite fille auprès de vous : – « Comme si l’on échappait à sa destinée ! m’avez-vous dit. Quoi qu’il arrive, bonheur ou malheur, cet amour aura été le sang de mon cœur et la clarté de ma vie. Jamais je ne le renierai… » Mais je pressens que vous allez vers le malheur. Claire, ma chère aînée, je ne suis plus une petite fille, et même je me sens vieille, comme si toute jeunesse m’avait abandonnée. Du fond de ma retraite, je vous supplie de renoncer à cet amour impossible s’il en est temps encore, de revenir à la vie normale et de ne pas vous refuser à ce projet de mariage dont vous me parliez, et que votre père a préparé et qui vous offrirait la paix. Je ne sais pas parler comme vous, je suis trop simple, trop brusque, trop sportive, comme dit maman, mais vous m’avez donné votre amitié, je ne sais pas trop pourquoi, peut-être par contraste, vous qui êtes si intelligente et sensible, peut-être pour cette simplicité et cette droiture que vous m’attribuez et qui vous trompent sur ma personne.
« Je ne vous écrirai peut-être plus, car je serai très absorbée par mes fonctions d’infirmière. Écoutez une voix qui vous vient de si loin, un cœur qui est près de se fermer. Je ne vous donne ni mon adresse, ni mon nom de guerre. Adieu, Claire, ne pensez plus à moi… »
Sur la première de ces deux lettres, Régine Férals a mis cette suscription : Comte de Foix, château de Crevin, par Bosset-Veyrier, Haute-Savoie, et sur la seconde : Mademoiselle Claire de Maur, ambassade de France à Berne, Suisse. Puis elle se décide à sortir de sa chambre. Justement un planton la venait chercher, l’avertir que le médecin-major l’attendait après son déjeuner. Elle peut déjeuner dans le réfectoire à une table qui lui est réservée. Ses lettres la gênent. Où trouver des timbres et une boîte ?
— Mais il y a la franchise postale, Madame.
— Pas pour l’étranger.
— Ah ! non, pas pour l’étranger.
Il lui offre de les porter. Elle lui donne une coupure. Il veut rendre la monnaie qu’elle refuse. « Oh ! oh ! pense-t-il, elle est riche : alors que vient-elle faire ici ? » Et Régine s’aperçoit qu’elle accumule les fautes. Quand s’habituera-t-elle à mesurer tous ses actes, au lieu de se laisser vivre, comme autrefois, comme avant… ? Elle aurait dû timbrer elle-même ses lettres, les remettre elle-même dans le sac du vaguemestre, tandis que les adresses ne vont pas manquer d’attirer l’attention.
Elles n’y manquent pas en effet. Et quelques minutes plus tard, les deux lettres sont examinées avec soin. Le capitaine Malpas, en l’absence du chef de cercle, est chargé du service des renseignements. Ce service, à la vérité, s’exerce au dehors, sur les tribus dissidentes, les grands nomades du désert, les Aït Atta et les Aït Hammou, et consiste à entrer en relations avec eux, à les attirer, à négocier leur soumission, à les transformer en alliés. C’est un travail lent et souterrain, une action politique habile et régulière qui élargit notre zone de protection et supprime peu à peu ces djichs qui razzient les troupeaux ou assassinent les isolés, les sentinelles, parfois tout un petit poste. Il se sert des rivalités, des compétitions des chefs, des nécessités économiques, de la misère, du besoin de sécurité que manifestent les populations sédentaires sans cesse brimées par les nomades. Mais ne faut-il pas surveiller aussi l’intérieur du camp ? Une troupe est toujours plus ou moins campée au bord de ces pays incertains. La Légion compte dans ses rangs bien des étrangers. Il en est – rarement – qui passent à l’ennemi, comme ce fameux Klems qui, sous le nom de caïd El Hadj Alimane, gagna la confiance d’Abd-el-Krim, tour à tour topographe, armurier, téléphoniste, secrétaire, tacticien, et qui, livré par sa femme, une Gzennaia qu’il avait enlevée dans un coup de main sur le Mzoun et épousée à la mode musulmane – une Dalila berbère – fut condamné à mort et fusillé. L’agitateur Bel Kacem, qui tient encore sous le joug le Tafilalet, ne se vante-t-il pas d’avoir près de lui un ou deux de ces déserteurs ? Sans doute, mais de quel droit surveiller la correspondance de cette nouvelle infirmière envoyée de France et garantie par la Croix-Rouge de Rabat ? Un contrôle est indispensable. Il doit même s’exercer au début, quitte à se relâcher ou se supprimer ensuite dès qu’il est reconnu inutile. On ne saurait ignorer la véritable personnalité des civils engagés dans un corps d’occupation militaire. Certes, les bonnes raisons ne manquent pas, et c’est même une obligation.
Le capitaine Malpas a mal digéré la sortie violente du lieutenant de Brède. S’il pouvait mettre à la raison ce don Quichotte ? Voici, précisément, que s’en présente l’occasion. Les soupçons de la veille, l’assaillent à nouveau : l’hôtel de la Mamounia, ce linge trop fin, cette allusion à une Chrysler. Qui donc est au juste cette Régine Férals ? Il va le savoir. Un procédé sûr lui permet de décacheter les lettres et de les recacheter sans qu’il y paraisse. Il hésite longtemps. N’est-ce pas un devoir, mais un devoir bien désagréable ? Pourrait-il s’attendre à une pareille fortune.
Mon cher père – et c’est adressé au comte de Foix : donc il ne s’est pas trompé. L’infirmière est venue à Taourirt sous un nom supposé, avec un faux état civil. Elle est la fille de ce comte de Foix, et l’amie de Mlle Claire de Maur. De Maur ? c’est le nom de notre ambassadeur à Berne. Diable ! elle est bien apparentée, elle a de hautes relations. Il conviendra d’agir avec prudence à son endroit. Mais pourquoi cette jeune fille, d’un tel milieu, a-t-elle quitté son rang, sa fortune, ses amitiés, pour venir dans ce désert, s’imposer des privations et un métier rude et parfois repoussant ? La première lettre n’en donne pas l’explication. Seul, le mystérieux post-scriptum parle de révolte contre l’injustice en y mêlant une tendresse filiale exclusive. Mais les termes en sont obscurs, impénétrables. Ils semblent faire allusion à un secret de famille, connu du père et de la jeune fille seulement, caché à la mère. La lettre à Mlle de Maur, au contraire, apporte une lumière dans ces ténèbres. Mlle de Foix a quitté le monde à la suite d’une rupture de fiançailles. C’est à quoi le singulier post-scriptum fait sans doute allusion. Dès lors, son cas est fort simple. Les lettres partiront à leur adresse.
Cependant le capitaine Malpas reste méfiant. Il n’est pas satisfait. L’énigme demeure. Il cherche Bosset-Veyrier, Haute-Savoie, dans un annuaire des communes de France. Bosset est un village, et Veyrier un autre. Ils sont desservis par la même gare. Bosset est dans l’arrondissement de Saint-Julien. Saint-Julien est à la frontière suisse. En raison de ce voisinage, la police doit y être confiée à des mains expertes, à des têtes averties. On verra bien. Le lieutenant de Brède sera confondu. On lui fournira tous les renseignements qu’il peut souhaiter sur son héroïne. Ces renseignements ne sont-ils pas nécessaires ?
Au fait, comment est bâtie son héroïne ? Il n’en avait pas tracé, la veille, un portrait flatteur. Mais certains portraits flatteurs éloignent de leur objet, tandis que des restrictions et des réserves peuvent, au contraire, donner envie de le connaître. Rien de plus facile que de se rendre à l’infirmerie sous un prétexte quelconque et d’y voir la nouvelle venue. Elle ne doit pas être bien intelligente pour livrer ainsi sa correspondance. Et si, par surcroît, elle n’est pas jolie, quel intérêt peut-elle offrir ? Malpas est du peuple et déteste d’instinct l’aristocratie. Ou plutôt croit-il la détester. Malgré lui-même, il lui attache cette importance que les lecteurs de feuilletons accordent aux titres, et c’est pourquoi les romanciers populaires qui connaissent leur métier font une grande consommation de duchesses et de princesses. Mlle de Foix occupe son imagination : il n’est pas fâché de savoir, et d’être seul à savoir qu’elle est une fiancée malheureuse et abandonnée. Sur quoi, il se remet à sa besogne quotidienne avec cette conscience, et même cet acharnement qui lui valent l’estime de ses chefs plutôt que leur sympathie.
Le médecin-major Oudant a, lui aussi, en partage cette conscience professionnelle qui, aux colonies, va souvent jusqu’au zèle parce que les responsabilités y sont plus grandes et parce que les horizons y sont plus vastes. Mais il est totalement dépourvu de délicatesse. Son travail de la matinée doit commencer par l’examen des deux ou trois prostituées berbères qui accompagnent le détachement de la Légion. L’une d’elles est atteinte d’une maladie interne assez répugnante qui réclame des soins spéciaux et qui la contraint à se reposer. Pas une minute il ne songe à retarder les services de la nouvelle infirmière pour ne lui confier au début que les enfants ou les mères du ksar qui, tout à l’heure, vont se rendre en cortège à la visite. Régine Férals a un sursaut d’horreur devant cette massive et ignoble Zorah qu’il lui faut palper. Une nausée lui vient aux lèvres. Elle est devenue livide. Le docteur ne s’en aperçoit pas, ou feint de ne pas s’en apercevoir. Par quelle force de volonté la jeune fille réagit-elle ? Voici qu’elle se précipite sur son devoir, comme un soldat au feu, un soldat qui fuirait en avant. C’est fait : elle s’est domptée, maintenant sa chair obéira, ne se révoltera plus. Elle a vaincu le dégoût. Mais elle en demeure toute palpitante. Ses yeux se sont remplis de larmes qui ne tomberont pas, qu’elle ne laissera pas tomber, qu’un feu intérieur brûlera. Et par un contraste singulier, voici qu’elle sourit comme si elle était heureuse. Son visage, si indifférent, dont l’insensibilité, la dureté même avaient frappé le lieutenant de Brède, a pris tout à coup une expression de jeunesse et de douceur, comme si elle retrouvait une paix intime perdue.
— Vous êtes adroite, reconnaît le major. C’est très bien.
Mais ce n’est pas ce témoignage qui l’a transformée. Elle paraît maintenant sûre d’elle-même. Rien ne la rebutera. Elle a connu le plus hideux contact pour une jeune fille. Elle pourra supporter les pires horreurs physiques. Mais pourquoi donc est-elle venue les rechercher ? Pourquoi a-t-elle quitté le confortable foyer où elle pouvait s’épanouir ? Si ses parents la voyaient agenouillée devant ce bétail humain ! N’y a-t-il pas quelque extravagance à solliciter une pareille mission, quand rien ne vous y oblige ? D’où lui peut donc venir ce contentement ?
Le reste de la journée ne saurait se comparer à ce début. Régine est tout de suite à l’aise avec les femmes indigènes qui apportent leurs nourrissons. Beaucoup d’entre elles sont noires. Le sang nègre envahit ce Maroc du sud, venu du Soudan par l’esclavage, la guerre ou le trafic. Elles sont craintives et passives, susceptibles et vite effarouchées, habituées à la servilité et, par la servilité, à la ruse. Mais elles obéissent bientôt à qui montre du commandement et baisent la main à qui montre de l’amitié. Elles craignent le médecin-major et viennent faire leur soumission à l’infirmière rien que parce que celle-ci, loin de les repousser, les a accueillies gentiment, et peut-être encore parce qu’elle est jeune, forte, bien bâtie et ne les considère pas avec dédain. Régine, cependant, n’est pas familiarisée – c’est visible – avec les soins qu’on donne aux enfants. Elle n’a pas suivi de cours de puériculture. Oudant le lui fait observer sévèrement. D’où lui vient la patience qui accepte les reproches ? À défaut de science, elle a de la bonne volonté, et même, sur une maladresse, voici qu’elle rit franchement avec une négresse qui lui tend son négrillon. Ce rire a détendu toute la salle. Il est si rare dans les ksours, sur des figures de femmes, et même sur des figures d’enfants, presque toujours sérieuses, fanées, tristes, sans candeur, sans innocence !
Décidément sa tâche sera moins difficile qu’elle ne l’avait redouté. Le plus dur, c’était le dégoût. Elle a commencé par là. Elle en a triomphé. Le reste n’est rien auprès de cette première révolte de toute sa chair soulevée. Et même, elle saura de mieux en mieux attirer ces femmes inconnues dont elle ignore tout, la langue, les habitudes, les mœurs, mais sur qui elle se sent exercer si aisément son empire, qui sont prêtes à aimer leur maître comme de bons chiens, qui ne sont sauvages qu’en apparence, qui peut-être cachent un cœur dont l’accès est mal défendu, si l’on veut s’en donner la peine.
« J’essaierai, pense-t-elle, d’apprendre un peu de berbère, quelques mots usuels, quelques mots d’amitié s’il y en a… »
Oudant, le soir, a fané ces illusions :
— Elles ne sont pas seulement, lui dit-il, sales et mal tenues. Mais elles sont fausses, perfides, cruelles. Elles se sont rendu compte de l’efficacité de nos remèdes, de la supériorité de notre médecine. Mais elles nous détestent et nous préféreront toujours leurs sorciers. Elles sont plus dangereuses pour nous que les hommes de leurs tribus. Le moindre marabout leur inspirera un fanatisme farouche. Prenez garde à leurs démonstrations. Si elles osaient, elles vous mordraient au lieu de vous baiser la main.
Et sur ce discours, il prend la main de l’infirmière, comme par mégarde, par un geste instinctif, pour illustrer sa phrase. Celle-ci la dégage rapidement, trop rapidement, en le regardant en face. Humilié, il lui jette un regard de surprise, presque de haine. Elle dépend de son service et écarte la première manifestation de camaraderie. Elle regrette sa brusquerie. N’aurait-elle pu se montrer plus accommodante, moins nerveuse ? Elle tâche aussitôt de l’amadouer :
— Oh ! docteur, laissez-moi les croire moins rebelles.
Mais il part de méchante humeur, pour revenir un peu plus tard avec le capitaine Malpas, désireux de connaître lui aussi la nouvelle venue. Après des compliments un peu lourds sur le courage qu’elle montre en sollicitant un poste aussi avancé, elle se rend compte qu’elle subit une sorte d’interrogatoire poli, aimable même, et néanmoins embarrassant, car elle doit confirmer son faux état civil. Une vague intuition, un pressentiment l’avertissent que l’officier ne croit pas ce qu’elle dit. Elle se demande si elle n’a pas été trahie par les adresses de ses deux lettres, l’une au comte de Foix, l’autre à l’ambassade de Berne. Le général Herlé, à Marrakech, l’avait regardée partir avec inquiétude, lui avait demandé avec insistance de renoncer au Sud, lui avait proposé d’attendre jusqu’à ce qu’il eût trouvé une compagne plus âgée de la Croix-Rouge pour l’accompagner. Elle aurait dû l’écouter. Elle se sent bien désemparée, bien abandonnée dans ce village lointain, où il n’y a que des hommes, des soldats. Les femmes d’officiers et de sous-officiers ne sont pas encore revenues de France. Elles attendent que la saison soit moins chaude. La voici donc toute seule, dans ce camp, sans protection, et déjà convoitée. Certes, dans le monde où elle a vécu, elle a bien deviné, toute jeune, sous les élégances et les raffinements du luxe, la chasse à peine dissimulée des proies désirées. Mais le gibier échappe quand il lui plaît. Bah ! elle saura se défendre. La plupart des hommes sont si faciles à amadouer, à conduire même sans les éconduire ! Elle pense à la franchise, à la netteté du lieutenant de Brède.
Cependant le colonel Hugard, revenu le soir de sa tournée d’inspection le long de l’oued Dra, jusqu’au ksar d’Agdz où il désire créer un nouveau poste, après avoir lu son courrier personnel, a exprimé tout haut sa volonté de rendre immédiatement visite à l’infirmière. Le capitaine Malpas a cru devoir lui montrer sans retard sa perspicacité, se réservant de révéler qu’il avait violé professionnellement le secret des lettres. Il raconte l’accident de l’Atlas et conclut :
— Une femme qui a une Chrysler, qui loge à la Mamounia et qui porte un linge aussi fin, ne vient pas à Taourirt sans raison. Et d’abord elle ne s’appelle pas Régine Férals.
— Qu’en savez-vous ?
— Je le suppose.
Le colonel fixe alors dans les yeux son adjoint :
— Malpas, vous êtes très fort, mais vous vous dépensez, cette fois, en pure perte. Mlle Férals m’est spécialement recommandée. Je sais qui elle est et pourquoi elle est ici. Je vous avertis que toute enquête à son sujet est inutile.
Et il sort, comme l’officier allait en toute loyauté le mettre au courant de ses observations et même de la demande de renseignements qu’il avait adressée trop hâtivement à l’inspecteur de police de Saint-Julien-en-Genevois.
« Bah ! songe Malpas qui tâche à se rassurer sur les suites de son initiative, il n’en saura rien, et j’en serai quitte pour garder le silence. »
À l’infirmerie-hôpital, l’infirmière est avertie de la venue du chef. « Encore un ! soupire-t-elle avec mélancolie. Suis-je considérée comme une bête curieuse ? »
Mais son alarme est vite dissipée. Le colonel Hugard lui apporte, avec son respect, une protection paternelle. Qu’elle ne se sente pas isolée ! L’armée sait être une famille, son chef veillera sur elle. Bientôt, d’ailleurs, d’autres femmes viendront à Taourirt, et peut-être une seconde infirmière qui serait pour elle une compagne.
— Je n’ai besoin de personne, assure-t-elle.
Il sourit :
— Vous ne craignez pas le cafard, Mademoiselle ?
Le cafard ? Mais, si elle était sincère, elle répondrait qu’elle est venue de si loin pour l’éprouver, pour en souffrir, pour… Elle ne peut pas révéler la vérité. Les réticences écartent la sympathie. Quand le colonel s’est retiré après cette courtoise visite, pourquoi pleure-t-elle toute seule dans sa chambre en murmurant :
« Ce n’est pas assez, pas assez. »
Elle n’a pas l’habitude de pleurer. Elle est une jeune fille sportive. Il faut que son chagrin soit bien profond…
— Eh bien, Oudant, que devient notre infirmière ? s’informe le colonel Hugard. Voici bientôt un mois qu’elle a débarqué à Taourirt.
— … Conduisant ma Talbot, et comment ! ajoute le lieutenant de Brède.
— Toujours la même, répond laconiquement le médecin-major.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Ponctuelle, exacte, adroite, dévouée. Dévouée surtout envers les femmes indigènes avec leurs enfants. Elle a même appris quelques mots berbères afin de les attirer. Elles viennent toutes la réclamer. Bientôt, je ne compterai plus. Bientôt, elles en feraient un marabout, s’il y avait des marabouts femelles. Mais, en dehors de son service, elle est presque muette, et jamais aimable.
— Peut-être l’êtes-vous trop.
— Aucun risque, mon colonel. Elle nous déteste en bloc. Je la crois antimilitariste.
— Antimilitariste, répète le capitaine Malpas qui attend encore les renseignements de la police de Saint-Julien-en-Genevois et qui est prêt à accueillir les hypothèses les plus malveillantes.
— Pas du tout, intervient de Brède. Il n’y a rien de plus méchant qu’un toubib jaloux.
— Jaloux, moi ! Pas de vous dans tous les cas. Vous êtes venu tous les matins, sous prétexte qu’elle avait pris votre volant, vous faire masser le poignet à l’infirmerie. Vous avez déployé toutes vos grâces et tous vos avantages pour attirer l’attention de Régine…
— Mlle Férals, s’il vous plaît.
Malpas sourit d’un air supérieur à cette appellation.
— Pour conquérir ses faveurs. Elle n’a même pas daigné sourire à vos plaisanteries, d’ailleurs usées comme des carcasses de feu d’artifice. Ah ! vous vous êtes fait joliment moquer !
Le lieutenant de Brède hausse les épaules :
— Voyez-vous cette vanité ! Ça se croit un bourreau des cœurs. Ça s’imaginait que son infirmière lui tomberait dans les bras, et que de Rabat on lui avait expédié une maîtresse !
— Merci bien : je les choisis mieux !
— Parlez-vous de la guenon que vous promeniez à Marrakech ?
— Soyez poli, je vous prie.
— Donc, je faisais allusion au toubib, non au don Juan, quand je vous disais jaloux. Mlle Férals a fait plus en un mois pour notre influence sur les populations de l’Ouarzazat que vous en un an. Alors vous êtes furieux et vous m’accusez de tentative de séduction.
— Sans aucun succès.
— Oh ! sans aucun succès, je le reconnais. Mlle Férals est en effet inaccessible, indifférente, ou amoureuse ailleurs, ou déçue en amour…
Cette fois encore, Malpas sourit comme un homme averti, ou qui devine tous les secrets, du cœur, du corps, et des tribus insoumises par surcroît.
— Seulement, reprend de Brède avec cette ardeur, cet élan vers la vie qui lui attirent l’amitié partout où il passe, seulement je n’ai jamais tenu à Mlle Férals un autre langage que celui de la plus franche camaraderie, auquel, d’ailleurs, elle a peu répondu, et je ne lui ai jamais dit un mot de galanterie qu’elle eût d’ailleurs aussitôt écarté.
— Oh ! jamais !
— Mais non, voyons, parlons sérieusement. Ce n’est pas une femme pour nous, mon cher Oudant. Les conquêtes difficiles, lentes et même improbables, ça n’est pas l’affaire des officiers en campagne. Il n’y a qu’à la bien regarder pour se rendre compte de sa…
— Vertu peut-être ?
— Vertu je ne sais pas. C’est un bien gros mot. De sa qualité, et de sa netteté.
— Et aussi de sa laideur.
— Ah ! non, par exemple. Vous l’avez précisément bien mal regardée.
— Elle a l’air d’un garçon.
— Un peu, mais quand elle veut, elle a une sorte de grâce fière qui est bien d’une femme et qui rétablit les distances.
— Entre qui ?
— Entre elle et vous, mon cher.
— Vous en êtes toqué. Soignez-vous, mon cher.
Le colonel Hugard, qui a commencé de s’amuser à cette discussion, estime qu’elle a suffisamment duré.
— Ne vous querellez pas, et surtout ne la mettez pas en cause. Mais elle ne peut vivre toujours enfermée. Elle a supporté sans se plaindre la chaude fin de septembre et les pluies inattendues et froides de ce début d’octobre. Maintenant qu’il fait beau, il nous faut la promener un peu. De Brède, puisque vous la défendez si bien, allez donc la chercher et je la conduirai au camp d’aviation et au village indigène.
— En auto ?
— Non, à pied. Sûrement, elle préférera marcher. Nous emmènerons avec nous au ksar la femme du lieutenant Millaud qui est revenue hier.
— Avec son gosse ?
— Sans doute. Partie la dernière, en juin dernier, la voici qui rejoint la première. Elle est extraordinaire de résistance et de courage, cette frêle petite femme.
— Oh ! c’est plus simple, elle aime son mari, constate le lieutenant de Brède.
— Quelle destinée ! Être la femme d’un officier aviateur ici.
— Cela vaut mieux que d’être à Paris la femme d’un serin.
Et de Brède se sauve dans son auto pour exécuter l’ordre du colonel. À l’infirmerie-hôpital, Régine Férals commence par renoncer à la promenade qui lui est offerte.
— Mais, Mademoiselle, j’ai l’ordre de vous ramener.
— Et si je refuse ?
— Si vous refusez ? Évidemment vous êtes libre… Vous êtes libre, mais, laissez-moi vous parler en camarade, en camarade d’accident, vous auriez tort. Aucun d’entre nous n’oserait refuser une invitation de notre colonel, parce qu’il est pour nous plus qu’un chef. Nous avons tous pour lui une amitié sans bornes. Soyez donc pareille à nous tous. Si loin de France, ne vous mettez pas à part. N’ayez pas toujours l’air de vous défendre,. Personne ici ne peut vous manquer de respect. Nous savons bien qui vous êtes.
Atterrée, elle répète :
— Vous savez qui je suis ?
— Sans doute, une jeune fille très droite et très fière, venue ici par dévouement, par esprit de sacrifice, ou pour quelque autre raison qui est votre affaire et non la nôtre, votre secret et non le nôtre…
— Mon secret ?
— Et nous n’avons pas plus le droit d’y toucher qu’au secret de n’importe quel légionnaire. Alors, puisque vous êtes sûre de nous, pourquoi ne pas vous montrer une bonne petite camarade, pourquoi ne pas avoir confiance en nous, pourquoi ne pas rire avec nous ?
— Rire ?
— Mais sans doute. Vous êtes toute jeune, et personne ne vous a vue rire ici. Ce n’est pas naturel.
Elle répète encore, presque bas :
— Vous trouvez que ce n’est pas naturel.
— Certainement non. Que deviendrions-nous sans le rire ? Moi je ris tout le temps.
— Même à la guerre ?
— Surtout à la guerre. C’est très beau, la guerre, vous savez. En France, ils en sont restés aux trous et à la boue. Ma génération à moi n’a pas connu ça. N’est-ce pas, vous venez. Je vous emmène.
— Eh bien, oui ! Une seconde, je mets mon voile et ma cape.
Elle reparaît dans son costume d’infirmière. Elle sourit malgré elle. Ce lieutenant de Brède a une façon à lui de dérider les gens. Et il lui offre le volant :
— Ça ne vous tente pas ? En souvenir de votre Chrysler. Ma Talbot la vaut bien.
Il n’a pas oublié la maladroite confidence. Du coup, elle perd sa gaieté revenue. Du coup, elle se rétracte à nouveau. Elle ne s’assied même pas à côté du chauffeur, mais sur la banquette arrière. Il ne s’explique pas ce nouvel accès d’humeur. Décidément, cette Régine Férals a un caractère détestable, et c’est peut-être à cause de ce caractère qu’elle a quitté sa famille et son pays : elle a dû se brouiller avec ses parents, elle a dû se brouiller avec tout le monde. À moins que cette Chrysler ne lui rappelle quelque fâcheux souvenir. Voilà peut-être la clé de cette retraite. Elle a dû écraser quelqu’un et dans son désir de la rassurer immédiatement sur un incident aussi minime – au Maroc il y a toujours de la casse, et l’on n’en parle pas, et l’on sait pourtant ce qu’on risque – il se tourne de trois quarts après un coup d’œil sur la route droite, pour demander :
— Vous n’avez écrasé personne avec votre Chrysler ?
— Non, personne, répond-elle.
Heureusement il a dû se retourner vite vers l’avant pour éviter un âne, et n’a pu se douter ni de l’altération des traits, ni de celle de la voix. Est-ce donc là ce fameux secret ?
L’auto s’arrête devant la petite villa du colonel édifiée rapidement, mais non sans goût et élégance, par la Légion. Et c’est de nouveau, pour la jeune fille, l’accueil paternel du colonel Hugard. Elle voudrait y mieux répondre : a-t-elle perdu à ce point sa jeunesse qu’elle ne puisse ni sourire ni montrer quelque gentillesse ?
— Vous ne connaissez pas encore le camp d’aviation, Mademoiselle, ni le village ? Au camp d’aviation vous trouverez une jeune femme, courageuse comme vous, qui est déjà venue rejoindre son mari. De Brède, accompagnez-nous.
— Je laisse l’auto ?
— Oui, à moins que Mademoiselle ne craigne la marche.
— Oh ! non.
Des aboiements sans nombre les signalent à l’entrée du camp d’aviation. Chacun a son chien, ou même une meute : bâtards de tous poils et de toute provenance, heureux dans ce désert. Les cinq avions sont rangés dans les hangars. L’un d’eux a passé deux fois l’Atlas, aller et retour de Marrakech où il s’est rendu en liaison, l’autre a survolé le Djebel Sarro au-dessus des terres dissidentes pour y surveiller des rassemblements ou des migrations. Comme le chef d’escadrille veut recevoir les visiteurs dans sa guitoune :
— Non, dit le colonel, laissez-nous donner la préférence à Mme Millaud.
Mme Millaud est mince, menue, fragile peut-être, mais tout nerfs et toute grâce, avec un visage triangulaire de vierge florentine. Elle a dans sa jupe son petit garçon de deux ans qui ne la quitte pas, qui est prompt à s’effaroucher. Comme le colonel lui présente l’infirmière, elle s’approche de Régine et lui demande la permission de l’embrasser :
— Nous sommes les seules femmes ici, pour le moment. Mais il en viendra d’autres. Alors, nous sommes amies tout de suite, n’est-ce pas ?
Comment résister à cette offre ? Régine, cette fois, se détend. Elle se détend, puis se reprend aussitôt, comme si elle avait du remords, comme si elle aurait dû se refuser à ce baiser. Le petit Charles lui permet de cacher ses revirements, ses révoltes. Elle cherche à l’apprivoiser, tandis que sa mère offre du porto et des gâteaux, comme si l’on était en France, comme si les approvisionnements étaient faciles ! Mais précisément, si loin, il faut donner l’idée de la France, dans la douceur d’un foyer bien installé et protégé.
— Hâtons-nous avant le soir, conseille le colonel Hugard, si nous voulons voir le village indigène.
— Impossible, soupire la jeune femme. Et mon fils ? J’avais découvert une bonne d’enfants, une perle. À Marseille elle a refusé de s’embarquer pour « ce pays de moricauds. »
— Va, lui dit son mari. C’est moi qui le garderai. J’ai volé ce matin, je ne bouge plus.
Ce village indigène se dresse en face de la petite cité nouvelle, sur un mamelon, au-dessus de l’oasis. L’entrée en est souillée par toutes sortes d’immondices : cornes de vaches, sabots, entrailles. C’est là que les bestiaux sont abattus et l’on ne prend pas la peine de nettoyer la place. Le petit groupe pénètre dans le ksar par le mellah et il est aussitôt entouré par une tribu juive sortie du trou noir qui lui sert de demeure. Comment, de cet antre, peut-il émerger un prophète magnifique, paré d’une robe blanche immaculée, une paire de belles jeunes filles presque somptueusement habillées, que le lieutenant de Brède paraît considérer avec surprise, mais avec une surprise agréable, et une nuée d’enfants presque propres ?
— Entrons, propose le colonel.
Mais le lieutenant reste avec les belles Juives, le colonel est retenu par le prophète et Mme Millaud est arrêtée dès l’orifice par l’odeur irrespirable et la saleté repoussante. Seule, Régine pénètre à l’intérieur où elle est accueillie par les démonstrations d’une matrone qui, obstinée malgré l’âge, berce un dernier rejeton. Dans un coin un coffre est ouvert, qui laisse apercevoir des vêtements brodés ou des sequins d’or. La lueur d’une lampe en fait jaillir des étincelles, une tache de clarté dans cette pénombre. Mais la mère, soucieuse, abandonne son poste pour rabattre le couvercle. Sait-on jamais ? Régine berce le petiot, sourit à l’horrible mégère et reparaît au jour à demi étouffée.
— Qu’avez-vous vu ?
Elle ne peut se tenir de répondre :
— De l’or, naturellement.
Elle a parlé cette fois avec tant de naturel que Jean de Brède abandonne les belles juives pour la regarder comme s’il la découvrait. Pourquoi ne rit-elle pas ? Elle est taillée pour vivre en avant et y poursuivre le bonheur, et elle semble toujours se rétracter, comme ces fleurs qu’un excès de soleil referme.
Le groupe erre, maintenant, dans le quartier indigène. De tous côtés surgissent des négrillons. Le sang noir a envahi, comme dans presque tout le sud, la race berbère. Voici qu’une femme, sortant de son réduit, la goula sur l’épaule, pour se rendre à la fontaine, a reconnu l’infirmière. Elle lui baise la main et l’emmène dans sa demeure avec de grands témoignages d’amitié. Régine entraîne ses compagnons à l’intérieur de l’habitation : le patio découvert, avec les étables en bas pour les moutons et les chèvres noires, les chambres au premier étage, au-dessus la terrasse. Cette terrasse est un éblouissement. Elle est en plein soleil au sortir de l’ombre et donne sur l’oasis et l’oued Ouarzazat : une vision de palmiers et d’eau. Pendant cette visite, la douïra s’est peuplée de femmes et d’enfants. Les femmes berbères qui ne se voilent pas se sont parées en hâte de leurs atours pour faire honneur à leurs hôtes : robes multicolores superposées, bijoux d’ambre, de corail, avec des sequins d’or ou d’argent, suspendus autour du cou comme des chapelets. Elles sont fières d’être si belles. Si belles ? noires ou brunes comme la nuit, courtes et lourdes et chargées d’une nuée de négrillons.
Régine est-elle déjà populaire ? Elle est arrêtée à chaque instant par l’une ou l’autre malade qu’elle a soulagée. Le lieutenant de Brède ne peut se tenir de le souligner :
— Vous en avez un succès, Mademoiselle ! Comprenez-vous, mon colonel, la fureur d’Oudant ?
Mais le colonel le calme :
— Il est très content au contraire de sa collaboratrice.
C’est l’heure du soir où les femmes vont chercher de l’eau au fleuve. Il en passe de vieilles pareilles à des religieuses dans leur tunique bleu sombre, il en passe de noires qui sentent le Soudan, mais il en passe de toutes jeunes, au visage bronzé éclairé par de grands yeux, presque jolies, et des Juives aux traits accusés. Le court crépuscule se reflète dans l’oued, dore les oripeaux de ce défilé de porteuses d’eau, les caresse avec la douceur des soirs de printemps. Au fond de l’horizon, la chaîne de l’Atlas paraît toute lumineuse, violette, blanche et mauve. Et Régine regagne son hôpital, toute rafraîchie par cette promenade, par l’accueil berbère et, sans qu’elle se l’avoue, par la compagnie de cette femme de France, de ce colonel Hugard, si grand seigneur dans sa simplicité. Mais elle se refuse à donner une pensée à Jean de Brède, comme si elle n’en avait pas le droit. Les pensées ne nous obéissent pas toujours. Les siennes doivent lui obéir.
— Nous recommencerons, lui a promis le colonel en la quittant. Vous avez besoin de distraction.
Besoin, peut-être ? Mais elle n’y a pas droit. Ne s’est-elle pas condamnée à la réclusion ? Condamnée ?
Et le colonel Hugard a même ajouté :
— Je désire inviter les officiers aviateurs et Mme Millaud. Vous en serez.
Elle se sent environnée de prévenances, d’une sorte de solidarité qui unit tous ces errants loin de leur pays et leur compose une atmosphère d’entr’aide joviale et presque d’affection à quoi l’on ne peut se dérober sans traîtrise. Comment y échapperait-elle ? Mais pourquoi y échapperait-elle ? Ce n’est pas cela qu’elle est venue chercher. Elle découvre une France africaine si différente de ce qu’elle avait imaginé, pas du tout implacable ni dure, cherchant le bien-être et s’en passant, supportant de belle humeur les pires traverses et volontiers rieuse et gaie comme ce lieutenant de Brède. Pourquoi lui encore ?…
Il a bien fallu recommencer, et même en grand. Le général Herlé est venu inspecter les troupes de l’Ouarzazat, s’entretenir avec le colonel Hugard dont l’activité politique s’étend de plus en plus loin sur les tribus dissidentes. Or, le caïd de Taourirt, qui est le frère aîné du Glaoui de Marrakech, l’a invité avec ses officiers à une diffa.
— Allez donc chercher Mlle Férals, ont commandé les grands chefs au lieutenant de Brède qui décidément sert d’agent de liaison avec l’hôpital depuis que son poignet a été foulé dans la traversée de l’Atlas. Sûrement elle n’a jamais pris part à une diffa.
Comme toujours, Régine a commencé par refuser.
— Mais c’est le général Herlé qui vous invite chez le caïd. Mme Millaud y sera.
— J’irai garder son fils.
— Il est gardé par un noir.
— Par un noir ?
— Oui, l’ordonnance du lieutenant. Un noir très distingué. Donc, vous venez.
Elle cherche en vain une raison de se dérober.
— Oh ! Mademoiselle ! supplie le lieutenant, ne vous mettez donc pas martel en tête pour m’envoyer promener. Vous avez toujours l’air d’être en pénitence. Laissez-vous délivrer. Votre vie n’est déjà pas si douce.
— Elle l’est beaucoup trop.
— Seriez-vous ascétique, stoïque, mystique, je ne sais quoi encore ? On croirait que vous appartenez à l’armée du Salut.
— Je ne le mériterais pas.
— Vous appartenez à la nôtre. Elle n’est pas si rigoureuse. Je vous attends, sans quoi le général me renverrait. Il est plus obstiné que vous. C’est beaucoup dire.
Elle s’exécute de mauvaise grâce, et c’est toujours le lieutenant de Brède qui est sa première victime.
Le général Herlé la prend à part, l’interroge sur son existence, lui demande si le métier n’est pas trop pénible, ni le climat, ni l’isolement, lui parle de son père :
— Vous savez qu’il est mon camarade de promotion à Saint-Cyr. C’est dommage qu’il ait quitté l’armée. Rassurez-vous : personne, ici, ne nous entend, personne ne vous connaît sous votre vrai nom.
Mais tout le monde a remarqué ce colloque avec le commandant de Marrakech. Le prestige de l’infirmière s’en accroîtra. Elle est trop fine pour ne pas le deviner. Pourquoi, alors, ce visage désolé quand les choses s’arrangent ainsi ? Il faut bien qu’elle change d’expression pendant l’interminable et joyeuse diffa, car on n’est pas jeune en vain, quoi qu’on fasse pour l’oublier.
Elle n’a jamais pris part à une diffa. Celle-ci est abondante et fastueuse. La pastilla égale le metchoui. Les moutons, les poulets, les kouskouss se succèdent. Elle ne sait pas encore arracher les morceaux avec les doigts. Elle se brûle et rit. Quel joli rire d’enfant qui fait retourner le lieutenant de Brède ! Elle a beau, de temps à autre, à intervalles de plus en plus éloignés, vouloir bouder, elle s’amuse. Et quand le banquet est fini et que les convives, à demi couchés sur les tapis, se relèvent, non sans avoir absorbé auparavant, selon les rites, pour digérer tant de nourriture trois tasses de thé à la menthe, son voisin lui annonce :
— Maintenant, c’est l’haouach.
— L’haouach ?
— Oui, la danse autour du feu.
Elle a bien remarqué, en pénétrant de nuit dans l’immense kasba du Glaoui dont elle a mal distingué les énormes façades et les tours crénelées perdues dans le ciel nocturne, les appareils d’un feu dans la vaste cour intérieure. Des nègres entassaient des palmes séchées. Voici que les convives montent sur la terrasse pour assister à la fête berbère.
Unies en une immense ronde, une farandole presque immobilisée, les femmes du ksar sont là, innombrables, parées de leurs plus beaux atours. Elles portent uniformément une tunique de gaze transparente sur le fond des robes blanches, crème, roses, orangées, bleu pâle, la tête enroulée dans un foulard multicolore en forme de diadème et rehaussé par une couronne dorée ou par un bijou, les nattes des cheveux tressées et enroulées de laines colorées. Cette ronde occupe le tour entier du patio. Au centre, le feu des palmes sans cesse renouvelées jette un éclat vif dans la nuit sombre.
— Regardez en l’air, conseille Jean de Brède qui s’est installé à côté de Régine Férals.
Elle l’écoute et voit le ciel piqué d’étoiles qui, par la pureté de l’air, semblent, comme en montagne, s’être rapprochées.
— Il ne faut jamais oublier le ciel, ajoute-t-il.
Mais comme elle y cherche une allusion qui la crucifie, il a déjà achevé sa phrase :
— Au Maroc, il est incomparable.
Les noirs paresseux ont-ils négligé d’apporter du combustible ? Le feu mourant laisse courir les ombres sur les danseuses et sur les murailles. Puis il renaît, crépite, lance des étincelles pareilles à une nuée d’abeilles d’or, précise le spectacle, les visages, les gestes, dénonce subitement, sur les terrasses supérieures, celles des tours, la présence de formes blanches, de femmes voilées – les femmes du caïd – désireuses d’assister au ballet. Ainsi les façades de la kasba passent-elles de la lumière à la demi-obscurité pour revenir à la lumière qui les détache en masses blanches.
Autour du feu se sont rangés, couchés ou assis par terre, de petits groupes d’enfants dont les yeux brillent de plaisir, la plupart négrillons ; et l’un ou l’autre porte sur le dos, bien empaqueté, un petit frère ou une petite sœur qu’il secoue sans vergogne, comme si le fardeau faisait partie de lui-même. L’orchestre occupe, auprès du foyer, la place principale. Les jambes repliées sous eux, les musiciens chauffent de temps à autre leurs tambourins à la flamme ou agitent frénétiquement les objets de cuivre sur quoi ils frappent à tour de bras. La cadence régulière, à quatre temps, puis à trois temps, finit par atteindre les nerfs avec sa monotonie. Parfois les tambourins claquent comme des fouets ou éclatent comme des coups de fusil.
Régine, au rythme de ces instruments barbares, croit appuyer son oreille sur le cœur de l’Afrique sensuelle, fétichiste, mêlée aux choses, écrasée de soleil. Pour la première fois depuis qu’elle est partie de France, elle s’abandonne à la vie, à l’heure, à cette musique épaisse et mystérieuse ensemble, chargée de la nostalgie d’un bonheur incertain, impossible à réaliser par les seules forces humaines, pour lequel il faudrait une pitié du destin, une douceur de Dieu. Ces pauvres tam-tams sans grâce, et pourtant douloureux et émouvants, l’emportent, la roulent dans leur frénésie, dans leur violence sans qu’elle se défende.
Mais voici que, pour renforcer l’orchestre, la ronde des femmes s’est divisée en deux demi-cercles qui, tour à tour, chantent des versets. Les chœurs alternent, se répondent, reprennent le même thème, ou le modifient en le transposant sur un ton plus bas ou plus aigu. L’une ou l’autre des choristes, surexcitée ou se sentant capable d’un solo, pousse parfois une série de cris stridents qui rompent la mélancolie du refrain et qui peuvent signifier aussi bien la lassitude de vivre que la puissance du désir. Cependant, coude à coude, hanche à hanche, sans se tenir autrement les unes aux autres que par cet appel des corps rapprochés, les danseuses ne cessent pas de tourner lentement, très lentement, en se balançant en avant et en arrière, par un mouvement rythmé correspondant à la musique, et en frappant leurs mains en cadence. La plupart d’entre elles sont noires. Leurs mains, levées sur le fond des robes claires, font des taches d’ombre. Quelques Berbères, bronzées ou même presque blanches, par contraste, se dessinent en clarté parmi leurs compagnes. Quand les nègres alimentent le brasier avec une brassée de palmes nouvelles, tous ces visages s’illuminent, et le groupe de la terrasse peut distinguer leur expression tendue, extatique, leurs yeux dévorants, l’offre de tous ces corps lancés et retenus tour à tour. Puis, comme dans un ballet, deux étoiles se détachent de la troupe dont la ronde se reforme immédiatement derrière elles. Accentuant un peu le mouvement, elles pointent du genou en avant comme pour une génuflexion et avancent ainsi un peu plus vite, mieux éclairées par le voisinage du feu, la tête redressée, presque renversée en arrière, le port fier, comme si elles avaient conscience de remplir un rôle plus important, et après avoir accompli leur tour intérieur, reprennent leur place pour être, un peu plus tard, remplacées par deux autres.
Le plaisir de vivre s’est emparé sournoisement de Régine Férals qui ne réfléchit plus à rien et ne se lasse pas de regarder. Son compagnon, Jean de Brède, lui montre, au centre de la ronde, un immense nègre, drapé dans une jaune djelaba, coiffé d’un haut turban blanc, d’une main tenant un bâton de commandement et de l’autre une lanterne à acétylène, ordonnateur de la cérémonie qui anime tour à tour l’orchestre et les danseuses et communique sa puissance de vivre à tous les officiants comme s’il était le centre du monde et que son pouvoir s’étendît jusqu’aux étoiles. Ce nègre doué de sorcellerie a-t-il emporté dans son mouvement la personnalité, l’esprit, le cœur de la jeune fille pour qui l’haouach est une étrange nouveauté ?
Cependant le général Herlé donne le signal du départ, car les tambourins et les cris aigus des femmes se répondront jusqu’à l’aube. Il faut, pour atteindre le poste où les automobiles et les chevaux attendent, franchir le cercle des danseuses. De près les détails rapetissants apparaissent avec les traits difformes, les accusations de l’âge, l’ingratitude des visages noirs. Régine reconnaît au passage l’une ou l’autre de ses clientes du dispensaire et de l’hôpital. Mais ses clientes ne la reconnaissent plus. Elle surprend sur toutes ces figures, même les plus disgraciées, l’extase où ces femmes sont plongées, l’élan qui les soulève et qui va les soulever pendant des heures, car la fête durera toute la nuit. Elle aspire ce mélange de volupté barbare et de prière mystique qui donne son accent à cette danse autour du feu.
Le lieutenant de Brède l’a ramenée sans qu’elle prononce une parole. Elle est comme abîmée dans son plaisir ou sa méditation. Mais quand il la dépose, elle paraît sortir d’un rêve.
— Enfin, Mademoiselle, vous voilà prise par la vie au Maroc. Elle a sa poésie, sa beauté. J’étais content de vous voir aussi passionnément intéressée.
Mais elle le regarde avec épouvante. C’est vrai qu’il peut penser cela, c’est vrai qu’elle s’est toute livrée à la curiosité, à cette poésie du Sud, à la joie. À la joie !
— Je veux partir d’ici, murmure-t-elle. Ce n’était pas cela que j’étais venue chercher…
Elle disparaît. Il a l’impression qu’elle a tenu des propos incohérents, qu’elle est à demi folle ou peut-être qu’elle ne veut pas être distraite d’un trop grand chagrin. Un chagrin d’amour.
Après avoir rentré sa voiture au garage, il s’attarde, avant de gagner sa guitoune, à regarder dans la nuit toute fleurie d’étoiles, là-bas, sur le mamelon noir qui porte la ville indigène, les hautes murailles crénelées de la kasba éclairées par les lueurs mouvantes du brasier, à écouter le claquement des tambourins et les voix alternées et gutturales des femmes se renvoyant les versets.
« Elle veut partir, songe-t-il. Pourquoi ? »
Comme il est jeune et ne complique pas, il murmure :
« C’est dommage… »
Sur quoi il ajoute, avec un geste d’insouciance et presque de gaminerie, un geste de gentillesse et non de fatuité :
« Mais elle n’est pas encore partie… »
Un planton est entré dans la salle de consultation où le médecin-major badigeonne une négresse maintenue par l’infirmière. Il s’approche du groupe et dit au docteur :
— Monsieur le major, c’est le lieutenant de Brède qui vient chercher Madame.
— Qu’il aille au diable !
— C’est un ordre qu’il dit.
— Moi seul commande à l’hôpital.
— Il dit que c’est très pressé.
— On ne me dérange pas pendant une opération.
Un badigeonnage n’est tout de même pas une opération. Régine Férals serait tentée de sourire si elle souriait jamais et si elle n’était pas en jeu. Que lui veut encore ce lieutenant de Brède ? C’est toujours lui qui est chargé de lui transmettre les communications du chef de cercle. Communications qui n’ont trait qu’à sa distraction, à sa santé, comme si le commandement ne cessait pas de veiller sur elle. On lui expédie ce lieutenant de Brède à la façon d’un camarade, d’un ami, rien que parce que le hasard a voulu qu’il fût chargé de la ramener de Marrakech et qu’un accident d’automobile les surprît ensemble dans l’Atlas. Soupçonne-t-on quelque sympathie entre eux ? A-t-elle jamais donné l’impression qu’elle pût éprouver pour lui le moindre sentiment ? Ne s’est-elle pas au contraire, en toute occasion, montrée indifférente et même hostile ? Elle préférerait qu’on lui envoyât n’importe quel autre officier, oui n’importe quel autre, même le capitaine Malpas qui la déteste et la… Autrefois elle eût osé penser : la désire. Autrefois ? Il n’y a pas si longtemps. Combien de temps ? Septembre, octobre, à peine deux mois. Deux mois suffisent donc à effacer des années ? N’importe quel autre, mais pas le lieutenant de Brède. Lui inspire-t-il une aversion particulière pour mériter un tel ostracisme ? Elle l’a rayé de ses pensées, et il y revient. Cependant elle ne peut vraiment pas se plaindre de lui. Il supporte jusqu’à ses rebuffades. Il en rit, comme un bon camarade qui n’attache pas d’importance à la mauvaise humeur et la sait passagère. Passagère ? mais non, elle s’obstinera dans cette mauvaise humeur.
Et le voilà qui entre en coup de vent dans la salle d’opération. D’opération ?
— Pardon, Oudant, s’excuse-t-il.
Mais quand il aperçoit la négresse dont Régine soutient la tête renversée, tandis que le docteur lui plonge un petit plumeau dans la gorge, il s’esclaffe :
— Ah ! c’est ça que vous appelez une opération ? Vous en avez de bonnes.
— Laissez-nous en paix.
— Soyons sérieux, Oudant. Il se passe quelque chose de grave. Et vous le savez.
— Je le sais ? Quoi donc ?
— Mais la disparition du lieutenant Millaud et de son pilote Ladour. Ils ont dû atterrir ce matin à huit heures en dissidence, à près de cent kilomètres à l’intérieur. Le colonel avait envoyé deux avions en reconnaissance à la suite des renseignements qu’il avait reçus au sujet de migrations venues de la vallée du Draa. Un seul est rentré au camp : celui du lieutenant Ardouin. Il a expliqué qu’ils avaient dû se rapprocher du sol pour reconnaître de nouvelles tentes, malgré l’ordre de garder l’altitude de sécurité, à cause d’une légère brume. Ils ont essuyé des coups de feu. Ardouin croit que l’avion de Millaud a dû recevoir une balle dans le radiateur. Autant qu’il a pu s’en rendre compte, en raison de la distance, l’avion a roulé encore un peu et a fini par atterrir sur un sol accidenté où il s’est peut-être brisé. Dès lors on ne sait plus rien. Les deux aviateurs ont-ils péri dans la chute ? Ont-ils échappé à la mort ? Ce serait pire. Comment échapperaient-ils, sûrement blessés au cours de l’atterrissage, à la poursuite des Marocains ? Et vous savez ce qui attend les prisonniers. Oh ! pardon, Mademoiselle.
— Ne vous inquiétez pas de moi, murmure Régine attentive.
— Une seconde reconnaissance est partie à leur recherche. Elle a vu l’appareil à terre, presque intact, et entouré d’une nuée de dissidents. Elle n’a pas tiré sur le rassemblement, dans le cas où les nôtres en eussent été le centre. Elle n’a pu rapporter d’autres nouvelles.
— Et après ?
— Après ? Eh bien, mais il est cinq heures du soir. Le chef d’escadrille a jusqu’ici, tant bien que mal, expliqué à Mme Millaud le retard de son mari. La nuit va venir. On ne peut plus lui rien cacher.
— Qu’y pouvons-nous ?
— L’entourer, l’avertir, la consoler. Tout espoir n’est pas perdu.
— Vous savez bien que si.
— Oui, mais enfin il faut lui en donner encore, au moins jusqu’au matin. Il faut s’occuper de son enfant.
— Je vous répète ma question, de Brède ; qu’y pouvons-nous ?
— Vous rien, naturellement, et il ne s’agit pas de vous, mais de Mlle Férals.
— Mlle Férals ? Que voulez-vous d’elle ?
— Ah ! çà, docteur, vous ne comprenez donc que les maux physiques. Une femme est plus apte que nous, que vous surtout, à parler à une femme dans le malheur. Mlle Férals est la seule femme en ce moment à Taourirt qui puisse assister Mme Millaud, lui prendre le petit. Une blanche est tout de même plus intéressante qu’une noire.
Et il jette sur la négresse qui crache ses remèdes un regard indigné.
— J’y vais, a dit Régine.
— J’y consens, déclare le médecin-major comme s’il faisait une concession ou un cadeau.
Mais son infirmière ne doit-elle pas lui demander l’autorisation ?
Régine a pris en hâte son voile et sa pèlerine bleus et monte dans l’auto à côté du lieutenant de Brède.
— La pauvre femme ! murmure-t-elle. Est-ce à moi à lui annoncer ?
— La préparer. Mais la mort ne serait pas le pire.
— Le pire ?
— Non, le pire c’est de tomber entre les mains de ces gens-là. Alors, c’est la torture. J’espère qu’ils se sont tués en atterrissant. Je l’espère, mais ce n’est pas certain. Ils ont dû manœuvrer habilement, car l’appareil semble intact. Alors ils ont dû fuir.
— Ne peuvent-ils pas échapper ?
— Si personne ne les a vus atterrir, s’ils ont pu cacher la direction de leur fuite, ce serait possible. Mais ces hypothèses ne sont pas vraisemblables. Songez donc, Mademoiselle : près de cent kilomètres à couvrir pour rentrer chez nous, pas de vivres, pas d’eau, et pas de nuit pour les cacher. Toute une longue journée de poursuite. Ces Aït Hammou sont des marcheurs infatigables. Ajoutez les randonnées de cavaliers. Non, non, ils ne peuvent malheureusement pas échapper.
Régine se recueille. Déjà les aboiements des chiens signalent le camp d’aviation.
— Que devrai-je dire à Mme Millaud ?
— Oh ! Mademoiselle Régine – cette fois le nom lui a échappé, – c’est à vous de le savoir, de le trouver. Tout à l’heure, dans le bureau du colonel, nous nous sommes réunis quelques-uns. Après avoir pensé au service, nous avons pensé à Mme Millaud et à son gosse. Nous autres, nous sommes des guerriers. Nous sommes des gens rudes et nous ne savons guère parler aux femmes. Alors l’un de nous a prononcé votre nom.
Lui sans doute ? Et pourtant, elle l’a si mal traité, chaque fois qu’il s’est montré bon camarade. Comment la juge-t-il si favorablement ? Elle se sent touchée et ne veut pas le montrer. Si encore elle ne le sentait pas !
— Je ferai de mon mieux, promet-elle.
La voiture s’est arrêtée devant la petite maison de bois qui a été construite pour le jeune ménage.
— Vous entrez ? implore Régine qui a peur, maintenant, de rester seule.
— Non, non, moi je ne saurais pas. Les choses du cœur, ça n’est pas mon affaire.
Elle lui tend la main. C’est la première fois. Est-ce pour lui demander appui ? est-ce en signe de détresse devant ce malheur qu’elle apporte ou qu’elle va tenter de soulager ?
La jeune femme de l’aviateur est assise devant la fenêtre qui donne du côté de l’Anti-Atlas, du côté des tribus dissidentes. Mais le soir tombe vite à la fin d’octobre et sur ces solitudes ne traîne plus qu’un lambeau de lumière, une lueur prête à disparaître. Son fils est assis à ses pieds, sur un tapis marocain de laine épaisse et il joue avec un cheval de bois qui a dû être sculpté par un légionnaire, car on le pourrait confondre avec un mouton ou un chien. Régine s’attendait à trouver une victime effondrée et larmoyante. Elle est accueillie avec le plus grand calme :
— Oui, n’est-ce pas, vous avez appris ?
— J’ai appris que votre mari n’était pas rentré et je suis venue.
— C’est bien cela. Tout le monde est gentil pour moi, du colonel à mon ordonnance noire. Je l’aurais perdu qu’on ne m’entourerait pas davantage. Mais je ne l’ai pas perdu.
— Il faut espérer en effet, acquiesce Régine surprise.
Mais que peut-on espérer ? La mort même serait la solution la plus favorable. Ah ! si l’on avait du moins la certitude de la mort !
— On se décourage bien vite à l’armée, continue la douce, la frêle Mme Millaud. Ce n’est pas ainsi qu’on gagne les batailles. L’avion n’est pas tombé : il a atterri. Du moment qu’il a atterri, les deux hommes qui le montaient sont sains et saufs. N’est-ce pas, Régine ?
— Sains et saufs, répète l’infirmière.
— Ce n’est pas tout. L’avion n’a pas atterri tout de suite. Le lieutenant Ardouin qui est venu me l’a expliqué. Il croit que l’appareil a pu voler encore, pas longtemps, après sa blessure et se serait posé à quatre ou cinq kilomètres de l’endroit où les dissidents avaient tiré. Peut-être mon mari et le pilote ont-ils pu choisir le lieu de l’atterrissage. Ils ont eu le temps de fuir. Ils ont leurs revolvers en cas d’une attaque isolée. Quand vous êtes entrée, je regardais le soir venir. J’appelais la nuit pour les cacher, pour les aider. Comme elle a été lente à descendre ! Il me semblait qu’elle ne voulait pas atterrir. Mais elle est venue. Maintenant ils peuvent respirer, souffler, se reposer. Ils marchent depuis huit heures ce matin. Ils ont dû faire déjà près de cinquante kilomètres. La moitié du parcours. J’avais mis un peu de chocolat dans la poche de mon mari, et des oranges. Je ne soupçonnais pas que cette attention lui serait, leur serait si utile. Il ne faut jamais oublier les provisions, dans ce pays.
Elle a un faible sourire qui consterne Régine. Comment lui retirer cette confiance ? comment ne pas sembler la partager ? Elle doit être sincère, correspondre à une foi intérieure. Il ne faut pas y toucher. Ce serait presque sacrilège. L’infirmière a pris l’enfant sur ses genoux et le caresse. C’est une contenance. Mais on ne s’en contente pas. Mme Millaud ajoute, presque à voix basse, un nouveau : N’est-ce pas, Régine ?
— Oui, consent l’infirmière, ils auront pu se soutenir. Leur journée a dû être si dure !
— Ah ! vous ne pouvez pas savoir à quel point elle a dû être cruelle. Moi, je le sens à distance. Entre un mari et une femme les liens ne sont pas rompus par l’éloignement. Il reste encore des fils invisibles. Ce pauvre Ladour, si fidèle, si dévoué, ne croyez pas que je l’oublie. Je ne le sépare pas de son lieutenant.
— Ils volaient toujours ensemble ?
— Toujours. C’est un des meilleurs pilotes. Le soleil a été chaud, et pourtant nous sommes à la fin d’octobre. Ce casque de cuir, cette combinaison, comme c’est lourd ! Et comme c’est gênant dans la marche ! Peut-être ont-ils perdu un peu de temps, avant de s’enfuir, à briser les appareils, enrayer les mitrailleuses, détruire les cartes. Le pays avant tout : il ne faut pas laisser à l’ennemi un tel butin. C’est très compliqué, un avion. Mon mari me l’a montré en détail. Il a pensé à son avion, et pas à moi. C’est son métier, c’est son devoir. Pourvu qu’ils n’aient pas été repérés par les dissidents pendant cette opération ! Mais j’ai tant prié depuis que j’ai su : peut-être ma prière les a-t-elle secourus ! Voyez-vous, Régine, on devrait vous prévenir tout de suite quand un malheur vous menace. Si le malheur s’est abattu, c’est autre chose. Mais s’il est en cours, on peut encore le conjurer. Il ne faut pas croire que, de loin, on soit impuissant. Il y a la prière, et il y a l’amour. Je n’ai commencé à m’inquiéter qu’à midi. J’ai perdu quatre heures, puisque c’est à huit heures qu’ils ont atterri. Je ne suis entrée qu’à midi en relations avec eux.
Régine est bouleversée de ce langage. Et c’est une jeune femme, toute menue et fragile, qui le tient et qui ressemble à une voyante. Elle dissipe les ténèbres, elle découvre les fugitifs, elle les accompagne, elle passe devant eux pour leur montrer le chemin. Mais non, en ce moment ils reposent. N’a-t-elle pas mis un doigt sur la bouche pour inviter son enfant et l’infirmière au silence ?
— Ils dorment, assure-t-elle en effet. Ils se sont jetés sur le sol, épuisés. À minuit mon mari se réveillera. Il appellera le pilote et ils reprendront leur course. Avec la boussole qu’ils ont dû emporter ils ne s’égareront pas. Je calcule qu’il leur faut encore dix à douze heures de marche. Vers midi ils seront signalés à nos avant-postes. Accordons-leur un peu de retard. Je les attends vers deux heures.
Elle n’a pas une larme. Sa foi n’est pas entamée. Elle croit au retour des absents. Mais elle ne se contente pas d’y croire : elle y participe. La fenêtre, maintenant, ne peut plus lui livrer qu’un horizon obscur. Un peu de fraîcheur est venue :
— Pourvu qu’ils n’aient pas froid ! dit-elle encore tout haut. Mais il ne faut pas oublier Charles. Nous allons lui donner à manger et puis nous le mettrons coucher.
L’enfant est sage et s’abandonne sans protestation, comme s’il comprenait vaguement que ce n’est pas le jour de faire des scènes. Mais il réclame son papa qui le portait lui-même dans son lit en riant.
— Il va revenir, lui déclare sa mère.
— Je le veux là, tout de suite.
— Tu l’auras demain.
Quand les deux femmes se retrouvent seules, Mme Millaud propose à Régine de dîner.
— Et vous, mon amie ?
— Oh ! moi, je ne puis pas. Vous comprenez : il n’a rien à manger.
— Votre chocolat, vos oranges.
— Il ne doit plus rien leur rester. Mais Ladour qui est prudent a dû emporter un en-cas. C’est encore Ladour qui a dû les nourrir tous deux.
— Vous voyez, Odile : il faut vous soutenir aussi.
— Eh bien, je vous tiendrai compagnie, et puis j’irai me coucher.
— Si tôt ?
— Oui, parce qu’à minuit je me réveillerai. Comme lui. Comme eux.
— Mais que pouvez-vous faire ?
— Prier. Avant de vous en aller, voulez-vous que nous disions un chapelet ensemble ?
— Je veux bien. Mais ne me laisserez-vous pas veiller avec vous cette nuit ?
— Oh ! non, voyons, on veille les morts, on ne veille pas les vivants.
Elle a la voix assurée en disant cela, mais elle est bien pâle. Après le dîner auquel elle n’a pas touché, seulement quelques cuillerées de potage, auquel Régine, angoissée, n’a guère fait honneur, elle non plus, Mme Millaud se met à genoux et commence à réciter le chapelet proposé. Régine lui répond avec une ferveur nouvelle, comme si la foi de sa compagne devenait contagieuse. Entre un père incrédule et une mère trop mondaine, elle n’a jamais encore mêlé la religion si étroitement aux actes de sa vie, même au plus grave, même à celui qui a détruit sa jeunesse et l’a conduite dans cet hôpital au fond du Maroc. Dans sa détresse elle n’a pas trouvé Dieu et voici qu’elle le trouve dans la détresse d’une autre. Mais il se montre peut-être dans l’agonie d’un cœur pur, non dans le… Qu’allait-elle penser ? Pourquoi n’a-t-elle pas suffisamment cherché ce refuge ?
Le lieutenant de Brède est venu la chercher pour la reconduire à l’infirmerie, à moins qu’elle ne désire rester. Comme elle hésite :
— Partez, Régine, partez, la supplie Mme Millaud. Vous savez bien que je vais me reposer, comme eux.
— Alors, au revoir, je reviendrai demain matin, de très bonne heure.
— Si vous voulez, mais je ne suis pas malade. N’est-ce pas, Jean, – car elle appelle par son prénom le lieutenant de Brède – qu’ils seront là demain ?
Stupéfait, le lieutenant murmure :
— Nous l’espérons tous.
— Je les attends pour midi, peut-être pour deux heures.
— Oh ! Madame, le retour sera dur.
— Sans doute. Comme ils seront fatigués !
Régine l’embrasse avec une tendresse de sœur et se surprend ensuite à déplorer ce baiser comme si elle l’avait volé. Dans la voiture où l’officier l’emmène, tous deux se taisent, unis et séparés ensemble dans la même pensée, car elle a fini par être entraînée dans la rayonnante confiance de Mme Millaud. Avant de se séparer, il lui dit pourtant :
— Le réveil sera terrible. Et il sera lent. Jusqu’à ce que nous puissions lui apporter une preuve.
— Quelle preuve ?
— Mais un jour quelque dissident, attiré par notre service des Affaires indigènes, nous fera le récit du massacre, nous apportera un galon, un lambeau d’étoffe.
— C’est affreux. Ne peuvent-ils pas être sauvés ?
— Ils sont tombés à près de cent kilomètres hors de nos lignes.
— Odile Millaud les voit. Je vous assure qu’elle les voit. Ils reviennent. Il n’est pas possible qu’ils ne reviennent pas.
— Elle est folle, la pauvre femme !
— La pauvre femme ! répète Régine.
Et elle fond en larmes. Ces larmes sont tellement inattendues sur le visage d’habitude impassible et même rigide et tendu, que Jean de Brède n’en peut croire ses yeux.
— Oh ! dit-il, je vous avais vue rire à la diffa du Glaoui ; mais je n’aurais pas cru que vous pleuriez.
Et, malgré qu’il partage sa peine, il la considère sans déplaisir. Elle n’a pas pris garde à sa réflexion et murmure cet étrange souhait :
— Si je pouvais donner ma vie pour la leur !
Cette fois, il ne peut en croire ses oreilles :
— Vous donneriez votre vie ? Mais vous les connaissez à peine.
— Qu’est-ce que ma vie auprès de la leur ? Et cette femme m’a fait tant de bien !
— Oui, elle est très courageuse. Mais… vous aussi.
— Oh ! moi, ne me parlez jamais de moi.
Et la voilà disparue. Il ne s’est jamais beaucoup attardé à la psychologie des femmes et il ne comprend pas grand’chose à celle-ci, pas grand’chose, sinon qu’elle rit et pleure comme les autres, mais, tandis que les autres y consentent et s’y laissent aller, elle résiste, elle refuse, elle se met en boule. Tout de même elle n’est pas si forte quelle ne soit vaincue de temps à autre, par sa jeunesse ou par la pitié. Mais pour quelle raison se défend-elle ainsi ? Un grand chagrin d’amour sans doute. Il connaît assez mal les grands chagrins d’amour. Il s’en est toujours remis assez vite. Il se remettra de celui-ci. De celui-ci ? mais il n’est pas question pour lui de s’éprendre sottement de cette infirmière. Il n’en a jamais été question. À peine est-elle pour lui un camarade, et quel camarade ! Jamais aimable, et toujours prête à lui dire des choses désagréables. Oui, peut-être. C’est encore lui qu’elle préfère malgré tout, dans la garnison de l’Ouarzazat. Comment le peut-il savoir ? Il n’en sait rien et il en est sûr, et il ne va pas se mettre martel en tête pour une histoire de si peu d’importance. C’est égal : offrir sa vie pour des inconnus, ou c’est faux, ou c’est déraisonnable. Or elle n’est pas fausse. Elle est donc folle. À moins qu’elle ne tienne pas à la vie, à son âge. Et s’il courait lui-même quelque danger, offrirait-elle sa vie, pour lui aussi ? Une idée : il le lui demandera…
Régine a rejoint Mme Millaud le lendemain dans la matinée.
— Vous me permettez ? a-t-elle demandé presque timidement au médecin-major.
— Je vous le permets. Revenez pour la visite, à dix heures.
Elle a trouvé la jeune femme aussi calme que la veille, aussi tranquille.
— Je m’étais trompée hier, a-t-elle expliqué. Ils ne se sont pas étendus pour dormir quand la nuit est tombée. Ils ont continué de marcher, n’étant pas encore au bout de leurs forces. Et puis, la poursuite pouvait continuer dans l’ombre. Ils ne se sont arrêtés qu’à minuit, complètement épuisés. À minuit, les bêtes elles-mêmes reposent. C’est l’arrêt du mouvement, de la vie. Ils se sont alors couchés sur la terre, et tout de suite le sommeil les a pris.
— Comment le savez-vous ?
— Ils ne se sont réveillés qu’à quatre heures du matin. Alors ils sont repartis. Ils marchent. Je les entends marcher. Pourvu que les Berbères ne les entendent pas ! Mais ils font si peu de bruit !
— Comment le savez-vous ? répète Régine interdite devant cette hallucination.
— Eh bien ! tout de suite après votre départ, hier soir, je me suis couchée. Je voulais dormir jusqu’à minuit, comme je pensais qu’ils le faisaient, me réveiller avec eux. Le sommeil n’est pas venu. Mon cœur battait régulièrement, et même lentement, comme leurs pas, car ils avaient dû ralentir à cause de l’obscurité, et aussi de la fatigue. À minuit, au contraire, j’ai perdu conscience. Mais à quatre heures je me suis réveillée en sursaut, comme si quelqu’un m’avait appelée. Quelqu’un ? mon mari. Ce ne pouvait être que lui. Alors j’ai recommencé de prier pour les assister. Je n’ai pas cessé. Voulez-vous m’aider ? Nous les tirerons à nous deux. Nous les rafraîchirons à nous deux. Les pauvres petits, leurs jambes doivent leur rentrer dans le corps. Mais ils approchent, ils approchent. À la lumière du jour ils ont mieux mesuré le chemin déjà parcouru. Ils ont reconnu le terrain. Ils voient au soleil notre pays qui les appelle.
Régine bouleversée s’agenouille à côté d’elle. Et puis, après un nouveau chapelet, Odile Millaud se penche de son côté :
— Le petit Charles a bougé dans son lit. Voulez-vous, ce matin, le lever et l’habiller, Régine ? Moi, vous voyez, je suis si occupée !
Si occupée en effet ! N’aplanit-elle pas le chemin devant les deux fugitifs, ne les soulage-t-elle pas à travers l’espace qui ne compte pas pour elle ?
Régine, après la toilette de l’enfant, court du camp d’aviation à l’infirmerie pour la visite et après la visite revient au camp d’aviation, non sans avoir mangé en hâte pour ne pas être à charge à son amie. Elle trouve à son retour celle-ci qui achève de faire déjeuner le petit Charles.
— Et vous-même ?
— Oh ! moi, j’ai rongé un croûton. C’est tout ce qui leur restait, dans une poche de Ladour.
— Mais vous serez malade, et c’est inutile. Vous avez besoin de toutes vos forces.
— J’en ai, Régine, j’en ai encore. J’en aurai tant qu’ils ne seront pas rentrés. Ce soir, nous dînerons mieux. Je garderai Ladour. Et vous aussi.
Ce soir ? Deux heures sonnent, puis trois heures. Le colonel Hugard est venu, avec le capitaine Didier qui commande l’escadrille.
— Apportez-vous des nouvelles ?
— Non, Madame, aucune. Comme vous, nous sommes très inquiets.
— Mais je ne suis pas inquiète. Je les attends. Cent kilomètres ne se parcourent pas si vite.
— Certainement non. S’ils ont échappé, ils peuvent encore revenir. Le lieutenant de Brède est parti hier soir avec sa voiture pour aller les attendre à notre dernier poste, du côté où ils pourraient rentrer.
Dans sa pitié le colonel Hugard commet l’imprudence de rappeler l’aventure du Goliath qui prenait des photographies dans la vallée du Dadès et qui, par suite d’une panne, dut se poser près d’Imiter. Les dissidents du voisinage, accourus, mirent l’avion en pièces, mais le cheik d’Imiter, qui préparait son ralliement au Maghzen, put sauver les aviateurs qui furent dirigés par ses soins sur notre poste de Télouet, dans l’Atlas. Ceux-ci, transportés à mulet sous escorte à travers la zone dissidente, nous furent rendus après cinq ou six jours.
— Après cinq ou six jours, répète Odile Millaud, les yeux brillants.
Mais il n’ajoute pas que le territoire où l’avion du lieutenant a atterri est occupé par de farouches tribus avec lesquelles il a vainement tenté d’entrer jusqu’ici en rapports.
Les deux officiers s’en vont, attristés. Ils ont perdu tout espoir sur le retour des disparus qui, sans doute blessés à l’atterrissage, sont aujourd’hui morts ou prisonniers et le sort des prisonniers est inévitable. Cependant le colonel a laissé partir Jean de Brède à tout hasard. La résistance de cette frêle petite femme à la vérité de son malheur les a consternés.
— Heureusement l’infirmière est là, dit le colonel.
— Oui, elles pleureront ensemble. Mme Millaud tiendra jusqu’à demain. Demain elle s’effondrera.
Ils ont déjà traversé de pareilles heures de mort. Au bord des tribus insoumises il ne devrait pas y avoir d’officiers mariés. Mais quoi donc ! c’est le devoir. Le devoir les commande, comme les autres. Une femme ne doit pas amoindrir son mari. Une Mme Millaud ne l’a pas amoindri.
Voici que l’ombre envahit la terre. Comme en Orient, les crépuscules sont courts dans le sud marocain. Quelques instants, le soir allume l’oued de lueurs roses, incendie la façade de la Kasba, fleurit la palmeraie. Puis cette lumière s’éteint. L’heure fixée par Mme Millaud est passée. Tiendra-t-elle toute la nuit, et jusqu’au matin, dans sa folie de voyante ? Régine la voit qui se cache le visage dans les mains. Sont-ce les larmes cette fois ? Non, elle n’a pas pleuré, mais le visage est livide, pâle, exsangue.
— Laissez-moi vous faire du thé.
— Non, j’ai pensé à l’agonie de Jésus au Jardin des Oliviers. Lui aussi il a eu peur de la mort. Il est bien permis d’avoir peur, n’est-ce pas, Régine, même à une femme d’officier ?
— Oh ! mon amie, tout le monde a peur.
— Même le Christ. Mais Lui, Il a accepté. Je ne puis pas accepter.
Régine connaît ainsi les pensées de la malheureuse. Elle est trop bien renseignée sur la région pour se méprendre sur l’aventure du Goliath et admettre une attente de cinq ou six jours. Elle ne veut pas douter encore, mais le doute est là, qui précède la fin de tout, des amours et des vies.
À dix heures du soir, l’automobile du lieutenant de Brède s’arrête devant la porte.
— Les voilà ! crie du dehors l’officier.
Mais Odile Millaud a déjà pris son enfant endormi dans ses bras avec ce même cri :
— Voilà ton père !
Avec le colonel Hugard, Jean de Brède a calculé, sur la carte et par leur connaissance du terrain, l’endroit approximatif par où les deux aviateurs rentreraient dans nos lignes si jamais ils y devaient rentrer. Il est allé les attendre, au delà même du dernier poste, au risque d’un mauvais coup de quelque djich en marche et guettant une proie. Par intermittences il a allumé ses phares, la nuit venue, et il a eu la chance de ramener les fugitifs.
Maintenant qu’ils sont là, sales et blancs de poussière, harassés jusqu’à l’épuisement, heureux, Odile Millaud n’a plus de forces. Elle s’est appuyée à la poitrine de son mari, et elle a pleuré, pour la première fois, sans pouvoir s’arrêter, comme si elle n’était qu’une femme sans courage. Mais Régine est intervenue ; comme l’aviateur tente de la calmer et presque de la gronder un peu de tant de faiblesse et de son manque de confiance :
— Elle vous a vus de loin. Elle était seule à croire que vous reviendriez, parce qu’elle vous voyait. Vous avez marché jusqu’à minuit.
— C’est vrai, Ladour.
— Vous vous êtes réveillés à quatre heures.
— C’est encore vrai.
— Vous avez mangé le dernier croûton qui vous restait, après le chocolat et les oranges de la veille.
— Mais c’est toujours vrai.
— Seulement, elle vous attendait plus tôt, vers deux ou trois heures, au plus tard à la nuit.
— Oui, mais nous avons essayé d’emporter les mitrailleuses jumelées. Nous les avons portées six heures. Elles étaient trop lourdes. Nous les avons enterrées. Cela nous a retardés.
— Ah ! soupire Odile Millaud triomphante, c’est encore mieux que je n’avais pensé.
Régine les laisse à leur joie, malgré l’insistance de son amie. Et, comme une fois de plus Jean de Brède la raccompagne et qu’il lui dit, presque en riant :
— Ainsi vous eussiez donné votre vie pour eux ?
— Moi, j’ai mes raisons. Mais vous avez risqué la vôtre.
— Moi, c’est mon métier.
Ses raisons ? Quelles peuvent être ses raisons pour ne pas tenir à la vie ?
Avec novembre Taourirt de l’Ouarzazat a reçu toute sa garnison féminine, les quatre femmes – plus Mme Millaud qui les a précédées, et Régine Férals l’infirmière – d’officiers et de sous-officiers qui sont venues rejoindre leur mari. Rabat a même expédié en supplément une seconde infirmière de la Croix-Rouge, une dame respectable, déjà âgée mais active et experte, décorée de la Légion d’honneur et de la croix de guerre, qui est allée partout où l’on s’est battu, qui est bourrue et maternelle ensemble, Mme Audier. Celle-ci a sans doute un peu trop de commandement. Elle n’a pas manqué de commencer par brimer son adjointe, les Berbères lui préférant visiblement Régine, surtout les enfants, et les soldats de la Légion aussi, et enfin tout le monde. Elle avait compté sur le temps pour imposer sa supériorité et son influence. Mais elle n’a rien gagné contre la jeunesse et contre ce rayonnement inexplicable qui part de certains yeux et se refuse à tant d’autres. Peu à peu, comme elle n’est point méchante, seulement un peu vaniteuse et enflée de ses mérites qui sont grands, elle s’est montrée moins acariâtre et jalouse, vaincue par son honnêteté naturelle et par la soumission presque singulière de Régine qui, après une tentative de rébellion par le silence, a dompté son antipathie et accepté son gouvernement dont le début s’était affirmé despotique. Maintenant les deux femmes s’entendent bien, mais c’est Mme Audier qui parle sans arrêt et s’accommode des habitudes volontiers taciturnes de sa compagne.
Un jour, à la suite d’une chute de cheval, – c’est le cheval qui a buté, il désire qu’on le sache, – Jean de Brède est venu à l’infirmerie pour un pansement. Profitant de l’éloignement et de la demi-surdité de Mme Audier, il a glissé à Régine en la désignant :
— Elle est assommante, n’est-ce pas ?
— Mais non, je vous assure.
— Quelle patience vous avez ! Je vous admire.
Mais la jeune fille s’est presque fâchée :
— N’employez donc pas des mots pareils.
Il a ri, à son habitude :
— J’ignore les nuances. Vous ne pouvez pas m’empêcher de vous admirer.
— Si.
— Et comment ?
— En vous adressant à Mme Audier.
— Merci bien.
Il a ri de plus belle, mais pourquoi Régine ne consent-elle plus à rire avec lui ? Il a beau être dépourvu de fatuité, il n’arrive pas à comprendre qu’il puisse inspirer de l’aversion. Il est de ces êtres jeunes et sains qui ont besoin de la sympathie générale et qui ont accoutumé de la rencontrer. Un peu vexé, il ajoute :
— Vous serez bientôt débarrassée de moi. Je vais demander le petit poste d’Agdz qu’on va créer.
Elle ne répond pas. Elle détourne les yeux. Pourquoi détourne-t-elle les yeux ? Par indifférence. Tout de même, depuis le jour de l’accident, quand elle l’a ramené de Marrakech, il n’a pas cessé d’être pour elle un gentil camarade. Elle est injuste, et il déteste l’injustice.
— Vous n’avez pas entendu, reprend-il.
— Mais si.
— Vous pourriez alors me souhaiter bon voyage.
Et pourquoi diable ajoute-t-il ce petit chantage qu’il achève en plaisanterie :
— Si je cours des risques, ce n’est, pas pour moi que vous offririez votre vie, comme vous l’avez fait pour les aviateurs. Les aviateurs, cela parle à l’imagination des femmes.
Elle répond enfin, plus sérieuse que lui :
— Ma vie n’en vaut pas la peine. Je la donnerais volontiers pour tous ceux d’ici qui seraient en danger.
— Pour tous ? c’est-à-dire pour personne.
Elle paraît excédée de son insistance que lui-même déplore, mais on est entraîné par le poids de ses paroles, même quand elles semblent légères. L’infirmière-major, de l’autre bout de la salle, s’est précipitée de leur côté, rapide et le souffle court, alerte et lourde ensemble. Sans grâce elle gourmande son adjointe :
— Je vous y prends à flirter avec nos officiers.
— Ah ! s’esclaffe Jean de Brède, vous appelez ça un flirt ? Il serait plus facile de flirter avec vous, Madame.
Et il sort sur cette insolence qui n’a même pas eu le pouvoir de dérider Régine sur qui Mme Audier jette un regard courroucé.
Le capitaine Malpas est venu, ce matin-là, au bureau du colonel Hugard avec un visage à la fois gêné et satisfait. Il a reçu enfin – avec une explication du retard – un long rapport de la police de Saint-Julien-en-Genevois, un rapport qui a dû être élaboré avec un soin extrême en raison des personnages visés et qui a été soumis au sous-préfet dont le témoignage est invoqué. Seulement, il a sollicité ces renseignements au sujet de Mlle Régine Férals en l’absence de son chef et il n’en a pas fait part à celui-ci à son retour. Il se sent donc en faute, et d’autre part il ne peut garder pour lui cette pièce officielle. Pièce officielle qui l’a passionnément intéressé, qui vérifie tous ses soupçons, qui authentifie sa perspicacité. Cette infirmière a trompé tout le monde avec un faux état civil. Aujourd’hui, il est à même de la démasquer. Il sait qui elle est. Il sait pourquoi elle est venue, à la suite de quels événements bizarres. À la vérité, ses motifs sont des plus honorables, et son nom est un des plus connus de l’aristocratie française. Là n’est pas la question. Elle se cachait, elle est dévoilée.
Comme il rappelle, non sans embarras, à son chef dans quelles circonstances l’infirmière a débarqué à Taourirt, conduisant l’automobile du lieutenant de Brède, afin de justifier la méfiance avec laquelle il l’avait accueillie, méfiance accrue par la lecture des lettres décachetées et recachetées, le colonel Hugard, soucieux, l’arrête :
— De Brède m’apportait une lettre du général Herlé qui me mettait au courant. Vous n’aviez pas à vous en occuper.
— Cette lettre était personnelle et je ne pouvais la connaître.
— Vous deviez m’attendre. Cette histoire est absurde. J’espère que vous vous en êtes tenu là et que vous n’avez fait part à personne de vos découvertes.
— À personne, mon colonel. Mais je me suis adressé à la police pour me renseigner.
— Et vous ne m’avez pas averti ?
— Il était trop tard. Ma demande était partie quand vous êtes revenu.
Le colonel Hugard, irrité, mais accoutumé à la domination de soi-même, se promène de long en large dans son bureau. Ce capitaine Malpas est un excellent officier des Affaires indigènes, à la condition d’être contenu et dirigé, à cause de son esprit compliqué, soupçonneux, tortueux, qui volontiers imagine des perfidies, des trahisons, mais il sait démêler les intrigues, rassembler les signes avertisseurs d’une rébellion ou d’une soumission. Plus d’une fois il a vu clair, le premier. Comme ces professionnels de la Sûreté générale qui, pour satisfaire leur curiosité, n’hésitent pas à s’exposer aux pires avanies et aux plus redoutables périls, il cherche volontiers le risque dès qu’il lui paraît utile de le courir pour être mieux informé. Son dévouement est sans bornes, comme son zèle.
— Trop de zèle, Malpas, je vous l’ai déjà dit. Vous avez commis une faute professionnelle en me dissimulant votre démarche que vous deviez me révéler dès mon retour à Taourirt et que j’aurais pu annuler. À l’instant je pensais me séparer de vous, car vous mériteriez une sanction. Je m’y refuse. Vous êtes un collaborateur précieux. Mais donnez-moi votre parole de ne jamais plus agir en dehors de mes ordres et sans m’informer.
— Je le jure, mon colonel.
— Maintenant, communiquez-moi ce dossier qui demeurera entre nous. Vous avez appris le vrai nom de Mlle Régine Férals. Et après ? Elle s’appelle Isabelle de Foix. Vous voilà bien avancé !
— Vous le saviez donc, mon colonel ?
— Par cette lettre du général Herlé que m’apportait le lieutenant de Brède en ramenant ici l’infirmière dont le père est un camarade de promotion du général à Saint-Cyr. Mais je devais garder le secret.
Comme s’il répondait à l’appel de son nom, Jean de Brède entre dans le bureau pour affaires de service. Malpas attend son départ pour reprendre l’entretien. Mais voici que le colonel Hugard, après un instant d’hésitation au cours duquel il a regardé attentivement le jeune officier qu’il estime assez pour l’emmener toujours avec lui dans les circonstances délicates, prend une décision contraire :
— Ce rapport ? redemande-t-il.
Et comme le lieutenant salue et s’en va :
— Non, restez, commande-t-il. Je vous renverrai tout à l’heure.
Malpas a tendu à son chef le dossier, stupéfait et agacé de la présence de son camarade. Pourquoi le colonel ne l’a-t-il pas renvoyé immédiatement ? Cette affaire est à régler entre eux deux, non devant une tierce personne.
Cependant Hugard lit attentivement les pièces de police, qui ont dû être rédigées et rassemblées par un inspecteur à prétentions littéraires ou par le sous-préfet de Saint-Julien-en Genevois particulièrement au courant des faits. Le rapport commence par une sorte de généalogie. Mlle Régine Férals s’appelle de son vrai nom Isabelle de Foix. Elle est la fille de Roger-Bernard comte de Foix et d’une Américaine immensément riche, Ethel Watson, fille elle-même d’un roi de l’acier. Les comtes de Foix appartiennent à la plus haute noblesse, et la plus ancienne. Ils furent autrefois les rivaux des comtes de Toulouse et des ducs d’Aquitaine et dès le onzième siècle régnèrent, ou presque, sur les deux versants des Pyrénées. Ces questions d’origine ne semblent pas avoir perdu toute leur importance sous un régime démocratique.
Jusque-là rien que de banal. Mais voici que le rapport s’animait et contenait même le récit de la plus étrange aventure à la suite de laquelle Mlle Isabelle de Foix aurait décidé de changer de nom et de partir pour le Maroc. Ses parents avaient loué pour l’été précédent un château aux abords de Genève, mais en Savoie au bord de la frontière suisse, le château de Crevin célèbre par la mort de Ferdinand Lassalle, le socialiste allemand, qui fut tué en duel dans une clairière voisine. La comtesse de Foix tenait à suivre la session de la Société des Nations et même à y jouer son rôle de réception mondaine. Or, peu de jours avant l’ouverture de cette session, elle avait organisé dans son château une murder-party.
Sans doute l’inspecteur-rédacteur – à moins que ce ne fût le sous-préfet, – avait dû prendre en pitié l’ignorance de ces officiers du Sud marocain en quête de renseignements et incapables de deviner ce que pouvait bien être une murder-party, car il avait intercalé dans son dossier des coupures de journaux dont la première donnait cette explication :
« Une murder-party, c’est une charade criminelle, c’est la simulation d’un crime commis sur l’un ou l’autre des convives et qu’il s’agit de découvrir. Vous invitez un certain nombre de personnes qui sont prévenues de ce qui les attend, les unes destinées à jouer un rôle, les autres, le plus grand nombre, chargées de deviner le rébus proposé, le rébus criminel, et transformées ainsi en détectives. Dès l’arrivée des convives, des télégrammes, des coupures de journaux, des documents savamment rassemblés dans une corbeille les mettent au courant du problème qui se pose, du drame qui se noue. Pendant le repas, circulent dans le parc ou dans le jardin des apparitions fantomatiques, ou bien le sable des allées craque sous des pas clandestins. C’est l’atmosphère qui se crée. Cependant un messager vient réclamer la présence urgente de l’un ou l’autre des convives qui disparaît. Puis l’on entend des coups de feu. Alors la poursuite commence à travers les pièces de l’appartement ou du château. Dans l’une ou l’autre chambre gisent les victimes. Une lettre commencée, des papiers à demi consumés, une arme, sont autant d’indices qu’on peut relever. Il s’agit de reconstituer le crime et de découvrir l’assassin. Tout un scénario a été préparé. Celui qui se révèle le policier le plus adroit, le juge d’instruction le plus perspicace gagne un prix. »
Le journaliste, après avoir exposé le jeu américain, lui opposait nos vieilles charades et notre théâtre de société. Mais ces jeux innocents ne pouvaient plus que paraître fades auprès des jeux barbares importés d’Amérique. Une seconde coupure ne contenait qu’un fait divers tiré d’une correspondance américaine, adressée de Brooklyn à une date récente :
« Une partie de plaisir particulièrement animée à laquelle se livraient des étudiants de Brooklyn s’est terminée par une tragédie. Plusieurs jeunes gens et jeunes filles s’étaient réunis chez les parents de l’un de leurs camarades de classe et jouaient à la guillotine. Ce jeu, très en faveur aux États-Unis, consiste à éteindre les lumières d’une pièce dans laquelle se trouvent plusieurs personnes. Celles-ci se promènent alors lentement dans l’obscurité, jusqu’à ce que l’une d’elles se sente saisie à la gorge par un « meurtrier » que l’hôte a lui-même choisi dans le plus grand secret. La victime pousse un cri. L’auteur de l’attentat se perd aussitôt dans la foule. On allume les lumières : un détective est désigné pour élucider le mystère et identifier l’agresseur. Samedi, ce fut miss Iverson qui fut reconnue coupable. On dressa alors une guillotine de fantaisie. Miss Iverson fut basculée sur le dos d’une chaise et on fit le simulacre d’abattre sur son cou une hache. Quand la jeune fille sentit l’instrument s’approcher de sa nuque, elle tomba sans connaissance. Elle était morte. »
Le jeu de la guillotine, ajoutait le rapport après ces coupures, aurait remplacé la murder-party.
— Tenez, dit le colonel Hugard en tendant ces articles à Jean de Brède, lisez ceci et vous serez au courant des parties de plaisir qui se donnent maintenant en Amérique, à Londres et même à Paris.
Malpas ne comprend pas ce geste de confiance. L’affaire ne devait elle pas être réglée entre son chef et lui ? Sans doute la communication d’articles de journaux n’a-t-elle rien de confidentiel, mais elle peut mettre sur la voie. N’est-ce pas imprudent ?
Tandis que le lieutenant lit avec quelque ahurissement la définition des nouveaux jeux à la mode, le colonel Hugard achève le dépouillement du dossier. Donc, la comtesse de Foix avait organisé une murder-party dans son château de Crevin, près de Genève, les premiers jours de septembre dernier. Elle y avait convié des personnalités connues, appartenant pour la plupart au monde diplomatique, lord Robert Musgrave, qui fut au Foreign Office le bras droit de sir Austen Chamberlain et qui revenait d’une mission aux Indes, l’auteur dramatique Pierre Bussy, de l’Académie française, l’ambassadeur de France à Berne, Mme de Maur et leur fille, M. d’Aubré, secrétaire d’ambassade, Mrs Harriett Rowsell, une authoress anglaise connue, sir Brian Daffodil, du bureau de la Coopération intellectuelle à la Société des Nations, professeur de l’histoire de l’art à l’Université d’Oxford, le comte Gregory, délégué de l’Albanie à Genève et la comtesse, le docteur Dominant, spécialiste célèbre des maladies nerveuses, Mr Edgar Hilden, correspondant de grands journaux des États-Unis, et Mrs Edgar Hilden, M. Aisery, directeur de la Compagnie aérienne Paris-Bagdad, et Mme Aisery, M. Ferrari, consul d’Italie à Genève, deux secrétaires de la délégation japonaise, M. Georges d’Aigues, attaché aux bureaux du Travail et fiancé à Mlle Isabelle de Foix, le sous-préfet de Saint-Julien, et enfin la célèbre star Mlle Clarisse Villevert, la plus grande vedette cinématographique française.
Parvenu au bout de cette nomenclature, le colonel rejette son papier :
— Ah çà, Malpas, allez-vous me faire lire un compte rendu mondain du Figaro ?
— Continuez, mon colonel, la suite est plus intéressante.
La suite, c’était le récit de la soirée. La murder-party comportait deux victimes que la société transformée en détectives devait découvrir dans les pièces du château, après que les coups de feu auraient été tirés. En effet, Mme Aisery était trouvée dans une première pièce, simulant la mort. Mais dans une autre aile, gisait sur un lit Mlle Clarisse Villevert dont on crut tout d’abord qu’elle offrait pareillement un simulacre d’assassinat, mais il fallut reconnaître qu’elle était morte en effet, d’une balle tirée à bout portant dans la région du cœur. Aucun doute ne subsistait sur ce fait divers qui ne pouvait être un accident. La star avait donné, durant toute la soirée, des signes trop évidents de troubles nerveux relevés par le docteur Dominant qui avait quasi prévu et prédit la catastrophe. Elle s’était tuée dans un accès de mélancolie anxieuse parfaitement caractérisée et sans doute développée par le jeu malsain auquel elle avait été conviée. Le port de l’arme et la blessure achevaient de prouver le suicide. Le permis d’inhumer avait été aussitôt accordé par les autorités judiciaires. Mais la douleur manifestée par M. Georges d’Aigues avait permis de se rendre compte des liens qui l’unissaient à Mlle Villevert, devenue sa maîtresse après avoir été d’ailleurs, quelque temps auparavant, celle du comte de Foix. Mlle Isabelle de Foix, éclairée sur la passion de son fiancé et sur le mariage d’intérêt qu’il ne craignait pas de contracter malgré cette liaison, bouleversée aussi par cette mort étalée sous ses yeux, avait rompu la nuit même, la nuit tragique, ses fiançailles et, tandis que M. Georges d’Aigues demandait un poste éloigné dans la carrière diplomatique et obtenait d’être envoyé au Siam, elle-même, désirant changer de lieu et probablement atteinte dans sa plus chère et sa plus légitime affection par la trahison de celui en qui elle avait si mal placé sa confiance de jeune fille, quittait le château de Crevin, prenait un nom supposé et s’en était allée chercher une diversion au Maroc où elle servirait comme infirmière.
Le colonel Hugard, sa lecture terminée, replie lentement les feuillets, les replace dans le dossier, puis, retenant Jean de Brède qui lui remet les coupures de journaux et qui brûle de l’envie de les commenter, car son visage est épanoui par un large rire intérieur, renvoie le capitaine Malpas étonné avec ces paroles :
— Je vous remercie de votre communication. Voici donc une affaire enterrée. Qu’il n’en soit plus jamais question. Je garde ces papiers et les détruirai moi-même. Tout à l’heure je vous appellerai pour régler notre avance du côté d’Imiter et de l’oued Ferkla où nous devons rejoindre un jour prochain les troupes des confins algéro-marocains qui ont commencé d’encercler le Tafilalet.
Malpas se retire, deux fois vexé. Le fameux rapport n’a produit aucun effet sur son chef qui déjà connaissait le réel état civil de l’infirmière et qui n’a pas semblé s’intéresser beaucoup à cette histoire de murder-party et de désespoir amoureux ; si peu d’effet, qu’on n’a même pas éprouvé le besoin d’en parler, qu’on l’a confisqué et enseveli, et qu’on a passé immédiatement à d’autres affaires de service. C’est pour une affaire de service que le lieutenant de Brède est resté, et sans doute pour l’organisation de ce nouveau petit poste de la vallée du Drâa dont celui-ci a demandé le commandement.
« C’est même étonnant, pense Malpas, que de Brède désire quitter Taourirt. J’aurais imaginé qu’il faisait la cour à cette fausse Régine. Il préfère les petites Berbères. Il n’est pas difficile… »
Après son départ, le lieutenant ne s’est pas privé de cette chose qui lui est précieuse entre toutes et que la menace de la mort même, vue de près en diverses occasions, ne parviendra que difficilement à lui retirer : le rire. Il s’entend à merveille avec le colonel Hugard. Avec qui ne s’entendrait-il pas ? Mais avec Régine Férals. Il est de ces êtres sains et naturels qui répandent le plaisir de vivre rien que par leur présence. Or, il s’esclaffe sur la lecture qu’il vient de faire.
— Eh bien, mon colonel, ils en ont de bonnes, en France ! Ces histoires de murder-party…
— Ce n’est pas un jeu de chez nous. Cela nous vient d’Amérique.
— Oui, mais enfin ils le jouent. Conseillez-leur de venir ici. Ils pourront se livrer à de réelles murder-party avec les djicheurs. Nos Marocains leur apprendront comment on poignarde une sentinelle, ou comment on assassine à coups de fusil. Et s’ils veulent des sensations violentes, nous pourrons leur en offrir.
Le colonel le regarde tandis qu’il parle avec feu, et le voici qui change brusquement d’avis, avec une gravité inattendue :
— Je vais peut-être vous étonner, mon colonel, mais à tout prendre je les comprends.
— Ah ! vous les comprenez ?
— Parfaitement. Ce sont des gens qui s’ennuient. Si j’étais resté dans une garnison de France, j’aurais été capable de prendre part à leurs histoires de crime.
— Allons donc !
— Mais si, mais si ! Mes parents, vous le savez, ont un château en Sologne, avec de belles chasses pour la plume et pour le poil. J’ai massacré des faisans et des perdreaux par centaines et forcé quelques cerfs et quelques chevreuils. Ce sont des passe-temps assez cruels. Ils deviennent bientôt monotones. Des bêtes on passe aux gens. C’est tout de même plus intéressant.
— Par simulacre.
— Par simulacre sans doute. Mais vous voyez qu’on en meurt, comme cette jeune fille de Brooklyn qui me paraît bien sensible pour une Américaine. Il faudra que je raconte son aventure à Mlle Férals un jour, s’il en est, où elle sera de bonne humeur.
Le colonel comprend brusquement l’erreur qu’il a commise, sans y prendre garde, en initiant son jeune officier aux combinaisons redoutables d’une murder-party. La moindre allusion, faite devant l’infirmière, serait pour elle la révélation d’un dossier secret, d’une surveillance clandestine. Comme il a l’habitude d’accepter les difficultés en toute franchise et de les résoudre, il ne s’attarde pas à biaiser. Il prend le rapport que lui a confié Malpas et le remet au lieutenant de Brède. Aussi bien a-t-il une autre raison, plus profonde.
— Tenez, lisez. Mais vous garderez le secret. Un secret professionnel. Le soldat, c’est comme le prêtre, un homme à part. Quand il a juré, c’est sacré.
— Pardon, mon colonel, de qui s’agit-il ?
— De Mlle Férals.
— Alors, je ne veux rien lire. Je ne veux rien lire contre elle. Le capitaine Malpas la déteste, je ne sais pourquoi. Il la détestait avant même de l’avoir vue. Moi, au contraire, je l’admire. Je sais que je lui déplais, mais je l’ai vue auprès de Mme Millaud, quand l’avion était tombé en terre dissidente. Je l’ai vue auprès des femmes indigènes. Si le capitaine Malpas a tourné contre elle des armes de police, je désire ne pas les connaître. On respecte le secret des soldats de la Légion. Qu’ici du moins, dans ce coin perdu où elle est venue se réfugier et nous aider, son secret soit pareillement respecté.
Le colonel Hagard sourit en l’écoutant, mais il sourit avec la plus extrême bienveillance :
— Quel feu, mon ami, quel feu ! Vous avez raison d’admirer Mlle Férals. Je l’admire aussi, mais autrement, et peut-être mieux. Ne me faites pas l’injure de croire que, si j’avais reçu quelque renseignement fâcheux à son endroit, je l’eusse révélé à personne. Si je vous dis : lisez, vous pouvez lire en toute sécurité. Quand vous aurez lu, je vous dirai pourquoi je vous ai choisi pour confident.
— Et le capitaine Malpas ?
— Malpas se taira. Mlle Férals n’a rien à en redouter. J’en réponds.
Ainsi rassuré, Jean de Brède prend connaissance, avec étonnement, des détails fournis par Saint-Julien-en-Genevois sur la famille de Foix, sur la vie au château de Crevin avant la session de la Société des Nations, et sur l’étrange soirée où la murder-party imaginée fut troublée par la mort véritable et inattendue de l’une des fausses victimes. Mais ce qui l’intéresse le plus, ce sont les fiançailles rompues d’Isabelle de Foix surprenant, ce même soir, la liaison de son fiancé, Georges d’Aigues, avec cette Clarisse Villevert, étoile de cinéma qu’il se rappelle avoir vue en effet dans l’un ou l’autre film pendant ses permissions en France, et dont le suicide fit assez de bruit pour que la nouvelle en fût connue jusqu’au fond du Maroc. Dès lors il s’explique mieux la tristesse, la réserve, les silences de la jeune fille atteinte à la fois dans son cœur et dans sa loyauté, lorsqu’elle découvrit chez celui à qui elle confiait sa vie les plus bas calculs et la plus perfide trahison. Et voici que, par un singulier retour sur soi, il comprend mieux aussi pourquoi il a demandé à quitter Taourirt de l’Ouarzazat et à s’enfoncer plus au sud, dans un poste plus périlleux. La jeune fille n’est pas étrangère à sa décision : il est trop franc pour ne pas se l’avouer. Mais le mal n’est pas bien grave : quelques bons coups de fusil échangés avec les dissidents, et il se remettra d’aplomb. Il est de ces jeunes gens nés pour le risque – aviation, exploration, guerre – et qui trouvent en lui le remède infaillible à ces désordres intimes dont il rit et dont il n’a pas la moindre crainte. Pas la moindre crainte ? Et cependant, il s’enfuit. C’est la logique humaine. C’est aussi la sagesse.
Quand il est parvenu au bas du dernier feuillet, il a eu le temps de se rasséréner et il restitue le dossier à son chef avec cette simple réflexion :
— J’avais bien pensé qu’elle venait ici à la suite d’une peine de cœur. Les femmes !
Et il esquisse un geste vague qui signifie un certain dédain, mais affectueux, d’homme supérieur aux influences sentimentales. Pourquoi le colonel l’écoute-t-il avec un sourire à la fois bienveillant et ironique ?
— Les femmes ? répète Hugard. Il me semble que celle-ci ne vous laisse pas insensible.
— Moi ? Quelle erreur ! J’ai essayé de la traiter en camarade. Elle n’a même pas voulu. Elle n’est pas très aimable.
— Avec vous ?
— Avec personne. La raison en est là. Elle a rencontré un mufle. Ce n’est tout de même pas notre faute. Elle pouvait ne pas nous englober dans sa rancune ou son amertume.
— Évidemment.
Après un instant de silence, le colonel lui pose cette question extraordinaire que des rapports de confiance expliquent, et des dangers courus ensemble dans la marche en avant vers les vallées du Drâa et du Dadès :
— Répondez-moi franchement, de Brède, et ne prenez pas en mauvaise part mon interrogation. C’est moi qui vous ai appelé ici, et vous connaissez mon amitié. Est-ce à cause d’elle, pour vous éloigner, que vous me demandez le commandement du poste d’Agdz !
— Bien sûr que non, mon colonel. Aucune femme n’a jamais compté dans ma vie en face du métier, ni même autrement.
— C’est parfait. J’avais cru…
— Oh ! qu’avez-vous pu croire ?
— Rien. Mais vous parliez constamment d’elle, sans même vous en apercevoir. C’est vous qui avez proposé de l’aller chercher pour adoucir le deuil de Mme Millaud quand nous redoutions le massacre de son mari et du pilote Ladour.
— Sans doute : une femme parle mieux à une femme.
— Je m’étais donc trompé : cela est sans importance.
Jean de Brède estime-t-il brusquement son affirmation trop catégorique ? Il revient en arrière avec sa loyauté naturelle :
— Eh bien, mon colonel, je serai franc comme vous me l’avez demandé si amicalement. Mlle Férals, Mlle de Foix n’était pas absolument étrangère à mon envie de m’en aller. Son antipathie m’agaçait. Maintenant, je la comprends mieux. Elle pense toujours à ce monsieur, comment l’appelez-vous ? Georges d’Aigues.
— Après cette lecture, vous n’avez pas changé d’avis ?
— Au contraire, mon colonel. Ces histoires mondaines, ces murder-party, c’est aujourd’hui si loin de moi !
— Et d’elle ? Vous ne trouvez pas que la vie qu’elle mène l’a changée. Elle a plus d’aisance et de simplicité qu’à son arrivée. Elle paraît être dans son élément. Je suis sûr qu’elle est plus heureuse.
— Je n’ai pas remarqué.
— Vous la voyez plus souvent que moi. Quand on rencontre rarement les gens, on constate mieux l’amélioration de leur santé physique ou morale. Il m’avait semblé que votre présence l’animait.
— Quelle erreur encore, mon colonel !
— Elle prendra goût au Maroc, à la vie active, saine, bienfaisante qu’on y mène. Elle fera une excellente femme d’officier de la Légion ou des Affaires indigènes, si toutefois un officier des Affaires indigènes ou de la Légion veut commettre l’erreur ou l’imprudence de se marier.
— Ah ! que vous avez raison, mon colonel ! Dans notre métier, le mariage est insensé.
Le colonel sourit. C’est sa manière d’approuver.
— Quand partez-vous, de Brède ?
— Demain, mon colonel.
— C’est entendu. Mais je vous regretterai ici.
— Je serai plus utile là-bas.
Les deux hommes se serrent la main. Le plus âgé met dans l’étreinte une amitié quasi paternelle, le plus jeune une affection presque filiale, toutes deux venues de ce contact des esprits et des cœurs en face des mêmes risques et des mêmes responsabilités que l’un accepte avec insouciance, l’autre avec la gravité sérieuse mais sereine du chef.
Jean de Brède va commander à son ordonnance de préparer ses cantines. Puis il commence sa tournée d’adieux. Au camp d’aviation d’abord, parce que c’est le point le plus éloigné. Mme Millaud veut lui offrir le thé.
— Pourquoi ne m’avoir pas prévenue ? J’aurais invité Régine.
Tout le monde lui parle de Régine : c’est comme une conspiration. Et Régine ne lui a pourtant jamais manifesté que de l’indifférence, peut-être même de l’hostilité.
— Vous irez sans doute la voir avant votre départ, continue Odile Millaud.
— Je n’en aurai pas le temps.
— Mais vous le lui devez. Elle vous a soigné. Elle vous a même tiré d’affaire dans l’Atlas lors de votre accident.
— Vous croyez que je le dois ?
— Sans doute.
Et la jeune femme sourit, à croire que le colonel lui a passé son ironique façon de sourire. Son thé avalé, au risque de se brûler, il se lève avec cette promptitude de mouvements et de décision qui, chez lui, est une grâce de jeunesse :
— Eh bien, j’y vais.
Est-ce très sage d’y aller ? Sa résolution était prise : il quitterait Taourirt sans avoir revu l’infirmière. Son absence devait durer trois mois au minimum : le temps d’organiser le nouveau poste. Trois mois : un monde pour lui, le temps d’oublier toutes les passions, à supposer qu’il en éprouvât la moindre. Or il n’en éprouvait pas la moindre, à la réflexion. Seulement un sentiment de curiosité que la lecture du fameux rapport secret avait amplement satisfait. Et même, depuis la connaissance de ce rapport, il était condamné par la plus élémentaire délicatesse à éviter toute rencontre. Ainsi en avait-il jugé. Ainsi analysait-il son cas. Et il avait suffi d’un mot de Mme Millaud pour renverser tout ce laborieux échafaudage.
Sa visite à Régine Férals se ressent de cette agitation intérieure. Ne fait-il pas allusion à l’obligation qui lui incombe de remercier de ses soins l’infirmière avant son départ :
— C’était inutile, lui assure-t-elle. Je remplis mon devoir, comme vous le vôtre. Sans doute moins bien.
Le voilà qui se croit tenu de protester, avec exagération. Y aurait-il donc quelque gêne entre eux, dès qu’ils sortent des banalités ? Il va partir. Cela s’est très mal passé et il en éprouve de l’ennui au dernier moment. Il a essayé de la faire rire aux dépens de Mme Audier, et il n’a pas réussi. Toute sa gaieté, tout son élan se brisent contre cette froideur derrière laquelle il y a peut-être autre chose. Peut-être ? Autre chose qu’il ne connaîtra pas. Mais non, il n’y a rien de rien. C’est dommage, tout de même, qu’il n’y ait rien de rien. D’un geste brusque, mais gentil, il s’empare, doucement et rapidement, de la main droite de Régine et la porte à ses lèvres. Après tout, c’est un geste auquel les femmes du monde sont habituées, et Régine Férals est Mlle Isabelle de Foix. Mais celle-ci a retiré sa main avec violence. Elle est devenue toute pâle :
— Non, non, dit-elle, pas la main. Pas cette main.
Et elle se sauve, le laissant interdit, confus, blessé.
Jean de Brède est revenu à Taourirt avec le printemps. Mais le printemps marocain est changeant et divers, tantôt lumineux et léger dans le sud et tantôt balayé par ce vent des sables qui aveugle et qui augmente le danger des incursions et des djichs, tantôt neigeux dans la montagne et tantôt boueux quand le dégel ravage les routes et grossit les oueds. Les cols sont fermés, par lesquels l’Ouarzazat communique avec Marrakech. Pour les évacuations et les liaisons urgentes les avions passent au-dessus, franchissent l’Atlas, mais rencontrent souvent la brume et les courants défavorables. On peut encore prendre le chemin d’Agadir sur l’Atlantique par Tazenakht et Taroudant, mais cette piste peut aussi être coupée à la suite d’intempéries prolongées, plus rarement à la vérité. La garnison de Taourirt, pendant la saison mauvaise et jusqu’à l’ouverture des cols, doit compter avant tout sur elle-même et veiller.
Il est donc revenu parce que le colonel Hugard, après quatre mois d’absence, l’a rappelé ayant d’autres vues sur lui pour l’avance qui se prépare, par Imiter vers le Ferkla, à la rencontre des éléments venus des confins algéro-marocains. Son retour a été fêté par tous ses camarades des Affaires indigènes, de la Légion, des unités motorisées, de l’aviation. Pour un peu, on eût tué le veau gras, comme pour l’enfant prodigue, s’il y avait eu, parmi le maigre bétail indigène, un veau gras. Prodigue, ne le fut-il pas, en toute occasion, de sa gaieté, de sa belle humeur, de sa confiance, de sa jeunesse, à redonner le goût de vivre à ceux que menaçaient le mal du pays, l’ennui, le cafard ? Ne l’est-il pas, à peine arrivé, de récits, d’images, de visions sur la vie qu’il a menée aux avant-postes, en contact avec des tribus qui désirent se soumettre et ne l’osent, terrorisées ou gênées par d’autres plus guerrières ou par la menace des nomades ? Tandis qu’à Taourirt l’hiver s’est passé normalement, tranquillement, paisiblement, à peu près comme dans une garnison de France. Ah ! pourtant, voici une grande nouvelle : un tennis a été aménagé par un technicien de la Légion.
— Nous avons même un champion.
— Qui ? Le lieutenant Millaud ?
— Non, une femme.
— Une femme ? Mme Millaud ?
— Non, Mlle Régine Férals l’infirmière.
— Elle joue ?
— Et comment ! Elle a mis du temps à se décider. Il a fallu toute l’insistance, toutes les prévenances de ces dames. Et puis, un jour, elle est venue. Mme Millaud lui a prêté sa raquette. Elle a tâtonné pendant une partie. Remise en train, elle s’est révélée. Une Suzanne Lenglen, ou presque. Elle vous battra.
— Je demande à le voir.
— Vous le verrez.
Régine a appris le retour du lieutenant de Brède par Odile Millaud. Cette nouvelle l’a laissée si indifférente que son amie s’est révoltée :
— Vous n’en dites rien.
— Je n’ai rien à en dire.
— C’est pourtant un bon camarade qui nous revient. Quand j’étais en peine, il est allé vous chercher. Ici, loin de France, loin de tout, l’amitié joue un grand rôle. Elle est une aide précieuse, quotidienne. Vous en avez pour moi.
— Vous êtes une femme, Odile.
— Mais tous ces jeunes gens sont pour moi de chers camarades, presque des frères.
— Vous en avez beaucoup.
— Jamais trop. Ils viennent me confier leurs souvenirs, leurs ambitions, leurs espérances. Ils ont besoin de notre compagnie. Sans nous ils deviendraient trop rudes et plus tard ne sauraient plus très bien parler à leur fiancée. Pourquoi les accueillez-vous si mal ? Une fois ou deux, sur le court du tennis, sans doute à cause de l’animation du jeu, vous vous êtes montrée gaie et naturelle. Car j’imagine que vous êtes ainsi réellement. Tandis que, d’habitude, vous demeurez réservée, rétractée, comme si vous aviez un secret.
— Un secret ? répète Régine.
Et au lieu de répondre à ces avances elle se tait. Son amie désespère de la convaincre et de l’amener à une détente. Elle l’invite pourtant à déjeuner avec Jean de Brède et le capitaine Didier. Mais Régine refuse, obstinément, alléguant tour à tour son travail et sa fatigue.
— C’est à croire que vous ne voulez pas rencontrer Jean.
— Oh ! cela m’est égal.
— Alors venez.
A-t-elle percé à jour l’insouciance de l’un et l’indifférence de l’autre de ses futurs convives ? A-t-elle pressenti, comme il arrive parfois aux étrangers qui voient clair en nous avant nous, une sympathie mystérieuse, secrète ? Secrète : pourquoi ce mot fait-il tressaillir Régine ? Tout le monde a des secrets, sauf une femme heureuse. Une femme heureuse, entre son mari et son enfant, pour toujours fixée par son cœur dans sa vie, garde-t-elle encore une réserve d’amour à distribuer aux autres pour les encourager à se joindre, à s’unir, à tenter à leur tour la merveilleuse aventure qui lui a si bien réussi, à elle ?
Remis en présence de Régine après une absence de plus de quatre mois, le lieutenant de Brède aborde la jeune fille avec cet élan qui répand la joie autour de lui :
— Ah ! Mademoiselle, j’ai pensé à vous bien souvent dans notre blockhaus.
Est-ce une déclaration publique ? Déjà elle s’est rétractée, mais déjà il ajoute :
— Oui, toutes les fois que l’un de mes hommes était malade ou blessé. Nous avons eu des blessés, et même un mort. Je l’ai vengé.
Et passant négligemment sur les épisodes de guerre, il précise :
— Notre infirmier que j’ai laissé là-bas est habile, mais brutal. Une main de femme eût été plus douce.
Régine a caché ses mains par un mouvement instinctif. Il se souvient du geste brusque avec lequel elle les a arrachées à son inoffensive caresse la veille de son départ de Taourirt. Mais il ne veut pas s’attarder à ce mauvais souvenir. Odile Millaud, adroitement, le provoque à raconter son installation à Agdz, ses expéditions, ses reconnaissances. Elle tient au succès de son déjeuner et souhaite que la conversation fasse oublier les inévitables boîtes de conserves. En effet, Jean de Brède, un instant désemparé par la froideur de Mlle Férals, se laisse entraîner. Il se lance dans la pittoresque peinture du ksar voisin de son poste. Il sait assez de berbère pour causer familièrement avec les indigènes. Régine peu à peu se détend. Elle a souri. Elle est désarmée.
Le voici maintenant qui présente son ami Bou Demba, ainsi appelé parce qu’il porte au poignet un bracelet fait avec une queue de cheval. Un ami à surveiller. Un marabout qui exerce une grande influence sur sa tribu. Un conteur. Un charmeur de serpents. Enfin un homme dangereux. Sans doute un de ceux qui font recette sur la Djema El Fna à Marrakech, autour de qui l’on s’assemble pour les entendre conter quelque chapitre inédit des Mille et une nuits, ou pour assister à leurs jeux avec une vipère à la dent fourchue.
— Une vipère ! Il m’en a apporté un jour tout un panier, là, sur mon seuil. Quand il a vidé son panier, il a jeté sur moi un coup d’œil interrogateur pour savoir si je fermerais ma porte, par crainte de ses clients. Je n’ai pas bronché. Ces gens-là doivent nous croire au-dessus de la peur. Tout de même il ne m’eût pas été agréable de trouver un serpent dans mon lit.
— Ils ne se sont pas sauvés ? demande Odile Millaud.
— Attendez, Odile. Bou Demba les a laissés s’éparpiller dans toutes les directions. J’en ai compté trois qui entraient dans mon logis. Puis il a jeté un appel guttural, aigu et presque tendre. Toutes les vipères ont fait demi-tour instantanément et sont revenues à lui. Il leur a offert ses bras, sa poitrine, son cou. Il nous apparut couvert de ces bijoux mouvants comme une femme parée de colliers et d’anneaux. Et il riait, montrant ses dents blanches qui luisaient. Puis il a cueilli la favorite et l’a approchée de sa bouche. La petite bête lançait en avant sa langue pointue sans le toucher et lui-même lui offrait les lèvres. Les yeux de toutes les autres étaient fixés sur cette parade amoureuse. Mais, sur un nouvel appel, elles ont toutes regagné le panier qu’il m’a tendu en me disant : – « Les veux-tu ? – Non, merci, je n’ai pas ton pouvoir… « » Comme il se rengorgeait, aussitôt j’ai ajouté : « – J’en ai d’autres, plus grands. »
— Oh ! plus grands ! laisse échapper Régine surprise elle-même de sa réflexion.
— Sans doute, plus grands. Je l’ai photographié. Je l’ai conduit devant mes cartes. Je lui ai montré notre avion. J’ai parlé au téléphone. J’ai fait bouillir l’eau du thé et griller notre pain avec le courant électrique. J’ai mis en mouvement un disque de chanson arabe. Enfin je lui ai prouvé que sa sorcellerie n’était rien auprès de la nôtre, afin qu’il aille colporter ce qu’il avait vu parmi les tribus insoumises.
— Oui, conclut le capitaine Didier, elles ne se rendent qu’à la force.
— Mais cette force, corrige Odile Millaud, leur apporte la paix, la sécurité dans le travail, un allégement à leurs maux. Demandez à Régine qui s’est fait adorer de toutes les femmes de Taourirt.
Régine veut protester. Elle détourne en hâte la conversation.
— J’aurais aimé voir, dit-elle, ce charmeur de serpents.
— Vous en avez vu à Marrakech sur la Djema El Fna ?
— Oui, mais trop vite.
— Il y en a ici. On vous en trouvera.
— Ils ne sont pas comparables au mien, assure Jean de Brède en riant. Bou Demba a une réputation dans tout le sud de l’Atlas. En outre, il devine la pensée et prophétise l’avenir. Ne vous ai-je pas averti que c’était un homme dangereux ?
— Vous l’avez éprouvé ?
— Sans doute. Je l’ai interrogé.
— Vous avez eu tort, intervient la jeune maîtresse de maison. Il ne faut jamais consulter les sorciers.
Le lieutenant de Brède rit de plus belle :
— Vous y croyez donc ?
— Je n’y crois pas, mais j’en ai peur. Les sorcières d’Écosse ont prédit à Macbeth qu’il serait roi, et c’est pour cela que Macbeth a tué.
— Je me souviens assez mal de cette vieille histoire. Je sais que vous avez un petit Shakespeare de poche : vous me le prêterez. Mon charmeur de serpents ne m’a pas prédit une si belle destinée.
— Vous voulez dire : tragique.
— Tragique si vous voulez. Tragique, mais royale.
— Et que vous a-t-il prédit ?
— Ah ! ça, c’est mon secret. Je saurai bientôt à quoi m’en tenir.
— Et sur le passé, que vous a-t-il révélé ?
— Il ne s’est pas fatigué les méninges. Il m’a vu couvert de sang. Et quelle cérémonie pour cette simple vision !
— La marmite des sorcières ?
— Non, mais une composition du visage qu’il pétrit comme un masque de cire. Ainsi représenta-t-il toute une scène d’apparitions qui le remplit d’épouvante, comme s’il la vivait réellement. Sur quoi il m’a déclaré que j’étais chargé de la dépouille de ses frères.
— Je crois bien ! intervient son camarade, le lieutenant Millaud. À la tête du maghzen de Kriba, – nous n’étions pas alors dans Ouarzazat – vous avez contre-attaqué le parti dissident qui était pourtant nombreux et bien armé et par une attaque de flanc vous l’avez bousculé et mis en fuite. C’est moi qui vous avais signalé sa marche. Vous avez même été cité à l’ordre de l’armée à cette occasion.
— Chut ! chut ! a essayé de l’interrompre Jean de Brède, pas de réclame devant les dames. D’ailleurs vous avez été cité aussi. Tout le monde, quoi ! Et quant à mon charmeur de serpents, je lui ai donné à entendre que sa dépouille s’ajouterait aux autres s’il lui prenait jamais fantaisie de renseigner les insoumis. Il a reçu mon avertissement au milieu de son extase. Il n’en a pas perdu un mot, tout en continuant ses contorsions comme s’il était en état d’hypnose.
Régine, qui suit passionnément la conversation, a cessé d’y prendre part. Est-elle donc si peu accoutumée, après six mois d’hôpital, aux coups et aux blessures qu’elle tressaille de tout son corps dès qu’il est question de mort ou de sang ? Mais elle est tirée de sa torpeur par cette question que lui pose le capitaine Didier :
— Avez-vous assisté, Mademoiselle, au spectacle des Aïssaouas ?
Elle fait signe que non et le capitaine qui désire sans doute briller à son tour explique :
— Je suppose que l’hypnose de ce charmeur de serpents doit ressembler à la leur. Les Aïssaouas sont une secte qui a recueilli les vestiges de l’ancien paganisme berbère et n’a pas subi l’influence de l’Islam à moins qu’elle ne l’ait déformée. Il y a aussi chez elle de l’héritage nègre. Je l’ai vue opérer à Kairouan, la ville sainte de Tunisie.
— Racontez-nous cela, questionne aussitôt Odile Millaud.
— Eh bien, voilà. Le mokaddem, qui est le grand prêtre de la Zaouïa, nous place sur un banc dans une salle contiguë à la mosquée. Au milieu, un groupe d’hommes est assis autour d’un orchestre arabe, figures tendues et déjà douloureuses sous les hauts turbans, humanité de tristesse et de misère, presque dégénérée, prête aux effluves magnétiques. Cependant un serviteur nous offre à tâter la pointe des épées, la lame effilée des sabres et des poignards. Ce n’est certes pas un jeu pour rire.
— Ah ! l’interrompt Odile illogique, je devine la suite et n’aurais jamais pu la voir. Vous non plus, Régine.
— Une infirmière aussi courageuse, proteste son mari. Elle voit tous les jours des plaies répugnantes.
— Elle ne les voit pas s’ouvrir volontairement. Pardonnez-moi, capitaine, mon interruption.
— Mais précisément aucune plaie ne s’ouvre.
Le capitaine Didier reprend sa peinture qu’il soigne visiblement afin de plaire à Régine et d’éclipser Jean de Brède :
— Alors une interminable cantilène commence, rythmée par cette musique arabe désespérément monotone, qui peu à peu agit sur les nerfs, les brise, les tord, les tend vers la crise où ils trouveront leur emploi. Quelques adeptes se lèvent et se prennent par le bras coude à coude, serrés, en ligne droite et pressée. Ils scandent leurs pas en se promenant tour à tour à droite et à gauche d’un mouvement uniforme et continuent de psalmodier d’une voix gutturale. Puis l’un ou l’autre, d’une brusque décision, rompt la chaîne qui se resserre derrière lui, se précipite en avant, les yeux révulsés, agitant la tête comme s’il allait d’un geste éperdu la lancer, se dénude jusqu’à la ceinture, appelle le supplice comme s’il en éprouvait un désir brutal et exigeant. Il est en état de possession et d’extase, sûrement en état d’hypnose.
— Oui, ce sont bien des possédés, approuve le lieutenant de Brède qui est le meilleur camarade du monde et profite même du second plan où il est réduit pour mieux observer Régine et la comparer à l’image qu’il a emportée d’elle en quittant Taourirt.
— La démonialité la plus ténébreuse, continue le narrateur qui se complaît dans sa description, leur sort par tous les pores, comme un afflux lumineux transparaît sur certains visages dans la prière.
C’est une allusion à l’ardente piété d’Odile Millaud, mais celle-ci est trop droite et simple pour la saisir.
— Leurs regards fixent une vision d’horreur qu’ils nous rendent présente. Ils se livrent au plus féroce appétit de souffrir. C’est alors que l’officiant, pour les satisfaire, leur passe les instruments du supplice. L’un se zèbre le ventre avec un sabre courbe qui ne peut entailler la peau. Cet autre a les joues et les épaules perforées par des poignards. Cependant aucune goutte de sang ne sort des blessures : le sang est comme figé. Un autre encore avale des feuilles de cactus aux pointes aiguës ou des morceaux de verre. Tout cela finit par des cris d’animaux. On se croirait dans quelque cercle de l’Enfer. Et toujours cette musique monotone et crispante, l’éternelle cantilène sur trois notes.
— Je me serais sauvée, répète la maîtresse de maison en se levant de table.
Son appartement est si petit que le salon et la salle à manger se confondent, à peine séparés par une tenture. La légion étrangère n’a pas bâti des palais : elle a construit en hâte, et au plus juste. L’ordonnance dessert rapidement afin d’agrandir la pièce en supprimant la séparation. Puis le café turc est servi.
Odile est allée chercher dans sa bibliothèque composée de peu de livres, mais bien choisis – il ne faut emporter si loin que les ouvrages dignes d’être relus – son exemplaire de Shakespeare imprimé en texte serré et d’ailleurs réduit aux drames essentiels : Roméo et Juliette, Othello, Hamlet, Macbeth, le roi Lear. Elle le tend à Jean de Brède :
— Tenez, Jean, mais vous me le rendrez.
— Ah ! ah ! voici Macbeth. Cela commence bien avec les sorcières.
Et tandis que l’on allume des cigarettes, il feuillette l’horrible tragédie de l’orgueil et du sang, lisant tout haut les passages qui le retiennent :
— « Il n’y a aucun art qui permette de reconnaître la forme intérieure de l’âme sur celle du visage. » Voilà qui est tout à fait inexact, n’est-ce pas, Odile, n’est-ce pas, Mademoiselle Régine ?
Il appelle par son prénom la femme de son camarade, de son compagnon d’armes, de son ami, et il en a profité pour prononcer à la suite le prénom de Régine.
— Tout à fait, approuve Mme Millaud. Les yeux ne mentent pas.
Ah ! si tous les yeux ressemblaient aux siens, il n’y aurait pas de Shakespeare, parce que toute l’humanité serait pure et limpide comme un miroir. C’est ce que le regard de son mari, posé sur elle, exprime : la parole serait inutile, et même disgracieuse.
— On ne se connaît pas, dit au contraire Mlle Férals.
— Vous croyez ?
— J’en suis sûre.
Cependant Jean de Brède continue ses découvertes :
— Voici une réflexion que personne n’approuvera. Elle est du roi Duncan : « L’amour qui nous poursuit est souvent pour nous un ennui, et cependant nous en sommes reconnaissants parce qu’il est l’amour. » J’ai toujours eu horreur de ces pensées sur l’amour.
Odile Millaud s’amuse comme une petite folle :
— C’est que vous ne l’avez jamais ressenti.
— Oh ! croyez-vous ?
— J’en suis sûre.
C’est le même rythme des questions et des réponses. Déjà la jeune femme ajoute :
— Vous n’en avez jamais eu le temps.
— Mais c’est très rapide.
— Vous n’y entendez goutte.
Et avec autorité elle déclare :
— Cela viendra. Cela va venir.
— Mais non, mon charmeur de serpents m’a prédit…
— Que vous a-t-il prédit ?
— Puisque c’est un secret. Je ne le révélerai à personne, sauf quand la prédiction aura, comme une pièce d’artifice, honteusement raté.
— Quand le saurez-vous ?
— Bientôt.
Ce garçon si ouvert, si communicatif, ne dit que ce qu’il veut dire. Ses camarades n’en sont pas surpris : ils l’ont vu en service commandé, minutieux dans sa préparation quand on le croit insouciant, grave et impérieux quand il donne l’impression de la légèreté. « Il n’y a aucun art qui permette de reconnaître la forme de l’âme sur celle du visage. » Faut-il donc se soumettre au poète qui connaît le fond humain ? Mais voici que le visage du jeune homme resplendit. Il inflige au poète le démenti le plus catégorique. Car tout son être intérieur apparaît dans ses yeux :
— Il n’y a pas que des diableries et des crimes dans votre bouquin, Odile. Je tombe sur un passage admirable.
— Lisez.
— C’est un nommé Siward qui parle. J’ignore sa qualité.
— Un thâne d’Écosse, un compagnon de Malcolm, le fils de Duncan, qui vient reprendre à Macbeth la couronne usurpée.
— Que vous êtes savante !
— Ne vous moquez pas. J’ai un autre Shakespeare dans le texte original et je travaille avec les deux pour ne pas perdre mon anglais.
— Ce vieux Siward apprend la mort de son fils sur le champ de bataille. Écoutez ce qu’il dit : « A-t-il reçu ses blessures par devant ? – Oui, sur le front. – Eh bien, en ce cas, qu’il soit le soldat de Dieu ! Quand j’aurais autant de fils que j’ai de cheveux, je ne leur souhaiterais pas une plus belle mort. » Voilà un chef comme je les aime. Pas de pitié, de l’honneur. Pas de larmes, du sang. Et voilà ce qu’il faut nous souhaiter à tous.
Odile est devenue toute pâle et se lève de sa place pour venir à lui :
— Comment pouvez-parler ainsi ?
— Oh ! pardon. Je n’avais pas pensé.
— Il y a un autre passage de Macbeth que vous devriez méditer, celui sur le lait de l’humaine tendresse que vous n’avez pas bu encore, mon petit Jean, et sans lequel on n’est pas un homme digne de ce nom.
— Une brute, dites tout de suite que je suis une brute.
Et Jean de Brède, loin de se fâcher contre cette Odile si frêle, si jeune et pourtant maternelle avec celui qu’elle n’a pas craint d’appeler son petit Jean, rit et s’accuse.
— Pardonnez-moi, Odile, mes incartades. J’oublie toujours qu’il y a parmi nous des gens assez fous pour se marier. Certaines folies sont d’ailleurs charmantes.
— Ai-je diminué mon mari ?
— Non, mais il vous tuera.
— Dieu me le garde !
— Les aviateurs lui donnent du mal.
— Je crois en Lui et Il est le maître.
— Odile, je vous admire. Il n’y a pas deux femmes comme vous.
— Il y en a des tas, vil flatteur, et il y a Régine.
Sur cette brusque désignation, l’infirmière, absorbée à son habitude, tressaille et malgré elle rougit d’être regardée.
— Tenez, reprend Jean de Brède, je vous rends votre Shakespeare. Je n’y ai trouvé que des fadeurs, sauf le morceau sur la beauté de la mort.
— Des fadeurs ? Vous avez sauté par-dessus les sorcières, par-dessus les crimes de Macbeth et la complicité de Lady Macbeth. Vous avez oublié le spectre de Banquo et la folie. Vous n’avez même pas découvert le passage sur les parfums de l’Arabie.
— Les parfums de l’Arabie ?
Odile Millaud le cherche dans sa mémoire et le récite en anglais :
— Here’s the smell of the blood still : all the perfumes of Arabia will not sweeten this little hand…
— Traduisez, traduisez. Mais qu’avez-vous, Mademoiselle ?
Régine Férals s’est évanouie. Oh ! ce n’est pas un évanouissement. Elle est devenue toute pâle, elle a été prise d’un vertige, mais, soit rapide disparition du mal, ou sursaut de volonté, elle a recouvré ses sens très vite.
— Ce n’est rien, dit-elle. La chaleur. À l’hôpital il fait plus froid. Continuez, Odile, votre citation.
— Mais elle est finie. Vous savez l’anglais ?
— Oui, de naissance. Ma mère est Américaine.
C’est la première fois qu’elle fait allusion à ses origines. Elle authentifie, sans le savoir, le rapport que Jean de Brède connaît. Le sang revenu aux joues, elle reprend :
— Voulez-vous que je traduise ?
— Oui, dit le jeune homme. Moi, je ne sais pas l’anglais.
Régine s’est levée et tend ses mains aux rayons du soleil qui entrent par la fenêtre ouverte :
— « Il y a encore là l’odeur du sang : tous les parfums de l’Arabie ne purifieraient pas cette petite main… »
— Voilà, approuve le lieutenant de Brède, qui ferait plaisir à mon charmeur de serpents. Vous êtes mal remise, Mademoiselle Régine, je vous reconduirai dans mon auto.
— Je préfère marcher.
« Toujours la même, pense-t-il en s’en allant. Mais elle commence à ôter son masque. Isabelle de Foix reparaît. Le tennis, l’anglais, cette grâce dans le monde – un peu sauvage, mais sensible – tout cela finira par la dénoncer. Du moins, j’aurai su me taire. Qu’elle était singulière en offrant ses mains au soleil, comme si elles étaient pleines de sang et qu’il dût les sécher !… »
Et s’il allait jusqu’au bout de sa pensée, il ajouterait :
« Mais il est un autre silence. Suis-je bien sûr de le garder ?… »
Jean de Brède n’a plus rencontré Mlle Férals depuis le déjeuner au camp d’aviation. Elle a refusé systématiquement – mais peut-être est-elle réellement éprouvée par le climat et la fatigue de son dur métier – toutes les invitations de la petite garnison de Taourirt qui a fêté le retour du lieutenant, même celle du colonel Hugard pour elle si paternel, même celle du caïd malgré le souvenir qu’elle a gardé de la diffa et de la danse autour du feu. Il a trop d’esprit pour se faire le centre du monde, mais il ne peut guère se dissimuler qu’elle l’évite et qu’elle est résolue à l’éviter. Avant son arrivée, elle s’était soumise au régime commun et liée avec les femmes d’officiers à qui l’avait présentée, avec toute sa gentillesse, son amie Odile. Elle avait consenti à prendre part aux parties de tennis où elle avait révélé un jeu brillant et peu à peu la gaieté de la jeunesse lui était revenue. Pourquoi lui réserver, à lui seul, la froideur de son accueil et cette indifférence si voisine de l’hostilité ? Attiré par ce problème qui touche à un autre, il s’irrite d’une retraite qui ne lui permet pas de le résoudre. Faut-il croire ce qu’enseigne le Shakespeare de Mme Millaud, à savoir que le bonheur est dans la poursuite ? Il la poursuivra donc, car il est taillé pour le bonheur, malgré la prédiction qu’il n’a pas révélée du charmeur de serpents. Disposant d’une heure ou deux le soir, après son service, il a rejoint au court de tennis l’aviateur et sa femme.
— Il nous faut un quatrième. De préférence une femme, pour un double mixte.
— Nous n’avons trouvé aucun amateur.
— Et Mlle Férals ?
— Régine ne vient plus, répond Odile. Cependant essayez d’aller la chercher.
— J’y vais.
Il entre en coup de vent à l’hôpital et tombe sur Mme Audier dont il s’assure le concours immédiat au prix de quelques compliments un peu lourds mais bien assénés. Il lui explique la nécessité d’un quatrième joueur.
— Comme vous avez raison ! Mlle Férals n’a pas bonne mine. Elle s’use à soigner ses négresses et ses négrillons. Le ksar est infesté de maladies. Elle a besoin de grand air, d’exercice. Je vais vous la chercher.
Elle la ramène en effet, se débattant encore, assurant qu’elle a du linge, des bandes à préparer. Le médecin-major Oudant qui passe intervient à son tour :
— Je vous ordonne de sortir. Sans quoi vous tomberez malade. Et nous avons besoin de vous.
C’est un complot général. De guerre lasse, elle cède et le lieutenant la ramène, triomphant, sur le court où l’aviateur et sa femme font des balles en les attendant.
— La voici. Ce n’est pas sans peine.
— Oh ! Régine, s’empresse Odile qui l’embrasse, comme vous vous faites désirer ! Ce n’est pas bien.
Elle ajoute aussitôt :
— Vous êtes une meilleure raquette que moi. Et Jean est supérieur à mon mari. Au tennis, seulement. Alors je m’empare de Jean et vous prendrez Pierre.
Mlle Férals commence par jouer mollement, comme si elle craignait de montrer sa force. Puis elle se laisse gagner par le plaisir de la lutte. Son service se tend et se durcit. Elle envoie de longues balles qui rasent le filet. Ses détentes rapides lui permettent les renvois inattendus. Son camp gagne le premier set.
— Jean, vous vous négligez, s’étonne Odile Millaud. Ou vous faites la cour à Régine.
— Oh ! répond-il, ce serait peine perdue.
Et il ne rit pas. Elle le regarde. Ah ! mais, que se passe-t-il donc ? Aurait-elle deviné juste quand un instinct secret l’avertissait d’une sympathie insoupçonnée ? Comme elle en serait contente ! Son partenaire a pris à cœur la défaite. Il se multiplie, il veut vaincre, il joue dur et serré. Le second set leur appartient. Reste la dernière partie. Mais l’aviateur et sa femme ne disposent plus de leur temps et doivent abandonner le court.
— Finissons par un simple, propose Jean.
Mlle Férals accepte et le combat singulier commence. Il se dispute avec acharnement. À sept jeux contre cinq, le lieutenant de Brède a gagné. Il a joué sans galanterie, violemment, comme si la victoire intéressait son amour-propre, sa vanité.
— Vous êtes très forte, Mademoiselle, convient-il en tendant la main à son adversaire.
Mais celle-ci a fait semblant de ne pas voir cette main tendue, à moins que sa défaite ne lui ait laissé quelque rancune.
— Je vais vous reconduire, ajoute-t-il. J’ai ma Talbot.
— Inutile. Je préfère marcher.
— Eh bien, je vous accompagne.
— Je préfère rentrer seule.
Cette résistance continue, qui ne se lasse jamais, qui ne désarme jamais, exaspère le jeune homme.
— Écoutez, mademoiselle, lui dit-il, non avec sa gentillesse habituelle, mais d’un ton décidé, comme elle va se retirer.
Il s’est placé devant la petite porte de l’enclos qui contient le jeu de tennis. Tous deux sont en blanc, leur raquette à la main, comme un couple dont la taille, la sveltesse, la force, la jeunesse sont exactement appareillées. Autour d’eux, le soir descend sur la grande solitude africaine, allongeant leurs ombres, et sans doute n’auraient-ils plus distingué le vol des balles au-dessus du filet. Dans le fond, les neiges de l’Atlas prennent des teintes de fleur de pêcher, d’une infinie délicatesse, sur une bordure de ciel vert et rose. La kasba du Glaoui détache ses tours et ses murailles crénelées en masse claire et, dans l’oasis, les palmiers découpent leurs bouquets au-dessus de l’oued dont les eaux s’allument de mille feux au soleil couchant.
— Oh ! s’arrête-t-il, regardez, Régine, si c’est beau ! N’êtes-vous pas sensible à cette merveille du printemps marocain ?
Elle a détourné les yeux comme si elle refusait d’y être sensible et se rebiffe contre une familiarité à quoi il n’a pas pris garde :
— Ne m’appelez pas par mon prénom. Personne ne m’appelle par mon prénom.
— Si, mademoiselle, Odile Millaud.
— Une femme.
— La plus charmante des femmes. Et la plus sûre. Pardonnez-moi : ce prénom m’avait échappé. D’ailleurs vous venez de répondre à la question que j’allais vous poser.
— Quelle question ?
— Je désirais vous demander si vous me détestiez.
— Je ne déteste personne. Je n’ai le droit de détester personne ici. Tout le monde m’a témoigné la plus extrême bienveillance. J’ai été beaucoup trop bien traitée.
Elle se défend très vite contre cette accusation d’hostilité. Et les voilà face à face, gardant le silence, comme s’ils n’avaient plus rien à se dire. Il finit par murmurer, comme s’il se parlait à lui-même :
— Odile a raison. Le lait de la tendresse humaine.
Que peuvent signifier ces paroles, sinon la menace d’un accès de folie, de folie douce et sans danger ? Elle a levé sur lui des yeux étonnés et inquiets. Peut-être comprend-elle ce qui n’est pas très compréhensible ? Mais il s’est mis à rire, et le rire arrange toujours les conversations qui deviennent délicates ou tendues :
— Mais oui, le lait de la tendresse humaine que je n’ai pas bu. Alors je ne suis qu’une brute militaire. Je sais parler aux hommes, et même, je crois, assez bien. Je ne sais pas parler aux femmes.
Elle se décide à ne pas le prendre au sérieux. Il faut surtout ne pas le prendre au sérieux.
— Vous n’avez pas besoin de leur parler.
Mais il la regarde dans les yeux et cette fois elle comprend qu’elle n’échappera pas à une explication.
— Si, j’ai besoin de vous parler, à vous.
En vain essaie-t-elle encore de l’arrêter :
— C’est inutile, je vous assure.
Il a pris son air de bataille, il a résolu d’aller jusqu’au bout. Aucune force ne le retiendra. Régine ne peut s’enfuir. Il lui barre la route.
— Oui, a-t-il déjà repris, c’est peut-être inutile en effet. Seulement j’ai toujours couru ma chance dans la vie. Laissez-moi la courir cette fois encore, mais, ce qui ne m’est jamais arrivé, avec la certitude de la défaite.
— Quelle défaite ? Je ne vous comprends pas.
— Vous me comprenez très bien. Voilà : on se croit au-dessus des faiblesses communes. On se moque des autres intérieurement. L’amitié que j’ai pour mes hommes et l’amour de mon métier m’avaient toujours suffi. Quant au reste, vous n’êtes tout de même pas assez naïve pour ignorer comment nous le traitons.
Elle fait un pas en avant, comme pour forcer le passage :
— Lieutenant, je ne vous demande pas votre confession. Laissez-moi partir.
— Non, je ne vous laisserai pas partir avant que vous m’ayez entendu. Il faut pourtant que vous me donniez des raisons.
— Mais je n’ai pas à me justifier, et de quoi ?
— C’est là ce qui vous trompe. Nous avons traversé l’Atlas ensemble, non sans risque. Ces petites équipées, d’habitude, créent un lien de camaraderie. Ne me suis-je pas toujours comporté avec vous en bon camarade ?
— Oh ! si.
— Et vous m’avez toujours repoussé, plus que les autres.
— Non, monsieur, comme les autres.
— Plus que les autres, demandez à Odile. Et moi, dès le premier jour, je n’ai jamais pu me débarrasser de vous.
Elle essaie de rire :
— Vous vouliez vous débarrasser de moi ?
— Sans doute. Est-ce que j’ai jamais pensé à une femme quand un poste m’est confié ou quand je suis à cheval à la tête de mon goum ? Croyez-vous que cela m’amuse de penser à vous tout le temps ? C’est déjà très désagréable, et par surcroît vous ajoutez à ce désagrément celui d’une figure sévère, comme si vous m’en vouliez de je ne sais quel crime que j’aurais commis.
— Oh ! ne me faites pas de mal, je vous en supplie. Pas vous.
— Est-ce que je songe à vous faire le moindre mal ?
Il a répondu avec toute sa vivacité et voici qu’il comprend tout à coup l’insignifiance de sa réponse en face des paroles qu’elle vient de prononcer : – Ne me faites pas de mal, je vous en supplie ! – Il y avait tant de douleur, tant d’épouvante dans cette supplication, mais il s’attarde davantage sur le pas vous qui a suivi. Ce pas vous, échappé à Régine, efface avec ses deux syllabes toute cette indifférence, toute cette hostilité qu’elle lui témoignait et qu’il ne s’expliquait pas. À lui seul, puisqu’il le met à part de tous les autres, il contient l’aveu. Jean, interdit, hésite à le croire. Ainsi ne croyait-il pas à sa blessure, lors de l’attaque du col d’Aït Ouïrak, parce qu’il ne l’avait pas sentie tout d’abord, mais, comme il y portait la main, le sang l’avait mouillé, un sang chaud et rouge. Est-ce pareil, ce qu’il éprouve, et va-t-il voir couler du sang rouge et chaud ? Il n’ose pas regarder la jeune fille, parce qu’elle doit être gênée de ce qu’elle a dit sans le vouloir, parce qu’il faut l’épargner dans sa gêne, et peut-être parce que, s’il la regarde, il doutera de ce qu’il a entendu. C’est donc les yeux à terre qu’il reprend :
— Mademoiselle, je dois être très maladroit. Ce n’est pas ma faute si je suis revenu à Taourirt. Le colonel m’a rappelé. J’avais demandé le poste d’Agdz à cause de vous.
— À cause de moi, répète Régine comme si elle n’avait plus de pensée personnelle et n’était plus qu’un écho.
— Oui, je ne voulais plus vous voir. Je pensais me guérir très vite de cette obsession pénible, très pénible. Mais non, pas si pénible que ça, après tout. Il a raison, cet individu, ce charmeur d’hommes et de femmes que j’ai retrouvé chez Odile.
Cette conversation décousue a permis à la jeune fille de reprendre possession d’elle-même. Elle ne sait plus de qui il est question et se prend à demander timidement, comme pour suivre son partenaire dans cette digression qui les libérera d’un sujet trop brûlant qu’elle ne veut plus qu’on aborde :
— Quel individu ?
— Shakespeare, tout simplement. Il a dit quelque chose dans ce genre : « L’amour qui nous poursuit est souvent pour nous un ennui. » Ça, c’est vrai. Et il a ajouté : « Cependant nous en sommes reconnaissants parce que c’est l’amour. « Ça, je ne croyais pas que c’était vrai aussi. Maintenant, nous sommes d’accord tous les deux.
Il tâche de rire, pour faire le brave, pour la rassurer aussi. Elle ne répond rien. Elle est toute effarouchée, elle si ferme, elle si sportive. Elle se croyait sauvée et c’est pire que tout à l’heure. Il a prononcé le mot qu’il devait taire.
— Tous les deux, reprend-il. Je veux dire ce Shakespeare et moi. Parce que, vous et moi, c’est différent. N’est-ce pas, c’est différent, Régine ?
Elle voudrait fuir, mais il est devant la porte qu’il barre. La figure défaite, angoissée, elle le supplie à nouveau :
— Pourquoi me torturez-vous !
— Je vous torture ?
Mais, résolue, cette fois elle cesse de prier, elle commande :
— Ce que vous venez de me dire, Jean, vous n’avez pas le droit de me le dire. Je vous le défends. Je vous le défends pour toujours. Vous allez m’obliger à partir d’ici, à m’en aller ailleurs, plus loin. Oui, c’est cela, je m’en irai. Vous ne me reverrez jamais. Vous n’entendrez plus parler de moi. Vous m’oublierez. Vous vous êtes trompé sur vous, sur moi, sur tout.
Elle ne sait donc pas à quel homme intrépide et obstiné elle se heurte ? Elle ne l’a pas jugé sur le court de tennis où, moins habile qu’elle, tout de même il l’a battue ? Elle ignore quel chef il s’est révélé dans les cas difficiles où il s’est trouvé ? Il ne la laisse pas plus échapper qu’une de ces gazelles qu’il a poursuivies à cheval dans le désert :
— Je ne me suis pas trompé : ni sur vous, ni sur moi. Vous vous rappelez ce soir où Odile Millaud attendait son mari perdu, où j’étais allé vous chercher ? Elle croyait en lui, quand nous avions cessé de croire. Ce jour-là j’ai envié l’amour d’une femme. Ce jour-là j’ai compris l’amour d’une femme. Ou plutôt j’ai compris l’amour que j’avais pour une femme. Pour vous.
— Taisez-vous, je vous l’ordonne.
— Vous me l’ordonnez. Mais vous m’avez appelé Jean tout à l’heure. Mais vous m’avez mis à part en me disant : pas vous ! C’est moi qui vois clair, et vous qui vous trompez. Je ne sais pas pourquoi vous assemblez des ténèbres sur nous. Je n’ai pas d’orgueil pourtant et je sens qu’il y a en vous là, dans cette poitrine, un cœur que vous voulez garder et que je veux vous prendre.
Il ne pouvait s’attendre à la bouleverser ainsi. Elle s’est caché la tête dans les mains, elle s’est arraché les larmes des yeux, elle lui montre son visage ravagé et, tendant les bras en avant pour le repousser, elle lui déclare :
— Laissez-moi passer. Ne me dites plus rien. Quelle que soit votre pensée, quelle que soit la mienne, nous sommes plus séparés que s’il y avait la mer entre nous.
— Régine.
— Laissez-moi passer, vous dis-je. Vous ne me connaissez pas. Vous ne savez pas qui je suis.
Il se recule pour la laisser passer, tant il sent de force en elle, et de volonté. Brusquement il s’est rappelé qu’il la connaissait au contraire et, vaincu, il se contente de constater :
— Comme vous l’aimez encore, Régine !
Elle s’arrête dans son mouvement de retraite, stupéfaite de ce qu’elle vient d’entendre :
— Qui ?
— Votre fiancé de Genève.
— Georges d’Aigues ?
— Je cherchais son nom.
— Oh ! murmure-t-elle, vous savez !
Jean de Brède mesure d’un coup sa trahison. Il a pris l’engagement envers son chef de ne révéler à personne le dossier de l’infirmière et dans son désarroi il vient de lui en révéler à elle-même l’existence. Faut-il que cette passion qu’il n’avait jamais ressentie soit puissante pour avoir obtenu de lui une telle forfaiture ? Cette fois, c’est lui qui implore :
— Régine, pardonnez-moi : j’ai commis un crime.
— Vous ?
— Oui, j’avais donné ma parole au colonel Hugard de ne jamais dire à personne…
— Mais que savez-vous donc ? réclame-t-elle dans son inquiétude.
— Je sais qui vous êtes : Isabelle de Foix.
— Et puis ?
— Ma famille est presque aussi ancienne que la vôtre.
— Il ne s’agit pas de cela.
— Il s’agit de cela aussi. Elle est presque aussi fortunée que la vôtre.
— Mais qu’importe !
— Cela importe, parce que sans cela je n’aurais pas osé demander votre main.
— Ma main ? Cette main ? Vous me demandez cette main ?
— Sans doute. Et vous la refusez ?
— Si je la refuse ! Mais vous êtes fou, monsieur de Brède. Vous ne savez rien.
— Je sais tout au contraire.
— Tout ?
— Oui, tout. Cette histoire de Murder-Party jouée au château de Crevin.
— La Murder-Party.
— Un jeu singulier entre parenthèses. Ici, on n’a pas besoin d’y jouer. Et le suicide de cette star célèbre dont j’ai oublié le nom. J’oublie tous les noms.
— Clarisse Villevert. Son suicide ?
— Oui, son suicide. Comme vous dites cela sérieusement ! Alors vous avez voulu partir.
— Oui, j’ai voulu partir.
— À cause de ce que vous aviez appris sur cette Clarisse et sur votre fiancé. Est-ce bien cela ? Je ne veux pas diffamer, ni même diminuer celui que vous aimiez, que vous aimez encore.
Elle répète comme une leçon, mais avec dégoût :
— Celui que j’aimais…
— Et que vous aimez encore.
Elle ne répète pas cette finale. Elle n’ose pas sans doute la répéter devant lui. Alors il doit achever :
— J’avais espéré que dans votre nouvelle vie, si différente de l’ancienne…
— Ah ! oui, si différente !
— Vous auriez changé, vous auriez oublié, vous auriez tout oublié.
— Tout ?
— Oui, tout ce passé douloureux et bien frivole.
— Frivole ?
— J’avais espéré que vous prendriez pour moi de la camaraderie, de l’amitié, enfin – ah ! ce mot qui me gêne en face de vous ! – de l’amour, quoi ! Rassurez-vous, mademoiselle Régine Férals, je n’ai trahi mon serment que pour vous. Personne ne saura qui vous êtes. Mais dites-moi donc que vous l’aimez encore afin que j’aie moins de regret et que je vous comprenne !
Pourquoi est-elle si troublée, si bouleversée ? Ne lui a-t-il pas facilité la réponse ? Elle a bien le droit de rester fidèle à qui l’a trompée, même bassement, à qui visait sa dot pour entretenir une trop coûteuse maîtresse ! Allons donc ! une fille bien née, une Isabelle de Foix, ne continue pas d’aimer dans ces conditions. Mais c’est là une région humaine qu’il connaît mal et dont il ne peut raisonner. Elle est trop courageuse pour ne pas se reprendre, se dominer et c’est d’une voix raffermie qu’elle rompt un entretien que tant de fois elle a tenté d’interrompre :
— Écoutez, monsieur de Brède. Puisque vous connaissez mon nom, mon passé, ne me demandez plus rien. Jamais. Je ne suis pas ce que vous croyez. Je ne suis pas digne de vous.
— Oh ! par exemple.
— Non, non, non.
— Alors que dois-je croire ? Vous avez appartenu à ce monsieur ?
— Mais taisez-vous donc : c’est insensé !
— Ah ! vous voyez bien ! Comme vous avez protesté ! Je suis content, Régine, Isabelle, très content de vous avoir arraché ce cri. Je ne veux plus rien entendre. Vous serez ma femme. Parce que, vous aussi…
— Moi ?
— Oui, vous aussi, comme moi.
Elle demeure un instant, interdite devant cette résistance, devant cette affirmation qui prétend s’emparer d’elle. Faut-il qu’il tienne à elle pour insister à ce point, pour la poursuivre et la forcer comme les cerfs ou les chevreuils qu’elle a vu achever dans les chasses à courre ! Que va-t-elle lui dire pour l’écarter définitivement ? Définitivement : car elle doit en venir là. La vérité ? Mais elle a juré elle aussi de garder son secret. Elle s’est épuisée dans cette lutte, elle n’a plus de forces, elle aurait besoin d’être secourue ; de qui peut-elle attendre un secours ? Et voici qu’il s’approche d’elle, comme pour servir une biche au couteau dans l’hallali. Voici qu’il va lui prendre la main droite – la main droite.
— Non ! non ! crie-t-elle comme s’il voulait la tuer. C’est impossible. Jamais. Jamais. Mon père va venir : il m’emmènera. J’irai ailleurs. Je ne vous reverrai jamais. Il ne faut pas m’en vouloir, Jean. Il faut me pardonner, vous, parce que, maintenant, tout de même, je suis bien en train de le mériter.
Et comme il renouvelle son geste vers elle :
— Oh ! ne me touchez pas, ne me suivez pas. Ne cherchez jamais à me revoir, si… si vous m’aimez. Je vous supplie une dernière fois.
Jean de Brède s’est arrêté dans son mouvement. Va-t-il la laisser s’éloigner, pour toujours ?
— Je vous obéirai, Isabelle, à une condition.
— Laquelle ?
— Je veux voir votre père.
— Il viendra me chercher, me délivrer. Vous le verrez.
— Alors, Isabelle, au revoir.
— Non, adieu.
— Je n’accepte pas de vous dire adieu.
Elle esquisse un geste désespéré et s’en va sans le regarder. Après quelques pas rapides, elle ralentit la marche, comme si elle était lasse, oppressée, accablée. Il a remarqué cette lenteur. Il désirerait la rejoindre, l’aider, l’accompagner, mais il n’ose transgresser un ordre aussi formel, aussi grave, et il doit se contenter de la suivre des yeux, longtemps visible dans sa robe blanche de tennis, tache claire dans le soir qui est venu pendant leur entretien, qui assemble déjà les ombres, fait une masse noire de la Kasba du Caïd, éteint les reflets du crépuscule sur le fleuve dans la palmeraie, ne laisse flotter de lumière qu’au bord de la chaîne de l’Atlas, du côté du couchant. La tache claire se rapetisse, diminue, devient un point, disparaît. Jean se retrouve seul, seul comme il ne l’a jamais été. Il a connu cette sorte de fièvre et presque d’enivrement que donne la solitude, en des postes avancés, la nuit, proche d’un ennemi perfide et mystérieux, mais avec les puissances de la jeunesse, de la force et du commandement responsable. Il n’en connaît plus que la détresse. D’autres puissances invisibles l’entourent : cette Régine, cette Isabelle de Foix l’a repoussé avec tant d’énergie, et pourtant il ne peut douter qu’elle ne soit attirée. Deux ou trois fois, en dépit de sa surveillance et de sa volonté, elle s’est révélée. Il a beau être novice dans cette passion de l’amour dont il n’a rencontré encore que des simulacres, il ne peut guère en douter. Quel obstacle alors les sépare ? Le suicide de cette femme de cinéma sur son lit de jeune fille, la révolte contre l’ignominie d’un fiancé intéressé, ne suffisent pas à expliquer son refus. C’est en vain qu’il cherche à deviner. La nuit l’enveloppe avant qu’il ait bougé de place. Il a horreur de l’incertitude. Brusquement il en sort par un grand geste de confiance. Il s’est tiré d’autres dangers. Du moment qu’il n’est pas indifférent, à Isabelle de Foix, rien n’est perdu. Cet individu qu’il a découvert ou plutôt retrouvé chez Odile Millaud, ce charmeur d’hommes et de femmes plus difficiles à apprivoiser et séduire que les serpents, ce Shakespeare a raison : « L’amour qui nous poursuit est souvent pour nous un ennui, et cependant nous en sommes reconnaissants parce qu’il est l’amour. »
Et pour lui-même il conclut :
« C’est donc ça, le fameux amour dont on parle tant ! On ne peut pas dire que ce soit clair, ni amusant. C’est même très embrouillé et un peu agaçant. Mais c’est comme une bataille, passionnément intéressant, et il s’agit de ne pas se faire battre. La victoire en vaut bien la peine… »
Sur quoi il se met à courir vers le mess des officiers, comme s’il mourait de faim, ou comme s’il voulait gagner quelque prix de vitesse.
Quelques jours plus tard, Régine Férals, qui s’est imposé de ne plus voir personne en dehors de son service d’hôpital, reçoit ces deux lettres destinées à briser la solitude qu’elle recherche avec tant d’opiniâtreté. La première, datée de Paris, est de sa mère, la comtesse de Foix, née Ethel Watson, dont le français a gardé, comme l’accent, un goût américain.
« 24, boulevard Maurice Barrés, Neuilly-sur-Seine,
« Darling Isabelle,
« Comme il doit faire chaud et beau soleil dans ton nouveau pays, tandis que ce printemps de Paris est boueux et glacé ! Pour te faire plaisir et changer de climat nous allons partir pour le Maroc. Les agences m’ont informée que nous trouverons dans ton voisinage, à Marrakech, un hôtel confortable qui porte un nom bizarre, l’hôtel de la Mamounia. Ton père qui, depuis ton départ, a changé de caractère et s’occupe de ses terres dans l’Ariège et même de politique, est opposé à ce voyage quand je pensais qu’il lui serait agréable de revoir sa fille. Il prétend que tu désires être tranquille et il me propose l’Égypte. Mais tu n’es pas une fille dénaturée et tu seras heureuse de retrouver ta chère maman et d’abandonner enfin ce service d’infirmière, qui doit être si pénible, pour revenir avec nous et pour te marier. Des amis intimes et nombreux m’ont déjà proposé des partis, et tu pourras choisir à ton aise un homme riche et titré, car je pense qu’en sept ou huit mois tu as eu le temps d’oublier ton ex-fiancé qui a reçu un poste diplomatique au Siam et que tu ne risques pas de rencontrer, ce qui est toujours désagréable.
« Je rassemble en ce moment notre caravane. Nous emmènerons tout d’abord M. Pierre Bussy, l’auteur dramatique, qui cherche un décor cosmopolite pour une pièce amoureuse. Il a modifié sa manière qui était plaisante depuis notre murder-party de Crevin, et pour avoir assisté, ou presque, au suicide de Clarisse Villevert – à qui j’ai tant de peine à pardonner de s’être tuée, si malhonnêtement, chez moi ! – il est hanté d’une sombre fureur qui le porte à répandre le sang de ses personnages sur la scène.
« Mrs Harriett Rowsell, la romancière anglaise, sera du voyage. Elle aime la mer et le soleil, comme tous ses compatriotes qui sont toujours en route, et comme les miens. Malheureusement, son flirt de trente années, sir Brian Daffodil, ne pourra pas la rejoindre, à cause de la chaire d’esthétique qu’il occupe à l’Université d’Oxford. J’imagine qu’il n’est pas fâché de ce contretemps. On le dit occupé de l’une de ses élèves, âgée de dix-neuf ans. Il s’est toujours plu dans les contrastes.
« Le docteur Dominant profitera de la saison morte – qui est, paraît-il, pour les maladies nerveuses dont il est le spécialiste la fin de l’hiver avant le réveil du printemps – afin de chercher sur la côte marocaine, ou plutôt sur la hauteur, l’emplacement d’une maison de repos où il installerait ses belles neurasthéniques.
« Enfin je te réserve une surprise. Ton amie Claire de Maur, dont le père est toujours ambassadeur à Berne bien qu’il ait demandé une autre ambassade, m’a demandé de nous accompagner. Elle aussi traverse une crise sentimentale. Elle aussi se découvre une vocation d’infirmière et désirerait te rejoindre. D’ailleurs elle doit t’écrire. A-t-elle, comme toi, rompu des fiançailles ? On n’a prononcé aucun nom. Le bruit a couru qu’elle était liée d’amour avec lord Musgrave, qui fut au Foreign Office le bras droit de sir Austen Chamberlain, le ministre des Affaires étrangères, et que le ministère Mac Donald avait envoyé aux Indes. Il en revenait quand il nous a fait l’honneur d’accepter notre invitation au château de Crevin avant de se rendre à Genève à la Société des Nations. Lui aussi il a assisté à cette murder-party dont on a beaucoup trop parlé et qui aurait porté un grave préjudice à notre réputation mondaine si les beaux discours de MM. Briand, Henderson et Curtius en faveur de la paix n’avaient eu plus de retentissement que le fait divers d’une star apportant aux autres l’ennui et les complications de son décès par violence. Le père de ton amie Claire aurait découvert les amours de sa fille – oh ! des amours toutes platoniques ! – et aurait exigé la rupture.
« À Casablanca nous trouverons la séduisante Mme Aisery, dont le mari ne se contente plus de diriger la ligne aérienne Paris-Bagdad, mais organise des transports aériens tout le long de l’Afrique du Nord. Nous la déciderons sans peine à nous escorter à Marrakech où la rejoindra sans doute son amoureux, M. d’Aubré, qui vient d’être nommé au Venezuela ou au Brésil, mais se décidera-t-il à s’éloigner d’une si aimable personne, et qui s’habille si bien ?
« Je cause avec toi comme si tu ne nous avais jamais quittés, et comme si nous préparions ensemble une liste d’invitations. Mais le plus souvent tu m’en laissais la charge pour une promenade à cheval au Bois avec ton père, pour une partie de tennis au Racing-Club ou pour une partie de golf à Saint-Cloud. Et je te dis au revoir à Marrakech. Ton père a beau prétendre que nous serons séparées par la neige et que les cols de l’Atlas ne sont pas encore praticables : sportive comme je te connais, tu trouveras le moyen de passer…
« Ta mère qui t’adore,
« ETHEL. »
Régine, ou plutôt Isabelle de Foix, lit et relit sans plaisir la lettre maternelle. Ce papotage mondain qui associe des noms et suppose des intrigues, bien qu’il lui rappelle la société dans laquelle elle vivait, ne l’intéresse plus. Six ou sept mois de vie active au Maroc, de services journaliers, de contact avec des êtres d’action et de désintéressement l’ont-ils libérée à ce point de tous liens avec le passé ? Il le faut croire, car elle est atterrée à la pensée de ce voyage à Marrakech où va débarquer toute une caravane de parents et d’amis. Elle a fui le monde jusqu’aux confins du désert, et le monde vient à elle, la poursuit. D’un regard à la fenêtre elle s’assure que l’Atlas porte encore son vêtement de neige et ne pourra pas être franchi. Mais les cols seront ouverts dans un mois, et peut-être dans une ou deux semaines. Il n’y a pas d’hôtel encore à Taourirt de l’Ouarzazat, village européen tout nouveau et tout militaire : seul, un marchand juif, aventureux comme ils le sont tous, vient d’y installer un bazar. La caravane de France n’y pourrait pas être logée, surtout avec le confort qu’exige sa mère. Mais on la réclamera, on l’obligera à quitter momentanément ou définitivement son hôpital, à prendre au moins un congé afin de venir rejoindre le groupe à l’hôtel de la Mamounia. On estime que son exil volontaire a suffisamment duré et que c’est faire beaucoup d’honneur à M. Georges d’Aigues parti pour le Siam après la rupture des fiançailles et à cette malencontreuse étoile de cinéma trouvée morte dans son lit de jeune fille au château de Crevin que de le prolonger au delà d’un délai déjà disproportionné. Or, si elle désire changer de lieu, ce n’est point pour retrouver sa famille, sa fortune et ses relations, ce n’est point pour reprendre l’existence qu’elle a quittée et qui lui apparaît si lointaine et absurde, c’est au contraire pour s’en aller plus avant dans la dureté du sacrifice qu’elle s’impose et qui a cessé d’être un sacrifice, et surtout pour ne plus revoir – jamais – Jean de Brède, pour se mettre hors de sa poursuite et de ses pensées – comme si l’on pouvait échapper aux pensées ! – pour obtenir enfin de la détresse de son propre cœur ce qu’elle n’a pas obtenu encore : le rachat de la faute – de la faute que personne ne connaît donc autour d’elle, que personne n’a donc devinée, dont les hôtes d’Odile Millaud n’ont donc pas relevé les traces sur ses mains quand elle a traduit, en les montrant en plein soleil, la phrase de lady Macbeth sur les parfums de l’Arabie insuffisants pour les purifier et pour chasser l’odeur du sang ?
La seconde lettre est de son amie Claire de Maur à qui elle a cessé d’écrire et qui n’a pu obtenir son adresse que de l’indiscrétion maternelle. Elle porte le timbre suisse et le chiffre de l’ambassade de France à Berne. Elle est interminable. Elle contient le dénouement du grand amour que Régine a soupçonné, dont elle n’a pu connaître ni la profondeur ni même la réalité :
« Ambassade de France à Berne.
« Je sais bien, mon Isabelle chérie, que je suis indiscrète et que, si vous avez fui au bout du monde, c’est pour échapper aux importuns, et même à vos amis, et même à votre amie, afin de leur dérober votre chagrin. Pourtant je viens à vous, parce que je suis désespérée, moi aussi, et que vous ne refuserez pas de me secourir dans mon désespoir.
« Je suis bien plus âgée que vous, puisque je vais avoir trente ans et pourtant il me semble que je ne puis avoir confiance qu’en vous parce qu’une même douleur nous rapproche.
« Vous souvenez-vous de ce soir funèbre, au château de Crevin, où votre mère avait eu la trop ingénieuse idée d’organiser une murder-party qui a si tragiquement fini par le suicide de Clarisse Villevert ? Vous souvenez-vous qu’ayant compris votre mésentente avec votre fiancé à cause de cette morte qui vous le reprenait, je vous ai emmenée dans le jardin, au-dessus des vignes qui descendent vers la ferme de l’Hôpital et la plaine de Genève ? Il y faisait presque jour, à cause de la lune, mais c’était une clarté plus mystérieuse et plus légère que celle du jour. Il y avait des roses de toutes sortes et de toutes nuances, et aussi de hauts glaïeuls en forme de roseaux, et encore des capucines et des anémones mauves et blanches. Nous sommes rentrées les bras chargés, mais vous m’avez laissée porter seule notre offrande sur le corps de la malheureuse, tellement vous étiez bouleversée par votre peine d’amour.
« Moi seule, cette nuit-là, j’ai compris votre peine d’amour. Je vous apporte la mienne afin que vous la partagiez. Mais ne l’avez-vous pas devinée, et cependant il faut que je vous la confie. Vous la confier, c’est parler encore de lui, c’est revivre encore mon beau roman dénoué. Il est plus douloureux que le vôtre, et c’est une femme qui vous l’écrit, et c’est une femme qui implore votre aide, parce qu’une blessure de jeune fille se referme tout de même plus vite et parce que vous devez être en voie de guérison et pouvoir de vos mains d’infirmière panser ma plaie saignante.
« Ai-je besoin de vous le nommer ? Par une attention délicate, il était mon voisin de table, le soir de la murder-party, et ce voisinage avait tout remis en question quand lord Musgrave avait cru me fuir pour toujours. Ne me parlez pas de la différence d’âge, puisqu’il est mon unique amour. Vous savez que j’étais une petite fille à l’ambassade de France à Londres quand la guerre a éclaté. Ma mère me ramena en France. C’était le jour de la mobilisation, la française, pas l’anglaise. Les collines de Folkestone étaient noires de peuple, et ce peuple chantait gravement la Marseillaise pour escorter les partants. Lord Musgrave était là, chargé d’une mission à Paris. Il nous connaissait toutes deux beaucoup, ma mère et moi. Quand le paquebot leva l’ancre, il souleva en l’air l’enfant aux cheveux longs que j’étais alors, il me montra les collines chantantes et il m’embrassa. De ce jour-là je l’ai aimé. Et qu’il m’a fallu de constance et de manœuvres pour attirer plus tard son attention, quand nous nous retrouvâmes à Londres, et pour me faire aimer à mon tour !
« Il était très malheureux et ne voulait pas l’avouer. Il avait perdu son enfant, une petite fille adorée qui avait emporté avec elle son bonheur conjugal. Car sa femme n’avait pu supporter cette épreuve et avait sombré dans une neurasthénie incurable. J’étais devenue une jeune fille. Pour me distraire, il m’emmenait parfois dans son automobile pour visiter la Tour de Londres où il me parlait des reines, Anne Boleyn et Catherine Howard qui furent décapitées, ou dans ces beaux parcs de Richmond ou de Kew dont les roses sont plus belles encore que les vôtres à Crevin. Il m’aimait déjà peut-être sans le savoir, et peut-être, s’il le savait, se fût-il contenté d’éprouver au fond de son cœur un de ces sentiments voilés et rares où l’on trouve une certaine douceur dans ses épreuves. C’est moi qui l’ai recherché, Isabelle, c’est moi qui l’ai contraint à découvrir son amour et à s’y abandonner. Il ne faut pas que vous le puissiez croire coupable. Oh ! ce n’est pas lui qui m’a séduite et que j’ai donc eu de peine à lui faire oublier mon ignorance !
« Le hasard nous servait contre sa volonté. Mon père avait été nommé ministre au Caire. Robert y fut envoyé par son gouvernement. C’est là que je me suis offerte et donnée à lui. Devriez-vous perdre pour moi toute estime, je vous dois la vérité. Elle seule peut vous expliquer la suite, et mon désarroi. Nos amours ont connu le ciel éclatant d’Égypte, le ciel pâle de Paris, le ciel brumeux de Londres. Nos joies menacées nous étaient plus chères. Cependant il ne se pardonnait pas ce qu’il appelait sa faiblesse : il me tourmentait de ses scrupules et me brisait par de continuelles ruptures pour revenir au premier appel. Mais je ne me suis jamais plainte. Même aujourd’hui, dans mon malheur, je refuse de me plaindre. J’étais prête à expier chacune de mes joies. Je suis prête à expier la dernière. Car je ne pouvais pas rencontrer dans la vie un homme qui méritât davantage mon amour, ni qui lui pût être comparé pour l’intelligence et la douceur du cœur.
« Nous devions nous rejoindre à Mürren, l’autre hiver, avant qu’il s’embarquât à Marseille pour les Indes. Je l’attendais dans le soleil et la neige de ce paysage incomparable en face de la Jungfrau. Sensible à la nature, comme les poètes anglais, il aimait que nous nous retrouvions dans de beaux cadres. Je l’attendais et il n’est pas venu. J’ai là, sous les yeux, tandis que je vous écris, la lettre de rupture qu’il m’adressa alors : « Une enfant, me dit-il, qui n’a pas la moitié de mon âge m’a offert pour toujours sa jeunesse et sa beauté. Elle consent à vivre dans mon ombre et à se contenter des rares joies que je lui puis donner. Elle tend vers moi toute sa vie, comme ces fleurs de lotus que nous avons vues sur les étangs d’Égypte, qui se tendent vers la lumière et qui faisaient oublier leur patrie aux étrangers. Ma bien-aimée, j’ai commis la lourde faute d’accepter la prodigieuse offrande. Mais je vous aime assez pour vous sauver de moi-même qui ne puis être le but de votre destinée. L’amour à mon âge n’est pas toujours contraire à la raison. Il n’est plus aussi égoïste qu’au temps de la jeunesse. Je vous aime, plus que mon bonheur. Je vous aime jusqu’au sacrifice… »
« Vous ne pouvez savoir la sorte de joie sauvage que j’éprouve à recopier ces lignes si cruelles, mais chargées de tant d’amour. J’ai supporté cette séparation que nous avons crue tous deux définitive. Cependant il était revenu des Indes. À l’ambassade de Berne, quand je captais les ondes à mon appareil de T.S.F., je guettais ses discours de Londres et toujours j’y découvrais une phrase qui n’était destinée qu’à moi et dont le sens véritable ne pouvait être qu’un aveu et un souvenir. Il me parlait à travers les harangues officielles, il faisait de l’espace et des ondes nos complices. Il m’aimait toujours. Rien n’était perdu.
« Et puis est venue cette invitation de votre mère au château de Crevin. Nous ne savions pas nous y retrouver. Les dieux nous étaient favorables. C’est alors que mon père a soupçonné le lien qui nous unissait. Il a voulu avoir, sans que j’en fusse avertie, une explication avec lord Musgrave. Robert a sauvegardé mon honneur, mais il s’est accusé lui-même d’une passion qui ne serait point partagée, et il a donné à mon père sa parole de quitter le continent pour l’Égypte ou les Indes tout le temps nécessaire à l’oubli, comme si l’oubli pouvait venir jamais ! Il ne transgressera pas sa parole. Quand mon père à mon tour m’a interrogée, je lui ai crié que j’aimais Robert. Je n’ai pas pu renier mon amour.
« Et puis, j’ai profité d’un voyage officiel de mon père à La Haye, au sujet d’un différend entre, la France et la Suisse, pour rejoindre mon ami et l’accompagner à Calais où nous nous sommes dit adieu. Il ne voulait pas me recevoir. Il invoquait sa parole. Le vrai amour n’a plus d’orgueil : j’ai sollicité, imploré, supplié. Ah ! qu’il est enivrant de s’appuyer à la poitrine d’un homme si noble et grand par ailleurs, si doux et délicat dans son ardente tendresse ! Notre dernier jour fut pareil à ces roses rouges des jardins de Richmond qui n’en peuvent plus de fleurir et de parfumer et qu’on n’ose pas cueillir parce que leurs pétales vont tomber. La mort, la vraie mort était à notre porte et nos baisers couvraient le bruit de ses pas.
« Quand le bateau a levé l’ancre pour la côte anglaise, j’ai couru sur le quai pour le suivre. Il pleuvait, mais je ne sentais pas la pluie. Nous nous sommes fait signe tant qu’un signe pouvait être aperçu. Puis le bateau a disparu, ou du moins je ne pouvais plus voir qu’une forme indistincte et de plus en plus rapetissée. Je le cherchais encore invisible. Je me suis assise sur des cordages. La pluie tombait toujours et je n’avais qu’un manteau léger qu’elle transperçait. Un marin du port a passé. C’était un vieux qui n’a pas pris garde à moi. Je le croyais du moins. Il m’avait bien vue, car il est revenu en arrière pour me dire :
« — Faut pas rester, la petite. Ça trempe… »
« J’ai fait signe que cela m’était indifférent. Il a haussé les épaules :
« — Eh bien, quoi ! On a du chagrin. Il est parti. Les hommes, ça n’en vaut pas la peine… »
« Mais il a quitté son suroît et m’en a recouverte, en relevant le capuchon pour m’abriter la tête. Je l’ai regardé à travers mes larmes et j’ai souri :
« — Vous voyez bien que les hommes, ça en vaut la peine. »
« Je suis revenue avec lui. N’ayant plus de courage, voilà que je me suis mise à sangloter. Il ne disait rien, il avait la bonté de ne rien dire. Je me suis arrêtée et rapprochée du bord. Il a cru que je voulais me jeter à l’eau. Il m’a pris le bras, presque avec tendresse : « Non, faut pas. » Je l’ai rassuré. Un amour brisé, mais partagé, protège contre les mauvaises tentations. Il y a un malheur plus grand qui est de n’être plus aimé. Quand je lui ai rendu son suroît, il m’a dit avec respect : – « Merci, Madame. » Il avait le respect de ma peine. Mais, pour le secours qu’il m’avait apporté dans mon désespoir, je me suis rapproché de lui et je l’ai embrassé. Il a fait : « Oh ! », et puis il a murmuré : « Vous êtes gentille. Pourquoi est-il parti ? » Il ne comprenait plus qu’on m’eût quittée. Et parce qu’il avait été bon et charitable pour moi, je venais par lui à des pensées de bonté et de charité. C’est à cette rencontre, je crois, que je dois l’inspiration de vous écrire aujourd’hui ce que je vais vous écrire.
« Ce que je vais vous écrire, et j’ai déjà rempli tant de feuillets ! Mais j’avais besoin de me confier à quelqu’un. Depuis tant d’années je garde mon secret. Quand il contenait du bonheur il me suffisait. Maintenant, il m’étouffe. Votre douloureux visage du jardin de Crevin où nous avons cueilli ensemble des roses et des glaïeuls pour une morte m’est revenu à la mémoire. Ce que vous avez accompli, ne puis-je l’accomplir aussi et ne voulez-vous pas m’y aider ?
« J’ai pu supporter ma vie habituelle, ma vie monotone, entre ma mère que vous connaissez et qui est toute occupée des soins de sa maison et mon père plus rapproché de moi mais absorbé par son ambassade, tant que je gardais l’espérance de retrouver mon amour comme une lumière incertaine au bout d’une sombre avenue. Mais dans le désespoir je n’en ai plus la force. Je veux partir, il faut que je m’en aille, loin, très loin, n’importe où. Mon père l’a compris et ne s’y oppose pas. Il a tant changé, et je lui ai causé tant de peine en tuant la confiance qu’il avait en moi, la fierté qu’il avait de moi. Cette peine aussi me torture. Notre amour ne fait pas de mal qu’à nous-même. Laissez-moi vous rejoindre, mon amie, ma seule amie capable de me secourir. Mes mains seront bonnes aux blessés et aux malades. Elles ne peuvent plus être bonnes qu’à cela. Comme le matelot du port de Calais, je puis encore me pencher sur les malheureux. Appelez-moi et sauvez-moi.
« Près de vous je redeviendrai courageuse. Même dans ma détresse je n’envie personne. J’aurai toujours un culte pour mon amour, même brisé. J’ai aimé l’homme de mon premier amour, et j’ai été aimée de lui. Nos rencontres, même rares, ont été si merveilleusement belles ! Il m’a donné plus que la jeunesse. Il m’a portée au-dessus de tout ce qui est vil ou vulgaire. Je ne pourrai plus m’appuyer à aucune autre poitrine humaine. Qu’importe si mon amour a dépassé le sien ! Absent ou présent, je suis à lui. Aidez-moi à ne pas diminuer l’image qu’il a emportée de moi sur le bateau qui l’emmenait vers les côtes d’Angleterre, car il ne m’a pas vue abîmée, anéantie sur des cordages et recueillie par ce vieux marin. Je vous embrasse comme une sœur.
« CLAIRE. »
Parvenue au bout de ces pages écrites d’une longue écriture régulière et calme qui contraste avec la passion et la douleur dont elles débordent, Régine, au lieu de plaindre son amie, se prend à la jalouser. Ah ! si elle n’avait été frappée que de cette manière ! Si elle avait rencontré un amour de cette qualité ! Si elle n’avait à se reprocher qu’une faute de faiblesse et de tendresse ! Tandis qu’elle n’a que du dégoût, – dégoût de l’homme qui fut son fiancé, et surtout dégoût d’elle-même. Et voici que ce dégoût d’elle-même est l’obstacle qui se dresse entre elle et ce Jean de Brède dont l’ardente jeunesse lui pourrait restituer le bonheur de vivre et surtout la foi dans la vie.
Elle ne peut demeurer dans son voisinage. Il faut qu’elle s’éloigne, mais où aller ? Elle va chercher dans le tiroir de sa correspondance un morceau du Journal des Débats qu’elle a découpé deux ou trois mois auparavant, à tout hasard, comme si elle prévoyait qu’elle en aurait besoin un jour. C’est un fragment du rapport sur les prix de vertu lu à l’Académie française au mois de décembre précédent, et qui a trait à une singulière association de femmes, les Catéchistes-Missionnaires de Marie Immaculée. Le colonel Hugard, pensant l’intéresser, lui avait communiqué ce rapport qu’elle avait gardé, où elle avait fait sa découverte. Elle relit, pour la dixième fois, le passage qui l’attire, qui l’envoûte :
« Les Missionnaires de Marie-Immaculée ont eu pour fondateur en 1889 le chanoine Charmont dont le procès de canonisation est engagé en Cour de Rome. Leur but est d’atteindre la femme païenne, de la relever de sa déchéance, de l’amener à la vie de l’âme. Aujourd’hui elles ont dix-huit maisons dans l’Inde et deux à Madagascar… Mais tandis que les témoignages des évêques et des gouverneurs anglais rendent hommage à leur dévouement et reconnaissent d’une façon éclatante leurs services, je n’ai rien trouvé de comparable émanant de nos sources officielles, rien sinon une lettre d’un ministre plénipotentiaire en retraite, qui fut député du Cantal, M. Louis Farges, lettre dont je détache ce passage : « On s’étonne parfois de rencontrer, en des contrées où l’on ne s’attendait pas à les voir germer, des sympathies, je dirais même des affections et des dévouements pour la France vraiment émouvants. On s’étonne à tort. Ces sympathies, ces affections, ces dévouements pour la France, ce sont des sources comme celle-ci qui les font naître et fleurir. Mon illustre collègue et ami Maurice Barrés, auquel j’avais eu le si grand honneur de succéder comme vice-président de la Commission des Affaires étrangères à la Chambre et rapporteur des projets de loi sur les séminaires des congrégations missionnaires, l’avait bien compris. Il savait que l’œuvre des Missions catholiques, même quand elle semble ne pas réaliser complètement toutes les aspirations religieuses, est toujours une œuvre féconde entre toutes au point de vue français. On aime d’abord ces hommes et ces femmes qui s’oublient complètement et se donnent tout entiers et puis, en les aimant, par admiration et reconnaissance on aime à connaître et à aimer cette France qui les a produits et formés. »
« La condition de la femme aux Indes est misérable. Vous savez qu’autrefois la veuve était brûlée sur le bûcher qui consumait le corps de son mari. Le gouvernement britannique a interdit cette coutume barbare. Mais la situation de la veuve demeure précaire : elle est dépouillée de ses bijoux, de ses riches vêtements, vouée au mépris, condamnée à ne jamais se remarier, sa chevelure est rasée ; elle jeûne chaque jour et n’est pas admise aux fêtes. Car la loi de Manou est formelle : une femme qui n’a pas su obtenir des dieux la santé de son mari doit par ses prières et ses pénitences obtenir, du moins, le bonheur de celui-ci après la mort. Quelle sécurité pour les maris ! Du coup ils doivent devenir immortels comme des académiciens, afin d’épargner à leur veuve un sort si cruel.
« Les Missionnaires de Marie-Immaculée soignent aux Indes et à Madagascar deux cent mille malades dans leurs treize dispensaires, instruisent mille enfants dans leurs écoles, reçoivent annuellement deux cents bébés dans leurs crèches, les élèvent ensuite en des orphelinats qui préparent des mariages chrétiens. Elles ouvrent des asiles pour toutes les misères, un hôpital pour les femmes indoues indignement soignées jusqu’alors, ne pouvant être approchées par aucun médecin, une léproserie enfin où quatre-vingts lépreuses sont recueillies par elles et soignées avec un héroïque dévouement. Ajoutez les visites à domicile, les tournées de plusieurs semaines jusque dans les villages perdus dans la jungle ou dans la brousse. Cinq d’entre elles sont mortes du choléra ; une a pris la peste, l’autre la lèpre ; croyez-vous que le zèle de leurs compagnes va se ralentir ? Elles continuent d’entrer dans des huttes infectes, d’élever les enfants les plus rebutants, de soigner les pires maladies. La joie rayonne sur leurs visages, le ton de leurs lettres est gai. Voilà nos Sœurs françaises à l’ouvrage… »
La recevra-t-on parmi ces femmes missionnaires ? Là-bas, du moins, aux Indes ou à Madagascar elle échappera à son passé, rien ni personne ne pourra le lui rappeler, elle ne risquera pas de rencontrer jamais Jean de Brède, elle expiera enfin à son aise – expier ? mais qui parle d’expiation ? – tandis qu’à Taourirt elle a connu une vie supérieure à sa vie oisive et fêtée, une vie chargée d’un bonheur nouveau devant lequel elle doit s’enfuir. Claire de Maur l’accompagnera-t-elle jusque-là ? Si elle demande à soigner les lépreux, l’amie de lord Musgrave ne reculera-t-elle pas d’horreur ? Elle offrira plutôt à Claire de Maur de la remplacer à Taourirt. Elle s’en ira seule. Elle se condamne à partir seule.
Cependant elle n’a pas l’adresse de ces Missionnaires de Marie-Immaculée ? Comment se la procurer au Maroc ? Mais, puisque l’Académie française leur a attribué l’une de ses fondations, l’idée lui vient de leur envoyer sa demande par cet intermédiaire. Elle offre ses services, invoquant les mois passés au sud de l’Atlas. Elle se fait pressante, suppliante et sollicite une réponse immédiate par la voie de Marrakech.
Puis elle écrit à Claire de Maur, afin de lui rendre le courage. Elle l’attend. Elle lui donnera sa place à l’hôpital ou l’emmènera peut-être ailleurs. Que la jeune fille vienne avec la caravane de Marrakech : elle sera bien accueillie. Aucune allusion dans sa lettre n’est faite à la fameuse murder-party, ni au suicide de Clarisse Villevert.
À sa mère, Régine souhaite une mer favorable. Elle ne la détourne pas du voyage, puisqu’elle-même espère abandonner le Maroc. Mais à son père elle envoie ce télégramme que le capitaine Malpas lit et relit plusieurs fois avant de le viser et de le laisser partir :
« Comte de Foix,
24, boulevard Maurice Barrés,
Neuilly-sur-Seine.
« Vous demande venir seul immédiatement par avion.
« RÉGINE. »
Le capitaine Malpas, se méfiant de lui-même, soumet le libellé à son chef.
— Qu’y a-t-il donc ? interroge le colonel Hugard après avoir jeté un coup d’œil sur la feuille.
— Mlle Férals appelle son père et ne craint pas de dévoiler son identité.
— Faites préparer un logement pour le comte de Foix dans le bâtiment qui m’est réservé. Sans doute le général Herlé, qui est son camarade de promotion, le fera-t-il accompagner. Mais il ne pourra arriver avant quelques jours, le temps de s’envoler de Toulouse et d’atterrir à Casablanca par la ligne postale.
— Pourquoi cet appel, mon colonel ?
— Je n’en sais rien. Qu’une jeune fille qui mène depuis tant de mois parmi nous une existence si rude et quasi cloîtrée désire revoir son père, quoi de plus naturel ? Sans doute viendra-t-elle m’en parler elle-même.
Et le colonel Hugard sourit tandis que s’éloigne Malpas. Il sourit, parce qu’il entrevoit une autre cause. Le lieutenant de Brède a beau se composer le visage : il semble avoir perdu son insouciance depuis quelques jours. Et il ne joue plus au tennis pendant les heures de repos. Il préfère s’en aller seul, à cheval, dans la palmeraie.
Le médecin-major Oudant, tandis que les femmes indigènes se succèdent au dispensaire pour la visite, les unes venues pour leurs propres maux, les autres pour les maux de leurs enfants, reçoit un pli urgent apporté par un cycliste. Il le décachette sans plaisir, n’acceptant pas volontiers d’être dérangé au cours de sa consultation et en prend connaissance sans cacher sa mauvaise humeur :
— Le colonel vous demande à son bureau, Mademoiselle, dit-il à l’infirmière.
C’est Mlle Férals qui est de service. Et il ajoute :
— Allez me chercher Mme Audier.
— Elle a veillé cette nuit le soldat Lemidoff de la Légion. Elle doit dormir ce matin. Je m’en irai après la visite.
— C’est juste. Personne ne doit entrer ici pendant que nous travaillons.
Tandis qu’elle l’aide dans ses pansements, Régine se demande pourquoi le colonel Hugard réclame sa présence. A-t-il reçu des nouvelles de son père et veut-il les lui communiquer ? Elle-même ne sait rien depuis qu’elle a lancé son appel. Après avoir lavé les yeux de la dernière négresse atteinte d’ophtalmie, elle met son voile et sa cape bleus et se rend aux ordres. Le bureau du colonel Hugard est encombré de burnous et c’est un flot de paroles gutturales. Mais le chef, écartant ces hôtes incommodes, vient à la jeune fille et l’emmène dans la partie du bâtiment réservé aux hôtes de passage :
— Votre père est arrivé en avion, lui dit-il. Vous allez reprendre votre nom véritable.
— Vous le connaissiez, colonel ?
— Sans doute.
— Merci de m’avoir toujours protégée.
— Vous y suffisiez.
— Jamais je n’oublierai Taourirt.
— Allez-vous nous quitter ?
Elle fait un signe affirmatif.
— Pour rentrer dans votre famille ?
— Non.
Il la considère avec surprise, mais accoutumé aux secrets il ne l’interroge pas :
— Je vous laisse, Mademoiselle. Voici la porte du petit appartement, bien modeste, que j’ai pu offrir à votre père. Ce matin vous déjeunerez avec lui. Mais ce soir je vous invite tous deux. Vous saurez qu’il nous a gâtés. Et nous qui restons et poursuivons notre marche en avant, nous n’oublierons pas votre séjour parmi nous.
Il a prononcé rapidement ces derniers mots, en homme qui a horreur des effusions et même des allusions sentimentales. Déjà il s’est éloigné. La jeune fille frappe doucement. Son père lui-même vient lui ouvrir :
— Isabelle !
Ils se regardent après tant de mois. D’un coup d’œil il reconnaît, sous le costume qui ne lui messied pas, sa santé, sa jeunesse intacte et même harmonisée par l’occupation régulière. Le visage sans fard a bruni : le soleil et le froid, tour à tour, l’ont bronzé. Elle serait en parfait état si la tristesse des yeux ne contrastait pas avec cette image de force heureuse. Mais lui a changé davantage. Il a maintenant des poils blancs dans les cheveux châtains. Surtout il a perdu cet air de scepticisme et d’ironie qui le mettait à part et comme au-dessus de toutes les situations et de tous les hommes. Naguère si résistant aux atteintes de l’âge, il a vieilli. Elle en sait la cause et s’en attendrit tandis qu’elle l’embrasse, puis vient appuyer son visage à la poitrine paternelle dans un geste qui implore la protection.
— Eh bien, petite, lui explique-t-il de ce ton léger qui est sa manière, je suis venu plus tôt que tu ne m’attendais.
Elle sourit en se redressant :
— De vous rien ne me surprend.
— Dès la réception de ton télégramme, je me suis fait conduire au champ d’aviation du Bourget. Là j’ai mis la main sur un excellent appareil piloté par Lauvois. Je l’ai engagé séance tenante. Un prix royal. Je m’étais muni d’argent et d’une petite valise.
— Et maman ?
— Je lui ai téléphoné du Bourget que je la précéderais à Marrakech. Elle ne s’étonne pas facilement. Elle m’a souhaité bon voyage.
— Elle ne s’est pas inquiétée ?
— Elle ne s’inquiète jamais et respecte la liberté d’autrui pourvu qu’on respecte la sienne. Elle a dû s’embarquer hier à Marseille avec sa troupe. Veux-tu les noms ?
— Je crois les connaître.
— Pierre Bussy l’académicien, Mrs Harriett Rowsell la romancière anglaise, le docteur Dominant, ton amie Claire de Maur, et peut-être Mme Aisery qui se trouve en ce moment à Casablanca. J’ai pensé que la présence de cette caravane ne te serait pas agréable à cause du souvenir de Crevin et que tu m’appelais pour te protéger contre elle. J’ai fait l’impossible pour orienter ta mère du côté de l’Égypte. Mais tu sais comme elle est obstinée quand un projet lui plaît. L’Atlas te défend encore avec ses neiges, il ne te défendra pas longtemps.
— Vous l’avez franchi.
— Non sans peine. Nous avions trop chargé l’avion. Nous avons passé presque au ras du col, au risque d’accrocher un arbre et d’avoir un accident.
— Comme moi.
— J’étais prêt à jeter du lest, des caisses de champagne par exemple : c’est très lourd.
— Du champagne ? Vous transportiez du champagne ?
— Sans doute, à Casablanca où nous avons atterri, j’ai ramassé tout ce que j’ai pu rassembler : vêtements, boissons, victuailles, pour ravitailler ta garnison. J’imagine qu’elle ne sera pas fâchée d’être ravitaillée. Et puis tu redeviens Isabelle de Foix. Il faut que tu fasses honneur à ton nom retrouvé.
Isabelle a écouté presque avec effroi cette conclusion. Elle-même l’a provoquée en appelant son père. Elle n’est plus, elle ne peut plus être Régine Férals l’infirmière. Elle ne demeurera plus à Taourirt de l’Ouarzazat. Et voici qu’elle se sent prise d’une tendre affection pour la verte oasis qui suit les contours de l’oued entre les terres désertiques, pour cet horizon lumineux dont la chaîne de l’Atlas ne contrarie qu’à peine l’immensité. Son père a suivi la direction de son regard :
— C’est vaste comme la mer, approuve-t-il, et monotone comme elle. Alors tu nous reviens ? Tu acceptes de nous revenir ? Ce sera pour moi une grande joie. Car sans toi, le foyer !…
Elle sait la place qu’elle tenait, sans qu’il le lui montrât, dans la vie de son père. C’est lui que sa nouvelle décision atteindra au cœur. Et cependant elle ne peut différer de l’en informer.
— Non, père, je ne veux pas rentrer. Je ne peux pas.
— Tu restes ici ?
— Pas ici. Je désire partir.
— Pour où ?
— Je ne sais pas encore. Plus loin. Vous m’aiderez. Je vous ai appelé afin que vous m’aidiez.
Il essaie de sourire :
— Je suis de service à nouveau. Quelle démarche extravagante vas-tu me demander ?
Comme elle hésite à parler – c’est un sujet si délicat ! – il imagine quelque déception dans son service à l’hôpital, ou peut-être la malencontreuse poursuite de quelque officier ou de quelque médecin acharné à la séduire. Sa philosophie désabusée lui inspire ces réflexions :
— Tu rencontreras partout des difficultés, des soucis. Ici, tu es sous la protection du colonel Hugard, si courtois, si ferme et si loyal. Le climat est salubre, sauf aux mois chauds où tu ne pourrais pas rester. Je me suis renseigné. Pourquoi changer ? Et puis, n’as-tu pas suffisamment peiné ? Tu avais tenu à te condamner. La peine n’est-elle pas suffisante ?
C’est la première allusion au secret d’Isabelle. Quel secret ? Celui de ses origines est maintenant révélé. Celui de ses fiançailles rompues l’est pareillement. Sa présence au sud du Maroc est expliquée. N’est-elle pas venue y chercher l’oubli ? Un changement de lieux, une obligation de travail sont recommandés pour calmer et guérir les plaies intérieures, les douleurs intimes. Qu’y a-t-il d’autre, et qui ne soit connu que du père et de la fille ? Isabelle a pris sa résolution :
— Non, père, assure-t-elle, la peine n’est pas suffisante. Elle n’est même pas une peine. Elle est devenue un bienfait. Elle risque de se changer en un bonheur imprévu auquel je n’ai pas droit, auquel je me refuse. Il faut m’emmener sans retard d’ici. Après, je m’en irai aux Indes ou à Madagascar. Là je ne rencontrerai plus personne.
Sur un ton presque tendre elle a parlé si fermement qu’il comprend toute l’importance de cette déclaration. Isabelle ne songe pas, n’a jamais songé à revenir dans sa famille, à mettre fin à son exil volontaire. Elle ne s’estime pas assez frappée, et même elle fait allusion à un bonheur imprévu dont elle ne veut pas. Que s’est-il donc passé pendant ces quelques mois ? Il faut obtenir d’elle une confidence plus complète. Consentira-t-elle à se livrer davantage ?
— Tu as pourtant mené, commence-t-il par objecter, une existence assez dure.
— Les premiers jours peut-être. Il y a un apprentissage. Maintenant j’aime cette vie. Oh ! père, je vais beaucoup vous étonner : je la préfère à celle que je menais auparavant.
Et pour corriger cet aveu, elle ajoute :
— De celle-ci, je ne regrette que vous seul.
Il caresse la joue de sa fille :
— Toujours gentille pour son père. C’est curieux, les enfants gâtés sont ceux qui supportent le mieux un régime sévère. Il faut beaucoup gâter les enfants afin de les rendre résistants aux épreuves.
Avec ce paradoxe ou cet axiome, il essaie de dérider le visage grave de sa fille. Mais elle demeure tourmentée par son idée fixe :
— Oui, reprend-elle, je ne savais pas le plaisir qu’on prend à servir, je ne connaissais pas la joie du repos après la fatigue de servir. Et puis j’ai été accueillie en camarade. Il y a ici une amitié de chacun pour tous qui était pour moi un sentiment inconnu. On est de la même équipe. On est solidaire. On partage le même pain et la même table. Si j’avais été un homme, j’aurais été soldat.
— Je te comprends, Isabelle, je l’ai été.
— Pourquoi n’êtes-vous pas resté dans l’armée ?
— Ta mère ne comprenait pas qu’on pût vivre ailleurs qu’à Paris, ou dans un château, ou en voyage. J’ai démissionné, pour éviter des ennuis. On ne sait pas tout ce qu’un homme peut faire pour éviter des ennuis à domicile.
Il sourit à son habitude. C’est sa manière de se plaindre. Après un silence, il interroge sa fille :
— Mais puisque tu te trouve si bien ici, pourquoi partir ?
— Parce que je n’ai pas droit à cette camaraderie si loyale, parce que j’ai toujours l’impression de la surprendre, de la voler. Et parce que ce qui pouvait arriver, ce qui n’aurait jamais dû arriver, est arrivé.
— Que pouvait-il arriver ?
— Ne devinez-vous pas, et me faudra-t-il vous l’expliquer ?
— Viens sur mes genoux, Isabelle, comme au temps où tu étais petite fille. Nous causerons mieux de ces grands tracas.
Elle a pris l’ancienne place qu’elle n’a pas occupée depuis… depuis quelques mois, depuis le fameux soir de Crevin. Elle s’est appuyée à l’épaule de son père et n’a plus rien dit. Pour la première fois, dans cet abri, dans ce havre, elle ne se contracte plus, elle se laisse vivre. Se laisser vivre, c’est s’abandonner au courant qui l’entraîne. Elle a pourtant bien résisté. Quand elle a débarqué à Taourirt de la Talbot enlisée dans les boues de l’Atlas, rien n’existait pour elle en dehors du but qu’elle poursuivait : échapper à elle-même, se sauver, se racheter. Elle s’était jetée dans son travail d’infirmière et, quand le médecin-major lui avait imposé au début le plus humiliant contact, elle avait triomphé de son dégoût et n’avait pas regimbé. C’était, au fond, le seul sacrifice réel qu’elle avait dû accomplir. Elle avait donné tout son effort en une seule fois. Le reste s’en était trouvé allégé. Le reste devenait même régulier et monotone, comme un travail de bureau ennuyeux et facile. Elle se serait sentie en prison – comme elle le souhaitait – si peu à peu, et sans qu’elle s’en aperçût, elle n’avait été prise, comme dans un engrenage, par un sentiment nouveau pour elle qui avait transformé son existence et lui avait communiqué un élan journalier, une sorte de joie latente et quotidienne : la camaraderie. Elle n’avait pu se tenir de parler à son père de cette amitié, mais n’avait pas su en exprimer la force constante, les puissances intérieures. On était si loin de la France, et même du cœur du Maroc, séparé par la haute chaîne de l’Atlas du commandement et de la surveillance. On était presque son maître, sur d’immenses territoires mal soumis et sans cesse menacés. Ces chefs, ces jeunes gens parmi lesquels elle vivait, fiers et comme enivrés de leur indépendance et de leur dépendance mêlées, attachés passionnément à leur tâche de pénétration, audacieux et habiles tour à tour, dominant les indigènes par l’éclat de leur force et par la protection, les attirant par une sorte de bonhomie familière chez les uns, de grâce gentille chez les autres, savaient que leur petit nombre leur imposait l’union et transformaient cette union en une chevalerie d’avant-garde. Et Régine Férals avait été admise dans ce cercle, dès qu’on avait reconnu en elle une alliée loyale et sûre. Sa réserve, sa froideur avaient été peu à peu vaincues. Elle n’avait pu oublier totalement sa jeunesse. Elle avait été entraînée dans la ronde.
Mais ne doit-elle pas aller bien plus loin dans cet examen ? Parmi ses camarades, il en est un qui s’est mis à part. De mille manières elle a tenté de le décourager et à chaque tentative elle se blessait pourtant elle-même, comme en se débattant dans un buisson on enfonce dans sa chair les épines. Quand donc s’est-elle aperçue du danger auquel elle s’exposait ? Il ne lui est pas malaisé d’en fixer la date avec précision. Le jour où l’avion du lieutenant Millaud a dû atterrir en territoire dissident, c’est Jean de Brède qui est venu la chercher, qui a pensé à elle pour consoler, pour soutenir Odile Millaud. Elle a découvert en même temps qu’il pensait à elle et qu’elle pensait à lui. Elle a voulu l’écarter. Elle doit l’écarter. Mais elle sait bien qu’elle n’a plus qu’une arme, la fuite. Son père est là, qui a répondu à son appel. Cependant elle ne peut se décider à partager avec lui ce nouveau secret. L’autre, qu’ils partagent déjà, n’est-il pas suffisant pour les accabler ?…
Le comte de Foix caresse les cheveux blonds qui dépassent le voile. Lui non plus ne se presse pas de parler, comme s’il attendait une confidence qui ne viendra pas. Il se laisse aller à reprendre son inévitable, son diabolique sourire :
— Alors, petite fille, pourquoi ne l’épouserais-tu pas ?
Il a donc tout deviné ? Il a posé d’emblée la question essentielle, la question qui ne peut pas se poser. Isabelle s’est redressée et murmure d’un ton de surprise douloureuse :
— Oh ! père !
Il a vu clair. Elle ne se défend pas contre l’amour, mais le croit impossible. Il continue de sourire :
— Comment s’appelle-t-il ?
— À quoi bon le nommer, puisque je ne l’épouserai pas et que je veux partir ?
Il écarte doucement le front rapproché et, regardant sa fille dans les yeux, il ose lui rappeler le passé :
— Écoute, Isabelle : ne te souviens-tu pas de ce jour où tu revenais de Genève pour nous annoncer tes fiançailles avec Georges d’Aigues ?
— Pourquoi prononcer ce nom ?
Mais il a repris son autorité et ne tient pas compte des protestations, des craintes de sa fille :
— N’aie donc plus peur de retourner en arrière. Je t’avais avertie alors de mes répugnances, de mon antipathie. Parce que tu aimais, tu as passé outre.
— Comment ai-je pu l’aimer ? soupire-t-elle, atterrée.
— Oui, l’amour est une étrange folie.
C’est à Isabelle de sourire, cette fois, dans sa peine :
— Pas toujours, père.
— Ah ! tu as mieux choisi ? Eh bien, comment s’appelle-t-il ? Il faut pourtant que je le sache.
Elle cède. Ses lèvres ont soif de prononcer ce nom qui est toujours resté au bord et n’est jamais sorti :
— Jean de Brède.
— Officier ?
— Lieutenant des Affaires indigènes.
— Attends.
Il connaît cette famille, cette race. Oui, c’est bien.
— Et lui ? Il t’aime ?
Elle baisse les yeux. Elle ne répond pas.
— Puisqu’il t’aime et qu’il est de bonne race, comme nous, pourquoi ne l’épouserais-tu pas ? Tu ne m’avais pas consulté quand tu t’es fiancée à Georges d’Aigues si malheureusement. Pourtant je m’étais incliné. Ne veux-tu pas, petite fille, me consulter cette fois et t’incliner à ton tour devant mon avis ?
— Mais vous savez bien que c’est inutile.
— Pourquoi ?
— Oh ! père ! Mais parce que je suis une criminelle.
Et Isabelle se cache le visage contre la poitrine de son père. Celui-ci la berce et la gronde :
— Ne t’ai-je pas jugée moins sévèrement ?
— Vous n’étiez pas juge.
— Dans les circonstances où cela s’est passé, j’ai pu ’remplir ce rôle. Tu as été provoquée.
— Par des paroles.
— Tu n’as fait que te défendre.
— Avec une arme.
— Avec mon arme. Le coupable, s’il y en a un, c’est moi. Je t’ai déjà dit que, s’il y avait crime, je le prenais à mon compte.
— Je ne l’ai jamais accepté.
— Tu dois l’accepter. Surtout aujourd’hui, pour la paix de ta conscience et pour ton avenir.
— Je n’ai plus d’avenir. Je n’ai qu’un passé.
— Parce que tu t’abandonnes à la plus dangereuse faiblesse. Aie donc confiance en moi.
— Je le voudrais, père, que je ne le pourrais pas. Ou bien alors…
Elle se tait. Elle est épouvantée de la phrase qu’elle a commencée, qu’elle n’achèvera pas, et dont son père répète anxieusement le début :
— Ou bien, alors, Isabelle ?
De nouveau il lui prend la tête entre ses mains et essaie de pénétrer à travers ce front, de connaître cette pensée cachée. À sa manière, il plaisante sur la terrible chose :
— Qu’est-ce que cette enfant qui s’effraye de tout, qui a perdu tout courage, toute audace ? Je te croyais plus brave. Une jeune fille sportive, qui chassait à courre, un champion de tennis, un coureur d’auto. Quoi encore ? Et par-dessus le marché une femmelette !
Elle se dégage doucement de l’étreinte, quitte les genoux de son père, se lève et reste devant lui, les bras le long du corps, résignée, résolue, farouche :
— Vous savez bien que je ne suis pas une femmelette.
— Tu l’es en ce moment. Tu as trouvé une solution et tu redoutes de m’en faire part. À moi qui ne suis venu que pour cela, à moi qui ai volé – c’est le cas de le dire – à ton premier appel.
Comme il essaie encore d’atténuer la gravité de cette conversation :
— Ou bien alors, reprend-elle, enfin décidée par cette insistance, je lui dirai tout.
— À qui ? à lui ?
— Sans doute, à lui. Je lui raconterai tout et il me chassera de son cœur, de sa pensée, de sa vie. Et, cette fois, ce sera justice. Je serai suffisamment condamnée. J’avais soif d’être condamnée. Je n’avais pas prévu cette condamnation-là. C’est la pire.
Elle avait soif d’être condamnée et voici que sa condamnation imaginaire la fait éclater en sanglots. Son père s’est levé et la regarde ainsi effondrée, sans que le quitte cet éternel sourire désabusé qui réduit les choses humaines, et les plus tragiques, à une sorte de parade ou de comédie :
— Voyons, voyons, Isabelle : et s’il t’acquitte, lui aussi ? Car il t’acquittera, s’il t’aime. On acquitte toujours quand on aime, et c’est assez triste.
Aussitôt il reprend sa phrase :
— C’est assez triste dans la plupart des cas. Pas dans le tien. Seulement raisonnons. À quoi bon cette scène d’aveu dont le résultat est prévu, comme il l’eût été devant un jury ?
— Vous n’avez pas voulu du jury.
— Certainement non. Et je ne veux pas davantage de l’aveu. Il ne faut pas donner des armes contre soi, même à qui nous aime. La vie est longue et l’on ignore ce qu’elle nous peut apporter. J’ai reçu ton serment de ne rien révéler. Ce qui s’est passé à Crevin, dans cette terrible nuit, ne t’appartient pas qu’à toi seule. Je ne te délie pas.
Il est sorti de son ironique et habituelle courtoisie pour prendre ce ton de commandement qui le prédisposait, avec sa clairvoyance, aux plus hautes charges dont les circonstances l’ont toujours écarté, mais tout de suite il y revient :
— Petite Isabelle, n’es-tu pas ma fille chérie ? N’as-tu pas confiance en moi ? Puisque je t’assure que M. de Brède ne te condamnerait pas. Tu as suffisamment porté ta faute. Aie donc le courage du bonheur.
Mais elle s’obstine dans son idée :
— Voulez-vous que nous lui parlions tous les deux ?
Il revient instantanément à l’autorité :
— Lui parler tous deux ? Mais je parlerai seul dans ce cas. Et je prends tout sur moi. C’est moi qui aurai tiré, au besoin. Je n’accepte pas que tu interviennes. Et si tu veux intervenir, le docteur Dominant, qui est un spécialiste en maladies nerveuses et qui accompagne ta mère à Marrakech, me servira de soutien. Il a conclu au suicide de Clarisse Villevert. Il a relevé, pendant cette fameuse soirée, tous les symptômes de l’obsession, tous les signes annonciateurs de cette mort volontaire. Il ne permettra pas qu’on mette en doute son diagnostic. Dans le cas où tu persisterais à t’accuser, il aura pu suivre en toi le travail d’une autre obsession engendrée par le bouleversement de cette vision sanglante sur ton lit, dans ta chambre. Il te ferait plutôt interner dans une maison de repos.
— Dans un asile d’aliénés. Voilà de quoi, père, vous me menacez parce que je veux dire la vérité à celui que j’aime et qui m’aime !
Ils en sont venus là. Ils se défient. Leur volonté est égale : volonté d’aveu, volonté de silence. Ne tient-elle pas de lui cette énergie, plus apparente chez elle, chez lui plus dissimulée, plus recouverte par la vie ?
— Comme tu l’aimes ! murmure-t-il. Il ne te laissera pas partir.
— Oh ! si, père, je partirai. J’ai déjà écrit à une œuvre des Indes. Il y a des malades, des lépreux.
— Tu veux aller dans une léproserie ?
— Où voulez-vous que j’aille, sinon dans un endroit où l’on ne viendra plus me chercher ?
— Il n’en est pas où je n’irai, petite.
— Oui, vous m’aimez bien. Alors, si vous m’aimez, pourquoi ne me comprenez-vous pas ?
Il est vaincu, il capitule sous réserves :
— Eh bien, veux-tu me laisser lui parler ?
— Devant moi ?
— Oui, devant toi, si tu l’exiges.
— Vous direz la vérité ?
— Je la dirai tout entière.
— Sans atténuation ?
— Puisque je la dirai tout entière. Tu te crois donc si coupable ?
— Oui, et de plus en plus. Depuis…
— Depuis que tu l’aimes ? C’est un effet de l’amour. On cherche à se diminuer devant l’autre. C’est insensé.
— Regardez mes mains.
— Le travail ne les arrange pas.
— Elles sont pleines de sang.
— Chère petite Isabelle, comme tu es absurde ! Je te croyais plus de force, plus de courage, plus d’empire sur toi-même.
— J’ai perdu tout cela.
— Depuis quand ?
— Mais depuis…
— Ah ? oui, c’est encore, c’est toujours la même cause, depuis que tu l’aimes, pauvre petite.
— Et maintenant, montre-moi le pays. En avion, on voit un peu vite. Pourtant, après le passage de l’Atlas, dont nous avons frôlé le sommet, nous avons suivi de haut le cours de cette rivière qui est bordée de palmiers et de villages.
— L’oued Ouarzazat.
— Ces villages sont innombrables et la palmeraie est mince. Comment peut-on vivre dans une si étroite langue de terre fertile parmi les déserts ?
— On vit de peu. Les Berbères sont très sobres. C’est une belle race, fine, fière et guerrière, très attachante quand on la connaît.
— Et puis, nous avons distingué au loin, avant de nous abattre sur le champ d’aviation, des montagnes bleues, d’un bleu de mer.
— Le Bani.
— Comme tu es devenue forte en géographie, petite fille !
Elle le conduit, non sans une inconsciente fierté filiale quand elle rencontre l’un ou l’autre officier, de la ville européenne à la pittoresque ville indigène où les femmes et les enfants se précipitent sur elle pour lui baiser les mains.
— Comme tu es populaire, Isabelle !
— On l’est facilement, avec un peu de bonté.
Et il songe : « Tous ces baisers sur les mains, donnés par de pauvres gens soulagés de leurs misères, n’ont-ils pas effacé la trace qu’elle est seule à voir ? Pourquoi ne fait-elle pas ce rapprochement ? Pourquoi m’a-t-elle montré ses mains ? »
Elle ne les cache pas, elle ne les retire pas, elle les laisse prendre. Peut-être est-ce en effet sa manière de les laver ? Peut-être ces humbles caresses ont-elles plus de force purificatrice que tous les parfums de l’Arabie ?
Elle emmène son père dans l’une ou l’autre douïra où parfois l’hospitalité est exercée par des négresses escortées d’une nuée de négrillons.
— On se croirait au Soudan, s’étonne-t-il en touchant la tignasse crépelue de l’un de ces gosses familiers.
— Oui, la race noire remonte du Sud. Elle est très prolifique.
Dans le méllah, ils deviennent la proie des grosses Juives trop odorantes dont les filles exhibent une éphémère beauté et dont les enfants en bas âge accentuent les traits distinctifs jusqu’à l’exagération.
— Le mariage ne les mêle pas aux Berbères et aux noirs ? s’informe-t-il.
— Jamais.
Comme ils passent devant la monumentale Kasba aux murailles crénelées, aux énormes tours carrées :
— Quelle est cette forteresse ? demande-t-il à sa fille.
— Le château du Glaoui. Peut-être vous invitera-t-il à une diffa, comme un grand personnage que vous êtes.
— Mais je ne suis rien, Isabelle. J’aurais pu être, et c’est cela qui est triste.
Il mesure sa vie incomplète et ne s’y attarde pas. Déjà, en présence de la haute masse de pierre, elle se souvient :
— C’est là, père, que j’ai retrouvé le plaisir de vivre. En vain ai-je résisté, puisque je n’y ai plus droit. Après le repas, les femmes du ksar, en robes magnifiques, ont dansé l’haouach autour d’un grand feu de palmes séchées. On ne voit pas chez nous de si beaux spectacles.
Il est content qu’elle évoque ces souvenirs de joie. Comme ils reviennent par le camp d’aviation, ils rencontrent Odile Millaud qui promène son fils. Isabelle lui présente le comte de Foix.
— Votre père ? dit la jeune femme. Alors, Monsieur, vous venez nous la prendre.
— Elle ne veut plus s’en aller.
— Oh ! oui. Laissez-la-nous. Ici, nous l’aimons tous. Moi surtout.
Et sur ce : moi surtout, elle rougit comme si elle venait de dire un mensonge, car elle a tout à coup pensé à Jean de Brède dont sa finesse a deviné le sentiment. Et puis elle les invite chez elle :
— Une petite maison de rien du tout.
— Un palais pour moi, Madame. Croyez-vous que je sois indifférent à ce que je vois ici ?
— Nous avons déjà tous admiré votre avion. Votre pilote nous en a fait les honneurs. Mon mari est venu me chercher pour me le montrer. Nous n’en avons pas encore de pareils dans l’armée.
— Et nous avons failli rester sur l’Atlas.
— Comme votre fille. Mais il paraît que vous étiez trop chargés. Et chargés à cause de nous.
Mais voici que, dans cette cordiale conversation, Isabelle donne des signes d’impatience, presque de détresse. Mme Millaud s’en est-elle doutée ? Elle a brusqué, mais gentiment, les adieux après les avoir priés pour le lendemain.
— J’inviterai, ajoute-t-elle en s’en allant, le colonel Hugard, le capitaine Didier et le lieutenant de Brède.
Elle est partie sur ce nom. L’a-t-elle prononcé par une malice dont elle n’est pas exempte, ou parce qu’elle a distingué la silhouette de l’officier qu’Isabelle a reconnu avant elle ? Déjà il s’approche du groupe.
— C’est lui, a le temps d’observer le comte de Foix. Je l’ai reconnu.
— Vous l’avez reconnu ?
— Oui, sur ton visage qui a changé. Ma chère fille n’est pas encore bien maîtresse d’elle-même. Silence : il vient à nous.
En effet, Jean de Brède, saluant la jeune fille, lui demande de le présenter à son père dont il a su l’arrivée par le bruit fait au camp d’aviation autour du nouvel appareil. Après les salutations, il aborde avec franchise le sujet qui seul l’occupe et demande au comte de Foix de le recevoir le plus tôt possible. Rien n’est plus clair : il va droit au but. Rendez-vous est pris pour l’après-midi, dans l’appartement mis à la disposition de son hôte par le colonel Hugard. Après qu’il s’est éloigné, comme Isabelle se tait, son père se décide à rompre le silence :
— Je comprends ton choix.
Mais elle se rebiffe.
— Je n’ai pas choisi. Il s’est imposé. Il n’y a que lui. Je ne veux pas le revoir. Emmenez-moi dans votre avion, père, tout de suite, avant qu’il vienne. Je vous en conjure. Ce serait mieux ainsi. Emmenez-moi.
— Tout à l’heure, tu voulais lui parler, tout lui dire.
— Je ne le veux plus maintenant. J’ai honte. Emmenez-moi.
Il la prend par le bras, affectueusement.
— C’est le moment d’avoir du courage, petite. Puisque tu désirais te livrer à la justice et que je t’en ai empêchée, cette fois j’accepte, je t’autorise à tout avouer. Je serai là. Je parlerai.
— Je n’ai plus de courage, père, et j’ai honte. Ne me condamnez pas à cet aveu en sa présence.
— Maintenant c’est moi qui l’exige.
— Comme vous êtes cruel ! Des juges, ce n’était rien. Mais lui !
Il ne répond pas. Il la tient serrée contre lui. Elle ne peut apercevoir son sourire, car elle marche tête baissée, comme une malheureuse, comme une condamnée.
Jean de Brède, à l’heure fixée, se présente. Il préférerait se trouver en face du père d’Isabelle, seul à seul. La présence de la jeune fille le gênerait après les dernières paroles, les supplications qu’elle lui a adressées. Mais elle est là contractée, raidie, hostile. Eh bien ! il les affrontera tous les deux. Il n’est pas homme à hésiter une seconde en présence des événements contraires :
— Monsieur, dit-il immédiatement, je ne sais si votre fille vous a informé de la démarche que je viens faire auprès de vous. Elle en connaît le but. Ce but, elle l’écarte. J’aurais dû me soumettre à son refus, si je n’avais surpris ou imaginé dans ce refus des réticences qui m’ont laissé un vague espoir. On se bat pour un vague espoir. C’est toute l’explication de ma visite. Je viens malgré elle vous demander la main de Mlle Régine, de Mlle Isabelle.
Celle-ci, d’un geste d’automate, retire ses mains, les cache derrière elle, puis les laisse pendre le long de son corps.
Le comte de Foix s’attendait à cette franchise. Ne doit-il pas sans retard composer pour la suite de l’entretien une atmosphère de sympathie et de cordialité, puisque l’avenir de sa fille en va dépendre ? Il connaît la famille de M. de Brède. Il sait par le colonel Hugard son passé militaire au Maroc. Sa démarche ne peut être que flatteuse et agréable. Les obstacles ne viennent pas de là.
— Mais d’où viennent-ils ? interroge le lieutenant.
— Je vous le dirai. Donnez-moi auparavant votre parole de ne jamais révéler à personne ce que vous allez entendre, quoi qu’il arrive.
Jean de Brède va consentir au serment, et même lever la main avec solennité, quand tout à coup il s’arrête :
— Non, Monsieur, je ne veux rien entendre. J’ai appartenu à la Légion : on y a droit au secret. Je sollicite de vous seulement l’autorisation d’interroger votre fille sur cela seul qui peut m’atteindre, et devant vous, puisqu’elle ne peut rien vous apprendre et que vous êtes d’accord avec elle.
— Soit.
Le jeune homme se tourne vers la jeune fille toujours raidie et contractée :
— Mademoiselle, ne me répondez que par oui ou par non. Vous comprenez bien que je ne veux ni vous blesser, ni vous torturer, ni vous imposer la moindre contrainte. Vous m’avez dit que vous n’étiez pas libre, que vous ne pouviez pas être ma femme. Est-ce à cause d’un autre ?
Elle secoue la tête et répond presque à voix basse :
— Oh ! non.
— Votre fiancé de Genève vous est-il cher encore ?
— Non, non.
— Excusez-moi d’aller plus loin. Pardonnez-moi, je vous en supplie. Mais vous m’avez repoussé l’autre soir au tennis avec tant d’énergie, avec tant de violence, que je me suis beaucoup tourmenté, que j’ai fait d’atroces suppositions, dégradantes pour moi. Vous n’avez jamais… aimé personne. Je veux dire – il faut pourtant que j’ose parler, tant vous m’avez effrayé par votre peur – vous n’avez jamais… dans le monde, il y a des passions, des compromissions, des intrigues, des séductions auxquelles une jeune fille, une enfant peut se laisser prendre… par ignorance… par faiblesse…
Elle fixe sur lui ses yeux agrandis, ses yeux douloureux :
— Oh ! Jean, comment pouvez-vous croire ?
Jean : elle l’a appelé Jean. Et quelle révolte d’un être intact contre l’injustice de cette supposition !
— Alors, déclare-t-il, c’est fini. Je n’ai plus rien à savoir. N’est-ce pas, Monsieur, vous n’allez pas me refuser la main de votre fille ?
M. de Foix, si difficile à étonner, à éblouir, se lève et vient à lui :
— Je ne vous la refuse pas. Moi, je vous la donne de grand cœur. Vous avez raison. Il n’y a rien de plus à dire.
Jean s’approche de la jeune fille, le sourire aux lèvres :
— Alors ?
Celle-ci met les mains en avant pour l’écarter :
— Père, vous me torturez. Vous m’avez promis de tout lui révéler.
— Mais puisqu’il ne veut rien entendre.
— C’est moi, alors, qui parlerai.
— Non, non, et non, riposte Jean presque gaiement. Et pour l’amour de Dieu, ou plutôt pour un autre amour, faites une autre figure, Isabelle. Faites une figure de fiancée.
— Je ne puis pas être votre fiancée.
— Vous avez des scrupules absurdes. Puisque votre père et moi nous avons mis fin à l’entretien, vous n’avez plus qu’à dire oui à votre tour. Ouvrez cette bouche et dites oui. Vous avez l’air de ces poupées dont le ressort est cassé et qui ne peuvent plus parler.
— Oui, mon ressort est cassé. Père, je vous en conjure…
— Laisse-toi donc vivre, petite fille.
Mais, décidée, elle se détourne de son père, vient à Jean et, comme si elle était en état d’extase ou d’hypnose, lui déclare :
— Je ne puis pas être votre femme parce que j’ai tué. Entendez-vous. Cette main que vous me demandez est pleine de sang : elle a donné la mort. Vous comprenez maintenant.
Elle a cru déchaîner la foudre, et Jean de Brède ne paraît pas foudroyé le moins du monde. Il a même l’air de ne pas prendre au sérieux l’aveu tragique.
— Eh bien, quoi ? dit-il enfin. Moi aussi, j’ai tué.
Cette réplique est si singulière et inattendue qu’Isabelle en est stupéfaite et que l’ironique sourire reparaît au coin des lèvres du comte de Foix. C’est ainsi que le jeune homme entend mêler son sort à celui de sa fiancée qui déjà repousse cet accès de générosité :
— Vous, c’était dans la guerre. Ne vous moquez pas, Jean : ce n’est pas l’heure.
— Mais je n’ai pas l’intention de railler. Je ne suis pas si sot que vous le supposez, méchante Isabelle. Je devine bien que si vous avez tué ce ne peut être sans raison. Ou il s’agit d’une mort involontaire, quelque maladroit que vous aurez écrasé avec votre auto, qui vous laisse un regret disproportionné. Ou vous avez agi parce que vous étiez provoquée, pour vous défendre. Puisque je vous fais crédit, n’en parlons plus. Tout à l’heure vous étiez indignée de mon doute, et maintenant vous n’admettez pas ma foi en vous.
— Écoutez-moi.
— Non, je ne vous écoute plus. Nous avons tous les deux versé le sang, en des circonstances différentes si vous voulez. Même si vous étiez coupable, je ne cesserais pas de croire en vous.
Elle n’avait pas imaginé qu’elle se heurterait au refus de l’entendre. Elle n’avait pas imaginé qu’elle était aimée ainsi. Cet amour inconnu, si jeune et si fort, lui verse dans les veines une chaleur, un délice, un vertige. Elle se sent légère, aérienne, heureuse. Jamais elle n’a éprouvé une pareille ivresse. Et précisément parce qu’elle est comme soulevée au-dessus d’elle-même, elle ne peut accepter la moindre tricherie dans un sentiment tout à coup devenu si merveilleux. Elle répondra à tant de confiance par la vérité.
— Non, dit-elle, si vous m’aimez, Jean, il faut avoir le courage d’entendre ma confession.
— Confessez-vous à un prêtre : c’est son métier, ce n’est pas le mien. Moi, je vous donne l’absolution.
— Ne la donnez pas avant. Après, vous jugerez. Mon père va tout vous dire et s’il se tait ce sera moi.
Jean de Brède la supplie une fois encore de garder le silence. Elle le contraint à s’incliner devant sa décision. Son acceptation ne peut être qu’à ce prix. Il faut qu’il la connaisse avant de s’obstiner dans une demande impossible.
— Impossible ?
— À coup sûr. Jugez.
Le comte de Foix doit céder à ses instances. Il explique à l’officier qui le sait déjà ce jeu apporté d’Amérique, appelé murder-party et qui consiste à simuler le meurtre de l’un des convives, les autres étant chargés de découvrir le meurtrier et le mobile du crime. À la soirée donnée au château de Crevin près de Genève, au commencement du mois de septembre précédent, deux victimes avaient été désignées. La première était Mme Aisery, la femme du directeur de la ligne aérienne Paris-Bagdad : on la trouvait dans la chambre de Mme de Foix, avec une blessure au côté provenant d’une balle de revolver. L’arme n’était pas retrouvée et l’assassinée, après s’être prêtée de la meilleure grâce du monde à la fausse tragédie, se relevait du divan où elle gisait et se mêlait aux autres spectateurs. Tandis que l’autre victime, Clarisse Villevert, la célèbre vedette de cinéma, était censée avoir reçu la mort dans la chambre d’Isabelle, sur le lit de la jeune fille. Quand les invités avaient pénétré dans la pièce, ils avaient été surpris de l’art accompli, impressionnant avec lequel la star jouait son rôle. Mais, le drame terminé, c’est en vain qu’on avait prié celle-ci de se relever et de venir prendre part aux conversations. Elle était réellement morte, d’une balle au cœur tirée à bout portant.
Que s’était-il passé ? Le suicide ne pouvait faire le moindre doute. Le docteur Dominant, médecin réputé pour les maladies nerveuses spécialement chez les femmes, avait presque annoncé le fatal dénouement. Pendant tout le dîner, voisin de table de Mlle Villevert, il avait relevé un à un les symptômes les plus inquiétants de la mélancolie anxieuse, au point qu’il avait proposé une retraite dans sa clinique à la comédienne qui l’avait repoussé. La position du bras et de l’arme achevait de vérifier l’hypothèse. Aussi le permis d’inhumer avait-il été accordé immédiatement, et le corps de la malheureuse ramené à Genève dans la nuit.
— Tout est fini par là, conclut Jean de Brède impatient.
— En apparence, oui, continue M. de Foix. Mais, en réalité, Clarisse Villevert ne s’était pas tuée, elle avait été tuée.
— Par moi, achève Isabelle.
— Attends donc avant de t’accuser, reprend son père. J’ai promis de ne rien omettre. Voici exactement ce qui s’était passé. Isabelle, à la fin du dîner donné dans la clairière où Lassalle fut blessé mortellement en duel, avait surpris les fragments d’un dialogue échangé entre Clarisse Villevert et Georges d’Aigues, son fiancé. Elle avait commencé de s’inquiéter. Cependant elle-même devait conduire, pour le drame fictif, la star dans sa chambre. Au lieu de s’éloigner, elle se cacha dans le cabinet de toilette.
— Comme une espionne, intervient la jeune fille.
— Ne m’interromps pas. Elle voulait savoir à quoi s’en tenir sur ce fiancé que je lui avais déconseillé. Elle ne tarda pas à être fixée. Georges d’Aigues rejoignit en effet la comédienne dans la chambre d’Isabelle. Une scène violente éclata entre eux tandis que la murder-party commençait de se jouer dans l’autre aile du château, autour de Mme Aisery, la première victime. Ma fille, à leur tutoiement et à leurs propos, ne put ignorer le lien qui les unissait. Il avait été convenu entre eux que Georges d’Aigues épouserait ma fille pour s’emparer de sa dot et continuer d’entretenir une maîtresse magnifique et dépensière. Mais le marché spécifiait que la femme légitime était laide et sans agrément, et Mlle Villevert avait constaté avec dépit le charme d’Isabelle. Elle exigeait une rupture. Il invoquait ses engagements financiers. Bref, le plus immonde marchandage.
— Et Isabelle a tiré dans le tas, conclut Jean de Brède qui sans retard affirme sa partialité.
— Non, non, attendez. Elle n’était pas armée encore. Ce n’est pas tout. Cette fille et ce monsieur, par un raffinement de perversité, se sont donné rendez-vous le jour même des noces. Puis M. d’Aigues est parti de la chambre, réconcilié avec sa maîtresse. C’est alors qu’Isabelle a soulevé la tenture, s’est trouvée en face de Mlle Villevert. Elle a voulu la chasser. Mlle Villevert l’a insultée, lui a jeté à la figure sa liaison avec M. d’Aigues, sa liaison précédente…
— Assez, père.
— J’ai promis de tout dire. Sa liaison précédente avec moi. Et encore, ce que tu as fini par m’avouer plus tard, ce que je t’ai arraché, des ordures sur ta mère. Je suis entré à ce moment. Tu savais que j’avais un revolver dans la poche de mon smoking, à cause des rôdeurs dans la clairière. Tu l’as pris, et dans la colère et le dégoût, d’un seul geste tu as tiré de tout près. Elle n’a plus bougé. Voilà.
À cette fin brusquée succède le silence. La mort a passé. Mais Jean de Brède l’a déjà vue passer. Il s’approche d’Isabelle et avant qu’elle ait eu le temps de s’en défendre il s’est emparé de sa main droite et l’a portée à ses lèvres.
— Et voilà ! répète-t-il.
Isabelle la retire, mais doucement, et doucement secoue la tête :
— Non, Jean, vous n’avez pas compris.
— J’ai très bien compris. Cette femme ne s’est pas contentée de vous prendre votre fiancé. Elle vous a frappée la première avec l’insulte jetée à votre père et à votre mère. Vous étiez en état de légitime défense.
— Tu vois bien, petite fille, approuve le comte de Foix. Je t’avais prévenue : il t’acquitte. C’est le second acquittement. Le mien était moins complet, puisque j’ai accepté ton départ, ta réparation. Accepte-le donc et ne regarde plus en arrière.
Mais elle s’agite toujours désespérément :
— Vous ne voulez pas comprendre. À la Cour d’assises, il est probable qu’un avocat m’aurait défendue comme vous le faites. Il est possible même qu’on m’eût acquittée. Mais tout cela est mensonge.
— Mensonge ?
— Oui, mensonge. Ah ! je me connais mieux que vous, moi qui vis avec mon crime depuis tant de mois, depuis tant de jours ! Ne croyez-vous pas que j’aie cherché à m’absoudre, moi aussi ? Et surtout quand j’ai commencé de me rendre compte…
Elle s’arrête, et Jean de Brède, anxieux, la prie d’achever :
— De me rendre compte que je ne vous étais pas indifférente. Alors j’ai voulu oublier, et je n’ai pas pu. Cela ne s’est pas passé comme on le raconte. Ou plutôt, on raconte le dehors, pas le dedans. Qu’est-ce que cette femme avait fait ? Elle me prenait ma place dans la vie, dans le cœur de M. Georges d’Aigues. Je n’avais qu’à la lui rendre. Elle me sauvait d’un misérable. Je m’étais fiancée trop vite, sans savoir, contre votre gré, père. Elle me protégeait.
— Sans le vouloir. Ne lui prête donc pas un rôle qu’elle n’a pas joué.
— Elle jetait de la boue sur mon père et sur ma mère. Cette boue ne salissait que les mains qui la jetaient. Elle ne pouvait atteindre, elle ne devait pas atteindre mes parents. J’étais chez moi. Je n’avais qu’à mettre cette femme à la porte. Tandis que… tandis que j’ai supprimé sa vie. Sa vie, comprenez-vous. Est-ce que nous connaissons seulement sa vie ? Il y a peut-être autre chose dans sa vie. Il y a peut-être de bonnes actions. Il y avait surtout de l’espace pour en faire. Il y avait peut-être du bonheur, de la joie, de l’amour. De l’amour, elle était assez belle pour en inspirer, assez jeune pour le ressentir, et cela aurait pu la changer. Supprimer d’un coup sa beauté et tout ce qui pouvait éclore en elle, ou qui peut-être y était déjà, bonté, tendresse, générosité, je ne sais pas, moi, c’est cela qui est horrible, c’est cela qui est impardonnable. Tuer, on ne doit pas tuer. Celui qui tue doit être frappé.
Son père et Jean de Brède sont atterrés d’un réquisitoire qui se sert du possible et de l’inconnu pour en charger le geste meurtrier. Le premier intervient pour l’arracher à cette obsession :
— Mon enfant, nous ne sommes que des hommes et nous ne pouvons pas accabler le présent avec le mystère de l’avenir. Et si, au contraire, cette Clarisse Villevert avait accumulé toutes les possibilités de malfaisance ? Elle en avait montré les symptômes. Laissons ces hypothèses. Tu as agi sans réflexion, pour voler au secours de tes parents bafoués, pour défendre tes fiançailles piétinées et salies. Il n’y a rien d’autre. Ne complique pas.
— Il y a une vie supprimée. Ah ! je n’ai découvert mon crime qu’après l’avoir commis. Il m’a poursuivie, il me poursuit partout. Dans chaque mot je voyais une allusion, dans chaque regard une accusation, et dans chacune de mes démarches le vol d’une sympathie ou l’escroquerie d’une amitié. Pendant quelque temps je m’attendais à être arrêtée. J’ai presque souhaité de l’être. Maintenant c’est en moi que je porte ma peur. Je me reproche de me plaire ici, de vivre et la pensée du bonheur me déchire.
Jean qui l’écoute garde le silence. Il l’approuve, il la condamne sans nul doute. Mais non, il vient à elle :
— Vous avez raison, Isabelle. Nous ne voyons pas très clair dans ce que nous faisons. Notre faute, c’est notre absence de réflexion. La mienne est plus lourde que la vôtre.
— La vôtre, Jean ?
— Oui, pendant que vous vous accusiez, je faisais mon examen de conscience, moi aussi. Moi aussi, j’ai commis une sorte de meurtre.
— Vous, allons donc !
— Écoutez-moi. J’ai été envoyé, il y a trois ans, à l’un de nos postes les plus avancés. J’ai emmené une petite Berbère, du nom de R’Keia, que j’avais achetée à ses parents. Ce sont des mœurs admises, vous le savez. R’Keia est devenue mère. Quand j’ai changé de poste, je l’ai renvoyée dans sa tribu avec une somme d’argent et avec l’enfant. Pensez-vous que j’avais le droit d’abandonner ma chair ? Quel avenir ai-je préparé à ce petit être de mon sang ? Je n’y avais guère pensé. En vous écoutant vous accuser, j’y ai pensé tout à coup. Les hommes, ce n’est pas très beau, Isabelle. Les femmes qui les épousent ne connaissent pas, la plupart du temps, les tristesses de leur passé. Elles les épousent tout de même. Et quand il y a un peu d’amour, sa lumière brille dans ces ténèbres. Nous avons la chance, tous deux, de commencer par chasser les ombres. Nous nous connaîtrons mieux et je vous demande, Isabelle, de m’accepter comme je vous accepte.
— Non, non, vous êtes trop généreux. Je ne veux pas.
— Il n’y a pas de générosité chez moi, je vous jure. Il n’y a que de la confiance, et autre chose encore que vous savez bien. Et puis, est-ce que je vous promets une vie paisible et facile ? Je n’ai pas l’intention de quitter le Maroc. Les postes les plus perdus m’attirent, ceux qui sont au bord des tribus insoumises. S’il y a des intempéries à supporter, si l’on manque de confort, si le danger est proche, refuserez-vous de m’accompagner ? Vous cherchez des occasions de dévouement : je vous en offre.
— Oh ! ne me tentez pas. Ne me tentez plus. Ce sont des occasions de bonheur et je n’y ai plus droit.
— C’est le risque et c’est la peine. Venez.
— Avec vous je ne rencontrerai ni risque ni peine.
— Ne vous souvenez-vous donc plus de cette journée où Odile Millaud a prié pour son mari perdu ? Si je disparaissais, ne seriez-vous pas là pour prier et m’attendre ?
— Ne m’appelez pas, Jean, avec des mots pareils.
— Je vous appelle au contraire, pour tout le courage qui est en vous. Tout le monde a besoin de se racheter, vous comme moi, moi comme vous. Venez.
Il lui a pris les mains presque de force, il l’a tirée à lui, et comme il est plus grand qu’elle, bien qu’elle soit grande, il appuie la tête de la jeune fille contre son épaule :
— Là, je vous tiens, Isabelle, je ne vous laisse plus partir.
Le soleil couchant entre à flots par la fenêtre ouverte. Mais le comte de Foix, jugeant sa présence inutile, s’est éclipsé sans bruit pour aller respirer le grand air, fumer un cigare et se promener d’un pas devenu léger.
La comtesse de Foix a pris possession de Marrakech à la façon d’un sultan ou d’un résident général. Elle a commencé par s’emparer de l’hôtel de la Mamounia, mélange d’architecture arabe et de confort moderne, construit dans les jardins des princes saadiens et entouré d’oliviers et d’orangers, et dont les terrasses donnent sur le quartier de la Kasba et sur la chaîne de l’Atlas : au coucher du soleil, c’est la féerie orientale. De là, elle rayonne dans son automobile qu’elle a transportée sur le bateau, méprisant, bien à tort, les victorias à deux chevaux dont la vieille ville marocaine a gardé le privilège, à travers les quartiers indigènes, ou jusqu’aux bassins de l’Aguedal et de la Menara cachés dans leurs enclos d’arbres fruitiers, figuiers, grenadiers, abricotiers, pruniers, poiriers, mais, comme l’a écrit Isabelle à son père, « le feuillage clair et pâle des oliviers y domine, et les oranges y abondent », les oranges qui font de Marrakech, avec son horizon de montagnes blanches, une oasis de neige et d’or.
Son escorte masculine se compose du plus aimable des académiciens, l’auteur dramatique Pierre Bussy à qui l’âge n’a apporté qu’un peu de mélancolie amoureuse avec un soupçon de poudre de riz sur les cheveux, et du médecin attitré des belles neurasthéniques, le docteur Dominant à qui son nom convient à merveille, car son influence ne tient guère qu’à son commandement : il se montre impitoyable envers ses clientes, et celles-ci, choisies dans une classe où leur caprice est la règle, se transforment en esclaves à sa voix par goût du changement ou lassitude d’être choyées ; par surcroît, n’étant plus contrarié par personne, il a contracté des habitudes d’absolutisme et n’accepte plus dans ses diagnostics et ses traitements aucune contradiction. Nulle force au monde ne le ferait revenir en arrière ni modifier un avis, et par exemple au sujet du suicide de Clarisse Villevert dont il a garanti l’authenticité et qu’il avait prévu.
L’escorte féminine est un peu plus considérable, du moins par le nombre. Mrs Harriett Rowsell est cette romancière écossaise qui maintient à travers le nouveau réalisme de la littérature féminine en Angleterre l’élégante tradition victorienne, pomponnée d’un romantisme inoffensif qui tintinnabule dans ses ouvrages comme un collier de grelots au cou d’une mule au pied sûr et lent. Elle n’a pu, cette fois, entraîner dans son sillage son flirt de trente-trois années, Sir Brian Daffodil au nom de fleur, professeur d’esthétique à Oxford et disciple de Ruskin qui, rajeuni par la religion de la beauté, lui préfère sa plus jeune élève, et de cet abandon elle emporte à travers le monde une tristesse sentimentale qui s’accommode du changement de lieux. La fille de l’ambassadeur de France à Berne, Claire de Maur, qui a le cœur en deuil, dissimule au contraire sa peine qui la rend plus apte à deviner celle des autres et l’a ainsi rapprochée de Mme Aisery. Grace Aisery a été cueillie à Casablanca où elle a passé l’hiver avec son mari qui installe tout un réseau aérien dans l’Afrique du Nord. La comtesse de Foix a beaucoup insisté pour l’emmener à Marrakech, car elle aime les visages connus quand elle visite des pays nouveaux.
— Et ce cher M. d’Aubré ? s’est-elle informée sans beaucoup de tact – mais le tact lui a toujours manqué – ne viendra-t-il pas vous voir au Maroc ?
— Je ne crois pas. Il est nommé ministre dans l’Amérique du Sud.
— J’avais invité aussi lord Musgrave. Savez-vous, mademoiselle Claire, où il est en ce moment ?
— Il est reparti pour les Indes.
— Quelle chance ont ces grands voyageurs !
Puis elle ajoute aimablement :
— Mais comment consentent-ils à voyager quand de beaux yeux les devraient retenir ?
Elle a donc promené sa troupe en automobile autour des rouges remparts, au pied de la mosquée de la Koutoubia dont la tour est la sœur aînée de la Giralda de Séville et de la tour Hassane de Rabat et peut-être la plus belle des trois, au bord de la Djema El Fna, qui est l’ancienne place des exécutions et le cœur de la cité, à la fois marché, promenoir et cirque, où s’agitent les musiciens, les danseurs, les conteurs et les charmeurs de serpents, au palais de la Bahia qu’on ne peut aborder en voiture à cause de la rue trop étroite, au Mellah parmi les juifs, et jusque dans les souks où marchands et chalands, dérangés par le bruit du moteur, le glapissement de la sirène et la largeur du véhicule, s’entendent pour maudire l’étranger dans une langue heureusement ignorée de celui-ci. Elle a traîné ses hôtes à toute allure à travers les trois enclos successifs de l’Aguedal, jardins du rêve créés par les Almohades dès le douzième siècle et chers aux princes saadiens et les a conduits jusqu’à la Menara, petit pavillon ou folie au bord d’un bassin entouré d’oliviers. En un jour elle leur a tout montré. En un jour elle a épuisé Marrakech, comme elle eût épuisé Fez, Tunis ou Le Caire. Après quoi, elle organise une fête à la Mamounia.
— Encore une murder-party ? a demandé Grace Aisery. Mais cette fois je ne joue plus à la mort.
— Non, non, plus de murder-party. Cela ne m’a pas réussi. Vous rappelez-vous l’inconvenance de cette star ? Mais Pierre Bussy pourrait nous écrire un à-propos. Vous refusez, cher ami ? Je le lis dans vos yeux malicieux. Je me suis déjà informée : il n’y a pas ici de troupe de comédie. Mais je pourrai louer un film pour corser mon programme. Et j’inviterai El Hadj Thami Glaoui. Vous voyez : j’ai déjà retenu son nom.
Au dîner du soir, elle descend en grande toilette rouge :
— J’ai choisi cette couleur, explique-t-elle, pour être en harmonie avec Marrakech. Chaque ville a sa nuance. Au Levant que j’ai visité, Damas est vieux rose, Alep rousse, et Jérusalem ocre ou terre de Sienne. Rabat et Salé, où nous sommes allés de Casablanca, sont blanches comme Alger. Or Marrakech est rouge.
Elle est d’humeur joyeuse. Elle a acheté des serpents qu’elle a confiés à sa femme de chambre interdite et elle a reçu des nouvelles de son mari et de sa fille :
— Ils vont arriver. Ils arrivent. Ma fête sera une fête de fiançailles.
— De fiançailles ? s’étonne Grace Aisery qui en est restée aux fiançailles avec Georges d’Aigues à Genève.
— De fiançailles ? répète Claire de Maur qui en est à la rupture et au chagrin.
— De fiançailles ? reprend Mrs Rowsell enchantée d’être mêlée, même accessoirement, à une aventure sentimentale.
Le docteur Dominant commence un cours :
— La période des fiançailles est la cause de nombre de détraquements nerveux. Elle ne saurait être prolongée sans porter préjudice aux santés précaires, aux organismes délabrés. Elle ne convient pas davantage aux gens bien portants. Il conviendrait de la réduire ou de la supprimer.
— Mais, docteur, proteste l’auteur dramatique, on ne saurait livrer de but en blanc une jeune fille à un inconnu.
— Plus on se voit, moins on se connaît. Prenez tous les gens mariés. Dans tous les cas il convient d’administrer aux fiancés une alimentation spéciale, composée de fruits cuits et de légumes crus.
— Et dans quel but ?
— Pour les préparer à la procréation.
— Et pourquoi pas, interroge Grace Aisery qui aime le rire, des légumes cuits et des fruits crus ?
— À cause des vitamines, Madame. Elles disparaissent à la cuisson. Et si j’autorise des fruits cuits, c’est à cause de la digestion qui s’en trouve facilitée.
La comtesse de Foix est agacée de cet accaparement de la conversation par le docteur Dominant quand elle annonçait une grande nouvelle :
— Laissez-nous tranquille avec vos régimes : vous n’en observez aucun.
— Parce que je suis au-dessus de tous les ébranlements nerveux.
Mais ces dames reviennent en hâte au sujet essentiel :
— À qui s’est donc fiancée Isabelle ?
— Un charmant garçon, un officier des Affaires indigènes, et par surcroît, heureusement, un beau nom de France et une belle fortune, le lieutenant comte Jean de Brède.
Elle lui donne tous ses titres, sans être sûre du dernier. Le héros d’Aït Ouïrak, le commandant du poste d’Agdz, s’il s’entendait qualifier de charmant garçon, serait capable d’entrer en fureur. Déjà sa future belle-mère donne des détails :
— Je savais bien que cette retraite au désert ne s’éterniserait pas. Isabelle avait été bouleversée par la mort violente de cette Clarisse Villevert dans sa chambre et sur son lit.
— Un suicide inévitable, précise le docteur.
— Et puis, n’est-ce pas ? ce M. Georges d’Aigues ne lui pouvait plus convenir après la découverte.
— Quelle découverte ?
— Eh bien ! il était lié avec la demoiselle et n’avait pas rompu.
— Elle était morte, intervient encore le docteur Dominant. C’est la meilleure des ruptures. C’est même la seule.
— Isabelle ne s’en est pas contentée. Elle a voulu partir, s’exiler, jouer un rôle d’infirmière. Elle a toujours aimé jouer des rôles dans la vie, excepté dans nos scénarios, n’est-ce pas, monsieur Bussy ?
— Elle goûte peu le théâtre et préfère sans doute le cinéma.
— Enfin, achève d’expliquer Mme de Foix, mon mari est parti en avion pour aller la chercher. Vous savez qu’elle ne s’était pas contentée d’une ville confortable au Maroc, ainsi que je le lui avais conseillé ? Une ville confortable et accessible, comme Rabat, Casablanca ou cette rouge Marrakech où nous sommes. Elle avait voulu franchir l’Atlas, gagner des territoires dangereux, à peine soumis, être une espèce d’exploratrice avec des médicaments. Alors elle s’était installée dans une oasis de l’Ouarzazat – un nom que j’ai eu beaucoup de peine à retenir. C’est là qu’elle a rencontré son officier. Une idylle dans le désert. Deux pigeons parmi les tigres. Au fait, non, il n’y a pas de tigres, tout au plus des panthères. Enfin mon mari les ramène.
— En avion ?
— Non, son avion est en panne. En automobile. Les cols de l’Atlas sont praticables. Ils arriveront ce soir. Et demain, nous célébrerons ici la fête des fiançailles sous l’œil bienveillant du Glaoui qui a accepté mon invitation. Nous avons élaboré un programme avec M. l’académicien : des danses berbères, de la musique arabe, un charmeur de serpents et, pour finir, un film qu’on m’a recommandé, la Fille du désert, un film parlant. J’attends avec impatience le sorcier, parce que les serpents que je lui avais achetés sont sortis du panier et se promènent dans mon appartement dont la femme de chambre s’est enfuie, épouvantée, et dont j’ai fermé la porte à double tour. Il s’agit de rassembler cette troupe et de l’emmener. C’est dommage : j’aurais voulu, comme Cléopâtre, porter autour du cou et des bras quelques vipères en guise de bracelets et de colliers. Ces bijoux mouvants et chauds, ces bijoux vivants ne seraient-ils pas plus décoratifs que des diamants ou des perles ?
— Je préfère les perles, proteste Grace Aisery.
— Il paraît, continue la comtesse, qu’on les apprivoise à merveille et qu’elles ne sont que douceur et caresse.
— Qui donc ?
— Les vipères. Ah ! voici mon homme avec ses instruments. Elles aiment la musique. Je vous rends votre liberté.
Les invités se séparent au seuil de l’hôtel, chacun poursuivant un but différent, sauf Grace Aisery et Claire de Maur qui ne se sont pas confié leur peine, mais qui par une sûre intuition l’ont sentie l’une chez l’autre et prennent la même Victoria pour s’en aller à l’Aguedal propice aux rêves et aux mélancolies avec ses enclos d’oliviers et d’orangers et ses bassins où se baignèrent autrefois les sultanes.
Pierre Bussy s’arrête sur la Djema El Fna pour y suivre des yeux les récits de ses confrères, les conteurs. Des yeux seulement, puisqu’il ne comprend pas leur langue. Mais les yeux ne peuvent-ils suffire, tant est prodigieuse la mimique de ces poètes acteurs qui débitent les Mille et une nuits à des spectateurs extasiés et leur rendent sensibles avec des gestes et des expressions de visage, autant qu’avec les mots, des histoires de vengeances et d’enlèvements, de duperie et de volupté, de cruauté et de sorcellerie ? L’auditoire l’intéresse autant que le narrateur. Aucune salle de répétition générale ne lui a jamais offert un tel appétit de littérature.
Le docteur Dominant s’est mis à la recherche de quelque tribu d’Aïssaouas pour assister à leurs contorsions. Mais on a mal compris sa curiosité et on l’a conduit chez des prostituées berbères qui lui ont offert du thé à la menthe et le plat le plus réputé : des sauterelles grillées. Il est entré dans une colère épouvantable et leur a jeté leurs sauterelles à la figure. Elles se sont enfuies, terrorisées, le prenant pour un vizir ou un policier et craignant pour leur vie plus encore que pour leur commerce. Un médecin arabe, mandé en hâte par une duègne vigilante, a prétendu l’enfermer pour folie furieuse. Mais il a reconnu un confrère. Ils se sont entendus pour purger la vieille et ils ont parcouru de concert les quartiers riches à la recherche d’une crise de nerfs et d’un harem susceptible d’être mis en état d’hypnose.
Mrs Harriett Rowsell s’est contentée de monter sur la terrasse du service des Affaires indigènes pour y attendre le coucher du soleil. De là on saisit l’ensemble de la Djema El Fna, tableau mobile aux teintes multicolores fournies par les djelabas, les tuniques, les turbans, les étoffes, les tapis, les oranges. C’est le grouillement incessant de la foule – peuple de la ville et caravanes innombrables venues de la montagne. Les cercles se nouent et se dénouent. Les voix et les instruments de musique retentissent. Les boniments et les disputes se mêlent. Tout l’éclat et le tumulte d’un Orient en effervescence sont là devant elle, à ses pieds. Mais voici que le soleil descend, va rejoindre le bord de l’horizon. La romancière, attentive, abandonne ce mouvement humain pour se livrer à la grande passion de sa vie : la nature. Elle suit la descente de l’astre d’or comme le départ d’un amant, mais la mélancolie du départ s’accompagne de la certitude du retour. C’est elle, un jour, qui manquera, sans le vouloir, au rendez-vous.
Claire de Maur et Grace Aisery sont entrées dans l’Aguedal dont le charme s’accroît d’enclos en enclos. L’Aguedal, gloire et douceur de Marrakech, entouré de murs, se compose de trois jardins successifs. Dans le palais qui est aujourd’hui changé en hôpital, et qui est d’une reconstruction récente, les princes saadiens avaient installé les sultanes afin de les laisser jouir des arbres et des eaux. Ce palais, dont le patio, avec ses mosaïques, ses vasques et ses fontaines, est une joie pour les yeux, fut habité aussi par le plus rude guerrier. Le colonel Mangin y installa son quartier général lors de la prise de Marrakech en septembre 1912. Ainsi a-t-il dû, comme les sultanes, entre deux attaques profiter de la verdure et du charme de l’Aguedal.
Les deux femmes ont recommandé au cocher de ne pas pousser les chevaux. Recommandation bien inutile : les chevaux de Marrakech se plaisent aux lentes promenades plus encore que les voyageurs. Leur pas léger ne s’entend pas sur les allées mal entretenues où le sable et les feuilles mortes décomposées de l’automne précédent font un tapis ouaté. Elles sont seules à cette heure, car le soir va venir. De la grande ville oubliée, elles ne peuvent apercevoir que la tour rouge de la Koutoubia.
La victoria s’arrête au bord du bassin principal. Il n’est pas de paysage complet sans le cours des eaux naturelles ou sans leur aménagement. Ce bassin reflète un groupe de palmiers élancés, des orangers et leurs fruits d’or. Une petite île porte un bouquet de fleurs rouges et deux ifs minuscules qu’elle semble offrir.
Le cocher a remis en marche son attelage paresseux, puisque ces dames ne veulent pas descendre. Pourquoi descendraient-elles ? Elles ne se parlent pas, elles goûtent la paix de ces mystérieux jardins presque abandonnés que traversent seulement les derniers rayons du soleil. L’Atlas, au loin, s’imprécise, prend une teinte diaphane. Sur l’or rouge du couchant, des palmiers découpent avec élégance leurs longs fûts sveltes et leurs gracieux bonnets de plumes. L’Aguedal se prépare à la paix nocturne.
Il faut rentrer. Grace Aisery, au bout de sa rêverie, demande à sa compagne, afin de rompre ce trop long silence qui est presque contraire aux bienséances :
— À quoi pensez-vous, Claire ?
— À rien. Et vous ?
— À rien.
Elles se taisent à nouveau. Et de nouveau, c’est Grace, toujours un peu malicieuse, qui commence :
— Vous êtes si triste. Ce rien peut faire bien mal.
— Et vous-même, chère amie, ce rien ne vous apporte pas de plaisir.
— C’est qu’il ressemble à tout, Claire.
— Oui, à tout.
— Et c’est qu’il est absent.
— Ah ! le vôtre aussi. Et pour toujours ?
— Pour toujours, non. Mais c’est la même chose.
— Moi, c’est pour toujours.
Elles n’ont plus rien à se dire. Mais elles se sont prises par la main. Un peu de chaleur humaine est douce à nos peines. On fait partie de la même équipe, on fait la guerre ensemble – cette guerre souterraine et secrète que mène la vie en nous et qui menace notre jeunesse, notre temps, nos amitiés, nos amours. On s’est compris à demi-mot. À quoi bon pénétrer plus avant dans le mystère d’une autre âme ? À quoi bon révéler le sien ?
Grace Aisery a reçu de M. d’Aubré, que tout Paris lui attribue pour amant et à qui elle s’est toujours refusée, une lettre à quoi elle n’a pas encore répondu. Elle ne sait pas ce qu’elle répondra. La décision qu’elle va prendre sera définitive et elle a précisément horreur du définitif. Elle se complaisait dans l’incertain et laissait à l’avenir le soin de choisir entre la prolongation de sa résistance et la constatation de sa faiblesse. M. d’Aubré, précédemment envoyé en mission dans l’Amérique du Sud – ce qui lui valut une absence de six mois déjà pénible à supporter, pour elle comme pour lui – vient d’être nommé ministre plénipotentiaire au Chili. C’est un bel avancement de carrière, mais c’est un éloignement qui peut durer très longtemps. C’est de toute évidence le dénouement d’une passion à qui, depuis tant d’années, elle impose des limites et qui, pourtant, lui est si chère bien qu’elle ait joué avec elle en ne cessant ni de se promettre ni de se refuser. À la longue, ces rencontres dans le monde, ces stations dans les thés à la mode, ces promenades à deux à Paris ou dans les environs, ce mélange d’amitié et d’amour, de confiance et de désir, lui ont composé une atmosphère de tendresse un peu dangereuse où elle s’est complu et qui lui est devenue nécessaire. Que deviendra-t-elle ainsi abandonnée ? Mais précisément M. d’Aubré n’est point décidé au départ. Il lui offre au contraire de donner sa démission afin de ne pas s’éloigner d’elle. Elle n’a qu’un mot à dire, et il s’inclinera. Il est prêt à lui réserver sa vie et il démissionnera sans regret. Cependant il n’y a dans sa lettre ni déclaration romantique, ni réclamation d’un engagement réciproque. Elle est chargée de tendresse et demeure néanmoins discrète et calme. Ce n’est pas en vain qu’on a passé tant d’années dans la diplomatie.
Que répondra Grace ? Une fois rentrée à l’hôtel, elle rédigera sa réponse. Dans les enclos de l’Aguedal elle ne savait pas ce qu’elle déciderait. Une femme ne doit pas entraver la carrière de celui qu’elle aime. Si M. d’Aubré abandonne son poste et se fixe à Paris, comment se refuserait-elle à lui désormais ? L’engager à ne pas partir pour l’Amérique, n’est-ce pas s’engager envers lui ? Elle le voudrait et ne le fera pas. Elle lui souhaite avec douceur, avec amitié, plus même qu’avec amitié un heureux voyage et l’assure que cette amitié lui demeurera fidèlement jusqu’à son retour, si lointain qu’il soit. Quand elle a terminé sa lettre, elle se sent oppressée. Quel sacrifice vient-elle d’accomplir ? Elle ne se doutait pas que ce serait si dur. Elle l’aimait donc et se plaisait à le tourmenter. Elle désirait de rester une honnête femme et de connaître cependant une belle passion. Elle s’était penchée sur l’abîme et, la tête solide, n’y était pas tombée. Pourquoi M. d’Aubré n’est-il pas venu en personne au lieu d’écrire ? S’il était venu en personne, elle ne l’aurait pas laissé partir. Ainsi connaît-elle sa faiblesse dans le moment qu’elle lui adresse le témoignage de sa volonté.
Pour Claire de Maur le malheur est irrémédiable. Son père a obtenu la parole de lord Musgrave et celui-ci a dû s’embarquer pour les Indes. Elle ne le reverra jamais. Jamais ils ne se reverront, mais ils s’aimeront toujours. La distance, ni les mers, ni le temps n’y peuvent rien. Seulement, pour supporter cette séparation, elle avait imaginé de rejoindre Isabelle de Foix au Sud marocain, au delà de l’Atlas et voici que son amie quitte l’hôpital de Taourirt, revient du Sud avec son fiancé. Irait-elle prendre sa place ? Ne serait-ce pas trop dur pour elle ? Moins dur que la vie de l’ambassade, entre sa mère sans cesse tracassée par les soucis domestiques, et son père attristé par ses amours et supportant mal sa présence. Le lendemain de la fête de fiançailles, elle partirait…
— Voulez-vous le volant, Isabelle ? a offert le lieutenant de Brède à sa fiancée au moment de quitter Taourirt de l’Ouarzazat pour Marrakech.
— Non, non, Jean, pour le retour c’est vous qui conduirez.
Ils ont dit adieu, ou plutôt au revoir, au colonel Hugard, à Odile et Pierre Millaud, au capitaine Malpas enfin revenu de ses préventions, au médecin-major Oudant qui regrette son infirmière, à toute la petite garnison qui se réjouit de leur bonheur, et les voilà embarqués, eux deux sur le siège de devant, le comte de Foix sur la banquette arrière. Plus d’une fois la jeune fille se retourne pour emporter la vision de l’oasis où elle s’est reprise à la vie.
Mais elle ne réussit à croire à sa chance que lorsqu’elle sent la présence de Jean. Dès qu’il est loin, elle doute et ne se reconnaît pas le droit d’être heureuse. Elle réclame à sa mémoire le spectacle de la vraie murder-party qui a terminé les macabres amusements du château de Crevin. Il n’est pas possible qu’elle ne soit pas frappée dans son cœur. Elle s’attend à être frappée. Qu’elle détourne du moins les coups de celui qui lui a rendu si généreusement l’espérance et qui la protège dès qu’il est là. Pourquoi ne peut-il pas être toujours là ?
À mesure que l’automobile attaque les pentes de l’Atlas, la fraîcheur saisit les voyageurs. Pourront-ils traverser la montagne ? Les thuyas et les chênes verts sont poudrés à frimas. Il y a des amas de neige dans les creux d’ombre. Mais le col Tichka est à peu près dégagé, sauf les bas côtés encore obstrués. L’Atlas est franchi et la descente commence sur Marrakech. Les oueds grossis opposent une dernière barrière. Mais voici les remparts rouges. Isabelle les voit se rapprocher sans plaisir. Elle vient de goûter des jours de paix à Taourirt entre son père et son fiancé. Tous les officiers se sont montrés pour eux si accueillants, si bons camarades. L’hôpital même l’a fêtée. Tandis qu’elle va retrouver les témoins de son passé. Il est entendu que son mariage sera célébré dans le plus bref délai et qu’elle accompagnera Jean au nouveau poste qui sera créé au delà d’Imiter, dans la direction du Ferkla. Elle a hâte d’être seule avec lui, pour tout oublier. Il n’y a que lui quand il est là, et les fantômes disparaissent.
L’auto s’arrête devant l’hôtel de la Mamounia : tout le monde est sorti et les trois voyageurs, sans se le dire, en éprouvent une impression de soulagement. Ils s’entendent si bien ensemble et ils redoutent l’intrusion des tiers. Isabelle a deviné tant de choses sur la solitude intime de son père qu’elle se sent pour lui pleine d’une infinie tendresse filiale. Mais pourquoi donc a-t-il cédé à sa femme en quittant sa carrière ? L’existence de travail et de servitude qu’elle a menée depuis sept mois a modifié tous ses jugements, toutes ses opinions. Elle ne supporterait plus le vide de cette vie mondaine où elle se plaisait.
Voici qu’un chasseur rappelle le comte de Foix :
— Madame la comtesse est chez elle, mais elle y est enfermée.
— Enfermée ?
— Oui, Monsieur le comte, parce que les-serpents se sont échappés.
— Les serpents ?
— Les serpents que Mme la comtesse avait achetés et qui se sont sauvés dans l’appartement.
— C’est très dangereux. Il faut à tout prix forcer la porte.
— Non, Monsieur le comte, parce que le charmeur de serpents est avec Mme la comtesse et qu’il joue de la flûte pour les attirer.
— Très bien, laissons-les à leurs sortilèges.
Il va prendre son bain pour se reposer de l’expédition, tandis que Jean emmène Isabelle à travers la ville :
— Laissez-moi vous conduire au lieu le plus émouvant de Marrakech.
— Où donc ?
— Au cimetière de Djema-El-Mansour où sont les tombeaux des princes saadiens. Leurs successeurs avaient fait murer la porte extérieure qui ouvrait sur le sanctuaire. Il n’y a pas longtemps qu’on a pu y rentrer.
Par un couloir en chicane ils pénètrent dans une cour dévastée où meurent un vieux figuier, un vieux palmier. Là, ils marchent sur des tombes.
— N’est-ce que cela ? demande-t-elle.
— Attendez.
L’enclos donne sur deux pavillons, deux nécropoles qui déploient toutes les merveilles de l’architecture arabe, surtout la première. Une salle dont le mirab est ouvragé comme une dentelle au point qu’il semble que le vent va l’agiter, avec quatre colonnes galbées, et qui est jonchée de stèles de marbre, précède le véritable sanctuaire dont le plafond de cèdre est porté par douze colonnes de marbre lisses et pures comme de minces statues de femmes élancées, dont les murs sont revêtus de faïences polychromes, dont les voûtes de stuc, creusées comme des stalactites sous le travail de l’eau, transparentes comme de l’albâtre, dépassent en richesse d’ornementation les plus précieux motifs d’orfèvrerie. Sur le sol, dont les mosaïques sont usées, se rangent les sarcophages des princes saadiens, entre lesquels se sont glissés de nombreux tombeaux de femmes et d’enfants. Car, par un respect inattendu dans la mort, les sultanes ont été admises à partager la couche funèbre.
Jean de Brède qui a étudié l’arabe à l’École de Rabat traduit pour sa compagne, plus ou moins exactement, l’une ou l’autre inscription. Voici Ez-Zahra, princesse filalienne, « nouvelle lune, merveille de vertus », et Fatma, fille d’Er-Rechid : « Que la colombe, dans ses roucoulements, pleure ses bonnes qualités. « » Et la princesse Halia : « Ô miséricorde du Miséricordieux, atteins la tombe d’Halia. Ranime-la avec ton souffle matin et soir… » Et Ghatifa, et la princesse En-Nououar, et d’autres dont il a été impossible de retrouver le nom. Les caractères arabes dessinent sur les stèles des contours capricieux et charmants.
Le soleil qui doit descendre à l’horizon, car ses rayons pénètrent à l’intérieur presque horizontalement, se met à jouer avec les colonnes, avec les sarcophages, avec les inscriptions. Les colonnes semblent devenir transparentes comme la chair des femmes à la lumière et, comme elles, vivantes et mobiles. Les sarcophages, plus lourds, n’osent se soulever et le sol les retient avec les morts. Les caractères des inscriptions chantent comme des poèmes lyriques. Et voici que deux femmes voilées, longues ombres blanches, s’introduisent dans le sanctuaire et viennent s’appuyer sur l’un ou l’autre tombeau. Sultanes sans doute qui viennent songer à celles qui les ont précédées. Non, ce qui les intéresse, ce sont les stèles minuscules où se résume un destin de quelques jours ou de quelques années.
— Elles ont perdu un enfant, murmure Isabelle à l’oreille de son fiancé.
Un enfant. Elle songe, pour la première fois, à ce don d’amour : créer la vie. Lui sera-t-il permis de donner la vie avec son amour, à elle qui a donné la mort ? Jamais elle n’a mieux uni sa faute et son cœur. Et comme elle sort avec Jean du sanctuaire, dans l’enclos près du vieux figuier, il lui demande pourquoi elle verse, des larmes :
— C’est à cause de ces deux femmes. C’est à cause de leur enfant.
— Comme vous êtes sensible, chérie !
Il n’a pas pénétré jusqu’à sa peine. Mais il baise ses yeux humides avec une douceur nouvelle, lui qui n’est point doux.
Comme ils rentrent à la Mamounia pour y trouver enfin la mère d’Isabelle, ils rencontrent sur le seuil le charmeur de serpents qui s’en va avec son panier plein. Jean de Brède reconnaît aussitôt cet homme du Sud, Bou Demba, avec qui, devant son poste d’Agdz, il a lutté à coups d’enchantements.
— Toi ici ?
Le Berbère rit et montre ses dents comme si sa présence était naturelle à une si grande distance de sa tribu. Cependant il regarde la jeune fille comme s’il voulait l’hypnotiser et voici que, brusquement, il se compose le visage, étire ses traits, entre en état d’extase ou de transe.
— Assez de comédie ! ordonne le lieutenant.
S’est-il souvenu de la prophétie de cet homme à quoi il fit allusion au déjeuner d’Odile Millaud ? L’autre veut continuer son jeu. Sur une violente pression du bras, il paraît se réveiller. Il montre Isabelle et baragouine quelques mots berbères. Jean paraît soucieux en les entendant, et brutalement il renvoie le sorcier. Quand celui-ci, non sans un regard de haine, s’est éloigné, sa fiancée l’interroge :
— Que vous a-t-il dit ?
— Rien. Des bêtises.
Rien ? le rien de Claire de Maur et de Grace Aisery. Mais d’un grand air protecteur, de son air de commandement, Jean a pris la taille de sa fiancée surprise, le temps de lui montrer qu’elle n’aurait jamais rien à craindre avec lui, qu’elle était sous sa garde.
Le charmeur de serpents a désigné les mains d’Isabelle et les a vues pleines de sang.
Claire s’est jetée dans les bras de son amie :
— Je suis heureuse pour vous, sabelle, et j’irai vous remplacer.
Elle reçoit cette extraordinaire réponse :
— À moins d’aller plus loin toutes les deux.
— Où ?
— Aux Indes.
Aux Indes ? Claire, déjà toute vibrante d’un mystérieux espoir, y retrouverait peut-être lord Musgrave. Quel singulier projet ! Isabelle a trouvé à Marrakech une lettre qui l’y attendait, une lettre de ces Missionnaires de Marie-Immaculée qui s’en vont aux Indes et à Madagascar soigner les femmes indigènes et jusqu’aux lépreux. Il y a toujours des places disponibles, et le départ serait prochain. Voilà toute l’explication de sa réponse.
Mais elle avait demandé à s’en aller si loin quand l’amour de Jean ne lui avait pas encore restitué sa jeunesse. Il n’en est plus question maintenant. Il n’en saurait plus être question. Claire de Maur la remplacera à Taourirt de l’Ouarzazat. Elle-même ira la voir de temps à autre, du poste où elle vivra auprès de Jean. Auprès de Jean…
L’avion loué par le comte de Foix au Bourget a pu franchir les mers et l’Atlas dans un vol magnifique. Mais, depuis qu’il a atterri à Taourirt de l’Ouarzazat, le moteur exige des soins attentifs. Lauvois, le fameux pilote, a cependant pu rejoindre le soir même à Marrakech les voyageurs partis en automobile. Là, de nouveau, l’appareil doit être revu de près avant le retour en France. Jean de Brède, qui prendra place dans la carlingue aménagée avec Isabelle et son père, s’est rendu au camp d’aviation, tandis que la fête donnée par la comtesse en présence du Glaoui déroule son programme, car il tient à surveiller lui-même la réparation. Il est suffisamment au courant des questions techniques pour suivre le travail du mécanicien et surtout pour le presser, et il a hâte de présenter sa fiancée à sa famille avant le mariage qui sera célébré dans le plus bref délai à Paris, afin de revenir avec sa femme dans ce poste d’avant-garde où il unira les deux bonheurs de sa vie, l’un nouveau et inconnu, l’autre connu et déjà ancien : l’amour et le danger.
Isabelle lui a proposé de l’accompagner. Mais il a ri :
— Qu’iriez-vous faire dans cet atelier, parmi les bidons d’essence et d’huile et les pots de graisse ? Vous saliriez votre robe et vos mains.
— Je mettrai ma blouse d’infirmière.
— Votre mère et vos amis se plaindraient de votre absence. Ils se plaignent déjà de la mienne et ne me connaissent pas.
— J’ai pris l’horreur des fêtes mondaines.
— Rassurez-vous : avec moi, dans nos postes, vous ne risquerez pas d’en subir. Mais nous assisterons peut-être à quelque diffa ou à la danse autour du feu.
— Ce sont des souvenirs meilleurs.
Comme il va la quitter, elle le rappelle à nouveau :
— Jean, ne me laissez pas seule.
Il rit encore. Il rit si volontiers :
— Auriez-vous peur sans moi, Isabelle ?
— J’ai toujours peur sans vous.
— Je ne vous reconnais plus. Moi qui ai commencé de vous aimer à notre première rencontre, lorsque vous avez mis en marche si bravement ma Talbot au bord de l’abîme !
— Vous étiez là.
— Mais vous me détestiez alors.
— Je ne vous ai jamais détesté. Je n’avais pas le droit de… de vous…
— Alors quoi ? vous n’osez pas le dire ?
— De vous aimer, Jean. Si c’est mon courage qui vous a séduit, vous voyez bien que je n’en ai plus et que vous vous êtes trompé sur moi. Du moins je ne vous ai pas trompé.
Il lui a pris la main et il la regarde bien en face, les yeux dans les yeux :
— Ayez confiance, Isabelle. Chassez une bonne fois tous les fantômes.
— Quand vous êtes là, ils disparaissent.
— Même quand je ne suis pas là, ils ne doivent pas apparaître. Regardez en avant, plus jamais en arrière. Je vais secouer ces mécaniciens afin que nous puissions partir avec votre père dès demain matin. Quand votre mère nous rejoindra à Paris, toutes les formalités seront remplies, et le mariage fixé. Alors, nous reviendrons, ensemble, seuls, pour toujours. Allez rejoindre vos amis. Assistez joyeusement à cette fête donnée en notre honneur. Pendant ce temps je travaille pour nous.
— Revenez vite, Jean.
— Je serai peut-être déjà de retour pour la fin du programme, pour le film.
— Au revoir, mon cher Jean. Adieu.
Elle l’accompagne jusqu’à l’automobile qu’il prend pour se rendre au camp d’aviation. Les signes qu’elle lui adresse, il ne peut les voir. Elle ne rentre que longtemps après que la voiture a disparu, et rejoint sa mère et les hôtes de sa mère sans plaisir, comme si elle ne pouvait plus être avec eux, ou même comme si elle redoutait de retrouver ces compagnons d’un passé qu’elle ne peut abolir.
Ethel de Foix est ravie d’avoir pu si vite réunir tant de monde pour sa matinée artistique à Marrakech. Le Glaoui est venu en personne. Elle aurait souhaité qu’il vînt avec plus d’apparat et dans un costume plus somptueux, tandis qu’il est vêtu d’un burnous blanc recouvert d’une noire djelaba, le capuchon blanc relevé sur le turban, grand, maigre, naturellement majestueux, le visage bronzé, creusé, accusant la fatigue ou la lassitude, éclairé par des yeux qui brillent d’intelligence et néanmoins expriment l’ennui du pouvoir. Le général Herlé qui gouverne le territoire l’accompagne. Tout ce qui compte dans la vieille ville marocaine a reçu des invitations, mais une organisation trop rapide n’a pu secouer l’apathie orientale. Néanmoins l’immense salle à manger, noire et blanche, de l’hôtel de la Mamounia, transformée pour la circonstance en salle de spectacle avec une estrade, se remplit d’officiers, de fonctionnaires, de notables, et même de femmes voilées dont Pierre Bussy l’académicien qui, de ses débuts dans les cabarets de Montmartre, a gardé un reste de gaminerie, désirerait de soulever les voiles, mais sait-on jamais ce qui demeure de nos rêves quand les voiles sont déchirés ?
Le programme se ressent un peu de la hâte et de l’improvisation. Mme Aisery, renseignée par un aviateur de la Compagnie que dirige son mari, a fait engager des musiciens et des chanteurs arabes, mais le rythme des instruments à cordes ou à bouche, scandé par les tambourins, est désespérément monotone et les voix aiguës qui répètent indéfiniment le même refrain rappellent ces avertissements gutturaux jetés par les muezzins du haut des minarets à l’heure de la prière. Le docteur Dominant, à la recherche de ses Aïssaouas, et mystifié par un confrère, a ramené quelques danseuses du ventre dont il désire noter les spasmes qui offriraient peut-être un dérivatif aux belles mélancoliques de sa clinique et faciliteraient des digestions, causes de malaises obscurs aux répercussions infinies. Heureusement Pierre Bussy a découvert au cours de ses promenades sur la Djema El Fna, outre un prestidigitateur qui jongle avec des sabres et des poignards, une vedette de quelque beuglant de port, Casablanca, Alger, Marseille, voyageant avec un amant de passage, et qui a consenti moyennant une honnête rétribution à faire un numéro. Ce numéro a obtenu le plus grand succès auprès des Marocains, mais il a mis en fuite le comte de Foix qui a gagné les jardins et a déclaré renoncer à la suite des divertissements. Ainsi ne verra-t-il pas le film qui doit clore le spectacle et qui, d’ailleurs, n’aurait jamais dû être représenté en présence du public indigène, spécialement du groupe de femmes voilées, mais le scandale qu’il risque de provoquer n’est point pour déplaire à Ethel qui vise avant tout à la publicité et que la fin tragique de sa murder-party au château de Crevin n’a point découragée.
Le film, intitulé la Fille du désert, a été tiré, par un habile adaptateur, d’un recueil de nouvelles africaines, l’Épervier d’or. En voici l’argument :
Un jeune officier, le capitaine Bayle, qui a fait un peu trop la fête à Paris et contracté des dettes, pour rompre avec ce lourd passé demande un poste en Afrique. Il est envoyé dans une oasis du Sud tunisien où il est le chef et le maître de la force et de la justice. Auprès de lui il a, pour l’assister vis-à-vis des indigènes, le bach-chaouch Larbi ben Abdallah, qui est un vieillard orgueilleux et farouche, mais un fidèle allié de la France. Or, un matin, l’officier trouve sur sa table un chapelet de fleurs noires semblables à des gouttes de sang séché. « Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il au vieux cheik. – C’est le collier que, dans notre fraction, la fiancée envoie au fiancé que son père lui a choisi, ou bien encore, ajoute-t-il d’un ton inexprimable de mépris, le présent de la fille du péché, de la femme adultère à ses amants. » Bayle a la sensation qu’il vient de commettre une imprudence et se hâte de la réparer en expliquant qu’il a trouvé le collier sur la route : « J’aimerais en avoir un, mais beaucoup plus beau. »
Le lendemain, c’est un collier où alternent avec les fleurs d’oranger les petites boules d’or de la cacie. Le surlendemain, l’officier prolonge sa veillée pour surprendre la visiteuse nocturne qui lui apporte ces présents symboliques. Tard dans la nuit, une femme apparaît dans l’embrasure de la fenêtre ouverte et, voyant l’officier, demeure comme suspendue dans son mouvement. Un voile couvre son front, suit l’ovale du visage, le contour de l’épaule et s’effile en longues franges jusqu’aux genoux sur la tunique droite qui tombe en plis harmonieux jusqu’aux chevilles. Ces vêtements flottants laissent deviner la pure beauté de son corps. Le visage visible est incomparable. Sans un mot, elle ouvre les doigts et laisse tomber aux pieds de l’homme un troisième présent, la rose rouge de l’oasis. L’officier l’attire et la reçoit. Chaque nuit elle vient ainsi le rejoindre et part avant le lever du jour. Elle s’appelle Ghezella, fille d’un chef de grandes tentes, et l’une des femmes du vieil Abdallah. Elle profite, pour venir, de la ronde de nuit qui incombe à celui-ci. Le capitaine pousse un cri de surprise et la supplie de ne plus risquer sa vie, car il sait la violence et la cruauté du vieillard. Mais cette vie, elle ne la connaît plus qu’à travers son amant. Elle l’avait vu passer à cheval, elle avait rêvé de lui. Sans joies d’enfance, mariée ou plutôt vendue, à peine nubile, à un vieillard, elle a toujours été malheureuse, elle ne connaît le bonheur que par lui, elle ne s’est réellement donnée qu’à lui. Elle accepte son destin.
Et le rideau doit tomber sur cette première partie pour un entr’acte prolongé pendant lequel la comtesse de Foix conduira ses invités au buffet copieusement aménagé où ils pourront se rafraîchir et se ravitailler à leur aise. La seconde partie, c’est la vengeance du vieil Abdallah qui étrangle sa jeune femme et vient chercher l’officier pour les constatations judiciaires.
Décidément ce programme n’est pas si mal élaboré. Les dames voilées ne manqueront pas de s’intéresser à l’aventure de la fille du désert, plus que les notables de Marrakech, plus que le Glaoui dont le visage risque de se rembrunir encore.
L’obscurité se fait dans la salle où l’écran se détache pour la représentation du film. Ethel est assise entre Pierre Bussy qui regrette les danseuses et le docteur Dominant trop actif pour accepter volontiers de laisser à des marionnettes le soin d’occuper l’attention. Mrs Rowsell a pris place à côté de celui-ci dont elle recueille les théories absolues, mais vivantes, pour son prochain roman dont l’héroïne sera une grande nerveuse, mais dans la manière éthérée. Derrière ce groupe Isabelle est encadrée par Grace Aisery et Claire de Maur. Est-elle vraiment là, ou n’est-ce que son corps inerte ? La pensée et le cœur ont suivi Jean de Brède.
L’écran annonce : la Fille du désert, avec les noms des auteurs et du metteur en scène. Puis il affiche les acteurs. En tête la plus célèbre, la star :
GHEZELLA : CLARISSE VILLEVERT
Isabelle dont les yeux sont perdus entend autour d’elle et devant elle des exclamations. Elle lit à son tour le nom, le nom fatal, l’annonce de son fantôme. Pourquoi Jean n’est-il pas là ? Pourquoi ne l’a-t-il pas emmenée ? Pourquoi ne vient-il pas la chercher ? Elle ne voit plus rien, l’affiche a-t-elle disparu ? Elle entend, comme à travers un brouillard, la voix de sa mère qui parle à ses voisins :
— Voilà qui est drôle, par exemple, et intéressant ! Nous allons la revoir vivante après l’avoir vue morte. Vous ne croyez pas aux revenants, docteur ?
— Pas du tout.
— Et vous allez en voir un.
— Tant mieux : je relèverai sûrement les prodromes du suicide.
— Il n’y a pas que nous d’immortels, déclare Pierre Bussy. Mais si nous revenions, cela ne ferait pas l’affaire des candidats.
— Elle avait donc posé pour ce film avant de mourir, reprend Ethel. Est-ce un film parlant ?
— Naturellement.
— Parfait : nous allons aussi l’entendre. Je ne m’attendais pas à un spectacle aussi piquant. Mais où est Isabelle ?
— Derrière vous.
— Elle ne sera pas émue ?
— Pourquoi ? répond le docteur. Elle a eu le temps de se remettre de cet accident. Elle a vu à son hôpital d’autres réalités.
— Sans doute.
Ce dialogue s’est échangé à mi-voix. Isabelle n’en a rien perdu, mais l’a perçu comme à distance, comme dans un appareil téléphonique un peu brouillé. Déjà le film commence à se dérouler avec des scènes de vie parisienne avant le départ du personnage principal pour le Sud tunisien. Claire de Maur s’est penchée vers l’oreille de son amie :
— Voulez-vous que nous partions ensemble, Isabelle ?
— Pourquoi ?
— Mais à cause de cette revenante. À cause des souvenirs de Crevin.
Soupçonnerait-elle quelque chose ? Non, non, elle ne peut rien soupçonner. L’amitié seule lui inspire sa proposition. Isabelle ne doit pas l’accepter, malgré le désir qu’elle en a, malgré la peur qui l’envahit, qui la glace. L’accepter, ce serait montrer sa faiblesse ou, pire encore, ce serait attirer l’attention sur elle, risquer de provoquer un rapprochement. Elle ne compromettrait pas qu’elle-même. Elle est fiancée. Jean de Brède ne pourrait pas épouser une meurtrière, si l’on savait la vérité. Elle ne s’appartient plus, elle l’aime, elle lui doit d’être courageuse en public dans cette confrontation imprévue avec sa victime sortie de la tombe. L’obscurité abattue sur la salle l’y aidera. On ne verra pas sa figure ravagée. Elle se tiendra. Elle saura se tenir. Jean l’a aimée pour son courage. Elle sera courageuse pour lui.
Et voici que le spectre apparaît. Ghezella se détache sur le rebord de la fenêtre, les pieds nus, le corps libre et droit que laissent deviner les vêtements flottants, le visage ovale encadré par le voile qui le laisse voir dans toute sa perfection. Elle est là, devant la meurtrière, devant celle qui a cru supprimer d’un coup sa beauté. Ce n’est pas le lieutenant assis devant une table et des cartes qu’elle regarde, qu’elle défie de ses grands yeux aux longs cils. C’est elle. Ce n’est pas à l’officier qu’elle jette la rose, c’est à elle. Elle lui rend les fleurs cueillies dans les jardins de Crevin et déposées sur son cadavre. Elle n’a pas besoin d’être embaumée. Car elle est ressuscitée. Elle est vivante.
Isabelle éperdue, tremblante, interdite, ne perd pas un de ses gestes, pas un de ses regards. Depuis sept mois, depuis le soir du crime, malgré ses remords et sa douleur, elle n’a pas réalisé avec cette précision ce qu’elle a si vite accompli. Elle ne croyait pas la star si belle. Elle ne lui attribuait pas une telle harmonie dans les mouvements. Elle ne l’imaginait ni si grande, ni si élancée. Elle la connaît physiquement comme elle ne l’a jamais connue. Ou plutôt elle découvre une autre femme. Ce sont les mêmes traits, les mêmes yeux, la même ligne, mais transformés par une expression différente et par une autre pose. Rien ne demeure du visage de haine et de fureur, de la bouche atroce qui a vomi des outrages sur son père et sa mère, après lui avoir révélé le hideux marché consenti par son fiancé. La star cruelle et méchante était donc capable de ressentir d’autres sentiments. Elle exprime maintenant une extase d’amour. L’officier en uniforme blanc l’a prise sur son cœur. Elle l’aime, elle est heureuse. Elle aimait peut-être ainsi dans la réalité. Elle avait peut-être pour Georges d’Aigues une de ces passions jalouses qui ne se laissent pas déposséder sans combat. Elle s’est défendue comme elle a pu, avec ses armes. Élevée dans le ruisseau, comment se serait-elle défendue autrement qu’avec tout ce qu’on y ramasse ? Elle a, insulté, du moins n’a-t-elle pas frappé. Elle se présentait désarmée devant son ennemie. Celle-ci n’a pas tué celle qu’elle croyait tuer. Une autre femme était là. Une autre femme est là, devant elle, ardente, passionnée, prête pour son amour au sacrifice de sa vie.
Non, non, ce n’est pas possible. Isabelle n’a pas supprimé cette vie-là. Il y a erreur. L’image est fausse. Mais ce n’est qu’une comédie. Une comédienne pétrit son visage à son gré et n’a pas besoin d’éprouver ce qu’elle traduit. Cette femme n’est pas Clarisse Villevert. Elle s’appelle Ghezella. C’est Ghezella qui agit et qui parle, ce ne peut être la star qui n’a fait que prêter sa forme. Comment les dissocier ? Comment les séparer ? Une femme, un être humain, comme cela peut contenir de pensées, d’actes, de désirs différents ! Comme c’est vaste, complexe, mystérieux, obscur ! Isabelle n’a voulu supprimer – si même elle l’a voulu – qu’un instant de cette femme, et non pas toutes les heures, les semaines, les mois, les années, la vie de cette femme dont elle n’a connu que cet instant de fureur jalouse. Là est le crime que maintenant elle mesure. Le crime, ce n’est pas la réalisation immédiate de la colère, de la vengeance, de la passion, c’est la suppression de toutes les possibilités de bonheur, de bienfaisance, de repentir, de tout ce que pouvait apporter l’avenir à jamais évanoui. Le crime, c’est d’acculer brusquement un être à la nuit sans qu’il en ait été averti, de le recouvrir inopinément de ténèbres quand il pouvait compter sur la lumière.
Voici que Ghezella, à demi couchée aux genoux de son amant, lui raconte d’une voix douce comme une plainte de malade son enfance malheureuse. Elle n’a pas connu sa mère. Elle a été élevée dans le harem par des femmes qui lui préféraient leurs propres enfants, qui la frappaient et parfois la privaient de nourriture. À peine était-elle en âge, qu’elle a été livrée à ce vieillard violent et méchant. Ainsi n’a-t-elle jamais été aimée. Depuis qu’elle aime, tout a changé pour elle. Tout est beau, tout est bien. Et, tandis qu’il l’écoute, l’officier lui caresse de la main la joue.
Isabelle entend avec stupeur ces confidences. Pour les dire sur ce ton de mélopée, avec cet accent de sincérité, il faut que Clarisse Villevert ait traversé une pareille infortune. C’est Clarisse qui a parlé. Et Clarisse a parlé pour sa meurtrière, pour elle seule. Elle lui a révélé toutes les tristesses, tous les dessous de cette existence en apparence luxueuse et heureuse. Et dans la mémoire d’Isabelle jaillit, comme un torrent qui se fraye un passage, la phrase de Macbeth récitée par Odile Millaud : « Il y a encore là l’odeur du sang. Tous les parfums de l’Arabie ne purifieraient pas cette petite main. » Dans l’ombre, elle regarde ses mains. Elle ne serait pas surprise de les voir toutes rouges de ce sang qu’elle a répandu et que rien n’effacera. Tout est fini pour elle. Jamais elle ne sera la femme de Jean de Brède. Elle a perdu le droit d’aimer et, se rappelant soudain la visite faite avec Jean la veille au cimetière des princes saadiens et la vision de ces deux femmes blanches penchées sur une stèle d’enfant mort, elle se refuse le droit d’être mère. Dans toutes les profondeurs de son être, dans son cœur et dans ses entrailles, elle se sent déchirée.
Le rideau est retombé sur la scène où Ghezella refuse de quitter son amant, fût-ce au risque de la mort. L’électricité est rendue à la salle. Tout le monde ne va-t-il pas s’apercevoir du tourment, du supplice d’Isabelle ? Personne ne regarde personne. Tout le monde se précipite au buffet. On a oublié Ghezella. Ethel de Foix emmène ses invités et, pour faire les honneurs du goûter préparé, se hâte de sortir, non sans échanger des réflexions avec ses voisins :
— Étourdissante, cette star. Et quelle surprise de la voir debout quand on l’a vue couchée !
— Oui, convient Pierre Bussy, quel effet de théâtre ! On pourrait en tirer un sujet de pièce.
— Lequel ?
— Eh bien ! un amant perd sa maîtresse, en prend une autre, et se trouve nez à nez avec la morte apparue sur l’écran.
— Avez-vous remarqué, intervient le docteur Dominant, comme le visage de cette Clarisse Villevert porte les stigmates des grandes nerveuses, le masque même de l’idée fixe, de l’obsession, de l’envoûtement ? Rien qu’avec la suite de ces expressions bien observées, on pouvait annoncer le futur suicide.
— À ce point ?
— Je vous l’affirme.
Ethel, hors de la salle, s’informe du Glaoui et apprend avec dépit son départ. Elle installe dans un petit salon les femmes voilées et s’empare d’autorité de quelques burnous qui refusent les boissons, mais acceptent des gâteaux sans nombre.
Isabelle a pris le bras de Claire de Maur :
— Partons, Claire, voulez-vous ?
— Pour où ?
— Mais pour les Indes.
— Pour les Indes ? Tout de suite ?
— Je vous donne une heure pour vos bagages. Est-ce assez ?
— Isabelle, vous êtes folle. Et Jean de Brède ?
— Je ne puis pas l’épouser.
— Pourquoi ? Vous brisez donc toutes vos fiançailles.
— Il le faut.
— Écoutez, Isabelle : je ne vous demande rien, je respecte votre secret, bien que vous connaissiez le mien. Pourtant je vous aime assez pour vous supplier d’attendre, de réfléchir.
— C’est bien, Claire : je partirai seule.
— Vous êtes décidée à ce point ?
— Oui.
— Alors je vous accompagne. Mais je crains de n’avoir pas assez d’argent.
— Mon père m’en donnera. Nous prendrons l’automobile de maman et nous irons ce soir même, cette nuit, à Casablanca. Je sais que demain un bateau part pour Marseille. Là, nous nous rendrons à la maison des Missionnaires pour les Indes. Il y a des léproseries : c’est là que j’irai. Moi, pas vous.
— Pourquoi pas moi ? Ne savez-vous pas que la vie de mon cœur est morte ?
— Vous êtes encore si jeune.
— Moins que vous, Isabelle. Mais c’est vous qui m’effrayez. Quel visage presque terrible vous avez !
— Ah ! vous trouvez… Eh bien, dans une heure soyez prête.
— Mais votre mère ?
— Ne vous inquiétez pas pour elle. Elle ne s’inquiète vraiment de personne.
Isabelle a rejoint Grace Aisery et la prie de tranquilliser la comtesse de Foix sur son absence : elle se sent le besoin de prendre l’air et va se promener dans les jardins de la Mamounia avec Claire de Maur.
En effet Ethel cherche sa fille :
— Elle ne m’aide jamais dans mes réceptions. Elle a toujours été d’humeur indépendante.
Grace la renseigne et ajoute :
— Je crois que cette résurrection de la star lui a été très désagréable.
— Vous croyez ?
— Sans doute, si j’en juge par moi-même. Au château de Crevin, j’ai posé pour la première morte. Mais de trouver Mlle Villevert réellement morte dans sa chambre, et sur son lit, cela avait bouleversé votre fille, et il y avait de quoi.
Le docteur Dominant intervient pour déclarer qu’il faut savoir vaincre ses nerfs en toute occasion, sans quoi la névrose vous guette. Et il regarde fixement ces dames tour à tour, cherchant des symptômes pour augmenter sa clientèle. Il croit en surprendre dans les yeux de Grace Aisery, mais ces yeux regardent au loin et ce regard échappe à ses investigations. La jeune femme, dans cette atmosphère d’orage, songe à M. d’Aubré. Elle lui télégraphiera de ne pas partir pour l’Amérique, de renoncer à ce poste décidément trop éloigné. Le télégramme devancera la lettre contraire. Elle a besoin de cet amour qu’elle inspire, qu’elle partage. Elle n’ira peut-être pas jusqu’à se donner à lui, car elle veut être une femme irréprochable à qui son mari fait honneur, mais elle le gardera. Au rebours de Claire de Maur, elle a perdu ses bonnes résolutions. Pour exercer son pouvoir de femme, elle prendra sans compensation le cœur et la vie d’un homme, douce et charmante petite pieuvre qui ne lâche jamais sa proie et qui la rattrape, à distance, quand celle-ci croit s’échapper, d’une tentacule en apparence négligemment lancée. Peut-être le monde, s’il connaissait la vérité, la jugerait-il ainsi, car le monde est sévère. Peut-être elle-même s’adressera-t-elle des reproches. Elle sait pourtant qu’elle n’est pas une grande coquette, comme on le croit, mais seulement une femme en quête de tendresse, et qui a besoin d’être aimée et d’aimer bien plutôt que de se donner. Ce sont les hommes qui simplifient en mettant le plaisir avant toutes choses et en prêtant leur goût aux femmes, bien autrement compliquées et bien autrement mystérieuses, et qui ne se connaissent pas bien elles-mêmes, car il est si difficile de se rendre visite intérieurement…
Cependant le comte de Foix, après avoir fumé tranquillement un cigare au soleil qui n’est pas encore trop chaud, est rentré dans l’hôtel pour aider sa femme à recevoir leurs invités. Il apprend tout à coup la présence de Clarisse Villevert sur l’écran dans la Fille du désert. Aussitôt il court à Ethel :
— Encore une de vos idées saugrenues, ce film de revenants !
— Oh ! Roger-Bernard, une surprise sensationnelle.
— Vous pouvez le dire.
— Il paraît que Rudolph Valentino bouleverse ainsi depuis sa mort toutes les femmes qui furent amoureuses de lui.
— Où est Isabelle ?
— Dans le jardin. Elle s’est sentie fatiguée. Et Jean ?
— Au camp d’aviation. Il devrait être ici.
— Comme vous êtes nerveux, Roger-Bernard !
Déjà il est parti à la recherche de sa fille. Il fouille les jardins sans la trouver. Il monte dans sa chambre. Elle achève de boucler ses valises.
— Ah ! père, je vous attendais. Vous savez ?
— Oui, je sais. Pourquoi ces bagages ?
— Je pars.
— À cause du fantôme ?
— À cause du crime.
Pour l’interroger sur la scène de confrontation avec sa victime, il l’a prise sur ses genoux comme dans la clairière de Crevin, le fameux soir, et il cherche à l’apaiser avec de la tendresse et de la raison, avec des arguments et des supplications. Mais il doit se rendre à l’évidence : il se bat contre un mur. Elle est murée dans sa résolution.
— Et moi, chérie, et moi ? J’avais déjà supporté ta longue absence.
— Père, vous m’aiderez dans mon expiation. Nous sommes si près l’un de l’autre. Ma peine est votre peine.
— Non, ton crime est mon crime.
— Vous ne pouvez pas me l’enlever. Ce ne sont pas vos mains qui sont pleines de sang. Mais je vous charge du plus dur sacrifice.
— Lequel ?
— Prévenir Jean.
— Que lui dire ?
— Tout. Je ne puis pas être sa femme. Je ne puis pas être mère. C’est impossible, avec cette chose que je ne puis effacer.
— Mais toute faute se rachète.
— Pas avec du bonheur.
— Tu es trop sévère pour toi-même.
— Je ne suis pas sévère. Je suis forcée, comme ces biches dans les bois, vous vous rappelez. Vous les serviez au couteau. Au couteau : je vois leur sang.
— Tais-toi, petite Isabelle.
— Ah ! vous comprenez maintenant. Aidez-moi. Et dites-moi adieu.
Il a compris qu’avec des moyens humains il ne peut la sauver du remords. Cette nécessité d’expiation, qui le contrarie dans son autorité de chef de famille, dans son mépris des conventions, dans ses seules croyances positives, éveille en lui brusquement des pensées endormies depuis l’enfance, et soigneusement endormies, tout un monde invisible dès longtemps écarté de son cerveau.
Isabelle prendra donc l’automobile qu’elle connaît et sait conduire à grande allure. Elle descendra avec Claire de Maur à Casablanca, à l’hôtel Transatlantique. Le lendemain, les deux jeunes filles s’embarqueront pour Marseille, et de là pour les Indes. Il assurera du moins à Isabelle le maximum de confort et facilitera le voyage. Il déteste les larmes, il n’en versera pas sur sa vie détruite, sur sa solitude, sur sa fille bien-aimée qu’il ne peut sauver, dont il ne peut prendre à son compte le geste fatal et dont il n’accepte pas encore la volonté de rachat. Et quand il l’a vue partir avec son amie, il n’a pas perdu tout espoir :
« Jean, pense-t-il. Et l’avion. »
Jean que guette le comte de Foix arrive tout joyeux à la Mamounia :
— L’avion est prêt. Nous partirons demain matin.
— Non, ce soir même. Vous seul.
En une minute Jean a tout appris. En homme d’action, il n’a pas connu l’ombre d’une hésitation :
— C’est bien. Je ramènerai Isabelle. Prévenez le camp d’aviation par téléphone. Que le pilote Lauvois prenne de l’essence et m’attende. J’arrive dans quelques minutes.
Déjà il est reparti et calcule. Deux cent cinquante kilomètres séparent Marrakech de Casablanca. Le soir vient et la nuit tombera brusquement. Il faut compter cinq heures pour l’automobile, trois à peine pour l’avion en tenant compte du parcours des terrains d’atterrissage aux deux villes. Donc il devancera sa fiancée. Elle le trouvera devant elle à Casablanca pour lui barrer la route. Elle ne passera pas sur lui.
Le pilote Lauvois prévenu a préparé l’appareil. Jean de Brède qui a fait un stage dans l’aviation et connaît bien toutes les manœuvres prendra les commandes. Il les a déjà prises au-dessus de Taourirt de l’Ouarzazat pour essayer le nouvel avion plus perfectionné que les avions militaires. Quand les deux hommes s’envolent, le soleil s’est déjà couché, mais dans le court crépuscule la rouge Marrakech garde encore sa couleur. Ils montent rapidement dans le ciel, laissent à gauche le mont Gueliz et fuient directement l’Atlas vers la mer. Isabelle doit avoir plus d’une heure d’avance.
La nuit est maintenant tout à fait venue. Jean s’est orienté sur la voie ferrée presque parallèle à la route et dont un dernier train lui a désigné la trace. Mais il n’a plus de point de repère et la route goudronnée demeure invisible. Tout à coup, il aperçoit les phares d’une auto lancée à toute allure, moins vite pourtant que son avion. Nul doute : il a surpris la fuite d’Isabelle et, perdant de sa hauteur, il descend, comme un oiseau de proie, sur la colombe poursuivie. Lui aussi est désigné dans le ciel par ses feux pareils à une mouvante constellation.
Elle doit entendre, malgré le bruit de son moteur, le vrombissement de l’appareil qui se rapproche, qui passe au-dessus de l’automobile, qui court au-devant, puis qui, remontant vers le ciel, décrit un grand cercle de feu pour la dépasser de nouveau.
Isabelle ne peut douter un seul instant qu’elle soit repérée et poursuivie :
« Jean ! songe-t-elle. Jean, mon cher Jean, mon pauvre Jean. Ah ! ce sera plus dur que je ne pensais… »
Elle crispe ses mains sur le volant, ses mains tachées qu’elle n’a pas gantées, elle presse du pied l’accélérateur. Mais l’appareil plus puissant la précède. Du haut des airs, Jean lui déclare qu’elle sera sa captive, qu’il ne la laissera pas échapper.
— Cet aviateur est fou ! a crié Claire de Maur en le voyant descendre comme s’il allait se heurter au sol et mettre en pièces la voiture lancée.
Et puis elle n’a plus rien dit. Elle a compris. Isabelle de Foix renoncera-t-elle aux Indes, – aux Indes où elle-même pourrait rencontrer lord Musgrave et retrouver son amour ? Oubliant à son tour ses résolutions, Claire de Maur se tend déjà toute vers ce vague espoir de rencontre et apprécie en amateur éclairé la fermeté rassurante avec laquelle son amie conduit l’automobile. Elle oublie la léproserie et c’est vers son amant qu’elle court si vite.
Déjà l’avion n’est plus qu’un astre fuyant vers la mer.
Quand l’automobile s’arrête devant l’hôtel Transatlantique à Casablanca, les deux jeunes filles qui en descendent ne sont pas étonnées de trouver dans le hall d’entrée Jean de Brède qui les attend, et même qui les attend en souriant, comme s’il venait de leur jouer un bon tour et terminait gaiement une partie de cache-cache. Il tient lui-même en mains les clés des appartements :
— Je les ai retenus, leur explique-t-il, par mesure de précaution. Il commence à se faire tard. Vous occuperez deux chambres voisines avec salle de bain. Tout le confort moderne, quoi ! Il y a même un petit salon pour vous, Isabelle, où je vous demande de me recevoir si vous n’êtes pas trop fatiguée. Si vous êtes le moins du monde fatiguée, j’attendrai à demain matin. Seulement…
— Seulement ? répète la jeune fille presque avec humilité.
— Seulement je vous enfermerai à clé.
Et il rit franchement. Comment viendra-t-elle à bout de ce rire, de cette assurance, de cette confiance dans l’avenir ? N’est-elle pas d’avance vaincue ? Ne la considère-t-il pas déjà comme sa prisonnière ? Il ne croit pas possible qu’on puisse lui résister. Il a l’habitude de la bataille et de la victoire.
— Oui, venez tout de suite, Jean, consent-elle.
Car elle a hâte d’en finir. Elle est brisée.
Les voilà donc seuls, face à face. Il prend immédiatement l’offensive :
— Je sais tout, ma chérie. Votre père désolé m’a raconté. Le spectre vous est apparu. Je vous avais pourtant recommandé de chasser les fantômes. D’ailleurs j’ai mes torts, moi aussi. Je n’aurais pas dû vous quitter. Je vous promets de ne plus vous quitter, sauf pour la guerre. Mais alors vous m’accompagnerez en priant, comme Odile Millaud son mari. Désormais tout sera simple et facile.
— Non, Jean, dit-elle avec une douceur qui ne semble appropriée qu’à des paroles de tendre faiblesse, je ne puis pas chasser le fantôme. Il aurait toujours fini par m’apparaître. À la Mamounia il n’a fait que devancer l’heure. Je sentais sa présence autour de moi. Non, je ne puis pas être votre femme. Et pourtant, et pourtant je l’étais tellement ! Écoutez-moi : dans ce cimetière des princes saadiens où vous m’avez conduite, quand ces deux femmes se sont penchées sur une tombe d’enfant, j’ai senti d’avance – oh ! laissez-moi vous le dire, tant je me suis donnée à vous de tout mon être – le futur frisson de la maternité, de la maternité par votre amour, Jean, par tout l’amour que j’ai pour vous. Eh bien ! ce qui a été brisé en moi tout à l’heure, Jean, mon Jean, c’est ce désir d’être mère. Je ne puis pas donner le jour quand j’ai donné la mort. Je ne savais pas que la vie, cela contenait tant de choses. J’ai mieux compris ce que j’avais fait. Ah ! ce spectre, Jean, regardait mes mains. C’est au nom de notre amour même que je vous demande de me laisser partir. Si vous refusez, je resterai. Mais un jour, après que j’aurais été votre femme, vous me trouverez morte dans un coin de votre maison, ou dans quelque ravin, parce que je me serai punie d’un seul coup, d’un seul coup comme j’ai tué. Laissez-moi expier en détail, Jean, mon Jean. Si je pouvais faire autrement, je le ferais. Mais je ne peux pas, je ne peux pas.
Jean l’a écoutée sans l’interrompre. Comme elle doit être lasse ! Elle laisse pendre ses mains le long de son corps, ses mains qu’elle ne peut plus porter. Mais qui donc les lui a déjà montrées, à lui, ces pauvres mains toutes sanglantes ? Le charmeur de serpents qui l’a averti de la vengeance du sang. Les sorcelleries, les enchantements ne sont pas là. C’est l’âme même qui est envoûtée par le meurtre. Il mesure son impuissance à triompher d’un tel pouvoir. Va-t-il, comme dans la guerre, contre un ennemi trop fort, ordonner la retraite ? Il est l’homme des réalités et non des rêves impossibles. Va-t-il s’incliner ? Il a forcé Isabelle à s’asseoir et il s’est agenouillé devant elle.
— Là, dit-il, ma petite, il faut vous reposer. Donnez-moi vos chères mains que je les embrasse. Je n’embrasserai plus qu’elles ce soir, si vous voulez. Et maintenant c’est mon tour de parole.
— Non, Jean, c’est fini.
— Ce n’est pas fini, mon amour. Avec moi, ce ne sera jamais fini. Vous ne me connaissez pas. Moi-même je ne me connaissais pas avant cette histoire. Pourtant je n’ai pas changé. Avez-vous entendu comme j’ai dit : cette histoire ? Souriez donc une dernière fois. Je ne savais pas que je vous aimais tant. Parce que je vous aime mieux ainsi. Alors vous comprenez bien que je ne vais pas vous perdre.
— Il le faut, Jean.
— Non, je ne veux pas vous perdre. Je ne pourrai pas vous oublier. On peut oublier, je le sais, une femme qu’on a aimée, cela arrive tous les jours, mais non pas une femme.
— Qui a tué, Jean.
— Qui a tué et qui offre son cœur en paiement. Car vous m’aimez et vous partez.
— Oui.
— Eh bien, c’est cela que je n’accepte pas, ou du moins pas comme vous l’exigez. Vous fixerez vous-même un délai. Vous vous condamnerez…
— À perpétuité.
— Non, pas à perpétuité. Vous ne pouvez pas refuser les circonstances atténuantes.
— Dans dix ans je serai une vieille femme.
— Pas dix ans, cinq ans. Vous oubliez que nous sommes deux maintenant, vous oubliez la peine que vous m’infligez. Ce n’est pas gentil, ma chérie, et j’aurai ma part du rachat, loin de vous. Chez les lépreux, les années compteront double, comme les années de campagne. Et moi, je vais être un fameux chef. Je ferai payer ma peine à nos ennemis, je vous le jure. Cinq ans, Isabelle, et pas un jour de plus. J’irai vous chercher.
— Si je suis encore là.
— Et moi, si je suis encore vivant, je vous donne rendez-vous.
— Oh ! Jean, pas de risques inutiles, je vous en conjure, si vous m’aimez.
— Il n’y a pas de risques inutiles. Est-ce que je vous recommande d’éviter la lèpre ? Nous ferons chacun notre métier, de notre mieux. Acceptez-vous, mon amour, ce marché ? À ce prix, je vous laisserai partir.
Elle penche la tête vers lui. Elle a retiré l’une des mains qu’il tenait pour la poser sur-son visage :
— Oui, dit-elle, Jean, vous êtes bon. J’accepte. Il me semble déjà que le fantôme s’est éloigné.
— Alors restez.
— Si je restais, il reviendrait.
Il s’est soulevé et leurs têtes se sont rapprochées. Elle murmure :
— Les parfums d’Arabie…
Et, comme ils vont se séparer, pour cinq ans ou pour toujours, regardant ses mains, il lui semble que les lèvres de cet homme qui l’aime et qui accepte son départ les ont enfin purifiées…
Marrakech, février 1931 – Paris, janvier 1932.
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Mai 2024
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