Henry Cauvain

LA MAIN SANGLANTE

(1885)

PREMIÈRE PARTIE

I

Le 26 novembre 1880, à six heures du soir, la foule était rassemblée devant une petite maison située au bout de la rue du Chemin-Vert, à Clamart. La nuit était noire ; la neige tombait, le vent faisait vaciller la flamme des lanternes que portaient quelques curieux. Debout, sur le seuil de la porte, un gendarme, enveloppé dans son grand manteau, empêchait d’entrer.

On parlait à voix basse comme devant un mort et l’on répondait d’un mot bref, chuchoté à l’oreille, aux interrogations des nouveaux arrivants.

— Trois jours peut-être ; il s’agit de procéder aux constatations légales.

— Un suicide ?

— Probablement, dit le commissaire de police, qui ne pouvait admettre qu’un crime eût été commis dans le canton dont il avait la surveillance.

— Voyons cela.

Les quatre hommes se rapprochèrent de la table. Un haut candélabre emprunté à la cheminée envoyait la lueur de ses six bougies sur le corps raidi étendu devant eux.

Du doigt, le commissaire de police indiqua au docteur une large blessure qui apparaissait au cou du cadavre, dans l’ouverture de la chemise inondée de sang. Cette blessure, très profonde, avait dû occasionner une mort subite. On déshabilla le corps et l’on ne trouva trace d’aucune autre violence.

— A-t-on découvert quelque instrument, un couteau ? interrogea le docteur.

On présenta aussitôt au médecin un rasoir emmanché de corne noire et maintenu ouvert au moyen d’une ficelle fortement nouée. La lame était rouge de sang.

Le docteur Guyon prit quelques notes rapides :

« Corps bien constitué, très vigoureux. Âge probable : soixante ans. Incision au cou profonde de cinq centimètres, large de huit centimètres. La mort paraît remonter à deux ou trois jours. Cause probable du décès : … »

Ici le docteur passa à plusieurs reprises, d’un air embarrassé, le crayon qui lui servait à prendre des notes dans les longues mèches de ses cheveux blancs.

Se trouvait-on en présence d’un suicide ou d’un assassinat ?

Les deux hypothèses pouvaient être admises. La blessure était à gauche du cou et, comme le défunt paraissait avoir été fort vigoureux, rien n’empêchait de supposer qu’il s’était coupé la gorge.

Mais, d’abord, il fallait être fixé sur son identité et connaître quelques particularités de sa vie.

M. Guyon posa son calepin et se tourna vers le maire et le commissaire de police pour les interroger à ce sujet.

Au même moment, le gendarme qui était de faction à la porte vint prévenir ces messieurs que quelqu’un demandait avec insistance à pénétrer dans la maison.

En même temps, il tendit au commissaire une carte sur laquelle était écrit, en belle ronde, ce nom :

M. Bidache.

II

Le commissaire de police eut un geste de mauvaise humeur et parut hésiter.

Puis, après quelques secondes de réflexion :

— Faites entrer, dit-il.

Un petit homme vêtu de noir, chauve bien qu’il parût encore fort jeune, et portant de grandes lunettes quoiqu’il eût d’excellents yeux, entra timidement en saluant à plusieurs reprises les personnes réunies dans la chambre.

M. Bidache habitait Clamart depuis plus d’un an. Il y vivait bien simplement avec sa vieille mère, cultivant son jardin et allant chaque jour herboriser dans la forêt. Il était aimé de tous ceux qui le connaissaient. On le trouvait très doux, très poli. Ses traits fins et réguliers avaient souvent attiré l’attention des jeunes filles du pays, singulièrement hardies, comme on l’est près de Paris. Elles lui envoyaient des œillades et s’amusaient de le voir rougir jusqu’à la racine de ses rares cheveux. Il faisait des vers, et parfois il s’était risqué à jeter un petit rouleau de papier entouré d’une faveur rose dans la corbeille d’une jeune fille travaillant, en été, devant sa porte.

Seuls, le maire et le commissaire de police connaissaient ses antécédents et lui gardaient le secret. M. Bidache avait été pendant cinq ans employé à la préfecture de police. Dans le service très délicat dont il était chargé, il avait montré de rares qualités d’intelligence et de finesse. Mais sa nature timide ne lui avait pas permis de lutter contre des camarades plus hardis et mieux protégés ; ses services étaient mal appréciés, de nombreux passe-droits l’avaient découragé et enfin, pendant le 16 mai, il avait été victime d’une dénonciation. On ne le trouvait pas assez bonapartiste, et il avait été envoyé par disgrâce dans le service des mœurs.

Dégoûté de tant d’injustices, M. Bidache avait donné sa démission, et, comme sa mère possédait quelques petites rentes, il était venu s’installer à la campagne et y menait une paisible existence.

Mais il avait toujours au fond du cœur l’amour de son ancien métier, et, toutes les fois qu’un crime ou un accident mettait en émoi le village, on le voyait arriver de son pas incertain, demander timidement des détails et donner en hésitant un avis qui était toujours excellent.

Après avoir salué très bas les personnes réunies autour du cadavre, M. Bidache toussa et dit d’une voix mal assurée :

— Je vous demande pardon, Messieurs, si j’ai osé, ma démarche est peut-être indiscrète…

— Du tout, du tout, mon cher monsieur Bidache, répondit le médecin, qui le connaissait pour avoir donné des soins à sa mère, quelques semaines auparavant, et qui avait admiré le dévouement filial du jeune homme. Vous n’êtes nullement indiscret.

L’accueil du commissaire de police fut plus froid. M. Bidache avait eu plusieurs fois l’occasion de relever, en s’excusant très humblement, des erreurs ou des négligences commises par ce magistrat, et celui-ci n’aimait guère ce policier amateur.

Tandis que le nouveau venu examinait le cadavre, la blessure et le rasoir ouvert, le maire, M. Simonin, donnait au docteur Guyon les renseignements qu’il avait demandés concernant l’homme gisant devant eux.

Trois mois auparavant, un grand vieillard, encore vert et robuste, était venu à Clamart chercher une maison. Il disait se nommer M. Rodrigues. Il avait loué celle-ci, qui était située tout au bout du pays, sans voisinage, et près des bois. Elle appartenait à de petits commerçants de Paris, qui y passaient l’été et qui furent très satisfaits d’en tirer parti pendant la saison d’hiver. M. Rodrigues ne couchait pas dans cette maison. Il y venait seulement quelquefois dans l’après-midi et s’en allait vers six heures ; personne ne pénétrait dans son intérieur.

Il ne recevait pas de visites. Cependant quelques personnes de Clamart affirmaient avoir vu deux ou trois fois des étrangers sortir de chez lui. Il ne parlait jamais aux habitants du village. Il était souvent accompagné d’un petit chien à longs poils noirs.

Voilà tout ce qu’on savait sur son compte.

Or, depuis deux jours, des personnes qui passaient sur la route, se rendant à la forêt, avaient cru entendre des gémissements venir de cette maison mystérieuse dont les volets étaient hermétiquement fermés.

Ces gémissements finirent par attirer l’attention. On alla prévenir le commissaire de police. Celui-ci écouta attentivement ; il entendit, en effet, à travers la porte, un bruit de plaintes à peine perceptible.

Il convoqua le juge de paix et le maire. La porte fut ouverte. Lorsqu’on écarta les volets de la chambre, un affreux spectacle frappa leurs regards.

M. Rodrigues gisait par terre au milieu d’une mare de sang. Près de lui râlait le chien dont les gémissements avaient été entendus par les passants.

Et, après avoir donné ces détails au docteur Guyon et à M. Bidache, qui l’écoutaient avec attention, M. Simonin montra sous la table le cadavre du petit chien étendu les pattes raidies et les yeux grands ouverts.

III

— Maintenant notre tâche est finie : à la justice de décider s’il y a eu crime ou suicide !

Ainsi parla le commissaire de police. Mais, bien qu’il eût déclaré sa mission terminée, il ne se retirait pas, et ceux qui l’accompagnaient restaient comme lui silencieux et absorbés devant ce mystère inquiétant.

— Le défunt avait-il quelques papiers ? demanda doucement M. Bidache.

— Aucun, répliqua M. Simonin.

— Et de l’argent, avait-il de l’argent ?

— Non, rien sur lui ; mais le tiroir de ce secrétaire était ouvert, dit le commissaire de police en allant à un meuble ; et nous avons compté cette somme : trente-sept francs cinquante. Il n’est donc pas probable que nous soyons en présence d’un crime commis pour voler. D’autant plus que le défunt, venant passer ici quelques heures seulement dans la journée, ne devait jamais avoir de fonds chez lui.

M. Bidache avait pris les vêtements du mort jetés sur une chaise et les avait palpés tandis que le commissaire parlait. Un faible sourire passa sur ses lèvres, mais il ne contredit pas l’assertion du grave magistrat.

— Ce qui pourrait faire supposer un crime, dit le juge de paix, c’est la mort du chien. L’assassin l’aura frappé pour l’empêcher de donner l’alarme.

— On peut admettre aussi que cet animal est mort de faim, fit le commissaire, si le décès de son maître remonte à trois ou quatre jours.

— Il faut savoir quel jour M. Rodrigues est venu ici pour la dernière fois.

— A-t-on retrouvé la clef de la maison dans la poche du défunt ? hasarda M. Bidache.

— Non, et cependant la porte était fermée à double tour.

Il y eut encore un silence de quelques instants, puis, le commissaire ayant de nouveau émis l’avis qu’on n’avait plus rien à faire en face de ce cadavre, tout le monde se disposa à sortir.

M. Bidache, complaisamment, s’était chargé du candélabre.

Au moment où ils arrivèrent devant la porte d’entrée, un même mouvement de stupeur les arrêta net.

En face d’eux, sur la surface blanche, on voyait très distinctement l’empreinte d’une main sanglante largement étendue.

IV

Parmi les hôtels récemment construits rue d’Offémont, il en est un qui se distingue par l’originalité de son architecture. Il élève sa haute façade de briques au milieu des vulgaires constructions en pierre de taille qui l’entourent, et reproduit exactement l’élégant dessin de ces hautes maisons hollandaises du XVIe siècle, qui décorent les quais d’Amsterdam.

Pendant la sombre et neigeuse nuit du 26 novembre, une des fenêtres du premier étage de cet hôtel ne cessa d’être éclairée.

Assise dans un grand fauteuil, au coin d’une cheminée en chêne sculpté, une jeune fille veillait. Elle était très pâle, et ses cheveux noirs défaits qui tombaient en désordre sur ses épaules, accentuaient encore cette pâleur. Ses yeux étaient rougis par les larmes, et le mouvement fébrile de ses belles mains, posées sur les bras du fauteuil, trahissait l’angoisse qui la dévorait.

De temps en temps elle se levait et allait à la fenêtre. Elle l’ouvrait, sans craindre le froid glacial de la nuit, et, courbant sa haute taille, elle semblait fouiller les ténèbres de son regard ardent. Puis elle revenait tomber, lasse et découragée, dans le fauteuil.

Parfois aussi, elle poussait une porte et entrait dans une chambre voisine, faiblement éclairée par une veilleuse. Elle se penchait alors sur un petit lit où dormait un enfant d’une dizaine d’années, au visage amaigri, aux longs cheveux blonds.

Et des larmes, courageusement contenues jusqu’alors, venaient sillonner ses joues pâlies.

Enfin, vers cinq heures du matin, n’y tenant plus d’impatience, elle appuya le doigt, a plusieurs reprises, sur le bouton d’une sonnette.

Au bout de quelques minutes, une femme de chambre parut.

— Venez, Clara, dit la jeune fille d’une voix brisée… Cette solitude me tue… Voici la troisième nuit, mon Dieu !… mais c’est impossible… mais je rêve…

Et elle resta debout, les yeux hagards, comme si une atroce vision se fût tout à coup dressée devant elle.

— Que faire ?… où aller ?… reprit-elle avec une sorte de fièvre… Ah ! je suis sûre que toutes ces recherches sont mal faites… ces gens n’y mettent ni zèle… ni dévouement… Oh ! je ne puis rester ici !…

Elle prit son chapeau et noua les brides d’une main agitée.

— Où Mademoiselle veut-elle aller ? demanda tristement la femme de chambre. Il fait nuit noire.

— Vous avez raison !… Il doit cependant y avoir un moyen !… Ah ! si j’étais un homme ! s’écria la jeune fille avec un geste énergique.

Puis elle se rejeta dans le fauteuil et resta deux longues heures sans parler, paraissant rouler dans sa tête une pensée absorbante.

Lorsque le jour parut, le timbre de la porte retentit.

Elle se précipita à la fenêtre, suffoquée d’émotion. Elle aperçut un homme de forte taille, les épaules et le chapeau couverts de neige.

— C’est lui ! s’écria-t-elle.

Et elle tomba à demi évanouie dans les bras de la femme de chambre.

Mais une cruelle déception l’attendait ; la porte de la chambre s’ouvrit et elle vit paraître M. Mérentier, un ancien ami de son père.

Elle poussa un affreux soupir et se cacha la tête dans les mains.

— Ma pauvre enfant ! ma pauvre enfant ! dit le vieillard en s’approchant d’elle affectueusement. J’ai appris le cruel événement… Mais ne vous désespérez pas. Tout n’est peut-être pas perdu. Depuis quand votre père vous a-t-il quittés ?

— Depuis trois jours, répondit-elle d’une voix mourante.

— Avez-vous envoyé son signalement aux journaux, à la préfecture ?

— Oui, partout !

— Ma pauvre Jeanne !… Et rien ne peut vous mettre sur la trace ?… À quelle heure est-il parti ?

— À trois heures. Il est sorti à pied.

Après un effort, elle reprit :

— Depuis quelque temps, il était un peu singulier. Lui si gai, si bon d’ordinaire, il paraissait triste et préoccupé ! Cela me revient maintenant. Il nous regardait, Georges et moi, avec des yeux étranges.

— Ce pauvre petit Georges, il ne sait rien encore ?

— Non, rien… Un pareil coup pourrait le tuer ; il est si faible, si délicat !… Écoutez !…

Le timbre de la porte avait encore retenti. Et toute pâle, l’angoisse dans l’âme, Jeanne s’était de nouveau précipitée à la fenêtre. Mais c’était l’arrivée banale d’un indifférent, d’un fournisseur, et, vingt fois dans la matinée, elle eut au cœur ce même coup de poignard qui lui déchirait l’âme.

M. Mérentier l’avait quittée. Elle se trouvait encore seule avec les domestiques qu’elle envoyait à chaque instant dans une direction nouvelle et dont elle interrogeait anxieusement au retour la physionomie consternée.

Georges s’était levé. Il était venu vers elle de son pas faible et traînant, et il l’avait embrassée avec un sourire. Et elle avait détourné la tête pour cacher les larmes qui lui brûlaient les yeux.

Enfin, à midi, n’y tenant plus, elle sortit brusquement et monta dans le premier fiacre qui passait.

Et, comme le cocher se penchait pour recueillir l’adresse :

— À la Morgue ! dit-elle d’une voix brève.

V

La route fut longue. La neige qui tapissait les rues rendait très lente la marche de la voiture.

Jeanne songeait. Ses yeux étaient secs maintenant, et une singulière résolution se lisait dans son regard. Parfois aussi des pensées vagues passaient dans sa tête endolorie.

Elle apercevait comme en un rêve sa vie d’autrefois. Elle avait peu connu sa mère, personne faible et maladive, toujours renfermée dans sa chambre, et qui était morte en donnant le jour au petit Georges. Aussi loin qu’elle remontait dans ses souvenirs d’enfance, elle voyait le bon et souriant visage de son père penché sur elle, elle se rappelait comme il l’avait soignée, lorsque, toute petite, elle avait failli être emportée par une maladie grave.

Ce père, c’était toute sa vie, tout son bonheur, de même qu’elle était la joie et l’orgueil de cet excellent homme.

Elle se rappelait combien il était bon pour elle, avec quelle générosité souriante il satisfaisait tous ses caprices. Chaque matin, il montait à cheval au Bois avec elle avant de se rendre aux bureaux de sa banque, rue de la Chaussée-d’Antin. Le soir, il la menait dans le monde et était heureux de la voir la plus belle et la plus admirée…

Et alors, se reportant à ces fêtes mondaines où elle brillait en reine incontestée, elle évoquait l’image d’une autre personne qui tenait aussi une grande place dans son cœur, – un fiancé choisi par elle, librement et tendrement aimé.

Pourquoi n’était-il pas avec elle dans ce cruel moment ? Il était venu la veille et il avait mêlé ses larmes aux siennes.

Elle le connaissait depuis deux ans. Raoul de Viverols appartenait à une vieille famille du Midi. Il s’était bien conduit pendant la guerre, et, un soir, tandis qu’il lui racontait avec un accent très simple et très sincère une expédition follement téméraire tentée, avec trois hommes seulement, contre un poste prussien qu’il avait fait prisonnier, elle s’était sentie prise d’admiration pour cet héroïsme. Puis cette admiration était devenue de l’amour. Il n’avait pas de fortune. Qu’importe ! n’était-elle pas assez riche pour deux ? Et elle avait mis sa main dans la sienne avec tout l’élan de sa nature enthousiaste.

Son père, auquel elle avait avoué son amour, l’avait approuvé et le mariage devait avoir lieu dans quelques semaines.

La voiture venait de tourner le coin du pont de l’Archevêché.

Tout à coup Jeanne tressaillit, comme si elle eût été arrachée à un rêve et mit la tête à la portière. Elle retomba dans le fond de la voiture, pâle, suffoquée.

Elle avait pris cette résolution très vite, emportée par l’excès du chagrin et de l’inquiétude. Tant qu’elle avait été loin, elle avait à peine réfléchi à l’affreuse démarche qu’elle allait tenter.

Maintenant, à quelques pas du sinistre bâtiment, elle se sentait prise d’une peur horrible et elle se reculait dans la voiture, comme si elle eût voulu en retarder la marche trop rapide.

Mais sa nature énergique surmonta vite cette faiblesse.

Une curiosité anxieuse la dominait. Allait-elle être enfin fixée sur l’affreux mystère de cette disparition subite ?

Le fiacre s’arrêta, et lentement elle en descendit. Les curieux qui stationnaient devant la porte du monument, contemplant les photographies exposées, regardèrent avec étonnement cette belle et élégante jeune fille qui venait seule dans un pareil lieu.

Elle baissa la tête, craignant d’apercevoir ces atroces photographies et les vêtements sinistres qui pendaient au fond de la salle.

Un garde municipal lui ayant indiqué où se trouvaient les bureaux, elle poussa une petite porte à gauche et entra dans le greffe.

Un vieil employé, assis derrière une pile de cartons verts, moulait de sa plus belle ronde quelque funèbre rapport.

Une odeur d’acide phénique venant des salles voisines se mêlait aux âcres senteurs d’un fricot mijotant sur le poêle bourré de charbon.

Jeanne s’assit défaillante. Le vieil employé, impassible, leva sa figure blanche et lui demanda poliment ce qu’elle désirait.

En quelques mots, d’une voie entrecoupée, elle exposa l’objet de sa visite.

— Vous dites que la personne se nomme ?

— M. Désiré Lacédat, banquier à Paris.

— Son âge ?

— Soixante ans environ. De longs cheveux blancs, une taille élevée.

— Signes particuliers ?

— Aucun… Ah si ! mon pauvre père portait au front une cicatrice, au-dessus de l’œil gauche.

— Et il a disparu ?

— Il est sorti dimanche, 23 novembre, à trois heures de l’après-midi. Nous ne l’avons pas revu depuis.

L’employé consulta des notes.

— Nous n’avons rien… absolument rien qui réponde à ce signalement, dit-il enfin après quelques minutes qui parurent un siècle à l’infortunée jeune fille. À moins que, dans les corps apportés aujourd’hui et qui ne sont pas encore exposés…

Il prit une autre note, la lut, et, malgré lui, un léger mouvement lui échappa.

— Ah ! Monsieur, par pitié, parlez ! s’écria Jeanne. Vous voyez que je ne vis plus.

— Calmez-vous, je vous en prie, Mademoiselle : ceci ne répond peut-être pas tout à fait au signalement que vous m’avez donné. On a apporté ici tout à l’heure le corps d’un homme d’une soixantaine d’années, trouvé mort dans une maison isolée de Clamart et répondant au nom de Rodrigues. Vous voyez qu’il n’y a aucun rapport ; et pourtant voici ce qui a attiré mon attention. Cet inconnu est noté comme étant âgé d’environ soixante ans ; il porte de longs cheveux blancs et a une cicatrice au front.

— C’est lui… plus de doute… c’est lui… mon pauvre père ! Où est-il ? Montrez-le moi, je veux le voir !…

Bien qu’une habitude de trente années l’eût accoutumé à des scènes de ce genre, le vieil employé ne put s’empêcher d’être ému par le désespoir de cette malheureuse jeune fille.

— Permettez, Mademoiselle, dit-il, un pareil spectacle… Envoyez plutôt ici un parent… un ami…

— Je vous dis que je veux le voir… Vous ne comprenez donc pas que cette incertitude me tue ?… Et vous me dites d’attendre encore !

Le vieillard fit de nouveau quelques efforts pour détourner Jeanne de cette résolution. Mais il dut céder devant l’énergique volonté de la jeune fille.

— Eh bien ! suivez-moi donc ! dit-il en secouant ta tête d’un air de pitié.

VI

L’employé poussa une petite porte, et, après avoir traversé un étroit corridor, ils entrèrent dans une salle assez vaste, carrelée, aux murs froids et luisants.

Trois ou quatre garçons, les manches retroussées, portant un long tablier en caoutchouc, lavaient à grande eau, devant des auges en pierre, des vêtements immondes souillés de boue et de sang.

Quelques-uns de ces vêtements étaient accrochés à une tringle de fer, le long du mur.

— Vous allez d’abord voir, Mademoiselle, si vous reconnaissez les effets… Après cela, il sera inutile…

Jeanne poussa un cri déchirant, et, si un garçon au front chauve et portant des lunettes, qui était près d’elle en ce moment, ne l’avait soutenue, elle serait tombée étendue sur la dalle humide.

Elle venait de reconnaître la redingote noire et le pantalon à carreaux de son père, ainsi que la canne à pomme d’or qu’elle-même lui avait donnée quelques semaines auparavant.

— Nous allons rentrer, si vous le voulez bien, dit l’employé en montrant la porte de son bureau, et vous me fournirez les renseignements.

Mais Jeanne ne parut pas l’entendre. Elle fit deux pas en avant, écarta l’homme qui la soutenait, et, les yeux fixes, les lèvres sèches :

— Je veux le voir, dit-elle d’une voix sourde ; je veux le voir !

Ce fut en vain que de nouvelles représentations lui furent faites. C’était chez elle une idée arrêtée. Elle voulait contempler son malheureux père.

L’employé ouvrit une autre porte et l’introduisit dans une salle plus exiguë et éclairée par en haut, où l’on apporte les corps pour les déshabiller avant de les exposer. Au milieu de cette salle, sur les dalles, reposait une sorte de grande boîte longue, au couvercle arrondi en forme de dôme.

Lentement l’employé leva le couvercle. Jeanne s’approcha et avança son visage affreusement pâli. Le garçon chauve l’avait suivie et l’examinait attentivement derrière ses lunettes.

En apercevant le corps de son père, dont un drap blanc moulait les formes rigides, Jeanne poussa un cri terrible et tomba à terre, en proie à une attaque nerveuse effrayante. Elle se tordait les mains, elle sanglotait, appelant : « Mon père ! mon pauvre père ! » d’une voix déchirante.

Il fallut l’arracher à cet affreux spectacle ; mais elle se débattait et jetait de longs regards sur cette boîte sinistre qui contenait ce qu’elle avait de plus cher au monde.

On la reconduisit au greffe. Lorsqu’elle fut un peu calmée, l’employé s’assit devant son bureau et, reprenant sa sérénité tranquille de vieux bureaucrate, lui demanda son adresse et à quelle heure elle désirait que l’on ramenât le corps chez elle, lorsque l’expertise légale serait terminée.

Quand ce fut fini, il la salua cérémonieusement, la conduisit jusqu’à la porte, puis continua paisiblement de sa belle ronde la copie du rapport commencé.

Au retour, Jeanne se sentit comme anéantie. Elle n’éprouvait rien, sinon une grande lassitude, une prostration complète. Il lui était impossible de lier deux idées. Elle était comme assommée par la douleur et par le souvenir des choses horribles qu’elle venait de voir.

En descendant de voiture, elle apprit d’un mot aux domestiques que leur malheureux maître était retrouvé. On lui dit que madame de Viverols et son fils l’attendaient au salon.

VII

Madame de Viverols, née de Latour-Lauzun, avait fort grand air avec sa haute taille, sa longue figure encadrée de grosses boucles blondes et sa myopie qui lui donnait une expression froide et hautaine. Tenant toujours son lorgnon levé au bout de ses doigts effilés, elle semblait marquer la distance qui la séparait du monde roturier. Elle adorait Raoul qui était son fils unique, le dernier représentant de la noble famille des Viverols. Elle avait bien eu un autre fils ; mais elle n’en parlait jamais et on le croyait mort. Il avait disparu tout à coup, fort heureusement, il y avait maintenant cinq ou six ans, après avoir en partie ruiné ses parents qui avaient dû faire de larges sacrifices pour sauver leur nom du déshonneur.

— Et bien ! ma pauvre enfant ? dit madame de Viverols, qui se leva lentement d’un air de reine.

— Jeanne, Jeanne, savez-vous quelque chose ? s’écria Raoul en allant vivement au-devant de la jeune fille.

— Mon père est mort… je viens de le voir… il a été assassiné.

— Assassiné ! Quoi ! vous l’avez vu ! vous avez eu ce courage ! Pourquoi n’avez-vous pas demandé à mon père de vous accompagner ?

— Je n’avais plus ma tête à moi… J’étais folle d’inquiétude.

— Je pensais bien aussi, dit madame de Viverols, que la disparition de M. Lacédat ne devait pas avoir pour cause un acte de désespoir. Il était fort heureux, n’est-ce pas, mon enfant, et fort au-dessus de ses affaires ?

Jeanne n’entendait plus, ne voyait plus. Elle avait abandonné sa main à son fiancé qui la pressait tendrement et y déposait de temps en temps un baiser.

La porte s’ouvrit et un domestique parut.

— M. Raveneau demande à parler à Mademoiselle, dit-il.

— Nous n’y sommes pour personne. Ne faites pas entrer, dit madame de Viverols qui donnait déjà des ordres comme chez elle.

— M. Raveneau est le caissier de mon père, Madame, dit Jeanne ; c’est, de plus, un vieil ami. Je veux le recevoir.

Elle fit un signe au domestique, et, quelques instants après, M. Raveneau parut.

— Pardonnez-moi de vous déranger, ma bonne demoiselle, dit-il en prenant les deux mains de Jeanne.

Puis, n’y pouvant plus tenir, il éclata en sanglots en murmurant :

— Ah ! c’est affreux ! c’est affreux !

Lorsque cette première explosion de douleur fut calmée, le vieux caissier essuya ses yeux et, s’efforçant de raffermir sa voix :

— Je venais, dit-il… voici pourquoi… Nous avons demain une assez lourde échéance et votre père devait m’apporter aujourd’hui précisément une somme importante : elle est, sans doute, dans son coffre-fort.

— Eh bien, vous connaissez le chemin, monsieur Raveneau. Allez dans le cabinet de mon père. Vous avez, je crois, une clef de la caisse et vous savez la combinaison ?

— Parfaitement, Mademoiselle. Monsieur votre père voulait bien avoir en moi cette confiance.

Et, saluant profondément madame de Viverols et Raoul, il ouvrit la porte qui donnait dans le cabinet de M. Lacédat et disparut derrière la tenture.

Un silence régna dans le salon. Madame de Viverols avait risqué quelques sentences et quelques phrases banales. Mais un regard de son fils l’avait suppliée d’épargner la douleur de Jeanne.

Au bout de quelques instants, M. Raveneau reparut.

— Excusez-moi si je vous importune de nouveau, ma chère demoiselle, dit-il, mais je voudrais savoir si vous n’avez pas la clef du bureau de M. Lacédat.

— Non… mon père avait toutes ses clefs sur lui… elles sont sans doute…

Elle n’acheva pas et fondit en larmes.

— Je vous demanderai alors la permission de faire venir un serrurier. Je voudrais faire quelques recherches dans ce bureau. Je retrouverai peut-être un carnet de chèques et un chèque préparé.

Après avoir hésité un instant :

— Le coffre-fort est vide, dit-il en baissant la voix.

Jeanne ne parut pas entendre.

— Faites tout ce que vous voudrez, mon cher monsieur Raveneau, dit-elle avec un geste de découragement.

Mais madame de Viverols avait relevé la tête en entendant la révélation du caissier, et elle avait adressé à son fils un regard expressif que celui-ci ne sembla point remarquer.

— Vous devez être brisée, ma pauvre enfant, dit-elle en se levant. Nous allons vous laisser.

— Je vous demanderai, Madame, de vouloir bien me rendre un service.

— Ah ! tout ce que nous pourrons faire pour vous, en un pareil moment !… dit Raoul de Viverols avec élan.

— Merci, fit Jeanne en serrant la main de son fiancé. Il s’agit de mon frère, de mon pauvre petit Georges. Je ne voudrais pas qu’il fût ici pendant ces tristes jours. Il ignore encore l’affreux malheur. Vous seriez bien bonne, Madame, de l’emmener avec vous et de le garder jusqu’à ce que j’aie pu le préparer au coup qui va le frapper.

— Assurément, ce sera un vrai plaisir pour nous… un enfant si doux, si bien élevé…

Jeanne sonna et, lorsque Clara se présenta, elle lui demanda d’amener Georges.

En même temps, elle essuya ses yeux d’un geste rapide et tourna le dos au jour, afin que l’enfant ne surprît pas ses larmes.

Quelques minutes après, Georges entra dans le salon.

Son visage pâle, encadré de longs cheveux blonds, avait une expression triste et maladive. Cette complexion délicate, triste héritage laissé par sa mère, avait toujours fait le tourment de Jeanne dont la tendresse inquiète n’avait cessé d’entourer cet enfant des soins les plus vigilants.

Sa sensibilité était extrême ; il avait pour son père et pour Jeanne une véritable adoration.

Dès qu’il aperçut sa sœur, il courut l’embrasser en la pressant dans ses bras avec une sorte de passion et, tout de suite, il lui adressa cette question :

— Et papa, comment va-t-il ?

Jeanne ferma les yeux, afin de contenir les larmes prêtes à s’échapper.

Pour expliquer l’absence de M. Lacédat, on avait dit à Georges que son père était malade.

— Il ne va pas mieux, répondit-elle, d’une voix calme, avec un courage surhumain. Le médecin lui ordonne le repos… le moindre bruit lui ferait mal. Aussi, comme je ne puis t’empêcher de jouer, mon pauvre petit Georges, je vais te confier pendant quelques jours à Madame, qui veut bien prendre soin de toi.

L’enfant se serra contre sa sœur, un peu épouvanté par l’air majestueux, les boucles blondes et le lorgnon de madame de Viverols.

Alors Raoul s’approcha de lui, lui promit toute sorte de plaisirs, et Jeanne ajouta qu’elle irait le voir chaque jour.

L’enfant consentit à s’éloigner de la maison paternelle, mais il fit encore promettre à sa sœur qu’elle ne manquerait pas un seul jour de venir le voir.

— Soyez tranquille, dit Raoul en serrant avec effusion les mains de Jeanne, nous aurons bien soin de lui. Et, je vous en prie, si vous avez besoin de moi ou de mon père, ne craignez pas de faire appel à notre dévouement… à mon amour, ajouta-t-il plus bas.

— Je vous remercie, Raoul, dit-elle d’un ton grave. Je sais que je puis compter sur vous.

Quelques instants après, elle se retrouvait seule dans sa maison en deuil.

VIII

Elle ne tarda pas à être tirée de ses pénibles réflexions par le timbre de la porte d’entrée qu’avait fait résonner une main timide.

Elle se leva aussitôt pour dire qu’elle ne voulait recevoir personne, absolument personne ; mais elle se croisa dans l’escalier avec le domestique qui lui montait une carte.

— Je n’y suis pas, je ne veux pas recevoir, dit-elle, en rendant la carte sur laquelle elle avait lu ce nom inconnu : M. Bidache.

Elle rentra dans le salon. Mais le domestique revint lui dire que ce monsieur insistait pour lui parler. Il disait l’avoir vue le matin…

Jeanne tressaillit et éprouva dans une seule seconde toutes les affreuses angoisses de la matinée.

Elle pensa que c’était peut-être l’employé qu’elle avait vu là-bas et qu’il avait, sans doute, une importante communication à lui faire. Elle donna l’ordre de l’introduire.

Mais sa surprise fut grande lorsqu’à la place du vieillard qui l’avait reçue le matin, elle vit s’avancer un homme jeune encore, qui la saluait très bas en frottant son chapeau avec sa manche d’un air gêné.

Elle se rappelait pourtant avoir vu cette figure fine, ces cheveux blonds et ce vif regard caché par des lunettes. Mais elle ne savait pas dans quelles circonstances.

— Vous allez me trouver bien hardi. Mademoiselle, bégaya M. Bidache d’une voix étranglée, d’oser venir vous trouver dans un pareil moment. Excusez-moi… je ne puis vous dire combien je m’intéresse à votre malheur.

— Asseyez-vous, Monsieur, dit Jeanne en froissant son mouchoir dans ses doigts avec impatience. Si vous avez à me parler, faites vite, je vous en prie… Et dites-moi d’abord qui vous êtes ?…

— Vous ne me reconnaissez pas… Ce matin, j’avais un autre costume. Je portais une blouse bleue et un tablier de caoutchouc.

— Ah ! dit Jeanne en frissonnant. Cet homme qui était à mes côtés, qui m’a soutenue un instant, c’était…

— C’était moi… oui, Mademoiselle. Mais, ajouta-t-il pour dissiper l’horreur qu’il lisait sur les traits de la jeune fille, je ne suis pas ce que vous pensez… Ce vêtement, je le portais pour la première fois. Je vous dirai tout à l’heure pourquoi je l’avais pris.

— Enfin, Monsieur, qui êtes-vous ?

M. Bidache hésita et tourmenta un instant son chapeau entre ses doigts. Puis enfin il se décida à révéler à Jeanne son ancienne profession et la passion qu’il avait conservée pour ce métier qu’il regrettait si vivement. En terminant, il lui dit que, la veille, il avait assisté à Clamart à la découverte du corps de son malheureux père.

— Vous étiez là ! s’écria Jeanne. Ah ! Monsieur, parlez, dites-moi ce que vous savez.

— Je ne sais rien encore. Mademoiselle, mais j’espère arriver à découvrir quelque chose, et c’est pour cela que je suis venu vous trouver. Je ne doute pas que la justice ne parvienne à percer le mystère de cet assassinat. Mais, dans une si délicate circonstance, je pense que toutes les bonnes volontés peuvent être employées. Je vous apporte, Mademoiselle, mon dévouement tout entier et le peu d’expérience que j’ai acquis dans ces sortes d’affaires. Je viens vous demander de vouloir bien encourager mes efforts.

— Ah ! Monsieur, soyez le bienvenu, dit Jeanne avec feu ; il faut que mon père soit vengé, et tous ceux qui m’aideront dans cette œuvre de justice seront bénis par moi. Parlez, je vous en prie, et demandez-moi tous les détails qui pourront vous être utiles.

IX

Deux coups frappés à la porte interrompirent l’entretien. C’était M. Raveneau accompagné d’un serrurier.

— Je vais faire ouvrir le bureau de monsieur votre père, dit le caissier en saluant la jeune fille. Croyez, chère demoiselle, que je suis désolé de vous importuner dans un pareil moment, mais il s’agit d’intérêts si graves… Je vous demanderai même, si cela ne vous est pas trop pénible, de vouloir bien assister à cette opération…

— Je suis maintenant chef de famille, mon cher monsieur Raveneau, dit Jeanne gravement, et je dois avoir tous les courages. Je vous suis.

On passa dans la pièce voisine, qui était le cabinet de M. Lacédat. Jeanne fit signe à M. Bidache qu’il pouvait l’accompagner.

Le bureau fut ouvert et les papiers qu’il renfermait examinés rapidement par M. Raveneau. À mesure qu’il avançait dans cette besogne, le caissier laissait paraître son émotion, ses doigts froissaient nerveusement les papiers, une sueur froide perlait sur son front.

— Rien… rien… dit-il enfin. Ce coffre-fort vide, ce bureau ne contenant aucune valeur… et le carnet de chèques qui a disparu… Qu’est-ce que cela veut dire, mon Dieu !… Monsieur votre père devait nous apporter aujourd’hui cinq cent mille francs pour un remboursement que nous avons à faire demain… Êtes-vous bien sûre que des valeurs ne soient pas dans un autre meuble ?

— Je ne le crois pas.

— Il faut pourtant absolument cette somme demain. Sans cela, on dira… Ah ! Dieu !

Le brave caissier mit sa main devant ses yeux, comme s’il eût voulu écarter une odieuse pensée.

— On dira ?… dit Jeanne avec émotion.

— Mais vous comprenez bien… M. Lacédat disparaissant à la veille d’un important payement à faire… Ne pourra-t-on supposer qu’il a voulu s’y soustraire… même au prix de la vie ?

— Mon père… mon père, déshonoré ! s’écria Jeanne. Oh ! mais cela ne se peut… cela est impossible… Cherchez encore, monsieur Raveneau… Vous devez trouver cet argent… Mon père avait une grande fortune… c’était la vie la plus droite, la plus laborieuse, la plus pure…

— Nous pourrions peut-être visiter la chambre à coucher…

— Oui, c’est cela, montez, cherchez partout… voyez toute la maison… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !… est-il possible que j’aie encore cette angoisse !… Excusez-moi si je ne puis vous accompagner, je suis sans force… je succombe !

Elle se laissa tomber dans un fauteuil et pencha sa belle tête pâlie que tant de douleur faisait fléchir.

Lorsque M. Raveneau et l’ouvrier se furent éloignés, M. Bidache s’approcha d’elle et lui dit doucement :

— Rassurez-vous, Mademoiselle ; je puis vous affirmer que M. Lacédat ne s’est pas suicidé… Il a été assassiné.

— Ah ! il faut le prouver maintenant ! Vous le voyez, c’est l’honneur de mon père qui est menacé…

M. Bidache, dont la timidité semblait avoir disparu, raconta brièvement à la jeune fille ce qu’il avait vu la veille dans la petite maison de Clamart. Il lui parla de la main peinte en traits sanglants sur la porte d’entrée.

— Oui, votre père a été assassiné, dit-il, et assassiné par quelqu’un qui l’a volé, malgré les trente-sept francs cinquante que M. le commissaire de police était si fier d’avoir découverts dans un tiroir. Toutes les poches de ses vêtements ont été retournées, ainsi que je m’en suis assuré, car dans toutes j’ai trouvé les traces de cette main teinte de sang. Je ne sais pas quel est son assassin, mais je vous assure. Mademoiselle, que je le découvrirai… J’ai déjà des indices…

— Des indices ? lesquels ? lesquels ?…

— L’homme qui a assassiné votre père est un ancien marin. Le rasoir dont il s’est servi était maintenu ouvert au moyen d’une ficelle plusieurs fois enroulée, et le nœud qui la serrait ne peut avoir été fait que par un marin. En outre, c’est un gaucher, car la main sanglante, la main qui a commis le crime et fouillé la victime, celle dont les traces sont visibles sur la porte… est une main gauche. Maintenant, Mademoiselle, il me serait très utile d’avoir quelques détails sur les antécédents, sur la vie de monsieur votre père… Mais peut-être aimez-vous mieux remettre cet entretien à demain ou à un autre jour ?

— Non, Monsieur, il faut se hâter, j’aurai la force de répondre à vos questions. Vous m’avez vue ce matin bien faible et bien défaillante : c’est qu’aussi l’épreuve était trop cruelle !

— Pour avoir tenté cette épreuve, il faut que vous ayez un grand courage, Mademoiselle.

— Oui, je suis courageuse, et maintenant, plus que jamais, je sens que je dois l’être.

Comme elle disait ces mots, la porte du cabinet s’ouvrit, et M. Raveneau parut. Jeanne n’eut pas besoin de l’interroger pour lire sur sa figure bouleversée la mauvaise nouvelle qu’il apportait.

— Rien, dit le vieux caissier, je n’ai rien trouvé ! Demain matin j’irai à la Banque de France. Peut-être monsieur votre père y avait-il déposé sa fortune.

Et, comme il descendait l’escalier, après avoir salué Jeanne avec émotion :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait le pauvre vieil employé désespéré, mais c’est la ruine ! c’est la ruine !…

X

— Vous m’avez demandé quelques renseignements sur mon père, dit Jeanne, dès que le caissier fut sorti ; je vais vous les donner. C’était un homme énergique, résolu, dont la vie, surtout au temps de sa jeunesse, a été fort accidentée. Il appartenait à une famille pauvre. À vingt ans, il s’embarqua pour aller tenter fortune en Amérique. Il se fixa d’abord à New-York, puis gagna la Californie ; il y resta un certain nombre d’années. Enfin, vers l’âge de trente ans, je crois, il se rendit à Buenos-Ayres, où il demeura deux ans et où il entreprit des spéculations sur les terrains, qui furent très heureuses. Il revint alors à Paris, s’y maria et fonda, quelque temps après, la maison de banque qu’il dirigeait encore avec beaucoup d’activité, lorsque cet horrible événement…

Elle n’acheva pas et mit son mouchoir devant ses yeux pleins de larmes.

— Et vous ne connaissez personne qui puisse lui en vouloir ?

— Personne. Mon père était la bonté même. Son cœur et sa bourse s’ouvraient pour tous les malheureux.

— Ces voyages… ces traversées fréquentes… dit M. Bidache, comme en se parlant à lui-même ; il n’est pas étonnant que l’on retrouve dans ce crime la main d’un marin… Mais comment arriver à connaître ?…

Après un instant de silence, il reprit :

— Nous devons nous préoccuper aussi du fait signalé tout à l’heure par le caissier de monsieur votre père : la disparition des valeurs enfermées dans le coffre-fort… Voulez-vous me permettre, Mademoiselle, d’examiner ce coffre ?

Jeanne fit un signe d’assentiment. M. Bidache se leva et écarta les rideaux de la fenêtre, de manière à éclairer l’angle de la pièce où se trouvait le coffre-fort. Au moment où il s’approcha de ce meuble, il ne put réprimer un geste d’étonnement et se mit vivement à genoux pour regarder de plus près. En même temps, il promenait ses doigts sur la fine rainure de la porte.

— Avez-vous découvert quelque chose ? dit Jeanne en accourant près de lui.

M. Bidache se releva ; il était soucieux.

— C’est singulier, fit-il à demi-voix.

Puis, se tournant vers Jeanne :

— Mademoiselle, reprit-il d’un ton ferme, quelqu’un est entré dans le cabinet de monsieur votre père et a essayé de forcer ce coffre-fort.

— Que dites-vous là, Monsieur ? s’écria Jeanne très émue ; mais c’est impossible !

— Il y a là, sur le fer, des éraillures évidentes qui ont dû être produites par une pince-monseigneur. Êtes-vous bien sûre de vos domestiques ?

— Absolument sûre… ils nous servent depuis plus de quinze ans avec un dévouement qui ne s’est pas démenti un seul instant.

— Voulez-vous me permettre de les interroger ?

— Volontiers. Mais, je vous en prie, qu’ils ne voient pas dans vos questions la moindre trace d’un soupçon quelconque.

— Soyez tranquille. Mademoiselle !

Jeanne sonna, et François, le valet de chambre, se présenta bientôt à la porte.

— Approchez, mon ami, dit M. Bidache, après un instant. Je sais que vous aimiez votre maître, que vous lui étiez très dévoué, et vous ferez, je n’en doute pas, tout votre possible pour aider ceux qui veulent le venger et découvrir son assassin.

— Oh ! pour cela, oui Monsieur ! dit le domestique avec force.

C’était un homme solide, d’une quarantaine d’années, dont la figure respirait l’honnêteté et la franchise. Il semblait bouleversé et avait les yeux rouges.

— Eh bien ! tout me porte à croire que quelqu’un s’est introduit ici, à une époque que je ne puis préciser, dans une intention criminelle.

— Ici ?… Oh ! Monsieur, ce n’est pas possible !

— Tout est possible, mon ami, observa froidement M. Bidache.

Mais le domestique faisait des signes de dénégation, et Jeanne pensait aussi que M. Bidache suivait une fausse piste, entraîné par son ardeur policière.

— Voyons, rappelez vos souvenirs… Vous n’avez jamais entendu, la nuit, quelque bruit insolite ?

— Jamais, Monsieur ! – D’ailleurs, Tom, le petit chien de Monsieur, couchait ici, sur ce tapis, et il n’aurait pas manqué de donner l’éveil.

— Ce renseignement est précieux… par conséquent, c’est de jour qu’on est entré.

Et, comme la figure du domestique exprimait une incrédulité que le respect l’empêchait de témoigner plus vivement…

— Cela vous paraît invraisemblable ?

— Mais, Monsieur, c’est tout à fait impossible ! s’écria Jeanne de nouveau… comment voulez-vous ?…

— Attendez, poursuivit M. Bidache de son ton tranquille, je vais préciser la question ; ce sera la dernière que je vous adresserai, mon ami. N’avez-vous jamais, vous ou les autres domestiques, ouvert à quelqu’un que vous ne connaissiez pas, qui a demandé à entrer dans le cabinet de votre maître, et qui y est resté un certain temps tout seul ?

— Je ne me souviens pas, dit François, en cherchant dans sa mémoire.

— Vous en êtes bien sûr ?

— Certainement. La seule personne qui soit entrée ici, il y a une quinzaine de jours, en l’absence de monsieur, était un employé de la banque, envoyé par M. Raveneau pour faire quelques recherches dans un dossier.

— Et comment se nommait-il ?

— Je n’en sais rien. Il m’a seulement dit qu’il était employé chez monsieur, et je l’ai laissé entrer, naturellement.

— Il est resté longtemps seul, dans ce cabinet ?

— Une heure, peut-être.

— Pourriez-vous le reconnaître, si on vous le montrait ?

— Assurément, Monsieur. Il avait la figure bronzée, et portait des favoris… S’il ne m’avait pas dit qu’il était employé, je l’aurais plutôt pris pour un marin.

Jeanne tressaillit, et M. Bidache baissa modestement la tête, après avoir jeté à la jeune fille un regard d’intelligence.

— C’est bien, mon ami, dit-il à François, vous pouvez vous retirer. Je vous remercie.

Lorsque le valet de chambre fut sorti, Jeanne alla à M. Bidache et, lui prenant la main :

— Ah ! Monsieur, dit-elle, combien je vous suis reconnaissante de l’intérêt que vous nous portez !… Si vous saviez quelle consolation j’éprouve dans ma douleur, en pensant que je puis compter sur votre dévouement, servi par la plus étonnante habileté !…

M. Bidache rougit, fut décontenancé, balbutia et redevint l’homme timide qu’il était habituellement.

— Mon Dieu, Mademoiselle, dit-il en retirant sa main, que l’étreinte de la jeune fille avait rendue toute brûlante, je suis vraiment confus… je ne mérite pas certainement… un peu d’habitude peut-être… tout au plus… et le goût du métier… Mais il faut que je me retire maintenant… Je vais retourner à Clamart… J’ai quelques renseignements à prendre.

Il se dirigea vers la porte, puis, revenant :

— Je ne vous ai pas encore expliqué, dit-il, pourquoi vous m’avez vu là-bas ce matin. Lorsqu’un homme a commis un crime, il n’est pas rare qu’il vienne rôder autour de sa victime et qu’il pénètre dans l’endroit où elle est exposée. Connaissant depuis longtemps le greffier de la Morgue, je lui avais demandé de m’autoriser à rester là, pour examiner les visiteurs et les curieux qui pourraient se présenter. Mais, du moment où le pauvre mort est reconnu, je n’ai plus rien à faire là-bas ; je vais maintenant diriger mes recherches d’un autre côté. Je reviendrai vous voir, Mademoiselle, dans cinq ou six jours. Si vous aviez quelque communication à me faire, vous connaissez mon adresse : M. Bidache, à Clamart.

Et, se dérobant aux remerciements de Jeanne, M. Bidache salua profondément la jeune fille et descendit l’escalier.

XI

Tous les matins, à neuf heures moins cinq, quelque temps qu’il fît, que ce fût fête ou non, M. Raveneau tournait le coin de la rue de la Victoire, achetait un croissant de deux sous chez le boulanger qui fait l’angle de la rue de la Chaussée-d’Antin et, à neuf heures sonnant, il accrochait son chapeau au porte-manteau du bureau.

Mais, ce jour-là, pour la première fois de sa vie il était en retard, et ce fut à dix heures seulement qu’il s’assit dans son fauteuil de cuir vert.

— Personne n’est encore venu me demander ? fit-il avec une certaine anxiété, en jetant un regard du côté des employés réunis autour de lui.

— Personne, Monsieur, répondit l’un d’eux.

M. Raveneau épongea son front, qui était couvert de sueur, bien qu’il fît grand froid dehors, puis, s’asseyant à son bureau, il parut absorbé par ses additions.

En réalité, le pauvre caissier songeait à tout autre chose qu’aux opérations du Doit et Avoir. Les chiffres dansaient devant ses yeux comme les pailles légères que le vent fait tourbillonner.

Il arrivait de la Banque de France. D’après les renseignements qu’on lui avait donnés, M. Lacédat avait apporté, huit jours auparavant, une somme de douze cent mille francs en compte courant. Par suite des dépôts précédents faits par la maison de banque, son compte se montait alors à deux millions cinq cent mille francs environ.

Or, quelques jours après, quelqu’un s’était présenté avec deux chèques signés de M. Lacédat, l’un de cinq cents francs, l’autre de deux millions cinq cent mille francs. Ces chèques furent représentés au caissier et il reconnut parfaitement la signature de M. Lacédat.

Le mystère étrange de cette affaire tourmentait le pauvre M. Raveneau. Comment expliquer ces retraits de sommes si importantes, faites par un employé, au moyen de chèques signés par M. Lacédat ! Avait-il, avant de mourir, voulu disposer de sa fortune en faveur d’étrangers ?… Comment concilier cette singulière résolution avec la tendresse qu’il portait à ses enfants ? M. Raveneau savait parfaitement qu’aucun employé de ses bureaux n’avait été chargé de cette mission. Quel était donc l’homme qui s’était présenté à la Banque de France, se disant envoyé par M. Lacédat ?

Ces réflexions furent interrompues par un coup léger frappé à la vitre du guichet derrière lequel se tenait le vieux caissier.

Il tressaillit.

— Serait-ce déjà lui ? murmura-t-il.

Il leva, en tremblant, la vitre dépolie.

Un petit vieillard, portant des lunettes bleues et des cheveux blancs très ébouriffés, se tenait en face de lui, dans une attitude modeste.

M. Raveneau se rappela avoir vu cet individu le matin même, à la Banque de France. Il était à côté de lui, attendant son tour, tandis qu’il demandait des renseignements sur les dépôts faits par M. Lacédat.

— Pardon, Monsieur, dit le nouveau venu, pardon si je vous dérange. J’appartiens à la préfecture de la Seine et je suis chargé du recensement. Je désirerais avoir les noms et les adresses des employés que vous avez ici.

En même temps, il tira de sa poche un long cahier, couvert de papier bleu. Comme il faisait assez sombre de l’autre côté du guichet, M. Raveneau engagea le vieil employé à entrer dans le bureau. Il le fit asseoir à une table et lui donna les renseignements qu’il demandait.

— Tous ces Messieurs sont ici, n’est-ce pas ? interrogea l’employé, lorsqu’il eut fini d’écrire.

— Oui, Monsieur. Aucun n’est absent.

— Je vous remercie, Monsieur.

Le petit vieillard se retira en saluant très poliment, et, avant de fermer la porte, il examina encore une fois, de son œil vif, les commis réunis dans le bureau.

Arrivé sur le palier, M. Bidache retira sa perruque, qu’il plia soigneusement, et la remit dans sa poche, avec les lunettes bleues.

— Décidément, pensa-t-il, ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher. Je m’en doutais bien. Ah ! nous avons affaire à un audacieux coquin.

Il fut heurté dans l’escalier, assez sombre, par un homme de forte taille qui montait vivement.

Il s’excusa et s’effaça contre la muraille pour le laisser passer.

Cet homme entra d’un pas délibéré dans l’antichambre qui précédait le bureau et frappa avec sa canne contre le guichet du caissier.

C’était un grand gaillard d’une trentaine d’années, aux épaules larges, au teint vif, dont la physionomie respirait le courage et la décision.

M. Raveneau leva la vitre. Lorsqu’il vit, en face de lui, le visage de ce jeune homme, il pâlit et ses mains, qu’il appuyait sur son bureau, se mirent à trembler.

XII

— Monsieur, dit le nouvel arrivant, d’une voix bien timbrée et avec un léger accent étranger, je me nomme M. Patrick O’Keddy. J’ai déposé ici, il y a environ quinze jours, une somme de cinq cent mille francs que je désire retirer. Je vous ai prévenu par lettre, ainsi vous devez être en mesure.

— Assurément, Monsieur, balbutia le pauvre homme qui sentait sa tête tourner.

Il alla vers la caisse, fit jouer la combinaison pour se donner une contenance ; puis, voyant qu’il ne pouvait plus reculer devant le terrible aveu, il revint vers le guichet et pria l’étranger de passer avec lui dans une petite pièce voisine qui servait de cabinet à M. Lacédat lorsqu’il venait au bureau.

— Monsieur, dit le caissier après avoir offert un siège au jeune homme, je dois d’abord vous apprendre une triste nouvelle : M. Lacédat, mon excellent patron, est mort.

— Mort ! lui que j’ai vu, il y a deux semaines, si gai et si robuste ! s’écria M. O’Keddy, stupéfait ; mais comment ce malheur… ?

— On croit que M. Lacédat a été assassiné, dit le caissier en baissant la voix.

— Assassiné !… Mon Dieu ! c’est affreux !

Après un instant de silence, le jeune Irlandais, qui était un homme positif, reprit :

— C’est un événement déplorable, mais je ne suppose pas qu’il puisse influer en rien sur les affaires de la banque, et ce remboursement…

— Certainement, Monsieur, vous avez raison, dit le malheureux caissier, qui était au supplice et tâchait toujours de reculer le moment où il lui faudrait avouer la vérité.

— J’ai rencontré M. Lacédat il y a à peu près trois semaines, reprit Patrick O’Keddy, nous avons renoué connaissance à la Maison d’Or ; je lui ai dit que j’étais de passage à Paris. Je devais y rester à peu près un mois, afin de faire mes préparatifs de départ pour le Sénégal, où je suis attendu. Comme j’avais sur moi une somme assez considérable provenant d’une certaine affaire réglée le matin, il m’a proposé de prendre cette somme en dépôt. Je connaissais de longue date son honorabilité, son excellent crédit. Je n’ai pas hésité à lui confier cet argent. Mais aujourd’hui, à la veille de partir pour une expédition lointaine, peut-être dangereuse, je désire retirer mes fonds et en faire passer la plus grande partie à mon homme d’affaires de Londres. Voilà pourquoi je vous ai écrit hier matin.

— Vous comprenez, dit M. Raveneau, après un événement comme celui-là, il y a un peu de désarroi…

— Désirez-vous que je revienne demain ? reprit le jeune homme. Mais, par exemple, je ne puis vous accorder un plus long délai. Il faut absolument que j’envoie cet argent… Il y va pour moi d’un intérêt très considérable.

— Demain… demain… répéta le pauvre homme.

Puis, rassemblant son courage :

— Mon Dieu ! Monsieur, j’aime mieux tout vous dire, avoua-t-il, la mort dans l’âme. Les affaires de M. Lacédat, qui de son vivant paraissaient si nettes et si limpides, seront peut-être un peu difficiles à liquider. Le passif s’élève à une somme très sérieuse… Quant à l’actif, nous ne savons encore de quoi il se compose.

— Ah çà ! mais, c’est la faillite ! s’écria l’Irlandais en se levant. Savez-vous bien. Monsieur, que cette somme a pour moi une importance énorme ! Et vous dites que cela serait perdu peut-être ?

— Je ne dis pas précisément cela, dit le pauvre caissier, tremblant devant le geste de menace de Patrick O’Keddy.

— Ah ! fou que j’ai été, de me confier à l’honneur et à la probité de cet homme ! Il était ruiné, quand il m’a demandé de faire ce dépôt et il a essayé de se sauver à mes dépens. Cette fortune que je lui ai confiée, il l’a perdue au jeu ou à la Bourse et, dans un moment de désespoir, sans doute, il s’est fait justice, en se brûlant la cervelle.

— Ah ! Monsieur, ne dites pas cela, ne dites pas cela, je vous en prie, supplia le caissier, en joignant les mains. M. Lacédat était l’honneur même. Il a été victime de je ne sais quel malheur inexplicable, de je ne sais quelle fatalité !…

— Oui, oui, c’est facile à dire… En attendant, Monsieur, je me considère comme volé… et vous ne savez pas… je puis vous dire quelles seront peut-être pour moi les conséquences d’un tel vol… Mais non, c’est impossible, il doit y avoir un moyen, continua-t-il avec une émotion toujours croissante, je ne puis accepter un pareil malheur… M. Lacédat avait des biens, il possédait un hôtel à Paris… Il faut que tout cela soit vendu et que l’on me paye !

— Monsieur, Monsieur, implora le vieillard qui ne trouvait plus de paroles pour exprimer son désespoir…

— En sortant d’ici, j’irai tout droit déposer une plainte et saisir la justice.

— Attendez, je vous en supplie ; songez que M. Lacédat laisse des enfants… ayez pitié d’eux !

— Cet argent était destiné à soulager des misères plus intéressantes que les leurs, s’écria l’Irlandais d’un ton irrité. Ils ne méritent pas de pitié !

Et, laissant le malheureux caissier accablé de douleur et de honte, Patrick O’Keddy sortit avec violence.

XIII

En quittant la maison de la rue de la Chaussée-d’Antin, il sauta dans une voiture qui passait et se fit conduire chez un avocat de ses amis qu’il consulta longuement sur ce qu’il avait à faire.

Puis il rentra à l’hôtel Mirabeau, où il habitait, et écrivit quelques lettres urgentes.

Il se livrait à cette occupation depuis une heure environ, lorsqu’un domestique de l’hôtel vint le prévenir qu’une dame désirait lui parler.

Assez surpris de cette visite, Patrick demanda comment s’appelait cette personne. On lui dit qu’elle ne s’était pas nommée.

Il vit bientôt paraître une jeune femme vêtue de deuil et dont un voile de crêpe cachait le visage.

Lorsque, après s’être assise sur l’invitation du jeune homme, elle releva son voile, Patrick fut frappé de l’admirable beauté de ses traits ravagés par la douleur.

— Monsieur, dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait d’affermir, je dois d’abord vous dire mon nom. Je suis la fille de M. Lacédat.

Patrick eut un geste de surprise.

— Notre vieil ami, M. Raveneau, est accouru me prévenir, après l’entretien que vous avez eu ensemble ce matin. Il m’a tout dit. Je suis venue vous trouver, d’abord parce que je ne veux pas que vous conserviez un seul instant l’idée que mon père a pu agir envers vous d’une façon malhonnête, et ensuite parce que je désire que vous sachiez bien qu’à partir de ce jour, les enfants de M. Lacédat n’ont rien à eux. Tout ce que possédait leur père appartient désormais à ses créanciers.

La beauté de Jeanne, la dignité de son attitude parurent faire impression sur le jeune Irlandais. La démarche qu’elle tentait auprès de lui, en un pareil moment, ne pouvait que le toucher. S’il avait une nature ardente, pleine de fougue et de violence, son cœur était bon et toujours accessible aux sentiments élevés.

— Il est vrai, Mademoiselle, dit-il avec courtoisie, il est vrai que j’ai parlé tout à l’heure très vivement au caissier de la maison de banque. Mais vous me comprendrez et vous excuserez mon émotion, j’en suis sûr, quand vous saurez que ces fonds, déposés par moi chez votre père, ne m’appartenaient pas.

— Quoi, Monsieur…

— C’était un dépôt, un dépôt sacré, confié à mon honneur. Cet argent, je puis bien vous le dire – en vous demandant de me garder le secret – cet argent provient de souscriptions recueillies en France pour nos frères d’Irlande malheureux. Comme je n’étais pas fixé sur la destination que je devais lui donner, j’avais cru bien faire en le déposant dans une maison de banque, et je n’en connaissais pas qui me parût mériter plus de confiance que celle de M. Lacédat. Or j’ai reçu, il y a deux jours, du comité de notre Ligue, l’ordre d’envoyer sur-le-champ, à une destination que je ne puis révéler, tous les fonds qui ont été centralisés par moi, comme trésorier de la section française. C’est pour cela que je demande avec instance le remboursement de cette somme importante ; c’est pour cela que je dois prendre, sans tarder, toutes les garanties possibles pour sauvegarder le dépôt qui m’a été confié.

— Monsieur, dans ce moment, je ne puis vous donner aucune assurance positive. Mon père a été victime d’un assassinat et d’un vol… ceci, je vous le jure, dit-elle avec force. En ce moment, on recherche l’assassin, le voleur. On le trouvera, j’en suis sûre, car Dieu ne voudra pas qu’une pareille infamie reste sans punition. Mais ces recherches pourront être longues. Monsieur, je viens vous supplier de ne pas ajouter à notre douleur, à nos embarras si graves, en déposant une plainte, qui ne pourrait que compromettre les intérêts que vous voulez défendre ; car il faut que la liquidation des affaires de mon père se fasse dans les meilleures conditions possibles.

— N’achevez pas, Mademoiselle, dit Patrick O’Keddy, qui avait vite jugé la noble nature de Jeanne. J’ai foi en votre parole et je suis certain désormais que mes intérêts ne peuvent être dans de meilleures mains que les vôtres.

Puis, se levant et marchant vivement dans la pièce :

— Et pourtant, continua-t-il avec feu, ce retard me désespère. Je vais être obligé, peut-être, de rester un mois, deux mois à Paris, et, pendant ce temps, Fitzgerald…

Il s’assit brusquement et mit ses deux mains dans son épaisse chevelure, avec un geste de désespoir.

Après un instant de silence, il releva la tête et, remarquant l’expression étonnée qui se lisait sur le visage de la jeune fille :

— Excusez ma vivacité, dit-il, Mademoiselle, mais un pareil malheur ne pouvait m’arriver à un plus fâcheux moment. J’allais partir pour le Sénégal, afin d’y chasser le lion et la bête fauve. Mon ami et mon rival John Fitzgerald, s’est mis en route, il y a huit jours environ. Or, j’ai engagé un important pari avec lui… une somme de cinq mille livres sterling, qui doit appartenir à celui de nous deux qui tuera le plus grand nombre de ces animaux. Et j’ai une revanche à prendre ; car, l’an dernier, John Fitzgerald m’a distancé d’une panthère. L’argent m’importe peu, mais mon honneur est engagé.

Puis, s’apercevant que cette contrariété, si vive qu’elle fût, ne pouvait guère toucher la jeune fille dans les tristes circonstances où elle se trouvait :

— Pardonnez-moi, Mademoiselle, dit-il avec douceur. J’ai la mauvaise habitude de parler souvent comme un fou et sans réfléchir ; mais je vous assure que je suis un bon diable. Je compatis bien à votre douleur. Je connaissais votre pauvre père, et je l’estimais beaucoup. Vous pouvez croire que, si cet argent m’appartenait, je m’occuperais peu de le retrouver ; mais vous comprenez l’intérêt puissant qui me guide.

— Je vous remercie, dit Jeanne en se levant. Puissent tous ceux qui ont eu des relations d’affaires avec mon père se montrer aussi généreux que vous !

Elle baissa son voile, s’inclina devant le jeune homme, qui la salua respectueusement, et sortit un peu réconfortée par cette visite qu’elle n’avait faite qu’en tremblant.

XIV

En revenant, elle vit, dans l’avenue de Villiers, deux hommes qui s’en retournaient portant une civière vide.

Un sinistre pressentiment lui serra le cœur. Au moment où elle descendait de voiture à la porte de l’hôtel, elle fut reçue par Raoul de Viverols et par le comte son père.

— Armez-vous de courage, ma pauvre Jeanne, dit Raoul, en la soutenant.

— On vient de le rapporter, n’est-ce pas ? murmura la jeune fille qui se sentait défaillir.

— Oui.

Elle s’abandonna au bras de son fiancé, et ce fut plus morte que vive qu’elle monta l’escalier.

M. de Viverols les suivait. Il avait la figure ennuyée d’un homme qui fait une fort désagréable corvée.

Il était venu avec son fils, vers midi, pour prendre des nouvelles de Jeanne. Ils étaient dans la maison depuis cinq minutes, lorsqu’on rapporta le corps de M. Lacédat. Raoul voulut veiller à tous les préparatifs pour épargner à Jeanne, lorsqu’elle rentrerait, ce pénible souci. Ensuite il désira attendre la jeune fille, car il était difficile qu’il ne l’assistât point dans un pareil moment. Mais l’heure s’avançait, et M. le comte de Viverols, qui était un homme d’habitudes régulières et avait grand soin de son estomac, songeait avec ennui qu’il n’avait pas encore déjeuné.

D’un autre côté, il ne pensait pas qu’il fût décent de laisser son fils seul avec cette jeune fille. Il se disait, pour se consoler, que la mort de M. Lacédat allait augmenter dans une grande proportion la dot de la fiancée de Raoul, – cette fortune dont il était si souvent question lorsque M. le comte et madame la comtesse, assis au coin de leur feu, dans leur modeste cinquième, faisaient des projets pour leur vieillesse et se voyaient déjà confortablement installés au foyer de leur fils.

Maintenant ils habiteraient l’hôtel de la rue d’Offémont. Et, tandis que Raoul s’occupait de faire placer sur un lit d’une blancheur immaculée le corps de M. Lacédat, le prévoyant gentilhomme visitait curieusement les chambres. Il avait déjà choisi, dans la rotonde de l’hôtel, à une bonne exposition au sud-ouest, celle qu’il comptait occuper avec la comtesse son épouse.

Ce fut encore pour la pauvre Jeanne une terrible épreuve, lorsqu’elle se retrouva en face de son père. Le grand froid qu’il faisait et les précautions prises par les hommes chargés de ce triste métier avaient admirablement conservé le corps.

M. Lacédat semblait dormir.

Jeanne eut le courage d’aller déposer un long baiser sur ce front glacé, puis elle le regarda fixement, comme si elle eût voulu demander à ce mort l’explication du mystérieux secret qu’il emportait dans la tombe. En même temps, l’héroïque jeune fille faisait le serment de consacrer sa vie à défendre cette chère mémoire et à la venger.

Quand elle sortit de la chambre funèbre où Raoul de Viverols l’avait accompagnée :

— Ah ! maintenant, dit-elle, je n’ai plus que vous au monde. Aimez-moi, Raoul, aimez-moi !

Et elle s’attachait à lui comme le naufragé à l’épave qui doit le sauver.

— Oui, je vous aime, dit-il avec tendresse, et je vous jure que je vous ferai oublier, par le bonheur que je vous donnerai, tout ce que vous aurez souffert en ces tristes jours. Ma vie entière vous appartiendra et je la passerai à vous adorer.

— Oh ! parlez-moi ! parlez-moi, j’ai besoin de vous entendre.

Et elle s’assit près de lui sur un canapé, lui prenant les mains, attachant ses regards aux siens, avide de chercher dans les joies de l’avenir une consolation à ses poignantes douleurs.

Il lui parlait doucement, dans son joli langage d’homme du monde, très correct et très châtié. Elle avait penché sa tête sur son épaule, et elle soupirait : « Encore, encore, » ne se lassant pas de l’entendre lui dire qu’il l’aimait.

À l’autre bout du salon, étendu dans un fauteuil, M. le comte de Viverols comprimait avec la main son estomac où il commençait à sentir des tiraillements sérieux.

— Et Georges ?… vous ne me parlez pas de Georges ? dit-elle tout à coup en interrompant les paroles d’amour de son fiancé. Ah ! que c’est mal à moi de ne pas avoir demandé tout de suite des nouvelles de ce pauvre enfant !

— Il va aussi bien que possible, dit Raoul. Il ne fait que parler de vous !

— Pauvre petit !… Je me sens si brisée que je ne puis aller le voir aujourd’hui… Demain, peut-être… Demain ! reprit-elle en frissonnant.

Et elle dirigea ses regards, pleins d’angoisse, vers la chambre où reposait son père.

— Ce sera pour demain, n’est-ce pas ? poursuivit-elle après un long silence. Vous aurez la bonté de vous occuper de tout. Vous ferez mettre un avis dans les journaux pour prévenir ses amis. Quant à Georges, vous ne lui direz rien encore… Je me charge de le prévenir moi-même, tout doucement.

M. de Viverols s’était levé et il marchait dans le salon, en comptant ses pas.

— Mais je suis égoïste, reprit Jeanne, avec un triste sourire, je vous retiens près de moi. Pardonnez-moi, Monsieur, dit-elle en s’adressant au comte. Adieu, Raoul. Revenez me voir demain matin de bonne heure, n’est-ce pas ? J’aurai besoin de vous dans un pareil moment.

Le comte, qui détestait se lever avant dix heures, pinça les lèvres en entendant cette invitation.

Raoul prit congé de sa fiancée qu’il embrassa sur le front en la suppliant d’avoir du courage.

XV

Du courage, certes elle n’en manquait point, la pauvre enfant, et elle n’avait pas besoin, pour montrer l’héroïque force de son âme, des encouragements de M. le vicomte Raoul de Viverols.

Elle remplit jusqu’au bout son douloureux devoir, avec une résignation admirable.

Pendant toute la nuit, elle veilla son père. Le matin, elle assista aux déchirantes opérations de l’ensevelissement et elle accompagna le corps jusqu’à l’église et au cimetière.

M. Lacédat comptait un grand nombre d’amis à Paris et, comme le bruit de sa ruine n’était pas encore répandu, il y eut beaucoup de monde à ses funérailles.

Bien que ses yeux fussent obscurcis par les larmes et qu’elle pût à peine distinguer les personnes qui vinrent la saluer, Jeanne remarqua M. Patrick O’Keddy, dont les larges épaules et la tête énergique dominaient ceux qui l’entouraient.

Le jeune Irlandais s’approcha d’elle, avec intention, et lui donna une solide poignée de main.

Elle rentra seule chez elle. Elle n’avait voulu personne pour l’accompagner, pas même Raoul, qui ne l’avait pas quittée depuis le matin, et qui avait été parfait de soins et d’attentions.

Elle resta enfermée dans sa chambre toute la journée, et les domestiques eux-mêmes ne l’approchèrent pas. Elle avait besoin de repos pour calmer ses nerfs surexcités par de si terribles secousses et envisager avec sang-froid l’avenir.

Le lendemain matin, elle alla voir Georges. Elle avait lavé ses yeux rougis avec de l’eau fraîche, et les traces de larmes n’y paraissaient presque plus.

Elle ôta son chapeau couvert de crêpe. Madame de Viverols lui prêta un manteau de couleur qui dissimula sa robe noire.

Il lui fallut encore bien du courage, lorsque l’enfant lui sauta au cou et, l’embrassant avec passion, lui cria, tout en larmes :

— Emmène-moi, emmène-moi, ma petite sœur ! je veux voir papa !

L’existence de Georges auprès de madame de Viverols, toujours froide, guindée et précieuse, ne ressemblait guère à la vie heureuse qu’il menait dans la maison de son père.

Comme la comtesse craignait la fatigue et avait horreur du moindre mouvement qui aurait pu déranger l’édifice savant de ses boucles blondes, l’enfant était confié toute la journée à l’unique bonne de la maison, toujours harassée d’ouvrage et d’une humeur de boule-dogue.

L’arrivée de Jeanne fut pour lui une délivrance. Il ne voulut plus la quitter ; il s’attachait à elle, la suppliant de l’emmener.

— Demain, demain, dit la jeune fille, qui ne pouvait soupçonner, dans la générosité de son cœur, la froideur que l’on témoignait au pauvre orphelin en cette noble maison. Demain, je te promets que je viendrai te chercher.

Elle fut obligée de s’arracher de ses bras.

Madame de Viverols, qui avait supporté cette scène avec impatience, bien qu’elle n’eût rien perdu de son grand air et de sa dignité, prit l’enfant par le bras, dès que Jeanne fut sortie, et le poussa dans la cuisine.

Il tomba sur une chaise en sanglotant. Mais la bonne était de fort méchante humeur, parce que, dans la journée, madame lui avait fait, de son ton pincé, une observation sur la consommation trop rapide du beurre.

Les pleurs de Georges lui portèrent sur les nerfs, et, après lui avoir commandé de se taire, voyant que l’enfant n’obéissait pas, elle lui donna un soufflet.

Georges pâlit sous ce coup – le premier qu’il eût jamais reçu – puis, étonné, cessa un instant de pleurer.

Ensuite il laissa tomber sa tête accablée et, appuyant son front sur ses bras croisés, il poussa des gémissements sourds.

En rentrant, Jeanne trouva M. Raveneau qui l’attendait.

— Je n’ai pas voulu vous tourmenter hier, Mademoiselle, vous étiez si malheureuse ! lui dit le caissier, d’un ton de pitié… et puis les mauvaises nouvelles arrivent bien assez vite.

— Qu’y a-t-il donc encore, mon pauvre monsieur Raveneau ? dit Jeanne en s’approchant avec bonté du vieillard, comme si, plus qu’elle-même, il eût eu besoin d’être consolé.

— Il y a que décidément nous ne pouvons satisfaire aux payements. Tous les jours ce sont de nouveaux affronts qui nous arrivent. S’il ne survient pas quelque miracle, nous serons obligés de déclarer la faillite. Voici une petite liste que j’ai faite de nos créanciers les plus pressants.

Il lui remit une feuille de papier sur laquelle une dizaine de noms étaient écrits.

— MM. Abraham Lévy, Tavard, Marteau, Clovis Emery, Raymond Bruck… commença Jeanne.

Lorsqu’elle eut parcouru la liste :

— Mais tous ces messieurs étaient des amis de mon père, s’écria-t-elle ; plusieurs même ont dîné à la maison bien souvent. Laissez-moi cette liste, monsieur Raveneau, j’irai les trouver…

— Je n’osais pas vous le demander, Mademoiselle, dit le caissier ; mais vous avez si bien réussi avec ce jeune Irlandais, notre plus fort créancier…

— Et celui-là connaissait à peine mon père, mais MM. Tavard, Bruck, Lévy, ses amis intimes…

— Il s’agirait de solliciter seulement un délai… afin que je puisse liquider quelques affaires et quelques positions à la Bourse. Il me semble impossible que la fortune de M. votre père ait ainsi disparu… Mais il nous faut le temps d’éclaircir ce mystère et d’aviser aux moyens de liquider dans les meilleures conditions possibles.

XVI

Dès le jour suivant, Jeanne commença les démarches.

Elle alla d’abord trouver M. Tavard, ancien agent de change fort riche, et qui était un des meilleurs amis de son père.

Il la reçut très bien, mais, dès qu’elle lui eut exposé l’objet de sa visite, la figure de M. Tavard devint soucieuse, et sa politesse se refroidit sensiblement.

— J’ai cent mille francs déposés chez votre père, dit-il ; j’ignorais certainement que ses affaires fussent mauvaises.

— Mais, Monsieur, je viens de vous expliquer qu’il a été victime d’un crime abominable.

— Oui, j’ai bien entendu, et je veux le croire, reprit-il d’un ton qui prouvait qu’il n’était pas dupe de cette histoire. Mais vous comprenez, Mademoiselle, que, cent mille francs, ce n’est pas un sou… Je ne puis me résigner à cette perte.

Et, à toutes les supplications de Jeanne, aux souvenirs d’ancienne amitié qu’elle invoquait, M. Tavard répondait :

— Assurément votre père était mon ami, mais les affaires sont les affaires… Je verrai… je ne puis pas m’engager… Cette somme était une partie de la dot de ma fille…

Jeanne n’en put tirer aucune promesse qu’il se prêterait à des arrangements pour faciliter la liquidation des affaires de son père.

Alors ce fut pour la pauvre enfant le commencement de cruelles souffrances. Elle dut passer toutes ses journées en courses, revenant deux ou trois fois dans la même maison, avant de pouvoir être reçue, attendant sur un banc d’antichambre, au milieu de gens qui la dévisageaient curieusement. Et, lorsqu’elle expliquait l’objet de sa visite aux Bruck, aux Géreire, à ces princes de la finance qui n’auraient eu, peut-être, qu’à lever le doigt pour sauver l’honneur de son père, elle se heurtait à la même indifférence froidement polie. Ces gens, qui étaient venus chez elle, qui avaient admiré sa beauté, qui, même dans les bals du commencement de l’hiver, s’étaient montrés les plus empressés autour d’elle, la recevaient maintenant avec leur dignité hautaine de parvenus, qui ne connaissent et n’admettent que le succès.

Jeanne Lacédat, fille d’un millionnaire, recevait quelques jours auparavant tous leurs hommages. La pauvre fille qui se présentait maintenant devant eux, timide et suppliante, n’avait plus droit qu’à un dédain poli. Souvent même, elle avait à lutter contre la colère froide de l’homme qui sent ses intérêts menacés et qui veut employer tous les moyens pour les sauver. Parfois aussi elle devinait, derrière les réticences de quelques-uns, le honteux marché qu’ils étaient sur le point de lui proposer. Car ce n’était pas impunément qu’une jeune fille d’une aussi grande beauté pouvait pénétrer seule dans l’intimité de gens sans scrupules, qui auraient peut-être consenti à un sacrifice d’argent, si ce sacrifice eût pu être récompensé d’une autre manière.

Que de déboires, d’humiliations, de douleurs elle eut à supporter, pendant les cinq mortelles journées que durèrent ces démarches infructueuses !

Elle alla jusqu’au bout pourtant, toujours soutenue par l’idée de sauver l’honneur de son père et de garder intact et honorable ce nom que son cher frère Georges devait porter un jour. Car, pour elle-même, que lui importait la perte de sa fortune ? N’allait-elle pas bientôt trouver un protecteur aimant et fidèle ? Le luxe dans lequel elle avait vécu jusqu’à alors, elle y tenait peu. Il lui semblait d’ailleurs qu’après les extrêmes souffrances de cette terrible semaine, il n’y aurait plus pour elle ni joie ni plaisirs au monde. Et elle songeait à se faire une vie calme et modeste auprès de celui qu’elle avait choisi.

Lorsqu’elle eut accompli tout ce qu’il était humainement possible de faire pour sauver la situation de son père, lorsqu’elle vit que la ruine était inévitable, elle résolut de vendre immédiatement l’hôtel et les meubles de la rue d’Offémont, afin de ne pas rester un instant de plus dans des biens qu’elle considérait comme appartenant désormais aux créanciers de son père. Elle chercherait un petit logement où elle irait vivre avec Georges, en attendant l’époque de son mariage.

Pendant les cinq jours qu’avaient duré ces épuisantes démarches, Raoul de Viverols s’était présenté chez elle deux fois seulement.

Il ne l’avait pas rencontrée. Elle-même n’avait pu aller voir Georges que pendant une heure, un matin.

Elle avait hâte de revoir son fiancé et son frère, ces deux êtres sur qui, désormais, toutes ses affections allaient être concentrées.

Aussi fut-elle heureuse lorsque, le soir même du jour où elle avait fait la dernière démarche auprès des gens d’affaires, François vint lui annoncer que madame de Viverols l’attendait au salon.

Elle pensait que Raoul devait l’accompagner. Mais sa surprise fut grande, lorsqu’elle vit son frère assis auprès de la comtesse.

Il lui vint aussitôt la pensée que Georges pouvait être indisposé et qu’on le lui ramenait pour cette raison.

Aussi, avant même d’embrasser l’enfant et de saluer madame de Viverols, Jeanne s’écria, tout émue :

— Georges, tu n’es pas malade ?

— Non, petite sœur, répondit-il.

Il se leva et vint l’embrasser, en la serrant dans ses bras plus fort encore que de coutume.

— Ah ! j’ai eu peur, dit Jeanne, en regardant madame de Viverols, comme pour lui demander, une explication. Je m’attendais si peu à te voir…

Elle fut frappée de l’air sérieux de l’enfant, et vit que ses yeux étaient rougis par les larmes.

— Jeanne, dit-il, avec un accent sérieux qui la fit frissonner, pourquoi ne m’as tu pas dit que notre père était mort ?

— Ah ! Madame ! s’écria Jeanne, douloureusement frappée, vous lui avez donc appris ?…

— Mais non, Mademoiselle, dit madame de Viverols fort surprise, je ne sais comment il aura su…

En réalité, aucune confidence n’avait été faite à Georges au sujet du malheur qui venait de le frapper, et madame de Viverols pouvait, à bon droit, se montrer étonnée de l’en voir instruit.

Mais, depuis quelques jours, il avait été si souvent question entre eux de M. Lacédat et de sa fille, qu’un mot échappé par hasard avait fort bien pu révéler à l’enfant sa triste situation d’orphelin.

Il avait eu cependant le courage et la fierté de ne pas laisser éclater sa douleur devant ces gens qu’il regardait comme des étrangers, et c’était la nuit seulement que, s’abandonnant à tout son chagrin, il poussait des sanglots déchirants et mouillait son oreiller de ses larmes.

— Oui, Georges, dit Jeanne en levant ses beaux yeux, notre pauvre père nous a quittés. Tu n’as plus maintenant que moi au monde pour t’aimer et pour prendre soin de toi.

L’enfant se serra en sanglotant contre le sein de la jeune fille.

— Je vous serai bien obligée, Mademoiselle, de faire retirer cet enfant, dit au bout de quelques instants une voix sèche, qui les rappela à eux-mêmes. J’ai à causer sérieusement avec vous.

Bien que madame de Viverols n’eût jamais été bien tendre ni bien expansive, elle employait pourtant d’ordinaire pour lui parler des « mon enfant, ma belle chérie, etc. », dits de sa voix ampoulée et qu’elle tâchait de rendre aussi aimable que possible.

Jeanne fut étonnée de l’entendre lui parler ainsi et se demanda ce qu’elle pouvait bien avoir à lui dire. Néanmoins, pour condescendre à son désir, elle sonna Clara et la pria d’emmener Georges.

Quand elles furent seules :

— Mademoiselle, fit madame de Viverols, de son ton le plus précieux, et en arrondissant ses boucles blondes avec sa main blanche et potelée, l’entretien que je vais avoir avec vous sera peut-être un peu pénible, mais il s’agit du bonheur, de l’avenir de mon fils, et mon cœur de mère me fait un devoir de parler. Vous n’ignorez sans doute pas que, depuis la mort de M. Lacédat, on a répandu certains bruits. Oh ! je dois vous dire tout d’abord que nous les avons repoussés avec énergie, avec indignation. Mais enfin ce qu’on disait était si grave… Nous avons dû nous en préoccuper et prendre des renseignements sérieux. Nous avons malheureusement acquis la conviction que ces bruits n’étaient pas dus à la malveillance et à la calomnie. M. votre père a laissé des affaires fort embrouillées, et votre fortune va se trouver sans doute très compromise.

— Vous pouvez dire, Madame, que nous sommes complètement ruinés, répliqua Jeanne simplement.

— Je ne pensais pas que le malheur fût si grand, Mademoiselle, fit madame de Viverols en la toisant du haut de sa taille imposante.

Il y eut un silence assez long. Jeanne n’osait comprendre où la comtesse voulait en venir. Mais elle n’attendit pas longtemps l’explication de ce préambule.

— Du vivant de M. votre père, reprit madame de Viverols en jouant avec son lorgnon, il avait été question de certains projets d’union entre nos deux familles. Ces projets nous souriaient fort, Mademoiselle, et je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle impatience mon fils attendait l’heureux moment où il devait être votre époux. Aussi n’est-ce pas sans une vive douleur, croyez-le bien, qu’il a pris la résolution décisive que je suis chargée par lui de vous faire connaître…

— N’achevez pas. Madame, n’achevez pas, c’est inutile, dit Jeanne, frémissante, en se levant soudain. Je comprends ce que vous allez me dire. Votre fils a daigné m’aimer lorsque j’étais riche et heureuse. Aujourd’hui que je suis pauvre, dans les larmes, il s’éloigne de moi… J’ai entendu dire, en effet, que de pareilles actions se commettaient quelquefois, mais je ne pensais pas que lui… Ah ! j’ai vu tant de choses, depuis quelques jours, que je dois m’attendre à tout, poursuivit-elle avec une indignation qu’elle ne cherchait plus à contenir. Tout est fini entre nous, Madame, il est inutile que vous restiez plus longtemps chez moi !

Elle la congédia d’un geste impérieux. Et, comme madame de Viverols restait debout, interdite, la jeune fille revint vers elle et la bravant de son regard courroucé :

— Je ne veux plus voir votre fils, dit-elle d’une voix vibrante, je ne le verrai jamais !… Dites-lui que je le méprise autant que je l’ai estimé, que je le hais autant que j’ai pu l’aimer… Dites-lui que je ne fais qu’un vœu, c’est qu’il soit un jour aussi malheureux, aussi abandonné que je le suis moi-même en ce moment, et rendez-lui ceci qui souille ma main !

En disant ces mots, elle jeta au visage de madame de Viverols sa bague de fiançailles, qu’elle avait arrachée de son doigt.

— Mademoiselle ! dit la comtesse indignée, en faisant un pas vers elle.

Mais Jeanne avait couru à une sonnette et, lorsque François entra, elle lui dit, en montrant madame de Viverols :

— Reconduisez madame, je vous prie.

En même temps, elle disparut, en jetant à la comtesse, par-dessus son épaule, un regard d’indicible mépris.

XVII

Quelques jours après, Jeanne avait loué un petit appartement au haut d’une maison du boulevard de Clichy. Elle n’y avait apporté que peu de meubles, sa chambre de jeune fille, le lit de Georges et ce qui était absolument indispensable pour vivre.

Elle avait congédié ses domestiques, François, le valet de chambre, et Catherine, la cuisinière, qui l’avaient quittée les larmes aux yeux, car ils l’adoraient, en lui disant :

— Ce n’est pas un adieu définitif, Mademoiselle ; nous sommes bien sûrs qu’un jour viendra où vous serez plus heureuse et où vous nous reprendrez.

Seule, Clara n’avait absolument pas voulu la quitter :

— Je servirai Mademoiselle pour rien, s’il le faut, avait-elle sangloté, lorsque Jeanne lui avait donné son congé ; mais je ne l’abandonnerai pas.

La jeune fille avait dû céder à ses prières et la garder près d’elle.

Le jour où elle quitta cet hôtel de la rue d’Offémont, dans lequel elle avait vécu si heureuse, Jeanne éprouva encore une profonde douleur.

Elle dit adieu à ce salon, où elle avait reçu tant d’amis empressés, qui maintenant, sans doute, quand ils la rencontreraient, allaient éviter de la saluer ; à ce cabinet de travail où, pendant si longtemps, elle avait vu rayonner l’heureuse et douce physionomie de son père ; à cette chambre tendue de perse rose, qui avait été témoin de ses premiers rêves de jeune fille.

Lorsqu’elle sortit de l’hôtel, en tenant par la main le petit Georges, il lui sembla qu’une partie d’elle-même était restée dans cette maison, à laquelle son cœur était si profondément attaché.

Et, quand elle se retrouva dans cet appartement exigu, auquel on arrivait par un escalier sale et noir ; quand elle se vit au milieu de cet entassement de meubles aimés, qui maintenant semblaient pauvres comme elle, elle eut peine à retenir les larmes qui s’échappaient de ses yeux.

Elle se trouvait seule, désormais, toute seule au monde, sans un appui sur lequel elle pût compter, sans un conseil.

Parmi les amis de son père, il n’y en avait qu’un dont elle connût l’inaltérable dévouement. Celui-là, assurément, ne la trahirait pas comme l’avaient fait tous les autres, et elle était sûre de trouver en lui l’amitié la plus fidèle. C’était M. Mérentier, ce vieillard qui était venu la trouver un matin, quelques heures avant qu’elle fît cette démarche héroïque pour retrouver le corps de son père, et qui avait mêlé ses larmes aux siennes.

M. Mérentier était un ancien capitaine au long cours. Il avait fait en Amérique la connaissance de M. Lacédat et lui avait voué une vive affection.

Mais, le lendemain de l’enterrement, il avait dû partir pour l’étranger, et Jeanne se trouvait privée de ses consolations, qui lui auraient été bien précieuses en ce moment, car il connaissait son père de longue date, il l’estimait, et ils auraient pu parler ensemble du cher mort.

Cependant cette faiblesse ne fut que de courte durée. Sa nature si forte et si énergique n’avait pas le courage patient qui se résigne à l’adversité et accepte avec douceur les coups de la destinée.

Elle ne craignait pas la lutte et était capable des plus généreux efforts. Le malheur qui venait de frapper sur elle, à coups redoublés, ne l’avait pas abattue. Elle se sentait de taille à entreprendre cet âpre combat de la vie auquel elle avait été si peu préparée et qui maintenant s’imposait à elle.

Elle avait mis en vente tout ce qui avait appartenu à son père, sans exception, ne gardant pour vivre que le prix des diamants laissés par sa mère, soit une vingtaine de mille francs. C’étaient toutes ses ressources.

Mais elle travaillerait et Clara aussi, pour accroître ce revenu si mince et pouvoir continuer l’éducation de Georges. Elle sentait en elle le mâle courage du chef de famille, sur qui repose l’avenir d’un être chéri. Les déceptions qui venaient de frapper si cruellement son cœur lui avaient appris à ne compter que sur elle-même. Elle avait maintenant pour l’humanité tout entière le profond mépris que ressent une âme supérieure, injustement persécutée. Elle aurait voulu posséder une puissance quelconque, mystérieuse et terrible, pour punir tous ceux par qui elle avait souffert. Les assassins de son père, – ces hommes d’argent dont l’égoïsme l’avait repoussée, – cet être indigne en qui elle avait placée l’espoir de son cœur et qui venait de la trahir si lâchement, – elle les enveloppait tous dans sa colère, dans sa haine.

Et elle ne désespérait pas de remplir cette mission grandiose de justice et de légitime vengeance.

Au bout de deux jours, la modeste installation de son petit appartement fut terminée. Elle était certes bien simple, mais cependant on y sentait encore le goût de la Parisienne accoutumée à l’élégance. Aidée de l’intelligente Clara, elle avait tendu sa chambre de perse rose, comme elle l’était autrefois, et avait répandu autour d’elle ces mille riens qui donnent la gaieté et la vie.

Lorsque tout fut terminé, et qu’elle fut chez elle, sa pensée se tourna vers l’être singulier qui lui était apparu aux heures les plus sombres de sa douleur et dont le dévouement l’avait si profondément touchée.

Elle n’avait plus maintenant qu’un but dans la vie : se consacrer à la recherche des assassins de son père et venger ce crime abominable.

Un matin donc, elle s’assit à son bureau et écrivit une lettre, de sa grande écriture rapide et régulière.

Elle venait de tracer l’adresse : « M. Bidache à Clamart, » lorsque la sonnette de l’appartement se mit à tinter doucement.

Deux minutes après, Clara vint la prévenir qu’un monsieur demandait à lui parler.

C’était M. Bidache lui-même, toujours gauche et timide, et dont l’embarras se trouvait encore augmenté par un gros bouquet de fleurs blanches qu’il tenait à la main, enveloppé dans un papier immaculé.

— C’est moi, Mademoiselle, dit-il en saluant à plusieurs reprises et en tournant la tête de tous côtés, pour chercher où il pourrait bien mettre son chapeau et sa canne. J’ai été là-bas, mais on m’a dit que vous aviez déménagé… Voici quelques fleurs de mon jardin… des roses de Noël… c’est une espèce que j’ai découverte… elles sont très précoces.

— Merci, monsieur Bidache, dit Jeanne, vivement touchée de cette attention.

Elle prit les fleurs et les mit dans un vase devant elle ; ensuite elle fit asseoir le jeune homme et le débarrassa de sa canne et de son chapeau.

— Je vous écrivais précisément, dit-elle, en lui montrant la lettre.

— Excusez-moi, Mademoiselle, si je ne suis pas venu plus tôt. Mais, d’abord, je pensais que vous deviez avoir besoin d’un peu de repos, après de si pénibles émotions. Et puis j’avais moi-même certaines recherches à faire…

— Auriez-vous découvert quelque chose ? Puis-je espérer connaître bientôt ?…

— Je vais vous dire ce que je sais, Mademoiselle. Les indices que j’ai recueillis sont encore un peu vagues… mais c’est un commencement.

— Ah ! Monsieur, parlez, dit Jeanne avec animation… il me tarde tant de savoir !

M. Bidache se recueillit un instant, passa la main sur son front chauve, puis commença en ces termes :

XVIII

— Le premier point à éclaircir était celui-ci : Pourquoi M. Lacédat, riche, heureux, d’une conduite exemplaire, a-t-il, à un moment donné, loué aux environs de Paris cette petite maison isolée, où il a trouvé la mort ? À quelle époque l’a-t-il louée ? Quelles sont enfin les personnes qu’il y recevait ?

» Cette troisième question me parut la plus facile à résoudre. J’interrogeai, non pas les voisins, – car on vous a dit sans doute que cette maison est isolée, au bout du chemin de la forêt, à cinquante pas au moins des habitations, – mais enfin ceux qui demeuraient dans le rayon le plus rapproché.

» Je leur demandai s’ils avaient vu des visiteurs s’introduire dans la maison. Je les interrogeai aussi sur les habitudes de M. Lacédat.

» Mais, malheureusement, les habitants de cette partie de Clamart sont des paysans peu curieux de leur naturel, et qui, pendant les journées d’hiver, ont l’habitude de rester chez eux… Ah ! si j’avais eu affaire à de petits bourgeois, à ces flâneurs de village qui observent à travers leurs vitres les allants et venants, mon enquête aurait été bientôt faite…

» J’appris seulement que la maison était toujours fermée le matin. Votre père n’y venait que vers trois heures de l’après-midi, et pas tous les jours. Assez rarement même.

» Quant à ceux qui lui rendaient visite…

 

Ici, M. Bidache hésita, et Jeanne dut l’encourager à continuer.

— Vous devez tout savoir. Mademoiselle, reprit-il avec un peu d’embarras. D’ailleurs, l’honorabilité de M. Lacédat est à l’abri du soupçon, je le sais, dit-il, en appuyant sur ce mot, ce qui prouvait que son enquête avait été poussée fort loin. Il ne faut pas nous arrêter aux apparences. Eh bien ! je dois donc vous dire que, peu de jours après que la location de cette maison eut été conclue, une femme, une étrangère, vint trouver, vers quatre heures, un des habitants de la rue du Chemin-Vert, nommé Pierre Joignaux, et lui demanda s’il pourrait lui indiquer où demeurait M. Rodrigues. C’était le nom que monsieur votre père avait pris à Clamart.

— Une femme ! s’écria Jeanne étonnée.

— Oui ! J’ai demandé son signalement, comme bien vous pensez. C’était une personne de haute taille. Quant à ses traits, ils étaient cachés par une épaisse voilette, et on ne pouvait les distinguer. Il paraît qu’elle avait un accent étranger.

— De quel pays ?

— Ah voilà ! Ici, la difficulté commence. Ce jour-là, Pierre Joignaux avait au coin de son feu deux amis qui étaient venus boire un verre de vin avec lui. Il y avait aussi sa femme. C’est même elle qui a ouvert la porte à l’étrangère. Or Pierre Joignaux, qui, pendant la guerre, a été prisonnier en Allemagne, a trouvé que cette personne avait l’accent allemand. Sa femme, qui a servi une Anglaise en villégiature à Clamart, pensait qu’elle appartenait plutôt à cette nationalité. Un des paysans avait cru reconnaître l’accent gascon ; l’autre, qui s’était trouvé en relations avec des ouvriers italiens travaillant au chemin de fer, l’avait prise pour une Italienne.

— Est-elle venue souvent ?

— Deux fois seulement… Du moins, on ne l’a vue que deux fois. Mais je sais pourtant que ses visites ont été plus fréquentes. La seconde fois, elle était accompagnée d’un homme, un grand et fort gaillard. C’est tout ce que j’ai pu savoir sur son compte. Un épais cache-nez empêchait de distinguer le visage de cet individu.

» D’après ces renseignements, si insuffisants qu’ils soient, il est certain que M. votre père se cachait en venant à Clamart, puisqu’il y avait pris un nom d’emprunt. Il est certain aussi que ces deux mystérieux visiteurs ne voulaient pas être reconnus et dissimulaient leurs traits.

» Cette observation m’amena à découvrir un autre fait. J’avais remarqué qu’on n’avait trouvé sur M. Lacédat aucun billet de chemin de fer délivré pour le retour.

» Par conséquent, il ne devait probablement pas venir à Clamart par le train. Et cela, sans doute, dans le but de mieux se cacher et d’éviter d’être suivi.

» Je voulus vérifier l’exactitude de cette remarque. J’interrogeai le cocher du coupé que M. votre père prenait ordinairement pour faire ses courses, mais il me dit qu’il ne l’avait jamais mené à Clamart. Je ne me tins pas pour battu. Je me rendis à la station de fiacres qui se trouve avenue de Villiers, près de la rue d’Offémont, et je questionnai les cochers. L’un d’eux me dit qu’en effet, un monsieur, dont le signalement répondait parfaitement à celui de M. votre père, l’avait pris plusieurs fois pour le conduire à Clamart.

» Et voyez, Mademoiselle, ajouta M. Bidache, qui semblait prendre un extrême plaisir à exposer le résultat de ses recherches, voyez comme l’on a raison, dans ces sortes d’affaires, de ne pas négliger les plus petites observations. Il se trouva que ce cocher était un homme d’ordre qui écrivait chaque jour ses recettes. Or, comme M. Lacédat lui donnait toujours un bon prix pour cette longue course, il retrouva facilement, sur son livre, les dates de ces journées exceptionnelles.

» M. votre père a été six fois seulement à Clamart : la première fois, le 12 septembre. Puis, le 28 du même mois, le 8 octobre, le 30 octobre, le 15 novembre, et enfin le 23 novembre.

» Il donnait l’ordre au cocher d’attendre à environ un kilomètre de la maison, au milieu d’un petit bois. Il faisait le trajet à pied pour venir rue du Chemin-Vert, puis, à la nuit, il allait rejoindre sa voiture. Il partait généralement vers six heures.

» En présence de ces précautions minutieuses prises pour dissimuler son nom et son véritable domicile ; étant donné, d’un autre côté, que ces voyages avaient pour but de se retrouver à Clamart avec une ou deux personnes prévenues d’avance, une réflexion bien simple devait se présenter à l’esprit.

» Quel moyen employait M. Lacédat pour se concerter avec ces personnes ? – Car il faut admettre que les rendez-vous pouvaient tout aussi bien être donnés par elles que par lui.

» Évidemment on n’échangeait pas de lettres, puisque c’était surtout à ses visiteurs que M. Lacédat semblait vouloir cacher son nom et sa véritable adresse.

» Or, pour ces sortes de correspondances, il n’existe qu’un moyen : la voie des journaux.

» Il fallait donc rechercher dans les journaux qui ont la spécialité de ce genre d’annonces, – et aux environs des dates indiquées tout à l’heure, – la trace des rendez-vous fixés entre ces inconnus et M. votre père.

» Je consultai les Petites-Affiches, le Gaulois, le Figaro.

» À la date du 2 septembre, je vis ce que je vais vous lire, à la quatrième page de ce dernier journal.

M. Bidache tira plusieurs notes de sa poche et lut :

 

« Juana. Jeudi prochain, à Clamart, rue du Chemin-Vert, je vous verrai. – RODRIGUES. »

 

— Est-il possible ? s’écria Jeanne, émerveillée de la façon très simple et très logique dont M. Bidache avait fait cette découverte importante. Vous avez trouvé cela ?

— Ce n’est pas tout, Mademoiselle.

— Ah ! continuez ! j’éprouve une émotion en vous écoutant…

— Je remontai plus loin dans la collection du journal, car la note insérée par M. Lacédat répondait évidemment à une communication antérieure que lui avait faite cette Juana.

» Je feuilletai donc le journal, examinant scrupuleusement toutes les annonces. J’arrivai ainsi facilement aux origines de cette correspondance, que je vais vous faire connaître maintenant, tout entière, en commençant par la première note.

» Cette première insertion est du 20 juin.

» Elle est ainsi conçue :

 

« Rodrigues. Quelqu’un que vous avez connu à Buenos-Ayres a besoin urgent vous voir. Indiquez rendez-vous. »

 

» Pas de signature. Probablement cette note échappa à l’attention de M. Lacédat, ou bien il n’y voulut pas répondre, car, huit jours après, le 28 juin, je trouve cette seconde annonce :

 

« Rodrigues. Suis à Paris… ai besoin vous voir absolument. Répondez… – JUANA »

 

» Et, comme aucune réponse n’intervient, la note est répétée trois fois de suite : les 6, 15 et 25 juillet.

» Enfin, le 3 août, la rédaction change, ainsi que vous allez le voir.

 

« Rodrigues. — Je suis très malheureuse. Ayez pitié. Souvenez-vous Buenos-Ayres. – JUANA. »

 

» Même insertion le 13 août.

» Enfin, le 25 août, cette nouvelle note plus impérieuse.

 

« Rodrigues. Trop malheureuse. Suis décidée à tout… Prenez garde. – JUANA. »

 

» C’est à cette mise en demeure menaçante que M. Lacédat a enfin répondu :

 

« Juana. Jeudi prochain, à Clamart, rue du Chemin-Vert. Je vous verrai. – RODRIGUES. »

 

» Maintenant voici la suite de la correspondance, coïncidant avec les dates dont je vous ai parlé tout à l’heure et qui m’ont été données par le cocher.

» Le 26 septembre :

 

« Juana. Venez samedi prochain à Clamart. – RODRIGUES. »

 

» Le 6 octobre :

 

« Communication urgente. Serai mardi Clamart. – JUANA. »

 

» Le 28 du même mois :

 

« Ai réfléchi. Impossible. Vous dirai pourquoi mercredi. RODRIGUES. »

 

Le 13 novembre :

 

« Je ferai ce que vous voudrez. Mais veux vous voir vendredi. – JUANA. »

 

» Enfin la dernière note, celle qui a paru avant ce fatal rendez-vous où votre malheureux père a trouvé la mort, est datée du 21, et ainsi conçue :

 

« Je consens, mais ce sera la dernière fois. – RODRIGUES. »

XIX

M. Bidache remit avec soin ces notes dans sa poche.

Il y eut entre eux un silence de quelques instants. Jeanne, absorbée par ce qu’elle venait d’entendre, étonnée de savoir qu’il y avait dans l’existence de son père un mystère impénétrable, restait pensive et silencieuse.

Enfin, s’adressant à M. Bidache :

— Tout cela est bien étrange, dit-elle, et je ne sais vraiment si je rêve !… De cet ensemble de faits, de preuves, découvertes par votre merveilleuse sagacité, pouvez-vous, Monsieur, tirer quelque conclusion immédiate, concernant le mobile du crime ?

— Assurément, affirma M. Bidache.

Il raconta aussitôt à la jeune fille comment, en prenant un déguisement, il avait entendu les explications données par l’employé de la Banque de France à M. Raveneau, et comment ensuite il était venu constater par lui-même dans les bureaux qu’aucun des commis ne répondait au signalement par lequel François avait désigné l’homme qui s’était introduit rue d’Offémont pour forcer le coffre-fort de M. Lacédat.

— Pourquoi prendre un déguisement ? demanda Jeanne. M. Raveneau vous aurait donné volontiers ces renseignements.

— Cela est vrai. Mademoiselle ; mais, à ce moment, je ne connaissais pas ce respectable employé comme je le connais maintenant. Je n’étais pas fâché de le surveiller et d’agir en dehors de lui… Dame ! vous savez, depuis quelque temps, les caissiers ont une si mauvaise réputation !

— Oh ! Monsieur, pouvez-vous soupçonner M. Raveneau ?

— Je vous répète. Mademoiselle, que je n’avais pas l’honneur de le connaître. Et, dans notre métier, nous sommes très défiants.

Il reprit, après une courte pause :

— Pour me résumer, voici ce qui, dans cette difficile et mystérieuse affaire, me semble, dès à présent, bien établi :

» D’après une note retrouvée par M. Raveneau dans les papiers de M. votre père, et datée du 1er novembre, la fortune de M. Lacédat devait s’élever à douze cent mille francs environ. Je n’ai pas besoin de vous donner la composition des valeurs, n’est-ce pas ? M. Raveneau est sûr d’avoir vu les titres dans le coffre-fort de monsieur votre père vers le 10 novembre. Or, depuis, M. Lacédat a liquidé toutes ces valeurs, et, pour plus de sûreté, il a placé les fonds à la Banque de France, où étaient déjà déposées les sommes versées par des clients et s’élevant à un total de treize cent mille francs.

» Pourquoi a-t-il pris, au sujet de sa fortune personnelle, cette mesure de précaution, qui a été peut-être la cause de sa perte ?

» Ici une hypothèse se présente naturellement à l’esprit.

» Vous vous rappelez que le coffre-fort portait la trace d’une tentative d’effraction ? Votre père a remarqué cette trace suspecte, et, dans la crainte que ces tentatives criminelles ne se renouvellent, il a pris le parti de liquider sa fortune et de la placer en compte-courant à la Banque pour quelque temps.

» Je puis affirmer que les rayures laissées sur le fer du coffre, par la pince-monseigneur, ne lui ont pas échappé ! Car j’ai questionné de nouveau, hier, François à ce sujet, et il m’a parfaitement dit que son ancien maître lui avait demandé un jour si, en son absence, personne n’était venu. François lui fit la réponse qu’il nous a faite à nous-mêmes, vous vous en souvenez. Il dit qu’un des employés de M. Raveneau était entré dans le cabinet pour chercher quelques papiers.

» — C’est bien ! répliqua vivement M. Lacédat. Dorénavant, quand je n’y serai pas, ne laissez pénétrer ici personne, sous quelque prétexte que ce soit !

» Donc, il est un premier fait certain.

» C’est que ce soi-disant employé, ce criminel, est entré chez M. Lacédat avec l’intention de dérober les valeurs. Il n’a pas réussi dans sa tentative, car, si le coffre-fort porte des traces d’effraction, il est certain que cette effraction n’a pas été consommée. Il a appris alors, – comment ? je n’en sais rien, – que la fortune de M. votre père était à la Banque de France ; il l’a attiré dans un guet-apens, l’a assassiné, lui a volé son carnet de chèques et a été toucher l’énorme somme de deux millions cinq cent mille francs.

» Or nous savons que l’homme qui a tenté d’ouvrir le coffre-fort et celui qui a assassiné M. Lacédat sont un seul et même personnage. En effet, François nous a dit que cet individu avait l’apparence d’un ancien marin, et vous vous rappelez que la cordelette qui entourait l’instrument du crime était serrée par un nœud que les marins seuls peuvent faire.

» Voilà ce qui me semble établi, mieux que par de pures hypothèses. Maintenant quel est l’assassin ? D’où vient l’intervention, dans tout ceci, d’une femme nommée Juana ? Qu’est devenue la somme volée ? Quelles relations existaient entre ces misérables et votre pauvre père ?

» Autant de points fort obscurs. Et je vous avoue qu’arrivé à cette phase de l’enquête, je me sens arrêté par un insurmontable obstacle. Je ne sais plus de quel côté continuer mes recherches, et le fil que je tenais se rompt brusquement.

— Il y a quelqu’un qui pourrait peut-être nous donner des renseignements précieux, dit Jeanne, après un silence. C’est un ancien ami de mon père, qui l’a connu autrefois en Amérique… M. Mérentier.

— Assurément ! s’écria M. Bidache, dont la figure s’éclaira. Il faut le consulter sans retard !

— Malheureusement il est absent, reprit Jeanne. Il voyage pour ses affaires et je crois qu’il a dû partir pour la Russie.

— Et il reviendra… ?

— Je l’ignore. Ses voyages sont longs d’ordinaire… Il reste peu de temps dans chaque ville ; néanmoins, je vais lui écrire aujourd’hui même, pour lui demander de venir me parler à son retour.

Puis, après un instant de réflexion :

— La justice est-elle saisie de cette affaire ?… reprit Jeanne. Cherche-t-elle, de son côté ?… Lui avez-vous fait part de ces précieuses indications ?

— La justice ?... répliqua M. Bidache, avec un sourire un peu dédaigneux. La justice s’en est rapportée au procès-verbal de M. le commissaire de police de Clamart. On a trouvé 37 fr. 50 dans un tiroir ; donc ce n’est pas un voleur qui a tué M. Lacédat. Comme si un homme qui vole plus de deux millions allait s’occuper de cette misère ! Puis on a rapproché la mort de votre malheureux père de l’état embarrassé de ses affaires, et on a conclu… faut-il le dire ?… On a conclu au suicide !

— Mais c’est une infamie ! s’écria Jeanne avec indignation.

— L’affaire est classée sous cette rubrique au parquet de la Seine. Je m’en suis assuré.

— Quoi ! cette abominable accusation, la justice l’a acceptée ?

— Il y avait pourtant un témoin qu’ils auraient bien dû consulter, dit M. Bidache avec douceur : cette main sanglante, tracée sur la porte… Il est vrai que, dès le lendemain, les propriétaires de la maison ont lavé toutes les traces de sang… Mais, moi, j’avais eu soin d’en prendre la mesure.

— Ah ! Monsieur ! que serais-je devenue, si je ne vous avais pas rencontré ?... s’écria Jeanne avec émotion. Vous serez le vengeur de mon père !… Mais je veux vous aider, reprit-elle, tout enthousiasmée par ce qu’elle venait d’entendre. Oui, il ne faut pas que vous poursuiviez seul cette tâche difficile… Ces recherches, je vais les faire avec vous… Je vous seconderai de toute mon ardeur. Vous savez que je suis courageuse ; rien ne m’arrêtera pour venger mon père !

M. Bidache la regarda fixement et un éclair jaillit à travers ses lunettes.

— Une femme ! murmura-t-il, comme en se parlant à lui-même, une femme comme auxiliaire ! Oui, dans certaines circonstances, cela pourrait être précieux. – Eh bien ! Mademoiselle, reprit-il tout haut, j’accepte l’offre que vous me faites. À l’œuvre donc ! Paris est grand, et ceux à qui nous avons affaire doivent être bien forts et bien audacieux. Et pourtant la lutte ne me fait pas peur. À nous deux, je vous le jure, nous réussirons ! Veuillez attendre quelques jours. Bientôt, je vous le promets, vous aurez de mes nouvelles.

Et retrouvant son assurance, comme cela lui arrivait toujours lorsqu’il était emporté par l’ardeur de sa passion dominante, M. Bidache s’avança vers la jeune fille et scella par une vigoureuse poignée de main le pacte qu’ils venaient de conclure.

DEUXIÈME PARTIE

I

Par une froide nuit de décembre, vers une heure du matin, un jeune homme de haute taille, portant une chaude pelisse de fourrure, sortait du nouveau cercle du Progrès, installé dans cette partie du boulevard Haussmann, noire et triste, qui avoisine la rue Taitbout.

Ce jeune homme, dont la tournure était singulièrement hardie et décidée, beau garçon de trente ans au visage olivâtre et à la moustache noire, traversa la chaussée d’un pas rapide et monta dans un coupé de maître, admirablement attelé, qu’un chasseur du cercle venait de faire avancer.

Il ne donna pas d’adresse à son cocher avant de monter ; il se contenta de lui faire un signe, et la voiture, filant rapidement, prit la rue Taitbout et se dirigea ensuite sur les hauteurs.

Elle tourna le coin de la rue Frochot et suivit les boulevards extérieurs. Il dégelait depuis deux jours. L’élégant coupé roulait dans des mares de boue et coupait de ses roues minces les tas de neige amoncelés près des trottoirs. Les boulevards étaient déserts. C’est à peine si, çà et là, on apercevait un rare passant, courbant l’échine sous la pluie fine qui tombait et pressant le pas, afin d’éviter les mauvaises rencontres. Parfois aussi, sur le terre-plein bordé d’arbres où l’on remarquait encore les traces blanchâtres laissées par la neige qui achevait de fondre, errait une fille, les jupes retroussées, pataugeant d’un air somnolent dans la terre détrempée et attendant quelque ivrogne attardé que ses charmes hideux pourraient séduire.

Enfoncé dans son coupé capitonné de satin marron, le jeune homme semblait peu se préoccuper de ce qui se passait autour lui.

Le bruit des roues rebondissant sur le pavé attirait parfois l’attention de quelques ouvriers sortant d’un cabaret qu’on fermait. Ils regardaient avec étonnement ce joli coupé attelé d’un grand cheval noir aux actions extraordinaires. À cette heure tardive, ils ne voyaient guère, sur leurs boulevards, d’autres voitures que les lourdes charrettes des maraîchers.

Après avoir longé les boulevards de Clichy et Rochechouart, le cocher ralentit un peu l’allure étonnamment rapide de son cheval. Il tournait fréquemment la tête, comme pour s’assurer qu’on ne l’avait pas suivi. Il s’arrêta enfin à l’angle du boulevard de la Chapelle et d’une petite ruelle sombre dont l’écriteau bleu portait : Impasse du Paradis.

Le jeune homme ouvrit la portière et descendit. Quand il fut sur le trottoir, il ôta sa pelisse de fourrure qu’il laissa dans la voiture ; puis il regarda quelques instants autour de lui, comme s’il eût voulu être bien certain que le boulevard était désert.

Alors il donna un ordre rapide à son cocher :

— Dans une heure, au coin du boulevard Barbès.

Et, tandis que la voiture s’éloignait au pas, il se glissa dans l’impasse en marchant vite, car il était en habit noir et en cravate blanche, et le froid le saisissait.

Cette ruelle était très étroite ; il y faisait fort sombre. Après l’avoir traversée sans hésiter, le jeune homme alla frapper trois coups, espacés d’une certaine façon, contre une petite porte basse que l’on distinguait à peine dans l’ombre.

Au bout de quelques instants, un judas protégé par un grillage s’ouvrit doucement, et une voix rauque demanda :

— Qui est là ?

— Le Pérou, répliqua le jeune homme.

La porte s’ouvrit et il passa. Il traversa un petit corridor entièrement noir et entra dans une salle carrée éclairée par une lampe à pétrole suspendue au plafond.

Au milieu de cette salle, dont une épaisse fumée de tabac obscurcissait l’atmosphère, plusieurs hommes étaient réunis, si l’on peut donner le nom d’hommes aux êtres repoussants et dégradés qui causaient là, avec leurs voix d’ivrognes, autour d’une table où trônait un énorme saladier de vin chaud à moitié vide.

— Ah ! voilà le Pérou ! dit l’un d’eux au moment où la porte s’ouvrit pour laisser passer le jeune homme. Viens ici, compagnon, il y a un verre qui t’attend.

Celui auquel on donnait ce nom bizarre entra lentement et ne parut nullement étonné du singulier spectacle qu’il avait sous les yeux.

— Êtes-vous tous là ? dit-il en les comptant du regard… Je ne vois pas Greliche.

— Oh ! celui-là, il « flanche » souvent ! Fais pas attention, répliqua un autre, hideux type de souteneur avec une redingote très usée, boutonnée étroitement et de travers, une cravate rose, une casquette de soie et un bout de cigare éteint entre ses dents noires.

Il portait le sobriquet de Fil-de-Soie.

— Il y a longtemps qu’on ne t’a pas vu, le Pérou, reprit une sorte de bouledogue à la tête ronde complètement rasée, aux yeux bridés, à la bouche avachie, qui cachait sous sa blouse élimée un corps trapu d’une étonnante vigueur.

— C’est vrai, le Bœuf, répondit le jeune homme en enjambant une chaise contre le dossier de laquelle il s’accouda. Voilà bien huit jours que je n’ai contemplé ta trogne de soûlard. À la tienne, mon vieux !

Et prenant de sa main gantée de gris perle un des lourds verres remplis d’un breuvage noirâtre qui fumait, il trinqua avec l’homme assis près de lui et avala le vin chaud jusqu’à la dernière goutte.

— C’est parce que t’as de si beaux habits que tu fais le fier ? reprit un troisième compagnon, un gamin imberbe qui avait à peine dix-huit ans, et dont la voix éraillée trahissait déjà de longs services dans la noble industrie du camelot. Mince de chic, alors ! Est-ce qu’on peut toucher, mon prince ?

Et il passait sa patte d’araignée noire sur la manche du jeune homme, dont il palpait la fine étoffe avec des grimaces d’admiration.

— Tais-toi, Fureton, dit le Bœuf, en le repoussant d’un coup de poing qui faillit le faire rouler à terre avec sa chaise ; laisse causer le patron.

— Il ne te demande pas ce que tu fais de ton argent, n’est-ce pas, vermine ? répliqua à son tour Fil-de-Soie, en contemplant le gamin d’un air de profond mépris. D’ailleurs, il est notre chef, il a le droit de travailler seul… Et tant mieux pour lui si les affaires sont bonnes !

— Allons ! silence ! dit le Pérou qui venait d’allumer un excellent cigare et dédaignait de répondre aux plaisanteries de Fureton. Écoutez-moi, c’est sérieux.

On entendit le glissement des chaises sur le carreau et les quatre bandits se rapprochèrent du jeune homme.

— Viens donc, le Loupeur, dit Fil-de-Soie en interpellant un cinquième compagnon qui se chauffait contre le poêle de fonte.

— J’entendrai bien d’ici, répondit le Loupeur sans se retourner. J’ai reçu la pluie sur le dos toute la journée ; j’ai besoin de me sécher.

— Voici de quoi il s’agit, dit le Pérou en tirant de lentes bouffées de son cigare. Il y a, au troisième étage d’une maison que je vous indiquerai tout à l’heure, un vieillard qui est seul avec sa vieille sœur. Ils vivent pauvrement, mais sont riches : plus de deux cent mille francs d’argent et de valeurs dans le secrétaire. Vous comprenez ce qu’il faut faire ? J’ai pris tous les renseignements et je les donnerai à celui qui sera chargé de l’opération.

— Un seul suffira ? demanda le Bœuf en allumant sa pipe.

— Pour deux vieux ! exclama Fureton d’un air de dédain… Malheur ! ça s’étrangle comme des poulets !

— Eh bien ! prépare les noms, Trop-de-Chic, toi qui as été dans l’instruction.

Celui qui répondait au nom de Trop-de-Chic et qui était un ancien ignorantin défroqué, tira de sa poche un calepin graisseux, auquel il enleva une page. Il déchira ensuite cette feuille en plusieurs morceaux.

— Faut-il vous inscrire, patron ? demanda-t-il en regardant le Pérou de son œil louche.

— Inutile. Tu sais bien que si je voulais faire l’affaire à moi seul, je n’irais pas vous chercher.

— C’est juste, puisque tout serait pour lui, observa Fil-de-Soie.

— Ne mets pas non plus Greliche qui est absent.

— Je ne sais pas ce qu’il devient, cet animal-là, dit le Bœuf ; on ne le voit plus.

— Ah ça, il ne moucharde pas, je suppose ! s’écria le Pérou, dont l’œil noir étincela. Tonnerre de Dieu ! son affaire serait vite faite !

— On le surveillera, dit Fureton.

Les noms ayant été écrits sur les morceaux de papier, on se mit à les tirer au sort dans l’élégant chapeau du Pérou. Le dernier restant devait être le bon.

À voir l’anxiété avec laquelle chacun attendait la proclamation de l’élu et le dépit que témoignaient ceux dont le nom sortait, on aurait cru qu’il s’agissait d’obtenir une faveur rare. Or cette faveur consistait à risquer l’échafaud pour assassiner et dépouiller deux malheureux vieillards.

Il est vrai que la bande, conduite par son habile chef, avait été si heureuse depuis quelque temps ; elle avait fait de si bons coups au nez de la police impuissante, et réalisé par son audace de si importants bénéfices, que chacun avait dans sa propre adresse ou dans sa force une confiance absolue et brûlait de tenter l’entreprise.

Il s’agissait, en effet, de deux cent mille francs. Or, d’après les règlements de cette étrange société, la moitié du butin devait appartenir à l’auteur du crime, un quart revenait à l’indicateur, – en cette circonstance, c’était le Pérou – et l’autre quart aux associés.

Donc, pour celui qui tenterait l’aventure, si elle réussissait, c’était un bénéfice de cent mille francs.

Lorsque quatre noms furent tirés du chapeau et qu’il n’en resta plus qu’un seul dans le fond, tous les regards se dirigèrent vers l’homme qui se chauffait près du poêle.

C’était lui l’heureux élu !

— Le veinard ! s’écria le Bœuf en frappant la table avec son verre. Il a déjà eu l’affaire de La Villette !

— Eh bien, le Pérou, j’attends tes ordres, dit en se levant celui qu’on désignait sous le sobriquet de Loupeur.

C’était un homme de petite taille, mince et nerveux. Une épaisse barbe noire envahissait son visage et montait presque jusqu’à ses yeux dont le regard « en dessous » avait une expression inquiétante. Il portait un paletot râpé et un chapeau mou que la pluie de la journée avait détrempé.

— Viens avec moi, dit le Pérou, en l’entraînant dans un coin de la salle, je vais te dire comment tu dois t’y prendre.

Et rapidement, à voix basse, il lui indiqua l’adresse, lui remit un plan de l’appartement et lui donna avec une netteté singulière tous les détails qui devaient faciliter l’accomplissement du crime. Il lui dit à quelle heure il était sûr de trouver seuls les deux vieillards, quel prétexte il pourrait invoquer pour pénétrer jusqu’à eux, etc., etc.

Quand ce fut fini :

— C’est compris, n’est-ce pas ? lui dit-il. Maintenant, en route ! Le plus tôt sera le mieux.

— Ne crains rien, répliqua l’homme. Demain la chose sera faite.

Les autres compagnons s’étaient remis à boire et à fumer.

— Et maintenant, Fureton, dit le Pérou en s’adressant au gamin qui semblait fort triste de n’avoir pas été désigné par le sort, allume-moi une lumière, je vais m’habiller.

II

Le Pérou prit une lampe fumeuse que Fureton venait de lui remettre et passa dans une pièce voisine, où il resta quelques instants seulement.

Quand il revint, il était méconnaissable. Par-dessus son habit de soirée, il avait passé une blouse noirâtre, un pantalon effrangé, et il avait enroulé autour de son cou un foulard sale qui cachait son col et sa cravate blanche. Une casquette de soie était posée sur sa tête, et il avait maquillé avec du rouge son nez et les pommettes de ses joues. De gros souliers de maçon, couverts de plâtre, cachaient ses fines chaussures vernies.

— Allons, les compagnons, un dernier coup à votre santé et adieu !

— Tu te mets en campagne ? demanda Fil-de-Soie.

— Tais-toi, bavard, répliqua le Bœuf, qui semblait professer à un haut degré le respect de l’autorité. Le chef sait ce qu’il a à faire ; mêle-toi de ce qui te regarde.

Après avoir fait encore au Loupeur quelques recommandations à voix basse et rappelé à la bande que l’absent Greliche avait besoin d’être surveillé, le Pérou vida un dernier verre de vin et quitta ses compagnons.

Il marchait à grand pas à travers les rues noires et désertes, se retournant prudemment, de temps en temps, pour voir si quelque indiscret n’était pas attaché à ses talons.

Il atteignit ainsi en peu de temps une maison basse de la rue Polonceau. Cette maison était peinte en rouge et, sur sa façade, se détachaient en grosses lettres jaunes ces mots hauts de deux pieds : Commerce de vin.

Les volets étaient fermés, mais leurs jointures laissaient passer un mince filet de lumière.

Le Pérou frappa plusieurs coups au volet de la porte, qui bientôt s’entrebâilla doucement. Il entra. Quelques buveurs sommeillaient dans les coins et le patron de l’établissement, le père Jorre, allait de l’un à l’autre, les poussant par les épaules et leur enjoignant de boire encore ou de filer.

Lorsqu’il aperçut le Pérou, auquel un garçon triste et endormi venait d’ouvrir, il s’approcha avec un certain empressement et demanda ce qu’il fallait servir.

— J’ai deux mots seulement à te dire, fit le Pérou en le prenant à l’écart. N’a-t-on encore rien apporté pour moi ?

— Absolument rien, monsieur Gustave.

— C’est singulier. Tu es sûr de tous les gens qui sont ici ? reprit-il en jetant un regard circulaire sur les ivrognes qui l’entouraient. Pas de mouche ?

— J’en réponds.

— Je reviendrai encore demain soir. Adieu.

Et, tandis qu’il s’en retournait en marchant très vite vers l’angle du boulevard Barbès où il avait donné rendez-vous à sa voiture, le Pérou murmurait avec un accent de dépit :

— Pas de réponse… Qu’est-ce que cela veut dire ? Il tâche peut-être de découvrir quel est l’auteur de la lettre que je lui ai envoyée. Tu n’y parviendras pas, mon vieux. Et il faudra bien que tu mettes les pouces !…

Au bout d’un quart d’heure de marche, il aperçut son coupé qui stationnait à l’endroit indiqué. Il se dirigea de ce côté et monta en voiture, sans que le cocher parût s’étonner du singulier costume qu’avait pris son maître.

— Au cercle, commanda le Pérou.

En route, il se débarrassa rapidement du foulard, de la blouse, du pantalon et des souliers. Il enleva avec son mouchoir le rouge qui lui teignait le nez et les joues, jeta sa casquette de soie dans un coin de la voiture et la remplaça par le chapeau claque qu’il avait eu la précaution de garder sous sa blouse.

Quelques minutes après, il descendait à la porte du cercle du boulevard Haussmann et il franchissait lestement l’escalier couvert de moelleux tapis qui conduisait aux salons.

— La partie est-elle chère, Morleux ? demanda-t-il à un membre du cercle qu’il rencontra et qui s’en allait décavé.

— Ah ! vous arrivez bien, mon cher Valladorès, répondit Louis de Morleux en passant son paletot qu’un valet du cercle lui présentait. C’est Caserte qui tient la banque, il gagne plus de deux mille louis. Tâchez donc de le faire sauter.

— Monsieur le marquis veut-il se débarrasser ? demanda le valet en s’approchant du jeune homme.

Valladorès tendit sa pelisse qu’il venait d’ôter et entra tranquillement dans le salon de jeu.

Il se fit servir une boisson chaude et alla s’asseoir un peu à l’écart. Depuis quinze jours qu’il faisait partie du cercle, il avait toujours eu un bonheur remarquable. Aussi les joueurs qui luttaient en ce moment d’une façon si malheureuse contre la chance persistante du comte de Caserte venaient-ils à chaque instant le solliciter de s’asseoir à la table de jeu, persuadés que sa présence allait faire tourner la veine.

Mais, cette nuit-là, Valladorès ne voulait pas jouer. Il restait sourd à toutes les prières. Il ne se désintéressait pas pourtant de la partie. Assis à peu de distance du banquier, il surveillait attentivement les coups et, lorsque le comte de Caserte faisait un bel abattage et ramassait les piles d’or et les liasses de billets, un furtif sourire errait sur les lèvres pâles du jeune homme.

Au bout de quelques instants, le comte de Caserte tira sa montre.

— Messieurs, dit-il, je vous préviens que je tiens la banque jusqu’à trois heures seulement, quelle que soit la veine. À trois heures précises, je passe la main.

Et il continua à jouer et à gagner.

Vers deux heures et demie, M. de Valladorès se leva et se dirigea vers l’antichambre. Quelques minutes après, sa voiture remontait au grand trot la rue Taitbout.

III

M. de Caserte tint parole. Au moment où trois heures sonnèrent à la grande pendule de la salle de jeu, il remit les cartes sur la table en disant :

— Messieurs, je passe la main.

En même temps, il quitta le cercle des joueurs, après avoir rangé méthodiquement dans son portefeuille les billets épars devant lui.

— Voilà trois nuits de suite qu’il gagne avec une veine insolente, dit un des pontes en le regardant s’éloigner. Savez-vous quel est ce comte de Caserte ?

— Un Napolitain d’excellente famille, répondit quelqu’un. Je le connais depuis longtemps et je réponds de lui. Le fait est qu’il a eu des « mains » superbes !

Le comte de Caserte, qui était, en effet, un fort honorable gentilhomme, au-dessus de tout soupçon, habitait depuis quelques années rue d’Aumale. Il avait une fortune considérable et était grand joueur.

Il s’était fait recevoir au cercle du Progrès, parce qu’il se trouvait là dans son voisinage. Il aimait à revenir chez lui à pied, en sortant de ces salons surchauffés où l’on avait la fièvre. Il alluma donc un cigare et se mit en route d’un pas alerte, les deux mains dans ses poches.

Il suivait depuis quelques minutes la rue Taitbout, lorsque, après avoir passé la rue de la Victoire, il fut abordé par un homme qui était sans doute sorti du renfoncement d’une porte cochère. Bien que la nuit fût très obscure, M. de Caserte jugea que cet individu avait fort mauvaise mine avec sa blouse sale et sa casquette de soie rabattue sur les yeux. Il fit un détour pour l’éviter ; mais l’homme le prévint et, se campant devant lui, murmura d’une voix rauque :

— Pardon, Monsieur, un peu de feu, s’il vous plaît.

Au moment où M. de Caserte levait le bras pour prendre son cigare, il reçut soudain au côté droit un coup violent qui le fit tomber. Il poussa un cri, fit un effort pour se relever. Mais le couteau, manié par une main vigoureuse, avait percé ses épais vêtements et s’était profondément enfoncé dans sa poitrine. Il retomba sans connaissance.

Alors l’homme se pencha sur lui, défit promptement les boutons de son pardessus, prit son portefeuille et sa bourse. Puis il le laissa baigné dans son sang, la tête plongeant dans l’eau noire du ruisseau et il se mit à courir en longeant les maisons.

Mais deux gardiens de la paix avaient entendu le cri poussé par la victime. Ils arrivaient en sens inverse. L’homme les entendit ; il quitta le trottoir, prit le milieu de la chaussée et passa à côté d’eux. Les deux gardiens, devinant bien que cet homme qui courait devait être l’assassin, se lancèrent sur ses traces. C’étaient deux vigoureux gaillards et peut-être auraient-ils fini par l’atteindre. Mais, au moment où l’homme, qui avait sur eux une avance d’une dizaine de pas, tourna le coin de la rue de Châteaudun, ils ne furent pas peu surpris de le voir s’élancer dans une voiture qui stationnait là et qui partit aussitôt à fond de train.

Ils essayèrent de suivre la voiture, mais ils durent bientôt y renoncer. Cependant l’homme, en manière de plaisanterie, avait lancé par la portière son ignoble déguisement, la casquette, la blouse, le pantalon, que les agents ramassèrent dans la boue.

Et alors M. le marquis de Valladorès – ou le Pérou, si on aime mieux – renversé dans le fond de son coupé, alluma un délicieux cigare en murmurant :

— Allons ! la nuit aura été bonne. C’est une affaire de cinq mille louis au moins. Le portefeuille est lourd. A-t-il eu une veine, ce Caserte !

Et il riait à part lui, en songeant avec quelle habileté et quelle audace il avait fait tourner à son profit la fortune dont le gentilhomme napolitain avait reçu quelques moments auparavant tant de faveurs.

La voiture suivit au grand trot la rue de Châteaudun, la rue de Constantinople et s’arrêta enfin devant un hôtel de l’avenue de Villiers.

Sur l’appel du cocher, une haute porte s’ouvrit, et le coupé entra paisiblement sous la voûte.

IV

Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis la mort mystérieuse de M. Lacédat, et aucune révélation nouvelle n’avait encore apporté à M. Bidache le moyen de découvrir la clé de l’énigme.

Jeanne espérait toujours que le retour de M. Mérentier pourrait leur fournir quelque éclaircissement sur le rôle que cette inconnue, cette Juana, avait pu jouer autrefois dans l’existence de son père.

Ainsi qu’elle l’avait dit à M. Bidache, elle avait écrit à l’ancien capitaine au long cours pour le presser de venir la voir dès qu’il serait à Paris.

En attendant, le désastre de la maison de banque était complet. Les exigences des créanciers, les cruelles impatiences des anciens amis de M. Lacédat avaient précipité la ruine. L’affaire était maintenant entre les mains du syndic. Le passif s’élevait à plus de quatorze cent mille francs et l’actif n’était que de trois cent mille francs environ, après la réalisation des valeurs disponibles et la vente de l’hôtel et des meubles de la rue d’Offémont. On avait refusé tout arrangement amiable et l’intervention des gens d’affaires avait augmenté les frais dans une énorme proportion.

M. Raveneau s’était retiré à la campagne, où il vivait de quelques petites rentes. Mais l’inaction après une vie si laborieuse, le chagrin que lui avaient causé la mort de son ancien patron et le désastre de la maison de banque ne lui permettraient sans doute pas de jouir bien longtemps de sa retraite.

Quant à Jeanne, elle se désespérait de cette absence de nouvelles, de ce temps d’arrêt que subissait tout d’un coup la découverte des assassins de son père.

Les résultats étonnants qu’avait obtenus la sagacité de M. Bidache, au commencement de l’enquête, lui avaient fait espérer une prompte réussite. Et son désespoir était encore accru par certaines insinuations que l’on n’avait pu lui cacher. Quelques-uns des créanciers de son père l’accusaient d’avoir vidé le coffre-fort et de s’être approprié les valeurs qu’il contenait ! Et elle n’avait aucun moyen de repousser cette infâme accusation.

Quant à M. Bidache, il cherchait, il furetait toujours, sans trop rendre compte du détail de ses recherches. Mais sa douceur et sa patience ne l’abandonnaient pas, et, lorsque Jeanne l’interrogeait anxieuse :

— Ne vous faites pas de mal, ma chère demoiselle, disait-il de son ton tranquille, nous réussirons.

Il n’y avait pas longtemps qu’il osait appeler la jeune fille « ma chère demoiselle ». Elle l’y avait encouragé par la bonté, par l’affection qu’elle lui témoignait. Il lui apportait, chaque fois qu’il venait, un bouquet de fleurs de son jardin, et, un jour même, il avait tiré timidement de sa poche un rouleau de papier et il lui avait demandé son avis sur un petit sonnet qu’il s’était permis de composer à son intention.

Le 23 décembre, Jeanne résolut de se rendre à Clamart pour visiter la maison où son père était mort un mois auparavant.

Elle partit vers trois heures, comptant aller trouver M. Bidache et lui demander de la guider.

Mais elle eut une déception. Lorsqu’elle sonna à la porte de la petite maison habitée par l’ancien employé de la préfecture, une dame âgée, très polie et très modeste, – probablement la mère du jeune homme – lui répondit que M. Bidache était absent depuis le matin.

Jeanne fut donc obligée de traverser seule le village. Elle se dirigea vers la rue du Chemin-Vert. À mesure qu’elle approchait du but de son pieux pèlerinage, elle sentait son cœur se serrer.

La nuit venait. Néanmoins, à la description que M. Bidache lui avait faite, elle reconnut facilement la maison.

Les volets étaient ouverts. Précisément les propriétaires étaient venus ce jour-là, profitant d’un beau et froid soleil, pour donner un peu d’air aux chambres.

Lorsqu’elle leur dit son nom et le but de sa visite, ils la regardèrent avec pitié et la firent entrer. C’étaient de bonnes gens, très simples, qui n’étaient pas encore remis de l’émotion que leur avait causée le drame affreux dont leur maison avait été le théâtre.

Jeanne tomba à genoux au milieu du salon, à la place où on avait trouvé son père, la gorge ouverte. Un tapis de moquette aux couleurs éclatantes cachait le parquet, où les traces de sang n’avaient pu être effacées.

Elle resta là prosternée pendant de longs instants ; les larmes coulaient sur son visage. Puis elle se leva et regarda lentement autour d’elle. Ce salon mesquin, avec ses meubles d’acajou, ses gravures encadrées, sa pendule à colonnes protégée par un vaste globe, s’imprima aussitôt dans son souvenir en traces qui ne s’effacèrent jamais.

Lorsqu’elle sortit de cette maison, après avoir remercié les propriétaires, il faisait nuit noire. Ces braves gens lui indiquèrent la route qui devait la conduire à la gare. Mais, absorbée par ses pensées, elle se trompa de chemin et prit une ruelle étroite donnant sur la grande route bordée d’arbres qui dressaient dans la nuit leurs branches dépouillées.

Elle marcha quelque temps dans l’obscurité, espérant toujours trouver un chemin qui la ramènerait au village. Elle hâtait le pas, sans frayeur pourtant, mais préoccupée par la crainte d’être en retard et d’inquiéter Georges.

V

Elle avait fait une centaine de pas sur la route, lorsqu’une forme noire se dressa tout à coup devant elle.

En même temps, elle fut abordée par un homme dont l’obscurité l’empêcha de distinguer le vêtement et le visage.

— Pardon, Madame, dit cet homme en se mettant devant elle pour l’empêcher d’avancer, je voudrais bien savoir l’heure qu’il est…

Elle resta interdite et, malgré tout son courage, elle sentit un frisson glacer le sang de ses veines. Elle était seule, loin de tout secours, et aucune lumière n’apparaissait aux murailles sombres des maisons éloignées.

— Que voulez-vous de moi ? dit-elle d’une voix qui tremblait, malgré les efforts qu’elle faisait pour l’affermir.

— La route est longue d’ici à Paris, et j’ai besoin de manger et de boire en chemin. Donnez-moi votre argent.

Elle tira de sa poche sa modeste bourse et la tendit à l’homme.

— Voilà tout ce que je possède, dit-elle. Je suis pauvre.

— Le fait est que ça n’est pas lourd, fit-il en soupesant la bourse. Est-ce bien tout ce que vous avez ?

Et il lui saisit le bras avec tant de force qu’elle poussa un cri de terreur.

— Allons, je ne veux pas vous faire de mal, dit l’homme en la lâchant. Passez au large. Seulement, malheur à vous si vous parlez aux gendarmes ! Vous êtes d’ici ?

— Non, j’habite Paris.

— Vous retournez à pied ?

— Je voulais prendre le chemin de fer… Je me suis trompée de route…

— Ah ! Et c’est comme cela que vous vous êtes rabattue par ici… Ça n’a pas dû vous faire un sensible plaisir de me rencontrer. Tenez, venez avec moi, je vais vous mettre dans votre chemin.

Jeanne hésita un instant. Faire la route en compagnie de cet homme lui causait une appréhension qu’elle ne pouvait cacher.

— Ne craignez rien, dit-il. Je n’ai jamais fait de mal à une femme. Je marcherai devant, si vous voulez. Il y en a pour dix minutes.

Jeanne se rassura un peu et suivit sans trop de répugnance son guide étrange.

Puis, tout à coup, une pensée lui traversa l’esprit. Elle se dit que cet homme qui semblait faire le métier de dépouiller les passants, la nuit, sur la grande route, connaissait peut-être les bandits qui avaient assassiné son père. Elle pensa que, par lui, elle pourrait peut-être savoir… Et cette idée la dominant maintenant tout entière, elle n’éprouva plus aucune frayeur et se rapprocha hardiment de l’homme.

Celui-ci s’arrêta un instant pour allumer sa pipe. Il eut soin de cacher avec sa main la flamme de l’allumette, de telle sorte qu’elle ne pût éclairer son visage ; mais, en même temps, il dirigea adroitement cette clarté fugitive du côté de Jeanne et lança en même temps vers elle un rapide regard, pour savoir, sans doute, à qui il avait affaire.

Il paraît que le résultat de cet examen fut satisfaisant, car il dit, après avoir soufflé l’allumette :

— Mâtin ! quand on est jolie comme ça, on ne devrait pas se promener à la tombée de la nuit sur les grands chemins.

Jeanne eut un mouvement d’effroi.

— Je vous dis que vous n’avez rien à craindre, reprit le singulier personnage, comme s’il eût été fâché qu’elle doutât de lui. Je vous ai demandé de l’argent, parce que je suis malheureux, mais je ne vous toucherai pas.

— Il faut, en effet, que vous soyez bien malheureux pour faire un pareil métier.

— Que voulez-vous donc que je fasse ? Croyez-vous que ce soit si facile de gagner sa vie en travaillant ?

— Il y a pourtant d’honnêtes gens qui aimeraient mieux mourir de faim que de voler, dit-elle d’un ton ferme.

Il s’arrêta soudain. Elle pensa qu’elle l’avait irrité et craignit quelque violence. Mais, au contraire, son compagnon parut goûter cette audace.

— Il faut que vous soyez une rude femme pour me parler ainsi, dit-il. Tenez, nous allons prendre à gauche, je vous conduirai jusqu’à la gare.

Il n’y avait pas moyen de refuser cette offre, et, d’ailleurs, Jeanne commençait à être intriguée par le bizarre caractère de ce voleur, dont le langage n’était pas grossier et qui semblait même avoir pour elle certaines prévenances.

On eût dit qu’il cherchait à continuer la conversation, afin d’expliquer sa vie et d’excuser l’infâme métier qu’il faisait, car il reprit au bout de peu d’instants :

— Ceux qui ont toujours été heureux ne savent pas combien il est souvent difficile à un pauvre diable de rester honnête homme.

Il poussa un soupir et continua :

— Ainsi moi, tenez, j’avais pour père un ivrogne, un débauché. Il rentrait soûl tous les jours et battait ma mère. Il m’a mis à la porte de chez lui, un matin, parce que j’avais voulu défendre la bonne femme. Oui, j’avais pris un chenet dans la cheminée et je l’aurais tué, lui, comme un chien. C’était trop fort, à la fin !… Je me trouvai donc sur le pavé. J’avais treize ans. J’entrai dans une usine à Saint-Denis, une filature. J’y restai pendant trois années. Nous étions cinq cents ouvriers et apprentis. On venait le matin à cinq heures, été et hiver, et on travaillait jusqu’à six. Je gagnais vingt sous par jour. Vingt sous pour manger, s’habiller, se loger ! Le patron de cette usine était tellement riche que tout un quartier de Saint-Denis lui appartenait. Il avait encore des maisons à Paris et donnait des millions à ses enfants quand il les mariait.

» Nous, nous crevions de faim et nous étions obligés d’habiter des mansardes ou des caves. Un beau jour, il renvoya d’un coup cent ouvriers parce que les affaires marchaient un peu moins bien. J’étais du nombre. Vous comprenez que je n’avais pas d’économies. Je voulus rentrer à la maison. La bonne femme de mère m’embrassa, mais le père me jeta dehors par les épaules en me disant qu’il n’avait pas besoin d’une bouche de plus à nourrir.

» Qu’est-ce que je pouvais devenir ? Je ne savais pas de métier. J’entrai dans une imprimerie pour faire des courses, j’ouvris des portières, je criai des journaux sur le boulevard. Tout cela ne rapportait pas lourd. Un jour que je n’avais plus de souliers et que je marchais pieds nus dans la neige, je volai à la devanture d’un cordonnier. J’attrapai trois mois de prison. Quand je sortis, personne ne voulut plus m’employer. J’avais fait à la prison de mauvaises connaissances… je les retrouvai dans Paris. Pendant quelques années j’ai mené une vie de bandit…

» À qui la faute ? Je n’étais pas méchant, au fond, mais on se laisse entraîner. Ceux qui n’ont pas passé par là ne savent ce que c’est. Dernièrement mon père est mort ; ma mère restait toute seule, infirme, ne pouvant travailler, il fallait bien la nourrir.

Il hésita un instant, puis reprit :

— J’avais honte de lui donner à manger le pain dont j’avais vécu jusqu’alors. Je voulus prendre un état. Je vins ici travailler aux carrières. C’est pénible et on gagne trente sous par jour. Depuis une semaine on m’a renvoyé parce qu’il paraît que le bâtiment ne va plus à Paris. Alors j’ai repris mon ancien métier. Voilà.

Ils n’étaient plus qu’à cent mètres de la gare. L’homme s’arrêta. Il se souciait peu, sans doute, de se rapprocher d’un endroit où il savait qu’un gendarme était toujours en faction.

— Dites-moi où demeure votre mère, fit Jeanne. J’irai la voir. Je pourrai peut-être lui être utile. Je vous ai dit que j’étais pauvre. Les malheureux doivent s’aider entre eux.

— Ah ! vous êtes bonne, vous ! fit l’individu touché de cette offre généreuse. Quand je pense à ma bonne femme de mère, à tout ce qu’elle a souffert par mon père et par moi !… C’est à cause d’elle que je n’ai jamais voulu faire de mal à une femme… Parole !

Il tira de la poche de sa blouse le porte-monnaie que la jeune fille lui avait remis sur la grande route :

— Tenez, dit-il, voici votre argent, je ne veux pas y toucher.

Jeanne fut obligée de forcer cet étrange voleur à accepter quelques pièces blanches qu’il ne prit qu’après avoir résisté longtemps aux instances de la jeune fille.

— Ma mère demeure rue Myrrha, 35, à la Chapelle, dit-il en ôtant sa casquette. Elle se nomme madame Greliche. Si vous allez la voir, ne lui dites pas où vous m’avez rencontré. Elle croit que je travaille toujours aux carrières.

Et, après avoir prononcé ces mots d’une voix basse, l’homme disparut dans la nuit, laissant Jeanne toute troublée par cette singulière aventure.

VI

Deux jours après, le 25 décembre, un journal du matin publiait les faits divers suivants :

 

« Encore une attaque nocturne.

» La nuit dernière, au moment où il venait de quitter le cercle du Progrès pour rentrer à pied chez lui, rue d’Aumale, un gentilhomme étranger, fort connu et fort aimé à Paris, M. le comte de C…, a été assailli en pleine rue Taitbout par un individu qui lui a donné un coup de couteau dans la poitrine. Le comte de C… est tombé sans connaissance, et l’assassin a pu lui soustraire son portefeuille contenant une somme très importante.

» Deux gardiens de la paix, attirés par les cris de la victime, ont essayé de poursuivre le voleur, un affreux voyou vêtu d’une blouse et coiffé d’une casquette de soie. Ils ont prétendu l’avoir vu monter dans une voiture de maître qui stationnait rue de Châteaudun, et qui est partie aussitôt à toute vitesse.

» Nous craignons que ces braves agents n’aient été victimes d’une illusion ou que, pour s’excuser de n’avoir pas réussi à atteindre l’assassin, ils n’aient inventé cette histoire, digne de feu Ponson du Terrail. »

Et, un peu plus loin, sous cette rubrique :

 

UN DRAME TERRIBLE

 

« Au n° 65 de la rue de Provence demeuraient, depuis quelques années, deux vieillards, M. D… et sa sœur. Ils menaient une vie très modeste et très retirée. Cependant, dans le quartier, ils passaient pour avoir de la fortune. Ces vieillards étaient servis par une femme de ménage qui partait à midi et revenait à quatre heures.

» Or hier, vers trois heures de l’après-midi, une femme folle de terreur et couverte de sang apparut tout à coup à la fenêtre de l’appartement occupé par M. D… Cette femme jeta un cri déchirant, puis elle disparut, comme si elle avait été brusquement tirée en arrière.

» Un gardien de la paix monta aussitôt, accompagné du concierge de la maison.

» Dans la pièce qui servait de salon à M. D…, ils trouvèrent le corps inanimé de ce malheureux vieillard. Il avait reçu un coup de couteau au cœur et était mort. Un peu plus loin gisait mademoiselle D… le visage et les vêtements inondés de sang. Elle avait à la tête et à la gorge des blessures graves. Elle poussait des cris inarticulés et ne pouvait plus parler. À l’arrivée des deux hommes qui venaient la secourir, elle parut cependant retrouver ses forces. Elle montra le secrétaire ouvert, dont les papiers avaient été bouleversés, puis elle indiqua du regard une porte qui se trouvait en face d’elle.

» Le gardien de la paix ouvrit cette porte. Elle donnait sur une sorte de cabinet noir, très exigu, où étaient pendus des vêtements protégés par un grand rideau vert.

» À peine la porte de ce cabinet fut-elle ouverte qu’un homme en sortit brusquement. Son irruption fut si violente que l’agent trébucha contre un meuble. Heureusement le concierge qui se trouvait derrière lui et qui est doué d’une grande vigueur, sauta au collet de l’assassin et put le maintenir.

» Pendant ce temps, d’autres personnes de la maison avaient monté l’escalier. Elles arrivèrent pour prêter main forte aux deux hommes, qui avaient toutes les peines du monde à garder leur prisonnier dont la résistance était désespérée.

» Ce forcené a été conduit au poste de la rue de la Victoire. Interrogé par le commissaire de police, il a déclaré se nommer le Loupeur, un sobriquet comme en prennent les malfaiteurs de cette espèce. Mais il a refusé de faire connaître son véritable nom. C’est un homme de petite taille, au visage livide, au regard hésitant. Il porte une barbe noire très épaisse, et ses vêtements sont misérables. Il affecte un cynisme révoltant.

» À bientôt d’autres détails. »

Le surlendemain, le journal complétait en ces termes ces premiers renseignements :

 

LE DRAME DE LA RUE DE PROVENCE (Suite)

 

« L’assassin de la rue de Provence a été interrogé aujourd’hui par le juge d’instruction. Il refuse toujours de faire connaître son véritable nom. Quant au mobile du crime, il n’est pas douteux. Au moment où il a été arrêté, le misérable était porteur d’une liasse de titres qu’il avait cachés dans une poche de son paletot et d’un rouleau contenant 870 francs.

» L’état de mademoiselle D… s’est un peu amélioré. Elle a pu donner hier quelques renseignements sur la manière dont le crime a été accompli. Le Loupeur, qui, ainsi qu’on le verra par la suite, paraissait être fort au courant des habitudes de la maison, s’est présenté à trois heures, alors qu’il savait que la femme de ménage devait être absente et que les deux vieillards se trouvaient seuls. M. D… était fort prudent. En entendant sonner, il entr’ouvrit la porte d’entrée de l’appartement, qui était fermée par une chaîne solide. Il demanda ce qu’on lui voulait. Le Loupeur se fit passer pour un neveu des deux vieillards, Clément Barre, le fils d’une de leurs sœurs mariée aux colonies, et qui servait comme marin sur un navire de commerce. M. D… aimait beaucoup cette sœur. Elle lui avait écrit précisément plusieurs mois auparavant pour lui annoncer la visite de son fils. M. D… ne douta pas que cet étranger ne fût son neveu, qu’il n’avait jamais vu.

» Au moment où M. D… venait de l’introduire dans le salon et de l’annoncer à sa sœur, l’assassin se retourna brusquement et donna au vieillard un violent coup de poignard, qui l’étendit raide mort. Avant que mademoiselle D… fût revenue de son saisissement, il se jeta sur elle et la frappa à son tour. Mais l’arme glissa sur un busc du corset. La vieille demoiselle put s’élancer à la fenêtre et crier au secours. Il la tira alors brusquement en arrière et la frappa à la gorge pour l’empêcher de crier. Quand il la vit tomber inanimée, il s’élança vers le secrétaire, l’ouvrit à l’aide d’une pince-monseigneur et commença à voler ce qu’il contenait.

» Mais l’arrivée du concierge, accompagné d’un gardien de la paix, l’obligea à se cacher. Il alla se réfugier dans le cabinet sombre, situé auprès du salon, où il a été arrêté.

» Impossible de connaître l’identité du prévenu. Il répond toujours par des plaisanteries cyniques aux questions du magistrat instructeur.

» On espère sauver mademoiselle D… »

VII

Le lendemain de son voyage à Clamart, Jeanne reçut la visite de M. Mérentier.

Il était à Paris depuis quelques jours, retour de Russie, et en rentrant il avait trouvé la lettre par laquelle elle le priait de venir la voir. Mais des affaires urgentes l’avaient empêché de se rendre plus tôt à son invitation.

L’excellent homme fut profondément ému lorsqu’il vit la fille de son ancien ami dans ce pauvre intérieur et qu’il devina, à sa pâleur, toutes les privations qu’elle devait s’imposer.

— Est-il bien possible, ma petite Jeanne ? dit-il d’un ton attendri en lui prenant les deux mains ; est-ce bien vous que je revois ici, dans une si affreuse position… vous, habituée au bonheur, au luxe, à l’élégance ?

— Tout cela est bien loin de moi maintenant, mon cher monsieur Mérentier, dit-elle avec un triste sourire. Le problème consiste aujourd’hui à ne pas mourir de faim… et j’ai été assez heureuse pour le résoudre jusqu’ici. Tant que j’aurai une bonne santé et que je verrai Georges se bien porter aussi, je ne me plaindrai pas.

— Je ne suis pas riche ; mais, vous savez, je ferai tout mon possible pour vous aider. Je n’ai pas oublié ce que votre père a été pour moi aux heures difficiles de ma vie.

— Je vous remercie, Monsieur. Je connais votre bon cœur et je suis heureuse de penser maintenant que vous allez être près de moi, à Paris. Si quelque malheur m’arrivait, Georges ne serait plus seul. Mais, jusqu’à présent, en travaillant, ma bonne Clara et moi, nous avons pu suffire aux besoins de notre petit ménage. Je vous ai prié de venir me voir, parce que j’ai pensé que vous pourriez m’aider dans l’œuvre que j’ai entreprise.

Elle lui raconta alors tout ce qui s’était passé depuis la mort de son père, le coffre-fort vide, les retraits de sommes importantes opérés à la Banque de France par un inconnu, la déconfiture de la maison de banque, les recherches faites si habilement par M. Bidache et la découverte de cette correspondance secrète échangée entre son père et une femme nommée Juana que M. Lacédat semblait avoir connue autrefois. Elle lui demanda enfin s’il ne pourrait pas lui donner quelques éclaircissements sur cette période de la vie de son père.

M. Mérentier réfléchit. Il semblait chercher dans ses souvenirs.

Jeanne le regardait avec anxiété, car elle savait l’importance que devait avoir un renseignement précis obtenu sur cette femme.

Enfin, après quelques secondes de silence et de réflexion :

— Juana… Juana…, répéta M. Mérentier. Attendez donc. Mais, oui, je me rappelle… C’était à Buenos-Ayres, n’est-ce pas ?

— À Buenos-Ayres, oui, en effet, dit Jeanne en se rappelant un détail qu’elle avait oublié… Il est question de cette ville dans la correspondance mystérieuse dont je viens de vous parler.

— Cette Juana était une Péruvienne… Mais il y a tant de femmes de ce pays qui portent ce nom… était-ce bien celle qui nous préoccupe ? Je l’ai vue en 1847 ou 1848… Une grande fille, très belle… Mon bateau avait fait relâche pendant quatre ou cinq jours à Buenos-Ayres, et votre père, que j’avais retrouvé par hasard chez un armateur de mes amis, m’avait invité à venir le voir… Il avait pris, en effet, le nom de M. Rodrigues et se faisait passer pour Espagnol, parce qu’à cette époque, qui coïncidait avec la Révolution de 1848, nos compatriotes étaient assez mal vus à Buenos-Ayres et sa qualité de Français l’aurait gêné dans les spéculations qu’il faisait sur les terrains.

» Cette Juana était… sa… enfin vous me comprenez… Je crois même qu’il en avait un enfant… Je vous demande pardon de ces détails, ma chère Jeanne, mais je vous considère maintenant comme une femme… et puis il est peut-être utile que vous sachiez cela.

— Je vous remercie, Monsieur, dit-elle.

Et, prenant une feuille de papier, elle y écrivit quelques notes.

— C’est tout ce que vous savez sur le compte de cette femme ? reprit-elle.

— Oui, tout. Je n’ai passé que deux heures avec elle chez votre père et je ne l’ai plus revue.

Il y eut un silence. M. Mérentier penchait la tête d’un air préoccupé et semblait hésiter à parler.

Jeanne remarqua son embarras.

— Ah ! Monsieur, dit-elle, vous savez encore quelque chose que vous me cachez. Parlez, je vous en supplie. Vous l’avez dit, je ne suis plus un enfant… le malheur m’a mûrie… et vous pouvez tout m’apprendre…

— C’est qu’il ne s’agit plus de vous ni de votre père, fit M. Mérentier en baissant la voix comme si ce qui lui restait à dire eût été le plus pénible des aveux. Il s’agit de moi… ce que vous m’avez révélé tout à l’heure sur la façon dont le crime a été accompli… ces vols de valeurs, de papiers importants commis au domicile de votre père et sur sa personne… tout cela me paraît éclairer d’un jour singulier certain événement mystérieux qui vient de m’arriver à moi-même…

Il hésita encore un instant, puis reprit :

— Vous m’avez parlé d’un homme actif et intelligent qui vous a été d’un grand secours dans toute cette enquête difficile ?

— Oui ; sous des dehors modestes, timides même, c’est l’intelligence la plus vive, le dévouement le plus sincère…

— On peut alors avoir en lui une absolue confiance ?… et il ne trahirait pas un secret important qui lui serait confié ?

— Je réponds de lui comme de moi-même.

— Ah ! si vous saviez combien il me coûte de vous dire… poursuivit M. Mérentier, avec une visible angoisse. Mais cela peut avoir une grande importance au point de vue de la recherche de ce misérable assassin.

Et, après avoir fait un nouvel effort sur lui-même, M. Mérentier reprit :

— Sachez donc, mon enfant, que, lorsque votre père a été tué, il portait sur lui, dans le portefeuille qui lui a été dérobé, une lettre que je lui avais écrite deux jours auparavant. Dans cette lettre…

M. Mérentier pâlit, passa sa main tremblante sur son front, puis sa tête s’inclina de nouveau sous la honte de l’aveu qu’il allait faire.

Ce fut d’une voix à peine distincte qu’il continua :

— Si trente-cinq années d’une vie sans tache, consacrée au travail et honorée par des actes de dévouement, si trente-cinq années du plus cuisant remords n’ont pas suffi à effacer la faute, ce que je souffre maintenant, au moment de vous l’avouer, doit bien la racheter, je vous l’assure ! Sachez donc, mon enfant, que j’ai commencé ma carrière par servir sur les bâtiments de l’État comme aspirant de marine. Je n’entrerai pas dans de longs détails… d’ailleurs, je ne le pourrais pas… J’étais pauvre… mes camarades plus fortunés que moi jouaient beaucoup… je me laissai entraîner… Je perdis d’abord de petites sommes, puis tout ce que je possédais… Il fallait vivre pourtant, il fallait jouer surtout, car cette passion était devenue chez moi plus impérieuse même que la faim… Dans la fièvre du jeu et par suite des mouvements que faisait le navire, il arrivait souvent que des pièces d’or tombaient à terre. Les joueurs n’y prenaient pas garde. Je me mis à guetter ces sortes d’accidents et je ramassai adroitement les pièces qui tombaient. C’est ainsi que je commençai à voler.

» Enfin, un jour, un de nos camarades, un enseigne, avait gagné une somme assez importante. À cette époque, les navires de l’État n’avaient pas les dimensions qu’ils possèdent aujourd’hui et les officiers n’y étaient pas aussi bien logés. Nous étions une dizaine dans le même carré. Cet enseigne, épuisé par la fatigue d’une nuit de jeu, s’était étendu tout habillé dans son hamac. Son vêtement était ouvert et je l’avais vu, quelques instants auparavant, mettre un portefeuille bourré de billets de banque dans la poche de côté de ce vêtement.

» Au bout d’une heure, quand je jugeai qu’il devait être bien endormi, je me levai sans bruit et m’avançai vers lui sur la pointe du pied. Je tirai doucement le portefeuille. J’allais me retirer avec cet argent volé, lorsque tout à coup l’enseigne, qui était parfaitement éveillé, sauta à bas de son hamac et, me prenant au collet, appela nos camarades.

» — Messieurs, s’écria-t-il avec force, nous ne nous étions pas trompés. M. Ponsat est décidément un voleur !

» Quelqu’un m’avait vu ramasser les pièces d’or sous la table ; on m’avait surveillé, et ce portefeuille plein de billets de banque avait été mis en évidence pour me tenter. J’étais tombé dans le piège.

» Nous ne devions relâcher que trois mois plus tard. Je vous laisse à penser ce que fut mon existence à bord pendant ces trois mois. On ne m’avait pas dénoncé à mes chefs, de sorte que je n’encourus aucune punition officielle. Mais j’eus à subir le mépris de mes camarades, je fus mis à l’écart comme un paria, on ne m’épargna aucun affront, aucune souffrance. C’était justice, je ne m’en plains pas.

» À notre retour en France seulement, ces faits honteux furent divulgués. Je fus chassé de la marine française.

» Alors je changeai de nom et je me mis à faire les plus durs métiers. Je m’engageai comme matelot sur un navire marchand.

» La connaissance que j’avais du service, mon instruction, ma bonne conduite me permirent de ne pas rester longtemps dans les rangs inférieurs. Je devins promptement capitaine au long cours, j’acquis une petite fortune et je pus me marier.

» Vous savez que je ne conservai pas longtemps ma pauvre femme. Elle mourut quelques jours après m’avoir donné un fils.

» Or, c’est de ce fils qu’il s’agit en ce moment.

» Je vous ai dit que j’avais changé de nom. Je m’appelais Louis Ponsat, je pris le nom de Mérentier. Jusqu’à présent cela n’a présenté aucune difficulté.

» Mais, dans quelques mois, mon fils va entrer à Saint-Cyr. Or, les papiers qu’il présentera devant être en règle, on s’apercevra qu’il n’a pas le droit de porter ce nom de Mérentier. On le forcera à s’appeler Ponsat, comme son père. Et songez que, parmi ses camarades, il peut se trouver des fils de ceux qui m’ont connu jadis… qui ont été témoins de ma faute ! Me voyez-vous obligé de rougir devant cet enfant, obligé de lui avouer qu’autrefois j’ai déshonoré le nom qu’il porte !…

» Je savais que votre père avait, parmi ses amis, le Garde des sceaux actuel. Je pensai que, par lui, je pourrais obtenir d’être autorisé à changer de nom. Mais, n’osant pas lui faire de vive voix cette honteuse confession, je la lui écrivis.

» Eh bien, mon enfant, cette lettre, cette lettre qui contient l’aveu de mon infamie, elle est évidemment tombée entre les mains de ceux qui ont assassiné votre père… Et ils prétendent aujourd’hui s’en faire une arme contre moi… Écoutez.

M. Mérentier tira de son portefeuille un morceau de papier sale et crasseux.

— Voici ce que j’ai trouvé à mon retour de Russie, dit-il.

Et il lut :

 

« Monsieur,

» Si vous ne voulé pas que votre fils sache que vous ête un coquain qui avez volé autrefois et avé été mis à la porte de la marrine, il faut donner san mille francs.

» Si vous consanté à donner cette somme, remété à M. Jorre, marchan de vin rue Polonceau à la Chapelle, une lettre adrécée à M. Gustave et dans laquel vous indiqueré comment on peut toucher l’argean. Ne cherchez pas à me prandre, sinon votre fils saura tout de suite quel gredin vous éte.

» GUSTAVE. »

 

— Mais, en effet, c’est clair, c’est évident ! s’écria Jeanne très émue. L’homme qui a écrit cette lettre a découvert votre secret dans le portefeuille de mon père. Cet homme, c’est son assassin.

— Assurément ; mais vous comprenez avec quel tact et quelle prudence il faut agir. Car, mon enfant, c’est mon honneur que je vous livre en ce moment.

— Oui, cet homme a sans doute des complices, dit Jeanne en réfléchissant. Et, si on fait une tentative pour s’emparer de lui… il se vengera ! Et quelle vengeance, grand Dieu !

— Voilà ce que j’avais à vous dire, fit M. Mérentier avec un profond soupir, comme s’il eût été déchargé d’un poids qui l’étouffait. Je vous autorise à révéler ces faits à l’homme en qui vous avez confiance. Il lui faudra toute son habileté et toute son intelligence pour mener à bien cette affaire difficile.

— Ah, Monsieur, que vous êtes bon et quel service vous venez de me rendre ! s’écria Jeanne qui comprenait la gravité d’une semblable révélation.

— Et maintenant, adieu, mon enfant, voulez-vous m’embrasser ?

— Oh ! de bien bon cœur ! s’écria Jeanne en se jetant au cou du vieillard. Et je tiens à vous dire combien je vous aime, combien je vous estime !

Il la serra paternellement dans ses bras et lui fit promettre qu’elle le mettrait au courant de tout ce qui pourrait survenir.

VIII

Lorsqu’il faisait beau, Jeanne avait l’habitude de sortir dans l’après-midi et de conduire Georges pendant une heure ou deux le long des boulevards extérieurs.

Peu de jours après la visite de M. Mérentier, elle revenait avec son frère d’une de leurs promenades habituelles, lorsque l’enfant aperçut, à peu près en face le cirque Fernando, sur le terre-plein du boulevard, un grand cercle formé par des curieux. En même temps, le son criard d’un orgue de Barbarie se fit entendre, indiquant probablement une représentation donnée par ces saltimbanques qui travaillent en plein vent sur les boulevards excentriques.

Georges voulut approcher du cercle, et Jeanne y consentit, bien qu’elle eût peu de goût pour ce genre de spectacle.

C’étaient, en effet, deux saltimbanques : un homme et une femme. Ils étaient vieux tous deux. L’homme avait une barbe blanche et de longs cheveux gris qui pendaient autour de son crâne chauve. Il était debout au milieu du rond sur un petit tapis troué. Autour de lui, étaient posés des poids et des boulets en fer.

Il portait un maillot rapiécé qui, à force d’avoir été blanchi, n’avait plus de forme et pendait comme une loque autour de son corps trop maigre. Il pliait sur les genoux comme un vieux cheval exténué et ses mains noires, gonflées de veines, avaient un tremblement continuel.

La femme était assise sur un escabeau, à côté de l’orgue de Barbarie que tournait un enfant. Ses cheveux noirs, entremêlés de nombreux fils d’argent, étaient serrés par un ruban pailleté. Elle avait une sorte de mauvaise chemise fermée aux poignets, une jupe rouge et un maillot blanchâtre. Son dos était arrondi comme par le poids d’une misère trop lourde, et son visage, sillonné de rides, cuit par le soleil, où la pluie semblait avoir creusé de larges rigoles, avait une expression triste et abrutie.

L’homme fit signe au gamin de cesser de tourner l’orgue. Il commença son boniment.

— Mesdames et Messieurs, dit-il d’une voix glapissante, vous allez assister à un spectacle extraordinaire tel que personne sur la place de Paris ne serait capable d’en montrer un semblable. Vous entrez au cirque Franconi, au cirque Bouthors (le pauvre homme en était resté à M. Bouthors), vous payez trois francs, et vous ne voyez rien d’aussi étonnant, d’aussi admirable, d’aussi rare que ce qui va vous être montré dans quelques instants.

» Madame que voici (et il désigne sa compagne), dont le travail a été applaudi par tous les souverains de l’Europe, ne craint pas de rivale. Elle a été justement surnommée la reine des saltimbanques. Fille d’un hercule célèbre et d’une mère qui avait la beauté plastique d’une déesse, elle est douée d’une force sans égale. Vous la verrez tout à l’heure jongler avec des poids que le plus fort d’entre vous pourrait à peine remuer.

» Oui, Mesdames, des poids de vingt, de cent, de cent cinquante kilos ne pèsent pas plus dans sa main vigoureuse que l’ombrelle avec laquelle vous abritez en ce moment vos traits contre l’ardeur du soleil. (Il gelait et le pauvre homme frissonnait dans son maillot trop mince. Mais il respectait scrupuleusement le texte du boniment.) Approchez-vous, Mesdames et Messieurs. On va jouer un morceau et pendant ce temps-là vous donnerez à madame Lætitia, à la Reine des saltimbanques, un petit encouragement.

» Ce ne sont pas des pièces blanches que nous vous demandons. Vous ne donnerez pas des deux et des trois francs comme ici en face. (Il montrait le cirque Fernando.) Vous écouterez votre générosité naturelle, et, dès qu’il y aura dix sous sur le tapis, madame Lætitia commencera. Allons ! dix sous ! dix sous seulement !… »

L’orgue essoufflé se mit à tourner précipitamment et lança ses notes aiguës qui semblaient des appels désespérés à la charité des assistants.

Deux ou trois sous, longuement espacés, vinrent tomber sur le tapis, aux pieds du vieillard.

Il frappait dans ses mains, autant pour se réchauffer que pour stimuler la générosité du public. Mais on riait en regardant ces deux vieux, et le travail qu’on attendait d’eux semblait assez payé par cette mince aumône.

Il fit taire l’orgue de nouveau et reprit son boniment. Il fut pressant, persuasif, ironique ; mais en vain. Cette nouvelle dépense d’éloquence ne lui rapporta que deux sous donnés avec peine.

Alors, dans le but d’allumer la curiosité du public, il fit signe à sa vieille compagne de venir sur le tapis. Elle se leva lentement et s’avança en balançant ses longs bras maigres où l’on cherchait en vain les traces des biceps paternels et de la beauté plastique de la déesse sa mère.

Elle resta là, en face du public, lourde et triste, sans regard, attendant l’ordre du vieillard.

Jeanne, à qui un pareil spectacle répugnait voulut entraîner Georges. Mais l’enfant résista, alléché par les promesses du boniment.

— Tenez, Messieurs, dit le vieux saltimbanque. Madame Lætitia consent à vous donner un échantillon de son travail, à titre de réclame, et pour que vous n’hésitiez plus à payer de quelques malheureux sous des exercices uniques au monde. Elle va porter à bras tendu dans chaque main un poids de vingt kilos. Allons ! un peu de générosité… on va commencer.

L’orgue grinça et le vieillard jeta autour de lui des regards où se lisait l’angoisse. Mais rien ne venait. Impatientés par la longueur du préambule, plusieurs curieux commençaient même à déserter le cercle. Encore quelques instants, et les deux vieillards n’auraient plus personne autour d’eux.

L’homme se décida à faire travailler sa vieille compagne. Il approcha d’elle deux poids de vingt kilos.

Alors, comme une bête de somme, elle se baissa lentement et saisit avec ses vieilles mains ridées les anneaux des poids. Ses longs bras se tendirent et on vit se gonfler les veines de son cou décharné. Elle souleva les poids avec peine, puis, s’étant à peu près redressée, elle s’arrêta. Sa tête branlait sous l’effort qu’elle faisait. Elle écarta les bras et voulut les lever de chaque côté de son corps. Mais, avant qu’ils pussent prendre la position horizontale, elle lâcha les poids, épuisée, et ils allèrent rouler autour d’elle, sur le tapis.

Un ricanement accueillit cet essai malheureux. La femme ne parut pas entendre et elle resta indifférente, essoufflée, le dos rond sous les rires.

Mais le vieillard s’avança vers les rieurs et, leur montrant sa vieille compagne avec un geste tragique :

— Elle n’a pas mangé depuis hier, dit-il, et moi non plus… Ah ! si je n’avais pas eu le bras cassé, vous verriez comme je travaillerais, malgré cela… Mais elle, elle n’a pas la force !

Et, en même temps, il jeta un regard lamentable sur la maigre recette de la journée.

Le public, indifférent, commençait à déserter la place, lorsque tout à coup un jeune homme s’élança au milieu du cercle et vint se placer auprès du vieillard. Il portait un élégant complet de drap anglais ; un chapeau de feutre mou était posé sur ses cheveux blonds. Son clair regard exprimait l’audace et la franchise.

— Mes amis, ne vous en allez pas ! s’écria-t-il. Vous voyez bien que ces pauvres gens meurent de faim. Les abandonnerez-vous parce qu’ils sont vieux et qu’ils ne peuvent plus travailler ? Vous voulez des tours de force ? Attendez, on va vous en donner.

Et, en disant ces mots, il déboutonna rapidement son veston et le jeta sur l’orgue de Barbarie.

— Seulement, ajouta-t-il, je ne commencerai que lorsqu’il y aura cent sous devant moi, et, pour ne pas vous faire attendre, je commence par les y mettre !

Il prit une pièce de cinq francs dans la poche de son gilet et la jeta devant lui sur le tapis.

Le cercle des curieux se resserra, intéressé par l’allure hardie de ce jeune homme et par sa singulière fantaisie.

— Attention ! cria-t-il et en avant la musique ! Aux poids de vingt kilos d’abord !

Le gamin chargé de la partie musicale avait probablement le ventre aussi creux que les deux saltimbanques. Cela ne l’empêcha pas de tourner avec frénésie son horrible instrument qui semblait maintenant pousser des cris de victoire.

L’hercule amateur avait pris les poids et, après les avoir tenus quelques instants à bras tendu, il les lança en l’air, les recevant sur le dessus de la main, les faisant passer par dessous sa jambe, jonglant enfin avec ces lourds morceaux de fer, sans paraître faire le moindre effort.

Le peuple, toujours avide de ce spectacle et grand admirateur de la force, battit des mains à une si grande vigueur, jointe à une incomparable adresse.

Sans laisser à l’enthousiasme le temps de se refroidir, le jeune homme prit son chapeau et fit rapidement le tour de la société. Les sous pleuvaient, maintenant, accompagnés de quelques pièces blanches. Alors, reprenant sa place sur le tapis, après avoir jeté à terre la recette :

— Je savais bien, dit-il, que de braves ouvriers comme vous ne voudraient pas laisser mourir de faim ces pauvres gens. Vous avez été généreux, on va vous récompenser. Seconde partie. Aux boulets maintenant !

Il ramassa deux énormes boulets et commença à jouer avec eux comme s’ils eussent été en bois au lieu d’être en fer. Il les faisait rouler le long de son bras, derrière son cou, et les tenait superposés dans une seule main.

Parmi les spectateurs, c’était du délire. On applaudissait à tout rompre. Il y avait maintenant deux cents personnes autour de lui.

— Allons, dit-il, en lançant les boulets à côté de lui, une seconde tournée maintenant !

Et, prenant son chapeau, il recommença à faire la quête qui fut plus fructueuse encore que la première fois.

Alors, versant auprès du vieux saltimbanque étonné, ahuri, le contenu de son chapeau :

— Ramassez cela, mon brave, dit-il, et allez manger. Mes amis, ajouta-t-il en se tournant vers l’assistance, je vous remercie. À une autre fois.

Et, riant du succès de son originale et charitable idée, il alla reprendre son veston et disparut dans la foule.

Mais au moment où il sortait du cercle émerveillé des spectateurs, Jeanne se trouva sur sa route :

— Monsieur, dit la jeune fille avec émotion, ne me reconnaissez-vous pas ?

Il mit son chapeau à la main, un peu interdit, cherchant dans ses souvenirs.

— Je suis mademoiselle Lacédat, reprit-elle. Et vous, Monsieur, si je ne me trompe, vous êtes M. Patrick O’Keddy.

— Ah ! Mademoiselle, s’écria le jeune Irlandais, avec un peu de confusion, je vous demande pardon… Je ne vous ai pas reconnue tout d’abord… J’étais si peu préparé à vous rencontrer ici !… Je suis très heureux de vous voir. J’aurais précisément besoin d’avoir avec vous un entretien de quelques instants.

— Je demeure près d’ici, répliqua Jeanne, 20, boulevard de Clichy. Si, dans une heure, vous êtes libre…

— Dans une heure, certainement, Mademoiselle, si toutefois ma visite ne vous dérange pas.

— Elle me fera plaisir, au contraire.

Il la salua respectueusement et s’éloigna d’un pas rapide pour éviter la curiosité de la foule qui commençait à s’amasser autour de lui.

IX

Lorsque, une heure après, Patrick O’Keddy fut introduit chez Jeanne, M. Bidache était auprès d’elle. La jeune fille venait de lui raconter la singulière rencontre qu’elle avait faite à Clamart, puis elle l’avait mis au courant des graves confidences de M. Mérentier. M. Bidache avait accueilli avec un vif intérêt ces révélations si importantes.

— Mon Dieu, Mademoiselle, dit Patrick en s’asseyant dans le fauteuil qu’elle lui avait désigné, voici déjà quelque temps que je voulais venir vous trouver pour prendre de vos nouvelles… mais, jusqu’à présent, j’ai été absorbé par les soins de mon installation. M. Raveneau m’a tenu au courant des affaires de la banque. C’est un désastre et je vois, Mademoiselle, dit-il en jetant un regard autour de lui, je vois que vous en supportez courageusement votre part. Dans ces conditions, je n’avais qu’un parti à prendre. Je vous ai dit que la somme déposée par moi chez M. votre père ne m’appartenait pas. J’ai fait liquider ma modeste fortune qui s’élevait à peu près à cinq cent mille francs, et j’ai remboursé les fonds qui m’avaient été confiés.

— Mais alors, Monsieur, vous êtes complètement ruiné, il ne vous reste plus rien, dit Jeanne avec un accent douloureux.

— Ma foi ! il ne me reste plus grand’chose, en effet ; mais, bah ! tôt ou tard cet argent aurait été rejoindre celui que m’ont déjà coûté mes folies de jeunesse. Cette ruine est peut-être un bien, dit-il d’un air insouciant.

— Mais comment vivez-vous ?

— Je travaille, fit-il gaiement. Vous avez pu constater tout à l’heure, Mademoiselle, que je suis d’une assez jolie force aux exercices du corps. J’ai beaucoup pratiqué, dans mon pays, l’escrime et la boxe. Ce sont deux arts qui, en ce moment, sont très à la mode à Paris. J’ai quelques relations, d’excellents amis auxquels j’ai fait appel. J’ai fondé une salle d’escrime. Et, ma foi, cela marche fort bien.

» Si vous saviez, reprit-il avec feu, quel plaisir j’éprouve à me dire que je travaille, que je gagne mon pain, que je me rends peut-être utile !… C’est un bonheur que je ne connaissais pas autrefois. Aussi, cette catastrophe que j’ai d’abord accueillie avec un violent dépit – d’autant plus que je craignais que mon honneur ne fût mis en cause – je ne la maudis plus maintenant. Et, si, un jour je devais retrouver ma petite fortune, il me semble qu’elle me gênerait. Il n’y a qu’une chose qui me tourmente, par exemple… J’ai lu dans un journal anglais que sir John Fitzgerald est arrivé à N’guen-Fourou, dans la partie du Sénégal où se fait la chasse au lion… et je tremble à chaque instant d’apprendre qu’il a accompli quelque exploit qui me désespérerait…

M. Bidache ouvrait de grands yeux et regardait avec étonnement l’excentrique gentleman.

Jeanne présenta les deux jeunes gens l’un à l’autre.

— Si je découvre jamais les assassins de mon père, dit-elle, si sa mort est vengée, si je puis réhabiliter sa mémoire et désintéresser ses créanciers, c’est à M. Bidache que je le devrai.

Et, en peu de mots, elle raconta au jeune Irlandais émerveillé tout ce que l’ancien employé de la préfecture avait fait pour arriver à la découverte de la vérité.

À mesure qu’elle parlait, l’attitude de Patrick, le feu qui brillait dans ses yeux, indiquaient le puissant intérêt que lui inspirait ce récit.

Quand Jeanne eut terminé, il tendit la main au jeune homme avec un geste plein de franchise et de cordialité.

— Vous vous dévouez là à une œuvre généreuse, Monsieur, lui dit-il avec élan, et je fais des vœux bien sincères pour que vous réussissiez. En vérité, vous ne pouvez croire à quel point cela m’intéresse… Et je vous jure que, si jamais vous aviez besoin de moi…

— Qui sait ? dit M. Bidache avec un sourire. Il nous faudra peut-être à un moment donné une poigne vigoureuse, un auxiliaire audacieux…

— Eh bien ! vous pouvez compter sur moi… Venez me voir demain, voulez-vous ? nous causerons… et, si vous me donnez un rôle à jouer dans votre périlleuse et difficile entreprise, je vous en serai reconnaissant. Je suis un peu don Quichotte de ma nature, et j’aime à me battre contre les méchants… témoin mes chasses aux fauves… Or, vous avez à Paris des bêtes féroces bien dangereuses, et, si je pouvais en détruire quelques-unes, je m’estimerais fort heureux. Tenez, pour ne vous citer qu’un exemple récent, j’ai parmi mes amis et aussi parmi mes meilleurs élèves un gentilhomme napolitain, le comte de Caserte…

— Celui qui a été attaqué il y a huit jours rue Taitbout ? interrompit vivement M. Bidache.

— Vous savez ce qui lui est arrivé ?

— Oui, j’ai lu dans les journaux le récit de cette agression. Ce qu’on raconte est-il exact ?

— Très exact.

— Cette histoire de l’assassin s’enfuyant dans une voiture de maître ?…

— Rien de plus vrai. Le bandit a eu l’audace de jeter par la portière, aux agents qui le poursuivaient, les haillons qui formaient son costume. M. de Caserte, qui va aujourd’hui beaucoup mieux, a demandé au commissaire de police de lui donner ces vêtements qu’il conserve en souvenir de cette aventure.

M. Bidache resta silencieux pendant quelques instants. Il voyait là l’occasion de suivre une nouvelle piste et, malgré lui, il se sentait attiré par l’attrait de l’inconnu.

— Ne pourrai-je pas voir ces vêtements ? demanda-t-il… une simple curiosité, remarquez bien… mais nous trouvons quelquefois un indice là où les autres n’aperçoivent rien…

— Rien ne sera plus facile… Je vous ai déjà prié de venir demain chez moi. En sortant, j’irai prendre des nouvelles de M. de Caserte ; il vous montrera ces haillons et vous donnera tous les renseignements que vous pourrez désirer… J’ajoute qu’il promet cent mille francs à celui qui découvrira son assassin.

— Oh ! je ne travaille que pour mon plaisir, nullement par intérêt, dit M. Bidache en rougissant.

Patrick O’Keddy se leva et tendit à Jeanne sa main loyale.

— Mademoiselle, dit-il, je suis profondément touché de voir avec quel courage vous supportez votre triste position. Si jamais vous avez besoin d’un second dévouement, faites appel à Patrick O’Keddy, et il sera trop heureux de vous offrir ses services.

Jeanne le remercia du fond du cœur. Lorsqu’elle mit sa main dans celle du jeune homme, l’émotion la faisait trembler. Et cette émotion n’était peut-être pas seulement causée par l’allusion qu’il venait de faire aux pénibles difficultés de sa situation.

Quand Patrick fut sorti, Jeanne se tourna vers M. Bidache :

— Et maintenant, lui dit-elle, que comptez-vous faire pour mettre à profit les indications que nous a données M. Mérentier ?

— Cette affaire mérite d’être examinée sérieusement, répondit M. Bidache en hochant la tête. Je suis persuadé, moi aussi, que l’individu qui a fait cette tentative de chantage n’est autre que l’auteur principal ou le complice de l’assassinat de votre père. Mais il faut procéder avec une prudence extrême. Vous comprenez que nous avons affaire à un gaillard habile et que toutes ses précautions sont prises. Faire arrêter Jorre, le marchand de vin, et l’interroger sur cet individu qui se fait appeler Gustave ? Mauvais moyen. Le marchand de vin ne parlera pas. Il dira qu’il ne connaît pas ce Gustave. Faire cerner la maison et prendre tous ceux qu’on y trouvera, parmi lesquels sera sans doute ce bandit ? Détestable ; car il doit avoir des complices, et ces complices le vengeront en déshonorant M. Mérentier. Il y aurait peut-être un moyen…, dit-il, après avoir encore réfléchi.

— Lequel ? demanda Jeanne anxieuse.

— Il faudrait s’introduire chez ce marchand de vin sous un déguisement… examiner les habitués de l’endroit… tâcher de surprendre un mot… un indice…

Il rêva encore quelques instants. Son imagination ardente développait le plan qu’il avait conçu.

— Avez-vous le moyen de voir M. Mérentier aujourd’hui ? reprit-il vivement.

— Rien n’est plus facile.

— Eh bien, dites-lui d’écrire immédiatement à ce Gustave par l’intermédiaire du marchand de vin, comme on le lui demande. Il pourra dire dans cette lettre qu’il consent à faire un sacrifice pour éviter le scandale dont il est menacé, mais qu’il désire discuter le prix demandé… Enfin, n’importe quoi. L’important, c’est qu’une lettre soit écrite et qu’il l’envoie de manière à ce qu’elle arrive par le courrier du soir, vers neuf heures. Je serai là, dans la salle du cabaret, et je tâcherai de voir à qui elle sera remise.

— Mais ce cabaret doit être un coupe-gorge ? dit Jeanne avec inquiétude. Et si on vous reconnaît ?

— Soyez tranquille, Mademoiselle, on ne me reconnaîtra pas. D’ailleurs, pour plus de sûreté, je demanderai à ce jeune homme, qui était ici tout à l’heure, de vouloir bien m’accompagner. À nous deux, nous n’aurons rien à craindre.

— C’est cela, dit Jeanne, je serai plus rassurée si je vous sais sous la protection de ce brave cœur.

— Maintenant, ne négligez pas non plus Greliche. Si vous parvenez, comme c’est possible, à le ramener au bien et à vous l’attacher, nous aurons peut-être en lui un précieux auxiliaire.

— Dès demain j’irai voir sa mère.

— À merveille !… ne perdons pas de temps… Allons, dit M. Bidache en se levant pour prendre congé de la jeune fille, j’ai bon espoir et je crois que nos affaires marchent assez bien.

X

C’était rue d’Anjou, presque en face de la photographie Nadar, que Patrick O’Keddy avait installé sa salle d’armes. Il avait loué à cet effet une vaste boutique vide depuis longtemps et, après avoir fait fermer la devanture au moyen de carreaux dépolis, il avait aménagé l’intérieur simplement, mais avec goût.

Il venait passer chaque année quelques mois à Paris, où il comptait de nombreux amis dans le monde des arts et de la politique. Il trouva facilement, parmi ses relations, le noyau de sa clientèle. On connaissait sa force extraordinaire, sa science consommée de l’escrime, et ses leçons furent bientôt très recherchées.

Il avait donné rendez-vous à M. Bidache vers quatre heures. C’était le moment où la leçon finissait.

Le doux M. Bidache fut d’abord un peu étonné de se trouver au milieu de ce cliquetis de fleurets, dans ce bruit produit par les appels du pied, et de voir tous ces hommes masqués parmi lesquels il lui était assez difficile de deviner le maître de la maison.

Patrick le reconnut le premier et s’aperçut de son embarras. Ôtant vivement son masque, il alla à lui, la main tendue.

— Veuillez m’attendre quelques instants, cher Monsieur, dit-il en lui montrant une pièce attenante qui lui servait de cabinet. Je finis de donner une leçon et je suis à vous.

De l’endroit où il était assis, M. Bidache put admirer la belle prestance de Patrick, son incomparable agilité, sa merveilleuse adresse.

— Allons, se dit-il, voilà bien l’homme qu’il me faudra ce soir.

Un quart d’heure après, la nuit étant venue, les habitués quittèrent la salle d’armes. Patrick monta à l’entresol où était situé son modeste logement, changea vivement de costume et vint retrouver M. Bidache au bout de quelques minutes.

Ils sortirent ensemble et se dirigèrent d’un bon pas vers la rue d’Aumale, où demeurait M. de Caserte.

Chemin faisant, M. Bidache fit part au jeune Irlandais de ses projets et lui dit quel rôle il désirait lui destiner dans sa dangereuse expédition. Mais, respectant le secret de M. Mérentier, il ne lui révéla point dans quel but cette expédition était tentée.

Patrick fut ravi de l’aventure qui se préparait.

— Je serai votre homme, dit-il. J’ai bien souvent couru, la nuit, sous un déguisement, les tavernes de Dublin et de Londres, et, avec un peu d’étude, je suis arrivé à prendre parfaitement la mine et l’allure d’un respectable ivrogne. Je vous promets que je jouerai bien mon rôle.

— Je vous conduirai tout à l’heure chez le père Brousmiche, notre costumier, et nous choisirons notre déguisement.

Ils trouvèrent le comte de Caserte étendu sur une chaise longue. Il était pâle et sans force, mais cependant il allait beaucoup mieux et le médecin répondait absolument de lui.

Il tendit la main à Patrick, qui lui présenta M. Bidache et lui exposa le but de leur visite.

— Ah ! Monsieur, vous êtes de la police ! dit le comte de Caserte avec vivacité, eh bien, je vous avertis que je donne cent mille francs…

— Je me suis mal expliqué, reprit Patrick O’Keddy. Monsieur recherche les criminels par plaisir, par dilettantisme, nullement dans un but intéressé, et il n’appartient pas à la police.

— Je serais fâché de recevoir une récompense, quelconque, dit M. Bidache en rougissant, très intimidé par le luxe qui régnait autour de lui et ne sachant où s’asseoir au milieu de cet encombrement de bibelots.

— M. Bidache voudrait voir les vêtements de l’homme qui vous a attaqué, répondit Patrick.

— Rien de plus facile, dit le comte de Caserte.

Il appuya sur le bouton d’une sonnette électrique, qui était à la portée de sa main, et, lorsque son valet de chambre parut, il lui donna l’ordre d’apporter les guenilles que le commissaire de police lui avait envoyées sur sa demande.

M. Bidache examina la blouse, le pantalon et la casquette. Il remarqua qu’une des manches de la blouse était teinte de sang près du poignet. Il eut un mouvement de surprise.

— Pardon, Monsieur, dit-il, s’adressant au comte, c’est bien au côté droit que vous avez été frappé, n’est-ce pas ?

— Parfaitement, voici la place, répondit M. de Caserte en indiquant un point sur sa poitrine.

— C’est vraiment singulier, murmura M. Bidache, comme s’il se fût parlé à lui-même.

— Auriez-vous quelque soupçon ? fit le comte avec une nuance d’incrédulité, car il ne pensait pas que ces vêtements, qui avaient été visités et palpés par le commissaire de police et par plusieurs agents, pussent contenir une révélation quelconque.

Mais M. Bidache répondit à la question de M. de Caserte par une autre question.

— Avez-vous remarqué avec quelle main il vous a frappé, la gauche ou la droite ?

Le comte parut assez étonné de cette demande.

— Attendez donc… dit-il en réfléchissant.

— Voici pourquoi je désire avoir ce renseignement, reprit M. Bidache ; c’est le poignet gauche de cette manche qui est souillé de sang. Il y a donc tout lieu de croire que cet homme est gaucher…

— En effet, dit le comte, je m’en souviens maintenant, c’est la main gauche qu’il a levée sur moi… et c’est probablement aussi avec cette main qu’il m’a dévalisé. Vous avez parfaitement raison et votre observation est très juste… quoique je ne comprenne pas bien quel intérêt…

— Vous reveniez tous les soirs du cercle à pied ?

— Oui, j’avais cette habitude… cette mauvaise habitude.

— Et, cette nuit-là, vous aviez gagné une somme importante ?

— Oui, la partie avait été très grosse et il devait y avoir dans mon portefeuille cinq mille louis.

— Si votre voleur fait souvent des coups de cette importance, je ne m’étonne pas qu’il roule carrosse, observa Patrick en souriant.

— Je n’ai plus rien à vous demander, monsieur le comte, dit M. Bidache, je vous prie de m’excuser si je vous ai dérangé.

— Mais pas le moins du monde, Monsieur, fit M. de Caserte en lui tendant la main. Vous me semblez singulièrement intelligent et quelque chose me dit que, si mon assassin doit jamais être découvert, c’est par vous qu’il le sera.

M. Bidache rougit modestement.

— Mon Dieu ! monsieur le comte, dit-il, vous savez… un peu d’habitude… le goût du métier…

Il salua à plusieurs reprises et sortit avec Patrick O’Keddy.

XI

— Maintenant, fit M. Bidache lorsqu’ils furent dans la rue, nous allons chez le père Brousmiche.

— Qui est celui-là ? demanda Patrick.

— Un type curieux, vous allez voir.

— Et qui demeure ?…

— Rue de la Tour-d’Auvergne.

Un quart d’heure après, M. Bidache, suivi de son robuste compagnon, gravissait l’escalier noir et étroit d’une maison de la rue de la Tour-d’Auvergne.

— Est-ce bien haut ? demanda Patrick.

— Au cinquième étage.

Quand ils furent arrivés au dernier palier, M. Bidache s’arrêta devant une petite porte sur laquelle était collée une carte ainsi rédigée :

 

BROUSMICHE

 

Ancien inspecteur

 

Mais la carte ne disait pas à quel genre d’inspection M. Brousmiche s’était livré pendant le cours de sa carrière.

M. Bidache sonna et bientôt un grand vieillard, encore très vert, portant la moustache grise et la redingote boutonnée jusqu’au col comme un ancien militaire, vint leur ouvrir.

— Eh mais ! c’est le petit Bidache, dit-il en tendant la main au jeune homme. Il y a longtemps qu’on ne t’a vu, mon garçon.

M. Brousmiche était un ancien inspecteur de la Sûreté, et c’est avec lui que M. Bidache avait débuté quelques années auparavant. Le vieux policier avait toujours conservé le meilleur souvenir de l’intelligence et de la singulière dextérité de son ex-collaborateur.

Lorsqu’ils eurent échangé les premiers compliments :

— Mon cher monsieur Brousmiche, dit le jeune homme, voici pourquoi nous sommes venus vous trouver. Nous désirerions, Monsieur et moi… Vous comprenez…

Et il lui fit un signe d’intelligence.

— Parfaitement, répondit le père Brousmiche. Monsieur est-il aussi de la partie ? demanda-t-il en montrant Patrick.

— Non, c’est un amateur.

— N’importe, conduit par toi, il est le bienvenu. Donnez-vous donc la peine d’entrer.

M. Brousmiche ouvrit la porte d’une chambre assez vaste, et Patrick ne fut pas peu étonné du singulier aspect que présentait cette chambre. Des cordes la traversaient en tous sens, et sur ces cordes étaient pendus en grand nombre les vêtements les plus divers et les plus étranges. Dans le fond se dressaient deux hautes armoires.

M. Brousmiche avait la spécialité de fournir aux agents de la sûreté les déguisements qui leur sont utiles dans leurs missions secrètes. Il avait vu, durant sa carrière, plusieurs de ces missions échouer à cause du peu de soin que les agents qui en étaient chargés avaient mis à dissimuler leur véritable qualité. Ne pouvant, à cause de leur traitement modique, avoir un choix complet de vêtements, de fausses barbes, etc., ils se contentaient parfois d’un déguisement insuffisant qui, loin de les protéger, les désignait au contraire aux soupçons des coquins qu’ils devaient surveiller ou arrêter. Après avoir pris sa retraite, M. Brousmiche avait sollicité et obtenu de la préfecture de police une petite subvention à l’aide de laquelle il s’était mis à monter l’étrange vestiaire qu’admirait en ce moment Patrick O’Keddy.

Moyennant une modique rétribution, les agents trouvaient là tout ce qui leur était nécessaire, depuis le frac de l’homme du monde, l’uniforme de l’officier, la soutane du prêtre, jusqu’à la blouse crasseuse du voyou. M. Brousmiche, qui était un artiste en son genre, ne se contentait pas de louer le costume. Quand on l’avait revêtu, il vous faisait passer dans une petite pièce, sur la porte de laquelle était peint ce mot : Laboratoire. Là, on trouvait un assortiment complet de postiches en tout genre. M. Brousmiche les essayait lui-même à ses clients, puis, à l’aide de cosmétiques, de crayons, de blanc, etc., il complétait la tête, de façon qu’elle fût en parfaite harmonie avec le costume.

— Toi, je vais te donner un serrurier, dit l’ancien inspecteur en mettant la main sur l’épaule de M. Bidache. Ce sera ton affaire. Quant à vous, Monsieur…

Il regarda quelques instants Patrick avec attention.

— À vous, décida-t-il, il faut un maçon. Vous avez les mains fines : vous allez me mettre là-dessus des croûtes de plâtre pour les cacher… Attendez-moi un instant dans le laboratoire.

Il revint bientôt apportant les costumes qu’il avait annoncés.

Patrick et Bidache les revêtirent aussitôt. M. Brousmiche les fit ensuite asseoir devant une glace et, rapidement, leur arrangea la tête.

Quand il eut fini, il les plaça debout l’un près de l’autre et se recula pour admirer son œuvre. Une grosse lampe à la main, il vint leur mettre une dernière touche, comme le peintre qui termine un tableau, pencha la casquette davantage, arrangea la cravate, puis faisant de nouveau deux pas en arrière :

— Parfait ! prononça-t-il d’un air satisfait. Si avec cela vous avez le bagout qu’il faut, celui qui vous dépistera sera malin.

Quelques instants après, M. Bidache et Patrick remontaient la rue des Martyrs.

M. Brousmiche pouvait être content de lui-même. Les deux jeunes gens étaient méconnaissables. M. Bidache portait la veste noire, la casquette plate et le pantalon de velours usé du serrurier. Il avait les mains et le visage noirs et un bout de cigarette pendait entre ses lèvres. Il marchait un peu courbé, portant son sac à outils sur l’épaule. Patrick, avec sa grande blouse blanche, son pantalon rapiécé et taché de plâtre, sa barbe qui semblait pleine de poussière de chaux et ses gros souliers également blanchis, avait tout à fait l’apparence d’un robuste Limousin.

— Nous allons dîner chez un marchand de vin que je connais, au coin de la rue Bochart de Sarron, dit M. Bidache. Il faut s’habituer un peu au costume avant d’arriver là-bas.

Vers six heures, ils étaient attablés dans la salle du marchand de vin, au milieu d’une trentaine d’ouvriers assis à de petites tables. Patrick dévorait, avec un bel appétit, un morceau de bœuf nature et buvait sans sourciller le vin qui laisse au fond du verre un résidu bleuâtre.

Ils sortirent à sept heures et s’en allèrent le long des boulevards extérieurs, du pas traînant et nonchalant d’ouvriers en ballade.

Tout en marchant, M. Bidache faisait à Patrick quelques recommandations. Il avait pris le matin même, auprès d’un de ses anciens collègues, des renseignements sur le cabaret du père Jorre. C’était là que se réunissaient la fleur des gredins du quartier et les mauvais ouvriers sans travail. Le père Jorre avait, en outre, la spécialité de prêter sur gage à sa clientèle, et il était tant soit peu receleur. La police tolérait son établissement parce que, de temps en temps, elle avait l’occasion d’y faire un bon coup de filet.

Mais il fallait se méfier, car les escarpes qui fréquentaient ce cabaret étaient rusés et dévisageaient avec soin toute figure inconnue.

On avait conseillé à M. Bidache d’emporter un revolver, dont il ne devait faire usage cependant qu’à la dernière extrémité.

Il avait mis cette arme au fond de son sac de serrurier.

XII

Vers neuf heures, ils poussèrent la porte du cabaret du père Jorre.

On descendait deux marches pour arriver à la salle. Autour de cette salle étaient placées des tables noirâtres et des chaises de paille. Le milieu était occupé par un poêle qui ronflait ; au fond, près d’une porte, se dressait un comptoir étroit à dessus de marbre, où trônait ordinairement le père Jorre. On ne consommait pas sur ce comptoir.

Tous les habitués étaient assis et servis par un garçon d’une vingtaine d’années à l’air abruti et qui semblait dormir debout. À gauche, une ouverture sans porte donnait sur une salle plus petite où on voyait un billard éclairé par deux lampes à pétrole.

Lorsque Patrick et M. Bidache entrèrent dans la salle, il y avait peu de consommateurs. La clientèle n’arrivait qu’après minuit, quand tout dormait dans le quartier et que les volets clos pouvaient faire croira que le cabaret était fermé.

Ils allèrent s’asseoir près d’une table placée de telle façon qu’on pouvait surveiller au besoin ce qui se passait dans la salle de billard, se firent servir un café et demandèrent des cartes.

Ils parurent s’absorber dans leur piquet et restèrent penchés sur les cartes graisseuses.

Neuf heures et demie venaient de sonner, lorsque la porte du cabaret s’entr’ouvrit ; mais personne n’entra. Le garçon alla voir ce qu’on voulait. C’était le facteur. L’honnête fonctionnaire ne se souciait pas de pénétrer dans ce repaire et, après avoir remis ses lettres, il continua sa tournée.

Le garçon tenait deux lettres à la main. Il les porta à son patron qui était assis dans son comptoir élevé et fumait sa pipe, la calotte sur la tête, comme un portier débonnaire. Le père Jorre prit les deux lettres et les regarda un instant. Il mit l’une d’elles dans un tiroir fermé à clef ; l’autre, il la décacheta, la lut, puis en fit une boulette qu’il jeta à ses pieds.

M. Bidache, bien qu’il parût en ce moment uniquement préoccupé de son écart, n’avait pas perdu de vue ce qui venait de se passer.

Il avait remarqué que, deux ou trois fois, le père Jorre avait jeté un coup d’œil de leur côté, comme s’il eût été surpris ou inquiet de voir chez lui des gens qui n’étaient pas de connaissance.

M. Bidache crut devoir le rassurer. À un moment donné, il se leva et alla d’un pas traînant vers le comptoir.

— Dis donc, patron, fit-il d’une voix enrouée, on m’a dit que t’étais un bon zigue qui n’avait pas peur de venir en aide aux camarades dans l’embarras. L’ami avec lequel je joue vient de me gagner tout mon saint-frusquin. Est-ce que tu ne pourrais pas me prêter quelque chose là-dessus ?

Il tira de sa poche une mauvaise montre d’argent et la présenta au père Jorre. Celui-ci mit ses lunettes et l’examina :

— Je te l’achète cent sous, si tu veux, dit-il.

— Cent sous, c’est pas cher !

Ils discutèrent quelques instants ; puis enfin M. Bidache vint reprendre sa place. Le marché était conclu, et le marchand de vin, quittant un instant son air rogne, descendit du comptoir et vint offrir aux deux compagnons un verre de fine.

Ils restèrent à jouer jusqu’à minuit. Le cabaret s’emplissait peu à peu. À tout instant, la porte s’ouvrait, et un ou plusieurs hommes entraient, déjà gris, et allaient tomber aux rares places qui étaient vides. Lorsqu’on ferma les volets, Patrick et son compagnon cessèrent de jouer. Le jeune Irlandais, changeant de place, vint s’asseoir à côté de M. Bidache, le dos au mur, de manière à voir ce qui se passait dans la salle.

Des tourbillons de fumée âcre montaient jusqu’au plafond qui semblait couvert d’une couche de bitume. Une conversation grossière, violente, s’établissait de tous côtés ; des discussions entremêlées de jurons s’élevaient et, dominant les cris et les menaces, on entendait parfois des voix de femmes qui essayaient de faire taire les soûlards. Car il y avait des femmes dans ce bouge, de hideuses créatures qui arrivaient là éreintées de leur éternel va-et-vient du boulevard et qui venaient demander à l’alcool un peu de force pour continuer le métier. Et, à côté d’elles, leur serrant la taille ou leur parlant à l’oreille, on voyait des hommes au visage terreux, portant la casquette de soie et l’accroche-cœur, signe distinctif de l’honorable corporation qui règne sur ces hauteurs.

Dans un coin, trois hommes étaient réunis autour d’une table et causaient à voix basse. Un individu petit et trapu entra bientôt et vint les rejoindre. Mais il se contenta de demander un bref renseignement au plus jeune, qui paraissait à peine dix-huit ans ; il alla ensuite trouver le père Jorre à son comptoir.

Ce n’était pas la première visite que recevait le marchand de vin. Deux ou trois fois même, il avait emmené des clients dans une petite pièce obscure, dont la porte donnait près de l’endroit où il se tenait, et M. Bidache avait remarqué ce manège avec une certaine inquiétude, craignant de ne pas pouvoir observer ce qu’il avait tant d’intérêt à connaître.

— Bonjour, le Bœuf, dit le père Jorre en tendant la main à l’homme qui venait de l’aborder. Y a-t-il quelque chose pour ton service ?

Le Bœuf se pencha à l’oreille du père Jorre. Celui-ci ouvrit un tiroir, prit la lettre que le facteur lui avait remise et la glissa dans la main de l’homme, qui, aussitôt, la mit au fond de la poche de son veston. Ils restèrent encore quelques instants à causer, puis le Bœuf alla rejoindre ses camarades.

— Il a dû lui donner la lettre, dit M. Bidache qui avait vu le mouvement rapide du marchand de vin.

Et il fixa son regard sur la physionomie lourde et bestiale de cet individu, comme s’il eût voulu graver dans sa mémoire les traits de ce visage.

Était-ce donc là ce Gustave auquel la lettre était destinée ? était-ce le mystérieux assassin de M. Lacédat ?

Mais M. Bidache eut un doute. Il vit l’homme qu’il observait prendre son verre de la main droite pour le porter à sa bouche ; et il le vit fumer en tenant sa pipe de la main droite.

Cette observation le dérouta un peu. Il se pencha vers le jeune Irlandais :

— Avez-vous vu, lui demandait-il à voix basse, quel est l’objet que cet homme a mis dans sa poche ?

— Non.

— Je voudrais bien savoir si c’est une lettre et à qui elle est adressée.

— Il faut la lui prendre.

— Comment ?

— Rien de plus facile. Je vais lui chercher querelle et, en boxant, je glisserai ma main dans sa poche.

— Prenez garde… tous ces gredins-là se mettront avec lui contre vous.

— Pas sûr. Et puis, je commence à m’ennuyer à ne rien faire depuis trois heures. Je ne serais pas fâché de me donner un peu de mouvement.

XIII

Les trois camarades que le Bœuf était allé rejoindre dans un coin de la salle n’étaient autres que Fil-de-Soie, Trop-de-Chic et Fureton.

Ils s’entretenaient à voix basse de l’affaire du Loupeur.

— Pas de chance, tout de même ! disait Fureton en roulant sa cigarette. Si ce satané sergot n’était pas arrivé, l’affaire était dans le sac. Ah ! si j’avais été à la place du Loupeur !…

— Eh bien, qu’aurais-tu fait, propre à rien ? demanda Fil-de-Soie. Tu aurais estourbi peut-être le sergot et le concierge ? Non ! C’est trop farce, ma parole ! Ça se mêle de donner des conseils, cette vermine !

— J’aurais joué des jambes, et personne ne m’aurait attrapé, voilà !

— Tais-toi donc, fond de bain ! dit Trop-de-Chic, en balançant sa lourde tête rasée d’ignorantin. Le Loupeur était plus malin que toi, je crois. S’il a été pris, c’est qu’il n’y avait pas moyen de se défiler.

— Faut espérer qu’il ne jasera pas, observa Fil-de-Soie, le nez plongé dans son verre, où il avait fait une étrange mixture d’alcool, de vin et de café.

— Jaser, lui ! dit le Bœuf, qui venait de reprendre sa place, on ferait plutôt parler ce poêle. Il n’a même pas voulu dire son nom. Il est rudement chic, allez ! J’ai lu ça dans un journal tantôt. Épaté, le journaliste !

Le Bœuf bourra et alluma sa pipe, puis, se retournant vers Fureton :

— Viens-tu faire un billard, gringalet ? dit-il.

— Je veux bien.

Ils se levèrent et se dirigèrent vers la salle voisine, où le billard étalait sous les lampes fumeuses sa surface râpée, couverte de taches et de traces blanches.

Au bout de quelques instants, Patrick les rejoignit, et alla se mettre près d’eux à cheval sur une chaise.

Il fumait en les regardant d’un air insolent et, chaque fois que le compagnon de Fureton manquait un coup, il lui envoyait une plaisanterie sur sa maladresse.

— Ah çà ! mais il m’embête ce particulier-là, dit bientôt le Bœuf, peu patient de son naturel et qui était habitué à voir les clients de ce bouge respecter sa force prodigieuse.

Mais Patrick continua de plus belle à le blaguer chaque fois qu’il en trouvait l’occasion.

— Attends ! attends un peu, je vas te donner une leçon ! dit le Bœuf en mâchonnant le tuyau de sa pipe.

Et, au moment de jouer un coup, il envoya le manche de sa queue si près du visage de Patrick qu’il lui effleura la joue.

— Ah çà ! espèce de manchot, dit Patrick, est-ce que tu prends ma tête pour une bille, maintenant ? A-t-on jamais vu un maladroit comme cet animal-là !

— Tiens-moi ça, petit, dit le Bœuf en allant donner la queue à Fureton, qui se divertissait à l’avance de la correction que le maçon allait recevoir.

Le Bœuf éteignit sa pipe, la mit dans la poche de son veston, puis, retournant ses manches, il s’approcha du jeune Irlandais.

— Ah çà ! vas-tu bientôt taire ton sacré bagout ? lui dit-il en venant lui mettre le poing sous le nez. Tu dois savoir que je ne suis pas endurant…

Patrick se leva et jeta la chaise derrière lui.

— Quoi ! Des menaces ! s’écria-t-il en croisant les bras. Tu as donc envie que je te casse les os ?

— Toi ! ricana le Bœuf, toi me toucher ! Je te le défends. Il faudrait un plus malin que toi pour mettre la main sur Bibi !

La salle du cabaret était presque tous les soirs le théâtre de querelles semblables, et il était rare qu’une soirée se passât sans que le Bœuf eût maille à partir avec quelque habitué.

Aussi, dès qu’on les vit tous deux, le regard allumé, la menace à la bouche, on se recula afin de faire place.

Le Bœuf, baissant la tête, se rua sur son adversaire comme pour lui défoncer la poitrine avec son crâne énorme.

Mais Patrick mit les deux mains en avant, arrêta net son élan et le jeta contre une table.

Il y eut un murmure d’étonnement.

Le Bœuf se redressa et revint les poings tendus ; il voulut envoyer un coup de boxe à l’Irlandais. Celui-ci para l’attaque avec le bras gauche et frappa son adversaire en pleine poitrine si vigoureusement, que le Bœuf alla tomber sur deux consommateurs placés derrière lui.

On commençait à s’intéresser à la lutte ; on criait, on montait sur les tables, pendant que le père Jorre, indifférent, alignait de petits tas de sucre sur le marbre poisseux de son comptoir.

C’était la première fois que le Bœuf se trouvait en présence d’un tel adversaire. On ne l’aimait guère à cause de sa vantardise et de sa manie de quereller tout le monde. On n’était pas fâché de le voir rouler.

Rouge, les yeux sortant de l’orbite, il s’était relevé en toussant, car le coup avait été rude. Il s’élança encore sur Patrick comme un taureau furieux. Mais, d’un coup de savate au menton, l’Irlandais le rejeta une seconde fois en arrière.

— Bravo, le maçon ! cria une voix avinée.

Et les connaisseurs hochaient la tête avec admiration.

Patrick aurait pu l’assommer s’il l’eût voulu. Mais ce n’était pas son dessein. Lorsque le Bœuf arriva sur lui pour la troisième fois, il le saisit à bras-le-corps.

Alors une lutte s’engagea. Ils se tenaient étroitement serrés, cherchant à se renverser. On entendait le bruit de leur souffle haletant, on voyait les veines de leur front se gonfler.

Les compagnons du Bœuf, Fil-de-Soie, Trop-de-Chic et Fureton s’étaient levés. Ils avaient voulu se porter à l’aide de leur camarade. Mais on les avait retenus. Il fallait regarder ça. C’était curieux. Ça n’arrivait pas tous les jours de voir le Bœuf suer sang et eau pour jeter un homme par terre.

M. Bidache, lui aussi, avait quitté sa place et s’était rapproché du théâtre de la lutte. Le sac d’outils sur le dos, le revolver à portée de sa main, il avait joué des coudes afin de pouvoir au besoin secourir le courageux Irlandais.

Le Bœuf avec son énorme carrure, ses jambes courtes et solides, était difficile à renverser, d’autant plus que, dans l’étroit espace où ils se mouvaient, la lutte était difficile. À chaque instant, ils étaient poussés d’un côté ou de l’autre, car personne ne se souciait de recevoir sur le corps l’un des deux lutteurs.

Le cercle s’était rétréci autour d’eux. On étouffait et le Bœuf, en se débattant, envoyait des coups de pied dangereux.

— À la porte ! cria-t-on.

— À la rue ! hurlèrent d’autres voix.

La porte fut ouverte et, en même temps, une poussée formidable jeta dehors les deux adversaires.

L’air froid de la nuit sembla ranimer leurs forces. Ils luttaient maintenant au milieu de la chaussée. Quelques curieux les avaient suivis, mais la plupart des habitués du bouge étaient rentrés dans la salle, car il faisait dehors un vent qui coupait la figure. On empêchait toujours Fil-de-Soie et Trop-de-Chic de sortir pour se porter au secours de leur camarade. Seul, Fureton avait pu se glisser dehors.

Patrick avait empoigné son adversaire à la ceinture. Il le soulevait de terre et essayait de lui faire perdre pied. Le Bœuf râlait, épuisé par cette lutte qui durait depuis plus d’un quart d’heure. Il tint bon encore quelque temps, faisant des efforts désespérés pour échapper à cette horrible étreinte et pour ébranler son adversaire, mais Patrick ne bronchait pas. Enfin tout à coup le Bœuf trébucha, ses reins ployèrent et il tomba tout de son long au milieu de la chaussée.

Patrick, penché sur lui, le maintenait à la gorge d’une main vigoureuse.

Au même instant, un homme qui venait d’arriver et auquel Fureton avait dit un mot à l’oreille se précipita vers eux.

Il tenait à la main un poignard dont la lame brillait.

— Hardi, le Pérou ! hurla le Bœuf, qui avait vu arriver ce secours inespéré.

L’arme allait retomber entre les épaules de Patrick, lorsque tout à coup une main nerveuse tordit le poignet du Pérou qui fut désarmé.

Patrick venait de se redresser.

— Sauvons-nous, lui dit rapidement Bidache.

Et, laissant les témoins de cette scène porter secours au Bœuf qui suffoquait à terre, ils s’éloignèrent vivement en rasant les murailles.

— Tonnerre de Dieu ! s’écria le Pérou, qui est-ce qui a osé m’empêcher de chouriner cet homme ?

Il regarda autour de lui, furieux, car l’obscurité de la nuit et la rapidité de cette scène ne lui avaient pas permis de voir la figure de celui qui était intervenu.

— C’est le camarade du maçon, un serrurier, dit Fureton en se rapprochant du chef.

Le Bœuf s’était relevé. En apercevant le Pérou, son premier mouvement avait été de mettre la main à sa poche. Un épouvantable juron s’échappa de ses lèvres.

— Il m’a volé la lettre ! cria-t-il hors de lui.

— Qu’as-tu donc ? demanda le Pérou.

— Cette lettre… tu sais bien, dit le Bœuf encore essoufflé de la lutte, cette lettre qui t’était adressée et que, depuis trois jours, je venais réclamer au père Jorre de ta part… Il me l’a prise dans ma poche… C’était un roussin !

— Tas de brutes ! et vous ne l’avez pas tué ! s’écria le Pérou en se tournant vers Fil-de-Soie et Trop-de-Chic qui étaient parvenus à sortir du cabaret et venaient d’arriver.

Ils baissèrent la tête d’un air consterné.

Alors, poussant Fureton par les épaules :

— En marche ! commanda le Pérou, filez-moi ces gens-là, et promptement !

Fureton partit aussitôt comme un limier sur la trace des deux inconnus.

— Et nous, dit le Pérou en haussant la voix, à la maison noire !

Il tourna les talons, suivi de ses trois compagnons, qui avaient soin de se tenir assez loin les uns des autres.

Le maçon et son camarade devaient avoir une avance considérable.

Aussi Fureton s’était-il mis à courir, afin de diminuer la distance qui le séparait d’eux.

En passant devant un renfoncement au fond duquel se trouvait une échoppe de savetier, il ne vit pas un homme de petite taille, collé contre la muraille, et qui tendait le cou comme s’il eût voulu percer les ténèbres de son regard curieux.

Dès que Fureton se fut éloigné en courant, cet homme sortit de sa cachette et écouta. On venait vers lui. Il se dissimula de nouveau.

Le Pérou et ses compagnons passèrent l’un après l’autre et tournèrent le coin du boulevard de la Chapelle.

Alors M. Bidache quitta le renfoncement où il se tenait caché.

— Maintenant, se dit-il, je les tiens… Ils seront bien fins s’ils m’échappent.

Et il se mit à les filer à son tour, tandis que Fureton suivait Patrick, qui descendait la rue des Martyrs, les deux mains dans ses poches, en sifflant un air de son pays.

XIV

Le numéro 35 de la rue Myrrha, à la Chapelle, est une maison de six étages dont la façade sans persiennes, haute et lugubre, semble sillonnée de grandes larmes noires, comme si la misère qui y habite avait voulu mettre jusque sur les murailles ses traces navrantes.

Madame Greliche habitait au sixième étage de cette maison, sous le toit de zinc, une seule pièce glaciale en hiver, brûlante en été.

À côté de cette pièce, meublée d’un grabat et d’un poêle toujours éteint, d’une table et de deux mauvaises chaises, se trouvait un petit cabinet entièrement noir, avec un lit destiné à Jacques Greliche, mais rarement occupé.

Jeanne venait de monter les six étages d’un escalier d’où suintait la saleté. Elle reprenait un instant haleine sur le palier supérieur, ne sachant de quel côté diriger ses pas, car plusieurs couloirs sombres et étroits s’ouvraient à cet endroit. Heureusement une femme qui montait derrière elle, tenant un enfant à la main et portant sur son dos une lessive encore humide dont l’eau dégouttait, vint la tirer d’embarras.

Elle lui indiqua, au bout d’un des couloirs, à droite, la porte de la chambre occupée par la veuve Greliche.

Jeanne frappa à cette porte. Madame Greliche vint lui ouvrir.

Depuis qu’elle avait mis le pied dans cette maison, Jeanne sentait son cœur douloureusement serré. Elle avait vu passer près d’elle des femmes livides, échevelées, des enfants déguenillés ; elle avait deviné derrière chacune de ces portes, dans ces chambres d’où pas un chant, pas un rire ne sortait, une misère profonde, la misère sans espérance.

Cette impression poignante fut plus vive encore, lorsqu’elle pénétra dans la mansarde où la veuve Greliche mourait lentement de faim. Était-il possible que des créatures humaines fussent aussi malheureuses ? Sur les ressorts du lit en fer, une couverture trouée était étendue, avec un peu de paille dessous. C’était là que couchait la vieille femme. Sa literie était depuis longtemps au mont-de-piété. Son mari l’avait bue avant de mourir. L’unique matelas qui lui restât, elle l’avait mis sur le lit de son fils, afin de l’engager à venir coucher quelquefois chez elle.

Les murailles étaient entièrement nues. Un petit poêlon en terre, accroché dans un coin, composait la batterie de cuisine. Le poêle était froid.

En voyant arriver Jeanne, si belle dans ses vêtements noirs, la veuve Greliche recula, étonnée, regardant ce charmant visage de vierge à l’expression douce et attendrie, et demanda :

— À quoi dois-je, Mademoiselle, l’honneur de votre visite ?

— J’ai entendu dire que vous étiez très malheureuse, répondit la jeune fille, et je viens voir si je puis vous être utile.

La vieille femme cacha sa figure dans ses deux mains ridées et se mit à sangloter. Jeanne très émue tomba assise sur une chaise et lui parla doucement. Au bout de quelques instants, la veuve parut se remettre et vint s’asseoir à côté de Jeanne.

— Oh oui, je suis malheureuse ! murmura-t-elle, le regard fixe, les mains jointes. Je ne crois pas que personne ait plus souffert dans sa vie que moi.

Et, bien qu’elle eût une sorte de fierté qui l’empêchait de se plaindre jamais à qui que ce fût, bien qu’elle eût préféré mourir de faim que de descendre mendier dans la rue, elle ne put retenir l’aveu de ses souffrances.

D’une voix pleine de larmes, elle raconta sa vie, qui était celle de tant de pauvres femmes de son espèce. Ses parents étaient de bons ouvriers. Elle avait reçu une certaine instruction, ce qui expliquait cet air de douceur et de distinction qu’elle gardait dans sa misère. À vingt ans, elle s’était mariée avec un peintre en voitures. Elle avait été assez heureuse pendant deux ans. Puis le malheur était arrivé. Pierre Greliche s’était mis à faire la noce, il ne rapportait plus d’argent à la maison. Au bout de peu d’années, l’habitude de l’alcool lui faisait trembler la main, et il ne pouvait plus exercer son métier qui exigeait beaucoup d’adresse et de précision. Ils étaient vite arrivés à la misère. Alors les mauvais traitements, les injures, les coups avaient commencé. La pauvre femme avait une santé délicate et était trop faible pour travailler. Son mari lui reprochait son inaction, il l’accusait d’être cause de leur misère, il la battait.

Ce fut un enfer qui dura plus de vingt ans. Enfin il mourut après avoir mis au mont-de-piété tout ce qu’il possédait. Il ne lui restait pas un sou. Le bureau de bienfaisance du quartier lui donnait des secours. Elle avait deux livres de pain par semaine, de temps en temps une pièce de trois francs et une petite distribution de bois et de charbon. C’était avec cela qu’elle vivait.

Madame Greliche n’avait pas parlé de son fils. Et cependant c’était là sa plus vive douleur. Les mauvais traitements que lui avait infligés son mari, les souffrances de la faim et du froid, elle avait accepté tout cela avec résignation. La véritable torture de cette honnête femme était de penser que son fils était un être infâme et dégradé, pourri de vices, capable de tous les crimes et qui, un jour ou l’autre, porterait peut-être sa tête sur l’échafaud.

Depuis quelques temps, il est vrai, il semblait revenir à des sentiments un peu meilleurs. Il disait qu’il travaillait. Il venait la voir parfois et paraissait prendre en pitié sa misère.

Il n’était pas absolument perdu : il conservait pour elle des sentiments d’affection, et, s’il n’avait pas été chassé du logis par son père, s’il n’avait pas eu sous les yeux l’épouvantable exemple de cet ivrogne et de ce débauché, peut-être serait-il resté un honnête garçon, un bon ouvrier.

Jeanne comprit à quel sentiment obéissait la vieille femme en cachant l’existence de ce fils.

Elle ne fit aucune allusion à ce sujet. Mais, au moment où elle allait se retirer, après avoir essayé de consoler la pauvre veuve et lui avoir glissé dans la main une pièce d’argent, la porte s’ouvrit et un homme parut brusquement.

XV

Jeanne n’avait pas vu le visage de l’individu qui l’avait accostée le 23 décembre sur la route de Clamart.

Mais, en apercevant cette tête pâle aux cheveux ébouriffés, aux yeux rouges, ce regard fauve, ces vêtements en désordre, elle ne douta pas un seul instant qu’elle n’eût devant les yeux Jacques Greliche.

C’était lui, en effet. Il n’était pas venu chez sa mère depuis huit jours. Il arrivait harassé, transi de froid, à cause des nuits passées dehors, sans un sou, mourant de faim.

En voyant Jeanne, il fit un mouvement et, de son côté, la jeune fille ne put se défendre d’un sentiment de terreur. Mais la veuve Greliche était elle-même si émue en ce moment par l’arrivée inopinée de son fils qu’elle ne remarqua point leur trouble.

Enfin, reprenant un peu de sang-froid :

— Quel est ce jeune homme ? dit Jeanne en montrant Greliche. Est-ce votre fils ?

La veuve inclina la tête toute honteuse, sans dire une parole.

Alors Jeanne, qui retrouvait toujours dans les circonstances critiques son admirable courage, alla droit au jeune bandit et lui dit simplement :

— J’étais venue voir votre mère. Elle est très malheureuse. Quoique je sois pauvre moi-même je ferai mon possible pour la soulager. Venez avec moi. Je vous donnerai quelques vêtements que vous lui rapporterez.

Jacques Greliche suivit Jeanne sans dire un mot.

Au moment de l’introduire chez elle, la jeune fille eut un moment d’hésitation. Mais ce sentiment de crainte ne dura pas et elle le fit entrer.

Clara, n’ayant pas les mêmes raisons que sa maîtresse pour se montrer intrépide, recula épouvantée devant cet homme déguenillé qui se présentait, le front bas, l’œil sombre, dans leur modeste intérieur.

Jeanne la prit à part et lui donna ses ordres ; mais Clara, qui n’était pas revenue de sa terreur, ne quittait point des yeux Jacques Greliche et tremblait de tous ses membres.

Lorsque la femme de chambre fut sortie, Jeanne s’approcha de Greliche :

— Vous ne travaillez donc pas encore ? lui demanda-t-elle.

— Non, répliqua-t-il avec son air farouche ; comment voulez-vous que je trouve du travail, vêtu comme ça ?

— Que faites-vous donc alors pour vivre ?

Il hésita un instant, puis détournant la tête, comme s’il eût honte de faire cet aveu :

— Vous le savez bien, répondit-il.

Après un nouveau silence, il reprit :

— Ah ! mais j’ai assez de cette vie-là… Un de ces jours, on me trouvera dans le canal… Ça vaudra mieux.

— Et, si on vous donnait des vêtements, du travail, si on prenait soin de votre mère, pourriez-vous redevenir un honnête homme ?

Pour la première fois, Greliche regarda la jeune fille en face, avec une expression étonnée, anxieuse :

— Si on faisait cela… dit-il la gorge serrée… Mais vous ne savez donc pas qui je suis ? Qui pourrait s’intéresser à un misérable tel que moi ?

— Enfin, répondez-moi, reprit Jeanne avec force ; si on vous donnait cette preuve d’intérêt, seriez-vous capable de vous montrer reconnaissant ?… Auriez-vous l’énergie de renoncer à vos mauvaises fréquentations ? Prendriez-vous la résolution d’être sobre, honnête, de travailler enfin ?…

— J’essayerais… oui, je vous promets que j’essayerais, dit Jacques, qui subissait l’ascendant de la jeune fille.

— Eh bien, écoutez-moi… Ce que je puis faire pour vous est peu de chose… mais j’ai des amis, je m’adresserai à eux ; peut-être leur sera-t-il possible de vous être utiles… En attendant, ne quittez pas votre mère… Je vous donnerai des vivres… Vous resterez près d’elle. Elle a besoin de soins, de consolations, et, si elle avait la joie de vous voir revenir au bien, elle oublierait tout ce qu’elle a souffert jusqu’à présent.

Jacques Greliche baissa la tête, et Jeanne crut voir qu’il était ému.

Clara entra en ce moment, apportant un panier qui contenait une bouteille de vin, de la viande, du bouillon. Elle remit aussi à sa maîtresse un paquet de vêtements.

— Tenez, dit Jeanne à Greliche quand la femme de chambre les eut laissés seuls, vous porterez ceci à votre mère de ma part. Avec l’argent que je lui ai laissé, vous achèterez de quoi faire du feu. Je vous recommande encore de ne pas la quitter. Bientôt, je l’espère, je pourrai vous faire dire que je vous ai trouvé du travail.

— Merci, dit Greliche dont l’embarras semblait augmenter à mesure que Jeanne lui donnait des marques de bonté. Ah ! si tout le monde était comme vous !…

Il prit ce qu’elle lui avait donné et se dirigea vers la porte.

Mais, tout à coup, il s’arrêta brusquement, saisi d’une étrange émotion.

Ses yeux venaient de rencontrer un portrait de M. Lacédat, une photographie faite peu de temps avant sa mort et très ressemblante.

Jeanne remarqua ce mouvement. Elle tressaillit. Ce qu’elle avait espéré, la nuit où elle avait rencontré Jacques Greliche, pourrait-il donc se réaliser ? Connaîtrait-il l’assassin de M. Lacédat ? Le trouble qu’il venait de manifester était un indice. Mais peut-être serait-il imprudent de l’interroger immédiatement ; une question prématurée pourrait éveiller sa défiance. Il valait mieux attendre que, revenu à de meilleurs sentiments, il éprouvât l’horreur de sa vie d’autrefois et fût disposé à l’expier par un aveu sincère de ses fautes.

Jeanne se contenta donc de lui dire, en montrant la photographie :

— Voici le portrait de mon père… de mon père, qui est mort assassiné !…

Jacques regarda encore la photographie, puis la jeune fille. Il parut hésiter. Elle crut qu’il allait peut-être parler… Mais il détourna la tête, baissa son regard troublé et sortit sans dire un mot.

TROISIÈME PARTIE

I

Le lendemain du jour où M. Bidache et Patrick O’Keddy avaient tenté leur périlleuse expédition dans le cabaret du père Jorre, Jeanne était restée chez elle, très inquiète, attendant toujours des nouvelles des deux jeunes gens.

Ce fut à cinq heures seulement que M. Bidache vint la trouver.

En le voyant paraître, la jeune fille eut un mouvement de joie :

— Et M. O’Keddy ? demanda-t-elle vivement, en rougissant un peu.

— Il va fort bien, répondit M. Bidache. Nous sommes sortis sains et saufs de la bagarre ; mais il y a eu un moment où ça chauffait.

Et tout aussitôt il raconta à mademoiselle Lacédat ce qui leur était arrivé la veille et comment, en s’emparant de la lettre écrite par M. Mérentier, ils avaient acquis la certitude que l’adversaire de Patrick était bien l’homme auquel elle était destinée.

— Mais ne craignez-vous pas que cet homme n’ait quelques soupçons ? demanda Jeanne.

— Impossible… Quand il a vu que la lettre avait disparu, il a pensé sans aucun doute qu’elle était tombée de sa poche tandis qu’il se battait.

En cela, M. Bidache commettait une double erreur. Mais comment aurait-il pu deviner que le Pérou, par surcroît de précaution, avait chargé le Bœuf de réclamer la lettre au père Jorre à sa place ? Il se trompait également en supposant que le Bœuf, ne trouvant plus cette lettre dans sa poche, pourrait croire qu’il l’avait perdue pendant la lutte.

Le bandit avait bien deviné la vérité, au contraire, et, dès qu’il s’était aperçu de la disparition de la lettre, sa première pensée avait été de soupçonner la police.

Mais M. Bidache n’était pas infaillible et ces deux erreurs étaient fort excusables, quelques fâcheuses que dussent être leurs conséquences.

— Tandis que M. Patrick rentrait chez lui, dit-il en poursuivant son récit, je me suis mis à suivre les quatre individus, qui me paraissent faire partie de la même bande. Ils sont entrés dans une impasse du boulevard de la Chapelle et ont disparu dans une sombre maison qui n’a qu’un étage et qui forme le fond de cette impasse. Au bout d’une demi-heure environ, ils sont sortis. J’ai continué à filer l’homme auquel M. Patrick avait cherché querelle. Je sais où il demeure. Ce soir même, il sera arrêté sous un autre prétexte, bien entendu, et on saura qui il est.

 

M. Bidache achevait à peine ces mots, lorsque la porte s’ouvrit, et Clara annonça M. Patrick O’Keddy. Le jeune Irlandais venait, lui aussi, rendre compte à Jeanne de sa mission.

La jeune fille lui tendit la main et le remercia avec effusion du courage qu’il avait montré.

— Ah ! mon cher serrurier, enchanté de vous rencontrer ! dit Patrick gaiement après avoir répondu avec un peu d’embarras aux remerciements de Jeanne. Je suis heureux de voir qu’il ne vous est rien arrivé de fâcheux après que vous m’avez quitté.

— Absolument rien.

— Connaissez-vous le domicile de mon aimable adversaire ?

— Il loge en garni dans un hôtel borgne du boulevard de la Villette.

— Fort bien, mais je dois avouer que, de mon côté, je ne suis pas fort tranquille.

— Pourquoi cela ?

— Je crains que quelque indiscret n’ait eu aussi la curiosité de s’informer du lieu où je demeure. En un mot, j’ai peur d’avoir été filé…

— Diable ! cela voudrait dire que nous avons été reconnus, dit M. Bidache avec un peu d’inquiétude. Mais qui vous fait supposer ?

— Après m’être séparé de vous, j’ai entendu un bruit de pas derrière moi. J’ai aperçu une ombre qui semblait me suivre, pressant le pas quand je marchais vite, ralentissant sa marche lorsque j’allais doucement. Je résolus d’en avoir le cœur net. Je me jetai soudain dans le renfoncement d’une porte cochère après avoir tourné le coin de la rue Saint-Lazare. L’homme qui me suivait devait avoir perdu ma trace. Au bout d’un quart d’heure, je sortis de ma cachette et je me remis à marcher, espérant être délivré de ce curieux gênant. Mais il avait traversé la rue et s’était caché, lui aussi, afin de s’assurer, sans doute, que je demeurais bien dans la partie de la rue où il m’avait vu disparaître. Quand je me remis en route, il continua à me suivre, de loin, et en prenant des précautions. Je le sentais néanmoins toujours derrière moi. Malgré les ruses que j’ai employées ensuite pour le dépister, je crains bien qu’il ne m’ait filé jusque chez moi.

— Mon Dieu ! pourvu qu’on ne vous fasse pas de mal ! s’écria Jeanne émue à la pensée des dangers que pourrait courir le jeune homme. D’après ce que M. Bidache m’a raconté, l’homme que vous avez attaqué est soutenu par une bande, et ces gens-là ne reculeront devant aucun moyen pour s’assurer l’impunité.

— Bah ! si on n’avait pas un peu d’émotion, où serait le plaisir ? dit Patrick avec insouciance. Croyez-vous donc que je n’ai pas couru aussi quelque danger lorsque j’étais à l’affût du lion, la nuit, tout seul dans un épais taillis, exposé à recevoir sur le dos une panthère tombant du haut d’un arbre ? Cela ne m’a pas empêché de tuer toujours mon lion et de ne jamais être mangé par lui. Les fauves de Paris ne sont pas plus dangereux que ceux d’Afrique.

Ensuite Jeanne parla aux deux jeunes gens de son entrevue avec Greliche et du mouvement de surprise ou d’effroi qui était échappé à ce dernier lorsqu’il avait aperçu la photographie de M. Lacédat.

— Mais c’est très important, cela ! s’écria M. Bidache ; mais c’est un trait de lumière ! Cet homme connaît peut-être le secret que nous prenons tant de peine à chercher…

Il approuva le sang-froid dont la jeune fille avait fait preuve en ne l’interrogeant pas sur-le-champ. Il n’aurait certainement point parlé à ce moment. Il faudrait, sans doute, beaucoup de temps et d’habileté pour l’amener à dire ce qu’il savait.

Mais, en attendant, on devait s’efforcer de l’arracher au milieu fatal où il avait vécu jusqu’alors.

C’était en faisant appel à ses bons instincts, en lui inspirant de la reconnaissance pour les bienfaits qu’il recevrait, qu’on pouvait le décider à trahir l’assassin dont il avait peut-être été le complice.

Cette tentative séduisit Patrick O’Keddy, qui avait le cœur ardent d’un philanthrope.

— Envoyez-moi ce jeune homme, dit-il à Jeanne. Je veux lui parler… Je trouverai peut-être à l’occuper.

— Je vais lui écrire sur-le-champ afin qu’il aille chez vous.

Lorsque les deux jeunes gens se levèrent pour prendre congé d’elle, Jeanne les remercia encore, les larmes aux yeux, du dévouement qu’ils lui témoignaient.

— Ah ! Mademoiselle, s’écria Patrick avec sa brusque et cordiale franchise, pour vous j’irais jusqu’au bout du monde ! Vous ne pouvez croire à quel point…

Il s’arrêta, leurs yeux se rencontrèrent et Jeanne put voir, dans ce regard si brave et si loyal, ce que les lèvres du jeune homme n’avaient point osé dire. Elle baissa la tête, rougit, et, pour la première fois, depuis la mort affreuse de son père, elle sentit un peu de chaleur lui réchauffer le cœur.

II

Quelques jours après, Jacques Greliche était installé dans la salle d’escrime de la rue d’Anjou. Il était chargé de fourbir les armes, d’entretenir la salle, de faire les courses des clients. Patrick n’avait pas voulu le prendre comme domestique, car il n’entendait pas lui donner une situation humiliante. Il était attaché à la salle d’escrime et non pas à un maître.

Il avait aussi la garde du vestiaire où les clients déposaient leurs vêtements et leurs objets précieux.

Au nombre des meilleurs amis de Patrick, se trouvait M. Bongrand, l’éminent philanthrope, si connu par les belles œuvres de charité accomplies en faveur de l’enfance abandonnée ou coupable.

Un jour qu’ils causaient ensemble de sujet intéressant, Patrick avait demandé à M. Bongrand quel moyen il employait pour obtenir de si brillants résultats, alors que toutes les tentatives de moralisation faites jusqu’à présent par l’État ou les particuliers avaient si tristement échoué.

— C’est en relevant les malheureux à leurs propres yeux, répondit l’homme excellent qu’il interrogeait, c’est en leur donnant une idée de la dignité humaine qu’ils n’ont jamais soupçonnée. Ainsi, je vais vous citer un exemple. Parmi les enfants qui sont attachés à mon entreprise agricole de Digny se trouve un incendiaire, un misérable qui, à quinze ans, a déjà allumé quatre ou cinq incendies. Savez-vous à quoi je l’occupe ? Je lui donne la garde des écuries. Or, l’autre jour, je le trouve à l’infirmerie. Il avait reçu un coup de pied de cheval qui avait failli le tuer. Je l’interroge, je lui demande comment cet accident a pu lui arriver. Il m’avoue alors qu’il n’a jamais osé entrer dans l’écurie avec une lumière, de peur de mettre le feu, et que c’était en marchant à tâtons dans l’obscurité qu’il avait été blessé par un animal peureux.

Patrick voulut tenter une expérience semblable sur Jacques Greliche. Il confia à ce voleur de profession la garde des bijoux, des montres dont se débarrassaient les clients avant de faire des armes.

Assurément cette expérience pouvait être dangereuse. Elle réussit au delà de toute espérance. Greliche avait tellement peur de voir disparaître quelqu’un des objets qui lui étaient remis, qu’il les portait toujours sur lui dans une sorte de ceinture cachée sous ses vêtements.

Au bout de quelques jours, l’ancien bandit n’était pas reconnaissable. Proprement vêtu par les soins de Patrick, actif, empressé, il se faisait aimer de tous les clients, qui récompensaient libéralement les petits services qu’il leur rendait.

Patrick avait compris que, pour arriver à accomplir l’œuvre qu’il tentait, il fallait dépayser le jeune homme et l’enlever à ce milieu pernicieux où il avait vécu jusqu’alors. Il l’avait installé avec sa mère dans deux petites chambres situées en haut de la maison où était la salle d’escrime. Ces chambres, très simples, étaient propres et gentilles. Greliche avait acheté à crédit un mobilier qu’il payait à tant par mois, ce qui lui donnait à la fois le goût du travail et l’instinct de l’économie. Il se trouvait heureux comme il ne l’avait jamais été. Peu à peu, l’expression farouche qui assombrissait ordinairement son visage avait disparu, sa voix s’était radoucie, son regard était devenu plus clair et plus franc. Deux ou trois fois seulement, Patrick l’avait surpris à songer silencieusement, l’air triste et abattu, comme s’il eût été absorbé par quelque pensée secrète.

Quant à sa mère, cette pauvre femme qui depuis tant d’années avait été abreuvée de toutes les douleurs, dire la joie qu’elle ressentait serait impossible. Lorsqu’elle se voyait chez elle, dans son petit ménage, chaudement installée, elle croyait faire un rêve et passait parfois ses mains sur ses yeux pour bien s’assurer qu’elle ne dormait pas. Et, quand, le soir, sa besogne finie, Jacques montait auprès d’elle et venait s’asseoir à côté de la lampe pour lui faire la lecture, tandis qu’elle remuait lentement les aiguilles de son tricot, elle levait à chaque instant ses regards vers ce fils qui avait été son désespoir, qui maintenant était toute sa joie, et des larmes coulaient le long de ses joues flétries.

Un matin, Jacques remit à Patrick O’Keddy une lettre qu’un commissionnaire venait d’apporter.

Il n’y avait qu’une seule ligne tracée par une main tremblante :

 

« Venez, il faut que je vous parle sur-le-champ.

» JEANNE. »

 

Patrick, inquiet et pressentant quelque malheur, sauta dans une voiture et se fit aussitôt conduire boulevard de Clichy.

Lorsqu’il entra chez Jeanne Lacédat, la jeune fille très émue lui tendit la lettre suivante qu’elle venait de recevoir :

 

« Vous vous éte adressé à la polisse et vous esséyé de me prandre. Vous ni réucirez pas. Mais je vous prévient que, si vous faite la moindre tantative contre moi ou mes amis, je tirerai de vous et des vôtres une terible vangense. Vous êtes prévenue. Restez tranquille, ou sinon garre à vous. »

Et cette lettre était signée :

L’assassin de votre père.

III

— J’avais raison d’être inquiet, dit Patrick un peu soucieux, après avoir lu cette lettre. Nous avons été évidemment suivis, M. Bidache et moi ; on connaît nos relations avec vous et notre expédition au cabaret de la rue Polonceau a donné l’éveil à ces gredins. Depuis trois jours, je remarque sans cesse sur mes pas un individu de mauvaise mine.

» Et, tenez, continua-t-il en s’approchant de la fenêtre, je l’aperçois encore là-bas sur un banc du boulevard, guettant le moment où je sortirai d’ici. Ah ! Pardieu ! Si je l’aperçois derrière moi tout à l’heure, je me retourne et je lui romps les os !

— Je vous ai fait demander pour vous prier d’aller à Clamart afin de faire part à M. Bidache de ce nouvel incident. Rien ne m’empêchera de poursuivre l’œuvre que j’ai commencée, reprit la jeune fille avec courage. Mais je ne veux pas que vous vous exposiez pour moi… Peut-être vaudrait-il mieux laisser à la police le soin de continuer la lutte contre ces dangereux malfaiteurs.

— Ah ! Mademoiselle, dit Patrick d’un ton de reproche, pouvez-vous bien parler ainsi ?… Après ce que nous avons fait et au moment de toucher peut-être au but, ne pensez-vous pas qu’il nous serait bien pénible de reculer devant cette menace anonyme qui est peut-être le cri d’effroi d’un misérable qui se sent traqué et poursuivi ?

Il se rapprocha d’elle et reprit après une courte pause :

— Mademoiselle, n’avez-vous donc pas compris que tout le sang de mes veines vous appartient, que je suis à vous corps et âme… que je vous aime enfin… que je vous adore ?…

— Monsieur, fit Jeanne très troublée en baissant les yeux.

— Oui, depuis le premier jour où je vous ai vue – vous vous en souvenez, lorsque vous êtes venue me trouver pour me demander d’être clément et généreux envers la mémoire de votre père – depuis ce jour, j’ai senti que j’étais tout à vous. En vous voyant ensuite si belle et si courageuse, acceptant la pauvreté avec une admirable résignation, prête à faire tous les sacrifices, à affronter tous les dangers, pour remplir votre noble mission, je vous ai voué un véritable culte… Vous êtes la femme que j’avais toujours rêvée, tendre et dévouée, fière et courageuse. Mademoiselle, dites un mot, et vous me rendrez le plus heureux des hommes… Faites-moi espérer qu’un jour vous voudrez bien mettre votre main dans la mienne et me permettre de vous adorer aussi longtemps que je vivrai.

— Voici ma main, dit Jeanne avec un mouvement de tendre abandon. Elle est à vous, mon ami, mon défenseur.

Il se jeta à ses pieds et embrassa avec passion la belle main qu’elle lui tendait.

— Relevez-vous, dit-elle gravement, et continuez votre œuvre, puisque tel est votre désir. Je suis fière d’avoir pu inspirer un pareil dévouement ; mon cœur et ma pensée ne vous quitteront point, Patrick… – Et plus bas, elle ajouta : – Car, moi aussi, je vous aime !

IV

M. Bidache n’était pas chez lui, à Clamart. Sa mère dit à Patrick qu’il était absent depuis deux jours. Elle avait reçu la veille une dépêche de son fils, la prévenant qu’il ne rentrerait pas.

Cette déception contraria Patrick. Il sentait la nécessité de prévenir M. Bidache de la menace adressée à mademoiselle Lacédat, afin qu’ils pussent s’entendre sur ce qu’il y avait à faire. Il revint à Paris, après lui avoir laissé un mot le priant de venir le voir d’urgence aussitôt qu’il rentrerait.

Depuis la dernière visite qu’il avait faite à Jeanne, c’est-à-dire depuis huit jours environ, M. Bidache n’avait pas perdu son temps.

Son dessein était de faire arrêter le Bœuf sous un prétexte quelconque, ivrognerie ou complicité de vol, afin de tâcher d’obtenir de lui quelques indications. Mais le Bœuf n’avait plus reparu à l’hôtel garni où M. Bidache l’avait vu entrer, il ne fréquentait plus le cabaret du père Jorre et quelques jours se passèrent avant qu’il fût possible de retrouver sa trace.

M. Bidache s’occupait en même temps de l’affaire de la rue Taitbout et de celle de la rue de Provence.

Cette dernière affaire commençait à passionner tout Paris. Le Loupeur venait de passer en cour d’assises. Il avait eu devant les juges la même attitude cynique, insolente, refusant de dire s’il avait des complices et s’obstinant à cacher son véritable nom.

La police s’était efforcée en vain d’établir son identité. Sa photographie avait été envoyée à toutes les prisons de France. Le mystère dont il s’entourait n’avait pu être découvert.

À l’audience, il plaisanta, insulta les témoins, les jurés, le président, et, lorsque l’arrêt fut prononcé contre lui, arrêt qui le condamnait à la peine de mort, il se tourna, gouailleur, vers l’assistance et s’écria, en jetant sa casquette en l’air :

— Mesdames et Messieurs, je vous invite tous place de la Roquette !

M. Bidache supposait que ces crimes audacieux commis à peu près à la même époque devaient avoir été combinés et exécutés par la même bande et c’est pour cela qu’il attachait la plus grande importance à l’arrestation de l’homme qui se faisait appeler « le Bœuf ».

Au moment même où Patrick O’Keddy revenait de Clamart, où il n’avait pu rencontrer M. Bidache, deux hommes étaient attablés devant plusieurs bouteilles de vin, dans une petite salle d’un cabaret de la rue de Chartres. C’étaient Trop-de-Chic et Fil-de-Soie.

Ils ne parlaient pas et semblaient attendre quelqu’un, car, à chaque instant, leurs regards se dirigeaient vers un œil-de-bœuf placé au-dessus de la porte et dont le tic-tac régulier troublait seul le silence qui régnait dans cette salle écartée.

Enfin la porte s’ouvrit et un homme portant un paletot râpé, un chapeau rond et une boîte de camelot vint s’asseoir auprès d’eux.

— Eh bien, le Pérou, quoi de neuf ? demanda Fil-de-Soie à voix basse au nouvel arrivant.

— Mauvaise nouvelle. Le Bœuf a été pincé ce matin chez sa particulière.

— Diable ! D’abord le Loupeur, ensuite le Bœuf, ce sera bientôt notre tour, dit Trop-de-Chic d’un air soucieux.

— Ah çà ! allez-vous flancher parce qu’il est arrivé un accident aux camarades ? A-t-on idée de larves pareilles ?

— Et Fureton, qu’est-ce qu’il devient ?

À l’instant où Fil-de-Soie demandait de ses nouvelles, le gamin entr’ouvrit la porte et pénétra dans la salle.

— Présent ! dit-il.

Et il se versa un grand verre de vin qu’il avala d’un trait.

— Ah bien ! t’as rien soif ! observa Trop-de-Chic.

— Dame ! j’ai couru aussi !

— D’où viens-tu ?

— Voilà trois jours que je ne lâche pas le particulier de la rue d’Anjou, comme me l’a recommandé le patron.

— Eh bien ! dit le Pérou, qu’as-tu à nous dire ?

— Ce matin il a été boulevard de Clichy, tu sais, chez la demoiselle…

— Après ?

— Après, il a pris une voiture, et s’est fait conduire gare Montparnasse. Je me suis accroché derrière, naturellement. J’ai monté dans le même train que lui. Il s’est arrêté à Clamart.

— À Clamart ! dit le Pérou étonné. Ah çà ! murmura-t-il en se parlant à lui-même, qu’est-ce que cela veut dire ?

— Mais je réserve pour le bouquet ce qu’il y a de plus farce, de plus épatant, de plus sternutatoire !…

— Et quoi donc ? fit curieusement Fil-de-Soie.

— Savez-vous qui il a pris pour larbin, l’homme de la rue d’Anjou ?

— Non, qui donc ?

— Notre ancien camarade, Jacques Greliche.

— Tu dis ? s’écria le Pérou en se levant, pâle, l’œil allumé.

— La vérité, mon vieux, Greliche est devenu honnête homme ; il a du linge, des habits et baisse les yeux comme un jésuite. Il demeure rue d’Anjou, avec sa mère, au-dessus de la salle d’escrime de l’Irlandais.

— Compagnons, je vote une tournée d’honneur à Fureton, pour l’excellence de ses renseignements, dit le Pérou en mettant deux louis dans la main du voyou. Ah ! Greliche nous lâche, Greliche moucharde, Greliche se met avec nos ennemis ! Je me charge de son affaire… Avant huit jours, le Bœuf sera en liberté et Greliche sera mort… ou je renonce à être votre chef…

— Bravo, le Pérou ! s’écrièrent en chœur les trois compagnons.

Ils vidèrent une dernière bouteille et se séparèrent aussitôt.

V

Le Bœuf avait été, en effet, arrêté chez une femme dont il était le souteneur et avec laquelle M. Bidache l’avait vu quitter un soir le bal de la Reine-Blanche.

Trois agents avaient fait irruption dans la chambre et l’avaient pris avant qu’il eût pu faire un mouvement pour se défendre…

M. Bidache ne voulait pas révéler à la police la véritable raison pour laquelle il tenait à s’assurer de lui. Il l’avait dénoncé comme complice d’un vol commis deux jours auparavant au préjudice d’un camionneur de la gare Saint-Lazare.

Lorsque cette arrestation fût opérée, il se rendit au Dépôt pour assister à l’interrogatoire sommaire que l’inspecteur de la sûreté, qu’il connaissait, devait faire subir au bandit. Il était radieux. Il croyait bien s’être emparé de l’assassin de M. Lacédat et en même temps aussi, sans doute, de l’homme qui avait attaqué, rue Taitbout, M. de Caserte.

Mais, lorsqu’il se trouva en face du Bœuf, il eut une déception.

Il lui fit essayer par un agent la casquette et la blouse qu’avait abandonnées dans sa fuite l’assassin de la rue Taitbout. La casquette fut trop petite et les manches de la blouse ne purent se boutonner aux poignets de l’homme. Il avait pris la mesure de la main imprimée en traits sanglants sur la porte de la petite maison où M. Lacédat avait été assassiné. Cette main était plus longue et moins large que celle du Bœuf. Il fit venir François, l’ancien valet de chambre de M. Lacédat, dont il avait conservé l’adresse, et le confronta avec l’homme arrêté. François ne reconnut point ce dernier pour l’individu à la physionomie de marin qui s’était introduit chez son maître pour tenter de forcer le coffre-fort.

Tout à coup, M. Bidache se frappa le front, comme saisi d’une inspiration soudaine.

— Mais, en effet, s’écria-t-il, l’assassin… ce n’est pas cet homme ! C’est l’autre ! C’est celui que j’ai désarmé au moment où il allait frapper M. O’Keddy !… Car, je me le rappelle maintenant, il tenait le poignard de la main gauche. Ah ! comment n’ai-je pas eu plus tôt cette idée ?

Il resta un instant atterré en constatant que sa présence d’esprit habituelle l’avait trahi dans cet instant décisif.

Cependant il reprit vite confiance et, comme Le Bœuf appartenait évidemment à la même bande, M. Bidache ne le fit pas relâcher et laissa l’instruction s’égarer sur la fausse piste qu’il avait indiquée.

Le mutisme de l’homme arrêté et son obstination à ne faire aucune réponse aux questions qui lui étaient posées, laissaient supposer que cette instruction serait longue.

En rentrant chez lui, à Clamart, M. Bidache trouva la lettre que Patrick lui avait laissée. Il prit aussitôt le train pour Paris et courut chez le jeune Irlandais.

Patrick lui apprit la menace mystérieuse adressée à mademoiselle Lacédat.

— Avez-vous cette lettre ? demanda M. Bidache.

— Non, mademoiselle Lacédat l’a gardée.

— Ne pensez-vous pas que le moment soit venu d’interroger Greliche ? Après tout ce que vous avez fait pour lui, si réellement il est revenu à de meilleurs sentiments, il doit parler.

— C’est aussi mon avis. Je le vois souvent triste, préoccupé. Je suis sûr qu’il a un remords qui le tourmente.

— Eh bien, faites-le venir ; je vais me retirer là-haut, dans votre chambre, et vous laisser seul avec lui.

Patrick entr’ouvrit la porte du cabinet où il se tenait et qui était à côté de la salle d’armes. Il appela Greliche. Celui-ci vint aussitôt le trouver.

— Tenez, lui dit-il en lui mettant un louis dans la main, allez au marché aux fleurs de la Madeleine. Vous achèterez un bouquet et vous le porterez avec ma carte à mademoiselle Lacédat. Je n’ai pas besoin de vous recommander de choisir les fleurs les plus belles et les plus fraîches, car elles sont destinées à votre bienfaitrice.

— Ah ! Monsieur, dit Greliche en rougissant de plaisir, je lui porterai deux bouquets : un pour vous, l’autre pour moi.

— Vous lui êtes donc bien reconnaissant de ce qu’elle a fait ?

— Si je lui suis reconnaissant !… Mais sans elle, qu’est-ce que je serais devenu ? Elle a fait plus que si elle m’avait sauvé la vie.

— Alors vous devez ardemment désirer vous acquitter envers elle ?…

— Oh ! certes, Monsieur, mais que pourrai-je jamais faire pour elle ?… dit-il en secouant la tête.

— Peut-être vous serait-il possible de lui rendre un grand, un immense service.

— Et lequel ? dit Greliche surpris. Parlez, parlez, Monsieur.

— Vous ignorez peut-être que son père a été assassiné.

Jacques Greliche tressaillit et baissa les yeux avec embarras.

— Si, je le sais, dit-il d’une voix peu distincte.

Son trouble n’échappa point à Patrick O’Keddy.

— Cet horrible événement a plongé mademoiselle Lacédat dans la plus affreuse douleur ; elle a, de plus, le chagrin de voir la mémoire de son père déshonorée par la faillite de la maison de banque. Elle n’a désormais qu’un seul désir au monde, qu’un but dans la vie : venger la mort de son père, faire punir son assassin et le dépouiller, si elle le peut, de la fortune qu’il lui a volée. Je ne vous en dis pas davantage. Si vous avez quelque soupçon au sujet du meurtrier de M. Lacédat et si vous consentez à le faire connaître, non seulement vous vous serez acquitté envers cette généreuse jeune fille, mais c’est elle au contraire qui vous aura une reconnaissance profonde.

Jacques Greliche baissa la tête et ne répondit pas. Il était évident qu’un violent combat se livrait en lui-même. Patrick O’Keddy attendait avec anxiété le résultat de cette lutte.

Mais, au bout de quelques instants, Greliche balbutia, sans oser regarder l’Irlandais en face :

— Je ne sais rien, Monsieur… je ne sais rien.

— J’ai cru devoir vous avertir, dit Patrick assez sèchement. Maintenant faites ce que vous voudrez.

Il s’assit à son bureau et lui tourna le dos. Greliche resta encore quelques instants interdit, hésitant, puis, poussant un profond soupir, il sortit sans dire un mot.

Lorsque M. Bidache vint retrouver Patrick :

— Eh bien ? lui dit-il anxieusement.

— Impossible de rien tirer de lui, répondit l’Irlandais, et pourtant je sens qu’il pourrait tout révéler, s’il le voulait.

— Décidément nous n’avons pas de chance, dit M. Bidache en tombant accablé sur une chaise, et je commence à croire que le succès sera bien difficile.

VI

Quelques jours après, vers dix heures du matin, Jeanne était occupée à donner une leçon à son frère, lorsque Clara vint la prévenir qu’un commissionnaire désirait lui parler.

Jeanne fit entrer cet homme et lui demanda ce qu’il voulait.

— Je suis envoyé par un monsieur qui demeure rue d’Anjou, répondit le commissionnaire. Il m’a dit son nom, mais je l’ai oublié… enfin… il tient une salle d’escrime.

— M. Patrick O’Keddy, sans doute ! dit Jeanne vivement.

— Oui… Je crois que c’est ce nom-là. Ce monsieur a été blessé en faisant des armes…

— Est-il possible ! s’écria Jeanne qui pâlît soudain.

— Bien blessé même. Il m’a dit de venir trouver Mademoiselle, parce qu’il voudrait lui parler tout de suite. Il s’agit d’une chose très importante.

— Je vais aller le voir à l’instant, dit Jeanne en se levant.

Et, dès que le commissionnaire fut sorti, elle s’habilla à la hâte et courut rue d’Anjou, dévorée d’inquiétude, sans réfléchir à ce que sa démarche pouvait avoir d’incorrect, n’ayant qu’une idée : c’est que Patrick était blessé, qu’il souffrait et qu’elle voulait être auprès de lui pour le soigner.

En arrivant à la salle d’armes, elle fut reçue par Jacques Greliche.

— Eh bien, dit-elle, haletante de la course qu’elle venait de faire… Comment va-t-il ?

Greliche la regarda, un peu surpris.

— De qui donc voulez-vous parler, Mademoiselle ? lui demanda-t-il.

— Mais de votre maître.

— Mademoiselle Lacédat ! dit derrière elle une voix qu’elle reconnut aussitôt.

Et Patrick la salua, étonné de la voir chez lui.

Elle resta interdite.

— Quoi ! dit-elle, vous êtes debout ?… Mais cette blessure ?…

— Quelle blessure ?

— Venez, venez, il faut que je vous parle ! reprit-elle très émue, car elle commençait à soupçonner la vérité.

Patrick fit entrer Jeanne dans le petit cabinet attenant à la salle d’escrime.

Lorsqu’elle lui eut raconté la visite du commissionnaire :

— Mais c’est une ruse que l’on a employée pour vous éloigner de chez vous ! s’écria Patrick. Je n’ai jamais été blessé, et je n’ai chargé personne d’aller vous trouver.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Jeanne avec terreur… qu’est-ce que cela signifie et que se passe-t-il donc chez moi ?

— Venez, dit Patrick, il faut retourner boulevard de Clichy sans perdre un instant.

Il la fit monter en voiture et donna cinq francs au cocher, en lui recommandant de brûler le pavé. Le fiacre partit au galop.

En entrant chez elle, Jeanne appela Clara d’une voix désespérée.

La femme de chambre se présenta, très calme et très tranquille.

— Clara, dit Jeanne haletante d’émotion, n’est-il venu personne en mon absence ?

— Non, Mademoiselle, à part la personne que vous avez envoyée.

— Quelle personne ?

— Ce jeune homme qui est venu chercher M. Georges de votre part.

— Quoi !… que dites-vous ? Georges ! fit Jeanne suffoquée par l’angoisse.

— Sans doute, répliqua Clara interdite.

— Ah ! les misérables ! s’écria Jeanne, ils m’ont enlevé mon frère !…

Et elle tomba dans un fauteuil, inanimée, à demi morte.

— Parlez ! parlez ! dit Patrick en prenant le bras de Clara qui semblait, elle aussi, près de s’évanouir de terreur. Du sang-froid, je vous en supplie !… Racontez-moi ce qui s’est passé.

Alors, d’une voix brisée, Clara fit ce récit que des sanglots interrompaient à chaque instant :

Environ vingt minutes après le départ de Jeanne, un jeune homme très élégant s’était présenté.

— Je suis un des clients de M. O’Keddy, lui avait-il dit. Mademoiselle Lacédat, que je viens de voir chez lui, m’a prié de lui amener son frère qu’elle désire conduire aux Champs-Élysées. J’ai ma voiture en bas.

Clara ne pouvait avoir aucune défiance. Elle mit à Georges son chapeau et son manteau et le confia au jeune homme. S’étant penchée à la fenêtre, elle les vit monter dans un coupé attelé d’un magnifique cheval noir qui partit au grand trot.

Elle remarqua, il est vrai, qu’au lieu de descendre la rue Pigalle, le coupé remontait le boulevard du côté du cirque Fernando. Mais elle pensa que l’inconnu avait quelque course à faire avant d’aller rue d’Anjou.

— Et comment était ce jeune homme ? interrogea Patrick.

— Grand, très brun, avec une barbe noire.

Jeanne était revenue à elle. Maintenant elle sanglotait, en poussant des soupirs déchirants, et ne paraissait pas entendre les paroles de consolation et d’espoir que Patrick lui prodiguait.

— Prenez soin de votre maîtresse, dit le jeune Irlandais à Clara. Ma pauvre fille, ne vous désespérez pas, il n’y a point de votre faute.

— Oh ! j’aimerais mieux être morte ! s’écriait la femme de chambre en se tordant les mains.

— Calmez-vous, je vous en supplie, et occupez-vous de mademoiselle Lacédat.

Il fit un pas vers la porte.

— Patrick ! Patrick ! ne m’abandonnez pas ! dit la voix déchirante de Jeanne.

— Il faut que j’envoie une dépêche à M. Bidache. À nous deux, je vous en réponds, nous retrouverons votre frère.

Et, s’arrachant des bras de la malheureuse jeune fille, Patrick courut au télégraphe pour prévenir M. Bidache de la mystérieuse disparition de Georges.

Dans la journée, M. Bidache, très ému et très agité, vint le rejoindre rue d’Anjou.

Depuis l’échec qu’il avait éprouvé en faisant arrêter le Bœuf dont on n’avait pu tirer ni une parole ni un aveu, et qui n’était évidemment pas l’assassin de Clamart, M. Bidache était soucieux et tourmenté. Pour la première fois, depuis qu’il s’était voué à la tâche difficile de découvrir le meurtrier de M. Lacédat, il éprouvait un peu de découragement.

Mais, loin de l’abattre davantage, ce nouvel et grave incident lui rendit toute son énergie.

— Cette fois, dit-il après avoir écouté attentivement le récit de Patrick, cette fois nous avons affaire à l’homme que nous poursuivons. Ce bandit qui roule carrosse, c’est bien l’assassin de M. Lacédat, l’agresseur de M. de Caserte, le gaucher dont la main a été mesurée par moi sur la porte de la maison de Clamart. Il ne doit pas nous échapper.

— Que comptez-vous donc faire ?

— Je n’en sais rien encore ; il faut que je réfléchisse. En attendant, allons voir mademoiselle Lacédat, rassurons-la ; qu’elle sache que nous mettrons tout en œuvre pour lui rendre son frère.

Ils trouvèrent Jeanne très faible et dans les larmes. Elle eut à peine la force de leur parler et leur tendit une lettre que le concierge venait de monter et qui lui avait été remise par un inconnu.

Cette lettre était ainsi conçue :

 

« Vous n’avé pas tenu conte de mes avis. Tant pis pour vous. Si, dans trois jour, l’homme arété boulvard de la Villette n’est pas en liberté, et si vous ne renoncé pas à me faire prandre, votre frère sera mort. Averticez votre ami. Ce n’est que le commencement de ma vengense. »

 

Cette lettre ne portait aucune signature.

— Ah ! faites relâcher cet homme, dit Jeanne désespérée ; renoncez, je vous en supplie, à lutter plus longtemps contre ce misérable. Qu’il me rende mon pauvre frère… C’est tout ce que je demande maintenant.

M. Bidache resta un instant perplexe.

— Mais non, mais non, ma chère demoiselle, dit-il avec sa douceur habituelle. Votre frère sera sauvé et ce brigand portera sa tête sur l’échafaud, je vous en réponds. Laissez-moi faire. Veuillez me donner d’abord la première lettre que vous avez reçue et m’indiquer l’adresse de M. Mérentier.

Jeanne, qui subissait l’ascendant de ce curieux personnage, fit ce qu’il désirait.

— Maintenant venez avec moi, mon cher compagnon, dit M. Bidache à Patrick ; il ne faut pas perdre de temps et nous allons nous mettre en en chasse sans tarder !

VII

Ils revinrent rue d’Anjou. En route, ils résolurent de faire un nouvel effort auprès de Jacques Greliche pour le décider à parler. Mais, en arrivant chez lui, Patrick fut assez surpris de ne point trouver Greliche. Il est vrai que c’était dimanche et que, ce jour-là, la salle étant fermée, Jacques avait pu profiter de cette circonstance pour sortir. Pourtant il ne s’absentait jamais sans en demander l’autorisation à M. O’Keddy.

Ils l’attendirent longtemps. Deux heures se passèrent sans qu’il revînt. Alors Patrick se décida à monter chez madame Greliche pour lui demander si elle savait où était son fils.

— Il est venu s’habiller ici vers trois heures, répondit la veuve. Il m’a dit qu’un client, M. Dupray, lui avait fait demander de porter chez lui son masque et ses fleurets.

M. Dupray demeurait au Cours-la-Reine. La course n’était pas longue et ne devait pas exiger plus d’une heure.

Néanmoins, pour ne pas inquiéter la pauvre femme, Patrick ne fit aucune observation et redescendit chez lui. À six heures, Greliche n’était pas encore rentré.

— Il a sans doute rencontré quelqu’un de ses anciens amis, dit M. Bidache en secouant la tête. Il se sera laissé entraîner.

Sa mère était descendue. Elle ne s’expliquait pas non plus l’absence si prolongée de son fils. Elle restait triste, sans parler, en proie à une angoisse poignante. La pensée qu’avait eue M. Bidache la tourmentait aussi. Elle avait une peur si affreuse de voir son fils retomber dans sa vie d’autrefois ! Et elle savait qu’il suffirait peut-être d’une mauvaise rencontre pour anéantir l’œuvre difficile tentée par M. O’Keddy et dont les résultats avaient été jusqu’alors si satisfaisants.

Enfin, vers sept heures, au moment où Patrick et M. Bidache se préparaient à sortir pour aller dîner, on frappa aux volets qui fermaient la salle d’armes.

Madame Greliche alla ouvrir. Elle aperçut à la clarté du bec de gaz deux hommes qui se tenaient auprès d’une civière couverte d’une toile rayée.

La veuve recula épouvantée :

— Ah ! mon fils ! mon fils ! il est blessé, s’écria-t-elle en mettant ses deux mains devant ses yeux avec un geste d’horreur.

— Jacques !... est-il possible !… dit Patrick en s’avançant à son tour.

Il fit entrer la civière dans la salle d’escrime, écarta les rideaux et approcha une lumière.

Il aperçut la tête livide de Jacques Greliche. Il avait les yeux fermés. Il semblait mort.

— Cet homme a été ramassé sur le Cours-la-Reine, dit l’un des deux individus qui l’avaient apporté. Il était grièvement blessé d’un coup de couteau à la poitrine. On l’a apporté au poste du palais de l’Industrie. Il est resté deux heures sans reprendre connaissance. Enfin il est revenu à lui et a pu indiquer où il demeurait.

— Quelque témoin a-t-il vu comment il a été frappé ? demanda M. Bidache.

— Oui… un passant qui traversait le Cours-la-Reine a entendu un cri ; il a regardé du côté de cet homme et a aperçu dans l’obscurité un individu qui s’enfuyait, tandis que celui-ci tombait à terre. L’assassin a couru jusqu’à une voiture qui stationnait un peu plus loin et qui l’a emmené au grand galop.

M. Bidache et Patrick se regardèrent :

— Toujours lui ! murmura l’ancien employé de la préfecture.

Patrick pria les deux hommes de monter le blessé jusqu’à la chambre qu’il occupait. On le mit sur son lit, sans qu’il parût se ranimer.

La veuve Greliche se jeta à genoux près de son fils et prit sa main qui pendait inerte le long du lit.

— Il est mort ! mon Dieu ! il est mort ! disait-elle suffoquée par les larmes.

M. Bidache avait couru chercher un médecin qui arriva un quart d’heure après. Il palpa le blessé, examina soigneusement sa blessure. Comme Patrick, en le reconduisant, lui demandait son avis :

— C’est grave, très grave, dit-il, mais je ne puis me prononcer avant demain matin.

La veuve Greliche veilla son fils toute la nuit. M. Bidache resta chez Patrick. Ils montèrent plusieurs fois jusqu’à la chambre occupée par le blessé, guettant le moment où il reviendrait à lui. Mais pendant toute la nuit il eut une fièvre violente et ne reprit point connaissance.

Ce fut seulement vers midi, après la seconde visite du médecin, qu’il ouvrit les yeux et parut reconnaître ceux qui étaient près de lui.

Patrick essaya de l’interroger, mais ses lèvres restèrent serrées, et il ne répondit pas aux questions qu’on lui faisait.

Enfin, vers le soir, grâce aux soins que lui prodiguait sa mère, il parut un peu mieux. Il demanda Patrick.

L’Irlandais accourut aussitôt près de lui.

— Il m’a tué… le misérable… murmura alors Greliche, en faisant un effort pour parler. Il m’a tué… mais je me vengerai !

— Quel est votre assassin ? demanda Patrick, penché sur lui pour recueillir ses paroles.

M. Bidache était entré doucement dans la chambre et écoutait.

— C’est lui… le Pérou… le chef… dit Greliche.

— N’est-ce pas l’homme qui a assassiné M. Lacédat ? demanda Patrick.

— Oui.

— Dans quel but ?

— Pour le voler.

— Vous assistiez à ce crime ?

— Non.

— Vous l’avez connu, cependant ?

Greliche hésita. Une sueur froide inondait ses tempes.

— Oui… dit-il avec effort. C’est moi qu’il avait chargé de savoir où demeurait à Paris l’homme qui se faisait appeler M. Rodrigues… J’ai guetté la voiture qui l’emmenait de Clamart… je me suis accroché derrière et j’ai su que ce M. Rodrigues se nommait réellement M. Lacédat et habitait rue d’Offémont.

— Malheureux ! vous avez été le complice de ce crime abominable !

Greliche inclina la tête et des larmes roulèrent dans ses yeux.

— Voyez combien vous avez été coupable en ne parlant pas, lorsque je vous ai interrogé avant-hier… Un nouveau et terrible malheur a frappé mademoiselle Lacédat. Son frère lui a été enlevé par l’homme qui vous a assassiné.

Jacques Greliche tressaillit et poussa un gémissement sourd.

— Oh ! c’est affreux ! Oh ! pardon ! pardon !… dit-il. Mais si vous saviez quel est cet homme… J’avais peur de le vendre.

— Vous voyez comme il vous en a récompensé !

— Ah ! le misérable !… Allez à la maison noire, impasse du Paradis, boulevard de la Chapelle : c’est là qu’ils se réunissent… Faites garder le cabaret qui est au 28 de la rue de Chartres… Il y a une issue.

— Vous pensez que nous pourrons nous emparer là de l’homme que vous nommez le Pérou ?

— Non, dit Greliche en secouant la tête, lui, vous ne le prendrez pas. On ne le prendra jamais.

— Croyez-vous que c’est dans cette maison qu’ils ont emmené l’enfant ?

— Je n’en sais rien. Peut-être le Pérou l’a-t-il conduit chez lui.

— Et où demeure-t-il ?

— Personne ne le sait… Autrefois il restait rue Marcadet avec sa mère. Mais maintenant, depuis qu’il a tué M. Lacédat et qu’il est riche, il a changé de domicile. Il nous a défendu, sous peine de mort, d’essayer de savoir où il habite… et on lui a obéi…

— Combien a-t-il d’affiliés dans sa bande ?

— Nous étions sept. Le Pérou qui est le chef, le Loupeur, le Bœuf, Trop-de-Chic, Fureton et moi, plus l’individu qui lui sert maintenant de cocher et qui se fait appeler Brûle-Gueule.

— Quel est le véritable nom du Loupeur ? demanda à son tour M. Bidache en s’avançant.

Mais les efforts qu’il avait faits pour parler avaient épuisé le blessé. Un râle sortait de sa gorge. Il fit signe qu’il voulait écrire.

M. Bidache prit son portefeuille ; il lui tendit une page blanche et un crayon.

Alors, péniblement, Jacques Greliche y écrivit un nom.

Tout Paris se préoccupait en ce moment de l’identité du mystérieux assassin des deux vieillards de la rue de Provence. Il allait bientôt monter sur l’échafaud, et il était probable qu’en mourant, il emporterait avec lui le secret que la justice n’avait pu découvrir. Son avocat avait affirmé cependant qu’il appartenait à une famille honorable. Mais on avait considéré cette dernière révélation comme un moyen suprême employé pour sauver la tête du coupable.

M. Bidache prit avec une vive curiosité le papier où Jacques Greliche avait tracé le nom. Le mystère allait être enfin éclairci ! Mais à peine y eut-il jeté les yeux qu’il poussa un cri de surprise ; il tendit la feuille à Patrick, et ce dernier ne parut pas moins étonné de cette révélation inattendue.

VIII

La fatigue que Jacques Greliche avait éprouvée durant cet interrogatoire lui causa un évanouissement qui dura plusieurs heures.

M. Bidache attendait avec anxiété qu’il pût reprendre connaissance et qu’il complétât ses révélations sur le chef de la dangereuse bande à laquelle il avait appartenu.

Mais Greliche ne revint pas à lui ; sa fièvre augmenta, ses forces diminuèrent, et le médecin qui le visita dans la nuit déclara que la fin était proche.

En effet, le lendemain matin, vers huit heures, il parut plus mal. Il fit un effort pour se redresser dans son lit et murmura d’une voix entrecoupée :

— Je veux la voir… Je veux qu’elle me pardonne !

M. Bidache pensa qu’il s’agissait de mademoiselle Lacédat. Il alla la trouver sur-le-champ, autant pour la prévenir de ce qui arrivait que pour lui demander de vouloir bien condescendre au dernier vœu de ce mourant. Il espérait aussi que la présence de la jeune fille rendrait peut-être à Greliche un peu de force et qu’il pourrait parler encore.

En apercevant M. Bidache, Jeanne poussa un cri :

— L’avez-vous retrouvé ? dit-elle. Venez-vous me donner quelque espoir ?

La malheureuse jeune fille avait passé la nuit debout, sans dormir, écoutant tous les bruits de la rue, guettant chaque ombre qui passait sur le boulevard, espérant toujours que son frère avait pu s’échapper des mains de ses ravisseurs et qu’il allait lui revenir.

L’angoisse affreuse qu’elle avait éprouvée durant les trois mortelles nuits où elle avait attendu le retour de son père la torturait de nouveau, et elle se sentait sans force pour supporter encore de si cruelles douleurs.

Elle restait en proie à une sorte de prostration absolue ; sa pensée était absente, son viril courage l’avait abandonnée.

Au moment où M. Bidache était entré, elle avait pu jeter le cri désespéré avec lequel elle l’avait accueilli.

Mais, quand il eut répondu à sa question en secouant tristement la tête, elle retomba dans cette espèce de torpeur qui engourdissait ses facultés.

Elle se laissa emmener sans prononcer une parole ; elle écouta distraitement ce qu’il lui dit au sujet du malheur arrivé à Greliche et des aveux qu’il avait faits. Lorsqu’il lui révéla le véritable nom du mystérieux assassin qui se cachait sous le sobriquet de « Loupeur », elle ne parut pas entendre ce nom qui, en toute autre circonstance, aurait fait sur elle une impression si vive.

Elle s’approcha lentement du lit où gisait le malheureux Greliche. En apercevant Patrick, elle poussa un cri de détresse et se laissa tomber dans ses bras.

— Ah ! je suis trop malheureuse ! je suis trop malheureuse ! dit-elle en sanglotant sur son épaule.

La veuve Greliche pleurait près d’elle, accablée de douleur, le front courbé sous la honte, car elle avait entendu les révélations de son fils.

Dès qu’il aperçut Jeanne, Greliche fit un mouvement.

— Pardonnez-moi, pardonnez-moi ! murmura-t-il en joignant les mains.

Elle tourna vers lui ses regards pleins de larmes et, ne pouvant pas parler, leva la main en signe de pardon.

M. Bidache crut pouvoir profiter de ce moment pour faire parler encore le mourant. Il voulait savoir comment on pouvait pénétrer dans cette maison de l’impasse du Paradis que Greliche avait indiquée comme servant de lieu de rendez-vous à la bande commandée par le Pérou et où il avait vu entrer le Bœuf et ses amis, la nuit où, avec Patrick, il avait fait cette dangereuse expédition au cabaret de la rue Polonceau.

Il pensait bien qu’il devait y avoir un mot de passe, un signe secret de reconnaissance.

À la question qu’il lui posa, Greliche répondit par un mouvement de tête affirmatif. Mais aucune parole ne put sortir de ses lèvres. M. Bidache s’empressa de lui présenter encore une feuille de papier et un crayon que le malheureux prit entre ses mains défaillantes. Cet effort fut au-dessus de ses forces.

Il retomba lourdement en arrière, ses yeux roulèrent dans l’orbite, puis il resta immobile, haletant, livide.

Lorsque, quelques instants après, Patrick s’approcha de lui, il constata que Jacques Greliche était mort.

IX

Patrick ne voulut pas que Jeanne restât dans cet appartement du boulevard de Clichy qui lui rappelait de si douloureux souvenirs et où elle éprouvait maintenant de terribles frayeurs.

Il la conduisit à l’hôtel Mirabeau, la recommanda comme une de ses parentes et l’installa dans une chambre gaie et confortable.

Clara vint la rejoindre et lui apporter tout ce dont elle avait besoin.

Quand elle fut installée :

— Maintenant nous allons nous mettre en campagne, M. Bidache et moi, dit-il en pressant tendrement les mains de la jeune fille. Et vous ne me reverrez qu’avec votre frère Georges.

Elle tomba dans un fauteuil, abîmée de douleur, et répondit à ses paroles confiantes par un regard désespéré.

Patrick alla retrouver M. Bidache qui l’attendait. Il lui donna un revolver chargé et en prit un lui-même.

— Il ne s’agit pas, dit-il, de nous laisser attaquer par cet assassin grand seigneur, qui semble avoir emprunté aux nihilistes de Russie l’habitude de commettre ses crimes en voiture. Il est probable que maintenant c’est nous qu’il va honorer de ses attentions. Il est déjà bien renseigné sur mes habitudes et même sur le nom et l’adresse de mes clients, témoin le moyen qu’il a employé pour attirer Greliche dans le quartier désert du Cours-la-Reine. Nous ferons bien de ne pas nous quitter tant que nous ne l’aurons pas mis entre les mains de la justice.

— C’est aussi mon avis, dit M. Bidache.

— Et maintenant qu’allons-nous faire ? Vous vous rappelez les termes de la lettre de menace qu’il a adressée à mademoiselle Lacédat. Si dans trois jours le Bœuf n’est pas relâché, la vie du pauvre Georges sera en péril ; or, il y a déjà deux jours écoulés.

— Je ne crois pas que ce misérable exécute cette menace, répondit M. Bidache. Il gardera Georges comme otage de sa propre vie. Néanmoins je pense aussi qu’il n’y a pas de temps à perdre. Ah ! Si Greliche avait pu nous indiquer le moyen d’entrer dans la maison noire !… Quelque chose me dit que c’est là qu’est l’enfant !

Il prit son chapeau pour sortir.

— Où allez-vous, demanda Patrick.

— J’ai un renseignement important à demander à un vieil ami de mademoiselle Lacédat, M. Mérentier.

— Qui demeure ?

— Pas loin d’ici, rue Duphot, au coin du boulevard.

— Eh bien ! je vous accompagnerai, si vous le voulez bien, et je vous attendrai dans le café qui est près de la station des omnibus.

— Très volontiers.

Au moment où ils allaient sortir :

— Au fait, j’y pense, dit Patrick O’Keddy, nous serions bien fous de nous exposer aux coups d’un amateur qui manie si agréablement le poignard, lorsqu’il nous est facile de nous en préserver.

Et, comme M. Bidache l’interrogeait du regard :

— Venez avec moi, lui dit-il.

Il le fit monter dans sa chambre et prit dans un tiroir deux tissus d’acier très fins et très légers.

— Voici, dit-il, d’excellentes cottes de mailles que j’ai fait faire autrefois en Angleterre. Je les emporte toujours dans mes voyages au Sénégal et je les mets lorsque je m’enfonce dans l’intérieur du pays où j’ai quelque chance de rencontrer des gaillards armés de flèches empoisonnées. Nous allons en revêtir chacun une. C’est, je crois, une bonne précaution.

Ils passèrent sous leur vêtement le mince tissu d’acier, puis sortirent en se donnant le bras et s’acheminèrent d’un bon pas vers la rue Duphot.

Tandis que Patrick attendait dans le café de Londres, M. Bidache monta chez M. Mérentier, qu’il eut la chance de trouver au moment même où il allait sortir.

Il raconta au vieillard tout ce qui était arrivé depuis la visite qu’il avait faite à mademoiselle Lacédat et lui apprit la nouvelle de la disparition de Georges.

— Ah ! la malheureuse enfant ! dit M. Mérentier en joignant les mains, il ne lui manquait plus qu’une pareille douleur ! Mais quel est donc ce bandit qui dispose de semblables moyens d’action et qui se rend insaisissable ?

— Je l’ignore encore, mais je le saurai, et ce soir même peut-être. En attendant, je suis venu vous trouver, Monsieur, pour vous demander de vouloir bien me communiquer la lettre qui vous a été adressée par ce misérable.

— La voici, dit M. Mérentier en prenant dans son portefeuille le chiffon de papier qu’il avait déjà montré à Jeanne.

M. Bidache l’étala sur une table, puis il tira de sa poche les deux lettres qu’avait reçues mademoiselle Lacédat et compara les trois écrits.

L’écriture de chacune de ces lettres était absolument différente, mais, dans toutes les trois, les fautes d’orthographe abondaient.

M. Bidache fit même une réflexion qui parut l’intéresser vivement, car un rapide sourire passa sur ses lèvres et il dit, en mettant les lettres dans sa poche :

— Allons ! on a raison de dire qu’il suffit de quelques lignes d’un homme pour le faire pendre. Si je parviens à faire arrêter l’auteur de ces lettres, il est sûr de son affaire.

Puis, remarquant que M. Mérentier avait son chapeau à la main et son pardessus sur les épaules.

— Mais vous alliez sortir, Monsieur ; que je ne vous dérange pas, je vous en prie.

Et il s’avança vers la porte.

— En effet, mon cher monsieur, j’étais sur le point de sortir, répliqua M. Mérentier, mais vous ne me dérangez nullement. Je suis très heureux de vous voir. Je me disposais à aller dans votre ancienne administration.

— À la préfecture de police ?

— Justement ; et vous pourrez peut-être me dire à qui je dois m’adresser.

M. Bidache, qui avait déjà la main sur le bouton de la porte, se rapprocha du vieillard.

— Il s’agit d’une affaire assez singulière et qui vous intéressera, j’en suis sûr, reprit M. Mérentier. J’ai reçu, ce matin, une lettre d’un de mes jeunes amis du Mexique. Je ne vous la lirai pas, car elle est en espagnol. Il m’écrit de Lorient où il est à l’hôpital depuis huit mois au moins.

» Voici en deux mots son histoire. Il s’est embarqué, le 8 mai, à la Vera-Cruz pour venir en France faire un voyage d’agrément. Il a de la fortune, et il était porteur de nombreuses lettres qui devaient lui ouvrir plusieurs salons de Paris. Il avait en particulier des recommandations très puissantes auprès de l’ambassadeur d’Espagne.

» Il arriva à Lorient au commencement de juin et descendit dans un hôtel pour prendre un peu de repos avant de repartir pour Paris.

» Le soir même de son arrivée, il venait de sortir après dîner, lorsqu’il fut assailli, sur le quai, par un individu dont il ne put voir le visage. Cet individu se jeta sur lui, lui donna un coup de poignard en pleine poitrine, et, après l’avoir dépouillé, le poussa par-dessus le bord du quai.

» Il tomba d’une grande hauteur, car la marée était basse, et sa tête vint frapper le rebord d’un navire. Le lendemain matin, un matelot le trouva inanimé sur le pont et baignant dans son sang. Il était à moitié mort. On le conduisit à l’hôpital. Son portefeuille, contenant tous ses papiers, lui avait été volé par l’assassin. Ses malles ne portaient aucune adresse, et il ne s’était pas encore fait inscrire à l’hôtel. On ne savait donc qui il était. Il resta plusieurs mois entre la vie et la mort. Le coup violent qu’il avait reçu à la tête avait dérangé ses facultés mentales.

» Il y a quelques jours seulement que la mémoire lui est revenue, et il a pu se souvenir de ce qui lui est arrivé.

» Il m’écrit qu’il a porté plainte auprès du procureur de la République de Lorient, mais son peu d’habitude de la langue française lui rend très difficiles les démarches qu’il veut faire pour retrouver son agresseur. Il me prie d’aller à la préfecture de police et de demander qu’un ou deux agents bien choisis soient envoyés à Lorient afin de procéder à une enquête sur cette mystérieuse affaire.

— N’a-t-il aucun soupçon au sujet de l’homme qui l’a attaqué ?

— Aucun : il a eu, sans doute, affaire à un voleur qui a dû être fort désappointé, car M. de Valladorès était sorti ce soir-là sans argent.

— Vous dites qu’il s’appelle ?

— Le marquis Luis de Valladorès.

— Eh bien, ne prenez pas la peine d’aller à la préfecture de police, dit M. Bidache, j’y passerai aujourd’hui ou demain et je m’occuperai de votre affaire. Où demeure M. de Valladorès à Lorient ?

— Il m’écrit qu’il a quitté l’hôpital hier et qu’il est installé à l’hôtel de France.

— Fort bien.

Et, sans vouloir écouter les remerciements de M. Mérentier, M. Bidache prit congé de lui et alla rejoindre Patrick O’Keddy.

X

Il était cinq heures du soir et le jour tombait.

— Si vous m’en croyez, dit M. Bidache à Patrick, nous allons nous rendre chez le père Brousmiche et nous irons ce soir impasse du Paradis. J’ai un plan que je vais vous soumettre et qui vous plaira, j’en suis sûr, bien qu’il ne soit point peut-être d’une réalisation très commode.

— Il me plaira surtout, s’il doit offrir quelque difficulté et quelques dangers, dit Patrick bravement. J’ai horreur de ce qui est banal.

— Eh bien, vous allez être servi à souhait, dit M. Bidache. Voici quelle est mon idée…

Mais, en ce moment, ils aperçurent sur le boulevard des Italiens un homme à la tournure distinguée qu’ils reconnurent aussitôt. C’était le comte de Caserte. Il causait avec un jeune homme qui le quitta en lui serrant la main et alla rejoindre sa voiture.

— Enchanté de vous voir debout et déjà vaillant, mon cher comte, dit Patrick en allant saluer M. de Caserte.

— Mon Dieu, oui, répliqua le gentilhomme napolitain, je vais beaucoup mieux et le médecin me recommande maintenant de sortir, car ce séjour de six semaines dans la chambre m’a fort affaibli.

Il aperçut M. Bidache et le salua.

— Eh bien, Monsieur, lui dit-il en souriant, et mon assassin. L’avez-vous retrouvé ?

— Pas encore, monsieur le comte, répondit modestement M. Bidache. Mais je ne désespère pas de vous annoncer un de ces jours la capture de ce hardi gredin.

— Vous me ferez bien plaisir ; je crains fort cependant que ce ne soit une tâche très difficile, car le commissaire de police de mon quartier a été loin de me donner autant d’espoir que vous. À propos, mon cher maître, dit-il à Patrick, connaissez-vous le jeune homme avec qui je causais tout à l’heure et qui m’a quitté quelques instants avant que vous vinssiez à moi ?

— Il me tournait le dos et je ne puis vous dire si je le connais, répondit Patrick.

— Il faudra que je le conduise chez vous un de ces jours. C’est un tireur hors ligne. Il est de mon cercle depuis deux mois. Il a une grande fortune et sème l’or à pleines mains. Il habite avec une de ses parentes un charmant hôtel, avenue de Villiers. Il y donne même une grande fête dans quelques jours, un bal masqué pour inaugurer son hôtel et il y recevra la société étrangère, espagnole et américaine. Sa parente, la marquise Juana d’Arguello, a dû être admirablement belle et fait, paraît-il, en grande dame les honneurs de son salon. Il insistait tout à l’heure auprès de moi fort aimablement et me priait de ne pas manquer à sa soirée. Mais je suis encore trop faible pour aller dans le monde.

— C’est un Espagnol ?

— Oui ; c’est-à-dire, je crois, qu’il est Mexicain, mais il parle parfaitement le français. Il est un peu original. Une de ses manies est de changer à chaque instant la livrée de son cocher et la couleur de sa voiture.

— Et il se nomme ?

— M. le marquis Luis de Valladorès.

En entendant ce nom, M. Bidache eut un soubresaut. Mais ni M. de Caserte ni Patrick ne remarquèrent son étonnement.

Après avoir quitté le gentilhomme napolitain, M. Bidache et son compagnon allèrent dîner dans un restaurant du boulevard. Ensuite il se rendirent chez le père Brousmiche et revêtirent chacun un costume de rôdeur de barrière, sale et déguenillé.

Pendant qu’ils dînaient, M. Bidache avait exposé à Patrick le plan auquel il s’était arrêté pour surveiller cette nuit-là, sans courir aucun risque d’être aperçu, les abords de la maison noire. Ce projet original avait été fort goûté par son intrépide associé.

Le père Brousmiche leur avait procuré chez un peintre en bâtiments du quartier une de ces échelles longues et légères terminées par des crochets comme en emploient les ouvriers du gaz pour nettoyer les réverbères. M. Bidache avait, en outre, enroulé autour de son corps une grosse corde très solide.

Portant leur échelle chacun par un bout, ils remontèrent, vers neuf heures, la rue des Martyrs.

Il faisait très sombre, ce soir-là, et de gros nuages couraient dans le ciel sans étoiles.

Ils longèrent les boulevards extérieurs, du côté droit, et s’arrêtèrent boulevard de la Chapelle, à peu près à la hauteur de l’impasse du Paradis.

Ils traversèrent alors la chaussée avec précaution, regardant tout autour d’eux, pour s’assurer qu’ils étaient bien seuls. Mais le boulevard était absolument désert et ils n’avaient pas à craindre d’être surpris dans ce qu’ils allaient tenter.

M. Bidache était venu bien souvent, sous des déguisements différents, observer les abords de cette ruelle. Il en connaissait admirablement les alentours.

De chaque côté de l’impasse du Paradis s’élevaient deux maisons assez hautes. Le rez-de-chaussée de l’une était occupé par un fripier dont le magasin était toujours clos vers neuf heures. La boutique de droite, non louée, était fermée depuis longtemps au moyen de volets que l’on avait couverts d’affiches. Les portes de ces deux immeubles s’ouvraient sur le boulevard.

Au fond de l’impasse se trouvait la petite maison entièrement close, haute d’un étage seulement, qui servait de lieu de rendez-vous à la bande du Pérou. Elle appartenait au marchand de vin dont la boutique était derrière, rue de Chartres. Dans le quartier, on la croyait toujours inhabitée.

Plus loin que l’immeuble où demeurait le fripier, était une autre maison basse, couverte de tuiles, assez semblable à celles que l’on remarque en face du parc Monceau et qui encadrent leur pauvreté entre les somptueux hôtels du boulevard de Courcelles. Cette maison était occupée par un chaudronnier dont la boutique fermait également de bonne heure. Elle se trouvait en deçà de l’alignement, de sorte qu’à chaque extrémité il y avait un angle rentrant assez profond.

M. Bidache, qui avait étudié avec soin ces constructions bizarres et disparates, pensait que le toit de cette dernière maison devait communiquer avec celui de la maison noire, qui était à peine plus élevé, et c’est sur cette remarque qu’était basé le plan dont, en dînant, il avait fait part à Patrick O’Keddy.

Lorsqu’ils se furent bien assurés que personne ne pouvait les remarquer, ils dressèrent leur échelle le long de la bâtisse du chaudronnier dans le renfoncement de droite et grimpèrent sur le toit.

Là ils s’orientèrent et marchèrent avec précaution. La supposition de M. Bidache était exacte. Ce toit était légèrement incliné et allait rejoindre par un prolongement à gauche celui de la maison noire, couvert en zinc et presque entièrement plat.

— Faut-il retirer l’échelle ? demanda Patrick à voix basse.

— C’est inutile, répondit M. Bidache sur le même ton, nous en aurons peut-être besoin tout à l’heure, et elle est bien cachée dans le renfoncement.

Une fois certains de pouvoir communiquer à gauche avec la maison de l’impasse, ils explorèrent les alentours et marchèrent vers la droite. De ce côté et derrière le grand immeuble dont la façade était sur le boulevard, s’élevaient d’autres maisons hautes de deux ou trois étages seulement et qui donnaient sur la rue de Chartres.

Ils virent qu’avec un peu d’audace et d’habileté on pourrait au moyen de l’échelle, battre en retraite par là si l’on était surpris.

Après avoir bien observé la disposition des vieux édifices voisins, autant du moins que le permettait l’obscurité, ils revinrent vers le toit de la maison noire et prirent les dispositions qu’avait suggérées M. Bidache.

Ils attachèrent solidement à une cheminée la corde qu’ils avaient apportée et la laissèrent enroulée près d’eux.

Ils écoutèrent si aucun bruit ne venait par la cheminée. N’entendant rien, ils pensèrent que la maison était encore déserte.

Alors ils se glissèrent à plat ventre sur le toit de zinc et avancèrent la tête avec précaution, afin d’observer la porte d’entrée qui était immédiatement au-dessous d’eux. M. Bidache avait la main posée sur la corde enroulée, prêt à la lancer dans le vide pour faire, s’il le fallait, une rapide descente.

Ils attendirent longtemps dans cette position incommode. Autour d’eux régnait un silence profond. Parfois ils entendaient un bruit de pas sur le trottoir du boulevard, mais bientôt ces pas s’éloignaient et personne n’entrait dans l’impasse.

Dix heures, puis onze heures sonnèrent à la petite chapelle de la rue Affre.

— Je crains bien que nous ne fassions buisson creux ce soir, murmura M. Bidache à l’oreille de Patrick. Ils n’ont pas pris rendez-vous ici cette nuit.

Le projet de M. Bidache était singulièrement hardi. Si l’un des hommes se présentait seul à la porte, il était entendu que Patrick et lui se laisseraient tomber le long de la corde, lui sauteraient à la gorge et l’entraîneraient jusqu’au poste de police placé à deux cents mètres environ de l’impasse.

S’ils arrivaient en nombre, au contraire, M. Bidache comptait observer de quelle façon ils s’y prendraient pour pénétrer dans la maison et il espérait ensuite pouvoir entendre, au moyen de la cheminée, la conversation qu’ils auraient ensemble et où peut-être il serait question de Georges. Il ignorait que c’était un poêle qui chauffait la salle du bas où les bandits se réunissaient d’ordinaire et que, par conséquent, aucune parole perceptible ne pouvait monter par le corps du tuyau.

Il était environ onze heures un quart lorsque, tout à coup à la clarté du réverbère placé sur le boulevard, ils virent trois ombres s’arrêter au coin de l’impasse.

— Attention, les voici ! dit M. Bidache.

Et, en effet, après être restés un instant immobiles selon leur prudente habitude, afin de s’assurer qu’on ne les suivait pas, les trois hommes entrèrent dans l’impasse, se dirigeant vers la maison noire.

C’étaient Fil-de-Soie, Trop-de-Chic et Fureton.

XI

Pendant cette même nuit et à peu près au moment où les trois bandits arrivaient au lieu du rendez-vous, un fiacre s’arrêtait rue d’Allemagne, à La Villette.

Une femme de haute stature en descendait et, après avoir regardé les maisons voisines, comme pour s’orienter, elle allait frapper à la petite porte d’une échoppe au-dessus de laquelle on lisait cette enseigne :

 

BERGAMI, fumiste.

 

La porte s’ouvrit avec précaution.

— Il signor Bergami ? demanda l’inconnue avec un accent étranger.

— Que désirez-vous ? répondit une voix de femme.

— Je viens de la part de Cesareo Conti.

La porte s’ouvrit et l’inconnue put entrer.

Elle se trouvait dans une pièce exiguë où traînaient des poêles de fonte, des cheminées brisées, des bouts de tuyau, et où étaient accrochés, sur les murs, quelques outils couverts de poussière qui semblaient ne jamais servir.

Auprès de la cheminée, dans laquelle mouraient deux tisons, un homme était assis, fumant sa pipe, la tête appuyée sur sa main.

Il avait entendu la réponse de l’étrangère ; il se leva et la dévisagea d’un air soupçonneux.

Il signor Bergami était un homme de petite taille, avec une longue barbe, des cheveux grisonnants tombant sur ses épaules et de petits yeux très noirs et très vifs, cachés sous des sourcils en broussailles.

— Vous venez de la part de Cesareo Conti ? dit-il lentement, avec un fort accent italien.

— Oui, c’est lui qui m’a donné votre adresse.

— Et que me voulez-vous ?

— Je vais vous le dire, répondit l’étrangère ; mais je désire d’abord que vous sachiez bien que vous pouvez avoir confiance en moi.

— Je suis un honnête homme et je ne crains personne, dit l’Italien d’un air défiant.

— Cesareo Conti m’a appris que vous vous chargiez de procurer à vos compatriotes les enfants qu’ils emploient à mendier dans la rue ou qu’ils emmènent en province pour travailler dans les cheminées.

— Oui, j’ai fait quelquefois cela par complaisance, dit Bergami, mais j’y ai renoncé. Je ne veux pas avoir de désagréments.

— Je vous répète qu’avec moi, vous n’avez rien à craindre. Veuillez m’écouter d’abord, vous me direz ensuite si ma proposition vous plaît ou non.

Et, après une pause de quelques instants, l’inconnue reprit en baissant la voix :

— Une famille riche que je connais voudrait se débarrasser d’un enfant d’une dizaine d’années. Pourriez-vous lui en donner les moyens et envoyer cet enfant loin de Paris, avec un maître qui le surveillerait étroitement et l’empêcherait de parler à qui que ce fût ?

— Non, non, interrompit vivement la femme, nous sommes d’honnêtes gens. Nous ne faisons pas ce métier.

— Étiez-vous donc si honnête, reprit ironiquement l’étrangère, lorsque vous avez porté à votre compatriote Cesareo Conti, le receleur, une montre que votre mari avait volée dans une maison où il travaillait ?

Les deux Italiens parurent quelque peu interdits.

— Bergami avait trouvé cette montre dans la rue, dit la femme, qui reprit la première son assurance. Il n’était pas forcé de savoir à qui elle appartenait.

— Enfin, voulez-vous, oui ou non, faire ce que je vous propose ?

— Cela dépendrait, dit l’homme en levant sur l’inconnue son regard sournois ; dans de pareilles affaires, il y a gros à risquer.

L’étrangère savait parfaitement que l’hésitation du couple et ses protestations d’honnêteté n’avaient d’autre but que de faire payer cher le service qu’on désirait d’eux.

Elle tira un portefeuille de sa poche.

— Il y aura mille francs pour vous, si vous consentez, dit-elle simplement.

Les yeux de l’Italien s’allumèrent et il jeta sur le portefeuille un regard cupide.

Il échangea même avec sa femme un singulier coup d’œil, qui n’échappa point à l’inconnue.

— Mais il faut gagner cet argent, dit-elle en jouant avec un stylet acéré qu’elle portait à sa ceinture et qu’elle montra en écartant son manteau.

L’homme et la femme parurent se consulter. Enfin Bergami prit la parole.

— Eh bien, ce sera pour vous faire plaisir, dit-il avec un soupir hypocrite. Quand aurons-nous l’enfant ?

— Je vais vous l’amener dans une heure. Mais je désire qu’il parte dès demain matin.

— C’est entendu.

— Il faudra qu’on l’emmène dans des pays perdus, au bout de la France, mais que je puisse toujours, à un moment donné, savoir où il est.

— Vous serez satisfaite… Et l’argent ? dit-il en tendant la main.

— Je vous le donnerai tout à l’heure en vous remettant l’enfant.

Elle sortit de l’échoppe du fumiste et dit au cocher qui l’attendait :

— Vous allez gagner le boulevard de la Chapelle et vous le suivrez à droite. Je vous arrêterai quand il le faudra.

XII

Le fiacre marchait vite, car l’inconnue avait promis au cocher un bon pourboire.

Il n’y avait pas vingt minutes qu’il était en route, longeant le boulevard de la Chapelle, lorsque le petit timbre placé en haut de la voiture retentit à coups précipités.

Le cocher arrêta son cheval, la femme descendit aussitôt. Elle se trouvait à cent pas environ de l’impasse du Paradis.

— Restez-là, dit-elle au cocher, et, quoique vous entendiez, ne bougez pas.

Elle fit le reste du chemin à pied, afin que l’homme ne pût voir où elle allait. Bientôt elle tourna le coin de l’impasse et vint frapper à la porte de la maison noire.

— Qui est là ? demanda une voix à travers le judas.

— Juana, répondit la femme.

On la fit entrer.

Quelques instants après, elle sortait, tenant par le bras un enfant qu’elle entraînait rapidement, malgré la résistance qu’il semblait lui opposer.

Mais, au moment où elle allait tourner le coin de l’impasse, elle entendit derrière elle un bruit de pas précipités. En même temps, une main vigoureuse saisit l’enfant et le lui arracha.

Juana poussa un cri de colère. Elle se jeta sur cet audacieux inconnu et lui porta un furieux coup de stylet. La pointe de l’arme se cassa sans blesser le ravisseur et Patrick, prenant l’enfant dans ses bras, se mit à courir sur le boulevard de la Chapelle, suivi par M. Bidache qui, le revolver à la main, assurait la retraite.

Mais au cri poussé par Juana, Fil-de-Soie, Trop-de-Chic et Fureton étaient sortis de la maison.

— On me l’a enlevé ! cria la femme folle de rage, courez sur le boulevard et rattrapez-les !…

Les trois hommes se lancèrent sur les traces de Patrick qui, retardé par le poids de l’enfant porté entre ses bras, ne pouvait lutter de vitesse avec eux.

— À l’échelle ! lui cria M. Bidache, sauvons-nous par le toit !

Ils gravirent rapidement l’échelle qu’ils avaient heureusement laissée appuyée contre la maison du chaudronnier et M. Bidache, parvenu en haut, l’enleva juste au moment où Fureton allait saisir le premier échelon pour les suivre.

Mais ils n’avaient pas retiré la corde au moyen de laquelle ils avaient fait leur audacieuse descente et surpris Juana par derrière tandis qu’elle emmenait l’enfant.

Fureton avait remarqué cette corde qui pendait devant la porte de la maison noire. Il courut aussitôt au fond de l’impasse et se hissa sur le toit avec une agilité extraordinaire. Trop-de-Chic et Fil-de-Soie le suivirent par le même chemin.

Alors les trois bandits aperçurent, dans l’enchevêtrement des cheminées, Patrick et M. Bidache qui essayaient de fuir en appliquant leur échelle contre le toit plus élevé d’une maison voisine. Il se dirigèrent de ce côté, aussi vite que le leur permettaient les précautions qu’ils prenaient pour ne pas glisser sur les tuiles de la maison du chaudronnier où ils se trouvaient maintenant.

Fureton arriva le premier à l’échelle, au moment où M. Bidache, suivant toujours Patrick, atteignait les derniers échelons.

— Hardi ! gamin, s’écria Fil-de-Soie, nous les tenons !

Et Fureton se mit à grimper avec agilité, suivi de ses deux compagnons.

Mais, à l’instant où il atteignait le sommet de l’échelle, un coup de feu retentit. Fureton frappé à la tête par la balle du revolver de M. Bidache, poussa un cri de détresse et roula sur ses camarades.

Patrick avait confié l’enfant à M. Bidache. Les deux bandits qui les poursuivaient, un instant déconcertés par le coup de feu et la chute de Fureton, continuaient à monter, leur couteau entre les dents.

Ils n’avaient plus que quelques degrés à franchir pour atteindre le toit, quand tout à coup l’échelle fit un mouvement d’oscillation et, lancée en arrière par la main vigoureuse de Patrick, tomba de côté, entraînant les deux hommes qui dégringolèrent le long du toit de tuiles et vinrent s’abattre sur le pavé.

— Maintenant, en route ! dit Patrick ; nous sommes débarrassés de ces brigands. Mais comment diable allons-nous descendre ?

— Dégageons d’abord ce pauvre enfant, fit M. Bidache ; ils lui ont mis un bâillon sur la bouche.

Patrick s’approcha de Georges, se fit connaître, lui dit qu’ils étaient venus pour le délivrer et que maintenant il n’avait plus rien à craindre. En même temps, il dénoua le mouchoir que Juana avait serré contre sa bouche et qui l’étouffait.

Georges, tremblant de frayeur, se jeta en sanglotant contre Patrick O’Keddy.

— Oh ! j’ai peur !… j’ai peur !… murmura-t-il d’une voix entrecoupée.

— Vous êtes sauvé, fiez-vous à nous, dit M. Bidache en s’approchant de lui. Demain matin, nous vous rendrons à votre sœur. M. Patrick va vous prendre dans ses bras, là… c’est cela… Entourez son cou de vos deux mains et, quoi que nous fassions, ne bougez pas. Maintenant, dit-il en se tournant vers Patrick, il s’agit de nous orienter. Nous ne pouvons pas rester ici jusqu’à demain.

Ils se trouvaient sur un rebord de toit surplombant le vide. Ils gravirent ce toit sur les genoux et sur les mains, en s’aidant des crochets disposés de distance en distance par les couvreurs, et arrivés au sommet, ils regardèrent devant eux.

Mais la nuit était si obscure qu’ils ne purent rien voir. Il leur sembla seulement qu’il devait y avoir, de l’autre côté de la maison, une cour intérieure enchâssée dans un carré de constructions. Ils descendirent la pente opposée du toit. À l’extrémité courait une large gouttière dans laquelle on pouvait se tenir debout.

M. Bidache se pencha avec précaution. Il vit alors qu’un balcon régnait tout autour du cinquième étage de cette maison. Rien n’était plus facile que de se laisser glisser sur ce balcon. C’est ce qu’il fit.

Il prit ensuite l’enfant que lui tendit Patrick et bientôt ils furent tous les trois réunis sur cette terrasse extérieure.

— Ouf ! on est mieux ici que dans les gouttières, dit M. Bidache. Maintenant tâchons de voir si nous ne pouvons pas pénétrer dans l’intérieur de la maison.

Ils marchèrent le long de la terrasse et constatèrent que toutes les fenêtres, à l’exception d’une seule, étaient munies de volets soigneusement clos.

Frapper à l’un de ces volets et réveiller les locataires, c’était s’exposer à mettre toute la maison en émoi ; car, avec leurs vêtements de rôdeurs de barrières, déchirés et souillés par la course périlleuse qu’ils venaient de faire sur les toits, ils devaient avoir l’air de deux bandits.

M. Bidache s’approcha de la fenêtre qui n’avait pas de persiennes et l’examina.

— Ou je me trompe fort, dit-il à Patrick, ou cette fenêtre doit donner sur le palier d’un escalier. Nous allons nous en assurer. Vous avez, je crois, une bague en diamant.

— Oui, je l’ai ôtée de mon doigt et mise dans ma poche.

— Donnez-la moi.

Il fit avec le diamant un trou à l’un des coins du carreau et, passant la main, il tourna l’espagnolette. La fenêtre s’ouvrit.

Alors M. Bidache frotta une allumette et avança le bras. Il vit en effet, devant lui, une rampe qui tournait en s’enfonçant dans l’obscurité.

— Venez, dit-il, et marchez doucement.

Patrick le suivit, toujours chargé de son précieux fardeau.

M. Bidache alluma successivement plusieurs allumettes, et ils descendirent l’escalier en faisant le moins de bruit possible.

Arrivés en bas, ils traversèrent un long couloir au bout duquel se trouvait la porte d’entrée. À gauche, un petit écriteau indiquait la loge du concierge.

— Tâchons de ne réveiller personne, dit M. Bidache à l’oreille de Patrick.

Il frotta encore une allumette et trouva le bouton de la serrure auquel aboutissait le fil de fer que faisait jouer le cordon du concierge. Il tira ce bouton, la porte s’ouvrit.

Quelques instants après, ils étaient dehors, sur le trottoir.

XIII

— Maintenant voyons où nous sommes, dit M. Bidache en avançant la tête avec précaution, sans sortir du renfoncement de la porte.

Il était probable qu’à la suite de la chute qu’ils avaient faite du haut d’un toit dans la rue, – bien que ce toit fût peu élevé, – Fil-de-Soie et Trop-de-Chic ne devaient pas être en état de les poursuivre.

Mais la femme avait pu donner l’alarme et le chef de la bande était peut-être venu les rejoindre. Il valait mieux prendre quelques précautions avant de se montrer. La rue où ils se trouvaient était déserte. Ils sortirent de leur cachette et purent lire à quelques pas de là, grâce à la clarté d’un réverbère, cette indication sur une plaque municipale : Rue de la Charbonnière.

M. Bidache, qui avait exploré à plusieurs reprises ce quartier excentrique, savait que cette rue aboutissait au boulevard de la Chapelle, mais il ne crut pas prudent de s’aventurer sur ce boulevard où on pouvait faire une dangereuse rencontre.

Ils remontèrent donc la rue de la Charbonnière, prirent la Goutte-d’Or et débouchèrent sur le boulevard Barbès.

Ils avaient fait quelques pas sur ce boulevard, lorsqu’ils aperçurent un fiacre, qui venait vers eux, au pas. Ils appelèrent le cocher, mais il fit des difficultés pour les prendre. Il rentrait chez lui, son cheval était fourbu et, d’ailleurs, ces clients ne lui inspiraient qu’une médiocre confiance.

La vue d’une pièce d’or que lui montra Patrick fit taire ses hésitations et ses scrupules. M. Bidache lui dit de les conduire d’abord au poste de police qui se trouve boulevard de la Chapelle.

Arrivé là, il descendit et frappa à la porte du poste. Un brigadier des gardiens de la paix vint ouvrir. M. Bidache entra dans le poste et pria le brigadier d’aller sur-le-champ avec deux ou trois hommes faire une tournée sur la partie du boulevard qui avoisine l’impasse du Paradis. Ils y trouveraient sans doute deux individus qui étaient probablement blessés.

Et, comme le brigadier regardait d’un air soupçonneux l’individu de mauvaise mine qui lui donnait cette indication, M. Bidache tira de sa poche une petite carte rouge, souvenir de son ancien métier, et la montra à l’agent.

— Service de la sûreté, lui dit-il à voix basse.

Le brigadier s’inclina aussitôt.

— Je souhaite que vous puissiez les prendre, poursuivit M. Bidache, ce sont deux dangereux malfaiteurs.

Le brigadier fit signe à trois de ses hommes, qui mirent leur caban et passèrent un revolver à leur ceinture.

Un quart d’heure après, ils revenaient, rapportant deux hommes qu’ils avaient trouvés, en effet, gisant près de la maison du chaudronnier.

Trop-de-Chic, le crâne fendu, était sans connaissance, et Fil-de-Soie avait la cuisse brisée.

Quant à Juana, lorsqu’elle avait vu la lutte s’engager sur les toits, elle était remontée précipitamment en voiture pour aller, sans doute, prévenir le chef de ce qui se passait.

Fureton ne fut retrouvé que le lendemain matin, entre deux cheminées où son corps avait glissé. Il était mort.

— Faites venir un médecin pour examiner leurs blessures, dit M. Bidache au brigadier avant de remonter en voiture, et prévenez dès demain matin M. le commissaire de police. J’assisterai à leur interrogatoire et donnerai sur eux les renseignements que je sais.

Fil-de-Soie, que l’on avait couché sur un lit de camp et qui supportait stoïquement ses souffrances, dit de sa voix enrouée, au moment où M. Bidache allait sortir :

— Ah ! tu es un fameux roussin, toi, tu peux t’en vanter ; mais le Pérou n’est pas pris, il te repincera !

Il était deux heures du matin lorsque Patrick, M. Bidache et Georges arrivèrent rue d’Anjou. Ils étaient brisés de fatigue et s’étendirent sur les divans de la salle d’escrime où ils dormirent jusqu’au jour.

Après avoir fait une toilette que rendaient fort nécessaire les aventures de la nuit et mis des vêtements propres à la place des haillons du père Brousmiche, ils montèrent en voiture avec Georges et se firent conduire à l’hôtel Mirabeau.

Ils connaissaient le courage de Jeanne ; aussi ne pensèrent-ils pas qu’il fût nécessaire de la préparer au bonheur de revoir son frère. Mais, comme ils ne pouvaient pénétrer à cette heure matinale dans la chambre de la jeune fille, ils appelèrent Clara, qui faillit s’évanouir de joie en revoyant Georges, lui confièrent l’enfant et la prièrent de dire à sa maîtresse qu’ils attendaient en bas le moment où elle pourrait les recevoir.

Tandis qu’ils descendaient l’escalier, un cri de bonheur, qui retentit soudain avec un accent vibrant, arriva jusqu’à eux, venant de la chambre de Jeanne.

Ils se regardaient en souriant et se trouvèrent sans doute récompensés en ce moment de tout ce qu’ils avaient fait.

Ils allèrent dans un petit salon donnant sur la rue de la Paix. La visite de Jeanne ne se fit pas attendre longtemps. Elle arriva bientôt, tenant Georges par la main, souriante, heureuse, admirablement belle dans son vêtement blanc, ses cheveux dénoués tombant sur ses épaules.

— Ah ! merci ! merci !... fit-elle d’une voix étouffée.

Ce fut tout ce qu’elle put dire. Mais, dans l’ardeur de sa reconnaissance, elle sauta au cou des deux jeunes gens et les embrassa tendrement.

Pour le coup, M. Bidache devint de toutes les couleurs. Il tomba assis sur une chaise, très ému, avec des bourdonnements dans la tête et des papillotages devant les yeux.

Jeanne voulut entendre le récit de leurs aventures de la nuit. Patrick s’empressa de la satisfaire. Elle fut émerveillée du courage, du sang-froid, de l’adresse déployés en cette circonstance par M. Bidache, que son courageux compagnon couvrait d’éloges bien mérités, car c’était à lui que revenait l’honneur du plan hardi dont la réussite avait été si sûre et si complète.

Tandis que la jeune fille fixait sur lui des regards d’admiration et de reconnaissance, M. Bidache restait assis sur le bord de sa chaise, baissant les yeux d’un air embarrassé et rougissant à chaque instant. Il était assez difficile de reconnaître en ce moment dans ce personnage gauche et timide le hardi jeune homme qui, pendant cette nuit mouvementée, avait si habilement mené une expédition dangereuse, montrant une énergie, une décision, une agilité étonnantes, luttant contre de redoutables adversaires et courant sur les toits, le revolver au poing, pour assurer le salut de Georges.

— Ah ! maintenant, dit Jeanne en pressant son frère dans ses bras, ils ne me le reprendront plus, à moins qu’ils ne me tuent !

— Vous n’avez rien à craindre, Mademoiselle, répondit M. Bidache. Cette bande dangereuse est anéantie. Dieu merci ! Le chef reste seul, privé de ses compagnons qui le secondaient avec tant d’adresse et d’audace. Il ne tardera pas, lui aussi, à tomber entre nos mains !

— Ah ! puissiez-vous dire vrai ; car, tant que ce misérable vivra et sera libre, je sentirai toujours une menace effrayante planer sur ma tête et sur celle de Georges !

— Eh bien ! nous allons tâcher de vous débarrasser de ce souci, dit M. Bidache simplement ; venez-vous, M. O’Keddy ?

— Certainement, certainement, répondit gaiement Patrick en se levant ; avec vous j’irais jusqu’au bout du monde. Où me menez-vous ?

— Pas tout à fait aussi loin, dit M. Bidache en souriant doucement. D’abord boulevard de la Chapelle, au poste de police, où je veux interroger nos deux coquins ; ensuite nous partirons pour Lorient.

— Pour Lorient ! dit Patrick en ouvrant des yeux étonnés. Pour quoi faire ?

— Je vous le dirai en chemin. Venez, il n’y a pas de temps à perdre.

XIV

L’hôtel qu’habitaient M. de Valladorès et sa mère était situé au commencement de l’avenue de Villiers. Il se composait d’un seul étage reposant sur un sous-sol élevé et comprenant une belle suite d’appartements admirablement disposés pour les réceptions.

Ils l’avaient acheté tout meublé, deux mois auparavant, à un gentilhomme russe qui s’était ruiné.

Le samedi 3 février, vers onze heures du soir, une longue file de voitures entrait lentement sous la voûte de l’hôtel et sortait par une issue donnant sur le boulevard de Courcelles, après avoir déposé sur le tapis rouge, conduisant à l’escalier couvert de fleurs, des femmes élégantes aux travestissements variés, originaux.

À l’entrée d’un premier salon décoré de tapisseries claires, se tenait la marquise Juana, très belle dans ses vêtements noirs de Catherine de Médicis et recevant avec grâce ses invités. Un peu plus loin, son fils, portant avec une grande aisance un costume de reître du moyen âge, conduisait les dames dans le grand salon où l’on dansait.

À minuit, la fête était dans tout son éclat. Une foule brillante, animée, remplissait les salons et c’était un charmant coup d’œil de voir ces couples, aux élégants costumes, monter et descendre sans cesse le grand escalier à rampe de bois sculpté qui conduisait à un somptueux buffet installé au premier étage.

M. de Caserte s’était rendu à l’invitation de M. de Valladorès.

Il se tenait avec M. de Morleux au bas de cet escalier, inondé de lumières et de fleurs, et ils s’amusaient tous deux à suivre du regard ce brillant va-et-vient.

— En vérité, disait M. de Morleux, il n’y a qu’a Paris que l’on peut voir un spectacle pareil. Voici des gens qui sont débarqués ici depuis deux mois seulement. On sait vaguement qu’ils viennent du Mexique. Ils ont apporté des lettres de recommandation qui leur ont ouvert quelques salons étrangers de Paris. Ils donnent une fête, et plus de cinq cents personnes accourent chez eux. Sur ces cinq cents personnes, quarante tout au plus les connaissent.

— Oui, c’est vraiment singulier, dit M. de Caserte en souriant.

— Et remarquez qu’en somme, nos hôtes sont patronnés par l’ambassade d’Espagne et par quelques bonnes familles américaines. Mais, quand même ils n’auraient pas ces références, je suis persuadé qu’il ne leur serait pas moins très facile de donner une fête tout aussi courue et tout aussi réussie. À Paris, on est pour ceux qui viennent de loin, d’une indulgence vraiment extraordinaire. Pourvu qu’ils soient riches, on ne leur demande pas d’où ils arrivent ni ce qu’ils ont fait dans leur pays.

— Je doute pourtant que l’on voie ici le faubourg Saint-Germain et la bonne société parisienne.

— Assurément ; quoique, depuis quelques années, le faubourg Saint-Germain se montre d’une tolérance… Mais songez à l’appoint considérable qu’apporte à Paris le monde juif et le monde américain composé de tous ces rastaquouères au teint olivâtre, de toutes ces señoras aux grands yeux noirs qui y viennent tenter, les uns les hasards du jeu, les autres la fortune du mariage !… Ajoutez à cela les gens qui, ne possédant pas beaucoup de relations, sont à l’affût de toutes les fêtes et sollicitent des invitations sans s’inquiéter de la renommée plus ou moins bonne des maîtres de la maison… et vous aurez l’explication du succès obtenu ce soir par le bal du marquis de Valladorès.

Un joli domino bleu s’approcha en ce moment de M. de Morleux, prit son bras et il fut séparé de M. de Caserte.

Celui-ci rentra dans le grand salon. Il regarda d’un air distrait les couples qui valsaient, entraînés par l’excellent orchestre de Guyot. Il ne parut pas prendre garde aux coups d’œil provocants que lui adressaient, sous leur mantille noire, de jolies Américaines qui connaissaient sa fortune. Il se mit à errer dans le bal, assez préoccupé, regardant avec une certaine anxiété les visages masqués qui passaient près de lui, comme s’il eût attendu l’explication d’un mystère irritant.

Dans la journée, il avait reçu la dépêche suivante datée de Lorient :

 

« Si vous voulez connaître votre assassin, allez ce soir au bal de M. de Valladorès.

» UN AMI. »

 

Cette dépêche énigmatique l’avait fort intrigué. Sa première pensée avait été de croire à quelque mauvaise plaisanterie. Il n’était guère probable, en effet, qu’il pût rencontrer dans ce riche hôtel, au milieu de ce bal élégant, l’affreux voyou qui l’avait attaqué rue Taitbout et lui avait volé son portefeuille. À moins pourtant que les cent mille francs qu’il y avait trouvés ne lui eussent permis de mener grand train pendant quelque temps et de jouer son rôle dans le monde, ce qui, on en conviendra, était d’une criante invraisemblance.

Néanmoins, comme il se sentait un peu rétabli de sa blessure et que ses forces étaient bien revenues, M. de Caserte résolut de se rendre à la singulière invitation qui lui était faite, persuadé à l’avance que cette promesse étrange ne serait suivie d’aucune réalisation.

Deux heures du matin venaient de sonner, le cotillon allait commencer, et M. de Caserte, pensant que décidément on avait voulu se moquer de lui, se dirigeait déjà vers le vestiaire dans l’intention de se retirer, lorsqu’on sortant du salon, il croisa près de la porte de l’antichambre un homme de petite taille déguisé en Méphistophélès et soigneusement masqué.

Cet inconnu lui mit la main sur le bras en lui disant à l’oreille ce seul mot :

— Restez !

M. de Caserte s’arrêta, étonné, et voulut questionner l’inconnu, mais celui-ci avait disparu.

Le gentilhomme napolitain, fort intrigué, résolut de savoir quel était ce mystérieux personnage. Il rentra dans le salon qui avoisinait celui où l’on dansait et où il pensait l’avoir vu se glisser. Mais il ne put le retrouver.

On commençait le cotillon, et l’on exécutait la figure qui se nomme : le vote.

Une jeune fille était assise au milieu de l’immense cercle formé par les couples des danseurs. On avait distribué à tous les jeunes gens une petite tablette en ivoire, où ils avaient inscrit leur nom, et ces tablettes avaient été mises dans une urne élégante ornée de rubans et de fleurs.

La jeune fille devait plonger sa main dans cette urne et tirer le nom du jeune homme avec lequel elle allait danser.

— M. de Valladorès ! dit-elle en lisant le nom inscrit sur la petite tablette.

Le maître de la maison s’approcha aussitôt en souriant et avança la main pour prendre la jeune fille afin de la faire valser.

Mais il fut devancé par un personnage, vêtu d’un sombre costume d’inquisiteur, qui lui dit froidement en espagnol :

— Pardon, Monsieur, vous vous trompez, je crois. C’est moi qui suis M. de Valladorès.

En même temps, ce personnage se démasqua et fixa ses regards sur lui en croisant les bras.

Le reître recula, comme si un spectre s’était dressé devant lui ; il pâlit tout à coup et regarda de tous côtés d’un air égaré.

XV

Fil-de-Soie et Trop-de-Chic avaient opposé le même mutisme que le Bœuf à toutes les questions du commissaire de police et de M. Bidache.

Ils avaient refusé de faire connaître la composition de la bande dont ils faisaient partie et le nom de leur chef. Mais M. Bidache pouvait se passer de ces renseignements.

Après avoir assisté à l’enterrement du malheureux Greliche, qui eut lieu dans la journée, Patrick et M. Bidache prirent le soir même, à huit heures trente, le train pour Lorient.

Ils arrivèrent le lendemain matin dans cette ville et se rendirent aussitôt à l’hôtel de France, où demeurait M. de Valladorès.

M. Bidache lui fit passer sa carte, sur laquelle il avait écrit au crayon : De la part de M. Mérentier.

Le jeune Mexicain donna aussitôt l’ordre de recevoir les visiteurs, pensant que c’étaient les agents de la sûreté dont il avait demandé le concours.

Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre, ils le trouvèrent assis dans un fauteuil, vêtu d’une robe de chambre de cachemire. Son visage pâli disait tout ce qu’il avait souffert durant ces longs mois ; il portait au front une large cicatrice encore rose.

— Excusez-moi, Messieurs, dit-il en leur faisant signe de s’asseoir ; je parle très difficilement le français.

— Vous exprimez-vous mieux en anglais ? demanda Patrick.

— Oui, un peu mieux.

— Eh bien ! si vous le voulez, vous parlerez anglais et je traduirai vos paroles à mon compagnon.

— Très volontiers.

Ce fut dans ces conditions que l’entretien suivant s’engagea entre M. Bidache et le jeune étranger, Patrick servant d’interprète.

— Vous nous avez fait demander, dit M. Bidache, afin que nous recherchions l’auteur d’une audacieuse agression dont vous avez été victime il y a eu huit ou neuf mois…

— Oui, le 6 juin de l’année dernière.

— M. Mérentier nous a raconté comment vous aviez été attaqué. Mais je crois que vous faites une erreur en pensant que votre agresseur est encore à Lorient. Nous le supposons, nous, à Paris.

— Et qu’est-ce qui peut vous faire croire ?…

— Je vous le dirai tout à l’heure. Mais auparavant, permettez-moi, Monsieur, de vous poser quelques questions.

— Je suis entièrement à votre disposition.

— Vous êtes parti de la Vera-Cruz dans le commencement de mai. Connaissiez-vous quelqu’une des personnes qui faisaient la traversée avec vous ?

— Non… tous les passagers m’étaient inconnus.

— Et, pendant cette traversée, vous êtes-vous lié plus particulièrement avec quelqu’un ?

— Vous savez que, dans ces voyages un peu longs, on fait vite connaissance. Au bout de quelques jours, je causais avec la plupart des passagers… avec ceux, bien entendu, qui comprenaient l’espagnol.

— Et quelles étaient ces personnes ?…

— Mon Dieu ! attendez donc, fit M. de Valladorès en cherchant dans sa mémoire. Il y avait un ancien général espagnol, sa femme et sa fille, deux artistes de la troupe française de Mexico, une vieille demoiselle anglaise qui avait été institutrice dans mon pays et qui venait en Angleterre, une dame de Montevideo ou de Buenos-Ayres, madame de San Lucar et son fils. Je m’étais un peu plus lié avec ce jeune homme qui était de mon âge ; nous faisions quelquefois, le soir, une partie de cartes. Ce genre de distraction me coûta même assez cher, car j’eus, durant toute la traversée, une malchance incroyable.

— Avez-vous donné à ce jeune homme quelques détails sur votre famille ?

— Je crois me rappeler qu’il m’interrogea à ce sujet. Je lui dis que j’étais orphelin, ayant perdu mon père de bonne heure et ma mère l’année précédente. Me trouvant seul et triste, j’avais pris la résolution de venir en France et de voir Paris, que je ne connaissais pas. Un de mes compatriotes m’avait donné, à cet effet, d’excellentes lettres de recommandation. Je crois même que je lui lus plusieurs de ces lettres.

— Et il vit qu’elles étaient dans un portefeuille que vous portiez sur vous ? observa M. Bidache.

— Oui… dit M. de Valladorès étonné… Mais pardon, Monsieur, je suppose bien que vous ne soupçonnez pas ce jeune homme…

M. Bidache reprit sans répondre à cette question :

— Et lui, vous donna-t-il, de son côté, quelques renseignements sur sa famille, sur ses antécédents ?

— Non… Il me dit seulement qu’il avait beaucoup voyagé ; il connaissait les deux Amériques, l’Espagne, la France, l’Angleterre. Il avait navigué longtemps dans sa jeunesse et parlait plusieurs langues avec une grande facilité, car je le vis s’entretenir avec des Anglais, des Italiens, des Français…

— Et sa mère, lui avez-vous parlé quelquefois ?

— Assez souvent. Mais c’était une femme froide et imposante. Elle m’était moins sympathique que son fils. Sa physionomie avait parfois une expression dure et sévère, et je n’aimais pas beaucoup à rencontrer son regard.

— Maintenant, encore une question si vous le voulez bien. Avez-vous à Paris quelque parent qui porte le même nom que vous ?

— Non… certainement non. Je suis le dernier représentant de ma famille.

M. Bidache resta un instant silencieux, puis reprit :

— C’est au côté droit que vous avez été frappé ?

— Oui, ici, un peu au-dessus des côtes.

— Vous ne vous rappelez pas si c’est la main gauche ou la main droite que l’assassin a levée sur vous ?

M. de Valladorès réfléchit un instant :

— C’est avec la main gauche qu’il m’a frappé, dit-il. De la droite il serrait ma cravate comme pour m’étrangler et m’empêcher de crier.

— Et vous n’avez pas remarqué que ce M. de San Lucar, avec lequel vous vous étiez lié sur le bateau, fût gaucher ?

— Si, il l’était… mais, Monsieur, vos questions me troublent… Vous semblez croire… Je vous dis que c’est impossible… Ce jeune homme paraissait très doux… bien élevé…

— Vous sentez-vous assez fort pour faire le voyage de Paris ? reprit M. Bidache sans paraître s’arrêter aux objections de M. de Valladorès.

— Les médecins me recommandent de prendre encore huit jours de repos ; c’est pour cela que j’ai écrit à M. Mérentier, au lieu d’aller le trouver moi-même, afin de le prier de faire cette démarche à votre préfecture de police.

— Mais, s’il le fallait absolument, pourriez-vous vous mettre en route… demain matin, par exemple ?

— Je pense que je le pourrais. Mais dans quel but me demandez-vous cela ?

— Parce que je serais heureux de vous présenter à l’un de vos parents très proches dont vous ne semblez pas soupçonner l’existence…

— Un parent ?… à Paris ?… mais comment se nomme-t-il ?

— M. Luis de Valladorès.

— C’est impossible ! Luis de Valladorès… c’est moi.

— En êtes-vous bien sûr ?

M. de Valladorès regarda M. Bidache avec hauteur, comme pour lui demander s’il entendait se moquer de lui.

— Pardonnez-moi, Monsieur, mais je parle très sérieusement, reprit l’ancien policier. Il y a à Paris un jeune homme arrivé depuis environ huit mois du Mexique qui se fait appeler le marquis Luis de Valladorès. Il vit avec une de ses parentes que je soupçonne fort d’être sa mère, dans un fort bel hôtel des environs du parc Monceau, qu’il a acheté il y a deux mois. Grâce à des lettres de recommandation qu’il a apportées de son pays, il a eu accès dans le monde parisien, et il donne demain soir une fête, un bal masqué, où vous pourrez aller, si vous désirez faire sa connaissance.

M. de Valladorès se leva vivement.

— Nous partirons aujourd’hui même, s’écria-t-il, rendu plus pâle encore par l’émotion que lui causait l’étrange révélation de M. Bidache… Oui, je comprends… L’homme qui a volé mon portefeuille, croyant qu’il m’avait tué, a voulu jouer mon rôle et prendre ma place à Paris… et cet homme c’est…

— M. de San Lucar, qui a encore bien d’autres noms et qui a poursuivi à Paris le cours de ses abominables exploits… Enfin ! nous le tenons ! s’écria M. Bidache, rayonnant de joie. À tout à l’heure, monsieur de Valladorès. Le train part à deux heures. Je n’ai pas besoin de vous recommander d’être exact.

— Ah ! Monsieur, s’écria le jeune, homme en prenant dans son secrétaire une liasse de billets de banque, croyez que ma reconnaissance…

— Si nous réussissons, vous offrirez cela aux pauvres de Paris, dit M. Bidache en refusant modestement la récompense qu’on lui tendait. Nous ne sommes pas ce que vous pensez.

— Nous sommes deux amateurs, reprit Patrick en souriant, et nous avons un certain compte personnel à régler avec votre Sosie. Mais nous n’appartenons nullement à la préfecture de police.

— Je vous demande pardon. Messieurs, dit M. de Valladorès en leur tendant la main. Qui que vous soyez et quel que soit le motif qui vous inspire, je vous remercie de ce que vous faites pour moi en ce moment et je vous félicite de votre habileté…

M. Bidache et Patrick prirent congé de M. de Valladorès et allèrent flâner sur les quais de Lorient en attendant l’heure du départ.

XVI

Le faux Valladorès se remit promptement de l’émotion que lui avait causée l’apparition subite, au milieu du bal, de l’homme qu’il avait de bonnes raisons de croire mort et enterré depuis longtemps.

Comme le marquis lui avait parlé à voix basse et en espagnol, il pensa que personne n’avait remarqué cet étrange incident et vivement il marcha vers la porte du salon, sans doute pour ordonner à un domestique de congédier l’importun.

Et, en effet, à un signe qu’il fit, on vit se détacher d’un groupe près de la porte, un homme masqué, costumé en bravo.

— Si vous tenez à la vie, dit le Pérou en espagnol au marquis de Valladorès, suivez cet homme.

Et, comme M. de Valladorès hésitait, le bravo lui mit la main sur le bras pour l’entraîner.

Toute cette scène n’avait duré que quelques secondes. La jeune fille qui avait tiré de l’urne le nom de Valladorès ne prêta pas une longue attention au colloque des deux jeunes gens. Elle ne songeait qu’à la valse et, pensant qu’il y avait eu erreur, elle chercha le nom d’un autre danseur qui vint la prendre aussitôt. La figure continua.

M. de Valladorès, qui était encore très faible, pouvait difficilement résister à l’homme qui l’entraînait, en riant très haut, comme s’il eût fait quelque plaisanterie.

Mais, au moment où il arrivait à la porte encombrée de monde, deux hommes s’emparèrent brusquement du bravo qui, serré dans la foule, ne pouvait se débattre.

En même temps, six individus, costumés en soldats florentins, s’avancèrent au milieu du salon et entourèrent le faux Valladorès.

Celui-ci regarda d’un air sombre le cercle formé autour de lui.

Les spectateurs, croyant à une nouvelle figure du cotillon, trouvaient charmants ces six costumes absolument semblables.

Mais le Pérou s’était ramassé sur lui-même. D’un geste brusque, il tira son épée et son poignard.

— Ah ! vous ne me tenez pas encore, s’écria-t-il avec un accent terrible, et je vous jure que je vous vendrai chèrement ma vie !...

Il se jeta, le poignard à la main, sur le plus vigoureux des hommes qui l’entouraient et lui porta un coup furieux, espérant forcer le cercle et se frayer un passage. Mais le poignard se brisa contre une cotte de mailles que cet homme portait sous ses vêtements.

Et les cinq autres, attaquant bravement le Pérou, le saisirent et le jetèrent sur le parquet du salon, où ils le maintinrent immobile, râlant de fureur impuissante !…

Les couples de danseurs, effrayés par cette scène violente, s’enfuirent en désordre.

Les femmes poussaient des cris, quelques-unes s’évanouissaient ; on s’étouffait aux portes et les toilettes en lambeaux jonchaient le parquet.

Ce fut, pendant quelques minutes, un tumulte qu’on ne peut décrire. Et, dans un salon voisin, on entendait les cris et les imprécations de la Juana que quatre solides gaillards venaient d’empoigner et qui se débattait inutilement entre leurs mains vigoureuses.

Quelques minutes après, les salons tout à l’heure si animés étaient déserts. Les invités se sauvaient comme si l’hôtel eût été en feu. On voyait des femmes élégantes, qui n’avaient pu trouver de voiture, courir en toilette de bal sur le trottoir de l’avenue de Villiers, folles de terreur, et sans savoir où elles allaient.

Quelques invités, plus curieux, avaient voulu rester dans l’hôtel et s’informer de ce qui se passait ; mais une forte escouade de gardiens de la paix entrant par la porte donnant sur le boulevard de Courcelles, avait rapidement envahi la maison, fait évacuer les salons et garder toutes les issues.

Dans un petit salon attenant à la salle de bal, on avait transporté Juana, le Pérou et le bravo solidement garrottés.

Ils étaient assis sur un canapé, pâles et sombres, entourés des douze agents de la sûreté qui les avaient arrêtés.

On remarquait, dans le groupe, Patrick, démasqué et très beau dans son costume de soldat florentin. Il montrait en souriant à M. Bidache, habillé en Méphistophélès, la lame du poignard qui s’était brisée sur sa solide cotte de mailles. Un peu plus loin, M. de Caserte, que M. Bidache avait pris par le bras au commencement de la bagarre, regardait avec stupéfaction son assassin, qui n’était autre que son ancien ami du cercle du Progrès.

Quant au marquis de Valladorès, il s’était retiré après avoir joué le rôle décisif dans la scène qui avait précédé l’arrestation du Pérou.

Un commissaire de police voulut interroger Juana et son fils. Mais ils refusèrent de répondre à ses questions.

— Qu’on les mène au Dépôt ! commanda-t-il alors aux agents.

Et, malgré la résistance qu’ils essayèrent d’opposer, on les entraîna à travers les salons vides. Les domestiques, rangés le long de l’antichambre, riaient très haut en voyant passer leurs anciens maîtres en ce piteux état et se montraient, avec des plaisanteries, la couronne de Catherine de Médicis qui pendait tristement au bout d’une des nattes défaites de la Juana.

Quelques minutes après, les trois prisonniers étaient hissés dans une sombre voiture, qui les emportait au grand trot vers le dépôt de la préfecture de police.

XVII

Le lendemain matin, M. Bidache, toujours accompagné de Patrick, courut annoncer à Jeanne Lacédat l’importante capture qu’ils avaient faite pendant la nuit.

— Maintenant, ils sont tous entre nos mains, dit-il, car j’ai quelque raison de soupçonner que l’homme déguisé en bravo vénitien n’est autre que l’individu qui servait de cocher au Pérou et qui, d’après ce que nous a dit ce pauvre Greliche, doit porter le sobriquet de Brûle-Gueule.

Jeanne pleura de joie en apprenant cette nouvelle.

— Je ne sais plus quels mots employer pour vous remercier, dit-elle avec attendrissement à M. Bidache, car votre conduite dans cette affaire depuis le commencement jusqu’à la fin, a été au-dessus de tout éloge.

M. Bidache méritait bien, en effet, ce témoignage d’admiration, car c’était encore lui qui avait organisé, dans tous ses détails, le plan dont la réussite avait été si heureuse.

— Voici donc enfin arrivée l’heure que j’attendais dit Jeanne gravement. Le moment est venu où justice va être faite. Et tous mes vœux se réalisent… Tenez… lisez.

Elle prit un journal sur une table et le tendit aux deux jeunes gens. Patrick lut tout haut ce qui suit :

« On annonce pour la fin du mois le mariage de M. de Viverols avec mademoiselle Berthe Boulanger, la fille du riche industriel de la Haute-Marne. La future apporte paraît-il, un million dans sa corbeille, etc., etc. »

Suivaient les compliments d’usage.

— J’attends M. de Viverols, reprit Jeanne lentement. Je dois lui faire une communication qui assurément ne manquera pas de l’intéresser.

— Quoi ! vous allez le revoir ? dit Patrick avec un peu d’inquiétude, car il s’était mépris au ton de la jeune fille, et il craignait qu’il n’y eût encore au fond de son cœur un peu d’amour pour son ancien fiancé.

— Silence !… on vient…

La femme de chambre de l’hôtel entra, en effet, à ce moment, et prévint mademoiselle Lacédat que M. Raoul de Viverols désirait lui parler.

— Veuillez entrer ici, dit Jeanne aux deux amis, en leur montrant la porte de la chambre de Georges. Je vous appellerai quand ce sera fini.

Et très calme, très digne, sans émotion apparente, elle attendit celui dont la venue faisait battre jadis son cœur de jeune fille et pour lequel elle n’avait plus maintenant que des sentiments de mépris et de haine.

Au bout de quelques instants, Raoul de Viverols parut devant elle. Il la salua avec un véritable embarras.

— J’ai reçu, dit-il d’une voix assez mal assurée, cette lettre de vous, Mademoiselle. Vous me dites que vous désirez me parler d’une affaire importante. Je suis à vos ordres.

— Ce que je veux vous dire est grave, en effet, dit Jeanne sans quitter son attitude hautaine et sévère. Je dois d’abord, Monsieur, vous féliciter. J’ai vu dans les journaux l’annonce de votre mariage.

— Oui, en effet, dit M. de Viverols dont l’embarras semblait augmenter… Mariage de convenance, vous n’en doutez pas, et que ma famille a arrangé en dehors même de moi.

— Je suppose cependant que vous y donnez votre consentement, répliqua Jeanne avec une froide ironie, et qu’il vous serait cruel d’y renoncer… Une dot d’un million ! cela ne se trouve pas tous les jours.

— Mademoiselle, je ne comprends pas…

— Vous ne comprenez pas pourquoi je vous ai demandé de venir chez moi… Vous allez le savoir. Je tiens à vous donner des renseignements sur un membre de votre famille, un très proche parent dont vous aviez peut-être oublié l’existence et que vous ne pourrez probablement pas inviter à votre mariage.

Raoul de Viverols regarda la jeune fille avec inquiétude.

— Vous avez un frère, n’est-ce pas ? reprit Jeanne, un frère qui a disparu, il y a cinq ou six ans, après avoir mené à Paris la vie la plus déplorable.

— En effet, mais il est mort…

— Pas encore… bien que, selon toute probabilité, cette funeste éventualité ne doive pas tarder à se réaliser pour lui. Lisez-vous les journaux, monsieur de Viverols ?

— Mademoiselle… fit Raoul très troublé, car il pressentait quelque terrible révélation.

— Il est impossible, reprit Jeanne avec un grand calme, il est impossible que vous n’ayez pas entendu parler d’un crime commis il y a six ou sept semaines rue de Provence : l’assassinat d’un vieillard par un individu surnommé « le Loupeur », dont l’identité n’a pu être encore reconnue. Vous devez savoir aussi que ce misérable a été condamné à mort et qu’il sera exécuté prochainement. Eh bien, cet homme qui se cache avec tant de soin, je connais, moi, son véritable nom… Il s’appelle M. le baron Charles de Viverols…

— Lui ! mon frère !… Non, non, ce n’est pas possible ! s’écria Raoul avec égarement.

— Je vous dis que j’en suis sûre…

— Oh ! le malheureux ! mais ce secret, comment vous a-t-il été révélé ?

— Je ne puis le dire.

— Ah ! Jeanne… Mademoiselle… vous serez généreuse, vous nous éviterez un pareil déshonneur !

— Ce secret n’est pas à moi seule, répondit Jeanne froidement.

— Ah ! je suis sûr que, si vous disiez un mot, cette affreuse révélation nous serait épargnée !

— Peut-être. Mais, Monsieur, votre famille a-t-elle eu pitié de mon père ? Ne s’est-elle pas éloignée de moi avec mépris lorsque, à la suite d’un terrible événement, j’ai été ruinée et que la mémoire de M. Lacédat a été outragée ?

— Jeanne ! est-il bien possible !… Vous ne ferez rien pour empêcher le coup qui nous menace ! Écoutez-moi : oui, c’est vrai, j’ai eu envers vous des torts graves… Ma mère a été cruelle pour vous… Mais songez à notre situation… Ce frère dont vous parlez nous a ruinés… Nous sommes à bout de ressources… Ce mariage était notre salut !… Ah ! tenez, soyez clémente, vous n’aurez pas à vous en repentir ; sur le million que je toucherai dans quelques jours, je vous donnerai…

— Monsieur ! interrompit Jeanne indignée, croyez-vous donc que je suis de ceux que l’on achète ! Sortez ! ajouta-t-elle, en lui montrant la porte d’un geste énergique. L’heure est venue où chacun doit expier le mal qu’il a commis. Rien ne pourra me fléchir. Sortez… mais sortez donc !…

Elle alla vers la porte, l’ouvrit toute grande, et Raoul de Viverols, accablé, courbant le front, sortit lentement, sans oser prononcer une parole.

Alors, courant à la chambre où Patrick et M. Bidache attendaient :

— Venez, venez, dit-elle.

Elle tendit ses mains à Patrick et lui dit d’une voix douce :

— Mon ami, je suis toute à vous ; quand voulez-vous que je sois votre femme ?

Patrick tomba à genoux et embrassa avec passion ces mains adorées.

— Ah ! s’écria-t-il, je suis trop heureux !

M. Bidache, un peu à l’écart, regardait cette scène avec trouble. Un soupir s’échappa de ses lèvres. Mais il garda pendant toute sa vie le secret de ce qu’il éprouva en cet instant décisif.

Les deux fiancés avaient été s’asseoir sur un canapé et se parlaient à voix basse.

M. Bidache lustra son chapeau avec sa manche pendant quelque temps, d’un air embarrassé. Puis, voyant qu’on semblait oublier sa présence, il sortit doucement sur la pointe des pieds pour ne point troubler ce tendre entretien.

Quand il fut dans la rue, il parut se remettre un peu de l’émotion qu’il éprouvait, sans oser même se l’avouer à lui-même.

— Allons ! se dit-il, du courage ! Je n’ai pas encore fini ma tâche.

Et, sautant dans un fiacre, il se fit conduire au dépôt de la préfecture.

XVIII

Un mois après, par une tiède journée de printemps, Patrick et Jeanne, mariés depuis plusieurs jours, suivaient, tendrement appuyés l’un sur l’autre, l’avenue des Acacias encombrée d’une foule élégante.

Ils étaient souriants et heureux, complètement heureux ! La vie s’ouvrait pour eux pleine de promesses et, après les luttes et les émotions par lesquelles ils venaient de passer tous deux, il leur semblait bon de se retremper dans le calme bonheur de leur amour.

Les affaires de Patrick prospéraient ; ils avaient loué, tout près de la salle d’armes, un joli appartement où ils s’étaient installés avec le petit Georges et Clara. La veuve Greliche conservait, bien entendu, le logement qu’elle occupait dans la maison. Elle remplaçait maintenant son fils et prenait soin de la salle d’escrime.

C’était la première fois que Jeanne venait au Bois depuis son mariage. Elle avait éprouvé une vive émotion en revoyant ces allées que, quelques mois auparavant, elle parcourait à cheval aux côtés de son père. Ce cher protecteur avait disparu ; mais elle trouvait, dans sa douleur, une bien grande consolation, lorsqu’elle sentait sa main appuyée sur le bras fort et loyal de Patrick. Elle ne regrettait guère sa fortune et son luxe évanouis.

Ils marchaient lentement. Le Bois était très animé ce jour-là et ils prenaient plaisir à regarder défiler ces brillants équipages qui contenaient tout Paris élégant. Jeanne vit passer dans un phaéton, attelé de deux magnifiques chevaux, M. Tavard, l’ancien ami de son père, celui qui l’avait repoussé avec une si froide cruauté, lorsqu’elle était venue l’implorer au lendemain de la mort du malheureux banquier. Elle aperçut aussi M. Raymond Bruck, les Lévy, les Géreire, et elle détourna les yeux pour ne pas se rappeler les affreuses angoisses dont le souvenir était encore si vivant.

Au bout de quelque temps, ils remarquèrent devant eux trois personnes allant dans le même sens et que Jeanne reconnut aussitôt, bien qu’elle les vît par derrière.

Le mari et la femme se donnaient le bras. Ils étaient cassés et vieillis. Leurs vêtements usés paraissaient plus pauvres encore sous ce clair soleil de printemps. Auprès d’eux marchait leur fils, le front penché avec une expression soucieuse et n’osant lever les yeux, de peur de rencontrer des regards curieux et ironiques.

Ces trois personnes se retournèrent et revinrent sur leur pas. En apercevant Jeanne, elles firent un mouvement et le jeune homme devint singulièrement pâle.

Jeanne jeta sur eux un regard où il y avait plus de pitié que de colère et dit à Patrick quand ils furent passés :

— Ce sont les Viverols.

Madame la comtesse de Viverols, née de Latour-Lauzun, avait bien perdu de sa morgue hautaine. Elle laissait pendre son lorgnon inutile et ses boucles blondes n’avaient plus leur correcte et imposante symétrie. Elle baissait les yeux, sombre et humiliée, frappée dans son orgueil par cette révélation qui avait éclaté à Paris comme un coup de tonnerre.

Elle mendiait du regard des témoignages de sympathie que ses anciens amis n’osaient lui donner et des saluts que les indifférents mêmes lui refusaient. Ils entrèrent dans un sentier désert du Bois et disparurent.

Le soleil déclinait à l’horizon ; Patrick et Jeanne prirent l’allée qui conduit à l’avenue du Bois. Ils ne se sentaient nullement fatigués et comptaient suivre cette route pour rentrer à pied chez eux.

Arrivés près de l’Arc de triomphe, ils aperçurent un homme étendu dans une petite voiture basse que poussait un domestique.

Patrick crut reconnaître la figure de cet homme et s’approcha vivement de lui :

— Sir John Fitzgerald ! s’écria-t-il en tendant la main au malade.

— Ah ! c’est vous, Patrick O’Keddy ? lui répondit une voix dolente.

Et, en même temps, John Fitzgerald fit un mouvement pour se pencher vers son ancien ami. Mais il était accablé par la maladie et il retomba lourdement sur son oreiller.

— Je suis content de vous rencontrer, dit-il avec effort. Ah ! mon ami, comme vous avez bien fait de ne pas aller là-bas ! J’ai été pris par les fièvres du Sénégal et vous voyez dans quel état je suis. Il paraît que j’ai à peine un mois à vivre. Ce qui me désespère, c’est que je n’ai pas tiré un seul coup de fusil !… Venez donc me voir, voulez-vous ? Je demeure à l’hôtel Meurice. Avant de mourir, je serai heureux de causer avec vous de nos chasses d’autrefois. Vous êtes mon seul ami, Patrick O’Keddy !

Le jeune homme serra ta main brûlante du malade et lui promit qu’il irait souvent prendre de ses nouvelles.

— Décidément, dit-il, lorsqu’ils eurent quitté John Fitzgerald, je crois que j’ai eu raison de préférer les fauves de Paris à ceux d’Afrique. Au lieu d’être l’heureux mari de la plus charmante femme que l’on puisse rêver, je ressemblerais peut-être à ce malheureux moribond que la fièvre dévore ! Ma foi ! j’aime mieux être ruiné et gagner mon pain à la pointe de mon fleuret que de posséder les millions inutiles de mon pauvre ami John Fitzgerald.

XIX

Quelques jours après, commencèrent devant la cour d’assises de la Seine les débats, si impatiemment attendus, de l’affaire que les journalistes spéciaux avaient déjà décorée de ce titre à effet : Procès des chevaliers de la Maison Noire.

On s’était arraché les billets d’entrée, comme s’il se fût agi d’une pièce à sensation. On se montrait curieusement les accusés et les témoins et, parmi ces derniers, M. Bidache, qui était le héros du jour et dont les petits journaux faisaient des portraits fantastiques.

Six prévenus comparurent devant le jury : Juana, le Pérou, le Bœuf, Trop-de-Chic, Fil-de-Soie et Brûle-Gueule. On avait sursis à l’exécution du Loupeur afin de le confronter avec ses complices. Il avait paru à l’audience sous son vrai nom de Viverols, mais s’était renfermé dans le même silence et on n’avait pu tirer de lui ni une parole, ni un aveu.

Le Pérou et sa mère avaient essayé aussi tout d’abord de nier leurs crimes et de lutter contre le juge chargé d’instruire cette affaire. Mais le magistrat les confronta avec M. Bidache.

Et alors ce dernier, avec sa lucidité et sa puissance de déduction extraordinaires, se mit à dire ce qu’il avait découvert. Il reconstitua la scène de l’agression dont M. de Valladorès avait été victime, le meurtre de M. Lacédat, l’attaque nocturne où M. de Caserte avait failli perdre la vie. Il lut la correspondance mystérieuse qui avait précédé l’assassinat du malheureux banquier.

Le Pérou, étonné, confondu, écoutait, la tête basse.

Il essaya néanmoins de protester. Il avoua les entretiens que sa mère avait eus avec M. Lacédat ; mais voici comment il les expliqua :

— Nous étions arrivés à Paris, malheureux, manquant de tout, dit-il. Ma mère pensait bien que l’homme qu’elle avait aimé autrefois à Buenos-Ayres, et dont j’étais le fils, habitait Paris. Elle s’adressa à lui pour nous tirer d’embarras. La première fois qu’il me vit dans la maison de Clamart, il me prit dans ses bras et parut très ému.

» Il éprouvait pour moi une très grande affection, car je lui rappelais le plus heureux temps de sa jeunesse et le vif amour qu’il portait autrefois à ma mère. Il pleura beaucoup en nous voyant aussi misérables. « Ce que je possède doit vous appartenir, nous dit-il. J’aime plus ce fils que mes autres enfants. » Obéissant à ce sentiment, il dénatura sa fortune et nous la remit tout entière. Mais, après cela, tourmenté sans doute par le remords d’avoir dépouillé ses autres enfants, il se donna la mort.

— Ce système est assez ingénieux, dit M. Bidache froidement, lorsque le Pérou eut cessé de parler. Mais monsieur le juge d’instruction me permettra de lui soumettre plusieurs indices graves que j’ai relevés contre vous et qui prouvent bien votre crime.

»Vous vous rappelez que, le lendemain du jour où vous avez été arrêté, vous avez demandé l’autorisation d’envoyer chercher chez vous du linge et des effets, car vous aviez des habitudes d’élégance qu’il vous coûtait d’abandonner, même en prison. Un de vos gardiens, que vous n’avez pas reconnu, et qui n’était autre que moi-même, vous dicta alors le billet suivant qui fut envoyé au juge chargé de donner la permission que vous sollicitiez : je respecte votre orthographe :

« Monsieur le juge, je vous pris d’autorizé mon valait de chambre à prandre chez moi quelque chemises et quelques vêtemant et à me les apporter. »

M. Bidache tira trois lettres de sa poche, celle qui avait été adressée à M. Mérentier et les deux billets menaçants que Jeanne avait reçus.

— L’écriture de ces lettres est différente, dit-il, bien qu’après un examen un peu sérieux il soit facile de trouver entre elles quelques points de ressemblance. Mais on ne peut varier son écriture à l’infini ; aussi le billet que je vous ai dicté dans la prison ressemble-t-il beaucoup à la première lettre écrite par vous à mademoiselle Lacédat. Voici qui est plus décisif encore. M. le juge d’instruction remarquera que, dans les quatre lettres tracées par la main de cet homme, il y a le même mot, le mot prendre, qui, dans toutes, est écrit avec un a. Cela me semble une preuve convaincante, surtout si on songe qu’une de ces lettres est signée : L’assassin de votre père.

Et, se tournant vers le Pérou :

— Vous devez, dit-il, regretter aujourd’hui cette bravade qui est l’aveu de votre crime.

Ensuite M. Bidache tira de sa poche les mesures de la main sanglante trouvée sur la porte de la maison de Clamart, et il montra au juge que ces mesures s’appliquaient exactement à la main du Pérou.

— Voyez-vous, continua-t-il de son ton tranquille, après avoir terminé cette démonstration écrasante, un homme qui fait profession d’assassiner ses semblables ne devrait pas être gaucher. Car c’est à cette particularité que vos victimes ont dû d’avoir la vie sauve. Au lieu de les frapper au cœur, vous donniez le coup de couteau à droite, et les blessures n’étaient pas mortelles. C’est ainsi que M. de Valladorès et M. de Caserte ont pu vous accuser et apporter contre vous des charges terribles.

M. Bidache lui essaya aussi les guenilles que l’assassin de M. de Caserte avait jetées dans sa fuite. La casquette s’adapta parfaitement à sa tête.

Le Pérou fut ensuite confronté avec François, l’ancien valet de chambre de M. Lacédat. Ce dernier ne le reconnut pas tout d’abord. Alors M. Bidache pria le juge de faire raser la moustache du prévenu et lui appliqua sur les joues deux favoris postiches.

François déclara aussitôt que c’était bien l’homme au teint bistré et à la physionomie de marin qui s’était introduit chez M. Lacédat pour faire des recherches dans ses papiers.

On lui mit après cela une barbe noire, et Clara n’hésita pas à le reconnaître pour l’inconnu qui était venu chercher Georges et l’avait emmené dans sa voiture.

Le Pérou vit qu’il ne pouvait pas lutter contre un adversaire de la force de M. Bidache. Alors il changea d’attitude. Il devint insolent, gouailleur ; il raconta son étrange existence et fit cyniquement parade de ses crimes.

XX

Son véritable nom était Andrès. À douze ans, il s’était embarqué sur un bateau brésilien qui faisait la traite des nègres. Jusqu’à vingt ans, il avait navigué dans toutes les parties du monde, menant la vie d’un forban, passant la nuit à jouer, lorsqu’il descendait à terre, et ne se faisant aucun scrupule d’assassiner le matin son adversaire, si ce dernier avait été trop favorisé par le sort.

Il revint un jour à Buenos-Ayres et trouva sa mère dans une misère profonde. Tant qu’elle avait été jeune et que sa beauté avait résisté aux veilles et aux plaisirs, Juana avait mené l’existence des femmes de son espèce et dévoré des fortunes, sans songer au lendemain. Mais les mauvais temps étaient venus. On l’avait abandonnée et, lorsque son fils la retrouva, elle songeait à en finir avec sa trop misérable existence.

Alors ils s’étaient mis tous deux à courir le monde, faisant mille métiers, ne reculant devant aucun moyen pour se créer des ressources qu’ils gaspillaient ensuite follement.

À Londres, pendant une saison, on les vit logés dans le plus somptueux hôtel. Ils menaient une existence large et opulente. Andrès montait d’admirables chevaux à Hyde-Park, Juana s’affichait dans d’élégants équipages. Puis, quelques mois après, ils traînaient dans les ruisseaux de White-Chapel et Juana, vêtue de loques, tendait la main aux passants que son fils cherchait à dévaliser un peu plus loin. Ils parcoururent ainsi une partie de l’Europe, faisant partout des dupes, pratiquant au besoin, sans le moindre scrupule, le vol et l’assassinat. Puis ils revinrent en Amérique, à bout de ressources.

Ils étaient au Mexique dans une noire détresse, lorsque Juana se souvint de M. Rodrigues qu’elle avait connu autrefois à Buenos-Ayres et qui avait avoué à elle seule sa qualité de Français.

Ils étaient allés déjà à Paris quelques années auparavant, mais ils n’y avaient pas réussi. Juana résolut d’y retourner et de chercher les traces de son ancien amant, qui bien certainement avait dû faire fortune.

Son fils ayant gagné une certaine somme au jeu, ils purent s’équiper et faire le voyage.

En route, ils firent sur le bateau la connaissance de M. de Valladorès, et Andrès, ayant appris les projets de ce jeune gentilhomme, conçut aussitôt le plan hardi de le tuer et de le dépouiller. Mais il ne put que lui voler ses papiers, M. de Valladorès étant sorti sans argent le soir où il fut attaqué.

Arrivée à Paris, Juana se mit immédiatement en quête de M. Rodrigues et elle envoya aux journaux les notes que M. Bidache retrouva avec tant de sagacité.

M. Lacédat eut pitié de son infortune et consentit à l’aider. Mais, connaissant le terrible caractère de Juana, il voulait qu’elle ignorât son véritable nom et sa demeure, car il craignait de devenir pour elle une proie trop facile. C’était pour cela qu’il lui donnait des rendez-vous dans la petite maison de Clamart.

 

Or, depuis son arrivée à Paris, Andrès s’était lié dans les bals de barrière avec des souteneurs et des coquins de bas étage qui avaient vite reconnu la supériorité de son intelligence et de son audace. Il commença alors à organiser cette bande dont pendant plusieurs mois les exploits effrayèrent Paris.

Grâce à l’un de ses affidés, le malheureux Jacques Greliche, il connut le nom et la profession de M. Rodrigues et sut où il demeurait.

Il s’introduisit chez lui et essaya de forcer son coffre-fort, mais l’outil qu’il employait se brisa. Il résolut alors de l’attirer à Clamart dans un guet-apens, de le tuer et de lui voler son carnet de chèques qu’il n’avait pas trouvé à son domicile et que le banquier devait porter sur lui.

Il exécuta ce plan hardi. Il tua M. Lacédat au moment où celui-ci, pressé par de nouvelles demandes d’argent de Juana, venait de prendre un chèque pour y inscrire une somme de cinq cents francs.

Le crime était à peine accompli lorsque Andrès crut entendre du bruit dans la petite rue solitaire qui menait à la forêt.

Il s’approcha de la porte d’entrée et écouta. Mais, en même temps, par un mouvement instinctif, il appuya sa main sur cette porte, et c’est ainsi que fut tracée l’empreinte sanglante dont l’ingénieux M. Bidache se servit si utilement pour retrouver et confondre l’assassin.

Effrayé par la tentative d’effraction dont son coffre-fort avait été l’objet, M. Lacédat s’était empressé, comme l’avait supposé M. Bidache, de convertir sa fortune en numéraire et de déposer ses fonds à la Banque de France. Andrès vit dans une note trouvée dans le portefeuille du malheureux banquier la trace de cette opération et le montant des sommes déposées.

Dès le lendemain matin, il prit le chèque de cinq cents francs signé de M. Lacédat et s’exerça à imiter cette signature. Il y parvint avec une extrême habileté. Alors il fit un nouveau chèque de deux millions cinq cent mille francs signé Lacédat, qu’il alla toucher à la Banque de France et qui lui fut payé sans difficulté.

Le but de Juana et de son fils était enfin atteint. Ils avaient la fortune. Ils achetèrent l’hôtel de l’avenue de Villiers et utilisèrent les lettres de recommandation trouvées dans le portefeuille de M. de Valladorès.

Ils n’avaient aucune crainte de ce côté, car, depuis six mois, on n’avait pas fait de recherches pour trouver l’assassin du gentilhomme mexicain et ils étaient bien persuadés que la victime d’Andrès était morte. Mais, comme plusieurs personnes de la colonie étrangère pouvaient connaître la famille de Valladorès et savoir que ce jeune homme n’avait plus sa mère, Juana se fit passer pour une de ses parentes et prit le nom de marquise d’Arguello.

Tout en menant une vie luxueuse, Andrès n’avait pas renoncé à son existence de bandit. Il lui plaisait de jouer ce double rôle d’homme du monde et de scélérat. Sa bande était si bien choisie, qu’il pensait pouvoir défier éternellement la police, d’autant plus que ses associés eux-mêmes, à l’exception de celui qui lui servait de cocher, ne connaissaient pas exactement sa fortune ni sa dernière incarnation d’homme élégant, sous le nom de Valladorès.

Il savait bien, au reste, que ses millions ne dureraient pas toujours ; car, après l’achat de l’hôtel et les folles prodigalités qui avaient suivi sa fortune soudaine, ils s’étaient trouvés fortement ébréchés. Il rêvait d’étendre sa puissance mystérieuse, de dominer Paris et d’y exécuter de terribles et sombres exploits qui feraient pâlir ceux des plus célèbres bandits. Cette vie étrange, mouvementée, satisfaisait son orgueil et son ardente imagination.

Ce fut, d’ailleurs, cet excès d’audace, cet amour de l’effet et de la pose qui le perdirent. Il avait compté sans la patiente observation, l’intelligence lucide, la ténacité de M. Bidache.

La lettre qu’il écrivit à M. Mérentier fut la première cause de sa perte, car elle mit son adversaire sur la trace de la bande et on sait quel parti M. Bidache sut tirer aussi des lettres menaçantes que mademoiselle Lacédat avait reçues.

Le Pérou était sûr du dévouement de l’homme qui lui servait de cocher et qu’il tenait par un terrible secret. Mais, malgré le soin qu’il prenait de changer à chaque instant sa livrée et la couleur de son coupé, il est certain que la police aurait fini par arrêter un jour ou l’autre cet audacieux assassin, qui se donnait le luxe singulier de commettre ses crimes en voiture.

Les débats de ce procès furent très émouvants et passionnèrent tout Paris.

Le Pérou fut généreux. Il ne nia pas ce qui le concernait et ne dit pas un mot qui pût charger ses complices. Il essaya même de sauver la tête du Loupeur et d’attirer sur ce misérable la clémence suprême, en déclarant qu’il n’avait été qu’un instrument et que c’était lui, le Pérou, qui avait combiné et préparé le crime de la rue de Provence, grâce aux renseignements que lui avait donnés, sans s’en douter, un jeune homme nommé Clément Barre, qui était le neveu du vieillard assassiné et avec lequel il avait navigué un an auparavant.

Il comparut à l’audience élégamment vêtu et correctement ganté. Malgré l’horreur qu’inspiraient ses crimes, il eut pour lui les femmes qui ne pouvaient s’empêcher d’admirer sa belle figure, sa tournure hardie et son audace qui ne se démentit pas un seul instant.

Juana, accablée sur son banc, ne fit que pleurer en invoquant la Madone et en se plaignant d’un ton misérable. Le Pérou fut condamné à mort ; sa mère et ses complices aux travaux forcés à perpétuité.

Le lendemain du jour où l’arrêt fut prononcé, Jeanne reçut la visite de M. Mérentier. Ils parlèrent, bien entendu, du procès qui venait d’être jugé.

— Ce malheureux a mérité son sort, dit Jeanne. Cependant, ajouta-t-elle avec tristesse, je ne puis oublier cette circonstance qui me cause une secrète et bien vive douleur. Monsieur Mérentier, ce scélérat, c’est le fils de mon pauvre père !

— Ma chère enfant, cette pensée m’a tourmenté comme vous depuis le commencement du procès, dit M. Mérentier avec bonté. Mais je suis précisément venu vous trouver aujourd’hui pour dissiper votre inquiétude à ce sujet.

» Il y a une quinzaine de jours, j’ai envoyé une dépêche à un ancien armateur de mes amis, qui habite toujours Buenos-Ayres. C’est chez lui précisément, je vous l’ai dit, que j’ai renoué il y a trente ans connaissance avec votre père. Je lui ai demandé des renseignements à ce sujet. Or, voici sa réponse que je reçois ce matin, continua M. Mérentier en montrant une dépêche. Le fils de votre père est mort au bout d’un an, et Juana a eu deux années après seulement l’enfant qui devait devenir le meurtrier de M. Lacédat.

Le 16 avril, Andrès dit le Pérou et Charles de Viverols, surnommé le Loupeur, furent exécutés place de la Roquette. Ils moururent bravement.

Quelques mois après, John Fitzgerald succombait à la cruelle maladie qui le minait depuis son retour du Sénégal et léguait à son ami Patrick O’Keddy sa fortune s’élevant à cinq ou six millions. Déjà, la confiscation et la vente de l’hôtel de l’avenue de Villiers et de tout ce qui avait appartenu à Juana et à son fils avaient permis de désintéresser les créanciers de M. Lacédat et de réhabiliter sa mémoire.

Jeanne accueillit tranquillement la nouvelle de cette fortune inespérée.

— Nous ne pourrons jamais être plus heureux que nous le sommes ! dit-elle simplement en mettant ses deux bras autour du cou de Patrick.

Quant à M. Bidache, il refusa tout ce que Jeanne et Patrick voulurent faire pour lui.

Il n’accepta pas non plus la situation exceptionnelle que lui offrit son ancienne administration à la suite de ce procès où il avait joué un rôle si brillant.

Il continua sa modeste existence à la campagne près de sa mère et au milieu de ses fleurs. Chaque dimanche, seulement, il faisait le voyage de Paris, pour venir dîner chez ses anciens amis, qui habitaient un ravissant hôtel avenue du Bois de Boulogne.

L’année suivante, au mois de janvier, le krach ruina complètement M. Tavard, l’ancien agent de change, et M. Raymond Bruck, le banquier.

FIN

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Mars 2024

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