Élémir Bourges

LA NEF

1904

À Paul et Victor MARGUERITTE

PROLOGUE

LES VIVANTS ET LES MORTS

PROMÉTHÉE

Géants, titans, race des dieux plongés par Zeus sous la terre, que ma voix pénètre jusqu’à vous ! C’est un dieu fraternel qui vous parle, Prométhée, le fils patient de Gaia. Trop longtemps un affreux silence, tel qu’un mors d’airain, a pesé durement sur vos bouches. Et la flamme vous consumait, écrasés sous les lourdes racines des promontoires et des volcans, tandis que moi, enchaîné à ce roc, au milieu des ténèbres glacées qui l’environnent de neuf murs d’ombre, je subissais des douleurs qu’il vaut mieux taire. Mais, voici qu’elle est enfin venue, après ce grand désert de siècles, la nuit qui, suspendant vos souffrances, réunit tous les vivants autour de Prométhée. En vain Zeus s’étonne et frémit. Son sceptre de fer tombe de sa main, arraché irrémissiblement par la force du serment juré. Car, après le violent combat où la foudre vous avait domptés, lorsque la flamme de l’éclair, ô dieux vaincus, jaillissait de vos corps robustes, précipités sur les plages des mers et sur les penchants des montagnes, Gaia, gémissante et pleine de deuil, refusait, étant votre mère, de vous engloutir dans ses cavernes. Et c’est alors que Zeus jura, prenant le Ciel et le Hadès à témoin de cette grâce dérisoire, qu’il vous serait accordé, tous les mille ans, de retourner vos membres broyés sur le lit torride où vous gisez… Ô nuit longuement attendue ! longuement redoutée, bien plutôt ! Pardon menteur ! Répit où Zeus cachait le plus cruel de tous mes supplices ! Ils se rassemblent autour de moi les éphémères, épouvantés par le fracas, le vaste ébranlement de la terre que déchirent les efforts des titans ; et, avec une effroyable rumeur, ce grand tourbillon d’êtres s’agite, pleurant, criant vers moi leurs misères, m’adjurant de les sauver. Et moi, hélas ! moi, dieu captif, pris au rets de mon propre malheur, je ne puis que gémir stérilement sur les maux de ceux qui me sont chers. Zeus des souffrants, Prométhée siège dans un enfer de tourments. Ainsi mon ennemi fait de moi le vase amer, empoisonné, de toutes les angoisses du monde. Et, par la vue du dieu crucifié, il torture l’âme des vivants, et les oblige de désespérer. Mais à quoi bon rappeler ces choses ? C’est à vous de les accomplir, fils du Chaos. Dressé à ce sommet des monts, comme l’aigle dans son nid, ma part à moi est d’éveiller le signal flamboyant de la torche, en proclamant, héraut sacré, la nuit solennelle qui vous délivre. Donc, voici l’heure, ô géants ! hâtez-vous ! Répandez sur la sombre mer, avec votre fureur déchaînée, et la grêle et la tourmente et l’éclair, et le souffle des vents formidables ! Le Titan apprendra ainsi que ses paroles, perçant l’Érèbe, sont arrivées jusqu’à vous.

Pause.

Le voile de l’ombre est déchiré. Des rumeurs, de puissants grondements éclatent et roulent au profond du gouffre. Ah ! Le mur de la nuit prend feu – splendeur cuisante pour ma paupière ! – et, sous les hautes flammes sulfureuses que jettent les cimes des montagnes, tout l’océan étincelant se découvre, pareil à un liquide airain. Mille spectres embrasés surgissent : rocs décharnés, forêts, glaciers, pics bleuâtres. Lentement, de mes yeux étonnés, où flottent encore les vertiges et l’horrible ivresse des ténèbres, j’interroge la terre déserte ; j’interroge au loin l’ardente mer, et toi aussi, ciel qui contiens tout, épiant, au travers des vapeurs de la tremblante fournaise, quelque signe de ma délivrance. Espoir déjà trompé tant de fois !… Ha ! ha ! que vois-je ? Que faut-il croire ? Salut, nuée, char d’éclairs mouvant, ruissellement de foudres splendides ! Iô ! Iô ! Un effrayant espoir envahit l’âme du Titan. La voici donc enfin la clarté d’or, mystérieuse, fatidique ! Ô grand matin du monde ! Immense aurore ! Fin de tous les désastres et de tous les maux !

*

ATLAS

Quel flamboiement pénètre jusqu’à moi, sous la brume obscure qui me couvre ? Ah ! je respire, et je sens peu à peu tomber de mes membres ranimés le terrible engourdissement qui, depuis des années innombrables, m’enveloppait, moi, le porte-ciel. Et sur ce pôle désolé, près des montagnes de ténèbres qui engendrent l’hiver, la nuit déjà se mêlait à ma pensée, le granit des rochers à mes os… Je suis stupéfait, cependant. Pourquoi le sol mugit-il, bouleversé par de profonds tonnerres souterrains ? Les mille ans seraient-ils révolus ?… Ah ! L’épaisse nuée s’entr’ouvre. Le ciel palpite comme un œil sanglant, et, à l’autre extrémité de la terre, un fantôme immobile apparaît, les bras ouverts sur le monde. Prométhée, mon frère, est-ce toi ?

PROMÉTHÉE

Fils de Gaia, éveille-toi du songe de douleur que tu rêves. Certes, il convient que, le premier de tous, tu partages avec moi, ô Titan, la joie que le Destin m’accorde, toi qui as ta part dans mon malheur. Écoute ! Notre deuil est fini ; un seul mot dit les très grandes choses. Je le répète de nouveau, craignant que ta pensée timide n’ait pas osé comprendre mes paroles. Zeus l’olympien touche à sa ruine. Ah ! ah ! mon cœur frémit comme une flamme. Depuis le jour où le Foudroyant nous plaça, tels que les noirs bergers du troupeau lugubre des vivants, à ces deux bornes du monde, jamais si formidable espoir n’avait encore gonflé ma poitrine.

ATLAS

Que dis-tu ? Iô ! Quel cri pousserai-je à travers le ciel retentissant ? Mais, hélas ! j’hésite et n’ose te croire.

PROMÉTHÉE

Il est aisé de te convaincre. Un seul instant fera passer ma joie de mon cœur à ton cœur, ô Titan, comme une lave bouillonnante que, des veines l’une de l’autre, se versent deux montagnes jumelles. Promène tes yeux à l’horizon. Tu y verras clairement, en effet, ta délivrance et celle de tes frères.

ATLAS

J’aperçois une étrange clarté qui s’avance au-dessus de la mer. Téthys vient-elle d’enfanter ce prodige ? Certes, la stupeur me saisit.

PROMÉTHÉE

N’as-tu pas déjà reconnu la nuée triomphale de Zeus ? Regarde ! Sous son vol flamboyant, le large éther se fleurit au loin de tourbillons de neige et d’or, tandis que les échos de Gaia me renvoient, en sourds gémissements, le rire meurtrier du tonnerre. Ah ! la nue fulgure d’éclairs, d’où s’échappent, à flots furieux, de nouveaux tourbillons d’or ; et, dans ses profondeurs qui s’ouvrent, des formes de bêtes divines, aigle, taureau, cygne éblouissant, palpitent, vaguement entrevues parmi les écumes embrasées, les vapeurs d’or grondantes qui bouillonnent. Au centre, sous les épaisseurs d’une flamme blanche et liquide, plus éclatante encore mille fois que les carreaux de diamant de l’éclair, quand Héphaistos les bat sur l’enclume, un fantôme terrible apparaît, la majesté de Zeus tenant le sceptre. Dédaigneux, ses noirs sourcils froncés, il passe, le suprême tyran, laissant pleuvoir sa force et son désir en une immense rosée d’or. Tout l’éther floconne, ensemencé de cette neige vermeille. Et, dans son grand miroir mouvant, la mer engouffre, en le reflétant, l’ardent frémissement du dieu. Ô splendeur ! L’océan et le ciel ne sont plus qu’un or fluide et vivant, où se cache, à force de clarté, l’Olympien aux mille formes.

ATLAS

J’hésite et je ne sais que penser. Redis clairement tes paroles. En effet, il n’est pas facile de comprendre comment cette nue te délivrera, alors même qu’il en sortirait, au lieu de la pluie d’or scintillante, une grêle d’hommes armés pour toi.

PROMÉTHÉE

As-tu donc tellement oublié les prédictions antiques de Gaia ? Ne sais-tu plus que de Zeus lui-même, de la race du Foudroyant, doit naître un jour mon libérateur ? Lorsque les durs cyclopes m’enchaînaient, elle mugissait puissamment pourtant, la grande Mère, la titanide, du fond de ses cavernes ténébreuses. Et les monts, et les tourbillons, et les roseaux des fleuves firent silence, tandis qu’elle prophétisait ma délivrance, attachée, par un inévitable destin, à l’aveugle désir du Kronide. Ô Danaé ! Sombre tour d’airain ! Rosée d’or qui féconde le sein de la fille d’Akrisios ! Il va naître, il naît, je te le dis, l’illustre tueur de la Méduse ! Et de Persée doit naître à son tour, après de nombreuses générations, le héros qui mettra fin à mon long supplice. Ta raillerie, fils de Gaia, avait touché, sans le savoir, près du but. Non que jamais, assurément, ma délivrance m’arrive par cette voie de l’éther. Mais, à défaut de la nuée, nef du ciel, ce sera une nef de la mer, Argo, la dompteuse des vagues, qui, dans mille ans, s’ailera de voiles et s’emplira de guerriers armés, pour apporter jusqu’au rocher où je gémis, le briseur de mes chaînes, Hèraklès.

ATLAS

Mon cœur bondit à tes paroles. Ô joie ! Ô espérance indomptée ! Le voici tout proche le jour où tu monteras au trône de Zeus. Et moi, me déchargeant l’épaule du fardeau Ouranien qui m’accable, je transmettrai dans tes mains, ô Titan, ce globe énorme, ténébreux, étoilé d’astres, qui te donnera la royauté du monde.

PROMÉTHÉE

Zeus ! Zeus ! ton règne est passé. L’ombre de mon affreux rocher se projette jusqu’à ton Olympe. Va ! brandis tes éclairs impuissants ! Tu t’obscurcis déjà, dieu de la foudre ; ton épouvante et ta splendeur s’éteignent comme un tison fumant… Mais, c’est assez ! Pourquoi tardent-ils à se rassembler autour de moi, les vivants, les habitants de la terre ? Oiseaux qui paissez dans les nues, bêtes, géants, et vous, éphémères, et vous aussi, ombres des morts, que ma clameur triomphale vous réveille ! Hâtez-vous ! Il est temps ! Il est temps !… Ne vois-tu rien encore, fils de Gaia ?

ATLAS

Les plaines ardentes reposent au loin, dans un gouffre de calme terrible. Des monts de glace avec des monts de feu, des vallées sauvages et solitaires, c’est tout ce que j’aperçois, ô Titan !

PROMÉTHÉE

Quoi ! N’y a-t-il plus de vivants ? Les dieux l’ont-ils engloutie sous le Tartare, cette race des tristes hommes, pour laquelle a souffert Prométhée ?

ATLAS

Paix, Titan. Un grand tonnerre noir, car Gaia ne lance pas d’éclairs, roule d’échos en échos, formidablement, à travers les gorges des montagnes. La terre rend des sons de toutes sortes, sifflements, glapissements, cris de coq, crépitements d’incendie. Au plus profond de l’abîme apparaissent d’immenses tourbillons d’oiseaux, de quadrupèdes et de reptiles. Vois ! Les volcans furieux, avec leurs cratères qui flambent, illuminent la cohue géante. Tout l’océan blanchit d’écume. Les Muets, les monstres qui habitent la glauque forêt des vagues, émergent, troupeaux innombrables, emplissant chaque flot de la mer.

*

VOIX DES BÊTES

Ho ! ho ! ho ! ho ! Prométhée ! Roi, ô père de tout ce qui souffre ! Prométhée ! Prométhée ! Ho ! ho ! ho ! Zeus permet que nous te parlions.

PROMÉTHÉE

Les forêts en feu semblent ondoyer sous l’énorme aboiement de douleur… Hélas ! ah ! ah ! quels sont ces spectres ? D’horribles gorgones, aux yeux ardents, se ruent impétueusement dans la fournaise, fendant l’air de leurs ailes de fer. Je vous reconnais, ô déesses, Grées, Gelludes, Stymphalides farouches, filles vierges de la noire Nuit. Volant çà et là, infatigables, attachées comme les taons de Zeus aux troupeaux des brutes et des humains, vous les poussez incessamment, du fouet sanglant que vous faites siffler sur eux, aux carnages, aux luttes, aux égorgements décrétés par le tyran de l’Olympe. Point de répit, hélas ! nulle trêve ! Déjà l’âpre tuerie recommence… Oh ! le bêlement des agneaux ! Ma joie s’éteint. Je sens refluer à mon cœur la sombre mer des douleurs du monde.

ATLAS

Vois ! Une nouvelle rafale couvre les montagnes et les eaux de races non encore aperçues. Les monstres enfantés du Chaos, à l’aurore des âges, quittent les antres hyperboréens et les noirs palais des vagues où s’abritent leurs derniers troupeaux. Ce n’est pas assez, ô Gaia, des terreurs sans nombre que tu portes ! Les prodiges des temps d’Ouranos réapparaissent.

PROMÉTHÉE

Je vois. Sans cesse il en surgit, des forêts, des îles, des glaciers, des abîmes salés qui bouillonnent. Les lacs pourprés, les fleuves lugubres qui dégorgent dans les marais leurs flots lents et tortueux, mugissent, couverts d’hippopodes géants, de pythons sifflants, hérissés, semblables aux apparitions des songes. Vous appellerai-je des bêtes ? De quel nom vous nommer sous le ciel, vous qui n’êtes semblables à rien, larves d’Aidès, ô formes vivantes de la haine et de la douleur !

ATLAS

Entends monter, du fond du gouffre, de nouveaux et de nouveaux tourbillons ! Certes, à voir se tourner vers le roc ces milliers de gueules béantes, il me semble que je deviens affreusement pareil à ce que je contemple, et je meugle et je rugis… Oh ! oh ! oh !

VOIX DES BÊTES

Ho ! ho ! ho ! ho ! ho ! ho ! ho ! Prométhée ! Ho ! ho !

PROMÉTHÉE

Un ouragan de clameurs m’environne. Jusqu’au pied de mon rocher, les vautours blancs, les griffons marins assaillent, dans un tournoiement irrésistible, les grands vers écaillés que nourrit la caverne amère de Téthys. Tout ce qui vole et nage et rampe, tout ce qui chemine sur quatre pieds, brouteurs d’herbe et mangeurs de chair crue, les tachetés, les rugissants, les cornus, se heurtent, se poursuivent, s’entre-mordent, s’accouplent, mettent bas, hurlent, se dévorent. Le trépignement des sabots roule en galops furieux, retentissants, d’un bout à l’autre des plaines. Zeus ! Zeus ! ta haine triomphe. Quelque part que plongent tes regards, du haut de ton aire divine, tu les repais d’un gouffre de maux !

VOIX DES BÊTES

Ho ! ho ! ho ! ho ! Prométhée !… Nous mugissons, nous rugissons, nous bramons, nous beuglons vers toi… Prométhée ! Prométhée ! Ho ! ho ! ho !

PROMÉTHÉE

Vos cris me déchirent… hélas ! hélas ! Une orageuse nuée de pleurs monte à mes paupières, quand je contemple les tourments auxquels Zeus vous a liés. Vous ne pouvez pas même, ô tristes larves, dans la stupeur qui vous accable, prévoir le terme de vos misères. En effet, votre pensée aveugle ignore le Nombre subtil qui mesure tout. Et pourtant, un jour, le tyran du Ciel sera contraint d’abandonner le sceptre et les honneurs qu’il usurpe. Alors, du sein reverdi de Gaia, la paix, la joie, la sérénité fleuriront en gerbes magnifiques. Les festins d’aigles ne seront plus souillés de sang ; la langue rude du lion léchera le faon qui tette ; la hase tremblante s’endormira sous l’ombre des ailes du vautour.

VOIX DES BÊTES

Ho ! ho ! ho ! Titan ! Prométhée ! Ho ! ho ! ho ! ho ! Prométhée ! Ho ! ho !

*

ATLAS

Ce fracas de cris et de tonnerres se disperse comme la rumeur d’un char. Écoute ! On n’entend plus maintenant que le halètement des Titans, le sourd mugissement des torrents de flamme.

PROMÉTHÉE

La terre, de nouveau, est déserte… Trop court répit, hélas ! Ils vont venir, ils vont venir, les éphémères !

ATLAS

Déjà ta parole s’accomplit. Les vastes profondeurs des ténèbres grondent et palpitent au loin, de toutes parts, sous l’œil éblouissant de l’éclair, tandis que les plaines se couvrent d’une étrange moisson d’hommes. Regarde ! Du côté d’Éos, du côté du couchant étoilé, par milliers, par milliers, par milliers, par milliers et par milliers encore, de nouveaux fils de la femme apparaissent. Fiers de leur stature géante, violents, robustes, pleins de clameurs, ils se ruent en un tumulte immense, au-dessus duquel les sombres Sœurs précipitent leur vol furieux. Et, de sa grande main, l’Olympien pousse leurs races et leurs tribus sans nombre.

*

VOIX DES HOMMES

Prométhée ! accourus vers toi, nous voici rassemblés sous tes yeux. Salut, ô roi crucifié, patient de Zeus ! Tel nos pères t’ont vu jadis, tel nous te contemplons aujourd’hui.

PROMÉTHÉE

Vivants d’un soir, hommes éphémères, frères des bêtes et des titans, ce n’est pas avec des paroles triomphantes que je révélerai devant vous ce que des signes irrécusables m’ont appris. En effet, bien que mon cœur ardent glorifie ma délivrance, comment pourrais-je me réjouir, voyant vos maux infinis ? Mille ans ne sont qu’un jour de Prométhée, mais, pour vous, combien de souffrances ! Que de larmes, hélas ! quels torrents de sang submergeront encore la terre, jusqu’à la venue du libérateur ! Mais, après tant de tourments subis, l’un de vous enfin brisera mes chaînes, et, faisant asseoir le Titan au vieux trône si longtemps disputé d’Ouranos, de Kronos et de Zeus, il fondera votre règne éternel. Donc, sachez-le, cette nuit-ci est la dernière qui vous rassemble autour du rocher. L’urne des douleurs se tarit. Mille ans encore, mille ans, fils de l’homme, et les temps seront accomplis.

VOIX DES HOMMES

Maintenant ! c’est maintenant que je souffre ! Une fois descendu chez les morts, quel besoin aurai-je de ton aide ? Titan, Titan, si tu dois nous sauver, sauve-nous lorsque nous t’implorons. Sinon, tais-toi, dieu impuissant, et, du faite où tu es cloué, regarde, en silence, tes fils combattre et mourir !

PROMÉTHÉE

L’effroyable égorgement commence. La terre resplendit d’airain ; la foule des guerriers qui se rue, mugit, pareille à la flamme… Certes, je ne saurais le nier, ma volonté hésite dans mon âme. Je me sens violemment tenté, en abaissant mes paupières, d’épargner à mes regards de dieu l’horreur d’un spectacle exécrable, impie. Mais non ! que dis-je ? Il faut, au contraire, que, du haut de ce rempart du monde, j’en proclame toutes les douleurs. Ainsi mes paroles, jetant à Zeus l’imprécation des maux qu’elles dénoncent, s’en iront, par delà les nuées, grossir le trésor des vengeances qui s’amasse depuis si longtemps !

VOIX DES HOMMES

Ho ! ho ! Que le bouclier tournoie ! Que l’épée se rassasie de chair ! Arès ! Arès ! ô démon sanglant ! Tue ! égorge ! Ényo ! Ényo !

ATLAS

Entends-tu la clameur furieuse ! Ah ! hélas ! Il monte, il s’accroît, le bruit strident des boucliers, le tumulte des armes et des chars.

PROMÉTHÉE

Ahi ! Zeus lance des deux mains le trait sulfureux qui vomit la foudre, et, au milieu du fracas tonitruant et du crépitement des nuées, les Chiennes d’enfer, en vociférant, déploient leurs ailes dans la fournaise. Les plaines tremblent sous le galop des Amazones écaillées d’or, farouches vierges cavalières. Des trompettes, dans l’air embrasé, se répondent, telles que des torches. Hélas ! hélas ! spectacle amer ! ah ! hélas ! Sur le sommet des larges tours qui roulent à flots pourprés l’incendie, les femmes, leurs voiles au vent, poussent des clameurs aiguës, en s’arrachant les joues avec leurs ongles ; les enfants, de leurs mains éperdues, saisissent les robes de leurs mères.

ATLAS

Vois ! Arès se mêle aux guerriers. Pareil à un signe enflammé que les Pléiades ou Sirios envoient aux hommes, le dieu s’élance du ciel, et tombe au milieu des armées.

PROMÉTHÉE

Ô douleur ! Ah ! ah ! les cris redoublent. Les bouches écument, les yeux flambent ; les blessés s’abattent en grinçant des dents, et mordent la poussière sanglante. Comme un homme fortifie de pierres le mur d’une haute maison qui soutiendra l’assaut des vents, ainsi les têtes innombrables se pressent, jusqu’aux derniers confins de l’horizon. Sur le bord des fleuves qui charrient de l’or, les Arimaspes à l’œil unique se lancent des quartiers de rocher. Les Khalybes, tout couverts de fer, retentissent sous le choc des massues, comme des enclumes de batailles. Je vois frémir hideusement, dans leurs lagunes empoisonnées, les peuples noirs que brûle Hélios, aux sources du fleuve éthiopien, tandis que les Cimmériens sauvages, étonnés de sortir de la nuit, se frappent avec des haches de pierre, des javelots d’os de poisson, parmi les glaces et les volcans lugubres qui bordent leur océan.

ATLAS

Paix ! paix ! Zeus à la grande voix roule de nouveau, affreusement, son tonnerre immense sur l’Ossa. La flamme irritée de l’éclair jaillit, déchirant les nues.

PROMÉTHÉE

La clameur et le fracas s’éteignent. Tout semble maintenant immobile, hagard, comme pétrifié.

Pause.

ATLAS

Écoute ! Voici que des fouets sifflent. La poussière monte à flots épais…

PROMÉTHÉE

De sombres chariots d’airain apparaissent, tels que des îles, au milieu de la mer des guerriers. Traînés par des bêtes farouches, éléphants, aurochs, ânes sauvages, cavales noires qui se cabrent en hennissant, ils portent sur de grands trônes d’or tout fleuris d’étranges sculptures, les rois des hommes, et les pontifes des dieux. L’Olympe terrestre s’avance. Orgueilleux et hauts comme des tours, ils passent debout, sceptre en main, les héros sanglants, les chefs des peuples. Vois ! Sous leurs pieds, au-dessous d’eux, le long des vastes degrés d’airain, les esclaves et les bourreaux s’agitent, crevant les yeux, coupant les têtes, rivant des chaînes et des carcans. Némésis ! ô Némésis, regarde ! Les uns broient l’amère ciguë ; d’autres, soufflant sur des charbons, font rougir au feu des cuves de fer. En voici qui, à force de bras, et les halant avec des cordes, dressent en croix des suppliciés. Des hommes empalés gémissent ; de dessous les corps des lapidés, s’écoulent des ruisseaux de sang noir… Ma voix défaille. Assez ! assez ! Terre, ô terre, je ne puis tout dire !

VOIX DES HOMMES

Ha ! ha ! Quelqu’un m’entend-il ? Nul ne viendra-t-il à mon aide ? Hélas sur moi ! Ô Gaia, ma mère, qui nourris et soutiens tout ! Ô Zeus ! ô déités souterraines ! je pousse des cris terribles. Titan ! Titan ! prends pitié de nous !… Ah ! nos maux sont à leur comble.

PROMÉTHÉE

J’entends tes cris, je vois tes maux, fils de la femme. Et pourtant, que te dire de plus ? Prométhée régnera dans mille ans. Tel est l’arrêt du Destin.

VOIX DES HOMMES

Encore mille ans ! Hélas ! ah ! hélas ! faut-il croire à tes paroles ? La souffrance et l’iniquité ne sont-elles pas éternelles ?

*

PROMÉTHÉE

Un silence effrayant succède au tumulte furieux. Chevaux, guerriers, tout a disparu, au milieu de la rouge haleine et des fumées amoncelées de l’Érèbe. Hélas ! hélas ! quels tourments nouveaux vont maintenant surgir pour moi de l’air, de la terre, ou de la mer ?

ATLAS

Déjà le gouffre reparaît, désert, hideux, plein d’obscurité et de rauques grondements. Seules, les chiennes de Zeus, les déesses à la face sanglante s’y balancent sur leurs ailes, comme des vautours, en décrivant de grands cercles.

PROMÉTHÉE

La vieille Gaia s’ébranle. Avec un sourd frémissement, Héphaistos formidable jaillit des glaciers et des cimes de neige, agitant, dans sa tempête ardente, les immenses cheveux de la flamme… Ha ! ha ! une explosion de vagues, comme arrachée des racines de la mer, envahit le chemin des astres. Vois, Titan ! Les rochers se fendent. De toutes parts, sous la poussée des géants, les détroits, les lacs, les pics sourcilleux croulent, dévorés par des gouffres.

*

VOIX DES TITANS

Le temps vient d’enfanter pour nous l’heure joyeuse, libératrice. Haho ! haho ! C’est assez rampé sous les antres obscurs du Tartare. Encore un effort ! Ho ! ho ! ho !… Ho ! ho ! Encore une secousse de nos épaules robustes !

ATLAS

Les échos rugissent avec leurs cent voix. De tous côtés, au milieu des craquements du monde, du bruit des eaux et des abîmes entr’ouverts, d’horribles formes flamboyantes surgissent à mi-corps des grands puits de lave, qui bouillonnent impétueusement.

VOIX DES TITANS

Redresse-toi ! Ho ! ho ! souffle la flamme ! Haho ! l’éther sublime apparaît… Que nos bras puissamment tendus, nos dos courbés, nos reins qui se roidissent soulèvent les énormes rochers entassés sur nous par le Foudroyant !

PROMÉTHÉE

Je vous revois enfin, dieux vénérables, premiers-nés de l’antique Chaos, vous sur qui reposent et la terre large et la vaste mer aux bruits sans nombre. Mais, hélas ! à combien de maux n’êtes-vous pas en proie, ô Titans ! Le rouge Héphaistos vous dévore de ses brûlantes mâchoires. D’affreux éclairs, en palpitant, se tordent dans vos yeux qui fulgurent, tandis qu’à travers vos os, la foudre inextinguible ruisselle, en fleuves furieux de feu blanc. Hélas ! hélas ! ô têtes fraternelles ! n’y a-t-il pour vous aucun répit ? Quoi ! même cette nuit sacrée n’interrompt pas vos souffrances !

VOIX DES TITANS

Haho ! ho ! ho ! Pas de répit ! pas de trêve ! Si le Feu, si le grand témoin et le soutien universel des êtres cessait, un seul instant, de rouler sa pourpre grondante à travers nos veines, Gaia refroidie périrait.

PROMÉTHÉE

De nouveaux tonnerres souterrains secouent la terre qui tremble. Les clous se tordent dans mes plaies saignantes ; les montagnes, en se déchirant, distendent horriblement tous mes membres, et font craquer mes os torturés.

ATLAS

Vois ! L’Océan, en tournoyant, s’engouffre dans les sombres fournaises d’où sortent à mi-corps les fils du Chaos. Toute la mer monte en vapeur autour des colosses indomptés, et retombe à flots mugissants, précipitée dans l’éther qui gronde.

PROMÉTHÉE

Certes, les deux vieux ennemis, Héphaistos, Pontos, qui se haïssent, engagent un terrible combat. Comme siffle le bloc rougi qu’un forgeron plonge dans un fleuve, ce qui donne la force au fer, ainsi la terre crie, stridente, et jette son immense clameur. Vision effroyable ! ah ! hélas ! Sous le ruissellement des eaux, le feu, par tourbillons, les suffoque. Il ne sort plus de leur gosier, qui proférait de si horribles menaces, que des bouffées informes d’éclairs, des cris, des râles, des grondements. Et les monstres divins, en beuglant dans l’air, de leurs mille gueules affreuses, y exhalent les grandes voix des forêts, des flots, des vents, de la flamme, des nuages résonnants. Hélas sur vous, ô malheureux, qui étreignez éternellement les assises obscures de Gaia, dieux vastes et profonds comme la mer ! Certes, quand je vous vois enchaînés à tant d’ardentes calamités, l’âpre rocher où je suis lié me semble un compagnon moins rude. Debout, plongés jusqu’au nombril au milieu des gouffres incandescents, les uns arrachent avec leur main de leur poitrine de grands lambeaux de feu irrité, et leurs chairs tombent de leurs os comme des ruisseaux de poix, sous l’ardeur de la flamme qui les ronge. D’autres, tournant fièrement vers le ciel leur sombre visage sillonné des cicatrices de la foudre, s’indignent dans leur cœur altier, du désastre antique, irréparable, et, comme pour recommencer l’effrayant combat des dix années, lancent contre la voûte de Zeus des blocs rougis, des rochers fumants, des pics écumants de lave.

ATLAS

Ha ! ha ! La masse du monde frémit de nouveau, jusqu’en ses cavernes. Un retentissement sans bornes pénètre dans le Hadès ténébreux.

VOIX DES TITANS

Nous sommes toujours les dieux forts. Haho ! haho ! L’Olympien lui-même ne pourrait déchaîner sur la terre, avec la ruine et le bouleversement, une plus effroyable splendeur. Ô vertige éternel de la vie ! Formes changeantes aux mille noms ! Pouvoirs de la matière sacrée ! Tout ce qui vit souffre par nous. Mais c’est par nous aussi que tout existe… Haho ! Que servent tes douleurs, Prométhée, ô stérile Titan ! Notre supplice est la vie du monde.

PROMÉTHÉE

Espères-tu donc t’égaler au Sauveur que l’univers attend ? Âme de fer et de rocher ! Les tourments des siècles, je le vois, n’ont pas dompté cet orgueil sauvage qui fit jadis pleuvoir sur toi les carreaux ardents de Zeus. Ton supplice est la vie du monde, ô fils premier-né du Chaos, mais le mien en est la rédemption. Déjà l’impatient avenir mêle au présent son immense aurore. Le puissant Amour tressaille, il s’agite ; il brise les funèbres cachots où l’ont plongé les démons de la haine. Encore mille ans, ô dieux déchus ! Et Gaia, hors de son gouffre de nuit, s’envolera comme un aigle.

VOIX DES TITANS

Ha ! ha ! ha ! espoir insensé ! Ne cesseras-tu donc jamais de nourrir ton cœur de ces vains rêves ? L’eau et le feu, la terre et les vents, la foudre et le sommet des monts nous ont dit un bien autre secret. Titan ! Titan ! apprends-le de nous. La discorde est la loi des êtres.

*

ATLAS

Une nuit soudaine se répand. De tous côtés, avec un terrible bruit d’écroulement, de rocs fracassés, les grands reptiles se renfoncent aux profondeurs de l’Érèbe. Ô puits noirs de l’obscurité ! Silence des siècles qui recommence ! Quelques flammes encore jaillissent des crevasses ardentes de Gaia, et palpitent au loin, sombrement, sur le dos ténébreux de la mer… Écoute ! le Hadès a frémi.

PROMÉTHÉE

Un dieu ailé prend son essor entre la terre et le ciel. Regarde ! Sous la verge d’or qu’étend sa main, le gouffre des nuées s’apaise, le flot retombe avec un bruit solennel.

ATLAS

C’est Hermès souterrain, le lugubre messager qui hante les chemins du Cocyte. Suspendu, dans son vol oblique, au-dessus des vagues innombrables, ses beaux pieds chaussés d’ailes d’or l’emportent silencieusement, pareil au souffle du vent ; et, de sa main droite levée, le nocturne Meneur des morts maîtrise les esprits qui le suivent, tels que des vapeurs sans fin. Voici l’instant, ô Prométhée ! Le nuage immense, retentissant, monte vers toi comme une tempête, plein de clameurs, de soupirs, de râles, de profonds gémissements.

*

VOIX DES MORTS

Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! Prométhée ! Nous entends-tu pousser vers ton rocher mille cris confus, amers, lamentables ? Titan, Titan, dieu des souffrants, exauce-nous ! prends pitié de nous ! En effet, les tristes vivants peuvent espérer que la mort les affranchira de leurs misères. Mais quel sera notre refuge, à nous que Thanatos a déçus ?

PROMÉTHÉE

N’as-tu pas senti trembler la terre ! Ton cachot n’a-t-il pas résonné sous le tonnerre de ma voix annonçant la délivrance aux bêtes, aux hommes et aux géants ? Mille ans encore, mille ans, fils du Hadès, font le terme de ta longue attente. Iô ! Iô ! Jamais je ne me lasserai de publier le bonheur du monde. Que, pour la quatrième fois, les échos triomphants de Gaia proclament le règne du Titan et la fin du mal universel ! Alors le ciel s’épanouira, le pleur éternel cessera. En vain Aidoneus brandira son sceptre, du haut de son trône d’or ardent. Les murs de fer du Hadès crouleront. Et, fuyant les feux et les supplices, vos pieds joyeux s’envoleront, ô fils de l’homme, jusqu’à ces îles des Bienheureux, voisines du rocher d’Atlas, où, sous leurs arbres aux pommes d’or arrosés de l’écume marine, les Hespérides harmonieuses vous attendent.

ATLAS

Certes, elles y gardent pour vous les beaux vergers d’immortalité. Sache-le ! Dans la nuit qui m’entoure, les pâles et lointains éclairs de leurs fruits d’or au travers du gouffre, réjouissent seuls mes yeux.

VOIX DES MORTS

Que nous promets-tu ? Ah ! hélas ! Titan, quelle parole as-tu dite ? Non, non ! réserve à tes vivants le bonheur qui doit durer toujours ! Morts, nous voudrions nous reposer enfin, après la fièvre convulsive de la vie. Donne-nous le néant, ô dieu ! le néant, l’oubli, l’eau du Léthé !

PROMÉTHÉE

Tais-toi ! tais-toi ! Jamais je n’ai pensé qu’une telle exécration frapperait un jour mes oreilles. Vœu funeste ! ah ! ah ! Parole impie, que je jette derrière moi, que je n’ai pas même entendue !… Mais qu’est ceci ? Titan, mon frère, sens-tu ce froid qui gèle mes os ? Partout les monts se hérissent d’âpres frimas, de rochers de givre. Un souffle de mort, noir et glacé, et pourtant brûlant comme la flamme, jaillit impétueusement des portes ouvertes du Hadès, et parcourt la sombre vallée, en roulant dans sa tempête immense la foule des spectres gémissants.

ATLAS

Je vois, je vois. Ô spectacle sans nom de l’avare Aidès souterrain ! Toujours, sans cesse, il en arrive ; une énorme palpitation ténébreuse emplit l’espace. Jeunes hommes, vieillards flétris, tendres vierges fauchées en leur fleur, et les mères qui ont subi beaucoup de maux, et les guerriers aux armes farouches, tous, emportés par la rafale, et s’agitant, s’entrechoquant en un entassement furieux, flottent dans l’abîme, de leurs pieds sans ailes, et poussent de longs cris suppliants.

VOIX DES MORTS

Ho ! ho ! Ce travail est trop lourd. Malheur ! malheur ! ô Titan ! ah ! ah ! hélas !… Le voici de nouveau ! Il revient, le mal inexorable, éternel ! Ô tête ! flancs ! ô poitrine ! ah ! ah !

PROMÉTHÉE

Vos clameurs, vos plaintes aiguës entrent dans mon cœur, comme des flèches. Ô fils, ô race d’Aidès ! l’âme du Titan devient noire en entendant vos lamentations. Assez ! Pourquoi me conjurer ! Ne voyez-vous pas mes mains captives, ma chair percée par les clous sanglants ?… Hélas ! hélas ! objurgations vaines ! Tendant les bras, se poursuivant, se devançant dans leur vol rapide, ils continuent de m’implorer. En voici qui tournent vers moi leurs yeux creux, cerclés de roues de flamme, leur visage noirci par le feu. Regarde ! Épouvantables aux Gorgones mêmes, ils montrent de loin, en ricanant, les lugubres peaux écorchées où sont encore empreints vaguement leurs pieds, leurs mains, leurs traits hideux et informes.

ATLAS

Le tumulte et la terreur redoublent. Ô Aidès ! Dans ton gouffre de nuit, de lueurs blêmes, de jets d’écume, le peuple entier des morts, comme éperdu, tournoie au vent du sépulcre.

PROMÉTHÉE

Certes, les flots de spectres roulent. Le morne crépuscule de flamme est peuplé de groupes convulsifs, de corps livides, entrelacés, qui se tordent comme des serpents. Quelques-uns, en volant par troupes, au milieu de la rouge fournaise, portent tumultueusement, des colonnes, des croix, des roues ardentes, de grands rets de fer et d’airain, tous les instruments de leur supplice. D’autres, cloués à des rochers qui tourbillonnent, suspendus par des chaînes de fer, entre la terre et le ciel, accourent du fond de l’horizon, solitaires suppliciés que charrient ces Délos gigantesques de l’éther ; et aussitôt ils disparaissent, comme entraînés dans le fracas retentissant. On voit fuir d’horribles talons, des bras, des jambes, des torses géants, des milliers de faces hurlantes qu’entraîne l’ouragan stygien.

ATLAS

Déjà l’infernal Oiseleur ramène ses captifs vers l’Érèbe. Les îles qui brûlaient sur la mer vacillent ainsi que des torches.

PROMÉTHÉE

Les dernières flammes s’éteignent. Le puits mugissant de Gaia, tout mouvant de spectres indistincts, a l’air d’un songe obscur qui s’efface.

VOIX DES MORTS

Ah ! hélas ! contemple nos misères ! Vains fantômes, ombres inertes plus vides encore que les bêtes, larves échappées du gouffre des maux, nous nous pleurons en paroles lugubres, invoquant ton aide, hélas ! hélas !

PROMÉTHÉE

T’obstineras-tu dans ton deuil ? Je te l’ai dit, et je le dis encore. Le bonheur, l’éternel avenir, le sein étoilé de la vie, se rouvriront pour vous, ô pâles morts, sitôt que seront tombées mes chaînes.

*

ATLAS

L’épreuve est terminée, ô Titan. Déjà Zeus, de sa main souveraine, a remis Gaia sous l’ancien joug. De toutes parts, les rocs, les glaciers, les arbres aux patientes racines, recommencent de ramper en foule sur les membres des géants engloutis. Regarde ! Une seule lueur brille encore par delà les mers, aux profondeurs des ténèbres. C’est la torche de Ménoitès, le flambeau livide et sépulcral dont le géant qui paît les bœufs d’Aidès, tout debout sous le porche infernal, compte les morts, au passage… Ah ! ah ! te le dirai-je, hélas ? D’inquiètes pensées m’obsèdent. Elles voltigent autour de mon cœur ; elles s’y pressent comme des ombres. Ton désir ne t’a-t-il pas déçu ? Titan, Titan, roi des pleurs éternels, ne vas-tu pas, ô malheureux ! enchaîné sur ce rocher glacé, y couver, hélas ! à tout jamais, ton empire chimérique ?

PROMÉTHÉE

Les Destinées ont fixé l’heure. Sois patient ! Depuis des siècles innombrables, Némésis, avec ses pieds d’airain, s’est mise en marche pour ma délivrance.

ATLAS

Hélas ! hélas ! Il n’y a pas moins de siècles que je l’attends, ployant le dos, écrasé sous l’énorme colonne de l’Ouranos ténébreux.

PROMÉTHÉE

Quoi ! N’as-tu pas vu l’Olympien engendrer tantôt sa propre ruine ? À qui est sûr de triompher, qu’importe la longueur du supplice !

ATLAS

J’admire ton courage indompté. Mais mon cœur, si longtemps muet comme la pierre ou le fer, veut s’exhaler enfin par mes lèvres. Ô quadrige d’or de Hélios, quand donc me sera-t-il accordé de te revoir ? Ou, si mes yeux du moins apercevaient, ne fût-ce que le temps d’un éclair, la splendide forêt des étoiles !

PROMÉTHÉE

Pourquoi souhaiter ces choses ? Si tes yeux, ô porteur du ciel, sont tellement affamés de merveilles, c’est en bas qu’il faut les tourner, non vers l’oiseau des nuées. Ignores-tu donc la loi du monde ? Ton esprit troublé ne sait-il plus qu’à chaque image de l’éther une forme terrestre répond, dans l’éternelle oscillation des balances du Destin ? Une chaîne d’or, ô Titan, lie Gaia et le Ciel, l’un à l’autre. Le beau chœur des Heures sacrées, portant leurs urnes sur l’épaule, montent et descendent incessamment l’éclatant escalier de nuées qui joint le Styx à l’Olympe. Ô pluie d’or ! Vol fulgurant de Zeus ! La terre va enfanter son prodige, frère jumeau de ta merveille, Ouranos !… Paix ! paix ! écoute… tout se tait. Le dragon aveugle de la nuit endort les mers et les forêts, en déployant dessus ses larges ailes.

Pause.

Est-ce un instant qui vient de s’écouler ? Les pieds du Temps, ô porte-ciel, semblent s’être arrêtés dans ce gouffre. Parle ! N’aperçois-tu rien encore ? Des siècles peut-être ont passé, et, semblables à des aigles géants, ont traversé les mondes autour de nous, sans effleurer nos esprits immobiles.

ATLAS

Le tonnerre, avec sa voix terrible, t’a déjà répondu, ô Titan. Sous la foudre aux vastes éclairs, dont les rouges palpitations illuminent au loin des milliers d’îles, l’Océan sauvage se découvre.

PROMÉTHÉE

Silence ! Au travers de l’écume, le trident du dieu bondit et luit, et, déchaînant les flots mugissants, roule et chasse, de lame en lame, un bouclier de peaux de bœuf, dans lequel sourit un nouveau-né. Salut, enfant ! ô héros promis ! ancêtre du libérateur ! Salut, toi qui seras Persée, car à ces marques, à ta splendeur, aux rayons du feu étincelant jaillissant de toi comme une torche, quel œil ne reconnaîtrait le futur meurtrier de Méduse ?… Ha ! ha ! Une tête effroyable, aux cheveux de vipères sifflantes, se rue avec fureur, çà et là, pareille à un étrange oiseau, et voltige, parmi des torrents d’étincelles et de sang qui bouillonne, autour du berceau marin. Entends-tu ! la foudre crépite. Les vagues fument et sifflent en se tordant, sous la roue de fer du tonnerre. Ô stupeur ! Ici !… là !… là !… regarde ! La Gorgone se multiplie par des apparitions aériennes, monstrueuses images d’elle-même. Mes yeux se troublent, ô porte-ciel. Certes, il me semble voir maintenant d’innombrables boucliers d’or sur les flots, et d’innombrables têtes ailées – vaines larves, fantômes hideux, ombres que le Temps qui n’est pas né projette au grand miroir de la nuit !

ATLAS

Révèle tous tes oracles. Puisque ton œil, ô Prévoyant, plonge aussi loin que va l’avenir, dans la caverne obscure du Destin, ne cache pas ce que tu sais au dieu qui partage ton supplice.

PROMÉTHÉE

À quoi bon m’interroger encore ? Ne t’ai-je pas nommé la nef ? Ne t’ai-je pas désigné l’homme ? Mais, afin de dire deux fois les mêmes paroles, ô fils de Gaia, ainsi que flotte ce bouclier, lourd fardeau de la mer indomptée, ainsi par le chemin des vagues, m’arrivera le libérateur. La belle proue qui, la première, en fendant l’océan comme un soc, labourera les plaines salées, doit m’apporter, de l’occident, le descendant de Persée, Hèraklès. Ô nef Argo ! Clameurs des vents marins ! Force invincible de l’archer que je vois assis près de la poupe ! C’est lui, c’est lui, je te le dis, qui chassera le vautour de Zeus !… Iô ! Pour gage de mes promesses, toute la sombre vallée se hérisse de feuilles et de fleurs. La Gorgone ailée a disparu. Et voici qu’autour du nouveau-né qui leur rit dans sa joie d’enfant, voltigent silencieusement d’innombrables essaims de colombes. De même qu’un bloc d’argent bouillant pétille de milliers d’étincelles sous le marteau du forgeur, ainsi tournoient les oiseaux sacrés, tantôt formant de beaux cercles lumineux, tantôt dénouant leurs blanches guirlandes.

ATLAS

Ah ! ah ! malheur ! tout s’éteint soudain. Les rochers, fendus sous les coups du sceptre énorme d’Aidès, laissent échapper, à tourbillons, les affreuses vapeurs de l’Érèbe… Mon sang se fige, hélas ! hélas ! Une torpeur muette et glacée m’étreint rigidement, comme un lierre. Prométhée, roi du monde, salut !

PROMÉTHÉE

La nuit des mille ans est finie. Confusément, je distingue encore, à l’autre bout du ciel brumeux, ta forme terrible, ô fils de Gaia, ton corps ployé sur un genou et pareil à une montagne, et, au-dessus de tes vastes épaules, la rondeur effrayante de l’Ouranos.

Long silence.

*

PROMÉTHÉE

Que tardes-tu, ô chien ailé du Ciel ? Est-ce ton roi qui t’arrête encore, en prescrivant de nouveaux supplices contre la chair sanglante du Titan ? Ou bien, as-tu perdu ta route, au travers des espaces glacés qui séparent l’Olympe de mon rocher ? Bourreau de Prométhée, voici l’heure !… Ha ! ha ! L’oiseau sinistre apparaît. Déployant ses puissantes ailes, dont chacune ferait de l’ombre aux habitants de cent villes, il secoue, dans son bec indompté, un tison fulgurant du trépied qui brûle à la droite de Zeus, sur le plus haut des degrés célestes ; et son vol enflammé trace au loin, par dessus les forêts qui se courbent, et les grands fleuves qui remontent en écumant, un sillon immense de lumière.

Tumulte, coups de foudre.

Aï ! Le jet flamboyant de la nue s’enfonce, comme un coin d’acier, à travers ma poitrine fumante. Tout le ciel s’embrase à la fois. Le tonnerre, de sa rauque voix, aboie contre moi la vengeance et les malédictions du Tyran. Allons ! ô âme rude, avant que je souffre de nouveau, comprime avec un frein d’airain les clameurs de ma bouche, toi qui acceptes cette épreuve, non sans joie !

*

LA NEF

SCÈNE I

LA NEF DEVANT LA MONTAGNE

LES OCÉANIDES

Iaô ! Les temps sont accomplis ! Poussons des cris joyeux ! Menons la danse !… À travers la glauque splendeur de l’eau profonde, nous émergeons des antres obscurs où nous dormions depuis des siècles, nous les filles du vieil Océan.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES
(Jason coryphée).

Alerte ! Saisis le gouvernail ! Jette du bois au brasier de poupe ! Debout ! debout ! Quitte ce banc où tu gis languissant, ô héros ! De grandes nymphes lumineuses ondoient, en chantant, au creux des lames.

LES OCÉANIDES
entourant la nef.

Soulève tes paupières assoupies ! Dresse la tête, appuyé sur le coude !… Hatta ! hatta ! halliho ! iaô ! iaô ! iô ! hoïho !… Salut, monstre aux ailes de lin, dragon qui cours sur les vagues !

La nef s’arrête.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô race de Téthys, belles déesses aux pieds d’argent qui bondissez dans la blanche écume, pourquoi, frappant Argo de la main, l’arrêtez-vous au milieu des flots, comme un char que l’on dételle ? Je vous le dis. Si c’est pour m’annoncer le terme de mes rudes travaux, je vous écouterai avec joie. Mais s’il s’agit d’un nouveau malheur, j’ai assez de souffrances.

LES OCÉANIDES
Elles nagent, chantant, se poursuivant.

Hoïho ! Les temps sont accomplis ! Ne crains rien, Argo ! ta course est faite. Que tes rames pendent à ton flanc, comme des ailes brisées ! Laisse ta voile dégonflée retomber le long du mât !

Menant leur danse, joyeusement.

Hatta ! hatta ! halliho ! iaô ! iaô ! iô ! hoïho !…

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

M’entends-tu ! Ne répondras-tu pas ? Certes, je veux savoir de toi où m’ont poussé les tempêtes. Car voici d’innombrables nuits, et d’innombrables jours pareils aux nuits, que notre nef se rue avec fureur, tel un quadrige d’étalons qui s’emportent en mordant leur frein, dans un gouffre immense de ténèbres. Et moi, terrifié du prodige, sans dormir, pareil à un mort, roulant, sous mes paupières sèches, des yeux farouches et hagards, tantôt j’élève au-dessus de la proue, afin d’épier le flot noir, la torche ardente que je porte dans ma main ; et tantôt, arrachant mes cheveux, et les vouant à Zeus infernal, je supplie le maître du Hadès de terminer promptement ma course à son funèbre rivage. Mais, puisque je vous vois, ô déesses, l’espoir rentre dans mon cœur. Déjà la sombre nue rayonne. Une écume éclatante de fleurs revêt le paisible océan, où nagent, sous le ciel lumineux, des licornes et des taureaux blancs.

LES OCÉANIDES

Iaô ! Iaô ! Tu as touché au port. Ne crains rien, héros, ta course est faite. Le cri frémissant de ta proue a dissipé le morne sommeil dont Zeus scellait nos paupières… Allons ! Que les tritons enfants, menant en bride les hippocampes et les serpents d’eau familiers, élèvent leurs lampes chargées d’un feu blanc ! Et vous, clairs météores errants, purifiez la nuit sulfureuse ! Nous ferons résonner sous nos doigts, pour enchaîner Argo de liens plus forts, l’hymne magique, mystérieux.

INCANTATION
Les Océanides jouent des luths d’argent qu’elles tiennent entre leur bras.
En refrain, d’une voix solennelle :

Ô morne escarpement, proue de l’Asie ! Ténèbres qui, depuis des siècles, entendez gémir le grand veilleur, la sentinelle aux yeux toujours ouverts ! Prométhée ! Titan-roi ! Prométhée ! Salut ! Les temps sont accomplis.

ÉCHOS
sortant des profondeurs.

Prométhée ! Titan-roi ! Prométhée ! Salut ! Les temps sont accomplis.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Qu’as-tu fait ? Hélas ! Malheur sur nous ! En vain, en vain, j’agite les rames. Comme un rocher aux profondes racines, la nef reste fixée dans les flots. Le ciel rayonnant s’est éteint. Ô terreur ! Écartant de ma face ma chevelure hérissée, et promenant mes yeux çà et là, partout, ô filles de Téthys, je découvre, à la pâle splendeur qui jaillit de vos corps immortels, l’antre informe et colossal de la Nuit… Prométhée ! Titan ! Voilà donc où tu nous as menés par tes embûches ! Il ne te suffit pas, dans ton orgueil, de lutter toi-même contre Zeus. Mais, tendant des pièges à tes amis, et les jetant de force en ta querelle, tu les livres, sans nul souci, à la vengeance du Foudroyant, car certes, il ne vit pas longtemps, celui qui combat les dieux heureux !

LES OCÉANIDES
se tordant les bras.

Ne crains plus rien des dieux ! Ah ! ah ! hélas ! Le sceptre est tombé de leurs mains. En vain l’éclair grondant fond du ciel, avec ses pieds d’or rapides. Son fracas tumultueux n’est plus que comme un bruit dans un rêve. Souviens-toi, ô guerrier de la nef ! Que de prodiges, que d’épouvantes l’Olympien ne t’a-t-il pas envoyés ! Et pourtant, te voici venu !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Tu dis vrai. Tout ce qu’ont vu mes yeux, depuis qu’appareillant sur Argo nous avons tendu les blanches voiles, me semble un songe monstrueux, plein de larves et de flamboiement. Du milieu des nuées de grêle que roulaient les tourbillons des vents stridents, Zeus, sans trêve, dardait la foudre ; le ciel noir et sinistre sonnait du triple aboiement de Cerbère, tandis que, courant sur les plages, le long des rochers battus par l’écume, des spectres à l’armure d’or lançaient au loin des éclairs éblouissants. Ainsi nous voguions, ô déesses, en proie à d’innombrables terreurs. Partout où brillait sur la mer le mouvant sillage de la nef, d’affreuses têtes de titans se soulevaient dans la fumée, au sommet des montagnes lointaines ; des globes de feu sortaient des rocs ; de lugubres chauves-souris, voltigeant au-dessus de la proue et poussant des clameurs fatidiques, jetaient sur les bancs des rameurs des fleurs de pourpre, nées du sang de Prométhée. Vainement, pour fortifier notre âme, nous entonnions le péan accoutumé « Ô Toison d’or ! Resplendissante Æa ! » Sitôt que s’ouvrait l’œil de la nuit, la flûte de Pan montagnard, en nous précédant sur les vagues, faisait taire notre chant triomphal. Et la mer obscure, enfantant de grandes voix au milieu du silence, emplissait l’éther endormi de ton nom divin, ô Prométhée !

Musique. Chant de lyre solennel.

LES OCÉANIDES

Prométhée ! Iaô ! Prométhée ! Sacrilège, hélas ! tueur de dieux ! Et pourtant, si cher à mon cœur ! Et toi, ô le plus grand des hommes, Hèraklès !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Tais-toi ! tais-toi ! N’éveille pas en nous le regret du héros orgueilleux, de celui qui a fui la nef, voulant demeurer seul, comme l’aigle. Mais non ! parle, ô vierge marine. Révèle-moi, car les dieux savent tout, quel destin nous a séparés du fils robuste de Zeus. Les Harpyes l’ont-elles enlevé dans leur palais de tempêtes ? Ou bien, l’Homme indompté s’avance-t-il déjà vers la montagne du Titan, marchant à pas pressés dans la mer et secouant un sapin qui flambe ?… Hèraklès ! Iô ! Hèraklès ! Les yeux de mon esprit le voient. Il rit, il rit d’un rire inextinguible, en traînant de force après lui quelque monstre énorme, fils de Céto, qui se débat dans des flots d’écume.

LES OCÉANIDES

Ceins l’épée ! Saisis le noir bouclier ! Que ta main darde la lance ! Prométhée ! ha ! ha ! Prométhée !… Iaô ! Bondis, ô blanche sœur, bondis légèrement sur les vagues ! Orne tes cheveux de fleurs de mer ! Soulevée par les flots onduleux, mène avec moi la belle danse de tes pieds !

DANSE GUERRIÈRE
Les Océanides choquent l’un contre l’autre leurs tridents d’airain.

En refrain, joyeusement :

Ceins l’épée ! Saisis le noir bouclier ! Que ta main darde la lance !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Quels combats nous annonces-tu ? Pourquoi souffler à nos cœurs les anciennes fureurs d’Arès, quand les clochettes des boucliers sonnaient incessamment dans la nef, quand l’épée s’abattait, en sifflant, sur les hydres de fer de nos casques ? Certes, vous le savez, ô déesses, comment notre troupe guerrière se partagea en deux pensées contraires. Car la plupart, d’un cœur prudent, ou par l’ardent désir de la Toison, se refusaient à détourner la nef noire de sa route. Mais d’autres, plus audacieux, voulaient qu’obéissant enfin aux prodiges envoyés par Gaia, l’on brisât les chaînes du Titan. Alors éclata entre nous une tumultueuse discorde. Et, farouches, poussant des cris, entassés dans cette creuse Argo, comme une portée de dragons qui se tordent au fond d’une caverne, nous combattions avec fureur, du lever d’Eos à la nuit sombre, au milieu des troupeaux mugissants et des captives épouvantées, butin des villes… Ô Ényo ! Éris ! Chocs meurtriers ! Hélas ! hélas ! tout mon cœur frémit. Il se réveille sur ma main le sang fraternel qu’a versé ma lance.

LES OCÉANIDES

Les destinées sont accomplies. Le Tout-puissant, le maître Ouranien penche, à son tour, vers sa ruine… Prométhée ! Titan-roi ! Prométhée !… Vite ! J’entends, j’entends déjà les clameurs de l’homme audacieux qui, violant le mystère des dieux, a tenté d’escalader l’Olympe. Repoussé, d’autres le suivront. C’est en vain que Zeus triomphe !

Elles replongent sous l’écume.

SCÈNE II

LE PRÉCURSEUR

CRIS DES CAPTIVES

Ha ! ha ! ha ! ha ! Dans mon effroi, je réponds par des cris redoublés à la rumeur affreuse des nuées… Ô Zeus ! Zeus ! Ton foudre saccadé secoue le toit mugissant du ciel. Les hauteurs de l’ombre s’illuminent.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Quel nouveau prodige est celui-ci ! De grandes plumes enflammées tombent avec des gouttes d’éclair, dans la nuit qui siffle et qui frémit. Voyez-vous, amis ? entendez-vous ? Un dieu, un dieu traverse l’Ouranos, monté sur une bête ailée.

CRIS DES CAPTIVES

Où fuir ? où me cacher ? ah ! hélas ! Frappant l’air d’un sabot furieux, soufflant de ses naseaux la flamme ardente, le monstre aux deux ailes dressées bondit comme un taureau, dans l’éther.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ne vous tairez-vous pas, femmes ? Silence ! Les prières et les lamentations n’ont jamais fléchi la Destinée. Que sert de meurtrir vos joues, et de jeter au ciel des cris aigus, telle une nichée de poussins à la vue de l’épervier ? Sachez-le ! Abritées sous ma lance, vous n’avez rien à craindre, même d’un dieu.

Pause.

Je te parle, toi qui mènes sans frein, au milieu des gouffres étoilés, cet oiseau-cheval aux pennes d’aigle. Certes, puisque j’entends tes cris, les miens arriveront jusqu’à toi. Qui es-tu, guerrier ? Un homme ? un dieu ? un démon intermédiaire ? Réponds ! Quel puissant ennemi précipite à travers l’Ouranos, le sillage embrasé de ton vol ? Vis-tu en paix avec la terre ? Est-ce le carnage et l’effroi qui sont assis sur ta lance ?

Pause.

Le cœur me bat. Je frémis d’attente, comme l’œil inquiet de la colombe… Ah ! Un terrible hennissement déchire la nuée lumineuse. D’éclatants météores flamboient. Tout l’éther vibre en blancs tourbillons, autour du cheval éblouissant qui se cabre, les ailes ouvertes, tandis qu’agitant sa lance, le cavalier divin aux armes d’or pousse des clameurs retentissantes.

*

BELLÉROPHON

Ô Zeus ! Zeus ! Abîmes de la nuit ! Voûte de l’Ouranos qui croule éternellement sous mes pieds !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Entends-tu ? Il invoque ainsi Zeus, et la nuit lugubre qui l’entoure.

BELLÉROPHON

Ô tourments ! ô tourments ! ah ! hélas ! Douleur au-dessus de la douleur ! Voyez ! contemplez tous ma misère ! Regardez-moi me consumer, ainsi que le grand flambeau du monde, entre la terre et le ciel.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Silence ! Entends-tu de nouveau la clameur perçante et lamentable ? Quel dieu, hélas ! quel titan aux larges mains, se penchant du haut des nuées, arrêtera sa chute impétueuse ?

BELLÉROPHON

Ah ! ah ! plus bas ! toujours plus bas ! Au travers du fracas de l’éclair, les monts s’envolent à ma rencontre ; l’Océan écumant se soulève, en poussant vers moi de longs abois ; le vertige aigu bondit dans ma tête. Ma gorge râle… Ô Zeus ! Ha ! ha ! ha !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

La pâle terreur me saisit ; mes cheveux se dressent d’épouvante… Encore ! encore ! ah ! hélas ! Il crie, au milieu du sombre Ouranos, comme un vautour furieux.

BELLÉROPHON

Ô Zeus ! Zeus ! ô terre ! esprit de l’homme ! Ciel que j’ai voulu conquérir ! Et déjà, sous le Porche sacré, je poussais, parmi les nuées d’or, le poitrail cabré de mon cheval, quand, dans un tourbillon de soufre, l’Olympien m’a renversé. Maintenant, jeté à bas du ciel, je roule aux vagues du vide. Depuis neuf jours, depuis neuf nuits, l’éclair du dieu irrité me poursuit, en hurlant sans relâche, à travers l’abîme qui flamboie… Ah ! ah ! Mon bouclier, où se tord l’ardent serpent de la foudre, brûle ma chair jusqu’aux os. La blanche étoile qui fulgure au cimier de mon casque d’airain, se colle à ma cervelle qui bout. Mes yeux jaillissent des orbites. Je halette… ah ! ah ! hélas ! ah ! ah !… des soleils d’or pleuvent autour de moi… Ô dieux ! dieux ! je vous méprise ! Tyrans mauvais, vous n’êtes pas des dieux, puisque votre cœur implacable ne connaît pas la miséricorde. Entendez-vous ? Bellérophon vous brave ! Bellérophon vous a vaincus ! Iô ! Dans le gouffre étincelant où seul Hélios, tout strident de flamme, faisait planer son quadrige hennissant, j’ai lancé le vol de Pégase, et la terre s’est évadée sous les sabots du monstre écumant, comme un caillou parti de la fronde. Ô triomphe ! Ô splendeurs d’Ouranos ! Torrent d’étoiles de la nuit ! Cratère immense où bout le jour vermeil ! Les peuples ondulaient dans les plaines, comme des moissons d’épis ; l’orgueil des rocs et des forêts s’est prosterné sous mon regard. Iô ! Iô ! Je dirai ma joie aussi longtemps qu’il sortira un souffle de mon gosier consumé. Ô portique étoilé des dieux ! Pavé d’or radieux de l’Olympe ! Ha ! déjà mon corps est précipité. Mais jusque dans l’antre des douleurs, Bellérophon criera sa victoire. Ô guerrier de la nef, voici l’heure ! Timide, irrésolu, tu gémis sous la nue obscure qui te couvre. Vois ! Cette lance que je garde dans ma main te rendra un dernier service. C’est ainsi qu’il faut dissiper les vains prestiges des dieux !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Que fais-tu ? Arrête ! Que fais-tu ? Ton bras armé frappe la nue. Ô malheur ! D’immenses étoiles jaillissent en serpentant, sous ta lance. Tout le ciel tonne de feux ardents, d’explosions, de jets qui grondent… Ah ! Le héros a disparu, s’engloutissant dans la nuit profonde.

Un long silence.

*

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ma main frémit au pommeau du glaive. Piété, respect, terreur sacrée, tous les liens qui m’attachaient aux dieux tombent dénoués de mon âme. Ô Nuit ! ô Nuit ! mon désir m’entraîne. Tant que les roues obscures de ton char écraseront la terre et le ciel, je te frapperai de l’épée, je te combattrai avec la lance. Ényo ! Pars, ô pointe d’airain ! Si ma main te darde trop bas, si c’est un dieu que tu dois atteindre, vole, monte jusqu’à l’Olympe rayonnant, jusqu’au palais d’or de la Joie ! Si ma main te darde trop haut, s’il faut frapper un spectre souterrain, redescends, perce jusqu’à l’Érèbe ! Mon bras ne se lassera pas. Encore un trait ! Ho ! encore ! encore ! À quoi bon mugir, nuée stérile ? Va ! Gonfle et roule sur la nef tes ondes ténébreuses ! Un peu de fracas ne m’émeut point. Ô Nuit ! je lancerai ma pique au faîte de tes tours éthérées, jusqu’à ce que les astres y flamboient !

CRIS DES CAPTIVES

Arrête ! arrête ! ô maître ! ah ! hélas ! Quels craquements étranges et puissants ! On dirait que l’Ouranos s’écroule. Les têtes des vagues apparaissent, innombrables et blanches de vieillesse. Les flots, en s’entrechoquant, roulent au milieu de l’écume qui jaillit, des dauphins, des polypes hideux, des dieux à formes de bêtes.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Prends garde ! ha ! ha ! Saisis l’épée ! darde la pique ! ô héros, tiens ferme ! Un démon, un géant monstrueux court, avec fureur, le long du rivage, tandis que ses noirs compagnons, sous un porche de rocs flamboyant… Arrête ! Ils ne voient pas la nef. Point de cris ! Parle tout bas ! Regarde ! Attachée par un bandeau d’airain, une lampe, où un tison rougeoie, éclaire leur front difforme. Leurs bras se lèvent et s’abaissent. Leur sueur pleut dans le brasier vermeil.

Tumulte. Sons de trompe.

Mes oreilles sont déchirées. Ha ! ha ! Un effroyable fracas retentit derrière la montagne. Certes, je reconnais la clameur de la corne d’Akhéloos. Ô Hèraklès ! Amphitryonade ! À pleins poumons, joyeusement, pour tous les êtres de la terre et du ciel, le héros proclame sa venue.

SCÈNE III

PROMÉTHÉE DÉLIVRÉ

HÈPHAISTOS

Des profondeurs de Gaia je m’élance, me hâtant sur mon char retentissant. La flamme du monde a mugi. L’ombre immense de Hestia, toute noire au centre de la crypte, s’est dressée à demi de son trône, avec un geste menaçant. Certes, je crains qu’un ennemi n’ait assailli les cyclopes à l’œil rond, tandis qu’ils forgent sur ce pic, selon mon ordre, des anneaux et des crampons d’acier pour enchaîner de liens plus forts Prométhée, ce sauveur d’hommes !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

La terreur se glisse dans mes os. Point de bruit ! Tout bas ! tout bas ! te dis-je. C’est lui, le boiteux des deux pieds, le forgeur des chaînes de la Terre. Vois ! vois ! On ne sait quoi de tonnant, une forme de char fulgurante plane dans un nimbe d’éclairs et jette des flots tourbillonnants de fumée et d’étincelles, au milieu desquels le Flamboyant brandit son trident furieux. Je t’invoque, ô dieu puissant, père, soutien, germe des choses, ô roi, brûlant époux d’Aphroditè !

Sons de trompe.

LES TROIS CYCLOPES
(Brontès, Argès, Stéropès)

Mon cœur aboie dans ma poitrine. Maître, maître, ô dieu, n’entends-tu pas ! Un audacieux, quel qu’il soit, a franchi le mur de la montagne… Heu ! heu ! la rage m’étouffe. Ruant des pieds, grinçant des dents, faisant tournoyer mon lourd marteau, j’en choque l’éther, à droite, à gauche !

HÈPHAISTOS

Silence, ô brutes sauvages ! C’est à moi qu’appartient le combat. Si la rage vous tourmente, soulagez-vous en battant l’enclume ! Seul, du haut de mon char d’éclairs, j’arrêterai l’ennemi… Ici ! ici ! là ! je frappe la terre. Sous les pointes aiguës du trident, des larves innombrables jaillissent, dans de grands bondissements vermeils ; un feu immense et dévorant roule sur les cimes embrasées, une mer de combattants. Géants, mammonts, centaures, hydres sifflantes, hommes nus avec des casques d’or, démons à mufle de bête, toutes les formes, en ondoyant, fondent comme un flambeau de cire, au travers de la splendeur guerrière, et, se changeant les unes dans les autres, renaissent éternellement. Haho ! haho ! La montagne enflammée pétille ainsi qu’un feuillage. La lave énorme, en gonflant ses flots, sonne un fracas impétueux d’armes, de cris, de hennissements, de boucliers entrechoqués. Ô tempête ! Chars fulgurants ! Nuée d’épées et d’yeux qui tourbillonnent ! Au milieu des corybantes nus, des croupes des lions qui bondissent, les Aloades se frappent à grands coups, ainsi que les tours d’une ville, avec des poutres de feu ; les hécatonchires géants heurtent, entre leurs poings ténébreux, des cymbales de foudre qui vibrent. Certes, je suis toujours le Zeus terrestre, le puissant démon de la vie, dont l’éther avec ses astres d’or, Hélios et Gaia sont les membres… À pleins bras ! battez ! battez le fer ! Je vous le dis. Si vous forgez l’anneau mystérieux, infrangible, qui enchaînera Prométhée, le monde m’appartient à jamais !

LA VOIX DE HÈRAKLÈS

Place ! holà ! livrez-moi passage ! N’entendez-vous pas, ne voyez-vous pas la massue qui tournoie dans ma main ? Vous reculez, striges guerrières ! Ha ! ha ! En bondissant sous mes coups, vous dansez, dans les cornes du feu, d’agiles et d’incessantes pyrrhiques. À toi, celui-ci !… À toi !… À toi !… Frappe ! frappe ! Ényo ! Ényo ! Une joyeuse ivresse me saisit. Infatigablement, comme en un songe, j’écrase, je broie, j’assomme. Mon cœur se dilate entre mes côtes. Ha ! ha ! ha ! Il faut que je rie, d’un rire sonore, inextinguible !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Un grand bruit, tel qu’un char qui roule, éclate au milieu des monts. Que va-t-il advenir ! Zeus ! ô Zeus !… Sur le seuil ardent de la caverne, les démons s’agitent avec fureur. Jetant leurs membres çà et là, entrechoquant leurs poings formidables, ils tirent la langue en mugissant, comme un bœuf qui lèche ses naseaux.

HÈPHAISTOS

À vos fourneaux ! À vos fourneaux, brutes stupides ! L’œil rouge du feu palpite et meurt. Haho ! haho ! Regonflez sans relâche, au-dessus des flammes engourdies, le poumon rugissant des soufflets ! Quoi ! Ne savez-vous plus l’art de l’enclume ? Le fer, l’esclave du marteau, n’obéit-il plus aux coups ? À pleins bras ! De toutes vos forces ! Encore ! M’entendez-vous, ô géants ? Certes, si vous continuez d’irriter mon cœur dans ma poitrine, vous gémirez, fils du noir Chaos… Allons ! je forgerai moi-même. Descendant en hâte de mon char, je saisis, d’une main souveraine, le marteau et les tenailles. Vous, puisque les soufflets vous trahissent, soufflez vous-mêmes, ô vastes poitrines ! Que l’ouragan de votre haleine se répande sur les fourneaux obscurcis !

LES TROIS CYCLOPES

Ravive-toi ! brûle, ô brasier rebelle ! Incendie de tes tourbillons la terre et la sombre mer !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Une flamme éclatante jaillit. Tout le mont, en s’illuminant avec ses fleuves et ses glaces profondes, bondit de terre, ainsi qu’un Titan. Vois ! vois ! Penchés du haut d’un pic, comme des guerriers sur les créneaux d’une cité qu’on assiège, ils soufflent avec leurs joues gonflées ; et leur visage monstrueux, surplombant au-dessus du cratère, s’empourpre, à chaque exhalaison, d’un terrible ouragan de clarté.

HÈPHAISTOS

Plus fort ! Dilatez vos poitrines ! Déchaînez, de l’antre de vos bouches, une trombe mugissante d’éclairs ! Plus fort ! vous dis-je. Pas de relâche ! Croyez-vous souffler sur le tison qu’une vieille allume à son foyer ? Je le jure ici, pour votre honte. Si votre haleine est si débile derrière la porte de vos dents, je vais vous joindre un compagnon. Haho ! Les rocs de glace s’envolent ; l’Océan se cabre épouvanté, tandis que, du fond de la nuit, à l’appel de ma pensée puissante, le sombre vautour justicier fend la nue qui s’ouvre et qui flamboie… Retiens ta course, ô roi ailé ! Suspendu au milieu de l’éther tout frémissant de tes cris stridents, agite, agite, sans repos, tes vastes ailes sur la fournaise ! Bien ! Sous les coups de ces rames énormes, le grand bassin des flammes entre en furie. Partout, brandissant des marteaux, frappant sur des enclumes ardentes, forgeant le fer écumant qui rejaillit en gerbes de tonnerres et d’étoiles éblouissantes, des fantômes de Hèphaistos apparaissent aux profondeurs embrasées, dans un tumulte d’airain assourdissant. Frappe ! frappe ! achève, ô marteau ! Que tes coups cadencés, fatidiques, rivent à jamais les fers du monde !… Eh bien ! Discernez-vous, maintenant, le nombre des coups que j’assène, leur mystérieuse harmonie ? Tout labeur chante un péan, ô monstres. Qui possède le rythme possède l’univers. Voyez ! L’anneau ténébreux s’arrondit. Tel qu’un astre du Hadès, il darde, dans l’Ouranos entier, de puissants rayons crépusculaires, qui vont porter mon triomphe jusqu’au palais d’or de Zeus… Silence ! le Père est content. Un effroyable éclat de sa foudre répond au fracas de l’airain sur les enclumes tonnantes. Toute la montagne, en brûlant, s’élance comme un vase qui bout… Ha ! ha ! malheur ! qu’est-ce que ceci ? La forêt des flammes tourbillonne. Ô Zeus ! Zeus ! Quel fort sagittaire lance, parmi les hydres du feu, ces vols de flèches empennées d’or ? L’enclume roule renversée. C’en est trop ! Bondissant sur mon char, je me rue contre l’audacieux.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Hèraklès ! Alerte ! Hèraklès ! Au-dessus des croupes tortueuses, fuyant, s’élevant, s’abaissant, plongeant au gouffre des nues, le trident s’agite avec fureur, les cris du dieu retentissent. Ô joie ! ho ! les dragons reculent. Des traits aigus les blessent au poitrail. Cabrés, rués en plein zénith, détordant çà et là leurs anneaux dont les écailles, dans la flamme, resplendissent comme des boucliers d’or, ils poussent de violents sifflements ; et, sous les coups de leur queue convulsive, l’immense incendie s’écroule, au milieu de l’Ouranos.

LES TROIS CYCLOPES

Ma fureur me suffoque… ho ! ho ! ho ! Je beugle, je trépigne, j’aboie… Maître, maître, es-tu donc vaincu ?… Ô mes poings, vous, mes vrais dieux !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Mon cœur frémit… Hélas ! ah ! hélas !… Plongés jusqu’au nombril dans le gouffre, ils lancent, en grinçant des mâchoires avec de violents éclats de rire, des pics, des scories de fer, des nuages de cendre rougeâtre, d’énormes brandons tourbillonnants… Hèraklès ! ha ! ha ! Hèraklès ! La flamme décroît, elle tournoie. Telle qu’un trépied fracassé, la montagne obscure l’engloutit… Iô ! victoire ! Le char du dieu tombe vers l’abîme, comme une étoile.

Clameur des Cyclopes.

LA VOIX DE HÈRAKLÈS

Est-ce vous qui criez là-bas, géants noircis, baleines des montagnes ? Certes, vos chants ne ressemblent pas au roucoulement de la colombe… Ényo ! Je frappe avec mon poing, le vaste rocher qui volait à moi. La pierre, en se brisant, vomit des torrents d’eau écumeuse et des laves. Prométhée ! Prométhée ! où es-tu donc ? À plein gosier, je proclame mon nom, Hèraklès, le fils d’Alkmèna !

HÈPHAISTOS

Le combat est-il donc fini ? Penses-tu n’avoir plus qu’à enfler tes poumons, pour chanter comme un coq, ta victoire ? Certes, aussi longtemps que la Nuit, l’immense aveugle au trépied d’étoiles, siégera sur les âpres sommets où le voleur du feu est châtié, Hèphaistos ne craint rien du Destin… Vois ! Sous les coups du lourd trident, des corps nus de déesses flamboient. La montagne ardente fleurit des tourbillons pourprés d’Aphroditè, comme une grande rose rouge. Napées, ménades, centauresses, bacchantes aux cheveux pendants, titanides cambrant leurs seins géants, toutes les formes du Désir ondoient dans les torsions de la flamme. Des étoiles enchaînées tournoient ; de claires vagues de feu vert déferlent, en couvrant les glaciers de néréides écaillées, de sirènes à croupe de serpent… Ah ! ah ! tu hésites, Hèraklès. Appuyé sur ta lourde massue, et les narines dilatées, tu te penches au sommet d’un rocher, tandis qu’avec des miaulements lascifs, les tigres et les guépards tachetés frottent leur dos à tes jambes. Partout, dans la fournaise en rut, des cerfs, des boucs, des taureaux, de hauts cygnes blancs éblouissants, tout debout, et battant des ailes, assaillent les nymphes qui s’enfuient. L’ouragan d’Astartè t’environne. Cuirassées, secouant des lances, tantôt ruées vers le héros et emportées éperdument, comme des oiseaux qui volent dans l’air, tantôt tourbillonnant sur place, décroissant, flottant, touchant le ciel, les striges vermeilles se tordent, au milieu du magique incendie… Arrête ! Oses-tu bien, ô héros, brandir contre des guerriers-femmes, ta massue horrible, irrésistible ! Ah ! Elles reculent, elles fuient. Leurs beaux corps de chair étincelante tombent, précipités dans le gouffre. Pas de relâche ! ah ! hélas ! ah ! ah !… Nous as-tu donc abandonnés, ô Zeus ? Alors, que Gaia nous reçoive !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

La montagne tremble… Ho ! ho ! malheur ! De tous côtés, la terre massive et le ciel sphérique se fendent, cependant qu’une noire fumée envahit lentement l’océan. Les batteurs de fer ont disparu. Paix ! On entendrait maintenant, jusqu’aux derniers confins de l’horizon, un oiseau couvant sur son nid, un moucheron agitant ses ailes.

LA VOIX DE HÈRAKLÈS

Mes pieds se heurtent au sol, dans l’ombre. Mes mains tâtonnent, au milieu de l’embûche des piliers massifs et innombrables… À bas, vous, colonnes d’airain ! Certes, mon dos et mes épaules, qui ont porté le vaste Ouranos, vous déracineront sans peine.

Fracas. Explosion formidable.

SCÈNE IV

LE GRAND MATIN DU MONDE

PROMÉTHÉE

Je te prends à témoin, Gaia, toi dont je touche de ma main le large sein ! Ô Pontos, je te prends à témoin, en attestant tes vagues mugissantes, que les jours de Zeus sont passés !

Il frappe d’une main, la terre, et de l’autre, la mer. Roulements de tonnerre. Un silence.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Mes paupières éblouies et craintives osent à peine se lever… Ha ! ha ! Ne vois-tu pas le feu ? Ne vois-tu pas les lueurs sacrées qui fulgurent à la cime des pics ? Nu, sanglant, tout debout dans la nuit, avec ses deux bras étendus, le dieu nouveau se dresse sur le monde.

PROMÉTHÉE

Salut, splendeur de l’Ouranos ! Orbe vivant ! Titan qui te revêts, bien que Zeus me les cache encore, des rais d’or du vibrant Hélios, comme d’une armure étincelante ! Salut, tourbillons de l’éther ! Îles et montagnes glorieuses qui, vous dressant au loin dans la clarté, avez vu le combat triomphant ! Et vous, hommes, bêtes, géants ! Ma voix, en frémissant, vous l’annonce : Prométhée est enfin tout-puissant. Pareil à l’aigle qui, la nuit, impatient de la venue d’Eos, guette au travers des neiges et des glaciers, dans le sombre océan des étoiles, la Roue ardente du jour, ainsi, après des tourments innombrables, je vois se lever à mes yeux l’immense espoir du bonheur du monde… Iô ! Iô ! Ma joie bouillonne en moi, comme un gouffre de blanche lumière. Mon cœur bondit, pareil à la mer, et pousse des cris tumultueux. Hommes, je ne suis plus un dieu. La souffrance et la sainte pitié m’ont fait semblable à vous, fils de la femme. Pour vous abriter contre Zeus, je vous ai pris dans ma poitrine, aux profondeurs du temple éblouissant, inviolable de l’Amour. Le fleuve terrible de vos larmes a coulé par les yeux du Titan. Maintenant, dieu médiateur, votre humanité vit en moi, ma divinité vit en vous. Ô lumière ! Ô resplendissement de cette aube si désirée ! Je ressens une joie étrange, amis, héros de la nef. Je crains qu’échappée de mes mains, Gaia, comme un oiseau, ne s’envole dans l’éther… Écoutez ! Aux cavernes des monts qui gémissent sourdement, l’obscur Aidès roule ses tonnerres. Une flamme irritée palpite sur la faux étoilée d’Ouranos, que le roi du temps dévorateur, le subtil et rusé Kronos a placée parmi les astres. C’est avec son aide jadis, en armant sa droite puissante de la harpè horrible, aiguë, aux dents tranchantes, que Kronos mutila sans pitié son père, le sombre Ciel. Ô crimes énormes des vieux dieux ! Tyrannies des anciens jours du monde ! En vain, ne voulant pas refleurir, vous vous rebellez contre moi, vous, les mystérieux complices de ces grands forfaits divins. L’antique anathème est rompu. Prométhée va gouverner la terre !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Entends-tu ! Il promet aux vivants de longs jours de félicité. Sois-nous propice, ô dieu, ô Titan, puisque tu es le Zeus terrestre qui succède à l’Ouranien… Mais quoi ! Quel est ce bruit ? Ah ! hélas ! Mon cœur s’élance hors de mon sein.

*

LES TYPHONS ET LES BORÉES

Tout semés de bouches, d’ailes et d’yeux, ils passent au-dessus de la terre.

Tempête. Fracas de clairons.

*

HÈRAKLÈS
poursuivant des monstres avec sa massue.

Travaux sur travaux ! Tâches sur tâches ! Là où dormaient les âpres glaciers, Hèphaistos, soufflant sa rouge haleine, n’a plus laissé que des marais, une mer de limons empestés… Place ! place ! hideux compagnons ! À quoi bon grincer vos dents tranchantes ? Place ! Arrière ! vous dis-je. Arrière !… Ho ! ho ! Pareil au forgeron qui bat une masse en feu, j’écrase, sous mes coups redoublés, les scolopendres écaillées, les hydres visqueuses aux bras touffus, les pythons dont les têtes fourmillent.

PROMÉTHÉE

Et maintenant, rejetant loin de moi les haillons sanglants de mon supplice, je viens à toi, triste Ouranos, dieu profond en qui prennent leur forme tous les êtres humains et divins. Vois ! Comme le vermeil Hélios s’élance, fougueux et frémissant, de la longue nuit hyperboréenne, ainsi je me tiens devant toi, plus affamé après ma misère, et de justice et de joie. Ô Titan ! père universel ! Laisse-moi, dans ton éther sublime, couper pour mon manteau de dieu, un pan de ta pourpre pleine d’étoiles.

Pause.

Tu te fais sourd à ma prière. Je te le dis, ô monstre-dieu qui roules dans les vertiges d’un tourbillon, nul être ne peut retarder cette heure éclatante, toute-puissante, à laquelle sont attelés pour mon triomphe les bêtes, les hommes et les géants… M’entends-tu ? Ne veux-tu céder qu’à un maître armé et menaçant ? Regarde ! Elle étincelle en ma main, telle qu’une comète sinistre, la faux, la dure faux chthonienne dont Kronos t’a déjà mutilé.

La terre tremble.

Ha ! ha ! Tout ton gouffre flamboie. Mille jets de tonnerre à la fois, en se ruant tels que des flèches énormes, semblent effondrer le ciel enflammé et le précipiter sur la terre. Ô splendeurs ! Tumulte éperdu ! Convulsions suprêmes de l’Abîme ! Dardant la foudre blanche aux cent nœuds, dont le fracas redoublé se mêle au galop d’airain de leurs sabots, les centaures de l’Ouranos ouvrent partout, dans la nue, d’aveuglantes cavernes d’éclairs, semblables par l’aspect à la grêle. Ne céderas-tu pas, puissant Titan ! Déjà, tout au travers des fumées, des explosions, des constellations, la faux d’acier déchire, en criant, cet effrayant manteau du monde où l’univers se mêle à plis confus… Ne craignez rien, race des hommes, vous qui cachez vos faces épouvantées sous les rochers, le long des plages marines. Êtes-vous donc saisis d’effroi au point de vous jeter contre terre ? Relevez vos corps ! Rassurez-vous ! Le monstre Ouranien est vaincu. Prométhée a revêtu le ciel.

*

LE GÉANT ORION
Il tomba, menaçant, fulgurant, entouré de ses soleils d’or qui éclatent.

LES KABIRES
sortant en foule, des fentes de la montagne, forgent ces débris enflammés.

Le ciel s’éteint. Nuit profonde.

*

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Titan ! Titan ! Prométhée ! qu’as-tu fait ? Ah ! ah ! Ta faux, aveuglément, a fauché les fleurs de la lumière.

PROMÉTHÉE

Point de cris ! Tenez-vous en paix, sous l’ombre de ma main protectrice. N’avez-vous pas compris, ô fils de l’homme. La vieille terre et le vieux ciel ne sont plus.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô prodige ! Ô stupeur inouïe ! Quelles paroles as-tu fait entendre ? Mystérieuses, fatidiques, elles se ruent à travers mon esprit, comme une tempête de brume… Mes yeux s’épouvantent, ô Titan. Tu grandis. L’immense Ouranos semble entrer dans ta forme étoilée, où palpitent les constellations.

PROMÉTHÉE

Silence ! Moins de bruit, ô vivants ! Ne troublez pas de vos clameurs la majesté de cet instant redoutable. Certes, je le dis hautement. Ainsi que le potier refait une coupe avec l’argile et qu’il la marque de son sceau, ainsi je m’en vais recréer l’univers des dieux à mon image. Telle est la loi. Il faut, ô vivants, que toutes choses se dissipent. Il faut que la terre et le ciel, croupissant sur leur ancienne lie, soient versés dans un vase nouveau. Le moment des siècles est venu. Étendant ma droite sur l’abîme, dans l’océan sans bords du Chaos, j’y recueille, ô puissant Hélios, avec tes germes embrasés, les effluves du tonnerre et des astres. Aï ! Aï ! Qu’est-ce que ceci ? Ô douleur ! Elles me brûlent, elles se gonflent entre mes doigts, les chaudes semences de vie dont je veux reféconder l’univers. Un nouveau ciel, une nouvelle terre s’agitent dans ma main de Titan, toute ruisselante d’étoiles… Écoutez ! Au profond de la nuit, parmi les montagnes d’airain encerclant Gaia de toutes parts, j’entends gronder les roues ailées, les chars vivants à la proue de feu avec lesquels les quatre esprits du monde, Okeanos et Hestia, Typhœus et Hypérion, labourent les orbes des sept cieux. Ta puissance te quitte, ô Zeus ! Tel qu’une vapeur ténébreuse, ou comme une eau qui s’enfuit parmi les herbes, ce qui fut à toi s’évanouit. Iô ! Iô ! Déjà les rocs s’ébranlent. Tout le mont projette, en se fendant, de hautes flammes bleuâtres… Hestia ! Hestia ! Hestia !

Le char de la Terre apparaît.

Paix ! Le soc de l’abîme en émerge. Emporté par les ailes rapides qui battent à son moyeu, il roule avec un terrible son, plein des clameurs et des bruits de l’Érèbe, sur les vagues de l’éther sulfureux.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Regarde ! Une autre roue d’éclairs brille et s’élance au milieu des nues, dans le fracas d’un ouragan.

Deuxième char (du Feu).

L’Océan frémit sous le tonnerre des roues ardentes coupant le vent.

PROMÉTHÉE

Mes prunelles enivrées se dilatent. Iô ! Iô ! Déjà le ciel n’est plus qu’un orage effrayant de lumière.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô dieu ! ô dieu ! épargne-nous ! Malheur sur nous ! ha ! ha ! ha ! hélas ! Tu nous brûles, ô Hypérion !

PROMÉTHÉE

Rassurez-vous, fils de la femme. Voyez ! Tel qu’une noire nuée, Typhœus monte en emplissant le ciel de fumée, de sourds mugissements, de trombes de ténèbres et de grêle.

Troisième char (de l’Air).

Les rais d’or d’Hypérion pâlissent. Sous le soc monstrueux qui le fend, l’abîme obscur, tumultueux, enfle ses vagues comme des montagnes.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Quelle terreur va surgir encore ? En haut, en bas, de tous côtés, épiant tes prodiges, ô Titan, je surveille la terre et les nues… Ha ! ha ! La sombre mer bouillonne. Des feux glauques, par tourbillons, jaillissent de ses flots soulevés.

Quatrième char (de l’Eau).

PROMÉTHÉE

C’est le beau char d’Okeanos qui émerge des antres marins. Tout diapré de changeants arcs-en-ciel, il roule au travers du gouffre, en vomissant, par ses orbes grondants et par ses roues qui s’entre-croisent, des cataractes et de grands fleuves écumants.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Maintenant l’abîme se tait. Immobiles aux quatre coins du monde, les quatre chars des puissants esprits attendent ton geste souverain.

PROMÉTHÉE

Certes, l’attente sera brève. Ouvrant ma main fumante, ô Gaia, j’éparpille au-dessus de ton sein, les germes radieux de la vie. Ah ! une volée de soleils bondissent dans l’éther qui flamboie. Sous les roues grondantes des chars, la terre se fend par le milieu, vers Eos et vers Hespéros, tandis que, du sillon fécondé, jaillissent des rocs, des forêts, des torrents et des fleuves limpides, des continents couverts de fleurs, et d’éclatants Olympes de feuillage, pleins de bêtes et de rayons. Iô ! Iô ! Entendez-vous les voix ? Entendez-vous les rumeurs sans nombre ? Tout l’immense Chaos en tumulte mugit et semble bouillonner. Au milieu du verdissement des feuillages monstrueux, Gaia enfante, en rugissant, des troupeaux de lions, de taureaux, de béliers, de difformes mammonts, de paons à la queue étoilée. De vastes printemps tout en fleurs éclatent sur les collines. Ô joie ! ô joie ! splendeurs sacrées ! L’eau court et tournoie, la flamme roule ; de blanches aurores boréales, des explosions de lumière agitée comme les flots de la mer, irradient dans l’air, de tous côtés. Voyez ! Sous les antres béants, les typhons orageux tourbillonnent, en vomissant par bouffées, la pluie blême, le feu, le vent, les pierres de grêle. Et leur haleine ardente éclate, au revers des monts pesant sur eux, en gerbes d’arcs-en-ciel éblouissants… Bien ! bien ! arrêtez ! c’est assez ! Arrêtez ! vous dis-je, esprits du monde. Voulez-vous donc consumer la terre ? Déjà les fruits succèdent aux bourgeons, la grenade éclate sur la branche, Gaia roule un sang de feu qui pénètre sa masse de granit. Votre tâche est faite, ô chars vivants ! Allez ! Regagnez vos cavernes !

Les chars disparaissent.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Une vaste sérénité se répand sur la mer et sur les plaines. Des archipels de nuées blanches, à l’aspect étrange, merveilleux, flottent dans l’azur du ciel.

HÈRAKLÈS
buvant au bord d’un fleuve.

Certes, on croirait voir des coupes, des tridents, de belles armes… Ho ! ho ! Qu’est-ce donc qui m’émeut ? La volupté de l’air se coule en moi. Cette herbe riante m’invite à célébrer tes rites, ô Bakkhos, ou ceux d’Aphroditè d’or, la plus douce des déesses.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Une brise odorante agite les grands bois de myrte et d’amarante. L’ouragan de la Création s’est apaisé. Par intervalles, seulement, un météore attardé qui tombe fait écumer le ciel d’argent sous sa proue.

Musique. Chant de cithares et de flûtes.

 

PROMÉTHÉE

Un nouvel univers est né. Les suprêmes battements d’ailes des Borées dans le gouffre hyalin de l’éther y répandent, en flocons lumineux, de molles avalanches de roses. Sous les cèdres aux dômes mouvants, plus sombres et plus profonds que la mer, les cyclopes-gardeurs-de-bœufs jouent de la flûte, au penchant des monts ; les géants paisibles vont et viennent, à travers les branches qui ploient sous les globes d’or des fruits. Écoutez ! Avec un sourd murmure, les fleuves traînent lentement, par les vallées, leur magnifique rets d’eau verte. Des serpents à tête de femme s’enroulent çà et là aux rochers. Ô jours de joie ! Bonheur du monde ! Dans le noir dédale des forêts, les napées formant des chœurs mystiques, sur des tapis d’herbes et de fleurs aussi belles que des étoiles, imitent, en leurs circuits solennels, les évolutions des astres… Iô ! Iô ! hâtez ! hâtez la danse ! Qu’un printemps plus radieux encore éclose sous vos pieds bondissants ! Je vous le dis, faunes, bacchants, satyres velus, fils de la vigne, vous, naïades, et vous ménades, et toi, multiple Iris qui courbes, au-dessus des rocs et des feuillées, tes vastes ailes de fleurs ! ornez, faites splendide à l’envi le terrestre Olympe du Titan. Car, sur ces monts, je bâtirai – Prométhée en jure par lui-même – le grand palais resplendissant, étoilé, où les fils dispersés de Gaia, bêtes, éphémères et géants, vivront enfin unis sous mon sceptre… Bien ! ma parole est obéie. Voyez ! Jusqu’aux dieux de la mer s’empressent vers la sainte montagne.

*

NÉRÉE, GLAUKOS, CORTÈGE DE TRITONS

Ils soulèvent en chantant, hors des flots, des îles fleuries et merveilleuses.

APPARITIONS DE PROTÉE

Chœur immense sur la mer.

*

PROMÉTHÉE

Et, maintenant que la Terre a reçu les semailles d’or de la lumière, il me reste, achevant mon œuvre, à en fonder l’éternelle durée. Ô Kronos, étendant vers toi la menace de ma main souveraine, je te chasse de cet empire, toi dont la roue, ailée d’éclairs, emporte l’univers et les cieux. Disparais ! Va-t’en, ombre envieuse ! Sombre démon omniprésent, ô Temps, toi que chaque vivant sent ramper dans son sourcil, comme un ver, Prométhée te bannit pour jamais… M’entends-tu ? M’obéiras-tu ? Ta proie, ô dévastateur, noir géant à la tête blanchie, est désormais le troupeau des dieux, les vaincus de l’Olympe qui croule.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Tes paroles, ainsi que le tonnerre, roulent au loin, d’échos en échos. Ah ! L’abîme éclatant s’obscurcit. De sourds abois, des cris confus emplissent l’ombre.

PROMÉTHÉE

Je vous entends, ô larves de la Nuit, Sriges, Harpyes, Gorgones, Stymphalides, impurs démons lâchés sur la terre. Si mon joug vous semble trop lourd, si la clarté de l’Ouranos nouveau blesse vos yeux de ténèbres, je vous dis, comme au dieu destructeur : — Retournez vers qui vous a créés ! Allez grincer vos dents sanglantes, au milieu des parvis de l’Olympe ou des rockers de feu du Hadès ! Prométhée ne veut, dans son empire, ni esclave, ni révolté.

Un silence.

L’heure est venue où le Titan va prendre possession de son trône. Non plus comme Zeus, pour siéger, la lance du tonnerre à la main, au milieu des coupes et des déesses, mais pour présider de ce mont, ainsi qu’un roi paternel, au bonheur de tous les êtres… Voyez ! voyez ! Le grand signe a lui. La pierre engloutie par Kronos et scellée ici même par Zeus, afin qu’elle fût éternellement un monument d’effroi aux Immortels, mugit comme un taureau furieux, et darde çà et là des éclairs. Sur ce trône immuable, éclatant, que les Destins m’ont réservé, Prométhée va s’asseoir pour jamais.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Prends garde ! prends garde, Titan ! Ô stupeur ! les vagues s’entrechoquent. Sous l’ouragan de deux ailes immenses, pareilles au ciel noir qui se ferme, les forêts mugissent, épouvantées.

PROMÉTHÉE

C’est le vautour, le tortureur divin, qui s’exile et regagne son aire, obéissant à mon ordre solennel. Paix ! paix ! Silence aux clameurs ! Rassurez vos cœurs, tristes captives ! La terre n’étant plus à Zeus, il quitte le rocher des douleurs.

HÈRAKLÈS
tendant son arc.

Ô Titan, ne reconnais-tu pas le convive non invité, le chien du Styx, qui mangeait ta chair ? Certes, Hèraklès va te venger.

PROMÉTHÉE

Arrête ! Ah ! ah ! tu l’as atteint. Plus prompte que la parole, ta flèche aiguë lui a percé l’aile. Entends-tu ses cris rauques et affreux ! Je ne sais quel émoi puissant se gonfle, ainsi que la fumée, dans ma poitrine. Regarde, Amphitryonade. Des flots de sang inondent le ciel. Par un dernier prodige d’Ouranos, ils roulent là-haut, comme un fleuve, à travers le Scorpion, le Lion, et les bêtes horribles des étoiles… Ah ! une goutte sur ma main ! Mes entrailles sont remuées ; un trouble mystérieux m’étreint, et monte jusqu’à mes narines. Je te bénis, vautour hideux, toi le sombre démon cimmérien, le compagnon de ma longue veille. Bourreau cruel et innocent, regagne en paix les rocs de l’Olympe. Prométhée sauveur étend sur toi le pardon de ses deux mains levées. Écoutez, nations qui m’entourez, spectres, géants, demi-dieux, faces sans nombre, écoutez ce que prescrit le Titan. Plus de haine ! Plus de colère ! Plus de sang qui s’expie par le sang ! La loi d’amour succède à la haine. Il ne reste, au centre du monde, qu’un autel, celui de la Pitié, autour duquel voltigent, en frémissant, les Prières aux yeux de colombe. Jette ton arc, Amphitryonade ! Dépose ta massue redoutée ! Si tes mains violentes ont faim d’une tâche, mêle-toi à la troupe en rumeur des Telchines et des Kabires. Voici l’heure, en effet, ô magnanime, où tu vas bâtir avec eux, de tes épaules et de tes bras robustes, les demeures éclatantes de l’homme, le palais de ses destinées.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô triomphe ! Ô transports de joie ! Iô ! Iô ! La terre heureuse devient une réalité du ciel !

Nouveau tonnerre souterrain.

PROMÉTHÉE

Quoi donc ? L’antique Mère s’agite. Certes, il est temps que Prométhée monte enfin à son trône étoilé ! Vous, apprêtez les pics et les leviers ! Saisissez la houe dans votre main ! Ô palais ! Olympe radieux ! Déjà l’œil de mon âme te voit, acropole immense de la Joie, échafaudant jusqu’aux nuées, dans ton pourtour plus vaste, à lui seul, que toutes les cités des hommes, tes créneaux, tes dômes, tes frontons, tes milliers de tours étincelantes. Allons ! d’un cœur libre et serein, j’inaugure mon règne éternel. Le vautour hideux a disparu. Voyez ! Gaia manifeste ses signes. Au pied du roc tout couvert d’éclairs et qui mugit formidablement, quatre fleuves immenses jaillissent.

Il s’assied.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ah ! ah ! quel cri fait bondir la terre ! Prométhée ! Titan-roi ! Prométhée ! Colossal et le torse nu, entouré de mouvantes clartés, pareilles à des roses de flamme, il siège, dépassant du front les montagnes et les glaciers lointains ; et, dans les plis du sombre azur qui tombe jusqu’à ses pieds sanglants, des étoiles indistinctes palpitent.

*

CHŒUR DE DANSE UNIVERSEL

(Faunes, Napées, Satyres, Ménades.)

UN RIRE ÉCLATANT FAIT TREMBLER L’ÉTHER

C’est le dieu Pan invisible.

*

HÈRAKLÈS
courant çà et là.

Cèdres, sapins, rochers, je déracine, en riant à pleine gorge, tout ce qui se trouve devant moi… Ha ! ha ! ha ! À l’œuvre, compagnons ! Un torrent de vigueur nouvelle emplit mes os.

PROMÉTHÉE

Le palais radieux va surgir. Du haut en bas de la montagne, retentit le joyeux chant magique des dieux forgeurs de métaux. Voyez ! Grimpant de roc en roc, brandissant le pic et le hoyau, ils creusent la terre en cadence, et arrachent de Gaia éventrée des côtes de diamant et d’or brut… Iô ! Iô ! La clameur redouble. Chaque coup des puissantes houes fait courir de tous côtés, par la plaine, des torrents de lave éblouissante. Hâtez-vous ! Plus vite, ô vous, Telchines ! Modelez dans la terre grasse les moules énormes où descendra l’airain ! Ô joie ! ô joie ! Les fondations s’approfondissent. Le bruit des forges et des soufflets est pareil à l’antre des typhons. Tout le long des tranchées géantes, dans les fanges infectes, hideuses, où fermente encore l’impur Chaos, des milliers d’ouvriers monstrueux entassent, avec un fracas immense, les quartiers de marbre et de granit, les môles de rocs superposés, les morceaux de montagne arrachés qui formeront à la cité des assises inébranlables… Arrêtez ! ô terre ! ô lumière ! Quel nouveau prestige est celui-ci ! Par toutes les fissures du roc, Hèphaistos obscur siffle et bouillonne. Arrêtez ! arrêtez ! vous dis-je. N’entendez-vous pas, ô dieux Kabires ? Cessez de battre vos enclumes ! Déjà l’éther empesté n’est plus qu’une tempête de fumée où Aidès vomit, en mugissant, de vastes nuées tumultueuses, imprégnées de soufre et d’un feu noir. Trébuchant, marchant à tâtons, ou vous frappant avec vos marteaux, voulez-vous servir de risée au maître insolent du ciel ?

HÈRAKLÈS
du haut d’un rocher.

Ne crains rien, ô Titan éternel. La noire nuée se dissipe. Vois ! Déjà les soleils éclatants que ta main a semés dans l’éther reparaissent à travers le brouillard, en tournoyant tels que des coupes d’or. Mais qu’est ceci ? La terre tremble. Paix ! paix ! N’entends-tu pas ces grands cris ?… Hélas ! La souffrance et le deuil n’ont pas encore disparu du monde.

PROMÉTHÉE

Que veux-tu dire, Amphitryonade ? Ta parole amère et violente me mord au cœur, moi, le Triomphant.

HÈRAKLÈS

Les voici tous. Je reconnais mes amis sauvages de l’Œta, Pholos, Téléboas, Imbreus, Nessos, Eurytion, Dryalos, les vieux chefs des agiles centaures… Mais quelle stupeur me saisit ? L’Ouranos se mêle avec les vagues. Mon épaule vacille, écrasée sous le bloc énorme qui la charge. Un lourd sommeil pèse à mes cils, comme du plomb.

Il s’assied aux pieds de Prométhée.

PROMÉTHÉE

C’est le puissant Chiron, le roi des bêtes. La crinière éparse au vent, vaste, velu, tout ruisselant des fleuves et des marais qu’il traverse, il approche, il grandit aux yeux comme un nuage qui vole, tandis que roule avec fracas, derrière lui, une horde innombrable d’oiseaux, de quadrupèdes et d’hippanthropes… Salut, frère de Zeus, ô Kronide ! Salut, Titan primordial, homme et brute encore, tout à la fois ! Qui t’émeut ? Quel danger te presse ? Pourquoi tes fils bondissants, se détournant en plein galop, lancent-ils leurs flèches dans les airs ?

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Le tumulte emplit la montagne. Les bêlements, les mugissements, les meuglements caverneux font un bruit tel que les grandes eaux. Vois ! vois ! Les fleuves débordent, les vallées et les monts disparaissent sous l’armée effroyable des bêtes.

SCÈNE V

CHIRON SUPPLIANT.

LE CENTAURE CHIRON

Justice ! justice ! ô Titan ! Venge-nous ! Justice ! ô dieu ! justice ! N’es-tu pas le vainqueur de Zeus ! M’entends-tu ! Justice, ô dieu souffrant ! Justice ! Il se forge là-haut, un nouveau mors pour la Terre !

PROMÉTHÉE

Quels malheurs cries-tu ainsi vers moi, ô Puissant qui te réjouis des rochers et des cavernes ? Certes, mon cœur se sent troublé. Ta voix violente et sauvage, où éclatent des hennissements, se précipite en mots confus comme le bouillonnement des fleuves. Quelque dieu t’a-t-il outragé ? Ou bien serait-ce Pan qui t’agite, toi dans le sein de qui roule à torrents l’éternelle ivresse de Gaia ?

LE CENTAURE CHIRON

Pourquoi parler de moi-même ! C’est de toi, de toi seul qu’il s’agit, ô roi protecteur du monde. Tandis que tu sièges ici, assoupi et gorgeant ton oreille du murmure des fontaines, les Harpyes, les chiennes d’Aidès, tous les oiseaux hideux sortis du vase accablent de maux les vivants. Elles me suivent, elles m’assiègent, ô dieu patient. Prends garde ! prends garde !

PROMÉTHÉE

Qu’as-tu dit ? Malheur ! Dois-je te croire ?… Mais non, tu te trompes, ô fils du Cheval. Quelque terreur vaine t’a déçu.

LE CENTAURE CHIRON

Déçu, dis-tu… Ô blessures ! Ô plaies ! Mon sang qui coule est-il un songe ? Regarde ! À flots vermeils, il se rue et bouillonne sur la terre, comme la grasse écume de Bakkhos. Vois mes joues gonflées et meurtries ! Vois ma lance fracassée, toute hérissée de feuilles et de rameaux ! Mais je supplie en vain, ô Titan. Ma parole informe et rauque, et qui bégaie ainsi que le vent, ne sait pas expliquer ma misère, et tu souris, ô dieu subtil, en écoutant la bête chevelue, l’hippanthrope ignorant et farouche. Eh bien ! qu’il se soulève alors, du milieu de ses glaciers sans nombre, le Tanaïs, le fleuve immense aux voix profondes, et qu’il atteste, les ayant vus, tous les maux que j’ai soufferts ! Parlez, rochers ! Parle aussi, toi, qui émeus les vagues au fond des mers, ô grande cithare de pierre que je faisais résonner sous mes doigts, quand les Chiennes m’ont assailli ! Et tous, rangés autour de moi, ils m’écoutaient, charmés dans leur cœur, les Muets de la terre sacrée, les tigres, les lions, les taureaux, les panthères semées de roues, les singes barbus, frères des satyres, les cerfs géants, rameux comme des arbres… Vengeance ! vengeance, ô Titan ! Laisseras-tu le mal triompher ? Laisseras-tu régner les Gorgones ? Ha ! ha ! Mon cœur crie dans mon sein, et se hérisse de fureur, comme un aigle.

PROMÉTHÉE

Calme ta rage, ô Indompté. Apaise tes pieds qui t’emportent, tes bras velus que tu tords, en mugissant. L’audace des monstres ailés ne demeurera pas impunie.

Grondement de tonnerre.

LE CENTAURE CHIRON

Entends-tu ? ô Gaia ! ô Zeus ! Une montagne de vapeurs envahit les profondeurs du ciel. Déjà paraissent en courrières les Gorgones au plumage d’airain, les Grées hideuses qui-n’ont pas d’os, et ressemblent à de la cendre… Ô terreur ! ah ! ah ! la meute aboie avec des cris toujours plus proches. Un tourbillon d’ailes de fer, de crinières, d’yeux étincelants, emplit la nue embrasée.

PROMÉTHÉE
se dressant à demi.

Arrière ! Loin d’ici ! Arrière !… Ô stupeur ! Je retombe impuissant, les membres inertes et enchaînés comme des liens d’airain du sommeil. Hélas sur moi ! Je ne pourrais pas même, avec ces mains désarmées, écarter les mouches de mon front, moi qui me dis le vainqueur des dieux… Que faire ? Comment résister ?

Il se dresse et retombe encore.

Némésis ! Némésis ! je t’appelle. Quel roi sans sceptre et sans pouvoir as-tu fait de Prométhée ? Gardienne des rites universels ! Fatalité ! Meneuse des étoiles ! Nécessité omniprésente, debout dans tous les chemins ! apporte au Titan souverain, car tel est ton office, ô déesse, les symboles éclatants de son règne, les signes d’or qui, le sacrant à tous les yeux, mettront les Harpyes en fuite… C’est à toi que je parle, Adrastée. N’entends-tu pas ? Que tardes-tu, ô Fatidique ! Violes-tu la loi contre moi seul ?

LE CENTAURE CHIRON

Paix ! paix ! Retiens ton cri, ô Titan. Déjà mes sens de bête plus subtils m’annoncent l’effrayante approche. Ô Aidès ! Ô Zeus ! Le rocher tremble. Tout debout sur une roue de fer qui roule avec des tonnerres, une strige, un fantôme géant aux ailes noires déployées, vient à nous, des confins de la nuit… Le profond abîme s’illumine. Vois ! vois ! Comme il bondit, comme il s’enfle, tout mugissant d’aquilons !

SCÈNE VI

LE CŒUR ET LE FLAMBEAU

NÉMÉSIS

À quoi bon m’appeler de tes cris, dieu impatient, dieu faible et violent comme un vrai fils de la femme ! Crois-tu émouvoir Némésis ? Hâteras-tu les pieds du Destin ? À la borne marquée du temps – ni en deçà, ni au delà – je t’apporte ce qui est à toi, la torche d’or de l’éther incorruptible, comme j’ai porté à Kronos sa vaste faux de lumière, et à Zeus, avec l’éclair tonnant, le sceptre où la terre et la mer vivaient, sculptées dans l’airain.

PROMÉTHÉE
(le flambeau à la main).

Mes prunelles heureuses te revoient, ô Splendeur d’or, torche sacrée qui contiens la vie des éphémères ! En vain Hèphaistos a terni le feu blanc, céleste, éblouissant, que j’avais volé pour t’allumer au trépied grondant du Jour. Ravivée sous mon souffle puissant, ta flamme incandescente pétille, et verse, comme Hypérion, une immense aurore triomphale, dans les hauteurs vermeilles du ciel… Ô joie ! Présages de victoire ! M’entendez-vous, louves ailées, Gelludes, Harpyes, Stymphalides, et toi, livide Alecto, vous Gorgones hurlantes et sanglantes, qui, obstruant de vos rondes hideuses le blanc portail oriental de la Naissance, jetez de l’ombre, avec vos ailes, sur la moitié d’un continent. Maintenant je ne vous crains plus. Quand le Hadès concentrerait toutes ses forces en un seul poing géant, ou quand, plus fourmillant que le poulpe, le monstrueux Typhœus m’attaquerait de ses cent bras irrités, la torche que j’élève dans l’air suffirait à vous mettre en déroute. Hors de ma vue ! arrière ! arrière ! Fuyez, larves détestées ! Retournez à vos tours embrasées ! Rentrez dans les vastes entrailles de la nuit tartaréenne ! Si vous bravez ma colère ! Si ma rouge main droite armée d’éclairs se levait… Mais pourquoi différer ?

Il agite le flambeau çà et là.

Secouant la torche bouillonnante, et soufflant d’une septuple rage son feu purificateur, voyez ! voyez ! j’emplis le ciel de rafales et de vagues de flamme.

NÉMÉSIS

Que sert d’enfler ainsi ta voix, petit dieu des éphémères ? Regarde ! Le flambeau pâlit. Tournoyantes au milieu des airs, les sombres lémures de la nuit, en ricanant, fixent sur toi leur prunelle étincelante.

La torche fume et s’obscurcit. Ténèbres croissantes. Un long silence.

PROMÉTHÉE

Est-ce là mon règne, ô Némésis ? Est-ce là ce séjour éclatant, promis par les Destinées, et où dansaient les joyeuses Saisons, couronnées de feuilles et de fleurs ? Triomphant, je reste sans pouvoir. Maître de tout, les dragons du Hadès m’assiègent sur mon rocher… Loin de moi ! va ! menteuse splendeur ! Puisque le Sort se joue du Titan, à quoi bon te brandir plus longtemps, et contrefaire l’Olympien ? Non ! Répandant la nuit sur mes paupières avec mon manteau d’étoiles, je veux rester ainsi qu’un mort, sans bouche, sans oreilles, sans yeux.

NÉMÉSIS

Quelle misérable épouvante a saisi ton cœur, dieu souverain ? Ne connaissais-tu pas la loi ? Croyais-tu que tes chaînes brisées terminaient ta querelle avec Zeus ? Gémissant, ployé sur ton rocher, laissant fumer, au bord des eaux, la torche d’or tombée de ta main, certes, tu donnes au Foudroyant qui rit dans sa citadelle, un spectacle inattendu. Est-ce bien toi, fils de Gaia ? Est-ce là ce dieu vainqueur des dieux, qui se dressait sur l’univers comme un nuage de gloire, et bravait le Hadès et le Ciel !

PROMÉTHÉE

Reculerai-je devant toi, spectre vide au travers de qui parle et agit l’Esprit fatal du monde ? Oui, je suis le Titan éternel, Prométhée, ton maître et ton roi.

NÉMÉSIS

Mon maître, dis-tu… Insensé ! Comment donc aurais-je un maître ? Dans l’abîme orageux du Chaos, Adrastée roule au milieu des flammes. Et chacun des tours de sa roue, faisant jaillir les astres à tourbillons, suscite, ainsi qu’une poussière, des myriades innombrables de dieux, de démons, de bêtes, d’éphémères qui se livrent un combat sans merci. Maintenant, fils d’Iapétos, écoute ! Quand il a usurpé le ciel, l’Ouranide a fauché de sa faux la flamme horrible des étoiles qui consumaient l’univers. Quand il s’est dit roi de la terre, Zeus a lié la vagabonde à l’Ouranos, avec la lourde chaîne d’or. Ton épreuve t’attend aussi, Prométhée, ô souverain des hommes. Entends-tu ? Le moment est venu. Tends la main, roi du monde, et reçois le second présent d’Adrastée, le grand vase d’airain qui accompagne la torche.

PROMÉTHÉE
prenant le vase dans ses mains.

Quel brouillard tombe de mes paupières ? Ô stupeur ! hélas ! Urne exécrable ! Est-ce bien toi, vase fatal, envoyé par Zeus à Pandorè, et où les dieux menteurs avaient caché tous les fléaux de l’Érèbe ? Certes, mes yeux te reconnaissent. Le froid pesant de ton métal s’étend au loin sur la terre. Ton beau couvercle, où Hèphaistos a imité le dôme étoilé, jette un halo d’airain dans la nue, tandis que, sur tes flancs luisants et au creux de tes spirales, des fleuves noirs semblent couler. Ô terreur ! Ô mystère du monde ! Si j’ai clairement entendu les paroles fatidiques, tu renfermes, ô vase de douleurs, l’épreuve qu’il me faut subir, le dernier obstacle qui s’oppose à la félicité des vivants. Ma main déjà frémit sur l’urne… Que fais-tu, ô Prométhée ! Arrête ! Es-tu certain que l’Olympien, ourdissant ses ruses contre toi, ne te tend pas un nouveau piège ? En effet, les sages des hommes, les aèdes et les mages inspirés feignent en leurs chants que l’Espérance, la déesse au merveilleux œil vert, est demeurée dans l’urne fatale. Ne vais-je pas, de ma main trop prompte, faire s’envoler à jamais l’unique bien qui reste aux mortels ?

Un silence.

Mon esprit hésite, mon cœur tremble… Paix ! paix ! Un sourd frémissement s’exhale du vase énorme. Les montagnes crient de tous côtés : — Pandorè ! Pandorè ! Pandorè ! L’air s’emplit d’harmonies et de voix. D’étranges irradiations se croisent en gerbes autour de moi… Je t’interroge, Némésis, toi, la vierge omnisciente. Que veulent dire ces prodiges ? Pourquoi réveillant de la nuit le spectre de Pandorè, les Destins mêlent-ils ce nom à l’épreuve que je dois subir ?

NÉMÉSIS

Es-tu si lent à deviner ce que savent, ce qu’ont toujours su et la bête et l’éphémère ? Le sort des hommes, ô Titan, n’est pas lié à ton sort seulement. Leur mère aussi y a sa part.

PROMÉTHÉE
dans une agitation terrible.

Malédiction sur l’embûche de Zeus ! Ô désespoir ! C’est donc en vain que mon sang a racheté les êtres ! Pandorè ! Pandorè ! ah ! hélas ! Ô insensé Épiméthée !… Mais non ! Esclave de la roue, tu te joues du Titan trop crédule. Que parles-tu de Pandorè ! La Semeuse imprudente n’est plus. C’est vous que j’en prends à témoin, striges, dragons, démons, vipères ailées, noirs vautours des ténèbres éternelles ! Au milieu du grand festin des dieux, vous avez surgi du vase amer, et, vous ruant sur la vierge épouvantée, vous l’avez déchirée en lambeaux, tandis que, gorgés d’ambroisie, et buvant dans leurs coupes d’or le nectar en feu du ciel, les Olympiens poussaient des cris pour stimuler votre rage. Maintenant, couchée sous Gaia, parmi les roches et les lacs souterrains, Pandorè est mêlée à la terre. Son sang fait bouillonner le jour. Ses yeux rient dans la mer qui frémit comme une émeraude enflammée. Sur ses os jetés au fond des flots, sur les débris de son corps mutilé, de vastes continents s’élèvent, avec leurs puits de feu rouge inextinguible, leurs fleuves noirs, leurs veines de marbre, leurs filons d’or et de fer.

NÉMÉSIS

As-tu cru, ô Titan insensé, que la vierge pouvait mourir ? Ne sais-tu pas que, sous son voile peint d’océans, de vapeurs, de feuillées, Pandorè est l’âme de la Terre ? Parmi les membres déchirés qui jonchaient le bleu pavé d’étoiles – cependant que, du haut de son char emporté par des ailes vivantes, Zeus joyeux tonnait de toutes parts – j’ai recueilli le cœur sanglant, le cœur de la Mère éternelle, car il fallait, pour accomplir les destinées, que la race humaine vécût. Ouvre le vase, ô sauveur du monde. Il est temps que tu saches enfin ce que contient l’urne des maux, toi qui prétends les guérir.

PROMÉTHÉE

Mon esprit agité, anxieux, vacille en moi, comme une flamme. Ô Aidès ! quels nouveaux prodiges vont épouvanter mes yeux ?

Il ouvre le vase. Un silence.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Paix !… regarde !… Il prend dans sa main et pose sur la nuée je ne sais quelle forme effrayante, dont l’aspect ressemble à un cœur d’homme. Ô malheur ! Ah ! ah ! Spectacle affreux !… Vois ! Plus orageux que la mer, entouré de grands rais ténébreux où tourbillonne une mêlée confuse de spectres et d’apparitions, l’orbe funèbre, éblouissant, flotte, et s’efface, et reparaît, au travers d’une buée de sang.

*

LES GELLUDES, MÉGÈRE, LES STYMPHALIDES, TOUTES LES FILLES DE LA NUIT

Menant leur danse silencieusement, elles tournent en rond autour du cœur.

*

PROMÉTHÉE
portant la main à son flanc.

Quelle souffrance aiguë me mord ? Ah ! hélas ! hélas ! elle se rouvre, la plaie hideuse et vorace qui, pendant des siècles sans nombre, a saigné sous le bec du vautour. Pourquoi me regarder ainsi, vous tous qui m’environnez, et rester comme stupéfaits ? Zeus triomphe. Voyez ! voyez ! Mon sang coule, il ruisselle à torrents ; il rougit ma robe étoilée… Adrastée ! Adrastée ! ah ! hélas !

NÉMÉSIS

Tu subis la loi, fils de Gaia. Quiconque se trouve en présence du cœur blessé de la Mère des hommes, est contraint de goûter la douleur. Vois ! Cabrés, mugissants d’effroi, les troupeaux se pressent autour de toi. Les serpents s’enroulent à tes jambes ; au-dessus de ta tête sacrée, sur tes bras puissants, sur tes épaules, des essaims tumultueux d’oiseaux crient, tournoient, et, battant des ailes, se posent, tout frémissants. Entends-tu ces lointaines rumeurs ? C’est la voix de ceux qui te sont chers, la clameur des hommes éphémères. Stupéfaits, pleurant, se lamentant sur ce qui est sans remède, ils se répandent dans les plaines, pareils aux traînées des fourmis, ou gravissent, en s’enfuyant, les rochers et les montagnes. La vue du cœur frappe d’effroi toute créature vivante. Regarde ! Suspendu dans l’éther, ineffable, mystérieux, pareil au feu lugubre qui palpite sur le sceptre de fer d’Aidôneus, il tressaille à chaque pulsation de la vie universelle, étant le centre des douleurs, le vase sanglant où aboutissent tous les maux, toutes les terreurs, et tous les deuils des humains. Tu gémis. À quoi bon gémir ? Ce que tu souffres, ô dieu rédempteur, n’est que l’ombre des tourments qui t’attendent. Quand le cœur jettera du sang, quand, sur le signal de Zeus, les Aquilons et les Borées, suspendus aux quatre coins du ciel, sonneront leurs trompettes terribles, alors, le cri de ton effroi pourra monter jusqu’aux nues. En effet, la loi du monde est telle. À chaque spasme de douleur crispant le cœur de Pandorè, les désastres et les calamités étreignent Gaia tout entière. Et partout où tombent dans l’abîme, comme de grandes étoiles rouges, les gouttes du sang maternel, l’océan déborde en mugissant, la terre vomit des flammes, la Guerre et la Peste se ruent au milieu des hommes épouvantés.

PROMÉTHÉE

Est-ce là mon épreuve, Adrastée ? Parle ! Réponds sans détours ! Si Prométhée a bien compris tes oracles obscurs et menaçants, une immense calamité est suspendue au-dessus du monde. Quels combats m’impose le Destin ? À quel trident, à quel tonnerre, à quelle armée de dieux ou de démons, faudra-t-il que le Titan résiste ?

NÉMÉSIS

Que parles-tu de combats ? Ton esprit inquiet, soupçonneux, tout gonflé d’orgueil et de défi, s’agite, et pareil au scorpion qui brandit ses deux pinces affreuses, menace et le Tartare et le Ciel. Non ! L’épreuve est moins redoutable. Quand les Harpyes déchaîneront la tempête effroyable des maux qui doivent accabler les hommes, alors, ô fils de Gaia, étendant ta droite sur le cœur, taris le sang qui en ruisselle. Rien de plus, ô dieu vainqueur des dieux. Et les vents, s’arrêtant de rugir, dans le tonnerre de leur joie, crieront : la Terre est sauvée !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Guéris le cœur ! Sauve-nous, Prométhée ! Les fils de Pandorè t’implorent… Mère ! mère ! hélas ! ô douleur ! Une pitié profonde, intarissable, flue dans mon sein et me submerge, comme l’eau qui coule du rocher.

PROMÉTHÉE

Ne craignez rien, fils de la femme. Toute chair sera guérie. En vain les portes de l’Enfer résistent encore et se rebellent contre moi. Le dieu qui siège dans mon sein ne peut pas être vaincu.

Pause.

Voilà donc comment je te revois, après tant de siècles écoulés, Pandorè, hélas ! mère des hommes ! Ta forme, mêlée à Gaia, s’est dissipée ainsi qu’une fumée. Seul, pareil au soleil du soir, ton cœur rouge et saignant bat à nu dans la poitrine du monde… Mère ! mère ! ô deuil, hélas ! hélas !… Lorsque tu parus au festin où les hommes et les tyrans divins se partageaient les biens terrestres, tous les fils de l’antique Ouranos, géants, cyclopes, hécatonchires, et les titans de flamme des étoiles, se levèrent, ivres d’amour, sur leurs trônes dressés loin des dieux, au bord de l’océan du ciel. Nue et splendide, précédée par le vol d’Éros qui portait le grand vase mystérieux, lourd de désastres, tu flottais dans l’azur hyalin, sur la belle coquille d’argent de Sélènè, mère des mois ; et tes deux bras levés, ô vierge, déployaient, au-dessus du chaos et des noirs océans de l’Érèbe, un immense arc-en-ciel diapré qui roulait, se tordait, ondulait comme une écharpe de fleurs. Alors, des profondeurs du gouffre, se haussant, tout gonflé de désirs, sur son ventre monstrueux, Épiméthée, le titan écaillé, l’Ouranide au cœur imprévoyant, engendra en toi, Pandorè, t’ayant touchée de sa main frémissante, la race des femmes femelles. Et tu jetas un cri strident. Et l’abîme entier fut ébranlé, et, pareil aux cordes d’une lyre, il vibrait d’étoile en étoile. Et les hippanthropes hennissants, les Cercopes aux pieds tors, les Kabires fourmillant sur les rocs des montagnes levaient les bras vers toi, fille de Zeus, tandis que de tes doigts vermeils, et avec un candide sourire, tu voilais, ô mère des humains, ton sein vierge et fécondé.

Un silence.

NÉMÉSIS

Ma tâche terrestre est remplie. Némésis doit reprendre sa course. Vois ! Des gouttes de sang commencent à s’échapper de la pointe de ma lance. Dans un rougeâtre tremblement, elles tombent, elles s’élargissent, au milieu des brumes et des nuées. Ma roue de fer frémit sous mes pieds. Le moment de ta souffrance est proche.

PROMÉTHÉE

Espères-tu m’épouvanter ? Te crois-tu encore au jour fatal du marteau, des clous et des entraves ? Si mon âme a paru s’étonner, si la crainte et la stupeur, telles que deux sombres serpents entrelacés dans la poussière, ont glacé un instant ma pensée, la défaillance a été brève. Iô ! Ramassant, au bord des eaux, le grand flambeau d’or qui fume, je l’agite au-dessus de mon front, en poussant des clameurs triomphales. Reprends ta course, Némésis ! Va ! pars ! Laboure l’abîme ! Roule autour de l’étoile enflammée qui s’agglomère sous ton chant ! Tout ce que veut de toi Prométhée, avant que ta roue ne plonge dans le gouffre écumeux du Chaos, c’est que tu redises, ô déesse – comme les monts doublent, en leurs échos, chaque cri du gypaète – la sentence portée contre moi.

NÉMÉSIS

Tu as raison, fils de Gaia. Pareil au buffle captif qui essaie la longueur de sa chaîne, tu veux savoir jusqu’où s’étendent les promesses du Destin. Donc écoute l’arrêt fatidique. Adrastée le répétera, tel qu’il éclata tout à coup en tonnerres immenses et souterrains, tandis que, dans le lieu sans forme et autour du Trépied embrasé, les racines de l’arbre du monde tremblaient avec un fracas terrible. Et la sombre Hestia se dressa, apaisant de sa main la fournaise. Et les bouches invisibles criaient : « Si Prométhée guérit le cœur, si le sang dompté s’arrête enfin, la Mort, la Nuit, et le Chaos s’enfuiront par delà les étoiles. Avec des barres d’airain, avec des herses et des serrures épaisses, le Titan fermera lui-même les neuf portes du Hadès. Alors, autour du cœur guéri, Pandorè tout à coup renaîtra. Splendide, couronnée de soleils, déployant ses vastes ailes d’or au-dessus de la terre déserte, pour échapper à la poursuite du doux et sauvage Éros, la déesse ressuscitée volera jusqu’à la montagne où siège le Titan éternel. Et c’est là, devant Prométhée, qu’elle enfantera, ô merveille ! un être rayonnant, lumineux, rival des dieux et plus grand que les dieux, et qui sera l’homme nouveau »… Ainsi ont prononcé les Oracles.

PROMÉTHÉE

Ma joie ardente gonfle mon sein. Iô ! Iô ! L’homme succède à Zeus. Tout m’apparaît clairement. Ta course est finie, Adrastée. Que ta roue s’abîme dans le gouffre ! Tes pieds d’airain, déesse de la Nuit, ne sonneront plus sur le monde. Ô lumière ! Ô joie ! Immense espoir ! Le Destin va devenir libre.

NÉMÉSIS

Pourquoi parler du Destin ? Monde et dieux, matière et esprit, nécessité et liberté, n’es-tu pas encore las, ô Titan, d’entrechoquer l’un contre l’autre tous ces pauvres mots humains ? Qui comprend la majesté des choses n’a plus ni amour, ni mépris, ni haine, ni compassion. Sache ceci, petit roi terrestre. Le sombre univers étoilé palpite sous les lois inflexibles, comme un oiseau sous un rets. Tout est nécessaire, donc tout est bien.

Elle disparaît sur sa roue.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

La terre tremble de nouveau. Entends-tu ? hélas ! l’heure est venue. C’est le fracas d’un tourbillon, un bruit de feu, de montagnes entr’ouvertes… Titans écrasés sous les rocs, bêlements, cris, piaillements d’oiseaux, spectres qu’apportent par bouffées les brouillards sinistres de l’Érèbe, flots de guerriers épouvantés, perdant leurs tiares d’or dans leur fuite, ou dressés, le long des fleuves, sur des étalons cabrés, tout s’agite, et hurle, et fourmille, au milieu de la vapeur des flammes… Titan ! Titan ! Les vivants et les morts se lèvent pour t’implorer !

SCÈNE VII

PROMÉTHÉE GUÉRISSEUR DES MAUX

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES
(Voix innombrables et clameurs)

L’Ouranos s’écroule-t-il sur nous ? Est-ce le dernier jour du monde ? Où fuir ? Où me cacher ? Ah ! hélas ! Au nord, au sud, de tous côtés, les monts en feu se répondent…

Tumulte grandissant.

Prométhée ! Titan ! Prométhée ! Titan ! Titan ! Titan ! fils de Gaia ! Ô douleur ! Elle est donc revenue, la nuit terrible des mille ans !

PROMÉTHÉE

Ne craignez rien ! Cette épreuve, ô vivants, se terminera promptement, pour faire place à l’aurore éternelle… Iô ! Iô ! Victoire ! Victoire ! Mon cœur bondit dans le fracas, ainsi qu’un char qui s’emporte.

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES

Entends-tu ? Gaia mugit plus fort. Une plainte, un grondement sans bornes fait trembler l’empire souterrain… Ô stupeur ! Quelle ombre se répand ? Il tombe, le grand mur d’airain qui servait de rempart aux Ténèbres.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Qu’est ceci ! Malheur ! ô dieu sauveur. Ne vois-tu pas ? La torche d’or, la flamme apportée par la Strige, palpite… elle décroît dans ta main.

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES

À tâtons, marchant d’un pied aveugle, je porte les mains de tous côtés, craignant de heurter un ami. Ô démon, où m’as-tu jeté ? Hélas ! hélas ! Nuage exécrable de la nuit qui m’environne !… Zeus ! Zeus ! Au seuil du Hadès, dans le triste brouillard livide, la chienne Orthos aboie de ses cinquante têtes, prête à dévorer la terre.

PROMÉTHÉE
se dressant en sursaut.

Trahison ! trahison ! trahison ! Je comprends tout ! je comprends tout ! je devine !… Hèphaistos ! Hèphaistos ! ô démon ! par quelle ruse m’as-tu joué ! À la place du feu vivant, de l’éther sacré, vierge et strident, que j’avais allumé sur la torche, tu t’es glissé, ô Flamboyant. Et, trompant mes yeux lourds de ténèbres, tu m’as déçu par ta splendeur, comme au bord des golfes cimmériens, dans la nuit et l’horreur éternelles, la pauvre lampe d’un pêcheur abuse les Muets écaillés, les chiens et les serpents de l’eau noire… Silence !… Hélas ! hélas ! vains efforts ! La flamme, un instant ranimée sous le souffle de ma bouche, s’affaisse tout à coup du flambeau, comme une robe de titan qu’un dieu pygmée aurait revêtue. Ô trahison ! Ah ! ah ! hélas ! ruse infâme ! Ainsi, ce rougeoiement obscur, cet œil louche et fumeux de la torche, c’était toi, Boiteux des deux pieds ! Et maintenant, tu disparais, et, comme un ver dans son trou, tu t’enfonces au profond de Gaia, rendant vain et dérisoire le présent que m’a fait Adrastée.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Un froid rapide mord mes os. Une douleur inouïe, plus qu’humaine, passe en moi comme une épée… Ah ! Le flambeau s’est éteint.

Pause.

PROMÉTHÉE

Où la terre a-t-elle fui ? Mes yeux, à ma droite, à ma gauche, siègent au dessus d’un abîme d’ouragans de grêle et de nuées. Les planètes ont cessé leur danse. À travers les tourbillons neigeux, pleins de globes et de lunes difformes, on n’entend plus que le crépitement des étoiles qui s’agitent sur leur bûcher refroidi. Gaia va-t-elle donc périr ? Hâte-toi ! Vite ! Vite ! ô Titan ! Rallume le flambeau défaillant ! Mais, hélas ! où prendre la flamme ?

Il considère la torche.

C’en est fait !… Éteinte ! éclipsée ! En vain je te penche, ô flambeau. Une livide fumée s’exhale de ton cratère, et roule, à lourds flocons, dans la nuit. Ah ! hélas ! les craquements redoublent. La faux spectrale de Kronos s’agite et semble grandir, et, occupant le ciel presque entier, elle étreint d’un froid d’acier terrible, tout ce que son ombre envahit. Hestia ! Hestia ! m’entends-tu ?… M’entends-tu ? Les démons boréens prennent possession du monde… Hestia ! ô reine ! Hestia !… Mais que sert d’invoquer celle-ci ? C’est en toi seul, ô Prométhée, qu’est la vie et le salut des êtres. Tu cherchais où rallumer la torche. N’as-tu pas, ô fils de Gaia, l’éther fulgurant dans ton esprit, comme le monde dans tes membres ? Vite ! À l’œuvre ! À l’œuvre ! Il est temps. Par la magique contraction de ta pensée, fais jaillir hors de toi, l’étincelle de la flamme universelle ! Vois ! Déjà la terre et la mer ne sont plus, sous tes yeux obscurcis, qu’un chaos de givre et de frimas, un désert de lames glacées, où s’assied le Silence éternel. Fais ton œuvre, ô Titan ! Vite ! Vite ! La roue qui emporte le monde ne peut s’arrêter, même un instant.

Tonnerre. Sept étoiles ardentes jaillissent, successivement, d’entre les sourcils de Prométhée. Le flambeau se rallume. Clameurs.

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES. LES BÊTES

Quel pesant sommeil me saisissait ?… Holà ! ho ! Briarée ! Encelade ! À plein dos, émergeant des mers, soulevant les îles et les rochers, nous lançons notre joie dans l’éther, en longs rires de flamme sonore.

Tumulte. Coups de foudre.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Pan renaît… Ha ! ha ! N’entends-tu pas ? Les boulets éclatants du tonnerre pleuvent dans l’air, de tous côtés, tels que des pierres de fronde… Iô ! Iô ! Gonflant son écume, l’Océan emporte par milliers, comme un grand naufrage de tours, de palais et de cités, les débris des glaciers fracassés.

PROMÉTHÉE

Silence ! Point de cris, ô vivants ! Malheureux ! Pareils à des génisses, vous bondissez, traînant vos liens, et courez, tout transportés, çà et là, quand le fouet du pâtre horrible est sur vous. En effet, la dette est toujours due ; l’épreuve n’est pas accomplie. Voyez ! Des gouttes d’un sang noir ruissellent du cœur mystérieux qui se tient devant moi, immobile.

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES

Ô terreur ! Ha ! ha ! Lève les yeux ! Elles sont là, les sœurs aux mille noms, les hydres qui ronflent la flamme. Vois comme elles pressent leur vol ! Comme elles flairent la curée, renversant leur hideuse narine dans l’air sombre et empesté !

PROMÉTHÉE

L’heure est venue… Némésis ! ô Némésis ! Tels qu’une immense éclipse amassée dans les pores de la lumière, des milliers de foudres ténébreux éclatent d’un seul coup, dans l’éther. Déjà le typhon m’environne. La nue écume jusqu’à mes pieds. Jamais, même quand soulevé, au cours de la nuit des mille ans, tout l’abîme aboyait contre moi, je n’ai vu de tels jets de soufre, ni entendu d’aussi effrayantes explosions de clameurs et de rugissements.

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES

À quoi bon nous rappeler nos maux ? Guéris-les ! Guéris-les, dieu sauveur ! Que tardes-tu ? Pourquoi ta droite est-elle si lente à bénir ?

PROMÉTHÉE

À chaque instant suffit sa tâche. Certes, il me fallait, tout d’abord, assurer, ô fils des éphémères, la continuité de la vie, ne pas laisser la flamme défaillir. En effet, je le proclame ici. Des deux mystérieux emblèmes suscités par les Pouvoirs divins, pour manifester à vos yeux ce que les hommes appellent, en bégayant, âme et corps, matière et esprit, la Torche prévaut sur le cœur, la flamme l’emporte, ô vivants, sur l’argile et sur la chair. Mais c’est assez. Déjà ma force gonfle de nouveau mon sein. Comme un torrent suspendu dans son cours, ma volonté, puissamment, roule dans toutes mes veines… Arrière, vous, les ténébreuses !… C’en est fait. Le moment est venu de guérir le cœur blessé par Zeus… M’entendez-vous ! Arrière ! Arrière !

Les Harpyes reculent.

Ce vase empli de sang que vous vous disputez, le léchant de vos langues hideuses, déposez-le, ô Rugissantes, sur cette colonne d’airain, élevée par le vieux Nérée, au bord du fleuve, et qui marque jusqu’où le dieu pousse ses vagues en avant, et les retire ensuite vers son lit, avec le mors dont il les gouverne… Et vous, races humaines innombrables, pâles spectres, bêtes, titans qui tordez vos anneaux sous les monts, tels que d’immenses reptiles, restez en paix, ne troublez pas le mystère qui va s’accomplir !

*

Silence profond et solennel.

LES FILLES DE LA NUIT PLANENT, LES AILES OUVERTES

Toutes les faces sont tournées vers le Titan.

*

PROMÉTHÉE
étendant la main sur le cœur.

L’aurore des jours se lève enfin. Recueillant mon sang dans ma main, et le répandant sur tes blessures, je t’en lave, ô cœur, pour te guérir, après ta longue souffrance. Sois béni, toi qui étais maudit ! Que de toi désormais, pauvre chair, cœur des cœurs, ô plaie universelle, irradient la justice et l’amour qui éclaireront le monde.

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES
(Voix étouffées et murmures.)

Une nuée de pleurs monte à mes yeux. Parle bas ! Plus bas ! Plus bas ! Écoute !… L’enfer immobile se tait. Le silence énorme des vents plane seul au-dessus de l’abîme.

Pause.

PROMÉTHÉE

Ô stupeur ! Ai-je ordonné en vain ? Les gouttes ruissellent toujours ; le sang pleut lentement dans le gouffre. Pandorè ! ô cœur ! Pandorè ! Quel démon te fait donc repousser le baume qui t’eût guéri ? Crains-tu les dieux et leur colère ? Mais déjà, tu le sais, Zeus n’est plus. Aidès tombe et roule dans la nuit, lâchant le sceptre affreux qui se brise. Il n’y a point d’autre roi que moi. Il n’y a point de dieu fort, juste et vengeur, que moi. Comme l’aigle, avec de larges cercles, vole au-dessus de ses petits, ainsi ma droite souveraine te protège, ô cœur tremblant. M’entends-tu ? M’obéiras-tu ? Secouant sur toi ma main puissante, je t’arrose du feu de la vie, je te baigne du sang rédempteur qui lave et qui purifie. Pour la seconde fois, Prométhée le commande. Sois guéri, ô cœur blessé de l’homme ! Et vous, noirs dragons de la Nuit, striges, lémures, plus de combat !

Nouvelle pause. Un flot de sang jaillit du cœur.

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES

Malheur sur nous ! Ah ! ah ! Titan ! les filles de l’Enfer s’agitent. Vois ! Déjà leurs crins se hérissent ; leurs ailes, qu’elles déploient, jettent dans l’air, de tous côtés, des tonnerres et des gouttes de sang ; la foudre pétille entre leurs doigts.

PROMÉTHÉE

À bas ! à bas ! chiennes ! arrêtez ! Voulez-vous dévorer la Terre ? Couchez-vous là ! Paix ! Ne hurlez pas ! De son regard, de son doigt baissé, le Titan vous dompte encore… Et vous, silence ! ô vivants. Certes, je le vois maintenant, il convient, avant toute chose, de purger de son âcre venin ce cœur blessé par les dieux, et d’en régénérer l’argile. Point de cris ! paix ! silence ! vous dis-je. Croyez-vous le Titan désarmé ? N’est-il que mon sang pour remède ? Avec la flamme primitive, immarcessible, j’épurerai le cœur souillé, ainsi que vous séparez l’or des scories boueuses où il se cache… Iô ! Iô ! Soyez joyeux, vivants ! Puisque le règne de l’esprit succède à celui de Zeus, l’esprit affinera la chair, et la marquera à mon sceau, comme un berger empreint son signe sur le flanc de ses brebis.

Il entoure le cœur du feu de la torche.

 

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES

Ô splendeur !… Paix ! paix ! retiens ta voix ! Que le rit rédempteur s’accomplisse !… Regarde ! Occupé à sa tâche, le bon Titan reste immobile, les yeux fixes et le sourcil froncé.

PROMÉTHÉE

Le sang s’arrête de nouveau ; les plaies, horribles à voir, se referment. Ô cœur souffrant ! Cœur éternel ! La torche guérisseuse est sur toi. Que ma voix te berce comme un rêve ! Dors ! Tout tumulte est enchaîné dans le vaste sein du monde. Dors ! dors, environné de flamme, et pareil à l’oiseau merveilleux qui renaît, plus brillant encore, de son bûcher. Ô prodige ! Ainsi que l’océan gonfle le sel vert de ses eaux, et se lève sous la lune, ton orbe obscur semble grandir, emplissant l’espace étincelant. Certes, j’y vois tout l’univers, et la terre, et l’Olympe, et moi-même. Sans un cri, sans une rumeur, dans une vapeur de vertige, un tremblement ténébreux, une foule d’êtres s’y agitent, animaux, titans, démons du ciel, cependant que de noirs flamboiements, passant sur eux comme des ondes… Ah ! tout s’éclipse soudain. Maintenant, mes prunelles étonnées retrouvent ce que je dois voir, le rocher, la nef, la sombre mer, la torche que je tiens dans ma main, et où brûlent sept étoiles. Oui ! brûle autour du cœur sacré ! Brûle ! Redouble ta flamme ! Que la matière ne soit plus ! Consume le grand vase du mal, et transformes-en la substance, tellement qu’il ne reste à la place de cette chair renouvelée, qu’un cœur spirituel, splendide, incorruptible, urne de joie pour tout l’univers !

Pause.

 

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES

La plaie se rouvre, le sang coule… Ô douleur ! ha ! ha ! malheur sur nous ! Que ne puis-je, hélas ! que ne puis-je, m’envolant à travers l’Ouranos, venir en aide au cœur, moi-même !

PROMÉTHÉE

Adrastée ! Adrastée ! noir démon ! Le Tartare et l’Olympe triomphent. Ô Destinée, tu as vaincu ! Grées, Harpyes, Gorgones, à vous la terre !

*

Immense explosion.

LES FILLES DE LA NUIT S’ENVOLENT

Clameurs et tumulte universels.

*

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES

Ha ! ha ! ô malheureux ! ah ! hélas ! Aidôneus, de quels maux tu m’accables ! Je meurs, hélas ! je ne suis plus. L’aiguillon des Furies me déchire.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Arrêterez-vous par vos cris la chute du ciel qui croule ? Subissez la loi, sans gémir. Adrastée n’aime que le silence.

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES

N’est-il pas de remède, ô Titan ? Ha ! ha ! nul philtre ? nul dictame ? Et pourtant, l’antique sagesse, les récits d’Astrée et de Rhéa, parlent de baumes si puissants qu’ils ressoudaient les os du fer, et forçaient les durs rochers à se joindre.

PROMÉTHÉE

Le seul remède était en moi. La plaie que n’ont pu fermer ni les vertus du sang divin, ni l’esprit de la flamme éternelle, croyez-vous qu’une herbe la guérisse ?

LES TITANS, LES MORTS. LES HOMMES, LES BÊTES

Malheur ! ah ! ah ! malheur sur nous ! Sans fin ! sans fin, la souffrance ! La flamme se colle à mes os ; le sang siffle dans mes veines, ainsi que du plomb fondu… Donne-nous l’oubli, fils de Gaia ! Souffle la torche !… Ha ! ha ! éteins la vie ! Fais la mort et la nuit sur le monde !

PROMÉTHÉE

À quoi bon me supplier ainsi ? Ombre d’un dieu, je ne puis rien ; vos yeux ont vu ma défaite. Le flambeau ? Il se glace en ma main. Le cœur ? Mille démons y fourmillent. Cessez vos cris ! cessez vos cris ! vous dis-je. Désarmé, et sans nul pouvoir, j’assiste, comme vous, à l’effrayant spectacle de l’Enfer se ruant sur Gaia. En vain les centaures hennissants, courant, leurs crins au vent, çà et là, essaient, à coups de javelots, et en lançant leurs grandes flèches, de repousser l’assaut des Furies : tout le ciel est plein d’oiseaux terribles ; les Gorgones, effroyables, innombrables, chevauchent l’éther en tourbillons… Ô désespoir ! Hélas ! hélas ! Voilà donc le monde où je suis roi ! Je pensais recréer l’Olympe. Le Hadès est sorti de mes mains !

LES TITANS, LES MORTS. LES HOMMES, LES BÊTES

Souffle la torche ! éteins la vie ! Que le mal, que le monde périsse ! Étouffe ! étouffe le Jour, ainsi que l’on broie du talon le crâne d’un reptile qui siffle !

PROMÉTHÉE

Ta souffrance est la mienne, hélas ! Paix ! paix ! calme ta colère ! M’entendez-vous ? frères ! géants ! Cessez d’ébranler la terre !

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES

Ha ! ha ! ô Gorgones, ô Harpyes ! À quels maux je suis en proie !… Éteins la vie ! Ha ! ha ! Ne plus souffrir !… Mourir ! mourir ! ne plus souffrir !… Ô Zeus ! S’abîmer au néant ! Être une pierre insensible !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Les sommets vacillent… hélas ! hélas ! Furieux, et vomissant la flamme, les titans hideux se dressent en cercle, à tous les points de l’horizon… Arrêtez, vivants !… que faites-vous ? Quelle rage vous emporte ? Ô douleur ! Entourant Prométhée, ils lancent contre la torche d’or des brandons, des rocs, des cendres ardentes, de vastes arbres déracinés.

PROMÉTHÉE
déchirant sa plaie pour l’élargir.

Plus fort ! plus fort ! crache ton sang ! Coule, ô plaie ! crève à torrents ! ruisselle ! Que, du moins, je souffre avec les hommes, si je n’ai pu les guérir ! Ô cœur, romps-toi comme la mer ! Puisque vous haïssez celui qui n’a pu vous venir en aide, je me hais, je me hais moi-même… Arrachez les montagnes, ô Titans, et lapidez-moi sous elles ! Éclairs, éclairs, plongez vos lances dans mes yeux ! Furies, que vos rires de fer effondrent la coupole du monde ! Venez, bêtes ! buvez mon sang ! mangez ma chair ! Car j’ai trompé les hommes, en me trompant moi-même. Le vautour du supplice éternel ne s’est envolé de mon flanc que pour s’abattre sur Gaia, et faire des vivants sa pâture. Que puis-je espérer ? Quel remède ? Où aller ? À quel dieu recourir ? Adrastée me viendra-t-elle en aide ? Est-ce la Mort qui me délivrera ? Hélas ! hélas ! La Mort et moi, dans cette misère sans terme qui attend mes innombrables fils, nous voilà maintenant éternels et incorporés l’un à l’autre… Mais quoi ! Vos clameurs ont cessé. Reculant silencieusement, vous laissez échapper de vos mains les pierres qu’elles brandissaient… Place ! rangez-vous de côté ! Ne voyez vous pas les titans qui, là-bas, grincent encore des mâchoires, et, bruyamment, soufflent leur fureur ?… Holà ! qu’attendez-vous ? lancez ! Tisons, brandons, ormes arrachés, à tout j’offre ma poitrine. Que me font ces violences impies ! Votre ingratitude, ô vivants, a changé mon cœur paternel en une roche insensible. L’éclair de Zeus, s’il l’y dardait, en retomberait émoussé, et s’éteindrait sans force à mes pieds… Ah ! ah ! Que dis-je, malheureux ! Tout mon sein se fond, ainsi qu’un fleuve, et d’amour et de pitié.

Très longue pause.

 

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Pardonne-leur, ô père, ô sauveur ! Le fouet sanglant, le fouet divin, en frappant sur leurs plaies sans relâche, les avait rendus insensés. Maintenant, accablés de stupeur, brisés par leur propre démence, ils semblent se réveiller d’un songe.

LES TITANS. LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES
(Chuchotements, rumeurs confuses.)

Où suis-je ? Partout, le silence. La foudre horrible a cessé de gronder… Quel est ce dieu, là, qui siège immobile, tandis que je chancelle encore, emporté par le branle du monde… Vois ! La terre est jonchée de ruines. Planant haut sur l’éther empourpré, les noires filles du Hadès ont plié les rames de leurs ailes.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô joie ! ô joie ! l’enfer s’apaise. L’accès du mal cruel semble finir. Déjà le cœur ne verse plus, à travers les nuées qui s’éteignent, que de rares gouttes de sang.

PROMÉTHÉE

Reprenez courage, ô vivants. Prométhée enfin rentre en lui-même. Assez gémi ! Assez maudit ! De nouveau, mon esprit indompté se tend comme un arc de fer. Écoutez, ô fils des éphémères ! Tout se dévoile à mes yeux. Si je n’ai pu guérir le cœur, si Gaia trompée s’épuise en vain, telle une hydre changeant d’écailles, à dépouiller la souffrance et la mort, c’est que quelque ennemi hideux, encore caché dans un coin du monde, s’oppose, en arrêtant les jours, et en clouant au seuil des temps la roue ailée du Destin, à votre félicité. Mais, pour trouver cet ennemi, en quelque endroit qu’il se dérobe, n’ai-je pas ici le grand flambeau ? Salut, toi qui agites en ma main ta longue chevelure de flamme ! Fouillant l’Érèbe et l’Ouranos, depuis le dernier lac vitreux des cavernes de l’enfer, jusqu’à la voûte où Sélènè, au milieu des lampes de la nuit, suspend ses puissantes cornes, tu vas découvrir à mes yeux la lugubre embûche ténébreuse, et le monstre qui m’épie.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Vois ! Abaissant son bras profond, le Titan renverse la torche sous le brouillard cimmérien. Ah ! la nuit envahit le monde. Tout le ciel se referme à mes yeux.

Pause.

 

LES TITANS, LES MORTS, LES HOMMES, LES BÊTES

Pourquoi rester silencieux ? Ta bouche est-elle de pierre ? Parle ! Que vois-tu, ô Titan, dans la lie antique du Chaos, noire, froide, tartaréenne ? Hâte-toi ! Rassure enfin tes frères ! Déjà les sommets des volcans, avec d’affreux craquements, se referment au-dessus de nos fronts, comme le couvercle d’un carquois.

PROMÉTHÉE

Puis-je compter d’un seul regard, jusqu’au fond du gouffre monstrueux, l’innombrable armée du Cocyte ? Les morts, ainsi qu’une fumée, rentrent sous terre, par milliers, avec un âpre murmure. Toute la sombre géhenne mugit, bouleversée de souffles furieux et de vagues énormes d’un feu noir s’enflant comme des montagnes… Mais d’où proviennent, sur ma tête, ces grondements Olympiens ? Un vivant éclair fend les nues, et semble se ruer sur Gaia… Zeus ! ô Zeus ! quel fracas terrible !

SCÈNE VIII

LA VOIX DANS LE TONNERRE

LE TITAN DE L’ÉCLAIR

Lève la torche ! Au ciel ! Au ciel ! C’est au ciel, c’est dans l’Ouranos, qu’il faut porter la lumière !

PROMÉTHÉE

Je te reconnais, ô Titan, toi qui tombes, plus brillant qu’une étoile, à travers l’éther tumultueux. Blessé, vaincu, dompté par Zeus, enchaîné après le grand Combat, des souples liens de la flamme, c’est toi qu’il darde dans l’éclair, toi qui, mourant sans cesse et renaissant, et faisant trembler sous tes cris le toit orageux du monde, plonges des créneaux de la nue, jusqu’au puits lugubre de l’Érèbe. Que me veux-tu ? Pourquoi, brisant ainsi les portes de ton cachot, t’es-tu évadé de l’Olympe ?

LE TITAN DE L’ÉCLAIR

Ne cherche plus en bas ! Là-haut ! là-haut ! C’est au ciel, c’est dans l’empyrée qu’il te faut porter la torche ! Comprends, enfin ! comprends, fils de Gaia ! Ta guerre est avec l’Ouranien.

PROMÉTHÉE

Les éclats stridents de ta voix retentissent et percent le tonnerre. Des milliers de foudres incandescents se croisent ou roulent en rugissant, à travers ton grand corps embrasé, tandis que, sous les noirs typhons que vomit ta bouche ténébreuse, la terre livide se courbe, échevelée d’aquilons. M’es-tu ami ? Mon cœur le croit. Mais mon esprit, ô Flamboyant, reste étonné par tes clameurs furieuses.

LE TITAN DE L’ÉCLAIR

Quoi ! n’as-tu pas compris ? Oï ! oï !… Vite ! vite ! otototoï ! mes paroles se précipitent… Ne cherche plus en bas ! Là-haut ! Là-haut ! Mes cris crépitent comme la flamme… Oï ! oï ! otoï ! oï ! ototoï !… Je te le répète, ô Titan. L’ennemi qui te résiste, c’est Zeus, l’implacable Ouranien, le maître des étoiles et du monde.

PROMÉTHÉE

Qu’ai-je entendu ? Mais non, non, tu t’abuses. Zeus détrôné l’est à jamais. Les destins n’ont-ils pas prononcé ? Ne vois-tu pas qui siège ici, sur la montagne des siècles ?

LE TITAN DE L’ÉCLAIR

C’est toi qui te leurres et t’aveugles. Tant que Zeus fait son aire en plein ciel, la terre, engouffrée, ô Titan, dans l’épouvantable nuit, obéit au sceptre d’or.

PROMÉTHÉE

Ta voix résonne comme mille nuages. Le vent de ton souffle de feu, où tournoient la rafale et l’éclair, ébranle les massives forêts, et passe au-dessus de Gaia, avec un fracas terrible… T’ai-je compris ? As-tu parlé du règne de Zeus dodonéen ? Soit ! Qu’il trône dans son Olympe ! Qu’il y déchaîne, avec son noir sourcil, l’âpre aboiement des autans ! Ou que, pareil à une vieille, il file les brumes laineuses et les toisons des nuées ! La chaîne est rompue désormais entre le ciel et la terre.

LE TITAN DE L’ÉCLAIR

Ô démence ! Oï ! ototoï ! Ne viens-je pas tout droit du ciel ? Ne domine-t-il plus sur la terre ? Zeus immense, ainsi que le mâle, étreint tout entière Gaia, qui lui demeure soumise… Bien plus ! Sache ceci, ô roi. C’est lui qui peut guérir le cœur. Seul, il détient le remède.

PROMÉTHÉE

Que dis-tu ? De nouveau mon esprit, hésitant et obscurci de brume, ne voit plus de lampe dans sa nuit… Mais quoi ! ta violence redouble ; tes cris confus se heurtent entre eux, comme les flots. Roi des nues ! Titan ! apaise-toi ! Mes yeux ont peine à supporter le mouvement ardent, éblouissant, qui s’échappe de toi sans trêve, tel qu’une armée de chars d’or.

LE TITAN DE L’ÉCLAIR

Porte la guerre au Foudroyant ! Saisis-toi, saisis-toi de l’Olympe ! Que mes clameurs guerrières soient pour toi comme un feu qui entoure les dieux, comme un marteau qui brise leurs portes… Oï ! oï ! quelle torpeur t’étreint ? Puisqu’il faut guérir le cœur sanglant, c’est au ciel que tu trouveras les baumes éternels de la vie, les breuvages d’immortalité.

PROMÉTHÉE

Ô stupeur ! Ta parole, Titan, est comme un rideau qui se déchire. Certes, si mon esprit comprend, tu parles de l’antique ambroisie et du nectar mystérieux des dieux heureux.

LE TITAN DE L’ÉCLAIR

Qui en boit devient pareil à eux. Toute plaie, tout mal, toute souffrance que le miel céleste a touché, aussitôt s’évanouit. Mais assez ! Oï ! oï ! ototoï !… Zeus ! Zeus ! tu me dévores… Ha ! ha ! ha !

PROMÉTHÉE

Les rochers, les mers, les continents tremblent sous les efforts du dieu, tandis qu’il lutte avec les tourbillons d’une formidable agonie. Ah ! ses yeux flamboyants s’éteignent. De nouveau la nuit reflue sur moi. C’en est fait, arme-toi, mon cœur ! Que ma voix puissante, en ébranlant les étoiles dans leur sphère, aille sommer le Foudroyant de livrer la divine ambroisie, la rosée d’or immortelle !… Mais non ! arrête, Prométhée ! Contiens ton âme, un instant encore ! En effet, si Zeus demeure sourd, comment forcer à s’ouvrir les portes de son oreille ?

SCÈNE IX

L’ÉPÉE CONTRE ZEUS

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Debout, femmes ! plus de terreur ! L’effroyable nuée du tonnerre s’est dissipée dans les airs. Debout ! Dressez vos corps ! vous dis-je. Zeus en feu ne brandit plus son trident étincelant… Sens-tu l’amère odeur du soufre ? Le Ruisselant, le Fulgurant, se ruant à travers l’Ouranos, a rendu la vigueur à la terre. Vois ! L’océan est encore plein du dieu. Des éclairs immenses de lumière glissent en ses noires profondeurs.

PROMÉTHÉE
levant la tête vers le ciel.

Entends-moi, Zeus indompté, Kronide, maître étoilé de la nuit. Mes paroles, ainsi qu’un roi guerrier qui parle, appuyé sur sa lance, ont, pour les rendre inéluctables, l’ordre éternel des Destins. Ouvre les trésors Ouraniens ! Fais pleuvoir, du haut de tes nuées, comme un splendide fleuve d’or, le nectar et l’ambroisie. Entends-tu, ô dieu porte-tonnerre ? Parcourant tout le ciel sur ton char, incline, au-dessus de Gaia, les urnes inépuisables, tandis qu’en signe d’alliance, l’humide Iris couronnera, des deux bouts de son écharpe bleue, la montagne où je m’assieds.

Pause.

Quels messagers, là-bas, volent vers moi ? Est-ce la troupe des colombes m’apportant la paix jurée par Zeus ?… Non, rien que des nuées du ciel qui flottent autour de Sélènè, la grande perle éternelle. Tu demeures sourd, ô tyran. Il est tard pourtant de regimber, quand le mors sort déjà de la forge. Guéris les maux causés par toi ! Que tes filles éclatantes, les Kharites et la joyeuse Hébé, secouant leurs ailes sur le monde, y versent le safran du nectar, plus fluide et plus étincelant que les gouttes d’or de Hélios ! Alors, partageant l’univers, ainsi qu’un homme, dans son champ, divise en portions égales une génisse immolée, Prométhée te laissera le ciel et régnera sur la terre.

Nouveau silence.

Toujours muet, ô dieu ! prends garde ! Vois ! Recueillant dans ma puissante main le jet brûlant de mon sang, j’attends, tout prêt à en lancer la malédiction à ta face… Tu t’obstines… Eh bien ! que le Titan venge du moins les fils de l’homme, puisqu’il n’a pu les guérir ! Zeus ! Zeus ! Reçois dans ton Olympe, le héraut que je t’envoie !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô terreur ! Un flot rouge et fumant, plein de cris, de flamme, de tonnerres, traverse les cieux ténébreux. Entends-tu ? Comme un bassin d’airain mugit, heurté d’une pierre, le zénith profond résonne au loin de mille bruits vastes et ruineux, tels que des monts qui s’écroulent. Quel prodige inouï va surgir ? Au travers des brumes et des vapeurs, vois ! vois cette forme effrayante qui s’agite sur la mer…

 

UNE GRANDE ÉPÉE FLAMBOYANTE APPARAÎT TOUT À COUP DANS L’ÉTHER

Elle ondoie, avec violence, en face de Prométhée.

 

PROMÉTHÉE

Arrête ! holà ! sois immobile ! Cesse d’ébranler la montagne sous mes pieds nus et sanglants ! Paix ! paix ! moins de fureur ! te dis-je. Ne tords pas ainsi ta pointe aiguë !… Ô douleur ! Misère ! hélas ! hélas ! C’est une épée que Prométhée, le sauveur, le rédempteur des hommes, est contraint tout d’abord de créer ! Qu’as-tu dit ? Se peut-il, ô Titan ! Dieu de pitié, lèveras-tu des bras chargés de tonnerres ? Enrôleras-tu pour soldats, contre la mort et l’enfer frémissants, le Hadès et la Mort elle-même ?… Quoi donc alors ? Courber le cou ? Servir patiemment de risée au maître du ciel, très bon, très grand ? Non ! Puisque mon sceptre déjà, par delà les rives du Ténare, touche à l’éclatant avenir, le suprême effort n’est plus qu’un jeu. D’ailleurs, crois-tu pouvoir choisir ? Lève les yeux, dieu trop timide ! Le tyran lui-même te défie. Tu voulais qu’Iris déployât ses ailes peintes dans l’air. Ne vois-tu pas l’arc infernal, ce halo de feu rouge et d’éclairs, qui se courbe au travers des nuées, et sous lequel tu es assis, comme sous un porche de l’Érèbe ?… Pars, ô glaive né de mon sang ! Fauche la moisson qui t’est due ! Pars ! plus de délai ! te dis-je. Iô ! Iô ! La lutte est engagée entre la terre et le ciel.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Au-dessus des fleuves et des forêts, l’épée effrayante s’envole. Vois ! l’Ouranos entier tremble, ondulé par la flamme furieuse, cependant que, du gouffre obscur où rampent les bêtes et les humains, une clameur épouvantable s’élève.

PROMÉTHÉE

Si l’homme crie, l’Olympe aussi crie d’effroi. S’enflant en une large écume, l’océan se rue contre Gaia ; les titans, sous les volcans, s’agitent, Iô ! Iô ! Joie des combats divins ! Tumulte ! Fureur sacrée ! Tout ce qui, sur terre, était aux dieux, croule, au passage du glaive. Voyez ! Le temple d’Artémis, plein de crânes et de dépouilles humaines, brûle, ainsi qu’un sombre tison, parmi les marais Tauriques. Les statues d’airain des Olympiens, dressées au bord des promontoires, s’abîment, avec fracas, dans les flots. Comme les serviteurs d’un homme tendent en cercle, à la lueur des torches, une grande peau de taureau, souillée de sang et de graisse, ainsi l’ardeur du feu vengeur pèse au loin, sur la terre embrasée. Ô triomphe ! Ô jour qui luis enfin ! Le chêne de Dodone tombe. Delphes, Érythrée, roches feuillues, où Phoibos siégeait dans la terreur, se courbent au vent grondant de l’épée. Iô ! Son vol atteint maintenant le bûcher des foudres irritées qui brûlent éternellement sur les os de Sémélè. Ô surprise ! L’Ouranos tonne ; le soufre céraunien pleut du ciel. Écoutez le cri assourdissant ! La gueule de Charybde aboie ; Scylla, presque desséchée, râle, au fond de sa caverne, entourée de ses monstres squameux. La chaleur torride de l’épée rougit Gaia, et la pénètre, comme un fer incandescent. Voyez ! Aux entrailles des rocs, sous les monts, dans les profonds ravins où dorment les races disparues, on aperçoit des squelettes géants, tout entiers formés de cendres blanches, et ces spectres ardents ricanent, léchés des agiles serpents de la lave scintillante.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Vas-tu donc laisser l’incendie dévorer plus longtemps ton empire ?… Ah ! ah ! Les glaciers bouillonnent. D’immenses flammes, en mugissant, serpentent entre les monts, jusqu’à toi.

PROMÉTHÉE

Ne craignez rien, fils de la femme. Si mon cœur, après de longs combats, a lâché le glaive sur la terre, c’était pour la purifier. Maintenant, la tâche est accomplie. De mon doigt, de mes sourcils froncés, je fais signe à l’épée docile, qui s’arrête dans son vol.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô joie ! ô joie ! Comme tombe affaissée, quand le mât se brise tout à coup, la voile gonflée du vent, ainsi l’épée plonge des nues, et s’en revient, obéissante, jusqu’aux pieds de Prométhée.

Les volcans qui brûlaient s’éteignent. Un silence.

PROMÉTHÉE

Tes yeux ont vu ma puissance, ô Kronide. Partout, l’épée en feu a fauché ce qui restait encore sur terre, de l’antique tyrannie… Eh bien ! te soumets-tu enfin ? Parle ! Vas-tu donc t’obstiner à traîner ton règne de mensonge ? Tu te tais, tu ne réponds rien. Embusqué dans ton créneau divin, tu te ris de ma longue patience. N’importe ! Sache-le, dieu tonnant. Sachez-le, vous tous qui m’écoutez, épars sur les monts et sur les plaines. Bien que, sans doute, mes prières et mes adjurations à Zeus vous semblent trop répétées, mon cœur n’en a point de honte. En effet, un dieu, même outragé, ne peut haïr violemment d’autres dieux. Et la guerre entre nous, Olympien, m’apparaît comme si la terre s’entr’ouvrait par le milieu, et qu’il fallût combler le gouffre avec les corps de tes fils. Pour la dernière fois, ma voix te presse. Obéis ! Cède-moi enfin le trône d’or souverain ! Certes, il est vain de résister, lorsque c’est Némésis qui commande.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô terreur ! Écoute ! Pas un bruit ! Dans l’immense abîme solitaire, deux ou trois étoiles palpitent, au-dessus des pics ténébreux et des montagnes de neige… Quel émoi passe sur ma chair ? Zeus ! ô Zeus ! Réponds enfin !

PROMÉTHÉE

À quoi bon ? Son silence obstiné parle plus haut que son tonnerre. C’est à toi de pousser des cris, d’être joyeux, d’enfler ton cœur, ô Pandoride. Déjà Atè, mêlant dans l’urne les sorts sanglants des combats, en retire pour le fils de Rhéa, l’éternel exil et la défaite. Iô ! Iô ! Tu hérites des dieux ; leur palais t’appartient, fils de l’homme. En effet, Prométhée sait déjà par quel chemin, par quelle ruse, forçant les voies de l’espace dompté, il envahira le ciel.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Qu’as-tu dit ? Hélas ! T’ai-je compris ? Comment les hommes éphémères, frères des reptiles rampants, pourraient-ils s’emparer de la nue ?

PROMÉTHÉE

Leur désir n’y vole-t-il pas ? Chaque fois que, levant tes paupières, tu vois passer l’aigle ou la grue, les deux ailes étendues, ne sens-tu pas frémir en toi mille instincts confus qui te soulèvent ? C’est ta chute, ô fils de Pandorè, c’est la haine et c’est l’envie des dieux qui, scellant tes pieds à la terre, et alourdissant tes os, te forcent à te traîner comme un ver. Mais, c’en est fait, je romps la chaîne. L’antique malédiction n’est plus. Par mon ordre souverain, les Puissants du feu et de l’éther vont forger pour Gaia la grande aile qui l’emportera au ciel.

Tumulte. Les Kabires s’empressent.

 

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô lumière ! Ô joie ! Mon cœur bondit. Mon esprit, éperdu de stupeur, tourbillonne en moi, de tous côtés, comme un vol de feuilles sèches… Des ailes ! Ô prodige ! Des ailes !

SCÈNE X

LE FORGEMENT DES AILES

PROMÉTHÉE

Que tardez-vous, Kabires ! À l’œuvre ! À l’œuvre ! Déjà un océan de flammes, blanches, aiguës, éblouissantes, serpente et siffle, au penchant des monts. Agitez le soufflet des fournaises ! Dressez l’enclume parmi ces rocs, au milieu des cèdres foudroyés, tordus par les Borées du pôle en formes plus noueuses et plus rudes que des hydres enlacées !… Arrêtez ! paix ! paix ! Point de querelle ! Noirs démons des antiques volcans, rangez-vous ! Obéissez à ma voix !

Il frappe dans ses mains.

Et vous, à l’œuvre aussi, Telchines ! Répandus sur les vastes gradins des moraines et des glaciers, et dans les creuses solfatares où les étoiles, en tombant, ont formé des lacs de feu qui bouillonnent, criblez le minerai massif ! écumez les scories des brasiers !

Pause.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Entends-tu les coups précipités, la tonnante et sauvage tempête ? Iô ! Iô ! les monts retentissent. L’enclume mugit, pleine de cris, d’explosions, de grands rebonds d’airain, où l’on dirait que des titans cachés, se dressant tout à coup jusqu’aux nues, éclatent dans leur forme terrible.

PROMÉTHÉE

Ce sont les tourbillons des foudres et des vents étincelants, qui, mêlés aux métaux ténébreux où le feu des astres les nourrit, s’en échappent sous le marteau, en criant leur joie dans le tonnerre. Certes, ô redoutable Hèphaistos, les coups si lamentables et si sourds dont tu forgeais l’esclavage du monde n’étaient pas les frères de ceux-ci !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Écoute ! Le bruit s’accroît encore. Il semble qu’on martèle à la fois, et à ma droite, vers Eos, et à ma gauche, vers le sombre Hespéros.

PROMÉTHÉE

Ton oreille n’est pas déçue. En effet, par un prodige difficile à concevoir, chaque coup asséné sur l’enclume frappe double, ô fils de Pandorè, à cause du mystère effrayant de la dyade sacrée.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Silence, ô dieu ! N’achève pas ! Respecte les secrets ineffables ! Connaissant les profonds pouvoirs et de l’Orcus et du Jour, je comprends tout ce qu’il ne faut pas que tu dévoiles, ô Titan ouranien. Un plus un, et le couple se fait. Ce qui est boiteux sur l’enclume naîtra double, pour mieux s’envoler.

PROMÉTHÉE

Sois rassuré. Déjà, dompteur des flots, la grande aile étoilée et splendide commence à prendre sa forme. Vois ! Les noirs démons du feu battent, à coups assourdissants, son envergure géante. Sous la gouge et sous le ciseau que manient les gnomes des volcans, la masse du métal embrasé laisse voir aux profondeurs des flammes remuées par le soufflet, on ne sait quelles vastes plumes incandescentes qui floconnent, et s’évanouissent, et flottent incessamment.

Violente explosion. Tumulte.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ha ! ha ! L’aile entière flamboie. Un immense effluve éblouissant de foudre blanche saccadée et d’étincelles vermeilles y roule, et la modèle toute, en mille éclairs frissonnants.

PROMÉTHÉE

Les plumes scintillantes crépitent. Sous les chocs répétés du marteau, elles se soudent, elles se rivent l’une à l’autre, avec un fracas joyeux. Iô ! Iô ! Sans trêve, à temps égaux, la dure enclume résonne. Des typhons, des voix, des ouragans, des vapeurs multicolores jaillissent du métal bouillonnant, plus lumineux que le diamant, plus léger que l’écume des vagues… Vous poussez des cris, ô vivants. De vos mains, vous cachez vos paupières. Quoi ! pour si peu, tout éblouis ! Un rayon de Gaia vous aveugle. Que sera-ce, quand le Titan brandira la torche triomphale ! En effet, le pouvoir de ceux-ci s’arrête au forgement de l’aile. Ma tâche, à moi, fils de la nef, le labeur illustre qui m’attend sera de lui donner l’essor, en secouant sur ses plumes inertes les sept flammes de l’Esprit.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô Zeus ! Qu’allons-nous voir encore ? Quel combat ? Quel choc d’astres inouïs ? Toujours la foudre, hélas ! hélas ! toujours les jets du tonnerre ! Laisse-nous fuir, vainqueur des dieux. Ou, s’il nous faut demeurer, donne-nous tout au moins les prunelles du tyran ailé des nues !

PROMÉTHÉE

Quel trouble, tout à coup, te saisit ? Ce ne sont pas les prunelles de l’aigle, ce sont ses ailes, ô guerrier, que le fils d’Iapétos t’a promises. Mais, soit ! Si ton cœur est las, si, repus de ma clarté sacrée, tes yeux redoutent la splendeur de la torche fulgurante, assieds-toi dans l’ombre, au pied du mât ! Abrité ainsi que la tortue, cache ta tête et tes paupières avec ton bouclier d’airain ! Pourtant, tu ne l’ignores pas. Aucun fléau, nul maléfice, ô héros, ne saurait provenir de la torche. Regarde ! Le flot d’étincelles que secoue sa crinière enflammée emplit l’azur d’immenses vagues de musique et de lumière. L’Océan, d’un bond, se rue vers moi ; un esprit éclate du fond de la terre, et la revêt soudain, tout entière, de bourgeons, de feuilles et de fleurs. En effet, sur la torche d’or, la vierge fatidique, Hestia, a gravé les sept mots éternels qui font pâlir Zeus lui-même. Tu tressailles, ô guerrier de la nef. Sache-le. De même qu’une esclave, habile aux travaux d’Arachné, promène entre les fils du métier sa navette chargée de pourpre, de même c’est avec ces mots, pensée vivante et substance du monde, qu’Éros, le titan glorieux qui emporte en tournant les étoiles, a débrouillé le vieux Chaos et la confusion terrible, et tissé tout l’univers. Maintenant, ainsi que l’acier obéit à l’âme de la pierre, la Terre, Sélènè, Hélios, et les espaces Ouraniens fourmillants d’astres pendent autour du flambeau magique. Seul, il maintient en équilibre et le Tartare et le ciel.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Entends-tu ? L’espérance, ami, est sous mon cœur, comme une flamme. Le moment approche… Zeus ! ô Zeus !… Vois ! Pleins de bruit et de clameurs, avec leur barbe hérissée, de nouveaux pygmées grouillent du sol, et ils courent aux abords de l’enclume, tels que les mouches qui bourdonnent autour des vases remplis de lait.

PROMÉTHÉE

Certes, ce n’est pas le moment de s’attarder, ô fils de Pandorè, ou de garder ses mains oisives. En effet, les durs batteurs de fer commencent à forger sur l’enclume la première des grandes plumes qui, doublant l’envergure de l’aile, doivent assurer son vol. Les soufflets, plus âprement, mugissent. À chaque fois, leur haleine énorme, ouvrant dans l’éther tout à coup un abîme abrupt et flamboyant, semble engouffrer l’Ouranos.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Mes pieds impatients frémissent. Ô joie ! Ô joie ! Ô triomphe éclatant ! Parcourant l’océan des étoiles, la Terre, ailée comme une nef, va nous emporter, d’un essor, jusqu’à l’Olympe de Zeus.

PROMÉTHÉE

Déjà son aile vibre et sonne. Sous les heurts saccadés du marteau, un murmure, un tintement joyeux, mille bruits de souffles et d’aquilons s’en échappent incessamment. Ô stupeur ! voyez ! voyez ! Telle qu’un aigle qui s’envole, ou, comme une fière pensée sur le cœur de l’aède inspiré, elle palpite, elle frissonne, et semble prête à se soulever. C’en est fait. La querelle obstinée qui dure, depuis tant de siècles, entre Zeus et le Titan, touche à son terme, ô fils de Pandorè. Cessez vos cris. Paix ! paix ! vous dis-je. Le moment solennel est venu. Mon bras va secouer sur l’aile la première des sept flammes sacrées.

Grondements souterrains. La terre tremble.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Qu’est ceci ? La montagne, ô Titan, souffle vers nous un tourbillon sillonné de vastes lueurs rouges. Au travers des porches et des piliers de la caverne qui s’enfonce aux profondeurs de Gaia, la pénombre écume d’éclairs ; tout le roc fulgurant nous découvre un noir et sourd fourmillement de figures formidables.

PROMÉTHÉE

Hélas sur moi ! Certes, je vois les terribles et nocturnes déesses qui environnent Hestia, les sept filles d’Ouranos ténébreux… Ah ! hélas ! Adrastée ! Adrastée ! Je pousse un cri furieux, à cause des fléaux qui m’assiègent. Ô Aidès ! À peine ai-je chassé les impurs corbeaux extérieurs, Grées, Harpyes, Gorgones, Stymphalides, tournoyant autour du cœur saignant, que l’Érèbe, s’armant aussi, m’envoie pour assaillir l’aile, les solennelles déités qui habitent éternellement les rivages de l’Eau noire. Je ne vous ai pas oubliés, pâles Terreurs, esprits, ô grands fantômes, Nyx, Korè, Ényo, Erichto, Atè, Mélinoè, Éris…

Elles sortent de la caverne, successivement.

Certes, mes yeux vous reconnaissent. Ma voix nomme vos noms, à mesure que, glissant dans l’air d’un pas obscur, ainsi que le brouillard du soir, vous entourez la pesante enclume. Tristes et sans formes comme la nuit, pareilles aux replis du python, à la brume, à des vases d’airain que la rouille aux dents vertes a rongés, telles je vous ai vues jadis, quand m’enfonçant dans l’Orcus sans bornes, j’allai ravir à Hestia la torche du feu vivant, telles je vous revois, sombres déesses. Car, pendant neuf jours et neuf nuits, dans une attente sacrée, j’épiai de loin la Taciturne, tandis qu’autour de son trône muet, d’immenses colonnes de feu combattaient entre elles, sans relâche. Et, assises au seuil du flamboiement, mornes, embrassant vos genoux et cachant dedans votre visage, ô Mères, vous ne parliez pas, mais de vos yeux coulaient en bouillonnant des pleurs plus brûlants que le feu, et qui tombaient, d’un flot égal, dans l’Eau noire.

Pause. La première Érinnye s’avance.

*

PROMÉTHÉE

Quel spectre flotte vers le roc où je m’assieds ? Est-ce toi, Nyx, mère des nuits, ô démon, puissante Obscurité ? Voilée, informe, emplissant le ciel, laissant de ton sein nébuleux pleuvoir de tristes étoiles, tu grandis ainsi que la fumée qui se gonfle, en montant dans l’éther.

LA PREMIÈRE ÉRINNYE

Tes paroles, ô fils de Gaia, m’éveillant de mon rêve éternel, arrivent jusqu’à mon oreille… M’entends-tu ? Parle ! Es-tu toujours là ? Dans l’orage effrayant de clarté qui te voile et t’environne, mes yeux ne te distinguent pas. Jamais la flèche en feu du Jour n’avait autant blessé mes prunelles, depuis l’heure où Hypérion, envahissant les gouffres du Chaos sur son char retentissant, dardait ses traits dans tout notre empire. Mais le Scorpion ténébreux, en piquant au talon l’Ouranien, le mit en fuite, avec la lumière. Tel sera le sort qui t’attend… Insensé ! Crois-tu donc, d’un souffle, jeter bas le trône de la Nuit ! Certes, en ton cœur présomptueux, tu méprises, ô jeune dieu altier, tu méprises les vieilles déesses. Regarde pourtant ! Comme toi, nous tenons des torches dans nos mains. Mais, tandis que ta lampe d’or verse à torrents sur le monde la bruyante flamme de la vie, nos flambeaux de fer, ô Titan, dégorgent lentement des feux noirs, des fumées livides, empoisonnées, où Thanatos plane voilé et endort l’horreur du jour. Allons ! Commence l’épreuve. Vite ! Vite ! Nos pieds déjà ont hâte de nous remporter vers le Tartare, là où meurent tous les bruits, où nous goûtons, les paupières fermées, loin de l’impur Hélios, le calme resplendissement de la nuit tranquille et solennelle. Obéis ! Secoue ton flambeau ! Fais pleuvoir sur l’aile, ô dieu sauveur, afin de lui donner la vie, tous les vains rayons de la clarté. Puis, nous secouerons nos torches.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Entends-tu son défi orgueilleux ! Qui sera vainqueur ? Hélas ! hélas ! L’Ouranos se tait, comme enchaîné. Sous la grande voix monotone qui roule à travers les mondes, les vents ont cessé de mugir, l’océan tumultueux s’apaise.

PROMÉTHÉE

Que la lutte s’engage donc ! Le Titan a foi dans la victoire. Mais, tout d’abord, vous, forgeurs de fer, Telchines, Pygmées, puissants Kabires, qui portez un empan de suie sur votre tête noircie, reprenez la tâche interrompue ! En effet, vous l’avez entendu. C’est ici le suprême combat de la lumière et des ténèbres. Le Destin jaloux va décider si la flamme de vie pourra soulever l’aile, ou si le poids de plomb qu’y verseront, en torrents d’affreuse fumée, les lourds flambeaux de la Nuit, l’empêchera de s’envoler. À l’œuvre donc ! Saisissez dans vos mains l’éclatant marteau, père des formes ! Ravivez les brasiers assoupis, que l’approche des Ténébreuses a comme infectés et ternis ! En proférant le nom sacré, le Titan va secouer sur l’aile la première des sept flammes du feu.

Il brandit la torche, puis s’arrête.

Qu’est-ce donc ! qu’allais-je faire ! Ne sais-tu pas, ô Titan oublieux, que si ta bouche disait, tel que les dieux le prononcent, l’un des mots ineffables, éternels, inscrits sur la hampe d’or, tous les cieux ébranlés crouleraient, avec la terre et les astres. Certes, les sept runes effrayantes ne peuvent être déroulées que cachées sous l’épais nuage des symboles et du langage humain. Toi que je vois trembler là-haut, splendeur d’or de la torche sacrée, détache-toi ! viens sur l’aile, ô flamme ! Et, puisque rien n’existe sans un nom, dans le vaste univers des vivants, je t’appelle Intelligence !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Iô ! Iô ! Tout s’embrase à la fois. Le flambeau, en jaillissant sur l’aile, la soulève et semble l’emporter dans un ouragan d’éclairs… Mais qu’est ceci ? N’entends-tu pas ! Au milieu des cris, des explosions qui s’élargissent parmi les airs, un large bruit solennel roule, emplissant mon cœur épouvanté.

Tonnerre. Harmonie lointaine.

 

PROMÉTHÉE

C’est la profonde et terrible musique des mondes tournant puissamment, et propageant, de sphère en sphère, à travers l’Ouranos qui ondoie, leurs immenses modulations. Jusqu’à la plus petite étoile obéit au signal de la torche. Prométhée est vainqueur, sombre Nyx !

LA PREMIÈRE ÉRINNYE

Qui pourrait surmonter la règle ? Qui vaincra jamais la Destinée ? Les sept Sœurs tiennent en leurs mains le frein des coursiers célestes. La roue fatale d’Adrastée roule d’un cours qui ne dévie point, semblable au trait d’or dont Phoibos poursuit sans fin l’oiseau Nephtys, qui fuit autour de la terre. Sache-le d’ailleurs, dieu orgueilleux. Loin que le bien y règne seul, l’univers monstrueux ne fleurit que sous l’ombre et le tonnerre… Mais que dis-je ? Rien ne fleurit. L’Ouranos, immobile et glacé, dort, muré dans ma colère. En vain Eos brille, au matin. En vain, du haut de son char, Hypérion, pour féconder quelque coin de son chétif empire, y étend le sceptre alternatif de givre et de feu des saisons. Ses rayons, éphémère lueur, s’éteignent et meurent aussitôt, dans le sein des ténèbres éternelles. Tu te crois vainqueur, fils d’Iapétos. Attends du moins que j’aie brandi la lugubre torche léthifère. Moi, l’antique Érinnye du chaos, l’aïeule, la première-née, l’ombre pesante et sans forme, je fais tomber sur l’aile ardente la fumée de mon flambeau. Et, puisque l’éclair de ton front a reçu pour nom l’intelligence, que ce qui s’oppose à l’esprit soit appelé la Matière !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô stupeur ! ô deuil ! tout s’obscurcit. Une brume affreuse, en serpentant, engloutit la mer et la montagne… Ah ! quel spectre livide flotte, pareil à la fumée terrible qui s’élève des cités, lorsqu’un dieu souterrain les secoue !

La deuxième Érinnye s’avance.

*

PROMÉTHÉE

Rassurez-vous, fils de la nef ! Certes, je n’ai pas espéré abattre d’un seul coup la puissance des sombres sœurs du Hadès. Je connais leur force infatigable. Quand la nuit enfantait l’Érèbe, j’ai entendu leurs cris de joie. J’ai vu leurs imprécations, au grand jour de l’exil d’Ouranos, se répandre sur le monde, comme un nuage de serpents ailés… N’importe ! Quel que soit le succès de ce premier combat de la lumière, mon cœur se fie en la seconde des sept langues du feu sacré. En effet, qui te résisterait, ô Verbe ardent, clarté, sainte parole qui brûles sur l’autel de la vie ? N’es-tu pas la splendeur profonde qui pénètre toutes choses, l’incantation qui crée les êtres, en les manifestant à l’esprit ? De même qu’un miroir d’or pur réfléchit en son flamboiement la flamme tremblante qui s’y mire, de même, sachez-le, ô vivants, l’univers, du Styx jusqu’à l’Olympe, est répercuté par le Verbe, qui le contient tout entier.

Il abaisse la torche sur l’aile. Explosion de voix et de clameurs.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Quel fracas éclate autour de nous : Est-ce l’armée des vents ailés, ou bien l’antique Pan aux cris sans nombre ?… Là ! là ! regarde ! Sur la montagne, ainsi qu’une vapeur tournoie, la strige formidable s’agite, trépignant, courant çà et là, déchirant, de ses deux mains, le voile qui la cachait à nos yeux.

PROMÉTHÉE

Je te salue, Perséphonè, toi dont l’une des formes, ô fantôme, règne, avec Aidôneus, sur les morts. Ombre, que veux-tu des vivants ? Noir silence, que viens-tu faire, au milieu des voix et des clartés ? Celui qui renverse d’un souffle les portes d’airain que tu scelles dans l’éther vide et glacé, le dieu qui, d’une étoile à l’autre, vole à travers les espaces infinis, le Verbe orageux t’emplit. En vain tu poses sur tes lèvres ton morne doigt fantomal. Tu subis, démon, malgré toi-même, tu subis le Pouvoir exécré. Déjà ton haleine grondante s’échappe d’entre tes dents. Déjà s’élancent de ta bouche, dans le tourbillon du bruit, des rauquements, d’affreux sanglots, des plaintes entrecoupées, pareilles au gémissement d’une branche qui siffle au feu.

LA DEUXIÈME ÉRINNYE
se tordant les bras.

Malheur ! Malheur ! Tu me déchires ! Ah ! hélas ! ô Verbe détesté ! Violence du souffle divin ! Zeus ! Zeus ! Adrastée ! Adrastée ! Les mots, précipités, rapides, se heurtent autour de mes dents.

PROMÉTHÉE

Entends-tu ? La joie rit dans la joie, l’allégresse enflamme l’allégresse. Tout parle, tout murmure, tout bruit. Comme la plaine et l’arc-en-ciel échangent, sous la fraîche Eos, des milliers de gouttes ensoleillées, ainsi les bois, les golfes, les rochers se renvoient l’écho, de toutes parts.

LA DEUXIÈME ÉRINNYE

Ô Tartare ! ô Styx ! nuit de l’Érèbe ! Et toi, Aidès, ne vois-tu pas l’injure que je subis ? Ah ! ah ! hélas ! violence impie ! Tyrannie sans frein des dieux nouveaux ! Tel que Zeus enchaînant Kronos, tu tortures, ô Verbe déchirant, celle en qui tu prends ta forme !

Elle secoue sa torche avec fureur. Pause.

 

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Quel silence inouï se répand dans les bouffées de ténèbres ? Au milieu du brouillard sépulcral, et plus étrangement muet que la caverne des Mânes, à peine si j’aperçois encore, immobile, portant au front sa lugubre flamme jaune et verte, la grande Forme de nuit.

PROMÉTHÉE

Un frisson, une horreur sans nom se glissent dans mes vertèbres… Ô Zeus ! Qu’est-ce que ceci ? Des cavernes, du fond des tombeaux dormants, des puits brumeux de la terre, s’exhale on ne sait quoi d’éclatant, une gloire indicible et spectrale, pareille aux ardents rayons blancs d’un astre mystérieux.

LA DEUXIÈME ÉRINNYE

C’est le soleil des morts qui monte, émergeant du dessous de Gaia… Vous frémissez, pâles vivants. Votre cœur farouche, impétueux, qu’un peu de fracas enivre, se cabre d’épouvante et d’horreur devant les choses de la Nuit, les visions du noir Silence. Sors de ton rêve, homme éphémère ! Tu te dis l’envoyé de l’Esprit, le héraut qui proclame la vie. Mais ce verbe dont tu es si fier, à quoi jamais t’a-t-il servi qu’à pousser des gémissements ? Insensés ! Si vous étiez plus sages, c’est à Korè que vous rendriez les honneurs qu’ont usurpés les dieux. Zeus ne vous fait naître au jour que pour repaître de vos souffrances l’œil ardent de Hélios. Moi, quand l’épée du roi des morts a tranché le cheveu fatidique, après le vain tumulte de la vie, plus strident qu’un char sur le rivage, ou que la cigale à midi, je vous ouvre le sommeil éternel, je vous recueille dans mon sein de ténèbres et de froides étoiles. Mais que sert de parler plus longtemps ? Au milieu de ses funèbres sœurs, Korè peut reprendre sa place. Partout, sur terre et dans les airs, trône à présent le Silence.

La troisième Érinnye s’avance.

*

LA TROISIÈME ÉRINNYE

Place ! place ! ô vieille terre ! Ne sais-tu plus qui t’a domptée ? Ne connais-tu pas Ényo ? Ha ! ha ! la rage m’étouffe. L’horrible spasme, en m’étreignant, fait rugir mon cœur dans ma poitrine… Heu ! Que ne puis-je dévorer et Gaia et les vivants !

Elle frappe de droite et de gauche, abattant les arbres et les rochers, avec la hampe de sa torche.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Quel nouveau fantôme aux yeux de feu se rue vers nous, en poussant des cris ? Vois comme il souffle sa fureur ! Comme il grince hideusement ce qui semble ses mâchoires ! Zeus ! Zeus ! À chaque clameur, une immense et effroyable aurore rougit la moitié du ciel.

PROMÉTHÉE

Arrête ! arrête, Ényo ! Te crois-tu ici aux bords du Styx ? Penses-tu chasser devant toi le troupeau des ombres gémissantes ? M’entends-tu ? Faudra-t-il que ma main s’appesantisse et te châtie ? Certes, je le vois clairement. Toujours féroce, indomptée, abhorrée de tes sœurs elles-mêmes, tu n’as changé en rien depuis le jour où Astrée, te liant de chaînes, pour assurer la félicité des hommes du siècle d’or, te traîna par tes crins de serpents, à travers l’épouvantable Érèbe. Et, te tordant, tu vomissais des torrents de bave et de fumée, tandis que le Hadès mugissant assaillait de ses vagues énormes l’arc-en-ciel jeté sur l’abîme, tel qu’un pont de jaspe éblouissant où la déesse marchait.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô fils du Jour, ne vois tu pas ? Prends garde ! Toujours plus effréné, le spectre, en jetant de sa bouche d’impurs tourbillons de feu, se rue sur l’aile, avec fureur, comme pour la déchirer.

PROMÉTHÉE
secouant le flambeau.

Arrête ! Au nom de l’esprit qui, vivifiant l’univers, y roule comme un torrent de flamme, par l’Amour, par son souffle puissant… Paix ! Il n’est pas même besoin d’achever l’incantation. En effet, rien qu’à prononcer au-dessus de la terre charmée, le grand nom inscrit le troisième, sur la hampe du flambeau, les soleils merveilleux se rallument, la masse de Gaia frémit, au milieu de son fleuve aux eaux vertes, les volcans éclatent sous la vague, comme des urnes de feu, un fracas de bruit, de mouvement, de lueurs, d’écumes de clarté couvre la montagne embrasée…

Musique dans les airs et sur les eaux.

Écoutez ! C’est ma force qui passe, au milieu d’un immense ouragan de splendeur et d’harmonie. La torche, entre mes mains, pétille. Sous les coups de marteau redoublés, on voit se transfuser dans l’aile dont les plumes adamantines se hérissent et semblent frissonner, une mer d’effluves éblouissante.

LA TROISIÈME ÉRINNYE

Quoi ! Servirai-je de risée, moi qui commande aux dieux mêmes !… À bas ! À bas ! aile maudite !… Hestia ! Aidôneus ! Ha ! ha ! ha !

En poussant des rires convulsifs, elle agite son flambeau sur l’enclume.

 

PROMÉTHÉE

Calme-toi ! paix ! paix ! moins de colère ! Cesse de courir çà et là. Apaise ces clameurs insensées, ces rires abominables, difformes, plus stridents que la foudre des nues. Noircie de flamme et de fumée, couverte du sang effroyable qui dégoutte de tes yeux, c’est ton sein, c’est ton propre visage que tu meurtris, dans ta rage aveugle, avec le flambeau de fer.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô douleur ! ha ! ha ! malheur sur nous ! Chaque fois que la strige secoue l’ardent flambeau de la Haine, l’aile s’empourpre hideusement, laissant couler le sang à larges flots, par chacune de ses plumes. Vois ! La terre en est baignée. Les ravins, les pentes, les rochers, toute la montagne en ruisselle.

LA TROISIÈME ÉRINNYE

C’est la libation qui lui plaît, la rosée dont elle a soif ! Ne siégeais-tu pas dans l’Olympe, réponds, toi, dieu traître ! dieu menteur ! lorsque Gaia, pour la première fois, monta, suppliante, vers Zeus — « Secours-moi ! pitié ! fauche les êtres qui pullulent sur mon sein ! Dévorants, innombrables, ils m’épuisent. Ils corrompent mon libre éther, mon feu vivant, l’eau de mes fleuves, la neige de mes glaciers »… Et toi, pitoyable déjà pour la Race fourmillante, tu plaidais leur cause contre Zeus. Ô niais ! misérable insensé ! Stupide, qui, étant un dieu, as voulu te faire un homme ! Va ! Détourne à présent tes frères de mes autels exécrés ! Ényo a reconquis la terre. M’entends-tu, dieu blessé ! dieu souffrant ! ver rampant ! flatteur des éphémères ! C’est toi, c’est toi, mon cœur le sait, qui suscites leur démence ! En effet, jusques à ce jour, couronnant de fleurs l’épée sévère, ils m’honoraient avec l’acier, la flamme, le carnage, l’effroi. Héros, ils me vouaient leur âme. Et, en retour, je les rendais forts, joyeux, féroces, magnanimes. Mais toi, pâle captif de Zeus, proie exsangue du vautour, rassemblant autour de ton rocher le troupeau des femmes et des esclaves, tu enivres leur lâcheté par tes promesses fatidiques de bonheur, de paix sans terme et d’amour… Iô ! Iô ! Carnage ! Carnage ! Ô fureur ! Que l’épée siffle au vent ! Que la lance éclatante flamboie ! Guerre ! Guerre ! Ényo ! Ényo ! Du sang ! Du sang ! Du sang ! Du sang ! L’Amour saigne sous la Haine !

Elle disparaît dans les ténèbres.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Regarde ! Aucun répit ! Nulle trêve ! Ainsi qu’une nuée succède à une nuée dans le ciel, un nouveau spectre flotte vers nous.

La quatrième Érinnye s’avance.

*

PROMÉTHÉE

Que me veux-tu, sombre Erichto ? Espères-tu donc de nouveau, larve plus noire que la nuit, plus sinistre que l’Érèbe, établir en ces lieux, ton empire ? Certes, je le reconnais. Pendant les siècles ténébreux, et tandis que les hommes et les bêtes fuyaient loin de Prométhée, tu m’as été, ô reine des douleurs, accroupie contre mes pieds sanglants, une compagne aussi fidèle que les clous qui perçaient ma chair et le roc où je pendais. Mais c’est assez ! Hèraklès a brisé le pacte affreux qui nous lie. Je ne suis plus le torturé, le patient du vautour et de Zeus, mais bien le maître du monde.

LA QUATRIÈME ÉRINNYE

Hélas ! Comment-te-croire, ô dieu ? En effet, j’entends, j’entends déjà ce que les vivants ne peuvent entendre, l’ordre inflexible du destin, l’arrêt que Démogorgon prononce.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Le brouillard s’écarte sans un bruit, en vomissant dans les ténèbres, de vastes tourbillons de fumée. Regarde ! Colossale, voilée, ayant l’air de planer sur des gouffres avec son geste solennel, l’Érinnye tourne autour de l’enclume.

PROMÉTHÉE

Ne m’as-tu donc pas entendu ! Crois-tu que je te laisserai chuchoter plus longtemps à l’abîme tes hideux secrets de mort ? Certes, je respectais en toi, si dure que tu m’aies été, mon supplice et mes propres souffrances. Mais ton cœur orgueilleux méconnaît ma trop clémente bonté. Fuis ! Va-t’en ! Retourne aux bords funèbres !

Il agite le flambeau, violemment.

Ne vois-tu pas resplendir dans ma main la Joie, la grande flamme-esprit, l’énergie ineffable du monde, la force ailée, vivante, qui l’entraîne et le soutient dans l’azur. Regarde ! À son souffle embrasé, l’aile, lavée du sang qui la souillait, se dresse, étincelante, et palpite. Un rire plus ardent que le feu s’allume, d’étoile en étoile, et fait scintiller tout le ciel de longs jets de lumière et de foudre. Ô merveille ! Ainsi que les yeux se ferment ou s’ouvrent en même temps, à la pensée qui les meut, l’univers et l’homme se répondent. Votre émoi s’élance, ô mes fils, jusqu’aux profondeurs des astres ; mon cœur s’accorde au battement de l’auguste péan des soleils.

LA QUATRIÈME ÉRINNYE

Hélas ! Mon oreille n’entend qu’un triste et sourd gémissement s’échappant de l’air et de la terre. Ce qui te semble un chant vainqueur, c’est le cri des douleurs, ô Titan.

Elle secoue sa torche.

PROMÉTHÉE

Ô deuil ! l’Ouranos s’obscurcit. Un nuage effrayant m’environne, tout bouillonnant de pleurs, de cris, de soupirs, de râles déchirants.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

L’ouragan noir couvre la nef de feux errants, de spectres pâles, de hideuses faces qui voltigent. Tu triomphes, exécrable Erichto. Ah ! ah ! hélas ! malheur sur nous ! Aussi longtemps que les étoiles brilleront aux coupoles du ciel, tu habiteras dans nos cœurs, ô terrible et lugubre Présence, fantôme pestiféré !

LA QUATRIÈME ÉRINNYE

Spectres d’un jour, ombres éphémères, race inquiète et toujours bruissante comme les feuilles des bois, osez-vous bien élever votre plainte devant l’éternelle Douleur ! Que souffrez-vous au prix de mes tortures ? Que sont vos sanglots d’un instant, comparés aux pleurs intarissables qui s’échappent de mes yeux ? Certes, je ne l’ignore pas. Vous m’avez en horreur, fils ingrats ; mon approche vous épouvante, ainsi que le cri du lion disperse les brebis et les bœufs. Insensés ! Quelle argile inerte, quelle boue du Léthé seriez-vous, si la vie, en roulant dans vos veines, n’y charriait la douleur ! L’homme ne s’égale aux démons que par la lutte et la souffrance. Comme une lampe à votre front, c’est moi, c’est l’Érinnye qui vous guide, à travers le sombre labyrinthe où les dieux vous ont jetés. Rentre en ton cœur, fils de la terre. Tes palais, tes dômes, tes cités, tous les arts, toutes les inventions qui prolongent en rayons flamboyants, tes mains maladroites et obscures, ont germé au souffle d’Erichto. Que répètes-tu sur ta lyre ? Les rumeurs, les râles gémissants que je mets au fond des cavernes, dans les forêts, dans la houle des flots. Ô vivants ! Sitôt que vous tombez, appelés au jour par les destins, d’entre les genoux d’une femme, vous portez mon signe souverain. Nourrice amère et maternelle, je vous recueille en mon sein, et, par moi, vous avez grandi vite, jusqu’à étonner les dieux.

Elle se fond peu à peu dans la nuit. La cinquième Érinnye s’avance.

*

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Avec d’horribles enjambées, un nouveau spectre se rue vers nous. Entends-tu ? la montagne tremble… Ô terreur ! ha ! ha ! Ne vois-tu pas ? Un python, un serpent monstrueux pend, enroulé au noir flambeau, et, dardant sa langue çà et là, balançant ses crêtes hérissées, il pousse une clameur violente, au-dessus de l’enclume embrasée.

PROMÉTHÉE

À l’œuvre ! vite ! à l’œuvre, Kabires ! Allons ! courage ! ne craignez rien ! Mon espoir demeure inébranlé ; mes défaites ceignent mon cœur d’une nouvelle patience. En effet, malgré les assauts que nous livre l’Enfer mutiné, pas une plume n’est tombée de la grande aile Ouranienne. Souillée, ternie pour un instant, on la voit, d’un seul jet merveilleux, refleurir plus belle, sous la torche. Iô ! Iô ! Forgez ! battez le fer ! En cadence, amis. Soyez sans crainte !

Il agite la torche.

Voyez ! Déjà l’aile flamboie. Une vaste palpitation émeut les bois et les plaines. Les torrents gonflent leurs flots pourprés ; les forêts, en criant, se balancent, telles que des aigles entravés qui s’agitent pour prendre leur vol. Entendez-vous ! Entendez-vous ! Dans les profondeurs de la nuit, les titans se remuent sous l’Érèbe, et le craquement de leurs os qui roule en puissants éclats à travers les schistes, les graviers, et le lit rocheux des fleuves, déchire au loin, de toutes parts, la massive écorce de Gaia. Ô spectacle ! Ô joie ! Forces ailées ! Un immense et merveilleux effort soulève le monde tout entier. C’est ton œuvre, ô flamme, ô Désir, cinquième esprit du flambeau. De même qu’un aède chanteur tend les cordes de sa cithare, de même tout s’ébranle à ta voix. Atomes, larves, hydres, esprits, montent immortellement, ô Roi, dans ta vibration énorme, et inquiets, luttant contre leur chaîne, abhorrant le Tartare et la Nuit, se haussent jusques à toi.

Symphonie. La musique a repris de toutes parts.

LA CINQUIÈME ÉRINNYE

Veux-tu donc que le monde périsse ! Insensé ! Aveugle dans ton cœur !… Redescends ! Redescends, aile impie !

Elle secoue son flambeau.

Et toi, roule tes nœuds, Ophion ! Au Désir s’oppose la Borne !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Son parler dur et saccadé résonne comme un clairon de fer, à travers les roches de basalte… Hélas sur moi ! L’aile retombe. Elle se tord, elle lutte, enlacée avec le serpent qui la mord.

PROMÉTHÉE

Les anneaux monstrueux ondulent ; les mille crêtes du python sifflent, au milieu des plumes étincelantes qui volent de tous côtés… Quoi ! Seras-tu vaincu, Désir ? Toi qui donnes à toute âme des ailes, toi qui tires l’une de l’autre, par une ascension sacrée, les formes sans nombre de la vie, ne pourras-tu, toi-même, t’essorer ?

LA CINQUIÈME ÉRINNYE

N’as-tu pas encore compris ? Seras-tu toujours tel que l’enfant qui, en riant innocemment, tend les mains vers le sphinx ailé, au moment où le monstre l’enlève ? Si ton vœu pouvait s’accomplir, si le gouffre éternel dévorait l’immuable Borne d’airain sur laquelle Hestia, de son doigt, trace l’image des êtres, l’univers, sache-le, fils du Jour, s’évanouirait comme un songe. Plus d’astres ! Plus de sphère étoilée ! Un chaos de flammes hurlantes, lâchées à travers le ciel, poursuivrait Adrastée sur sa roue, et, mêlant la terre avec l’Érèbe, engloutirait les jours, les nuits, les saisons et les normes elles-mêmes. C’est pour garder d’un tel danger et l’Olympien et les hommes, que je veille infatigablement, éloignant de mes yeux le sommeil. Armée du fer où luit gravé le signe qui tranche et qui divise, le Nombre mystérieux, recueillant dans mon sein, ô vivants, le serpent dont l’orbe étreint le monde, j’emprisonne, en leur rigide écorce, toutes les choses qui sont. C’est par moi que Pan revêt sa forme. Comme un vase que l’ouvrier taille, selon qu’il lui plaît, dans le bois ou dans la pierre, de même chaque chose créée reçoit de moi son dur contour, et l’empreinte qui la scelle. Que serait l’univers, sans Atè ? Quand, pour me répondre, ô Titan, ta bouche aura balbutié ces grands mots obscurs aux dieux eux-mêmes, éternité, omniprésence, immensité, tu n’auras rien fait que nommer l’immobile et stérile néant. C’est moi qui, en posant la borne dans ce lugubre Infini, y fais jaillir ce que les hommes appellent temps, espace, mouvement, le fracas du flot de la vie, les vagues intarissables de l’être. Mais, c’est assez ! Pourquoi jeter au vent des paroles inutiles ? Regarde ! La lutte est finie. Ophion de nouveau s’enroule à mon flambeau ténébreux.

La sixième Érinnye s’avance.

*

LA SIXIÈME ÉRINNYE

Où suis-je ? Hélas ? Dans quel abîme ? Suis-je ici ? Ou là ? Ou nulle part ? Chancelante, étendant les bras, ivre de l’horreur du jour, je roule, emportée çà et là, au fond du Vide sans bornes… Arrête ! Arrête ! Ha ! ha ! malheur !

Elle s’engouffre dans les ténèbres.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô terreur ! Tout a disparu. Telle que la noire nuée d’où pleut la grêle et le soufre, la grande Forme a traversé le ciel, en répandant avec sa torche d’opaques tourbillons de fumée. Quels cris sauvages elle poussait ! Comme elle jetait par sa bouche, pareille à l’Érèbe obscur, un souffle sépulcral sur la terre !… Mais quoi ! Quelle torpeur m’envahit ?… Je… je… ma langue s’endort.

PROMÉTHÉE

Ne craignez point ! C’est l’effet passager du brouillard qu’a versé sur vous Mélinoè, la bête abominable, sans ailes, sans visage, sans yeux, plus informe que la nuit, l’Érinnye de l’ignorance. Chienne que lâche Adrastée, n’écoutant rien, ne sachant rien, pas même le nom dont on la nomme, seule à jamais dans sa stupeur, ainsi qu’une lampe qui brûle dans une crypte fermée, elle a revomi au hasard, avant d’être engloutie par Aidès, les ténèbres infectes qui la gorgent. Mais c’est à moi qu’il appartient de rendre la lumière à Gaia. Va, toi ! descends sur l’aile, ô Sagesse, sixième esprit du flambeau !

Une couronne de clarté mystérieuse apparaît et flotte dans l’éther.

N’es-tu pas la Raison, ô flamme ? N’enveloppes-tu pas l’univers ? Les corps trouvent dans l’Ouranos le lieu vaste où ils se meuvent ; de même, c’est en toi, ô Sagesse, que pensent tous les esprits. Comme brûle le naphte jaune sur une coupe emplie d’eau, ou comme se répand sur Gaia la lumière immense de l’éclair, ainsi tu t’allumes au-dessus de l’âme individuelle. Aveugles et murés dans leur chair, c’est à ta clarté que les hommes conçoivent la Loi, l’ordre sacré, l’harmonie eurythmique du monde. Que dis-je ? Tu fais l’unité de la nature et de l’être. Par toi, l’esprit s’élance au ciel, et, plus haut que ses orbes changeants, par delà les voiles et les symboles, il plane sur le calme Infini, y suscitant un sens profond, une consonance unanime, comme vibre un grand disque d’airain qu’une pierre heurte à son centre.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô deuil ! ô deuil ! tout s’obscurcit ; l’aile ardente s’enténèbre. Çà et là, brillant puis s’éteignant, palpitent encore, par bouffées, sur les plumes flamboyantes, de vagues yeux de lumière effrayants, tels que ceux qu’on voit en songe.

PROMÉTHÉE

Ah ! L’enfer a tout englouti. La hideuse obscurité triomphe.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

C’est la solitude éternelle qui se referme sur nous. Ô cachots ! Noirceur ! Aveuglement ! Paupières toujours closes de l’homme ! Mais qui pourrait jamais, si ce n’est Zeus, s’évadant de l’affreuse ignorance, voir le vrai jour de ses yeux ? L’esprit franchira-t-il son lieu ? L’épervier ailé volera-t-il par delà l’éther qui le supporte ?… Ah ! Entends-tu ces cris aigus, ces éclats de tonnerre stridents comme un roc qui se déchire ?

La septième Érinnye s’avance.

*

PROMÉTHÉE

Est-ce toi, épouvantable Éris ? Point de cris ! Paix ! Reconnais la torche des vieux combats Ouraniens ! Certes, pour la dernière fois, je l’agite au-dessus de l’aile. Mais cette flamme éclatante et suprême rassemble, comme en un faisceau, dans sa foudre irrésistible, toutes les flammes, ses sœurs.

Il secoue le flambeau. Une symphonie s’élève.

LA SEPTIÈME ÉRINNYE

Ô rage ! Ô rage ! Ô ténèbres ! Mon oreille est déchirée… Némésis ! Némésis ! Adrastée !… Ha ! ha ! que Gaia périsse ! Que la nuit du Tartare se mêle à la lumière abhorrée !

Clameurs. Hurlements de tempête.

PROMÉTHÉE

Ne cesseras-tu pas tes cris, ces abois difformes, discordants ? Arrête ! arrête, ô furieuse ! M’entends-tu ? Dans la foudre et le vent, tu te rues, la bouche grande ouverte, tantôt sombre comme le Styx, tantôt pareille, ô spectre étincelant, à une statue de métal qu’embrasent des charbons allumés… Paix ! obéis ! allons, paix ! silence !

Il se bouche les oreilles avec ses mains.

À ta voix, le rivage tremble. Les glaciers, à larges flots, se choquent, avec un tumulte affreux, les fleuves s’engouffrent sous la terre. Assez ! assez ! Te crois-tu donc, noir serpent vomi par le Chaos, au temps où tes cris troublaient seuls l’immense désert de l’Érèbe. Car, avant les dieux et les hommes, c’était toi qui régnais sur la nuit, au milieu de l’Anarchie sans bornes, et de l’impur bouillonnement des éléments confondus. Tu frémis ; tes clameurs redoublent. Je le vois, tu n’as pas oublié le jour où ton père exécré, Ouranos, s’illuminant soudain, et te chassant de proche en proche, sous les explosions d’étoiles qui jaillissaient de son sein, éveilla tout à coup dans l’éther, mille harmonies triomphales. Écoute ! Elles résonnent encore…

Musique.

C’est l’esprit, c’est la flamme divine, la splendeur sereine que les hommes appellent ordre, paix, harmonie. Allumée au centre du monde, comme un feu qui brûle sur l’autel, immuable, contrepesant les orbes et les éthers l’un par l’autre, elle équilibre tous les cieux, et groupe en dyades et triades, selon la vibration mystique du Nombre immatériel, les figures éternelles des nuits.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Entends-tu ? Silence ! De nouveau l’Ouranos s’ébranle et s’illumine. Pareils à des enfants qui rient, tous les esprits, dans les planètes et dans l’étoile du matin, font tourner, sous un fouet plus rapide, les grandes sphères embrasées. Une harmonie universelle de sons purs, cristallins, solennels, s’exhale des pointes de leurs flammes qui brûlent en se divisant, et va mourir, en accords indistincts, aux derniers cercles de l’abîme.

LA SEPTIÈME ÉRINNYE

Qui parle ici d’harmonie ? Ignores-tu ce qu’est le monde ?… Aveugle ! dieu aveugle ! insensé !… Un combat monstrueux, acharné, de l’ombre qu’agite la Discorde… Ô chutes ! hasards, écroulements, luttes, écume, chocs sans nombre ! Chaque forme existe et n’est pas, vit et meurt en même temps. Sache-le ! tout s’échappe, tout fuit. Comme la neige se dissout dans l’Océan ténébreux, l’insondable univers pleut au gouffre.

Elle secoue sa torche, avec fureur.

PROMÉTHÉE

Assez ! assez ! ha ! ha ! malheur ! Au travers de tes paroles informes, aussi obscures à ma pensée que le cri de la foudre et du vent, d’horribles hurlements s’exhalent… Ah ! hélas ! souffrance intolérable ! Je me sens comme déchiré. Ma vie s’écoule… Zeus ! ô Zeus ! Mon cœur s’use dans mon sein, tel que le fer frotté sur la pierre… N’importe ! je ne suis pas vaincu. L’aile embrasée palpite encore. Les bûchers mugissants retentissent ; les soufflets jettent, en haletant, leur pourpre immense à travers les nues… Arrêtez ! arrêtez, Kabires ! Forgeurs de fer, que faites-vous ? Quel émoi tout à coup vous saisit ? En cadence ! Marquez le rythme ! Certes, ces cris abominables, dissonants, atroces à l’Enfer même, vous ont troublé la raison… Arrêtez ! Arrêtez ! vous dis-je.

Il se dresse à demi.

Ô détresse ! ô deuil ! hélas ! hélas ! Forcenés, roulant des yeux farouches, jetant une écume épaisse sur leur poitrine velue, ils fracassent avec leurs lourds marteaux, les arbres, l’enclume, le rocher… Malheur ! Malheur ! L’aile est en pièces. Une bouffée soudaine de tempête, un vent noir et dévastateur éparpille ses plumes enflammées… Éris ! Éris ! Adrastée !…

Un silence.

LA SEPTIÈME ÉRINNYE

Connais la loi, fils de Gaia. C’est ainsi que tout naît et finit, sans parvenir jamais à l’être. Le temps est un enfant éternel, qui ne grandit pas, qui ne vieillit pas.

Ténèbres. Le ciel s’est éteint. Très longue pause.

*

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Es-tu là ?… Tout bas ! tout bas !… Silence !… Mon regard, tel que la colombe s’enfuyant à travers l’air obscur et qui heurte aux arbres et aux pierres sa poitrine épouvantée, rencontre partout la nuit.

Nouvelle pause.

PROMÉTHÉE

Que dirai-je ? Quel cri pousser ? Quelle imprécation funèbre ? Comme un homme entouré d’ennemis brandit sa pique, ici et là, je ne vois rien, autour de moi, quelque part que mon esprit se tourne, que dangers, piège, embûches de Zeus !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Est-ce la torche qui miroite avec cet œil trouble et sanglant, le long des boucliers polis ? Paix ! paix ! la fumée se lève. Les Sœurs de l’ombre ont disparu. Regarde ! En face du Titan, la puissante épée, rouge et tranquille, à demi oubliée par nos yeux dans l’éclat fulgurant du flambeau, brille sur tout un continent de glaciers, de collines de suie, de tertres mamelonnés, arides.

PROMÉTHÉE

Adrastée ! Adrastée ! hélas ! Que me servent tes présents, ces choses du Ciel qui, disais-tu, assuraient ma victoire éternelle ? Le cœur ! Toujours fumeux, saignant, suspendu comme une étoile amère, il infecte l’univers. La torche ! Obscure, épuisée, elle n’est plus, entre mes mains, qu’un sceptre stupide et dérisoire… Ô sarcasmes ! Ô rire du Hadès ! Moqueries des dieux dans leur Olympe ! C’est à la lueur de l’épée que mes yeux aperçoivent, hélas ! gravées sur la hampe d’or, les sept Paroles de clarté, les sept noms magiques et triomphants qui devaient changer le monde. Certes, si bafoués qu’ils soient, je veux du moins, une fois encore, les lisant sur la torche sacrée, te les faire entendre, ô Terre… INTELLIGENCEVERBEAMOUR

Explosion de murmures dans l’ombre. Il s’arrête, puis continue :

JOIEDÉSIRSAGESSEHARMONIE… Ah ! ah ! Qu’est-ce que ceci ? D’autres signes, rapides, fourmillant d’un feu noir, apparaissent en éclairs, sur la torche. Ô stupeur ! voyez ! voyez ! Pareilles à des scorpions, à des vipères, à des rats, les runes hideuses grouillent et rampent sur la belle hampe d’or… MATIÈREMORTHAINEDOULEURBORNEIGNORANCEDISCORDE… Est-ce là ta réponse, Adrastée ? Certes, les Érinnye déjà m’avaient crié de leur bouche terrible, ce que tu chuchotes obscurément : chaque splendeur, chaque énergie, chaque clarté du front de l’homme a sa ténèbre qui l’engloutit. Ainsi, ô dérision de Zeus ! le monde est tel que les balances d’un marchand attentif à son gain. Il place les poids d’un côté, de l’autre, le byssus ou la laine, et les pèse et les équilibre, en suivant du regard le fléau. Ô douleur ! Mon sang reste impuissant ; mes souffrances ont été inutiles. Hestia ! Hestia ! que me sert d’avoir ravi jadis la flamme ?… M’entends-tu ? Hestia ! Hestia !… Reine auguste et solitaire, Prométhée te rend le flambeau qu’il alluma furtivement à ton autel éternel.

La terre s’ouvre devant lui. Il y jette la torche. Le gouffre se referme.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Qu’as-tu fait ? Hélas ! malheur ! malheur ! Est-ce ainsi que tu nous abandonnes ? Certes, la vengeance de Zeus, les fléaux, la mort, la foudre ailée vont s’appesantir sur nous.

PROMÉTHÉE

Qu’oses-tu dire, ô fils de l’homme ? Faut-il que, pour te rassurer, j’en jure par mon sang et mes plaies ? Tant que Prométhée siégera sur cette roche sublime, aussi longtemps la lutte durera. Zeus a pu éteindre la torche. Mais l’épée reste encore au Titan.

Il la saisit et la brandit violemment.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô joie ! ô joie ! Iô ! Iô ! le glaive ! Vois comme il se tord çà et là ! Comme il siffle, en dardant vers le ciel une flamme impétueuse !… Les centaures se sont dressés. Hèraklès, assis aux pieds du dieu, semble sortir de sa torpeur, et, détournant sa tête altière, il regarde.

PROMÉTHÉE

Ne t’émeus pas, Amphitryonade. Une terre, un monde nouveau, ne peut être enfanté d’un seul coup. Pareil à la fourmi patiente que l’on détourne avec un brin de paille, et qui, sans jamais se lasser, reprend sa course le long du mur, ce n’est qu’après de longs travaux, mille efforts acharnés et stériles, que Prométhée, dieu des vivants, régnera sur l’Olympe conquis. Mais assez de vaines paroles !

Il lève la main. Profond silence.

Zeus ! Zeus ! tyran universel ! entends-moi, car mon imprécation est l’éclair qui brille avant ta ruine. Tenant l’épée grondante en main, je m’établis sur ce rocher. Au nord, au sud, vers l’aurore, et aussi vers le triste couchant, j’investis et je ferme partout les bleus chemins de l’Olympe, comme un homme entoure de feux le grand nid d’un vautour carnassier. Non que j’ignore ta puissance. Tout l’abîme est nu devant tes yeux, et, du haut de tes créneaux d’or, l’immense royaume de la terre, avec ses peuples et ses cités, t’apparaît comme un parc de brebis sur lequel tu mets ta griffe. Mais, si altier que soit ton ciel, ma ruse, ma patience obstinée, ou ma force impérieuse en trouvera les voies cachées. Écoute le serment que je fais ! Ma main ne quittera l’épée que lorsque tes palais écroulés joncheront le gouffre de leurs ruines, et que les dieux épouvantés, tombant à travers l’Érèbe, y rejoindront les titans.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

La nue répond à ton défi par d’horribles grondements. Pontos bout, ainsi qu’une chaudière ; l’éclair dardé brûle les gués de l’océan déraciné… Ha ! ha ! Quel messager divin se rue du haut des airs, comme un aigle ?

SCÈNE XI

LE MESSAGE D’HERMÈS

HERMÈS

Rassure-toi, fils d’Iapétos. Ce n’est plus la colère des dieux que l’éclair retentissant proclame, mais leur joie clémente et sacrée. Ton exil sur la terre a pris fin ; le Père te rouvre l’Olympe. Écoute ! Lui-même, il atteste la vérité de mes paroles.

Nouveaux coups de foudre.

Oubliant dans son cœur, ô Titan, ta rébellion qui, si longtemps, a grondé à la face du ciel, comme un feu inextinguible, Zeus te rend ta place parmi nous.

PROMÉTHÉE

Est-ce toi qui sors, fils de Maia, du grand jet de soufre étincelant qui te cachait à la terre ? Mon cœur s’émeut à te revoir, ô roi des astres et de la nuit, toi, le premier des dieux qui vienne à moi, après des siècles sans nombre. Posé obliquement sur la nue, et comme prêt à t’envoler, ton visage éclatant resplendit ; tes pieds ailés, tourbillonnants, crépitent comme l’airain brillant, quand il sort de la fournaise. Que me veux-tu ? Qui donc t’envoie ? Messager des tyrans assiégés, m’apportes-tu enfin le sceptre et le tonnerre de Zeus ?

HERMÈS

À quoi bon le foudre meurtrier ? Ce que je t’apporte, ô Titan, ainsi qu’un suppliant dépose des rameaux verdoyants sur l’autel, c’est la paix, le bonheur, l’harmonie, l’alliance de la terre et du monde. Regarde ! En frémissant vers toi, le lointain Olympe s’illumine de splendides nuées d’or. La grande porte incorruptible, étoilée, entourée de flamme et de fumée, qu’Adrastée avait close jadis, afin que ta grâce, ô Titan, n’en pût sortir qu’au jour fixé, se rouvre pour te donner passage.

PROMÉTHÉE

Aboliras-tu ce qui fut ? Dis ! Retourneras-tu les siècles, ainsi qu’un esclave retourne le vase de sable à col étroit ? Mon bras est lourd encore des chaînes. À mon flanc saignant, je sens toujours la blessure du vautour.

HERMÈS

L’ambroisie, là-haut, la guérira. Quitte ce pic et ces glaciers ! Remonte sur ton trône sublime ! Aucun dieu, car, assurément, il est temps que tu l’apprennes enfin, aucun dieu – ni Zeus, ni pas un autre – ne fut jamais ton ennemi.

PROMÉTHÉE

Quelle trame ourdis-tu contre moi, noir gardien de la crypte du soir où s’engouffre la lumière ? Certes, je le vois clairement, ton esprit n’a pas oublié l’art subtil des mensonges rusés et des feintes coutumières. Zeus ne m’était pas ennemi ! Entendez-vous, ô flots, ravins, forêts ! ténèbres qui m’environniez ! roche affreuse où je pendais ! Mais soit ! Si telle est l’amitié, si haïr, châtier, torturer, en sont les marques certaines, alors, je consens volontiers à me montrer l’ami de Zeus. Donc, qu’il tende les mains à ma chaîne ! Qu’Hèphaistos, apprêtant le marteau… Mais, que servent ces paroles frivoles ! L’Olympe refuse deux maîtres. La tyrannie de la terre et du ciel ne peut pas se partager.

HERMÈS

Ô cœur de fer ! hélas ! hélas ! Ô dieu né pour la ruine du monde ! Rien ne pourra-t-il t’apaiser ? Ne dépouilleras-tu jamais cet orgueil amer et implacable ? Ombrageux, le sourcil froncé, le regard furtif et méfiant, tu souffles vers moi ta colère, pareil au taureau qui mugit, en frappant la terre de son pied.

PROMÉTHÉE

Je te le dis, reprends ton vol ! Remonte en haut, vers le Père ! Lorsque se réconcilieront l’eau et le feu, l’arbre et les vents, Thanatos et la race éphémère, Prométhée et Zeus seront amis.

HERMÈS

Es-tu si sûr de la victoire ! Songes-y pourtant, dieu oublieux. L’épée en qui tu te confies, l’épée que ton bras a lancée pour forcer les portes de l’Olympe, ravageant, consumant ton empire, s’est retournée contre toi.

PROMÉTHÉE

C’est ma faute, ô Meneur des morts. Ma main droite avait lancé le glaive, mon cœur timide le retenait. Indécis, voulant, ne voulant pas, oscillant dans mon âme orageuse, comme le flot de la mer, je respectais encore, sans le savoir, ce qu’il faut que je déteste. Maintenant, le frein est ôté à ma volonté farouche. Zeus peut mugir, dardant l’éclair. La flamme que je tiens à mon poing fera taire son tonnerre. Regarde ! Rien qu’à la brandir, l’Ouranos pleut des rosées sanglantes…

Tumulte. Explosions redoublées.

Une rouge étoile de feu s’élance de sa pointe irritée, et, sur le seuil du porche d’or, au milieu du fracas des nuées, elle éclate, avec d’affreux tournoiements.

HERMÈS

T’obstineras-tu dans ta haine ? Certes, le pouvoir de l’épée est terrible, ô Iapétionide, et plus encore que tu ne crois. Mais quelle cité, quel Olympe bâtiras-tu sur son tranchant ?

PROMÉTHÉE

À quoi bon m’implorer plus longtemps ? Ne sais-tu pas que Prométhée est né au même instant que Typhœus, et la flamme de la foudre ? L’inflexible Adrastée m’aiguillonne. Pareil au feu dévorateur, mon destin est de tout consumer, pour qu’un nouveau ciel se déploie au-dessus de la nouvelle terre.

HERMÈS

Ô Tartare ! ô Gouffre ! ô Nuit sans bornes ! Précipice où vont crouler les dieux ! Hélas ! C’est parce qu’il connaissait ton âme inapaisable, effrénée, et pour essayer de sauver l’univers des vivants de sa ruine, que le Père, pendant des siècles, t’avait lié à ce rocher… Aie pitié ! Allons ! Laisse-toi vaincre ! Obéis au conseil d’un ami ! Réconcilié avec Zeus, par là tu préserves, ô Titan, et l’Olympe, et la terre, et toi-même.

PROMÉTHÉE

Regarde, ô dieu, il est trop tard. Le parvis Ouranien se referme. Une bouffée impétueuse s’en échappe en mugissant, et emplit d’un épais brouillard, mêlé d’étoiles éclatantes et funèbres, tout l’abîme de la nuit. Certes, si je comprends ces signes, l’Olympien courroucé me défie, et il m’appelle au combat. Ta mission de héraut est finie, ô puissant dieu du crépuscule. Obéis à Zeus ! Reprends la route par laquelle tu es venu. Déjà tes serpents réveillés sifflent vers moi, en haussant leur crête. Les feux bleus de la foudre apparaissent au milieu des plumes de tes pieds.

HERMÈS

Va ! Triomphe contre toi-même ! Insensé ! Si tu détrônais Zeus, si tes efforts sacrilèges ébranlaient cette haute colonne du monde, c’est sur toi, je te le dis encore, que sa ruine immense s’abattrait. Mais toute flèche, heureusement, n’arrive pas au but marqué. Le Kronide écartera d’un souffle ta violence et tes ruses impies. Sur la voie qui mène à l’Olympe, en avant de la porte sacrée, il va susciter contre toi cet otage mystérieux qu’il garde dans ses belles demeures. Tu te crois libre, ô fils du Jour. Sache-le ! Tu n’es pas moins captif qu’à l’instant où Argès et Brontès te chargeaient de chaînes et d’entraves !

Il s’envole. Ténèbres profondes.

SCÈNE XII

PROMÉTHÉE ENCHAÎNÉ

PROMÉTHÉE

L’effet suit promptement la menace. Comme un souffle sur ma chair, je sens une approche indicible qui grandit et vient à moi.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

De longs rayons glissent des nues, remuant soudain, étrangement, les ombres vertes des flots… Silence ! Du profond de la nuit, je vois s’élever une forme, vague, éblouissante, éthérée, au milieu d’un halo de clarté.

PROMÉTHÉE

C’est le démon mystérieux, l’ennemi vomi par l’Ouranos, dans la bouffée de flamme ténébreuse. De même que la puissante mer s’assombrit et reste immobile sous l’attente anxieuse des vents, mon cœur hésite, suspendu.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Tout mon sang se glace d’épouvante. Déjà, mais non clairement, mes yeux commencent à distinguer l’être éclatant qui s’avance… Ô prodige ! Ah ! ah ! hélas sur nous ! C’est toi, fils d’Iapétos, c’est toi-même ! Mais des chaînes entravent tes mains et tiennent tous tes membres liés.

PROMÉTHÉE

Vas-tu craindre ce qui n’est point ! Zeus a fait un spectre de vapeur, et, fascinant vos prunelles étonnées, enchaînant une apparence vaine, il se venge ainsi qu’un enfant, des maux qu’il ne peut plus m’infliger.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô stupeur ! Ô merveille sans nom ! Colossal et le torse nu, la plaie au flanc, tout lumineux, planant parmi l’azur, comme un aigle, il s’avance avec lenteur, porté par la nuée des bords du monde, tandis que, sous lui, Sélènè découvre mille précipices, mille rocs immobiles et neigeux.

PROMÉTHÉE

D’où vient le trouble où je te vois ? As-tu peur d’une fumée, d’une ombre ? Mon image, ô fils de Pandorè, s’armera-t-elle contre moi ? Me fera-t-elle reculer au moyen de ma propre épouvante ?

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Que dire ? Que répondre ? Ah ! hélas ! Ô Hécate porte-flambeau, quelle vision tu nous offres ! Les dieux sont-ils victorieux ? N’avons-nous délivré qu’un fantôme, tandis que la ruse de Zeus, en nous dérobant Prométhée, l’enfermait dans les cachots du ciel ?

PROMÉTHÉE

L’épée ardente tranchera tes soupçons et ton doute insensés… Assez de cris ! Ne gémis plus ! Moi, car c’est à mon bras d’agir, je vais dissiper d’un seul coup, et faire s’évanouir dans l’air le fantôme qui te trouble.

Il se dresse, en brandissant l’épée.

SCÈNE XIII

L’ÉPÉE OU LA ROUE

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

À quoi bon tourner vers moi ton glaive ! Ne reconnais-tu pas le seuil que gardent les Sphinx ailés ? M’entends-tu, ô roi ? Paix ! Paix ! te dis-je. Dans la région des cieux heureux où tu es parvenu maintenant, sur les confins de la lumière et du monde des ténèbres, ce n’est plus la force qui prévaut.

Le fantôme s’arrête.

PROMÉTHÉE

Qui es-tu donc, toi qui usurpes la forme de Prométhée ? Certes, bien que Zeus soit subtil, ses prestiges et ses ruses magiques n’auraient pas suffi à m’enchaîner, si, sous la nue qui te recouvre, un pouvoir vivant n’était caché.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Qui serais-je, sinon toi-même ! Ne te fies-tu plus à tes yeux ? Ton esprit se croit-il donc frappé de vertige et d’aveuglement ? Comme un homme, lorsqu’il se penche au-dessus d’un grand bouclier d’airain, y voit briller son image, c’est ainsi, ô patient du vautour, qu’il est deux mondes, sache-le. L’un, ce noir Hadès où tu vis, tourbillon de larves et de fumée, générations des Dents semées qui, prenant la forme humaine, se dressent tout à coup du sillon, font leur fracas d’un jour, puis retombent ; l’autre, qui pose dans l’éther, sur la mer de cristal immuable de la pensée et de l’éternité. Là siègent, ô fils de Pandorè, les vivantes réalités dont vous n’êtes que les ombres. Chacun de vous, hommes, démons, érinnyes, victoires aux ailes d’aigle, nymphes, bêtes, tritons des mers, géants monstrueux se tordant parmi les puits de l’Érèbe, a son double qui trône ici, mais captif et chargé d’entraves, au sommet de l’éther lumineux. Donc, connais en moi ta vraie forme ! Regarde-toi, tel que je suis, gémissant sous le poids qui m’accable !

Il lève les bras. Ses fers résonnent.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ha ! ha ! fracas intolérable ! Du milieu du tourbillon strident, je sens comme de lourdes chaînes qui s’abattent sur mon cœur. Des douleurs poignantes me saisissent… Zeus ! ô Zeus ! Mes yeux nagent, éblouis, dans le vertige et dans la nuit.

PROMÉTHÉE

Espères-tu donc me tromper ? Enchaîné, les pieds, les mains liés, comment serais-tu ma vraie forme ? Hèraklès n’a-t-il pas brisé les fers dont Zeus m’avait chargé ?

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Certes, il t’a racheté, Titan, de la servitude de Zeus, mais non de celle d’Adrastée. En effet, si les fers sont brisés qui liaient tes membres au dur rocher, ta volonté reste captive, comme celle de tous les êtres, sous le rets universel.

PROMÉTHÉE

Que dis-tu ? Ne suis-je pas mon maître ? Ne sens-je pas ma volonté, souveraine et libre, dans mon sein ?

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Telle est l’illusion d’Adrastée. Aveuglés par un enchantement, les esclaves éternels de la roue ignorent qu’ils sont esclaves. Écoute, ô frère de moi-même. Sache enfin la parole scellée, le mystère noir qui, révélé, glacerait d’effroi tous les vivants, ainsi que le vent d’une épée. Ni les dieux, ni Gaia ne sont libres ; tout ce qu’enferme l’Ouranos subit le branle affreux de la roue. Partout présente au même instant, muette, épouvantable, ignorée, l’univers entier lui appartient, comme la vendange entassée gît sous celui qui la foule. Quel être lui échapperait ? Fermeras-tu l’une sur l’autre les barrières et les portes du ciel, afin que l’homme reste libre ? C’est par la crainte de la roue que l’eau coule, que le vent souffle, que la terre bourgeonne et fleurit, que Hélios court sans repos, à travers les hauteurs de l’éther, sous sa crinière éclatante. Le Temps, pareil au grand dragon, s’enroule tout autour de la roue, et nul ne la distingue plus du démon terrible qu’elle emporte.

PROMÉTHÉE

Que vois-tu dans ma droite ? Regarde ! La flamme à laquelle Adrastée est contrainte d’obéir. Si le ciel roule par la roue, si l’inéluctable Destin est debout sur la roue qu’il gouverne, l’épée, en brisant celle-ci, délivrera l’univers.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

A-t-elle pu rompre mes fers ? Comme une femme se repaît du fracas des tympanons mystiques, tu t’abuses à ta propre parole. Je te le dis encore, Titan. Au parvis de l’éther abyssal, la force n’a plus de pouvoir.

PROMÉTHÉE

À qui donc le gouffre est-il soumis ?… Quel charme, quelle incantation fera tomber le rempart de ténèbres qui défend l’entrée du ciel ?

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

La sagesse, ô Titan orgueilleux. Rappelle-toi comment Kottos, alors qu’il voulut délivrer ses frères, les géants aux cent bras, pénétra jusqu’au séjour des Mânes. À travers le brouillard muet, dans la gorge immense du Ténare, pleine de givre, de nuées et de grêle amoncelée, il vit par terre, devant lui, une tête monstrueuse qui, rampant comme un dragon blessé, semblait lui barrer la route. Alors s’engagea le combat, non plus des foudres et des massues, mais des paroles profondes. Et, chaque fois que le reptile affreux, la tête stygienne aux trois yeux proposait sa noire énigme, l’Érèbe tremblait tout entier, les glaces, en s’entre-choquant, criaient haut comme la voix d’un dieu, l’enfer vomissait des flammes. C’est ainsi que j’éprouverai et ta science et ta sagesse. Les mots de la torche ont péri, effacés sous le doigt des sept Sœurs ; le monde est vide de runes. Pour y rétablir l’harmonie, pour savoir qui y sera roi, de l’homme ou du destin, ô Titan, il faut prononcer de nouveau les grandes paroles éternelles de la terre, de la mer et du ciel.

PROMÉTHÉE

Qu’il en soit donc ainsi, fantôme. Mais dans le débat solennel qu’Adrastée établit entre nous, à quel juge sera remis le jugement de la cause ?

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Certes, à un juge incorruptible. Nul ne peut le récuser, car c’est l’épée, le glaive en feu, qui portera la sentence. Si tu triomphes, ô fils du Jour, si ta sagesse éclaire enfin mes questions obscures et captieuses, de même que, parmi les monts, de cime en cime, on voit voler un aigle qui crie sa joie, – la flamme de l’épée grandira, témoignant ainsi de ta victoire. Aussitôt, mes chaînes tomberont ; pareils à la sombre nuée, tous les Pouvoirs géants du ciel, les dieux mâles et femelles, seront précipités, pêle-mêle, aux cavernes du Hadès ; l’univers se revêtira de la puissance de ton verbe, comme d’un soleil nouveau, et, libre enfin, tu régneras d’un sceptre omniprésent sur les hommes. Telle est la loi de ce combat. Victorieux, tu romps mes fers, en délivrant tous les êtres. Vaincu, la terre est reclouée pour jamais à sa fatale croix.

PROMÉTHÉE

Me voici prêt à te répondre. Interroge, ô frère du Hadès. Certes, si subtiles que soient les énigmes gravées par Zeus à la pointe de ta langue, Prométhée en dénouera les nœuds.

Il place l’épée sur la nue, en face de lui. Profond silence.

*

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Je t’interroge sur l’épée. Puisque c’est toi qui l’as créée, puisqu’elle a jailli avec ton sang, la réponse t’est facile. Tu me comprends, fils de Gaia. Comme, lorsqu’un monstre marin s’agite sous la vague écumante, ses mouvements sont révélés par l’onde qui rejaillit, ainsi tu sais quelle est la force que je voile avec ce nom de l’épée. Par elle, l’harmonie du monde est sans cesse interrompue ; les prévisions de Zeus échouent, telles qu’un rayon qui se brise. Sur cette chose de prodige d’où émane un prodige éternel, éclaire-moi, vainqueur du Ciel !

PROMÉTHÉE

L’ironie siffle dans ta voix, mais qu’importe à ma sûre espérance ! N’ai-je pas le juge éclatant, l’épée, dressée devant moi ? Tu me demandes ce qu’elle est ; je te répondrai sans peine. Pure clarté qui brille en nous, elle est pour la pensée, ô spectre, la liberté, la force inexprimable, qui, se mouvant d’elle-même, anime tout l’univers.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

La torche aussi, tu le croyais, était l’esprit au branle flamboyant qui équilibre le monde. Mais, sous le souffle des sept Sœurs, sa magie s’est dissipée.

PROMÉTHÉE

Les runes de la torche d’or s’y trouvaient gravées par le dehors, sur la hampe extérieure. Mais l’épée sortie de mon flanc, du cœur le plus profond de mon cœur, échappe au pouvoir de Zeus.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE
(Il montre ses mains enchaînées.)

Oserais-tu bien en jurer ? Tu te crois libre, ô dieu crucifié, par orgueil, par aveuglement, de même que la nef Argo, ignorant le gouvernail caché, et le vent qui souffle dans sa voile, croit qu’elle se dirige elle-même. Sors de ton rêve, ô Prométhée ! Scrute enfin ta destinée obscure ! La liberté, pour qui s’y penche, est un gouffre plus ténébreux que le Tartare ou la Nuit. Je te le dis. Comme un nageur, au milieu de la plaine de l’onde, est porté par la ride invisible se propageant sous les eaux, ainsi tout mouvement des choses, si faible, si minime qu’il soit, a son reflux jusqu’à toi. Va ! cesse enfin, vainqueur des dieux, de répéter avec ta bouche, ce que tu ne comprends pas. L’épée est soumise à la roue ; la dure fille de Kronos, Adrastée, étend également, et sur l’Olympe, et sur les hommes, les chaînes de la nécessité. Peux-tu exister hors des êtres ? Ne fais-tu pas partie, ô roi, de leur chœur universel ? Dès lors, qui te délivrera ? Quel fer coupera des entraves qui s’emmaillent à l’infini ? Tout ce qui dépend de Kronos, dans le vaste empire d’Ouranos, est lié sous un joug inflexible. La cause y met au jour l’effet, les actions s’y appellent et s’y suivent, comme un flot pousse un autre flot, dans un fleuve intarissable.

PROMÉTHÉE

Crois-tu m’avoir persuadé ? Alors, entends ma réponse. Je me sens libre, ô Titan du Hadès, de même que je me sens vivant.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Mais c’est l’esprit, non le vouloir, qui engendre tous tes actes. Nul ne veut qu’après avoir pensé, ainsi qu’un homme se recule, élevant dans sa main un flambeau, pour mieux voir l’ami qu’il étreint.

PROMÉTHÉE

Tout vouloir est indivisible. La liberté jaillit en nous d’un seul jet, comme l’éclair.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Chaque acte de ta volonté ne s’enchaîne-t-il pas pourtant, ainsi que par un nœud de fer, au désir qui le précède ? De même qu’un membre coupé ne saurait se rejoindre à son os, c’est ainsi que la liberté reste inconcevable, ô Titan, elle qui, continuellement, isolant la cause de l’effet, séparerait l’homme étonné, de sa propre intelligence.

PROMÉTHÉE

Arrête ! Que m’importent, après tout, tes raisonnements subtils ? Ta langue, parce que tu l’agites, prévaudra-t-elle sur l’univers ? Changeras-tu l’ordre éternel, selon l’arrangement rusé de tes phrases spécieuses ? Cette liberté, que tu nies, est partout, comme l’air qu’on respire. C’est elle que chantent les aèdes, en s’aidant du plectre étincelant, elle qu’enseignent aux enfants les nourrices vénérables, elle que portent les guerriers à la pointe de leurs lances, elle que proclament, ô Titan, quand ils jugent les différends, les vieillards semblables aux Immortels, assis hors de la porte des villes. Sans elle, ni piété, ni serment, ni justice, ni vertus, ni vices… Mais que sert de parler plus longtemps !

Il se lève et saisit l’épée.

N’ai-je pas l’épée dans ma main ? Ne la vois-je pas ondoyer et se tordre sous mon souffle ? J’en explique mal, prétends-tu, la puissance et l’essence divine. Soit ! Ma bouche te le redit. Je me sens libre, ô dieu du Styx, par le fait d’un mystère indicible, de même que je me sens vivant.

Il repose l’épée sur la nue.

 

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Point de mystère dans la roue. C’est aux yeux de tous qu’Adrastée accomplit sa course infatigable, et, ruée à travers l’Ouranos, donne le branle à l’univers.

PROMÉTHÉE

Adrastée n’est rien qu’un fantôme. Suscitée, à l’aurore des jours, pour débrouiller le chaos, le libre Amour, l’ayant créée, l’a laissée, ainsi que sa servante, au centre des choses et des lois.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Qu’as-tu dit ? L’effet sera-t-il tout au rebours de la cause ? L’eau produira-t-elle le feu ? La liberté aura-t-elle pour fille, la dure nécessité ?… Non ! non ! Force unique, sans bornes, la roue puissante encercle tout, et l’enfer, et la terre, et le ciel.

PROMÉTHÉE

Vais-je donc me nier moi-même ? Quel vivant, si infime qu’il soit, ne se sent exister, ô fantôme, dans son souffle ou son esprit ? Et pourtant, si, comme tu le dis, la roue de fer encercle tout, Pan devient l’univers à lui seul, l’Ouranos ne forme plus qu’un être. Écoute, ô larve du Hadès, car il est juste, assurément, que je réponde à mon tour. Comme le vent emplit le ciel, ou de même que la vertèbre, en se joignant à la vertèbre, compose un seul animal, c’est ainsi que ton raisonnement, en enlaçant l’être au vivant, l’âme à Zeus, l’étoile à l’étoile, fait du monde un bloc inséparable. En effet, tout étant fatal, rien ne s’oppose plus à rien. Chaque atome, traînant sa vie, la sent s’appesantir, par derrière, des milliers de monstrueux chaînons du Hadès, de l’Olympe et des astres. Mais que dis-je ! Pourquoi parler de la vie et des vivants ? Quel être aurait jamais surgi, quelle âme se séparerait dans cette masse effroyable ? Unifiés par Adrastée, la matière et l’esprit s’agglomèrent, l’univers entier se pétrifie. Ce n’est plus ce mobile Océan, ce gouffre profond des vivants, où, telle qu’une calme vague entraînée dans le vortex marin, l’éternité se débat aux flots du temps. Nu, sans forme, immense, indivisible comme la mort ou le néant, Pan emplit et comble, à lui seul, tout l’espace ténébreux.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Certes, tu parles habilement. Mais ton propre argument se retourne et te blesse à son tranchant. En effet, ô Titan, si la roue fait de l’univers une masse, l’épée, en séparant les êtres, les isole et les disperse au vent, comme des grains de poudre éparse.

PROMÉTHÉE

L’antique sagesse me suffit. L’épée brille devant mes yeux, je sens ma liberté dans mon âme. Pour le surplus, je m’en remets, sans charger mon esprit anxieux d’un vain fardeau d’inquiétudes, à Hestia et à Éros qui savent tout.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Écarteras-tu de la main, comme on chasse un moucheron ailé, toute question qui t’importune ? Je te le répète, à mon tour. Puisque, par un feu furieux, tu veux escalader chez les dieux et t’emparer de l’Olympe, ma part est de t’interroger, comme en ont décidé les Destins, la tienne de me répondre. Tel est le pacte qui nous lie. Tu y as obéi pour l’épée. Maintenant, ô rival de Zeus, fils subtil de la grande Gaia, je t’interroge sur la roue.

Tonnerre. Une ombre immense se projette sur la terre.

 

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Quel poids épouvantable m’écrase ! Ô nuit ! nuit ! étreintes glacées ! Le néant et la mort m’environnent… Est-ce toi, ô roue ? Ah ! ah ! hélas ! L’horrible craquement invisible enserre Gaia de tous côtés…

Pause.

*

PROMÉTHÉE

Arrière ! Assez de prestiges ! Vainement tu fascines mes yeux, mon cœur n’est pas persuadé. Non ! non ! Elle a beau m’écraser, la roue n’est qu’une apparence. Ordre, destin, nécessité, nous appelons ainsi, ô spectre, l’illusion de notre esprit.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Qu’oses-tu dire, ô fils du Jour ! Dénoues-tu vraiment le lien du monde, ou bien, emporté de fureur, profères-tu des paroles au hasard, comme un guerrier qui ne voit plus où court son char, dans la poudre qu’il soulève ?

PROMÉTHÉE

Silence ! Me crois-tu insensé ! Te railles-tu de moi, larve stygienne ! Je te le dis, sans m’émouvoir. Tout, pour l’homme, dépend de l’homme ; l’univers entier roule sous l’ombre de la pyramide des lois projetées par notre esprit. De même qu’un forgeur exercé, dans le péristyle d’un temple, modèle une statue de Zeus en frappant du marteau sur l’airain, de même l’humaine pensée crée le monde à son image. Le feu est-il chaud pour le feu ? Crois-tu qu’Eos peigne le ciel qui s’azure en nos prunelles ? C’est ainsi que la nécessité, l’enchaînement, la loi, la destinée résident seulement dans l’esprit. Comprends-moi bien, fils de la Nuit. Comme les prêtres dodoniens, dans leurs rites mystérieux, mesurent, en les appliquant l’une sur l’autre, deux feuilles du chêne sacré, la nature et l’homme se confondent, la pensée se superpose à tout. Par là, Adrastée est la reine des apparences et des rapports, mais non des essences mêmes. En vain les lois, les causes, les effets qu’elle produit hors de son sein, se lancent sans repos l’une à l’autre, le fil magique où tout se lie, dans la mutabilité. Ces spectres, étant hors du réel, ne tissent que des formes logiques et un mensonge éternel.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Ainsi, tu t’en fais gloire, ô Titan. Jamais nul rayon de lumière ne percera jusqu’à toi. Sourd, aveugle, englouti dans les choses, le tout-puissant vainqueur de Zeus est pareil au rocher ténébreux, proie stupide de la Nuit !

PROMÉTHÉE

Que dis-tu ? Rien de si vivant que l’esprit, ô larve de moi-même. L’univers flotte sur la pensée, comme un nuage recueillant le vent même sur lequel il roule et s’enfuit.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

J’admire tes paroles contraires. Habile aux ruses du discours, tu éteins tour à tour, dieu subtil, le flambeau qui luit au front de l’homme, et tu le rallumes à ton gré, selon que ta cause a besoin ou du jour, ou des ténèbres.

PROMÉTHÉE

Ne te démens-tu pas aussi ? Niant l’épée, roi de la Nuit, ton raisonnement est pareil à ce dragon monstrueux, fils du feu, dont les têtes se combattent. En effet, Adrastée, sur sa roue, n’est-elle pas la liberté, puisqu’elle règle le destin ? Tu la mets dans la nue, hors du monde. Moi, spectre, je la sens dans mon cœur.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Adrastée est esclave elle-même. Loin qu’elle dirige la roue, celle-ci l’entraîne, ô fils du Jour, dans sa course irrésistible. Pourras-tu t’évader du ciel ? Plein du temps, regarderas-tu et le temps, et la forme, et l’espace, comme du haut d’une tour ? De même, le démon de la roue, emporté au branle universel, ne fait qu’un avec le monde. Je te le dis sans me lasser, afin que, par un clou solide, tu fixes ces choses en ton esprit. Ce qui est ne peut pas ne pas être. Pareille à la sphère, ô Titan, qui n’a point de commencement, l’immensité avec ce qui l’anime, mouvement, rythme, effluves, harmonie, forme un tout indivisible. Tu fronces ton sourcil obstiné. Bien ! Considère seulement la chose la plus infime, une fleur, une herbe, un grain de sable, tiens ! cette étrange mouche d’or que les Kharites ont ciselée au sommet du grand sceptre de Zeus. Si ta pensée la place ailleurs, si ton jeu, pour sourire, imagine qu’un dieu lui donne son vol à travers l’éther sans bornes, ce changement, se propageant de cercle en cercle, à l’infini, ébranle tout le pôle éclatant, la couronne de tours de Gaia, les astres de l’Ouranos. Comme le soupir d’un enfant, dans une montagne de bronze où grondent mille échos souterrains, retentirait plus haut que le tonnerre, de même, ô roi, en transposant la moindre molécule ignorée, tu renverses l’univers.

PROMÉTHÉE

Qu’as-tu dit, esclave de la roue ! Ta propre parole indomptée te condamne en refluant vers toi. En effet, quel esprit comprendra cette succession infinie, et qui n’aurait pas une cause, c’est-à-dire, un commencement ?

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Le monde est sa cause à lui-même. Le Destin, avec la roue, l’étreint, et, uni à lui, le totalise, mais sans qu’on l’en puisse nommer ni le moteur, ni le maître.

PROMÉTHÉE

Ainsi, les choses et les êtres, considérés séparément, seraient tous, dans la suite infinie de l’espace et de la durée, produits au jour par une cause. Conçus dans leur totalité, ils auraient pour père le néant !

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Ma bouche te répète la loi. Pan n’a pas deux visages, ô Titan ; le kosmos n’est qu’un seul être.

PROMÉTHÉE

Et moi, je le proclame, à mon tour. La liberté mystérieuse a enfanté l’univers !

La flamme de l’épée grandit, projetée en gerbe dans le ciel. Prométhée se dresse à demi. Cris de joie des Argonautes.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Paix ! paix ! allons ! reprends ta place ! Es-tu si prompt à t’émouvoir ? Oublies-tu le signe inéluctable ? Tant que le parvis Ouranien ne rouvre pas, à deux battants, ses belles portes d’étoiles, la lutte n’est pas terminée, l’Olympe brave encore tes menaces. Vois ! L’ombre obscure de la roue a déjà ramené sur Gaia la terreur et le silence ; le glaive pâlit, au bord du ciel. Ni l’épée, ni la roue ne triomphe. Mais, dans un éternel combat, qui n’est peut-être, ô fils du Jour, comme la tension opposée des deux cornes de la lyre, qu’un vaste accord éternel, ces deux Pouvoirs géants s’affrontent et se contiennent l’un l’autre. Tel est le nœud qu’il faut trancher. Réfléchis ! Dis-nous la loi sévère ! Ô Titan, ce n’est plus sur l’épée, ce n’est plus seulement sur la roue que ma bouche t’interroge, mais sur la roue et sur l’épée conjointes, agissant à jamais dans leur force inséparable.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Mon cœur frémit… Ô Zeus ! Que va répondre le vainqueur du ciel tonnant ? Écoute ! Pas un bruit sous la nue. Immobiles en face l’un de l’autre, au milieu du calme solennel, les deux Titans demeurent assis, et, tout droits, sans cligner les paupières, se regardent fixement.

Un long silence.

*

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Qu’attends-tu, ô maître de l’épée ? Pourquoi as-tu l’air d’hésiter sur le seuil de la dernière épreuve ? Parle ! Quel démon souverain réconcilie les deux Pouvoirs, inscrivant l’épée dans la roue, confondant la roue avec l’épée ? En effet, dissemblables en tout, leur accord semble impossible. L’une est ronde comme le ciel, comme l’océan ténébreux, comme l’anneau de la chaîne qui lie. Sa forme, en s’étreignant sans fin, circonscrit le monde en l’unité. L’autre, au rebours, fils d’Iapétos, fait un monde avec chaque être.

PROMÉTHÉE

Écoute ! Méditée longuement, ma réponse sera brève. Rien ne diffère qu’en Gaia. Au-dessus de la terre et du ciel, les contraires se concilient.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Voilà donc tes oracles, ô Titan ! Même pour moi qui suis toi-même, ils ne sont pas moins ténébreux, moins difficiles à pénétrer, sous la nuée qui les couvre, que tous ceux de Loxias.

PROMÉTHÉE

Faut-il parler plus clairement ? Comprends-moi, ô larve de l’Érèbe. Roue, épée, forment un seul pouvoir. Quoi qu’il semble à notre œil abusé, l’épée est telle que la roue, la roue est telle que l’épée.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Dis-tu bien ce que tu parais dire ? Alors, la querelle est finie, et l’homme réconcilié prend sa place au banquet immortel. Quitte le roc où tu t’assieds ? Que ton souffle éteigne l’épée ! Cette ineffable identité que ta parole proclame est la sagesse et le secret par lequel règnent les dieux heureux. Écoute, ô patient orgueilleux ! Écoute aussi, race éphémère ! De même qu’un habile ouvrier apparie et met de niveau les beaux blocs de marbre étincelant qui forment le fronton d’un palais, ainsi la liberté pour l’homme est de confondre son vouloir avec la nécessité. En effet, étendant ses mains, Adrastée traîne par les cheveux l’insensé qui lui résiste ; elle guide complaisamment quiconque lui obéit. Soumets-toi donc, vainqueur des dieux. Mêle ton âme aux profondeurs de la grande âme éternelle ! Conforme ton esprit à la loi ! Dès lors, tu cesses d’être esclave, et, assis au trépied du Destin, tu gouvernes tous les cieux. Ne recevant plus du dehors nulle loi qui te contraigne, puisque la roue tourne en ton sein, tu jouis d’une liberté comparable à celle d’Adrastée. Ta parole a dit vrai, roi du monde. L’épée s’engloutit dans la roue, la roue disparaît dans l’épée. Comprendre la nécessité, il n’est pas d’autre liberté !

PROMÉTHÉE

À quoi bon chercher tous ces détours ? Tu sais bien, Titan de la nuit, qu’en feignant d’expliquer mes paroles, tu leur donnes un sens menteur.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Qui pourrait les interpréter différemment, fils de Gaia ? Si Nyx brille comme Hélios, si les contraires sont le même, rien n’est plus, le pôle se dissout, tout se mêle et s’engouffre au néant.

PROMÉTHÉE

Oublies-tu, à ton tour, que la Terre a brisé sa geôle infecte et obscure ? Des lois nouvelles, inconnues, régissent le haut ciel où je tends.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Partout, l’ordre règne et gouverne. Dans quelque sphère que tu montes, c’est la raison, elle seule, ô Titan, qui réalise l’univers.

PROMÉTHÉE

C’est bien aussi dans la raison, c’est au sein de la pensée suprême, que prend fin la guerre sans fin des apparences contraires. Joie, douleur, s’y fondent l’une en l’autre ; la vie, la mort, le bien, le mal, la lumière avec les ténèbres n’y font plus qu’une seule clarté. Me comprends-tu, fils de la Nuit ? Ou bien, faut-il que mes paroles, semblables à une lampe amie, continuent de luire, pas à pas, sur la voie que je parcours ? Écoute ! Comme le dard qui vole est dans un lieu au même instant, et, pourtant, n’est pas dans ce lieu, ainsi les choses de la terre, en leur cours perpétuel, sont bonnes et sont mauvaises à la fois, unies d’un lien et séparées, identiques et dissemblables. Le monde a pour signe l’éclair où, parmi le foudre bouillonnant, sont tordues l’eau des nues et la grêle. En effet, si tout change sans fin, et fleurit par ce changement même, tout renferme en soi ce qui le nie, tout est, en même temps que soi, et son double et son contraire. L’effroyable Éris n’avait pas tort. Ce que sa bouche nous taisait, en criant ce grand combat du monde, c’est que les heurts, les discordances se concilient dans l’Ouranos, au-dessus de la terre et du ciel. Là, règne à jamais l’harmonie ; là, le jour et la nuit coïncident. De même que l’ardent Hélios, quand sa roue de flamme blanche arrive au-dessus du pôle cimmérien, prend soin de ne plus mêler d’ombre à la clarté qu’il répand, ainsi, dans la pure splendeur des sphères intelligibles, s’évanouissent, ô larve du Hadès, nombres, limites, différences.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Pèse mieux, toi-même, tes paroles ! En effet, si tout s’évanouit, que restera-t-il à l’esprit, que l’esprit puisse embrasser ?

PROMÉTHÉE

L’Idée, l’unité vraie qui demeure. Gaia est soumise aux prestiges de Kronos et d’Ouranos. Dès que l’homme, en triomphant des dieux, aura franchi les cieux sensibles, le réel lui apparaîtra.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Ainsi, tu l’avoues sans détours. La raison, ô Titan, n’est pas une. Coupée en deux comme un serpent, la raison de la terre diffère de celle du surmonde idéal.

PROMÉTHÉE

Certes, au seuil de l’intelligible, la pensée trébuche et s’engloutit. Une ligne infiniment courbe est égale à la ligne droite. Suppose un dard instantané. Occupant tout au même instant, il resterait immobile.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Mais, par ces choses, ô fils du Jour, quand même un dieu les écrirait sur chaque herbe ou chaque étoile, comment la liberté des êtres se verrait elle fondée ?

PROMÉTHÉE

Ignores-tu, larve du Styx, de quel dieu Adrastée est la fille ? Si la Nuit sans bornes l’enfanta, son père n’est-il pas Kronos, le vieux maître des mensonges ? Regarde ! L’épée me répond. L’indomptable esprit qui vit en elle s’agite et darde, çà et là, sa flamme joyeuse vers le ciel. Il sait bien que le Puissant des jours, le démon des visions et des ruses, n’existe pas, n’a nul accès dans les orbes où je m’élève. Dès lors, point de nécessité ! En effet, là où Kronos n’est pas, comment la roue pourrait-elle être ? Puisque la cause, forcément, précède ce qui la suit, si le Temps, ce cachot plein de chaînes aux lourds anneaux infinis, s’écroulait tout à coup dans la nuit, Gaia bondirait délivrée, les sandales de plomb des Heures ne courberaient plus nos fronts. Iô ! Iô ! L’aube vient, elle est proche. Zeus, déjà, pâlit au fond du ciel. C’est que, parmi tous les secrets qu’il m’a fallu ravir aux dieux, ou susciter, l’un après l’autre, du profond de ma pensée, celui-ci est le secret suprême. M’entends-tu, Titan, fils de la roue ? Comme un songe semblable à un homme le reproduit tout entier, encore qu’un songe ne soit rien, et n’occupe aucun lieu dans l’éther, de même le monde reflète, bien que ces choses illusoires n’aient point de réalité, la magie subtile de Kronos, l’ombre idéale d’Ouranos. Ainsi dure ton esclavage. Fasciné par ces deux puissants dieux qui nous leurrent et mentent l’univers, tu traînes ta pesante chaîne, tu rampes, les deux pieds entravés. Mais, c’est assez ! je te délivre. Le rêve qui t’entoure a pris fin.

Un silence. L’épée revient se placer, d’elle-même, dans la main de Prométhée.

*

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

La lutte est-elle terminée ? Allons-nous voir crouler enfin les grands remparts de l’Olympe ? Ô stupeur ! Les dieux se taisent… Écoute ! Le tonnerre épouvantable dort. Seule, à la droite du Titan, l’épée blanche, effrayante, bouillonne, en dardant ses rais de tous côtés.

PROMÉTHÉE

Que fais-tu ? Que me veux-tu, fantôme ? Sur les nuées de l’air ardent, d’un mouvement mystérieux, inexprimable, solennel, tu glisses vers moi, du fond du ciel. Allons ! Range-toi ! Fais-moi place ! Ne vois-tu pas l’épée en feu qui brille devant tes yeux ? C’est autour d’elle, désormais, que, dans cette salle du monde, Némésis va décrire son cours, pareille à un bœuf enchaîné, et qui tourne autour du poteau, en foulant sous ses pieds les javelles.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE
Il s’arrête en face du Titan.

Que l’Olympe altier s’évanouisse ! Les destinées sont accomplies. Tu l’as dit. Tel un serpent caché sous le trône des Immortels, le temps s’est déroulé, Prométhée règne. Iô ! Brandis ta forte épée ! Fais tomber les chaînes de mes mains ! En me délivrant, fils du Jour, c’est toi seul que tu délivres.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

La clarté pâlit qui rayonnait sur les sommets Ouraniens. Vois ! Dans tout le ciel orageux, une agitation sans bornes !… Ah ! ah ! L’obscurité redouble. Sous les portiques étoilés, des spectres de dieux fulgurants apparaissent tout à coup, puis s’éteignent.

PROMÉTHÉE
coupant les chaînes.

Le fer cède au pouvoir du glaive. Il bouillonne, il fond sous le tranchant, en même temps que mon esprit se sent délivré tout à coup de ses entraves terrestres. Certes, Hèraklès n’avait brisé – je comprends maintenant tes paroles – que les coins et les crampons solides qui me liaient au rocher. Les rets plus subtils d’Adrastée continuaient de m’entourer. Ah ! Le seuil de l’Olympe tremble. Toutes ses portes, en s’ouvrant, vomissent, avec l’éclair, des spectres et des faces furieuses. Regarde ! Les colonnes du ciel se renversent et croulent sans un bruit, telles qu’une vision de rêve, dans le gouffre incandescent.

LE FANTÔME DE PROMÉTHÉE

Mes fers tombent aussi, dieu vainqueur. L’épée a fini son œuvre. Vois ! Échappée de ta main, se ployant en cercle maintenant, et pareille à une roue, elle se consume avec lenteur, rougissant la profonde nuit d’une tache de flamme aussi terrible que l’œil ardent du lion.

Il se dissipe dans les airs. L’épée s’éteint.

 

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ah ! ah ! ah ! Tout chancelle à la fois. Au milieu des nuées qui s’embrasent, un immense char apparaît, encombré de déesses et de dieux…

SCÈNE XIV

L’ÉCROULEMENT DE L’OLYMPE

CLAMEURS DES DIEUX
(Confuses, et encore indistinctes, elles se rapprochent rapidement.)

Ô ruine ! Ébranlement sacré ! Iô ! Iô ! Némésis ! Némésis ! Le ciel se rue de son faîte… Ha ! ha ! ha ! ha ! nous périssons. Mais si la lumière et la joie ne sont plus pour les dieux désormais, ton pied n’a pas franchi le seuil de nos palais qui s’écroulent…

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Entends-tu le fracas grandissant, les clameurs, les plaintes, la rumeur de leur chute épouvantable ! Vois ! Autour du char qui flamboie, l’oiseau, l’aigle porte-foudre tournoie, tournoie, de son vol pesant, et pousse des cris horribles.

PROMÉTHÉE

Zeus ! Zeus ! roi du Ciel, où es-tu donc ? Dans l’entremêlement confus des sabots, des croupes, du timon, des rais de pluie furieuse, mes yeux ne te distinguent pas… N’importe ! Le destin t’a saisi. En vain tes coursiers flamboyants luttent encore, et, pour mieux résister, battent des pieds, en hennissant, entre leurs ailes terribles. Chaque instant, comme un poids de plomb, te précipite à l’abîme… Mais quoi ! n’es-tu pas là ?… Zeus ! ô Zeus !

Il se dresse impétueusement.

Frémissant, comptant du doigt tes fils, rejetant mon visage en arrière, j’étends la main, pour mieux y voir, au-dessus de mes paupières.

CLAMEURS DES DIEUX

As-tu cru asservir l’Ouranien ! Il échappe à ton audace impie. Transfiguré, beau, rayonnant, oublieux de son chétif Olympe, Zeus règne à jamais, désormais, sur un monde mystérieux, d’où il commande aux vivants… Ô joie ! joie ! Désastre éclatant ! Puisque le Père est triomphant, que m’importe ma ruine ! Iô ! Regarde, ô dieu des souffrants ! Sans regrets, sans peur, je me dépouille de tout ce qui faisait autrefois et ma force et mon orgueil.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô stupeur ! Poussant des cris ardents, s’animant l’un l’autre, en leur délire, ils lancent au gouffre ténébreux, le laurier, l’épée, la coupe d’or, l’arc puissant, la grande lyre, tout ce qui chargeait leurs mains… Vois ! vois ! Tels que des météores, les joyaux d’or et de feu tombent, en emplissant le ciel, les forêts, les vieux monts caverneux, de longs frissons de lumière.

PROMÉTHÉE

Tu m’échappes encore ! Malheur ! malheur ! Ô démon, où sont donc tes retraites ? Ah ! ah ! hélas ! hélas sur moi !… Mais que peut Zeus, sans la foudre ? Fugitif, errant dans les rafales, ou tapi sous le brouillard du soir, certes, il ne m’empêchera pas, n’étant rien désormais qu’une voix et le vain souffle d’un songe, de relever pour les hommes, ici-bas, l’Olympe détruit au ciel. Iô ! Iô ! Moi aussi, je crierai et ma joie et ma victoire ! Le Hadès vous attend, dieux déchus. Disparaissez ! Vite ! À l’abîme ! Frappant avec ma forte main le giron maternel de Gaia, je vous ouvre, jusqu’aux enfers, une descente facile.

CLAMEURS DES DIEUX

Arrête ! Ce n’est pas dans la nuit, sur les bords du Styx et du Ténare, que les destins ont assigné notre séjour éternel. Ouvre les yeux ! Ne vois-tu pas ? L’aigle qui tombe avec nous porte, dans sa serre embrasée, notre torche funéraire, le feu blanc et bouillonnant d’éclairs du dernier foudre Olympien. Construisant sur ce roc un bûcher, avec les poutres et les débris de notre char fracassé, tu y déposeras, Titan, les dieux puissants que nous fûmes. Et aussitôt, roulant sur nous, le rouge démon fraternel, Hèphaistos, en montant dans l’éther, nous réunira au Père.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô splendeur des Tyrans immortels ! Mon œil, hélas ! tant ils sont proches, les distingue dans la nue. Les vois-tu, pressés, entremêlés, cramponnés aux jantes et à l’essieu, les jambes pendantes sur le gouffre !… Ha ! ha ! leur chute s’accélère. Dans les coups sur coups de l’éclair, sous le fouet de la grêle pesante, les chevaux, ruant, se débattant, emplissent le ciel écumant d’un immense naufrage de char, plein d’épaves et de débris.

CLAMEURS DES DIEUX

Aï ! Aï ! Douleurs sans nom ! Ô misère ! Le puissant char, pareil au feu, me consume et brise tous mes membres, dans ses bonds désordonnés… Ah ! mon souffle s’éteint, je meurs ! Mais, du moins, mes yeux ne verront point triompher sur cette terre impie le désordre et la rébellion que ton audace y déchaîne. Salut, ciel ! astres d’or ! ô lumière ! Et toi, splendide Olympe où j’ai vécu ! Car, certes, il m’est encore permis de prononcer vos noms sacrés, quoiqu’il n’y ait plus rien désormais qui soit commun entre nous !

Le char s’abat aux pieds de Prométhée. Tumulte. Commotion terrible.

SCÈNE XV

LE BÛCHER DIVIN

LA FOULE DES HOMMES
Ils arrivent de tous côtés, débouchant des vallées, des ravins, des gorges de la montagne.
(Cris et confusion.)

Les dieux sont morts ! Les dieux sont morts ! Tous mes os se heurtent d’épouvante… Ha ! ha ! Zeus est-il détrôné ? Le ciel s’effondre-t-il sur la terre ?… Vois ! Hâtant ma fuite éperdue, gravissant les pentes et les ravines, j’emporte, les ayant chargés sur mon épaule robuste, vases, amphores, broches, trépieds, tout ce qu’en hâte j’ai pu sauver dans les demeures qui croulent… Plus vite ! Avance ! Hâte ton pied ! Je halette et mes membres s’affaissent… Ô Zeus ! À travers le fracas de la mer et des nuées, n’est-ce pas toi qui cries ainsi : — Les dieux sont morts ! les dieux sont morts ! – pour nous prendre à ton embûche ?

PROMÉTHÉE

Rassurez-vous, fils du Titan. Zeus n’a plus d’embûche contre vous. Le char du tonnerre est brisé ; la Justice, avec son pied tardif, est venue, elle est venue, enfin… Approchez ! Ici ! Plus près ! vous dis-je. Mêlez-vous sans crainte aux dieux du feu ! Certes, il est juste que vos yeux contemplent, en s’en réjouissant, les tyrans qui ne sont plus. Et vous, noirs démons des fournaises, amassez, entassez jusqu’aux nues les troncs des cèdres superbes, sur cette roche énorme et haute qui domine au-dessus des flots amers ! En effet, il convient que la terre soit témoin, avec tous ses fils, des funérailles des dieux !

Les Kabires, silencieusement, commencent de dresser le bûcher.

LA FOULE DES HOMMES

Se peut-il que les dieux soient morts ! Ô vertige ! Ô pensée insondable ! Que faut-il dire ? Je ne sais. Une stupeur sans bornes me saisit. Eux qui trônaient sur l’univers, plus sacrés que le Ciel azuré, plus lointains que l’étoile immuable qui brille au pôle glacé, quelle épée, quel trait les a tués ?… Ah ! ah ! ah ! Action formidable ! Entends-tu ? L’on a tué les dieux ! Certes, depuis l’antique jour où le rayon de la clarté, jaillissant du Chaos ténébreux, construisit le dôme d’or des astres, il ne s’est jamais accompli d’action plus grande, plus terrible !

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ô joie ! Espoir démesuré ! Je ne sais ce qui bondit en moi, comme le son de la trompette. Les rochers crient, la noire nuit brille de torches sans nombre. Vais-je devenir plus qu’un homme ? M’assoirai-je au banquet Olympien ?

PROMÉTHÉE

Rangez-vous ! Place ! place ! Silence ! Respectez la majesté de ceux que l’on porte au bûcher de Gaia !

Les Kabires défilent.

Ô Arès !… Pallas !… Aphroditè ! Comme Hélios rit sous la nue, votre splendeur, votre éclat lumineux frémissent encore à travers vos membres. Et toi, grande épouse de Zeus ! Les astres ne sont pas éteints dans le voile de sombre azur tissé d’étoiles qui enveloppe ton sein. Je vous salue, dieux détrônés. Que de fois, tandis qu’à cette place, je pendais au rocher de la nuit, j’ai répété dans mon esprit ce que j’eusse voulu vous dire en face, si le destin m’eût délivré. Et maintenant, je balbutie ; la pitié se glisse dans mon âme.

De nouveaux Kabires passent.

Malheur ! Je te revois, ô Phoibos ! Et toi, chasseresse Artémis ! Pure haleine parfumée !… Ô Bakkhos !… Hermès !… Ah ! ah ! hélas ! Un flot de larmes noie mes yeux. En effet, qui pourrait encore haïr, ayant triomphé ? L’Océan se recouche et se tait, les grandes vagues dorment ensemble, sous l’œil d’or des cieux calmés, quand le noir typhon qui les gonflait n’exhale plus sa fureur. D’ailleurs, ce n’est pas vous, ô dieux, que le cœur du Titan haïssait, mais le mal pullulant à l’ombre de votre sceptre de fer. J’en jure par les siècles splendides qui se lèvent pour Gaia, par le lion et par l’agneau enfin réconciliés, par l’avenir, que je fonde à jamais sur le cœur purifié de l’homme, comme sur un roc de diamant, ni mes propres maux, ni mon injure n’ont fait pencher la balance inflexible où ma main pesait les dieux. Mais c’est pour que la Terre vive, qu’impitoyable par pitié, Prométhée a dû les immoler, pareil au prêtre ceint de fleurs, qui, sans haine et sans colère, égorge la victime à l’autel. J’ai frappé le coup, le monde est libre. Toi maintenant, aigle de Zeus, frère céleste du vautour qui était mon compagnon terrestre, fais remonter les morts divins dans le vaste sein de l’éther, sur les ailes du feu infatigable !

L’aigle vole autour du bûcher. Tonnerre.

*

LA FOULE DES HOMMES

Arrête ! Encore un moment ! Au travers de la flamme qui gronde, les vois-tu, les vois-tu, couchés sur le faîte du bûcher ?… Ô formes revêtues d’amour ! Beaux membres pâles, ardents, sanglants, tout consumés de blessures ! Les larmes coulent de mes yeux. Ô déesses ! Ô grandes fleurs du monde !… Mortes ! mortes !… Non, endormies ! À chaque éclat du feu strident, leur sein, plus lumineux, plus splendide que le sein de marbre des statues, semble encore se soulever. Vois ! Ainsi que d’une hyacinthe coule une rosée de miel, leur bouche entr’ouverte sourit ; le laurier frissonne dans les boucles de leur chevelure d’or.

PROMÉTHÉE

Rêve ! Illusion ! Les dieux sont morts. Soumets-toi aux lois du ciel qui tourne ! En vain les cygnes d’Apollon se lamentent, au-dessus du bûcher. Accouplés sous le beau joug d’argent, ils n’emmèneront plus Phoibos au pays des tourbillons de neige. Et vous, colombes de Zeus, nourries par le vivant Soleil de son urne de feu d’or, votre essaim n’apportera plus, des extrémités du monde, l’ambroisie suave aux Olympiens !

Pause. La flamme grandissante enveloppe le bûcher.

 

LA FOULE DES HOMMES

Ah ! ah ! c’en est donc fait ! Les dieux vont s’engloutir dans l’Érèbe… Vite ! Apporte l’amphore, hélas ! Verse à flots, le vin et le miel, en libations funéraires !… Jamais, jamais jusqu’à ce jour, je n’avais connu la Beauté. Je la vois, et au même instant, je la perds, elle m’est arrachée. Ô détresse où tout mon cœur se fond ! Deuil amer qui me pénètre !… Hèphaistos ! Hèphaistos ! Ô douleur !… Paix ! La flamme du bûcher, impétueuse, éblouissante, pleine de traits de foudre aigus qui y serpentent, se gonfle tout autour de leurs corps, comme un péplos magnifique… Ô splendeur d’Athénè ! Ô Bakkhos ! Et toi, Cypris-Aphroditè ! Ta beauté trop forte, en m’étreignant, coule et se mêle dans mon sang, et je défaille.

Nouveau tumulte.

LA FOULE DES HOMMES

Entends-tu ? Tout l’Ouranos frémit, la terre rend un son immense. Par la violence du feu, les racines des monts, des mers et du noir Tartare tremblent, tandis qu’autour de Prométhée, la foule des peuples amoncelés s’agite, avec de hautes clameurs.

LA FOULE DES HOMMES

Ah ! hélas ! Les dieux ont disparu. Le gouffre éclatant du bûcher nous les cache en ses vagues profondes… Ô visages ! Ô nimbes radieux ! Êtres beaux, charmants, bienfaisants comme l’amour ou la vie ! Maintenant, qui implorerai-je ? Vers quels cieux, vers quel protecteur, me faut-il tendre les bras ?… Ah ! ah ! mes paupières ruissellent. Dans mon deuil, j’arrache mes cheveux, j’ensanglante mes pâles joues du coup violent de mes mains. Frappe ! Sans te lasser ! Frappe encore ! Ô Cypris ! Je te donne ces plaies, ces meurtrissures de mon sein… Ô dieux ! Ô dieux ! hélas sur vous ! Si puissants naguères ! Et maintenant, les seuls honneurs qui vous restent sont ces tristes gémissements, ce sang, ces aspersions mortuaires.

PROMÉTHÉE

Que ta douleur s’apaise enfin ! Tempère ton deuil par la sagesse, de même que le vin âpre est adouci par le miel. En effet, ô fils de Pandorè, si le règne des dieux n’est plus, si leur trône étincelant s’écroule, tu succèdes à leur pouvoir.

LA FOULE DES HOMMES

Nous, des dieux ! Malheur ! ah ! ah ! malheur ! Comment deviendrions-nous des dieux ? Orgueil vain et stupide, hélas !… Va ! Titan, si Zeus ne le soutient, l’homme est le rêve d’une ombre. Tu as beau nous vanter sa grandeur. Faible, timide, misérable, je connais mon âme dans mon sein.

PROMÉTHÉE

Est-ce bien toi qui parles ainsi ? Que de fois, fils oublieux, tes pères ont maudit, devant ce rocher même, leurs tourmenteurs Olympiens ! Et, l’imprécation accomplie, ton triste cœur, ton lâche cœur redemande à la nuit et au gouffre ceux qu’elle y vouait jadis !

LA FOULE DES HOMMES

N’étais-je pas trompé par toi ? L’homme connaissait-il ces dieux que ta ruse et tes mensonges le contraignaient de haïr ? Certes, je les pleure aujourd’hui. Malheureux ! Pourquoi le cacherais-je ? Les sanglots, les cris brisent ma voix. Comme les sources de Téthys, mon cœur flue d’une douleur amère.

PROMÉTHÉE

Ma ruse, mes mensonges, dis-tu ! La ruse et moi, fils de la femme, sommes aussi largement séparés que la terre l’est du ciel. Mais pardonnant à ta douleur, j’oublie tous tes injustes reproches.

LA FOULE DES HOMMES

Tais-toi ! Tais-toi ! Ne parle plus ! Laisse-moi mon désespoir farouche !… Ha ! ha ! L’on a tué les dieux ! Crime sans nom, qu’on ne peut dire, et qui surpasse les prodiges impies et abominables ! Ah ! j’envie le bonheur des morts, je les aime, c’est leur demeure que je veux habiter désormais… Aidès ! Aidès ! Ne les prends pas ! M’entends-tu, ô flamme dévorante ! Les arrachant au dieu du Styx, je veux les revoir encore !

Ils se ruent vers le bûcher, pour l’éteindre.

PROMÉTHÉE

Que fais-tu ? Quel transport te saisit ? Arrête ! Arrête ! Reviens à toi !… Ô stupeur ! Certes, je le vois, ton cœur a déjà oublié ce qu’étaient ces dieux que tu déplores. Dans la foudre, dans la terreur, roulait leur féroce esprit. Sur vous, sur vos enfants, sur vos femmes, comme une nuée de tempête au-dessus des flots retentissants, leur droite était suspendue. Mais qui pourrait s’en souvenir ? Ce sont là des choses si lointaines… Vois ! Ma plaie fume à mon flanc ; le puissant Thanatos plane encore sur la terre désolée. Revêtu de sa robe d’aigle, et fendant d’un vol aveugle l’obscure épaisseur des airs, ce démon, ce roi des épouvantes, n’a pas cessé, tant que Zeus a régné, au cours des siècles sans nombre, de lancer sur le troupeau des hommes ses lourdes flèches de plomb. Ô détresse ! Ô deuil ! Mêlée du monde ! Nuit lugubre où Arès triomphait ! Jamais de paix ! Toujours, sans cesse, l’urne horrible, à longs flots de sang, roulait le meurtre et la guerre. Et quand l’homme tombait, Aidès, aux aguets sur son trône de feu, avec la fourche victimaire, le plongeait dans ses cachots.

LA FOULE DES HOMMES

Tu mens, tu mens, dieu insensé ! Si un peu de mal rampait sur terre, la splendeur, la gloire y rayonnaient, l’Olympe y versait sa joie… Ah ! le laurier, les palmes, le péan ! Apollon, avec son bouclier d’or, grand miroir de la lumière ! Nu dans la clarté effrayante de sa tranquille beauté, il éparpillait sur le monde, de ses longs cheveux d’or bouillonnants, les reflets du sang et de la flamme… Nous rendras-tu l’encens fumant, les bœufs blancs, lourds de guirlandes, les chœurs joyeux tournant en rond, comme la roue du potier ? Quel sera ton culte, ô dieu funèbre ? Dis ! Nous donneras-tu des choses plus belles que celles-là ?… Hélas ! rien, plus rien ne nous reste du clair Olympe écroulé. Vois ! Les cygnes ont disparu. Les colombes de l’ambroisie, en volant tout autour du bûcher, y tombent, une par une.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Silence ! La flamme s’affaisse, l’océan s’obscurcit tout à coup. Au travers des jets du feu ardent, la fumée roule en torses immenses, qui s’étendent sur l’Ouranos, comme la nue montant de la mer.

LA FOULE DES HOMMES

Vertige affreux ! Vient-il d’Aidès, ce brouillard qui m’environne, plus pesant que l’ombre de la Mort ? D’étranges souvenirs m’oppressent. À la lueur pâle, indistincte, des flammes qui s’abaissent toujours, la montagne, avec ses glaciers, m’apparaît comme un gouffre de ruines… Quels cris tu pousses, aigle de Zeus, quels cris rauques et discordants, cependant que, d’une aile plus lourde, ton vol tourne autour du bûcher ! Certes, toi aussi tu regrettes ceux qui te présentaient, là-haut, le nectar et l’ambroisie. Ô douleur ! Je ne les verrai plus. Ah ! ah ! L’épée me frappe au cœur ; mes os, mes os se séparent… Retiens tes cris ! Assez ! te dis-je. M’entends-tu ? Silence, oiseau de Zeus ! Mais quoi ! Malheur ! Que fais-tu donc !… Ah ! ah ! La flamme… La flamme…

Longue pause.

*

PROMÉTHÉE

L’Olympe radieux a vécu. Thanatos a pesé, à leur tour, ces dieux si beaux, ces dieux si forts, de qui l’ombre épouvantait la terre. Rien ne reste des tout-puissants qu’une morne cendre entassée, un dernier feu d’éclairs qui va et vient au-dessus des débris du grand char, consumés, noircis, fumants de foudre. Maintenant il m’est enfin donné de reprendre, ô fils de la femme, mon labeur interrompu. Le Palais éternel va surgir. Sur ses fondements assurés, dans le roc inébranlable, j’élèverai ses murs, ses tours, ses colonnades aux blancs frontons, et ses portiques immenses… M’entends-tu ? Cesse ta plainte aiguë ! Ne gémis plus, race éphémère ! Le temps de la joie est venu ; Zeus a fui, pareil à la fumée. C’est moi, moi, qui suis désormais, ton dieu et ton roi unique… Iô ! Iô ! Tout se ranime et fleurit. L’aube point dans les nuées ; les os des morts qui pourrissaient tressaillent, quand mon ombre tombe sur eux. Ô vivants, voyez ! levez les yeux ! Ma royauté, si longtemps désirée, siège, splendide, sur ma face. Un éternel bonheur commence pour le Titan et pour les fils de l’homme.

LA FOULE DES HOMMES

Quel bonheur y aura-t-il pour nous ? Les temples gisent sur le sol, les sources prophétiques sont mortes. Sans guides, nous restons orphelins, faibles et nus, pauvres larves terrestres… Tu gémis, enfant. Plains-tu les dieux ? Pourquoi, me saisissant la main, me retiens-tu par mon péplos, et, comme un petit poussin, te caches-tu sous mon aile ? Ils ne sont plus, ceux qui t’aimaient. Se penchant du haut des nues, ils n’allumeront plus en toi la flamme des désirs magnanimes… Ô regrets ! Ô douleur qui me mord ! Prométhée ! Prométhée ! Ah ! hélas ! Quelle action terrible et impie les Destins t’ont forcé d’accomplir !… Ô deuil ! deuil ! Il n’est plus pour moi qu’une joie expiatrice. Ravivant mon lugubre flambeau, fouillant les bois et les plaines, j’y vais chercher, Tueur des dieux, ce qu’ils ont laissé sur terre.

PROMÉTHÉE

Quoi ! Que resterait-il des dieux ? L’Olympe gît sous l’Érèbe… Ces débris ? Ces noirs tisons fumants ? Certes, tu peux les recueillir, si ton cœur douloureux t’y invite.

LA FOULE DES HOMMES

Te railles-tu, ô dur Titan ! N’as-tu pas vu tomber du ciel, dans les vagues immenses de sa ruine, ces armes, ces joyaux olympiens, dont leurs mains se dépouillaient ? Ô belle lyre de Phoibos ! Thyrse d’or ! Baguette ailée du dieu qui endort la vie des hommes ! Tout l’Ouranos supérieur, et la terre et l’abîme salé riaient, quand le ceste a passé, plus brillant que mille étoiles. Maintenant, mon désir pieux retrouvera ces merveilles. Tenant la torche dans ma main, sans que ni la mer, ni la flamme, ni les monts, ni les torrents grondants puissent arrêter mes pas, je vais chercher çà et là, par la terre, toutes ces choses du ciel, pour qu’elles demeurent à jamais, et ma joie et ma souffrance. Toi, siège ici, seul, sur ce roc ! Le flanc percé, les mains, les pieds saignants, offre-toi pour dieu à tes esclaves ! Mon cœur reste avec les morts.

Ils se dispersent tumultueusement. Pause.

LE CHŒUR DES ARGONAUTES

Ah ! sur un signe du Titan, les noirs Kabires saisissent, en se rangeant par troupes, au pied des monts, le hoyau, le pic, la scie grinçante… Mais quoi ! Quel ouragan s’élève, dispersant sur l’univers entier le bûcher d’un monde mort ? À travers la cendre et la fumée, vois les vagues bouleversées, les trombes tourbillonnantes ! Hestia, du fond de sa caverne, secoue, sans relâche, les rocs, et les plages, et les cités[1]

FIN

À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

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http://www.ebooksgratuits.com/

Décembre 2023

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[1] Les scènes qui terminent La Nef seront publiées ultérieurement.