Henry Cauvain

 

 

 

MAXIMILIEN HELLER

 

 

 

(1871)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER  UN ÉTRANGE MALADE.. 3

CHAPITRE II  L’ARRESTATION.. 14

CHAPITRE III  LE SINGULIER DOCTEUR WICKSON.. 28

CHAPITRE IV  LE MYSTÉRIEUX POST-SCRIPTUM... 50

CHAPITRE V  L’INVENTAIRE.. 66

CHAPITRE VI  LES BIJOUX DISPARUS. 78

CHAPITRE VII  AU CHATEAU DE KERGUEN.. 100

CHAPITRE VIII  LA SOMNAMBULE.. 113

CHAPITRE IX  UNE DÉCOUVERTE.. 129

CHAPITRE X  LA PIQÛRE D’AIGUILLE.. 151

CHAPITRE XI  BOULET-ROUGE.. 166

CHAPITRE XII  ÉPILOGUE.. 182

À propos de cette édition électronique. 200

 

CHAPITRE PREMIER

UN ÉTRANGE MALADE

 

Ce fut le 3 janvier 1845, à 8 heures du soir, que je fis la connaissance de M. Maximilien Heller.

 

Quelques jours auparavant, j’avais été abordé dans la rue par un de mes amis, Jules H…, qui, les premiers compliments échangés, m’avait dit avec une insistance toute particulière :

 

« Voici déjà quelque temps que je voulais aller chez vous, mon cher docteur, pour vous prier de me rendre un grand service. Un de mes anciens confrères du barreau, M. Heller, qui demeure ici près, est dans l’état de santé le plus alarmant. Nous avions d’abord cru, ses amis et moi, que son mal était plus moral que physique. Nous avons essayé tous les moyens de distraction possibles, nous avons tâché de donner quelques aliments à son intelligence, que nous avons connue autrefois si belle et si lumineuse. Je dois convenir que tous nos efforts ont échoué. Il ne nous reste plus qu’à implorer le secours de la science. Ce que notre amitié n’a pu faire, votre autorité de docteur le fera peut-être. Maximilien a une nature énergique, et il ne cédera guère, je crois, qu’à une raison supérieure. Allez donc chez lui un de ces soirs, mon cher ami, et voyez ce que vous pouvez pour ce pauvre garçon. Je vous serai tout particulièrement reconnaissant du bien que vous lui ferez. »

 

La semaine suivante, pour condescendre au désir que m’avait exprimé mon ami, et bien que cette visite me répugnât un peu, – car j’avais entendu parler de M. Maximilien Heller comme d’un excentrique désagréable et fort maussade, – je me rendis chez mon nouveau malade.

 

Il demeurait dans une des rues tortueuses de la butte Saint-Roch.

 

La maison qu’il habitait était très étroite, – elle n’avait que deux fenêtres de façade ; – mais, en revanche, sa hauteur était exagérée.

 

Elle se composait de cinq étages et de deux mansardes superposées.

 

Au rez-de-chaussée était une boutique de fruitier peinte en vert qui s’ouvrait sur la rue.

 

Une porte basse, treillagée en sa partie supérieure, donnait accès dans l’intérieur de la maison. Après avoir traversé un long couloir sombre dont le parquet cédait sous le pas, on arrivait brusquement à deux marches vermoulues, qu’on apercevait à peine dans l’obscurité et contre lesquelles on trébuchait inévitablement.

 

Le bruit de cette chute avertissait le portier qu’un visiteur se présentait dans son immeuble.

 

C’était un moyen fort ingénieux, assurément, d’économiser les frais d’une sonnette.

 

J’étais encore tout saisi de l’émotion désagréable qui suit un faux pas imprévu fait dans l’obscurité, lorsque j’entendis une voix aigre comme celle d’une sorcière sortir d’une sorte de niche pratiquée sous l’escalier.

 

« Que voulez-vous ? chez qui allez-vous ? me cria l’invisible cerbère.

 

– M. Maximilien Heller est-il chez lui ? répondis-je en tournant la tête du côté d’où la voix était partie.

 

– Au sixième, la porte à droite ! » répondit laconiquement ce portier fantastique.

 

Je me mis en devoir de commencer l’ascension.

 

Soit par ignorance, soit pour simplifier sa besogne, l’architecte n’avait pas donné aux escaliers la forme tournante qu’ils ont d’ordinaire.

 

Ils se composaient d’une série d’échelles droites, aboutissant à des paliers étroits sur lesquels s’ouvraient les portes noircies des chambres.

 

J’arrivai enfin au sixième étage.

 

Une lueur que j’aperçus au fond d’un étroit corridor me servit de guide.

 

Cette lueur était celle d’une petite lampe fumeuse suspendue à un clou près de la première porte à droite.

 

« Ce doit être là ! » pensai-je.

 

Je frappai doucement.

 

« Entrez », me répondit une voix faible.

 

Je poussai la porte, qui n’était fermée qu’avec un loquet et j’entrai dans la chambre de M. Maximilien Heller.

 

Cette chambre présentait un singulier spectacle.

 

Les murs étaient dénudés et couverts, seulement par places, de lambeaux d’un papier vulgaire.

 

À gauche un rideau de perse, d’un rose fané, pendait à une tringle et cachait sans doute un lit placé dans le renfoncement du mur.

 

Un feu de mottes brûlait dans la petite cheminée.

 

Sur une table située à peu près au milieu de cette modeste cellule, des papiers et des livres étaient amoncelés dans le plus beau désordre.

 

Maximilien Heller était étendu dans un grand fauteuil, près de la cheminée.

 

Sa tête était renversée en arrière, ses pieds reposaient sur les chenets. Une longue houppelande enveloppait son corps, maigre comme un squelette.

 

Devant lui, dans les cendres, chantait une petite bouillotte de fer-blanc qui dialoguait avec un grillon caché dans l’âtre.

 

Maximilien buvait énormément de café.

 

Un gros chat, les griffes rentrées sous sa poitrine fourrée, les yeux demi-clos, faisait entendre son ronron monotone.

 

Lorsque j’entrai, le chat se leva en faisant le gros dos ; son maître ne bougea pas.

 

Il resta immobile, les yeux toujours fixés au plafond, ses mains blanches et effilées posées sur les bras du fauteuil.

 

Je fus surpris de cet accueil, j’hésitai un instant, puis enfin je m’approchai de ce singulier personnage et lui dis l’objet de ma visite.

 

« Ah ! c’est vous, docteur ? fit-il en tournant légèrement la tête de mon côté ; on m’a en effet parlé de vous. Prenez donc la peine de vous asseoir. Au fait, ai-je une chaise à vous offrir ? Ah ! oui, tenez, je crois qu’il m’en reste encore une dans ce coin-ci. »

 

Je pris la chaise qu’il m’indiquait du doigt et vins m’asseoir à côté de lui.

 

« Ce brave Jules ! continua-t-il, il m’a trouvé bien malade, la dernière fois qu’il est venu me voir, et m’a promis de m’envoyer la Faculté… C’est vous, la Faculté ? »

 

Je m’inclinai en souriant.

 

« Oui, je souffre beaucoup… J’ai depuis quelque temps des éblouissements, et ne puis soutenir l’éclat de la lumière… J’ai toujours froid. »

 

Il pencha son long corps vers la cheminée et attisa le feu avec les pincettes. La flamme qui jaillit éclaira d’une lueur rouge la figure de cet homme étrange.

 

Il paraissait avoir trente ans au plus ; mais ses yeux entourés d’un cercle noir, ses lèvres pâles, ses cheveux grisonnants, le tremblement de ses membres, en faisaient presque un vieillard.

 

Il se rejeta lourdement dans son fauteuil et me tendit la main.

 

« J’ai la fièvre, n’est-ce pas ? » dit-il.

 

Sa main était brûlante, son pouls rapide et saccadé.

 

Je lui fis toutes les questions d’usage ; il me répondait d’une voix faible et sans tourner la tête.

 

Lorsque j’eus fini mon examen :

 

« Voilà un homme perdu ! pensai-je.

 

– Je suis bien malade, n’est-ce pas ? Combien croyez-vous qu’il me reste encore à vivre ? » dit-il en me regardant fixement.

 

Je ne répondis pas à cette question singulière.

 

« Souffrez-vous depuis longtemps ? demandai-je.

 

– Oh ! oui !… fit-il avec un accent qui me glaça… oh ! oui… c’est là, ajouta-t-il en touchant son front.

 

– Voulez-vous que je vous fasse une ordonnance ?

 

– Volontiers », répondit-il d’un air distrait.

 

Je m’approchai de la table, qui était, comme je l’ai dit, surchargée de livres et de manuscrits, et, à la lueur vacillante d’une bougie, j’écrivis rapidement l’ordonnance.

 

Quelle ne fut pas ma surprise, quand j’eus fini, de voir debout, à côté de moi, mon malade qui regardait avec son sourire étrange les quelques lignes que j’avais tracées. Il prit le papier, le considéra quelque temps, et haussant les épaules :

 

« Des remèdes ! fit-il, toujours des remèdes ! Croyez-vous réellement, Monsieur, que cela puisse me guérir ? »

 

Il fixa sur moi, en disant ces paroles, son grand œil mélancolique, et, froissant le papier entre ses doigts, il le jeta dans les flammes. Puis il s’appuya contre la cheminée, et, me prenant la main :

 

« Pardonnez-moi, me dit-il d’une voix qui devint douce tout à coup, pardonnez-moi ce mouvement de vivacité ; mais, bon Dieu, vous avez eu là une singulière idée ! Vous êtes jeune, continua-t-il avec son éternel sourire, et vous croyez votre médecine toute-puissante.

 

– Ma foi ! Monsieur, répliquai-je d’un ton un peu sec, je crois que le mieux serait de vous soumettre à un traitement et à un régime en rapport avec votre état…

 

– Mon état mental, voulez-vous dire ? Vous me croyez fou, n’est-ce pas ?… Eh bien, vous avez raison. Chez moi, le cerveau domine tout et prend toute la place ; c’est une ébullition perpétuelle. Ce feu qui me dévore ne me laisse pas un instant de repos… La pensée !… la pensée… ah ! Monsieur, c’est un vautour qui me ronge sans cesse !

 

– Pourquoi ne cherchez-vous pas à vous affranchir de ce joug cruel ? Pourquoi ne donnez-vous pas quelque repos et quelque distraction à votre esprit ?

 

– Des remèdes, des distractions !… interrompit-il avec vivacité, vous êtes tous les mêmes ! On achète les uns chez les pharmaciens, les autres à la porte des théâtres, n’est-ce pas ? et on doit être guéri… Si on n’est pas guéri, on doit mourir… Et la Faculté n’a rien à se reprocher…

 

– Vous n’avez donc ni parents ni amis ?… »

 

Il m’interrompit encore.

 

« Des parents ? non !… mon père est mort fort jeune, peu de temps après ma naissance. Ma pauvre mère… (il me sembla que sa voix s’altérait au moment où il prononçait ce mot)… ma pauvre mère pendant vingt ans de sa vie travailla pour m’élever, pour me donner une instruction brillante, libérale ; elle mourut à la peine ! Voyez l’ironie du sort ! Huit jours après sa mort, j’héritais d’un vieil oncle dont on soupçonnait à peine l’existence et qui me laissait une petite fortune. Des amis ? Oui, j’en ai quelques-uns. Jules d’abord, un bon garçon, mais il rit trop et son rire me rend malade ; puis tous ceux que vous connaissez et qui ont eu la charité de me recommander à vos bons soins. Ils me croient fou, eux aussi, et quand je suis au milieu d’eux, ils me prennent pour le plastron de leurs plaisanteries. Je suis leur amusement, leur bouffon, avec mes grands yeux, mes longs cheveux, mon grand nez et mes airs mélancoliques ! Voilà mes amis ! Vous voyez ces livres qui sont là, sur ma table, ces liasses de manuscrits ? Ils vous indiquent que j’ai cherché dans le travail l’oubli de moi-même. J’ai été reçu avocat, j’ai même plaidé… Mais je me suis bientôt aperçu que tous mes efforts et tout mon travail avaient pour résultat d’enrichir quelques gredins et d’en arracher d’autres à l’échafaud qu’ils méritaient : j’ai eu honte de ce métier !… J’ai écrit, j’ai beaucoup écrit, afin de soulager ma pauvre tête et d’éteindre ce feu qui me brûle. Le remède n’a pas été efficace… Que voulez-vous ? Je suis philosophe, et je dois mourir philosophe. »

 

Il fit une longue pause.

 

« Ne croyez pas, cependant, reprit-il enfin, que j’aie de la haine pour l’humanité… Mon Dieu, non ! Mais je trouve les hommes inutiles. Je me passe de leur esprit, de leurs travaux, de leur génie… Oui, ces quelques tisons que vous voyez là, dans l’âtre, le murmure de ma bouillotte et le ronron de mon chat m’ont inspiré des vers mille fois plus beaux que ceux de vos grands poètes, des pensées mille fois plus ingénieuses que celles de vos moralistes, des réflexions plus profondes et plus élevées à la fois que celles des plus illustres prédicateurs. Pourquoi donc alors lirais-je les œuvres des hommes ? Pourquoi écouterais-je leurs discours, qui ne vaudront jamais ceux que j’entends en moi ?… Aussi, depuis longtemps, toute ma vie se passe dans cette chambre, dans ce fauteuil… et je pense, je pense toujours. C’est un travail incessant. J’ai là, continua-t-il en posant un doigt sur son front, j’ai là des traités d’économie politique qui pourraient régénérer votre société ruinée et abâtardie…

 

« J’ai des systèmes de philosophie qui réunissent en un seul tableau toutes les connaissances humaines et les étendent en les affranchissant des entraves où les retient la routine de vos professeurs ! J’ai des plans de maisons plus confortables que celle que vous habitez ; des projets d’agriculture qui pourraient transformer la France en un immense jardin dont chaque habitant aurait sa part productive ; j’ai des codes où l’équité et le bon droit ont toute la place qui leur manque dans les vôtres. Mais à quoi bon livrer tout cela au grand jour ? Les hommes en deviendront-ils meilleurs ? Que m’importe ! Et serais-je soulagé ? Non. Voyez ces mille manuscrits qui remplissent ma mansarde ; ils sont sortis de là… et je souffre toujours autant. »

 

Il se rejeta dans son fauteuil et continua avec feu :

 

« Voulez-vous savoir encore pourquoi cette flamme intérieure est si ardente, si dévorante ? C’est que je n’ai jamais pleuré ! Non, jamais, jamais une larme n’est venue mouiller ma paupière ! Voyez comme le tour de mes yeux est noir : cela vient de là, j’en suis sûr. Voyez-vous ces rides de mon front, cette pâleur de mes lèvres !… C’est que jamais cette rosée bienfaisante des larmes n’a baigné ma douleur et rafraîchi ma souffrance ; tout se passe en moi, rien ne sort de moi. »

 

Ici sa voix s’altéra :

 

« Les autres hommes, lorsqu’ils souffrent, vont se jeter sur le sein d’un ami et s’en reviennent consolés. Moi, je ne le puis. Je suis, comme je vous le disais tout à l’heure, le Prométhée de ce vautour infernal : la pensée, incessante, dominatrice et cruelle ! Ma douleur est comme un fer aigu, qui, lorsque j’essaie de le lancer loin de moi, revient contre ma poitrine avec plus de violence, et me mord au cœur !… Tenez, je ne sais pourquoi vous m’inspirez confiance et je vais tout vous dire. Aussi bien, je n’ai peut-être pas longtemps à vivre, et je ne veux pas que mes secrets meurent avec moi. Tout ce que je vais vous conter est contenu là… »

 

Il me désigna une liasse de papiers poudreux jetés dans un coin de la chambre.

 

« Mais qu’est-ce que cela vous fait, après tout ?…

 

– Non, non, continuez, dis-je vivement ; si vous saviez combien vous m’intéressez ! »

 

J’étais en réalité très ému.

 

« Où en étais-je donc ? Mon Dieu ! qu’il fait chaud ici ! ma tête est comme serrée dans un étau… Je crois vraiment que de la glace me ferait du bien… Veuillez m’entrouvrir un peu cette fenêtre. »

 

Je me levai pour satisfaire son désir. Lorsque je revins près de lui, ses yeux étaient fermés, sa respiration sifflante, une légère sueur perlait sur ses tempes : il s’était endormi…

 

Je considérai longtemps le pauvre dormeur, dont ce violent effort avait brisé les forces, et qui restait devant moi, pâle, immobile, inanimé.

 

Le feu jetait ses dernières lueurs et éclairait le visage de Maximilien Heller, qui était d’une beauté singulière, presque fantastique.

 

C’était un étrange et triste spectacle que celui de ce philosophe qui, avant trente ans, s’était retiré des hommes, parce qu’il trouvait les hommes « inutiles », de ce rêveur que le rêve avait tué, de ce penseur que l’excès de la pensée faisait mourir de lassitude.

 

Les quelques paroles que je venais d’échanger avec Maximilien Heller m’avaient inspiré je ne sais quelle mystérieuse sympathie pour ce malheureux jeune homme. Tout en le contemplant avec attention, je me demandais si véritablement ces cordes invisibles qui rattachent l’homme à son semblable étaient à jamais brisées en lui, et je cherchais, pensif, par quels moyens je pourrais arriver à guérir cette douloureuse maladie morale qui consumait son âme et son corps.

 

CHAPITRE II

L’ARRESTATION

 

J’allais me retirer en me promettant bien de revenir sous peu de jours faire une seconde visite à cet intéressant malade, lorsque j’entendis un pas lourd qui gravissait lentement l’escalier : je prêtai l’oreille. Les pas approchaient. Était-ce une illusion ? Il me sembla même entendre un bruit de sanglots.

 

Enfin un coup sec ébranla la porte, et une voix rude cria :

 

« Ouvrez, au nom de la loi ! »

 

Le chat fit un soubresaut de colère, Maximilien ouvrit péniblement les yeux. Son premier regard tomba sur moi :

 

« Ah ! bon !… Je me rappelle…, fit-il d’une voix éteinte. Mais pourquoi m’avez-vous réveillé, Monsieur, en frappant si… »

 

Un second coup résonna contre les ais vermoulus.

 

« Qu’est-ce que cela signifie ? dit Maximilien en fronçant les sourcils. Veuillez ouvrir, docteur… »

 

J’ouvris la porte.

 

Un gros monsieur ceint d’une écharpe tricolore apparut sur le seuil. Quelques personnages de sombre mine se montraient dans le fond.

 

« Excusez-moi, Monsieur, fit le nouveau venu en s’inclinant devant moi à plusieurs reprises… ma visite est un peu tardive… Mais vous savez : le devoir… Impossible de remettre la chose à demain. Vous êtes bien M. Maximilien Heller ? »

 

Maximilien s’était levé et regardait avec son œil calme l’homme à l’écharpe.

 

« Non, Monsieur ! répondit-il en avançant d’un pas, Maximilien Heller c’est moi.

 

– Ah ! mille pardons, Monsieur, je ne vous apercevais pas. C’est qu’il fait un peu sombre chez vous, jeune homme. Je dois commencer par vous rassurer et vous dire que la vue de mon écharpe ne doit vous inspirer aucune crainte.

 

– Monsieur, dit le philosophe d’un ton rude, je suis fort souffrant. Je vous prie donc de m’exposer brièvement le motif de votre visite, et de me laisser ensuite le repos qui m’est nécessaire. »

 

L’écharpe tricolore dont la rotondité de l’inconnu était ornée indiquait suffisamment sa qualité. C’était un respectable commissaire de police dans l’exercice de ses fonctions. Je craignis un instant que la brusquerie de Maximilien ne lui attirât quelque verte réponse de la part de ce magistrat.

 

Mais, heureusement, le commissaire paraissait posséder ces qualités de douceur, de patience et de politesse que donne la longue habitude des hommes. Accoutumé, par l’exercice de sa profession, à se heurter aux caractères les plus abrupts, les plus indisciplinés, le magistrat finit par acquérir sur lui-même un surprenant pouvoir. Son cœur doit être insensible et mort à tous sentiments humains qui pourraient détruire cette invariable sérénité d’âme que la justice, comme la religion, exige de ceux qui veulent la servir.

 

« Ayez l’obligeance de me suivre, Monsieur, répondit courtoisement le commissaire. Nous vous retiendrons le moins longtemps qu’il nous sera possible ; mais votre témoignage nous est nécessaire. »

 

Maximilien se leva de nouveau de son siège. Il était si faible, que je demandai au magistrat la permission d’accompagner le malade pour lui prêter le secours de mon bras.

 

M. Bienassis – ainsi s’appelait le digne représentant de l’autorité – y consentit sans peine.

 

Nous traversâmes le long et sombre corridor, et arrivâmes à une porte qu’on distinguait à peine dans l’obscurité.

 

Un agent prit la lampe et l’approcha de la serrure qu’un ouvrier, amené par le commissaire, fit sauter en un tour de main.

 

Une bouffée d’air glacé vint frapper nos visages.

 

« Hum ! grommela un agent derrière moi, il aurait bien dû fermer sa fenêtre avant de partir !

 

– Gustave ! fit M. Bienassis en se tournant vers un des hommes qui le suivaient, allez nous allumer une bougie, et fermez cette lucarne. »

 

L’agent fit ce qui lui était ordonné. Nous entrâmes dans une mansarde plus petite encore que celle occupée par Maximilien. Pour tout mobilier, une table, deux chaises et un lit, sur lequel gisait une mauvaise paillasse.

 

Dans un coin de la chambre, on distinguait une caisse noire fermée par un cadenas.

 

Le commissaire s’assit près de la table, étala devant lui plusieurs papiers contenus dans un grand portefeuille ; et après avoir invité Maximilien à prendre place sur une chaise, à côté de lui, il fit un signe à un agent qui s’approcha aussitôt de la porte et dit à voix haute :

 

« Faites entrer le prévenu. »

 

Je me tenais debout derrière M. Heller.

 

Un bruit de pas retentit dans le corridor ; un instant après, on vit apparaître à la porte de la mansarde un homme livide, aux cheveux ébouriffés, aux yeux hagards, marchant avec peine entre deux agents qui le soutenaient sous le bras.

 

« Approchez !… » dit M. Bienassis qui contemplait attentivement le nouveau venu par-dessus ses lunettes d’or.

 

L’homme, assisté de ses deux acolytes, fit quelques pas dans la chambre.

 

« Vous vous nommez Jean-Louis Guérin ? » demanda M. Bienassis.

 

Le malheureux regarda le commissaire d’un œil hébété et ne répondit pas.

 

« Vous étiez, depuis huit jours, au service de M. Bréhat-Lenoir ? »

 

Pas de réponse. Le commissaire poursuivit avec calme :

 

« Savez-vous de quel crime vous êtes accusé ? On vous soupçonne d’avoir empoisonné votre maître. Qu’avez-vous à répondre ? »

 

Un tremblement convulsif s’empara du prévenu. Il ouvrit deux ou trois fois la bouche pour parler, mais la terreur l’étreignait à la gorge, et il ne fit entendre que des sons inintelligibles.

 

« Voyons, Guérin, reprit le commissaire en détachant un moment ses regards du visage du prévenu pour les reporter sur les papiers placés devant lui, qu’il feignit de classer, nous ne sommes ni des juges ni des bourreaux, et nous ne voulons vous faire aucun mal : parlez sans crainte ; dites ce que vous voudrez, mais parlez. Il peut se faire que vous soyez innocent, bien que les charges qui pèsent sur vous soient graves et sérieuses. Je vous ferai remarquer que votre silence, votre trouble peuvent être mal interprétés et servir de preuves contre vous. Avouez-vous avoir acheté de l’arsenic avant-hier chez l’herboriste Legras ? »

 

Le prévenu fit un violent effort pour se dégager des mains de ceux qui le serraient ; mais ce fut en vain. Il vit que ses tentatives seraient inutiles, que la fuite était impossible. Alors des larmes jaillirent de ses yeux, et d’une voix entrecoupée par les sanglots :

 

« Laissez-moi ! s’écria-t-il, laissez-moi !… Je suis innocent ! oh ! Messieurs, je suis un honnête homme, je vous le jure ! J’arrive de mon pays et vous pouvez demander là-bas… je suis un honnête homme !… J’ai une pauvre vieille mère…, j’étais venu à Paris pour gagner un peu d’argent, car elle est infirme et ne peut travailler… Moi ! un assassin !… Oh ! mon Dieu !… mon Dieu !… »

 

Il joignit ses mains chargées de menottes et fit un effort pour les lever vers le ciel… puis soudain les forces parurent l’abandonner. Il poussa un profond soupir ; si les agents ne l’avaient soutenu, il serait tombé la face contre terre, sur le carreau de la mansarde.

 

« Portez-le sur le lit », fit M. Bienassis en désignant le grabat placé dans un coin de la petite pièce.

 

Maximilien posa sa longue main amaigrie sur l’épaule du commissaire et lui dit avec un sourire plein d’amertume :

 

« Vous dites, Monsieur, que cet homme est un assassin ? »

 

M. Bienassis se retourna, un peu surpris, puis secouant la tête :

 

« Il a contre lui des charges accablantes, fit-il d’une voix si basse que seuls nous pûmes l’entendre. Il n’a pourtant pas l’air d’un criminel. Je dois m’y connaître, Monsieur, et je vous dis : De deux choses l’une : ou bien cet homme est parfaitement innocent, ou bien c’est un affreux scélérat et un grand comédien… »

 

M. Bienassis fit encore un signe à l’un de ses agents afin de lui recommander d’avoir l’œil sur le prévenu dont l’évanouissement pouvait bien être simulé. Se tournant ensuite vers le serrurier, qui, debout près de lui, attendait ses ordres :

 

« Ouvrez-moi cette malle, dit-il, et dépêchons-nous. »

 

Le serrurier brisa, à coups de marteau, le cadenas qui fermait la caisse noire. M. Bienassis s’approcha alors, sa bougie à la main, et souleva le couvercle.

 

La malle était remplie d’habits grossiers et de linge de paysan ; mais les habits étaient soigneusement brossés ; le linge, d’une blancheur éblouissante, exhalait le parfum champêtre de la lavande. Tous ces pauvres objets étaient rangés avec un soin qui témoignait que la main d’une femme, d’une mère attentive et prévoyante, avait présidé à ces humbles apprêts.

 

Le malheureux Guérin était revenu de son évanouissement : on l’avait assis sur une chaise. Les yeux pleins de larmes, il suivait les mouvements des agents qui bouleversaient tout ce bel ordre, dépliaient les hardes du pauvre garçon, les secouaient, fouillaient les poches et palpaient les doublures.

 

« Tiens ! un nœud de rubans ! » fit tout à coup l’un des agents en tirant d’un coin de la malle un bouquet fané entouré de faveurs roses.

 

Il le jeta en riant à un de ses camarades.

 

« Prends-le, Gustave, dit-il, tu le donneras à ta prétendue. »

 

M. Bienassis lança un regard de colère à son agent. En entendant cette plaisanterie un peu cruelle, le prévenu s’était soulevé sur son siège et avait serré violemment l’une contre l’autre ses deux mains liées.

 

Maximilien Heller s’était levé, lui aussi, et considérait cette scène d’un air sombre.

 

« Monsieur le commissaire, dit le prévenu d’un air suppliant, voulez-vous me laisser ce nœud de rubans ?

 

– Montrez-moi cela », dit M. Bienassis.

 

Il examina quelque temps le bouquet avec attention, le palpa, parut hésiter une seconde, puis enfin ordonna qu’on le remît au prévenu.

 

Cependant les agents continuaient leur perquisition sous l’œil attentif du commissaire ; mais ils avaient beau tourner et retourner les vêtements, enfoncer leurs doigts dans tous les coins de la caisse, ils ne paraissaient pas trouver ce qu’ils cherchaient.

 

« Laissez cette caisse, dit enfin M. Bienassis, lorsqu’il vit le résultat infructueux des recherches… Visitez un peu cette paillasse… C’est peut-être là que nous trouverons l’argent. »

 

La paillasse fut retournée, défoncée, mais en vain.

 

Le commissaire ne se découragea pourtant pas ; il fit inspecter par ses agents, avec un soin extrême, les carreaux qui pavaient la chambre ; il fit briser le bois des chaises, qui aurait pu être creusé de façon à recéler de l’or ; la table fut démontée, les murs sondés à coups de marteau ; on fouilla les cendres de la cheminée.

 

Enfin, après s’être livrés pendant près d’une heure à ce minutieux travail, les agents s’arrêtèrent fatigués, et s’entre-regardèrent aussi penauds que des chasseurs qui ont battu la campagne toute la journée sans découvrir la moindre trace de gibier.

 

« C’est inconcevable ! c’est inouï en vérité ! murmurait M. Bienassis en tenant sa tête à deux mains. Qu’est-ce que cet argent a pu devenir ? Cet homme n’avait pas de connaissances à Paris, pas de complices, c’est évident… Le crime est commis hier, nous l’arrêtons il y a une heure et il est impossible de mettre la main sur la somme volée ! »

 

Le philosophe ne paraissait prêter aucune attention au monologue du commissaire de police ; son regard s’était fixé sur Guérin, dont il considérait avec intérêt la physionomie bouleversée.

 

Après quelques minutes de réflexion, M. Bienassis parut se décider à tenter un nouvel effort auprès du prévenu.

 

« Le résultat de nos recherches paraît vous être favorable, lui dit-il ; ne croyez pas cependant que la justice renonce à poursuivre ses investigations. Une somme considérable a été dérobée dans la nuit du meurtre ; il faut qu’elle se retrouve ; elle se retrouvera. Les plus graves soupçons pèsent sur vous, tout vous désigne comme l’assassin de M. Bréhat-Lenoir : les preuves sont palpables, évidentes. Il ne vous reste qu’un moyen de vous sauver : la franchise. Avouez votre crime, révélez l’endroit où vous avez caché l’argent volé, dites le nom de vos complices : la justice vous tiendra compte de votre sincérité et vous pourrez échapper à la peine capitale qui vous menace. »

 

Le prévenu murmura d’une voix brisée :

 

« Je suis innocent !

 

– Réfléchissez ; demain, peut-être, il sera trop tard ; la justice aura découvert ce que vous lui cachez ; il ne vous restera plus d’aveux à faire.

 

– Je suis innocent !

 

– C’est bon ; dès ce moment, je ne vous adresse plus la parole : le juge d’instruction saura ce qu’il devra faire. »

 

M. Bienassis se tournant alors vers Maximilien Heller :

 

« Je vous demande pardon, Monsieur, dit-il, de vous avoir fait assister à cette scène… ; mais votre témoignage peut nous être précieux, et je vous prie de me dire tout ce que vous savez sur le prévenu. Il a passé huit jours dans cette chambre voisine de la vôtre avant de trouver une place. N’avez-vous jamais aperçu quelque chose de suspect dans sa conduite ?

 

– Ah ! c’est pour cela que vous m’avez fait venir ?

 

– Sans doute ; on ne demeure pas quelque temps à côté d’un homme sans remarquer ses habitudes, ses fréquentations. A-t-il reçu quelqu’un pendant le court séjour qu’il a fait ici ?… N’avez-vous jamais entendu un bruit de voix ?… Sortait-il pendant le jour ou dans la soirée ? »

 

Le philosophe se leva sans répondre et s’approcha de Guérin, qu’il considéra quelque temps de son œil calme et profond.

 

« Vous deviez vous marier, n’est-ce pas ? lui dit-il, à votre retour au pays ?

 

– Oui, monsieur, répondit le prévenu en roulant de gros yeux effarés.

 

– Eh bien ! vous pouvez commander votre habit de noce ; et vous, continua-t-il de sa voix brève en s’adressant aux agents de police qui le contemplaient bouche béante, veillez bien sur cet homme, car avant deux mois d’ici il sera libre ! »

 

Et se drapant dans sa longue houppelande brune, Maximilien Heller sortit de la chambre avec l’air hautain de don Quichotte défiant les moulins à vent. Je me retournai alors vers le commissaire, qui murmurait en rassemblant rapidement ses papiers :

 

« C’est étrange ! tout cela est véritablement bien étrange…

 

– Veuillez excuser mon ami, monsieur, dis-je un peu embarrassé ; il est souffrant et vous comprenez…

 

– Votre ami, monsieur, s’expliquera, je l’espère, devant le juge d’instruction, répliqua le commissaire d’un ton de léger dépit ; pour moi, ma mission est terminée et je vais remettre mon rapport. »

 

En achevant ces mots, il sortit accompagné de son escouade d’agents qui entouraient le prévenu.

 

Le bruit de leurs pas s’éteignit peu à peu dans l’escalier, et tout rentra dans le silence.

 

Je me hâtai de rejoindre Maximilien Heller.

 

Je le trouvai assis dans son fauteuil, en train de tisonner, avec les pincettes, le feu qui mourait.

 

« Eh bien, lui dis-je, que pensez-vous de tout ceci ? »

 

Il haussa les épaules.

 

« Lesurques et Calas vont avoir un compagnon dans le martyrologe[1] de la justice humaine, répondit-il tranquillement.

 

– Vous croyez que cet homme est innocent ?

 

– Oui, je crois… mais, après tout, qu’importe ? »

 

Il se renversa dans son fauteuil et ferma les yeux. Malgré cette indifférence apparente, il était facile de voir qu’il ressentait une singulière émotion. Ses mains, agitées par un tremblement continuel, glissaient et remontaient fiévreusement le long des bras du fauteuil.

 

Évidemment sa pensée travaillait avec activité ; son imagination ardente était encore pleine du triste spectacle qu’il venait d’avoir sous les yeux.

 

« Savez-vous bien, fis-je en souriant, que votre conduite a dû laisser quelque soupçon dans l’esprit de ce digne commissaire ? En refusant votre témoignage, ne craignez-vous pas de passer pour complice ? À une autre époque, il aurait suffi d’un trait semblable pour vous faire pendre.

 

– Oui, mais vous savez aussi qu’à une autre époque un trop célèbre policier demandait quatre lignes de la main d’un homme pour le faire condamner. Ceci peut vous expliquer mon silence. »

 

En ce moment, les douze coups de minuit sonnèrent à l’horloge de Saint-Roch.

 

« Vous êtes fatigué, dis-je à Maximilien, je vais vous laisser reposer.

 

– En effet, je me sens ce soir plus faible que de coutume, je vais me jeter sur mon lit et prendre un peu d’opium pour tâcher de dormir, j’en ai grand besoin. »

 

Au moment où je pris congé de lui, il me dit avec une remarquable insistance :

 

« Venez demain de bonne heure, je vous attendrai ; il faut que je vous parle. Vous viendrez, n’est-ce pas ?

 

– Je vous le promets. »

 

Puis je lui serrai la main et le quittai, encore tout ému de ce que je venais de voir durant le cours de cette soirée.

 

En sortant de chez M. Maximilien Heller, j’achetai un journal du soir et lus ce qui suit aux Faits Divers :

 

« Un événement mystérieux vient de jeter la consternation dans le quartier du Luxembourg. M. Bréhat-Lenoir, célèbre banquier qui s’était retiré du monde de la finance il y a quelques années, après avoir amassé une immense fortune, a été trouvé mort dans son lit avant-hier matin. On crut d’abord à une attaque d’apoplexie. M. Bréhat-Lenoir était d’un embonpoint excessif et menait la vie la plus sédentaire : mais on se convainquit bientôt que la mort du célèbre millionnaire était le résultat d’un crime. M. Castille, neveu du défunt, remarqua que le secrétaire de M. Bréhat-Lenoir avait été forcé et les papiers bouleversés. Un verre était placé sur une table voisine et dans les quelques gouttes de liqueur que contenait ce verre, l’analyse chimique trouva des traces d’arsenic. Le défunt ne laisse pas de dispositions dernières. Sa fortune colossale revient donc tout entière à son frère, M. Bréhat-Kerguen. »

 

Et plus loin on lisait ceci :

 

« Nous apprenons, au moment de mettre sous presse, que la justice a découvert l’assassin de M. Bréhat-Lenoir. C’est, dit-on, un domestique nommé Guérin, que le défunt avait à son service depuis huit jours à peine. Guidé par la plus basse cupidité, ce misérable a empoisonné son maître. Il prétendit que les rats faisaient invasion dans sa chambre et acheta de l’arsenic. Il versa sans doute ce poison dans le breuvage que M. Bréhat-Lenoir avait l’habitude de prendre tous les soirs. La fable était tellement grossière, que, malgré les protestations d’innocence du coupable, et l’idiotisme qu’il essaya, paraît-il, de feindre, un mandat d’arrêt a été lancé contre lui. Il est en ce moment entre les mains de la justice. Ainsi se trouve réduit à une simple affaire de vol un crime qui semblait annoncer d’étranges péripéties et de curieux détails. – On n’a pas encore trouvé le testament. »

 

CHAPITRE III

LE SINGULIER DOCTEUR WICKSON

 

Le lendemain vers dix heures, je reçus la visite de mon savant maître, M. le docteur B… Il avait l’air soucieux et préoccupé.

 

« Avez-vous entendu parler de cette affaire Bréhat-Lenoir ? » me demanda-t-il après quelques moments d’entretien, et en me regardant à travers ses lunettes.

 

Je lui montrai le journal que j’avais acheté la veille.

 

« Je n’en connais que ce que cette feuille m’a appris, répondis-je.

 

– Ah ! mais…, savez-vous que c’est très grave, et surtout très mystérieux. J’ai été appelé hier soir pour faire l’autopsie du corps. Après de longues et patientes recherches, croiriez-vous que je n’y ai pas trouvé un atome d’arsenic ?

 

– Voilà qui va singulièrement dérouter la justice.

 

– Je crois qu’elle a du moins été fort surprise, et peu flattée de voir son système renversé du premier coup. Mais elle ne se tient pas pour battue. Je reçois ce matin cette lettre du juge d’instruction à qui j’avais envoyé mon rapport fort avant dans la soirée. Il me prie de recommencer aujourd’hui l’expertise.

 

– À quoi bon ?

 

– Je n’en sais rien. Mais voici le plus curieux : savez-vous qui ils veulent m’opposer dans cette discussion ?

 

– Qui donc ?

 

– Le docteur Wickson !

 

– Comment ! cet intrigant personnage qui fit tant de bruit il y a dix ans, à Paris, avec ses poudres impalpables ?

 

– Lui-même.

 

– Celui que vous avez si énergiquement combattu, cher maître, au nom de la vraie science ?

 

– Oui ; l’Académie m’a donné raison, mais l’opinion publique m’a donné tort et s’est passionnée pour la médecine indienne. Bref, cet homme est à Paris ; par quel hasard ? je n’en sais rien. Je le croyais mort et enterré. Il est plus à la mode que jamais, et la justice, comme vous le voyez, ne craint pas de s’aider de sa prétendue science. Si ce juge avait eu un peu plus de mémoire, il ne m’aurait pas mis ainsi dans la nécessité de discuter avec un homme que j’ai si vivement combattu jadis. Vous comprenez, n’est-ce pas, qu’il m’est impossible d’aller à cette expertise, et j’ai compté sur vous pour me remplacer. Je sais que vous avez fait un travail approfondi sur la matière des poisons et que vous êtes aussi compétent que moi-même. »

 

Je m’inclinai devant cette flatterie un peu intéressée de l’excellent homme.

 

« Ainsi c’est convenu… Vous aurez l’obligeance de vous présenter, à une heure, rue Cassette, n° 102.

 

– C’est la demeure du défunt ?

 

– Voici une lettre que j’adresse au juge d’instruction, et dans laquelle j’invoque un prétexte quelconque pour manquer au rendez-vous. Vous la lui remettrez. »

 

Le docteur B… se leva, et, me serrant la main avec une certaine émotion :

 

« Allons, mon cher enfant, me dit-il, tâchez de convaincre les magistrats, et ne vous laissez surtout pas démonter par l’aplomb de Wickson. Songez que notre vieil honneur professionnel est entre vos mains ; défendez-le contre l’ignorance et le charlatanisme. N’oubliez pas de m’apprendre, aussitôt l’expertise finie, le résultat de la discussion. »

 

La voix du docteur B… tremblait un peu, tandis qu’il m’adressait ces paroles. Son œil noir et vif brillait d’un éclat qui témoignait de tout l’intérêt que mon vieux professeur portait à la lutte que j’allais engager. Wickson était le seul homme au monde pour lequel l’excellent docteur B… ressentît de la haine.

 

Je promis à M. B… que je ferais tous mes efforts pour assurer le triomphe de son opinion et maintenir dans tout leur éclat les principes de la vraie science.

 

Une heure après, j’étais chez M. Maximilien Heller.

 

Le philosophe me sembla plus calme que la veille ; la fièvre avait presque entièrement disparu.

 

« Je vais mieux ce matin, me dit-il ; votre compagnie m’a été hier d’un grand soulagement. Il y a des moments, bien rares, où la solitude me fait mal. Et j’étais poursuivi hier par un souvenir, un anniversaire… terrible… Enfin passons. Avez-vous quelques détails sur cette affaire mystérieuse ? J’y ai pensé toute la nuit. Évidemment, cet homme n’est pas coupable. »

 

Je lui remis le numéro du journal, et il le lut avec grande attention, puis murmura :

 

« Je voudrais bien savoir le dernier mot de cette histoire.

 

– Je puis, si vous le désirez, vous introduire dans la maison où a eu lieu le crime, et vous faire assister à l’autopsie.

 

– Vraiment ? s’écria le philosophe en me regardant avec surprise ; et comment cela, je vous prie ? »

 

Je lui racontai la courte entrevue que je venais d’avoir avec M. B…, et lui dis le rôle que j’avais accepté.

 

« Eh bien, je vous accompagnerai ! dit Maximilien Heller d’un ton résolu ; il faut que je sache tout ce que cela signifie. Voilà la première fois depuis deux ans que je sors de cette chambre. Il me semble que j’entre dans une vie nouvelle. Que diriez-vous si j’arrachais cet homme à l’échafaud ? Ce serait curieux, n’est-ce pas ? je deviendrais philanthrope ! Mais non, ce n’est pas par amour de l’humanité que j’agis ainsi, c’est au contraire pour prouver à la société tout le vice de son organisation, puisque sans moi, et si les choses suivaient leur cours naturel, un innocent mourrait, condamné par la sentence des hommes. »

 

Je ne pus m’empêcher de sourire.

 

« Êtes-vous donc sûr que Guérin n’est pas coupable ?

 

– Oui.

 

– Vous vous faites fort de démontrer son innocence ?

 

– Oui.

 

– Et de trouver le véritable auteur du crime ?

 

– Oui. »

 

Il arpentait la mansarde à grands pas, comme un lion impatient de briser les grilles de sa cage.

 

« Oui, dit-il avec exaltation, je veux reparaître au grand jour ! Oui, je rentre aujourd’hui dans ce monde dont je m’étais volontairement exilé ! Il y a là un mystère que je veux percer, des ténèbres que je veux sonder. J’ai résolu les plus difficiles problèmes sociaux ; pourquoi ne résoudrais-je pas de même celui-là ? Je veux, le jour où les hommes dresseront l’échafaud de ce malheureux, me présenter devant eux, traînant à mes pieds le vrai coupable, le jeter en pâture au bourreau et reprendre l’innocent. Mais ne croyez pas que je m’intéresse à cet homme. Que m’importe qu’il soit tué ou non ? »

 

Maximilien était transfiguré. Son visage creusé et pâli par une longue souffrance s’était éclairé d’une flamme surnaturelle ; ses membres alanguis par la fièvre avaient repris toute leur vigueur. Ses gestes étaient fermes, sa belle tête se relevait fièrement.

 

Je me souviens encore, après tant d’années écoulées, de la vive impression que firent alors sur moi la voix et l’attitude de Maximilien Heller. J’éprouvai d’abord une sorte de surprise inquiète. Je craignis, je l’avoue, que cette emphase, ce ton prophétique ne fussent comme le signe précurseur de quelque dérangement cérébral dont j’avais cru surprendre, à plusieurs reprises, les premiers symptômes chez M. Heller. Je pris sa main : elle était froide ; son pouls battait régulièrement. Mes yeux rencontrèrent les siens. Leur expression calme et résolue me frappa. Je ne puis dire quel sentiment de bonheur, de gratitude envers la Providence envahit alors mon cœur. La vérité venait de m’apparaître ; je l’avais lue dans le clair et limpide regard de Maximilien. Je souris en pensant à l’amertume un peu forcée qu’il avait cru devoir mettre dans ses paroles. Pauvre philosophe ! en vain essayait-il de s’abuser encore sur ses véritables sentiments ! Non, ce n’était pas une haine implacable contre la société et ses lois qui lui inspirait cette résolution si belle et si généreuse. Mais Dieu venait de jeter sur sa route un malheureux à consoler, un innocent à arracher au bourreau, et le cœur de Maximilien s’était attendri de pitié en face de cet infortuné sur lequel la justice des hommes allait s’appesantir. Un intérêt noble, élevé, puissant, donnait maintenant à sa vie une direction et un but. C’était comme un lien fort et mystérieux qui le rattachait à ce monde dont il s’était brusquement séparé, en un jour d’orgueil, de douleur peut-être…

 

Je laissai retomber sa main que j’avais gardée quelques instants dans la mienne.

 

« Dieu soit loué ! pensai-je, Maximilien vivra !… »

 

M. Heller ouvrit une petite armoire et en tira une longue redingote brune et un chapeau d’une forme un peu antique. Le philosophe ne paraissait avoir aucune prétention à l’élégance.

 

« Il va bientôt être midi, dit-il, comme pour m’expliquer l’impatience que trahissaient tous ses gestes ; il serait peut-être temps de partir.

 

– Soit, répondis-je ; nous aurons tout le loisir d’examiner le lieu du crime.

 

– Et c’est chose importante », murmura le philosophe en m’ouvrant la porte.

 

Nous montâmes en voiture. Une demi-heure après, nous étions arrêtés devant le n° 102 de la rue Cassette.

 

Je sonnai, et bientôt la lourde porte cochère roula sur ses gonds avec un bruit sourd. Nous entrâmes dans une cour humide et mal pavée, où l’herbe était si abondante qu’un nombreux troupeau eût pu y trouver sa pâture.

 

Au fond, s’élevait un grand bâtiment à quatre étages dont toutes les persiennes étaient fermées.

 

On arrivait par quatre ou cinq marches à une porte en chêne, percée d’un judas. Un gros fil de fer traversait la cour et servait à ouvrir la porte cochère sans qu’on fût obligé de sortir de cette maison, qui ressemblait à un château fort de lugubre apparence.

 

Maximilien souleva le lourd marteau de fer qui, en retombant, fit gémir les longs corridors. La meurtrière s’ouvrit et se referma brusquement, la porte s’entrebâilla, et nous pûmes apercevoir un petit vieillard, mince et fluet, en culotte courte, qui considérait avec des yeux égarés le costume bizarre et le visage plus bizarre encore du philosophe.

 

« Monsieur, lui dis-je pour calmer son effroi, M. le docteur B… ne pouvant assister à l’expertise qui a lieu aujourd’hui, m’a prié de le remplacer.

 

– Ah ! très bien, Monsieur, fit le petit homme en ouvrant la porte pour nous laisser passer… Excusez-moi, mais nous sommes si bouleversés par cet horrible accident !… Ce pauvre M. Bréhat-Lenoir, ce bon maître !… Lui qui avait tant peur des assassins et qui se barricadait avec tant de soin dans sa chambre !… C’est affreux, n’est-ce pas, Messieurs ? Donnez-vous la peine d’entrer dans cette salle ; lorsque ces messieurs de la justice seront arrivés, je viendrai vous prévenir. »

 

Il nous introduisit dans une grande pièce tendue de tapisseries anciennes dont le dessin était presque complètement effacé. Quatre fenêtres donnaient sur un jardin triste et sombre, planté de grands arbres et entouré de murs élevés couverts de lierre.

 

Le philosophe s’avança vers une de ces fenêtres et appuya contre les vitres son front pâle.

 

Nous restâmes ainsi dix minutes environ, moi, l’observant en silence tout en me promenant dans la salle, lui, le corps agité par une impatience fébrile, le front contracté, les yeux fixes et brillants.

 

Un pas lourd et inégal retentit bientôt dans le corridor. Maximilien releva vivement la tête ; le moindre bruit paraissait faire sur lui une grande impression.

 

On ouvrit la porte qui communiquait au jardin, le sable craqua et un homme de forte stature, un peu courbé, aux cheveux blanchis, passa rapidement sous les fenêtres.

 

À la vue de cet homme, le philosophe tressaillit et se recula vivement comme s’il eût posé le pied sur un serpent.

 

« Qu’avez-vous donc ? lui demandai-je, étonné de cette émotion singulière.

 

– Ce n’est rien… ce n’est rien… me répondit-il d’une voix sourde. J’ai eu, je crois, un éblouissement. »

 

Il reprit sa position près de la fenêtre et suivit des yeux l’inconnu, qui après avoir traversé le jardin en ligne diagonale sortit par une porte cachée sous le lierre. Nous attendîmes quelques minutes encore.

 

Bientôt la figure pâlotte du petit intendant, M. Prosper, apparut à la porte de la salle.

 

« Ces messieurs ne m’ont-ils pas appelé ? » demanda-t-il timidement.

 

Le brave homme avait un désir évident d’entamer la conversation, et moi-même j’étais assez disposé à lui adresser quelques questions.

 

« Il fait bien chaud ici ! lui dis-je ; ne pourriez-vous pas ouvrir cette fenêtre ? »

 

Il grimpa sur une chaise avec l’agilité d’un écureuil et fit ce que je lui demandais.

 

« Voilà une heure ! dit-il en jetant un coup d’œil sur une grande pendule en cuivre placée sur la cheminée. Ces messieurs sont en retard.

 

– Dites-moi franchement, monsieur l’intendant, fis-je en le regardant dans les yeux, croyez-vous que l’homme arrêté hier soit coupable ? »

 

Le front du petit vieillard s’illumina ; il écarquilla ses yeux gris, et prenant une prise de tabac avec toute la majesté et toute la grâce d’un marquis de l’ancien régime :

 

« Monsieur, me dit-il de sa voix flûtée, il est bien grave d’accuser un homme, lorsqu’on n’a pas entre les mains des preuves certaines et évidentes. Tout ce que je puis affirmer, c’est qu’il y a contre ce Guérin les plus accablantes présomptions. Il me semble encore l’entendre me dire dans son patois : « Il y a d’rats dans m’chambre… faut qu’j’aille chez l’rebouteux acheter de l’arsenic ! »

 

– Il vous a vraiment dit cela ? demanda vivement Maximilien…

 

– Aussi sûr que je vous parle…

 

– C’est singulier ! »

 

Et le philosophe retomba dans sa rêverie.

 

« Mais quelle est donc, ajoutai-je encore, cette histoire de testament qu’on a mêlée à tout ceci ? »

 

Le visage de belette du petit intendant prit une expression malicieuse.

 

« Ah ! voici… me répondit-il. Vous savez que mon maître était, sauf votre respect, un fier original. Il était brouillé, depuis près de quarante ans, avec son frère, M. Bréhat-Kerguen, un autre caractère bizarre qui n’est jamais sorti de son trou de Bretagne et que nous avons vu ce matin pour la première fois.

 

– Ah ! il est ici ?

 

– Il vient de passer à l’instant sous ces fenêtres ; vous avez dû l’apercevoir. »

 

Le philosophe murmura quelques mots inintelligibles.

 

« Oui, continua l’intendant, il est arrivé ce matin. Qui l’avait prévenu ? Je n’en sais rien. Il a l’air d’une bête sauvage et ne m’a adressé que quatre mots pour me dire qu’il ne pourrait pas assister à l’autopsie, que cela lui ferait trop de mal, etc., et il est parti.

 

– Il y a donc une porte de sortie dans ce jardin ?

 

– Oui, sur la rue de Vaugirard, près de l’hôtel du Renard-Bleu. – Or donc, pour finir, tout le monde se figurait que, vu la haine qu’il portait à son frère, mon maître le déshériterait. Jugez donc ! un homme qui ressemble plus à un loup qu’à une créature humaine ; un homme qui a épousé sa servante !… M. Castille, neveu de M. Bréhat-Lenoir, comptait bien empocher la succession… Mais croiriez-vous qu’on a eu beau faire venir le juge de paix, remuer les paperasses du défunt, fouiller son secrétaire, on n’a pas trouvé la moindre trace des dispositions dernières de mon maître ? De sorte que ses millions vont à ce vieux fou de Bréhat-Kerguen ! Et moi qui ai servi monsieur avec tant de zèle pendant vingt ans, qui n’ai fait que quelques pauvres économies… vous comprenez… »

 

Maximilien l’interrompit :

 

« Est-ce qu’on a mis les scellés à la chambre de votre maître ?

 

– Oui, pardine ! et j’en ai été établi le gardien, ce qui me cause quelques inquiétudes, car, enfin… la responsabilité… vous savez… Ah ! il fallait entendre, ce matin, le juron qu’a poussé ce sanglier de Bréhat-Kerguen en apprenant que les scellés étaient mis à la chambre de son frère !

 

– Vraiment ! fit Maximilien.

 

– Ah ! bon Dieu ! quel juron ! et pour calmer sa colère il a été s’enfermer dans sa chambre en grommelant. »

 

On entendit dans la rue le roulement d’une voiture qui s’arrêta devant la porte cochère.

 

« Voici la justice ! » fit l’intendant.

 

Maximilien m’adressa un signe que je compris.

 

« Monsieur l’intendant, dis-je au petit homme que ce titre flattait visiblement, voudriez-vous nous indiquer où se trouve la chambre dans laquelle a lieu l’expertise ?

 

– Au premier, à droite, au fond du couloir ! » me répondit-il précipitamment.

 

Et il s’élança vers la porte en entendant le coup de sonnette retentissant qui venait d’ébranler les vieilles murailles.

 

Nous montâmes rapidement le grand escalier de bois et entrâmes dans un cabinet dont les fenêtres s’ouvraient sur le jardin. Le corps était étendu sur une table en bois blanc et enveloppé dans un drap.

 

Au fond de ce cabinet était la porte couverte de scellés qui communiquait avec la chambre du défunt.

 

Maximilien Heller se cacha derrière un des grands rideaux de la fenêtre : il pouvait ainsi tout voir sans être vu. Au même instant, la porte du cabinet s’ouvrit et le procureur du roi, le juge d’instruction et son greffier firent leur apparition.

 

Le petit intendant les introduisit dans le cabinet avec un sourire agréable qui se changea en une grimace de stupéfaction quand il vit que j’étais seul dans la pièce.

 

Mais le procureur du roi lui ayant fait, avec une dignité toute magistrale, un signe impérieux de se retirer, il obéit sur-le-champ et sans me demander l’explication de la disparition de Maximilien, explication que j’avais de bonnes raisons de redouter.

 

Je saluai ces messieurs et leur remis la lettre où M. B… s’excusait de ne pouvoir assister à l’expertise.

 

« Ah ! sacrebleu ! s’écria le juge d’instruction en se fourrant précipitamment une prise de tabac dans le nez… j’avais oublié que M. Wickson n’était pas précisément dans les papiers de M. B… Que voulez-vous ? c’est si vieux !… et j’ai tant d’affaires dans la tête ! Veuillez m’excuser, Monsieur, auprès de votre digne maître, quoique cependant je ne doive pas trop me repentir de cette faute, puisqu’elle me procure le plaisir de faire votre connaissance. »

 

Il m’adressa un aimable sourire en disant ces mots.

 

Le procureur du roi, grand personnage au visage austère et pâle, encadré de favoris noirs, à la main aristocratique, au maintien glacial, examinait gravement les dispositions prises la veille par M. B…

 

Le corps était ouvert suivant toutes les règles de l’art, et les intestins et viscères du défunt étaient placés dans des bocaux séparés.

 

« Eh mais ! je n’ai pas déjeuné ! s’écria tout à coup le juge d’instruction de sa voix retentissante : il serait bientôt temps que ce docteur Wickson arrivât ! Nous sommes ici pour son bon plaisir et je trouve étrange qu’il nous fasse attendre. D’autant plus… »

 

Un coup de sonnette interrompit le digne magistrat.

 

« Le voici !… » dit-il en baissant la voix.

 

Le procureur du roi redressa sa haute taille, le juge d’instruction remonta son faux col. Quant à moi, je me sentais ému comme un conscrit qui va au feu. Pour me donner du cœur, je pensai à mon vieux maître qui avait placé en moi toute sa confiance, et qui devait, à cette heure, attendre avec tant d’impatience le résultat de cette expertise.

 

Un silence profond régnait dans le cabinet. Pas un mot ne fut échangé entre nous, jusqu’au moment où M. Prosper, ouvrant la porte, annonça de sa voix grêle :

 

« Monsieur le docteur Wickson ! »

 

Un homme d’environ cinquante ans, à la stature herculéenne, au teint rouge, aux cheveux blond ardent, s’avança vers nous et nous dit avec un léger accent britannique :

 

« Je vous demande mille pardons, Messieurs, de m’être fait attendre si longtemps au rendez-vous que je vous ai donné. Mais, au moment de sortir de chez moi, j’ai été appelé auprès d’un homme qui se mourait…

 

– Et que vous avez sauvé, sans doute ? fit le juge d’instruction qui liait vite connaissance.

 

– Précisément, répondit l’Anglais avec un flegme imperturbable, je l’ai sauvé. »

 

Il promena, en disant ces mots, un regard autour de lui et parut surpris de ne pas apercevoir M. B…

 

« Mais, dit-il, je ne vois pas cet honorable médecin qui doit me faire l’honneur de discuter mon opinion ? »

 

Je lui dis le motif que M. B… avait prétexté pour ne pas se trouver au rendez-vous. Il sourit imperceptiblement.

 

« Vous voudrez bien m’excuser, Monsieur, me dit-il en pesant sur les mots, auprès de M. B… pour l’outrecuidance que j’ai à venir contester des expériences qu’il a faites avec tant de soin et de science. Mais j’ai profondément étudié cette matière des poisons, surtout des poisons arsenicaux. Voilà pourquoi j’ai proposé à la justice une seconde enquête. Mon plus cher désir, croyez-le bien, est de trouver mes conclusions conformes à celles de votre savant et respectable maître. »

 

Je m’inclinai froidement et proposai de commencer les expériences sans plus tarder ; le visage déconfit de mon juge d’instruction à jeun m’inspirait une sincère pitié.

 

Les deux magistrats prirent place aux pieds du corps, du côté de la porte ; le docteur Wickson et moi à gauche, en face de la fenêtre.

 

Malgré tout mon désir d’épargner à la délicatesse de mes lecteurs le récit de cette autopsie, je dois entrer dans quelques détails indispensables.

 

La tâche de la médecine légale était devenue bien plus facile depuis quelques années, grâce à l’invention de l’Anglais Marsh. Ce chimiste avait trouvé une manière ingénieuse de découvrir la trace des plus petites quantités d’arsenic dans les corps.

 

Voici, en quelques mots, en quoi consiste son appareil : C’est un simple flacon de verre dans lequel se dégage du gaz hydrogène. On y introduit la substance à examiner. L’arsenic se combine avec le gaz hydrogène et cette combinaison s’échappe par l’orifice effilé du flacon. On allume alors le jet de gaz, et l’on tient au-dessus de la flamme une soucoupe de porcelaine blanche. Si la matière renferme la moindre parcelle d’arsenic, des taches noires se déposent sur la porcelaine.

 

Le docteur Wickson tira des grandes poches de son manteau un de ces flacons. Mais je crus remarquer que le verre n’en était pas très pur, et je le priai de se servir de celui que j’avais apporté. Il l’examina longtemps avec un soin méticuleux, puis finit par l’accepter en dissimulant la mauvaise humeur qu’il ressentait.

 

Je m’approchai alors des bocaux où étaient contenus les viscères afin de les découvrir ; mais l’Anglais me prévint et défit avec une sorte d’impatience la couverture cachetée.

 

Je remarquai qu’il garda ses gants blancs, tout en se livrant à ce travail.

 

« Messieurs, dit-il d’une voix solennelle en s’adressant aux magistrats, mais sans lever les yeux, vous connaissez sans doute les effets de cet appareil. Je vais diriger un jet de gaz contre ces vitres. S’il y a de l’arsenic dans la portion des viscères que j’ai enfermée dans le flacon, la vitre se noircira aussitôt. »

 

Il s’avança vers la fenêtre voisine de celle où se tenait caché le philosophe et dirigea le jet de gaz enflammé sur la vitre.

 

Nous ne pûmes réprimer une exclamation de surprise. Le verre s’était soudainement couvert de taches noires. En même temps une forte odeur d’ail se répandait dans la chambre et révélait la présence du toxique.

 

Mon pauvre professeur était battu du premier coup ! Le juge d’instruction fixa sur moi un regard poliment ironique :

 

« Oh ! oh ! dit-il, voilà qui est grave, et bien en faveur de l’accusation !

 

– Cette expérience ne sera concluante à mes yeux, fis-je observer, que si on me permet de la recommencer moi-même. »

 

L’Anglais, que son succès avait laissé impassible, me tendit le flacon avec un geste plein de grâce.

 

Je fis l’expérience : la vitre se noircit encore et avec une intensité qui prouvait l’abondance de la substance toxique. Je recommençai trois ou quatre fois : même résultat.

 

Le rideau derrière lequel se trouvait Maximilien Heller remua légèrement. Je tressaillis, car il me sembla que l’œil de l’Anglais s’était un instant fixé avec inquiétude de ce côté. Ce ne fut qu’un éclair, car il reprit son sourire habituel, et se tournant vers les magistrats :

 

« Il me semble cette fois que l’expérience est décisive, dit-il. Et veuillez remarquer, ajouta-t-il avec un certain air de triomphe, que je me suis servi de l’appareil du docteur B…

 

– Je n’ai rien à objecter, fis-je assez vexé de ce résultat si prompt et si inattendu.

 

– Alors, Monsieur, dit le procureur du roi qui prenait pour la première fois la parole, vous êtes prêt à signer le procès-verbal et le rapport qui conclut à la présence du poison dans le corps du défunt ? »

 

Je m’inclinai en signe d’assentiment.

 

« Greffier, continua le magistrat en se tournant vers un petit bonhomme noir qui griffonnait dans un coin, veuillez apporter le rapport et le procès-verbal : ces messieurs vont les signer. »

 

Le docteur Wickson signa – sans ôter ses gants – et je signai à mon tour. L’Anglais paraissait avoir peine à contenir la joie intérieure qu’il ressentait.

 

Il me salua gravement et je lui rendis son salut d’assez mauvaise grâce. Avant de sortir, Wickson me chargea encore une fois de vouloir bien assurer M. B… de toute sa respectueuse sympathie.

 

« Monsieur de Ribeyrac, dit en sortant le juge d’instruction à son majestueux collègue, vous venez déjeuner avec moi, n’est-ce pas ? Je meurs de faim. »

 

Ce jour-là, les étudiants qui fréquentaient le cours de M. B… ne surent à quoi attribuer les distractions continuelles, l’agitation fébrile et la mauvaise humeur de leur vieux professeur.

 

Je fis quelques pas sur le palier, à la suite de ces messieurs, et les saluai une dernière fois.

 

M. Prosper les reconduisit jusqu’à la porte, puis revint vers moi d’un air mystérieux ; il grillait de savoir ce qui s’était passé : mais je ne crus pas devoir l’en informer.

 

« J’ai quelques dispositions dernières à prendre, lui dis-je en remontant l’escalier. Veuillez me laisser seul encore une demi-heure dans le cabinet où est le corps.

 

– Comment donc ! Monsieur ; restez aussi longtemps qu’il vous sera agréable, me dit le petit intendant de son ton mielleux. Moi, je monte dans la chambre de M. Bréhat-Kerguen…, pour voir si rien ne lui manque. Il a fermé sa porte à double tour, le vieux madré, et m’a fait jurer que je n’avais pas une seconde clef… Eh ! eh ! continua-t-il en tirant un trousseau de clefs de sa poche, je le lui ai juré. Mais il faut tout de même que je jette un coup d’œil dans sa chambre : M. Castille m’a bien recommandé de ne pas laisser détériorer l’immeuble de la succession. »

 

Au moment où j’ouvris la porte du cabinet, le petit vieillard, dont décidément le défaut dominant était une incroyable curiosité, glissa un regard dans la pièce, pour s’assurer que Maximilien Heller était toujours là, puis il secoua la tête de l’air d’un homme qui se dit : « J’ai eu une lubie », et grimpa au second étage.

 

Le philosophe avait quitté sa cachette et examinait minutieusement les bocaux et le flacon qui avaient servi à l’expertise.

 

Il releva lentement la tête et me dit avec un étrange sourire :

 

« Allons ! vous n’avez pas été heureux, docteur, et décidément il y a empoisonnement… Mais aussi pourquoi diable ne lui avez-vous pas fait ôter ses gants ? »

 

Je le regardai, étonné de cette question.

 

« Venez ici », me dit-il.

 

Il m’indiqua du doigt le bord de la table.

 

« Eh bien ?

 

– Regardez… plus près… ne voyez-vous rien à cette place ? »

 

Je distinguai sur le bois quelques grains d’une fine poussière blanche.

 

« De l’arsenic ! fis-je stupéfait.

 

– Justement, reprit Maximilien. Or, comment pouvez-vous expliquer la présence du poison sur cette table ? Ce n’est pas vous qui l’y avez mis, n’est-ce pas ? Donc… c’est l’autre !

 

– Voilà un singulier soupçon !

 

– Avez-vous remarqué qu’il a gardé ses gants pendant l’opération ?

 

– Oui.

 

– Avez-vous remarqué qu’il a fréquemment posé, par un geste machinal, sa main droite à cette même place où vous voyez la poussière blanche ? qu’à un certain moment, il a porté la main à ses lèvres, puis l’en a éloignée par un vif mouvement de répulsion ?

 

– Non.

 

– C’est juste… vous n’étiez pas ici en observation… Mais je l’ai remarqué, moi, ainsi que plusieurs autres choses singulières ; comme celle-ci, par exemple : pourquoi a-t-il voulu déboucher lui-même les bocaux ? pourquoi a-t-il coupé lui-même les viscères avec des ciseaux tirés de sa propre trousse ? Vous avez eu, docteur, en sa bonne foi une confiance qui d’ailleurs vous honore, mais qui, selon moi, était mal placée.

 

– Ainsi, vous croyez…

 

– Je crois, ou plutôt je suis persuadé que la justice et vous êtes tombés dans un piège. Cet homme avait mis de l’arsenic dans ses gants, dont sans doute l’extrémité était percée ; il empoisonnait tout ce qu’il touchait.

 

– Je ne vois pas quel intérêt il aurait eu à nous tromper si indignement.

 

– L’intérêt !… l’intérêt !… vous parlez comme un juge d’instruction ! s’écria l’étrange personnage en haussant les épaules. Que m’importe l’intérêt, à moi ?… Je n’essaie pas de le rechercher, car c’est dans cette voie ténébreuse que la justice s’égare toujours. Je ne cherche qu’une seule chose : les faits. Quand je les aurai tous dans ma main, alors, au milieu de ces invraisemblances qui semblent d’abord si bizarres, vous verrez la vérité luire, plus éclatante que le soleil. »

 

Il redressa sa haute taille, son œil brilla comme un diamant.

 

« La vérité ! s’écria-t-il en désignant d’un geste énergique la porte couverte de scellés, elle est derrière cette porte… Et le jour où je pourrai pénétrer là, je la sauverai. »

 

Puis, enfonçant son chapeau sur ses yeux, il sortit, et je l’entendis descendre l’escalier d’un pas rapide.

 

Je sortis après lui.

 

Au bas de l’escalier, je le retrouvai causant avec M. Prosper ; il lui dit quelques mots à voix basse, me prit le bras avec un de ces gestes brusques qui lui étaient habituels, et s’avança vers la porte.

 

Je lui offris un cigare et battis le briquet ; mais l’amadou ne s’enflamma pas, car le temps était très humide.

 

« Attendez, attendez ! me cria le serviable intendant en fouillant précipitamment dans ses poches, j’ai votre affaire. »

 

Il me remit un papier que j’allumai, et que je tendis à Maximilien.

 

Celui-ci le porta à ses lèvres pour enflammer le tabac. Mais tout à coup ses yeux s’ouvrirent démesurément, il souffla vivement la flamme, mit le papier dans sa poche, et s’enfuit avec une telle précipitation, que M. Prosper ne put s’empêcher de dire :

 

« Pauvre jeune homme ! la tête n’y est plus guère ! »

 

CHAPITRE IV

LE MYSTÉRIEUX POST-SCRIPTUM

 

Je perdis de vue pendant quinze jours environ M. Maximilien Heller. Entraîné par ce tourbillon d’affaires et d’occupations graves ou frivoles dont se compose la vie, je commençais à ne plus songer à toute cette affaire, lorsqu’un beau matin, vers huit heures, mon domestique vint m’avertir qu’une personne demandait instamment à me parler.

 

Je donnai ordre de l’introduire.

 

Je vis entrer dans ma chambre un grand jeune homme blond, dont les yeux étonnés, la physionomie souriante et béate, réalisaient ce type de Jocrisse qui était alors si fort à la mode au théâtre.

 

Il me fit trois saluts très gauches, et demeura debout, tournant son chapeau entre ses doigts.

 

Je lui demandai ce qui l’amenait.

 

« Monsieur, fit-il en zézayant beaucoup, je désirerais me placer. Je viens savoir si Monsieur n’a pas besoin d’un domestique…

 

– Et qui vous a recommandé à moi ? Avez-vous une lettre ?… »

 

Je n’achevai pas et poussai un cri de vive stupéfaction lorsque ce paysan à l’air niais, ôtant la perruque blonde qui lui tombait sur les yeux, découvrit tout à coup le beau front intelligent et les cheveux noirs de mon ami Maximilien Heller.

 

« Comment, c’est vous ! m’écriai-je au comble de la surprise. Que signifie ce déguisement ?… Êtes-vous donc poursuivi par la police ?…

 

– Ah ! ah ! me répondit-il avec son rire silencieux, vous me croyez de plus en plus fou, n’est-ce pas ? et cette fois vous n’hésiteriez plus à m’envoyer à Charenton rejoindre mes pareils ?… Je vais vous donner l’explication de ma conduite, qui, je le comprends, doit vous sembler bizarre, car le carnaval n’est pas encore venu. Tel que vous me voyez, je suis en service… N’ouvrez pas des yeux aussi étonnés. Cette peau de Jocrisse est la peau de renard sous laquelle j’ai été contraint de me cacher… Vous devinez que je suis placé chez M. Bréhat-Kerguen ?… »

 

Cette incohérence de paroles, ce regard étrange me firent croire un moment qu’en effet il était décidément fou.

 

Il reprit :

 

« Ne vous effrayez pas trop et écoutez-moi. Vous savez que j’ai confiance en vous… Je vais vous dire tout ce que j’ai découvert. Mais jurez-moi que vous garderez sur tout ceci le silence le plus absolu… D’ailleurs, si je vous confie mon secret, c’est uniquement parce que j’ai besoin de votre assistance pour la suite ; sinon, nul au monde ne connaîtrait, à présent, les singulières choses que je sais. »

 

Je lui fis la promesse qu’il exigeait de moi. Il alla vers la porte, poussa le verrou, puis vint s’asseoir près de la cheminée, et, après avoir gardé quelques instants le silence, comme s’il eût voulu se recueillir, il commença en ces termes :

 

« Vous devez vous souvenir que la dernière fois que je vous vis, – le jour de l’autopsie, – je vous dis que le système par lequel j’espérais arriver à sonder ce sanglant mystère serait tout différent de celui que la justice a l’habitude de suivre. Celle-ci recherche l’intérêt qui a guidé le criminel et s’efforce de remonter ainsi de l’inconnu au connu. Cette marche est essentiellement défectueuse ; l’arrestation de Guérin en est la preuve. Moi, je vais du connu à l’inconnu. Je recherche les faits, rien que les faits, – sans me préoccuper du mobile qui a dirigé ni du bras qui a frappé. – Je les assemble, quelque contradictoires qu’ils paraissent, et à un moment donné la lumière resplendit.

 

« Or, ces faits, je les ai presque tous aujourd’hui, sauf quelques-uns que j’espère acquérir bientôt. Comme en cette circonstance le hasard – ce grand maître – m’a puissamment servi ! Vous souvenez-vous que, quand vous avez voulu allumer votre cigare, en sortant de l’hôtel, l’humidité ayant empêché l’amadou de s’enflammer, M. Prosper, l’honnête intendant, vous donna un papier qu’il tira de sa poche ?

 

– Fort bien.

 

– Puis, vous me tendîtes ce papier enflammé, et au moment où je l’approchai de mes lèvres, je ne pus retenir un mouvement de surprise, et je sortis brusquement, vous laissant, sans aucun doute, fort stupéfait de la bizarrerie de mes allures ?

 

– C’est vrai ! »

 

Il prit dans la poche de son gilet un morceau de papier à demi consumé et me le tendit. Je le tournai et le retournai entre mes doigts ; le philosophe sourit légèrement :

 

« Vous n’y voyez rien d’extraordinaire, n’est-ce pas ? et vous devez singulièrement vous étonner que ce chiffon de papier m’ait donné, en grande partie, la clef de l’énigme… Mais prenez-le avec des pincettes et laissez-le quelques secondes près de la flamme de la cheminée, puis vous le regarderez attentivement et vous comprendrez alors la surprise que j’ai montrée l’autre jour. »

 

Je fis ce qu’il me disait. Le papier fortement chauffé se tordit en spirale. Je le déroulai et y vit très distinctement peints à l’encre bleue les signes suivants :

 

 

« Je vous avoue, dis-je au philosophe en secouant la tête, que je ne suis pas plus avancé que tout à l’heure. J’attends de vous l’explication de ce singulier rébus…

 

– Ceci est toute une histoire, me répondit Maximilien Heller en se renversant dans son fauteuil. Je conviens que j’aurais moi-même cherché bien longtemps la solution du problème qui vous embarrasse, et que je ne l’aurais peut-être jamais trouvée, si je n’avais été merveilleusement secondé par les circonstances.

 

« Je vous ai dit que je fus autrefois avocat et que je plaidai quelques causes.

 

« C’était en 1832. Je faisais alors mon stage, et j’avais cette ardeur et ce zèle qui dévorent, d’ordinaire, les jeunes gens qui débutent au barreau.

 

« Une des premières défenses que l’on me confia d’office fut celle d’un certain Jules Lanseigne, compromis dans une mystérieuse affaire dont la justice n’a jamais bien pénétré le secret. Il s’agissait d’une association de malfaiteurs qui avaient, à plusieurs reprises, terrifié les habitants de Paris par des vols d’une audace inouïe. Ils étaient si habilement conduits, que ce ne fut qu’après de longues années, et grâce au génie d’un célèbre policier d’alors, qu’ils purent être arrêtés.

 

« Encore tous ces hommes ne tombèrent-ils pas sous la main de la justice. Trois prévenus seulement comparurent aux assises. C’étaient Jacques Pichet, Paul Robert et Jules Lanseigne, dit Petit-Poignard.

 

« Le chef qui les dirigeait avec une si prodigieuse habileté échappa à toutes les recherches ; les prévenus refusèrent obstinément de faire connaître son nom. On sut seulement qu’il était désigné dans la bande par le sobriquet de Boulet-Rouge. On trouva aussi sur l’un d’eux des lettres écrites en hiéroglyphes presque indéchiffrables dont quelques-uns seulement furent devinés par l’illustre policier qui avait arrêté ces bandits.

 

« Le premier accusé fut condamné à mort, le second à vingt ans de travaux forcés, et mon client, contre lequel des preuves concluantes manquèrent, à cinq années de prison seulement.

 

« Ce procès m’avait vivement intéressé, et j’avais eu, avec le chef de la police de sûreté dont je vous parle, de fréquents entretiens. Il me raconta, avec un grand luxe de détails, tous les incidents et toutes les péripéties de la lutte qu’il soutenait depuis quatre ans contre ces malfaiteurs, lutte qui avait fini par amener trois d’entre eux sur les bancs de la Cour d’assises.

 

« Hélas ! le pauvre homme mourut sans avoir eu la consolation d’arrêter le chef de la bande, et je crois que ce chagrin hâta sa fin. Il m’avait expliqué avec une lucidité merveilleuse les signes hiéroglyphiques trouvés sur ces malfaiteurs ; et c’est grâce à ses leçons et à mes souvenirs que j’ai pu déchiffrer ce rébus.

 

« Je vais vous l’expliquer en deux mots :

 

« D’abord vous remarquerez que nous n’avons ici qu’un fragment de lettre, un post-scriptum, ce qu’indiquent ces deux lettres P. -S. Le corps de la lettre a malheureusement été consumé par la flamme.

 

« Voici la signature : ce signe  veut dire Boulet Rouge. C’est le sceau de cet adroit bandit qui fut, à lui seul, plus fort et plus habile que la police tout entière.

 

 veut dire : écris.

 

 « Voici le signe qu’adopta Petit-Poignard (c’est, je vous l’ai dit, le sobriquet de mon ancien client Jules Lanseigne).

 

« DZ. Ces messieurs mettaient leurs lettres en chiffres et leurs chiffres en lettres. D, qui est la quatrième lettre de l’alphabet, veut dire 4, et Z, la dernière, signe 0. – Donc 40.

 

« . (V). Ces deux parenthèses entre deux points signifient une rue de Paris. Ils avaient catalogué ainsi toute la capitale. Chaque rue, chaque passage, chaque impasse étaient désignés par un signe particulier :. (). veut donc dire rue. Restait à déchiffrer l’initiale V. Le premier nom qui se présenta à mon esprit fut celui de Vaugirard. La suite de mon récit vous prouvera que cette supposition était vraie.

 

« Voici enfin le dernier signe . Celui-ci m’a donné beaucoup plus de peine, et ce n’est qu’après m’être longtemps creusé la tête que j’ai trouvé ce qu’il veut dire. J’ai cherché loin, ainsi qu’il arrive souvent, le sens qui aurait dû m’apparaître le premier. Enfin, et après des réflexions et des tâtonnements sans nombre, j’ai traduit ce signe : Louis.

 

« Voulez-vous maintenant l’explication de la phrase entière ? La voici :

 

Boulet-Rouge

 

P. S. – Écris-moi chez Petit-Poignard, 40, rue de Vaugirard ; – mon nom d’emprunt est Louis.

 

« Cependant il fallait vérifier mes suppositions. Le n° 40 de la rue de Vaugirard est l’hôtel du Renard-Bleu. Je me déguisai le mieux que je pus, – et vous devez vous apercevoir que j’ai quelque talent dans ce genre, – puis j’allai me promener en long et en large sur le trottoir en face de l’hôtel, observant avec attention tous ceux qui entraient ou sortaient.

 

« Enfin, et après une demi-heure d’attente, je vis s’avancer un petit homme un peu replet, à la physionomie lourde et intelligente, en qui je reconnus, du premier coup d’œil, mon ancien client, Jules Lanseigne, dit Petit-Poignard. L’ancien voleur, sorti de prison depuis deux ans, avait choisi, pour se réhabiliter aux yeux de la société, la profession d’aubergiste.

 

« Il entra dans l’hôtel, je le suivis, et au moment où il allait monter l’escalier je lui frappai sur l’épaule.

 

« Il tressaillit, et, se retournant, me dit d’un ton bourru :

 

« – Que me voulez-vous ?

 

« – Vous êtes bien Jules Lanseigne, n’est-ce pas ? »

 

Il fronça les sourcils et me regarda en dessous.

 

« – Oui, répondit-il en hésitant… Pourquoi me demandez-vous cela ?

 

« – J’ai deux mots à vous dire en particulier ; veuillez m’accorder un instant d’entretien. »

 

« L’aubergiste, que je savais fort lâche, pâlit visiblement et parut vouloir songer à la retraite. Mon costume noir et la grande barbe dont j’avais orné mon menton me faisaient sans doute regarder par lui comme un homme de la rue de Jérusalem.

 

« Mais, pour empêcher qu’il ne m’échappât, je le pris par le bras, j’ouvris la porte de la petite salle du rez-de-chaussée, et, après m’y être enfermé avec lui, je mis la clef dans ma poche.

 

« Il claqua des dents. Je le surveillai du coin de l’œil, et comme il essaya de porter la main sous son gilet :

 

« – Prenez garde !… lui dis-je vivement : vous voyez que je vous connais, puisque du premier coup je vous ai appelé par votre nom, et je sais que vous jouez du poignard avec une grande dextérité, bien que le 18 août 1832 vous n’ayez été condamné qu’à cinq ans de prison, faute de preuves contre vous. »

 

« Je tirai un pistolet de ma poche.

 

« – Mettez-vous ici », continuai-je, en plantant une chaise à un bout de la table.

 

« J’allai m’asseoir à l’autre bout, mon pistolet devant moi.

 

« – Et maintenant, lui dis-je, causons. »

 

« Il s’assit plus mort que vif. Son regard en dessous se portait alternativement sur le pistolet et sur moi avec une expression à la fois craintive et féroce.

 

« – Vous voyez, repris-je avec un grand calme, que vous êtes entre mes mains. Vous ne pouvez ni fuir, ni vous débarrasser de moi par un crime. Le petit bijou que voici peut vous loger une balle dans le cœur sans beaucoup de bruit et avant même que vous ayez le temps de crier au secours. Je n’ai pas, d’ailleurs, l’intention de vous faire du mal ; mais il vous faut répondre avec franchise aux questions que je veux vous poser.

 

« Nommez-moi tous les voyageurs qui, en ce moment, habitent votre hôtel.

 

« – Eh ! le sais-je ! fit-il de son ton bourru en levant les épaules et sans me regarder… Laissez-moi consulter mon registre… Il vient tant de monde ici ! On reste un jour, deux jours, puis on s’en va !… Je ne peux pas connaître par cœur le nom de tous mes clients !…

 

« – Bien !… s’il en est ainsi, je vais aider votre mémoire. Qui avez-vous d’abord au troisième étage ?

 

« – Je n’en sais rien.

 

« – Est-ce une femme ?

 

« – Non.

 

« – Un homme seul ? »

 

« Il hésita une seconde.

 

« – Oui.

 

« – Et vous ne connaissez pas du tout cet homme ?

 

« – C’est un commis voyageur… je crois. Il est arrivé hier dans la soirée.

 

« – Bon !… Et au second étage ?

 

« – Un étudiant en droit, un employé au Luxembourg.

 

« – Est-ce tout ?

 

« – Oui.

 

« – Parfait. Et au premier, qui avez-vous ?

 

« – Un professeur de piano.

 

« – Seulement ?

 

« – Oui.

 

« – Vous mentez ! »

 

« La face rubiconde de l’aubergiste pâlit.

 

« – Il faut que vous me disiez quel est le locataire dont vous essayez de me cacher la présence.

 

« – Voulez-vous voir mon registre ?

 

« – Non, je veux que vous parliez. Je ne vous laisserai pas sortir d’ici. Je vous connais ; vous pourriez tenter de m’échapper. »

 

« L’aubergiste, troublé, s’agita sur sa chaise. Mon regard, qui ne le quittait pas, paraissait le mettre au supplice.

 

« – Je vous ai dit que je voulais une réponse.

 

« – Et s’il ne me plaît pas de vous la faire ? »

 

« Je pris le pistolet et le dirigeai vers lui.

 

« – Je vous tue comme un chien ! » répondis-je froidement.

 

« Il fit un soubresaut de frayeur, puis me regardant avec l’insolence du gouailleur parisien :

 

« – Ah ! vous n’oseriez pas, dit-il ; je me moque de votre menace… Vous essayez de me faire peur… Un coup de pistolet fait trop de bruit… Non… vous n’oseriez pas tirer !

 

– Tenez, continuai-je avec le même flegme en désignant du doigt une des roses pâlies qui s’épanouissaient sur le papier de la salle… Vous voyez cette fleur ? »

 

« Je dirigeai mon pistolet sur le mur, on entendit un bruit à peine comparable à celui d’un coup de fouet et la rose fut couverte d’une tache noire.

 

« – Cette tache est une balle, dis-je en me levant, et si tu hésites à me répondre, misérable, je perce ton cœur, comme j’ai percé cette fleur, avec la même rapidité et sans plus de bruit. Encore une fois, veux-tu me répondre ? »

 

« L’aubergiste était devenu livide. Sa fanfaronnade avait fait place à une indicible terreur.

 

« Il ouvrit la bouche pour parler ; mais, s’arrêtant soudain, il frappa violemment du poing sur la table.

 

« – Non, s’écria-t-il, je ne puis pas dire cela !

 

« – Ah ! tu ne peux pas le dire !… Ah ! tu refuses de me répondre !… Eh bien, je sais, moi, le nom de cet homme… C’est le frère du misérable qui a comparu avec toi aux assises et qui s’est évadé de Toulon… Il s’appelle Joseph Pichet !

 

« – Ce n’est pas vrai ! s’écria Lanseigne dont le front s’éclaira soudain : il se nomme Louis Ringuard ! »

 

« La réponse de Lanseigne me prouva que ma ruse avait réussi !

 

« J’avais deviné juste ! Louis était le nom de guerre du bandit. En un bond, je fus près de l’aubergiste, je le saisis au collet, le fis pirouetter sur lui-même et le poussai avec vigueur vers un coin de la chambre. Avant qu’il fût revenu de sa surprise, j’étais sorti de la salle, dont je fermai derrière moi la porte à double tour.

 

« Je me hâtai de rentrer chez moi pour ôter mon déguisement et me remettre en campagne. »

 

Maximilien s’était tellement animé pendant ce récit, qu’il s’arrêta un instant pour reprendre haleine.

 

« Ainsi, lui dis-je après un moment de silence, l’auteur du crime, selon vous, est cet ancien chef de bande ?

 

« – Je n’en sais rien… je n’en sais rien… répondit-il avec vivacité, je tâche de connaître les événements ; j’en tirerai plus tard les conséquences.

 

« Voilà donc un premier fait qui m’est acquis :

 

« On a trouvé dans la chambre de M. Bréhat-Kerguen une lettre signée du nom de Boulet-Rouge.

 

« Je continuai mes investigations sans perdre de temps. J’achetai chez un fripier un costume de paysan ; je coupai mes cheveux que je couvris d’une perruque blonde, et rasai ma moustache.

 

« Une heure après, je sonnai à l’hôtel Bréhat-Lenoir.

 

« M. Prosper m’ouvrit et ne me reconnut pas.

 

« – Que voulez-vous ? me demanda-t-il d’un ton qui me prouvait qu’il observait moins envers ses inférieurs qu’envers ses supérieurs les règles d’une obligeante politesse.

 

« – Je cherche de l’ouvrage, répondis-je de l’air le plus niais que je pus prendre, et je voudrais me placer comme valet de chambre.

 

« – Avez-vous déjà servi ?

 

« – Oui, en province.

 

« – Ah ! en province ! Je n’aime pas les gens de province !… Croyez-vous donc que M. Bréhat-Kerguen va prendre pour domestique le premier venu ? Il a été bien instruit, allez, par l’exemple de son pauvre frère, mon défunt maître.

 

« – Mais, fis-je en insistant, ne pourrais-je pas le voir ?

 

« – Ma foi ! revenez quand vous voudrez ; seulement il ne fait qu’entrer et sortir, et vous aurez difficilement l’occasion de le rencontrer, je vous préviens.

 

« – C’est bon, je reviendrai, dis-je en secouant la tête et en poussant un soupir bruyant… Ah ! les pauvres gens ont bien de la peine à gagner leur vie ! »

 

« Au moment où j’allais me retirer, la sonnette retentit violemment.

 

« – Ah ! tenez, fit l’intendant en se suspendant au cordon, voici sans doute M. Bréhat-Kerguen. »

 

« C’était lui en effet. Vous vous rappelez peut-être que nous l’avons déjà aperçu quand il passa sous les fenêtres de la salle, le jour de l’autopsie.

 

« M. Bréhat-Kerguen peut avoir une cinquantaine d’années. Il est de forte taille, avec un cou de taureau, des bras d’une longueur remarquable, des mains énormes et couvertes de poils.

 

« Il y a en lui quelque chose de rude et de sauvage. On voit qu’il a toujours vécu loin des villes, dans son château de Bretagne, au milieu de ses bruyères, comme un sanglier dans sa bauge.

 

« Ses cheveux grisonnants sont très ébouriffés. Une mèche plus foncée lui tombe sur le front obliquement et va rejoindre ses gros sourcils noirs qui abritent des yeux gris très vifs. Son teint est fortement coloré, ses lèvres épaisses ; il porte une barbe grise taillée en brosse, et marche en traînant un peu la jambe gauche. C’est, en somme, un assez vilain personnage.

 

« Son premier regard tomba sur moi.

 

« – Hein ! dit-il à l’intendant avec un grognement semblable à celui d’un ours… Qui est celui-là ? »

 

« M. Prosper courba l’échine trois ou quatre fois et lui dit ce qui m’amenait.

 

« – Un domestique ? reprit le Breton en haussant les épaules. Et que voulez-vous que j’en fasse ? J’en ai plus qu’il ne m’en faut… des domestiques ! »

 

« Il nous tourna le dos et commença à monter l’escalier. J’étais fort inquiet du succès de mon entreprise, lorsque M. Bréhat-Kerguen, se ravisant, s’arrêta sur une marche et me cria sans se retourner :

 

« – Au fait !… montez avec moi !… »

 

« Je le suivis. Arrivé au second étage, il tira une clef de sa poche et l’introduisit dans la serrure. Avant d’ouvrir, il fit jouer le pêne cinq ou six fois de suite, comme pour s’assurer qu’on n’était pas venu en son absence, puis poussa la porte, et, quand je fus entré, la referma sur moi.

 

« Je me trouvai dans une chambre très simple qui donnait sur la cour.

 

« Devant la fenêtre, une table à écrire ; au fond de la pièce, un grand lit à baldaquin, quelques chaises et deux fauteuils couverts de velours d’Utrecht : voilà pour l’ameublement. Près de la cheminée, une grande malle en cuir.

 

« C’est en furetant derrière cette malle, je l’ai su depuis, que M. Prosper a trouvé le billet de Boulet-Rouge.

 

« M. Bréhat-Kerguen ouvrit la fenêtre, poussa les persiennes qui étaient à demi fermées, et le grand jour pénétra dans la chambre.

 

« Il planta une chaise devant la fenêtre :

 

« – Asseyez-vous là ! » me dit-il.

 

« Il se plaça lui-même le dos au jour et commença à m’interroger sur mes antécédents, mes habitudes, mes relations, etc., etc., avec toute la minutie d’un juge d’instruction exercé. Mais j’avais composé, chemin faisant, une fable que je lui débitai sans hésiter ni me couper ; et plus ses questions étaient précises, plus mon esprit, surexcité par cette sorte de lutte, me fournissait des réponses catégoriques et conformes au rôle que je jouais.

 

« Il paraît qu’il fut satisfait de cet examen, car après avoir réfléchi quelques instants, en se promenant de long en large dans la chambre, il s’arrêta de nouveau devant moi et me dit :

 

« – C’est bon, je vous prends à mon service. Nous partirons pour la Bretagne… le plus tôt possible… Descendez et dites à l’intendant de venir me parler. »

 

« J’étais dans la place !… »

 

CHAPITRE V

L’INVENTAIRE

 

« Trois jours après, j’appris de M. Prosper, qui me traitait avec une sorte de pitié hautaine et me donnait de sages conseils chaque fois que ma naïveté campagnarde m’attirait la colère de mon maître, j’appris, dis-je, de cet honnête intendant, qu’on allait lever les scellés sur la requête de M. Bréhat-Kerguen et de M. Castille, les plus proches parents du défunt.

 

« En effet, le soir vers huit heures, le juge de paix vint, assisté de son greffier, procéder à cette opération et à la confection de l’inventaire.

 

« J’avais attendu ce moment avec une impatience indicible. J’allais donc enfin pénétrer dans la chambre où le crime avait eu lieu ! J’allais atteindre en partie le but pour lequel j’avais revêtu ce pénible déguisement ! Après avoir étudié de près l’homme, j’allais étudier de près les choses !

 

« À huit heures donc, M. Prosper me dit d’un ton où perçait un vif dépit :

 

« – Monsieur vous demande. Le juge de paix et M. Castille sont là. Je m’étais offert pour aider ces messieurs et les éclairer, mais monsieur a refusé mes services et m’a dit de vous prévenir. Prenez cette lampe… mieux que cela ! Voyons donc… imbécile… vous allez renverser l’huile !… Là, montez vite, monsieur vous attend. »

 

« Le juge de paix était arrivé, ainsi que M. Castille, neveu du défunt.

 

« Nous entrâmes dans le cabinet où l’autopsie avait eu lieu.

 

« Le juge de paix procéda gravement à la levée des scellés. Lorsqu’il eut enlevé le dernier cachet et la dernière bande de papier, M. Bréhat-Kerguen ne put retenir un léger soupir de satisfaction.

 

« Le magistrat tira de sa poche la clef qu’on lui avait confiée et ouvrit la porte.

 

« – Passez le premier, me dit-il ; éclairez-nous. »

 

« On avait laissé la chambre dans l’état où elle était le jour du crime. Le lit était encore défait et les draps traînaient sur le tapis.

 

« Cette chambre était la dernière de la maison ; ses fenêtres s’ouvraient sur le jardin. Je remarquai qu’elles étaient solidement grillées. Le mobilier, ici encore, était fort simple et peu en rapport avec l’immense fortune du défunt.

 

« À quelques pas du lit était placé le fameux secrétaire.

 

« C’est de ce côté que se dirigèrent d’abord les quatre assistants.

 

« – On n’a toujours pas trouvé le testament ? nasilla le juge de paix.

 

« – Non ! » répondit M. Castille, qui paraissait fort ému et qui adressait à son voisin, M. Bréhat-Kerguen, des regards où on lisait une rage sourde. Celui-ci restait impassible.

 

« – Allons ! reprit le juge de paix, cherchons encore ; nous serons peut-être plus heureux cette fois. »

 

« Était-ce une illusion ? Il me sembla qu’un sourire imperceptible avait effleuré les lèvres charnues du Breton.

 

« Les papiers furent encore retournés, les registres ouverts et feuilletés avec soin. Après une heure de recherches, on ne découvrit aucun mot indiquant les volontés dernières de M. Bréhat-Lenoir.

 

« – Vous le voyez, monsieur, dit le juge de paix à M. Castille, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir. Il est décidément bien établi que votre oncle n’a pas laissé de testament. Vous n’aviez pas connaissance, n’est-ce pas, que le défunt eût d’autres papiers que ceux-ci ?

 

« – Non, monsieur, répondit l’héritier déçu, sur le front duquel perlait la sueur… Non, mon oncle – il me l’a dit mille fois – mettait tous ses papiers et tout son or dans ce secrétaire.

 

« – Oh ! quant à l’argent, reprit le juge de paix, nous savons où il est allé… ! Mais c’est vraiment singulier qu’on ne trouve pas un testament… Enfin la moitié de ma tâche est accomplie… Je vais maintenant procéder à la confection de l’inventaire. »

 

« Le greffier s’approcha d’une table, y déposa une serviette bourrée de papiers et se tint prêt, la plume sur l’oreille et le nez relevé, à noter les indications de son chef.

 

« À ce moment, je vis le regard de M. Bréhat-Kerguen – que je ne perdais pas un instant de vue, sans qu’il s’en aperçût, – se fixer avec inquiétude du côté de la cheminée. Ce ne fut qu’un éclair, et il reprit aussitôt son air indifférent et farouche.

 

« Je suivis son regard.

 

« La montre du défunt, superbe Bréguet à double boîte d’or enrichie de pierreries, était suspendue à un clou près de la cheminée.

 

« Voilà un étrange voleur, pensai-je, qui tue un homme pour forcer son secrétaire où il sait ne devoir trouver que quelques pièces d’or, et qui néglige de s’emparer d’une montre de trois mille francs ! »

 

« On commença par inventorier les meubles, table, chaises, fauteuils, etc.

 

« – Voyons un peu ces rideaux ! dit le juge de paix en s’approchant de la fenêtre. Éclairez-nous, mon garçon… Hum !… c’est du damas de soie ! »

 

« Le petit greffier leva le nez.

 

« – Je croirais plutôt, dit-il, que nous avons là du damas de laine. Mon père et mon oncle en vendaient ; je dois m’y connaître. »

 

« Une discussion s’éleva sur cette grave question entre le patron et son greffier.

 

« Pendant ce temps, j’observais attentivement les fenêtres. Elles étaient, je vous l’ai dit, munies de grilles solides ; de plus, l’espagnolette était fixée par un gros cadenas : « Ce n’est pas par là qu’il est entré », pensai-je.

 

« En examinant avec attention le tapis qui touchait à la fenêtre droite, je crus y apercevoir des taches de boue (je ne sais si vous vous souvenez qu’il a beaucoup plu le 2 janvier, et que depuis il a gelé à pierre fendre). On eût dit que quelqu’un avait stationné derrière ces rideaux, près de la fenêtre, pendant un certain temps.

 

« Je notai encore cette circonstance dans ma mémoire.

 

« Ce fut le juge de paix qui l’emporta. Le petit greffier finit par convenir qu’il y avait dans les rideaux plus de soie que de laine.

 

« – Eh bien, et ce tapis, continua le magistrat, il ne faut pas l’oublier. Tenez, mon garçon, continua-t-il en s’adressant à moi, posez la lampe par terre. »

 

« Je fis ce qu’il désirait, et, après quelques instants de minutieux examen, je vis une trace de pas presque imperceptible, marquée en sable jaunâtre sur le tapis.

 

« Cette trace partait de la fenêtre et se dirigeait vers le lit.

 

« – C’est bon !… dit le juge de paix… moquette très ordinaire… Eh ! eh ! pour un millionnaire, c’est assez simple !… Et ce lit !… du noyer !… et quelle forme !… Voyez donc, monsieur, ajouta-t-il en riant et en se tournant vers M. Bréhat-Kerguen, votre frère, qui avait tant peur des voleurs, couchait dans un lit sous lequel une bande entière de brigands aurait pu se cacher. »

 

« Il me sembla que les gros sourcils du Breton tremblaient à ces mots prononcés avec indifférence par le juge de paix. On fit ensuite l’inventaire des objets qui garnissaient la cheminée.

 

« Quelle ne fut pas ma surprise, lorsque mes yeux se dirigèrent vers le clou où la montre était suspendue un instant auparavant : elle avait disparu !

 

« Et pourtant je n’avais pas quitté des yeux M. Bréhat-Kerguen !

 

« Au bout d’une demi-heure, l’inventaire de la chambre fut fini et on procéda à celui des autres pièces.

 

« À onze heures, tout était terminé.

 

« Je n’avais pu découvrir encore, reprit Maximilien après un instant de repos, la raison qui avait décidé M. Bréhat-Kerguen à me prendre à son service.

 

« Il ne m’avait, jusqu’à ce jour, donné qu’un seul ordre (lorsqu’il me fit venir pour assister le juge de paix et porter la lumière). Sauf cela, il paraissait avoir totalement oublié que j’existais.

 

« Cependant, cette raison que je cherchais, je la connus, le lendemain même de l’inventaire. Ce jour-là, vers sept heures, je rencontrai M. Prosper dont la petite figure exprimait le plus vif mécontentement.

 

« – Figurez-vous, me dit-il, qu’il m’envoie porter cette lettre près de la Bastille. Il n’a pas voulu prendre un commissionnaire, le vieil avare. Il prétend que j’y aille moi-même… et sans tarder… par cette neige et ce froid, il y a de quoi tomber malade. »

 

« Il s’éloigna en grommelant, puis se retournant :

 

« – Ah ! à propos, dit-il, il vous demande tout de suite, montez chez lui. »

 

« Je trouvai mon vieux Breton en robe de chambre, la tête enveloppée d’un foulard et en train de fumer une grosse pipe.

 

« – Vous allez prendre un balai et un plumeau, me dit-il de sa voix rogue, et venir avec moi. »

 

« J’apportai les deux instruments demandés. Nous descendîmes un étage et entrâmes dans la chambre du défunt.

 

« – Tout cela est dans un état affreux ! gronda mon maître en jetant un coup d’œil sur le désordre de la chambre. Vous allez ranger, balayer, épousseter… et promptement, entendez-vous ? Commencez par ce tapis. »

 

« Il tira les cordons des rideaux. Au grand jour, les traces de pas étaient encore plus visibles. M. Bréhat-Kerguen parut le remarquer comme moi.

 

« Il ferma les rideaux avec précipitation.

 

« – Balayez d’abord ce tapis… et soigneusement, n’est-ce pas ? »

 

« Et comme j’exécutais ce travail assez lentement et assez gauchement, comme vous le pensez, je vis le visage du vieux Breton s’empourprer soudain ; il poussa un vigoureux juron :

 

« – Plus vite que cela… Je vous ai dit que j’étais pressé !… Ah ! continua-t-il à demi-voix, si je pouvais me baisser, si je n’avais pas cette maudite douleur de reins, il y a longtemps que j’aurais terminé tout cela moi-même !… »

 

« J’étais arrivé près du lit… M. Bréhat-Kerguen parut hésiter un instant.

 

« – Donnez aussi un coup de balai sous le lit », dit-il, d’une voix brève.

 

« Je me baissai, et je compris l’hésitation qu’il avait montrée à me donner cet ordre, lorsque je vis sous le lit, nettement tracées l’une à côté de l’autre, deux marques d’une poussière jaunâtre semblable à celle que j’avais remarquée près de la fenêtre et dans la chambre.

 

« On s’était caché sous ce lit ! Ces marques étaient celles de deux talons de bottes. Remarquez bien ceci : elles étaient placées du côté de la tête du lit, ce qui confirmait et expliquait une observation précédente que j’avais faite et dont je vous parlerai tout à l’heure.

 

« Comme vous devez le croire, je me gardai bien de faire disparaître ces indices accusateurs.

 

« – Maintenant, me dit mon maître lorsque j’eus fini, vous allez prendre les draps. Vous les ferez blanchir le plus tôt possible. Je ne me soucie pas de garder longtemps le linge d’un mort. »

 

« Il me sembla qu’il parlait de la fin tragique de son frère avec une indifférence bien cynique.

 

« Je pris les draps, les roulai et les mis sous mon bras.

 

« – Vous pouvez vous retirer, ordonna M. Bréhat-Kerguen ; je rangerai le secrétaire moi-même. »

 

« Je remontai promptement dans la chambre qui m’avait été attribuée et, après m’être enfermé à double tour, je me hâtai d’examiner les draps que j’avais emportés. »

 

Ici le philosophe interrompit encore son récit. Il paraissait fatigué ; je lui en fis la remarque.

 

« Oui, me dit-il, il me semble que je vais avoir une nouvelle crise. Je me sens une fatigue extraordinaire. J’ai soumis, depuis une semaine, mon intelligence à un travail excessif dont je ne vous donne ici que la substance. Si vous saviez combien de longues heures de réflexion j’ai passées nuit et jour pour arriver à coordonner tous ces faits et à en tirer une solution !… Pourvu que je puisse aller jusqu’au bout ! »

 

Puis, après un instant de silence :

 

« N’auriez-vous pas un verre d’eau-de-vie à me donner ? il me semble que cela me ferait du bien. »

 

J’ouvris une cave à liqueurs et la lui présentai. Il but coup sur coup trois verres de rhum, puis poussa un soupir et renversa sa tête sur le dossier du fauteuil.

 

« J’avoue, lui dis-je en prenant place en face de lui près de la cheminée, que votre récit me jette dans d’étranges perplexités. Je crois assister à un rêve magique qui développe devant moi ses bizarres silhouettes… Tout à l’heure vous paraissiez soupçonner du crime cet ancien chef de bande. Maintenant vous semblez accuser M. Bréhat-Kerguen de fratricide… »

 

Un fin sourire se dessina sur les lèvres du philosophe. Il entrouvrit les yeux :

 

« Patience ! dit-il, vous n’êtes pas arrivé au bout de votre rêve, ni moi au bout de mon récit. Vous aurez bientôt d’autres sujets d’étonnement.

 

« Je ne vous ai pas encore parlé du docteur Wickson. Il est temps que je vous en touche deux mots.

 

« Revenons, si vous le voulez bien, au jour de l’autopsie. Je vous ai déjà dit que mon opinion formelle était que la justice et vous aviez été dupés par une ruse adroite.

 

« Mais je ne vous ai pas fait part d’une autre découverte qui est venue changer cette opinion en conviction arrêtée.

 

« J’ai remarqué que, lorsqu’il s’approcha du corps, le premier mouvement du docteur indien fut de rejeter un coin du drap sur les pieds du défunt.

 

« Ce geste vous a naturellement échappé, mais je l’ai noté, et j’ai aussitôt résolu d’éclaircir ce fait.

 

« Dans l’après-midi de ce jour, – deux heures environ après que je vous eus quitté, – je retournai à l’hôtel Bréhat-Lenoir et, donnant pour prétexte à M. Prosper que vous aviez oublié un papier important et que vous m’aviez chargé de revenir le chercher, je montai dans le cabinet où gisait le cadavre.

 

« Je me dirigeai vers le corps et levai le drap qui recouvrait les pieds.

 

« Je fus frappé tout d’abord de la forme assez remarquable des membres inférieurs du défunt.

 

« Il avait le cou-de-pied déformé par une élévation, une bosse de la grosseur d’un œuf.

 

« Après un court examen, j’aperçus au talon du pied droit une petite tache noirâtre entourée d’un cercle violet.

 

« Comme je n’avais pas un instant à perdre, je tirai un canif de ma poche et, pratiquant une incision à cette place, je recueillis dans la boîte de ma montre quelques gouttes d’une liqueur brune mêlée de sang, qui s’échappa de cette légère blessure.

 

« Rentré chez moi, j’analysai à l’instant même cette liqueur. Vous savez que j’ai étudié la chimie (que n’ai-je pas étudié ?), mais il me fut impossible de reconnaître quelle était la substance que j’avais recueillie.

 

« Je ne me tins pas cependant pour battu.

 

« J’achetai un lapin vivant et, prenant au bout d’une aiguille une goutte de la liqueur inconnue, je lui fis une légère piqûre à la patte.

 

« Il mourut au bout de dix secondes comme foudroyé.

 

« Je savais donc enfin quel avait été l’instrument du crime !

 

« C’était le curare, ce subtil poison que les Indiens mêlent au venin des serpents, et dont les effets toxiques sont d’une rapidité épouvantable.

 

« L’assassin est caché sous le lit, attendant le sommeil de la victime ; puis, lorsqu’il l’a jugée endormie, il a passé sa main armée de l’aiguille empoisonnée sous les draps, et a fait au talon du dormeur cette piqûre mille fois plus sûre et plus terrible qu’un coup de poignard au cœur.

 

« Voilà donc encore un fait acquis et que confirme une légère tache de sang que j’ai trouvée sur les draps du lit, à la place où devaient être les pieds du défunt…

 

« Nous sommes loin, vous le voyez, de l’histoire de l’arsenic !

 

« Pour moi, l’assassin n’est pas ce malheureux Guérin ; c’est M. Bréhat-Kerguen, et je pourrais, dès demain, avec les preuves que j’ai rassemblées, le faire arrêter par la justice… Mais je veux aller plus loin encore !

 

« Et, puisqu’il faut que tout crime soit dicté par un coupable, je leur prouverai qu’il ne s’agissait pas ici d’un vol de quelques pièces d’or, mais de la suppression d’un testament et d’un vol de trois millions ! »

 

CHAPITRE VI

LES BIJOUX DISPARUS

 

Le récit de Maximilien Heller m’avait vivement frappé.

 

J’admirais cette merveilleuse lucidité, cette observation pénétrante et sûre, et cette passion du vrai qui avait conduit mon étrange ami à s’attacher ainsi aux flancs de l’assassin, pour épier tous ses gestes, tous ses regards, et surprendre jusqu’à ses pensées ! J’exprimai en termes très vifs mon enthousiasme à Maximilien.

 

« Oh ! me répondit-il avec un sourire un peu mélancolique, ne vous hâtez pas de me féliciter… Je n’ai pas encore atteint le but. Je connais l’assassin, je connais l’instrument du crime. Restent encore trois points obscurs : Comment le meurtrier a-t-il pénétré chez la victime ? Quels rapports existe-t-il entre M. Bréhat-Kerguen et Boulet-Rouge ? Quel intérêt le docteur Wickson a-t-il dans le crime ? L’avenir me donnera, j’espère, la solution des deux premières questions. Quant à la troisième, je veux la résoudre le plus tôt possible. Le temps me presse, et il faut que ce point soit éclairci avant que je m’éloigne de Paris.

 

« Comment ! vous partez ?

 

– Évidemment : j’accompagne mon… maître en Bretagne.

 

– Et quel jour nous quittez-vous ?

 

– Je ne sais pas trop encore ; mais je crois que M. Bréhat-Kerguen a de bonnes raisons pour désirer partir dans le plus bref délai… peut-être demain, ou après-demain… Vous voyez que je n’ai pas de temps à perdre. Je suis donc venu vous trouver, car vous pouvez m’aider à lever un coin du voile qui me dérobe encore la vérité.

 

– Moi ? fis-je surpris.

 

– Oui ; aussi n’ai-je pas hésité à vous demander un petit service, et ce préambule, qui vous a peut-être paru bien long, n’était qu’une introduction à ma requête.

 

– Parlez, mon cher ami ; je serai trop heureux de vous être utile, et de concourir, dans la mesure de mes moyens, au succès de votre courageuse entreprise.

 

– Vous êtes, je crois, un peu parent de Mme la comtesse de Bréant ?

 

– Oui, c’est ma cousine, une femme charmante… J’espère bien, ajoutai-je en riant, que vous ne la soupçonnez pas d’avoir trempé dans le crime ?

 

– Eh ! eh ! dit Maximilien avec un sourire, elle est peut-être un peu complice.

 

– Vraiment ? vous m’effrayez.

 

– Dites-moi… ne donne-t-elle pas un bal ce soir ?

 

– Oui, elle a même eu l’aimable attention de m’inviter. Mais je n’irai pas.

 

– Je vous demande pardon, vous irez à ce bal et, de plus, vous m’y introduirez.

 

– Quoi ! vous voulez…

 

– Cela vous étonne, n’est-ce pas ? Eh bien, vous comprendrez mon désir lorsque vous saurez que le docteur Wickson est au nombre des invités.

 

– Et vous désirez continuer ce soir vos observations ?

 

– Précisément. Puisque, pour arriver à mon but, je n’ai pas hésité à endosser la veste d’un domestique, je ne reculerai pas davantage devant la nécessité de revêtir l’habit d’un danseur…

 

– Vous danserez ?

 

– Parbleu, comme un jeune homme à marier ! Ainsi, c’est convenu, n’est-ce pas ?

 

– Parfaitement. Venez me prendre ce soir à dix heures. Je me charge de vous présenter à ma jolie cousine.

 

– Merci mille fois ! dit Maximilien en se levant et en me serrant la main.

 

– Mais comment vous absenterez-vous ce soir ?

 

– M. Bréhat-Kerguen se couche tous les jours à neuf heures. J’ai la clef du jardin et celle de la ruelle ; je puis sortir et rentrer sans être vu.

 

– À ce soir donc ! »

 

Vers dix heures, je vis arriver le philosophe. Je ne le reconnus pas tout d’abord, car le costume dont il était alors revêtu était un déguisement non moins parfait que celui sous lequel il m’était apparu dans la journée.

 

Il était mis avec une grande recherche. Un habit noir dessinait sa taille élégante. Ses cheveux étaient soigneusement bouclés ; une fine moustache ornait sa lèvre. Son visage austère avait pris cette expression souriante et pleine de fatuité qu’affectent les hommes qui passent leur vie dans les réunions du monde. Un gros camélia s’épanouissait sur sa poitrine.

 

« Eh bien, me dit-il en me tendant la main, que dites-vous de mon nouveau costume ?

 

– Vous êtes l’homme le plus extraordinaire que je connaisse… et je vous sais gré à l’avance de tous les remerciements que va m’adresser ma cousine, pour lui avoir amené un si parfait cavalier.

 

– N’est-ce pas ? J’ai tout à fait bonne mine… et vous reconnaissez difficilement en moi, en ce moment, le malheureux fiévreux que vous avez vu, il y a quinze jours, entre son chat et sa bouillotte… Hélas ! ajouta-t-il avec un soupir, je ne suis pas moins faible ni moins malade que l’autre jour… L’énergie qui m’anime est toute factice, je le sens bien, et la réaction sera terrible. Mon seul vœu, mon seul désir est de pouvoir aller jusqu’au bout de ma tâche. Et après… advienne que pourra !… j’irai mourir dans ma mansarde… Mais je vois que vous êtes prêt. Partons, n’est-ce pas ? Je suis comme le lévrier en chasse et je ne veux pas perdre un seul instant mon gibier de vue ! »

 

...................

 

Ma petite cousine, madame la comtesse de Bréant était le type le plus accompli de la Parisienne fine, élégante, délicate et mondaine.

 

Elle était mariée depuis dix-huit mois ; elle n’avait pas encore vingt ans.

 

Le comte de Bréant était un gentilhomme fort riche, d’excellente famille, qui avait jeté sa jeunesse au vent de tous les plaisirs, et qui, arrivé à l’âge mûr, avait réuni les lambeaux un peu épars de son cœur pour les offrir à la plus ravissante petite femme qu’il fût possible de voir.

 

C’était un charmant ménage. Édile aimait son mari parce qu’il était élégant, distingué, qu’il l’avait fait comtesse, qu’il lui donnait les plus riches parures et les plus jolis bijoux ; qu’en un mot il satisfaisait à tous ses caprices avec l’inépuisable tendresse d’un père qui gâte son enfant adorée.

 

Le comte de Bréant aimait sa chère Édile parce que cette vie nouvelle, commencée à la moitié de sa carrière, le remplissait de joies ineffables et pures et qu’il lui devait un bonheur inconnu jusqu’à ce jour. Quand elle passait, brillante, éblouissante, à travers ces salons dorés qu’elle animait de sa gaieté et de sa jeunesse, il se plaisait à la contempler avec cette joie mélancolique et douce qu’éprouve le voyageur, revenu las et désabusé d’excursions lointaines, à la vue du clocher de son village et de cette terre natale qu’il n’aurait jamais dû quitter.

 

Elle aimait le monde à la folie, car elle y régnait en souveraine adulée. Le comte, qui n’avait plus d’autre volonté que celle de sa femme, d’autres plaisirs que les siens, ouvrait ses salons à deux battants, et pourvu que sa petite reine fût la plus belle, la plus admirée, la plus fêtée, il était heureux !

 

Cela faisait hausser les épaules aux autres hommes.

 

...................

 

« Oh ! mon cousin ! me dit Édile en venant s’asseoir à côté de moi et en me prenant les deux mains, que vous êtes aimable de nous avoir amené ce merveilleux danseur ! Je viens de faire un tour de valse avec lui : jamais je ne me suis sentie si légère ; il me semblait que j’avais des ailes aux épaules !… Dites-moi… doit-il rester longtemps ?

 

– Non, ma chère Édile, il part dans quelques jours et je suis sûre que son regret sera vif, lorsqu’il saura l’excellente opinion que vous avez de lui. »

 

Elle me fit une petite moue et disparut dans un nuage de mousseline.

 

Maximilien vint me trouver cinq minutes après. Il sourit lorsque je lui dis l’enthousiasme qu’il avait inspiré à la reine de céans ; puis, baissant la voix tout à coup :

 

« Le voici, me dit-il ; attention ! »

 

En effet, le docteur Wickson venait de faire son entrée dans un des salons.

 

Le comte de Bréant se précipita à sa rencontre et lui serra la main avec effusion. Le docteur avait sauvé dix ans auparavant les jours d’une des sœurs du comte, et celui-ci lui en avait gardé la plus vive reconnaissance.

 

Lorsque le bruit se fut répandu dans le bal que le docteur Wickson venait d’arriver, chacun voulut voir de près cet homme autrefois si célèbre. Ses cures merveilleuses avaient fait tant de bruit à Paris, que, même après dix ans, le souvenir n’en était pas encore effacé.

 

Les danses cessèrent, on se pressa sur son passage.

 

Il sourit légèrement et s’avança au milieu de cette foule brillante avec l’air hautain d’un triomphateur. Le comte lui présenta Édile à laquelle il fit un salut d’une courtoisie affectée, puis il se dirigea vers le salon où l’on jouait.

 

On avait dressé les tables de jeu dans une serre élégante qui s’ouvrait sur les salons et que le comte avait fait construire pour sa chère Édile.

 

Les joueurs étaient installés derrière des massifs de rhododendrons, de camélias et d’azalées. L’autre partie de la serre avait été réservée aux danseurs, et de temps en temps on voyait passer, à travers le feuillage inondé de lumière, un couple élégant qui venait chercher au milieu de ce printemps factice un peu de repos et de fraîcheur.

 

M. Wickson se mit à une table de jeu. En se penchant pour s’asseoir, il ne put retenir un léger cri de douleur.

 

« Vous souffrez, docteur ? lui demanda son partenaire, qui n’était autre que notre ancienne connaissance, le procureur du roi, M. de Ribeyrac.

 

– Mon Dieu ! oui, répondit l’Anglais en secouant la tête, j’ai de vives douleurs de reins. Ah ! Monsieur, nous autres médecins, nous guérissons notre prochain ; mais, lorsqu’il s’agit de nous guérir nous-mêmes, nous sommes les derniers des ignorants ! »

 

Je vis les feuilles d’un massif de rhododendrons placé derrière le docteur frémir légèrement. Maximilien était à son poste.

 

Je rentrai au salon.

 

Mon ami, M. Robert Cernay, venait d’arriver. Il formait le centre d’un groupe de mamans qui paraissait fort animé. Quelques jeunes filles s’étaient mêlées à ce groupe et on entendait de tous côtés ces exclamations :

 

« Une histoire de brigands !… Oh ! c’est charmant !… Racontez-nous cela !

 

– Non, disait gaiement Robert en se défendant, cela troublerait votre repos pendant au moins dix nuits de suite.

 

– Mais, Monsieur, reprit une belle jeune fille aux cheveux blonds, puisque maman vous le demande !

 

– Oui ! oui ! Monsieur, racontez, fit ma cousine en accourant… Ces demoiselles sont un peu fatiguées, ce sera un charmant intermède.

 

– Vos moindres désirs sont des ordres pour moi, Madame, répondit Robert à la petite souveraine, et je commence mon récit sans plus tarder.

 

– Ah ! » s’écria le chœur joyeux.

 

Et tous ces jolis yeux brillèrent de plaisir, tant les histoires de brigands ont de succès auprès des dames.

 

« Mais au moins, Mesdemoiselles, commença Robert, ne vous attendez pas à des brigands d’opéra-comique, avec des chapeaux pointus ornés de plumes, des bottes molles et des moustaches cirées. Mon homme – car la bande se composait d’un homme – n’avait pas, je vous le jure, la moindre poésie.

 

« C’était un lourd personnage, très vulgaire, une sorte d’ours mal léché enveloppé d’une grande houppelande garnie de fourrures. Sa figure était cachée par un gros foulard et par une casquette rabattue sur ses yeux.

 

« Jeudi dernier, je passais rue de l’Université ; il pouvait être dix heures du soir. J’entendais depuis quelque temps derrière moi un pas lourd et inégal, quand tout à coup je me sentis saisir le bras.

 

« – Ne bougez pas, ne criez pas au secours, me dit-on rapidement à voix basse ; ce serait inutile ; d’ailleurs je ne veux pas vous faire de mal. »

 

« J’essayai de me dégager, mais la main puissante de l’inconnu serrait mon bras comme un étau.

 

« – J’ai un petit service à vous demander ! continua l’étrange personnage. Je sais qui vous êtes, je sais que vous avez une grande fortune, vous ne me refuserez pas de me prêter cinq cents francs.

 

« – Peste ! comme vous y allez ! répondis-je à mon brigand, que je prenais pour quelque échappé de Bicêtre ; croyez-vous donc que j’aie cette somme sur moi ?

 

« – Et cette montre de cinq cents francs que vous avez achetée avant-hier au Palais-Royal ; et cette épingle en diamants de mille francs que votre tante Ursule vous a donnée au jour de l’an ? »

 

« Je fus stupéfait.

 

« C’est quelque mauvais plaisant, me dis-je, qui s’amuse à mes dépens.

 

« – Vous n’avez pas une minute à perdre ! reprit-il vivement. Je ne voulais que cinq cents francs d’abord. Mais puisque vous vous montrez récalcitrant, il faut me donner la montre ou l’épingle. »

 

« J’entendis le roulement d’une voiture qui s’approchait.

 

« – Je ne vous donnerai pas un centime ! dis-je résolument, et si vous ne disparaissez pas à l’instant même, j’appelle la police.

 

« – Oh ! la police ! me répondit-il avec un gros rire, il y a longtemps que je la connais, et avant qu’elle réponde à votre cri, je vous aurai couché sur le pavé. Vous voyez que je ne plaisante pas. Obéissez. »

 

« La voiture arrivait au grand trot. Mon voleur jeta derrière lui un regard inquiet. Il lâcha mon bras ; je vis luire la lame d’un poignard ; mais, avant qu’il eût le temps de le lever sur moi, je lui donnai dans la poitrine un coup d’épaule tellement violent, que le colosse alla rouler sur un tas de pavés qui bordait la chaussée. Il poussa un épouvantable juron. Je crois que je lui ai cassé les reins.

 

« À ce moment, la voiture passa en brûlant le pavé et fit une heureuse diversion qui me permit de m’éloigner à grands pas du lieu du combat. »

 

Un joyeux éclat de rire suivit le récit de mon ami. On le félicita de toutes parts du courage et de la présence d’esprit qu’il avait montrés dans cette difficile circonstance.

 

Au milieu de ce concert de louanges retentit tout à coup la voix aigre et discordante d’une vieille fille couverte de bijoux sur laquelle ce récit avait paru faire une impression extraordinaire.

 

« C’est épouvantable ! cria-t-elle en portant un flacon de sels à son long nez. On assassine dans les rues de Paris !… rue de l’Université, Monsieur, c’est là que je demeure !… Ô mon Dieu ! je n’oserai jamais sortir de chez moi !… »

 

On parvint à calmer la vieille demoiselle qui paraissait être sur le point d’avoir une attaque de nerfs. Les danses reprirent leur cours un instant interrompu et le bal recommença avec un nouvel entrain.

 

Je me dirigeai du côté de la serre. Sur le seuil du dernier salon, je rencontrai Maximilien Heller.

 

« Eh bien ! lui demandai-je.

 

– Il triche horriblement », me répondit-il à voix basse.

 

Puis il se hâta d’aller inviter madame de Bréant, afin qu’elle ne remarquât pas son absence d’une heure.

 

J’entrai dans la serre. J’aperçus autour d’une table de jeu trois ou quatre hommes debout, immobiles, les yeux ardemment fixés sur le tapis vert.

 

Je me joignis aux curieux. Au bout de dix minutes, l’Anglais allongeait sa large main vers le tas d’or placé à sa gauche et le faisait glisser dans sa poche avec un flegme imperturbable. Son partenaire se leva. Il était d’une pâleur effrayante. Je l’entendis murmurer à l’oreille du docteur Wickson :

 

« J’aurai l’honneur de vous faire remettre le surplus demain avant midi, Monsieur. »

 

Les spectateurs s’entre-regardèrent stupéfaits.

 

L’un d’eux me dit :

 

« Voilà la cinquième partie qu’il perd. Ce diable de docteur a jusqu’à présent gagné contre tout le monde. »

 

Cependant Wickson promenait sur les hommes qui l’entouraient ses petits yeux gris qui brillaient comme des escarboucles ; et d’une voix où perçait l’orgueil du triomphe :

 

« Allons, Messieurs, dit-il, qui prend la place ? J’espère que vous ne me laisserez pas gagner ainsi pendant toute la soirée et qu’un de vous me donnera sa revanche ! »

 

Il y eut un moment d’hésitation dans ce groupe.

 

« Voyons ! répéta le docteur, qui s’assied en face de moi ?

 

– Moi ! » fit une voix sourde.

 

Tous s’écartèrent et Maximilien Heller parut.

 

Il était très pâle, son front était contracté, ses yeux lançaient un feu sombre. Je retrouvai en lui, en ce moment, l’homme fiévreux et farouche tel qu’il m’était apparu le jour où j’avais fait sa connaissance.

 

L’élégant danseur avait fait place au vengeur de Louis Guérin.

 

L’Anglais fronça légèrement ses gros sourcils rouges et dissimula, derrière un sourire qu’il s’efforça de rendre aimable, la surprise et le dépit qu’il éprouvait.

 

« J’espère, Monsieur, lui dit-il, que vous serez assez heureux pour vaincre la mauvaise chance qui a jusqu’à présent poursuivi ces messieurs. »

 

Maximilien garda le silence et lança à son adversaire un regard froid et perçant auquel celui-ci répondit par un clignement d’yeux où se lisait une certaine inquiétude.

 

Puis le philosophe prit les cartes entre ses mains effilées, les battit, les examina avec attention et les compta tranquillement une à une.

 

Un nuage passa sur le front du docteur Wickson.

 

Les spectateurs s’entre-regardèrent non sans une certaine surprise.

 

« C’est à vous de donner, Monsieur ! » dit Maximilien de sa voix brève en tendant les cartes à son adversaire.

 

Certes, les témoins de cette scène étrange étaient des joueurs consommés ; leurs cœurs s’étaient depuis longtemps bronzés et étaient devenus presque insensibles aux émotions poignantes du jeu. Cependant la vue de ces deux hommes, luttant froidement et en silence, les regards croisés comme deux lames brillantes, s’étudiant et s’observant avec l’attention et le sang-froid de deux athlètes qui vont en venir aux prises, présentait un tableau singulièrement émouvant.

 

Cette lutte dura un quart d’heure qui nous parut un siècle. Les adversaires paraissaient de force égale. Chacun d’eux avait marqué quatre points. Enfin Maximilien dit avec un sourire et sans quitter des yeux l’Anglais :

 

« Le roi ! j’ai gagné ! »

 

Le docteur Wickson fit un soubresaut sur sa chaise. Un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine de tous les assistants, et ceux qui avaient parié reprirent leurs gains, non sans féliciter vivement Maximilien Heller.

 

Le philosophe s’inclina, et se tournant vers son adversaire :

 

« Voulez-vous une revanche, Monsieur ? demanda-t-il.

 

– Non, merci, répondit le médecin indien en se levant ; j’avais dit que je jouerais jusqu’à ce que je perdisse. Je puis me retirer maintenant. »

 

Au même instant nous vîmes arriver le comte de Bréant, qui avait l’air fort soucieux :

 

« Ah ! nous dit-il en voyant que nous nous éloignions de la table de jeu, je suis bien aise que vous renonciez à vos maudites cartes, mes chers amis. J’ai appris que M. L… a perdu une somme considérable, et je venais vous prier de mettre un frein à une ardeur dont je craignais un peu, je l’avoue, les suites funestes. »

 

Le docteur Wickson se pencha à l’oreille du maître du logis.

 

« Rassurez-vous, lui dit-il à voix basse, c’est moi qui ai gagné cette somme. Mais fiez-vous à ma délicatesse : cela n’aura pas de suites. » Le comte de Bréant serra avec effusion les mains de l’honnête Anglais…

 

« Dites-moi, continua celui-ci, quel est donc ce monsieur grand et pâle qui se dirige vers le salon ?

 

– C’est un charmant garçon, paraît-il. Il nous a été présenté par le cousin de ma femme.

 

– Ah ! et il s’appelle ?…

 

– Il s’appelle… ma foi ! je ne sais plus son nom… »

 

Le docteur Wickson suivit Maximilien des yeux ; son expression était effrayante.

 

On soupa.

 

Il était fort tard, aussi grand nombre de danseurs et de danseuses avaient-ils déjà disparu. Il ne restait que les intrépides, ceux qui aiment à voir lever l’aurore.

 

Pendant le souper, le docteur Wickson gagna tous les suffrages par sa vive et éblouissante causerie.

 

Il raconta d’abord une chasse au tigre sur les bords du Gange, puis les aventures extraordinaires qui lui étaient arrivées dans un voyage entrepris par lui dans les déserts de l’Australie.

 

Ensuite il passionna l’auditoire par des récits de Peaux-Rouges. Fenimore Cooper était alors en grande vogue, tout le monde s’intéressait aux Sioux, aux Pawnies et aux Delawares ; aussi le docteur fut-il écouté avec une telle attention, que toutes les conversations particulières cessèrent brusquement.

 

Au milieu d’un silence solennel, on n’entendait plus que la voix de l’Anglais.

 

Ensuite, et par une série de transitions qu’il serait trop long d’énumérer, il arriva à raconter ces mille historiettes qui font le bonheur des Parisiens… sur M. Un Tel, mademoiselle Trois-Étoiles, mademoiselle Chose, etc… Ce diable d’homme paraissait tout connaître, et on voyait, à ses réticences habiles, qu’il en savait plus encore qu’il ne voulait en dire.

 

Il me fit l’effet d’une sorte de comte de Saint-Germain. Il avait vu tous les pays, tous les hommes célèbres des cinq parties du monde, et paraissait même – chose encore plus extraordinaire – avoir habité plusieurs pays à la fois !

 

Comme il aimait par-dessus tout à parler de lui et de ses hauts faits, il ne tarda pas à dire quelques mots des guérisons célèbres qu’il avait opérées.

 

L’attention des auditeurs redoubla.

 

« Oui, Messieurs, oui, Mesdames, fit-il en élevant la voix, je suis sûr qu’en tenant seulement la main de l’un de vous pendant une minute dans les miennes, je pourrai lui dire quelle est sa maladie et, en même temps, lui indiquer le remède.

 

– C’est incroyable !… c’est étonnant !… » s’écriait-on de toutes parts.

 

On allait demander au docteur de vouloir bien en faire l’expérience, lorsque Édile, qui préférait les accents de l’orchestre à la voix du docteur et le cotillon à une conférence de médecine, se leva pour passer aux salons, et tout le monde suivit.

 

Pendant que les danses recommençaient, un cercle nombreux s’était formé autour du docteur indien.

 

Chacun voulait connaître le mal qui devait l’emporter, et recueillir un peu de ces poudres impalpables qui avaient des effets si merveilleux.

 

L’Anglais se prêta avec beaucoup de bonne grâce au désir qu’on lui exprimait.

 

« Oh ! Monsieur, dit d’un ton dolent la vieille fille aux bijoux, si vous arrivez à connaître le mal que j’éprouve, je vous proclamerai le premier médecin du monde.

 

– La récompense est trop précieuse, Mademoiselle, répondit galamment le docteur, pour que je n’essaie pas de la mériter. »

 

La grande demoiselle rougit et tendit sa main maigre à l’Anglais.

 

Celui-ci parut réfléchir pendant quelques secondes.

 

« Oui, vous êtes bien souffrante, en effet.

 

– N’est-ce pas, Monsieur ?

 

– Oui, répéta le docteur… vous devez ressentir un malaise général, sans que le siège de la maladie soit bien positivement déterminé.

 

– C’est cela, Monsieur, c’est cela.

 

– Des palpitations de cœur.

 

– Oh ! oui !

 

– Eh bien ! je vais vous guérir », reprit l’Anglais avec un aplomb imperturbable.

 

Il porta la main à la poche de son habit et en tira un petit paquet de papier blanc.

 

« Vous prendrez cette poudre deux fois par jour, lui dit-il, et au bout d’une semaine votre mal aura disparu. »

 

Édile s’approcha du groupe.

 

« Allons, Mesdemoiselles, dit-elle de sa voix joyeuse en frappant dans ses petites mains, ces messieurs vous réclament ! Ce n’est pas au bal qu’on doit faire dire sa bonne aventure ! »

 

Le comte de Bréant adressa à sa femme un regard des plus tendres qui avait l’intention d’être un reproche pour la manière irrévérencieuse dont elle parlait de la science du médecin son hôte. Mais Édile feignit de ne pas le voir et lui tourna le dos si gentiment, que cet heureux mari ne put s’empêcher de penser qu’il avait la plus charmante petite femme du monde.

 

« Veuillez m’excuser, Madame, dit le docteur Wickson en s’approchant d’elle avec un sourire prétentieux ; mon humble science vient troubler bien mal à propos votre délicieuse fête. J’espère que vous m’accorderez votre pardon afin que je n’emporte pas, dans mes courses lointaines, le pénible regret de vous avoir déplu. »

 

Il lui tendit la main.

 

« Voyez, me dit Maximilien à voix basse, quelle superbe bague de diamants madame de Bréant a au doigt et de quels yeux le docteur Wickson la regarde… Elle refuse de lui donner la main… Bien ! c’est sage. »

 

Je ne pus m’empêcher de rire de l’idée du philosophe, et je crus qu’en ce moment ses préventions l’aveuglaient un peu.

 

« Voici trois heures du matin, lui dis-je ; ne serait-il pas temps de songer à la retraite ?

 

– Attendons encore quelques minutes, me répondit-il, sans perdre des yeux le médecin indien. Il y aura sans doute un dénouement à tout ceci, et je désire y assister. »

 

La prédiction de Maximilien Heller ne tarda pas à s’accomplir.

 

On entendit tout à coup un cri perçant ; tout le monde se retourna du côté d’où venait ce cri, et on vit la vieille demoiselle aux bijoux qui agitait ses longs bras maigres et roulait des yeux effarés.

 

« Qu’avez-vous donc ? lui demanda-t-on de toutes parts.

 

– Ce que j’ai ?… Ah ! Madame, mon bracelet… perdu !… perdu !… Il s’est détaché de mon bras, il est tombé sous une banquette !… Ah ! mon Dieu ! je l’avais encore il y a une demi-heure !…

 

– Calmez-vous, dit Édile qui était accourue au bruit ; les domestiques le retrouveront demain et vous le rendront.

 

– Oh ! ce n’est pas pour sa valeur que j’y tenais ! C’était un souvenir !

 

– Il était faux ! » me dit tout bas ma malicieuse cousine en passant près de moi.

 

Une belle dame, aux épaules opulentes, aux bras d’une éblouissante blancheur, s’approcha en ce moment d’Édile. Elle avait l’air fort inquiet.

 

« Vous me voyez toute tourmentée, ma chérie, lui dit-elle à demi-voix. Vous savez bien, cette bague en brillants que mon mari m’a donnée il y a trois jours… je crois que je l’ai perdue en retirant mon gant. Vous seriez aimable de recommander à vos gens de la chercher demain et de me la faire remettre…

 

– Ah mon Dieu ! s’écria une jeune dame, j’ai aussi perdu mon bracelet !

 

– Ma broche ! s’exclama une jeune fille.

 

– Ma montre ! » cria un gros monsieur qui avait passé la nuit au buffet.

 

Ma pauvre petite cousine était devenue toute pâle de saisissement.

 

« Voilà le dénouement, me dit le philosophe en me prenant par le bras ; retirons-nous sans perdre une minute. »

 

Le docteur Wickson venait de s’éclipser.

 

Dans l’antichambre, nous rencontrâmes le comte de Bréant qui gourmandait son maître d’hôtel.

 

« Figurez-vous, me dit-il en me serrant la main, que cinq couverts d’argent ont disparu sans qu’on puisse les retrouver ! »

 

Nous sortîmes en toute hâte de cet hôtel dévalisé et montâmes dans une voiture qui partit au grand trot.

 

Maximilien Heller ne me dit pas un mot pendant le trajet. Il semblait plongé dans de profondes réflexions et je respectai son silence.

 

Cinq minutes après, il descendait à l’entrée de la petite ruelle qui longeait l’auberge du Renard-Bleu et qui communiquait par une porte basse avec le jardin de l’hôtel de Bréhat-Lenoir.

 

Je reçus le lendemain, dans l’après-midi, une lettre ainsi conçue :

 

 

« Mon cher docteur,

 

« Nous partons ce soir à huit heures pour la Bretagne.

 

« Ce matin, M. Bréhat-Kerguen m’a regardé à plusieurs reprises avec une attention qui m’a semblé de mauvais augure. Puis, après m’avoir ordonné de monter dans sa chambre, il m’a fait subir un nouvel interrogatoire non moins détaillé, non moins minutieux que le premier. Je m’en suis tiré avec le même bonheur, c’est-à-dire en affectant toujours la même bêtise.

 

« Aurait-il quelque soupçon ? Je suis d’autant plus fondé à croire le contraire qu’à la suite de toutes ces questions il m’a annoncé que décidément il me prenait à son service et que je devais me tenir prêt à partir le soir même pour son château en Bretagne.

 

« Je regrette de ne pouvoir vous faire mes adieux de vive voix. Mais mon maître me surveille avec une extrême vigilance. Il m’est impossible de sortir.

 

« Vous vous êtes toujours montré si plein de bienveillance pour mes « bizarreries » que je me crois autorisé à vous demander un nouveau service.

 

« Je ne sais combien durera mon absence. Peut-être ne reviendrai-je jamais ! Je vous nomme donc mon exécuteur testamentaire. Je vous lègue tous mes papiers et tous mes livres. Si je meurs, brûlez mes manuscrits sans les lire. Je tiens surtout à ce que vous fassiez disparaître la liasse de papiers que je vous ai montrée, à gauche, dans ma chambre, et qui contient l’histoire de ma triste vie.

 

« Adieu encore une fois ! Je vous écrirai souvent afin de vous mettre au courant de tout ce que je ferai et de tout ce que je découvrirai.

 

« Veuillez m’avertir de même si quelque chose de nouveau vient à votre connaissance.

 

« Je vous serre la main.

 

« Maximilien Heller. »

 

 

Je restai quelque temps pensif après avoir lu ce billet tracé d’une main très ferme. J’avais peine à comprendre le singulier dessein qu’avait formé le philosophe de s’attacher ainsi aux pas du criminel. Quels secrets espérait-il donc découvrir encore ? N’était-il pas plus simple et moins dangereux d’aller le dénoncer à la justice et de laisser celle-ci percer le mystère et débrouiller l’écheveau ?

 

Une entreprise aussi périlleuse ne pouvait-elle pas avorter brusquement ? Ce déguisement, cette dissimulation de tous les instants me paraissait au-dessus des forces humaines. Que M. Bréhat-Kerguen le surprît un jour en défaut, qu’il conçût le moindre soupçon, et c’en était fait de sa vie. Il était à sa merci dans ce lointain château de Bretagne, et l’assassin ne reculerait pas devant un crime de plus pour s’assurer l’impunité. Maximilien mort, tout cet échafaudage de preuves si péniblement dressé croulerait avec lui, et Louis Guérin monterait sur l’échafaud !

 

...................

 

Pour me conformer au désir que m’exprimait Maximilien Heller, je me rendis dans sa mansarde, je fis faire un énorme paquet de ses livres et de ses manuscrits, et ordonnai qu’on portât tout cela chez moi. Je mis à part la liasse de papiers qui renfermait ses Mémoires et la déposai dans un tiroir de mon secrétaire.

 

CHAPITRE VII

AU CHATEAU DE KERGUEN

 

Je laisse, pour la suite de ce récit, la parole à Maximilien Heller.

 

Il m’envoyait presque tous les jours le journal de sa vie et le récit de ses observations. J’ai conservé ces quelques lettres, et je les publie par ordre de dates et sans rien y changer, car elles me paraissent donner une juste idée du caractère de cet étrange philosophe.

 

 

« Chartres, 17 janvier.

 

« Nous sommes partis hier soir à huit heures. Il faisait un temps affreux. L’orage grondait avec tant de fureur que je n’ai pu fermer l’œil de la nuit. M. Bréhat-Kerguen a loué le coupé de la diligence et m’y a fait asseoir à côté de lui. Il ne me quitte pas des yeux un seul instant. Hier, j’ai été obligé d’employer la ruse pour mettre à la poste le mot que je vous ai écrit. Ce matin, mon maître, qui paraît harassé de fatigue, s’est jeté sur un lit d’auberge et je vous écris à la hâte, craignant à chaque instant qu’il ne s’éveille.

 

« Ne me répondez pas avant le 25 de ce mois. Vous m’adresserez alors vos lettres chez le maître de poste de Loc-ahr (près Locnevinen). Je trouverai toujours le moyen de le prévenir et de les retirer.

 

« Je désirerais savoir, avant tout, si le docteur Wickson est encore à Paris et si on parle de nouveaux vols aussi audacieux que ceux dont Mme de Bruant a été la victime.

 

« À ce propos, quand vous verrez votre jolie cousine, dites-lui de calmer ses inquiétudes. Les cinq couverts d’argent qui lui ont été volés et les bagues, bracelets, montres de ses invités, etc., seront rendus à leurs légitimes propriétaires, avant que… »

 

La lettre se terminait là, brusquement. Sans doute M. Bréhat-Kerguen s’était réveillé à ce moment et Maximilien n’avait pu trouver le temps de terminer son épître.

 

Je pris les renseignements que me demandait le philosophe. Le docteur Wickson n’était plus à Paris, et on n’entendait plus parler de vols ni d’attaques nocturnes.

 

 

« Kerguen, 22 février.

 

« … Le château de Kerguen est situé sur la lisière d’un grand bois de sapins, à deux kilomètres du village de Loc-ahr. C’est une vieille construction menaçant ruine, avec des murs élevés, noircis par les siècles et percés de petites fenêtres dont les vitres de verre bleuâtre sont enchâssées dans le plomb.

 

« Cette demeure séculaire a quelque chose de fantastique et de sinistre. On dirait un tombeau s’élevant au milieu du feuillage sombre des sapins.

 

« Il y règne un silence de mort. Nous sommes arrivés, dans la nuit, par un chemin que les neiges avaient défoncé.

 

« Mon maître est descendu le premier et a frappé à plusieurs reprises à la grille, avec force jurons, – les seuls mots que je lui aie entendu prononcer pendant tout notre voyage. – Un paysan à moitié endormi est venu nous ouvrir.

 

« C’est le jardinier, sorte d’idiot qui ne comprend que trois mots de français et qui semble avoir l’obéissance passive de la brute.

 

« Nous avons traversé le jardin qui est grand et nous sommes arrivés dans une petite cour mal pavée, au fond de laquelle se dresse, sur quelques marches, la porte d’entrée de cette sombre demeure.

 

« Au moment où M. Bréhat-Kerguen mettait le pied dans cette cour, un sourd grognement s’est fait entendre dans le coin le plus obscur.

 

« Mon maître s’est soudainement retourné.

 

« – Ah ! ah ! Jacquot, tu es levé ? a-t-il dit avec un gros rire. C’est bien, mon garçon, tu reconnais les gens et tu leur fais bon accueil. Comment vas-tu, mon vieux camarade ? »

 

« En disant ces mots, il s’approcha du coin d’où était parti ce grondement de bête fauve. Je remarquai alors dans l’obscurité un gros grillage qui fermait cette partie de la cour et derrière le grillage une masse brune qui s’agitait lourdement.

 

« J’entendis le bruit d’une porte en fer qui retombait, et, en m’approchant de quelques pas, je vis que mon maître était entré dans cette sorte de cage et pressait tendrement dans ses bras un ours gigantesque.

 

L’animal faisait entendre de petits grognements de plaisir.

 

« Cette scène touchante dura une minute environ.

 

« – Hum ! grommela mon maître après avoir quitté son sauvage ami, Jacquot est un bon garçon quand on le connaît… mais si un autre que moi lui rendait visite, il le dévorerait à belles dents. »

 

« Ceci paraissait être à mon adresse. Mais, comme je n’avais nulle envie de rendre visite à Jacquot, je ne m’effrayai pas de la menace.

 

« M. Bréhat-Kerguen monta les marches du perron et congédia le jardinier, qui demeurait dans une petite masure située près de la grille du jardin.

 

« Il introduisit une grosse clef dans la serrure ; la porte roula sur ses gonds en grinçant, et se referma avec un bruit qui ébranla les vieilles murailles.

 

« Le châtelain battit le briquet et alluma une lanterne qu’il détacha du mur.

 

« Nous nous trouvions dans un long corridor au bout duquel on apercevait les marches d’un grand escalier de pierre.

 

« – Suivez-moi ! » me dit M. Bréhat-Kerguen d’un ton rude.

 

« Nous montâmes deux étages. Les appartements de cet antique château me paraissent être bizarrement distribués.

 

« De chaque côté du palier s’étendent deux étroits couloirs, sur lesquels s’ouvrent régulièrement, de distance en distance, les portes des chambres. On dirait un ancien couvent avec ses corridors sombres et ses cellules.

 

« – Voici votre chambre, me dit M. Bréhat-Kerguen en poussant une de ces petites portes basses et en m’introduisant dans une pièce humide et mal meublée. Vous trouverez du bois dans ce coin. »

 

« Il dirigea le rayon de sa lanterne sur mon visage, et ses petits yeux gris m’examinèrent avec attention.

 

« – Vous êtes à mon service, me dit-il en appuyant sur tous les mots. Vous devez vous tenir prêt à m’obéir à chaque instant du jour et de la nuit… Votre travail d’ailleurs n’aura rien de fatigant… Mais je vous défends expressément de mettre les pieds hors des murs du jardin… Je m’attribue sur votre personne un droit sans limites, et si vous violez ma défense, je vous punirai de mes propres mains. Du reste, si vous m’obéissez en tout et si je suis content de vous, vous aurez une récompense telle, que personne, soyez-en sûr, ne pourrait vous en donner une semblable. »

 

« Tandis qu’il prononçait ces derniers mots, son regard me parut encore plus clair et plus perçant ; puis il me tourna brusquement le dos et sortit. »

 

 

« Kerguen, mercredi soir.

 

« … Outre le jardinier dont je vous ai parlé et qui est décidément en enfance, M. Bréhat-Kerguen a, pour le servir, une vieille femme de charge qui n’entend pas un mot de français. Mon maître mange énormément et boit encore plus. Son vin est d’ailleurs excellent.

 

« Après son repas, qu’il a pris à midi, il s’est enfermé dans ses appartements, au premier. Pendant ce temps, j’ai été me promener dans le jardin, qui est fort bien planté et tapissé de superbes espaliers.

 

« En traversant la petite cour, j’ai aperçu maître Jacquot étendu tout de son long dans sa cage et se chauffant au pâle soleil de janvier.

 

« C’est un ours noir magnifique, et qui paraît doué d’instincts très féroces. Il tenait entre ses grosses pattes un quartier de viande saignante et le mangeait avec une gloutonnerie qui pouvait donner à réfléchir.

 

« En me voyant passer, il a relevé sa lourde tête et a poussé un sourd grognement.

 

« Je me suis promené une heure environ dans le jardin, cherchant en vain dans mon esprit par quel moyen je pourrais vous faire parvenir les lettres que je veux vous adresser chaque jour.

 

« Cette promenade au grand air m’a fait du bien. Ma tête était en feu et la bise du nord, qui soufflait avec violence, me rafraîchissait.

 

« Quand je serai revenu à Paris, je me mettrai aux douches d’eau froide.

 

« J’ai profité de cette heure de promenade pour inspecter soigneusement les dispositions de ce sombre château.

 

« La maison a huit fenêtres de façade.

 

« Je n’ai pas eu de peine à reconnaître la fenêtre de ma chambre, car, pour faciliter mes recherches, j’avais eu soin de la laisser ouverte. Elle est la troisième en commençant par la droite.

 

« D’après ce que j’ai pu tirer du vieux jardinier, j’ai cru comprendre que l’appartement du châtelain était au-dessous de la pièce qui m’est attribuée.

 

« Devant cette façade se dresse un beau sapin de Norvège dont la flèche élevée atteint la fenêtre ogivale de ma chambre.

 

« J’ai fait le tour de la maison ; mais, du côté sud, tous les volets sont fermés. Ces appartements n’ont, paraît-il, jamais été occupés.

 

« J’allais rentrer dans le manoir, lorsque mes yeux furent attirés par un objet brillant qui montait lentement le long du mur du verger. Vous saurez que j’ai la vue extrêmement perçante.

 

« Je m’approchai doucement en longeant les espaliers, afin de découvrir ce nouveau mystère.

 

« À cet endroit du jardin est un beau vivier aux eaux limpides dont un des bords touche au mur, lequel, à cet endroit, est un peu dégradé.

 

« Je restai environ cinq minutes en observation.

 

« Tout à coup les eaux du vivier furent violemment agitées, des cercles ondoyants coururent les uns après les autres et je vis une superbe truite qui, sortant de son élément, montait le long du mur avec force soubresauts qui faisaient reluire ses écailles.

 

« Ne croyez pas que je vous conte une histoire fantastique ; je ne tardai pas à avoir l’explication du phénomène.

 

« La truite était suspendue au-dessus du vivier par une mince ficelle, et, en suivant des yeux la cordelette, j’aperçus, sur la crête du mur, deux petites mains grêles qui tiraient ligne et poisson.

 

« Je m’avançai à pas de loup, et, me hissant sur la pointe du pied, je saisis les mains du pêcheur inconnu entre les miennes.

 

« Un léger cri de frayeur retentit de l’autre côté du mur, et aussitôt je vis apparaître entre les pierres couvertes de mousse la figure effarée et barbouillée d’un enfant de douze ans aux cheveux blond cendré.

 

« – Ne me faites pas de mal, monsieur, me dit le bambin en mauvais français et d’une voix suppliante. Je vous promets que je ne recommencerai plus !

 

« – Ah ! petit maraudeur, je vous y prends ! Que dirait M. Bréhat-Kerguen s’il savait de quelle manière vous péchez ses truites ? »

 

« Mais, comme je désirais me faire un allié du petit homme qui avait l’air fort intelligent, je ne pris pas un air terrible ni une voix rude. Celui-ci, avec cette perspicacité que les enfants possèdent à un si rare degré, s’aperçut vite que je n’étais pas un ogre prêt à le dévorer.

 

« Aussi l’expression de terreur de son visage disparut tout à coup pour faire place au plus naïf étonnement.

 

« Il me regarda pendant quelques secondes, puis me dit brusquement :

 

« – C’est la première fois que vous venez au pays ?

 

« – Oui.

 

« – Vous êtes ami de M. Bréhat-Kerguen ?

 

« – Pas précisément.

 

« – Qui êtes-vous donc ?

 

« – Tâche de le deviner. »

 

« J’avais lâché ses deux mains. Il s’était baissé de quelques centimètres, avait posé ses joues roses sur ses poings fermés, et me regardait, des pieds à la tête, avec ses grands yeux bleus surpris.

 

« – Qui vous êtes ?… eh ! ma doué !… Je n’en sais rien… Vous venez de Paris avec lui ?

 

« – Oui.

 

« – Ah ! vous êtes Parisien alors ? »

 

« Ses regards redoublèrent d’attention. Il semblait chercher dans sa cervelle l’explication de ce mystère, qui l’intriguait au plus haut point.

 

« – Écoute, lui dis-je d’un ton sérieux, tu me parais un brave garçon ; je vais te dire qui je suis. M. Kerguen m’a pris à son service à Paris comme valet de chambre et m’a amené avec lui. Tu sais que le maître a des idées un peu… singulières…

 

« – Ah ! j’crois bien ! fit-il de sa voix moqueuse en éclatant de rire.

 

« – Eh bien, figure-toi qu’il m’a défendu de sortir du jardin. Pourquoi ? je n’en sais rien. C’est une lubie qui lui a pris. Or, j’ai besoin d’aller au village. Veux-tu faire ma commission ? »

 

« Je lui glissai dans la main une petite pièce d’argent, ce qui lui fit écarquiller les yeux.

 

« – Foi de Jean-Marie, me dit-il d’un ton convaincu, demandez-moi tout ce que vous voudrez, je le ferai.

 

« – Tiens… tu vois bien cette lettre ? il faudra que tu la mettes à la poste du bourg sans que personne te voie. »

 

« Sa pantomime exprima encore l’étonnement le plus grand. Il trouvait sans doute le service que je lui demandais peu en proportion avec la récompense princière qu’il avait reçue d’avance.

 

« – Ce n’est pas tout. Il faut me promettre de ne parler à personne au village de ma présence ici. »

 

« Il fit de la tête un signe énergique d’assentiment.

 

« – Il faut encore me promettre de revenir tous les jours à cette même place prendre mes commissions.

 

« – Oh ! pour ça, me dit-il avec son air malin, ne craignez rien… je suis exact.

 

« – Si je suis content de toi, je te laisserai pêcher, sans te dénoncer, les truites du bonhomme, et, de plus, je te donnerai toutes les semaines une pièce d’argent comme celle-ci. Mais, si tu me trahis, prends garde ! je dis tout au maître. »

 

« Il sourit avec un petit air triomphant :

 

« – Foi !… je ne vous trahirai point, et vous pouvez compter sur moi… Pourtant, ajouta-t-il après un instant de réflexion, je ne vous promets pas de venir moi-même tous les jours. Ma mère m’envoie quelquefois garder notre vache sur la colline là-bas, et c’est trop loin pour que je quitte le pré. D’autant plus que Noiraude est fine. Si elle me savait ici, elle irait manger les choux du père Le Goalou comme elle a fait déjà une fois… Mais ces jours-là, je vous enverrai, à ma place, la petite Rose, – ma sœur jumelle, – et elle fera bien vos commissions, ne craignez rien, et sans en rien dire à personne !… Nous nous ressemblons comme deux pains sur la planche : vous la reconnaîtrez aisément. »

 

« Je lui donnai ma lettre (celle qui est datée du 22). Il la serra dans sa ceinture, puis enveloppa dans un grand mouchoir tapissé d’herbes fraîches les truites qu’il avait pêchées.

 

« – Oh ! oh ! murmurait-il en contemplant son butin, le vieux Ruk aura une bonne part aujourd’hui !

 

« – Qui est le vieux Ruk ?

 

« – C’est notre voisin. Il est vieux et malade… Quand la pêche va bien, nous partageons et nous lui donnons la moitié. »

 

« J’admirai la candeur du bambin, qui regardait le tribut journalier qu’il prélevait sur le vivier du châtelain comme un bien très légitimement acquis.

 

« – Mais, ajouta-t-il en secouant sa jolie tête blonde, l’hiver, voyez-vous, il n’y a rien à faire… rien, rien que la pêche… toujours du poisson… Ah ! en été, c’est différent : il y a les fruits ! Tenez, vous voyez dans ce coin là-bas ce gros arbre tordu contre le mur… C’est un espalier de poires… oh ! mais des poires !… »

 

« Ses joues s’enflaient et ses yeux brillaient de plaisir tandis qu’il prononçait ces mots.

 

« – Et comment fais-tu pour les attraper ?

 

« – Avec une gaule pointue, donc… Je les fais tomber à terre et puis je les pique.

 

« – Tu ne descends jamais dans le jardin !

 

« – Oh ! que nenni, par exemple… Le jour, il y a le vieux jardinier qui me déteste et qui a dit que, s’il me prenait, il m’arracherait les oreilles ; et la nuit… il y a… Jacquot ! »

 

« La voix de l’enfant tremblait un peu en achevant ces dernières paroles.

 

« – Ah ! oui… l’ours… Il est donc bien méchant ?

 

« – S’il est méchant ? Jésus ma doué !… s’exclama Jean-Marie… On le lâche toutes les nuits lorsque le maître est là et il rôde dans le jardin en grognant… en grognant… On l’entend quelquefois du village. Une nuit, le chien du vieux Ruk a sauté dans le jardin pour courir sur lui, – et le chien du vieux Ruk était gros comme un veau. – Eh bien ! Jacquot l’a attendu et l’a dévoré ; il me dévorerait encore bien plus, moi !

 

« – Et il y a longtemps que M. Kerguen a ce vilain animal ?

 

« – Hein ? s’il y a longtemps !… Ah ! j’crois bien ; Jacquot est vieux maintenant. Ma mère m’a bien souvent conté l’histoire. Il y a dix ans, au pardon de Loc-ahr, il est venu un grand et gros homme qui conduisait Jacquot et lui faisait faire des tours sur la place. Il paraît que le maître a vu cet homme… il a voulu acheter son ours… vous comprenez ?… Il l’a fait venir au château avec Jacquot, et le soir l’homme s’en allait par le village, sans sa bête, montrant à tout le monde les pièces d’or qu’il avait reçues du maître… Il disait partout qu’il était bien content de s’être débarrassé de Jacquot parce qu’il lui coûtait trop cher à nourrir… et qu’avec cet argent il aurait de quoi vivre dans ses vieux jours… Mais il paraît que l’ours n’était pas si féroce dans les premiers temps… C’est le maître qui l’a rendu méchant exprès. Il le bat et ne lui donne pas assez à manger.

 

« – Mais pourtant Jacquot a l’air d’aimer M. Kerguen ?

 

« – Oh ! pas de danger qu’il touche au maître, ni au vieux jardinier non plus… Ils ont un secret pour cela… ils le prennent je ne sais comment par la peau du cou, près de l’oreille… comm’ça, tenez, et… »

 

« L’enfant interrompit soudain son discours, mit prestement ses poissons sous son bras et disparut derrière le mur.

 

« Cette fuite précipitée avait été occasionnée par la vue du vieux jardinier qui s’avançait au bout d’une allée.

 

« Je me mis à regarder d’un œil indifférent les poissons qui jouaient dans les eaux du vivier, et le vieil idiot passa près de moi, sans avoir le moindre soupçon.

 

« J’étais soulagé d’un grand poids et d’une grande inquiétude et je songeais avec plaisir que désormais je pourrais correspondre au-dehors à l’insu de mon maître. »

 

CHAPITRE VIII

LA SOMNAMBULE

 

« Kerguen, jeudi.

 

« Je ne sais si j’aurai la force d’achever cette lettre. Je suis épuisé : la fièvre me dévore. Mais, malgré cette faiblesse extrême, les événements que j’ai à vous raconter sont trop importants pour que je tarde à vous en envoyer le récit.

 

« Ce n’est pas seulement le désir de contenter votre curiosité qui me fait vous écrire. Ces lettres sont destinées à servir de pièces d’accusation, si je viens à mourir à la tâche. Aussi, s’il arrive que trois jours s’écoulent sans que vous receviez de mes nouvelles, portez immédiatement mes lettres au juge d’instruction, en lui révélant tout ce que vous savez déjà et tout ce que vous pouvez avoir deviné.

 

« Mais j’ai hâte d’aborder le récit des événements de la nuit dernière. Excusez le décousu de ma lettre : la plume me tremble entre les doigts, c’est à peine si je puis joindre deux idées ; ma tête est en feu, et je suis obligé de prendre un instant de repos après avoir écrit chaque phrase.

 

« J’étais déjà bien souffrant hier soir : la fièvre me brûlait cruellement, je ne pouvais poser ma tête sur l’oreiller sans ressentir des douleurs intolérables.

 

« Je me levai et j’ouvris ma fenêtre : un vent glacé vint me frapper au front ; j’en éprouvai un grand soulagement. Je m’accoudai à l’appui de la croisée et tombai dans une demi-somnolence pendant laquelle j’eus un affreux cauchemar ; il me semblait qu’on me broyait la tête à coups de marteau.

 

« Combien dura cet état ? je n’en sais rien ; je fus tiré de cette pénible rêverie par un bruit étrange qui semblait venir d’une des chambres placées à l’angle gauche de la maison.

 

« La fièvre donnait sans doute à mon ouïe une acuité merveilleuse.

 

« J’entendais comme un murmure. C’étaient deux voix qui se parlaient avec animation ; mais l’une d’elles me paraissait plus forte et dominait dans le silence de la nuit.

 

« J’ouvris ma porte avec précaution et je fis quelques pas dans le corridor…

 

« Je ne m’étais pas trompé : la chambre qui faisait l’angle de la maison, à droite, était habitée, on voyait un mince filet de lumière sous le seuil de la porte.

 

« Je m’avançai sur la pointe des pieds, espérant saisir quelques mots de cette conversation nocturne. Je collai mon œil contre le trou de la serrure ; mais la clef était en dedans, et je ne pus distinguer les deux interlocuteurs.

 

« Un silence s’était fait.

 

« Il fut rompu au bout de quelques secondes par une voix que je reconnus pour celle de M. Bréhat-Kerguen.

 

« – Je te répète, disait-il rapidement et d’un ton ferme, je te répète que tu ne peux pas rester ici… Pour quelle raison ? Cela ne te regarde pas et je ne te le dirai point… Mais il faut absolument que tu partes la nuit prochaine… Je te louerai un garni à Rennes et tu iras m’y attendre. Ensuite nous fuirons ensemble en Angleterre…

 

« – Tu veux donc me faire mourir ! dit en sanglotant une voix qui, à ma grande surprise, était celle d’une femme. Malade comme je suis, je ne pourrai jamais faire le voyage !

 

« – Malade ou non, il faut que tu t’en ailles, entends-tu ? répondit l’autre avec dureté. Il le faut… tu sais que je ne plaisante pas, et que, quand je veux une chose, elle doit se faire !

 

« – Attends seulement huit jours… dans huit jours je serai peut-être morte et tu seras débarrassé de moi… ou bien je serai guérie et je pourrai t’accompagner.

 

« – Parbleu ! si je pouvais attendre huit jours, je ne te forcerais pas à partir demain ! Mais dans huit jours il faut que nous soyons loin. On m’a déniché à Paris… J’y ai fait quelques coups qui ont mis la puce à l’oreille des limiers de la police : je ne me soucie pas d’être pincé…

 

« Le temps de recueillir le magot, et je file. Toi, tu ne peux pas rester ici, entends-tu ?… Je n’ai pas besoin de te dire pourquoi… mais tu ne le peux pas… Il faut que tu te caches, et vite… ou sinon… tu sais ce qui t’arrivera, car ton affaire n’est pas meilleure que la mienne !

 

« – Tu essaies de me faire peur !… Comment veux-tu que la police te découvre ici ?… Tu m’as dit toi-même qu’elle en a pris un autre à ta place.

 

« – Oui, mais l’erreur de la justice ne durera peut-être pas longtemps. Je crains d’avoir un fin limier à mes trousses, et mon système à moi est de filer à la première alerte ! Voici mon dernier mot, pars demain dans la nuit et laisse-moi te conduire à Rennes, ou bien tu sais que je n’hésiterai pas à me défaire de toi, si tu refuses de m’obéir.

 

« – Ah ! misérable ! tu oserais me tuer après ce que j’ai fait pour toi !

 

« – Pour moi ! Crois-tu que je t’en aie quelque reconnaissance ? Il me semble que tu as bien profité de tout… et sans risquer grand-chose encore… tandis que moi… »

 

« Il se fit un silence pendant lequel j’entendais M. Bréhat-Kerguen marcher dans la chambre d’un pas agité.

 

« Il s’arrêta tout à coup.

 

« – Eh bien, es-tu décidée ?

 

« – Tiens ! je suis fatiguée de t’obéir toujours comme cela… tue-moi… oh ! je souffre ! je ne puis faire un pas : comment veux-tu que je te suive ? Tue-moi, j’aime mieux cela ! Aussi bien tu seras pris un jour ou l’autre, et j’aime mieux mourir ici que sur la guillotine.

 

« – Je serai pris ! répondit l’autre d’une voix ironique… ah ! ah ! j’ai encore de bonnes dents pour ronger les mailles du filet ! Oui, je serai pris peut-être si tu restes ici… et tu le seras avec moi… mais, si tu m’obéis, dans huit jours, – le temps de recueillir la plus grosse partie de l’héritage, – je vais te chercher à Rennes et nous décampons en Angleterre… Le diable sera bien fin s’il peut nous y découvrir ! »

 

« Je jugeai que l’entretien allait toucher à sa fin : je regagnai ma chambre avec précaution et me mis au lit après avoir eu soin de m’envelopper la tête d’un gros foulard.

 

« En effet, cinq minutes après, j’entendis dans le corridor le pas lourd de M. Bréhat-Kerguen. Il ouvrit doucement la porte de ma chambre et dirigea sur mon visage le rayon de sa lanterne sourde.

 

« Puis il se retira sans faire le moindre bruit.

 

« J’attendis quelques minutes, afin d’être sûr qu’il était rentré dans son appartement et qu’il ne reviendrait pas.

 

« Alors je me levai, bien qu’en ce moment ma fièvre redoublât et que mes souffrances fussent atroces.

 

« J’entrevoyais enfin le dénouement de cette ténébreuse histoire, et, si près de toucher au port, je fis des efforts inouïs pour ne pas succomber.

 

« Je m’avançai dans le corridor en me soutenant aux murs, courbé en deux comme un vieillard.

 

« Mes membres grelottaient de froid et ma tête brûlait comme un brasier ardent !

 

« Enfin, j’arrivai à cette porte et je frappai deux coups sur les ais solides.

 

« Je n’obtins aucune réponse : en collant mon oreille contre le trou de la serrure, il me sembla entendre dans l’intérieur de la chambre une respiration sifflante et saccadée.

 

« Je frappai de nouveau, un profond soupir se fit entendre… mais ce fut tout.

 

« Cependant je sentais mes forces m’abandonner. Je crispai mes doigts contre les moulures de la porte pour m’empêcher de tomber.

 

« Il me semblait, dans l’hallucination de la fièvre, que les pas de l’assassin retentissaient dans les sombres corridors, et qu’il allait me surprendre lui dérobant son secret.

 

« Ce secret, il était la, dans cette pièce où je ne pouvais pénétrer ! Ce seuil une fois franchi, je ferais avouer sa complice et je connaîtrais enfin le mystère tout entier.

 

« Peut-être, me disais-je, en rassemblant mes forces dans un suprême effort, pourrais-je faire tomber cette porte qui se dresse devant moi comme un obstacle infranchissable ! Mais le bruit attirerait l’assassin et je succomberais au moment de toucher au but de ma pénible entreprise.

 

« Je sentais le délire de la folie envahir mon cerveau, mes idées s’égaraient, une sueur froide inondait mon front.

 

« Oh ! l’horrible moment ! Si je survis à tant de souffrances, jamais je n’oublierai cette heure d’angoisses !

 

« Une idée fixe s’était emparée de moi : entrer dans cette chambre. Mais par quel moyen ?

 

« Je m’appuyai contre le chambranle de la porte, et, ma tête dans mes deux mains, je m’efforçai de réunir mes idées. Ces quelques instants de réflexion me rendirent un peu de calme.

 

« Je retournai doucement dans ma chambre, j’y pris une lumière et un couteau de poche qui pouvait me servir à ouvrir la porte de la mystérieuse complice de l’assassin ; puis je m’engageai de nouveau dans le corridor et m’arrêtai devant cette porte.

 

« Je m’aperçus bien vite que la serrure était fermée à double tour ; impossible de l’ouvrir. Je n’avais même pas la ressource d’enlever les vis qui la retenaient à la lourde porte en chêne ; elle était vissée à l’intérieur.

 

« Un douloureux découragement s’empara de moi. M’appuyant d’une main contre le mur humide du couloir, je regagnai lentement, le front penché vers le sol, ma chambre, dans laquelle je m’enfermai.

 

« Je me jetai ensuite tout habillé sur mon lit. Mais l’état de surexcitation où se trouvait mon esprit m’empêchait de goûter le repos qui m’eût été si nécessaire. Ma pensée ne pouvait se détacher de cette chambre, placée à quelques mètres de la mienne, où gisait, mourante sans doute, celle qui possédait les redoutables secrets que je brûlais de connaître.

 

« Les paroles échangées entre cette femme inconnue et Bréhat-Kerguen étaient profondément gravées dans ma mémoire. Je les repassai lentement, en méditant chaque mot. Mais elles étaient malheureusement trop incomplètes pour me fournir le sens que je cherchais. Toutefois cette conversation de quelques instants m’avait laissé une certitude. Bréhat-Kerguen était un profond scélérat dont ce récent fratricide n’était sans doute pas le premier coup d’essai ; de plus, il avait une complice dont il voulait se débarrasser à tout prix… Ici une terrible pensée traversa mon esprit :

 

« – Il a insisté, me dis-je, pour qu’elle quittât le château sur-le-champ ; la malheureuse a refusé. Reculera-t-il devant un crime pour acheter à jamais son silence ? Nul ne soupçonne apparemment son existence… L’assassin est assuré de l’impunité… Grand Dieu ! il va peut-être la tuer cette nuit ! »

 

« Il va la tuer cette nuit ! »

 

« Concevez-vous quelles angoisses s’emparèrent de moi à cette idée ? Dans quelques heures, dans quelques instants peut-être, cet unique et précieux témoignage sera éteint dans le sang !

 

« Trois heures s’écoulèrent. Malgré tous mes efforts, et bien que j’eusse absorbé une dose considérable d’opium, le sommeil n’était pas encore venu clore ma paupière. Je restais étendu sur mon lit, qui me semblait de feu, et cependant les frissons de la fièvre qui parcouraient mon corps me faisaient grelotter. J’avais les yeux grands ouverts…

 

« Je tournai lentement la tête vers une grosse montre en argent suspendue au chevet de mon lit : elle marquait deux heures précises du matin.

 

« Tout à coup, – était-ce une hallucination ? – il me sembla entendre dans le long corridor un frôlement léger. Je pensai : C’est sans doute quelque chauve-souris nocturne qui bat les murs du bout de ses ailes… Mais non… le bruit persistait : cela ressemblait à un pas humain.

 

« Je me levai péniblement, je m’approchai de la porte de ma chambre, et, retenant mon souffle, je prêtai l’oreille. On marchait en effet dans le corridor. Le pas étouffé et extrêmement lent du promeneur nocturne s’approcha peu à peu. Je l’entendis distinctement devant ma porte… puis il s’éloigna.

 

« Ce bruit, à peine perceptible, avait un rythme et une régularité qui me frappèrent ; Bréhat-Kerguen ne marche pas de cette façon ; son pas est inégal : je vous ai déjà dit qu’il traîne un peu la jambe gauche. Mais, si ce n’était pas le maître du logis qui se promenait à une pareille heure de la nuit, qui pouvait-ce être ?

 

« Dominé par l’ardente curiosité qui s’était emparée de moi, et sans songer aux dangers que mon imprudence pouvait me faire courir, j’ouvris doucement ma porte et entrai dans le corridor.

 

« À droite, du côté où se trouvait cette chambre mystérieuse dans laquelle j’avais inutilement cherché à pénétrer quelques heures auparavant, tout était sombre et silencieux. Je me tournai alors vers la gauche : voici ce que je vis. Au bout du corridor étroit, une grande ombre noire se détachait sur un fond lumineux. Cette ombre avançait lentement, droite et raide comme un spectre.

 

« À tout prix, il me fallait éclaircir ce singulier mystère. Depuis le jour où je suis entré au service de M. Bréhat-Kerguen, je porte toujours sur moi, par mesure de précaution, une paire de pistolets de poche. J’armai ces pistolets et je m’avançai, en étouffant le bruit de mes pas, vers l’ombre qui s’éloignait.

 

« Je marchais assez vite ; je ne fus bientôt plus qu’à quelques mètres de l’apparition. Alors je réglai mon pas sur le sien, redoublant de précautions afin qu’elle ne soupçonnât pas ma présence.

 

« Je ne puis vous exprimer de quelle émotion j’étais saisi au début de cette singulière aventure. Cette ombre, ce spectre errant ainsi dans les sombres corridors de ce vieux château, asile d’un meurtrier, avait je ne sais quel aspect fantastique et surnaturel. N’était-ce pas une de ses victimes qui revenait, terrible et implacable comme le remords, s’asseoir au chevet de l’assassin et torturer son sommeil ?

 

« L’ombre avançait toujours de son pas lent et cadencé. Elle était parvenue à l’extrémité du long corridor. J’aperçus alors, grâce à la lueur qu’elle projetait devant elle, les premières marches d’un petit escalier de pierre qui semblait s’enfoncer dans l’épaisse muraille.

 

« Je fis quelques pas pour me rapprocher d’elle, afin de voir la direction qu’elle allait suivre.

 

« En ce moment, un funeste hasard voulut que mon pied heurtât contre un des barreaux du corridor, descellé par l’action du temps.

 

« – Je suis perdu ! » pensai-je avec effroi.

 

« En effet, à ce bruit, le promeneur nocturne s’était brusquement retourné ; la lumière qu’il tenait en main m’éclairait des pieds à la tête.

 

« Je m’arrêtai moi-même, les deux mains posées sur les crosses de mes pistolets, décidé à vendre chèrement ma vie si, comme je le pensais, ce personnage inconnu était un des complices de l’assassin. Mais quelle ne fut pas ma surprise ?

 

« L’ombre restait immobile, silencieuse, devant moi ; elle semblait ne pas s’apercevoir de ma présence. Je fis quelques pas en avant et m’approchai d’elle.

 

« Je m’aperçus alors que cet être, à demi fantastique, était une femme de haute stature, aux traits durs et accusés ; elle était coiffée d’un madras de couleur ; de longues boucles grisonnantes tombaient sur ses épaules ; un grand châle grisâtre l’enveloppait entièrement. Son teint était livide comme celui d’une morte ; ses yeux grands ouverts, invariablement fixés vers le plafond, n’avaient ni mouvement ni expression ; sa bouche serrée dessinait un effrayant sourire.

 

« Je me reculai, épouvanté. Je n’en pouvais plus douter : c’était elle ! c’était la mourante qui, trois heures auparavant, tenait avec Bréhat-Kerguen cette mystérieuse conversation dont j’avais pu saisir quelques mots. C’était la complice de ses crimes, celle qui possédait tous ses secrets !

 

« Je me précipitai vers elle, décidé à l’effrayer par mes menaces, à lui arracher de gré ou de force ces vérités dont elle gardait dans son sein le redoutable dépôt. Je crus qu’elle restait ainsi, immobile et glacée, parce que la terreur paralysait ses forces ; qu’il me serait facile, enfin, de profiter de ce dernier effroi que ma vue lui inspirait, pour lui faire avouer ses crimes et ceux de son complice.

 

« Mais, lorsque mon visage fut près du sien, lorsque j’aperçus la fixité de ses yeux, la pâleur livide de ses lèvres crispées, la sueur moite qui couvrait ses tempes, lorsque je vis cette poitrine décharnée que le souffle de la vie ne semblait plus animer, la vérité m’apparut dans tout son jour.

 

« La malheureuse était en proie à un accès de somnambulisme !

 

« Elle tenait à deux mains une petite lampe contre sa poitrine. Soudain une de ses mains s’abaissa par un mouvement brusque, automatique pour ainsi dire, et vint saisir mon poignet qui fut serré comme dans un étau d’acier. Elle ne me regardait pas pourtant, ses yeux étaient toujours levés ; comment avait-elle pu m’apercevoir ? En même temps, ses lèvres se desserrèrent et il en sortit un souffle léger. Je crus qu’elle allait parler, j’approchai mon oreille de ses lèvres ; mais elle referma la bouche, se retourna tout à coup, et, sans retirer sa main qui étreignait la mienne, reprit sa marche lente un instant interrompue.

 

« Je fis appel à tout mon courage et je la suivis résolument, sans essayer de dégager mon bras auquel cette horrible étreinte causait pourtant de vives douleurs.

 

« Elle s’avança alors vers l’escalier étroit dont, quelques instants auparavant, j’avais aperçu les premières marches. Nous le descendîmes : je comptai vingt-cinq degrés jusqu’à ce que nous fûmes arrivés à un palier sur lequel mon étrange compagne s’arrêta. Elle se tourna alors de nouveau vers moi et murmura des sons inintelligibles et incohérents. Je jugeai que nous étions parvenus au premier étage du château. Devant nous s’étendait un long couloir dont l’extrémité se perdait dans l’obscurité de la nuit.

 

« Alors la somnambule lâcha mon bras, posa un doigt sur ses lèvres comme si elle eût voulu me recommander le silence et prit les devants. Je la suivis encore… mon cœur battait à rompre ma poitrine. Où voulait-elle me conduire ainsi ? Je savais que l’appartement de Bréhat-Kerguen était situé à ce même étage, que la porte de sa chambre s’ouvrait sur ce même corridor. S’il allait entendre le bruit de nos pas ! Si, sortant brusquement de chez lui, il allait me voir à côté de cette femme qui possédait le secret de ses crimes !… Rien ne cause de plus mortelles angoisses que l’appréhension d’un danger qu’on attend, qu’on pressent, qui peut à tout moment surgir sous vos pas !

 

« En cet instant, je ne respirais plus, je ne vivais plus, tout l’effort de mon intelligence était concentré dans cette seule pensée, mes yeux essayaient de percer les ténèbres épaisses, mon oreille inquiète écoutait si, à travers le silence profond de la nuit, elle n’entendrait point quelque bruit venant de cette extrémité du corridor dont chaque pas nous rapprochait.

 

« Soudain l’ombre que je suivais s’arrêta de nouveau. Elle se tourna vers moi et me fit signe de venir près d’elle. J’obéis. Alors elle posa son doigt décharné sur une porte en chêne qui se distinguait des autres par les sculptures naïves dont l’avait ornée quelque artiste des anciens temps…

 

« Je ne comprenais pas ce que signifiait ce geste, ni pourquoi mon guide mystérieux s’était arrêté devant cette porte. Je savais que de ce côté du château il y avait des appartements déserts, inhabités depuis fort longtemps et qui servaient au vieux jardinier pour rentrer les fruits et les légumes d’hiver.

 

« Ma compagne parut s’apercevoir de mon hésitation. Elle murmura en posant encore son doigt sur la porte :

 

« – C’est là !… as-tu donc peur ? Va… il a le sommeil dur ! »

 

« De qui parlait-elle dans son rêve ? Était-ce le maître du château qui habitait cette chambre ? Je lui demandai à voix basse, mais lentement et en articulant chaque parole :

 

« Est-ce Bréhat-Kerguen qui dort là ?

 

« – Oui », répondit-elle.

 

« Et je vis sur ses lèvres serrées ce même sourire effrayant que j’avais déjà remarqué tout à l’heure.

 

« Alors elle enfonça doucement dans la grande serrure de fer forgé une clef couverte de rouille, la tourna sans faire de bruit et poussa la porte qui s’ouvrit toute grande.

 

« – Viens ! » dit-elle.

 

« J’entrai derrière elle ; elle referma la porte.

 

« La chambre dans laquelle mon singulier guide venait de m’introduire était une pièce de moyenne grandeur, très élevée ; les murs étaient couverts de tapisseries à personnages dont le temps et l’humidité avaient rongé les couleurs. L’aspect de cette chambre me frappa vivement. Évidemment, elle était habitée. Au fond s’élevait un grand lit à colonnes et à baldaquin dont les rideaux étaient fermés. Près de ce lit se trouvait un fauteuil à haut dossier sur lequel étaient négligemment jetés des vêtements d’homme. Un peu plus loin, contre la fenêtre à laquelle était suspendue une petite glace à barbe, un lavabo supportait une cuvette remplie d’eau de savon ; sur le guéridon du milieu étaient jetés une grosse casquette de loutre et un fouet de chasse. Au-dessus de la haute cheminée, où gisaient deux bûches noircies dans un épais tas de cendres, reposait un fusil à deux coups et à pierre. Enfin, sur une table de nuit placée près du lit, on voyait un chandelier de cuivre avec sa chandelle à demi consumée, et, à côté, un journal déplié.

 

« Sans hésiter, la somnambule se dirigea vers ce lit, sa lampe à la main. Je me reculai instinctivement et me tins dans l’ombre. Une indicible angoisse s’était emparée de moi, je tremblais d’émotion, et pourquoi ne le dirai-je pas ? j’avais peur ! Oui, à la pensée que cet homme – qui devait avoir le sommeil léger des assassins – allait se réveiller tout à coup, se trouver en face de cette malheureuse ; à la pensée de la terrible scène qui peut-être allait se passer sous mes yeux, je me sentis envahi par une poignante terreur. Cependant, je résolus de demeurer. La curiosité l’emportait encore sur l’émotion et je voulais assister, témoin invisible, à cette entrevue nocturne des deux criminels. J’espérais entendre enfin de leur bouche ces redoutables révélations qui devaient servir de dénouement à mes dangereuses aventures.

 

« Elle s’approcha du lit et tira lentement les rideaux dont les anneaux grincèrent sur les tringles rouillées, puis elle se pencha vers l’oreiller et sembla écouter.

 

« Entraîné par un mouvement de curiosité irréfléchie, j’avançai la tête de ce côté. Ô surprise ! le lit était vide. Les draps et les couvertures étaient roulés en désordre ; l’oreiller était jeté contre le mur.

 

« Je vins me mettre à côté de ma mystérieuse compagne qui demeurait toujours immobile, penchée sur le dormeur imaginaire. Je remarquai alors avec étonnement que les draps du lit étaient criblés de trous et de déchirures ; on eût dit que pendant un grand nombre d’années ils avaient servi de pâture à des légions de souris.

 

« La femme se releva lentement et se penchant à mon oreille :

 

« – Il dort bien, murmura-t-elle… Le breuvage que nous lui avons fait prendre était bon. »

 

« Puis elle me saisit brusquement la main, et me montrant le dessous du lit qui était très élevé :

 

« – Cache-toi là, me dit-elle, et hâtons-nous. »

 

« La vérité, la terrible vérité commençait à m’apparaître. Je fis ce qu’elle m’ordonnait ; je m’étendis à côté du lit. Alors elle reprit la lampe qu’elle avait posée sur la table de nuit, la cacha sous le châle qui l’enveloppait et se retira dans un des coins obscurs de la chambre.

 

« Quelques instants après, je vins la rejoindre et lui dis :

 

« – C’est fait !

 

« – Déjà ? » répliqua-t-elle en poussant un grand soupir.

 

« Elle s’approcha encore une fois du lit, passa sa main amaigrie sur les couvertures, et, la posant à une place qu’elle croyait être sans doute la poitrine du dormeur, elle attendit anxieuse, immobile.

 

« – Oui, dit-elle enfin d’une voix caverneuse, il est bien mort… C’est terrible ! cela vaut mieux qu’un coup de couteau… cela ne laisse pas de traces, n’est-ce pas ? »

 

« Ces mots sortirent de sa bouche, entrecoupés, haletants. La malheureuse semblait oppressée par un poids énorme. Un frisson agitait tout son corps.

 

« Enfin elle me dit encore, en serrant mon bras entre ses deux mains de fer :

 

« – Maintenant… il faut le faire disparaître… tu prendras sa place… et je serai ta femme… Je serai riche !… »

 

« Mes yeux tombèrent, en ce moment, sur le journal qui gisait déplié sur la table de nuit. Je me dégageai doucement de l’étreinte de cette femme, et j’approchai le journal de la lampe.

 

« Il portait la date du 25 janvier 1836. Nous étions au 25 janvier 1846.

 

« Je compris tout. Cette scène mystérieuse, dans laquelle je venais de remplir un rôle, était sans doute la répétition du drame qui s’était joué dix ans auparavant, jour pour jour, dans cette même chambre, auprès de ce même lit.

 

« Depuis dix ans, M. Bréhat-Kerguen était mort, tué par un audacieux bandit qui avait osé prendre son nom, sa fortune, et jusqu’aux traits de son visage !

 

« Cette femme avait été la complice du crime et elle était devenue l’épouse de l’assassin.

 

« Vous souvenez-vous que, lors de l’autopsie du malheureux banquier de la rue Cassette, l’intendant M. Prosper nous a dit que M. Bréhat-Kerguen avait épousé sa servante ?

 

« J’ai su depuis que cette femme se nommait Yvonne. »

 

CHAPITRE IX

UNE DÉCOUVERTE

 

« Locnevinen, auberge de l’Écu-de-France.

 

« Onze heures du soir.

 

« J’ai été obligé d’interrompre ma dernière lettre déjà bien longue. Les événements de cette nuit de mercredi m’avaient fatigué outre mesure. C’est à peine si j’ai eu hier la force de me traîner jusqu’au mur du jardin, pour remettre ma missive à Jean-Marie.

 

« Je suis enchanté de mon petit messager ; il me paraît fort intelligent et fort discret. Je l’ai chargé pour le receveur de la poste d’un mot dans lequel je demande à ce fonctionnaire de vouloir bien remettre au porteur les lettres qui seront à mon adresse. D’ailleurs, je crois que je ne resterai plus bien longtemps ici. Je touche au terme de mon entreprise, et, mort ou vif, vous me reverrez bientôt.

 

« Mais il faut que je reprenne mon récit où je l’ai laissé.

 

« La somnambule, après ce simulacre du crime, m’entraîna rapidement hors de la chambre dont elle ferma la porte à double tour.

 

« Elle marchait maintenant à grands pas, si vite que j’avais peine à la suivre. Elle remonta le petit escalier creusé dans le mur, et lorsqu’elle fut parvenue sur la dernière marche, elle s’arrêta subitement, et, se serrant contre moi, elle murmura d’une voix étranglée :

 

« – Entends-tu ?… entends-tu ?… Ils sont à notre poursuite… On nous a vus… Nous sommes perdus ! »

 

« Puis elle reprit sa course, courbée en deux, frémissante, les yeux hagards. Je la suivis jusqu’à sa chambre, dans laquelle elle s’enferma. Une horrible expression de terreur était peinte sur son visage livide. Enfin elle se recoucha, ferma les yeux et monta jusqu’à sa bouche ses couvertures qu’elle mordit violemment.

 

« Je restai quelque temps debout près de son lit, la considérant avec attention. Bientôt sa respiration devint plus calme, sa figure moins pâle ; je compris qu’elle s’était rendormie du sommeil naturel.

 

« Je laissai encore quelques minutes s’écouler, puis, posant ma main sur son épaule, je la secouai vivement pour l’éveiller. Elle ouvrit les yeux et se mit tout à coup sur son séant. En m’apercevant près d’elle, elle eut un geste d’indicible frayeur. Je crus qu’elle allait pousser un cri ; je mis rapidement ma main devant sa bouche et lui dis d’un ton ferme :

 

« – Ne parlez pas, n’appelez pas au secours… ce serait inutile ; je suis maître de votre vie…

 

« – Qui êtes-vous donc ? fit-elle d’une voix sourde en fixant sur moi ses yeux égarés.

 

« – Je suis votre juge !… »

 

« Elle tressaillit violemment.

 

« – Je connais votre passé, repris-je d’un ton sévère, je connais votre crime. Je sais que dans la nuit du 25 janvier 1836 vous avez assassiné votre maître.

 

« – Non ! non ! ce n’est pas moi ! cria-t-elle en se débattant… c’est lui !

 

« – Oui, je sais que vous n’étiez pas seule dans la chambre de M. Bréhat-Kerguen, je sais que vous aviez un complice. Il faut que vous me disiez le nom de ce complice. »

 

« Elle passa sa main décharnée sur son front couvert d’une sueur froide.

 

« – Son nom ? murmura-t-elle d’une voix expirante… Attendez, je vais me le rappeler… il se nomme… »

 

« Elle n’acheva pas. Ses deux bras se raidirent convulsivement, elle retomba lourdement sur l’oreiller, la tête renversée en arrière. Je la crus morte ; en effet, aucun souffle ne soulevait sa poitrine, ses mains et son cou étaient glacés ; cependant, en posant mon oreille contre son cœur, je crus entendre un faible battement. Je jugeai alors que la malheureuse était en proie à cette terrible maladie nerveuse qu’on nomme la catalepsie.

 

« Je me reculai et m’apprêtai à sortir de la chambre. Qu’avais-je besoin, après tout, de connaître le nom de l’assassin ? Ne l’avais-je pas deviné ? Ne savais-je pas qu’un seul homme était capable de concevoir un pareil enchevêtrement de crimes, de déployer à la fois tant d’audace et d’adresse ? J’allais donc me retirer et rentrer chez moi, lorsque je crus entendre dans le corridor ce pas inégal que je connaissais si bien, et qui n’appartient qu’aux anciens matelots ou aux anciens forçats.

 

« C’était lui ! il revenait pour achever sa victime !

 

« La fuite était impossible ! je jetai un regard autour de moi pour chercher un lieu où je puisse me cacher.

 

« Enfin je me glissai derrière un des grands rideaux de la fenêtre. Ces rideaux étaient très épais, sans doute pour empêcher que la lumière de la chambre ne fût aperçue du jardin. C’est de cette façon, vous le savez, que j’ai découvert la ruse du docteur Wickson.

 

« Il était temps, à peine le rideau était-il retombé, que la clef grinça dans la serrure et la porte s’ouvrit doucement.

 

« L’assassin paraissait très agité. Son visage était livide, ses sourcils contractés. Sa perruque grise posée de travers laissait échapper une longue mèche de cheveux noirs comme de l’ébène.

 

« Il s’approcha du lit à pas lents, et, soulevant la petite lanterne qu’il portait à la main, il considéra attentivement le visage de la vieille femme.

 

« Son front s’éclaircit soudain et un soupir sortit de sa poitrine. Il la croyait morte, sans doute, et cette mort lui épargnait un crime !

 

« Il prit sa main glacée, la souleva et la laissa retomber. Il appuya son oreille sur cette poitrine de marbre.

 

« Puis il se redressa lentement, considéra encore sa complice avec un étrange sourire et sortit en dissimulant le bruit de ses pas.

 

« Lorsqu’il se retourna, je vis très distinctement une longue aiguille passée dans le parement de sa robe de chambre et qui brillait à la lueur de la veilleuse.

 

« Le lendemain, le terrible châtelain a voulu que je lui serve son déjeuner. Bien qu’épuisé par les émotions de la nuit, j’obéis, de peur de lui faire concevoir quelque soupçon.

 

« Pendant son repas, il m’examina fréquemment à la dérobée : son regard perçant semblait chercher à pénétrer dans les plus secrets replis de mon âme.

 

« Au moment où il allait se lever de table, on frappa à la porte.

 

« J’allai ouvrir. C’était le vieux jardinier Yves qui apportait une lettre à l’adresse de M. Bréhat-Kerguen. Je jetai un regard sur la suscription : je vis que cette lettre venait de Rennes.

 

« Mon maître la décacheta vivement. À ce moment, je passai derrière lui. J’aperçus au bas de la lettre une large signature et un paraphe compliqué qui me parut être celui de quelque notaire.

 

« Il lut deux fois cette épître avec la plus grande attention, puis se leva lentement et se dirigea vers la porte.

 

« Lorsqu’il se rencontra avec moi, son regard se fixa sur le mien avec une certaine indécision. Il semblait avoir envie de m’adresser la parole ; mais il réfléchit sans doute qu’il valait mieux garder le silence, car il me tourna brusquement le dos et sortit.

 

« C’est alors que je me traînai jusqu’au mur du jardin pour remettre à Jean-Marie la lettre que je vous avais écrite le matin.

 

« Quand je revins de cette expédition qui avait duré plus d’une demi-heure, et qui avait achevé d’abattre toute l’énergie dont je m’étais armé, je rencontrai le vieux jardinier qui considérait l’ours Jacquot d’un air mélancolique.

 

« Je m’approchai doucement de lui. Il ne m’entendit pas venir.

 

« – Pauvre bête ! murmurait-il en tenant l’animal féroce par un petit anneau d’or qui était passé dans son oreille velue, tu vas être bien malheureux pendant trois jours !… le maître a défendu de te donner à manger jusqu’à ce qu’il revienne !

 

« – Comment ! fis-je en mettant la main sur l’épaule du bonhomme, M. Bréhat-Kerguen s’est absenté ? »

 

« Le vieil idiot poussa un grand cri.

 

« – Jésus ma doué ! hurla-t-il en se dégageant de mon étreinte, le maître qui m’a recommandé de ne pas vous le dire ! ou bien, le bâton… le bâton ! »

 

« Il s’enfuit en levant un bras vers le ciel, tandis qu’il portait l’autre à son épaule, comme s’il eût senti à l’avance le terrible châtiment qui lui était promis.

 

« La vérité m’apparut dans tout son jour. Cette lettre reçue le matin mandait mon maître à l’instant même, à Rennes, pour terminer, sans doute, les affaires de la succession.

 

« Il est parti précipitamment, pendant que je ne l’observais pas. Il a défendu qu’on me parle de son absence, de peur que, me voyant libre d’agir, je ne me livre à des recherches plus minutieuses et que je ne viole la défense qu’il m’a faite de sortir du château.

 

« Sa merveilleuse perspicacité lui a révélé qui je suis ; je n’en puis plus douter.

 

« Mais alors pourquoi me ménage-t-il ? pourquoi hésite-t-il à se débarrasser de moi, lui qui n’eût pas hésité à tuer cette malheureuse dont il avait fait sa femme, si la mort n’avait pris soin de rendre ce crime inutile ?

 

« C’est ce qu’il m’est impossible de deviner.

 

« Un sourd grognement de Jacquot interrompit mes réflexions.

 

« L’ours se promenait dans la cage, le museau baissé vers la terre, le poil hérissé, il grognait d’un air affamé.

 

« Je me rappelai alors la révélation que le vieux jardinier venait de me faire involontairement. Le maître a défendu de donner à manger à Jacquot jusqu’à ce qu’il revienne.

 

« Est-ce donc qu’à son retour il lui préparerait un repas de sa façon ? Cette conclusion ne me parut point rassurante, et je résolus de ne pas laisser Jacquot jeûner si longtemps.

 

« L’ours s’était dressé sur ses pattes de derrière et branlait sa grosse tête en me regardant avec de petits yeux qui n’avaient rien de tendre.

 

« Je fis quelques pas vers la cage.

 

« Le mouvement de sa tête s’accéléra… il passa ses pattes à travers les grilles, comme s’il eût voulu me donner une redoutable accolade.

 

« L’anneau d’or, qui était fixé dans son oreille, se trouvait alors à portée de ma main.

 

« Je le saisis vivement et y passai mon doigt, ainsi que le jardinier l’avait fait un instant auparavant.

 

« Aussitôt la férocité de l’ours sembla disparaître.

 

« Il ferma les yeux d’un air paterne, retomba lourdement sur ses pattes et se coucha à mes pieds.

 

« Je possédais le moyen d’apprivoiser Jacquot, c’était déjà un grand point de gagné.

 

« L’absence du maître me laissait au moins trois jours de liberté ! J’avais donc plus de temps qu’il ne m’en fallait pour me livrer aux perquisitions que je projetais !

 

« Cependant j’étais si faible, en ce moment, que je me décidai à remettre l’entreprise au lendemain.

 

« Tout ce que je pus faire fut de monter les deux étages et de me jeter sur mon lit.

 

« Je n’eus même pas la force d’aller jusqu’à la chambre de la malade m’assurer que la mort n’avait pas encore succédé au sommeil cataleptique.

 

« Il était alors trois heures de l’après-midi.

 

« Je dormis d’un sommeil profond et ne m’éveillai que le lendemain à cinq heures.

 

« Ma fièvre était moins forte, j’avais une grande lucidité d’esprit ; je sentais dans tous mes membres une vigueur extraordinaire. Je crois que l’espoir où j’étais d’avoir bientôt la solution complète du mystère avait beaucoup favorisé ma guérison.

 

« J’attendais avec impatience que le jour commençât à poindre. Lorsque les premiers rayons pâles et froids du soleil d’hiver pénétrèrent à travers mes vitres brillantes de givre, je me levai et m’habillai rapidement.

 

« Mon premier soin fut de me rendre dans la chambre où gisait la complice du bandit… Toujours la même apparence calme et glacée, le même silence, la même impassibilité. Puis je sortis de cette chambre et descendis dans la cour.

 

« Jacquot était déjà levé et faisait entendre des plaintes bien naturelles de la part d’un ours qui s’était couché la veille sans souper. J’allai chercher dans l’office un gros quartier de viande et le lui jetai. Il me remercia par un hurlement de joie et se mit à le dévorer à belles dents.

 

« J’avais résolu de pénétrer dans l’appartement de l’assassin, car j’espérais y trouver quelques pièces à conviction, preuves matérielles sans lesquelles la justice hésite presque toujours à agir.

 

« Je ne pouvais songer à entrer dans cette chambre par la porte, car la serrure était à secret et il en avait emporté la clef.

 

« Je voulus essayer d’y pénétrer par la fenêtre.

 

« Je vous ai dit, je crois, que devant la maison s’élève un grand sapin de Norvège dont les branches touffues effleurent les murailles, et dont la cime élancée atteint la fenêtre de ma chambre.

 

« Je montai à cet arbre sans grandes difficultés, car ses rameaux très rapprochés et ses branches droites formaient une sorte d’escalier assez praticable.

 

« Je parvins ainsi au premier étage. Je collai mon visage contre la fenêtre que je supposais être celle de la chambre à coucher du maître. Mais, par malheur, les rideaux étaient tirés et si bien fermés qu’on ne pouvait distinguer l’intérieur de la pièce.

 

« Cette déception ne me découragea cependant pas et je me mis à réfléchir mûrement au moyen le plus sûr de pénétrer dans la chambre, sans laisser de trace d’effraction.

 

« Pendant que j’étais plongé dans ces méditations, perché sur mon arbre comme un nouveau Robinson, je levai par hasard les yeux au ciel et j’aperçus à gauche de cette fenêtre une autre ouverture plus petite, de forme carrée, qui paraissait donner le jour à un cabinet attenant à la chambre.

 

« Je m’élevai encore un peu dans l’arbre, jusqu’à ce que mon œil pût plonger par la lucarne. Mais le rideau de verdure était si épais au-dessus de ma tête que je ne distinguai rien. J’écartai les branches qui obstruaient le plus la lumière du ciel et regardai de nouveau.

 

« Au bout de quelques instants, et lorsque mes yeux se furent habitués à l’obscurité, je reconnus qu’en effet mes prévisions ne m’avaient pas trompé. Cette petite fenêtre éclairait un cabinet d’environ deux mètres carrés. Il me sembla même apercevoir sur la muraille gauche une grande tache noire qui devait marquer la place de la porte de communication entre ce cabinet et l’appartement.

 

« Mon regard fut bientôt attiré par une autre tache blanchâtre qui se dessinait dans un coin obscur en affectant une forme bizarre et indécise. On eût dit une immense toile d’araignée.

 

« C’était un squelette.

 

« Cette vue redoubla mon ardeur et donna un nouvel aliment à ma curiosité. Je voulus à tout prix pénétrer dans ce réduit mystérieux. Après quelques minutes de réflexion, j’adoptai un plan qui devait me permettre de m’y introduire sans laisser de vestige de mon passage.

 

« Je coupai avec mon couteau une des branches résineuses du sapin, celle qui me parut la plus sèche, et je l’allumai en battant le briquet. Puis j’attachai solidement à côté de moi cette torche enflammée.

 

« La fenêtre se composait de quatre petites vitres enchâssées dans du plomb.

 

« Je fis chauffer à blanc la lame de mon couteau à la flamme de la torche et j’en appliquai le tranchant contre le plomb qui scellait une des vitres.

 

« Ce ne fut qu’après bien des essais infructueux que je vis enfin le cadre de plomb, complètement détaché, tomber sur l’appui de la fenêtre.

 

« Je pris la vitre avec précaution et la déposai sur la saillie du mur.

 

« J’avais accompli ce travail avec l’habileté d’un voleur émérite. Je passai ma main par l’ouverture et fis jouer non sans peine le verrou rouillé qui fermait le châssis.

 

« La fenêtre s’ouvrit, et une odeur pénétrante, semblable à celle qui s’exhale d’un caveau funèbre, vint frapper mon odorat.

 

« Je pris ma torche de résine et, me glissant par cette étroite fenêtre, je me trouvai bientôt dans un cabinet un peu plus long que large et dont les murs dénudés suintaient l’humidité.

 

« Je me dirigeai tout d’abord vers le squelette qui avait attiré mon attention.

 

« C’était celui d’un homme de haute taille solidement charpenté. Je l’examinai très attentivement et je fus frappé de la forme singulière des deux pieds. Ils étaient fort longs, et l’os supérieur dévié formait une proéminence très sensible.

 

« Vous savez que j’ai fait la même remarque lorsque, le jour de l’autopsie, j’ai levé le suaire qui couvrait les pieds de M. Bréhat-Lenoir.

 

« Cette coïncidence me frappa. Je pris exactement la hauteur du squelette, puis je continuai mes investigations.

 

« Je ne remarquai pas sur les murs la moindre fissure qui pût me faire supposer qu’une cachette y avait été pratiquée.

 

« Ils étaient enduits d’un ciment très dur dont la surface était parfaitement unie.

 

« Comme j’achevais d’inspecter les murailles de ce caveau humide, mon pied heurta contre un obstacle. Je baissai aussitôt ma torche vers le sol et vis qu’un des carreaux rouges qui pavaient le caveau avait été légèrement soulevé par le bout de mon pied. Je m’agenouillai et enlevai assez facilement ce carreau avec mes doigts.

 

« Un trou très profond et très étroit avait été pratiqué en cet endroit, et j’en tirai un sac de cuir long et mince, fermé par une coulisse.

 

« Je trouvai dans ce sac plusieurs objets. Je vais les énumérer en détail. Cette simple liste vous donnera une idée de l’importance de ma découverte :

 

« 1° Une trousse d’instruments de dissection de fabrication anglaise. Ils me parurent, malgré ma grande inexpérience en cette matière, admirablement confectionnés ;

 

« 2° Un étui de cuir rouge, de forme ronde, contenant cinq aiguilles très fines et très solides dont la pointe était tachée de brun. La partie inférieure de cet étui se dévissait. J’y trouvai un petit flacon de cristal, rempli d’une épaisse liqueur brune.

 

« Je mis précieusement cet étui dans ma poche ;

 

« 3° Cinq couverts d’argent au chiffre C. B, surmonté d’une couronne de comte.

 

« 4° Une bague ornée d’un superbe brillant ;

 

« 5° Une montre en or, avec un chiffre très enguirlandé et surmonté d’un casque de chevalier.

 

« Je ne trouvai pas d’autres bijoux. L’assassin n’avait sans doute emporté que ceux qu’il n’avait pu vendre à Paris, sans risquer d’être découvert, et il comptait probablement s’en défaire en Angleterre.

 

« J’avais été plus heureux dans mes recherches que je ne l’espérais d’abord. Cette dernière découverte me donnait enfin le fil qui devait me conduire sûrement à travers ce labyrinthe de crimes. Et, si je n’en connaissais pas encore toutes les avenues tortueuses, je savais, du moins, quel avait été le point d’arrivée et j’entrevoyais clairement les diverses étapes de la route.

 

« Chose étrange ! Je venais d’atteindre ce terme si ardemment désiré, et le résultat inespéré de mes recherches et de mes observations me laissait presque froid et insensible !

 

« Il me semblait, à cette heure de triomphe, que les déductions qui m’avaient conduit au but étaient venues à mon esprit naturellement et sans effort, et je perdis le souvenir du travail effrayant, des heures d’insomnie et de souffrance que m’avait coûtés cette poursuite acharnée de la vérité ! »

 

 

« Kerguen, 5 heures du soir.

 

« Jean-Marie m’a remis aujourd’hui la lettre dans laquelle vous m’annoncez que le docteur Wickson a disparu de la capitale et que vous n’entendez plus parler d’attaques nocturnes dans votre bonne ville de Paris.

 

« Cela ne m’étonne nullement : vous savez pourquoi.

 

« Je vous remercie bien sincèrement des témoignages d’amitié que vous me donnez et du souci que vous prenez de ma santé. Hélas ! je vous l’ai dit, cette énergie qui m’anime est toute à la surface, et lorsque l’œuvre à laquelle je me suis voué sera accomplie, je succomberai sans doute sous le poids de tant de fatigues.

 

« Cette lettre sera probablement une des dernières que je vous écrirai. J’attends le châtelain ce soir, le piège est dressé pour cette nuit, et, dès qu’il sera entre les mains de la justice, je partirai pour Paris.

 

« Je vais reprendre mon récit au point où je l’ai laissé hier.

 

« Quand ma perquisition fut finie, je descendis de mon arbre, l’étui aux grandes aiguilles dans ma poche, et je remontai chez moi. Je grattai la pointe de ces aiguilles, qui était, comme vous le savez, enduite d’une matière brune qui tomba en poussière, puis je vidai le flacon qui contenait la terrible liqueur et le lavai soigneusement.

 

« Cette opération finie, je pris un peu de suie que je délayai dans de l’eau, et je substituai ce liquide inoffensif au poison subtil que renfermait ce flacon. J’en enduisis également la pointe des aiguilles.

 

« Alors je redescendis, et rentrai par le même chemin périlleux dans le caveau funèbre.

 

« Je remis tous les objets dans le sac de cuir et le sac de cuir dans la cachette, puis j’ajustai la petite dalle qui en masquait l’ouverture.

 

« Je me servis encore de mon couteau rougi à la flamme pour ressouder la vitre dans son châssis de plomb, et lorsque ce travail assez long fut terminé, j’effectuai ma descente à travers les branches touffues du sapin.

 

« Il était midi et demi. C’était l’heure du rendez-vous quotidien que j’avais assigné à Jean-Marie.

 

« Je trouvai mon petit Breton fort en peine. L’eau du vivier était gelée et il lançait de grosses pierres pour briser la glace qui lui dérobait sa proie journalière.

 

« – Bonjour, monsieur Pierre, me cria-t-il de sa voix argentine. Vous n’êtes donc plus malade ?

 

« – Non, mon garçon, je te remercie, je vais beaucoup mieux. Eh bien ! la pêche ne donne donc pas aujourd’hui ?

 

« – Ah ! c’est un vrai malheur ! dit-il avec dépit en passant les mains dans son épaisse chevelure blonde. Cette glace est plus dure que les pierres. Tenez, voyez… elles glissent dessus sans la casser… C’est que le vieux Ruk est bien malade, et si je ne lui rapporte pas quelque chose, il pourrait bien mourir, allez… le pauvre homme ! »

 

« Je compris cet appel indirect à ma générosité.

 

« Je lui donnai une pièce d’argent pour le vieux Ruk et une autre pour lui. Cette prodigalité de nabab lui fit pousser une exclamation de surprise, et ses yeux pétillèrent de joie.

 

« Je lui remis ma lettre en lui recommandant encore la plus grande discrétion.

 

« Puis je lui demandai :

 

« – Sais-tu quelle distance il y a d’ici à Locnevinen ? »

 

« Locnevinen est le chef-lieu d’arrondissement.

 

« Le bambin réfléchit quelques secondes.

 

« – Ma foi ! répondit-il, je n’y suis jamais allé… mais j’ai entendu dire qu’il y avait deux bonnes lieues et demie, près de trois lieues.

 

« – Connais-tu dans ce pays un voiturier qui puisse m’y conduire ?

 

« – Comment ! vous voulez sortir du château ?

 

« – Oui, le maître m’a donné deux jours de congé et je désirerais voir la ville.

 

« – Vous voudriez partir tout de suite ?

 

« – Oui.

 

« – Attendez… Il y a bien le charron qui a un cabriolet et un bon cheval. C’est lui qui conduit M. Kerguen lorsqu’il va par hasard en course. Mais le charron est parti justement hier vers midi pour la ville et il n’est pas encore revenu… Ah ! il y a encore le père Claude qui a un cheval pour son moulin… mais, par exemple, il n’a pas de voiture.

 

« – Peu importe, je prendrai le cheval tout seul.

 

« – Je vais aller le lui demander, si vous voulez ?

 

« – Non, j’irai avec toi. Demeure-t-il loin, le père Claude ?

 

« – À une petite demi-heure d’ici… tout au commencement du bourg.

 

« – C’est bien… va m’attendre au bout de l’allée des châtaigniers ; je te rejoins dans dix minutes. »

 

« Cette course à travers la saine campagne bretonne et le gentil babil de mon guide achevèrent de dissiper les dernières traces du malaise qui, la veille, m’accablait si cruellement. Le père Claude ne fit aucune difficulté pour me louer son cheval pendant deux jours. Son moulin ne marchait plus, car la rivière était gelée, et le meunier n’était pas fâché, je crois, de me charger, durant vingt-quatre heures, de la nourriture de sa bête.

 

« Je me fis désigner exactement la route et le meilleur hôtel de la ville, et, grâce aux jambes de fer de mon cheval, j’arrivai avant trois heures à l’auberge de l’Écu-de-France, situé sur la place de Locnevinen.

 

« J’ordonnai qu’on me servît à la hâte à déjeuner, car depuis le matin j’étais à jeun ; puis je demandai à l’aubergiste de m’indiquer où se trouvait le tribunal de première instance.

 

« L’amphitryon me montra sur la place un monument de forme carrée, aux murs noircis par le temps.

 

« – C’est là, me dit-il… Monsieur y verra une belle épée à deux mains qui servait à couper les têtes avant qu’on eût inventé la guillotine. »

 

« Je remerciai l’aubergiste de ce renseignement historique et je me rendis au tribunal où je demandai à parler au juge d’instruction.

 

« M. Donneau, juge d’instruction près le tribunal de Locnevinen, est un jeune homme de trente ans à peine. Son regard vif et brillant révèle l’énergie et l’intelligence ; ses manières sont pleines de courtoisie. On voit au premier coup d’œil qu’il doit apporter dans le difficile métier qu’il exerce autant de finesse que de décision.

 

« – Monsieur, lui dis-je sans préambule, en prenant place près de son bureau, vous avez sans doute entendu parler, il y a une dizaine d’années, de crimes audacieux commis à Paris par une bande que commandait un certain Boulet-Rouge ?

 

« – Certainement, monsieur, répondit le jeune magistrat qui parut un peu surpris de ma question. Cette affaire a fait grand bruit autrefois, et j’ai été plus à même que personne d’en connaître les détails, car mon père présidait les débats. »

 

« Il me dit son nom, et je me rappelai, en effet, que le magistrat qui présidait la session où je fis mes premières armes s’appelait M. Donneau.

 

« – Alors, monsieur, repris-je, puisque vous connaissez cette affaire, vous devez savoir que le chef qui conduisait ces brigands avec une si prodigieuse habileté a échappé aux poursuites de la police ?

 

« – En effet, on a même cru qu’il avait été tué par sa bande.

 

« – Eh bien, monsieur, je viens vous apprendre que cet homme existe, et vous offrir de le remettre entre vos mains. »

 

« Le juge d’instruction me regarda d’un air stupéfait.

 

« Je commençai alors le récit que vous connaissez, depuis la visite domiciliaire faite dans la nuit du 3 janvier par M. Bienassis dans la chambre de Louis Guérin, jusqu’à la perquisition opérée par moi dans le caveau secret de l’assassin.

 

« Tandis que je parlais, le magistrat me regardait avec cet air naïvement étonné que prennent les enfants, quand leur grand-mère leur raconte les merveilleux événements d’un conte de fées.

 

« Quand j’eus achevé de dérouler devant ses yeux le tableau sombre et saisissant de ma lutte contre cet homme, M. Donneau me serra la main avec émotion et m’exprima tout l’intérêt que lui avait procuré mon étrange odyssée.

 

« Le jeune magistrat ne pouvait dissimuler la joie qu’il ressentait d’entreprendre, au début de sa carrière, une campagne qui promettait d’être couronnée de succès, contre un bandit si célèbre et si redouté.

 

« Il prévoyait le retentissement qu’allait avoir cette affaire et savourait à l’avance la gloire qui ne pouvait manquer de rejaillir sur son nom.

 

« – Et vous êtes certain qu’il reviendra demain ? me dit-il après un instant de réflexion.

 

« – C’est exactement le temps qu’il faut pour aller à Rennes et en revenir, et je ne crois pas qu’il s’attarde longtemps en route.

 

« – Vous connaissez mieux que moi ses habitudes et la disposition du château. Quel plan croyez-vous être le meilleur pour nous emparer de lui sans coup férir ? »

 

« Je lui exposai en quelques mots les dispositions auxquelles je m’étais arrêté après mûres réflexions et qui me semblaient les plus sûres et les plus rapides.

 

« Il les approuva vivement et me dit qu’il voulait conduire lui-même une entreprise de cette importance.

 

« Il me reconduisit avec force poignées de main et des félicitations sans nombre, – telles qu’on sait en adresser à un homme auquel on va devoir sa fortune.

 

« Comme je sortais du cabinet du juge d’instruction, six heures sonnaient à l’antique église de la ville.

 

« La nuit était tellement noire, qu’on distinguait à peine les portes enfoncées des maisons et leurs toits posés de travers. Je jugeai plus prudent de ne pas retourner à Kerguen ce soir-là. Les chemins étaient mauvais et, par une obscurité si épaisse, je craignais de m’égarer et de tomber dans quelque fondrière.

 

« Je me rendis donc à l’auberge de l’Écu-de-France et me fis servir à dîner, sans oublier de recommander le cheval du père Claude aux bons soins de l’hôtelier. Ensuite, je m’enfermai dans ma chambre pour vous écrire.

 

« Je me couchai enfin, car j’étais épuisé de fatigue, et dormis d’un sommeil très agité.

 

« Ce matin, à huit heures, je trottais de toute la vitesse des petites jambes de mon cheval sur la route de Locnevinen à Kerguen. Près du bourg, je rencontrai Jean-Marie, qui poussa des cris de joie en m’apercevant et souleva dans ses bras sa petite sœur qui l’accompagnait, en lui disant de me souhaiter le bonjour.

 

« Je descendis de cheval et tirai l’enfant à part.

 

« – Tu vas monter sur le bidet avec moi, lui dis-je, et quand nous serons arrivés au château, tu le ramèneras au père Claude. »

 

« Il m’obéit et s’installa avec moi sur la selle. Chemin faisant, je lui dis :

 

« – Jean-Marie, je vais bientôt quitter le pays. Comme tu as toujours montré beaucoup de zèle et d’intelligence dans les commissions dont je t’ai chargé, je veux, avant de partir, te laisser un souvenir. Mais il faut que tu me rendes un nouveau service. Écoute-moi bien, et retiens ce que je vais te dire. Tu te tiendras ce soir depuis neuf heures jusqu’à minuit sur la colline des Lavandières ; tu emporteras avec toi une corne de bouvier, et, lorsque tu verras briller de la lumière à la fenêtre du château, qui est au-dessus du grand sapin, tu souffleras dans ta corne de toutes tes forces et à plusieurs reprises. »

 

« L’enfant se retourna sur la selle et me regarda, les yeux et la bouche grands ouverts.

 

« – Tu sais que j’exige de toi la plus grande discrétion. Ainsi promets-moi de faire ce que je te demande, sans en rien dire à qui que ce soit. »

 

« Il partit d’un grand éclat de rire.

 

« – Ah ! ma doué ! vous avez là une drôle d’idée ! s’écria-t-il. Mais j’ai dit que je ferais tout ce que vous voudriez : ainsi vous pouvez compter sur moi. J’emprunterai à Eudes Riou sa grande corne qu’on entend à une lieue par le beau temps ; je me glisserai à neuf heures par la fenêtre de l’étable, je gagnerai le clos des Lavandières, et, de là, je regarderai du côté du château. Craignez rien, j’ai de bons yeux et je verrai bien la lumière. »

 

« Nous étions arrivés au bout de l’allée de châtaigniers.

 

« Je sautai à bas de cheval et déposai Jean-Marie à terre.

 

« – Tiens, lui dis-je, tu donneras ceci au père Claude pour le loyer de son cheval et tu garderas cela pour toi. Si tu fais bien ce que je t’ai commandé tout à l’heure, tu auras pour récompense dix pièces d’argent semblables à celle-ci. »

 

« Je laissai l’enfant tout ébahi se confondre en remerciements et en protestations de dévouement, et j’entrai dans le château. »

 

CHAPITRE X

LA PIQÛRE D’AIGUILLE

 

Tribunal de 1ère instance

de Locnevinen

 

Cabinet du Juge d’instruction

 

« Il fit hier soir une tempête effroyable. Le vent soufflait avec violence, et les flocons de neige, poussés par l’ouragan, entraient par la fenêtre et venaient me battre le visage.

 

« Il était sept heures du soir, lorsque je me mis à mon poste d’observation. Mes yeux finirent par s’habituer à l’obscurité, je pus distinguer, à travers ce rideau de neige et de ténèbres, la grille du jardin.

 

« Jacquot errait autour de la maison en poussant des hurlements sinistres. J’avais heureusement pu dérober encore à l’office un gros quartier de viande et je le lui avais jeté pour calmer sa fureur.

 

« Le temps s’écoulait lentement. Chaque minute me paraissait un siècle. Une angoisse terrible commençait à s’emparer de moi.

 

« Je repassai dans mon esprit le plan que j’avais imaginé pour m’emparer du bandit. J’en trouvais toutes les dispositions mauvaises. Je craignais qu’il n’avortât et que l’assassin n’échappât encore une fois à la justice !

 

« S’il allait ne pas revenir… Si ce voyage n’était qu’une ruse habile pour dérouter les soupçons dont il se savait être l’objet…

 

« Peut-être, au lieu de prendre le chemin de Rennes, a-t-il pris celui de Brest. Peut-être, au moment où je l’attends ici pour le saisir dans son repaire, s’échappe-t-il sur un vaisseau qui le conduit au-delà de l’Océan !

 

« Toutes ces réflexions se présentaient à mon esprit et me faisaient paraître plus longues et plus cruelles les heures de l’attente.

 

« Dix heures sonnèrent.

 

« Tout à coup, il me sembla voir, à travers l’obscurité si épaisse, une petite lumière faible et vacillante qui s’avançait lentement et marquait sa traînée lumineuse sur la neige du jardin.

 

« Je regardai plus attentivement en me penchant hors de la fenêtre ; la lumière avait disparu.

 

« – J’ai eu une hallucination », pensai-je.

 

« Et je poussai un soupir de découragement.

 

« Cependant mes yeux n’avaient pas quitté la place où j’avais vu disparaître la trace lumineuse.

 

« Il me sembla qu’à cet endroit l’obscurité était plus épaisse. Je distinguai sur la neige une grande tache noire.

 

« Puis cette tache parut se séparer en deux.

 

« – Il a un complice, me dis-je ; tout est perdu ! »

 

« Un grognement prolongé, qui parvint jusqu’à mon oreille, me rassura.

 

« Ce complice… c’était Jacquot qui venait présenter ses respects à mon maître.

 

« En effet, je revis bientôt la lumière de la lanterne sourde recommencer sa marche.

 

« Elle franchit la porte de la cour et se dirigea vers le coin obscur où se trouvait la cage de l’ours.

 

« – Il va s’assurer que ses ordres ont été exécutés, pensai-je, et que Jacquot est bien réellement à jeun depuis trois jours. »

 

« Enfin la lumière s’avança toujours avec la même lenteur et la même circonspection vers la maison, et j’entendis la porte du château se fermer doucement.

 

« Alors je pris la lampe que j’avais cachée derrière les rideaux de mon lit, et je la levai trois fois en étendant le bras hors de la fenêtre.

 

J’attendis quelques minutes. Mon cœur battait à rompre ma poitrine.

 

« – Pourvu que Jean-Marie soit à son poste ! » me dis-je en recommençant le signal.

 

« Un beuglement plaintif retentit au milieu du fracas de la tempête. C’était dans la direction du clos des Lavandières.

 

« Le même bruit sourd et prolongé se fit entendre quatre fois encore.

 

« Alors, du haut de mon observatoire élevé, je vis une fusée rouge tracer dans l’air son sillon lumineux, à une lieue environ du château. C’était le signal convenu avec le juge d’instruction, qui attendait le moment propice dans une auberge de Loc-ahr.

 

« Je refermai ma fenêtre et éteignis ma lampe.

 

« Cependant je voulus m’assurer que c’était bien le bandit qui venait de rentrer au château.

 

« Je sortis donc de ma chambre en suivant le mur à tâtons, afin d’aller écouter si j’entendais quelque bruit dans son appartement.

 

« Au moment où, arrivé au bout du corridor, je posais le pied sur l’escalier, le bruit d’une porte qu’on fermait se fit entendre au premier étage, et en même temps une marche lente et inégale retentit dans le silence de la nuit.

 

« J’avais heureusement pris la précaution de me déchausser et je pus regagner ma chambre sans faire de bruit.

 

« Je me glissai dans mon lit, je ramenai mes couvertures jusqu’à mon menton et feignis de dormir.

 

« Au bout d’une minute environ, le promeneur nocturne passa, sans s’arrêter, devant la porte de ma chambre. Il ouvrit doucement celle de sa complice.

 

« Quelque temps après, je l’entendis revenir de chez la morte.

 

« Il introduisit doucement une clef dans ma serrure, ouvrit ma porte, s’avança jusqu’à mon lit, et je sentis la lumière de sa lanterne sourde glisser sur mes paupières fermées.

 

« Il marcha quelques instants dans ma chambre et parut y faire une perquisition minutieuse.

 

« Puis j’entendis la porte se refermer, je jugeai qu’il venait de sortir de chez moi ; cependant, quelque attention que j’y prêtasse, il me fut impossible de percevoir le bruit de ses pas dans le corridor.

 

« Il régnait un silence profond, interrompu seulement par les rafales du vent.

 

« Je restai encore couché, de peur qu’il ne lui prît la fantaisie de revenir.

 

« Tout à coup je sentis une main se glisser sous mes couvertures, mon pied droit fut saisi comme dans un étau et au même instant je ressentis au talon une piqûre aiguë. Je jetai un grand cri et m’évanouis.

 

« Cette défaillance causée par la surprise que j’avais éprouvée, et qu’expliquait l’irritation nerveuse qui s’était emparée de moi depuis deux heures me sauva la vie.

 

« Car l’assassin, me voyant livide, inanimé, me crut mort et quitta la chambre.

 

« Lorsque je revins à moi, mon premier mouvement fut de courir à la porte, que je barricadai solidement.

 

« Puis je regardai la légère blessure que j’avais reçue au talon. Quelques gouttes de sang s’en échappaient, mêlées à une liqueur brune que je reconnus pour l’inoffensif mélange de suie substitué par moi au terrible curare.

 

« J’armai alors ma paire de pistolets, que je glissai dans ma poche. J’étais bien décidé, si l’assassin revenait, à lui brûler la cervelle, dussé-je ravir à M. Donneau la gloire de prendre vivant ce redoutable bandit.

 

« Ma montre marquait onze heures. Il y avait déjà une heure que j’avais donné le signal. Le moment approchait où une lutte décisive allait s’engager entre l’assassin et celui dont il croyait avoir fait sa victime. Je frémissais d’impatience ; il me semblait que M. Donneau tardait bien à venir.

 

« J’ouvris ma fenêtre avec des précautions infinies et j’écoutai attentivement si, au milieu du fracas de l’ouragan, je n’entendais pas le signal qui devait m’annoncer la présence du juge d’instruction et de ses acolytes.

 

« Un quart d’heure s’écoula.

 

« Enfin, au moment où le vent commençait à mugir avec moins de violence, je crus entendre un sifflement doux et prolongé que je pris d’abord pour le dernier soupir de la tempête.

 

« Mais ce coup de sifflet se répéta trois ou quatre fois encore avec plus d’intensité. Il venait du côté du jardin où se trouvait le vivier. Le doute n’était plus possible : c’étaient M. Donneau et ses hommes !

 

« Je tirai un des draps de mon lit et le tordis rapidement, de manière à en faire un câble solide.

 

« J’attachai ce câble improvisé à la barre de fer de ma fenêtre et je me laissai glisser le long du mur jusqu’à ce que je sentisse à portée de ma main l’une des longues branches du sapin.

 

« Je me cramponnai à cette branche et j’y attachai solidement, le plus près possible du tronc de l’arbre, l’autre extrémité du drap. J’avais établi de cette façon un pont suspendu entre le sapin et la fenêtre.

 

« Puis je descendis le long de l’arbre et me dirigeai en toute hâte du côté du mur du jardin.

 

« À moitié chemin, je fus arrêté par un grognement formidable. C’était Jacquot, qui s’était couché sous un massif d’arbustes et qui, se levant à mon approche, venait me barrer la route.

 

« J’essayai de lui parler doucement pour le faire taire ; mais l’ours était de mauvaise humeur d’avoir été tiré de son sommeil, et il répondit à mes flatteries en se dressant sur ses pieds de derrière et en s’avançant vers moi, pour me serrer dans sa redoutable étreinte.

 

« Lorsqu’il fut à un demi-mètre de ma poitrine je passai brusquement ma main sur l’épaisse toison de son front et je saisis l’anneau qui traversait son oreille.

 

« L’ours fit entendre un grognement de colère étouffé, retomba lourdement sur ses quatre pattes et se coucha à terre. Je sus, en ce moment, un gré infini à l’assassin, pour la manière vraiment merveilleuse dont il avait dressé Jacquot.

 

« Il était devenu plus doux qu’un mouton. Je passai ma ceinture dans l’anneau de son oreille et je l’attachai solidement au pied d’un arbuste.

 

« Jacquot poussa encore un petit grognement qui ressemblait à un soupir de résignation, et s’étendit tout de son long dans la neige.

 

« Je m’empressai alors de courir vers le mur du jardin. Quelques pierres s’étaient détachées de leurs alvéoles de ciment, et je pus me hisser jusqu’à la crête du mur.

 

« – Êtes-vous là ? demandai-je doucement.

 

« – Oui, me répondit une voix que je reconnus pour celle du jeune juge d’instruction. Pouvons-nous entrer ?

 

« – Nous n’avons pas un instant à perdre, venez vite ! »

 

« Au bout d’une minute, le juge d’instruction et les cinq gendarmes qui l’accompagnaient avaient franchi le mur et se trouvaient réunis près du vivier.

 

« – C’est bien, dis-je, lorsque je les vis au complet. Suivez-moi sans faire de bruit et en vous courbant vers la terre. »

 

« Nous longeâmes le mur jusqu’à ce que le château se présentât à nous de profil.

 

« Nous marchâmes alors en ligne droite vers l’angle de la maison qui était le plus rapproché de nous.

 

« De cette façon, il était impossible qu’on nous aperçût des fenêtres de la façade.

 

« Puis nous nous glissâmes le long des murailles, jusqu’à ce que nous fûmes arrivés au pied du grand sapin. Là, nous fîmes halte et nous tînmes conseil à voix basse.

 

« Il fut convenu que je servirais d’éclaireur à la petite troupe, et je commençai le premier l’ascension, suivi du juge d’instruction et de ses braves gendarmes qui, en vue de cette périlleuse entreprise, avaient ôté leurs sabres et n’avaient gardé que leurs pistolets.

 

« Nous montâmes très lentement et avec les plus grandes précautions.

 

« Au moment où j’arrivais à la hauteur du premier étage, en face de la fenêtre de l’assassin, cette fenêtre s’ouvrit brusquement.

 

« Il apparut en robe de chambre, la tête enveloppée d’un foulard, et s’accouda à son balcon en fumant tranquillement sa pipe.

 

« Son visage n’était pas à un mètre du mien. Je me dissimulai derrière le tronc de l’arbre, dont heureusement les branches étaient très touffues.

 

« L’orage avait cessé. Un silence solennel succédait au fracas du vent. Si, à ce moment, l’un de nous, vaincu par la fatigue, avait lâché la branche à laquelle il se tenait cramponné, c’en était fait de notre entreprise.

 

« La brise souleva un des rideaux de la fenêtre. J’aperçus, à la lueur d’une bougie qui brûlait sur la table, plusieurs instruments de dissection et une petite meule en pierre grise.

 

« Le docteur Wickson préparait quelques travaux anatomiques, et je devinai bien vite quels étaient les deux sujets choisis pour ses expériences.

 

« Lorsqu’il eut fini d’aspirer les dernières bouffées de tabac qui devaient rendre à son esprit le calme nécessaire pour se livrer à ses importantes occupations, il secoua sur la barre du balcon les cendres de sa pipe et referma la croisée.

 

« Je recommençai l’ascension et j’arrivai cinq minutes après à mon pont aérien, dont j’examinai attentivement les attaches et que je franchis après m’être bien assuré qu’il était assez solide pour livrer passage à mes six compagnons.

 

« – Ouf ! me dit le juge d’instruction en sautant après moi dans la chambre, nous l’avons échappé belle. »

 

« Les yeux du jeune magistrat étincelaient de plaisir. Il y avait dans toute cette affaire quelque chose d’extraordinaire et de chevaleresque qui paraissait beaucoup le séduire.

 

« Nos gendarmes se rangèrent en cercle autour de nous, et j’allumai leurs lanternes en leur recommandant bien de tourner la lumière du côté de leurs poitrines.

 

« Cet avis ne fut pas inutile, car nous entendîmes bientôt retentir dans le corridor le pas de l’assassin. Il ne prenait même plus le soin d’étouffer le bruit que faisaient ses souliers sur les dalles.

 

« Je posai la main sur le bras du juge d’instruction. Son cœur battait avec force, mais son visage exprimait toujours la même fermeté et le même courage.

 

« – Il tombe lui-même dans le piège, lui dis-je à voix basse ; nous n’aurons même pas besoin d’aller le relancer dans sa tanière. »

 

« Mais l’illustre docteur passa devant la porte de ma chambre sans y entrer, et se dirigea, toujours boitant, vers celle de sa complice.

 

« Je débarrassai alors rapidement ma porte que j’avais eu soin de barricader, et nous nous avançâmes sans faire de bruit dans le corridor.

 

« Je plaçai mes hommes sur deux rangs. Ils tenaient ainsi toute la largeur du couloir ; M. Donneau et moi nous nous mîmes à leur tête.

 

« Tout à coup un cri strident, horrible, retentit dans la chambre de la morte ; un bruit de pas précipités se fit entendre, et nous vîmes l’assassin fuyant, les yeux hagards, les bras étendus, et derrière lui, la poitrine déchirée et couverte de sang, une femme de haute stature que je n’eus pas de peine à reconnaître.

 

« – Halte ! » cria M. Donneau d’une voix forte.

 

« Boulet-Rouge fit un soubresaut et s’arrêta court.

 

« Nous avions dirigé vers lui le rayon de nos lanternes, et il nous apparaissait en pleine lumière.

 

« Cependant il s’était vite remis de l’émotion que lui avait causée la résurrection d’Yvonne. Il se croisait les bras et son œil n’exprimait pas la moindre frayeur.

 

« Il paraissait se demander s’il ne pourrait forcer cette muraille vivante et nous échapper par la violence.

 

« Mais il réfléchit sans doute que la lutte ne serait pas égale. Il fit quelques pas vers nous, et se tournant de mon côté :

 

« – Allons ! dit-il avec ironie. C’est aujourd’hui le jour des résurrections. J’ai perdu la partie, Monsieur de la Préfecture, et je dois payer ! »

 

« Il me tendit avec une courtoisie affectée une de ses larges mains, de l’autre fit sauter sa perruque grise, et, redressant sa haute taille, il nous regarda d’un œil calme et fier.

 

« C’était un homme de quarante-cinq ans environ, aux cheveux noirs et crépus, au visage dur, mais d’une grande beauté, aux formes athlétiques. On lui mit les menottes, sans qu’il opposât la moindre résistance.

 

« Cependant la mourante s’était traînée jusqu’à lui en chancelant et se cramponnant à son épaule.

 

« – Assassin ! assassin ! » criait-elle dans le délire de la folie.

 

« C’était un horrible spectacle.

 

« – Débarrassez-moi de cette femme ! » dit Boulet-Rouge d’une voix sourde en secouant les épaules pour se soustraire à ses étreintes.

 

« J’ordonnai à deux gendarmes de s’emparer d’Yvonne et de la porter sur son lit avec précaution.

 

« J’entrai derrière eux dans la chambre. Le lit était défait et les couvertures traînaient à terre. Sur le parquet brillait une lame d’acier : c’était un scalpel.

 

« Lorsque la malade fut étendue sur le lit, je m’approchai d’elle pour examiner sa blessure.

 

« Le scalpel avait pénétré peu profondément dans la poitrine. Mais la douleur avait été assez vive pour tirer Yvonne du sommeil cataleptique dans lequel elle était plongée depuis trois jours.

 

« Je lavai cette blessure et y mis une compresse d’eau froide.

 

« Le pouls de la malade était plus calme. À l’exaltation, au délire, succédait maintenant un état de faiblesse et d’abattement.

 

« Lorsque je rejoignis le juge d’instruction, je le trouvai en train de faire une perquisition dans la chambre que le bandit avait occupée pendant dix ans.

 

« Cette chambre, fort spacieuse, était toute tendue de tapisseries de couleur sombre. Au fond s’élevait un grand lit carré et sous ce lit on trouva une malle assez volumineuse contenant plusieurs déguisements et quelques perruques parmi lesquelles je reconnus les cheveux rouges du docteur Wickson.

 

« Cet étrange personnage s’était jeté dans un grand fauteuil de cuir, et avait invité par un geste gracieux les gendarmes qui l’entouraient à prendre un siège à côté de lui. À toutes les questions que lui adressait M. Donneau, il opposait le mutisme le plus obstiné.

 

« Le Juge d’instruction me demanda de lui indiquer de quel côté se trouvait la cachette. Je soulevai la tapisserie, et lui montrai une porte en chêne massif dissimulée sous la tenture. Comme le prévenu refusait de donner la clef de cette porte, le magistrat ordonna d’employer la violence pour l’arracher de ses gonds.

 

« Quand la porte fut tombée sous l’effort des robustes épaules des gendarmes, nous pénétrâmes dans le caveau de l’assassin. Je soulevai le carreau mobile et tirai le grand sac de cuir dans lequel se trouvaient les divers objets que je vous ai énumérés.

 

« Il ne manquait à la collection que l’étui au curare et la boîte à dissection. Ensuite M. Donneau ordonna d’apporter le squelette au milieu de la chambre. Et se tournant vers Boulet-Rouge :

 

« – Voulez-vous enfin répondre à mes questions, fit-il avec impatience, et me dire depuis quand ce squelette se trouve dans le caveau ? »

 

« Le bandit releva la tête.

 

« – Je vais vous le dire, répondit-il ; ce squelette est celui de M. Bréhat-Kerguen. Je l’ai disséqué et préparé moi-même, ce qui a procuré à Jacquot un excellent repas. Il n’y a pas un seul fil de fer, tous les ligaments sont naturels. Ah ! c’est un beau travail d’anatomie ! »

 

« Il fit une pause, puis se tournant vers moi :

 

« – Cela vous étonne, n’est-ce pas, Monsieur de la Préfecture, de m’entendre faire cet aveu ? Vous êtes habitué à avoir affaire à des gens auxquels vous êtes obligé d’arracher les paroles une à une. Eh bien, désormais je répondrai à toutes vos questions. Je vous donnerai toutes les indications et tous les détails que vous me demanderez… J’y suis bien résolu. D’ailleurs, je n’ai rien à cacher, tout ce que j’ai fait a été bien fait… Et puis je suis las de la vie ! Mon père m’a toujours dit que je mourrais sur l’échafaud. Ma foi ! autant là qu’ailleurs ! on meurt sur une estrade, aux applaudissements de la foule, c’est moins vulgaire que de finir dans son lit. Vous voulez savoir comment j’ai fait pour m’introduire ici, pour aller ensuite à Paris recueillir la succession de mon cher frère, pour trouver de l’arsenic dans son corps et pour avoir l’honneur de faire avec vous une partie d’écarté chez madame la comtesse de Bréant ? Faites vos questions, je répondrai !… Mais avouez que c’était bien joué, et que si la Préfecture ne m’avait pas décoché son jeune premier, je menais la vie la plus douce du monde ! »

 

« Il s’était levé et avait débité ces paroles avec une emphase qui me rappela le charlatanisme du docteur Wickson.

 

« Le juge d’instruction me pria ensuite de lui montrer la chambre où avait eu lieu le crime. Je l’y conduisis aussitôt. Boulet-Rouge nous suivait escorté des cinq gendarmes qui le serraient de près. J’avais repris la clef de cet appartement entre les mains d’Yvonne. Au moment où j’ouvris la porte, et lorsque l’assassin aperçut, après ces dix années écoulées, la chambre telle qu’elle était la nuit du meurtre, il ne put s’empêcher de tressaillir ; son regard se troubla. Il murmura :

 

« – Elle m’avait dit que tout avait été remis en place, et que la clef était perdue.

 

« – C’est bien ici, demanda M. Donneau, que vous avez tué M. Bréhat-Kerguen ? »

 

« Boulet-Rouge ne répondit pas, et se contenta de faire un signe affirmatif.

 

CHAPITRE XI

BOULET-ROUGE

 

« Locnevinen.

 

« Nous sommes partis du château de Kerguen hier matin à six heures. M. Donneau a voulu arriver à Locnevinen avant que le jour fût levé, afin de ne pas exciter la curiosité des bons habitants de Loc-ahr.

 

« En traversant le jardin pour gagner l’avenue, nous avons rencontré Jacquot, qui poussait de sourds gémissements au pied de l’arbre auquel il avait été attaché toute la nuit. Il ne pouvait bouger, car les mouvements qu’il aurait faits eussent déchiré son oreille. Il avait un air piteux qui parut attendrir Boulet-Rouge.

 

« Le prisonnier demanda aux gendarmes qui l’accompagnaient de s’arrêter un instant pour qu’il pût faire ses adieux à son vieux camarade.

 

« – Adieu, mon pauvre Jacquot, dit-il en arrachant la ceinture qui liait l’ours à son arbre. Adieu, mon pauvre bonhomme !… Ton maître n’est pas en brillante compagnie, hein ? Que veux-tu, il fallait bien faire une fin et celle-ci était la plus naturelle !… Tu ne peux pas comprendre cela, n’est-ce pas ? parce que tu n’as pas le bonheur d’être une créature raisonnable. On va me couper le cou, un jour ou l’autre, mon vieux camarade, et tandis que je monterai sur l’échafaud, toi, tu amuseras les badauds dans quelque ménagerie ; tu seras bien soigné, bien nourri, et on te donnera des gâteaux !… Tu vois à quel point tu es heureux de ne point être une créature raisonnable ! »

 

« Je m’étais aussi arrêté, les mains dans mes poches, pour considérer cette scène touchante, tandis que M. Donneau prenait les devants afin de s’assurer que la voiture et les chevaux des gendarmes étaient prêts à nous emmener.

 

« Boulet-Rouge jeta autour de lui un regard rapide, puis, se penchant vers Jacquot, qui était toujours couché dans la neige, et, levant rapidement ses deux poings chargés de menottes d’acier, il en assena un coup terrible sur l’échine de l’ours en criant :

 

« – Sus, Jacquot ! sus ! et venge-moi ! »

 

« L’ours poussa un hurlement de douleur, ses yeux lancèrent des éclairs d’un feu sinistre, et, se dressant sur ses pattes de derrière, il se précipita sur moi.

 

« Je tenais heureusement en ce moment la crosse de mes pistolets. Je les tirai de mes poches par un mouvement brusque et, au moment où la bête féroce allait m’étreindre dans ses terribles bras, je les déchargeai à bout portant dans son épaisse fourrure.

 

« Jacquot roula par terre, foudroyé, sans faire entendre un cri.

 

« Boulet-Rouge se releva en poussant un épouvantable juron et reprit sa marche d’un pas rapide.

 

« Au bruit de la double détonation, M. Donneau s’était retourné. Il courut vers moi en me demandant avec inquiétude si je n’étais pas blessé. Pour toute réponse, je lui montrai le cadavre de l’ours.

 

« Les braves gendarmes avaient été si atterrés par cette scène rapide qu’ils ne parurent pas entendre les reproches très vifs que leur condescendance envers le prisonnier leur attirait de la part du juge d’instruction.

 

« À la porte du jardin, nous trouvâmes les chevaux des gendarmes et la voiture attelée qui avait amené M. Donneau.

 

« Le magistrat me fit monter avec lui dans cette voiture. Il plaça le prisonnier entre les cinq gendarmes. Une corde passée sous les bras de Boulet-Rouge était solidement fixée aux selles des deux plus forts chevaux, et les hommes avaient ordre de tirer sur lui s’il essayait de s’échapper !

 

La petite troupe s’avança au pas, tandis que nous prenions les devants, M. Donneau et moi, dans notre mauvais cabriolet.

 

« Lorsque nous arrivâmes aux premières maisons de Loc-ahr, je demandai au juge d’instruction de vouloir bien faire arrêter la voiture.

 

« Je mis pied à terre devant l’humble cabane couverte de chaume où demeurait mon petit Jean-Marie, et je glissai à travers une des fentes de la porte quelques pièces d’or que je roulai dans ma cravate.

 

« Après avoir ainsi remercié le pauvre enfant de l’aide intelligente et dévouée qu’il m’avait prêtée dans ma délicate entreprise, je remontai à côté du magistrat qui ne cessa pendant toute la route de me parler de notre importante capture et de m’énumérer toutes les faveurs que ce succès inespéré allait lui attirer de la part de ses chefs.

 

« Deux heures après, nous entrions dans Locnevinen.

 

« Je me fis arrêter à l’auberge de l’Écu-de-France. En prenant congé de M. Donneau, je lui demandai de vouloir bien me prévenir lorsque le prisonnier serait arrivé et me permettre d’assister à son interrogatoire.

 

« Le juge d’instruction m’assura qu’il se ferait un véritable plaisir de me satisfaire.

 

« – D’ailleurs, ajouta-t-il, nous pouvons prendre quelques instants de repos, car le prévenu n’arrivera pas avant deux heures à la prison de la ville et je ne pourrai l’interroger qu’après l’audience, c’est-à-dire vers une heure de l’après-midi. »

 

« Il prit congé de moi pour se rendre au tribunal. Je me jetai sur un fauteuil et ne tardai pas à m’endormir d’un sommeil profond, car j’étais épuisé.

 

« Quelques coups frappés à ma porte me tirèrent de cet engourdissement. L’audience était finie, et on venait me chercher de la part du juge d’instruction qui consentait, selon le désir que je lui en avais exprimé, à me faire assister à l’interrogatoire de Boulet-Rouge.

 

« Lorsque j’arrivai au cabinet du magistrat, l’interrogatoire était déjà commencé. M. Donneau était impatient d’achever le plus promptement possible l’instruction de cette grave affaire, qui devait jeter un vif éclat sur sa réputation naissante.

 

« Deux gendarmes stationnaient dans le corridor qui menait au cabinet du juge. Deux autres avaient accompagné le prisonnier devant le bureau du magistrat. La vigueur et l’adresse peu communes de Boulet-Rouge avaient motivé ces précautions extraordinaires.

 

« Lorsque j’entrai, M. Donneau me fit de la main un salut amical. Le prisonnier se leva gravement, et se tournant vers moi :

 

« – J’ai mille excuses à vous faire, Monsieur, dit-il avec cette courtoisie affectée qui était un des traits saillants de son caractère. Je vous avais d’abord pris pour un agent de la Préfecture. Je viens d’apprendre que vous êtes un amateur qui vous êtes donné le plaisir de la chasse à l’homme, comme d’autres se donnent celui de la chasse aux bêtes fauves. Depuis que je sais cela, je vous estime comme l’homme le plus prodigieux que je connaisse, et je me repens bien sincèrement de l’idée que j’ai eue de vous faire dévorer par Jacquot… Pauvre Jacquot !… Ah ! ce n’était pas une petite besogne que de me prendre. Les plus malins y ont échoué… et encore ils se mettaient vingt contre moi ! »

 

« L’accusé fut interrompu par le juge d’instruction que ce discours commençait à impatienter et qui avait hâte d’arriver à l’interrogatoire qui lui promettait de curieuses révélations.

 

« Il ordonna à Boulet-Rouge de se rasseoir.

 

« – Vous avez promis à la justice, lui dit-il, de ne dissimuler aucun de vos crimes et de révéler le nom de tous vos complices. Êtes-vous toujours dans les mêmes dispositions ?

 

« – Pardon, monsieur le juge d’instruction, répondit l’accusé avec un grand sang-froid, je vous ai promis l’histoire de ma vie, cela est vrai. Quant aux noms de ceux que vous appelez mes complices, il me serait bien difficile de vous les énumérer. Car eussé-je assez de mémoire pour me les rappeler, vos prisons et vos bagnes ne seraient jamais assez vastes pour contenir toutes les personnes qui, soit directement, soit indirectement, ont aidé mes entreprises.

 

« Ma liste commencerait au gouverneur général des Indes qui m’a honoré de son amitié, après mon évasion de Cayenne, et se terminerait à madame la comtesse de Bréant chez laquelle j’ai eu l’honneur de faire une partie d’écarté avec monsieur.

 

« Je vais donc me borner à vous raconter succinctement les principaux épisodes de ma vie. Je n’en prendrai que les traits les plus saillants, car je compte en consigner les détails dans des Mémoires que je publierai pendant mon séjour en prison… à moins qu’il ne me prenne la fantaisie de m’évader encore une fois.

 

« Je veux vous épargner la peine de me poser des questions, continua le prévenu qui décidément aimait les longs discours, – ce qui montrait à quel point il lui avait fallu être habile pour jouer avec une aussi grande perfection le rôle du taciturne Bréhat-Kerguen. – Je vais vous esquisser rapidement le tableau de mes premières années pour en arriver à ce qui paraît vous intéresser le plus dans toute cette affaire, à savoir mon introduction dans le château de ce vieux loup de Kerguen et mon expédition à Paris à la recherche du testament de son frère. »

 

« Après ce préambule, l’accusé commença son récit qui fut fort long et dura jusqu’à sept heures du soir.

 

« Je ne vous le rapporterai pas dans tous ses détails. Les journaux le publieront sans doute au moment des débats, et vous verrez alors tout ce qu’il a fallu à cet homme d’audace et de sang-froid pour accomplir tant de crimes monstrueux sans tomber entre les mains de la justice.

 

« Il nous a prouvé que ce qui l’a toujours perdu, c’est son amour de l’anatomie.

 

« À vingt-cinq ans, il fut envoyé à Cayenne pour crime d’assassinat. Lorsqu’il fut arrêté, il n’y avait contre lui que des preuves insignifiantes, et une ordonnance de non-lieu allait être rendue en sa faveur, lorsqu’on trouva dans sa chambre le bras de sa victime, qu’il avait disséqué avec un art infini.

 

« Dans cette dernière affaire, qui probablement lui coûtera la vie, si je n’avais pas aperçu dans l’obscurité du caveau le squelette de M. Bréhat-Kerguen, je n’aurais pas eu l’idée d’y faire une perquisition : je n’aurais pas découvert le sac de cuir ; la blessure qu’il me fît au talon dans la nuit du vendredi aurait été mortelle… et, par conséquent, l’impunité lui eût été assurée.

 

« Comme le juge d’instruction lui exprimait son étonnement qu’un homme adroit comme il l’était eût conservé une pièce à conviction aussi redoutable que le squelette de sa victime :

 

« – Eh ! mon Dieu ! que voulez-vous ? répondit-il, j’ai eu bien souvent l’idée de m’en défaire… Une fois même, je l’ai porté jusqu’au vivier pour le cacher au fond de l’eau… Mais j’ai regardé cela comme une faiblesse, comme une lâcheté indigne de moi !… Et puis il était si admirablement préparé !… C’était un véritable objet d’art que j’aimais à contempler souvent : je n’aurais pas voulu m’en séparer ! c’était encore comme un trophée de la victoire éclatante que j’avais remportée sur la police, non seulement en échappant à ses poursuites, mais en venant, moi qu’on avait traqué comme une bête fauve, moi, le bandit dont la tête était mise à prix, m’installer dans un château féodal et y vivre en grand seigneur ! »

 

« Il nous dit ensuite par quels moyens il avait pu se soustraire, dix ans auparavant, aux poursuites actives qu’on avait dirigées contre lui ; comment ses connaissances en médecine, acquises aux Grandes-Indes où il s’était réfugié après son évasion de Cayenne, lui avaient permis de jouer deux fois en dix ans ce rôle du docteur Wickson qui lui avait ouvert tous les salons de Paris et avait dépisté les limiers lancés contre lui.

 

« C’est vraiment un homme merveilleusement doué, mais qui possède surtout une audace et un sang-froid qui l’emportent encore sur son adresse. Car – vous pouvez d’ailleurs en juger par ce que vous connaissez de lui – il a montré en toutes circonstances moins de finesse que d’intrépidité.

 

« Il a un grand talent de narration et affectionne dans son langage les expressions vives et imagées.

 

« Nous l’écoutions comme on écoute dans vos salons de Paris un voyageur qui revient d’excursions lointaines et qui sait mettre dans ses récits un charme incomparable. Il raconte ses crimes avec la meilleure bonne foi du monde et semble en tirer gloire.

 

« N’étaient les gendarmes qui l’accompagnent et les menottes qui l’enchaînent, on le prendrait pour un de nos amis qui vient nous raconter ses aventures d’outremer et les péripéties d’un long et périlleux voyage ; non pour un prévenu qui est sous le coup d’une accusation capitale et dont la tête est d’avance promise à l’échafaud.

 

« Cette nature bizarre et forte m’intéresse au dernier point, et maintenant que le malheureux Guérin est certain d’avoir la vie sauve, je fais presque des vœux pour que Boulet-Rouge échappe au dernier supplice. Ce serait vraiment dommage qu’un homme de cette trempe allât finir sous le couperet de la guillotine, comme un assassin vulgaire !

 

« J’extrais de son interrogatoire les faits qui se rapportent directement à ce qui sera un jour appelé l’Affaire Bréhat-Lenoir, et je vous en envoie à la hâte le résumé succinct.

 

« Les aveux qu’il fit au sujet du meurtre de M. Bréhat-Kerguen confirmèrent en tous points les révélations d’Yvonne.

 

« Je lui demandai à ce propos pourquoi il avait voulu, dans la nuit du jeudi, déterminer sa complice à quitter le château pour fuir à Rennes, et pourquoi, après son refus, il avait pris la résolution de la tuer.

 

« – Ah ! répondit-il, c’est que je me doutais bien que vous étiez venu avec moi pour espionner mes actions et pour surprendre mes secrets. Seul, je ne vous craignais pas. J’étais bien sûr, d’autre part, que jamais vous ne pourriez tirer quelque renseignement du vieil idiot, qui d’ailleurs n’aurait rien eu à vous apprendre, puisqu’il m’a toujours pris pour son véritable seigneur et maître.

 

« Mais je craignais Yvonne. Vous savez, les femmes sont sujettes aux remords, aux attaques de nerfs. Si vous aviez connu sa présence au château, – et la suite a montré que mes appréhensions étaient fondées, – vous auriez pu la faire parler. Voilà pourquoi j’ai voulu l’envoyer à Rennes et pourquoi, sur son refus de partir, j’ai voulu la tuer.

 

« – Mais alors si vous aviez découvert qui j’étais, pourquoi ne vous êtes-vous pas débarrassé de moi, comme vous vouliez faire d’Yvonne ?

 

« – Je vais vous le dire. Lorsque vous vous êtes présenté à moi, à Paris, je vous ai pris pour un véritable campagnard, aussi niais qu’inoffensif : vous étiez supérieurement déguisé. J’ai accepté avec joie vos services, car j’avais à faire remettre bien des choses en place dans la chambre du défunt. Je ne voulais pas employer à cet ouvrage l’intendant Prosper dont je craignais les bavardages et la curiosité ; d’autre part, un jeune diplomate que j’avais rencontré deux jours avant rue de l’Université m’avait fortement endommagé les reins, et je ne pouvais me baisser.

 

« Je vous pris donc à mon service, comptant, lorsque je quitterais Paris, vous renvoyer dans vos pénates.

 

« Mais je vous reconnus à la soirée de Mme de Bréant… vous savez… lorsque vous êtes venu vous asseoir en face de moi… je vous ai reconnu à vos yeux dont l’éclat étrange m’avait déjà frappé… Ils étaient véritablement effrayants ce soir-là. Si effrayants que lorsque je me vis examiné avec une telle attention, lorsque je vis vos longs doigts compter les cartes une à une… j’eus presque peur ! Oui, peur, moi, Boulet-Rouge ! et je n’osai plus tricher !… moi qui n’avait pas craint de faire sauter la coupe sous le nez de M. de Ribeyrac, procureur du roi !

 

« Je compris alors que j’avais affaire à forte partie, et, pour détourner vos poursuites, je conçus un projet audacieux, trop audacieux peut-être, car j’aurais dû prévoir les conséquences. Je résolus de vous emmener avec moi en Bretagne et de ne pas vous quitter un instant de vue jusqu’à ce que j’eusse acquis la certitude que vous étiez un terrible ennemi acharné à ma perte. Cette certitude, je l’eus bien vite par mille petits détails isolés qui me prouvèrent que, malgré la perfection avec laquelle vous vous déguisiez, l’habit de domestique ne vous convenait pas plus qu’à moi le bicorne de gendarme !

 

« Je vous croyais un agent stipendié de la Préfecture : c’est ce qui m’a perdu. J’aurais dû me dire que jamais un employé de la rue de Jérusalem n’aurait fait preuve d’une telle audace ni d’une telle habileté. Cette habileté me paraissait si extraordinaire, que j’avais formé le projet, une fois arrivé ici, de vous séduire par des offres mille fois plus brillantes que celles qui, selon moi, vous étaient faites par la police. Je vous aurais ainsi attaché à ma personne, à mes desseins, et je vous aurais employé à une vaste entreprise que je projetais, que je devais mettre à exécution, dès que j’aurais touché la succession, et pour laquelle j’avais besoin d’un homme tel que vous. Voilà quel était mon plan. Je désirais vous associer à ma fortune… je me sentais une certaine sympathie pour vous… et je me disais qu’après tout vous étiez entre mes mains, et qu’à la moindre alerte je pouvais vous faire disparaître.

 

« C’est dans ces circonstances que je reçus la lettre de M. Berteau, notaire, qui m’appelait à Rennes pour régler les affaires de la succession. Je partis en toute hâte, profitant d’un moment où vous ne m’espionniez pas. J’avais bien recommandé au vieil Yves de vous dire que j’étais enfermé dans ma chambre, un peu souffrant, et de ne pas vous faire savoir que je m’étais absenté. Comment avez-vous fait parler l’idiot ? Je n’en sais rien…

 

« Lorsque je fus de retour, ma première visite fut pour le caveau que vous connaissez. Je vis sur les dalles rouges la marque d’un pas qui n’était pas le mien. Je bondis de colère et de surprise et je résolus de vous tuer.

 

« Ah ! vous avez eu encore du génie lorsque vous avez gratté mes aiguilles et mis je ne sais quel jus de réglisse à la place de mon curare ! Si vous vous étiez borné à enlever l’étui, c’en était fait de vous, car, ne pouvant employer mon arme de prédilection, j’aurais eu recours au poignard et alors la blessure que je vous aurais faite n’eût pas été une simple piqûre !

 

« – Il faut maintenant que vous disiez à la justice, interrompit M. Donneau, comment l’idée vous est venue du meurtre de M. Bréhat-Lenoir et comment vous l’avez mise à exécution.

 

« – C’est bien simple, répondit l’accusé avec son flegme ordinaire. Je vis dans les papiers du défunt Bréhat-Kerguen qu’il avait à Paris un frère immensément riche, et je trouvai dernièrement quelques lettres fort vives qui me prouvèrent combien les rapports des deux frères étaient tendus. L’une d’elles m’apprit même que M. Bréhat-Lenoir avait juré de déshériter le Breton. Mais je ne trouvai ces papiers et ces lettres qu’il y a trois mois environ. Jusque-là, j’avais toujours cru que celui dont j’occupais la place n’avait pas de famille. J’ai cherché ces papiers pendant neuf ans dans tous les coins et recoins du château. Je les découvris enfin derrière la grande glace de Venise qui est dans la chambre des armures.

 

« Ma résolution fut bientôt prise. Je me souciais d’autant moins d’être déshérité en ce moment, que quelques millions m’étaient nécessaires pour commencer la grande entreprise dont je vous ai parlé et à laquelle je voulais associer monsieur. Je partis donc pour Paris, afin de me mettre à la recherche du testament qui spoliait celui dont j’avais pris la place. Une fois ce testament annulé, j’héritais sans difficulté.

 

« J’étais merveilleusement servi par les circonstances, car ce vieux loup de Kerguen n’était jamais sorti de son château, personne ne connaissait sa figure. Je pouvais donc très aisément me faire passer pour lui. Et puis j’ai toujours eu, comme monsieur, la science du déguisement. J’ai à peu près la taille du défunt ; sa grosse perruque ébouriffée, son visage d’ours mal léché étaient faciles à copier, et, comme il ne disait jamais un mot, je n’ai jamais eu de peine à imiter le son de sa voix.

 

« Arrivé à Paris, je passai environ huit jours à étudier la situation des lieux et les habitudes de M. Bréhat-Lenoir. Bien qu’il fût retiré des affaires, il allait tous les jours à la Bourse, de deux à quatre heures, pour se distraire.

 

« J’achetai un habit de commissionnaire, et, prenant sous mon bras un journal artistement arrangé avec des épingles et figurant un paquet assez volumineux, je me présentai vers trois heures à la porte de l’hôtel.

 

« J’avais profité, pour faire mon coup, d’un moment où M. Prosper était sorti, car je me méfiais du petit intendant.

 

« Je ne trouvai que Guérin, qui flânait, les mains dans les poches, sur le pas de la porte.

 

« – M. Bréhat-Lenoir ? demandai-je.

 

« – Il n’y est pas, répondit le naïf paysan en me saluant jusqu’à terre.

 

« – Je sais bien qu’il n’y est pas, repris-je avec un gros rire… Je ne vous demandais cela que pour savoir si c’était bien ici son hôtel. C’est lui-même qui m’envoie. Il m’a pris au coin de la place de la Bourse… à côté du marchand de vins, vous savez… et il m’a chargé d’apporter ce paquet et de le remettre sur la cheminée de sa chambre. Voulez-vous m’indiquer où elle est, cette chambre ? Le paquet est lourd, et il y a loin de la place de la Bourse à la rue Cassette. »

 

« Guérin monta avec moi et m’introduisit dans l’appartement de son maître, dont il avait la clef.

 

« Je posai mon semblant de paquet sur la cheminée.

 

« – Ah ! fis-je en me retournant brusquement, comme si je me rappelais tout à coup quelque chose et en fouillant dans la poche de ma veste, voici une lettre que votre patron m’a dit de vous remettre pour que vous la portiez à son adresse, tout de suite, sans perdre une minute… il paraît que c’est très pressé… Allez vite… Je n’ai pas voulu m’en charger moi-même, parce que cela me fait un trop long détour… Allez vite, vous dis-je… ou M. Bréhat-Lenoir sera furieux ! »

 

« Je le poussai par les épaules, et il dégringola les escaliers en deux bonds.

 

« Je commençai par aller à la fenêtre, pour voir si, en cas de danger, je pourrais exécuter par là ma retraite. Mais la fenêtre était garnie de grilles solides. Je ne pouvais pas compter sur cette planche de salut.

 

« Ensuite, je froissai entre mes mains le papier qui était censé représenter l’enveloppe d’un paquet et je le jetai dans le feu, puis j’allai m’étendre sous le lit, attendant l’heure favorable.

 

« M. Bréhat-Lenoir se coucha à neuf heures. Je l’entendis gronder Guérin pour avoir osé pénétrer dans sa chambre malgré sa défense. Celui-ci balbutia une excuse dans laquelle les mots lettre, paquet revenaient souvent. Mais comme le banquier n’avait donné aucun ordre relatif à la lettre ni au paquet, il s’emporta violemment contre son domestique et jura qu’il le mettrait le lendemain à la porte de chez lui.

 

« Une heure plus tard, M. Bréhat-Lenoir recevait cette terrible blessure dont vous connaissez les effets, prompts comme ceux de la foudre.

 

« Lorsqu’il fut mort, je sortis de ma cachette et me mis à travailler le secrétaire.

 

« Je le forçai de manière à laisser des traces visibles de mes recherches. Je voulais qu’on crût à un vol.

 

« Dans le tiroir le plus secret, je trouvai le testament, que je brûlai à l’instant même. Puis je jetai quelques grains d’arsenic dans la tasse qui était posée sur la table et me remis sous le lit.

 

« Vous voyez que mon plan était habilement conçu !

 

« Vous connaissez la scène qui eut lieu le lendemain matin. Je m’esquivai au milieu de ce tumulte. Tant de gens étaient accourus dans l’hôtel que ma présence ne fut pas remarquée.

 

« – Votre récit n’est pas tout à fait exact, dis-je lorsque le prévenu eut fini de raconter ses exploits, et je vais prendre la liberté de le compléter. »

 

« Il fit un mouvement de surprise et me lança un regard où je crus voir quelque inquiétude.

 

« – Certainement, repris-je. Vous avez oublié de nous dire que, craignant d’être remarqué, vous êtes entré le soir et sorti le matin de l’hôtel, non par la porte qui donne sur la rue Cassette, mais par la petite entrée du jardin qui conduit à la rue de Vaugirard en longeant l’hôtel du Renard-Bleu.

 

« – J’ai dit à la justice que je ne lui cacherais rien, et je ne lui ai rien caché, répondit le prévenu d’un air sombre.

 

« – Hormis le nom d’un de vos complices, Petit-Poignard, qui vous a hébergé chez lui et vous a donné ainsi le moyen de pénétrer sans être vu dans l’hôtel Bréhat-Lenoir. »

 

« Le bandit me regarda d’un air profondément surpris.

 

« – Tenez, continuai-je en lui mettant sous les yeux le fragment de lettre trouvé derrière sa malle par M. Prosper, reconnaissez-vous ces signes ?

 

« – Mais vous êtes donc sorcier ! s’écria Boulet-Rouge en devenant livide. Qui vous a remis ce papier ? Je l’ai cherché pendant des heures et je croyais l’avoir brûlé… Comment est-il tombé entre vos mains, et ensuite comment avez-vous fait pour le déchiffrer ?

 

« – Les rébus les plus difficiles se devinent toujours répondis-je. Vous auriez dû au moins avoir la précaution de changer vos signes. La clef en a été trouvée, il y a dix ans, par V…, qui a fait arrêter vos premiers complices.

 

« – J’ai donc décidément un sort contre moi ! murmura Boulet-Rouge d’une voix sourde.

 

« J’écrivais à un ancien, reprit-il en se tournant vers moi, – comme s’il eût senti le besoin de se justifier du reproche de maladresse que je lui avais adressé, – j’ai été forcé d’employer mes vieux signes. On a frappé à ma porte au moment où j’achevais ma lettre, et j’ai oublié ce chiffon de papier… Je crois même être certain de l’avoir jeté au feu. Comment donc avez-vous fait pour le trouver ? »

 

« La suite de l’interrogatoire ne fit que confirmer toutes mes conjectures et ne révéla plus rien que vous ne sachiez déjà.

 

« Il faut que j’ajoute cependant qu’Yvonne mourut dans la journée qui suivit l’arrestation de Boulet-Rouge, et qu’elle fut enterrée secrètement, au pied d’un hêtre, dans un des coins les plus reculés du jardin. »

 

CHAPITRE XII

ÉPILOGUE

 

Ici se termine le récit de Maximilien Heller.

 

Les pages suivantes paraîtront peut-être de peu d’intérêt aux personnes qui ont seulement cherché dans ce livre un amusement de quelques heures, et qui jugent que le dénouement de cette histoire très véridique a suffisamment satisfait leur curiosité. Mais nous avons pensé qu’après avoir assisté aux efforts vraiment prodigieux accomplis par ce jeune homme pour sauver, au péril de ses jours, la tête d’un innocent, et désigner le vrai coupable au juste châtiment des lois, après l’avoir suivi, pour ainsi dire pas à pas, dans la route périlleuse où il s’engagea avec un si rare courage, après l’avoir accompagné de leurs vœux pendant la lutte, après l’avoir applaudi à l’heure du triomphe, – ceux de nos lecteurs qui se sont intéressés à notre pauvre ami seraient peut-être heureux de savoir ce que devint dans la suite Maximilien le Misanthrope.

 

C’est ce que nous allons essayer de dire en peu de mots :

 

Dès qu’il fut rentré à Paris, M. Heller m’envoya un mot pour m’annoncer son retour et me demander de venir le voir : il éprouvait, disait-il, le désir de me parler dans le plus bref délai.

 

On conçoit facilement avec quel empressement je me rendis à son invitation. Deux heures après avoir reçu cette lettre, je montais les six étages de la haute maison de la butte Saint-Roch, au sommet de laquelle était juchée la mansarde du philosophe.

 

Le jour commençait à tomber. Je trouvai Maximilien Heller exactement dans la même attitude que le fameux soir où, un mois auparavant, je lui avais fait ma première visite.

 

Il était renversé dans son grand fauteuil, devant la cheminée où mouraient deux tisons. Une bougie brûlait derrière lui sur la table. Seul son chat manquait pour compléter la mise en scène. Il avait sans doute profité de l’absence de Maximilien pour chercher un maître plus gracieux et un logis plus confortable.

 

Mes premières paroles furent naturellement pour féliciter le philosophe du courage merveilleux dont il venait de donner tant de preuves, ainsi que de l’heureux résultat de son entreprise. Il me répondit à peine, par monosyllabes entrecoupés ; on eût dit que je l’entretenais d’une affaire oubliée depuis longtemps, et dont le souvenir lui était importun. Je ne fus pas trop surpris de cet étrange accueil, connaissant la nature bizarre de mon ami. Puis je lui demandai des nouvelles de sa santé.

 

« Je ne vais pas mieux, dit-il en détournant légèrement la tête… Toujours la fièvre… l’insomnie. »

 

Je pris la bougie, que je posai sur la cheminée, afin de mieux voir les traits du philosophe et de me rendre un compte plus exact de l’état où il se trouvait.

 

Je remarquai alors, avec autant d’étonnement que de joie, que ces trente jours de continuelles fatigues, de luttes, d’émotions, loin d’aggraver son mal, semblaient avoir opéré en lui un changement favorable. Ses yeux étaient plus brillants, son visage moins livide et moins creusé que le soir où je l’avais vu pour la première fois. Je ne pus m’empêcher de lui en faire l’observation. Il secoua la tête et répliqua avec insistance :

 

« Non, non, je vous assure que je ne suis pas moins malade qu’il y a un mois. Vous parlez ainsi pour me rassurer, pour me donner le change sur ma propre situation… C’est inutile, docteur, je ne me fais pas d’illusions, et je sais mieux que personne ce que je souffre. »

 

Je pensai tout bas :

 

« C’est en vain que tu veux me le dissimuler, farouche misanthrope, je sens, moi, que tu renais à la vie. »

 

Il reprit :

 

« Pardonnez-moi si je vous ai dérangé, docteur, je me suis trouvé trop faible pour aller vers vous… et puis je désire qu’on ignore ma présence à Paris. Voici ce que je voulais vous demander : seriez-vous assez bon pour me faire remettre, le plus tôt possible, les papiers que je vous avais confiés avant de partir ? Je désirerais les classer.

 

– Ils seront chez vous demain, répondis-je.

 

– Merci. »

 

Il prit alors un portefeuille rouge dans la poche de sa houppelande, parut hésiter un instant, puis me dit encore, en me tendant une liasse de papiers jaunis :

 

« Ce pauvre diable qui est en prison… vous savez… Guérin, va sans doute se trouver dans la dernière des misères. Remettez-lui, je vous prie, cette petite somme…

 

– Ah ! Maximilien, dis-je en lui serrant la main avec force, que vous êtes bon ! »

 

Ces paroles parurent faire sur lui une vive impression. Il fronça les sourcils, se démena dans son fauteuil et murmura d’un ton boudeur :

 

« Non, je ne suis pas bon… je suis juste, voilà tout !… La société des hommes, au milieu de laquelle je suis contraint de vivre, a causé à ce malheureux un immense dommage… Je me considère comme responsable, dans une certaine mesure, de cette faute collective… et je tâche de la réparer selon mes moyens. Mon action est bien simple, en vérité, et je m’étonne qu’elle provoque chez vous un tel élan d’admiration !… D’ailleurs je possède plus d’argent, beaucoup plus qu’il ne m’en faut pour vivre. Je n’ai aucun mérite, ce me semble, à me défaire d’un objet qui m’est absolument inutile !… »

 

En entendant cette déclaration faite d’un ton brusque, je ne pus m’empêcher de sourire. Vous savez que les médecins, observateurs par profession, finissent par acquérir une sûreté de coup d’œil qui leur permet de sonder les maux de l’âme aussi profondément que ceux du corps. Il me semblait qu’à ce moment Maximilien manquait un peu de cette franche sincérité, qui fut de tout temps le signe distinctif et, en même temps, l’honneur des Alcestes. Évidemment il forçait sa nature et tenait un langage que son cœur devait démentir. Ce n’était pas ainsi qu’il parlait un mois auparavant. Alors sa parole était amère, froide, incisive. On sentait que son âme était ulcérée dans ses plus profonds replis, qu’il méprisait l’humanité pour ses vices, ses erreurs, et enveloppait tous ses semblables dans la « haine vigoureuse » qui grondait au fond de son cœur. Maintenant, son ton était forcé, déclamatoire. En l’entendant, je me rappelais involontairement un mauvais acteur de province, qui, jouant Le Misanthrope, enflait ses joues et bourrait de coups de poing et de coups de pied les meubles de la scène. En vain, Maximilien Heller, obéissant à ce petit sentiment d’amour-propre dont les natures les mieux trempées subissent elles-mêmes le joug étroit, essayait-il de me dissimuler la révolution intime qui s’était faite en lui ; en vain voulut-il paraître avoir conservé, dans toute sa rudesse, ce premier aspect sombre et sceptique sous lequel il m’était précédemment apparu : son jeu ne put me tromper. Des souffrances, des malheurs que je ne connaissais point, peut-être quelque grande injustice dont il avait été la victime, avaient jadis versé dans son âme le poison de la haine et du désespoir.

 

Mais, grâce à Dieu, ce poison venait de trouver son antidote ! Comment, en face de l’œuvre glorieuse et consolante qu’il venait d’accomplir, pouvait-il douter de la générosité de l’homme ? Comment, en présence du succès dont Dieu avait récompensé ses nobles efforts, aurait-il méconnu la puissance et la bonté de la Providence ?

 

Il est une loi psychologique à laquelle tous les hommes sont soumis, qui nous incline à juger l’univers d’après le monde restreint où nous vivons, et nous porte à contempler nos semblables à travers le prisme de nos propres vertus et de nos propres défauts. Nous avons les regards constamment fixés sur ce miroir secret renfermé dans notre âme, et c’est en considérant notre image qui s’y reflète que nous prenons une idée de l’image des autres.

 

Eh bien ! il était évident pour moi qu’en se voyant si grand, si noble, si beau dans le miroir de son cœur, Maximilien était contraint de se réconcilier avec les hommes et avec Dieu. En s’élevant à ses propres yeux, il avait élevé, du même coup, l’humanité tout entière.

 

Nous gardâmes quelques instants le silence. Puis Maximilien se mit debout, fit plusieurs pas dans sa chambre, et, revenant se poser devant moi, me dit :

 

« Voici sans doute, docteur, la dernière fois que j’aurai le plaisir de vous voir. Je serais un ingrat si je ne vous remerciais pas et des bons soins que vous m’avez donnés, et des services que vous m’avez rendus durant le mois qui vient de s’écouler…

 

– Comment ! fis-je surpris, vous quittez Paris ?

 

– Non, répliqua-t-il avec un sourire un peu triste, je m’y enfonce, au contraire, plus profondément… »

 

Comprenant sans doute que j’attendais l’explication de ces mots énigmatiques, il poursuivit :

 

« Mon intention formelle est d’éviter de me produire en spectacle aux prochaines assises. Je ne veux pas devenir un héros de Causes célèbres. Dès demain je quitte cette maison, cette chambre, et je désire (il insista en prononçant ces mots), je désire que mes amis ignorent à jamais le lieu de ma retraite.

 

– Pourtant votre témoignage est nécessaire, indispensable aux juges…

 

– En aucune façon. Vous savez bien que l’assassin a tout avoué.

 

– Vous ne pouvez empêcher que votre nom ne soit mêlé à cette affaire, où vous avez joué le premier rôle.

 

– Qu’en savez-vous ?… Supposons un instant que je me sois désigné à M. Donneau, le juge d’instruction, sous un nom qui n’est pas le mien ?… Une seule personne au monde connaît la vérité tout entière, c’est vous. Je vous ai fait venir pour vous demander de me donner votre parole d’honneur que jamais, tant que je vivrai, vous ne trahirez mon secret.

 

– Je vous le promets, dis-je en lui serrant la main. Mais lorsque le procès sera terminé, que le coupable sera puni ; lorsque l’oubli commencera à envelopper toute cette affaire, ne permettrez-vous pas à vos amis de se rapprocher de vous ? Est-ce donc un éternel adieu que nous devons échanger ce soir ? »

 

J’étais assez ému en prononçant ces paroles. Je crois que Maximilien s’en aperçut et fut touché lui-même de l’intérêt que je lui témoignais.

 

Il me rendit mon serrement de main et me dit d’un ton trop rude pour qu’il ne fût pas affectueux :

 

« Si le hasard fait que nous nous rencontrions un jour, je vous reverrai avec plaisir. »

 

François Beauchard, dit Boulet-Rouge, fut exécuté le 25 mars 1846, à la barrière Saint-Jacques, en présence d’une foule immense.

 

Quelques mois après ce dernier et lugubre épisode du drame qui fait l’objet de ce récit, – dans la première quinzaine de juillet, – je passais sur le quai situé en face de l’hôtel de la Monnaie, lorsque je crus apercevoir devant l’étalage en plein vent d’un bouquiniste, antiquaire, conchyliologiste, etc., un personnage de haute taille, maigre, élancé, dont l’aspect me frappa vivement. Il était vêtu d’une longue redingote un peu râpée, qui lui descendait jusqu’aux talons, et dont le collet remontait jusqu’à ses yeux. Un chapeau dit bolivar abritait à l’ombre de ses larges bords le haut du visage de l’inconnu. Malgré le soin qu’il prenait pour dissimuler sa figure je n’eus pas de peine à reconnaître en lui mon ancien ami, M. Maximilien Heller.

 

Je bénis le hasard qui me le faisait rencontrer. Depuis plusieurs semaines, je m’étais mis précisément à sa recherche, et j’avais parcouru plusieurs quartiers de Paris dans l’espoir de le retrouver.

 

On verra plus tard quelles raisons me poussaient à renouer, dans le plus bref délai, connaissance avec le philosophe.

 

Il tenait un livre poudreux entre ses longs doigts, et paraissait l’examiner attentivement. Il ne m’aperçut point, et, pour lui faire lever la tête, je fus forcé de frapper sur son épaule.

 

Ma vue ne parut causer à Maximilien Heller ni surprise ni embarras. Il remit son livre à l’étalage du bouquiniste, et me serrant la main :

 

« En vérité, docteur, me dit-il, je suis heureux de voir que vous reconnaissez vos anciens amis…

 

– Et moi, fis-je en souriant, je constate, non sans quelque chagrin, que vous semblez avoir totalement oublié les vôtres. Depuis un instant j’étais là, près de vous, et…

 

– Pardonnez-moi, reprit-il vivement, j’étais absorbé dans mes recherches.

 

– Recherches philosophiques, sans doute ?

 

– Non, non, répondit Maximilien, comme s’il eût voulu éloigner de son esprit un fâcheux souvenir, j’ai laissé la philosophie de côté. Je m’occupe maintenant d’histoire…

 

– Ah !…

 

– Oui, j’ai entrepris un grand travail sur les monuments historiques de France.

 

– Cette étude vous oblige sans doute à de fréquents voyages ?

 

– Vous savez combien j’aime peu à sortir de ma retraite. Je n’ai point l’âme d’un voyageur. La seule excursion que j’aie jamais faite avec plaisir est celle dont Xavier de Maistre a tracé un si charmant itinéraire.

 

– Pourtant il me semble que, si vous vous bornez à exécuter le voyage autour des murs de votre chambre, vous ne devez pas rencontrer souvent en route des points de vue qui puissent vous inspirer dans le travail dont vous vous occupez.

 

– Je consulte ceux qui ont bien voulu se donner la peine de se déranger pour faciliter mes recherches. J’étudie leurs livres.

 

– Vous avez tort, mon cher ami, fis-je en prenant mon ton doctoral, vous avez tort de vous ensevelir ainsi dans une sombre retraite. L’air de Paris ne vous vaut rien, je vous l’affirme. Vous devriez aller passer quelques mois à la campagne, au bord de la mer, au nord ou au midi, peu importe… Il n’est pas de plus puissante distraction que les voyages et vous avez besoin de distraction. Je n’ai pas oublié l’excellent effet qu’eut sur votre santé – morale et physique – l’expédition pourtant si pénible que vous fîtes, il y a quelques mois, en Bretagne. »

 

Il eut un geste de vive dénégation.

 

« N’essayez pas de me contredire, répliquai-je gaiement, mon coup d’œil ne m’a pas trompé, et je ne puis vous dire combien j’ai été frappé de l’heureux changement que j’ai remarqué en vous… Tenez, puisque j’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer, je profite de l’occasion et je vous enlève…

 

– Comment cela ? fit-il en se reculant avec une promptitude qui me fit sourire.

 

– J’ai découvert l’an dernier, sur les côtes de Normandie, un ravissant petit village, perché en haut d’une falaise, où il n’y a pour tous habitants que des pêcheurs ; dont le sol encore vierge n’a jamais été souillé par le pied d’un bourgeois parisien. J’ai passé là quelques mois de calme, de repos, de bien-être indicibles. Je veux vous y conduire… »

 

Je vis bien que cette proposition ne lui déplaisait pas. Il essaya pourtant de me résister.

 

« Mais, fit-il en cherchant une objection à m’opposer, vous n’y songez pas !… Non, non, c’est impossible, je ne veux pas interrompre le travail que j’ai commencé… Je suis dans le premier feu de la composition, et vous comprenez…

 

– Qui vous empêchera de travailler là-bas ?

 

– Je ne puis pas y transporter ma bibliothèque.

 

– J’ai mieux qu’une bibliothèque à vous offrir. À deux lieues de l’endroit dont je vous parle se trouvent les ruines d’un vieux château féodal excessivement curieux. C’est une belle proie sur laquelle nos archéologues ne se sont pas encore abattus, et qui vous fournira, j’en suis sûr, une curée abondante d’intéressantes et curieuses découvertes.

 

– Et ce château se nomme ?

 

– Le château de Trélivan. »

 

Il parut chercher dans son souvenir.

 

« Oh ! ce nom doit vous être presque inconnu, dis-je encore ; aucun de vos livres n’en fait sans doute mention. Mais ce dédain des antiquaires n’enlève rien au mérite de son vieux manoir, et je suis sûr que ses ruines vous intéresseront vivement. »

 

Mes instances furent si pressantes, qu’il ne put les combattre et se refuser à mon désir.

 

Trois jours après, nous étions en route pour Mareilles. À cette époque, aujourd’hui si loin de nous, le casino ne s’était pas encore répandu comme une lèpre dévorante sur nos jolies plages normandes et bretonnes. On aurait pu faire soixante lieues sur le bord des falaises sans rencontrer ces vilaines tentes alignées au cordeau, ces piquets plantés sur le rivage, ces costumes bariolés étendus sur les ajoncs et les varechs, qui aujourd’hui décèlent à chaque anfractuosité du rocher la présence néfaste d’une station balnéaire.

 

Le bourgeois de Paris n’osait s’aventurer plus loin que Boulogne ou Saint-Cloud, et seuls l’artiste ou l’amateur d’émotions violentes entreprenaient le voyage des côtes de l’Océan et de la Manche.

 

Nous arrivâmes le soir à Mareilles, par un temps magnifique. Nous nous fîmes conduire à la meilleure auberge du bourg, qui était située sur un petit promontoire, d’où l’on découvrait le splendide panorama de la pleine mer.

 

Notre arrivée parut confondre le brave aubergiste, qui n’avait jamais reçu d’hôtes de notre qualité. Il demanda d’où nous venions. Je lui dis que nous étions Parisiens.

 

Le brave Normand me regarda d’un air sournois et branlant sa tête grise, coiffée du bonnet de coton traditionnel :

 

« Ma fi ! dit-il, j’crois sans l’croire pourtant, que vous voulez vous gausser du pauv’monde… Vous, Parisien ? Nenni-da. J’connais ben les Parisiens : j’en ai vu un il y a dix ans, et il n’avait point votre air. Les Parisiens ont un chapeau pointu comme un clocher, des cheveux jusqu’aux mollets, des habits de v’lours et une grosse boîte dans le dos. »

 

Cette affirmation péremptoire du brave homme me fit sourire. Il avait sans doute aperçu un jour quelque rapin en quête d’un bon point de vue, et il s’imaginait que tous les gens de Paris portaient le costume romantique de 1830. La tenue correcte et sévère qui est celle de ma profession confondait évidemment toutes ses notions. Pourtant la vue de Maximilien qui entra en ce moment dans la chambre d’auberge, coiffé de son grand chapeau posé sur ses longs cheveux, rendit confiance au digne aubergiste.

 

« À la bonne heure ! s’écria-t-il en l’apercevant… Celui-ci, jarnigué ! c’est un vrai Parisien ! »

 

Nous nous installâmes dans un corps de logis séparé de l’auberge, et qui formait pavillon.

 

Dès le lendemain, nous fîmes, pour gagner appétit, avant le déjeuner, une longue promenade sur les sommets des falaises.

 

On eût dit que la Providence conspirait avec moi en faveur de mon pauvre et intéressant ami. Le ciel était d’azur, le soleil chaud et vivifiant ; la mer étendait, à perte de vue, ses belles eaux transparentes, piquées çà et là d’une voile blanche ou brune, qui courait, sous le souffle de la bise, comme une mouette effarouchée. L’air frais du matin nous apportait les âcres et sains parfums de la mer. Nos poitrines buvaient à longs traits ces robustes émanations dont elles semblaient ne pouvoir jamais se rassasier complètement.

 

J’observais Maximilien du coin de l’œil, tout en causant botanique, pêche, histoire naturelle et autres sujets de circonstance. Je constatais avec un plaisir inexprimable l’efficacité du régime dont je faisais sur lui la salutaire épreuve. Son teint, animé par le froid et la bise, revêtait les fraîches couleurs de la jeunesse, dont, pendant si longtemps, ses joues avaient été déparées. Il marchait à grands pas. Ses cheveux noirs agités par le vent, ses grands yeux brillant d’un éclat inaccoutumé et levés vers le ciel avec une expression qui, peut-être, était celle de la reconnaissance, donnaient à sa physionomie si originale je ne sais quoi de vraiment beau et d’inspiré.

 

J’éprouvais en ce moment quelque chose d’analogue sans doute à la joie que ressent le bon jardinier lorsqu’il voit un arbrisseau, longtemps courbé sous le souffle dévorant du mistral, se relever lentement et se couvrir d’une nouvelle et verdoyante parure.

 

Pendant deux semaines, nous recommençâmes chaque jour ces bienfaisantes excursions au grand air. Maximilien me demandait parfois, au moment où nous nous mettions en route :

 

« Eh bien, docteur, est-ce aujourd’hui que nous allons visiter les ruines de votre vieux château ? »

 

Et chaque fois qu’il me faisait cette question, je trouvais quelque adroit prétexte pour retarder l’exécution de notre projet. On devine bien que le manoir crénelé de Trélivan n’avait jamais existé que dans mon imagination, et j’eusse été fort embarrassé si Maximilien m’avait sommé de le lui montrer. Heureusement, il n’existait point, et chaque matin nous remettions, d’un commun accord, notre excursion au lendemain.

 

Enfin, un jour, vers la fin de la troisième semaine de notre séjour à Mareilles, je lui dis :

 

« Vous sentez-vous, mon cher ami, de force à tenter notre expédition aux ruines de Trélivan ? Je vous avertis d’avance que nous aurons à faire deux lieues pour aller et autant pour revenir, ce qui nous prendra au moins six bonnes heures.

 

– Partons ! répondit-il avec un entrain tout juvénile qui me charma ; vous avez dû vous apercevoir que je suis bon marcheur et que je ne crains pas la fatigue ! »

 

Nous nous mîmes donc en route. On saura bientôt dans quel dessein je proposais de donner ce but à notre promenade quotidienne.

 

Nous descendîmes la côte rapide au sommet de laquelle est construit le joli village de Mareilles, et, tournant le dos à la mer, nous nous enfonçâmes dans l’intérieur des terres.

 

Depuis que nous avions quitté Mareilles, nous apercevions, à une centaine de pas devant nous, un petit paysan qui courait, ses sabots à la main, sans tourner la tête. Maximilien ne remarqua pas que nous prenions précisément les mêmes chemins que notre petit éclaireur, et que nous conservions toujours la distance existant entre lui et nous.

 

Après environ une demi-heure de marche rapide, et après avoir traversé de charmants chemins ombragés, de belles prairies humides et verdoyantes, nous arrivâmes à une route profondément encaissée et surmontée d’un toit d’ombrages que le soleil couvrait de paillettes d’or.

 

Au détour de cette route, nous aperçûmes tout à coup, au milieu d’une clairière, une ferme assez spacieuse dont les murs, récemment blanchis, étincelaient de lumière, derrière un rideau de beaux peupliers.

 

Le petit paysan venait de disparaître dans un épais buisson de cornouillers.

 

« Venez, dis-je à Maximilien en lui montrant la ferme ; nous allons faire ici, si vous le voulez bien, une halte de quelques instants. Le soleil est terriblement chaud aujourd’hui, et je crois qu’une bonne tasse de lait ne sera pas à dédaigner.

 

– Volontiers, me répondit-il ; cette ferme a, en vérité, un aspect des plus séduisants. »

 

Nous traversâmes une cour en terre battue où jabotaient de gros canards, où gloussaient de belles poules blanches.

 

Puis nous montâmes les cinq marches de pierre qui conduisaient à la lourde porte vermoulue de la maison.

 

Au moment où j’allais poser la main sur le loquet de cette porte, elle s’ouvrit brusquement.

 

Maximilien poussa une exclamation de surprise et recula de quelques pas.

 

« Jeanne ! Jeanne ! cria aussitôt une voix d’homme entrecoupée, haletante, viens vite… viens vite… le voilà… »

 

Sur le seuil de la porte se tenait un paysan de trente ans environ, le visage rouge comme une pivoine, riant et pleurant tout ensemble ; il frappait dans ses larges mains, se tournant tantôt vers nous, tantôt vers l’intérieur de la maison, et répétait en donnant les signes de la joie la plus folle :

 

« Jeanne ! je l’avais bien dit qu’il viendrait. Dépêche-toi donc ! Ah ! le bon Dieu est bon ! Jeanne ! Jeanne !…

 

– Louis Guérin ! » murmura Maximilien qui avait légèrement pâli.

 

Puis il se retourna vers moi, sourit, et, poussant un soupir, me dit :

 

« Ah ! maintenant je comprends tout ! »

 

Cependant Louis Guérin, car c’était lui en effet, avait descendu les marches de pierre. Emporté par un élan de reconnaissance bien naturel, le brave garçon s’était jeté aux genoux de Maximilien Heller et avait pris sa main, qu’il embrassait et qu’il couvrait de ses larmes.

 

« C’est vous ! répétait-il, c’est vous qui m’avez sauvé !

 

– Relevez-vous, mon ami, relevez-vous, je vous prie, dit Maximilien d’une voix douce et en abaissant vers Guérin ses yeux où se lisait un tranquille sourire.

 

– Allons, Guérin, fis-je en intervenant à mon tour, calmez-vous, et veuillez, je vous prie, nous présenter votre femme. »

 

Le paysan se releva, essuya ses yeux rougis, franchit le seuil de la ferme et disparut dans l’intérieur de la maison.

 

Lorsque nous fûmes demeurés seuls, je me tournai vers Maximilien, qui, pensif, semblait faire sur lui-même un grand effort afin de ne pas laisser paraître l’émotion qu’il ressentait.

 

« Eh bien ? » lui dis-je.

 

Il me serra la main, puis détourna un peu la tête, et ce seul mot faiblement articulé sortit de ses lèvres :

 

« Merci ! »

 

Cependant Guérin reparut bientôt accompagné d’une fraîche et jolie paysanne de dix-huit ans dont il tenait la main entre les siennes.

 

Elle s’avança vers nous toute rougissante et en baissant les yeux.

 

Le bon Guérin lui lit signe de s’enhardir et de tourner à Maximilien un compliment préparé sans doute depuis longtemps.

 

Mais Jeanne restait confuse devant nous, rougissant de plus belle et n’osant parler.

 

Puis, tout à coup, elle prit bravement son parti, s’avança vers Maximilien, et, avec un geste charmant de grâce et de naïveté, lui tendit ses belles joues fraîches, sur lesquelles le philosophe, qui avait, je vous jure, complètement dépouillé son air farouche, déposa deux bons baisers.

 

Lorsque la première expansion de la joie et de la reconnaissance du pauvre Guérin fut un peu calmée, je le priai de nous faire visiter son petit domaine.

 

Il prit le bras de sa femme, sur lequel il s’appuya, car les jambes du brave garçon tremblaient sous lui, et nous fit voir successivement toutes ses richesses : l’étable, où deux belles vaches ruminaient gravement, la basse-cour et ses bruyants habitants, la laiterie, le pressoir, où une immense cuve attendait la prochaine récolte de pommes, enfin tous ces biens, inestimables pour lui, qu’il devait à la générosité de Maximilien Heller.

 

Il ne cessa, pendant tout ce temps, de témoigner à mon ami la reconnaissance la plus vive et la plus touchante. Il s’interrompait souvent, au milieu de ses descriptions enthousiastes et de l’énumération de ses projets d’avenir, pour s’écrier :

 

« Et quand je pense, mon bon Monsieur, que c’est à vous que je dois cela ! Sans vous, mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que je serais devenu ? »

 

Puis il cachait sa tête dans ses mains, lorsque ce lugubre souvenir de son arrestation et des nuits passées en prison revenait dans son esprit comme un fantôme terrifiant.

 

En voyant ces modestes richesses, en entendant la naïve expression de ce bonheur si pur et si vif tout ensemble, je remerciai du fond du cœur Dieu qui avait inspiré à Maximilien Heller une si belle pensée de dévouement et de générosité.

 

Maximilien partageait sans doute l’émotion que je ressentais, car son visage avait une expression souriante et heureuse que je ne lui avais jamais vue.

 

Comme nous revenions vers la ferme par un étroit chemin, le jeune paysan et sa femme marchant devant nous les bras entrelacés, Maximilien s’arrêta tout à coup, me prit la main qu’il serra avec force, et d’une voix profondément altérée et, pour ainsi dire, humide de larmes :

 

« Ah ! mon ami, me dit-il, cela fait du bien !… cela console !… Et moi aussi, je puis vous dire : Merci ! car vous m’avez sauvé ! »

 

 

 

 

 


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Juillet 2006

 

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[1] Liste des martyrs, et par extension de ceux qui ont soufferts de quelque chose.