Sir Edward George Earle Bulwer-Lytton

 

 

 

LES DERNIERS JOURS DE POMPÉI

 

 

 

(1834)

Traduction française par Hippolyte Lucas

 

 

 

 

 

 

 

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Table des matières

 

Préface de 1834. 6

Préface de 1850.. 10

LIVRE I. 12

Chapitre 1  Les deux élégants de Pompéi 13

Chapitre 2  La bouquetière aveugle et la beauté à la mode. – La confession de l’Athénien. – Présentation au lecteur d’Arbacès d’Égypte. 16

Chapitre 3  La parenté de Glaucus. – Description des maisons de Pompéi. – Une fête classique  26

Chapitre 4  Le temple d’Isis. – Le prêtre. – Le caractère d’Arbacès se développe lui-même  43

Chapitre 5  Encore la bouquetière. – Progrès de l’amour. 51

Chapitre 6  L’oiseleur reprend dans ses rets l’oiseau qui voulait s’échapper et essaye d’y prendre une autre victime. 58

Chapitre 7  La vie oisive à Pompéi. Tableau en miniature des bains de Rome. 68

Chapitre 8  Arbacès pipe ses dés avec le plaisir et gagne la partie. 77

LIVRE II. 89

Chapitre 1  Une maison mal famée à Pompéi, et les héros de l’arène classique. 90

Chapitre 2  Deux illustres personnages. 97

Chapitre 3  Glaucus fait un marché qui plus tard lui coûte cher. 102

Chapitre 4  Le rival de Glaucus gagne du terrain. 108

Chapitre 5  La pauvre tortue : nouveau changement pour Nydia. 117

Chapitre 6  L’heureuse beauté et l’esclave aveugle. 122

Chapitre 7  Ione est prise dans le filet – la souris essaye de ronger les mailles. 128

Chapitre 8  Solitude et soliloque de l’Égyptien – analyse de son caractère. 133

Chapitre 9  Ce que devient Ione dans la maison d’Arbacès – premier signe de la rage du terrible Ennemi 141

LIVRE III. 149

Chapitre 1  Le forum des Pompéiens. – Ébauche du premier mécanisme au moyen duquel la nouvelle ère du monde fut préparée. 150

Chapitre 2  Excursion matinale sur les mers de la Campanie. 156

Chapitre 3  La réunion religieuse. 165

Chapitre 4  Le courant de l’amour poursuit sa route : où va-t-il ?. 172

Chapitre 5  Nydia rencontre Julia. – Entrevue de la sœur païenne et du frère converti. – Notions d’un Athénien sur le christianisme. 181

Chapitre 6  Le portier. – La jeune fille et le gladiateur. 186

Chapitre 7  Cabinet de toilette d’une Pompéienne. Conversation importante entre Julia et Nydia  192

Chapitre 8  Julia visite Arbacès. – Le résultat de cette entrevue. 198

Chapitre 9  Un orage dans les pays chauds. La caverne de la magicienne. 204

Chapitre 10  Le seigneur de la Ceinture flamboyante, et sa confidente. Le destin écrit sa prophétie en lettres rouges, mais qui pourra le lire ?. 214

Chapitre 11  Marche des événements. – L’intrigue se noue. La trame s’ourdit, mais le filet change de main. 223

LIVRE IV.. 231

Chapitre 1  Réflexions sur le zèle des premiers chrétiens. – Deux hommes prennent une périlleuse résolution. – Les murs ont des oreilles, surtout les murs sacrés. 232

Chapitre 2  L’amphitryon, le cuisinier, la cuisine classique. Apaecidès cherche Ione – Leur conversation. 235

Chapitre 3  Réunion élégante et dîner à la mode à Pompéi 245

Chapitre 4  L’histoire s’arrête un moment à un épisode. 261

Chapitre 5  Le philtre. – Ses effets. 265

Chapitre 6  Réunion de différents personnages. Des fleuves qui, en apparence, coulaient séparément, unissent leurs eaux dans le même golfe. 269

Chapitre 7  Dans lequel le lecteur apprend la position de Glaucus. – L’amitié mise à l’épreuve. – L’inimitié adoucie. – L’amour toujours le même, parce que l’amour est aveugle. 279

Chapitre 8  Funérailles classiques. 288

Chapitre 9  Où une aventure arrive à Ione. 295

Chapitre 10  Ce que devient Nydia dans la maison d’Arbacès. – L’Égyptien éprouve de la compassion pour Glaucus. – La compassion est souvent une visiteuse bien inutile au coupable  297

Chapitre 11  Nydia joue le personnage de sorcière. 301

Chapitre 12  Une guêpe s’aventure dans la toile de l’araignée. 305

Chapitre 13  L’esclave consulte l’oracle. – Un aveugle peut tromper ceux qui s’aveuglent eux-mêmes. – Deux nouveaux prisonniers faits dans la même nuit. 309

Chapitre 14  Nydia et Calénus. 316

Chapitre 15  Arbacès et Ione. – Nydia dans le jardin. – Échappera-t-elle et sauvera-t-elle l’Athénien ?. 318

Chapitre 16  Le chagrin de nos bons camarades pendant nos afflictions. Le cachot et ses victimes. 324

Chapitre 17  Une chance pour Glaucus. 331

LIVRE V.. 345

Chapitre 1  Le songe d’Arbacès – Une visite et un avertissement pour l’Égyptien. 346

Chapitre 2  L’amphithéâtre. 354

Chapitre 3  Salluste et la lettre de Nydia. 366

Chapitre 4  Encore l’amphithéâtre. 368

Chapitre 5  La cellule du prisonnier et la cellule des morts – La douleur reste insensible à l’horreur. 376

Chapitre 6  Calénus et Burbo – Diomède et Claudius – La jeune fille de l’amphithéâtre et Julia  380

Chapitre 7  Les progrès de la destruction. 384

Chapitre 8  Arbacès rencontre Ione et Glaucus. 388

Chapitre 9  Désespoir des amants – Situation de la multitude. 391

Chapitre 10  Le lendemain matin – Le sort de Nydia. 395

Chapitre 11  Où tout finit. 397

À propos de cette édition électronique. 402

 

Préface de 1834

 

En visitant ces cités antiques, dont les vestiges exhumés attirent le voyageur aux abords de Naples, peut-être plus que, tout à la fois, la brume délicieuse, le soleil sans nuage, les vallées violettes et les orangeraies du Sud ; en contemplant, frais et éclatant encore, les demeures, les rues, les temples et les théâtres d’une localité de l’âge le plus fier de l’Empire romain ; il n’est rien d’anormal à ce que l’écrivain qui s’était déjà efforcé, fût-ce de manière indigne, de revivifier et créer, désirât vivement repeupler une fois encore ces rues désertes, restaurer ces ruines élégantes et réanimer des ossements encore cachés à son regard, traversant ainsi un gouffre de dix-huit siècles et éveillant à une seconde existence la Cité de la Mort !

 

Et le lecteur s’imaginera facilement combien ce désir s’augmenta pour celui qui entreprit cette tâche aux abords mêmes de Pompéi, avec à ses pieds cette même mer qui en porta le trafic et en reçut les fugitifs. Et, constamment devant ses yeux, le Vésuve, montagne sinistre, crachant toujours feux et fumées[1]. Je fus néanmoins conscient, dès le début, des difficultés qui m’attendraient. Dépeindre les façons et montrer la vie du Moyen Âge exigèrent déjà une main de maître ; encore, peut-être, cette tâche fut-elle légère et facile en comparaison de la tentative de décrire une période bien plus lointaine et bien plus étrangère.

 

Avec les hommes, et les coutumes, de la féodalité, nous avons une sympathie naturelle et des liens de parenté : ces hommes furent nos ancêtres, nos habitudes proviennent des leurs, leur foi chevaleresque reste la nôtre, leurs tombes sanctifient encore nos églises, et les ruines de leurs châteaux, d’un œil sévère, continuent de surveiller nos vallées. Nous traçons nos propres institutions à partir de leurs luttes pour la liberté et pour la justice, et, à travers les éléments du leur, nous reconnaissons l’origine de notre état social. Mais nous sommes sans lien domestique ou familier avec l’âge classique. La foi de cette religion obsolète et les us et coutumes de cette ancienne civilisation n’offrent que peu de sacré ou d’attrait à nos nordiques imaginations ; et ces choses, liées à des souvenirs d’études imposées comme besogne et non cultivées comme plaisir, nous furent rendues encore plus usées par les pédanteries scolastiques qui, en premier lieu, nous les firent connaître.

 

Ardue certes, cette entreprise me sembla valoir l’essai ; et période et thème ont été choisis pour tenter de stimuler la curiosité du lecteur et l’intéresser aux descriptions de l’auteur : premier siècle de notre religion, période la plus civilisée de Rome, action se développant dans des lieux dont nous avons retrouvé les vestiges, catastrophe parmi les plus terribles de l’histoire ancienne.

 

Disposant d’une matière abondante, je me suis donc efforcé de choisir ce qui pourrait le mieux attirer le lecteur moderne : les coutumes et les superstitions les moins connues de lui ; des ombres qui, une fois réanimées, lui offriraient des images telles que, dessinant le passé, elles puissent lui être l’occasion d’une profitable réflexion sur le présent. Il fallut, de fait, une maîtrise de soi bien plus grande qu’on ne saurait d’abord s’imaginer, afin de rejeter tout ce qui, très tentant en soi, aurait pu embellir mon histoire en nuisant à la symétrie de l’ensemble. Ainsi, par exemple, mon récit remonte au bref règne de Titus, alors que Rome atteignait aux sommets les plus orgueilleux et les plus colossaux du luxe et du pouvoir ; la tentation fut donc très grande d’emmener, au cours des événements, les personnages de Pompéi à Rome. Où trouver telles matières à description, un tel champ de vanité ostentatoire, ailleurs que dans cette capitale du monde, dont la grandeur prêterait à la fantaisie une si vive inspiration, et à l’investigation une si propice et si grave dignité ?

 

Mais, ayant opté pour un sujet et un dénouement, la destruction de Pompéi, ne fallait-il plus qu’une minime connaissance des principes de l’art pour comprendre que mon récit devait se limiter strictement aux confins de Pompéi.

 

Apposés à la pompe solennelle de Rome, les fastes et les luxes de la bouillante cité campanienne auraient été trop peu de chose ; au milieu de l’océan impérial aux flots immenses, son sort aurait eu l’air d’un petit naufrage isolé et le faire-valoir de l’intérêt de mon récit eût tout simplement détruit ou dominé la cause qu’il devait soutenir.

 

Je dus donc renoncer à cette excursion si tentante fût-elle, et limitant rigoureusement mon domaine à Pompéi, laisser à d’autres l’honneur de dépeindre la civilisation creuse mais majestueuse de Rome. Cette ville dont le sort me fournit une catastrophe si fantastique et si effroyable, me fournit aussi sans peine, au premier regard jeté sur ses ruines, les personnages les plus convenants au thème et à l’action. Cette à demi grecque colonie d’Héraclée, mâtinant d’une mode italienne tant de costumes de l’Hellade, suggéra d’elle-même les personnages de Glaucus et d’Ione. Le culte d’Isis, l’existence de son temple, ses oracles trompeurs dévoilés ; le commerce entre Pompéi et Alexandrie ; les associations du Sarnus avec le Nil, firent naître l’Égyptien Arbacès, le vil Calénus, le fervent Apaecidès. Les premières luttes entre le christianisme et la superstition païenne inspirèrent la création d’Olynthus, et les champs brûlés campaniens, longtemps célèbres par les incantations de la magicienne, produisirent naturellement la saga du Vésuve.

 

Quant à la jeune aveugle, je la dois à un gentleman bien connu des Anglais à Naples pour ses vastes connaissances générales. Au cours d’une conversation fortuite où il fut question de l’obscurité totale qui accompagna la première éruption connue du Vésuve, obstacle supplémentaire à la fuite des habitants, il me fit la remarque que les aveugles avaient dû être les plus favorisés en un pareil moment et dû trouver leur libération plus aisément ! Cette boutade donna lieu à la création de Nydie.

 

Ainsi donc, les héros sont les produits naturels du lieu et du temps. Les péripéties du récit sont également en accord avec cette société d’alors. Les habitudes de vie, les fêtes et le forum, les bains et l’amphithéâtre, le quotidien du luxe classique ne sont pas seuls appelés à témoigner du passé, mais aussi, d’importance égale et d’intérêt plus profond, les passions, les crimes, les infortunes et les revers qui purent être le lot des ombres rappelées ainsi à la vie. Nous comprenons mal toute époque au monde si nous ne scrutons pas jusqu’à ses intrigues. Il y a autant de vérité dans la poésie de la vie que dans sa prose.

 

Comme la plus grande difficulté dans le rendu d’une époque étrangère et lointaine est que les personnages soient mouvants et vivants sous les yeux du lecteur, c’est là, sans équivoque, le premier objectif d’une œuvre de ce genre ; et toute tentation d’exposer son érudition devrait être subordonnée à cette majeure nécessité de la fiction. Insuffler à ses créatures le souffle de vie est l’art premier du créateur, du Poète ; le second, qui est de les doter de mots et de gestes propres à l’époque de leurs paroles et de leurs actes, est peut-être mieux accompli à se faire oublier, en ne lardant ni le texte de citations ni ses marges de notes. L’esprit intuitif qui réinfuse l’antiquité dans des images anciennes, voilà, peut-être, le savoir vrai, requis par une œuvre de cette nature ! Sans lui, la pédanterie est offensante, ou inutile avec lui. Nul homme, conscient de ce qu’est maintenant devenue la Fiction en prose, n’oubliera, jusqu’à abaisser une telle nature au niveau de frivolités scolaires, les liens qu’elle entretient avec l’Histoire, la Philosophie et les Politiques, son total accord avec la Poésie et sa soumission à la Vérité, aussi élèvera-t-il l’érudition vers la créativité, plutôt que d’incliner la créativité vers la scolastique.

 

Quant au langage des héros, j’ai cherché à éviter avec soin ce qui m’a toujours semblé l’erreur fatale de ceux qui, aux temps modernes, ont tenté de faire connaître des êtres de l’âge classique[2] en leur attribuant les propos guindés, le solennel dialectique et froid d’un style calqué chez des écrivains classiques très admirés. Faire bavarder les Romains de la rue, en utilisant la période de Cicéron est une erreur aussi absurde que de prêter à des personnages romanesques anglais les interminables phrases de Burke ou de Johnson. La faute est plus grave en ce que cette prétention à faire preuve de savoir trahit en réalité l’ignorance d’un juste sens critique, elle fatigue, use, révolte et fait bâiller sans la satisfaction de penser bâiller savamment. Pour donner un semblant de fidélité aux dialogues des personnages classiques, il faut, selon l’expression universitaire, se méfier du bachotage. Rien ne donne plus à l’écrivain une allure raide et empesée qu’une toge subitement et trop vite enfilée. Nous devons apporter à notre tâche un savoir rendu familier par de nombreuses années ; les allusions, le phrasé et, plus généralement, le style doivent découler d’une source depuis longtemps pleine ; la fleur doit être transplantée d’un sol vivant et n’avoir pas été achetée de seconde main au plus proche marché. Cette familiarité avec le sujet est un avantage qui vient moins du mérite que de l’accident, celui d’une présence plus ou moins grande des classiques dans l’éducation de notre jeunesse et les études de notre maturité. Et pourtant, que l’écrivain jouisse de cet avantage au plus haut de ce que permettent études et éducation, ne lui rend guère possible de se transporter en un temps, si étranger au sien, sans commettre quelques inexactitudes, inattentions ou manques de mémoire. Et, quelques imperfections pouvant toujours être trouvées par un critique relativement moins informé, dans des travaux sur les mœurs des Anciens, fussent-ils des plus profonds érudits, je serais bien présomptueux d’espérer plus de bonheur que de plus savants que moi, dans une œuvre réclamant, elle, infiniment moins d’érudition. Pour cette raison, j’augure que les érudits seront, parmi mes juges, les plus indulgents. C’est assez que ce livre, malgré ses imperfections, présente un portrait, maladroit peut-être dans les coloris ou incorrect dans le trait, mais pas totalement infidèle au caractère et à l’habit de l’âge que j’ai tenté de peindre. Puisse-t-il être, et c’est de loin le plus important, la correcte représentation des humaines passions et du cœur humain, éléments toujours identiques !

 

Préface de 1850

 

La faveur si générale, que cette œuvre a eu la bonne fortune de susciter auprès du public, épargne à l’auteur toute tâche de réplique à la critique adverse. La profonde érudition d’une critique allemande qui a porté une si minutieuse attention à la vie quotidienne des Anciens a suffisamment témoigné de la fidélité globale avec laquelle les manières, les habitudes et les coutumes des habitants de Pompéi ont été décrites dans ces pages. De fait, écrivant presque sur les lieux mêmes de l’action, au milieu d’une population qui a conservé un fort air de famille avec ses ancêtres classiques, je ne pouvais guère manquer de capter quelques touches d’une vie que la seule étude livresque ne m’eût pas permis d’atteindre ; et c’est à ces avantageuses circonstances, je présume, que l’œuvre doit une popularité plus grande que celle octroyée précédemment aux tentatives, par les savants, de susciter, à travers la fiction, quelque intérêt pour les êtres et les choses de l’Âge Classique. Peut-être aussi les auteurs auxquels je fais allusion, et dont les travaux m’inspirent le plus haut respect, ne se sont-ils pas suffisamment souvenus que dans les œuvres d’imagination la description de l’environnement, si accessoirement importante soit-elle, ne saurait prévaloir sur les éléments d’intérêt vivants : l’intrigue, le protagoniste, la passion. Et, en ressuscitant ces ombres anciennes, ils ont plus cherché à exposer leur érudition qu’à montrer des cœurs humains allant à l’amble, que ce soit sous la tunique grecque ou sous la toge romaine. C’est, de fait, en cela que se distinguent les imitateurs à formation classique de la littérature classique elle-même, – où ne manquent ni passion ni action, ni tous ces éléments plus animés de ce que nous appelons roman. Et, de fait, le roman lui-même, tel que nous le reçûmes du Moyen Âge, doit beaucoup à la fable grecque : bien des aventures de chevalerie errante empruntèrent aux épreuves d’Ulysse ou aux exploits de Thésée. Et bien que Homère, pas encore restauré sur son trône au milieu des poètes, n’ait été connu de la littérature de la première chevalerie que sous une forme altérée et grotesque, le génie de la fiction gothique construisit bien des récits du merveilleux nordique sur des fragments mutilés du divin conteur. Parmi ces pertes du passé, tant à déplorer, figurent les vieilles nouvelles ou romans qui firent la renommée de Milet. Et, à juger d’après tous les autres restes de la littérature grecque, il n’est guère de doute que, pour soutenir l’attention d’un auditoire vif et impatient, les récits étaient bien ajustés avec les mêmes artifices indispensables au conteur actuel, et n’y manquèrent ni la variété des incidents, ni les surprises d’un ingénieux imaginaire, ni le contraste des personnages, ni, encore moins que tout, les traits d’une fine passion.

 

Passion qui, à l’exception modelée toutefois par les différentes habitudes nationales, est le principal objet des intérêts humains, dans la multiforme variété des fictions narratrices, des Chinois aux Arabes, des Arabes aux Scandinaves. Passion qui, en ce jour encore, anime les histoires de tant de Boccace itinérants, rassemblant autour d’eux leurs auditeurs fascinés, dans des soirées ensoleillées, aux rives des eaux siciliennes.

 



LIVRE I

 

Chapitre 1

Les deux élégants de Pompéi

 

« Hé ! Diomède bonne rencontre ! Soupez-vous chez Glaucus cette nuit ? »

 

Ainsi parlait un jeune homme de petite taille vêtu d’une tunique aux plis lâches et efféminés dont l’ampleur témoignait de sa noblesse non moins que de sa fatuité.

 

« Hélas ! non cher Claudius : il ne m’a pas invité, répondit Diomède, homme d’une stature avantageuse et d’un âge déjà mûr. Par Pollux, c’est un mauvais tour qu’il me joue. On dit que ses soupers sont les meilleurs de Pompéi.

 

– Assurément, quoiqu’il n’y ait jamais assez de vin pour moi. Ce n’est pas le vieux sang grec qui coule dans ses veines, car il prétend que le vin lui rend la tête lourde le lendemain matin.

 

– Il doit y avoir une autre raison à cette parcimonie, dit Diomède, en relevant les sourcils ; avec toutes ses imaginations et toutes ses extravagances il n’est pas aussi riche, je suppose, qu’il affecte de l’être ; et peut-être aime-t-il mieux épargner ses amphores que son esprit.

 

– Raison de plus pour souper chez lui pendant que les sesterces durent encore. L’année prochaine nous trouverons un autre Glaucus.

 

– J’ai ouï dire qu’il était aussi fort ami des dés.

 

– Ami de tous les plaisirs ; et puisqu’il se plaît à donner des soupers, nous sommes tous de ses amis.

 

– Ah ! ah ! Claudius voilà qui est bien dit. Avez-vous jamais vu mes celliers par hasard ?

 

– Je ne le pense pas, mon bon Diomède.

 

– Alors vous souperez avec moi quelque soir. J’ai des muraenae[3] d’une certaine valeur dans mon réservoir et je prierai l’édile Pansa de se joindre à vous.

 

– Oh ! pas de cérémonie avec moi : Persicos odi apparatus ; je me contente de peu. Mais le jour décline ; je vais aux bains et vous ?

 

– Je vais chez le questeur pour affaire d’État ensuite au temple d’Isis. Vale.

 

– Fastueux impertinent mal élevé, murmura Claudius en voyant son compagnon s’éloigner et en se promenant à pas lents. Il croit, en parlant de ses fêtes et de ses celliers, nous empêcher de nous souvenir qu’il est le fils d’un affranchi ; et nous l’oublierons, en effet, lorsque nous lui ferons l’honneur de lui gagner son argent au jeu : ces riches plébéiens sont une moisson pour nous autres nobles dépensiers. »

 

En s’entretenant ainsi avec lui-même, Claudius arriva à la voie Domitienne, qui était encombrée de passants et de chars de toute espèce et qui déployait cette exubérance de vie et de mouvement qu’on rencontre encore de nos jours dans les rues de Naples.

 

Les clochettes des chars, à mesure qu’ils se croisaient avec rapidité, sonnaient joyeusement aux oreilles de Claudius, dont les sourires et les signes de tête manifestaient une intime connaissance avec les équipages les plus élégants et les plus singuliers : dans le fait aucun oisif n’était plus connu à Pompéi.

 

« C’est vous, Claudius ! Comment avez-vous dormi sur votre bonne fortune ? » cria d’une voix plaisante et bien timbrée un jeune homme qui roulait dans un char bizarrement et splendidement orné : on voyait sculptés en relief sur la surface de bronze, avec l’art toujours exquis de la Grèce, les jeux olympiques ; les deux chevaux qui traînaient le char étaient de race parthe et de la plus rare ; leur forme délicate semblait dédaigner la terre et aspirer à fendre l’air ; et cependant à la plus légère impulsion du guide, qui se tenait derrière le jeune maître de l’équipage, ils s’arrêtaient immobiles comme s’ils étaient subitement transformés en pierre sans vie mais ayant l’apparence de la vie semblables aux merveilles de Praxitèle qui paraissaient respirer. Leur maître lui-même possédait ces belles et gracieuses lignes dont la symétrie servait de modèle aux sculpteurs d’Athènes ; son origine grecque se révélait dans ses cheveux dorés et retombant en boucles, ainsi que dans la parfaite harmonie de ses traits. Il ne portait pas la toge qui du temps des empereurs avait cessé d’être le signe distinctif des Romains et que ceux, qui affichaient des prétentions à la mode, regardaient comme ridicule ; mais sa tunique resplendissait des plus riches couleurs de la pourpre de Tyr et les fibule, les agrafes, au moyen desquelles elle était soutenue, étincelaient d’émeraudes. Son cou était entouré d’une chaîne d’or qui descendait en se tordant sur la poitrine et présentait une tête de serpent ; de la bouche de ce serpent sortait un anneau en forme de cachet du travail le plus achevé ; les manches de sa tunique étaient larges et garnies aux poignets de franges d’or. Une ceinture brodée de dessins arabes et de même matière que les franges ceignait sa taille et lui servait en guise de poches à retenir son mouchoir, sa bourse, son style et ses tablettes.

 

« Mon cher Glaucus, dit Claudius, je me réjouis de voir que votre perte au jeu n’a rien changé à votre façon d’être. En vérité vous avez l’air d’être inspiré par Apollon ; votre figure est rayonnante de bonheur : on vous prendrait pour le gagnant et moi pour le perdant.

 

– Eh ! qu’y a-t-il donc dans le gain ou dans la perte de ces viles pièces de métal qui puisse altérer notre esprit, mon cher Claudius ? Par Vénus, tant que jeunes encore, nous pouvons orner nos cheveux de guirlandes, tant que la cithare réjouit nos oreilles avides de sons mélodieux tant que le sourire de Lydie ou de Chloé précipite dans nos veines notre sang prompt à s’y répandre, nous serons heureux de vivre sous ce brillant soleil et le mauvais temps lui-même deviendra le trésorier de nos joies. Vous savez que vous soupez avec moi cette nuit ?

 

– Qui a jamais oublié une invitation de Glaucus ?

 

– Mais où allez-vous maintenant ?

 

– Moi ? J’avais le projet de visiter les bains mais j’ai encore une heure devant moi.

 

– Alors, je vais renvoyer mon char et marcher avec vous. Là, là, mon Phylias, ajouta-t-il tandis que sa main caressait le cheval à côté duquel il descendait et qui, hennissant doucement et baissant les oreilles, reconnaissait joyeusement cette courtoisie ; mon Phylias c’est un jour de fête pour toi ! N’est-ce pas un beau cheval, ami Claudius ?

 

– Digne de Phébus, répliqua le noble parasite, ou digne de Glaucus. »

 

Chapitre 2

La bouquetière aveugle et la beauté à la mode. – La confession de l’Athénien. – Présentation au lecteur d’Arbacès d’Égypte

 

Les deux jeunes gens, en parlant légèrement de mille choses, se promenèrent dans les rues ; ils se trouvaient dans le quartier rempli des plus attrayantes boutiques, dont l’intérieur ouvert laissait voir le luxe et les harmonieuses couleurs de peintures à fresque incroyablement variées de forme et de dessin. Les fontaines brillantes, qui de toutes parts lançaient leurs gracieux jets dans l’air pour rafraîchir les ardeurs de l’été ; la foule des passants ou plutôt des promeneurs nonchalants vêtus de leurs robes pourprées ; les joyeux groupes rassemblés autour des boutiques qui les séduisaient le plus ; les esclaves passant çà et là avec des seaux de bronze d’une forme agréable et qu’ils portaient sur leurs têtes ; les filles de la campagne s’échelonnant à peu de distance les unes des autres près de leurs corbeilles de fruits vermeils ou de fleurs plus appréciées des anciens Italiens que de leurs descendants (on dirait que pour ceux-ci « latet anguis in herba » et que chaque violette ou chaque rose cache un parfum malfaisant)[4] ; les divers lieux de repos, qui remplissaient pour ce peuple paresseux l’office de nos cafés et de nos clubs ; les vases de vin et d’huile rangés sur des tablettes de marbre, les entrées garnies de bancs et de tentures de pourpre, qui offraient un abri contre le soleil et invitaient la fatigue ou l’oisiveté à se reposer ou à s’étendre à son aise : tout cela formait une scène pleine d’animation et de gaieté, qui donnait, à l’esprit athénien de Glaucus, raison de se féliciter d’une si heureuse vie.

 

« Ne me parlez plus de Rome, dit-il à Claudius, le plaisir est imposant et pesant dans ses sublimes murailles ; même dans l’enceinte de la cour, même dans la maison dorée de Néron, même au milieu des splendeurs nouvelles du palais de notre Titus, la magnificence a quelque chose de majestueusement ennuyeux, qui fatigue les yeux et l’esprit : en outre, cher Claudius, ne sommes-nous pas mécontents lorsque nous comparons l’énorme faste et la richesse des autres avec la médiocrité de notre fortune ? Ici, nous nous livrons facilement au plaisir et nous possédons l’éclat du luxe sans la lassitude, qui en accompagne la pompe.

 

– C’est pour ce motif, que vous avez choisi votre retraite d’été à Pompéi ?

 

– Oui certes, je préfère Pompéi à Baia. J’apprécie les charmes de Baia mais je n’aime pas les pédants, qui s’y réunissent et qui semblent peser leurs plaisirs au poids de la drachme.

 

– Cependant vous aimez aussi le savoir et quant à la poésie Homère et Eschyle, le poème et le drame trouvent chez vous un asile éloquent.

 

– Oui ; mais ces Romains, qui contrefont mes ancêtres d’Athènes, se montrent si lourds en toute chose ! Dans leurs chasses même, ils commandent à leurs esclaves d’emporter Platon ; et lorsque le sanglier leur a échappé, ils prennent leurs livres et leur papyrus afin de ne pas perdre leur temps comme ils ont perdu le sanglier. Lorsqu’un essaim de jeunes filles s’en vient tourbillonner autour d’eux avec toute la grâce des danses persanes, quelque stupide affranchi à la face de marbre leur lit un chapitre du traité de Cicéron De officiis. Ne ressemblent-ils pas à d’ignorants droguistes ? Le plaisir et l’étude ne sont pas des éléments faits pour être mêlés ensemble : on doit les employer séparément. Les Romains se privent des deux choses par cette affectation raffinée ; c’est prouver qu’ils n’ont de goût ni pour l’une ni pour l’autre. Eh ! mon cher Claudius, combien vos compatriotes se rendent peu compte de l’heureuse mobilité d’un Périclès ou des vrais enchantements d’une Aspasie ! Ce n’est que l’autre jour que j’ai rendu visite à Pline. Il était assis dans le cabinet de travail de sa maison d’été, écrivant pendant qu’un esclave infortuné jouait de la flûte. Son neveu (fatuité philosophique qui mériterait le fouet) lisait dans Thucydide la description de la peste ; il inclinait de temps en temps sa petite tête pleine de suffisance en signe d’assentiment à la musique, tandis que ses lèvres répétaient tout bas les répugnants détails de cette terrible peinture. Ce jeune sot ne voit rien d’incompatible entre une chansonnette d’amour et une description de la peste.

 

– C’est quelquefois la même chose, dit Claudius.

 

– Je lui en fis justement l’observation, pour excuser son impertinence ; mais le jeune homme visage renfrogné reçut mal la plaisanterie ; il me répondit que la musique ne plaisait qu’à nos oreilles et qu’un livre (rappelez-vous que c’était la description de la peste) élevait le cœur. « Ah ! dit le gros oncle avec un ronflement, mon neveu est presque un Athénien, il mêle toujours l’utile au dulce. » Ô Minerve ! comme je riais dans ma manche ! Pendant que j’étais là, on vint dire à notre petit sophiste, que son affranchi le plus cher était mort de la fièvre. « Inexorable mort ! s’écria-t-il ; qu’on me donne mon Horace ! Ce grand poète seul nous console merveilleusement de tels malheurs ! » Est-ce que ces hommes aiment, ô Claudius ? à peine ont-ils des sens ! Qu’il est rare qu’un Romain ait un cœur ! ce n’est qu’un mécanisme sans os et sans chairs. »

 

Quoique Claudius entendît avec un peu de contrariété ces remarques sur ses compatriotes, il feignit de sympathiser avec son ami, en partie à cause de sa nature de parasite et en partie parce qu’il était de mode parmi les jeunes Romains dissolus d’affecter un certain mépris pour leur origine, qui en réalité les rendait si arrogants ; il était de mode d’imiter les Grecs et pourtant de rire d’une malencontreuse imitation.

 

Tout en conversant, ils s’approchèrent d’une foule rassemblée autour d’un espace ouvert, carrefour formé par trois rues. À l’endroit où les portiques d’un temple élégant et léger jetaient une ombre propice, se tenait une jeune fille ; elle avait une corbeille de fleurs sur le bras droit et dans la main gauche un petit instrument de musique à trois cordes, aux sons duquel elle joignait les modulations d’un air étrange et à moitié barbare ; à chaque temps d’arrêt de la musique, elle agitait gracieusement sa corbeille ; elle invitait les assistants à acheter ses fleurs : et plus d’un sesterce tombait dans la corbeille, soit pour rendre hommage à la musique, soit par compassion pour la chanteuse car elle était aveugle.

 

« C’est ma pauvre Thessalienne, dit Glaucus, en s’arrêtant. Je ne l’ai pas vue depuis mon retour à Pompéi. Silence ! sa voix est douce : écoutons-la. »

 

CHANSON DE LA BOUQUETIèRE AVEUGLE

 

I

 

Achetez mes fleurs je vous prie !

La pauvre aveugle vient de loin,

Mes fleurs la famille chérie

Dont la terre prend si grand soin,

 

Mes fleurs belles comme leur mère…

Je les ai prises sur son sein,

Car elles y dormaient naguère,

S’y pressant comme un jeune essaim.

 

Son haleine qu’on y respire

Les enivrait d’aimables sons,

Sa douce haleine qui soupire

Ainsi que l’oiseau des chansons !…

 

Son pur baiser sur leur lèvre demeure,

Et sur leur joue on retrouve ses pleurs.

Elle pleure oui la tendre mère pleure,

Pour vous nourrir de sa rosée ô fleurs !

 

Ces larmes-là ne sont jamais amères…

En vous voyant embellir chaque jour,

Elle pleure comme les mères

Pleurent d’orgueil pleurent d’amour.

 

II

 

Il est un monde plein de joie,

Un monde où brillent mille appas ;

Mais toujours dans sa sombre voie

La pauvre enfant traîne ses pas.

 

Déjà comme un pâle fantôme

Je me crois chez l’infernal Dieu,

J’erre dans son triste royaume…

Mes fleurs me raniment un peu.

 

Je veux loin de l’ombre éternelle

Aller où tout rit où tout luit,

J’ouvre les yeux j’étends les bras j’appelle ;

Autour de moi tout est silence et nuit.

 

Achetez mes fleurs douces choses,

Entendez-les crier merci !

Elles ont leur langage aussi :

Nous sommes les lis et les roses,

Fleurs du plaisir non du souci.

 

Fille aveugle ta main nous cueille,

Pour nous mettre en ton noir séjour.

Ton souffle glacé nous effeuille :

Il nous faut la chaleur du jour.

 

Passants ne soyez pas rebelles ;

Délivrez-nous vous notre espoir :

Nous qui sommes fraîches et belles,

Nous voulons des yeux pour nous voir.

 

Achetez…

 

« Je veux prendre ce bouquet de violettes, douce Nydia, s’écria Glaucus, en fendant la foule et en jetant dans la corbeille une poignée de petites pièces. Ta voix est plus charmante que jamais. »

 

La jeune fille aveugle tressaillit aux accents de l’Athénien ; elle se rendit presque aussitôt maîtresse de ce premier mouvement ; mais une vive rougeur colora son cou ses joues et ses tempes.

 

« Vous êtes donc de retour ? dit-elle à voix basse. Et elle se répéta à elle-même : Glaucus est de retour !

 

– Oui mon enfant ; je ne suis revenu à Pompéi que depuis quelques jours. Mon jardin réclame tes soins comme d’habitude ; j’espère que tu le visiteras demain. Souviens-toi qu’aucune guirlande ne sera tressée chez moi, si ce n’est de la main de la jolie Nydia ! »

 

Nydia sourit joyeusement mais ne répondit pas ; et Glaucus mettant sur son sein les violettes qu’il avait choisies s’éloigna de la foule avec autant de gaieté que d’insouciance.

 

« Ainsi cette enfant est une de vos clientes ? dit Claudius.

 

– Oui. Ne chante-t-elle pas agréablement ? Elle m’intéresse, la pauvre esclave. D’ailleurs elle est du pays de la montagne de dieux ; l’Olympe a projeté son ombre sur son berceau, elle est Thessalienne.

 

– Le pays des magiciennes.

 

– C’est vrai. Mais selon moi toute femme est magicienne ; et par Vénus ! l’air à Pompéi semble lui-même un philtre d’amour tant chaque figure qui n’a pas de barbe a de charme pour mes yeux.

 

– Eh ! justement j’aperçois une des belles de Pompéi, la fille du vieux Diomède, la riche Julia, s’écria Claudius pendant qu’une jeune dame, la figure couverte d’un voile et accompagnée de deux suivantes, s’approchait d’eux en se dirigeant vers les bains. Belle Julia, nous te saluons, dit Claudius. »

 

Julia leva en partie son voile de façon à montrer avec coquetterie un beau profil romain, un grand œil noir plein d’éclat et une joue un peu brune, à laquelle l’art avait jeté une fine et douce couleur de rose.

 

« Glaucus est de retour ? Dit-elle, en arrêtant son regard avec intention sur l’Athénien ; puis elle ajouta à demi-voix : A-t-il oublié ses amis de l’année dernière ?

 

– Divine Julia ! le Léthé lui-même, bien qu’il disparaisse dans un endroit de la terre, se remontre sur un autre point. Jupiter ne nous permet l’oubli que pour un moment ; mais Vénus, plus exigeante, ne nous accorde même pas ce moment-là.

 

– Glaucus ne manque jamais de belles paroles.

 

– Peuvent-elles manquer devant un objet si beau ?

 

– Nous nous verrons tous les deux à la maison de campagne de mon père, continua Julia en se tournant vers Claudius.

 

– Nous marquerons le jour de notre visite d’une pierre blanche », répondit le joueur.

 

Julia abaissa son voile, mais lentement, en laissant se reposer son dernier regard sur l’Athénien avec une timidité affectée et une hardiesse réelle. Ce regard exprimait en même temps la tendresse et le reproche.

 

Les amis suivirent leur chemin.

 

« Julia est assurément belle, dit Glaucus.

 

– L’année dernière vous auriez fait cet aveu avec plus de vivacité.

 

– J’en conviens. J’ai été ébloui au premier coup d’œil et j’ai pris pour une pierre précieuse, une imitation parfaitement réussie.

 

– Bah ! répondit Claudius, toutes les femmes sont les mêmes au fond. Heureux celui qui épouse un beau visage et un large douaire ! que peut-il désirer de plus ? »

 

Glaucus soupira.

 

Ils se trouvaient maintenant dans une rue moins fréquentée que les autres, à l’extrémité de laquelle ils pouvaient voir cette vaste mer toujours souriante, qui sur ces côtes délicieuses semble avoir renoncé à son privilège d’inspirer de la terreur, tant ont de douceur les vents qui courent sur sa surface, tant sont brillantes et variées les nuances qu’elle emprunte aux nuages de rose, tant les parfums que les brises de la terre apportent à ses profondeurs ont quelque chose de pénétrant et de suave. Vous n’avez aucune peine à croire que Vénus Aphrodite soit sortie d’une mer pareille pour s’emparer de l’empire de la terre.

 

« Ce n’est pas encore l’heure du bain, dit le Grec, qui était un homme d’impulsion toute poétique ; éloignons-nous de la ville tumultueuse pour contempler à notre aise la mer alors que le soleil de midi se plaît à sourire encore aux flots.

 

Pompéi était la miniature de la civilisation de cette époque. Cette ville renfermait dans l’étroite enceinte de ses murs un échantillon de tout ce que le luxe peut inventer au profit de la richesse. Dans ses étroites mais élégantes boutiques, dans ses palais de petite dimension, dans ses bains, dans son forum, dans son théâtre, dans son cirque, dans l’énergie et la corruption dans le raffinement et les vices de sa population, on voyait un modèle de tout l’empire. C’était un jouet d’enfant, une lanterne magique, un microcosme où les dieux semblaient prendre plaisir à refléter la grande représentation de la terre et qu’ils s’amusèrent plus tard à soustraire au temps pour livrer à l’étonnement de la postérité, cette maxime et cette moralité qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil.

 

Dans une baie unie comme la glace, se pressaient les vaisseaux de commerce et les galères resplendissantes d’or, que les citoyens riches entretenaient pour leurs plaisirs ; les bateaux de pêcheurs glissaient rapidement de côté et d’autre et de loin on apercevait les hauts mâts de la flotte, dont Pline avait le commandement. Sur la grève, un Sicilien aux gestes animés, aux traits mobiles, racontait à un groupe de pêcheurs et de paysans, les récits étranges de marins naufragés et de dauphins sauveurs, comme on peut en entendre encore de nos jours sur le môle de Naples.

 

– Bien volontiers, répondit Claudius ; d’ailleurs la baie est la partie la plus animée de la côte. »

 

Le Grec, attirant son compagnon loin de la foule, dirigea ses pas vers un endroit solitaire du rivage et les deux amis assis sur un petit rocher, qui surmontait des cailloux polis par la mer, aspirèrent la brise voluptueuse et rafraîchissante, dont les pieds invisibles en se jouant sur les flots, leur communiquaient un harmonieux murmure. Il y avait dans cette scène un charme qui invitait au repos et à la rêverie. Claudius, protégeant ses yeux contre les ardeurs du jour, calculait les gains de la semaine ; et le Grec, appuyé sur sa main et sans se défendre du soleil, divinité tutélaire de sa patrie dont la pure lumière inspiratrice de la poésie de la joie et de l’amour s’infiltrait dans ses veines, regardait avec ravissement la vaste étendue des eaux en enviant peut-être chaque souffle qui prenait son vol vers les rivages de la Grèce.

 

« Dites-moi, Claudius, s’écria le Grec après un long silence, avez-vous jamais été amoureux ?

 

– Oui, très souvent.

 

– Celui qui a souvent aimé, répondit le Grec, n’a jamais aimé : il n’y a qu’un Éros quoiqu’il y ait beaucoup de contrefaçons de ce dieu.

 

– Les contrefaçons ont bien après tout leur mérite de petits dieux, répliqua Claudius.

 

– Je l’accorde, répondit le Grec, j’adore jusqu’à l’ombre de l’Amour ; mais lui je l’adore bien davantage.

 

– Êtes-vous donc sérieusement et véritablement amoureux ? Éprouvez-vous ce sentiment que les poètes décrivent, un sentiment qui vous fait négliger vos repas, fuir le théâtre et écrire des élégies ? Je ne l’aurais jamais soupçonné ! Vous savez bien dissimuler.

 

– Je ne suis pas si avancé que cela, reprit Glaucus en souriant ; je dis plutôt avec Tibulle :

 

Celui qui prend l’amour pour guide et pour appui,

Marche tranquille et sûr. Les dieux veillent sur lui.

 

En réalité, je ne suis pas amoureux, mais je le serais volontiers, si j’avais l’occasion de voir l’objet que je désire. Éros voudrait bien allumer sa torche ; mais les prêtres ne lui donnent pas d’huile.

 

– L’objet est aisé à deviner. N’est-ce pas la fille de Diomède ? Elle vous adore et n’affecte pas de le cacher. Par Hercule, je le dis de nouveau, elle est à la fois jeune et riche ; les jambages des portes de son époux seront attachés avec des cordons d’or.

 

– Non, je ne veux pas me vendre. La fille de Diomède est belle, je l’avoue ; et dans un temps, si elle n’avait pas été la petite-fille d’un affranchi, j’aurais pu… mais non, elle porte toute sa beauté sur son visage ; ses manières n’ont rien d’une vierge et son esprit n’est cultivé que dans la science du plaisir.

 

– Vous êtes un ingrat. Dites-moi alors, quelle est la vierge fortunée.

 

– Écoutez donc, Claudius. Il y a quelques mois je séjournais à Néapolis[5] , une ville selon mon cœur, car elle conserve encore les mœurs et l’empreinte de son origine grecque et elle mérite le nom de Parthénope par l’air délicieux qu’on y respire et par ses magnifiques rivages. Un jour, j’entrai dans le temple de Minerve pour offrir mes vœux à la déesse, moins pour moi-même que pour la cité à laquelle Pallas ne sourit plus. Le temple était vide et désert. Les souvenirs d’Athènes revenaient en foule et avec douceur à ma mémoire ; m’imaginant être seul encore dans le temple et absorbé par mon zèle religieux, je laissai échapper de mon cœur les sentiments qui le remplissaient, et des larmes s’échappèrent de mes yeux en même temps que des paroles de mes lèvres. Un profond soupir interrompit ma prière ; je me retournai aussitôt et je vis derrière moi une femme. Elle avait relevé son voile et elle priait aussi. Nos yeux se rencontrèrent et il me sembla qu’un regard céleste s’élançait de ces astres brillants et pénétrait jusqu’au fond de mon cœur. Jamais, mon cher Claudius, je n’avais vu une figure de forme plus exquise ; une certaine mélancolie adoucissait et ennoblissait en même temps l’expression de ses traits. Ce je ne sais quoi, qu’on ne peut décrire et qui vient de l’âme et que nos sculpteurs ont réservé pour idéaliser Psyché, donnait à sa beauté un noble et divin attrait ; des pleurs tombaient de ses yeux. Je devinai sur-le-champ qu’elle était comme moi d’origine athénienne et que les vœux que j’avais faits pour Athènes avaient trouvé un écho dans son cœur. Je lui parlai d’une voix émue : « N’êtes-vous pas aussi athénienne, lui dis-je, ô vierge charmante ? » Aux accents de ma voix elle rougit et ramena son voile sur son visage : « Les cendres de mes aïeux dit-elle reposent sur les bords de l’Ilyssus ; je suis née à Néapolis mais ma famille est d’Athènes et mon âme est tout athénienne. – Prions donc ensemble » repris-je. Et comme le prêtre survint en ce moment, nous mêlâmes nos prières aux siennes en restant ainsi l’un près de l’autre ; ensemble nous touchâmes les genoux de la déesse, ensemble nous déposâmes nos guirlandes d’olivier sur l’autel. J’éprouvai une étrange émotion de tendresse sacrée et de confraternité. Tous deux étrangers, nés sur une terre lointaine et déchue, nous étions seuls dans ce temple dédié à une divinité de notre pays : n’était-il pas naturel que mon cœur s’élançât vers ma compatriote car je pouvais l’appeler ainsi. Il me parut que je la connaissais depuis longtemps ; on eût dit que ces simples rites, comme par miracle, serraient entre nous les liens de la sympathie et du temps. Nous quittâmes le temple en silence et j’allais lui demander où elle demeurait et s’il me serait permis de la visiter, lorsqu’un jeune homme dont les traits avaient quelque ressemblance avec les siens et qui se tenait sur les degrés du temple vint la prendre par la main. Elle se retourna et m’adressa un adieu. La foule nous sépara. Je ne la revis plus. En revenant chez moi, je trouvai des lettres qui m’obligeaient à partir pour Athènes, où des parents m’intentaient un procès au sujet de mon héritage. Le procès gagné, je m’empressai de retourner à Néapolis ; je fis des recherches dans toute la ville sans pouvoir découvrir aucune trace de ma compatriote ; et dans l’espérance de perdre, au milieu d’une vie joyeuse, le souvenir de cette brillante apparition, je me plongeai avidement dans les voluptés de Pompéi. Telle est mon histoire. Je n’aime pas ; mais je me souviens et je regrette. »

 

Claudius se disposait à répondre, lorsque des pas lents et graves se firent entendre et au bruit des cailloux remués par la grève chacun des interlocuteurs se retourna et reconnut le nouvel arrivant.

 

C’était un homme, qui avait à peine atteint sa quarantième année, de haute taille, peu chargé d’embonpoint mais dont les membres étaient nerveux et saillants. Son teint sombre et basané révélait son origine orientale et ses traits possédaient quelque chose de grec dans leurs contours (surtout le menton, les lèvres, le front) à l’exception du nez un peu prononcé et aquilin ; les os de son visage durs et fortement accusés, le privaient de ces gracieuses et harmonieuses lignes, qui sur les physionomies grecques, conservent les apparences de la jeunesse jusque dans l’âge mûr ; ses yeux larges et noirs comme la plus sombre nuit brillaient d’un éclat qui n’avait rien de changeant ni d’incertain. Un calme profond, rêveur et à moitié mélancolique semblait s’être fixé dans leur regard imposant et majestueux. Sa démarche et son maintien avaient surtout de la gravité et de la mesure ; et quelque chose d’étranger dans la mode et dans les couleurs foncées de ses longs vêtements ajoutait à ce qu’il y avait de frappant dans son air plein de tranquillité et dans sa vigoureuse organisation. Chacun des jeunes gens, en saluant le nouveau venu, fit machinalement et en se cachant de lui avec soin, un léger geste ou signe avec les doigts ; car Arbacès l’Égyptien était censé avoir le don fatal du mauvais œil.

 

« Il faut que le point de vue soit magnifique, dit Arbacès avec un froid mais courtois sourire, pour attirer le gai Claudius et Glaucus si admiré, loin des rues populaires de la cité.

 

– La nature manque-t-elle donc de puissants attraits ? demanda le Grec.

 

– Pour les gens dissipés, oui.

 

– Austère réponse mais peu sage. Le plaisir aime les contrastes. C’est en sortant de la dissipation que la solitude nous plaît et de la solitude il est doux de s’élancer vers la dissipation.

 

– Ainsi pensent les jeunes philosophes de l’Académie, répliqua l’Égyptien, ils confondent la lassitude avec la méditation et s’imaginent, parce qu’ils sont fatigués des autres, connaître le charme des heures solitaires. Mais ce n’est pas dans ces cœurs blasés que la nature peut éveiller l’enthousiasme qui seul dévoile les mystères de son inexprimable beauté ! Elle vous demande non l’épuisement de la passion mais cette ferveur unique pour laquelle vous ne cherchez en l’adorant qu’un temps de repos. Ô jeune Athénien ! lorsque la lune se révélait dans une vision lumineuse à Endymion, ce n’était pas après un jour passé dans les fiévreuses agitations des demeures humaines mais sur les hautes montagnes et dans les vallons solitaires consacrés à la chasse.

 

– Belle comparaison ! s’écria Glaucus, mais application injuste. Épuisement, ce mot est fait pour la vieillesse, non pour la jeunesse. Quant à moi je n’ai jamais connu un moment de satiété. »

 

L’Égyptien sourit encore mais son sourire fut sec et glacé et Claudius lui-même, qui ne se laissait pas entraîner par son imagination, ressentit une impression désagréable. L’Égyptien ne répondit pas néanmoins à l’exclamation passionnée de Glaucus ; mais après un moment de silence, il dit d’une voix douce et mélancolique :

 

« Après tout, vous faites bien de profiter du temps pendant qu’il vous sourit ; la rose se flétrit vite, le parfum s’évapore bientôt ; et d’ailleurs, ô Glaucus ! à nous étrangers dans cette contrée et loin des cendres de nos pères, que nous reste-t-il si ce n’est le plaisir ou le regret ? L’un le plaisir pour vous ; l’autre le regret pour moi ! »

 

Les yeux brillants du Grec se remplirent soudain de larmes.

 

« Ah ! ne parlez pas ainsi, Arbacès, s’écria-t-il, ne parlez pas de vos ancêtres ; oublions qu’il y a eu d’autres villes libres que Rome. Et la gloire !… Oh ! nous voudrions vraiment évoquer son fantôme des champs de Marathon et des Thermopyles.

 

– Ton cœur n’est pas d’accord avec tes paroles, dit l’Égyptien ; et dans la gaieté de la nuit que tu vas passer, tu te souviendras plus de Leaena[6] que de Laïs. Vale ! »

 

Il dit et, s’enveloppant dans sa robe, s’éloigna lentement.

 

« Je respire plus à mon aise, reprit Claudius. À l’imitation des Égyptiens, nous introduisons quelquefois un squelette dans nos festins. En vérité, la présence d’un tel personnage, semblable à celle d’un spectre, suffirait pour faire aigrir la plus belle grappe du raisin de Falerne.

 

– Homme étrange ! murmura Glaucus d’un air pensif ; quoiqu’il semble mort au plaisir et froid pour tous les objets de ce monde, si ce n’est pas un bruit calomnieux, sa maison et son cœur démentent ses discours.

 

– Ah ! Oui, l’on dit que sa sombre maison est vouée à d’autres orgies que celles d’Osiris. Il est riche aussi, assure-t-on. Ne pourrions-nous l’entraîner dans nos fêtes et lui faire connaître les charmes du dé, le plaisir des plaisirs ? Fièvre d’espérance et de crainte, passion qui ne lasse jamais et dont on ne peut exprimer les délices ! que tu es beau et terrible, ô Jeu !

 

– Il est inspiré vraiment inspiré, s’écria Glaucus en riant. L’oracle fait de Claudius un poète. Il n’y a plus de miracle possible après celui-là ! »

 

Chapitre 3

La parenté de Glaucus. – Description des maisons de Pompéi. – Une fête classique

 

Le ciel avait prodigué à Glaucus tous ses biens, un seul excepté : il lui avait donné la beauté, la santé, la richesse, le talent, une illustre origine, un cœur de feu, une âme poétique ; mais il lui avait refusé l’héritage de la liberté. Il était né à Athènes, sujet de Rome. De bonne heure, maître d’une fortune considérable, Glaucus avait cédé au goût des voyages si naturel à la jeunesse et s’était enivré à la coupe des plaisirs, au milieu du luxe et des pompes de la cour impériale.

 

C’était un Alcibiade sans ambition. Il était devenu ce que devient aisément un homme doué d’imagination, ayant de la fortune et des talents, lorsqu’il est privé de l’inspiration de la gloire. Sa maison était à Rome, le rendez-vous des voluptueux mais aussi de tous les amis des arts ; et les sculpteurs de la Grèce prenaient plaisir à montrer leur science en décorant les portiques et l’exedra d’un Athénien. Sa demeure à Pompéi… Hélas ! les couleurs en sont fanées maintenant, les murailles ont perdu leurs peintures ; sa beauté, la grâce et le fini de ses ornements, tout cela n’est plus. Cependant, lorsqu’elle reparut au jour, quels éloges et quelle admiration excitèrent ses décorations délicates et brillantes, ses tableaux, ses mosaïques ! Passionné pour la poésie et pour le drame, qui rappelaient à Glaucus le génie et l’héroïsme de sa race, il avait fait orner sa maison des principales scènes d’Eschyle et d’Homère. Les antiquaires, qui transforment le goût en métier, ont fait un auteur du Mécène ; et quoique leur erreur ait été reconnue depuis, leur langage a continué de donner, comme on l’a fait tout d’abord, à la maison exhumée de l’Athénien Glaucus le nom de la Maison du poète tragique.

 

Avant de la décrire, il convient de donner aux lecteurs, une idée générale des maisons de Pompéi, qu’il trouvera très ressemblantes en général aux plans de Vitruve, mais avec ces différences de caprices et de goût dans le détail qui bien que naturelles à l’homme ont de tout temps embarrassé les antiquaires. Nous tâcherons de faire cette description aussi clairement que possible et sans pédanterie.

 

Vous entrez habituellement, par un petit passage appelé vestibulum, dans une salle ornée ou non de colonnes, la plupart du temps n’en ayant pas. Aux trois côtés de cette salle, se trouvent des portes communiquant avec plusieurs chambres à coucher et parmi ces chambres, celle du portier. Les meilleures sont ordinairement destinées aux hôtes. À l’extrémité de la salle, et des deux côtés à droite et à gauche, si la maison est vaste, on voit deux petites retraites, plutôt que des chambres, consacrées aux dames de la maison ; et au milieu du pavé marqueté de la salle, il y a invariablement pour recevoir l’eau de la pluie, un petit réservoir à quatre angles (classiquement appelé impluvium) ; la pluie y tombait par une ouverture pratiquée dans le toit. Un auvent ferme cette ouverture à volonté. Près de l’impluvium, qui chez les anciens était en quelque sorte chose sacrée, on plaçait d’habitude (mais à Pompéi plus rarement qu’à Rome) les images des dieux protecteurs de la maison ; le foyer hospitalier si souvent mentionné dans les poètes romains et dédié aux lares, se composait presque toujours à Pompéi d’un brasier mobile. Dans quelque coin, celui qui sollicitait le moins d’attention, on déposait un grand coffre de bois orné ou fortifié par des cercles de bronze ou de fer et consolidé au moyen de clous, sur un piédestal de pierre avec assez de force pour défier les tentatives qu’aurait pu faire un voleur essayant de le détacher de sa position. On suppose que ce coffre était le coffre-fort du maître de la demeure, celui où il mettait son argent. Cependant, comme on n’a trouvé aucune pièce de monnaie dans les coffres de Pompéi, il est probable que c’était plutôt un meuble d’ornement que de service.

 

Dans cette salle (ou atrium pour parler classiquement) étaient reçus les clients et les visiteurs du rang inférieur. Les maisons les plus distinguées possédaient toutes un atriensis, c’est-à-dire un esclave consacré au service de cette salle et dont le rang était important et élevé parmi ses camarades. Le réservoir du centre a dû être un ornement dangereux ; mais le milieu de la salle ressemblait à la pelouse d’un collège, interdite aux passants qui trouvaient un espace suffisant à l’entour. Immédiatement en face de l’entrée et à l’autre extrémité de la salle, était situé l’appartement nommé tablinum avec un pavé ordinairement formé de riches mosaïques et dont les murs resplendissaient d’élégantes peintures. Là se conservaient les souvenirs de la famille ou ceux des charges publiques que le possesseur de la maison avait remplies. Sur un des deux côtés de ce salon, si on peut lui donner ce nom, la salle à manger (triclinium) ; de l’autre côté parfois, ce que nous appellerions maintenant un cabinet de curiosités, contenant des pierres précieuses et toutes sortes d’objets rares et coûteux ; puis toujours, un petit corridor pour les esclaves, afin qu’ils pussent se rendre dans toutes les parties de la maison sans passer par les appartements, dont nous avons fait mention. Ces chambres donnaient toutes sur une colonnade carrée et oblongue, qu’en termes techniques on nommait péristyle. Si la maison était petite, elle avait pour limite cette colonnade et dans ce cas, le centre, quoique fort resserré, en était disposé ordinairement en jardin et orné de vases de fleurs placés sur des piédestaux ; tandis qu’au-dessous de la colonnade, à droite et à gauche, se faisaient remarquer de nouvelles chambres à coucher[7], un second triclinium ou une nouvelle salle à manger (car les anciens consacraient habituellement deux salles à ces usages : l’une pour l’été et l’autre pour l’hiver ou peut-être l’une pour les jours ordinaires et l’autre pour les jours solennels) et si le maître de la maison aimait les lettres, on trouvait ensuite un cabinet gratifié du nom de bibliothèque, une très petite chambre suffisant à contenir le peu de rouleaux de papyrus qu’ils considéraient comme une collection nombreuse de livres.

 

Au bout du péristyle généralement la cuisine. Si la maison était vaste, elle ne se terminait pas avec le péristyle et alors le centre n’en était pas un jardin, mais on manquait rarement d’y voir une fontaine, un bassin pour le poisson et à l’extrémité exactement opposée au tablinum, se trouvait la seconde salle à manger ou les autres chambres à coucher et peut-être un salon de peinture ou une pinacotheca[8]. Ces appartements communiquaient de nouveau avec un espace carré et oblong orné communément de tous côtés d’une colonnade comme le péristyle et lui ressemblant à peu près en tout, si ce n’est qu’il était plus large. C’était le véritable viridarium ou jardin, avec une fontaine, des statues et une profusion de fleurs éclatantes ; tout au fond, l’habitation du jardinier et des deux côtés sous la colonnade, d’autres chambres à coucher si le nombre de la famille exigeait ces appartements additionnels.

 

À Pompéi, le second et le troisième étage n’avaient qu’une médiocre importance : aussi n’étaient-ils construits qu’au-dessus d’une partie assez restreinte de la maison et ne contenaient-ils que des chambres pour les esclaves ; différant sous ce rapport des plus magnifiques édifices de Rome, où l’on établissait fréquemment la principale salle à manger cœnaculum au second étage. Les appartements étaient ordinairement de moyenne grandeur ; car dans ce délicieux climat, on recevait un grand nombre de visiteurs dans le péristyle ou portique, dans la salle ou dans le jardin ; les salles de banquet elles-mêmes quoique ornées avec soin et situées avec goût n’étaient pas très vastes ; les anciens, amoureux de l’esprit et d’une société choisie, haïssaient la foule et donnaient rarement un festin à plus de neuf personnes à la fois, de sorte que de larges salles à manger ne leur étaient pas aussi nécessaires qu’à nous[9] ; mais la suite des pièces que l’on voyait en entrant devait être d’un effet imposant. Vous aperceviez d’un coup d’œil, la salle richement pavée et peinte, le tablinum, le gracieux péristyle et, si la maison s’étendait plus loin, la salle des banquets et le jardin, qui terminait la perspective par une fontaine jaillissante ou une statue de marbre.

 

Le lecteur pourra maintenant se rendre un compte assez exact des maisons de Pompéi, qui ressemblaient en beaucoup de points à celles des Grecs, en se mélangeant de l’architecture domestique à la mode chez les Romains. Dans chaque maison, il y a bien quelque différence de détail, mais la distribution générale est la même. Dans toutes, vous trouvez les salles le tablinum, le péristyle, communiquant les uns avec les autres ; dans toutes, des murs avec de splendides peintures ; dans toutes enfin, l’indice d’un peuple épris des élégances raffinées de la vie. La pureté du goût des Pompéiens dans la décoration peut être contestée. Ils adoraient les couleurs voyantes et les dessins bizarres. Ils peignaient souvent le bas de leurs colonnes d’un rouge vif sans teindre le reste ; ou quand le jardin était petit ils cherchaient à l’étendre pour la vue, en trompant l’œil par la représentation d’arbres d’oiseaux de temples sur les murs etc. en perspective ; grossiers artifices que Pline lui-même adopta et encouragea avec une vanité ingénue.

 

La maison de Glaucus était une des plus petites mais une des mieux ornées et des plus élégantes parmi les maisons particulières de Pompéi. Ce serait un modèle de nos jours pour la maison « d’un célibataire à Mayfair » et l’envie et le désespoir des garçons collectionneurs de vieux meubles et de marqueterie.

 

On y entrait par un long vestibule, dont le pavé en mosaïque porte encore empreinte l’image d’un chien avec cette inscription : « Cave canem » ou : « Prends garde au chien. » De chaque côté, on trouve une chambre de proportions raisonnables : car la partie intérieure de la maison n’étant pas assez large pour contenir les deux grandes divisions des appartements publics et privés ces deux chambres étaient disposées à part pour la réception des visiteurs, auxquels le rang ou l’intimité ne permettait pas l’entrée des penetralia de la maison.

 

En avançant un peu dans le vestibule, on rencontre l’atrium, lequel lors de sa découverte, se montra riche de peintures qui sous le rapport de l’expression n’auraient pas fait déshonneur à Raphaël. Elles sont maintenant au Musée napolitain où elles font l’admiration des connaisseurs. Elles retracent la séparation d’Achille et de Briséis. Qui pourrait s’empêcher de reconnaître la force, la vigueur, la beauté employées dans le dessin des formes et de la figure d’Achille et de son immortelle esclave ?

 

Sur un des côtés de l’atrium, un petit escalier conduisait aux appartements des esclaves à l’étage supérieur. Il s’y trouvait aussi deux ou trois chambres à coucher, dont les murs représentaient l’enlèvement d’Europe, la bataille des Amazones, etc.

 

On rencontrait ensuite le tablinum, au travers duquel, à partir des deux extrémités, étaient suspendues de riches draperies de pourpre de Tyr à demi relevées[10] ; les peintures des murs offraient un poète lisant des vers à ses amis et le pavé renfermait une petite et exquise mosaïque représentant un directeur de théâtre, qui donnait des instructions à ses comédiens.

 

Au sortir de ce salon était l’entrée du péristyle ; et ici, comme je l’ai dit d’abord en parlant des plus petites maisons de Pompéi, la maison finissait. À chacune des sept colonnes qui décoraient la cour s’enlaçaient des festons de guirlandes ; le centre qui suppléait au jardin était garni des fleurs les plus rares placées dans des vases de marbre blanc supportés par des piédestaux.

 

À gauche de ce simple jardin s’élevait un tout petit temple pareil à ces humbles chapelles qu’on rencontre au bord des routes dans les contrées catholiques : il était dédié aux dieux pénates ; devant ce temple se dressait un trépied de bronze ; à gauche de la colonnade deux petits cubicula ou chambres à coucher ; à droite le triclinium où les convives et amis se trouvaient en ce moment rassemblés.

 

Cette chambre est ordinairement appelée par les antiquaires de Naples « la chambre de Léda » et le lecteur trouvera, dans le magnifique ouvrage de sir William Gell, une gravure de la délicate et gracieuse peinture de Léda présentant son nouveau-né à son époux, tableau d’où la chambre a tiré son nom. Ce délicieux appartement donnait sur le jardin embaumé. Autour d’une table en bois de citronnier[11] polie avec soin et artistement décorée d’arabesques d’argent, étaient placés les trois lits plus communs à Pompéi que le siège demi-circulaire devenu de mode à Rome depuis quelque temps ; sur les lits de bronze incrustés des plus riches métaux s’étendaient d’épais coussins couverts de broderies d’un grand travail et qui cédaient voluptueusement à la pression.

 

« J’avouerai, dit l’édile Pansa, que votre maison quoiqu’elle ne soit pas beaucoup plus large qu’un étui d’agrafe est un joyau véritable. Que cette séparation d’Achille et de Briséis est admirablement peinte !… quel style… quelle expression dans les têtes ! quel… ah !…

 

– L’éloge de Pansa a du prix sur un pareil sujet, dit Claudius gravement. Ses murs aussi sont couverts de peintures et l’on dirait que Zeuxis les a faites de sa main.

 

– Vous me flattez, cher Claudius, oui, vous me flattez, reprit l’édile, dont la maison était connue justement à Pompéi par ses méchantes peintures ; car il était patriote et il n’employait que des Pompéiens. Vous me flattez mais il y a quelque chose de joli, oui certes, dans les couleurs pour ne rien dire du dessin… et puis la cuisine, mes amis… là, tout est invention de ma part.

 

– Quel en est le dessin ? demanda Glaucus ; je n’ai pas encore vu votre cuisine quoique j’aie pu apprécier l’excellence de la chère qu’on y prépare.

 

– Le dessin, mon cher Athénien, représente un cuisinier déposant les trophées de son art sur l’autel de Vesta, plus une superbe murène peinte d’après nature, qu’on voit cuire dans l’éloignement ; cela témoigne de quelque génie. »

 

En cet instant, parurent les esclaves, apportant sur un plateau tout ce qui devait servir de préparation au festin. Parmi de délicieuses figues, de fines herbes couvertes de neige, des anchois et des œufs, étaient rangées de petites coupes remplies d’un vin mélangé de miel. À mesure qu’on plaçait ces choses sur la table, de jeunes esclaves présentaient à chacun des cinq convives (car ils n’étaient pas davantage) des bassins d’argent pleins d’une eau parfumée et des serviettes brodées de franges de pourpre. Mais l’édile déploya avec ostentation une serviette qu’il avait apportée de chez lui ; ce n’était pas que le linge en fût plus fin mais la frange était deux fois plus haute que celle des autres ; il s’essuya les doigts en provoquant l’attention comme un homme qui s’attend à être admiré.

 

« Vous avez là une splendide mappa, dit Claudius ; d’honneur la frange en est aussi large qu’une ceinture.

 

– Une bagatelle, mon cher Claudius, une bagatelle ; on m’a assuré que cette raie est la dernière élégance de Rome, mais Glaucus s’entend mieux que moi à tout cela.

 

– Que Bacchus nous soit propice ! dit Glaucus, en s’inclinant avec respect devant une magnifique image du dieu placé au centre de la table au coin de laquelle on avait placé les dieux lares et des salières. Les hôtes répétèrent la prière et répandant ensuite du vin sur la table, ils firent les libations accoutumées.

 

Après cela, les convives se penchèrent sur leurs lits et le repas commença.

 

« Que cette coupe soit la dernière que je porte à mes lèvres, s’écria le jeune Salluste, pendant que la table débarrassée de ses premiers stimulants était garnie de mets plus substantiels et que les esclaves remplissaient jusqu’au bord le cyathus, qu’il tenait à la main, que cette coupe soit la dernière, si ce n’est pas le meilleur vin que j’ai bu à Pompéi !

 

– Qu’on apporte l’amphore, dit Glaucus, et qu’on lise la date et la provenance de ce vin. »

 

Un esclave s’empressa d’informer la société que, d’après l’étiquette attachée au bouchon, le vin était originaire de Chio et qu’il comptait cinquante années d’âge.

 

« Comme la neige l’a rafraîchi délicieusement ! dit Pansa ; il a juste le degré qu’il lui faut.

 

– Cette neige, reprit Salluste, est pour le vin comme pour l’homme l’expérience, qui en modérant la fougue de ses plaisirs, les rend deux fois plus agréables.

 

– Elle produit l’effet d’un « non » dans la bouche d’une femme, ajouta Glaucus ; froideur d’un moment, qui ne fait que nous enflammer davantage.

 

– Quand aurons-nous le prochain combat des bêtes féroces ? demanda Claudius à Pansa.

 

– Vers le huit des ides d’août, répondit Pansa, le lendemain des fêtes de Vulcain. Nous réservons un jeune lion, charmante bête, pour cette occasion.

 

– Qui lui donnera-t-on à dévorer ? continua Claudius ; hélas ! il y a une bien grande disette de criminels. Il vous faudra positivement condamner un innocent au lion, mon pauvre Pansa.

 

– J’y pense, en effet, depuis quelque temps, répondit sérieusement l’édile. C’est une infâme loi, que celle qui nous défend de livrer nos propres esclaves aux bêtes. N’avons-nous pas le droit de faire ce que nous voulons de nos biens ? c’est ce que j’appelle une véritable atteinte à la propriété.

 

– Il n’en était pas ainsi dans le bon vieux temps de la république, ajouta Salluste en soupirant.

 

– Et même cette prétendue générosité envers les esclaves est une privation pour le pauvre peuple. Comme il aime à voir une belle rencontre entre un homme et un lion ! Cet innocent plaisir (si les dieux ne nous envoient bientôt quelque bon criminel) sera perdu pour le peuple grâce à cette fatale loi.

 

– Quelle mauvaise politique, dit Claudius d’une façon sentencieuse, que de contrecarrer les amusements virils du peuple !

 

– Remercions Jupiter et le destin, s’écria Salluste, de ne plus avoir Néron.

 

– C’était un tyran, en effet ; il a tenu notre théâtre fermé pendant dix ans.

 

– Je m’étonne qu’il n’y ait pas eu de révolte, dit Salluste.

 

– Il s’en est fallu de peu », répliqua Pansa, la bouche pleine d’un morceau de sanglier.

 

La conversation fut interrompue en ce moment par un concert de flûtes et deux esclaves entrèrent en portant un plat.

 

« Quels mets délicats nous gardez-vous là, mon cher Glaucus ? », s’écria le jeune Salluste avec des yeux de convoitise.

 

Salluste n’avait que vingt-quatre ans et il ne connaissait rien de plus agréable dans la vie que de manger… peut-être avait-il déjà épuisé tous les autres plaisirs… Cependant il avait du talent et un excellent cœur autant que faire se pouvait.

 

« Je reconnais sa figure, par Pollux, s’écria Pansa ; c’est un chevreau ambracien. Ho ! ajouta-t-il en faisant claquer ses doigts pour appeler les esclaves, nous devons une libation au nouveau venu.

 

– J’avais espéré dit Glaucus avec mélancolie, vous offrir des huîtres de Bretagne ; mais les vents, qui furent si cruels pour César, n’ont pas permis l’arrivée de mes huîtres.

 

– Sont-elles donc si délicieuses ? demanda Lépidus en relâchant sa tunique, dont la ceinture était déjà dénouée pour se mettre plus à son aise.

 

– Je crois que c’est la distance, qui leur donne du prix ; elles n’ont pas le goût exquis des huîtres de Brindes. Mais à Rome, pas de souper complet sans ces huîtres.

 

– Ces pauvres Bretons, il y a du bon chez eux, dit Salluste, il y a des huîtres.

 

– Ils devraient bien produire un gladiateur, dit l’édile, dont l’esprit s’occupait des besoins de son amphithéâtre.

 

– Par Pallas, s’écria Glaucus, pendant que son esclave favori posait sur son front une nouvelle couronne de fraîches fleurs ; j’aime assez ces spectacles sauvages lorsque bêtes contre bêtes combattent : mais quand un homme de chair et d’os comme nous est poussé dans l’arène, pour être en quelque sorte dépecé membre par membre, l’intérêt se change en horreur. Le cœur me manque ; je suffoque ; j’ai envie de me précipiter à son secours. Les cris de la populace me semblent aussi épouvantables que les voix des furies qui poursuivent Oreste. Je me réjouis à l’idée que nos prochains jeux nous épargneront peut-être ce sanglant spectacle. »

 

L’édile haussa les épaules ; le jeune Salluste, connu à Pompéi pour son excellent naturel, tressaillit de surprise ; le gracieux Lépidus, qui parlait rarement de peur de contracter ses traits, s’écria : Par Hercule ! le parasite Claudius murmura : Par Pollux ! et le sixième convive, qui n’était qu’une ombre de Claudius[12] et qui se faisait un devoir de répéter les paroles de son ami plus opulent que lui lorsqu’il ne pouvait pas le louer, véritable parasite du parasite, murmura aussi : Par Pollux !

 

« Vous autres Italiens, vous vous plaisez à ces spectacles ; nous autres Grecs, nous avons plus de compassion. Ombre de Pindare ! Ah ! n’est-ce pas un ravissement que les jeux de la Grèce, l’émulation de l’homme contre l’homme, la lutte généreuse, le triomphe qui ne coûte que des regrets pour le vaincu, l’orgueil de combattre un noble adversaire et de contempler sa défaite. Mais vous ne me comprenez pas.

 

– Excellent chevreau », dit Salluste.

 

L’esclave chargé de découper s’était occupé de son emploi, qui le rendait tout glorieux, au son de la musique en marquant la mesure avec son couteau, si bien que l’air commencé par des notes légères s’élevant de plus en plus, avait fini dans un magnifique diapason.

 

« Votre cuisinier est sans doute de Sicile ? dit Pansa.

 

– Oui, de Syracuse.

 

– Je veux vous le jouer, dit Claudius ; faisons une partie entre les services.

 

– Je préférerais certainement ce combat à celui du Cirque dit Glaucus ; mais je ne veux pas me défaire de mon cuisinier. Vous n’avez rien d’aussi précieux à m’offrir en enjeu.

 

– Ma Phyllide, ma belle danseuse.

 

– Je n’achète jamais les femmes », dit le Grec, en arrangeant sa guirlande avec nonchalance.

 

Les musiciens, qui se tenaient en dehors dans le portique, avaient commencé leur musique avec l’entrée du chevreau ; leur mélodie devint plus douce et plus gaie quoique d’un caractère peut-être plus idéal. Ils chantèrent l’ode d’Horace, qui commence par les mots Persicos odi, impossible à traduire et qu’ils jugeaient parfaitement applicable à une fête, que nos mœurs peuvent trouver efféminée, mais qui en réalité était assez simple au milieu du luxe effréné de l’époque. Nous n’avons sous les yeux qu’un festin privé et non un repas royal ; le joyeux souper d’un homme riche et non celui d’un empereur ou d’un sénateur.

 

« Ah ! bon vieil Horace ! dit Salluste d’un ton de compassion ; il chantait assez bien les festins et les jeunes filles mais non pas aussi bien que nos poètes modernes.

 

– L’immortel Fulvius, par exemple, dit Claudius.

 

– Oui Fulvius l’immortel répéta le convive, que nous avons appelé l’ombre de Claudius.

 

– Et Spuraena ; et Caius Mutius qui a écrit trois poèmes épiques dans une année. Horace et Virgile en auraient-ils fait autant ? dit Lépidus. Ces vieux poètes avaient le grand tort de copier la sculpture et non la peinture. Simplicité et repos c’était là toute leur notion de l’art ; nos modernes ont du feu, de la passion, de l’énergie ; nous ne sommeillons jamais. Nous reproduisons les couleurs de la peinture, sa vie et son mouvement. Immortel Fulvius !

 

– À propos, dit Salluste, n’auriez-vous pas eu connaissance de la nouvelle ode de Spuraena en l’honneur de notre Isis égyptienne ? C’est magnifique… Quel véritable enthousiasme religieux !

 

– Isis me semble une divinité favorite de Pompéi, dit Glaucus.

 

– Oui, répondit Pansa, elle est fort en vogue dans ce moment. Sa statue a rendu les oracles les plus extraordinaires. Je ne suis pas superstitieux mais je dois avouer qu’elle m’a souvent assisté de ses bons conseils dans ma magistrature. Joignez à cela que ses prêtres ont beaucoup de piété ; ni trop gais, ni trop fiers comme les prêtres de Jupiter et de la Fortune, ils marchent nu-pieds, ne se nourrissent point de viande et passent la plus grande partie de la nuit en dévotions solitaires.

 

– Bon exemple pour nos autres prêtres, en effet… Le temple de Jupiter réclame de grandes réformes, dit Lépidus, qui demandait à réformer tout le monde, excepté lui.

 

– On dit qu’Arbacès l’Égyptien a révélé d’importants mystères aux prêtres d’Isis, observa Salluste, il se vante de descendre de la race de Ramsès et proclame que sa famille est en possession de secrets qui remontent à la plus haute antiquité.

 

– Il a certainement le don du mauvais œil, dit Claudius. Quand il m’arrive de rencontrer cette face de Méduse avant d’avoir fait le signe préservateur, je suis sûr de perdre un cheval favori ou de faire tourner le chien neuf fois de suite[13].

 

– Ce serait là vraiment un miracle, dit Salluste avec gravité.

 

– Qu’entendez-vous par là ? reprit le joueur, dont la figure se colora vivement.

 

– J’entends que vous ne me laisseriez pas grand-chose si je jouais souvent avec vous. »

 

Claudius ne lui répondit que par un sourire de dédain.

 

« Si Arbacès n’était pas si riche poursuivit Pansa d’un air important je ferais agir un peu mon autorité et je dirigerais des informations à l’effet de savoir s’il y a quelque réalité dans le bruit qui le fait passer pour astrologue et magicien. Agrippa pendant son édilité à Rome a banni tous les citoyens dangereux ; mais un homme riche !… C’est le devoir d’un édile de protéger les riches.

 

– Que pensez-vous de cette nouvelle secte, qui à ce que l’on m’a dit, a recruté quelques prosélytes à Pompéi, celle des adorateurs du Dieu hébreu Christ ?

 

– Purs visionnaires spéculatifs, dit Claudius ; pas un seul patricien parmi eux ! leurs prosélytes sont pauvres, insignifiants, ignorants !

 

– Qu’on ne devrait pas moins crucifier pour leurs blasphèmes s’écria Pansa avec véhémence ; ils osent renier Vénus et Jupiter. Qu’ils me tombent sous la main ! je ne dis que cela. »

 

Le second service avait pris fin ; les convives s’étaient rejetés en arrière sur les lits ; il y eut une pause pendant laquelle ils prêtèrent l’oreille aux douces voix du Midi et à la musique du roseau arcadien.

 

Glaucus était le plus enivré et le moins disposé à rompre le silence ; mais Claudius commença à penser qu’on perdait beaucoup de temps.

 

« Bene vobis (à votre santé), cher Glaucus, dit-il en vidant une coupe pour chaque lettre du nom de son ami avec toute l’aisance d’un buveur émérite. Ne voulez-vous pas prendre votre revanche d’hier ? Voyez, les dés nous invitent à jouer.

 

– Comme vous voudrez, dit Glaucus.

 

– Les dés en été et devant un édile ! reprit Pansa d’un air magistral. C’est contraire à la loi[14].

 

– Pas en votre présence, grave Pansa, répliqua Claudius en remuant les dés dans un long cornet ; votre aspect empêche toute licence ; ce n’est pas la chose en elle-même mais l’excès de la chose qui est condamnable.

 

– Quelle sagesse ! murmura l’ombre.

 

– Alors je regarderai d’un autre côté, dit Pansa.

 

– Pas encore, bon Pansa ; attendons, dit Glaucus, la fin du souper. »

 

Claudius ne céda qu’à regret ; un bâillement cacha son déplaisir.

 

« Sa bouche s’ouvre pour dévorer de l’or, murmura Lépidus à Salluste, en empruntant cette citation à l’Aulularia de Plaute.

 

– Ah ! que je connais bien ces polypes qui gardent tout ce qu’ils touchent ! » dit Salluste sur le même ton, et en empruntant à son tour une citation à la même comédie.

 

Le troisième service consistant dans une infinité de fruits, de pistaches, de confitures, de tartes et de plats d’apparat qui revêtaient mille formes singulières et aériennes, fut alors placé sur la table ; et les ministri (les serviteurs) y mirent aussi le vin (qui jusque-là avait été offert à la ronde aux hôtes) dans de larges jarres de verre lesquelles portaient toutes sur leurs étiquettes son âge et sa qualité.

 

« Goûtez de ce vin de Lesbos, Pansa, dit Salluste ; il est excellent.

 

– Ce n’est pas qu’il soit très vieux, dit Glaucus, mais le feu l’a avancé en âge. Nous aussi ne vieillissons-nous pas avant le temps grâce au feu ? Ce sont les flammes de Vulcain pour lui ; pour nous ce sont les flammes de Vénus en l’honneur de laquelle je vide cette coupe.

 

– Il est délicat, dit Pansa ; mais dans son parfum on sent encore un peu de résine.

 

– La magnifique coupe ! s’écria Claudius, en montrant une coupe de cristal transparent dont les anses étaient garnies de pierres précieuses entrelacées en forme de serpent (c’était le goût favori alors à Pompéi).

 

– Cet anneau, dit Glaucus, en tirant un joyau de grand prix de la première phalange de son doigt et en le suspendant à l’anse de la coupe, lui donnera une plus riche apparence et la rendra moins indigne d’être acceptée par mon ami Claudius, à qui veuillent les dieux accorder la santé et la fortune afin qu’il la remplisse souvent et longtemps jusqu’au bord !

 

– Vous êtes trop généreux, Glaucus, dit le joueur, en tendant la coupe à son esclave ; mais votre amitié surtout double la valeur du présent.

 

– Je bois aux Grâces » dit Pansa, et il remplit trois fois sa coupe.

 

Les convives suivirent son exemple.

 

« Nous n’avons pas nommé de directeur au festin, cria Salluste.

 

– Jetons les dés pour le désigner, dit Claudius en agitant le cornet.

 

– Non, dit Glaucus, point de froid directeur entre nous ; point de dictateur du banquet, point de rex convivii. Les Romains n’ont-ils pas juré de ne jamais obéir à un roi ? Vous montrerez-vous moins libres que vos ancêtres ? Allons musiciens, faites-nous entendre le chant que j’ai composé l’autre nuit. C’étaient des vers sur ce sujet : « l’Hymne bachique des Heures. »

 

Les musiciens accordèrent leurs instruments sur le mode ionien pendant que les plus jeunes d’entre eux chantaient en grec les vers suivants :

 

HYMNE DU SOIR POUR LES HEURES

 

I

 

Nous avons couru pendant un long jour,

Nous les rapides Heures ;

Avant que la nuit nous pousse à son tour

Vers ses sombres demeures,

Saluez-nous en ce séjour

D’un chant de joie et d’amour !

 

Ainsi la princesse de Crète,

Lorsque s’enfuit son séducteur,

D’un lierre environnant sa tête

Eut Bacchus pour consolateur.

 

Leurs paupières demi-fermées,

Se détournaient des cieux étincelants.

Sous le souffle léger des brises parfumées,

Les vagues à leurs pieds roulaient des flots plus lents.

Ariane un lynx auprès d’elle,

Souriait à Bacchus le front tout rougissant ;

Le dieu qui la trouvait plus belle,

L’entourait d’un bras caressant.

 

Le faune indiscret et peu sage,

Le faune entr’ouvrait le feuillage,

Pour voir ce tableau ravissant.

 

II

 

Pauvres Heures déjà lassées,

Nous qui devons voler toujours,

Pendant la nuit encor pressées,

Pénible sera notre cours.

 

Humectez notre aile légère

Dans votre coupe où la lumière

Unit sa pourpre à la pourpre du vin.

Quand le soleil quitte la terre

On le retrouve en ce nectar divin.

 

Au fond d’une coupe remplie

Le soleil aime à s’endormir,

Pareil au fils de Thessalie,

Se mirant dans la source et s’y laissant mourir[15].

 

III

 

Buvez à Jupiter à l’Amour à Mercure,

Aux Grâces pleines de douceurs,

Qu’enferme la même ceinture ;

À la belle Aglaé qui conduit ses deux sœurs.

 

Ne nous oubliez pas ô mortels dans vos fêtes,

Nous qui veillons sur vous en chœur du haut des cieux.

Ne comptez pas les dons que vous nous faites ;

Celui qui boit le plus nous honore le mieux.

 

Saisissez, saisissez les Heures au passage,

Plongez-les dans le vin : elles reparaîtront,

Avec un plus joyeux visage,

Comme vous la guirlande et la rosée au front.

 

Nous avons soif : que Bacchus nous apaise,

Comme Hylas fut jadis des Nymphes emporté,

Nous voulons entraîner le seul dieu qui nous plaise

Dans la nuit avec nous en chantant sa beauté.

 

Les convives applaudirent avec enthousiasme : quand le poète est l’amphitryon, ses vers obtiennent toujours un grand succès.

 

« C’est du grec pur, dit Lépidus ; la hardiesse la force et l’énergie de cette langue ne sauraient être imitées par la poésie latine.

 

– Impossible de contester, dit Claudius avec une intention ironique au fond mais cachée en apparence, que ces vers ne contrastent singulièrement avec la simplicité de l’ode d’Horace que nous avons entendue d’abord ; simplicité passée de mode. La mélodie est du goût ionien le plus pur. Ce mot me rappelle une santé que je veux porter. Compagnons, je bois à la belle Ione.

 

– Ione le nom est grec, dit Glaucus d’une voix douce, j’accepte cette santé avec plaisir. Mais quelle est cette Ione ?

 

– Ah ! vous ne faites que d’arriver à Pompéi sans quoi vous mériteriez l’ostracisme pour votre ignorance, dit Lépidus avec importance ; ne pas connaître Ione, c’est ignorer les plus charmants attraits de notre cité.

 

– Elle est de la plus rare beauté, ajouta Pansa, et quelle voix !

 

– Elle ne doit se nourrir que de langues de rossignols, dit Claudius.

 

– De langues de rossignols… parfait, parfait, s’écria l’ombre.

 

– Renseignez-moi davantage je vous prie, dit Glaucus.

 

– Sachez donc, commença Lépidus…

 

– Laissez-moi parler, poursuivit Claudius ; vos paroles se traînent comme des tortues.

 

– Les vôtres nous assomment comme des pierres, murmura tout bas le jeune efféminé en se laissant retomber dédaigneusement sur son lit.

 

– Sachez donc, mon cher Glaucus, qu’Ione est une étrangère arrivée depuis peu à Pompéi. Elle chante comme Sapho et ses chants sont de sa composition. Quant à la flûte, la cithare, la lyre, je ne sais vraiment sur lequel de ces instruments, elle ne surpasse pas les Muses. Sa beauté est éblouissante ; sa maison est parfaite ; quel goût !… quels brillants !… quels bronzes !… Elle est riche et aussi généreuse qu’elle est riche.

 

– Ses amants sans doute, dit Glaucus, ne la laissent pas mourir de faim ? l’argent gagné sans peine est légèrement dépensé.

 

– Ses amants ! Ah ! c’est là l’énigme ! Ione n’a qu’un défaut, elle est chaste. Tout Pompéi est à ses pieds et elle n’a pas d’amants… elle ne veut pas même se marier.

 

– Pas d’amants ! répéta Glaucus.

 

– Non elle a l’âme de Vesta avec la ceinture de Vénus.

 

– Quelle délicatesse d’expression ! dit l’ombre.

 

– C’est un prodige, s’écria Glaucus. Ne peut-on la voir ?

 

– Je vous mènerai chez elle ce soir, reprit Claudius. En attendant, ajouta-t-il, et il fit de nouveau retentir les dés…

 

– À votre gré, répondit le complaisant Glaucus ; Pansa, retournez-vous. »

 

Lépidus et Salluste jouèrent à pair ou non et le sixième convive, le parasite, regarda le jeu de Glaucus et de Claudius qui se laissèrent bientôt absorber par les chances des dés.

 

« Par Pollux ! s’écria Glaucus, voilà la seconde fois que je tombe sur les caniculae (le plus faible coup).

 

– À présent que Vénus me protège ! dit Claudius, qui tint quelque temps le cornet suspendu et l’agita. Ô bonne Vénus !… C’est Vénus elle-même, ajouta-t-il, en amenant le plus haut point qu’on appelait ainsi d’après la déesse que le joueur heureux trouve d’ordinaire assez favorable.

 

– Vénus est une ingrate, dit Glaucus ; car j’ai toujours sacrifié sur son autel.

 

– Celui qui joue avec Claudius, murmura Lépidus, pourra bien comme le Curculio de Plaute mettre au jeu son manteau.

 

– Pauvre Glaucus !… il est aveugle comme la Fortune elle-même, continua Salluste du même ton.

 

– Je ne veux plus jouer, dit Glaucus ; j’ai perdu trente sesterces.

 

– J’en suis désolé, répliqua Claudius.

 

– Homme aimable ! dit l’ombre.

 

– Après tout, s’écria Glaucus, le plaisir que je prends à votre gain compense la peine de ma perte. »

 

La conversation devint alors générale et animée ; le vin circula plus librement. Ione fut de nouveau l’objet des éloges des convives de Glaucus.

 

« Au lieu de veiller jusqu’à ce que les étoiles s’effacent, allons contempler celle dont l’éclat fait pâlir leur clarté », dit Lépidus.

 

Claudius, qui ne voyait aucune chance de recommencer les parties de dés, appuya la proposition ; et Glaucus, quoiqu’il pressât honnêtement ses hôtes de ne pas se lever de table encore, ne put s’empêcher de leur laisser voir que sa curiosité avait été éveillée par les éloges qu’ils avaient faits d’Ione. Ils décidèrent donc qu’ils iraient de ce pas (à l’exception de Pansa et du parasite) à la maison de la belle Grecque. Ils burent à la santé de Glaucus et de Titus, ils accomplirent leur dernière libation, reprirent leurs pantoufles, descendirent les escaliers, traversèrent l’atrium brillamment éclairé et passèrent sans craindre de morsures devant le terrible dogue, dont la peinture défendait le seuil ; ils se trouvèrent alors au moment où la lune se levait dans les rues de Pompéi joyeuses et encore remplies par la foule.

 

Ils parcoururent le quartier des orfèvres, tout étincelant de lumières que réfléchissaient les pierres précieuses étalées dans les boutiques, et arrivèrent enfin à la porte d’Ione. Le vestibule était illuminé par des rangées de lampes ; des rideaux de pourpre brodés ouvraient l’entrée du tablinum dont les murs et le pavé en mosaïque brillaient des plus vives couleurs que l’art avait pu y répandre et sous le portique qui entourait un odorant jardin, ils trouvèrent Ione déjà environnée de visiteurs l’adorant et l’applaudissant.

 

« Ne m’avez-vous pas dit qu’elle était Athénienne ? demanda Glaucus à voix basse en mettant les pieds dans le péristyle.

 

– Non, elle est de Néapolis.

 

– De Néapolis », répéta Glaucus ; et au même moment le groupe qui entourait Ione s’entrouvrit et présenta à sa vue cette brillante apparition, cette beauté pareille aux nymphes, qui depuis quelques mois, avait surnagé sur l’abîme de sa mémoire.

Chapitre 4

Le temple d’Isis. – Le prêtre. – Le caractère d’Arbacès se développe lui-même

 

Notre histoire veut que nous retournions à l’Égyptien. Nous avons laissé Arbacès après qu’il eut quitté Glaucus et son compagnon près de la mer caressée par le soleil de midi. Dès qu’il fut près de la partie la plus fréquentée de la baie, il s’arrêta et contempla cette scène animée en croisant les bras et avec un sourire amer sur ses sombres traits.

 

« Sots, dupes fous, que vous êtes ! se dit-il à lui-même ; qu’il s’agisse de plaisirs ou d’affaires de commerce ou de religion, vous êtes également gouvernés par les passions que vous devriez conduire. Comme je vous mépriserais si je ne vous haïssais pas ! Oui je vous hais, Grecs ou Romains. C’est à nous, c’est à notre pays, c’est à la science profonde de l’Égypte que vous avez dérobé le feu, qui vous donne vos âmes. Vos connaissances, votre poésie, vos lois, vos arts, votre barbare supériorité dans la guerre (et combien encore cette copie mutilée d’un vaste modèle a dégénéré dans vos mains !) ; vous nous avez tout volé, comme les esclaves volent les restes d’un festin ; oh ! maintenant vous autres mimes, d’autres mimes Romains, vils descendants d’une troupe de brigands, vous êtes nos maîtres. Les pyramides ne contemplent plus la race de Ramsès… L’aigle plane sur le serpent du Nil. Nos maîtres, non pas les miens. Mon âme, par la supériorité de sa sagesse, vous domine et vous enchaîne quoique ces liens ne vous soient pas visibles. Aussi longtemps que la science pourra dompter la force, aussi longtemps que la religion possédera une caverne du fond de laquelle sortiront des oracles pour tromper le genre humain, les sages tiendront l’empire de la terre… De vos propres vices, Arbacès distille ses plaisirs, plaisirs que ne profane pas l’œil du vulgaire, plaisirs vastes riches, inépuisables dont vos âmes énervées et émoussées dans leur sensualité grossière ne peuvent se faire une idée même en rêve. Continuez votre vie, esclaves insensés de l’ambition et de l’avarice ; votre soif de faisceaux, de questorats et de toutes les momeries d’un pouvoir servile, provoque mes rires et mon mépris. Mon pouvoir s’étend partout où règne quelque superstition. Je foule aux pieds les âmes que la pourpre couvre. Thèbes peut tomber ; l’Égypte peut ne plus exister que de nom. L’univers entier fournit des sujets à Arbacès. »

 

En prononçant ces paroles, l’Égyptien marchait lentement. Lorsqu’il entra dans la ville sa haute taille le fit remarquer au-dessus de la foule qui remplissait le forum et il se dirigea vers le petit et gracieux temple consacré à Isis[16].

 

Cet édifice n’était alors élevé que depuis peu de temps. L’ancien temple avait été renversé par un tremblement de terre soixante ans auparavant et le nouveau avait obtenu, parmi les inconstants Pompéiens, la vogue qu’une nouvelle église ou un nouveau prédicateur obtiennent parmi nous. Les oracles de la déesse à Pompéi étaient en effet non seulement célèbres pour le mystérieux langage qui les enveloppait mais encore pour le crédit qui s’attachait à leurs ordres et à leurs prédictions. S’ils n’étaient pas dictés par une divinité, ils étaient du moins inspirés par une profonde connaissance de l’humanité ; ils s’appliquaient exactement à la position de chaque individu et contrastaient singulièrement avec les banalités des temples rivaux. Au moment où Arbacès arrivait près des grilles, qui séparaient l’enceinte profane de l’enceinte sacrée, une foule composée de personnes de toutes les classes, mais particulièrement de marchands, s’assemblait respirant à peine et témoignant une profonde dévotion devant les nombreux autels placés dans la cour…

 

Dans les murs de la cella élevés sur sept marches en marbre de Paros, on voyait des niches renfermant différentes statues et les murs étaient ornés de la grenade consacrée à Isis. Un piédestal oblong occupait l’intérieur du monument ; il supportait deux statues : l’une d’Isis et l’autre de son compagnon, le silencieux et mystique Horus. Mais le monument contenait beaucoup d’autres divinités qui formaient en quelque sorte la cour de la déesse égyptienne : c’étaient Bacchus, son parent, le dieu célèbre sous tant de noms, Vénus de Cypre sortant de son bain, laquelle n’était qu’Isis elle-même sous un déguisement grec, Anubis à la tête de chien et une foule d’idoles égyptiennes de formes grotesques et de noms inconnus.

 

Mais nous supposerions à tort que dans les villes de la grande Grèce, Isis fût adorée avec les formes et les cérémonies qui appartenaient à son culte. Les nations modernes et mélangées du Sud, non moins arrogantes qu’ignorantes, confondaient les cultes de tous les climats et de tous les siècles et les profonds mystères du Nil se trouvaient défigurés par cent frivoles et illégitimes mélanges des croyances de Céphise et de Tibur. Le temple d’Isis à Pompéi était desservi par des prêtres romains et grecs également étrangers au langage et aux coutumes des anciens adorateurs de la déesse et le descendant des puissants rois d’Égypte riait en secret et avec mépris des mesquines momeries, qui essayaient d’imiter le culte solennel et typique de son brûlant climat.

 

 

« Eh quoi », murmura Arbacès à l’un des assistants marchand engagé dans le commerce d’Alexandrie, commerce qui avait peut-être introduit à Pompéi le culte de la déesse ; « quelle circonstance vous rassemble devant les autels de la vénérable Isis ? On dirait aux robes blanches du groupe que voilà, qu’un sacrifice se prépare ; et à cette assemblée des prêtres que des oracles vont être rendus. À quelle question doit répondre la déesse ?

 

– Nous sommes des marchands, en effet, répondit du même ton l’assistant (qui n’était autre que Diomède) ; nous désirons connaître le sort de nos vaisseaux qui partent demain pour Alexandrie. Nous venons offrir un sacrifice à la déesse et implorer sa réponse. Je ne suis pas un de ceux qui ont demandé le sacrifice, comme vous pouvez en juger par mon costume, mais j’ai quelque intérêt au succès de la flotte ; oui, par Jupiter, j’ai ma petite cargaison ; sans cela comment vivrait-on dans ces temps si durs ? »

 

 

L’Égyptien, répliqua gravement que si Isis était la déesse de l’agriculture, elle n’en était pas moins la patronne du commerce ; puis tournant la tête vers l’est, Arbacès sembla absorbé dans une prière silencieuse.

 

Au centre des degrés apparut un prêtre vêtu de blanc depuis la tête jusqu’aux pieds, son voile surmontant sa couronne ; deux nouveaux prêtres vinrent relever ceux que nous avons déjà vus placés aux deux extrémités ; leur poitrine était à moitié nue ; une robe blanche et aux larges plis enveloppait le reste de leur corps. En même temps un prêtre placé au bas des marches commença un air solennel sur un long instrument à vent. À la moitié des degrés se trouvait un autre flamine tenant d’une main la couronne votive et de l’autre une baguette blanche ; pour ajouter à l’effet pittoresque de cette cérémonie orientale, l’imposant ibis (oiseau sacré du culte égyptien) regardait du haut des murs le rite s’accomplir ou se promenait au pied de l’autel.

 

Le flamine sacrificateur s’avança.

 

Le calme absolu d’Arbacès sembla se démentir. Lorsque les aruspices inspectèrent les entrailles des victimes, il parut éprouver une pieuse anxiété et se réjouir lorsque les signes furent déclarés favorables et que le feu commença à briller et à consumer les parties consacrées des victimes au milieu de la myrrhe et de l’encens ; un profond silence succéda alors aux chuchotements de l’assemblée. Les sacrificateurs se réunirent autour de la cella et un autre prêtre nu, sauf une ceinture qui lui entourait les reins, s’élança en dansant et implora avec des gestes étranges une réponse de la déesse. Il tomba enfin d’épuisement ; la statue sembla s’agiter intérieurement, on entendit un lent murmure ; sa tête se baissa trois fois ses lèvres s’ouvrirent et une voix caverneuse prononça ces paroles mystérieuses :

 

On voit comme un coursier venir la vague énorme,

Et souvent en tombeau le rocher se transforme.

Nos fortunes nos jours sont dans les mains du sort ;

Mais vos légers vaisseaux naviguent vers le port.

 

La voix cessa de se faire entendre, la foule respira plus librement, les marchands se regardèrent les uns les autres.

 

« Rien de plus clair, s’écria Diomède ; l’oracle annonce une tempête comme il y en a souvent au commencement de l’automne ; mais nos vaisseaux seront sauvés. Ô bienfaisante Isis !

 

– Honneur éternel à la déesse ! dirent les marchands. Sa prédiction cette fois n’est pas équivoque. »

 

Élevant la main pour imposer silence aux assistants car les rites d’Isis enjoignaient un mutisme presque impossible à obtenir des Pompéiens, le grand prêtre répandit sa libation sur l’autel et après une courte prière, la cérémonie étant terminée, la foule se retira. Pendant qu’elle se dispersait de côté et d’autre l’Égyptien demeura près de la grille et lorsque le passage fut suffisamment éclairé, un des prêtres s’approcha de lui et le salua avec toutes les marques d’une amicale familiarité.

 

La physionomie de ce prêtre était loin de prévenir en sa faveur : son crâne rasé était si déprimé et son front si étroit que sa conformation le rapprochait beaucoup de celle d’un sauvage de l’Afrique, à l’exception des tempes où l’on remarquait l’organe appelé acquisivité par les disciples d’une science dont le nom est moderne mais dont les anciens (comme leurs sculptures nous l’indiquent) connaissaient mieux qu’eux la pratique ; on voyait sur cette tête deux protubérances larges et presque contre nature qui la rendaient encore plus difforme. Le tour des sourcils était sillonné d’un véritable réseau de rides profondes ; les yeux noirs et petits roulaient dans des orbites d’un jaune sépulcral ; le nez court mais gros s’ouvrait avec de grandes narines pareilles à celles des satyres ; ses lèvres épaisses et pâles, ses joues aux pommettes saillantes, les couleurs livides et bigarrées, qui perçaient à travers sa peau de parchemin, complétaient un ensemble que personne ne pouvait voir sans répugnance et peu de gens sans terreur et sans méfiance.

 

Quelque projet que conçût l’âme, la forme du corps paraissait propre à les exécuter. Les muscles vigoureux du cou, la large poitrine, les mains nerveuses et les bras maigres et longs, qui étaient nus jusqu’au-dessus du coude, témoignaient d’une nature capable d’agir avec énergie ou de souffrir avec patience.

 

« Calénus, dit l’Égyptien à ce flamine de bizarre apparence, vous avez beaucoup amélioré la voix de la statue en suivant mes avis et vos vers sont excellents ; il faut toujours prédire la bonne fortune, à moins qu’il n’y ait certitude que la prédiction ne se réalisera pas.

 

– En outre, ajouta Calénus, si la tempête a lieu et si elle engloutit les vaisseaux maudits, ne l’aurons-nous pas annoncée et les vaisseaux ne seront-ils pas au port ? Le marinier dans la mer Égée, dit Horace, prie pour obtenir le repos. Or quel est le port plus tranquille pour lui que le fond des flots ?

 

– Très bien, Calénus ; je voudrais qu’Apaecidès prît des leçons de votre sagesse ; mais j’ai à conférer avec vous relativement à lui et sur d’autres matières ; pouvez-vous m’admettre dans quelque appartement moins sacré ?

 

– Assurément » répondit le prêtre, en le conduisant vers une des cellules qui entouraient la porte ouverte.

 

Là, ils s’assirent devant une petite table, qui leur présentait des fruits, des œufs, plusieurs plats de viandes froides et des vases pleins d’excellents vins. Pendant que les deux compagnons faisaient cette collation, un rideau tiré sur l’entrée du côté de la cour, les dérobait à la vue mais les avertissait par son peu d’épaisseur qu’ils eussent à parler bas ou à ne pas trahir leur secret. Ils prirent le premier parti.

 

« Vous savez, dit Arbacès d’une voix qui agitait à peine l’air tant elle était douce et légère, vous savez que j’ai toujours eu pour règle de m’attacher à la jeunesse… Les esprits flexibles et non encore formés deviennent mes meilleurs instruments. Je les travaille, je les tisse, je les moule selon ma volonté. Je ne fais des hommes que des serviteurs ; mais des femmes…

 

– Vous en faites des maîtresses, dit Calénus, dont le sourire livide enlaidissait encore les traits disgracieux.

 

– Oui, je ne le nie pas : la femme est le premier but, le grand désir de mon âme ; de même que vous autres, vous engraissez les victimes pour le sacrifice, moi j’aime à élever les amantes consacrées à mes plaisirs. J’aime à cultiver, à mûrir leurs esprits, à développer la douce fleur de leurs passions cachées, afin de préparer un fruit à la hauteur de mon goût. Je déteste vos courtisanes toutes faites et trop accomplies. C’est dans le progrès (progrès qui s’ignore lui-même) de l’innocence au désir que je trouve le charme véritable de l’amour ; c’est ainsi que je défie la satiété : en contemplant la fraîcheur des sensations chez les autres, je conserve la fraîcheur des miennes. Les jeunes cœurs de mes victimes, voilà les ingrédients que je jette dans la chaudière, où je puise un rajeunissement perpétuel. Mais c’est assez : venons à notre sujet. Vous savez que j’ai rencontré, il y a quelque temps à Néapolis, Ione et Apaecidès, frère et sœur, enfants d’Athéniens, qui étaient venus demeurer dans cette cité. La mort de leurs parents, qui me connaissaient et m’estimaient, me constitua leur tuteur ; je ne négligeai rien de ma charge. Le jeune homme docile et d’un caractère plein de douceur céda sans peine à l’impression que je voulus lui donner. Après les femmes, ce que j’aime, ce sont les souvenirs de mon pays natal ; je me plais à conserver, à propager dans les contrées lointaines (que ses colonies peuplent peut-être encore) nos sombres et mystiques croyances. Je trouve, je crois, autant de plaisir à tromper les hommes qu’à servir les dieux. J’appris à Apaecidès à adorer Isis. Je lui révélai quelques-unes des sublimes allégories que son culte voile ; j’excitai dans une âme particulièrement disposée à la ferveur religieuse cet enthousiasme dont la foi remplit l’imagination. Je l’ai placé parmi vous chez un des vôtres.

 

– Il est à nous, dit Calénus ; mais en stimulant sa foi, vous l’avez dépouillé de la sagesse. Il s’effraye de ne plus se sentir dupe. Nos honnêtes fraudes, nos statues qui parlent, nos escaliers dérobés le tourmentent et le révoltent. Il gémit, il se désole et converse avec lui-même ; il refuse de prendre part à nos cérémonies. On l’a vu fréquenter la compagnie d’hommes suspects d’attachement pour cette secte nouvelle et athée qui renie tous nos dieux et appelle nos oracles des inspirations de l’esprit malfaisant, dont parlent les traditions orientales. Nos oracles, hélas ! nous savons trop, où ils puisent leurs inspirations.

 

– Voilà ce que je soupçonnais, dit Arbacès rêveur, d’après les reproches qu’il m’a adressés la dernière fois que je l’ai rencontré ; il m’évite depuis quelque temps. Je veux le chercher ; je veux continuer mes leçons. Je l’introduirai dans le sanctuaire de la sagesse, je lui enseignerai qu’il y a deux degrés de sainteté : le premier la foi ; le second la fraude ; l’un pour le vulgaire, le second pour le sage.

 

– Je n’ai jamais passé par le premier, dit Calénus, ni vous non plus, je pense, Arbacès.

 

– Vous êtes dans l’erreur, répliqua gravement l’Égyptien ; je crois encore aujourd’hui non pas à ce que j’enseigne, mais à ce que je n’enseigne pas ; la nature possède quelque chose de sacré que je ne puis ni ne veux contester ; je crois à ma science et elle m’a révélé… mais ce n’est pas la question ; il s’agit de sujets plus terrestres et plus attrayants. Si je parvenais ainsi à mon but en ce qui concernait Apaecidès, quels étaient mes desseins sur Ione ? Vous vous doutez déjà que je la destine à être ma reine, ma femme, l’Isis de mon cœur ! Jusqu’au jour où je l’ai vue, j’ignorais tout l’amour dont ma nature est capable.

 

– J’ai entendu dire de tous côté que c’était une nouvelle Hélène » dit Calénus, et ses lèvres firent entendre un léger bruit de dégustation (mais était-ce en l’honneur de la beauté d’Ione ou en l’honneur du vin qu’il venait de boire ? il serait difficile de le dire.)

 

« Oui ; sa beauté est telle que la grâce n’en a jamais produit de plus parfaite, poursuivit Arbacès, et ce n’est pas tout : elle a une âme digne d’être associée à la mienne. Son génie surpasse le génie des femmes : vif, éblouissant, hardi… La poésie coule spontanément de ses lèvres : exprimez une vérité et quelque compliquée et profonde qu’elle soit, son esprit la saisit et la domine. Son imagination et sa raison ne sont pas en guerre l’une avec l’autre ; elles sont d’accord pour la diriger, comme les vents et les flots pour conduire un vaisseau superbe. À cela, elle joint une audacieuse indépendance de pensée. Elle peut marcher seule dans le monde. Elle peut être brave, autant qu’elle est gracieuse. C’est là le caractère que toute ma vie j’ai cherché dans une femme et que je n’ai jamais trouvé. Ione doit être à moi. Elle m’inspire une double passion. Je veux jouir de la beauté de l’âme, non moins que de celle du corps.

 

– Elle n’est donc pas encore à vous ? dit le prêtre.

 

– Non ; elle m’aime mais comme ami ; elle m’aime avec son intelligence seule. Elle me suppose les vertus vulgaires, que j’ai seulement la vertu plus élevée de dédaigner. Mais laissez-moi continuer son histoire. Le frère et la sœur étaient jeunes et riches ; Ione est orgueilleuse et ambitieuse… orgueilleuse de son esprit, de la magie de sa poésie, du charme de sa conversation. Lorsque son frère me quitta et entra dans votre temple, elle vint aussi à Pompéi, afin d’être plus près de lui. Ses talents n’ont pas tardé à s’y révéler. La foule, qu’elle appelle, se presse à ses fêtes. Sa voix enchante ses hôtes, sa poésie les subjugue. Il lui plaît de passer pour une seconde Érinna.

 

– Ou bien pour une Sapho.

 

– Mais une Sapho sans amour ! Je l’ai encouragée dans cette vie pleine de hardiesse, où la vanité se mêle au plaisir. J’aimais à la voir s’abandonner à la dissipation et au luxe de cette cité voluptueuse. Je désirais énerver son âme ; oui, cher Calénus ; mais jusqu’ici elle a été trop pure pour recevoir le souffle brûlant, qui devait selon mon espérance non pas effleurer, mais ronger ce beau miroir. Je souhaitais qu’elle fût entourée d’adorateurs vides, vains, frivoles (adorateurs que sa nature ne peut que mépriser) afin qu’elle sentît le besoin d’aimer. Alors dans ces doux intervalles, qui succèdent à l’excitation du monde je me flattais de faire agir mes prestiges, de lui inspirer de l’intérêt, d’éveiller ses passions, de posséder enfin son cœur ; car ce n’est ni la jeunesse, ni la beauté, ni la gaieté, qui sont faites pour fasciner Ione ; il faut conquérir son imagination et la vie d’Arbacès n’a été qu’un long triomphe sur des imaginations de ce genre.

 

– Quoi ! aucune crainte de vos rivaux ? La galante Italie est cependant familiarisée avec l’art de plaire.

 

– Je ne crains personne. Son âme méprise la barbarie romaine et se mépriserait elle-même, si elle admettait une pensée d’amour pour un des enfants de cette race née d’hier.

 

– Mais vous êtes Égyptien, vous n’êtes pas Grec.

 

– L’Égypte, répondit Arbacès, est la mère d’Athènes ; sa Minerve tutélaire est notre divinité et son fondateur Cécrops était un fugitif de Saïs l’Égyptienne. Je l’ai déjà appris à Ione et dans mon sang, elle vénère les plus anciennes dynasties de la terre. Cependant j’avoue que depuis peu un soupçon inquiet a traversé mon esprit. Elle est plus silencieuse qu’elle n’avait coutume de l’être ; la musique qu’elle préfère est celle qui peint le mieux la mélancolie et pénètre le plus profondément dans l’âme. Elle pleure sans raison de pleurer. Peut-être est-ce un commencement d’amour ?… Peut-être n’est-ce que le désir d’aimer ? Dans l’un ou l’autre cas, il est temps pour moi d’opérer sur son imagination et sur son cœur : dans le premier cas, de ramener à moi cette source d’amour qui s’égare ; dans l’autre, de la faire jaillir à mon bénéfice. C’est pour cela que j’ai songé à vous.

 

– En quoi puis-je vous être utile ?

 

– Je me propose de l’inviter à une fête chez moi ; je veux éblouir, étonner, enflammer ses sens. Nos arts, au moyen desquels l’Égypte dompte ses novices, doivent être employés dans cette circonstance et sous les mystères de la religion, je prétends lui découvrir les secrets de l’amour.

 

– Ah ! je comprends : un de ces voluptueux banquets auxquels nous autres, prêtres d’Isis, en dépit de la rigueur de nos vœux de mortification, nous avons plus d’une fois assisté dans votre demeure.

 

– Non, non, pouvez-vous penser que ses chastes yeux soient disposés à voir de telles scènes ? Non ; mais nous devons d’abord séduire le frère… tâche plus facile. Écoutez-moi, voici mes instructions. »

Chapitre 5

Encore la bouquetière. – Progrès de l’amour

 

Le soleil pénétrait gaiement chez Glaucus et inondait de ses rayons naissants cette belle chambre connue aujourd’hui, comme je l’ai déjà dit, sous le nom de « chambre de Léda ». Ils se glissaient par une série de petites fenêtres situées à la partie la plus haute de la pièce et à travers la porte qui donnait sur le jardin, que de nos jours les propriétaires méridionaux appelleraient une orangerie. Les petites proportions de ce jardin ne permettaient pas de s’y promener ; mais les nombreuses et odorantes fleurs, dont il était rempli favorisaient cette indolence si chère aux habitants des pays chauds. Ces parfums portés par une légère brise, qui venait de la mer, se répandaient dans cette chambre dont les murs rivalisaient de couleurs avec les fleurs les plus richement nuancées. Outre le diamant de cette chambre la peinture de Léda et de Tyndare, on voyait dans chaque compartiment des murailles, d’autres peintures d’une exquise beauté : l’une représentait Cupidon aux genoux de Vénus ; l’autre Ariane dormant sur un banc sans se douter encore de la perfidie de Thésée. Les rayons du soleil se jouaient çà et là sur le pavé marqueté et sur les murs ; bien plus heureusement encore des rayons de joie illuminaient l’âme du jeune Glaucus.

 

« Je l’ai donc revue, disait-il, en parcourant cette étroite chambre ; j’ai entendu sa voix ; je lui ai parlé de nouveau ; j’ai écouté la musique de ses chants et elle chantait la gloire et la Grèce. J’ai découvert l’idole si longtemps souhaitée de mes rêves : comme le sculpteur de Chypre, j’ai donné la vie à la forme créée par mon imagination. »

 

Le monologue amoureux de Glaucus aurait peut-être duré plus longtemps ; mais, à ce moment même, une ombre se glissa sur le seuil de sa chambre : une jeune fille à peine sortie de l’enfance interrompit sa solitude. Elle était vêtue simplement d’une tunique blanche, qui retombait du cou jusqu’aux chevilles ; elle portait sous son bras une corbeille de fleurs et tenait dans l’autre main un vase de bronze rempli d’eau. Ses traits étaient plus formés, qu’on n’aurait pu l’attendre de son âge, mais pourtant doux et féminins dans leurs contours et, sans être précisément beaux en eux-mêmes, ils possédaient cette beauté que donne l’expression. Il y avait dans son air, je ne sais quel attrait de douce patience, d’un caractère tout à fait ineffable ; une physionomie empreinte de tristesse, un aspect résigné et tranquille, avaient banni le sourire mais non la grâce de ses lèvres ; la timidité de sa démarche qu’accompagnait une sorte de prévoyance, l’éclat vague et incertain de ses yeux faisaient soupçonner l’infirmité, qu’elle endurait depuis sa naissance : elle était aveugle ; mais ce défaut ne s’apercevait pas dans ses prunelles, dont la lumière douce et mélancolique paraissait pure et sans nuage.

 

« On m’a dit que Glaucus était ici, dit-elle, puis-je entrer ?

 

– Ah ! ma Nydia, dit le Grec, c’est vous ! Je savais bien que vous me feriez la grâce de venir me visiter.

 

– Glaucus en y comptant n’a fait que se rendre justice à lui-même, dit Nydia ; il a toujours été si bon pour la pauvre aveugle !

 

– Qui pourrait agir autrement ? » répondit tendrement Glaucus avec l’accent d’un frère plein de compassion.

 

Nydia soupira, garda un moment le silence et, sans répondre à son observation, poursuivit ainsi :

 

« Il n’y a pas longtemps que vous êtes de retour ?

 

– C’est aujourd’hui le sixième soleil qui se lève pour moi à Pompéi.

 

– Êtes-vous en bonne santé ?… Ah ! je n’ai pas besoin de le demander : car celui-là ,qui voit la terre qu’on dit être si belle, ne peut mal se porter.

 

– Je me porte bien ; et vous Nydia ?… Comme vous avez grandi !… l’année prochaine, vous aurez à penser à la réponse que vous ferez à vos amoureux. »

 

Une nouvelle rougeur colora les joues de Nydia ; mais tout en rougissant elle fronça le sourcil. « Je vous ai apporté quelques fleurs » dit-elle, sans rien révéler de l’émotion qu’elle avait ressentie et après avoir cherché autour d’elle, une table qui était près de Glaucus, elle ajouta en y posant les fleurs de sa corbeille : « elles ont peu de prix mais elles sont fraîchement cueillies.

 

– Vinssent-elles de Flore même, je ne les recevrais pas mieux, dit Glaucus avec bonté, et je renouvelle encore le vœu que j’ai fait aux Grâces de ne point porter d’autres guirlandes tant que vos mains m’en tresseront comme celles-ci.

 

– Et comment trouvez-vous les fleurs de votre viridarium ? Elles ont prospéré ?

 

– Admirablement ; les dieux lares eux-mêmes ont dû veiller sur elles.

 

– Ah ! vous me faites plaisir, dit Nydia, car je suis venue aussi souvent que je l’ai pu pour les arroser et les soigner pendant votre absence.

 

– Comment vous remercier, belle Nydia ? dit le Grec. Glaucus ne songeait guère qu’il eût laissé à Pompéi une surveillante si fidèle de ses fleurs favorites. »

 

Les mains de la jeune fille tremblaient et son sein s’émut doucement sous les plis de sa tunique. Elle se détourna avec embarras :

 

« Le soleil est bien chaud aujourd’hui pour les pauvres fleurs, dit-elle, et elles doivent croire que je les néglige ; car j’ai été malade et voilà neuf jours que je ne suis venue les arroser.

 

– Malade, ma Nydia ! et pourtant vos joues ont plus d’éclat que l’année dernière.

 

– Je suis souvent souffrante, reprit la pauvre aveugle d’un ton touchant, et à mesure que je grandis, je regrette davantage d’être privée de la vue. Mais pensons aux fleurs. »

 

Aussitôt elle fit un léger salut de la tête et passant dans le viridarium s’occupa d’arroser les fleurs.

 

« Pauvre Nydia, se dit Glaucus en la regardant, bien dur est ton destin ; tu ne vois ni la terre, ni le soleil, ni la lune, ni les étoiles ; bien plus tu ne peux pas voir Ione. »

 

Ces derniers mots ramenèrent sa pensée à la soirée de la veille lorsqu’il fut de nouveau interrompu dans ses rêveries par l’entrée de Claudius. Une preuve de la vivacité avec laquelle son amour s’était accru et de la délicatesse de ses nouvelles impressions, c’est que bien qu’il n’eût pas hésité à confier à Claudius, le secret de sa première entrevue et l’effet qu’Ione avait produit sur lui par sa beauté, il éprouva actuellement une invincible aversion à prononcer son nom. Il avait vu Ione, belle, pure, sans tache, au milieu de la jeunesse légère et dissipée de Pompéi, forçant les plus débauchés au respect par le charme de sa personne et changeant les désirs les plus sensuels en une sorte de contemplation idéale, comme si par son pouvoir intellectuel et moral elle renversait la fable de Circé et transformait les animaux en hommes. Ceux, qui ne pouvaient comprendre son âme, se spiritualisaient en quelque sorte grâce à la magie de sa beauté ; ceux, qui n’avaient pas des cœurs capables d’apprécier sa poésie, avaient au moins des oreilles sensibles à la mélodie de sa voix. La trouvant aussi entourée, purifiant et éclairant tout par sa présence, Glaucus sentit lui-même pour la première fois la grandeur de sa nature propre : il sentit combien étaient peu dignes de la divinité et de ses songes et les compagnons de ses plaisirs passés et les occupations auxquelles il s’était abandonné. Un voile semblait tomber de ses yeux. Il vit entre lui et ses convives habituels, une incommensurable distance que lui avait cachée jusque-là la vapeur décevante des fêtes. Le courage, qu’il lui fallait pour aspirer à Ione, l’élevait à ses yeux ; il comprit qu’il était désormais dans sa destinée de regarder en haut et de prendre un noble essor. Ce nom, qui paraissait à son ardente imagination comme un écho saint, il ne pouvait plus le prononcer devant des oreilles vulgaires. Ce n’était plus la belle jeune fille vue en passant et dont le souvenir passionné était demeuré dans son cœur. Ione était déjà la divinité de son âme. Qui n’a pas éprouvé ce sentiment ? Ô toi, qui ne l’as pas connu, tu n’as jamais aimé.

 

Aussi, lorsque Claudius lui parla avec des transports affectés de la beauté d’Ione, Glaucus ressentit de la colère et du dégoût que de telles lèvres osassent faire un tel éloge ; il répondit froidement et le Romain s’imagina que cette passion s’était éteinte au lieu de s’enflammer. Claudius le regretta à peine car son désir était que Glaucus épousât une héritière beaucoup mieux avantagée du côté de la fortune, Julia la fille du riche Diomède, dont le joueur espérait voir passer l’or dans ses coffres. Leur conversation ne suivait pas un cours aussi aisé que d’habitude et dès que Claudius l’eut quitté, Glaucus se disposa à se rendre chez Ione. En mettant le pied sur le seuil de sa maison, il rencontra de nouveau Nydia, qui venait d’accomplir sa gracieuse tâche. Elle reconnut son pas à l’instant.

 

« Vous sortez de bonne heure, dit-elle.

 

– Oui ; car les cieux de la Campanie ne pardonnent pas qu’on les néglige.

 

– Oh ! que ne puis-je les voir ! » murmura la jeune fille, mais si bas que Glaucus ne put entendre sa plainte.

 

La Thessalienne resta quelque temps sur le seuil et guidant ensuite ses pas avec un long bâton, dont elle se servait avec une grande dextérité, elle reprit le chemin de sa demeure. Elle s’éloigna bientôt des rues brillantes de la cité et entra dans un quartier que fréquentaient peu les personnes élégantes et graves. Mais son malheur lui dérobait le grossier spectacle des vices, dont elle était entourée : à cette heure-là, les rues étaient silencieuses et tranquilles et sa jeune oreille ne fut pas choquée par les sons qui se faisaient entendre trop souvent dans les repaires obscurs et obscènes qu’elle traversait patiemment et tristement.

 

Elle frappa à la porte de derrière d’une sorte de taverne. On ouvrit et une voix rude lui ordonna de rendre compte des sesterces qu’elle avait pu recueillir. Avant qu’elle eût le temps de répondre, une autre voix accentuée d’une façon un peu moins vulgaire dit :

 

« Ne t’inquiète pas de ces petits profits, Burbo. La voix de la petite sera bientôt redemandée aux riches festins de notre ami et tu sais qu’il paye à un haut prix les langues de rossignols.

 

– Oh ! j’espère que non… Je ne le pense pas, s’écria Nydia en tremblant. Je veux bien mendier depuis l’aurore jusqu’au coucher du soleil mais ne m’envoyez plus chez lui.

 

– Et pourquoi cela ? demanda la même voix.

 

– Parce que… parce que je suis jeune et délicatement élevée et que les femmes avec qui je me trouve là, ne sont pas une société convenable pour une pauvre fille qui… qui…

 

– Qui est une esclave dans la maison de Burbo » reprit la voix ironiquement et avec un grossier éclat de rire.

 

La Thessalienne posa ses fleurs à terre et, appuyant sa figure sur ses mains, se mit à pleurer.

 

Pendant ce temps Glaucus se rendait à la demeure de la belle Napolitaine : il trouva Ione au milieu de ses esclaves qui travaillaient à ses côtés. La harpe était près d’elle car Ione était ce jour-là plus oisive, peut-être plus pensive que d’habitude. Elle lui parut plus belle encore à la lumière du jour et dans sa simple robe qu’à l’éclat des lampes nocturnes et ornée des précieux joyaux qu’elle portait la veille ; une certaine pâleur répandue sur ses couleurs transparentes ne lui fit pas tort à ses yeux, pas plus que la rougeur qui monta à son front lorsqu’il s’approcha. Accoutumé à flatter, il sentit la flatterie expirer sur ses lèvres en présence d’Ione. Il comprit que ses regards en diraient plus que ses paroles et que ce serait amoindrir son hommage que de l’exprimer. Ils parlèrent de la Grèce : c’était un thème sur lequel l’éloquence du Grec ne tarissait jamais. Il lui dépeignit les bosquets d’oliviers aux teintes argentées, qui environnaient encore les temples déjà dépouillés d’une partie de leurs splendeurs, mais si beaux toujours même dans leur décadence. Il jeta un regard sur la mélancolique cité d’Harmodius le Libre et de Périclès le Magnifique du haut de ces souvenirs, qui font une vaste lumière des plus sombres obscurités. Il avait vu la terre de la poésie justement à l’âge poétique de sa jeunesse ; et le sentiment patriotique s’associait dans son cœur à cette effusion du printemps de la vie. Ione l’écoutait, absorbée et muette ; ces accents et ces descriptions avaient plus de douceur pour elle que les adulations prodiguées par ses nombreux adorateurs. Était-ce une faute d’aimer un compatriote ? Elle aimait Athènes en lui ; les dieux de sa race, la terre de ses songes, lui parlaient dans sa voix. À partir de ce moment, ils se virent chaque jour. Dans la fraîcheur de la soirée, ils allaient se promener sur une mer tranquille. Ils se retrouvaient encore sous les portiques ou dans les appartements d’Ione. Leur amour fut subit mais puissant. Il remplit toutes les sources de leur vie : cœur, cerveau, sens, imagination furent à la fois prêtres et ministres de cette passion. Si l’on enlève l’obstacle qui séparait deux objets disposés à une attraction naturelle, ils se joignent, ils se réunissent sur-le-champ. Ils ne s’étonnaient que d’une chose, c’était d’avoir vécu si longtemps loin l’un de l’autre. Et leur amour était bien naturel : même jeunesse, même beauté, même origine, même âme, quelle poésie dans leur union ! Ils se figuraient que les cieux souriaient à leur tendresse. De même que ceux que l’on persécute cherchent un refuge aux pieds des autels ainsi l’autel de leur amour leur semblait un asile contre les chagrins de la terre ; ils le couvraient de fleurs ; ils ne soupçonnaient pas que des serpents pussent se cacher sous ces fleurs.

 

Un soir le cinquième à dater de leur première rencontre à Pompéi, Glaucus et Ione, avec une société peu nombreuse d’amis choisis, revenaient d’une excursion autour de la baie ; leur barque glissait légèrement sur les eaux dont le brillant miroir n’était brisé que par leurs rames ruisselantes : pendant que le reste de la compagnie s’entretenait gaiement, Glaucus couché aux pieds d’Ione n’osait la regarder. Elle rompit la première le silence :

 

« Mon pauvre frère ! dit-elle en soupirant ; comme il aurait savouré les délices de cette heure !

 

– Votre frère, dit Glaucus, je ne l’ai pas vu. Occupé de vous seule, je n’ai pensé à aucune autre chose. Sans cela, je vous aurais demandé si ce n’était pas votre frère, ce jeune homme pour lequel vous m’avez quitté en sortant du temple de Minerve à Néapolis.

 

– C’était lui.

 

– Et il est ici ?

 

– Il y est.

 

– À Pompéi et sans être constamment avec vous ? Impossible.

 

– Il a d’autres devoirs, répondit Ione avec tristesse : il est prêtre d’Isis.

 

– Si jeune encore, prêtre d’un culte si sévère, au moins dans sa règle, dit le Grec, dont le cœur était ardent et généreux et le ton de ses paroles marquait autant de surprise que de pitié. Qui a pu le conduire là ?

 

– Il était enthousiaste et plein d’une ferveur toute religieuse ; l’éloquence d’un Égyptien, notre ami et notre tuteur, éveilla en lui le pieux désir de consacrer sa vie à la plus mystérieuse de nos divinités. Peut-être, dans l’ardeur de son zèle, la sévérité même de ce culte eut-elle pour lui une attraction toute particulière.

 

– Et il ne se repent pas ?… Je pense qu’il est heureux. »

 

Ione soupira profondément et baissa son voile sur ses yeux.

 

« Je désire, dit-elle après un instant de silence, qu’il ne se soit pas trop hâté. Peut-être, comme ceux qui attendent beaucoup, n’a-t-il pas pu réaliser toutes ses espérances.

 

– Alors, il n’est pas heureux dans sa nouvelle condition. Et cet Égyptien était-il prêtre lui-même ? avait-il intérêt à recruter pour la troupe sacrée ?

 

– Non. Son seul intérêt était notre bonheur. Il croyait faire celui de mon frère. Nous étions orphelins.

 

– Comme moi » dit Glaucus avec une voix profondément émue. Ione jeta les yeux sur lui en ajoutant :

 

« Arbacès a voulu remplacer notre père ; vous le connaîtrez, il aime les gens de mérite.

 

– Arbacès ! je le connais déjà. Nous nous parlons, du moins quand nous nous rencontrons. Mais sans votre éloge, je ne souhaiterais pas de le connaître davantage. Mon cœur est porté vers ceux qui me ressemblent ; mais ce sombre Égyptien, avec son front nuageux et son sourire glacé, me semble attrister le ciel même. On serait tenté de croire que, à l’instar du Crétois Épiménide, il a dormi quarante ans dans un caveau et que la lumière du jour lui a paru étrange à son réveil.

 

– Cependant, comme Épiménide, il est bon, sage et d’une humeur douce, répondit Ione.

 

– Qu’il est heureux d’être loué par vous ! Il n’a pas besoin d’autres vertus pour m’être cher.

 

– Son calme, sa froideur, reprit Ione sans répondre directement, proviennent peut-être de l’épuisement de ses anciennes souffrances ; de même que cette montagne voisine (elle montrait le Vésuve), qui aujourd’hui semble si tranquille, nourrissait autrefois des flammes éteintes pour toujours. »

 

Leurs yeux se dirigèrent vers la montagne au moment où Ione achevait de parler : le reste du ciel était baigné de couleurs tendres et rosées ; mais sur le sommet gris du volcan, au milieu des bois et des vignes qui l’entouraient jusqu’à la moitié de sa hauteur, s’élevait un gros nuage noir et de mauvais augure comme un trait sinistre dans ce beau paysage ; une ombre soudaine et indescriptible obscurcit leurs regards ; et par suite de cette sympathie que l’amour leur avait déjà enseignée et qui leur disait à la plus légère émotion, au moindre pressentiment de malheur, de chercher un refuge l’un près de l’autre, leurs yeux abandonnèrent en même temps la montagne et se rencontrèrent avec une inimaginable expression de tendresse. Qu’avaient-ils besoin de mots pour se dire qu’ils s’aimaient !

 

Chapitre 6

L’oiseleur reprend dans ses rets l’oiseau qui voulait s’échapper et essaye d’y prendre une autre victime.

 

Dans l’histoire que je raconte, les événements se pressent rapides comme les événements d’un drame. Je décris une époque dans laquelle il suffisait de quelques jours pour faire mûrir les fruits d’une année.

 

Arbacès avait peu fréquenté la maison d’Ione depuis quelque temps et lorsqu’il y était allé, il n’avait pas rencontré Glaucus ; il ignorait l’amour qui s’était si soudainement interposé entre lui et ses projets. Particulièrement occupé du frère d’Ione, il avait été momentanément forcé de suspendre ses visites à la sœur et d’ajourner ses desseins. Son orgueil et son égoïsme s’étaient réveillés tout à coup. Il s’alarmait du changement survenu dans l’esprit du jeune homme. Il tremblait à l’idée qu’il pouvait perdre un élève docile et Isis un serviteur enthousiaste. On trouvait rarement Apaecidès ; il évitait les lieux, où il aurait rencontré l’Égyptien ; il le fuyait même, lorsqu’il l’apercevait de loin. Arbacès était un de ces hautains et puissants esprits accoutumés à dominer les autres ; il s’indignait qu’une créature, qu’il avait regardée comme étant à lui, pût secouer son joug. Il se promit qu’Apaecidès ne lui échapperait pas.

 

Telle était sa pensée, pendant qu’il traversait un bosquet situé dans l’intérieur de la ville entre sa maison et la maison d’Ione, où il se rendait ; il aperçut, appuyé contre un arbre et regardant la foule, le jeune prêtre d’Isis qui ne le vit pas venir.

 

« Apaecidès ! » dit-il ; et il posa d’un air tout amical sa main sur l’épaule du jeune homme…

 

Le prêtre tressaillit ; son premier mouvement fut de s’enfuir.

 

« Mon fils, dit l’Égyptien, qu’est-il arrivé pour que vous paraissiez empressé d’éviter ma présence ? »

 

Apaecidès demeura silencieux et morne, les yeux attachés à la terre et les lèvres tremblantes, la poitrine oppressée d’une vive émotion.

 

« Parle-moi, mon ami, continua l’Égyptien, parle ; quelque fardeau pèse sur ton esprit ; qu’as-tu à me révéler ?

 

– À vous ? Rien.

 

– Et pourquoi m’exclure ainsi de tes confidences ?

 

– Parce que je vois en vous un ennemi.

 

– Expliquons-nous » dit Arbacès à voix basse ; et prenant le bras du prêtre sous le sien malgré, quelque résistance, il conduisit le jeune homme vers un des bancs qui garnissaient le bosquet. Ils s’assirent ; et leur contenance morne s’accordait bien avec l’ombre et la solitude du lieu.

 

Apaecidès était dans le printemps de son âge ; cependant il paraissait avoir plus vécu que l’Égyptien. Ses traits délicats et réguliers étaient fatigués et décolorés, ses yeux creux ne brillaient que d’un éclat pareil à celui que donne la fièvre ; son corps se courbait prématurément et sur ses mains délicates, comme celles d’une femme, de petites veines bleuâtres et tuméfiées indiquaient la lassitude et les faiblesses du relâchement de ses fibres. Sa figure avait une frappante ressemblance avec celle d’Ione ; mais l’expression différait beaucoup de ce calme majestueux et spirituel, qui donnait à la beauté de sa sœur un repos divin et que maintenant nous appellerions classique. Chez elle, l’enthousiasme était visible, quoique toujours modeste et contenu ; c’était là le charme et le sentiment de sa physionomie ; on éprouvait ce désir qu’excitait un esprit qui paraissait tranquille, mais qui ne sommeillait pas. Chez Apaecidès, tout révélait la ferveur et la passion de son tempérament ; et la portion intellectuelle de sa nature par les larges flammes de ses yeux, par la largeur de ses tempes comparée à la hauteur de ses sourcils, par le frémissement de ses lèvres semblait être sous l’empire d’une rêverie idéale et profonde. L’imagination de la sœur s’était arrêtée au seuil sacré de la poésie ; celle de son frère moins heureuse et moins retenue s’était égarée dans le champ des visions impalpables et sans formes ; les facultés qui avaient paré l’une des dons du génie menaçaient d’apporter la folie à l’autre.

 

« Vous prétendez que j’ai été votre ennemi, dit Arbacès ; je connais la cause de cette injuste accusation. Je vous ai placé parmi les prêtres d’Isis ; vous vous révoltez de leurs supercheries et de leurs impostures. Vous pensez que je vous ai trompé aussi ; la pureté de votre cœur s’en offense ; vous vous imaginez que je suis aussi un imposteur.

 

– Vous connaissiez les jongleries de ce culte impie répondit Apaecidès ; pourquoi me les avoir cachées ? Lorsque vous me pressiez si vivement de me dévouer à cette profession, dont je porte le costume, vous ne cessiez de me parler de la sainte vie de ces hommes consacrés à la science ; vous m’avez jeté dans la compagnie d’un ignorant et sensuel troupeau, qui n’a d’autres connaissances que celles des fraudes les plus grossières ; vous me parliez d’hommes sacrifiant les plaisirs mondains à la sublime étude de la vertu et vous m’avez mis au milieu d’hommes souillés de tous les vices ; vous me parliez d’amis, de guides flamboyants du genre humain : je ne vois que des trompeurs et des traîtres. Oh ! vous avez eu tort.

 

« Vous m’avez enlevé la gloire de ma jeunesse, ma foi sincère à la vertu, ma soif sanctifiante de sagesse. Jeune comme j’étais, riche plein de ferveur, ayant devant moi tous les brillants plaisirs de la terre, je me résignais sans soupirer avec bonheur avec exaltation dans la pensée que j’allais pénétrer les mystères de la sagesse suprême, jouir de la société des dieux, des révélations du ciel ; et maintenant… maintenant !… »

 

Un sanglot convulsif étouffa la voix du prêtre. Il se couvrit le visage de ses mains et de grosses larmes se firent passage à travers ses doigts et inondèrent ses vêtements.

 

« Ce que je t’ai promis, je te le donnerai, mon ami, mon élève ; les choses, dont tu te plains, n’ont été que des épreuves pour ta vertu ; ton noviciat n’a fait qu’en rehausser l’éclat… Ne pense plus à toutes ces fourberies de bas étage… Il est temps que tu ne sois plus confondu avec ces esclaves de la déesse, serviteurs subalternes de son temple. Tu es digne d’entrer dans l’enceinte sacrée. Je serai désormais ton prêtre, ton guide ; et toi, qui maudis en ce moment mon amitié, tu vivras pour la bénir. »

 

Le jeune homme releva la tête et regarda l’Égyptien avec un vague étonnement.

 

« Écoute-moi, continua Arbacès d’une voix plus puissante et plus solennelle après avoir eu soin de s’assurer qu’ils étaient seuls. De l’Égypte est venue toute la science du monde. À l’Égypte, Athènes emprunta sa philosophie, et la Crète sa profonde politique. À l’Égypte appartenaient ces tribus mystérieuses qui (longtemps avant que les hordes de Romulus se répandissent dans les plaines de l’Italie et fissent rentrer la civilisation dans la barbarie et dans les ténèbres) possédaient tous les arts de la sagesse et toutes les grâces de la vie intellectuelle. De l’Égypte sont sortis les rites et la grandeur de cette solennelle Caeré, dont les habitants enseignèrent à leurs vainqueurs romains tout ce qu’ils connaissent aujourd’hui de plus élevé comme religion, de plus sublime comme culte. Et de quelle façon, penses-tu, jeune homme, que cette redoutable Égypte, mère de nations sans nombre, soit parvenue à sa puissance et à la haute conception de la sagesse ? ce fut le résultat de sa profonde et sainte politique. Vos nations modernes doivent leur grandeur à l’Égypte ; l’Égypte doit sa grandeur à ses prêtres. Recueillis en eux-mêmes, ne briguant d’empire, que sur la plus noble partie de l’homme, sur son âme et sur sa foi, ces anciens ministres de Dieu étaient inspirés des plus grandes pensées, qui aient jamais exalté des mortels. Les révolutions des astres, les saisons de la terre, l’éternel cercle des destinées humaines leur offrirent une auguste allégorie : ils la rendirent palpable et visible aux yeux du vulgaire par des signes les dieux et les déesses ; et ce qui était en réalité gouvernement prit le nom de religion. Isis est une fable ; ne te scandalise pas ! car le type d’Isis représente en réalité un être immortel. Isis n’est rien ; la nature dont elle est le symbole est la mère de toutes choses. Sombre, ancienne, insondable, excepté pour un petit nombre d’initiés : « Aucun mortel ne m’a jamais ôté mon voile » dit cette Isis que tu adores ; mais pour les sages, ce voile a été soulevé ; nous nous sommes tenus face à face devant la solennelle beauté de la nature. Les prêtres ont donc été les bienfaiteurs, les civilisateurs de l’humanité, quoiqu’ils fussent en même temps des imposteurs, si tu veux les appeler ainsi. Mais crois-tu, jeune homme, que s’ils n’avaient pas trompé les hommes, ils eussent pu les servir ? La foule ignorante et servile a besoin d’un bandeau pour être conduite à son propre bonheur. On ne brise pas une maxime, on révère un oracle. L’empereur de Rome étend sa domination sur diverses tribus de la terre et met de l’harmonie entre ces éléments contraires et désunis : de là naissent la paix, l’ordre, la loi, les félicités de la vie. Crois-tu que ce soit l’homme, que ce soit l’empereur qui règne ainsi ? non : c’est la pompe, le respect, la majesté qui l’entourent… telles sont ses impostures, telle est sa magie. Nos oracles et nos divinations, nos rites et nos cérémonies ne sont que les moyens de notre souveraineté, les instruments de notre pouvoir : les uns et les autres mènent à la même fin au bien-être et à l’harmonie de l’humanité. Tu m’écoutes avec plus d’attention et d’ardeur… la lumière se fait dans ton esprit. »

 

Apaecidès demeurait silencieux ; mais les rapides émotions, dont on pouvait saisir le passage sur sa figure expressive trahissaient l’effet des paroles de l’Égyptien, paroles rendues plus éloquentes encore par l’aspect et les gestes du personnage.

 

« Ainsi donc, continua Arbacès, pendant que nos prêtres du Nil établissaient les premiers éléments au moyen desquels le chaos est détruit, à savoir l’obéissance respectueuse de la multitude au petit nombre, ils tiraient de leurs majestueuses et célestes méditations, cette sagesse qui n’était plus une imposture. Ils inventaient les codes et la régularité des lois, les arts et les gloires de l’existence ; ils demandaient la foi, ils donnaient en retour les bienfaits de la civilisation : leur tromperie n’était-ce pas de la vertu ? Crois-moi, tout être d’une nature bienfaisante, d’une essence plus éthérée, qui regarde du haut des cieux notre monde, sourit avec sympathie à la sagesse qui a produit de pareils résultats. Mais tu sembles désirer que j’applique ces généralités à toi-même : j’obéis volontiers à tes désirs. Les autels de la déesse de notre ancienne foi doivent être desservis et doivent l’être par ces individus sans intelligence et sans âme, qui ne sont pour ainsi dire que des clous et des crochets où se suspendent la robe et le bandeau. Rappelle-toi deux maximes de Sextius le pythagoricien, maximes empruntées à la science de l’Égypte. La première : « Ne parle pas de Dieu à la multitude » ; la seconde : « L’homme digne de Dieu est un dieu parmi les hommes. » De même que le génie a donné aux ministres d’Égypte le culte, cet empire si fâcheusement déchu dans les derniers temps, de même il appartient au génie d’en rétablir la domination. J’ai trouvé en vous, Apaecidès, un disciple digne de mes leçons, un ministre digne de la grande œuvre que nous devons accomplir : votre énergie, vos talents ; la pureté de votre foi ; la promptitude de votre enthousiasme, tout vous préparait à cet emploi, qui demande de si hautes et de si ardentes qualités. J’ai donc excité vos désirs sacrés ; je vous ai encouragé à marcher dans la voie que vous aviez prise. Mais vous m’en voulez de ce que je ne vous ai pas fait connaître les petites âmes et les jongleries de vos compagnons. Si je l’avais fait, Apaecidès, j’aurais défait mon propre ouvrage ; votre noble nature se serait révoltée : Isis eût perdu un prêtre. »

 

Apaecidès poussa un profond soupir. L’Égyptien continua sans prendre garde à cette interruption.

 

« Je vous plaçai en conséquence, sans préparation dans le temple ; je vous laissais à vous-même le soin de découvrir les momeries, qui éblouissent la foule et de vous en formaliser ; je souhaitais que vous puissiez apercevoir de vos propres yeux les ressorts qui font jaillir les eaux rafraîchissantes où le monde puise la paix : c’était l’ancienne épreuve ordonnée autrefois par nos prêtres. Ceux qui s’accoutument aux impostures du vulgaire, on les laisse les pratiquer. Pour ceux, qui vous ressemblent et dont la nature plus haute demande un autre but, la religion leur dévoile ses mystères divins. Je suis heureux de rencontrer en vous le caractère que j’attendais. Vous avez prononcé vos vœux, vous ne pouvez reculer. Avancez, je serai votre guide.

 

– Et qu’as-tu donc à m’apprendre encore, homme étrange et redoutable ? de nouvelles tromperies, de nouveaux…

 

– Non. Je t’ai lancé dans l’abîme de l’incrédulité, je veux te ramener sur les hauteurs de la foi. Tu as vu les faux types, tu connaîtras maintenant les réalités qu’ils représentent. Il n’y a pas d’ombre, Apaecidès, qui n’ait son corps. Viens me voir cette nuit. Ta main ! »

 

Ému, excité, fasciné par le langage de l’Égyptien, Apaecidès lui tendit la main et le maître et le disciple se séparèrent. Il était vrai que, pour Apaecidès, toute retraite était impossible. Il avait fait vœu de célibat ; il s’était consacré à une vie qui semblait maintenant lui offrir toutes les austérités du fanatisme sans les consolations de la foi. N’était-il pas naturel qu’il éprouvât le désir de se réconcilier avec son irrévocable carrière ? Le puissant et profond esprit de l’Égyptien reprenait son empire sur sa jeune imagination ; elle le poussait à de vagues conjectures et l’entraînait à des alternatives de crainte et d’espérance.

 

Pendant ce temps, Arbacès se dirigeait d’un pas grave et lent vers la maison d’Ione. À son entrée dans le tablinum, il entendit du portique du péristyle une voix, qui tout harmonieuse qu’elle était, résonna mal à son oreille : c’était la voix du jeune et beau Glaucus et pour la première fois un frisson involontaire de jalousie fit tressaillir son cœur. Il trouva dans le péristyle Glaucus assis à côté d’Ione. La fontaine au milieu du jardin odorant jetait dans l’air son écume d’argent et répandait une délicieuse fraîcheur pendant les heures étouffantes du milieu du jour. Les femmes d’Ione qui restaient invariablement près d’elle, car dans la liberté de sa vie, elle gardait la plus délicate retenue, se tenaient à peu de distance ; aux pieds de Glaucus était une lyre sur laquelle il venait de jouer pour Ione un air lesbien. La scène, le groupe placé devant Arbacès étaient empreints de cet idéal poétique et plein de raffinement, que nous regardons encore et avec raison comme le caractère particulier des anciens ; on voyait les colonnes de marbre, les vases de fleurs, la statue blanche et tranquille au bout de chaque perspective ; et par-dessus tout cela, les deux formes vivantes, qui auraient fait l’inspiration ou le désespoir d’un sculpteur.

 

Arbacès s’arrêtant aussitôt, regarda le beau couple avec un front d’où venait de fuir toute sa sérénité accoutumée. Il fit un effort sur lui-même et s’approcha lentement d’un pas léger et sans écho tel qu’aucun serviteur ne l’entendit bien moins encore Ione et son amant.

 

« Et pourtant, disait Glaucus, c’est seulement avant que nous aimions que nous trouvons que nos poètes ont bien décrit cette passion. Au moment où le soleil se lève, tous les astres, qui avaient brillé dans son absence, s’évanouissent dans l’air ; les poètes n’existent non plus que pendant la nuit du cœur ; ils ne sont rien pour nous, lorsque le dieu nous fait sentir la puissance de ses rayons.

 

– Aimable et brillante comparaison, noble Glaucus ! »

 

Tous deux tressaillirent en apercevant derrière le siège d’Ione, la figure froide et sarcastique de l’Égyptien.

 

« Un hôte inattendu ! dit Glaucus en se levant avec un sourire forcé.

 

– Rien de plus simple lorsqu’on est sûr d’être bien reçu, répondit Arbacès en s’asseyant et en engageant Glaucus par un signe à en faire autant.

 

– Je suis bien aise, dit Ione, de vous voir ensemble à la fin car vous êtes faits pour vous comprendre et pour devenir amis.

 

– Rendez-moi une quinzaine d’années, répliqua l’Égyptien, avant de me comparer à Glaucus. J’accepterais volontiers son amitié ; mais que lui offrirais-je en retour ? Aurions-nous les mêmes confidences à nous faire ? Lui parlerais-je de banquets et de guirlandes de fête, de coursiers parthes, des chances du jeu ? Ce sont là les plaisirs habituels à son âge, à sa nature, à ses goûts ; ce ne sont pas les miens. »

 

En parlant ainsi, l’astucieux Égyptien baissa les yeux et soupira ; mais du coin de l’œil, il regarda Ione pour voir comment elle accueillerait ces insinuations sur les goûts de son visiteur ; et l’air d’Ione ne le satisfit pas. Glaucus, dont les joues se colorèrent légèrement, s’empressa de répondre avec gaieté. Il avait aussi sans doute le désir de déconcerter et d’humilier l’Égyptien.

 

« Vous avez raison, sage Arbacès, dit-il ; nous pouvons nous estimer l’un l’autre mais nous ne saurions être amis ; mes banquets manquent de ce sel mystérieux qui, si l’on en croit la rumeur publique, assaisonne les vôtres. Et, par Hercule, lorsque j’aurai vos années, si comme vous je crois sage de rechercher les plaisirs de l’âge mûr, je lancerai aussi le sarcasme sur les galantes folies de la jeunesse. »

 

L’Égyptien jeta à Glaucus un regard rapide et perçant.

 

« Je ne vous comprends pas, dit-il froidement ; mais les gens d’esprit ont souvent l’habitude de s’envelopper d’obscurité. »

 

Il détourna la tête à ces mots avec un sourire presque imperceptible et après un instant de silence, il s’adressa à Ione :

 

« Je n’ai pas été assez fortuné, belle Ione, pour vous rencontrer chez vous les deux ou trois dernières fois que je suis venu pour vous rendre visite.

 

– La douceur de la mer m’avait tentée de sortir » reprit Ione avec un léger embarras. Cet embarras n’échappa pas à Arbacès ; mais sans paraître le remarquer, il reprit en souriant :

 

« Vous savez que le vieux poète a dit : « Les femmes doivent rester dans leur maison et y converser.[17] »

 

– Ce poète était un cynique, dit Glaucus : il haïssait les femmes.

 

– Il parlait selon la coutume de son pays et ce pays était votre Grèce si vantée.

 

– Autres temps autres mœurs ; si nos ancêtres avaient connu Ione, ils auraient suivi une autre loi.

 

– Avez-vous appris ces manières galantes à Rome ? dit Arbacès avec une émotion mal déguisée.

 

– Ce n’est pas du moins en Égypte que je serais allé apprendre la galanterie, répondit Glaucus en jouant nonchalamment avec sa chaîne.

 

– Allons, allons, » dit Ione en s’empressant d’interrompre une conversation dont le commencement ne répondait pas au désir qu’elle avait de cimenter une amitié réelle entre Glaucus et l’Égyptien ; « allons, allons, il ne faut pas qu’Arbacès soit si sévère pour sa pauvre pupille. Orpheline, élevée sans les soins d’une mère, je puis être blâmée de l’indépendance de ma vie plus convenable pour un homme que pour une femme ; cependant c’est celle à laquelle les femmes romaines sont accoutumées et que les Grecques auraient raison d’adopter. Hélas ! est-ce donc seulement chez les hommes qu’on peut voir la liberté et la vertu réunies ? L’esclavage, votre perte, serait-il donc considéré comme notre salut ? Ah ! Croyez-moi, ç’a été une grande erreur des hommes, une erreur qui a tristement influé sur leurs destinées, d’imaginer que la nature des femmes est (je ne dis pas inférieure à la leur, cela peut être) mais si différente, qu’ils se soient crus obligés de faire des lois peu favorables au développement de notre esprit ! N’ont-ils pas en agissant ainsi, fait des lois contre leurs propres enfants, que les femmes doivent élever contre les maris eux-mêmes, dont les femmes devraient être les amies toujours et quelquefois les conseillères ? »

 

Ione se tut soudain ; une rougeur ravissante se répandit sur sa figure. Elle craignit que cet enthousiasme ne fût allé trop loin. Cependant elle redoutait moins l’austère Arbacès que le tendre Glaucus : car elle aimait le dernier et ce n’était pas l’usage des Grecs de permettre aux femmes (à celles du moins qu’ils honoraient) la liberté dont jouissaient celles de l’Italie. Ce fut avec un vif sentiment de joie qu’elle entendit Glaucus s’écrier :

 

« Puissiez-vous toujours penser ainsi, Ione ! puisse votre cœur innocent être toujours votre guide ! Heureuse eût été la Grèce si elle avait jamais permis aux femmes chastes les privilèges de l’esprit si célèbres chez les moins respectables de ses beautés ! Aucune décadence ne provient de la liberté ni de la science lorsque votre sexe sourit à l’homme libre et sait apprécier et encourager l’homme sage. »

 

Arbacès gardait le silence car il ne lui convenait ni d’approuver l’opinion de Glaucus ni de condamner celle d’Ione ; après une conversation brève et embarrassée, Glaucus se retira.

 

Lorsqu’il fut parti, Arbacès, rapprochant son siège de celui de la belle Napolitaine, dit d’une voix adoucie et pénétrante sous laquelle il savait si bien dissimuler l’artifice et l’opiniâtreté de son caractère :

 

« Ne croyez pas, ma douce pupille, s’il m’est permis de vous appeler ainsi, que je veuille gêner cette liberté dont vous savez vous faire un honneur ; mais quoique ainsi que vous l’avez observé avec justesse elle ne surpasse pas celle des dames romaines, il est bon qu’une personne qui n’est pas encore mariée n’en use qu’avec discrétion. Continuez à attirer à vos pieds tout ce qu’il y a de gai, de brillant, de sage même, autour de vous ; continuez à charmer cette foule d’adorateurs avec la conversation d’une Aspasie, les accords d’une Érinna ; mais considérez néanmoins que des langues promptes à la censure peuvent aisément ternir la réputation d’une jeune fille ; et lorsque vous provoquez l’admiration, je vous en conjure, ne donnez pas prise à l’envie.

 

– Que voulez-vous dire, Arbacès ? s’écria Ione d’une voix tremblante et alarmée ; je sais que vous êtes mon ami, que vous ne désirez que ma gloire et mon bonheur. Expliquez-vous.

 

– Votre ami, oh ! oui je le suis sincèrement. Puis-je donc parler en qualité d’ami sans réserve et sans crainte de vous offenser ?

 

– Je vous en prie.

 

– Ce jeune débauché, ce Glaucus, depuis combien de temps le connaissez-vous ? L’avez-vous vu souvent ? »

 

Arbacès en prononçant ces paroles attacha son regard sur Ione, comme s’il voulait pénétrer au fond de son cœur.

 

Se rejetant en arrière sous la fixité de ce regard, avec une étrange peur, dont elle ne pouvait se rendre compte, la belle Napolitaine répondit avec une confuse hésitation :

 

« Il a été conduit chez moi par un des compatriotes de mon père et je puis dire par un des miens. Je ne le connais que depuis une semaine ; mais pourquoi ces questions ?

 

– Pardonnez-moi, dit Arbacès ; je croyais que vous le connaissiez depuis plus longtemps, ce vil calomniateur !

 

– Comment ! que signifie cela ? quels termes !…

 

– N’importe. Je ne veux pas soulever votre indignation contre un homme qui ne mérite pas un tel honneur.

 

– Je vous supplie de parler. Que peut avoir dit Glaucus ? Ou plutôt en quoi supposez-vous qu’il ait pu m’offenser ? »

 

Retenant le dépit que lui causèrent les dernières paroles d’Ione, Arbacès continua :

 

« Vous connaissez ses mœurs, ses compagnons, ses habitudes ; la table et le jeu, voilà ses seules occupations ; et dans la société du vice, comment pourrait-il apprécier la vertu ?

 

– Vous parlez toujours par énigmes. Au nom des dieux, je vous adjure, dites tout ce que vous savez.

 

– Eh bien qu’il en soit ainsi. Apprenez, Ione, que ce Glaucus lui-même se vantait ouvertement, oui, dans les bains publics, de votre amour pour lui. Il s’amusait, disait-il, des progrès qu’il faisait sur votre cœur. Je dois lui rendre justice, il louait votre beauté : qui pourrait la nier ? Mais il riait dédaigneusement lorsque son Claudius ou son Lépidus lui demandait s’il vous aimait assez pour songer à vous épouser et si l’on suspendrait bientôt des guirlandes à sa porte.

 

– C’est impossible. Où avez-vous recueilli cette calomnie infâme ?

 

– Voudriez-vous que je vous rapportasse tous les commentaires des fats insolents qui ont répandu cette histoire dans la ville ? Soyez assurée qu’au premier abord je n’y ai pas ajouté foi et qu’il m’a fallu me convaincre par le grand nombre des témoins de la vérité de ce que je ne vous apprends qu’à regret. »

 

Ione s’affaissa sur son siège et sa figure était plus blanche que le pilier contre lequel elle s’appuya pour ne pas tomber à la renverse.

 

« J’avoue, poursuivit Arbacès, que j’éprouvai une vive irritation, un profond dépit, de voir que votre nom courait aussi légèrement de lèvre en lèvre comme celui de quelque danseuse. J’attendais avec impatience cette matinée pour venir vous trouver et vous avertir. J’ai rencontré Glaucus ici et j’ai perdu tout empire sur moi-même. J’avais peine à cacher mes sentiments. Oui j’ai manqué de politesse en sa présence. Pardonnez-vous à votre ami, Ione ? »

 

Ione prit sa main dans la sienne sans dire un mot.

 

« Ne parlons plus de cela, dit-il ; mais que ma voix soit entendue et qu’elle vous fasse réfléchir à la prudence commandée par votre position. Vous n’en souffrirez qu’un moment, Ione, car un être aussi frivole que Glaucus ne saurait avoir obtenu de vous une pensée sérieuse. Ces insultes ne blessent que lorsqu’elles viennent d’une personne que nous aimons ; bien différent est celui que la superbe Ione daignera aimer.

 

– Aimer, murmura Ione, avec un rire convulsif ; ah ! oui aimer ! »

 

Il n’est pas sans intérêt d’observer que dans ces temps lointains et dans un système social si différent du nôtre les mêmes petites causes troublaient et interrompaient « le cours de la passion ». C’étaient la même jalousie inventive, les mêmes calomnies artificieuses, les mêmes commérages fabriqués par l’oisiveté ou la méchanceté, qui viennent encore de nos jours briser quelquefois les liens d’un tendre amour et contrecarrer les circonstances en apparence les plus favorables. Lorsqu’une barque s’élance sur les plus douces eaux, la fable nous assure qu’un poisson de la plus petite espèce peut s’attacher à sa quille et l’arrêter dans sa marche : il en a toujours été ainsi avec les grandes passions du cœur humain ; et nous ne reproduirions que bien imparfaitement la vie si même dans les temps qui se prêtent le plus au roman, dont nous usons si largement nous-mêmes, nous ne décrivions pas aussi le mécanisme de ces ressorts domestiques que nous voyons tous les jours à l’œuvre dans nos maisons et dans nos âmes. C’est à l’aide de ces petites intrigues de la vie que nous nous reconnaissons dans le passé.

 

L’Égyptien avait attaqué avec beaucoup d’adresse le côté faible d’Ione ; il avait habilement dirigé son dard empoisonné contre son orgueil ; il crut qu’il avait porté une mortelle atteinte à ce qu’il regardait d’après le peu de temps que Glaucus et Ione se connaissaient, comme une fantaisie naissante ; et se hâtant de changer de sujet, il mit la conversation sur le chapitre du frère d’Ione. L’entretien ne fut pas long. Il la quitta bien résolu à ne plus se fier autant à l’absence mais à la visiter et à la surveiller chaque jour.

 

À peine l’ombre d’Arbacès eut-elle disparu de cette demeure, que tout orgueil, toute dissimulation de femme abandonna la victime de ses desseins ; la superbe Ione versa un torrent de larmes passionnées.

Chapitre 7

La vie oisive à Pompéi. Tableau en miniature des bains de Rome

 

Lorsque Glaucus quitta Ione, il lui sembla qu’il avait des ailes. Dans l’entrevue, dont elle l’avait favorisé, il avait compris distinctement pour la première fois que son amour n’était pas mal accueilli et qu’il pourrait en obtenir la douce récompense. Cette espérance le remplissait d’un ravissement tel que la terre et le ciel lui paraissaient trop étroits pour qu’il respirât à son aise. Sans se douter qu’il venait de laisser un ennemi derrière lui et oubliant non seulement les insultes mais même la propre existence d’Arbacès Glaucus traversa de joyeuses rues en fredonnant, dans l’ivresse de son âme, la musique de l’air qu’Ione avait écouté avec tant d’intérêt. Il entra dans la rue de la Fortune qui était garnie d’un haut trottoir et dont les maisons peintes au dehors et au dedans laissaient voir de tous côtés leurs fresques éclatantes ; au bout de chaque rue s’élevait un arc de triomphe.

 

Au moment où Glaucus arrivait devant le temple de la Fortune le portique avancé de ce magnifique temple (qu’on suppose avoir été bâti par un des membres de la famille de Cicéron, peut-être par l’orateur lui-même) prêtait un caractère vénérable et imposant à une scène plus brillante d’ailleurs que majestueuse. Ce temple était un des plus gracieux modèles de l’architecture romaine. Il était élevé sur un podium assez considérable et l’on voyait l’autel de la déesse entre deux escaliers conduisant à une plate-forme. De cette plate-forme un autre escalier allait joindre le portique aux colonnes cannelées auquel étaient suspendues des guirlandes de fleurs. Aux deux extrémités du temple on voyait deux statues dues à l’art de la Grèce ; et à peu de distance du temple, l’arc de triomphe se dressait avec une statue équestre de Caligula flanquée de trophées en bronze. Une foule animée était rassemblée dans l’espace qui précédait le temple : les uns assis sur des bancs et discutant la politique de l’empire ; les autres s’entretenant du prochain spectacle de l’amphithéâtre. Un groupe de jeunes gens faisait l’éloge d’une beauté nouvelle ; un autre s’occupait des mérites de la dernière pièce de théâtre ; un troisième groupe d’un âge plus respectable calculait les chances du commerce d’Alexandrie ; celui-là était particulièrement composé de marchands en costume oriental aux robes flottantes avec pantoufles ornées de pierreries. Leur maintien sérieux formait un frappant contraste avec les tuniques serrées et les gestes expressifs des Italiens : car ce peuple impatient et aimable avait alors comme à présent un langage distinct de la parole, langage de signes et de mouvements des plus vifs et des plus significatifs ; ses descendants l’ont conservé et le savant Jorio a composé un très intéressant ouvrage sur cette espèce de gesticulation hiéroglyphique.

 

Glaucus en pénétrant d’un pas léger dans cette foule se trouva bientôt au milieu de ses amis les plus gais et les plus dissipés.

 

« Ah ! dit Salluste, il y a un lustre que je ne vous ai vu.

 

– Et comment avez-vous passé ce lustre ? quels nouveaux mets avez-vous découverts ?

 

– J’ai donné mon temps à la science, répondit Salluste, et j’ai fait des expériences sur la manière de nourrir les lamproies. J’avoue que je désespère de les amener au point de perfection que nos ancêtres romains avaient obtenu.

 

– Malheureux Salluste ! Et pourquoi ?

 

– Parce que, reprit-il en soupirant, il n’est plus permis de leur donner quelque esclave à manger. J’ai été souvent tenté malgré cela de jeter dans mon réservoir un gros maître d’hôtel que je possède ; je suis sûr que sa chair donnerait au poisson la plus exquise saveur. Mais les esclaves ne sont plus des esclaves aujourd’hui et n’ont plus de sympathies pour les intérêts de leurs maîtres ; sans quoi Davus se livrerait lui-même aux lamproies pour m’obliger.

 

– Quelles nouvelles de Rome ? dit Lépidus, en s’approchant du groupe d’un air languissant.

 

– L’empereur a donné un splendide souper aux sénateurs, répondit Salluste.

 

– C’est un bon prince, dit Lépidus ; on assure qu’il ne renvoie jamais personne sans lui accorder sa requête.

 

– Peut-être me laisserait-il jeter un esclave dans mon réservoir, se hâta d’ajouter Salluste.

 

– Cela se pourrait bien, dit Glaucus, car pour faire une faveur à un Romain il faut d’abord que ce soit toujours aux dépens d’un autre. Soyez certain que chaque sourire de Titus a causé bien des larmes.

 

– Longue vie à Titus ! » cria Pansa, en entendant prononcer le nom de l’empereur au moment où il s’avançait d’un air protecteur dans la foule ; « il a promis une place de questeur à mon frère qui a perdu sa fortune.

 

– Et qui souhaite de la refaire aux dépens du peuple n’est-ce pas, cher Pansa ? dit Glaucus.

 

– Assurément, répondit Pansa.

 

– Voilà comment le peuple sert à quelque chose, continua Glaucus.

 

– Sans doute, poursuivit Pansa ; mais il faut que j’aille visiter l’aerarium qui a besoin d’être réparé. »

 

Alors en se donnant beaucoup d’importance l’édile s’éloigna accompagné d’une longue suite de clients qui se distinguaient du reste de la foule par leurs toges (car les toges, marque autrefois de la liberté, étaient devenues un signe de servilité envers le patron).

 

« Pauvre Pansa ! dit Lépidus, il n’a jamais le temps de prendre un plaisir. Le ciel soit loué de ce que je ne suis pas édile !

 

– Ah ! Glaucus, comment vous portez-vous ? Toujours gai ? s’écria Claudius, en se joignant au groupe.

 

– Êtes-vous venu pour faire un sacrifice à la Fortune ? dit Salluste.

 

– Je sacrifie à la Fortune toutes les nuits, répondit le joueur.

 

– Je le sais et personne ne lui offre plus de victimes.

 

– Par Hercule voilà un bon mot, dit Glaucus en riant.

 

– Vous avez toujours la lettre du chien à la bouche, Salluste, répliqua Claudius avec humeur ; vous grognez continuellement.

 

– Je puis bien avoir à la bouche la lettre du chien, reprit Salluste, puisque lorsque je joue avec vous j’ai toujours à la main les points du chien.

 

– Paix ! » dit Glaucus en prenant une rose à une bouquetière qui se tenait près d’eux.

 

– « La rose est l’emblème du silence » reprit Salluste ; mais je n’aime à la voir qu’à la table du souper. À propos, ajouta-t-il, Diomède donne grande fête la semaine prochaine ; êtes-vous invité, Glaucus ?

 

– Oui j’ai reçu une invitation ce matin.

 

– Moi aussi, dit Salluste en tirant de sa ceinture un petit morceau de papyrus ; je vois qu’il nous convie une heure plus tôt que de coutume. Cela prouve que la fête sera magnifique[18].

 

– Oh ! il est riche comme Crésus, dit Claudius, et le menu de ses festins est aussi long qu’un poème épique.

 

– Allons aux bains, dit Glaucus ; c’est le moment où tout le monde y va et Fulvius que vous admirez tous vous y lira sa dernière ode. »

 

Les jeunes gens accédèrent à cette proposition et se dirigèrent vers les bains.

 

Quoique les thermes ou bains publics fussent établis plutôt pour les pauvres que pour les riches (car ceux-là avaient des bains dans leurs propres maisons) c’était néanmoins pour les personnes de tout rang un lieu favori de conversation et le rendez-vous le plus cher de ce peuple indolent et joyeux. Les bains de Pompéi différaient naturellement dans le plan et dans la construction des thermes vastes et compliqués de Rome ; et il paraît en effet que, dans chaque ville de l’empire, il y avait toujours quelque légère modification dans l’arrangement de l’architecture générale des bains publics. Ceci étonne singulièrement les savants comme si les architectes et la mode n’avaient pas eu leurs caprices avant le XIXe siècle. Les amis entrèrent par le porche principal de la rue de la Fortune. À l’aile du portique était assis le gardien du bain ayant devant lui deux boîtes, l’une pour l’argent qu’il recevait, l’autre pour les billets qu’il distribuait. Des personnes de toutes classes se reposaient sur des sièges tandis que d’autres, selon l’ordonnance prescrite par les médecins, se promenaient d’un bout à l’autre du portique et s’arrêtaient çà et là pour regarder les innombrables affiches de jeux de ventes ou d’expositions, qui étaient peintes ou inscrites sur les murs. Le spectacle annoncé dans l’amphithéâtre faisait le principal sujet de la conversation ; et chacun des survenants était questionné vivement par quelque groupe empressé de savoir si Pompéi avait eu aussi la chance de rencontrer quelque monstrueux criminel convaincu de sacrilège ou de meurtre, qui permettrait enfin aux édiles de jeter un homme à dévorer au lion ; tous les autres divertissements paraissaient pâles et fastidieux comparés à la probabilité de cette bonne fortune.

 

« Pour ma part, dit un orfèvre à l’air enjoué, je pense que l’empereur s’il est aussi généreux qu’on le prétend ferait bien de nous envoyer un Juif.

 

– Pourquoi ne pas prendre un des nouveaux adeptes de la secte des Nazaréens ? dit un philosophe ; je ne suis pas cruel ; mais un athée, qui nie Jupiter lui-même ne mérite pas de pitié.

 

– Je ne m’inquiète pas du nombre de dieux que peut adorer un homme, reprit l’orfèvre ; mais les renier tous voilà qui est monstrueux.

 

– Cependant, dit Glaucus, j’imagine que ces gens ne sont pas absolument athées : on m’a assuré qu’ils croyaient à un dieu et à un autre monde.

 

– C’est une erreur, mon cher Glaucus, répondit le philosophe ; j’ai conféré avec eux : ils m’ont ri au nez lorsque j’ai parlé de Pluton et du Tartare.

 

– Dieux tout-puissants ! s’écria l’orfèvre avec horreur ; y a-t-il quelques-uns de ces misérables à Pompéi ?

 

– Il y en a mais peu. Ils se rassemblent dans des lieux si secrets qu’il est impossible de les découvrir. »

 

Glaucus s’éloigna de quelques pas. Un sculpteur enthousiaste de son art le contempla avec admiration.

 

« Ah ! s’écria-t-il, si nous pouvions mettre celui-là dans l’arène ! quel beau modèle cela ferait ! Quels membres ! quelle tête ! Il aurait dû être gladiateur ! C’est un sujet… un vrai sujet digne de notre art. Pourquoi ne le donne-t-on pas au lion ! »

 

Pendant cette exclamation du sculpteur Fulvius, poète romain, que ses compatriotes déclaraient immortel et, dont le nom sans cette histoire ne serait pas parvenu jusqu’à notre siècle négligent, Fulvius s’approcha vivement de Glaucus.

 

« Ô mon Athénien, mon Glaucus, dit-il, vous êtes venu pour entendre mon ode. C’est un honneur que vous me faites, vous un Grec, qui rendez poétique le langage ordinaire de la vie. Combien je vous remercie ! Ce n’est qu’une bagatelle ; mais si j’obtiens votre approbation, je pourrai peut-être arriver jusqu’à Titus. Ô Glaucus, un poète sans patron est une amphore sans étiquette : le vin peut être bon mais personne ne lui rend hommage ; et que dit Pythagore ? « L’encens est pour les dieux la louange pour l’homme » ; un patron est donc le prêtre du poète : il lui procure l’encens et lui gagne des croyants.

 

– Mais tout Pompéi est votre patron, tout portique est un autel élevé en votre honneur.

 

– Ah ! oui, les pauvres Pompéiens sont très honnêtes… ils aiment à honorer le mérite ; mais ce ne sont que les habitants d’une petite ville… Spero meliora… Entrerons-nous ?

 

– Certainement ; nous perdons le temps que nous passons à ne pas écouter votre poème. »

 

En ce moment une vingtaine de personnes se précipitèrent des bains dans le portique et un esclave de garde à la porte d’un petit corridor admit dans ce passage le poète, Glaucus, Claudius et un groupe des autres amis du poète.

 

« Pauvre salle comparée aux thermes de Rome, dit Lépidus avec mépris.

 

– Ceci est pourtant d’un assez bon goût » dit Glaucus, disposé à trouver toute chose charmante en désignant les étoiles, qui décoraient le plafond.

 

Lépidus haussa les épaules mais il était trop indolent pour répondre.

 

Ils entrèrent alors dans une chambre un peu plus spacieuse, qui servait d’apodyterium (lieu où les baigneurs se préparaient à leurs voluptueuses ablutions) ; le plafond cintré s’élevait au-dessus d’une corniche que décoraient brillamment des peintures grotesques et bigarrées ; il était lui-même divisé en blancs compartiments bordés de cramoisi d’une très riche façon ; le pavé net et brillant était composé de blanches mosaïques ; autour des murs se trouvaient des bancs pour la commodité des paresseux. Cette salle ne possédait pas les nombreuses et spacieuses fenêtres que Vitruve attribue à son plus magnifique frigidarium. Les Pompéiens comme les Italiens du Midi aimaient à se soustraire au lumineux éclat de leurs cieux enflammés et associaient volontiers l’ombre et la volupté. Deux fenêtres de verre[19] admettaient seules des rayons doux et voilés et la façade dans laquelle l’une de ces fenêtres était placée s’embellissait d’un large bas-relief qui représentait la destruction des Titans.

 

Fulvius s’assit dans cet appartement d’un air magistral et ses auditeurs rassemblés autour de lui l’engagèrent à commencer sa lecture.

 

Le poète ne demandait pas des sollicitations très vives. Il tira de sa ceinture un rouleau de papyrus et, après avoir toussé deux ou trois fois tant pour imposer silence que pour éclaircir sa voix, il déclama cette ode merveilleuse dont à son grand regret l’auteur de cette histoire n’a pu retrouver un seul vers.

 

Aux applaudissements qu’elle reçut, on peut croire qu’elle était digne de la réputation du poète. Glaucus fut le seul des auditeurs à ne pas reconnaître qu’elle surpassait les meilleures odes d’Horace.

 

Le poème achevé, ceux qui prenaient seulement un bain froid commencèrent à se déshabiller ; ils suspendirent leurs vêtements à des crochets posés dans le mur et, après avoir reçu selon leur condition de la main de leurs esclaves ou de celle des esclaves appartenant aux thermes des robes flottantes, ils passèrent dans cette gracieuse enceinte qui existe encore comme pour faire rougir leur postérité méridionale qu’on ne voit jamais se baigner.

 

Les plus voluptueux se rendaient par une autre porte dans le tepidarium, salle qui était élevée à une douce chaleur, en partie au moyen d’un foyer mobile mais surtout par un pavé suspendu au-dessous duquel était conduit la calorique du laconicum.

 

Les baigneurs de cette classe, après avoir quitté leurs vêtements, demeuraient quelque temps à jouir de la chaleur artificielle d’une atmosphère délicieuse ; et cette pièce à cause de son rang important dans la longue série des ablutions était encore plus richement et plus soigneusement décorée que les autres ; le plafond cintré était magnifiquement sculpté et peint ; les fenêtres placées en haut, en verre dépoli, n’admettaient que des rayons vagues et incertains ; au-dessous des massives corniches se suivaient des figures en bas-relief vigoureusement accusées ; les murs étaient d’un rouge cramoisi ; le pavé carrelé avec art se composait de mosaïque blanche. Là, les habitués qui se baignaient sept fois par jour, demeuraient dans un état de lassitude énervée et silencieuse, soit avant soit après le bain ; quelques-unes des victimes de cette poursuite acharnée de la santé tournaient des yeux languissants vers les nouveaux venus et ne faisaient qu’un signe de tête à leurs connaissances par crainte de la fatigue de la conversation.

 

De ce lieu la compagnie se dispersait de nouveau et chacun écoutait son caprice : les uns allaient au sudatorium, qui faisait l’office de nos bains de vapeur, et de là au bain chaud lui-même ; les autres plus accoutumés à l’exercice et voulant s’épargner de la fatigue se rendaient immédiatement au calidarium ou bain d’eau.

 

Afin de compléter cette esquisse et de donner au lecteur une notion de cette volupté si chérie des anciens Romains nous accompagnerons Lépidus, qui passait régulièrement par tous les degrés de la cérémonie, à l’exception du bain froid hors de mode depuis quelque temps. Après s’être imprégné peu à peu de la douce chaleur du tepidarium, l’élégant de Pompéi se fit conduire lentement dans le sudatorium.

 

Que le lecteur ici se dépeigne à lui-même toutes les phases d’un bain de vapeur accompagné de parfums. Dès que notre baigneur eut subi cette opération, il se remit dans la main de ses esclaves, qui l’accompagnaient toujours au bain et les gouttes de sueur furent enlevées avec une espèce de grattoir qu’un moderne voyageur a prétendu n’être bon que pour ôter les malpropretés de la peau quoiqu’il ne dût guère en exister chez un baigneur d’habitude. De là, un peu refroidi, il passa dans le bain d’eau où l’on répandit à profusion sur lui de frais parfums et quand il en sortit par la porte opposée de la pièce, une pluie rafraîchissante inonda sa tête et son corps. Alors se revêtant d’une robe légère, il retourna au tepidarium où il trouva Glaucus, qui n’était pas allé jusqu’au sudatorium ; et le véritable plaisir ou plutôt l’extravagance du bain commença. Les esclaves ayant à la main des fioles d’or d’albâtre ou de cristal ornées de pierres précieuses en distillaient les onguents les plus rares pour frotter les baigneurs. Le nombre de ces smegmata, dont se servaient les personnes riches, remplirait un volume surtout si le volume était publié par un de nos éditeurs à la mode. C’était l’amoracimum, le megalium, le nardum… omne quod exit in um. Pendant ce temps une douce musique se faisait entendre dans une chambre voisine et ceux qui usaient des bains avec modération, rafraîchis et ranimés par cette gracieuse cérémonie, causaient avec toute la vivacité et toute la fraîcheur d’une existence rajeunie.

 

« Béni soit celui qui a inventé les bains ! » dit Glaucus en s’étendant sur un des sièges de bronze (recouverts alors de moelleux coussins) que le visiteur de Pompéi trouve encore dans ce même tepidarium. « Que ce soit Hercule ou Bacchus, il mérite l’apothéose !

 

– Mais dites-moi, demanda un citoyen chargé d’embonpoint lequel soupirait et soufflait pendant que le grattoir s’exerçait sur sa peau ; dites-moi, ô Glaucus !… Maudites soient tes mains, esclave, tu m’écorches !… Dites-moi… aïe ! aïe !… les bains de Rome sont-ils aussi magnifiques qu’on le dit ? »

 

Glaucus se retourna et reconnut Diomède, non pas sans difficulté, tant les joues du brave homme étaient enflammées par la transpiration et par l’opération qu’il subissait. « Je me figure qu’ils sont bien plus beaux que ceux-ci n’est-ce pas ? »

 

Glaucus, retenant un sourire, répondit :

 

« Imaginez tout Pompéi converti en bains et vous vous formerez alors une idée de la grandeur des thermes impériaux de Rome, mais seulement de la grandeur ; imaginez tous les amusements de l’esprit et du corps ; énumérez tous les jeux gymnastiques que nos ancêtres ont inventés ; rappelez-vous tous les livres que l’Italie et la Grèce ont produits ; supposez des salles pour ces jeux, des admirateurs pour tous ces ouvrages ; ajoutez à cela des bains de la plus grande dimension et de la construction la plus compliquée ; mêlez-y partout des jardins, des théâtres, des portiques, des écoles ; figurez-vous en un mot une cité de dieux composée uniquement de palais et d’édifices publics et vous aurez une image assez faible encore de la magnificence des grands bains de Rome.

 

– Par Hercule ! dit Diomède en ouvrant les yeux, il y a de quoi employer toute la vie d’un homme rien qu’à se baigner.

 

– Cela se voit souvent à Rome, reprit gravement Glaucus. Il y a bien des gens qui passent leur vie aux bains. Ils y arrivent au moment où les portes s’ouvrent et n’en sortent qu’à l’heure où elles se ferment. Ils semblent ne connaître rien de Rome ou mépriser tout ce qui peut y exister d’ailleurs.

 

– Par Pollux ! vous m’étonnez.

 

– Ceux-là mêmes qui ne se baignent que trois fois le jour s’efforcent de consumer leur vie dans cette occupation ; ils prennent quelque exercice dans le jeu de paume ou dans les portiques pour se préparer à leur premier bain et se rendent au théâtre pour se rafraîchir ensuite. Ils prennent leur dîner sous les arbres en songeant à leur second bain. Pendant qu’on le prépare leur digestion s’achève. Après le second bain ils se retirent dans quelque péristyle pour entendre un nouveau poète, réciter ses vers ; ou ils entrent dans la bibliothèque afin de s’endormir, le front sur quelque vieil auteur. L’heure du souper est venue ; le souper est regardé comme faisant partie du bain ; ils se baignent ensuite une troisième fois et restent encore, ce beau lieu leur paraissant le plus agréable du monde, pour converser avec leurs amis.

 

– Par Hercule ! n’avons-nous pas leurs imitateurs à Pompéi ?

 

– Oui et sans avoir leur excuse ; les superbes voluptueux de Rome sont heureux ; ils ne voient autour d’eux que la puissance et la splendeur ; ils ne visitent pas les quartiers infimes de la ville ; ils ne savent pas que la pauvreté existe sur la terre. Toute la nature leur sourit et la seule grimace qu’ils puissent lui reprocher c’est lorsqu’elle les envoie au bord du Cocyte. Croyez-moi, ce sont là les vrais philosophes ! »

 

Pendant que Glaucus causait ainsi, Lépidus, les yeux fermés et ne respirant qu’à moitié, subissait toutes les opérations mystiques dont il ne permettait à ses esclaves d’omettre aucune. Après les parfums et les onguents, ils répandirent sur sa personne une poudre voluptueuse qui empêchait la chaleur de revenir et cette poudre enlevée au moyen de la pierre ponce, il commença à revêtir non pas les habillements qu’il avait en entrant mais de plus riches qu’on appelait « la synthèse » et qui marquaient tout le respect qu’on portait au prochain souper, repas qu’il serait plus convenable d’appeler dîner, d’après la manière que nous avons de mesurer le temps, puisqu’on le prenait vers trois heures de l’après-midi. Cela fait, il ouvrit les yeux et donna un signe de retour à la vie.

 

Au même instant, Salluste, par un bâillement prolongé témoigna aussi de son existence.

 

« C’est l’heure du souper, dit l’épicurien ; Glaucus et Lépidus, venez souper avec moi.

 

– Rappelez-vous que vous êtes tous engagés chez moi pour la semaine prochaine, dit Diomède, qui se montrait tout fier de jouir de la connaissance d’hommes à la mode.

 

– Ah ! nous n’aurons garde d’oublier, s’écria Salluste ; le siège de la mémoire, cher Diomède, est assurément dans l’estomac. »

 

Passant alors dans un coin plus frais et de là, dans la rue, nos élégants mirent fin à la cérémonie d’un bain pompéien.

Chapitre 8

Arbacès pipe ses dés avec le plaisir et gagne la partie

 

L’obscurité descendait dans la cité bruyante, quand Apaecidès se dirigea vers la maison de l’Égyptien. Il évita les rues les plus éclairées et les plus populeuses ; et pendant qu’il marchait la tête appuyée sur sa poitrine et les bras croisés sous sa robe il y avait un étrange contraste entre son maintien solennel, ses membres amaigris et les fronts insouciants, l’air animé de ceux dont les pas rencontraient les siens.

 

Cependant, un homme d’une démarche plus importante et plus tranquille et qui avait passé deux fois devant lui avec un regard curieux et incertain, lui toucha l’épaule.

 

« Apaecidès dit-il et il fit un signe rapide avec la main ; c’était le signe de la croix.

 

– Ah ! Nazaréen, répondit le prêtre qui devint pâle ; que veux-tu ?

 

– Certes je ne voudrais pas interrompre ta méditation, continua l’étranger ; mais la dernière fois que je t’ai vu, je reçus de toi ce me semble meilleur accueil.

 

– Sois le bienvenu, Olynthus ; mais tu me vois triste et fatigué, et je ne suis pas capable de discuter ce soir sur les sujets les plus intéressants pour toi.

 

– Ô cœur lâche ! dit Olynthus : tu es triste et fatigué ! et tu veux t’éloigner des sources qui peuvent te rafraîchir et te guérir.

 

– Ô terre ! cria le jeune prêtre, en se frappant le sein avec passion ; de quelle région, mes yeux apercevront-ils enfin le véritable Olympe habité réellement par les dieux ? Faut-il croire avec cet homme que tous ceux que, depuis tant de siècles, mes ancêtres ont adorés n’ont été qu’un nom ? Faut-il donc briser comme sacrilèges et profanes les autels mêmes que je considérais comme sacrés ou bien dois-je penser avec Arbacès… quoi ? »

 

Il se tut et s’éloigna rapidement avec l’impatience d’un homme qui essaye de se fuir lui-même.

 

Mais le Nazaréen était de son côté un de ces hommes hardis, vigoureux, enthousiastes, au moyen desquels Dieu dans tous les temps a opéré les révolutions de la terre, un de ceux surtout qu’il emploie dans l’établissement ou la réforme de son culte, de ces hommes faits pour convertir parce qu’ils sont prêts à tout souffrir. Les gens de cette trempe, rien ne les décourage, rien ne les arrête, ils inspirent la ferveur dont ils sont inspirés : leur raison allume d’abord leur passion, mais leur passion est l’instrument dont ils se servent ; ils pénètrent par force dans le cœur des hommes en ayant l’air de ne faire appel qu’à leur jugement. Rien de si contagieux que l’enthousiasme. C’est l’enthousiasme, qui est l’allégorie réelle de la fable d’Orphée ; il fait mouvoir les pierres, il charme les bêtes sauvages : l’enthousiasme est le génie de la sincérité et la vérité n’obtient aucune victoire sans lui.

 

Olynthus ne laissa pas Apaecidès s’échapper si subitement ; il le rejoignit et s’adressa ainsi à lui :

 

« Je ne m’étonne pas, Apaecidès, si je vous importune, si j’ébranle tous les éléments de votre esprit, si vous vous perdez dans le doute, si vous errez dans le vaste océan d’une rêverie ténébreuse. Je ne m’étonne pas de cela ; mais écoutez-moi avec un peu de patience ; veillez en paix : l’obscurité se dissipera, la tempête s’apaisera et Dieu lui-même, comme on l’a vu marcher sur les mers de Samarie, s’avancera sur les vagues tumultueuses de votre esprit pour délivrer votre âme. Notre religion est jalouse dans ses exigences mais infiniment prodigue dans ses bienfaits : elle vous trouble une heure ; elle vous donne en revanche l’immortalité.

 

– De telles promesses, répondit Apaecidès avec humeur, sont des leurres avec lesquels on ne cesse de tromper les hommes. C’est avec des paroles semblables qu’on m’a fait tomber aux pieds de la statue d’Isis.

 

– Mais, poursuivit le Nazaréen, consultez votre raison ; une religion, qui outrage toute moralité, peut-elle être vraie ? On vous dit d’adorer vos dieux. Que sont vos dieux même d’après vous ? Quelles sont leurs actions ? quels sont leurs attributs ? Ne vous sont-ils pas représentés comme les plus noirs des criminels ? Cependant on vous demande de les servir comme les plus saintes divinités. Jupiter lui-même est parricide et adultère. Vos dieux inférieurs ne sont que les imitateurs de ses vices ! On vous défend d’assassiner ; vous adorez des assassins. On vous engage à ne pas commettre d’adultère et vous adressez vos prières à un adultère. N’est-ce pas là une moquerie de la plus sainte partie de la nature de l’homme de la foi ? Tournez maintenant vos regards vers Dieu, le seul, le vrai Dieu, à l’autel duquel je veux vous conduire. S’il vous semble trop sublime, trop impalpable, pour ces associations humaines, pour ces touchants rapports entre le créateur et la créature, dont notre faible cœur a besoin, contemplez-le dans son fils, qui s’est fait homme comme nous. Ce n’est pas comme vos faux dieux par les vices de notre nature mais par la pratique de nos vertus que sa personnalité humaine se déclare. En lui s’unissent les mœurs les plus austères et les plus tendres affections. N’eût-il été qu’un homme ; il serait digne encore d’être un dieu. Vous honorez Socrate ; il a sa secte, ses disciples, ses écoles : mais que sont les douteuses vertus de cet Athénien auprès de la sainteté éclatante, indubitable, active, incessante, dévouée du Christ ? Je vous parle ici de son caractère purement humain. Il est apparu comme le modèle des âges futurs pour faire voir la forme de la vertu à laquelle Platon désirait tant donner un corps. Tel fut le véritable sacrifice qu’il fit pour l’homme ; mais la gloire qui environna sa dernière heure n’illumina pas seulement la terre, elle nous ouvrit la perspective des cieux. Vous êtes touché vous êtes ému. Dieu agit sur votre cœur. Son esprit est en vous. Allons ! ne résistez pas à ce saint mouvement. Venez, laissez-moi vous guider. Vous êtes triste, vous êtes las. Écoutez les paroles mêmes de Dieu : « Venez à moi, dit-il, vous tous qui êtes chargés d’un fardeau et je vous donnerai le repos. »

 

– Je ne puis vous suivre maintenant, dit Apaecidès, une autre fois…

 

– Maintenant, maintenant ! » s’écria Olynthus avec chaleur et en lui prenant le bras.

 

Mais Apaecidès, qui n’était pas encore préparé à renoncer à une croyance pour laquelle il avait déjà tant sacrifié et qui se trouvait d’ailleurs sous l’empire des promesses de l’Égyptien, se dégagea avec force des mains d’Olynthus ; sentant de plus qu’il fallait un effort pour vaincre l’irrésolution, que l’éloquence du chrétien commençait à produire dans son âme facilement émue, il releva vivement sa robe et s’éloigna d’un pas rapide qui défiait toute poursuite.

 

Épuisé et presque sans haleine, il arriva enfin à un endroit écarté et solitaire de la ville et ne s’arrêta que devant la maison isolée de l’Égyptien. Pendant qu’il se remettait un peu de sa course, la lune s’élança d’un nuage d’argent et jeta une pleine lumière sur les murs de cette mystérieuse habitation. Il n’y avait aucune maison voisine : des vignes épaisses en entouraient le devant ; derrière s’élevaient de grands arbres comme endormis sous les rayons mélancoliques de la lune ; au loin on apercevait les lignes vagues des montagnes à l’horizon et parmi ces montagnes la crête tranquille du Vésuve moins élevée qu’elle ne paraît à présent aux yeux du voyageur.

 

Apaecidès traversa les vignes courbées en berceau et s’approcha du large et spacieux portique, au devant duquel des deux côtés des marches, reposait le sphinx égyptien. La lueur de la lune ajoutait encore un calme solennel à ces larges harmonieuses impassibles images, où les sculpteurs de ce symbole de la sagesse s’étudiaient à unir l’amabilité et la grandeur. À la moitié de la hauteur et à l’extrémité du perron s’étendait le vert et massif feuillage d’un aloès et l’ombre du palmier oriental tombait des longues et immobiles branches de ce bel arbre sur le marbre de l’escalier.

 

La tranquillité du lieu et l’aspect étrange des sphinx avaient quelque chose d’effrayant qui remplit l’âme du jeune prêtre d’une terreur superstitieuse et sans nom ; il eut plaisir à entendre le bruit de ses pas en montant sur le seuil.

 

Il frappa à la porte au-dessus de laquelle était sculptée une inscription dont les caractères ne lui étaient pas familiers ; la porte s’ouvrit sans bruit et un esclave égyptien de haute taille, sans le questionner et sans le saluer, lui fit signe d’avancer. La vaste salle où il entrait était éclairée par de majestueux candélabres de bronze travaillé avec art ; les murs en étaient couverts d’hiéroglyphes en couleurs sombres et sévères qui contrastaient étrangement avec les brillantes nuances et les formes gracieuses en usage chez les habitants de l’Italie. Du bout de la salle, un esclave dont le teint quoique ce ne fût pas un Africain, était beaucoup plus noir que celui des personnes du Midi s’avança à sa rencontre.

 

« Je cherche Arbacès » dit le prêtre, et sa voix tremblait même pour ses propres oreilles. L’esclave inclina la tête en silence et conduisant Apaecidès vers une aile extérieure de l’appartement, il le fit passer par un étroit escalier et traverser ensuite plusieurs chambres dont la morne et immobile beauté du sphinx formait encore le principal et le plus frappant objet. Apaecidès se trouva enfin dans une salle à demi éclairée en présence de l’Égyptien.

 

Arbacès était assis devant une petite table sur laquelle se déployaient quelques rouleaux de papyrus chargés de caractères semblables à ceux qu’il avait vus à l’entrée de la maison. À peu de distance s’élevait un petit trépied où brûlait de l’encens ; la fumée s’en échappait légèrement ; à côté on voyait un large globe où tous les signes du ciel étaient peints et sur une autre table plusieurs instruments d’une forme curieuse et bizarre, dont l’usage était inconnu à Apaecidès. L’extrémité opposée de la salle était cachée par un rideau et la fenêtre oblongue du toit laissait pénétrer les rayons de la lune tristement mêlés à la lumière de la lampe qui éclairait l’appartement.

 

« Asseyez-vous, Apaecidès » dit l’Égyptien sans se lever. Le jeune homme obéit.

 

« Vous me demandez, reprit Arbacès après un léger intervalle pendant lequel il parut absorbé dans sa pensée, vous me demandez ou vous avez dessein de me demander la connaissance des plus grands secrets que l’âme humaine puisse jamais contenir ; c’est l’énigme de la vie elle-même que vous désirez résoudre. Placés comme les enfants dans l’obscurité et pour un court espace de temps dans l’existence obscure et limitée, nous nous créons à nous-mêmes des fantômes ; nos pensées retombent tantôt sur nous et nous remplissent de terreur ; et tantôt se plongent dans la sombre région qui nous entoure en cherchant à deviner ce qu’elle peut renfermer ; nous étendons çà et là nos mains désespérées de peur de rencontrer quelque danger imprévu. Ignorant les limites de notre prison, nous croyons parfois les sentir se rapprocher et nous suffoquer et parfois nous nous imaginons qu’elles s’étendent jusqu’à l’infini. En cet état, toute sagesse consiste nécessairement dans la solution de deux questions. Que devons-nous croire ? Que devons-nous rejeter ? Ces questions vous souhaitez que je les décide. »

 

Apaecidès baissa la tête en signe d’assentiment.

 

« Il faut une croyance à l’homme, continua l’Égyptien d’un ton grave, il doit attacher ses espérances à quelque chose : c’est notre commune nature qui parle en vous lorsque, effrayé de voir tomber tout ce qui servait d’appui à votre foi, vous vous trouvez flottant sur la mer profonde et sans rivages de l’incertitude ; vous appelez au secours, vous cherchez une planche où vous puissiez vous cramponner, afin d’aborder à quelque terre si ténébreuse et si éloignée qu’elle soit : vous n’avez pas oublié notre conversation d’aujourd’hui ?

 

– L’oublier !

 

– Je vous ai avoué que ces déités, en l’honneur desquelles on fait fumer tant d’encens, n’étaient que des inventions. Je vous ai avoué que nos rites et nos cérémonies n’étaient que des momeries imaginées pour abuser le troupeau des hommes dans son propre intérêt. Je vous ai expliqué comment ces artifices formaient les liens de la société, l’harmonie du monde, le pouvoir du sage pouvoir fondé sur l’obéissance du vulgaire. Conservons donc ces supercheries salutaires ; puisqu’il faut une croyance à l’homme, qu’il garde celle que ses pères lui ont rendue chère, celle que l’usage sanctifie et fortifie. En cherchant une foi plus subtile pour nous, dont les sens plus délicats ne sauraient s’accommoder à celle-là, ne privons pas les autres de l’appui qui nous manque. Cela est sage cela est bienfaisant.

 

– Continuez.

 

– Ainsi donc, poursuivit l’Égyptien, les anciennes limites demeurant intactes pour ceux que nous allons abandonner, nous ceignons nos reins et nous partons pour les nouveaux climats de la foi. Bannissez de vos souvenirs, de vos pensées, tout ce que vous avez cru jusqu’à ce jour. Supposez que votre esprit est une table rase, un papyrus sur lequel on n’a rien écrit, encore préparé pour recevoir une première impression. Jetez les yeux sur le monde ; observez-en l’ordre, la régularité, le dessein : il a été créé indubitablement. L’œuvre proclame un créateur ; nous touchons terre ici. Mais quel est le créateur ? un Dieu vous écriez-vous ? Arrêtez, pas de confusions, pas d’applications incertaines : de l’Être qui créa le monde, nous ne connaissons, nous ne pouvons connaître rien que ses attributs, sa puissance et sa régularité invariable : régularité sévère, écrasante, impitoyable, qui ne se préoccupe pas des cas individuels, qui va roulant, balayant, embrasant tout sans prendre garde aux cœurs séparés de la masse générale broyés entre ses serres terribles ! Le mélange du bien et du mal, l’existence de la douleur et du crime ont de tout temps embarrassé les sages. En créant un Dieu, ils le supposèrent bienveillant : d’où vient donc le mal ? Pourquoi Dieu le permet-il ? bien plus pourquoi l’avoir inventé, pourquoi le perpétuer ? En réponse à cette objection, les Perses imaginent un second esprit, dont la nature est le Mal et prétendent qu’il est continuellement en guerre avec le Dieu du Bien. Le sombre et terrible Typhon est un démon pareil pour les Égyptiens. Erreur embarrassante, qui nous égare encore plus ! Folie produite par cette chimère de vouloir faire un être palpable, corporel, humain de ce pouvoir inconnu ; folie qui revêt l’Invisible, des attributs et de la nature de l’être visible. Non ; donnons à cette puissance un nom qui n’exige pas ces étranges associations d’idées et le mystère deviendra plus clair. Ce nom est le DESTIN. Le destin disent les Grecs commande aux dieux : pourquoi des dieux alors ? leur intervention n’est plus utile ? il faut les rejeter. Le DESTIN est le maître de tout ce que nous voyons. Puissance, régularité, ces deux qualités composent sa nature ; si vous en demandez davantage, vous ne pouvez plus rien apprendre… Qu’elle soit éternelle et qu’elle pousse ses créatures vers une autre vie après ce sombre passage que nous appelons la mort, personne ne peut le dire. Ici nous quittons le pouvoir ancien, invisible, insondable et nous arrivons à celui qui à nos yeux est le grand ministre de ses fonctions. Nous pouvons mieux parler de celui-ci parce que nous pouvons apprendre plus de choses de lui ; son évidence nous entoure : il se nomme la NATURE. L’erreur des sages a été de rechercher les attributs du Destin, dans lequel tout est obscurité impénétrable. S’ils s’étaient bornés à interroger la Nature, quelles connaissances n’aurions-nous pas déjà acquises ? là, la patience et l’examen obtiennent la récompense de leurs peines. Nous voyons ce que nous explorons, notre esprit monte par une échelle palpable de causes et d’effets : la Nature est le grand agent de l’univers extérieur et le Destin lui impose les lois par lesquelles elle agit et nous accorde à nous les pouvoirs de l’examen. Ces pouvoirs consistent dans la curiosité et dans la mémoire, dont l’union est la raison et dont la perfection est la sagesse. J’examine donc, grâce à ces pouvoirs, cette inépuisable Nature. J’examine la terre, l’air, l’Océan, le ciel ; je trouve une mystérieuse sympathie entre les éléments : la lune dirige les marées ; l’air retient la terre, c’est le milieu où tout vit, où tout sent ; la connaissance des astres nous donne la mesure des limites de la terre, la division du temps ; leur pâle lumière nous guide dans les abîmes du passé ; leur science solennelle nous enseigne les mystères de l’avenir. De cette façon, si nous ignorons ce qu’est le Destin, nous apprenons du moins ses secrets. Maintenant, quelle moralité faut-il tirer de cette religion ? Car c’est une religion. Je crois à deux divinités, la Nature et le Destin. Le respect me courbe aux pieds du dernier, l’étude me fait adorer la première. Quelle est la moralité que ma religion m’enseigne ? Celle-ci : toutes les choses ne sont soumises qu’à des règles générales ; le soleil luit pour la joie du plus grand nombre mais il peut apporter de la peine à quelqu’un ; la nuit répand le sommeil sur la multitude, mais elle protège le crime aussi bien que le repos ; les forêts décorent la terre mais elles abritent le serpent et le lion ; l’Océan supporte mille barques, mais il en engloutit une ; la Nature n’agit donc que pour le bien général et non pour le bien universel et le Destin hâte sa course terrible. Telle est la moralité de ces redoutables agents du monde ; c’est la mienne, à moi, qui suis leur créature. Je veux conserver les artifices des prêtres, parce que ces artifices sont utiles à la multitude ; je veux faire participer les hommes aux arts, que je découvre, aux sciences que je perfectionne ; je veux étendre la vaste carrière de la civilisation : en cela, je sers les masses, j’obéis à la loi générale, je mets en action la grande morale que prêche la nature : mais pour moi-même, je réclame l’exception individuelle, je la réclame pour le sage, assuré que mes propres actions ne sont rien dans la grande balance du bien et du mal ; persuadé que les produits de ma science peuvent être plus profitables à la masse que mes désirs ne peuvent être nuisibles au petit nombre, car les premiers peuvent s’étendre aux régions les plus lointaines et civiliser des nations encore à naître. Je donne au monde la sagesse, je garde pour moi la liberté. J’éclaire l’existence des autres et je jouis de la mienne. Oui, notre sagesse est éternelle mais notre vie est courte ; sachons-en profiter pendant que nous la possédons. Livre ta jeunesse au plaisir et ses sens à la volupté. Elle vient assez tôt l’heure, où la coupe est brisée, où les guirlandes cessent de fleurir pour nous ; jouis alors que tu peux jouir, sois toujours, Apaecidès, mon pupille et mon adepte. Je t’enseignerai le mécanisme de la nature, ses plus profonds et ses plus sombres secrets, la science que les fous appellent magie et les puissants mystères des étoiles. Ainsi tu rempliras tes devoirs envers les hommes ; ainsi tu éclaireras ta race. Mais je t’initierai à des plaisirs que le vulgaire des hommes ne connaît pas : les jours que tu sacrifieras aux mortels seront suivis de douces nuits où tu ne sacrifieras qu’à toi-même. »

 

Au moment où l’Égyptien cessa de parler, il s’éleva de tous côtés la plus enivrante musique que la Lydie ait jamais pu enseigner ou l’Ionie perfectionner. On eût dit comme des vagues d’harmonie, qui venaient baigner les sens à l’improviste les énervant les subjuguant avec délices. On aurait cru entendre les mélodies des esprits invisibles, que les bergers ont entendues dans l’âge d’or, courant,, flottant dans les vallées de la Thessalie ou dans les bosquets de Paphos. Les paroles qu’Apaecidès allait proférer en réponse aux sophismes de l’Égyptien s’évanouirent sur ses lèvres. Rompre cet enchantement lui eût semblé une profanation. La susceptibilité de sa nature si prompte à s’émouvoir, la mollesse toute grecque et l’ardeur secrète de son âme furent saisies et captivées par surprise. Il s’inclina sur son siège les lèvres entrouvertes et les oreilles attentives ; un chœur de voix douces et pénétrantes comme celles qui réveillèrent Psyché dans le palais de l’Amour chantait l’hymne que voici :

 

L’HYMNE D’éROS

 

Non loin des bords si frais que le Céphise arrose,

S’éleva dans les airs un chant délicieux.

Téos d’un vif éclat vit s’empourprer sa rose ;

Des colombes soudain descendirent des cieux.

 

Laissant tomber des fleurs les Heures pour l’entendre,

Arrêtèrent leur vol d’avance si réglé.

La terre murmura le soupir le plus tendre

De l’antre du dieu Pan à la grotte d’Églé[20].

 

« Aimez, aimez mortels soumis à mon empire,

Je suis le dieu d’amour le plus ancien des dieux[21].

L’Olympe tout entier s’éclaire à mon sourire ;

Du matin mon baiser entr’ouvre les beaux yeux.

 

Les astres sont à moi : mon regard en eux brille ;

Vous y reconnaîtrez mon prestige charmant.

Si Phœbé sur les monts triste et pâle scintille,

C’est un dernier rayon jeté sur son amant.

 

À moi toutes les fleurs : violette anémone ;

La plus humble retient le zéphyr amoureux.

À moi les jours de mai comme les jours d’automne ;

Dans les bois dépouillés les rêves sont nombreux.

 

Aimez, aimez mortels ; aimer c’est être sage.

Regardez en tout lieu le monde est plein de moi.

Les vents ont pour les flots les flots pour le rivage,

Des baisers caressants ; ainsi le veut ma loi.

 

Tout enseigne l’amour. » Cette voix comme un songe

S’évanouit au sein des bosquets embaumés ;

Mais le son qui dans l’air quelque temps se prolonge

À la brise du soir semble redire : « AIMEZ ! »

 

Quand le chant eut cessé l’Égyptien saisit la main d’Apaecidès et le conduisit éperdu et chancelant, quoique malgré lui vers le rideau, qui était au fond de l’appartement. Mille étoiles étincelaient derrière ce rideau ; le voile lui-même sombre jusque-là se trouva éclairé par mille feux cachés et brilla de la couleur bleue des cieux. Il représentait les cieux mêmes, tels que dans les nuits de juin, on les voit briller sur les sources de Castalie. Çà et là se déployaient des nuages roses et légers du sein desquels souriaient peintes avec un art charmant des figures d’une beauté divine, des corps dont la forme aurait pu être rêvée par Phidias ou par Apelles ; et les étoiles qui resplendissaient dans l’azur transparent roulaient rapidement tandis que la musique qui recommença sur un ton plus vif et plus gai semblait imiter la joyeuse mélodie des sphères.

 

« Oh ! quel est ce prodige Arbacès ? dit Apaecidès d’une voix émue. Après avoir nié qu’il est des dieux, voulez-vous me révéler…

 

– Leurs plaisirs » interrompit Arbacès d’un ton si différent de sa froide et habituelle tranquillité, qu’Apaecidès tressaillit et pensa que l’Égyptien lui-même éprouvait une transformation. Au moment où ils s’approchaient du rideau, une mélodie étrange puissante exaltée se fit entendre derrière et le rideau se déchira en deux et s’évanouit pour ainsi dire dans les airs. Une scène dont la séduction n’a jamais été surpassée chez aucun sybarite se montra alors aux yeux éblouis du jeune prêtre : une vaste salle de banquet s’étendait au loin avec d’innombrables lumières qui remplissaient l’air d’une douce chaleur et des parfums d’encens, de jasmin, de violette et de myrrhe, tout ce que les fleurs les plus odorantes et les plus précieux aromates pouvaient distiller de suave paraissaient se confondre dans une essence ineffable, qui donnait l’idée de l’ambroisie ; aux légères colonnes élancées vers le plafond aérien étaient suspendues des draperies blanches parsemées d’étoiles d’or ; vers les extrémités de la chambre, deux fontaines lançaient leurs jets dont les gouttes pénétrées par les reflets roses de la lumière semblaient autant de diamants. Autour de la salle où ils entraient, s’éleva lentement à leurs pieds au son d’une musique invisible, une table couverte des mets les plus délicats que la fantaisie ait jamais pu rechercher pour flatter les sens et sur laquelle des vases de cette fabrique myrrhine, dont le secret est perdu[22] et dont les couleurs étaient si vives et la matière si transparente, se dressaient chargés de produits exotiques de l’Orient. Les lits, dont cette table formait le centre, étaient recouverts de tapisseries d’azur et d’or ; d’une foule de tuyaux invisibles dans le plafond cintré, coulait une eau parfumée qui rafraîchissait l’air délicieux et rivalisait avec les lampes comme si les esprits des eaux et du feu se disputaient à qui répandrait les plus agréables senteurs. Alors écartant de blanches draperies, s’avancèrent de jeunes beautés pareilles à celles que voyait Adonis lorsqu’il était couché sur le sein de Vénus. Les unes portaient des guirlandes, les autres des lyres. Elles entourèrent le jeune homme, elles le conduisirent au banquet en l’enchaînant dans leurs fleurs. Toute pensée de la terre s’effaça de son âme ; il se crut le jouet d’un songe et retint son haleine de peur de se réveiller trop tôt. Le plaisir des sens qu’il n’avait jamais encore goûté fit battre son pouls brûlant et voila sa vue ; un frisson parcourut tout son être. Pendant qu’il était ainsi émerveillé égaré, les voix mystérieuses attaquèrent une mesure vive et bachique.

 

ODE ANACRéONTIQUE

 

Dans la coupe où tu bois l’ivresse,

La grappe a versé son beau sang ;

Dans les veines de la jeunesse,

Circule un nectar plus puissant.

Généreux splendide,

Comme un feu liquide,

Il jette dans tes yeux un éclat ravissant.

 

Je vois que ta lèvre s’enivre,

À Bacchus donne ta raison ;

La grappe a la clef qui délivre

L’homme de sa rude prison.

Lyalus[23] à sa gloire,

T’ordonne de boire,

Quand la lampe en secret éclaire la maison.

 

Bois donc ; dans tes yeux pleins de charmes,

Moi je cherche un plus doux transport,

Souris au vin. À moi tes larmes,

Si jamais tu te plains du sort.

Retourne la tête

Et vois ta conquête ;

Un regard de toi beau jeune homme ou la mort !

 

Le chant expiré, un groupe de très jeunes filles enlacées d’une chaîne de fleurs étoilées et qui surpassaient les Grâces en les imitant, s’avança vers lui en dansant des pas ioniens semblables aux pas des Néréides, lorsqu’elles jouaient au clair de la lune sur les sables de la mer Égée ou à ceux que Cythérée enseignait à ses nymphes au mariage de Psyché et de son fils. Tantôt en s’approchant, elles couronnaient son front de leurs guirlandes ; tantôt la plus jeune des trois s’agenouillant lui présentait la coupe où étincelait et bouillonnait le vin de Lesbos. Le jeune homme ne résista plus ; il saisit le breuvage enchanté. Le sang coulait impétueusement dans ses veines. Il laissa tomber son front sur le sein de la nymphe auprès de laquelle il était assis ; et tournant ses yeux humides vers Arbacès qu’il cherchait et auquel il n’avait plus songé dans l’excès de ses émotions, il l’aperçut assis sous un dais au bout de la table ; Arbacès le regardait avec un air souriant, qui l’invitait à s’abandonner au plaisir. Il l’aperçut non pas comme il avait coutume de le voir vêtu d’une robe noire, le front soucieux et austère : une robe qui éblouissait la vue, blanche et tout étincelante de pierreries et d’or, enveloppait sa taille majestueuse ; des roses blanches aussi et entremêlées d’émeraudes et de rubis formaient une espèce de tiare qui surmontait ses cheveux noirs. Il semblait comme Ulysse avoir obtenu la faveur d’une seconde jeunesse. Ses traits paraissaient avoir échangé la méditation contre la beauté. Il possédait au milieu de tout le charme dont il était entouré, la douceur suprême et rayonnante du maître de l’Olympe.

 

« Bois, prends part au banquet, aime, ô mon disciple, dit-il ; ne rougis pas d’être jeune et passionné. Ce que tu es, l’ardeur de ton sang te le dit. Ce que tu seras, ceci te le dira. »

 

En même temps, il montra du doigt une niche. Apaecidès, suivant son geste, vit sur un piédestal placé entre la statue de Bacchus et celle d’Idalie… la forme d’un squelette.

 

« Ne t’effraye pas, reprit l’Égyptien. Cet hôte, ami, nous avertit de la brièveté de notre existence. De sa mâchoire, je crois entendre sortir une voix qui nous crie « JOUISSEZ ! »

 

À ces mots, un groupe de nymphes entoura la statue ; elles déposèrent des guirlandes sur le piédestal ; et pendant que les coupes se vidaient et se remplissaient de nouveau, elles firent entendre ce chant :

 

HYMNE BACHIQUE À L’IMAGE DE LA MORT

 

I

 

Te voilà maintenant dans le pâle royaume,

Toi qui jadis buvais chantais aimais,

Sur le bord infernal tu glisses ô fantôme,

Mais ta pensée est à nous pour jamais ;

Oui si la mémoire d’une ombre,

Peut remonter du pays sombre,

Jusqu’à nos cieux dorés nos plaisirs et nos mets…

 

Nous couronnons de fleurs la demeure déserte

Où tu régnas délicieux séjour ;

La rose en tes jardins et la campagne verte

Te souriaient avec un air d’amour.

Pour te réjouir les cithares

Formaient leurs accords les plus rares,

Aussitôt que la nuit avait chassé le jour.

 

Ici un nouveau groupe s’avança et la musique prit un ton plus vif et plus joyeux.

 

II

 

La mort est cette sombre rive

Où nous allons tous.

Doucement barque fugitive,

Doucement vents jaloux !

Fleurissons les heures moroses,

Et narguons le sort ;

Au milieu des chants et des roses

Voguons vers la mort.

 

Après un léger repos, la musique recommença avec une mesure plus vive et plus brillante encore.

 

Puisque la vie est si rapide

Gardons-nous de perdre un seul jour ;

Jeunesse dans ta coupe humide,

Buvons la perle de l’amour.

 

Un troisième groupe s’approcha avec des coupes pleines jusqu’au bord qu’on répandit en libations sur cet étrange autel. La musique changea encore sa mélodie et reprit d’un ton lent et solennel :

 

III

 

Sois le bienvenu ténébreux convive,

Qui des bords lointains jusqu’à nous arrive.

Quand nos fleurs à nous tomberont un soir,

À ta table aussi nous irons nous seoir.

 

Sois le bienvenu…

Qui mérite mieux notre hommage

Convive qui dois un jour,

Au bord de l’éternel rivage

Nous fêter tous à notre tour !

 

Mais cependant puissions-nous vivre

Longtemps pour égayer ton front,

Convive que nous devons suivre

Dans l’empire noir et profond !

 

En ce moment, la jeune fille assise près d’Apaecidès continua soudain la chanson :

 

IV

 

Heureuse encore est notre destinée :

Terre et soleil voilà notre trésor !

Chaque heure ici riante et fortunée,

Loin des tombeaux prend un brillant essor.

 

Douce est pour toi cette coupe écumante,

Doux sont tes yeux mon bien-aimé mon roi.

Doux sont les miens ; regarde ton amante ;

La tourterelle est moins tendre que moi.

 

Laisse, laisse ma tête

Se poser sur ton cœur

Pendant l’aimable fête.

Mais ô mon cher vainqueur,

 

Réveille-moi bientôt par un souffle de flamme :

Que des mots adorés que des soupirs alors,

Que des regards divins apprennent à mon âme

Qu’elle vit et qu’un cœur répond à ses transports !

 

Éveille éveille-moi mon compagnon fidèle ;

Tant que la torche brûle au fond de l’urne d’or,

Aimons-nous et brûlons comme elle ;

Dis-moi que tu m’aimes encor !



LIVRE II

 

Chapitre 1

Une maison mal famée à Pompéi, et les héros de l’arène classique

 

Transportons-nous maintenant dans un de ces quartiers de Pompéi, qui n’étaient pas habités par les maîtres du plaisir, mais, par ses élus et par ses victimes, dans l’antre des gladiateurs et des lutteurs à gages, des vicieux et des misérables, des vagabonds et des débauchés, dans l’Alsace d’une ville antique.

 

C’était une large salle qui s’ouvrait sur une allée étroite et populeuse. Devant le seuil se tenait un groupe d’hommes, dont les muscles de fer bien formés, les cous herculéens et courts, les physionomies audacieuses et impudentes, indiquaient les champions de l’arène. Sur une tablette, en dehors de la boutique, on voyait rangées des cruches de vin et d’huile, et au-dessus, sur le mur, une grossière peinture représentait des gladiateurs buvant : tant est ancienne la mode des enseignes ! Des espèces de petites loges, comme on en voit de nos jours, formées de tables séparées, occupaient l’intérieur de la salle. Autour de ces tables étaient assis des groupes d’hommes dont les uns buvaient, les autres jouaient aux dés, et d’autres à un jeu plus savant appelé duodecim scripta, que quelques-uns de nos savants mal renseignés ont commis l’erreur de prendre pour le jeu d’échecs, quoiqu’il ressemblât bien davantage au trictrac, et qu’on s’y servît de dés quelquefois, mais non pas toujours.

 

Le jeu n’était pas encore très avancé, et rien ne faisait mieux connaître l’indolence de ces habitués de tavernes, que cette heure matinale ; cependant, malgré la situation de la maison et le caractère de ses habitants, elle n’était point souillée de cette odieuse malpropreté qu’on rencontre dans les lieux semblables de nos cités modernes. Les dispositions joyeuses des Pompéiens, qui cherchaient du moins à flatter les sens, lorsqu’ils négligeaient l’esprit, se révélaient dans les couleurs tranchées qui s’étalaient sur les murs, et dans les formes bizarres, mais non pas sans élégance, des lampes, des coupes et des ustensiles de ménage les plus communs.

 

« Par Pollux ! s’écria un des gladiateurs en s’appuyant contre le mur d’entrée et en frappant sur l’épaule d’un gros personnage, le vin que tu nous vends, vieux Silène, suffirait pour rendre clair comme de l’eau le meilleur sang de nos veines. »

 

L’homme à qui s’adressait ce propos, et que ses bras nus, son tablier blanc, ses clefs et sa serviette négligemment placés à sa ceinture, désignaient clairement comme l’hôtelier de la taverne, était déjà entré dans l’automne de la vie ; mais ses membres étaient encore si robustes et si athlétiques qu’ils auraient pu faire honte aux nerfs des plus vigoureux assistants, si ce n’est qu’un peu trop de chair recouvrait ses muscles, que ses joues étaient bouffies à l’excès, et que son ventre puissant effaçait presque la vaste et massive poitrine, qui s’élevait au-dessus.

 

« Ne plaisantons pas, dit le gigantesque aubergiste avec l’aimable rugissement d’un tigre offensé ; mon vin est assez bon pour une carcasse qui ramassera avant peu la poussière du sepolarium[24].

 

– Est-ce ainsi que tu croasses, vieux corbeau ? reprit le gladiateur d’un air dédaigneux ; tu vivras assez pour te pendre de dépit quand tu me verras obtenir la couronne de palmier ; et, dès que j’aurai gagné la bourse à l’amphithéâtre, mon premier vœu sera certainement de renier à jamais, toi et ton détestable vin.

 

– Écoutez, écoutez donc ce modeste Pyrgopolinices ! il a servi assurément sous Bombomachidès ; Cluninstaridysarchidès[25], s’écria l’aubergiste. Sporus, Niger, Tetraidès, il déclare qu’il gagnera la bourse sur vous. Par les dieux, chacun de vos muscles est assez fort pour l’étouffer tout entier, ou moi, je ne connais plus rien à l’arène.

 

– Ah ! dit le gladiateur, dont la fureur commençait à colorer le visage, notre laniste parlerait d’une façon bien différente.

 

– Que pourrait-il dire contre moi, orgueilleux Lydon ? répliqua Tetraidès en fronçant le sourcil.

 

– Ou contre moi, qui ai triomphé dans quinze combats ? s’écria le gigantesque Niger en s’approchant du gladiateur.

 

– Ou contre moi ? se mit à rugir Sporus les yeux en feu.

 

– Paix ! » répliqua Lydon, en se croisant les bras et en regardant ses rivaux d’un air de défi ; « l’heure de l’épreuve ne tardera pas. Gardez votre valeur jusque-là.

 

– Soit, dit l’hôte avec aigreur, et, si j’abaisse le pouce pour te sauver, je veux que le destin coupe le fil de mes jours.

 

– Parlez de corde et non de fil, dit Lydon avec un ton railleur ; tenez, voilà un sesterce pour en acheter une. »

 

Le Titan, marchand de vin, saisit la main qu’on lui tendait et la serra si violemment que le sang jaillit du bout des doigts sur les vêtements des assistants.

 

Ils poussèrent un éclat de rire sauvage.

 

« Voilà pour t’apprendre, jeune présomptueux, à faire le Macédonien avec moi ! Je ne suis pas un Perse sans vigueur, je te le garantis. N’ai-je pas vingt fois combattu dans l’arène sans avoir baissé les bras une seule ? N’ai-je pas reçu l’épée de bois de la propre main de l’Editor comme un signe de victoire, et une permission de me retirer sur mes lauriers ? Faut-il maintenant que je subisse la leçon d’un enfant ? »

 

En parlant ainsi, il lui lâcha la main avec mépris.

 

Sans qu’un de ses muscles bougeât, et en conservant la physionomie souriante avec laquelle il avait raillé l’hôte, le gladiateur supporta cette étreinte douloureuse. Mais à peine eut-il repris la liberté de ses mouvements, que, rampant pour un instant comme un chat sauvage, et ses cheveux et sa barbe se hérissant, il poussa un cri aigu et féroce et s’élança à la gorge du géant avec tant d’impétuosité, qu’il lui fit perdre l’équilibre, malgré sa corpulence et sa vigueur. L’aubergiste tomba, avec le fracas d’un rocher qui s’écroule, et son furieux adversaire roula sur lui.

 

Notre hôte n’aurait pas eu besoin de la corde que lui offrait si généreusement Lydon, s’il était resté trois minutes de plus dans cette position ; mais le bruit de sa chute fit accourir à son aide sur le champ de bataille une femme qui s’était tenue jusqu’alors dans une chambre de derrière. Cette nouvelle alliée aurait pu toute seule lutter contre le gladiateur. Elle était de haute taille, maigre, et elle avait des bras qui pouvaient donner autre chose que de doux embrassements. En effet, la gracieuse compagne de Burbo, le marchand de vin, avait comme lui combattu dans le cirque, et même sous les yeux de l’empereur[26]. Burbo l’invincible, Burbo, dit-on, cédait quelquefois la palme à sa douce Stratonice.

 

Cette aimable créature ne vit pas plus tôt l’imminent péril où se trouvait son époux, que, sans autres armes que celles que la nature lui avait accordées, elle se précipita sur le gladiateur, et, le saisissant par le milieu du corps de ses bras longs et pareils à deux serpents, elle le souleva au-dessus de l’aubergiste, ne lui laissant que les mains encore attachées au cou de son ennemi. C’est ainsi que nous voyons parfois un chien enlevé par les pattes de derrière, par quelque domestique envieux, dans une lutte où il a terrassé son adversaire ; une moitié de l’animal demeure suspendue dans les airs, passive et inoffensive, tandis que l’autre moitié, tête, dents, yeux et griffes, semble ensevelie et engloutie dans les chairs palpitantes du vaincu. Pendant ce temps-là, les gladiateurs élevés et nourris dans le sang, qu’ils suçaient en quelque sorte avec plaisir, entourèrent joyeusement les combattants… Leurs narines s’ouvrirent, leurs lèvres ricanèrent, leurs yeux se fixèrent avidement sur la gorge saignante de l’un et sur les griffes dentelées de l’autre.

 

« Habet (il a son compte), habet, s’écrièrent-ils avec une espèce de hurlement, et en frottant leurs mains nerveuses les unes contre les autres.

 

– Non habeo, menteurs (non, je ne l’ai pas, mon compte), cria l’hôte en se délivrant par un puissant effort des mains terribles de Lydon, et, en se dressant sur ses pieds, respirant à peine, déchiré, sanglant, il grinça des dents et jeta un regard d’abord voilé, puis enflammé de courroux, sur son adversaire, qui se débattait (non pas sans mépris) entre les mains de la fière amazone.

 

« Beau jeu, s’écrièrent les gladiateurs, un contre un ! », entourant Lydon et la femme, ils séparèrent l’hôte aimable de son gracieux habitué.

 

Mais Lydon, rougissant de sa position, et essayant en vain de se débarrasser de l’étreinte de la virago, mit la main à sa ceinture et en tira un petit couteau. Son regard était si menaçant, et la lame du couteau était si brillante, que Stratonice se recula avec effroi ; car elle n’employait pas d’autre mode de combattre que celle que nous avons appelée pugilat.

 

« Ô dieux ! s’écria-t-elle, le misérable ! il a des armes cachées ! Est-ce de bonne guerre ? Est-ce là agir en galant homme et en gladiateur ? Non, certes, et de tels compagnons ne sont pas faits pour moi. »

 

Elle tourna le dos au gladiateur avec dédain, et s’empressa d’examiner l’état de son mari.

 

Mais celui-ci, aussi accoutumé à cet exercice naturel qu’un bouledogue anglais à se battre avec un antagoniste inférieur, s’était déjà remis. La pourpre ajoutée au cramoisi de ses joues par la lutte s’éteignit un peu ; les veines de son front se dégonflèrent et reprirent leur surface ordinaire. Il se secoua avec un grognement de satisfaction, heureux de se sentir encore vivant, et en regardant son adversaire de la tête aux pieds, avec un air plus approbatif qu’il ne l’avait encore fait :

 

« Par Castor, dit-il, tu es un gaillard plus vigoureux que je ne le croyais. Je vois que tu es un homme de mérite et de vertu ; donne-moi la main, mon héros !

 

– Très bien, vieux Burbo ! s’écrièrent les gladiateurs en applaudissant ; très bien, solide compagnon ! Donne-lui ta main, Lydon.

 

– Avec plaisir, dit le gladiateur ; mais à présent que j’ai goûté à son sang, j’ai envie d’en boire encore.

 

– Par Hercule, répliqua l’hôte sans s’émouvoir, excellente idée de gladiateur. Pollux ! ce que c’est qu’une bonne éducation ! Une bête sauvage n’aurait pas plus de férocité.

 

– Une bête sauvage, idiot ! est-ce que nous ne les battons pas, les bêtes sauvages ? cria Tetraidès.

 

– C’est bien, c’est bien, dit Stratonice, qui était occupée à réparer le désordre de ses cheveux et de sa toilette ; si vous êtes bons amis maintenant, je vous recommande de vous tenir en paix et convenablement : car quelques jeunes patriciens, vos patrons et parieurs, ont envoyé dire qu’ils viendraient vous faire visite ; ils désirent vous voir plus à leur aise qu’ils ne vous voient aux écoles, avant de régler leur enjeu pour le grand combat de l’amphithéâtre. Ils recherchent toujours ma maison pour ces affaires-là. Ils savent bien que nous ne recevons que les meilleurs gladiateurs de Pompéi, société choisie, grâces aux dieux !

 

– Oui, continua Burbo en vidant une coupe ou plutôt un seau de vin ; un homme qui a conquis autant de lauriers que moi ne peut encourager que les braves. Lydon, bois, mon enfant. Puisses-tu avoir une vieillesse honorable comme la mienne !

 

– Viens, dit Stratonice à son mari en lui tirant affectueusement les oreilles, caresse que Tibulle a décrite avec tant de charmes ; viens donc.

 

– Pas si fort, louve ! tu es pire que le gladiateur, murmurèrent les larges mâchoires de Burbo.

 

– Chut ! lui dit-elle à voix basse ; Calénus vient de se glisser ici, déguisé, par la porte de derrière ; il apporte les sesterces, j’espère.

 

– Oh ! oh ! je vais le trouver, dit Burbo ; en attendant, ne perds pas les coupes de vue, et fais attention au compte de chacun. Ne te laisse pas tromper, femme ; ce sont des héros, sans nul doute, mais ce sont aussi de vrais fripons. Cacus n’était rien à côté d’eux.

 

– Ne crains rien, sot » ; telle fut la réponse conjugale.

 

Burbo, satisfait de cette tendre assurance, traversa l’appartement, et passa dans les penetralia.

 

« Ainsi, ces doux patrons vont venir examiner nos muscles ? dit Niger. Qui t’a fait avertir de cela, hôtesse ?

 

– Lépidus. Il amène avec lui Claudius, le plus sûr parieur de Pompéi, et le jeune Grec Glaucus.

 

– Un pari à propos d’un pari, cria Tetraidès ; vingt sesterces que Claudius pariera sur moi ; qu’en dis-tu, Lydon ?

 

– Je dis que ce sera sur moi.

 

– Non, sur moi, ajouta à son tour Sporus.

 

– Pauvres fous ! croyez-vous qu’il puisse préférer quelqu’un à Niger ? reprit l’athlétique Niger en se nommant ainsi modestement lui-même.

 

– Allons, bien ! » poursuivit Stratonice en perçant une grande amphore pour ses hôtes, qui venaient de s’asseoir autour de l’une des tables ; « hommes forts et braves comme vous pensez l’être, lequel de vous combattra le lion de Numidie, dans le cas où aucun criminel ne se présentera pour vous priver de cet honneur ?

 

– Moi qui ai échappé à vos griffes, fière Stratonice, dit Lydon, je pourrais, je crois, affronter le lion.

 

– Mais dites-moi, demanda Tetraidès en s’adressant à l’hôtesse, où donc est votre jeune et jolie esclave, la pauvre aveugle dont les yeux sont si brillants ? Il y a longtemps que je ne l’ai vue.

 

– Oh ! elle est trop délicate pour toi, mon fils de Neptune[27], répondit l’hôtesse, et même pour nous. Nous l’envoyons vendre des fleurs en ville et chanter des chansons aux dames. Elle nous gagne plus d’argent ainsi qu’elle ne ferait en demeurant à vous servir. En outre, elle a d’autres emplois qui restent sous la rose.

 

– D’autres emplois ! dit Niger ; mais elle est trop jeune pour d’autres emplois.

 

– Silence, brute ! dit Stratonice. Vous ne croyez pas qu’il y ait d’autre jeu que celui de Corinthe. Quand Nydia aurait deux fois l’âge qu’elle a à présent, elle serait également digne de Vesta… la pauvre enfant !

 

– Mais écoutez, Stratonice, dit Lydon. Comment vous est venue cette esclave si jeune et si gentille ?… Il conviendrait mieux qu’elle fût la suivante d’une riche matrone de Rome que la vôtre.

 

– C’est vrai, répondit Stratonice, et quelque jour je compte faire ma fortune en la vendant. Vous me demandez comment Nydia nous est venue ?

 

– Oui.

 

– Eh bien ! tenez, mon esclave Staphyla… vous vous rappelez Staphyla, Niger ?

 

– Parfaitement. Une fille aux larges mains, avec une figure dans le genre d’un masque comique, comment l’oublierais-je ? par Pluton, dont elle est probablement la servante à cette heure !

 

– Paix, butor ! Staphyla mourut un jour, et ce fut une grande perte pour moi ; et j’allai au marché pour acheter une autre esclave. Mais, par les dieux ! elles étaient devenues si chères depuis que j’avais acheté Staphyla, et l’argent était si rare, que je me disposais à quitter la place avec un vrai désespoir, lorsqu’un marchand m’attira par la robe. « Maîtresse, dit-il, veux-tu acheter une esclave à bon marché ? J’ai une enfant à vendre ; un marché d’or ! Elle est très petite, toute jeune encore, c’est vrai ; mais elle est vive et douce, docile et adroite ; elle chante bien, et elle est de bonne race, je t’assure. – De quelle contrée est-elle ? dis-je. – De Thessalie. » Je savais que les Thessaliennes étaient avisées et gentilles ; je lui demandai à voir la fille. Je la trouvai comme vous la voyez maintenant, à peine plus petite et plus jeune en apparence. Elle avait un air patient et résigné, les mains croisées sur sa poitrine, et les yeux baissés. Je m’informai du prix. Il était raisonnable, et je l’achetai sur-le-champ. Le marchand l’amena à la maison et disparut aussitôt. Songez, mes amis, à mon étonnement lorsque je m’aperçus qu’elle était aveugle. Ah ! ah ! un rusé coquin que ce marchand ! Je courus porter plainte aux magistrats, mais le drôle avait déjà quitté Pompéi. Je fus forcée de revenir chez moi, et de fort mauvaise humeur, je vous l’avoue : la pauvre fille en ressentit les effets, mais ce n’était pas sa faute si elle était aveugle ; elle l’était depuis sa naissance. Peu à peu, nous nous réconciliâmes avec notre marché. Elle n’avait pas, assurément, la force de Staphyla, et elle était de peu d’utilité dans la maison. Mais elle savait trouver son chemin dans la ville, comme si elle possédait les yeux d’Argus ; et lorsque nous vîmes un matin qu’elle nous rapportait une poignée de sesterces qu’elle avait gagnés à vendre des fleurs cueillies dans notre petit jardin, nous pensâmes que c’étaient les dieux qui nous l’avaient envoyée. Depuis ce temps-là, nous la laissons aller où elle veut, remplissant sa corbeille de fleurs, qu’elle tresse en guirlandes, selon la mode thessalienne, ce qui plaît aux jeunes gens : le grand monde a pris de l’affection pour elle, car on lui paye ses fleurs bien plus cher qu’aux autres bouquetières ; et elle rapporte tout ce qu’elle gagne à la maison, ce qu’aucune autre esclave ne ferait. C’est pour cela que je travaille moi-même, mais ses profits me mettront bientôt en état d’acheter une autre Staphyla. Il est probable que quelque voleur thessalien aura enlevé la jeune aveugle à d’honnêtes parents[28]. Outre son adresse à composer des guirlandes, elle a le talent de jouer de la cithare pour accompagner ses chants ; c’est encore d’un bon rapport ; et enfin, dernièrement… mais ceci est un secret.

 

– Un secret ! s’écria Lydon ; êtes-vous devenue un sphinx ?

 

– Sphinx, non. Pourquoi, sphinx ?

 

– Cesse ton commérage, bonne maîtresse, et apporte-nous à manger. J’ai faim, dit Sporus.

 

– Et moi aussi », ajouta le morose Niger en aiguisant son couteau sur la paume de sa main.

 

L’amazone se rendit à la cuisine, et revint quelques instants après avec un plateau surmonté de gros morceaux de viande à moitié crus : car, alors comme à présent, les héros de la lutte croyaient cette nourriture plus propre à entretenir leur hardiesse et leur férocité. Ils entourèrent la table comme des loups affamés aux yeux étincelants ; les viandes disparurent, le vin coula. Mais laissons là ces importants et classiques personnages pour suivre les pas de Burbo.

Chapitre 2

Deux illustres personnages

 

Dans les premiers temps de Rome, la profession de prêtre n’était pas une profession de gain, mais d’honneur. Elle était embrassée par les citoyens les plus nobles, et interdite aux plébéiens. Plus tard, et longtemps avant l’époque dont il est question, elle était ouverte à tous les rangs ; du moins cette partie de la profession qui comprenait les flamines, les prêtres, non de la religion en général, mais des dieux particuliers. On avait remis au choix du peuple la dignité réservée d’abord aux patriciens du prêtre de Jupiter (flamen dialis) que précédait un licteur, et dont la place donnait entrée au sénat. Les divinités moins nationales, moins honorées, étaient desservies ordinairement par des ministres plébéiens : beaucoup d’entre eux choisissaient cet état, moins par impulsion religieuse que par calcul pour échapper à la pauvreté. Ainsi, Calénus, prêtre d’Isis, était de la plus basse origine. Sa famille, à l’exception de son père et de sa mère, était une famille d’affranchis. Il avait reçu d’eux une éducation convenable, et de son père un petit patrimoine qu’il avait bien vite dévoré. Il embrassa la prêtrise comme une dernière ressource dans son malheur. Quels que fussent les émoluments de cette profession sacrée, qui, à cette époque, n’étaient pas probablement considérables, les ministres du temple populaire n’avaient pas à se plaindre du casuel de leur vocation. Il n’y en a pas de plus lucrative que celle qui repose sur les superstitions de la multitude.

 

Calénus n’avait plus qu’un seul parent vivant à Pompéi : c’était Burbo. Divers liens obscurs et honteux, plus forts que ceux du sang, unissaient leurs cœurs et leurs intérêts ; et souvent le ministre d’Isis, déguisé, s’échappait furtivement du temple, où il était supposé en dévotion, et se glissant par la porte de derrière du gladiateur retiré, homme infâme à la fois par ses vices et par son métier, se réjouissait de jeter le masque de l’hypocrisie ; masque qui, malgré son avarice, sa passion dominante, lui semblait trop lourd à porter. Une nature aussi brutale que la sienne s’accommodait mal de ces singeries de la vertu.

 

Enveloppé dans un de ces larges manteaux que les Romains adoptèrent, à mesure qu’ils abandonnèrent la toge, et dont les amples plis cachaient la taille, pendant qu’une sorte de capuchon qui y était attaché pouvait également cacher les traits, Calénus s’assit dans la petite chambre particulière du marchand de vin, laquelle communiquait par un petit passage avec l’entrée dérobée, habituelle à presque toutes les maisons de Pompéi.

 

En face de lui, le majestueux Burbo comptait avec soin, sur une table qui était placée entre eux, une petite pile de monnaie que le prêtre venait de tirer de sa bourse : car les bourses étaient aussi communes à cette époque qu’à la nôtre, avec cette différence qu’elles étaient ordinairement mieux garnies.

 

« Tu vois, dit Calénus, que nous te payons grandement, et tu devrais me remercier de t’avoir procuré un pareil profit.

 

– Ainsi fais-je, cher Calénus, ainsi fais-je », répondit Burbo d’une manière affectueuse en plaçant la monnaie dans une bourse de cuir, puis la bourse dans sa ceinture, dont il serra la boucle autour de sa vaste taille, plus soigneusement qu’il n’avait coutume de le faire lorsqu’il vaquait à ses occupations domestiques.

 

« Par Isis, Pisis et Nisis ! ou toute autre divinité qui puisse exister en Égypte, ma petite Nydia est une véritable Hespéride, un jardin d’or pour moi.

 

– Elle chante bien et joue de la cithare comme une Muse, reprit Calénus, ce sont là des talents que celui qui m’emploie paye toujours généreusement.

 

– C’est un dieu ! s’écria Burbo avec enthousiasme. Tout homme riche qui est généreux mérite des autels ! Mais allons, mon vieil ami, une coupe de vin. Dis-moi un peu ce qui en est. Qu’a-t-elle fait ? Elle est tout effrayée, elle parle de son serment et ne veut rien révéler.

 

– Je ne parlerai pas davantage ; j’ai fait aussi le vœu terrible de garder le secret.

 

– Des serments ! est-ce qu’il y a des serments pour nous autres ?

 

– C’est bien pour les serments ordinaires ; mais celui-ci… » Et le prêtre hardi frémit à ces paroles. « Cependant, ajouta-t-il en remplissant une large coupe de vin pur, je t’avouerai que ce n’est pas tant le serment que je crains de rompre, mais c’est la vengeance de l’homme qui me l’a imposé que je crains. Par les dieux ! c’est un puissant magicien, il saurait tirer ma confidence de la lune, si j’avais eu la faiblesse de la prendre pour confidente. N’en parlons plus. Par Pollux ! quelque divins que soient les banquets auxquels j’assiste chez lui, je n’y suis jamais à mon aise. Je préfère une heure joyeusement passée avec toi, et avec une de ces bonnes filles, simples et rieuses, que je rencontre dans cette chambre, tout enfumée qu’elle est, oui je préfère une heure pareille à une nuit de ces magnifiques débauches.

 

– S’il en est ainsi, demain, plaise aux dieux, nous aurons une petite fête ici.

 

– À la bonne heure ! » dit le prêtre en se frottant les mains et en se rapprochant de la table.

 

Dans ce moment, ils entendirent un léger bruit à la porte, comme si l’on cherchait à entrer. Le prêtre mit son capuchon sur sa tête.

 

« Inutile précaution ! dit l’hôte ; ce ne peut-être que la jeune aveugle. »

 

Nydia ouvrit, en effet, la porte en entrant dans la chambre.

 

« Ah ! fillette, comment te portes-tu ? Tu es pâle, tu as veillé tard à ce banquet. N’importe ; la jeunesse est toujours la jeunesse », dit Burbo d’un ton encourageant.

 

La jeune fille ne répondit pas, mais elle se laissa tomber sur un des sièges avec un air de lassitude. Son visage changea plusieurs fois de couleur. Elle frappait impatiemment le pavé avec ses petits pieds. Elle éleva subitement la tête, et dit d’une voix fermement accentuée :

 

« Maître, vous pouvez me laisser mourir de faim, si vous voulez ; vous pouvez me battre, vous pouvez me menacer de la mort ; mais je n’irai plus dans cette maison infâme.

 

– Qu’est-ce là, sotte ? » s’écria Burbo d’une voix sauvage, et ses épais sourcils se hérissèrent sur ses yeux courroucés et rouges. « Tu te révoltes, je crois ? prends garde.

 

– Je l’ai dit, reprit la jeune fille en croisant ses bras sur sa poitrine.

 

– Alors, ma douce, ma modeste Vestale, si tu ne veux pas y aller, c’est bien, c’est très bien ; on t’y portera.

 

– Je remplirai la ville entière de mes cris, s’écria l’enfant d’un ton passionné, et une vive rougeur colora son front.

 

– Nous y veillerons ; tu iras avec un bâillon.

 

– Que les dieux aient pitié de moi, alors ! dit Nydia en se levant ; je porterai plainte aux magistrats.

 

– Souviens-toi de ton serment », répliqua une voix caverneuse, celle de Calénus, qui prenait part pour la première fois au dialogue.

 

À ces mots, un tremblement nerveux agita la jeune aveugle ; elle joignit les mains comme si elle priait. « Malheureuse que je suis ! » s’écria-t-elle, et elle laissa éclater de violents sanglots. Soit que le bruit de ce chagrin véhément eût attiré l’aimable Stratonice, soit qu’elle vînt par hasard, sa figure décharnée se montra en ce moment dans la chambre.

 

« Qu’est-ce donc ? que faites-vous à mon esclave, brute ? dit-elle avec aigreur à Burbo.

 

– Calme-toi, femme, répondit-il d’un ton moitié bourru, moitié timide. Tu veux des ceintures neuves et de beaux habits, n’est-ce pas ? Eh bien ! fais attention à tes esclaves, ou tu n’en auras pas de longtemps. Vœ capiti tuo ! Vengeance sur ta tête, misérable fille !

 

– Qu’y a-t-il donc ? » reprit la sorcière, en regardant tantôt l’un, tantôt l’autre.

 

Nydia, par un bond soudain, s’élança du mur près duquel elle s’appuyait, et se jeta aux pieds de Stratonice ; elle embrassa ses genoux, et, levant vers elle ses yeux si doux quoique sans regard.

 

« Ô ma maîtresse, dit-elle en pleurant, vous êtes une femme, vous avez eu des sœurs, vous avez été jeune comme moi… ayez pitié de moi… sauvez-moi… je ne veux plus aller à ces horribles festins…

 

– Paix ! » dit la sorcière en secouant durement une des mains de la jeune fille, mains délicates, auxquelles on n’aurait pas dû imposer de tâche plus pénible que celle de tresser en guirlandes les fleurs qu’elle vendait : « Paix ! Ces beaux scrupules ne sont pas faits pour des esclaves !

 

– Écoutez, dit Burbo, tirant sa bourse et montrant ce qu’elle contenait. Écoutez cette musique, femme ; par Pollux ! si vous ne savez pas brider comme il faut cette pouliche, vous ne l’entendrez plus.

 

– La jeune fille est fatiguée, dit Stratonice en s’adressant à Calénus. Elle sera plus docile la première fois que vous en aurez besoin.

 

– Vous ! vous ! Qui est donc ici ? » s’écria Nydia, roulant les yeux autour de l’appartement avec une expression si épouvantée et si désespérée, que Calénus se leva de son siège.

 

« Il faut qu’elle voie avec ces yeux-là, murmura-t-il.

 

– Qui est ici ? parlez, au nom du ciel ! Ah ! si vous étiez aveugle comme moi, vous seriez moins cruel ! dit-elle ; et de nouveau elle versa des larmes.

 

– Emmenez-la, s’écria Burbo ; je hais les pleurnicheries.

 

– Viens », dit Stratonice, en poussant l’enfant dehors par les épaules.

 

Nydia s’éloigna vivement d’elle, avec un air auquel la résolution donnait de la dignité.

 

« Écoutez-moi, dit-elle ; je vous ai servie fidèlement. Moi qui avais été élevée… oh ! ma mère… ma pauvre mère, auriez-vous pu penser que j’en serais venue à ce degré de misère ? » Elle essuya les larmes de ses yeux et continua : « Commandez-moi tout autre chose et j’obéirai ; mais je vous le dis maintenant, ferme, résolue, inexorable comme vous ; je vous répète que je n’irai plus dans ce lieu, ou que, si j’y suis forcée, j’implorerai la protection du préteur lui-même… Soyez-en certains. Écoutez-moi, grands dieux, je le jure. »

 

Les yeux de la sorcière étaient flamboyants : elle saisit l’enfant par les cheveux d’une main, et leva l’autre sur elle ; cette formidable main droite, dont le moindre coup était capable d’écraser la frêle et délicate créature qui tremblait sous son étreinte. Cette considération parut frapper Stratonice, car elle suspendit le coup. Changeant de dessein, et attirant Nydia près du mur, elle détacha d’un crochet une corde, qui avait servi plusieurs fois à l’usage qu’elle en voulait faire. Les cris de la pauvre aveugle retentirent bientôt dans toute la maison.

 

Chapitre 3

Glaucus fait un marché qui plus tard lui coûte cher

 

« Holà, mes braves compagnons, dit Lépidus en baissant la tête pour entrer par la porte basse de la maison de Burbo ; nous sommes venus voir qui de vous fera plus d’honneur à notre laniste. »

 

Les gladiateurs se levèrent de la table avec respect en voyant entrer trois jeunes gens connus pour être des meilleurs vivants et des plus riches de Pompéi, et dont les voix dispensaient la réputation à l’amphithéâtre.

 

« Quels beaux animaux ! dit Claudius à Glaucus ; vraiment dignes d’être gladiateurs !

 

– C’est une pitié qu’ils ne soient pas soldats », dit Glaucus.

 

C’était une chose singulière, de voir l’efféminé et l’ennuyé Lépidus, que, dans un banquet, un rayon de lumière semblait aveugler, que, dans un bain, le moindre courant d’air semblait anéantir, en qui tout instinct naturel paraissait perverti, devenu en quelque sorte une créature équivoque et artificielle ; c’était une singulière chose, disons-nous, de le voir à cette heure, tout empressé, tout énergique, tout vivant, tâter les vastes épaules des gladiateurs d’une main blanche, féminine, éprouver d’une touche légère leurs muscles de fer, en un mot, plein d’admiration pour cette force qu’il avait passé toute sa vie à détruire en lui.

 

C’est ainsi que nous avons vu, de nos jours, les fashionables sans barbe des salons de Londres tourner autour des héros de Firescourt. C’est ainsi que nous les avons vus souvent contempler, admirer ces hommes en calculant un pari. C’est ainsi que nous avons trouvé réunis, dans un assemblage plaisant et triste, les deux extrêmes de la société civilisée, les patrons du plaisir et ses esclaves ; les plus vils de ses esclaves, à la fois féroces et mercenaires, prostitués mâles, qui vendent leurs forces comme les femmes leur beauté ; bêtes brutes dans leurs actes, mais plus que des bêtes dans le motif qui les fait agir car les autres, du moins, ne se dévorent pas pour de l’argent.

 

« Ah ! Niger, dit Lépidus, comment vous battez-vous, et avec qui ?

 

– Sporus m’a défié, répondit le géant, et ce sera, j’espère, un combat à mort.

 

– Certainement, reprit Sporus en clignant ses petits yeux. Il prend l’épée, moi le nœud et le trident : ce sera un rare divertissement. J’espère que le survivant aura de quoi soutenir la dignité de la couronne.

 

– Ne crains rien, nous remplirons ta bourse, mon Hector, dit Claudius ; voyons, vous vous battez avec Niger. Glaucus, un pari ; je prends Niger.

 

– Je vous le disais, s’écria Niger d’un air triomphant ; le noble Claudius me connaît. Compte que tu es déjà mort, Sporus. »

 

Claudius tira ses tablettes. « Je parie dix sestertia. Cela vous va-t-il ?

 

– Soit, dit Glaucus ; mais qui donc avons-nous ici ? Je n’ai jamais vu ce brave, auparavant. »

 

Et il jeta un regard sur Lydon, dont les membres étaient plus élégants que ceux de ses compagnons ; un reste de grâce et de noblesse brillait encore dans ses traits ; sa nouvelle profession n’avait pas dépouillé sa personne de tout charme.

 

« C’est Lydon, le plus jeune d’entre nous, qui ne s’est encore servi que d’une épée de bois, dit Niger ; mais il a du bon sang dans les veines, il a déjà provoqué Tetraidès.

 

– C’est lui qui m’a défié, dit Lydon ; j’ai accepté son défi.

 

– Et comment combattrez-vous ? demanda Lépidus. Cependant, mon enfant, attendez encore un peu, croyez-moi, avant de vous commettre avec Tetraidès. »

 

Lydon sourit dédaigneusement.

 

« Est-il citoyen, ou esclave ? dit Claudius.

 

– Citoyen… Nous sommes tous citoyens ici, répondit Niger.

 

– Étendez le bras, mon Lydon », reprit Lépidus d’un air de connaisseur.

 

Le gladiateur, lançant un regard significatif à ses compagnons, étendit un bras qui, s’il n’était pas aussi énorme que les leurs dans sa circonférence, était pourvu de muscles si fermes, et possédait tant de symétrie dans ses proportions, que les trois visiteurs poussèrent à la fois un cri d’admiration.

 

« Bien, jeune homme ; quelle est votre arme ? dit Claudius, ses tablettes à la main.

 

– Nous combattrons avec le ceste ; après, si tous deux survivent, avec l’épée, s’empressa de dire Tetraidès, plein d’humeur et d’un ton jaloux.

 

– Avec le ceste ? s’écria Glaucus ; vous avez tort, Lydon. Le ceste est en usage chez les Grecs. Je le connais bien. Vous auriez dû vous engraisser pour un pareil combat. Vous êtes trop maigre ; vraiment, évitez le ceste.

 

– Je ne le puis, répondit Lydon.

 

– Et pourquoi ?

 

– Je vous l’ai dit, parce qu’il m’a défié.

 

– Mais il ne vous forcera pas à prendre une arme désignée.

 

– Mon honneur m’y force, dit Lydon avec orgueil.

 

– Je mets sur Tetraidès deux contre un au ceste, reprit Claudius, au pair à l’épée ; est-ce dit, Lépidus ?

 

– Quand vous m’offririez trois contre un, je n’accepterais pas, répliqua Lépidus. Lydon n’en viendra jamais à l’épée. Vous êtes mille fois trop bon.

 

– Et vous, Glaucus, qu’en pensez-vous ? dit Claudius.

 

– J’accepte trois contre un… dix sestertia[29] contre trente.

 

– Oui.

 

Claudius écrivit le pari sur ses tablettes.

 

« Pardonnez-moi, noble patron, dit Lydon à voix basse à Glaucus ; combien pensez-vous que le vainqueur gagnera ?

 

– Combien ? peut-être sept sestertia.

 

– Autant que cela ! en êtes-vous sûr ?

 

– Au moins. Mais honte à toi ! Un Grec aurait songé à l’honneur, non à l’argent. Ô Italiens, vous serez toujours Italiens ! »

 

Une rougeur couvrit la joue bronzée du gladiateur.

 

« Ne me jugez pas mal, noble Glaucus, je songe au deux ; mais je ne me serais jamais fait gladiateur si je n’avais manqué d’argent.

 

– Puisses-tu tomber dans l’arène ! Un avare ne sera jamais un héros.

 

– Je ne suis pas un avare », dit Lydon avec fierté, et il se retira dans un coin de l’appartement.

 

« Mais je ne vois pas Burbo ; où est Burbo ? s’écria Claudius ; je veux parler à Burbo.

 

– Il est là », dit Niger en montrant la chambre qui se trouvait à l’extrémité de la salle.

 

– Et Stratonice, la toute gracieuse Stratonice, où est-elle ? demanda Lépidus.

 

– Elle était ici quelques instants avant votre arrivée ; mais elle a entendu je ne sais quel bruit qui lui déplaisait, et elle a disparu. Pollux ! le vieux Burbo avait peut-être caché une jeune fille dans sa chambre. J’ai entendu, ce me semble, une voix de femme qui exhalait une plainte. La vieille dame est jalouse comme Junon. »

 

En ce moment, un grand cri d’angoisse et de terreur fit tressaillir toute la compagnie.

 

« Excellent ! s’écria Lépidus en riant ; venez, Claudius, partageons avec Jupiter, il a peut-être rencontré une Léda.

 

– Oh ! épargnez-moi ! épargnez-moi ! je ne suis qu’une enfant, je suis aveugle !… N’est-ce pas assez de ce châtiment pour moi ?

 

– Par Pallas ! je reconnais cette voix, c’est la voix de ma pauvre bouquetière », s’écria Glaucus, et il s’élança aussitôt vers l’endroit d’où partaient ces cris.

 

Il ouvrit vivement la porte ; il vit Nydia se tordant sous l’étreinte de la vieille irritée ; la corde, déjà teinte de sang, tournoyait en l’air. Il s’en empara d’une main.

 

« Furie ! dit Glaucus, et, de son autre main, il arracha Nydia à la vieille. Comment osez-vous maltraiter ainsi une jeune fille, une personne de votre sexe, une enfant ?… Ma Nydia, ma pauvre enfant.

 

– Oh ! est-ce vous ? est-ce Glaucus ? » s’écria la bouquetière avec un indicible transport. Les larmes s’arrêtèrent sur ses joues ; elle sourit, se pressa sur son sein, et baisa sa robe en s’y attachant.

 

« Et comment osez-vous, insolent étranger, vous interposer entre une femme libre et son esclave ? Par les dieux ! en dépit de votre belle tunique et de vos affreux parfums, je doute que vous soyez un citoyen romain, mon petit homme !

 

– Parlons mieux, maîtresse, parlons mieux, dit Claudius qui entra avec Lépidus. C’est mon ami et mon frère juré, il doit être à l’abri de votre langue, ma colombe ; il pleut des pierres.

 

– Rendez-moi mon esclave ! » s’écria la virago en mettant sa forte main sur la poitrine du Grec.

 

« Non pas ; quand toutes les furies vos sœurs vous assisteraient, répondit Glaucus. Ne crains rien, ma douce Nydia ; un Athénien n’a jamais abandonné les malheureux.

 

– Holà ! dit Burbo en se levant, quoique à regret. Pourquoi tout ce bruit à propos d’une esclave ?

 

Laissez tranquille ce jeune patricien, femme ; qu’il s’en aille. À cause de lui, faites grâce pour cette fois à cette impertinente. »

 

En parlant ainsi, il éloigna ou plutôt il entraîna sa féroce compagne.

 

« Il me semble que, lorsque nous sommes entrés, il y avait un autre homme ici, dit Claudius. Il est parti. »

 

Car le prêtre d’Isis avait pensé qu’il était pour lui grand temps de disparaître.

 

« Oh ! un de mes amis, un camarade, un chien tranquille, qui n’aime pas les querelles, dit Burbo négligemment. Mais retirez-vous, enfant ; vous allez déchirer la tunique de ce noble jeune homme, si vous vous y cramponnez ainsi ; retirez-vous, on vous a pardonné.

 

– Oh ! ne m’abandonnez pas », s’écria Nydia en s’attachant davantage à l’Athénien.

 

Ému de sa situation, de l’appel qu’elle faisait à sa générosité, non moins que de sa grâce touchante et inexprimable, le Grec s’assit sur un des rudes sièges de la chambre et prit Nydia sur ses genoux ; il essuya avec ses longs cheveux le sang qui coulait sur les épaules de la jeune fille, et avec ses baisers, les larmes qu’elle avait sur les joues ; il lui dit ces mille et mille tendres mots dont on se sert pour calmer le chagrin d’un enfant ; il parut si beau dans cette douce œuvre de consolation, que le cœur féroce de Stratonice en fut lui-même ému ; la présence de l’étranger semblait répandre une lumière dans cet antre obscur et obscène. Jeune, magnifique, glorieux, il offrait l’emblème du bonheur le plus parfait de la terre, qui relève le malheur le plus désespéré.

 

« Qui aurait pu penser que notre Nydia aurait été honorée à ce point ? » dit la virago, en essuyant la sueur de son front. Glaucus regarda Burbo.

 

« Brave homme, dit-il, c’est votre esclave ; elle chante bien ; elle a l’habitude de soigner les fleurs. Je veux faire présent d’une esclave pareille à une dame. Voulez-vous me la vendre ? »

 

Pendant qu’il parlait, il sentit tout le corps de la pauvre fille trembler de plaisir ; elle se leva, elle écarta de son visage ses cheveux en désordre ; elle jeta les yeux autour d’elle comme si elle pouvait voir.

 

« Vendre notre Nydia ! non pas », dit Stratonice brusquement. Nydia se laissa retomber avec un profond soupir, et s’attacha de nouveau à la robe de son protecteur.

 

« Imbéciles ! dit Claudius d’un ton important. Vous devez faire cela pour moi. Allons, l’homme et la femme, si vous m’offensez, votre état est perdu. Burbo n’est-il pas le client de mon cousin Pansa ? Ne suis-je pas l’oracle de l’amphithéâtre et de ses champions ? Je n’ai qu’à dire un mot pour que vous brisiez toutes vos cruches : vous ne vendrez plus rien. Glaucus, l’esclave est à vous. »

 

Burbo, évidemment embarrassé, grattait sa large tête.

 

« La fille vaut son pesant d’or pour moi, dit-il.

 

– Dites votre prix ; je suis riche », répondit Glaucus.

 

Les anciens Italiens étaient comme les modernes ; il n’y avait rien qu’ils ne fussent prêts à vendre, à plus forte raison une pauvre fille aveugle.

 

« J’ai payé six sestertia pour elle, elle en vaut douze maintenant, murmura Stratonice.

 

– Je vous en donne vingt ; accompagnez-moi chez les magistrats, et de là à ma demeure, où vous recevrez votre argent.

 

– Je n’aurais pas vendu cette chère enfant pour cent, dit Burbo adroitement ; je ne vous la cède que pour faire plaisir au noble Claudius. Vous me recommanderez à Pansa pour la place de designator à l’amphithéâtre, noble Claudius ! elle me conviendrait beaucoup.

 

– Vous l’aurez, dit Claudius, en ajoutant avec un sourire : Ce Grec peut faire votre fortune ; l’argent coule dans ses doigts comme l’eau dans un crible : marquez le jour avec de la craie, mon Priam.

 

– An dabis ? dit Glaucus, employant la formule habituelle des ventes et achats.

 

– Dabitur, répondit Burbo.

 

– Alors, alors, je vais aller avec vous… avec vous. Ô quel bonheur ! murmura Nydia.

 

– Oui, ma belle, et ta tâche la plus rude sera désormais de chanter les hymnes de la Grèce à la plus aimable dame de Pompéi. » La jeune fille se dégagea de son étreinte ; un changement s’opéra sur ses traits si pleins de joie tout à l’heure ; elle soupira profondément, et prenant encore une fois sa main, elle dit : « Je croyais que j’allais chez vous.

 

– Oui, pour le moment… Viens… Nous perdons du temps. »

Chapitre 4

Le rival de Glaucus gagne du terrain

 

Ione était un de ces brillants caractères qui, une fois ou deux, se montrent à nous dans le cours de notre existence ; elle réunissait dans une haute perfection les plus rares des dons terrestres, le génie et la beauté !… Nul ne posséda jamais des qualités intellectuelles d’un ordre supérieur sans le savoir ; l’association du mérite et de la modestie est assez belle ; mais lorsque le mérite est grand, le voile de la modestie que nous admirons ne déguise jamais l’étendue de ce mérite au possesseur. C’est la conscience orgueilleuse de certaines qualités non révélées au monde habituel, qui donne au génie cet air timide, réservé et troublé, qui vous étonne et vous flatte lorsque vous le rencontrez.

 

Ione donc connaissait son génie ; mais avec cette charmante facilité qui appartient de droit aux femmes, elle avait le talent, si rare chez les hommes d’un génie égal, d’abaisser sa gracieuse intelligence au niveau des gens qu’elle rencontrait. La source brillante répandait également ses eaux sur le sable, dans les cavernes, sur les fleurs ; elle rafraîchissait, elle souriait, elle éblouissait partout. Elle portait aisément l’orgueil, qui est le résultat nécessaire de la supériorité ; il se concentrait en indépendance dans son sein. Elle poursuivait ainsi sa carrière brillante et solitaire ; elle n’avait pas besoin de matrone pour la diriger et la guider ; elle marchait seule à la lueur de sa pureté inaltérable. Elle n’obéissait point à des usages tyranniques et absolus ; elle appropriait les usages à sa volonté, mais avec un charme si délicat, si féminin, si exempt d’erreur, qu’elle ne semblait jamais outrager la coutume, mais bien lui commander. Le trésor de ses grâces était inépuisable ; elle embellissait l’action la plus commune ; un mot, un regard d’elle paraissaient magiques. L’aimer, c’était entrer dans un monde nouveau, sortir de cette terre vulgaire et plate, pénétrer dans une région où l’on voyait toute chose à travers un prisme enchanté ; on croyait, en sa présence, entendre une exquise harmonie ; on éprouvait ce sentiment qui n’a presque plus rien de terrestre, et que la musique exprime si bien ; cet enivrement qui épure et élève, qui agit, il est vrai, sur les sens, mais qui leur communique quelque chose de l’âme.

 

Elle était particulièrement formée pour fasciner et dominer les hommes les moins ordinaires et les plus audacieux ; elle faisait naître deux passions : celle de l’amour et celle de l’ambition. On aspirait à s’élever en l’adorant : il n’était donc pas étonnant qu’elle eût complètement enchaîné et soumis l’âme ardente et mystérieuse de l’Égyptien, dans laquelle s’agitaient les passions les plus terribles. Sa beauté et son esprit l’enchaînaient à la fois.

 

S’étant mis à part du monde ordinaire, il aimait cette hardiesse de caractère qui savait aussi s’isoler au milieu des choses vulgaires. Il ne voyait pas, ou ne voulait pas voir que cet isolement même éloignait encore plus Ione de lui que de la foule. Leurs solitudes étaient aussi lointaines que les pôles, aussi différents que le jour et la nuit. Il était solitaire avec ses vices sombres et solennels ; elle, avec sa riche imagination et la pureté de sa vertu.

 

Il n’était donc point étrange qu’Ione eût captivé l’Égyptien ; il était bien moins étrange encore qu’elle eût subjugué soudainement et irrévocablement le brillant esprit et le cœur généreux de l’Athénien. La vivacité d’un tempérament qui semblait réfléchir les rayons de la lumière, avait précipité Glaucus dans les plaisirs. En s’abandonnant aux dissipations de son temps, il n’obéissait pas à des instincts vicieux, il n’écoutait que la voix de la jeunesse ; il ne suivait que les lois d’une heureuse organisation ; il illuminait de l’éclat de sa nature chaque abîme, chaque caverne qui se trouvait sur ses pas. Son imagination l’éblouissait, mais son cœur n’était pas corrompu. Avec plus de pénétration que ne lui en supposaient ses compagnons, il vit que leur dessein était d’exploiter sa fortune et sa jeunesse ; mais il n’estimait l’argent que comme un moyen de se procurer les joies de la vie, et la sympathie de l’âge était le seul lien qui l’unît à eux. Il sentait, il est vrai, l’impulsion de plus nobles pensées et de plus hautes espérances que celles qui naissent des voluptés satisfaites ; mais le monde était une vaste prison ayant pour geôlier le souverain impérial de Rome, et les mêmes vertus qui, dans les libres jours d’Athènes, l’auraient rendu ambitieux, le condamnaient, dans l’esclavage de la vertu, à l’inaction et à l’oisiveté. Car, dans cette civilisation contre nature et tendue à l’excès, tout ce qu’il y avait de noble dans l’émulation était prohibé. L’ambition dans les régions d’une cour despotique et voluptueuse n’était que la lutte de la flatterie et de la ruse ; l’avarice était devenue la seule ambition ; on désirait les prétures et le gouvernement des provinces pour se livrer au pillage, et l’administration n’était que l’excuse des rapines. Dans les petits États, l’opinion est concentrée et forte. Chaque œil voit vos actions ; vos motifs publics se lient intimement à votre vie privée ; tout est plein dans cette étroite sphère de personnes qui vous sont familières depuis votre enfance. L’applaudissement de vos concitoyens est comme une caresse de vos amis. Mais dans les grands États, la cité, c’est la cour. Les provinces vous sont inconnues ; elles n’ont quelquefois ni le même langage ni les mêmes mœurs ; leur droit à votre patriotisme est presque nul ; les ancêtres de leurs habitants ne sont pas les vôtres. À la cour, vous désirez la faveur, et non la gloire ; loin de la cour, l’opinion publique vous est indifférente, et l’intérêt personnel n’a pas de contrepoids.

 

Italie ! Italie ! pendant que j’écris, tes cieux me regardent, tes mers s’étendent à mes pieds… N’écoute pas cette politique aveugle qui voudrait réunir toutes tes cités, en deuil de leurs républiques, dans un seul empire : fausse, pernicieuse illusion ! Ton seul espoir de régénération est dans ta division ; Florence, Milan, Venise, Gênes, peuvent être libres encore, pourvu que chacune de ces villes soit libre ; mais ne songe pas à la liberté du tout avec des parties esclaves ; le cœur doit être le centre du système, le sang doit circuler librement partout. Et, dans la vaste communauté que tu rêves, on ne voit qu’un géant faible et bouffi, dont le cerveau est imbécile, dont les membres sont morts, et qui paye en malaise et en faiblesse la faute d’avoir voulu dépasser les proportions naturelles de la santé et de la vigueur.

 

Rejetées ainsi sur elles-mêmes, les qualités les plus ardentes de Glaucus ne trouvaient pas d’issue, excepté dans cette imagination exubérante qui donnait de la grâce au plaisir et de la poésie à la pensée ; le repos était moins méprisable que la lutte avec des parasites et des esclaves, et la volupté pouvait avoir ses raffinements lorsque l’ambition ne pouvait être ennoblie. Mais tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus brillant dans son âme s’était éveillé du moment qu’il avait connu Ione : là était un empire digne de l’effort des demi-dieux ; là était une gloire que les vapeurs impures d’une société corrompue ne pouvaient ni souiller ni obscurcir. L’amour, de tout temps, en tout lieu, trouve ainsi de la place pour ses autels d’or ; et dites-moi si, même dans les époques les plus favorables à la gloire, il y a jamais eu un triomphe plus capable d’enivrer et d’exalter que la conquête d’un noble cœur ? Soit qu’il fût inspiré par ce sentiment ou par tout autre, Glaucus, en présence d’Ione, sentait ses idées plus rayonnantes, son âme plus active, et en quelque sorte plus visible ; s’il était naturel qu’il l’aimât, il n’était pas moins naturel qu’elle le payât de retour. Jeune, brillant, éloquent, amoureux, et Athénien, il était pour elle comme une incarnation de la poésie du pays de ses ancêtres. Ce n’étaient plus les créatures d’un monde dont les combats et les chagrins sont les éléments ; c’étaient des choses légères que la nature semblait avoir pris plaisir à créer pour ses jours de fête, tant leur jeunesse, leur beauté, leur amour, possédaient de fraîcheur et d’éclat. Ils semblaient hors de leur place au milieu de cette terre rude et commune ; ils appartenaient à l’âge de Saturne et aux songes des demi-dieux et des nymphes. C’était comme si la poésie de la vie se recueillait et se nourrissait en eux-mêmes, comme si dans leurs cœurs se concentraient les derniers rayons du soleil de Délos et de la Grèce.

 

Mais si elle montrait de l’indépendance dans le choix de son genre de vie, son modeste orgueil demeurait vigilant en proportion et s’alarmait aisément. Les mensonges de l’Égyptien avaient été inspirés par une profonde connaissance de la nature d’Ione. Son récit de la grossièreté, de l’indélicatesse de Glaucus, l’avait blessée au vif : elle le ressentit comme un reproche à son caractère et à sa façon de vivre, et surtout comme une punition de son amour. Elle comprit pour la première fois combien elle avait cédé vite à cette passion ; elle rougit d’une faiblesse dont elle commençait à apercevoir l’étendue ; elle s’imagina que c’était cette faiblesse qui avait produit le mépris chez Glaucus ; elle endura le mal le plus cruel des nobles natures… l’humiliation. Cependant son amour n’était peut-être pas moins alarmé que son orgueil ; si un instant elle murmurait des reproches contre Glaucus, si elle renonçait à lui, et le haïssait presque, un moment après elle versait des larmes passionnées, son cœur cédait à sa tendresse, et elle disait avec l’amertume de l’angoisse : « Il me méprise ; il ne m’aime pas. »

 

Aussitôt après le départ de l’Égyptien, elle s’était retirée dans sa chambre la plus secrète ; elle avait renvoyé ses femmes, elle s’était refusée à recevoir qui que ce fût ; Glaucus avait été exclu avec les autres ; il s’étonnait, il ne devinait pas le motif de cette solitude ; il était loin d’attribuer à son Ione, sa reine, sa déesse, ces caprices de femmes dont les poètes amoureux d’Italie ne cessent de se plaindre dans leurs vers. Il se la figurait, dans la majesté de sa candeur, au-dessus de tout artifice qui se plaît à torturer les cœurs. Il était troublé, mais ses espérances n’en étaient pas obscurcies, car il savait déjà qu’il aimait et qu’il était aimé. Que pouvait-il désirer de plus comme talisman contre la crainte ?

 

Au milieu de la nuit, lorsque les rues furent désertes et que la lune seule put être témoin de son adoration, il alla vers le temple de son cœur, la maison d’Ione[30], et il lui fit la cour selon la manière ravissante de son pays. Il couvrit son seuil des plus magnifiques guirlandes, et dans chaque fleur il y avait un volume de douces passions. Il charma une longue nuit d’été par les accords du luth de Lycie et des vers que l’inspiration du moment lui faisait improviser.

 

Mais la fenêtre ne s’ouvrit point ; aucun sourire ne vint éclairer cette longue nuit ; tout était sombre et silencieux chez Ione ; il ignorait si ses chants étaient les bienvenus et si son amour était agréé. Cependant Ione ne dormait point, elle ne dédaignait pas de l’écouter ; ces doux chants montaient jusqu’à sa chambre, et l’apaisaient momentanément sans la subjuguer. Tant qu’elle écouta ces chants, elle ne crut plus son amant coupable ; mais lorsqu’ils eurent cessé et que les pas de Glaucus ne se firent plus entendre, le charme se brisa, et dans l’amertume de son âme, elle prit cette délicate prévenance pour un nouvel affront…

 

J’ai dit qu’elle avait fermé sa porte à tout le monde, à une exception près pourtant. Il y avait une personne qui ne se laissait pas exclure, et qui avait presque sur ses actions et dans sa maison l’autorité d’un parent : Arbacès réclamait, s’affranchissait de cette interdiction portée contre les autres ; il passait le seuil d’Ione avec la liberté d’un homme qui comprenait ses privilèges et qui était pour ainsi dire chez lui. Il forçait sa solitude avec un air tranquille et assuré, comme s’il ne faisait qu’accomplir une chose ordinaire.

 

Malgré l’indépendance du caractère d’Ione, il s’était acquis par son adresse un secret et puissant empire sur ses volontés. Elle ne pouvait le renvoyer ; parfois elle en eut le désir, mais elle n’en eut jamais la force : elle était fascinée par son œil de serpent. Il la retenait, il la dominait par la magie d’un esprit accoutumé à commander, à se faire craindre. Ne connaissant ni le caractère réel ni l’amour caché de son tuteur, elle éprouvait pour lui le respect que le génie ressent pour la sagesse, et la vertu pour la sainteté ; elle le regardait comme un de ces anciens sages qui acquéraient la connaissance des mystères de la nature par le sacrifice des passions de l’humanité. À peine le considérait-elle comme un être appartenant, ainsi qu’elle, à la terre. C’était à ses yeux un oracle à la fois sombre et sacré ! Il ne lui inspirait pas de l’amour, mais de la crainte. Sa présence ne lui était rien moins qu’agréable. Il assombrissait les plus brillants éclairs de son esprit. On eût dit, à son aspect imposant et glacial, une de ces hautes montagnes qui jettent une ombre sur le soleil ; aussi, ne pouvant pas empêcher ses visites, elle demeurait passive sous une influence qui faisait naître dans son sein, non pas la répugnance, mais une terreur muette et glacée.

 

Arbacès était alors résolu à mettre en œuvre tous ses artifices pour posséder un trésor ardemment convoité par lui. Il était animé encore par l’orgueil de sa victoire sur le frère d’Ione. Depuis l’heure où Apaecidès avait succombé sous les voluptueux enchantements de la fête que nous avons décrite, son pouvoir sur le jeune prêtre n’avait fait que s’accroître et lui paraissait assuré. Il savait qu’il n’y a pas de victime plus fortement enchaînée qu’un jeune homme ardent qui cède pour la première fois à l’esclavage des sens.

 

Lorsque Apaecidès se réveilla, avec la lumière du jour, du profond sommeil qui avait succédé au délire de l’étonnement et du plaisir, il se sentit à la vérité honteux, terrifié, égaré ; ses vœux d’austérité et de célibat résonnaient à son oreille, sa soif de sainteté, à quelle source impure ne l’avait-il pas apaisée ? Mais Arbacès connaissait bien les moyens d’assurer sa conquête. De la connaissance du plaisir, il conduisit le jeune prêtre à celle d’une mystérieuse sagesse. Il découvrit à ses yeux étonnés l’obscure philosophie du Nil, et l’initia à ses secrets tirés des astres et à son étrange alchimie, qui, à une époque où la raison elle-même se confondait avec l’imagination, pouvait bien passer pour la connaissance d’une magie divine. Il paraissait aux yeux du jeune homme un être au-dessus de la race humaine, un être doué de qualités surnaturelles. Ce désir intense et ardent de connaître ce qui n’appartient pas à la terre, qui avait brûlé dans le cœur du prêtre depuis son enfance, était excité au point de surprendre et d’éblouir son bon sens. Apaecidès se livrait de lui-même à l’artifice, qui se servait, pour le séduire, des deux plus fortes passions humaines, celles du plaisir et de la science. Lui était-il possible de croire qu’un homme si sage pût errer, qu’un homme si fort pût descendre à tromper ? Enlacé dans le sombre réseau des moralités métaphysiques, il s’accommoda de l’excuse au moyen de laquelle l’Égyptien convertissait le vice en vertu. Son orgueil était flatté à son insu de ce qu’Arbacès avait daigné l’élever au même rang que lui, le mettre au-dessus des lois qui enchaînent le vulgaire, en faire un auguste compagnon des mystiques études et des fascinations enchanteresses de sa solitude. Les pieuses et austères leçons de cette croyance, à laquelle Olynthus avait essayé de le convertir, avaient été chassées de sa mémoire par le torrent des passions nouvelles ; et l’Égyptien, qui était versé dans les dogmes de la foi véritable et qui avait appris de son disciple l’impression que ses adeptes avaient faite sur son âme, chercha à vaincre cette impression par des raisonnements moitié sarcastiques et moitié sérieux.

 

« Cette foi, lui dit-il, n’est qu’un grossier emprunt fait à une des nombreuses allégories de nos anciens prêtres. Remarquez, ajouta-t-il en lui montrant un tableau hiéroglyphique, remarquez dans ces anciennes figures l’origine de la Trinité chrétienne. Il y a aussi trois dieux : le Père, l’Esprit et le Fils. Remarquez que l’épithète du Fils est « Sauveur ». Remarquez que le signe par lequel ses qualités humaines sont manifestées est la croix[31]. Considérez également ici l’histoire d’Osiris, comment il est mis à mort, comment il est couché dans la tombe, et comment, accomplissant ainsi une solennelle expiation, il vient à ressusciter. Ces histoires ont pour but de peindre, sous une forme allégorique, les opérations de la nature et les évolutions des cieux éternels. Mais le sens de l’allégorie étant demeuré incompris, les types eux-mêmes ont fourni à la crédulité des nations les matériaux de leurs nombreuses croyances. Ils sont parvenus jusqu’aux vastes plaines de l’Inde ; ils se sont mêlés aux spéculations visionnaires des Grecs. Prenant de plus en plus un corps à mesure qu’ils s’éloignent des ombres de leur antique origine, ils ont revêtu une forme humaine et palpable dans cette nouvelle foi ; et les sectateurs du Galiléen ne sont, sans le savoir, que les imitateurs d’une des superstitions du Nil. »

 

C’était ce dernier argument qui subjuguait complètement le prêtre. Il sentait le besoin, comme tous les hommes, d’une croyance quelconque ; et, sans résister davantage, il s’abandonnait entièrement à cette foi qu’Arbacès lui inculquait, et dans laquelle servait à le pousser et à le maintenir tout ce qu’il y a d’humain dans la passion, de flatteur dans la vanité, et de séduisant dans le plaisir.

 

Cette conquête si aisément faite et assurée, l’Égyptien pouvait se livrer complètement à la poursuite d’un objet bien plus important et bien plus cher : il voyait dans son triomphe sur le frère un présage de son triomphe sur la sœur.

 

Il était allé chez Ione le lendemain du jour où s’était passée la fête dont nous avons donné une idée au lecteur, de ce jour où il avait également distillé le poison de ses calomnies contre son rival. Il la visita aussi les deux jours suivants, et chaque fois il s’étudia, avec un art consommé, soit à exciter son ressentiment contre Glaucus, soit à préparer l’impression qu’il espérait produire pour son propre compte. La fière Ione prit soin de cacher la souffrance qu’elle endurait, et l’orgueil de la femme possède une hypocrisie qui peut tromper l’homme le plus pénétrant et défier le plus rusé ; d’ailleurs Arbacès ne jugeait rien moins que prudent de revenir sur un sujet qu’il lui semblait plus habile de traiter comme une bagatelle. Il savait que s’appesantir sur les torts d’un rival, c’est lui donner de l’importance aux yeux de sa maîtresse : le plan le plus sage consiste donc à ne montrer ni trop de haine ni trop de mépris ; le plan le plus sage est de le ravaler par un ton d’indifférence, comme si vous ne croyiez pas possible qu’on se sentît de l’amour pour lui. Il est de votre intérêt de dissimuler la blessure de votre vanité et d’alarmer insensiblement celle de l’arbitre de votre destin : telle doit être dans tous les temps la politique de celui qui a quelque connaissance des femmes ; telle fut la politique de l’Égyptien.

 

Il ne reparla pas des présomptueuses espérances de Glaucus ; il mentionna son nom, mais pas plus fréquemment que ceux de Claudius ou de Lépidus ; il affecta de les mettre sur la même ligne, comme des êtres d’une race inférieure, des insectes éphémères, de vrais papillons, moins l’innocence et la grâce. Parfois il faisait légèrement allusion à quelque débauche de son invention, où il les mettait de compagnie ; parfois il les signalait comme les antipodes de ces natures éthérées, à l’ordre desquelles appartenait Ione. Aveuglé à la fois par l’orgueil d’Ione et peut-être par le sien, il ne soupçonnait pas qu’elle eût déjà aimé, mais il craignait qu’elle n’eût éprouvé pour Glaucus ces vagues prédispositions qui conduisent à l’amour. Il se mordait secrètement les lèvres de rage et de jalousie, lorsqu’il se prenait à réfléchir sur la jeunesse, les brillantes et séduisantes qualités du formidable rival qu’il prétendait écarter.

 

Trois jours après la scène que nous avons décrite à la fin de notre premier livre, Arbacès et Ione étaient assis ensemble.

 

« Vous portez votre voile chez vous, dit l’Égyptien ; ce n’est pas aimable pour ceux que vous honorez de votre amitié.

 

– Mais pour Arbacès, répondit Ione, qui en effet avait ramené son voile sur ses traits afin de cacher que les pleurs avaient rougi ses yeux, pour Arbacès, qui ne s’occupe que de l’âme, qu’importe que le visage soit voilé ?

 

– Si je ne m’occupe que de l’âme, reprit l’Égyptien, montrez-moi donc votre visage, c’est là que je la verrai le mieux.

 

– L’air de Pompéi vous rend galant, dit Ione en s’efforçant d’être gaie.

 

– Pensez-vous donc, belle Ione, que c’est seulement à Pompéi que j’aie appris à apprécier votre valeur ? »

 

La voix de l’Égyptien trembla ; il s’arrêta un moment, puis il reprit :

 

« Il y a un amour, belle Grecque, qui n’est pas seulement l’amour de la jeunesse inconsidérée ; il y a un amour qui ne voit pas avec les yeux, qui n’entend pas avec les oreilles, mais chez lequel l’âme est amoureuse de l’âme. Le compatriote de vos ancêtres, ce Platon, nourri dans une caverne, rêvait d’un tel amour… Ses disciples ont cherché à l’imiter, mais c’est un amour que la foule ne comprend pas. Il n’est fait que pour les hautes et nobles natures ; il n’a rien de commun avec les sympathies et les nœuds d’une basse affection ; les rides ne le révoltent pas ; la laideur ne le repousse pas. Il demande la jeunesse, c’est vrai, mais il ne la demande que pour la fraîcheur de ses émotions ; il demande la beauté, c’est vrai, mais la beauté de l’esprit et de la pensée. Tel est l’amour, Ione, qui est digne de vous être offert par un homme froid et austère. Vous me croyez austère et froid. Tel est l’amour que je me hasarde à déposer sur votre autel. Vous pouvez l’accepter sans rougir.

 

– Son nom est l’amitié », répliqua Ione.

 

Sa réponse était innocente ; cependant elle semblait un reproche, comme si elle avait en vue les desseins secrets de l’interlocuteur.

 

« L’amitié ! répondit Arbacès avec véhémence ; non ! C’est un mot trop souvent profané pour l’appliquer à un sentiment si sacré ! L’amitié, c’est un lien qui unit les fous et les débauchés ! L’amitié, c’est le nœud qui attache les cœurs frivoles d’un Glaucus et d’un Claudius ! L’amitié ! non ! c’est une affection de la terre, un symbole d’habitudes vulgaires, de sordides sympathies ! Le sentiment dont je parle vient des astres[32]. Il participe de ce désir mystique et ineffable, que nous ressentons à les contempler ; il brûle, et cependant il purifie. C’est la lampe de naphte dans un vase d’albâtre, répandant les parfums qui l’embrasent, mais ne brillant qu’au travers des matières les plus pures. Non, ce n’est pas de l’amour, ce n’est pas de l’amitié qu’Arbacès éprouve pour Ione. Ne donnez pas de nom à ce sentiment ; la terre n’a pas de nom pour lui ; il n’appartient pas à la terre. Pourquoi le rabaisser par des épithètes et des raisonnements terrestres ? »

 

Jamais Arbacès ne s’était encore avancé si loin, mais il sondait le terrain pas à pas. Il savait qu’il proférait un langage qui, bien qu’étrange et hardi, pouvait, dans ce temps de platonisme affecté, résonner aux oreilles de la beauté sans qu’on y attachât un sens très précis ; il lui était permis, en le tenant, d’avancer ou de reculer, selon l’occasion, dans ses alternatives d’espérances ou de crainte. Ione trembla sans savoir pourquoi. Son voile cachait ses traits, et masquait une expression qui, si elle avait été aperçue de l’Égyptien, l’aurait découragé et courroucé au-delà de toute mesure. Dans le fait, il ne lui avait jamais autant déplu ; les harmonieuses modulations de la voix la plus persuasive qui ait jamais déguisé des désirs profanes semblaient fausses à ses oreilles ; toute son âme était encore remplie de l’image de Glaucus, et l’accent de la tendresse chez un autre ne faisait que la révolter et l’effrayer. Cependant elle ne pensa pas qu’une passion plus ardente que ce platonisme exprimé par Arbacès se cachât sous ses paroles. Elle crut qu’il ne parlait, en effet, que de l’affection et de la sympathie de l’âme ; mais n’était-ce pas précisément cette affection et cette sympathie qui avaient eu une part dans les émotions qu’elle avait ressenties pour Glaucus ? Et quel autre pouvait, après lui, espérer d’approcher du sanctuaire de son cœur ?

 

Désirant changer la conversation, elle poursuivit d’un ton froid et d’une voix indifférente :

 

« Qui que ce soit qu’Arbacès honore du sentiment de son estime, il est naturel que sa sagesse élevée colore ce sentiment de ses propres nuances ; il est naturel que cette amitié soit plus pure que celle des autres, dont il ne daigne pas partager les occupations ni les erreurs. Mais dites-moi, Arbacès, avez-vous vu mon frère, depuis quelque temps ? Il y a plusieurs jours qu’il ne m’a rendu visite, et, la dernière fois que j’ai causé avec lui, ses manières m’ont troublée et alarmée beaucoup. Je crains qu’il ne se soit trop pressé d’adopter une profession sévère, et qu’il ne se repente de s’être avancé sans pouvoir revenir sur ses pas.

 

– Rassurez-vous, Ione, reprit l’Égyptien ; il a été effectivement troublé, et d’un esprit chagrin pendant quelque temps ; il a été assiégé de ces doutes qui tourmentent les caractères ardents et incertains comme le sien, passant dans leurs vibrations perpétuelles de l’enthousiasme à l’abattement. Mais lui, Ione, lui est venu à moi dans son anxiété et dans sa tristesse ; il a pensé à celui qui l’aimait et pouvait le consoler. J’ai calmé son esprit. J’ai écarté ses doutes. Du seuil de la sagesse, je l’ai fait entrer dans son temple ; et, devant la majesté de la déesse, son âme s’est relevée et adoucie. Ne craignez rien ; il ne se repentira plus. Ceux qui se fient en Arbacès ne se repentent jamais qu’un instant.

 

– Vous me faites grand plaisir, reprit Ione. Mon cher frère, je suis si heureuse de son bonheur ! »

 

La conversation roula alors sur des sujets plus légers ; l’Égyptien s’exerça à plaire, il ne dédaigna pas même d’amuser. La prodigieuse variété de ses connaissances lui permettait d’orner et d’éclairer tous les sujets qu’il touchait ; et Ione, oubliant l’effet désagréable des premiers discours, se laissa entraîner, malgré sa tristesse, par la magie de cette intelligence séduisante. Ses manières devinrent moins contraintes, son langage reprit de l’animation, et Arbacès s’empressa de saisir une occasion qu’il attendait.

 

« Vous n’avez jamais vu, dit-il, l’intérieur de ma maison ; elle ne vous déplairait pas. Vous y trouveriez plusieurs chambres qui vous expliqueraient ce que vous m’avez plusieurs fois demandé de vous décrire, la distribution d’une habitation égyptienne. Les petites et mesquines proportions de l’architecture romaine n’ont point de rapport, il est vrai, avec la construction domestique des palais de Thèbes et de Memphis ; mais on retrouve çà et là quelque chose de cette antique civilisation, qui a fait faire tant de progrès à l’humanité. Accordez à l’ami de votre jeunesse une de ces brillantes soirées d’été, et laissez-moi m’enorgueillir d’avoir vu ma sombre demeure honorée de la présence de la belle et admirée Ione. »

 

Sans se douter des souillures de cette maison ni des dangers qui l’attendaient, Ione accepta sa proposition. Le jour suivant fut fixé pour la visite ; et l’Égyptien, le visage serein, mais le cœur palpitant d’une joie féroce et profane, prit congé de la Napolitaine. À peine était-il sorti, qu’une autre personne étrangère se fit annoncer. Mais retournons maintenant vers Glaucus.

Chapitre 5

La pauvre tortue : nouveau changement pour Nydia

 

Le soleil du matin éclairait le petit et odorant jardin renfermé dans le péristyle de la maison de l’Athénien. Glaucus était couché, triste et distrait, sur le gazon lisse et frais, semé par intervalles dans le viridarium. Un dais léger protégeait sa tête contre les rayons du soleil d’été.

 

Lorsque cette maison fut exhumée dans les fouilles de Pompéi, on trouva dans le jardin la carapace d’une tortue, qui en avait été un des êtres familiers[33]. Cet animal, étrange chaînon des êtres dans la création, à qui la nature semble avoir refusé les plaisirs de la vie, excepté la perception de la vie passive et rêveuse, avait été l’hôte de cette maison, longtemps avant que Glaucus y vînt demeurer ; si longtemps même que les années que la tortue avait vécues dépassaient la mémoire des hommes, et que la tradition leur assignait une incroyable date.

 

La maison avait été bâtie et rebâtie, elle avait changé bien des fois de possesseurs ; les générations avaient fleuri et disparu, et la tortue n’en continuait pas moins sa lente et peu sympathique existence. Dans le tremblement de terre qui, seize ans auparavant, avait détruit une partie des édifices publics de la cité, et fait fuir les habitants effrayés, la maison que Glaucus habitait présentement avait été terriblement atteinte. Les propriétaires l’abandonnèrent pendant plusieurs jours ; à leur retour, ils déblayèrent les décombres qui couvraient le viridarium, et retrouvèrent leur tortue intacte, et ignorante de la destruction dont elle avait été environnée. On eût dit qu’une vie enchantée résidait dans son sang languissant et dans ses mouvements imperceptibles. Elle suivait sa marche régulière et monotone ; elle traversait pas à pas la petite étendue de son domaine, mettant des mois à accomplir son évolution. C’était une voyageuse sans repos que cette tortue ! elle continuait ses courses de chaque jour avec autant de patience que de peine, sans prendre garde aux choses qui l’entouraient ; tortue philosophe concentrée en elle-même ! Il y avait quelque chose de grand dans son égoïsme solitaire. Le soleil dont les rayons l’inondaient, l’eau qui tombait sur elle tous les jours, l’air qu’elle aspirait insensiblement, formaient ses seules et éternelles jouissances ; les doux changements de saison dans cet heureux climat ne l’affectaient point ; elle se renfermait dans son écaille comme le saint dans sa piété, comme le sage dans son espérance.

 

Elle ne s’apercevait ni des secousses ni des changements du temps. Elle était elle-même l’image du temps : lent, régulier, perpétuel, lequel ne prend nul intérêt aux passions qui se pressent autour de lui, et reste indifférent aux souffrances et aux larmes de l’humanité ! La pauvre tortue ! il ne fallut rien moins que l’éruption des volcans, les convulsions d’un monde qui se déchire, pour éteindre la faible étincelle qui l’animait. La mort inexorable, qui n’épargne ni la grandeur ni la beauté, passait sans toucher à une chose à laquelle elle ne semblait devoir apporter, du reste, qu’une légère modification. Le Grec, en qui surabondait la vie, éprouvait pour cet animal cette tendresse mêlée d’étonnement qui naît des contrastes. Il passait des heures à suivre des yeux sa marche rampante et à moraliser sur sa construction. Joyeux, il méprisait ; triste, il enviait son sort.

 

Regardant en ce moment, du lieu où il était couché, cette grosse masse qui s’avançait sans avoir presque l’air de se mouvoir, l’Athénien murmura en lui-même :

 

« L’aigle laisse tomber une pierre de ses serres, croyant briser cette coquille ; la pierre écrase la tête d’un poète. Telle est l’allégorie du destin. Étrange créature ! tu as eu un père et une mère ? Peut-être, dans les temps passés, tu as eu aussi une compagne ? Tes parents aimaient-ils ? As-tu aimé toi-même ? Ton sang paresseux circulait-il avec plus de force lorsque tu rampais à côté de ton amante ? Étais-tu capable d’affection ? Souffrais-tu loin d’elle ? Sentais-tu sa présence ? Que ne donnerais-je pas pour connaître l’histoire de ton sein écaillé, pour contempler les ressorts de tes faibles désirs, pour remarquer la différence, aussi légère qu’un cheveu, qui sépare ta joie de ta douleur ? Il me semble que, si Ione était présente, tu le saurais. Tu la sentirais venir comme un air plus léger… comme un rayon de soleil plus chaud. Je t’envie pour le moment, car tu ignores qu’elle n’est pas là. Et je voudrais être comme toi tout le temps que je ne puis la voir. Quel doute, quel pressentiment me tourmente ! Pourquoi ne vient-elle pas ? Des jours ont passé sans que j’aie entendu sa voix ! Pour la première fois, la vie me pèse. Je ressemble à un homme demeuré seul dans un banquet quand les lumières sont éteintes, quand les fleurs sont flétries. Ô Ione ! si tu pouvais savoir combien je t’aime ! »

 

Glaucus se vit interrompu dans ses amoureuses rêveries par l’entrée de Nydia. Elle s’avança, de son pas léger et prudent, par le tablinum de marbre. Elle traversa le portique et s’arrêta devant les fleurs qui bordaient le jardin. Elle tenait à la main un arrosoir, et elle versa de l’eau sur les fleurs altérées, qui semblaient se réjouir de son approche. Elle se pencha pour respirer leur odeur, elle les toucha d’une façon timide et caressante. Elle chercha, le long de leurs tiges, si quelque feuille morte ou quelque insecte rampant ne déparait pas leur beauté. Pendant qu’elle allait ainsi de fleur en fleur, avec un air empressé et joyeux, de la manière la plus gracieuse, on l’aurait prise pour la plus aimable nymphe de la déesse des jardins.

 

« Nydia, mon enfant ! » dit Glaucus.

 

Au son de cette voix elle s’arrêta, écoutant, rougissant, respirant à peine, les lèvres entrouvertes, le visage tourné dans la direction de la voix qui l’appelait ; elle laissa tomber l’arrosoir, et fit quelques pas rapides du côté de Glaucus. C’était merveilleux de voir comme elle trouvait son chemin à travers les fleurs, pour arriver plus vite près de son nouveau maître.

 

« Nydia, dit Glaucus en rejetant en arrière avec douceur les longs et beaux cheveux de la jeune fille ; voilà trois jours que tu es sous la protection des dieux de ma maison. T’ont-ils souri ? es-tu heureuse ?

 

– Oh ! oui, heureuse, dit l’esclave en soupirant.

 

– Et maintenant, continua Glaucus, que tu es un peu remise des détestables souvenirs de ta condition précédente ; maintenant qu’on t’a revêtue d’habillements (et il toucha sa tunique brodée) plus convenables à ton corps délicat ; maintenant que tu t’es accoutumée à un bonheur que je prie les dieux de te conserver toujours, je vais te demander un service.

 

– Ah ! que puis-je faire pour vous ? dit Nydia en joignant ses mains.

 

– Écoute-moi, reprit Glaucus ; toute jeune que tu es, tu seras ma confidente. As-tu jamais entendu prononcer le nom d’Ione ? »

 

La jeune aveugle demeura oppressée et pâle comme une des statues qui entouraient le péristyle. Après un moment de silence, elle répondit avec effroi :

 

– Oui, j’ai entendu dire qu’elle est de Néapolis et qu’elle est belle.

 

– Bien belle ! Une beauté à éblouir le jour. Elle est de Néapolis, oui, mais Grecque d’origine ; la Grèce seule peut produire de si admirables créatures. Nydia, je l’aime.

 

– Je le pensais, dit Nydia avec calme.

 

– Je l’aime, et tu le lui diras. Je vais t’envoyer chez elle. Heureuse Nydia ! tu pénétreras dans sa chambre… tu t’enivreras de la musique de sa voix… tu te baigneras dans l’air radieux qui l’entoure…

 

– Eh quoi ! vous voulez me séparer de vous ?

 

– Tu seras chez Ione », poursuivit Glaucus, d’un ton qui voulait dire : « Que peux-tu désirer de plus ? »

 

Nydia fondit en larmes.

 

Glaucus, se levant, l’attira vers lui avec les douces caresses d’un frère.

 

« Mon enfant, ma douce Nydia, tu pleures dans l’ignorance du bonheur que je te ménage ; Ione est aimable et bonne, et douce comme le souffle du printemps. Elle sera une sœur pour ta jeunesse. Elle appréciera tes talents enchanteurs… elle aimera plus que personne tes grâces simples, parce qu’elles ressemblent aux siennes. Tu pleures toujours. Je ne prétends pas te forcer, ma douce enfant ; ne veux-tu pas me faire cette faveur ?

 

– Je suis ici pour vous servir ; commandez. Voyez, je ne pleure plus. Je suis calme.

 

– Je reconnais ma Nydia, reprit Glaucus en lui baisant la main. Va donc vers Ione. Si je t’ai abusée sur sa tendresse… si c’est une erreur de ma part, tu reviendras chez moi quand tu le voudras. Je ne te donne pas à une autre ; je ne fais que te prêter. Ma maison sera toujours ton refuge, douce fille. Oh ! que ne peut-elle abriter tous les malheureux sans amis ! Mais, si mon cœur ne me trompe pas, tu reviendras bientôt chez moi, mon enfant ! ma maison sera celle d’Ione, et tu demeureras avec nous. »

 

Un frisson parcourut de la tête aux pieds le corps de la pauvre aveugle ; mais elle ne pleura pas. Elle était résignée.

 

« Va donc, ma Nydia, à la demeure d’Ione… on t’en montrera le chemin. Prends les plus belles fleurs que tu pourras cueillir. Je te donnerai le vase qui les contiendra. Tu m’excuseras de son peu de valeur. Tu prendras aussi le luth que je t’ai donné hier, et dont tu sais si bien éveiller le doux esprit. Tu lui remettras aussi cette lettre, dans laquelle, après bien des efforts, j’ai essayé d’introduire quelques-unes de mes pensées. Que ton oreille écoute chaque accent, chaque modulation de sa voix, et tu me diras, lorsque nous nous reverrons, si leur musique est favorable ou décourageante. Je n’ai point été admis près d’Ione depuis quelques jours ; il y a quelque chose de mystérieux dans cette exclusion. Je suis tourmenté par des doutes et des craintes ; apprends, car tu es adroite et l’intérêt que tu prends à moi augmentera ton adresse, apprends la cause de cette cruauté ; parle de moi aussi souvent que tu le pourras ; que mon nom erre toujours sur tes lèvres ; insinue mon amour plutôt que de le proclamer. Écoute si elle soupire pendant que tu parles, si elle te répond, ou si elle te blâme ; de quelle manière elle le fait. Sois mon amie ; plaide en ma faveur. Oh ! combien tu payeras au centuple le peu que j’ai fait pour toi ! Tu me comprends, Nydia ? Mais tu es encore un enfant. Peut-être en ai-je dit plus que tu ne peux comprendre ?

 

– Non.

 

– Et tu me serviras ?

 

– Oui.

 

– Viens me retrouver lorsque tu auras cueilli les fleurs, et je te donnerai le vase dont je t’ai parlé. Je serai dans la chambre de Léda. Ma jolie Nydia, tu n’as plus de chagrin ?

 

– Glaucus, je suis une esclave ; ai-je le droit d’avoir de la joie ou du chagrin ?

 

– Ne parle pas ainsi. Non, Nydia. Sois libre. Je te donne la liberté ; jouis-en comme tu voudras, et pardonne-moi si j’ai compté sur ton désir de me rendre service.

 

– Vous êtes offensé ? Oh ! je ne voudrais pas, pour toutes les faveurs de la liberté, vous offenser, Glaucus… Mon gardien, mon sauveur, mon protecteur, pardonne à la pauvre fille aveugle… Elle ne se plaindra pas même de te quitter, si elle peut contribuer à ton bonheur.

 

– Que les dieux bénissent ton cœur tendre ! » dit Glaucus profondément ému ; et, sans se douter de la flamme qu’il excitait, il embrassa Nydia plusieurs fois sur le front.

 

« Vous me pardonnez donc ? lui dit-elle ; et vous ne me parlerez plus de liberté. Mon bonheur est d’être votre esclave, et vous avez promis que vous ne me donnerez pas à un autre.

 

– Je l’ai promis.

 

– Maintenant, je vais cueillir des fleurs. »

 

Nydia prit bientôt en silence des mains de Glaucus le vase riche et artistement travaillé, dans lequel les fleurs rivalisaient de couleurs et de parfums ; elle reçut sans verser une larme ses dernières instructions. Elle s’arrêta un moment lorsqu’il se tut. Elle n’osa pas répondre. Elle chercha sa main, la porta à ses lèvres, couvrit sa figure de son voile et s’éloigna de lui. Elle s’arrêta de nouveau sur le seuil, étendit ses mains vers la maison, et dit à voix basse :

 

« Trois jours heureux… trois jours d’un inexprimable bonheur se sont écoulés depuis que je t’ai franchi, ô seuil béni ! puisse la paix demeurer toujours avec toi pendant mon absence ! Pour moi, mon cœur se déchire en te quittant, et le soupir qu’il fait entendre semble me dire de mourir. »

Chapitre 6

L’heureuse beauté et l’esclave aveugle

 

Une esclave entra dans la chambre d’Ione et annonça la messagère de Glaucus.

 

Ione hésita un instant.

 

« Elle est aveugle, cette messagère, dit l’esclave, et ne veut confier son message qu’à vous seule. »

 

Bas est le cœur qui ne respecte pas le malheur des autres. En entendant que la messagère était aveugle, Ione sentit qu’il lui était impossible de la renvoyer avec une dure réponse. Glaucus avait choisi une messagère sacrée, qu’on ne pouvait refuser de recevoir.

 

« Que peut-il me vouloir ? quel message peut-il m’envoyer ? » Et le cœur d’Ione palpitait vivement. Le rideau de la porte fut tiré ; un pas doux et sans écho glissa sur le marbre, et Nydia, accompagnée d’une des suivantes d’Ione, entra avec ses précieuses fleurs.

 

Elle s’arrêta un moment, comme si elle attendait un son qui la dirigeât vers Ione.

 

« La noble Ione, dit-elle d’une voix douce et timide, voudrait-elle me parler, afin que je puisse savoir de quel côté diriger mes pas enveloppés d’obscurité, et déposer à ses pieds mon offrande ?

 

– Belle enfant, dit Ione touchée et avec douceur, ne te donne pas la peine de traverser ce pavé glissant ; mon esclave m’apportera ce que tu as à me présenter. »

 

Et elle fit signe à sa suivante de prendre le vase.

 

« Je ne doit remettre ces fleurs qu’à toi-même », répondit Nydia et, guidée par son oreille, elle arriva lentement près d’Ione, et, s’agenouillant devant elle, lui remit le vase.

 

Ione le prit de sa main et le plaça sur la table à côté d’elle. Elle releva gracieusement Nydia et voulut la faire asseoir à ses côtés mais la jeune fille refusa modestement de le faire.

 

« Je n’ai encore accompli que la moitié de ma mission, dit-elle et elle tira la lettre de Glaucus de sa ceinture. Ceci vous expliquera peut-être, ajouta-t-elle, pourquoi celui qui m’envoie a choisi une messagère si peu digne d’Ione. »

 

La Napolitaine prit la lettre d’une main si tremblante, que Nydia en sentit le frémissement et qu’elle en soupira. Les bras croisés et la tête inclinée, elle se tenait debout devant l’orgueilleuse et majestueuse Ione, non moins fière, peut-être, dans son attitude de soumission. Ione d’un geste éloigna sa suivante ; elle jeta un nouveau regard sur la jeune et belle esclave, un regard de surprise et de compassion puis, s’écartant un peu d’elle, elle ouvrit et lut cette lettre :

 

Glaucus écrit à Ione ce qu’il n’ose lui dire. Ione est-elle malade ? ses esclaves assurent que non, et cette assurance me console. Glaucus a-t-il offensé Ione ?… Ah ! cette question je ne puis la leur adresser ! Voilà cinq jours que je suis banni de ta présence !… Le soleil a-t-il paru ? je n’en sais rien. Les cieux ont-ils souri ? ils n’ont pas eu, du moins, de sourire pour moi. Mon soleil et mes cieux, c’est Ione. Est-ce que je t’ai offensée ? suis-je trop audacieux ? ces tablettes oseront-elles exprimer ce que ma langue a craint de dire ?… Hélas ! c’est dans ton absence que je comprends surtout les enchantements par lesquels tu m’a soumis. L’absence, qui me prive de joie, me donne du courage. Tu ne veux pas me voir ; tu as banni également les flatteurs qui ont l’habitude de t’environner. Peux-tu me confondre avec eux ?… Ce n’est pas possible. Tu sais trop bien que je n’ai rien de commun avec eux, que nous ne sommes pas pétris de la même argile. Quand je serais encore formé d’un plus humble limon, le parfum de la rose m’a pénétré, et l’esprit de ta nature a passé en moi, pour m’embaumer, me purifier, m’inspirer. Ai-je été calomnié auprès de toi, Ione ? Tu ne croirais pas la calomnie. L’oracle de Delphes lui-même me dirait que tu es une créature indigne de mon hommage, je ne le croirais pas, et je suis moins incrédule que toi.

 

Je pense à la dernière fois où nous nous sommes vus, à ce chant que je t’ai chanté, à ce regard que tu m’as accordé en retour. Dissimule-le autant que tu le voudras, Ione, il y a quelque intimité entre nous, et nos yeux l’ont avoué, si nos lèvres ont gardé le silence : laisse-moi te voir, écoute-moi, et, après cela, chasse-moi pour toujours si tu le veux. Je n’avais pas dessein de t’avouer si tôt mon amour, mais ces mots sortent malgré moi de mon cœur… Je ne puis les arrêter. Accepte donc mon cœur et mes vœux. Nous nous sommes rencontrés devant le temple de Pallas ; ne nous rencontrerons-nous pas devant un plus doux et plus ancien autel ?

 

Ô belle et adorée Ione, si l’ardeur de ma jeunesse et mon sang athénien m’ont entraîné, m’ont égaré, ce n’a été que pour m’apprendre, dans mes courses vagabondes, à apprécier le repos, le port que j’ai atteint. Je suspends mes vêtements mouillés à l’autel du dieu des mers ; j’ai échappé au naufrage. Je t’ai trouvée, TOI : Ione, daigne me voir. Tu es aimable pour les étrangers ; auras-tu moins de compassion pour tes compatriotes ? J’attends ta réponse. Accepte les fleurs que je t’envoie. Leur douce haleine a un langage plus éloquent que les mots ; elles empruntent au ciel les odeurs qu’elles nous rendent ; elles sont les images de l’amour qui reçoit et qui paye dix fois plus qu’il ne reçoit. Elles sont l’emblème du cœur que tes rayons ont traversé et qui te doit le germe de ses trésors ; daigne leur sourire. Je t’envoie ces fleurs par une personne que tu recevras pour l’amour d’elle-même, si ce n’est pour l’amour de moi. Comme nous elle est étrangère ; les cendres de ses pères reposent sous des cieux plus brillants ; mais, moins heureuse que nous, elle est aveugle et esclave. Pauvre Nydia ! Je cherche autant que possible à réparer pour elle les torts de la nature et du destin, en te demandant la permission de la placer près de toi. Elle est habile musicienne, elle chante bien, et c’est une vraie Chloris pour les fleurs. Elle pense, Ione, que vous l’aimerez ; sinon, renvoyez-la-moi.

 

Un mot encore : pardonnez mon audace, Ione… D’où vient votre haute estime pour votre sombre Égyptien ? son air n’est pas d’un honnête homme. Nous autres Grecs, dès le berceau, nous connaissons les hommes ; nous sommes profonds aussi sans affecter un maintien austère. Le sourire est à nos lèvres, mais nos yeux sont graves : ils observent, ils notent, ils étudient. Arbacès n’est pas un homme auquel on puisse se fier. Peut-être est-ce lui qui m’a calomnié dans ton esprit. Je le pense, parce que je l’ai laissé avec toi. Tu as vu comme ma présence l’a surpris. Depuis ce moment, tu ne m’as plus admis dans ta maison. Ne crois rien de ce qu’il est capable de dire contre moi. Si tu le crois, dis-le-moi, au moins. Ione doit cela à Glaucus. Adieu. Cette lettre touche ta main, ces caractères rencontrent tes yeux ; faut-il qu’ils soient plus heureux que leur auteur ? Encore une fois, adieu.

 

Il sembla à Ione, pendant qu’elle lut cette lettre, qu’un brouillard se dissipait devant ses yeux. Quelle avait été l’offense supposée de Glaucus ? qu’il ne l’aimait pas réellement. Ne confessait-il pas cet amour, pleinement, dans les termes les moins douteux ? Dès ce moment, son pouvoir se trouva complètement rétabli. À chaque tendre mot de cette lettre, pleine d’une passion si confiante et si poétique, son cœur lui faisait un reproche. Avait-elle pu douter de sa foi ? avait-elle pu croire aux paroles d’Arbacès ? n’avait-elle pas refusé à Glaucus le droit qu’a tout accusé de se défendre, de plaider sa cause ? Des larmes roulèrent le long de ses joues… Elle baisa la lettre, elle la mit dans son sein, et, se tournant vers Nydia, qui était restée à la même place et dans la même attitude :

 

« Asseyez-vous, mon enfant, dit-elle, pendant que je vais écrire une réponse à cette lettre.

 

– Vous allez donc répondre ? dit froidement Nydia. En ce cas, l’esclave qui m’a accompagnée rapportera votre réponse…

 

– Pour vous, ajouta Ione, restez avec moi… Vous pouvez être assurée que votre service sera doux. »

 

Nydia inclina la tête.

 

« Quel est votre nom, belle enfant ?

 

– On m’appelle Nydia.

 

– Votre pays ?

 

– La terre de l’Olympe… la Thessalie.

 

– Vous serez mon amie, dit Ione d’un ton caressant, vous qui êtes déjà à moitié ma compatriote. Mais je vous prie de ne pas rester sur ces marbres froids et polis ; venez ici. Maintenant que vous êtes assise, je puis vous quitter un instant. »

 

Lettre d’Ione à Glaucus :

 

Venez me voir, Glaucus ; venez me voir demain matin. J’ai pu être injuste envers vous, mais je vous apprendrai, du moins, les torts qu’on vous a attribués. Ne redoutez pas l’Égyptien ; ne redoutez personne. Vous dites que vous avez exprimé trop de choses dans votre lettre… Hélas ! dans ce peu de mots écrits à la hâte, j’en ai fait autant. Adieu.

 

Lorsque Ione revint avec cette lettre, qu’elle n’osa pas relire après l’avoir écrite (imprudence ordinaire, timidité naturelle de l’amour), Nydia se leva vivement de son siège.

 

« Vous avez écrit à Glaucus ?

 

– Je l’ai fait.

 

– Aura-t-il lieu de remercier le messager qui lui portera votre lettre ? »

 

Ione oublia que sa compagne était aveugle ; elle rougit du front jusqu’au cou, et garda le silence.

 

« Je veux dire, ajouta Nydia d’une voix plus calme, que, de votre main, les mots les plus légèrement empreints de froideur l’attristeront, et que la marque la plus faible de tendresse le remplira de joie. Si c’est de la froideur, que l’esclave emporte la réponse. Si vous lui marquez de l’intérêt, laissez-moi m’en charger… Je reviendrai ce soir.

 

– Pourquoi donc, Nydia, dit Ione d’une façon évasive, voudrais-tu porter cette lettre ?

 

– Alors je le vois, votre tendresse a parlé, dit Nydia. Comment en pourrait-il être autrement ? Qui donc se montrerait insensible pour Glaucus ?

 

– Mon enfant, dit Ione avec un peu plus de réserve, tu parles avec chaleur ! Glaucus est donc bien aimable pour toi ?

 

– Noble Ione, Glaucus a été pour moi ce que ni la fortune ni les dieux n’ont été… un ami. »

 

La tristesse mêlée de dignité avec laquelle Nydia prononça ces simples mots, toucha profondément la belle Ione. Elle se pencha vers elle et l’embrassa.

 

« Tu es reconnaissante, dit-elle, et à bon droit. Pourquoi rougirais-tu de dire que Glaucus est digne de ta gratitude ? Va, ma Nydia, porte-lui toi-même cette lettre, mais reviens chez moi. Si je ne suis pas dans ma demeure à ton retour, comme cela peut arriver ce soir, ta chambre sera préparée près de la mienne. Nydia, je n’ai pas de sœur, veux-tu être la mienne ? »

 

La Thessalienne baisa la main d’Ione, et lui dit avec un peu d’embarras :

 

« Une faveur, belle Ione : puis-je implorer de vous une faveur ?

 

– Tu ne me demanderas rien que je ne veuille t’accorder, répliqua la Napolitaine.

 

– On dit, reprit Nydia, que vous êtes belle au-dessus de toute beauté de la terre ; hélas ! je ne puis voir ce qui réjouit le monde. Voulez-vous me permettre de passer ma main sur votre visage ? C’est ma seule manière de connaître la beauté, et je me trompe rarement. »

 

Elle n’attendit pas la réponse d’Ione et, tout en parlant, elle passa lentement et doucement sa main sur les traits penchés et à moitié détournés de la Grecque, traits qu’une seule image dans le monde peut dépeindre et rappeler ; cette image est la statue mutilée ; mais toujours merveilleuse, de sa cité natale, de sa ville de Néapolis, cette figure en marbre de Paros[34], près de laquelle toute la beauté de la Vénus de Florence est pauvre et terrestre, ce visage plein d’harmonie, de jeunesse, de génie, d’âme, que des critiques modernes ont prétendu être la représentation de Psyché. Sa main toucha légèrement les cheveux nattés, le front poli, la joue satinée et vermeille, les bras à fossettes, le cou de cygne d’Ione.

 

« Je sais maintenant que vous êtes belle, dit-elle, et je puis emporter votre portrait dans mes ténèbres, et le revoir toujours. »

 

Lorsque Nydia la quitta, Ione se laissa aller à une profonde et délicieuse rêverie. Glaucus l’aimait. Il l’avouait ; oui, il l’avouait. Elle relut son tendre aveu ; elle s’arrêta sur chaque mot ; elle baisa chaque ligne. Elle ne se demandait pas pourquoi il avait été calomnié : elle était seulement assurée qu’il l’avait été. Elle s’étonnait d’avoir ajouté foi à une seule parole dite contre lui. Elle s’étonnait que l’Égyptien eût le pouvoir de la tourner contre Glaucus. Elle frissonna en réfléchissant à la prudence que celui-ci recommandait à l’égard d’Arbacès, et la secrète inquiétude que lui causait cet être mystérieux devint de l’effroi. Elle fut réveillée de ces pensées par ses femmes, qui vinrent lui annoncer que l’heure marquée pour sa visite à Arbacès était arrivée ; elle tressaillit. Elle avait oublié sa promesse. Sa première impression fut de ne pas aller chez lui ; sa seconde, de rire des craintes que lui causait le plus ancien de ses amis. Elle se hâta d’ajouter de nouveaux ornements à sa toilette, et, se demandant si elle devait presser de vives questions l’Égyptien, au sujet de son accusation contre Glaucus, ou si elle devait attendre qu’elle en eût entretenu ce dernier, sans citer son autorité, elle prit le chemin de la sombre demeure d’Arbacès.

Chapitre 7

Ione est prise dans le filet – la souris essaye de ronger les mailles

 

« Ô ma chère Nydia ! s’écria Glaucus en lisant la lettre d’Ione, ô la plus blanche messagère qui ait jamais passé entre la terre et le ciel ! Comment, comment te remercier ?

 

– J’ai ma récompense, dit la pauvre Thessalienne.

 

– Demain ! demain ! Comment employer les heures jusqu’à ce moment ? »

 

L’amoureux Grec ne voulait pas laisser Nydia s’éloigner, quoiqu’elle essayât à plusieurs reprises de sortir de la chambre. Il lui faisait répéter, syllabe par syllabe, la brève conversation qui avait eu lieu entre elle et Ione ; mille fois, oubliant son infirmité, il l’accabla de questions sur le regard, sur l’air qu’avait sa bien-aimée ; et puis, tout à coup, s’excusant de son erreur, il lui faisait recommencer son récit entier. Ces instants si pénibles pour Nydia s’écoulaient rapidement pour lui, et remplissaient son cœur d’un sentiment délicieux. Le crépuscule avait déjà été envahi par l’obscurité avant qu’il eût renvoyé Nydia chez Ione ; elle partit enfin avec de nouvelles fleurs et une nouvelle missive. À ce moment, Claudius et quelques-uns de ses gais compagnons vinrent le surprendre. Ils le plaisantèrent sur son amour de la solitude et sur son absence, pendant toute la journée, des lieux qu’il avait l’habitude de fréquenter. Ils l’engagèrent à les accompagner dans les différents quartiers de cette mouvante cité, qui, nuit et jour, offrait tant d’occasions de plaisir. Alors, comme maintenant, sur cette terre aimée (car aucune autre, en perdant plus de sa grandeur, n’a gardé plus de ses mœurs), il était d’usage que les Italiens s’assemblassent le soir ; et sous les portiques des temples ou à l’abri des bosquets qui séparaient les rues, écoutant la musique ou les récits de quelque conteur, ils saluaient le lever de la lune avec des libations et des mélodies. Glaucus était trop heureux pour se montrer insociable ; il avait besoin de répandre au dehors l’exubérance de la joie qui l’étouffait. Il accepta volontiers l’offre de ses compagnons, et ils se mirent à parcourir ensemble ces rues brillantes que nous avons déjà dépeintes.

 

Dans le même temps, Nydia rentrait chez Ione, qui était sortie déjà depuis quelques heures. Elle demanda, sans attacher d’importance à sa demande, où Ione était allée.

 

La réponse qu’on lui fit la saisit de terreur et d’effroi.

 

« À la maison d’Arbacès, de l’Égyptien.

 

– Impossible.

 

– C’est pourtant ainsi, mon enfant, reprit la suivante qu’elle avait interrogée. Il y a longtemps qu’elle connaît l’Égyptien.

 

– Longtemps, grands dieux ! et Glaucus l’aime ! murmura Nydia en elle-même. A-t-elle souvent rendu visite à cet homme ? demanda-t-elle.

 

– Jamais encore, reprit l’esclave… Si ce qu’on dit à Pompéi de la vie scandaleuse de l’Égyptien est vrai, il aurait peut-être mieux valu qu’elle se fût dispensée d’aller chez lui. Mais notre pauvre maîtresse n’entend rien des bruits qui viennent jusqu’à nous. Les commérages du vestibulum n’entrent pas dans le péristyle[35].

 

– Jamais jusqu’à ce jour ! répéta Nydia ; en êtes-vous sûre ?

 

– Très sûre, ma petite ; mais qu’est-ce que cela te fait, à toi comme à moi ? »

 

Nydia hésita un moment ; puis, posant à terre les fleurs dont elle était chargée, elle appela l’esclave qui l’avait accompagnée, et quitta la maison sans ajouter une parole.

 

À moitié chemin de la demeure de Glaucus, elle rompit le silence et se parla ainsi :

 

« Elle ne peut connaître, elle ne connaît pas les dangers qu’elle court… Folle que je suis !… Est-ce à moi de la sauver ?… Oui, car j’aime Glaucus plus que moi-même. »

 

Lorsqu’elle arriva à la maison de l’Athénien, elle apprit qu’il venait de sortir avec ses amis, et qu’on ne savait où il était, il ne reviendrait pas probablement avant une heure avancée de la nuit.

 

La Thessalienne soupira ; elle se laissa tomber sur un siège et se couvrit la figure de ses mains, comme pour rassembler ses pensées.

 

« Il n’y a pas de temps à perdre », pensa-t-elle en se levant ; elle s’adressa à l’esclave qui lui avait servi de guide.

 

« Sais-tu, lui dit-elle, si Ione a quelque parent, quelque intime ami à Pompéi ?

 

– Par Jupiter, répondit l’esclave, voilà une sotte question ! Tout le monde à Pompéi sait qu’Ione a un frère, qui, jeune et riche, a été assez fou, soit dit entre nous, pour se faire prêtre d’Isis.

 

– Un prêtre d’Isis, ô dieux ! Son nom ?

 

– Apaecidès !

 

– Je sais tout, murmura Nydia : frère et sœur sont à la fois victimes. Apaecidès, oui, c’est le nom que j’ai entendu chez… Ah ! il comprendra alors le péril où se trouve sa sœur ; je veux aller le trouver. »

 

Elle se leva, en prenant le bâton sur lequel elle s’appuyait, et se rendit aussitôt au temple voisin d’Isis. Jusqu’à ce qu’elle eût été sous la garde du généreux Grec, ce bâton avait suffi aux pas de la pauvre fille aveugle pour traverser Pompéi d’un bout à l’autre. Chaque rue, chaque détour lui étaient familiers dans les quartiers les plus fréquentés ; et, comme les habitants éprouvaient une vénération tendre et à demi superstitieuse pour les personnes frappées de cécité, les passants se dérangeaient toujours pour la laisser suivre sa route. Pauvre fille ! elle était loin de se douter que son malheur deviendrait sa protection, et la garantirait plus sûrement que les yeux les plus clairvoyants.

 

Mais depuis qu’elle était entrée chez Glaucus, il avait ordonné à un esclave de l’accompagner partout ; celui à qui cette mission était échue, fort gros et fort gras, après être allé deux fois à la maison d’Ione, ne paraissait pas très satisfait d’être condamné à une troisième excursion (sans savoir seulement où ils allaient) ; mais il s’empressa de la suivre, tout en déplorant son sort, et en jurant solennellement, par Castor et par Pollux, qu’il croyait que la fille aveugle avait les ailes de Mercure, non moins que le bandeau de Cupidon.

 

Nydia ne réclama qu’à peine son assistance pour arriver, malgré la foule, au temple d’Isis. L’espace qui s’étendait devant le temple était en ce moment désert, et elle parvint sans obstacle jusqu’à la grille sacrée.

 

« Il n’y a personne ici, dit le gros esclave. Que veux-tu ? qui demandes-tu ? Ne sais-tu pas que les prêtres ne demeurent pas dans leur temple ?

 

– Appelle, dit-elle avec impatience. Nuit et jour il doit y avoir au moins un flamine à veiller devant l’autel d’Isis. »

 

L’esclave appela. Aucun prêtre ne parut.

 

« Ne vois-tu personne ?

 

– Personne.

 

– Tu te trompes, j’entends un soupir ; regarde de nouveau. »

 

L’esclave, étonné et grommelant, jeta autour de lui ses yeux appesantis, et devant un des autels, dont les débris des offrandes remplissaient encore l’étroit espace, aperçut quelqu’un dans l’attitude de la méditation.

 

« Je vois une figure, dit-il, et, si j’en juge par ses vêtements blancs, ce doit être un prêtre.

 

– Ô flamine d’Isis ! cria Nydia, serviteur de la plus ancienne déesse, écoute-moi !

 

– Qui m’appelle ? dit une voix faible et mélancolique.

 

– Une personne qui a des choses importantes à révéler à un membre de votre corps ; je viens faire une déclaration et non demander des oracles.

 

– À qui voulez-vous parler ? L’heure n’est pas bien choisie pour une conférence ; partez, ne me troublez pas. La nuit est consacrée aux dieux, le jour aux hommes.

 

– Il me semble que je connais ta voix. Tu es celui que je cherche. Cependant je ne t’ai entendu parler qu’une fois. N’es-tu pas le prêtre Apaecidès ?

 

– Je le suis, répliqua le prêtre, quittant l’autel et s’approchant de la grille.

 

– C’est toi ? les dieux en soient loués ! » Étendant la main vers l’esclave, elle lui fit signe de s’éloigner ; et lui, qui pensait naturellement que quelque superstition, dans l’intérêt de la sûreté d’Ione, avait seule pu la conduire au temple, obéit et s’assit par terre et à quelque distance. « Chut ! dit-elle ; parle promptement et bas. Es-tu en effet Apaecidès ?

 

– Puisque tu me connais, tu n’as qu’à te rappeler mes traits.

 

– Je suis aveugle, répondit Nydia ; mes yeux sont dans mes oreilles, ce sont elles qui te reconnaissent. Jure-moi que tu es celui que je cherche.

 

– Je le jure par les dieux, par ma main droite et par la lune.

 

– Chut ! parle bas… penche-toi… Donne-moi ta main. Connais-tu Arbacès ?… As-tu déposé des fleurs aux pieds de la mort ?… Ah ! ta main est froide… Écoute encore… As-tu prononcé le terrible vœu ?

 

– Qui es-tu ? D’où viens-tu, pâle jeune fille ? dit Apaecidès avec anxiété. Je ne te connais pas. Ce n’est pas sur ton sein que ma tête s’est reposée. Je ne t’ai jamais vue avant ce moment.

 

– Mais tu as entendu ma voix : n’importe ! ces souvenirs nous feraient rougir l’un et l’autre. Écoute ; tu as une sœur ?

 

– Parle ! parle ! que lui est-il arrivé ?

 

– Tu connais les banquets de la mort, étranger ; il te plaît peut-être de les partager ?… Te plairait-il d’y voir ta sœur assise à côté de toi ?… Te plairait-il qu’Arbacès fût son hôte ?

 

– Ô dieux ! il ne l’oserait pas. Jeune fille, si tu te joues de moi, tremble ; je te déchirerai membre par membre.

 

– Je te dis la vérité, et, pendant que je parle, Ione est chez Arbacès… son hôte pour la première fois… Tu sais s’il y a du péril dans cette première fois. Adieu ! j’ai rempli mon devoir.

 

– Arrête ! arrête ! s’écria le prêtre en pressant son front de sa main amaigrie. Si ce que tu dis est vrai… comment faire pour la sauver ? On me refusera l’entrée de cette maison ; c’est un labyrinthe dont je ne connais pas les détours. Ô Némésis ! je suis justement puni !

 

– Je vais renvoyer mon esclave ; sois mon guide et mon compagnon. Je te conduirai à la porte secrète de cette maison. Je soufflerai à tes oreilles le mot qui te fera admettre. Prends une arme ; elle pourra te servir.

 

– Attends un instant », dit Apaecidès.

 

Il se retira dans une des cellules qui s’ouvraient sur les côtés du temple, et reparut quelque temps après, enveloppé dans un large manteau qui était porté alors par les personnes de toutes classes, et qui recouvrait ses vêtements sacrés.

 

« Maintenant, dit-il en grinçant des dents, si Arbacès osait… mais il n’osera pas, il n’osera pas ; pourquoi le soupçonner ? Serait-il assez misérable ? Je ne peux pas le penser ! Cependant c’est un sophiste… c’est un sombre imposteur. Ô dieux ! protégez… Mais que dis-je ? est-il des dieux ? oui, il y a du moins une déesse dont je puis faire parler la voix ; et cette déesse, c’est la Vengeance ! »

 

En murmurant ces paroles incohérentes, Apaecidès, suivi de sa compagne silencieuse et aveugle, se rendit à la hâte, par les rues les moins fréquentées, à la maison de l’Égyptien. Le gros esclave, renvoyé brusquement par Nydia, haussa les épaules, murmura un juron, et, sans en être fâché d’ailleurs, prit, au petit trot, le chemin de son cubiculum.

Chapitre 8

Solitude et soliloque de l’Égyptien – analyse de son caractère

 

Nous devons revenir un instant sur nos pas dans la marche de notre histoire. À la première lueur de ce jour, que Glaucus a déjà marqué d’une pierre blanche, l’Égyptien était assis, seul et sans que le sommeil lui eût fermé les yeux, au sommet de la haute et pyramidale tour qui surmontait sa maison. Un parapet élevé lui servait de mur, et se joignait à la hauteur de l’édifice et aux arbres obscurs qui l’entouraient, pour défier les yeux de la curiosité et de l’indiscrétion : une table, sur laquelle était étendu un rouleau chargé de signes mystiques, se trouvait devant lui. Au ciel, la lumière des étoiles s’effaçait et vacillait, et les ombres de la nuit abandonnaient le faîte stérile des montagnes. La lutte de la nuit et du jour commençait à être visible sur le large Océan, calme comme un lac gigantesque, entouré de rivages couverts de vignes et de feuillages ; ces bords, parsemés des murs blancs des cités endormies, descendaient doucement vers les vagues à peine ridées.

 

C’était l’heure consacrée entre toutes les autres à la science de l’Égyptien, à cette science qui espérait lire dans les astres le changement de ses destinées.

 

Il avait rempli son rouleau ; il avait noté le moment et le signe, et, s’appuyant sur sa main, il s’était livré aux réflexions que lui inspiraient ses calculs.

 

« Les étoiles me condamnent de nouveau ; quelque danger me menace assurément, dit-il lentement ; les astres me présentent les mêmes dispositions défavorables qu’elles présentèrent autrefois à Pyrrhus, si nos chroniques ne se trompent pas, à Pyrrhus, né pour désirer toute chose et pour ne jouir d’aucune ; attaquant toujours, ne triomphant jamais ; batailles sans fruits, lauriers sans victoire, renommée sans succès ; à Pyrrhus vaincu enfin par ses propres superstitions, et tué comme un chien par une tuile que la main d’une vieille femme avait lancée ! Vraiment les étoiles me flattent peu lorsqu’elles me représentent comme l’image de ce guerrier insensé, lorsqu’elles promettent à l’ardeur de ma sagesse les mêmes résultats qu’à la folie de son ambition ; un perpétuel exercice sans un but certain, la tâche de Sisyphe, la montagne et le rocher. Le rocher, sombre augure qui me fait souvenir que je suis menacé d’un trépas à peu près pareil à celui de l’Épirote. Regardons encore : Prends garde, disent les lumineux prophètes, quand tu passeras sous les anciens toits, ou près des murs assiégés, ou sous les rochers qui surplombent ; une pierre, chargée des malédictions de la destinée, roulera d’en haut sur toi. Et le péril ne doit pas être éloigné ; mais je ne puis lire avec certitude le jour et l’heure assignés. Allons, si mon sablier s’épuise, que le sable en brille du moins jusqu’à la fin. Cependant, si j’échappe à ce danger… si j’y échappe… le reste de mon existence jettera un éclat doux et brillant comme les rayons de la lune sur les eaux. Avec de telles promesses au-delà du péril, succomberai-je donc au péril ? Mon âme est pleine d’espérance ; elle bondit et dépasse l’heure fatale ; elle se réjouit dans l’avenir : son courage est le meilleur augure pour moi. Au cas où je devrais périr si subitement et si vite, l’ombre de la mort s’étendrait déjà sur elle, et le froid pressentiment de ma destinée me glacerait. Mon âme éprouverait, dans la tristesse et dans l’ombre, un avant-goût des mystères du terrible Orcus ; mais elle sourit, elle m’annonce ma délivrance. »

 

En achevant ce soliloque, l’Égyptien se leva involontairement ; il parcourut rapidement l’étroit espace de cette tour dont les étoiles formaient le toit ; et, s’appuyant sur le parapet, il jeta de nouveau un regard sur les murs gris et mélancoliques. La brise du matin vint rafraîchir son front, et son esprit recouvra peu à peu son calme et son recueillement naturels. Il détourna son regard des étoiles, à mesure qu’elles disparaissaient les unes après les autres dans les profondeurs du ciel, et ses yeux tombèrent sur l’étendue qui se déroulait à ses pieds. Dans le port de la cité se dressaient en repos les mâts des galères ; la tranquillité régnait dans ce séjour de l’opulence et du travail. Quelques rares lumières, à travers les colonnes des temples ou les portiques du forum silencieux, luttaient avec les nuances flottantes et légères du jour naissant. Du cœur de la cité assoupie, qui devait bientôt se remplir de mille passions, aucun son ne s’élevait ; les flots de la vie ne circulaient pas encore, le sommeil les recouvrait de sa glace. Le large amphithéâtre, avec ses sièges superposés, semblable à un monstre qui sommeille, était environné d’un brouillard dont la forme s’épaississait en s’approchant des arbres voisins. La ville paraissait ce qu’elle nous paraît après dix-sept siècles, la Cité de la Mort[36].

 

L’océan lui-même, cette mer sereine et sans marée, était presque aussi paisible, si ce n’est que de son sein profond s’exhalait, adouci par la distance, un faible et régulier murmure, comme la respiration de son sommeil. Cette mer embrassant, pour ainsi dire, de ses bras recourbés la terre verte et belle, semblait presser avec volupté les villes qui dormaient sur ses bords, Stabies[37], Herculanum et Pompéi, ces filles chéries des flots.

 

« Vous sommeillez, Stabies, s’écria l’Égyptien en jetant un regard sinistre sur les cités, l’orgueil et l’ornement de la Campanie : vous sommeillez !… Plût aux dieux que ce fût du sommeil éternel de la mort ! Telles que vous êtes, joyaux de la couronne de l’empire, telles ont été les villes du Nil. Leur grandeur a péri ; elles dorment parmi les ruines ; leurs palais et leurs temples sont devenus des tombes, le serpent se glisse sous l’herbe de leurs rues, le lézard habite leurs salles solitaires. Par cette loi mystérieuse de la nature, qui humilie l’un pour exalter l’autre, vous vous êtes élevées sur leurs ruines : toi, orgueilleuse Rome, tu as usurpé la gloire de Sésostris et de Sémiramis ; comme une voleuse, tu t’es revêtue de leurs dépouilles. Et ces villes, esclaves de ton triomphe, que je vois à mes pieds, moi, le dernier fils des monarques oubliés, je les maudits, ces villes, réservoirs de ta puissance et de ton luxe qui pénètrent partout. Le temps viendra où l’Égypte sera vengée ; le temps viendra où le coursier du barbare aura son râtelier dans la Maison d’Or de Néron ; et toi, qui as semé le vent de la tempête, tu recueilleras la moisson de l’ouragan et de la désolation. »

 

Pendant que l’Égyptien prononçait une prédiction que la destinée a accomplie d’une manière si terrible, jamais image de plus sinistre et plus solennel augure ne s’offrit aux rêves du peintre et du poète. Les lueurs du matin, qui communiquent même leur pâleur aux joues de la beauté, donnaient en quelque sorte à ses traits majestueux et nobles les couleurs de la tombe ; à voir ses cheveux noirs qui retombaient en masse autour de lui, sa robe lugubre longue et dénouée, ses bras qu’il étendait du haut de la tour, ses yeux étincelants où perçait sa joie sauvage, on eût dit un homme moitié prophète et moitié démon.

 

Après ce coup d’œil jeté sur la ville et l’océan, il reporta ses regards sur les vignes et sur les prairies de la riche Campanie. La porte et les murs de la ville, anciens et d’une construction semi-pélasgienne, ne paraissaient pas en borner l’étendue. Des maisons de campagne, des villages, s’élevaient de chaque côté sur les flancs du Vésuve, dont la montée n’était pas alors aussi escarpée ni aussi rapide qu’à présent : car, de même que Rome elle-même est bâtie sur un volcan éteint, de même et avec une égale sécurité, les habitants du Midi occupaient toute la partie verte et couverte de vignes d’un volcan dont ils croyaient le feu intérieur désormais en repos. À partir de la porte, on apercevait une longue rue de tombeaux de diverses grandeurs et d’une architecture variée. C’est par là que, de ce côté, on arrive encore à la ville. Au-dessus de toutes choses apparaissait le sommet nuageux de la terrible montagne, dont les ombres plus ou moins noires découvraient des cavernes tapissées de mousse et des rochers de cendres attestant les dernières explosions, et qui auraient pu en prophétiser de nouvelles à ses habitants, si les hommes n’étaient pas aveugles.

 

Il eût été difficile de deviner en ce temps et en ce lieu pourquoi les traditions environnantes s’étaient revêtues d’une couleur si sombre, pourquoi dans ces plaines si souriantes, à plusieurs milles à la ronde, de Baia à Misène, les poètes avaient imaginé de placer le seuil de leurs enfers, leur Achéron et leur Styx fabuleux ; pourquoi dans ces champs Phlégréens[38], alors ornés de joyeux pampres, ils voyaient le théâtre de la bataille des dieux et des géants pour la victoire du ciel, si ce n’est que le sommet nu et aride rappelait à leur esprit les traces de la foudre de Jupiter. Mais ce n’était ni le faîte escarpé du volcan paisible, ni la fertilité des campagnes le long des coteaux, ni la mélancolique avenue de tombeaux, ni les délicieuses maisons de plaisance d’un peuple efféminé et voluptueux, qui arrêtaient les yeux de l’Égyptien. D’un côté du paysage, le mont Vésuve descendait vers la plaine par un sillon étroit et aride, qu’interrompaient çà et là des mamelons dentelés et des broussailles sauvages. Au bas s’étendait un terrain marécageux et malsain, et l’œil fixe d’Arbacès distinguait une espèce de forme vivante se baissant de temps à autre pour recueillir quelques plantes grossières qui y croissaient.

 

« Oh ! dit-il tout haut, je ne suis pas le seul dans cette dure veillée. La magicienne du Vésuve est à l’œuvre. Étudie-t-elle aussi les astres, comme le vulgaire le pense ? a-t-elle jeté un charme sur la lune, ou cueille-t-elle, comme sa position semble l’annoncer, des plantes vénéneuses dans le marais ? Regardons bien cette compagne de mon expérience laborieuse. Quiconque essaye d’entreprendre sait qu’aucun côté de la science n’est méprisable. Il n’y a de méprisable que vous, victimes grasses et bouffies, esclaves de la luxure, fainéants de la pensée, vous qui ne cultivez que le domaine des sens, et qui croyez que son pauvre sol produit également le myrte et le laurier. Non, le sage seul est fait pour jouir. À nous seulement la vraie volupté est accordée, lorsque l’esprit, le cerveau, l’invention, l’expérience, la pensée, le savoir, l’imagination, tout contribue, comme autant de sources, à former la vaste mer des SENS… Ione ! »

 

En prononçant ce dernier nom, ce nom plein de charmes, Arbacès sentit que ses pensées prenaient un cours plus profond. Il avait fait quelques pas ; il s’arrêta, il ne releva pas ses regards. Une ou deux fois il sourit joyeusement, et quittant cette place où il avait veillé, pour se rendre à sa couche, il murmura :

 

« Si la mort est si proche, je veux pouvoir dire au moins que j’ai vécu… Ione sera à moi. »

 

Le caractère d’Arbacès était un de ces tissus rares et inextricables, où l’âme elle-même qui y réside se trouve embarrassée et confuse. Chez lui, fils d’une dynastie tombée, débris d’un peuple abattu, régnait cet esprit d’orgueil mécontent qui n’abandonne pas les êtres d’un ordre supérieur, lorsqu’ils se sentent bannis inexorablement de la sphère où leurs ancêtres ont brillé, et à laquelle la nature, non moins que la naissance leur donnaient des droits. Cet esprit est dépourvu de bienveillance ; il est en lutte avec la société ! il ne voit que des ennemis dans l’espèce humaine. Mais ce sentiment n’était point accompagné ici de sa suivante ordinaire, la pauvreté : Arbacès possédait des richesses égales à celles des plus nobles Romains ; ce qui le mettait à même de satisfaire des passions qui ne pouvaient trouver d’issue dans les affaires ou dans l’ambition. Voyageant de climats en climats, et trouvant Rome partout, il voyait s’accroître de plus en plus sa haine contre la société et son amour pour le plaisir. Le monde était pour lui une vaste prison qu’il lui était loisible de remplir des ministres de ses voluptés. Cette prison, il n’en pouvait sortir ; mais il pouvait lui donner au moins l’apparence d’un palais. Les Égyptiens, dès les premiers temps, s’étaient livrés aux plaisirs des sens ; Arbacès avait hérité de leurs appétits sensuels, et de cette vive imagination qui sait faire jaillir la flamme même de la débauche. Mais toujours ardent dans ses plaisirs aussi bien que dans ses études, et ne supportant ni supérieur ni égal, il n’admettait guère à ses orgies d’autres compagnons que des esclaves… il était le maître solitaire d’un nombreux harem ; et, malgré cela, il se sentait condamné à cette satiété qui est le malheur inévitable des hommes dont l’intelligence surpasse les moyens d’action ; et ce qui avait été autrefois l’impulsion de la passion était devenu une froide habitude. Désabusé des sens, il cherchait à s’élever à la culture de la science ; mais, comme son dessein n’était pas de servir l’humanité, il méprisait tout ce qui était utile et pratique. Sa sombre imagination ne s’exerçait que sur des choses chimériques et obscures, qui font la joie des esprits pervers et solitaires, et auxquelles il était poussé par l’orgueil de son caractère et par les traditions mystérieuses de sa patrie. Rejetant la croyance des confuses religions du monde païen, il mettait toute sa foi dans la puissance et la sagesse ; il ignorait (tout le monde l’ignorait peut-être comme lui alors) les bornes que la nature impose à nos découvertes. S’apercevant que plus nos connaissances s’élèvent, plus nous voyons de merveilles, il se figurait que non seulement la nature accomplit des miracles quotidiens, mais qu’elle pouvait, par la force cabalistique de quelques esprits supérieurs, être détournée de son cours. Il poursuivait ainsi les sciences au-delà des limites du possible, dans le champ de l’invisible et de l’infini. Les vérités de l’astronomie l’avaient conduit aux rêveries imaginaires de l’astrologie ; les expériences de la chimie l’avaient poussé dans le labyrinthe de la magie ; et lui, qui se montrait sceptique quand il s’agissait du pouvoir des dieux, il était crédule et superstitieux dès qu’il était question du pouvoir des hommes.

 

L’étude de la magie, à laquelle s’appliquaient dans ce siècle tous ceux qui avaient des prétentions à la sagesse, était surtout d’origine orientale ; elle était étrangère à la première philosophie des Grecs, n’ayant été accueillie par eux avec faveur qu’à l’époque où Œthanès, qui accompagnait l’armée de Xerxès, introduisit parmi les simples croyances d’Hellas les solennelles superstitions de Zoroastre. Rome, sous les empereurs romains, se l’était appropriée, et Juvénal l’avait attaquée avec toute la violence de son esprit. Le culte d’Isis était intimement lié à la magie, et la religion égyptienne servait à étendre le goût des sciences occultes qui lui était naturel. La magie théurgique ou bienfaisante, la magie goétique ou ténébreuse, et la nécromancie malfaisante, dominèrent également pendant le premier siècle de l’ère chrétienne ; et les merveilles de Faust ne sont pas comparables à celles d’Apollonius[39]. Les rois, les courtisans, les sages, tous tremblaient devant les professeurs de cette sombre science. Le formidable et profond Arbacès n’était pas le moins remarquable des membres de cette tribu ; sa réputation et ses découvertes étaient connues de quiconque se livrait à l’étude de la magie ; elles lui survécurent même ; mais ce ne fut pas sous son nom réel que les magiciens et les sages l’honorèrent ; son nom réel, en effet, demeura ignoré en Italie, car Arbacès n’était pas une appellation égyptienne : elle venait de la Médie, d’où elle était devenue commune à la contrée du Nil, dans le mélange et le vagabondage des anciennes races. Il y avait plusieurs raisons, non seulement d’orgueil, mais de politique (jeune il avait conspiré contre la majesté de Rome), qui le forçaient à cacher son nom et son rang. Mais ce n’était ni par le nom qu’il avait emprunté des Mèdes, ni par celui qui, dans les collèges d’Égypte, aurait pu attester sa royale origine, qu’il exerçait son influence sur ceux qui se vouaient à la magie ; il avait reçu de leurs hommages une désignation mystique, et son souvenir resta dans la Grande-Grèce et dans les contrées orientales sous le nom d’Hermès, « seigneur de la ceinture flamboyante. » Ses subtiles recherches, et les attributs si vantés de sa science, recueillis en plusieurs volumes, étaient au nombre des traités « sur les arts curieux », que les néophytes chrétiens brûlèrent avec autant de joie que de frayeur à Éphèse, privant la postérité des preuves de la malice du démon.

 

La conscience d’Arbacès ne relevait que de l’esprit ; elle n’obéissait à aucune loi morale. Si l’homme imposait ce frein à la multitude, l’humanité, croyait-il, pouvait, par une sagesse supérieure, s’élever au-dessus de ces lois.

 

« Si (tel était son raisonnement) j’ai assez de génie pour imposer des lois, n’ai-je pas le droit de commander à mes propres créations ? N’ai-je pas le droit de contrôler, de rejeter, de mépriser les inventions d’intelligences moins fortes que la mienne ? »

 

De sorte que, s’il était un scélérat, il justifiait sa scélératesse par ce qui aurait pu le rendre vertueux, c’est-à-dire par l’élévation de son esprit.

 

Tous les hommes ont plus ou moins la passion du pouvoir ; cette passion, chez Arbacès, correspondait exactement à son caractère. Ce n’était pas la passion d’un pouvoir extérieur et grossier ; il ne désirait ni la pourpre, ni les faisceaux, ni les insignes d’une autorité vulgaire. Le mépris avait remplacé sa jeune ambition vaincue et détruite ; son profond dédain pour Rome, Rome dont le nom était devenu synonyme du monde, Rome qu’il regardait de la même façon qu’elle regardait les peuples barbares, ne lui permettait pas d’aspirer à des dignités, à des honneurs, car il n’aurait plus été alors que l’instrument ou la créature d’un empereur. Lui, le fils de la grande race de Ramsès, il aurait exécuté les ordres et reçu sa puissance d’un autre !… Cette seule pensée le remplissait de rage. Mais, en repoussant une ambition qui n’avait pour but que des distinctions et des titres, il ne s’en appliquait que plus à s’emparer du cœur des hommes. Respectant le pouvoir de l’esprit comme le plus grand des bienfaits terrestres, il aimait à sentir ce pouvoir pour ainsi dire palpable en lui-même, et l’étendait sur tous ceux qu’il rencontrait. C’est pour cela qu’il avait toujours recherché les jeunes gens, les fascinant et les gouvernant à son aise. Rien ne lui plaisait comme de trouver des âmes faites pour subir son empire invisible et immatériel. S’il avait été moins sensuel et moins riche, il aurait essayé de fonder une nouvelle religion. Tel qu’il était, son énergie était combattue par le goût des plaisirs. Outre cette vague satisfaction de sa puissance morale (vanité si chère aux sages), il éprouvait un attachement singulier et presque fantastique pour tout ce qui appartenait à la terre mystérieuse de ses ancêtres. Bien qu’il ne crût pas à ses divinités, il croyait aux allégories qu’elles représentaient (ou plutôt il interprétait ces allégories d’une façon nouvelle) ; il tenait à perpétuer le culte de l’Égypte, parce qu’il maintenait par ce moyen l’ombre et le souvenir de sa puissance. Il dispensait ainsi, aux autels d’Osiris et d’Isis, des dons véritablement royaux, et se montrait toujours empressé d’attirer dans le corps de leurs prêtres des personnes riches et influentes. Les vœux prononcés, la profession faite, il choisissait pour compagnons de ses plaisirs ses victimes elles-mêmes, en partie pour s’assurer le secret, en partie pour se conserver à lui-même son propre pouvoir. Ces motifs avaient dirigé sa conduite à l’égard d’Apaecidès, non moins que sa passion pour Ione.

 

Il n’avait guère habité longtemps le même lieu ; mais, à mesure qu’il avançait en âge, il se fatiguait de changer de scène, et il était demeuré dans les délicieuses cités de la Campanie, plus qu’il n’avait coutume de le faire ailleurs, et de manière à s’étonner lui-même. À parler franchement, son orgueil mettait en quelque sorte une limite au choix de sa résidence. Ses conspirations malheureuses lui interdisaient ces brûlantes contrées qu’il regardait comme ses possessions héréditaires, contrées abattues et humiliées où planait l’aigle romaine. Rome était un objet d’indignation pour son âme pleine de haine ; il n’aimait pas à voir les courtisans rivaliser d’opulence avec lui, et ses richesses prendre un air de pauvreté en présence des magnificences qui entouraient les empereurs. Les villes de la Campanie lui offraient tout ce que sa nature désirait, la luxuriance d’un climat sans égal, et tous les raffinements d’une voluptueuse civilisation. Il n’avait pas sous les yeux de fortunes supérieures à la sienne ; il dépassait les riches en richesses ; les espions d’une cour jalouse ne le surveillaient pas ; tant qu’il demeurerait riche, sa conduite resterait à l’abri de toute recherche. Il continuerait son sombre chemin sans trouble et sans inquiétude.

 

C’est un malheur des êtres abandonnés aux plaisirs, de ne connaître l’amour que lorsque leurs sens commencent à s’émousser ; leur jeunesse s’épuise en désirs sans nombre, leurs cœurs sont bientôt blasés. Ainsi, pour toujours à la poursuite de l’amour, et sollicité peut-être par une imagination sans repos à s’en exagérer les charmes, l’Égyptien avait dépensé toute la fougue de sa jeunesse sans atteindre l’objet de ses rêves. À la beauté du jour succédait la beauté du lendemain, et l’ombre du bonheur l’entraînait plutôt que le bonheur lui-même. Lorsque, deux années avant l’époque où nous sommes, il avait vu Ione, il avait rencontré pour la première fois celle qu’il aurait pu aimer. Il se trouvait, alors, à ce moment de la vie où l’homme aperçoit distinctement derrière lui sa jeunesse perdue, et devant lui les ténèbres de la vieillesse : moment qui ne manque jamais de nous inspirer le désir de nous assurer, avant qu’il soit trop tard, tout ce que nous avons cru nécessaire au bonheur d’une vie dont la partie la plus belle est déjà évanouie.

 

Arbacès, avec plus d’empressement et de patience qu’il n’en avait mis à aucun de ses plaisirs, s’était occupé à conquérir le cœur d’Ione. Il ne se contentait pas d’aimer, il désirait être aimé. Dans cette espérance, il avait surveillé la jeunesse exubérante de la belle Napolitaine. Connaissant toute l’influence que l’esprit possède sur ceux qui s’appliquaient à cultiver leur esprit, il avait volontiers contribué à former le génie et à éclairer l’intelligence d’Ione. Il se flattait qu’Ione n’en apprécierait que mieux les titres qu’il possédait à son affection. Il l’encourageait à s’entourer des êtres légers qui lui rendaient hommage, persuadé que son âme, faite pour des idées élevées, reviendrait s’attacher à lui en le comparant aux autres. Il avait oublié que, de même que l’héliotrope se tourne vers le soleil, la jeunesse se tourne vers la jeunesse, jusqu’à ce que la jalousie que lui inspira Glaucus lui eût appris son erreur. Depuis ce moment, quoiqu’il ne connût pas, comme nous l’avons vu, toute l’étendue du danger, sa passion, longtemps retenue, avait pris une direction plus impétueuse. Rien n’allume le feu de l’amour comme l’étincelle de la jalousie. Il se sentit embrasé d’une flamme irrésistible ; il cessa d’être tendre ; son amour prit quelque chose de l’intensité, de la férocité, de la haine.

 

Arbacès résolut donc de ne plus perdre de temps en préparations périlleuses et incertaines ; il voulut mettre entre lui et ses rivaux une infranchissable barrière. Il forma le dessein de posséder Ione à tout prix, quoique, dans l’état présent de son cœur, nourri longtemps des espérances d’une passion plus pure, il ne fût pas disposé à se contenter de sa possession seulement. Il convoitait le cœur, l’âme, non moins que la beauté d’Ione. Mais il se figura que, séparée violemment, par un crime hardi, du reste du genre humain, une fois attachée par un nœud qu’elle ne pourrait plus rompre, elle concentrerait en lui toutes ses pensées ; qu’il pouvait compter sur son adresse pour achever sa conquête ; et que, d’accord avec la morale des Romains vis-à-vis des Sabines, l’empire de la force se transformerait peu à peu en un empire plus doux. Cette résolution se trouvait encore confirmée par sa foi dans les astres ; ils lui prédisaient depuis longtemps, pour cette année, et pour le mois actuel, une catastrophe qui menacerait sa vie elle-même. Cette date certaine, inévitable, le forçait d’agir : il était donc décidé, comme un monarque, à entasser sur son bûcher tout ce que son âme avait de plus cher. Comme il le disait, s’il devait mourir, il voulait avoir vécu, et qu’Ione fût à lui.

Chapitre 9

Ce que devient Ione dans la maison d’Arbacès – premier signe de la rage du terrible Ennemi

 

Lorsque Ione entra dans la vaste salle de l’Égyptien, l’effroi qui avait agité le cœur de son frère s’empara du sien ; il lui sembla, comme à lui, qu’il y avait quelque chose de mauvais augure, et qui lui criait de prendre garde, dans les figures tristes de ces monstres thébains, dont le marbre rendait si bien les traits majestueux et sans passion :

 

Leurs yeux, des temps anciens exprimaient la pensée ;

L’éternité semblait en eux s’être fixée.

 

Le grand esclave éthiopien sourit en lui ouvrant la porte, et marcha devant elle pour la conduire. Elle était à peine au milieu de la salle, qu’Arbacès s’avança en habits de fête étincelant de pierreries. Quoiqu’il fit grand jour au dehors, la maison, selon la coutume des voluptueux, était plongée dans une demi-obscurité, et des lampes jetaient une lumière odorante sur les riches pavés et sur les plafonds d’ivoire.

 

« Belle Ione, dit Arbacès en s’inclinant pour toucher sa main, c’est vous qui avez éclipsé le jour ; ce sont vos yeux qui éclairent cette salle ; c’est votre haleine qui la remplit de parfums.

 

– Vous ne devriez pas me parler ainsi, dit Ione en souriant ; vous n’ignorez pas que votre sagesse a suffisamment instruit mon âme pour la mettre au-dessus de ces trop gracieux éloges ; ils me déplaisent ; c’est vous qui m’avez appris à mépriser l’adulation. Voulez-vous donc faire oublier vos leçons à votre pupille ? »

 

Il y avait quelque chose de si franc et de si charmant dans les manières et dans les paroles d’Ione, que l’Égyptien n’en devint que plus épris d’elle, et plus disposé à renouveler le tort qu’il venait de commettre. Cependant, il répondit légèrement et gaiement, et se hâta de continuer la conversation sur d’autres sujets.

 

Il la conduisit à travers les différentes chambres de sa maison, qui paraissaient aux yeux d’Ione, accoutumés seulement aux élégances modérées des villes de la Campanie, contenir les richesses du monde.

 

Des peintures d’un art achevé ornaient les murs ; des lumières éclairaient des statues des plus beaux temps de la Grèce. Des armoires pleines de bijoux (chaque armoire travaillée elle-même comme un bijou) remplissaient les intervalles des colonnes. Les bois les plus précieux couronnaient les seuils et fermaient les portes ; l’or et les joyaux abondaient de tous côtés. Quelquefois Arbacès et Ione étaient seuls dans ces chambres ; quelquefois ils passaient au milieu d’une haie d’esclaves, qui s’agenouillaient lorsqu’elle s’approchait, et lui présentaient des bracelets, des chaînes, des diamants, que l’Égyptien s’efforçait en vain de lui faire accepter.

 

« J’ai souvent entendu dire, reprit-elle avec étonnement, que vous étiez riche ; mais j’étais loin de me douter de la valeur de vos trésors.

 

– Je voudrais les faire fondre en une seule couronne pour la placer sur votre tête, répliqua l’Égyptien.

 

– Hélas ! ce poids m’écraserait ; je serais une seconde Tarpeïa, répondit Ione en riant.

 

– Mais vous ne dédaignez pas les richesses, Ione ? Ceux qui ne sont pas riches ne connaissent pas ce que la vie renferme de bonheur. L’or est le grand magicien de la terre… il réalise nos songes… il nous donne le pouvoir d’un dieu… Il y a de la grandeur, de la sublimité, dans sa possession… C’est le plus puissant et le plus obéissant de nos esclaves. »

 

L’artificieux Arbacès espérait éblouir la jeune Napolitaine par ses trésors et par son éloquence ; il essayait d’éveiller en elle le désir d’être la souveraine de tout ce qu’elle voyait ; il se flattait qu’elle confondrait le possesseur avec les possessions, et que les charmes de son opulence se réfléchiraient sur lui-même. Mais Ione était secrètement mécontente des éloges qui sortaient de ces lèvres, jusqu’alors peu accoutumées, en apparence, à payer un tribut à la beauté. Avec un art que les femmes possèdent à merveille, elle s’efforça de déconcerter sa galanterie en n’ayant pas l’air d’y croire, et en riant de ses propos comme s’ils n’étaient qu’un jeu. Rien n’est plus aimable au monde que cette manière de se défendre ; c’est le charme du nécromant africain qui se fait fort de changer la direction des vents avec une plume.

 

L’Égyptien était enivré et plus subjugué peut-être encore par sa grâce que par sa beauté. Il ne contenait qu’avec peine ses émotions hélas ! la plume n’avait de puissance que contre les brises de l’été elle devait être le jouet de la tempête ! Aussitôt qu’ils arrivèrent dans une salle entourée de draperies blanches, à broderies d’argent, l’Égyptien frappa dans ses mains, et, comme par enchantement, une table splendide se dressa devant eux un lit, ou plutôt une espèce de trône, couronné d’un dais cramoisi, s’éleva également aux pieds d’Ione, et au même instant on entendit derrière les rideaux une invisible musique d’une douceur extrême.

 

Arbacès se plaça aux pieds de la Napolitaine, et des enfants beaux comme l’Amour servirent le festin.

 

Après le repas, la musique s’affaiblit peu à peu, et Arbacès s’adressa ainsi à sa belle hôtesse :

 

« N’avez-vous jamais, en ce monde sombre et incertain, n’avez-vous jamais, ô ma pupille, essayé de plonger vos yeux dans l’avenir ?… N’avez-vous jamais désiré écarter le voile de la destinée… et voir dans son empire inconnu l’ombre des choses qui doivent exister ?… car le passé n’est pas seul à avoir des fantômes ; chaque événement qui va se produire possède ses spectres… son ombre. Lorsque l’heure arrive, la vie entre en lui, l’ombre prend un corps et fait son apparition dans le monde… Ainsi dans la terre, par-delà le tombeau, existent comme deux armées impalpables et spirituelles, les choses qui doivent être, les choses qui ont été. Si par notre science nous pouvons pénétrer jusqu’à cette région, nous voyons l’une et l’autre armée, et nous apprenons, ainsi que je l’ai appris, non seulement les mystères de la mort, mais aussi les destinées des vivants.

 

– Comme vous l’avez appris !… La science peut-elle aller jusque-là ?

 

– Voulez-vous éprouver mon art, Ione, et assister à la représentation de ce qui doit vous arriver à vous-même ? C’est un drame plus intéressant que ceux d’Eschyle. Je l’ai préparé pour vous, si vous désirez voir ces ombres jouer leurs rôles… »

 

La Napolitaine trembla ; elle pensa à Glaucus, et soupira en frissonnant. Leurs destinées devaient-elles être unies ? Moitié incrédule et moitié convaincue, frappée pour ainsi dire de respect et d’effroi en écoutant son hôte étrange, elle resta un moment silencieuse, puis répondit :

 

« Cela peut révolter, cela peut terrifier. La connaissance de l’avenir doit, en tout cas, empoisonner le présent.

 

– Non, Ione ; j’ai moi-même jeté les yeux sur votre avenir, et les ombres qui représentent vos destinées habitent les jardins de l’Élysée. Au milieu des asphodèles et des roses, ils préparent pour votre front de douces guirlandes ; et le sort, si dur pour tant d’autres, ne vous tisse que des jours de bonheur et d’amour. Voulez-vous me suivre et voir ce qui vous est réservé, afin de jouir d’avance de votre félicité ? »

 

Le cœur d’Ione murmura de nouveau : Glaucus ! Elle laissa deviner un consentement presque imperceptible. L’Égyptien se leva en la prenant par la main, la conduisit à travers la salle du banquet : les rideaux s’ouvrirent comme par magie, et la musique fit entendre des sons plus joyeux et plus marqués. Ils passèrent entre des rangées de colonnes, aux deux côtés desquelles deux fontaines répandaient les eaux les plus parfumées. Ils descendirent dans le jardin par un large et facile escalier. La soirée commençait, la lune s’élevait déjà dans les cieux, et les douces fleurs qui dorment le jour et mêlent aux brises de la nuit d’ineffables odeurs, croissaient dans les allées ombreuses légèrement éclairées, ou bien, rassemblées en corbeilles, étaient placées, comme des offrandes, aux pieds des nombreuses statues qu’ils rencontraient à chaque pas.

 

« Où me conduisez-vous, Arbacès ? demanda Ione avec un peu d’étonnement.

 

– Ici près, répondit-il en désignant un petit édifice en perspective, à ce temple consacré aux Destinées… Nos rites exigent un terrain consacré. »

 

Ils entrèrent dans une étroite salle au bout de laquelle était suspendu un rideau noir. Arbacès l’écarta. Ione et lui se trouvèrent dans l’obscurité.

 

« Ne vous alarmez pas, dit l’Égyptien ; la lumière ne tardera pas à briller. »

 

Pendant qu’il parlait, une lueur douce, et qui communiquait une agréable chaleur, se répandit insensiblement autour d’eux. À mesure que chaque objet se détachait de l’obscurité, Ione s’apercevait qu’elle était dans un appartement de moyenne grandeur, et tendu de noir de tous les côtés. Des draperies de la même couleur recouvraient le lit préparé pour qu’on pût s’y asseoir. Au centre de la chambre se dressait un petit autel avec un trépied de bronze. D’un côté une haute colonne de granit était surmontée d’une tête colossale en marbre noir, dont la couronne d’épis de blé fit reconnaître à Ione la grande déesse égyptienne. Arbacès se tenait devant l’autel, sur lequel il avait déposé sa guirlande. Il semblait occupé à verser dans le trépied une liqueur renfermée dans un vase de cuivre. Tout à coup s’élança du trépied une flamme bleue, vive et irrégulière. L’Égyptien revint près d’Ione et prononça quelques paroles dans un langage étranger. Le rideau placé derrière l’autel s’agita confusément ; il s’ouvrit avec lenteur, et par cette ouverture Ione aperçut vaguement un paysage qui, à mesure qu’elle regardait, accusait des formes plus distinctes. Elle découvrit clairement des arbres, des rivières, des prairies, et la plus magnifique variété de la plus opulente campagne.

 

Enfin, devant le paysage, une ombre glissa et s’arrêta devant elle ; le charme qui agissait sur le reste de la scène sembla agir également sur cette ombre : elle s’anima, prit un corps, et Ione reconnut ses propres traits et toute sa personne dans ce fantôme.

 

Alors le paysage du fond s’évanouit et fit place à la représentation d’un riche palais. Un trône était au milieu de la salle ; autour du trône étaient rangées des formes d’esclaves et de gardes, et une main pâle soutenait au-dessus du trône l’apparence d’un diadème.

 

Un nouvel acteur apparut : il était vêtu de la tête aux pieds d’une robe noire ; sa figure était cachée. Il s’agenouilla aux pieds de l’ombre d’Ione ; il lui prit la main, il montra le trône, comme s’il l’engageait à s’y aller asseoir.

 

Le cœur de la Napolitaine battait violemment.

 

« Voulez-vous que l’ombre se fasse connaître ? demanda Arbacès, qui était à côté d’elle.

 

– Oh ! oui, murmura doucement Ione.

 

Arbacès leva la main… Le fantôme sembla écarter le manteau qui le couvrait, et Ione frémit… C’était Arbacès lui-même qui était à genoux devant elle.

 

« Voilà ta destinée, murmura de nouveau la voix de l’Égyptien à son oreille. Tu seras la femme d’Arbacès. »

 

Ione frissonna. Le noir rideau se referma sur cette fantasmagorie, et Arbacès lui-même, le vivant Arbacès, tomba aux pieds d’Ione.

 

« Ô Ione, dit-il en la contemplant avec passion ; écoute un homme qui depuis longtemps lutte avec son amour. Je t’adore. Les destins ne sauraient mentir… Tu seras à moi. J’ai parcouru le monde entier, et je n’ai trouvé personne qui t’égalât. Dès ma jeunesse j’ai soupiré après un être comme toi. Je n’ai fait que rêver jusqu’au jour où je t’ai rencontrée ; je me réveille, et je te vois ! Ne te détourne pas de moi, Ione, ne me regarde plus comme tu m’as regardé : je ne suis pas cet être froid, insensible, morose, que j’ai dû te paraître ; jamais femme n’eut un amant si dévoué, si passionné que je le suis et que je le serai toujours pour Ione. Ne cherche pas à arracher ta main de mon étreinte… Vois, je la laisse libre. Retire-la si tu veux, soit ; mais ne me repousse pas légèrement. Juge de ton pouvoir sur celui que tu as pu transformer à ce point : moi qui ne me suis jamais agenouillé devant un être mortel, je suis à tes pieds, moi qui ai commandé au sort, j’attends le mien de ta bouche. Arbacès n’aura pas d’autre ambition que celle de t’obéir ; il y mettra son orgueil. Ione, tourne les yeux de mon côté, éclaire-moi de ton sourire. Mon âme est sombre lorsque ta figure se cache à ma vue ; brille donc, ô mon soleil, mon ciel, la lumière de mes jours !… Ione, Ione, ne rejette pas mon amour. »

 

Seule, et au pouvoir de cet homme singulier et redoutable, Ione n’éprouvait pas pourtant de terreur. Son langage respectueux, la douceur de sa voix la rassurèrent : elle se sentait d’ailleurs protégée par sa propre pureté, mais elle était confuse, étonnée : il lui fallut quelques moments pour qu’elle pût retrouver ses idées et répondre.

 

« Levez-vous, Arbacès », dit-elle enfin ; et elle se résigna à lui tendre la main, qu’elle retira promptement, du reste, lorsqu’elle y sentit la pression ardente de ses lèvres ; « si ce que vous me dites est sérieux, si votre langage est vrai…

 

– S’il est vrai ! reprit-il avec tendresse.

 

– C’est bien. Écoutez-moi donc. Vous avez été mon tuteur, mon ami, mon conseiller ; je ne suis pas préparée au nouveau caractère sous lequel vous vous montrez à moi. Ne pensez pas, ajouta-t-elle vivement en voyant l’éclair d’une sombre passion traverser ses yeux, ne pensez pas que je méprise votre amour… que je n’en suis pas touchée… que je ne me trouve pas honorée de votre hommage… Mais… répondez-moi… pouvez-vous m’écouter avec calme ?

 

– Oui, tes paroles dussent-elles être la foudre et m’écraser.

 

– J’en aime un autre, dit Ione en rougissant, mais d’une voix assurée.

 

– Par les dieux, par les enfers, s’écria Arbacès en se relevant de toute sa hauteur, ne me parle pas ainsi ; ne te joue pas de moi ; c’est impossible ! Qui as-tu vu ? qui as-tu connu ? Oh ! Ione, c’est un artifice de femme ! Oui, une ruse féminine. Tu veux gagner du temps. Je t’ai surprise, tu as eu peur. Fais de moi ce que tu voudras, dis-moi que tu ne m’aimes pas ; mais ne me dis pas que tu en aimes un autre.

 

– Hélas ! soupira Ione, et, effrayée de cette violence soudaine et inattendue, elle fondit en larmes.

 

Arbacès se rapprocha d’elle ; son haleine brûlante effleurait les joues d’Ione. Il la saisit dans ses bras. Elle se déroba à son étreinte. Dans cette lutte, des tablettes s’échappèrent de son sein sur le pavé. Arbacès les aperçut et s’en empara. C’était la lettre qu’elle avait reçue le matin même de Glaucus. Ione tomba sur le lit, à moitié morte.

 

Les yeux d’Arbacès parcoururent rapidement l’écrit ; la Napolitaine n’osait lever les yeux sur lui : elle n’aperçut pas la pâleur terrible qui se répandit sur sa figure ; elle ne remarqua pas le froncement de ses sourcils, ni le tremblement de ses lèvres, ni les convulsions de sa poitrine. Il lut la lettre tout entière, et puis, la laissant glisser de sa main, il dit avec un calme décevant :

 

« Est-ce l’auteur de cette lettre que tu aimes ? »

 

Ione soupira et ne répondit pas.

 

« Parle. » Et ce fut un cri plutôt qu’une parole.

 

« C’est lui, c’est lui.

 

– Et son nom… est écrit ici… Son nom est Glaucus ? » Ione joignit les mains et regarda autour d’elle, comme pour chercher du secours ou un moyen de fuir.

 

« Écoute-moi, dit Arbacès à voix basse, avec une sorte de murmure. Tu iras à la tombe plutôt que dans ses bras. Quoi ! te figures-tu qu’Arbacès souffrira pour rival ce faible Grec ? Quoi ! penses-tu qu’il aura laissé mûrir le fruit pour le céder à un autre ? non, belle insensée ! tu m’appartiens, à moi, à moi seul… Je te saisis et je te prends, voilà mes droits. »

 

En parlant ainsi, il serra fortement Ione contre son sein, et dans ce terrible embrassement il y avait autant de haine que d’amour. Le désespoir donna à Ione une force surnaturelle ; elle se délivra encore de son étreinte et courut vers l’endroit de la chambre par lequel elle était entrée : elle en souleva le rideau, mais elle se sentit ressaisie par Arbacès. Elle s’échappa encore ; puis tomba épuisée, en jetant un grand cri, au pied de la colonne qui supportait la tête de la déesse égyptienne. Arbacès s’arrêta comme pour reprendre haleine, avant de se précipiter de nouveau sur sa proie.

 

En ce moment le rideau fut tiré violemment, et l’Égyptien sentit une main forte et exaspérée se poser sur son épaule ; il se retourna et vit derrière lui les yeux flamboyants de Glaucus et la pâle, morne, mais menaçante figure d’Apaecidès.

 

« Ah ! s’écria-t-il en les regardant l’un et l’autre, quelle furie vous a envoyés ici ?

 

– Até, répondit Glaucus ; et il essaya aussitôt de renverser l’Égyptien.

 

Pendant ce temps-là, Apaecidès relevait sa sœur, demeurée sans connaissance ; mais ses forces épuisées par les longs labeurs de la pensée ne lui suffirent pas pour l’emporter, toute légère et délicate qu’elle était ; il la posa sur le lit, et se plaça devant elle un poignard à la main, épiant la lutte de Glaucus et de l’Égyptien, et prêt à plonger son arme dans le sein d’Arbacès, s’il obtenait l’avantage sur son rival. Il n’y a peut-être rien de plus terrible sur la terre que le combat de deux êtres qui n’ont d’autres armes que celles que la nature peut donner à la rage. Les deux antagonistes se tenaient étroitement embrassés, les mains de chacun d’eux cherchant la gorge de son ennemi, le visage en arrière. Les yeux pleins de flammes ; les muscles roidis ; les veines gonflées ; les lèvres entrouvertes ; les dents serrées, ils étaient doués l’un et l’autre d’une force extraordinaire et d’une haine égale ; ils s’étreignaient, se tordaient, se déchiraient, se poussaient çà et là dans leur étroite arène ; jetaient des cris de rage et de vengeance ; tantôt devant l’autel, tantôt au pied de la colonne où la lutte avait commencé ; ils se séparèrent pour respirer, Arbacès s’appuyant contre la colonne, Glaucus un peu plus loin.

 

« Ô déesse antique ! s’écria Arbacès en levant les yeux vers l’image sacrée qu’elle supportait ; protège ton élu, proclame ta vengeance contre le disciple d’une religion née après la tienne, dont la sacrilège audace profane ton sanctuaire et attaque tes serviteurs ! »

 

À ces paroles, les traits jusqu’alors immobiles de la figure parurent s’animer ; à travers le marbre nu, comme à travers un voile, courut une lumière rouge et brûlante. Autour de la tête des éclairs livides se jouèrent, et ses yeux, étincelants comme des globes de feu, se fixèrent avec une expression d’indicible colère sur le Grec. Étonné, épouvanté par cette soudaine et prodigieuse réponse qu’obtenait la prière de son ennemi, Glaucus, qui n’était pas exempt des superstitions héréditaires de sa race, pâlit ; en présence de cette subite animation du marbre, ses genoux s’entrechoquèrent… il demeura saisi d’une terreur religieuse, confus, éperdu, sans forces devant son adversaire. Arbacès ne lui laissa pas le temps de se remettre de sa frayeur.

 

« Meurs, misérable ! s’écria-t-il, d’une voix de tonnerre, en s’élançant sur le Grec. La puissante mère te réclame comme un vivant sacrifice ! »

 

Attaqué ainsi, dans le premier moment de la consternation causée par sa crainte superstitieuse, le Grec perdit son équilibre ; le pavé de marbre était uni comme une glace, il glissa, il tomba. Arbacès mit le pied sur le sein de son adversaire abattu. Apaecidès, à qui sa profession sacrée, non moins que sa connaissance du caractère d’Arbacès avaient appris à se méfier de ces miraculeuses intercessions, n’avait pas partagé l’effroi de son compagnon. Il se précipita en agitant son poignard ; mais l’Égyptien, sur ses gardes, arrêta son bras et arracha vigoureusement l’arme de la faible main du prêtre, qu’il renversa en même temps à ses pieds : il brandit à son tour le poignard avec la joie du triomphe. Glaucus considérait le sort qui lui était réservé d’un air froid, avec la résignation dédaigneuse d’un gladiateur vaincu, lorsque, en cet instant décisif, le pavé frémit sous eux d’une façon convulsive et rapide ; un esprit plus puissant que celui de l’Égyptien était déchaîné ; un pouvoir gigantesque devant lequel s’effaçaient sa passion et ses artifices. Il s’éveillait, il se déclarait, l’affreux démon des tremblements de terre, se riant à la fois des ruses de la magie et de la malice des colères humaines. Semblable au Titan sur qui sont accumulées des montagnes, il se réveillait du sommeil des ans, se mouvait sur sa couche d’angoisses, pendant que les cavernes poussaient des gémissements et s’agitaient sous le mouvement de ses membres. Au moment où Arbacès se croyait sûr de la victoire et se félicitait de sa puissance, comme un demi-dieu, il retomba dans sa poussière primitive. Au loin, sous le sol, se fit entendre le roulement d’un bruit sourd ; les rideaux de la salle se tordirent comme au souffle de la tempête ; l’autel s’ébranla ; le trépied chancela ; et au-dessus du lieu du combat, la colonne vacilla de côté et d’autre ; la tête de la déesse se détacha et tomba de son piédestal ; et, dans le moment où l’Égyptien se baissait sur la victime pour la frapper, la masse de marbre atteignit son corps plié en deux, entre les épaules et le cou. Le choc l’étendit sur le pavé, comme si le coup était mortel, sans qu’il pût jeter un cri ou faire un mouvement ; on eût dit qu’il était écrasé par la divinité que son impiété avait animée et invoquée.

 

« La terre a préservé ses enfants, dit Glaucus en se relevant. Bénie soit cette terrible convulsion ! Adorons la puissance des dieux ! »

 

Il aida Apaecidès à se lever, et retourna ensuite le visage d’Arbacès, qui paraissait inanimé ; le sang jaillissait de la bouche de l’Égyptien sur ses riches vêtements ; le corps retomba des bras de Glaucus à terre, et le sang continua à se répandre sur le pavé. La terre trembla de nouveau sous les pas d’Apaecidès et de Glaucus. Ils furent contraints de se soutenir l’un l’autre. La convulsion cessa presque aussitôt. Ils ne s’arrêtèrent pas plus longtemps. Glaucus prit dans ses bras Ione, poids léger pour lui, et ils sortirent de ce profane séjour. À peine furent-ils entrés dans le jardin, qu’ils rencontrèrent de tous côtés une troupe de femmes et d’esclaves, fuyant en groupes désordonnées, et dont les habits de fête contrastaient, comme une moquerie, avec la terreur de cette heure solennelle. Ils avaient assez de leur frayeur pour les occuper. Après soixante ans de tranquillité, ce sol brûlant et dangereux menaçait de nouveau ses habitants de leur destruction. On n’entendait qu’un cri : Le tremblement de terre ! le tremblement de terre !

 

Passant au milieu de cette foule sans qu’elle prît garde à eux, Apaecidès et Glaucus n’entrèrent pas dans la maison ; ils se hâtèrent de descendre une des allées du jardin, passèrent par une petite porte, et, au dehors, retrouvèrent, assise sur un tertre ombragé par de sombres aloès, la jeune fille aveugle, qu’un rayon de la lune leur fit reconnaître. Elle pleurait amèrement.

 



LIVRE III

 

Chapitre 1

Le forum des Pompéiens. – Ébauche du premier mécanisme au moyen duquel la nouvelle ère du monde fut préparée

 

La matinée n’était pas encore avancée, et le forum se trouvait déjà rempli de gens affairés et oisifs. De même que de nos jours à Paris, dans les villes d’Italie, à cette époque, les habitants vivaient presque constamment hors de chez eux. Les édifices publics, le forum, les portiques, les bains, les temples eux-mêmes, pouvaient être considérés comme leurs véritables demeures ; il ne faut pas s’étonner qu’ils décorassent si magnifiquement ces places favorites de réunion, pour lesquelles ils ressentaient une sorte d’affection domestique, non moins qu’un orgueil public. Le forum de Pompéi était en particulier singulièrement animé à cette heure ! Le long de son large pavé, composé de grandes dalles de marbre, plusieurs groupes assemblés conversaient ensemble avec cette habitude énergique qui approprie un geste à chaque mot, et qui est encore un des signes caractéristiques des peuples du Midi. Là, par un des côtés de la colonnade, on voyait assis dans sept boutiques les changeurs de monnaie, avec leurs trésors étalés devant eux, tandis que les marchands et les marins, dans des costumes variés, entouraient leurs échoppes. De l’autre côté, des hommes en longues toges[40] montaient rapidement les degrés d’un magnifique édifice, où les magistrats administraient la justice ; il y avait là des avocats actifs, bavards, diseurs de bons mots, faiseurs de pointes, comme on en voit à Westminster. Au centre de l’espace, des piédestaux supportaient diverses statues, dont la plus remarquable était celle de Cicéron, d’un aspect imposant. Autour de la cour s’élevait une colonnade régulière et symétrique d’architecture dorique, où plusieurs personnes, appelées dans ce lieu par leurs affaires, prenaient le léger repas qui forme le déjeuner d’un Italien, en parlant avec animation du tremblement de terre de la nuit précédente, et en trempant des morceaux de pain dans leur vin mêlé d’eau.

 

On apercevait aussi dans l’espace ouvert diverses espèces de marchands exerçant leur commerce : l’un présentait des rubans à une belle dame de la campagne ; l’autre vantait à un robuste fermier l’excellence de ses chaussures ; un troisième, une espèce de restaurateur en plein vent, tel qu’il s’en trouve encore dans les villes d’Italie, fournissait à plus d’une bouche affamée des mets sortis tout chauds de son petit fourneau ambulant ; à quelques pas, comme pour caractériser le mélange d’intelligence et de confusion de ces temps, un maître d’école expliquait à ses disciples embarrassés les éléments de la grammaire latine[41]. Une galerie placée au-dessus du portique, à laquelle on montait par un escalier de bois, était aussi remplie d’une certaine foule ; mais, comme la principale affaire du lieu se traitait là, les groupes, en cet endroit, avaient un air plus tranquille et plus sérieux.

 

De temps à autre, la foule d’en bas s’ouvrait pour laisser passer respectueusement quelque sénateur qui se rendait au temple de Jupiter (situé sur l’un des côtés du forum, et lieu de réunion des sénateurs). Ce haut personnage saluait avec une orgueilleuse condescendance ceux de ses amis ou de ses clients qu’il distinguait dans les groupes. Au milieu des habits pleins d’élégance des personnes du premier rang, on remarquait les rudes vêtements des paysans voisins qui allaient aux greniers publics. Près du temple, on avait devant soi l’arc de triomphe, et la longue rue qui s’étendait au-delà toute remplie d’habitants : de l’une des niches de l’arc jaillissait une fontaine dont les eaux étincelaient aux rayons du soleil ; s’élevant au-dessus de la corniche, la statue équestre en bronze de Caligula contrastait fortement avec le pur azur d’un ciel d’été. Derrière les boutiques des changeurs de monnaie se trouvait l’édifice qu’on appelle maintenant le Panthéon ; une multitude de pauvres Pompéiens traversaient, leurs paniers sous le bras, le petit vestibule qui conduisait à l’intérieur, pour se rendre à la plate-forme placée entre les deux colonnes : c’était là que se vendaient les viandes soustraites par les prêtres aux sacrifices.

 

Des ouvriers travaillaient aux colonnes de l’un des édifices publics appropriés aux affaires de la cité ; on entendait le bruit que faisaient éclater par moments les rumeurs de la foule. Les colonnes sont restées jusqu’à ce jour sans avoir été terminées. En résumé, rien ne pouvait surpasser en variété les costumes, les rangs, les manières, les occupations de cette multitude ; rien ne pouvait surpasser le désordre, la gaieté, l’animation, le flux et le reflux de la vie qui régnait à l’entour. Vous aviez sous les yeux les mille indices d’une civilisation bouillante et fiévreuse, où le plaisir et le commerce, l’oisiveté et le travail, l’avarice et l’ambition, confondaient dans un même golfe leurs flots bigarrés, impétueux, mais dont le cours ne manquait pas d’harmonie.

 

Devant les degrés du temple de Jupiter, un homme d’environ cinquante ans se tenait les bras croisés, en fronçant les sourcils d’un air méprisant. Son costume était des plus simples, moins pourtant en raison de l’étoffe qui les composait, qu’à cause de l’absence des ornements dont les Pompéiens de toutes classes avaient l’habitude d’user, soit par ostentation, soit parce qu’ils offraient en général les formes que l’on considérait comme les plus efficaces pour résister aux attaques de la magie et à l’influence du mauvais œil[42] ! Son front était élevé et chauve ; le peu de cheveux qui lui restaient derrière la tête étaient cachés par une sorte de capuchon qui faisait partie de son manteau, et qui pouvait se baisser et se relever à volonté. En ce moment, sa tête recouverte à moitié était ainsi défendue contre les ardeurs du soleil. La couleur de ses vêtements était brune, couleur peu estimée des Pompéiens ; il semblait avoir évité avec soin tout mélange de pourpre et d’écarlate. Sa ceinture contenait un pli pour renfermer un encrier attaché par un crochet, ainsi qu’un style et des tablettes d’une certaine grandeur. Ce qu’il y avait de plus remarquable, c’était l’absence de toute bourse, quoique la bourse formât une partie indispensable de la ceinture, même lorsque la bourse avait le malheur d’être vide.

 

Il n’était pas ordinaire aux gais et égoïstes habitants de Pompéi de s’occuper à observer le maintien ou les actions de leurs voisins ; mais la bouche et les yeux de cet homme manifestaient une expression si amère et si dédaigneuse, pendant que la procession religieuse montait des degrés du temple, qu’il ne pouvait manquer d’attirer l’attention de beaucoup de personnes.

 

« Quel est donc ce cynique ? demanda un marchand à un joaillier son confrère.

 

– C’est Olynthus, répondit le joaillier. Il passe pour un Nazaréen. »

 

Le marchand frissonna.

 

« Secte terrible ! reprit-il d’une voix basse et tremblante. On dit que, lorsqu’ils s’assemblent la nuit, ils commencent toujours leurs cérémonies par le meurtre d’un enfant nouveau-né ; ils professent la communauté des biens ! Que deviendraient les marchands, les joailliers, si de pareilles idées prenaient consistance ?

 

– Cela est bien vrai, dit le joaillier, d’autant qu’ils ne portent pas de bijoux ; ils poussent des imprécations lorsqu’ils voient un serpent, et tous nos ornements à Pompéi ont la forme du serpent.

 

– Faites-moi le plaisir de remarquer, ajouta un troisième interlocuteur, qui était fabricant de bronzes, comme ce Nazaréen secoue la tête avec pitié en voyant passer la procession. Il murmure quelque chose contre le temple, cela est sûr. Savez-vous, Célénus, que cet homme, passant devant ma boutique l’autre jour, et me voyant occupé à travailler une statue de Minerve, me dit, avec un froncement de sourcil, que si elle avait été de marbre, il l’aurait brisée, mais que le bronze était trop dur pour lui ? « Briser une déesse ! m’écriai-je. – Une déesse ! répondit l’athée : c’est un démon, un malin esprit. » Il passa alors son chemin en maudissant les dieux. Cela peut-il se tolérer ? Qu’y a-t-il de surprenant à ce que la terre se soit soulevée la nuit dernière, désireuse sans doute de rejeter l’athée de son sein ? Que dis-je ? un athée… pis que cela : un homme qui méprise les beaux-arts. Malheur à nous autres fabricants de bronze, si de tels compagnons venaient à donner des lois à la société !

 

– Ce sont là les mendiants qui ont brûlé Rome sous Néron, murmura le joaillier.

 

Pendant ces remarques provoquées par la physionomie et par la foi du Nazaréen, Olynthus commença à s’apercevoir de l’effet qu’il produisait. Il tourna les yeux autour de lui, et observa les figures attentives de la foule grossissante, où chacun se parlait à l’oreille en le regardant. Il jeta, de son côté, sur la foule un regard de défiance d’abord, et puis de compassion. Enveloppé ensuite dans son manteau, il passa, en murmurant assez haut pour être entendu :

 

« Aveugles idolâtres ! la convulsion de la dernière nuit n’a-t-elle donc pas été pour vous un avertissement ? Hélas ! en quel état vous trouvera le dernier jour du monde ! »

 

La foule, qui entendit ces paroles solennelles, leur donna diverses interprétations, selon le degré de crainte et d’ignorance de chacun. Tout le monde s’accorda du moins à leur reconnaître le caractère d’une épouvantable imprécation. Ils regardaient le chrétien comme l’ennemi de l’humanité. Les épithètes qu’ils lui décochaient, et parmi lesquelles celle d’athée était la plus commune et la mieux reçue, peuvent servir à nous apprendre, maintenant que la foi d’Olynthus, qui est la nôtre, a triomphé, que nous aurions tort de nous livrer, à l’égard de ceux qui ne pensent pas aujourd’hui comme nous, aux injures dont on accablait les doctrines de notre religion.

 

Olynthus, en traversant la foule et en gagnant une des issues les moins fréquentées du forum, reconnut aisément une figure pâle et sérieuse, dont les yeux étaient fixés sur lui.

 

Couvert d’un pallium qui voilait en partie ses habits sacrés, le jeune Apaecidès contemplait le disciple de cette nouvelle et mystérieuse croyance, à laquelle il avait été déjà à moitié converti.

 

« Est-ce aussi un imposteur, se dit-il, cet homme si simple dans sa vie, dans son costume, dans son maintien ? cache-t-il sous le masque de l’austérité la concupiscence la plus effrénée ? Le voile de Vesta recouvre-t-il les vices d’une prostituée ? »

 

Olynthus, accoutumé à voir des personnes de toutes classes, et qui réunissait à l’enthousiasme de sa foi une profonde connaissance des hommes, devina peut-être, à l’air d’Apaecidès, ce qui se passait dans le cœur du jeune prêtre. Il prévint son examen ; et, l’abordant avec un regard ferme, un front serein, une franchise pleine de candeur :

 

« Que la paix soit avec toi ! dit-il en le saluant.

 

– La paix ! reprit le prêtre d’une voix si profondément triste qu’elle alla droit au cœur du Nazaréen.

 

– Ce souhait, continua Olynthus, ne renferme que de bonnes choses : sans la vertu il n’y a pas de paix ; la paix est semblable à l’arc-en-ciel, qui repose sur la terre, mais dont la voûte est dans les cieux. Le ciel le baigne de teintes de lumière ; il se forme au milieu de la pluie et des nuages ; il est la réflexion de l’éternel Soleil, l’assurance du calme, le gage d’alliance entre l’homme et Dieu. Telle est la paix, ô jeune homme ; c’est le sourire de l’âme, une émanation des sphères de l’éternelle lumière. Que la paix soit avec toi !

 

– Hélas ! répondit Apaecidès, et il s’interrompit en remarquant les regards des oisifs curieux, qui se demandaient ce qu’il pouvait y avoir de commun entre un Nazaréen reconnu et un prêtre d’Isis ; il ajouta pourtant à voix basse : « Nous ne pouvons converser ici ; je veux te suivre sur les bords de la rivière ; il y a, tu sais, un chemin qui à cette heure est solitaire et désert. »

 

Olynthus s’inclina en marque d’assentiment. Il traversa les rues d’un pas rapide, mais avec un œil observateur. Çà et là il échangea un regard d’intelligence, un léger signe avec quelques passants dont la toilette indiquait généralement qu’ils appartenaient aux derniers rangs de la société : car le christianisme fut en cela le type de beaucoup d’autres révolutions moins considérables ; la bonne graine était dans le cœur des petits. C’était dans les cabanes de la pauvreté et du travail que ce vaste fleuve, qui devait baigner les cités et les palais de la terre, prit sa source méprisée alors.

Chapitre 2

Excursion matinale sur les mers de la Campanie

 

« Dites-moi, demanda Ione à Glaucus pendant qu’ils glissaient dans un bateau de promenade, sur le limpide Sarnus, comment Apaecidès et vous, êtes-vous venus me délivrer de cet homme ?

 

– Demandez plutôt à Nydia, répondit l’Athénien en montrant la jeune aveugle qui était assise non loin d’eux, appuyée sur sa lyre ; c’est elle, ce n’est pas nous que vous devez remercier. Il paraît qu’elle est venue chez moi, et que, ne me trouvant pas dans ma demeure, elle a pénétré jusque dans le temple d’Isis pour chercher votre frère ; ils partirent pour se rendre chez Arbacès ; en route, ils me rencontrèrent au milieu de quelques amis. J’étais si heureux de votre excellente lettre, que je m’étais joint volontiers à leur troupe joyeuse. L’oreille si fine de Nydia reconnut ma voix sans peine ; peu de mots suffirent pour me faire accompagner Apaecidès ; je me gardais de dire à mes amis pourquoi je les quittais : pouvais-je livrer votre nom à leur langue légère et aux bruits du monde ? Nydia nous conduisit à la porte du jardin par laquelle, plus tard, nous vous avons ramenée ; nous entrâmes, et nous allions nous plonger dans les détours mystérieux de cette maison de malheur, lorsque votre cri nous fit prendre une autre direction. Vous savez le reste. »

 

Ione rougit vivement ; puis ses yeux s’arrêtèrent sur ceux de Glaucus, et il comprit toute la gratitude qu’elle ne pouvait pas exprimer.

 

« Viens ici, ma Nydia, dit-elle tendrement à la Thessalienne : n’avais-je pas raison d’assurer que tu serais ma sœur et mon amie ? N’as-tu pas été déjà plus que cela, ma gardienne, ma libératrice ?

 

– Je n’ai fait que mon devoir, répondit Nydia avec froideur, et sans bouger.

 

– Ah ! j’oubliais, poursuivit Ione, que c’était à moi d’aller vers toi. »

 

Elle se glissa le long du bateau, jusqu’à l’endroit où Nydia était assise, et, jetant ses bras avec tendresse autour de la jeune fille, couvrit ses joues de baisers.

 

Nydia était ce matin-là plus pâle que d’habitude, et sa pâleur s’accrut encore pendant qu’elle se prêtait à regret aux embrassements de la belle Napolitaine.

 

« Mais comment as-tu deviné si exactement, Nydia, continua Ione, le danger auquel j’étais exposée ? Connaissais-tu donc l’Égyptien ?

 

– Oui, je connaissais ses vices.

 

– Et comment ?

 

– Noble Ione, j’ai été esclave chez des gens vicieux ; ceux que je servais étaient les ministres de ses plaisirs.

 

– Et tu as pénétré dans sa maison, puisque tu connaissais si bien cette secrète entrée ?

 

– J’ai joué de la lyre chez Arbacès, répondit la Thessalienne avec embarras.

 

– Et tu as pu échapper à la contagion dont tu as préservé Ione ? reprit la Napolitaine en baissant la voix de manière à n’être pas entendue de Glaucus.

 

– Noble Ione, je n’ai ni beauté, ni rang ; je suis une enfant, une esclave, une aveugle. Ceux qu’on méprise sont en sûreté. »

 

Nydia prononça d’un ton mêlé de douleur, de fierté et d’indignation, cette humble réponse, et Ione comprit qu’elle blesserait la jeune fille en continuant ses questions. Elle demeura silencieuse, et le bateau entra en ce moment dans la mer.

 

« Avouez, Ione, dit Glaucus, que j’ai eu raison de vous empêcher de passer cette belle matinée dans votre chambre ; avouez que j’ai eu raison.

 

– Oui, vous avez eu raison, Glaucus, s’écria Nydia brusquement.

 

– L’aimable enfant parle pour vous, reprit l’Athénien ; mais permettez que je me mette en face de vous, de peur que notre léger bateau ne vienne à chavirer. »

 

En parlant ainsi, il se plaça devant elle, et se penchant de son côté, il s’imagina que c’était l’haleine d’Ione, et non celle de l’été, qui de son souffle parfumait la mer.

 

« Vous avez à m’apprendre, dit-il à Ione, pourquoi votre porte m’a été fermée pendant quelques jours ?

 

– Oh ! ne parlons pas de cela, répondit-elle avec vivacité ; j’ai prêté l’oreille à ce que je sais maintenant être la malice et la calomnie.

 

– Et mon calomniateur était l’Égyptien ? »

 

Le silence d’Ione répondit à cette question.

 

« Ses motifs sont suffisamment dévoilés.

 

– Écartons son souvenir », dit Ione en couvrant son visage de ses mains, comme pour cacher la confusion que lui causait la pensée de cet homme.

 

« Peut-être est-il à présent sur les mornes rives du Styx, dit Glaucus ; cependant, s’il en était ainsi, nous aurions entendu parler de sa mort. Il semble que votre frère ait ressenti l’influence de l’âme ténébreuse d’Arbacès. Lorsque nous sommes arrivés la dernière nuit chez vous, il l’a quitté subitement. Voudra-t-il jamais accepter mon amitié ?

 

– Il est consumé par un chagrin secret, répondit Ione d’un air triste. Plût aux dieux que nous pussions l’arracher à lui-même ! Unissons-nous pour cette bonne action.

 

– Ce sera mon frère, répliqua le Grec.

 

– Avec quel calme, reprit Ione, en s’efforçant d’échapper à la sombre tristesse où le souvenir d’Apaecidès l’avait plongée, avec quel calme les nuages semblent reposer dans le ciel ! et cependant, vous m’avez dit, car je n’en ai pas eu connaissance par moi-même, qu’un tremblement de terre a eu lieu cette nuit ?

 

– En effet, et plus violent, dit-on, que tous ceux qui se sont produits depuis la grande convulsion d’il y a soixante ans ; le royaume de Pluton, qui s’étend sous notre campagne ardente, a paru agité d’une commotion inaccoutumée. N’as-tu pas senti la terre trembler, Nydia, dans l’endroit où tu étais assise ? et n’est-ce pas la peur qui a fait couler tes larmes ?

 

– J’ai senti la terre s’agiter et remuer sous moi comme un monstrueux serpent, répondit Nydia ; mais, comme je ne voyais rien, je n’ai pas eu d’effroi. Je me suis figuré que cette convulsion provenait de la magie de l’Égyptien. On dit qu’il commande aux éléments.

 

– Tu es Thessalienne, ma Nydia, reprit Glaucus, et tu as, par origine, le droit de croire à la magie.

 

– La magie !… qui doute de la magie ? répliqua Nydia avec naïveté. Est-ce vous ?

 

– Jusqu’à la dernière nuit (où un prodige de la nécromancie m’a subjugué), je n’avais pas voulu croire à d’autre magie qu’à celle de l’amour, dit Glaucus d’une voix tendre et en attachant ses yeux sur Ione.

 

– Ah ! dit Nydia avec une sorte de frisson, et elle tira machinalement quelques sons de sa lyre ; cette harmonie s’accordait bien avec la tranquillité des eaux et le calme du soleil du midi.

 

– Joue-nous quelque chose, chère Nydia, dit Glaucus, joue un de tes vieux airs thessaliens ; que ton chant parle de magie ou non, à ton choix, mais qu’il parle d’amour !

 

– D’amour ! répéta Nydia en levant ses grands yeux incertains, qu’on ne pouvait regarder sans un sentiment de crainte et de pitié ; on ne se familiarisait pas avec leur aspect : car il semblait étrange que leurs globes errants et noirs ignorassent la lumière, avec leur regard quelquefois mystérieux et fixe, quelquefois inquiet et troublé, de sorte qu’en le regardant on éprouvait la même impression vague, glaçante et presque surnaturelle qu’on éprouve en présence d’une personne privée de la raison, de celles qui, ayant une vie extérieure comme la nôtre, ont de plus une vie intérieure différente, inexplicable, impossible à saisir.

 

« Vous voulez donc un chant d’amour ? dit-elle en fixant ses yeux sur Glaucus.

 

– Oui », répliqua-t-il en baissant les yeux.

 

Nydia éloigna le bras d’Ione qui était encore autour d’elle, comme si cette douce étreinte la gênait ; et, plaçant son léger et gracieux instrument sur ses genoux, elle chanta, après un court prélude, la chanson suivante :

 

LA CHANSON D’AMOUR DE NYDIA

 

I

 

Le vent et le rayon aimaient tous deux la rose,

Épris de son éclat vermeil ;

Mais qui chérit le vent, amant jaloux, morose ?

La fleur n’aimait que le soleil.

 

II

 

Personne ne savait vers quels lointains rivages

L’aile du vent allait frémir ;

Personne, dans la voix des plus simples orages,

N’entendait une âme gémir.

 

III

 

Heureux rayon, tu vois, à la moindre caresse,

L’amour doucement s’éveiller ;

Ta clarté te suffit ; pour prouver ta tendresse,

Tu n’as qu’à paraître et briller.

 

IV

 

Comment le vent peut-il révéler sa souffrance ?

L’effroi partout suit son soupir.

Pour prouver son amour, amour sans espérance,

Il ne lui reste qu’à mourir.

 

« Ton chant est triste, douce enfant, dit Glaucus ; ta jeunesse ne sent encore que l’ombre de l’amour ; il éveille en nous bien d’autres inspirations lorsqu’il éclate et nous illumine.

 

– Je chante ce qu’on m’a appris, répliqua Nydia en soupirant.

 

– Ton maître était alors malheureux en amour ; essaye quelque chose de plus gai, ou plutôt, mon enfant, donne-moi l’instrument. »

 

Nydia obéit, et sa main rencontra celle de Glaucus. À ce léger toucher, son sein s’agita et sa joue se couvrit de rougeur. Ione et Glaucus, occupés l’un de l’autre, n’aperçurent pas les signes des émotions étranges et prématurées qui faisaient battre son cœur, tout plein d’un amour auquel l’imagination tenait lieu d’espérance.

 

Large, azurée, brillante, devant eux s’étendait alors cette mer tranquille qu’après dix-sept siècles je revois en ce moment, aussi belle, caresser ses divins rivages. Beau climat qui nous énerves encore, comme si la magicienne Circé y exerçait toujours ses enchantements ; qui nous mets insensiblement et mystérieusement en harmonie avec toi, par une douce fusion ; qui bannis la pensée d’un austère travail, couvres la voix de l’ambition effrénée, le bruit de la vie et de ses combats ; qui nous remplis de rêves agréables et charmants, ne rendant nécessaire à notre nature que ce qu’il y a de moins matériel, jusqu’à ce que l’air lui-même nous inspire le besoin et la soif de l’amour : quiconque te visite semble laisser derrière lui la terre et ses rudes soins pour entrer par la porte d’ivoire dans le domaine des songes. Les Heures jeunes et riantes du PRÉSENT, les Heures, ces filles de Saturne, que leur père est avide de dévorer, paraissent échapper à son étreinte, le PASSé, l’AVENIR, sont oubliés ; nous ne jouissons que du temps qui passe : fleur du jardin du monde, fontaine de délices, belle et heureuse Campanie, il fallait que les Titans fussent bien vains pour désirer un autre ciel que ce divin séjour. Si Dieu avait voulu que notre vie, péniblement vouée au travail, ne fût qu’un long jour de fête, qui ne voudrait habiter là pour toujours sans rien demander, sans rien désirer, sans rien craindre, pendant que les cieux sourient à nos regards, pendant que les mers étincellent à nos pieds, pendant que les airs légers nous apportent les parfums des violettes et des orangers ; pendant que nos cœurs, résignés à ne connaître qu’une émotion, rencontreraient des yeux et des lèvres qui leur persuaderaient (vanité des vanités !) que l’amour, bravant l’usage, peut ici-bas être éternel ? Le récit des passions humaines dans les temps passés emprunte un intérêt même de la distance des temps. Nous aimons à sentir en nous le lien qui nous unit aux époques lointaines. Les hommes, les nations, les mœurs ont péri ; LES AFFECTIONS DEMEURENT IMMORTELLES. Ce sont les sympathies qui joignent entre elles les générations incessantes ; le passé revit lorsque nous retrouvons ses émotions ; il revit dans les nôtres. Ce qui était existe encore. L’art du magicien qui ressuscite les morts, qui ranime la poussière des tombes oubliées, n’est pas dans l’habileté de l’auteur, mais dans l’âme du lecteur.

 

Cherchant toujours les yeux d’Ione à moitié baissés, à moitié détournés en évitant les siens, l’Athénien, d’une voix douce et lente, exprima ainsi des sentiments inspirés par des pensées plus heureuses que celles qui avaient donné leurs couleurs à la chanson de Nydia.

 

LE CHANT DE GLAUCUS

 

I

 

Vois la barque flotter sur cette mer dorée,

Ainsi flotte mon cœur sur mon profond amour ;

Ton visage céleste, ô ma belle adorée,

Ton visage est pour moi la lumière du jour.

 

Mon cœur, à ton désir, ou s’élève ou s’abaisse ;

C’est toi seule qui fais ou sa joie ou ses maux.

Sur l’océan de ma jeunesse,

Tes yeux brillent, astres jumeaux[43] !

 

II

 

La barque peut sombrer, prise par la tempête :

Mon cœur aussi redoute un orage soudain.

Tout sourit à présent ; la nature est en fête :

Mais quel trouble infini produirait ton dédain !

 

Il vaudrait mieux mourir dans ce jour plein de charmes,

Si le temps me réserve un changement affreux ;

Si tu dois me coûter des larmes,

Que je meure du moins heureux !

 

Comme les derniers mots tremblaient encore sur les vagues, Ione leva les yeux : ils rencontrèrent les yeux de son amant. Heureuse Nydia ! heureuse dans ton affliction, de n’avoir pu voir ce regard rempli de douceur et de fascination, qui disait tant de choses, qui donnaient aux yeux la voix de l’âme, qui promettait une constance éternelle, l’impossibilité du changement !

 

Mais, quoique la Thessalienne n’aperçut point ce regard, elle le devina par leur silence et par leurs soupirs. Elle pressa ses mains sur son sein pour étouffer ses pensées amères et jalouses, et se hâta de parler, car le silence était intolérable pour elle.

 

« Après tout, dit-elle, Glaucus, il n’y a rien de bien gai dans votre chant.

 

– Cependant je le croyais tel, ma jolie Nydia, reprit Glaucus, lorsque j’ai pris ta lyre ; peut-être le bonheur ne nous permet-il pas la gaieté !

 

– Qu’il est étrange, dit Ione en changeant le sujet d’une conversation qui lui oppressait le cœur tout en la charmant, que depuis plusieurs jours ce nuage n’ait pas quitté le sommet du Vésuve ! non pas pourtant qu’il soit immobile, car il change quelquefois de forme ; et maintenant on dirait d’un géant qui étend les bras sur la cité. N’a-t-il pas cette ressemblance, ou n’est-ce qu’un effet de mon imagination ?

 

– Belle Ione, il a cette apparence en effet très distincte. Le géant semble assis sur le haut de la montagne ; les ombres diverses des nuages lui forment une robe blanche qui enveloppe son vaste sein et ses membres. Il a l’air de regarder la ville d’un œil fixe, en montrant d’une main, comme vous le dites, ses brillantes rues, et levant l’autre (ne le remarquez-vous pas ?) vers le ciel. Il ressemble, en vérité, au fantôme de quelque colossal Titan qui réfléchit douloureusement sur le monde délicieux qu’il a perdu, avec le regret du passé et la menace pour l’avenir.

 

– Cette montagne n’aurait-elle pas quelque rapport avec le tremblement de terre d’hier ? On dit qu’autrefois, aux temps les plus reculés de la tradition, elle vomissait des feux comme l’Etna. Peut-être a-t-elle encore un ardent foyer dans son sein.

 

– Cela est bien possible, dit Glaucus d’un air rêveur.

 

– Vous prétendiez que vous ne croyiez pas à la magie, s’écria tout à coup Nydia. J’ai entendu dire qu’une magicienne puissante habite les cavernes brûlées de la montagne, et ce nuage n’est peut-être que l’ombre du démon qui confère avec elle.

 

– Tu as l’esprit tout plein des contes fantastiques de ta Thessalie, ta contrée natale, reprit Glaucus. Il y a en toi un singulier mélange d’idées raisonnables et de superstitions.

 

– On est toujours superstitieux dans l’obscurité, répliqua Nydia. Dites-moi, ajouta-t-elle après un court intervalle, dites-moi, Glaucus, toutes les choses qui sont belles se ressemblent-elles ? On assure que vous êtes beau, qu’Ione est belle : vous ressemblez-vous ? je ne le crois pas ; et pourtant cela devrait être.

 

– Ne fais pas ce tort à Ione, répondit Glaucus en riant ; nous ne nous ressemblons même pas autant qu’une personne qui est belle peut ressembler à une personne qui ne l’est pas. Les cheveux d’Ione sont noirs, les miens blonds. Les yeux d’Ione sont… De quelle couleur sont vos yeux, Ione ? je ne puis bien les voir ; tournez-les de mon côté. Oh ! ils sont noirs ; non, ils sont trop doux. Sont-ils bleus ? Non, leur couleur est trop profonde : ils varient à chaque rayon de soleil ; je ne puis saisir leur couleur. Mais les miens, douce Nydia, les miens sont gris, et brillants seulement lorsque Ione les regarde… La joue d’Ione est…

 

– Je ne comprends pas un mot de votre description, interrompit Nydia avec amertume ; tout ce que je comprends, c’est que vous ne vous ressemblez pas, et j’en suis contente.

 

– Pourquoi cela, Nydia ? » demanda Ione.

 

Nydia rougit légèrement, puis elle répondit froidement :

 

« Parce que mon imagination vous a toujours vus l’un et l’autre sous des formes différentes, et l’on tient à savoir si l’on a raison.

 

– Et à quoi as-tu imaginé que Glaucus ressemblait ? dit Ione.

 

« À la musique, répliqua Nydia en baissant la tête.

 

– Comparaison juste, Nydia, murmura Ione.

 

– Et quelle ressemblance donnes-tu à Ione ?

 

– Je ne puis le dire, je ne la connais pas encore assez pour me faire une idée de sa personne.

 

– Je te le dirai donc, reprit Glaucus avec passion, elle ressemble au soleil qui réchauffe, à la vague qui rafraîchit.

 

– Le soleil brûle quelquefois et la vague engloutit, répondit Nydia.

 

– Prends donc ces roses, dit Glaucus, et que leur parfum t’offre une image d’Ione.

 

– Hélas ! les roses se fanent, ajouta la Napolitaine avec malice.

 

En conversant ainsi, ils laissaient s’écouler les heures : les amants, tout pleins du sourire et des joies de l’amour ; la jeune aveugle, livrée dans son obscurité à toutes les tortures du cœur, aux cruelles angoisses de la jalousie et à sa fatalité ! Et tandis qu’ils voguaient, Glaucus reprit sa lyre et en toucha légèrement les cordes d’une main caressante, préludant à une mélodie si joyeuse et si belle, que Nydia, tirée de sa rêverie, jeta un cri d’admiration.

 

« Tu vois, mon enfant, dit-il, que la musique de l’amour peut aussi s’inspirer de la gaieté ; j’avais tort de dire le contraire. Écoute-moi, Nydia, écoute-moi ; chère Ione, écoutez. »

 

LA NAISSANCE DE L’AMOUR

 

I

 

Comme une étoile, au sein de la voûte suprême,

Comme un songe, au-dessus des vagues du sommeil,

La déesse par qui l’on aime,

Sort de l’onde enchantée avec son front vermeil.

 

Chypre, le ciel sourit à ton flot qui s’élève,

L’arbre de la forêt sent bouillonner sa sève ;

La vie a circulé dans ce divin séjour.

Salut, ô terre fortunée,

La nature célèbre, en tous lieux étonnée,

La naissance de l’Amour !

 

Filles des dieux, vois le zéphyre ;

Sur ses ailes d’argent, il accourt, il soupire,

Il déroule tes cheveux d’or ;

De ton sein qui palpite il baise le trésor.

Sur le sable où la vague expire,

Les saisons pour te voir viennent d’un prompt essor !

 

II

 

Comme une perle, au fond de sa conque sacrée,

La déesse brille à nos yeux.

Les reflets de l’émail, dont la teinte est pourprée,

Ajoutent à son teint leur éclat gracieux.

 

Sur l’onde qui bondit elle vogue avec joie.

Déesse, nous t’appartenons.

Pour réjouir la terre, un dieu puissant t’envoie ;

Salut, répands sur nous tes dons !

 

III

 

Et toi, ma douce bien-aimée,

Quand tes yeux sont fixés sur ceux de ton amant,

Tu m’enivres comme elle, et mon âme charmée,

Retrouve la déesse à ce premier moment !

 

Elle sort de tes cils, comme jadis de l’onde,

Avec son air tendre et vainqueur :

La voilà, la beauté qui gouverne le monde ;

De tes yeux adorés elle passe en mon cœur.

Chapitre 3

La réunion religieuse

 

Suivi par Apaecidès, le Nazaréen gagna le bord du Sarnus. Cette rivière, qui n’est plus aujourd’hui qu’un petit ruisseau, se précipitait alors dans la mer, couverte de barques sans nombre, et réfléchissait dans ses eaux les jardins, les vignes, les palais et les temples de Pompéi. S’éloignant de ses rives bruyantes et fréquentées, Olynthus dirigea ses pas vers un sentier qui s’égarait au milieu des arbres, à peu de distance de la rivière. Cette promenade était le soir le rendez-vous favori des Pompéiens ; mais, pendant la chaleur et les occupations du jour, elle était rarement visitée, si ce n’est par quelques groupes d’enfants insouciants, par quelque poète rêveur ou quelques philosophes, amis des discussions. À l’extrémité la plus éloignée de la rivière, des touffes de buis s’enlaçaient au feuillage plus délicat et plus éphémère des autres arbustes, taillés sous mille formes bizarres, quelquefois en faunes, en satyres, quelquefois en pyramides égyptiennes, ou représentaient même en lettres les noms de quelque citoyen populaire ou éminent. Ainsi, le faux goût est aussi ancien que le bon goût, et les marchands retirés de Kackney et de Paddington ne se doutaient pas peut-être, il y a un siècle, qu’en torturant leurs ifs et en sculptant leurs buis, ils suivaient l’exemple de la période la plus polie de l’antiquité romaine, et prenaient pour modèles les jardins de Pompéi et la maison du trop élégant Pline.

 

Cette promenade, à l’heure où le soleil du Midi tombait perpendiculairement sur le feuillage varié, était entièrement déserte ; du moins on n’y voyait en ce moment qu’Olynthus et le prêtre d’Isis. Ils s’assirent sur des bancs, placés par intervalle entre les arbres, et en face de la faible brise qui arrivait languissamment de la rivière, dont les vagues dansaient et brillaient devant eux ; c’était un couple singulier et plein de contraste, l’un croyant au plus nouveau, l’autre au plus ancien culte du monde.

 

« Depuis que vous m’avez quitté si brusquement, dit Olynthus, avez-vous été heureux ? Votre cœur a-t-il éprouvé quelque contentement sous votre robe de prêtre ? Avez-vous, dévoré du désir d’entendre la voix de Dieu, surpris quelques-uns de ses oracles dans ceux du temple d’Isis ? Votre soupir, et ce morne maintien semblent répondre d’avance à ma dernière prédiction.

 

– Hélas ! répondit Apaecidès avec tristesse, vous voyez devant vous un homme misérable et désespéré. Dès mon enfance, j’ai divinisé le rêve de la vertu ; j’ai envié le sort des hommes qui, dans les cavernes et dans les temples solitaires, ont été admis à pénétrer les secrets des êtres supérieurs à ce monde ; mes jours se sont consumés en de vagues et de fiévreux désirs, mes nuits au milieu de décevantes mais solennelles visions. Séduit par les mystiques prophéties d’un imposteur, j’ai revêtu cette robe ; ma nature (je vous l’avoue franchement), ma nature s’est révoltée de toutes les choses que j’ai vues, et auxquelles il m’a fallu participer. Cherchant la vérité, je n’ai été que le ministre du mensonge. Le dernier soir où nous nous sommes vus, j’étais tout ébloui des espérances qu’avait fait luire à mes yeux l’imposteur, que j’aurais dû déjà mieux connaître. J’ai… n’importe, n’importe, il suffit de dire que j’ai ajouté le parjure et la faute à l’imprudence et au regret ; le voile est tombé maintenant ; je ne vois plus qu’un misérable où j’avais cru voir un demi-dieu. La terre s’obscurcit pour moi ; je suis tombé au plus profond de l’abîme ; je ne sais plus s’il existe des dieux au-dessus de nous, si nous ne sommes pas les enfants du hasard, si au-delà de ce présent triste et limité, il n’y a plus que le néant, ou s’il est un autre monde ; dites-moi donc, dites-moi quelle est votre croyance. Résolvez mes doutes, si vous en avez le pouvoir.

 

– Je ne m’étonne pas, répondit le Nazaréen, que vous ayez erré de la sorte et que vous en soyez venu à ce degré d’incertitude. Il y a quatre-vingt ans que l’homme n’avait encore aucune assurance de Dieu, ni d’un avenir certain et défini au-delà du tombeau. De nouvelles lois ont été déclarées à ceux qui ont des oreilles ; un ciel, un véritable Olympe, est révélé à celui qui a des yeux. Écoutez-moi donc, prêtez-moi toute votre attention. »

 

Et, avec tout le zèle d’un homme fermement convaincu et jaloux de convertir son prochain, le Nazaréen communiqua à Apaecidès les promesses de l’écriture sainte. Il parla d’abord des souffrances et des miracles du Christ ; il pleurait en parlant ; il en vint bientôt à la glorieuse ascension du Sauveur, aux prédications si claires de la révélation. Il décrivit ce paradis pur, immatériel, destiné aux hommes vertueux ; ces feux et ces tourments qui attendaient les pêcheurs.

 

Les doutes qui se sont manifestés dans les temps modernes, sous la plume de nos philosophes, sur l’immensité du sacrifice de Dieu à l’homme, n’étaient pas de nature à frapper un païen de cette époque. Apaecidès était habitué à croire que les dieux étaient descendus sur la terre, pour y revêtir souvent des formes humaines, qu’ils avaient partagé nos passions, nos travaux et nos peines. Les travaux du fils d’Alcmène, dont les autels fumaient dans tant de villes d’un encens universel, n’avaient-ils pas été entrepris pour le bien de la race humaine ? Le grand Apollon dorien n’avait-il pas expié un crime mystique en descendant au tombeau ? Ceux qui étaient devenus les divinités de l’Olympe avaient été les législateurs et les bienfaiteurs de la terre, et la reconnaissance avait conduit à l’adoration. Ce n’était donc pas pour les païens une doctrine nouvelle ni étrange, que celle du Christ envoyé du ciel sur la terre pour y revêtir la forme humaine et connaître toute l’amertume du trépas. Quant au but pour lequel ce Dieu avait ainsi vécu et souffert, combien ne dut-il pas paraître plus glorieux à Apaecidès que celui pour lequel les anciennes divinités avaient désiré visiter le monde et passer à travers les portes de la mort ! N’était-il pas digne d’un Dieu de descendre dans ces sombres vallées pour dissiper les nuages rassemblés sur la montagne, éclaircir les doutes des sages, changer l’espérance en certitude, poser, par son exemple, les règles de la vie, résoudre par la révélation l’énigme de la tombe, et prouver que l’âme ne faisait pas un vain rêve d’immortalité ? Tel était surtout le grand argument de ces hommes déshérités des biens de la terre, qui essayaient de la convertir. Comme il n’y a rien de plus flatteur, pour l’orgueil et les espérances des hommes, que la foi dans un état à venir, rien ne pouvait être plus vague et plus confus que les notions des sages du paganisme sur ce mystique sujet. Apaecidès avait déjà appris que la croyance des philosophes n’était pas celle du vulgaire ; que, s’ils reconnaissaient en secret un pouvoir divin, ils ne s’associaient pas réellement au culte dont ils croyaient la pratique utile au reste des hommes. Il avait déjà appris que le prêtre lui-même tournait en ridicule ce qu’il prêchait au peuple ; que les idées du petit nombre et celles de la majorité ne s’accordaient jamais. Mais, dans cette nouvelle religion, il lui semblait que, philosophes, prêtres, peuple, ceux qui expliquaient la croyance et ceux qui la suivaient, agissaient de concert ; ils ne spéculaient pas, ils ne raisonnaient pas sur l’immortalité ; ils l’admettaient comme une chose évidente et assurée ; la magnificence de la promesse l’éblouissait et adoucissait sa douleur. Car la foi chrétienne eut pour premiers apôtres des pécheurs. Parmi les pères et les martyrs, beaucoup avaient connu l’amertume du vice ; ils avaient cessé d’être entraînés par ses faux attraits loin des sentiers d’une vertu austère et irréprochable. Toutes les espérances de cette foi bienfaisante invitaient au repentir. Elles étaient particulièrement faites pour guérir les esprits malades et brisés ; les remords qu’Apaecidès ressentait au souvenir de ses derniers excès le disposaient à s’incliner devant un homme qui trouvait de la sainteté même dans ce remords, et qui parlait de la joie du ciel à l’esprit d’un pécheur repentant.

 

« Venez, dit le Nazaréen, en s’apercevant de l’effet qu’il avait produit, venez dans l’humble lieu de nos assemblées, peu nombreuses encore, mais composées de cœurs d’élite ; écoutez nos prières ; observez la sincérité de nos larmes de repentir ; prenez part au simple sacrifice, où nous n’offrons ni victimes ni guirlandes, mais où nous déposons nos âmes tout entières. Ces fleurs que nous répandons sur cet autel de notre cœur ne sont pas périssables : elles s’épanouissent encore quand nous ne sommes plus ; oui, elles nous accompagnent au-delà du tombeau ; elles renaissent sous nos pas dans le ciel, elles nous enivrent par leur parfum éternel, car elles viennent de l’âme et elles participent à sa nature. Ces offrandes sont les tentations surmontées, les péchés rachetés par le repentir. Viens, oh ! viens, ne perds pas un instant de plus ; dispose-toi déjà pour le grand, le redoutable voyage des ténèbres à la lumière, des chagrins au bonheur, de la corruption à l’immortalité ! C’est aujourd’hui le jour du Seigneur, un jour que nous avons consacré à nos dévotions. Quoique nous ne nous réunissions ordinairement que la nuit, quelques-uns d’entre nous pourtant sont assemblés à cette heure. Quelle joie, quel triomphe ce sera pour nous tous, si nous pouvons ramener une brebis égarée dans le sacré bercail ! »

 

Apaecidès, dont le cœur était naturellement si pur, fut frappé de ce qu’il y avait de bienveillant et de généreux dans l’esprit qui animait les paroles d’Olynthus ; en le voyant placer son bonheur dans le bonheur des autres, et dans sa vaste compréhension chercher des compagnons pour l’éternité, il fut touché, consolé, subjugué. Il n’était pas d’ailleurs dans une situation d’âme à rester seul. Et puis la curiosité aussi se joignait à ces sentiments plus élevés. Il souhaitait vivement de voir ces rites sur lesquels on faisait courir tant de bruits sinistres et contradictoires. Il s’arrêta un moment, jeta un coup d’œil sur son costume, songea à Arbacès, éprouva un frisson d’horreur, fixa ses yeux sur le large front du Nazaréen inquiet, et dont les traits exprimaient une noble et fraternelle attente pour son bonheur et pour son salut. Il jeta son manteau autour de lui, de manière à cacher sa robe, et dit :

 

« Conduis-moi ; je te suis. »

 

Olynthus lui serra la main avec joie, et, descendant avec lui vers la rivière, il héla une des barques qui y séjournaient constamment ; les deux nouveaux amis y entrèrent et s’assirent sous une tente en toile, qui servait en même temps à les protéger contre le soleil : ils fendirent rapidement les eaux. Dans l’une des barques qui passèrent près d’eux, et dont la poupe était couronnée de fleurs, ils entendirent une douce musique. Cette barque allait du côté de la mer.

 

« Ainsi, dit Olynthus avec tristesse, voguent les adorateurs du luxe et des plaisirs, insouciants et pleins de gaieté dans leurs illusions, vers le grand océan des tempêtes et des naufrages, tandis que nous, silencieux et sans attirer l’attention, nous passons pour gagner le rivage. »

 

Le regard d’Apaecidès avait distingué à travers les ouvertures de la tente le visage d’une des personnes assises dans cette joyeuse barque : c’était la figure d’Ione. Les amants venaient de partir pour la promenade où nous les avons accompagnés. Le prêtre soupira et se laissa retomber sur son siège. Ils descendirent dans un faubourg, près d’une allée bordée de maisons petites et grossières, qui s’étendaient vers la rive. Ils renvoyèrent leur barque. Olynthus, marchant le premier, conduisit le prêtre d’Isis, à travers un labyrinthe de ruelles, jusqu’à la porte fermée d’une habitation un peu plus grande que celles dont elle était entourée. Ils frappèrent trois coups. La porte s’ouvrit et se referma, après qu’Apaecidès et son guide en eurent franchi le seuil.

 

Ils traversèrent un chemin désert et arrivèrent à une chambre intérieure d’une moyenne étendue, qui, lorsque la porte en était fermée, recevait la lumière du jour par une petite fenêtre située au-dessus de cette même porte. S’arrêtant sur le seuil de la chambre et frappant à la porte, Olynthus cria :

 

« Que la paix soit avec vous ! »

 

Une voix de l’intérieur répondit : « La paix avec qui ?

 

– Avec le fidèle », répondit Olynthus, et la porte s’ouvrit.

 

Douze ou quatorze personnes étaient assises en demi-cercle, silencieusement, et paraissant absorbées dans leurs pensées, en face d’un crucifix grossièrement sculpté en bois.

 

Ces personnes levèrent les yeux lorsque Olynthus entra, sans dire un mot : Le Nazaréen lui-même, avant de leur parler, s’agenouilla sur-le-champ, et par le mouvement de ses lèvres, non moins que par ses yeux fixés sur le crucifix, Apaecidès comprit qu’il priait. Le rite accompli, Olynthus se tourna vers l’assemblée :

 

« Hommes et frères, dit-il, ne vous étonnez pas de voir parmi vous un prêtre d’Isis : il a demeuré avec les aveugles ; mais l’esprit est descendu sur lui : il désire voir, entendre et comprendre.

 

– Qu’il en soit ainsi », dit un des membres de l’assemblée.

 

 

Et Apaecidès remarqua que celui qui venait de parler était plus jeune que lui, d’une physionomie également altérée et pâle, avec des yeux qui exprimaient les incessantes inquiétudes d’un esprit ardent et longtemps troublé.

 

« Qu’il en soit ainsi », répéta une seconde voix.

 

Et celui qui parlait était dans la force de l’âge ; sa peau bronzée et ses traits asiatiques indiquaient un fils de la Syrie. Il avait été brigand dans sa jeunesse.

 

« Qu’il en soit ainsi », dit une troisième voix.

 

Et le prêtre, se tournant vers celui qui venait de parler, aperçut un vieillard à longue barbe grise, dans lequel il reconnut un serviteur du riche Diomède.

 

« Qu’il en soit ainsi », murmurèrent les autres assistants, qui, tous, à part deux exceptions, appartenaient évidemment aux classes inférieures.

 

Dans ces deux exceptions, Apaecidès reconnut un officier de la garde et un marchand d’Alexandrie.

 

« Nous ne vous recommandons pas le secret, reprit Olynthus ; nous ne vous ferons pas jurer (comme quelques-uns de nos frères plus timides pourraient le faire) de ne pas nous trahir. Il est vrai qu’il n’y a pas positivement de loi établie contre nous ; mais la populace, plus sauvage que ceux qui la gouvernent, a soif de notre sang. Vous savez, mes amis, que, pendant que Pilate hésitait, le peuple demandait à grands cris que le Christ fût attaché à la croix. Mais nous ne vous lions point à notre sûreté. Non, livrez-nous à la foule ; accusez, calomniez, décriez-nous, si vous le voulez ; nous sommes au-dessus de la mort ; nous irons avec joie à la rencontre de la dent du lion ou des instruments de la torture ; nous nous élevons au-dessus de l’obscurité de la tombe, et ce qui pour un criminel est la mort, est l’éternité pour un chrétien. »

 

Un murmure sourd d’approbation courut dans l’assemblée.

 

« Tu viens parmi nous en observateur ; puisses-tu nous demeurer converti ! Notre religion, tu la vois ; notre croix est notre seule image ; ce livre, les mystères de notre Cérès et de notre Éleusis. Notre moralité, elle est dans notre vie ! Nous avons tous été pécheurs : qui peut maintenant nous accuser d’un crime ? Le baptême a enlevé les taches du passé. Ne pense pas que ceci soit de nous, mais de Dieu ! Approche, Médon, dit-il en s’adressant au vieil esclave qui avait parlé le troisième pour l’admission d’Apaecidès. Tu es le seul homme parmi nous qui ne jouisse pas de la liberté ; mais, dans le ciel, le dernier sera le premier, il en est de même parmi nous. Déroule ton manuscrit et explique la loi. »

 

Il serait inutile pour nous de suivre la lecture de Médon et les commentaires de l’assemblée. Ces doctrines, alors étranges et nouvelles, nous sont familières. Dix-huit siècles nous ont laissé peu de choses à apprendre sur tous les enseignements de l’écriture et sur la vie du Christ. Il y aurait également peu d’intérêt pour nous dans les doutes qui pouvaient assaillir l’esprit du prêtre païen, et dans les réponses d’hommes grossiers, rudes et simples, dont toute l’instruction consistait à savoir qu’ils étaient plus grands qu’ils ne paraissaient l’être.

 

Une chose toucha profondément le Napolitain : lorsque la lecture fut terminée, on entendit un léger coup frappé à la porte ; le mot d’ordre donné, et la réponse faite, la porte s’ouvrit de nouveau, et deux enfants, dont l’aîné paraissait avoir sept ans, entrèrent timidement : c’étaient les enfants du maître de la maison, de ce sombre et vigoureux Syrien, dont la jeunesse s’était passée dans le pillage et dans le sang. Le plus ancien de l’assemblée (c’était le vieil esclave) leur tendit les bras. Ils s’y réfugièrent ; ils s’attachèrent à son sein : il les caressa en souriant. Alors ces hommes hardis et fervents, nourris dans les vicissitudes, battus par les vents les plus rudes de la vie, hommes d’un courage de fer, et qui ne connaissaient pas d’obstacles, prêts à affronter un monde entier, préparés pour les tortures et armés pour la mort… ces hommes qui présentaient tous les contrastes possibles avec les faibles nerfs, les tendres cœurs et la fragilité de leurs nouveaux compagnons, se pressèrent autour de ces jeunes enfants ; les rides s’adoucirent sur leurs fronts, et leurs lèvres, à l’aspect sauvage, sourirent avec aménité. Le vieillard ouvrit alors son rouleau, et il apprit aux enfants à répéter cette magnifique prière que nous adressons encore à Dieu, et que nous enseignons à nos familles… Il leur parla avec simplicité de l’amour de Dieu pour les enfants, et leur raconta qu’un moineau ne tombe pas sans que l’œil divin le suive dans sa chute. Cette aimable coutume de l’initiation des enfants s’est longtemps conservée dans la primitive église, en souvenir de ces paroles du Sauveur : « Laissez venir à moi les petits enfants, ne les empêchez pas d’approcher. » Et ce fut peut-être l’origine des calomnies enfantées par la superstition qui accusait les Nazaréens d’un crime qu’eux-mêmes, lorsqu’ils eurent triomphé, reprochèrent aux Juifs, celui d’attirer les enfants dans de hideuses assemblées, afin de les immoler secrètement. Le père pénitent sembla en ce moment remonter, avec l’innocence de ses enfants, à sa première vie, à cette vie où il n’avait pas encore été coupable. Il suivit le mouvement de leurs lèvres avec un regard de plaisir ; il sourit, lorsqu’ils répétèrent les mots sacrés, d’un air respectueux et soumis ; aussitôt que la leçon eut cessé, ils coururent joyeux et libres se placer sur ses genoux ; il les pressa sur son sein, les embrassa à plusieurs reprises, et des larmes coulèrent le long de ses joues, larmes dont il aurait été impossible de découvrir la source, tant elles étaient mêlées de joie et de douleur, de repentir et d’espérance, de remords pour lui-même et d’amour pour les autres.

 

Cette scène affectait particulièrement Apaecidès ; et, en effet, il serait difficile de concevoir une cérémonie mieux appropriée à une religion de bienveillance, plus en harmonie avec les affections domestiques, et qui fit vibrer une corde plus sensible du cœur humain.

 

Dans ce moment, une porte intérieure s’ouvrit, et un homme de petite taille entra dans la chambre. À sa vue, toute l’assemblée se leva. Il y avait une expression de respect profond et affectueux dans le maintien de chacun. Apaecidès, en le considérant, se sentit attiré vers lui par une irrésistible sympathie. Personne n’avait jamais regardé cet homme sans se sentir porté à l’aimer : car le sourire d’un dieu s’était reposé sur son visage ; l’incarnation de l’amour céleste y avait laissé une marque glorieuse et éternelle.

 

« Mes enfants, Dieu soit avec vous ! » dit le vieillard en étendant les bras ; les enfants coururent aussitôt à lui.

 

Il s’assit à terre, et ils se groupèrent sur son sein : c’était un beau spectacle que ce mélange des deux extrémités de la vie ; les ruisseaux sortant de leur source, et le fleuve magnifique qui se dirige vers l’océan de l’éternité ! Comme la lumière du jour à son déclin semble mêler la terre au ciel, dont elle efface les contours en confondant les sommets des montagnes avec les vapeurs de l’air, cette douce vieillesse souriante, paraissait sanctifier l’aspect de tout ce qui l’entourait, confondre la diversité des âges, et répandre sur l’enfance et sur l’âge mûr la lumière de ce ciel où elle était si près d’entrer.

 

« Père, dit Olynthus, toi sur le corps duquel le miracle du Sauveur a eu lieu ; toi qui as été arraché à la tombe pour devenir le vivant témoignage de sa miséricorde et de son pouvoir, regarde : un étranger est parmi nous, une nouvelle brebis est entrée dans le troupeau.

 

– Laissez-moi le bénir », dit le vieillard.

 

Tous les assistants s’écartèrent. Apaecidès s’approcha de lui comme par instinct : il tomba à genoux devant lui. Le vieillard posa la main sur la tête du prêtre et le bénit, mais à voix basse. Pendant que ses lèvres se remuaient, ses yeux étaient tournés vers le ciel, et des pleurs, ces pleurs que les braves gens versent seuls pour le bonheur des autres, inondèrent son visage.

 

Les enfants se tenaient de chaque côté du nouveau converti ; son cœur était comme les leurs ; il était devenu comme l’un d’eux pour entrer dans le royaume du ciel.

 

Chapitre 4

Le courant de l’amour poursuit sa route : où va-t-il ?

 

Les jours sont comme des années dans l’amour des jeunes gens, lorsqu’aucune barrière, aucun obstacle ne s’élève entre leurs cœurs, quand le soleil luit, que le cours de la vie est tranquille, lorsque leur passion enfin est prospère et avouée. Ione ne dérobait plus à Glaucus l’attachement qu’elle éprouvait pour lui, et toutes leurs conversations roulaient sur leur tendresse réciproque. Leurs espérances pour l’avenir se reflétaient sur leur bonheur actuel, comme le ciel sur les jardins du printemps. Ils descendaient le fleuve du temps, pleins de confiance ; ils arrangeaient en idée leur destinée à venir ; ils se plaisaient à répandre sur le lendemain la lumière du jour présent. Peut-être ne s’aimaient-ils que mieux, parce que la situation du monde ne permettait pas à Glaucus d’autre but, d’autre désir que l’amour ; parce que les distractions qui, dans les pays libres, détournent l’affection des hommes, n’existaient pas pour l’Athénien ; parce que son pays ne lui commandait pas de se mêler à la vie civile ; parce que l’ambition n’offrait point chez lui de contrepoids à l’amour. En conséquence, l’amour régnait dans tous leurs projets, dans tous leurs plans : au milieu de l’âge de fer, ils s’imaginaient être dans l’âge d’or, destinés uniquement à vivre et à s’aimer.

 

L’observateur impassible qui ne s’intéresse qu’à des caractères fortement marqués et hautement colorés trouvera peut-être que ces deux amants sont jetés dans un moule trop commun ; le lecteur croit parfois voir un manque de vigueur dans la peinture de caractères adoucis exprès ; peut-être aussi leur fais-je tort en ne rehaussant pas assez leur individualité. Mais en appuyant si fort sur leur existence brillante et semblable à celle des oiseaux, je subis peut-être involontairement l’influence de la connaissance que j’ai des changements qu’ils ont éprouvés, et auxquels ils sont si mal préparés. Cette douceur même et cette gaieté de la vie ne font à mes yeux que contraster davantage avec les vicissitudes qui vont survenir. Pour le chêne privé de fleurs et de fruits, et dont le tronc dur et vigoureux est capable de résister à l’ouragan, il y a moins à craindre que pour les rameaux délicats du myrte et pour les grappes riantes de la vigne.

 

Le mois d’août s’avançait : leur mariage était fixé au mois suivant, et le seuil de Glaucus était déjà entouré de guirlandes. Chaque nuit, à la porte d’Ione, il répandait de riches libations. Il n’existait plus pour ses gais compagnons. Il ne quittait plus Ione. Le matin, pendant la chaleur du jour, le temps se passait à faire de la musique ; le soir, ils évitaient les lieux fréquentés, pour se promener sur l’eau ou le long des prairies fertiles et couvertes de vignes qui s’étendaient au pied du sinistre Vésuve. La terre ne tremblait plus, les joyeux Pompéiens oubliaient le terrible avertissement qu’ils avaient reçu du destin. Glaucus, dans la vanité de son paganisme, se figurait en quelque sorte que cette convulsion de la nature avait été une intervention des dieux, moins en sa faveur qu’en celle d’Ione. Il offrit des sacrifices de reconnaissance aux temples consacrés à sa foi ; l’autel même d’Isis se couvrit de ses guirlandes votives. Quant au prodige de la statue animée, il rougissait de l’effet qu’elle avait produit sur lui ; il le considérait toujours comme le résultat de la magie humaine ; mais cela même lui prouvait qu’il ne fallait pas y voir le courroux d’une déesse.

 

Quant à Arbacès, ils apprirent que cet homme vivait encore ; étendu sur un lit de souffrance, il ne se remettait qu’avec peine du choc qui l’avait renversé. Il laissait les amants en repos, tout en se préparant à la vengeance et en attendant cette heure avec impatience.

 

Soit dans les matinées qu’ils passaient à la maison d’Ione, soit dans leurs excursions du soir, Nydia les accompagnait ordinairement : c’était leur seule société. Ils ne se doutaient pas des secrètes flammes qui consumaient son cœur. La brusque liberté avec laquelle elle se mêlait à leurs entretiens, ses manières capricieuses et quelquefois malintentionnées, trouvaient de l’indulgence dans le souvenir des services qu’elle leur avait rendus et dans leur compassion pour son infirmité ; peut-être même s’intéressaient-ils d’autant plus fortement à elle qu’ils observaient en elle ce caractère contrariant et bizarre, ces singulières alternatives de douceur et de colère, ce mélange d’ignorance et de génie, de délicatesse et de rudesse, de caprices d’enfant et de réserve de femme. Quoiqu’elle refusât d’accepter la liberté, on la laissait constamment libre. Elle allait où elle voulait, on n’imposait de règle ni à ses paroles ni à ses actions. Glaucus et Ione ressentaient pour cette jeune fille, affligée d’une si grande disgrâce et d’une âme si sensible, la même pitié, la même indulgence qu’une mère éprouve pour un enfant malade et gâté, envers lequel, même pour son bien, elle n’ose faire valoir son autorité. Elle profita de cette liberté pour refuser de sortir avec l’esclave qu’on avait attaché à ses pas. Son bâton lui suffisait pour se conduire ; elle allait seule, comme autrefois dans le temps où personne ne la protégeait, à travers les rues les plus populeuses ; c’était vraiment merveilleux de voir avec quelle adresse elle fendait la foule, évitant tout danger et traversant son chemin au milieu des détours de la cité. Mais son principal bonheur, c’était toujours de visiter le petit espace qui composait le jardin de Glaucus, et de soigner les fleurs qui, du moins, lui rendaient son amour. Quelquefois elle entrait dans la chambre où il était assis et cherchait à lier conversation avec lui ; mais elle se retirait bientôt, car toute conversation pour Glaucus était ramenée à un seul sujet : Ione ; et ce nom, quand il sortait des lèvres de l’Athénien, était une torture pour elle. Elle se reprochait par moments le service qu’elle leur avait rendu ; elle se disait intérieurement : « Si Ione avait succombé, Glaucus ne l’aurait plus aimée. » Et alors de sombres et terribles pensées oppressaient sa poitrine.

 

Elle n’avait pas prévu les épreuves qui lui étaient réservées, lorsqu’elle s’était montrée si généreuse. Elle n’avait jamais été présente aux entrevues de Glaucus et d’Ione ; elle n’avait jamais entendu cette voix, qui était si tendre pour elle, s’adoucir encore pour une autre. Ce coup qui avait frappé son cœur en apprenant l’amour de Glaucus, l’avait d’abord surprise et attristée ; par degrés sa jalousie s’accrut et prit une forme plus sauvage et plus terrible : elle participa de la rage et lui souffla des idées de vengeance. De même que vous voyez le vent agiter seulement la verte feuille sur le rameau, tandis que la feuille tombée à terre et flétrie, foulée aux pieds et broyée jusqu’à ce qu’elle ne garde plus de sève ni de vie, est portée par le moindre souffle çà et là sans résistance et sans trêve, de même l’amour qui visite les gens heureux n’a que de fraîches brises sur ses ailes, sa violence n’est qu’un jeu. Mais le cœur qui est détaché du vert rameau de la vie, qui est sans espérance, qui n’a point d’été dans ses fibres, est déchiré et secoué par le même vent qui ne fait que caresser les autres ; il n’a point de branche où se retenir ; il est poussé de sentier en sentier jusqu’à ce que le vent cesse, et le laisse là pour jamais perdu dans la fange.

 

L’enfance abandonnée de Nydia avait prématurément endurci son caractère ; peut-être les scènes odieuses de débauche au milieu desquelles elle s’était trouvée, avaient sans souiller sa pureté, mûri ses passions ; les orgies de Burbo n’avaient fait que la dégoûter, les banquets de l’Égyptien n’avaient fait que la terrifier ; mais les vents qui passent légèrement sur le sol laissent quelquefois des semences derrière eux. Comme l’obscurité favorise aussi l’imagination, peut-être la cécité même contribuait-elle à nourrir par de sombres et délirantes visions l’amour de l’infortunée. La voix de Glaucus avait été la première à résonner harmonieusement à son oreille ; la bonté du jeune Athénien avait fait une profonde impression sur elle. Lorsqu’il avait quitté Pompéi, dans les premiers temps, elle avait gardé dans son cœur, comme un trésor, chaque mot qu’elle lui avait entendu prononcer ; et quand on lui disait que cet ami, le patron de la pauvre bouquetière, était l’un des plus gracieux et des plus élégants jeunes hommes de Pompéi, elle mettait un complaisant orgueil à conserver ce souvenir. La tâche même qu’elle s’était imposée de soigner ses fleurs servait à le rappeler à son âme ; elle l’associait avec tout ce qui lui était le plus agréable ; et, lorsqu’elle avait refusé de dire quelle idée elle se formait de la beauté d’Ione, c’était peut-être parce qu’elle rapportait au seul Glaucus tout ce qu’il y avait de doux et de brillant dans la nature. Si quelqu’un de mes lecteurs a jamais aimé à un âge qu’il rougirait presque de se rappeler, à un âge où l’imagination devance la raison, qu’il dise si cet amour, au milieu de ses délicatesses étranges et compliquées, n’était pas, plus que toute autre passion venue plus tard, susceptible de jalousie. Je n’en cherche pas ici la cause : je constate seulement que c’est un fait ordinaire.

 

Lorsque Glaucus revint à Pompéi, Nydia avait un an de plus. Cette année, avec ses chagrins, sa solitude, ses épreuves, avait grandement développé son esprit et son cœur ; et lorsque l’Athénien la pressait en jouant contre son sein, croyant qu’elle était encore aussi enfant par l’âme que par l’âge, lorsqu’il baisait ses joues si douces ou jetait les bras autour de sa taille tremblante, Nydia sentait soudainement, et comme par révélation, que les sentiments qu’elle avait si longtemps et si innocemment nourris n’étaient autre chose que de l’amour.

 

Destinée à être délivrée de la tyrannie par Glaucus, destinée à trouver un abri sous son toit, destinée à respirer le même air pendant un si court espace de temps, et destinée, alors que ses sentiments s’épanouissaient avec le plus de force et de bonheur, à entendre qu’il en aimait une autre ; être cédée à cette rivale, devenir sa messagère, son esclave ; comprendre tout à coup qu’elle n’était rien dans la vie de celui qu’elle aimait sans s’en être doutée jusqu’alors, n’était-ce pas un sort fatal ? Et faut-il s’étonner que, dans son âme sauvage et passionnée, tous ces éléments ne fussent pas d’accord ? Que si l’amour l’emportait et régnait par-dessus tout, ce n’était pas l’amour produit par de douces et pures émotions. Parfois elle craignait que Glaucus ne découvrît son secret ; parfois elle s’indignait qu’il n’en eût aucun soupçon : c’était un signe de mépris. Comment aurait-il pu croire qu’elle eût tant de présomption ? Ses sentiments pour Ione variaient et flottaient d’heure en heure ; elle l’aimait parce qu’il l’aimait ; le même motif la lui faisait haïr. Il y avait des moments où elle eût tué sa maîtresse, qui ignorait ses souffrances, et d’autres où elle aurait donné sa vie pour elle. Ces fortes et timides alternatives de la passion étaient trop vives pour pouvoir se supporter longtemps. Sa santé en souffrit, quoiqu’elle ne s’en aperçût pas. Ses joues pâlirent, ses pas devinrent plus faibles, les larmes vinrent plus fréquemment à ses yeux et sans la soulager.

 

Un matin où elle se rendait, selon sa coutume, au jardin de l’Athénien, elle rencontra Glaucus sous les colonnes du péristyle, avec un marchand de la ville : il choisissait des bijoux pour sa fiancée. Il avait déjà fait arranger son appartement ; les bijoux qu’il acheta ce jour-là y furent placés : ils n’étaient pas destinés à parer et à embellir encore Ione. On peut les voir aujourd’hui parmi les trésors exhumés à Pompéi, dans la chambre des Études, à Naples[44].

 

« Viens ici, ma Nydia, mets à terre ce vase ; viens, cette chaîne est pour toi. Viens. Je veux la mettre à ton cou. L’y voilà. Ne lui va-t-elle pas bien, Servilius ?

 

– Admirablement, répondit le joaillier car les joailliers étaient aussi bien élevés et aussi flatteurs que de nos jours ; mais lorsque ces boucles d’oreilles orneront la tête de votre Ione, c’est alors, par Bacchus ! que vous verrez ce que mes bijoux peuvent ajouter à la beauté.

 

– Ione », répéta Nydia, qui jusque-là avait marqué sa reconnaissance à Glaucus par son sourire et par sa rougeur.

 

« Oui, répliqua l’Athénien en jouant nonchalamment avec les bijoux, je suis en train de choisir ces présents pour Ione, mais je ne trouve rien qui soit digne d’elle. »

 

Comme il achevait de parler, il fut surpris d’un brusque mouvement de Nydia. Elle arracha violemment la chaîne de son cou et la jeta à terre.

 

« Qu’est-ce cela, Nydia ? cette bagatelle ne te convient-elle pas ? t’ai-je offensée ?

 

– Vous me traitez toujours comme une esclave et comme un enfant », reprit la Thessalienne, le cœur gros de soupirs qu’elle ne pouvait contenir ; et elle passa rapidement à l’extrémité du jardin.

 

Glaucus n’essaya pas de la suivre ni de la consoler : il était offensé. Il continua d’examiner les joyaux et de faire des observations sur leur façon, de repousser l’un, d’accepter l’autre ; et enfin il se laissa persuader par le marchand d’acheter le tout. C’est le plan le plus sage pour un amant, et que chacun ferait bien d’adopter, pourvu toutefois qu’il ait rencontré une Ione. Lorsqu’il eut complété ses achats et renvoyé le joaillier, il se retira dans sa chambre, s’habilla, monta dans son char et se dirigea vers la maison d’Ione. Il ne pensa plus à la pauvre fille aveugle ni à son offense : il avait oublié l’une et l’autre. Il passa la matinée avec la belle Napolitaine, alla ensuite aux bains, soupa (si nous pouvons nous servir de ce mot pour le repas des Romains à trois heures) seul et dehors, car Pompéi avait ses restaurateurs. Il revint ensuite changer de toilette, passa dans le péristyle, mais avec l’esprit absorbé et les yeux distraits d’un homme amoureux, et n’aperçut pas la pauvre fille aveugle, demeurée à la place où il l’avait laissée. Bien qu’il ne l’eût pas vue, elle reconnut à l’instant son pas. Elle avait compté les moments jusqu’à son retour. À peine était-il entré dans sa chambre favorite, qui ouvrait sur le péristyle, et s’était-il assis, rêveur, sur son lit de repos, qu’il sentit sa robe timidement tirée, et qu’il vit Nydia à genoux devant lui et lui présentant une poignée de fleurs, comme gage de paix. Ses yeux, levés sur lui, étaient baignés de larmes.

 

« Je t’ai offensé, dit-elle en soupirant, et pour la première fois ; je voudrais plutôt mourir que de te causer un instant de chagrin. Vois, j’ai repris ta chaîne, je l’ai mise à mon cou ; je ne la quitterai jamais : c’est un don de toi !

 

– Ma chère Nydia, répondit Glaucus en la relevant et en baisant son front, ne pense plus à cela. Mais pourquoi, mon enfant, cette colère soudaine ? je n’ai pu en deviner la cause.

 

– Ne me la demande pas, dit-elle avec une vive rougeur ; je suis pleine de faiblesses et de caprices. Tu sais bien que je ne suis qu’un enfant, tu le répètes assez souvent. Est-ce qu’un enfant peut dire la raison de toutes ses folies ?

 

– Mais, ma jolie Nydia, tu cesseras bientôt d’être une enfant ; et, si tu veux qu’on te traite comme une femme, il faut apprendre à maîtriser ces impétueux mouvements de colère. Ne crois pas que je te gronde ; non, c’est pour ton bonheur que je parle.

 

– C’est vrai, dit Nydia, je dois apprendre à me maîtriser. Je dois cacher, déguiser ce que mon cœur éprouve : c’est la tâche et le devoir d’une femme. Sa vertu n’est-elle pas l’hypocrisie ?

 

– Se maîtriser n’est pas tromper, ma Nydia, reprit l’Athénien ; cette vertu est également nécessaire aux hommes et aux femmes. C’est la vraie toge du sénateur, la marque de la dignité qu’elle recouvre.

 

– Se maîtriser ! se maîtriser ! bon, bon, tu as raison. Lorsque je t’écoute, Glaucus, mes plus sauvages pensées se calment et s’adoucissent ; une délicieuse sérénité se répand en moi. Conseille-moi, guide-moi toujours, mon protecteur.

 

– Ton cœur affectueux sera ton meilleur guide, ma Nydia, lorsque tu auras appris à gouverner tes sentiments.

 

– Ah ! cela n’arrivera jamais, soupira Nydia, fondant en larmes.

 

– Pourquoi non ? Le premier effort est le plus difficile.

 

– J’ai fait ce premier effort, répondit Nydia innocemment ; mais vous, mon mentor, trouvez-vous qu’il soit si facile d’être maître de soi-même ? Pouvez-vous cacher, pouvez-vous régler votre amour pour Ione ?

 

– L’amour, chère Nydia, ah ! c’est une autre question, répondit le jeune précepteur.

 

– Je le pensais aussi, poursuivit Nydia avec un mélancolique sourire. Glaucus, voulez-vous prendre mes pauvres fleurs ? Faites-en ce que vous voudrez. Vous pouvez les donner à Ione, ajouta-t-elle après quelque hésitation.

 

– Non, Nydia, répondit Glaucus avec bonté, en devinant qu’il y avait un peu de jalousie dans ses paroles, mais s’imaginant que c’était seulement la jalousie d’un enfant orgueilleux et susceptible.

 

– Je ne donnerai tes jolies fleurs à personne ; assieds-toi, formes-en une guirlande ; je la porterai cette nuit : ce ne sera pas la première que tes doigts délicats auront tressée pour moi. »

 

Nydia s’assit avec délices à côté de Glaucus ; elle tira de sa ceinture une pelote de fils diversement colorés, ou plutôt de légers rubans, dont on se servait pour former les guirlandes, et qu’elle portait constamment sur elle, car c’était son occupation, son état. Elle se mit à l’œuvre avec autant de grâce que de promptitude ; les larmes se séchèrent bien vite sur son visage ; un léger, mais heureux sourire, entrouvrit ses lèvres. Comme un enfant, elle était sensible à la joie de l’heure présente ; elle venait de se réconcilier avec Glaucus. Il lui avait pardonné, elle était assise à côté de lui ; la main de l’Athénien se jouait dans ses cheveux plus fins que la soie ; en respirant il effleurait ses joues ; Ione, la cruelle Ione, était loin… personne n’occupait, ne distrayait Glaucus. Oui, elle était heureuse, et sans soucis ; c’était un des rares moments dont sa vie triste et troublée pût conserver le souvenir comme un trésor. De même que le papillon, séduit par un soleil d’hiver, accourt se baigner un instant dans sa lumière soudaine, avant d’être glacé par la brise qui doit le faire périr en quelques heures, elle restait avec joie sous un rayon qui, par contraste avec son ciel accoutumé, la réchauffait un peu ; et l’instinct, qui aurait dû l’avertir du peu de durée de son bonheur, l’invitait seulement à en jouir.

 

« Tu as les plus beaux cheveux du monde, dit Glaucus ; ils ont dû faire autrefois le doux orgueil de ta mère. »

 

Nydia soupira ; on devinait bien qu’elle n’était pas née esclave ; mais elle évitait de parler de sa famille ; et, soit que sa naissance fût obscure ou noble, il est certain qu’elle ne la fit connaître à aucun de ses bienfaiteurs, dans ces climats lointains. Enfant du chagrin et du mystère, elle vint et disparut, telle qu’un oiseau qui entre dans une chambre et en sort aussitôt ; nous le voyons voler un moment devant nous ; mais nous ne savons ni d’où il vient, ni où il va.

 

Nydia, surprise, et après une courte pause, sans répondre à l’observation de Glaucus, parla ainsi :

 

« Est-ce que je ne mets pas trop de roses dans ta guirlande, Glaucus ? On dit que la rose est ta fleur favorite.

 

– Et la fleur favorite, ma Nydia, de tous ceux qui ont l’âme ouverte à la poésie ; c’est la fleur de l’amour, la fleur des festins. C’est aussi la fleur que nous consacrons au silence et à la mort ; elle couronne nos fronts pendant la vie, tant que la vie vaut la peine d’être possédée ; on la sème sur nos sépulcres quand nous ne sommes plus.

 

– Oh ! je voudrais bien, dit Nydia, au lieu de tresser cette périssable guirlande, dérober à la main des Parques la trame de tes jours, pour y glisser une rose !

 

– Charmante Nydia, ton vœu est digne de la voix qui chante des airs si délicieux ; c’est l’esprit de la Musique qui te l’inspire, et, quelle que soit ma destinée, je te remercie.

 

– Quelle que soit ta destinée ? N’est-elle pas la plus brillante, la plus belle de toutes ? Mon souhait est inutile : les Parques te seront aussi propices que je voudrais l’être moi-même.

 

– Il n’en serait pas ainsi, Nydia, sans l’amour. Tant que la jeunesse dure, je puis oublier par moments ma patrie ; mais quel Athénien, parvenu à l’âge mûr, peut penser à ce qu’était Athènes, et se contenter d’être heureux, lui, lorsqu’elle est déchue, déchue, hélas ! à jamais ?

 

– Et pourquoi à jamais ?

 

– De même que les cendres ne peuvent plus se rallumer, que l’amour, une fois qu’il est mort, ne peut revivre ; de même la liberté qu’un peuple a perdue ne se retrouve plus. Mais ne traitons pas ces questions-là, qui ne sont pas faites pour toi.

 

– Tu te trompes, elle sont faites pour moi. La Grèce a mes soupirs aussi : mon berceau a reposé au pied du mont Olympe ; les dieux ont délaissé la montagne, mais on y voit encore leurs traces ; elles se sont conservées dans le cœur de leurs adorateurs, dans la beauté du climat. On m’a dit qu’il était bien beau, et moi-même j’ai senti son air, auprès duquel l’air de ce pays est rude ; son soleil, auprès duquel celui-ci est froid. Oh ! parle-moi de la Grèce ! Pauvre insensée que je suis, je te comprends, et il me semble que, si j’étais demeurée sur ces rivages, si j’étais restée une fille grecque dont l’heureux destin eût été d’aimer et d’être aimée, j’aurais pu armer mon amant pour un autre Marathon ou une nouvelle Platée ! Oui, la main qui tresse maintenant des roses aurait pu tresser pour toi une couronne d’olivier.

 

– Si un tel jour venait, dit Glaucus, emporté par l’enthousiasme de la Thessalienne, et en se levant à demi…, mais non. Le soleil s’est couché, et la nuit nous condamne à oublier, à égayer notre oubli… Continue à tresser tes roses. »

 

Mais ce fut avec le ton d’une gaieté forcée où perçait la mélancolie, que l’Athénien prononça ces dernières paroles. Tombant dans une profonde rêverie, il n’en sortit que quelques minutes après, à la voix de Nydia, qui chantait à voix basse l’hymne suivant qu’il lui avait appris autrefois :

 

L’APOLOGIE DU PLAISIR

 

I

 

Lauriers, votre guirlande sainte,

Appartient aux vieux héros morts ;

Leur tombe, dans sa froide enceinte,

Conserve ces pieux trésors.

 

Sa feuille est destinée au brave,

Et non à ma profane main.

La rose est faite pour l’esclave,

Elle se flétrira demain.

 

II

 

Mais si la gloire est descendue

Près de ceux dont elle est l’appui,

Si la liberté s’est perdue,

Si l’espoir loin de nous a fui,

 

Qu’une autre couronne repose

Sur nos fronts, ô lauriers vainqueurs !

Notre héritage, c’est la rose,

Héritage des faibles cœurs !…

 

III

 

Sur la montagne solennelle,

Tout noble pas s’est arrêté ;

Les cœurs, que la mémoire appelle,

Ne battent plus dans la cité ;

 

Les dieux ont oublié la Grèce,

Ils ont délaissé ses enfants.

Mais bannissons toute tristesse,

Montrons-nous encor triomphants.

 

IV

 

On entend, le long du rivage,

Murmurer de tendres accords.

L’oiseau chante sous le feuillage,

Le ruisseau voit fleurir ses bords ;

 

L’Hymette donne un miel céleste

Aux enfants comme à leurs aïeux ;

Les dieux s’en vont, mais l’amour reste,

Le premier, le dernier des dieux.

 

V

 

Tressez donc, oui tressez les roses ;

La beauté nous sourit toujours.

Rien n’a changé le cours des choses,

La beauté charme encor nos jours.

 

Roses, parlez-moi, je vous prie,

De la Grèce aux parfums si doux ;

Le souffle aimé de ma patrie,

Du moins, je le retrouve en vous !

Chapitre 5

Nydia rencontre Julia. – Entrevue de la sœur païenne et du frère converti. – Notions d’un Athénien sur le christianisme

 

« Quel bonheur pour Ione !… heureuse, elle s’assied à côté de Glaucus… elle entend sa voix, elle peut le voir, elle !… »

 

Ainsi se parlait à elle-même la pauvre aveugle en marchant seule, vers la fin du jour, et en regagnant la maison de sa nouvelle maîtresse, où Glaucus l’avait précédée. Elle fut interrompue soudain dans son monologue par la voix d’une femme :

 

« Bouquetière aveugle, où vas-tu ? tu n’as point de corbeille sous le bras ; as-tu vendu toutes tes fleurs ? »

 

La personne qui s’adressait en ces termes à Nydia et qui avait plutôt, dans ses traits et dans son maintien, l’air hardi d’une dame que la contenance d’une vierge, était Julia, la fille de Diomède. Son voile était à moitié relevé ; elle était accompagnée par Diomède lui-même, et par un esclave qui portait une lanterne devant eux ; le marchand et sa fille revenaient de souper chez un de leurs voisins.

 

« Ne te rappelles-tu plus ma voix ? continua Julia ; je suis la fille du riche Diomède.

 

– Ah ! pardonnez-moi, je me souviens du son de votre voix ; mais, noble Julia, je ne vends plus de fleurs.

 

– J’ai entendu dire que tu avais été achetée par le bel Athénien Glaucus ; est-ce vrai, jolie esclave ? demanda Julia.

 

– Je sers la Napolitaine Ione, répondit Nydia d’une manière évasive.

 

– Ah ! il est donc vrai, alors…

 

– Viens, viens, interrompit Diomède, son manteau posé sur sa bouche… la nuit devient froide… je n’ai pas envie de rester ici, pendant que tu babilleras avec cette fille aveugle… Viens ; qu’elle nous suive à la maison, si tu veux lui parler.

 

– Oui, suis-nous, mon enfant, dit Julia du ton d’une femme qui n’est pas accoutumée à rencontrer des refus. J’ai beaucoup de choses à te demander, viens.

 

– Je ne puis ce soir, il est trop tard, répondit Nydia ; il faut que je rentre : je ne suis pas libre, noble Julia.

 

– Quoi ! la douce Ione te gronderait-elle ? Ah ! je ne doute pas que ce ne soit une seconde Thalestris. Viens donc demain. Souviens-toi que j’ai été de tes amies autrefois.

 

– Vos souhaits seront remplis, répondit Nydia.

 

Et Diomède s’impatientant de nouveau et gourmandant sa fille, Julia fut obligée de suivre son père, sans avoir interrogé Nydia sur le sujet qu’elle avait à cœur de traiter avec elle.

 

Maintenant, retournons vers Ione. L’intervalle écoulé entre la première et la seconde visite de Glaucus ne s’était pas passé d’une façon très gaie pour elle : elle avait reçu la visite de son frère, qu’elle n’avait pas revu depuis le soir où il avait aidé à la délivrer de l’Égyptien.

 

Occupé de ses seules pensées, pensées d’une nature sérieuse et exclusive, le jeune prêtre n’avait guère songé à sa sœur. À la vérité, les hommes de cet ordre d’esprit qui aspirent toujours à quelque chose placé au-dessus de la terre, ne sont que peu enclins ordinairement aux affections de notre monde ; Apaecidès n’avait donc pas désiré depuis longtemps ces doux entretiens de l’amitié, ces tendres confidences qu’il recherchait dans sa jeunesse près d’Ione, et qui sont si naturels entre des personnes unies par des liens fraternels.

 

Cependant Ione n’avait pas cessé de regretter cet éloignement ; elle l’attribuait aux devoirs de plus en plus sévères, sans doute, de la confrérie à laquelle il appartenait. Souvent, au milieu de ses plus brillantes espérances et de son nouvel attachement à son fiancé, souvent elle pensait au front soucieux de son frère, à ses lèvres dont le sourire avait disparu, à son organisme affaibli ; elle soupirait à l’idée que le service des dieux jetait une ombre si noire sur cette terre qu’ils ont créée.

 

Mais le jour où il vint chez elle, il y avait un étrange calme sur ses traits, une expression tranquille et satisfaite dans ses yeux enfoncés, qu’elle n’avait pas remarquée depuis plusieurs années. Cette apparente amélioration n’était que momentanée : c’était une fausse sérénité, que le moindre vent pouvait troubler.

 

« Que les dieux te soient propices, mon frère ! dit-elle en l’embrassant.

 

– Les dieux ! ne parle pas si vaguement, peut-être n’y a-t-il qu’un dieu !

 

– Mon frère !

 

– Oui, si la foi sublime du Nazaréen est vraie ; oui, si Dieu est un monarque, un, invisible, seul ; oui, si ces nombreuses divinités, dont les autels remplissent la terre, ne sont que de noirs démons, qui cherchent à nous détourner de la pure croyance… cela peut être, Ione !

 

– Hélas ! pouvons-nous le croire ? répondit la Napolitaine ; ou, si nous le croyons, ne serait-ce pas une foi bien mélancolique que celle-là ? Quoi ! ce monde magnifique ne serait que purement humain… les montagnes seraient désenchantées de leurs Oréades… les eaux de leurs nymphes… Cette foi si prodigue, qui place une divinité en tout lieu, qui consacre les plus humbles fleurs, qui apporte de célestes haleines dans la plus faible brise… veux-tu donc la nier, et faire de la terre un rayon de poussière et de fange ? Non, Apaecidès, ce qu’il y a de plus consolant dans nos cœurs, c’est cette crédulité même qui peuple l’univers des dieux. »

 

Ione répondait comme une personne enivrée de la poésie de la vieille mythologie pouvait répondre. Nous pouvons juger par cette réponse de l’obstination et des durs efforts que le christianisme eut à surmonter parmi les païens. Leur gracieuse superstition ne se reposait jamais. Il n’y avait pas un acte de leur vie privée qui ne s’y associât : c’était une portion de la vie même, comme les fleurs font partie du thyrse. À chaque incident, ils avaient recours à un dieu ; toute coupe de vin était précédée d’une libation ; les guirlandes de leur seuil étaient dédiées à quelque divinité ; leurs ancêtres eux-mêmes, sanctifiés par eux, présidaient comme dieux lares à leur foyer et à leurs appartements. Si nombreuses étaient leurs croyances, que dans leur pays, à cette heure même, l’idolâtrie n’a pas été complètement déracinée : il n’y a eu de changé que les objets du culte. On fait appel à d’innombrables saints dans les lieux où l’on adorait des divinités, et la foule se presse pour écouter avec respect les oracles de saint Janvier et de saint Étienne, au lieu de ceux d’Isis et d’Apollon.

 

Mais, pour les premiers chrétiens, ces superstitions étaient moins un objet de mépris que d’horreur ; ils ne croyaient pas avec le tranquille scepticisme du philosophe païen, que les dieux étaient les inventions des prêtres ; ni même avec le vulgaire, que, conformément aux vagues lumières de l’histoire, ils avaient été des mortels comme eux. Ils se figuraient que les divinités païennes étaient de malins esprits ; ils transplantaient dans l’Italie et dans la Grèce les noirs démons de l’Inde et de l’Orient ; et dans Jupiter ou dans Mars, ils voyaient avec effroi les représentants de Moloch et de Satan[45].

 

Apaecidès n’avait pas encore adopté formellement la foi chrétienne, mais il était sur le point de le faire. Il participait déjà aux doctrines d’Olynthus ; il se figurait que les gracieuses inventions du paganisme étaient les suggestions de l’ennemi du genre humain. L’innocente et naturelle réponse d’Ione le fit frémir. Il se hâta de répliquer avec véhémence, mais pourtant avec tant de confusion, que sa sœur craignit pour sa raison beaucoup plus qu’elle ne fut effrayée de son emportement.

 

« Ô mon frère, dit-elle, les laborieux devoirs de ta profession ont troublé ton esprit. Viens à moi, Apaecidès, mon frère aimé ; donne-moi ta main, laisse-moi essuyer la sueur qui coule de ton front, ne me gronde pas ; je ne puis te comprendre ; pense seulement qu’Ione n’a pas voulu t’offenser.

 

– Ione, dit Apaecidès, en l’attirant à lui et en la regardant avec tendresse, puis-je croire que tant de charmes et qu’un cœur tendre soient destinés à une éternité de tourments ?

 

– Dii meliora ! que les dieux m’en préservent, dit Ione, usant de la formule naturelle à ses contemporains pour détourner quelque funeste présage.

 

Ces mots, et surtout les idées superstitieuses qui s’y rattachaient, blessèrent les oreilles d’Apaecidès. Il se leva, se parla à lui-même, sortit de la chambre, et s’arrêtant tout à coup, se retourna, regarda tendrement Ione, et lui tendit les bras. Ione courut s’y jeter ; il l’embrassa avec transport et lui dit :

 

« Adieu, ma sœur ! lorsque nous nous reverrons, tu ne seras plus rien pour moi. Reçois cet embrassement, tout rempli encore des souvenirs de notre enfance, alors que la foi, l’espérance, les croyances, les habitudes, les intérêts, les objets de ce monde, étaient les mêmes pour nous. Désormais, le lien est rompu. »

 

Il s’éloigna aussitôt qu’il eut prononcé ces étranges paroles.

 

C’était là, en effet, la plus grande et la plus sévère épreuve des premiers chrétiens ; leur conversion les séparait de leurs plus chères relations. Ils ne pouvaient plus s’associer à des êtres dont les actions, les paroles les plus ordinaires, étaient pour ainsi dire tout imprégnées d’idolâtrie. Ils frémissaient aux divines promesses de l’amour ; l’amour lui-même n’était plus qu’un démon. C’était leur malheur et leur force. S’ils se séparaient ainsi du reste du monde, ils n’en étaient que plus unis entre eux. C’étaient des hommes de fer qui travaillaient pour l’œuvre de Dieu, et les liens qui les unissaient étaient de fer aussi.

 

Glaucus trouva Ione en pleurs. Il possédait déjà le doux privilège de la consoler. Il obtint d’elle le récit de sa conversation avec son frère ; mais, dans le peu de clarté qu’elle y mit, et dans le peu de lumières qu’il avait lui-même sur ce sujet, l’un et l’autre ne distinguaient pas bien quelles intentions guidaient la conduite d’Apaecidès.

 

« Avez-vous entendu parler, demanda Ione, de cette nouvelle secte des Nazaréens dont parle mon frère ?

 

– J’ai souvent entendu parler de ses adeptes, répondit Glaucus, mais je sais peu de choses de leurs doctrines, si ce n’est qu’elles passent pour être extraordinairement tristes et sévères. Ils vivent à part entre eux ; ils affectent d’être choqués même de nos guirlandes ; ils paraissent, en un mot, avoir emprunté leur sombre et lugubre croyance à l’antre de Trophonius ; cependant, continua Glaucus après un instant de silence, ils n’ont pas manqué d’hommes de valeur et de génie, ni de convertis, même parmi les membres de l’aréopage d’Athènes. Je me souviens très bien avoir entendu dire à mon père qu’un hôte étrange était, il y a déjà longtemps, arrivé à Athènes. Je crois qu’il s’appelait Paul. Mon père se trouva un jour au milieu d’une foule immense qui s’était rassemblée sur une de nos immortelles montagnes pour écouter ce sage de l’Orient. Il ne se fit pas d’abord entendre un seul murmure dans cette multitude. Les plaisanteries, les rumeurs qui accueillent nos orateurs habituels lui furent épargnées ; et, quand ce mystérieux visiteur monta sur le sommet qui dominait l’assemblée, sa figure et son maintien inspirèrent le respect, même avant qu’il eût ouvert la bouche. C’était un homme, au dire de mon père, d’une taille moyenne, mais d’une noble et expressive physionomie ; sa robe était ample et de couleur sombre. Le soleil à son coucher éclairait obliquement sa figure imposante, où régnait un air d’autorité ; ses traits fatigués et fortement marqués indiquaient les vicissitudes de sa vie et la fatigue de ses voyages en divers climats ; mais ses yeux brillaient d’un feu qui n’avait rien de terrestre ; lorsqu’il leva ses bras pour parler, ce fut avec la majesté d’un homme sur qui l’esprit de Dieu est descendu ! « Hommes d’Athènes, dit-il, d’après ce que mon père m’a rapporté, je trouve parmi vous un autel avec cette inscription : Au dieu inconnu. Vous honorez, dans votre ignorance, le Dieu même que je sers. Ce Dieu qui vous est inconnu, je viens vous le révéler. »

 

« Alors ce voyageur inspiré déclara que le Créateur de toutes choses, qui avait fixé pour l’homme ses diverses tribus et ses diverses demeures, ce maître de la terre et du ciel, n’habitait pas dans les temples élevés par nos mains ; que sa présence, son esprit, étaient dans l’air que nous respirons ; que toute notre vie et notre âme étaient avec lui… « Pensez-vous, s’écria-t-il, que l’invisible ressemble à vos statues d’or et de marbre ? Pensez-vous qu’il ait besoin de vos sacrifices, celui-là qui a fait le ciel et la terre ? » Il parla ensuite des temps à venir, temps redoutables, de la fin du monde, d’une résurrection des morts dont l’assurance avait été donnée à l’homme dans la résurrection de l’Être tout-puissant dont il venait prêcher la religion.

 

« Quand il en vint là, des murmures se firent entendre, et les philosophes qui s’étaient mêlés au peuple exprimèrent leur dédaigneux mépris ; on aurait pu voir alors le froncement de sourcil du stoïque, et le sourire plein de sarcasme du cynique[46] ; l’épicurien, qui ne croit pas même à notre Élysée, lança quelques plaisants jeux de mots et fendit la foule en riant ; mais le cœur du peuple était touché et agité ; ce peuple trembla sans savoir pourquoi, car l’étranger avait la voix et la majesté d’un homme à qui le Dieu inconnu a donné mission de prêcher sa foi. »

 

Ione écouta Glaucus avec une attention ravie, et le ton sérieux et plein d’animation du narrateur indiquait l’impression qu’il avait reçue d’un des assistants de cette assemblée qui, sur la montagne du dieu païen Mars, avait entendu les premières nouvelles de la parole du Christ.

Chapitre 6

Le portier. – La jeune fille et le gladiateur

 

La porte de la maison de Diomède était ouverte, et Médon, le vieil esclave, était assis au bas des degrés par lesquels on y montait. Cette magnifique demeure du riche marchand de Pompéi se voit encore hors des portes de la ville, au commencement de la rue des Tombeaux ; c’était un gai voisinage, en dépit de la mort. Du côté opposé, mais à quelques toises plus près de la porte, on trouvait une vaste hôtellerie où les personnes attirées par leurs affaires ou leurs plaisirs à Pompéi s’arrêtaient souvent pour se rafraîchir. Devant l’entrée de l’auberge, il y avait des chars, des charrettes, des véhicules de toute sorte, les uns arrivant, les autres partant ; tout était plein de bruit et de mouvement, comme cela est naturel dans ces établissements publics. En face de la porte, des fermiers étaient assis sur un banc, autour d’une table circulaire ; ils buvaient le coup du matin en s’entretenant de leurs affaires. Sur un des côtés de la porte même on avait peint gaiement l’éternelle enseigne de l’Échiquier[47].

 

Près du toit de l’auberge s’étendait une terrasse sur laquelle les femmes des fermiers dont nous venons de parler se tenaient, quelques-unes assises, quelques autres appuyées sur la balustrade, où elles conversaient avec les personnes d’en bas. Dans un profond enfoncement, à peu de distance, s’élevait un endroit couvert, où plusieurs voyageurs pauvres se reposaient et secouaient la poussière de leurs habits.

 

De l’autre côté, un espace vide avait servi autrefois de cimetière aux habitants d’une ancienne ville située sur l’emplacement de Pompéi ; il était converti en ustrinum, c’est-à-dire en un lieu où l’on brûlait les morts. Au-dessus, la terrasse d’une charmante maison de plaisance était à moitié cachée sous les arbres ; les tombes elles-mêmes, avec leurs formes variées et gracieuses, les fleurs et les feuillages qui les entouraient, n’apportaient dans ce paysage aucune mélancolie. Auprès de la porte de la ville, une espèce de guérite enfermait un factionnaire immobile dont le soleil faisait briller le casque poli non moins que la lance sur laquelle il s’appuyait. La porte était divisée en trois arches, celle du centre pour les voitures, et les deux autres pour les piétons, et des deux côtés se dressaient les remparts massifs qui entouraient la cité, remparts construits et réparés à deux époques différentes, selon que la guerre, le temps où les tremblements de terre avaient ébranlé cette vaine protection. À de fréquents intervalles, on voyait des tours carrées dont les sommets rompaient, dans leur pittoresque rudesse, la ligne régulière des remparts, et contrastaient avec les maisons modernes du voisinage, aux murs nouvellement blanchis.

 

La route, qui formait plusieurs circuits dans la direction de Pompéi à Herculanum, se glissait à travers des vignes, au-dessus desquelles s’élançait le Vésuve majestueux.

 

« Sais-tu les nouvelles, Médon ? » dit une jeune fille tenant une cruche à la main, et qui s’arrêta à causer un moment devant la porte de Diomède avec l’esclave, avant de se rendre à l’auberge pour y remplir sa cruche et se faire courtiser par les voyageurs.

 

« Les nouvelles ! quelles nouvelles ? dit l’esclave en levant ses yeux, qui étaient attachés à la terre.

 

– Ce matin a passé par la porte, sans doute avant que tu fusses bien éveillé, un illustre visiteur.

 

– Ah ! dit l’esclave avec indifférence.

 

– Oui, un présent du noble Pompéianus.

 

– Un présent ? je croyais que tu parlais d’un visiteur.

 

– Les deux à la fois, un visiteur et un présent. Apprends donc, vieillard stupide et lourd, que c’est un jeune tigre de la plus grande beauté, destiné aux jeux de l’amphithéâtre… entends-tu, Médon ? Oh ! quel plaisir ! Je te déclare que je ne dormirai pas une minute jusqu’à ce que je l’aie vu : on dit qu’il rugit admirablement.

 

– Pauvre sotte ! répliqua Médon d’un air triste, avec un sourire amer.

 

– Ne parle pas de sottise, si ce n’est pour toi, vieux sot ! Qu’y a-t-il de plus charmant qu’un tigre, surtout si nous pouvons lui trouver quelqu’un à dévorer ? Nous avons maintenant un lion et un tigre : pense à cela, Médon, et, faute de deux bons criminels, nous serons peut-être forcés de les voir s’entre-déchirer eux-mêmes. À propos, ton fils est gladiateur ? un beau et vigoureux gaillard, ma foi ! ne pourrais-tu le décider à combattre le tigre ? Fais-le, tu m’obligeras beaucoup ; que dis-je ? tu seras le bienfaiteur de la ville entière.

 

– Malheur ! malheur ! dit l’esclave avec aigreur ; songe à ton propre danger avant de désirer la mort de mon pauvre enfant.

 

– Mon propre danger ! dit la jeune fille effrayée en regardant en hâte autour d’elle ; que ce présage soit détourné ! que ces paroles retombent sur ta propre tête ! »

 

Et la jeune fille, en parlant ainsi, toucha un talisman suspendu à son cou.

 

« Mon propre danger ? répéta-t-elle. Quel danger peut me menacer ?

 

– Le tremblement de terre des jours derniers n’est-il pas un avertissement ? dit Médon ; n’a-t-il pas une voix ? ne nous crie-t-il pas à tous : « Préparez-vous à la mort ; la fin de toutes choses est prochaine. »

 

– Allons donc ! reprit la jeune fille en arrangeant les plis de sa tunique ; tu parles maintenant comme parlent, dit-on, les Nazaréens ; tu es peut-être des leurs. Alors je ne veux pas bavarder avec toi davantage, corbeau de mauvais augure : tu vas de pis en pis. Vale, ô Hercule ! envoie-nous un homme pour le lion et un autre pour le tigre. »

 

C’est un plaisir, dont je suis idolâtre,

Ce beau plaisir de notre amphithéâtre !

Que j’aime à voir un fier gladiateur,

Se redressant de toute sa hauteur,

 

Entrer en scène aussi vaillant qu’Hercule !

La vie à peine en nos veines circule,

Et la pâleur vient couvrir notre teint,

Lorsqu’il saisit son rival et l’étreint !…

 

C’est un plaisir…

 

Chantant d’une voix claire et argentine cette chanson qui convenait si bien à une femme, et relevant sa tunique pour éviter la poussière, la jeune fille courut légèrement vers l’hôtellerie.

 

« Mon pauvre fils, dit l’esclave à demi-voix, est-ce pour de tels plaisirs que tu dois être immolé ! Ô foi du Christ ! je t’adorerais en toute sincérité, ne fût-ce qu’à cause de l’horreur que tu inspires pour ces jeux sanglants. »

 

La tête du vieillard s’inclina sur son sein d’un air d’abattement. Il demeura quelque temps silencieux et absorbé, mais de temps à autre il essuyait ses larmes avec le coin de sa manche. Son cœur était avec son fils : il ne vit pas quelqu’un qui s’approchait de la porte en marchant vite, et d’un pas hardi et vigoureux. Il ne leva les yeux que lorsque la personne se plaça devant l’endroit où il était assis, et d’une voix tendre l’appela de ce doux nom : Père !

 

– Mon fils, mon Lydon, est-ce bien toi ? s’écria le vieillard joyeux. Oh ! tu étais présent à ma pensée !

 

– J’en suis bien aise, mon père, dit le gladiateur en touchant avec respect les genoux et la barbe de l’esclave, et bientôt j’espère que je serai toujours présent pour toi, mais non plus en pensée.

 

– Oui, mon fils ; mais pas dans ce monde, répondit l’esclave tristement.

 

– Ne parlez pas ainsi, ô mon père ! soyez joyeux, car je le suis. J’ai la conviction que je serai vainqueur, et l’argent que j’aurai gagné achètera votre liberté. Ô mon père ! il y a peu de jours que j’ai été raillé par un homme que j’aurais eu plaisir à détromper, car il est plus généreux que le reste de ses pareils. Ce n’est pas un Romain : il est d’Athènes… Il m’a reproché l’amour du gain, lorsque je lui ai demandé quel serait le prix de la victoire… hélas ! qu’il connaissait peu l’âme de Lydon !

 

– Pauvre enfant ! pauvre enfant ! » dit le vieillard en montant les degrés et en conduisant son fils à la petite chambre qui communiquait avec la pièce d’entrée, le péristyle et non l’atrium de cette maison de campagne. On voit encore cette chambre : c’est la troisième porte à droite en entrant. La première conduit à l’escalier, la seconde n’est qu’une fausse porte où se trouvait une statue de bronze.

 

« Mon fils, reprit Médon, lorsqu’ils furent loin de tous les regards, tes motifs sont pieux, généreux, dictés par une profonde affection, mais ton action en elle-même est coupable. Tu veux risquer ton sang pour la liberté de ton père… cela mériterait le pardon ; mais le prix de la victoire est le sang d’un autre. Ah ! ceci est un péché mortel ; rien ne peut le purifier. Ne le fais pas ! ne le fais pas ! J’aime mieux être esclave toute ma vie que d’acheter ma liberté à ce prix.

 

– Paix, mon père ! répliqua Lydon avec un peu d’impatience : vous vous êtes laissé gagner par cette nouvelle croyance, dont je vous prie de ne pas me parler ; car les dieux, qui m’ont donné la force, m’ont refusé l’intelligence, et je ne comprends pas un mot de tout ce que vous m’avez prêché plusieurs fois. Vous avez, vous dis-je, dans cette foi nouvelle, puisé des idées singulières du juste et de l’injuste. Pardonnez si je vous offense ; mais réfléchissez : quels sont mes adversaires ? Oh ! je voudrais que vous connussiez les misérables avec qui je me suis associé pour l’amour de vous, et vous penseriez que je purifie la terre en la délivrant de l’un d’eux : ce sont de véritables bêtes, dont les lèvres dégouttent de sang ; des êtres sauvages, dont le courage même est sans règle ; féroces, sans cœur, sans le moindre sentiment, aucun lien de la vie ne peut les attacher. Ils ne connaissent pas la crainte, il est vrai ; mais ils ne connaissent pas davantage la reconnaissance, la charité, l’amour. Ils ne sont faits que pour leur profession, pour massacrer sans pitié ou pour mourir sans peur. Les dieux, quels qu’ils soient, peuvent-ils regarder avec colère un combat contre de pareils hommes, et pour une cause comme la mienne ? Ô mon père ! lorsque les êtres supérieurs contemplent la terre, aucun devoir ne leur paraît plus sacré, plus saint que le sacrifice offert à un vieux père par la piété d’un fils reconnaissant ! »

 

Le pauvre vieil esclave, privé lui-même des lumières de la sagesse, et qui n’était converti que depuis peu au christianisme, ne savait plus par quel argument éclairer l’ignorance de son fils, à la fois si profonde et pourtant si belle dans son erreur. Son premier mouvement fut de se jeter dans les bras de son fils, son second de s’arrêter, de se tordre les mains ; et, dans l’effort qu’il faisait pour le blâmer, sa voix se perdait dans les larmes.

 

« Ah ! reprit Lydon, si cette divinité (car je crois que vous n’en admettez qu’une) est aussi bienveillante, aussi compatissante que vous le dites, elle sait aussi que votre foi même m’a déterminé d’abord à prendre la résolution que vous blâmez.

 

– Comment ? que dis-tu ? s’écria l’esclave.

 

– Ne savez-vous pas que, vendu dans mon enfance comme esclave, j’ai été affranchi à Rome, par la volonté de mon maître, à qui j’avais eu le bonheur de plaire ? Je me hâtai d’accourir à Pompéi pour vous voir. Je vous trouvai, déjà âgé et infirme, sous le joug d’un maître capricieux et opulent. Vous veniez d’adopter la foi nouvelle, et cette adoption vous rendait l’esclavage doublement pénible. Elle vous ôtait le charme solennel de l’habitude, qui quelquefois nous réconcilie avec les situations les plus dures. Ne vous êtes-vous pas plaint à moi d’être condamné à des offices qui ne vous répugnaient pas comme esclave, mais que vous trouviez coupables comme Nazaréen ? Ne vous êtes-vous pas confessé à moi que votre âme éprouvait un remords, et frémissait lorsque vous étiez forcé de déposer même quelques miettes de gâteau devant les lares qui veillent sur l’impluvium ; que votre esprit ne cessait d’être tourmenté, et perpétuellement en lutte avec votre position ? Ne m’avez-vous pas dit qu’en répandant les libations sur le seuil, et en prononçant le nom de quelque divinité de la Grèce, vous craigniez d’attirer un jour sur vous des peines plus affreuses que le supplice de Tantale, des tourments éternels plus redoutables que ceux de notre Tartare ? Ne m’avez-vous pas dit cela ? Je m’étonnais, je ne pouvais comprendre ; par Hercule, je n’y comprends encore rien : mais j’étais votre fils, et ma seule tâche était de vous plaindre et de vous soulager. Pouvais-je entendre vos gémissements, être témoin de vos mystérieuses terreurs, de vos constantes angoisses, et rester inactif ? Non, par les dieux immortels ! Une lumière m’éclaira comme si elle descendait de l’Olympe. Je n’avais pas d’argent, mais j’avais de la force, de la jeunesse… c’étaient là les dons que vous m’aviez faits… Je pouvais les engager pour vous. Je m’informai du prix de votre rançon… Je m’informai du prix que la victoire rapportait au gladiateur, et j’appris que je gagnerais de quoi payer deux fois votre liberté. Je devins gladiateur… Je me liai avec ces hommes maudits que je méprise et que j’exècre ; je fis des progrès dans leur métier… Bénies soient leurs leçons !… elles serviront à rendre mon père libre.

 

– Oh ! que ne peux-tu entendre Olynthus ? » dit le vieillard en soupirant, et de plus en plus touché de la vertu de son fils, mais qui n’en restait pas moins convaincu que l’action qu’il méditait était un crime.

 

« J’entendrai le monde entier, si vous le voulez, répondit le gladiateur avec gaieté, mais lorsque vous ne serez plus esclave. Sous votre propre toit, mon père, vous aurez le loisir d’endoctriner mon pauvre cerveau tout le jour et toute la nuit, si cela vous plaît. Oh ! je vous ai déjà choisi votre demeure. C’est une des neuf cent quatre-vingt-dix-neuf boutiques de la vieille Julia Félix, dans une belle exposition, en plein soleil. Vous pourrez rester là toute la journée à votre porte, et j’achèterai pour vous de l’huile et du vin, mon père… Et alors, s’il plaît à Vénus (ou s’il ne lui plaît pas, puisque vous n’aimez plus son nom, cela est égal à Lydon), vous aurez peut-être une fille aussi pour honorer vos cheveux blancs, et vous entendrez sur vos genoux de petites voix qui vous appelleront grand-père. Oh ! nous serons heureux alors… Le prix achètera tout cela… Réjouissez-vous, réjouissez-vous, mon père, et maintenant, le jour s’avance. Le laniste m’attend. Donnez-moi votre bénédiction. »

 

En disant ces mots, il avait déjà quitté la chambre de son père ; et, tout en se parlant l’un l’autre avec vivacité, mais à demi-voix, ils se retrouvèrent au même lieu où nous les avons pris d’abord : c’était la loge du portier.

 

« Oh ! je te bénis, je te bénis, mon brave enfant ! dit Médon avec chaleur ; puisse le grand Être qui lit dans les cœurs, voir la noblesse du tien et te pardonner ton erreur ! »

 

La haute taille du gladiateur passa rapidement dans le sentier. Les yeux de l’esclave en suivirent l’ombre formidable et légère, tant qu’ils purent l’apercevoir ; et, retombant encore une fois sur son siège, il les attacha de nouveau à la terre. Muet et immobile, on l’eût cru transformé en pierre. Son cœur… Ah ! qui pourrait, dans les temps plus heureux où nous vivons, se former une idée du trouble et des combats de son cœur ?

 

« Puis-je entrer ? dit une douce voix, votre maîtresse Julia est-elle à la maison ? »

 

L’esclave répondit par un signe machinal à la personne qui demandait à être introduite ; mais elle ne pouvait s’autoriser de ce consentement… elle répéta sa question timidement, d’une voix plus basse :

 

« Ne te l’ai-je pas fait comprendre ? répondit assez rudement l’esclave : entre !

 

– Merci ! » dit d’une voix plaintive la nouvelle venue ; et l’esclave, ému de la douceur de sa voix, la regarda et reconnut la bouquetière aveugle. Le chagrin peut sympathiser avec le malheur… Il se leva, et il guida ses pas jusqu’au haut de l’escalier adjacent par lequel on descendait à l’appartement de Julia, et là, appelant une esclave du sexe de l’aveugle, il la lui donna à conduire.

Chapitre 7

Cabinet de toilette d’une Pompéienne. Conversation importante entre Julia et Nydia

 

L’élégante Julia était assise au milieu de ses esclaves… la chambre était petite, comme le cubiculum qui la joignait, mais plus large que les appartements réservés au sommeil, et ordinairement si étroits, que ceux qui n’ont pas vu la chambre à coucher des Pompéiens, même dans les plus riches maisons, ne peuvent se faire une idée de ces niches de pigeons, dans lesquelles on se plaisait alors à passer la nuit. Mais, en réalité, le lit n’était pas chez les anciens une chose domestique si grave, si importante, si sérieuse que parmi nous. Leur couche n’était qu’un étroit et petit sofa assez léger pour être transporté aisément d’une place à une autre par son possesseur lui-même[48], et, sans aucun doute, on le changeait de chambre, selon les caprices du maître ou les variations de la saison : car telle partie de la maison, habitée pendant un mois, était délaissée le mois suivant.

 

Les Italiens de cette époque avaient d’ailleurs une singulière appréhension du grand jour ; leurs chambres véritablement obscures, qu’on pourrait croire au premier abord le résultat d’une architecture négligente, étaient, au contraire, le résultat d’un art laborieux. Dans leurs portiques et dans leurs jardins, ils jouissaient du soleil autant que cela leur plaisait ; dans l’intérieur de leurs maisons, ils cherchaient plutôt l’ombre et la fraîcheur.

 

L’appartement de Julia, dans cette saison, était retiré dans la partie la plus basse de la maison, immédiatement au-dessous des salles principales, et donnait sur le jardin, avec lequel il était de plain-pied. Une large porte vitrée n’admettait que les rayons du soleil levant ; cependant l’œil de Julia était assez habitué à l’obscurité pour apercevoir exactement les couleurs qui lui seyaient le mieux, et la nuance de rouge qui devait donner le plus d’éclat à ses yeux noirs et le plus de vivacité à ses joues.

 

Sur la table devant laquelle elle était assise, se voyait un petit miroir circulaire en acier poli ; autour, se trouvaient rangés, dans un ordre précis, les cosmétiques et les onguents, les parfums et les fards, les bijoux et les peignes, les rubans et les épingles d’or, qui étaient destinés à ajouter aux attraits naturels de la beauté l’assistance de l’art et les capricieuses coquetteries de la mode. À travers la demi-obscurité de la chambre brillaient les couleurs vives et variées des peintures de la muraille, avec tout l’éclat des fresques pompéiennes. Devant la table de toilette, et sous les pieds de Julia, s’étendait un tapis sorti des métiers de l’Orient. À portée de la main, une autre table était chargée d’une aiguière et d’un bassin ; il y avait aussi sur cette table une lampe éteinte, du plus exquis travail, sur laquelle l’artiste avait représenté un Cupidon reposant sous des branches de myrte ; et un petit rouleau de papyrus contenant les plus douces élégies de Tibulle. Un rideau magnifiquement brodé de fleurs d’or servait de portière à l’entrée du cubiculum. Tel était le cabinet de toilette d’une beauté à la mode, il y a dix-huit siècles.

 

La belle Julia s’appuyait indolemment sur son siège, pendant que l’ornatrix (la coiffeuse) élevait lentement les unes au-dessus des autres une foule de petites boucles, dont toutes n’appartenaient pas à Julia ; elle entremêlait les fausses et les vraies avec art, et portait si haut son édifice, qu’il semblait placer la tête plutôt au centre qu’au sommet du corps humain.

 

Sa tunique, de couleur d’ambre foncé, qui convenait bien à ses noirs cheveux et à son teint un peu brun, descendait avec d’amples plis jusqu’à ses pieds, lesquels étaient renfermés dans des pantoufles attachées autour de sa jambe gracieuse à l’aide de cordons blancs ; une profusion de perles formait la broderie de ces pantoufles de pourpre, qu’on pourrait comparer aux babouches actuelles des Turcs, et une vieille esclave, versée depuis longtemps dans tous les secrets de la toilette, se tenait derrière la coiffeuse, ayant sous le bras la large et riche ceinture de sa maîtresse. Elle donnait de temps à autre des instructions à la femme chargée de l’édifice de la coiffure, sans omettre de judicieuses flatteries pour Julia.

 

« Mettez cette épingle un peu plus sur la droite… plus bas… sotte… Ne voyez-vous pas la superbe égalité de ces sourcils ?… on dirait que vous coiffez Corinna, dont le visage est de travers… Maintenant, posez les fleurs… quoi… folle que vous êtes… Laissez là cette triste giroflée… vous ne choisissez pas ici des couleurs en rapport avec les joues pâles de Chloris… Les plus brillantes fleurs peuvent seules convenir aux joues de la jeune Julia !

 

– Doucement ! dit la maîtresse en frappant la terre de son petit pied avec une certaine violence ; vous me tirez les cheveux comme si vous arrachiez de mauvaises herbes.

 

– Triple bête ! continua la maîtresse de cérémonie, ne savez-vous pas combien votre maîtresse est délicate ?… vous n’avez pas affaire aux crins de la veuve Fulvia. Maintenant, le ruban. C’est cela. Belle Julia, regarde-toi dans ton miroir. As-tu jamais vu quelque chose de plus aimable et de plus charmant que toi ? »

 

Lorsque, après d’innombrables commentaires, des difficultés et des retards, la tour capillaire eut été parachevée, la préparation qui suivit fut de donner aux yeux une douce expression de langueur, produite au moyen d’une poudre foncée qu’on appliquait sur les paupières et sur les sourcils ; une petite mouche taillée en forme de croissant, placée adroitement près des lèvres rosées, attirait l’attention sur les fossettes et sur les dents, dont l’art s’était déjà exercé à augmenter la blancheur naturelle.

 

Une autre esclave, qui jusque-là s’était tenue à l’écart, s’approcha alors pour arranger les joyaux, les boucles d’oreilles de perles (deux à chaque oreille), les massifs bracelets d’or, la chaîne formée d’anneaux du même métal, à laquelle était suspendu un talisman en cristal ; la gracieuse agrafe sur l’épaule gauche, qui renfermait un camée représentant Psyché ; la ceinture de ruban pourpre richement brodé en fil d’or, et attachée par des serpents entrelacés ; enfin les différentes bagues pour chacun des doigts délicats et effilés de la Pompéienne. La toilette était achevée selon la dernière mode de Rome. La belle Julia se regarda avec un dernier coup d’œil de satisfaction personnelle, et, se renversant sur son siège, commanda languissamment à la plus jeune de ses esclaves de lui lire les vers amoureux de Tibulle. Cette lecture avait déjà commencé, lorsqu’une esclave introduisit Nydia auprès de la maîtresse de la maison.

 

« Salve, Julia, dit la bouquetière, en s’arrêtant à quelques pas de l’endroit où Julia était assise, et en croisant ses bras sur sa poitrine ; j’ai obéi à vos ordres.

 

– Tu as bien fait, bouquetière, répondit Julia ; approche, assieds-toi. »

 

Une des esclaves plaça un tabouret près de Julia, et Nydia s’y assit.

 

Julia considéra quelques instants la Thessalienne d’un air embarrassé. Elle fit signe à ses esclaves de sortir et de fermer la porte. Lorsqu’elle fut seule avec Nydia, elle lui dit en la regardant, et en oubliant que son interlocutrice ne pouvait observer sa physionomie :

 

« Tu sers la Napolitaine Ione ?

 

– Je suis chez elle en ce moment.

 

– Est-elle aussi belle qu’on le dit ?

 

– Je ne sais pas ; comment pourrais-je juger de sa beauté ?

 

– Ah ! j’aurais dû me rappeler… mais tu as des oreilles, si tu n’as pas d’yeux. Tes compagnes, les autres esclaves, disent-elles qu’Ione est belle ? Les esclaves dans leur intimité oublient de flatter même leur maîtresse.

 

– On me dit qu’elle est belle, très belle !

 

– Ah ! Est-elle grande ?

 

– Oui.

 

– C’est comme moi. A-t-elle des cheveux noirs ?

 

– Je l’ai entendu dire.

 

– J’ai des cheveux noirs aussi. Et Glaucus va-t-il la voir souvent ?

 

– Tous les jours.

 

– Tous les jours dis-tu ; et la trouve-t-il belle ?

 

– Je le pense, puisqu’ils vont bientôt se marier.

 

– Se marier ! » s’écria Julia, dont on eût pu voir la pâleur soudaine, même à travers les fausses couleurs répandues sur ses joues.

 

Elle se leva brusquement. Nydia ne pouvait s’apercevoir de l’émotion que ses paroles avaient causée. Julia se tut quelque temps ; mais son sein oppressé et ses yeux pleins de flamme auraient facilement appris à qui aurait eu d’autres yeux que ceux de Nydia, combien sa vanité était blessée.

 

« On prétend que tu es Thessalienne ? dit-elle, rompant enfin le silence.

 

– On dit vrai.

 

– La Thessalie est la terre de la magie des magiciennes, des talismans et des philtres amoureux, reprit Julia.

 

– On l’a toujours, en effet, regardée comme le pays des nécromanciens, répondit Nydia timidement.

 

– Connais-tu, toi, aveugle thessalienne, quelque charme qui fasse aimer ?

 

– Moi ! répliqua la bouquetière en rougissant, comment en connaîtrais-je ?… Assurément non, je n’en connais pas.

 

– Tant pis pour toi ; je t’aurais donné assez d’or pour acheter ta liberté, si tu avait été plus savante.

 

– Mais, demanda Nydia, qu’est-ce qui peut engager la riche Julia à faire cette question à sa servante ? n’a-t-elle pas richesse, jeunesse, beauté ? Ne sont-ce pas là des philtres qui peuvent dispenser de recourir à la magie ?

 

– Pour tous, excepté pour une seule personne, reprit Julia d’un air hautain ; mais on dirait que ta cécité est contagieuse et… Mais n’importe !

 

– Et cette personne ? dit Nydia avec empressement.

 

– Ce n’est pas Glaucus, répliqua Julia avec la fausseté habituelle de son sexe ; Glaucus… oh ! non. »

 

Nydia respira plus librement, et Julia poursuivit après une courte pause :

 

« Mais en parlant de Glaucus et de cette Napolitaine, tu m’as remis en mémoire l’influence des philtres amoureux, dont peut-être (que sais-je et que m’importe d’ailleurs ?) elle s’est servie pour se faire aimer de lui. Jeune aveugle, j’aime, et…, Julia peut-elle vivre et en faire l’aveu ?… je ne suis point aimée en retour. Cela humilie, ou plutôt cela irrite mon orgueil. Je voudrais voir cet ingrat à mes pieds, non pas pour l’en relever, mais pour lui marquer mes mépris. Quand on m’a dit que tu étais Thessalienne, j’ai pensé que ton jeune esprit pouvait avoir été initié aux mystères de ta contrée.

 

– Hélas ! non, murmura Nydia, plût aux dieux que cela fût !

 

– Merci du moins pour ce bon souhait, dit Julia, sans se douter de ce qui se passait dans le cœur de la bouquetière. Mais, dis-moi, tu entends les récits des esclaves, toujours portés vers ces croyances, toujours prêts à employer la magie dans leurs basses amours. N’as-tu jamais entendu parler de quelque magicien de l’Orient, qui possédât dans cette cité-ci l’art que tu ignores ? Je ne te parle point de nécromanciens, de jongleurs de places publiques, je te parle de quelque puissant magicien de l’Inde ou de l’Égypte.

 

– De l’Égypte ? oui, dit Nydia, en tressaillant. Qui n’a pas, à Pompéi, entendu parler d’Arbacès ?

 

– Arbacès ! c’est vrai, reprit Julia en ressaisissant ce souvenir. On dit que c’est un homme qui est bien au-dessus des vaines impostures de tant de prétendants à la science ; qu’il est versé dans la connaissance des astres et les secrets de l’ancienne Nuit ; pourquoi ne le serait-il pas dans les mystères de l’amour ?

 

– S’il y a un magicien vivant dont l’art soit au-dessus de celui des autres, c’est bien ce terrible homme », répondit Nydia ; et elle toucha son talisman par précaution en prononçant ces paroles.

 

« Il est trop riche pour qu’on lui offre de l’argent, continua Julia ; mais ne puis-je lui faire une visite ?

 

– Sa maison est une maison funeste pour les jeunes et belles femmes, répliqua Nydia… J’ai d’ailleurs entendu dire qu’il languissait dans…

 

– Une maison funeste ? dit Julia, s’arrêtant à ces premières paroles. Pourquoi ?

 

– Ses nocturnes orgies sont impures et souillées… du moins, la rumeur publique le dit.

 

– Par Cérès ! par Pan et par Cybèle ! tu ne fais que piquer ma curiosité, au lieu d’exciter mes craintes, reprit l’audacieuse et indiscrète Pompéienne. Je veux le voir et l’interroger sur sa science. Si l’amour est admis dans ses orgies, il en doit connaître les secrets. »

 

Nydia ne répondit pas.

 

« Je le visiterai aujourd’hui même, dit Julia, oui ; et pourquoi ne serait-ce pas sur l’heure ?

 

– En plein jour et dans l’état où il est, vous avez sûrement moins à craindre », répondit Nydia, cédant elle-même au désir secret de savoir si le sombre Égyptien possédait des philtres qui pussent faire aimer, philtres dont la Thessalienne avait souvent entendu parler.

 

« Qui oserait insulter la riche fille de Diomède ? s’écria Julia avec hauteur. J’irai.

 

– Pourrai-je venir savoir le résultat de la visite ? dit Nydia avec empressement.

 

– Embrasse-moi pour l’intérêt que tu prends à l’honneur de Julia, répondit-elle, oui, assurément, tu pourras venir. Ce soir, nous soupons dehors. Reviens demain matin à cette heure-ci, et tu connaîtras tout. Arrête ; prends ce bracelet pour la bonne pensée que tu m’as inspirée ; souviens-toi, si tu sers Julia, qu’elle est reconnaissante et généreuse.

 

– Je ne puis accepter ton présent, dit Nydia en repoussant le bracelet ; mais, toute jeune que je suis, je puis sympathiser avec ceux qui aiment, et qui aiment en vain.

 

– En est-il ainsi ? reprit Julia. Tu parles comme une femme libre, et tu seras libre aussi. Adieu. »

Chapitre 8

Julia visite Arbacès. – Le résultat de cette entrevue

 

Arbacès était assis dans une chambre qui donnait sur une espèce de balcon ou de portique, devant son jardin. Sa joue, extrêmement pâle, témoignait des souffrances qu’il avait éprouvées ; mais sa constitution de fer avait triomphé des terribles effets de l’accident qui était venu détruire ses espérances au moment de la victoire. L’air embaumé qui effleurait son front ravivait la langueur de ses sens, et le sang circulait plus librement qu’il ne l’avait fait depuis plusieurs jours dans ses veines irritées.

 

« Ainsi donc, disait-il, l’orage que m’annonçait le destin a éclaté et disparu ; le malheur prévu par ma science, qui menaçait jusqu’à ma vie, s’est éloigné !… j’existe !… il est venu comme les étoiles me l’avaient prédit, et maintenant, une belle, une prospère, une brillante carrière, qui devait s’étendre devant moi si je ne succombais pas, me sourit assurément ; j’ai passé, j’ai dompté le dernier danger réservé à ma destinée. À présent, je n’ai plus qu’à parcourir les riants jardins de l’avenir… sans crainte, en toute sécurité. Le premier de tous mes plaisirs, même avant l’amour, ce sera la vengeance. Ce jeune Grec qui a traversé ma passion, anéanti mes projets, humilié mon audace, au moment où mon fer allait se plonger dans son sang infâme, ne m’échappera pas une seconde fois. Mais par quels moyens me venger ? réfléchissons-y bien. Ô Até, si tu es réellement une déesse, remplis-moi de tes plus saintes inspirations. »

 

L’Égyptien tomba dans une profonde rêverie qui ne paraissait pas lui présenter une idée claire et satisfaisante. Il changeait continuellement de position, à mesure qu’il repoussait l’un après l’autre tous les plans qui s’offraient à son esprit ; il se frappa plusieurs fois la poitrine et gémit, plein du désir de la vengeance, mais avec le sentiment de son impuissance pour l’accomplir. Tandis qu’il demeurait ainsi absorbé, un jeune esclave entra timidement dans sa chambre.

 

Une femme, évidemment d’un rang élevé, comme l’indiquaient sa toilette et le costume de l’esclave qui l’accompagnait, attendait en bas, et demandait audience à Arbacès.

 

Une femme !… son cœur battit avec vitesse.

 

« Est-elle jeune ? demanda-t-il.

 

– Sa figure est cachée par un voile, mais sa taille élancée, quoique arrondie, annonce la jeunesse.

 

– Qu’on la fasse entrer », dit l’Égyptien ; un instant son cœur ému d’un vain espoir se flatta que ce pourrait être Ione.

 

Le premier regard jeté sur la personne qui entrait dans son appartement suffit pour le tirer de son erreur. Elle était, à la vérité, de la même grandeur qu’Ione et probablement du même âge, bien faite et pleine d’appas : mais où était cette grâce ineffable et attrayante qui accompagnait chaque mouvement de l’incomparable Napolitaine ; cette toilette chaste et décente, si simple dans son arrangement ; cette démarche si digne et si réservée ; la majesté de la femme et toute sa modestie ?

 

« Pardonnez-moi si je me lève avec peine, dit Arbacès en regardant l’étrangère ; je sors à peine d’une cruelle souffrance.

 

– Ne faites aucun effort, ô grand Égyptien, répondit Julia, cherchant à déguiser sous les dehors de la flatterie la crainte qu’elle avait éprouvée ; pardonnez à une femme malheureuse, qui vient demander des consolations à votre sagesse.

 

– Approchez-vous, belle étrangère, reprit Arbacès, et parlez sans crainte et sans réserve. »

 

Julia s’assit auprès de l’Égyptien, et jeta des regards de surprise autour d’une chambre dont le luxe exquis et coûteux surpassait même celui qui brillait dans la maison de son père ; elle remarqua aussi avec un certain effroi les inscriptions hiéroglyphiques tracées sur les murs, les figures des mystérieuses idoles qui paraissaient la contempler de tous les coins de l’appartement ; le trépied à peu de distance ; et par-dessus tout, elle observa l’air grave et imposant d’Arbacès. Une longue robe blanche couvrait à moitié comme un voile ses cheveux noirs et tombait jusqu’à ses pieds ; sa présente pâleur rendait encore sa physionomie plus expressive ; son œil noir et pénétrant semblait percer l’abri du voile de Julia, et explorer les secrets de l’âme vaine et si peu féminine de sa visiteuse.

 

« Quel motif, dit-il d’une voix lente et grave, t’amène, ô jeune fille, dans la maison d’un fils de l’Orient ?

 

– Sa réputation, dit Julia.

 

– En quoi ? reprit-il avec un étrange et léger sourire.

 

– Peux-tu le demander, sage Arbacès ? Ta science n’est-elle pas le sujet de toutes les conversations de Pompéi ?

 

– J’ai acquis, en effet, quelques connaissances, répondit Arbacès ; mais comment ces sérieux et stériles secrets peuvent-ils être agréables à l’oreille de la beauté ?

 

– Hélas ! dit Julia, un peu encouragée par ce ton d’adulation auquel elle était habituée, la douleur ne s’adresse-t-elle pas à la sagesse pour être consolée ? et les personnes qui aiment sans espoir ne sont-elles pas les victimes choisies de la douleur ?

 

– Ah ! s’écria Arbacès, un amour sans espoir ne saurait être le lot d’une si belle personne, dont les attraits se révèlent à travers le voile même qui les couvre ; relève, jeune fille, relève ce voile ; laisse-moi voir si ton visage est en harmonie avec la grâce de ton corps. »

 

Julia, qui ne demandait pas mieux que de montrer ses charmes, et qui pensait peut-être intéresser ainsi davantage l’Égyptien à son sort, leva son voile après une courte hésitation, et révéla une beauté à laquelle le regard de l’Égyptien n’aurait pu reprocher qu’un peu trop d’art.

 

« Tu viens pour m’entretenir d’un amour malheureux, dit-il ; tourne ton visage vers celui que tu aimes ; je ne saurais te conseiller un meilleur charme que celui-là !

 

– Oh ! trêve à ces flatteries, dit Julia ; c’est un vrai charme que je viens demander à ta science, un charme qui fasse aimer.

 

– Belle étrangère, répliqua Arbacès avec un peu d’ironie, de semblables talismans ne sont pas au nombre des secrets que mes longues veilles ont acquis.

 

– Alors, illustre Arbacès, pardonne-moi et reçois mes adieux.

 

– Arrête, s’écria Arbacès, qui, malgré sa passion pour Ione, ne demeurait pas insensible à la beauté de sa visiteuse, et qui, dans un meilleur état que celui où il se trouvait, aurait peut-être essayé de consoler la noble Julia par d’autres moyens que ceux d’une science surnaturelle…

 

– Arrête, reprit-il ; quoique j’aie laissé, je l’avoue, l’art de la magie, des philtres et des breuvages à ceux qui en font métier, je ne suis pas cependant si indifférent à la beauté, que je n’aie usé de cet art pour mon propre compte, dans ma jeunesse… Je puis te donner des renseignements utiles, du moins, si tu me parles avec franchise. Si j’en crois ta toilette, tu n’es pas encore mariée ?

 

– Non, dit Julia.

 

– Et peut-être, n’étant pas favorisée de la fortune, tu veux conquérir un riche époux.

 

– Je suis plus riche que celui qui me dédaigne.

 

– C’est étrange, très étrange ! tu aimes donc bien celui qui ne t’aime pas ?

 

– Je ne sais si je l’aime, répondit Julia avec hauteur, mais je sais que je veux triompher d’une rivale. Je voudrais voir à mes pieds celui qui m’a refusé son hommage… Je voudrais voir celle qu’il m’a préférée, méprisée à son tour.

 

– Ambition naturelle et digne d’une femme ! continua l’Égyptien d’un ton trop grave pour être ironique. Un mot encore, jeune fille. Peux-tu me confier le nom de celui que tu aimes ? est-il possible que ce soit un Pompéien ? Un Pompéien, s’il était aveugle à ta beauté, le serait-il à ta richesse ?

 

– Il est d’Athènes, répondit Julia en baissant les yeux.

 

– Ah ! s’écria l’Égyptien impétueusement, et une vive rougeur colora ses joues, il n’y a qu’un Athénien jeune et noble à Pompéi… Parlerais-tu de Glaucus ?

 

– Ne me trahis pas, c’est lui en effet. »

 

L’Égyptien s’affaissa sur son siège, le regard attaché sur le visage à demi détourné de la fille du marchand, en se demandant à lui-même si cette conférence, qu’il avait jusqu’alors regardée comme indifférente, en s’amusant de la crédulité de sa visiteuse, ne pouvait pas profiter à sa vengeance.

 

« Je vois que tu ne peux m’être d’aucun secours, reprit Julia offensée de son silence ; garde-moi du moins le secret ; encore une fois, adieu.

 

– Jeune fille, répliqua l’Égyptien d’un ton empressé et sérieux, ta requête m’a vivement touché… tes désirs seront satisfaits. Écoute-moi : je ne me suis pas occupé moi-même de ces mystères subalternes ; mais je connais une personne qui en fait sa profession. Au pied du Vésuve, à moins d’une lieue de la ville, habite une puissante magicienne ; elle a cueilli, sur la rosée de la nouvelle lune, des plantes qui possèdent la vertu d’enchaîner l’amour par des nœuds éternels. Son art peut faire tomber celui que tu aimes à tes pieds. Va la trouver, prononce devant elle le nom d’Arbacès ; elle redoute ce nom, et elle te communiquera ses philtres les plus certains.

 

– Hélas ! dit Julia, je ne connais pas la route qui conduit à la demeure de cette magicienne dont tu parles ; la route, quelque courte qu’elle soit, est longue à traverser pour une jeune fille qui quitte, à l’insu de tout le monde, la maison de son père ; la campagne est semée de vignes sauvages et de cavernes dangereuses ; je n’ose me fier à des étrangers pour me garder ; la réputation des femmes de mon rang est aisément ternie ; et, quoiqu’il m’importe peu qu’on sache que j’aime Glaucus, je ne voudrais pas qu’on crût que j’ai pu obtenir son amour au moyen d’un philtre.

 

– Trois jours encore, dit l’Égyptien en se levant pour essayer ses forces, et en marchant dans la chambre d’un pas faible et irrégulier, trois jours de santé, et je pourrai t’accompagner… tu m’attendras.

 

– Mais Glaucus va épouser cette Napolitaine que je hais.

 

– L’épouser ?

 

– Oui, dans les commencements du mois prochain.

 

– Si tôt ! en es-tu sûre ?

 

– Je le tiens de la bouche de son esclave.

 

– Cela ne sera pas, dit l’Égyptien avec force. Ne crains rien. Glaucus sera à toi. Mais lorsque tu auras obtenu le philtre, comment t’y prendras-tu pour t’en servir ?

 

– Mon père a invité Glaucus, et, je pense, la Napolitaine aussi à un banquet pour après-demain ; j’aurai l’occasion de verser le philtre dans sa coupe.

 

– Qu’il en soit ainsi, dit l’Égyptien, dont les yeux brillèrent d’une joie si sauvage que Julia éprouva quelque frayeur en le regardant. Demain soir, commande ta litière ; as-tu quelqu’un à tes ordres ?

 

– Certainement, répondit Julia, toujours fière de son opulence.

 

– Commande ta litière… à deux milles de la ville, il y a une maison de plaisir, fréquentée par les plus riches Pompéiens, connue pour l’excellence de ses bains et la beauté de ses jardins. Tu peux en faire le prétexte de ta promenade… tu m’y trouveras, fussé-je mourant, près de la statue de Silène, dans le petit bois qui borde le jardin ; je te conduirai moi-même chez la magicienne. Nous attendrons que l’étoile du soir ait fait rentrer les troupeaux des bergers, qu’un sombre crépuscule nous entoure et dérobe nos pas à tous les yeux. Arbacès, le magicien, l’Égyptien, te jure, par le destin, qu’Ione ne sera jamais l’épouse de Glaucus.

 

– Et que Glaucus sera le mien, ajouta Julia, achevant la sentence.

 

– Tu l’as dit », répliqua Arbacès.

 

Et Julia, à demi effrayée du terrible engagement qu’elle prenait, mais poussée par la jalousie et par la haine contre sa rivale, résolut de le tenir.

 

Demeuré seul, Arbacès laissa éclater ses sentiments.

 

« Brillantes étoiles qui ne mentez jamais, vous commencez déjà l’exécution de vos promesses, le succès dans mes amours, la victoire sur mes ennemis, pour le reste de ma douce existence. Au moment même où mon esprit ne me fournit plus aucun moyen de vengeance, vous m’avez envoyé pour appui cette belle insensée ! »

 

Il se plongea dans ses profondes pensées.

 

« Oui, ajouta-t-il d’une voix plus calme, je ne lui aurais pas donné, moi, ce poison qui sera le philtre… sa mort aurait pu me compromettre en remontant jusqu’à ma porte… Mais la magicienne !… ah ! c’est elle qui est l’agent le plus convenable pour mes desseins ! »

 

Il appela un de ses esclaves, lui ordonna de suivre les pas de Julia et de s’informer du nom et de la condition de la jeune fille. Cela fait, il sortit sous le portique. Les nuages étaient sereins et clairs ; mais, familiarisé comme il l’était avec les moindres variations de l’atmosphère, il aperçut une masse de nuages, au loin à l’horizon, que le vent commençait à agiter, et qui annonçaient un orage.

 

« C’est l’image de ma vengeance, dit-il ; le ciel est pur, mais le nuage s’approche. »

 

Chapitre 9

Un orage dans les pays chauds. La caverne de la magicienne

 

Ce fut lorsque les chaleurs de midi commencèrent graduellement à se retirer de la terre, que Glaucus et Ione sortirent pour jouir de l’air pur et se rafraîchir. À cette époque, les Romains se servaient de diverses espèces de voitures : celle qui était le plus en usage parmi les citoyens riches, lorsqu’ils étaient seuls, était le biga, que nous avons déjà décrit dans la première partie de cet ouvrage ; on appelait carpentum[49] celle dont usaient ordinairement les matrones, voiture qui avait communément deux roues ; les anciens employaient aussi une sorte de litière, vaste chaise à porteurs, plus commodément disposée que celle des modernes, puisque celui qui l’occupait pouvait s’y coucher à son aise, au lieu d’être secoué et ballotté perpendiculairement[50]. Il y avait aussi une autre voiture dont on se servait pour voyager, ou pour faire des excursions dans la campagne, qui contenait facilement trois ou quatre personnes, avec une tenture qui pouvait se soulever à volonté ; en un mot, quoique la forme en soit différente, elle correspondait à notre moderne britska… Les amants, accompagnés seulement d’une esclave d’Ione, avaient pris une voiture de ce genre. À dix milles de la cité on trouvait les ruines d’un temple évidemment grec ; et, pour Glaucus et Ione, tout ce qui rappelait la Grèce possédait un grand intérêt ; ils avaient résolu de visiter ces ruines : c’était là le but de leur promenade.

 

La route les conduisit aisément à travers des bosquets de vignes et d’oliviers, jusqu’à ce qu’ils arrivassent sur les sommets les plus élevés du Vésuve. Le chemin alors devint difficile : les mules marchaient lentement et avec peine. À chaque perspective qui s’ouvrait dans le bois, ils apercevaient des cavernes grises et terribles, découpées dans le roc brûlé, que Strabon a décrites, mais que les diverses révolutions du temps et les éruptions du volcan ont effacées de l’aspect actuel de la montagne. Le soleil était sur son déclin ; de grandes et profondes ombres s’avançaient sur les collines ; par intervalles ils entendaient encore les sons rustiques du berger parmi les touffes de bouleaux et les chênes sauvages. Parfois ils remarquaient la forme gracieuse de la capella au poil soyeux, à la corne contournée, à l’œil brillant et gris, qui, sous les cieux de l’Ausonie, rappelle les églogues de Virgile, en broutant sur le flanc des montagnes. Des grappes de raisin, que le sourire de l’été rendait déjà vermeilles, étincelaient entre les festons de pampre qui pendaient d’un arbre à l’autre. Au-dessus, de légers nuages flottaient dans un ciel serein, et glissaient d’une façon si lente à travers le firmament, qu’ils semblaient à peine se mouvoir ; à leur droite, de moment en moment, leur vue découvrait une mer sans vagues, qu’animaient seulement quelques légères barques à sa surface ; les derniers rayons du soleil teignaient de douces et innombrables nuances cette délicieuse mer.

 

« Quelle belle expression, dit Glaucus à mi-voix, que celle qui appelle la terre notre mère !… Avec quelle tendresse égale et sainte elle répand ses bienfaits sur ses enfants ! Même dans les lieux stériles auxquels la nature a refusé sa beauté, elle essaye encore de sourire. Regarde comme elle marie l’arbousier et la vigne sur le sol aride et brûlant de ce volcan ; à une telle heure, et en présence d’une telle scène, nous pourrions bien nous attendre à voir la riante figure d’un faune se montrer à travers ces festons, ou bien à surprendre les pas d’une nymphe de la montagne qui s’enfuit dans l’épaisseur du bois. Mais la nymphe a disparu de la terre, belle Ione, le jour même où les cieux t’ont créée, toi. »

 

Aucune langue ne sait flatter mieux que celle d’un amant qui, dans l’exagération même de ses sentiments, ne croit dire encore que les choses les plus ordinaires. Étrange prodigalité qui s’épuise elle-même dans son effusion !

 

Ils arrivèrent aux ruines ; ils les examinèrent avec cette tendresse qu’inspirent les vestiges sacrés des lieux habités par nos ancêtres ; ils y demeurèrent jusqu’à ce qu’Hesperus parût dans les nuages roses du ciel ; et, se mettant en route au crépuscule pour revenir, ils gardèrent quelque temps le silence : car, dans l’ombre et sous les étoiles, leur mutuel amour oppressait davantage leurs cœurs.

 

Ce fut à ce moment que l’orage prédit par l’Égyptien commença à gronder autour d’eux. D’abord un roulement de tonnerre sourd et éloigné les avertit de la prochaine lutte des éléments ; bientôt les nuages s’accumulèrent sur leurs têtes, et la foudre y retentit avec force et à coups pressés. La promptitude avec laquelle se forment les nuages, dans ce climat, a quelque chose de surnaturel, et la superstition des premiers âges a pu y voir l’effet d’une puissance divine, sans qu’il y ait lieu de s’en étonner : quelques larges gouttes de pluie tombèrent pesamment à travers les branches qui s’étendaient au-dessus du sentier ; puis, tout à coup, un éclair rapide et effrayant passa avec ses lueurs fourchues devant leurs yeux, et fut suivi d’une complète obscurité.

 

« Va plus vite, bon carrucarius, dit Glaucus au conducteur. L’orage va fondre sur nous. »

 

L’esclave pressa ses mules ; elles rasèrent le chemin inégal et pierreux ; les nuages s’épaissirent de plus en plus ; le tonnerre redoubla ses coups, et la pluie tomba à grands flots.

 

« N’as-tu pas peur ? murmura tout bas Glaucus à Ione, en saisissant ce prétexte pour s’approcher d’elle davantage.

 

– Non, pas avec toi », répondit-elle doucement.

 

En cet instant, la voiture fragile et mal construite (comme beaucoup d’autres choses peu perfectionnées de ce temps, en dépit de leurs formes gracieuses) tomba avec violence dans une ornière, en travers de laquelle se trouvait une poutre de bois. Le conducteur, jurant contre ses mules, ne fit que les stimuler plus vigoureusement ; mais il en résulta qu’une des roues vint à se détacher, et que la voiture versa.

 

Glaucus, précipitamment sorti du véhicule, porta secours à Ione, qui par bonheur ne s’était pas blessée. Ils parvinrent, non sans difficulté, à relever le carruca, mais ils reconnurent qu’il ne fallait pas songer même à y chercher un abri ; les ressorts qui servaient à attacher la tenture étaient brisés, et la pluie se précipitait dans l’intérieur.

 

Qu’y avait-il à faire dans cette fâcheuse conjoncture ? Ils étaient encore à quelque distance de la ville : ni maison ni aide autour d’eux.

 

« Il y a, dit l’esclave, un forgeron, à un mille d’ici ; il pourrait remettre la roue à la voiture ; mais, par Jupiter, comme il pleut, ma maîtresse sera trempée avant que je sois revenu.

 

– Cours-y, reprit Glaucus : nous tâcherons de nous abriter du mieux possible jusqu’à ton retour. »

 

La route était ombragée d’arbres ; Glaucus attira Ione sous le plus épais. Il essaya de la protéger avec son manteau contre la pluie ; mais la pluie tombait avec tant de violence que rien ne lui faisait obstacle. Pendant que Glaucus soutenait la belle Ione et l’encourageait tout bas à prendre patience, la foudre éclata sur un des arbres qui se trouvaient immédiatement devant eux, et fendit en deux son large tronc. Ce redoutable accident leur fit connaître le péril qu’ils couraient sous leur propre abri, et Glaucus regarda autour de lui avec anxiété pour voir s’il ne découvrirait pas un lieu de refuge moins exposé au danger.

 

« Nous sommes maintenant, dit-il, à peu près à la hauteur de la moitié du Vésuve ; il doit y avoir quelque caverne, quelque creux dans ces rochers couverts de vignes, retraite abandonnée par les nymphes ; si nous pouvions y arriver ! »

 

En parlant ainsi, il s’éloigna un peu de l’arbre, et, parcourant la montagne d’un regard attentif, il aperçut à une distance peu considérable une lumière rouge et tremblante.

 

« Cette lumière, dit-il, doit provenir du foyer de quelque berger ou de quelque vigneron ; elle va nous guider vers un endroit hospitalier. Voulez-vous rester ici, Ione… pendant que… Mais non… je ne voudrais pas vous quitter lorsqu’il y a du danger…

 

– J’irai volontiers avec vous, dit Ione ; quoique cet espace soit découvert, il vaut encore mieux que l’abri perfide de ces arbres. »

 

Glaucus, moitié conduisant, moitié portant Ione, s’avança, accompagné de la tremblante esclave, vers la lueur rougeâtre et d’un aspect étrange qui les guidait. Ils en perdaient quelquefois les rayons à travers les plants de vigne sauvage qui remplissaient leur chemin découvert et encombraient leurs pas. Cependant la pluie augmentait toujours, et les éclairs revêtaient leurs formes les plus effrayantes et les plus sinistres. Ils continuaient néanmoins à marcher, dans l’espoir que, si leur attente était trompée par cette lumière, ils arriveraient pourtant à quelque demeure de berger ou à quelque caverne propice. Les vignes s’entortillaient de plus en plus devant eux ; la lumière disparaissait complètement à leur vue ; mais un léger sentier qu’ils suivaient avec fatigue et avec peine continuait à les conduire dans sa direction, à la seule lueur des éclairs que lançait l’orage. La pluie cessa soudain ; un terrain escarpé et rude, formé par la lave, s’étendait devant eux, rendu plus terrible encore dans son aspect par les éclats de foudre qui l’illuminaient de temps à autre. Quelquefois la flamme, en tombant sur des monceaux de scories gris de fer, couverts en partie d’ancienne mousse et d’arbres rabougris, s’arrêtait là quelque temps hésitante, comme si elle eût cherché en vain quelque production de la terre plus digne de son courroux ; d’autres fois, laissant toute cette partie dans l’obscurité, elle courait au-dessus de la mer en longs traits, et semblait embraser les vagues ; si intense était le feu du ciel, qu’on pouvait reconnaître les contrées les plus éloignées de la baie, depuis l’éternel Misène, avec son front orgueilleux, jusqu’à la belle Sorrente et aux montagnes géantes qui l’entourent.

 

Nos amants s’arrêtèrent pleins de doute et de perplexité, lorsque soudain, dans un moment où l’obscurité les enveloppait, après les embrasements de la foudre, ils revirent, tout près d’eux, mais plus haut, la mystérieuse lumière. Un nouvel éclair, qui rougit le ciel et la terre, leur fit distinguer même les environs. Aucune maison ne se trouvait à leur proximité ; mais, à l’endroit où avait brillé la lumière, ils crurent apercevoir au pied d’une cabane une espèce de forme humaine. L’obscurité revint. La lumière, que les feux du ciel n’éclipsaient plus, reparut encore ; ils se décidèrent à monter de ce côté ; il leur fallut se faire un chemin au milieu des fragments de rochers, recouverts çà et là de buissons sauvages ; cependant ils approchaient de plus en plus, et, à la fin, ils parvinrent à l’entrée d’une sorte de caverne, qui semblait avoir été formée par de gros blocs de pierre, tombés en travers les uns des autres. Ils jetèrent alors les yeux dans l’ombre de la caverne, et reculèrent involontairement, avec une terreur superstitieuse et un long frisson.

 

Un feu était allumé dans l’intérieur de la caverne ; et, sur ce feu, on voyait un petit chaudron. Une lampe grossière était placée sur une haute et mince colonne de fer. Sur le côté du mur au bas duquel flambait le feu, pendaient, en rangs nombreux, comme pour sécher, une quantité d’herbes et de graines. Un renard, couché devant l’âtre, fixait sur les étrangers des yeux rouges et étincelants, le poil hérissé, et faisant entendre un sourd murmure entre ses dents. Au centre de la caverne se dressait une statue de la Terre, avec trois têtes d’un aspect bizarre et fantastique, composées des crânes d’un chien, d’un cheval et d’un sanglier. Un trépied peu élevé s’avançait en face de ce terrible symbole de la populaire Hécate.

 

Mais ce ne furent pas ces bizarres ornements de la caverne qui glacèrent le plus le sang de ceux qui y jetèrent les yeux. Ce fut la figure de l’hôtesse. Devant le feu, la lumière réfléchie sur ses traits, se tenait assise une femme très âgée. On ne rencontre peut-être dans aucun pays autant de vieilles femmes affreuses qu’en Italie. Dans aucun pays la beauté, en se retirant, ne laisse une forme plus révoltante et plus hideuse. Mais la vieille femme qui se présentait aux amants n’offrait pas ce dernier degré de la laideur humaine ; on reconnaissait au contraire en elle les restes de traits réguliers, nobles et aquilins ; elle avait un regard qui exerçait encore une sorte de fascination.

 

On eût dit le regard d’un cadavre, regard froid et terne ; ses lèvres bleues et rentrées, ses cheveux d’un gris pâle, plats et sans lustre, sa peau livide, verte, inanimée, semblaient avoir déjà pris les couleurs et les nuances de la tombe.

 

« C’est une morte, dit Glaucus.

 

– Non… elle se meut… c’est un fantôme, ou une larve, murmura Ione en se pressant contre la poitrine de l’Athénien.

 

– Oh ! fuyons, fuyons, s’écria l’esclave, c’est la magicienne du Vésuve.

 

– Qui êtes-vous ? dit une voix creuse et pareille à celle d’une ombre, et que faites-vous ici ? »

 

Cette voix lugubre et sépulcrale, en harmonie avec la figure de celle qui parlait, et qui paraissait plutôt la voix de quelque malheureuse créature errant sur les bords du Styx, que celle d’un être mortel, aurait fait fuir Ione au milieu des plus terribles rigueurs de l’orage ; mais Glaucus, quoiqu’il ne fût pas sans frayeur lui-même, l’entraîna dans la caverne.

 

« Nous sommes des voyageurs de la cité voisine ; égarés sur la montagne, dit-il, nous avons été attirés par cette flamme, et nous demandons un abri à votre foyer. »

 

Pendant qu’il parlait, le renard se leva et s’approcha d’eux, en montrant dans toute leur rangée ses dents blanches, et en glapissant d’une façon menaçante.

 

« Paix, esclave ! » dit la sorcière ; et au son de sa voix l’animal s’arrêta et se recoucha, couvrant son museau de sa queue, et tenant seulement ses yeux fixés d’un air plein de vigilance sur les étrangers qui étaient venus troubler son repos.

 

« Approchez-vous du feu, si vous voulez, dit la vieille à Glaucus et à ses compagnons. Je ne reçois volontiers ici aucune créature vivante, à l’exception du hibou, du renard, du crapaud et de la vipère… Je ne puis donc vous faire bon accueil… Mais asseyez-vous malgré cela auprès du feu… sans autre cérémonie. »

 

Le langage dans lequel s’exprima la vieille femme était un latin étrange et barbare, entremêlé de mots d’un plus rude et plus ancien dialecte. Elle ne se leva pas de son siège, mais elle les regarda attentivement, pendant que Glaucus débarrassait Ione de son manteau et la faisait asseoir sur une poutre, le seul siège qu’il trouvât à sa portée ; il se mit ensuite à rallumer avec son haleine les restes du feu à moitié éteint. L’esclave, encouragée par la hardiesse de ses maîtres, se dépouilla elle-même de sa longue palla et se glissa timidement de l’autre côté du foyer.

 

« Nous vous gênons peut-être ? » dit Ione d’une voix argentine, pour se concilier la vieille.

 

La sorcière ne répondit pas. Elle ressemblait à une femme réveillée un moment de la tombe, mais qui avait repris après son éternel sommeil.

 

« Dites-moi, s’écria-t-elle tout à coup après un long silence, êtes-vous frère et sœur ?

 

– Non, répondit Ione en rougissant.

 

– Êtes-vous mariés ?

 

– Pas encore, reprit Glaucus.

 

– Ha ! des amants… ha ! ha ! ha ! » et la sorcière fit retentir la caverne d’un éclat de rire prolongé.

 

Le cœur d’Ione se glaça à cet étrange accès de gaieté. Glaucus se hâta de murmurer quelques paroles auxquelles il attribuait le pouvoir de conjurer un mauvais présage, et l’esclave, dans son coin, devint aussi pâle que la sorcière elle-même.

 

« Pourquoi ris-tu ainsi, vieille femme ? dit Glaucus avec rudesse, après qu’il eut achevé son invocation.

 

– Ai-je ri ? demanda la sorcière d’un air distrait.

 

– Elle est en enfance, reprit Glaucus, et tout en parlant il rencontra les yeux de la sorcière fixés sur les siens avec un regard plein de malice et de vivacité.

 

– Tu mens, dit-elle brusquement.

 

– Tu es une hôtesse bien peu aimable, dit Glaucus.

 

– Oh ! cher Glaucus, dit Ione, ne l’irrite pas.

 

– Je veux te dire pourquoi j’ai ri lorsque j’ai appris que vous n’étiez que des amants, dit la vieille femme. C’était parce qu’il y a du plaisir pour les personnes vieilles et flétries à voir de jeunes amants comme vous, et à savoir en même temps que dans peu vous vous haïrez l’un l’autre… vous vous haïrez… ha ! ha ! ha ! »

 

Cette fois, ce fut le tour d’Ione à prier pour détourner la funeste prophétie.

 

« Que les dieux empêchent ce malheur ! dit-elle ; pauvre vieille femme, tu connais peu le véritable amour, sans quoi tu saurais qu’il ne change jamais.

 

– N’ai-je pas été jeune, selon vous ? reprit vivement la vieille ; et ne suis-je pas maintenant vieille, hideuse, morte ? Telle est la forme, tel est le cœur. »

 

En prononçant ces mots, elle retomba dans un profond silence, comme si la vie eut cessé en elle.

 

« Y a-t-il longtemps que tu habites ici ? dit Glaucus après une pause, car ce silence effrayant était comme un poids sur son cœur.

 

– Oh ! oui, bien longtemps.

 

– C’est une lugubre demeure.

 

– Ah ! tu peux le dire avec raison ; l’enfer est sous nos pieds, répondit la sorcière en montrant la terre de son doigt osseux, et je veux bien te dire un secret. Les êtres ténébreux d’ici-bas vous menacent de leur colère, vous qui habitez là-haut… vous tous, jeunes, imprévoyants et beaux.

 

– Tu n’as que de mauvaises paroles, peu convenables à l’hospitalité, reprit Glaucus, et à l’avenir j’affronterai l’orage plutôt que ta présence.

 

– Tu feras bien. Nul ne devrait entrer chez moi, excepté les malheureux.

 

– Et pourquoi les malheureux ? demanda l’Athénien.

 

– Je suis la magicienne de la montagne, répliqua la sorcière avec un terrible sourire ; mon métier est de donner de l’espérance à qui n’en a plus ; j’ai des philtres pour les gens contrariés dans leurs amours ; des promesses de trésors pour les avaricieux ; des potions vengeresses pour les méchants ; pour les heureux et les bons, je n’ai que ce que la vie a elle-même, des malédictions. Ne me trouble pas davantage. »

 

Après cela, la terrible hôtesse de la caverne reprit son attitude silencieuse, sans que Glaucus pût l’engager dans une plus ample conversation. Aucune altération de ses traits rigides et immobiles n’indiquait même qu’elle l’entendît. Par bonheur, l’orage, aussi calme qu’il avait été violent, commençait à passer, la pluie tombait avec moins de force ; et, à mesure que les nuages se dissipaient, la lune se montrait dans le ciel en flamme, et jetait une claire lumière dans cette demeure sinistre : jamais peut-être elle n’avait éclairé un groupe plus digne d’être reproduit par l’art du peintre. La jeune, la toute belle Ione, était assise près du foyer grossier ; son amant, qui avait déjà oublié la présence de la sorcière, était couché à ses pieds, les yeux tournés vers elle et lui murmurant de douces paroles ; l’esclave, pâle et effrayée, se tenait à peu de distance, et la sorcière, au formidable aspect, les surveillait du regard. Cependant, ces deux êtres si beaux avaient repris leur sérénité (car tel est le pouvoir de l’amour). Ils paraissaient sans inquiétude, et on les aurait pris pour des êtres d’un ordre supérieur, descendus dans cette mystérieuse et sombre caverne. Le renard les contemplait de son coin, avec des yeux perçants et sauvages ; Glaucus, en se retournant vers la sorcière, aperçut pour la première fois, sur le siège qu’elle occupait, le regard étincelant et la tête courroucée d’un large serpent ; il se peut que les vives couleurs du manteau de l’Athénien, jeté sur les épaules d’Ione, eussent attiré la colère du reptile ; sa tête se dressa, il sembla se préparer à s’élancer sur la Napolitaine. Glaucus s’empara sur-le-champ d’un tison du foyer, et, comme si cette action augmentait la fureur du serpent, il sortit de sa retraite et se dressa sur sa queue jusqu’à la hauteur du Grec.

 

« Sorcière, s’écria Glaucus, rappelle ce serpent à toi, ou tu vas le voir tomber mort.

 

– Il a été dépouillé de son venin, dit la sorcière, réveillée par cette menace ; mais avant que ces paroles fussent échappées de ses lèvres, le serpent s’était élancé sur Glaucus. L’agile Grec, qui était sur ses gardes, se jeta précipitamment de côté, et frappa un coup si violent et avec tant d’adresse sur la tête du serpent, que l’animal tomba sans force, parmi les cendres brûlantes du foyer.

 

La sorcière bondit et se plaça en face de Glaucus, avec un visage qui aurait convenu à la plus horrible des Furies, tant il y avait de colère et de rancune dans son expression, quoiqu’elle conservât, même dans son horreur et dans son redoutable aspect, des contours et des traces de beauté. Elle n’offrait rien, en effet, comme nous l’avons dit, de cette laideur ridicule et grotesque dans laquelle les imaginations du Nord ont cherché la source de la terreur.

 

« Tu as, dit-elle d’une voix lente et ferme, qui contrastait par son calme avec l’expression de son visage, tu as trouvé un abri sous mon toit, tu t’es réchauffé à mon foyer, tu m’as rendu le mal pour le bien ; tu as frappé et peut-être tué l’être qui m’aimait et qui m’appartenait, bien plus, la créature consacrée entre toutes aux dieux, et que les hommes regardent comme vénérable[51] ; sache quelle punition t’attend. Par la Lune, qui est la protectrice de la magicienne, par Orcus, qui est le trésorier de la Colère, je te maudis. Tu es maudit. Puisse ton amour être flétri, ton nom être déshonoré… puissent les dieux infernaux te poursuivre… puisse ton cœur brûler à petit feu… puisse ta dernière heure te faire souvenir de la voix prophétique de la sorcière du Vésuve ! Et toi…, ajouta-t-elle, en se retournant avec la même rage vers Ione, et en agitant sa main droite…

 

– Arrête, sorcière ! s’écria Glaucus en l’interrompant avec impétuosité. Tu m’as maudit, et je confie mon sort aux dieux. Je te brave et te méprise. Mais ne profère pas une parole contre cette jeune fille, ou la malédiction qui sortira de ta bouche sera ton dernier soupir. Prends garde !

 

– J’ai fini, reprit la sorcière avec un sauvage éclat de rire, car la destinée de la femme que tu aimes est attachée à la tienne, et ta destinée est d’autant plus certaine, que j’ai entendu ses lèvres prononcer ton nom, et je sais par quelle parole te dévouer aux dieux infernaux. Glaucus, tu es maudit ! »

 

En parlant ainsi, la sorcière se détourna de l’Athénien, et s’agenouillant à côté du reptile blessé, qu’elle retira du foyer, elle ne releva plus le regard sur les assistants.

 

« Ô Glaucus ! s’écria Ione terrifiée, qu’avez-vous fait ? Sortons vite de ce lieu. L’orage a cessé… Bonne hôtesse, pardonne-lui… rétracte tes malédictions… il n’avait pas d’autre dessein que de se défendre… Accepte ce gage de paix pour revenir sur ce que tu as dit. »

 

Et Ione, en se baissant, déposa sa bourse sur les genoux de la sorcière.

 

« Dehors, dehors, dit-elle amèrement ; l’imprécation est lancée, les Parques seules peuvent dénouer un pareil nœud…

 

– Viens, ma bien-aimée, dit Glaucus avec impatience… Penses-tu que les dieux du ciel ou des enfers écoutent le radotage d’une vieille folle ? Viens. »

 

Les échos de la caverne retentirent longtemps encore des éclats de rire de la saga. Elle ne fit pas d’autre réponse.

 

Les amants respirèrent plus librement lorsqu’ils furent en plein air ; mais la scène dont ils venaient d’être témoins, les paroles et les éclats de rire de la sorcière, pesaient encore sur le cœur d’Ione ; Glaucus lui-même avait peine à se remettre de l’émotion qu’il avait éprouvée. L’orage avait passé, on n’entendait plus qu’un coup de tonnerre de temps à autre à distance, dans les nuages sombres, ou bien un éclair égaré venait protester contre la lune victorieuse. Ils regagnèrent le chemin avec quelque difficulté, et retrouvèrent la voiture suffisamment réparée pour qu’ils pussent reprendre leur route. Le carrucarius invoquait à grands cris Hercule pour lui demander ce que ses maîtres étaient devenus.

 

Glaucus essaya vraiment de ranimer les esprits épuisés d’Ione ; il ne réussit pas davantage à reprendre lui-même l’élasticité de sa gaieté naturelle. Ils parvinrent bientôt à la porte de la ville. Comme on la leur ouvrait, ils rencontrèrent une litière portée par des esclaves et qui barrait le chemin.

 

« Il est trop tard pour sortir, cria la sentinelle à la personne placée dans la litière.

 

– Pas du tout, répondit une voix que les amants n’entendirent pas sans effroi, car ils la reconnurent immédiatement. Je suis attendu à la maison de campagne de Marcus Polybius. Je reviendrai dans peu d’instants. Je suis Arbacès, l’Égyptien. »

 

Les scrupules du gardien s’évanouirent, et la litière passa à côté de la voiture qui ramenait les amants.

 

« Arbacès à cette heure et à peine rétabli, ce me semble !… Où va-t-il, et pour quel motif quitte-t-il la ville ? dit Glaucus.

 

– Hélas ! répondit Ione en fondant en larmes, mon âme pressent de plus en plus quelque prochain malheur. Préservez-nous, ô dieux ! ou du moins, ajouta-t-elle intérieurement, préservez Glaucus ! »

Chapitre 10

Le seigneur de la Ceinture flamboyante, et sa confidente. Le destin écrit sa prophétie en lettres rouges, mais qui pourra le lire ?

 

Arbacès avait attendu jusqu’au moment où la fin de l’orage lui permettrait d’aller, sous la protection de la nuit, trouver la saga du Vésuve. Porté par les plus fidèles de ses esclaves, ceux auxquels il avait l’habitude de se confier dans ses courses les plus secrètes, il était étendu dans sa litière, il abandonnait son cœur ardent à des idées de vengeance heureuse et d’amour satisfait. Les esclaves, dans un si court voyage, ne marchaient pas beaucoup plus lentement que les mules. Arbacès ne tarda pas à arriver à l’entrée d’un étroit sentier que les amants n’avaient pas eu la bonne fortune de découvrir, et qui, serpentant à travers les vignes, conduisait promptement à l’habitation de la sorcière. Il quitta alors sa litière, et commandant à ses esclaves de la cacher dans les vignes et de s’y dérober eux-mêmes à la vue de tout promeneur, il monta seul, en s’aidant d’un long bâton, le rude et dur chemin des rochers.

 

Il ne tombait plus une goutte de pluie du ciel serein ; mais l’eau s’épanchait le long des vignes et formait çà et là des flaques dans les crevasses et dans les ornières du sentier rocailleux.

 

« Étrange passion pour un philosophe, pensa Arbacès, que celle qui fait lever un homme comme moi presque de son lit de mort, un homme accoutumé, même en santé, à toutes les jouissances du luxe, et qui le conduit dans une nocturne expédition semblable à celle-ci ! mais l’amour et la vengeance, quand ils marchent à leur but, peuvent transformer le Tartare en Élysée. »

 

La lune, au haut des cieux, répandant une lumière claire et mélancolique sur la route du sombre voyageur, se réfléchissait dans chaque miroir d’eau auprès duquel il passait, ou dormait dans l’ombre sur les flancs de la montagne. Il vit devant lui la même lumière qui avait guidé les pas des deux amants dont il voulait faire ses victimes ; mais, n’ayant plus pour contraste les sombres nuées de l’orage, elle paraissait moins rouge qu’elle ne leur avait paru.

 

Il s’arrêta, en approchant de la caverne, pour reprendre haleine ; puis, avec le maintien recueilli et majestueux qui lui était habituel, il franchit le seuil mystérieux.

 

Le renard s’élança encore à la rencontre du visiteur, et annonça, par son grognement, à sa maîtresse l’arrivée du nouveau venu.

 

La sorcière avait repris son siège et son attitude sépulcrale. À ses pieds, sur un lit de feuilles sèches qui le recouvraient à moitié, reposait le serpent blessé. Mais l’œil pénétrant de l’Égyptien vit ses écailles brillantes à la lueur du foyer, pendant que le reptile se tordait, tantôt allongeant et tantôt raccourcissant ses anneaux, avec une expression à la fois de douleur et de courroux.

 

« Silence, esclave ! dit encore la sorcière au renard, et l’animal se recoucha comme il l’avait déjà fait, muet et vigilant.

 

– Lève-toi, servante de la nuit et de l’Érèbe, dit Arbacès avec autorité ; un être supérieur à toi dans ton art te salue. Lève-toi et fais-lui bon accueil. »

 

À ces mots, la sorcière tourna la tête et jeta un regard sur la taille majestueuse et sur les sombres traits de l’Égyptien. Elle le regarda longtemps et fixement, pendant qu’il se tenait devant elle, dans sa robe orientale, les bras croisés et le front haut et imposant.

 

« Qui es-tu, dit-elle enfin, toi qui te prétends plus élevé dans l’art que la sorcière des champs brûlés, et la fille de la race détruite des Étrusques ?

 

– Je suis, répondit Arbacès, celui dont tous ceux qui cultivent la magie, du nord au sud, de l’est à l’ouest, depuis le Gange et le Nil jusqu’aux vallées de la Thessalie et aux rives du Tibre jaune, sollicitent les leçons.

 

– Il n’y a qu’un seul être de cette espèce dans le pays, répondit la sorcière, celui que les hommes du monde entier, qui ignorent ses sublimes attributs et sa secrète renommée, appellent Arbacès l’Égyptien. Pour nous, d’une nature plus haute et d’un savoir plus profond, son nom véritable est Hermès à la Ceinture flamboyante.

 

– Regarde donc, reprit Arbacès, je suis cet homme. »

 

En prononçant ces paroles, il ouvrit sa robe et fit voir une ceinture couleur de feu qui semblait brûler autour de sa taille, ceinture retenue au milieu par un anneau sur lequel était gravé un signe en apparence vague et inintelligible, mais qui n’était pas évidemment inconnu à la sorcière. Elle se hâta de se lever et se jeta aux pieds d’Arbacès.

 

« J’ai vu, dit-elle d’une voix excessivement humble, le seigneur de la Ceinture flamboyante… Qu’il reçoive mon hommage.

 

– Lève-toi, dit l’Égyptien, j’ai besoin de toi. »

 

Il s’assit en même temps sur la poutre où s’était assise Ione, et fit signe à la sorcière de reprendre son siège.

 

« Tu dis, reprit-il quand elle eut obéi, que tu es une fille des anciennes tribus étrusques[52], dont les vastes murs, bâtis sur le roc, contemplent aujourd’hui encore avec mépris la race des brigands usurpateurs de leur ancien empire. Ces tribus vinrent en partie de la Grèce, en partie d’un climat plus brûlant, d’une terre plus primitive. Dans l’un et l’autre cas, tu es d’origine égyptienne, car les maîtres grecs des ilotes aborigènes furent au nombre des enfants turbulents que le Nil rejeta dans son sein. Tu descends également, ô saga ! d’ancêtres qui jurèrent obéissance aux miens. Par la naissance aussi bien que dans la connaissance de ton art, tu es sujette d’Arbacès. Écoute-moi donc et obéis ! »

 

La sorcière baissa la tête.

 

« Quelle que soit notre science en magie, dit Arbacès, nous sommes parfois obligés d’employer des moyens naturels pour atteindre notre but. L’anneau, le cristal, les cendres, les herbes[53], ne nous donnent pas des pronostics certains ; les mystères plus sublimes de la lune elle-même n’accordent pas au possesseur de la Ceinture le privilège de se dispenser de la nécessité de recourir à des mesures humaines pour parvenir à un but humain. Remarque donc ceci. Tu es profondément versée, je crois, dans la connaissance des herbes vénéneuses ; tu sais quelles sont celles qui arrêtent le cours de la vie, qui embrasent et consument l’âme et la tirent de force de sa citadelle, ou bien qui se glissent dans les canaux d’un jeune sang, et les épaississent de telle façon qu’aucun soleil ne peut fondre cette glace. Ai-je trop présumé de tes talents ? Réponds franchement.

 

– Puissant Hermès, cette science est en effet la mienne. Daigne regarder seulement ces traits pareils à ceux d’un fantôme, d’un vrai cadavre ; s’ils ont perdu les couleurs de l’existence, c’est seulement pour s’être penchés sur les herbes qui nuit et jour cuisent dans ce chaudron. »

 

L’Égyptien se recula involontairement, à la pensée de ce breuvage infernal et malsain.

 

« C’est bien, dit-il, tu connais le conseil de la science à ses disciples : Méprise le corps, pour rendre l’âme plus sage. Mais continue ta tâche : demain, à l’heure où les étoiles brilleront dans le ciel, viendra te voir une jeune fille pleine de vanité, qui réclamera de ton art un philtre amoureux capable de détourner d’une autre des yeux qu’elle ne voudrait voir s’attacher que sur elle. Au lieu de philtre, donne à cette jeune fille un de tes plus puissants poisons. Que l’âme de son amant aille rejoindre les ombres ! »

 

La sorcière trembla de la tête aux pieds.

 

« Oh ! pardon, pardon, maître redoutable, dit-elle d’une voix affaiblie, je n’oserai faire cela. Les lois de la cité sont rigoureuses et vigilantes ; on m’arrêtera, on me tuera.

 

– À quoi te servent donc tes herbes et tes breuvages ? » reprit Arbacès d’un ton amer.

 

La sorcière cacha son odieuse figure entre ses mains.

 

« Oh ! il y a bien des années, poursuivit-elle avec une voix différente de sa voix habituelle, tant elle était plaintive et douce, je n’étais pas celle que je suis à présent. J’ai aimé, je me suis crue aimée.

 

– Et quel rapport y a-t-il, sorcière, entre ton amour et mes ordres ? répliqua Arbacès avec impatience.

 

– Patience, reprit la sorcière, patience, je t’en conjure. J’aimais… Une autre moins belle que moi, oui, par Némésis ! moins belle, éloigna de moi mon amant… J’appartenais à cette sombre tribu étrurienne qui connaissait le mieux les secrets de la magie occulte. Ma mère était elle-même une saga. Elle partagea le ressentiment de sa fille. Je reçus de ses mains le breuvage qui devait me rendre celui que j’avais choisi. Je reçus aussi d’elle le poison qui devait anéantir ma rivale. Oh ! que ces murs terribles m’écrasent ! Ma main tremblante se trompa de philtre : mon amant tomba à mes pieds, mais mort ! mort ! Depuis ; qu’est-ce que la vie a été pour moi ? Je devins vieille subitement ; je me dévouai moi-même aux sorcelleries de ma race ; mais, par une impulsion irrésistible, je me suis maudite et condamnée à une horrible expiation. Je recherche encore les herbes les plus vénéneuses, j’en extrais les poisons, je me figure qu’ils sont destinés à ma rivale détestée ; je les verse dans une fiole ; je me persuade qu’ils vont réduire sa beauté en poussière. Je me réveille et je vois devant moi le corps agité, les lèvres écumantes, le regard éteint de mon Aulus, immolé… par moi. »

 

Le squelette de la sorcière tressaillit, en proie à une violente convulsion.

 

Arbacès la contempla d’un regard qui exprimait la curiosité et le dédain.

 

« Cet être misérable, pensait-il, a donc eu des sentiments humains ! sous les cendres de son cœur couve encore le feu qui dévore Arbacès ! Voilà comme nous sommes tous ; mystérieux est le lien de ces passions mortelles, qui unissent les grands et les petits ! »

 

Il attendit pour lui répondre qu’elle eût un peu recouvré l’usage de ses sens et qu’elle se fût remise sur son siège, où elle s’agitait, les yeux fixés sur la flamme du foyer, pendant que de grosses larmes coulaient le long de ses joues livides.

 

« C’est une douloureuse histoire que la tienne, je l’avoue, dit enfin Arbacès ; mais ces émotions-là ne conviennent qu’à la jeunesse ; l’âge doit endurcir nos cœurs, et ne les laisser sensibles que pour nous-mêmes. De même que chaque année ajoute une nouvelle écaille aux crustacés, de même chaque année revient endurcir davantage la cuirasse de notre cœur. Trêve à cette frénésie, et maintenant écoute-moi encore une fois. Par la vengeance qui t’a été si chère, je t’ordonne de m’obéir. C’est pour une vengeance que je suis venu vers toi. Ce jeune homme que je veux écarter de mon chemin a traversé mes projets, en dépit de mes talismans ; cette chose couverte de pourpre et de broderie, de sourire et d’œillades, dépourvue d’âme et de raison, ne possédant d’autre charme que sa beauté, charme maudit, cet insecte, ce Glaucus… Je te le dis, par Orcus et par Némésis, il doit mourir ! »

 

Et s’animant à chaque mot qu’il prononçait, l’Égyptien, oubliant sa faiblesse et son étrange compagne, oubliant tout excepté sa rage avide de vengeance, parcourait à grands pas l’obscure caverne.

 

« As-tu dit Glaucus, maître puissant ? s’écria tout à coup la sorcière ; et dans son œil terne se peignit une rancune terrible, à ce nom qui lui rappelait un outrage, petit à la vérité ; mais pour les gens qui vivent dans la solitude, loin du commerce des autres, il n’y a point de petits affronts.

 

– Oui, il s’appelle ainsi ; mais qu’importe le nom ? Que d’ici à trois jours il n’appartienne plus à la race des vivants !

 

– Écoute-moi, reprit la sorcière, sortant d’une espèce de rêverie dans laquelle elle s’était plongée après la sentence prononcée par l’Égyptien. Écoute-moi ; je suis à toi, je suis ton esclave, épargne-moi. Si je donne à la jeune fille dont tu parles de quoi détruire la vie de Glaucus, je serai certainement découverte ; les morts trouvent toujours des vengeurs. Bien plus, homme terrible ; si l’on apprenait la visite que tu m’as faite, si ta haine contre Glaucus était connue, tu aurais besoin pour te protéger toi-même des plus puissants secours de ta magie.

 

– Ah ! dit Arbacès en s’arrêtant soudain, car, voyez l’aveuglement dont la passion couvre les yeux des plus clairvoyants, c’était la première fois que les risques que ce moyen de vengeance pouvait lui faire courir à lui-même se présentaient à son esprit d’ordinaire prudent et circonspect.

 

– Mais, continua la sorcière, si, au lieu de ce breuvage qui brise le cœur, j’en composais un qui trouble et altère le cerveau, qui rend celui qui le prend incapable de continuer sa route dans la carrière ordinaire de la vie, qui en fait un être abject, privé de jugement et de raison, ta vengeance ne serait-elle pas également satisfaite, et ton but également atteint ?

 

– Oh ! sorcière, non plus la servante, mais la sœur, mais l’égale d’Arbacès ! Combien l’esprit de la femme est plus raffiné que le nôtre, même dans la vengeance ! Qu’une telle expiation me semble préférable à la mort !

 

– Et, poursuivit la sorcière en se complaisant dans son projet, nous ne courons en ceci que peu de danger : car notre victime peut perdre la raison par mille moyens que les hommes n’osent rechercher ; il peut être allé dans les vignes, et avoir rencontré une nymphe[54] ; le vin lui-même peut avoir produit cet effet. Ha ! ha ! on n’approfondit jamais trop avant ces matières dans lesquelles les dieux semblent être intéressés… et même, au pis aller… qu’on sache que c’est l’effet d’un philtre d’amour… les philtres d’amour produisent souvent la folie ; et la belle qui s’en sert trouve de l’indulgence. Puissant Hermès, es-tu content de moi ?

 

– Tu vivras vingt ans de plus pour cela, reprit Arbacès. Je renouvellerai l’époque de ton sort sur la face des pâles étoiles ; tu n’auras pas en vain servi le maître de la Ceinture flamboyante. Et tiens, saga, prends ces outils dorés pour te creuser une cellule plus commode dans cette sombre caverne. Un service rendu à Arbacès doit t’apporter plus de bénéfice que mille divinations au moyen du crible et des ciseaux devant les villageois étonnés. »

 

En parlant ainsi, il jeta à terre une bourse pesante, qui résonna assez agréablement à l’oreille de la sorcière : car, tout en méprisant les jouissances du monde, elle aimait à savoir qu’elle pouvait se les procurer.

 

« Adieu, dit Arbacès, n’omets rien, et veille plus longtemps que les étoiles pour composer ton breuvage. Tu obtiendras le respect de tes sœurs, au rendez-vous du Marronnier[55], lorsque tu leur diras que ton ami et ton patron est l’Égyptien Hermès. »

 

Il ne demeura pas pour écouter les adieux et les remerciements de la sorcière ; il retourna d’un pas pressé dans une atmosphère plus pure, sous le ciel éclairé par la lune, et se hâta de descendre la montagne.

 

La magicienne, qui suivait ses pas du seuil, se tint longtemps à l’entrée de sa caverne, les yeux fixés sur l’hôte qui s’éloignait, et les rayons de l’astre nocturne, en tombant sur son corps si maigre et sur sa figure d’outre-tombe, tandis qu’elle était debout au milieu des rochers, lui donnaient tout à fait l’air d’une habitante du triste Orcus, qui, sur les portes formidables de l’enfer, aurait vu s’échapper, par le pouvoir de la magie, un compagnon qu’elle rappellerait en vain ou qu’elle demanderait à rejoindre. La sorcière rentra enfin dans sa caverne, ramassa la bourse bien remplie en soupirant, prit la lampe sur son piédestal, et passa dans la partie la plus reculée de son habitation ; elle entra dans un passage noir et rapide, qu’on n’apercevait que lorsqu’on était tout près, et dont l’ouverture était cachée par des rochers aigus et saillants. Elle fit plusieurs pas dans ce passage obscur, comme si elle descendait dans les entrailles de la terre, et, soulevant une pierre, elle déposa son trésor dans un trou qui, révélant ses secrets à la lampe qu’elle portait, laissa voir des pièces de monnaie de différente valeur, arrachées par elle à la crédulité ou à la reconnaissance de ses visiteurs.

 

« J’aime à vous regarder, dit-elle en apostrophant les pièces qui composaient son trésor : car, lorsque je vous contemple, je sens mieux mon pouvoir. Oui, je suis puissante. J’aurai donc vingt ans encore à vous augmenter. Ô grand Hermès ! »

 

Elle replaça la pierre, et continua à descendre quelques pas encore, puis s’arrêta devant une fente irrégulière du sol. Là, elle se pencha, elle prêta l’oreille à des sons étranges, pareils à un roulement sourd et lointain, auxquels se joignait par moments un bruit plus fort, qui, pour nous servir d’une comparaison vulgaire fidèle, ressemblait au bruit de l’acier que l’on repasse sur une meule ; tout à coup une fumée noire et épaisse sortit de cette fente et se répandit en spirales dans la caverne.

 

« Les ombres font plus de bruit que d’habitude, dit la sorcière en secouant ses cheveux gris ; c’est étrange, ajouta-t-elle en se reculant, ce n’est que depuis deux jours que cette lumière profonde se fait voir… Que peut-elle signifier ? »

 

Le renard, qui avait accompagné sa maîtresse, fit entendre un long glapissement et courut s’abriter à l’extrémité de la caverne. Au cri de l’animal, la sorcière tressaillit et ressentit un frisson glacé ; ce cri, quoiqu’il ne fût causé par aucun motif particulier, n’en était pas moins, pour les esprits superstitieux de cette époque, d’un mauvais présage. Elle murmura ses charmes de conjuration, et revint elle-même dans la caverne où, au milieu de ses plantes et en se livrant à des incantations, elle se prépara à obéir aux ordres de l’Égyptien.

 

« Ah ! ce Glaucus a prétendu que je radotais, dit-elle en voyant la fumée se dérouler au-dessus du chaudron bouillant ; quand la mâchoire tombe, quand les dents s’en vont, quand le cœur bat à peine, c’est une chose digne de pitié que de radoter ; mais, poursuivit-elle avec un sourire plein d’une joie féroce, lorsque le jeune, le beau, le fort, est subitement atteint d’idiotisme, ah ! c’est cela qui est terrible !… Flammes, brûlez ; herbes, cuisez ; crapauds, bouillez… Je l’ai maudit, il sera maudit. »

 

Cette nuit-là même, et à l’heure qui avait été témoin du sombre et sacrilège entretien d’Arbacès et de la sorcière, Apaecidès était baptisé !

Chapitre 11

Marche des événements. – L’intrigue se noue. La trame s’ourdit, mais le filet change de main

 

« Et vous avez le courage, Julia, d’aller visiter ce soir la magicienne du Vésuve, et dans la compagnie encore de cet homme terrible ?

 

– Oui, Nydia, répliqua timidement Julia ; penses-tu donc qu’il y ait réellement quelque chose à craindre ? Ces vieilles sorcières, avec leurs miroirs enchantés, leurs cribles tremblants, et leurs herbes cueillies au clair de la lune, ne sont, j’imagine, que d’impudentes trompeuses, qui n’ont peut-être à leur disposition d’autre charme que celui pour lequel je vais la consulter ; charme qui provient sans doute de la connaissance des herbes et des simples. Pourquoi aurais-je peur ?

 

– Ne craignez-vous pas votre compagnon ?

 

– Lui, Arbacès ! Par Diane ! je n’ai jamais vu d’amant plus gracieux que le magicien ; s’il n’avait pas la peau si brune, il serait même assez beau. »

 

Tout aveugle qu’elle était, Nydia avait assez de pénétration pour s’apercevoir que l’esprit de Julia n’était pas de ceux qui pouvaient s’effrayer des galanteries d’Arbacès. Elle cessa donc de la dissuader mais un violent désir croissait dans son cœur, celui de savoir si la magie possédait un charme pour lui faire aimer.

 

« Laissez-moi vous accompagner, noble Julia, dit-elle à la fin ; ma présence ne saurait être une protection, mais j’aimerais à rester près de vous jusqu’au dernier moment.

 

– Ton offre me plaît infiniment, répondit la fille de Diomède, mais comment arranger cela ? L’heure du retour sera peut-être avancée, et l’on s’étonnera de ton absence.

 

– Ione est indulgente, reprit Nydia ; si vous me permettez de passer une nuit sous votre toit, je dirai qu’ancienne protectrice et amie, vous m’avez invitée pour toute une journée, afin d’entendre mes chansons thessaliennes ; sa courtoisie ne vous refusera pas une si légère faveur.

 

– Non, fais la demande en ton nom, répondit la hautaine Julia, je ne m’abaisserai pas à solliciter une faveur de la Napolitaine.

 

– Eh bien, soit ! je vais vous quitter pour aller faire ma requête, qui, je n’en doute pas, sera facilement accordée, et je reviendrai promptement.

 

– Va, et ton lit sera préparé dans ma propre chambre. »

 

Là-dessus, Nydia quitta la belle Pompéienne. En retournant chez Ione, elle rencontra le char de Glaucus, dont les chevaux, beaux et fringants, faisaient l’admiration de la foule.

 

Glaucus s’arrêta un moment avec bonté pour parler à la bouquetière.

 

« Toujours fraîche comme tes roses, ma gentille Nydia ! et comment se porte ta belle maîtresse ?… Elle est bien remise sans doute de l’orage d’hier ?

 

– Je ne l’ai pas vue ce matin, répondit Nydia, mais…

 

– Mais quoi ?… Recule un peu, les chevaux sont trop près de toi.

 

– Mais pensez-vous qu’Ione me permettra de passer la journée chez Julia, la fille de Diomède ? Elle le désire, et elle a été bonne pour moi, lorsque j’avais bien peu d’amis.

 

– Que les dieux bénissent ton cœur reconnaissant ! je te garantis la permission d’Ione.

 

– Mais je resterai toute la nuit ; je ne reviendrai que demain matin, reprit Nydia, qui tressaillit en entendant ces éloges peu mérités en ce moment.

 

– Comme il plaira à toi et à la belle Julia. Rappelle-moi à son souvenir ; et remarque, Nydia, lorsque tu l’entendras parler, la différence qu’il y a entre sa voix et la voix argentine d’Ione. Vale. »

 

Complètement remis lui-même des émotions de la nuit précédente, ses cheveux flottants, le cœur bondissant et joyeux à chaque élan de ses coursiers parthes, véritable type du dieu de son pays, plein de jeunesse et d’amour, Glaucus partit pour se rendre auprès de sa maîtresse.

 

Jouissons tant que nous pouvons du présent… qui peut lire dans l’avenir ?

 

À l’approche de la nuit, Julia, couchée dans sa litière, qui était assez large pour contenir sa compagne aveugle, prit le chemin des bains qu’Arbacès lui avait indiqué. Pour un esprit aussi léger que le sien, cette entreprise offrait moins de frayeur que de plaisir ; elle se réjouissait par-dessus tout à la pensée de son prochain triomphe sur cette odieuse Napolitaine.

 

Un petit groupe joyeux était réuni auprès de la porte de la ville, au moment où la litière passa pour aller s’arrêter à l’entrée particulière des bains destinés aux femmes.

 

« Il me semble que je reconnais les esclaves de Diomède, malgré l’obscurité de la nuit, dit un des assistants.

 

– Tu dis vrai, Claudius, répondit Salluste ; c’est probablement la litière de sa fille Julia. Elle est riche, mon ami ; pourquoi ne lui fais-tu pas la cour ?

 

– Pourquoi ? J’avais pensé autrefois que Glaucus l’épouserait. Elle ne dissimule pas son attachement pour lui, et puis, comme il est beau joueur et pas heureux au jeu…

 

– Les sesterces auraient passé dans tes mains, sage Claudius. Une femme aussi est une bonne chose, lorsqu’elle appartient à un autre.

 

– Mais, continua Claudius, puisque Glaucus va, dit-on, épouser la Napolitaine, je crois que je puis essayer de consoler la belle négligée ! Après tout, la lampe de l’hymen sera bien dorée, et la beauté du vase peut réconcilier avec l’odeur de la flamme. Seulement, cher Salluste, sois sûr que je ne permettrai pas que Diomède te fasse le fidéi-commissaire de la fortune de sa fille[56].

 

– Ha ! ha ! entrons, mon cher comissator ; le vin et les guirlandes nous attendent. »

 

Julia, renvoyant ses esclaves dans cette partie de la maison consacrée aux femmes, entra dans les bains avec Nydia, et, refusant le service des baigneuses, passa par une porte dérobée dans le jardin qui était derrière l’établissement.

 

« Elle a quelque rendez-vous, sans aucun doute, dit l’une des esclaves.

 

– Qu’est-ce que cela te fait ? répondit aigrement la surveillante ; elle paye le bain et ne gaspille pas le safran. Ces rendez-vous sont le plus beau de notre état. Écoute, n’entends-tu pas la veuve Fulvie frapper des mains ?… Cours, folle ; cours… »

 

Julia et Nydia, évitant la partie la plus fréquentée du jardin, arrivèrent à l’endroit désigné par l’Égyptien. Dans un petit espace circulaire, garni de gazon, s’élevait une statue de Silène, sur laquelle tombait alors la clarté des étoiles ; le dieu de la joie était incliné sur un fragment de rocher ; le lynx de Bacchus reposait à ses pieds, et il pressait sur sa bouche, de toute la force de son bras, une grappe de raisin qu’il paraissait prendre grand plaisir à dévorer.

 

« Je ne vois pas le magicien », dit Julia en regardant autour d’elle. Mais, comme elle parlait, l’Égyptien sortit d’un bosquet voisin, et une pâle lumière se refléta sur sa robe flottante.

 

« Salve, douce jeune fille ; mais qui donc est avec vous ? Nous ne devions pas avoir de compagnons !

 

– Ce n’est que la bouquetière aveugle, sage magicien, répondit Julia, Nydia, Thessalienne elle-même.

 

– Ah ! Nydia, reprit l’Égyptien, je la connais bien. »

 

Nydia recula en frissonnant.

 

« Tu es venue chez moi, je crois, dit-il, en se rapprochant de l’oreille de Nydia ; tu sais quel serment tu as fait : silence et mystère ! Alors comme maintenant, souviens-toi de cela. Cependant, ajouta-t-il, comme en se parlant à lui-même, pourquoi se confier plus qu’il n’est nécessaire même à une aveugle ? Julia, as-tu donc peur de te remettre à ma garde ? Le magicien est moins redoutable qu’il ne paraît l’être. »

 

Tout en parlant, il tira doucement Julia à part.

 

« La sorcière n’aime pas beaucoup à recevoir plusieurs visiteurs à la fois. Laissez Nydia ici jusqu’à notre retour, elle ne peut nous être d’aucune utilité… et s’il s’agit de protection… votre beauté suffit… votre beauté et votre rang… oui, Julia, je connais votre nom et votre naissance. Venez, confiez-vous à moi, belle rivale de la plus jeune des Naïades. »

 

L’orgueilleuse Julia n’était pas, comme nous l’avons vu, prompte à s’alarmer ; elle fut flattée des compliments d’Arbacès, et consentit à ne pas emmener Nydia, qui ne fit pas de difficultés de son côté pour rester. Au son de la voix de l’Égyptien, toutes les terreurs qu’il lui avait inspirées étaient revenues ; elle éprouva une sensation de plaisir en apprenant qu’elle ne serait pas du voyage dans cette fâcheuse compagnie.

 

Elle retourna à la maison des bains, et attendit leur retour dans une chambre particulière de l’établissement. Les pensées qui assaillirent la sauvage enfant, tout le temps qu’elle resta ainsi, immobile, dans son obscurité naturelle, furent amères et nombreuses ; elle songea à sa propre destinée, loin de sa terre natale, loin des doux soins qui avaient autrefois adouci les chagrins de son enfance, passagers comme les nuages d’une matinée d’avril ; elle songea qu’elle était privée de la lumière du jour, n’ayant autour d’elle que des étrangers pour guider ses pas, frappée dans les plus doux sentiments de son cœur, aimant sans espoir, sans autre espoir du moins que le rayon qui avait traversé son esprit, lorsque son imagination thessalienne s’était informée de la puissance des charmes et des dons de la magie.

 

La nature avait semé dans le cœur de cette pauvre fille des germes de vertu, qui n’étaient pas destinés à mûrir. Les leçons de l’adversité ne sont pas toujours salutaires ; quelquefois elles adoucissent et corrigent, quelquefois aussi elles gâtent et endurcissent l’âme. Lorsque nous nous voyons plus durement traités par le sort que les personnes qui sont autour de nous, et que nous ne trouvons pas dans nos actions les raisons de cette sévérité, nous ne sommes que trop portés à regarder le monde comme notre ennemi, à nous mettre en défiance vis-à-vis de tous, à nous révolter contre notre douceur naturelle, et à nous précipiter dans les plus sombres passions, si aisément excitées par le sentiment de l’injustice. Vendue comme esclave dès ses jeunes ans, condamnée à servir un maître sordide et d’un vil métier, ne changeant de situation que pour sentir par son amour un sort encore plus douloureux, Nydia avait vu les meilleurs sentiments dont son cœur était rempli se changer en amertume et en douleur. La conscience du juste et de l’injuste était pervertie par la passion qui s’était emparée d’elle ; et les émotions tragiques et fortes que nous rencontrons chez quelques femmes de l’antiquité, les Myrrha, les Médée, qui envahissaient, entraînaient une âme en proie à l’amour, grondaient et s’agitaient dans son cœur.

 

Le temps passa : Nydia, plongée encore dans ses tristes méditations, entendit un léger pas qui pénétrait dans la chambre où elle était.

 

« Ah ! remercions les dieux immortels, dit Julia, me voici de retour. J’ai quitté cette affreuse caverne. Viens, Nydia, partons au plus vite. »

 

À peine furent-elles assises dans la litière, que Julia reprit ainsi d’une voix émue :

 

« Oh ! quelle scène ! quelles terribles imprécations ! et la figure sépulcrale de cette sorcière !… mais ne parlons pas de cela. J’ai obtenu le breuvage… ses effets sont certains… ma rivale deviendra indifférente aux yeux de celui que j’aime, et seule, mais seule, je serai l’idole de Glaucus !

 

– De Glaucus ? s’écria Nydia.

 

– Ah ! je t’ai dit d’abord, enfant, que ce n’était pas l’Athénien que j’aimais ; mais maintenant, je puis me confier à toi… c’est lui, c’est le beau Grec que j’aime. »

 

Quelles furent alors les émotions de Nydia ! Elle avait pris part, elle avait assisté à un acte qui devait enlever Glaucus à Ione, mais seulement pour transporter plus irrévocablement encore, par le pouvoir de la magie, ses affections à une autre. Son cœur s’oppressa au point qu’elle faillit être suffoquée ; elle pouvait à peine respirer. Grâce à l’obscurité de la voiture, Julia ne s’aperçut pas de l’agitation de sa compagne ; elle s’enivrait à l’idée du prochain effet de son philtre, du triomphe qu’elle obtiendrait sur Ione, en faisant de temps à autre quelques digressions sur l’horreur de la scène qui venait d’avoir lieu, sur l’immobile maintien d’Arbacès, et sur l’autorité que lui reconnaissait la terrible saga.

 

Nydia eut le temps de recouvrer la plénitude de son esprit. Une pensée la frappa. Elle devait coucher dans la chambre de Julia. Elle pourrait s’emparer du philtre.

 

Elles arrivèrent à la maison de Diomède, et rentrèrent dans l’appartement de Julia, où un repas du soir les attendait.

 

« Bien, Nydia, tu dois avoir froid : l’air était gelé cette nuit ; pour moi, je suis glacée. »

 

Et Julia buvait sans hésitations de fortes rasades de vin épicé.

 

« Vous avez le philtre, dit Nydia ; laissez-moi le tenir dans mes mains ! Quelle petite fiole ! de quelle couleur est ce breuvage ?

 

– Clair comme le cristal, répondit Julia en reprenant le philtre. Tu ne pourrais pas le distinguer d’avec de l’eau pure. La sorcière m’a assuré qu’il avait aucun goût. Quelque petite que soit la fiole, elle suffit pour une vie de fidélité : on la verse dans quelque autre liquide, et Glaucus ne saura ce qu’il a bu qu’en en ressentant l’effet.

 

– Ce breuvage est donc exactement en apparence comme cette eau ?

 

– Oui, limpide et sans couleur comme elle. Mais qu’il me paraît brillant à moi ! Je crois voir une essence de rosée recueillie au clair de lune. Lumineux breuvage, comme tu brilles sur mes espérances à travers ton vase de cristal !

 

– Et comment est-il scellé ?

 

– Par un petit bouchon du même métal… je viens de l’ôter… aucune odeur… C’est étrange, que ce qui n’affecte aucun sens puisse leur commander à tous…

 

– L’effet est-il instantané ?

 

– Ordinairement, mais parfois il se fait attendre quelques heures.

 

– Oh ! quel doux parfum ! dit Nydia tout à coup, en prenant sur la table un petit flacon et en se penchant pour le respirer.

 

– Trouves-tu ? reprit Julia ; ce flacon est entouré de pierres d’une certaine valeur. Tu as refusé hier mon bracelet… veux-tu accepter ce flacon ?

 

– Ce sont de tels parfums qui peuvent seuls rappeler à une pauvre aveugle la généreuse Julia… Si le flacon n’est pas d’un prix trop élevé !…

 

– Oh ! j’en ai encore deux plus riches et plus beaux ; prends-le, mon enfant. »

 

Nydia s’inclina en signe de reconnaissance et plaça le flacon dans son sein.

 

« Et le breuvage est efficace, ajouta-t-elle, quelle que soit la personne qui l’administre ?

 

– Si la plus hideuse vieille qui soit sous le soleil en faisait le don, sa vertu est telle que Glaucus la regarderait comme la plus belle des créatures ! »

 

Julia, échauffée par le vin et par la réaction qui s’était opérée dans son esprit, était pleine d’animation et de gaieté ; elle riait aux éclats en parlant de mille choses… et ce ne fut que bien avant dans la nuit, et presque au matin, qu’elle appela ses esclaves pour la déshabiller.

 

Les esclaves parties, elle dit à Nydia :

 

« Je ne veux pas que cette liqueur sacrée me quitte jusqu’à l’heure où j’en userai. Repose sous mon oreiller, brillante essence, et donne-moi d’heureux songes. »

 

Elle plaça sa fiole sous son oreiller. Le cœur de Nydia battait vivement.

 

« Pourquoi ne bois-tu que de l’eau pure, Nydia ? prends le vin à côté de toi.

 

– J’ai un peu de fièvre, reprit l’aveugle, et l’eau me rafraîchit. Je veux placer cette carafe à côté de mon lit. C’est une excellente boisson que l’eau pour nous rafraîchir dans ces nuits d’été, lorsque le sommeil ne descend pas sur nos paupières. Belle Julia… je te quitterai demain matin de bonne heure… Ione me l’a recommandé… peut-être avant que tu sois éveillée… reçois de nouveau mes félicitations.

 

– Merci : quand nous nous reverrons, tu trouveras sans doute Glaucus à mes pieds. »

 

Elles allèrent se reposer, chacune sur son lit, et Julia, fatiguée de l’excitation de cette journée, s’endormit promptement. Mais la Thessalienne attentive roulait des pensées inquiètes et brûlantes dans son esprit. Elle écoutait la calme respiration de Julia, et son oreille, accoutumée à distinguer les plus légers bruits, comprit bientôt que sa compagne était plongée dans un profond sommeil.

 

« Maintenant, que Vénus me soit en aide ! » dit-elle doucement.

 

Elle se leva légèrement, répandit le parfum que lui avait donné la fille de Diomède sur le pavé de marbre, passa plusieurs fois de l’eau dans le flacon, puis, ayant trouvé aisément le lit de Julia (car la nuit était pour elle comme le jour), elle glissa sa tremblante main sous l’oreiller et saisit la fiole. Julia ne fit pas un mouvement, son haleine effleurait d’un souffle régulier les joues brûlantes de l’aveugle. Nydia, débouchant alors la fiole, en versa le contenu dans son flacon, sans en perdre une goutte ; remplissant ensuite la fiole avec l’eau que Julia lui avait assuré être semblable à la liqueur du philtre ; elle replaça cette fiole à la place où elle l’avait prise. Elle retourna alors se coucher et attendit… avec quel trouble dans sa pensée ! que le jour vînt à paraître.

 

Le soleil se leva ; Julia dormait toujours. Nydia s’habilla sans bruit, plaça son trésor soigneusement dans son sein ; prit son bâton, et se hâta de quitter la maison.

 

Le portier Médon la salua d’un bonjour amical, pendant qu’elle descendait les degrés qui conduisaient à la rue. Elle ne l’entendit pas ; la confusion régnait dans son esprit ; elle était perdue dans le tourbillon et le tumulte de ses pensées, dont chacune était une passion. Elle sentit l’air pur du matin sur ses joues, mais il ne porta point de fraîcheur dans ses brûlantes veines.

 

« Glaucus, murmura-t-elle, tous les philtres de la plus puissante magie ne pourront faire que tu m’aimes autant que je t’aime… Ione… Ah ! non… loin de moi toute hésitation, loin de moi tout remords ! Glaucus, ma destinée est dans ton sourire ; et la tienne… ô espérance ! ô joie ! ô transport !… ta destinée est dans mes mains !… »



LIVRE IV

 

Chapitre 1

Réflexions sur le zèle des premiers chrétiens. – Deux hommes prennent une périlleuse résolution. – Les murs ont des oreilles, surtout les murs sacrés

 

Quiconque examine l’histoire primitive du christianisme reconnaîtra combien était nécessaire à son triomphe ce zèle fougueux qui, sans craindre aucun danger, sans faire aucune concession, inspirait ses champions et soutenait ses martyrs. Dans une religion dominante, l’esprit d’intolérance trahit sa cause ; dans une église faible et persécutée, le même esprit la soutient. Il fallait mépriser, détester, abhorrer les croyances des autres hommes, pour surmonter les tentations qu’elles présentaient ; il fallait non seulement croire que l’Évangile était la véritable foi, mais qu’elle était l’unique foi qui sauvât, afin de plier le disciple à l’austérité de sa doctrine et de l’encourager dans la chevaleresque et périlleuse entreprise de convertir les polythéistes et les païens. Cette rigueur du sectaire, qui n’accordait la vertu et le ciel qu’à un petit nombre d’élus, qui voyait des démons dans les autres dieux et le châtiment de l’enfer dans une autre religion, inspirait à tout fidèle un ardent désir de convertir chacun de ceux auxquels il était attaché par les nœuds de l’affection humaine ; et le cercle ainsi tracé par la bienveillance pour l’homme était encore élargi par l’envie de contribuer à la gloire de Dieu. C’était pour l’honneur de la foi chrétienne que le chrétien exposait hardiment ses dogmes au scepticisme des uns, aux répugnances des autres, aux mépris des philosophes, à la pieuse horreur du peuple. Sa propre intolérance devenait pour lui son premier instrument de succès ; et le païen adouci finissait par penser qu’il y avait en effet quelque chose de saint dans un zèle si étranger à son expérience, qui ne s’arrêtait devant aucun obstacle, ne redoutait aucun danger, et même dans la torture et sur l’échafaud s’en rapportait, pour une dispute bien autrement sérieuse que les calmes dissertations de la philosophie spéculative, au tribunal d’un juge éternel. C’est ainsi que la même ferveur qui faisait d’un chrétien du Moyen Âge un fanatique sans pitié, faisait du chrétien des premiers âges un héros sans peur. Parmi ces natures audacieuses, entreprenantes, intrépides, se distinguait celle de l’ardent Olynthus. Dès qu’Apaecidès, par le sacrement du baptême, eut été reçu dans le sein de l’Église, le Nazaréen se hâta de le convaincre qu’il ne lui était plus permis de conserver l’office et le costume de prêtre d’Isis. Il ne pouvait évidemment adorer le vrai Dieu et continuer à honorer, même extérieurement, les autels idolâtres du démon.

 

Ce ne fut pas tout : l’esprit impétueux et zélé d’Olynthus espéra se servir de la position d’Apaecidès pour faire connaître au peuple trompé les jongleries du temple d’Isis. Il pensa que le ciel lui avait envoyé cet instrument afin de dessiller les yeux de la foule, et de préparer peut-être la voie à la conversion de toute la cité. Il n’hésita pas à faire appel au nouvel enthousiasme d’Apaecidès, à exciter son courage, à stimuler son ardeur. Le lendemain soir, après le baptême d’Apaecidès, ils se rencontrèrent dans le bosquet de Cybèle, que nous avons déjà décrit, et où ils s’étaient donné rendez-vous.

 

« La première fois que l’on viendra consulter l’oracle, dit Olynthus endoctrinant le jeune homme avec chaleur, avancez-vous jusqu’à la grille, proclamez hautement devant le peuple la tromperie dont il est dupe ; invitez les assistants à entrer, pour qu’ils puissent toucher du doigt eux-mêmes l’imposture, en voyant de près le grossier mécanisme que vous m’avez dépeint. Ne craignez rien : le Dieu qui a protégé Daniel vous protégera. Nous, les membres de la communauté chrétienne, nous serons dans la foule ; nous pousserons en avant les faibles ; et, dans le premier mouvement de l’indignation populaire et de la honte générale, je planterai sur les autels la branche de palmier, symbole de l’Évangile, et l’esprit du Dieu vivant descendra sur mes lèvres. »

 

Cette suggestion ne déplut pas à Apaecidès, déjà excité et animé à un haut degré. Il se réjouit d’une occasion si prochaine de faire éclater sa foi aux yeux de sa nouvelle secte ; une horreur profonde du rôle qu’il avait joué jusqu’alors, et un vif désir d’en tirer vengeance se joignaient encore à ses sentiments de piété. Dans cet élan qui les transportait au-delà de tous les obstacles, élan nécessaire à tous ceux qui forment des desseins élevés et aventureux, ni Olynthus ni son prosélyte ne mettaient en doute le succès, sans penser que la respectueuse superstition du peuple, en présence des autels de la grande déesse de l’Égypte, refuserait probablement de croire au témoignage de son propre prêtre déposant contre elle.

 

Apaecidès consentit à ce projet avec une promptitude qui ravit Olynthus. Ils se séparèrent après être convenus qu’Olynthus en conférerait avec les principaux parmi ses frères chrétiens sur cette grande entreprise ; qu’il recueillerait leurs avis et l’assurance de leur concours au jour de l’événement. Or l’une des fêtes d’Isis tombait le surlendemain même de leur entretien. Cette fête offrait l’occasion désirée ; ils résolurent de se réunir le soir suivant au même endroit et dans cette réunion ils réglèrent définitivement les détails de la déclaration qui devait avoir lieu le lendemain.

 

Il arriva que la dernière partie de cette conférence avait été tenue près du sacellum, ou de la petite chapelle décrite dans la première partie de cet ouvrage ; et, dès que les ombres du prêtre et du chrétien eurent disparu du bosquet, une figure sombre et sinistre sortit de derrière la chapelle.

 

« J’ai eu raison de vous épier, mon confrère, se dit l’écouteur, vous, prêtre d’Isis, vous ne veniez pas vous livrer à de vaine discussions avec ce mystérieux chrétien. Hélas ! combien il est regrettable que je n’aie pu entendre ce que vous avez dit ! mais j’ai compris du moins que votre intention est de révéler les mystères sacrés, et que demain vous devez vous réunir encore à cette place pour décider de l’heure et du moment. Puisse Osiris aiguiser alors mes oreilles, afin que je surprenne toute l’étendue de votre incroyable audace ! Lorsque j’en aurai appris davantage, j’irai consulter Arbacès. Nous découvrirons vos desseins, mes amis, tout impénétrables que vous croyiez être. Pour le présent, je me contente de renfermer votre complot dans mon sein. »

 

En prononçant ces paroles, Calénus, car c’était lui, s’enveloppa dans sa robe et rentra chez lui d’un air rêveur.

 

Chapitre 2

L’amphitryon, le cuisinier, la cuisine classique. Apaecidès cherche Ione – Leur conversation

 

Le jour fixé par Diomède pour le banquet donné à des amis de choix était arrivé. Le gracieux Glaucus, la belle Ione, le magistral Pansa, l’illustre Claudius, l’immortel Fulvius, l’élégant Lépidus, l’épicurien Salluste n’étaient pas les seuls convives destinés à honorer son festin de leur présence ; il attendait également un sénateur de Rome, d’une grande réputation et jouissant de beaucoup de crédit à la cour, qui était venu à Pompéi pour rétablir sa santé ; de plus un fameux capitaine d’Herculanum, qui avait combattu avec Titus contre les Juifs et s’était prodigieusement enrichi à la guerre, bien que ses amis prétendissent que sa patrie lui devait encore de la reconnaissance pour ses services désintéressés. La compagnie s’étendait à un plus grand nombre d’invités que ceux dont nous venons de parler. À cette époque, il n’était pas de bon goût, chez les Romains, comme on le sait, d’avoir à sa table moins de trois ou plus de neuf personnes ; on dérogeait quelquefois à cette règle par ostentation. L’histoire nous apprend que quelques riches amphitryons traitaient trois cents personnes de leur connaissance. Cependant, Diomède, plus modeste, s’était borné à doubler le nombre des Muses : il devait avoir à sa table dix-huit convives, nombre qui n’est pas extraordinaire de nos jours dans un monde distingué.

 

C’était le matin du banquet de Diomède ; et l’amphitryon lui-même, tout en se donnant des airs d’élégance littéraire et de somptuosité, conservait assez de son expérience commerciale pour savoir que l’œil du maître rend le serviteur plus actif. En conséquence, laissant flotter sa tunique sur sa majestueuse poitrine, les pieds enveloppés dans de larges pantoufles, une petite baguette à la main, dirigeant tantôt avec elle les pas de ses esclaves, et tantôt leur appliquant sur le dos une légère correction, il allait de chambre en chambre, dans sa vaste maison de plaisance.

 

Il ne dédaigna pas de visiter cette pièce sacrée, dans laquelle les prêtres du festin préparaient leurs offrandes. En entrant dans la cuisine, ses oreilles furent agréablement séduites par le bruit des plats et des casseroles, des jurons des ordres donnés. Quelque petite que cette pièce indispensable paraisse avoir été dans les maisons de Pompéi, elle était néanmoins garnie de cette innombrable variété de fourneaux, de casseroles, de découpoirs, de moules, sans lesquels un cuisinier de génie, ancien ou moderne, déclare qu’il lui est impossible d’agir et de préparer le moindre mets. Comme le combustible était alors aussi rare et aussi cher dans ce pays qu’il l’est encore de nos jours, l’habileté consistait à opérer en grand avec le plus petit feu possible. On peut voir, dans le musée napolitain, une admirable invention de cette espèce, une cuisine portative de la grandeur à peu près d’un volume in-folio, contenant des fourneaux pour les plats et un appareil pour chauffer de l’eau ou d’autres boissons.

 

Dans cette cuisine s’agitaient plusieurs personnes qu’au premier coup d’œil le maître de la maison ne reconnut pas.

 

« Oh ! oh ! murmura-t-il, ce maudit Congrio a appelé à son aide toute une légion de cuisiniers. Ils ne feront pas leur besogne pour rien, et ce sera un item à ajouter aux dépenses de ce jour. Par Bacchus ! je me considérerai encore comme trois fois heureux si ces gaillards-là ne jugent pas à propos d’emporter quelques pièces de ma vaisselle : leurs mains sont si subtiles et leurs tuniques si larges !… Me miserum ! »

 

Les cuisiniers continuèrent à s’occuper, sans paraître prendre garde à la présence de Diomède.

 

« Ho ! Euclio, votre poêle à frire les œufs ! Quoi ! est-ce la plus grande de votre cuisine ?… C’est tout au plus si elle peut contenir trente-trois œufs… Dans les maisons où j’ai l’habitude de servir, les plus petites contiennent au besoin cinquante œufs.

 

– Le misérable drôle ! pensa Diomède ; il en parle comme si une centaine d’œufs ne coûtait qu’un sesterce.

 

– Par Mercure ! s’écria un jeune apprenti cuisinier qui commençait son noviciat, où a-t-on jamais vu des moules à confitures d’une forme aussi antique ? Il est impossible de briller dans son art avec des instruments si grossiers… Quoi ! les moules les plus communs de la maison de Salluste représentent toute la guerre de Troie : Hector, Pâris, Hélène, avec le petit Astyanax, et le cheval de bois par-dessus le marché.

 

– Silence, imbécile ! répondit Congrio, le cuisinier du logis, qui semblait traîtreusement abandonner à ses alliés le champ de bataille ; mon maître Diomède n’est pas un de ces prodigues écervelés qui prétendent tout avoir au dernier goût, coûte que coûte.

 

– Tu mens, vil esclave ! s’écria Diomède en colère ; tu me coûtes déjà assez pour avoir ruiné Lucullus lui-même : sors de ta tanière ; j’ai à te parler. »

 

L’esclave obéit, après avoir jeté un regard significatif à ses confrères.