Miguel de Cervantès Saavedra

 

 

 

L’ingénieux hidalgo
DON QUICHOTTE
de la Manche

 

 

 

Tome II

 

 

 

Première publication en 1615
Traduction et notes de Louis Viardot

 

 

 

 

 

 

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Table des matières

 

Prologue. 9

Chapitre I. 13

Chapitre II. 23

Chapitre III. 28

Chapitre IV.. 36

Chapitre V.. 42

Chapitre VI. 47

Chapitre VII. 52

Chapitre VIII. 59

Chapitre IX.. 66

Chapitre X.. 70

Chapitre XI. 78

Chapitre XII. 84

Chapitre XIII. 90

Chapitre XIV.. 96

Chapitre XV.. 107

Chapitre XVI. 109

Chapitre XVII. 117

Chapitre XVIII. 128

Chapitre XIX.. 137

Chapitre XX.. 143

Chapitre XXI. 151

Chapitre XXII. 157

Chapitre XXIII. 164

Chapitre XXIV.. 173

Chapitre XXV.. 179

Chapitre XXVI. 187

Chapitre XXVII. 195

Chapitre XXVIII. 201

Chapitre XXIX.. 205

Chapitre XXX.. 211

Chapitre XXXI. 216

Chapitre XXXII. 224

Chapitre XXXIII. 235

Chapitre XXXIV.. 241

Chapitre XXXV.. 248

Chapitre XXXV.. 254

Chapitre XXXVII. 259

Chapitre XXXVIII. 261

Chapitre XXXIX.. 267

Chapitre XL.. 270

Chapitre XLI. 275

Chapitre XLII. 285

Chapitre XLIII. 290

Chapitre XLIV.. 295

Chapitre XLV.. 303

Chapitre XLVI. 310

Chapitre XLVII. 314

Chapitre XLVIII. 323

Chapitre XLIX.. 330

Chapitre L.. 340

Chapitre LI. 348

Chapitre LII. 355

Chapitre LIII. 361

Chapitre LIV.. 366

Chapitre LV.. 373

Chapitre LVI. 379

Chapitre LVII. 384

Chapitre LVIII. 387

Chapitre LIX.. 396

Chapitre LX.. 404

Chapitre LXI. 415

Chapitre LXII. 418

Chapitre LXIII. 430

Chapitre LXIV.. 438

Chapitre LXV.. 442

Chapitre LXVI. 447

Chapitre LXVII. 452

Chapitre LXVIII. 457

Chapitre LXIX.. 461

Chapitre LXX.. 466

Chapitre LXXI. 472

Chapitre LXXII. 478

Chapitre LXXIII. 483

Chapitre LXXIV.. 488

À propos de cette édition électronique. 494

 

 

Prologue

 

Au lecteur

 

 

Vive Dieu ! avec quelle impatience, lecteur illustre, ou peut-être plébéien, tu dois attendre à présent ce prologue, croyant y trouver des vengeances, des querelles, des reproches outrageants à l’auteur du second Don Quichotte ! je veux dire à celui qui fut, dit-on, engendré à Tordésillas, et qui naquit à Tarragone[1]. Eh bien ! en vérité, je ne puis te donner ce contentement : car, si les outrages éveillent la colère dans les cœurs les plus humbles, dans le mien cette règle souffre une exception. Voudrais-tu que je lui jetasse au nez qu’il est un âne, un sot, un impertinent ? Je n’en ai pas seulement la pensée. Que son péché le punisse, qu’il le mange avec son pain, et grand bien lui fasse.

 

Ce que je n’ai pu m’empêcher de ressentir, c’est qu’il m’appelle injurieusement vieux et manchot, comme s’il avait été en mon pouvoir de retenir le temps, de faire qu’il ne passât point pour moi ; ou comme si ma main eût été brisée dans quelque taverne, et non dans la plus éclatante rencontre qu’aient vue les siècles passés et présents, et qu’espèrent voir les siècles à venir[2]. Si mes blessures ne brillent pas glorieusement aux yeux de ceux qui les regardent, elles sont appréciées du moins dans l’estime de ceux qui savent où elles furent reçues : car il sied mieux au soldat d’être mort dans la bataille, que libre dans la fuite. Je suis si pénétré de cela, que, si l’on me proposait aujourd’hui d’opérer pour moi une chose impossible, j’aimerais mieux m’être trouvé à cette prodigieuse affaire, que de me trouver, à présent, guéri de mes blessures, sans y avoir pris part. Les blessures que le soldat porte sur le visage et sur la poitrine sont des étoiles qui guident les autres au ciel de l’honneur et au désir des nobles louanges. D’une autre part, il faut observer que ce n’est point avec les cheveux blancs qu’on écrit, mais avec l’entendement, qui a coutume de se fortifier par les années.

 

Une autre chose encore m’a fâché : c’est qu’il m’appelât envieux, et m’expliquât, comme si je l’eusse ignoré, ce que c’est que l’envie : car, en bonne vérité, des deux sortes d’envie qu’il y a, je ne connais que la sainte, la noble, la bien intentionnée. S’il en est ainsi, comment irais-je m’attaquer à aucun prêtre, surtout quand il ajoute à cette qualité celle de familier du saint-office[3] ? Si l’autre l’a dit pour celui qu’il semble avoir désigné, il se trompe du tout au tout, car de celui-ci j’adore le génie, j’admire les œuvres, et je loue l’occupation continuelle et vertueuse. Toutefois, je suis fort obligé à monsieur l’auteur de dire que mes Nouvelles sont plus satiriques qu’exemplaires, mais qu’elles sont bonnes, et qu’elles ne pourraient l’être s’il ne s’y trouvait un peu de tout.

 

Il me semble que tu vas dire, lecteur, que je me restreins étrangement, et me contiens un peu trop dans les limites de ma modestie : mais je sais qu’il ne faut pas ajouter affliction sur affliction, et celle qu’endure ce seigneur doit être bien grande, puisqu’il n’ose paraître en plein air et en plein jour, qu’il déguise son nom, qu’il dissimule sa patrie, comme s’il avait commis quelque attentat de lèse-majesté. Si, par hasard, tu viens à le connaître, dis-lui de ma part que je ne me tiens pas pour offensé, que je sais fort bien ce que sont les tentations du diable, et qu’une des plus puissantes qu’il emploie, c’est de mettre à un homme dans la tête qu’il peut composer et publier un livre qui lui donnera autant de renommée que d’argent, et autant d’argent que de renommée. Et même, pour preuve de cette vérité je veux qu’avec ton esprit et ta bonne grâce tu lui racontes cette histoire-ci :

 

Il y avait à Séville un fou, qui donna dans la plus gracieuse extravagance dont jamais fou se fût avisé au monde. Il fit un tuyau de jonc, pointu par le bout ; et, quand il attrapait un chien dans la rue, ou partout ailleurs, il lui prenait une patte sous son pied, lui levait l’autre avec la main, et, du mieux qu’il pouvait, lui introduisait la pointe du tuyau dans certain endroit par où, en soufflant, il faisait devenir le pauvre animal rond comme une boule. Quand il l’avait mis en cet état, il lui donnait deux petits coups de la main sur le ventre, et le lâchait en disant aux assistants, qui étaient toujours fort nombreux : « Vos Grâces penseront-elles maintenant que ce soit un petit travail que d’enfler un chien ? » Penserez-vous maintenant que ce soit un petit travail que de faire un livre ? Si ce conte, ami lecteur, ne lui convient pas, tu lui diras celui-ci, qui est également un conte de fou et de chien :

 

Il y avait à Cordoue un autre fou, lequel avait coutume de porter sur sa tête un morceau de dalle en marbre, ou un quartier de pierre, non des plus légers : quand il rencontrait quelque chien qui ne fût pas sur ses gardes, il s’en approchait, et laissait tomber d’aplomb le poids sur lui. Le chien, roulant sous le coup, jetait des hurlements, et se sauvait à ne pas s’arrêter au bout de trois rues. Or, il arriva que, parmi les chiens sur lesquels il déchargea son fardeau, se trouva le chien d’un bonnetier, que son maître aimait beaucoup. La pierre, en tombant, lui frappa sur la tête : le chien assommé jeta des cris perçants : le maître, qui le vit maltraiter, en devint furieux. Il empoigna une aune, tomba sur le fou, et le bâtonna de la tête aux pieds. À chaque décharge, il lui disait : « Chien de voleur, à mon lévrier[4] ! N’as-tu pas vu, cruel, que mon chien était lévrier ? » Et lui répétant le nom de lévrier mainte et mainte fois, il renvoya le fou moulu comme plâtre. Le châtiment fit son effet : le fou se retira, et de plus d’un mois ne se montra dans les rues. À la fin, il reparut avec la même invention, et une charge plus forte. Il s’approchait de la place où était le chien, le visait de son mieux : mais, sans laisser tomber la pierre, il disait : « Celui-ci est lévrier, gare ! » Effectivement, tous les chiens qu’il rencontrait, fussent-ils dogues ou roquets, il disait qu’ils étaient lévriers, et dès lors il ne lâcha plus jamais la pierre.

 

Peut-être en arrivera-t-il autant à cet historien : il n’osera plus lâcher le poids de son esprit en livres, qui, lorsqu’ils sont mauvais, sont plus durs que des pierres. Dis-lui encore que la menace qu’il me fait de m’enlever tout profit avec son livre, je m’en soucie comme d’une obole, et qu’en me conformant au fameux intermède de la Perendenga[5], je lui réponds : « Vive pour moi le veinticuatro, mon seigneur[6], et le Christ pour tous ! » Oui, vive le grand comte de Lémos, dont la vertu chrétienne et la libéralité bien connue me maintiennent en pied contre tous les coups de ma mauvaise fortune, et vive la suprême charité de l’illustrissime archevêque de Tolède, don Bernardo de Sandoval y Rojas ! après cela, qu’il n’y ait pas même d’imprimerie au monde, ou qu’on y imprime contre moi autant de livres que contient de lettres la complainte de Mingo Revulgo[7]. Ces deux princes, sans que mon adulation, sans qu’aucune autre espèce d’éloge les sollicite, et par seule bonté d’âme, ont pris à leur charge le soin de venir généreusement à mon aide : en cela, je me tiens pour plus heureux et plus riche que si la fortune, par une voie ordinaire, m’eût conduit à son faîte. L’honneur peut rester au pauvre, mais non au pervers : la pauvreté peut couvrir d’un nuage la noblesse, mais non l’obscurcir entièrement. Pourvu que la vertu jette quelque lumière, ne serait-ce que par les fentes de la détresse, elle finit par être estimée des hauts et nobles esprits, et par conséquent favorisée.

 

Ne lui dis rien de plus, et je ne veux pas non plus t’en dire davantage. Je te ferai seulement observer que cette seconde partie du Don Quichotte, dont je te fais offrande, est taillée sur le même patron et du même drap que la première. Dans celle-ci, je te donne don Quichotte conduit jusqu’au terme, et finalement mort et enterré, afin que personne ne s’avise de lui dresser de nouveaux actes certificatifs, puisque les anciens sont bien suffisants. Il suffit aussi qu’un honnête homme ait rendu compte de ses discrètes folies, sans que d’autres veuillent encore y mettre les doigts. L’abondance des choses, même bonnes, les déprécie, et la rareté des mauvaises mêmes les fait apprécier en un point. J’oubliais de te dire d’attendre le Persilès, que je suis en train d’achever, et la seconde partie de Galatée[8].

 

Chapitre I

 

De la manière dont le curé et le barbier se conduisirent avec don Quichotte au sujet de sa maladie

 

 

Cid Hamet Ben-Engéli raconte, dans la seconde partie de cette histoire et troisième sortie de don Quichotte, que le curé et le barbier demeurèrent presque un mois sans le voir, afin de ne pas lui rappeler le souvenir des choses passées. Toutefois, ils ne manquèrent pas de visiter sa nièce et sa gouvernante pour leur recommander de le choyer avec grande attention, de lui donner à manger des confortants et des choses bonnes pour le cœur et le cerveau, desquels, suivant toute apparence, procédait son infirmité. Elles répondirent qu’elles faisaient ainsi et continueraient à faire de même avec tout le soin, toute la bonne volonté possibles : car elles commençaient à s’apercevoir que, par moments, leur seigneur témoignait qu’il avait entièrement recouvré l’usage de son bon sens. Cette nouvelle causa beaucoup de joie aux deux amis, qui crurent avoir eu la plus heureuse idée en le ramenant enchanté sur la charrette à bœufs, comme l’a raconté, dans ses derniers chapitres, la première partie de cette grande autant que ponctuelle histoire. Ils résolurent donc de lui rendre visite et de faire l’expérience de sa guérison, bien qu’ils tinssent pour impossible qu’elle fût complète. Ils se promirent également de ne toucher à aucun point de la chevalerie errante, pour ne pas courir le danger de découdre les points de sa blessure, qui était encore si fraîchement reprise[9].

 

Ils allèrent enfin le voir, et le trouvèrent assis sur son lit, enveloppé dans une camisole de serge verte et coiffé d’un bonnet de laine rouge de Tolède, avec un visage si sec, si enfumé, qu’il semblait être devenu chair de momie. Don Quichotte leur fit très-bon accueil ; et, quand ils s’informèrent de sa santé, il en rendit compte avec beaucoup de sens et d’élégantes expressions. La conversation prit son cours, et l’on vint à parler de ce qu’on appelle raison d’État et modes de gouvernement : l’un réformait cet abus et condamnait celui-là ; l’autre corrigeait cette coutume et réprouvait celle-ci : bref, chacun des trois amis devint un nouveau législateur, un Lycurgue moderne, un Solon tout neuf ; et, tous ensemble, ils refirent si bien l’État de fond en comble, qu’on eût dit qu’ils l’avaient rapporté à la forge, et l’en avaient retiré tout autre qu’ils ne l’y avaient mis. Don Quichotte parla avec tant d’intelligence et d’esprit sur les diverses matières qu’on traita, que les deux examinateurs furent convaincus qu’il avait recouvré toute sa santé et tout son jugement.

 

La nièce et la gouvernante étaient présentes à l’entretien, et, pleurant de joie, ne cessaient de rendre grâce à Dieu de ce qu’elles voyaient leur seigneur revenu à une si parfaite intelligence. Mais le curé, changeant son projet primitif, qui était de ne pas toucher à la corde de chevalerie, voulut rendre l’expérience complète, et s’assurer si la guérison de don Quichotte était fausse ou véritable. Il vint donc, de fil en aiguille, à raconter quelques nouvelles qui arrivaient de la capitale. Entre autres choses, il dit qu’on tenait pour certain que le Turc descendait du Bosphore avec une flotte formidable[10] : mais qu’on ignorait encore son dessein, et sur quels rivages devait fondre une si grande tempête. Il ajouta que, dans cette crainte, qui presque chaque année nous tient sur le qui-vive, toute la chrétienté était en armes, et que Sa Majesté avait fait mettre en défense les côtes de Naples, de Sicile et de Malte.

 

Don Quichotte répondit :

 

« Sa Majesté agit en prudent capitaine lorsqu’elle met d’avance ses États en sûreté, pour que l’ennemi ne les prenne pas au dépourvu. Mais si Sa Majesté acceptait mon avis, je lui conseillerais une mesure dont elle est certainement, à l’heure qu’il est, bien loin de se douter. »

 

À peine le curé eut-il entendu ces mots, qu’il dit en lui-même :

 

« Que Dieu te tende la main, pauvre don Quichotte ! il me semble que tu te précipites du faîte élevé de ta folie au profond abîme de ta simplicité. »

 

Le barbier, qui avait eu la même pensée que son compère, demanda à don Quichotte quelle était cette mesure qu’il serait, à son avis, si utile de prendre.

 

« Peut-être, ajouta-t-il, sera-t-elle bonne à porter sur la longue liste des impertinentes remontrances qu’on a coutume d’adresser aux princes.

 

– La mienne, seigneur râpeur de barbes, reprit don Quichotte, ne sera point impertinente, mais fort pertinente, au contraire.

 

– Je ne le dis pas en ce sens, répliqua le barbier, mais parce que l’expérience prouve que tous ou presque tous les expédients qu’on propose à Sa Majesté sont impossibles ou extravagants, et au détriment du roi ou du royaume.

 

– Eh bien ! répondit don Quichotte, le mien n’est ni impossible ni extravagant : c’est le plus facile, le plus juste et le mieux avisé qui puisse tomber dans la pensée d’aucun inventeur d’expédients.[11]

 

– Pourquoi Votre Grâce tarde-t-elle à le dire, seigneur don Quichotte ? demanda le curé.

 

– Je ne voudrais pas, répondit don Quichotte, le dire ici à cette heure, et que demain matin il arrivât aux oreilles de messieurs les conseillers du conseil de Castille, de façon qu’un autre reçût les honneurs et le prix de mon travail.

 

– Quant à moi, dit le barbier, je donne ma parole, tant ici-bas que devant Dieu, de ne répéter ce que va dire Votre Grâce ni à Roi, ni à Roch, ni à nul homme terrestre : serment que j’ai appris dans le romance du curé, lequel avisa le roi du larron qui lui avait volé les cent doubles et sa mule au pas d’amble[12].

 

– Je ne sais pas l’histoire, répondit don Quichotte : mais je sais que le serment est bon, sachant que le seigneur barbier est homme de bien.

 

– Quand même il ne le serait pas, reprit le curé, moi je le cautionne, et me porte garant qu’en ce cas il ne parlera pas plus qu’un muet, sous peine de payer l’amende et le dédit.

 

– Et vous, seigneur curé, dit don Quichotte, qui vous cautionne ?

 

– Ma profession, répondit le curé, qui m’oblige à garder les secrets.

 

– Corbleu ! s’écria pour lors don Quichotte, Sa Majesté n’a qu’à ordonner, par proclamation publique, qu’à un jour fixé, tous les chevaliers errants qui errent par l’Espagne se réunissent à sa cour : quand il n’en viendrait qu’une demi-douzaine, tel pourrait se trouver parmi eux qui suffirait seul pour détruire toute la puissance du Turc. Que Vos Grâces soient attentives, et suivent bien mon raisonnement. Est-ce, par hasard, chose nouvelle qu’un chevalier errant défasse à lui seul une armée de deux cent mille hommes, comme s’ils n’eussent tous ensemble qu’une gorge à couper, ou qu’ils fussent faits de pâte à massepains ? Sinon, voyez plutôt combien d’histoires sont remplies de ces merveilles ! Il faudrait aujourd’hui, à la male heure pour moi, car je ne veux pas dire pour un autre, que vécût le fameux don Bélianis, ou quelque autre chevalier de l’innombrable lignée d’Amadis de Gaule. Si l’un de ceux-là vivait, et que le Turc se vît face à face avec lui, par ma foi, je ne voudrais pas être dans la peau du Turc. Mais Dieu jettera les yeux sur son peuple, et lui enverra quelqu’un, moins redoutable peut-être que les chevaliers errants du temps passé, qui pourtant ne leur cédera point en valeur. Dieu m’entend, et je n’en dis pas davantage !

 

– Ah ! sainte Vierge ! s’écria la nièce, qu’on me tue si mon seigneur n’a pas envie de redevenir chevalier errant.

 

– Chevalier errant je dois mourir, répondit don Quichotte : que le Turc monte ou descende, quand il voudra, et en si grande force qu’il pourra : je répète encore que Dieu m’entend. »

 

Le barbier dit alors :

 

« Permettez-moi, j’en supplie Vos Grâces, de vous raconter une petite histoire qui est arrivée à Séville ; elle vient si bien à point, que l’envie me prend de vous la raconter. »

 

Don Quichotte donna son assentiment, le curé et les femmes prêtèrent leur attention, et le barbier commença de la sorte :

 

« Dans l’hôpital des fous, à Séville, il y avait un homme que ses parents avaient fait enfermer comme ayant perdu l’esprit. Il avait été gradué en droit canon par l’université d’Osuna ; mais, selon l’opinion de bien des gens, quand même c’eût été par l’université de Salamanque, il n’en serait pas moins devenu fou. Au bout de quelques années de réclusion, ce licencié s’imagina qu’il avait recouvré le jugement et possédait le plein exercice de ses facultés. Dans cette idée, il écrivit à l’archevêque, en le suppliant avec instance, et dans les termes les plus sensés, de le tirer de la misère où il vivait, puisque Dieu, dans sa miséricorde, lui avait fait grâce de lui rendre la raison. Il ajoutait que ses parents, pour jouir de son bien, le tenaient enfermé, et voulaient, en dépit de la vérité, qu’il restât fou jusqu’à sa mort. Convaincu par plusieurs billets très-sensés et très-spirituels, l’archevêque chargea un de ses chapelains de s’informer, auprès du recteur de l’hôpital, si ce qu’écrivait ce licencié était bien exact, et même de causer avec le fou, afin que, s’il lui semblait avoir recouvré l’esprit, il le tirât de sa loge et lui rendît la liberté. Le chapelain remplit sa mission, et le recteur lui dit que cet homme était encore fou ; que, bien qu’il parlât maintes fois comme une personne d’intelligence rassise, il éclatait à la fin en telles extravagances, qu’elles égalaient par le nombre et la grandeur tous les propos sensés qu’il avait tenus auparavant, comme on pouvait, au reste, s’en assurer en conversant avec lui. Le chapelain voulut faire l’expérience : il alla trouver le fou, et l’entretint plus d’une heure entière. Pendant tout ce temps, le fou ne laissa pas échapper un mot extravagant ou même équivoque ; au contraire, il parla si raisonnablement, que le chapelain fut obligé de croire qu’il était totalement guéri. Entre autres choses, le fou accusa le recteur de l’hôpital. « Il me garde rancune, dit-il, et me dessert, pour ne pas perdre les cadeaux que lui font mes parents afin qu’il dise que je suis encore fou, bien qu’ayant des intervalles lucides. Le plus grand ennemi que j’aie dans ma disgrâce, c’est ma grande fortune : car, pour en jouir, mes héritiers portent un faux jugement et révoquent en doute la grâce que le Seigneur m’a faite en me rappelant de l’état de brute à l’état d’homme. » Finalement, le fou parla de telle sorte qu’il rendit le recteur suspect, qu’il fit paraître ses parents avaricieux et dénaturés, et se montra lui-même si raisonnable, que le chapelain résolut de le conduire à l’archevêque pour que celui-ci reconnût et touchât du doigt la vérité de cette affaire. Dans cette croyance, le bon chapelain pria le recteur de faire rendre au licencié les habits qu’il portait à son entrée dans l’hôpital. À son tour, le recteur le supplia de prendre garde à ce qu’il allait faire : car, sans nul doute, le licencié était encore fou. Mais ses remontrances et ses avis ne réussirent pas à détourner le chapelain de son idée. Le recteur obéit donc, en voyant que c’était un ordre de l’archevêque, et l’on remit au licencié ses anciens habits, qui étaient neufs et décents. Lorsqu’il se vit dépouillé de la casaque de fou et rhabillé en homme sage, il demanda par charité au chapelain la permission d’aller prendre congé de ses camarades les fous. Le chapelain répondit qu’il voulait l’accompagner et voir les fous qu’il y avait dans la maison. Ils montèrent en effet, et avec eux quelques personnes qui se trouvaient présentes. Quand le licencié arriva devant une cage où l’on tenait enfermé un fou furieux, bien qu’en ce moment tranquille et calme, il lui dit : « Voyez, frère, si vous avez quelque chose à me recommander : je retourne chez moi, puisque Dieu a bien voulu, dans son infinie miséricorde et sans que je le méritasse, me rendre la raison. Me voici en bonne santé et dans mon bon sens, car au pouvoir de Dieu rien n’est impossible. Ayez grande espérance en lui. Puisqu’il m’a remis en mon premier état, il pourra bien vous y remettre également, si vous avez confiance en sa bonté. J’aurai soin de vous envoyer quelques friands morceaux, et mangez-les de bon cœur : car, en vérité, je m’imagine, comme ayant passé par là, que toutes nos folies procèdent de ce que nous avons l’estomac vide et le cerveau plein d’air. Allons, allons, prenez courage : l’abattement dans les infortunes détruit la santé et hâte la mort. » Tous ces propos du licencié étaient entendus par un autre fou renfermé dans la cage en face de celle du furieux. Il se leva d’une vieille natte de jonc sur laquelle il était couché tout nu, et demanda à haute voix quel était celui qui s’en allait bien portant de corps et d’esprit. « C’est moi, frère, qui m’en vais, répondit le licencié : je n’ai plus besoin de rester ici, et je rends au ciel des grâces infinies pour la faveur qu’il m’a faite. – Prenez garde à ce que vous dites, licencié mon ami, répliqua le fou, de peur que le diable ne vous trompe. Pliez la jambe, et restez tranquille dans votre loge, pour éviter l’aller et le retour. – Je sais que je suis guéri, reprit le licencié, et rien ne m’oblige à recommencer les stations. – Vous, guéri ! s’écria le fou. À la bonne heure, et que Dieu vous conduise ! Mais je jure par le nom de Jupiter, dont je représente sur la terre la majesté souveraine, que, pour ce seul péché que Séville commet aujourd’hui en vous tirant de cette maison et en vous tenant pour homme de bon sens, je la frapperai d’un tel châtiment que le souvenir s’en perpétuera dans les siècles des siècles, amen. Ne sais-tu pas, petit bachelier sans cervelle, que je puis le faire comme je le dis, puisque je suis Jupiter tonnant, et que je tiens dans mes mains les foudres destructeurs avec lesquels je menace et bouleverse le monde ? Mais non : je veux bien n’imposer qu’un seul châtiment à cette ville ignorante : je ne ferai pas pleuvoir, ni sur elle ni sur tout son district, pendant trois années entières, qui se compteront depuis le jour et la minute où la menace en est prononcée. Ah ! tu es libre, tu es bien portant, tu es raisonnable, et moi je suis attaché, je suis malade, je suis fou ! Bien, bien, je pense à pleuvoir tout comme à me pendre. » Les assistants étaient restés fort attentifs aux cris et aux propos du fou ; mais notre licencié, se tournant vers le chapelain, et lui prenant les mains avec intérêt : « Que Votre Grâce ne se mette point en peine, mon cher seigneur, lui dit-il, et ne fasse aucun cas de ce que ce fou vient de dire. S’il est Jupiter et qu’il ne veuille pas faire pleuvoir, moi, qui suis Neptune, le père et le dieu des eaux, je ferai tomber la pluie chaque fois qu’il me plaira et qu’il en sera besoin. » À cela le chapelain répondit : « Toutefois, seigneur Neptune, il ne convient pas de fâcher le seigneur Jupiter. Que votre Grâce demeure en sa loge ; une autre fois, quand nous aurons mieux nos aises et notre temps, nous reviendrons vous chercher. » Le recteur et les assistants se mirent à rire, au point de faire presque rougir le chapelain. Quant au licencié, on le déshabilla, puis on le remit dans sa loge : et le conte est fini.

 

– C’est donc là, seigneur barbier, reprit don Quichotte, ce conte qui venait si bien à point, qu’on ne pouvait se dispenser de nous le servir ? Ah ! seigneur du rasoir, seigneur du rasoir, combien est aveugle celui qui ne voit pas à travers la toile du tamis ! Est-il possible que Votre Grâce ne sache pas que les comparaisons qui se font d’esprit à esprit, de courage à courage, de beauté à beauté, de noblesse à noblesse, sont toujours odieuses et mal reçues ? Pour moi, seigneur barbier, je ne suis pas Neptune, le dieu des eaux, et n’exige que personne me tienne pour homme d’esprit, ne l’étant pas : seulement je me fatigue à faire comprendre au monde la faute qu’il commet en ne voulant pas renouveler en lui l’heureux temps où florissait la chevalerie errante. Mais notre âge dépravé n’est pas digne de jouir du bonheur ineffable dont jouirent les âges où les chevaliers errants prirent à charge et à tâche la défense des royaumes, la protection des demoiselles, l’assistance des orphelins, le châtiment des superbes et la récompense des humbles. La plupart des chevaliers qu’on voit aujourd’hui font plutôt bruire le satin, le brocart et les riches étoffes dont ils s’habillent, que la cotte de mailles dont ils s’arment. Il n’y a plus un chevalier qui dorme en plein champ, exposé à la rigueur du ciel, armé de toutes pièces de la tête aux pieds ; il n’y en a plus un qui, sans quitter l’étrier et appuyé sur sa lance, ne songe qu’à tromper le sommeil, comme faisaient les chevaliers errants. Il n’y en a plus un qui sorte de ce bois pour pénétrer dans cette montagne ; puis qui arrive sur une plage stérile et déserte, où bat la mer furieuse, et, trouvant amarré au rivage un petit bateau sans rames, sans voiles, sans gouvernail, sans agrès, s’y jette d’un cœur intrépide, et se livre aux flots implacables d’une mer sans fond, qui tantôt l’élèvent au ciel et tantôt l’entraînent dans l’abîme, tandis que lui, toujours affrontant la tempête, se trouve tout à coup, quand il y songe le moins, à plus de trois mille lieues de distance de l’endroit où il s’est embarqué, et, sautant sur une terre inconnue, rencontre des aventures dignes d’être écrites, non sur le parchemin, mais sur le bronze. À présent la paresse triomphe de la diligence, l’oisiveté du travail, le vice de la vertu, l’arrogance de la valeur, et la théorie de la pratique dans les armes, qui n’ont vraiment brillé de tout leur éclat que pendant l’âge d’or et parmi les chevaliers errants. Sinon, dites-moi, qui fut plus chaste et plus vaillant que le fameux Amadis de Gaule ? qui plus spirituel que Palmerin d’Angleterre ? qui plus accommodant et plus traitable que Tirant le Blanc ? qui plus galant que Lisvart de Grèce ? qui plus blessé et plus blessant que don Bélianis ? qui plus intrépide que Périon de Gaule ? qui plus entreprenant que Félix-Mars d’Hyrcanie ? qui plus sincère qu’Esplandian ? qui plus hardi que don Cirongilio de Thrace ? qui plus brave que Rodomont ? qui plus prudent que le roi Sobrin ? qui plus audacieux que Renaud ? qui plus invincible que Roland ? qui plus aimable et plus courtois que Roger, de qui descendent les ducs de Ferrare, suivant Turpin, dans sa Cosmographie[13] ? Tous ces guerriers, et beaucoup d’autres que je pourrais nommer encore, seigneur curé, furent des chevaliers errants, lumière et gloire de la chevalerie. C’est de ceux-là, ou de semblables à ceux-là, que je voudrais que fussent les chevaliers de ma proposition au roi : s’ils étaient, Sa Majesté serait bien servie, épargnerait de grandes dépenses, et le Turc resterait à s’arracher la barbe. Avec tout cela, il faut bien que je reste dans ma loge, puisque le chapelain ne veut pas m’en tirer, et si Jupiter, comme a dit le barbier, ne veut pas qu’il pleuve, je suis ici, moi, pour faire pleuvoir quand il m’en prendra fantaisie : et je dis cela pour que le seigneur Plat-à-Barbe sache que je le comprends.

 

– En vérité, seigneur don Quichotte, répondit le barbier, je ne parlais pas pour vous déplaire, et que Dieu m’assiste autant que mon intention fut bonne ! Votre Grâce ne doit pas se fâcher.

 

– Si je dois me fâcher ou non, répliqua don Quichotte, c’est à moi de le savoir. »

 

Alors le curé prenant la parole :

 

« Bien que je n’aie presque pas encore ouvert la bouche, dit-il, je ne voudrais pas conserver un scrupule qui me tourmente et me ronge la conscience, et qu’a fait naître en moi ce que vient de dire le seigneur don Quichotte.

 

– Pour bien d’autres choses le seigneur curé a pleine permission, répondit don Quichotte : il peut donc exposer son scrupule, car il n’est pas agréable d’avoir la conscience bourrelée.

 

– Eh bien donc, reprit le curé, avec ce sauf-conduit, je dirai que mon scrupule est que je ne puis me persuader en aucune façon que cette multitude de chevaliers errants dont Votre Grâce, seigneur don Quichotte, vient de faire mention, aient été réellement et véritablement des gens de chair et d’os vivant dans ce monde : j’imagine, au contraire, que tout cela n’est que fiction, fable, mensonge, rêves contés par des hommes éveillés, ou, pour mieux dire, à demi dormants.

 

– Ceci est une autre erreur, répondit don Quichotte, dans laquelle sont tombés un grand nombre de gens qui ne croient pas qu’il y ait eu de tels chevaliers au monde. Quant à moi, j’ai cherché bien souvent, avec toutes sortes de personnes et en toutes sortes d’occasions, à faire luire la lumière de la vérité sur cette illusion presque générale. Quelquefois je n’ai pu réussir : d’autres fois je suis venu à bout de mon dessein, en l’appuyant sur les bases de la vérité. Cette vérité est si manifeste, que je serais tenté de dire que j’ai vu, de mes propres yeux, Amadis de Gaule ; que c’était un homme de haute taille, blanc de visage, la barbe bien plantée, quoique noire, et le regard moitié doux, moitié sévère, bref dans ses propos, lent à se mettre en colère et prompt à s’apaiser. De la même manière que je viens d’esquisser Amadis, je pourrais peindre et décrire tous les chevaliers que mentionnent les histoires du monde entier : car, par la conviction où je suis qu’ils furent tels que le racontent leurs histoires, par les exploits qu’ils firent et le caractère qu’ils eurent, on peut, en bonne philosophie, déduire quels furent leurs traits, leur stature et la couleur de leur teint.

 

– Quelle taille semble-t-il à Votre Grâce, mon seigneur don Quichotte, demanda le barbier, que devait avoir le géant Morgant ?

 

– En fait de géants, répondit don Quichotte, les opinions sont partagées sur la question de savoir s’il y en eut ou non dans le monde. Mais la sainte Écriture, qui ne peut manquer d’un atome à la vérité, nous prouve qu’il y en eut, lorsqu’elle nous raconte l’histoire de cet énorme Philistin, Goliath, qui avait sept coudées et demie de haut[14], ce qui est une grandeur démesurée. On a également trouvé, dans l’île de Sicile, des os de jambes et d’épaules dont la longueur prouve qu’ils appartenaient à des géants aussi hauts que de hautes tours. C’est une vérité que démontre la géométrie. Toutefois, je ne saurais trop dire avec certitude quelle fut la taille du géant Morgant ; mais j’imagine qu’elle n’était pas très-grande, et ce qui me fait pencher pour cet avis, c’est que je trouve, dans l’histoire qui fait une mention particulière de ses prouesses[15], qu’il dormait très-souvent sous l’abri d’un toit ; et, puisqu’il trouvait des maisons capables de le contenir, il est clair que sa taille n’était pas démesurée.

 

– Rien de plus juste », reprit le curé, lequel, prenant plaisir à lui entendre dire de si grandes extravagances, lui demanda quelle idée il se faisait des visages de Renaud de Montauban, de Roland et des autres douze pairs de France, qui tous avaient été chevaliers errants.

 

« De Renaud, répondit don Quichotte, j’oserais dire qu’il avait la face large, le teint vermeil, les yeux à fleur de tête et toujours en mouvement : qu’il était extrêmement chatouilleux et colérique, ami des larrons et des hommes perdus. Quant à Roland, ou Rotoland, ou Orland (car les histoires lui donnent tous ces noms), je suis d’avis, ou plutôt j’affirme qu’il fut de moyenne stature, large des épaules, un peu cagneux des genoux, le teint brun, la barbe rude et rousse, le corps velu, le regard menaçant, la parole brève ; mais courtois, affable et bien élevé.

 

– Si Roland ne fut pas un plus gentil cavalier que ne le dit Votre Grâce, répliqua le barbier, il ne faut plus s’étonner que madame Angélique la Belle le dédaignât pour les grâces séduisantes que devait avoir le petit More à poil follet à qui elle livra ses charmes ; et vraiment elle montra bon goût en préférant la douceur de Médor à la rudesse de Roland.

 

– Cette Angélique, seigneur curé, reprit don Quichotte, fut une créature légère et fantasque, une coureuse, une écervelée, qui laissa le monde aussi plein de ses impertinences que de la renommée de sa beauté. Elle méprisa mille grands seigneurs, mille chevaliers braves et spirituels[16], et se contenta d’un petit page au menton cotonneux, sans naissance, sans fortune, sans autre renom que celui qu’avait pu lui donner le fidèle attachement qu’il conserva pour son ami[17]. Le fameux chantre de sa beauté, le grand Arioste, n’osant ou ne voulant pas chanter les aventures qu’eut cette dame après sa vile faiblesse, et qui ne furent pas assurément trop honnêtes, la laisse tout à coup, en disant : Et de quelle manière elle reçut le sceptre du Catay, un autre le dira peut-être en chantant sur une meilleure lyre. Sans doute ces mots furent comme une prophétie, car les poëtes se nomment aussi vates, qui veut dire devins : et la prédiction se vérifia si bien, que, depuis lors, un fameux poëte andalou chanta ses larmes, et un autre poëte castillan, unique en renommée, chanta sa beauté.[18]

 

– Dites-moi, seigneur don Quichotte, reprit en ce moment le barbier, ne s’est-il pas trouvé quelque poëte qui ait fait quelque satire contre cette dame Angélique, parmi tant d’autres qui ont fait son éloge ?

 

– Je crois bien, répondit don Quichotte, que si Sacripant ou Roland eussent été poëtes, ils auraient joliment savonné la tête à la demoiselle ; car c’est le propre des poëtes dédaignés par leurs dames, feintes ou non feintes, par celles enfin qu’ils ont choisies pour maîtresses de leurs pensées, de se venger par des satires et des libelles diffamatoires : vengeance indigne assurément d’un cœur généreux. Mais jusqu’à présent, il n’est pas arrivé à ma connaissance un seul vers injurieux contre cette Angélique qui bouleversa le monde[19].

 

– Miracle ! » s’écria le curé… et tout à coup ils entendirent la nièce et la gouvernante, qui avaient, depuis quelques instants, quitté la conversation, jeter de grands cris dans la cour : ils se levèrent et coururent tous au bruit.

 

Chapitre II

 

Qui traite de la notable querelle qu’eut Sancho Panza avec la nièce et la gouvernante de don Quichotte, ainsi que d’autres événements gracieux

 

 

L’histoire raconte[20] que les cris qu’entendirent don Quichotte, le curé et le barbier, venaient de la nièce et de la gouvernante, lesquelles faisaient tout ce tapage en parlant à Sancho, qui voulait à toute force entrer voir son maître, tandis qu’elles lui défendaient la porte.

 

« Que veut céans ce vagabond ? s’écriait la gouvernante ; retournez chez vous, frère, car c’est vous et nul autre qui embauchez et pervertissez mon seigneur, et qui l’emmenez promener par ces déserts.

 

– Gouvernante de Satan, répondit Sancho, l’embauché, le perverti et l’emmené par ces déserts, c’est moi et non pas ton maître. Lui m’a emmené à travers le monde, et vous vous trompez de la moitié du juste prix. Lui, dis-je, m’a tiré de ma maison par des tricheries, en me promettant une île que j’attends encore à présent.[21]

 

– Que de mauvaises îles t’étouffent, Sancho maudit, reprit la nièce : et qu’est-ce que c’est que des îles ? Sans doute quelque chose à manger, goulu, glouton que tu es !

 

– Ce n’est pas quelque chose à manger, répondit Sancho, mais bien à gouverner, et mieux que quatre villes ensemble, et mieux que par quatre alcaldes de cour.

 

– Avec tout cela, reprit la gouvernante, vous n’entrerez pas ici, sac de méchancetés, tonneau de malices ; allez gouverner votre maison et piocher votre coin de terre, et laissez là vos îles et vos îlots. »

 

Le curé et le barbier se divertissaient fort à écouter ce dialogue des trois personnages ; mais don Quichotte, craignant que Sancho ne lâchât sa langue, et avec elle un tas de malicieuses simplicités qui pourraient bien ne pas tourner à l’avantage de son maître, l’appela, fit taire les deux femmes, et leur commanda de le laisser entrer. Sancho entra, et le curé et le barbier prirent congé de don Quichotte, dont la guérison leur sembla désespérée quand ils eurent reconnu combien il était imbu de ses égarements et entêté de sa malencontreuse chevalerie.

 

« Vous allez voir, compère, dit le curé au barbier, comment, un beau jour, quand nous y penserons le moins, notre hidalgo reprendra sa volée.

 

– Je n’en fais aucun doute, répondit le barbier : mais je ne suis pas encore si confondu de la folie du maître que de la simplicité de l’écuyer, qui s’est si bien chaussé son île dans la cervelle que rien au monde ne pourrait le désabuser.

 

– Dieu prenne pitié d’eux ! reprit le curé : mais soyons à l’affût, pour voir où aboutira cet assortiment d’extravagances de tel chevalier et de tel écuyer, car on dirait qu’ils ont été coulés tous deux dans le même moule, et que les folies du maître sans les bêtises du valet ne vaudraient pas une obole.

 

– Cela est vrai, ajouta le barbier ; mais je voudrais bien savoir ce qu’ils vont comploter entre eux à cette heure.

 

– Soyez tranquille, répondit le curé, je suis sûr que la nièce ou la gouvernante nous contera la chose, car elles ne sont pas femmes à se faire faute de l’écouter. »

 

Cependant don Quichotte s’était enfermé avec Sancho dans son appartement. Quand ils se virent seuls, il lui dit :

 

« Je suis profondément peiné, Sancho, que tu aies dit et que tu dises que c’est moi qui t’ai enlevé de ta chaumière, quand tu sais bien que je ne suis pas resté dans ma maison. Ensemble nous sommes partis, ensemble nous avons fait voyage. La même fortune, la même chance a couru pour tous les deux. Si l’on t’a berné une fois, cent fois on m’a moulu de coups : voilà l’avantage que j’ai gardé sur toi.

 

– C’était fort juste et fort raisonnable, répondit Sancho : car, à ce que m’a dit Votre Grâce, les mésaventures sont plus le fait des chevaliers errants que de leurs écuyers.

 

– Tu te trompes, Sancho, dit don Quichotte, d’après la maxime : Quando caput dolet, etc.[22]

 

– Je n’entends pas d’autre langue que la mienne, répondit Sancho.

 

– Je veux dire, reprit don Quichotte, que quand la tête a mal tous les membres souffrent. Ainsi, puisque je suis ton maître et seigneur, je suis ta tête, et tu es ma partie, étant mon valet. Par cette raison, le mal que je ressens doit te faire mal comme le tien à moi.

 

– C’est ce qui devrait être, repartit Sancho : mais pendant qu’on me bernait, moi membre, ma tête était derrière le mur, qui me regardait voler par les airs sans éprouver la moindre douleur. Et puisque les membres sont obligés sentir le mal de la tête, elle, à son tour, devrait être obligée de sentir leur mal.

 

– Voudrais-tu dire à présent, Sancho, répondit don Quichotte, que je ne souffrais pas pendant qu’on te bernait ? Si tu le dis, cesse de le dire et de le penser, car j’éprouvais alors plus de douleur dans mon esprit que toi dans ton corps. Mais laissons cela pour le moment ; un temps viendra où nous pourrons peser la chose et la mettre à son vrai point. Dis-moi, maintenant, ami Sancho, qu’est-ce qu’on dit de moi dans le pays ? En quelle opinion suis-je parmi le vulgaire, parmi les hidalgos, parmi les chevaliers ? Que dit-on de ma valeur, de mes exploits, de ma courtoisie ? Comment parle-t-on de la résolution que j’ai prise de ressusciter et de rendre au monde l’ordre oublié de la chevalerie errante ? Finalement, Sancho, je veux que tu me dises à ce propos tout ce qui est venu à tes oreilles, et cela sans ajouter au bien, sans ôter au mal la moindre chose. Il appartient à un loyal vassal de dire à son seigneur la vérité, de la lui montrer sous son véritable visage, sans que l’adulation l’augmente ou qu’un vain respect la diminue. Et je veux que tu saches, Sancho, que, si la vérité arrivait à l’oreille des princes toute nue et sans les ornements de la flatterie, on verrait courir d’autres siècles, et d’autres âges passeraient pour l’âge de fer avant le nôtre, que j’imagine devoir être l’âge d’or. Que ceci te serve d’avertissement, Sancho, pour qu’avec bon sens et bonne intention tu rendes à mes oreilles la vérité que tu peux savoir sur tout ce que je t’ai demandé.

 

– C’est ce que je ferai bien volontiers, mon seigneur, répondit Sancho, à condition que Votre Grâce ne se fâchera pas de ce que je dirai, puisque vous voulez que je dise les choses toutes nues et sans autre habits que ceux qu’elles avaient en arrivant à ma connaissance.

 

– Je ne me fâcherai d’aucune façon, répliqua don Quichotte ; tu peux, Sancho, parler librement et sans nul détour.

 

– Eh bien, la première chose que je dis, reprit Sancho, c’est que le vulgaire vous tient pour radicalement fou, et moi pour non moins imbécile. Les hidalgos disent que Votre Grâce, sortant des limites de sa qualité, s’est approprié le don et s’est fait d’assaut gentilhomme, avec quatre pieds de vigne, deux arpents de terre, un haillon par derrière et un autre par devant. Les gentilshommes disent qu’ils ne voudraient pas que les hidalgos vinssent se mêler à eux, principalement ces hidalgos bons pour être écuyers, qui noircissent leurs souliers à la fumée, et reprisent des bas noirs avec de la soie verte.[23]

 

– Cela, dit don Quichotte, ne me regarde nullement ; car je suis toujours proprement vêtu, et n’ai jamais d’habits rapiécés ; déchirés, ce serait possible, et plutôt par les armes que par le temps.

 

– Quant à ce qui touche, continua Sancho, à la valeur, à la courtoisie, aux exploits de Votre Grâce, enfin à votre affaire personnelle, il y a différentes opinions. Les uns disent : fou, mais amusant ; d’autres : vaillant, mais peu chanceux ; d’autres encore : courtois, mais assommant ; et puis ils se mettent à discourir sur tant de choses, que ni à vous ni à moi ils ne laissent une place nette.

 

– Tu le vois, Sancho, dit don Quichotte, quelque part que soit la vertu en éminent degré, elle est persécutée. Bien peu, peut-être aucun des grands hommes passés n’a pu échapper aux traits de la calomnie. Jules César, si brave et si prudent capitaine, fut accusé d’ambition, et de n’avoir ni grande propreté dans ses habits, ni grande pureté dans ses mœurs.[24] On a dit d’Alexandre, auquel ses exploits firent donner le surnom de Grand, qu’il avait certain goût d’ivrognerie ; d’Hercule, le héros des douze travaux, qu’il était lascif et efféminé ; de Galaor, frère d’Amadis de Gaule, qu’il fut plus que médiocrement hargneux ; et de son frère, que ce fut un pleureur. Ainsi donc, mon pauvre Sancho, parmi tant de calomnies contre des hommes illustres, celles qui se débitent contre moi peuvent bien passer, pourvu qu’il n’y en ait pas plus que tu ne m’en as dit.

 

– Ah ! c’est là le hic, mort de vie ! s’écria Sancho.

 

– Comment ! Y aurait-il autre chose ? demanda don Quichotte.

 

– Il reste la queue à écorcher, reprit Sancho. Jusqu’à présent, ce n’était que pain bénit : mais, si Votre Grâce veut savoir tout au long ce qu’il y a au sujet des calomnies que l’on répand sur son compte, je m’en vais vous amener tout à l’heure quelqu’un qui vous les dira toutes, sans qu’il y manque une panse d’a. Hier soir, il nous est arrivé le fils de Bartolomé Carrasco, qui vient d’étudier à Salamanque, où on l’a fait bachelier ; et, comme j’allais lui souhaiter la bienvenue, il me dit que l’histoire de Votre Grâce était déjà mise en livre, avec le titre de l’Ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche. Il dit aussi qu’il est fait mention de moi dans cette histoire, sous mon propre nom de Sancho Panza, et de madame Dulcinée du Toboso, et d’autres choses qui se sont passées entre nous tête à tête, si bien que je fis des signes de croix comme un épouvanté en voyant comment l’historien qui les a écrites a pu les savoir.

 

– Je t’assure, Sancho, dit don Quichotte, que cet auteur de notre histoire doit être quelque sage enchanteur. À ces gens-là, rien n’est caché de ce qu’ils veulent écrire.

 

– Pardieu ! je le crois bien, s’écria Sancho, qu’il était sage et enchanteur, puisque, à ce que dit le bachelier, Samson Carrasco (c’est ainsi que s’appelle celui dont je viens de parler), l’auteur de l’histoire se nomme Cid Hamet Berengen.

 

– C’est un nom moresque, répondit don Quichotte.

 

– Sans doute, répliqua Sancho, car j’ai ouï dire que la plupart des Mores aiment beaucoup les aubergines.[25]

 

– Tu dois, Sancho, te tromper quant au surnom de ce Cid, mot qui, en arabe, veut dire seigneur.

 

– C’est bien possible, repartit Sancho ; mais, si Votre Grâce désire que je lui amène ici le bachelier, j’irai le quérir à vol d’oiseau.

 

– Tu me feras grand plaisir, mon ami, répondit don Quichotte ; ce que tu viens de me dire m’a mis la puce à l’oreille, et je ne mangerai pas morceau qui me profite avant d’être informé de tout exactement.

 

– Eh bien ! je cours le chercher, s’écria Sancho ; » et, laissant là son seigneur, il se mit en quête du bachelier, avec lequel il revint au bout de quelques instants.

 

Alors entre les trois s’engagea le plus gracieux dialogue.

 

Chapitre III

 

Du risible entretien qu’eurent ensemble don Quichotte, Sancho Panza et le bachelier Samson Carrasco

 

 

Don Quichotte était resté fort pensif en attendant le bachelier Carrasco, duquel il espérait recevoir de ses propres nouvelles mises en livre, comme avait dit Sancho. Il ne pouvait se persuader qu’une telle histoire fût déjà faite, puisque la lame de son épée fumait encore du sang des ennemis qu’il avait tués. Comment avait-on pu si tôt imprimer et répandre ses hautes prouesses de chevalerie ? Toutefois, il imagina que quelque sage enchanteur, soit ami, soit ennemi, les avait, par son art, livrées à l’imprimerie : ami, pour les grandir et les élever au-dessus des plus signalées qu’eût faites chevalier errant ; ennemi, pour les rapetisser et les mettre au-dessous des plus viles qui eussent été recueillies de quelque vil écuyer.

 

« Cependant, disait-il en lui-même, jamais exploits d’écuyers ne furent écrits ; et, s’il est vrai que cette histoire existe, puisqu’elle est de chevalier errant, elle doit forcément être pompeuse, altière, éloquente, magnifique et véritable. »

 

Cette réflexion le consola quelque peu : puis il vint à s’attrister en pensant que l’auteur était More, d’après ce nom de Cid, et que d’aucun More on ne pouvait attendre aucune vérité, puisqu’ils sont tous menteurs, trompeurs et faussaires. Il craignait que cet écrivain n’eût parlé de ses amours avec quelque indécence, ce qui serait porter atteinte à l’honnêteté de sa dame Dulcinée du Toboso, et désirait que son historien eût fait expresse mention de la fidélité qu’il avait religieusement gardée à sa dame, méprisant, par égard pour elle, reines, impératrices, demoiselles de toutes qualités, et tenant en bride les mouvements de la nature. Ce fut donc plongé et abîmé dans toutes ces pensées que le trouvèrent Sancho Panza et Carrasco, que don Quichotte reçut avec beaucoup de civilité.

 

Le bachelier, bien qu’il s’appelât Samson, n’était pas fort grand de taille ; mais il était grandement sournois et railleur. Il avait le teint blafard, en même temps que l’intelligence très-éveillée. C’était un jeune homme d’environ vingt-quatre ans, la face ronde, le nez camard et la bouche grande, signes évidents qu’il était d’humeur maligne et moqueuse, et fort enclin à se divertir aux dépens du prochain : ce qu’il fit bien voir. Dès qu’il aperçut don Quichotte, il alla se jeter à ses genoux en lui disant :

 

« Que Votre Grandeur me donne ses mains à baiser, seigneur don Quichotte de la Manche ; car, par l’habit de saint Pierre dont je suis revêtu, bien que je n’aie reçu d’autres ordres que les quatre premiers, je jure que Votre Grâce est un des plus fameux chevaliers errants qu’il y ait eus et qu’il y aura sur toute la surface de la terre. Honneur à Cid Hamet Ben-Engéli, qui a couché par écrit l’histoire de vos grandes prouesses ; et dix fois honneur au curieux éclairé qui a pris soin de la faire traduire de l’arabe en notre castillan vulgaire, pour l’universel amusement de tout le monde ! »

 

Don Quichotte le fit lever et lui dit :

 

« De cette manière, il est donc bien vrai qu’on a fait une histoire de moi, et que c’est un enchanteur more qui l’a composée ?

 

– Cela est si vrai, seigneur, reprit Samson, que je tiens pour certain qu’au jour d’aujourd’hui on a imprimé plus de douze mille exemplaires de cette histoire. Sinon, qu’on le demande à Lisbonne, à Barcelone, à Valence, où les éditions se sont faites, et l’on dit même qu’elle s’imprime maintenant à Anvers[26]. Quant à moi, j’imagine qu’il n’y aura bientôt ni peuple, ni langue, où l’on n’en fasse la traduction[27].

 

– Une des choses, dit à ce propos don Quichotte, qui doit donner le plus de joie à un homme éminent et vertueux, c’est de se voir, lui vivant, passer en bon renom de bouche en bouche, imprimé et gravé. J’ai dit en bon renom : car, si c’était le contraire, il n’y a point de mort qui égalât son tourment.

 

– S’il ne s’agit que de grande renommée et de bon renom, reprit le bachelier, Votre Grâce emporte la palme sur tous les chevaliers errants : car le More dans sa langue, et le chrétien dans la sienne, ont eu soin de peindre au naturel la gentillesse de votre personne, votre hardiesse en face du péril, votre fermeté dans les revers, votre patience contre les disgrâces et les blessures, enfin la chasteté de vos amours platoniques avec madame doña Dulcinée du Toboso.

 

– Jamais, interrompit Sancho Panza, je n’avais entendu donner le don à madame Dulcinée ; on l’appelait simplement la dame Dulcinée du Toboso. Ainsi, voilà déjà l’histoire en faute.

 

– Ce n’est pas une objection d’importance, répondit Carrasco.

 

– Non, certes, ajouta don Quichotte. Mais dites-moi, seigneur bachelier, quels sont ceux de mes exploits qu’on vante le plus dans cette histoire.

 

– Sur ce point, répondit le bachelier, il y a différentes opinions, comme il y a différents goûts. Les uns s’en tiennent à l’aventure des moulins à vent, que Votre Grâce a pris pour des géants et des Briarées ; d’autres, à celle des moulins à foulon ; celui-ci préfère la description des deux armées, qui semblèrent ensuite deux troupeaux de moutons ; celui-là, l’histoire du mort qu’on menait enterrer à Ségovie ; l’un dit que tout est surpassé par la délivrance des galériens ; l’autre, que rien n’égale la victoire sur les deux géants bénédictins et la bataille contre le valeureux Biscayen.

 

– Dites-moi, seigneur bachelier, interrompit encore Sancho, a-t-on mis l’aventure des muletiers yangois, quand notre bon Rossinante s’avisa de chercher midi à quatorze heures ?

 

– Assurément, répondit Samson : l’enchanteur n’a rien laissé au fond de son écritoire : tout est relaté, tout est rapporté, jusqu’aux cabrioles que fit le bon Sancho dans la couverture.

 

– Ce n’est pas dans la couverture que j’ai fait des cabrioles, reprit Sancho, mais bien dans l’air, et même plus que je n’aurais voulu.

 

– À ce que j’imagine, ajouta don Quichotte, il n’y a point d’histoire humaine en ce monde qui n’ait ses hauts et ses bas, principalement celles qui traitent de chevalerie, lesquelles ne sauraient être toujours remplies d’événements heureux.

 

– Néanmoins, reprit le bachelier, aucuns disent, parmi ceux qui ont lu l’histoire, qu’ils auraient été bien aises que ses auteurs eussent oublié quelques-uns des coups de bâton en nombre infini que reçut en diverses rencontres le seigneur don Quichotte.

 

– Mais la vérité de l’histoire le veut ainsi, dit Sancho.

 

– Non, reprit don Quichotte, ils auraient pu équitablement les passer sous silence : car, pour les actions qui ne changent ni n’altèrent la vérité de l’histoire, il n’est pas nécessaire de les écrire quand elles tournent au détriment du héros. En bonne foi, Énée ne fut pas si pieux que le dépeint Virgile, ni Ulysse aussi prudent que le fait Homère.

 

– Rien de plus vrai, répliqua Samson ; mais autre chose est d’écrire comme poëte, et autre chose comme historien. Le poëte peut conter ou chanter les choses, non comme elles furent, mais comme elles devaient être : tandis que l’historien doit les écrire, non comme elles devaient être, mais comme elles furent, sans donner ni reprendre un atome à la vérité.

 

– Pardieu, dit alors Sancho, si ce seigneur more se mêle de dire des vérités, à coup sûr parmi les coups de bâton de mon maître doivent se trouver les miens, car on n’a jamais pris à Sa Grâce la mesure des épaules qu’on ne me l’ait prise, à moi, du corps tout entier. Mais il ne faut pas s’en étonner, si, comme le dit mon seigneur lui-même, du mal de la tête les membres doivent pâtir.

 

– Vous êtes railleur, Sancho, reprit don Quichotte, et, par ma foi, la mémoire ne vous manque pas, quand vous voulez l’avoir bonne.

 

– Et quand je voudrais oublier les coups de gourdin que j’ai reçus, reprit Sancho, comment y consentiraient les marques noires qui sont encore toutes fraîches sur mes côtes ?

 

– Taisez-vous, dit don Quichotte, et n’interrompez plus le seigneur bachelier, que je supplie de passer outre, et de me dire ce qu’on raconte de moi dans cette histoire.

 

– Et de moi aussi, ajouta Sancho, car on dit que j’en suis un des principaux présonnages.

 

– Personnages, ami Sancho, et non présonnages, interrompit Samson.

 

– Ah ! nous avons un autre éplucheur de paroles ! s’écria Sancho. Eh bien, mettez-vous à l’œuvre, et nous ne finirons pas en toute la vie.

 

– Que Dieu me la donne mauvaise, reprit le bachelier, si vous n’êtes pas, Sancho, la seconde personne de cette histoire ! Il y en a même qui préfèrent vous entendre parler plutôt que le plus huppé du livre ; mais aussi, il y en a d’autres qui disent que vous avez été trop crédule en vous imaginant que vous pouviez attraper le gouvernement de cette île promise par le seigneur don Quichotte, ici présent.

 

– Il reste encore du soleil derrière la montagne, dit don Quichotte, et plus Sancho entrera en âge, plus il deviendra propre, avec l’expérience que donnent les années, à être gouverneur.

 

– Pardieu, Seigneur, répondit Sancho, l’île que je ne gouvernerai pas bien avec les années que j’ai maintenant, je ne la gouvernerai pas mieux avec toutes celles de Mathusalem. Le mal est que cette île s’amuse à se cacher je ne sais où, et non pas que l’estoc me manque pour la gouverner.

 

– Recommandez la chose à Dieu, Sancho, reprit don Quichotte. Tout se fera bien, et peut-être mieux que vous ne pensez, car la feuille ne se remue pas à l’arbre sans la volonté de Dieu.

 

– Cela est vrai, ajouta Samson ; si Dieu le veut, Sancho aura tout aussi bien cent îles à gouverner qu’une seule.

 

– Moi, dit Sancho, j’ai vu par ici des gouverneurs qui ne vont pas à la semelle de mon soulier, et pourtant on les appelle seigneurie, et ils mangent dans des plats d’argent.

 

– Ceux-là ne sont pas gouverneurs d’îles, répliqua Samson, mais d’autres gouvernements plus à la main. Quant à ceux qui gouvernent des îles, ils doivent au moins savoir la grammaire[28].

 

– Ne parlons point de ce que je n’entends pas, dit Sancho ; et, laissant l’affaire du gouvernement à la main de Dieu, qui saura bien m’envoyer où je serai le mieux à son service, je dis, seigneur bachelier Samson Carrasco, que je suis infiniment obligé à l’auteur de cette histoire de ce qu’il ait parlé de moi de manière à ne pas ennuyer les gens : car, par ma foi de bon écuyer, s’il eût dit de moi des choses qui ne fussent pas d’un vieux chrétien comme je le suis, je crierais à me faire entendre des sourds.

 

– Ce serait faire des miracles, dit Samson.

 

– Miracles ou non, reprit Sancho, que chacun prenne garde comment il parle ou écrit des personnes, et qu’il ne mette pas à tort et à travers la première chose qui lui passe par la caboche.

 

– Une des taches qu’on trouve dans cette histoire, dit le bachelier, c’est que son auteur y a mis une nouvelle intitulée le Curieux malavisé ; non qu’elle soit mauvaise ou mal contée, mais parce qu’elle n’est pas à sa place, et n’a rien de commun avec l’histoire de Sa Grâce le seigneur don Quichotte.

 

– Je parierais, s’écria Sancho, que ce fils de chien a mêlé les choux avec les raves.

 

– En ce cas, ajouta don Quichotte, je dis que ce n’est pas un sage enchanteur qui est l’auteur de mon histoire, mais bien quelque ignorant bavard, qui s’est mis à l’écrire sans rime ni raison. Il aurait fait comme faisait Orbañeja, le peintre d’Ubeda, lequel, lorsqu’on lui demandait ce qu’il se proposait de peindre, répondait : « Ce qui viendra. » Quelquefois il peignait un coq, si ressemblant et si bien rendu, qu’il était obligé d’écrire au bas, en grosses lettres : « Ceci est un coq. » Il en sera de même de mon histoire, qui aura besoin de commentaire pour être comprise.

 

– Oh ! pour cela, non, répondit le bachelier ; elle est si claire, qu’aucune difficulté n’y embarrasse. Les enfants la feuillettent, les jeunes gens la lisent, les hommes la comprennent, et les vieillards la vantent. Finalement, elle est si lue, si maniée, si connue de toutes sortes de gens, qu’aussitôt que quelque bidet maigre vient à passer, on s’écrie : « Voilà Rossinante. » Mais ceux qui sont le plus adonnés à sa lecture, ce sont les pages : il n’y a pas d’antichambre de seigneurs où l’on ne trouve un don Quichotte. Dès que l’un le laisse, l’autre le prend : celui-ci le demande, et celui-là l’emporte. En un mot, cette histoire est le plus agréable passe-temps et le moins préjudiciable qui se soit encore vu : car on ne saurait découvrir, dans tout son contenu, la moindre parole malhonnête, ni une pensée qui ne fût parfaitement catholique.

 

– Écrire d’autre manière, reprit don Quichotte, ne serait pas écrire des vérités, mais des mensonges, et les historiens qui se permettent de mentir devraient être brûlés comme les faux-monnayeurs[29]. Et je ne sais vraiment ce qui a pu pousser cet écrivain à chercher des nouvelles et des aventures étrangères, tandis qu’il avait tant à écrire avec les miennes. Sans doute il se sera rappelé le proverbe : « De paille et de foin le ventre devient plein. » Mais, en vérité, il lui suffisait de mettre au jour mes pensées, mes soupirs, mes pleurs, mes chastes désirs et mes entreprises, pour faire un volume aussi gros que le pourraient faire toutes les œuvres du Tostado.[30] La conclusion que je tire de tout cela, seigneur bachelier, c’est que, pour composer des histoires et des livres, de quelque espèce que ce soit, il faut un jugement solide et un mûr entendement. Plaisanter avec grâce, soit par écrit, soit de paroles, c’est le propre des grands esprits. Le plus piquant rôle de la comédie est celui du niais[31], car il ne faut être ni simple, ni sot, pour savoir la paraître. L’histoire est comme une chose sacrée, parce qu’elle doit être véritable, et, où se trouve la vérité, se trouve Dieu, son unique source. Malgré cela, il y a des gens qui vous composent et vous débitent des livres à la douzaine, comme si c’étaient des beignets.

 

– Il n’est pas de si mauvais livre, dit le bachelier, qu’il ne s’y trouve quelque chose de bon.[32]

 

– Sans aucun doute, répliqua don Quichotte : mais il arrive bien souvent que ceux qui s’étaient fait, à juste titre, une grande renommée par leurs écrits en portefeuille, la perdent ou la diminuent dès qu’ils les livrent à l’impression.

 

– La cause en est facile à voir, reprit Samson ; comme un ouvrage imprimé s’examine à loisir, on voit aisément ses défauts, et, plus est grande la réputation de son auteur, plus on les relève avec soin. Les hommes fameux par leur génie, les grands poëtes, les historiens illustres, sont en butte à l’envie de ceux qui se font un amusement et un métier de juger les œuvres d’autrui, sans avoir jamais rien publié de leur propre fonds.

 

– C’est une chose dont il ne faut pas s’étonner, dit don Quichotte ; car il y a bien des théologiens qui ne valent rien pour la chaire, et sont excellents pour reconnaître les défauts de ceux qui prêchent à leur place.

 

– Tout cela est comme vous le dites, seigneur don Quichotte, reprit Carrasco ; mais je voudrais que ces rigides censeurs montrassent un peu moins de scrupule et un peu plus de miséricorde ; je voudrais qu’ils ne fissent pas si grande attention aux taches imperceptibles qui peuvent se trouver sur l’éclatant soleil de l’ouvrage qu’ils critiquent. Si aliquando bonus dormitat Homerus[33], ils devraient considérer combien il dut être éveillé plus souvent pour imprimer la lumière à son œuvre avec le moins d’ombre possible ; il pourrait même se faire que ce qui leur paraît des défauts fût comme les taches naturelles du visage, qui en relèvent quelquefois la beauté. Aussi dis-je que celui-là s’expose à un grand danger qui se décide à publier un livre, car il est complètement impossible de le composer tel qu’il satisfasse tous ceux qui le liront.

 

– Celui qui traite de moi, dit don Quichotte, aura contenté peu de monde.

 

– Bien au contraire, répondit le bachelier ; comme stultorum infinitus est numerus[34], le nombre est infini de ceux auxquels a plu cette histoire. Il y en a bien quelques-uns qui ont accusé dans l’auteur une absence de mémoire, parce qu’il oublie de conter quel fut le voleur qui vola l’âne de Sancho ; il est dit seulement dans le récit qu’on le lui vola, et deux pas plus loin nous voyons Sancho à cheval sur le même âne, sans qu’il l’eût retrouvé[35]. On reproche encore à l’auteur d’avoir oublié de dire ce que fit Sancho de ces cent écus d’or qu’il trouva dans la valise au fond de la Sierra-Moréna. Il n’en est plus fait mention, et bien des gens voudraient savoir ce qu’en fit Sancho, ou comment il les dépensa, car c’est là un des points substantiels qui manquent à l’ouvrage.

 

– Seigneur Samson, répondit Sancho, je ne suis guère en état maintenant de me mettre en comptes et en histoires, car je viens d’être pris d’une faiblesse d’estomac telle que, si je ne la guéris avec deux rasades d’un vieux bouchon, elle me tiendra cloué sur l’épine de Sainte-Lucie. J’ai la chose à la maison, ma ménagère m’attend ; quand j’aurai fini de dîner, je reviendrai par ici, prêt à satisfaire Votre Grâce et le monde entier, en répondant à toutes les questions qu’on voudra me faire, aussi bien sur la perte de l’âne que sur l’emploi des cent écus. »

 

Et, sans attendre de réponse, ni dire un mot de plus, il regagna son logis.

 

Don Quichotte pria le bachelier de rester à faire pénitence avec lui. Le bachelier accepta l’offre, il demeura ; on ajouta à l’ordinaire une paire de pigeonneaux ; à table, on parla de chevalerie. Carrasco suivit l’humeur de son hôte. Le repas fini, ils dormirent la sieste ; Sancho revint, et l’on reprit la conversation.

 

Chapitre IV

 

Où Sancho Panza répond aux questions et éclaircit les doutes du bachelier Samson Carrasco, avec d’autres événements dignes d’être sus et racontés

 

 

Sancho revint chez don Quichotte, et, reprenant la conversation précédente :

 

« À ce qu’a dit le seigneur Samson, qu’il désirait de savoir par qui, quand et comment me fut volé l’âne, je réponds en disant que, la nuit même où, fuyant la Sainte-Hermandad, nous entrâmes dans la Sierra-Moréna, après l’aventure ou plutôt la mésaventure des galériens et celle du défunt qu’on menait à Ségovie, mon seigneur et moi nous nous enfonçâmes dans l’épaisseur d’un bois où mon seigneur, appuyé sur sa lance, et moi, planté sur mon grison, tous deux moulus et rompus des tempêtes passées, nous nous mîmes à dormir comme si c’eût été sur quatre lits de plume. Pour mon compte, je dormis d’un si pesant sommeil, que qui voulut eut le temps d’approcher et de me suspendre sur quatre gaules qu’il plaça aux quatre coins du bât, de façon que j’y restai à cheval, et qu’on tira le grison de dessous moi sans que je m’en aperçusse.

 

– C’est chose facile, dit don Quichotte, et l’aventure n’est pas nouvelle. Il en arriva de même à Sacripant, lorsque, au siége d’Albraque, ce fameux larron de Brunel employa la même invention pour lui voler son cheval entre les jambes.[36]

 

– Le jour vint, continua Sancho, et je n’eus pas plutôt remué en m’éveillant, que, les gaules manquant sous moi, je tombai par terre tout de mon haut. Je cherchai l’âne, et ne le vis plus. Alors les larmes me vinrent aux yeux, et je fis une lamentation telle que, si l’auteur de notre histoire ne l’a pas mise, il peut se vanter d’avoir perdu un bon morceau. Au bout de je ne sais combien de jours, tandis que je suivais madame la princesse Micomicona, je reconnus mon âne, et vis sur son dos, en habit de Bohémien, ce Ginès de Passamont, ce fameux vaurien, que mon seigneur et moi avions délivré de la chaîne.

 

– Ce n’est pas là qu’est la faute, répliqua Samson, mais bien en ce qu’avant d’avoir retrouvé l’âne, l’auteur dit que Sancho allait à cheval sur ce même grison.

 

– À cela, reprit Sancho, je ne sais que répondre, sinon que l’historien s’est trompé, ou que ce sera quelque inadvertance de l’imprimeur.

 

– C’est cela, sans doute, dit Samson ; mais dites-moi maintenant, qu’avez-vous fait des cent écus ?

 

– Je les ai défaits, répondit Sancho ; je les ai dépensés pour l’utilité de ma personne, de ma femme et de mes enfants. Ils ont été cause que ma femme a pris en patience les routes et les voyages que j’ai faits au service de mon seigneur don Quichotte ; car si, au bout d’une si longue absence, je fusse rentré à la maison sans l’âne et sans le sou, je n’en étais pas quitte à bon marché. Et si l’on veut en savoir davantage, me voici prêt à répondre au roi même en personne. Et qu’on ne se mette pas à éplucher ce que j’ai rapporté, ce que j’ai dépensé : car si tous les coups de bâton qu’on m’a donnés dans ces voyages m’étaient payés argent comptant, quand même on ne les estimerait pas plus de quatre maravédis la pièce, cent autres écus ne suffiraient pas pour m’en payer la moitié. Que chacun se mette la main sur l’estomac, et ne se mêle pas de prendre le blanc pour le noir, ni le noir pour le blanc, car chacun est comme Dieu l’a fait, et bien souvent pire.

 

– J’aurai soin, dit Carrasco, d’avertir l’auteur de l’histoire que, s’il l’imprime une seconde fois, il n’oublie pas ce que le bon Sancho vient de dire : ce sera la mettre un bon cran plus haut qu’elle n’est.

 

– Y a-t-il autre chose à corriger dans cette légende, seigneur bachelier ? demanda don Quichotte.

 

– Oh ! sans aucun doute, répondit celui-là : mais aucune autre correction n’aura l’importance de celles que nous venons de rapporter.

 

– Et l’auteur, reprit don Quichotte, promet-il par hasard une seconde partie ?

 

– Oui, certes, répliqua Samson ; mais il dit qu’il ne l’a pas trouvée, et qu’il ne sait pas qui la possède : de sorte que nous sommes en doute si elle paraîtra ou non. Pour cette raison, comme aussi parce que les uns disent : « Jamais seconde partie ne fut bonne », et les autres : « Des affaires de don Quichotte, ce qui est écrit suffit », on doute qu’il y ait une seconde partie. Néanmoins, il y a des gens d’humeur plus joviale que mélancolique qui disent : « Donnez-nous d’autres Quichotades : faites agir don Quichotte et parler Sancho, et, quoi que ce soit, nous en serons contents. »

 

– À quoi se décide l’auteur ? demanda don Quichotte.

 

– À quoi ? répondit Samson. Dès qu’il aura trouvé l’histoire qu’il cherche partout avec une diligence extraordinaire, il la donnera sur-le-champ à l’impression, plutôt en vue de l’intérêt qu’il en pourra tirer, que de tous les éloges qu’on en pourra faire.

 

– Comment ! s’écria Sancho, c’est à l’argent et à l’intérêt que regarde l’auteur ! alors ce serait merveille qu’il fît quelque chose de bon ; il ne fera que brocher et bousiller comme un tailleur la veille de Pâques, et m’est avis que les ouvrages qui se font à la hâte ne sont jamais terminés avec la perfection convenable. Dites donc à ce seigneur More, ou n’importe qui, de prendre un peu garde à ce qu’il fait, car moi et mon seigneur nous lui mettrons tant de mortier sur sa truelle, en matière d’aventures et d’événements de toute espèce, qu’il pourra construire, non-seulement une seconde, mais cent autres parties. Le bonhomme s’imagine sans doute que nous sommes ici à dormir sur la paille. Eh bien ! qu’il vienne nous tenir les pieds à la forge, et il verra duquel nous sommes chatouilleux. Ce que je sais dire, c’est que, si mon seigneur prenait mon conseil, nous serions déjà à travers ces campagnes défaisant des griefs et redressant des torts, comme c’est l’usage et la coutume des bons chevaliers errants. »

 

À peine Sancho achevait-il ces paroles, qu’on entendit les hennissements de Rossinante. Don Quichotte les tint à heureux augure[37], et résolut de faire une autre sortie d’ici à trois ou quatre jours. Il confia son dessein au bachelier, et lui demanda conseil pour savoir de quel côté devait commencer sa campagne. L’autre répondit qu’à son avis il ferait bien de gagner le royaume d’Aragon, et de se rendre à la ville de Saragosse, où devaient avoir lieu, sous peu de jours, des joutes solennelles pour la fête de saint Georges[38], dans lesquelles il pourrait gagner renom par-dessus tous les chevaliers aragonais, ce qui serait le gagner par-dessus tous les chevaliers du monde. Il loua sa résolution comme souverainement honorable et valeureuse, et l’engagea à plus de prudence, à plus de retenue pour affronter les périls, puisque sa vie n’était plus à lui, mais à tous ceux qui avaient besoin de son bras pour être protégés et secourus dans leurs infortunes.

 

« Voilà justement ce qui me fait donner au diable, seigneur Samson ! s’écria Sancho : mon seigneur vous attaque cent hommes armés, comme un polisson gourmand une demi-douzaine de poires. Mort de ma vie ! seigneur bachelier, vous avez raison : il y a des temps pour attaquer et des temps pour faire retraite, et il ne faut pas toujours crier : Saint Jacques, et en avant, Espagne[39] ! D’autant plus que j’ai ouï dire, et, si j’ai bonne mémoire, je crois que c’est à mon seigneur lui-même, qu’entre les extrêmes de la lâcheté et de la témérité est le milieu de la valeur. S’il en est ainsi, je ne veux pas qu’il fuie sans raison, mais je ne veux pas non plus qu’il attaque quand c’est folie. Surtout je donne cet avis à mon seigneur que, s’il m’emmène avec lui, ce sera sous la condition qu’en fait de bataille il fera toute la besogne : je ne serai tenu d’autre chose que de veiller à sa personne, en ce qui touchera le soin de sa nourriture et de sa propreté. Pour cela je le servirai comme une fée ; mais penser que j’irai mettre l’épée à la main, même contre des vilains armés en guerre, c’est se tromper du tout au tout. Moi, seigneur Samson, je ne prétends pas à la renommée de brave, mais à celle du meilleur et du plus loyal écuyer qui ait jamais servi chevalier errant. Si mon seigneur don Quichotte, en retour de mes bons et nombreux services, veut bien me donner quelque île de toutes celles qu’il doit, dit-il, rencontrer par là, je serai très-reconnaissant de la faveur : et quand même il ne me la donnerait pas, je suis né tout nu, et l’homme ne doit pas vivre sur la foi d’un autre, mais sur celle de Dieu. D’autant plus qu’aussi bon et peut-être meilleur me semblera le goût du pain à bas du gouvernement qu’étant gouverneur. Est-ce que je sais, par hasard, si, dans ces gouvernements-là, le diable ne me tend pas quelque croc-en-jambe pour me faire broncher, tomber et casser les dents ? Sancho je suis né, et Sancho je pense mourir. Mais avec tout cela, si de but en blanc, sans beaucoup de démarches et sans grand danger, le ciel m’envoyait quelque île ou toute autre chose semblable, je ne suis pas assez niais pour la refuser ; car on dit aussi : « Quand on te donne la génisse, jette-lui la corde au cou, et quand le bien arrive, mets-le dans ta maison. »

 

– Vous, frère Sancho, dit le bachelier, vous venez de parler comme un recteur en chaire. Cependant, ayez bon espoir en Dieu et dans le seigneur don Quichotte, qui vous donnera non pas une île, mais un royaume.

 

– Aussi bien le plus que le moins, répondit Sancho ; et je puis dire au seigneur Carrasco que, si mon seigneur me donne un royaume, il ne le jettera pas dans un sac percé. Je me suis tâté le pouls à moi-même, et je me suis trouvé assez de santé pour régner sur des royaumes et gouverner des îles : c’est ce que j’ai déjà dit mainte et mainte fois à mon seigneur.

 

– Prenez garde, Sancho, dit Samson, que les honneurs changent les mœurs ; il pourrait se faire qu’en vous voyant gouverneur, vous ne connussiez plus la mère qui vous a mis au monde.

 

– Ce serait bon, répondit Sancho, pour les petites gens qui sont nés sous la feuille d’un chou, mais non pour ceux qui ont sur l’âme quatre doigts de graisse de vieux chrétien, comme je les ai.[40] Essayez un peu mon humeur, et vous verrez si elle rechigne à personne.

 

– Que Dieu le veuille ainsi, dit don Quichotte ; c’est ce que dira le gouvernement quand il viendra, et déjà je crois l’avoir entre les deux yeux. »

 

Cela dit, il pria le bachelier, s’il était poëte, de vouloir bien lui composer quelques vers qu’il pût adresser en adieu à sa dame Dulcinée du Toboso, et d’avoir grand soin de mettre au commencement de chaque vers une lettre de son nom, de manière qu’à la fin de la pièce, en réunissant toutes les premières lettres, on lût Dulcinée du Toboso[41].

 

« Bien que je ne sois pas, répondit le bachelier, un des fameux poëtes que possède l’Espagne, puisqu’il n’y en a, dit-on, que trois et demi[42], je ne laisserai pas d’écrire ces vers. Cependant je trouve une grande difficulté dans leur composition, parce que les lettres qui forment le nom sont au nombre de dix-sept[43]. Si je fais quatre quatrains[44], il y aura une lettre de trop : si je fais quatre strophes de cinq vers, de celles qu’on appelle décimes ou redondillas, il manquera trois lettres. Toutefois, j’essayerai d’escamoter une lettre le plus proprement possible, de façon à faire tenir dans les quatre quatrains le nom de Dulcinée du Toboso.

 

– C’est ce qui doit être en tout cas, reprit don Quichotte : car si l’on n’y voit pas son nom clairement et manifestement, nulle femme croira que les vers ont été faits pour elle. »

 

Ils demeurèrent d’accord sur ce point, et fixèrent le départ à huit jours de là. Don Quichotte recommanda au bachelier de tenir cette nouvelle secrète et de la cacher surtout au curé, à maître Nicolas, à sa nièce et à sa gouvernante, afin qu’ils ne vinssent pas se mettre à la traverse de sa louable et valeureuse résolution. Carrasco le promit, et prit congé de don Quichotte, en le chargeant de l’aviser, quand il en aurait l’occasion, de sa bonne ou mauvaise fortune : sur cela, ils se séparèrent, et Sancho alla faire les préparatifs de leur nouvelle campagne.

 

Chapitre V

 

Du spirituel, profond et gracieux entretien qu’eurent ensemble Sancho Panza et sa femme Thérèse Panza, ainsi que d’autres événements dignes d’heureuse souvenance

 

 

En arrivant à écrire ce cinquième chapitre, le traducteur de cette histoire avertit qu’il le tient pour apocryphe, parce que Sancho y parle sur un autre style que celui qu’on devait attendre de son intelligence bornée, et y dit des choses si subtiles qu’il semble impossible qu’elles viennent de lui. Toutefois, ajoute-t-il, il n’a pas voulu manquer de le traduire, pour remplir les devoirs de son office. Il continue donc de la sorte :

 

Sancho rentra chez lui si content, si joyeux, que sa femme aperçut son allégresse à une portée de mousquet, tellement qu’elle ne put s’empêcher de lui demander :

 

« Qu’avez-vous donc, ami Sancho, que vous revenez si gai ?

 

– Femme, répondit Sancho, si Dieu le voulait, je serais bien aise de ne pas être si content que j’en ai l’air.

 

– Je ne vous entends pas, mari, répliqua-t-elle, et ne sais ce que vous voulez dire, que vous seriez bien aise, si Dieu le voulait, de ne pas être content ; car, toute sotte que je suis, je ne sais pas qui peut trouver du plaisir à n’en pas avoir.

 

– Écoutez, Thérèse, reprit Sancho ; je suis gai parce que j’ai décidé de retourner au service de mon maître don Quichotte, lequel veut partir une troisième fois à la recherche des aventures, et je vais partir avec lui parce qu’ainsi le veut ma détresse, aussi bien que l’espérance de trouver cent autres écus comme ceux que nous avons déjà dépensés ; et, tandis que cette espérance me réjouit, je m’attriste d’être forcé de m’éloigner de toi et de mes enfants. Si Dieu voulait me donner de quoi vivre à pied sec et dans ma maison, sans me mener par voies et par chemins, ce qu’il pourrait faire à peu de frais, puisqu’il lui suffirait de le vouloir, il est clair que ma joie serait plus vive et plus durable, puisque celle que j’éprouve est mêlée de la tristesse que j’ai de te quitter. Ainsi, j’ai donc bien fait de dire que, si Dieu le voulait, je serais bien aise de ne pas être content.

 

– Tenez, Sancho, répliqua Thérèse, depuis que vous êtes devenu membre de chevalier errant, vous parlez d’une manière si entortillée qu’on ne peut plus vous entendre.

 

– Il suffit que Dieu m’entende, femme, reprit Sancho ; c’est lui qui est l’entendeur de toutes choses, et restons-en là. Mais faites attention, ma sœur, d’avoir grand soin du grison ces trois jours-ci, pour qu’il soit en état de prendre les armes. Doublez-lui la ration, recousez bien le bât et les autres harnais, car nous n’allons pas à la noce, Dieu merci ! mais faire le tour du monde, et nous prendre de querelle avec des géants, des andriaques, des vampires ; nous allons entendre des sifflements, des aboiements, des hurlements et des rugissements : et tout cela ne serait encore que pain bénit si nous n’avions affaire à des muletiers yangois et à des Mores enchantés.

 

– Je crois bien, mari, répliqua Thérèse, que les écuyers errants ne volent pas le pain qu’ils mangent : aussi resterai-je à prier Dieu qu’il vous tire bientôt de ce méchant pas.

 

– Je vous dis, femme, répondit Sancho, que si je ne pensais pas me voir, dans peu de temps d’ici, gouverneur d’une île, je me laisserais tomber mort sur la place.

 

– Oh ! pour cela, non, mari, s’écria Thérèse ; vive la poule, même avec sa pépie ; vivez, vous, et que le diable emporte autant de gouvernements qu’il y en a dans le monde. Sans gouvernement vous êtes sorti du ventre de votre mère, sans gouvernement vous avez vécu jusqu’à cette heure, et sans gouvernement vous irez ou bien l’on vous mènera à la sépulture, quand il plaira à Dieu. Il y en a bien d’autres dans le monde qui vivent sans gouvernement, et pourtant ils ne laissent pas de vivre et d’être comptés dans le nombre des gens. La meilleure sauce du monde, c’est la faim, et, comme celle-là ne manque jamais au pauvre, ils mangent toujours avec plaisir. Mais pourtant, faites attention, Sancho, si, par bonheur, vous attrapiez quelque gouvernement d’îles, de ne pas oublier votre femme et vos enfants. Prenez garde que Sanchico a déjà ses quinze ans sonnés, et qu’il est temps qu’il aille à l’école, si son oncle l’abbé le fait entrer dans l’Église ; prenez garde aussi que Mari-Sancha, votre fille, n’en mourra pas si nous la marions, car je commence à m’apercevoir qu’elle désire autant un mari que vous un gouvernement, et, à la fin des fins, mieux sied la fille mal mariée que bien amourachée.

 

– En bonne foi, femme, répondit Sancho, si Dieu m’envoie quelque chose qui sente le gouvernement, je marierai notre Mari-Sancha si haut, si haut, qu’on ne l’atteindra pas à moins de l’appeler votre seigneurie.

 

– Pour cela, non, Sancho, répondit Thérèse ; mariez-la avec son égal, c’est le plus sage parti. Si vous la faites passer des sabots aux escarpins, et de la jaquette de laine au vertugadin de velours ; si, d’une Marica qu’on tutoie, vous en faites une doña Maria qu’on traite de seigneurie, la pauvre enfant ne se retrouvera plus, et, à chaque pas, elle fera mille sottises qui montreront la corde de sa pauvre et grossière condition.

 

– Tais-toi, sotte, dit Sancho, tout cela sera l’affaire de deux ou trois ans. Après cela, le bon ton et la gravité lui viendront comme dans un moule ; et sinon, qu’importe ? Qu’elle soit seigneurie, et vienne que viendra.

 

– Mesurez-vous, Sancho, avec votre état, répondit Thérèse, et ne cherchez pas à vous élever plus haut que vous. Il vaut mieux s’en tenir au proverbe qui dit : « Au fils de ton voisin, lave-lui le nez, et prends-le pour tien. » Certes, ce serait une jolie chose que de marier notre Mari-Sancha à un gros gentillâtre, un comte à trente-six quartiers, qui, à la première fantaisie, lui chanterait pouille, et l’appellerait vilaine, fille de manant pioche-terre et de dame tourne-fuseau ! Non, mari, non, ce n’est pas pour cela que j’ai élevé ma fille. Chargez-vous, Sancho, d’apporter l’argent, et, quant à la marier, laissez-m’en le soin. Nous avons ici Lope Tocho, fils de Juan Tocho, garçon frais et bien portant ; nous le connaissons de longue main, et je sais qu’il ne regarde pas la petite d’un mauvais œil ; avec celui-là, qui est notre égal, elle sera bien mariée, et nous l’aurons toujours sous les yeux, et nous serons tous ensemble, pères et enfants, gendre et petits-enfants, et la bénédiction de Dieu restera sur nous tous. Mais n’allez pas, vous, me la marier à présent dans ces cours et ces palais, où on ne l’entendrait pas plus qu’elle ne s’entendrait elle-même.

 

– Viens çà, bête maudite, femme de Barabbas, répliqua Sancho ; pourquoi veux-tu maintenant, sans rime ni raison, m’empêcher de marier ma fille à qui me donnera des petits-enfants qu’on appellera votre seigneurie ? Tiens, Thérèse, j’ai toujours entendu dire à mes grands-pères que celui qui ne sait pas saisir le bonheur quand il vient ne doit pas se plaindre quand il passe. Ce serait bien bête, lorsqu’il frappe maintenant à notre porte, de la lui fermer. Laissons-nous emporter par le vent favorable qui souffle dans nos voiles.[45] Tu ne crois donc pas, pauvre pécore, qu’il sera bon de me jeter de tout mon poids dans quelque gouvernement à gros profits qui nous tire les pieds de la boue, et de marier Mari-Sancha selon mon goût ? Tu verras alors comment on t’appellera doña Teresa Panza, gros comme le poing, et comme tu t’assiéras dans l’église sur des tapis et des coussins, en dépit des femmes d’hidalgos du pays. Sinon, restez donc toujours le même être, sans croître ni décroître, comme une figure de tapisserie ! Mais ne parlons plus de cela, et, quoi que tu dises, Sanchica sera comtesse.

 

– Voyez-vous bien tout ce que vous dites, mari ? répondit Thérèse. Eh bien ! avec tout cela je tremble que ce comté de ma fille ne soit sa perdition. Faites-en ce que vous voudrez ; faites-la duchesse, faites-la princesse, mais je puis bien dire que ce ne sera pas de mon bon gré, ni de mon consentement. Voyez-vous, frère, j’ai toujours été amie de l’égalité, et je ne puis souffrir la morgue et la suffisance. Thérèse on m’a nommée en me jetant l’eau du baptême ; c’est un nom tout uni, sans allonge et sans broderie ; on appelle mon père Cascajo, et moi, parce que je suis votre femme, Thérèse Panza, et en bonne conscience on devrait m’appeler Thérèse Cascajo ; mais ainsi se font les lois comme le veulent les rois, et je me contente de ce nom, sans qu’on mette un don par-dessus, qui pèserait tant que je ne pourrais le porter. Non, je ne veux pas donner à jaser à ceux qui me verraient passer vêtue en comtesse ou en gouvernante ; ils diraient tout de suite : « Voyez comme elle fait la fière, cette gardeuse de cochons. Hier ça suait à tirer une quenouille d’étoupe, ça s’en allait à la messe la tête couverte du pan de sa jupe en guise de mantille, et aujourd’hui ça se promène avec un vertugadin, avec des agrafes, avec le nez en l’air, comme si nous ne la connaissions pas ! » Oh ! si Dieu me garde mes six ou mes cinq sens, ou le nombre que j’en ai, je ne pense pas me mettre en pareille passe. Vous, frère, allez être gouverneur ou insulaire, et redressez-vous tout à votre aise ; mais ma fille ni moi, par les os de ma mère ! nous ne ferons un pas hors de notre village. La femme de bon renom, jambe cassée et à la maison, et la fille honnête, de travailler se fait fête. Allez avec votre don Quichotte chercher vos aventures, et laissez-nous toutes deux dans nos mésaventures, auxquelles Dieu remédiera, pourvu que nous le méritions ; et par ma foi je ne sais pourquoi il s’est donné le don, quand ne l’avaient ni son père ni ses aïeux.

 

– À présent, répliqua Sancho, je dis que tu as quelque démon familier dans le corps. Diable soit de la femme ! Combien de choses tu as enfilées l’une au bout de l’autre, qui n’ont ni pieds ni tête ! Qu’est-ce qu’il y a de commun entre le Cascajo, les agrafes, les proverbes, la suffisance et tout ce que j’ai dit ? Viens ici, stupide ignorante (et je peux bien t’appeler ainsi, puisque tu n’entends pas mes raisons, et que tu te sauves du bonheur comme de la peste). Si je te disais que ma fille se jette d’une tour en bas, ou bien qu’elle s’en aille courir le monde comme l’infante doña Urraca[46], tu aurais raison de ne pas faire à mon goût ; mais si, en moins d’un clin d’œil, je lui flanque un don et une seigneurie sur le dos, et je la tire des chaumes de blé pour la mettre sur une estrade avec plus de coussins de velours qu’il n’y a d’Almohades à Maroc[47], pourquoi ne veux-tu pas céder et consentir à ce que je veux ?

 

– Savez-vous pourquoi, mari ? répondit Thérèse ; à cause du proverbe : « Qui te couvre te découvre. » Sur le pauvre on jette les yeux en courant, mais sur le riche on les arrête ; et si ce riche a été pauvre dans un temps, alors on commence à murmurer et à médire, et on n’en finit plus, car il y a dans les rues des médisants par tas, comme des essaims d’abeilles.

 

– Écoute, Thérèse, reprit Sancho, écoute bien ce que je vais te dire à présent ; peut-être n’auras-tu rien entendu de semblable en tous les jours de ta vie, et prends garde que je ne parle pas de mon cru ; tout ce que je pense dire sont des sentences du père prédicateur qui a prêché le carême dernier dans notre village. Il disait, si je m’en souviens bien, que toutes les choses présentes, celles que nous voyons avec les yeux, s’offrent à l’attention et s’impriment dans la mémoire avec bien plus de force que toutes les choses passées. (Tous ces propos que tient maintenant Sancho sont le second motif qui a fait dire au traducteur que ce chapitre lui semblait apocryphe, parce qu’en effet ils excèdent la capacité de Sancho, lequel continue de la sorte :) De là vient que, lorsque nous voyons quelque personne bien équipée, parée de beaux habits, et entourée d’une pompe de valets, il semble qu’elle nous oblige par force à lui porter respect ; et, bien que la mémoire nous rappelle en cet instant que nous avons connu cette personne en quelque bassesse, soit de naissance, soit de pauvreté, comme c’est passé, ce n’est plus, et il ne reste rien que ce qui est présent. Et si celui qu’a tiré la fortune du fond de sa bassesse (ce sont les propres paroles du père prédicateur), pour le porter au faîte de la prospérité, est affable, courtois et libéral avec tout le monde, et ne se met pas à le disputer à ceux qui sont de noble race, sois assurée, Thérèse, que personne ne se rappellera ce qu’il fut, et que tous respecteront ce qu’il est, à l’exception toutefois des envieux, dont nulle prospérité n’est à l’abri.

 

– Je ne vous entends pas, mari, répliqua Thérèse ; faites ce que vous voudrez, et ne me rompez plus la tête avec vos harangues et vos rhétoriques, et si vous êtes révolu à faire ce que vous dites…

 

– C’est résolu qu’il faut dire, femme, interrompit Sancho, et non révolu.

 

– Ne vous mettez pas à disputer avec moi, mari, répondit Thérèse ; je parle comme il plaît à Dieu, et ne me mêle pas d’en savoir davantage. Je dis donc que, si vous tenez à toute force à prendre un gouvernement, vous emmeniez avec vous votre fils Sancho pour lui enseigner à faire le gouvernement dès cette heure, car il est bon que les fils prennent et apprennent l’état de leurs pères.

 

– Quand j’aurai le gouvernement, dit Sancho, j’enverrai chercher l’enfant par la poste, et je t’enverrai de l’argent, car je n’en manquerai pas, puisque les gouverneurs trouvent toujours quelqu’un qui leur en prête quand ils n’en ont point ; et ne manque pas de bien habiller l’enfant, pour qu’il cache ce qu’il est et paraisse ce qu’il doit être.

 

– Envoyez de l’argent, reprit Thérèse, et je vous l’habillerai comme un petit ange.

 

– Enfin, dit Sancho, nous demeurons d’accord que notre fille sera comtesse.

 

– Le jour où je la verrai comtesse, répondit Thérèse, je compterai que je la porte en terre. Mais, je le répète encore, faites ce qui vous fera plaisir, puisque, nous autres femmes, nous naissons avec la charge d’être obéissantes à nos maris, quand même ce seraient de lourdes bêtes. »

 

Et là-dessus elle se mit à pleurer tout de bon, comme si elle eût vu Sanchica morte et enterrée.

 

Sancho, pour la consoler, lui dit que, tout en faisant la petite fille comtesse, il tâcherait que ce fût le plus tard possible. Ainsi finit la conversation, et Sancho retourna chez don Quichotte pour mettre ordre à leur départ.

 

Chapitre VI

 

Qui traite de ce qui arriva à don Quichotte avec sa nièce et sa gouvernante, ce qui est l’un des plus importants chapitres de l’histoire

 

 

Tandis que Sancho Panza et sa femme Thérèse Cascajo avaient entre eux l’impertinente conversation rapportée dans le chapitre précédent, la nièce et la gouvernante de don Quichotte ne restaient pas oisives, car elles reconnaissaient à mille signes divers que leur oncle et seigneur voulait leur échapper une troisième fois, et reprendre l’exercice de sa malencontreuse chevalerie errante. Elles essayaient par tous les moyens possibles de le détourner d’une si mauvaise pensée ; mais elles ne faisaient que prêcher dans le désert, et battre le fer à froid.

 

Parmi plusieurs autres propos qu’elles lui tinrent à ce sujet, la gouvernante lui dit ce jour-là :

 

« En vérité, mon seigneur, si Votre Grâce ne se cloue pas le pied dans sa maison, et ne cesse enfin de courir par monts et par vaux, comme une âme en peine, cherchant ce que vous appelez des aventures et ce que j’appelle des malencontres, j’irai me plaindre, à cor et à cri, devant Dieu et devant le roi, pour qu’ils y portent remède. »

 

Don Quichotte lui répondit :

 

« Je ne sais trop, ma bonne, ce que Dieu répondra à tes plaintes, et guère mieux ce qu’y répondra Sa Majesté. Mais je sais bien que, si j’étais le roi, je me dispenserais de répondre à une infinité de requêtes impertinentes comme celles qu’on lui adresse. Une des plus pénibles besognes qu’aient les rois, parmi beaucoup d’autres, c’est d’être obligés d’écouter tout le monde et de répondre à tout le monde ; aussi ne voudrais-je pas que mes affaires lui causassent le moindre ennui.

 

– Dites-nous, seigneur, reprit la gouvernante, est-ce que dans la cour du roi il n’y a pas de chevaliers ?

 

– Si, répondit don Quichotte, et beaucoup ; il est juste qu’il y en ait pour soutenir la grandeur du trône et pour relever dignement la majesté royale.

 

– Eh bien, reprit-elle, pourquoi ne seriez-vous pas un de ces chevaliers qui, sans tourner les talons, servent dans sa cour leur roi et seigneur ?

 

– Fais attention, ma mie, répliqua don Quichotte, que tous les chevaliers ne peuvent pas être courtisans, et que tous les courtisans ne doivent pas davantage être chevaliers errants. Il faut qu’il y ait de tout dans le monde ; et, quoique nous soyons tous également chevaliers, il y a bien de la différence entre les uns et les autres. Les courtisans, en effet, n’ont que faire de quitter leurs appartements ni de franchir le seuil du palais ; ils se promènent par le monde entier en regardant une carte géographique, sans dépenser une obole, sans souffrir le froid et le chaud, la soif et la faim. Mais nous, chevaliers errants et véritables, c’est au soleil, au froid, à l’air, sous toutes les inclémences du ciel, de nuit et de jour, à pied et à cheval, que nous mesurons la terre entière avec le propre compas de nos pieds. Non-seulement nous connaissons les ennemis en peinture, mais en chair et en os. À tout risque, en toute occasion, nous les attaquons sans regarder à des enfantillages, sans consulter toutes ces lois du duel, à savoir : si l’ennemi porte la lance ou l’épée trop longue, s’il a sur lui quelque relique, quelque talisman, quelque supercherie cachée, s’il faut partager le soleil par tranches, et d’autres cérémonies de la même espèce, qui sont en usage dans les duels particuliers de personne à personne, toutes choses que tu ne connais pas, mais que je connais fort bien.[48] Il faut encore que je t’apprenne autre chose ; c’est que le bon chevalier errant ne doit jamais avoir peur, verrait-il devant lui dix géants dont les têtes non-seulement toucheraient, mais dépasseraient les nuages, qui auraient pour jambes deux grandes tours, pour bras des mâts de puissants navires, dont chaque œil serait gros comme une grande meule de moulin et plus ardent qu’un four de vitrier. Au contraire, il doit, d’une contenance dégagée et d’un cœur intrépide, les attaquer incontinent, les vaincre, les tailler en pièces ; et cela dans un petit instant, et quand même ils auraient pour armure des écailles d’un certain poisson qu’on dit plus dures que le diamant, et, au lieu d’épées, des cimeterres de Damas, ou des massues ferrées avec des pointes d’acier, comme j’en ai vu plus de deux fois. Tout ce que je viens de dire, ma chère amie, c’est pour que tu voies la différence qu’il y a des uns aux autres de ces chevaliers. Serait-il raisonnable qu’il y eût prince au monde qui n’estimât pas davantage cette seconde, ou pour mieux dire cette première espèce, celle des chevaliers errants, parmi lesquels, à ce que nous lisons dans leurs histoires, tel s’est trouvé qui a été le salut, non d’un royaume, mais de plusieurs[49] ?

 

– Ah ! mon bon seigneur, repartit la nièce, faites donc attention que tout ce que vous dites des chevaliers errants n’est que fable et mensonge. Leurs histoires mériteraient, si elles n’étaient toutes brûlées vives, qu’on leur mît à chacune un sanbenito[50] ou quelque autre signe qui les fît reconnaître pour infâmes et corruptrices des bonnes mœurs.

 

– Par le Dieu vivant qui nous alimente, s’écria don Quichotte, si tu n’étais directement ma nièce, comme fille de ma propre sœur, je t’infligerais un tel châtiment, pour le blasphème que tu viens de dire, qu’il retentirait dans le monde entier. Comment ! est-il possible qu’une petite morveuse, qui sait à peine manier douze fuseaux à faire le filet, ait l’audace de porter la langue sur les histoires des chevaliers errants ? Que dirait le grand Amadis s’il entendait semblable chose ! Mais, au reste, non, il te pardonnerait, parce qu’il fut le plus humble et le plus courtois chevalier de son temps, et, de plus, grand protecteur de jeunes filles. Mais tel autre pourrait t’avoir entendue, qui t’en ferait repentir ; car ils ne sont pas tous polis et bien élevés ; il y en a d’insolents et de félons ; et tous ceux qui se nomment chevaliers ne le sont pas complètement de corps et d’âme ; les uns sont d’or pur, les autres d’alliage, et, bien qu’ils semblent tous chevaliers, ils ne sont pas tous à l’épreuve de la pierre de touche de la vérité. Il y a des gens de bas étage qui s’enflent à crever pour paraître chevaliers, et de hauts chevaliers qui suent sang et eau pour paraître gens de bas étage. Ceux-là s’élèvent, ou par l’ambition ou par la vertu ; ceux-ci s’abaissent, ou par la mollesse ou par le vice. Il faut faire usage d’un talent très-fin d’observation pour distinguer entre ces deux espèces de chevaliers, si semblables par le nom, si différents par les actes.[51]

 

– Sainte Vierge ! s’écria la nièce, vous en savez si long, seigneur oncle, que, s’il en était besoin, vous pourriez monter en chaire, ou vous mettre à prêcher dans les rues ; et pourtant, vous donnez dans un tel aveuglement, dans une folie si manifeste, que vous vous imaginez être vaillant étant vieux, avoir des forces étant malade, redresser des torts étant plié par l’âge, et surtout être chevalier ne l’étant pas ; car, bien que les hidalgos puissent le devenir, ce n’est pas quand ils sont pauvres.

 

– Tu as grande raison, nièce, en tout ce que tu viens de dire, répondit don Quichotte, et je pourrais, sur ce sujet de la naissance, te dire des choses qui t’étonneraient bien ; mais, pour ne pas mêler le divin au terrestre, je m’en abstiens. Écoutez, mes chères amies, et prêtez-moi toute votre attention. On peut réduire à quatre espèces toutes les races et familles qu’il y a dans le monde ; les unes, parties d’un humble commencement, se sont étendues et agrandies jusqu’à atteindre une élévation extrême ; d’autres, qui ont eu un commencement illustre, se sont conservées et se maintiennent dans leur état originaire ; d’autres, quoique ayant eu aussi de grands commencements, ont fini en pointe, comme une pyramide, c’est-à-dire se sont diminuées et rapetissées jusqu’au néant, comme est, à l’égard de sa base, la pointe d’une pyramide ; d’autres enfin, et ce sont les plus nombreuses, qui n’ont eu ni commencement illustre ni milieu raisonnable, auront une fin sans nom, comme sont les familles des plébéiens et des gens ordinaires. Des premières, qui eurent un humble commencement et montèrent à la grandeur qu’elles conservent encore, je puis donner pour exemple la maison ottomane, laquelle, partie de la bassesse d’un humble berger[52], s’est élevée au faîte où nous la voyons aujourd’hui. De la seconde espèce de familles, celles qui commencèrent dans la grandeur et qui la conservent sans l’augmenter, on trouvera l’exemple chez un grand nombre de princes, qui le sont par hérédité, et se maintiennent au même point, en se contenant pacifiquement dans les limites de leurs États. De celles qui commencèrent grandes et larges pour finir en pointe, il y a des milliers d’exemples, car tous les Pharaons et Ptolémées d’Égypte, les Césars de Rome, et toute cette multitude infinie de princes et de monarques, mèdes, assyriens, perses, grecs et barbares, toutes ces familles royales et seigneuriales ont fini en pointe et en néant, à tel point qu’il serait impossible de retrouver un seul de leurs descendants à cette heure, à moins que ce ne fût dans un état obscur et misérable. Des familles plébéiennes, je n’ai rien à dire, sinon qu’elles servent seulement à augmenter le nombre des gens qui vivent[53], sans mériter d’autre renommée ni d’autre éloge des grandeurs qui leur manquent. De tout ce que j’ai dit, je veux vous faire conclure, mes pauvres bonnes filles, que la confusion est grande entre les familles et les races, et que celles-là seulement paraissent grandes, illustres, qui se montrent ainsi par la vertu, la richesse et la libéralité de leurs membres. J’ai dit la vertu, la richesse et la libéralité, parce que le grand adonné au vice sera un grand vicieux, et le riche sans libéralité un mendiant avare ; en effet, le possesseur des richesses ne se rend pas heureux de les avoir, mais de les dépenser, et non de les dépenser à tout propos, mais de savoir en faire bon emploi. Il ne reste au chevalier pauvre d’autre chemin pour montrer qu’il est chevalier que celui de la vertu ; qu’il soit affable, poli, bien élevé, serviable, jamais orgueilleux, jamais arrogant, jamais détracteur ; qu’il soit surtout charitable, car, avec deux maravédis qu’il donnera au pauvre d’un cœur joyeux, il se montrera aussi libéral que celui qui fait l’aumône à son de cloches ; et personne ne le verra orné de ces vertus, que, même connaissant sa détresse, il ne le juge et ne le tienne pour homme de noble sang. Ce serait un miracle qu’il ne le fût pas ; et, comme la louange a toujours été le prix de la vertu, les hommes vertueux ne peuvent manquer d’être loués de chacun. Il y a deux chemins, mes filles, que peuvent prendre les hommes pour devenir riches et honorés ; l’un est celui des lettres, l’autre est celui des armes. Je suis plus versé dans les armes que dans les lettres, et je suis né, selon l’inclination que je me sens, sous l’influence de la planète Mars. Il m’est donc obligatoire de suivre ce chemin, et je dois le prendre en dépit de tout le monde ; c’est en vain que vous vous fatigueriez à me persuader de ne pas vouloir ce que veulent les cieux, ce qu’a réglé la fortune, ce qu’exige la raison, et surtout ce que désire ma volonté ; car, sachant, comme je le sais, quels innombrables travaux sont attachés à la chevalerie errante, je sais également quels biens infinis on obtient par elle. Je sais que le sentier de la vertu est étroit, que le chemin du vice est large et spacieux. Je sais qu’ils aboutissent à des termes qui sont bien différents, car le large chemin du vice finit par la mort, et l’étroit sentier de la vertu finit par la vie, non pas une vie qui finisse elle-même, mais celle qui n’aura pas de fin. Je sais enfin, comme a dit notre grand poëte castillan[54], que « c’est par ces âpres chemins qu’on monte au trône élevé de l’immortalité, d’où jamais on ne redescend. »

 

– Ah ! malheureuse que je suis ! s’écria la nièce ; quoi ! mon seigneur est poëte aussi ? Il sait tout, il est bon à tout. Je gage que, s’il voulait se faire maçon, il saurait construire une maison comme une cage.

 

– Je t’assure, nièce, répondit don Quichotte, que, si ces pensées chevaleresques n’absorbaient pas mes cinq sens, il n’y aurait chose que je ne fisse, ni curiosité qui ne sortît de mes mains ; principalement des cages d’oiseaux et des cure-dents. »

 

En ce moment on entendit frapper à la porte, et l’une des femmes ayant demandé qui frappait, Sancho Panza répondit :

 

« C’est moi. »

 

À peine la gouvernante eut-elle reconnu sa voix, qu’elle courut se cacher pour ne pas le voir, tant elle le détestait. La nièce lui ouvrit ; son seigneur don Quichotte alla le recevoir les bras ouverts, et revint s’enfermer avec lui dans sa chambre, où ils eurent un entretien qui ne le cède pas au précédent.

 

Chapitre VII

 

De ce que traita don Quichotte avec son écuyer, ainsi que d’autres événements fameux

 

 

À peine la gouvernante eut-elle vu Sancho Panza s’enfermer avec son seigneur, qu’elle devina l’objet de leurs menées. S’imaginant que de cette conférence devait sortir la résolution de leur troisième sortie, elle prit sa mante, et courut, toute pleine de trouble et de chagrin, chercher le bachelier Samson Carrasco, parce qu’il lui sembla qu’étant beau parleur et tout fraîchement ami de son maître, il pourrait mieux que personne lui persuader de laisser là un projet si insensé.

 

Elle le trouva qui se promenait dans la cour de sa maison, et, dès qu’elle l’aperçut, elle se laissa tomber à ses pieds, haletante et désolée. Quand le bachelier vit de si grandes marques de trouble et de désespoir :

 

« Qu’avez-vous, dame gouvernante ? s’écria-t-il ; qu’est-il arrivé ? On dirait que vous vous sentez arracher l’âme.

 

– Ce n’est rien, mon bon seigneur Samson, dit-elle, sinon que mon maître fuit, il fuit sans aucun doute.

 

– Et par où fuit-il, madame ? demanda Samson. S’est-il ouvert quelque partie du corps ?

 

– Il fuit, répondit-elle, par la porte de sa folie ; je veux dire, seigneur bachelier de mon âme, qu’il veut décamper une autre fois, ce qui fera la troisième, pour chercher par le monde ce qu’il appelle de bonnes aventures, et je ne sais vraiment comment il peut les nommer ainsi. La première fois, on nous l’a ramené posé en travers sur un âne, et tout moulu de coups. La seconde fois, il nous est revenu sur une charrette à bœufs, enfermé dans une cage, où il s’imaginait qu’il était enchanté. Il rentrait, le malheureux, dans un tel état, qu’il n’aurait pas été reconnu de la mère qui l’a mis au monde, sec, jaune, les yeux enfoncés jusqu’au fin fond de la cervelle, si bien que pour le faire un peu revenir, il m’en a coûté plus de cinquante douzaines d’œufs, comme Dieu le sait, aussi bien que tout le monde, et surtout mes poules qui ne me laisseront pas mentir.

 

– Oh ! cela, je le crois bien, répondit le bachelier, car elles sont si bonnes, si dodues et si bien élevées, qu’elles ne diraient pas une chose pour une autre, dussent-elles en crever. Enfin, dame gouvernante, il n’y a rien de plus, et il n’est pas arrivé d’autre malheur que celui que vous craignez pour le seigneur don Quichotte ?

 

– Non, seigneur, répliqua-t-elle.

 

– Eh bien ! ne vous mettez pas en peine, repartit le bachelier ; mais retournez paisiblement chez vous, préparez-m’y quelque chose de chaud pour déjeuner, et, chemin faisant, récitez l’oraison de sainte Apolline, si vous la savez ; je vous suivrai de près, et vous verrez merveille.

 

– Jésus Maria ! répliqua la gouvernante, vous dites que je récite l’oraison de sainte Apolline ? ce serait bon si mon maître avait le mal de dents, mais il n’est pris que de la cervelle.[55]

 

– Je sais ce que je dis, dame gouvernante, répondit Carrasco ; allez, allez, et ne vous mettez pas à disputer avec moi, puisque vous savez que je suis bachelier par l’université de Salamanque. »

 

Là-dessus la gouvernante s’en retourna, et le bachelier alla sur-le-champ trouver le curé pour comploter avec lui ce qui se dira dans son temps.

 

Pendant celui que demeurèrent enfermés don Quichotte et Sancho, ils eurent l’entretien suivant, dont l’histoire fait, avec toute ponctualité, une relation véridique.

 

Sancho dit à son maître :

 

« Seigneur, je tiens enfin ma femme réluite à ce qu’elle me laisse aller avec Votre Grâce où il vous plaira de m’emmener.

 

– Réduite, il faut dire, Sancho, dit don Quichotte, et non réluite.

 

– Deux ou trois fois, si je m’en souviens bien, reprit Sancho, j’ai supplié Votre Grâce de ne pas me reprendre les paroles, si vous entendez ce que je veux dire avec elles, et si vous ne m’entendez pas, de dire : « Sancho, ou Diable, parle autrement, je ne t’entends pas. » Et alors, si je ne m’explique pas clairement, vous pourrez me reprendre, car je suis très-fossile.

 

– Eh bien ! je ne t’entends pas, Sancho, dit aussitôt don Quichotte, car je ne sais ce que veut dire : « Je suis très-fossile. »

 

– Très-fossile veut dire, reprit Sancho, que je suis très… comme ça.

 

– Je t’entends encore moins maintenant, répliqua don Quichotte.

 

– Ma foi, si vous ne pouvez m’entendre, dit Sancho, je ne sais comment le dire ; c’est tout ce que je sais, et que Dieu m’assiste.

 

– J’y suis, j’y suis, reprit don Quichotte ; tu veux dire que tu es très-docile, que tu es si doux, si maniable, que tu prendras l’avis que je te donnerai, et feras comme je t’enseignerai.

 

– Je parie, s’écria Sancho, que dès l’abord vous m’avez saisi et compris, mais que vous vouliez me troubler pour me faire dire deux cents balourdises.

 

– Cela pourrait bien être, répondit don Quichotte ; mais en définitive, que dit Thérèse ?

 

– Thérèse dit, répliqua Sancho, que je lie bien mon doigt avec le vôtre, et puis, que le papier parle et que la langue se taise, car ce qui s’attache bien se détache bien, et qu’un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Et moi je dis que, si le conseil de la femme n’est pas beaucoup, celui qui ne le prend pas est un fou.

 

– C’est ce que je dis également, répondit don Quichotte ; allons, ami Sancho, continuez ; vous parlez d’or aujourd’hui.

 

– Le cas est, reprit Sancho, et Votre Grâce le sait mieux que moi, que nous sommes tous sujets à la mort, qu’aujourd’hui nous vivons et demain plus, que l’agneau s’en va aussi vite que le mouton, et que personne ne peut se promettre en ce monde plus d’heures de vie que Dieu ne veut bien lui en accorder ; car la mort est sourde, et, quand elle vient frapper aux portes de notre vie, elle est toujours pressée, et rien ne peut la retenir, ni prières, ni violences, ni sceptres, ni mitres, selon le bruit qui court et suivant qu’on nous le dit du haut de la chaire.

 

– Tout cela est la pure vérité, dit don Quichotte ; mais je ne sais pas où tu veux en venir.

 

– J’en veux venir, reprit Sancho, à ce que Votre Grâce m’alloue des gages fixes ; c’est-à-dire à ce que vous me donniez tant par mois pendant que je vous servirai, et que ces gages me soient payés sur vos biens. J’aime mieux cela que d’être à merci ; car les récompenses viennent, ou mal, ou jamais, et, comme on dit, de ce que j’ai que Dieu m’assiste. Enfin, je voudrais savoir ce que je gagne, peu ou beaucoup, car c’est sur un œuf que la poule en pond d’autres, et beaucoup de peu font un beaucoup, et tant qu’on gagne quelque chose on ne perd rien. À la vérité, s’il arrivait (ce que je ne crois ni n’espère) que Votre Grâce me donnât l’île qu’elle m’a promise, je ne suis pas si ingrat, et ne tire pas tellement les choses par les cheveux, que je ne consente à ce qu’on évalue le montant des revenus de cette île, et qu’on la rabatte de mes gages au marc la livre.

 

– Ami Sancho, répondit don Quichotte, à bon rat bon chat.[56]

 

– Je vous entends, dit Sancho, et je gage que vous voulez dire à bon chat bon rat ; mais qu’importe, puisque vous m’avez compris ?

 

– Si bien compris, continua don Quichotte, que j’ai pénétré le fond de tes pensées, et deviné à quel blanc tu tires avec les innombrables flèches de tes proverbes. Écoute, Sancho, je te fixerais bien volontiers des gages, si j’avais trouvé dans quelqu’une des histoires de chevaliers errants un exemple qui me fît découvrir ou me laissât seulement entrevoir par une fente ce que les écuyers avaient coutume de gagner par mois ou par année ; mais, quoique j’aie lu toutes ces histoires ou la plupart d’entre elles, je ne me rappelle pas avoir lu qu’aucun chevalier errant eût fixé des gages à son écuyer. Je sais seulement que tous les écuyers servaient à merci, et que, lorsqu’ils y pensaient le moins, si la chance tournait bien à leurs maîtres, ils se trouvaient récompensés par une île ou quelque chose d’équivalent, et que pour le moins ils attrapaient un titre et une seigneurie. Si, avec ces espérances et ces augmentations, il vous plaît, Sancho, de rentrer à mon service, à la bonne heure ; mais si vous pensez que j’ôterai de ses gonds et de ses limites l’antique coutume de la chevalerie errante, je vous baise les mains. Ainsi donc, mon cher Sancho, retournez chez vous, et déclarez ma résolution à votre Thérèse. S’il lui plaît à elle et s’il vous plaît à vous de me servir à merci, bene quidem ; sinon, amis comme devant ; car si l’appât ne manque point au colombier, les pigeons n’y manqueront pas non plus. Et prenez garde, mon fils, que mieux vaut bonne espérance que mauvaise possession, et bonne plainte que mauvais payement. Je vous parle de cette manière, Sancho, pour vous faire entendre que je sais aussi bien que vous lâcher des proverbes comme s’il en pleuvait. Finalement, je veux vous dire, et je vous dis en effet que, si vous ne voulez pas me suivre à merci, et courir la chance que je courrai, que Dieu vous bénisse et vous sanctifie, je ne manquerai pas d’écuyers plus obéissants, plus empressés, et surtout moins gauches et moins bavards que vous. »

 

Lorsque Sancho entendit la ferme résolution de son maître, il sentit ses yeux se couvrir de nuages et les ailes du cœur lui tombèrent, car il s’était persuadé que son seigneur ne partirait pas sans lui pour tous les trésors du monde.

 

Tandis qu’il était indécis et rêveur, Samson Carrasco entra, et, derrière lui, la gouvernante et la nièce, empressées de savoir par quelles raisons il persuaderait à leur seigneur de ne pas retourner à la quête des aventures. Samson s’approcha, et, toujours prêt à rire et à gausser, ayant embrassé don Quichotte comme la première fois, il lui dit d’une voix éclatante :

 

« Ô fleur de la chevalerie errante ! ô brillante lumière des armes ! ô honneur et miroir de la nation espagnole ! plaise à Dieu tout-puissant, suivant la formule, que la personne ou les personnes qui voudraient mettre obstacle à ta troisième sortie ne trouvent plus elles-mêmes de sortie dans le labyrinthe de leurs désirs, et qu’elles ne voient jamais s’accomplir ce qu’elles ne souhaitent point ! »

 

Et, se tournant vers la gouvernante, il lui dit :

 

« Vous pouvez bien, dame gouvernante, vous dispenser de réciter l’oraison de sainte Apolline ; je sais qu’il est arrêté, par une immuable détermination des sphères célestes, que le seigneur don Quichotte doit mettre à exécution ses hautes et nouvelles pensées. Je chargerais lourdement ma conscience si je ne persuadais à ce chevalier, et ne lui intimais, au besoin, de ne pas tenir davantage au repos et dans la retraite la force de son bras valeureux et la bonté de son cœur imperturbable, pour qu’il ne prive pas plus longtemps le monde, par son retard, du redressement des torts, de la protection des orphelins, de l’honneur des filles, de l’appui des veuves, du soutien des femmes mariées, et autres choses de la même espèce qui touchent, appartiennent et adhèrent à l’ordre de la chevalerie errante. Allons, sus, mon bon seigneur don Quichotte, chevalier beau et brave, qu’aujourd’hui plutôt que demain Votre Grandeur se mette en route. Si quelque chose manque pour l’exécution de vos desseins, je suis là, prêt à y suppléer de mes biens et de ma personne, et, s’il fallait servir d’écuyer à Votre Magnificence, je m’en ferais un immense bonheur. »

 

Aussitôt don Quichotte, se tournant vers Sancho :

 

« Ne te l’ai-je pas dit, Sancho, que j’aurais des écuyers de reste ? Vois un peu qui s’offre à l’être ; rien moins que l’inouï bachelier Samson Carrasco, joie et perpétuel boute-en-train des galeries universitaires de Salamanque, sain de sa personne, agile de ses membres, discret et silencieux, patient dans le chaud comme dans le froid, dans la faim comme dans la soif, ayant enfin toutes les qualités requises pour être écuyer d’un chevalier errant. Mais à Dieu ne plaise que, pour satisfaire mon goût, je renverse la colonne des lettres, que je brise le vase de la science, que j’arrache la palme des beaux-arts. Non, que le nouveau Samson demeure dans sa patrie ; qu’en l’honorant, il honore aussi les cheveux blancs de son vieux père ; et moi je me contenterai du premier écuyer venu, puisque Sancho ne daigne plus venir avec moi.

 

– Si fait, je daigne, s’écria Sancho, tout attendri et les yeux pleins de larmes ; oh ! non, ce n’est pas de moi, mon seigneur, qu’on dira : « Pain mangé, compagnie faussée. » Je ne viens pas, Dieu merci, de cette race ingrate ; tout le monde sait, et mon village surtout, quels furent les Panza dont je descends ; d’autant plus que je connais et reconnais à beaucoup de bonnes œuvres, et plus encore à de bonnes paroles, le désir qu’a Votre Grâce de me faire merci ; et si je me suis mis en compte de tant et à quand au sujet de mes gages, ç’a été pour complaire à ma femme ; car dès qu’elle se met dans la tête de vous persuader une chose, il n’y a pas de maillet qui serre autant les cercles d’une cuve qu’elle vous serre le bouton pour que vous fassiez ce qu’elle veut. Mais enfin, l’homme doit être homme, et la femme femme ; et puisque je suis homme en quelque part que ce soit, sans qu’il me soit possible de le nier, je veux l’être aussi dans ma maison, en dépit de quiconque y trouverait à redire. Ainsi, il n’y a plus rien à faire, sinon que Votre Grâce couche par écrit son testament et son codicille, en manière qu’il ne se puisse rétorquer[57], et mettons-nous tout de suite en route, pour ne pas laisser dans la peine l’âme du seigneur Samson, qui dit que sa conscience l’oblige à persuader à Votre Grâce de sortir une troisième fois à travers ce monde. Quant à moi, je m’offre de nouveau à servir Votre Grâce fidèlement et loyalement, aussi bien et mieux encore qu’aucun écuyer ait servi chevalier errant dans les temps passés et présents. »

 

Le bachelier resta tout émerveillé quand il entendit de quelle manière parlait Sancho Panza ; car, bien qu’ayant lu la première histoire de son maître, il ne pouvait s’imaginer que Sancho fût aussi gracieux qu’il y est dépeint. Mais en le voyant dire un testament et un codicille qu’on ne puisse rétorquer, au lieu d’un testament qu’on ne puisse révoquer, il crut tout ce qu’il avait lu sur son compte, et le tint bien décidément pour un des plus solennels insensés de notre siècle. Il dit même, entre ses dents, que deux fous tels que le maître et le valet ne s’étaient jamais vus au monde.

 

Finalement, don Quichotte et Sancho s’embrassèrent et restèrent bons amis ; puis, sur l’avis et de l’agrément du grand Carrasco, qui était devenu leur oracle, il fut décidé qu’ils partiraient sous trois jours. Ce temps suffisait pour se munir de toutes les choses nécessaires au voyage, et pour chercher une salade à visière ; car don Quichotte voulait absolument en porter une. Samson s’offrit à la lui procurer, parce qu’il savait, dit-il, qu’un de ses amis qui en avait une ne la lui refuserait pas, bien qu’elle fût plus souillée par la rouille et la moisissure que luisante et polie par l’émeri.

 

Les malédictions que donnèrent au bachelier la gouvernante et la nièce furent sans mesure et sans nombre. Elles s’arrachèrent les cheveux, s’égratignèrent le visage, et, à la façon des pleureuses qu’on louait pour les enterrements[58], elles se lamentaient sur le départ de leur seigneur, comme si c’eût été sur sa mort.

 

Le projet qu’avait Samson, en lui persuadant de se mettre encore une fois en campagne, était de faire ce que l’histoire rapportera plus loin ; toute cela sur le conseil du curé et du barbier, avec lesquels il s’était consulté d’abord. Enfin, pendant ces trois jours, don Quichotte et Sancho se pourvurent de ce qui leur sembla convenable ; puis, ayant apaisé, Sancho sa femme, don Quichotte sa gouvernante et sa nièce, un beau soir, sans que personne les vît, sinon le bachelier, qui voulut les accompagner à une demi-lieue du village, ils prirent le chemin du Toboso, don Quichotte sur son bon cheval Rossinante, Sancho sur son ancien grison, le bissac bien fourni de provisions touchant la bucolique, et la bourse pleine d’argent que lui avait donné don Quichotte pour ce qui pouvait arriver.

 

Samson embrassa le chevalier, et le supplia de lui faire savoir sa bonne ou sa mauvaise fortune, pour s’attrister de l’une et se réjouir de l’autre, comme l’exigeaient les lois de leur amitié. Don Quichotte lui en ayant fait la promesse, Samson prit la route de son village, et les deux autres celle de la grande ville du Toboso.

 

Chapitre VIII

 

Où l’on raconte ce qui arriva à don Quichotte tandis qu’il allait voir sa dame Dulcinée du Toboso

 

 

Béni soit le tout-puissant Allah ! s’écrie Hamet Ben-Engéli au commencement de ce huitième chapitre ; béni soit Allah ! répète-t-il à trois reprises. Puis il ajoute que, s’il donne à Dieu ces bénédictions, c’est en voyant qu’à la fin il tient en campagne don Quichotte et Sancho, et que les lecteurs de son agréable histoire peuvent compter que désormais commencent les exploits du seigneur et les facéties de l’écuyer. Il les invite à oublier les prouesses passées de l’ingénieux hidalgo, pour donner toute leur attention à ses prouesses futures, lesquelles commencent dès à présent sur le chemin du Toboso, comme les autres commencèrent jadis dans la plaine de Montiel. Et vraiment ce qu’il demande est peu de chose en comparaison de ce qu’il promet. Puis il continue de la sorte :

 

Don Quichotte et Sancho restèrent seuls ; et Samson Carrasco s’était à peine éloigné, que Rossinante se mit à hennir et le grison à braire, ce que les deux voyageurs, chevalier et écuyer, tinrent à bon signe et à très-favorable augure. Cependant, s’il faut dire toute la vérité, les soupirs et les braiments du grison furent plus nombreux et plus forts que les hennissements du bidet, d’où Sancho conclut que son bonheur devait surpasser celui de son maître, fondant cette opinion sur je ne sais quelle astrologie judiciaire, qu’il savait peut-être, bien que l’histoire ne s’en explique pas. Seulement, on lui entendit souvent dire que, quand il trébuchait ou tombait, il aurait été bien aise de ne pas être sorti de sa maison, parce qu’à trébucher ou à tomber on ne tirait d’autre profit que de déchirer son soulier ou de se rompre les côtes ; et, ma foi, tout sot qu’il était, il n’allait pas en cela très-hors du droit chemin.

 

Don Quichotte lui dit :

 

« Ami Sancho, plus nous avançons, plus la nuit se ferme ; elle va devenir plus noire qu’il ne faudrait pour qu’avec le point du jour nous puissions apercevoir le Toboso. C’est là que j’ai résolu d’aller avant de m’engager dans aucune aventure ; là je demanderai l’agrément et la bénédiction de la sans pareille Dulcinée, et avec cet agrément, je pense et crois fermement mettre à bonne fin toute périlleuse aventure ; car rien dans cette vie ne rend plus braves les chevaliers errants que de se voir favorisés de leurs dames.

 

– Je le crois bien ainsi, répondit Sancho ; mais il me semble fort difficile que Votre Grâce puisse lui parler et avoir avec elle une entrevue, en un lieu du moins où vous puissiez recevoir sa bénédiction, à moins qu’elle ne vous la donne par-dessus les murs de la basse-cour où je la vis la première fois, quand je lui portai la lettre qui contenait les nouvelles des folies et des niaiseries que faisait Votre Grâce dans le cœur de la Sierra-Moréna.

 

– Des murs de basse-cour, dis-tu, Sancho ! reprit don Quichotte. Quoi ! tu t’es mis dans la tête que c’était là ou par là que tu avais vu cette fleur jamais dignement louée de gentillesse et de beauté ? Ce ne pouvaient être que des galeries ou des corridors, ou des vestibules de riches et somptueux palais.

 

– Cela se peut bien, répondit Sancho, mais ils m’ont paru des murs de basse-cour, si je n’ai pas perdu la mémoire.

 

– En tout cas, allons-y, Sancho, répliqua don Quichotte ; pourvu que je la voie, il m’est aussi égal que ce soit par des murs de basse-cour que par des balcons ou des grilles de jardin ; quelque rayon du soleil de sa beauté qui arrive à mes yeux, il éclairera mon entendement et fortifiera mon cœur de façon que je reste unique et sans égal pour l’esprit et pour la vaillance.

 

– Eh bien, par ma foi, seigneur, répondit Sancho, quand j’ai vu ce soleil de madame Dulcinée du Toboso, il n’était pas assez clair pour jeter aucun rayon. C’était sans doute parce que Sa Grâce étant à cribler ce grain que je vous ai dit, la poussière épaisse qui en sortait se mit comme un nuage devant sa face, et l’obscurcit.

 

– Comment ! Sancho, s’écria don Quichotte, tu persistes à penser, à croire, à dire et à prétendre que ma dame Dulcinée criblait du blé, tandis que c’est un exercice et un métier tout à fait étrangers à ce que font et doivent faire les personnes de qualité, lesquelles sont réservées à d’autres exercices et à d’autres passe-temps qui montrent, à portée de mousquet, l’élévation de leur naissance ! Oh ! que tu te rappelles mal, Sancho, ces vers de notre poëte[59], où il nous dépeint les ouvrages délicats que faisaient dans leur séjour de cristal ces quatre nymphes qui sortirent la tête des ondes du Tage, et s’assirent sur la verte prairie pour travailler à ces riches étoffes que nous décrit l’ingénieux poëte, et qui étaient tissues d’or, de soie et de perles ! Ainsi devait être l’ouvrage de ma dame, quand tu la vis, à moins que l’envie que porte à tout ce qui me regarde un méchant enchanteur ne change et ne transforme sous des figures différentes toutes les choses qui pourraient me faire plaisir. Aussi je crains bien que, dans cette histoire de mes exploits qui circule imprimée, si par hasard elle a pour auteur quelque sage, mon ennemi, celui-ci n’ait mis des choses pour d’autres, mêlant mille mensonges à une vérité, et s’égarant à compter d’autres actions que celles qu’exige la suite d’une histoire véridique. Ô envie, racine de tous les maux, et ver rongeur de toutes les vertus ! Tous les vices, Sancho, portent avec eux je ne sais quoi d’agréable ; mais celui de l’envie ne porte que des déboires, des rancunes et des rages furieuses.

 

– C’est justement là ce que je dis, répliqua Sancho, et je parie que, dans cette légende ou histoire que le bachelier Carrasco dit avoir vue de nous, mon honneur roule comme voiture versée, pêle-mêle d’un côté, et de l’autre balayant les rues. Eh bien ! foi de brave homme, je n’ai pourtant jamais dit de mal d’aucun enchanteur, et je n’ai pas assez de biens pour faire envie à personne, Il est vrai que je suis un peu malicieux, avec quelque pointe d’aigrefin. Mais tout cela se couvre et se cache sous le grand manteau de ma simplicité, toujours naturelle et jamais artificieuse. Quand je n’aurais d’autre mérite que de croire, comme j’ai toujours cru, sincèrement et fermement, en Dieu et en tout ce que croit la Sainte Église catholique romaine, et d’être, comme je le suis, ennemi mortel des juifs, les historiens devraient me faire miséricorde, et me bien traiter dans leurs écrits. Mais, au reste, qu’ils disent ce qu’ils voudront ; nu je suis né, nu je me trouve, je ne perds ni ne gagne ; et pour me voir mis en livre, circulant par ce monde de main en main, je me soucie comme d’une figue qu’on dise de moi tout ce qu’on voudra.

 

– Cela ressemble, Sancho, reprit don Quichotte, à l’histoire d’un fameux poëte de ce temps-ci, lequel, ayant fait une maligne satire contre toutes les dames courtisanes, omit d’y comprendre et d’y nommer une dame de qui l’on pouvait douter si elle l’était ou non. Celle-ci, voyant qu’elle n’était pas sur la liste de ces dames, se plaignit au poëte, lui demanda ce qu’il avait vu en elle qui l’eût empêché de la mettre au nombre des autres, et le pria d’allonger la satire pour lui faire place, sinon qu’il prît garde à lui, Le poëte lui donna satisfaction, et l’arrangea mieux que n’eussent fait des langues de duègnes ; alors la dame demeura satisfaite en se voyant fameuse, quoique infâme. À ce propos vient aussi l’histoire de ce berger qui, seulement pour que son nom vécût dans les siècles à venir, incendia le fameux temple de Diane à Éphèse, lequel était compté parmi les sept merveilles du monde. Malgré l’ordre qui fut donné que personne ne nommât ce berger, de vive voix ou par écrit, afin qu’il n’atteignît pas le but de son désir, cependant on sut qu’il s’appelait Érostrate. On peut encore citer à ce sujet ce qui arriva à Rome au grand empereur Charles Quint, avec un gentilhomme de cette ville. L’empereur voulut voir ce fameux temple de la Rotonde qu’on appela, dans l’antiquité, temple de tous les dieux, et maintenant, sous une meilleure invocation, temple de tous les saints[60], C’est l’édifice le mieux conservé et le plus complet qui soit resté de tous ceux qu’éleva le paganisme à Rome, celui qui rappelle le mieux la grandeur et la magnificence de ses fondateurs. Il est construit en coupole, d’une étendue immense, et très-bien éclairé, quoique la lumière ne lui arrive que par une fenêtre, ou pour mieux dire, une claire-voie ronde, qui est au sommet. C’était de là que l’empereur regardait l’édifice, ayant à ses côtés un gentilhomme romain qui lui expliquait les détails et les curiosités de ce chef-d’œuvre d’architecture. Quand l’empereur eut quitté la claire-voie, le gentilhomme lui dit : « Mille fois, sacrée Majesté, le désir m’est venu de saisir Votre Majesté dans mes bras, et de me précipiter de cette ouverture en bas, pour laisser de moi une éternelle renommée dans le monde. – Je vous remercie beaucoup, répondit l’empereur, de n’avoir pas exécuté cette mauvaise pensée ; je ne vous mettrai plus dans le cas de faire une autre épreuve de votre loyauté. Ainsi, je vous ordonne de ne plus m’adresser la parole et de n’être jamais où je serai. » Après avoir dit cela, il lui accorda une grande faveur. Je veux dire, Sancho, que l’envie de faire parler de soi est prodigieusement active et puissante. Que penses-tu qui précipita du haut du pont, dans les flots profonds du Tibre, Horatius Coclès, tout chargé du poids de ses armes ? qui brûla la main de Mutius Scévola ? qui poussa Curtius à se jeter dans l’abîme ardent qui s’était ouvert au milieu de Rome ? qui fit, en dépit de tous les augures contraires[61], passer le Rubicon à Jules César ? et, pour prendre un exemple plus moderne, qui faisant couler à fond leurs vaisseaux, laissa sans retraite et sans appui les vaillants Espagnols que guidait le grand Cortez dans le Nouveau Monde ? Tous ces exploits, et mille autres encore, furent et seront l’œuvre de la renommée que les mortels désirent pour récompense, et comme une partie de l’immortalité que méritent leurs hauts faits. Cependant, nous autres chrétiens catholiques et chevaliers errants, nous devons plutôt prétendre à la gloire des siècles futurs, qui est éternelle dans les régions éthérées des cieux, qu’à la vanité de la renommée qui s’obtient dans ce siècle présent et périssable. Car enfin, cette renommée, si longtemps qu’elle dure, doit périr avec le monde lui-même, dont la fin est marquée. Ainsi donc, ô Sancho, que nos actions ne sortent point des bornes tracées par la religion chrétienne que nous professons. Nous devons tuer l’orgueil dans les géants ; nous devons vaincre l’envie par la générosité et la grandeur d’âme, la colère par le sang-froid et la quiétude d’esprit, la gourmandise et le sommeil en mangeant peu et en veillant beaucoup, l’incontinence et la luxure par la fidélité que nous gardons à celles que nous avons faites dames de nos pensées, la paresse en courant les quatre parties du monde, cherchant les occasions qui puissent nous rendre, outre bons chrétiens, fameux chevaliers. Voilà, Sancho, les moyens d’atteindre au faîte glorieux où porte la bonne renommée.

 

– Tout ce que Votre Grâce a dit jusqu’à présent, reprit Sancho, je l’ai parfaitement compris. Cependant, je voudrais que vous eussiez la complaisance de m’absoudre un doute qui vient de me tomber dans l’esprit.

 

– Résoudre, tu veux dire, Sancho, répondit don Quichotte. Eh bien, à la bonne heure, parle, et je te répondrai du mieux que je pourrai le faire.

 

– Dites-moi, seigneur, poursuivit Sancho, ces Juillet, ces Août[62], et tous ces chevaliers à prouesses dont vous avez parlé, et qui sont déjà morts, où sont-ils à présent ?

 

– Les gentils, répliqua don Quichotte, sont, sans aucun doute, en enfer ; les chrétiens, s’ils ont été bons chrétiens, sont dans le purgatoire ou dans le paradis.

 

– Voilà qui est bien, reprit Sancho ; mais sachons maintenant une chose ; les sépultures où reposent les corps de ces gros seigneurs ont-elles à leur porte des lampes d’argent, et les murailles de leurs chapelles sont-elles ornées de béquilles, de suaires, de chevelures, de jambes et d’yeux en cire ? Si ce n’est pas de cela, de quoi sont-elles ornées ? »

 

Don Quichotte répondit :

 

« Les sépulcres des gentils ont été, pour la plupart, des temples fastueux. Les cendres de Jules César sont placées sur une pyramide en pierre d’une grandeur démesurée, qu’on appelle aujourd’hui à Rome l’aiguille de Saint-Pierre[63]. L’empereur Adrien eut pour sépulture un château grand comme un gros village, qui fut appelé moles Hadriani, et qui est maintenant le château Saint-Ange. La reine Artémise fit ensevelir son mari Mausole dans un sépulcre qui passa pour une des sept merveilles du monde. Mais aucune de ces sépultures, ni beaucoup d’autres qu’eurent les gentils, n’ont été ornées de suaires et d’autres offrandes, qui montrent que ceux qu’elles renferment soient devenus des saints.

 

– Nous y voilà ! répliqua Sancho ; dites-moi maintenant quel est le plus beau, de ressusciter un mort ou de tuer un géant ?

 

– La réponse est toute prête, repartit don Quichotte ; c’est de ressusciter un mort.

 

– Ah ! je vous tiens ! s’écria Sancho. Ainsi, la renommée de ceux qui ressuscitent les morts, qui donnent la vue aux aveugles, qui redressent les boiteux, qui rendent la santé aux malades, de ceux dont les sépultures sont éclairées par des lampes, dont les chapelles sont remplies d’âmes dévotes qui adorent à genoux leurs reliques, la renommée de ceux-là, dis-je, vaudra mieux, pour ce siècle et pour l’autre, que celle qu’ont laissée et que laisseront autant d’empereurs idolâtres et de chevaliers errants qu’il y en ait eu dans le monde.

 

– C’est une vérité que je confesse également, répondit don Quichotte.

 

– Eh bien, cette renommée, continua Sancho, ces grâces, ces privilèges, ou comme vous voudrez appeler cela, appartiennent aux corps et aux reliques des saints, auxquels l’approbation et la dispense de notre sainte mère Église accordent des lampes, des cierges, des suaires, des béquilles, des chevelures, des yeux, des jambes, qui grandissent leur renommée chrétienne et augmentent la dévotion des fidèles. C’est sur leurs épaules que les rois portent les reliques des saints[64] ; ils baisent les fragments de leurs os, ils en décorent leurs oratoires, ils en enrichissent leurs autels.

 

– Et que faut-il en conclure, Sancho, de tout ce que tu viens de dire ? demanda don Quichotte.

 

– Que nous ferions mieux, répondit Sancho, de nous adonner à devenir saints ; nous atteindrions plus promptement la renommée à laquelle nous prétendons. Faites attention, seigneur, qu’hier ou avant-hier (il y a si peu de temps qu’on peut le dire ainsi), l’Église a canonisé et béatifié deux petits moines déchaussés[65], si bien qu’on tient à grand bonheur de baiser ou même de toucher les chaînes de fer dont ils ceignaient et tourmentaient leur corps, et que ces chaînes sont, à ce qu’on dit, en plus grande vénération que l’épée de Roland, qui est dans la galerie d’armes du roi notre seigneur, que Dieu conserve. Ainsi donc, mon seigneur, il vaut mieux être humble moinillon, de quelque ordre qu’on soit, que valeureux chevalier errant ; on obtient plus de Dieu avec deux douzaines de coups de discipline qu’avec deux mille coups de lance, qu’on les donne à des géants ou à des vampires et des andriaques.

 

– J’en conviens, répondit don Quichotte, mais nous ne pouvons pas tous être moines, et Dieu n’a pas qu’un chemin pour mener ses élus au ciel. La chevalerie est un ordre religieux, et il y a des saints chevaliers dans le paradis.

 

– Oui, reprit Sancho, mais j’ai ouï dire qu’il y a plus de moines au ciel que de chevaliers errants.

 

– C’est que le nombre des religieux est plus grand que celui des chevaliers, répliqua don Quichotte.

 

– Il y a pourtant bien des gens qui errent, dit Sancho.

 

– Beaucoup, répondit don Quichotte, mais peu qui méritent le nom de chevalier. »

 

Ce fut dans cet entretien et d’autres semblables qu’ils passèrent cette nuit et le jour suivant, sans qu’il leur arrivât rien qui mérite d’être conté, ce qui ne chagrina pas médiocrement don Quichotte. Enfin, le second jour, à l’entrée de la nuit, ils découvrirent la grande cité du Toboso. Cette vue réjouit l’âme de don Quichotte et attrista celle de Sancho, car il ne connaissait pas la maison de Dulcinée, et n’avait vu la dame de sa vie, pas plus que son seigneur ; de façon que, l’un pour la voir, et l’autre pour ne l’avoir pas vue, ils étaient tous deux inquiets et agités, et Sancho n’imaginait pas ce qu’il aurait à faire quand son maître l’enverrait au Toboso, finalement, don Quichotte résolut de n’entrer dans la ville qu’à la nuit close. En attendant l’heure, ils restèrent cachés dans un bouquet de chênes qui est proche du Toboso, et, le moment venu, ils entrèrent dans la ville, où il leur arriva des choses qui peuvent s’appeler ainsi.

 

Chapitre IX

 

Où l’on raconte ce que l’on y verra

 

 

Il était tout juste minuit[66], ou à peu près, quand don Quichotte et Sancho quittèrent leur petit bois et entrèrent dans le Toboso. Le village était enseveli dans le repos et le silence, car tous les habitants dormaient comme des souches. La nuit se trouvait être demi-claire, et Sancho aurait bien voulu qu’elle fût tout à fait noire, pour trouver dans son obscurité une excuse à ses sottises. On n’entendait dans tout le pays que des aboiements de chiens, qui assourdissaient don Quichotte et troublaient le cœur de Sancho. De temps en temps, un âne se mettait à braire, des cochons à grogner, des chats à miauler, et tous les bruits de ces voix différentes s’augmentaient par le silence de la nuit. L’amoureux chevalier les prit à mauvais augure. Cependant il dit à Sancho :

 

« Conduis-nous au palais de Dulcinée, mon fils Sancho ; peut-être la trouverons-nous encore éveillée.

 

– À quel diable de palais faut-il vous conduire, corps du soleil ? s’écria Sancho ; celui où j’ai vu Sa Grandeur n’était qu’une très-petite maison.

 

– Sans doute, reprit don Quichotte, elle s’était retirée dans quelque petit appartement de son alcazar[67], pour s’y récréer dans la solitude avec ses femmes, comme c’est l’usage et la coutume des hautes dames et des princesses.

 

– Seigneur, dit Sancho, puisque Votre Grâce veut à toute force que la maison de madame Dulcinée soit un alcazar, dites-moi, est-ce l’heure d’en trouver la porte ouverte ? Ferons-nous bien de frapper à tour de bras pour qu’on nous entende et qu’on nous ouvre, au risque de mettre tout le monde en rumeur et en alarme ? Est-ce que, par hasard, nous allons frapper à la porte de nos donzelles, comme font les amants argent comptant, qui arrivent, frappent et entrent à toute heure, si tard qu’il soit ?

 

– Trouvons d’abord l’alcazar, répliqua don Quichotte ; alors je te dirai, Sancho, ce qu’il sera bon que nous fassions. Mais, tiens, ou je ne vois guère, ou cette masse qui donne cette grande ombre qu’on aperçoit là-bas doit être le palais de Dulcinée.

 

– Eh bien, que Votre Grâce nous mène, répondit Sancho ; peut-être en sera-t-il ainsi ; et pourtant, quand je l’aurai vu avec les yeux et touché avec les mains, j’y croirai comme je crois qu’il fait jour maintenant. »

 

Don Quichotte marcha devant, et quand il eut fait environ deux cents pas, il trouva la masse qui projetait la grande ombre, Il vit une haute tour, et reconnut aussitôt que cet édifice n’était pas un alcazar, mais bien l’église paroissiale du pays.

 

« C’est l’église, Sancho, dit-il, que nous avons rencontrée.

 

– Je le vois bien, répondit Sancho, et plaise à Dieu que nous ne rencontrions pas aussi notre sépulture ! car c’est un mauvais signe que de courir les cimetières à ces heures-ci, surtout quand j’ai dit à Votre Grâce, si je m’en souviens bien, que la maison de cette dame doit être dans un cul-de-sac.

 

– Maudit sois-tu de Dieu ! s’écria don Quichotte. Où donc as-tu trouvé, nigaud, que les alcazars et les palais des rois soient bâtis dans des culs-de-sac ?

 

– Seigneur, répondit Sancho, à chaque pays sa mode ; peut-être est-ce l’usage au Toboso de bâtir dans des culs-de-sac les palais et les grands édifices. Aussi, je supplie Votre Grâce de me laisser chercher par ces rues et ces ruelles que je verrai devant moi, peut-être trouverai-je en quelque coin cet alcazar que je voudrais voir mangé des chiens, tant il nous fait donner au diable.

 

– Parle avec respect, Sancho, des choses de ma dame, dit don Quichotte ; passons la fête en paix, et ne jetons pas le manche après la cognée.

 

– Je tiendrai ma langue, reprit Sancho ; mais avec quelle patience pourrais-je supporter que Votre Grâce veuille à toute force que, pour une fois que j’ai vu la maison de notre maîtresse, je la reconnaisse de but en blanc, et que je la trouve au milieu de la nuit, tandis que vous ne la trouvez pas, vous qui l’avez vue des milliers de fois ?

 

– Tu me feras désespérer, Sancho ! s’écria don Quichotte. Viens çà, hérétique ; ne t’ai-je pas dit mille et mille fois que de ma vie je n’ai vu la sans pareille Dulcinée, que je n’ai jamais franchi le seuil de son palais, qu’enfin je ne suis amoureux que par ouï-dire, et sur la grande renommée qu’elle a de beauté et d’esprit.

 

– Maintenant je le saurai, répondit Sancho, et je dis que, puisque Votre Grâce ne l’a pas vue, moi je ne l’ai pas vue davantage.

 

– Cela ne peut être, répliqua don Quichotte, car tu m’as dit pour le moins que tu l’avais vue criblant du blé, quand tu me rapportas la réponse de la lettre que tu lui portas de ma part.

 

– Ne faites pas attention à cela, seigneur, repartit Sancho ; il faut que vous sachiez que ma visite fut aussi par ouï-dire, aussi bien que la réponse que je vous rapportai, car je ne sais pas plus ce qu’est madame Dulcinée que de donner un coup de poing dans la lune.

 

– Sancho ! Sancho ! s’écria don Quichotte, il y a des temps pour plaisanter et des temps où les plaisanteries viennent fort mal à propos. Ce n’est pas, j’imagine, parce que je dis que je n’ai jamais vu ni entendu la dame de mon âme, qu’il t’est permis de dire également que tu ne l’as ni vue ni entretenue, quand c’est tout le contraire, comme tu le sais bien. »

 

Tandis que nos deux aventuriers en étaient là de leur entretien, ils virent passer auprès d’eux un homme avec deux mules ; et, au bruit que faisait la charrue que traînaient ces animaux, ils jugèrent que ce devait être quelque laboureur qui s’était levé avant le jour pour aller à sa besogne ; ils ne se trompaient pas. Tout en cheminant, le laboureur chantait ce vieux romance qui dit : « Il vous en a cuit, Français, à la chasse de Roncevaux.[68] »

 

« Qu’on me tue, Sancho, s’écria don Quichotte, s’il nous arrive quelque chose de bon cette nuit ; entends-tu ce que chante ce manant ?

 

– Oui, je l’entends, répondit Sancho ; mais que fait à notre affaire la chasse de Roncevaux ? il pouvait aussi bien chanter le romance de Calaïnos[69] ; ce serait la même chose pour le bien ou le mal qui peut nous arriver. »

 

Le laboureur approcha sur ces entrefaites, et don Quichotte lui demanda :

 

« Sauriez-vous me dire, mon cher ami (que Dieu vous donne toutes sortes de prospérités !), où sont par ici les palais de la sans pareille princesse doña Dulcinée du Toboso ?

 

– Seigneur, répondit le passant, je ne suis pas du pays, et il y a peu de jours que j’y suis venu me mettre au service d’un riche laboureur pour travailler aux champs. Mais, tenez, dans cette maison vis-à-vis demeurent le curé et le sacristain du village ; entre eux deux ils sauront bien vous indiquer cette madame la princesse, car ils ont la liste de tous les bourgeois du Toboso ; quoique, à vrai dire, je ne croie pas que dans le pays il demeure une seule princesse, mais beaucoup de dames de qualité, oh ! pour le sûr, dont chacune d’elles peut bien être princesse dans sa maison.

 

– Eh bien, c’est parmi ces dames, reprit don Quichotte, que doit être, mon ami, celle dont je m’informe auprès de vous.

 

– Cela se peut bien, reprit le laboureur ; mais adieu, car le jour vient. » Et, fouettant ses mules, il s’en alla sans attendre d’autres questions. Sancho, qui vit que son maître était indécis et fort peu content :

 

« Seigneur, lui dit-il, voilà le jour qui approche, et il ne serait pas prudent que le soleil nous trouvât dans la rue. Il vaut mieux que nous sortions de la ville, et que Votre Grâce s’embusque dans quelque bois près d’ici. Je reviendrai de jour, et je ne laisserai pas un recoin dans le pays où je ne cherche le palais ou l’alcazar de ma dame. Je serais bien malheureux si je ne le trouvais pas ; et quand je l’aurai trouvé, je parlerai à Sa Grâce, et je lui dirai où et comment vous attendez qu’elle arrange et règle de quelle façon vous pouvez la voir sans détriment de son honneur et de sa réputation.

 

– Tu as dit, Sancho, s’écria don Quichotte, un millier de sentences enveloppées dans le cercle de quelques paroles. Je reçois et j’accepte de bon cœur le conseil que tu viens de me donner. Viens, mon fils, allons chercher un endroit où je m’embusque, tandis que tu reviendras, comme tu dis, chercher, voir et entretenir ma dame, dont la courtoisie et la discrétion me font espérer plus que de miraculeuses faveurs. »

 

Sancho grillait d’envie de tirer son maître hors du pays, de crainte qu’il ne vînt à découvrir le mensonge de cette réponse qu’il lui avait remise de la part de Dulcinée, dans la Sierra-Moréna. Il se hâta donc de l’emmener, et, à deux milles environ, ils trouvèrent un petit bois où don Quichotte s’embusqua pendant que Sancho retournait à la ville. Mais il lui arriva dans son ambassade des choses qui demandent et méritent un nouveau crédit.

 

Chapitre X

 

Où l’on raconte quel moyen prit l’industrieux Sancho pour enchanter madame Dulcinée, avec d’autres événements non moins risibles que véritables

 

 

En arrivant à raconter ce que renferme le présent chapitre, l’auteur de cette grande histoire dit qu’il aurait voulu le passer sous silence, dans la crainte de n’être pas cru, parce que les folies de don Quichotte touchèrent ici au dernier terme que puissent atteindre les plus grandes qui se puissent imaginer, et qu’elles allèrent même deux portées d’arquebuse au-delà. Mais finalement, malgré cette appréhension, il les écrivit de la même manière que le chevalier les avait faites, sans ôter ni ajouter à l’histoire un atome de la vérité, et sans se soucier davantage du reproche qu’on pourrait lui adresser d’avoir menti. Il eut raison, parce que la vérité, si fine qu’elle soit, ne casse jamais, et qu’elle nage sur le mensonge comme l’huile au-dessus de l’eau.

 

Continuant donc son récit, l’historien dit qu’aussitôt que don Quichotte se fut embusqué dans le bosquet, bois ou forêt proche du Toboso, il ordonna à Sancho de retourner à la ville, et de ne point reparaître en sa présence qu’il n’eût d’abord parlé de sa part à sa dame, pour la prier de vouloir bien se laisser voir de son captif chevalier, et de daigner lui donner sa bénédiction, afin qu’il pût se promettre une heureuse issue dans toutes les entreprises qu’il affronterait désormais.

 

Sancho se chargea de ce que lui commandait son maître, et promit de lui rapporter une aussi bonne réponse que la première fois.

 

« Va, mon fils, répliqua don Quichotte, et ne te trouble point quand tu te verras devant la lumière du soleil de beauté à la quête de qui tu vas, heureux par-dessus tous les écuyers du monde ! Aie bonne mémoire, et rappelle-toi bien comment elle te recevra, si elle change de couleur pendant que tu exposeras l’objet de ton ambassade, si elle se trouble et rougit en entendant mon nom. Dans le cas où tu la trouverais assise sur la riche estrade d’une femme de son rang, regarde si elle ne peut tenir en place sur ses coussins, mais si elle est debout, regarde si elle se pose tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, si elle répète deux ou trois fois la réponse qu’elle te donnera, si elle la change de douce en amère, ou d’aigre en amoureuse ; si elle porte la main à sa chevelure pour l’arranger, quoiqu’elle ne soit pas en désordre. Finalement, mon fils, remarque avec soin toutes ses actions, tous ses mouvements ; car, si tu me les rapportes bien tels qu’ils se sont passés, j’en tirerai la connaissance de ce qu’elle a de caché dans le fond du cœur au sujet de mes amours. Il faut que je t’apprenne, Sancho, si tu l’ignores, que les gestes et les mouvements extérieurs qui échappent aux amants, quand on parle de leurs amours, sont de fidèles messagers qui apportent des nouvelles de ce qui se passe dans l’intérieur de leur âme. Pars, ami ; sois guidé par un plus grand bonheur que le mien, et ramené par un meilleur succès que celui que je resterai à espérer et à craindre dans cette amère solitude où tu me laisses.

 

– J’irai et reviendrai vite, répondit Sancho. Voyons, seigneur de mon âme, laissez gonfler un peu ce petit cœur qui ne doit pas être maintenant plus gros qu’une noisette. Considérez ce qu’on a coutume de dire, que « bon cœur brise mauvaise fortune », et que « où il n’y a pas de lard, il n’y a pas de crochet pour le pendre. » On dit aussi : « Où l’on s’y attend le moins, saute le lièvre. » Je dis cela, parce que si, cette nuit, nous n’avons pas trouvé le palais ou l’alcazar de ma dame, maintenant qu’il est jour, j’espère le trouver quand j’y penserai le moins ; et quand je l’aurai trouvé, laissez-moi démêler mes flûtes avec elle.

 

– Assurément, Sancho, reprit don Quichotte, tu amènes les proverbes si bien à propos sur ce que nous traitons, que je ne dois pas demander à Dieu plus de bonheur en ce que je désire. »

 

À ces mots, Sancho tourna le dos, et bâtonna son grison, tandis que don Quichotte restait à cheval, s’appuyant sur ses étriers et sur le bois de sa lance, la tête pleine de tristes et confuses pensées. Nous le laisserons là pour aller avec Sancho, lequel s’éloignait de son seigneur non moins pensif et troublé qu’il ne le laissait ; tellement qu’à peine hors du bois, il tourna la tête, et, voyant que don Quichotte n’était plus en vue, il descendit de son âne, s’assit au pied d’un arbre, et commença de la sorte à se parler à lui-même :

 

« Maintenant, mon frère Sancho, sachons un peu où va Votre Grâce. Allez-vous chercher quelque âne que vous ayez perdu !

 

– Non, assurément.

 

– Eh bien ! qu’allez-vous donc chercher ?

 

– Je vais chercher comme qui dirait une princesse, et en elle le soleil de la beauté et toutes les étoiles du ciel.

 

– Et où pensez-vous trouver ce que vous dites là, Sancho ?

 

– Où ? dans la grande ville du Toboso.

 

– C’est fort bien ; et de quelle part l’allez-vous chercher ?

 

– De la part du fameux don Quichotte de la Manche, qui défait les torts, qui donne à boire à ceux qui ont faim et à manger à ceux qui ont soif.

 

– C’est encore très-bien ; mais savez-vous sa demeure, Sancho ?

 

– Mon maître dit que ce doit être un palais royal ou un superbe alcazar.

 

– Et l’avez-vous vue quelquefois, par hasard ?

 

– Ni moi ni mon maître ne l’avons jamais vue.

 

– Mais ne vous semble-t-il pas qu’il serait bien trouvé et bien fait aux gens du Toboso, s’ils savaient que vous êtes ici avec l’intention d’embaucher leur princesse et de débaucher leurs dames, de vous moudre les côtes à grands coups de gourdin, sans vous laisser place nette sur tout le corps ?

 

– Oui, ils auraient en vérité bien raison, s’ils ne considéraient pas que j’agis par ordre d’autrui, et que vous êtes messager, mon ami, vous ne méritez aucune peine.[70]

 

– Ne vous y fiez pas, Sancho, car les Manchois sont une gent aussi colère qu’estimable, et ils ne se laissent chatouiller par personne. Vive Dieu ! s’ils vous dépistent, vous n’êtes pas dans de beaux draps.

 

– Oh ! oh ! je donne ma langue aux chiens. Pourquoi me mettrais-je à chercher midi à quatorze heures pour les beaux yeux d’un autre ? D’ailleurs, chercher Dulcinée par le Toboso, c’est demander le comte à la cour ou le bachelier dans Salamanque. Oui, c’est le diable, le diable tout seul qui m’a fourré dans cette affaire. »

 

Sancho disait ce monologue avec lui-même, et la conclusion qu’il en tira fut de se raviser tout à coup.

 

« Pardieu, se dit-il, tous les maux ont leur remède, si ce n’est la mort, sous le joug de laquelle nous devons tous passer, quelque dépit que nous en ayons, à la fin de la vie. Mon maître, à ce que j’ai vu dans mille occasions, est un fou à lier, et franchement, je ne suis guère en reste avec lui ; au contraire, je suis encore plus imbécile, puisque je l’accompagne et le sers, s’il faut croire au proverbe qui dit : « Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es ; » ou cet autre : « Non avec qui tu nais, mais avec qui tu pais. » Eh bien, puisqu’il est fou, et d’une folie qui lui fait la plupart du temps prendre une chose pour l’autre, le blanc pour le noir et le noir pour le blanc, comme il le fit voir quand il prétendit que les moulins à vent étaient des géants aux grands bras, les mules des religieux des dromadaires, les hôtelleries des châteaux, les troupeaux de moutons des armées ennemies, ainsi que bien d’autres choses de la même force, il ne me sera pas difficile de lui faire accroire qu’une paysanne, la première que je trouverai ici sous ma main, est madame Dulcinée. S’il ne le croit pas, j’en jurerai ; s’il en jure aussi, j’en jurerai plus fort, et s’il s’opiniâtre, je n’en démordrai pas ; de cette manière, j’aurai toujours ma main par-dessus la sienne, advienne que pourra. Peut-être le dégoûterai-je ainsi de m’envoyer une autre fois à de semblables messages, en voyant les mauvais compliments que je lui en rapporte. Peut-être aussi pensera-t-il, à ce que j’imagine, que quelque méchant enchanteur, de ceux qui lui en veulent, à ce qu’il dit, aura changé, pour lui jouer pièce, la figure de sa dame. »

 

Sur cette pensée, Sancho Panza se remit l’esprit en repos et tint son affaire pour heureusement conclue. Il resta couché sous son arbre jusqu’au tantôt, pour laisser croire à don Quichotte qu’il avait eu le temps d’aller et de revenir. Tout se passa si bien, que, lorsqu’il se leva pour remonter sur le grison, il aperçut venir du Toboso trois paysannes, montées sur trois ânes, ou trois ânesses, car l’auteur ne s’explique pas clairement ; mais on peut croire que c’étaient plutôt des bourriques, puisque c’est la monture ordinaire des paysannes, et, comme ce n’est pas un point de haut intérêt, il est inutile de nous arrêter davantage à le vérifier. Finalement, dès que Sancho vit les paysannes, il revint au grand trot chercher son seigneur don Quichotte, qu’il trouva jetant des soupirs au vent et faisant mille lamentations amoureuses. Aussitôt que don Quichotte l’aperçut, il lui dit :

 

« Qu’y a-t-il, ami Sancho ? Pourrai-je marquer ce jour avec une pierre blanche ou avec une pierre noire[71] ?

 

– Vous ferez mieux, répondit Sancho, de le marquer en lettres rouges comme les écriteaux de collège, afin que ceux qui le verront puissent le lire de loin.

 

– De cette manière, reprit don Quichotte, tu apportes de bonnes nouvelles ?

 

– Si bonnes, répliqua Sancho, que vous n’avez rien de mieux à faire que d’éperonner Rossinante, et de sortir en rase campagne pour voir madame Dulcinée du Toboso, qui vient avec deux de ses femmes rendre visite à Votre Grâce.

 

– Sainte Vierge ! s’écria don Quichotte ; qu’est-ce que tu dis, ami Sancho ? Ah ! je t’en conjure, ne me trompe pas, et ne cherche point par de fausses joies à réjouir mes véritables tristesses.

 

– Qu’est-ce que je gagnerais à vous tromper, répliqua Sancho, surtout quand vous seriez si près de découvrir mon mensonge ? Donnez de l’éperon, seigneur, et venez avec moi, et vous verrez venir notre maîtresse la princesse, vêtue et parée comme il lui convient. Elle et ses femmes, voyez-vous, ce n’est qu’une châsse d’or, que des épis de perles, que des diamants, des rubis, des toiles de brocart à dix étages de haut. Les cheveux leur tombent sur les épaules, si bien qu’on dirait autant de rayons de soleil qui s’amusent à jouer avec le vent. Et par-dessus tout, elles sont à cheval sur trois cananées pies qui font plaisir à regarder.

 

– Haquenées, tu as voulu dire, Sancho ? dit don Quichotte.

 

– De haquenées à cananées, il n’y a pas grande distance, reprit Sancho ; mais, qu’elles soient montées sur ce qu’elles voudront, elles n’en sont pas moins les plus galantes dames qu’on puisse souhaiter, notamment la princesse Dulcinée, ma maîtresse, qui ravit les cinq sens.

 

– Marchons, mon fils Sancho, s’écria don Quichotte, et, pour te payer les étrennes de ces nouvelles aussi bonnes qu’inattendues, je te fais don du plus riche butin que je gagnerai dans la première aventure qui m’arrivera ; et si cela ne te suffit pas encore, je te donne les poulains que me feront cette année mes trois juments, qui sont prêtes à mettre bas, comme tu sais, dans le pré communal du pays.

 

– Je m’en tiens aux poulains, répondit Sancho, car il n’est pas bien sûr que le butin de la première aventure soit bon à garder. »

 

En disant cela, ils sortirent du bois et découvrirent tout près d’eux les trois villageoises. Don Quichotte étendit les regards sur toute la longueur du chemin du Toboso ; mais, ne voyant que ces trois paysannes, il se troubla et demanda à Sancho s’il avait laissé ces dames, hors de la ville.

 

« Comment, hors de la ville ? s’écria Sancho ; est-ce que par hasard Votre Grâce a les yeux dans le chignon ? Ne voyez-vous pas celles qui viennent à nous, resplendissantes comme le soleil en plein midi ?

 

– Je ne vois, Sancho, répondit don Quichotte, que trois paysannes sur trois bourriques.

 

– À présent, que Dieu me délivre du diable ! reprit Sancho ; est-il possible que trois hacanées, ou comme on les appelle, aussi blanches que la neige, vous semblent des bourriques ? Vive le Seigneur ! je m’arracherais la barbe si c’était vrai.

 

– Eh bien, je t’assure, ami Sancho, répliqua don Quichotte, qu’il est aussi vrai que ce sont des bourriques ou des ânes, que je suis don Quichotte et toi Sancho Panza. Du moins ils me semblent tels.

 

– Taisez-vous, seigneur, s’écria Sancho Panza, ne dites pas une chose pareille, mais frottez-vous les yeux, et venez faire la révérence à la dame de vos pensées, que voilà près de vous. »

 

À ces mots, il s’avança pour recevoir les trois villageoises, et, sautant à bas du grison, il prit au licou l’âne de la première ; puis, se mettant à deux genoux par terre, il s’écria :

 

« Reine, princesse et duchesse de la beauté, que votre hautaine Grandeur ait la bonté d’admettre en grâce et d’accueillir avec faveur ce chevalier votre captif, qui est là comme une statue de pierre, tout troublé, pâle et sans haleine de se voir en votre magnifique présence, je suis Sancho Panza, son écuyer ; et lui, c’est le fugitif et vagabond chevalier don Quichotte de la Manche, appelé de son autre nom le chevalier de la Triste-Figure. »

 

En cet instant, don Quichotte s’était déjà jeté à genoux aux côtés de Sancho ; il regardait avec des yeux hagards et troublés celle que Sancho appelait reine et madame. Et, comme il ne découvrait en elle qu’une fille de village, encore d’assez pauvre mine, car elle avait la face bouffie et le nez camard, il demeurait stupéfait, sans oser découdre la bouche. Les paysannes n’étaient pas moins émerveillées, en voyant ces deux hommes, de si différent aspect, agenouillés sur la route, et qui ne laissaient point passer leur compagne. Mais celle-ci, rompant le silence, et d’une mine toute rechignée :

 

« Gare du chemin, à la male heure, dit-elle, et laissez-nous passer, que nous sommes pressées.

 

– Ô princesse ! répondit Sancho Panza, ô dame universelle du Toboso ! comment ! votre cœur magnanime ne s’attendrit pas en voyant agenouillé devant votre sublime présence la colonne et la gloire de la chevalerie errante ? »

 

L’une des deux autres entendant ce propos :

 

« Ohé ! dit-elle, ohé ! viens donc que je te torche, bourrique du beau-père.[72] Voyez un peu comme ces muscadins viennent se gausser des villageoises, comme si nous savions aussi bien chanter pouille qu’eux autres. Passez votre chemin, et laissez-nous passer le nôtre, si vous ne voulez qu’il vous en cuise.

 

– Lève-toi, Sancho, dit aussitôt don Quichotte, car je vois que la fortune, qui ne se rassasie pas de mon malheur, a fermé tous les chemins par où pouvait venir quelque joie à cette âme chétive que je porte en ma chair.[73] Et toi, ô divin extrême de tous les mérites, terme de l’humaine gentillesse, remède unique de ce cœur affligé qui t’adore ! puisque le malin enchanteur qui me poursuit a jeté sur mes yeux des nuages et des cataractes, et que pour eux, mais non pour d’autres, il a transformé ta beauté sans égale et ta figure céleste en celle d’une pauvre paysanne, pourvu qu’il n’ait pas aussi métamorphosé mon visage en museau de quelque vampire pour le rendre horrible à tes yeux, oh ! ne cesse point de me regarder avec douceur, avec amour, en voyant dans ma soumission, dans mon agenouillement devant ta beauté contrefaite, avec quelle humilité mon âme t’adore.

 

– Holà ! vous me la baillez belle, répondit la villageoise, et je suis joliment bonne pour les cajoleries. Gare encore une fois, et laissez-nous passer, nous vous en serons bien obligées. »

 

Sancho se détourna et la laissa partir, enchanté d’avoir si bien conduit sa fourberie. À peine la villageoise qui avait fait le rôle de Dulcinée se vit-elle libre, qu’elle piqua sa cananée avec un clou qu’elle avait au bout d’un bâton, et se mit à courir le long du pré ; mais comme la bourrique sentait la pointe de l’aiguillon qui la tourmentait plus que de coutume, elle se mit à lâcher des ruades, de manière qu’elle jeta madame Dulcinée par terre. À la vue de cet accident, don Quichotte accourut pour la relever, et Sancho pour arranger le bât, qui était tombé sous le ventre de la bête. Quand le bât fut remis et sanglé, don Quichotte voulut enlever sa dame enchantée, et la porter dans ses bras sur l’ânesse ; mais la dame lui en épargna la peine ; elle se releva, fit quelques pas en arrière, prit son élan, et, posant les deux mains sur la croupe de la bourrique, elle sauta sur le bât, plus légère qu’un faucon, et y resta plantée à califourchon comme un homme.

 

« Vive saint Roch ! s’écria Sancho, notre maîtresse saute mieux qu’un chevreuil, et pourrait apprendre la voltige au plus adroit écuyer de Cordoue ou du Mexique ; elle a passé d’un seul bond par-dessus l’arçon de la selle, et, sans éperons, elle fait détaler son hacanée comme un zèbre, et, ma foi, ses femmes ne sont pas en reste ; elles courent toutes comme le vent. »

 

C’était la vérité ; car, voyant Dulcinée à cheval, elles avaient donné du talon, et toutes trois enfilèrent la venelle, sans tourner la tête, l’espace d’une grande demi-lieue.

 

Don Quichotte les suivit longtemps des yeux, et, quand elles eurent disparu, il se tourna vers Sancho :

 

« Que t’en semble, Sancho ? dit-il. Vois quelle haine me portent les enchanteurs ! vois jusqu’où s’étend leur malice et leur rancune, puisqu’ils ont voulu me priver du bonheur que j’aurais eu à contempler ma dame dans son être véritable ! Oh ! oui, je suis né pour être le modèle des malheureux, le blanc qui sert de point de mire aux flèches de la mauvaise fortune. D’ailleurs, remarque, Sancho, que ces traîtres ne se sont point contentés de transformer Dulcinée, et de la transformer en une figure aussi basse, aussi laide que celle de cette villageoise ; mais encore ils lui ont ôté ce qui est le propre des grandes dames, je veux dire la bonne odeur, puisqu’elles sont toujours au milieu des fleurs et des parfums ; car il faut que tu apprennes, Sancho, que, lorsque je m’approchai pour mettre Dulcinée sur sa monture (haquenée, suivant toi, mais qui m’a toujours paru une ânesse), elle m’a envoyé une odeur d’ail cru qui m’a soulevé le cœur et empesté l’âme.

 

– Ô canaille ! s’écria Sancho de toutes ses forces ; ô enchanteurs pervers et malintentionnés ! que ne puis-je vous voir tous enfilés par les ouïes, comme les sardines à la brochette ! Beaucoup vous savez, beaucoup vous pouvez, et beaucoup de mal vous faites. Il devait pourtant vous suffire, coquins maudits, d’avoir changé les perles des yeux de ma dame en méchantes noix de chêne, ses cheveux d’or pur en poils de vache rousse, et finalement tous ses traits de charmants en horribles, sans que vous touchiez encore à son odeur ! Par elle, du moins, nous aurions conjecturé ce qui était caché sous cette laide écorce ; bien qu’à dire vrai, moi je n’aie jamais vu sa laideur, mais seulement sa beauté, que relevait encore un gros signe qu’elle a sur la lèvre droite, en manière de moustache, avec sept ou huit poils blonds comme des fils d’or, et longs de plus d’un palme.

 

– Outre ce signe, dit don Quichotte, et suivant la correspondance qu’ont entre eux ceux du visage et ceux du corps.[74] Dulcinée doit en avoir un sur le plat de la cuisse, qui correspond au côté où elle a celui du visage. Mais les poils de la grandeur que tu as mentionnée sont bien longs pour des signes.

 

– Eh bien ! je puis dire à Votre Grâce, répondit Sancho, qu’ils semblaient là comme nés tout exprès.

 

– Je le crois bien, ami, répliqua don Quichotte, car la nature n’a rien mis en Dulcinée qui ne fût la perfection même ; aussi aurait-elle cent signes comme celui dont tu parles, que ce serait autant de signes du zodiaque et d’étoiles resplendissantes.[75] Mais dis-moi, Sancho, ce qui me parut un bât, et que tu remis en place, était-ce une selle plate ou une selle en fauteuil ?

 

– C’était, pardieu, une selle à l’écuyère[76], répondit Sancho, avec une housse de campagne qui vaut la moitié d’un royaume, tant elle est riche.

 

– Faut-il que je n’aie pas vu tout cela, Sancho ! s’écria don Quichotte ; oh ! je le répète et le répéterai mille fois, je suis le plus malheureux des hommes ! »

 

Le sournois de Sancho avait fort à faire pour ne pas éclater de rire en écoutant les extravagances de son maître, si délicatement dupé. Finalement, après bien d’autres propos, ils remontèrent tous deux sur leurs bêtes, et prirent le chemin de Saragosse, où ils espéraient arriver assez à temps pour assister à des fêtes solennelles qui se célébraient chaque année dans cette ville insigne[77]. Mais avant de s’y rendre il leur arriva des aventures si nombreuses, si surprenantes et si nouvelles, qu’elles méritent d’être écrites et lues, ainsi qu’on le verra en poursuivant.

 

Chapitre XI

 

De l’étrange aventure qui arriva au valeureux don Quichotte avec le char ou la charrette des Cortès de la mort

 

 

Don Quichotte s’en allait tout pensif le long de son chemin, préoccupé de la mauvaise plaisanterie que lui avaient faite les enchanteurs en transformant sa dame en une paysanne de méchante mine, et n’imaginait point quel remède il pourrait trouver pour la remettre en son premier état. Ces pensées le mettaient tellement hors de lui que, sans y prendre garde, il lâcha la bride à Rossinante, lequel, s’apercevant de la liberté qu’on lui laissait, s’arrêtait à chaque pas pour paître l’herbe fraîche qui croissait abondamment en cet endroit.

 

Sancho tira son maître de cette silencieuse extase :

 

« Seigneur, lui dit-il, les tristesses n’ont pas été faites pour les bêtes, mais pour les hommes, et pourtant, quand les hommes s’y abandonnent outre mesure, ils deviennent des bêtes. Allons, revenez à vous, prenez courage, relevez les rênes à Rossinante, ouvrez les yeux, et montrez cette gaillardise qui convient aux chevaliers errants. Que diable est cela ? Pourquoi cet abattement ? Sommes-nous en France, ou bien ici ? Que Satan emporte plutôt autant de Dulcinées qu’il y en a dans le monde, puisque la santé d’un seul chevalier errant vaut mieux que tous les enchantements et toutes les transformations de la terre !

 

– Tais-toi, Sancho, répondit don Quichotte d’une voix qui n’était pas éteinte ; tais-toi, dis-je, et ne prononce point de blasphèmes contre cette dame enchantée, dont la disgrâce et le malheur ne peuvent s’attribuer qu’à ma faute. Oui, c’est de l’envie que me portent les méchants qu’est née sa méchante aventure.

 

– C’est ce que je dis également, reprit Sancho ; de qui l’a vue et la voit, le cœur se fend à bon droit.

 

– Ah ! tu peux bien le dire, Sancho, toi qui l’as vue dans tout l’éclat de sa beauté, puisque l’enchantement ne s’étendit point à troubler ta vue et à te voiler ses charmes ; contre moi seul et contre mes yeux s’est dirigée la force de son venin. Cependant, Sancho, il m’est venu un scrupule ; c’est que tu as mal dépeint sa beauté ; car, si j’ai bonne mémoire, tu as dit qu’elle avait des yeux de perle, et des yeux de perle ressemblent plutôt à ceux d’un poisson qu’à ceux d’une dame. À ce que je crois, ceux de Dulcinée doivent être de vertes émeraudes, bien fendus, avec des arcs-en-ciel qui lui servent de sourcils. Quant à ces perles, ôte-les des yeux et passe-les aux dents, puisque sans doute tu as confondu, Sancho, prenant les yeux pour les dents.

 

– Cela peut bien être, répondit Sancho, car sa beauté m’avait troublé autant que sa laideur troublait Votre Grâce. Mais recommandons-nous à Dieu, qui sait seul ce qui doit arriver dans cette vallée de larmes, dans ce méchant monde que nous avons pour séjour, où l’on ne trouve rien qui soit sans mélange de tromperie et de malignité. Une chose me fait de la peine, mon seigneur, plus que les autres ; quel moyen prendre, quand Votre Grâce vaincra quelque géant ou quelque autre chevalier, et lui ordonnera d’aller se présenter devant les charmes de madame Dulcinée ? Où diable la trouvera ce pauvre géant ou ce malheureux chevalier vaincu ? Il me semble que je les vois se promener par le Toboso, comme des badauds, le nez en l’air, cherchant madame Dulcinée, qu’ils pourront bien rencontrer au milieu de la rue sans la reconnaître plus que mon père.

 

– Peut-être, Sancho, répondit don Quichotte, que l’enchantement ne s’étendra pas jusqu’à ôter la connaissance de Dulcinée aux géants et aux chevaliers vaincus qui se présenteront de ma part. Avec un ou deux des premiers que je vaincrai et que je lui enverrai, nous en ferons l’expérience, et nous saurons s’ils la voient ou non, parce que je leur ordonnerai de venir me rendre compte de ce qu’ils auront éprouvé à ce sujet.

 

– Je vous assure, seigneur, répliqua Sancho, que je trouve fort bon ce que vous venez de dire. Avec cet artifice, en effet, nous parviendrons à connaître ce que nous désirons savoir. Si ce n’est qu’à vous seul qu’elle est cachée, le malheur sera plutôt pour vous que pour elle. Mais, pourvu que madame Dulcinée ait bonne santé et bonne humeur, nous autres, par ici, nous nous arrangerons, et nous vivrons du mieux possible, cherchant nos aventures, et laissant le temps faire des siennes, car c’est le meilleur médecin de ces maladies et de bien d’autres. »

 

Don Quichotte voulait répondre à Sancho Panza ; mais il en fut empêché par la vue d’une charrette qui parut tout à coup à un détour du chemin, chargée des plus divers personnages et des plus étranges figures qui se puissent imaginer. Celui qui menait les mules et faisait l’office de charretier était un horrible démon. La charrette était à ciel découvert, sans pavillon de toile ou d’osier. La première figure qui s’offrit aux yeux de don Quichotte fut celle de la Mort elle-même, ayant un visage humain. Tout près d’elle se tenait un ange, avec de grandes ailes peintes. De l’autre côté était un empereur, portant, à ce qu’il paraissait, une couronne d’or sur la tête. Aux pieds de la Mort était assis le dieu qu’on appelle Cupidon, sans bandeau sur les yeux, mais avec l’arc, les flèches et le carquois. Plus loin venait un chevalier armé de toutes pièces ; seulement il n’avait ni morion, ni salade, mais un chapeau couvert de plumes de diverses couleurs. Derrière ceux-là se trouvaient encore d’autres personnages de différents costumes et aspects. Tout cela, se montrant à l’improviste, troubla quelque peu don Quichotte et jeta l’effroi dans le cœur de Sancho. Mais bientôt don Quichotte se réjouit, croyant qu’enfin la fortune lui offrait quelque nouvelle et périlleuse aventure. Dans cette pensée, et s’animant d’un courage prêt à tout affronter, il alla se camper devant la charrette, et s’écria d’une voix forte et menaçante :

 

« Charretier, cocher ou diable, ou qui que tu sois, dépêche-toi de me dire qui tu es, où tu vas, et quelles sont les gens que tu mènes dans ton char à bancs, qui a plus l’air de la barque à Caron que des chariots dont on fait usage. »

 

Le diable, arrêtant sa voiture, répondit avec douceur :

 

« Seigneur, nous sommes les comédiens de la compagnie d’Angulo le Mauvais.[78] Ce matin, jour de l’octave de la Fête-Dieu, nous avons joué, dans un village qui est derrière cette colline, la divine comédie des Cortès de la Mort[79], et nous devons la jouer ce tantôt dans cet autre village qu’on voit d’ici. Comme c’est tout proche, et pour nous éviter la peine de nous déshabiller et de nous rhabiller, nous faisons route avec les habits qui doivent servir à la représentation. Ce jeune homme fait la Mort, cet autre fait un ange, cette femme, qui est celle du directeur[80], est vêtue en reine, celui-ci en soldat, celui-là en empereur, et moi en démon ; et je suis un des principaux personnages de l’acte sacramentel, car je fais les premiers rôles de cette compagnie. Si Votre Grâce veut savoir autre chose sur notre compte, elle n’a qu’à parler ; je saurai bien répondre avec toute ponctualité, car, étant démon, rien ne m’échappe et tout m’est connu.

 

– Par la foi de chevalier errant, reprit don Quichotte, quand je vis ce chariot, j’imaginai que quelque grande aventure venait s’offrir à moi, et je dis à présent qu’il faut toucher de la main les apparences pour parvenir à se détromper. Allez avec Dieu, bonnes gens, et faites bien votre fête, et voyez si je peux vous être bon à quelque chose ; je vous servirai de grand cœur et de bonne volonté, car, depuis l’enfance, je suis très-amateur du masque de théâtre, et, quand j’étais jeune, la comédie était ma passion.[81] »

 

Tandis qu’ils discouraient ainsi, le sort voulut qu’un des acteurs de la compagnie, resté en arrière, arrivât près d’eux. Celui-là était vêtu en fou de cour, avec quantité de grelots, et portant au bout d’un bâton trois vessies de bœuf enflées. Quand ce magot s’approcha de don Quichotte, il se mit à escrimer avec son bâton, à frapper la terre de ses vessies, à sauter de droite et de gauche, en faisant sonner ses grelots, et cette vision fantastique épouvanta tellement Rossinante, que, sans que don Quichotte fût capable de le retenir, il prit son mors entre les dents et se sauva à travers la campagne avec plus de légèreté que n’en promirent jamais les os de son anatomie. Sancho, qui vit le péril où était son maître d’être jeté bas, sauta du grison, et courut à toutes jambes lui porter secours. Quand il atteignit don Quichotte, celui-ci était déjà couché par terre, et auprès de lui Rossinante, qui avait entraîné son maître dans sa chute ; fin ordinaire et dernier résultat des vivacités et des hardiesses de Rossinante. Mais à peine Sancho eut-il laissé là sa monture que le diable aux vessies sauta sur le grison, et, le fustigeant avec elles, il le fit, plus de peur que de mal, voler par les champs, du côté du village où la fête allait se passer. Sancho regardait la fuite de son âne et la chute de son maître, et ne savait à laquelle des deux nécessités il fallait d’abord accourir. Mais pourtant, en bon écuyer, en fidèle serviteur, l’amour de son seigneur l’emporta sur celui de son âne ; bien que chaque fois qu’il voyait les vessies se lever et tomber sur la croupe du grison, c’était pour lui des angoisses de mort, et il aurait préféré que ces coups lui fussent donnés sur la prunelle des yeux plutôt que sur le plus petit poil de la queue de son âne. Dans cette cruelle perplexité, il s’approcha de l’endroit où gisait don Quichotte, beaucoup plus maltraité qu’il ne l’aurait voulu, et, tandis qu’il l’aidait à remonter sur Rossinante :

 

« Seigneur, lui dit-il, le diable emporte l’âne.

 

– Quel diable ? demanda don Quichotte.

 

– Celui des vessies, reprit Sancho.

 

– Eh bien, je le lui reprendrai, répliqua don Quichotte, allât-il se cacher avec lui dans les plus profonds et les plus obscurs souterrains de l’enfer. Suis-moi, Sancho, la charrette va lentement, et, avec les mules qui la traînent, je couvrirai la perte du grison.

 

– Il n’est plus besoin de vous donner cette peine, seigneur, répondit Sancho ; que Votre Grâce calme sa colère. À ce qu’il me paraît, le diable a laissé le grison, et la pauvre bête revient à son gîte. »

 

Sancho disait vrai, car le diable étant tombé avec l’âne, pour imiter don Quichotte et Rossinante, le diable s’en alla à pied au village, et l’âne revint à son maître.

 

« Il sera bon, toutefois, dit don Quichotte, de châtier l’insolence de ce démon sur quelqu’un des gens de la charrette, fût-ce l’empereur lui-même.

 

– Ôtez-vous cela de l’esprit ! s’écria Sancho, et suivez mon conseil, qui est de ne jamais se prendre de querelle avec les comédiens, car c’est une classe favorisée. J’ai vu tel d’entre eux arrêté pour deux meurtres, et sortir de prison sans dépens. Sachez, seigneur, que ce sont des gens de plaisir et de gaieté ; tout le monde les protège, les aide et les estime, surtout quand ils sont des compagnies royales et titrées[82], car alors, à leurs habits et à leur tournure, on les prendrait pour des princes.

 

– C’est égal, répondit don Quichotte, le diable histrion ne s’en ira pas en se moquant de moi, quand il serait protégé de tout le genre humain. »

 

En parlant ainsi, il tourna bride du côté de la charrette, qui était déjà près d’entrer au village, et il criait en courant :

 

« Arrêtez, arrêtez, troupe joyeuse et bouffonne ; je veux vous apprendre comment il faut traiter les ânes et autres animaux qui servent de montures aux écuyers de chevaliers errants. »

 

Les cris que poussait don Quichotte étaient si forts, que ceux de la charrette les entendirent, et ils jugèrent par les paroles de l’intention de celui qui les prononçait. En un instant, la Mort sauta par terre, puis l’empereur, puis le démon cocher, puis l’ange, sans que la reine restât, non plus que le dieu Cupidon ; ils ramassèrent tous des pierres et se mirent en bataille, prêts à recevoir don Quichotte sur la pointe de leurs cailloux. Le chevalier, qui les vit rangés en vaillant escadron, les bras levés et en posture de lancer puissamment leurs pierres, retint la bride à Rossinante, et se mit à penser de quelle manière il les attaquerait avec le moins de danger pour sa personne. Pendant qu’il s’arrêtait, Sancho arriva, et le voyant disposé à l’attaque de l’escadron :

 

« Ce serait trop de folie, s’écria-t-il, que d’essayer une telle entreprise. Considérez, mon cher seigneur, que, contre des amandes de rivière, il n’y a point d’armes défensives au monde, à moins de se blottir sous une cloche de bronze. Considérez aussi qu’il y aurait plus de témérité que de valeur à ce qu’un homme seul attaquât une armée qui a la Mort à sa tête, où les empereurs combattent en personne, où prennent part les bons et les mauvais anges. Si cette considération ne suffit pas pour vous faire rester tranquille, qu’il vous suffise au moins de savoir que, parmi tous ces gens qui sont là, et bien qu’ils paraissent rois, princes et empereurs, il n’y en a pas un qui soit chevalier errant.

 

– À présent, oui, Sancho, s’écria don Quichotte, tu as touché le point qui peut et doit changer ma résolution. Je ne puis ni ne dois tirer l’épée, comme je te l’ai dit maintes fois, contre les gens qui ne soient pas armés chevaliers. C’est toi, Sancho, que l’affaire regarde, si tu veux tirer vengeance de l’outrage fait à ton âne ; d’ici, je t’aiderai par mes encouragements et par des avis salutaires.

 

– Il n’y a pas de quoi, seigneur, tirer vengeance de personne, répondit Sancho. D’ailleurs, ce n’est pas d’un bon chrétien de se venger des outrages, d’autant mieux que je m’arrangerai avec mon âne pour qu’il remette son offense aux mains de ma volonté, laquelle est de vivre pacifiquement les jours qu’il plaira au ciel de me laisser vivre.

 

– Eh bien, répliqua don Quichotte, puisque telle est ta décision, bon Sancho, avisé Sancho, chrétien Sancho, laissons là ces fantômes, et allons chercher des aventures mieux caractérisées ; car ce pays me semble de taille à nous en fournir beaucoup, et de miraculeuses. »

 

Aussitôt il tourna bride, Sancho alla reprendre son âne, la Mort avec tout son escadron volant remonta sur la charrette pour continuer son voyage, et telle fut l’heureuse issue qu’eut la terrible aventure du char de la Mort. Grâces en soient rendues au salutaire conseil que donna Sancho à son maître, auquel arriva, le lendemain, avec un chevalier amoureux et errant, une autre aventure non moins intéressante, non moins curieuse que celle-ci.

 

Chapitre XII

 

De l’étrange aventure qui arriva au valeureux don Quichotte avec le brave chevalier des Miroirs

 

 

La nuit qui suivit le jour de la rencontre du char de la Mort, don Quichotte et son écuyer la passèrent sous de grands arbres touffus, et, d’après le conseil de Sancho, don Quichotte mangea des provisions de bouche que portait le grison. Pendant le souper, Sancho dit à son maître :

 

« Hein ! seigneur, que j’aurais été bête si j’avais choisi pour étrennes le butin de votre première aventure, plutôt que les poulains des trois juments ! En vérité, en vérité, mieux vaut le moineau dans la main que la grue qui vole au loin.

 

– Néanmoins, Sancho, répondit don Quichotte, si tu m’avais laissé faire et attaquer comme je le voulais, tu aurais eu pour ta part de butin, au moins la couronne d’or de l’impératrice et les ailes peintes de Cupidon, que je lui aurais arrachées à rebrousse-poil pour te les mettre dans la main.

 

– Bah ! reprit Sancho, jamais les sceptres et les couronnes des empereurs de comédie n’ont été d’or pur, mais bien de similor ou de fer-blanc.

 

– Cela est vrai, répliqua don Quichotte, car il ne conviendrait pas que les ajustements de la comédie fussent de fine matière ; ils doivent être, comme elle-même, simulés et de simple apparence. Quant à la comédie, je veux, Sancho, que tu la prennes en affection, ainsi que ceux qui représentent les pièces et ceux qui les composent ; car ils servent tous grandement au bien de la république, en nous offrant à chaque pas un miroir où se voient au naturel les actions de la vie humaine. Aucune comparaison ne saurait en effet nous retracer plus au vif ce que nous sommes et ce que nous devrions être, que la comédie et les comédiens. Sinon, dis-moi, n’as-tu pas vu jouer quelque pièce où l’on introduit des rois, des empereurs, des pontifes, des chevaliers, des dames, et d’autres personnages divers ? l’un fait le fanfaron, l’autre le trompeur, celui-ci le soldat, celui-là le marchand, cet autre le benêt sensé, cet autre encore l’amoureux benêt ; et quand la comédie finit, quand ils quittent leurs costumes, tous les acteurs redeviennent égaux dans les coulisses.

 

– Oui, j’ai vu cela, répondit Sancho.

 

– Eh bien, reprit don Quichotte, la même chose arrive dans la comédie de ce monde, où les uns font les empereurs, d’autres les pontifes, et finalement autant de personnages qu’on en peut introduire dans une comédie. Mais quand ils arrivent à la fin de la pièce, c’est-à-dire quand la vie finit, la mort leur ôte à tous les oripeaux qui faisaient leur différence, et tous redeviennent égaux dans la sépulture.

 

– Fameuse comparaison ! s’écria Sancho, quoique pas si nouvelle que je ne l’aie entendu faire bien des fois, comme cette autre du jeu des échecs ; tant que le jeu dure, chaque pièce a sa destination particulière ; mais quand il finit, on les mêle, on les secoue, on les bouleverse et on les jette enfin dans une bourse, ce qui est comme si on les jetait de la vie dans la sépulture.

 

– Chaque jour, dit don Quichotte, je m’aperçois que tu deviens moins simple, que tu te fais plus avisé, plus spirituel.

 

– Il faut bien, répondit Sancho, qu’en touchant votre esprit il m’en reste quelque chose au bout des doigts. Les terres qui sont naturellement sèches et stériles, quand on les fume et qu’on les cultive, finissent par donner de bons fruits. Je veux dire que la conversation de Votre Grâce a été le fumier qui est tombé sur l’aride terrain de mon stérile esprit, et sa culture, le temps qui s’est passé depuis que je vous sers et vous fréquente. Avec cela j’espère porter des fruits qui soient de bénédiction, tels qu’ils ne dégénèrent point et ne s’écartent jamais des sentiers de la bonne éducation qu’a donnée Votre Grâce à mon entendement desséché. »

 

Don Quichotte se mit à rire des expressions prétentieuses de Sancho ; mais il lui parut dire la vérité quant à ses progrès ; car, de temps en temps, Sancho parlait de manière à surprendre son maître ; bien que, chaque fois à peu près qu’il voulait s’exprimer en bon langage, comme un candidat au concours, il finissait sa harangue en se précipitant du faîte de sa simplicité dans l’abîme de son ignorance. La chose où il montrait le plus d’élégance et de mémoire, c’était à citer des proverbes, qu’ils vinssent à tort ou à raison, comme on l’a vu et comme on le verra dans le cours de cette histoire.

 

Cet entretien et d’autres encore les occupèrent une grande partie de la nuit. Enfin, Sancho sentit l’envie de laisser tomber les rideaux de ses yeux, comme il disait quand il voulait dormir, et, débâtant le grison, il le laissa librement paître en pleine herbe. Pour Rossinante, il ne lui ôta pas la selle, car c’était l’ordre exprès de son seigneur que, tout le temps qu’ils seraient en campagne et ne dormiraient pas sous toiture de maison, Rossinante ne fût jamais dessellé, suivant l’antique usage respecté des chevaliers errants. Ôter la bride et la pendre à l’arçon de la selle, bien ; mais ôter la selle au cheval, halte-là ! Ainsi fit Sancho, pour lui donner la même liberté qu’au grison, dont l’amitié avec Rossinante fut si intime, si unique en son genre, qu’à en croire certaine tradition conservée de père en fils, l’auteur de cette véritable histoire consacra plusieurs chapitres à cette amitié ; mais ensuite, pour garder la décence et la dignité qui conviennent à une si héroïque histoire, il les supprima. Cependant, il oublie quelquefois sa résolution, et écrit, par exemple, que, dès que les deux bêtes pouvaient se rejoindre, elles s’empressaient de se gratter l’une l’autre, et, quand elles étaient bien fatiguées et bien satisfaites de ce mutuel service, Rossinante posait son cou en croix sur celui du grison, si bien qu’il en passait de l’autre côté plus d’une demi-aune, et tous deux, regardant attentivement par terre, avaient coutume de rester ainsi trois jours, ou du moins tout le temps qu’on les laissait ou que la faim ne les talonnait pas. L’auteur, à ce qu’on dit, comparait leur amitié à celle de Nisus avec Euryale, et d’Oreste avec Pylade. S’il en est ainsi, l’auteur aurait fait voir combien fut sincère et solide l’amitié de ces deux pacifiques animaux, tant pour l’admiration générale que, pour la confusion des hommes, qui savent si mal se garder amitié les uns aux autres. C’est pour cela qu’on dit : « Il n’y a point d’ami pour l’ami, les cannes de jonc deviennent des lances[83] » et qu’on a fait ce proverbe : « De l’ami à l’ami, la puce à l’oreille.[84] » Il ne faut pas, d’ailleurs, s’imaginer que l’auteur se soit égaré quelque peu du droit chemin en comparant l’amitié de ces animaux à celle des hommes, car les hommes ont reçu des bêtes bien des avertissements, et en ont appris bien des choses d’importance ; par exemple, ils ont appris des cigognes le clystère, des chiens le vomissement et la gratitude, des grues la vigilance, des fourmis la prévoyance, des éléphants la pudeur, et du cheval la loyauté.[85]

 

Finalement, Sancho se laissa tomber endormi au pied d’un liége, et don Quichotte s’étendit sous un robuste chêne. Il y avait peu de temps encore qu’il sommeillait, quand il fut éveillé par un bruit qui se fit entendre derrière sa tête. Se levant en sursaut, il se mit à regarder et à écouter d’où venait le bruit. Il aperçut deux hommes à cheval, et entendit que l’un d’eux, se laissant glisser de la selle, dit à l’autre :

 

« Mets pied à terre, ami, et détache la bride aux chevaux ; ce lieu, à ce qu’il me semble, abonde aussi bien en herbes pour eux qu’en solitude et en silence pour mes amoureuses pensées. »

 

Dire ce peu de mots et s’étendre par terre fut l’affaire du même instant ; et, quand l’inconnu se coucha, il fit résonner les armes dont il était couvert. À ce signe manifeste, don Quichotte reconnut que c’était un chevalier errant. S’approchant de Sancho, qui dormait encore, il le secoua par le bras, et, non sans peine, il lui fit ouvrir les yeux ; puis il dit à voix basse :

 

« Sancho, mon frère, nous tenons une aventure.

 

– Dieu nous l’envoie bonne ! répondit Sancho ; mais où est, seigneur, Sa Grâce madame l’aventure ?

 

– Où, Sancho ? répliqua don Quichotte ; tourne les yeux et regarde par là ; tu y verras étendu par terre un chevalier errant, qui, à ce que je m’imagine, ne doit pas être trop joyeux, car je l’ai vu se jeter à bas de cheval et se coucher par terre avec quelques marques de chagrin, et, quand il est tombé, j’ai entendu bruire ses armes.

 

– Mais où trouvez-vous, reprit Sancho, que ce soit là une aventure ?

 

– Je ne prétends pas dire, reprit don Quichotte, que ce soit là une aventure complète, mais c’en est le commencement ; car c’est ainsi que commencent les aventures. Mais chut ! écoutons ; il me semble qu’il accorde un luth ou une mandoline, et, à la manière dont il crache et se nettoie la poitrine, il doit se préparer à chanter quelque chose.

 

– En bonne foi, c’est vrai, repartit Sancho, et ce doit être un chevalier amoureux.

 

– Il n’y a point de chevaliers errants qui ne le soient, reprit don Quichotte ; mais écoutons-le, et, s’il chante, par le fil de sa voix nous tirerons le peloton de ses pensées, car l’abondance du cœur fait parler la langue.[86] »

 

Sancho voulait répliquer à son maître, mais il en fut empêché par la voix du chevalier du Bocage, qui n’était ni bonne ni mauvaise. Ils prêtèrent tous deux attention et l’entendirent chanter ce Sonnet :

 

« Donnez-moi, madame, une ligne à suivre, tracée suivant votre volonté ; la mienne s’y conformera tellement que jamais elle ne s’en écartera d’un point.

 

« Si vous voulez que, taisant mon martyre, je meure, comptez-moi déjà pour trépassé, et si vous voulez que je vous le confie d’une manière inusitée, je ferai en sorte que l’amour lui-même parle pour moi.

 

« Je suis devenu à l’épreuve des contraires, de cire molle et de dur diamant, et aux lois de l’amour mon âme se résigne.

 

« Mol ou dur, je vous offre mon cœur ; taillez ou gravez-y ce qui vous fera plaisir ; je jure de le garder éternellement. »

 

Avec un hélas ! qui semblait arraché du fond de ses entrailles, le chevalier du Bocage termina son chant ; puis, après un court intervalle, il s’écria d’une voix dolente et plaintive :

 

« Ô la plus belle et la plus ingrate des femmes de l’univers ! Comment est-il possible, sérénissime Cassildée de Vandalie, que tu consentes à user et à faire périr en de continuels pèlerinages, en d’âpres et pénibles travaux, ce chevalier ton captif ? N’est-ce pas assez que j’aie fait confesser que tu étais la plus belle du monde à tous les chevaliers de la Navarre, à tous les Léonères, à tous les Tartésiens, à tous les Castillans, et finalement à tous les chevaliers de la Manche ?

 

– Oh ! pour cela non, s’écria don Quichotte, car je suis de la Manche, et jamais je n’ai rien confessé de semblable, et je n’aurais pu ni dû confesser une chose aussi préjudiciable à la beauté de ma dame. Tu le vois, Sancho, ce chevalier divague ; mais écoutons, peut-être se découvrira-t-il davantage ?

 

– Sans aucun doute, répliqua Sancho, car il prend le chemin de se plaindre un mois durant. »

 

Toutefois il n’en fut pas ainsi ; le chevalier du Bocage, ayant entr’ouï qu’on parlait à ses côtés, interrompit ses lamentations, et, se levant debout, dit d’une voix sonore et polie :

 

« Qui est là ? quelles gens y a-t-il ? Est-ce par hasard du nombre des heureux ou du nombre des affligés ?

 

– Des affligés, répondit don Quichotte.

 

– Eh bien ! venez à moi, reprit le chevalier du Bocage, et vous pouvez compter que vous approchez de l’affliction même et de la tristesse en personne. »

 

Don Quichotte, qui s’entendit répondre avec tant de sensibilité et de courtoisie, s’approcha de l’inconnu, et Sancho fit de même. Le chevalier aux lamentations saisit don Quichotte par le bras :

 

« Asseyez-vous, seigneur chevalier, lui dit-il ; car, pour deviner que vous l’êtes, et de ceux qui professent la chevalerie errante, il me suffit de vous avoir trouvé dans cet endroit, où la solitude et le serein vous font compagnie, appartement ordinaire et lit naturel des chevaliers errants. »

 

Don Quichotte répondit :

 

« Je suis chevalier, en effet, de la profession que vous dites, et, quoique les chagrins et les disgrâces aient fixé leur séjour dans mon âme, cependant ils n’en ont pas chassé la compassion que je porte aux malheurs d’autrui. De ce que vous chantiez tout à l’heure, j’ai compris que les vôtres sont amoureux, je veux dire nés de l’amour que vous portez à cette belle ingrate dont le nom vous est échappé dans vos plaintes. »

 

Quand les deux chevaliers discouraient ainsi, ils étaient assis côte à côte sur le dur siège de la terre, en paix et en bonne intelligence, comme si, aux premiers rayons du jour, ils n’eussent pas dû se couper la gorge.

 

« Seigneur chevalier, demanda celui du Bocage à don Quichotte, seriez-vous par bonheur amoureux ?

 

– Par malheur je le suis, répondit don Quichotte, quoique, après tout, les souffrances qui naissent d’une affection bien placée doivent plutôt passer pour des biens que pour des maux.

 

– Telle est la vérité, répliqua le chevalier du Bocage, quand toutefois le dédain ne nous trouble pas l’entendement et la raison, car il peut être poussé au point de ressembler à de la vengeance.

 

– Jamais je ne fus dédaigné par ma dame, répondit don Quichotte.

 

– Non, par ma foi, ajouta Sancho, qui se tenait près de lui, car notre dame est plus douce qu’un mouton et plus tendre que du beurre.

 

– Est-ce là votre écuyer ? demanda le chevalier du Bocage.

 

– Oui, c’est lui, répondit don Quichotte.

 

– Je n’ai jamais vu d’écuyer, répliqua l’inconnu, qui osât parler où parle son seigneur. Du moins, voilà le mien, qui est grand comme père et mère, et duquel on ne saurait prouver qu’il ait desserré les dents où j’avais parlé.

 

– Eh bien, ma foi, s’écria Sancho, moi j’ai parlé, et je parlerai devant un autre aussi… et même plus… Mais laissons cela : c’est pire à remuer. »

 

Alors l’écuyer du Bocage empoigna Sancho par le bras :

 

« Compère, lui dit-il, allons-nous-en tous deux où nous puissions parler tout notre soûl, et laissons ces seigneurs nos maîtres s’en conter l’un à l’autre avec l’histoire de leurs amours. En bonne foi de Dieu, le jour les surprendra qu’ils n’auront pas encore fini.

 

– Très-volontiers, répondit Sancho, et je dirai à Votre Grâce qui je suis, pour que vous voyiez si l’on peut me compter à la douzaine parmi les écuyers parlants. »

 

À ces mots, les deux écuyers s’éloignèrent, et ils eurent ensemble un dialogue aussi plaisant que celui de leurs maîtres fut grave et sérieux.

 

Chapitre XIII

 

Où se poursuit l’aventure du chevalier du Bocage, avec le piquant, suave et nouveau dialogue qu’eurent ensemble les deux écuyers

 

 

S’étant séparés ainsi, d’un côté étaient les chevaliers, de l’autre les écuyers, ceux-ci se racontant leurs vies, ceux-là leurs amours. Mais l’histoire rapporte d’abord la conversation des valets, et passe ensuite à celle des maîtres. Suivant elle, quand les écuyers se furent éloignés un peu, celui du Bocage dit à Sancho :

 

« C’est une rude et pénible vie que nous menons, mon bon seigneur, nous qui sommes écuyers de chevaliers errants. On peut en toute vérité nous appliquer l’une des malédictions dont Dieu frappa nos premiers parents, et dire que nous mangeons le pain à la sueur de nos fronts.[87]

 

– On peut bien dire aussi, ajouta Sancho, que nous le mangeons à la gelée de nos corps ; car qui souffre plus du froid et du chaud que les misérables écuyers de la chevalerie errante ? Encore n’y aurait-il pas grand mal si nous mangions, puisque suivant le proverbe, avec du pain tous les maux sont vains. Mais quelquefois il nous arrive de passer un jour, et même deux, sans rompre le jeûne, si ce n’est avec l’air qui court.

 

– Tout cela pourtant peut se prendre en patience, reprit l’écuyer du Bocage, avec l’espoir du prix qui nous attend ; car si le chevalier errant que l’on sert n’est point par trop ingrat, on se verra bientôt récompensé tout au moins par un aimable gouvernement de quelque île, ou par un comté de bonne mine.

 

– Moi, répliqua Sancho, j’ai déjà dit à mon maître qu’avec le gouvernement d’une île j’étais satisfait, et lui, il est si noble et si libéral, qu’il me l’a promis bien des fois, et à bien des reprises.

 

– Quant à moi, reprit l’écuyer du Bocage, un canonicat payera mes services, et mon maître me l’a déjà délégué.

 

– Holà ! s’écria Sancho, le maître de Votre Grâce est donc chevalier à l’ecclésiastique[88], puisqu’il fait de semblables grâces à ses bons écuyers ? Pour le mien, il est tout bonnement laïque, et pourtant je me rappelle que des gens d’esprit, quoique, à mon avis, mal intentionnés, voulaient lui conseiller de devenir archevêque. Heureusement qu’il ne voulut pas être autre chose qu’empereur, et je tremblais alors qu’il ne lui prît fantaisie de se mettre dans l’Église, me trouvant point en état d’y occuper des bénéfices. Car il faut que vous sachiez une chose, c’est que, bien que je paraisse un homme, je ne suis qu’une bête pour être de l’Église.

 

– Eh bien ! en vérité. Votre Grâce a tort, reprit l’écuyer du Bocage, car les gouvernements insulaires ne sont pas tous de bonne pâte. Il y en a de pauvres, il y en a de mélancoliques, il y en a qui vont, tout de travers, et le mieux bâti, le plus pimpant de tous, traîne une pesante charge d’incommodités et de soucis, que prend sur ses épaules le malheureux auquel il tombe en partage. Il vaudrait mille fois mieux vraiment que nous autres, qui faisons ce maudit métier de servir, nous retournassions chez nous pour y passer le temps à des exercices plus doux, comme qui dirait la chasse ou la pêche ; car enfin, quel écuyer si pauvre y a-t-il au monde qui manque d’un bidet, d’une paire de lévriers et d’une ligne à pêcher pour se divertir dans son village ?

 

– À moi, rien de tout cela ne manque, répondit Sancho. Il est vrai pourtant que je n’ai pas de bidet, mais j’ai un âne qui vaut deux fois mieux que le cheval de mon maître. Que Dieu me donne mauvaise Pâque, fût-ce la plus prochaine, si je changeais mon âne pour son cheval, quand même il me donnerait quatre boisseaux d’orge en retour ! Votre Grâce se moquera si elle veut de la valeur de mon grison : je dis, grison, car c’est le gris qui est la couleur de mon âne. Quant aux lévriers, c’est bien le diable s’ils me manquaient, lorsqu’il y en a de reste au pays, d’autant mieux que la chasse est bien plus agréable quand on la fait avec le bien d’autrui.

 

– Réellement, seigneur écuyer, répondit celui du Bocage, j’ai résolu et décidé de laisser là ces sottes prouesses de ces chevaliers, pour m’en retourner dans mon village et élever mes petits enfants, car j’en ai trois, jolis comme trois perles orientales.

 

– Moi, j’en ai deux, reprit Sancho, qu’on peut bien présenter au pape en personne, notamment une jeune fille que j’élève pour être comtesse, s’il plaît à Dieu, bien qu’en dépit de sa mère.

 

– Et quel âge a cette dame que vous élevez pour être comtesse ? demanda l’écuyer du Bocage.

 

– Quinze ans, à deux de plus ou de moins, répondit Sancho. Mais elle est grande comme une perche, fraîche comme une matinée d’avril, et forte comme un portefaix.

 

– Diable ! ce sont là des qualités, reprit l’écuyer du Bocage, de quoi être non-seulement comtesse, mais encore nymphe du Vert-Bosquet. Ô gueuse, fille de gueuse ! quelle carrure doit avoir la luronne !

 

– Tout beau, interrompit Sancho, quelque peu fâché ; ni elle n’est gueuse, ni sa mère ne le fut, ni aucune des deux le sera, si Dieu le permet, tant que je vivrai. Et parlez, seigneur, un peu plus poliment ; car, pour un homme élevé parmi les chevaliers errants, qui sont la politesse même, vos paroles ne me semblent pas trop bien choisies.

 

– Oh ! que vous ne vous entendez guère en fait de louanges, seigneur écuyer ! s’écria celui du Bocage. Comment donc, ne savez-vous pas que lorsqu’un chevalier donne un bon coup de lance au taureau dans le cirque, ou bien quand une personne fait quelque chose proprement, on a coutume de dire dans le peuple : « Ô fils de gueuse ! comme il s’en est bien tiré[89] ! » Et ces mots, qui semblent une injure, sont un notable éloge. Allez, seigneur, reniez plutôt les fils et les filles qui ne méritent point par leurs œuvres qu’on adresse à leurs parents de semblables louanges.

 

– Oui, pardieu, je les renie, s’il en est ainsi, s’écria Sancho, et, par la même raison, vous pouviez nous jeter, à moi, à mes enfants et à ma femme, toute une gueuserie sur le corps ; car, en vérité, tout ce qu’ils disent et tout ce qu’ils font sont des perfections dignes de tels éloges. Ah ! pour le revoir, je prie Dieu qu’il me tire de péché mortel, et ce sera la même chose s’il me tire de ce périlleux métier d’écuyer errant, où je me suis fourré une seconde fois, alléché par une bourse pleine de cent ducats que j’ai trouvée un beau jour au milieu de la Sierra-Moréna ; et le diable me met toujours devant les yeux, ici, là, de ce côté, de cet autre, un gros sac de doublons, si bien qu’il me semble à chaque pas que je le touche avec la main, que je le prends dans mes bras, que je l’emporte à la maison, que j’achète du bien, que je me fais des rentes, et que je vis comme un prince. Le moment où je pense à cela, voyez-vous, il me semble facile de prendre en patience toutes les peines que je souffre avec mon timbré de maître, qui tient plus, je le sais bien, du fou que du chevalier.

 

– C’est pour cela, répondit l’écuyer du Bocage, qu’on dit que l’envie d’y trop mettre rompt le sac ; et, s’il faut parler de nos maîtres, il n’y a pas de plus grand fou dans le monde que le mien, car il est de ces gens de qui l’on dit : « Les soucis du prochain tuent l’âne ; » en effet, pour rendre la raison à un chevalier qui l’a perdue, il est devenu fou lui-même, et s’est mis à chercher telle chose que, s’il la trouvait, il pourrait bien lui en cuire.

 

– Est-ce que, par hasard, il est amoureux ? demanda Sancho.

 

– Oui, répondit l’écuyer du Bocage, il s’est épris d’une certaine Cassildée de Vandalie, la dame la plus crue et la plus rôtie qui se puisse trouver dans tout l’univers ; mais ce n’est pas seulement du pied de la crudité qu’elle cloche ; bien d’autres supercheries lui grognent dans le ventre, comme on pourra le voir avant peu d’heures[90].

 

– Il n’y a pas de chemin si uni, répliqua Sancho, qu’il n’ait quelque pierre à faire broncher ; si l’on fait cuire des fèves chez les autres, chez moi c’est à pleine marmite ; et la folie, plus que la raison, doit avoir des gens pendus à ses crochets. Mais si ce qu’on dit est vrai, que d’avoir des compagnons dans la peine doit nous soulager, je pourrai m’en consoler avec Votre Grâce, puisque vous servez un maître aussi bête que le mien.

 

– Bête, oui, mais vaillant, répondit l’écuyer du Bocage, et encore plus coquin que bête et que vaillant.

 

– Oh ! ce n’est plus là le mien, s’écria Sancho. Il n’est pas coquin le moins du monde ; au contraire, il a un cœur de pigeon, ne sait faire de mal à personne, mais du bien à tous, et n’a pas la moindre malice. Un enfant lui ferait croire qu’il fait nuit en plein midi. C’est pour cette bonhomie que je l’aime comme la prunelle de mes yeux, et que je ne puis me résoudre à le quitter, quelques sottises qu’il fasse.

 

– Avec tout cela, frère et seigneur, reprit l’écuyer du Bocage, si l’aveugle conduit l’aveugle, tous deux risquent de tomber dans le trou[91]. Il vaut encore mieux battre en retraite sur la pointe du pied et regagner nos gîtes ; car qui cherche les aventures ne les trouve pas toujours bien mûres. »

 

Tout en parlant, Sancho paraissait de temps à autre cracher une certaine espèce de salive un peu sèche et collante. Le charitable écuyer s’en aperçut :

 

« Il me semble, dit-il, qu’à force de jaser, nos langues s’épaississent et nous collent au palais. Mais je porte à l’arçon de ma selle un remède à décoller la langue, qui n’est pas à dédaigner. »

 

Cela dit, il se leva, et revint un instant après, avec une grande outre de vin et un pâté long d’une demi-aune. Et ce n’est pas une exagération ; car il était fait d’un lapin de choux d’une telle grosseur, que Sancho, quand il toucha le pâté, crut qu’il y avait dedans, non pas un chevreau, mais un bouc. Aussi il s’écria :

 

« C’est cela que porte Votre Grâce en voyage, seigneur ?

 

– Eh bien, que pensiez-vous donc ? répondit l’autre ; suis-je, par hasard, quelque écuyer au pain et à l’eau ? Oh ! je porte plus de provisions sur la croupe de mon bidet qu’un général en campagne. »

 

Sancho mangea sans se faire prier davantage. Favorisé par la nuit, il avalait en cachette des morceaux gros comme le poing.

 

« On voit bien, dit-il, que Votre Grâce est un écuyer fidèle et légal, en bonne forme et de bon aloi, généreux et magnifique, comme le prouve ce banquet, qui, s’il n’est pas arrivé par voie d’enchantement, en a du moins tout l’air. Ce n’est pas comme moi, chétif et misérable, qui n’ai dans mon bissac qu’un morceau de fromage, si dur qu’on en pourrait casser la tête à un géant, avec quatre douzaines de caroubles qui lui font compagnie, et autant de noix et de noisettes, grâce à la détresse de mon maître et à l’opinion qu’il s’est faite, et qu’il observe comme article de foi, que les chevaliers errants ne doivent se nourrir que de fruits secs et d’herbes des champs.

 

– Par ma foi, frère, répliqua l’écuyer, je n’ai pas l’estomac fait aux chardons et aux poires sauvages, non plus qu’aux racines des bois. Que nos maîtres aient tant qu’ils voudront des opinions et des lois chevaleresques, et qu’ils mangent ce qui leur conviendra. Quant à moi, je porte des viandes froides pour l’occasion, ainsi que cette outre pendue à l’arçon de la selle. J’ai pour elle tant de dévotion et d’amour, qu’il ne se passe guère de moments que je ne lui donne mille embrassades et mille baisers. »

 

En disant cela, il la mit entre les mains de Sancho, qui, portant le goulot à sa bouche, se mit à regarder les étoiles un bon quart d’heure. Quand il eut fini de boire, il laissa tomber la tête sur une épaule, et jetant un grand soupir :

 

« Oh ! le fils de gueuse, s’écria-t-il, comme il est catholique !

 

– Voyez-vous, reprit l’écuyer du Bocage, dès qu’il eut entendu l’exclamation de Sancho, comme vous avez loué ce vin en l’appelant fils de gueuse !

 

– Aussi je confesse, répondit Sancho, que ce n’est déshonorer personne que de l’appeler fils de gueuse, quand c’est avec l’intention de le louer. Mais dites-moi, seigneur, par le salut que vous aimez le mieux, est-ce que ce vin n’est pas de Ciudad-Réal[92] ?

 

– Fameux gourmet ! s’écria l’écuyer du Bocage ; il ne vient pas d’ailleurs, en vérité, et il a quelques années de vieillesse.

 

– Comment donc ! reprit Sancho ; croyez-vous que la connaissance de votre vin me passe par-dessus la tête ? Eh bien ! sachez, seigneur écuyer, que j’ai un instinct si grand et si naturel pour connaître les vins, qu’il me suffit d’en sentir un du nez pour dire son pays, sa naissance, son âge, son goût, toutes ses circonstances et dépendances. Mais il ne faut point s’étonner de cela, car j’ai eu dans ma race, du côté de mon père, les deux plus fameux gourmets qu’en bien des années la Manche ait connus ; et, pour preuve, il leur arriva ce que je vais vous conter. Un jour, on fit goûter du vin d’une cuve, en leur demandant leur avis sur l’état et les bonnes ou mauvaises qualités de ce vin. L’un le goûta du bout de la langue, l’autre ne fit que le flairer du bout du nez. Le premier dit que ce vin sentait le fer, et le second qu’il sentait davantage le cuir de chèvre. Le maître assura que la cuve était propre, et que son vin n’avait reçu aucun mélange qui pût lui donner l’odeur de cuir ou de fer. Cependant les deux fameux gourmets persistèrent dans leur déclaration. Le temps marcha, le vin se vendit, et, quand on nettoya la cuve, on y trouva une petite clef pendue à une courroie de maroquin. Maintenant, voyez si celui qui descend d’une telle race peut donner son avis en semblable matière[93].

 

– C’est pour cela que je dis, reprit l’écuyer du Bocage, que nous cessions d’aller à la quête des aventures, et que nous ne cherchions pas des tourtes quand nous avons une miche de pain. Croyez-moi, retournons à nos chaumières, où Dieu saura bien nous trouver s’il lui plaît.

 

– Non, répondit Sancho, jusqu’à ce que mon maître arrive à Saragosse, je le servirai ; une fois là, nous saurons quel parti prendre. »

 

Finalement, tant parlèrent et tant burent les deux bons écuyers, que le sommeil eut besoin de leur attacher la langue et de leur étancher la soif ; car, pour l’ôter entièrement, ce n’eût pas été possible. Ainsi donc, tenant tous deux amoureusement embrassée l’outre à peu près vide, et les morceaux encore à demi mâchés dans la bouche, ils restèrent endormis sur la place, où nous les laisserons, pour conter maintenant ce qui se passa entre le chevalier du Bocage et celui de la Triste-Figure.

 

Chapitre XIV

 

Où se poursuit l’aventure du chevalier du Bocage

 

 

Parmi bien des propos qu’échangèrent don Quichotte et le chevalier de la Forêt, l’histoire raconte que celui-ci dit à don Quichotte :

 

« Finalement, seigneur chevalier, je veux vous apprendre que ma destinée, ou mon choix pour mieux dire, m’a enflammé d’amour pour la sans pareille Cassildée de Vandalie[94] ; je l’appelle sans pareille, parce qu’elle n’en a point, ni pour la grandeur de la taille ni pour la perfection de la beauté. Eh bien, cette Cassildée, dont je vous fais l’éloge, a payé mes honnêtes pensées et mes courtois désirs en m’exposant, comme la marâtre d’Hercule, à une foule de périls, me promettant, à la fin de chacun d’eux, qu’à la fin de l’autre arriverait le terme de mes espérances. Mais ainsi mes travaux ont été si bien s’enchaînant l’un à l’autre, qu’ils sont devenus innombrables, et je ne sais quand viendra le dernier pour donner ouverture à l’accomplissement de mes chastes désirs. Une fois, elle m’a commandé de combattre en champ clos la fameuse géante de Séville, appelée la Giralda, qui est vaillante et forte en proportion de ce qu’elle est de bronze, et qui, sans bouger de place, est la plus changeante et la plus volage des femmes du monde[95]. J’arrivai, je vis et je vainquis, et je l’obligeai à se tenir immobile (car, en plus d’une semaine, il ne souffla d’autre vent que celui du nord). Une autre fois, elle m’ordonna d’aller prendre et peser les antiques pierres des formidables taureaux de Guisando[96], entreprise plus faite pour un portefaix que pour un chevalier. Une autre fois encore, elle me commanda de me précipiter dans la caverne de Cabra, péril inouï, épouvantable ! et de lui rapporter une relation détaillée de ce que renferme cet obscur et profond abîme[97]. J’arrêtai le mouvement de la Giralda, je pesai les taureaux de Guisando, je me précipitai dans la caverne, et je mis au jour tout ce que cachait son obscurité ; et pourtant mes espérances n’en furent pas moins mortes, ses exigences et ses dédains pas moins vivants. À la fin, elle m’a dernièrement ordonné de parcourir toutes les provinces d’Espagne, pour faire confesser à tous les chevaliers errants qui vaguent par ce royaume qu’elle est la plus belle de toutes les belles qui vivent actuellement, et que je suis le plus vaillant et le plus amoureux chevalier du monde. Dans cette entreprise, j’ai couru déjà la moitié de l’Espagne, et j’y ai vaincu bon nombre de chevaliers qui avaient osé me contredire ; mais l’exploit dont je m’enorgueillis par-dessus tout, c’est d’avoir vaincu en combat singulier ce fameux chevalier don Quichotte de la Manche, et de lui avoir fait avouer que ma Cassildée de Vandalie est plus belle que sa Dulcinée du Toboso. Par cette seule victoire, je compte avoir vaincu tous les chevaliers du monde, car ce don Quichotte, dont je parle, les a vaincus tous, et, puisqu’à mon tour je l’ai vaincu, sa gloire, sa renommée, son honneur ont passé en ma possession, comme a dit le poëte : « Le vainqueur acquiert d’autant plus de gloire que le vaincu a plus de célébrité.[98] » Ainsi donc, c’est pour mon propre compte, et comme m’appartenant, que courent de bouche en bouche les innombrables exploits du susdit don Quichotte. »

 

Don Quichotte resta stupéfait d’entendre ainsi parler le chevalier du Bocage, et fut mille fois sur le point de lui donner le démenti de ses paroles. Il eut même un tu en as menti sur le bout de la langue ; mais il se contint du mieux qu’il put, afin de lui faire confesser son mensonge de sa propre bouche. Il lui dit donc avec beaucoup de calme :

 

« Que Votre Grâce, seigneur chevalier, ait vaincu la plupart des chevaliers errants d’Espagne, et même du monde entier, à cela je n’ai rien à dire ; mais que vous ayez vaincu don Quichotte de la Manche, c’est là ce que je mets en doute. Il pourrait se faire que ce fût un autre qui lui ressemblât, bien que cependant peu de gens lui ressemblent.

 

– Comment, non ! répliqua le chevalier du Bocage ; par le ciel qui nous couvre ! j’ai combattu contre don Quichotte, je l’ai vaincu, je l’ai fait rendre à merci. C’est un homme haut de taille, sec de visage, long de membres, ayant le teint jaune, les cheveux grisonnants, le nez aquilin et un peu courbe, les moustaches grandes, noires et tombantes. Il fait la guerre sous le nom de chevalier de la Triste-Figure, et mène pour écuyer un paysan qui s’appelle Sancho Panza. Il presse les flancs et dirige le frein d’un fameux coursier nommé Rossinante, et finalement il a pour dame une certaine Dulcinée du Toboso, appelée dans le temps Aldonza Lorenzo, tout comme la mienne, que j’appelle Cassildée de Vandalie, parce qu’elle a nom Cassilda et qu’elle est Andalouse. Maintenant, si tous ces indices ne suffisent pas pour donner crédit à ma véracité, voici mon épée qui saura bien me rendre justice de l’incrédulité même.

 

– Calmez-vous, seigneur chevalier, reprit don Quichotte, et écoutez ce que je veux vous dire. Il faut que vous sachiez que ce don Quichotte est le meilleur ami que j’aie au monde, tellement que je puis dire qu’il m’est aussi cher que moi-même. Par le signalement que vous m’avez donné de lui, si ponctuel et si véritable, je suis forcé de croire que c’est lui-même que vous avez vaincu. D’un autre côté, je vois avec les yeux et je touche avec les mains qu’il est impossible que ce soit lui ; à moins toutefois que, comme il a beaucoup d’ennemis parmi les enchanteurs, un notamment qui le persécute d’ordinaire, quelqu’un d’eux n’ait pris sa figure pour se laisser vaincre, pour lui enlever la renommée que ses hautes prouesses de chevalerie lui ont acquise sur toute la face de la terre. Pour preuve encore de cela, je veux vous apprendre que ces maudits enchanteurs, ses ennemis, ont transformé, il n’y a pas deux jours, la figure et la personne de la charmante Dulcinée du Toboso en une vile et sale paysanne. Ils auront, de la même manière, transformé don Quichotte. Mais si tout cela ne suffit pas pour vous convaincre de la vérité de ce que je vous dis, voici don Quichotte lui-même, qui la soutiendra les armes à la main, à pied ou à cheval, ou de toute autre manière qui vous conviendra. »

 

À ces mots, il se leva tout debout, et, saisissant la garde de son épée, il attendit quelle résolution prendrait le chevalier du Bocage.

 

Celui-ci répondit d’une voix également tranquille :

 

« Le bon payeur ne regrette point ses gages ; celui qui, une première fois, seigneur don Quichotte, a pu vous vaincre transformé, peut bien avoir l’espérance de vous vaincre sous votre forme véritable. Mais comme il n’est pas convenable que les chevaliers accomplissent leurs faits d’armes en cachette et dans la nuit, ainsi que des brigands ou des souteneurs de mauvais lieux, attendons le jour pour que le soleil éclaire nos œuvres. La condition de notre bataille sera que le vaincu reste à la merci du vainqueur, pour que celui-ci fasse de l’autre tout ce qui lui plaira, pourvu toutefois qu’il soit décemment permis à un chevalier de s’y soumettre.

 

– Je suis plus que satisfait, répondit don Quichotte, de cette condition et de cet arrangement. »

 

Cela dit, ils allèrent chercher leurs écuyers, qu’ils trouvèrent dormant et ronflant, dans la même posture que celle qu’ils avaient quand le sommeil les surprit. Ils les éveillèrent, et leur commandèrent de tenir leurs chevaux prêts, parce qu’au lever du soleil ils devaient se livrer ensemble un combat singulier, sanglant et formidable.

 

À ces nouvelles, Sancho frissonna de surprise et de peur, tremblant pour le salut de son maître, à cause des actions de bravoure qu’il avait entendu conter du sien par l’écuyer du Bocage. Cependant, et sans mot dire, les deux écuyers s’en allèrent chercher leur troupeau de bêtes, car les trois chevaux et l’âne, après s’être flairés, paissaient tous ensemble.

 

Chemin faisant, l’écuyer du Bocage dit à Sancho :

 

« Il faut que vous sachiez, frère, que les braves de l’Andalousie ont pour coutume, quand ils sont parrains dans quelque duel, de ne pas rester les bras croisés tandis que les filleuls combattent[99]. Je dis cela pour que vous soyez averti que, tandis que nos maîtres ferrailleront, nous aurons, nous autres, à jouer aussi du couteau.

 

– Cette coutume, seigneur écuyer, répondit Sancho, peut bien avoir cours parmi les bravaches dont vous parlez ; mais parmi les écuyers des chevaliers errants, pas le moins du monde ; au moins je n’ai jamais ouï citer à mon maître une semblable coutume, lui qui sait par cœur tous les règlements de la chevalerie errante. D’ailleurs, je veux bien que ce soit une règle expresse de faire battre les écuyers tandis que leurs seigneurs se battent ; moi, je ne veux pas la suivre ; j’aime mieux payer l’amende imposée aux écuyers pacifiques ; elle ne passera pas, j’en suis sûr, deux livres de cire[100], et je préfère payer les cierges, car je sais qu’ils me coûteront moins que la charpie qu’il faudrait acheter pour me panser la tête, que je tiens déjà pour cassée et fendue en deux. Il y a plus, c’est que je suis dans l’impossibilité de me battre, n’ayant pas d’épée, et de ma vie je n’en ai porté.

 

– À cela, je sais un bon remède, répliqua l’écuyer du Bocage ; j’ai là deux sacs de toile de la même grandeur ; vous prendrez l’un, moi l’autre, et nous nous battrons à coups de sacs, avec des armes égales.

 

– De cette façon-là, s’écria Sancho, à la bonne heure, car un tel combat nous servira plutôt à nous épousseter qu’à nous faire du mal.

 

– Oh ! ce n’est pas ainsi que je l’entends, repartit l’autre ; nous allons mettre dans chacun des sacs, pour que le vent ne les emporte pas, une demi-douzaine de jolis cailloux, bien ronds, bien polis, qui pèseront autant les uns que les autres. Ensuite nous pourrons nous étriller à coups de sacs tout à l’aise, sans nous écorcher seulement la peau.

 

– Voyez un peu, mort de ma vie ! s’écria Sancho, quelle ouate de coton et quelles martes ciboulines il vous met dans les sacs, pour nous empêcher de nous moudre le crâne et de nous mettre les os en poussière ! Eh bien ! quand on les remplirait de cocons de soie, sachez, mon bon seigneur, que je ne me battrais pas. Laissons battre nos maîtres, et qu’ils s’en tirent comme ils pourront ; mais nous, buvons, mangeons et vivons, car le temps prend bien assez soin de nous ôter nos vies, sans que nous cherchions des excitants pour qu’elles finissent avant leur terme et qu’elles tombent avant d’être mûres.

 

– Avec tout cela, reprit l’écuyer du Bocage, nous nous battrons bien au moins une demi-heure.

 

– Pour cela non, répondit Sancho ; je ne serai pas si peu courtois et si peu reconnaissant qu’avec un homme qui m’a fait boire et manger j’engage jamais aucune querelle, si minime qu’elle soit. D’autant plus que, n’ayant ni colère ni ressentiment, qui diable va s’aviser de se battre à froid ?

 

– Oh ! pour cela, reprit l’écuyer du Bocage, je vous fournirai un remède suffisant. Avant que nous commencions la bataille, je m’approcherai tout doucement de Votre Grâce, et je vous donnerai trois ou quatre soufflets qui vous jetteront par terre à mes pieds ; avec cela j’éveillerai bien votre colère, fût-elle plus endormie qu’une marmotte.

 

– Contre cette botte je sais une parade, répondit Sancho, et qui la vaut bien. Je couperai, moi, une bonne gaule, et, avant que Votre Grâce vienne m’éveiller la colère, je ferai si bien dormir la sienne à coups de bâton, qu’elle ne s’éveillera plus, si ce n’est dans l’autre monde, où l’on sait fort bien que je ne suis pas homme à me laisser manier le visage par personne. Que chacun prenne garde à ce qu’il fait ; le plus sage serait que chacun laissât dormir sa colère, car personne ne connaît l’âme de personne, et tel va chercher de la laine qui revient tondu. Dieu a béni la paix et maudit les querelles, et si un chat qu’on enferme et qu’on excite se change en lion, moi qui suis homme, Dieu sait en quoi je pourrais me changer. Ainsi donc, seigneur écuyer, j’intime à Votre Grâce que dès à présent elle est responsable de tout le mal qui pourrait résulter de notre bataille.

 

– C’est fort bien, répliqua l’écuyer du Bocage ; Dieu ramènera le jour, et nous y verrons clair. »

 

En ce moment commençaient à gazouiller dans les arbres mille espèces de brillants oiseaux, qui semblaient, par leurs chants joyeux et variés, souhaiter la bienvenue à la fraîche aurore, dont le charmant visage se montrait peu à peu sur les balcons de l’orient. Elle secouait de ses cheveux dorés un nombre infini de perles liquides, et les plantes baignées de cette suave liqueur paraissaient elles-mêmes jeter et répandre des gouttes de diamant. À sa venue, les saules distillaient une manne savoureuse, les fontaines semblaient rire, les ruisseaux murmurer, les bois se réjouir, et les prairies étaler leur tapis de verdure.

 

Mais à peine la clarté du jour eut-elle permis d’apercevoir et de discerner les objets, que la première chose qui s’offrit aux regards de Sancho fut le nez de l’écuyer du Bocage, si grand, si énorme, qu’il lui faisait ombre sur tout le corps. On raconte, en effet, que ce nez était d’une grandeur démesurée, bossu au milieu, tout couvert de verrues, d’une couleur violacée comme des mûres, et descendant deux doigts plus bas que la bouche. Cette longueur de nez, cette couleur, ces verrues et cette bosse lui faisaient un visage si horriblement laid, que Sancho commença à trembler des pieds et des mains comme un enfant qui tombe d’épilepsie, et résolut dans son cœur de se laisser plutôt donner deux cents soufflets que de laisser éveiller sa colère pour se battre avec ce vampire.

 

Don Quichotte aussi regarda son adversaire ; mais celui-ci avait déjà mis sa salade et baissé sa visière, de façon qu’il ne put voir son visage ; seulement il remarqua que c’était un homme bien membré, et non de très-haute taille. L’inconnu portait sur ses armes une courte tunique d’une étoffe qui semblait faite de fils d’or, toute parsemée de brillants miroirs en forme de petites lunes, et ce riche costume lui donnait une élégance toute particulière. Sur le cimier de son casque voltigeaient une grande quantité de plumes vertes, jaunes et blanches, et sa lance, qu’il avait appuyée contre un arbre, était très-haute, très-grosse, et terminée par une pointe d’acier d’un palme de long. Don Quichotte remarqua tous ces détails, et en tira la conséquence que l’inconnu devait être un chevalier de grande force.

 

Cependant il ne fut pas glacé de crainte comme Sancho Panza ; au contraire, il dit d’un ton dégagé au chevalier des Miroirs :

 

« Si le grand désir d’en venir aux mains, seigneur chevalier, n’altère pas votre courtoisie, je vous prie en son nom de lever un peu votre visière, pour que je voie si la beauté de votre visage répond à l’élégance de votre ajustement.

 

– Vainqueur ou vaincu, seigneur chevalier, répondit celui des Miroirs, vous aurez du temps de reste pour voir ma figure ; et si je refuse maintenant de satisfaire à votre désir, c’est parce qu’il me semble que je fais une notable injure à la belle Cassildée de Vandalie en tardant, seulement le temps de lever ma visière, à vous faire confesser ce que vous savez bien.

 

– Mais du moins, reprit don Quichotte, pendant que nous montons à cheval, vous pouvez bien me dire si je suis ce même don Quichotte que vous prétendez avoir vaincu.

 

– À cela nous vous répondons[101], reprit le chevalier des Miroirs, que vous lui ressemblez comme un œuf ressemble à un autre ; mais, puisque vous assurez que des enchanteurs vous persécutent, je n’oserais affirmer si vous êtes ou non le même en son contenu.

 

– Cela me suffit, à moi, répondit don Quichotte, pour que je croie à l’erreur où vous êtes ; mais pour vous en tirer entièrement, qu’on amène nos chevaux. En moins de temps que vous n’en auriez mis à lever votre visière (si Dieu, ma dame et mon bras me sont favorables), je verrai votre visage, et vous verrez que je ne suis pas le don Quichotte que vous pensez avoir vaincu. »

 

Coupant ainsi brusquement l’entretien, ils montèrent à cheval, et don Quichotte fit tourner bride à Rossinante afin de prendre le champ nécessaire pour revenir à la rencontre de son ennemi, qui faisait la même chose. Mais don Quichotte ne s’était pas éloigné de vingt pas, qu’il s’entendit appeler par le chevalier des Miroirs, et chacun ayant fait la moitié du chemin, celui-ci dit à l’autre :

 

« Rappelez-vous, seigneur chevalier, que la condition de notre bataille est que le vaincu, comme je vous l’ai déjà dit, reste à la discrétion du vainqueur.

 

– Je le sais déjà, répondit don Quichotte, pourvu qu’il ne soit rien ordonné ni imposé au vaincu qui sorte des limites de la chevalerie.

 

– C’est entendu », reprit le chevalier des Miroirs.

 

En ce moment, l’écuyer avec son nez étrange s’offrit aux regards de don Quichotte, qui ne fut pas moins interdit de le voir que Sancho, tellement qu’il le prit pour quelque monstre, ou pour un homme nouveau, de ceux qui ne sont pas d’usage en ce monde. Sancho, qui vit partir son maître pour prendre champ, ne voulut pas rester seul avec le monstre au grand nez, dans la crainte que, d’une seule pichenette de cette trompe, leur bataille ne fût finie, et que, du coup ou de la peur, il ne restât couché par terre. Il courut donc derrière son maître, pendu à une étrivière de Rossinante, et, quand il lui sembla que don Quichotte allait tourner bride :

 

« Je supplie Votre Grâce, mon cher seigneur, lui dit-il, de vouloir bien, avant de retourner à l’attaque, m’aider à monter sur ce liège, d’où je pourrai voir plus à mon aise que par terre la gaillarde rencontre que vous allez faire avec ce chevalier.

 

– Il me semble plutôt, Sancho, dit don Quichotte, que tu veux monter sur les banquettes pour voir sans danger la course des taureaux.

 

– S’il faut dire la vérité, répondit Sancho, les effroyables narines de cet écuyer me tiennent en émoi, et je n’ose pas rester à côté de lui.

 

– Elles sont telles en effet, reprit don Quichotte, que, si je n’étais qui je suis, elles me feraient aussi trembler. Ainsi, je viens, je vais t’aider à monter où tu veux. »

 

Pendant que don Quichotte s’arrêtait pour faire grimper Sancho sur le liége, le chevalier des Miroirs avait pris tout le champ nécessaire, et, croyant que don Quichotte en aurait fait de même, sans attendre son de trompette ni autre signal d’attaque[102], il avait fait tourner bride à son cheval, lequel n’était ni plus léger ni de meilleure mine que Rossinante ; puis, à toute sa course, qui n’était qu’un petit trot, il revenait à la rencontre de son ennemi. Mais, le voyant occupé à faire monter Sancho sur l’arbre, il retint la bride, et s’arrêta au milieu de la carrière, chose dont son cheval lui fut très-reconnaissant, car il ne pouvait déjà plus remuer.

 

Don Quichotte, qui crut que son adversaire fondait comme un foudre sur lui, enfonça vigoureusement les éperons dans les flancs efflanqués de Rossinante, et le fit détaler de telle sorte que, si l’on croit l’histoire, ce fut la seule fois où l’on put reconnaître qu’il avait quelque peu galopé, car jusque-là ses plus brillantes courses n’avaient été que de simples trots[103]. Avec cette furie inaccoutumée, don Quichotte s’élança sur le chevalier des Miroirs, qui enfonçait les éperons dans le ventre de son cheval jusqu’aux talons, sans pouvoir le faire avancer d’un doigt de l’endroit où il s’était comme ancré au milieu de sa course. Ce fut dans cette favorable conjoncture que don Quichotte surprit son adversaire, lequel, empêtré de son cheval et embarrassé de sa lance, ne put jamais venir à bout de la mettre seulement en arrêt. Don Quichotte, qui ne regardait pas de si près à ces inconvénients, vint en toute sûreté, et sans aucun risque, heurter le chevalier des Miroirs, et ce fut avec tant de vigueur, qu’il le fit, bien malgré lui, rouler à terre par-dessus la croupe de son cheval. La chute fut si lourde, que l’inconnu, ne remuant plus ni bras ni jambe, parut avoir été tué sur le coup.

 

À peine Sancho le vit-il en bas, qu’il se laissa glisser de son arbre, et vint rejoindre son maître. Celui-ci, ayant mis pied à terre, s’était jeté sur le chevalier des Miroirs, et, lui détachant les courroies de l’armet pour voir s’il était mort, et pour lui donner de l’air, si par hasard il était encore vivant, il aperçut… qui pourra dire ce qu’il aperçut, sans frapper d’étonnement, d’admiration et de stupeur ceux qui l’entendront ? Il vit, dit l’histoire, il vit le visage même, la figure, l’aspect, la physionomie, l’effigie et la perspective du bachelier Samson Carrasco. À cette vue, il appela Sancho de toutes ses forces :

 

« Accours, Sancho, s’écria-t-il, viens voir ce que tu verras sans y croire. Dépêche-toi, mon enfant, et regarde ce que peut la magie, ce que peuvent les sorciers et les enchanteurs. »

 

Sancho s’approcha, et, quand il vit la figure du bachelier Carrasco, il commença à faire mille signes de croix et à réciter autant d’oraisons. Cependant le chevalier renversé ne donnait aucun signe de vie, et Sancho dit à don Quichotte :

 

« Je suis d’avis, mon bon seigneur, que, sans plus de façon, vous fourriez votre épée dans la bouche à celui-là qui ressemble au bachelier Samson Carrasco ; peut-être tuerez-vous en lui quelqu’un de vos ennemis les enchanteurs.

 

– Tu as, pardieu, raison, dit don Quichotte ; car, en fait d’ennemis, le moins c’est le meilleur. »

 

Il tirait déjà son épée pour mettre à exécution le conseil de Sancho, quand arriva tout à coup l’écuyer du chevalier des Miroirs, n’ayant plus le nez qui le rendait si laid :

 

« Ah ! prenez garde, seigneur don Quichotte, disait-il à grands cris, prenez garde à ce que vous allez faire. Cet homme étendu à vos pieds, c’est le bachelier Samson Carrasco, votre ami, et moi je suis son écuyer. »

 

Sancho, le voyant sans sa première laideur :

 

« Et le nez ? lui dit-il.

 

– Il est là, dans ma poche » répondit l’autre.

 

Et, mettant la main dans sa poche de droite, il en tira un nez postiche en carton vernissé, fabriqué comme on l’a dépeint tout à l’heure. Mais Sancho regardait l’homme de tous ses yeux, et, jetant un cri de surprise :

 

« Jésus Maria ! s’écria-t-il, n’est-ce pas là Tomé Cécial, mon voisin et mon compère ?

 

– Comment, si je le suis ! répondit l’écuyer sans nez ; oui, Sancho Panza, je suis Tomé Cécial, votre ami, votre compère ; et je vous dirai tout à l’heure les tours et les détours qui m’ont conduit ici ; mais, en attendant, priez et suppliez le seigneur votre maître qu’il ne touche, ni ne frappe, ni ne blesse, ni ne tue le chevalier des Miroirs, qu’il tient sous ses pieds ; car c’est, sans nul doute, l’audacieux et imprudent bachelier Samson Carrasco, notre compatriote. »

 

En ce moment le chevalier des Miroirs revint à lui, et don Quichotte, s’apercevant qu’il remuait, lui mit la pointe de l’épée entre les deux yeux, et lui dit :

 

« Vous êtes mort, chevalier, si vous ne confessez que la sans pareille Dulcinée du Toboso l’emporte en beauté sur votre Cassildée de Vandalie. En outre, il faut que vous promettiez, si de cette bataille et de cette chute vous restez vivant, d’aller à la ville du Toboso, et de vous présenter de ma part en sa présence, pour qu’elle fasse de vous ce qu’ordonnera sa volonté. Si elle vous laisse en possession de la vôtre, vous serez tenu de venir me retrouver (et la trace de mes exploits vous servira de guide pour vous amener où je serai), afin de me dire ce qui se sera passé entre elle et vous ; conditions qui, suivant celles que nous avons faites avant notre combat, ne sortent point des limites de la chevalerie errante.

 

– Je confesse, répondit le chevalier abattu, que le soulier sale et déchiré de madame Dulcinée du Toboso vaut mieux que la barbe mal peignée, quoique propre, de Cassildée. Je promets d’aller en sa présence et de revenir en la vôtre, pour vous rendre un compte fidèle et complet de ce que vous demandez.

 

– Il faut encore confesser et croire, ajouta don Quichotte, que le chevalier que vous avez vaincu ne fut pas et ne put être don Quichotte de la Manche, mais un autre qui lui ressemblait ; tout comme je confesse et crois que vous, qui ressemblez au bachelier Samson Carrasco, ne l’êtes pas cependant, mais un autre qui lui ressemble, et que mes ennemis me l’ont présenté sous la figure du bachelier pour calmer la fougue de ma colère, et me faire user avec douceur de la gloire du triomphe.

 

– Tout cela, répondit le chevalier éreinté, je le confesse, je le juge et le sens, comme vous le croyez, jugez et sentez. Mais laissez-moi relever, je vous prie, si la douleur de ma chute le permet, car elle m’a mis en bien mauvais état. »

 

Don Quichotte l’aida à se relever, assisté de son écuyer Tomé Cécial, duquel Sancho n’ôtait pas les yeux, tout en faisant des questions dont les réponses prouvaient bien que c’était véritablement le Tomé Cécial qu’il se disait être. Mais l’impression qu’avait produite dans la pensée de Sancho l’assurance donnée par son maître que les enchanteurs avaient changé la figure du chevalier des Miroirs en celle du bachelier Carrasco l’empêchait d’ajouter foi à la vérité qu’il avait sous les yeux.

 

Finalement, maître et valet restèrent dans cette erreur, tandis que le chevalier des Miroirs et son écuyer, confus et rompus, s’éloignaient de don Quichotte et de Sancho, dans l’intention de chercher quelque village où l’on pût graisser et remettre les côtes au blessé. Quant à don Quichotte et à Sancho, ils reprirent leur chemin dans la direction de Saragosse, où l’histoire les laisse pour faire connaître qui étaient le chevalier des Miroirs et son écuyer au nez effroyable.[104]

 

Chapitre XV

 

Où l’on raconte et l’on explique qui étaient le chevalier des Miroirs et son écuyer

 

 

Don Quichotte s’en allait, tout ravi, tout fier et tout glorieux d’avoir remporté la victoire sur un aussi vaillant chevalier qu’il s’imaginait être celui des Miroirs, duquel il espérait savoir bientôt, sur sa parole de chevalier, si l’enchantement de sa dame continuait encore, puisque force était que le vaincu, sous peine de ne pas être chevalier, revînt lui rendre compte de ce qui lui arriverait avec elle. Mais autre chose pensait don Quichotte, autre chose le chevalier des Miroirs, bien que, pour le moment, celui-ci n’eût, comme on l’a dit, d’autre pensée que de chercher où se faire couvrir d’emplâtres. Or l’histoire dit que lorsque le bachelier Samson Carrasco conseilla à don Quichotte de reprendre ses expéditions un moment abandonnées, ce fut après avoir tenu conseil avec le curé et le barbier sur le moyen qu’il fallait prendre pour obliger don Quichotte à rester dans sa maison tranquillement et patiemment, sans s’inquiéter davantage d’aller en quête de ses malencontreuses aventures. Le résultat de cette délibération fut, d’après le vote unanime, et sur la proposition particulière de Carrasco, qu’on laisserait partir don Quichotte, puisqu’il semblait impossible de le retenir ; que Samson irait le rencontrer en chemin, comme chevalier errant ; qu’il engagerait une bataille avec lui, les motifs de querelle ne manquant point ; qu’il le vaincrait, ce qui paraissait chose facile, après être formellement convenu que le vaincu demeurerait à la merci du vainqueur ; qu’enfin don Quichotte une fois vaincu, le bachelier chevalier lui ordonnerait de retourner dans son village et dans sa maison, avec défense d’en sortir avant deux années entières, ou jusqu’à ce qu’il lui commandât autre chose. Il était clair que don Quichotte vaincu remplirait religieusement cette condition, pour ne pas contrevenir aux lois de la chevalerie ; alors il devenait possible que, pendant la durée de sa réclusion, il oubliât ses vaines pensées, ou qu’on eût le temps de trouver quelque remède à sa folie.

 

Carrasco se chargea du rôle, et, pour lui servir d’écuyer, s’offrit Tomé Cécial, compère et voisin de Sancho Panza, homme jovial et d’esprit éveillé. Samson s’arma comme on l’a rapporté plus haut, et Tomé Cécial arrangea sur son nez naturel le nez postiche en carton qu’on a dépeint, afin de n’être pas reconnu de son compère quand ils se rencontreraient. Dans leur dessein, ils suivirent la même route que don Quichotte, et peu s’en fallut qu’ils n’arrivassent assez à temps pour se trouver à l’aventure du char de la Mort. À la fin ils trouvèrent leurs deux hommes dans le bois où leur arriva tout ce que le prudent lecteur vient de lire ; et, si ce n’eût été grâce à la cervelle dérangée de don Quichotte, qui s’imagina que le bachelier n’était pas le bachelier, le seigneur bachelier demeurait à tout jamais hors d’état de recevoir des licences, pour n’avoir pas même trouvé de nid là où il croyait prendre des oiseaux.

 

Tomé Cécial, qui vit le mauvais succès de leur bonne envie et le pitoyable terme de leur voyage, dit au bachelier :

 

« Assurément, seigneur Samson Carrasco, nous avons ce que nous méritons. C’est avec facilité qu’on imagine et qu’on commence une entreprise, mais la plupart du temps il n’est pas si aisé d’en sortir. Don Quichotte était fou, nous sensés ; pourtant il s’en va riant et bien portant, et vous restez triste et rompu. Sachons maintenant une chose, s’il vous plaît ; quel est le plus fou, de celui qui l’est ne pouvant faire autrement, ou de celui qui l’est par sa volonté ?

 

– La différence qu’il y a entre ces deux fous, répondit Samson, c’est que celui qui l’est par force le sera toujours, tandis que celui qui l’est volontairement cessera de l’être quand il lui plaira.

 

– À ce train-là, reprit Tomé Cécial, j’ai été fou par ma volonté quand j’ai voulu me faire écuyer de Votre Grâce, et maintenant, par la même volonté, je veux cesser de l’être, et retourner à ma maison.

 

– Cela vous regarde, répondit Carrasco ; mais penser que je retourne à la mienne avant d’avoir moulu don Quichotte à coups de bâton, c’est penser qu’il fait jour à minuit ; et ce n’est plus maintenant le désir de lui rendre la raison qui me le fera chercher, mais celui de la vengeance, car la grande douleur de mes côtes ne me permet pas de tenir de plus charitables discours. »

 

En devisant ainsi, les deux compagnons arrivèrent à un village, où ce fut grand bonheur de trouver un algébriste[105] pour panser l’infortuné Samson. Tomé Cécial le quitta et retourna chez lui ; mais le bachelier resta pour préparer sa vengeance, et l’histoire, qui reparlera de lui dans un autre temps, revient se divertir avec don Quichotte.

 

Chapitre XVI

 

De ce qui arriva à don Quichotte avec un discret gentilhomme de la Manche

 

 

Dans cette joie, ce ravissement et cet orgueil qu’on vient de dire, don Quichotte poursuivait sa route, s’imaginant, à l’occasion de sa victoire passée, qu’il était le plus vaillant chevalier que possédât le monde en cet âge. Il tenait pour achevées et menées à bonne fin autant d’aventures qu’il pourrait dorénavant lui en arriver ; il ne faisait plus aucun cas des enchantements et des enchanteurs ; il ne se souvenait plus des innombrables coups de bâton qu’il avait reçus dans le cours de ses expéditions chevaleresques, ni de la pluie de pierres qui lui cassa la moitié des dents, ni de l’ingratitude des galériens, ni de l’insolence et de la volée de gourdins des muletiers yangois. Finalement, il se disait tout bas que, s’il trouvait quelque moyen, quelque invention pour désenchanter sa dame Dulcinée, il n’envierait pas le plus grand bonheur dont jouit ou put jouir le plus heureux chevalier errant des siècles passés. Il marchait tout absorbé dans ces rêves agréables, lorsque Sancho lui dit :

 

« N’est-il pas drôle, seigneur, que j’aie encore devant les yeux cet effroyable nez, ce nez démesuré de mon compère Tomé Cécial ?

 

– Est-ce que tu crois, par hasard, Sancho, répondit don Quichotte, que le chevalier des Miroirs était le bachelier Carrasco, et son écuyer, Tomé Cécial, ton compère ?

 

– Je ne sais que dire à cela, reprit Sancho ; tout ce que je sais, c’est que les enseignes qu’il m’a données de ma maison, de ma femme et de mes enfants, sont telles, que personne autre que lui ne pourrait me les donner. Quant à la figure, ma foi, le nez ôté, c’était bien celle de Tomé Cécial, comme je l’ai vu mille et mille fois dans le pays, où nous demeurons porte à porte, et le son de voix était le même aussi.

 

– Soyons raisonnables, Sancho, répliqua don Quichotte. Viens ici, et dis-moi : en quel esprit peut-il tomber que le bachelier Samson Carrasco s’en vienne, comme chevalier errant, pourvu d’armes offensives et défensives, combattre avec moi ? Ai-je été son ennemi par hasard ? lui ai-je donné jamais occasion de me porter rancune ? suis-je son rival, ou bien professe-t-il les armes, pour être jaloux de la renommée que je m’y suis acquise ?

 

– Eh bien, que dirons-nous, seigneur, repartit Sancho, de ce que ce chevalier, qu’il soit ce qu’il voudra, ressemble tant au bachelier Carrasco, et son écuyer à Tomé Cécial, mon compère ? Et si c’est de l’enchantement, comme Votre Grâce a dit, est-ce qu’il n’y avait pas dans le monde deux autres hommes à qui ceux-là pussent ressembler ?

 

– Tout cela, reprit don Quichotte, n’est qu’artifice et machination des méchants magiciens qui me persécutent ; prévoyant que je resterais vainqueur dans la bataille, ils se sont arrangés pour que le chevalier vaincu montrât le visage de mon ami le bachelier, afin que l’amitié que je lui porte se mît entre sa gorge et le fil de mon épée, pour calmer la juste colère dont mon cœur était enflammé et que je laissasse la vie à celui qui cherchait, par des prestiges et des perfidies, à m’enlever la mienne. S’il faut t’en fournir des preuves, tu sais déjà bien, ô Sancho, par une expérience qui ne saurait te tromper, combien il est facile aux enchanteurs de changer les visages en d’autres, rendant beau ce qui est laid, et laid ce qui est beau, puisqu’il n’y a pas encore deux jours que tu as vu de tes propres yeux les charmes et les attraits de la sans pareille Dulcinée dans toute leur pureté, dans tout leur éclat naturel, tandis que moi je la voyais sous la laideur et la bassesse d’une grossière paysanne, avec de la chassie aux yeux et une mauvaise odeur dans la bouche. Est-il étonnant que l’enchanteur pervers qui a osé faire une si détestable transformation ait fait également celle de Samson Carrasco et de ton compère, pour m’ôter des mains la gloire du triomphe ? Mais, avec tout cela, je me console, parce qu’enfin, quelque figure qu’il ait prise, je suis resté vainqueur de mon ennemi.

 

– Dieu sait la vérité de toutes choses », répondit Sancho ; et, comme il savait que la transformation de Dulcinée était une œuvre de sa ruse, il n’était point satisfait des chimériques raisons de son maître ; mais il ne voulait pas lui répliquer davantage, crainte de dire quelque parole qui découvrît sa supercherie.

 

Ils en étaient là de leur entretien, quand ils furent rejoints par un homme qui suivait le même chemin qu’eux, monté sur une belle jument gris pommelé. Il portait un gaban[106] de fin drap vert garni d’une bordure de velours fauve, et, sur la tête, une montéra du même velours. Les harnais de la jument étaient ajustés à l’écuyère et garnis de vert et de violet. Le cavalier portait un cimeterre moresque, pendu à un baudrier vert et or. Les brodequins étaient du même travail que le baudrier. Quant aux éperons, ils n’étaient pas dorés, mais simplement enduits d’un vernis vert, et si bien brunis, si luisants, que, par leur symétrie avec le reste du costume, ils avaient meilleure façon que s’ils eussent été d’or pur. Quand le voyageur arriva près d’eux, il les salua poliment, et, piquant des deux à sa monture, il allait passer outre ; mais don Quichotte le retint :

 

« Seigneur galant, lui dit-il, si Votre Grâce suit le même chemin que nous et n’est pas trop pressée, je serais flatté que nous fissions route ensemble.

 

– En vérité, répondit le voyageur, je n’aurais point passé si vite si je n’eusse craint que le voisinage de ma jument n’inquiétât ce cheval.

 

– Oh ! seigneur, s’écria aussitôt Sancho, vous pouvez bien retenir la bride à votre jument, car notre cheval est le plus honnête et le mieux appris du monde. Jamais, en semblable occasion, il n’a fait la moindre fredaine, et, pour une seule fois qu’il s’est oublié, nous l’avons payé, mon maître et moi, à de gros intérêts. Mais enfin je répète que Votre Grâce peut s’arrêter si bon lui semble, car on servirait au cheval cette jument entre deux plats, qu’à coup sûr il n’y mettrait pas la dent. »

 

Le voyageur retint la bride, étonné des façons et du visage de don Quichotte, lequel marchait tête nue, car Sancho portait sa salade comme une valise pendue à l’arçon du bât de son âne. Et si l’homme à l’habit vert regardait attentivement don Quichotte, don Quichotte regardait l’homme à l’habit vert encore plus attentivement, parce qu’il lui semblait un homme d’importance et de distinction. Son âge paraissait être de cinquante ans ; ses cheveux grisonnaient à peine ; il avait le nez aquilin, le regard moitié gai, moitié grave ; enfin, dans sa tenue et dans son maintien, il représentait un homme de belles qualités. Quant à lui, le jugement qu’il porta de don Quichotte fut qu’il n’avait jamais vu homme de semblable façon et de telle apparence. Tout l’étonnait, la longueur de son cheval, la hauteur de son corps, la maigreur et le teint jaune de son visage, ses armes, son air, son accoutrement, toute cette figure enfin, comme on n’en avait vu depuis longtemps dans le pays. Don Quichotte remarqua fort bien avec quelle attention l’examinait le voyageur, et dans sa surprise il lut son désir. Courtois comme il l’était, et toujours prêt à faire plaisir à tout le monde, avant que l’autre lui eût fait aucune question, il le prévint et dit :

 

« Cette figure que Votre Grâce voit en moi est si nouvelle, si hors de l’usage commun, que je ne m’étonnerais pas que vous en fussiez étonné. Mais Votre Grâce cessera de l’être quand je lui dirai que je suis chevalier, de ceux-là dont les gens disent qu’ils vont à leurs aventures. J’ai quitté ma patrie, j’ai engagé mon bien, j’ai laissé le repos de ma maison, et je me suis jeté dans les bras de la fortune, pour qu’elle m’emmenât où il lui plairait. J’ai voulu ressusciter la défunte chevalerie errante, et, depuis bien des jours, bronchant ici, tombant là, me relevant plus loin, j’ai rempli mon désir en grande partie, en secourant des veuves, en protégeant des filles, en favorisant des mineurs et des orphelins, office propre aux chevaliers errants. Aussi, par mes nombreuses, vaillantes et chrétiennes prouesses, ai-je mérité de courir en lettres moulées presque tous les pays du globe. Trente mille volumes de mon histoire se sont imprimés déjà, et elle prend le chemin de s’imprimer trente mille milliers de fois, si le ciel n’y remédie. Finalement, pour tout renfermer en peu de paroles, ou même en une seule, je dis que je suis le chevalier don Quichotte de la Manche, appelé par surnom le chevalier de la Triste-Figure. Et, bien que les louanges propres avilissent, force m’est quelquefois de dire les miennes, j’entends lorsqu’il n’y a personne autre pour les dire. Ainsi donc, seigneur gentilhomme, ni ce cheval, ni cette lance, ni cet écu, ni cet écuyer, ni toutes ces armes ensemble, ni la pâleur de mon visage, ni la maigreur de mon corps, ne pourront plus vous surprendre désormais, puisque vous savez qui je suis et la profession que j’exerce. »

 

En achevant ces mots, don Quichotte se tut, et l’homme à l’habit vert tardait tellement à lui répondre, qu’on aurait dit qu’il ne pouvait en venir à bout. Cependant, après une longue pause, il lui dit :

 

« Vous avez bien réussi, seigneur cavalier, à reconnaître mon désir dans ma surprise ; mais vous n’avez pas réussi de même à m’ôter l’étonnement que me cause votre vue ; car, bien que vous ayez dit, seigneur, que de savoir qui vous êtes suffirait pour me l’ôter, il n’en est point ainsi ; au contraire, maintenant que je le sais, je reste plus surpris, plus émerveillé que jamais. Comment ! est-il possible qu’il y ait aujourd’hui des chevaliers errants dans le monde, et des histoires imprimées de véritables chevaleries ? Je ne puis me persuader qu’il y ait aujourd’hui sur la terre quelqu’un qui protége les veuves, qui défende les filles, qui respecte les femmes mariées, qui secoure les orphelins ; et je ne le croirais pas si, dans Votre Grâce, je ne le voyais de mes yeux. Béni soit le ciel, qui a permis que cette histoire, que vous dites être imprimée, de vos nobles et véritables exploits de chevalerie, mette en oubli les innombrables prouesses des faux chevaliers errants dont le monde était plein, si fort au préjudice des bonnes œuvres et au discrédit des bonnes histoires ?

 

– Il y a bien des choses à dire, répondit don Quichotte, sur la question de savoir si les histoires des chevaliers errants sont ou non controuvées.

 

– Comment ! reprit l’homme vert, y aurait-il quelqu’un qui doutât de la fausseté de ces histoires ?

 

– Moi, j’en doute, répliqua don Quichotte ; mais laissons cela pour le moment, et, si notre voyage dure quelque peu, j’espère en Dieu de faire comprendre à Votre Grâce que vous avez mal fait de suivre le courant de ceux qui tiennent pour certain que ces histoires ne sont pas véritables. »

 

À ce dernier propos de don Quichotte, le voyageur eut le soupçon que ce devait être quelque cerveau timbré, et il attendit que d’autres propos vinssent confirmer son idée ; mais, avant de passer à de nouveaux sujets d’entretien, don Quichotte le pria de lui dire à son tour qui il était, puisqu’il lui avait rendu compte de sa condition et de sa manière de vivre. À cela, l’homme au gaban vert répondit :

 

« Moi, seigneur chevalier de la Triste-Figure, je suis un hidalgo, natif d’un bourg où nous irons dîner aujourd’hui, s’il plaît à Dieu. Je suis plus que médiocrement riche, et mon nom est don Diego de Miranda. Je passe la vie avec ma femme, mes enfants et mes amis. Mes exercices sont la chasse et la pêche ; mais je n’entretiens ni faucons, ni lévriers de course ; je me contente de quelque chien d’arrêt docile, ou d’un hardi furet. J’ai environ six douzaines de livres, ceux-là en espagnol, ceux-ci en latin, quelques-uns d’histoire, d’autres de dévotion. Quant aux livres de chevalerie, ils n’ont pas encore passé le seuil de ma porte. Je feuillette les ouvrages profanes de préférence à ceux de dévotion, pourvu qu’ils soient d’honnête passe-temps, qu’ils satisfassent par le bon langage, qu’ils étonnent et plaisent par l’invention ; et de ceux-là, il y en a fort peu dans notre Espagne. Quelquefois je dîne chez mes voisins et mes amis, plus souvent je les invite. Mes repas sont servis avec propreté, avec élégance, et sont assez abondants. Je n’aime point mal parler des gens, et je ne permets point qu’on en parle mal devant moi, Je ne scrute pas la vie des autres, et je ne suis pas à l’affût des actions d’autrui. J’entends la messe chaque jour ; je donne aux pauvres une partie de mon bien, sans faire parade des bonnes œuvres, pour ne pas ouvrir accès dans mon âme à l’hypocrisie et à la vanité, ennemis qui s’emparent tout doucement du cœur le plus modeste et le plus circonspect. J’essaye de réconcilier ceux qui sont en brouille, je suis dévot à Notre-Dame, et j’ai toujours pleine confiance en la miséricorde infinie de Dieu Notre-Seigneur. »

 

Sancho avait écouté très-attentivement cette relation de la vie et des occupations de l’hidalgo. Trouvant qu’une telle vie était bonne et sainte, et que celui qui la menait devait faire des miracles, il sauta à bas du grison, et fut en grande hâte saisir l’étrier droit du gentilhomme ; puis, d’un cœur dévot et les larmes aux yeux, il lui baisa le pied à plusieurs reprises. L’hidalgo voyant son action :

 

« Que faites-vous, frère ? s’écria-t-il. Quels baisers sont-ce là ?

 

– Laissez-moi baiser, répondit Sancho, car il me semble que Votre Grâce est le premier saint à cheval que j’aie vu en tous les jours de ma vie.

 

– Je ne suis pas un saint, reprit l’hidalgo, mais un grand pécheur. Vous, à la bonne heure, frère, qui devez être compté parmi les bons, à en juger par votre simplicité. »

 

Sancho remonta sur son bât, après avoir tiré le rire de la profonde mélancolie de son maître, et causé un nouvel étonnement à don Diego.

 

Don Quichotte demanda à celui-ci combien d’enfants il avait, et lui dit qu’une des choses en quoi les anciens philosophes, qui manquèrent de la connaissance du vrai Dieu, avaient placé le souverain bien, fut de posséder les avantages de la nature et ceux de la fortune, d’avoir beaucoup d’amis, et des enfants nombreux et bons.

 

« Pour moi, seigneur don Quichotte, répondit l’hidalgo, j’ai un fils tel que, peut-être, si je ne l’avais pas, je me trouverais plus heureux que je ne suis ; non pas qu’il soit mauvais, mais parce qu’il n’est pas aussi bon que j’aurais voulu. Il peut avoir dix-huit ans ; les six dernières années, il les a passées à Salamanque, pour apprendre les langues latine et grecque ; mais quand j’ai voulu qu’il passât à l’étude d’autres sciences, je l’ai trouvé si imbu, si entêté de celle de la poésie (si toutefois elle peut s’appeler science), qu’il est impossible de le faire mordre à celle du droit, que je voudrais qu’il étudiât, ni à la reine de toutes les sciences, la théologie. J’aurais désiré qu’il fût comme la couronne de sa race, puisque nous vivons dans un siècle où nos rois récompensent magnifiquement les gens de lettres vertueux[107], car les lettres sans la vertu sont des perles sur le fumier. Il passe tout le jour à vérifier si Homère a dit bien ou mal dans tel vers de l’Iliade, si Martial fut ou non déshonnête dans telle épigramme, s’il faut entendre d’une façon ou d’une autre tel ou tel vers de Virgile. Enfin, toutes ses conversations sont avec les livres de ces poëtes, ou avec ceux d’Horace, de Perse, de Juvénal, de Tibulle, car des modernes rimeurs il ne fait pas grand cas ; et pourtant ; malgré le peu d’affection qu’il porte à la poésie vulgaire, il a maintenant la tête à l’envers pour composer une glose sur quatre vers qu’on lui a envoyés de Salamanque, et qui sont, à ce que je crois, le sujet d’une joute littéraire.

 

– Les enfants, seigneur, répondit don Quichotte, sont une portion des entrailles de leurs parents ; il faut donc les aimer, qu’ils soient bons ou mauvais, comme on aime les âmes qui nous donnent la vie. C’est aux parents qu’il appartient de les diriger dès l’enfance dans le sentier de la vertu, de la bonne éducation, des mœurs sages et chrétiennes, pour qu’étant hommes, ils soient le bâton de la vieillesse de leurs parents et la gloire de leur postérité. Quant à les forcer d’étudier telle science plutôt que telle autre, je ne le trouve ni prudent ni sage, bien que leur donner des conseils sur ce point ne soit pas nuisible. Lorsqu’il ne s’agit pas d’étudier de pane lucrando, et si l’étudiant est assez heureux pour que le ciel lui ait donné des parents qui lui assurent du pain, je serais volontiers d’avis qu’on le laissât suivre la science pour laquelle il se sentirait le plus d’inclination ; et, bien que celle de la poésie soit moins utile qu’agréable, du moins elle n’est pas de ces sciences qui déshonorent ceux qui les cultivent. La poésie, seigneur hidalgo, est, à mon avis, comme une jeune fille d’un âge tendre et d’une beauté parfaite, que prennent soin de parer et d’enrichir plusieurs autres jeunes filles, qui sont toutes les autres sciences, car elle doit se servir de toutes, et toutes doivent se rehausser par elle. Mais cette aimable vierge ne veut pas être maniée, ni traînée dans les rues, ni affichée dans les carrefours, ni publiée aux quatre coins des palais[108]. Elle est faite d’une alchimie de telle vertu, que celui qui la sait traiter la changera en or pur d’un prix inestimable. Il doit la tenir en laisse, et ne pas la laisser courir dans de honteuses satires ou des sonnets ignobles. Il ne faut la vendre en aucune façon, à moins que ce ne soit en poëmes héroïques, en lamentables tragédies, en comédies ingénieuses et divertissantes ; mais elle ne doit jamais tomber aux mains des baladins ou du vulgaire ignorant, qui ne sait ni reconnaître ni estimer les trésors qu’elle renferme. Et n’allez pas croire, seigneur, que j’appelle ici vulgaire seulement les gens du peuple et d’humble condition ; quiconque ne sait rien, fût-il seigneur et prince, doit être rangé dans le nombre du vulgaire. Ainsi donc, celui qui traitera la poésie avec toutes les qualités que je viens d’indiquer, rendra son nom célèbre et honorable parmi toutes les nations policées de la terre. Quant à ce que vous dites, seigneur, que votre fils n’estime pas beaucoup la poésie en langue castillane, j’aime à croire qu’il se trompe en ce point, et voici ma raison ; le grand Homère n’a pas écrit en latin, parce qu’il était Grec, et Virgile n’a pas écrit en grec, parce qu’il était Latin.[109] En un mot, tous les poëtes anciens écrivirent dans la langue qu’ils avaient tétée avec le lait, et ne s’en allèrent pas chercher les langues étrangères pour exprimer leurs hautes pensées. Puisqu’il en est ainsi, rien ne serait plus raisonnable que d’étendre cette coutume à toutes les nations, et de ne pas déprécier le poëte allemand parce qu’il écrit dans sa langue, ni le Castillan, ni même le Biscayen, parce qu’il écrit dans la sienne. Mais, à ce que j’imagine, votre fils, seigneur, ne doit pas être indisposé contre la poésie vulgaire ; c’est plutôt contre les poëtes qui sont de simples faiseurs de couplets, sans savoir d’autres langues ni posséder d’autres sciences, pour éveiller, soutenir et parer leur talent naturel. Et même en cela on peut se tromper ; car, suivant l’opinion bien fondée, le poëte naît[110] ; c’est-à-dire que, du ventre de sa mère, le poëte de nature sort poëte ; et avec cette seule inclination que lui donne le ciel, sans plus d’étude ni d’effort, il fait des choses qui justifient celui qui a dit : Est deus in nobis[111], etc. J’ajoute encore que le poëte de nature qui s’aidera de l’art sera bien supérieur à celui qui veut être poëte uniquement parce qu’il connaît l’art. La raison en est que l’art ne l’emporte pas sur la nature, mais qu’il la perfectionne ; ainsi, que la nature se mêle à l’art, et l’art à la nature, alors ils formeront un poëte parfait. Or donc, la conclusion de mon discours, seigneur hidalgo, c’est que vous laissiez cheminer votre fils par où l’entraîne son étoile. Puisqu’il est aussi bon étudiant qu’il puisse être, puisqu’il a heureusement franchi la première marche des sciences, qui est celle des langues anciennes, avec leur secours il montera de lui-même au faîte des lettres humaines, lesquelles siéent aussi bien à un gentilhomme de cape et d’épée, pour le parer, l’honorer et le grandir, que les mitres aux évêques, ou les toges aux habiles jurisconsultes. Grondez votre fils, seigneur, s’il fait des satires qui nuisent à la réputation d’autrui ; punissez-le et mettez son ouvrage en pièces. Mais s’il fait des sermons à la manière d’Horace, où il gourmande les vices en général, avec autant d’élégance que l’a fait son devancier, alors louez-le, car il est permis au poëte d’écrire contre l’envie, de déchirer les envieux dans ses vers, et de traiter ainsi tous les autres vices, pourvu qu’il ne désigne aucune personne. Mais il y a des poëtes qui, pour dire une malice, s’exposeraient à se faire exiler dans les îles du Pont[112]. Si le poëte est chaste dans ses mœurs, il le sera aussi dans ses vers. La plume est la langue de l’âme ; telles pensées engendre l’une, tels écrits trace l’autre. Quand les rois et les princes trouvent la miraculeuse science de la poésie dans des hommes prudents, graves et vertueux, ils les honorent, les estiment, les enrichissent, et les couronnent enfin avec les feuilles de l’arbre que la foudre ne frappe jamais[113], pour annoncer que personne ne doit faire offense à ceux dont le front est paré de telles couronnes. »

 

L’homme au gaban vert resta tout interdit de la harangue de don Quichotte, au point de perdre peu à peu l’opinion qu’il avait conçue de la maladie de son cerveau. À la moitié de cette dissertation, qui n’était pas fort de son goût, Sancho s’était écarté du chemin pour demander un peu de lait à des bergers qui étaient près de là, occupés à traire leurs brebis. En ce moment l’hidalgo allait reprendre l’entretien, enchanté de l’esprit et du bon sens de don Quichotte, lorsque celui-ci, levant les yeux, vit venir, sur le chemin qu’ils suivaient, un char surmonté de bannières aux armes royales. Croyant que ce devait être quelque nouvelle aventure, il appela Sancho à grands cris pour qu’il vînt lui apporter sa salade. Sancho, qui s’entendit appeler, laissa les bergers, talonna de toutes ses forces le grison, et accourut auprès de son maître, auquel il arriva, comme on va le voir, une insensée et épouvantable aventure.

 

Chapitre XVII

 

Où se manifeste le dernier terme qu’atteignit et que put atteindre la valeur inouïe de don Quichotte, dans l’heureuse fin qu’il donna à l’aventure des lions

 

 

L’histoire raconte que, lorsque don Quichotte appelait Sancho pour qu’il lui apportât son armet, l’autre achetait du fromage blanc auprès des bergers. Pressé par les cris de son maître, et ne sachant que faire de ce fromage, ni dans quoi l’emporter, il imagina, pour ne pas le perdre, car il l’avait déjà payé, de le jeter dans la salade de son seigneur ; puis, après cette belle équipée, il revint voir ce que lui voulait don Quichotte, lequel lui dit :

 

« Donne, ami, donne-moi cette salade ; car, ou je sais peu de chose en fait d’aventures, ou celle que je découvre par là va m’obliger et m’oblige dès à présent à prendre les armes. »

 

L’homme au gaban vert, qui entendit ces mots, jeta la vue de tous côtés, et ne découvrit autre chose qu’un chariot qui venait à leur rencontre, avec deux ou trois petites banderoles, d’où il conclut que le chariot portait de l’argent du roi. Il fit part de cette pensée à don Quichotte ; mais celui-ci ne voulut point y ajouter foi, toujours persuadé que tout ce qui lui arrivait devait être aventures sur aventures. Il répondit donc à l’hidalgo :

 

« L’homme prêt au combat s’est à demi battu ; je ne perds rien à m’apprêter, car je sais par expérience que j’ai des ennemis visibles et invisibles ; mais je ne sais ni quand, ni où, ni dans quel temps, ni sous quelles figures ils penseront à m’attaquer. »

 

Se tournant alors vers Sancho, il lui demanda sa salade ; et celui-ci, qui n’avait pas le temps d’en tirer le fromage, fut obligé de la lui donner comme elle était. Don Quichotte, sans apercevoir ce qu’il y avait dedans, se l’emboîta sur la tête en toute hâte ; mais comme le fromage s’exprimait par la pression, le petit-lait commença à couler sur le visage et sur la barbe de don Quichotte ; ce qui lui causa tant d’effroi qu’il dit à Sancho :

 

« Qu’est-ce que cela, Sancho ? On dirait que mon crâne s’amollit, ou que ma cervelle fond, ou que je sue des pieds à la tête. S’il est vrai que je sue, par ma foi, ce n’est pas de peur. Sans doute que c’est une terrible aventure, celle qui va m’arriver. Donne-moi, je te prie, quelque chose pour m’essuyer les yeux, car la sueur me coule si fort du front qu’elle m’aveugle. »

 

Sancho, sans rien dire, lui donna un mouchoir, et rendit grâce à Dieu de ce que son seigneur n’avait pas deviné le fin mot. Don Quichotte s’essuya, puis ôta sa salade pour voir ce que c’était qui lui faisait froid à la tête. Quand il vit cette bouillie blanche au fond de sa salade, il se l’approcha du nez, et dès qu’il l’eut sentie :

 

« Par la vie de ma dame Dulcinée du Toboso, s’écria-t-il, c’est du fromage mou que tu as mis là-dedans, traître, impudent, écuyer malappris. »

 

Sancho répondit avec un grand flegme et une parfaite dissimulation :

 

« Si c’est du fromage blanc, donnez-le-moi, je le mangerai bien ; ou plutôt que le diable le mange, car c’est lui qui l’aura mis là. Est-ce que j’aurais eu l’audace de salir l’armet de Votre Grâce ? Vous avez joliment trouvé le coupable ! Par ma foi, seigneur, à ce que Dieu me fait comprendre, il faut que j’aie aussi des enchanteurs qui me persécutent, comme membre et créature de Votre Grâce. Ils auront mis là ces immondices pour exciter votre patience à la colère, et me faire, selon l’usage, moudre les côtes. Mais, en vérité, pour cette fois, ils auront sauté en l’air, et je me confie assez au bon jugement de mon seigneur, pour croire qu’il aura considéré que je n’ai ni fromage, ni lait, ni rien qui y ressemble, et que si je l’avais, je le mettrais plutôt dans mon estomac que dans la salade.

 

– Tout est possible » dit don Quichotte.

 

Cependant l’hidalgo regardait et s’étonnait, et il s’étonna bien davantage quand don Quichotte, après s’être essuyé la tête, le visage, la barbe et la salade, s’affermit bien sur ses étriers, dégaina à demi son épée, empoigna sa lance, et s’écria :

 

« Maintenant, advienne que pourra ; me voici en disposition d’en venir aux mains avec Satan même en personne. »

 

Sur ces entrefaites, le char aux banderoles arriva. Il n’y avait d’autres personnes que le charretier, monté sur ses mules, et un homme assis sur le devant de la voiture. Don Quichotte leur coupa le passage, et leur dit :

 

« Où allez-vous, frères ? Qu’est-ce que ce chariot ? Que menez-vous dedans, et quelles sont ces bannières ? »

 

Le charretier répondit :

 

« Ce chariot est à moi ; ce que j’y mène, ce sont deux beaux lions dans leurs cages, que le gouverneur d’Oran envoie à la cour pour être offerts à Sa Majesté, et les bannières sont celles du roi, notre seigneur, pour indiquer que c’est quelque chose qui lui appartient.

 

– Les lions sont-ils grands ? demanda don Quichotte.

 

– Si grands, répondit l’homme qui était juché sur la voiture, que jamais il n’en est venu d’aussi grands d’Afrique en Espagne. Je suis le gardien des lions, et j’en ai conduit bien d’autres, mais comme ceux-là, aucun. Ils sont mâle et femelle ; le lion est dans la cage de devant, la lionne dans celle de derrière, et ils sont affamés maintenant, car ils n’ont rien mangé d’aujourd’hui. Ainsi, que Votre Grâce se détourne, et dépêchons-nous d’arriver où nous puissions leur donner à manger. »

 

Alors don Quichotte, se mettant à sourire :

 

« De petits lions à moi, dit-il, à moi de petits lions ! et à ces heures-ci ? Eh bien ! pardieu, ces seigneurs les nécromants qui les envoient ici vont voir si je suis homme à m’effrayer de lions. Descendez, brave homme ; et, puisque vous êtes le gardien, ouvrez-moi ces cages, et mettez-moi ces bêtes dehors. C’est au milieu de cette campagne que je leur ferai connaître qui est don Quichotte de la Manche, en dépit et à la barbe des enchanteurs qui me les envoient.

 

– Ta, ta ! se dit alors l’hidalgo, notre bon chevalier vient de se découvrir. Le fromage blanc lui aura sans doute amolli le crâne et mûri la cervelle. »

 

En ce moment, Sancho accourut auprès de lui.

 

« Ah ! seigneur, s’écria-t-il, au nom de Dieu, que Votre Grâce fasse en sorte que mon seigneur don Quichotte ne se batte pas contre ces lions. S’il les attaque, ils nous mettront tous en morceaux.

 

– Comment ! votre maître est-il si fou, répondit l’hidalgo, que vous craigniez qu’il ne combatte ces animaux féroces ?

 

– Il n’est pas fou, reprit Sancho, mais audacieux.

 

– Je ferai en sorte qu’il ne le soit pas à ce point », répliqua l’hidalgo. Et, s’approchant de don Quichotte, qui pressait vivement le gardien d’ouvrir les cages, il lui dit :

 

« Seigneur chevalier, les chevaliers errants doivent entreprendre les aventures qui offrent quelque chance de succès, mais non celles qui ôtent toute espérance. La valeur qui va jusqu’à la témérité est plus près de la folie que du courage ; et d’ailleurs, ces lions ne viennent pas contre vous ; ils n’y songent pas seulement. C’est un présent offert à Sa Majesté ; vous feriez mal de les retenir et d’empêcher leur voyage.

 

– Allez, seigneur hidalgo, répondit don Quichotte, occupez-vous de votre chien d’arrêt docile ou de votre hardi furet, et laissez chacun faire son métier. Ceci me regarde, et je sais fort bien si c’est pour moi ou pour d’autres que viennent messieurs les lions. »

 

Puis, se tournant vers le gardien :

 

« Je jure Dieu, don maraud, lui dit-il, que, si vous n’ouvrez vite et vite ces cages, je vous cloue avec cette lance sur le chariot. »

 

Le charretier, qui vit la résolution de ce fantôme armé en guerre, lui dit alors :

 

« Que Votre Grâce, mon bon seigneur, veuille bien par charité me laisser dételer mes mules, et gagner avec elles un lieu de sûreté avant que les lions s’échappent. S’ils me les tuaient, je serais perdu le reste de mes jours, car je n’ai d’autre bien que ce chariot et ces mules.

 

– Ô homme de peu de foi ! répondit don Quichotte, descends et dételle tes bêtes, et fais ce que tu voudras ; mais tu verras bientôt que tu t’es donné de la peine inutilement, et que tu pouvais fort bien t’épargner celle que tu vas prendre. »

 

Le charretier sauta par terre, et détela ses mules en toute hâte, tandis que le gardien des lions disait à haute voix :

 

« Je vous prends tous à témoin que c’est contre ma volonté et par violence que j’ouvre les cages et que je lâche les lions ; je proteste à ce seigneur que tout le mal et préjudice que pourront faire ces bêtes courra pour son compte, y compris mes salaires et autres droits. Hâtez-vous tous, seigneurs, de vous mettre en sûreté avant que je leur ouvre, car pour moi je suis bien sûr qu’elles ne me feront aucun mal. »

 

L’hidalgo essaya une autre fois de persuader à don Quichotte de ne pas faire une semblable folie, lui disant que c’était tenter Dieu que de se lancer en une si extravagante entreprise. Don Quichotte se borna à répondre qu’il savait ce qu’il faisait.

 

« Prenez-y bien garde, reprit l’hidalgo, car moi, je sais que vous vous trompez.

 

– Maintenant, seigneur, répliqua don Quichotte, si vous ne voulez pas être spectateur de ce que vous croyez devoir être une tragédie, piquez des deux à la jument pommelée, et mettez-vous en lieu de sûreté. »

 

Lorsque Sancho l’entendit ainsi parler, il vint à son tour, les larmes aux yeux, le supplier d’abandonner cette entreprise, en comparaison de laquelle toutes les autres avaient été pain bénit, celle des moulins à vent, l’effroyable aventure des foulons, enfin tous les exploits qu’il avait accomplis dans le cours de sa vie.

 

« Prenez garde, seigneur, disait Sancho, qu’il n’y a point d’enchantement ici, ni chose qui y ressemble. J’ai vu à travers les grilles et les fentes de la cage une griffe de lion véritable, et j’en conclus que le lion auquel appartient une telle griffe est plus gros qu’une montagne.

 

– Allons donc, répondit don Quichotte, la peur te le fera bientôt paraître plus gros que la moitié du monde. Retire-toi, Sancho, et laisse-moi seul. Si je meurs ici, tu connais notre ancienne convention ; tu iras trouver Dulcinée, et je ne t’en dis pas davantage. »

 

À cela, il ajouta d’autres propos qui ôtèrent toute espérance de le voir abandonner son extravagante résolution.

 

L’homme au gaban vert aurait bien voulu s’y opposer de vive force ; mais ses armes étaient trop inégales, et d’ailleurs il ne lui parut pas prudent de se prendre de querelle avec un fou, comme don Quichotte lui semblait maintenant l’être de tout point. Celui-ci revenant à la charge auprès du gardien et réitérant ses menaces avec violence, l’hidalgo se décida à piquer sa jument, Sancho le grison, et le charretier ses mules, pour s’éloigner tous du chariot le plus qu’ils pourraient, avant que les lions sortissent de leurs cages. Sancho pleurait la mort de son seigneur, croyant bien que, cette fois, il laisserait la vie sous les griffes du lion ; il maudissait son étoile, il maudissait l’heure où lui était venue la pensée de rentrer à son service ; mais, tout en pleurant et se lamentant, il n’oubliait pas de rosser le grison à tour de bras pour s’éloigner du chariot au plus vite.

 

Quand le gardien des lions vit que ceux qui avaient pris la fuite étaient déjà loin, il recommença ses remontrances et ses intimations à don Quichotte.

 

« Je vous entends, répondit le chevalier, mais trêve d’intimations et de remontrances ; tout cela serait peine perdue, et vous ferez mieux de vous dépêcher. »

 

Pendant le temps qu’employa le gardien à ouvrir la première cage, don Quichotte se mit à considérer s’il ne vaudrait pas mieux livrer la bataille à pied qu’à cheval, et, à la fin, il résolut de combattre à pied, dans la crainte que Rossinante ne s’épouvantât à la vue des lions. Aussitôt il saute de cheval, jette sa lance, embrasse son écu, dégaine son épée ; puis, d’un pas assuré et d’un cœur intrépide, s’en va, avec une merveilleuse bravoure, se camper devant le chariot, en se recommandant du fond de l’âme, d’abord à Dieu, puis à sa Dulcinée.

 

Il faut savoir qu’en arrivant à cet endroit, l’auteur de cette véridique histoire s’écrie dans un transport d’admiration :

 

« Ô vaillant, ô courageux par-dessus toute expression don Quichotte de la Manche ! miroir où peuvent se mirer tous les braves du monde ! nouveau don Manuel Ponce de Léon, qui fut la gloire et l’honneur des chevaliers espagnols ! Avec quelles paroles conterai-je cette prouesse épouvantable ? avec quelles raisons persuasives la rendrai-je croyable aux siècles à venir ? quelles louanges trouverai-je qui puissent convenir et suffire à ta gloire, fussent-elles hyperboles sur hyperboles ? toi à pied, toi seul, toi intrépide, toi magnanime, n’ayant qu’une épée dans une main, et non de ces lames tranchantes marquées au petit chien[114], dans l’autre un écu, et non d’acier très-propre et très-luisant, tu attends de pied ferme les deux plus formidables lions qu’aient nourris les forêts africaines. Ah ! que tes propres exploits parlent à ta louange, valeureux Manchois ; quant à moi, je les laisse à eux-mêmes, car les paroles me manquent pour les louer dignement. »

 

Ici l’auteur termine l’exclamation qu’on vient de rapporter, et, passant outre, rattache le fil de son histoire. Quand le gardien de la ménagerie, dit-il, vit que don Quichotte s’était mis en posture, et qu’il fallait à toute force lâcher le lion mâle, sous peine d’encourir la disgrâce du colérique et audacieux chevalier, il ouvrit à deux battants la première cage où se trouvait, comme on l’a dit, cet animal, lequel parut d’une grandeur démesurée et d’un épouvantable aspect. La première chose qu’il fit fut de se tourner et retourner dans la cage où il était couché, puis de s’étendre tout de son long en allongeant la patte et en desserrant la griffe. Ensuite il ouvrit la gueule, bâilla lentement, et, tirant deux pieds de langue, il s’en frotta les yeux et s’en lava toute la face. Cela fait, il mit la tête hors de la cage, et regarda de tous côtés avec des yeux ardents comme deux charbons ; regard et geste capables de jeter l’effroi dans le cœur de la témérité même. Don Quichotte seul l’observait attentivement, brûlant du désir que l’animal s’élançât du char et en vînt aux mains avec lui, car il comptait bien le mettre en pièces entre les siennes.

 

Ce fut jusqu’à ce point qu’alla son incroyable folie. Mais le généreux lion, plus courtois qu’arrogant, ne faisant nul cas d’enfantillages et de bravades, après avoir regardé de côté et d’autre, tourna le dos, montra son derrière à don Quichotte, et, avec un sang-froid merveilleux, alla se recoucher dans sa cage. Lorsque don Quichotte vit cela, il ordonna au gardien de prendre un bâton et de l’irriter en le frappant pour le faire sortir.

 

« Quant à cela, je n’en ferai rien, s’écria le gardien ; car si je l’excite, le premier qu’il mettra en pièces ce sera moi. Que Votre Grâce, seigneur chevalier, se contente de ce qu’elle a fait ; c’est tout ce qu’on peut dire en fait de vaillance, et n’ayez pas l’envie de tenter une seconde fois la fortune. Le lion a la porte ouverte ; il est libre de sortir ou de rester ; s’il n’est pas encore sorti, il ne sortira pas de toute la journée. Mais Votre Grâce a bien manifesté la grandeur de son âme. Aucun brave, à ce que j’imagine, n’est tenu de faire plus que de défier son ennemi et de l’attendre en rase campagne. Si le provoqué ne vient pas, sur lui tombe l’infamie, et le combattant exact au rendez-vous gagne la couronne de la victoire.

 

– Au fait, c’est la vérité, répondit don Quichotte ; ferme la porte, mon ami, et donne-moi un certificat, dans la meilleure forme que tu pourras trouver, de ce que tu viens de me voir faire, à savoir ; que tu as ouvert au lion, que je l’ai attendu, qu’il n’est pas sorti, que je l’ai attendu de nouveau, que de nouveau il a refusé de sortir, et qu’il s’est allé recoucher. Je ne dois rien de plus ; arrière les enchantements, et que l’aide de Dieu soit à la raison, à la justice, à la véritable chevalerie ! et ferme la porte, comme je l’ai dit, pendant que je ferai signe aux fuyards, pour qu’ils reviennent apprendre cette prouesse de ta propre bouche. »

 

Le gardien ne se le fit pas dire deux fois, et don Quichotte, mettant au bout de sa lance le mouchoir avec lequel il avait essuyé sur son visage la pluie du fromage blanc, se mit à appeler ceux qui ne cessaient de fuir et de tourner la tête à chaque pas, tous attroupés autour de l’hidalgo. Sancho aperçut le signal du mouchoir blanc :

 

« Qu’on me tue, dit-il, si mon seigneur n’a pas vaincu les bêtes féroces, car il nous appelle. »

 

Ils s’arrêtèrent tous trois et reconnurent que celui qui faisait les signes était bien don Quichotte. Perdant un peu de leur frayeur, ils se rapprochèrent peu à peu jusqu’à ce qu’ils pussent entendre les cris de don Quichotte qui les appelait. Finalement, ils revinrent auprès du chariot, et quand ils arrivèrent, don Quichotte dit au charretier :

 

« Allons, frère, attelez vos mules et continuez votre voyage. Et toi, Sancho, donne-lui deux écus d’or, pour lui et pour le gardien des lions, en récompense du temps que je leur ai fait perdre.

 

– Je les donnerai de bien bon cœur, répondit Sancho ; mais les lions, que sont-ils devenus ? sont-ils morts ou vifs ? »

 

Alors le gardien, prenant son temps et ses aises, se mit à conter par le menu la fin de la bataille, exagérant de son mieux la vaillance de don Quichotte.

 

« À la vue du chevalier, dit-il, le lion, intimidé, n’osa pas sortir de la cage, bien que j’aie tenu la porte ouverte un bon espace de temps ; et quand j’ai dit à ce chevalier que c’était tenter Dieu que d’exciter le lion pour l’obliger par force à sortir, comme il voulait que je fisse, ce n’est qu’à son corps défendant et contre sa volonté qu’il m’a permis de fermer la porte.

 

– Hein ! que t’en semble, Sancho ? s’écria don Quichotte ; y a-t-il des enchantements qui prévalent contre la véritable valeur ? Les enchanteurs pourront bien m’ôter la bonne chance ; mais le cœur et le courage, je les en défie. »

 

Sancho donna les deux écus, le charretier attela ses bêtes, le gardien baisa les mains à don Quichotte en signe de reconnaissance, et lui promit de conter ce vaillant exploit au roi lui-même quand il le verrait à la cour.

 

« Eh bien, reprit don Quichotte, si par hasard Sa Majesté demande qui l’a fait, vous lui direz que c’est LE CHEVALIER DES LIONS ; car désormais je veux qu’en ce nom se change, se troque et se transforme celui que j’avais jusqu’à présent porté, de Chevalier de la Triste-fïgure. En cela, je ne fais que suivre l’antique usage des chevaliers errants, qui changeaient de nom quand il leur en prenait fantaisie, ou quand ils y trouvaient leur compte.[115] »

 

Cela dit, le chariot reprit sa route, et don Quichotte, Sancho et l’homme au gaban vert continuèrent la leur.[116]

 

Pendant tout ce temps, don Diego de Miranda n’avait pas dit un mot, tant il mettait d’attention à observer les actions et les paroles de don Quichotte, qui lui paraissait un homme sensé atteint de folie, et un fou doué de bon sens. Il n’avait pas encore connaissance de la première partie de son histoire ; car, s’il en eût fait la lecture, il ne serait pas tombé dans cette surprise où le jetaient les actions et les paroles du chevalier, puisqu’il aurait connu de quelle espèce était sa folie. Ne la connaissant pas, il le prenait, tantôt pour un homme sensé, tantôt pour un fou, car ce qu’il disait était raisonnable, élégant, bien exprimé, et ce qu’il faisait, extravagant, téméraire, absurde. L’hidalgo se disait :

 

« Quelle folie peut-il y avoir plus grande que celle de se mettre sur la tête une salade pleine de fromage blanc, et de s’imaginer que les enchanteurs vous amollissent le crâne ? quelle témérité, quelle extravagance plus grande que de vouloir se battre par force avec des lions ? »

 

Don Quichotte le tira de cette rêverie, et coupa court à ce monologue en lui disant :

 

« Je parierais, seigneur don Diego de Miranda, que Votre Grâce me tient dans son opinion pour un homme insensé, pour un fou. Et vraiment, je ne m’en étonnerais pas, car mes œuvres ne peuvent rendre témoignage d’autre chose. Eh bien, je veux pourtant faire observer à Votre Grâce que je ne suis pas aussi fou, pas aussi timbré que je dois en avoir l’air. Il sied bien à un brillant chevalier de donner, au milieu de la place, et sous les yeux de son roi, un coup de lance à un brave taureau[117] ; il sied bien à un chevalier, couvert d’armes resplendissantes, de parcourir la lice devant les dames, dans de joyeux tournois ; il sied bien enfin à tous ces chevaliers d’amuser la cour de leurs princes, et de l’honorer, si l’on peut ainsi dire, par tous ces exercices en apparence militaires. Mais il sied bien mieux encore à un chevalier errant d’aller par les solitudes, les déserts, les croisières de chemins, les forêts et les montagnes, chercher de périlleuses aventures avec le désir de leur donner une heureuse issue, seulement pour acquérir une célébrité glorieuse et durable. Il sied mieux, dis-je, à un chevalier errant de secourir une veuve dans quelque désert inhabitable, qu’à un chevalier de cour de séduire une jeune fille dans le sein des cités. Tous les chevaliers, d’ailleurs, ont leurs exercices particuliers. Que celui de cour serve les dames, qu’il rehausse par ses livrées la cour de son roi, qu’il défraye les gentilshommes pauvres au splendide service de sa table, qu’il porte un défi dans une joute, qu’il soit tenant dans un tournoi[118], qu’il se montre grand, libéral, magnifique, et surtout bon chrétien ; alors il remplira convenablement son devoir. Mais que le chevalier errant cherche les extrémités du monde, qu’il pénètre dans les labyrinthes les plus inextricables, qu’il affronte à chaque pas l’impossible, qu’il résiste, au milieu des déserts, aux ardents rayons du soleil dans la canicule, et, pendant l’hiver, à l’âpre inclémence des vents et de la gelée, qu’il ne s’effraye pas des lions, qu’il ne tremble pas en face des vampires et des andriaques ; car chercher ceux-ci, braver ceux-là, et les vaincre tous, voilà ses principaux et véritables exercices. Moi donc, puisqu’il m’est échu en partage d’être membre de la chevalerie errante, je ne puis me dispenser d’entreprendre tout ce qui me semble tomber sous la juridiction de ma profession. Ainsi, il m’appartenait directement d’attaquer ces lions tout à l’heure, quoique je connusse que c’était une témérité sans bornes. Je sais bien, en effet, ce que c’est que la valeur ; c’est une vertu placée entre deux vices extrêmes, la lâcheté et la témérité. Mais il est moins mal à l’homme vaillant de monter jusqu’à toucher le point où il serait téméraire, que de descendre jusqu’à toucher le point où il serait lâche. Car, ainsi qu’il est plus facile au prodigue qu’à l’avare de devenir libéral, il est plus facile au téméraire de se faire véritablement brave, qu’au lâche de monter à la véritable valeur. Quant à ce qui est d’affronter des aventures, croyez-moi, seigneur don Diego, il y a plus à perdre en reculant qu’en avançant ; car lorsqu’on dit : « Ce chevalier est audacieux et téméraire », cela résonne mieux aux oreilles des gens que de dire : « Ce chevalier est timide et poltron. »

 

– J’affirme, seigneur don Quichotte, répondit don Diego, que tout ce qu’a dit et fait Votre Grâce est tiré au cordeau de la droite raison, et je suis convaincu que, si les lois et les règlements de la chevalerie venaient à se perdre, ils se retrouveraient dans votre cœur, comme dans leur dépôt naturel et leurs propres archives. Mais pressons-nous un peu, car il serait tard, d’arriver à mon village et à ma maison ; là, Votre Grâce se reposera du travail passé, qui, s’il n’a pas fatigué le corps, a du moins fatigué l’esprit, ce qui cause aussi d’habitude la fatigue du corps.

 

– Je tiens l’invitation à grand honneur et grand’merci, seigneur don Diego », répondit don Quichotte.

 

Ils se mirent alors à piquer leurs montures un peu plus qu’auparavant, et il pouvait être deux heures de l’après-midi quand ils arrivèrent à la maison de don Diego, que don Quichotte appelait le chevalier du Gaban-Vert.

 

Chapitre XVIII

 

De ce qui arriva à don Quichotte dans le château ou la maison du chevalier du Gaban-Vert, ainsi que d’autres choses extravagantes

 

 

Don Quichotte trouva la maison de don Diego spacieuse, comme elles le sont à la campagne, avec les armes sculptées en pierre brute sur la porte d’entrée ; la cave s’ouvrant dans la cour, et, sous le portail, plusieurs grandes cruches de terre à garder le vin, rangées en rond. Comme ces cruches se fabriquent au Toboso, elles lui rappelèrent le souvenir de sa dame enchantée ; et, soupirant aussitôt, sans prendre garde à ce qu’il disait ni à ceux qui pouvaient l’entendre, il s’écria :

 

« Ô doux trésor, trouvé pour mon malheur ! doux et joyeux quand Dieu le voulait bien[119] ! Ô cruches tobosines, qui avez rappelé à mon souvenir le doux trésor de mon amer chagrin ! »

 

Ces exclamations furent entendues de l’étudiant poëte, fils de don Diego, qui était venu le recevoir avec sa mère ; et la mère et le fils restèrent interdits devant l’étrange figure de don Quichotte. Celui-ci, mettant pied à terre, alla avec une courtoisie parfaite demander à la dame ses mains à baiser, et don Diego lui dit :

 

« Recevez, madame, avec votre bonne grâce accoutumée, le seigneur don Quichotte de la Manche, que je vous présente, chevalier errant de profession, et le plus vaillant, le plus discret qui soit au monde. »

 

La dame, qui se nommait doña Cristina, le reçut avec de grands témoignages de politesse et de bienveillance, tandis que don Quichotte s’offrait à son service avec les expressions les plus choisies et les plus courtoises. Il répéta presque les mêmes cérémonies avec l’étudiant, que don Quichotte, en l’écoutant parler, tint pour un jeune homme de sens et d’esprit.

 

Ici, l’auteur de cette histoire décrit avec tous ses détails la maison de don Diego, peignant dans cette description tout ce que contient la maison d’un riche gentilhomme campagnard. Mais le traducteur a trouvé bon de passer ces minuties sous silence, parce qu’elles ne vont pas bien à l’objet principal de l’histoire, laquelle tire plus de force de la vérité que de froides digressions.

 

On fit entrer don Quichotte dans une salle où Sancho le désarma, et il resta en chausses à la vallonne et en pourpoint de chamois tout souillé de la moisissure des armes. Il portait un collet vallon, à la façon des étudiants, sans amidon ni dentelle ; ses brodequins étaient jaunes et ses souliers enduits de cire. Il passa sur l’épaule sa bonne épée, qui pendait à un baudrier de peau de loup marin, et qu’il ne ceignait pas autour de son corps, parce qu’il fut, dit-on, malade des reins pendant de longues années. Il jeta enfin sur son dos un petit manteau de bon drap brun. Mais, avant toutes choses, dans cinq ou six chaudronnées d’eau (car sur la quantité des chaudronnées il y a quelque différence) il se lava la tête et le visage, et pourtant la dernière eau restait encore couleur de petit-lait, grâce à la gourmandise de Sancho et à l’acquisition du fatal fromage blanc qui avait si bien barbouillé son maître.

 

Paré de ces beaux atours, et prenant une contenance aimable et dégagée, don Quichotte entra dans une autre pièce, où l’attendait l’étudiant pour lui faire compagnie jusqu’à ce que la table fût mise ; car, pour la venue d’un si noble hôte, madame Doña Christina avait voulu montrer qu’elle savait bien recevoir ceux qui arrivaient chez elle.

 

Pendant que don Quichotte se désarmait, don Lorenzo (ainsi se nommait le fils de don Diego) eut le temps de dire à son père :

 

« Que faut-il penser, seigneur, de ce gentilhomme que Votre Grâce vient de nous amener à la maison ? Son nom, sa figure, et ce que vous dites qu’il est chevalier errant, nous ont jetés, ma mère et moi, dans une grande surprise.

 

– Je n’en sais vraiment rien, mon fils, répliqua don Diego. Tout ce que je puis dire, c’est que je l’ai vu faire des choses dignes du plus grand fou du monde, et tenir des propos si raisonnables qu’ils effaçaient ses actions. Mais parle-lui toi-même, tâte le pouls à sa science, et, puisque tu es spirituel, juge de son esprit ou de sa sottise le plus convenablement possible, bien qu’à vrai dire, je le tienne plutôt pour fou que pour sage. »

 

Après cela, don Lorenzo alla, comme on l’a dit, faire compagnie à don Quichotte, et, dans la conversation qu’ils eurent ensemble, don Quichotte dit, entre autres choses, à don Lorenzo :

 

« Le seigneur don Diego de Miranda, père de Votre Grâce, m’a fait part du rare talent et de l’esprit ingénieux que vous possédez ; il m’a dit surtout que Votre Grâce est un grand poëte.

 

– Poëte, c’est possible, répondit don Lorenzo ; mais grand, je ne m’en flatte pas. La vérité est que je suis quelque peu amateur de la poésie, et que j’aime à lire les bons poëtes ; mais ce n’est pas une raison pour qu’on me donne le nom de grand poëte, comme a dit mon père.

 

– Cette humilité me plaît, répondit don Quichotte, car il n’y a pas de poëte qui ne soit arrogant et ne pense de lui-même qu’il est le premier poëte du monde.

 

– Il n’y a pas non plus de règle sans exception, reprit don Lorenzo, et tel peut se rencontrer qui soit poëte et ne pense pas l’être.

 

– Peu sont dans ce cas, répondit don Quichotte ; mais dites-moi, je vous prie, quels sont les vers que vous avez maintenant sur le métier, et qui vous tiennent, à ce que m’a dit votre père, un peu soucieux et préoccupé. Si c’est quelque glose, par hasard, je m’entends assez bien en fait de gloses, et je serais enchanté de les voir. S’il s’agit d’une joute littéraire[120], que Votre Grâce tâche d’avoir le second prix ; car le premier se donne toujours à la faveur ou à la qualité de la personne, tandis que le second ne s’obtient que par stricte justice, de manière que le troisième devient le second, et que le premier, à ce compte, n’est plus que le troisième, à la façon des licences qui se donnent dans les universités. Mais, cependant, c’est une grande chose que le nom de premier prix.

 

– Jusqu’à présent, se dit tout bas don Lorenzo, je ne puis vous prendre pour fou ; continuons. Il me semble, dit-il, que Votre Grâce a fréquenté les écoles ; quelles sciences avez-vous étudiées ?

 

– Celle de la chevalerie errante, répondit don Quichotte, qui est aussi haute que celle de la poésie, et qui la passe même d’au moins deux doigts.

 

– Je ne sais quelle est cette science, répliqua don Lorenzo, et jusqu’à présent je n’en avais pas ouï parler.

 

– C’est une science, repartit don Quichotte, qui renferme en elle toutes les sciences du monde. En effet, celui qui la professe doit être jurisconsulte et connaître les lois de la justice distributive et commutative, pour rendre à chacun ce qui lui appartient. Il doit être théologien, pour savoir donner clairement raison de la foi chrétienne qu’il professe, en quelque part qu’elle lui soit demandée. Il doit être médecin, et surtout botaniste, pour connaître, au milieu des déserts et des lieux inhabités, les herbes qui ont la vertu de guérir les blessures, car le chevalier errant ne doit pas chercher à tout bout de champ quelqu’un pour le panser. Il doit être astronome, pour connaître par les étoiles combien d’heures de la nuit sont passées, sous quel climat, en quelle partie du monde il se trouve. Il doit savoir les mathématiques, car à chaque pas il aura besoin d’elles ; et laissant de côté, comme bien entendu, qu’il doit être orné de toutes les vertus théologales et cardinales, je passe à d’autres bagatelles, et je dis qu’il doit savoir nager comme on dit que nageait le poisson Nicolas[121]. Il doit savoir ferrer un cheval, mettre la selle et la bride ; et, remontant aux choses d’en haut, il doit garder sa foi à Dieu et à sa dame[122] ; il doit être chaste dans les pensées, décent dans les paroles, libéral dans les œuvres, vaillant dans les actions, patient dans les peines, charitable avec les nécessiteux, et finalement, demeurer le ferme champion de la vérité, dût-il, pour la défendre, exposer et perdre la vie. De toutes ces grandes et petites qualités se compose un bon chevalier errant ; voyez maintenant, seigneur don Lorenzo, si c’est une science à la bavette, celle qu’apprend le chevalier qui l’étudie pour en faire sa profession, et si elle peut se mettre au niveau des plus huppées que l’on enseigne dans les gymnases et les écoles !

 

– S’il en était ainsi, répondit don Lorenzo, je dirais que cette science l’emporte sur toutes les autres.

 

– Comment, s’il en était ainsi ? répliqua don Quichotte.

 

– Ce que je veux dire, reprit don Lorenzo, c’est que je doute qu’il y ait eu et qu’il y ait à cette heure des chevaliers errants, et surtout parés de tant de vertus.

 

– J’ai déjà dit bien des fois ce que je vais répéter, répondit don Quichotte ; c’est que la plupart des gens de ce monde sont d’avis qu’il n’y a pas eu de chevaliers errants ; et comme je suis d’avis que, si le ciel ne leur fait miraculeusement entendre cette vérité, qu’il y en eut et qu’il y en a, toute peine serait prise inutilement, ainsi que me l’a maintes fois prouvé l’expérience, je ne veux pas m’arrêter maintenant à tirer Votre Grâce de l’erreur qu’elle partage avec tant d’autres. Ce que je pense faire, c’est prier le ciel qu’il vous en tire et vous fasse comprendre combien furent véritables et nécessaires au monde les chevaliers errants, dans les siècles passés, et combien ils seraient utiles dans le siècle présent, s’ils étaient encore de mise. Mais aujourd’hui triomphent, pour les péchés du monde, la paresse, l’oisiveté, la gourmandise et la mollesse.

 

– Voilà que notre hôte nous échappe, s’écria tout bas don Lorenzo ; mais pourtant c’est un fou remarquable, et je serais moi-même un sot de n’en pas avoir cette opinion. »

 

Là se termina leur entretien, parce qu’on les appela pour dîner. Don Diego demanda à son fils ce qu’il avait pu tirer au net de l’esprit de son hôte :

 

« Je défie, répondit le jeune homme, tous les médecins et tous les copistes de rien tirer du brouillon de sa folie. C’est un fou pour ainsi dire entrelardé, qui a des intervalles lucides. »

 

On se mit à table, et le dîner fut, comme don Diego avait dit en chemin qu’il avait coutume de l’offrir à ses convives, bien servi, abondant et savoureux. Mais ce qui enchanta le plus don Quichotte, ce fut le merveilleux silence qu’on gardait dans toute la maison, qui ressemblait à un couvent de chartreux. Quand on eut enlevé la nappe, récité les grâces et jeté de l’eau sur les mains, don Quichotte pria instamment don Lorenzo de lui dire les vers de la joute littéraire. L’étudiant répondit :

 

« Pour ne pas ressembler à ces poëtes qui, lorsqu’on leur demande de réciter leurs vers, s’y refusent, et, quand on ne les leur demande pas, nous les jettent au nez, je dirai ma glose, de laquelle je n’espère aucun prix, car c’est uniquement comme exercice d’esprit que je l’ai faite.

 

– Un de mes amis, homme habile, reprit don Quichotte, était d’avis qu’il ne fallait fatiguer personne à gloser des vers. La raison, disait-il, c’est que jamais la glose ne peut atteindre au texte, et que la plupart du temps elle s’éloigne de son sens et de son objet ; que d’ailleurs les lois de la glose sont trop sévères, qu’elles ne souffrent ni interrogations, ni les mots dit-il ou dirais-je, qu’elles ne permettent ni de faire avec les verbes des substantifs, ni de changer le sens du propre au figuré, et qu’enfin elles contiennent foule d’entraves et de difficultés qui enchaînent et embarrassent les glossateurs, comme Votre Grâce doit parfaitement le savoir.

 

– En vérité, seigneur don Quichotte, dit don Lorenzo, je voudrais prendre Votre Grâce dans une erreur soutenue et répétée ; mais je ne puis, car vous me glissez des mains comme une anguille.

 

– Je n’entends pas, répondit don Quichotte, ce que dit ni ce que veut dire Votre Grâce par ces mots, que je lui glisse des mains.

 

– Je me ferai bientôt entendre, répliqua don Lorenzo ; mais maintenant, que Votre Grâce veuille bien écouter les vers glosés et la glose. Les voici :

 

Si pour moi ce qui fut revient à être,

Je n’aurai plus besoin d’espérer

Ou bien que le temps vienne déjà

De ce qui doit ensuite advenir.[123]

 

GLOSE

 

« À la fin, comme tout passe, s’est passé aussi le bien qu’en un temps m’avait donné la Fortune libérale. Mais elle ne me l’a plus rendu, ni en abondance, ni avec épargne. Il y a des siècles que tu me vois, Fortune, prosterné à tes pieds ; rends-moi mon bonheur passé, et je serai pleinement heureux, si pour moi ce qui fut revient à être.

 

« Je ne veux d’autre plaisir ni d’autre gloire, d’autre palme, d’autre victoire ni d’autre triomphe, que de retrouver le contentement, qui est une peine dans ma mémoire. Si tu me ramènes à ce point, Fortune, à l’instant se calmera toute l’ardeur de mon feu, et surtout si ce bien vient sur-le-champ, je n’aurai plus besoin d’espérer.

 

« Je demande des choses impossibles, car que le temps revienne à être ce qu’une fois il a été, c’est une chose à laquelle aucun pouvoir sur la terre n’est encore parvenu. Le temps court, il vole, il part légèrement pour ne plus revenir, et l’on se tromperait en pensant ou que déjà le temps fût passé, ou bien que le temps vienne déjà.

 

« Vivre en continuelle perplexité, tantôt avec l’espoir, tantôt avec la crainte, c’est une mort manifeste, et il vaut mieux, en mourant, chercher une issue à la douleur. Mon intérêt serait d’en finir ; mais il n’en est pas ainsi, car, par une meilleure réflexion, ce qui me rend la vie, c’est la crainte de ce qui doit ensuite advenir. »

 

Quand don Lorenzo eut achevé de débiter sa glose, don Quichotte se leva tout debout, et, lui saisissant la main droite, il s’écria, d’une voix haute qui ressemblait à des cris :

 

« Par le ciel et toutes ses grandeurs, généreux enfant, vous êtes le meilleur poëte de l’univers ; vous méritez d’être couronné de lauriers, non par Chypre, ni par Gaëte, comme a dit un poëte auquel Dieu fasse miséricorde[124], mais par les académies d’Athènes, si elles existaient encore, et par celles aujourd’hui existantes de Paris, de Boulogne et de Salamanque. Plût à Dieu que les juges qui vous refuseraient le premier prix fussent percés de flèches par Apollon, et que jamais les Muses ne franchissent le seuil de leurs portes ! Récitez-moi, seigneur, je vous en supplie, quelques vers de grande mesure, car je veux sonder sur tous les points votre admirable génie.[125] »

 

Est-il besoin de dire que don Lorenzo fut ravi de se voir louer par don Quichotte, bien qu’il le tînt pour un fou ? Ô puissance de l’adulation ! que tu as d’étendue et que tu portes loin les limites de ton agréable juridiction ! Don Lorenzo rendit hommage à cette vérité, car il condescendit au désir de don Quichotte, en lui récitant ce sonnet sur l’histoire de Pyrame et Thisbé :

 

SONNET

 

« Le mur est brisé par la belle jeune fille qui ouvrit le cœur généreux de Pyrame. L’amour part de Chypre, et va en droiture voir la fente étroite et prodigieuse.

 

« Là parle le silence, car la voix n’ose point passer par un si étroit détroit ; les âmes, oui, car l’amour a coutume de rendre facile la plus difficile des choses.

 

« Le désir a mal réussi, et la démarche de l’imprudente vierge attire, au lieu de son plaisir, sa mort. Voyez quelle histoire :

 

« Tous deux en même temps, ô cas étrange ! les tue, les couvre et les ressuscite, une épée, une tombe, un souvenir. »

 

« Béni soit Dieu ! s’écria don Quichotte quand il eut entendu le sonnet de don Lorenzo ; parmi la multitude de poëtes consommés qui vivent aujourd’hui, je n’ai pas vu un poëte aussi consommé que Votre Grâce, mon cher seigneur ; c’est du moins ce que me donne à penser l’ingénieuse composition de ce sonnet. »

 

Don Quichotte resta quatre jours parfaitement traité dans la maison de don Diego. Au bout de ce temps, il lui demanda la permission de partir.

 

« Je vous suis très-obligé, lui dit-il, du bon accueil que j’ai reçu dans votre maison ; mais comme il sied mal aux chevaliers errants de donner beaucoup d’heures à l’oisiveté et à la mollesse, je veux aller remplir le devoir de ma profession en cherchant les aventures, dont j’ai connaissance que cette terre abonde. J’espère ainsi passer le temps, en attendant l’époque des joutes de Saragosse, qui sont l’objet direct de mon voyage. Mais je veux d’abord pénétrer dans la caverne de Montésinos, de laquelle on conte tant et de si grandes merveilles dans ces environs ; je chercherai en même temps à découvrir l’origine et les véritables sources des sept lacs appelés vulgairement lagunes de Ruidera. »

 

Don Diego et son fils louèrent hautement sa noble résolution, et l’engagèrent à prendre de leur maison et de leur bien tout ce qui lui ferait plaisir, s’offrant à lui rendre service avec toute la bonne volonté possible, obligés qu’ils y étaient par le mérite de sa personne et l’honorable profession qu’il exerçait.

 

Enfin le jour du départ arriva, aussi joyeux pour don Quichotte que triste et fatal pour Sancho Panza, qui, se trouvant fort bien de l’abondance des cuisines de don Diego, se désolait de retourner à la disette en usage dans les forêts et dans les déserts, et d’être réduit aux chétives provisions de son bissac. Néanmoins, il le remplit tout comble de ce qui lui sembla le plus nécessaire. Quand don Quichotte prit congé de ses hôtes, il dit à don Lorenzo :

 

« Je ne sais si j’ai déjà dit à Votre Grâce, et, en tout cas, je le lui répète, que si vous voulez abréger les peines et le chemin pour arriver au faîte inaccessible de la renommée, vous n’avez qu’une chose à faire : laissez le sentier de la poésie, quelque peu étroit, et prenez le sentier de la chevalerie errante. Cela suffit pour devenir empereur en un tour de main. »

 

Par ces propos, don Quichotte acheva de décider le procès de sa folie, et plus encore par ceux qu’il ajouta :

 

« Dieu sait, dit-il, si je voudrais emmener avec moi le seigneur don Lorenzo, pour lui enseigner comment il faut épargner les humbles et fouler aux pieds les superbes[126], vertus inhérentes à la profession que j’exerce. Mais, puisque son jeune âge ne l’exige point encore, et que ses louables études s’y refusent, je me bornerai à lui donner un conseil ; c’est qu’étant poëte, il pourra devenir célèbre s’il se guide plutôt sur l’opinion d’autrui que sur la sienne propre. Il n’y a ni père ni mère auxquels leurs enfants semblent laids, et, pour les enfants de l’intelligence, cette erreur a plus cours encore. »

 

Le père et le fils s’étonnèrent de nouveau des propos entremêlés de don Quichotte, tantôt sensés, tantôt extravagants, et de la ténacité qu’il mettait à se lancer incessamment à la quête de ses malchanceuses aventures, terme et but de tous ses désirs. Après s’être mutuellement réitéré les politesses et les offres de service, avec la gracieuse permission de la dame du château, don Quichotte et Sancho s’éloignèrent, l’un sur Rossinante, l’autre sur le grison.

 

Chapitre XIX

 

Où l’on raconte l’aventure du berger amoureux, avec d’autres événements gracieux en vérité

 

 

Don Quichotte n’était encore qu’à peu de distance du village de don Diego, quand il fut rejoint par deux espèces de prêtres ou d’étudiants et deux laboureurs, qui cheminaient montés tous quatre sur des bêtes à longues oreilles.

 

L’un des étudiants avait, en guise de portemanteau, un petit paquet de grosse toile verte qui enveloppait quelques hardes et deux paires de bas en bure noire ; l’autre ne portait autre chose que deux fleurets neufs avec leurs boutons. Quant aux laboureurs, ils étaient chargés de plusieurs effets qu’ils venaient sans doute d’acheter dans quelque grande ville pour les porter à leur village. Étudiants et laboureurs tombèrent dans la même surprise que tous ceux qui voyaient don Quichotte pour la première fois, et ils mouraient d’envie de savoir quel était cet homme si différent des autres et si hors de l’usage commun.

 

Don Quichotte les salua, et, quand il eut appris qu’ils suivaient le même chemin que lui, il leur offrit sa compagnie, en les priant de retenir un peu le pas, car leurs bourriques marchaient plus vite que son cheval. Pour se montrer obligeant, il leur dit en peu de mots quelles étaient sa personne et sa profession, à savoir qu’il était chevalier errant, et qu’il allait chercher des aventures dans les quatre parties du monde. Il ajouta qu’il s’appelait de son nom propre don Quichotte de la Manche, et par surnom le chevalier des Lions. Tout cela, pour les laboureurs, c’était comme s’il eût parlé grec ou argot de bohémiens ; mais non pour les étudiants, qui reconnurent bientôt le vide de sa cervelle. Néanmoins, ils le regardaient avec un étonnement mêlé de respect, et l’un d’eux lui dit :

 

« Si Votre Grâce, seigneur chevalier, ne suit aucun chemin fixe, comme ont coutume de faire ceux qui cherchent des aventures, venez avec nous, et vous verrez une des noces les plus belles et les plus riches qu’on ait célébrées jusqu’à ce jour dans la Manche et à plusieurs lieues à la ronde. »

 

Don Quichotte demanda s’il s’agissait des noces de quelque prince, pour en faire un si grand récit.

 

« Non, répondit l’étudiant, ce ne sont que les noces d’un paysan et d’une paysanne ; l’un est le plus riche de tout le pays ; l’autre, la plus belle qu’aient vue les hommes. On va célébrer leur mariage avec une pompe extraordinaire et nouvelle ; car les noces se feront dans un pré qui touche au village de la fiancée, qu’on appelle par excellence Quitéria la Belle. Le fiancé se nomme Camache le Riche. Elle a dix-huit ans, lui vingt-deux ; tous deux égaux de condition, bien que des gens curieux, qui savent par cœur les filiations du monde entier, prétendent que la belle Quitéria l’emporte en ce point sur Camache. Mais il ne faut pas regarder à cela ; les richesses sont assez puissantes pour souder bien des cassures et boucher bien des trous. En effet, ce Camache est libéral ; et il lui a pris fantaisie de faire couvrir tout le pré avec des branches d’arbres, de façon que le soleil aura de la peine à réussir s’il veut visiter l’herbe fraîche dont la terre est couverte. Il a fait aussi composer des danses, tant à l’épée qu’aux petits grelots[127], car il y a dans son village des gens qui savent merveilleusement les faire sonner. Pour les danseurs aux souliers[128], je n’en dis rien, il en a commandé un monde. Mais pourtant, de toutes les choses que j’ai mentionnées et de bien d’autres que j’ai passées sous silence, aucune, j’imagine, ne rendra ses noces aussi mémorables que les équipées qu’y fera sans doute le désespéré Basile. Ce Basile est un jeune berger habitant le village de Quitéria, où il avait sa maison porte à porte avec celle des parents de la belle paysanne. L’amour prit de là occasion de rappeler au monde l’histoire oubliée de Pyrame et Thisbé, car Basile devint amoureux de Quitéria dès ses plus tendres années, et la jeune fille le paya de retour par mille chastes faveurs, si bien que dans le village on comptait par passe-temps les amours des enfants Basile et Quitéria. Ils grandirent tous deux, et le père de Quitéria résolut de refuser à Basile l’entrée qu’avait eue celui-ci jusqu’alors dans sa maison ; puis, pour s’ôter le souci et les craintes, il convint de marier sa fille avec le riche Camache, ne trouvant pas convenable de la donner à Basile, qui n’était pas aussi bien traité par la fortune que par la nature ; car, s’il faut dire la vérité sans envie, c’est bien le garçon le mieux découplé que nous connaissions, vigoureux tireur de barre, excellent lutteur et grand joueur de balle. Il court comme un daim, saute mieux qu’une chèvre, et abat les quilles comme par enchantement. Du reste, il chante comme une alouette, pince d’une guitare à la faire parler, et, par-dessus tout, joue de la dague aussi bien que le plus huppé.

 

– Pour ce seul mérite, s’écria don Quichotte, ce garçon méritait d’épouser, non-seulement la belle Quitéria, mais la reine Genièvre elle-même, si elle vivait encore, en dépit de Lancelot et de tous ceux qui voudraient s’y opposer.

 

– Allez donc dire cela à ma femme, interrompit Sancho, qui n’avait fait jusqu’alors que se taire et écouter ; ce qu’elle veut, c’est que chacun se marie avec son égal, se fondant sur le proverbe qui dit : « Chaque brebis avec sa pareille. »[129] Ce que je voudrais, moi, c’est que ce bon garçon de Basile, auquel je m’affectionne, se mariât avec cette dame Quitéria, et maudits soient dans ce monde et dans l’autre ceux qui empêchent les gens de se marier à leur goût.

 

– Si tous ceux qui s’aiment pouvaient ainsi se marier, dit don Quichotte, ce serait ôter aux parents le droit légitime de choisir pour leurs enfants, et de les établir comme et quand il convient ; et, si le choix des maris était abandonné à la volonté des filles, telle se trouverait qui prendrait le valet de son père, et telle autre le premier venu qu’elle aurait vu passer dans la rue fier et pimpant, bien que ce ne fût qu’un spadassin débauché. L’amour aveugle facilement les yeux de l’intelligence, si nécessaires pour le choix d’un état. Dans celui qu’exige le mariage, on court grand risque de se tromper ; il faut un grand tact et une faveur particulière du ciel pour rencontrer juste. Quelqu’un veut faire un long voyage ; s’il est prudent, avant de se mettre en route, il choisira une compagnie agréable et sûre. Pourquoi ne ferait-il pas de même, celui qui doit cheminer tout le cours de sa vie jusqu’au terme de la mort, surtout si cette compagnie doit le suivre au lit, à la table, partout, comme fait la femme pour son mari ? La femme légitime n’est pas une marchandise qu’on puisse rendre, changer ou céder après l’avoir achetée ; c’était un accident inséparable, qui dure autant que la vie ; c’est un lien qui, une fois jeté autour du cou, se change en nœud gordien, et ne peut se détacher, à moins qu’il ne soit tranché par la faux de la mort. Je pourrais dire bien d’autres choses encore sur ce sujet, mais j’en suis détourné par l’envie de savoir s’il reste au seigneur licencié quelque chose à me dire à propos de l’histoire de Basile.

 

– Il ne me reste qu’une chose à dire, répondit l’étudiant, bachelier ou licencié, comme l’avait appelé don Quichotte ; c’est que, du jour où Basile a su que la belle Quitéria épousait Camache le Riche, on ne l’a plus vu rire, on ne l’a plus entendu tenir un propos sensé. Il marche toujours triste et pensif, se parlant à lui-même, ce qui est un signe infaillible qu’il a perdu l’esprit. Il mange peu, ne dort pas davantage ; s’il mange, ce sont des fruits ; s’il dort, c’est en plein champ sur la terre, comme une brute. De temps en temps, il regarde le ciel, et d’autres fois il cloue les yeux à terre, dans une telle extase qu’il semble une statue habillée dont l’air agite les vêtements. Enfin, il témoigne si vivement la passion qu’il a dans le cœur, que tous ceux qui le connaissent craignent que le oui prononcé demain par la belle Quitéria ne soit l’arrêt de sa mort.

 

– Dieu fera mieux les choses, s’écria Sancho ; car, s’il donne le mal, il donne la médecine. Personne ne sait ce qui doit arriver ; d’ici à demain il y a bien des heures, et en un seul moment la maison peut tomber ; j’ai vu souvent pleuvoir et faire du soleil tout à la fois, et tel se couche le soir bien portant qui ne peut plus remuer le lendemain matin. Dites-moi : quelqu’un, par hasard, se flatterait-il d’avoir mis un clou à la roue de la fortune ? Non certes ; et d’ailleurs, entre le oui et le non de la femme, je n’oserais pas seulement mettre la pointe d’une aiguille, car elle n’y tiendrait pas. Faites seulement que Quitéria aime Basile de bon cœur et de bonne volonté, et moi je lui donnerai un sac de bonne aventure, car l’amour, à ce que j’ai ouï dire, regarde avec des lunettes qui font paraître le cuivre de l’or, la pauvreté des richesses et la chassie des perles.

 

– Où diable t’arrêteras-tu, Sancho maudit ? s’écria don Quichotte. Quand tu commences à enfiler des proverbes et des histoires, personne ne peut te suivre, si ce n’est Judas lui-même, et puisse-t-il t’emporter ? Dis-moi, animal, que sais-tu de clous et de roues, et de quoi que ce soit ?

 

– Oh, pardieu ! si l’on ne m’entend pas, répondit Sancho, il n’est pas étonnant que mes sentences passent pour des sottises. Mais n’importe, moi je m’entends, et je sais que je n’ai pas dit tant de bêtises que vous voulez le croire ; c’est plutôt que Votre Grâce, mon cher seigneur, est toujours le contrôleur de mes paroles et de mes actions.

 

– Dis donc contrôleur, s’écria don Quichotte, ô prévaricateur du beau langage, que Dieu confonde et maudisse !

 

– Que Votre Grâce ne se fâche pas contre moi, répondit Sancho. Vous savez bien que je n’ai pas été élevé à la cour, que je n’ai pas étudié à Salamanque, pour connaître si j’ôte ou si je mets quelques lettres de trop à mes paroles. Vive Dieu ! il ne faut pas non plus obliger le paysan de Sayago à parler comme le citadin de Tolède[130]. Encore y a-t-il des Tolédains qui ne sont guère avancés dans la façon de parler poliment.

 

– C’est bien vrai, dit le licencié, car ceux qui sont élevés dans les tanneries et les boutiques du Zocodover ne peuvent parler aussi bien que ceux qui passent tout le jour à se promener dans le cloître de la cathédrale ; et pourtant ils sont tous de Tolède. Le langage pur, élégant, choisi appartient aux gens de cour éclairés, fussent-ils nés dans une taverne de Majalahonda ; je dis éclairés, car il y en a beaucoup qui ne le sont pas ; et les lumières sont la vraie grammaire du bon langage, quand l’usage les accompagne. Moi, seigneur, pour mes péchés, j’ai étudié le droit canonique à Salamanque, et je me pique quelque peu d’exprimer mes idées avec des paroles claires, nettes et significatives.

 

– Si vous ne vous piquiez pas, dit l’autre étudiant, de jouer mieux encore de ces fleurets que de la langue, vous auriez eu la tête au concours des licences, au lieu d’avoir la queue.

 

– Écoutez, bachelier, reprit le licencié, votre opinion sur l’adresse à manier l’épée est la plus grande erreur du monde, si vous croyez cette adresse vaine et inutile.

 

– Pour moi, ce n’est pas une opinion, répondit l’autre, qui se nommait Corchuelo, c’est une vérité démontrée, et, si vous voulez que je vous le prouve par l’expérience, l’occasion est belle ; vous avez là des fleurets ; j’ai, moi, le poignet vigoureux, et, avec l’aide de mon courage, qui n’est pas mince, il vous fera confesser que je ne me trompe pas. Allons, mettez pied à terre, et faites usage de vos mouvements de pieds et de mains, de vos angles, de vos cercles, de toute votre science ; j’espère bien vous faire voir des étoiles en plein midi, avec mon adresse tout inculte et naturelle, en laquelle, après Dieu, j’ai assez de confiance pour dire que celui-là est encore à naître qui me fera tourner le dos, et qu’il n’y a point d’homme au monde auquel je ne me charge de faire perdre l’équilibre.

 

– Que vous tourniez ou non le dos, je ne m’en mêle pas, répliqua l’habile escrimeur ; mais pourtant il pourrait se faire que, dans l’endroit même où vous cloueriez le pied pour la première fois, on y creusât votre sépulture, je veux dire que la mort vous fût donnée par cette adresse que vous méprisez tant.

 

– C’est ce que nous allons voir », répondit Corchuelo.

 

Et, sautant lestement à bas de son âne, il saisit avec furie un des fleurets que le licencié portait sur sa monture.

 

« Les choses ne doivent pas se passer ainsi, s’écria don Quichotte ; je veux être votre maître d’escrime, et le juge de cette querelle tant de fois débattue et jamais décidée. »

 

Il mit alors pied à terre, et, prenant sa lance à la main, il se plaça au milieu de la route, tandis que le licencié s’avançait avec une contenance dégagée et en mesurant ses pas, contre Corchuelo, qui venait à sa rencontre, lançant, comme on dit, des flammes par les yeux. Les deux autres paysans qui les accompagnaient servirent, sans descendre de leurs bourriques, de spectateurs à cette mortelle tragédie.

 

Les bottes d’estoc et de taille que portait Corchuelo, les revers, les fendants, les coups à deux mains, étaient innombrables, et tombaient comme la grêle. Le bachelier attaquait en lion furieux, mais le licencié, d’une tape qu’il lui envoyait avec le bouton de son fleuret, l’arrêtait court au milieu de sa furie, et le lui faisait baiser comme si c’eût été une relique, bien qu’avec moins de dévotion. Finalement, le licencié lui compta, à coups de pointe, tous les boutons d’une demi-soutane qu’il portait, et lui en déchira les pans menus comme des queues de polypes[131]. Il lui jeta deux fois le chapeau par terre, et le fatigua tellement, que, de dépit et de rage, l’autre prit son fleuret par la poignée, et le lança dans l’air avec tant de vigueur, qu’il l’envoya presque à trois quarts de lieue. C’est ce que témoigna par écrit l’un des laboureurs, greffier de son état, qui alla le ramasser, et ce témoignage doit servir à faire reconnaître, sur preuve authentique, comment la force est vaincue par l’adresse.

 

Corchuelo s’était assis tout essoufflé, et Sancho, s’approchant de lui :

 

« Par ma foi, seigneur bachelier, lui dit-il, si Votre Grâce suit mon conseil, vous ne vous aviserez plus désormais de défier personne à l’escrime, mais plutôt à lutter ou à jeter la barre, car vous avez pour cela de la jeunesse et des forces. Quant à ceux qu’on appelle tireurs d’armes, j’ai ouï dire qu’ils mettent la pointe d’une épée dans le trou d’une aiguille.

 

– Je me contente, répondit Corchuelo, d’être comme on dit, tombé de mon âne, et d’avoir appris par expérience une vérité que j’étais bien loin de croire. »

 

En disant cela, il se leva pour embrasser le licencié, et ils restèrent meilleurs amis qu’auparavant. Ils ne voulurent point attendre le greffier, qui avait été chercher le fleuret, pensant qu’il serait trop long à revenir, et résolurent de suivre leur chemin pour arriver de bonne heure au village de Quitéria, d’où ils étaient tous. Pendant la route qu’il leur restait à faire, le licencié leur expliqua les excellences de l’escrime, avec tant de raisons évidentes, tant de figures et de démonstrations mathématiques, que tout le monde demeura convaincu des avantages de cette science, et Corchuelo fut guéri de son entêtement.

 

La nuit était venue, et, avant d’arriver, ils crurent voir devant le village un ciel rempli d’innombrables étoiles resplendissantes. Ils entendirent également le son confus et suave de divers instruments, comme flûtes, tambourins, psaltérions, luths, musettes et tambours de basque.

 

En approchant, ils virent que les arbres d’une ramée qu’on avait élevée de mains d’homme à l’entrée du village étaient tout chargés de lampes d’illumination, que le vent n’éteignait pas, car il soufflait alors si doucement qu’il n’avait pas la force d’agiter les feuilles des arbres. Les musiciens étaient chargés des divertissements de la noce ; ils parcouraient, en diverses quadrilles, cet agréable séjour, les uns dansant, et d’autres encore jouant des instruments qu’on vient de citer.

 

En somme, on aurait dit que, sur toute l’étendue de cette prairie, courait l’allégresse et sautait le contentement. Une foule d’autres hommes étaient occupés à construire des échafauds et des gradins, d’où l’on pût le lendemain voir commodément les représentations et les danses qui devaient se faire en cet endroit pour célébrer les noces du riche Camache et les obsèques de Basile.

 

Don Quichotte ne voulut point entrer dans le village, quoiqu’il en fût prié par le bachelier et le laboureur. Il donna pour excuse, bien suffisante à son avis, que c’était la coutume des chevaliers errants de dormir dans les champs et les forêts plutôt que dans les habitations, fût-ce même sous des lambris dorés. Après cette réponse, il se détourna quelque peu du chemin, fort contre le gré de Sancho, auquel revint à la mémoire le bon gîte qu’il avait trouvé dans le château ou la maison de don Diego.

 

Chapitre XX

 

Où l’on raconte les noces de Camache le Riche, avec l’aventure de Basile le Pauvre

 

 

À peine la blanche aurore avait-elle fait place au brillant Phébus, pour qu’il séchât par de brûlants rayons les perles liquides de ses cheveux d’or, que don Quichotte, secouant la paresse de ses membres, se mit sur pied, et appela son écuyer Sancho, qui ronflait encore. En le voyant ainsi, les yeux fermés et la bouche ouverte, don Quichotte lui dit, avant de l’éveiller :

 

« Ô toi, bienheureux entre tous ceux qui vivent sur la face de la terre, puisque, sans porter envie et sans être envié, tu dors dans le repos de ton esprit, aussi peu persécuté des enchanteurs que troublé des enchantements ! Dors, répété-je et répéterai-je cent autres fois, toi qui n’as point à souffrir de l’insomnie continuelle d’une flamme jalouse, toi que n’éveille point le souci de payer des dettes qui sont échues, ni celui de fournir à la subsistance du lendemain pour toi et ta pauvre petite famille. Ni l’ambition ne t’agite, ni la vaine pompe du monde ne te tourmente, puisque les limites de tes désirs ne s’étendent pas au delà du soin de ton âne, car celui de ta personne est remis à ma charge comme un juste contrepoids qu’imposent aux seigneurs la nature et l’usage. Le valet dort, et le maître veille, pensant de quelle manière il pourra le nourrir, améliorer son sort et lui faire merci. Le chagrin de voir un ciel de bronze refuser à la terre la vivifiante rosée n’afflige point le serviteur, mais le maître, qui doit alimenter, dans la stérilité et la famine, celui qui l’a servi dans l’abondance et la fertilité. »

 

À tout cela, Sancho ne répondait mot, car il dormait, et certes il ne se serait pas éveillé de sitôt, si don Quichotte, avec le bout de sa lance, ne l’eût fait revenir à lui. Il s’éveilla enfin, en se frottant les yeux, en étendant les bras ; puis, tournant le visage à droite et à gauche :

 

« Du côté de cette ramée, dit-il, vient, si je ne me trompe, un fumet et une odeur bien plutôt de tranches de jambon frites que de thym et de serpolet. Sur mon âme, noces qui s’annoncent par de telles odeurs promettent d’être abondantes et généreuses.

 

– Tais-toi, glouton, dit don Quichotte, et lève-toi vite ; nous irons assister à ce mariage, pour voir ce que fera le dédaigné Basile.

 

– Ma foi, répondit Sancho, qu’il fasse ce qu’il voudra. Pourquoi est-il pauvre ? il aurait épousé Quitéria. Mais, quand on n’a pas un sou vaillant, faut-il vouloir se marier dans les nuages ? En vérité, seigneur, moi je suis d’avis que le pauvre doit se contenter de ce qu’il trouve, et non chercher des perles dans les vignes. Je gagerais un bras que Camache peut enfermer Basile dans un sac d’écus. S’il en est ainsi, Quitéria serait bien sotte de repousser les parures et les joyaux que lui a donnés Camache et qu’il peut lui donner encore, pour choisir le talent de Basile à jeter la barre et à jouer du fleuret. Sur le plus beau jet de barre et la meilleure botte d’escrime, on ne donne pas un verre de vin à la taverne. Des talents et des grâces qui ne rapportent rien, en ait qui voudra. Mais quand ces talents et ces grâces tombent sur quelqu’un qui a la bourse pleine, ah ! je voudrais pour lors avoir aussi bonne vie qu’ils ont bonne façon. C’est sur un bon fondement qu’on peut élever un bon édifice, et le meilleur fondement du monde, c’est l’argent.

 

– Par le saint nom de Dieu ! s’écria don Quichotte, finis ta harangue, Sancho ; je suis convaincu que, si on te laissait continuer celles que tu commences à chaque pas, il ne te resterait pas assez de temps pour manger ni pour dormir, et que tu ne l’emploierais qu’à parler.

 

– Si Votre Grâce avait bonne mémoire, répliqua Sancho, vous vous rappelleriez les clauses de notre traité avant que nous prissions, cette dernière fois, la clef des champs. L’une d’elles fut que vous me laisseriez parler tant que j’en aurais envie, pourvu que ce ne fût ni contre le prochain ni contre votre autorité ; et jusqu’à présent, il me semble que je n’ai pas contrevenu aux défenses de cette clause.

 

– Je ne me rappelle pas cette clause le moins du monde, Sancho, répondit don Quichotte ; mais, quand même il en serait ainsi, je veux que tu te taises et que tu me suives ; car voilà les instruments que nous entendions hier soir qui recommencent à réjouir les vallons, et sans doute que le mariage se célébrera pendant la fraîcheur de la matinée plutôt que pendant la chaleur du tantôt. »

 

Sancho obéit à son maître, et, quand il eut mis la selle à Rossinante et le bât au grison, ils enfourchèrent tous deux leurs bêtes, et entrèrent pas à pas sous la ramée. La première chose qui s’offrit aux regards de Sancho, ce fut un bœuf tout entier embroché dans un tronc d’ormeau ; et, dans le foyer où l’on allait le faire rôtir, brûlait une petite montagne de bois.

 

Six marmites étaient rangées autour de ce bûcher ; et certes, elles n’avaient point été faites dans le monde ordinaire des marmites, car c’étaient six larges cruches à vin[132], qui contenaient chacune un abattoir de viande. Elles cachaient dans leurs flancs des moutons entiers, qui n’y paraissaient pas plus que si c’eût été des pigeonneaux. Les lièvres dépouillés de leurs peaux et les poules toutes plumées, qui pendaient aux arbres pour être bientôt ensevelis dans les marmites, étaient innombrables, ainsi que les oiseaux et le gibier de diverses espèces pendus également aux branches, pour que l’air les entretînt frais. Sancho compta plus de soixante grandes outres d’au moins cinquante pintes chacune, toutes remplies, ainsi qu’on le vit ensuite, de vins généreux. Il y avait des monceaux de pains blancs, comme on voit des tas de blé dans les granges. Les fromages, amoncelés comme des briques sur champ, formaient des murailles, et deux chaudrons d’huile, plus grands que ceux d’un teinturier, servaient à frire les objets de pâtisserie, qu’on en retirait avec deux fortes pelles, et qu’on plongeait dans un autre chaudron de miel qui se trouvait à côté. Les cuisiniers et les cuisinières étaient au nombre de plus de cinquante, tous propres, tous diligents et satisfaits. Dans le large ventre du bœuf étaient cousus douze petits cochons de lait, qui devaient l’attendrir et lui donner du goût. Quant aux épices de toutes sortes, on ne semblait pas les avoir achetées par livres, mais par quintaux, et elles étaient étalées dans un grand coffre ouvert. Finalement les apprêts de la noce étaient rustiques, mais assez abondants pour nourrir une armée.

 

Sancho Panza regardait avec de grands yeux toutes ces merveilles, et les contemplait, et s’en trouvait ravi. La première chose qui le captiva, ce furent les marmites, dont il aurait bien volontiers pris un petit pot-au-feu ; ensuite les outres lui touchèrent le cœur, puis enfin les gâteaux de fruits cuits à la poêle, si toutefois on peut appeler poêles d’aussi vastes chaudrons. Enfin, n’y pouvant plus tenir, il s’approcha de l’un des diligents cuisiniers, et, avec toute la politesse d’un estomac affamé, il le pria de lui laisser tremper une croûte de pain dans une de ces marmites.

 

– Frère, répondit le cuisinier, ce jour n’est pas de ceux sur qui la faim ait prise, grâce au riche Camache. Mettez pied à terre, et regardez s’il n’y a point par là quelque cuiller à pot ; vous écumerez une poule ou deux, et grand bien vous fasse.

 

– Je ne vois aucune cuiller, répliqua Sancho.

 

– Attendez un peu, reprit le cuisinier. Sainte Vierge ! que vous faites l’innocent, et que vous êtes embarrassé pour peu de chose ! »

 

En disant cela, il prit une casserole, la plongea dans une des cruches qui servaient de marmites, et en tira d’un seul coup trois poules et deux oies.

 

« Tenez, ami, dit-il à Sancho, déjeunez avec cette écume, en attendant que vienne l’heure du dîner.

 

– Mais je n’ai rien pour la mettre, répondit Sancho.

 

– Eh bien ! reprit le cuisinier, emportez la casserole et tout ; rien ne coûte à la richesse et à la joie de Camache. »

 

Pendant que Sancho faisait ainsi ses petites affaires, don Quichotte regardait entrer, par un des côtés de la ramée, une douzaine de laboureurs, montés sur douze belles juments couvertes de riches harnais de campagne et portant une foule de grelots sur la courroie du poitrail. Ils étaient vêtus d’habits de fête, et ils firent en bon ordre plusieurs évolutions d’un bout à l’autre de la prairie, jetant tous ensemble ces cris joyeux :

 

« Vive Camache et Quitéria, lui aussi riche qu’elle est belle, et elle, la plus belle du monde ! »

 

Quand don Quichotte entendit cela :

 

« On voit bien, se dit-il tout bas, que ces gens n’ont pas vu ma Dulcinée du Toboso ; s’ils l’eussent vue, ils retiendraient un peu la bride aux louanges de cette Quitéria. »

 

Un moment après, ont vit entrer en divers endroits de la ramée plusieurs chœurs de danse de différentes espèces, entre autres une troupe de danseurs à l’épée, composée de vingt-quatre jeunes gens de bonne mine, tous vêtus de fine toile blanche, et portant sur la tête des mouchoirs en soie de diverses couleurs. Ils étaient conduits par un jeune homme agile, auquel l’un des laboureurs de la troupe des juments demanda si quelques-uns des danseurs s’étaient blessés.

 

« Aucun jusqu’à présent, béni soit Dieu ! répondit le chef. Nous sommes tous bien portants. »

 

Aussitôt il commença à former une mêlée avec ses compagnons, faisant tant d’évolutions et avec tant d’adresse, que don Quichotte, tout habitué qu’il était à ces sortes de danses, avoua qu’il n’en avait jamais vu de mieux exécutée que celle-là.

 

Il ne fut pas moins ravi d’un autre chœur de danse qui entra bientôt après. C’était une troupe de jeunes filles choisies pour leur beauté, si bien du même âge qu’aucune ne semblait avoir moins de quatorze ans, ni aucune plus de dix-huit. Elles étaient toutes vêtues de léger drap vert, avec les cheveux moitié tressés, moitié flottants, mais si blonds tous qu’ils auraient pu le disputer à ceux du soleil ; et sur la chevelure elles portaient des guirlandes formées de jasmins, de roses, d’amarantes et de fleurs de chèvrefeuille. Cette troupe était conduite par un vénérable vieillard et une imposante matrone, mais plus légers et plus ingambes que ne l’annonçait leur grand âge. C’était le son d’une cornemuse de Zamora qui leur donnait la mesure, et ces jeunes vierges, portant la décence sur le visage et l’agilité dans les pieds, se montraient les meilleures danseuses du monde.

 

Après elles, parut une danse composée, et de celles qu’on appelle parlantes.[133] C’était une troupe de huit nymphes réparties en deux files. L’une de ces files était conduite par le dieu Cupidon, l’autre par l’Intérêt ; celui-là paré de ses ailes, de son arc et de son carquois ; celui-ci vêtu de riches étoffes d’or et de soie. Les nymphes qui suivaient l’Amour portaient derrière les épaules leurs noms en grandes lettres sur du parchemin blanc. Poésie était le titre de la première ; celui de la seconde, Discrétion ; celui de la troisième, Belle famille, et celui de la quatrième, Vaillance. Les nymphes que guidait l’Intérêt se trouvaient désignées de la même façon. Libéralité était le titre de la première ; Largesse, celui de la seconde ; Trésor, celui de la troisième, et celui de la quatrième, Possession pacifique. Devant la troupe marchait un château de bois traîné par quatre sauvages, tous vêtus de feuilles de lierre et de filasse peinte en vert, accoutrés si au naturel que peu s’en fallut qu’ils ne fissent peur à Sancho. Sur la façade du château et sur ses quatre côtés était écrit : Château de sage prudence. Ils avaient pour musiciens quatre habiles joueurs de flûte et de tambourin. Cupidon commença la danse. Après avoir fait deux figures, il leva les yeux ; et, dirigeant son arc contre une jeune fille qui était venue se placer entre les créneaux du château, il lui parla de la sorte :

 

« Je suis le dieu tout-puissant dans l’air, sur la terre, dans la mer profonde, et sur tout ce que l’abîme renferme en son gouffre épouvantable.

 

« Je n’ai jamais connu ce que c’est que la peur ; tout ce que je veux, je le puis, quand même je voudrais l’impossible ; et, en tout ce qui est possible, je mets, j’ôte, j’ordonne et je défends. »

 

La strophe achevée, il lança une flèche sur le haut du château, et regagna sa place.

 

Alors l’Intérêt s’avança ; il dansa également deux pas, et, les tambourins se taisant, il dit à son tour :

 

« Je suis celui qui peut plus que l’Amour, et c’est l’Amour qui me guide ; je suis de la meilleure race que le ciel entretienne sur la terre, de la plus connue et de la plus illustre.

 

« Je suis l’Intérêt, par qui peu de gens agissent bien ; et agir sans moi serait grand miracle ; mais, tel que je suis, je me consacre à toi, à tout jamais. Amen. »

 

L’Intérêt s’étant retiré, la Poésie s’avança, et, après avoir dansé ses pas comme les autres, portant les yeux sur la demoiselle du château, elle dit :

 

« En très-doux accents, en pensées choisies, graves et spirituelles, la très-douce Poésie t’envoie, ma dame, son âme enveloppée de mille sonnets.

 

« Si ma poursuite ne t’importune pas, ton sort, envié de bien d’autres femmes, sera porté par moi au-dessus du croissant de la lune. »

 

La Poésie s’éloigna, et la Libéralité, s’étant détachée du groupe de l’Intérêt, dit après avoir fait ses pas :

 

« On appelle Libéralité la façon de donner aussi éloignée de la prodigalité que de l’extrême contraire, lequel annonce un faible et mol attachement.

 

« Mais moi, pour te grandir, je veux être désormais plutôt prodigue ; c’est un vice sans doute, mais un vice noble et d’un cœur amoureux qui se montre par ses présents. »

 

De la même façon s’avancèrent et se retirèrent tous les personnages des deux troupes ; chacun fit ses pas et récita ses vers, quelques-uns élégants, d’autres ridicules ; mais don Quichotte ne retint par cœur (et pourtant sa mémoire était grande) que ceux qui viennent d’être cités. Ensuite, les deux troupes se mêlèrent, faisant et défaisant des chaînes, avec beaucoup de grâce et d’aisance. Quand l’Amour passait devant le château, il lançait ses flèches par-dessus, tandis que l’Intérêt brisait contre ses murs des boules dorées[134]. Finalement, quand ils eurent longtemps dansé, l’Intérêt tira de sa poche une grande bourse, faite avec la peau d’un gros chat angora, et qui semblait pleine d’écus ; puis il la lança contre le château, et, sur le coup, les planches, s’entrouvrirent et tombèrent à terre, laissant la jeune fille à découvert et sans défense. L’Intérêt s’approcha d’elle avec les personnages de sa suite, et, lui ayant jeté une grosse chaîne d’or au cou, ils parurent la saisir et l’emmener prisonnière. À cette vue, l’Amour et ses partisans firent mine de vouloir la leur enlever, et toutes les démonstrations d’attaque et de défense se faisaient en mesure, au son des tambourins. Les sauvages vinrent séparer les deux troupes, et, quand ils eurent rajusté avec promptitude les planches du château de bois, la demoiselle s’y renferma de nouveau, et ce fut ainsi que finit la danse, au grand contentement des spectateurs.

 

Don Quichotte demanda à l’une des nymphes qui l’avait composée et mise en scène. Elle répondit que c’était un bénéficier du village, lequel avait une fort gentille habileté pour ces sortes d’inventions.

 

« Je gagerais, reprit don Quichotte, que ce bachelier ou bénéficier doit être plus ami de Camache que de Basile, et qu’il s’entend mieux à mordre le prochain qu’à chanter les vêpres. Il a, du reste, fort bien encadré dans la danse les petits talents de Basile et les grandes richesses de Camache. »

 

Sancho Panza, qui l’écoutait parler, dit aussitôt :

 

« Au roi le coq, c’est à Camache que je m’en tiens.

 

– On voit bien, Sancho, reprit don Quichotte, que tu es un manant, et de ceux qui disent : Vive qui a vaincu !

 

– Je ne sais trop desquels je suis, répondit Sancho ; je sais bien que jamais je ne tirerai des marmites de Basile une aussi élégante écume que celle-ci, tirée des marmites de Camache. »

 

Et en même temps il fit voir à son maître la casserole pleine de poules et d’oisons. Puis il prit une des volailles, et se mit à manger avec autant de grâce que d’appétit.

 

« Pardieu, dit-il en avalant, à la barbe des talents de Basile ! car autant tu as, autant tu vaux, et autant tu vaux, autant tu as. Il n’y a que deux sortes de rangs et de familles dans le monde, comme disait une de mes grand-mères, c’est l’avoir et le n’avoir pas[135], et c’est à l’avoir qu’elle se rangeait. Au jour d’aujourd’hui, mon seigneur don Quichotte, on tâte plutôt le pouls à l’avoir qu’au savoir, et un âne couvert d’or a meilleure mine qu’un cheval bâté. Aussi, je le répète, c’est à Camache que je m’en tiens, à Camache, dont les marmites donnent pour écume des oies, des poules, des lièvres et des lapins. Quant à celles de Basile, si l’on tirait le bouillon, ce ne serait que de la piquette.

 

– As-tu fini ta harangue, Sancho ? demanda don Quichotte.

 

– Il faut bien que je la finisse, répondit Sancho, car je vois que Votre Grâce se fâche de l’entendre ; mais si cette raison ne se mettait à la traverse, j’avais taillé de l’ouvrage pour trois jours.

 

– Plaise à Dieu, Sancho, reprit don Quichotte, que je te voie muet avant de mourir !

 

– Au train dont nous allons, répliqua Sancho, avant que vous soyez mort, je serai à broyer de la terre entre les dents, et peut-être alors serai-je si muet que je ne soufflerai mot jusqu’à la fin du monde, ou du moins jusqu’au jugement dernier.

 

– Quand même il en arriverait ainsi, ô Sancho, repartit don Quichotte, jamais ton silence ne vaudra ton bavardage, et jamais tu ne te tairas autant que tu as parlé, que tu parles et que tu parleras dans le cours de ta vie. D’ailleurs, l’ordre de la nature veut que le jour de ma mort arrive avant celui de la tienne ; ainsi je n’espère pas te voir muet, fût-ce même en buvant ou en dormant, ce qui est tout ce que je peux dire de plus fort.

 

– Par ma foi seigneur, répliqua Sancho, il ne faut pas se fier à la décharnée, je veux dire à la mort, qui mange aussi bien l’agneau que le mouton ; et j’ai entendu dire à notre curé qu’elle frappait d’un pied égal les hautes tours des rois et les humbles cabanes des pauvres[136]. Cette dame-là, voyez-vous, a plus de puissance que de délicatesse. Elle ne fait pas la dégoûtée ; elle mange de tout, s’arrange de tout, et remplit sa besace de toutes sortes de gens, d’âges et de conditions. C’est un moissonneur qui ne fait pas la sieste, qui coupe et moissonne à toute heure, l’herbe sèche et la verte ; l’on ne dirait pas qu’elle mâche les morceaux, mais qu’elle avale et engloutit tout ce qui se trouve devant elle, car elle a une faim canine, qui ne se rassasie jamais ; et, bien qu’elle n’ait pas de ventre, on dirait qu’elle est hydropique, et qu’elle a soif de boire toutes les vies des vivants, comme on boit un pot d’eau fraîche.

 

– Assez, assez, Sancho, s’écria don Quichotte ; reste là-haut, et ne te laisse pas tomber ; car, en vérité, ce que tu viens de dire de la mort, dans tes expressions rustiques, est ce que pourrait dire de mieux un bon prédicateur. Je te le répète, Sancho, si, comme tu as un bon naturel, tu avais du sens et du savoir, tu pourrais prendre une chaire dans ta main, et t’en aller par le monde prêcher de jolis sermons.

 

– Prêche bien qui vit bien, répondit Sancho ; quant à moi, je ne sais pas d’autres tologies.

 

– Et tu n’en a pas besoin non plus, ajouta don Quichotte. Mais ce que je ne puis comprendre, c’est que, la crainte de Dieu étant le principe de toute sagesse, toi qui crains plus un lézard que Dieu, tu en saches si long.

 

– Jugez, seigneur, de vos chevaleries, répondit Sancho, et ne vous mêlez pas de juger des vaillances ou des poltronneries d’autrui, car je suis aussi bon pour craindre Dieu que tout enfant de la commune ; et laissez-moi, je vous prie, expédier cette écume ; tout le reste serait paroles oiseuses dont on nous demanderait compte dans l’autre vie. »

 

En parlant ainsi, il revint à l’assaut contre sa casserole, et de si bon appétit, qu’il éveilla celui de don Quichotte, lequel l’aurait aidé sans aucun doute, s’il n’en eût été empêché par ce qu’il faut remettre au chapitre suivant.

 

Chapitre XXI

 

Où se continuent les noces de Camache, avec d’autres événements récréatifs

 

 

Au moment où don Quichotte et Sancho terminaient l’entretien rapporté dans le chapitre précédent, on entendit s’élever un grand bruit de voix. C’étaient les laboureurs montés sur les juments, qui, à grands cris et à grande course, allaient recevoir les nouveaux mariés. Ceux-ci s’avançaient au milieu de mille espèces d’instruments et d’inventions, accompagnés du curé, de leurs parents des deux familles, et de la plus brillante compagnie des villages circonvoisins, tous en habits de fête.

 

Dès que Sancho vit la fiancée, il s’écria :

 

« En bonne foi de Dieu, ce n’est pas en paysanne qu’elle est vêtue, mais en dame de palais. Pardine, à ce que j’entrevois, les patènes[137] qu’elle devrait porter au cou sont de riches pendeloques de corail, et la serge verte de Cuenca est devenue du velours à trente poils. De plus, voilà que la garniture de bandes de toile blanche s’est, sur mon honneur, changée en frange de satin. Mais voyez donc ces mains parées de bagues de jais ! que je meure si ce ne sont pas des anneaux d’or, et de bon or fin, où sont enchâssées des perles blanches comme du lait caillé, dont chacune doit valoir un œil de la tête. Ô sainte Vierge ! quels cheveux ! s’ils ne sont pas postiches, je n’en ai pas vu en toute ma vie de si longs et de si blonds. Avisez-vous de trouver à redire à sa taille et à sa tournure ! Ne dirait-on pas un palmier qui marche chargé de grappes de dattes, à voir l’effet de tous ces joyaux qui pendent à ces cheveux et à sa gorge ? Je jure Dieu que c’est une maîtresse fille, et qu’elle peut hardiment passer sur les bancs de Flandre.[138] »

 

Don Quichotte se mit à rire des rustiques éloges de Sancho Panza ; mais il lui sembla réellement que, hormis sa dame Dulcinée du Toboso, il n’avait jamais vu plus belle personne. La belle Quitéria se montrait un peu pâle et décolorée, sans doute à cause de la mauvaise nuit que passent toujours les nouvelles mariées en préparant leurs atours pour le lendemain, jour des noces. Les époux s’avançaient vers une espèce de théâtre, orné de tapis et de branchages, sur lequel devaient se faire les épousailles, et d’où ils devaient voir les danses et les représentations. Au moment d’atteindre leurs places, ils entendirent derrière eux jeter de grands cris, et ils distinguèrent qu’on disait ; « Attendez, attendez un peu, gens inconsidérés autant qu’empressés. » À ces cris, à ces paroles, tous les assistants tournèrent la tête, et l’on vit paraître un homme vêtu d’une longue casaque noire, garnie de bandes en soie couleur de feu. Il portait sur le front (comme on le vit bientôt) une couronne de funeste cyprès, et dans la main un long bâton. Dès qu’il fut proche, tout le monde le reconnut pour le beau berger Basile, et, craignant quelque événement fâcheux de sa venue en un tel moment, tout le monde attendit dans le silence où aboutiraient ses cris et ses vagues paroles. Il arriva enfin, essoufflé, hors d’haleine ; il s’avança en face des mariés, et, fichant en terre son bâton, qui se terminait par une pointe d’acier, le visage pâle, les yeux fixés sur Quitéria, il lui dit d’une voix sourde et tremblante :

 

« Tu sais bien, ingrate Quitéria, que, suivant la sainte loi que nous professons, tu ne peux, tant que je vivrai, prendre d’époux ; tu n’ignores pas non plus que, pour attendre du temps et de ma diligence l’accroissement de ma fortune, je n’ai pas voulu manquer au respect qu’exigeait ton honneur. Mais toi, foulant aux pieds tous les engagements que tu avais pris envers mes honnêtes désirs, tu veux rendre un autre maître et possesseur de ce qui est à moi, un autre auquel ses richesses ne donnent pas seulement une grande fortune, mais un plus grand bonheur. Eh bien ! pour que son bonheur soit au comble (non que je pense qu’il le mérite, mais parce que les cieux veulent le lui donner), je vais, de mes propres mains, détruire l’impossibilité ou l’obstacle qui s’y oppose, en m’ôtant d’entre vous deux. Vive, vive le riche Camache, avec l’ingrate Quitéria, de longues et heureuses années ! et meure le pauvre Basile, dont la pauvreté a coupé les ailes à son bonheur et l’a précipité dans la tombe ! »

 

En disant cela, il saisit son bâton, le sépara en deux moitiés, dont l’une demeura fichée en terre, et il en tira une courte épée à laquelle ce bâton servait de fourreau ; puis, appuyant par terre ce qu’on pouvait appeler la poignée, il se jeta sur la pointe avec autant de promptitude que de résolution. Aussitôt une moitié de lame sanglante sortit derrière ses épaules, et le malheureux, baigné dans son sang, demeura étendu sur la place, ainsi percé de ses propres armes.

 

Ses amis accoururent aussitôt pour lui porter secours, touchés de sa misère et de sa déplorable aventure. Don Quichotte, laissant Rossinante, s’élança des premiers, et, prenant Basile dans ses bras, il trouva qu’il n’avait pas encore rendu l’âme. On voulait lui retirer l’épée de la poitrine ; mais le curé s’y opposa jusqu’à ce qu’il l’eût confessé, craignant que lui retirer l’épée et le voir expirer ne fût l’affaire du même instant. Basile, revenant un peu à lui, dit alors d’une voix affaiblie et presque éteinte :

 

« Si tu voulais, cruelle Quitéria, me donner dans cette dernière crise la main d’épouse, je croirais que ma témérité est excusable, puisqu’elle m’aurait procuré le bonheur d’être à toi. »

 

Le curé, qui entendit ces paroles, lui dit de s’occuper plutôt du salut de l’âme que des plaisirs du corps, et de demander sincèrement pardon à Dieu de ses péchés et de sa résolution désespérée. Basile répondit qu’il ne se confesserait d’aucune façon si d’abord Quitéria ne lui engageait sa main, que cette satisfaction lui permettrait de se reconnaître, et lui donnerait des forces pour se confesser. Quand don Quichotte entendit la requête du blessé, il s’écria à haute voix que Basile demandait une chose très-juste, très-raisonnable, et très-faisable en outre, et que le seigneur Camache aurait tout autant d’honneur à recevoir la dame Quitéria, veuve du valeureux Basile, que s’il la prenait aux côtés de son père :

 

« Ici, d’ailleurs, ajouta-t-il, tout doit se borner à un oui, puisque la couche nuptiale de ses noces doit être la sépulture. »

 

Camache écoutait tout cela, incertain, confondu, ne sachant ni que faire ni que dire. Mais enfin les amis de Basile lui demandèrent avec tant d’instances de consentir à ce que Quitéria donnât sa main au mourant, pour que son âme ne sortît pas de cette vie dans le désespoir et l’impiété, qu’il se vit obligé de répondre que, si Quitéria voulait la lui donner, il y consentait, puisque ce n’était qu’ajourner d’un instant l’accomplissement de ses désirs. Aussitôt tout le monde eut recours à Quitéria ; les uns par des prières, les autres par des larmes, et tous, par les plus efficaces raisons, lui persuadaient de donner sa main au pauvre Basile. Mais elle, plus dure qu’un marbre, plus immobile qu’une statue, ne savait ou ne voulait répondre un mot ; et sans doute elle n’aurait rien répondu, si le curé ne lui eût dit de se décider promptement à ce qu’elle devait faire, car Basile tenait déjà son âme entre ses dents, et ne laissait point de temps à l’irrésolution. Alors la belle Quitéria, sans répliquer une seule parole, troublée, triste et éperdue, s’approcha de l’endroit où Basile, les yeux éteints, l’haleine haletante, murmurait entre ses lèvres le nom de Quitéria, donnant à croire qu’il mourait plutôt en gentil qu’en chrétien. Quitéria, se mettant à genoux, lui demanda sa main, par signes et non par paroles. Basile ouvrit les yeux avec effort, et la regardant fixement :

 

« Ô Quitéria, lui dit-il, qui deviens compatissante au moment où ta compassion doit achever de m’ôter la vie, puisque je n’ai plus la force pour supporter le ravissement que tu me donnes en me prenant pour époux, ni pour arrêter la douleur qui me couvre si rapidement les yeux des ombres horribles de la mort ; je te conjure d’une chose, ô ma fatale étoile ; c’est qu’en me demandant et en me donnant la main, ce ne soit point par complaisance et pour me tromper de nouveau. Je te conjure de dire et de confesser hautement que c’est sans faire violence à ta volonté que tu me donnes ta main, et que tu me la livres comme à ton légitime époux. Il serait mal de me tromper dans un tel moment, et d’user d’artifice envers celui qui a toujours agi si sincèrement avec toi. »

 

Pendant le cours de ces propos, il s’évanouissait de telle sorte que tous les assistants pensaient qu’à chaque défaillance il allait rendre l’âme. Quitéria, toute honteuse et les yeux baissés, prenant dans sa main droite celle de Basile, lui répondit :

 

« Aucune violence ne serait capable de forcer ma volonté. C’est donc de mon libre mouvement que je te donne ma main de légitime épouse, et que je reçois celle que tu me donnes de ton libre arbitre, que ne trouble ni n’altère en rien la catastrophe où t’a jeté ton désespoir irréfléchi.

 

– Oui, je te la donne, reprit Basile, sans trouble, sans altération, avec l’intelligence aussi claire que le ciel ait bien voulu me l’accorder ; ainsi, je me donne et me livre pour ton époux.

 

– Et moi pour ton épouse, repartit Quitéria, soit que tu vives de longues années, soit qu’on te porte de mes bras à la sépulture.

 

– Pour être si grièvement blessé, dit en ce moment Sancho, ce garçon-là jase beaucoup ; qu’on le fasse donc cesser toutes ces galanteries et qu’il pense à son âme, car m’est avis qu’il l’a plutôt sur la langue qu’entre les dents. »

 

Tandis que Basile et Quitéria se tenaient ainsi la main dans la main, le curé, attendri et les larmes aux yeux, leur donna la bénédiction nuptiale, et pria le ciel d’accorder une heureuse demeure à l’âme du nouveau marié. Mais celui-ci n’eut pas plutôt reçu la bénédiction, qu’il se leva légèrement tout debout, et, avec une vivacité inouïe, il tira la dague à laquelle son corps servait de fourreau. Les assistants furent frappés de surprise, et quelques-uns, plus simples que curieux, commencèrent à crier :

 

« Miracle ! miracle !

 

– Non, ce n’est pas miracle qu’il faut crier, répliqua Basile, mais adresse, adresse ! »

 

Le curé, stupéfait, hors de lui, accourut tâter la blessure avec les deux mains. Il trouva que la lame n’avait point passé à travers la chair et les côtes de Basile, mais par un conduit de fer creux qu’il s’était arrangé sur le flanc, plein, comme on le sut depuis, de sang préparé pour ne pas se congeler. Finalement, le curé et Camache, ainsi que la plupart des spectateurs, se tinrent pour joués et bafoués. Quant à l’épousée, elle ne parut point fâchée de la plaisanterie ; au contraire, entendant quelqu’un dire que ce mariage n’était pas valide, comme entaché de fraude, elle s’écria qu’elle le ratifiait de nouveau, d’où tout le monde conclut que c’était du consentement et à la connaissance de tous deux que l’aventure avait été concertée. Camache et ses partisans s’en montrèrent si fort courroucés qu’ils voulurent sur-le-champ tirer vengeance de cet affront, et, plusieurs d’entre eux mettant l’épée à la main, ils fondirent sur Basile, en faveur de qui d’autres épées furent tirées aussitôt. Pour don Quichotte, prenant l’avant-garde avec son cheval, la lance en arrêt et bien couvert de son écu, il se faisait faire place par tout le monde. Sancho, que n’avaient jamais diverti semblables fêtes, courut se réfugier auprès des marmites dont il avait tiré son agréable écume, cet asile lui semblant un sanctuaire qui devait être respecté.

 

Don Quichotte criait à haute voix :

 

« Arrêtez, seigneurs, arrêtez ; il n’y a nulle raison à tirer vengeance des affronts que fait l’amour. Prenez garde que l’amour et la guerre sont une même chose ; et, de même qu’à la guerre il est licite et fréquent d’user de stratagèmes pour vaincre l’ennemi, de même, dans les querelles amoureuses, on tient pour bonnes et légitimes les ruses et les fourberies qu’on emploie dans le but d’arriver à ses fins, pourvu que ce ne soit point au préjudice et au déshonneur de l’objet aimé. Quitéria était à Basile, et Basile à Quitéria, par une juste et favorable disposition des cieux. Camache est riche ; il pourra acheter son plaisir, où, quand et comme il voudra. Basile n’a que cette brebis ; personne, si puissant qu’il soit, ne pourra la lui ravir, car deux êtres que Dieu réunit, l’homme ne peut les séparer[139] ; et celui qui voudrait l’essayer aura d’abord affaire à la pointe de cette lance. »

 

En disant cela, il brandit sa pique avec tant de force et d’adresse, qu’il frappa de crainte tous ceux qui ne le connaissaient pas. D’une autre part, l’indifférence de Quitéria fit une si vive impression sur l’imagination de Camache, qu’en un instant elle effaça tout amour de son cœur. Aussi se laissa-t-il toucher par les exhortations du curé, homme prudent et de bonnes intentions, qui parvint à calmer Camache et ceux de son parti. En signe de paix, ils remirent les épées dans le fourreau, accusant plutôt la facilité de Quitéria que l’industrie de Basile. Camache fit même la réflexion que, si Quitéria aimait Basile, avant d’être mariée, elle l’eût aimé encore après, et qu’il devait plutôt rendre grâce au ciel de ce qu’il la lui enlevait que de ce qu’il la lui avait donnée.

 

Camache consolé, et la paix rétablie parmi ses hommes d’armes, les amis de Basile se calmèrent aussi, et le riche Camache, pour montrer qu’il ne conservait ni ressentiment ni regret, voulut que les fêtes continuassent comme s’il se fût marié réellement. Mais ni Basile ni son épouse et ses amis ne voulurent y assister. Ils partirent pour le village de Basile, car les pauvres qui ont du talent et de la vertu trouvent aussi des gens pour les accompagner, les soutenir et leur faire honneur, comme les riches en trouvent pour les flatter et leur faire entourage. Ils emmenèrent avec eux don Quichotte, le tenant pour homme de cœur, et, comme on dit, de poil sur l’estomac. Le seul Sancho sentit son âme s’obscurcir, quand il se vit dans l’impuissance d’attendre le splendide festin et les fêtes de Camache, qui durèrent jusqu’à la nuit. Il suivit donc tristement son seigneur, qui s’en allait avec la compagnie de Basile, laissant derrière lui, bien qu’il les portât au fond de l’âme, les marmites d’Égypte[140], dont l’écume presque achevée, qu’il emportait dans la casserole, lui représentait la gloire et l’abondance perdues. Aussi, ce fut tout pensif et tout affligé qu’il mit le grison sur les traces de Rossinante.

 

Chapitre XXII

 

Où l’on rapporte la grande aventure de la caverne de Montésinos, située au cœur de la Manche, aventure à laquelle mit une heureuse fin le valeureux don Quichotte de la Manche

 

 

Avec de grands hommages les nouveaux mariés accueillirent don Quichotte, empressés de reconnaître les preuves de valeur qu’il avait données en défendant leur cause ; et, mettant son esprit aussi haut que son courage, ils le tinrent pour un Cid dans les armes et un Cicéron dans l’éloquence. Le bon Sancho se récréa trois jours aux dépens des mariés, desquels on apprit que la feinte blessure n’avait pas été une ruse concertée avec la belle Quitéria, mais une invention de Basile, qui en attendait précisément le résultat qu’on a vu. Il avoua, à la vérité, qu’il avait fait part de son projet à quelques-uns de ses amis, pour qu’au moment nécessaire ils lui prêtassent leur aide et soutinssent la supercherie.

 

« On ne peut et l’on ne doit point, dit don Quichotte, nommer supercherie les moyens qui visent à une fin vertueuse ; et, pour les amants, se marier est la fin par excellence. Mais prenez garde que le plus grand ennemi qu’ait l’amour, c’est le besoin, la nécessité continuelle. Dans l’amour, tout est joie, plaisir, contentement, surtout quand l’amant est en possession de l’objet aimé, et ses plus mortels ennemis sont la pauvreté et la disette. Tout ce que je dis, c’est dans l’intention de faire abandonner au seigneur Basile l’exercice des talents qu’il possède, lesquels lui donnaient bien de la renommée, mais ne lui produisaient pas d’argent, et pour qu’il s’applique à faire fortune par des moyens d’honnête industrie, qui ne manquent jamais aux hommes prudents et laborieux. Pour le pauvre honorable (en supposant que le pauvre puisse être honoré), une femme belle est un bijou avec lequel, si on le lui enlève, on lui enlève aussi l’honneur. La femme belle et honnête, dont le mari est pauvre, mérite d’être couronnée avec les lauriers de la victoire et les palmes du triomphe. La beauté par elle seule attire les cœurs de tous ceux qui la regardent, et l’on voit s’y abattre, comme à un appât exquis, les aigles royaux, les nobles faucons, les oiseaux de haute volée. Mais si à la beauté se joignent la pauvreté et le besoin, alors elle se trouve en butte aux attaques des corbeaux, des milans, des plus vils oiseaux de proie, et celle qui résiste à tant de combats mérite bien de s’appeler la couronne de son mari.[141] Écoutez, discret Basile, ajouta don Quichotte ; ce fut l’opinion de je ne sais plus quel ancien sage, qu’il n’y a dans le monde entier qu’une seule bonne femme ; mais il conseillait à chaque mari de penser que cette femme unique était la sienne, pour vivre ainsi pleinement satisfait. Moi, je ne suis pas marié, et jusqu’à cette heure il ne m’est pas venu dans la pensée de l’être ; cependant j’oserais donner à celui qui me les demanderait des avis sur la manière de choisir la femme qu’il voudrait épouser. La première chose que je lui conseillerais, ce serait de faire plus attention à la réputation qu’à la fortune, car la femme vertueuse n’acquiert pas la bonne renommée seulement parce qu’elle est vertueuse, mais encore parce qu’elle le paraît ; en effet, la légèreté et les étourderies publiques nuisent plus à l’honneur des femmes que les fautes secrètes. Si tu mènes une femme vertueuse dans ta maison, il te sera facile de la conserver et même de la fortifier dans cette vertu ; mais si tu mènes une femme de mauvais penchants, tu auras grande peine à la corriger, car il n’est pas fort aisé de passer d’un extrême à l’autre. Je ne dis pas que la chose soit impossible, mais je la regarde comme d’une excessive difficulté.

 

Sancho avait entendu tout cela ; il se dit tout bas à lui-même :

 

« Ce mien maître, quand je parle de choses moelleuses et substantielles, a coutume de dire que je pourrais prendre une chaire à la main et aller par le monde prêchant de jolis sermons ; eh bien ! moi je dis de lui que, lorsqu’il se met à enfiler des sentences et à donner des conseils, non-seulement il peut prendre une chaire à la main, mais deux à chaque doigt, et s’en aller de place en place prêcher à bouche que veux-tu. Diable soit de lui pour chevalier errant, quand on sait tant de choses ! Je m’imaginais en mon âme qu’il ne savait rien de plus que ce qui avait rapport à ses chevaleries ; mais il n’y a pas une chose où il ne puisse piquer sa fourchette. »

 

Sancho murmurait ce monologue entre ses dents, et son maître, l’ayant entre-ouï, lui demanda :

 

« Que murmures-tu là, Sancho ?

 

– Je ne dis rien, et ne murmure de rien, répondit Sancho ; j’étais seulement à me dire en moi-même que j’aurais bien voulu entendre ce que vient de dire Votre Grâce avant de me marier. Peut-être dirais-je à présent que le bœuf détaché se lèche plus à l’aise.

 

– Comment ! ta Thérèse est méchante à ce point, Sancho ? reprit don Quichotte.

 

– Elle n’est pas très-méchante, répliqua Sancho ; mais elle n’est pas non plus très-bonne ; du moins elle n’est pas aussi bonne que je le voudrais.

 

– Tu fais mal, Sancho, continua don Quichotte, de mal parler de ta femme, car enfin elle est la mère de tes enfants.

 

– Oh ! nous ne nous devons rien, répondit Sancho ; elle ne parle pas mieux de moi quand la fantaisie lui en prend, et surtout quand elle est jalouse ; car alors Satan même ne la souffrirait pas. »

 

Finalement, maître et valet restèrent trois jours chez les mariés, où ils furent servis et traités comme des rois. Don Quichotte pria le licencié maître en escrime de lui donner un guide qui le conduisît à la caverne de Montésinos, ayant grand désir d’y entrer et de voir par ses propres yeux si toutes les merveilles que l’on en contait dans les environs étaient véritables. Le licencié répondit qu’il lui donnerait pour guide un sien cousin, fameux étudiant et grand amateur de livres de chevalerie, qui le mènerait très-volontiers jusqu’à la bouche de la caverne, et lui ferait voir aussi les lagunes de Ruidéra, célèbres dans toute la Manche et même dans toute l’Espagne.

 

« Vous pourrez, ajouta le licencié, avoir avec lui d’agréables entretiens, car c’est un garçon qui sait faire des livres pour les imprimer et les adresser à des princes. »

 

En effet, le cousin arriva, monté sur une bourrique pleine, dont le bât était recouvert d’un petit tapis bariolé. Sancho sella Rossinante, bâta le grison, et pourvut son bissac, auquel faisait compagnie celui du cousin, également bien rempli ; puis, se recommandant à Dieu, et prenant congé de tout le monde, ils se mirent en route dans la direction de la fameuse caverne de Montésinos.

 

Chemin faisant, don Quichotte demanda au cousin du licencié de quel genre étaient ses exercices, ses études, sa profession. L’autre répondit que sa profession était d’être humaniste, ses études et ses exercices de composer des livres qu’il donnait à la presse, tous de grand profit et d’égal divertissement pour la république.

 

« L’un, dit-il, est intitulé Livre des livrées ; j’y décris sept cent trois livrées avec leurs couleurs, chiffres et devises, et les chevaliers de la cour peuvent y prendre celles qu’ils voudront dans les temps de fêtes et de réjouissances, sans les aller mendier de personne, et sans s’alambiquer, comme on dit, la cervelle, pour en tirer de conformes à leurs désirs et à leurs intentions. En effet, j’en ai pour le jaloux, pour le dédaigné, pour l’oublié, pour l’absent, qui leur iront juste comme un bas de soie. J’ai fait aussi un autre livre, que je veux intituler Métamorphoseos ou l’Ovide espagnol, d’une nouvelle et étrange invention. Imitant Ovide dans le genre burlesque, j’y raconte et peins ce que furent la Giralda de Séville, l’Ange de la Madeleine, l’égout de Vécinguerra à Cordoue, les taureaux de Guisando, la Sierra-Moréna, les fontaines de Léganitos et de Lavapiès à Madrid, sans oublier celle du Pou, celle du Tuyau doré et celle de la Prieure[142]. À chaque chose, j’ajoute les allégories, métaphores et inversions convenables, de façon que l’ouvrage divertisse, étonne et instruise en même temps. J’ai fait encore un autre livre, que j’appelle Supplément à Virgile Polydore[143], et qui traite de l’invention des choses ; c’est un livre de grand travail et de grande érudition, car toutes les choses importantes que Polydore a omis de dire, je les vérifie et les explique d’une gentille façon. Il a, par exemple, oublié de nous faire connaître le premier qui eut un catarrhe dans le monde, et le premier qui fit usage de frictions pour se guérir du mal français. Moi, je le déclare au pied de la lettre, et je m’appuie du témoignage de plus de vingt-cinq auteurs. Voyez maintenant si j’ai bien travaillé, et si un tel livre doit être utile au monde ! »

 

Sancho avait écouté très-attentivement le récit du cousin :

 

« Dites-moi, seigneur, lui dit-il, et que Dieu vous donne bonne chance dans l’impression de vos livres ! sauriez-vous me dire… Oh ! oui, vous le saurez, puisque vous savez tout, qui fut le premier qui s’est gratté la tête ? il m’est avis que ce dut être notre premier père Adam.

 

– Ce doit l’être en effet, répondit le cousin, car il est hors de doute qu’Adam avait une tête et des cheveux. Dans ce cas, et puisqu’il était le premier homme du monde, il devait bien se gratter quelquefois.

 

– C’est ce que je crois aussi, répliqua Sancho. Mais dites-moi maintenant, qui fut le premier sauteur et voltigeur du monde ?

 

– En vérité, frère, répondit le cousin, je ne saurais trop décider la chose quant à présent et avant de l’étudier ; mais je l’étudierai dès que je serai de retour où sont mes livres, et je vous satisferai la première fois que nous nous verrons, car j’espère que celle-ci ne sera pas la dernière.

 

– Eh bien ! Seigneur, répliqua Sancho, ne vous mettez pas en peine de cela, car je viens maintenant de trouver ce que je vous demandais. Sachez que le premier voltigeur du monde fut Lucifer, quand on le précipita du ciel, car il tomba en voltigeant jusqu’au fond des abîmes.

 

– Pardieu, vous avez raison, mon ami », dit le cousin.

 

Et don Quichotte ajouta :

 

« Cette question et cette réponse ne sont pas de toi, Sancho ; tu les avais entendu dire à quelqu’un.

 

– Taisez-vous, seigneur, repartit Sancho ; en bonne foi, si je me mets à demander et à répondre, je n’aurai pas fini d’ici à demain. Croyez-vous que, pour demander des niaiseries et répondre des bêtises, j’aie besoin d’aller chercher l’aide de mes voisins ?

 

– Tu en as dit plus long que tu n’en sais, reprit don Quichotte ; car il y a des gens qui se tourmentent pour savoir et vérifier des choses, lesquelles, une fois sues et vérifiées, ne font pas le profit d’une obole à l’intelligence et à la mémoire. »

 

Ce fut dans ces entretiens et d’autres non moins agréables qu’ils passèrent ce jour-là. La nuit venue, ils se gîtèrent dans un petit village, où le cousin dit à don Quichotte que, de là jusqu’à la caverne de Montésinos, il n’y avait pas plus de deux lieues ; qu’ainsi, s’il était bien résolu à y pénétrer, il n’avait qu’à se munir de cordes pour s’attacher et se faire descendre dans ses profondeurs. Don Quichotte répondit que, dût-il descendre jusqu’aux abîmes de l’enfer, il voulait en voir le fond. Ils achetèrent donc environ cent brasses de corde, et le lendemain, vers les deux heures, ils arrivèrent à la caverne, dont la bouche est large et spacieuse, mais remplie d’aubépines, de figuiers sauvages, de ronces et de broussailles tellement épaisses et entrelacées, qu’elles la couvrent entièrement.

 

Quand ils se virent auprès, le cousin, Sancho et don Quichotte mirent ensemble pied à terre, et les deux premiers s’occupèrent aussitôt à attacher fortement le chevalier avec les cordes. Pendant qu’ils lui faisaient une ceinture autour des reins, Sancho lui dit :

 

« Que Votre Grâce, mon bon seigneur, prenne garde à ce qu’elle fait. Croyez-moi, n’allez pas vous ensevelir vivant, et vous pendre comme une cruche qu’on met rafraîchir dans un puits. Ce n’est pas à Votre Grâce qu’il appartient d’être l’examinateur de cette caverne, qui doit être pire qu’un cachot des Mores.

 

– Attache et tais-toi, répondit don Quichotte ; une entreprise comme celle-ci, ami Sancho, m’était justement réservée. »

 

Alors le guide ajouta :

 

« Je supplie Votre Grâce, seigneur don Quichotte, de regarder et de fureter par là dedans avec cent yeux ; il s’y trouvera peut-être des choses bonnes à mettre dans mon livre des métamorphoses.

 

– Pardieu, répondit Sancho Panza, soyez tranquille, le tambour de basque est dans des mains qui sauront bien en jouer. »

 

Cela dit et la ceinture de cordes mise à don Quichotte (non sur les pièces de l’armure, mais plus bas, sur les pans du pourpoint) :

 

« Nous avons été bien imprévoyants, dit-il, de ne pas nous munir de quelque petite sonnette qu’on aurait attachée près de moi, à la corde même, et dont le bruit aurait fait entendre que je descendais toujours et que j’étais vivant ; mais puisque ce n’est plus possible, à la grâce de Dieu ! »

 

Aussitôt il se jeta à genoux, et fit à voix basse une oraison, pour demander à Dieu de lui donner son aide ainsi qu’une heureuse issue à cette nouvelle et périlleuse aventure. Puis, d’une voix haute, il s’écria :

 

« Ô dame de mes pensées, maîtresse de mes actions, illustre et sans pareille Dulcinée du Toboso, s’il est possible que les prières et les supplications de ton amant fortuné arrivent jusqu’à tes oreilles, par ta beauté inouïe, je te conjure de les écouter ; elles n’ont d’autre objet que de te supplier de ne pas me refuser ta faveur et ton appui, maintenant que j’en ai si grand besoin. Je vais m’enfoncer et me précipiter dans l’abîme qui s’offre devant moi, seulement pour que le monde apprenne que, si tu me favorises, il n’y a point d’entreprise que je n’affronte et ne mette à fin. »

 

En disant cela, il s’approcha de l’ouverture, et vit qu’il était impossible de s’y faire descendre et même d’y aborder, à moins que de s’ouvrir par force un passage. Il mit donc l’épée à la main, et commença de couper et d’abattre des branches à travers les broussailles qui cachaient la bouche de la caverne. Au bruit que faisaient ses coups, il en sortit une multitude de corbeaux et de corneilles, si nombreux, si pressés et tellement à la hâte, qu’ils renversèrent don Quichotte sur le dos ; et certes, s’il eût donné aussi pleine croyance aux augures qu’il était bon catholique, il aurait pris la chose en mauvais signe, et se serait dispensé de s’enfermer dans un lieu semblable. Finalement, il se releva, et, voyant qu’il ne sortait plus ni corbeaux ni oiseaux nocturnes, car des chauves-souris étaient mêlées aux corbeaux, il demanda de la corde au cousin et à Sancho, qui le laissèrent glisser doucement au fond de l’épouvantable caverne. Au moment où il disparut, Sancho lui donna sa bénédiction, et faisant sur lui mille signes de croix :

 

« Dieu te conduise, s’écria-t-il, ainsi que la Roche de France et la Trinité de Gaëte[144], fleur, crème, et écume des chevaliers errants ! Va, champion du monde, cœur d’acier, bras d’airain ; Dieu te conduise, dis-je encore, et te ramène sain et sauf à la lumière de cette vie, que tu abandonnes pour t’enterrer dans cette obscurité que tu cherches ! »

 

Le cousin fit à peu près les mêmes invocations. Cependant don Quichotte criait coup sur coup qu’on lui donnât de la corde, et les autres la lui donnaient peu à peu. Quand les cris, qui sortaient de la caverne comme par un tuyau, cessèrent d’être entendus, ils avaient lâché les cent brasses de corde. Ils furent alors d’avis de remonter don Quichotte, puisqu’ils ne pouvaient pas le descendre plus bas. Néanmoins, ils attendirent environ une demi-heure, et, au bout de ce temps, ils retirèrent la corde, mais avec une excessive facilité, et sans aucun poids, ce qui leur fit imaginer que don Quichotte était resté dedans. Sancho, le croyant ainsi, pleurait amèrement, et tirait en toute hâte pour s’assurer de la vérité. Mais quand ils furent arrivés à environ quatre-vingts brasses, ils sentirent du poids, ce qui leur causa une joie extrême. Enfin, vers dix brasses, ils aperçurent distinctement don Quichotte, auquel Sancho cria tout joyeux :

 

« Soyez le bien revenu, mon bon seigneur ; nous pensions que vous étiez resté là pour faire race. »

 

Mais don Quichotte ne répondait pas un mot, et, quand ils l’eurent entièrement retiré de la caverne, ils virent qu’il avait les yeux fermés comme un homme endormi. Ils l’étendirent par terre et délièrent sa ceinture de cordes, sans pouvoir toutefois l’éveiller. Enfin, ils le tournèrent, le retournèrent et le secouèrent si bien, qu’au bout d’un long espace de temps il revint à lui, étendant ses membres comme s’il fût sorti d’un lourd et profond sommeil. Il jeta de côté et d’autre des regards effarés, et s’écria :

 

« Dieu vous le pardonne, amis ! vous m’avez enlevé au plus agréable spectacle, à la plus délicieuse vie dont aucun mortel ait jamais joui. Maintenant, en effet, je viens de reconnaître que toutes les joies de ce monde passent comme l’ombre et le songe, ou se flétrissent comme la fleur des champs. Ô malheureux Montésinos ! Ô Durandart couvert de blessures ! ô infortunée Bélerme ! ô larmoyant Guadiana ! et vous, déplorables filles de Ruidéra, qui montrez dans vos eaux abondantes celles qu’ont versées vos beaux yeux ! »

 

Le cousin et Sancho écoutaient avec grande attention les paroles de don Quichotte, qui les prononçait comme s’il les eût tirées avec une douleur immense du fond de ses entrailles. Ils le supplièrent de leur expliquer ce qu’il voulait dire, et de leur raconter ce qu’il avait vu dans cet enfer.

 

« Enfer vous l’appelez ! s’écria don Quichotte ; non, ne l’appelez pas ainsi, car il ne le mérite pas, comme vous allez voir. »

 

Il demanda qu’on lui donnât d’abord quelque chose à manger, parce qu’il avait une horrible faim. On étendit sur l’herbe verte le tapis qui faisait la selle du cousin, on vida les bissacs, et, tous trois assis en bon accord et bonne amitié, ils goûtèrent et soupèrent tout à la fois. Quand le tapis fut enlevé, don Quichotte s’écria :

 

« Que personne ne se lève, enfants, et soyez tous attentifs. »

 

Chapitre XXIII

 

Des choses admirables que l’insigne don Quichotte raconte avoir vues dans la profonde caverne de Montésinos, choses dont l’impossibilité et la grandeur font que l’on tient cette aventure pour apocryphe

 

 

Il était quatre heures du soir, quand le soleil, caché derrière des nuages, et ne jetant qu’une faible lumière et des rayons tempérés, permit à don Quichotte de conter, sans chaleur et sans fatigue, à ses deux illustres auditeurs, ce qu’il avait vu dans la caverne de Montésinos. Il commença de la manière suivante :

 

« À douze ou quatorze toises de la profondeur de cette caverne, il se fait, à main droite, une concavité, ou espace vide, capable de contenir un grand chariot avec ses mules. Elle reçoit une faible lumière par quelques fentes qui la lui amènent de loin, ouvertes à la surface de la terre. Cette concavité, je l’aperçus lorsque je me sentais déjà fatigué et ennuyé de me voir pendu à une corde pour descendre dans cette obscure région sans suivre aucun chemin déterminé. Je résolus donc d’y entrer pour m’y reposer un peu. Je vous appelai pour vous dire de ne plus me lâcher de corde jusqu’à ce que je vous en demandasse ; mais vous ne dûtes pas m’entendre. Je ramassai la corde que vous continuiez à m’envoyer, et l’arrangeant en pile ronde, je m’assis sur ses plis tout pensif, réfléchissant à ce que je devais faire pour atteindre le fond, alors que je n’avais plus personne qui me soutînt. Tandis que j’étais absorbé dans cette pensée et dans cette hésitation, tout à coup je fus saisi d’un profond sommeil, puis, quand j’y pensais le moins, et sans savoir pourquoi ni comment, je m’éveillai et me trouvai au milieu de la prairie la plus belle, la plus délicieuse que puisse former la nature, ou rêver la plus riante imagination. J’ouvris les yeux, je me les frottai, et vis bien que je ne dormais plus, que j’étais parfaitement éveillé. Toutefois je me tâtai la tête et la poitrine pour m’assurer si c’était bien moi qui me trouvais en cet endroit, ou quelque vain fantôme à ma place. Mais le toucher, les sensations, les réflexions raisonnables que je faisais moi-même, tout m’attesta que j’étais bien alors le même que je suis à présent.

 

« Bientôt s’offrit à ma vue un royal et somptueux palais, un alcazar, dont les murailles paraissaient fabriquées de clair et transparent cristal. Deux grandes portes s’ouvrirent, et j’en vis sortir un vénérable vieillard qui s’avançait à ma rencontre. Il était vêtu d’un long manteau de serge violette qui traînait à terre. Ses épaules et sa poitrine s’enveloppaient dans les plis d’un chaperon collégial en satin vert ; sa tête était couverte d’une toque milanaise en velours noir, et sa barbe, d’une éclatante blancheur, tombait plus bas que sa ceinture. Il ne portait aucune arme, et tenait seulement à la main un chapelet dont les grains étaient plus gros que des noix, et les dizains comme des œufs d’autruche. Sa contenance, sa démarche, sa gravité, l’ample aspect de toute sa personne, me jetèrent dans l’étonnement et l’admiration. Il s’approcha de moi, et la première chose qu’il fit, fut de m’embrasser étroitement ; puis il me dit : « Il y a de bien longs temps, valeureux chevalier don Quichotte de la Manche, que nous tous, habitants de ces solitudes enchantées, nous attendons ta venue, pour que tu fasses connaître au monde ce que renferme et couvre la profonde caverne où tu es entré, appelée la caverne de Montésinos ; prouesse réservée pour ton cœur invincible et ton courage éblouissant. Viens avec moi, seigneur insigne ; je veux te montrer les merveilles que cache ce transparent alcazar, dont je suis le kaïd et le gouverneur perpétuel, puisque je suis Montésinos lui-même, de qui la caverne a pris son nom.[145] »

 

« À peine m’eut-il dit qu’il était Montésinos, que je lui demandai s’il était vrai, comme on le raconte dans le monde de là-haut, qu’il eût tiré du fond de la poitrine, avec une petite dague, le cœur de son ami Durandart, et qu’il l’eût porté à sa dame Bélerme, comme Durandart l’en avait chargé au moment de sa mort[146]. Il me répondit qu’on disait vrai en toutes choses, sauf quant à la dague, parce qu’il ne s’était servi d’aucune dague, ni petite ni grande, mais d’un poignard fourbi, plus aigu qu’une alêne.

 

– Ce poignard, interrompit Sancho, devait être de Ramon de Hocès, l’armurier de Séville.

 

– Je ne sais trop, reprit don Quichotte ; mais non, ce ne pouvait être ce fourbisseur, puisque Ramon de Hocès vivait hier, et que le combat de Roncevaux, où arriva cette catastrophe, compte déjà bien des années. Au reste, cette vérification est de nulle importance et n’altère en rien la vérité ni l’enchaînement de l’histoire.

 

– Non certes, ajouta le cousin ; et continuez-la, seigneur don Quichotte, car je vous écoute avec le plus grand plaisir du monde.

 

– Je n’en ai pas moins à la raconter, répondit don Quichotte. Je dis donc que le vénérable Montésinos me conduisit au palais de cristal, où, dans une salle basse, d’une extrême fraîcheur et toute bâtie d’albâtre, se trouvait un sépulcre de marbre, sculpté avec un art merveilleux. Sur ce sépulcre, je vis un chevalier étendu tout de son long, non de bronze, ni de marbre, ni de jaspe, comme on a coutume de les faire sur d’autres mausolées, mais bien de vraie chair et de vrais os. Il avait la main droite (qui me sembla nerveuse et quelque peu velue, ce qui est signe de grande force) posée sur le côté du cœur, et, avant que je fisse aucune question, Montésinos, me voyant regarder avec étonnement ce sépulcre : « Voilà, me dit-il, mon ami Durandart, fleur et miroir des chevaliers braves et amoureux de son temps. Merlin, cet enchanteur français[147] qui fut, dit-on, fils du diable, le tient enchanté dans ce lieu, ainsi que moi et beaucoup d’autres, hommes et femmes. Ce que je crois, c’est qu’il ne fut pas fils du diable, mais qu’il en sut, comme on dit, un doigt plus long que le diable. Quant au pourquoi et au comment il nous enchanta, personne ne le sait ; et le temps seul pourra le révéler, quand le moment en sera venu, lequel n’est pas loin, à ce que j’imagine. Ce qui me surprend par-dessus tout, c’est de savoir, aussi sûr qu’il fait jour à présent, que Durandart termina sa vie dans mes bras, et qu’après sa mort je lui arrachai le cœur de mes propres mains ; et, en vérité, il devait peser au moins deux livres, car, suivant les naturalistes, celui qui porte un grand cœur est doué de plus de vaillance que celui qui n’en a qu’un petit. Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, et que ce chevalier mourut bien réellement, comment peut-il à présent se plaindre et soupirer de temps en temps, comme s’il était toujours en vie ? »

 

« À ces mots, le misérable Durandart, jetant un cri, s’écria : « Ô mon cousin Montésinos, la dernière chose que je vous ai demandée, c’est, quand je serais mort et mon âme partie, de porter mon cœur à Bélerme, en me le tirant de la poitrine, soit avec un poignard, soit avec une dague.[148] »

 

« Quand le vénérable Montésinos entendit cela, il se mit à genoux devant le déplorable chevalier, et lui dit les larmes aux yeux : « J’ai déjà fait, seigneur Durandart, mon très-cher cousin, j’ai déjà fait ce que vous m’avez commandé dans la fatale journée de notre déroute ; je vous ai arraché le cœur du mieux que j’ai pu, sans vous en laisser la moindre parcelle dans la poitrine ; je l’ai essuyé avec un mouchoir de dentelle ; j’ai pris en toute hâte le chemin de la France, après vous avoir déposé dans le sein de la terre, en versant tant de larmes qu’elles ont suffi pour me laver les mains et étancher le sang que j’avais pris en vous fouillant dans les entrailles ; à telles enseignes, cousin de mon âme, qu’au premier village où je passai, en sortant des gorges de Roncevaux, je jetai un peu de sel sur votre cœur pour qu’il ne sentît pas mauvais, et qu’il arrivât, sinon frais, au moins enfumé, en la présence de votre dame Bélerme. Cette dame, avec vous, moi, Guadiana votre écuyer, la duègne Ruidéra, ses sept filles et ses deux nièces, et quantité d’autres de vos amis et connaissances, sommes enchantés ici depuis bien des années par le sage Merlin. Quoiqu’il y ait de cela plus de cinq cents ans, aucun de nous n’est mort ; il ne manque que Ruidéra, ses filles et ses nièces, lesquelles, en pleurant, et par la pitié qu’en eut Merlin, furent converties en autant de lagunes, qu’à cette heure, dans le monde des vivants et dans la province de la Manche, on nomme les lagunes de Ruidéra. Les filles appartiennent aux rois d’Espagne, et les deux nièces aux chevaliers d’un ordre religieux qu’on appelle de Saint-Jean. Guadiana, votre écuyer, pleurant aussi votre disgrâce, fut changé en un fleuve appelé de son nom même, lequel, lorsqu’il arriva à la surface du sol et qu’il vit le soleil d’un autre ciel, ressentit une si vive douleur de vous abandonner, qu’il s’enfonça de nouveau dans les entrailles de la terre. Mais, comme il est impossible de se révolter contre son penchant naturel, il sort de temps en temps, et se montre où le soleil et les gens puissent le voir.[149] Les lagunes dont j’ai parlé lui versent peu à peu leurs eaux, et, grossi par elles, ainsi que par une foule d’autres rivières qui se joignent à lui, il entre grand et pompeux en Portugal. Toutefois, quelque part qu’il passe, il montre sa tristesse et sa mélancolie ; il ne se vante pas de nourrir dans ses eaux des poissons fins et estimés, mais grossiers et insipides, bien différents de ceux du Tage doré. Ce que je vous dis à présent, ô mon cousin, je vous l’ai dit mille et mille fois ; mais comme vous ne me répondez point, j’imagine, ou que vous ne m’entendez pas, ou que vous ne me donnez pas créance, ce qui me chagrine autant que Dieu le sait. Je veux maintenant vous donner des nouvelles qui, si elles ne servent pas de soulagement à votre douleur, ne l’augmenteront du moins en aucune façon. Sachez que vous avez ici devant vous (ouvrez les yeux, et vous le verrez) ce grand chevalier de qui le sage Merlin a prophétisé tant de choses, ce don Quichotte de la Manche, lequel, avec plus d’avantage que dans les siècles passés, a ressuscité dans les siècles présents la chevalerie errante déjà oubliée. Peut-être, par son moyen et par sa faveur, parviendrons-nous à être désenchantés, car c’est aux grands hommes que sont réservées les grandes prouesses. – Et quand même cela n’arriverait pas, répondit le déplorable Durandart d’une voix basse et éteinte, quand même cela n’arriverait pas, ô cousin, je dirai : Patience, et battons les cartes.[150] » Alors, se tournant sur le côté, il retomba dans son silence ordinaire, sans dire un mot de plus.

 

« En ce moment de grands cris se firent entendre, ainsi que des pleurs accompagnés de profonds gémissements et de soupirs entrecoupés. Je tournai la tête, et vis, à travers les murailles de cristal, passer dans une autre salle une procession formée par deux files de belles damoiselles, toutes habillées de deuil, avec des turbans blancs sur la tête, à la mode turque. Derrière les deux files marchait une dame (elle le paraissait du moins à la gravité de sa contenance) également vêtue de noir, avec un voile blanc si long et si étendu qu’il baisait la terre. Son turban était deux fois plus gros que le plus gros des autres femmes ; elle avait les sourcils réunis, le nez un peu camard, la bouche grande, mais les lèvres colorées. Ses dents, qu’elle découvrait parfois, semblaient être clairsemées et mal rangées, quoique blanches comme des amandes sans peau. Elle portait dans les mains un mouchoir de fine toile, et dans cette toile, à ce que je pus entrevoir, un cœur de chair de momie, tant il était sec et enfumé. Montésinos me dit que tous ces gens de la procession étaient les serviteurs de Durandart et de Bélerme, qui étaient enchantés avec leurs maîtres, et que la dernière personne, celle qui portait le cœur dans le mouchoir, était Bélerme elle-même, laquelle, quatre fois par semaine, faisait avec ses femmes cette procession, et chantait, ou plutôt pleurait des chants funèbres sur le corps et le cœur pitoyable de son cousin. « Si elle vous a paru quelque peu laide, ajouta-t-il, ou du moins pas aussi belle qu’elle en avait la réputation, c’est à cause des mauvais jours et des pires nuits qu’elle passe dans cet enchantement, comme on peut le voir à ses yeux battus et à son teint valétudinaire. Cette pâleur, ces cernes aux yeux, ne viennent point de la maladie mensuelle ordinaire aux femmes, car il y a bien des mois et même bien des années qu’il n’en est plus question pour elle, mais de l’affliction qu’éprouve son cœur à la vue de celui qu’elle porte incessamment à la main, et qui rappelle à sa mémoire la catastrophe de son malheureux amant. Sans cela, à peine serait-elle égalée en beauté, en grâce, en élégance, par la grande Dulcinée du Toboso, si renommée dans tous ces environs et dans le monde entier. »

 

« Halte-là ! m’écriai-je alors, seigneur don Montésinos ; que Votre Grâce conte son histoire tout uniment. Vous devez savoir que toute comparaison est odieuse, et qu’ainsi l’on ne doit comparer personne à personne. La sans pareille Dulcinée du Toboso est ce qu’elle est, madame doña Bélerme ce qu’elle est et ce qu’elle a été, et restons-en là.

 

– Seigneur don Quichotte, me répondit-il, que Votre Grâce me pardonne. Je confesse que j’ai eu tort, et que j’ai mal fait de dire qu’à peine madame Dulcinée égalerait madame Bélerme ; car il me suffisait d’avoir eu je ne sais quels vagues soupçons que Votre Grâce est son chevalier, pour que je me mordisse la langue plutôt que de comparer cette dame à personne, si ce n’est au ciel même. »

 

« Cette satisfaction que me donna le grand Montésinos apaisa mon cœur, et me remit de l’agitation que j’avais éprouvée en entendant comparer ma dame avec Bélerme.

 

– Je m’étonne même, dit alors Sancho, que Votre Grâce ait pu s’empêcher de monter sur l’estomac du bonhomme, de lui moudre les os à coups de pied, et de lui arracher la barbe sans lui en laisser un poil au menton.

 

– Non pas, ami Sancho, répondit don Quichotte ; c’eût été mal à moi d’agir ainsi ; car nous sommes tous tenus de respecter les vieillards, même ne fussent-ils pas chevaliers, et plus encore lorsqu’ils le sont, et qu’ils sont enchantés par-dessus le compte. Je sais bien que nous ne sommes pas demeurés en reste l’un avec l’autre quant à beaucoup de questions et de réponses que nous nous sommes mutuellement adressées. »

 

Le cousin dit alors :

 

« Je ne sais en vérité, seigneur don Quichotte, comment Votre Grâce, depuis si peu de temps qu’elle est descendue là au fond, a pu voir tant de choses, a pu tant écouter et tant répondre.

 

– Combien donc y a-t-il que je suis descendu ? demanda don Quichotte.

 

– Un peu plus d’une heure, répondit Sancho.

 

– Cela ne se peut pas, répliqua don Quichotte, car j’ai vu venir la nuit et revenir le jour, puis trois autres soirs et trois autres matins, de manière qu’à mon compte je suis resté trois jours entiers dans ces profondeurs cachées à notre vue.

 

– Mon maître doit dire vrai, répondit Sancho ; car, puisque toutes les choses qui lui sont arrivées sont venues par voie d’enchantement, peut-être ce qui nous a semblé une heure lui aura-t-il paru trois jours avec leurs nuits.

 

– Ce sera cela, sans doute, dit don Quichotte.

 

– Dites-moi, mon bon seigneur, demanda le cousin. Votre Grâce a-t-elle mangé pendant tout ce temps-là ?

 

– Pas une bouchée, répondit don Quichotte ; et n’en ai pas senti la moindre envie.

 

– Est-ce que les enchantés mangent ? dit le cousin.

 

– Non, ils ne mangent pas, répondit don Quichotte, et ne font pas non plus leurs grosses nécessités ; mais on croit néanmoins que les ongles, la barbe et les cheveux leur poussent.

 

– Et dorment-ils par hasard, les enchantés, mon seigneur ? demanda Sancho.

 

– Non certes, répliqua don Quichotte ; du moins, pendant les trois jours que j’ai passés avec eux, aucun n’a fermé l’œil, ni moi non plus.

 

– Alors, dit Sancho, le proverbe vient à point : « Dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es. » Allez donc avec des enchantés qui jeûnent et qui veillent, et étonnez-vous de ne manger ni dormir tant que vous serez avec eux ! Mais pardonnez-moi, mon seigneur, si je vous dis que, de tout ce que vous avez dit jusqu’à présent, Dieu m’emporte, j’allais dire le diable, si je crois la moindre chose.

 

– Comment donc ! s’écria le cousin, le seigneur don Quichotte peut-il mentir ? mais le voulût-il, il n’aurait pas eu le temps de composer et d’imaginer ce million de mensonges.

 

– Oh ! je ne crois pas que mon maître mente, reprit Sancho.

 

– Que crois-tu donc ? demanda don Quichotte.

 

– Je crois, répondit Sancho, que ce Merlin ou ces enchanteurs, qui ont enchanté toute cette brigade que Votre Grâce dit avoir vue et fréquentée là-bas, vous ont enchâssé dans le cervelle et dans la mémoire toute cette kyrielle que vous nous avez contée, et tout ce qui vous reste encore à nous dire.

 

– Cela pourrait être, Sancho, répliqua don Quichotte, mais cela n’est point ; car ce que j’ai conté, je l’ai vu de mes propres yeux et touché de mes propres mains. Mais que diras-tu quand je vais t’apprendre à présent que, parmi les choses infinies et les merveilles sans nombre que me montra Montésinos (je te les conterai peu à peu et à leur temps dans le cours de notre voyage, car elles ne sont pas toutes de saison), il me montra trois villageoises qui s’en allaient par ces fraîches campagnes, sautant et cabriolant comme des chèvres ? Dès que je les vis, je reconnus que l’une était la sans pareille Dulcinée du Toboso, et les deux autres ces mêmes paysannes qui venaient avec elle, et à qui nous parlâmes à la sortie du Toboso. Je demandai à Montésinos s’il les connaissait ; il me répondit que non, mais qu’il imaginait que ce devaient être de grandes dames enchantées, qui avaient paru depuis peu de jours dans ces prairies. Il ajouta que je ne devais point m’en étonner, puisqu’il y avait dans cet endroit bien d’autres dames, des siècles passés et présents, enchantées sous d’étranges et diverses figures, parmi lesquelles il connaissait la reine Geniève et sa duègne Quintagnone, celle qui versait le vin à Lancelot, comme dit le romance, quand il arriva de Bretagne. »

 

Lorsque Sancho entendit parler ainsi son maître, il pensa perdre l’esprit ou crever de rire. Comme il savait mieux que personne la vérité sur le feint enchantement de Dulcinée, dans lequel il avait été l’enchanteur, et dont il avait rendu témoignage, il acheva de reconnaître que son seigneur était décidément hors du bon sens, et fou de point en point. Aussi lui dit-il :

 

« C’est en mauvaise heure et sous une mauvaise étoile que vous êtes descendu, mon cher patron, dans l’autre monde ; et maudit soit l’instant où vous avez rencontré ce seigneur Montésinos, qui vous a rendu à nous comme vous voilà ! Pardieu, Votre Grâce était bien ici en haut, avec son jugement complet, tel que Dieu le lui a donné, débitant des sentences et donnant des conseils à chaque pas, et non point à cette heure contant les plus énormes sottises qui se puissent imaginer.

 

– Comme je te connais, Sancho, répondit don Quichotte, je ne fais aucun cas de tes paroles.

 

– Ni moi non plus des vôtres, répliqua Sancho, dussiez-vous me battre, dussiez-vous me tuer pour celles que j’ai dites et pour celles que je pense dire, si vous ne pensez, vous, à corriger et réformer votre langage. Mais dites-moi, maintenant que nous sommes en paix, comment et à quoi avez-vous reconnu madame notre maîtresse ? Lui avez-vous parlé ? Vous a-t-elle répondu ?

 

– Je l’ai reconnue, répondit don Quichotte, à ce qu’elle porte les mêmes habits qu’elle avait quand tu me l’as montrée. Je lui parlai, mais elle ne me répondit pas un mot ; au contraire, elle me tourna le dos, et s’enfuit si rapidement qu’une flèche d’arbalète ne l’aurait pas atteinte. Je voulus la suivre, et je l’aurais suivie, si Montésinos ne m’eût donné le conseil de n’en rien faire, disant que ce serait peine perdue, et que d’ailleurs l’heure s’approchait où il convenait que je sortisse de la caverne. Il ajouta que, dans les temps à venir, on me ferait savoir comment il fallait s’y prendre pour désenchanter lui, Bélerme, Durandart, et tous ceux qui se trouvaient là. Mais ce qui me causa le plus de peine de tout ce que je vis et remarquai là-bas, ce fut qu’étant à causer sur ce sujet avec Montésinos, une des deux compagnes de la triste Dulcinée s’approcha de moi sans que je la visse venir, et, les yeux pleins de larmes, elle me dit d’une voix basse et troublée : « Madame Dulcinée du Toboso baise les mains à Votre Grâce, et supplie Votre Grâce de lui faire celle de lui faire savoir comment vous vous portez ; et, comme elle se trouve dans un pressant besoin, elle supplie Votre Grâce, aussi instamment que possible, de vouloir bien lui prêter, sur ce jupon de basin tout neuf que je vous présente, une demi-douzaine de réaux, ou ce que vous aurez dans la poche, engageant sa parole de vous les rendre dans un bref délai. » Une telle commission me surprit étrangement, et, me tournant vers le seigneur Montésinos : « Est-il possible, lui demandai-je, que les enchantés de haut rang souffrent le besoin ? – Croyez-moi, seigneur don Quichotte, me dit-il, ce qu’on nomme le besoin se rencontre en tous lieux ; il s’étend partout, il atteint tout le monde, et ne fait pas même grâce aux enchantés. Puisque madame Dulcinée du Toboso envoie demander ces six réaux, et que le gage paraît bon, il n’y a rien à faire que de les lui donner, car sans doute elle se trouve en quelque grand embarras. – Le gage, je ne le prendrai point, répondis-je ; mais je ne lui donnerai pas davantage ce qu’elle demande, car je n’ai sur moi que quatre réaux (ceux que tu me donnas l’autre jour en monnaie, Sancho, pour faire l’aumône aux pauvres que je trouverais sur le chemin), et je les lui donnai, en disant : « Dites à votre dame, ma chère amie, que je ressens ses peines au fond de l’âme, et que je voudrais être un Fucar[151] pour y porter remède ; qu’elle sache que je ne puis ni ne dois avoir bonne santé tant que je serai privé de son agréable vue et de sa discrète conversation, et que je la supplie, aussi instamment que je le puis, de vouloir bien se laisser voir et entretenir par son errant chevalier et captif serviteur. Vous lui direz aussi que, lorsqu’elle y pensera le moins, elle entendra dire que j’ai fait un serment et un vœu, à la manière de celui que fit le marquis de Mantoue de venger son neveu Baudoin, quand il le trouva près d’expirer dans la montagne, c’est-à-dire de ne point manger pain sur table, et de faire d’autres pénitences qu’il ajouta, jusqu’à ce qu’il l’eût vengé. Eh bien ! je ferai le vœu de ne plus m’arrêter et de courir les sept parties du monde avec plus de ponctualité que ne le fit l’infant don Pedro de Portugal[152], jusqu’à ce que je l’aie désenchantée. – Tout cela, et plus encore, Votre Grâce le doit à ma maîtresse », me répondit la demoiselle ; et prenant les quatre réaux, au lieu de me faire une révérence, elle fit une cabriole telle, qu’elle sauta en l’air haut de deux aunes.

 

– Ô sainte Vierge ! s’écria Sancho en jetant un grand cri ; est-il possible que le monde soit ainsi fait, et que telle y soit la force des enchantements, qu’ils aient changé le bon jugement de mon seigneur en une si extravagante folie ! Ah ! seigneur, seigneur, par le saint nom de Dieu, que Votre Grâce veille sur soi, et songe à son honneur, et ne donne pas crédit à ces billevesées qui vous troublent et vous dépareillent le sens commun !

 

– C’est parce que tu m’aimes bien, Sancho, que tu parles de cette façon, dit don Quichotte ; et, parce que tu n’as nulle expérience des choses du monde, toutes celles qui ont quelque difficulté te semblent impossibles. Mais le temps marche, comme je te l’ai dit maintes fois, et je te conterai plus tard quelques-unes des choses que j’ai vues là-bas ; elles te feront croire celles que je viens de conter, et dont la vérité ne souffre ni réplique ni dispute. »

 

Chapitre XXIV

 

Où l’on raconte mille babioles aussi impertinentes que nécessaires à la véritable intelligence de cette grande histoire

 

 

Celui qui a traduit cette grande histoire de l’original écrit par son premier auteur, Cid Hamet Ben-Engéli, dit qu’en arrivant au chapitre qui suit l’aventure de la caverne de Montésinos, il trouva ces propres paroles écrites en marge, et de la main d’Hamet lui-même :

 

« Je ne puis comprendre ni me persuader qu’il soit réellement arrivé au valeureux don Quichotte ce que rapporte le précédent chapitre. La raison en est que toutes les aventures arrivées jusqu’à présent ont été possibles et vraisemblables ; mais, quant à l’aventure de la caverne, je ne vois aucun moyen de la tenir pour véritable, tant elle sort des limites de la raison. Penser que don Quichotte ait menti, lui, le plus véridique hidalgo et le plus noble chevalier de son temps, c’est impossible ; il n’eût pas dit un mensonge, dût-on le cribler de flèches. D’un autre côté, je considère qu’il raconta cette histoire avec toutes les circonstances ci-dessus rapportées, sans avoir pu fabriquer en si peu de temps un tel assemblage d’extravagances. Si donc cette aventure paraît apocryphe, ce n’est pas ma faute, et, sans affirmer qu’elle soit fausse ou qu’elle soit vraie, je l’écris. Toi, lecteur, puisque tu es prudent et sage, juge la chose comme il te plaira, car je ne dois ni ne peux rien de plus. Toutefois on tient pour certain qu’au moment de sa mort, don Quichotte se rétracta, et dit qu’il l’avait inventée parce qu’il lui sembla qu’elle cadrait merveilleusement avec les aventures qu’il avait lues dans ses livres. »

 

Cela dit, l’historien continue de la sorte :

 

Le cousin s’émerveilla aussi bien de l’audace de Sancho que de la patience de son maître, et jugea que de la joie qu’éprouvait celui-ci d’avoir vu sa dame Dulcinée du Toboso, même enchantée, lui était venue cette humeur bénigne qu’il montrait alors ; car, autrement, Sancho avait dit certaines paroles et tenu certains propos qui lui faisaient mériter d’être moulu sous le bâton. Réellement le cousin trouva qu’il avait été fort impertinent envers son seigneur, auquel il dit :

 

« Quant à moi, seigneur don Quichotte de la Manche, je donne pour plus que bien employé le voyage que j’ai fait avec Votre Grâce, car j’y ai gagné quatre choses ; la première, d’avoir connu Votre Grâce, ce que je tiens à grand honneur ; la seconde, d’avoir appris ce que renferme cette caverne de Montésinos, ainsi que les transformations du Guadiana et des lagunes de Ruidéra, qui me serviront beaucoup pour l’Ovide espagnol que j’ai sur le métier ; la troisième, d’avoir découvert l’antiquité des cartes. On devait, en effet, s’en servir pour le moins à l’époque de l’empereur Charlemagne, suivant ce qu’on peut inférer des paroles que vous avez entendu dire à Durandart, lorsque, après ce long discours que lui fit Montésinos, il s’éveilla en disant : « Patience, et battons les cartes. » Cette expression, cette façon de parler, il n’a pu l’apprendre étant enchanté, mais lorsqu’il était encore en France, et à l’époque dudit empereur Charlemagne. C’est une vérification qui me vient tout à point pour l’autre livre que je suis en train de composer, lequel s’intitule Supplément à Virgile Polydore sur l’invention des antiquités. Je crois que, dans le sien, il a oublié de mentionner l’invention des cartes ; moi je l’indiquerai maintenant, ce qui sera chose de grande importance, surtout en citant pour autorité un auteur aussi grave, aussi véridique que le seigneur Durandart[153]. La quatrième, c’est d’avoir appris avec certitude où est la source du fleuve Guadiana, jusqu’à présent ignorée de tout le monde.

 

– Votre Grâce a parfaitement raison, dit don Quichotte ; mais je voudrais savoir, si Dieu vous fait la grâce qu’on vous accorde l’autorisation d’imprimer vos livres[154], ce dont je doute, à qui vous pensez les adresser.

 

– Il y a des seigneurs et des grands en Espagne à qui l’on peut en faire hommage, répondit le cousin.

 

– Pas beaucoup, reprit don Quichotte ; non point qu’ils n’en soient dignes, mais parce qu’ils ne veulent point accepter des dédicaces, pour ne pas être tenus à la reconnaissance qui semble due au travail et à la courtoisie de leurs auteurs. Je connais un prince, moi, qui peut remplacer tous les autres, et avec tant d’avantages, que, si j’osais dire de lui tout ce que je pense, j’éveillerais peut-être l’envie dans plus d’un cœur généreux[155]. Mais laissons cela pour un temps plus opportun, et cherchons où nous gîter cette nuit.

 

– Non loin d’ici, dit le cousin, est un ermitage où fait sa demeure un ermite qui, dit-on, a été soldat, et qui a la réputation d’être bon chrétien, homme de sens et fort charitable. Tout près de l’ermitage est une petite maison qu’il a bâtie lui-même ; bien qu’étroite, elle peut recevoir des hôtes.

 

– Est-ce que par hasard cet ermite a des poules ? demanda Sancho.

 

– Peu d’ermites en manquent, répondit don Quichotte, car ceux d’aujourd’hui ne ressemblent pas à ceux des déserts d’Égypte, qui s’habillaient de feuilles de palmier, et vivaient des racines de la terre. Mais n’allez pas entendre que, parce que je parle bien des uns, je parle mal des autres ; je veux seulement dire que les pénitences d’aujourd’hui n’ont plus la rigueur et l’austérité de celles d’autrefois ; mais tous les ermites n’en sont pas moins vertueux. Du moins c’est ainsi que je les juge, et, lorsque tout va de travers, l’hypocrite qui feint la vertu fait moins mal que le pécheur public. »

 

Ils en étaient là quand ils virent venir à eux un homme à pied qui marchait en toute hâte, et chassait devant lui à grands coups de gaule un mulet chargé de lances et de hallebardes. En arrivant près d’eux, il les salua et passa outre :

 

« Brave homme, lui dit don Quichotte, arrêtez-vous un peu ; il semble que vous allez plus vite que ce mulet n’en a l’envie.

 

– Je ne puis m’arrêter, seigneur, répondit l’homme, car les armes que vous me voyez porter doivent servir demain ; ainsi je n’ai pas de temps à perdre ; adieu donc. Mais, si vous voulez savoir pourquoi je porte ces armes, je pense m’héberger cette nuit dans l’hôtellerie qui est plus haut que l’ermitage, et, si vous suivez le même chemin, vous me trouverez là, et je vous conterai des merveilles ; adieu encore un coup. »

 

Cela dit, il poussa si bien le mulet que don Quichotte n’eut pas le temps de lui demander quelles étaient ces merveilles qu’il avait à leur dire. Comme il était quelque peu curieux et tourmenté sans cesse du désir d’apprendre des choses nouvelles, il décida qu’on partirait à l’instant même, et qu’on irait passer la nuit à l’hôtellerie, sans toucher à l’ermitage où le cousin voulait s’arrêter. Ils montèrent donc à cheval et suivirent tous les trois le chemin direct de l’hôtellerie, où ils arrivèrent un peu avant la tombée de la nuit. Toutefois le cousin proposa à don Quichotte de passer à l’ermitage pour boire un coup. Dès que Sancho entendit cela, il y dirigea le grison, et don Quichotte l’y suivit avec le cousin. Mais la mauvaise étoile de Sancho voulut que l’ermite ne fût pas chez lui, ce que leur dit une sous-ermite[156] qu’ils trouvèrent dans l’ermitage. Ils lui demandèrent du meilleur cru. Elle répondit que son maître n’avait pas de vin, mais que, s’ils voulaient de l’eau à bon marché, elle leur en donnerait de grand cœur.

 

« Si j’avais soif d’eau, répondit Sancho, il y a des puits sur la route où je l’aurais étanchée. Ah ! noces de Camache, abondance de la maison de don Diego, combien de fois j’aurai encore à vous regretter ! »

 

Ils sortirent alors de l’ermitage et piquèrent du côté de l’hôtellerie. À quelque distance, ils rencontrèrent un jeune garçon qui cheminait devant eux, non très-vite, de façon qu’ils l’eurent bientôt rattrapé. Il portait sur l’épaule son épée comme un bâton, avec un paquet de hardes qui semblait contenir ses chausses, son manteau court et quelques chemises. Il était vêtu d’un pourpoint de velours, avec quelques restes de taillades en satin qui laissaient voir la chemise par-dessous. Ses bas étaient en soie, et ses souliers carrés à la mode de la cour. Son âge pouvait être de dix-huit à dix-neuf ans ; il avait la figure joviale, la démarche agile, et s’en allait chantant des séguidillas pour charmer l’ennui et la fatigue du chemin. Quand ils arrivèrent près de lui, il achevait d’en chanter une que le cousin retint par cœur, et qui disait : « À la guerre me conduit ma nécessité ; si j’avais de l’argent, je n’irais pas, en vérité. »

 

Le premier qui lui parla fut don Quichotte :

 

« Vous cheminez bien à la légère, seigneur galant, lui dit-il ; et de quel côté ? que nous le sachions, s’il vous plaît de le dire.

 

– Cheminer si à la légère ! répondit le jeune homme ; c’est à cause de la chaleur et de la pauvreté ; et où je vais ? c’est à la guerre.

 

– Comment ! la pauvreté, s’écria don Quichotte ; la chaleur, c’est plus croyable.

 

– Seigneur, répliqua le jeune garçon, je porte dans ce paquet des grègues de velours, compagnes de ce pourpoint ; si je les use sur la route, je ne pourrai pas m’en faire honneur dans la ville, et je n’ai pas de quoi en acheter d’autres. Pour cette raison aussi bien que pour me donner de l’air, je marche comme vous voyez, jusqu’à ce que je rejoigne des compagnies d’infanterie qui sont à douze lieues d’ici, et dans lesquelles je m’engagerai. Je ne manquerai pas alors d’équipages pour cheminer jusqu’au point d’embarquement, qu’on dit être Carthagène ; j’aime mieux avoir le roi pour maître et seigneur, et le servir à la guerre, que de servir quelque ladre à la cour.

 

– Mais Votre Grâce a-t-elle du moins une haute paye[157] ? demanda le cousin.

 

– Ah ! répondit le jeune homme, si j’avais servi quelque grand d’Espagne ou quelque personnage important, à coup sûr elle ne me manquerait pas. Voilà ce que c’est que de servir en bonne condition ; de la table des pages, on devient enseigne ou capitaine, ou l’on attrape quelque bonne pension. Mais moi, pauvre malheureux, je n’ai jamais servi que des solliciteurs de places, des gens de rien, venus on ne sait d’où, qui mettent leurs valets à la portion congrue, si maigre et si mince, que, pour payer l’empois d’un collet, il faut dépenser la moitié de ses gages. On tiendrait vraiment à miracle qu’un page d’aventure attrapât la moindre fortune.

 

– Mais par votre vie, dites-moi, mon ami, demanda don Quichotte, est-il possible que, pendant les années que vous avez servi, vous n’ayez pu seulement attraper quelque livrée ?

 

– On m’en a donné deux, répondit le page ; mais, de même qu’à celui qui quitte un couvent avant d’y faire profession on ôte la robe et le capuce pour lui rendre ses habits, de même mes maîtres me rendaient les miens dès qu’ils avaient fini les affaires qui les appelaient à la cour, et reprenaient les livrées qu’ils ne m’avaient données que par ostentation.

 

– Notable vilenie ! s’écria don Quichotte, mais toutefois félicitez-vous d’avoir quitté la cour avec une aussi bonne intention que celle qui vous pousse. Il n’y a rien, en effet, sur la terre de plus honorable et de plus profitable à la fois que de servir Dieu d’abord, puis son roi et seigneur naturel, principalement dans le métier des armes, par lesquelles on obtient, sinon plus de richesses, au moins plus d’honneur que par les lettres, comme je l’ai déjà dit maintes et maintes fois. S’il est vrai que les lettres ont plus fondé de majorats que les armes, ceux des armes ont je ne sais quoi de supérieur à ceux des lettres, et je sais bien quoi de noble et d’éclatant qui leur fait surpasser tous les autres. Ce que je vais vous dire à présent, gardez-le bien en votre mémoire, car vous y trouverez grand profit, et grand soulagement dans les peines du métier ; c’est que vous éloigniez votre imagination de tous les événements funestes qui pourraient arriver. Le pire de tous est la mort, et, pourvu qu’elle soit glorieuse, le meilleur de tous est de mourir. On demandait à Jules César, ce vaillant empereur romain, quelle était la meilleure mort : « La subite et l’imprévue », répondit-il. Bien que cette réponse soit d’un gentil, privé de la connaissance du vrai Dieu, toutefois il disait bien, en ce qui est d’échapper au sentiment naturel à l’homme. Que l’on vous tue à la première rencontre, soit d’une décharge d’artillerie, soit des éclats d’une mine qui saute, qu’importe ? c’est toujours mourir, et la besogne est faite. Suivant Térence, mieux sied au soldat d’être mort dans la bataille que vivant et sain dans la fuite, et le bon soldat acquiert juste autant de renommée qu’il montre d’obéissance envers ses capitaines et ceux qui ont droit de lui commander. Prenez garde, mon fils, qu’il sied mieux au soldat de sentir la poudre que le musc, et, si la vieillesse vous atteint dans cet honorable métier, fussiez-vous couvert de blessures, estropié, boiteux, du moins elle ne vous atteindra pas sans honneur, tellement que la pauvreté même ne pourra en obscurcir l’éclat. D’ailleurs, on s’occupe à présent de soulager et de nourrir les soldats vieux et estropiés ; car il ne serait pas bien que l’on fît avec eux comme font ceux qui donnent la liberté à leurs nègres quand ils sont vieux et ne peuvent plus servir. En les chassant de la maison sous le titre d’affranchis, ils les font esclaves de la faim, dont la mort seule pourra les affranchir. Quant à présent, je ne veux rien vous dire de plus, sinon que vous montiez en croupe sur mon cheval jusqu’à l’hôtellerie ; vous y souperez avec moi, et demain matin vous continuerez votre voyage ; puisse Dieu vous le donner aussi bon que vos désirs le méritent ! »

 

Le page refusa l’invitation de la croupe, mais il accepta celle du souper à l’hôtellerie, et, dans ce moment, Sancho, dit-on, se dit à lui-même :

 

« Diable soit de mon seigneur ! est-il possible qu’un homme qui sait dire tant et de si belles choses, comme celles qu’il vient de débiter, dise avoir vu les bêtises impossibles qu’il raconte de la caverne de Montésinos ? Allons, il faut en prendre son parti. »

 

Ils arrivèrent bientôt après à l’hôtellerie, au moment où la nuit tombait, et non sans grande joie de Sancho, qui se réjouit de voir que son maître la prenait pour une hôtellerie véritable, et non pour un château, comme il en avait l’habitude.

 

À peine furent-ils entrés que don Quichotte s’informa, auprès de l’hôtelier, de l’homme aux lances et aux hallebardes. L’autre lui répondit qu’il était dans l’écurie à ranger son mulet. Le cousin et Sancho en firent autant de leurs ânes, laissant à Rossinante le haut bout et la meilleure mangeoire de l’écurie.

 

Chapitre XXV

 

Où l’on rapporte l’aventure du braiment et la gracieuse histoire du joueur de marionnettes, ainsi que les mémorables divinations du singe devin

 

 

Don Quichotte grillait, comme on dit, d’impatience d’apprendre les merveilles promises par l’homme aux armes. Il alla le chercher où l’hôtelier lui avait indiqué qu’il était, et l’ayant trouvé, il le pria de lui dire sur-le-champ ce qu’il devait lui dire plus tard, à propos des questions qui lui avaient été faites en chemin. L’homme répondit :

 

« Ce n’est pas si vite ni sur les pieds qu’il faut entendre le récit de mes merveilles. Que Votre Grâce, mon bon seigneur, me laisse d’abord achever de panser ma bête ; après quoi je vous dirai des choses qui vous étonneront.

 

– Si ce n’est que cela, reprit don Quichotte, je vais vous aider. »

 

Aussitôt il se mit à vanner l’orge et à nettoyer la mangeoire, humilité qui obligea l’homme à lui conter de bonne grâce ce qu’il lui demandait. Ils s’assirent donc côte à côte sur un banc de pierre, et l’homme aux hallebardes, ayant pour sénat et pour auditoire le cousin, le page, Sancho Panza et l’hôtelier, commença de la sorte :

 

« Il faut que vous sachiez, seigneurs, que, dans un village qui est à quatre lieues et demie de cette hôtellerie, il arriva qu’un regidor[158] du pays, par la faute ou la malice de sa servante, ce qui serait trop long à conter, perdit un âne, et, quelques diligences que fît ce regidor pour retrouver l’animal, il n’en put venir à bout. Quinze jours étaient déjà passés, selon le bruit public, depuis que l’âne avait quitté la maison, lorsque, étant sur la place, le regidor perdant vit venir à lui un autre regidor du même village. « Donnez-moi mes étrennes[159], compère, dit celui-ci, votre âne est retrouvé. – Très-volontiers, compère, répondit l’autre, et je vous les promets bonnes ; mais sachons d’abord où l’âne a reparu. – Dans le bois de la montagne, reprit le trouveur ; je l’ai vu ce matin, sans bât, sans harnais, et si maigre que c’était une pitié de le voir. J’ai voulu le chasser devant moi et vous le ramener ; mais il est déjà si sauvage et si fuyard, que, dès que j’ai voulu l’approcher, il s’est sauvé en courant dans le plus épais du bois. S’il vous plaît que nous retournions le chercher ensemble, laissez-moi mettre cette bourrique à la maison, et je reviens tout de suite. – Vous me ferez grand plaisir, répondit le maître de l’âne, et je tâcherai de vous rendre ce service en même monnaie. » C’est avec toutes ces circonstances et de la même manière que je vous conte l’histoire, que la racontent tous ceux qui sont au fait de la vérité. Finalement, les deux regidors, à pied et bras dessus bras dessous, s’en allèrent au bois ; mais quand ils furent arrivés à l’endroit où ils pensaient trouver l’âne, ils ne le trouvèrent pas, et, quelque soin qu’ils missent à le chercher, ils ne purent le découvrir dans tous les environs. Voyant que l’animal ne paraissait point, le regidor qui l’avait vu dit à l’autre : « Écoutez, compère, je viens d’imaginer une ruse au moyen de laquelle nous finirons par découvrir la bête, fût-elle cachée, non dans les entrailles du bois, mais dans celles de la terre. Je sais braire à merveille, et, si vous avez aussi quelque peu de ce talent, tenez l’affaire pour conclue. – Quelque peu, dites-vous, compère, reprit l’autre. Oh ! pardieu, j’espère bien que personne n’aurait à m’en revendre, pas même les ânes en chair et en os. – C’est ce que nous allons voir, répondit le second regidor ; car j’ai résolu que vous alliez d’un côté de la montagne et moi de l’autre, de façon que nous en fassions le tour, et que nous la parcourions en tous sens. De temps en temps, vous brairez, vous, et je brairai aussi, moi, et il n’est pas possible que l’âne ne nous entende et ne nous réponde, s’il est encore dans le bois de la montagne. – En vérité, compère, s’écria le maître de l’âne, la ruse est excellente et digne de votre grand génie. » Aussitôt ils se séparèrent, et, suivant la convention, chacun prit de son côté ; mais, presque en même temps, ils se mirent tous deux à braire, et, trompés chacun par le cri de l’autre, ils accoururent se chercher, croyant avoir trouvé l’âne. Quand le perdant vit son compère : « Est-il possible, s’écria-t-il, que ce ne soit pas mon âne que j’ai entendu braire ? – Non, ce n’est que moi, répondit l’autre. – Eh bien, compère, reprit le premier, j’affirme que de vous à un âne il n’y a aucune différence, quant à ce qui est de braire, car de ma vie je n’avais vu ni entendu chose plus semblable et plus parfaite. – Sans vous flatter, répondit l’inventeur de la ruse, ces louanges vous appartiennent plus qu’à moi, compère. Par le Dieu qui m’a créé, vous pourriez céder deux points au plus habile brayeur du monde. Le son que vous donnez est haut et fort, les notes aiguës viennent bien en mesure, les suspensions sont nombreuses et précipitées ; enfin je me tiens pour vaincu, et vous rends la palme en ce rare talent d’agrément. – Eh bien ! répliqua le maître de l’âne, je m’estimerai désormais davantage, et je croirai savoir quelque chose, puisque j’ai quelque talent ; mais, en vérité, quoique je crusse fort bien braire, je n’avais jamais imaginé que ce fût avec la perfection que vous dites. – J’ajoute encore, reprit le second, qu’il y a de rares talents perdus dans le monde, et qui sont mal employés chez ceux qui ne savent pas s’en servir. – Quant aux nôtres, répondit le maître de l’âne, ils ne peuvent guère servir que dans les occasions comme celle qui nous occupe ; encore plaise à Dieu qu’ils nous y soient de quelque utilité. » Cela dit, ils se séparèrent de nouveau et se remirent à braire ; mais à chaque pas ils se trompaient mutuellement et venaient se rejoindre, jusqu’à ce qu’ils convinrent, pour reconnaître que c’étaient eux et non l’âne, de braire deux fois coup sur coup. Après cela, et redoublant sans cesse les braiments, ils parcoururent toute la montagne sans que l’âne perdu répondît, même par signes. Mais comment aurait-il pu répondre, l’infortuné, puisqu’ils le trouvèrent au plus profond du bois, mangé par les loups ! Quand son maître le vit : « Je m’étonnais, s’écria-t-il, qu’il n’eût pas répondu ; car, à moins d’être mort, il n’aurait pas manqué de braire en nous entendant, ou bien ce n’eût pas été un âne. Mais, pour vous avoir entendu braire avec tant de grâce, compère, je tiens pour bien employée la peine que j’ai prise à le chercher, quoique je l’aie trouvé mort. – Nous sommes à deux de jeu, compère, répondit l’autre ; car si le curé chante bien, aussi bien fait l’enfant de chœur. » Après cela, ils s’en revinrent tristes et enroués au village, où ils contèrent à leurs voisins, amis et connaissances, tout ce qui leur était arrivé à la recherche de l’âne, chacun d’eux vantant à l’envi la grâce qu’avait l’autre à braire. Tout cela se sut et se répandit dans les villages circonvoisins. Or, le diable, qui ne dort jamais, aime tellement à semer des pailles en l’air, à souffler partout la discorde et les querelles, qu’il s’est avisé de faire que les gens des autres villages, quand ils voient quelqu’un du nôtre, se mettent à braire comme pour lui jeter au nez le braiment de nos regidors. Les polissons s’en sont mêlés, ce qui est pire que si tous les démons de l’enfer se fussent donné le mot, et le braiment s’est enfin si bien répandu d’un village à l’autre, que les habitants de celui du braiment sont connus et distingués partout comme les nègres parmi les blancs. Les malheureuses suites de cette plaisanterie sont allées si loin, que maintes fois les raillés sont sortis contre les railleurs, à main armée et bataillons formés, pour leur livrer bataille, sans que rien puisse en empêcher, ni crainte, ni honte, ni roi, ni justice. Je crois que, demain ou après-demain, les gens de mon village, qui est celui du braiment, doivent se mettre en campagne contre un autre pays, à deux lieues du nôtre, et l’un de ceux qui nous persécutent le plus. C’est pour les armer convenablement que je viens d’acheter ces lances et ces hallebardes. Voilà les merveilles que j’avais à vous raconter ; si elles ne vous ont point paru telles, je n’en sais pas d’autres. »

 

Et le bonhomme finit de la sorte son récit.

 

En cet instant parut à la porte de l’hôtellerie un homme tout habillé de peau de chamois, bas, chausses et pourpoint.

 

« Seigneur hôte, dit-il à haute voix, y a-t-il place au logis ? voici venir le singe devin, et le spectacle de la délivrance de Mélisandre.

 

– Mort de ma vie ! s’écria l’hôtelier, puisque voici le seigneur maître Pierre, nous sommes sûrs d’une bonne soirée. »

 

J’avais oublié de dire que ce maître Pierre avait l’œil gauche et presque la moitié de la joue cachés sous un emplâtre de taffetas vert, ce qui indiquait que tout ce côté de la figure était malade.

 

« Soyez le bienvenu, seigneur maître Pierre, continua l’hôtelier. Mais où sont donc le singe et le théâtre ? je ne les vois pas.

 

– Ils seront bientôt ici, répondit l’homme de chamois ; j’ai seulement pris les devants pour savoir s’il y aurait place.

 

– Je l’ôterais au duc d’Albe en personne, répondit l’hôtelier, pour la donner à maître Pierre. Amenez les tréteaux et le singe ; il y a cette nuit des gens dans l’hôtellerie qui payeront pour la vue des uns et pour les talents de l’autre.

 

– À la bonne heure, répliqua l’homme à l’emplâtre ; je baisserai les prix, et pourvu que j’y trouve mon écot, je me tiendrai pour bien payé. Mais je vais faire marcher plus vite la charrette où viennent le singe et le théâtre. »

 

Cela dit, il sortit de l’hôtellerie. Don Quichotte demanda aussitôt à l’hôtelier qui était ce maître Pierre, quel théâtre et quel singe il menait avec lui.

 

« C’est, répondit l’hôtelier, un fameux joueur de marionnettes, qui se promène depuis quelque temps dans cette partie de la Manche aragonaise, montrant un spectacle de Mélisandre délivrée par le fameux don Gaïferos, qui est bien l’une des meilleures histoires et des mieux représentées qui se soient vues depuis longues années dans ce coin du royaume. Il mène aussi un singe de la plus rare habileté qu’on ait vue parmi les singes et qu’on ait imaginée parmi les hommes. Si on lui fait une question, il écoute attentivement ce qu’on lui demande, saute aussitôt sur l’épaule de son maître, et, s’approchant de son oreille, il lui fait la réponse à la question, laquelle réponse maître Pierre répète sur-le-champ tout haut. Il parle beaucoup plus des choses passées que des choses à venir, et, bien qu’il ne rencontre pas juste à tout coup, le plus souvent il ne se trompe pas, de façon qu’il nous fait croire qu’il a le diable dans le corps. On paye deux réaux par question, si le singe répond… je veux dire si son maître répond pour lui, après qu’il lui a parlé à l’oreille. Aussi croit-on que ce maître Pierre est fort riche. C’est un galant homme, comme on dit en Italie, un bon compagnon qui se donne la meilleure vie du monde. Il parle plus que six, boit plus que douze, et tout cela aux dépens de sa langue, de son singe et de son théâtre. »

 

En ce moment maître Pierre revint, conduisant sur une charrette les tréteaux et le singe, qui était grand et sans queue, avec les fesses de feutre, mais non de méchante mine. À peine don Quichotte l’eut-il vu, qu’il demanda :

 

« Dites-moi, seigneur devin, quel pesce pigliamo[160] ? qu’arrivera-t-il de nous ? Tenez, voilà mes deux réaux. »

 

Et il ordonna à Sancho de les donner à maître Pierre. Celui-ci répondit pour le singe :

 

« Seigneur, dit-il, cet animal ne répond pas et ne donne aucune nouvelle des choses à venir ; des choses passées, il en sait quelque peu, et des présentes à l’avenant.

 

– Par la jarni, s’écria Sancho, si je donnais une obole pour qu’on me dît ce qui m’est arrivé ! car, qui peut le savoir mieux que moi ? et payer pour qu’on me dît ce que je sais, ce serait une grande bêtise. Mais puisqu’il sait les choses présentes, voici mes deux réaux, et dites-moi, seigneur singissime, qu’est-ce que fait en ce moment ma femme Thérèse Panza ? à quoi s’occupe-t-elle ? »

 

Maître Pierre ne voulut pas prendre l’argent. « Je ne fais pas payer à l’avance, dit-il, et ne reçois le prix qu’après le service ; » puis il frappa de la main droite deux coups sur son épaule gauche. Le singe y sauta d’un seul bond, et approchant la bouche de l’oreille de son maître, il se mit à claquer des dents avec beaucoup de rapidité. Quand il eut fait cette grimace pendant la durée d’un credo, d’un autre bond il sauta par terre. Alors maître Pierre accourut s’agenouiller devant don Quichotte, et, lui prenant les jambes dans ses bras :

 

« J’embrasse ces jambes, s’écria-t-il, comme si j’embrassais les deux colonnes d’Hercule, ô ressusciteur insigne de l’oubliée chevalerie errante ! ô jamais dignement loué chevalier don Quichotte de la Manche, appui des faibles, soutien de ceux qui tombent, bras de ceux qui sont tombés, consolation de tous les malheureux ! »

 

Don Quichotte resta stupéfait, Sancho ébahi, le cousin frappé d’admiration et le page de frayeur, l’hôtelier immobile, l’homme au braiment bouche béante, et finalement, les cheveux dressèrent sur la tête à tous ceux qui avaient entendu parler le joueur de marionnettes. Celui-ci continua sans se troubler :

 

« Et toi, ô bon Sancho Panza, le meilleur écuyer du meilleur chevalier de ce monde, réjouis-toi ; ta bonne femme Thérèse se porte bien et s’occupe à l’heure qu’il est à peigner une livre de chanvre, à telles enseignes qu’à son côté gauche est un pot égueulé qui tient une bonne pinte de vin, avec lequel elle se délasse, et qui lui fait compagnie dans sa besogne.

 

– Oh ! pour cela, je le crois bien, répondit Sancho ; car c’est une vraie bienheureuse, et, si elle n’était pas jalouse, je ne la troquerais pas pour la géante Andandona, qui fut, suivant mon seigneur, une femme très-entendue, très-bonne ménagère ; et ma Thérèse est de celles qui ne se laissent manquer de rien, bien qu’aux dépens de leurs héritiers.

 

– Maintenant je répète, s’écria don Quichotte, que celui qui lit et voyage beaucoup apprend et voit beaucoup. Comment, en effet, serait-on parvenu jamais à me persuader qu’il y a dans le monde des singes qui devinent, ainsi que je viens de le voir avec mes propres yeux ? car je suis bien ce même don Quichotte de la Manche que ce bon animal vient de nommer, sauf toutefois qu’il s’est un peu trop étendu sur mes louanges. Mais, tel que je suis, je rends grâce au ciel qui m’a doué d’un caractère doux et compatissant, toujours porté à faire bien à tous et mal à personne.

 

– Si j’avais de l’argent, dit le page, je demanderais au seigneur singe ce qui doit m’arriver dans le voyage que j’entreprends.

 

– J’ai dit, répliqua maître Pierre, qui venait de se relever et de quitter les pieds de don Quichotte, que cette bête ne répond point sur les choses à venir. Si elle y répondait, il importerait peu que vous n’eussiez pas d’argent ; car, pour le service du seigneur don Quichotte, ici présent, j’oublierais tous les intérêts du monde. Et maintenant, pour lui faire plaisir et m’acquitter envers lui, je veux monter mon théâtre et divertir gratis tous ceux qui se trouvent dans l’hôtellerie. »

 

À ces mots, l’hôtelier, ne se sentant pas de joie, indiqua la place où l’on pourrait commodément élever le théâtre, ce qui fut fait en un instant.

 

Don Quichotte n’était pas fort satisfait des divinations du singe, car il lui semblait hors de croyance qu’un singe devinât ni les choses futures, ni les choses passées. Aussi, tandis que maître Pierre ajustait les pièces de son théâtre, il se retira avec Sancho dans un coin de l’écurie, où, sans pouvoir être entendu de personne, il lui dit :

 

« Écoute, Sancho, j’ai bien mûrement considéré l’étrange talent de ce singe, et je m’imagine que ce maître Pierre, son maître, aura sans doute fait quelque pacte exprès ou tacite avec le diable.

 

– Si la pâte est épaisse et faite par le diable, dit Sancho, cela fera, je suppose, un pain fort sale. Mais quel profit peut trouver maître Pierre à manier ces pâtes ?

 

– Tu ne m’as pas compris, Sancho, reprit don Quichotte ; je veux dire que maître Pierre doit avoir fait quelque arrangement avec le démon, pour que celui-ci mette ce talent dans le corps du singe, qui lui fera gagner sa vie ; et, quand il sera riche, il livrera en échange son âme au démon, chose que vise et poursuit toujours cet universel ennemi du genre humain. Ce qui me fait croire cela, c’est de voir que le singe ne répond qu’aux choses passées ou présentes, et la science du diable, en effet, ne s’étend pas plus loin. Les choses à venir, il ne les sait pas, si ce n’est par conjecture, et fort rarement encore ; à Dieu seul est réservée la connaissance des temps ; pour lui il n’y a ni passé ni futur, tout est présent. S’il en est ainsi, il est clair que ce singe ne parle qu’avec l’aide du diable, et je suis étonné qu’on ne l’ait pas traduit déjà devant le saint-office, pour l’examiner et tirer à clair en vertu de quel pouvoir il devine les choses. Je suis en effet certain que ce singe n’est point astrologue, et que ni lui ni son maître ne savent ce qu’on appelle dresser ces figures judiciaires[161] si à la mode maintenant en Espagne, qu’il n’y a pas une femmelette, pas un petit page, pas un savetier, qui ne se pique de savoir dresser une figure, comme s’il s’agissait de relever une carte tombée par terre, compromettant ainsi par leur ignorance et leurs mensonges la merveilleuse vérité de la science[162]. Je connais une dame qui demanda à l’un de ces tireurs d’horoscope si une petite chienne de manchon qu’elle avait deviendrait pleine, si elle mettrait bas, en quel nombre et de quelle couleur seraient ses petits. Le seigneur astrologue, après avoir dressé sa figure, répondit que la bichonne deviendrait pleine, et qu’elle mettrait bas trois petits chiens, l’un vert, l’autre rouge, et le troisième bariolé, pourvu que la bête conçût entre onze et douze heures de la nuit ou du jour, et que ce fût le lundi ou le samedi. Ce qui arriva, c’est qu’au bout de deux jours la chienne mourut d’indigestion, et le seigneur dresseur de figures demeura fort en crédit dans l’endroit en qualité d’astrologue, comme le sont presque tous ces gens-là.

 

– Cependant, reprit Sancho, je voudrais que Votre Grâce priât maître Pierre de demander à son singe si ce qui vous est arrivé dans la caverne de Montésinos est bien vrai ; car il m’est avis, soit dit sans vous offenser, que tout cela ne fut que mensonge et hâblerie, ou du moins choses purement rêvées.

 

– Tout est possible, répondit don Quichotte ; mais je ferai ce que tu me conseilles, bien qu’il doive m’en rester je ne sais quel scrupule. »

 

Ils en étaient là, quand maître Pierre vint chercher don Quichotte pour lui dire que son théâtre était monté, et prier Sa Grâce de venir le voir, car c’était une chose digne d’être vue. Don Quichotte lui communiqua sa pensée, et le pria de demander sur-le-champ à son singe si certaines choses qui lui étaient arrivées dans la caverne de Montésinos étaient rêvées ou véritables, parce qu’il lui semblait qu’elles tenaient du songe et de la réalité. Maître Pierre, sans répondre un mot, alla chercher son singe, et, se plaçant devant don Quichotte et Sancho :

 

« Attention, seigneur singe ! dit-il ; ce gentilhomme veut savoir si certaines choses qui lui sont arrivées dans une caverne appelée de Montésinos sont fausses ou vraies. »

 

Puis il lui donna le signal ordinaire, et, le singe ayant sauté sur son épaule gauche et fait mine de lui parler à l’oreille, maître Pierre dit aussitôt :

 

« Le singe dit que les choses que Votre Grâce a vues ou faites dans la caverne sont en partie fausses, en partie vraisemblables. Voilà tout ce qu’il sait, et rien de plus, à propos de cette question. Mais si Votre Grâce veut en savoir davantage, vendredi prochain il répondra à tout ce qui lui sera demandé. Quant à présent, il a perdu sa vertu divinatoire, et il ne la trouvera plus que vendredi.

 

– Ne le disais-je pas, s’écria Sancho, que je ne pouvais m’imaginer que tout ce que Votre Grâce, mon seigneur, a conté des événements de la caverne fût vrai, pas même la moitié ?

 

– L’avenir le dira, Sancho, répondit don Quichotte ; car le temps, découvreur de toutes choses, n’en laisse aucune qu’il ne traîne à la lumière du soleil, fût-elle cachée dans les profondeurs de la terre. Mais c’est assez ; allons voir le théâtre du bon maître Pierre, car je m’imagine qu’il doit offrir quelque curiosité.

 

– Comment donc ? quelque curiosité ! répliqua maître Pierre ; plus de soixante mille en renferme ce mien théâtre. Je le dis à Votre Grâce, mon seigneur don Quichotte, c’est une des choses les plus dignes d’être vues que le monde possède aujourd’hui, et operibus credite, non verbis. Allons ! la main à la besogne ! il se fait tard, et nous avons beaucoup à faire, beaucoup à dire et beaucoup à montrer. »

 

Don Quichotte et Sancho, obéissant à l’invitation, gagnèrent l’endroit où le théâtre de marionnettes était déjà dressé et découvert, garni d’une infinité de petits cierges allumés qui le rendaient pompeux et resplendissant. Dès que maître Pierre fut arrivé, il alla se cacher derrière les tréteaux, car c’est lui qui faisait jouer les figures de la mécanique, et dehors vint se placer un petit garçon, valet de maître Pierre, pour servir d’interprète et expliquer les mystères de la représentation. Celui-ci tenait à la main une baguette, avec laquelle il désignait les figures qui paraissaient sur la scène. Quand donc tous les gens qui se trouvaient dans l’hôtellerie se furent placés en face du théâtre, bon nombre sur leurs pieds, et quand don Quichotte, Sancho, le page et le cousin se furent arrangés dans les meilleures places, le trucheman[163] commença à dire ce qu’entendra ou lira celui qui voudra entendre ou lire le chapitre suivant.

 

Chapitre XXVI

 

Où se continue la gracieuse aventure du joueur de marionnettes, avec d’autres choses fort bonnes en vérité

 

 

Tous se turent, Tyriens et Troyens.[164] Je veux dire, tous les gens qui avaient les yeux fixés sur le théâtre étaient, comme on dit, pendus à la bouche de l’explicateur de ses merveilles, quand on entendit tout à coup derrière la scène battre des timbales, sonner des trompettes et jouer de l’artillerie, dont le bruit fut bientôt passé. Alors le petit garçon éleva sa voix grêle, et dit :

 

« Cette histoire véritable, qu’on représente ici devant Vos Grâces, est tirée mot pour mot des chroniques françaises et des romances espagnols qui passent de bouche en bouche et que répètent les enfants au milieu des rues. Elle traite de la liberté que rendit le seigneur don Gaïferos à son épouse Mélisandre, qui était captive en Espagne, au pouvoir des Mores, dans la ville de Sansuena ; ainsi s’appelait alors celle qui s’appelle aujourd’hui Saragosse. Voyez maintenant ici comment don Gaïferos est à jouer au trictrac, suivant ce que dit la chanson : « Au trictrac joue don Gaïferos, oubliant déjà Mélisandre.[165] » Ce personnage qui paraît par là, avec la couronne sur la tête et le sceptre à la main, c’est l’empereur Charlemagne, père putatif de cette Mélisandre, lequel, fort courroucé de voir la négligence et l’oisiveté de son gendre, vient lui en faire des reproches. Remarquez avec quelle véhémence et quelle vivacité il le gronde ; on dirait qu’il veut lui donner avec son sceptre une demi-douzaine de horions ; il y a même des auteurs qui rapportent qu’il les lui donna, et bien appliqués. Et, après lui avoir dit toutes sortes de choses au sujet du péril que courait son honneur s’il n’essayait de délivrer son épouse, il lui dit, dit-on : « Je vous en ai dit assez, prenez-y garde.[166] » Maintenant, voyez comment l’empereur tourne le dos et laisse don Gaïferos tout dépité, et comment celui-ci, bouillant de colère, renverse la table et le trictrac, demande ses armes en toute hâte, et prie don Roland, son cousin, de lui prêter sa bonne épée Durandal. Roland ne veut pas la lui prêter, et s’offre à lui tenir compagnie dans la difficile entreprise où il se jette ; mais le vaillant et courroucé Gaïferos ne veut point accepter son offre ; au contraire, il dit que seul il est capable de délivrer sa femme, fût-elle enfouie au centre des profondeurs de la terre ; et là-dessus, il va revêtir ses armes pour se mettre en route sur-le-champ.

 

« Maintenant, que Vos Grâces tournent les yeux du côté de cette tour qui paraît là-bas. On suppose que c’est une des tours de l’alcazar de Saragosse, qui s’appelle aujourd’hui l’Aljaféria. Cette dame qui se montre à ce balcon, habillée à la moresque, est la sans pareille Mélisandre, laquelle venait mainte et mainte fois regarder par là le chemin de France, et, tournant l’imagination vers Paris et son époux, se consolait ainsi de son esclavage. À présent, vous allez voir arriver une nouvelle aventure, que vous n’avez peut-être jamais vue arriver. Ne voyez-vous pas ce More qui, silencieux et le doigt sur la bouche, s’avance à pas de loup derrière Mélisandre ? Eh bien ! voyez comment il lui donne un baiser sur le beau milieu des lèvres, et comment elle se dépêche de cracher et de les essuyer avec la manche de sa blanche chemise ; comment elle se lamente, et de désespoir s’arrache ses beaux cheveux, comme s’ils avaient à se reprocher la faute du maléfice. Voyez aussi comment ce grave personnage à turban, qui se promène dans ces corridors, est le roi Marsilio de Sansueña[167], lequel a vu l’insolence du More, et bien que ce More soit un de ses parents et son grand favori, il ordonne aussitôt qu’on l’arrête, et qu’on lui donne deux cents coups de fouet en le conduisant par les rues de la ville, avec le crieur devant et les alguazils derrière. Voyez par ici comment on sort pour exécuter la sentence, bien que la faute ait à peine été mise à exécution ; car, parmi les Mores, il n’y a point de confrontation de parties, de témoignages et d’appel, comme parmi nous.

 

– Enfant, enfant, s’écria don Quichotte à cet endroit, suivez votre histoire en ligne droite, et ne vous égarez pas dans les courbes et les transversales ; pour tirer au clair une vérité, il faut bien des preuves et des contre-preuves. »

 

Alors maître Pierre ajouta du dedans :

 

« Petit garçon, ne te mêle point de ce qui ne te regarde pas ; mais fais ce que te commande ce bon seigneur ; ce sera le plus prudent de beaucoup ; et commence à chanter en plain-chant, sans te mettre dans le contre-point, car le fil casse par le plus menu.

 

– Je ferai comme vous dites », répondit le jeune garçon ; et il continua de la sorte :

 

« Cette figure qui paraît à cheval de ce côté, enveloppée d’un grand manteau gascon, est celle de don Gaïferos lui-même, qu’attendait son épouse, laquelle, déjà vengée de l’audace du More amoureux, s’est remise avec un visage plus serein au balcon de la tour. Elle parle à son époux, croyant que c’est quelque voyageur, et lui tient tous les propos de ce romance, qui dit : « Chevalier, si vous allez en France, informez-vous de Gaïferos » et je n’en cite rien de plus, parce que c’est de la prolixité que s’engendre l’ennui. Il suffit de voir comment don Gaïferos se découvre, et, par les transports de joie auxquels se livre Mélisandre, elle nous fait comprendre qu’elle l’a reconnu, surtout maintenant que nous la voyons se glisser du balcon pour se mettre en croupe sur le cheval de son époux. Mais, ô l’infortunée ! voilà que le pan de sa jupe s’est accroché à l’un des fers du balcon, et la voilà suspendue en l’air sans pouvoir atteindre le sol. Mais voyez comment le ciel miséricordieux nous envoie son secours dans les plus pressants besoins ! Don Gaïferos s’approche, et, sans s’occuper s’il déchirera le riche jupon, il la prend, la tire, et la fait descendre par force à terre ; puis, d’un tour de main, il la pose sur la croupe de son cheval, jambe de ci, jambe de là, comme un homme, et lui recommande de le tenir fortement pour ne pas tomber, en lui passant les bras derrière le dos, de manière à les croiser sur sa poitrine, car madame Mélisandre n’était pas fort habituée à semblable façon de cavalcader. Voyez aussi comment le cheval témoigne par ses hennissements qu’il est ravi d’avoir sur le dos la charge de vaillance et de beauté qu’il porte en son maître et en sa maîtresse. Voyez comment ils tournent bride pour s’éloigner de la ville, et avec quelle joie empressée ils prennent la route de Paris. Allez en paix, ô paire sans pair de véritables amants ! arrivez sains et saufs dans votre patrie bien-aimée, sans que la fortune mette aucun obstacle à votre heureux voyage ! Que les yeux de vos amis et de vos parents vous voient jouir, dans la paix du bonheur, des jours, longs comme ceux de Nestor, qui vous restent à vivre ! »

 

En cet endroit, maître Pierre éleva de nouveau la voix :

 

« Terre à terre, mon garçon, dit-il, ne te perds pas dans les nues ; toute affectation est vicieuse. »

 

L’interprète continua sans rien répondre :

 

« Il ne manqua pas d’yeux oisifs, car il y en a pour tout voir, qui virent la descente et la montée de Mélisandre, et qui en donnèrent connaissance au roi Marsilio, lequel ordonna sur-le-champ de battre la générale. Voyez avec quel empressement on obéit, et comment toute la ville semble s’écrouler sous le bruit des cloches qui sonnent dans toutes les tours des mosquées.

 

– Oh ! pour cela non, s’écria don Quichotte ; quant aux cloches, maître Pierre se trompe lourdement, car chez les Mores on ne fait pas usage de cloches, mais de timbales, et d’une espèce de dulzaïna qui ressemble beaucoup à nos clairons.[168] Faire sonner les cloches à Sansueña, c’est à coup sûr une grande étourderie. »

 

Maître Pierre, entendant cela, cessa de sonner et dit :

 

« Que Votre Grâce, seigneur don Quichotte, ne fasse point attention à ces enfantillages, et n’exige pas qu’on mène les choses si bien par le bout du fil, qu’on ne puisse le trouver. Est-ce qu’on ne représente point ici mille comédies pleines de sottises et d’extravagances, qui fournissent pourtant une heureuse carrière, et sont écoutées avec applaudissements, avec admiration, avec transports ? Continue, petit garçon, et laisse dire ; pourvu que je remplisse ma poche, que m’importe de représenter plus de sottises que le soleil n’a d’atomes ?

 

– Il a pardieu raison », répliqua don Quichotte ; et l’enfant continua :

 

« Voyez maintenant quelle nombreuse et brillante cavalerie sort de la ville à la poursuite des deux catholiques amants. Voyez combien de trompettes sonnent, combien de dulzaïnas frappent l’air, combien de timbales et de tambours résonnent. J’ai grand’peur qu’on ne les rattrape, et qu’on ne les ramène attachés à la queue de leur propre cheval, ce qui serait un spectacle horrible. »

 

Quand don Quichotte vit toute cette cohue de Mores et entendit tout ce tapage de fanfares, il lui sembla qu’il ferait bien de prêter secours à ceux qui fuyaient. Il se leva tout debout, et s’écria d’une voix de tonnerre :

 

« Je ne permettrai jamais que, de ma vie et en ma présence, on joue un mauvais tour à un aussi fameux chevalier, à un aussi hardi amoureux que don Gaïferos. Arrêtez, canaille, gens de rien, ne le suivez ni le poursuivez ; sinon je vous livre bataille. »

 

Tout en parlant, il dégaina son épée, d’un saut s’approcha du théâtre, et, avec une fureur inouïe, se mit à faire pleuvoir des coups d’estoc et de taille sur l’armée moresque des marionnettes, renversant les uns, pourfendant les autres, emportant la jambe à celui-là et la tête à celui-ci. Il déchargea, entre autres, un fendant du haut en bas si formidable, que, si maître Pierre ne se fût baissé, jeté à terre et blotti sous ses planches, il lui fendait la tête en deux, comme si elle eût été de pâte à massepains. Maître Pierre criait de toutes ses forces :

 

« Arrêtez, seigneur don Quichotte, arrêtez ! prenez garde que ceux que vous renversez, tuez et mettez en pièces, ne sont pas de véritables Mores, mais des poupées de carton ; prenez garde, pécheur que je suis ! que vous détruisez et ravagez tout mon bien. »

 

Malgré cela, don Quichotte ne cessait de faire tomber des estocades, des fendants, des revers, drus et serrés comme s’il en pleuvait. Finalement, en moins de deux Credo, il jeta le théâtre par terre, ayant mis en pièces menues tous ses décors et toutes ses figures, le roi Marsilio grièvement blessé, et l’empereur Charlemagne avec la couronne et la tête en deux morceaux. À cette vue, le sénat des spectateurs fut rempli de trouble ; le singe s’enfuit sur le toit de l’hôtellerie, le cousin s’effraya, le page eut peur, et Sancho Panza lui-même ressentit une terreur affreuse ; car, ainsi qu’il le jura après la tempête passée, jamais il n’avait vu son seigneur dans un tel accès de colère.

 

Après avoir achevé le bouleversement général du théâtre, don Quichotte se calma un peu.

 

« Je voudrais bien, dit-il, tenir maintenant devant moi tous ceux qui ne croient pas et ne veulent pas croire de quelle utilité sont dans le monde les chevaliers errants. Voyez un peu ; si je ne me fusse trouvé présent ici, que serait-il arrivé du brave don Gaïferos et de la belle Mélisandre ? à coup sûr, l’heure est déjà venue où ces chiens les auraient rattrapés et leur auraient joué quelque vilain tour. Enfin, vive la chevalerie errante par-dessus toutes les choses qui vivent sur la terre !

 

– Qu’elle vive, à la bonne heure, dit en ce moment d’une voix dolente maître Pierre, qu’elle vive et que je meure, moi, puisque je suis malheureux à ce point, que je puis dire comme le roi don Rodéric : « Hier j’étais seigneur de l’Espagne, et aujourd’hui je n’ai pas un créneau que je puisse dire à moi.[169] » Il n’y a pas une demi-heure, pas cinq minutes, que je me suis vu seigneur de rois et d’empereurs, avec mes écuries pleines de chevaux en nombre infini, et mes coffres pleins d’innombrables parures. Maintenant me voilà désolé, abattu, pauvre et mendiant ; et surtout sans mon singe, car, avant que je le rattrape, il me faudra suer jusqu’aux dents. Et tout cela, par la furie inconsidérée de ce seigneur chevalier, duquel on dit qu’il secourt les pupilles, qu’il redresse les torts, et fait d’autres bonnes œuvres. C’est pour moi seul que sa généreuse intention est venue à manquer ; bénis et loués soient les cieux dans leurs plus hautes demeures ! Enfin, c’était le chevalier de la Triste-Figure qui devait défigurer les miennes. »

 

Sancho se sentit attendrir par les propos de maître Pierre.

 

« Ne pleure pas, maître Pierre, lui dit-il, ne te lamente pas ; tu me fends le cœur ; et sache que mon seigneur don Quichotte est si bon catholique, si scrupuleux chrétien, que, pour peu qu’il s’aperçoive qu’il t’a fait quelque tort, il saura et voudra te le payer au double.

 

– Que le seigneur don Quichotte, répondit maître Pierre, me paye seulement une partie des figures qu’il m’a défigurées, et je serai content, et Sa Grâce mettra sa conscience en repos ; car il n’y a point de salut pour celui qui retient le bien d’autrui contre la volonté de son possesseur, et ne veut pas le lui restituer.

 

– Cela est vrai, dit alors don Quichotte ; mais jusqu’à présent je ne sais pas avoir rien à vous, maître Pierre.

 

– Comment non ! s’écria maître Pierre ; et ces restes, ces débris gisant sur le sol dur et stérile, qui les a éparpillés et réduits au néant, si ce n’est la force invincible de ce bras formidable ? à qui étaient leurs corps, si ce n’est à moi ? avec quoi gagnais-je ma vie, si ce n’est avec eux ?

 

– À présent je finis par croire, s’écria don Quichotte, ce que j’ai déjà cru bien des fois, que ces enchanteurs qui me poursuivent ne font autre chose que me mettre devant les yeux les figures telles qu’elles sont, pour me les changer et transformer ensuite en celles qu’il leur plaît. Je vous assure, vous tous seigneurs qui m’écoutez, qu’il m’a semblé réellement, et en toute vérité, que ce qui se passait là se passait au pied de la lettre, que Mélisandre était Mélisandre, don Gaïferos, don Gaïferos, Marsilio, Marsilio, et Charlemagne, Charlemagne. C’est pour cela que la colère m’est montée à la tête, et, pour remplir les devoirs de ma profession de chevalier errant, j’ai voulu donner aide et faveur à ceux qui fuyaient. C’est dans cette bonne intention que j’ai fait ce que vous avez vu. Si la chose a tourné tout au rebours, ce n’est pas ma faute, mais celle des méchants qui me persécutent. Au reste, quoi qu’il en soit de ma faute, et bien qu’elle n’ait pas procédé de malice, je veux moi-même me condamner aux dépens. Que maître Pierre voie ce qu’il veut demander pour les figures détruites ; je m’offre à lui en payer le prix en bonne monnaie courante de Castille. »

 

Maître Pierre s’inclina profondément.

 

« Je n’attendais pas moins, dit-il, de l’inouïe charité chrétienne du valeureux don Quichotte de la Manche, véritable défenseur et soutien de tous les nécessiteux vagabonds. Voici le seigneur hôtelier et le grand Sancho, qui seront médiateurs et jurés priseurs entre Votre Grâce et moi, pour décider ce que valent ou pouvaient valoir les figures anéanties. »

 

L’hôtelier et Sancho dirent qu’ils acceptaient. Aussitôt maître Pierre ramassa par terre le roi Marsilio avec la tête de moins, et dit :

 

« Vous voyez combien il est impossible de rendre à ce roi son premier être. Il me semble donc, sauf meilleur avis des juges, qu’il faut me donner pour sa mort, fin et trépas, quatre réaux et demi.

 

– Accordé, dit don Quichotte ; continuez.

 

– Pour cette ouverture de haut en bas, poursuivit maître Pierre prenant à la main les deux moitiés de l’empereur Charlemagne, il ne sera pas exorbitant de demander cinq réaux et un quart.

 

– Ce n’est pas peu, dit Sancho.

 

– Ni beaucoup, répliqua l’hôtelier ; mais prenons un moyen terme, et accordons-lui cinq réaux.

 

– Qu’on lui donne les cinq réaux et le quart, s’écria don Quichotte ; ce n’est pas à un quart de réal de plus ou de moins qu’il faut évaluer le montant de cette notable disgrâce. Mais que maître Pierre se dépêche un peu, car voici l’heure du souper, et je me sens quelques frissons d’appétit.

 

– Pour cette figure, dit maître Pierre, sans nez et avec un œil de moins, qui est celle de la belle Mélisandre, je demande, sans surfaire, deux réaux et douze maravédis.

 

– Holà ! s’écria don Quichotte ; ce serait bien le diable si Mélisandre n’était pas avec son époux tout au moins à la frontière de France, car le cheval qu’ils montaient m’avait plus l’air de voler que de courir. Il ne s’agit donc pas de me vendre un chat pour un lièvre, en me présentant ici Mélisandre borgne et camuse, tandis qu’elle est maintenant en France à se divertir avec son époux entre deux draps. Que Dieu laisse à chacun le sien, seigneur maître Pierre, et cheminons tous de pied ferme et d’intention droite. Vous pouvez continuer. »

 

Maître Pierre, qui vit que don Quichotte gauchissait et retournait à son premier thème, ne voulut pas le laisser échapper.

 

« Cette figure, en effet, dit-il, ne doit pas être Mélisandre, mais quelqu’une des femmes qui la servaient. Ainsi, avec soixante maravédis[170] qu’on me donnera pour elle, je serai content et bien payé. »

 

Il continua de la même manière à fixer, pour toutes les figures mutilées, un prix que les deux juges arbitres modérèrent ensuite à la satisfaction réciproque des parties, et dont le total monta à quarante réaux trois quarts. Sancho les déboursa sur-le-champ, et maître Pierre demanda de plus deux réaux pour la peine de reprendre le singe.

 

« Donne-les, Sancho, dit don Quichotte, non pour prendre le singe, mais pour prendre la guenon[171] ; et j’en donnerais volontiers deux cents d’étrennes à qui me dirait avec certitude que la belle doña Mélisandre et le seigneur don Gaïferos sont arrivés en France et parmi leurs proches.

 

– Personne ne pourra mieux le dire que mon singe, dit maître Pierre. Mais il n’y a point de diable qui pourrait maintenant le rattraper, j’imagine pourtant que sa tendresse et la faim le forceront à me chercher cette nuit. Dieu ramènera le jour, et nous nous verrons. »

 

Finalement la tempête passa, et tous soupèrent en paix et en bonne harmonie aux dépens de don Quichotte, qui était libéral au dernier point. L’homme aux lances et aux hallebardes s’en fut avant l’aube ; et, quand le jour fut levé, le cousin et le page vinrent prendre congé de don Quichotte, l’un pour retourner à son pays, l’autre pour suivre son chemin ; à celui-ci don Quichotte donna, pour frais de route, une douzaine de réaux. Quant à maître Pierre, il ne voulut plus rien avoir à démêler avec don Quichotte, qu’il connaissait parfaitement. Il se leva donc avant le soleil, ramassa les débris de son théâtre, reprit son singe et s’en alla chercher aussi ses aventures. L’hôtelier, qui ne connaissait point don Quichotte, n’était pas moins surpris de ses folies que de sa libéralité. Finalement Sancho le paya largement par ordre de son seigneur, et tous deux, prenant congé de lui vers les huit heures du matin, sortirent de l’hôtellerie, et se mirent en route, où nous les laisserons aller, car cela est nécessaire pour trouver le temps de conter d’autres choses relatives à l’intelligence de cette fameuse histoire.

 

Chapitre XXVII

 

Où l’on raconte qui étaient maître Pierre et son singe, ainsi que le mauvais succès qu’eut don Quichotte dans l’aventure du braiment, qu’il ne termina point comme il l’aurait voulu et comme il l’avait pensé

 

 

Cid Hamet Ben-Engéli, le chroniqueur de cette grande histoire, entre en matière dans le présent chapitre par ces paroles : Je jure comme chrétien catholique… À ce propos, son traducteur dit qu’en jurant comme chrétien catholique, tandis qu’il était More (et il l’était assurément), il n’a pas voulu dire autre chose sinon que, de même que le chrétien catholique, quand il jure, jure de dire la vérité, et la dit ou la doit dire en effet, de même il promet de la dire, comme s’il avait juré en chrétien catholique, au sujet de ce qu’il écrira de don Quichotte ; principalement pour déclarer qui étaient maître Pierre et le singe devin qui tenait tout le pays dans l’étonnement de ses divinations. Il dit donc que celui qui aura lu la première partie de cette histoire se souviendra bien de ce Ginès de Passamont, auquel, parmi d’autres galériens, don Quichotte rendit la liberté dans la Sierra-Moréna, bienfait qui fut mal reconnu et plus mal payé par ces gens de mauvaise vie et de mauvaises habitudes. Ce Ginès de Passamont, que don Quichotte appelait Ginésille de Parapilla, fut celui qui vola le grison à Sancho Panza ; et parce que, dans la première partie, on a omis, par la faute des imprimeurs, de mettre le quand et le comment, cela a donné du fil à retordre à bien des gens, qui attribuaient la faute d’impression au défaut de mémoire de l’auteur. Enfin, Ginès vola le grison tandis que Sancho dormait sur son dos, en usant de l’artifice dont se servit Brunel, quand, au siège d’Albraque, il vola le cheval à Sacripant entre ses jambes. Ensuite, Sancho le recouvra, comme on l’a conté. Or, ce Ginès, craignant d’être repris par la justice, qui le cherchait pour le châtier de ses innombrables tours de coquin (il en avait tant fait et de si curieux, qu’il avait composé lui-même un gros volume pour les raconter), résolut de passer au royaume d’Aragon, après s’être couvert l’œil gauche, en faisant le métier de joueur de marionnettes qu’il savait à merveille, aussi bien que celui de joueur de gobelets. Il arriva qu’ayant acheté ce singe à des chrétiens libérés qui revenaient de Berbérie, il lui apprit à lui sauter sur l’épaule à un certain signal, et à paraître lui marmotter quelque chose à l’oreille. Cela fait, avant d’entrer dans un village où il portait son théâtre et son singe, il s’informait dans les environs, et près de qui pouvait mieux lui répondre, des histoires particulières qui s’étaient passées dans ce pays, et des personnes à qui elles étaient arrivées. Quand il les avait bien retenues dans sa mémoire, la première chose qu’il faisait, c’était de montrer son théâtre, où il jouait, tantôt une histoire, tantôt une autre, mais qui toutes étaient divertissantes et connues. La représentation finie, il proposait les talents de son singe, disant au public qu’il devinait le passé et le présent, mais que, pour l’avenir, il ne voulait pas y mordre. Pour la réponse à chaque question, il demandait deux réaux ; mais il en donnait quelques-unes à meilleur marché, suivant qu’il avait tâté le pouls aux questionneurs. Et même, comme il descendait quelquefois dans les maisons où demeuraient des gens dont il connaissait les histoires, bien qu’on ne lui demandât rien pour ne pas le payer, il faisait signe au singe, et disait ensuite qu’il lui avait révélé telle et telle chose, qui s’ajustait avec les aventures des assistants. De cette façon il gagnait un crédit immense, et tout le monde courait après lui, D’autres fois, comme il avait tant d’esprit, il répondait de manière que les réponses se rapportassent bien aux questions, et personne ne le pressant de dire comment devinait son singe, il leur faisait la nique à tous, et remplissait son escarcelle. Dès qu’il entra dans l’hôtellerie, il reconnut don Quichotte et Sancho, et dès lors il lui fut facile de jeter dans l’admiration don Quichotte, Sancho Panza et tous ceux qui se trouvaient présents. Mais il aurait pu lui en coûter cher, si don Quichotte eût baissé un peu plus la main quand il coupa la tête au roi Marsilio et détruisit toute sa cavalerie, ainsi qu’il est rapporté au chapitre précédent. Voilà tout ce qu’il y avait à dire de maître Pierre et de son singe.

 

Revenant à don Quichotte de la Manche, l’histoire dit qu’au sortir de l’hôtellerie, il résolut de visiter les rives de l’Èbre et tous ses environs, avant de gagner la ville de Saragosse, puisqu’il avait, jusqu’à l’époque des joutes, assez de temps pour tout cela. Dans cette intention, il suivit son chemin, et marcha deux jours entiers sans qu’il lui arrivât rien de digne d’être couché par écrit. Mais le troisième jour, à la montée d’une colline, il entendit un grand bruit de tambours, de trompettes et d’arquebuses. Il pensa d’abord qu’un régiment de soldats passait de ce côté, et, pour les voir, il piqua des deux à Rossinante, et monta la colline. Quand il fut au sommet, il aperçut, au pied du revers, une troupe d’au moins deux cents hommes, armés de toutes sortes d’armes, comme qui dirait d’arbalètes, de pertuisanes, de piques, de hallebardes, avec quelques arquebuses et bon nombre de boucliers. Il descendit la côte, et s’approcha si près du bataillon, qu’il put distinctement voir les bannières, en reconnaître les couleurs, et lire les devises qu’elles portaient. Il en remarqua une principalement qui se déployait sur un étendard ou guidon de satin blanc. On y avait peint très au naturel un âne en miniature, la tête haute, la bouche ouverte et la langue dehors, dans la posture d’un âne qui brait. Autour étaient écrits en grandes lettres ces deux vers : « Ce n’est pas pour rien qu’ont brait l’un et l’autre alcalde.[172] »

 

À la vue de cet insigne, don Quichotte jugea que ces gens armés devaient appartenir au village du braiment, et il le dit à Sancho, en lui expliquant ce qui était écrit sur l’étendard. Il ajouta que l’homme qui leur avait donné connaissance de cette histoire s’était trompé en disant que c’étaient deux regidors qui avaient brait, puisque, d’après les vers de l’étendard, ç’avaient été deux alcaldes.

 

« Seigneur, répondit Sancho, il ne faut pas y regarder de si près, car il est possible que les regidors qui brayèrent alors soient devenus, avec le temps, alcaldes de leur village[173], et dès lors on peut leur donner les deux titres. D’ailleurs, qu’importe à la vérité de l’histoire que les brayeurs soient alcaldes ou regidors, pourvu qu’ils aient réellement brait ? Un alcade est aussi bon pour braire qu’un regidor.[174] »

 

Finalement, ils reconnurent et apprirent que les gens du village persiflé s’étaient mis en campagne pour combattre un autre village qui les persiflait plus que n’exigeaient la justice et le bon voisinage. Don Quichotte s’approcha d’eux, au grand déplaisir de Sancho, qui n’eut jamais un goût prononcé pour de semblables rencontres. Ceux du bataillon le reçurent au milieu d’eux, croyant que c’était quelque guerrier de leur parti. Don Quichotte, levant sa visière d’un air noble et dégagé, s’approcha jusqu’à l’étendard de l’âne, et là, les principaux chefs de l’armée l’entourèrent pour le considérer, frappés de la même surprise où tombaient tous ceux qui le voyaient pour la première fois. Don Quichotte, les voyant si attentifs à le regarder sans que personne lui parlât et lui demandât rien, voulut profiter de ce silence, et rompant celui qu’il gardait, il éleva la voix :

 

« Braves seigneurs, s’écria-t-il, je vous supplie aussi instamment que possible de ne point interrompre un raisonnement que je veux vous faire, jusqu’à ce qu’il vous ennuie et vous déplaise. Si cela arrive, au moindre signe que vous me ferez, je mettrai un sceau sur ma bouche et un bâillon à ma langue. »

 

Tous répondirent qu’il pouvait parler et qu’ils l’écouteraient de bon cœur. Avec cette permission, don Quichotte continua de la sorte :

 

« Je suis, mes bons seigneurs, chevalier errant ; mon métier est celui des armes, et ma profession celle de favoriser ceux qui ont besoin de faveur, et de secourir les nécessiteux. Il y a plusieurs jours que je connais votre disgrâce, et la cause qui vous oblige à prendre à chaque instant les armes pour tirer vengeance de vos ennemis. J’ai réfléchi dans mon entendement, non pas une, mais bien des fois, sur votre affaire, et je trouve que, d’après les lois du duel, vous êtes dans une grande erreur de vous tenir pour offensés. En effet, aucun individu ne peut offenser une commune entière, à moins de la défier toute ensemble comme coupable de trahison, parce qu’il ne sait point en particulier qui a commis la trahison pour laquelle il la défie. Nous en avons un exemple dans Diego Ordoñez de Lara, qui défia toute la ville de Zamora, parce qu’il ignorait que ce fût le seul Vellido Dolfos qui avait commis le crime de tuer son roi par trahison. Aussi les défia-t-il tous, et à tous appartenaient la réponse et la vengeance. À la vérité, le seigneur don Diego s’oublia quelque peu, et passa de fort loin les limites du défi ; car à quoi bon défier les morts, les eaux, les pains, les enfants à naître, et ces autres bagatelles qui sont rapportées dans son histoire[175] ? Mais quand la colère déborde et sort de son lit, la langue n’a plus de rives qui la retiennent, ni de frein qui l’arrête. S’il en est donc ainsi, qu’un seul individu ne peut offenser un royaume, une province, une république, une ville, une commune entière, il est clair qu’il n’y a pas de quoi se mettre en campagne pour venger une offense, puisqu’elle n’existe pas. Il ferait beau voir, vraiment, que les cazalleros[176], les auberginois[177], les baleineaux[178], les savonneurs[179], se tuassent à chaque pas avec ceux qui les appellent ainsi, et tous ceux auxquels les enfants donnent des noms et des surnoms ! Il ferait beau voir que ces cités insignes fussent toujours en courroux et en vengeance, et jouassent de l’épée pour instrument à la moindre querelle ! Non, non, que Dieu ne le veuille ni ne le permette ! Il n’y a que quatre choses pour lesquelles les républiques bien gouvernées et les hommes prudents doivent prendre les armes et tirer l’épée, exposant leurs biens et leurs personnes. La première, c’est la défense de la foi catholique ; la seconde, la défense de leur vie, qui est de droit naturel et divin ; la troisième, la défense de leur honneur, de leur famille et de leur fortune ; la quatrième, le service de leur roi dans une guerre juste ; et, si nous voulions en ajouter une cinquième, qu’on pourrait placer la seconde, c’est la défense de leur patrie. À ces cinq causes capitales, on peut en joindre quelques autres qui soient justes et raisonnables, et puissent réellement obliger à prendre les armes. Mais les prendre pour des enfantillages, pour des choses plutôt bonnes à faire rire et à passer le temps qu’à offenser personne, ce serait, en vérité, manquer de toute raison. D’ailleurs, tirer une vengeance injuste (car juste, aucune ne peut l’être), c’est aller directement contre la sainte loi que nous professons, laquelle nous commande de faire le bien à nos ennemis, et d’aimer ceux qui nous haïssent. Ce commandement paraît quelque peu difficile à remplir ; mais il ne l’est que pour ceux qui sont moins à Dieu qu’au monde, et qui sont plus de chair que d’esprit. En effet, Jésus-Christ, Dieu et homme véritable, qui n’a jamais menti et n’a pu jamais mentir, a dit, en se faisant notre législateur, que son joug était doux et sa charge légère. Il ne pouvait donc nous commander une chose qu’il fût impossible d’accomplir. Ainsi, mes bons seigneurs, Vos Grâces sont obligées, par les lois divines et humaines, à se calmer, à déposer les armes.

 

– Que le diable m’emporte, dit alors tout bas Sancho, si ce mien maître-là n’est tologien ; s’il ne l’est pas, il y ressemble comme un œuf à un autre. »

 

Don Quichotte s’arrêta un moment pour prendre haleine, et, voyant qu’on lui prêtait toujours une silencieuse attention, il voulut continuer sa harangue, ce qu’il aurait fait si Sancho n’eût jeté sa finesse d’esprit à la traverse. Voyant que son maître s’arrêtait, il lui coupa la parole et dit :

 

« Monseigneur don Quichotte de la Manche, qui s’appela dans un temps le chevalier de la Triste-Figure, et qui s’appelle à présent le chevalier des Lions, est un hidalgo de grand sens, qui sait le latin et l’espagnol comme un bachelier ; en tout ce qu’il traite, en tout ce qu’il conseille, il procède comme un bon soldat, connaît sur le bout de l’ongle toutes les lois et ordonnances de ce qu’on nomme le duel. Il n’y a donc rien de mieux à faire que de se laisser conduire comme il le dira, et qu’on s’en prenne à moi si l’on se trompe. D’ailleurs, il est clair que c’est une grande sottise que de se mettre en colère pour entendre un seul braiment. Ma foi, je me souviens que, quand j’étais petit garçon, je brayais toutes les fois qu’il m’en prenait envie, sans que personne y trouvât à redire, et avec tant de grâce, tant de naturel, que, dès que je brayais, tous les ânes du pays se mettaient à braire ; et pourtant je n’en étais pas moins fils de mes père et mère, qui étaient de très-honnêtes gens. Ce talent me faisait envier par plus de quatre des plus huppés du pays, mais je m’en souciais comme d’une obole ; et pour que vous voyiez que je dis vrai, attendez et écoutez ; cette science est comme celle de nager ; une fois apprise, elle ne s’oublie plus. »

 

Aussitôt, serrant son nez à pleine main, Sancho se mit à braire si vigoureusement que tous les vallons voisins en retentirent. Mais un de ceux qui étaient près de lui, croyant qu’il se moquait d’eux, leva une grande gaule qu’il tenait à la main, et lui en déchargea un tel coup, que, sans pouvoir faire autre chose, le pauvre Sancho Panza tomba par terre tout de son long. Don Quichotte, qui vit Sancho si mal arrangé, se précipita, la lance en arrêt, sur celui qui l’avait frappé ; mais tant de gens se jetèrent entre eux, qu’il ne lui fut pas possible d’en tirer vengeance. Au contraire, voyant qu’une grêle de pierres commençait à lui tomber dessus, et qu’il était menacé par une infinité d’arbalètes tendues et d’arquebuses en joue, il fit tourner bride à Rossinante, et, à tout le galop que put prendre son cheval, il s’échappa d’entre les ennemis, priant Dieu du fond du cœur qu’il le tirât de ce péril, et craignant à chaque pas qu’une balle ne lui entrât par les épaules pour lui sortir par la poitrine. À tout moment il reprenait haleine, pour voir si le souffle ne lui manquait pas ; mais ceux du bataillon se contentèrent de le voir fuir sans lui tirer un seul coup.

 

Pour Sancho, ils le mirent sur son âne dès qu’il eut repris ses sens, et le laissèrent rejoindre son maître ; non pas que le pauvre écuyer fût en état de guider sa monture, mais parce que le grison suivit les traces de Rossinante, qu’il ne pouvait quitter d’un pas. Quand don Quichotte se fut éloigné hors de portée, il tourna la tête, et, voyant que Sancho venait sans être suivi de personne, il l’attendit. Les gens du bataillon restèrent en position jusqu’à la nuit, et leurs ennemis n’ayant point accepté la bataille, ils revinrent à leur village joyeux et triomphants ; et même, s’ils eussent connu l’antique usage des Grecs, ils auraient élevé un trophée sur la place.

 

Chapitre XXVIII

 

Des choses que dit Ben-Engéli, et que saura celui qui les lira, s’il les lit avec attention

 

 

Quand le brave s’enfuit, c’est qu’il a toute raison de fuir, et l’homme prudent doit se garder pour une meilleure occasion. Cette vérité trouva sa preuve en don Quichotte, lequel, laissant le champ libre à la furie du village persiflé et aux méchantes intentions d’une troupe en courroux, prit, comme on dit, de la poudre d’escampette, et, sans se rappeler Sancho, ni le péril où il le laissait, s’éloigna autant qu’il lui parut nécessaire pour se mettre en sûreté. Sancho le suivait, comme on l’a rapporté, posé de travers sur son âne ; il arriva enfin, revenu tout à fait à lui, et en arrivant, il se laissa tomber du grison aux pieds de Rossinante, haletant, moulu et rompu. Don Quichotte mit aussitôt pied à terre pour visiter ses blessures ; mais, le trouvant sain des pieds à la tête, il lui dit avec un mouvement de colère :

 

« À la male heure vous vous êtes pris à braire, Sancho. Où donc avez-vous trouvé qu’il était bon de parler de corde dans la maison du pendu ? À musique de braiment quel accompagnement peut-on faire, si ce n’est de coups de gaule ? Et rendez grâces à Dieu, Sancho, de ce qu’au lieu de vous mesurer les côtes avec un bâton, ils ne vous ont pas fait le per signum crucis[180] avec une lame de cimeterre.

 

– Je ne suis pas en train de répondre, répondit Sancho, car il me semble que je parle par les épaules. Montons à cheval et éloignons-nous d’ici. J’imposerai désormais silence à mes envies de braire, mais non à celles de dire que les chevaliers errants fuient, et laissent leurs bons écuyers moulus comme plâtre au pouvoir de leurs ennemis.

 

– Se retirer n’est pas fuir, répliqua don Quichotte, car il faut que tu saches que la valeur qui n’est pas fondée sur la base de la prudence s’appelle témérité, et les exploits du téméraire s’attribuent plutôt à la bonne fortune qu’à son courage. Aussi, je confesse que je me suis retiré, mais non pas que j’ai fui. En cela, j’ai imité bien d’autres braves, qui se sont conservés pour de meilleurs temps. C’est une chose dont les histoires sont pleines ; mais, comme il n’y aurait ni profit pour toi ni plaisir pour moi à te les rappeler, je m’en dispense quant à présent. »

 

Sancho s’était enfin remis à cheval, aidé par don Quichotte, lequel était également remonté sur Rossinante ; et, peu à peu, ils gagnèrent un petit bois qui se montrait à un quart de lieue de là. De temps en temps, Sancho jetait de profonds soupirs et des gémissements douloureux. Don Quichotte lui demanda la cause d’une si amère affliction. Il répondit que, depuis l’extrémité de l’échine jusqu’au sommet de la nuque, il ressentait une douleur qui lui faisait perdre l’esprit.

 

« La cause de cette douleur, reprit don Quichotte, doit être celle-ci ; comme le bâton avec lequel on t’a frappé était d’une grande longueur, il t’a pris le dos du haut en bas, où sont comprises toutes les parties qui te font mal, et, s’il avait porté ailleurs, ailleurs tu souffrirais de même.

 

– Pardieu, s’écria Sancho, Votre Grâce vient de me tirer d’un grand embarras, et de m’expliquer la chose en bons termes. Mort de ma vie ! est-ce que la cause de ma douleur est si cachée qu’il soit besoin de me dire que je souffre partout où le bâton a porté ? Si j’avais mal aux chevilles du pied, on concevrait que vous vous missiez à chercher pourquoi elles me font mal. Mais deviner que j’ai mal à l’endroit où l’on m’a moulu, ce n’est pas faire un grand effort d’esprit. En bonne foi, seigneur notre maître, on voit bien que le mal d’autrui pend à un cheveu, et chaque jour je découvre terre au peu que je dois attendre d’être en compagnie de Votre Grâce. Si cette fois vous m’avez laissé bâtonner, une autre et cent autres fois nous reviendrons à la berne de jadis, et à d’autres jeux d’enfants, qui, pour s’être arrêtés aujourd’hui à mes épaules, pourront bien ensuite m’arriver jusqu’aux yeux. Je ferais bien mieux vraiment, mais je ne suis qu’un barbare, un imbécile, et je ne ferai rien de bon en toute ma vie ; je ferais bien mieux, dis-je, de regagner pays, d’aller retrouver ma femme et mes enfants, de nourrir l’une et d’élever les autres avec ce qu’il plaira à Dieu de me donner, plutôt que de marcher derrière Votre Grâce par des chemins sans chemin et des sentiers qui n’en sont pas, buvant mal et mangeant pis. S’agit-il de dormir à présent ? Mesurez, frère écuyer, mesurez six pieds de terre, et, si vous en voulez davantage, prenez-en six autres encore, car vous pouvez tailler en pleine étoffe ; puis, étendez-vous tout à votre aise. Ah ! que ne vois-je brûlé et réduit en cendres le premier qui s’avisa de la chevalerie errante, ou du moins le premier qui voulut être écuyer d’aussi grands sots que durent être tous les chevaliers errants des temps passés ! De ceux du temps présent, je ne dis rien, parce que, Votre Grâce étant du nombre, je leur porte respect, et parce que je sais que Votre Grâce en sait un point de plus que le diable en tout ce qu’elle dit comme en tout ce qu’elle pense.

 

– Je ferais une bonne gageure avec vous, Sancho, dit don Quichotte ; c’est que, maintenant que vous vous en donnez et que vous parlez sans que personne vous arrête, rien ne vous fait plus mal en tout votre corps. Parlez, mon fils, dites tout ce qui vous viendra à la pensée et à la bouche. Pourvu que vous ne sentiez plus aucun mal, je tiendrai plaisir à l’ennui que me causent vos impertinences ; et si vous désirez tant retourner à votre maison, revoir votre femme et vos enfants, Dieu me préserve de vous en empêcher. Vous avez de l’argent à moi ; comptez combien il y a de temps que nous avons fait cette troisième sortie de notre village, voyez ensuite ce que vous pouvez et devez justement gagner par mois, et payez-vous de vos propres mains.

 

– Quand j’étais, répondit Sancho, au service de Tomé Carrasco, le père du bachelier Samson Carrasco, que Votre Grâce connaît bien, je gagnais deux ducats par mois, outre la nourriture. Avec Votre Grâce, je ne sais trop ce que je peux gagner ; mais je sais bien qu’il y a plus de peine à être écuyer de chevalier errant qu’à servir un laboureur ; car enfin, nous autres qui travaillons à la terre, nous savons bien que, quel que soit le travail de la journée, et quelque mal que nous y ayons, la nuit venue, nous soupons à la marmite et nous dormons dans un lit ; chose que je n’ai pas faite depuis que je sers Votre Grâce, si ce n’est le bout de temps que nous avons passé chez don Diego de Miranda, et la bonne bouche que m’a donnée l’écume des marmites de Camache, et ce que j’ai bu, mangé et dormi chez Basile. Tout le reste du temps, j’ai couché sur la dure, en plein air, exposé à tout ce que vous appelez les inclémences du ciel, me nourrissant de bribes de fromage et de croûtes de pain, buvant de l’eau, tantôt des ruisseaux, tantôt des fontaines, que nous rencontrons par ces solitudes où nous errons.

 

– Eh bien ! reprit don Quichotte, je suppose, Sancho, que tout ce que vous avez dit soit la vérité ; combien vous semble-t-il que je doive vous donner de plus que ne vous donnait Tomé Carrasco !

 

– À mon avis, répondit Sancho, si Votre Grâce ajoutait seulement deux réaux par mois, je me tiendrais pour bien payé. Voilà quant au salaire de ma peine ; mais quant à remplir la promesse que Votre Grâce m’a faite sur sa parole de me donner le gouvernement d’une île, il serait juste qu’on ajoutât six autres réaux, ce qui ferait trente réaux en tout.

 

– C’est très-bien, répliqua don Quichotte. Voilà vingt-cinq jours que nous avons quitté notre village ; faites, Sancho, le compte au prorata, suivant les gages que vous vous êtes fixés vous-même ; voyez ce que je vous dois, et payez-vous, comme je l’ai dit, de vos propres mains.

 

– Sainte Vierge ! s’écria Sancho, comme Votre Grâce se trompe dans ce compte qu’elle fait ! Pour ce qui est de la promesse de l’île, il faut compter depuis le jour où Votre Grâce me l’a promise, jusqu’à l’heure présente où nous nous trouvons.

 

– Eh bien, Sancho, reprit don Quichotte, y a-t-il donc si longtemps que je vous ai promis cette île ?

 

– Si je m’en souviens bien, répondit Sancho, il doit y avoir vingt ans, à trois jours près de plus ou de moins. »

 

À ces mots, don Quichotte se frappa le front du creux de la main et partit d’un éclat de rire :

 

« Pardieu, dit-il, en tout le temps que j’ai passé dans la Sierra-Moréna, et en tout le cours de nos voyages, il s’est à peine écoulé deux mois, et tu dis, Sancho, qu’il y a vingt ans que je t’ai promis cette île. Tu veux donc, je le vois bien, que tout l’argent que tu as à moi passe à tes gages. Si c’est là ton envie, je te le donne dès maintenant, prends-le, et grand bien te fasse-t-il ; car pour me voir délivré d’un si mauvais écuyer, je resterai de grand cœur pauvre et sans une obole. Mais dis-moi, prévaricateur des ordonnances prescrites aux écuyers par la chevalerie errante, où donc as-tu vu ou lu qu’aucun écuyer de chevalier errant se soit mis en compte avec son seigneur, et lui ait dit : « Il faut me donner tant par mois pour que je vous serve ? » Entre, pénètre, ô félon, bandit et vampire ! car tu ressembles à tout cela, enfonce-toi, dis-je, dans le mare magnum des histoires chevaleresques, et, si tu trouves qu’aucun écuyer ait jamais dit ou pensé ce que tu viens de dire, je veux bien que tu me le cloues sur le front, et que tu me donnes, par-dessus le marché, quatre tapes du revers de la main sur le visage. Allons, tourne la bride ou le licou de ton âne, et retourne à ta maison, car tu ne feras pas un pas de plus avec moi. Ô pain mal agréé ! ô promesses mal placées ! ô homme qui tient plus d’une bête que d’une personne ! C’est maintenant, quand je voulais t’élever à une condition telle, qu’en dépit de ta femme, on t’appelât seigneurie, c’est maintenant que tu me quittes ! Tu t’en vas à présent, lorsque j’avais fermement résolu de te faire seigneur de la meilleure île du monde ! Enfin, comme tu l’as dit mainte autre fois, le miel n’est pas fait pour la bouche de l’âne. Âne tu es, âne tu seras, et âne tu mourras, quand finira le cours de ta vie ; car, à mon avis, elle atteindra son dernier terme avant que tu t’aperçoives que tu n’es qu’une bête. »

 

Sancho regardait fixement don Quichotte, pendant que celui-ci lui adressait ces amers reproches ; il se sentit pris de tels regrets, de tels remords, que les larmes lui vinrent aux yeux.

 

« Mon bon seigneur, lui dit-il d’une voix dolente et entrecoupée, je confesse que, pour être âne tout à fait, il ne me manque que la queue ; si Votre Grâce veut me la mettre, je la tiendrai pour bien placée, et je vous servirai comme baudet, en bête de somme, tous les jours qui me resteront à vivre. Que Votre Grâce me pardonne et prenne pitié de ma jeunesse. Faites attention que je ne sais pas grand’chose, et que, si je parle beaucoup, c’est plutôt par infirmité que par malice. Mais qui pèche et s’amende, à Dieu se recommande.

 

– J’aurais été bien surpris, Sancho, dit don Quichotte, que tu ne mêlasses pas quelque petit proverbe à ton dialogue. Allons, je te pardonne, pourvu que tu te corriges et que tu ne te montres pas désormais si ami de ton intérêt. Prends courage, au contraire, donne-toi du cœur, et attends avec patience l’accomplissement de mes promesses, qui peut tarder, mais n’est pas impossible. »

 

Sancho répondit qu’il obéirait, dût-il faire contre fortune bon cœur. Après cela, ils entrèrent dans le bois, où don Quichotte s’arrangea au pied d’un orme, et Sancho au pied d’un hêtre ; car ces arbres et d’autres semblables ont toujours des pieds sans avoir de mains. Sancho passa la nuit péniblement, le coup de gaule se faisant sentir par le serein. Pour don Quichotte, il la passa dans ses continuels souvenirs. Néanmoins, ils abandonnèrent tous deux leurs yeux au sommeil, et le lendemain, au point du jour, ils reprirent leur route à la recherche des rives du fameux fleuve de l’Èbre, où il leur arriva ce que l’on contera dans le chapitre suivant.

 

Chapitre XXIX

 

De la fameuse aventure de la barque enchantée

 

 

En cheminant un pied devant l’autre, deux jours après la sortie du bois, don Quichotte et Sancho arrivèrent aux bords de l’Èbre. La vue de ce fleuve causa un grand plaisir à don Quichotte. Il contempla, il admira la beauté de ses rives, la pureté de ses eaux, le calme de son cours, l’abondance de son liquide cristal, et cet aspect charmant réveilla dans sa mémoire mille amoureuses pensées. Il se rappela surtout ce qu’il avait vu dans la caverne de Montésinos ; car, bien que le singe de maître Pierre lui eût dit que ces choses étaient en partie vraies, en partie fausses, il s’en tenait plus à la vérité qu’au mensonge, bien au rebours de Sancho, qui les tenait toutes pour le mensonge même.

 

En marchant de la sorte, il aperçut tout à coup une petite barque, sans rames et sans aucun agrès, qui était attachée sur la rive à un tronc d’arbre.[181] Don Quichotte regarda de toutes parts, et ne découvrit âme qui vive. Aussitôt, et sans plus de façon, il sauta à bas de Rossinante, puis donna l’ordre à Sancho de descendre du grison, et de bien attacher les deux bêtes ensemble au pied d’un peuplier ou saule qui se trouvait là. Sancho lui demanda la cause de ce brusque saut par terre, et pourquoi il fallait attacher les bêtes.

 

« Apprends, ô Sancho ! répondit don Quichotte, que directement, et sans que ce puisse être autre chose, ce bateau que voilà m’appelle et me convie à y entrer pour que j’aille par cette voie porter secours à quelque chevalier, ou à quelque autre personne de qualité qui se trouve en un grand embarras. Tel est, en effet, le style des livres de chevalerie et des enchanteurs qui figurent et conversent dans ces histoires. Dès qu’un chevalier court quelque péril dont il ne puisse être tiré que par la main d’un autre chevalier, bien qu’ils soient éloignés l’un de l’autre de deux ou trois mille lieues, ou même davantage, les enchanteurs prennent celui-ci, l’enlèvent dans un nuage, ou lui envoient un bateau pour qu’il s’y mette, et, en moins d’un clin d’œil, ils l’emportent par les airs ou sur la mer à l’endroit où ils veulent, et où l’on a besoin de son aide. Sans nul doute, ô Sancho ! cette barque est placée là pour le même objet ; cela est aussi vrai qu’il fait jour maintenant, et, avant que la nuit vienne, attache seulement Rossinante et le grison ; puis, à la grâce de Dieu, car je ne manquerais pas de m’embarquer, quand même des carmes déchaussés me prieraient de n’en rien faire.

 

– Puisqu’il en est ainsi, répondit Sancho, et que Votre Grâce veut à tout propos donner dans ce que je devrais bien appeler des folies, il n’y a qu’à obéir et baisser la tête, suivant le proverbe qui dit : « Fais ce qu’ordonne ton maître, et assieds-toi à table auprès de lui. » Toutefois, et pour l’acquit de ma conscience, je veux avertir Votre Grâce qu’il me semble que cette barque n’est pas aux enchanteurs, mais à quelque pêcheur de cette rivière, où l’on prend les meilleures aloses du monde. »

 

Sancho disait tout cela en attachant les bêtes, qu’il laissait à l’abandon sous la protection des enchanteurs, au grand regret de son âme. Don Quichotte lui dit :

 

« Ne te mets pas en peine de l’abandon de ces animaux ; celui qui va nous conduire par de si lointaines régions aura soin de pourvoir à leur subsistance.

 

– Je ne comprends pas ce mot de lointaines, dit Sancho, et ne l’ai pas ouï dire en tous les jours de ma vie.

 

– Lointaines, reprit don Quichotte, veut dire éloignées. Il n’est pas étonnant que tu n’entendes pas ce mot, car tu n’es pas obligé de savoir le latin, comme d’autres se piquent de le savoir, tout en l’ignorant.[182]

 

– Voilà les bêtes attachées, dit Sancho ; que faut-il faire maintenant ?

 

– Que faut-il faire ? répondit don Quichotte ; le signe de la croix, et lever l’ancre ; je veux dire nous embarquer et couper l’amarre qui attache ce bateau. »

 

Aussitôt il sauta dedans, suivi de Sancho, coupa la corde, et le bateau s’éloigna peu à peu de la rive. Lorsque Sancho se vit à deux toises en pleine eau, il se mit à trembler, se croyant perdu ; mais rien ne lui faisait plus de peine que d’entendre braire le grison et de voir que Rossinante se démenait pour se détacher. Il dit à son seigneur :

 

« Le grison gémit, touché de notre absence, et Rossinante veut se mettre en liberté pour se jeter après nous. Ô très-chers amis, demeurez en paix, et puisse la folie qui nous éloigne de vous, se désabusant enfin, nous ramener en votre présence ! »

 

À ces mots il se mit à pleurer si amèrement que don Quichotte lui dit, impatienté :

 

« De quoi donc as-tu peur, poltronne créature ? Pourquoi pleures-tu, cœur de pâte sucrée ? Qui te poursuit, qui te chasse, courage de souris casanière ? Que te manque-t-il, besogneux au milieu de l’abondance ? Est-ce que par hasard tu chemines pieds nus à travers les monts Riphées ? N’es-tu pas assis sur une planche, comme un archiduc, suivant le cours tranquille de ce fleuve charmant, d’où nous entrerons bientôt dans la mer immense ? Mais nous devons y être entrés déjà, et nous avons bien fait sept ou huit cents lieues de chemin. Ah ! si j’avais ici un astrolabe pour prendre la hauteur du pôle, je te dirais les lieues que nous avons faites ; mais en vérité, si je m’y connais un peu, nous avons passé déjà, ou nous allons passer bientôt la ligne équinoxiale, qui sépare et coupe à égale distance les deux pôles opposés.

 

– Et quand nous serons arrivés à cette ligne que dit Votre Grâce, demanda Sancho, combien aurons-nous fait de chemin ?

 

– Beaucoup, répliqua don Quichotte ; car de trois cent soixante degrés que contient le globe aqueux et terrestre, selon le comput de Ptolémée, le plus grand cosmographe que l’on connaisse, nous aurons fait juste la moitié, une fois arrivés à cette ligne que j’ai dite.

 

– Pardieu, s’écria Sancho, vous prenez à témoignage une gentille personne ; l’homme qui pue comme quatre[183], ou quelque chose d’approchant. »

 

Don Quichotte sourit à l’interprétation que donnait Sancho du comput du cosmographe Ptolémée. Il lui dit :

 

« Tu sauras, Sancho, que les Espagnols et ceux qui s’embarquent à Cadix pour aller aux Indes orientales regardent comme un des signes qui leur font comprendre qu’ils ont passé la ligne équinoxiale que les poux meurent sur tous ceux qui sont dans le vaisseau, et qu’on n’en trouverait pas un seul sur le bâtiment, le payât-on au poids de l’or. Ainsi donc, Sancho, tu peux promener la main sur une de tes cuisses ; si tu rencontres quelque être vivant, nous sortirons de notre doute ; sinon, c’est que nous aurons passé la ligne.

 

– Je ne crois rien de tout cela, répondit Sancho ; mais je ferai pourtant ce que Votre Grâce m’ordonne, bien que je ne conçoive pas trop la nécessité de faire ces expériences, car je vois de mes propres yeux que nous ne sommes pas à cinq toises du rivage, et que nous n’avons pas descendu deux toises plus bas que ces pauvres bêtes. Voilà Rossinante et le grison dans le même endroit où nous les avons laissés, et, prenant la mesure comme je la prends, je jure Dieu que nous n’avançons point au pas d’une fourmi.

 

– Fais, Sancho, dit don Quichotte ; fais la vérification que je t’ai dite, et ne t’embarrasse pas d’autre chose. Tu ne sais pas un mot de ce que sont les colures, les lignes, les parallèles, les zodiaques, les écliptiques, les pôles, les solstices, les équinoxes, les planètes, les signes, les degrés, les mesures dont se composent la sphère céleste et la sphère terrestre. Si tu connaissais toutes ces choses, ou même une partie, tu verrais clairement combien de parallèles nous avons coupés, combien de signes nous avons parcourus, combien de constellations nous laissons derrière nous. Mais, je le répète, tâte-toi, cherche partout, car j’imagine que tu es plus propre et plus net à cette heure qu’une feuille de papier blanc. »

 

Sancho se tâta donc, et, baissant tout doucement la main sous le pli du jarret gauche, il releva la tête, regarda son seigneur, et dit :

 

« Ou l’expérience est fausse, ou nous ne sommes pas arrivés à l’endroit que dit Votre Grâce, ni même à bien des lieues de là.

 

– Comment donc ! demanda don Quichotte, est-ce que tu as trouvé quelqu’un ?

 

– Et même quelques-uns », répondit Sancho ; puis, secouant les doigts, il se lava toute la main dans la rivière, sur laquelle glissait tranquillement la barque au beau milieu du courant, sans être poussée par aucune intelligence secrète ni par aucun enchanteur invisible, mais tout bonnement par le cours de l’eau, qui était alors doux et paisible.

 

En ce moment, ils découvrirent un grand moulin qui était construit au milieu du fleuve, et don Quichotte l’eut à peine aperçu, qu’il s’écria d’une voix haute :

 

« Regarde, ami Sancho, voilà qu’on découvre la ville, le château ou la forteresse où doit être quelque chevalier opprimé, quelque reine, infante ou princesse violentée, au secours desquels je suis amené ici.

 

– Quelle diable de ville, de forteresse ou de château dites-vous là, seigneur ? répondit Sancho. Ne voyez-vous pas que c’est un moulin à eau, bâti sur la rivière, un moulin à moudre le blé ?

 

– Tais-toi, Sancho, s’écria don Quichotte ; bien que cela ait l’air d’un moulin, ce n’en est pas un. Ne t’ai-je pas dit déjà que les enchantements transforment les choses, et les font sortir de leur état naturel ? Je ne veux pas dire qu’ils les transforment réellement d’un être en un autre, mais qu’ils les font paraître autres choses, comme l’expérience l’a prouvé dans la transformation de Dulcinée, unique refuge de mes espérances. »

 

Tandis qu’ils parlaient ainsi, la barque, ayant gagné le milieu du courant de la rivière, commença à descendre avec moins de lenteur qu’auparavant. Les meuniers du moulin, qui virent venir au cours de l’eau cette barque, prête à s’engouffrer sous les roues, sortirent en grand nombre avec de longues perches pour l’arrêter, et, comme ils avaient le visage et les habits couverts de farine, ils ne ressemblaient pas mal à une apparition de fantômes. Ils criaient de toutes leurs forces :

 

« Diables d’hommes, où allez-vous donc ? Êtes-vous désespérés ? voulez-vous vous noyer et vous mettre en pièces sous ces roues ?

 

– Ne te l’ai-je pas dit, Sancho, s’écria don Quichotte, que nous sommes arrivés où je dois montrer jusqu’où peut s’étendre la valeur de mon bras ? Regarde combien de félons et de malandrins sortent à ma rencontre, combien de monstres s’avancent contre moi, combien de spectres viennent nous épouvanter de leurs faces hideuses. Eh bien, vous allez voir, scélérats insignes. »

 

Aussitôt il se mit debout dans la barque, et commença de tous ses poumons à menacer les meuniers.

 

« Canaille mal née et plus mal conseillée, leur criait-il, rendez la liberté et le libre arbitre à la personne que vous tenez en prison dans votre forteresse, haute ou basse, de quelque rang et qualité qu’elle soit ; je suis don Quichotte de la Manche, surnommé le chevalier des Lions, à qui il est réservé, par l’ordre souverain des cieux, de donner heureuse issue à cette aventure. »

 

En achevant ces mots, il mit l’épée à la main, et commença d’escrimer dans l’air contre les meuniers, lesquels entendant, mais ne comprenant pas ces extravagances, allongèrent leurs perches pour retenir la barque qui allait entrer dans le biez du moulin. Sancho s’était jeté à genoux, priant dévotement le ciel de le tirer d’un si manifeste péril, comme le firent en effet l’adresse et l’agilité des meuniers, qui arrêtèrent la barque en lui opposant leurs bâtons. Mais pourtant ils ne purent si bien y réussir qu’ils ne fissent chavirer la barque et tomber don Quichotte et Sancho au milieu de la rivière. Bien en prit à don Quichotte de savoir nager comme un canard, quoique le poids de ses armes le fît deux fois aller au fond, et, si les meuniers ne se fussent jetés à l’eau pour les tirer l’un et l’autre, par les pieds, par la tête, on aurait pu dire d’eux : « Ici fut Troie. » Quand ils furent déposés à terre, plus trempés que morts de soif, Sancho se jeta à deux genoux, et les mains jointes, les yeux levés au ciel, il pria Dieu, dans une longue et dévote oraison, de le délivrer désormais des témérités et des entreprises de son seigneur.

 

En ce moment arrivèrent les pêcheurs, maîtres de la barque, que les roues du moulin avaient mise en pièces ; la voyant brisée, ils sautèrent sur Sancho pour le déshabiller, et demandèrent à don Quichotte de payer le dégât. Celui-ci avec un sang-froid, et comme si rien ne lui fût arrivé, dit aux meuniers et aux pêcheurs qu’il payerait très-volontiers la barque, sous la condition qu’on lui remît, en pleine liberté, la personne ou les personnes qui gémissaient opprimées dans ce château.

 

« De quelles personnes et de quel château parles-tu, homme sans cervelle ? demanda l’un des meuniers ; veux-tu, par hasard, emmener les gens qui viennent moudre du blé dans ce moulin ?

 

– Suffit, dit à part soi don Quichotte ; ce serait prêcher dans le désert que de vouloir réduire cette canaille à faire quelque bien sur de simples prières. D’ailleurs, dans cette aventure, il a dû se rencontrer deux puissants enchanteurs, dont l’un empêche ce que l’autre projette. L’un m’a envoyé la barque, l’autre m’a fait faire le plongeon. Que Dieu y porte remède, car le monde n’est que machinations opposées les unes aux autres, je ne puis rien de plus. »

 

Puis, élevant la voix et regardant le moulin, il continua de la sorte : « Amis, qui que vous soyez, qui êtes enfermés dans cette prison, pardonnez-moi ; mon malheur et le vôtre veulent que je ne puisse vous tirer de votre angoisse ; c’est sans doute à un autre chevalier que doit être réservée cette aventure. »

 

Après cela, il entra en arrangement avec les pêcheurs, et paya pour la barque cinquante réaux, que Sancho déboursa bien à contre-cœur.

 

« Avec deux sauts de carpe comme celui-là, dit-il, nous aurons jeté toute notre fortune au fond de l’eau. »

 

Les pêcheurs et les meuniers considéraient, pleins de surprise, ces deux figures si hors de l’usage commun. Ils ne pouvaient comprendre ce que voulaient dire les questions de don Quichotte et les propos qu’il leur adressait. Les tenant tous deux pour fous, ils les laissèrent, et se retirèrent, les uns dans leur moulin, les autres dans leurs cabanes. Pour don Quichotte et Sancho, ils retournèrent à leurs bêtes, et restèrent bêtes comme devant, et voilà la fin qu’eut l’aventure de la barque enchantée.

 

Chapitre XXX

 

De ce qui arriva à don Quichotte avec une belle chasseresse

 

 

Le chevalier et l’écuyer rejoignirent leurs bêtes, tristes, l’oreille basse et de mauvaise humeur, principalement Sancho, pour qui c’était toucher à son âme que de toucher à son argent, car il lui semblait que tout ce qu’il ôtait de la bourse, il se l’ôtait à lui-même de la prunelle des yeux. Finalement, sans se dire un mot, ils montèrent à cheval et s’éloignèrent du célèbre fleuve, don Quichotte enseveli dans les pensées de ses amours, et Sancho dans celles de sa fortune à faire, qu’il voyait plus éloignée que jamais. Tout sot qu’il fût, il s’apercevait bien que, parmi les actions de son maître, la plupart n’étaient que des extravagances. Aussi cherchait-il une occasion de pouvoir, sans entrer en compte et en adieux avec son seigneur, décamper un beau jour et s’en retourner chez lui. Mais la fortune arrangea les choses bien au rebours de ce qu’il craignait.

 

Il arriva donc que le lendemain, au coucher du soleil et au sortir d’un bois, don Quichotte jeta la vue sur une verte prairie, au bout de laquelle il aperçut du monde, et, s’étant approché, il reconnut que c’étaient des chasseurs de haute volerie.[184] Il s’approcha encore davantage, et vit parmi eux une dame élégante, montée sur un palefroi ou haquenée d’une parfaite blancheur, que paraient des harnais verts et une selle à pommeau d’argent. La dame était également habillée de vert, avec tant de goût et de richesse, qu’elle semblait être l’élégance en personne. Elle portait un faucon sur le poing gauche ; ce qui fit comprendre à don Quichotte que c’était quelque grande dame, et qu’elle devait être la maîtresse de tous ces chasseurs, ce qui était vrai. Aussi dit-il à Sancho :

 

« Cours, mon fils Sancho, cours, et dis à cette dame du palefroi et du faucon que moi, le Chevalier des Lions, je baise les mains de sa grande beauté, et que, si Sa Grandeur me le permet, j’irai les lui baiser moi-même, et la servir en tout ce que mes forces me permettent de faire, en tout ce que m’ordonnera Son Altesse. Et prends garde, Sancho, à ce que tu vas dire ; ne t’avise pas de coudre quelque proverbe à ta façon dans ton ambassade.

 

– Pardieu, vous avez trouvé le couseur ! répondit Sancho ; à quoi bon l’avis ? Est-ce que c’est la première fois en cette vie que je porte des ambassades à de hautes et puissantes dames ?

 

– Si ce n’est celle que tu as portée à ma dame Dulcinée du Toboso, reprit don Quichotte, je ne sache pas que tu en aies porté d’autres, au moins depuis que tu es à mon service.

 

– C’est vrai, répondit Sancho ; mais du bon payeur les gages sont toujours prêts, et en maison fournie la nappe est bientôt mise. Je veux dire qu’il n’est pas besoin de me donner des avertissements, car je sais un peu de tout, et suis un peu propre à tout.

 

– Je le crois, Sancho, dit don Quichotte ; va donc, à la bonne heure, et que Dieu te conduise. »

 

Sancho partit comme un trait, mettant l’âne au grand trot, et arriva bientôt près de la belle chasseresse. Il descendit de son bât, se mit à deux genoux devant elle, et lui dit :

 

« Belle et noble dame, ce chevalier qu’on aperçoit là-bas, appelé le chevalier des Lions, est mon maître, et moi je suis son écuyer, qu’on appelle en sa maison Sancho Panza. Le susdit chevalier des Lions, qu’on appelait, il n’y a pas longtemps, celui de la Triste-Figure, m’envoie demander à Votre Grandeur qu’elle daigne et veuille bien lui permettre que, sous votre bon plaisir et consentement, il vienne mettre en œuvre son désir, qui n’est autre, suivant ce qu’il dit et ce que je pense, que de servir votre haute fauconnerie et incomparable beauté. En lui donnant cette permission, Votre Seigneurie fera une chose qui tournera à son profit, tandis que mon maître en recevra grande faveur et grand contentement.

 

– Assurément, bon écuyer, répondit la dame, vous avez rempli votre ambassade avec toutes les formalités qu’exigent de pareils messages. Levez-vous de terre, car il n’est pas juste que l’écuyer d’un aussi grand chevalier que celui de la Triste-Figure, dont nous savons ici beaucoup de nouvelles, reste sur ses genoux. Levez-vous, ami, et dites à votre seigneur qu’il soit le bienvenu, et que nous nous offrons à son service, le duc mon époux et moi, dans une maison de plaisance que nous avons près d’ici. »

 

Sancho se releva, non moins surpris des attraits de la belle dame que de son excessive courtoisie, et surtout de lui avoir entendu dire qu’elle savait des nouvelles de son seigneur le chevalier de la Triste-Figure, qu’elle n’avait point appelé le chevalier des Lions, sans doute parce qu’il s’était donné trop récemment ce nom-là.

 

« Dites-moi, frère écuyer, lui demanda la duchesse (dont on n’a jamais su que le titre, mais dont le nom est encore ignoré[185]), dites-moi, n’est-ce pas de ce chevalier votre maître qu’il circule une histoire imprimée ? N’est-ce pas lui qui s’appelle l’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, et n’a-t-il point pour dame de son âme une certaine Dulcinée du Toboso ?

 

– C’est lui-même, madame, répondit Sancho, et ce sien écuyer, qui figure ou doit figurer dans cette histoire, qu’on appelle Sancho Panza, c’est moi, pour vous servir, à moins qu’on ne m’ait changé en nourrice, je veux dire qu’on ne m’ait changé à l’imprimerie.

 

– Tout cela me réjouit fort, dit la duchesse. Allez, frère Panza, dites à votre seigneur qu’il soit le bienvenu dans mes terres, et qu’il ne pouvait rien m’arriver qui me donnât plus de satisfaction que sa présence. »

 

Avec une aussi agréable réponse, Sancho retourna plein de joie près de son maître, auquel il rapporta tout ce que lui avait dit la grande dame, dont il élevait au ciel, dans ses termes rustiques, la beauté merveilleuse, la grâce et la courtoisie. Don Quichotte se mit gaillardement en selle, s’affermit bien sur ses étriers, arrangea sa visière, donna de l’éperon à Rossinante, et, prenant un air dégagé, alla baiser les mains à la duchesse, laquelle avait fait appeler le duc son mari, et lui racontait, pendant que don Quichotte s’avançait à leur rencontre, l’ambassade qu’elle venait de recevoir. Tous deux avaient lu la première partie de cette histoire, et connaissaient par elle l’extravagante humeur de don Quichotte. Aussi l’attendaient-ils avec une extrême envie de le connaître, dans le dessein de se prêter à son humeur, d’aborder en tout ce qu’il leur dirait, enfin de le traiter en chevalier errant tous les jours qu’il passerait auprès d’eux, avec toutes les cérémonies usitées dans les livres de chevalerie, qu’ils avaient lus en grand nombre, car ils en étaient très-friands.

 

En ce moment parut don Quichotte, la visière haute, et, comme il fit mine de mettre pied à terre, Sancho se hâta d’aller lui tenir l’étrier. Mais il fut si malchanceux qu’en descendant du grison, il se prit un pied dans la corde du bât, de telle façon qu’il ne lui fut plus possible de s’en dépêtrer, et qu’il y resta pendu, ayant la bouche et la poitrine par terre. Don Quichotte, qui n’avait pas l’habitude de descendre de cheval sans qu’on lui tînt l’étrier, pensant que Sancho était déjà venu le lui prendre, se jeta bas de tout le poids de son corps, emportant avec lui la selle de Rossinante, qui sans doute était mal sanglé, si bien que la selle et lui tombèrent ensemble par terre, non sans grande honte de sa part, et mille malédictions qu’il donnait entre ses dents au pauvre Sancho, qui avait encore le pied dans l’entrave. Le duc envoya ses chasseurs au secours du chevalier et de l’écuyer. Ceux-ci relevèrent don Quichotte, qui, tout maltraité de sa chute, clopinant et comme il put, allait s’agenouiller devant Leurs Seigneuries ; mais le duc ne voulut pas y consentir ; au contraire, il descendit aussi de cheval, et fut embrasser don Quichotte.

 

« Je regrette, lui dit-il, seigneur chevalier de la Triste-Figure, que la première figure que fasse Votre Grâce sur mes terres soit aussi désagréable qu’on vient de le voir ; mais négligences d’écuyer sont souvent causes de pires événements.

 

– Celui qui me procure l’honneur de vous voir, ô valeureux prince, répondit don Quichotte, ne peut en aucun cas être désagréable, quand même ma chute n’aurait fini qu’au fond des abîmes, car la gloire de vous avoir vu aurait suffi pour m’en tirer et m’en relever. Mon écuyer, maudit soit-il de Dieu ! sait mieux délier la langue pour dire des malices, que lier et sangler une selle pour qu’elle tienne bon. Mais, de quelque manière que je me trouve, tombé ou relevé, à pied ou à cheval, je serai toujours à votre service et à celui de madame la duchesse, votre digne compagne, digne souveraine de la beauté et princesse universelle de la courtoisie.

 

– Doucement, doucement, mon seigneur don Quichotte, dit le duc ; là où règne madame doña Dulcinée du Toboso, il n’est pas juste de louer d’autres attraits. »

 

En ce moment Sancho s’était débarrassé du lacet, et se trouvant près de là, il prit la parole avant que son maître répondît :

 

« On ne peut nier, dit-il, que madame Dulcinée du Toboso ne soit extrêmement belle, et j’en jurerais par serment ; mais où l’on y pense le moins saute le lièvre, et j’ai ouï dire que ce qu’on appelle la nature est comme un potier qui fait des vases de terre. Celui qui fait un beau vase peut bien en faire deux, trois et cent. Si je dis cela, c’est qu’en bonne foi de Dieu madame la duchesse n’a rien à envier à notre maîtresse madame Dulcinée du Toboso. »

 

Don Quichotte, se tournant alors vers la duchesse, lui dit :

 

« Il faut que Votre Grandeur s’imagine que jamais au monde chevalier errant n’eut un écuyer plus grand parleur et plus agréable plaisant que le mien, et il prouvera la vérité de ce que je dis, si Votre Haute Excellence veut bien me garder quelques jours à son service. »

 

La duchesse répondit :

 

« De ce que le bon Sancho soit plaisant, je l’en estime davantage, car c’est signe qu’il est spirituel. Les bons mots, les saillies, le fin badinage ne sont point, comme Votre Grâce le sait parfaitement, seigneur don Quichotte, le partage des esprits lourds et grossiers ; et, puisque le bon Sancho est rieur et plaisant, je le tiens désormais pour homme d’esprit.

 

– Et bavard, ajouta don Quichotte.

 

– Tant mieux, reprit le duc, car beaucoup de bons mots ne se peuvent dire en peu de paroles. Mais, pour que nous ne perdions pas nous-mêmes le temps à parler, marchons, et que le grand chevalier de la Triste-Figure…

 

– Le chevalier des Lions, doit dire Votre Altesse, interrompit Sancho, car il n’y a plus de triste figure. L’enseigne est celle des Lions.

 

– Je dis, poursuivit le duc, que le seigneur chevalier des Lions nous accompagne à un mien château qui est ici près ; il y recevra l’accueil si justement dû à si haute personne, et que la duchesse et moi ne manquons jamais de faire à tous les chevaliers errants qui s’y présentent. »

 

Sancho, cependant, avait relevé et sanglé la selle de Rossinante. Don Quichotte étant remonté sur son coursier, et le duc sur un cheval magnifique, ils mirent la duchesse entre eux deux, et prirent le chemin du château. La duchesse appela Sancho et le fit marcher à côté d’elle, car elle s’amusait beaucoup d’entendre ses saillies bouffonnes. Sancho ne se fit pas prier, et, se mêlant à travers les trois seigneurs, il se mit de quart dans la conversation, au grand plaisir de la duchesse et de son mari, pour qui c’était une véritable bonne fortune d’héberger dans leur château un tel chevalier errant et un tel écuyer parlant.

 

Chapitre XXXI

 

Qui traite d’une foule de grandes choses

 

 

Sancho ne se sentait pas d’aise de se voir ainsi en privauté avec la duchesse, se figurant qu’il allait trouver dans ce château ce qu’il avait déjà trouvé chez don Diego et chez Basile ; et, toujours enclin aux douceurs d’une bonne vie, il prenait par les cheveux, chaque fois qu’elle s’offrait, l’occasion de faire bombance. L’histoire raconte qu’avant qu’ils arrivassent au château ou maison de plaisance, le duc prit les devants, et donna des ordres à tous ses domestiques sur la manière dont ils devaient traiter don Quichotte. Dès que celui-ci parut avec la duchesse aux portes du château, deux laquais ou palefreniers en sortirent, couverts jusqu’aux pieds d’espèces de robes de chambre en satin cramoisi, lesquels, ayant pris don Quichotte entre leurs bras, l’enlevèrent de la selle, et lui dirent :

 

« Que Votre Grandeur aille maintenant descendre de son palefroi madame la duchesse. »

 

Don Quichotte obéit ; mais, après force compliments et cérémonies, après force prières et refus, la duchesse l’emporta dans sa résistance. Elle ne voulut descendre de son palefroi que dans les bras du duc, disant qu’elle ne se trouvait pas digne de charger un si grand chevalier d’un si inutile fardeau. Enfin, le duc vint lui faire mettre pied à terre, et, quand ils entrèrent dans une vaste cour d’honneur, deux jolies damoiselles s’approchèrent et jetèrent sur les épaules de don Quichotte un long manteau de fine écarlate. Aussitôt toutes les galeries de la cour se couronnèrent des valets de la maison qui disaient à grands cris : « Bienvenue soit la fleur et la crème des chevaliers errants ! » et qui versaient à l’envi des flacons d’eau de senteur sur don Quichotte et ses illustres hôtes. Tout cela ravissait don Quichotte, et ce jour fut le premier de sa vie où il se crut et se reconnut chevalier errant véritable et non fantastique, en se voyant traiter de la même manière qu’il avait lu qu’on traitait les chevaliers errants dans les siècles passés.

 

Sancho, laissant là le grison, s’était cousu aux jupons de la duchesse ; et il entra avec elle dans le château. Mais bientôt, se sentant un remords de conscience de laisser son âne tout seul, il s’approcha d’une vénérable duègne, qui était venue avec d’autres recevoir la duchesse, et lui dit à voix basse :

 

« Madame Gonzalez, ou comme on appelle Votre Grâce…

 

– Je m’appelle doña Rodriguez de Grijalva[186], répondit la duègne ; qu’y a-t-il pour votre service, frère ?

 

– Je voudrais, répliqua Sancho, que Votre Grâce me fît celle de sortir devant la porte du château, où vous trouverez un âne qui est à moi. Ensuite Votre Grâce aura la bonté de le faire mettre ou de le mettre elle-même dans l’écurie ; car le pauvre petit est un peu timide, et, s’il se voit seul, il ne saura plus que devenir.

 

– Si le maître est aussi galant homme que le valet, repartit la duègne, nous avons fait là une belle trouvaille. Allez, frère, à la male heure pour vous et pour qui vous amène, et chargez-vous de votre âne ; nous autres duègnes de cette maison ne sommes pas faites à semblables besognes.

 

– Eh bien, en vérité, répondit Sancho, j’ai ouï dire à mon seigneur, qui est au fait des histoires, lorsqu’il racontait celle de Lancelot quand il vint de Bretagne, que les dames prenaient soin de lui et les duègnes de son bidet[187], et certes, pour ce qui est de mon âne, je ne le troquerais pas contre le bidet du seigneur Lancelot.

 

– Frère, répliqua la duègne, si vous êtes bouffon de votre métier, gardez vos bons mots pour une autre occasion ; attendez qu’ils semblent tels et qu’on vous les paye, car de moi vous ne tirerez rien qu’une figue.

 

– Elle sera du moins bien mûre, repartit Sancho, pour peu qu’en fait d’années elle gagne le point sur Votre Grâce.

 

– Fils de coquine ! s’écria la duègne tout enflammée de colère, si je suis vieille ou non, c’est à Dieu que j’en rendrai compte, et non pas à vous, rustre, manant, mangeur d’ail ! »

 

Cela fut dit d’une voix si haute que la duchesse l’entendit ; elle tourna la tête, et, voyant la duègne tout agitée avec les yeux rouges de fureur, elle lui demanda contre qui elle en avait.

 

« J’en ai, répondit la duègne, contre ce brave homme, qui m’a demandé très-instamment d’aller mettre à l’écurie un sien âne qui est à la porte du château, me citant pour exemple que cela s’était fait je ne sais où, que des dames pansaient un certain Lancelot et des duègnes son bidet ; puis, pour finir et par-dessus le marché, il m’a appelé vieille.

 

– Oh ! voilà ce que j’aurais pris pour affront, s’écria la duchesse, plus que tout ce qu’on aurait pu me dire. »

 

Et, se tournant vers Sancho :

 

« Prenez garde, ami Sancho, lui dit-elle, que doña Rodriguez est encore toute jeune, et que ces longues coiffes que vous lui voyez, elle les porte plutôt à cause de l’autorité de sa charge et de l’usage qui le veut ainsi, qu’à cause des années.

 

– Qu’il ne me reste pas une heure à vivre, répondit Sancho, si je l’ai dit dans cette intention ; oh ! non ; si j’ai parlé de la sorte, c’est que ma tendresse est si grande pour mon âne, que je ne croyais pas pouvoir le recommander à une personne plus charitable que madame doña Rodriguez. »

 

Don Quichotte, qui entendait tout cela, ne put s’empêcher de dire :

 

« Sont-ce là, Sancho, des sujets de conversation pour un lieu tel que celui-ci ?

 

– Seigneur, répondit Sancho, chacun parle de la nécessité où il se trouve quand il la sent. Ici je me suis souvenu du grison, et ici j’ai parlé de lui ; et si je m’en fusse souvenu à l’écurie, c’est là que j’en aurais parlé.

 

– Sancho est dans le vrai et le certain, ajouta le duc, et je ne vois rien à lui reprocher. Quant au grison, il aura sa ration à bouche que veux-tu ; et que Sancho perde tout souci ; on traitera son âne comme lui-même. »

 

Au milieu de ces propos, qui divertissaient tout le monde, hors don Quichotte, on arriva aux appartements du haut, et l’on fit entrer don Quichotte dans une salle ornée de riches tentures d’or et de brocart. Six demoiselles vinrent le désarmer et lui servir de pages, toutes bien averties par le duc et la duchesse de ce qu’elles devaient faire, et bien instruites sur la manière dont il fallait traiter don Quichotte, pour qu’il s’imaginât et reconnût qu’on le traitait en chevalier errant.

 

Une fois désarmé, don Quichotte resta avec ses étroits hauts-de-chausses et son pourpoint de chamois, sec, maigre, allongé, les mâchoires serrées et les joues si creuses qu’elles se baisaient l’une l’autre dans la bouche ; figure telle que, si les demoiselles qui le servaient n’eussent pas eu grand soin de retenir leur gaieté, suivant les ordres exprès qu’elles en avaient reçus de leurs seigneurs, elles seraient mortes de rire. Elles le prièrent de se déshabiller pour qu’on lui passât une chemise ; mais il ne voulut jamais y consentir, disant que la décence ne seyait pas moins que la valeur aux chevaliers errants. Toutefois il demanda qu’on donnât la chemise à Sancho, et, s’étant enfermé avec lui dans une chambre où se trouvait un lit magnifique, il se déshabilla, et passa la chemise. Dès qu’il se vit seul avec Sancho :

 

« Dis-moi, lui dit-il, bouffon nouveau et imbécile de vieille date, trouves-tu bien d’outrager et de déshonorer une duègne aussi vénérable, aussi digne de respect que l’est celle-là ? Était-ce bien le moment de te souvenir du grison ? ou sont-ce des seigneurs capables de laisser manquer les bêtes, quand ils traitent les maîtres avec tant de magnificence ? Au nom de Dieu, Sancho, corrige-toi, et ne montre pas la corde à ce point qu’on vienne à s’apercevoir que tu n’es tissu que d’une toile rude et grossière. Prends donc garde, pécheur endurci, que le seigneur est tenu d’autant plus en estime qu’il a des serviteurs plus honorables et mieux nés, et qu’un des plus grands avantages qu’ont les princes sur les autres hommes, c’est d’avoir à leur service des gens qui valent autant qu’eux. N’aperçois-tu point, esprit étroit et désespérant, qu’en voyant que tu es un rustre grossier et un méchant diseur de balivernes, on pensera que je suis quelque hobereau de colombier, ou quelque chevalier d’industrie ? Non, non, ami Sancho ; fuis ces écueils, fuis ces dangers ; celui qui se fait beau parleur et mauvais plaisant trébuche au premier choc, et tombe au rôle de misérable bouffon. Retiens ta langue, épluche et rumine tes paroles avant qu’elles te sortent de la bouche, et fais attention que nous sommes arrivés en lieu tel, qu’avec l’aide de Dieu et la valeur de mon bras, nous devons en sortir avantagés, comme on dit, du tiers et du quart, en renommée et en fortune. »

 

Sancho promit très-sincèrement à son maître de se coudre la bouche, ou de se mordre la langue plutôt que de dire un mot qui ne fût pas à propos et mûrement considéré, comme il le lui ordonnait.

 

« Vous pouvez, ajouta-t-il, perdre à cet égard tout souci ; ce ne sera jamais par moi qu’on découvrira qui nous sommes. »

 

Don Quichotte, cependant, acheva de s’habiller ; il mit son baudrier et son épée, jeta sur ses épaules le manteau d’écarlate, ajusta sur sa tête une montera de satin vert que lui avaient donnée les demoiselles, et, paré de ce costume, il entra dans la grande salle, où il trouva les mêmes demoiselles, rangées sur deux files, autant d’un côté que de l’autre, et toutes portant des flacons d’eau de senteur, qu’elles lui versèrent sur les mains avec force révérences et cérémonies.

 

Bientôt arrivèrent douze pages, ayant à leur tête le maître d’hôtel, pour le conduire à la table où l’attendaient les maîtres du logis. Ils le prirent au milieu d’eux, et le menèrent, plein de pompe et de majesté, dans une autre salle, où l’on avait dressé une table somptueuse, avec quatre couverts seulement. Le duc et la duchesse s’avancèrent jusqu’à la porte de la salle pour le recevoir ; ils étaient accompagnés d’un grave ecclésiastique, de ceux qui gouvernent les maisons des grands seigneurs ; de ceux qui, n’étant pas nés grands seigneurs, ne sauraient apprendre à ceux qui le sont comment ils doivent l’être ; de ceux qui veulent que la grandeur des grands se mesure à la petitesse de leur esprit ; de ceux enfin qui, voulant instruire ceux qu’ils gouvernent à réduire leurs libéralités, les font paraître mesquins et misérables[188]. De ces gens-là sans doute était le grave religieux qui vint avec le duc et la duchesse à la rencontre de don Quichotte. Ils se firent mille courtoisies mutuelles, et finalement ayant placé don Quichotte entre eux, ils allèrent s’asseoir à la table. Le duc offrit le haut bout à don Quichotte, et, bien que celui-ci le refusât d’abord, les instances du duc furent telles qu’il dut à la fin l’accepter. L’ecclésiastique s’assit en face du chevalier, le duc et la duchesse aux deux côtés de la table. À tout cela Sancho se trouvait présent, stupéfait, ébahi des honneurs que ces princes rendaient à son maître. Quand il vit les cérémonies et les prières qu’adressait le duc à don Quichotte pour le faire asseoir au haut bout de la table, il prit la parole :

 

« Si Vos Grâces, dit-il, veulent bien m’en donner la permission, je leur conterai une histoire qui est arrivée dans mon village à propos des places à table. »

 

À peine Sancho eut-il ainsi parlé, que don Quichotte trembla de tout son corps, persuadé qu’il allait dire quelque sottise. Sancho le regarda, le comprit, et lui dit :

 

« Ne craignez pas que je m’oublie, mon seigneur, ni que je dise une chose qui ne vienne pas juste à point. Je n’ai pas encore perdu la mémoire des conseils que Votre Grâce me donnait tout à l’heure sur ce qui est de parler peu ou prou, bien ou mal.

 

– Je ne me souviens de rien, répondit don Quichotte ; dis ce que tu voudras, pourvu que tu le dises vite.

 

– Ce que je veux dire, reprit Sancho, est si bien la vérité pure, que mon seigneur don Quichotte ici présent ne me laissera pas mentir.

 

– Que m’importe ? répliqua don Quichotte ; mens, Sancho, tant qu’il te plaira, ce n’est pas moi qui t’en empêcherai ; seulement prends garde à ce que tu vas dire.

 

– J’y ai si bien pris garde et si bien regardé, repartit Sancho, qu’on peut dire cette fois que celui qui sonne les cloches est en sûreté, et c’est ce qu’on va voir à l’œuvre.

 

– Il me semble, interrompit don Quichotte, que Vos Seigneuries feraient bien de faire chasser d’ici cet imbécile, qui dira mille stupidités.

 

– Par la vie du duc, dit la duchesse, Sancho ne me quittera pas d’un pas. Je l’aime beaucoup, car je sais qu’il est très-spirituel.

 

– Spirituels soient aussi les jours de Votre Sainteté ! s’écria Sancho, pour la bonne estime que vous faites de moi, bien que je n’en sois pas digne. Mais voici le conte que je veux conter ; Un jour, il arriva qu’un hidalgo de mon village, très-riche et de grande qualité, car il descendait des Alamos de Medina-del-Campo, lequel avait épousé doña Mencia de Quiñonès, fille de don Alonzo de Marañon, chevalier de l’ordre de Saint-Jacques qui se noya à l’île de la Herradura[189], pour qui s’éleva cette grande querelle qu’il y eut, il y a quelques années, dans notre village, où se trouva, si je ne me trompe, mon seigneur don Quichotte, et où fut blessé Tomasillo le garnement, fils de Balbastro le maréchal… N’est-ce pas vrai, tout cela, seigneur notre maître ? dites-le, par votre vie, afin que ces seigneurs ne me prennent pas pour quelque menteur bavard.

 

– Jusqu’à présent, dit l’ecclésiastique, je vous tiendrai plutôt pour bavard que pour menteur ; plus tard, je ne sais trop ce que je penserai de vous.

 

– Tu prends tant de gens à témoin, Sancho, répondit don Quichotte, et tu cites tant d’enseignes, que je ne puis m’empêcher de convenir que tu dis sans doute la vérité. Mais continue, et abrège l’histoire, car tu prends le chemin de ne pas finir en deux jours.

 

– Qu’il n’abrège pas, s’écria la duchesse, s’il veut me faire plaisir, mais qu’il conte son histoire comme il la sait, dût-il ne pas finir de six jours, car s’il ne met autant à la conter, ce seront les meilleurs jours que j’aurai passés de ma vie.

 

– Je dis donc, mes bons seigneurs, continua Sancho, que cet hidalgo, que je connais comme mes mains, puisqu’il n’y a pas de ma maison à la sienne une portée de mousquet, invita à dîner un laboureur pauvre, mais honnête homme.

 

– Au fait, frère, au fait, s’écria le religieux, vous prenez la route de ne pas arriver au bout de votre histoire d’ici à l’autre monde.

 

– J’y arriverai bien à mi-chemin, s’il plaît à Dieu, répondit Sancho. Je dis donc que ce laboureur étant arrivé chez cet hidalgo qui l’avait invité, que Dieu veuille avoir recueilli son âme, car il est mort à présent, et à telles enseignes qu’il fit, dit-on, une vraie mort d’ange ; mais je ne m’y trouvai pas présent, car alors j’avais été faire la moisson à Temblèque.

 

– Par votre vie, frère, s’écria de nouveau le religieux, revenez vite de Tremblèque, et, sans enterrer votre hidalgo, si vous ne voulez nous enterrer aussi, dépêchez votre histoire.

 

– Le cas est, reprit Sancho, qu’étant tous deux sur le point de se mettre à table il me semble que je les vois à présent mieux que jamais… »

 

Le duc et la duchesse prenaient grand plaisir au déplaisir que montrait le bon religieux des pauses et des interruptions que mettait Sancho à conter son histoire, et don Quichotte se consumait dans une rage concentrée.

 

« Je dis donc, reprit Sancho, qu’étant tous deux comme j’ai dit, prêts à s’attabler, le laboureur s’opiniâtrait à ce que l’hidalgo prît le haut de la table, et l’hidalgo s’opiniâtrait également à ce que le laboureur le prît, disant qu’il fallait faire chez lui ce qu’il ordonnait. Mais le laboureur, qui se piquait d’être courtois et bien élevé, ne voulut jamais y consentir, jusqu’à ce qu’enfin l’hidalgo, impatienté, lui mettant les deux mains sur les épaules, le fit asseoir par force, en lui disant : « Asseyez-vous, lourdaud ; quelque part que je me place, je tiendrai toujours votre haut bout. » Voilà mon histoire, et je crois, en vérité, qu’elle ne vient pas si mal à propos. »

 

Don Quichotte rougit, pâlit, prit toutes sortes de couleurs, qui sur son teint brun semblaient lui jasper le visage. Le duc et la duchesse continrent leur envie de rire pour que don Quichotte n’achevât point d’éclater, car ils avaient compris la malice de Sancho ; et, pour changer d’entretien, afin que Sancho ne se lançât point dans d’autres sottises, la duchesse demanda à don Quichotte quelles nouvelles il avait de madame Dulcinée, et s’il lui avait envoyé ces jours passés quelque présent de géants ou de malandrins[190], car il ne pouvait manquer d’en avoir vaincu plusieurs.

 

« Madame, répondit don Quichotte, mes disgrâces, bien qu’elles aient eu un commencement, n’auront jamais de fin. Des géants, j’en ai vaincu ; des félons et des malandrins, je lui en ai envoyé ; mais où pouvaient-ils la trouver, puisqu’elle est enchantée et changée en la plus laide paysanne qui se puisse imaginer ?

 

– Je n’y comprends rien, interrompit Sancho Panza ; à moi elle me semble la plus belle créature du monde. Au moins, pour la légèreté et la cabriole, je sais bien qu’elle en revendrait à un danseur de corde. En bonne foi de Dieu, madame la duchesse, elle vous saute de terre sur une bourrique, comme le ferait un chat.

 

– L’avez-vous vue enchantée, Sancho ? demanda le duc.

 

– Comment, si je l’ai vue ! répondit Sancho ; et qui diable, si ce n’est moi, a donné le premier dans l’histoire de l’enchantement ? elle est, pardieu, aussi enchantée que mon père. »

 

L’ecclésiastique, qui entendait parler de géants, de malandrins, d’enchantements, finit par se douter que ce nouveau venu pourrait bien être ce don Quichotte de la Manche dont le duc lisait habituellement l’histoire, chose qu’il lui avait plusieurs fois reprochée, disant qu’il était extravagant de lire de telles extravagances. Quand il se fut assuré que ce qu’il soupçonnait était la vérité, il se tourna plein de colère vers le duc :

 

« Votre Excellence, monseigneur, lui dit-il, aura un jour à rendre compte à Notre-Seigneur de ce que fait ce pauvre homme. Ce don Quichotte, ou don Nigaud, ou comme il s’appelle, ne doit pas être, à ce que j’imagine, aussi fou que Votre Excellence veut qu’il le soit, en lui fournissant des occasions de lâcher la bride à ses impertinences et à ses lubies. »

 

Puis, adressant la parole à don Quichotte, il ajouta :

 

« Et vous, tête à l’envers, qui vous a fourré dans la cervelle que vous êtes chevalier errant, que vous vainquez des géants et arrêtez des malandrins ? Allez, et que Dieu vous conduise ; retournez à votre maison, élevez vos enfants, si vous en avez, prenez soin de votre bien, et cessez de courir le monde comme un vagabond, bayant aux corneilles, et prêtant à rire à tous ceux qui vous connaissent et ne vous connaissent pas. Où diable avez-vous donc trouvé qu’il y eût ou qu’il y ait à cette heure des chevaliers errants ? Où donc y a-t-il des géants en Espagne, ou des malandrins dans la Manche ? Où donc y a-t-il des Dulcinées enchantées, et tout ce ramas de simplicités qu’on raconte de vous ? »

 

Don Quichotte avait écouté dans une silencieuse attention les propos de ce vénérable personnage. Mais voyant qu’enfin il se taisait, sans respect pour ses illustres hôtes, l’air menaçant et le visage enflammé de colère, il se leva tout debout, et s’écria… Mais cette réponse mérite bien un chapitre à part.

 

Chapitre XXXII

 

De la réponse que fit don Quichotte à son censeur ainsi que d’autres graves et gracieux événement

 

 

S’étant donc levé tout debout et tremblant des pieds à la tête comme un épileptique, don Quichotte s’écria d’une voix émue et précipitée :

 

« Le lieu où je suis, la présence des personnages devant qui je me trouve, le respect que j’eus et que j’aurai toujours pour le caractère dont Votre Grâce est revêtue, enchaînent les mains à mon juste ressentiment. Ainsi donc, pour ce que je viens de dire, et pour savoir ce que tout le monde sait, que les armes des gens de robe sont les mêmes que celles de la femme, c’est-à-dire la langue, j’entrerai avec la mienne en combat égal avec Votre Grâce, de qui l’on devait attendre plutôt de bons conseils que des reproches infamants. Les remontrances saintes et bien intentionnées exigent d’autres circonstances, et demandent d’autres formes. Du moins, me reprendre ainsi en public, et avec tant d’aigreur, cela passe toutes les bornes de la juste réprimande, qui sied mieux s’appuyant sur la douceur que sur l’âpreté ; et ce n’est pas bien, n’ayant aucune connaissance du péché que l’on censure, d’appeler le pécheur, sans plus de façon, extravagant et imbécile. Mais dites-moi, pour laquelle des extravagances que vous m’avez vu faire me blâmez-vous, me condamnez-vous, me renvoyez-vous gouverner ma maison, et prendre soin de ma femme et de mes enfants, sans savoir si j’ai des enfants et une femme ? N’y a-t-il autre chose à faire que de s’introduire à tort et à travers dans les maisons d’autrui pour en gouverner les maîtres ? et faut-il, quand on s’est élevé dans l’étroite enceinte de quelque pensionnat, sans avoir jamais vu plus de monde que n’en peuvent contenir vingt ou trente lieues de district, se mêler d’emblée de donner des lois à la chevalerie et de juger les chevaliers errants ? Est-ce, par hasard, une vaine occupation, est-ce un temps mal employé que celui que l’on consacre à courir le monde, non point pour en chercher les douceurs, mais bien les épines, au travers desquelles les gens de bien montent s’asseoir à l’immortalité ? Si j’étais tenu pour imbécile par les gentilshommes, par les gens magnifiques, généreux, de haute naissance, ah ! j’en ressentirais un irréparable affront ; mais que des pédants, qui n’ont jamais foulé les routes de la chevalerie, me tiennent pour insensé, je m’en ris comme d’une obole. Chevalier je suis, et chevalier je mourrai, s’il plaît au Très-Haut. Les uns suivent le large chemin de l’orgueilleuse ambition ; d’autres, celui de l’adulation basse et servile ; d’autres encore, celui de l’hypocrisie trompeuse ; et quelques-uns enfin, celui de la religion sincère. Quant à moi, poussé par mon étoile, je marche dans l’étroit sentier de la chevalerie errante, méprisant, pour exercer cette profession, la fortune, mais non point l’honneur. J’ai vengé des injures, redressé des torts, châtié des insolences, vaincu des géants, affronté des monstres et des fantômes. Je suis amoureux, uniquement parce qu’il est indispensable que les chevaliers errants le soient ; et l’étant, je ne suis pas des amoureux déréglés, mais des amoureux continents et platoniques. Mes intentions sont toujours dirigées à bonne fin, c’est-à-dire à faire du bien à tous, à ne faire du mal à personne. Si celui qui pense ainsi, qui agit ainsi, qui s’efforce de mettre tout cela en pratique, mérite qu’on l’appelle nigaud, je m’en rapporte à Vos Grandeurs, excellents duc et duchesse.

 

– Bien, pardieu, bien ! s’écria Sancho. Ne dites rien de plus pour votre défense, mon seigneur et maître ; car il n’y a rien de plus à dire, rien de plus à penser, rien de plus à soutenir dans le monde. D’ailleurs, puisque ce seigneur a nié, comme il l’a fait, qu’il y ait eu et qu’il y ait des chevaliers errants, qu’y a-t-il d’étonnant qu’il ne sache pas un mot des choses qu’il a dites ?

 

– Seriez-vous par hasard, frère, demanda l’ecclésiastique, ce Sancho Panza dont on parle, à qui votre maître a promis une île ?

 

– Oui, certes, je le suis, répondit Sancho ; je suis qui la mérite aussi bien que tout autre. Je suis de ceux-là : « Réunis-toi aux bons, et tu deviendras l’un d’eux » et de ceux-là aussi : « Non avec qui tu nais, mais avec qui tu pais » et de ceux-là encore : « Qui s’attache à bon arbre en reçoit bonne ombre. » Je me suis attaché à un bon maître, et il y a bien des mois que je vais en sa compagnie, et je deviendrai un autre lui-même, avec la permission de Dieu. Vive lui et vive moi ! car ni les empires ne lui manqueront à commander, ni à moi les îles à gouverner.

 

– Non, assurément, ami Sancho, s’écria le duc ; et moi, au nom du seigneur don Quichotte, je vous donne le gouvernement d’une île que j’ai vacante à présent, et non de médiocre qualité.

 

– Va te mettre à genoux, dit don Quichotte, et baise les pieds à Son Excellence pour la grâce qu’elle te fait. »

 

Sancho s’empressa d’obéir. À cette vue, l’ecclésiastique se leva de table, plein de dépit et de colère.

 

« Par l’habit que je porte, s’écria-t-il, je dirais volontiers que Votre Excellence est aussi insensée que ces pécheurs. Comment ne seraient-ils pas fous, quand les sages canonisent leurs folies ? Que Votre Excellence reste avec eux ; tant qu’ils seront dans cette maison, je me tiendrai dans la mienne, et me dispenserai de reprendre ce que je ne puis corriger. »

 

Là-dessus, il s’en alla, sans dire ni manger davantage, et sans qu’aucune prière pût le retenir. Il est vrai que le duc ne le pressa pas beaucoup, empêché qu’il était par l’envie de rire que lui avait causée son impertinente colère.

 

Quand il eut ri tout à son aise, il dit à don Quichotte :

 

« Votre Grâce, seigneur chevalier des Lions, a répondu si hautement, si victorieusement, qu’il ne vous reste rien à relever dans cette injure, qui paraît un affront, mais ne l’est en aucune manière ; car, de même que les femmes ne peuvent outrager, les ecclésiastiques, comme Votre Grâce le sait bien, ne le peuvent pas davantage.

 

– Cela est vrai, répondit don Quichotte, et la cause en est que celui qui ne peut être outragé ne peut outrager personne. Les femmes, les enfants, les prêtres, ne pouvant se défendre même s’ils sont offensés, ne peuvent recevoir d’outrage. Entre l’affront et l’offense il y a, en effet, cette différence-ci, comme Votre Excellence le sait mieux que moi ; l’affront vient de la part de celui qui peut le faire, le fait et le soutient ; l’offense peut venir de la part de quiconque, sans causer d’affront. Par exemple, quelqu’un est dans la rue, ne songeant à rien ; dix hommes viennent à main armée et lui donnent des coups de bâton ; il met l’épée à la main, et fait son devoir ; mais la multitude des ennemis l’empêche de remplir son intention, qui est de se venger. Celui-là a reçu une offense, mais pas un affront. Un autre exemple confirmera cette vérité ; Quelqu’un tourne le dos, un autre arrive par derrière, et le frappe avec un bâton ; mais, après l’avoir frappé, il se sauve sans l’attendre. Le premier le poursuit, et ne peut l’attraper. Celui qui a reçu les coups de bâton a reçu une offense, mais non pas un affront, qui, pour être tel, doit être soutenu. Si celui qui a donné les coups, même à la dérobée, eût mis l’épée à la main et fût resté de pied ferme, faisant tête à son ennemi, le battu serait resté avec une offense et un affront tout à la fois ; avec une offense, parce qu’on l’aurait frappé par trahison ; avec un affront, parce que celui qui l’a frappé aurait soutenu ce qu’il avait fait, sans tourner le dos et de pied ferme. Ainsi, suivant les lois du maudit duel, j’ai pu recevoir une offense, mais non pas un affront. En effet, ni les enfants, ni les femmes ne ressentent un outrage ; ils ne peuvent pas fuir, et n’ont aucune raison d’attendre. Il en est de même des ministres de la sainte religion, parce que ces trois espèces de personnes manquent d’armes offensives et défensives. Ainsi, bien qu’ils soient, par droit naturel, obligés de se défendre, ils ne le sont jamais d’offenser personne. Or donc, bien que j’aie dit tout à l’heure que je pouvais avoir été offensé, je dis maintenant que je n’ai pu l’être en aucune façon ; car, qui ne peut recevoir d’affront, peut encore moins en faire. Par toutes ces raisons je ne dois pas ressentir, et ne ressens pas, en effet, ceux que j’ai reçus de ce brave homme. Seulement, j’aurais voulu qu’il attendît un peu, pour que je lui fisse comprendre l’erreur où il est en pensant et disant qu’il n’y a point eu et qu’il n’y a point de chevaliers errants en ce monde. Si Amadis ou quelque rejeton de son infinie progéniture eût entendu ce blasphème, je crois que Sa Révérence s’en fût mal trouvée.

 

– Oh ! je le jure, moi, s’écria Sancho ; ils vous lui eussent appliqué un fendant qui l’aurait ouvert de haut en bas, comme une grenade ou comme un melon bien mûr. C’étaient des gens, ma foi, à souffrir ainsi qu’on leur marchât sur le pied ! Par le signe de la croix, je suis sûr que, si Renaud de Montauban eût entendu le pauvre petit homme tenir ces propos-là, il lui aurait appliqué un tel horion sur la bouche, que l’autre n’en aurait pas parlé de trois ans. Sinon, qu’il se joue avec eux, et il verra s’il se tire de leurs mains. »

 

La duchesse mourait de rire en écoutant parler Sancho ; et, dans son opinion, elle le tenait pour plus plaisant et plus fou que son maître ; et bien des gens dans ce temps-là furent du même avis.

 

Enfin, don Quichotte se calma, et le repas finit paisiblement. Au moment de desservir, quatre demoiselles entrèrent, l’une portant un bassin d’argent, la seconde une aiguière du même métal, la troisième deux riches et blanches serviettes sur l’épaule, et la quatrième ayant les bras nus jusqu’au coude, et dans ses blanches mains (car elles ne pouvaient manquer d’être blanches) une boule de savon napolitain. La première s’approcha, et, d’un air dégagé, vint enchâsser le bassin sous le menton de don Quichotte, lequel, sans dire un mot, mais étonné d’une semblable cérémonie, crut que c’était l’usage du pays, au lieu de laver les mains, de laver les mentons. Il tendit donc le sien aussi loin qu’il put, et, la demoiselle à l’aiguière commençant à verser de l’eau, la demoiselle au savon lui frotta la barbe à tour de bras, couvrant de flocons de neige (car l’écume de savon n’était pas moins blanche), non-seulement le menton, mais tout le visage et jusqu’aux yeux de l’obéissant chevalier, tellement qu’il fut contraint de les fermer bien vite. Le duc et la duchesse, qui n’étaient prévenus de rien, attendaient avec curiosité comment finirait une si étrange lessive. Quand la demoiselle barbière eut noyé le patient sous un pied d’écume, elle feignit de manquer d’eau, et envoya la demoiselle de l’aiguière en chercher, priant le seigneur don Quichotte d’attendre un moment. L’autre obéit, et don Quichotte resta cependant avec la figure la plus bizarre et la plus faite pour rire qui se puisse imaginer. Tous les assistants, et ils étaient nombreux, avaient les regards fixés sur lui ; et, comme ils le voyaient avec un cou d’une aune, plus que médiocrement noir, les yeux fermés et la barbe pleine de savon, ce fut un prodige qu’ils eussent assez de retenue pour ne pas éclater de rire. Les demoiselles de la plaisanterie tenaient les yeux baissés, sans oser regarder leurs seigneurs. Ceux-ci étouffaient de colère et de rire, et ils ne savaient lequel faire, ou châtier l’audace des jeunes filles, ou les récompenser pour le plaisir qu’ils prenaient à voir don Quichotte en cet état.

 

Finalement, la demoiselle à l’aiguière revint, et l’on acheva de bien laver don Quichotte ; puis, celle qui portait les serviettes l’essuya et le sécha très-posément, et toutes quatre, faisant ensemble une profonde révérence, allaient se retirer ; mais le duc, pour que don Quichotte n’aperçût point qu’on lui jouait pièce, appela la demoiselle au bassin :

 

« Venez, lui dit-il, et lavez-moi ; mais prenez garde que l’eau ne vous manque point. »

 

La jeune fille, aussi avisée que diligente, s’empressa de mettre le bassin au duc comme à don Quichotte, et toutes quatre s’étant hâtées de le bien laver, savonner, essuyer et sécher, elles firent leurs révérences et s’en allèrent. On sut ensuite que le duc avait juré que, si elles ne l’eussent pas échaudé comme don Quichotte, il aurait châtié leur effronterie, qu’elles corrigèrent, du reste, fort discrètement, en le savonnant lui-même.[191]

 

Sancho était resté très-attentif aux cérémonies de ce savonnage :

 

« Sainte Vierge ! se dit-il à lui-même, est-ce que ce serait aussi l’usage en ce pays de laver la barbe aux écuyers comme aux chevaliers ? En bonne foi de Dieu et de mon âme, j’en aurais grand besoin, et, si l’on me l’émondait avec le rasoir, ce serait encore un plus grand service.

 

– Que dites-vous là tout bas, Sancho ? demanda la duchesse.

 

– Je dis, madame, que, dans les cours des autres princes, j’ai toujours ouï dire qu’après le dessert on versait de l’eau sur les mains, mais non pas du savon sur les barbes ; qu’ainsi il fait bon vivre beaucoup pour beaucoup voir. On dit bien aussi que celui-là qui vit une longue vie a bien des mauvais moments à passer ; mais passer par un lavage de cette façon, ce doit être plutôt un plaisir qu’une peine.

 

– Eh bien ! n’ayez pas de souci, ami Sancho, dit la duchesse, j’ordonnerai à mes demoiselles de vous savonner, et même de vous mettre en lessive, si c’est nécessaire.

 

– Je me contente de la barbe, reprit Sancho, quant à présent du moins ; car, dans la suite des temps, Dieu a dit ce qui sera.

 

– Voyez un peu, maître d’hôtel, dit la duchesse, ce que demande le bon Sancho, et exécutez ses volontés au pied de la lettre. »

 

Le maître d’hôtel répondit qu’en toute chose le seigneur Sancho serait servi à souhait. Sur cela, il alla dîner, emmenant avec lui Sancho, tandis que don Quichotte et ses hôtes restaient à table, causant de choses et d’autres, mais qui toutes se rapportaient au métier des armes et à la chevalerie errante.

 

La duchesse pria don Quichotte de lui décrire et de lui dépeindre, puisqu’il semblait avoir la mémoire heureuse, la beauté et les traits de madame Dulcinée du Toboso.

 

« Suivant ce que la renommée publie de ses charmes, dit-elle, je dois croire qu’elle est indubitablement la plus belle créature de l’univers, et même de toute la Manche. »

 

Don Quichotte soupira quand il entendit ce que demandait la duchesse, et il répondit :

 

« Si je pouvais tirer mon cœur de ma poitrine, et le mettre devant les yeux de Votre Grandeur, ici, sur cette table et dans un plat, j’éviterais à ma langue le travail d’exprimer ce qu’on peut penser à peine, car votre excellence y verrait ma dame parfaitement retracée. Mais pourquoi me mettrais-je à présent à dessiner point pour point et à décrire trait pour trait les charmes de la sans pareille Dulcinée ? Oh ! c’est un fardeau digne d’autres épaules que les miennes ; c’est une entreprise où devraient s’employer les pinceaux de Parrhasius, de Timanthe et d’Apelle, pour la peindre sur toile et sur bois ; les burins de Lysippe, pour la graver sur le marbre et l’airain ; la rhétorique cicéronienne et démosthénienne, pour la louer dignement.

 

– Que veut dire démosthénienne, seigneur don Quichotte ? demanda la duchesse ; c’est une expression que je n’avais entendue de ma vie.

 

– Rhétorique démosthénienne, répondit don Quichotte, est la même chose que rhétorique de Démosthène, comme cicéronienne de Cicéron, car ce furent en effet les deux plus grands rhétoriciens du monde.

 

– C’est cela même, dit le duc, et vous avez fait une telle question bien à l’étourdie. Mais néanmoins le seigneur don Quichotte nous ferait grand plaisir de nous dépeindre sa dame. Ne serait-ce qu’une esquisse, une ébauche, je suis bien sûr qu’elle suffirait encore à donner de l’envie aux plus belles.

 

– Oh ! je le ferais volontiers, répondit don Quichotte, si le malheur qui lui est arrivé récemment ne me l’avait effacée de la mémoire ; il est tel, que je me sens plus en train de la pleurer que de la dépeindre. Vos Grandeurs sauront qu’étant allé ces jours passés lui baiser les mains, recevoir sa bénédiction, et prendre ses ordres pour cette troisième campagne, je trouvai une autre personne que celle que je cherchais. Je la trouvai enchantée et métamorphosée de princesse en paysanne, de beauté en laideron, d’ange en diable, de parfumée en pestilentielle, de bien apprise en rustre grossière, de grave et modeste en cabrioleuse, de lumière en ténèbres, et finalement de Dulcinée du Toboso en brute stupide et dégoûtante.

 

– Sainte Vierge ! s’écria le duc en poussant un grand cri ; quel est donc le misérable qui a fait un si grand mal au monde ? qui donc lui a ravi la beauté qui faisait sa joie, la grâce d’esprit qui faisait ses délices, la chasteté qui faisait son orgueil ?

 

– Qui ? répondit don Quichotte ; et qui pourrait-ce être, si ce n’est quelque malin enchanteur, de ceux en grand nombre dont l’envie me poursuit ; quelqu’un de cette race maudite, mise au monde pour obscurcir, anéantir les prouesses des bons, et pour donner de l’éclat et de la gloire aux méfaits des méchants ? Des enchanteurs m’ont persécuté, des enchanteurs me persécutent et des enchanteurs me persécuteront jusqu’à ce qu’ils m’aient précipité, moi et mes hauts exploits de chevalerie, dans le profond abîme de l’oubli. S’ils me frappent et me blessent, c’est à l’endroit où ils voient bien que je le ressens davantage ; car ôter à un chevalier errant sa dame, c’est lui ôter les yeux avec lesquels il voit, le soleil qui l’éclaire, et l’aliment qui le nourrit. Je l’ai déjà dit bien des fois, mais je le répète encore, le chevalier errant sans dame est comme l’arbre sans feuilles, l’édifice sans fondement, l’ombre sans le corps qui la produit.

 

– Il n’y a rien de plus à dire, interrompit la duchesse ; cependant, si nous donnons créance à l’histoire du seigneur don Quichotte, telle qu’elle a paru, il y a peu de jours, à la lumière du monde[192], aux applaudissements universels, il faut en inférer, si j’ai bonne mémoire, que Votre Grâce n’a jamais vu madame Dulcinée ; que cette dame n’est pas de ce monde ; que c’est une dame fantastique que Votre Grâce a engendrée et mise au jour dans son imagination, en l’ornant de tous les appas et de toutes les perfections qu’il vous a plu de lui donner.

 

– Sur cela il a beaucoup à dire, répondit don Quichotte ; Dieu sait s’il y a ou s’il n’y a pas une Dulcinée en ce monde, si elle est fantastique ou réelle, et ce sont de ces choses dont la vérification ne doit pas être portée jusqu’à ses extrêmes limites. Je n’ai ni engendré ni mis au jour ma dame ; mais je la vois et la contemple telle qu’il convient que soit une dame pour réunir en elle toutes les qualités qui puissent la rendre fameuse parmi toutes celles du monde, comme d’être belle sans souillure, grave sans orgueil, amoureuse avec pudeur, reconnaissante par courtoisie, et courtoise par bons sentiments ; enfin de haute noblesse, car sur un sang illustre la beauté brille et resplendit avec plus d’éclat que sur une humble naissance.

 

– Cela est vrai, dit le duc ; mais le seigneur don Quichotte me permettra de lui dire ce que me force à penser l’histoire que j’ai lue de ses prouesses. Il faut en inférer, tout en concédant qu’il y ait une Dulcinée dans le Toboso, ou hors du Toboso, et qu’elle soit belle à l’extrême degré où nous la dépeint Votre Grâce ; il faut inférer, dis-je, que, pour la hauteur de la naissance, elle ne peut entrer en comparaison avec les Oriane, les Alastrajarée, les Madasime[193], et cent autres de même espèce, dont sont remplies les histoires que Votre Grâce connaît bien.

 

– À cela, répliqua don Quichotte, je puis répondre que Dulcinée est fille de ses œuvres, que les vertus corrigent la naissance ; et qu’il faut estimer davantage un vertueux d’humble sang qu’un vicieux de sang illustre. Dulcinée, d’ailleurs, possède certaines qualités qui peuvent la mener à devenir reine avec sceptre et couronne ; car le mérite d’une femme belle et vertueuse peut aller jusqu’à faire de plus grands miracles, et, sinon formellement, au moins virtuellement, elle enferme en elle de plus hautes destinées.

 

– Je vous assure, seigneur don Quichotte, reprit la duchesse, qu’en tout ce que dit Votre Grâce, vous allez, comme on dit, avec le pied de plomb et la sonde à la main. Aussi je croirai désormais, et ferai croire à tous les gens de ma maison, et même au duc mon seigneur, si c’est nécessaire, qu’il y a une Dulcinée au Toboso, qu’elle existe au jour d’aujourd’hui, qu’elle est belle et hautement née, et qu’elle mérite d’être servie par un chevalier tel que le Seigneur don Quichotte, ce qui est tout ce que je puis dire de plus fort à sa louange. Néanmoins je ne puis m’empêcher de sentir un scrupule, et d’en vouloir un petit brin à Sancho Panza. Mon scrupule est, si l’on en croit l’histoire déjà mentionnée, que ledit Sancho Panza trouva ladite Dulcinée, quand il lui porta de votre part une épître, vannant un sac de blé, à telles enseignes que c’était du seigle, dit-on, chose qui me fait douter de la hauteur de sa noblesse.

 

– Madame, répondit don Quichotte, Votre Grandeur saura que toutes, ou du moins la plupart des choses qui m’arrivent, ne se passent point dans les termes ordinaires, comme celles qui arrivent aux autres chevaliers errants, soit que l’impulsion leur vienne du vouloir impénétrable des destins, soit qu’elles se trouvent conduites par la malice de quelque enchanteur jaloux. C’est une chose vérifiée et reconnue, que la plupart des chevaliers errants fameux avaient quelque vertu particulière ; l’un ne voulait être enchanté, l’autre était formé de chairs si impénétrables qu’on ne pouvait lui faire de blessure, comme fut le célèbre Roland, l’un des douze pairs de France, duquel on raconte qu’il ne pouvait être blessé, si ce n’est sous la plante du pied gauche, et seulement avec la pointe d’une grosse épingle, mais avec aucune autre espèce d’armes. Aussi, quand Bernard del Carpio le tua dans la gorge de Roncevaux, voyant qu’il ne pouvait le percer avec le fer, il le prit dans ses bras, l’enleva de terre et l’étouffa, se souvenant alors de quelle manière Hercule mit à mort Antée, ce féroce géant qu’on disait fils de la Terre. De ce que je viens de dire, je veux conclure qu’il serait possible que j’eusse aussi quelqu’une de ces vertus ; non pas celle de n’être point blessé, car l’expérience m’a bien des fois prouvé que je suis de chairs tendres et nullement impénétrables ; ni celle de ne pouvoir être enchanté, car je me suis déjà vu mettre dans une cage, où le monde entier n’aurait pas été capable de m’enfermer, si ce n’est par la force des enchantements. Mais enfin, puisque je me suis tiré de celui-là, je veux croire qu’aucun autre ne saurait m’arrêter. Aussi ces enchanteurs, voyant qu’ils ne peuvent sur ma personne user de leurs maléfices, se vengent sur les choses que j’aime le plus, et veulent m’ôter la vie en empoisonnant celle de Dulcinée, par qui et pour qui je vis moi-même. Aussi je crois bien que, lorsque mon écuyer lui porta mon message, ils la changèrent en une villageoise, occupée à un aussi vil exercice qu’est celui de vanner du blé. Au reste, j’ai déjà dit que ce blé n’était ni seigle ni froment, mais des grains de perles orientales. Pour preuve de cette vérité, je veux dire à Vos Excellences comment, passant, il y a peu de jours, par le Toboso, je ne pus jamais trouver les palais de Dulcinée ; et que le lendemain, tandis que Sancho, mon écuyer, la voyait sous sa propre figure, qui est la plus belle de l’univers, elle me parut, à moi, une paysanne laide et sale, et de plus fort mal embouchée, elle, la discrétion même. Or donc, puisque je ne suis pas enchanté, et que je ne puis pas l’être, suivant toute raison, c’est elle qui est l’enchantée, l’offensée, la changée et la transformée ; c’est sur elle que se sont vengés de moi mes ennemis, et pour elle je vivrai dans de perpétuelles larmes, jusqu’à ce que je la voie rendue à son premier état. J’ai dit tout cela pour que personne ne fasse attention à ce qu’a rapporté Sancho du van et du blutoir ; car si pour moi l’on a transformé Dulcinée, il n’est pas étonnant qu’on l’ait changée pour lui. Dulcinée est de bonne naissance et femme de qualité ; elle tient aux nobles familles du Toboso, où ces familles sont nombreuses, anciennes et de bon aloi. Il est vrai qu’il ne revient pas une petite part de cette illustration à la sans pareille Dulcinée, par qui son village sera fameux et renommé dans les siècles à venir, comme Troie le fut par Hélène, et l’Espagne par la Cava[194], bien qu’à meilleur titre et à meilleur renom. D’une autre part, je veux que Vos Seigneuries soient bien convaincues que Sancho Panza est un des plus gracieux écuyers qui aient jamais servi chevalier errant. Il a quelquefois des simplicités si piquantes qu’on trouve un vrai plaisir à se demander s’il est simple ou subtil ; il a des malices qui le feraient passer pour un rusé drôle, puis des laisser-aller qui le font tenir décidément pour un nigaud ; il doute de tout, et croit à tout cependant ; et, quand je pense qu’il va s’abîmer dans sa sottise, il lâche des saillies qui le remontent au ciel. Finalement, je ne le changerais pas contre un autre écuyer, me donnât-on de retour une ville tout entière. Aussi suis-je en doute si je ferai bien de l’envoyer au gouvernement dont Votre Grandeur lui a fait merci ; cependant, je vois en lui une certaine aptitude pour ce qui est de gouverner, et je crois qu’en lui aiguisant quelque peu l’intelligence, il saura tirer parti de toute espèce de gouvernement, aussi bien que le roi de ses tributs. D’ailleurs, nous savons déjà, par une foule d’expériences, qu’il ne faut ni beaucoup de talent, ni beaucoup d’instruction, pour être gouverneur, car il y en a par centaines ici autour qui savent à peine lire, et qui gouvernent comme des aigles. Toute la question, c’est qu’ils aient l’intention droite et le désir de bien faire en toute chose. Ils ne manqueront pas de gens pour les conseiller et les diriger en ce qu’ils doivent faire, comme les gouverneurs gentilshommes et non jurisconsultes, qui rendent la justice par assesseurs. Moi, je lui conseillerais de ne commettre aucune exaction, mais de ne perdre aucun de ses droits ; et j’ajouterais d’autres petites choses qui me restent dans l’estomac, mais qui en sortiront à leur temps pour l’utilité de Sancho et le bien de l’île qu’il gouvernera. »

 

L’entretien en était là entre le duc, la duchesse et don Quichotte, quand ils entendirent de grands cris et un grand bruit de monde en mouvement dans le palais ; tout à coup Sancho entra dans la salle, tout effaré, ayant au cou un torchon pour la bavette, et derrière lui plusieurs garçons, ou, pour mieux dire, plusieurs vauriens de cuisine, dont l’un portait une écuelle d’eau que sa couleur et son odeur faisaient reconnaître pour de l’eau de vaisselle. Ce marmiton suivait et poursuivait Sancho, et voulait à toute force lui enchâsser l’écuelle sous le menton, tandis qu’un autre faisait mine de vouloir le laver.

 

« Qu’est-ce que cela, frères ? demanda la duchesse ; qu’est-ce que cela, et que voulez-vous faire à ce brave homme ? Comment donc, ne faites-vous pas attention qu’il est élu gouverneur ? »

 

Le marmiton barbier répondit :

 

« Ce seigneur ne veut pas se laisser laver, comme c’est l’usage, et comme se sont lavés le duc, mon seigneur, et le seigneur son maître.

 

– Si, je le veux bien, répondit Sancho étouffant de colère, mais je voudrais que ce fût avec des serviettes plus propres, avec une lessive plus claire et des mains moins sales. Il n’y a pas si grande différence entre mon maître et moi, pour qu’on le lave avec l’eau des anges[195], et moi avec la lessive du diable. Les usages des pays et des palais de princes sont d’autant meilleurs qu’ils ne causent point de déplaisir ; mais la coutume du lavage qui se pratique ici est pire que la discipline des pénitents. J’ai la barbe propre, et n’ai pas besoin de semblables rafraîchissements. Quiconque viendra pour me laver ou pour me toucher un poil de la tête, je veux dire du menton, parlant par respect, je lui donnerai telle taloche que le poing restera enfoncé dans le crâne ; car de semblables savonnages et cirimonies ressemblent plutôt à de méchantes farces qu’à des prévenances envers les hôtes. »

 

La duchesse mourait de rire en voyant la colère et en écoutant les propos de Sancho. Pour don Quichotte, il n’était pas fort ravi de voir son écuyer si mal accoutré avec le torchon barbouillé de graisse, et entouré de tous ces fainéants de cuisine. Aussi, faisant une profonde révérence au duc et à la duchesse, comme pour leur demander la permission de parler, il se tourna vers la canaille, et lui dit d’une voix magistrale :

 

« Holà, seigneurs gentilshommes, que Vos Grâces veuillent bien laisser ce garçon, et s’en retourner par où elles sont venues, ou par un autre côté, s’il leur plaît davantage. Mon écuyer est tout aussi propre qu’un autre, et ces écuelles ne sont pas faites pour sa gorge. Suivez mon conseil, et laissez-le, car ni lui ni moi n’entendons raillerie. »

 

Sancho lui prit, comme on dit, le propos de la bouche, et continua sur-le-champ :

 

« Sinon, qu’ils viennent se frotter au lourdaud ; je le souffrirai comme il fait nuit maintenant. Qu’on apporte un peigne ou tout ce qu’on voudra, et qu’on me racle cette barbe, et, si l’on en tire quelque chose qui offense la propreté, je veux qu’on me tonde à rebrousse-poil. »

 

En ce moment, et sans cesser de rire, la duchesse prit la parole :

 

« Sancho Panza, dit-elle, a raison en tout ce qu’il vient de dire, et l’aura en tout ce qu’il dira. Il est propre assurément, et n’a nul besoin de se laver ; et, si notre usage ne lui convient pas, il a son âme dans sa main. Vous, d’ailleurs, ministres de la propreté, vous avez été un peu trop paresseux et négligents, et je ne sais si je dois dire un peu trop hardis, d’apporter pour la barbe de tel personnage, au lieu d’aiguières d’or pur et de serviettes de Hollande, des écuelles de bois et des torchons de buffet. Mais enfin, vous êtes de méchantes gens, mal nés, mal-appris, et vous ne pouvez manquer, comme des malandrins que vous êtes, de montrer la rancune que vous portez aux écuyers des chevaliers errants. »

 

Les marmitons ameutés, et même le maître d’hôtel qui les conduisait, crurent que la duchesse parlait sérieusement. Ils se hâtèrent d’ôter le torchon du cou de Sancho, et tout honteux, tout confus, ils le laissèrent et disparurent.

 

Quand Sancho se vit hors de ce péril, effroyable à son avis, il alla se jeter à deux genoux devant la duchesse, et lui dit :

 

« De grandes dames, grandes faveurs s’attendent. Celle que Votre Grâce vient de me faire ne se peut moins payer que par le désir de me voir armé chevalier errant, pour m’occuper tous les jours de ma vie au service d’une si haute princesse. Je suis laboureur, je m’appelle Sancho Panza, je suis marié, j’ai des enfants, et je fais le métier d’écuyer. Si en quelqu’une de ces choses il m’est possible de servir Votre Grandeur, je tarderai moins à obéir que Votre Seigneurie à commander.

 

– On voit bien, Sancho, répondit la duchesse, que vous avez appris à être courtois à l’école de la courtoisie même ; on voit bien, veux-je dire, que vous avez été élevé dans le giron du seigneur don Quichotte, qui doit être la crème des civilités et la fleur des cérémonies, ou cirimonies, comme vous dites. Dieu garde tel maître et tel valet ; l’un, pour boussole de l’errante chevalerie ; l’autre, pour étoile de l’écuyère fidélité. Levez-vous, ami Sancho, et, pour reconnaître vos politesses, je ferai en sorte que le duc, mon seigneur, accomplisse aussitôt que possible la promesse qu’il vous a faite du gouvernement en question. »

 

Là cessa l’entretien, et don Quichotte alla faire la sieste. La duchesse demanda à Sancho, s’il n’avait pas trop envie de dormir, de venir passer le tantôt avec elle et ses femmes dans une salle bien fraîche. Sancho répondit qu’il avait, il est vrai, l’habitude de dormir quatre ou cinq heures pendant les siestes de l’été ; mais que, pour servir la bonté de Sa Seigneurie, il ferait tous ses efforts pour ne pas dormir un seul instant ce jour-là, et se conformerait avec obéissance à ses ordres ; cela dit, il s’en fut. Le duc donna de nouvelles instructions sur la manière de traiter don Quichotte comme chevalier errant, sans s’écarter jamais du style et de la façon dont les histoires rapportent qu’on traitait les anciens chevaliers.

 

Chapitre XXXIII

 

De la savoureuse conversation qu’eurent la duchesse et ses femmes avec Sancho Panza, digne d’être lue et d’être notée

 

 

L’histoire raconte donc que Sancho ne dormit point cette sieste, mais qu’au contraire, pour tenir sa parole, il alla, dès qu’il eut dîné, rendre visite à la duchesse, laquelle, pour le plaisir qu’elle avait à l’entendre parler, le fit asseoir auprès d’elle sur un tabouret, bien que Sancho, par pure courtoisie, se défendît de s’asseoir en sa présence. Mais la duchesse lui dit de s’asseoir comme gouverneur, et de parler comme écuyer, puisqu’il méritait, en ces deux qualités, le fauteuil même du Cid Ruy Diaz le Campéador[196]. Sancho courba les épaules, obéit et s’assit. Toutes les femmes et toutes les duègnes de la duchesse l’entourèrent dans un grand silence, attentives à écouter ce qu’il allait dire. Mais ce fut la duchesse qui parla la première.

 

« À présent, dit-elle, que nous sommes seuls et que personne ne nous écoute, je voudrais que le seigneur gouverneur m’éclaircît certains doutes qui me sont venus dans l’esprit à la lecture de l’histoire déjà imprimée du grand don Quichotte. Voici d’abord l’un de ces doutes ; puisque le bon Sancho n’a jamais vu Dulcinée, je veux dire madame Dulcinée du Toboso, et puisqu’il ne lui a point porté la lettre du seigneur don Quichotte, laquelle était restée sur le livre de poche dans la Sierra-Moréna, comment a-t-il osé inventer une réponse et supposer qu’il avait vu la dame vannant du blé, tandis que tout cela n’était que mensonges et moqueries, si préjudiciables au beau renom de la sans pareille Dulcinée et si contraires aux devoirs des bons et fidèles écuyers ? »

 

À ces mots, et sans en répondre un seul, Sancho se leva de son siège, puis, à pas de loup, le corps plié et le doigt sur les lèvres, il parcourut toute la salle, soulevant avec soin les tapisseries. Cela fait, il revint à sa place et dit :

 

« Maintenant, madame, que j’ai vu que personne ne nous écoute en cachette, hormis les assistants, je vais répondre sans crainte et sans alarme à ce que vous m’avez demandé, et à tout ce qu’il vous plaira de me demander encore. La première chose que j’aie à vous dire, c’est que je tiens mon seigneur don Quichotte pour fou achevé, accompli, pour fou sans ressource, bien que parfois il dise des choses qui sont, à mon avis et à celui de tous ceux qui l’écoutent, si discrètes, si raisonnables, si bien enfilées dans le droit chemin, que Satan lui-même n’en pourrait pas dire de meilleures. Mais néanmoins, en vérité et sans scrupule, je me suis imaginé que c’est un fou ; et, puisque j’ai cela dans la cervelle, je me hasarde à lui faire croire des choses qui n’ont ni pieds ni tête, comme fut la réponse de la lettre, comme fut aussi ce que j’ai fait, il y a sept ou huit jours, et qui n’est pas encore écrit en histoire, je veux dire l’enchantement de madame Dulcinée du Toboso ; car je lui ai fait accroire qu’elle est enchantée, quand ce n’est pas plus vrai que dans la lune. »

 

La duchesse le pria de lui conter cet enchantement ou mystification, et Sancho raconta toute la chose comme elle s’était passée, ce qui ne divertit pas médiocrement les auditeurs. Alors la duchesse, reprenant l’entretien :

 

« De tout ce que le bon Sancho vient de me conter, dit-elle, je sens un scrupule qui me galope dans l’âme, et un certain murmure qui me dit à l’oreille : Puisque don Quichotte de la Manche est fou, timbré, extravagant, et que Sancho Panza, son écuyer, le connaît bien, mais que cependant il le sert et l’accompagne, et donne en plein dans ses vaines promesses, il doit sans aucun doute être plus fou et plus sot que son maître. S’il en est ainsi, tu rendras compte à Dieu, madame la duchesse, de donner à ce Sancho Panza une île à gouverner ; car celui qui ne sait pas se gouverner lui-même, comment saura-t-il gouverner les autres ?

 

– Pardieu ! madame, s’écria Sancho, ce scrupule vient à point nommé. Mais dites-lui de ma part qu’il peut parler clairement et comme il lui plaira, car je reconnais qu’il dit la vérité, et que, si j’avais deux onces de bon sens, il y a longtemps que j’aurais planté là mon maître. Mais ainsi le veulent mon sort et mon malheur. Je dois le suivre, il n’y a pas à dire ; nous sommes du même pays, j’ai mangé son pain, je l’aime beaucoup, il est reconnaissant, il m’a donné ses ânons, et par-dessus tout je suis fidèle. Il est donc impossible qu’aucun événement nous sépare, si ce n’est quand la pioche et la pelle nous feront un lit. Si Votre Hautesse ne veut pas me donner le gouvernement promis, eh bien ! Dieu m’a fait de moins, et il pourrait arriver que me le refuser maintenant tournât au profit de mon salut. Tout sot que je suis, j’ai compris le proverbe qui dit : « Pour son mal les ailes sont venues à la fourmi. » Il se pourrait bien que Sancho écuyer montât plus vite au ciel que Sancho gouverneur ; on fait d’aussi bon pain ici qu’en France, et la nuit tous les chats sont gris ; celui-là est assez malheureux, qui n’a pas déjeuné à deux heures du soir ; il n’y a pas d’estomac qui ait un palme de plus long qu’un autre, et qu’on ne puisse remplir, comme on dit, de paille et de foin ; les petits oiseaux des champs ont Dieu pour pourvoyeur et pour maître d’hôtel, et quatre aunes de gros drap de Cuenca tiennent plus chaud que quatre aunes de drap fin de Ségovie ; au sortir du monde, et quand on nous met sous la terre, le prince s’en va par un chemin aussi étroit que le journalier, et le corps du pape ne prend pas plus de pieds de terre que celui du sacristain, bien que l’un soit plus grand que l’autre ; car, pour entrer dans la fosse, nous nous serrons, nous pressons et nous rapetissons, ou plutôt on nous fait serrer, presser et rapetisser, quelque dépit que nous en ayons, et au revoir, bonsoir. Je reviens donc à dire que, si Votre Seigneurie ne veut pas me donner l’île, comme trop bête, je saurai en prendre mon parti, comme assez sage. J’ai ouï dire que derrière la croix se tient le diable, et que tout ce qui reluit n’est pas or ; j’ai ouï dire aussi qu’on tira d’entre les bœufs et la charrue le laboureur Wamba[197] pour le faire roi d’Espagne, et qu’on tira d’entre les brocarts, les plaisirs et les richesses, le roi Rodrigue[198] pour le faire manger aux couleuvres, si toutefois les couplets des anciens romances ne mentent point.

 

– Comment donc, s’ils ne mentent point ! s’écria en ce moment doña Rodriguez la duègne, qui était une des écoutantes ; il y a un romance qui dit qu’on mit le roi Rodrigue tout vivant dans une fosse pleine de crapauds, de serpents et de lézards, et qu’au bout de deux jours, le roi dit du fond de la tombe, avec une voix basse et dolente : « Ils me mangent, ils me dévorent, par où j’avais le plus péché.[199] » D’après cela, ce seigneur a bien raison de dire qu’il aime mieux être laboureur que roi, s’il doit être mangé par ces vilaines bêtes. »

 

La duchesse ne put s’empêcher de rire à la simplicité de sa duègne, et, toute surprise des propos et des proverbes de Sancho, elle lui dit :

 

« Le bon Sancho doit savoir déjà que ce qu’un chevalier promet une fois, il s’efforce de le tenir, dût-il lui en coûter la vie. Le duc, mon mari et mon seigneur, bien qu’il ne soit pas des errants, ne laisse pas néanmoins d’être chevalier. Ainsi il remplira sa promesse de l’île, en dépit de l’envie et de la malice du monde. Que Sancho prenne donc courage ; quand il y pensera le moins, il se verra gravement assis sur le siège de son île et de son gouvernement, sauf à la laisser pour une autre plus riche. Ce que je lui recommande, c’est de faire attention à la manière de gouverner ses vassaux, car je l’avertis qu’ils sont tous loyaux et bien nés.

 

– Pour ce qui est de bien gouverner, répondit Sancho, il n’y a pas de recommandations à me faire, car je suis charitable de ma nature, et j’ai compassion des pauvres gens. À qui pétrit le pain, ne vole pas le levain. Mais, par le nom de mon saint patron, ils ne me tricheront pas avec de faux dés ! je suis vieux chien, et m’entends en niaf, niaf ; je sais me frotter à temps les yeux, et ne me laisse pas venir des brouillards devant la vue, car je sais bien où le soulier me blesse. C’est pour dire que les bons auront avec moi la main et la porte ouvertes ; mais les méchants, ni pied ni accès. Il me semble, à moi, qu’en fait de gouvernements, le tout est de commencer, et il se pourrait bien faire qu’au bout de quinze jours j’en susse plus long sur le métier de gouverneur que sur le travail des champs, dans lequel je suis né et nourri.

 

– Vous avez raison, Sancho, dit la duchesse ; personne ne naît tout appris, et c’est avec des hommes qu’on fait les évêques, et non pas avec des pierres. Mais revenant à la conversation que nous avions tout à l’heure sur l’enchantement de madame Dulcinée, je tiens pour chose certaine et dûment reconnue que cette idée qui vint à Sancho de mystifier son seigneur, en lui faisant accroire que la paysanne était Dulcinée du Toboso, et que, si son seigneur ne la reconnaissait point, c’était parce qu’elle était enchantée ; je tiens, dis-je, pour certain que ce fut une invention des enchanteurs qui poursuivent le seigneur don Quichotte. En effet, je sais de très-bonne part que la villageoise qui sauta si lestement sur la bourrique était réellement Dulcinée du Toboso, et que le bon Sancho, pensant être le trompeur, a été le trompé. C’est une vérité qu’on ne doit pas plus mettre en doute que les choses que nous n’avons jamais vues. Il faut que le seigneur Sancho Panza apprenne ceci ; c’est que nous avons aussi, par ici autour, des enchanteurs qui nous veulent du bien, et qui nous racontent ce qui se passe dans le monde, purement et simplement, sans détour ni supercheries. Que Sancho m’en croie ; la paysanne sauteuse était Dulcinée du Toboso, laquelle est enchantée comme la mère qui l’a mise au monde ; quand nous y penserons le moins, nous la verrons tout à coup sous sa propre figure, et alors Sancho sortira de l’erreur où il vit.

 

– Tout cela peut bien être, s’écria Sancho ; et maintenant je veux croire ce que mon maître raconte qu’il a vu dans la caverne de Montésinos, où il a vu, dit-il, madame Dulcinée dans le même équipage et dans le même costume où je lui dis que je l’avais vue quand je l’enchantai seulement pour mon bon plaisir. Tout dut être au rebours, comme le dit Votre Grâce, ma chère bonne dame ; car de mon chétif esprit on ne pouvait attendre qu’il fabriquât en un instant une si subtile fourberie, et je ne crois pas non plus mon maître assez fou pour qu’une aussi maigre persuasion que la mienne lui fît accroire une chose si hors de tout sens commun. Cependant, madame, il ne faudrait pas que votre bonté me tînt pour malveillant, car un benêt comme moi n’est pas obligé de pénétrer dans les pensées et les malices des scélérats d’enchanteurs. J’ai inventé ce tour pour échapper aux reproches de mon seigneur don Quichotte, mais non dans l’intention de l’offenser ; s’il a tourné tout au rebours, Dieu est dans le ciel, qui juge les cœurs.

 

– Rien de plus vrai, reprit la duchesse ; mais dites-moi, maintenant, Sancho, que parlez-vous de la caverne de Montésinos ? qu’est-ce que cela ? j’aurais grande envie de le savoir. »

 

Aussitôt Sancho lui raconta point sur point ce qui a été dit au sujet de cette aventure.

 

Quand la duchesse eut entendu son récit :

 

« On peut, dit-elle, conclure de cet événement que, puisque le grand don Quichotte dit qu’il a vu là-bas cette même personne que Sancho vit à la sortie du Toboso, c’est Dulcinée sans aucun doute, et que nos enchanteurs de par ici se montrent fort exacts, bien qu’un peu trop curieux.

 

– Quant à moi, reprit Sancho, je dis que, si madame Dulcinée du Toboso est enchantée, tant pis pour elle ; je n’ai pas envie de me faire des querelles avec les ennemis de mon maître, qui doivent être nombreux et méchants. En bonne vérité, celle que j’ai vue était une paysanne ; pour paysanne je la pris, et pour paysanne je la tiens, et si celle-là était Dulcinée, ma foi, ce n’est pas à moi qu’il en faut demander compte, ou nous verrions beau jeu. Autrement, on viendrait à tout bout de champ me chercher noise ; Sancho l’a dit, Sancho l’a fait, Sancho tourne, Sancho vire, comme si Sancho était un je ne sais qui, et ne fût plus le même Sancho Panza qui court à travers le monde, imprimé en livres, à ce que m’a dit Samson Carrasco, qui est pour le moins une personne graduée de bachelier par Salamanque ; et ces gens-là ne peuvent mentir, si ce n’est quand il leur en prend fantaisie, ou qu’ils y trouvent leur profit. Ainsi donc, il n’y a pas de quoi me chercher chicane ; et puisque j’ai ouï dire à mon seigneur : « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée » qu’on me plante ce gouvernement sur la tête, et l’on verra des merveilles ; car qui a été bon écuyer sera bon gouverneur.

 

– Tout ce qu’a dit jusqu’à présent le bon Sancho, répondit la duchesse, ce sont autant de sentences de Caton, ou tirées pour le moins des entrailles mêmes de Michel Vérino, florentibus occidit annis.[200] Enfin, enfin, pour parler à sa manière, sous un mauvais manteau se trouve souvent un bon buveur.

 

– En vérité, madame, répliqua Sancho, de ma vie je n’ai bu par malice ; avec soif, cela pourrait bien être, car je n’ai rien d’hypocrite. Je bois quand j’en ai l’envie, et, si je ne l’ai pas, quand on me donne à boire, pour ne point faire le délicat, ni paraître mal élevé. À une santé portée par un ami, quel cœur pourrait être assez de marbre pour ne pas rendre raison ? Mais, quoique je mette des chausses, je ne les salis pas. D’ailleurs, les écuyers des chevaliers errants ne boivent guère que de l’eau, puisqu’ils sont toujours au milieu des forêts, des prairies, des montagnes et des rochers, sans trouver une pauvre charité de vin, quand même ils donneraient un œil pour la payer.

 

– Je le crois bien, répondit la duchesse ; mais, quant à présent, Sancho peut aller reposer. Ensuite nous causerons plus au long, et nous mettrons ordre à ce qu’il aille bientôt se planter, comme il dit, ce gouvernement sur la tête. »

 

Sancho baisa de nouveau les mains à la duchesse, et la supplia de lui faire la grâce de veiller à ce qu’on eût grand soin de son grison, qui était la lumière de ses yeux.

 

« Qu’est-ce que cela, le grison ? demanda la duchesse.

 

– C’est mon âne, répondit Sancho, que, pour ne pas lui donner ce nom-là, j’ai coutume d’appeler le grison. J’avais prié cette madame la duègne, quand j’entrai dans le château, de prendre soin de lui ; mais elle se fâcha tout rouge, comme si je lui eusse dit qu’elle était laide ou vieille ; et pourtant ce devrait être plutôt l’affaire des duègnes de panser les ânes que de faire parade au salon. Ô sainte Vierge ! quelle dent avait contre ces dames-là un hidalgo de mon pays !

 

– C’était quelque manant comme vous, s’écria doña Rodriguez la duègne ; car, s’il eût été gentilhomme et de bonne souche, il les aurait élevées au-dessus des cornes de la lune.

 

– C’est bon, c’est bon, dit la duchesse, en voilà bien assez ; que doña Rodriguez se taise et que le seigneur Panza se calme. C’est à ma charge que restera le soin du grison, et, puisqu’il est l’enfant chéri de Sancho, je le mettrai dans mon giron.

 

– Il suffit qu’il soit à l’écurie, répondit Sancho, car dans le giron de Votre Grandeur ni lui ni moi sommes dignes d’être reçus un seul instant ; j’y consentirais tout comme à me donner des coups de couteau. Quoi qu’en dise mon seigneur, qu’en fait de politesse il vaut mieux donner trop que pas assez, dans les politesses faites aux ânes, on doit aller avec mesure et le compas à la main.[201]

 

– Eh bien, dit la duchesse, que Sancho mène le sien au gouvernement ; il pourra l’y régaler tout à son aise, et même lui donner les invalides.

 

– Ne pensez pas railler, madame la duchesse, répondit Sancho ; j’ai vu plus de deux ânes aller aux gouvernements, et quand j’y emmènerais le mien, ce ne serait pas chose nouvelle. »

 

Ces propos de Sancho ramenèrent chez la duchesse le rire et la gaieté. Enfin elle l’envoya prendre du repos, et fut rendre compte au duc de l’entretien qu’elle venait d’avoir avec lui. Puis ils conférèrent ensemble sur la manière de jouer à don Quichotte quelque fameux tour, qui s’accommodât parfaitement au style chevaleresque, et, dans ce genre, ils lui en jouèrent plusieurs, si bien appropriés et si bien conçus, que ce sont assurément les meilleures aventures que renferme cette grande histoire.

 

Chapitre XXXIV

 

Qui raconte la découverte que l’on fit de la manière dont il fallait désenchanter la sans pareille Dulcinée, ce qui est une des plus fameuses aventures de ce livre

 

 

Extrême était le plaisir que le duc et la duchesse trouvaient à la conversation de don Quichotte et à celle de Sancho. Mais ce qui étonnait le plus la duchesse, c’était que la simplicité de Sancho fût telle qu’il arrivât à croire comme une vérité infaillible que Dulcinée du Toboso était enchantée, tandis qu’il avait été lui-même l’enchanteur et le machinateur de toute l’affaire. Enfin, s’affermissant dans l’intention qu’ils avaient de jouer à leurs hôtes quelques tours qui sentissent les aventures, ils prirent occasion de celle que leur avait contée don Quichotte de la caverne de Montésinos pour en préparer une fameuse.[202] Après avoir donné des ordres et des instructions à leurs gens sur ce qu’ils avaient à faire, au bout de six jours ils conduisirent le chevalier à la chasse de la grosse bête, avec un équipage de piqueurs et de chiens, tel que l’aurait pu mener un roi couronné. On donna à don Quichotte un habit de chasse, et un autre à Sancho, en drap vert de la plus grande finesse. Don Quichotte ne voulut point accepter ni mettre le sien, disant qu’il aurait bientôt à reprendre le dur exercice des armes, et qu’il ne pouvait porter une garde-robe avec lui. Quant à Sancho, il prit celui qu’on lui donna, dans l’intention de le vendre à la première occasion qui s’offrirait.

 

Le jour venu, don Quichotte s’arma de toutes pièces ; Sancho mit son habit de chasse, et, monté sur le grison, qu’il ne voulut point abandonner, quoiqu’on lui offrît un cheval, il se mêla dans la foule des chasseurs. La duchesse se présenta élégamment parée, et don Quichotte, toujours courtois et galant, prit la bride de son palefroi[203], quoique le duc voulût s’y opposer. Finalement, ils arrivèrent à un bois situé entre deux hautes montagnes ; puis, les postes étant pris, les sentiers occupés, et toute la troupe répartie dans les différents passages, on commença la chasse à cor et à cri, tellement qu’on ne pouvait s’entendre les uns les autres, tant à cause des aboiements des chiens que du bruit des cors de chasse. La duchesse mit pied à terre, et, prenant à la main un épieu aigu[204], elle se plaça dans un poste où elle savait que les sangliers avaient coutume de venir passer. Le duc et don Quichotte descendirent également de leurs montures, et se placèrent à ses côtés. Pour Sancho, il se mit derrière tout le monde, sans descendre du grison, qu’il n’osait point abandonner, crainte de quelque mésaventure.

 

À peine occupaient-ils leur poste, après avoir rangé sur les ailes un grand nombre de leurs gens, qu’ils virent accourir sur eux, poursuivi par les chasseurs et harcelé par les chiens, un énorme sanglier qui faisait craquer ses dents et ses défenses, et jetait l’écume par la bouche. Aussitôt que don Quichotte l’aperçut, mettant l’épée à la main et embrassant son écu, il s’avança bravement à sa rencontre. Le duc fit de même avec son épieu, et la duchesse les aurait devancés tous, si le duc ne l’en eût empêchée. Le seul Sancho, à la vue du terrible animal, lâcha le grison et se mit à courir de toutes ses forces ; puis il essaya de grimper sur un grand chêne ; mais ce fut en vain ; car étant parvenu à la moitié du tronc, et saisissant une branche pour gagner la cime, il fut si mal chanceux que la branche rompit, et qu’en tombant par terre il resta suspendu à un tronçon, sans pouvoir arriver jusqu’en bas. Quant il se vit accroché de la sorte, quand il s’aperçut que son pourpoint vert se déchirait, et qu’en passant, le formidable animal pourrait bien l’atteindre, il se mit à jeter de tels cris, et à demander du secours avec tant d’instance, que tous ceux qui l’entendaient et ne le voyaient pas crurent qu’il était sous la dent de quelque bête féroce.

 

Finalement, le sanglier aux longues défenses tomba sous le fer d’une foule d’épieux qu’on lui opposa, et don Quichotte, tournant alors la tête aux cris de Sancho (car il avait reconnu sa voix), le vit pendu au chêne, la tête en bas, et près de lui le grison, qui ne l’avait point abandonné dans sa détresse. Et Cid Hamet dit à ce propos qu’il a vu bien rarement Sancho Panza sans voir le grison, ni le grison sans voir Sancho ; tant grande était l’amitié qu’ils avaient l’un pour l’autre, et la fidélité qu’ils se gardaient. Don Quichotte arriva et décrocha Sancho, lequel, dès qu’il se vit libre et les pieds sur la terre, examina la déchirure de son habit de chasse, qu’il ressentit au fond de l’âme, car il croyait avoir un majorat dans cet habit.

 

Enfin, on posa l’énorme sanglier sur le dos d’un mulet de bât ; et l’ayant couvert avec des branches de romarin et des bouquets de myrte, les chasseurs triomphants le conduisirent, comme dépouille opime, à de grandes tentes de campagne qu’on avait dressées au milieu du bois. Là on trouva la table mise et le repas servi, si abondant, si somptueux, qu’on y reconnaissait bien la grandeur et la magnificence de ceux qui le donnaient.

 

Sancho, montrant à la duchesse les plaies de son habit déchiré :

 

« Si cette chasse, dit-il, eût été aux lièvres ou aux petits oiseaux, mon pourpoint ne serait pas en cet état. Je ne sais vraiment pas quel plaisir on trouve à attendre un animal qui, s’il vous attrape avec ses crochets, peut vous ôter la vie. Je me rappelle avoir entendu chanter un vieux romance qui dit : « Sois-tu mangé des ours comme Favila le Renommé ! »

 

– Ce fut un roi goth[205], dit don Quichotte, qui, étant allé à la chasse aux montagnes, fut mangé par un ours.

 

– C’est justement ce que je dis, reprit Sancho ; je ne voudrais pas que les rois et les princes se missent en semblable danger, pour chercher un plaisir qui ne devrait pas, ce semble, en être un, puisqu’il consiste à tuer un animal qui n’a commis aucun méfait.

 

– Au contraire, Sancho, répondit le duc, vous vous trompez beaucoup ; car l’exercice de la chasse à la grande bête est plus convenable, plus nécessaire aux rois et aux princes qu’aucun autre. Cette chasse est une image de la guerre ; on y emploie des stratagèmes, des ruses, des embûches, pour vaincre sans risque l’ennemi ; on y souffre des froids excessifs et d’intolérables chaleurs ; on y oublie le sommeil et l’oisiveté ; on s’y rend le corps plus robuste, les membres plus agiles ; enfin, c’est un exercice qu’on peut prendre en faisant plaisir à plusieurs et sans nuire à personne. D’ailleurs, ce qu’il y a de mieux, c’est qu’il n’est pas fait pour tout le monde, comme les autres espèces de chasse, hormis celle du haut vol, qui n’appartient aussi qu’aux rois et aux grands seigneurs. Ainsi donc, ô Sancho, changez d’opinion, et, quand vous serez gouverneur, adonnez-vous à la chasse ; vous verrez comme vous vous en trouverez bien.

 

– Oh ! pour cela non, répondit Sancho ; le bon gouverneur, comme la bonne femme, jambe cassée et à la maison. Il serait beau, vraiment que les gens affairés vinssent le chercher de loin, et qu’il fût au bois à se divertir ! Le gouvernement irait tout de travers. Par ma foi, seigneur, la chasse et les divertissements sont plus faits pour les fainéants que pour les gouverneurs. Ce à quoi je pense m’amuser, c’est à jouer à la triomphe les quatre jours de Pâques[206], et aux boules les dimanches et fêtes. Toutes ces chasses-là ne vont guère à mon humeur, et ne s’accommodent pas à ma conscience.

 

– Plaise à Dieu, Sancho, qu’il en soit ainsi, reprit le duc, car du dire au faire la distance est grande.

 

– Qu’il y ait le chemin qu’on voudra, répliqua Sancho ; au bon payeur il ne coûte rien de donner des gages ; et mieux vaut celui que Dieu assiste que celui qui se lève grand matin, et ce sont les tripes qui portent les pieds, non les pieds les tripes ; je veux dire que si Dieu m’assiste, et si je fais ce que je dois avec bonne intention, sans aucun doute je gouvernerai mieux qu’un aigle royal ; sinon, qu’on me mette le doigt dans la bouche, et l’on verra si je serre ou non les dents.

 

– Maudit sois-tu de Dieu et de tous ses saints, Sancho maudit ! s’écria don Quichotte. Quand donc viendra le jour, comme je te l’ai dit maintes fois, où je te verrai parler sans proverbes, et tenir des propos suivis et sensés ? Que Vos Grandeurs laissent là cet imbécile, mes seigneurs ; il vous moudra l’âme, non pas entre deux, mais entre deux mille proverbes, amenés si à point, si à propos, que Dieu veille à son salut, ou au mien si je voulais les écouter.

 

– Les proverbes de Sancho Panza, dit la duchesse, bien qu’ils soient plus nombreux que ceux du commentateur grec[207], n’en doivent pas moins être estimés, à cause de la brièveté des sentences. Quant à moi, je puis dire qu’ils me font plus de plaisir que d’autres, ceux-ci fussent-ils mieux amenés et ajustés plus à propos. »

 

Au milieu de cet entretien, et d’autres non moins divertissants, ils sortirent des tentes pour rentrer dans le bois, où le reste du jour se passa à chercher des postes et préparer des affûts. La nuit vint, non pas aussi claire et sereine que semblait le promettre la saison, puisqu’on était au milieu de l’été ; mais un certain clair-obscur, qu’elle amena et répandit avec elle, aida singulièrement aux projets des hôtes de don Quichotte. Dès que la nuit fut tombée, et un peu après le crépuscule, il sembla tout à coup que les quatre coins du bois prenaient feu. Ensuite on entendit par ci, par là, devant, derrière, et de tous côtés, une infinité de trompettes et d’autres instruments de guerre, ainsi que le pas de nombreuses troupes de cavalerie qui traversaient la forêt en tous sens. La lumière du feu et le son des instruments guerriers aveuglaient presque et assourdissaient les assistants, ainsi que tous ceux qui se trouvaient dans le bois. Bientôt on entendit une infinité de hélélis, de ces cris à l’usage des Mores quand ils engagent la bataille.[208] Les tambours battaient ; les trompettes, les clairons, les fifres résonnaient tous à la fois, si continuellement et si fort, que celui-là n’aurait pas eu de sens qui eût conservé le sien au bruit confus de tant d’instruments. Le duc pâlit, la duchesse frissonna, don Quichotte se sentit troubler, Sancho Panza trembla de tous ses membres, et ceux même qui connaissaient la vérité s’épouvantèrent. Le silence les saisit avec la peur, et, dans ce moment, un postillon passa devant eux, en équipage de démon, sonnant, au lieu de trompette, d’une corne démesurée, dont il tirait un bruit rauque et effroyable.

 

« Holà ! frère courrier, s’écria le duc, qui êtes-vous ? où allez-vous ? quels gens de guerre sont ceux qui traversent ce bois ? »

 

Le courrier répondit avec une voix brusque et farouche :

 

« Je suis le diable ; je vais chercher don Quichotte de la Manche ; les gens qui viennent par ici sont six troupes d’enchanteurs, qui amènent sur un char de triomphe la sans pareille Dulcinée du Toboso ; elle vient, enchantée avec le brillant Français Montésinos, apprendre à don Quichotte comment peut être désenchantée la pauvre dame.

 

– Si vous étiez le diable, comme vous le dites, et comme le montre votre aspect, reprit le duc, vous auriez déjà reconnu le chevalier don Quichotte de la Manche, car le voilà devant vous.

 

– En mon âme et conscience, répondit le diable, je n’y avais pas fait attention ; j’ai l’esprit occupé de tant de choses que j’oubliais la principale, celle pour laquelle je venais justement.

 

– Sans doute, s’écria Sancho, que ce démon est honnête homme et bon chrétien ; car, s’il ne l’était pas, il ne jurerait point en son âme et conscience. Maintenant je croirai que, jusque dans l’enfer, il doit y avoir de braves gens. »

 

Aussitôt le démon, sans mettre pied à terre, et tournant les yeux sur don Quichotte, lui dit :

 

« À toi, le chevalier des Lions (que ne puis-je te voir entre leurs griffes !), m’envoie le malheureux, mais vaillant chevalier Montésinos, pour te dire de sa part que tu l’attendes à l’endroit même où je te rencontrerai, parce qu’il amène avec lui celle qu’on nomme Dulcinée du Toboso, dans le désir de te faire connaître le moyen à prendre pour la désenchanter. Ma venue n’étant à autre fin, ce doit être la fin de mon séjour. Que les démons de mon espèce restent avec toi, et les bons anges avec ces seigneurs. »

 

À ces mots, il se remit à souffler dans son énorme cornet, tourna le dos, et s’en fut, sans attendre une réponse de personne.

 

La surprise s’accrut pour tout le monde, surtout pour Sancho, quand il vit qu’on voulait à toute force, et en dépit de la vérité, que Dulcinée fût enchantée réellement ; pour don Quichotte, parce qu’il ne pouvait toujours pas démêler si ce qui lui était arrivé dans la caverne de Montésinos était vrai ou faux. Tandis qu’il s’abîmait dans ces pensées, le duc lui demanda :

 

« Est-ce que Votre Grâce pense attendre cette visite, seigneur don Quichotte ?

 

– Pourquoi non ? répondit-il ; j’attendrai de pied ferme et de cœur intrépide, dût m’assaillir l’enfer tout entier.

 

– Eh bien ! moi, s’écria Sancho, si je vois un autre diable comme le dernier, et si j’entends un autre cornet à bouquin, j’attendrai ici comme je suis en Flandre. »

 

La nuit, en ce moment, achevait de se fermer, et l’on commença à voir courir çà et là des lumières à travers le bois, comme se répandent par le ciel les exhalaisons sèches de la terre, lesquelles paraissent à notre vue autant d’étoiles qui filent. On entendit en même temps un bruit épouvantable, dans le genre de celui que produisent les roues massives des charrettes à bœufs, bruit aigu, criard, continuel, qui fait, dit-on, fuir les loups et les ours, s’il y en a sur leur passage. À toutes ces tempêtes s’en ajouta une autre, qui les accrut encore ; il semblait véritablement qu’aux quatre coins du bois on livrât en même temps quatre batailles. Là, résonnait le bruit sourd et effroyable de l’artillerie ; ici, partaient une infinité d’arquebuses ; tout près, on entendait les cris des combattants ; plus loin, les hélélis sarrasins. Finalement, les cornets, les cors de chasse, les clairons, les trompettes, les tambours, l’artillerie, les coups d’arquebuse, et par-dessus tout l’épouvantable cliquetis des charrettes, tout cela formait à la fois un bruit si confus, si horrible, que don Quichotte eut besoin de rassembler tout son courage pour l’entendre sans effroi. Quant à Sancho, le sien fut bientôt abattu ; il tomba évanoui aux pieds de la duchesse, qui le reçut dans le pan de sa robe, et s’empressa de lui faire jeter de l’eau sur le visage. L’aspersion faite, il revint à lui dans le moment où un char aux roues criardes arrivait en cet endroit. Quatre bœufs tardifs le traînaient, tout couverts de housses noires, et portant, attachée à chaque corne, une grande torche allumée. Sur le chariot était élevé une espèce de trône, et sur ce trône était assis un vieillard vénérable, avec une barbe plus blanche que la neige, et si longue qu’elle lui tombait au-dessous de la ceinture. Son vêtement était une ample robe de boucassin noir ; et, comme le chariot portait une infinité de lumières, on pouvait aisément y distinguer tous les objets. Il était conduit par deux laids démons, habillés de la même étoffe, et de si hideux visage, qu’après les avoir vus une fois, Sancho ferma les yeux, pour ne pas les voir une seconde.

 

Quand le char fut arrivé en face du poste où se trouvait la compagnie, le vénérable vieillard se leva de son siège élevé, et, dès qu’il fut debout, il dit d’une voix haute : « Je suis le sage Lirgandée ; » et le char passa outre, sans qu’il ajoutât un seul mot. Derrière ce chariot en vint un autre tout pareil, avec un autre vieillard intronisé, lequel, faisant arrêter son attelage, dit d’une voix non moins grave que le premier : « Je suis le sage Alquife, grand ami d’Urgande la Déconnue ; » et il passa outre. Bientôt, et de la même façon, arriva un troisième chariot. Mais celui qui occupait le trône n’était pas un vieillard comme les deux premiers ; c’était un homme large et robuste, et de mine rébarbative. En arrivant, il se leva debout comme les autres, et dit d’une voix encore plus rauque et plus diabolique : « Je suis Arcalaüs l’enchanteur, ennemi mortel d’Amadis de Gaule et de toute sa lignée ; » et il passa outre.

 

À quelque distance de là, les trois chariots firent halte, et alors cessa l’insupportable criaillement des roues. Bientôt on n’entendit d’autre bruit que le son d’une musique douce et concertante. Sancho s’en réjouit fort, et en tira bon présage.

 

« Madame, dit-il à la duchesse, dont il ne s’écartait ni d’un pas ni d’un instant, où il y a de la musique, il ne peut rien y avoir de mauvais.

 

– Pas davantage où il y a des lumières et de la clarté, répondit la duchesse.

 

– Oh ! reprit Sancho, le feu donne de la lumière et les fournaises de la clarté, comme nous pouvons le voir à celles qui nous entourent, et qui pourraient bien pourtant nous embraser ; au lieu que la musique est toujours un signe de réjouissance et de fêtes.

 

– C’est ce qu’on va voir », dit don Quichotte, qui écoutait leur entretien ; et il avait raison, ainsi que le prouve le chapitre suivant.

 

Chapitre XXXV

 

Où se continue la nouvelle que reçut don Quichotte du désenchantement de Dulcinée, avec d’autres événements dignes d’admiration

 

 

Ils virent alors s’approcher d’eux, à la mesure de cette agréable musique, un char de ceux qu’on appelle char de triomphe, traîné par six mules brunes caparaçonnées de toile blanche, sur chacune desquelles était monté un pénitent, à la manière de ceux qui font amende honorable, également vêtu de blanc, avec une grosse torche de cire à la main. Ce char était deux fois, et même trois fois plus grand que les autres. Les côtés et les bords en étaient chargés de douze autres pénitents, blancs comme la neige, et tenant chacun une torche allumée ; spectacle fait pour surprendre et pour épouvanter tout à la fois. Sur un trône élevé au centre du char, était assise une nymphe couverte de mille voiles de gaze d’argent, sur lesquels brillaient une infinité de paillettes d’or, qui lui faisaient, sinon une riche, au moins une élégante parure. Elle avait la figure cachée sous une gaze de soie transparente et délicate, dont le tissu ne pouvait empêcher de découvrir un charmant visage de jeune fille. Les nombreuses lumières permettaient de distinguer ses traits et son âge, qui semblait ne point avoir atteint vingt ans, ni être resté au-dessous de dix-sept. Près d’elle était un personnage enveloppé jusqu’aux pieds d’une robe de velours à longue queue, et la tête couverte d’un voile noir.

 

Au moment où le char arriva juste en face du duc et de don Quichotte, la musique des clairons cessa, et, bientôt après, celle des harpes et des luths dont on jouait sur le char même. Alors, se levant tout debout, le personnage à la longue robe l’écarta des deux côtés, et, soulevant le voile qui lui cachait le visage, il découvrit à tous les regards la figure même de la mort, hideuse et décharnée. Don Quichotte en pâlit, Sancho trembla de peur, le duc et la duchesse firent un mouvement d’effroi. Cette Mort vivante, s’étant levée sur les pieds, commença, d’une voix endormie et d’une langue peu éveillée, à parler de la sorte :

 

« Je suis Merlin, celui que les histoires disent avoir eu le diable pour père (mensonge accrédité par le temps), prince de la magie, monarque et archive de la science zoroastrique, émule des âges et des siècles, qui prétendent engloutir les exploits des braves chevaliers errants, à qui j’ai toujours porté et porte encore une grande affection.

 

« Et, bien que l’humeur des enchanteurs, des mages et des magiciens soit toujours dure, âpre et farouche, la mienne est douce, tendre, amoureuse, aimant à faire bien à toutes sortes de gens.

 

« Dans les obscures cavernes du Destin, où mon âme s’occupait à former des caractères et des figures magiques, est venue jusqu’à moi la voix dolente de la belle et sans pareille Dulcinée du Toboso.

 

« Je sus son enchantement et sa disgrâce, sa transformation de gentille dame en grossière villageoise ; je fus ému de pitié, et, enfermant mon esprit dans le creux de cet horrible squelette, après avoir feuilleté cent mille volumes de ma science diabolique et vaine, je viens donner le remède qui convient à un si grand mal, à une douleur si grande.

 

« Ô toi, honneur et gloire de tous ceux que revêtent les tuniques d’acier et de diamant, lumière, fanal, guide et boussole de ceux qui laissant le lourd sommeil et la plume oisive, consentent à prendre l’intolérable métier des pesantes et sanglantes armes.

 

« À toi je dis, ô héros jamais dignement loué, vaillant tout à la fois et spirituel don Quichotte, splendeur de la Manche, astre de l’Espagne, que, pour rendre à son premier état la sans pareille Dulcinée du Toboso, il faut que Sancho, ton écuyer, se donne trois mille trois cents coups de fouet sur ses deux larges fesses, découvertes à l’air, de façon qu’il lui en cuise et qu’il lui en reste des marques. C’est à cela que se résolvent tous ceux qui ont été les auteurs de sa disgrâce ; et c’est pour cela que je suis venu, mes seigneurs.

 

– Ah bien, ma foi, s’écria Sancho, je me donnerai, non pas trois mille, mais trois coups de fouet, comme trois coups de couteau. Au diable soit la manière de désenchanter ! Et qu’est-ce qu’ont à voir mes fesses avec les enchantements ? Pardieu ! si le seigneur Merlin n’a pas trouvé d’autre moyen de désenchanter madame Dulcinée du Toboso, elle pourra bien s’en aller tout enchantée à la sépulture.

 

– Et moi je vais vous prendre, s’écria don Quichotte, don manant repu d’ail, et vous attacher à un arbre, nu comme votre mère vous a mis au monde, et je vous donnerai, non pas trois mille trois cents, mais six mille six cents coups de fouet, et si bien appliqués que vous ne puissiez vous en débarrasser en trois mille trois cents tours de reins. Et ne répliquez pas un mot, ou je vous arrache l’âme. »

 

Quand Merlin entendit cela :

 

« Non, reprit-il, ce ne doit pas être ainsi ; il faut que les coups de fouet que recevra le bon Sancho lui soient donnés de sa propre volonté, et non par force, et dans les moments qu’il lui plaira de choisir, car on ne fixe aucun terme. Cependant, s’il veut racheter son tourment pour la moitié de cette somme de coups de fouet, il lui est permis de se les laisser donner par une main étrangère, fût-elle même un peu pesante.

 

– Ni étrangère ni propre, ni pesante ni à peser, répliqua Sancho, aucune main ne me touchera. Est-ce que j’ai, par hasard, mis au monde madame Dulcinée du Toboso, pour que mes fesses payent le péché qu’ont fait ses beaux yeux ? C’est bon pour le seigneur mon maître, qui est une partie d’elle-même, puisqu’il l’appelle à chaque pas ma vie, mon âme, mon soutien. Il peut et doit se fouetter pour elle, et faire toutes les démarches nécessaires à son désenchantement ; mais me fouetter, moi ? abernuncio. »

 

À peine Sancho achevait-il de dire ces paroles, que la nymphe argentée qui se tenait près de l’esprit de Merlin, se leva tout debout, et, détournant son léger voile, elle découvrit un visage qui parut à tous les yeux plus que démesurément beau ; puis, avec un geste mâle et une voix fort peu féminine, elle s’adressa directement à Sancho Panza :

 

« Ô malencontreux écuyer, dit-elle, cœur de poule, âme de bronze, entrailles de cailloux, si l’on t’ordonnait, effronté larron, de te jeter d’une haute tour en bas ; si l’on te demandait, ennemi du genre humain, de manger une douzaine de crapauds, deux douzaines de lézards et trois douzaines de couleuvres ; si l’on te persuadait de tuer ta femme et tes enfants avec le tranchant aigu d’un atroce cimeterre, il ne serait pas étonnant que tu te montrasses malgracieux, et que tu fisses la petite bouche. Mais faire cas de trois mille trois cents coups de fouet, quand il n’y a pas d’écolier des frères de la doctrine, si mauvais sujet qu’il soit, qui n’en attrape chaque mois autant, en vérité, cela surprend, étourdit, stupéfie les entrailles pitoyables de tous ceux qui écoutent une semblable réponse, et même de tous ceux qui viendront à l’apprendre avec le cours du temps. Jette, ô animal misérable et endurci, jette, dis-je, tes yeux de mulet ombrageux sur la prunelle des miens, brillants comme de scintillantes étoiles, et tu les verras pleurer goutte à goutte, ruisseau à ruisseau, traçant des sillons, des sentiers et des routes, à travers les belles campagnes de mes joues. Prends pitié, monstre sournois et malintentionné, prends pitié à voir que mon jeune âge, qui ne passe pas encore la seconde dizaine, puisque j’ai dix-neuf ans, et pas tout à fait vingt, se consume et se flétrit sous l’écorce d’une grossière paysanne. Si maintenant je n’en ai pas l’air, c’est une faveur particulière que m’a faite le seigneur Merlin, ici présent, uniquement pour que mes attraits t’attendrissent, car les larmes d’une beauté affligée changent les rochers en coton et les tigres en brebis. Frappe-toi, frappe-toi sur ces viandes épaisses, bête féroce indomptée, et ranime ce courage que tu ne sais employer qu’à te remplir la bouche et le ventre ; remets en liberté la délicatesse de ma peau, la douceur de mon caractère et la beauté de ma face. Mais, si pour moi tu ne veux pas t’adoucir ni te rendre à la raison, fais-le pour ce pauvre chevalier, qui est debout à tes côtés ; pour ton maître, dis-je, dont je vois l’âme en ce moment, à telles enseignes qu’il la tient au travers de la gorge, à cinq ou six doigts des lèvres, car elle n’attend plus que ta réponse brutale ou tendre, ou pour lui sortir par la bouche, ou pour lui rentrer dans l’estomac. »

 

À ces mots, don Quichotte se tâta la gorge, et se tournant vers le duc :

 

« Pardieu ! seigneur, s’écria-t-il, Dulcinée a dit vrai ; car voici que j’ai l’âme arrêtée au milieu de la gorge, comme une noix d’arbalète.

 

– Que dites-vous à cela, Sancho ? demanda la duchesse.

 

– Je dis, madame, répondit Sancho, ce que j’ai dit, quant aux coups de fouet : abernuncio.

 

C’est abrenuncio[209] qu’il faut dire, Sancho, reprit le duc, et non comme vous dites.

 

– Oh ! que Votre Grandeur me laisse tranquille, répliqua Sancho ; je ne suis pas en état maintenant de regarder aux finesses et à une lettre de plus ou de moins, car ces maudits coups de fouet, qu’il faut qu’on me donne ou que je me donne, me tiennent si troublé, que je ne sais ni ce que je dis ni ce que je fais. Mais je voudrais bien savoir de Sa Seigneurie madame doña Dulcinée du Toboso, où elle a appris la manière qu’elle emploie pour prier les gens. Elle vient me demander de m’ouvrir les chairs à coups de fouet, et elle m’appelle cœur de poule, bête féroce indomptée, avec une kyrielle d’autres injures que le diable ne supporterait pas. Est-ce que, par hasard, mes chairs sont de bronze ? est-ce qu’il m’importe en rien qu’elle soit ou non désenchantée ? quelle corbeille de linge blanc, de chemises, de mouchoirs, d’escarpins (bien que je n’en mette pas) a-t-elle envoyée en avant pour me toucher le cœur ? Au lieu de cela, une injure sur l’autre, quoiqu’elle sache le proverbe qui court par ici, qu’un âne chargé d’or monte légèrement la montagne, et que les présents brisent les rochers, et qu’en priant Dieu tu dois donner du maillet, et qu’un bon Tiens vaut mieux que deux Tu l’auras. Et le seigneur mon maître, qui aurait dû me passer la main sur le cou, me flatter et me caresser, pour que je me fisse de laine et de coton cardé, ne dit-il pas que, s’il me prend, il m’attachera tout nu à un arbre, et me doublera la pitance des coups de fouet ? Est-ce que ces bonnes âmes compatissantes n’auraient pas dû considérer qu’ils ne demandent pas seulement qu’un écuyer se fouette, mais bien un gouverneur ? comme qui dirait : « Mange du miel sur tes cerises. » Qu’ils apprennent, à la male heure, qu’ils apprennent à savoir prier et demander, à savoir être polis ; car tous les temps ne sont pas pareils, ni tous les hommes toujours de bonne humeur. Je suis maintenant percé de douleur en voyant les déchirures de mon pourpoint vert, et voilà qu’on vient me demander que je me fouette de bonne volonté, quand je n’en ai pas plus envie que de me faire cacique.

 

– Eh bien ! en vérité, ami Sancho, dit le duc, si vous ne vous adoucissez pas autant qu’une poire molle, vous n’obtiendrez pas le gouvernement. Il ferait beau, vraiment, que j’envoyasse à mes insulaires un gouverneur cruel, aux entrailles de pierre, qui ne se rend point aux larmes des demoiselles affligées, aux prières de discrets enchanteurs, à l’empire d’anciens sages ! Enfin, Sancho, ou vous vous fouetterez, ou l’on vous fouettera, ou vous ne serez pas gouverneur.

 

– Seigneur, répondit Sancho, ne me donnera-t-on pas deux jours de répit pour penser à ce qui me conviendra le mieux ?

 

– Non en aucune manière, interrompit Merlin ; c’est ici, dans ce lieu, et dans cet instant même, que l’affaire doit être résolue. Ou Dulcinée retournera à la caverne de Montésinos, rendue à son état de paysanne, ou bien, dans l’état où elle est, elle sera conduite aux Champs-Élysées, pour y attendre l’accomplissement total de la flagellation.

 

– Allons, bon Sancho, s’écria la duchesse, ayez bon courage, et répondez dignement au pain que vous avez mangé chez le seigneur don Quichotte, que nous devons tous servir et chérir à cause de son excellent caractère et de ses hauts exploits de chevalerie. Dites oui, mon fils ; consentez à cette pénitence, et que le diable soit pour le diable, et la crainte pour le poltron, car la mauvaise fortune se brise contre le bon cœur, comme vous savez aussi bien que moi. »

 

Au lieu de répondre à ces propos, Sancho, perdant la tête, se tourna vers Merlin :

 

« Dites-moi, seigneur Merlin, lui dit-il, quand le diable courrier est arrivé près de nous, il apportait à mon maître un message du seigneur Montésinos, qui lui recommandait de l’attendre ici, parce qu’il venait lui apprendre la façon de désenchanter madame doña Dulcinée du Toboso ; mais jusqu’à présent nous n’avons vu ni Montésinos, ni rien de pareil.

 

– Le diable, ami Sancho, répondit Merlin, est un ignorant et un grandissime vaurien. C’est moi qui l’ai envoyé à la recherche de votre maître, non pas avec un message de Montésinos, mais de moi, car Montésinos est dans sa caverne, attendant son désenchantement, auquel il reste encore la queue à écorcher. S’il vous doit quelque chose, ou si vous avez quelque affaire à traiter avec lui, je vous l’amènerai, et vous le livrerai où il vous plaira. Mais, quant à présent, consentez à cette discipline ; elle vous sera, croyez-m’en, d’un grand profit pour l’âme et pour le corps ; pour l’âme, en exerçant votre charité chrétienne ; pour le corps, parce que je sais que vous êtes de complexion sanguine, et qu’il n’y aura pas de mal de vous tirer un peu de sang.

 

– Il y a bien des médecins dans ce monde, répliqua Sancho, jusqu’aux enchanteurs qui se mêlent aussi d’exercer la médecine. Mais, puisque tout le monde me le dit, bien que je n’en voie rien, je réponds donc que je consens à me donner les trois mille trois cents coups de fouet, à la condition que je me les donnerai quand et comme il me plaira, sans qu’on me fixe les jours ni le temps ; mais je tâcherai d’acquitter la dette le plus tôt possible, afin que le monde jouisse de la beauté de madame doña Dulcinée du Toboso, puisqu’il paraît, tout au rebours de ce que je pensais, qu’elle est effectivement fort belle. Une autre condition du marché, c’est que je ne serai pas tenu de me tirer du sang avec la discipline, et que si quelques coups ne font que chasser les mouches, ils entreront toujours en ligne de compte. Item, que si je me trompe sur le nombre, le seigneur Merlin, qui sait tout, aura soin de les compter, et de me faire savoir ceux qui manquent ou ceux qui sont de trop.

 

– Des coups de trop, répondit Merlin, il ne sera pas nécessaire d’en donner avis ; car, en atteignant juste le nombre voulu, madame Dulcinée sera désenchantée à l’instant même, et, en femme reconnaissante, elle viendra chercher le bon Sancho pour lui rendre grâce et le récompenser de sa bonne œuvre. Il ne faut donc avoir aucun scrupule du trop ou du trop peu, et que le ciel me préserve de tromper personne, ne serait-ce que d’un cheveu de la tête !

 

– Allons donc, à la grâce de Dieu ! s’écria Sancho ; je consens à mon supplice, c’est-à-dire que j’accepte la pénitence, avec les conditions convenues. »

 

À peine Sancho eut-il dit ces dernières paroles, que la musique se fit entendre de nouveau, et que recommencèrent les décharges de mousqueterie. Don Quichotte alla se pendre au cou de son écuyer, et lui donna mille baisers sur le front et sur les joues. Le duc, la duchesse et tous les assistants témoignèrent qu’ils ressentaient une joie extrême de cet heureux dénoûment. Enfin, le char se remit en marche, et, en passant, la belle Dulcinée inclina la tête devant le duc et la duchesse, et fit une grande révérence à Sancho.

 

En ce moment commençait à poindre l’aube riante et vermeille. Les fleurs des champs se relevaient et dressaient leurs tiges ; les ruisseaux au liquide cristal, murmurant à travers les cailloux blancs et gris, allaient porter aux rivières le tribut qu’elles attendaient. La terre joyeuse, le ciel clair, l’air serein, la lumière pure, tout annonçait que le jour, qui marchait déjà sur le pan de la robe de l’aurore, allait être tranquille et beau. Satisfaits de la chasse et d’avoir atteint leur but avec tant d’habilité et de bonheur, le duc et la duchesse regagnèrent leur château, dans le dessein de continuer des plaisanteries qui les amusaient plus que tout autre divertissement.

 

Chapitre XXXV

 

Où l’on raconte l’aventure étrange et jamais imaginée de la duègne Doloride, autrement dite comtesse Trifaldi, avec une lettre que Sancho Panza écrivit à sa femme Thérèse Panza

 

 

Le duc avait un majordome d’esprit jovial et éveillé. C’est lui qui avait représenté la figure de Merlin, qui avait disposé tout l’appareil de la précédente aventure, composé les vers, et fait remplir par un page le personnage de Dulcinée. À la demande de ses maîtres, il prépara sur-le-champ une autre aventure, de la plus gracieuse et étrange invention qui se pût imaginer.

 

Le lendemain, la duchesse demanda à Sancho s’il avait commencé la pénitence dont la tâche lui était prescrite pour le désenchantement de Dulcinée.

 

« Vraiment oui, répondit-il ; je me suis déjà donné, cette nuit, cinq coups de fouet.

 

– Avec quoi vous les êtes-vous donnés ? reprit la duchesse.

 

– Avec la main, répondit-il.

 

– Oh ! répliqua-t-elle, c’est plutôt se donner des claquettes que des coups de fouet. J’imagine que le sage Merlin ne sera pas satisfait de tant de mollesse. Il faut que le bon Sancho se fasse quelque bonne discipline avec des cordelettes et des nœuds de fer qui se laissent bien sentir. C’est, comme on dit, avec le sang qu’entre la science, et l’on ne pourrait donner à si bas prix la délivrance d’une aussi grande dame que Dulcinée.

 

– Eh bien, répondit Sancho, que Votre Seigneurie me fournisse quelque discipline ou quelques bouts de corde convenables ; c’est avec cela que je me fustigerai, pourvu toutefois qu’il ne m’en cuise pas trop, car je dois apprendre à Votre Grâce que, quoique rustique, mes chairs tiennent plus de la nature du coton que de celle du jonc à cordage, et il ne serait pas juste que je me misse en lambeaux pour le service d’autrui.

 

– À la bonne heure, répliqua la duchesse ; demain je vous donnerai une discipline qui aille à votre mesure, et qui s’accommode à la tendreté de vos chairs comme si elles étaient ses propres sœurs.

 

– À propos, dit Sancho, il faut que Votre Altesse apprenne, chère dame de mon âme, que j’ai écrit une lettre à ma femme Thérèse Panza, pour lui rendre compte de tout ce qui m’est arrivé depuis que je me suis séparé d’elle. Je l’ai là, dans le sein, et il ne manque plus que d’y mettre l’adresse. Je voudrais que Votre Discrétion prît la peine de la lire, car il me semble qu’elle est tournée de la façon que doivent écrire les gouverneurs.

 

– Qui l’a composée ? demanda la duchesse.

 

– Eh ! qui pouvait la composer, si ce n’est moi, pécheur que je suis ? répondit Sancho.

 

– Et c’est vous aussi qui l’avez écrite ? reprit la duchesse.

 

– Pour cela non, répliqua Sancho ; car je ne sais ni lire ni écrire, bien que je sache signer.

 

– Voyons-la donc, dit la duchesse ; car, à coup sûr, vous devez y montrer la qualité et la suffisance de votre esprit. »

 

Sancho tira de son sein une lettre ouverte, et la duchesse, l’ayant prise, vit qu’elle était ainsi conçue :

 

Lettre de Sancho Panza à Thérèse Panza, sa femme

 

« Si l’on me donnait de bons coups de fouet, j’étais bien d’aplomb sur ma monture[210] ; si j’ai un bon gouvernement, il me coûte de bons coups de fouet. À cela, ma chère Thérèse, tu ne comprendras rien du tout, quant à présent ; une autre fois, tu le sauras. Sache donc, Thérèse, que j’ai résolu une chose ; c’est que tu ailles en carrosse. Voilà l’important aujourd’hui, car toute autre façon d’aller serait marcher à quatre pattes.[211] Tu es femme d’un gouverneur ; vois si personne te montera jusqu’à la cheville. Je t’envoie ci-joint un habit vert de chasseur que m’a donné madame la duchesse ; arrange-le de façon qu’il serve de jupe et de corsage à notre fille. Don Quichotte, mon maître, à ce que j’ai ouï dire en ce pays, est un fou sage et un imbécile divertissant ; on ajoute que je suis de la même force. Nous sommes entrés dans la caverne de Montésinos, et le sage Merlin fait usage de moi pour le désenchantement de Dulcinée du Toboso, qui s’appelle là-bas Aldonza Lorenzo. Avec trois mille trois cents coups de fouet, moins cinq, que j’ai à me donner, elle deviendra aussi désenchantée que la mère qui l’a mise au monde. Ne dis rien de cela à personne, car tu sais le proverbe ; si tu soumets ton affaire à la chambrée, les uns diront que c’est blanc, les autres que c’est noir. D’ici à peu de jours, je partirai pour le gouvernement, où je vais avec un grand désir de ramasser de l’argent, car on m’a dit que tous les nouveaux gouverneurs s’en allaient avec le même désir. Je lui tâterai le pouls, et t’aviserai si tu dois ou non venir me rejoindre. Le grison se porte bien et se recommande beaucoup à toi ; je ne pense pas le laisser, quand même on me mènerait pour être Grand Turc. Madame la duchesse te baise mille fois les mains ; baise-les-lui en retour deux mille fois, car, à ce que dit mon maître, il n’y a rien qui coûte moins et qui vaille meilleur marché que les politesses. Dieu n’a pas consenti à m’envoyer une autre valise comme celle des cent écus de la fois passée ; mais n’en sois pas en peine, ma chère Thérèse ; celui qui sonne les cloches est en sûreté ; et tout s’en ira dans la lessive du gouvernement. Seulement j’ai une grande peine d’entendre dire que j’y prendrai tant de goût que je m’y mangerai les doigts. Dans ce cas-là, il ne me coûterait pas bon marché, bien que les estropiés et les manchots aient un canonicat dans les aumônes qu’ils mendient. Ainsi, d’une façon ou de l’autre, tu deviendras riche, et tu auras bonne aventure. Que Dieu te la donne comme il peut, et me garde pour te servir. De ce château, le 20 juillet 1614.

 

« Ton mari, le gouverneur.

 

« SANCHO PANZA. »

 

Quand la duchesse eut achevé de lire la lettre, elle dit à Sancho :

 

« En deux choses le bon gouverneur sort un peu du droit chemin. La première, c’est qu’il dit ou fait entendre qu’on lui a donné ce gouvernement pour les coups de fouet qu’il doit s’appliquer, tandis qu’il sait fort bien et ne peut nullement nier que, lorsque le duc mon seigneur lui en fit la promesse, on ne songeait pas seulement qu’il y eût des coups de fouet au monde. La seconde, c’est qu’il s’y montre un peu trop intéressé, et je ne voudrais pas qu’il eût montré le bout de l’oreille, car la convoitise rompt le sac, et le gouverneur avaricieux vend et ne rend pas la justice.

 

– Oh ! ce n’est pas ce que je voulais dire, madame, répondit Sancho ; si Votre Grâce trouve que la lettre n’est pas tournée comme elle devrait l’être, il n’y a rien qu’à la déchirer, et à en écrire une autre ; et il pourrait se faire que la nouvelle fût pire encore, si l’on s’en remet à ma judiciaire.

 

– Non, non, répliqua la duchesse ; celle-ci est bonne, et je veux la faire voir au duc. »

 

Cela dit, ils s’en furent à un jardin où l’on devait dîner ce jour-là. La duchesse montra la lettre de Sancho au duc, qui s’en amusa beaucoup. On dîna, et, quand la table eut été desservie, quand on se fut diverti quelque temps de l’exquise conversation de Sancho, tout à coup le son aigu d’un fifre se fit entendre, mêlé au bruit sourd d’un tambour discordant. Tout le monde parut se troubler à cette martiale et triste harmonie, principalement don Quichotte, qui ne tenait pas sur sa chaise, tant son trouble était grand. De Sancho, il n’y a rien à dire, sinon que la peur le conduisit à son refuge ordinaire, qui était le pan de la robe de la duchesse ; car véritablement la musique qu’on entendait était triste et mélancolique au dernier point.

 

Au milieu de la surprise générale et du silence que gardait tout le monde, on vit entrer et s’avancer dans le jardin deux hommes portant des robes de deuil, si longues qu’elles balayaient la terre. Chacun d’eux frappait sur un grand tambour, également couvert de drap noir. À leur côté marchait le joueur de fifre, noir et lugubre comme les deux autres. Les trois musiciens étaient suivis d’un personnage au corps de géant, non pas vêtu, mais chargé d’une ample soutane noire, dont la queue démesurée traînait au loin derrière lui. Par-dessus la soutane, un large baudrier lui ceignait les reins, noir également, et duquel pendait un énorme cimeterre dont la poignée était noire, ainsi que le fourreau. Il avait le visage couvert d’un voile noir transparent, à travers lequel on entrevoyait une longue barbe, blanche comme la neige. Il marchait à pas mesurés, au son des tambours, avec beaucoup de calme et de gravité. Enfin, sa grandeur, sa noirceur, sa démarche, son cortège étaient bien faits pour étonner tous ceux qui le regardaient sans le connaître.

 

Il vint donc, avec cette lenteur et cette solennité, se mettre à genoux devant le duc, qui l’attendait debout au milieu des autres assistants. Mais le duc ne voulut permettre en aucune façon qu’il parlât avant de s’être relevé. Le prodigieux épouvantail fut contraint de céder, et, dès qu’il fut debout, il leva le voile qui cachait son visage. Alors il découvrit la plus horrible, la plus longue, la plus blanche et la plus épaisse barbe qu’yeux humains eussent vue jusqu’alors. Bientôt il tira et arracha du fond de sa large poitrine une voix grave et sonore, et, fixant ses regards sur le duc, il lui dit :

 

« Très-haut et très-puissant seigneur, on m’appelle Trifaldin de la barbe blanche ; je suis écuyer de la comtesse Trifaldi, autrement appelée la Duègne Doloride, qui m’envoie en ambassade auprès de Votre Grandeur, pour demander à Votre Magnificence qu’elle daigne lui donner licence et permission de venir vous conter sa peine, qui est bien l’une des plus nouvelles et des plus admirables que la plus pénible imagination de l’univers puisse jamais avoir imaginée. Mais d’abord elle veut savoir si, dans votre château, se trouve le valeureux et jamais vaincu chevalier don Quichotte de la Manche, à la recherche duquel elle vient à pied, et sans rompre le jeûne, depuis le royaume de Candaya jusqu’à Votre Seigneurie, chose qu’il faut tenir à miracle ou à force d’enchantement. Elle est à la porte de cette forteresse ou maison de plaisance, et n’attend pour rentrer que votre bon plaisir. J’ai dit. »

 

Aussitôt il se mit à tousser, et, maniant sa barbe du haut en bas avec les deux mains, il attendit dans un grand calme que le duc lui fît une réponse.

 

« Il y a déjà bien des jours, dit le duc, bon écuyer Trifaldin de la blanche barbe, que nous avons connaissance de la disgrâce arrivée à madame la comtesse Trifaldi, que les enchanteurs obligent à s’appeler la duègne Doloride. Vous pouvez, étonnant écuyer, lui dire qu’elle entre, qu’ici se trouve le vaillant chevalier don Quichotte de la Manche, et que, de son cœur généreux, elle peut se promettre avec assurance toute espèce de secours et d’appui. Vous pouvez également lui dire de ma part que, si ma faveur lui est nécessaire, elle ne lui manquera point ; car je suis tenu de la lui offrir par ma qualité de chevalier, laquelle oblige à favoriser toute espèce de femmes, surtout les duègnes veuves, déchues et douloureuses, comme le doit être Sa Seigneurie. »

 

À ces mots, Trifaldin plia le genou jusqu’à terre, et, faisant signe de jouer au fifre et aux tambours, il sortit du jardin au même son et du même pas qu’il y était entré, laissant tout le monde dans la surprise de son aspect et de son accoutrement.

 

Alors le duc se tournant vers don Quichotte :

 

« Enfin, lui dit-il, célèbre chevalier, les ténèbres de la malice et de l’ignorance ne peuvent cacher ni obscurcir la lumière de la valeur et de la vertu. Je dis cela, parce qu’il y a six jours à peine que Votre Bonté habite ce château, et déjà viennent vous y chercher de pays lointains et inconnus, non pas en carrosse, ni sur des dromadaires, mais à pied et à jeun, les malheureux, les affligés, dans la confiance qu’ils trouveront en ce bras formidable le remède à leurs peines et à leurs souffrances, grâce à vos brillantes prouesses, dont le bruit court et s’étend sur la face de la terre entière.

 

– Je voudrais bien, seigneur duc, répondit don Quichotte, tenir ici présent ce bon religieux qui, l’autre jour, à table, montra tant de rancune et de mauvais vouloir contre les chevaliers errants, pour qu’il vît de ses propres yeux si ces chevaliers sont nécessaires au monde. Il pourrait du moins toucher de la main une vérité ; c’est que les gens extraordinairement affligés et inconsolables ne vont pas, dans les cas extrêmes et les malheurs énormes, chercher remède à leurs maux chez les hommes de robe, ni chez les sacristains de village, ni chez le gentilhomme qui n’est jamais sorti des limites de sa paroisse, ni chez le citadin paresseux qui cherche plutôt des nouvelles à raconter qu’il ne s’efforce à faire des prouesses que d’autres racontent et mettent par écrit. Le remède aux peines, le secours aux nécessités, la protection aux jeunes filles, la consolation des veuves, ne se trouvent en aucune sorte de personnes mieux qu’en les chevaliers errants. Aussi, de ce que j’ai l’honneur de l’être, je rends au ciel des grâces infinies, et je tiens pour bien employé tout ce qui peut m’arriver d’accidents et de travaux dans l’exercice d’une si honorable profession. Que cette duègne vienne donc, et qu’elle demande ce qu’elle voudra ; le remède à son mal sera bientôt expédié par la force de mon bras et l’intrépide résolution du cœur qui le conduit. »

 

Chapitre XXXVII

 

Où se continue la fameuse aventure de la duègne Doloride

 

 

Le duc et la duchesse furent enchantés de voir que don Quichotte répondît si bien à leur intention. En ce moment Sancho se mit de la partie.

 

« Je ne voudrais pas, dit-il, que cette madame la duègne vînt jeter quelque bâton dans les roues de mon gouvernement ; car j’ai ouï dire à un apothicaire de Tolède, qui parlait comme un chardonneret, que partout où intervenaient des duègnes, il ne pouvait rien arriver de bon. Sainte Vierge ! combien il leur en voulait, cet apothicaire ! De là je conclus que si toutes les duègnes sont ennuyeuses et impertinentes, de quelque humeur et condition qu’elles soient, que sera-ce des dolentes, ou douloureuses, ou endolories[212], comme on dit qu’est cette comtesse trois basques ou trois queues[213] ; car, dans mon pays, basque ou queue, queue ou basque, c’est absolument la même chose.

 

– Tais-toi, ami Sancho, dit don Quichotte ; puisque cette dame duègne vient me chercher de si lointains climats, elle ne doit pas être de celles que l’apothicaire portait sur son calepin. D’ailleurs, celle-là est comtesse, et, quand les comtesses servent en qualité de duègnes, c’est au service de reines ou d’impératrices ; elles sont dames et maîtresses dans leurs maisons, et s’y servent d’autres duègnes à leur tour. »

 

À cela, doña Rodriguez, qui se trouvait présente, ajouta bien vite :

 

« Des duègnes sont ici au service de madame la duchesse, qui pourraient être comtesses si la fortune l’eût voulu. Mais ainsi vont les lois comme le veulent les rois. Cependant qu’on ne dise pas de mal des duègnes, surtout des vieilles et des filles, car, bien que je ne le sois pas, j’entrevois et comprends fort bien l’avantage d’une duègne fille sur une duègne veuve ; et, comme on dit, celui qui nous a tondues a gardé les ciseaux dans la main.

 

– Avec tout cela, répliqua Sancho, il y a tellement à tondre chez les duègnes, toujours d’après mon apothicaire, qu’il vaut mieux ne pas remuer le riz, dût-il prendre au fond du pot.

 

– Les écuyers sont toujours nos ennemis, reprit doña Rodriguez ; comme ce sont des piliers d’antichambre, et qu’ils nous voient à tout propos ; les moments où ils ne prient pas Dieu, qui sont en grand nombre, ils les emploient à médire de nous, à nous déterrer les os, et à nous enterrer la bonne renommée. Eh bien, moi, je leur dis, à ces bûches ambulantes, qu’en dépit d’eux, nous continuerons à vivre dans le monde et dans les maisons des gens de qualité, bien qu’on nous y laisse mourir de faim, et qu’on y couvre avec une maigre jupe noire nos chairs délicates ou non délicates, comme on couvre un fumier avec une tapisserie le jour de la procession. Par ma foi, si cela m’était permis et que j’en eusse le temps, je ferais bien entendre, non-seulement à ceux qui m’écoutent, mais au monde entier, qu’il n’y a point de vertu qui ne se trouve en une duègne.

 

– Je crois, dit alors la duchesse, que ma bonne doña Rodriguez a grandement raison ; mais il convient qu’elle attende un moment plus opportun pour prendre sa défense et celle des autres duègnes, pour confondre la méchante opinion de ce méchant apothicaire, et pour déraciner celle que nourrit en son cœur le grand Sancho Panza.

 

– Ma foi, reprit Sancho, depuis que les fumées de gouverneur me sont montées à la tête, elles m’ont ôté les vertiges d’écuyer, et je me moque de toutes les duègnes du monde comme d’une figue sauvage. »

 

L’entretien sur le compte des duègnes aurait encore continué, si l’on n’eût entendu de nouveau sonner le fifre et battre les tambours, d’où l’on comprit que la duègne Doloride faisait son entrée. La duchesse demanda au duc s’il ne serait pas convenable d’aller à sa rencontre, puisqu’elle était comtesse et femme de qualité.

 

« Pour ce qu’elle a de comtesse, répondit Sancho, avant que le duc ouvrît la bouche, je consens à ce que Vos Grandeurs aillent la recevoir ; mais, pour ce qu’elle a de duègne, je suis d’avis que vous ne bougiez pas d’un seul pas.

 

– Qui te prie de te mêler de cela, Sancho ? dit don Quichotte.

 

– Qui, seigneur ? répondit Sancho ; moi, je m’en mêle, et je puis bien m’en mêler, comme écuyer ayant appris les devoirs de la courtoisie à l’école de Votre Grâce, qui est le plus courtois chevalier et le mieux élevé qu’il y ait dans toute la courtoiserie. En ces choses-là, à ce que j’ai ouï dire à Votre Grâce, on perd autant par le trop que par le trop peu et au bon entendeur demi-mot.

 

– C’est précisément comme le dit Sancho, reprit le duc ; nous allons voir la mine de cette comtesse, et, sur elle, nous mesurerons la courtoisie qui lui est due. »

 

En ce moment entrèrent le fifre et les tambours, comme la première fois ; et l’auteur termine ici ce court chapitre, pour commencer l’autre, où il continue la même aventure, qui est une des plus notables de toute l’histoire.

 

Chapitre XXXVIII

 

Où l’on rend compte du compte que rendit de sa triste fortune la duègne Doloride

 

 

Derrière les joueurs de cette triste musique, commencèrent à pénétrer dans le jardin jusqu’à douze duègnes, rangées sur deux files, toutes vêtues de larges robes à la religieuse, en serge foulée, avec des coiffes et des voiles de mousseline blanche, si longs qu’ils ne laissaient apercevoir que le bord des robes.

 

Derrière elles venait la comtesse Trifaldi, que menait par la main l’écuyer Trifaldin de la barbe blanche. Elle était vêtue de fine bayette noire non apprêtée ; car, si le poil en eût été frisé, chaque brin de laine aurait fait un grain de la grosseur d’un pois chiche. La queue, ou basque, ou pan, ou comme on voudra l’appeler, était divisée en trois pointes, que soutenaient à la main trois pages, également vêtus de noir, lesquels présentaient une agréable figure mathématique, avec les trois angles aigus que formaient les trois pointes de la queue ; et tous ceux qui virent cette queue à trois pointes comprirent que c’était d’elle que lui venait le nom de comtesse Trifaldi, comme si l’on disait comtesse aux trois queues. Ben-Engéli dit qu’en effet c’était la vérité, et que de son nom propre la duègne s’appelait comtesse Loupine, parce qu’il y avait beaucoup de loups dans son comté, et que, si ces loups eussent été des renards, on l’aurait appelée comtesse Renardine, parce que, dans ces pays, les seigneurs ont coutume de prendre le nom de la chose ou des choses qui abondent le plus dans leurs seigneuries. Mais enfin cette comtesse, à la faveur de la nouveauté de sa queue, laissa le Loupine pour prendre le Trifaldi.

 

Les douze duègnes et la dame marchaient au pas de procession, les visages couverts de voiles noirs, non pas transparents comme celui de Trifaldin, mais si serrés, au contraire, que rien ne se laissait apercevoir par-dessous.

 

Aussitôt que parut ainsi formé l’escadron de duègnes, le duc, la duchesse et don Quichotte se levèrent, ainsi que tous ceux qui regardaient la longue procession. Les douze duègnes s’arrêtèrent et firent une haie, au milieu de laquelle passa la Doloride, sans quitter le bras de Trifaldin. À cette vue, le duc, la duchesse et don Quichotte s’avancèrent d’une douzaine de pas à sa rencontre. Elle alors, mettant les deux genoux en terre, dit d’une voix plutôt rauque et forte que flûtée et délicate :

 

« Que Vos Grandeurs veuillent bien ne pas faire tant de courtoisies à leur humble serviteur, je veux dire à leur humble servante, car je suis tellement endolorie que je ne pourrai jamais réussir à y répondre comme je le dois. En effet, ma disgrâce étrange, inouïe, m’a emporté l’esprit je ne sais où, et ce doit être fort loin, car plus je le cherche, moins je le trouve.

 

– Celui-là en serait tout à fait dépourvu, madame la comtesse, répondit le duc, qui ne découvrirait pas dans votre personne votre mérite, lequel, sans qu’on en voie davantage, est digne de toute la crème de la courtoisie, de toute la fleur des plus civiles politesses. »

 

Et, la relevant de la main, il la fit asseoir sur un siège près de la duchesse, qui lui fit aussi l’accueil le plus bienveillant. Don Quichotte gardait le silence, et Sancho mourait d’envie de voir le visage de la Trifaldi ou de quelqu’une de ses nombreuses duègnes ; mais ce fut impossible, jusqu’à ce qu’elles-mêmes le découvrissent de bon gré.

 

Tout le monde immobile et faisant silence, chacun attendait qui le romprait le premier. Ce fut la duègne Doloride, en prononçant les paroles suivantes :

 

« J’ai la confiance, puissantissime seigneur, bellissime dame et discrétissimes auditeurs, que ma douleurissime trouvera dans vos cœurs vaillantissimes un accueil non moins affable que généreux et douloureux ; car elle est telle qu’elle doit suffire pour attendrir le marbre, amollir le diamant, et assouplir l’acier des cœurs les plus endurcis du monde. Mais, avant de la publier à vos ouïes (pour ne pas dire à vos oreilles), je voudrais que vous me fissiez savoir si, dans le sein de cette illustre compagnie, se trouve le purissime chevalier don Quichotte de la Manchissime, et son écuyérissime Panza.

 

– Le Panza, s’écria Sancho, avant que personne répondît, le voilà ; et le don Quichottissime également. Ainsi vous pouvez bien, Doloridissime duégnissime, dire tout ce qui vous plairissime, car nous sommes prêts et préparissimes à être vos serviteurissimes. »

 

En ce moment don Quichotte se leva, et adressant la parole à la duègne Doloride, il lui dit :

 

« Si vos angoisses, ô dame affligée, peuvent se promettre quelque espoir de remède par quelque valeur ou quelque force de quelque chevalier errant, voici les miennes, qui, toutes faibles et toutes courtes qu’elles sont, s’emploieront tout entières à votre service. Je suis don Quichotte de la Manche, dont le métier est de secourir toutes sortes de nécessiteux. Cela étant, vous n’avez nul besoin, madame, de capter des bienveillances ni de chercher des préambules ; mais vous pouvez, tout bonnement et sans détours, raconter vos peines. Des oreilles vous écoutent, qui sauront, sinon y porter remède, au moins y compatir. »

 

Quand la duègne Doloride entendit cela, elle fit mine de vouloir se jeter aux pieds de don Quichotte, et même elle s’y jeta, et faisant tous ses efforts pour les embrasser, elle disait :

 

« Devant ces pieds et devant ces jambes je me jette, ô invincible chevalier, parce qu’ils sont les bases et les colonnes de la chevalerie errante. Je veux baiser ces pieds, du pas desquels pend et dépend le remède à mes malheurs, ô valeureux errant, dont les exploits véritables laissent loin derrière eux et obscurcissent les fabuleuses prouesses des Amadis, des Bélianis et des Esplandian ! »

 

Puis, laissant don Quichotte, et se tournant vers Sancho Panza, elle lui prit la main et lui dit :

 

« Ô toi, le plus loyal écuyer qui ait servi jamais chevalier errant, dans les siècles présents et passés, plus long en bonté que la barbe de Trifaldin, mon homme de compagnie, ici présent ! tu peux bien te vanter qu’en servant le grand don Quichotte, tu sers en raccourci toute la multitude de chevaliers qui ont manié les armes dans le monde. Je te conjure, par ce que tu dois à ta bonté fidélissime, d’être mon intercesseur auprès de ton maître, pour qu’il favorise sans plus tarder cette humilissime et malheureusissime comtesse. »

 

Sancho répondit :

 

« Que ma bonté, ma chère dame, soit aussi grande et aussi longue que la barbe de votre écuyer, cela ne fait pas grand’chose à l’affaire. Mais que j’aie mon âme avec barbe et moustaches au sortir de cette vie, voilà ce qui m’importe, car des barbes d’ici-bas je ne me soucie guère. Au surplus, sans toutes ces prières ni ces cajoleries, je prierai mon maître (et je sais qu’il m’aime bien, surtout maintenant qu’il a besoin de moi pour une certaine affaire) d’aider Votre Grâce en tout ce qu’il pourra. Mais déboutonnez-vous, contez-nous votre peine, et laissez faire, nous serons tous d’accord. »

 

Le duc et la duchesse mouraient de rire à tous ces propos, comme gens qui avaient fabriqué l’aventure, s’applaudissant de la finesse et de la dissimulation que montrait la Trifaldi. Celle-ci, s’étant rassise, prit de nouveau la parole et dit :

 

« Sur le fameux royaume de Candaya, qui gît entre la grande Trapobane et la mer du Sud, deux lieues par delà le cap Comorin, régna la reine doña Magoncia, veuve du roi Archipiel, son époux et seigneur. De leur mariage fut créée et mise au monde l’infante Antonomasie, héritière du royaume, laquelle infante Antonomasie grandit et s’éleva sous ma tutelle et ma doctrine, parce que j’étais la plus ancienne et la plus noble duègne de sa mère.

 

« Or, il arriva que, les jours venant et passant, la petite Antonomasie atteignit l’âge de quatorze ans, avec une si grande perfection de beauté, que la nature n’aurait pu lui en donner un degré de plus. Dirons-nous que, pour l’esprit, c’était encore une morveuse ? Non, vraiment, elle était discrète autant que belle, et c’était la plus belle personne du monde, ou plutôt elle l’est encore, si les destins jaloux et les Parques impitoyables n’ont pas tranché le fil de sa vie. Et certes, ils ne l’ont pas fait, car les cieux ne sauraient permettre qu’on fasse à la terre un aussi grand mal que serait celui de cueillir en verjus la grappe de raisin du plus beau cep de ce monde.

 

« De cette beauté, que ma langue pesante et maladroite ne sait point vanter comme elle le mérite, s’éprirent une infinité de princes, tant nationaux qu’étrangers. Parmi eux, un simple chevalier, qui se trouvait à la cour, osa élever ses pensées jusqu’au ciel de cette beauté miraculeuse. Ce qui lui donna tant de présomption, c’étaient sa jeunesse, sa bonne mine, ses grâces, ses nombreux talents, la facilité et la félicité de son esprit. Car il faut que Vos Grandeurs sachent, si cela ne leur cause point d’ennui, qu’il jouait d’une guitare à la faire parler ; de plus, qu’il était poëte et grand danseur, et qu’enfin il savait faire une cage d’oiseaux si bien, qu’il aurait pu gagner sa vie rien qu’à cela, s’il se fût trouvé dans quelque extrême besoin. Et toutes ces qualités, tous ces mérites sont plutôt capables de renverser une montagne que non-seulement une faible jeune fille. Cependant toute sa gentillesse, toutes ses grâces, tous ses talents n’auraient pu suffire à faire capituler la forteresse de mon élève, si le voleur effronté n’eût employé l’artifice de me faire d’abord capituler moi-même. Ce vagabond dénaturé voulut d’abord amorcer mon goût et acquérir mes bonnes grâces, pour que moi, châtelain infidèle, je lui livrasse les clefs de la forteresse dont la garde m’était confiée. Finalement, il me flatta l’intelligence et me dompta la volonté par je ne sais quelles amulettes qu’il me donna. Mais ce qui me fit surtout broncher et tomber par terre, ce furent certains couplets que je l’entendis chanter une nuit, d’une fenêtre grillée donnant sur une petite ruelle où il se promenait, lesquels couplets, si j’ai bonne mémoire, s’exprimaient ainsi :

 

« De ma douce ennemie, naît un mal qui perce l’âme, et, pour plus de tourment, elle exige qu’on le ressente et qu’on ne le dise pas.[214] »

 

« La strophe me sembla d’or, et sa voix de miel ; et depuis lors, en voyant le malheur où m’ont fait tomber ces vers et d’autres semblables, j’ai considéré qu’on devrait, comme le conseillait Platon, exiler les poëtes des républiques bien organisées, du moins les poëtes érotiques ; car ils écrivent des couplets, non pas comme ceux de la complainte du marquis de Mantoue, qui amusent les femmes et font pleurer les enfants, mais des pointes d’esprit qui vous traversent l’âme comme de douces épines, et vous la brûlent comme la foudre, sans toucher aux habits. Une autre fois, il chanta :

 

« Viens. Mort, mais si cachée que je ne te sente pas venir, pour que le plaisir de mourir ne me rende pas à la vie[215] », ainsi que d’autres strophes et couplets qui, chantés, enchantent, et, écrits, ravissent.

 

« Mais qu’est-ce, bon Dieu, quand ces poëtes se ravalent à composer une espèce de poésie fort à la mode alors à Candaya, et qu’ils appelaient des seguidillas[216] ? Alors, c’était la danse des âmes, l’agitation des corps, le transport du rire, et finalement le ravissement de tous les sens. Aussi, dis-je, mes seigneurs, qu’on devrait à juste titre déporter ces poëtes et troubadours aux îles des Lézards[217]. Mais la faute n’est pas à eux ; elle est aux simples qui les louent, et aux niaises qui les croient.

 

« Si j’avais été aussi bonne duègne que je le devais, certes, je ne me serais point émue à leurs bons mots fanés, et n’aurais point pris pour des vérités ces belles tournures, je vis en mourant, je brûle dans la glace, je tremble dans le feu, j’espère sans espoir, je pars et je reste, ainsi que d’autres impossibilités de cette espèce, dont leurs écrits sont tout pleins. Et qu’arrive-t-il, lorsqu’ils promettent le phénix d’Arabie, la couronne d’Ariane, les chevaux du Soleil, les perles de la mer du Sud, l’or du Pactole et le baume de Pancaya[218]? C’est alors qu’ils font plus que jamais courir la plume, car rien ne leur coûte moins que de promettre ce qu’ils ne pourront jamais tenir.

 

« Mais que fais-je ? à quoi vais-je m’amuser, ô malheureuse ? quelle folie, quelle déraison me fait conter les péchés d’autrui, quand j’ai tant à raconter des miens ? Malheur à moi ! ce ne sont pas les vers qui m’ont vaincue, mais ma simplicité ; ce ne sont pas les sérénades qui m’ont adoucie, mais mon imprudence coupable.

 

« Ma grande ignorance et ma faible circonspection ouvrirent le chemin et préparèrent les voies aux désirs de don Clavijo (ainsi se nomme le chevalier en question). Sous mon patronage et ma médiation, il entra, non pas une, mais bien des fois, dans la chambre à coucher d’Antonomasie, non par lui, mais par moi trompée, et cela, sous le titre de légitime époux ; car, bien que pécheresse, je n’aurais jamais permis que, sans être son mari, il l’eût touchée aux bords de la semelle de ses pantoufles. Non, non, pour cela, non ! le mariage doit aller en avant dans toute affaire de ce genre où je mets les mains. Il n’y avait qu’un mal dans celle-ci, l’inégalité des conditions, don Clavijo n’étant qu’un simple chevalier, tandis que l’infante Antonomasie était, comme on l’a dit, héritière du royaume.

 

« Durant quelques jours, l’intrigue fut cachée et dissimulée par la sagacité de mes précautions ; mais bientôt il me parut qu’elle allait être découverte par je ne sais quelle enflure de l’estomac d’Antonomasie. Cette crainte nous fit entrer tous trois en conciliabule, et l’avis unanime fut qu’avant que le méchant tour vînt à éclater, don Clavijo (Georg., lib. II.) demandât devant le grand vicaire Antonomasie pour femme, en vertu d’une promesse écrite qu’elle lui avait donnée d’être son épouse, promesse formulée par mon esprit, et avec tant de force, que celle de Samson n’aurait pu la rompre. On fit les démarches nécessaires ; le vicaire fit la cédule, et reçut la confession de la dame, qui avoua tout sans autre formalité ; alors il la fit déposer chez un honnête alguazil de cour.

 

– Comment ! s’écria Sancho, il y a donc aussi à Candaya des alguazils, des poëtes et des seguidillas ? Par tous les serments que je puis faire, j’imagine que le monde est tout un. Mais que Votre Grâce se dépêche un peu, madame Trifaldi ; il se fait tard, et je meurs d’envie de savoir la fin d’une si longue histoire.

 

– C’est ce que vais faire », répondit la comtesse.

 

Chapitre XXXIX

 

Où la Trifaldi continue sa surprenante et mémorable histoire

 

 

De chaque parole que disait Sancho, la duchesse raffolait, autant que s’en désespérait don Quichotte, qui lui ordonna de se taire. Alors la Doloride continua de la sorte :

 

« Enfin, après bien des interrogatoires, des demandes et des réponses, comme l’infante tenait toujours bon, sans rétracter ni changer sa première déclaration, le grand vicaire jugea en faveur de don Clavijo, et la lui remit pour légitime épouse ; ce qui causa tant de chagrin à la reine doña Magoncia, mère de l’infante Antonomasie, qu’au bout de trois jours nous l’enterrâmes.

 

– Elle était morte, sans doute ? demanda Sancho.

 

– C’est clair, répondit Trifaldin ; car, à Candaya, on n’enterre pas les personnes vivantes, mais mortes.

 

– On a déjà vu, seigneur écuyer, répliqua Sancho, enterrer un homme évanoui, le croyant mort, et il me semblait, à moi, que la reine Magoncia aurait bien fait de s’évanouir au lieu de mourir ; car, avec la vie, il y a remède à bien des choses. D’ailleurs, la faute de l’infante n’était pas si énorme qu’elle fût obligée d’en avoir tant de regret. Si cette demoiselle se fût mariée avec un page ou quelque autre domestique de sa maison, comme ont fait bien d’autres, à ce que j’ai ouï dire, le mal aurait été sans ressource ; mais avoir épousé un chevalier aussi gentilhomme et aussi entendu qu’on nous le dépeint, en vérité, si ce fut une sottise, elle n’est pas si grande qu’on le pense. Car enfin, suivant les règles de mon seigneur, qui est ici présent et ne me laissera pas accuser de mensonge, de même qu’on fait avec des hommes de robe les évêques, de même on peut faire avec des chevaliers, surtout s’ils sont errants, les rois et les empereurs.

 

– Tu as raison, Sancho, dit don Quichotte ; car un chevalier errant, pourvu qu’il ait deux doigts de bonne chance, est en passe et en proche puissance d’être le plus grand seigneur du monde. Mais continuez, dame Doloride, car il me semble qu’il vous reste à compter l’amer de cette jusqu’à présent douce histoire.

 

– Comment, s’il reste l’amer ! reprit la comtesse. Oh ! oui ; et si amer, qu’en comparaison la coloquinte est douce et le laurier savoureux.

 

« La reine donc étant morte et non évanouie, nous l’enterrâmes ; mais à peine l’avions-nous couverte de terre, à peine lui avions-nous dit le dernier adieu, que tout à coup, quis talia temperet a lacrymis[219] ? parut au-dessus de la fosse de la reine, monté sur un cheval de bois, le géant Malambruno, cousin germain de Magoncia ; lequel, outre qu’il est cruel, est de plus enchanteur. Pour venger la mort de sa cousine germaine, pour châtier l’audace de don Clavijo et la faiblesse d’Antonomasie, il employa son art maudit, et laissa les deux amants enchantés sur la fosse même ; elle, convertie en une guenon de bronze, et lui, en un épouvantable crocodile d’un métal inconnu. Au milieu d’eux s’éleva une colonne également de métal, portant un écriteau en langue syriaque, qui, traduit en langue candayesque, et maintenant en langue castillane, renferme la sentence suivante : Les deux audacieux amants ne recouvreront point leur forme première, jusqu’à ce que le vaillant Manchois en vienne aux mains avec moi en combat singulier, car c’est seulement à sa haute valeur que les destins conservent cette aventure inouïe. Cela fait, il tira du fourreau un large et démesuré cimeterre, et, me prenant par les cheveux, il fit mine de vouloir m’ouvrir la gorge et de me trancher la tête à rasibus des épaules. Je me troublai, ma voix s’éteignit, je me sentis fort mal à l’aise ; mais cependant je fis effort, et, d’une voix tremblante, je lui dis tant et tant de choses qu’elles le firent suspendre l’exécution de son rigoureux châtiment. Finalement, il fit amener devant lui toutes les duègnes du palais, qui sont celles que voilà présentes, et, après nous avoir reproché notre faute, après avoir amèrement blâmé les habitudes des duègnes, leurs mauvaises ruses et leurs pires intrigues, chargeant toutes les autres de la faute que j’avais seule commise, il dit qu’il ne voulait pas nous punir de la peine capitale, mais d’autres peines plus durables, qui nous donnassent une mort civile et perpétuelle. Au moment où il achevait de dire ces mots, nous sentîmes toutes s’ouvrir les pores de notre visage, et qu’on nous y piquait partout comme avec des pointes d’aiguille. Nous portâmes aussitôt nos mains à la figure, et nous nous trouvâmes dans l’état que vous allez voir. »

 

Aussitôt la Doloride et les autres duègnes levèrent les voiles dont elles étaient couvertes, et montrèrent des visages tout peuplés de barbes, les unes blondes, les autres brunes, celles-ci blanches, celles-là grisonnantes. À cette vue, le duc et la duchesse semblèrent frappés de surprise, don Quichotte et Sancho de stupeur, et tout le reste des assistants d’épouvante. La Trifaldi continua de la sorte :

 

« Voilà de quelle manière nous châtia ce brutal et malintentionné de Malambruno. Il couvrit la blancheur et la pâleur de nos visages avec l’aspérité de ces soies, et plût au ciel qu’il eût fait rouler nos têtes sous le fil de son énorme cimeterre, plutôt que d’assombrir la lumière de nos figures avec cette bourre épaisse qui nous couvre ! car enfin, si nous entrons en compte, mes seigneurs…, et ce que je vais dire, je voudrais le dire avec des yeux coulants comme des fontaines ; mais les mers de pleurs que leur a fait verser la perpétuelle considération de notre disgrâce les ont réduits à être secs comme du jonc ; ainsi je parlerai sans larmes. Je dis donc : où peut aller une duègne barbue ? quel père ou quelle mère aura pitié d’elle ? qui la secourra ? car enfin si, quand elle a la peau bien lisse et le visage martyrisé par mille sortes d’ingrédients et de cosmétiques, elle a beaucoup de peine à trouver quelqu’un qui veuille d’elle, que sera-ce quand elle montrera un visage comme une forêt ? Ô duègnes, mes compagnes, nous sommes nées sous une triste étoile, et c’est sous une fatale influence que nos pères nous ont engendrées ! »

 

En disant ces mots, la Trifaldi fit mine de tomber évanouie.

 

Chapitre XL

 

Des choses relatives à cette mémorable histoire

 

 

Véritablement tous ceux qui aiment les histoires comme celle-ci doivent se montrer reconnaissants envers Cid Hamet, son auteur primitif, pour le soin curieux qu’il a pris de nous en conter les plus petits détails, et de n’en pas laisser la moindre parcelle sans la mettre distinctement au jour. Il peint les pensées, découvre les imaginations, répond aux questions tacites, éclaircit les doutes, résout les difficultés proposées, et finalement manifeste jusqu’à ses derniers atomes la plus diligente passion de savoir et d’apprendre. Ô célèbre auteur ! ô fortuné don Quichotte ! ô fameuse Dulcinée ! ô gracieux Sancho Panza ! tous ensemble, et chacun en particulier, vivez des siècles infinis, pour le plaisir et l’amusement universel des vivants !

 

L’histoire dit donc qu’en voyant la Doloride évanouie, Sancho s’écria :

 

« Je jure, foi d’homme de bien, et par le salut de tous mes aïeux les Panzas, que jamais je n’ai ouï ni vu, et que jamais mon maître n’a conté ni pu imaginer dans sa fantaisie une aventure comme celle-ci. Que mille Satans te maudissent, enchanteur et géant Malambruno ! ne pouvais-tu trouver d’autre espèce de punition pour ces pécheresses que de leur donner des museaux de barbets ? Comment ! ne valait-il pas mieux, et n’était-il pas plus à leur convenance de leur fendre les narines du haut en bas, eussent-elles ensuite parlé du nez, que de leur faire pousser des barbes ? Je gagerais qu’elles n’ont pas de quoi se faire raser.

 

– Oh ! c’est vrai, seigneur, répondit une des douze ; nous ne sommes pas en état de payer un barbier ; aussi quelques-unes de nous ont pris, pour remède économique, l’usage de certains emplâtres de poix. Nous nous les appliquons sur le visage, et, en tirant un bon coup, nos mentons demeurent ras et lisses comme le fond d’un mortier de pierre. Il y a bien à Candaya des femmes qui vont de maison en maison épiler les dames, leur polir les sourcils, et préparer toutes sortes d’ingrédients[220] ; mais nous autres duègnes de madame, nous n’avons jamais voulu accepter leurs services, parce que la plupart sentent l’entremetteuse ; et si le seigneur don Quichotte ne nous porte secours, avec nos barbes on nous portera dans le tombeau.

 

– Je m’arracherais plutôt la mienne en pays de Mores, s’écria don Quichotte, que de ne pas vous débarrasser des vôtres ! »

 

En ce moment, la Trifaldi revint de sa pâmoison.

 

« L’agréable tintement de cette promesse, dit-elle, ô valeureux chevalier, a frappé mes oreilles au milieu de mon évanouissement, et il a suffi pour me faire recouvrer tous mes sens. Ainsi, je vous en supplie de nouveau, errant, illustre et indomptable seigneur, convertissez en œuvre votre gracieuse promesse.

 

– Il ne tiendra pas à moi qu’elle reste inaccomplie, répondit don Quichotte. Allons, madame, dites ce que je dois faire ; mon courage est prêt à se mettre à votre service.

 

– Le cas est, reprit la Doloride, que, d’ici au royaume de Candaya, si l’on va par terre, il y a cinq mille lieues, à deux lieues de plus ou de moins. Mais, si l’on va par les airs, et en ligne droite, il n’y en a que trois mille deux cent vingt-sept. Il faut savoir également que Malambruno me dit qu’à l’instant où le sort me ferait rencontrer le chevalier notre libérateur, il lui enverrait une monture un peu meilleure et moins rétive que les bêtes de retour, car ce doit être ce même cheval de bois sur lequel le vaillant Pierre de Provence enleva la jolie Magalone.[221] Ce cheval se dirige au moyen d’une cheville qu’il a dans le front et qui lui sert de mors, et il vole à travers les airs avec une telle rapidité, qu’on dirait que les diables l’emportent. Ce dit cheval, suivant l’antique tradition, fut fabriqué par le sage Merlin. Il le prêta au comte Pierre, qui était son ami, et qui fit avec lui de grands voyages ; entre autres, il enleva, comme on l’a dit, la jolie Magalone, la menant en croupe par les airs, et laissant ébahis tous ceux qui, de la terre, les regardaient passer. Merlin ne le prêtait qu’à ceux qu’il aimait bien, ou qui le payaient mieux ; et, depuis le fameux Pierre jusqu’à nos jours, nous ne sachions pas que personne l’eût monté. Malambruno l’a tiré de là par la puissance de son art magique, et il le tient en son pouvoir. C’est de lui qu’il se sert pour les voyages qu’il fait à chaque instant en diverses parties du monde. Aujourd’hui il est ici, demain en France, et vingt-quatre heures après au Potosi. Ce qu’il y a de bon, c’est que ce cheval ne mange pas, ne dort pas, n’use point de fers, et qu’il marche l’amble au milieu des airs, sans avoir d’ailes ; au point que celui qu’il porte peut tenir à la main un verre plein d’eau, sans en répandre une goutte, tant il chemine doucement et posément ; c’est pour cela que la jolie Magalone se réjouissait tant d’aller à cheval sur son dos.

 

– Par ma foi, interrompit Sancho, pour aller un pas doux et posé, rien de tel que mon âne. Il est vrai qu’il ne marche pas dans l’air ; mais, sur la terre, je défie avec lui tous les ambles du monde. »

 

Chacun se mit à rire, et la Doloride continua :

 

« Eh bien, ce cheval, si Malambruno veut mettre fin à notre disgrâce, sera là devant nous, une demi-heure au plus après la tombée de la nuit ; car il m’a signifié que le signe qu’il me donnerait pour me faire entendre que j’avais trouvé le chevalier objet de mes recherches, ce serait de m’envoyer le cheval, où que ce fût, avec promptitude et commodité.

 

– Et combien tient-il de personnes sur ce cheval ? demanda Sancho.

 

– Deux, répondit la Doloride, l’un sur la selle, l’autre sur la croupe ; et généralement ces deux personnes sont le chevalier et l’écuyer, à défaut de quelque demoiselle enlevée.

 

– Je voudrais maintenant savoir, madame Doloride, dit Sancho, quel nom porte ce cheval.

 

– Son nom, répondit la Doloride, n’est pas comme celui du cheval de Bellérophon, qui s’appelait Pégase, ni comme celui d’Alexandre le Grand, qui s’appelait Bucéphale. Il ne se nomme point Brillador, comme celui de Roland Furieux, ni Bayart, comme celui de Renaud de Montauban, ni Frontin, comme celui de Roger, ni Bootès ou Péritoa, comme on dit que s’appelaient les chevaux du Soleil[222], ni même Orélia, comme le cheval sur lequel l’infortuné Rodéric, dernier roi des Goths, entra dans la bataille où il perdit la vie et le royaume.

 

– Je gagerais, s’écria Sancho, que, puisqu’on ne lui a donné aucun de ces fameux noms de chevaux si connus, on ne lui aura pas davantage donné celui du cheval de mon maître, Rossinante, qui, en fait d’être ajusté comme il faut, surpasse tous ceux que l’on a cités.

 

– Cela est vrai, répondit la comtesse barbue ; mais cependant le nom de l’autre lui va bien aussi, car il s’appelle Clavilègne le Véloce[223], ce qui exprime qu’il est de bois, qu’il a une cheville au front, et qu’il chemine avec une prodigieuse célérité. Ainsi, quant au nom, il peut bien le disputer au fameux Rossinante.

 

– En effet, le nom ne me déplaît pas, répliqua Sancho ; mais avec quel frein ou quel harnais se gouverne-t-il ?

 

– Je viens de dire, répondit la Trifaldi, que c’est avec la cheville. En la tournant d’un côté ou de l’autre, le chevalier qui est dessus le fait cheminer comme il veut, tantôt au plus haut des airs, tantôt effleurant et presque balayant le sol, tantôt au juste milieu, qu’il faut toujours chercher dans toutes les actions bien ordonnées.

 

– Je voudrais le voir, reprit Sancho ; mais penser que je monte dessus, soit en selle, soit en croupe, c’est demander des poires à l’ormeau. À peine puis-je me tenir sur mon grison, assis dans le creux d’un bât plus douillet que la soie même ; et l’on voudrait maintenant que je me tinsse sur une croupe de bois, sans coussin, ni tapis ! Pardine, je n’ai pas envie de me moudre pour ôter la barbe à personne. Que ceux qui en ont de trop se la rasent ; mais pour moi, je ne pense pas accompagner mon maître dans un si long voyage. D’ailleurs, je n’ai pas sans doute à servir pour la tonte de ces barbes, comme pour le désenchantement de madame Dulcinée.

 

– Si vraiment, ami, répondit Doloride ; et tellement que sans votre présence nous ne ferons rien de bon.

 

– En voici bien d’une autre ! s’écria Sancho ; et qu’ont à voir les écuyers dans les aventures de leurs seigneurs ? Ceux-ci doivent-ils emporter la gloire de celles qu’ils mettent à fin, et nous, supporter le travail ? Mort de ma vie ! si du moins les historiens disaient : « Un tel chevalier a mis à fin telle et telle aventure, mais avec l’aide d’un tel, son écuyer, sans lequel il était impossible de la conclure… » à la bonne heure ; mais qu’ils écrivent tout sec : « Don Paralipoménon des Trois Étoiles a conclu l’aventure des six Vampires » et cela, sans nommer la personne de son écuyer, qui s’était trouvé présent à tout, pas plus que s’il ne fût pas dans le monde ! c’est intolérable. Maintenant, seigneurs, je le répète, mon maître peut s’en aller tout seul, et grand bien lui fasse ! Moi, je resterai ici, en compagnie de madame la duchesse. Il pourrait arriver qu’à son retour il trouvât l’affaire de madame Dulcinée aux trois quarts faite ; car, dans les moments perdus, je pense me donner une volée de coups de fouet à m’en ouvrir la peau.

 

– Cependant, interrompit la duchesse, il faut accompagner votre maître, si c’est nécessaire, bon Sancho, puisque ce sont des bons comme vous qui vous en font la prière. Il ne sera pas dit que, pour votre vaine frayeur, les mentons de ces dames restent avec leurs toisons ; ce serait un cas de conscience.

 

– En voici d’une autre encore un coup ! répliqua Sancho. Si cette charité se faisait pour quelques demoiselles recluses, ou pour quelques petites filles de la doctrine chrétienne, encore passe ; on pourrait s’aventurer à quelque fatigue. Mais pour ôter la barbe à ces duègnes ! malepeste ! j’aimerais mieux les voir toutes barbues, depuis la plus grande jusqu’à la plus petite, depuis la plus mijaurée jusqu’à la plus pimpante.

 

– Vous en voulez bien aux duègnes, ami Sancho, dit la duchesse, et vous suivez de près l’opinion de l’apothicaire de Tolède. Eh bien ! vous n’avez pas raison. Il y a des duègnes chez moi qui pourraient servir de modèle à des maîtresses de maison, et voilà ma bonne doña Rodriguez qui ne me laissera pas dire autre chose.

 

– C’est assez que Votre Excellence le dise, reprit la Rodriguez, et Dieu sait la vérité. Que nous soyons, nous autres duègnes, bonnes ou mauvaises, barbues ou imberbes, enfin nos mères nous ont enfantées comme les autres femmes, et, puisque Dieu nous a mises au monde, il sait bien pourquoi. Aussi, c’est à sa miséricorde que je m’attends, et non à la barbe de personne.

 

– Voilà qui est bien, madame Rodriguez, dit don Quichotte ; et vous, madame Trifaldi et compagnie, j’espère que le ciel jettera sur votre affliction un regard favorable, et que Sancho fera ce que je lui ordonnerai, soit que Clavilègne arrive, soit que je me voie aux prises avec Malambruno. Ce que je sais, c’est qu’aucun rasoir ne raserait plus aisément le poil de Vos Grâces, que mon épée ne raserait sur ses épaules la tête de Malambruno. Dieu souffre les méchants, mais ce n’est pas pour toujours.

 

– Ah ! s’écria la Doloride, que toutes les étoiles des régions célestes regardent Votre Grandeur avec des yeux bénins, ô valeureux chevalier ! qu’elles versent sur votre cœur magnanime toute vaillance et toute prospérité, pour que vous deveniez le bouclier et le soutien de la triste et injurieuse engeance des duègnes, détestée des apothicaires, mordue des écuyers et escroquée des pages ! Maudite soit la coquine, qui, à la fleur de son âge, ne s’est pas faite plutôt religieuse que duègne ! Malheur à nous autres duègnes, à qui nos maîtresses jetteraient un toi par la figure, si elles croyaient pour cela devenir reines, vinssions-nous en ligne droite et de mâle en mâle d’Hector le Troyen ! Ô géant Malambruno ! qui, bien qu’enchanteur, es fidèle en tes promesses, envoie-nous vite le sans pareil Clavilègne, pour que notre malheur finisse ; car, si la chaleur vient et que nos barbes restent, hélas ! c’en est fait de nous. »

 

La Trifaldi prononça ces paroles avec un accent si déchirant, qu’elle tira les larmes des yeux de tous les spectateurs, Sancho lui-même sentit les siens se mouiller, et il résolut au fond de son cœur d’accompagner son maître jusqu’au bout du monde, si c’était en cela que consistait le moyen d’ôter la laine de ces vénérables visages.

 

Chapitre XLI

 

De l’arrivée de Clavilègne, avec la fin de cette longue et prolixe aventure

 

 

La nuit vint sur ces entrefaites, et avec elle l’heure indiquée pour la venue du fameux cheval Clavilègne. Son retard commençait à tourmenter don Quichotte, lequel concluait, de ce que Malambruno tardait à l’envoyer, ou qu’il n’était pas le chevalier pour qui était réservée cette aventure, ou que Malambruno n’osait point en venir aux mains avec lui en combat singulier. Mais voilà que tout à coup apparaissent dans le jardin quatre sauvages, habillés de feuilles de lierre, et portant sur leurs épaules un grand cheval de bois. Ils le posèrent à terre, sur ses pieds, et l’un des sauvages dit :

 

« Que le chevalier qui en aura le courage monte sur cette machine…

 

– Alors, interrompit Sancho, je n’y monte pas, car je n’ai point de courage, et ne suis pas chevalier. »

 

Le sauvage continua :

 

« Et que son écuyer, s’il en a un, monte en croupe. Il peut avoir confiance au valeureux Malambruno, certain de n’avoir à craindre que son épée, mais nulle autre, ni nulle autre embûche. Il n’y a qu’à tourner cette cheville que le cheval a sur le cou, et il emportera le chevalier et l’écuyer par les airs aux lieux où les attend Malambruno. Mais, pour que la hauteur et la sublimité du chemin ne leur cause pas d’étourdissements, il faut qu’ils se couvrent les yeux jusqu’à ce que le cheval hennisse. Ce sera le signe qu’ils ont achevé leur voyage. »

 

Cela dit, et laissant là Clavilègne, les quatre sauvages s’en retournèrent à pas comptés par où ils étaient venus.

 

Dès que la Doloride vit le cheval, elle dit à don Quichotte, les larmes aux yeux :

 

« Valeureux chevalier, les promesses de Malambruno sont accomplies, le cheval est chez nous, et nos barbes poussent ; chacune de nous, et par chaque poil de nos mentons, nous te supplions de nous raser et de nous tondre, puisque cela ne tient plus qu’à ce que tu montes sur cette bête avec ton écuyer, et à ce que vous donniez tous deux un heureux début à votre voyage de nouvelle espèce.

 

– C’est ce que je ferai, madame la comtesse Trifaldi, répondit don Quichotte, de bien bon cœur et de bien bonne volonté, sans prendre un coussin et sans chausser d’éperons, pour ne pas perdre un moment, tant j’ai grande envie de vous voir, madame, ainsi que toutes ces duègnes, tondues et rasées.

 

– Et moi, c’est ce que je ne ferai pas, dit Sancho, ni de bonne ni de mauvaise volonté. Si cette tonsure ne peut se faire sans que je monte en croupe, mon seigneur peut bien chercher un autre écuyer qui l’accompagne, et ces dames un autre moyen de se polir le menton, car je ne suis pas un sorcier pour prendre plaisir à courir les airs. Et que diraient mes insulaires en apprenant que leur gouverneur est à se promener parmi les vents ? D’ailleurs, puisqu’il y a trois mille et tant de lieues d’ici à Candaya, si le cheval se fatigue ou si le géant se fâche, nous mettrons à revenir une demi-douzaine d’années, et alors il n’y aura plus d’îles ni d’îlots dans le monde qui me reconnaissent ; et, puisqu’on dit d’habitude que c’est dans le retard qu’est le péril, et que, si l’on te donne la génisse, mets-lui la corde au cou, j’en demande pardon aux barbes de ces dames, mais saint Pierre est fort bien à Rome ; je veux dire que je suis fort bien dans cette maison, où l’on me traite avec tant de bonté, et du maître de laquelle j’attends la faveur insigne de me voir gouverneur.

 

– Ami Sancho, répondit le duc, l’île que je vous ai promise n’est ni mobile ni fugitive. Elle a des racines si profondes, enfoncées dans les abîmes de la terre, qu’on ne pourrait ni l’arracher, ni la changer de place en trois tours de reins. Et puisque nous savons tous deux, vous et moi, qu’il n’y a aucune sorte d’emploi, j’entends de ceux de haute volée, qui ne s’obtienne par quelque espèce de pot-de-vin, l’un plus gros, l’autre plus petit[224], celui que je veux recevoir pour ce gouvernement, c’est que vous alliez avec votre seigneur don Quichotte mettre fin à cette mémorable aventure. Soit que vous reveniez sur Clavilègne dans le peu de temps que promet sa célérité, soit que la fortune contraire vous ramène à pied, comme un pauvre pèlerin, de village en village et d’auberge en auberge, dès que vous reviendrez, vous trouverez votre île où vous l’aurez laissée, et vos insulaires avec le même désir qu’ils ont toujours eu de vous avoir pour gouverneur. Ma volonté sera la même ; et ne mettez aucun doute à cette vérité, seigneur Sancho, car ce serait faire un notable outrage à l’envie que j’ai de vous servir.

 

– Assez, assez, seigneur, s’écria Sancho ; je ne suis qu’un pauvre écuyer, et ne puis porter tant de courtoisies sur les bras. Que mon maître monte, qu’on me bande les yeux, et qu’on me recommande à Dieu. Il faut aussi m’informer si, quand nous passerons par ces hauteurs, je pourrai recommander mon âme au Seigneur, ou invoquer la protection des anges.

 

– Vous pouvez très-bien, Sancho, répondit la Doloride, recommander votre âme à Dieu, ou à qui vous plaira ; car, bien qu’enchanteur, Malambruno est chrétien ; il fait ses enchantements avec beaucoup de tact et de prudence, et sans se mettre mal avec personne.

 

– Allons donc, dit Sancho ; que Dieu m’assiste, et la très-sainte Trinité de Gaëte !

 

– Depuis la mémorable aventure des foulons, dit don Quichotte, je n’ai jamais vu Sancho avoir aussi peur qu’à présent. Si je croyais aux augures, comme tant d’autres, je sentirais bien un peu de chair de poule à mon courage. Mais venez ici, Sancho ; avec la permission du seigneur et de madame, je veux vous dire deux mots en particulier. »

 

Emmenant alors Sancho sous un groupe d’arbres, il lui prit les deux mains et lui dit :

 

« Tu vois, mon frère Sancho, le long voyage qui nous attend. Dieu sait quand nous reviendrons, et quel loisir, quelle commodité nous laisseront les affaires. Je voudrais donc que tu te retirasses à présent dans ta chambre, comme si tu allais chercher quelque chose de nécessaire au départ, et qu’en un tour de main tu te donnasses, en à-compte sur les trois mille trois cents coups de fouet auxquels tu t’es obligé, ne serait-ce que cinq ou six cents. Quand ils seront donnés, ce sera autant de fait ; car commencer les choses, c’est les avoir à moitié finies.

 

– Par Dieu ! s’écria Sancho. Votre Grâce doit avoir perdu l’esprit. C’est comme ceux qui disent : « Tu me vois pressé et tu me demandes ma fille en mariage. » Comment donc ! maintenant qu’il s’agit d’aller à cheval sur une table rase, vous voulez que je me déchire le derrière ? En vérité, ce n’est pas raisonnable. Allons d’abord barbifier ces duègnes, et au retour je vous promets, foi de qui je suis, que je me dépêcherai tellement de remplir mon obligation, que Votre Grâce sera pleinement satisfaite ; et ne disons rien de plus.

 

– Cette promesse, bon Sancho, reprit don Quichotte, suffit pour me consoler ; et je crois fermement que tu l’accompliras, car, tout sot que tu es, tu es homme véridique.

 

– Je ne suis pas vert, mais brun, dit Sancho, et, quand même je serais bariolé, je tiendrais ma parole. »

 

Après cela, ils revinrent pour monter sur Clavilègne. Et, au moment d’y mettre le pied, don Quichotte dit à Sancho :

 

« Allons, Sancho, bandez-vous les yeux, car celui qui nous envoie chercher de si lointains climats n’est pas capable de nous tromper. Quelle gloire pourrait-il gagner à tromper des gens qui se fient à lui ? Mais quand même tout arriverait au rebours de ce que j’imagine, aucune malice ne pourra du moins obscurcir la gloire d’avoir entrepris cette prouesse.

 

– Allons, seigneur, dit Sancho ; les barbes et les larmes de ces dames, je les ai clouées dans le cœur, et je ne mangerai pas morceau qui me profite avant que j’aie vu leur menton dans son premier poli. Que Votre Grâce monte, et se bouche d’abord les yeux ; car, si je dois aller en croupe, il est clair que je ne dois monter qu’après celui qui va sur la selle.

 

– Tu as raison », répliqua don Quichotte.

 

Et, tirant de sa poche un mouchoir, il pria la Doloride de lui en couvrir les yeux. Quand ce fut fait, il ôta son bandeau et dit :

 

« Je me souviens, si j’ai bonne mémoire, d’avoir lu dans Virgile l’histoire du Palladium de Troie ; ce fut un cheval de bois que les Grecs présentèrent à la déesse Pallas, et qui avait le ventre plein de chevaliers armés, par lesquels la ruine de Troie fut consommée. Il serait donc bon de voir d’abord ce que Clavilègne porte dans ses entrailles.

 

– C’est inutile, s’écria la Doloride, je m’en rends caution, et je sais que Malambruno n’est capable ni d’une trahison ni d’un méchant tour. Que Votre Grâce, seigneur don Quichotte, monte sans aucune crainte, et le mal qui arrivera, je le prends à mon compte. »

 

Il parut à don Quichotte que tout ce qu’il pourrait répliquer au sujet de sa sûreté personnelle serait une injure à sa vaillance, et, sans plus d’altercation, il monta sur Clavilègne, et essaya la cheville qui tournait aisément. Comme il n’avait point d’étriers, et que ses jambes pendaient tout de leur long, il ressemblait à ces figures de tapisserie de Flandres, peintes, ou plutôt tissues, dans un triomphe d’empereur romain.

 

De mauvais gré, et en se faisant tirer l’oreille. Sancho vint monter à son tour. Il s’arrangea du mieux qu’il put sur la croupe, qu’il trouva fort dure et nullement mollette. Alors il demanda au duc de lui prêter, s’il était possible, quelque coussin ou quelque oreiller, fût-ce de l’estrade de madame la duchesse ou du lit d’un page, car la croupe de ce cheval lui semblait plutôt de marbre que de bois. Mais la Trifaldi fit observer que Clavilègne ne souffrait sur son dos aucune espèce de harnais ni d’ornement ; que ce qu’il y avait à faire, c’était que Sancho s’assît à la manière des femmes, et qu’ainsi il sentirait moins la dureté de la monture. C’est ce que fit Sancho ; et, disant adieu, il se laissa bander les yeux. Mais, quand il les eut bandés, il les découvrit encore, et, jetant des regards tendres et suppliants sur tous ceux qui se trouvaient dans le jardin, il les conjura, les larmes aux yeux, de l’aider en ce moment critique avec force Pater Noster et force Ave Maria, afin que Dieu leur envoyât aussi des gens pour leur en dire quand ils se trouveraient en semblable passe.

 

« Larron ! s’écria don Quichotte, es-tu par hasard attaché à la potence ? es-tu au dernier jour de ta vie pour user de telles supplications ? N’es-tu point, lâche et dénaturée créature, assis au même endroit qu’occupa la jolie Magalone, et dont elle descendit, non dans la sépulture, mais sur le trône de France, si les histoires ne mentent pas ? Et moi, qui vais à tes côtés, ne puis-je pas me mettre au niveau du valeureux Pierre, qui étreignit l’endroit même que j’étreins à présent ? Bande-toi, bande-toi les yeux, animal sans cœur, et que la peur qui te travaille ne te sorte plus par la bouche, au moins en ma présence.

 

– Eh bien, qu’on me bouche donc, répondit Sancho ; mais, puisqu’on ne veut pas que je me recommande à Dieu, ni que je lui sois recommandé, est-il étonnant que j’aie peur qu’il n’y ait par ici quelque légion de diables qui nous emporte à Péralvillo[225] ? »

 

Enfin on leur banda les yeux, et don Quichotte, se trouvant placé comme il devait l’être, tourna la cheville. À peine y eut-il porté la main, que toutes les duègnes et le reste des assistants élevèrent la voix pour lui crier tous ensemble :

 

« Dieu te conduise, valeureux chevalier ; Dieu t’assiste, écuyer intrépide. Voilà que vous vous élevez dans les airs en les traversant avec plus de rapidité qu’une flèche ; voilà que vous commencez à surprendre et à émerveiller tous ceux qui vous regardent de la terre. Tiens-toi, valeureux Sancho, ne te dandine pas, prends garde de tomber ; ta chute serait plus terrible que celle du jeune étourdi qui voulut conduire le char du Soleil son père. »

 

Sancho entendit ces avertissements, et, se serrant près de son maître qu’il étreignait dans ses bras, il lui dit :

 

« Seigneur, comment ces gens-là disent-ils que nous volons si haut, puisque leurs paroles viennent jusqu’ici, et qu’on dirait qu’ils parlent tout à côté de nous ?

 

– Ne fais pas attention à cela, Sancho, répondit don Quichotte ; comme ces aventures et ces voyages à la volée sortent du cours des choses ordinaires, tu verras et tu entendras de mille lieues tout ce qu’il te plaira. Mais ne me serre pas tant, car tu m’étouffes ; et vraiment je ne sais ce qui peut te troubler, ni te faire peur ; pour moi, j’oserais jurer que de ma vie je n’ai monté une monture d’une allure plus douce. On dirait que nous ne bougeons pas de place. Allons, ami, chasse ta frayeur ; les choses vont en effet comme elles doivent aller, et nous avons le vent en poupe.

 

– C’est pardieu bien la vérité ! répliqua Sancho ; car, de ce côté-là, il me vient un vent si violent qu’on dirait que mille soufflets me soufflent dessus. »

 

Sancho disait vrai ; de grands soufflets servaient à lui donner de l’air. L’aventure avait été si bien disposée par le duc, la duchesse et le majordome, que nulle condition requise ne lui manqua pour être parfaite. Quand don Quichotte se sentit éventer :

 

« Sans aucun doute, Sancho, dit-il, nous devons être arrivés à la seconde région de l’air, où s’engendrent la grêle et la neige. C’est dans la troisième région que s’engendrent les éclairs et les tonnerres, et, si nous continuons à monter de la même façon, nous arriverons bientôt à la région du feu. En vérité, je ne sais comment retenir cette cheville, pour que nous ne montions pas jusqu’où nous soyons embrasés. »

 

En ce moment, on leur chauffait la figure avec des étoupes faciles à enflammer et à éteindre, qu’on leur présentait de loin au bout d’un long roseau. Sancho ressentit le premier la chaleur.

 

« Que je sois pendu, s’écria-t-il, si nous ne sommes arrivés dans le pays du feu, ou du moins bien près, car une partie de ma barbe est déjà roussie ; et j’ai bien envie, seigneur, de me découvrir les yeux pour voir où nous sommes.

 

– N’en fais rien, répondit don Quichotte, et rappelle-toi la véritable histoire du licencié Torralva, que les diables emportèrent à toute volée au milieu des airs, à cheval sur un bâton et les yeux fermés. En douze heures, il arriva à Rome, descendit à la tour de Nona, qui est une rue de la ville, assista à l’assaut, vit tout le désastre et la mort du connétable de Bourbon ; puis, le lendemain matin, il était de retour à Madrid, où il rendit compte de tout ce qu’il avait vu. Ce Torralva raconta aussi que, pendant qu’il traversait les airs, le diable lui ordonna d’ouvrir les yeux, qu’il les ouvrit et se trouva si près, à ce qu’il lui sembla, du corps de la lune, qu’il aurait pu la prendre avec la main, mais qu’il n’osa pas regarder la terre, de crainte que la tête ne lui tournât[226]. Ainsi donc, Sancho, il ne faut pas nous débander les yeux ; celui qui a pris l’engagement de nous conduire rendra compte de nous, et peut-être faisons-nous ces pointes en l’air pour nous laisser tomber tout d’un coup sur le royaume de Candaya, comme fait le faucon de chasse sur le héron, afin de le prendre de haut, quelque effort que celui-ci fasse pour s’élever. Bien qu’en apparence il n’y ait pas une demi-heure que nous ayons quitté le jardin, crois-moi, nous devons avoir fait un fameux morceau de chemin.

 

– Je ne sais ce qu’il en est, répondit Sancho ; tout ce que je peux dire, c’est que, si madame Madeleine ou Magalone s’est contentée de cette croupe, elle ne devait pas avoir la peau bien douillette. »

 

Toute cette conversation des deux braves, le duc, la duchesse et les gens du jardin n’en perdaient pas un mot, et s’en divertissaient prodigieusement. Enfin, pour donner une digne issue à cette aventure étrange et bien fabriquée, on mit le feu avec des étoupes à la queue de Clavilègne ; et, à l’instant, comme le cheval était plein de fusées et de pétards, il sauta en l’air avec un bruit épouvantable, jetant sur l’herbe don Quichotte et Sancho, tous deux à demi roussis. Un peu auparavant, l’escadron barbu des duègnes avait disparu du jardin avec la Trifaldi et toute sa suite ; et les gens demeurés au jardin restèrent comme évanouis, étendus par terre. Don Quichotte et Sancho se relevèrent, un peu maltraités ; et, regardant de toutes parts, ils furent stupéfaits de se voir dans le même jardin d’où ils étaient partis, et d’y trouver tant de gens étendus à terre sans mouvement. Mais leur surprise s’accrut encore quand, à un bout du jardin, ils aperçurent une lance fichée dans le sol, d’où pendait, à deux cordons de soie verte, un parchemin uni et blanc sur lequel était écrit en grosses lettres d’or :

 

« L’insigne chevalier don Quichotte de la Manche a terminé et mis à fin l’aventure de la comtesse Trifaldi, autrement dite la duègne Doloride et compagnie, pour l’avoir seulement entreprise ; Malambruno se donne pour pleinement content et satisfait. Les mentons des duègnes sont rasés et ras ; le roi don Clavijo et la reine Antonomasie sont revenus à leur ancien état. Aussitôt que sera accomplie l’écuyère flagellation, la blanche colombe se verra hors des griffes pestiférées des vautours qui la persécutent, et dans les bras de son tourtereau chéri. Ainsi l’ordonne le sage Merlin, protoenchanteur des enchanteurs. »

 

Aussitôt que don Quichotte eut déchiffré les lettres du parchemin, il comprit clairement qu’il s’agissait du désenchantement de Dulcinée. Rendant grâce au ciel de ce qu’il eût, à si peu de risques, accompli un si grand exploit, et rendu leur ancien poli aux visages des vénérables duègnes, qui avaient disparu, il s’approcha de l’endroit où le duc et la duchesse étaient encore frappés d’engourdissement. Secouant alors le duc par la main, il lui dit :

 

« Allons, bon seigneur, bon courage, tout n’est rien ; l’aventure est finie, sans danger de l’âme ni du corps, comme le prouve clairement l’écriteau que voilà. »

 

Peu à peu, et comme un homme qui sort d’un pesant sommeil, le duc revint à lui. La duchesse fit de même, ainsi que tous ceux qui étaient étendus dans le jardin, donnant de telles marques de surprise et d’admiration, qu’on aurait fort bien pu croire qu’il leur était arrivé réellement et tout de bon ce qu’ils savaient si bien feindre pour rire. Le duc lut l’écriteau, les yeux à demi fermés, puis, les bras ouverts, il alla embrasser don Quichotte, en lui disant qu’il était le meilleur chevalier qu’aucun siècle eût jamais vu. Sancho cherchait des yeux la Doloride, pour voir quelle figure elle avait sans barbe, et si elle était aussi belle, avec le menton dégarni, que le promettait sa bonne mine. Mais on lui dit qu’au moment où Clavilègne descendit en brûlant du haut des airs, et tomba par terre en éclats, tout l’escadron des duègnes avait disparu avec la Trifaldi, et qu’elles étaient rasées et sans une racine de poil.

 

La duchesse demanda à Sancho comment il s’était trouvé d’un si long voyage, et ce qui lui était arrivé. Sancho répondit :

 

« Moi, madame, j’ai senti que nous volions, suivant ce que disait mon maître, dans la région du feu, et j’ai voulu me découvrir les yeux un petit brin. Mais mon maître, à qui je demandai permission de me déboucher, ne voulut pas y consentir. Alors moi, qui ai je ne sais quel grain de curiosité et quelle démangeaison de connaître ce qu’on veut m’empêcher de savoir, tout bonnement et sans que personne le vît, j’écartai un tantinet, à côté du nez, le mouchoir qui me couvrait les yeux. Par là je regardai du côté de la terre, et il me sembla qu’elle n’était pas plus grosse tout entière qu’un grain de moutarde, et que les hommes qui marchaient dessus ne l’étaient guère plus que des noisettes ; jugez par là combien nous devions être haut dans ce moment.

 

– Mais, ami Sancho, interrompit la duchesse, prenez garde à ce que vous dites. À ce qu’il paraît, vous n’avez pas vu la terre, mais les hommes qui marchaient dessus ; car si la terre vous parut comme un grain de moutarde, et chaque homme comme une noisette, il est clair qu’un seul homme aurait couvert toute la terre.

 

– C’est vrai, répondit Sancho ; mais, avec tout cela, je l’ai aperçue par un petit coin, et je l’ai vue tout entière.

 

– Prenez garde, Sancho, reprit la duchesse, que par un petit coin, on ne peut voir l’ensemble de la chose qu’on regarde.

 

– Je n’entends rien à ces finesses-là, répliqua Sancho, Tout ce que je sais, c’est que Votre Grâce doit comprendre que, puisque nous volions par enchantement, par enchantement aussi j’ai pu voir toute la terre et tous les hommes, de quelque façon que je les eusse regardés ; si vous ne croyez pas cela, Votre Grâce ne croira pas davantage qu’en me découvrant les yeux du côté des sourcils, je me vis si près du ciel, qu’il n’y avait pas de lui à moi plus d’un palme et demi, et, ce que je puis vous jurer, madame, c’est qu’il est furieusement grand. Il arriva que nous allions du côté où sont les sept chèvres[227], et comme, étant enfant, j’ai été chevrier dans mon pays, je jure Dieu et mon âme que, dès que je les vis, je sentis une si grande envie de causer avec elles un instant, que, si je ne me fusse passé cette fantaisie, je crois que j’en serais crevé. J’arrive donc près d’elles, et qu’est-ce que je fais ? sans rien dire à personne, pas même à mon seigneur, je descends tout bonnement de Clavilègne, et me mets à causer avec les chèvres, qui sont, en vérité, gentilles comme des giroflées et douces comme des fleurs, trois quarts d’heure au moins ; et Clavilègne, tout ce temps, ne bougea pas de place.

 

– Mais, pendant que le bon Sancho s’entretenait avec les chèvres, demanda le duc, à quoi s’entretenait le seigneur don Quichotte ? »

 

Don Quichotte répondit :

 

« Comme tous ces événements se passent hors de l’ordre naturel des choses, il n’est pas étonnant que Sancho dise ce qu’il dit. Quant à moi, je puis dire que je ne me découvris les yeux ni par en haut ni par en bas, et que je ne vis ni le ciel, ni la terre, ni la mer, ni les déserts de sable. J’ai bien senti, il est vrai, que je passais par la région de l’air, et que même je touchais à celle du feu ; mais que nous fussions allés plus loin, je ne le crois pas. En effet, la région du feu étant entre le ciel de la lune et la dernière région de l’air, nous ne pouvions arriver au ciel où sont les sept chèvres dont parle Sancho, sans nous consumer, et, puisque nous ne sommes pas rôtis, ou Sancho ment, ou Sancho rêve.

 

– Je ne rêve ni ne mens, reprit Sancho ; sinon, qu’on me demande le signalement de ces chèvres, et l’on verra bien si je dis ou non la vérité.

 

– Eh bien ! comment sont-elles faites, Sancho ? demanda la duchesse.

 

– Le voici, répondit Sancho ; deux sont vertes, deux rouges, deux bleues, et la dernière bariolée.

 

– C’est une nouvelle espèce de chèvres, dit le duc, et, dans cette région de notre sol, on ne voit pas de semblables couleurs, je veux dire des chèvres de semblables couleurs.

 

– Oh ! c’est clair, s’écria Sancho. Pensez donc quelle différence il doit y avoir entre les chèvres du ciel et celles de la terre !

 

– Dites-moi, Sancho, reprit le duc, parmi ces chèvres avez-vous vu quelque bouc ?

 

– Non, seigneur, répondit Sancho ; mais j’ai ouï dire qu’aucun animal à cornes ne passait les cornes de la lune. »

 

Le duc et la duchesse ne voulurent pas en demander plus long à Sancho sur son voyage, car il leur parut en train de se promener à travers les sept cieux, et de leur donner des nouvelles de tout ce qui s’y passait, sans avoir bougé du jardin. Finalement, voilà comment finit l’aventure de la duègne Doloride, qui leur donna de quoi rire, non-seulement le temps qu’elle dura, mais celui de toute leur vie, et à Sancho de quoi conter, eût-il vécu des siècles. Don Quichotte, s’approchant de son écuyer, lui dit à l’oreille :

 

« Sancho, puisque vous voulez qu’on croie à ce que vous avez vu dans le ciel, je veux à mon tour que vous croyiez à ce que j’ai vu dans la caverne de Montésinos ; je ne vous en dis pas davantage. »

 

Chapitre XLII

 

Des conseils que donna don Quichotte à Sancho Panza avant que celui-ci allât gouverner son île, avec d’autres choses fort bien entendues

 

 

L’heureuse et divertissante issue de l’aventure de la Doloride donna tant de satisfaction au duc et à la duchesse, qu’ils résolurent de continuer ces plaisanteries, voyant quel impayable sujet ils avaient sous la main pour les prendre au sérieux. Ayant donc préparé leur plan, et donné des ordres à leurs gens et à leurs vassaux sur la manière d’en agir avec Sancho dans le gouvernement de l’île promise, le jour qui suivit le vol de Clavilègne, le duc dit à Sancho de faire ses préparatifs et de se parer pour aller être gouverneur, ajoutant que ses insulaires l’attendaient comme la pluie de mai.

 

Sancho s’inclina jusqu’à terre et lui dit :

 

« Depuis que je suis descendu du ciel ; depuis que, de ses hauteurs infinies, j’ai regardé la terre et l’ai vue si petite, j’ai senti se calmer à moitié l’envie si grande que j’avais d’être gouverneur. En effet, quelle grandeur est-ce là de commander sur un grain de moutarde ? quelle dignité, quel empire de gouverner une demi-douzaine d’hommes gros comme des noisettes ? car il me semble qu’il n’y en avait pas plus sur toute la terre. Si Votre Seigneurie voulait bien me donner une toute petite partie du ciel, ne serait-ce qu’une demi-lieue, je la prendrais bien plus volontiers que la plus grande île du monde.

 

– Faites attention, ami Sancho, répondit le duc, que je ne puis donner à personne une partie du ciel, ne fût-elle pas plus large que l’ongle ; car c’est à Dieu seul que sont réservées ces faveurs et ces grâces. Ce que je puis vous donner, je vous le donne, une île faite et parfaite, ronde, bien proportionnée, extrêmement fertile et abondante, où vous pourrez, si vous savez bien vous y prendre, acquérir avec les richesses de la terre les richesses du ciel.

 

– Eh bien ! c’est bon, répondit Sancho ; vienne cette île, et je ferai en sorte d’être un tel gouverneur, qu’en dépit des mauvais sujets, je m’en aille droit au ciel. Et ce n’est point par l’ambition que j’ai de sortir de ma cabane, ni de m’élever à perte de vue ; mais parce que je désire essayer quel goût a le gouvernement.

 

– Si vous en goûtez une fois, Sancho, dit le duc, vous vous mangerez les doigts après, car c’est bien une douce chose que de commander et d’être obéi. À coup sûr, quand votre maître sera devenu empereur (et il le sera sans doute, à voir la tournure que prennent ses affaires), on ne l’arrachera pas facilement de là, et vous verrez qu’il regrettera dans le fond de l’âme tout le temps qu’il aura passé sans l’être.

 

– Seigneur, répliqua Sancho, moi j’imagine qu’il est bon de commander, quand ce ne serait qu’à un troupeau de moutons.

 

– Qu’on m’enterre avec vous, Sancho, reprit le duc, si vous n’êtes savant en toutes choses, et j’espère que vous ferez un aussi bon gouverneur que le promet votre bon jugement. Mais restons-en là, et faites attention que demain vous irez prendre possession du gouvernement de l’île. Ce soir, on vous pourvoira du costume analogue que vous devez porter et de toutes les choses nécessaires à votre départ.

 

– Qu’on m’habille comme on voudra, dit Sancho. De quelque façon que je sois habillé, je serai toujours Sancho Panza.

 

– Cela est vrai, reprit le duc ; mais pourtant les costumes doivent être accommodés à l’état qu’on professe ou à la dignité dont on est revêtu. Il ne serait pas convenable qu’un jurisconsulte s’habillât comme un militaire, ni un militaire comme un prêtre. Vous, Sancho, vous serez habillé moitié en lettré, moitié en capitaine ; car, dans l’île que je vous donne, les armes sont aussi nécessaires que les lettres, et les lettres que les armes.

 

– Des lettres, reprit Sancho, je n’en suis guère pourvu, car je ne sais pas même l’A B C ; mais il me suffit de savoir par cœur le Christus pour être un excellent gouverneur. Quant aux armes, je manierai celles qu’on me donnera jusqu’à ce que je tombe, et à la grâce de Dieu.

 

– Avec une si bonne mémoire, dit le duc, Sancho ne pourra se tromper en rien. »

 

Sur ces entrefaites arriva don Quichotte. Quand il apprit ce qui se passait, quand il sut en quelle hâte Sancho devait se rendre à son gouvernement, avec la permission du duc, il le prit par la main, et le conduisit à sa chambre dans l’intention de lui donner des conseils sur la manière dont il devait remplir son emploi. Arrivés dans sa chambre, il ferma la porte, fit, presque de force, asseoir Sancho à son côté, et lui dit d’une voix lente et posée :

 

« Je rends au ciel des grâces infinies, ami Sancho, de ce qu’avant que j’eusse rencontré aucune bonne chance, la fortune soit allée à ta rencontre te prendre par la main. Moi, qui pensais trouver, dans les faveurs que m’accorderait le sort, de quoi payer tes services, je me vois encore au début de mon chemin ; et toi, avant le temps, contre la loi de tout raisonnable calcul, tu vois tes désirs comblés. Les uns répandent les cadeaux et les largesses, sollicitent, importunent, se lèvent matin, prient, supplient, s’opiniâtrent, et n’obtiennent pas ce qu’ils demandent. Un autre arrive, et, sans savoir ni comment ni pourquoi, il se trouve gratifié de l’emploi que sollicitaient une foule de prétendants. C’est bien le cas de dire que, dans la poursuite des places, il n’y a qu’heur et malheur. Toi, qui n’es à mes yeux qu’une grosse bête, sans te lever matin ni passer les nuits, sans faire aucune diligence, et seulement parce que la chevalerie errante t’a touché de son souffle, te voilà, ni plus ni moins, gouverneur d’une île. Je te dis tout cela, ô Sancho, pour que tu n’attribues pas à tes mérites la faveur qui t’est faite, mais pour que tu rendes grâces, d’abord au ciel, qui a disposé les choses avec bienveillance, puis à la grandeur que renferme en soi la profession de chevalier errant. Maintenant que ton cœur est disposé à croire ce que je t’ai dit, sois, ô mon fils, attentif à ce nouveau Caton[228] qui veut te donner des conseils, qui veut être ta boussole et ton guide pour t’acheminer au port du salut sur cette mer orageuse où tu vas te lancer, les hauts emplois n’étant autre chose qu’un profond abîme, couvert d’obscurité et garni d’écueils.

 

« Premièrement, ô mon fils, garde la crainte de Dieu ; car dans cette crainte est la sagesse, et, si tu es sage, tu ne tomberas jamais dans l’erreur.

 

« Secondement, porte toujours les yeux sur qui tu es, et fais tous les efforts possibles pour te connaître toi-même ; c’est là la plus difficile connaissance qui se puisse acquérir. De te connaître, il résultera que tu ne t’enfleras point comme la grenouille qui voulut s’égaler au bœuf. En ce cas, quand ta vanité fera la roue, une considération remplacera pour toi la laideur des pieds[229] ; c’est le souvenir que tu as gardé les cochons dans ton pays.

 

– Je ne puis le nier, interrompit Sancho ; mais c’est quand j’étais petit garçon. Plus tard, et devenu un petit homme, ce sont des oies que j’ai gardées, et non pas des cochons. Mais il me semble que cela ne fait rien à l’affaire, car tous ceux qui gouvernent ne viennent pas de souches de rois.

 

– Cela est vrai, répliqua don Quichotte ; aussi ceux qui n’ont pas une noble origine doivent-ils allier à la gravité de l’emploi qu’ils exercent une douceur affable, qui, bien dirigée par la prudence, les préserve des morsures de la médisance, auxquelles nul état ne saurait échapper.

 

« Fais gloire, Sancho, de l’humilité de ta naissance, et n’aie pas honte de dire que tu descends d’une famille de laboureurs. Voyant que tu n’en rougis pas, personne ne t’en fera rougir ; et pique-toi plutôt d’être humble vertueux que pécheur superbe. Ceux-là sont innombrables qui, nés de basse condition, se sont élevés jusqu’à la suprême dignité de la tiare ou de la couronne, et je pourrais t’en citer des exemples jusqu’à te fatiguer.

 

« Fais bien attention, Sancho, que, si tu prends la vertu pour guide, si tu te piques de faire des actions vertueuses, tu ne dois porter nulle envie à ceux qui ont pour ancêtres des princes et des grands seigneurs ; car le sang s’hérite et la vertu s’acquiert, et la vertu vaut par elle seule ce que le sang ne peut valoir.

 

« Cela étant, si, quand tu seras dans ton île, quelqu’un de tes parents vient te voir, ne le renvoie pas et ne lui fais point d’affront ; au contraire, il faut l’accueillir, le caresser, le fêter. De cette manière, tu satisferas à tes devoirs envers le ciel, qui n’aime pas que personne dédaigne ce qu’il a fait, et à tes devoirs envers la nature.

 

« Si tu conduis ta femme avec toi (et il ne convient pas que ceux qui résident dans les gouvernements soient longtemps sans leurs propres femmes), aie soin de l’endoctriner, de la dégrossir, de la tirer de sa rudesse naturelle ; car tout ce que peut gagner un gouverneur discret se perd et se répand par une femme sotte et grossière.

 

« Si par hasard tu devenais veuf, chose qui peut arriver, et si l’emploi te faisait trouver une seconde femme de plus haute condition, ne la prends pas telle qu’elle te serve d’amorce et de ligne à pêcher, et de capuchon pour dire : Je ne veux pas.[230] Je te le dis en vérité, tout ce que reçoit la femme du juge, c’est le mari qui en rendra compte au jugement universel, et il payera au quadruple, après la mort, les articles de compte dont il ne sera pas chargé pendant sa vie.

 

« Ne te guide jamais par la loi du bon plaisir[231], si en faveur auprès des ignorants, qui se piquent de finesse et de pénétration.

 

« Que les larmes du pauvre trouvent chez toi plus de compassion, mais non plus de justice que les requêtes du riche.

 

« Tâche de découvrir la vérité, à travers les promesses et les cadeaux du riche, comme à travers les sanglots et les importunités du pauvre.

 

« Quand l’équité peut et doit être écoutée, ne fais pas tomber sur le coupable toute la rigueur de la loi ; car la réputation de juge impitoyable ne vaut certes pas mieux que celle de juge compatissant.

 

« Si tu laisses quelquefois plier la verge de justice, que ce ne soit pas sous le poids des cadeaux, mais sous celui de la miséricorde.

 

« S’il t’arrive de juger un procès où soit partie quelqu’un de tes ennemis, éloigne ta pensée du souvenir de ton injure, et fixe-la sur la vérité du fait.

 

« Que la passion personnelle ne t’aveugle jamais dans la cause d’autrui. Les fautes que tu commettrais ainsi seraient irrémédiables la plupart du temps, et, si elles avaient un remède, ce ne serait qu’aux dépens de ton crédit et même de ta bourse.

 

« Si quelque jolie femme vient te demander justice, détourne les yeux de ses larmes, et ne prête point l’oreille à ses gémissements ; mais considère avec calme et lenteur la substance de ce qu’elle demande, si tu ne veux que ta raison se noie dans ses larmes, et que ta vertu soit étouffée par ses soupirs.

 

« Celui que tu dois châtier en action, ne le maltraite pas en paroles ; la peine du supplice suffit aux malheureux, sans qu’on y ajoute les mauvais propos.

 

« Le coupable qui tombera sous ta juridiction, considère-le comme un homme faible et misérable, sujet aux infirmités de notre nature dépravée. En tout ce qui dépendra de toi, sans faire injustice à la partie contraire, montre-toi à son égard pitoyable et clément ; car, bien que les attributs de Dieu soient tous égaux, cependant celui de la miséricorde brille et resplendit à nos yeux avec plus d’éclat encore que celui de la justice.

 

« Si tu suis, ô Sancho, ces règles et ces maximes, tu auras de longs jours, ta renommée sera éternelle, tes désirs comblés, ta félicité ineffable. Tu marieras tes enfants comme tu voudras ; ils auront des titres de noblesse, eux et tes petits-enfants ; tu vivras dans la paix et avec les bénédictions des gens ; au terme de ta vie, la mort t’atteindra dans une douce et mûre vieillesse, et tes yeux se fermeront sous les tendres et délicates mains de tes arrière-neveux. Ce que je t’ai dit jusqu’à présent, ce sont des avis propres à orner ton âme. Écoute maintenant ceux qui doivent servir à la parure de ton corps. »

 

Chapitre XLIII

 

Des seconds conseils que donna don Quichotte à Sancho Panza

 

 

Qui aurait entendu les précédents propos de don Quichotte sans le prendre pour un homme très-sage et non moins bien intentionné ? Mais, comme on l’a dit mainte et mainte fois dans le cours de cette histoire, il ne perdait la tête que lorsqu’on touchait à la chevalerie, montrant sur tous les autres sujets une intelligence claire et facile, de manière qu’à chaque pas ses œuvres discréditaient son jugement, et son jugement démentait ses œuvres. Mais, dans les seconds avis qu’il donna à Sancho, il montra une grâce parfaite, et porta au plus haut degré son esprit et sa folie.

 

Sancho l’écoutait avec une extrême attention, et faisait tous ses efforts pour conserver de tels conseils dans sa mémoire, comme un homme bien résolu à les suivre, et à mener à bon terme, par leur moyen, l’enfantement de son gouvernement. Don Quichotte poursuivit de la sorte :

 

« En ce qui touche la manière dont tu dois gouverner ta personne et ta maison, Sancho, la première chose que je te recommande, c’est d’être propre, et de te couper les ongles, au lieu de les laisser pousser ainsi que certaines personnes qui s’imaginent, dans leur ignorance, que de grands ongles embellissent les mains ; comme si cette allonge qu’ils se gardent bien de couper pouvait s’appeler ongles, tandis que ce sont des griffes d’éperviers mangeurs de lézards ; sale et révoltant abus.

 

« Ne parais jamais, Sancho, avec les vêtements débraillés et en désordre ; c’est le signe d’un esprit lâche et fainéant, à moins toutefois que cette négligence dans le vêtement ne cache une fourberie calculée, comme on le pensa de Jules César.[232]

 

« Tâte avec discrétion le pouls à ton office, pour savoir ce qu’il peut rendre ; et, s’il te permet de pouvoir donner des livrées à tes domestiques, donne-leur-en une propre et commode, plutôt que bizarre et brillante. Surtout partage-la entre tes valets et les pauvres ; je veux dire que, si tu dois habiller six pages, tu en habilles trois, et trois pauvres. De cette façon, tu auras des pages pour la terre et pour le ciel ; c’est une nouvelle manière de donner des livrées que ne connaissent point les glorieux.

 

« Ne mange point d’ail ni d’oignon, crainte qu’on ne découvre à l’odeur ta naissance de vilain. Marche posément, parle avec lenteur, mais non cependant de manière que tu paraisses t’écouter toi-même, car toute affectation est vicieuse.

 

« Dîne peu et soupe moins encore ; la santé du corps tout entier se manipule dans le laboratoire de l’estomac.

 

« Sois tempérant dans le boire, en considérant que trop de vin ne sait ni garder un secret ni tenir une parole.

 

« Fais attention, Sancho, à ne point mâcher des deux mâchoires et à n’éructer devant personne.

 

– Éructer, je n’entends point cela, dit Sancho.

 

– Éructer, Sancho, reprit don Quichotte, veut dire roter, ce qui est un des plus vilains mots de notre langue, quoique très-significatif. Aussi les gens délicats ont eu recours au latin ; au lieu de roter, ils disent éructer, et, au lieu de rots, ils disent éructations. Si quelques personnes n’entendent point ces expressions-là, peu importe ; l’usage avec le temps les introduira, et l’on finira par les entendre ; c’est enrichir la langue, sur laquelle le vulgaire et l’usage ont un égal pouvoir.

 

– En vérité, seigneur, reprit Sancho, un des conseils que je pense le mieux garder dans ma mémoire, c’est de ne pas roter ; car, ma foi, je le fais à tout bout de champ.

 

– Éructer, Sancho, et non roter, s’écria don Quichotte.

 

– Éructer je dirai dorénavant, repartit Sancho, et j’espère ne pas l’oublier.

 

– Tu dois aussi, Sancho, continua don Quichotte, ne pas mêler à tes entretiens cette multitude de proverbes que tu as coutume de semer avec tes paroles. Les proverbes, il est vrai, sont des sentences brèves ; mais tu les tires d’habitude tellement par les cheveux, qu’ils ressemblent plutôt à des balourdises qu’à des sentences.

 

– Oh ! pour cela, s’écria Sancho, Dieu seul peut y porter remède, car je sais plus de proverbes qu’un livre, et quand je parle, il m’en arrive à la bouche une telle quantité à la fois, qu’ils se battent les uns les autres pour sortir. Alors ma langue prend les premiers qu’elle rencontre, bien qu’ils ne viennent pas fort à point. Mais j’aurai soin dorénavant de ne dire que ceux qui conviendront à la gravité de mon emploi ; car, en bonne maison, le souper est bientôt servi, et qui convient du prix n’a pas de dispute, et celui-là est en sûreté qui sonne le tocsin, et à donner ou prendre, gare de se méprendre.

 

– Allons, c’est cela, Sancho, s’écria don Quichotte ; enfile, enfile tes proverbes, puisque personne ne peut te tenir en bride. Ma mère me châtie et je fouette la toupie. Je suis à te dire que tu te corriges des proverbes, et, en un moment, tu en détaches une litanie, qui cadrent avec ce que nous disons comme s’ils tombaient de la lune. Prends garde, Sancho ; je ne te dis pas qu’un proverbe fasse mauvais effet quand il est amené à propos ; mais enfiler et amonceler des proverbes à tort et à travers, cela rend la conversation lourde et triviale.

 

« Quand tu monteras à cheval, ne te jette pas le corps en arrière sur l’arçon, et n’étends pas les jambes droites, roides, éloignées du ventre du cheval ; mais ne te tiens pas non plus si nonchalamment que tu aies l’air d’être sur le dos du grison. À monter à cheval, les uns semblent cavaliers, les autres bons pour montures.

 

« Que ton sommeil soit modéré, car celui qui ne se lève pas avec le soleil ne jouit pas de la journée. Rappelle-toi, Sancho, que la diligence est mère de la fortune, et que la paresse, son ennemie, n’arriva jamais au but d’un juste désir.

 

« Je veux maintenant te donner un dernier conseil, et, bien qu’il ne puisse te servir pour la parure du corps, je veux néanmoins que tu l’aies toujours présent à la mémoire ; car je crois qu’il ne te sera pas moins profitable que ceux que je t’ai donnés jusqu’à présent. Le voici : ne dispute jamais sur la noblesse des familles, du moins en les comparant entre elles ; forcément, parmi celles que l’on compare, l’une doit être préférée. Eh bien, tu seras détesté de celle que tu auras abaissée, sans être aucunement récompensé de celle que tu élèveras.

 

« Ton habillement devra se composer de chausses entières, d’un long pourpoint, et d’un manteau encore un peu plus long. Jamais de grègues ; elles ne conviennent ni aux gentilshommes ni aux gouverneurs. Voilà, Sancho, les conseils qui, pour à présent, se sont offerts à mon esprit. Le temps marchera, et, suivant les occasions, j’aurai soin de t’envoyer des avis autant que tu auras soin de m’informer de l’état de tes affaires.

 

– Seigneur, répondit Sancho, je vois bien que toutes les choses que Votre Grâce vient de me dire sont bonnes, saintes et profitables. Mais de quoi peuvent-elles servir, si je ne m’en rappelle pas une seule ? Il est vrai que, pour ce qui est de ne pas me laisser pousser les ongles, et de me remarier, si l’occasion s’en présente, cela ne me sortira pas de la tête. Mais ces autres minuties, et ces entortillements, et tout ce brouillamini, je ne m’en souviens et ne m’en souviendrai pas plus que des nuages de l’an passé. Il faudra donc me les coucher par écrit ; car, bien que je ne sache ni lire ni écrire, je les donnerai à mon confesseur, pour qu’il me les récapitule au besoin, et me les fourre bien dans la cervelle.

 

– Ah ! pécheur que je suis, s’écria don Quichotte, qu’il sied mal aux gouverneurs de ne savoir ni lire ni écrire ! Il faut que tu apprennes, ô Sancho, que, pour un homme, ne pas savoir lire ou être gaucher, signifie de deux choses l’une ; ou qu’il est fils de parents de trop basse condition, ou qu’il est si mauvais sujet qu’on n’a pu le dresser aux bons usages et à la bonne doctrine. C’est un grand défaut que tu portes avec toi, et je voudrais que tu apprisses du moins à signer.

 

– Je sais signer mon nom, répondit Sancho. Quand j’étais bedeau dans mon village, j’appris à faire de grandes lettres comme des marques de ballots, et on disait que cela faisait mon nom. D’ailleurs, je feindrai d’avoir la main droite percluse, et je ferai signer un autre pour moi. Il y a remède à tout, si ce n’est à la mort ; et, comme j’aurai le commandement et le bâton, je ferai ce qui me plaira. D’autant plus que celui dont le père est alcalde… et moi, je serai gouverneur, ce qui est bien plus qu’alcalde ; alors, approchez-vous et vous serez bien reçus. Sinon, qu’on me méprise et qu’on me débaptise ; ceux-là viendront chercher de la laine et s’en retourneront tondus ; car si Dieu te veut du bien, il y paraît à ta maison ; et les sottises du riche passent dans le monde pour des sentences, et quand je serai riche, puisque je serai gouverneur, et libéral en même temps, comme je pense bien l’être, qui est-ce qui me trouvera un défaut ? Au bout du compte, faites-vous miel, et les mouches vous mangeront ; autant tu as, autant tu vaux, disait une de mes grand’mères, et de l’homme qui a pignon sur rue tu ne seras jamais vengé.

 

– Oh ! maudit sois-tu de Dieu, maudit Sancho ! s’écria don Quichotte ; que soixante mille Satans emportent toi et tes proverbes ! Voilà une heure que tu es à les enfiler, et à me donner avec chacun d’eux le tourment de la torture. Je t’assure que ces proverbes te mèneront un jour à la potence ; ils te feront enlever le gouvernement par tes vassaux, et exciteront parmi eux des séditions et des révoltes. Dis-moi ; où les trouves-tu donc, ignorant ? et comment les appliques-tu, imbécile ? Pour en dire un, et pour le bien appliquer, je travaille et sue comme si je piochais la terre.

 

– Pardieu ! seigneur notre maître, répliqua Sancho. Votre Grâce se plaint pour bien peu de chose. Qui diable peut trouver mauvais que je me serve de mon bien, puisque je n’en ai pas d’autre, ni fonds, ni terre, que des proverbes et toujours des proverbes ? Maintenant, voilà qu’il m’en arrive quatre, qui viennent à point nommé, comme marée en carême. Mais je ne les dirai point ; car, pour être bon à se taire, c’est Sancho qu’on appelle.[233]

 

– Ce Sancho-là, ce n’est pas toi, s’écria don Quichotte ; si tu es bon, ce n’est pas pour te taire, mais pour mal parler et pour mal t’obstiner. Cependant, je voudrais savoir les quatre proverbes qui te venaient maintenant à la mémoire si bien à point nommé. J’ai beau chercher dans la mienne, qui n’est pourtant pas mauvaise, il ne s’en présente aucun.

 

– Quels meilleurs proverbes peut-il y avoir, dit Sancho, que ceux-ci : Entre deux dents mâchelières ne mets jamais le doigt ; à sortez de chez moi et que voulez-vous à ma femme ? il n’y a rien à répondre, et si la pierre donne contre la cruche, ou la cruche contre la pierre, tant pis pour la cruche. Tous ceux-là viennent à point nommé. Ils veulent dire : Que personne ne se prenne de querelle avec son gouverneur ou avec son chef, car il lui en cuira, comme à celui qui met le doigt entre deux mâchelières, et quand même ce ne seraient pas des mâchelières, pourvu que ce soient des dents, peu importe. De même, à ce que dit le gouverneur, il n’y a rien à répliquer, pas plus qu’à sortez de chez moi et que voulez-vous à ma femme ? quant au sens de la pierre et de la cruche, un aveugle le verrait. Ainsi donc il est nécessaire que celui qui voit le fétu dans l’œil du prochain voie la poutre dans son œil, afin qu’on ne dise pas de lui : le mort a peur du décapité ; et Votre Grâce sait bien que le sot en sait plus long dans sa maison que le sage dans la maison d’autrui.

 

– Oh ! pour cela non, Sancho, répondit don Quichotte ; ni dans sa maison, ni dans celle d’autrui, le sot ne sait rien, car sur la base de la sottise on ne saurait élever aucun édifice d’esprit et de raison. Mais, restons-en là, Sancho. Si tu gouvernes mal, à toi sera la faute et à moi la honte. Ce qui me console, c’est que j’ai fait ce que je devais en te donnant des conseils avec tout le zèle et toute la discrétion qui me sont possibles. Ce faisant, je remplis mon devoir et ma promesse. Que Dieu te guide, Sancho, et te gouverne dans ton gouvernement. Puisse-t-il aussi me délivrer du scrupule qui me reste ! Je crains vraiment que tu ne mettes toute l’île sens dessus dessous ; chose que je pourrais éviter en découvrant au duc qui tu es, en lui disant que toute cette épaisseur, toute cette grosse personne que tu fais, n’est autre qu’un sac rempli de proverbes et de malices.

 

– Seigneur, répliqua Sancho, s’il semble à Votre Grâce que je ne vaille rien pour ce gouvernement, je le lâche tout de suite ; car j’aime mieux le bout de l’ongle de mon âme que mon corps tout entier ; et je vivrai aussi bien, Sancho tout court, avec du pain et un oignon, que Sancho gouverneur, avec des chapons et des perdrix. D’ailleurs, quand on dort, tous les hommes sont égaux, grands et petits, riches et pauvres. Si Votre Grâce veut y regarder de près, vous verrez que c’est vous seul qui m’avez mis en tête de gouverner, car je n’entends pas plus au gouvernement des îles qu’un oison ; et si vous pensez que, pour avoir été gouverneur, le diable doive m’emporter, j’aime mieux aller Sancho au ciel, que gouverneur en enfer.

 

– Pardieu ! Sancho, s’écria don Quichotte, par ces seules raisons que tu viens de dire en dernier lieu, je juge que tu mérites d’être gouverneur de cent îles. Tu as un bon naturel, sans lequel il n’y a science qui vaille ; recommande-toi à Dieu, et tâche seulement de ne point pécher par l’intention première ; je veux dire, aie toujours le dessein, et fais un ferme propos de chercher le juste et le vrai dans toutes les affaires qui se présenteront ; le ciel favorise toujours les intentions droites. Et maintenant, allons dîner, car je crois que Leurs Seigneuries nous attendent. »

 

Chapitre XLIV

 

Comment Sancho Panza fut conduit à son gouvernement, et de l’étrange aventure qui arriva dans le château à don Quichotte

 

 

Cid Hamet, dans l’original de cette histoire, mit, dit-on, à ce chapitre, un exorde que son interprète n’a pas traduit comme il l’avait composé. C’est une espèce de plainte que le More s’adresse à lui-même pour avoir entrepris d’écrire une histoire aussi sèche et aussi limitée que celle-ci, forcé qu’il est d’y parler toujours de don Quichotte et de Sancho, sans oser s’étendre à d’autres digressions, ni entremêler les épisodes plus sérieux et plus intéressants. Il ajoute qu’avoir l’intelligence, la main et la plume toujours occupées à écrire sur un seul personnage, et ne parler que par la bouche de peu de gens, c’est un travail intolérable, dont le fruit ne répond point aux peines de l’auteur ; que, pour éviter cet inconvénient, il avait usé d’un artifice, dans la première partie, en y intercalant quelques nouvelles, comme celles du Curieux malavisé et du Capitaine captif, qui sont en dehors de l’histoire, tandis que les autres qu’on y raconte sont des événements où figure don Quichotte lui-même, et qu’on ne pouvait dès lors passer sous silence. D’une autre part, il pensa, comme il le dit formellement, que bien des gens, absorbés par l’attention qu’exigent les prouesses de don Quichotte, n’en donneraient point aux nouvelles, et les parcourraient, ou à la hâte, ou avec dépit, sans prendre garde à l’invention et à l’agrément qu’elles renferment, qualités qui se montreront bien à découvert quand ces nouvelles paraîtront au jour, abandonnées à elles seules, et ne s’appuyant plus sur les folies de don Quichotte et les impertinences de Sancho Panza.[234] C’est pour cela que, dans cette seconde partie, il ne voulut insérer ni coudre aucune nouvelle détachée, mais seulement quelques épisodes, nés des événements mêmes qu’offrait la vérité ; encore est-ce d’une manière restreinte, et avec aussi peu de paroles qu’il en fallait pour les exposer. Or donc, puisqu’il se contient et se renferme dans les étroites limites du récit, ayant assez d’entendement, d’habileté et de suffisance pour traiter des choses de l’univers entier, il prie qu’on veuille bien ne pas mépriser son travail, et lui accorder des louanges, non pour ce qu’il écrit, mais du moins pour ce qu’il se prive d’écrire. Après quoi il continue l’histoire en ces termes :

 

Au sortir de table, le jour où il donna ses conseils à Sancho, don Quichotte les lui remit le soir même par écrit, pour qu’il cherchât quelqu’un qui lui en fît la lecture. Mais ils furent aussitôt perdus que donnés, et tombèrent dans les mains du duc, qui les communiqua à la duchesse, et tous deux admirèrent de nouveau la folie et le grand sens de don Quichotte. Pour donner suite aux plaisanteries qu’ils avaient entamées, ce même soir ils envoyèrent Sancho, accompagné d’un grand cortége, au bourg qui, pour lui, devait être une île. Or, il arriva que le guide auquel on l’avait confié était un majordome du duc, fort spirituel et fort enjoué, car il n’y a pas d’enjouement sans esprit, lequel avait fait le personnage de la comtesse Trifaldi de la façon gracieuse qu’on a vue. Avec son talent et les instructions que lui avaient données ses maîtres sur la manière d’en agir avec Sancho, il se tira merveilleusement d’affaire.

 

Il arriva de même qu’aussitôt que Sancho vit ce majordome, il reconnut dans son visage celui de la Trifaldi, et, se tournant vers son maître :

 

« Seigneur, dit-il, il faut, ou que le diable m’emporte d’ici, en juste et en croyant, ou que Votre Grâce avoue que la figure de ce majordome du duc que voilà est la même que celle de la Doloride. »

 

Don Quichotte regarda attentivement le majordome, et, quand il l’eut bien regardé, il dit à Sancho :

 

« Je ne vois pas, Sancho, qu’il y ait de quoi te donner au diable, ni en juste ni en croyant, et je ne sais trop ce que tu veux dire par là.[235] De ce que le visage de la Doloride soit celui du majordome, ce n’est pas une raison pour que le majordome soit la Doloride ; s’il l’était, cela impliquerait une furieuse contradiction. Mais ce n’est pas le moment de faire à cette heure ces investigations, car ce serait nous enfoncer dans d’inextricables labyrinthes. Crois-moi, ami, nous avons besoin tous deux de prier Notre-Seigneur, du fond de l’âme, qu’il nous délivre des méchants sorciers et des méchants enchanteurs.

 

– Ce n’est pas pour rire, seigneur, répliqua Sancho, je l’ai tout à l’heure entendu parler, et il me semblait que la voix de la Trifaldi me cornait aux oreilles. C’est bon, je me tairai ; mais je ne laisserai pas d’être dorénavant sur mes gardes pour voir si je découvre quelque indice qui confirme ou détruise mes soupçons.

 

– Voilà ce qu’il faut que tu fasses, Sancho, reprit don Quichotte ; tu m’informeras de tout ce que tu pourras découvrir sur ce point, et de tout ce qui t’arrivera dans ton gouvernement. »

 

Enfin Sancho partit, accompagné d’une foule de gens. Il était vêtu en magistrat, portant par-dessus sa robe un large gaban de camelot fauve, et, sur la tête, une montera de même étoffe. Il montait un mulet, à l’écuyère, et derrière lui, par ordre du duc, marchait le grison, paré de harnais en soie et tout flambants neufs. De temps en temps Sancho tournait la tête pour regarder son âne, et se plaisait tellement en sa compagnie, qu’il ne se fût pas troqué contre l’empereur d’Allemagne. Quand il prit congé du duc et de la duchesse, il leur baisa les mains ; puis il alla prendre la bénédiction de son seigneur, qui la lui donna les larmes aux yeux, et que Sancho reçut avec des soupirs étouffés, comme un enfant qui sanglote.

 

Maintenant, lecteur aimable, laisse le bon Sancho aller en paix et en bonne chance, et prends patience pour attendre les deux verres de bon sang que tu feras, en apprenant comment il se conduisit dans sa magistrature. En attendant, contente-toi de savoir ce qui arriva cette nuit à son maître. Si tu n’en ris pas à gorge déployée, au moins tu en feras, comme on dit, grimace de singe, car les aventures de don Quichotte excitent toujours ou l’admiration ou la gaieté.

 

On raconte donc qu’à peine Sancho s’en était allé, don Quichotte sentit le regret de son départ et sa propre solitude, tellement que, s’il eût pu révoquer la mission de son écuyer et lui ôter le gouvernement, il n’y aurait pas manqué. La duchesse s’aperçut de sa mélancolie, et lui demanda le motif de cette tristesse :

 

« Si c’est, dit-elle, l’absence de Sancho qui la cause, j’ai dans ma maison des écuyers, des duègnes et de jeunes filles qui vous serviront au gré de vos désirs.

 

– Il est bien vrai, madame, répondit don Quichotte, que je regrette l’absence de Sancho ; mais ce n’est point la cause principale de la tristesse qui se lit sur mon visage. Des politesses et des offres nombreuses que Votre Excellence veut bien me faire, je n’accepte et ne choisis que la bonne volonté qui les dicte. Pour le surplus, je supplie Votre Excellence de vouloir bien permettre que, dans mon appartement, ce soit moi seul qui me serve.

 

– Oh ! pour le coup, seigneur don Quichotte, s’écria la duchesse, il n’en sera pas ainsi ; je veux vous faire servir par quatre jeunes filles, choisies parmi mes femmes, toutes quatre belles comme des fleurs.

 

– Pour moi, répondit don Quichotte, elles ne seraient point comme des fleurs, mais comme des épines qui me piqueraient l’âme. Aussi elles n’entreront pas plus dans mon appartement, ni rien qui leur ressemble, que je n’ai des ailes pour voler. Si Votre Grandeur veut bien continuer à me combler, sans que je les mérite, de ses précieuses faveurs, qu’elle me laisse démêler mes flûtes comme j’y entendrai, et me servir tout seul à huis clos. Il m’importe de mettre une muraille entre mes désirs et ma chasteté, et je ne veux point perdre cette bonne habitude pour répondre à la libéralité dont Votre Altesse veut bien user à mon égard. En un mot, je me coucherai plutôt tout habillé que de me laisser déshabiller par personne.

 

– Assez, assez, seigneur don Quichotte, repartit la duchesse. Pour mon compte, je donnerai l’ordre qu’on ne laisse entrer dans votre chambre, je ne dis pas une fille, mais une mouche. Oh ! je ne suis pas femme à permettre qu’on attente à la pudeur du seigneur don Quichotte ; car, à ce que j’ai pu voir, de ses nombreuses vertus celle qui brille avec le plus d’éclat, c’est la chasteté. Eh bien ! que Votre Grâce s’habille et se déshabille en cachette et à sa façon, quand et comme il lui plaira ; il n’y aura personne pour y trouver à redire, et dans votre appartement vous trouverez tous les vases nécessaires à celui qui dort porte close, afin qu’aucune nécessité naturelle ne vous oblige à l’ouvrir. Vive mille siècles la grande Dulcinée du Toboso, et que son nom, s’étende sur toute la surface de la terre, puisqu’elle a mérité d’être aimée par un si vaillant et si chaste chevalier ! Que les cieux compatissants versent dans l’âme de Sancho Panza, notre gouverneur, un vif désir d’achever promptement sa pénitence, pour que le monde recouvre le bonheur de jouir des attraits d’une si grande dame ! »

 

Don Quichotte répondit alors :

 

« Votre Hautesse a parlé d’une façon digne d’elle, car de la bouche des dames de haut parage, aucune parole basse ou maligne ne peut sortir. Plus heureuse et plus connue sera Dulcinée dans le monde, pour avoir été louée de Votre Grandeur, que par toutes les louanges que pourraient lui décerner les plus éloquents orateurs de la terre.

 

– Trêve de compliments, seigneur don Quichotte, répliqua la duchesse ; voilà l’heure du souper qui approche, et le duc doit nous attendre. Que Votre Grâce m’accompagne à table ; puis vous irez vous coucher de bonne heure, car le voyage que vous avez fait hier à Candaya n’était pas si court qu’il ne vous ait causé quelque fatigue.

 

– Je n’en sens aucune, madame, repartit don Quichotte, car j’oserais jurer à Votre Excellence que, de ma vie, je n’ai monté sur une bête plus douce d’allure que Clavilègne. Je ne sais vraiment ce qui a pu pousser Malambruno à se défaire d’une monture si agréable, si légère, et à la brûler sans plus de façon.

 

– On peut imaginer, répondit la duchesse, que, repentant du mal qu’il avait fait à Trifaldi et compagnie, ainsi qu’à d’autres personnes, et des méfaits qu’il devait avoir commis en qualité de sorcier et d’enchanteur, il voulut anéantir tous les instruments de son office, et qu’il brûla Clavilègne comme le principal, comme celui qui le tenait le plus dans l’inquiétude et l’agitation, en le promenant de pays en pays. Aussi les cendres de cette machine, et le trophée de l’écriteau, rendront-ils éternel témoignage à la valeur du grand don Quichotte de la Manche. »

 

Don Quichotte adressa de nouveau de nouvelles grâces à la duchesse, et, dès qu’il eut soupé, il se retira tout seul dans son appartement, sans permettre que personne y entrât pour le servir, tant il redoutait de rencontrer des occasions qui l’engageassent ou le contraignissent à perdre la fidélité qu’il gardait à sa dame Dulcinée, ayant toujours l’imagination fixée sur la vertu d’Amadis, fleur et miroir des chevaliers errants. Il ferma la porte derrière lui, et, à la lueur de deux bougies, commença à se déshabiller. Mais, pendant qu’il se déchaussait (ô disgrâce indigne d’un tel personnage !), il lâcha, non des soupirs, ni aucune autre chose qui pût démentir sa propreté et la vigilance qu’il exerçait sur lui-même, mais jusqu’à deux douzaines de mailles dans un de ses bas, qui demeura taillé à jour comme une jalousie. Cet accident affligea le bon seigneur au fond de l’âme, et il aurait donné une once d’argent pour avoir là un demi-gros de soie verte ; je dis de soie verte, parce que les bas étaient verts.

 

Ici Ben-Engéli fit une exclamation, et, tout en écrivant, s’écria : « Ô pauvreté, pauvreté ! Je ne sais quelle raison put pousser ce grand poëte de Cordoue à t’appeler saint présent ingratement reçu.[236] Quant à moi, quoique More, je sais fort bien par les communications que j’ai eues avec les chrétiens, que la sainteté consiste dans la charité, l’humilité, la foi, l’obéissance et la pauvreté. Toutefois, je dis que celui-là doit être comblé de la grâce de Dieu, qui vient à se réjouir d’être pauvre ; à moins que ce ne soit de cette manière de pauvreté dont l’un des plus grands saints a dit : Possédez toutes choses comme si vous ne les possédiez pas.[237] C’est là ce qu’on appelle pauvreté d’esprit. Mais toi, seconde pauvreté, qui est celle dont je parle, pourquoi veux-tu te heurter toujours aux hidalgos et aux gens bien nés, plutôt qu’à toute autre espèce de gens[238] ? Pourquoi les obliges-tu à mettre des pièces à leurs souliers, à porter à leurs pourpoints des boutons dont les uns sont de soie, les autres de crin, et les autres de verre ? Pourquoi leurs collets sont-ils, la plupart du temps, chiffonnés comme des feuilles de chicorée et percés autrement qu’au moule (ce qui fait voir que l’usage de l’amidon et des collets ouverts est fort ancien) ? » Puis il ajoute : « Malheureux l’hidalgo de notre sang qui met son honneur au régime, mangeant mal et à porte close, et qui fait un hypocrite de son cure-dent, quand il sort de chez lui, n’ayant rien mangé qui l’oblige à se nettoyer les mâchoires. Malheureux celui-là, dis-je, qui a l’honneur ombrageux, qui s’imagine qu’on découvre d’une lieue le rapiéçage de son soulier, la sueur qui tache son chapeau, la corde du drap de son manteau, et la famine de son estomac. »

 

Toutes ces réflexions vinrent à l’esprit de don Quichotte à propos de la rupture de ses mailles ; mais il se consola en voyant que Sancho lui avait laissé des bottes de voyage, qu’il pensa mettre le lendemain. Finalement, il se coucha, tout pensif et tout chagrin, tant du vide que lui faisait Sancho que de l’irréparable disgrâce de ses bas, dont il aurait volontiers ravaudé les mailles emportées, fût-ce même avec de la soie d’une autre couleur, ce qui est bien l’une des plus grandes preuves de misère que puisse donner un hidalgo dans le cours de sa perpétuelle détresse. Il éteignit les lumières ; mais la chaleur était étouffante, et il ne pouvait dormir. Il se releva pour aller entrouvrir une fenêtre grillée qui donnait sur un beau jardin, et il entendit, en l’ouvrant, que des gens marchaient et parlaient sous sa croisée. Il se mit à écouter attentivement. Alors les promeneurs élevèrent la voix assez pour qu’il pût entendre cette conversation :

 

« N’exige pas, ô Émérancie, n’exige pas que je chante, puisque tu sais bien que, depuis l’heure où cet étranger est entré dans le château, depuis que mes yeux l’ont aperçu, je ne sais plus chanter, mais seulement pleurer. D’ailleurs, madame a le sommeil plus léger que pesant, et je ne voudrais pas qu’elle nous surprît ici pour tous les trésors du monde. Mais quand même elle dormirait et ne s’éveillerait point, à quoi servirait mon chant, s’il dort et ne s’éveille pas pour l’entendre, ce nouvel Énée qui est arrivé dans nos climats pour me laisser le jouet de ses mépris.

 

– N’aie point ces scrupules, chère Altisidore, répondit-on. Sans doute la duchesse et tous ceux qui habitent cette maison sont ensevelis dans le sommeil, hors celui qui a éveillé ton âme et qui règne sur ton cœur. Je viens d’entendre ouvrir la fenêtre grillée de sa chambre, et sans doute il est éveillé. Chante, ma pauvre blessée, chante tout bas, sur un ton suave et doux, et au son de ta harpe. Si la duchesse nous entend, nous nous excuserons sur la chaleur qu’il fait.

 

– Ce n’est point cela qui me retient, ô Émérancie, répondit Altisidore ; c’est que je ne voudrais pas que mon chant découvrît l’état de mon cœur, et que ceux qui ne connaissent pas la puissance irrésistible de l’amour me prissent pour une fille capricieuse et dévergondée. Mais je me rends, quoi qu’il arrive, car mieux vaut la honte sur le visage que la tache dans le cœur. »

 

Aussitôt elle prit la harpe et en tira de douces modulations.

 

Quand don Quichotte entendit ces paroles et cette musique, il resta stupéfait ; car, au même instant, sa mémoire lui rappela les aventures infinies, dans le goût de celle-là, de fenêtres grillées, de jardins, de sérénades, de galanteries et d’évanouissements, qu’il avait lues dans ses livres creux de chevalerie errante. Il s’imagina bientôt que quelque femme de la duchesse s’était éprise d’amour pour lui, et que la pudeur la contraignait à tenir sa passion secrète. Il craignait qu’elle ne parvînt à le toucher, et il fit en son cœur un ferme propos de ne pas se laisser vaincre. Se recommandant avec ardeur et dévotion à sa dame Dulcinée du Toboso, il résolut pourtant d’écouter la musique, et, pour faire comprendre qu’il était là, il fit semblant d’éternuer ; ce qui réjouit fort les deux donzelles, qui ne désiraient autre chose que d’être entendues de don Quichotte. La harpe d’accord et la ritournelle jouée, Altisidore chanta ce romance :

 

« Ô toi qui es dans ton lit, entre des draps de toile de Hollande, dormant tout de ton long, du soir jusqu’au matin ;

 

« Chevalier le plus vaillant qu’ait produit la Manche, plus chaste et plus pur que l’or fin d’Arabie ;

 

« Écoute une jeune fille bien éprise et mal payée de retour, qui, à la lumière de tes soleils, se sent embraser l’âme.

 

« Tu cherches les aventures, et tu causes les mésaventures d’autrui ; tu fais les blessures, et tu refuses le remède pour les guérir.

 

« Dis-moi, valeureux jeune homme (que Dieu te délivre de toute angoisse !), es-tu né dans les déserts de la Libye, ou sur les montagnes de Jaca ?

 

« Des serpents t’ont-ils donné le lait ? As-tu par hasard eu pour gouvernantes l’horreur des forêts et l’âpreté des montagnes ?

 

« Dulcinée, fille fraîche et bien portante, peut se vanter d’avoir apprivoisé un tigre, une bête féroce.

 

« Pour cet exploit, elle sera fameuse depuis le Hénarès jusqu’au Jarama, depuis le Tage jusqu’au Manzanarès, depuis la Pisuerga jusqu’à l’Arlanza.

 

« Je me troquerais volontiers pour elle, et je donnerais en retour une robe, la plus bariolée des miennes, celle qu’ornent des franges d’or.

 

« Oh ! quel bonheur de se voir dans tes bras, ou du moins près de ton lit, te grattant la tête et t’enlevant la crasse !

 

« Je demande beaucoup, et ne suis pas digne d’une faveur tellement signalée ; je voudrais seulement te chatouiller les pieds ; cela suffit à une humble amante.

 

« Oh ! combien de rédésilles je te donnerais ! combien d’escarpins garnis d’argent, de chausses en damas, de manteaux en toile de Hollande !

 

« Combien de fines perles, grosses chacune comme une noix de galle, qui, pour n’avoir point de pareilles, seraient appelées les uniques[239] !

 

« Ne regarde point, du haut de ta roche Tarpéienne, l’incendie qui me dévore, ô Manchois, Néron du monde, et ne l’excite point par ta rigueur !

 

« Je suis jeune, je suis vierge tendre ; mon âge ne passe pas quinze ans, car je n’en ai que quatorze et trois mois, je le jure en mon âme et conscience.

 

« Je ne suis ni bossue, ni boiteuse, et j’ai le plein usage de mes mains ; de plus, des cheveux comme des lis, qui traînent par terre à mes pieds.

 

« Quoique j’aie la bouche en bec d’aigle et le nez un tantinet camard, comme mes dents sont des topazes, elles élèvent au ciel ma beauté.

 

« Pour ma voix, si tu m’écoutes, tu vois qu’elle égale les plus douces, et je suis d’une taille un peu au-dessous de la moyenne.

 

« Ces grâces et toutes celles que je possède encore sont des dépouilles réservées à ton carquois. Je suis dans cette maison demoiselle de compagnie, et l’on m’appelle Altisidore. »

 

Là se termina le chant de l’amoureuse Altisidore, et commença l’épouvante du courtisé don Quichotte ; lequel, jetant un grand soupir, se dit à lui-même : « Faut-il que je sois si malheureux errant qu’il n’y ait pas une fille, pour peu qu’elle me voie, qui ne s’amourache de moi ! Faut-il que la sans pareille Dulcinée soit si peu chanceuse, qu’on ne la laisse pas jouir en paix et à l’aise de mon incroyable fidélité ! Que lui voulez-vous, reines ? Que lui demandez-vous, impératrices ? Qu’avez-vous à la poursuivre, jeunes filles de quatorze à quinze ans ? Laissez, laissez-la, misérables ; souffrez qu’elle triomphe et s’enorgueillisse du destin que lui fit l’amour en rendant mon cœur son vassal et en lui livrant les clefs de mon âme. Prenez garde, ô troupe amoureuse, que je suis pour la seule Dulcinée de cire et de pâte molle ; pour toutes les autres, de pierre et de bronze. Pour elle, je suis doux comme miel ; pour vous, amer comme chicotin. Pour moi, Dulcinée est la seule belle, la seule discrète, la seule pudique et la seule bien née ; toutes les autres sont laides, sottes, dévergondées et de basse origine. C’est pour être à elle, et non à nulle autre, que la nature m’a jeté dans ce monde. Qu’Altisidore pleure ou chante, que madame se désespère, j’entends celle pour qui l’on me gourma si bien dans le château du More enchanté ; c’est à Dulcinée que je dois appartenir, bouilli ou rôti ; c’est pour elle que je dois rester pur, honnête et courtois, en dépit de toutes les sorcelleries de la terre. »

 

À ces mots, il ferma brusquement la fenêtre ; puis, plein de dépit et d’affliction, comme s’il lui fût arrivé quelque grand malheur, il retourna se mettre au lit, où nous le laisserons, quant à présent ; car ailleurs nous appelle le grand Sancho Panza, qui veut débuter avec éclat dans son gouvernement.

 

Chapitre XLV

 

Comment le grand Sancho Panza prit possession de son île, et de quelle manière il commença à gouverner

 

 

Ô toi qui découvres perpétuellement les antipodes, flambeau du monde, œil du ciel, doux auteur du balancement des cruches à rafraîchir[240] ; Phœbus par ici, Thymbrius par là, archer d’un côté, médecin de l’autre, père de la poésie, inventeur de la musique ; toi qui toujours te lèves, et, bien qu’il le paraisse, ne te couches jamais ; c’est à toi que je m’adresse, ô soleil, avec l’aide de qui l’homme engendre l’homme, pour que tu me prêtes secours, et que tu illumines l’obscurité de mon esprit, afin que je puisse narrer de point en point le gouvernement du grand Sancho Panza ; sans toi, je me sens faible, abattu, troublé.

 

Or donc, Sancho arriva bientôt avec tout son cortège dans un bourg d’environ mille habitants, qui était l’un des plus riches que possédât le duc. On lui fit entendre qu’il s’appelait l’île Barataria, soit qu’en effet le bourg s’appelât Baratario, soit pour exprimer à quel bon marché on lui avait donné le gouvernement[241]. Quand il arriva aux portes du bourg, qui était entouré de murailles, le corps municipal sortit à sa rencontre. On sonna les cloches, et, au milieu de l’allégresse générale que faisaient éclater les habitants, on le conduisit en grande pompe à la cathédrale rendre grâces à Dieu. Ensuite, avec de risibles cérémonies, on lui remit les clefs du bourg, et on l’installa pour perpétuel gouverneur de l’île Barataria. Le costume, la barbe, la grosseur et la petitesse du nouveau gouverneur jetaient dans la surprise tous les gens qui ne savaient pas le mot de l’énigme, et même tous ceux qui le savaient, dont le nombre était grand. Finalement, au sortir de l’église, on le mena dans la salle d’audience, et on l’assit sur le siége du juge. Là, le majordome du duc lui dit :

 

« C’est une ancienne coutume dans cette île, seigneur gouverneur, que celui qui vient en prendre possession soit obligé de répondre à une question qu’on lui adresse, et qui est quelque peu embrouillée et embarrassante. Par la réponse à cette question, le peuple tâte le pouls à l’esprit de son nouveau gouverneur, et y trouve sujet de se réjouir ou de s’attrister de sa venue. »

 

Pendant que le majordome tenait ce langage à Sancho, celui-ci s’était mis à regarder plusieurs grandes lettres écrites sur le mur en face de son siège, et, comme il ne savait pas lire, il demanda ce que c’était que ces peintures qu’on voyait sur la muraille. On lui répondit :

 

« Seigneur, c’est là qu’est écrit et enregistré le jour où Votre Seigneurie a pris possession de cette île. L’épitaphe est ainsi conçue : Aujourd’hui, tel quantième de tel mois et de telle année, il a été pris possession de cette île par le seigneur don Sancho Panza. Puisse-t-il en jouir longues années !

 

– Et qui appelle-t-on don Sancho Panza ? demanda Sancho.

 

– Votre Seigneurie, répondit le majordome ; car il n’est pas entré dans cette île d’autre Panza que celui qui est assis sur ce fauteuil.

 

– Eh bien ! sachez, frère, reprit Sancho, que je ne porte pas le don, et que personne ne l’a porté dans toute ma famille, Sancho Panza tout court, voilà comme je m’appelle ; Sancho s’appelait mon père, et Sancho mon grand-père, et tous furent des Panzas, sans ajouter de don ni d’autres allonges. Je m’imagine qu’il doit y avoir dans cette île plus de don que de pierres. Mais suffit, Dieu m’entend, et il pourra bien se faire, si le gouvernement me dure quatre jours, que j’échardonne ces don qui doivent, par leur multitude, importuner comme les mosquites et les cousins.[242] Maintenant, que le seigneur majordome expose sa question ; j’y répondrai du mieux qu’il me sera possible, soit que le peuple s’afflige, soit qu’il se réjouisse. »

 

En ce moment, deux hommes entrèrent dans la salle d’audience, l’un vêtu en paysan, l’autre en tailleur, car il portait des ciseaux à la main ; et le tailleur dit :

 

« Seigneur gouverneur, ce paysan et moi nous comparaissons devant Votre Grâce, en raison de ce que ce brave homme vint hier dans ma boutique (sous votre respect et celui de la compagnie, je suis, béni soit Dieu, maître tailleur juré), et, me mettant une pièce de drap dans les mains, il me demanda : « Seigneur, y aurait-il dans ce drap de quoi me faire un chaperon ? » Moi, mesurant la pièce, je lui répondis oui. Lui alors dut s’imaginer, à ce que j’imagine, que je voulais sans doute lui voler un morceau du drap, se fondant sur sa propre malice et sur la mauvaise opinion qu’on a des tailleurs, et il me dit de regarder s’il n’y aurait pas de quoi faire deux chaperons. Je devinai sa pensée, et lui répondis encore oui. Alors, toujours à cheval sur sa méchante intention, il se mit à ajouter des chaperons et moi des oui, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à cinq chaperons. Tout à l’heure, il est venu les chercher. Je les lui donne, mais il ne veut pas me payer la façon ; au contraire, il veut que je lui paye ou que je lui rende le drap.

 

– Tout cela est-il ainsi, frère ? demanda Sancho au paysan.

 

– Oui, seigneur, répondit le bonhomme ; mais que Votre Grâce lui fasse montrer les cinq chaperons qu’il m’a faits.

 

– Très-volontiers », repartit le tailleur.

 

Et, tirant aussitôt la main de dessous son manteau, il montra cinq chaperons posés sur le bout des cinq doigts de la main.

 

« Voici, dit-il, les cinq chaperons que ce brave homme me réclame. Je jure en mon âme et conscience qu’il ne m’est pas resté un pouce du drap, et je donne l’ouvrage à examiner aux examinateurs du métier. »

 

Tous les assistants se mirent à rire de la multitude des chaperons et de la nouveauté du procès. Pour Sancho, il resta quelques moments à réfléchir, et dit :

 

« Ce procès, à ce qu’il me semble, n’exige pas de longs délais, et doit se juger à jugement de prud’homme. Voici donc ma sentence : Que le tailleur perde sa façon et le paysan son drap, et qu’on porte les chaperons aux prisonniers ; et que tout soit dit. »

 

Si la sentence qu’il rendit ensuite à propos de la bourse du berger excita l’admiration des assistants, celle-ci les fit éclater de rire.[243] Mais enfin l’on fit ce qu’avait ordonné le gouverneur, devant lequel se présentèrent deux hommes d’âge. L’un portait pour canne une tige de roseau creux ; l’autre vieillard, qui était sans canne, dit à Sancho :

 

« Seigneur, j’ai prêté à ce brave homme, il y a déjà longtemps, dix écus d’or en or, pour lui faire plaisir et lui rendre service, à condition qu’il me les rendrait dès que je lui en ferais la demande. Bien des jours se sont passés sans que je les lui demandasse, car je ne voulais pas, pour les lui faire rendre, le mettre dans un plus grand besoin que celui qu’il avait quand je les lui prêtai. Enfin voyant qu’il oubliait de s’acquitter, je lui ai demandé mes dix écus une et bien des fois ; mais non-seulement il ne me les rend pas, il me les refuse, disant que jamais je ne lui ai prêté ces dix écus, et que, si je les lui ai prêtés, il me les a rendus depuis longtemps. Je n’ai aucun témoin, ni du prêté ni du rendu, puisqu’il n’a pas fait de restitution. Je voudrais que Votre Grâce lui demandât le serment. S’il jure qu’il me les a rendus, je l’en tiens quitte pour ici et pour devant Dieu.

 

– Que dites-vous à cela, bon vieillard au bâton ? » demanda Sancho.

 

Le vieillard répondit :

 

« Je confesse, seigneur, qu’il me les a prêtés ; mais que Votre Grâce abaisse sa verge, et, puisqu’il s’en remet à mon serment, je jurerai que je les lui ai rendus et payés en bonne et due forme. »

 

Le gouverneur baissa sa verge, et cependant le vieillard au roseau donna sa canne à l’autre vieillard, en le priant, comme si elle l’eût beaucoup embarrassé, de la tenir tandis qu’il prêterait serment. Il étendit ensuite la main sur la croix de la verge et dit :

 

« Il est vrai que le comparant m’a prêté les dix écus qu’il me réclame, mais je les lui ai rendus de la main à la main, et c’est faute d’y avoir pris garde qu’il me les redemande à chaque instant. »

 

Alors, l’illustre gouverneur demanda au créancier ce qu’il avait à répondre à ce que disait son adversaire. L’autre repartit que son débiteur avait sans doute dit vrai, car il le tenait pour homme de bien et pour bon chrétien ; qu’il devait lui-même avoir oublié quand et comment la restitution lui avait été faite ; mais que désormais il ne lui demanderait plus rien. Le débiteur reprit sa canne, baissa la tête, et sortit de l’audience.

 

Lorsque Sancho le vit partir ainsi sans plus de façon, considérant aussi la résignation du demandeur, il inclina sa tête sur sa poitrine, et, plaçant l’index de la main droite le long de son nez et de ses sourcils, il resta quelques moments à rêver ; puis il releva la tête et ordonna d’appeler le vieillard à la canne qui avait déjà disparu. On le ramena, et dès que Sancho le vit :

 

« Donnez-moi cette canne, brave homme, lui dit-il ; j’en ai besoin.

 

– Très-volontiers, seigneur, répondit le vieillard, la voici », et il la lui mit dans les mains.

 

Sancho la prit, et la tendant à l’autre vieillard :

 

« Allez avec Dieu, lui dit-il, vous voilà payé.

 

– Qui, moi, seigneur ? répondit le vieillard ; est-ce que ce roseau vaut dix écus d’or ?

 

– Oui, reprit le gouverneur, ou sinon je suis la plus grosse bête du monde, et l’on va voir si j’ai de la cervelle pour gouverner tout un royaume. »

 

Alors il ordonna qu’on ouvrît et qu’on brisât la canne en présence de tout le public ; ce qui fut fait, et, dans l’intérieur du roseau, on trouva dix écus d’or. Tous les assistants restèrent émerveillés, et tinrent leur gouverneur pour un nouveau Salomon. On lui demanda d’où il avait conjecturé que dans ce roseau devaient se trouver les dix écus d’or. Il répondit qu’ayant vu le vieillard donner sa canne à sa partie adverse pendant qu’il prêtait serment, et jurer qu’il lui avait dûment et véritablement donné les dix écus, puis, après avoir juré, lui reprendre sa canne, il lui était venu à l’esprit que dans ce roseau devait se trouver le remboursement qu’on lui demandait.

 

« De là, ajouta-t-il, on peut tirer cette conclusion, qu’à ceux qui gouvernent, ne fussent-ils que des sots, Dieu fait quelquefois la grâce de les diriger dans leurs jugements. D’ailleurs, j’ai entendu jadis conter une histoire semblable au curé de mon village[244], et j’ai la mémoire si bonne, si parfaite, que, si je n’oubliais la plupart du temps justement ce que je veux me rappeler, il n’y aurait pas en toute l’île une meilleure mémoire. »

 

Finalement, les deux vieillards s’en allèrent, l’un confus, l’autre remboursé, et tous les assistants restèrent dans l’admiration. Et celui qui était chargé d’écrire les paroles, les actions et jusqu’aux mouvements de Sancho, ne parvenait point à se décider s’il le tiendrait et le ferait tenir pour sot ou pour sage.

 

Aussitôt que ce procès fut terminé, une femme entra dans l’audience, tenant à deux mains un homme vêtu en riche propriétaire de troupeaux. Elle accourait en jetant de grands cris :

 

« Justice, disait-elle, seigneur gouverneur, justice ! Si je ne la trouve pas sur la terre, j’irai la chercher dans le ciel. Seigneur gouverneur de mon âme, ce méchant homme m’a surprise au milieu des champs, et s’est servi de mon corps comme si c’eût été une guenille mal lavée. Ah ! malheureuse que je suis ! il m’a emporté le trésor, que je gardais depuis plus de vingt-trois ans, le défendant de Mores et de chrétiens, de naturels et d’étrangers. C’était bien la peine que, toujours aussi dure qu’un tronc de liége, je me fusse conservée intacte comme la salamandre dans le feu, ou comme la laine parmi les broussailles, pour que ce malotru vînt maintenant me manier de ses deux mains propres.

 

– C’est encore à vérifier, dit Sancho, si ce galant a les mains propres ou sales » et, se tournant vers l’homme, il lui demanda ce qu’il avait à répondre à la plainte de cette femme.

 

L’autre répondit tout troublé :

 

« Mes bons seigneurs, je suis un pauvre berger de bêtes à soie, et, ce matin, je quittais ce pays, après y avoir vendu, sous votre respect, quatre cochons, si bien qu’on m’a pris en octrois, gabelle et autres tromperies, bien peu moins qu’ils ne valaient. En retournant à mon village, je rencontrai cette bonne duègne en chemin, et le diable, qui se fourre partout pour tout embrouiller, nous fit badiner ensemble. Je lui payai ce qui était raisonnable ; mais elle, mécontente de moi, m’a pris à la gorge, et ne m’a plus laissé qu’elle ne m’eût amené jusqu’en cet endroit. Elle dit que je lui ai fait violence ; mais elle ment, par le serment que je fais ou suis prêt à faire. Et voilà toute la vérité, sans qu’il y manque un fil. »

 

Alors le gouverneur lui demanda s’il portait sur lui quelque argent en grosses pièces. L’homme répondit qu’il avait jusqu’à vingt ducats dans le fond d’une bourse en cuir. Sancho lui ordonna de la tirer de sa poche et de la remettre telle qu’elle était à la plaignante. Il obéit en tremblant ; la femme prit la bourse, puis, faisant mille révérences à tout le monde, et priant Dieu pour la vie et la santé du seigneur gouverneur, qui prenait ainsi la défense des orphelines jeunes et nécessiteuses, elle sortit de l’audience, emportant la bourse à deux mains, après s’être assurée, toutefois, que c’était bien de la monnaie d’argent qu’elle contenait.

 

Dès qu’elle fut dehors, Sancho dit au berger, qui déjà fondait en larmes, et dont le cœur et les yeux s’en allaient après sa bourse :

 

« Bonhomme, courez après cette femme et reprenez-lui la bourse, qu’elle veuille ou ne veuille pas ; puis revenez avec elle ici. »

 

Sancho ne parlait ni à sot ni à sourd, car l’homme partit comme la foudre pour faire ce qu’on lui commandait. Tous les spectateurs restaient en suspens, attendant la fin de ce procès. Au bout de quelques instants, l’homme et la femme revinrent, plus fortement accrochés et cramponnés l’un à l’autre que la première fois. La femme avait son jupon retroussé, et la bourse enfoncée dans son giron, l’homme faisait rage pour la lui reprendre, mais ce n’était pas possible, tant elle la défendait bien.

 

« Justice de Dieu et du monde ! disait-elle à grands cris ; voyez, seigneur gouverneur, le peu de honte et le peu de crainte de ce vaurien dénaturé, qui a voulu, au milieu de la ville, au milieu de la rue, me reprendre la bourse que Votre Grâce m’a fait donner.

 

– Est-ce qu’il vous l’a reprise ? demanda le gouverneur.

 

– Reprise ! ah bien oui ! répondit la femme, je me laisserais plutôt enlever la vie qu’enlever la bourse. Elle est bonne pour ça, l’enfant. Oh ! il faudrait me jeter d’autres chats à la gorge que ce répugnant nigaud. Des tenailles et des marteaux, des ciseaux et des maillets ne suffiraient pas pour me l’arracher d’entre les ongles, pas même des griffes de lion. On m’arracherait plutôt l’âme du milieu des chairs.

 

– Elle a raison, dit l’homme ; je me donne pour vaincu et rendu, et je confesse que mes forces ne sont pas capables de la lui prendre. »

 

Cela dit, il la laissa ; alors le gouverneur dit à la femme :

 

« Montrez-moi cette bourse, chaste et vaillante héroïne. »

 

Elle la lui donna sur-le-champ, et le gouverneur, la rendant à l’homme, dit à la violente non violentée :

 

« Ma sœur, si le même courage et la même vigueur que vous venez de déployer pour défendre cette bourse, vous les aviez employés, et même moitié moins, pour défendre votre corps, les forces d’Hercule n’auraient pu vous forcer. Allez avec Dieu, et à la male heure, et ne vous arrêtez pas en toute l’île, ni à six lieues à la ronde, sous peine de deux cents coups de fouet. Allons, décampez, dis-je, enjôleuse, dévergondée et larronnesse. »

 

La femme, tout épouvantée, s’en alla, tête basse et maugréant ; et le gouverneur dit à l’homme :

 

« Allez avec Dieu, brave homme, à votre village et avec votre argent, et désormais, si vous ne voulez pas le perdre, faites en sorte qu’il ne vous prenne plus fantaisie de badiner avec personne. »

 

L’homme lui rendit grâce aussi gauchement qu’il put, et s’en alla.[245] Les assistants demeurèrent encore une fois dans l’admiration des jugements et des arrêts de leur nouveau gouverneur, et tous ces détails, recueillis par son historiographe, furent aussitôt envoyés au duc, qui les attendait avec grande impatience. Mais laissons ici le bon Sancho, car nous avons hâte de retourner à son maître, tout agité par la sérénade d’Altisidore.

 

Chapitre XLVI

 

De l’épouvantable charivari de sonnettes et de miaulements que reçut don Quichotte dans le cours de ses amours avec l’amoureuse Altisidore

 

 

Nous avons laissé le grand don Quichotte enseveli dans les pensées diverses que lui avait causées la sérénade de l’amoureuse fille de compagnie. Il se coucha avec ces pensées ; et, comme si c’eût été des puces, elles ne le laissèrent ni dormir, ni reposer un moment, sans compter qu’à cela se joignait la déconfiture des mailles de ses bas. Mais, comme le temps est léger et que rien ne l’arrête en sa route, il courut à cheval sur les heures, et bientôt arriva celle du matin. À la vue du jour, don Quichotte quitta la plume oisive, et, toujours diligent, revêtit son pourpoint de chamois, et chaussa ses bottes de voyage pour cacher la mésaventure de ses bas troués. Puis il jeta par là-dessus son manteau d’écarlate, et se mit sur la tête une montera de velours vert, garnie d’un galon d’argent ; il passa le baudrier sur ses épaules, avec sa bonne épée tranchante ; il attacha à sa ceinture un grand chapelet qu’il portait toujours sur lui ; et, dans ce magnifique appareil, il s’avança majestueusement vers le vestibule, où le duc et la duchesse, déjà levés, semblaient être venus l’attendre.

 

Dans une galerie qu’il devait traverser, Altisidore et l’autre fille, son amie, s’étaient postées pour le prendre au passage. Dès qu’Altisidore aperçut don Quichotte, elle feignit de s’évanouir ; et son amie, qui la reçut dans ses bras, s’empressait de lui délacer le corsage de sa robe. Don Quichotte vit cette scène ; il s’approcha d’elles, et dit :

 

« Je sais déjà d’où procèdent ces accidents.

 

– Et moi je n’en sais rien, répondit l’amie ; car Altisidore est la plus saine et la mieux portante des femmes de cette maison, et je ne lui ai pas entendu pousser un hélas ! depuis que je la connais. Mais que le ciel confonde autant de chevaliers errants qu’il y en a sur la terre, s’il est vrai qu’ils soient tous ingrats. Retirez-vous, seigneur don Quichotte ; la pauvre enfant ne reviendra point à elle tant que Votre Grâce restera là. »

 

Alors don Quichotte répondit :

 

« Faites en sorte, madame, qu’on mette un luth cette nuit dans mon appartement ; je consolerai du mieux qu’il me sera possible cette jeune fille blessée au cœur. Dans le commencement de l’amour, un prompt désabusement est le souverain remède. »

 

Cela dit, il s’éloigna, pour n’être point remarqué de ceux qui pouvaient l’apercevoir. Il avait à peine tourné les talons que, reprenant ses sens, l’évanouie Altisidore dit à sa compagne :

 

« Il faut avoir soin qu’on lui mette le luth qu’il demande. Don Quichotte, sans doute, veut nous donner de la musique ; elle ne sera pas mauvaise venant de lui. »

 

Aussitôt les deux donzelles allèrent rendre compte à la duchesse de ce qui venait de se passer, et de la demande d’un luth que faisait don Quichotte. Celle-ci, ravie de joie, se concerta avec le duc et ses femmes, pour jouer au chevalier un tour qui fût plus amusant que nuisible. Dans l’espoir de ce divertissement, tous attendaient l’arrivée de la nuit, laquelle vint aussi vite qu’était venu le jour, que le duc et la duchesse passèrent en délicieuses conversations avec don Quichotte. Ce même jour, la duchesse dépêcha bien réellement un de ses pages (celui qui avait fait dans la forêt le personnage enchanté de Dulcinée) à Thérèse Panza, avec la lettre de son mari Sancho Panza, et le paquet de hardes qu’il avait laissé pour qu’on l’envoyât à sa femme. Le page était chargé de rapporter une fidèle relation de tout ce qui lui arriverait dans son message.

 

Cela fait, et onze heures du soir étant sonnées, don Quichotte, en rentrant dans sa chambre, y trouva une mandoline. Il préluda, ouvrit la fenêtre grillée, et reconnut qu’il y avait du monde au jardin. Ayant alors parcouru toutes les touches de la mandoline, pour la mettre d’accord aussi bien qu’il le pouvait, il cracha, se nettoya le gosier, puis, d’une voix un peu enrouée, mais juste, il chanta le romance suivant, qu’il avait tout exprès composé lui-même ce jour-là.

 

« Les forces de l’amour ont coutume d’ôter les âmes de leurs gonds, en prenant pour levier l’oisiveté nonchalante.

 

« La couture, la broderie, le travail continuel, sont l’antidote propre au venin des transports amoureux.

 

« Pour les filles vivant dans la retraite, qui aspirent à être mariées, l’honnêteté est une dot et la voix de leurs louanges.

 

« Les chevaliers errants et ceux qui peuplent la cour courtisent les femmes libres, et épousent les honnêtes.

 

« Il y a des amours de soleil levant qui se pratiquent entre hôte et hôtesse ; mais ils arrivent bientôt au couchant, car ils finissent avec le départ.

 

« L’amour nouveau venu, qui arrive aujourd’hui et s’en va demain, ne laisse pas les images bien profondément gravées dans l’âme.

 

« Peinture sur peinture ne brille, ni ne se fait voir ; où il y a une première beauté, la seconde ne gagne pas la partie.

 

« J’ai Dulcinée du Toboso peinte sur la table rase de l’âme, de telle façon qu’il est impossible dé l’en effacer.

 

« La constance dans les amants est la qualité la plus estimée, celle par qui l’amour fait des miracles, et qui les élève également à la félicité. »

 

Don Quichotte en était là de son chant, qu’écoutaient le duc, la duchesse, Altisidore et presque tous les gens du château, quand tout à coup, du haut d’un corridor extérieur qui tombait à plomb sur la fenêtre de don Quichotte, on descendit une corde où étaient attachées plus de cent sonnettes, puis on vida un grand sac plein de chats qui portaient aussi des grelots à la queue. Le vacarme des sonnettes et des miaulements de chats fut si grand, que le duc et la duchesse, bien qu’inventeurs de la plaisanterie, en furent effrayés, et que don Quichotte sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Le sort voulut en outre que deux ou trois chats entrassent par la fenêtre dans sa chambre ; et, comme ils couraient çà et là tout effarés, on aurait dit qu’une légion de diables y prenaient leurs ébats. En cherchant par où s’échapper, ils eurent bientôt éteint les deux bougies qui éclairaient l’appartement ; et, comme la corde aux grosses sonnettes ne cessait de descendre et de monter, la plupart des gens du château, qui n’étaient pas au fait de l’aventure, restaient frappés d’étonnement et d’épouvante.

 

Don Quichotte cependant se leva tout debout, et, mettant l’épée à la main, il commença à tirer de grandes estocades par la fenêtre, en criant de toute la puissance de sa voix :

 

« Dehors, malins enchanteurs ; dehors, canaille ensorcelée ! Je suis don Quichotte de la Manche, contre qui ne peuvent prévaloir vos méchantes intentions. »

 

Puis, se tournant vers les chats qui couraient au travers de la chambre, il leur lança plusieurs coups d’épée. Tous alors accoururent à la fenêtre, et s’échappèrent par cette issue. L’un d’eux pourtant, se voyant serré de près par les coups d’épée de don Quichotte, lui sauta au visage, et lui empoigna le nez avec les griffes et les dents. La douleur fit jeter des cris perçants à Don Quichotte. En les entendant, le duc et la duchesse devinèrent ce que ce pouvait être, et étant accourus en toute hâte à sa chambre, qu’ils ouvrirent avec un passe-partout, ils virent le pauvre chevalier qui se débattait de toutes ses forces pour arracher le chat de sa figure. On apporta des lumières, et l’on aperçut au grand jour la formidable bataille. Le duc s’élança pour séparer les combattants ; mais don Quichotte s’écria :

 

« Que personne ne s’en mêle ; qu’on me laisse corps à corps avec ce démon, avec ce sorcier, avec cet enchanteur. Je veux lui faire voir, de lui à moi, qui est don Quichotte de la Manche. »

 

Mais le chat, ne faisant nul cas de ces menaces, grognait et serrait les dents. Enfin le duc lui fit lâcher prise, et le jeta par la fenêtre. Don Quichotte resta avec le visage percé comme un crible, et le nez en fort mauvais état, mais encore plus dépité de ce qu’on ne lui eût pas laissé finir la bataille qu’il avait si bien engagée avec ce malandrin d’enchanteur.

 

On fit apporter de l’huile d’aparicio[246], et Altisidore lui posa elle-même, de ses blanches mains, des compresses sur tous les endroits blessés. En les appliquant, elle dit à voix basse :

 

« Toutes ces mésaventures t’arrivent, impitoyable chevalier, pour punir le péché de ta dureté et de ton obstination. Plaise à Dieu que ton écuyer Sancho oublie de se fustiger, afin que jamais cette Dulcinée, de toi si chérie, ne sorte de son enchantement, et que tu ne partages point la couche nuptiale avec elle, du moins tant que je vivrai, moi qui t’adore. »

 

À tous ces propos passionnés, don Quichotte ne répondit pas un seul mot ; il poussa un profond soupir et s’étendit dans son lit, après avoir remercié le duc et la duchesse de leur bienveillance, non point, dit-il, que cette canaille de chats, d’enchanteurs et de sonnettes, lui fît la moindre peur, mais pour reconnaître la bonne intention qui les avait fait venir à son secours. Ses nobles hôtes le laissèrent reposer, et s’en allèrent fort chagrins du mauvais succès de la plaisanterie. Ils n’avaient pas cru que don Quichotte payerait si cher cette aventure, qui lui coûta cinq jours de retraite de lit, pendant lesquels il lui arriva une autre aventure, plus divertissante que celle-ci. Mais son historien ne veut pas la raconter à cette heure, désireux de retourner à Sancho Panza, qui se montrait fort diligent et fort gracieux dans son gouvernement.

 

Chapitre XLVII

 

Où l’on continue de raconter comment se conduisait Sancho dans son gouvernement

 

 

L’histoire raconte que, de la salle d’audience, on conduisit Sancho à un somptueux palais, où, dans une grande salle, était dressée une table élégamment servie. Dès que Sancho entra dans la salle du festin, les clairons sonnèrent, et quatre pages s’avancèrent pour lui verser de l’eau sur les mains ; cérémonie que Sancho laissa faire avec une parfaite gravité. La musique cessa, et Sancho s’assit au haut bout de la table, car il n’y avait pas d’autre siège ni d’autre couvert tout à l’entour. Alors vint se mettre debout à ses côtés un personnage qu’on reconnut ensuite pour médecin, tenant à la main une baguette de baleine ; puis on enleva une fine et blanche nappe qui couvrait les fruits et les mets de toutes sortes dont la table était chargée. Une espèce d’ecclésiastique donna la bénédiction, et un page tenait une bavette sous le menton de Sancho. Un autre page, qui faisait l’office de maître d’hôtel, lui présenta un plat de fruits. Mais à peine Sancho en eut-il mangé une bouchée, que l’homme à la baleine toucha le plat du bout de sa baguette, et on le desservit avec une célérité merveilleuse. Le maître d’hôtel approcha aussitôt un autre mets, que Sancho se mit en devoir de goûter ; mais, avant qu’il y eût porté, non les dents, mais seulement la main, déjà la baguette avait touché le plat, et un page l’avait emporté avec autant de promptitude que le plat de fruits. Quand Sancho vit cela, il resta immobile de surprise ; puis, regardant tous les assistants à la ronde, il demanda s’il fallait manger ce dîner comme au jeu de passe-passe. L’homme à la verge répondit :

 

« Il ne faut manger, seigneur gouverneur, que suivant l’usage et la coutume des autres îles où il y a des gouverneurs comme vous. Moi, seigneur, je suis médecin, gagé pour être celui des gouverneurs de cette île. Je m’occupe beaucoup plus de leur santé que de la mienne, travaillant nuit et jour, et étudiant la complexion du gouverneur pour réussir à le guérir, s’il vient à tomber malade. Ma principale occupation est d’assister à ses repas, pour le laisser manger ce qui me semble lui convenir, et lui défendre ce que j’imagine devoir être nuisible à son estomac[247]. Ainsi j’ai fait enlever le plat de fruits, parce que c’est une chose trop humide, et, quant à l’autre mets, je l’ai fait enlever aussi, parce que c’est une substance trop chaude, et qu’il y a beaucoup d’épices qui excitent la soif. Or, celui qui boit beaucoup détruit et consomme l’humide radical dans lequel consiste la vie.

 

– En ce cas, reprit Sancho, ce plat de perdrix rôties, et qui me semblent cuites fort à point, ne peut me faire aucun mal ?

 

– Le seigneur gouverneur, répondit le médecin, ne mangera pas de ces perdrix tant que je serai vivant.

 

– Et pourquoi ? demanda Sancho.

 

– Pourquoi ? reprit le médecin ; parce que notre maître Hippocrate, boussole et lumière de la médecine, a dit dans un aphorisme : Omnis saturatio mala ; perdicis autem pessima[248] ; ce qui signifie. : « Toute indigestion est mauvaise ; mais celle de perdrix, très-mauvaise. »

 

– S’il en est ainsi, dit Sancho, que le seigneur docteur voie un peu, parmi tous les mets qu’il y a sur cette table, quel est celui qui me fera le plus de bien, ou le moins de mal, et qu’il veuille bien m’en laisser manger à mon aise sans me le bâtonner, car, par la vie du gouverneur (Dieu veuille m’en laisser jouir !), je meurs de faim. Si l’on m’empêche de manger, quoi qu’en dise le seigneur docteur, et quelque regret qu’il en ait, ce sera plutôt m’ôter la vie que me la conserver.

 

– Votre Grâce a parfaitement raison, seigneur gouverneur, répondit le médecin. Aussi suis-je d’avis que Votre Grâce ne mange point de ces lapins fricassés que voilà, parce que c’est un mets de bête à poil[249]. Quant à cette pièce de veau, si elle n’était pas rôtie et mise en daube, on en pourrait goûter ; mais il ne faut pas y songer en cet état. »

 

Sancho dit alors :

 

« Ce grand plat qui est là, plus loin, et d’où sort tant de fumée, il me semble que c’est une olla podrida[250] ; et dans ces ollas podridas, il y a tant de choses et de tant d’espèces, que je ne puis manquer d’en rencontrer quelqu’une qui me soit bonne au goût et à la santé.

 

Absit ! s’écria le médecin ; loin de nous une semblable pensée ! Il n’y a rien au monde de pire digestion qu’une olla podrida. C’est bon pour les chanoines, pour les recteurs de collège, pour les noces de village ; mais qu’on en délivre les tables des gouverneurs, où doit régner toute délicatesse et toute ponctualité. La raison en est claire ; où que ce soit, et de qui que ce soit, les médecines simples sont toujours plus en estime que les médecines composées ; car dans les simples on ne peut se tromper ; mais dans les composées, cela est très-facile, en altérant la quantité des médicaments qui doivent y entrer. Ce que le seigneur gouverneur doit manger maintenant, s’il veut m’en croire, pour conserver et même pour corroborer sa santé, c’est un cent de fines oublies, et trois ou quatre lèches de coing, bien minces, qui, en lui fortifiant l’estomac, aideront singulièrement à la digestion. »

 

Quand Sancho entendit cela, il se jeta en arrière sur le dossier de sa chaise, regarda fixement le médecin, et lui demanda d’un ton grave comment il s’appelait, et où il avait étudié.

 

« Moi, seigneur gouverneur, répondit le médecin, je m’appelle le docteur Pédro Récio de Aguéro[251] ; je suis natif d’un village appelé Tirtéafuéra[252], qui est entre Caracuel et Almodovar del Campo, à main droite, et j’ai reçu le grade de docteur à l’université d’Osuna.

 

– Eh bien ! s’écria Sancho tout enflammé de colère, seigneur docteur Pédro Récio de mauvais augure, natif de Tirtéafuéra, village qui est à main droite quand on va de Caracuel à Almodovar del Campo, gradué par l’université d’Osuna, ôtez-vous de devant moi vite et vite, ou sinon, je jure par le soleil que je prends un gourdin, et qu’à coups de bâton, en commençant par vous, je ne laisse pas médecin dans l’île entière ; au moins de ceux que je reconnaîtrai bien pour des ignorants, car les médecins instruits, prudents et discrets, je les placerai sur ma tête, et les honorerai comme des hommes divins. Mais, je le répète, que Pédro Récio s’en aille vite d’ici ; sinon, j’empoigne cette chaise où je suis assis, et je la lui casse sur la tête. Qu’on m’en demande ensuite compte à la résidence[253] ; il suffira de dire, pour ma décharge, que j’ai rendu service à Dieu en assommant un méchant médecin, bourreau de la république. Et qu’on me donne à manger, ou qu’on reprenne le gouvernement, car un métier qui ne donne pas de quoi vivre à celui qui l’exerce ne vaut pas deux fèves. »

 

Le docteur s’épouvanta en voyant le gouverneur si fort en colère, et voulut faire Tirtéafuéra de la salle ; mais, à ce même instant, on entendit sonner dans la rue un cornet de postillon. Le maître d’hôtel courut à la fenêtre, et dit en revenant :

 

« Voici venir un courrier du duc, monseigneur ; il apporte sans doute quelque dépêche importante. »

 

Le courrier entra, couvert de sueur et haletant de fatigue. Il tira de son sein un pli qu’il remit aux mains du gouverneur, et Sancho le passa à celles du majordome, en lui ordonnant de lire la suscription. Elle était ainsi conçue : À don Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria, pour lui remettre en mains propres ou en celles de son secrétaire.

 

« Et qui est ici mon secrétaire ? » demanda aussitôt Sancho.

 

Alors un des assistants répondit :

 

« Moi, seigneur, car je sais lire et écrire, et je suis Biscayen.

 

– Avec ce titre par-dessus le marché, reprit Sancho, vous pourriez être secrétaire de l’empereur lui-même.[254] Ouvrez ce pli, et voyez ce qu’il contient. »

 

Le secrétaire nouveau-né obéit, et, après avoir lu la dépêche, il dit que c’était une affaire qu’il fallait traiter en secret. Sancho ordonna de vider la salle et de n’y laisser que le majordome et le maître d’hôtel. Tous les autres s’en allèrent avec le médecin, et aussitôt le secrétaire lut la dépêche, qui s’exprimait ainsi :

 

« Il est arrivé à ma connaissance que certains ennemis de moi et de cette île que vous gouvernez doivent lui donner un furieux assaut, je ne sais quelle nuit. Ayez soin de veiller et de rester sur le qui-vive, afin de n’être pas pris au dépourvu. Je sais aussi, par des espions dignes de foi, que quatre personnes déguisées sont entrées dans votre ville pour vous ôter la vie, parce qu’on redoute singulièrement la pénétration de votre esprit. Ayez l’œil au guet, voyez bien qui s’approche pour vous parler, et ne mangez rien de ce qu’on vous présentera. J’aurai soin de vous porter secours si vous vous trouvez en péril ; mais vous agirez en toute chose comme on l’attend de votre intelligence. De ce pays, le 16 août, à quatre heures du matin. Votre ami, le duc. »

 

Sancho demeura frappé de stupeur, et les assistants montrèrent un saisissement égal. Alors, se tournant vers le majordome, il lui dit :

 

« Ce qu’il faut faire à présent, je veux dire tout de suite, c’est de mettre au fond d’un cul de basse fosse le docteur Récio ; car si quelqu’un doit me tuer, c’est lui, et de la mort la plus lente et la plus horrible, comme est celle de la faim.

 

– Il me semble aussi, dit le maître d’hôtel, que Votre Grâce fera bien de ne pas manger de tout ce qui est sur cette table, car la plupart de ces friandises ont été offertes par des religieuses ; et, comme on a coutume de dire, derrière la croix se tient le diable.

 

– Je ne le nie pas, reprit Sancho. Quant à présent, qu’on me donne un bon morceau de pain, et quatre à cinq livres de raisin, où l’on ne peut avoir logé le poison ; car enfin je ne puis vivre sans manger. Et, si nous avons à nous tenir prêts pour ces batailles qui nous menacent, il faut être bien restauré, car ce sont les tripes qui portent le cœur, et non le cœur les tripes. Vous, secrétaire, répondez au duc mon seigneur, et dites-lui qu’on exécutera tout ce qu’il ordonne, sans qu’il y manque un point. Vous donnerez de ma part un baise-main à madame la duchesse, et vous ajouterez que je la supplie de ne pas oublier une chose, qui est d’envoyer par un exprès ma lettre et mon paquet à ma femme Thérèse Panza ; qu’en cela elle me fera grand’merci, et que j’aurai soin de la servir en tout ce que mes forces me permettront. Chemin faisant, vous pourrez enchâsser dans la lettre un baisemain à mon seigneur don Quichotte, pour qu’il voie que je suis, comme on dit, pain reconnaissant. Et vous, en bon secrétaire et en bon Biscayen, vous pourrez ajouter tout ce que vous voudrez et qui viendra bien à propos. Maintenant, qu’on lève cette nappe, et qu’on me donne à manger. Après cela, je me verrai le blanc des yeux avec autant d’espions, d’assassins et d’enchanteurs qu’il en viendra fondre sur moi et sur mon île. »

 

En ce moment un page entra.

 

« Voici, dit-il, un laboureur commerçant qui veut parler à Votre Seigneurie d’une affaire, à ce qu’il dit, de haute importance.

 

– C’est une étrange chose que ces gens affairés ! s’écria Sancho. Est-il possible qu’ils soient assez bêtes pour ne pas s’apercevoir que ce n’est pas à ces heures-ci qu’ils devraient venir traiter de leurs affaires ? Est-ce que, par hasard, nous autres gouverneurs, nous autres juges, nous ne sommes pas des hommes de chair et d’os ? Ne faut-il pas qu’ils nous laissent reposer le temps qu’exige la nécessité, ou, sinon, veulent-ils que nous soyons fabriqués de marbre ? En mon âme et conscience, si le gouvernement me dure entre les mains (ce que je ne crois guère, à ce que j’entrevois), je mettrai à la raison plus d’un homme d’affaires. Pour aujourd’hui, dites à ce brave homme qu’il entre ; mais qu’on s’assure d’abord que ce n’est pas un des espions ou de mes assassins.

 

– Non, seigneur, répondit le page, car il a l’air d’une sainte nitouche, et je n’y entends pas grand’chose, ou il est bon comme le bon pain.

 

– D’ailleurs, il n’y a rien à craindre, ajouta le majordome ; nous sommes tous ici.

 

– Serait-il possible, maître d’hôtel, demanda Sancho, à présent que le docteur Pédro Récio s’en est allé, que je mangeasse quelque chose de pesant et de substantiel, ne fût-ce qu’un quartier de pain et un oignon ?

 

– Cette nuit, au souper, répondit le maître d’hôtel, on réparera le défaut du dîner, et Votre Seigneurie sera pleinement payée et satisfaite.

 

– Dieu le veuille ! » répliqua Sancho.

 

En ce moment entra le laboureur, que, sur sa mine, on reconnaissait à mille lieues pour une bonne âme et une bonne bête. La première chose qu’il fit fut de demander :

 

« Qui est de vous tous le seigneur gouverneur ?

 

– Qui pourrait-ce être, répondit le secrétaire, sinon celui qui est assis dans le fauteuil ?

 

– Alors, je m’humilie en sa présence », reprit le laboureur.

 

Et, se mettant à deux genoux, il lui demanda sa main pour la baiser. Sancho la lui refusa, le fit relever, et l’engagea à dire ce qu’il voulait. Le paysan obéit, et dit aussitôt :

 

« Moi, seigneur, je suis laboureur, natif de Miguel-Turra, un village qui est à deux lieues de Ciudad-Réal.

 

– Allons, s’écria Sancho, nous avons un autre Tirtéafuéra ! Parlez, frère ; et tout ce que je puis vous dire, c’est que je connais fort bien Miguel-Turra, qui n’est pas loin de mon pays.

 

– Le cas est donc, seigneur, continua le paysan, que, par la miséricorde de Dieu, je suis marié en forme et en face de la sainte Église catholique romaine ; j’ai deux fils étudiants ; le cadet apprend pour être bachelier, l’aîné pour être licencié. Je suis veuf, parce que ma femme est morte, ou plutôt parce qu’un mauvais médecin me l’a tuée, en la purgeant lorsqu’elle était enceinte ; et si Dieu avait permis que le fruit vînt à terme, et que ce fût un fils, je l’aurais fait instruire pour être docteur, afin qu’il ne portât pas envie à ses frères le bachelier et le licencié.

 

– De façon, interrompit Sancho, que, si votre femme n’était pas morte, ou si on ne l’avait pas fait mourir, vous ne seriez pas veuf à présent ?

 

– Non, seigneur, en aucune manière, répondit le laboureur.

 

– Nous voilà bien avancés, reprit Sancho. En avant, frère, en avant ; il est plutôt l’heure de dormir que de traiter d’affaires.

 

– Je dis donc, continua le laboureur, que celui de mes fils qui doit être bachelier s’est amouraché, dans le pays même, d’une fille appelée Clara Perlerina, fille d’André Perlerino, très-riche laboureur. Et ce nom de Perlerins ne leur vient ni de généalogie, ni d’aucune terre, mais parce que tous les gens de cette famille sont culs-de-jatte[255] ; et, pour adoucir le nom, on les appelle Perlerins. Et pourtant, s’il faut dire la vérité, la jeune fille est comme une perle orientale. Regardée du côté droit, elle ressemble à une fleur des champs ; du côté gauche, elle n’est pas si bien, parce qu’il lui manque l’œil, qu’elle a perdu de la petite vérole. Et, bien que les marques et les fossettes qui lui restent sur le visage soient nombreuses et profondes, ceux qui l’aiment bien disent que ce ne sont pas des fossettes, mais des fosses où s’ensevelissent les âmes de ses amants. Elle est si propre que, pour ne pas se salir la figure, elle porte, comme on dit, le nez retroussé, si bien qu’on dirait qu’il se sauve de la bouche. Avec tout cela, elle paraît belle à ravir, car elle a la bouche grande, au point que, s’il ne lui manquait pas dix à douze dents du devant et du fond, cette bouche pourrait passer et outre-passer parmi les mieux formées. Des lèvres, je n’ai rien à dire, parce qu’elles sont si fines et si délicates que, si c’était la mode de dévider des lèvres, on en pourrait faire un écheveau. Mais, comme elles ont une tout autre couleur que celle qu’on voit ordinairement aux lèvres, elles semblent miraculeuses, car elles sont jaspées de bleu, de vert et de violet. Et que le seigneur gouverneur me pardonne si je lui fais avec tant de détails la peinture des qualités de celle qui doit à la fin des fins devenir ma fille ; c’est que je l’aime bien, et qu’elle ne me semble pas mal.

 

– Peignez tout ce qui vous fera plaisir, répondit Sancho, car la peinture me divertit, et, si j’avais dîné, il n’y aurait pas de meilleur dessert pour moi que votre portrait.

 

– C’est aussi ce qui me reste à faire pour vous servir, reprit le laboureur. Mais un temps viendra où nous serons quelque chose, si nous ne sommes rien à présent. Je dis donc, seigneur, que si je pouvais peindre la gentillesse et la hauteur de son corps, ce serait une chose à tomber d’admiration. Mais ce n’est pas possible, parce qu’elle est courbée et pliée en deux, si bien qu’elle a les genoux dans la bouche ; et pourtant il est facile de voir que, si elle pouvait se lever, elle toucherait le toit avec la tête. Elle aurait bien déjà donné la main à mon bachelier ; mais c’est qu’elle ne peut pas l’étendre, parce que cette main est nouée, et cependant on reconnaît aux ongles longs et cannelés la belle forme qu’elle aurait eue.

 

– Voilà qui est bien, dit Sancho ; et supposez, frère, que vous l’ayez dépeinte des pieds à la tête, que voulez-vous maintenant ? Venez au fait sans détour ni ruelles, sans retaille ni allonge.

 

– Je voudrais, seigneur, répondit le paysan, que Votre Grâce me fît la grâce de me donner une lettre de recommandation pour le père de ma bru, en le suppliant de vouloir bien faire ce mariage au plus vite, parce que nous ne sommes inégaux ni dans les biens de la fortune, ni dans ceux de la nature. En effet, pour dire la vérité, seigneur gouverneur, mon fils est possédé du diable, et il n’y a pas de jour que les malins esprits ne le tourmentent trois ou quatre fois ; et de plus, pour être tombé un beau jour dans le feu, il a le visage ridé comme un vieux parchemin, avec les yeux un peu coulants et pleureurs. Mais aussi il a un caractère d’ange, et, si ce n’était qu’il se gourme et se rosse lui-même sur lui-même, ce serait un bienheureux.

 

– Voulez-vous encore autre chose, brave homme ? demanda Sancho.

 

– Oui, je voudrais bien autre chose, reprit le laboureur ; seulement je n’ose pas le dire. Mais enfin vaille que vaille, il ne faut pas que ça me pourrisse dans l’estomac. Je dis donc, seigneur, que je voudrais que Votre Grâce me donnât trois cents ou bien six cents ducats pour grossir la dot de mon bachelier, je veux dire pour l’aider à se mettre en ménage ; car enfin, il faut bien que ces enfants aient de quoi vivre par eux-mêmes, sans être exposés aux impertinences des beaux-pères.

 

– Voyez si vous voulez encore autre chose, dit Sancho, et ne vous privez pas de le dire, par honte ou par timidité.

 

– Non certainement, rien de plus », répondit le laboureur.

 

Il avait à peine parlé que le gouverneur se leva tout debout, empoigna la chaise sur laquelle il était assis, et s’écria :

 

« Je jure Dieu, don pataud, manant et malappris, que, si vous ne vous sauvez et vous cachez de ma présence, je vous casse et vous ouvre la tête avec cette chaise. Maraud, maroufle, peintre du diable, c’est à ces heures-ci que tu viens me demander six cents ducats ? D’où les aurais-je, puant que tu es ? et pourquoi te les donnerais-je, si je les avais, sournois, imbécile ? Qu’est-ce que me font à moi Miguel-Turra et tout le lignage des Perlerins ? Va-t’en, dis-je, ou sinon, par la vie du duc mon seigneur, je fais ce que je t’ai dit. Tu ne dois pas être de Miguel-Turra, mais bien quelque rusé fourbe, et c’est pour me tenter que l’enfer t’envoie ici. Dis-moi, homme dénaturé, il n’y a pas encore un jour et demi que j’ai le gouvernement, et tu veux que j’aie déjà ramassé six cents ducats ! »

 

Le maître d’hôtel fit alors signe au laboureur de sortir de la salle, et l’autre s’en alla tête baissée, avec tout l’air d’avoir peur que le gouverneur n’exécutât sa menace, car le fripon avait parfaitement joué son rôle.

 

Mais laissons Sancho avec sa colère, et que la paix, comme on dit, revienne à la danse. Il faut retourner à don Quichotte, que nous avons laissé le visage couvert d’emplâtres, et soignant ses blessures de chat, dont il ne guérit pas en moins de huit jours, pendant l’un desquels il lui arriva ce que Cid Hamet promet de rapporter avec la ponctuelle véracité qu’il met à conter toutes les choses de cette histoire, quelque infiniment petites qu’elles puissent être.

 

Chapitre XLVIII

 

De ce qui arriva à don Quichotte avec doña Rodriguez, la duègne de la duchesse, ainsi que d’autres événements dignes de mention écrite et de souvenir éternel

 

 

Triste et mélancolique languissait le blessé don Quichotte, avec la figure couverte de compresses, et marquée, non par la main de Dieu, mais par les griffes d’un chat ; disgrâces familières à la chevalerie errante. Il resta six jours entiers sans se montrer en public, et, pendant l’une des nuits, tandis qu’il était éveillé, pensant à ses malheurs et aux poursuites d’Altisidore, il entendit ouvrir avec une clef la porte de son appartement. Aussitôt il imagina que l’amoureuse damoiselle venait attenter à son honnêteté, et le mettre en passe de manquer à la foi qu’il devait garder à sa dame Dulcinée du Toboso.

 

« Non, s’écria-t-il, croyant à son idée, et cela d’une voix qui pouvait être entendue ; non, la plus ravissante beauté de la terre ne sera point capable de me faire cesser un instant d’adorer celle que je porte gravée dans le milieu de mon cœur et dans le plus profond de mes entrailles. Que tu sois, ô ma dame, transformée en paysanne à manger de l’oignon, ou bien en nymphe du Tage doré tissant des étoffes de soie et d’or ; que Merlin ou Montésinos te retiennent où il leur plaira ; en quelque part que tu sois, tu es à moi, comme, en quelque part que je sois, j’ai été, je suis et je serai toujours à toi. »

 

Achever ces propos et voir s’ouvrir la porte, ce fut l’affaire du même instant. Don Quichotte s’était levé tout debout sur son lit, enveloppé du haut en bas d’une courte-pointe de satin jaune, une barrette sur la tête, le visage bandé, pour cacher les égratignures, et les moustaches en papillotes, pour les tenir droites et fermes. Dans ce costume, il avait l’air du plus épouvantable fantôme qui se pût imaginer. Il cloua ses yeux sur la porte, et, quand il croyait voir paraître la tendre et soumise Altisidore, il vit entrer une vénérable duègne avec des voiles blancs à sa coiffe, si plissés et si longs, qu’ils la couvraient, comme un manteau, de la tête aux pieds. Dans les doigts de la main gauche, elle portait une bougie allumée, et de la main droite elle se faisait ombre pour que la lumière ne la frappât point dans les yeux, que cachaient d’ailleurs de vastes lunettes. Elle marchait à pas de loup et sur la pointe du pied. Don Quichotte la regarda du haut de sa tour d’observation[256], et, quand il vit son accoutrement, quand il observa son silence, pensant que c’était quelque sorcière ou magicienne qui venait en ce costume lui jouer quelque méchant tour de son métier, il se mit à faire des signes de croix de toute la vitesse de son bras.

 

La vision cependant s’approchait. Quand elle fut parvenue au milieu de la chambre, elle leva les yeux, et vit avec quelle hâte don Quichotte faisait des signes de croix. S’il s’était senti intimider en voyant une telle figure, elle fut épouvantée en voyant la sienne ; car elle n’eut pas plutôt aperçu ce corps si long et si jaune, avec la couverture et les compresses qui le défiguraient, que, jetant un grand cri :

 

« Jésus ! s’écria-t-elle, qu’est-ce que je vois là ? »

 

Dans son effroi, la bougie lui tomba des mains, et, se voyant dans les ténèbres, elle tourna le dos pour s’en aller ; mais la peur la fit s’embarrasser dans les pans de sa jupe, et elle tomba tout de son long sur le plancher.

 

Don Quichotte, plus effrayé que jamais, se mit à dire :

 

« Je t’adjure, ô fantôme, ou qui que tu sois, de me dire qui tu es, et ce que tu veux de moi. Si tu es une âme en peine, ne crains pas de me le dire ; je ferai pour toi tout ce que mes forces me permettront, car je suis chrétien catholique, et porté à rendre service à tout le monde ; et c’est pour cela que j’ai embrassé l’ordre de la chevalerie errante, dont la profession s’étend jusqu’à rendre service aux âmes du purgatoire. »

 

La duègne, assommée du coup, s’entendant adjurer et conjurer, comprit par sa peur celle de don Quichotte, et lui répondit d’une voix basse et dolente :

 

« Seigneur don Quichotte (si, par hasard, Votre Grâce est bien don Quichotte), je ne suis ni fantôme, ni vision, ni âme du purgatoire, comme Votre Grâce doit l’avoir pensé, mais bien doña Rodriguez, la duègne d’honneur de madame la duchesse, et je viens recourir à Votre Grâce pour une des nécessités dont Votre Grâce a coutume de donner le remède.

 

– Dites-moi, dame doña Rodriguez, interrompit don Quichotte, venez-vous, par hasard, faire ici quelque entremise d’amour ? je dois vous apprendre que je ne suis bon à rien pour personne, grâce à la beauté sans pareille de ma dame Dulcinée du Toboso. Je dis enfin, dame doña Rodriguez, que, pourvu que Votre Grâce laisse de côté tout message amoureux, vous pouvez aller rallumer votre bougie, et revenir ici ; nous causerons ensuite de tout ce qui pourra vous plaire et vous être agréable, sauf, comme je l’ai dit, toute insinuation et incitation.

 

– Moi des messages de personne, mon bon seigneur ! répondit la duègne ; Votre Grâce me connaît bien mal. Oh ! je ne suis pas encore d’un âge si avancé qu’il ne me reste d’autre ressource que de semblables enfantillages ; car, Dieu soit loué ! j’ai mon âme dans mes chairs, et toutes mes dents du haut et du bas dans la bouche, hormis quelques-unes que m’ont emportées trois ou quatre catarrhes, de ceux qui sont si fréquents en ce pays d’Aragon. Mais que Votre Grâce m’accorde un instant, j’irai rallumer ma bougie, et je reviendrai sur-le-champ vous conter mes peines, comme au réparateur de toutes celles du monde entier. »

 

Sans attendre de réponse, la duègne sortit de l’appartement, où don Quichotte resta calme et rassuré en attendant son retour. Mais aussitôt mille pensées l’assaillirent au sujet de cette nouvelle aventure. Il lui semblait fort mal fait, et plus mal imaginé, de s’exposer au péril de violer la foi promise à sa dame ; et il se disait à lui-même :

 

« Qui sait si le diable, toujours artificieux et subtil, n’essayera point maintenant du moyen d’une duègne pour me faire donner dans le piège où n’ont pu m’attirer les impératrices, reines, duchesses, comtesses et marquises ? J’ai ouï dire bien des fois, et à bien des gens avisés, que, s’il le peut, il vous donnera la tentatrice plutôt camuse qu’à nez grec. Qui sait enfin si cette solitude, ce silence, cette occasion, ne réveilleront point mes désirs endormis, et ne me feront pas tomber, au bout de mes années, où je n’avais pas même trébuché jusqu’à cette heure ? En cas pareils, il vaut mieux fuir qu’accepter le combat… Mais, en vérité, je dois avoir perdu l’esprit, puisque de telles extravagances me viennent à la bouche et à l’imagination. Non ; il est impossible qu’une duègne à lunettes et à longue coiffe blanche éveille une pensée lascive dans le cœur le plus dépravé du monde. Y a-t-il, par hasard, une duègne sur la terre qui ait la chair un peu ferme et rebondie ? y a-t-il, par hasard, une duègne dans l’univers entier qui manque d’être impertinente, grimacière et mijaurée ? Sors donc d’ici, troupe coiffée, inutile pour toute humaine récréation. Oh ! qu’elle faisait bien, cette dame de laquelle on raconte qu’elle avait aux deux bouts de son estrade deux duègnes en figure de cire, avec leurs lunettes et leurs coussinets, assises comme si elles eussent travaillé à l’aiguille ! Elles lui servaient, autant, pour la représentation et le décorum, que si ces deux statues eussent été des duègnes véritables. »

 

En disant cela, il se jeta en bas du lit dans l’intention de fermer la porte, et de ne point laisser entrer la dame Rodriguez. Mais, au moment où il touchait la serrure, la dame Rodriguez revenait avec une bougie allumée. Quand elle vit de plus près don Quichotte, enveloppé dans la couverture jaune, avec ses compresses et sa barrette, elle eut peur de nouveau, et, faisant deux ou trois pas en arrière :

 

« Sommes-nous en sûreté, dit-elle, seigneur chevalier ? car ce n’est pas à mes yeux un signe de grande continence que Votre Grâce ait quitté le lit.

 

– Cette même question, madame, il est bon que je la fasse aussi, répondit don Quichotte. Je vous demande donc si je serai bien sûr de n’être ni assailli ni violenté.

 

– À qui ou de qui demandez-vous cette sûreté, seigneur chevalier ? reprit la duègne.

 

– À vous et de vous, répliqua don Quichotte, car je ne suis pas de marbre, ni vous de bronze, et il n’est pas maintenant dix heures du matin, mais minuit, et même un peu plus, à ce que j’imagine, et nous sommes dans une chambre plus close et plus secrète que ne dut être la grotte où le traître et audacieux Énée abusa de la belle et tendre Didon. Mais donnez-moi la main, madame ; je ne veux pas de plus grande sûreté que celle de ma continence et de ma retenue, appuyée sur celle qu’offrent ces coiffes vénérables. »

 

En achevant ces mots, il lui baisa la main droite, et lui offrit la sienne, que la duègne accepta avec les mêmes cérémonies.

 

En cet endroit, Cid Hamet fait une parenthèse et dit :

 

« Par Mahomet ! je donnerais, pour voir ces deux personnages aller, ainsi embrassés, de la porte jusqu’au lit, la meilleure des deux pelisses que je possède. »

 

Enfin don Quichotte se remit dans ses draps, et doña Rodriguez s’assit sur une chaise un peu écartée du lit, sans déposer ni ses lunettes ni sa bougie. Don Quichotte se blottit et se cacha tout entier, ne laissant que son visage à découvert ; puis, quand ils se furent tous deux bien installés, le premier qui rompit le silence fut don Quichotte.

 

« Maintenant, dit-il, dame doña Rodriguez. Votre Grâce peut découdre les lèvres, et épancher tout ce que renferment son cœur affligé et ses soucieuses entrailles ; vous serez, de ma part, écoutée avec de chastes oreilles, et secourue par de charitables œuvres.

 

– C’est bien ce que je crois, répondit la duègne ; car du gentil et tout aimable aspect de Votre Grâce, on ne pouvait espérer autre chose qu’une si chrétienne réponse. Or, le cas est, seigneur don Quichotte, que, bien que Votre Grâce me voie assise sur cette chaise, et au beau milieu du royaume d’Aragon, en costume de duègne usée, ridée et propre à rien, je suis pourtant native des Asturies d’Oviédo, et de race qu’ont traversée beaucoup des plus nobles familles de cette province. Mais ma mauvaise étoile, et la négligence de mes père et mère, qui se sont appauvris avant le temps, sans savoir comment ni pourquoi, m’amenèrent à Madrid, où, pour me faire un sort, et pour éviter de plus grands malheurs, mes parents me placèrent comme demoiselle de couture chez une dame de qualité ; et je veux que Votre Grâce sache qu’en fait de petits étuis et de fins ouvrages à l’aiguille, aucune femme ne m’a damé le pion en toute la vie. Mes parents me laissèrent au service, et s’en retournèrent à leur pays, d’où, peu d’années après, ils durent s’en aller au ciel, car ils étaient bons chrétiens catholiques. Je restai orpheline, réduite au misérable salaire et aux chétives faveurs qu’on fait dans le palais des grands à cette espèce de servante. Mais, dans ce temps, et sans que j’y donnasse la moindre occasion, voilà qu’un écuyer devint amoureux de moi. C’était un homme déjà fort avancé en âge, à grande barbe, à respectable aspect, et surtout gentilhomme autant que le roi, car il était montagnard[257]. Nos amours ne furent pas menés si secrètement qu’ils ne parvinssent à la connaissance de ma dame, laquelle, pour éviter les propos et les caquets, nous maria en forme et en face de la sainte Église catholique romaine. De ce mariage naquit une fille, pour combler ma disgrâce, non pas que je fusse morte en couche, car elle vint à bien et à terme ; mais parce qu’à peu de temps de là mon mari mourut d’une certaine peur qui lui fut faite, telle que, si j’avais le temps de la raconter aujourd’hui, je suis sûre que Votre Grâce en serait bien étonnée. »

 

À ces mots, la duègne se mit à pleurer tendrement et dit :

 

« Que Votre Grâce me pardonne, seigneur don Quichotte ; mais je ne puis rien y faire ; chaque fois que je me rappelle mon pauvre défunt, les larmes me viennent aux yeux. Sainte Vierge ! avec quelle solennité il conduisait ma dame sur la croupe d’une puissante mule, noire comme du jais ! car alors on ne connaissait ni carrosses, ni chaises à porteurs, comme à présent, et les dames allaient en croupe derrière leurs écuyers. Quant à cette histoire, je ne puis m’empêcher de la conter, pour que vous voyiez quelles étaient la politesse et la ponctualité de mon bon mari. Un jour, à Madrid, lorsqu’il entrait dans la rue de Santiago, qui est un peu étroite, un alcalde de cour venait d’en sortir, avec deux alguazils en avant. Dès que le bon écuyer l’aperçut, il fit tourner bride à la mule, faisant mine de revenir sur ses pas pour accompagner l’alcalde. Ma maîtresse, qui allait en croupe, lui dit à voix basse : « Que faites-vous, malheureux ? ne voyez-vous pas que je suis ici ? » L’alcalde, en homme courtois, retint la bride de son cheval, et dit : « Suivez votre chemin, seigneur, c’est moi qui dois accompagner madame doña Cassilda » (tel était le nom de ma maîtresse). Mon mari cependant, le bonnet à la main, s’opiniâtrait encore à vouloir suivre l’alcalde, Quand ma maîtresse vit cela, pleine de dépit et de colère, elle prit une grosse épingle, ou plutôt tira de son étui un poinçon, et le lui enfonça dans les reins. Mon mari jeta un grand cri, et se tordit le corps, de façon qu’il roula par terre avec sa maîtresse. Les deux laquais de la dame accoururent pour la relever, ainsi que l’alcalde et ses alguazils. Cela mit en confusion toute la porte de Guadalajara, je veux dire tous les désœuvrés qui s’y trouvaient. Ma maîtresse s’en revint à pied ; mon mari se réfugia dans la boutique d’un barbier, disant qu’il avait les entrailles traversées de part en part. Sa courtoisie se divulgua si bien, et fit un tel bruit, que les petits garçons couraient après lui dans les rues. Pour cette raison, et parce qu’il avait la vue un peu courte, ma maîtresse lui donna son congé, et le chagrin qu’il en ressentit lui causa, j’en suis sûre, la maladie dont il est mort. Je restai veuve, sans ressources, avec une fille sur les bras, qui chaque jour croissait en beauté comme l’écume de la mer. Finalement, comme j’avais la réputation de grande couturière, madame la duchesse, qui venait d’épouser le duc, mon seigneur, voulut m’emmener avec elle dans ce royaume d’Aragon, et ma fille aussi, ni plus ni moins. Depuis lors, les jours venant, ma fille a grandi ; et avec elle toutes les grâces du monde. Elle chante comme une alouette, danse comme la pensée, lit et écrit comme un maître d’école, et compte comme un usurier. Des soins qu’elle prend de sa personne, je n’ai rien à dire, car l’eau qui court n’est pas plus propre qu’elle ; et maintenant elle doit avoir, si je m’en souviens bien, seize ans, cinq mois et trois jours, un de plus ou de moins. Enfin, de cette mienne enfant s’amouracha le fils d’un laboureur très-riche, qui demeure dans un village du duc, mon seigneur, à peu de distance d’ici ; puis, je ne sais trop comment, ils trouvèrent moyen de se réunir ; et, lui donnant parole de l’épouser, le jeune homme a séduit ma fille. Maintenant il ne veut plus remplir sa promesse, et, quoique le duc, mon seigneur, sache toute l’affaire, car je me suis plainte à lui, non pas une, mais bien des fois, et que je l’aie prié d’obliger ce laboureur à épouser ma fille, il fait la sourde oreille, et veut à peine m’entendre. La raison en est que, comme le père du séducteur, étant fort riche, lui prête de l’argent, et se rend à tout moment caution de ses fredaines, il ne veut le mécontenter, ni lui faire de peine en aucune façon. Je voudrais donc, mon bon seigneur, que Votre Grâce se chargeât de défaire ce grief soit par la prière, soit par les armes ; car, à ce que dit tout le monde, Votre Grâce y est venue pour défaire les griefs, redresser les torts et prêter assistance aux misérables. Que Votre Grâce se mette bien devant les yeux l’abandon de ma fille, qui est orpheline, sa gentillesse, son jeune âge, et tous les talents que je vous ai dépeints. En mon âme et conscience, de toutes les femmes qu’a madame la duchesse, il n’y en a pas une qui aille à la semelle de son soulier ; car une certaine Altisidore, qui est celle qu’on tient pour la plus huppée et la plus égrillarde, mise en comparaison de ma fille, n’en approche pas d’une lieue. Il faut que Votre Grâce sache, mon seigneur, que tout ce qui reluit n’est pas or. Cette petite Altisidore a plus de présomption que de beauté, et plus d’effronterie que de retenue ; outre qu’elle n’est pas fort saine, car elle a dans l’haleine un certain goût d’échauffé, si fort, qu’on ne peut supporter d’être un seul instant auprès d’elle ; et même madame la duchesse… Mais je veux me taire, car on dit que les murailles ont des oreilles.

 

– Qu’a donc madame la duchesse, dame doña Rodriguez ? s’écria don Quichotte ; sur ma vie, expliquez-vous.

 

– En m’adjurant ainsi, répondit la duègne, je ne puis manquer de répondre à ce qu’on me demande, en toute vérité. Vous voyez bien, seigneur don Quichotte, la beauté de madame la duchesse, ce teint du visage, brillant comme une épée fourbie et polie, ces deux joues de lis et de roses, dont l’une porte le soleil et l’autre la lune ? vous voyez bien cette fierté avec laquelle elle marche, foulant et méprisant le sol, si bien qu’on dirait qu’elle verse et répand la santé partout où elle passe ? Eh bien ! sachez qu’elle peut en rendre grâce, d’abord à Dieu, puis à deux fontaines[258] qu’elle a aux deux jambes, et par où s’écoulent toutes les mauvaises humeurs, dont les médecins disent qu’elle est remplie.

 

– Sainte bonne Vierge ! s’écria don Quichotte, est-il possible que madame la duchesse ait de tels écoulements ? Je ne l’aurais pas cru, quand même des carmes déchaussés me l’eussent affirmé ; mais, puisque c’est dame doña Rodriguez qui le dit, il faut bien que ce soit vrai. Cependant de telles fontaines, et placées en de tels endroits, il ne doit pas couler des humeurs, mais de l’ambre liquide. En vérité, je finis par croire que cet usage de se faire des fontaines doit être une chose bien importante pour la santé.[259] »

 

À peine don Quichotte achevait-il de dire ces derniers mots, que, d’un coup violent, on ouvrit les portes de sa chambre. Le saisissement fit tomber la bougie des mains de doña Rodriguez, et l’appartement resta, comme on dit, bouche de four. Bientôt la pauvre duègne sentit qu’on la prenait à deux mains par la gorge, si vigoureusement qu’on ne lui laissait pas pousser un cri ; puis, sans dire mot, une autre personne lui releva brusquement les jupes, et, avec quelque chose qui ressemblait à une pantoufle, commença à la fouetter si vertement que c’était une pitié. Don Quichotte, bien qu’il sentît s’éveiller la sienne, ne bougeait pas de son lit, ne sachant ce que ce pouvait être ; il se tenait coi, silencieux, et craignait même que la correction ne vînt jusqu’à lui. Sa peur ne fut pas vaine ; car, dès que les invisibles bourreaux eurent bien moulu la duègne, qui n’osait laisser échapper une plainte, ils s’approchèrent de don Quichotte, et, le déroulant d’entre les draps et les couvertures, ils le pincèrent si fort et si dru, qu’il ne put s’empêcher de se défendre à coups de poing ; et tout cela dans un admirable silence. La bataille dura presque une demi-heure ; les fantômes disparurent ; doña Rodriguez rajusta ses jupes, et, gémissant sur sa disgrâce, elle gagna la porte sans dire un mot à don Quichotte, lequel, pincé et meurtri, confus et pensif, resta seul en son lit, où nous le laisserons, dans le désir de savoir quel était le pervers enchanteur qui l’avait mis en cet état. Mais cela s’expliquera en son temps, car Sancho Panza nous appelle, et la symétrie de l’histoire exige que nous retournions à lui.

 

Chapitre XLIX

 

Ce qui arriva à Sancho Panza faisant la ronde dans son île

 

 

Nous avons laissé le grand gouverneur fort courroucé contre le laboureur peintre de caricatures, lequel, bien stylé par le majordome, ainsi que le majordome bien avisé par le duc, se moquaient de Sancho Panza. Mais celui-ci, tout sot qu’il était, leur tenait tête à tous, sans broncher d’un pas. Il dit à ceux qui l’entouraient, ainsi qu’au docteur Pédro Récio, qui était rentré dans la salle après la lecture secrète de la lettre du duc :

 

« En vérité, je comprends à présent que les juges et les gouverneurs doivent être ou se faire de bronze, pour ne pas sentir les importunités des gens affairés, qui, à toute heure et à tout moment, veulent qu’on les écoute et qu’on les dépêche, ne faisant, quoi qu’il arrive, attention qu’à leur affaire. Et, si le pauvre juge ne les écoute et ne les dépêche aussitôt, soit qu’il ne le puisse point, soit que le temps ne soit pas venu de donner audience, ils le maudissent, le mordent, le déchirent, lui rongent les os, et même lui contestent ses quartiers de noblesse. Sot et ridicule commerçant, ne te presse pas ainsi ; attends l’époque et l’occasion de faire tes affaires ; ne viens pas à l’heure de manger, ni à celle de dormir, car les juges sont de chair et d’os ; ils doivent donner à la nature ce qu’elle exige d’eux naturellement, si ce n’est moi, pourtant, qui ne donne rien à manger à la mienne ; grâce au seigneur docteur Pédro Récio Tirtéafuéra, ici présent, qui veut que je meure de faim, et affirme que cette mort est la vie. Dieu la lui donne semblable, à lui et à tous ceux de sa race, je veux dire celle des méchants médecins, car celle des bons mérite des palmes de laurier. »

 

Tous ceux qui connaissaient Sancho Panza s’étonnaient de l’entendre parler avec tant d’élégance, et ne savaient à quoi attribuer ce changement, si ce n’est que les offices importants et graves ou réveillent ou engourdissent les intelligences. Finalement, le docteur Pédro Récio Agüero de Tirtéafuéra lui promit de le laisser souper ce soir-là, dût-il violer tous les aphorismes d’Hippocrate. Cette promesse remplit de joie le gouverneur, qui attendait avec une extrême impatience que la nuit vînt, et avec elle l’heure du souper. Et, quoique le temps lui semblât s’être arrêté, sans remuer de place, néanmoins le moment qu’il désirait avec tant d’ardeur arriva, et on lui donna pour souper un hachis froid de bœuf et d’oignons, avec les pieds d’un veau quelque peu avancé en âge. Il se jeta sur ces ragoûts avec plus de plaisir que si on lui eût servi des francolins de Milan, des faisans de Rome, du veau de Sorento, des perdrix de Moron ou des oies de Lavajos. Pendant le souper, il se tourna vers le docteur et lui dit :

 

« Écoutez, seigneur docteur, ne prenez plus désormais la peine de me faire manger des choses succulentes, ni des mets exquis ; ce serait ôter de ses gonds mon estomac, qui est habitué à la chèvre, au mouton, au lard, au salé, aux navets et aux oignons. Si, par hasard, on lui donne des ragoûts de palais, il les reçoit en rechignant, et quelquefois avec dégoût. Ce que le maître d’hôtel peut faire de mieux, c’est de m’apporter de ces plats qu’on appelle pots-pourris[260] ; plus ils sont pourris, meilleur ils sentent, et il pourra y fourrer tout ce qu’il lui plaira, pourvu que ce soit chose à manger ; je lui en saurai un gré infini, et le lui payerai même quelque jour. Mais que personne ne se moque de moi ; car, enfin, ou nous sommes ou nous ne sommes pas. Vivons et mangeons tous en paix et en bonne compagnie, puisque, quand Dieu fait luire le soleil, c’est pour tout le monde. Je gouvernerai cette île sans rien prendre ni laisser prendre. Mais que chacun ait l’œil au guet et se tienne sur le qui-vive, car je lui fais savoir que le diable s’est mis dans la danse, et que, si l’on m’en donne occasion, l’on verra des merveilles ; sinon, faites-vous miel, et les mouches vous mangeront.

 

– Assurément, seigneur gouverneur, dit le maître d’hôtel. Votre Grâce a parfaitement raison en tout ce qu’elle a dit, et je me rends caution pour tous les insulaires de cette île, qu’ils serviront Votre Grâce avec ponctualité, amour et bienveillance ; car la façon tout aimable de gouverner qu’a prise Votre Grâce dès son début ne leur permet point de rien faire ni de rien penser qui pût tourner à l’oubli de leurs devoirs envers Votre Grâce.

 

– Je le crois bien, répondit Sancho, et ce seraient des imbéciles s’ils faisaient ou pensaient autre chose. Je répète seulement qu’on ait soin de pourvoir à ma subsistance et à celle de mon grison ; c’est ce qui importe le plus à l’affaire, et vient le mieux à propos. Quand il en sera l’heure, nous irons faire la ronde, car mon intention est de nettoyer cette île de toute espèce d’immondices, de vagabonds, de fainéants et de gens mal occupés. Je veux que vous sachiez, mes amis, que les gens désœuvrés et paresseux sont dans la république la même chose que les frelons dans la ruche, qui mangent le miel fait par les laborieuses abeilles. Je pense favoriser les laboureurs, conserver aux hidalgos leurs privilèges, récompenser les hommes vertueux, et surtout porter respect à la religion et à l’homme religieux. Que vous en semble, amis ? Hein ! est-ce que je dis quelque chose, ou est-ce que je me casse la tête ?

 

– Votre Grâce parle de telle sorte, seigneur gouverneur, dit le majordome, que je suis émerveillé de voir un homme aussi peu lettré que Votre Grâce, car je crois que vous ne l’êtes pas du tout, dire de telles choses, pleines de sentences et de maximes, si éloignées enfin de ce qu’attendaient de Votre Grâce ceux qui nous ont envoyés, et nous qui sommes venus ici. Chaque jour on voit des choses nouvelles dans le monde ; les plaisanteries se changent en réalités sérieuses, et les moqueurs se trouvent moqués. »

 

La nuit vint, et le gouverneur soupa, comme on l’a dit, avec la permission du docteur Récio. Chacun s’étant équipé pour la ronde, il sortit avec le majordome, le secrétaire, le maître d’hôtel, le chroniqueur chargé de mettre par écrit ses faits et gestes, et une telle foule d’alguazils et de gens de justice, qu’ils auraient pu former un médiocre escadron. Sancho marchait au milieu d’eux, sa verge à la main, et tout à fait beau à voir. Ils avaient à peine traversé quelques rues du pays, qu’ils entendirent un bruit d’épées. On accourut, et l’on trouva que c’étaient deux hommes seuls qui étaient aux prises ; lesquels, voyant venir la justice, s’arrêtèrent, et l’un d’eux s’écria :

 

« Au nom de Dieu et du roi, est-il possible de souffrir qu’on vole en pleine ville dans ce pays, et qu’on attaque dans les rues comme sur un grand chemin ?

 

– Calmez-vous, homme de bien, dit Sancho, et contez-moi la cause de votre querelle ; je suis le gouverneur. »

 

L’adversaire dit alors :

 

« Seigneur gouverneur, je vous la dirai aussi brièvement que possible. Votre Grâce saura que ce gentilhomme vient à présent de gagner dans cette maison de jeu, qui est en face, plus de mille réaux, et Dieu sait comment. Et, comme j’étais présent, j’ai décidé plus d’un coup douteux en sa faveur, contre tout ce que me dictait la conscience. Il est parti avec son gain, et, quand j’attendais qu’il me donnerait pour le moins un écu de gratification, comme c’est l’usage et la coutume de la donner aux gens de qualité tels que moi[261], qui formons galerie pour passer le temps bien ou mal, pour appuyer des injustices et prévenir des démêlés, il empocha son argent et sortit de la maison. Je courus, plein de dépit, à sa poursuite, et lui demandai d’une façon polie qu’il me donnât tout au moins huit réaux, car il sait bien que je suis un homme d’honneur, et que je n’ai ni métier ni rente, parce que mes parents ne m’ont ni appris l’un ni laissé l’autre. Mais le sournois, qui est plus voleur que Cacus, et plus filou qu’Andradilla, ne voulait pas me donner plus de quatre réaux. Voyez, seigneur gouverneur, quel peu de honte et quel peu de conscience ! Mais, par ma foi, si Votre Grâce ne fût arrivée, je lui aurais bien fait vomir son bénéfice, et il aurait appris à mettre le poids à la romaine.

 

– Que dites-vous à cela ? » demanda Sancho.

 

L’autre répondit :

 

« Tout ce qu’a dit mon adversaire est la vérité. Je n’ai pas voulu lui donner plus de quatre réaux, parce que je les lui donne bien souvent ; et ceux qui attendent la gratification des joueurs doivent être polis, et prendre gaiement ce qu’on leur donne, sans se mettre en compte avec les gagnants, à moins de savoir avec certitude que ce sont des filous, et que ce qu’ils gagnent est mal gagné. Mais, pour justifier que je suis un homme de bien, et non voleur, comme il le dit, il n’y a pas de meilleure preuve que de n’avoir rien voulu lui donner, car les filous sont toujours tributaires des gens de la galerie qui les connaissent.

 

– Cela est vrai, dit le majordome ; que Votre Grâce, seigneur gouverneur, décide ce qu’il faut faire de ces hommes.

 

– Ce qu’il faut en faire, répondit Sancho ; vous, gagnant bon ou mauvais, ou ni l’un ni l’autre, donnez sur-le-champ à votre assaillant cent réaux, et vous aurez de plus à en débourser trente pour les pauvres de la prison. Et vous, qui n’avez ni métier ni rente, et vivez les bras croisés dans cette île, prenez vite ces cent réaux, et demain, dans la journée, sortez de cette île, exilé pour dix années, sous peine, si vous rompez votre ban, de les achever dans l’autre vie ; car je vous accroche à la potence, ou du moins le bourreau par mon ordre. Et que personne ne réplique, ou gare à lui. »

 

L’un déboursa l’argent, l’autre l’empocha ; celui-ci quitta l’île, et celui-là s’en retourna chez lui. Le gouverneur dit alors :

 

« Ou je pourrai peu de chose, ou je supprimerai ces maisons de jeu, car j’imagine qu’elles causent un grand dommage.

 

– Celle-ci du moins, dit un greffier. Votre Grâce ne pourra pas la supprimer, car elle est tenue par un grand personnage, qui, sans comparaison, perd plus d’argent chaque année qu’il n’en retire des cartes. C’est contre des tripots de moindre étage que Votre Grâce pourra montrer son pouvoir ; ceux-là font le plus de mal et cachent le plus d’infamies. Dans les maisons des gentilshommes et des grands seigneurs, les filous célèbres n’osent point user de leurs tours d’adresse. Et, puisque ce vice du jeu est devenu un exercice commun, il vaut mieux qu’on joue dans les maisons des gens de qualité que dans celle de quelque artisan, où l’on empoigne un malheureux de minuit au matin, pour l’écorcher tout vif.[262]

 

– Oh ! pour cela, greffier, reprit Sancho, je sais qu’il y a beaucoup à dire. »

 

En ce moment arriva un archer de maréchaussée qui tenait un jeune homme au collet.

 

« Seigneur gouverneur, dit-il, ce garçon venait de notre côté ; mais, dès qu’il aperçut la justice, il tourna les talons et se mit à courir comme un daim, signe certain que c’est quelque délinquant. Je partis à sa poursuite, et s’il n’eût trébuché et tombé en courant, je ne l’aurais jamais rattrapé.

 

– Pourquoi fuyais-tu, jeune homme ? demanda Sancho.

 

– Seigneur, répondit le garçon, c’était pour éviter de répondre aux nombreuses questions que font les gens de justice.

 

– Quel est ton métier ?

 

– Tisserand.

 

– Et qu’est-ce que tu tisses ?

 

– Des fers de lance, avec la permission de Votre Grâce.

 

– Ah ! ah ! vous faites le bouffon, vous plaisantez à ma barbe ! c’est fort bien. Mais où alliez-vous maintenant ?

 

– Prendre l’air, seigneur.

 

– Et où prend-on l’air dans cette île ?

 

– Où il souffle.

 

– Bon, vous répondez à merveille ; vous avez de l’esprit, jeune homme. Eh bien ! imaginez-vous que je suis l’air, que je vous souffle en poupe, et que je vous pousse à la prison ? Holà ! qu’on le saisisse, qu’on l’emmène ; je le ferai dormir là cette nuit et sans air.[263]

 

– Pardieu, reprit le jeune homme. Votre Grâce me fera dormir dans la prison tout comme elle me fera roi.

 

– Et pourquoi ne te ferais-je pas dormir dans la prison ? demanda Sancho ; est-ce que je n’ai pas le pouvoir de te prendre et de te lâcher autant de fois qu’il me plaira ?

 

– Quel que soit le pouvoir qu’ait Votre Grâce, dit le jeune homme, il ne sera pas suffisant pour me faire dormir dans la prison.

 

– Comment non ? répliqua Sancho ; emmenez-le vite, et qu’il se détrompe par ses propres yeux, quelque envie qu’ait le geôlier d’user avec lui de sa libéralité intéressée. Je lui ferai payer deux mille ducats d’amende, s’il te laisse faire un pas hors de la prison.

 

– Tout cela est pour rire, reprit le jeune homme, et je défie tous les habitants de la terre de me faire dormir en prison.

 

– Dis-moi, démon, s’écria Sancho, as-tu quelque ange à ton service pour te tirer de là, et pour t’ôter les menottes que je pense te faire mettre ?

 

– Maintenant, seigneur gouverneur, répondit le jeune homme d’un air dégagé, soyons raisonnables et venons au fait. Supposons que Votre Grâce m’envoie en prison, qu’on m’y mette des fers et des chaînes, qu’on me jette dans un cachot, que vous imposiez des peines sévères au geôlier s’il me laisse sortir et qu’il se soumette à vos ordres ; avec tout cela, si je ne veux pas dormir, si je veux rester éveillé toute la nuit sans fermer l’œil, Votre Grâce pourra-t-elle, avec tout son pouvoir, me faire dormir contre mon gré ?

 

– Non, certes, s’écria le secrétaire, et l’homme s’en est tiré à son honneur.

 

– De façon, reprit Sancho, que, si vous restez sans dormir, ce sera pour faire votre volonté et non pour contrevenir à la mienne ?

 

– Oh ! non, seigneur, répondit le jeune homme ; je n’en ai pas même la pensée.

 

– Eh bien ! allez avec Dieu, continua Sancho ; retournez dormir chez vous, et que Dieu vous donne bon sommeil, car je ne veux pas vous l’ôter. Mais je vous conseille de ne plus vous jouer désormais avec la justice, car vous pourriez un beau jour en rencontrer quelqu’une qui vous donnerait sur les oreilles. »

 

Le jeune homme s’en fut, et le gouverneur continua sa ronde. À quelques pas de là, deux archers arrivèrent, tenant un homme par les bras :

 

« Seigneur gouverneur, dirent-ils, cette personne, qui paraît un homme, n’en est pas un ; c’est une femme, et non laide, vraiment, qui s’est habillée en homme. »

 

On lui mit aussitôt devant les yeux deux ou trois lanternes, à la lumière desquelles on découvrit le visage d’une jeune fille d’environ seize ou dix-sept ans, les cheveux retenus dans une résille d’or et de soie verte, et belle comme mille perles d’Orient. On l’examina du haut en bas, et l’on vit qu’elle portait des bas de soie rouge avec des jarretières de taffetas blanc et des franges d’or et de menues perles. Ses chausses étaient vertes et de brocart d’or, et, sous un saute-en-barque ou veste ouverte en même étoffe, elle portait un pourpoint de fin tissu blanc et or. Ses souliers étaient blancs, et dans la forme de ceux des hommes ; elle n’avait pas d’épée à sa ceinture, mais une riche dague, et dans les doigts un grand nombre de brillants anneaux. Finalement, la jeune fille parut bien à tout le monde ; mais aucun de ceux qui la regardaient ne put la reconnaître. Les gens du pays dirent qu’ils ne pouvaient deviner qui ce pouvait être ; et ceux qui étaient dans le secret des tours qu’il fallait jouer à Sancho furent les plus étonnés, car cet événement imprévu n’avait pas été préparé par eux. Ils étaient tous en suspens, attendant comment finirait cette aventure. Sancho, tout émerveillé des attraits de la jeune fille, lui demanda qui elle était, où elle allait, et quelle raison lui avait fait prendre ces habits. Elle répondit, les yeux fixés à terre et rougissant de honte :

 

« Je ne puis, seigneur, dire si publiquement ce qu’il m’importait tant de tenir secret. La seule chose que je veuille faire comprendre, c’est que je ne suis pas un voleur, ni un malfaiteur d’aucune espèce, mais une jeune fille infortunée, à qui la violence de la jalousie a fait oublier le respect qu’on doit à l’honnêteté. »

 

Quand il entendit cette réponse, le majordome dit à Sancho :

 

« Seigneur gouverneur, faites éloigner les gens qui nous entourent, pour que cette dame puisse avec moins de contrainte dire ce qui lui plaira. »

 

Le gouverneur en donna l’ordre et tout le monde s’éloigna, à l’exception du majordome, du maître d’hôtel et du secrétaire. Quand elle les vit seuls autour d’elle, la jeune fille continua de la sorte :

 

« Je suis, seigneur, fille de Pédro Pérez Mazorca, fermier des laines de ce pays, lequel a l’habitude de venir souvent chez mon père.

 

– Cela n’a pas de sens, madame, dit le majordome, car je connais fort bien Pédro Pérez, et je sais qu’il n’a aucun enfant, ni fils, ni fille. D’ailleurs, il est votre père, dites-vous ; puis vous ajoutez qu’il a l’habitude d’aller souvent chez votre père.

 

– C’est ce que j’avais déjà remarqué, dit Sancho.

 

– En ce moment, seigneur, reprit la jeune fille, je suis toute troublée, et ne sais ce que je dis. Mais la vérité est que je suis fille de Diégo de la Llana, que toutes Vos Grâces doivent connaître.

 

– Au moins ceci a du sens, répondit le majordome, car je connais Diégo de la Llana ; je sais que c’est un hidalgo noble et riche, qui a un fils et une fille, et que, depuis qu’il a perdu sa femme, il n’y a personne en tout le pays qui puisse dire avoir vu le visage de sa fille ; car il la tient si renfermée qu’il ne permet pas seulement au soleil de la voir, et cependant la renommée dit qu’elle est extrêmement belle.

 

– C’est bien la vérité, reprit la jeune personne, et cette fille, c’est moi. Si la renommée ment ou ne ment pas sur ma beauté, vous en pouvez juger, seigneurs, puisque vous m’avez vue. »

 

En disant cela, elle se mit à fondre en larmes. Alors le secrétaire, s’approchant de l’oreille du maître d’hôtel, lui dit tout bas :

 

« Sans aucun doute, il doit être arrivé quelque chose d’important à cette pauvre jeune fille, puisqu’en de tels habits, à telle heure, et bien née comme elle l’est, elle court hors de sa maison.

 

– L’on n’en saurait douter, répondit le maître d’hôtel, d’autant plus que ses larmes confirment notre soupçon. »

 

Sancho la consola par les meilleurs propos qu’il put trouver, et la pria de lui dire sans nulle crainte ce qui lui était arrivé, lui promettant qu’ils s’efforceraient tous d’y porter remède de grand cœur, et par tous les moyens possibles.

 

« Le cas est, seigneurs, répondit-elle, que mon père me tient enfermée depuis dix ans, c’est-à-dire depuis que les vers de terre mangent ma pauvre mère. Chez nous, on dit la messe dans un riche oratoire, et, pendant tout ce temps, je n’ai jamais vu que le soleil du ciel durant le jour, et la lune et les étoiles durant la nuit. Je ne sais ce que sont ni les rues, ni les places, ni les temples, ni même les hommes, hormis mon père, mon frère et Pédro Pérez, le fermier des laines, que j’ai eu l’idée, parce qu’il vient d’ordinaire à la maison, de faire passer pour mon père afin de ne pas faire connaître le mien. Cette réclusion perpétuelle, ce refus de me laisser sortir, ne fût-ce que pour aller à l’église, il y a bien des jours et des mois que je ne puis m’en consoler. Je voulais voir le monde, ou du moins le pays où je suis née, car il me semble que ce désir n’était point contraire à la décence et au respect que les demoiselles de qualité doivent se garder à elles-mêmes. Quand j’entendais dire qu’il y avait des combats de taureaux, ou des jeux de bague, et qu’on jouait des comédies, je demandais à mon frère, qui est d’un an plus jeune que moi, de me conter ce que c’était que ces choses, et beaucoup d’autres que je n’ai jamais vues. Il me l’expliquait du mieux qu’il lui était possible, mais cela ne servait qu’à enflammer davantage mon désir de les voir. Finalement, pour abréger l’histoire de ma perdition, j’avoue que je priai et suppliai mon frère, et plût à Dieu que je ne lui eusse jamais rien demandé de semblable !… »

 

À ces mots la jeune fille se remit à pleurer. Le majordome lui dit :

 

« Veuillez poursuivre, madame, et nous dire ce qui vous est arrivé, car vos paroles et vos larmes nous tiennent tous dans l’attente.

 

– Peu de paroles me restent à dire, répondit la demoiselle, quoiqu’il me reste bien des larmes à pleurer, car les fantaisies imprudentes et mal placées ne peuvent amener que des mécomptes et des expiations comme celle-ci. »

 

Les charmes de la jeune personne avaient frappé le maître d’hôtel jusqu’au fond de l’âme ; il approcha de nouveau sa lanterne pour la regarder encore une fois, et il lui sembla que ce n’étaient point des pleurs qui coulaient de ses yeux, mais des gouttes de la rosée des prés, et même il les élevait jusqu’au rang de perles orientales. Aussi désirait-il avec ardeur que son malheur ne fût pas si grand que le témoignaient ses soupirs et ses larmes. Quant au gouverneur, il se désespérait des retards que mettait la jeune fille à conter son histoire, et il lui dit de ne pas les tenir davantage en suspens, qu’il était tard, et qu’il restait encore une grande partie de la ville à parcourir. Elle reprit, en s’interrompant par des sanglots et des soupirs entrecoupés :

 

« Toute ma disgrâce, toute mon infortune, se réduisent à ce que je priai mon frère de m’habiller en homme avec un de ses habillements, et de me faire sortir une nuit pour voir toute la ville, pendant que notre père dormirait. Importuné de mes prières, il finit par céder à mes désirs ; il me mit cet habillement, en prit un autre à moi qui lui va comme s’il était fait pour lui ; mon frère n’a pas encore un poil de barbe, et ressemble tout à fait à une jolie fille ; et cette nuit, il doit y avoir à peu près une heure, nous sommes sortis de chez nous ; puis, toujours conduits par notre dessein imprudent et désordonné, nous avons fait tout le tour du pays ; mais, quand nous voulions revenir à la maison, nous avons vu venir une grande troupe de gens ; et mon frère m’a dit : « Sœur, ce doit être le guet ; pends tes jambes à ton cou, et suis-moi en courant ; car, si l’on nous reconnaît, nous aurons à nous en repentir. » En disant cela, il tourna les talons, et se mit, non pas à courir, mais à voler. Pour moi, au bout de six pas, je tombai, tant j’étais effrayée ; alors arriva un agent de la justice, qui me conduisit devant Vos Grâces, où je suis toute honteuse de paraître fantasque et dévergondée en présence de tant de monde.

 

– Enfin, madame, dit Sancho, il ne vous est pas arrivé d’autre mésaventure, et ce n’est pas la jalousie, comme vous le disiez au commencement de votre récit, qui vous a fait quitter votre maison ?

 

– Il ne m’est rien arrivé de plus, reprit-elle, et ce n’est pas la jalousie qui m’a fait sortir, mais seulement l’envie de voir le monde, laquelle n’allait pas plus loin que de voir les rues de ce pays. »

 

Ce qui acheva de confirmer que la jeune personne disait vrai, ce fut que des archers arrivèrent, amenant son frère prisonnier. L’un d’eux l’avait atteint lorsqu’il fuyait en avant de sa sœur. Il ne portait qu’une jupe de riche étoffe, et un mantelet de damas bleu avec des franges d’or fin ; sa tête était nue et sans ornement que ses propres cheveux, qui semblaient des bagues d’or, tant ils étaient blonds et frisés.

 

Le gouverneur, le majordome et le maître d’hôtel, l’ayant pris à part, lui demandèrent, sans que sa sœur entendît leur conversation, pourquoi il se trouvait en ce costume ; et lui, avec non moins d’embarras et de honte, conta justement ce que sa sœur avait déjà conté ; ce qui causa une joie extrême à l’amoureux maître d’hôtel. Mais le gouverneur dit aux deux jeunes gens :

 

« Assurément, seigneurs, voilà un fier enfantillage ; et, pour raconter une sottise et une témérité de cette espèce, il ne fallait pas tant de soupirs et de larmes. En disant : « Nous sommes un tel et une telle, nous avons fait une escapade de chez nos parents au moyen de telle invention, mais seulement par curiosité et sans aucun autre dessein » l’histoire était dite, sans qu’il fût besoin de gémissements et de pleurnicheries.

 

– Cela est bien vrai, répondit la jeune fille ; mais Vos Grâces sauront que le trouble où j’étais a été si fort qu’il ne m’a pas laissée me conduire comme je l’aurais dû.

 

– Le mal n’est pas grand, reprit Sancho, partons ; nous allons vous ramener chez votre père, qui ne se sera peut-être pas aperçu de votre absence ; mais ne vous montrez pas désormais si enfants et si désireux de voir le monde. Fille de bon renom, la jambe cassée et à la maison ; la femme et la poule se perdent à vouloir trotter, et celle qui a le désir de voir n’a pas moins le désir d’être vue ; et je n’en dis pas davantage. »

 

Le jeune homme remercia le gouverneur de la grâce qu’il voulait bien leur faire en les conduisant chez eux, et tout le cortège s’achemina vers leur maison, qui n’était pas fort loin de là. Dès qu’on fut arrivé, le frère jeta un petit caillou contre une fenêtre basse ; aussitôt une servante, qui était à les attendre, descendit, leur ouvrit la porte, et ils entrèrent tous deux, laissant les spectateurs non moins étonnés de leur bonne mine que du désir qu’ils avaient eu de voir le monde de nuit, et sans sortir du pays. Mais on attribuait cette fantaisie à l’inexpérience de leur âge. Le maître d’hôtel resta le cœur percé d’outre en outre, et se proposa de demander, dès le lendemain, la jeune personne pour femme à son père, bien assuré qu’on ne la lui refuserait pas, puisqu’il était attaché à la personne du duc. Sancho même eut quelque désir et quelque intention de marier le jeune homme à sa fille Sanchica. Il résolut aussi de mettre, à son temps, la chose en œuvre, se persuadant qu’à la fille d’un gouverneur aucun mari ne pouvait être refusé. Ainsi se termina la ronde de cette nuit ; et, deux jours après, le gouvernement, avec la chute duquel tombèrent et s’écroulèrent tous ses projets, comme on le verra plus loin.

 

Chapitre L

 

Où l’on déclare quels étaient les enchanteurs et les bourreaux qui avaient fouetté la duègne, pincé et égratigné don Quichotte, et où l’on raconte l’aventure du page qui porta la lettre à Thérèse Panza, femme de Sancho Panza

 

 

Cid Hamet, ponctuel investigateur des atomes de cette véridique histoire, dit qu’au moment où doña Rodriguez sortit de sa chambre pour gagner l’appartement de don Quichotte, une autre duègne, qui couchait à son côté, l’entendit partir, et, comme toutes les duègnes sont curieuses de savoir, d’entendre et de flairer, celle-là se mit à ses trousses, avec tant de silence que la bonne Rodriguez ne s’en aperçut point. Dès que l’autre duègne la vit entrer dans l’appartement de don Quichotte, pour ne pas manquer à la coutume générale qu’ont toutes les duègnes d’être bavardes et rapporteuses, elle alla sur-le-champ conter à sa maîtresse comment doña Rodriguez s’était introduite chez don Quichotte. La duchesse le dit au duc, et lui demanda la permission d’aller avec Altisidore voir ce que sa duègne voulait au chevalier. Le duc y consentit, et les deux curieuses s’avancèrent sans bruit, sur la pointe du pied, jusqu’à la porte de sa chambre, si près qu’elles entendaient distinctement tout ce qui s’y disait. Mais quand la duchesse entendit la Rodriguez jeter, comme on dit, dans la rue le secret de ses fontaines, elle ne put se contenir, ni Altisidore non plus.

 

Toutes deux, pleines de colère et altérées de vengeance, se précipitèrent brusquement dans la chambre de don Quichotte, où elles le criblèrent de blessures d’ongles, et fustigèrent la duègne, comme on l’a raconté ; tant les outrages qui s’adressent directement à la beauté et à l’orgueil des femmes éveillent en elles la fureur, et allument dans leur cœur le désir de la vengeance. La duchesse conta au duc ce qui s’était passé, ce dont il s’amusa beaucoup ; puis, persistant dans l’intention de se divertir et de prendre ses ébats à l’occasion de don Quichotte, elle dépêcha le page qui avait représenté Dulcinée dans la cérémonie de son désenchantement (chose que Sancho Panza oubliait de reste au milieu des occupations de son gouvernement) à Thérèse Panza, femme de celui-ci, avec la lettre du mari et une autre de sa propre main, ainsi qu’un grand collier de corail en présent.

 

Or, l’histoire dit que le page était fort éveillé, fort égrillard ; et dans le désir de plaire à ses maîtres, il partit de bon cœur pour le village de Sancho. Quand il fut près d’y entrer, il vit une quantité de femmes qui lavaient dans un ruisseau, et il les pria de lui dire si dans ce village demeurait une femme appelée Thérèse Panza, femme d’un certain Sancho Panza, écuyer d’un chevalier qu’on appelait don Quichotte de la Manche. À cette question, une jeune fille qui lavait se leva tout debout et dit :

 

« Cette Thérèse Panza, c’est ma mère, et ce Sancho, c’est mon seigneur père, et ce chevalier, c’est notre maître.

 

– Eh bien, venez, mademoiselle, dit le page, et conduisez-moi près de votre mère, car je lui apporte une lettre et un cadeau de ce seigneur votre père.

 

– Bien volontiers, mon bon seigneur », répondit la jeune fille, qui paraissait avoir environ quatorze ans ; puis, laissant à l’une de ses compagnes le linge qu’elle lavait, sans se coiffer ni se chausser, car elle était jambes nues et les cheveux au vent, elle se mit à sauter devant la monture du page.

 

« Venez, venez, dit-elle, notre maison est tout à l’entrée du pays, et ma mère y est, bien triste de n’avoir pas appris depuis longtemps des nouvelles de mon seigneur père.

 

– Oh bien ! je lui en apporte de si bonnes, reprit le page, qu’elle peut en rendre grâce à Dieu. »

 

À la fin, en sautant, courant et gambadant, la jeune fille arriva dans le village, et, avant d’entrer à la maison, elle se mit à crier à la porte :

 

« Sortez, mère Thérèse, sortez, sortez vite ; voici un seigneur qui apporte des lettres de mon bon père, et d’autres choses encore. »

 

À ces cris parut Thérèse Panza, filant une quenouille d’étoupe, et vêtue d’un jupon de serge brune, qui paraissait, tant il était court, avoir été coupé sous le bas des reins, avec un petit corsage également brun, et une chemise à bavette. Elle n’était pas très-vieille, bien qu’elle parût passer la quarantaine ; mais forte, droite, nerveuse et hâlée. Quand elle vit sa fille et le page à cheval :

 

« Qu’est-ce que cela, fille ? s’écria-t-elle ; et quel est ce seigneur ?

 

– C’est un serviteur de madame doña Teresa Panza », répondit le page.

 

Et, tout en parlant, il se jeta à bas de sa monture, et s’en alla très-humblement se mettre à deux genoux devant dame Thérèse en lui disant :

 

« Que Votre Grâce veuille bien me donner ses mains à baiser, madame doña Teresa, en qualité de femme légitime et particulière du seigneur don Sancho Panza, propre gouverneur de l’île Barataria.

 

– Ah ! seigneur mon Dieu ! s’écria Thérèse, ôtez-vous de là et n’en faites rien. Je ne suis pas dame le moins du monde, mais une pauvre paysanne, fille d’un piocheur de terre, et femme d’un écuyer errant, mais non d’aucun gouverneur.

 

– Votre Grâce, répondit le page, est la très-digne femme d’un gouverneur archidignissime ; et, pour preuve de cette vérité, veuillez recevoir cette lettre et ce présent. »

 

À l’instant il tira de sa poche un collier de corail avec des agrafes d’or ; et le lui passant au cou :

 

« Cette lettre, dit-il, est du seigneur gouverneur ; cette autre-ci et ce collier de corail viennent de madame la duchesse, qui m’envoie auprès de Votre Grâce. »

 

Thérèse resta pétrifiée, et sa fille ni plus ni moins. La petite dit alors :

 

« Qu’on me tue, si notre seigneur et maître don Quichotte n’est pas là au travers. C’est lui qui aura donné à papa le gouvernement ou le comté qu’il lui avait tant de fois promis.

 

– Justement, reprit le page, c’est à la faveur du seigneur don Quichotte que le seigneur Sancho est maintenant gouverneur de l’île Barataria, comme vous le verrez par cette lettre.

 

– Faites-moi le plaisir de la lire, seigneur gentilhomme, dit Thérèse ; car, bien que je sache filer, je ne sais pas lire un brin.

 

– Ni moi non plus, ajouta Sanchica ; mais, attendez un peu, je vais aller chercher quelqu’un qui puisse la lire, soit le curé lui-même, soit le bachelier Samson Carrasco ; ils viendront bien volontiers pour savoir des nouvelles de mon père.

 

– Il n’est besoin d’aller chercher personne, reprit le page ; je ne sais pas filer, mais je sais lire, et je la lirai bien. »

 

En effet, il la lut tout entière, et, comme elle est rapportée plus haut, on ne la répète point ici. Ensuite il en prit une autre, celle de la duchesse, qui était conçue en ces termes :

 

« Amie Thérèse, les belles qualités de cœur et d’esprit de votre mari Sancho m’ont engagée et obligée même à prier le duc, mon mari, qu’il lui donnât le gouvernement d’une île, parmi plusieurs qu’il possède. J’ai appris qu’il gouverne comme un aigle royal, ce qui me réjouit fort, et le duc, mon seigneur, par conséquent ; je rends mille grâces au ciel de ne m’être pas trompée quand je l’ai choisi pour ce gouvernement ; car je veux que madame Thérèse sache bien qu’il est très-difficile de trouver un bon gouverneur dans le monde, et que Dieu me fasse aussi bonne que Sancho gouverne bien. Je vous envoie, ma chère, un collier de corail avec des agrafes d’or. J’aurais désiré qu’il fût de perles orientales ; mais, comme dit le proverbe, qui te donne un os ne veut pas ta mort. Un temps viendra pour nous connaître, pour nous visiter, et Dieu sait alors ce qui arrivera. Faites mes compliments à Sanchica votre fille ; et dites-lui de ma part qu’elle se tienne prête ; je veux la marier hautement quand elle y pensera le moins. On dit que, dans votre village, il y a de gros glands doux. Envoyez-m’en jusqu’à deux douzaines ; j’en ferai grand cas venant de votre main. Écrivez-moi longuement pour me donner des nouvelles de votre santé, de votre bien-être ; si vous avez besoin de quelque chose, vous n’avez qu’à parler, et vous serez servie à bouche que veux-tu. Que Dieu vous garde ! De cet endroit, votre amie qui vous aime bien.

 

« La Duchesse. »

 

« Ah ! bon Dieu ! s’écria Thérèse quand elle eut entendu la lettre, quelle bonne dame ! qu’elle est humble et sans façon ! Ah ! c’est avec de telles dames que je veux qu’on m’enterre, et non avec les femmes d’hidalgos qu’on voit dans ce village, qui s’imaginent, parce qu’elles sont nobles, que le vent ne doit point les toucher, et qui vont à l’église avec autant de morgue et d’orgueil que si c’étaient des reines, si bien qu’elles se croiraient déshonorées de regarder une paysanne en face. Voyez un peu comme cette bonne dame, toute duchesse qu’elle est, m’appelle son amie, et me traite comme si j’étais son égale ; Dieu veuille que je la voie égale au plus haut clocher qu’il y ait dans toute la Manche ! Et quant aux glands doux, mon bon seigneur, j’en enverrai un boisseau à Sa Seigneurie, et de si gros qu’on pourra les venir voir par curiosité. Pour à présent, Sanchica, veille à bien régaler ce seigneur. Prends soin de ce cheval, va chercher des œufs à l’écurie, coupe du lard à foison, et faisons-le dîner comme un prince, car les bonnes nouvelles qu’il apporte et la bonne mine qu’il a méritent bien tout ce que nous ferons. En attendant, je sortirai pour apprendre aux voisines notre bonne aventure, ainsi qu’à monsieur le curé et au barbier maître Nicolas, qui étaient et qui sont encore si bons amis de ton père.

 

– Oui, mère, oui, je le ferai, répondit Sanchica ; mais faites bien attention que vous me donnerez la moitié de ce collier, car je ne crois pas madame la duchesse assez niaise pour vous l’envoyer tout entier à vous seule.

 

– Il est tout pour toi, fille, répliqua Thérèse ; mais laisse-moi le porter quelques jours à mon cou ; car, en vérité, il me semble qu’il me réjouit le cœur.

 

– Vous allez encore vous réjouir, reprit le page, quand vous verrez le paquet qui vient dans ce portemanteau. C’est un habillement de drap fin que le gouverneur n’a porté qu’un jour à la chasse, et qu’il envoie tout complet pour mademoiselle Sanchica.

 

– Qu’il vive mille années ! s’écria Sanchica, et celui qui l’apporte aussi bien, et même deux mille si c’est nécessaire ! »

 

En ce moment, Thérèse sortit de sa maison, les lettres à la main et le collier au cou. Elle s’en allait, frappant les lettres du revers des doigts, comme si c’eût été un tambour de basque. Ayant, par hasard, rencontré le curé et Samson Carrasco, elle se mit à danser et à dire :

 

« Par ma foi, maintenant qu’il n’y a plus de parent pauvre, nous tenons un petit gouvernement. Que la plus huppée des femmes d’hidalgos vienne se frotter à moi, je la relancerai de la bonne façon.

 

– Qu’est-ce que cela, Thérèse Panza ? dit le curé ; quelles sont ces folies, et quels papiers sont-ce là ?

 

– La folie n’est autre, répondit-elle, sinon que ces lettres sont de duchesses et de gouverneurs, et que ce collier que je porte au cou est de fin corail, que les Ave Maria et les Pater noster sont en or battu, et que je suis gouvernante.

 

– Que Dieu vous entende, Thérèse ! dit le bachelier ; car nous ne vous entendons pas, et nous ne savons ce que vous dites.

 

– C’est là que vous pourrez le voir », répliqua Thérèse en leur remettant les lettres.

 

Le curé les lut de manière que Samson Carrasco les entendît ; puis Samson et le curé se regardèrent l’un l’autre, comme fort étonnés de ce qu’ils avaient lu. Enfin le bachelier demanda qui avait apporté ces lettres. Thérèse répondit qu’ils n’avaient qu’à venir à sa maison, qu’ils y verraient le messager, qui était un jeune garçon, beau comme un archange, et qui lui apportait un autre présent plus riche encore que celui-là. Le curé lui ôta le collier du cou, mania et regarda les grains de corail, et, s’assurant qu’ils étaient fins, il s’étonna de nouveau.

 

« Par la soutane que je porte ! s’écria-t-il, je ne sais que dire ni que penser de ces lettres et de ces présents. D’un côté, je vois et je touche la finesse de ce corail ; et de l’autre, je lis qu’une duchesse envoie demander deux douzaines de glands.

 

– Arrangez cela comme vous pourrez, dit alors Carrasco. Mais allons un peu voir le porteur de ces dépêches ; nous le questionnerons pour tirer au clair les difficultés qui nous embarrassent. »

 

Tous deux se mirent en marche, et Thérèse revint avec eux. Ils trouvèrent le page vannant un peu d’orge pour sa monture, et Sanchica coupant une tranche de lard pour la flanquer d’œufs dans la poêle, et donner de quoi dîner au page, dont la bonne mine et l’équipage galant plurent beaucoup aux deux amis. Après qu’ils l’eurent poliment salué, et qu’il les eut salués à son tour, Samson le pria de leur donner des nouvelles aussi bien de don Quichotte que de Sancho Panza :

 

« Car, ajouta-t-il, quoique nous ayons lu les lettres de Sancho et de madame la duchesse, nous sommes toujours dans le même embarras, et nous ne pouvons parvenir à deviner ce que peut être cette histoire du gouvernement de Sancho, et surtout d’une île, puisque toutes ou presque toutes les îles qui sont dans la mer Méditerranée appartiennent à Sa Majesté ».

 

Le page répondit :

 

« Que le seigneur Sancho Panza soit gouverneur, il n’y a pas à en douter. Que ce soit une île ou non qu’il gouverne, je ne me mêle point de cela. Il suffit que ce soit un bourg de plus de mille habitants. Quant à l’affaire des glands doux, je dis que madame la duchesse est si simple et si humble, qu’elle n’envoie pas seulement demander des glands à une paysanne, mais qu’il lui arrive d’envoyer demander à une voisine de lui prêter un peigne. Car il faut que Vos Grâces se persuadent que nos dames d’Aragon, bien que si nobles et de si haut rang, ne sont pas aussi fières et aussi pointilleuses que les dames de Castille ; elles traitent les gens avec moins de façon. »

 

Au milieu de cette conversation, Sanchica accourut avec un panier d’œufs et demanda au page :

 

« Dites-moi, seigneur, est-ce que mon seigneur père porte des hauts-de-chausses, depuis qu’il est gouverneur ?

 

– Je n’y ai pas fait attention, répondit le page ; mais, en effet, il doit en porter.

 

– Ah ! bon Dieu ! repartit Sanchica, qu’il fera bon voir mon père en pet-en-l’air[264] ! N’est-il pas drôle que, depuis que je suis née, j’aie envie de voir mon père avec des hauts-de-chausses ?

 

– Comment donc, si Votre Grâce le verra culotté de la sorte ! répondit le page. Pardieu ! il est en passe de voyager bientôt avec un masque sur le nez[265], pour peu que le gouvernement lui dure seulement deux mois. »

 

Le curé et le bachelier virent bien que le page parlait en se gaussant. Mais la finesse du corail, et l’habit de chasse qu’envoyait Sancho (car Thérèse le leur avait déjà montré) renversaient toutes leurs idées. Ils n’en rirent pas moins de l’envie de Sanchica, et plus encore quand Thérèse se mit à dire :

 

« Monsieur le curé, tâchez de savoir par ici quelqu’un qui aille à Madrid ou à Tolède, pour que je fasse acheter un vertugadin rond, fait et parfait, qui soit à la mode, et des meilleurs qu’il y ait. En vérité, en vérité, il faut que je fasse honneur au gouvernement de mon mari, en tout ce qui me sera possible ; et même, si je me fâche, j’irai tomber à la cour, et me planter en carrosse comme toutes les autres ; car enfin, celle qui a un mari gouverneur peut bien se donner un carrosse et en faire la dépense.

 

– Comment donc, mère ! s’écria Sanchica. Plût à Dieu que ce fût aujourd’hui plutôt que demain, quand même on dirait, en me voyant assise dans ce carrosse à côté de madame ma mère : « Tiens ! voyez donc cette péronnelle, cette fille de mangeur d’ail, comme elle s’étale dans son carrosse, tout de même que si c’était une papesse ! » Mais ça m’est égal, qu’ils pataugent dans la boue, et que j’aille en carrosse les pieds levés de terre. Maudites soient dans cette vie et dans l’autre autant de mauvaises langues qu’il y en a dans le monde ! Pourvu que j’aille pieds chauds, je laisse rire les badauds. Est-ce que je dis bien, ma mère ?

 

– Comment, si tu dis bien, ma fille ! répondit Thérèse. Tous ces bonheurs et de plus grands encore, mon bon Sancho me les a prophétisés ; et tu verras, fille, qu’il ne s’arrêtera pas avant de me faire comtesse. Tout est de commencer à ce que le bonheur nous vienne ; et j’ai ouï dire bien des fois à ton père, qui est aussi bien celui des proverbes que le tien : Quand on te donnera la génisse, mets-lui la corde au cou ; quand on te donnera un gouvernement, prends-le ; un comté, attrape-le ; et quand on te dira tiens, tiens, avec un beau cadeau, saute dessus. Sinon, endormez-vous, et ne répondez pas aux bonheurs et aux bonnes fortunes qui viennent frapper à la porte de votre maison !

 

– Et qu’est-ce que ça me fait, à moi, reprit Sanchica, que le premier venu dise en me voyant hautaine et dédaigneuse ; Le chien s’est vu en culottes de lin, et il n’a plus connu son compagnon. »

 

Quand le curé entendit cela :

 

« Je ne puis, s’écria-t-il, m’empêcher de croire que tous les gens de cette famille des Panza sont nés chacun avec un sac de proverbes dans le corps ; je n’en ai pas vu un seul qui ne les verse et ne les répande à toute heure et à tout propos.

 

– Cela est bien vrai, ajouta le page ; car le seigneur gouverneur Sancho en dit à chaque pas, et, quoiqu’un bon nombre ne viennent pas fort à point, cependant ils plaisent, et madame la duchesse, ainsi que son mari, en font le plus grand cas.

 

– Comment, seigneur, reprit le bachelier. Votre Grâce persiste à nous donner comme vrai le gouvernement de Sancho, et à soutenir qu’il y a duchesse au monde qui écrive à sa femme et lui envoie des présents ? Pour nous, bien que nous touchions les présents et que nous ayons lu les lettres, nous n’en croyons rien ; et nous pensons qu’il y a là quelque histoire de don Quichotte, notre compatriote, qui s’imagine que tout se fait par voie d’enchantement. Aussi dirais-je volontiers que je veux toucher et palper Votre Grâce, pour voir si c’est un ambassadeur fantastique, ou bien un homme de chair et d’os.

 

– Tout ce que je sais de moi, seigneur, répondit le page, c’est que je suis ambassadeur véritable, que le seigneur Sancho Panza est gouverneur effectif, et que messeigneurs le duc et la duchesse peuvent donner, et ont en effet donné le gouvernement en question, et de plus, à ce que j’ai ouï dire, que le susdit Sancho Panza s’y conduit miraculeusement. S’il y a enchantement ou non dans tout cela. Vos Grâces peuvent en disputer entre elles. Pour moi, je ne sais rien autre chose, et j’en jure par la vie de mes père et mère que j’ai encore en bonne santé, et que je chéris tendrement.[266]

 

– Allons, cela pourra bien être ainsi, répliqua le bachelier ; cependant dubitat Augustinus.

 

Doutez tout à votre aise, répondit le page ; mais la vérité est ce que j’ai dit. C’est elle qui doit toujours surnager au-dessus du mensonge, comme l’huile au-dessus de l’eau. Sinon, operibus credite, et non verbis ; quelqu’un de vous n’a qu’à s’en venir avec moi, il verra par les yeux ce qu’il ne veut pas croire par les oreilles.

 

– C’est moi que regarde ce voyage, s’écria Sanchica. Emmenez-moi, seigneur, sur la croupe de votre bidet ; j’irai bien volontiers faire visite à mon seigneur père.

 

– Les filles des gouverneurs, répondit le page, ne doivent pas aller toutes seules par les grandes routes, mais accompagnées de carrosses, de litières et d’un grand nombre de serviteurs.

 

– Pardieu ! repartit Sanchica, je m’en irai aussi bien sur une bourrique que dans un coche. Ah ! vous avez joliment trouvé la mijaurée et la sainte nitouche !

 

– Tais-toi, petite fille, s’écria Thérèse ; tu ne sais ce que tu dis, et ce seigneur est dans le vrai de la chose. Telle temps, telle traitement. Quand c’était Sancho, Sancha ; et quand c’est le gouverneur, grande dame ; et je ne sais si je dis chose qui vaille.

 

– Plus dit dame Thérèse qu’elle ne pense, reprit le page ; mais qu’on me donne à dîner, et qu’on me dépêche vite, car je compte m’en retourner dès ce soir.

 

– Votre grâce, dit aussitôt le curé, viendra faire pénitence avec moi, car dame Thérèse a plus de bonne volonté que de bonnes nippes pour servir un si digne hôte. »

 

Le page refusa d’abord ; mais enfin il dut céder pour se trouver mieux, et le curé l’emmena de fort bon cœur, satisfait d’avoir le temps de le questionner à son aise sur don Quichotte et ses prouesses. Le bachelier s’offrit à écrire les réponses de Thérèse ; mais elle ne voulut pas qu’il se mêlât de ses affaires, car elle le tenait pour un peu goguenard. Elle aima mieux donner une galette et deux œufs à un moinillon, qui savait écrire, et qui lui écrivit deux lettres, l’une pour son mari, l’autre pour la duchesse, toutes deux sorties de sa propre cervelle, et qui ne sont pas les plus mauvaises que contienne cette grande histoire, comme on le verra dans la suite.

 

Chapitre LI

 

Des progrès du gouvernement de Sancho Panza, ainsi que d’autres événements tels quels

 

 

Le jour vint après la nuit de la ronde du gouverneur, nuit que le maître d’hôtel avait passée sans dormir, l’esprit tout occupé du visage et des attraits de la jeune fille déguisée. Le majordome en employa le reste à écrire à ses maîtres ce que faisait et disait Sancho Panza, aussi surpris de ses faits que de ses dires ; car il entrait dans ses paroles et dans ses actions comme un mélange d’esprit et de bêtise.

 

Enfin le seigneur gouverneur se leva, et, par ordre du docteur Pédro Récio, on le fit déjeuner avec un peu de conserve et quatre gorgées d’eau froide, chose que Sancho eût volontiers troquée pour un quignon de pain et une grappe de raisin. Mais, voyant qu’il fallait faire de nécessité vertu, il en passa par là, à la grande douleur de son âme et à la grande fatigue de son estomac ; Pédro Récio lui faisant croire que les mets légers et délicats avivent l’esprit, ce qui convient le mieux aux personnages constitués en dignités et chargés de graves emplois, où il faut faire usage, moins des forces corporelles que de celles de l’intelligence. Avec cette belle argutie, le pauvre Sancho souffrait la faim, et si fort, qu’il maudissait, à part lui, le gouvernement, et même celui qui le lui avait donné.

 

Toutefois, avec sa conserve et sa faim, il se mit à juger ce jour-là ; et la première chose qui s’offrit, ce fut une question que lui fit un étranger en présence du majordome et de ses autres acolytes. Voici ce qu’il exposa :

 

« Seigneur, une large et profonde rivière séparait deux districts d’une même seigneurie, et que Votre Grâce me prête attention, car le cas est important et passablement difficile à résoudre. Je dis donc que sur cette rivière était un pont, et au bout de ce pont une potence, ainsi qu’une espèce de salle d’audience où se tenaient d’ordinaire quatre juges chargés d’appliquer la loi qu’avait imposée le seigneur de la rivière, du pont et de la seigneurie ; cette loi était ainsi conçue : « Si quelqu’un passe sur ce pont d’une rive à l’autre, il devra d’abord déclarer par serment où il va et ce qu’il va faire. S’il dit vrai, qu’on le laisse passer ; s’il ment, qu’il meure pendu à la potence, sans aucune rémission. » Cette loi connue, ainsi que sa rigoureuse condition, beaucoup de gens passaient néanmoins, et, à ce qu’ils déclaraient sous serment, on reconnaissait s’ils disaient la vérité ; et les juges, dans ce cas, les laissaient passer librement. Or, il arriva qu’un homme auquel on demandait sa déclaration, prêta serment et dit : « Par le serment que je viens de faire, je jure que je vais mourir à cette potence, et non à autre chose. » Les juges réfléchirent à cette déclaration, et se dirent : « Si nous laissons librement passer cet homme, il a menti à son serment, et, selon la loi, il doit mourir ; mais si nous le pendons, il a juré qu’il allait mourir à cette potence, et, suivant la même loi ayant dit vrai, il doit rester libre. » On demande à Votre Grâce, seigneur gouverneur, ce que feront les juges de cet homme, car ils sont encore à cette heure dans le doute et l’indécision. Comme ils ont eu connaissance de la finesse et de l’élévation d’entendement que déploie Votre Grâce, ils m’ont envoyé supplier de leur part Votre Grâce de donner son avis dans un cas si douteux et si embrouillé.

 

– Assurément, répondit Sancho, ces seigneurs juges qui vous ont envoyé près de moi auraient fort bien pu s’en épargner la peine, car je suis un homme qui ai plus d’épaisseur de chair que de finesse d’esprit. Cependant, répétez-moi une autre fois l’affaire, de manière que je l’entende bien ; peut-être ensuite pourrais-je trouver le joint. »

 

Le questionneur répéta une et deux fois ce qu’il avait d’abord exposé. Sancho dit alors :

 

« À mon avis, je vais bâcler cette affaire en un tour de main, et voici comment : cet homme jure qu’il va mourir à la potence, n’est-ce pas ? et, s’il meurt, il aura dit la vérité ; et, d’après la loi, il mérite d’être libre et de passer le pont ? Mais si on ne le pend pas, il aura dit un mensonge sous serment, et, d’après la même loi, il mérite d’être pendu ?

 

– C’est cela même, comme dit le seigneur gouverneur, reprit le messager ; et, quant à la parfaite intelligence du cas, il n’y a plus à douter ni à questionner.

 

– Je dis donc à présent, répliqua Sancho, que de cet homme on laisse passer la partie qui a dit vrai, et qu’on pende la partie qui a dit faux ; de cette manière s’accomplira au pied de la lettre la condition du passage.

 

– Mais, seigneur gouverneur, repartit le porteur de question, il sera nécessaire qu’on coupe cet homme en deux parties, la menteuse et la véridique, et si on le coupe en deux, il faudra bien qu’il meure. Ainsi l’on n’aura rien obtenu de ce qu’exige la loi, qui doit pourtant s’accomplir de toute nécessité.

 

– Venez ici, seigneur brave homme, répondit Sancho. Ce passager dont vous parlez, ou je ne suis qu’une cruche, ou a précisément autant de raison pour mourir que pour passer le pont ; car, si la vérité le sauve, le mensonge le condamne. Puisqu’il en est ainsi, mon avis est que vous disiez à ces messieurs qui vous envoient près de moi, que les raisons de le condamner ou de l’absoudre étant égales dans les plateaux de la balance, ils n’ont qu’à le laisser passer, car il vaut toujours mieux faire le bien que le mal ; et cela, je le donnerais signé de mon nom, si je savais signer. D’ailleurs, je n’ai point, dans ce cas-ci, parlé de mon cru ; mais il m’est revenu à la mémoire un précepte que, parmi beaucoup d’autres, me donna mon maître don Quichotte, la nuit avant que je vinsse être gouverneur de cette île ; lequel précepte fut que, quand la justice serait douteuse, je n’avais qu’à pencher vers la miséricorde et à m’y tenir. Dieu a permis que je m’en souvinsse à présent, parce qu’il va comme au moule à cette affaire.

 

– Oh ! certainement, ajouta le majordome, et je tiens, quant à moi, que Lycurgue lui-même, celui qui donna des lois aux Lacédémoniens, n’aurait pu rendre une meilleure sentence que celle qu’a rendue le grand Sancho Panza. Finissons là l’audience de ce matin, et je vais donner ordre que le seigneur gouverneur dîne tout à son aise.

 

– C’est là ce que je demande, et vogue la galère ! s’écria Sancho. Qu’on me donne à manger, puis qu’on fasse pleuvoir sur moi des cas et des questions ; je me charge de les éclaircir à vol d’oiseau. »

 

Le majordome tint parole, car il se faisait un vrai cas de conscience de tuer de faim un si discret gouverneur. D’ailleurs il pensait en finir avec lui cette nuit même, en lui jouant le dernier tour qu’il avait mission de lui jouer.

 

Or, il arriva qu’après que Sancho eut dîné ce jour-là contre les règles et les aphorismes du docteur Tirtéafuéra, au moment du dessert entra un courrier avec une lettre de don Quichotte pour le gouverneur. Sancho donna l’ordre au secrétaire de la lire tout bas, et de la lire ensuite à voix haute, s’il n’y voyait rien qui méritât le secret. Le secrétaire obéit, et, quand il eut parcouru la lettre :

 

« On peut bien la lire à haute voix, dit-il, car ce qu’écrit à Votre Grâce le seigneur don Quichotte mérite d’être gravé en lettres d’or. Le voici :

 

Lettre de don Quichotte de la Manche à Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria

 

« Quand je m’attendais à recevoir des nouvelles de tes étourderies et de tes impertinences, ami Sancho, j’en ai reçu de ta sage conduite ; de quoi j’ai rendu de particulières actions de grâces au ciel, qui sait élever le pauvre du fumier[267], et des sots faire des gens d’esprit. On annonce que tu gouvernes comme si tu étais un homme, et que tu es homme comme si tu étais une brute, tant tu te traites avec humilité. Mais je veux te faire observer, Sancho, que maintes fois il convient, il est nécessaire, pour l’autorité de l’office, d’aller contre l’humilité du cœur ; car la parure de la personne qui est élevée à de graves emplois doit être conforme à ce qu’ils exigent, et non à la mesure où le fait pencher son humilité naturelle. Habille-toi bien ; un bâton paré ne paraît plus un bâton. Je ne dis pas que tu portes des joyaux et des dentelles, ni qu’étant magistrat tu t’habilles en militaire ; mais que tu te pares avec l’habit que requiert ton office, en le portant propre et bien tenu. Pour gagner l’affection du pays que tu gouvernes, tu dois, entre autres, faire deux choses ; l’une, être affable et poli avec tout le monde, c’est ce que je t’ai déjà dit une fois ; l’autre, veiller à l’abondance des approvisionnements ; il n’y a rien qui fatigue plus le cœur du pauvre que la disette et la faim.

 

« Ne rends pas beaucoup de pragmatiques et d’ordonnances ; si tu en fais, tâche qu’elles soient bonnes, et surtout qu’on les observe et qu’on les exécute ; car les ordonnances qu’on n’observe point sont comme si elles n’étaient pas rendues ; au contraire, elles laissent entendre que le prince qui eut assez de sagesse et d’autorité pour les rendre, n’a pas assez de force et de courage pour les faire exécuter. Or, les lois qui doivent effrayer, et qui restent sans exécution, finissent par être comme le soliveau, roi des grenouilles, qui les épouvantait dans l’origine, et qu’elles méprisèrent avec le temps jusqu’à lui monter dessus.

 

« Sois comme une mère pour les vertus, comme une marâtre pour les vices. Ne sois ni toujours rigoureux, ni toujours débonnaire, et choisis le milieu entre ces deux extrêmes ; c’est là qu’est le vrai point de la discrétion. Visite les prisons, les boucheries, les marchés ; la présence du gouverneur dans ces endroits est d’une haute importance. – Console les prisonniers qui attendent la prompte expédition de leurs affaires. – Sois un épouvantail pour les bouchers et pour les revendeurs, afin qu’ils donnent le juste poids. – Garde-toi bien de te montrer, si tu l’étais par hasard, ce que je ne crois pas, avaricieux, gourmand, ou adonné aux femmes ; car dès qu’on saurait dans le pays, surtout ceux qui ont affaire à toi, quelle est ton inclination bien déterminée, on te battrait en brèche par ce côté, jusqu’à t’abattre dans les profondeurs de la perdition. – Lis et relis, passe et repasse les conseils et les instructions que je t’ai donnés par écrit avant que tu partisses pour ton gouvernement ; tu verras, si tu les observes, que tu y trouveras une aide qui te fera supporter les travaux et les obstacles que les gouverneurs rencontrent à chaque pas. Écris à tes seigneurs, et montre-toi reconnaissant à leur égard ; car l’ingratitude est fille de l’orgueil, et l’un des plus grands péchés que l’on connaisse. L’homme qui est reconnaissant envers ceux qui lui font du bien témoigne qu’il le sera de même envers Dieu, dont il a reçu et reçoit sans cesse tant de faveurs.

 

« Madame la duchesse a dépêché un exprès, avec ton habit de chasse et un autre présent, à ta femme Thérèse Panza ; nous attendons à chaque instant la réponse. J’ai été quelque peu indisposé de certaines égratignures de chat qui me sont arrivées, et dont mon nez ne s’est pas trouvé fort bien ; mais ce n’a rien été ; s’il y a des enchanteurs qui me maltraitent, il y en a d’autres qui me protègent. Fais-moi savoir si le majordome qui t’accompagne a pris quelque part aux actions de la Trifaldi, comme tu l’avais soupçonné. De tout ce qui t’arrivera tu me donneras avis, puisque la distance est si courte ; d’ailleurs je pense bientôt quitter cette vie oisive où je languis, car je ne suis pas né pour elle. Une affaire s’est présentée, qui doit, j’imagine, me faire tomber dans la disgrâce du duc et de la duchesse. Mais, bien que cela me fasse beaucoup de peine, cela ne me fait rien du tout ; car enfin, enfin, je dois obéir plutôt aux devoirs de ma profession qu’à leur bon plaisir, suivant cet adage : Amicus Plato sed magis amica veritas. Je te dis ce latin, parce que je suppose que, depuis que tu es gouverneur, tu l’auras appris. À Dieu, et qu’il te préserve de ce que personne te porte compassion.

 

« Ton ami.

 

« DON QUICHOTTE DE LA MANCHE.

 

Sancho écouta très-attentivement cette lettre, qui fut louée, vantée et tenue pour fort judicieuse par ceux qui en avaient entendu la lecture. Puis il se leva de table, appela le secrétaire et alla s’enfermer avec lui dans sa chambre, voulant, sans plus tarder, répondre à son seigneur don Quichotte. Il dit au secrétaire d’écrire ce qu’il lui dicterait, sans ajouter ni retrancher la moindre chose. L’autre obéit, et la lettre en réponse fut ainsi conçue :

 

Lettre de Sancho Panza à don Quichotte de la Manche

 

« L’occupation que me donnent mes affaires est si grande, que je n’ai pas le temps de me gratter la tête, ni même de me couper les ongles ; aussi les ai-je si longs que Dieu veuille bien y remédier. Je dis cela, seigneur de mon âme, pour que Votre Grâce ne s’épouvante point si, jusqu’à présent, je ne l’ai pas informée de ma situation bonne ou mauvaise dans ce gouvernement, où j’ai plus faim que quand nous errions tous deux dans les forêts et les déserts.

 

« Le duc, mon seigneur, m’a écrit l’autre jour en me donnant avis que certains espions étaient entrés dans cette île pour me tuer ; mais, jusqu’à présent, je n’en ai pas découvert d’autres qu’un certain docteur qui est gagé dans ce pays pour tuer autant de gouverneurs qu’il en vient. Il s’appelle le docteur Pédro Récio, et il est natif de Tirtéafuéra. Voyez un peu quels noms[268], et si je ne dois pas craindre de mourir de sa main ! Ce docteur-là dit lui-même, de lui-même, qu’il ne guérit pas les maladies quand on les a, mais qu’il les prévient pour qu’elles ne viennent point. Or, les médecines qu’il emploie sont la diète, et encore la diète, jusqu’à mettre les gens en tel état que les os leur percent la peau ; comme si la maigreur n’était pas un plus grand mal que la fièvre. Finalement, il me tue peu à peu de faim et je meurs de dépit ; car, lorsque je pensais venir à ce gouvernement pour manger chaud, boire frais, me dorloter le corps entre des draps de toile de Hollande et sur des matelas de plumes, voilà que je suis venu faire pénitence comme si j’étais ermite ; et comme je ne la fais pas de bonne volonté, je pense qu’à la fin, à la fin, il faudra que le diable m’emporte.

 

« Jusqu’à présent, je n’ai ni touché de revenu ni reçu de cadeaux, et je ne sais ce que cela veut dire ; car on m’a dit ici que les gouverneurs qui viennent dans cette île ont soin, avant d’y entrer, que les gens du pays leur donnent ou prêtent beaucoup d’argent, et, de plus, que c’est une coutume ordinaire à ceux qui vont à d’autres gouvernements aussi bien qu’à ceux qui viennent à celui-ci.

 

« Hier soir, en faisant la ronde, j’ai rencontré une très-jolie fille vêtue en homme, et son frère en habit de femme. Mon maître d’hôtel s’est amouraché de la fille, et l’a choisie, dans son imagination, pour sa femme, à ce qu’il dit. Moi, j’ai choisi le jeune homme pour mon gendre. Aujourd’hui nous causerons de nos idées avec le père des deux jeunes gens, qui est un certain Diégo de la Llana, hidalgo et vieux chrétien autant qu’on peut l’être.

 

« Je visite les marchés, comme Votre Grâce me le conseille. Hier, je trouvai une marchande qui vendait des noisettes fraîches, et je reconnus qu’elle avait mêlé dans un boisseau de noisettes nouvelles un autre boisseau de noisettes vieilles, vides et pourries. Je les ai toutes confisquées au profit des enfants de la doctrine chrétienne, qui sauront bien les distinguer, et je l’ai condamnée à ne plus paraître au marché de quinze jours. On a trouvé que je m’étais vaillamment conduit. Ce que je puis dire à Votre Grâce, c’est que le bruit court en ce pays qu’il n’y a pas de plus mauvaises engeances que les marchandes des halles, parce qu’elles sont toutes dévergondées, sans honte et sans âme, et je le crois bien, par celles que j’ai vues dans d’autres pays.

 

« Que madame la duchesse ait écrit à ma femme Thérèse Panza, et lui ait envoyé le présent que dit Votre Grâce, j’en suis très-satisfait, et je tâcherai de m’en montrer reconnaissant en temps et lieu. Que Votre Grâce lui baise les mains de ma part, en disant que je dis qu’elle n’a pas jeté son bienfait dans un sac percé, comme elle le verra à l’œuvre. Je ne voudrais pas que Votre Grâce eût des démêlés et des fâcheries avec mes seigneurs le duc et la duchesse ; car, si Votre Grâce se brouille avec eux, il est clair que le mal retombera sur moi ; d’ailleurs il ne serait pas bien, puisque Votre Grâce me donne à moi le conseil d’être reconnaissant, que Votre Grâce ne le fût pas envers des gens de qui vous avez reçu tant de faveurs, et qui vous ont si bien traité dans leur château.

 

« Quant aux égratignures de chat, je n’y entends rien, mais j’imagine que ce doit être quelqu’un des méchants tours qu’ont coutume de jouer à Votre Grâce de méchants enchanteurs ; je le saurai quand nous nous reverrons. Je voudrais envoyer quelque chose à Votre Grâce ; mais je ne sais que lui envoyer, si ce n’est des canules de seringues ajustées à des vessies, qu’on fait dans cette île à la perfection. Mais si l’office me demeure, je chercherai à vous envoyer quelque chose, des pans ou de la manche.[269] Dans le cas où ma femme Thérèse Panza viendrait à m’écrire, payez le port, je vous prie, et envoyez-moi la lettre, car j’ai un très-grand désir d’apprendre un peu l’état de ma maison, de ma femme et de mes enfants. Sur cela, que Dieu délivre Votre Grâce des enchanteurs malintentionnés, et qu’il me tire en paix et en santé de ce gouvernement, chose dont je doute, car je pense le laisser avec la vie, à la façon dont me traite le docteur Pédro Récio.

 

« Serviteur de Votre Grâce.

 

« SANCHO PANZA, gouverneur. »

 

Le secrétaire ferma la lettre, et dépêcha aussitôt le courrier ; puis les mystificateurs de Sancho arrêtèrent entre eux la manière de le dépêcher du gouvernement. Sancho passa cette après-dînée à faire quelques ordonnances touchant la bonne administration de ce qu’il imaginait être une île. Il ordonna qu’il n’y eût plus de revendeurs de comestibles dans la république, et qu’on pût y amener du vin de tous les endroits, sous la charge de déclarer le lieu d’où il venait, pour en fixer le prix suivant sa réputation et sa bonté ; ajoutant que celui qui le mélangerait d’eau, ou en changerait le nom, perdrait la vie pour ce crime. Il abaissa le prix de toutes espèces de chaussures, principalement celui des souliers, car il lui sembla qu’il s’élevait démesurément.[270] Il mit un tarif aux salaires des domestiques, qui cheminaient à bride abattue dans la route de l’intérêt. Il établit des peines rigoureuses contre ceux qui chanteraient des chansons obscènes, de jour ou de nuit. Il ordonna qu’aucun aveugle ne chantât désormais de miracles en complainte, à moins d’être porteur de témoignages authentiques prouvant que ce miracle était vrai, parce qu’il lui semblait que la plupart de ceux que chantent les aveugles sont faux, au détriment des véritables. Il créa un alguazil des pauvres, non pour les poursuivre, mais pour examiner s’ils le sont, car, à l’ombre d’amputations feintes ou de plaies postiches, se cachent des bras voleurs et des estomacs ivrognes. Enfin, il ordonna de si bonnes choses que ses lois sont encore en vigueur dans ce pays, où on les appelle : Les Constitutions du grand gouverneur Sancho Panza.

 

Chapitre LII

 

Où l’on raconte l’aventure de la seconde duègne Doloride ou Affligée, appelée de son nom doña Rodriguez

 

 

Cid Hamet raconte que don Quichotte, une fois guéri de ses égratignures, trouva que la vie qu’il menait dans ce château était tout à fait contraire à l’ordre de chevalerie où il avait fait profession ; il résolut de demander congé au duc et à la duchesse, pour s’en aller à Saragosse, dont les fêtes approchaient, et où il pensait bien conquérir l’armure en quoi consiste le prix qu’on y dispute. Un jour qu’étant à table avec ses nobles hôtes, il commençait à mettre en œuvre son dessein, et à leur demander la permission de partir, tout à coup on vit entrer, par la porte de la grande salle, deux femmes, comme on le reconnut ensuite, couvertes de noir de la tête aux pieds. L’une d’elles, s’approchant de don Quichotte, se jeta à ses genoux, étendue tout de son long, et, la bouche collée aux pieds du chevalier, elle poussait des gémissements si tristes, si profonds, si douloureux, qu’elle porta le trouble dans l’esprit de tous ceux qui la voyaient et l’entendaient. Bien que le duc et la duchesse pensassent que c’était quelque tour que leurs gens voulaient jouer à don Quichotte, toutefois, en voyant avec quel naturel et quelle violence cette femme soupirait, gémissait et pleurait, ils furent eux-mêmes en suspens, jusqu’à ce que don Quichotte, attendri, la releva de terre, et lui fit ôter le voile qui couvrait sa figure inondée de larmes. Elle obéit, et montra ce que jamais on n’eût imaginé, car elle découvrit le visage de doña Rodriguez, la duègne de la maison ; l’autre femme en deuil était sa fille, celle qu’avait séduite le fils du riche laboureur. Ce fut une surprise générale pour tous ceux qui connaissaient la duègne, et ses maîtres s’étonnèrent plus que personne ; car, bien qu’ils la tinssent pour une cervelle de bonne pâte, ils ne la croyaient pas niaise à ce point qu’elle fît des folies.

 

Finalement, doña Rodriguez, se tournant vers le duc et la duchesse, leur dit humblement :

 

« Que Vos Excellences veuillent bien m’accorder la permission d’entretenir un peu ce chevalier, parce qu’il en est besoin pour que je sorte heureusement de la méchante affaire où m’a mise la hardiesse d’un vilain malintentionné. »

 

Le duc répondit qu’il la lui donnait, et qu’elle pouvait entretenir le seigneur don Quichotte sur tout ce qui lui ferait plaisir. Elle alors, dirigeant sa voix et ses regards sur don Quichotte, ajouta :

 

« Il y a déjà plusieurs jours, valeureux chevalier, que je vous ai rendu compte du grief et de la perfidie dont un méchant paysan s’est rendu coupable envers ma très-chère et bien-aimée fille, l’infortunée qui est ici présente. Vous m’avez promis de prendre sa cause en main, et de redresser le tort qu’on lui a fait. Maintenant, il vient d’arriver à ma connaissance que vous voulez partir de ce château, en quête des aventures qu’il plaira à Dieu de vous envoyer. Aussi voudrais-je qu’avant de vous échapper à travers ces chemins, vous portassiez un défi à ce rustre indompté, et que vous le fissiez épouser ma fille en accomplissement de la parole qu’il lui a donnée d’être son mari avant d’abuser d’elle. Penser, en effet, que le duc, mon seigneur, me rendra justice, c’est demander des poires à l’ormeau, à cause de la circonstance que j’ai déjà confiée à Votre Grâce en toute sincérité. Sur cela, que Notre-Seigneur donne à Votre Grâce une excellente santé, et qu’il ne nous abandonne point, ma fille et moi. »

 

À ces propos, don Quichotte répondit avec beaucoup de gravité et d’emphase :

 

« Bonne duègne, modérez vos larmes, ou, pour mieux dire, séchez-les, et épargnez la dépense de vos soupirs. Je prends à ma charge la réparation due à votre fille, qui aurait mieux fait de ne pas être si facile à croire les promesses d’amoureux, lesquelles sont d’habitude très-légères à faire et très-lourdes à tenir. Ainsi donc, avec la licence du duc, mon seigneur, je vais me mettre sur-le-champ en quête de ce garçon dénaturé ; je le trouverai, je le défierai et je le tuerai toute et chaque fois qu’il refusera d’accomplir sa parole ; car la première affaire de ma profession, c’est de pardonner aux humbles et de châtier les superbes, je veux dire de secourir les misérables et d’abattre les persécuteurs.

 

– Il n’est pas besoin, répondit le duc, que Votre Grâce se donne la peine de chercher le rustre dont se plaint cette bonne duègne, et il n’est pas besoin davantage que Votre Grâce me demande permission de lui porter défi. Je le donne et le tiens pour défié, et je prends à ma charge de lui faire connaître ce défi et de le lui faire accepter, pour qu’il vienne y répondre lui-même dans ce château, où je donnerai à tous deux le champ libre et sûr, gardant toutes les conditions qui, en de tels actes, doivent se garder, et gardant aussi à chacun sa justice, comme y sont obligés tous les princes qui donnent le champ clos aux combattants, dans les limites de leurs seigneuries.

 

– Avec ce sauf-conduit et la permission de Votre Grandeur, répliqua don Quichotte, je dis dès maintenant que, pour cette fois, je renonce aux privilèges de ma noblesse, que je m’abaisse et me nivelle à la roture de l’offenseur, que je me fais son égal et le rends apte à combattre contre moi. Ainsi donc, quoique absent, je le défie et l’appelle, en raison de ce qu’il a mal fait de tromper cette pauvre fille, qui fut fille, et ne l’est plus par sa faute, et pour qu’il tienne la parole qu’il lui a donnée d’être son légitime époux, ou qu’il meure dans le combat. »

 

Aussitôt, tirant un gant de l’une de ses mains, il le jeta au milieu de la salle ; le duc le releva, en répétant qu’il acceptait ce défi au nom de son vassal, et qu’il assignait, pour époque du combat, le sixième jour ; pour champ clos, la plate-forme du château ; et pour armes, celles ordinaires aux chevaliers, la lance, l’écu, le harnais à cotte de mailles, avec toutes les autres pièces de l’armure, dûment examinées par les juges du camp, sans fraude, supercherie ni talisman d’aucun genre.

 

« Mais avant toutes choses, ajouta-t-il, il faut que cette bonne duègne et cette mauvaise demoiselle remettent le droit de leur cause entre les mains du seigneur don Quichotte ; autrement rien ne pourra se faire, et ce défi sera non avenu.

 

– Moi, je le remets, répondit la duègne.

 

– Et moi aussi », ajouta la fille, tout éplorée, toute honteuse et perdant contenance.

 

Ces déclarations reçues en bonne forme, tandis que le duc rêvait à ce qu’il fallait faire pour un cas pareil, les deux plaignantes en deuil se retirèrent. La duchesse ordonna qu’on ne les traitât plus comme servantes, mais comme des dames aventurières qui étaient venues chez elle demander justice. Aussi leur donna-t-on un appartement à part, et les servit-on comme des étrangères, à la grande surprise des autres femmes, qui ne savaient où irait aboutir l’extravagance impudente de doña Rodriguez et de sa malavisée de fille.

 

On en était là quand, pour achever d’égayer la fête et de donner un bon dessert au dîner, entre tout à coup dans la salle le page qui avait porté les lettres et les présents à Thérèse Panza, femme du gouverneur Sancho Panza. Son arrivée réjouit extrêmement le duc et la duchesse, empressés de savoir ce qui lui était arrivé dans son voyage. Ils le questionnèrent aussitôt ; mais le page répondit qu’il ne pouvait s’expliquer devant tant de monde, ni en peu de paroles ; que Leurs Excellences voulussent donc bien remettre la chose à un entretien particulier, et qu’en attendant elles se divertissent avec ces lettres qu’il leur apportait. Puis, tirant deux lettres de son sein, il les remit aux mains de la duchesse. L’une portait une adresse ainsi conçue : « Lettre pour madame la duchesse une telle, de je ne sais où » et l’autre : « À mon mari Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria, à qui Dieu donne plus d’années qu’à moi. »

 

Impatiente de lire sa lettre, la duchesse l’ouvrit aussitôt, la parcourut d’abord seule ; puis, voyant qu’elle pouvait la lire à haute voix, pour que le duc et les assistants l’entendissent, elle lut ce qui suit :

 

Lettre de Thérèse Panza à la duchesse

 

« J’ai reçu bien de la joie, ma chère dame, de la lettre que Votre Grandeur m’a écrite ; car, en vérité, il y a longtemps que je la désirais. Le collier de corail est bel et bon, et l’habit de chasse de mon mari ne s’en laisse pas revendre. De ce que Votre Seigneurie ait fait gouverneur Sancho, mon consort, tout ce village s’en est fort réjoui, bien que personne ne veuille le croire, principalement le curé, et maître Nicolas, le barbier, et Samson Carrasco, le bachelier. Mais cela ne me fait rien du tout ; car, pourvu qu’il en soit ainsi, comme cela est, que chacun dise ce qui lui plaira. Pourtant, s’il faut dire vrai, sans l’arrivée du corail et de l’habit, je ne l’aurais pas cru davantage, car tous les gens du pays tiennent mon mari pour une grosse bête, et ne peuvent imaginer, si on l’ôte de gouverner un troupeau de chèvres, pour quelle espèce de gouvernement il peut être bon. Que Dieu l’assiste et le dirige comme il voit que ses enfants en ont besoin. Quant à moi, chère dame de mon âme, je suis bien résolue, avec la permission de Votre Grâce, à mettre, comme on dit, le bonheur dans ma maison, en m’en allant à la cour m’étendre dans un carrosse pour crever les yeux à mille envieux que j’ai déjà. Je supplie donc Votre Excellence de recommander à mon mari qu’il me fasse quelque petit envoi d’argent, et que ce soit un peu plus que rien ; car à la cour, les dépenses sont grandes. Le pain y vaut un réal, et la viande trente maravédis la livre, que c’est une horreur. Si par hasard il ne veut pas que j’y aille, qu’il se dépêche de m’en aviser, car les pieds me démangent déjà pour me mettre en route. Mes amies et mes voisines me disent que, si moi et ma fille allons à la cour, parées et pompeuses, mon mari finira par être plus connu par moi, que moi par lui. Car enfin bien des gens demanderont : « Qui sont les dames de ce carrosse ? » et l’un de mes laquais répondra : « Ce sont la femme et la fille de Sancho Panza, gouverneur de l’île Barataria. » De cette manière Sancho sera connu, et moi je serai prônée, et à Rome pour tout.[271] Je suis fâchée, autant que je puisse l’être, de ce que cette année on n’a pas récolté de glands dans le pays. Cependant j’en envoie à Votre Altesse jusqu’à un demi-boisseau, que j’ai été cueillir et choisir moi-même au bois, un à un. Je n’en ai pas trouvé de plus gros, et je voudrais qu’ils fussent comme des œufs d’autruche.

 

« Que Votre Splendeur n’oublie pas de m’écrire ; j’aurai soin de vous faire la réponse, et de vous informer de ma santé ainsi que de tout ce qui se passera dans ce village, où je reste à prier Notre-Seigneur Dieu qu’il garde Votre Grandeur, et qu’il ne m’oublie pas. Sancha, ma fille, et mon fils baisent les mains à Votre Grâce.

 

« Celle qui a plus envie de voir Votre Seigneurie que de lui écrire. Votre servante.

 

« THÉRÈSE PANZA. »

 

Ce fut pour tout le monde un grand plaisir que d’entendre la lettre de Thérèse Panza, principalement pour le duc et la duchesse ; celle-ci prit l’avis de don Quichotte pour savoir si l’on ne pourrait point ouvrir la lettre adressée au gouverneur, s’imaginant qu’elle devait être parfaite. Don Quichotte répondit que, pour faire plaisir à la compagnie, il l’ouvrirait lui-même ; ce qu’il fit en effet, et voici comment elle était conçue :

 

Lettre de Thérèse Panza à Sancho Panza, son mari

 

« J’ai reçu ta lettre, mon Sancho de mon âme, et je te jure, foi de catholique chrétienne, qu’il ne s’en est pas fallu deux doigts que je ne devinsse folle de joie. Vois-tu, père, quand je suis arrivée à entendre lire que tu es gouverneur, j’ai failli tomber sur la place morte du coup ; car tu sais bien qu’on dit que la joie subite tue comme la grande douleur. Pour Sanchica ta fille, elle a mouillé son jupon sans le sentir, et de pur contentement. J’avais devant moi l’habit que tu m’as envoyé, et au cou le collier de corail que m’a envoyé madame la duchesse, et les lettres dans les mains, et le messager là présent ; et avec tout cela, je croyais et pensais que tout ce que je voyais et touchais n’était qu’un songe ; car enfin, qui pouvait penser qu’un berger de chèvres serait devenu gouverneur d’îles ? Tu sais bien, ami, ce que disait ma mère, qu’il fallait vivre beaucoup pour beaucoup voir. Je dis cela parce que je pense voir encore plus si je vis plus longtemps ; je pense ne pas m’arrêter que je ne te voie fermier de la gabelle ou de l’octroi ; car ce sont des offices où, bien que le diable emporte ceux qui s’y conduisent mal, à la fin des fins on touche et on manie de l’argent. Madame la duchesse te fera part du désir que j’ai d’aller à la cour. Réfléchis bien à cela, et fais-moi part de ton bon plaisir ; je tâcherai de t’y faire honneur, en me promenant en carrosse.

 

« Le curé, le barbier, le bachelier, et même le sacristain, ne veulent pas croire que tu sois gouverneur ; ils disent que tout cela n’est que tromperie, ou affaire d’enchantement, comme sont toutes celles de ton maître don Quichotte.

 

« Samson dit encore qu’il ira te chercher pour t’ôter le gouvernement de la tête et pour tirer à don Quichotte la folie du cerveau. Moi, je ne fais que rire, et regarder mon collier de corail, et prendre mesure de l’habit que je dois faire avec le tien à notre fille. J’ai envoyé quelques glands à madame la duchesse, et j’aurais voulu qu’ils fussent d’or. Envoie-moi, toi, quelques colliers de perles, s’ils sont à la mode dans ton île. Voici les nouvelles du village : La Barruéca a marié sa fille à un peintre de méchante main, qui est venu dans ce pays pour peindre ce qui se trouverait. Le conseil municipal l’a chargé de peindre les armes de Sa Majesté sur la porte de la maison commune ; il a demandé deux ducats, qu’on lui a avancés, et il a travaillé huit jours, au bout desquels il n’avait rien peint du tout ; alors il a dit qu’il ne pouvait venir à bout de peindre tant de brimborions. Il a donc rendu l’argent, et, malgré cela, il s’est marié à titre de bon ouvrier. Il est vrai qu’il a déjà laissé le pinceau pour prendre la pioche, et qu’il va aux champs comme un gentilhomme. Le fils de Pédro Lobo a reçu les premiers ordres et la tonsure, dans l’intention de se faire prêtre. Minguilla l’a su, la petite-fille de Mingo Silvato, et lui a intenté un procès, parce qu’il lui avait donné parole de mariage. De mauvaises langues disent même qu’elle est enceinte de ses œuvres ; mais il le nie à pieds joints. Cette année les olives ont manqué, et l’on ne trouve pas une goutte de vinaigre en tout le village. Une compagnie de soldats est passée par ici ; ils ont enlevé, chemin faisant, trois filles du pays. Je ne veux pas te dire qui elles sont ; peut-être reviendront-elles, et il se trouvera des gens qui les prendront pour femmes, avec leurs taches bonnes ou mauvaises. Sanchica fait du réseau ; elle gagne par jour huit maravédis, frais payés, et les jette dans une tirelire pour amasser son trousseau ; mais, à présent qu’elle est fille d’un gouverneur, tu lui donneras sa dot, sans qu’elle travaille à la faire. La fontaine de la place s’est tarie, et le tonnerre est tombé sur la potence ; qu’il en arrive autant à toutes les autres. J’attends la réponse à cette lettre, et la décision de mon départ pour la cour. Sur ce, que Dieu te garde plus d’années que moi, ou du moins autant, car je ne voudrais pas te laisser sans moi dans ce monde.

 

« Ta femme, THÉRÈSE PANZA. »

 

Les lettres furent trouvées dignes de louange, de rire, d’estime et d’admiration. Pour mettre le sceau à la bonne humeur de l’assemblée, arriva dans ce moment le courrier qui apportait la lettre adressée par Sancho à don Quichotte, et qui fut aussi lue publiquement ; mais celle-ci fit mettre en doute la simplicité du gouverneur. La duchesse se retira pour apprendre du page ce qui lui était arrivé dans le village de Sancho, et le page lui conta son aventure dans le plus grand détail, sans omettre aucune circonstance. Il donna les glands à la duchesse, et, de plus, un fromage que Thérèse avait ajouté au présent, comme étant si délicat qu’il l’emportait même sur ceux de Tronchon. La duchesse le reçut avec un extrême plaisir, et nous la laisserons dans cette joie pour raconter quelle fin eut le gouvernement du grand Sancho Panza, fleur et miroir de tous les gouverneurs insulaires.

 

Chapitre LIII

 

De la terrible fin et fatigante conclusion qu’eut le gouvernement de Sancho Panza

 

 

Croire que, dans cette vie, les choses doivent toujours durer au même état, c’est croire l’impossible. Au contraire, on dirait que tout y va en rond, je veux dire à la ronde. Au printemps succède l’été, à l’été l’automne, à l’automne l’hiver, et à l’hiver le printemps ; et le temps tourne ainsi sur cette roue perpétuelle. La seule vie de l’homme court à sa fin, plus légère que le temps, sans espoir de se renouveler, si ce n’est dans l’autre vie, qui n’a point de bornes.

 

Voilà ce que dit Cid Hamet, philosophe mahométan ; car enfin cette question de la rapidité et de l’instabilité de la vie présente, et de l’éternelle durée de la vie future, bien des gens, sans la lumière de la foi, et par la seule lumière naturelle, l’ont fort bien comprise. Mais, en cet endroit, notre auteur parle ainsi à propos de la rapidité avec laquelle le gouvernement de Sancho se consuma, se détruisit, s’anéantit, et s’en alla en ombre et en fumée.

 

La septième nuit des jours de son gouvernement, Sancho était au lit, rassasié, non pas de pain et de vin, mais de rendre des sentences, de donner des avis, d’établir des statuts et de promulguer des pragmatiques.

 

Au moment où le sommeil commençait, en dépit de la faim, à lui fermer les paupières, il entendit tout à coup un si grand tapage de cloches et de cris, qu’on aurait dit que toute l’île s’écroulait.

 

Il se leva sur son séant, et se mit à écouter avec attention pour voir s’il devinerait quelle pouvait être la cause d’un si grand vacarme. Non-seulement il n’y comprit rien, mais bientôt, au bruit des voix et des cloches, se joignit celui d’une infinité de trompettes et de tambours. Plein de trouble et d’épouvante, il sauta par terre, enfila des pantoufles à cause de l’humidité du sol, et, sans mettre ni robe de chambre ni rien qui y ressemblât, il accourut à la porte de son appartement.

 

Au même instant il vit venir par les corridors plus de vingt personnes tenant à la main des torches allumées et des épées nues, qui disaient toutes à grands cris :

 

« Aux armes, aux armes, seigneur gouverneur ! aux armes ! une infinité d’ennemis ont pénétré dans l’île, et nous sommes perdus si votre adresse et votre valeur ne nous portent secours. »

 

Ce fut avec ce tapage et cette furie qu’ils arrivèrent où était Sancho, plus mort que vif de ce qu’il voyait et entendait. Quand ils furent proches, l’un d’eux lui dit :

 

« Que Votre Seigneurie s’arme vite, si elle ne veut se perdre, et perdre l’île entière.

 

– Qu’ai-je à faire de m’armer ? répondit Sancho ; et qu’est-ce que j’entends en fait d’armes et de secours ? Il vaut bien mieux laisser ces choses à mon maître don Quichotte, qui les dépêchera en deux tours de main, et nous tirera d’affaire. Mais moi, pécheur à Dieu, je n’entends rien à ces presses-là.

 

– Holà ! seigneur gouverneur, s’écria un autre, quelle froideur est-ce là ? Armez-vous bien vite, puisque nous vous apportons des armes offensives et défensives, et paraissez sur la place, et soyez notre guide et notre capitaine, puisqu’il vous appartient de l’être, étant notre gouverneur.

 

– Eh bien ! qu’on m’arme donc, et à la bonne heure », répliqua Sancho.

 

Aussitôt on apporta deux pavois, ou grands boucliers, dont ces gens étaient pourvus, et on lui attacha sur sa chemise, sans lui laisser prendre aucun autre vêtement, un pavois devant et l’autre derrière. On lui fit passer les bras par des ouvertures qui avaient été pratiquées, et on le lia vigoureusement avec des cordes, de façon qu’il resta claquemuré entre deux planches, droit comme un fuseau, sans pouvoir plier les genoux ni se mouvoir d’un pas. On lui mit dans les mains une lance, sur laquelle il s’appuya pour pouvoir se tenir debout.

 

Quand il fut arrangé de la sorte, on lui dit de marcher devant, pour guider et animer tout le monde, et que, tant qu’on l’aurait pour boussole, pour étoile et pour lanterne, les affaires iraient à bonne fin.

 

« Comment diable puis-je marcher, malheureux que je suis, répondit Sancho, si je ne peux seulement jouer des rotules, empêtré par ces planches qui sont si bien cousues à mes chairs ? Ce qu’il faut faire, c’est de m’emporter à bras, et de me placer de travers ou debout à quelque poterne ; je la garderai avec cette lance ou avec mon corps.

 

– Allons donc, seigneur gouverneur, dit un autre, c’est plus la peur que les planches qui vous empêche de marcher. Remuez-vous et finissez-en, car il est tard ; les ennemis grossissent, les cris s’augmentent et le péril s’accroît. »

 

À ces exhortations et à ces reproches, le pauvre gouverneur essaya de remuer ; mais ce fut pour faire une si lourde chute tout de son long, qu’il crut être mis en morceaux. Il resta comme une tortue enfermée dans ses écailles, ou comme un quartier de lard entre deux huches, ou bien encore comme une barque échouée sur le sable. Pour l’avoir vu ainsi tombé, cette engeance moqueuse n’en eut pas plus de compassion ; au contraire, éteignant leurs torches, ils se mirent à crier de plus belle, à appeler aux armes, à passer et repasser sur le pauvre Sancho, en frappant les pavois d’une multitude de coups d’épée, si bien que, s’il ne se fût roulé et ramassé jusqu’à mettre aussi la tête entre les pavois, c’en était fait du déplorable gouverneur, lequel, refoulé dans cette étroite prison, suait sang et eau, et priait Dieu du fond de son âme de le tirer d’un tel péril. Les uns trébuchaient sur lui, d’autres tombaient ; enfin, il s’en trouva un qui lui monta sur le dos, s’y installa quelque temps ; et de là, comme du haut d’une éminence, il commandait les armées, et disait à grands cris :

 

« Par ici, les nôtres ; l’ennemi charge de ce côté ; qu’on garde cette brèche ; qu’on ferme cette porte ; qu’on barricade ces escaliers ; qu’on apporte des pots de goudron, de la résine, de la poix, des chaudières d’huile bouillante ; qu’on gabionne les rues avec des matelas. »

 

Enfin, il nommait coup sur coup tous les instruments et machines de guerre avec lesquels on a coutume de défendre une ville contre l’assaut. Quant au pauvre Sancho, qui, moulu sous les pieds, entendait et souffrait tout cela, il disait entre ses dents :

 

« Oh ! si le Seigneur voulait donc permettre qu’on achevât de prendre cette île, et que je me visse ou mort ou délivré de cette grande angoisse ! »

 

Le ciel accueillit sa prière ; et, quand il l’espérait le moins, il entendit des voix qui criaient :

 

« Victoire, victoire ! les ennemis battent en retraite. Allons, seigneur gouverneur, levez-vous ; venez jouir du triomphe et répartir les dépouilles conquises sur l’ennemi par la valeur de cet invincible bras.

 

– Qu’on me lève », dit d’une voix défaillante le dolent Sancho. On l’aida à se relever, et, dès qu’il fut debout, il dit :

 

« L’ennemi que j’ai vaincu, je consens qu’on me le cloue sur le front. Je ne veux pas répartir des dépouilles d’ennemis, mais seulement prier et supplier quelque ami, si par hasard il m’en reste, de me donner un doigt de vin, car je suis desséché, et de m’essuyer cette sueur, car je fonds en eau. »

 

On l’essuya, on lui apporta du vin, on détacha les pavois ; il s’assit sur son lit, et s’évanouit aussitôt de la peur des alarmes et des souffrances qu’il avait endurées.

 

Déjà les mystificateurs commençaient à regretter d’avoir poussé le jeu si loin ; mais Sancho, en revenant à lui, calma la peine que leur avait donnée sa pâmoison. Il demanda l’heure qu’il était ; on lui répondit que le jour commençait à poindre. Il se tut ; et, sans dire un mot de plus, il commença à s’habiller, toujours gardant le silence.

 

Les assistants le regardaient faire, attendant où aboutirait cet empressement qu’il mettait à s’habiller. Il acheva enfin de se vêtir ; et peu à peu (car il était trop moulu pour aller beaucoup à beaucoup) il gagna l’écurie, où le suivirent tous ceux qui se trouvaient là. Il s’approcha du grison, le prit dans ses bras, lui donna un baiser de paix sur le front, et lui dit, les yeux mouillés de larmes :

 

« Venez ici, mon compagnon, mon ami, vous qui m’aidez à supporter mes travaux et mes misères. Quand je vivais avec vous en bonne intelligence, quand je n’avais d’autres soucis que ceux de raccommoder vos harnais et de donner de la subsistance à votre gentil petit corps, heureux étaient mes heures, mes jours et mes années. Mais, depuis que je vous ai laissé, depuis que je me suis élevé sur les tours de l’ambition et de l’orgueil, il m’est entré dans l’âme mille misères, mille souffrances, et quatre mille inquiétudes. »

 

Tout en lui tenant ces propos, Sancho bâtait et bridait son âne, sans que personne lui dît un seul mot. Le grison bâté, il monta à grand’peine sur son dos, et, adressant alors la parole au majordome, au secrétaire, au maître d’hôtel, à Pédro Récio le docteur, et à une foule d’autres qui se trouvaient présents, il leur dit :

 

« Faites place, mes seigneurs, et laissez-moi retourner à mon ancienne liberté ; laissez-moi reprendre la vie passée, pour me ressusciter de cette mort présente. Je ne suis pas né pour être gouverneur, ni pour défendre des îles ou des villes contre les ennemis qui veulent les attaquer. Je m’entends mieux à manier la pioche, à mener la charrue, à tailler la vigne, qu’à donner des lois ou à défendre des provinces et des royaumes. La place de saint Pierre est à Rome ; je veux dire que chacun est à sa place quand il fait le métier pour lequel il est né. Une faucille me va mieux à la main qu’un sceptre de gouverneur. J’aime mieux me rassasier de soupe à l’oignon que d’être soumis à la vilenie d’un impertinent médecin qui me fait mourir de faim ; j’aime mieux me coucher à l’ombre d’un chêne dans l’été, et me couvrir d’une houppelande à poils dans l’hiver, en gardant ma liberté, que de me coucher avec les embarras du gouvernement entre des draps de toile de Hollande, et de m’habiller de martres zibelines. Je souhaite le bonsoir à Vos Grâces, et vous prie de dire au duc, mon seigneur, que nu je suis né, nu je me trouve ; je ne perds ni ne gagne ; je veux dire que sans une obole je suis entré dans ce gouvernement, et que j’en sors sans une obole, bien au rebours de ce que font d’habitude les gouverneurs d’autres îles. Écartez-vous, et laissez-moi passer ; je vais aller me graisser les côtes, car je crois que je les ai rompues, grâce aux ennemis qui se sont promenés cette nuit sur mon estomac.

 

– N’en faites rien, seigneur gouverneur, s’écria le docteur Récio. Je donnerai à Votre Grâce un breuvage contre les chutes et les meurtrissures, qui vous rendra sur-le-champ votre santé et votre vigueur passées. Quant à vos repas, je promets à Votre Grâce de m’amender, et de vous laisser manger abondamment de tout ce qui vous fera plaisir.

 

– Tu piaules trop tard[272], répondit Sancho ; je resterai comme je me ferai Turc. Nenni, ce ne sont pas des tours à recommencer deux fois. Ah ! pardieu, j’ai envie de garder ce gouvernement ou d’en accepter un autre, me l’offrît-on entre deux plats, comme de voler au ciel sans ailes. Je suis de la famille des Panza, qui sont tous entêtés en diable ; et quand une fois ils disent non, non ce doit être en dépit du monde entier[273]. Je laisse dans cette écurie les ailes de la fourmi qui m’ont enlevé en l’air pour me faire manger aux oiseaux[274]. Redescendons par terre, pour y marcher à pied posé ; et si nous ne chaussons des souliers de maroquin piqué, nous ne manquerons pas de sandales de corde[275]. Chaque brebis avec sa pareille, et que personne n’étende la jambe plus que le drap du lit n’est long, et qu’on me laisse passer, car il se fait tard. »

 

Le majordome reprit alors :

 

« Seigneur gouverneur, nous laisserions bien volontiers partir Votre Grâce, quoiqu’il nous soit très-pénible de vous perdre, car votre esprit et votre conduite toute chrétienne nous obligent à vous regretter ; mais personne n’ignore que tout gouverneur est tenu, avant de quitter l’endroit où il a gouverné, à faire d’abord résidence.[276] Que Votre Grâce rende compte des dix jours passés depuis qu’elle a le gouvernement, et qu’elle s’en aille ensuite avec la paix de Dieu.

 

– Personne ne peut me demander ce compte, répondit Sancho, à moins que le duc, mon seigneur, ne l’ordonne. Je vais lui faire visite, et lui rendrai mes comptes, rubis sur l’ongle. D’ailleurs, puisque je sors de ce gouvernement tout nu, il n’est pas besoin d’autre preuve pour justifier que j’ai gouverné comme un ange.

 

– Pardieu, le grand Sancho a raison, s’écria le docteur Récio, et je suis d’avis que nous le laissions aller, car le duc sera enchanté de le revoir. »

 

Tous les autres tombèrent d’accord, et le laissèrent partir, après avoir offert de lui tenir compagnie, et de le pourvoir de tout ce qu’il pourrait désirer pour les aises de sa personne et la commodité de son voyage. Sancho répondit qu’il ne voulait qu’un peu d’orge pour le grison, et un demi-fromage avec un demi-pain pour lui ; que, le chemin étant si court, il ne lui fallait ni plus amples ni meilleures provisions. Tous l’embrassèrent, et lui les embrassa tous en pleurant, et les laissa aussi émerveillés de ses propos que de sa résolution si énergique et si discrète.

 

Chapitre LIV

 

Qui traite de choses relatives à cette histoire, et non à nulle autre

 

 

Le duc et la duchesse résolurent de donner suite au défi qu’avait porté don Quichotte à leur vassal pour le motif précédemment rapporté ; et comme le jeune homme était en Flandre, où il s’était enfui plutôt que d’avoir doña Rodriguez pour belle-mère, ils imaginèrent de mettre à sa place un laquais gascon, appelé Tosilos, en l’instruisant bien à l’avance de tout ce qu’il aurait à faire. Au bout de deux jours, le duc dit à don Quichotte que, dans quatre jours, son adversaire viendrait se présenter en champ clos, armé de toutes pièces, et soutenir que la demoiselle mentait par la moitié de sa barbe entière, si elle persistait à prétendre qu’il lui eût donné parole de mariage. Don Quichotte reçut ces nouvelles avec un plaisir infini, et, se promettant de faire merveilles en cette affaire, il regarda comme un grand bonheur qu’il s’offrît une telle occasion de montrer aux seigneurs ses hôtes jusqu’où s’étendait la valeur de son bras formidable. Aussi attendait-il, plein de joie et de ravissement, la fin des quatre jours, qui semblaient, au gré de son désir, durer quatre cents siècles. Mais laissons-les passer, comme nous avons laissé passer bien d’autres choses, et revenons tenir compagnie à Sancho, qui, moitié joyeux, moitié triste, cheminait sur son âne, venant chercher son maître, dont il aimait mieux retrouver la compagnie que d’être gouverneur de toutes les îles du monde.

 

Or, il arriva qu’avant de s’être beaucoup éloigné de l’île de son gouvernement, car jamais il ne se mit à vérifier si c’était une île, une ville, un bourg ou un village qu’il avait gouverné, il vit venir sur le chemin qu’il suivait six pèlerins avec leurs bourdons, de ces étrangers qui demandent l’aumône en chantant. Arrivés auprès de lui, ces pèlerins se rangèrent sur deux files, et se mirent à chanter en leur jargon, ce que Sancho ne pouvait comprendre ; seulement il leur entendit prononcer distinctement le mot aumône, d’où il conclut que c’était l’aumône qu’ils demandaient en leur chanson ; et comme, à ce que dit Cid Hamet, il était essentiellement charitable, il tira de son bissac le demi-pain et le demi-fromage dont il s’était pourvu, et leur en fit cadeau en leur disant par signes qu’il n’avait pas autre chose à leur donner. Les étrangers reçurent cette charité de bien bon cœur, et ajoutèrent aussitôt : Quelt, guelt[277] !

 

– Je n’entends pas ce que vous me demandez, braves gens », répondit Sancho.

 

Alors l’un d’eux tira une bourse de son sein et la montra à Sancho, pour lui faire entendre que c’était de l’argent qu’ils lui demandaient. Mais Sancho se mettant le pouce contre la gorge, et étendant les doigts de la main, leur fit comprendre qu’il n’avait pas dans ses poches trace de monnaie ; puis, piquant le grison, il passa au milieu d’eux. Mais, au passage, l’un de ces étrangers, l’ayant regardé avec attention, se jeta au-devant de lui, le prit dans ses bras par la ceinture, et s’écria d’une voix haute, en bon castillan :

 

« Miséricorde ! qu’est-ce que je vois là ? est-il possible que j’aie dans mes bras mon cher ami, mon bon voisin Sancho Panza ? Oui, c’est bien lui, sans aucun doute, car je ne dors pas et ne suis pas ivre à présent. »

 

Sancho fut fort surpris de s’entendre appeler par son nom, et de se voir embrasser de la sorte par le pèlerin étranger. Il le regarda longtemps sans dire un mot, et fort attentivement, mais ne put venir à bout de le reconnaître. Le pèlerin voyant son embarras :

 

« Comment est-ce possible, frère Sancho Panza, lui dit-il, que tu ne reconnaisses pas ton voisin Ricote le Morisque, mercier de ton village ? »

 

Alors Sancho, l’examinant avec plus d’attention, commença à retrouver ses traits, et finalement vint à le reconnaître tout à fait. Sans descendre de son âne, il lui jeta les bras au cou et lui dit :

 

« Qui diable pourrait te reconnaître, Ricote, dans cet habit de mascarade que tu portes ? Dis-moi un peu : qui t’a mis à la française, et comment oses-tu rentrer en Espagne, où, si tu es pris et reconnu, tu auras à passer un mauvais quart d’heure ?

 

– Si tu ne me découvres pas, Sancho, répondit le pèlerin, je suis sûr que personne ne me reconnaîtra sous ce costume ; mais quittons le chemin pour gagner ce petit bois qu’on voit d’ici, où mes compagnons veulent dîner et faire la sieste. Tu y dîneras avec eux, car ce sont de bonnes gens, et j’aurai le temps de te conter ce qui m’est arrivé depuis mon départ de notre village, pour obéir à l’édit de Sa Majesté, qui menaçait, comme tu l’as su, avec tant de sévérité les malheureux restes de ma nation.[278] »

 

Sancho y consentit, et Ricote ayant parlé aux autres pèlerins ils gagnèrent tous le bois qui était en vue, s’éloignant ainsi de la grand’route. Là ils jetèrent leurs bourdons, ôtèrent leurs pèlerines, et restèrent en justaucorps. Ils étaient tous jeunes et de bonne mine, hormis Ricote qui était un homme avancé en âge. Tous portaient des besaces, et toutes fort bien pourvues, du moins de choses excitantes et qui appellent la soif de deux lieues. Ils s’étendirent par terre, et faisant de l’herbe une nappe, ils y étalèrent du pain, du sel, des couteaux, des noix, des bribes de fromage, et des os de jambon qui, s’ils se défendaient contre les dents, se laissaient du moins sucer. Ils posèrent aussi sur la table un ragoût noirâtre qu’ils appellent cabial, et qui se fait avec des œufs de poissons[279], grands provocateurs de visites à la bouteille. Les olives ne manquaient pas non plus, sèches, à la vérité, et sans nul assaisonnement, mais savoureuses et bonnes à occuper les moments perdus.

 

Mais ce qui brillait avec le plus d’éclat au milieu des somptuosités de ce banquet, c’étaient six outres de vin, car chacun tira la sienne de son bissac ; et le bon Ricote lui-même, qui s’était transformé de Morisque en Allemand, apporta son outre, qui pouvait le disputer aux cinq autres en grosseur. Ils commencèrent à manger de grand appétit, mais fort lentement, savourant chaque bouchée qu’ils prenaient d’une chose et de l’autre avec la pointe du couteau. Bientôt après, ils levèrent tous ensemble les bras et les outres en l’air ; puis, la bouche fixée au goulot, et les yeux cloués au ciel, de telle sorte qu’on eût dit qu’ils y prenaient leur point de mire, et secouant la tête de côté et d’autre, comme pour indiquer le plaisir qu’ils prenaient à cette besogne, ils restèrent un bon espace de temps à transvaser les entrailles des peaux de bouc dans leur estomac. Sancho regardait tout cela, et ne s’affligeait de rien. Au contraire, pour accomplir le proverbe qu’il connaissait bien : Quand à Rome tu seras, fais ce que tu verras, il demanda l’outre à Ricote, et prit sa visée comme les autres, sans y trouver moins de plaisir qu’eux. Quatre fois les outres se laissèrent caresser ; mais la cinquième, ce ne fut pas possible, car elles étaient plus plates et plus sèches que du jonc, chose qui fit faire la moue à la gaieté qu’ils avaient jusque-là montrée. De temps en temps quelqu’un joignait sa main droite avec celle de Sancho, et disait : Espagnoli y Tudesqui, tuto uno bon compagno. Et Sancho répondait : Bon compagno, jura Di. Puis il partait d’un éclat de rire qui lui durait une heure, sans rien se rappeler alors de ce qui lui était arrivé dans son gouvernement ; car, sur le temps où l’on mange et où l’on boit, les soucis n’étendent pas d’ordinaire leur juridiction. Finalement, la fin du vin fut le commencement d’un sommeil qui s’empara d’eux tous, et ils tombèrent endormis sur la table même et sur la nappe. Ricote et Sancho restaient seuls éveillés, parce qu’ils avaient moins bu et mangé davantage. Ils s’écartèrent un peu, s’assirent au pied d’un hêtre, laissant les pèlerins ensevelis dans un doux sommeil ; et Ricote, sans faire un faux pas en sa langue morisque, mais au contraire en bon castillan, lui parla de la sorte :

 

« Tu sais fort bien, ô Sancho Panza, mon voisin et ami, quel effroi, quelle terreur jeta parmi nous l’édit que fit publier Sa Majesté contre les gens de ma nation. Moi, du moins, j’eus une telle frayeur, qu’il me parut qu’avant le temps qu’on nous accordait pour sortir d’Espagne, la peine s’exécutait déjà dans toute sa rigueur sur ma personne et sur celle de mes enfants. Je résolus donc avec prudence, à mon avis, comme celui qui, sachant qu’on doit le congédier de la maison où il demeure, se pourvoit à l’avance d’une autre maison pour s’y transporter ; je résolus, dis-je, de quitter le pays, seul et sans ma famille, et d’aller chercher un endroit où la conduire ensuite avec commodité, et sans la précipitation avec laquelle les autres furent obligés de partir. En effet, je reconnus sur-le-champ, et tous nos anciens le reconnurent aussi, que ces décrets n’étaient pas de simples menaces, comme le pensaient quelques-uns, mais de véritables lois qui seraient exécutées au temps fixé. Ce qui m’obligeait à croire cela vrai, c’est que j’étais instruit des extravagants et coupables desseins que nourrissaient les nôtres, desseins tels, en effet, qu’il me sembla que ce fut une inspiration divine qui poussa Sa Majesté à prendre une si énergique résolution. Ce n’est pas que nous fussions tous coupables, car il y avait parmi nous de sincères et véritables chrétiens ; mais ils étaient si peu nombreux qu’ils ne pouvaient s’opposer à ceux qui ne partageaient pas leur croyance, et c’était couver le serpent dans son sein que de garder ainsi tant d’ennemis au cœur de l’État. Finalement, nous fûmes punis avec juste raison de la peine du bannissement, peine douce et légère aux yeux de quelques personnes, mais aux nôtres la plus terrible qu’on pût nous infliger. Où que nous soyons, nous pleurons l’Espagne ; car enfin nous y sommes nés, et c’est notre patrie naturelle. Nulle part nous ne trouvons l’accueil que souhaite notre infortune ; en Berbérie, et dans toutes les parties de l’Afrique, où nous espérions être reçus, accueillis, traités comme des frères, c’est là qu’on nous insulte et qu’on nous maltraite le plus. Hélas ! nous n’avons connu le bien qu’après l’avoir perdu, et nous avons presque tous un tel désir de revoir l’Espagne, que la plupart de ceux en grand nombre qui savent comme moi la langue, reviennent en ce pays, laissant à l’abandon leurs femmes et leurs enfants, tant est grand l’amour qu’ils lui portent ! À présent, je reconnais par expérience ce qu’on a coutume de dire, que rien n’est doux comme l’amour de la patrie. Je quittai, comme je t’ai dit, notre village ; j’entrai en France, et, bien qu’on nous y fît bon accueil, je voulus tout voir avant de me décider. Je passai en Italie, puis en Allemagne, et c’est là qu’il me parut qu’on pouvait vivre le plus librement. Les habitants n’y regardent pas à beaucoup de délicatesses ; chacun vit comme il lui plaît, et, dans la plus grande partie de cette contrée, on jouit de la liberté de conscience. J’arrêtai une maison dans un village près d’Augsbourg, puis je me remis à ces pèlerins, qui ont coutume de venir en grand nombre chaque année visiter les sanctuaires de l’Espagne, qu’ils regardent comme leurs Grandes-Indes, tant ils sont sûrs d’y faire leur profit. Ils la parcourent presque tout entière, et il n’y a pas un village d’où ils ne sortent, comme on dit, repus de boire et de manger, et avec un réal pour le moins en argent. Au bout du voyage, ils s’en retournent avec une centaine d’écus de reste, qui, changés en or, et cachés, soit dans le creux de leurs bourdons, soit dans les pièces de leurs pèlerines, soit de toute autre manière, sortent du royaume et passent à leurs pays, malgré les gardiens des ports et des passages où ils sont visités[280]. Maintenant, Sancho, mon intention est d’aller retirer le trésor que j’ai laissé enfoui dans la terre, ce que je pourrai faire sans danger, puisqu’il est hors du village, et d’écrire à ma fille et à ma femme, ou bien d’aller les rejoindre de Valence à Alger, où je sais qu’elles sont ; puis, de trouver moyen de les ramener à quelque port de France, pour les conduire de là en Allemagne, où nous attendrons ce que Dieu veut faire de nous ; car enfin, Sancho, j’ai la certitude que Ricota, ma fille, et Francisca Ricota, ma femme, sont chrétiennes catholiques. Bien que je ne le sois pas autant, je suis cependant plus chrétien que More, et je prie Dieu chaque jour pour qu’il m’ouvre les yeux de l’intelligence et me fasse connaître comment je dois le servir. Ce qui m’étonne et ce que je ne comprends pas, c’est que ma femme et ma fille aient été plutôt en Berbérie qu’en France, où elles auraient pu vivre en chrétiennes.

 

– Écoute, ami Ricote, répondit Sancho, elles n’en eurent sans doute pas le choix, car c’est Juan Tiopeyo, le frère de ta femme, qui les a emmenées ; et, comme c’est un More fieffé, il a gagné le meilleur gîte. Il faut encore que je te dise autre chose ; c’est que je crois que tu vas en vain chercher ce que tu as mis dans la terre, car nous avons eu connaissance qu’on avait enlevé à ton beau-frère et à ta femme bien des perles et bien de l’argent en or qu’ils emportaient pour la visite.

 

– Cela peut être, répéta Ricote ; mais je sais bien, Sancho, qu’on n’a pas touché à ma cachette, car je n’ai découvert à personne où elle était, crainte de quelque malheur. Ainsi donc, Sancho, si tu veux venir avec moi et m’aider à retirer et à cacher mon trésor, je te donnerai deux cents écus, avec lesquels tu pourras subvenir à tes besoins, car tu sais que je n’ignore pas que tu en as de plus d’un genre.

 

– Je le ferais volontiers, répondit Sancho, mais je ne suis nullement avaricieux ; autrement, je n’aurais pas, ce matin même, laissé échapper de mes mains une place où j’aurais pu garnir d’or les murailles de ma maison, et manger avant six mois dans des plats d’argent. Pour cette raison, et parce qu’il semble que je ferais une trahison contre mon roi en favorisant ses ennemis, je n’irais pas avec toi, quand même, au lieu de me promettre deux cents écus, tu m’en donnerais quatre cents ici, argent comptant.

 

– Et quelle est cette place que tu as laissée, Sancho ? demanda Ricote.

 

– J’ai laissé la place de gouverneur d’une île, répondit Sancho, et telle, qu’en bonne foi de Dieu on n’en trouverait pas une autre comme celle-là à trois lieues à la ronde.

 

– Mais où est cette île ? demanda Ricote.

 

– Où ? répliqua Sancho ; à deux lieues d’ici ; elle s’appelle l’île Barataria.

 

– Tais-toi, Sancho, reprit Ricote ; les îles sont là-bas dans la mer, et il n’y a point d’îles en terre ferme.

 

– Comment non ? repartit Sancho ; je te dis, ami Ricote, que j’en suis parti ce matin, et qu’hier j’y gouvernais tout à mon aise comme un sagittaire. Mais cependant je l’ai laissée, parce que j’ai trouvé que c’était un office périlleux que celui de gouverneur.

 

– Et qu’as-tu gagné dans ce gouvernement ? demanda Ricote.

 

– J’ai gagné, répondit Sancho, d’avoir connu que je n’étais pas bon pour gouverner, si ce n’est une bergerie, et que les richesses qu’on gagne dans ces gouvernements se gagnent aux dépens du repos, du sommeil, et même de la subsistance ; car, dans les îles, les gouverneurs doivent manger peu, surtout s’ils ont des médecins chargés de veiller à leur santé.

 

– Je ne te comprends pas, Sancho, dit Ricote, mais il me semble que tout ce que tu dis est pure extravagance. Qui diable t’aurait donné des îles à gouverner ? Est-ce qu’il n’y a pas dans le monde des hommes plus habiles que toi pour en faire des gouverneurs ? Tais-toi, Sancho, et reprends ton bon sens, et vois si tu veux venir avec moi, comme je te l’ai dit, pour m’aider à emporter le trésor que j’ai enfoui, et qui est si gros, en vérité, qu’on peut bien l’appeler un trésor. Je te donnerai, je te le répète, de quoi vivre le reste de tes jours.

 

– Je t’ai déjà dit, Ricote, que je ne veux pas, répliqua Sancho ; contente-toi de ce que je ne te découvre point, continue ton chemin, à la garde de Dieu, et laisse-moi suivre le mien, car je sais le proverbe : « Ce qui est bien acquis se perd, et ce qui est mal acquis se perd et son maître aussi. »

 

– Je ne veux pas insister, Sancho, reprit Ricote ; mais, dis-moi, étais-tu au pays quand ma femme, ma fille et mon beau-frère l’ont quitté ?

 

– Oui, j’y étais, répondit Sancho, et je puis te dire qu’à son départ ta fille était si belle, que tous les gens du village sont sortis pour la voir passer, et tous disaient que c’était la plus belle créature du monde. Elle s’en allait pleurant et embrassant ses amies, ses connaissances, tous ceux qui venaient la voir, et les priait de la recommander à Dieu et à Notre-Dame, sa sainte mère. Et c’était d’une façon si touchante qu’elle m’en a fait pleurer, moi qui ne suis guère pleureur d’habitude. Par ma foi, bien des gens eurent le désir de la cacher, ou d’aller l’enlever sur la grand’route ; mais la crainte de désobéir à l’édit du roi les retint. Celui qui se montra le plus passionné, ce fut don Pédro Grégorio[281], ce jeune héritier de majorat, si riche, que tu connais bien, et qui en était, dit-on, très amoureux. Le fait est que, depuis qu’elle est partie, on ne l’a plus revu dans le pays, et nous pensons qu’il s’est mis à sa poursuite pour l’enlever. Mais jusqu’à présent, on n’a pas su la moindre chose.

 

– J’avais toujours eu le soupçon, dit Ricote, que ce gentilhomme aimait ma fille ; mais, plein de confiance en la vertu de ma Ricota, je ne m’étais jamais embarrassé qu’il en fût épris ; car tu auras ouï dire, Sancho, que bien rarement les femmes morisques se sont mêlées par amour avec les vieux chrétiens ; et ma fille, qui, à ce que je crois, mettait plus de zèle à être chrétienne qu’amoureuse, ne se sera pas beaucoup souciée des poursuites de ce gentilhomme à majorat.

 

– Dieu le veuille, répliqua Sancho, car cela n’irait ni à l’un ni à l’autre. Mais laisse-moi partir, Ricote, mon ami ; je veux rejoindre ce soir mon maître don Quichotte.

 

– Que Dieu t’accompagne, frère Sancho ; voici que déjà mes compagnons se frottent les yeux, et il est temps de poursuivre notre chemin. »

 

Aussitôt ils s’embrassèrent tous deux tendrement ; Sancho monta sur son âne, Ricote empoigna son bourdon, et ils se séparèrent.

 

Chapitre LV

 

Des choses qui arrivèrent en chemin à Sancho et d’autres qui feront plaisir à voir

 

 

Le retard qu’avait mis au voyage de Sancho son long entretien avec Ricote ne lui laissa pas le temps d’arriver ce jour-là au château du duc, bien qu’il s’en approchât à une demi-lieue, où la nuit le surprit, close et un peu obscure. Mais, comme on était au printemps, il ne s’en mit pas beaucoup en peine. Seulement, il s’écarta de la route dans l’intention de se faire un gîte pour attendre le matin. Mais sa mauvaise étoile voulut qu’en cherchant une place où passer la nuit, ils tombèrent, lui et le grison, dans un sombre et profond souterrain qui se trouvait au milieu d’anciens édifices ruinés. Quand il sentit la terre lui manquer, il se recommanda à Dieu du fond de son cœur, pensant qu’il ne s’arrêterait plus que dans la profondeur des abîmes. Pourtant il n’en fut pas ainsi ; car, à trois toises environ, le grison toucha terre, et Sancho se trouva dessus sans avoir éprouvé le moindre mal. Il se tâta tout le corps et retint son haleine pour voir s’il était sain et sauf, ou percé à jour en quelque endroit. Quand il se vit bien portant, entier et de santé tout à fait catholique, il ne pouvait se lasser de rendre grâce à Dieu Notre-Seigneur de la faveur qu’il lui avait faite, car il pensait fermement s’être mis en mille pièces. Il tâta également avec les mains les murailles du souterrain, pour voir s’il serait possible d’en sortir sans l’aide de personne ; mais il les trouva partout unies, escarpées, et sans aucune prise ni point d’appui pour y grimper. Cette découverte désola Sancho, surtout quand il entendit le grison se plaindre douloureusement ; et certes, le pauvre animal ne se lamentait pas ainsi par mauvaise habitude, car vraiment sa chute ne l’avait pas fort bien arrangé.

 

« Hélas ! s’écria alors Sancho Panza, combien d’événements imprévus arrivent à ceux qui vivent dans ce misérable monde ! Qui aurait dit que celui qui se vit hier intronisé gouverneur d’une île, commandant à ses serviteurs et à ses vassaux, se verrait aujourd’hui enseveli vivant dans un souterrain, sans avoir personne pour le délivrer, sans avoir ni serviteur ni vassal qui vienne à son secours ? Il faudra donc mourir ici de faim, mon âne et moi, si nous ne mourons avant, lui de ses meurtrissures, et moi de mon chagrin ! Du moins, je ne serai pas si heureux que le fut mon seigneur don Quichotte, quand il descendit dans la caverne de cet enchanté de Montésinos, où il trouva quelqu’un pour le régaler mieux qu’en sa maison, si bien qu’on aurait dit qu’il était allé à nappe mise et à lit dressé. Là il vit des visions belles et ravissantes ; et je ne verrai ici, à ce que je crois, que des crapauds et des couleuvres. Malheureux que je suis ! Où ont abouti mes folies et mes caprices ! On tirera mes os d’ici quand le ciel permettra qu’on les découvre, secs, blancs et ratissés, et avec eux ceux de mon bon grison, d’où l’on reconnaîtra peut-être qui nous sommes, au moins les gens qui eurent connaissance que jamais Sancho Panza ne s’éloigna de son âne, ni son âne de Sancho Panza. Malheur à nous, je le répète, puisque notre mauvais sort n’a pas voulu que nous mourussions dans notre patrie et parmi les nôtres, où, à défaut d’un remède à notre disgrâce, nous n’aurions pas manqué d’âmes charitables pour la déplorer, et pour nous fermer les yeux à notre dernière heure ! Ô mon compagnon, mon ami, que j’ai mal payé tes bons services ! Pardonne-moi, et prie la Fortune, de la meilleure façon que tu pourras trouver, qu’elle nous tire de ce mauvais pas où nous sommes tombés tous deux. Je te promets, en ce cas, de te mettre une couronne de laurier sur la tête, pour que tu aies l’air d’un poëte lauréat, et de te donner en outre double ration. »

 

De cette manière se lamentait Sancho Panza, et son âne l’écoutait sans lui répondre un mot, tant grande était l’angoisse que le pauvre animal endurait, finalement, après une nuit passée en plaintes amères et en lamentations, le jour parut, et, aux premières clartés de l’aurore, Sancho vit qu’il était absolument impossible de sortir, sans être aidé, de cette espèce de puits. Il commença donc à se lamenter de nouveau, et à jeter de grands cris pour voir si quelqu’un l’entendrait. Mais tous ces cris étaient jetés dans le désert ; car, en tous les environs, il n’y avait personne qui pût l’entendre. Alors il se tint décidément pour mort. L’âne était resté la bouche en l’air ; Sancho Panza fit tant qu’il le remit sur pied, bien que la bête pût à peine s’y tenir ; puis tirant du bissac, qui avait couru la même chance et fait la même chute, un morceau de pain, il le donna au grison, qui le trouva de son goût, et Sancho lui dit, comme s’il eût pu l’entendre :

 

« Quand on a du pain, les maux se sentent moins. »

 

En ce moment il découvrit, à l’un des côtés du souterrain, une ouverture dans laquelle une personne pouvait passer en se baissant et en pliant les reins. Sancho Panza y accourut, et se mettant à quatre pattes, il pénétra dans le trou, qui s’élargissait beaucoup de l’autre côté ; ce qu’il put voir aisément, car un rayon de soleil qui entrait par ce qu’on pouvait appeler le toit en découvrait tout l’intérieur. Il aperçut aussi que cette ouverture, en s’étendant et s’élargissant, allait aboutir à une cavité spacieuse. À cette vue, il revint sur ses pas ou était resté l’âne et se mit, avec l’aide d’une pierre, à creuser la terre du trou, de façon qu’en peu de temps il ouvrit une brèche par où le grison pût aisément entrer. Il le fit passer en effet, et, le prenant par le licou, il commença à cheminer le long de cette grotte, pour voir s’il ne trouverait pas quelque issue d’un autre côté. Tantôt il marchait à tâtons, tantôt avec un petit jour, mais jamais sans une grande frayeur.

 

« Dieu tout-puissant, disait-il en lui-même, ceci, qui est pour moi une mésaventure, serait une bonne aventure pour mon maître don Quichotte. C’est lui qui prendrait ces profondeurs et ces cavernes pour des jardins fleuris, pour les palais de Galiana[282] ; et il s’attendrait à trouver, au bout de cette sombre trouée, une prairie émaillée de fleurs. Mais moi, malheureux, privé de conseil et dénué de courage, je pense à chaque pas qu’un autre souterrain va tout à coup s’ouvrir sous mes pieds, plus profond que celui-ci, et qui achèvera de m’engloutir. Sois le bienvenu, mal, si tu viens seul. »

 

De cette façon et dans ces tristes pensées, il lui sembla qu’il avait cheminé un peu plus d’une demi-lieue ; au bout de ce trajet, il découvrit une clarté confuse qui semblait être celle du jour pénétrant par quelque ouverture ; ce qui annonçait une issue à ce chemin, pour lui, de l’autre vie.

 

Mais Cid Hamet Ben-Engéli le laisse là et retourne à don Quichotte, lequel attendait, dans la joie de son âme, le jour fixé pour la bataille qu’il devait livrer au séducteur de la fille de doña Rodriguez, à laquelle il pensait bien redresser le tort et venger le grief qu’on lui avait fait si méchamment. Or, il arriva qu’étant sorti un beau matin à cheval pour se préparer et s’essayer à ce qu’il devait faire dans la rencontre du lendemain, Rossinante, en faisant à toute bride une attaque simulée, vint mettre les pieds si près d’un trou profond, que, si son maître ne l’eût arrêté sur les jarrets, il ne pouvait manquer d’y choir. Enfin, don Quichotte le retint, et, s’approchant un peu plus près, il considéra, sans mettre pied à terre, cette large ouverture. Mais, tandis qu’il l’examinait, il entendit de grands cris au dedans, et, prêtant une extrême attention, il put distinguer que celui qui jetait ces cris parlait de la sorte :

 

« Hola ! là-haut ! y a-t-il quelque chrétien qui m’écoute, quelque chevalier charitable qui prenne pitié d’un malheureux gouverneur qui n’a pas su se gouverner ? »

 

Don Quichotte crut reconnaître la voix de Sancho Panza. Surpris, épouvanté, il éleva la sienne autant qu’il put, et cria de toute sa force :

 

« Qui est là en bas ? qui se plaint ainsi ?

 

– Qui peut être ici, et qui peut s’y plaindre, répondit-on, si ce n’est le déplorable Sancho Panza, gouverneur pour ses péchés et par sa mauvaise chance de l’île Barataria, ci-devant écuyer du fameux don Quichotte de la Manche ? »

 

Quand don Quichotte entendit cela, il sentit redoubler sa surprise et son épouvante, car il lui vint à l’esprit que Sancho devait être mort, et que son âme faisait là son purgatoire. Plein de cette pensée, il s’écria :

 

« Je te conjure et t’adjure aussi, comme chrétien catholique, de me dire qui tu es ; si tu es une âme en peine, dis-moi ce que tu veux que je fasse pour toi ; puisque ma profession est de favoriser et de secourir les nécessiteux de ce monde, je l’étendrai jusqu’à secourir et favoriser les nécessiteux de l’autre monde, qui ne peuvent se donner eux-mêmes assistance.

 

– De cette manière, répondit-on, vous qui me parlez, vous devez être mon seigneur don Quichotte de la Manche ; et même, au timbre de la voix, je reconnais que c’est lui sans aucun doute.

 

– Oui, je suis don Quichotte, répliqua le chevalier, celui qui a fait vœu d’assister et de secourir en leurs nécessités les vivants et les morts. Pour cela, dis-moi qui tu es, car tu me tiens dans la stupeur. Si tu es mon écuyer Sancho Panza, si tu as cessé de vivre, pourvu que le diable ne t’ait pas emporté, et que, par la miséricorde de Dieu, tu sois en purgatoire, notre sainte mère l’Église catholique et romaine a des prières suffisantes pour te tirer des peines que tu endures, et je lui en demanderai pour ma part autant que ma fortune me le permettra. Achève donc de t’expliquer, et dis-moi qui tu es.

 

– Je jure Dieu, répondit-on, et par la naissance de qui Votre Grâce voudra désigner, je jure, seigneur don Quichotte de la Manche, que je suis votre écuyer Sancho Panza, et que je ne suis jamais mort en tous les jours de ma vie. Mais, ayant abandonné mon gouvernement pour des choses et des causes qui ne peuvent se raconter en si peu de paroles, je suis tombé dans ce souterrain, où je gis encore, et le grison avec moi, qui ne me laissera pas mentir, à telles enseignes qu’il est encore à mes côtés. »

 

Ce qu’il y a de bon, c’est qu’on eût dit que l’âne entendait ce que disait Sancho, car il se mit sur-le-champ à braire, si fort que toute la caverne en retentit.

 

« Fameux témoignage ! s’écria don Quichotte ; je reconnais le braiment comme si j’en étais le père, et ta voix aussi, mon bon Sancho. Attends-moi, je vais courir au château du duc, qui est ici près, et j’en ramènerai du monde pour te tirer de cette caverne, où tes péchés sans doute t’auront fait choir.

 

– Courez vite, seigneur, repartit Sancho, et revenez vite, au nom d’un seul Dieu ; je ne puis plus supporter d’être enterré ici tout vif, et je me sens mourir de peur. »

 

Don Quichotte le laissa, et courut au château raconter à ses hôtes l’aventure de Sancho Panza. Le duc et la duchesse s’en étonnèrent, bien qu’ils comprissent qu’il devait être tombé dans une des ouvertures de ce souterrain qui existait de temps immémorial. Mais ce qu’ils ne pouvaient concevoir, c’est que Sancho eût laissé là son gouvernement sans qu’ils eussent reçu l’avis de son retour. Finalement, on porta des cordes et des poulies ; puis à force de bras et d’efforts, on ramena le grison et Sancho de ces ténèbres à la lumière du soleil. Un étudiant vit la chose et dit :

 

« Voilà comment devraient sortir de leurs gouvernements tous les mauvais gouverneurs, comme sort ce pécheur du profond de l’abîme, pâle, décoloré, mort de faim et sans une obole en poche, à ce que je crois. »

 

Sancho l’entendit.

 

« Il y a, dit-il, mon frère le médisant, huit à dix jours que je pris le gouvernement de l’île qu’on m’avait donnée, et, pendant ce temps, je n’ai pas été rassasié de pain seulement une heure. Dans ces huit jours, les médecins m’ont persécuté et les ennemis m’ont rompu les os ; je n’ai eu le temps, ni de prendre des droits indus ni de toucher des redevances ; et, puisqu’il en est ainsi, je ne méritais pas, j’imagine, d’en sortir de cette manière. Mais l’homme propose et Dieu dispose ; et Dieu, qui sait le mieux, sait ce qui convient bien à chacun ; tel le temps, telle la conduite, et que personne ne dise : Fontaine, je ne boirai pas de ton eau ; car où l’on croit qu’il y a du lard, il n’y a pas même de crochet pour le pendre. Dieu me comprend, et cela me suffit, et je n’en dis pas plus, quoique je le puisse.

 

– Ne te fâche pas, Sancho, reprit don Quichotte, et ne te mets pas en peine de ce que tu entends dire, car tu n’aurais jamais fini. Reviens avec la conscience en repos, et laisse parler les gens. Vouloir attacher les mauvaises langues, c’est vouloir mettre des portes à l’espace ; si le gouverneur sort riche de son gouvernement, on dit de lui que c’est un voleur ; et s’il en sort pauvre, que c’est un niais et un imbécile.

 

– De bon compte, répondit Sancho, on me tiendra cette fois plutôt pour un sot que pour un voleur. »

 

Pendant cet entretien, ils arrivèrent, entourés de petits garçons et d’une foule de gens, au château, où le duc et la duchesse attendaient sur une galerie le retour de don Quichotte et de Sancho. Celui-ci ne voulut point monter rendre visite au duc avant d’avoir bien arrangé son âne à l’écurie, disant que la pauvre bête avait passé une très-mauvaise nuit à l’auberge. Ensuite il monta, parut en présence de ses seigneurs, et se mettant à deux genoux devant eux, il leur dit :

 

« Moi, seigneurs, parce qu’ainsi Votre Grandeur l’a voulu, et sans aucun mérite de ma part, je suis allé gouverner votre île Barataria, où nu je suis entré, et nu je me trouve, je ne perds ni ne gagne. Si j’ai gouverné bien ou mal, il y avait des témoins qui diront ce qui leur plaira. J’ai éclairci des questions douteuses, j’ai jugé des procès, et toujours mort de faim, parce qu’ainsi l’exigeait le docteur Pédro Récio, natif de Tirtéafuéra, médecin insulaire et gouvernemental. Des ennemis nous attaquèrent nuitamment et nous mirent en grand péril ; mais ceux de l’île dirent qu’ils furent délivrés et qu’ils remportèrent la victoire par la valeur de mon bras. Que Dieu leur donne aussi bonne chance en ce monde et dans l’autre qu’ils disent la vérité ! Enfin, pendant ce temps, j’ai pesé les charges qu’entraîne après soi le devoir de gouverner, et j’ai trouvé pour mon compte que mes épaules n’y pouvaient pas suffire, que ce n’était ni un poids pour mes reins, ni des flèches pour mon carquois. Aussi, avant que le gouvernement me jetât par terre, j’ai voulu jeter par terre le gouvernement. Hier matin, j’ai laissé l’île comme je l’avais trouvée, avec les mêmes rues, les mêmes maisons et les mêmes toits qu’elle avait quand j’y entrai. Je n’ai rien emprunté à personne et n’ai pris part à aucun bénéfice ; et, bien que je pensasse à faire quelques ordonnances fort profitables, je n’en ai fait aucune, crainte qu’elles ne fussent pas exécutées, car les faire ainsi ou ne pas les faire, c’est absolument la même chose.[283] Je quittai l’île, comme je l’ai dit, sans autre cortège que celui de mon âne. Je tombai dans un souterrain, je le parcourus tout du long, jusqu’à ce que, ce matin, la lumière du soleil m’en fit voir l’issue, mais non fort aisée ; car, si le ciel ne m’eût envoyé mon seigneur don Quichotte, je restais là jusqu’à la fin du monde. Ainsi donc, monseigneur le duc et madame la duchesse, voici votre gouverneur Sancho Panza qui est parvenu, en dix jours seulement qu’il a eu le gouvernement dans les mains, à reconnaître qu’il ne tient pas le moins du monde à être gouverneur, non d’une île, mais de l’univers entier. Cela convenu, je baise les pieds à Vos Grâces, et, imitant le jeu des petits garçons où ils disent : Saute de là et mets-toi ici, je saute du gouvernement et passe au service de mon seigneur don Quichotte ; car enfin avec lui, bien que je mange quelquefois le pain en sursaut, je m’en rassasie du moins ; et quant à moi, pourvu que je m’emplisse, il m’est égal que ce soit de haricots ou de perdrix. »

 

Sancho finit là sa longue harangue, pendant laquelle don Quichotte tremblait qu’il ne dît mille sottises ; et, quand il le vit finir sans en avoir dit davantage, il rendit en son cœur mille grâces au ciel. Le duc embrassa cordialement Sancho et lui dit :

 

« Je regrette au fond de l’âme que vous ayez si vite abandonné le gouvernement ; mais je ferai en sorte de vous donner dans mes États un autre office de moindre charge et de plus de profit. »

 

La duchesse aussi l’embrassa, puis donna l’ordre qu’on lui fît bonne table et bon lit, car il paraissait vraiment moulu et disloqué.

 

Chapitre LVI

 

De la bataille inouïe et formidable que livra don Quichotte au laquais Tosilos en défense de la fille de dame Rodriguez

 

 

Le duc et la duchesse n’eurent point à se repentir des tours joués à Sancho Panza, dans le gouvernement pour rire qu’ils lui avaient donné, d’autant plus que, ce jour même, leur majordome revint, et leur conta de point en point presque toutes les paroles et toutes les actions que Sancho avait dites ou faites en ce peu de jours. Finalement, il leur dépeignit l’assaut de l’île, la peur de Sancho, et son départ précipité, ce qui les divertit étrangement.

 

Après cela, l’histoire raconte que le jour fixé pour la bataille arriva. Le duc avait, à plusieurs reprises, instruit son laquais Tosilos de la manière dont il devait s’y prendre avec don Quichotte pour le vaincre, sans le tuer ni le blesser. Il régla qu’on ôterait le fer des lances, en disant à don Quichotte que la charité chrétienne, qu’il se piquait d’exercer, ne permettait pas que le combat se fît au péril de la vie, et que les combattants devaient se contenter de ce qu’il leur donnait le champ libre sur ses terres, malgré le décret du saint concile, qui prohibe ces sortes de duel[284], sans qu’ils voulussent encore vider leur querelle à outrance. Don Quichotte répondit que Son Excellence n’avait qu’à régler les choses comme il lui plairait, et qu’il s’y conformerait, en tout point, avec obéissance.

 

Le duc avait fait dresser devant la plate-forme du château un échafaud spacieux où devaient se tenir les juges du camp et les demanderesses, mère et fille. Quand le terrible jour arriva, une multitude infinie accourut de tous les villages et hameaux circonvoisins pour voir le spectacle nouveau de cette bataille ; car jamais dans le pays on n’en avait vu ni ouï raconter une autre semblable, pas plus ceux qui vivaient que ceux qui étaient morts.

 

Le premier qui entra dans l’estacade du champ clos fut le maître des cérémonies, qui parcourut et examina toute la lice, afin qu’il n’y eût aucune supercherie, aucun obstacle caché, où l’on pût trébucher et tomber. Ensuite parurent la duègne et sa fille ; elles s’assirent sur leurs sièges, couvertes par leurs voiles jusqu’aux yeux, et même jusqu’à la gorge, et témoignant une grande componction. Don Quichotte était déjà présent au champ clos. Bientôt après on vit arriver par un des côtés de la plate-forme, accompagné de plusieurs trompettes et monté sur un puissant cheval qui faisait trembler la terre, le grand laquais Tosilos, la visière fermée, le corps droit et roide, couvert d’armes épaisses et luisantes. Le cheval était du pays de Frise ; il avait le poitrail large, et la robe d’un beau gris pommelé. Le vaillant champion était bien avisé par le duc, son seigneur, de la manière dont il devait se conduire avec le valeureux don Quichotte de la Manche. Il lui était enjoint, par-dessus tout, de ne pas le tuer, mais, au contraire, d’éviter le premier choc, pour soustraire le chevalier au danger d’une mort certaine, s’il le rencontrait en plein. Tosilos fit le tour de la place ; et, quand il arriva où se trouvaient les duègnes, il se mit à considérer quelque temps celle qui le demandait pour époux.

 

Le maréchal du camp appela don Quichotte, qui s’était déjà présenté dans la lice ; et, en présence de Tosilos, il vint demander aux duègnes si elles consentaient à ce que don Quichotte prît leur cause en main. Elles répondirent que oui, et que tout ce qu’il ferait en cette occasion, elles le tiendraient pour bon, valable et dûment fait. En ce moment le duc et la duchesse s’étaient assis dans une galerie qui donnait au-dessus du champ clos, dont les palissades étaient couronnées par une infinité de gens qui s’étaient empressés de venir voir, pour la première fois, cette sanglante rencontre. La condition du combat fut que, si don Quichotte était vainqueur, son adversaire devait épouser la fille de doña Rodriguez ; mais que, s’il était vaincu, l’autre demeurait quitte et libre de la parole qu’on lui réclamait, sans être tenu à nulle autre satisfaction.

 

Le maître des cérémonies partagea aux combattants le sol et le soleil, et les plaça chacun dans le poste qu’ils devaient occuper. Les tambours battirent, l’air retentit du bruit des trompettes, la terre tremblait sous les pieds des chevaux ; et, dans cette foule curieuse qui attendait la bonne ou la mauvaise issue du combat, les cœurs étaient agités de crainte et d’espérance. Finalement, don Quichotte, en se recommandant du fond de l’âme à Dieu Notre-Seigneur et à sa dame Dulcinée du Toboso, attendait qu’on lui donnât le signal de l’attaque. Mais notre laquais avait bien d’autres idées en tête, et ne pensait qu’à ce que je vais dire tout à l’heure. Il paraît que, lorsqu’il s’était mis à regarder son ennemie, elle lui sembla la plus belle personne qu’il eût vue de sa vie entière, et l’enfant aveugle, qu’on a coutume d’appeler Amour par ces rues, ne voulut pas perdre l’occasion qui s’offrait de triompher d’une âme d’antichambre, et de l’inscrire sur la liste de ses trophées. Il s’approcha sournoisement, sans que personne le vît, et enfonça dans le flanc gauche du pauvre laquais une flèche de deux aunes, qui lui traversa le cœur de part en part ; et vraiment il put faire son coup bien en sûreté, car l’Amour est invisible ; il entre et sort comme il lui convient, sans que personne lui demande compte de ses actions. Je dis donc que, lorsqu’on donna le signal de l’attaque, notre laquais était transporté, hors de lui, en pensant aux attraits de celle qu’il avait faite maîtresse de sa liberté ; aussi ne put-il entendre le son de la trompette, comme le fit don Quichotte, qui n’en eut pas plutôt entendu le premier appel, qu’il lâcha la bride, et s’élança contre son ennemi de toute la vitesse que lui permettaient les jarrets de Rossinante. Quand son écuyer Sancho le vit partir, il s’écria de toute sa voix :

 

« Dieu te conduise, crème et fleur des chevaliers errants ! Dieu te donne la victoire, puisque la justice est de ton côté ! »

 

Bien que Tosilos vît don Quichotte fondre sur lui, il ne bougea pas d’un pas de sa place ; au contraire, appelant à grands cris le maréchal du camp, qui vint aussitôt voir ce qu’il voulait, il lui dit :

 

« Seigneur, cette bataille ne se fait-elle point pour que j’épouse ou n’épouse pas cette dame ?

 

– Précisément, lui fut-il répondu.

 

– Eh bien ! reprit le laquais, je crains les remords de ma conscience, et je la chargerais gravement si je donnais suite à ce combat. Je déclare donc que je me tiens pour vaincu, et que je suis prêt à épouser cette dame sur-le-champ. »

 

Le maréchal du camp fut étrangement surpris des propos de Tosilos ; et, comme il était dans le secret de la machination de cette aventure, il ne put trouver un mot à lui répondre. Pour don Quichotte, il s’était arrêté au milieu de la carrière, voyant que son ennemi ne venait pas à sa rencontre. Le duc ne savait à quel propos la bataille était suspendue ; mais le maréchal du camp vint lui rapporter ce qu’avait dit Tosilos, ce qui le jeta dans une surprise et une colère extrêmes.

 

Pendant que cela se passait, Tosilos s’approcha de l’estrade où était doña Rodriguez, et lui dit à haute voix :

 

« Je suis prêt, madame, à épouser votre fille, et ne veux pas obtenir par des procès et des querelles ce que je puis obtenir en paix et sans danger de mort. »

 

Le valeureux don Quichotte entendit ces paroles, et dit à son tour :

 

« S’il en est ainsi, je suis libre et dégagé de ma promesse. Qu’ils se marient, à la bonne heure ; et, puisque Dieu la lui donne, que saint Pierre la lui bénisse. »

 

Le duc cependant était descendu sur la plate-forme du château, et, s’approchant de Tosilos, il lui dit :

 

« Est-il vrai, chevalier, que vous vous teniez pour vaincu, et que, poussé par les remords de votre conscience, vous vouliez épouser cette jeune fille ?

 

– Oui, seigneur, répondit Tosilos.

 

– Il fait fort bien, reprit en ce moment Sancho, car ce que tu dois donner au rat, donne-le au chat, et de peine il te sortira. »

 

Tosilos s’était mis à délacer les courroies de son casque à visière, et priait qu’on l’aidât bien vite à l’ôter, disant que le souffle lui manquait, et qu’il ne pouvait rester plus longtemps enfermé dans cette étroite prison ; on lui ôta sa coiffure au plus vite, et son visage de laquais parut au grand jour. Quand doña Rodriguez et sa fille l’aperçurent, elles jetèrent des cris perçants.

 

« C’est une tromperie, disaient-elles, une tromperie infâme. On a mis Tosilos, le laquais du duc mon seigneur, en place de mon vénérable époux. Au nom de Dieu et du roi, justice d’une telle malice, pour ne pas dire d’une telle friponnerie !

 

– Ne vous affligez pas, mesdames, s’écria don Quichotte ; il n’y a ni malice ni friponnerie ; ou, s’il y en a, ce n’est pas le duc qui en est cause, mais bien les méchants enchanteurs qui me persécutent, lesquels, jaloux de la gloire que j’allais acquérir dans ce triomphe, ont converti le visage de votre époux en celui de l’homme que vous dites être laquais du duc. Prenez mon conseil, et, malgré la malice de mes ennemis, mariez-vous avec lui ; car, sans aucun doute, c’est celui-là même que vous désirez obtenir pour époux. »

 

Le duc, qui entendit ces paroles, fut sur le point de laisser dissiper sa colère en éclats de rire.

 

« Les choses qui arrivent au seigneur don Quichotte, dit-il, sont tellement extraordinaires, que je suis prêt à croire que ce mien laquais n’est pas mon laquais. Mais usons d’adresse et essayons d’un stratagème ; nous n’avons qu’à retarder le mariage de quinze jours, si l’on veut, et garder jusque-là sous clef ce personnage qui nous tient en suspens. Peut-être que, pendant cette quinzaine, il reprendra sa première figure, et que la rancune que portent les enchanteurs au seigneur don Quichotte ne durera pas si longtemps, surtout lorsqu’il leur importe si peu d’user de ces fourberies et de ces métamorphoses.

 

– Oh ! seigneur, s’écria Sancho, vous ne savez donc pas que ces malandrins ont pour usage et coutume de changer de l’une en l’autre toutes les choses qui regardent mon maître ? Il vainquit, ces jours passés, un chevalier qui s’appelait le chevalier des Miroirs ; eh bien ! ils l’ont transformé et montré sous la figure du bachelier Samson Carrasco, natif de notre village, et notre intime ami. Quant à madame Dulcinée du Toboso, ils l’ont changée en une grossière paysanne. Aussi j’imagine que ce laquais doit vivre et mourir laquais tous les jours de sa vie. »

 

Alors la fille de la Rodriguez s’écria :

 

« Quel que soit celui qui me demande pour épouse, je lui en sais infiniment de gré ; car j’aime mieux être femme légitime d’un laquais que maîtresse séduite et trompée d’un gentilhomme, bien que celui qui m’a séduite ne le soit pas. »

 

Finalement, tous ces événements et toutes ces histoires aboutirent à ce que Tosilos fût renfermé, jusqu’à ce qu’on vît où aboutirait sa transformation. Tout le monde cria : « Victoire à don Quichotte ! » et la plupart s’en allèrent tristes et tête basse, voyant que les champions si attendus ne s’étaient pas mis en morceaux ; de même que les petits garçons s’en vont tristement, quand le pendu qu’ils attendaient ne va pas au gibet, parce qu’il a reçu sa grâce, soit de l’accusateur, soit de la justice. Les gens s’en allèrent ; le duc et la duchesse rentrèrent au château ; Tosilos fut renfermé ; doña Rodriguez et sa fille restèrent fort contentes de voir que, de façon ou d’autre, cette aventure devait finir par un mariage, et Tosilos ne demandait pas mieux.

 

Chapitre LVII

 

Qui traite de quelle manière don Quichotte prit congé du duc, et de ce qui lui arriva avec l’effrontée et discrète Altisidore, demoiselle de la duchesse

 

 

Enfin il parut convenable à don Quichotte de sortir d’une oisiveté aussi complète que celle où il languissait dans ce château. Il s’imaginait que sa personne faisait grande faute au monde, tandis qu’il se laissait retenir et amollir parmi les délices infinies que ses nobles hôtes lui faisaient goûter comme chevalier errant, et qu’il aurait à rendre au ciel un compte rigoureux de cette mollesse et de cette oisiveté. Un jour donc il demanda au duc et à la duchesse la permission de s’éloigner d’eux. Ils la lui donnèrent, mais en témoignant une grande peine de ce qu’il les quittât. La duchesse remit à Sancho Panza les lettres de sa femme, et celui-ci pleura en les entendant lire.

 

« Qui aurait pensé, dit-il, que d’aussi belles espérances que celles qu’avait engendrées dans le cœur de ma femme Thérèse Panza la nouvelle de mon gouvernement, s’en iraient en fumée, et qu’aujourd’hui il faudrait de nouveau me traîner à la quête des aventures de mon maître don Quichotte de la Manche ? Toutefois, je suis satisfait de voir que ma Thérèse ait répondu à ce qu’on devait attendre d’elle en envoyant des glands à la duchesse. Si elle ne l’eût pas fait, elle se serait montrée ingrate, et moi je m’en serais désolé. Ce qui me console, c’est qu’on ne pourra pas donner à ce cadeau le nom de pot-de-vin ; car, lorsqu’elle l’a envoyé, j’étais déjà possesseur du gouvernement, et il est juste que ceux qui reçoivent des bienfaits se montrent reconnaissants, ne fût-ce qu’avec des bagatelles. En fin de compte, je suis entré nu dans le gouvernement, et nu j’en sors, de façon que je puis répéter en toute sûreté de conscience, ce qui n’est pas peu de chose : Nu je suis né, nu je me trouve, je ne perds ni ne gagne. »

 

Voilà ce que se disait à lui-même Sancho le jour du départ. Don Quichotte, qui avait fait la nuit d’avant ses adieux au duc et à la duchesse, sortit dès le matin, et se présenta tout armé sur la plate-forme du château. Tous les gens de la maison le regardaient du haut des galeries, et le duc sortit également avec la duchesse pour le voir. Sancho était monté sur son âne, avec son bissac, sa valise et ses provisions, ravi de joie, parce que le majordome du duc, celui qui avait fait le rôle de la Trifaldi, lui avait glissé dans la poche une petite bourse avec deux cents écus d’or pour parer aux nécessités du voyage, ce que don Quichotte ne savait point encore. Tandis que tout le monde avait les yeux sur le chevalier, comme on vient de le dire, tout à coup, parmi les autres duègnes et demoiselles de la duchesse qui le regardaient aussi, l’effrontée et discrète Altisidore éleva la voix, et, d’un ton plaintif s’écria :

 

« Écoute, méchant chevalier, retiens un peu la bride et ne tourmente pas les flancs de ta bête mal gouvernée. Regarde, perfide, tu ne fuis pas quelque serpent féroce, mais une douce agnelle qui est encore bien loin d’être brebis. Tu t’es joué, monstre horrible, de la plus belle fille que Diane ait vue sur ses montagnes, et Vénus dans ses forêts. Cruel Biréno[285], fugitif Énée, que Barabbas t’accompagne, et deviens ce que tu pourras.[286]

 

« Tu emportes, ô impie, dans les griffes de tes serres, les entrailles d’une amante aussi humble que tendre. Tu emportes trois mouchoirs de nuit et les jarretières d’une jambe qui égale le marbre de Paros par sa blancheur et son poli. Tu emportes deux mille soupirs d’un feu si brûlant qu’ils pourraient embraser deux mille Troies, si deux mille Troies il y avait. Cruel Biréno, fugitif Énée, que Barabbas t’accompagne, et deviens ce que tu pourras.

 

« De ce Sancho, ton écuyer, puissent les entrailles être si dures et si revêches que Dulcinée ne sorte point de son enchantement. Que la triste dame porte la peine du crime que tu as commis ; car quelquefois, dans mon pays, les justes payent pour les pécheurs. Que tes plus fines aventures se changent en mésaventures, tes divertissements en songes, et ta constance en oubli. Cruel Biréno, fugitif Énée, que Barabbas t’accompagne, et deviens ce que tu pourras.

 

« Que tu sois tenu pour perfide de Séville jusqu’à Marchéna, de Grenade jusqu’à Loja, de Londres jusqu’en Angleterre. Si tu joues à l’hombre ou au piquet, que les rois te fuient, et que tu ne voies ni as ni sept dans ton jeu. Si tu te coupes les cors, que le sang coule des blessures, et quand tu t’arracheras les dents, qu’il te reste des chicots. Cruel Biréno, fugitif Énée, que Barabbas t’accompagne, et deviens ce que tu pourras. »

 

Tandis que la plaintive Altisidore se lamentait de la sorte, don Quichotte la regardait fixement ; puis, sans lui répondre une parole, il tourna la tête vers Sancho :

 

« Par le salut de tes aïeux, mon bon Sancho, lui dit-il, je te conjure et t’adjure de me dire une vérité. Emportes-tu par hasard les trois mouchoirs de nuit et les jarretières dont parle cette amoureuse demoiselle ?

 

– Les trois mouchoirs, oui, je les emporte, répondit Sancho ; mais les jarretières, comme sur ma main. »

 

La duchesse resta toute surprise de l’effronterie d’Altisidore ; et, bien qu’elle la connût pour hardie et rieuse, elle ne la croyait pas femme à prendre de telles libertés. D’ailleurs, comme elle n’était pas prévenue de ce tour, sa surprise en fut plus grande. Le duc voulut appuyer sur la plaisanterie, et dit à don Quichotte :

 

« Il me semble mal à vous, seigneur chevalier, qu’après le bon accueil qu’on vous a fait dans ce château, vous osiez emporter trois mouchoirs pour le moins, si ce n’est, pour le plus, les jarretières de mademoiselle. Ce sont là des indices de mauvais cœur et des témoignages qui ne répondent point à votre renommée. Rendez-lui les jarretières, ou sinon je vous défie en combat à outrance, sans crainte que les malandrins enchanteurs me transforment ou me changent le visage, comme ils ont fait à mon laquais Tosilos, celui qui est entré en lice avec vous.

 

– Dieu me préserve, répondit don Quichotte, de tirer l’épée contre votre illustre personne, de qui j’ai reçu tant de faveurs ! Je rendrai les mouchoirs, puisque Sancho dit qu’il les a ; quant aux jarretières, c’est impossible, puisque je ne les ai pas reçues, ni lui non plus ; et, si votre demoiselle veut chercher dans ses cachettes, elle les y trouvera certainement. Jamais, seigneur duc, jamais je ne fus voleur, et je pense bien ne pas l’être en toute ma vie, à moins que la main de Dieu ne m’abandonne. Cette demoiselle parle, à ce qu’elle dit, comme une amoureuse, chose dont je suis tout à fait innocent ; ainsi je n’ai pas à lui demander pardon, ni à elle, ni à Votre Excellence, que je supplie d’avoir de moi meilleure opinion, et de me donner encore une fois la permission de continuer mon voyage.

 

– Que Dieu vous le donne si bon, seigneur don Quichotte, s’écria la duchesse, que nous apprenions toujours d’heureuses nouvelles de vos exploits ! Allez avec Dieu ; car plus vous demeurez et plus vous augmentez la flamme amoureuse dans le cœur des demoiselles qui ont les regards sur vous. Pour la mienne, je la châtierai de façon que désormais elle ne se relâche plus, ni des yeux, ni de la langue.

 

– Je veux que tu écoutes encore une seule parole, ô valeureux don Quichotte, repartit aussitôt Altisidore ; c’est que je te demande pardon de t’avoir accusé du vol des jarretières ; car, en mon âme et conscience, je les ai aux deux jambes, et j’avais commis l’étourderie de celui qui cherchait son âne étant monté dessus.

 

– Ne l’avais-je pas dit ? s’écria Sancho. Oh ! je suis bon vraiment, pour receler des vols. Pardieu, si j’avais voulu me mêler d’en faire, j’en avais l’occasion toute trouvée dans mon gouvernement. »

 

Don Quichotte inclina la tête, fit une profonde révérence au duc, à la duchesse, à tous les assistants, et, faisant tourner bride à Rossinante, suivi de Sancho sur le grison, il sortit du château, et prit la route de Saragosse.

 

Chapitre LVIII

 

Comment tant d’aventures vinrent à pleuvoir sur don Quichotte, qu’elles ne se donnaient point de relâche les unes aux autres

 

 

Quand don Quichotte se vit en rase campagne, libre et débarrassé des poursuites amoureuses d’Altisidore, il lui sembla qu’il était dans son centre, et que les esprits vitaux se renouvelaient en lui pour poursuivre son œuvre de chevalerie. Il se tourna vers Sancho et lui dit :

 

« La liberté, Sancho, est un des dons les plus précieux que le ciel ait faits aux hommes. Rien ne l’égale, ni les trésors que la terre enferme en son sein, ni ceux que la mer recèle en ses abîmes. Pour la liberté, aussi bien que pour l’honneur, on peut et l’on doit aventurer la vie ; au contraire, l’esclavage est le plus grand mal qui puisse atteindre les hommes. Je te dis cela, Sancho, parce que tu as bien vu l’abondance et les délices dont nous jouissions dans ce château que nous venons de quitter. Eh bien ! au milieu de ces mets exquis et de ces boissons glacées, il me semblait que j’avais à souffrir les misères de la faim, parce que je n’en jouissais pas avec la même liberté que s’ils m’eussent appartenu ; car l’obligation de reconnaître les bienfaits et les grâces qu’on reçoit sont comme des entraves qui ne laissent pas l’esprit s’exercer librement. Heureux celui à qui le ciel donne un morceau de pain, sans qu’il soit tenu d’en savoir gré à d’autres qu’au ciel même !

 

– Et pourtant, reprit Sancho, malgré tout, ce que Votre Grâce vient de me dire, il ne serait pas bien de laisser sans reconnaissance de notre part deux cents écus d’or que m’a donnés dans une bourse le majordome du duc, laquelle bourse je porte sur le cœur, comme un baume réconfortant, pour les occasions qui se peuvent offrir. Nous ne trouverons pas toujours des châteaux où l’on nous régalera ; peut-être aurons-nous à rencontrer des hôtelleries où l’on nous assommera sous le bâton. »

 

En s’entretenant de la sorte marchaient le chevalier et l’écuyer errants, lorsqu’ils virent, après avoir fait un peu plus d’une lieue, une douzaine d’hommes habillés en paysans, qui dînaient assis sur l’herbe d’une verte prairie, ayant fait une nappe de leurs manteaux. Ils avaient près d’eux comme des draps blancs étendus et dressés de loin en loin, qui semblaient couvrir quelque chose. Don Quichotte s’approcha des dîneurs, et, après les avoir poliment salués, il leur demanda ce que couvraient ces toiles. Un d’eux lui répondit :

 

« Seigneur, sous ces toiles sont de saintes images en relief et en sculpture, qui doivent servir à un reposoir que nous dressons dans notre village ; nous les portons couvertes, crainte qu’elles ne se flétrissent, et sur nos épaules, crainte qu’elles ne se cassent.

 

– Si vous vouliez le permettre, répliqua don Quichotte, j’aurais grand plaisir à les voir, car des images qu’on porte avec tant de soin ne peuvent manquer d’être belles.

 

– Comment, si elles sont belles ! reprit un autre ; leur prix n’a qu’à le dire ; car, en vérité, il n’y en a pas une qui coûte moins de cinquante ducats. Et, pour que Votre Grâce voie que je dis vrai, attendez un moment, et vous le verrez de vos propres yeux. »

 

Se levant aussitôt de table, l’homme alla découvrir la première image, qui se trouva être celle de saint Georges, monté sur son cheval, foulant aux pieds un dragon et lui traversant la gueule de sa lance, avec l’air fier qu’on a coutume de lui donner. L’image entière ressemblait, comme on dit, à une châsse d’or.

 

« Ce chevalier, dit don Quichotte en le voyant, fut un des meilleurs chevaliers errants qu’eut la milice divine ; il s’appela don saint Georges, et fut en outre grand défenseur de filles. Voyons cette autre. »

 

L’homme la découvrit, et l’on aperçut l’image de saint Martin, également à cheval, qui partageait son manteau avec le pauvre. Don Quichotte ne l’eut pas plutôt vue, qu’il s’écria :

 

« Ce chevalier fut aussi des aventuriers chrétiens, et, je crois, encore plus libéral que vaillant, comme tu peux le voir, Sancho, puisqu’il partage son manteau avec le pauvre et lui en donne la moitié ; encore était-ce probablement pendant l’hiver, sans quoi il le lui eût donné tout entier, tant il était charitable.

 

– Ce n’est pas cela, répliqua Sancho ; il doit plutôt s’en tenir au proverbe qui dit : Pour donner et pour avoir, compter il faut savoir. »

 

Don Quichotte se mit à rire, et pria qu’on enlevât une autre toile, sous laquelle on découvrit le patron des Espagnes, à cheval, l’épée sanglante, culbutant des Mores et foulant leurs têtes aux pieds. Quand il la vit, don Quichotte s’écria :

 

« Oh ! pour celui-ci, il est chevalier, et des escadrons du Christ ; il s’appelle don saint Jacques Matamoros[287] ; c’est l’un des plus vaillants saints et chevaliers qu’ait possédés le monde et que possède à présent le ciel. »

 

On leva ensuite une autre toile qui couvrait un saint Paul tombant de cheval, avec toutes les circonstances qu’on a coutume de réunir pour représenter sa conversion. Quand il le vit si bien rendu qu’on aurait dit que Jésus lui parlait, et que Paul répondait :

 

« Celui-ci, dit don Quichotte, fut le plus grand ennemi qu’eut l’Église de Dieu Notre-Seigneur en son temps, et le plus grand défenseur qu’elle aura jamais ; chevalier errant pendant la vie, saint en repos après la mort, infatigable ouvrier dans la vigne du Seigneur, docteur des nations, qui eut les cieux pour école, et pour maître et professeur Jésus-Christ lui-même. »

 

Comme il n’y avait pas d’autres images, don Quichotte fit recouvrir celles-là, et dit à ceux qui les portaient :

 

« Je tiens à bon augure, frères, d’avoir vu ce que vous m’avez fait voir ; car ces saints chevaliers exercèrent la profession que j’exerce, qui est celle des armes, avec cette différence, toutefois, qu’ils étaient saints et qu’ils combattirent à la manière divine, tandis que je suis pécheur et que je combats à la manière des hommes. Ils conquirent le ciel à force de bras, car le ciel se laisse prendre de force[288] ; et moi, jusqu’à présent, je ne sais trop ce que j’ai conquis à force de peines. Mais si ma Dulcinée du Toboso pouvait échapper à celles qu’elle endure, peut-être que, mon sort s’améliorant et ma raison reprenant son empire, j’acheminerais mes pas dans une meilleure route que celle où je suis engagé.

 

– Que Dieu t’entende, et que le péché fasse la sourde oreille ! » dit tout bas Sancho.

 

Ces hommes ne furent pas moins étonnés des propos de don Quichotte que de sa figure, bien qu’ils ne comprissent pas la moitié de ce qu’il voulait dire. Ils achevèrent de dîner, chargèrent leurs images sur leurs épaules, et, prenant congé de don Quichotte, continuèrent leur route.

 

Pour Sancho, comme s’il n’eût jamais connu son seigneur, il resta tout ébahi de sa science, s’imaginant qu’il n’y avait histoire au monde qu’il n’eût gravée sur l’ongle et plantée dans la mémoire.

 

« En vérité, seigneur notre maître, lui dit-il, si ce qui nous est arrivé aujourd’hui peut s’appeler aventure, elle est assurément l’une des plus douces et des plus suaves qui nous soient arrivées dans tout le cours de notre pèlerinage. Nous en sommes sortis sans alarme et sans coups de bâton ; nous n’avons pas mis l’épée à la main, ni battu la terre de nos corps, ni souffert les tourments de la famine ; Dieu soit béni, puisqu’il m’a laissé voir une telle chose de mes propres yeux.

 

– Tu as raison, Sancho, dit don Quichotte ; mais fais attention que tous les temps ne se ressemblent pas, et qu’on ne court pas toujours la même chance. Quant aux choses du hasard que le vulgaire appelle communément augures, et qui ne se fondent sur aucune raison naturelle, celui qui se pique d’être sensé les juge et les tient pour d’heureuses rencontres. Qu’un de ces gens superstitieux se lève de bon matin, qu’il sorte de sa maison, et qu’il rencontre un moine de l’ordre du bienheureux saint François, le voilà qui tourne le dos comme s’il avait rencontré un griffon, et qui s’en revient chez lui. Qu’un autre répande le sel sur la table, et voilà que la mélancolie se répand sur son cœur, comme si la nature était obligée de donner avis des disgrâces futures par de si petits moyens. L’homme sensé et chrétien ne doit pas juger sur des vétilles de ce que le ciel veut faire. Scipion arrive en Afrique, trébuche en sautant à terre, et voit que ses soldats en tirent mauvais augure. Mais lui, embrassant le sol : « Tu ne pourras plus m’échapper, Afrique, s’écrie-t-il, car je te tiens dans mes bras. » Ainsi donc, Sancho, la rencontre de ces saintes images a été pour moi un heureux événement.

 

– Je le crois bien, répondit Sancho ; mais je voudrais que Votre Grâce me dît une chose : Pourquoi les Espagnols, quand ils veulent livrer quelque bataille, disent-ils, en invoquant saint Jacques Matamoros : « Saint Jacques, et ferme, Espagne[289] ? » Est-ce que, par hasard, l’Espagne est ouverte et qu’il soit bon de la fermer ? ou quelle cérémonie est-ce là ?

 

– Que tu es simple, Sancho ! répondit don Quichotte ; fais donc attention que ce grand chevalier de la Croix-Vermeille, Dieu l’a donné pour patron à l’Espagne, principalement dans les sanglantes rencontres qu’ont eues les Espagnols avec les Mores. Aussi l’invoquent-ils comme leur défenseur dans toutes les batailles qu’ils livrent, et bien des fois on l’a vu visiblement attaquer, enfoncer et détruire des escadrons sarrasins. C’est une vérité que je pourrais justifier par une foule d’exemples tirés des histoires espagnoles les plus véridiques. »

 

Changeant alors d’entretien, Sancho dit à son maître :

 

« Je suis émerveillé, seigneur, de l’effronterie de cette Altisidore, la demoiselle de la duchesse. Elle doit être bravement blessée par ce petit drôle qu’on appelle Amour. C’est, dit-on, un chasseur aveugle qui, tout myope qu’il est, ou plutôt sans yeux, s’il prend un cœur pour but, il l’atteint si petit qu’il soit, et le perce de part en part avec ses flèches. J’ai bien ouï dire que, contre la pudeur et la sagesse des filles, les flèches de l’Amour s’émoussent et se brisent ; mais il paraît que, dans cette Altisidore, elles s’aiguisent plutôt que de s’émousser.

 

– Remarque donc, Sancho, répondit don Quichotte, que l’Amour ne garde ni respect ni ombre de raison dans ses desseins. Il a le même caractère que la mort, qui attaque aussi bien les hautes tours des palais des rois que les humbles cabanes des bergers ; et quand il prend entière possession d’une âme, la première chose qu’il fait, c’est de lui ôter la crainte et la honte. Aussi est-ce sans pudeur qu’Altisidore a déclaré ses désirs, qui ont engendré dans mon cœur moins de pitié que de confusion.

 

– Notable cruauté ! s’écria Sancho ; ingratitude inouïe ! Pour moi, je puis dire que je me serais rendu et laissé prendre au plus petit propos d’amour qu’elle m’eût tenu. Mort de ma vie ! quel cœur de marbre ! quelles entrailles de bronze ! quelle âme de mortier ! Mais je ne puis m’imaginer ce qu’a vu cette donzelle en votre personne pour s’éprendre et s’enflammer ainsi. Quelle parure, quelle prestance, quelle grâce, quel trait du visage a-t-elle admirés ? Comment chacune de ces choses en particulier, ou toutes ensemble, ont-elles pu l’amouracher de la sorte ? En vérité, en vérité, je m’arrête bien souvent pour examiner Votre Grâce depuis la pointe du pied jusqu’au dernier cheveu de la tête, et je vois des choses plus faites pour épouvanter les gens que pour les rendre amoureux. Comme j’ai ouï dire également que la beauté est la première et la principale qualité pour éveiller l’amour. Votre Grâce n’en ayant pas du tout, je ne sais trop de quoi s’est amourachée la pauvre fille.

 

– Fais attention, Sancho, répondit don Quichotte, qu’il y a deux espèces de beauté, l’une de l’âme, l’autre du corps. Celle de l’âme brille et se montre dans l’esprit, dans la bienséance, dans la libéralité, dans la courtoisie, et toutes ces qualités peuvent trouver place chez un homme laid. Quand on vise à cette beauté, et non à celle du corps, l’amour n’en est que plus ardent et plus durable. Je vois bien, Sancho, que je ne suis pas beau, mais je reconnais aussi que je ne suis pas difforme, et il suffit à un homme de bien, pourvu qu’il ait les qualités de l’âme que j’ai dites, de n’être pas un monstre, pour être aimé tendrement. »

 

Tout en causant ainsi, ils étaient entrés dans une forêt qui se trouvait à côté de la route, et soudain, sans y penser, don Quichotte se trouva pris dans des filets de soie verte qui étaient étendus d’un arbre à l’autre. Ne concevant pas ce que ce pouvait être, il dit à Sancho :

 

« Il me semble, Sancho, que la rencontre de ces filets doit être une des plus étranges aventures qui se puissent imaginer. Qu’on me pende, si les enchanteurs qui me persécutent ne veulent m’y retenir pour suspendre mon voyage, comme en punition de la rigueur dont j’ai payé la belle Altisidore. Eh bien ! moi, je leur fais savoir que si ces filets, au lieu d’être faits de soie verte, étaient durs comme le diamant, ou plus forts que ceux dans lesquels le jaloux dieu des forgerons enferma Vénus et Mars, je les romprais, cependant, comme s’ils étaient de joncs marins ou d’effilures de coton. »

 

Cela dit, il voulait passer outre et briser toutes les mailles, quand, tout à coup s’offrirent à sa vue, sortant d’une touffe d’arbres, deux belles bergères, ou du moins deux femmes vêtues en bergères, si ce n’est que les corsets de peau étaient de fin brocart, et les jupons de riche taffetas d’or. Elles avaient les cheveux tombant en boucles sur les épaules, et si blonds qu’ils pouvaient le disputer à ceux même du soleil. Leurs têtes étaient couronnées de guirlandes où s’entrelaçaient le vert laurier et la rouge amarante. Leur âge, en apparence, passait quinze ans, sans atteindre dix-huit. Cette apparition étonna Sancho, confondit don Quichotte, fit arrêter le soleil dans sa carrière, et les retint tous quatre dans un merveilleux silence. Enfin la première personne qui le rompit fut une des deux bergères.

 

« Retenez la bride, seigneur cavalier, dit-elle à don Quichotte, et ne brisez point ces filets, qui n’ont pas été tendus pour votre dommage, mais pour notre divertissement. Et comme je sais que vous allez nous demander pourquoi ils ont été tendus, et qui nous sommes, je veux vous le dire en peu de mots. Dans un village, à deux lieues d’ici, où demeurent plusieurs gens de qualité et plusieurs riches hidalgos, divers amis et parents se sont concertés avec leurs femmes, leurs fils et leurs filles, leurs amis et leurs parents, pour venir se réjouir en cet endroit, qui est un des plus agréables sites de tous les environs. Nous formons à nous tous une nouvelle Arcadie pastorale ; les filles sont habillées en bergères, et les garçons en bergers. Nous avons appris par cœur deux églogues, l’une du fameux Garcilaso de la Vega, l’autre de l’excellent Camoëns, dans sa propre langue portugaise. Nous ne les avons point encore représentées, car c’est hier seulement que nous sommes arrivés ici. Nous avons planté quelques tentes parmi ce feuillage et sur le bord d’un ruisseau abondant qui fertilise toutes ces prairies. La nuit dernière, nous avons tendu ces filets à ces arbres, pour tromper les oiseaux qui, chassés par notre bruit, viendraient s’y jeter sans méfiance. S’il vous plaît, seigneur, de devenir notre hôte, vous serez accueilli avec courtoisie et libéralité, car en cet endroit nous ne laissons nulle place au chagrin et à la tristesse. »

 

La bergère se tut, et don Quichotte répondit :

 

« Assurément, belle et noble dame, Actéon ne dut pas être plus surpris, plus émerveillé, quand il surprit Diane au bain, que je ne le suis à la vue de votre beauté. Je loue l’objet de vos divertissements, et vous sais gré de vos offres obligeantes. Si, à mon tour, je puis vous servir, vous pouvez commander, sûres d’être obéies ; car ma profession n’est autre que de me montrer reconnaissant et bienfaisant envers toute espèce de gens, mais surtout envers les gens de qualité, comme témoignent l’être vos personnes. Si ces filets, qui ne doivent occuper qu’un petit espace, occupaient toute la surface de la terre, j’irais chercher de nouveaux mondes pour passer sans les rompre ; et, pour que vous donniez quelque crédit à cette hyperbole, sachez que celui qui vous fait une telle promesse n’est rien moins que don Quichotte de la Manche, si toutefois ce nom est arrivé jusqu’à vos oreilles.

 

– Ah ! chère amie de mon âme ! s’écria sur-le-champ l’autre bergère, quel bonheur nous est venu ! Vois-tu ce seigneur qui nous parle ? Eh bien ! je te fais savoir que c’est le plus vaillant chevalier, le plus amoureux et le plus courtois qu’il y ait au monde ; à moins qu’une histoire de ses prouesses qui circule imprimée, et que j’ai lue, ne mente et ne nous trompe. Je gagerais que ce brave homme qu’il mène avec lui est un certain Sancho Panza, son écuyer, dont rien n’égale la grâce et les saillies.

 

– C’est la vérité, dit Sancho ; je suis ce plaisant et cet écuyer que vous dites, et ce seigneur est mon maître, le même don Quichotte de la Manche, imprimé et raconté en histoire.

 

– Ah ! chère amie, s’écria l’autre, supplions-le de rester ; nos parents et nos frères en auront une joie infinie. J’ai ouï parler aussi de sa valeur et de ses mérites de la façon dont tu viens d’en parler. On dit surtout qu’il est le plus constant et le plus loyal amoureux que l’on connaisse, et que sa dame est une certaine Dulcinée du Toboso, à qui toute l’Espagne décerne la palme de la beauté.

 

– C’est avec raison qu’on la lui donne, reprit don Quichotte, si toutefois votre beauté sans pareille ne met la chose en question. Mais ne perdez point votre temps, mesdames, à vouloir me retenir, car les devoirs impérieux de ma profession ne me laissent reposer nulle part. »

 

Sur ces entrefaites, arriva près des quatre causeurs un frère de l’une des deux bergères, vêtu avec une élégance et une richesse qui répondaient à leur accoutrement. Elles lui contèrent que celui qui parlait avec elles était le valeureux don Quichotte de la Manche, et l’autre son écuyer Sancho, que le jeune homme connaissait déjà pour avoir lu leur histoire. Aussitôt le galant berger fit au chevalier ses offres de service, et le pria si instamment de l’accompagner à leurs tentes, que don Quichotte fut contraint de céder ; il le suivit. En ce moment se faisait la chasse aux huées, et les filets s’emplirent d’une multitude d’oiseaux, qui, trompés par la couleur des mailles, se jetaient dans le péril qu’ils fuyaient à tire-d’aile. Plus de trente personnes se réunirent en cet endroit, toutes galamment habillées en bergers et en bergères. Elles furent aussitôt informées que c’étaient là don Quichotte et son écuyer, ce qui les ravit de joie, parce qu’elles les connaissaient déjà par leur histoire.

 

On regagna les tentes, où l’on trouva les tables dressées, riches, propres et abondamment servies. On fit à don Quichotte l’honneur du haut bout. Tous le regardaient et s’étonnaient de le voir. Finalement, quand on leva la nappe, don Quichotte prit la parole et dit :

 

« Parmi les plus grands péchés que les hommes commettent, bien que certaines personnes disent que c’est l’orgueil qui a la première place, moi je dis que c’est l’ingratitude, m’en rapportant à ce qu’on a coutume de dire, que l’enfer est peuplé d’ingrats. Ce péché, j’ai tâché de le fuir, autant qu’il m’a été possible, depuis l’instant où j’eus l’usage de la raison. Si je ne peux payer les bonnes œuvres qui me sont faites par d’autres bonnes œuvres, je mets à la place le désir de les rendre ; et, si cela ne suffit point, je les publie ; car celui qui raconte et publie les bienfaits qu’il reçoit, les reconnaîtra, s’il le peut, par d’autres bienfaits. Effectivement, la plupart de ceux qui reçoivent sont inférieurs à ceux qui donnent. Ainsi est Dieu par-dessus tout le monde, parce qu’il est le bienfaiteur de tous, et les présents de l’homme ne peuvent répondre avec égalité à ceux de Dieu, à cause de l’infinie distance qui les sépare. Mais, à cette impuissance, à cette misère, supplée en quelque sorte la reconnaissance. Moi donc, reconnaissant de la grâce qui m’est faite ici, mais ne pouvant y répondre à la même mesure, et me renfermant dans les étroites limites de mon pouvoir, j’offre ce que je puis et ce qui vient de mon cru. Je dis donc que, pendant deux jours naturels, je soutiendrai, au milieu de cette grande route qui conduit à Saragosse, que ces dames, déguisées en bergères, sont les plus belles et les plus courtoises qu’il y ait au monde, à l’exception cependant de la sans pareille Dulcinée du Toboso, unique maîtresse de mes pensées, soit dit sans offenser aucun de ceux ou de celles qui m’écoutent. »

 

Quand Sancho entendit cela, lui qui avait écouté avec grande attention, il ne put se tenir et s’écria :

 

« Est-il possible qu’il y ait au monde des gens assez osés pour oser dire et jurer que ce mien maître-là est fou ! Dites un peu, messieurs les bergers, y a-t-il curé de village, si savant et si beau parleur qu’il soit, qui puisse dire ce que mon maître a dit ? Y a-t-il chevalier errant, quelque réputation de vaillance qu’il ait, qui puisse offrir ce qu’offre mon maître ? »

 

Don Quichotte se tourna brusquement vers Sancho, et lui dit, le visage enflammé de colère :

 

« Est-il possible, ô Sancho ! qu’il y ait dans tout l’univers une seule personne qui dise que tu n’es pas un sot doublé de même, avec je ne sais quelles bordures de malice et de coquinerie ? Pourquoi te mêles-tu de mes affaires, et qui te charge de vérifier si je suis sensé ou imbécile ? Tais-toi, sans répliquer un mot, et va seller Rossinante, s’il est dessellé ; puis allons mettre mon offre à exécution ; car, avec la raison que j’ai de mon côté, tu peux bien tenir pour vaincus tous ceux qui s’aviseraient de me contredire. »

 

Cela dit, il se leva de son siège, avec des gestes d’indignation, et laissa tous les spectateurs dans l’étonnement, les faisant douter s’il fallait le prendre pour sage ou pour fou.

 

Finalement, ce fut en vain qu’ils essayèrent de le détourner de son entreprise chevaleresque, en lui disant qu’ils tenaient pour dûment reconnus ses sentiments de gratitude, et qu’il n’était nul besoin de nouvelles démonstrations pour faire également connaître sa valeur, puisque celles que rapportait son histoire étaient bien suffisantes. Don Quichotte n’en persista pas moins dans sa résolution. Il monta sur Rossinante, prit sa lance, embrassa son écu, et fut se placer au beau milieu d’un grand chemin qui passait près de la verte prairie. Sancho le suivit sur son âne, ainsi que tous les gens de la compagnie pastorale, désireux de voir où aboutirait son offre arrogante et singulière.

 

Campé, comme on l’a dit, au milieu du chemin, don Quichotte fit retentir l’air de ces paroles :

 

« Ô vous, passagers et voyageurs, chevaliers, écuyers, gens à pied et à cheval, qui passez ou devez passer sur ce chemin pendant les deux jours qui vont suivre, sachez que don Quichotte de la Manche, chevalier errant, s’est ici posté pour soutenir que toutes les beautés et les courtoisies de la terre sont surpassées par celles que possèdent les nymphes habitantes de ces prés et de ces bois, laissant toutefois à part la reine de mon âme, Dulcinée du Toboso ; ainsi donc, que celui qui serait d’un avis contraire se présente ; je l’attends ici. »

 

Par deux fois il répéta mot à mot cette apostrophe, et par deux fois elle ne fut entendue d’aucun chevalier errant. Mais le sort, qui menait ses affaires de mieux en mieux, voulut que, peu de temps après, on découvrît sur le chemin une multitude d’hommes à cheval, portant pour la plupart des lances à la main, qui s’avançaient tous pressés, mêlés, et en grande hâte. Dès que ceux qui accompagnaient don Quichotte les eurent aperçus, ils tournèrent les talons, et s’écartèrent bien loin de la grand’route, parce qu’ils virent bien qu’en attendant cette rencontre ils pouvaient s’exposer à quelque danger. Don Quichotte seul, d’un cœur intrépide, resta ferme sur la place, et Sancho Panza se fit un bouclier des reins de Rossinante. Cependant la troupe confuse des lanciers s’approchait, et l’un d’eux, qui marchait en avant, se mit à crier de toute sa force à don Quichotte :

 

« Gare, homme du diable, gare du chemin ; ces taureaux vont te mettre en pièces.

 

– Allons donc, canaille, répondit don Quichotte, il n’y a pas pour moi de taureaux qui vaillent, fussent-ils les plus terribles de ceux que le Jarama nourrit sur ses rives. Confessez, malandrins, confessez en masse et en bloc la vérité de ce que j’ai publié tout à l’heure ; sinon, je vous livre bataille. »

 

Le vacher n’eut pas le temps de lui répondre, ni don Quichotte celui de se détourner, quand même il l’eût voulu ; ainsi, le troupeau des taureaux de combat, avec les bœufs paisibles qui servent à les conduire[290], et la multitude de vachers et de gens de toute sorte qui les menaient à une ville où devait se faire une course le lendemain, tout cela passa par-dessus don Quichotte, et par-dessus Sancho, Rossinante et le grison, les roulant à terre et les foulant aux pieds. De l’aventure, Sancho resta moulu, don Quichotte épouvanté, le grison meurtri de coups, et Rossinante fort peu catholique. Pourtant ils se relevèrent tous à la fin, et don Quichotte, bronchant par-ci, tombant par-là, se mit aussitôt à courir après l’armée de bêtes à cornes, criant de toute sa voix :

 

« Arrêtez, arrêtez, canaille de malandrins, un seul chevalier vous attend, lequel n’est ni de l’humeur ni de l’avis de ceux qui disent : À l’ennemi qui fuit, faire un pont d’argent. »

 

Mais les fuyards, pressés, ne ralentirent pas leur course pour cela, et ne firent pas plus de cas de ses menaces que des nuages d’autan. La fatigue arrêta don Quichotte, qui, plus enflammé de courroux que rassasié de vengeance, s’assit sur le bord du chemin, attendant que Sancho, Rossinante et le grison revinssent auprès de lui. Ils arrivèrent enfin ; maître et valet reprirent leurs montures, et, sans retourner prendre congé de la feinte Arcadie, avec plus de honte que de joie, ils continuèrent leur chemin.

 

Chapitre LIX

 

Où l’on raconte l’événement extraordinaire, capable d’être pris pour une aventure, qui arriva à don Quichotte

 

 

Don Quichotte et Sancho trouvèrent un remède à la poussière et à la lassitude, qui leur étaient restées de l’incivilité des taureaux, dans une claire et limpide fontaine qui coulait au milieu d’une épaisse touffe d’arbres. Laissant paître librement, sans harnais et sans bride, Rossinante et le grison, les deux aventuriers, maître et valet, s’assirent au bord de l’eau. Don Quichotte se rinça la bouche, se lava la figure, et rendit, par cette ablution, quelque énergie à ses esprits abattus. Sancho recourut au garde-manger de son bissac, et en tira ce qu’il avait coutume d’appeler sa victuaille[291]. Don Quichotte ne mangeait point, par pure tristesse, et Sancho n’osait pas toucher aux mets qu’il avait devant lui, par pure civilité ; il attendait que son seigneur en essayât. Mais voyant qu’enseveli dans ses rêveries celui-ci ne se rappelait pas de porter le pain à la bouche, sans ouvrir la sienne pour parler, et foulant aux pieds toute bienséance, il se mit à encoffrer dans son estomac le pain et le fromage qui lui tombaient sous la main.

 

« Mange, ami Sancho, lui dit don Quichotte, alimente ta vie, cela t’importe plus qu’à moi, et laisse-moi mourir sous le poids de mes pensées et les coups de mes disgrâces. Je suis né, Sancho, pour vivre en mourant, et toi, pour mourir en mangeant. Afin que tu voies combien j’ai raison de parler ainsi, considère-moi, je te prie, imprimé dans des livres d’histoire, fameux dans les armes, affable et poli dans mes actions, respecté par de grands seigneurs, sollicité par de jeunes filles, et, quand, à la fin, j’attendais les palmes et les couronnes justement méritées par mes valeureux exploits, je me suis vu ce matin foulé, roulé et moulu sous les pieds d’animaux immondes. Cette réflexion m’émousse les dents, m’engourdit les mains, et m’ôte si complètement l’envie de manger, que je pense me laisser mourir de faim, mort la plus cruelle de toutes les morts.

 

– De cette manière, répondit Sancho, sans cesser de mâcher en toute hâte, Votre Grâce n’est pas de l’avis du proverbe qui dit : « Meure la poule, pourvu qu’elle meure saoûle. » Quant à moi, du moins, je ne pense pas me tuer moi-même. Je pense, au contraire, faire comme le savetier, qui tire le cuir avec les dents jusqu’à ce qu’il le fasse arriver où il veut. Moi je tirerai ma vie en mangeant, jusqu’à ce qu’elle arrive à la fin que lui a fixée le ciel. Sachez, seigneur, qu’il n’y a pas de plus grande folie que celle de vouloir se désespérer comme le fait Votre Grâce. Croyez-moi : après que vous aurez bien mangé, étendez-vous pour dormir un peu sur les verts tapis de cette prairie, et vous verrez, en vous réveillant, comme vous serez soulagé. »

 

Don Quichotte suivit ce conseil, trouvant que les propos de Sancho étaient plus d’un philosophe que d’un imbécile.

 

« Si tu voulais, ô Sancho, faire pour moi ce que je vais te dire, mon soulagement serait plus certain, et mes peines moins vives ; ce serait, pendant que je dormirai, pour te complaire, de t’écarter un peu d’ici, et avec les rênes de Rossinante, mettant ta peau à l’air, de t’administrer trois ou quatre cents coups de fouet, à compte et à valoir sur les trois mille et tant que tu dois te donner pour le désenchantement de cette pauvre Dulcinée ; car, en vérité, c’est une honte que cette pauvre dame reste enchantée par ta négligence et ta tiédeur.

 

– À cela il y a bien à dire, répondit Sancho. Dormons tous deux à cette heure, et Dieu dit ensuite ce qui sera. Sachez, seigneur, que se fouetter ainsi de sang-froid, c’est une rude chose, surtout quand les coups doivent tomber sur un corps mal nourri et plus mal repu. Que madame Dulcinée prenne patience ; un beau jour, quand elle y pensera le moins, elle me verra percé de coups comme un crible, et jusqu’à la mort tout est vie ; je veux dire que j’ai la mienne encore, aussi bien que l’envie d’accomplir ce que j’ai promis. »

 

Après l’avoir remercié de sa bonne intention, don Quichotte mangea un peu, et Sancho beaucoup ; puis tous deux se couchèrent et s’endormirent, laissant les deux perpétuels amis et camarades, Rossinante et le grison, paître à leur fantaisie l’herbe abondante dont ces prés étaient pleins. Les dormeurs s’éveillèrent un peu tard. Ils remontèrent à cheval, et continuèrent leur route, en se donnant hâte pour arriver à une hôtellerie qu’on apercevait à une lieue plus loin. Je dis une hôtellerie, car ce fut ainsi que don Quichotte l’appela, contre l’usage qu’il avait d’appeler toutes les hôtelleries châteaux. Ils y arrivèrent enfin et demandèrent à l’hôtelier s’il y avait un gîte pour eux. On leur répondit que oui, avec toute la commodité et toutes les aisances qu’ils pourraient trouver à Saragosse. Tous deux mirent pied à terre, et Sancho porta ses bagages dans une chambre dont l’hôte lui donna la clef. Il conduisit les bêtes à l’écurie, leur jeta la ration dans la mangeoire, et, rendant grâce au ciel de ce que son maître n’avait pas pris cette hôtellerie pour un château, il revint voir ce que lui commanderait don Quichotte, qui s’était assis sur un banc.

 

L’heure du souper venue, ils se retirèrent dans leur chambre, et Sancho demanda à l’hôte ce qu’il avait à leur donner.

 

« Vous serez servis à bouche que veux-tu, répondit l’hôte. Ainsi, demandez ce qui vous fera plaisir ; car, en fait d’oiseaux de l’air, d’animaux de la terre, et de poissons de la mer, cette hôtellerie est abondamment pourvue.

 

– Il ne faut pas tant de choses, répliqua Sancho ; avec une paire de poulets rôtis nous aurons assez, car mon seigneur est délicat et mange peu, et moi je ne suis pas glouton à l’excès. »

 

L’hôte répondit qu’il n’avait pas de poulets, parce que les milans dévastaient le pays.

 

« Eh bien ! reprit Sancho, que le seigneur hôte fasse rôtir une poule qui soit un peu tendre.

 

– Une poule, sainte Vierge ! s’écria l’hôte ; en vérité, en vérité, j’en ai envoyé vendre hier plus de cinquante à la ville ; mais à l’exception d’une poule, Votre Grâce peut demander ce qui lui plaira.

 

– De cette manière, reprit Sancho, le veau ne manquera pas, ni le chevreau non plus.

 

– Pour le présent, répondit l’hôte, il n’y en a pas à la maison, parce que la provision est épuisée ; mais, la semaine qui vient, il y en aura de reste.

 

– Nous voilà bien lotis, repartit Sancho ; je parie que tous ces objets manquants vont se résumer en une grande abondance de lard et d’œufs.

 

– Pardieu ! répondit l’hôtelier, mon hôte a vraiment une gentille mémoire ! je viens de lui dire que je n’ai ni poules ni poulets, et il veut maintenant que j’aie des œufs ! Qu’il imagine, s’il lui plaît, d’autres délicatesses, et qu’il cesse de demander des poules.

 

– Allons au fait, par le nom du Christ ! s’écria Sancho ; dites-moi finalement ce que vous avez, et trêve de balivernes.

 

– Seigneur hôte, reprit l’hôtelier, ce que j’ai véritablement, ce sont deux pieds de bœuf qui ressemblent à des pieds de veau, ou deux pieds de veau qui ressemblent à des pieds de bœuf. Ils sont cuits avec leur assaisonnement de pois, d’oignons et de lard, et disent, à l’heure qu’il est, en bouillant sur le feu : Mange-moi, mange-moi.

 

– D’ici je les marque pour miens, s’écria Sancho, et que personne n’y touche ; je les payerai mieux qu’un autre, car je ne pouvais rien rencontrer qui fût plus de mon goût ; et peu m’importe qu’ils soient de bœuf ou de veau, pourvu que ce soient des pieds.

 

– Personne n’y touchera, répondit l’hôtelier ; car d’autres hôtes, que j’ai à la maison, sont assez gens de qualité pour mener avec eux cuisinier, officier et provisions de bouche.

 

– Quant à la qualité, dit Sancho, personne n’en revend à mon maître ; mais l’emploi qu’il exerce ne permet ni garde-manger ni panier à bouteilles. Nous nous étendons par là, au milieu d’un pré, et nous mangeons à notre soûl des glands et des nèfles. »

 

Tel fut l’entretien qu’eut Sancho avec l’hôtelier, et qu’il cessa là, sans vouloir lui répondre, car l’autre avait déjà demandé quel était l’emploi ou la profession de son maître. L’heure du souper vint ; don Quichotte regagna sa chambre ; l’hôte apporta la fricassée comme elle se trouvait, et le chevalier se mit à table.

 

Bientôt après, dans la chambre voisine de la sienne, et qui n’en était séparée que par une mince cloison, don Quichotte entendit quelqu’un qui disait :

 

« Par la vie de Votre Grâce, seigneur don Géronimo, en attendant qu’on apporte le souper, lisons un autre chapitre de la seconde partie de don Quichotte de la Manche. »

 

À peine don Quichotte eut-il entendu son nom, qu’il se leva tout debout, dressa l’oreille, et prêta toute son attention à ce qu’on disait de lui. Il entendit ce don Géronimo répondre :

 

« Pourquoi voulez-vous, seigneur don Juan, que nous lisions ces sottises ? Quiconque a lu la première partie de don Quichotte de la Manche ne peut trouver aucun plaisir à lire cette seconde partie.

 

– Toutefois, reprit don Juan, nous ferons bien de la lire ; car enfin, il n’y a pas de livres si mauvais qu’on y trouve quelque chose de bon. Ce qui me déplaît le plus dans celui-ci, c’est qu’on y peint don Quichotte guéri de son amour pour Dulcinée du Toboso.[292] »

 

Quand don Quichotte entendit cela, plein de dépit et de colère, il éleva la voix et s’écria :

 

« À quiconque dira que don Quichotte de la Manche a oublié ou peut oublier Dulcinée du Toboso, je lui ferai connaître, à armes égales, qu’il est bien loin de la vérité ; car ni Dulcinée du Toboso ne peut être oubliée, ni l’oubli se loger en don Quichotte. Sa devise est la constance, et ses vœux de rester fidèle, sans se faire aucune violence, par choix et par plaisir.

 

– Qui nous répond ? demanda-t-on de l’autre chambre.

 

– Qui pourrait-ce être, répliqua Sancho, sinon don Quichotte de la Manche lui-même, qui soutiendra tout ce qu’il a dit, et même tout ce qu’il dira ? car le bon payeur ne regrette pas ses gages. »

 

À peine Sancho avait-il achevé, que deux gentilshommes (du moins en avaient-ils l’apparence) ouvrirent la porte de la chambre, et l’un d’eux, jetant les bras au cou de don Quichotte, lui dit avec effusion :

 

« Ce n’est ni votre aspect qui peut démentir votre nom, ni votre nom qui peut démentir votre aspect. Vous, seigneur, vous êtes sans aucun doute le véritable don Quichotte de la Manche, étoile polaire de la chevalerie errante, en dépit de celui qui a voulu usurper votre nom et anéantir vos prouesses, comme l’a fait l’auteur de ce livre que je remets entre vos mains. »

 

Il lui présenta en même temps un livre que tenait son compagnon. Don Quichotte le prit, et se mit à le feuilleter sans répondre un mot ; puis, quelques moments après, il le lui rendit en disant :

 

« Dans le peu que j’ai vu, j’ai trouvé chez cet auteur trois choses dignes de blâme. La première, quelques paroles que j’ai lues dans le prologue[293] ; la seconde, que le langage est aragonais, car l’auteur supprime quelquefois les articles ; enfin la troisième, qui le confirme surtout pour un ignorant, c’est qu’il se trompe et s’éloigne de la vérité dans la partie principale de l’histoire. Il dit en effet que la femme de Sancho Panza, mon écuyer, s’appelle Marie Gutierrez[294], tandis qu’elle s’appelle Thérèse Panza ; et celui qui se trompe en un point capital doit faire craindre qu’il ne se trompe en tout le reste de l’histoire.

 

– Voilà, pardieu, une jolie chose pour un historien, s’écria Sancho, et il doit bien être au courant de nos affaires, puisqu’il appelle Thérèse Panza, ma femme, Marie Gutierrez ! Reprenez le livre, seigneur, et voyez un peu si je figure par là, et si on estropie mon nom.

 

– À ce que vous venez de dire, mon ami, reprit don Géronimo, vous devez être Sancho Panza, l’écuyer du seigneur don Quichotte ?

 

– Oui, je le suis, répondit Sancho, et je m’en flatte.

 

– Eh bien ! par ma foi, continua le gentilhomme, cet auteur moderne ne vous traite pas avec la décence qui se voit en votre personne. Il vous peint glouton et niais, et pas le moins du monde amusant, bien différent enfin de l’autre Sancho qu’on trouve dans la première partie de l’histoire de votre maître.

 

– Dieu lui pardonne, répondit Sancho ; il aurait mieux fait de me laisser dans mon coin, sans se souvenir de moi ; car pour mener la danse il faut savoir jouer du violon, et ce n’est qu’à Rome que saint Pierre est bien. »

 

Les deux gentilshommes invitèrent don Quichotte à passer dans leur chambre pour souper avec eux, sachant bien, dirent-ils, qu’il n’y avait rien, dans cette hôtellerie, de convenable pour sa personne. Don Quichotte, qui fut toujours affable et poli, se rendit à leurs instances et soupa avec eux. Sancho resta maître de la marmite en toute propriété ; il prit le haut bout de la table, et l’hôtelier s’assit auprès de lui, car il n’était pas moins que Sancho amoureux de ses pieds de bœuf.

 

Pendant le souper, don Juan demanda à don Quichotte quelles nouvelles il avait de madame Dulcinée du Toboso ; si elle s’était mariée, si elle était accouchée ou enceinte, ou bien si, gardant ses vœux de chasteté, elle se souvenait des amoureuses pensées du seigneur don Quichotte.

 

« Dulcinée, répondit don Quichotte, est encore pure et sans tache, et mon cœur plus constant que jamais ; notre correspondance, nulle comme d’habitude ; sa beauté, changée en la laideur d’une vile paysanne. »

 

Puis il leur conta de point en point l’enchantement de Dulcinée, ses aventures dans la caverne de Montésinos, et la recette que lui avait donnée le sage Merlin pour désenchanter sa dame, laquelle n’était autre que la flagellation de Sancho. Ce fut avec un plaisir extrême que les gentilshommes entendirent conter, de la bouche même de don Quichotte, les étranges événements de son histoire. Ils restèrent aussi étonnés de ses extravagances que de la manière élégante avec laquelle il les racontait. Tantôt ils le tenaient pour spirituel et sensé, tantôt ils le voyaient glisser et tomber dans le radotage, et ne savaient enfin quelle place lui donner entre la sagesse et la folie. Sancho acheva de souper, et, laissant l’hôtelier battre les murailles, il passa dans la chambre de son maître, où il dit en entrant :

 

« Qu’on me pende, seigneurs, si l’auteur de ce livre qu’ont Vos Grâces a envie que nous restions longtemps cousins. Je voudrais, du moins, puisqu’il m’appelle glouton, à ce que vous dites, qu’il se dispensât de m’appeler ivrogne.

 

– C’est précisément le nom qu’il vous donne, répondit don Géronimo. Je ne me rappelle pas bien de quelle façon, mais je sais que les propos qu’il vous prête sont malséants et en outre menteurs, à ce que je lis dans la physionomie du bon Sancho que voilà.

 

– Vos Grâces peuvent m’en croire, reprit Sancho ; le Sancho et le don Quichotte de cette histoire sont d’autres que ceux qui figurent dans celle qu’a composée Cid Hamet Ben-Engéli ; ceux-là sont nous-mêmes ; mon maître, vaillant, discret et amoureux ; moi, simple, plaisant, et pas plus glouton qu’ivrogne.

 

– C’est aussi ce que je crois, reprit don Juan ; et, si cela était possible, il faudrait ordonner que personne n’eût l’audace d’écrire sur les aventures du grand don Quichotte, si ce n’est Cid Hamet, son premier auteur, de la même façon qu’Alexandre ordonna que personne n’eût l’audace de faire son portrait, si ce n’est Apelle.

 

– Mon portrait, le fasse qui voudra, dit don Quichotte ; mais qu’on ne me maltraite pas, car la patience finit par tomber quand on la charge d’injures.

 

– Quelle injure peut-on faire au seigneur don Quichotte, répondit don Juan, dont il ne puisse aisément se venger, à moins qu’il ne la pare avec le bouclier de sa patience, qui est large et fort, à ce que j’imagine ? »

 

Ce fut dans ces entretiens et d’autres semblables que se passa une grande partie de la nuit ; et, bien que don Juan et son ami pressassent don Quichotte de lire un peu plus du livre pour voir quelle gamme il chantait, on ne put l’y décider. Il répondit qu’il tenait le livre pour lu tout entier, qu’il le maintenait pour impertinent d’un bout à l’autre, et qu’il ne voulait pas, si jamais son auteur venait à savoir qu’on le lui eût mis entre les mains, lui donner la joie de croire qu’il en avait fait lecture. « D’ailleurs, ajouta-t-il, la pensée même doit se détourner des choses obscènes et ridicules, à plus forte raison les yeux.[295] » On lui demanda où il avait résolu de diriger sa route. Il répondit qu’il allait à Saragosse, pour se trouver aux fêtes appelées joutes du harnais, qu’on célèbre chaque année dans cette ville. Don Juan lui dit alors que cette nouvelle histoire racontait comment don Quichotte, ou quel que fût celui qu’elle appelait ainsi, avait assisté, dans la même ville, à une course de bague, dépourvue d’invention, pauvre de style, misérable en descriptions de livrées ; mais, en revanche, riche en niaiseries.[296]

 

« En ce cas-là, répliqua don Quichotte, je ne mettrai point les pieds à Saragosse, et je publierai ainsi, à la face du monde, le mensonge de ce moderne historien, et les gens pourront se convaincre que je ne suis pas le don Quichotte dont il parle.

 

– Ce sera fort bien fait, reprit don Géronimo ; et d’ailleurs il y a d’autres joutes à Barcelone, où le seigneur don Quichotte pourra montrer son adresse et sa valeur.

 

– Voilà ce que je pense faire, répliqua don Quichotte ; mais que Vos Grâces veuillent bien me permettre, car il en est l’heure, d’aller me mettre au lit, et qu’elles me comptent désormais au nombre de leurs meilleurs amis et serviteurs.

 

– Moi aussi, ajouta Sancho, peut-être leur serai-je bon à quelque chose. »

 

Sur cela, prenant congé de leurs voisins, don Quichotte et Sancho regagnèrent leur chambre, et laissèrent don Juan et don Géronimo tout surpris du mélange qu’avait fait le chevalier de la discrétion et de la folie. Du reste ils crurent fermement que c’étaient bien les véritables don Quichotte et Sancho, et non ceux qu’avait dépeints leur historien aragonais.

 

Don Quichotte se leva de grand matin, et, frappant à la cloison de l’autre chambre, il dit à ses hôtes un dernier adieu. Sancho paya magnifiquement l’hôtelier, mais lui conseilla de vanter un peu moins l’abondance de son hôtellerie, ou de la tenir désormais mieux approvisionnée.

 

Chapitre LX

 

De ce qui arriva à don Quichotte allant à Barcelone

 

 

La matinée était fraîche et promettait une égale fraîcheur pour le jour, quand don Quichotte quitta l’hôtellerie, après s’être bien informé, d’abord du chemin qui conduisait directement à Barcelone, sans toucher à Saragosse, tant il avait envie de faire mentir ce nouvel historien qui, disait-on, le traitait si outrageusement. Or, il advint qu’en six jours entiers il ne lui arriva rien qui mérite d’être couché par écrit. Au bout de ces six jours, s’étant écarté du grand chemin, la nuit le surprit dans un épais bosquet de chênes ou de lièges ; car, sur ce point, Cid Hamet ne garde pas la ponctualité qu’il met en toute chose. Maître et valet descendirent de leurs bêtes ; et Sancho, qui avait fait ce jour-là ses quatre repas, s’étant arrangé contre le tronc d’un arbre, entra d’emblée par la porte du sommeil. Mais don Quichotte, que ses pensées, plus encore que la faim, tenaient éveillé, ne pouvait fermer les yeux. Au contraire, son imagination le promenait en mille endroits différents. Tantôt il croyait se retrouver dans la caverne de Montésinos ; tantôt il voyait sauter et cabrioler sur sa bourrique Dulcinée transformée en paysanne ; tantôt il entendait résonner à ses oreilles les paroles du sage Merlin, qui lui rappelaient les conditions qu’il fallait accomplir et les diligences qu’il fallait faire pour le désenchantement de Dulcinée. Il se désespérait en voyant la tiédeur et le peu de charité de son écuyer Sancho, lequel, à ce qu’il croyait, ne s’était encore donné que cinq coups de fouet, nombre bien faible et bien chétif en comparaison de la multitude infinie qu’il lui restait à se donner. Ces réflexions lui causèrent tant de peine et de dépit, qu’il fit en lui-même ce discours :

 

« Si le grand Alexandre défit le nœud gordien en disant : Autant vaut couper que détacher, et s’il n’en devint pas moins seigneur universel de toute l’Asie, il n’en arriverait ni plus ni moins à présent, pour le désenchantement de Dulcinée, si je fouettais moi-même Sancho malgré lui. En effet, puisque le remède consiste en ce que Sancho reçoive trois mille et tant de coups de fouet, qu’importe s’il se les donne lui-même ou qu’un autre les lui donne ? toute la question est qu’il les reçoive, de quelque main qu’ils lui arrivent. »

 

Dans cette pensée, il s’approcha de Sancho, après avoir pris d’abord les rênes de Rossinante qu’il ajusta de manière à s’en faire un fouet, et il se mit à lui détacher sa seule aiguillette ; car l’opinion commune est que Sancho ne portait que celle de devant pour soutenir ses chausses. Mais à peine avait-il commencé cette besogne, que Sancho s’éveilla les yeux grands ouverts, et dit brusquement :

 

« Qu’est-ce là ? qui me touche et me déchausse ?

 

– C’est moi, répondit don Quichotte, qui viens suppléer à ta négligence et remédier à mes peines. Je viens te fouetter, Sancho, et acquitter en partie la dette que tu as contractée. Dulcinée périt ; tu vis sans te soucier de rien ; je meurs dans le désespoir ; ainsi, défais tes chausses de bonne volonté, car la mienne est de te donner dans cette solitude au moins deux mille coups de fouet.

 

– Oh ! pour cela, non, s’écria Sancho ; que Votre Grâce se tienne tranquille ; sinon, par le Dieu véritable, il y aura du tapage à nous faire entendre des sourds. Les coups de fouet auxquels je me suis obligé doivent être donnés volontairement, et non par force. Maintenant, je n’ai pas envie de me fouetter. Il suffit que je donne à Votre Grâce ma parole de me flageller et de me chasser les mouches quand l’envie m’en prendra.

 

– Je ne puis m’en remettre à ta courtoisie, Sancho, reprit don Quichotte, car tu es dur de cœur, et, quoique vilain, tendre de chair. »

 

En parlant ainsi, il s’obstinait à vouloir lui délacer l’aiguillette. Voyant cela, Sancho se leva tout debout, sauta sur son seigneur, le prit à bras-le-corps, et, lui donnant un croc-en-jambe, le jeta par terre tout de son long ; puis il lui mit le genou droit sur la poitrine, et lui prit les mains avec ses mains, de façon qu’il ne le laissait ni remuer ni souffler. Don Quichotte lui criait d’une voix étouffée :

 

« Comment, traître, tu te révoltes contre ton maître et seigneur naturel ! tu t’attaques à celui qui te donne son pain !

 

– Je ne fais ni ne défais de roi[297] ! répondit Sancho, mais je m’aide moi-même, moi qui suis mon seigneur. Que Votre Grâce me promette de rester tranquille et qu’il ne sera pas question de me fouetter maintenant ; alors je vous lâche et vous laisse aller ; sinon, tu mourras ici, traître, ennemi de doña Sancha.[298] »

 

Don Quichotte lui promit ce qu’il exigeait. Il jura, par la vie de ses pensées, qu’il ne le toucherait pas au poil du pourpoint, et laisserait désormais à sa merci et à sa volonté le soin de se fouetter quand il le jugerait à propos. Sancho se releva, et s’éloigna bien vite à quelque distance ; mais, comme il s’appuyait à un arbre, il sentit quelque chose lui toucher la tête ; il leva les mains, et rencontra deux pieds d’homme chaussés de souliers. Tremblant de peur, il courut se réfugier contre un autre arbre, où la même chose lui arriva. Alors il appela don Quichotte, en criant au secours. Don Quichotte accourut, et lui demanda ce qui lui était arrivé, et ce qui lui faisait peur. Sancho répondit que tous ces arbres étaient pleins de pieds et de jambes d’hommes. Don Quichotte les toucha à tâtons, et comprit sur-le-champ ce que ce pouvait être.

 

« Il n’y a pas de quoi te faire peur, Sancho, lui dit-il ; car ces jambes et ces pieds que tu touches et ne vois pas sont sans doute ceux de quelques voleurs et bandits qui sont pendus à ces arbres ; car c’est ici que la justice, quand elle les prend, a coutume de les pendre par vingt et par trente. Cela m’indique que je dois être près de Barcelone. »

 

Ce qui était vrai effectivement, comme il l’avait conjecturé. Au point du jour ; ils levèrent les yeux, et virent les grappes dont ces arbres étaient chargés : c’étaient des corps de bandits.

 

Cependant le jour venait de paraître, et, si les morts les avaient effrayés, ils ne furent pas moins épouvantés à la vue d’une quarantaine de bandits vivants, qui tout à coup les entourèrent, leur disant en langue catalane de rester immobiles et de ne pas bouger jusqu’à l’arrivée de leur capitaine. Don Quichotte se trouvait à pied, son cheval sans bride, sa lance appuyée contre un arbre, et, finalement, sans aucune défense. Il fut réduit à croiser les mains et à baisser la tête, se réservant pour une meilleure occasion. Les bandits accoururent visiter le grison et ne lui laissèrent pas un fétu de ce que renfermaient le bissac et la valise. Bien en prit à Sancho d’avoir mis dans une ceinture de cuir qu’il portait sur le ventre les écus du duc et ceux qu’il apportait du pays. Mais toutefois ces braves gens l’auraient bien fouillé jusqu’à trouver ce qu’il cachait entre cuir et chair, si leur capitaine ne fût arrivé dans ce moment. C’était un homme de trente-quatre ans environ, robuste, d’une taille élevée, au teint brun, au regard sérieux et assuré. Il montait un puissant cheval, et portait sur sa cotte de mailles quatre pistolets, de ceux qu’on appelle dans le pays pedreñales[299]. Il vit que ses écuyers (c’est le nom que se donnent les gens de cette profession) allaient dépouiller Sancho Panza. Il leur commanda de n’en rien faire, et fut aussitôt obéi ; ainsi échappa la ceinture. Il s’étonna de voir une lance contre un arbre, un écu par terre, et don Quichotte, armé, avec la plus sombre et la plus lamentable figure qu’aurait pu composer la tristesse elle-même. Il s’approcha de lui :

 

« Ne soyez pas si triste, bonhomme, lui dit-il ; vous n’êtes pas tombé dans les mains de quelque barbare Osiris[300], mais dans celles de Roque Guinart, plus compatissantes que cruelles.[301]

 

– Ma tristesse, répondit don Quichotte, ne vient pas d’être tombé en ton pouvoir, ô vaillant Roque, dont la renommée n’a point de bornes sur la terre ; elle vient de ce que ma négligence a été telle que tes soldats m’aient surpris sans bride à mon cheval, tandis que je suis obligé, suivant l’ordre de la chevalerie errante, où j’ai fait profession, de vivre toujours en alerte, et d’être, à toute heure, la sentinelle de moi-même. Je dois t’apprendre, ô grand Guinart, que, s’ils m’eussent trouvé sur mon cheval avec ma lance et mon écu, ils ne seraient pas venus facilement à bout de moi ; car je suis don Quichotte de la Manche, celui qui a rempli l’univers du bruit de ses exploits. »

 

Roque Guinart comprit aussitôt que la maladie de don Quichotte tenait plus de la folie que de la vaillance ; et, bien qu’il l’eût quelquefois entendu nommer, il n’avait jamais cru à la vérité de son histoire, ni pu se persuader qu’une semblable fantaisie s’emparât du cœur d’un homme. Ce fut donc une grande joie pour lui de l’avoir rencontré, pour toucher de près ce qu’il avait ouï dire de loin.

 

« Valeureux chevalier, lui dit-il, ne vous désespérez point, et ne tenez pas à mauvaise fortune celle qui vous amène ici. Il se pourrait, au contraire, qu’en ces rencontres épineuses votre sort fourvoyé retrouvât sa droite ligne, car c’est par des chemins étranges, par des détours inouïs, hors de la prévoyance humaine, que le ciel a coutume de relever les abattus et d’enrichir les pauvres. »

 

Don Quichotte allait lui rendre grâce, quand ils entendirent derrière eux un grand bruit, comme celui d’une troupe de chevaux. Ce n’en était pourtant qu’un seul, sur lequel venait à bride abattue un jeune homme d’une vingtaine d’années, vêtu d’un pourpoint de damas vert orné de franges d’or, avec des chausses larges, un chapeau retroussé à la wallonne, des bottes justes et cirées, l’épée, la dague et les éperons dorés, un petit mousquet à la main et deux pistolets à la ceinture. Roque tourna la tête au bruit, et vit ce galant personnage qui lui dit, dès qu’il se fut approché :

 

« Je te cherchais, ô vaillant Roque, pour trouver en toi, sinon un remède, au moins un adoucissement à mes malheurs. Et, pour ne pas te tenir davantage en suspens, car je vois bien que tu ne me reconnais pas, je veux te dire qui je suis. Je suis Claudia Géronima, fille de Simon Forte, ton ami intime, et ennemi particulier de Clauquel Torrellas, qui est aussi le tien, puisqu’il est du parti contraire. Tu sais que ce Torrellas a un fils qu’on appelle don Vicente Torrellas, ou du moins qui portait ce nom il n’y a pas deux heures. Je te dirai en peu de mots, pour abréger le récit de mes infortunes, celle dont il est la cause. Il me vit, me fit la cour ; je l’écoutai et le payai de retour en secret de mon père ; car il n’est pas une femme, si retirée et si sage qu’elle vive, qui n’ait du temps de reste pour satisfaire ses désirs quand elle s’y laisse emporter. Finalement il me fit la promesse d’être mon époux, et je lui engageai ma parole d’être à lui, sans que toutefois l’effet suivît nos mutuels serments. Hier, j’appris qu’oubliant ce qu’il me devait, il épousait une autre femme, et que ce matin il allait se rendre aux fiançailles. Cette nouvelle me troubla l’esprit et mit ma patience à bout. Mon père n’étant point à la maison, il me fut facile de prendre cet équipage, et, pressant le pas de ce cheval, j’atteignis don Vicente à une lieue environ d’ici. Là, sans perdre de temps à lui faire entendre des plaintes ni à recevoir des excuses, je déchargeai sur lui cette carabine, et de plus ces deux pistolets, lui mettant, à ce que je crois, plus de deux balles dans le corps, et ouvrant des issues par où mon honneur sortit avec son sang. Je l’ai laissé sur la place entre les mains de ses valets, qui n’osèrent ou ne purent prendre sa défense. Je viens te chercher pour que tu me fasses passer en France, où j’ai des parents chez qui je pourrai vivre, et te prier aussi de protéger mon père, pour que la nombreuse famille de don Vicente n’exerce pas sur lui une effroyable vengeance. »

 

Roque, tout surpris de la bonne mine, de l’énergie et de l’étrange aventure de la belle Claudia, lui répondit aussitôt :

 

« Venez, madame ; allons voir si votre ennemi est mort. Nous verrons ensuite ce qu’il conviendra de faire. »

 

Don Quichotte écoutait attentivement ce qu’avait dit Claudia, et ce que répondait Roque Guinart.

 

« Personne, s’écria-t-il, n’a besoin de se mettre en peine pour défendre cette dame. Qu’on me donne mon cheval et mes armes, et qu’on m’attende ici. J’irai chercher ce chevalier, et, mort ou vif, je lui ferai tenir la parole qu’il a donnée à une si ravissante beauté.

 

– Que personne n’en doute, ajouta Sancho, car mon seigneur a la main heureuse en fait de mariages. Il n’y a pas quinze jours qu’il a fait marier un autre homme qui refusait aussi à une autre demoiselle l’accomplissement de sa parole ; et, si ce n’eût été que les enchanteurs qui le poursuivent changèrent la véritable figure du jeune homme en celle d’un laquais, à cette heure-ci ladite demoiselle aurait cessé de l’être. »

 

Guinart, qui avait plus à faire de penser à l’aventure de la belle Claudia qu’aux propos de ses prisonniers, maître et valet, n’entendit ni l’un ni l’autre, et, après avoir donné l’ordre à ses écuyers de rendre à Sancho tout ce qu’ils lui avaient pris sur le grison, leur commanda de se retirer dans le gîte où ils avaient passé la nuit ; puis il partit au galop avec Claudia pour chercher don Vicente, blessé ou mort. Ils arrivèrent à l’endroit où Claudia avait rencontré son amant ; mais ils n’y trouvèrent que des taches de sang récemment versé. Étendant la vue de toutes parts, ils aperçurent un groupe d’hommes au sommet d’une colline, et imaginèrent, comme c’était vrai, que ce devait être don Vicente que ses domestiques emportaient, ou mort, ou vif, pour le panser ou pour l’enterrer. Ils pressèrent le pas dans le désir de les atteindre ; ce qui ne fut pas difficile, car les autres allaient lentement. Ils trouvèrent don Vicente dans les bras de ces gens, qu’il suppliait, d’une voix éteinte, de le laisser mourir en cet endroit, car la douleur qu’il ressentait de ses blessures ne lui permettait pas d’aller plus loin. Roque et Claudia se jetèrent à bas de leurs chevaux et s’approchèrent du moribond. Les valets s’effrayèrent à l’aspect de Guinart, et Claudia se troubla plus encore à la vue de don Vicente. Moitié attendrie, moitié sévère, elle s’approcha de lui et lui prit la main :

 

« Si tu me l’avais donnée, cette main, dit-elle, suivant notre convention, tu ne te serais jamais vu dans cette extrémité. »

 

Le gentilhomme blessé ouvrit les yeux que déjà la mort avait presque fermés, et, reconnaissant Claudia, il lui dit :

 

« Je vois bien, belle et trompée Claudia, que c’est toi qui m’as donné la mort. C’est une peine que ne méritaient point mes désirs, qui jamais, pas plus que mes œuvres, n’ont voulu ni su t’offenser.

 

– Comment ! s’écria Claudia, n’est-il pas vrai que tu allais ce matin épouser Léonora, la fille du riche Balbastro ?

 

– Oh ! non certes, répondit don Vicente. Ma mauvaise étoile t’a porté cette fausse nouvelle, pour que, dans un transport jaloux, tu m’ôtasses la vie ; mais puisque je la perds et la laisse en tes bras, je tiens mon sort pour fortuné. Afin que tu donnes croyance à mes paroles, serre ma main, et reçois-moi, si tu veux, pour époux. Je n’ai plus à te donner d’autre satisfaction de l’outrage que tu crois avoir reçu de moi. »

 

Claudia lui serra la main, mais son cœur aussi se serra de telle sorte, qu’elle tomba évanouie sur la poitrine sanglante de don Vicente, auquel prit un paroxysme mortel. Roque, plein de trouble, ne savait que faire. Les domestiques coururent chercher de l’eau pour leur jeter au visage, et, l’ayant apportée, les en inondèrent aussitôt. Claudia revint de son évanouissement, mais non don Vicente de son paroxysme ; il y avait laissé la vie. Lorsque Claudia le vit sans mouvement, et qu’elle se fut assurée que son époux avait cessé de vivre, elle frappa l’air de ses gémissements et le ciel de ses plaintes ; elle s’arracha les cheveux, qu’elle livra aux vents ; elle déchira son visage de ses propres mains, et donna enfin tous les témoignages de regret et de douleur qu’on pouvait attendre d’un cœur navré. « Ô femme cruelle et inconsidérée, disait-elle, avec quelle facilité tu as exécuté une si horrible pensée ! Ô rage de la jalousie, à quelle fin désespérée tu précipites quiconque te donne accès dans son âme ! Ô mon cher époux, c’est quand tu m’appartenais, que le sort impitoyable te mène du lit nuptial à la sépulture ! » Il y avait tant d’amertume et de désespoir dans les plaintes qu’exhalait Claudia, qu’elles tirèrent des larmes à Roque, dont les yeux n’avaient pas l’habitude d’en verser en aucune occasion. Les domestiques fondaient en pleurs ; Claudia s’évanouissait à chaque moment, et toute la colline paraissait un champ de tristesse et de malheur.

 

Enfin, Roque Guinart ordonna aux gens de don Vicente de porter le corps de ce jeune homme à la maison de son père, qui n’était pas fort loin, pour qu’on lui donnât la sépulture. Claudia dit à Roque qu’elle voulait aller s’enfermer dans un monastère, dont l’une de ses tantes était abbesse, et qu’elle pensait y finir sa vie dans la compagnie d’un meilleur et plus éternel époux. Roque approuva sa sainte résolution. Il offrit de l’accompagner jusqu’où elle voudrait, et de protéger son père contre les parents de don Vicente. Claudia ne voulut en aucune façon accepter son escorte, et, le remerciant du mieux qu’elle put de ses offres de service, elle s’éloigna tout éplorée. Les gens de don Vicente emportèrent son corps, et Roque vint rejoindre ses gens. Telle fut la fin des amours de Claudia Géronima. Mais faut-il s’en étonner, quand ce fut la violence irrésistible d’une aveugle jalousie qui tissa la trame de sa lamentable histoire ?

 

Roque Guinart trouva ses écuyers dans l’endroit où il leur avait ordonné de se rendre, et, au milieu d’eux, don Quichotte, qui, monté sur Rossinante, leur faisait un sermon pour leur persuader d’abandonner ce genre de vie, non moins dangereux pour l’âme que pour le corps. Mais la plupart étaient des gascons, gens grossiers, gens de sac et de corde ; la harangue de don Quichotte ne leur entrait pas fort avant. À son arrivée, Roque demanda à Sancho Panza si on lui avait restitué les bijoux et les joyaux que les siens avaient pris sur le grison.

 

« Oui, répondit Sancho, il ne me manque plus que trois mouchoirs de tête qui valaient trois grandes villes.

 

– Qu’est-ce que tu dis là, homme ? s’écria l’un des bandits présents ; c’est moi qui les ai, et ils ne valent pas trois réaux.

 

– C’est vrai, reprit don Quichotte ; mais mon écuyer les estime autant qu’il l’a dit, en considération de la personne qui me les a donnés. »

 

Roque Guinart ordonna aussitôt de les rendre ; et, faisant mettre tous ses gens sur une file, il fit apporter devant eux les habits, les joyaux, l’argent, enfin tout ce qu’on avait volé depuis la dernière répartition ; puis ayant fait rapidement le calcul estimatif, et prisé en argent ce qui ne pouvait se diviser, il partagea le butin entre toute sa compagnie avec tant de prudence et d’équité, qu’il ne blessa pas en un seul point la justice distributive. Cela fait, et tous se montrant satisfaits et bien récompensés, Roque dit à don Quichotte :

 

« Si l’on ne gardait pas une telle ponctualité à l’égard de ces gens-là, il ne serait pas possible de vivre avec eux. »

 

Sancho ajouta sur-le-champ :

 

« À ce que je viens de voir ici, la justice est si bonne, qu’il est nécessaire de la pratiquer même parmi les voleurs. »

 

Un des écuyers l’entendit, et leva la crosse de son arquebuse, avec laquelle il eût certainement ouvert la tête à Sancho, si Roque Guinart ne lui eût crié de s’arrêter. Sancho frissonna de tout son corps, et fit le ferme propos de ne pas desserrer les dents tant qu’il serait avec ces gens-là.

 

En ce moment arriva l’un des écuyers postés en sentinelle le long des chemins, pour épier les gens qui venaient à passer, et aviser son chef de tout ce qui s’offrait.

 

« Seigneur, dit celui-là, non loin d’ici, sur le chemin qui mène à Barcelone, vient une grande troupe de monde.

 

– As-tu pu reconnaître, répondit Roque, si ce sont de ceux qui nous cherchent, ou de ceux que nous cherchons ?

 

– Ce sont de ceux que nous cherchons, répliqua l’écuyer.

 

– En ce cas, partez tous, s’écria Roque, et amenez-les-moi bien vite ici, sans qu’il en échappe aucun. »

 

On obéit, et Roque resta seul avec don Quichotte et Sancho, attendant ce qu’amèneraient ses écuyers. Dans l’intervalle, il dit à don Quichotte :

 

« Le seigneur don Quichotte doit trouver nouvelle notre manière de vivre, et nouvelles aussi nos aventures, qui sont en outre toutes périlleuses. Je ne m’étonne point qu’il en ait cette idée, car réellement, et j’en fais l’aveu, il n’y a pas de vie plus inquiète et plus agitée que la nôtre. Ce qui m’y a jeté, ce sont je ne sais quels désirs de vengeance assez puissants pour troubler les cœurs les plus calmes. Je suis, de ma nature, compatissant et bien intentionné ; mais comme je l’ai dit, l’envie de me venger d’un outrage qui m’est fait renverse si bien toutes mes bonnes inclinations, que je persévère dans cet état, quoique j’en voie toutes les conséquences. Et comme un péché en appelle un autre, et un abîme un autre abîme, les vengeances se sont enchaînées, de manière que je prends à ma charge non seulement les miennes, mais encore celles d’autrui. Cependant Dieu permet que, tout en me voyant égaré dans le labyrinthe de mes désordres, je ne perde pas l’espérance d’en sortir, et d’arriver au port de salut. »

 

Don Quichotte fut bien étonné d’entendre Guinart tenir des propos si sensés et si édifiants ; car il pensait que, parmi des gens dont tout l’emploi est de voler et d’assassiner sur la grand’route, il ne devait se trouver personne qui eût du bon sens et de bons sentiments.

 

« Seigneur Roque, lui dit-il, le commencement de la santé, c’est, pour le malade, de connaître sa maladie, et de vouloir prendre les remèdes qu’ordonne le médecin. Votre Grâce est malade, elle connaît son mal, et le ciel, ou Dieu, pour mieux dire, qui est notre médecin, lui appliquera des remèdes qui l’en guériront. Mais ces remèdes, d’ordinaire, ne guérissent que peu à peu et par miracle. D’ailleurs, les pécheurs doués d’esprit sont plus près de s’amender que les simples ; et, puisque Votre Grâce a montré dans ses propos toute sa prudence, il faut avoir bon courage, et espérer la guérison de la maladie de votre conscience. Si Votre Grâce veut abréger le chemin, et entrer facilement dans celui de son salut, venez avec moi, je vous apprendrai à devenir chevalier errant ; dans ce métier, il y a tant de fatigues, tant de privations et de mésaventures à souffrir, que vous n’avez qu’à le prendre pour pénitence, et vous voilà porté dans le ciel. »

 

Roque se mit à rire du conseil de don Quichotte, auquel, changeant d’entretien, il raconta la tragique aventure de Claudia Géronima, Sancho en fut touché au fond de l’âme, car il avait trouvé fort de son goût la beauté et la pétulance de la jeune personne.

 

Sur ces entrefaites arrivèrent les écuyers de la prise, comme ils s’appellent. Ils ramenaient avec eux deux gentilhommes à cheval, deux pèlerins à pied, un carrosse rempli de femmes, avec six valets à pied et à cheval qui les accompagnaient, et deux garçons muletiers qui suivaient les gentilshommes. Les écuyers mirent cette troupe au milieu de leurs rangs, et vainqueurs et vaincus gardaient un profond silence, attendant que le grand Roque Guinart commençât de parler. Celui-ci, s’adressant aux gentilshommes, leur demanda qui ils étaient, où ils allaient, et quel argent ils portaient sur eux. L’un d’eux répondit :

 

« Seigneur, nous sommes deux capitaines d’infanterie espagnole ; nos compagnies sont à Naples, et nous allons nous embarquer sur quatre galères qu’on dit être à Barcelone, avec ordre de faire voile pour la Sicile. Nous portons environ deux à trois cents écus, ce qui suffit pour que nous soyons riches et cheminions contents, car la pauvreté ordinaire des soldats ne permet pas de plus grands trésors. »

 

Roque fit aux pèlerins la même question qu’aux capitaines. Ils répondirent qu’ils allaient s’embarquer pour passer à Rome, et qu’entre eux deux ils pouvaient avoir une soixantaine de réaux. Roque voulut savoir aussi quelles étaient les dames du carrosse, où elles allaient, et quel argent elles portaient. L’un des valets à cheval répondit :

 

« C’est madame doña Guiomar de Quiñonès, femme du régent de l’intendance de Naples, qui vient dans ce carrosse avec une fille encore enfant, une femme de chambre et une duègne. Nous sommes six domestiques pour l’accompagner, et l’argent s’élève à six cents écus.

 

– De façon, reprit Roque Guinart, que nous avons ici neuf cents écus et soixante réaux. Mes soldats doivent être une soixantaine ; voyez ce qui leur revient à chacun, car je suis mauvais calculateur. »

 

À ces mots, les brigands élevèrent tous la voix, et se mirent à crier : « Vive Roque Guinart ! qu’il vive de longues années, en dépit des limiers de justice qui ont juré sa perte ! » Mais les capitaines s’affligèrent, madame la régente s’attrista, et les pèlerins ne se montrèrent pas fort joyeux, quand ils entendirent tous prononcer la confiscation de leurs biens. Roque les tint ainsi quelques minutes en suspens ; mais il ne voulut pas laisser plus longtemps durer leur tristesse, qu’on pouvait déjà reconnaître à une portée d’arquebuse. Il se tourna vers les officiers :

 

« Que Vos Grâces, seigneurs capitaines, leur dit-il, veuillent bien par courtoisie, me prêter soixante écus, et madame la régente quatre-vingts, pour contenter cette escouade qui m’accompagne ; car enfin, de ce qu’il chante le curé s’alimente. Ensuite vous pourrez continuer votre chemin librement et sans encombre avec un sauf-conduit que je vous donnerai, afin que, si vous rencontrez quelques autres de mes escouades, qui sont réparties dans ces environs, elles ne vous fassent aucun mal. Mon intention n’est point de faire tort aux gens de guerre, ni d’offenser aucune femme, surtout celles qui sont de qualité. »

 

Les officiers se confondirent en actions de grâce pour remercier Roque de sa courtoisie et de sa libéralité ; car, à leurs yeux, c’en était une véritable que de leur laisser leur propre argent. Pour doña Guiomar de Quiñonès, elle voulut se jeter à bas du carrosse pour baiser les pieds et les mains du grand Roque ; mais il ne voulut pas le permettre, et lui demanda pardon, au contraire, du tort qu’il lui avait fait, obligé de céder aux devoirs impérieux de sa triste profession. Madame la régente donna ordre à l’un de ses domestiques de payer sur-le-champ les quatre-vingts écus mis à sa charge, et les capitaines avaient déjà déboursé leurs soixante. Les pèlerins allaient aussi livrer leur pacotille, mais Roque leur dit de n’en rien faire ; puis, se tournant vers les siens :

 

« De ces cent quarante écus, dit-il, il en revient deux à chacun, et il en reste vingt ; qu’on en donne dix à ces pèlerins, et les dix autres à ce bon écuyer, pour qu’il garde un bon souvenir de cette aventure. »

 

On apporta une écritoire et un portefeuille, dont Roque était toujours pourvu, et il donna par écrit, aux voyageurs, un sauf-conduit pour les chefs de ses escouades. Il prit ensuite congé d’eux et les laissa partir, dans l’admiration de sa noblesse d’âme, de sa bonne mine, de ses étranges procédés, et le tenant plutôt pour un Alexandre le Grand que pour un brigand reconnu. Un des écuyers dit alors, dans son jargon gascon et catalan :

 

« Notre capitaine vaudrait mieux pour faire un moine qu’un bandit ; mais s’il veut dorénavant se montrer libéral, qu’il le soit de son bien et non du nôtre. »

 

Ce peu de mots, le malheureux ne les dit pas si bas que Roque ne les entendît. Mettant l’épée à la main, il lui fendit la tête presque en deux parts, et lui dit froidement :

 

« Voilà comme je châtie les insolents qui ne savent pas retenir leur langue. »

 

Tout le monde trembla, et personne n’osa lui dire un mot, tant il leur imposait d’obéissance et de respect.

 

Roque se mit à l’écart, et écrivit une lettre à l’un de ses amis, à Barcelone, pour l’informer qu’il avait auprès de lui le fameux don Quichotte de la Manche, le chevalier errant duquel on racontait tant de merveilles, et qu’il pouvait bien l’assurer que c’était bien l’homme du monde le plus divertissant et le plus entendu sur toutes matières. Il ajoutait que le quatrième jour à partir de là, qui serait celui de saint Jean-Baptiste, il le lui amènerait au milieu de la plage de Barcelone, armé de toutes pièces et monté sur Rossinante, ainsi que son écuyer Sancho monté sur son âne.

 

« Ne manquez pas, disait-il enfin, d’en donner avis à nos amis les Niarros, pour qu’ils se divertissent du chevalier. J’aurais voulu priver de ce plaisir les Cadells, leurs ennemis ; mais c’est impossible, car les folies sensées de don Quichotte et les saillies de son écuyer Sancho Panza ne peuvent manquer de donner un égal plaisir à tout le monde. »

 

Roque expédia cette lettre par un de ses écuyers, lequel, changeant son costume de bandit en celui d’un laboureur, entra dans Barcelone, et remit la lettre à son adresse.

 

Chapitre LXI

 

De ce qui arriva à don Quichotte à son entrée dans Barcelone, et d’autres choses qui ont plus de vérité que de sens commun

 

 

Don Quichotte demeura trois jours et trois nuits avec Roque Guinart ; et, quand même il y fût resté trois cents ans, il n’aurait pas manqué de quoi regarder et de quoi s’étonner sur sa façon de vivre. On s’éveillait ici, on dînait là-bas ; quelquefois on fuyait sans savoir pourquoi, d’autres fois on attendait sans savoir qui. Ces hommes dormaient tout debout, interrompant leur sommeil, et changeant de place à toute heure. Ils ne s’occupaient qu’à poser des sentinelles, à écouter le cri des guides, à souffler les mèches des arquebuses, bien qu’ils en eussent peu, car presque tous portaient des mousquets à pierre. Roque passait les nuits éloigné des siens, dans des endroits où ceux-ci ne pouvaient deviner qu’il fût ; car les nombreux bans[302] du vice-roi de Barcelone, qui mettaient sa tête à prix, le tenaient dans une perpétuelle inquiétude. Il n’osait se fier à personne, pas même à ses gens, craignant d’être tué ou livré par eux à la justice ; vie assurément pénible et misérable.

 

Enfin, par des chemins détournés et des sentiers couverts, Roque, don Quichotte et Sancho partirent pour Barcelone avec six autres écuyers. Ils arrivèrent sur la plage la veille de la Saint-Jean, pendant la nuit ; et Roque, après avoir embrassé don Quichotte et Sancho, auquel il donna les dix écus promis, qu’il ne lui avait pas encore donnés, se sépara d’eux après avoir échangé mille compliments et mille offres de service. Roque parti, don Quichotte attendit le jour à cheval, comme il se trouvait, et ne tarda pas à découvrir sur les balcons de l’orient la face riante de la blanche Aurore, réjouissant par sa venue les plantes et les fleurs. Presque au même instant, l’oreille fut aussi réjouie par le son des fifres et des tambours, le bruit des grelots, et les cris des coureurs qui semblaient sortir de la ville. L’aurore fit place au soleil, dont le visage, plus large que celui d’une rondache, s’élevait peu à peu sur l’horizon. Don Quichotte et Sancho étendirent la vue de tous côtés ; ils aperçurent la mer, qu’ils n’avaient point encore vue. Elle leur parut spacieuse, immense, bien plus que les lagunes de Ruidéra, qu’ils avaient vues dans leur province. Ils virent aussi les galères qui étaient amarrées à la plage, lesquelles, abattant leurs tentes, se découvrirent toutes pavoisées de banderoles et de bannières qui se déployaient au vent, ou baisaient et balayaient l’eau ; on entendait au dedans résonner les clairons et les trompettes ; qui, de près et au loin, remplissaient l’air de suaves et belliqueux accents. Elles commencèrent à s’agiter et à faire entre elles comme une sorte d’escarmouche sur les flots tranquilles, tandis qu’une infinité de gentilshommes qui sortaient de la ville, montés sur de beaux chevaux et portant de brillantes livrées, se livraient aux mêmes jeux. Les soldats des galères faisaient une longue fusillade, à laquelle répondaient ceux qui garnissaient les murailles et les forts de la ville, et la grosse artillerie déchirait l’air d’un bruit épouvantable, auquel répondaient aussi les canons du pont des galères. La mer était calme, la terre riante, l’air pur et serein, quoique troublé maintes fois par la fumée de l’artillerie ; tout semblait réjouir et mettre en belle humeur la population entière. Pour Sancho, il ne concevait pas comment ces masses qui remuaient sur la mer pouvaient avoir tant de pieds.

 

En ce moment, les cavaliers aux livrées accoururent, en poussant des cris de guerre et des cris de joie, à l’endroit où don Quichotte était encore cloué par la surprise. L’un d’eux, qui était celui que Roque avait prévenu, dit à haute voix à don Quichotte :

 

« Qu’il soit le bienvenu dans notre ville, le miroir, le fanal, l’étoile polaire de toute la chevalerie errante ! Qu’il soit le bienvenu, dis-je, le valeureux don Quichotte de la Manche ; non pas le faux, le factice, l’apocryphe, qu’on nous a montré ces jours-ci dans de menteuses histoires, mais le véritable, le loyal et le fidèle, que nous a dépeint Cid Hamet Ben-Engéli, fleur des historiens ! »

 

Don Quichotte ne répondit pas un mot, et les cavaliers n’attendirent pas qu’il leur répondît ; mais, faisant caracoler en rond leurs chevaux, ainsi que tous ceux qui les suivaient, ils tracèrent comme un cercle mouvant autour de don Quichotte, qui se tourna vers Sancho et lui dit :

 

« Ces gens-là nous ont fort bien reconnus ; je parierais qu’ils ont lu notre histoire, et même celle de l’Aragonais récemment publiée. »

 

Le cavalier qui avait parlé d’abord à don Quichotte revint auprès de lui.

 

« Que Votre Grâce, seigneur don Quichotte, lui dit-il, veuille bien venir avec nous ; car nous sommes tous vos serviteurs et grands amis de Roque Guinart.

 

– Si les courtoisies, répondit don Quichotte, engendrent les courtoisies, la vôtre, seigneur chevalier, est fille ou proche parente de celle du grand Roque. Menez-moi où il vous plaira ; je n’aurai d’autre volonté que la vôtre, surtout si vous voulez occuper la mienne à votre service. »

 

Le cavalier lui répondit avec des expressions tout aussi polies, et toute la troupe l’enfermant au milieu d’elle, ils prirent le chemin de la ville au bruit des clairons et des timbales. Mais à l’entrée de Barcelone, le malin, de qui vient toute malignité, et les gamins, qui sont plus malins que le malin, s’avisèrent d’un méchant tour. Deux d’entre eux, hardis et espiègles, se faufilèrent à travers tout le monde, et, levant la queue, l’un au grison, l’autre à Rossinante, ils leur plantèrent à chacun son paquet de chardons. Les pauvres bêtes, sentant ces éperons de nouvelle espèce, serrèrent la queue, et augmentèrent si bien leur malaise, que, faisant mille sauts et mille ruades, ils jetèrent leurs cavaliers par terre. Don Quichotte, honteux et mortifié, se hâta d’ôter le panache de la queue de son bidet, et Sancho rendit le même service au grison. Les cavaliers qui conduisaient don Quichotte auraient bien voulu châtier l’impertinence de ces polissons, mais c’était impossible, car ils se furent bientôt perdus au milieu de plus de mille autres qui les suivaient. Don Quichotte et Sancho remontèrent à cheval, et, toujours accompagnés de la musique et des vivats, ils arrivèrent à la maison de leur guide, qui était grande et belle, comme appartenant à un riche gentilhomme ; et nous y laisserons à présent notre chevalier, parce qu’ainsi le veut Cid Hamet Ben-Engéli.

 

Chapitre LXII

 

Qui traite de l’aventure de la tête enchantée, ainsi que d’autres enfantillages que l’on ne peut s’empêcher de conter

 

 

L’hôte de don Quichotte se nommait don Antonio Moréno. C’était un gentilhomme riche et spirituel, aimant à se divertir, mais avec décence et bon goût. Lorsqu’il vit don Quichotte dans sa maison, il se mit à chercher les moyens de faire éclater ses folies, sans toutefois nuire à sa personne ; car ce ne sont plus des plaisanteries, celles qui blessent, et il n’y a point de passe-temps qui vaille, si c’est au détriment d’autrui. La première chose qu’il imagina, ce fut de faire désarmer don Quichotte, et de le montrer en public dans cet étroit pourpoint, souillé par l’armure, que nous avons déjà tant de fois décrit. On conduisit le chevalier à un balcon donnant sur une des principales rues de la ville, où on l’exposa aux regards des passants et des petits garçons, qui le regardaient comme une bête curieuse. Les cavaliers en livrée coururent de nouveau devant lui, comme si c’eût été pour lui seul, et non pour célébrer la fête du jour, qu’ils s’étaient mis en cet équipage. Quant à Sancho, il était enchanté, ravi ; car il s’imaginait que, sans savoir pourquoi ni comment, il avait retrouvé les noces de Camache, une autre maison comme celle de don Diégo de Miranda, un autre château comme celui du duc.

 

Ce jour-là, plusieurs amis de don Antonio vinrent dîner chez lui. Ils traitèrent tous don Quichotte avec de grands honneurs, en vrai chevalier errant, ce qui le rendit si fier et si rengorgé, qu’il ne se sentait pas d’aise. Pour Sancho, il trouva tant de saillies, que les domestiques du logis et tous ceux qui l’entendirent étaient, comme on dit, pendus à sa bouche. Pendant le repas don Antonio dit à Sancho :

 

« Nous avons su par ici, bon Sancho, que vous êtes si friand de boulettes et de blanc-manger, que, s’il vous en reste, vous les gardez dans votre sein pour le jour suivant.[303]

 

– Non, seigneur, cela n’est pas vrai, répondit Sancho, car je suis plus propre que goulu ; et mon seigneur don Quichotte, ici présent, sait fort bien qu’avec une poignée de noix ou de glands, nous passons à nous deux une semaine entière. Il est vrai que, s’il arrive parfois qu’on me donne la génisse, je cours lui mettre la corde au cou ; je veux dire que je mange ce qu’on me donne, et que je prends le temps comme il vient. Quiconque a dit que je suis un mangeur vorace et sans propreté peut se tenir pour dit qu’il ne sait ce qu’il dit ; et je lui dirais cela d’une autre façon, n’était le respect que m’imposent les vénérables barbes qui sont à cette table.

 

– Assurément, ajouta don Quichotte, la modération et la propreté avec lesquelles Sancho mange peuvent s’écrire et se graver sur des feuilles de bronze, pour qu’il en demeure un souvenir éternel dans les siècles futurs. À la vérité, quand il a faim, il est un peu glouton, car il mâche des deux côtés, et il avale les morceaux quatre à quatre. Mais, pour la propreté, jamais il n’est en défaut, et, dans le temps qu’il fut gouverneur, il apprit à manger en petite-maîtresse, tellement qu’il prenait avec une fourchette les grains de raisin, et même ceux de grenade.

 

– Comment ! s’écria don Antonio, Sancho a été gouverneur ?

 

– Oui, répondit Sancho, et d’une île appelée la Barataria. Je l’ai gouvernée dix jours à bouche que veux-tu ; en ces dix jours j’ai perdu le repos et le sommeil, et j’ai appris à mépriser tous les gouvernements du monde. J’ai quitté l’île en fuyant ; puis je suis tombé dans une caverne, où je me crus mort, et dont je suis sorti vivant par miracle. »

 

Don Quichotte alors conta par le menu toute l’aventure du gouvernement de Sancho, ce qui divertit fort la compagnie.

 

Au sortir de table, don Antonio prit don Quichotte par la main, et le mena dans un appartement écarté, où il ne se trouvait d’autre meuble et d’autre ornement qu’une table en apparence de jaspe, soutenue par un pied de même matière. Sur cette table était posée une tête, à la manière des bustes d’empereurs romains, qui paraissait être de bronze. Don Antonio promena d’abord don Quichotte par toute la chambre, et fit plusieurs fois le tour de la table.

 

« Maintenant, dit-il ensuite, que je suis assuré de n’être entendu de personne, et que la porte est bien fermée, je veux, seigneur don Quichotte, conter à Votre Grâce une des plus étranges aventures, ou nouveautés, pour mieux dire, qui se puisse imaginer, mais sous la condition que Votre Grâce ensevelira ce que je vais lui dire dans les dernières profondeurs du secret.

 

– Je le jure, répondit don Quichotte ; et, pour plus de sûreté, je mettrai une dalle de pierre par-dessus. Sachez, seigneur don Antonio (don Quichotte avait appris le nom de son hôte), que vous parlez à quelqu’un qui, bien qu’il ait des oreilles pour entendre, n’a pas de langue pour parler. Ainsi Votre Grâce peut, en toute assurance, verser dans mon cœur ce qu’elle a dans le sien, et se persuader qu’elle l’a jeté dans les abîmes du silence.

 

– Sur la foi de cette promesse, reprit don Antonio, je veux mettre Votre Grâce dans l’admiration de ce qu’elle va voir et entendre, et donner aussi quelque soulagement au chagrin que j’endure de n’avoir personne à qui communiquer mes secrets, lesquels, en effet, ne sont pas de nature à être confiés à tout le monde. »

 

Don Quichotte restait immobile, attendant avec anxiété où aboutiraient tant de précautions. Alors don Antonio, lui prenant la main, la lui fit promener sur la tête de bronze, sur la table de jaspe et le pied qui la soutenait ; puis il dit enfin :

 

« Cette tête, seigneur don Quichotte, a été fabriquée par un des plus grands enchanteurs et sorciers qu’ait possédés le monde. Il était, je crois, Polonais de nation, et disciple du fameux Escotillo, duquel on raconte tant de merveilles.[304] Il vint loger ici dans ma maison, et pour le prix de mille écus que je lui donnai, il fabriqua cette tête, qui a la vertu singulière de répondre à toutes les choses qu’on lui demande à l’oreille. Il traça des cercles, peignit des hiéroglyphes, observa les astres, saisit les conjonctions, et, finalement, termina son ouvrage avec la perfection que nous verrons demain ; les vendredis elle est muette, et comme ce jour est justement un vendredi, elle ne recouvrera que demain la parole. Dans l’intervalle, Votre Grâce pourra préparer les questions qu’elle entend lui faire ; car je sais par expérience qu’en toutes ses réponses elle dit la vérité. »

 

Don Quichotte fut étrangement surpris de la vertu et des propriétés de la tête, au point qu’il n’en pouvait croire don Antonio. Mais voyant quel peu de temps restait jusqu’à l’expérience à faire, il ne voulut pas lui dire autre chose, sinon qu’il lui savait beaucoup de gré de lui avoir découvert un si grand secret. Ils sortirent de la chambre ; don Antonio en ferma la porte à la clef, et ils revinrent dans la salle d’assemblée, où les attendaient les autres gentilshommes, à qui Sancho avait raconté, dans l’intervalle, plusieurs des aventures arrivées à son maître.

 

Le soir venu, on mena promener don Quichotte, non point armé, mais en habit de ville, avec une houppelande de drap fauve sur les épaules, qui aurait fait, par ce temps-là, suer la glace même ; les valets de la maison étaient chargés d’amuser Sancho de manière à ne pas le laisser sortir. Don Quichotte était monté, non sur Rossinante, mais sur un grand mulet d’une allure douce et richement harnaché. On mit la houppelande au chevalier, et, sans qu’il le vît, on lui attacha sur le dos un parchemin où était écrit en grandes lettres : « Voilà don Quichotte de la Manche. » Dès qu’on fut en marche, l’écriteau frappa les yeux de tous les passants ; et, comme ils lisaient aussitôt : « Voilà don Quichotte de la Manche » don Quichotte s’étonnait de voir que tous ceux qui le regardaient passer le connussent et l’appelassent par son nom. Il se tourna vers don Antonio, qui marchait à ses côtés, et lui dit :

 

« Grande est la prérogative qu’enferme en soi la chevalerie errante, puisqu’elle fait connaître celui qui l’exerce, et le rend fameux par tous les pays de la terre. Voyez un peu, seigneur don Antonio, jusqu’aux petits garçons de cette ville me reconnaissent sans m’avoir vu.

 

– Il en doit être ainsi, seigneur don Quichotte, répondit don Antonio. De même que le feu ne peut être enfermé ni caché, de même la vertu ne peut manquer d’être connue ; et celle qui s’acquiert par la profession des armes brille et resplendit par-dessus toutes les autres. »

 

Or, il arriva que, tandis que don Quichotte marchait au milieu de ces applaudissements, un Castillan, qui lut l’écriteau derrière son dos, s’approcha et lui dit en face :

 

« Diable soit de don Quichotte de la Manche ! Comment as-tu pu arriver jusqu’ici, sans être mort sous la multitude infinie de coups de bâton dont on a chargé tes épaules ! Tu es un fou ; et si tu l’étais à l’écart, pour toi seul, enfermé dans les portes de ta folie, le mal ne serait pas grand ; mais tu as la propriété contagieuse de rendre fou tous ceux qui ont affaire à toi. Qu’on voie plutôt ces seigneurs qui t’accompagnent. Va-t’en, imbécile, retourne chez toi ; prends soin de ton bien, de ta femme et de tes enfants, et laisse là ces billevesées qui te rongent la cervelle et te dessèchent l’entendement.

 

– Frère, répondit don Antonio, passez votre chemin, et ne vous mêlez point de donner des conseils à qui ne vous en demande pas. Le seigneur don Quichotte est parfaitement dans son bon sens, et nous qui l’accompagnons ne sommes pas des imbéciles. La vertu doit être honorée en quelque part qu’elle se trouve. Maintenant, allez à la male heure, et tâchez de ne pas vous fourrer où l’on ne vous appelle point.

 

– Pardieu ! Votre Grâce a bien raison, répondit le Castillan ; car donner des conseils à ce brave homme, c’est donner du poing contre l’aiguillon. Et cependant cela me fait grande pitié de voir le bon esprit que cet imbécile, dit-on, montre en toutes choses, se perdre et s’écouler par la fêlure de la chevalerie errante. Mais que la male heure dont Votre Grâce m’a gratifié soit pour moi et pour tous mes descendants, si désormais, et dussé-je vivre plus que Mathusalem, je donne un conseil à personne, quand même on me le demanderait. »

 

Le conseiller disparut, et la promenade continua. Mais il vint une telle foule de polissons et de toutes sortes de gens pour lire l’écriteau, que don Antonio fut obligé de l’ôter du dos de don Quichotte, comme s’il en eût ôté toute autre chose. La nuit vint, et l’on regagna la maison, où il y eut grande assemblée de dames[305] ; car la femme de don Antonio, qui était une personne de qualité, belle, aimable, enjouée, avait invité plusieurs de ses amies pour qu’elles vinssent faire honneur à son hôte et s’amuser de ses étranges folies. Elles vinrent pour la plupart ; on soupa splendidement, et le bal commença vers dix heures du soir. Parmi les dames, il s’en trouvait deux d’humeur folâtre et moqueuse, qui, bien qu’honnêtes, étaient un peu évaporées, et dont les plaisanteries amusaient sans fâcher. Elles s’évertuèrent si bien à faire danser don Quichotte, qu’elles lui exténuèrent non-seulement le corps, mais l’âme aussi. C’était une chose curieuse à voir que la figure de don Quichotte, long, fluet, sec, jaune, serré dans ses habits, maussade, et, de plus, nullement léger. Les demoiselles lui lançaient, comme à la dérobée, des œillades et des propos d’amour ; et lui, aussi comme à la dérobée, répondait dédaigneusement à leurs avances. Mais enfin, se voyant assailli et serré de près par tant d’agaceries, il éleva la voix et s’écria :

 

« Fugite, partes adversœ[306] ; laissez-moi dans mon repos, pensées mal venues ; arrangez-vous, mesdames, avec vos désirs, car celle qui règne sur les miens, la sans pareille Dulcinée du Toboso, ne permet pas à d’autres que les siens de me vaincre et de me subjuguer. »

 

Cela dit, il s’assit par terre, au milieu du salon, brisé et moulu d’un si violent exercice.

 

Don Antonio le fit emporter à bras dans son lit, et le premier qui se mit à l’œuvre fut Sancho.

 

« Holà, holà ! seigneur mon maître, dit-il, vous vous en êtes joliment tiré. Est-ce que vous pensiez que tous les braves sont des danseurs, et tous les chevaliers errants des faiseurs d’entrechats ? Pardieu ! si vous l’aviez pensé, vous étiez bien dans l’erreur. Il y a tel homme qui s’aviserait de tuer un géant plutôt que de faire une cabriole. Ah ! s’il avait fallu jouer à la savate, je vous aurais bien remplacé ; car, pour me donner du talon dans le derrière, je suis un aigle ; mais pour toute autre danse, je n’y entends rien. »

 

Avec ces propos, et d’autres encore, Sancho fit rire toute la compagnie ; puis il alla mettre son seigneur au lit, en le couvrant bien, pour lui faire suer les fraîcheurs prises au bal.

 

Le lendemain, don Antonio trouva bon de faire l’expérience de la tête enchantée. Suivi de don Quichotte, de Sancho, de deux autres amis, et des deux dames qui avaient si bien exténué don Quichotte au bal, et qui avaient passé la nuit avec la femme de don Antonio, il alla s’enfermer dans la chambre où était la tête de bronze. Il expliqua aux assistants la propriété qu’elle avait, leur recommanda le secret, et leur dit que c’était le premier jour qu’il éprouvait la vertu de cette tête enchantée.[307] À l’exception des deux amis de don Antonio, personne ne savait le mystère de l’enchantement, et, si don Antonio ne l’eût d’abord découvert à ses amis, ils seraient eux-mêmes tombés, sans pouvoir s’en défendre, dans la surprise et l’admiration où tombèrent les autres, tant la machine était fabriquée avec adresse et perfection.

 

Le premier qui s’approcha à l’oreille de la tête fut don Antonio lui-même. Il lui dit d’une voix soumise, mais non si basse pourtant que tout le monde ne l’entendît :

 

« Dis-moi, tête, par la vertu que tu possèdes en toi, quelles pensées ai-je à présent ? »

 

Et la tête répondit sans remuer les lèvres, mais d’une voix claire et distincte, de façon à être entendue de tout le monde :

 

« Je ne juge pas des pensées. »

 

À cette réponse, tous les assistants demeurèrent stupéfaits, voyant surtout que, dans la chambre, ni autour de la table, il n’y avait pas âme humaine qui pût répondre.

 

« Combien sommes-nous ici ? demanda don Antonio.

 

– Vous êtes, lui répondit-on lentement et de la même manière, toi et ta femme, avec deux de tes amis et deux de ses amies, ainsi qu’un chevalier fameux, appelé don Quichotte de la Manche, et un sien écuyer qui a nom Sancho Panza. »

 

Ce fut alors que redoubla l’étonnement, ce fut alors que les cheveux se hérissèrent d’effroi sur tous les fronts. Don Antonio s’éloigna de la tête.

 

« Cela me suffit, dit-il, pour me convaincre que je n’ai pas été trompé par celui qui t’a vendue, tête savante, tête parleuse, tête répondeuse et tête admirable. Qu’un autre approche et lui demande ce qu’il voudra. »

 

Comme les femmes sont généralement empressées et curieuses de voir et de savoir, ce fut une des amies de la femme de don Antonio qui s’approcha la première.

 

« Dis-moi, tête, lui demanda-t-elle, que ferai-je pour être très-belle ?

 

– Sois très-honnête, lui répondit-on.

 

– Je n’en demande pas plus », reprit la questionneuse.

 

Sa compagne accourut aussitôt et dit :

 

« Je voudrais savoir, tête, si mon mari m’aime bien ou non.

 

– Vois comme il se conduit, répondit-on, et tu connaîtras son amour à ses œuvres. »

 

La mariée se retira en disant :

 

« Cette réponse n’avait pas besoin de question ; car effectivement ce sont les œuvres qui témoignent du degré d’affection de celui qui les fait. »

 

Un des deux amis de don Antonio s’approcha et demanda :

 

« Qui suis-je ? »

 

On lui répondit :

 

« Tu le sais.

 

– Ce n’est pas cela que je te demande, reprit le gentilhomme, mais que tu dises si tu me connais.

 

– Oui, je te connais, répondit-on ; tu es don Pédro Noriz.

 

– Je n’en veux pas savoir davantage, répliqua don Pédro, car cela suffit pour m’apprendre, ô tête, que tu sais tout. »

 

Il s’éloigna ; l’autre ami vint, et demanda à son tour :

 

« Dis-moi, tête, quel désir a mon fils, l’héritier du majorat ?

 

– J’ai déjà dit, répondit-on, que je ne juge pas des désirs ; cependant je puis te dire que ceux qu’a ton fils sont de t’enterrer.

 

– C’est cela, reprit le gentilhomme ; ce que je vois des yeux, je le montre du doigt ; je n’en demande pas plus. »

 

La femme de don Antonio s’approcha et dit :

 

« En vérité, tête, je ne sais que te demander. Je voudrais seulement savoir de toi si je conserverai longtemps mon bon mari.

 

– Oui, longtemps, lui répondit-on, parce que sa bonne santé et sa tempérance lui promettent de longues années, tandis que bien des gens accourcissent la leur par les dérèglements. »

 

Enfin don Quichotte s’approcha et dit :

 

« Dis-moi, toi qui réponds, était-ce la vérité, était-ce un songe, ce que je raconte comme m’étant arrivé dans la caverne de Montésinos ? Les coups de fouet de Sancho, mon écuyer, se donneront-ils jusqu’au bout ? Le désenchantement de Dulcinée s’effectuera-t-il ?

 

– Quant à l’histoire de la caverne, répondit-on, il y a beaucoup à dire. Elle a de tout, du faux et du vrai ; les coups de fouet de Sancho iront lentement ; le désenchantement de Dulcinée arrivera à sa complète réalisation.

 

– Je n’en veux pas savoir davantage, reprit don Quichotte ; pourvu que je voie Dulcinée désenchantée, je croirai que tous les bonheurs désirables m’arrivent à la fois. »

 

Le dernier questionneur fut Sancho, et voici ce qu’il demanda :

 

« Est-ce que, par hasard, tête, j’aurai un autre gouvernement ? Est-ce que je sortirai du misérable état d’écuyer ? Est-ce que je reverrai ma femme et mes enfants ? »

 

On lui répondit :

 

« Tu gouverneras dans ta maison, et, si tu y retournes, tu verras ta femme et tes enfants ; et, si tu cesses de servir, tu cesseras d’être écuyer.

 

– Pardieu ! voilà qui est bon ! s’écria Sancho. Je me serais bien dit cela moi-même ; et le prophète Péro-Grullo ne dirait pas mieux.[308]

 

– Bête que tu es, reprit don Quichotte, que veux-tu qu’on te réponde ? N’est-ce pas assez que les réponses de cette tête concordent avec ce qu’on lui demande ?

 

– Si fait, c’est assez, répliqua Sancho ; mais j’aurais pourtant voulu qu’elle s’expliquât mieux et m’en dît davantage. »

 

Là se terminèrent les demandes et les réponses, mais non l’admiration qu’emportèrent tous les assistants, excepté les deux amis de don Antonio, qui savaient le secret de l’aventure. Ce secret, Cid Hamet Ben-Engéli veut sur-le-champ le déclarer, pour ne pas tenir le monde en suspens, et laisser croire que cette tête enfermait quelque sorcellerie, quelque mystère surnaturel. Don Antonio Moréno, dit-il, à l’imitation d’une autre tête qu’il avait vue à Madrid, chez un fabricant d’images, fit faire celle-là dans sa maison, pour se divertir aux dépens des ignorants. La composition en était fort simple. Le plateau de la table était en bois peint et verni, pour imiter le jaspe, ainsi que le pied qui la soutenait, et les quatre griffes d’aigle qui en formaient la base. La tête, couleur de bronze et qui semblait un buste d’empereur romain, était entièrement creuse, aussi bien que le plateau de la table, où elle s’ajustait si parfaitement qu’on ne voyait aucune marque de jointure. Le pied de la table, également creux, répondait, par le haut, à la poitrine et au cou du buste, et, par le bas, à une autre chambre qui se trouvait sous celle de la tête. À travers le vide que formaient le pied de la table et la poitrine du buste romain, passait un tuyau de fer-blanc bien ajusté, et que personne ne voyait. Dans la chambre du bas, correspondant à celle du haut, se plaçait celui qui devait répondre, collant au tuyau tantôt l’oreille et tantôt la bouche, de façon que, comme par une sarbacane, la voix allait de haut en bas et de bas en haut, si claire et si bien articulée qu’on ne perdait pas une parole. De cette manière il était impossible de découvrir l’artifice. Un étudiant, neveu de don Antonio, garçon de sens et d’esprit, fut chargé des réponses, et, comme il était informé par son oncle des personnes qui devaient entrer avec lui dans la chambre de la tête, il lui fut facile de répondre sans hésiter et ponctuellement à la première question. Aux autres, il répondit par conjectures, et comme homme de sens, sensément.

 

Cid Hamet ajoute que cette merveilleuse machine dura dix à douze jours ; mais la nouvelle s’étant répandue dans la ville que don Antonio avait chez lui une tête enchantée qui répondait à toutes les questions qui lui étaient faites, ce gentilhomme craignit que le bruit n’en vînt aux oreilles des vigilantes sentinelles de notre foi. Il alla déclarer la chose à messieurs les inquisiteurs, qui lui commandèrent de démonter la figure et n’en plus faire usage, crainte que le vulgaire ignorant ne se scandalisât. Mais, dans l’opinion de don Quichotte et de Sancho Panza, la tête resta pour enchantée, répondeuse et raisonneuse, plus à la satisfaction de don Quichotte que de Sancho.[309]

 

Les gentilshommes de la ville, pour complaire à don Antonio et pour fêter don Quichotte, ainsi que pour lui fournir l’occasion d’étaler en public ses extravagances, résolurent de donner, à six jours de là, une course de bague ; mais cette course n’eut pas lieu, par une circonstance qui se dira plus loin.

 

Dans l’intervalle, don Quichotte prit fantaisie de parcourir la ville, mais à pied et sans équipage, craignant, s’il montait à cheval, d’être poursuivi par les petits garçons et les désœuvrés. Il sortit avec Sancho et deux autres domestiques que lui donna don Antonio. Or, il arriva qu’en passant dans une rue, don Quichotte leva les yeux, et vit écrit sur une porte, en grandes lettres : Ici on imprime des livres. Cette rencontre le réjouit beaucoup ; car il n’avait vu jusqu’alors aucune imprimerie, et il désirait fort savoir ce que c’était. Il entra avec tout son cortège, et vit composer par-ci, tirer par-là, corriger, mettre en formes, et finalement tous les procédés dont on use dans les grandes imprimeries. Don Quichotte s’approchait d’une casse, et demandait ce qu’on y faisait ; l’ouvrier lui en rendait compte, le chevalier admirait et passait outre. Il s’approcha entre autres d’un compositeur, et lui demanda ce qu’il faisait.

 

« Seigneur, répondit l’ouvrier en lui désignant un homme de bonne mine et d’un air grave, ce gentilhomme que voilà a traduit un livre italien en notre langue castillane, et je suis à le composer pour le mettre sous presse.

 

– Quel titre a ce livre ? » demanda don Quichotte.

 

Alors l’auteur, prenant la parole :

 

« Seigneur, dit-il, ce livre se nomme, en italien, le Bagatelle.

 

Et que veut dire le Bagatelle en notre castillan ? demanda don Quichotte.

 

Le Bagatelle, reprit l’auteur, signifie les Bagatelles[310], et, bien que ce livre soit humble dans son titre, il renferme pourtant des choses fort bonnes et fort substantielles.

 

– Je sais quelque peu de la langue italienne, dit don Quichotte, et je me fais gloire de chanter quelques stances de l’Arioste. Mais dites-moi, seigneur (et je ne dis point cela pour passer examen de l’esprit de Votre Grâce, mais par simple curiosité), avez-vous trouvé dans votre original le mot pignata ?

 

– Oui, plusieurs fois, répondit l’auteur.

 

– Et comment le traduisez-vous en castillan ? demanda don Quichotte.

 

– Comment pourrais-je le traduire, répliqua l’auteur, autrement que par le mot marmite ?

 

Mort de ma vie ! s’écria don Quichotte, que vous êtes avancé dans l’idiome toscan ! Je gagerais tout ce qu’on voudra qu’où l’italien dit piace, Votre Grâce met en castillan plaît, et que vous traduisez piu par plus, su par en haut, et giu par en bas.

 

Précisément, dit l’auteur, car ce sont les propres paroles correspondantes.

 

– Eh bien ! j’oserais jurer, s’écria don Quichotte, que vous n’êtes pas connu dans le monde, toujours revêche à récompenser les esprits fleuris et les louables travaux. Oh ! que de talents perdus ! que de vertus méprisées ! que de génies incompris ! Cependant, il me semble que traduire d’une langue dans une autre, à moins que ce ne soit des reines de toutes les langues, la grecque et la latine, c’est comme quand on regarde les tapisseries de Flandre à l’envers, on voit bien les figures, mais elles sont pleines de fils qui les obscurcissent, et ne paraissent point avec l’uni et la couleur de l’endroit. D’ailleurs, traduire d’une langue facile et presque semblable, cela ne prouve pas plus de l’esprit et du style, que copier et transcrire d’un papier sur l’autre. Je ne veux pas conclure, néanmoins, que ce métier de traducteur ne soit pas fort louable ; car enfin l’homme peut s’occuper à de pires choses, et qui lui donnent moins de profit[311]. Il faut retrancher de ce compte les deux fameux traducteurs, Cristoval de Figuéroa, dans son Pastor Fido, et don Juan de Jaurégui, dans son Aminta, où, par un rare bonheur, l’un et l’autre mettent en doute quelle est la traduction, quel est l’original.[312] Mais, dites-moi, je vous prie, ce livre s’imprime-t-il pour votre compte, ou bien avez-vous vendu le privilège à quelque libraire ?

 

– C’est pour mon compte qu’il s’imprime, répondit l’auteur, et je pense gagner mille ducats, pour le moins, sur cette première édition. Elle sera de deux mille exemplaires, qui s’expédieront, à six réaux pièce, en un tour de main.

 

– Votre Grâce me semble loin de compte, répliqua don Quichotte ; on voit bien que vous ne connaissez guère les rubriques des imprimeurs et les connivences qu’ils ont entre eux. Je vous promets qu’en vous voyant chargé de deux mille exemplaires d’un livre, vous aurez les épaules moulues à vous en faire peur, surtout si ce livre a peu de sel et ne vaut pas grand’chose.

 

– Comment donc ! reprit l’auteur, vous voulez que j’en fasse cadeau à quelque libraire, qui me donnera trois maravédis du privilège, et croira me faire une grande faveur en me les donnant[313] ? Nenni ; je n’imprime pas mes livres pour acquérir de la réputation dans le monde, car j’y suis déjà connu, Dieu merci, par mes œuvres. C’est du profit que je veux, sans lequel la renommée ne vaut pas une obole.

 

– Que Dieu vous donne bonne chance ! » répondit don Quichotte.

 

Et il passa à une autre casse. Il y vit corriger une feuille d’un livre qui avait pour titre Lumière de l’âme.[314]

 

« Voilà, dit-il, des livres qu’il faut imprimer, bien qu’il y en ait beaucoup de la même espèce ; car il y a beaucoup de pécheurs qui en ont besoin, et il faut singulièrement de lumières pour tant de gens qui en manquent. »

 

Il poussa plus loin, et vit que l’on corrigeait un autre livre, dont il demanda le titre.

 

« C’est, lui répondit-on, la seconde partie de l’Ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, composée par un tel, bourgeois de Torsédillas.

 

– Ah ! j’ai déjà connaissance de ce livre, reprit don Quichotte, et je croyais, en mon âme et conscience, qu’il était déjà brûlé et réduit en cendres pour ses impertinences. Mais la Saint-Martin viendra pour lui, comme pour tout cochon[315]. Les histoires inventées sont d’autant meilleures, d’autant plus agréables, qu’elles s’approchent davantage de la vérité ou de la vraisemblance, et les véritables valent d’autant mieux qu’elles sont plus vraies. »

 

En disant cela, et donnant quelques marques de dépit, il sortit de l’imprimerie.

 

Le même jour, don Antonio résolut de le mener voir les galères qui étaient amarrées à la plage, ce qui réjouit beaucoup Sancho, car il n’en avait vu de sa vie. Don Antonio informa le chef d’escadre des galères que, dans l’après-midi, il y conduirait son hôte, le fameux don Quichotte de la Manche, que connaissaient déjà le chef d’escadre et tous les bourgeois de la ville. Mais ce qui leur arriva pendant cette visite sera dit dans le chapitre suivant.

 

Chapitre LXIII

 

Du mauvais résultat qu’eut pour Sancho sa visite aux galères, et de la nouvelle aventure de la belle Morisque

 

 

Don Quichotte s’évertuait à discourir sur les réponses de la tête enchantée ; mais aucune de ses conjectures n’allait jusqu’à soupçonner la supercherie, et toutes, au contraire, aboutissaient à la promesse, certaine à ses yeux, du désenchantement de Dulcinée. Il ne faisait qu’aller et venir et se réjouissait en lui-même, croyant voir bientôt l’accomplissement de cette promesse. Pour Sancho, bien qu’il eût pris en haine les fonctions de gouverneur, comme on l’a dit précédemment, toutefois il désirait de se retrouver encore à même de commander et d’être obéi ; car tel est le regret que traîne après soi le commandement, n’eût-il été que pour rire.

 

Enfin, le tantôt venu, leur hôte don Antonio Moréno et ses deux amis allèrent avec don Quichotte et Sancho visiter les galères. Le chef d’escadre, qui était prévenu de leur arrivée, attendait les deux fameux personnages don Quichotte et Sancho. À peine parurent-ils sur le quai, que toutes les galères abattirent leurs tentes, et que les clairons sonnèrent. On jeta sur-le-champ l’esquif à l’eau, couvert de riches tapis et garni de coussins en velours cramoisi. Aussitôt que don Quichotte y mit le pied, la galère capitane tira le canon de poupe, et les autres galères en firent autant ; puis, lorsque don Quichotte monta sur le pont par l’échelle de droite, toute la chiourme le salua, comme c’est l’usage quand une personne de distinction entre dans la galère, en criant trois fois : Hou, hou, hou[316]. Le général (c’est le nom que nous lui donnerons), qui était un gentilhomme de Valence[317], vint lui donner la main. Il embrassa don Quichotte et lui dit :

 

« Je marquerai ce jour avec une pierre blanche, car c’est un des plus heureux que je pense goûter en toute ma vie, puisque j’ai vu le seigneur don Quichotte de la Manche, en qui brille et se résume tout l’éclat de la chevalerie errante. »

 

Don Quichotte, ravi de se voir traiter avec tant d’honneur, lui répondit par des propos non moins courtois. Ils entrèrent tous deux dans la cabine de poupe, qui était également meublée, et s’assirent sur les bancs des plats-bords. Le comite monta dans l’entre-pont, et, d’un coup de sifflet, fit signe à la chiourme de mettre bas casaque, ce qui fut fait en un instant. Sancho, voyant tant de gens tout nus, resta la bouche ouverte ; ce fut pis encore quand il vit hisser la tente avec une telle célérité, qu’il lui semblait que tous les diables se fussent mis à la besogne. Mais tout cela n’était encore que pain bénit, en comparaison de ce que je vais dire. Sancho était assis sur l’estanserol, ou pilier de la poupe, près de l’espalier, ou premier rameur du banc de droite. Instruit de son rôle, l’espalier empoigna Sancho ; et, le levant dans ses bras, tandis que toute la chiourme était debout et sur ses gardes, il le passa au rameur de droite, et bientôt le pauvre Sancho voltigea de main en main et de banc en banc, avec tant de vitesse, qu’il en perdit la vue, et pensa que tous les diables l’emportaient. Les forçats ne le lâchèrent qu’après l’avoir ramené par la bande gauche jusqu’à la poupe, où il resta étendu, haletant, suant à grosses gouttes, et ne pouvant comprendre ce qui lui était arrivé. Don Quichotte, qui vit le vol sans ailes de Sancho, demanda au général si c’était une des cérémonies dont on saluait les nouveaux venus dans les galères.

 

« Quant à moi, ajouta-t-il, comme je n’ai nulle envie d’y faire profession, je ne veux pas non plus prendre un semblable exercice ; et je jure Dieu que, si quelqu’un vient me mettre la main dessus pour me faire voltiger, je lui arrache l’âme à coups de pied dans le ventre. »

 

En parlant ainsi, il se leva debout et empoigna son épée.

 

Dans ce moment, on abattit la tente, et on fit tomber la grande vergue de haut en bas, avec un bruit épouvantable. Sancho crut que le ciel se détachait de ses gonds et venait lui fondre sur la tête, si bien que, plein de peur, il se la cacha entre les jambes. Don Quichotte lui-même ne put conserver son sang-froid ; il frissonna aussi, plia les épaules et changea de couleur. La chiourme hissa la vergue avec autant de vitesse et de tapage qu’elle l’avait amenée, et tout cela en silence, comme si ces hommes n’eussent eu ni voix ni souffle. Le comite donna le signal de lever l’ancre, et, sautant au milieu de l’entre-pont, le nerf de bœuf à la main, il commença à sangler les épaules de la chiourme, et la galère prit bientôt le large.

 

Quand Sancho vit se mouvoir à la fois tous ces pieds rouges, car telles lui semblaient les rames, il se dit tout bas :

 

« Pour le coup, voici véritablement des choses enchantées, et non celles que raconte mon maître. Mais qu’est-ce qu’ont fait ces malheureux, pour qu’on les fouette ainsi ? et comment cet homme qui se promène en sifflant a-t-il assez d’audace pour fouetter seul tant de gens ? Ah ! je dis que c’est ici l’enfer, ou pour le moins le purgatoire. »

 

Don Quichotte, voyant avec quelle attention Sancho regardait ce qui se passait, s’empressa de lui dire :

 

« Ah ! Sancho, mon ami, avec quelle aisance et quelle célérité vous pourriez, si cela vous plaisait, vous déshabiller des reins au cou, et vous mettre parmi ces gentilshommes pour en finir avec le désenchantement de Dulcinée ! Au milieu des peines et des souffrances de tant d’hommes, vous ne sentiriez pas beaucoup les vôtres. D’ailleurs, il serait possible que le sage Merlin fît entrer en compte chacun de ces coups de fouet, comme appliqués de bonne main, pour dix de ceux que vous avez finalement à vous donner. »

 

Le général voulait demander quels étaient ces coups de fouet et ce désenchantement de Dulcinée, quand le marin de quart s’écria :

 

« Le fort de Monjouich fait signe qu’il y a un bâtiment à rames sur la côte, au couchant. »

 

À ces mots, le général sauta de l’entre-pont.

 

« Allons, enfants ! dit-il, qu’il ne nous échappe pas. Ce doit être quelque brigantin des corsaires d’Alger que la vigie signale. »

 

Les trois autres galères s’approchèrent de la capitane, pour savoir ce qu’elles avaient à faire. Le général ordonna à deux d’entre elles de prendre la haute mer, tandis qu’il irait terre à terre avec la troisième, de façon que le brigantin ne pût les éviter. La chiourme fit force de rames, poussant les galères avec tant de furie, qu’elles semblaient voler sur l’eau. Celles qui avaient pris la haute mer découvrirent, à environ deux milles, un bâtiment auquel on supposa, à vue d’œil, quatorze ou quinze bancs de rames, ce qui était vrai. Quand ce bâtiment aperçut les galères, il se mit en chasse avec l’intention et l’espoir d’échapper par sa légèreté. Mais mal lui en prit, car la galère capitane était l’un des navires les plus légers qui naviguassent en mer. Elle gagnait tellement d’avance, que ceux du brigantin virent aussitôt qu’ils ne pouvaient échapper. Aussi l’arraez[318] voulait-il qu’on abandonnât les rames et qu’on se rendît, pour ne point irriter le commandant de nos galères. Mais le sort, qui en avait ordonné d’une autre façon, voulut qu’au moment où la capitane arrivait si près que ceux du bâtiment chassé pouvaient entendre qu’on leur criait de se rendre, deux Turcs ivres, qui se trouvaient avec douze autres sur ce brigantin, tirèrent leurs arquebuses et frappèrent mortellement deux de nos soldats montés sur les bordages. À cette vue, le général fit serment de ne pas laisser en vie un seul de ceux qu’il prendrait dans le brigantin. Il l’assaillit avec furie, mais le petit navire échappa au choc en passant sous les rames. La galère le dépassa de plusieurs nœuds. Se voyant perdus, ceux du brigantin déployèrent les voiles pendant que la galère tournait, puis, à voiles et à rames, se mirent en chasse de nouveau. Mais leur diligence ne put pas les servir autant que les avait compromis leur audace ; car la capitane, les atteignant à demi-mille environ, leur jeta dessus un rang de rames, et les prit tous vivants. Les autres galères arrivèrent en ce moment, et toutes quatre revinrent avec leur prise sur la plage, où les attendaient une multitude de gens, curieux de voir ce qu’elles ramenaient. Le général jeta l’ancre près de terre, et s’aperçut que le vice-roi de la ville était sur le port.[319] Il fit mettre l’esquif à l’eau pour le chercher, et commanda d’amener la vergue pour y prendre l’arraez, ainsi que les autres Turcs pris dans le brigantin, et dont le nombre s’élevait à trente-six, tous beaux hommes, et la plupart arquebusiers.

 

Le général demanda quel était l’arraez du brigantin ; et l’un des captifs, qu’on reconnut ensuite pour renégat espagnol, répondit en langue castillane :

 

« Ce jeune homme, seigneur, que tu vois là, est notre arraez » et il lui montrait un des plus beaux et des plus aimables garçons que se pût peindre l’imagination humaine. Son âge ne semblait pas atteindre vingt ans.

 

« Dis-moi, chien inconsidéré, lui demanda le général, qui t’a poussé à tuer mes soldats, quand tu voyais qu’il était impossible d’échapper ? Est-ce là le respect qu’on garde aux capitaines ? et ne sais-tu pas que la témérité n’est pas de la vaillance ? Les espérances douteuses peuvent rendre les hommes hardis, mais non pas téméraires. »

 

L’arraez allait répondre, mais le général ne put attendre sa réponse, parce qu’il accourut recevoir le vice-roi, qui entrait dans la galère, suivi de quelques-uns de ses gens et d’autres personnes de la ville.

 

« Vous avez fait là une bonne chasse, seigneur général ! dit le vice-roi.

 

– Fort bonne en effet, répondit le général, et Votre Excellence va la voir pendue à cette vergue.

 

– Pourquoi pendue ? reprit le vice-roi.

 

– Parce qu’ils m’ont tué, répliqua le général, contre toute loi, toute raison et toute coutume de guerre, deux soldats des meilleurs qui montassent ces galères ; aussi ai-je juré de hisser à la potence tous ceux que je prendrais, particulièrement ce jeune garçon, qui est l’arraez du brigantin. »

 

En même temps, il lui montrait le jeune homme, les mains attachées et la corde au cou, attendant la mort.

 

Le vice-roi jeta les yeux sur lui ; et, le voyant si beau, si bien fait, si résigné, il se sentit touché de compassion, et le désir lui vint de le sauver.

 

« Dis-moi, arraez, lui demanda-t-il, de quelle nation es-tu ? Turc, More ou renégat ?

 

– Je ne suis, répondit le jeune homme en langue castillane, ni Turc, ni More, ni renégat.

 

– Qui es-tu donc ? reprit le vice-roi.

 

– Une femme chrétienne, répliqua le jeune homme.

 

– Une femme chrétienne en cet équipage et en cette occupation ! Mais c’est une chose plus faite pour surprendre que pour être crue !

 

– Suspendez, ô seigneurs, reprit le jeune homme, suspendez mon supplice ; vous ne perdrez pas beaucoup à retarder votre vengeance aussi peu de temps qu’il faudra pour que je vous raconte ma vie. »

 

Qui aurait pu être d’un cœur assez dur pour ne pas s’adoucir à ces paroles, du moins jusqu’à entendre ce que voulait dire le triste jeune homme ? Le général lui répondit de dire ce qu’il lui plairait ; mais qu’il n’espérât point toutefois obtenir le pardon d’une faute si manifeste. Cette permission donnée, le jeune homme commença de la sorte :

 

« Je suis de cette nation plus malheureuse que prudente, sur laquelle est tombée, dans ces derniers temps, une pluie d’infortunes. J’appartiens à des parents morisques. Dans le cours de nos malheurs, je fus emmenée par deux de mes oncles en Berbérie, sans qu’il me servît à rien de dire que j’étais chrétienne, comme je le suis en effet, non de celles qui en feignent l’apparence, mais des plus sincères et des plus catholiques. J’eus beau dire cette vérité, elle ne fut pas écoutée par les gens chargés d’opérer notre déportation, et mes oncles non plus ne voulurent point la croire ; ils la prirent pour un mensonge imaginé dans le dessein de rester au pays où j’étais née. Aussi m’emmenèrent-ils avec eux plutôt de force que de gré. J’eus une mère chrétienne, et un père qui eut la discrétion de l’être. Je suçai avec le lait la foi catholique ; je fus élevée dans de bonnes mœurs ; jamais, ni par la langue, ni par les usages, je ne laissai croire, il me semble, que je fusse Morisque. En même temps que ces vertus, car je crois que ce sont des vertus, grandit ma beauté, si j’en ai quelque peu ; et, bien que je vécusse dans la retraite, je n’étais pas si sévèrement recluse que je ne laissasse l’occasion de me voir à un jeune homme nommé don Gaspar Grégorio, fils aîné d’un seigneur qui possède un village tout près du nôtre. Comment il me vit, comment nous nous parlâmes, comment il devint éperdument épris de moi, et moi presque autant de lui, ce serait trop long à raconter, surtout quand j’ai à craindre qu’entre ma langue et ma gorge ne vienne se placer la corde cruelle qui me menace. Je dirai donc seulement que don Grégorio voulut m’accompagner dans notre exil. Il se mêla parmi les Morisques chassés d’autres pays, car il savait fort bien leur langue ; et, pendant le voyage, il se fit ami des deux oncles qui m’emmenaient avec eux. Mon père, en homme prudent et avisé, n’eut pas plutôt entendu le premier édit prononçant notre exil, qu’il quitta le pays, et alla nous chercher un asile dans les royaumes étrangers. Il enfouit et cacha sous terre, dans un endroit dont j’ai seule connaissance, beaucoup de pierres précieuses et de perles de grand prix, ainsi qu’une assez forte somme en cruzades et en doublons d’or. Il m’ordonna de ne pas toucher au trésor qu’il laissait, si par hasard on nous déportait avant qu’il fût de retour. Je lui obéis, et passai en Berbérie avec mes oncles et d’autres parents et alliés. L’endroit où nous nous réfugiâmes fut Alger, et c’est comme si nous nous fussions réfugiés dans l’enfer même. Le dey apprit par ouï-dire que j’étais belle, et la renommée lui fit aussi connaître mes richesses, ce qui devint un bonheur pour moi. Il me fit comparaître devant lui, et me demanda dans quelle partie de l’Espagne j’étais née, quel argent et quels bijoux j’apportais. Je lui nommai mon pays, et j’ajoutai que l’argent et les bijoux y restaient enterrés, mais qu’on pourrait les recouvrer facilement si j’allais les chercher moi-même. Je lui disais tout cela pour que son avarice l’aveuglât plutôt que ma beauté. Pendant cet entretien, on vint lui dire que j’étais accompagnée par un des plus beaux jeunes hommes qui se pût imaginer. Je reconnus aussitôt qu’on parlait de don Gaspar Grégorio, dont la beauté surpasse en effet celle que l’on vante le plus. Je me troublai en considérant le péril que courait don Grégorio ; car, parmi ces barbares infidèles, on estime plus un garçon jeune et beau qu’une femme, quelque belle qu’elle soit. Le dey donna l’ordre qu’on l’amenât sur-le-champ devant lui, et me demanda si ce qu’on disait de ce jeune homme était la vérité. Alors moi, comme si le ciel m’eût inspirée, je lui répondis sans hésiter : « Oui, cela est vrai ; mais je dois vous faire savoir que ce n’est point un garçon ; c’est une femme comme moi. Permettez, je vous en supplie, que j’aille l’habiller dans son costume naturel, pour qu’elle montre complètement sa beauté, et qu’elle paraisse avec moins d’embarras devant vous. » Il répliqua qu’il y consentait, et que le lendemain nous nous entendrions sur les moyens à prendre pour que je retournasse en Espagne chercher le trésor enfoui, je courus parler à don Gaspar ; je lui contai le péril qu’il courait à se montrer sous ses habits d’homme, je l’habillai en femme moresque ; et, le soir même, je le conduisis en présence du dey, qui fut ravi en le voyant, et conçut l’idée de garder cette jeune fille pour en faire présent au Grand Seigneur. Mais, afin d’éviter le péril qu’elle pourrait courir, même de lui, dans le sérail de ses femmes, il ordonna qu’elle fût confiée à la garde et au service de dames moresques de qualité, chez lesquelles don Grégorio fut aussitôt conduit. La douleur que nous ressentîmes tous deux, car je ne puis nier que je l’aime, je la laisse à juger à ceux qui se séparent quand ils s’aiment tendrement. Le dey, bientôt après, décida que je reviendrais en Espagne sur ce brigantin, accompagnée par deux Turcs de nation, ceux-là mêmes qui ont tué vos soldats, je fus également suivie par ce renégat espagnol (montrant celui qui avait parlé le premier), duquel je sais qu’il est chrétien au fond de l’âme, et qu’il vient plutôt avec le désir de rester en Espagne que de retourner en Berbérie. Le reste de la chiourme se compose de Mores et de Turcs, qui ne servent qu’à ramer sur les bancs. Les deux Turcs, insolents et avides, sans respecter l’ordre qu’ils avaient reçu de nous mettre à terre, moi et ce renégat, sur la première plage espagnole, et en habits de chrétiens, dont nous étions pourvus, voulurent d’abord écumer cette côte, et faire, s’ils pouvaient, quelque prise, craignant que, s’ils nous mettaient d’abord à terre, il ne nous arrivât quelque accident qui fît découvrir que leur brigantin restait en panne, et que, s’il y avait des galères sur la côte, on ne les eût bientôt pris. Hier soir, nous avons abordé cette plage sans avoir connaissance de ces quatre galères ; on nous a découverts aujourd’hui, et il nous est arrivé ce que vous avez vu. Finalement, don Grégorio reste en habit de femme parmi des femmes, et dans un imminent danger de la vie ; moi, je me vois les mains attachées, attendant la mort, qui me délivrera de mes peines. Voilà, seigneurs, la fin de ma lamentable histoire, aussi véritable que pleine de malheurs. La grâce que je vous prie de m’accorder, c’est de me laisser mourir en chrétienne ; car, ainsi que je l’ai dit, je n’ai nullement partagé la faute où sont tombés ceux de ma nation. »

 

À ces mots, elle se tut, les yeux gonflés de larmes amères, auxquelles se mêlaient les pleurs de la plupart des assistants.

 

Ému, attendri, le vice-roi s’approcha d’elle sans dire une parole, et, de ses propres mains, détacha la corde qui attachait les belles mains de la Morisque chrétienne. Tout le temps qu’elle avait conté son étrange histoire, un vieux pèlerin, qui était entré dans la galère à la suite du vice-roi, avait tenu ses yeux cloués sur elle. Dès qu’elle eut cessé de parler, il se précipita à ses genoux, les serra dans ses bras, et, la voix entrecoupée par mille soupirs et mille sanglots, il s’écria :

 

« Ô Ana-Félix, ma fille, ma fille infortunée ! je suis ton père Ricote, qui retournais te chercher, car je ne puis vivre sans toi, sans toi qui es mon âme. »

 

À ces paroles, Sancho ouvrit les yeux, et releva la tête qu’il tenait penchée, rêvant à sa disgracieuse promenade ; et regardant avec attention le pèlerin, il reconnut que c’était bien Ricote lui-même, qu’il avait rencontré le jour où il quitta son gouvernement. Il reconnut également sa fille, qui, les mains détachées, embrassait son père, en mêlant ses larmes aux siennes. Le père dit au général et au vice-roi :

 

« Voilà, seigneurs, voilà ma fille, plus malheureuse dans ses aventures que dans son nom. Elle s’appelle Ana-Félix, et porte le surnom de Ricota, aussi célèbre par sa beauté que par ma richesse. J’ai quitté ma patrie pour aller chercher un asile chez les nations étrangères, et, l’ayant trouvé en Allemagne, je suis revenu en habit de pèlerin, et en compagnie d’autres Allemands, pour chercher ma fille et déterrer les richesses que j’avais enfouies. Je n’ai plus trouvé ma fille, mais seulement le trésor que je rapporte avec moi ; et maintenant, par ces étranges détours que vous avez vus, je viens de retrouver le trésor qui me rend le plus riche, ma fille bien-aimée. Si notre innocence, si ses larmes et les miennes peuvent, à la faveur de votre justice, ouvrir les portes à la miséricorde, usez-en à notre égard, car jamais nous n’avons eu le dessein de vous offenser, et jamais nous n’avons pris part aux projets de nos compatriotes, qui sont exilés justement.

 

– Oh ! je connais bien Ricote, dit alors Sancho, et je sais qu’il dit vrai quant à ce qu’Ana-Félix est sa fille. Mais pour ces broutilles d’allées et de venues, de bonnes ou de mauvaises intentions, je ne m’en mêle pas. »

 

Tous les assistants restaient émerveillés d’une si étrange aventure.

 

« En tout cas, s’écria le général, vos larmes ne me laisseront point accomplir mon serment. Vivez, belle Ana-Félix, autant d’années que le ciel vous en réserve, et que le châtiment de la faute retombe sur les insolents et les audacieux qui l’ont commise. »

 

Aussitôt il ordonna de pendre à la vergue les deux Turcs qui avaient tué ses soldats. Mais le vice-roi lui demanda instamment de ne pas les faire mourir, puisqu’il y avait de leur part plus de folie que de vaillance. Le général se rendit aux désirs du vice-roi ; car il est difficile que de sang-froid les vengeances s’exécutent.

 

On s’occupa aussitôt des moyens de tirer Gaspar Grégorio du péril où il était resté. Ricote offrit pour sa délivrance plus de deux mille ducats qu’il avait en perles et en bijoux. Plusieurs moyens furent mis en avant ; mais aucun ne valut celui que proposa le renégat espagnol dont on a parlé. Il s’offrit de retourner à Alger dans quelque petit bâtiment d’environ six bancs de rames, mais armé de rameurs chrétiens, parce qu’il savait où, quand et comment on pourrait débarquer, et qu’il connaissait aussi la maison où l’on avait enfermé don Gaspar. Le général et le vice-roi hésitaient à se fier au renégat, et surtout à lui confier les chrétiens qui devraient occuper les bancs des rameurs. Mais Ana-Félix répondit de lui, et Ricote s’engagea à payer le rachat des chrétiens s’ils étaient livrés. Quand cet avis fut adopté, le vice-roi descendit à terre, et don Antonio Moréno emmena chez lui la Morisque et son père, après que le vice-roi l’eut chargé de les accueillir et de les traiter avec tous les soins imaginables, offrant de contribuer à ce bon accueil par tout ce que renfermait sa maison ; tant étaient vives la bienveillance et l’affection qu’avait allumées dans son cœur la beauté d’Ana-Félix !

 

Chapitre LXIV

 

Où l’on traite de l’aventure qui donna le plus de chagrin à don Quichotte, de toutes celles qui lui étaient alors arrivées

 

 

La femme de don Antonio Moréno, à ce que dit l’histoire, sentit un grand plaisir à voir Ana-Félix dans sa maison. Elle l’y reçut avec beaucoup de prévenances, aussi éprise de ses attraits que de son amabilité ; car la Morisque brillait également par l’esprit et par la figure. Tous les gens de la ville venaient comme à son de cloche la voir et l’admirer.

 

Don Quichotte dit à don Antonio que le parti qu’on avait pris pour la délivrance de don Grégorio ne valait rien, qu’il était plus dangereux que convenable, et qu’on aurait mieux fait de le porter lui-même, avec ses armes et son cheval, en Berbérie, d’où il aurait tiré le jeune homme, en dépit de toute la canaille musulmane, comme avait fait don Gaïféros pour son épouse Mélisandre.

 

« Prenez donc garde, dit Sancho, en entendant ce propos, que le seigneur don Gaïféros enleva son épouse de terre ferme et qu’il l’emmena en France par la terre ferme ; mais là-bas, si, par hasard, nous enlevons don Grégorio, par où l’amènerons-nous en Espagne, puisque la mer est au milieu ?

 

– Il y a remède à tout, excepté à la mort, répondit don Quichotte ; le bateau s’approchera de la côte, et nous nous y embarquerons, quand le monde entier s’y opposerait.

 

– Votre Grâce arrange fort bien les choses, reprit Sancho ; mais du dit au fait, il y a long trajet. Moi, je m’en tiens au renégat, qui me semble très homme de bien, et de très-charitables entrailles.

 

– D’ailleurs, ajouta don Antonio, si le renégat ne réussit point dans son entreprise, on adoptera ce nouvel expédient, et on fera passer le grand don Quichotte en Berbérie. »

 

À deux jours de là, le renégat partit sur un bâtiment léger de six rames par bordage, monté par de vaillants rameurs ; et, deux jours après, les galères prirent la route du Levant, le général ayant prié le vice-roi de l’informer de ce qui arriverait pour la délivrance de don Grégorio et de la suite des aventures d’Ana-Félix. Le vice-roi lui en fit la promesse.

 

Un matin que don Quichotte était sorti pour se promener sur la plage, armé de toutes pièces, car, ainsi qu’on l’a dit maintes fois, ses armes étaient sa parure, et le combat son repos[320], et jamais il n’était un instant sans armure, il vit venir à lui un chevalier également armé de pied en cap, qui portait peinte sur son écu une lune resplendissante. Celui-ci, s’approchant assez près pour être entendu, adressa la parole à don Quichotte, et lui dit d’une voix haute :

 

« Insigne chevalier et jamais dignement loué don Quichotte de la Manche, je suis le chevalier de la Blanche-Lune, dont les prouesses inouïes t’auront sans doute rappelé le nom à la mémoire. Je viens me mesurer avec toi et faire l’épreuve de tes forces, avec l’intention de te faire reconnaître et confesser que ma dame, quelle qu’elle soit, est incomparablement plus belle que ta Dulcinée du Toboso. Si tu confesses d’emblée cette vérité, tu éviteras la mort, et moi la peine que je prendrais à te la donner. Si nous combattons, et si je suis vainqueur, je ne veux qu’une satisfaction : c’est que, déposant les armes, et t’abstenant de chercher les aventures, tu te retires dans ton village pour le temps d’une année, pendant laquelle tu vivras, sans mettre l’épée à la main, en paix et en repos, car ainsi l’exigent le soin de ta fortune et le salut de ton âme. Si je suis vaincu, ma tête restera à ta merci, mes armes et mon cheval seront tes dépouilles, et la renommée de mes exploits s’ajoutera à la renommée des tiens. Vois ce qui te convient le mieux, et réponds-moi sur-le-champ, car je n’ai que le jour d’aujourd’hui pour expédier cette affaire. »

 

Don Quichotte resta stupéfait, aussi bien de l’arrogance du chevalier de la Blanche-Lune que de la cause de son défi. Il lui répondit avec calme et d’un ton sévère :

 

« Chevalier de la Blanche-Lune, dont les exploits ne sont point encore arrivés à ma connaissance, je vous ferai jurer que vous n’avez jamais vu l’illustre Dulcinée. Si vous l’eussiez vue, je sais que vous vous fussiez bien gardé de vous hasarder en cette entreprise ; car son aspect vous eût détrompé, et vous eût appris qu’il n’y a point et qu’il ne peut y avoir de beauté comparable à la sienne. Ainsi donc, sans vous dire que vous en avez menti, mais en disant du moins que vous êtes dans une complète erreur, j’accepte votre défi, avec les conditions que vous y avez mises, et je l’accepte sur-le-champ, pour ne point vous faire perdre le jour que vous avez fixé. Des conditions, je n’en excepte qu’une seule, celle de faire passer à ma renommée la renommée de vos prouesses, car je ne sais ni ce qu’elles sont, ni de quelle espèce ; et, quelles qu’elles soient, je me contente des miennes. Prenez donc du champ ce que vous en voudrez prendre, je ferai de même ; et à qui Dieu donnera la fève, que saint Pierre la lui bénisse. »

 

On avait aperçu de la ville le chevalier de la Blanche-Lune, et l’on avait averti le vice-roi qu’il était en pourparlers avec don Quichotte de la Manche. Le vice-roi, pensant que ce devait être quelque nouvelle aventure inventée par don Antonio Moréno ou par quelque autre gentilhomme de la ville, prit aussitôt le chemin de la plage, accompagné de don Antonio et de plusieurs autres gentilshommes. Ils arrivèrent au moment où don Quichotte faisait tourner bride à Rossinante pour prendre du champ. Le vice-roi, voyant que les deux champions faisaient mine de fondre l’un sur l’autre, se mit au milieu, et leur demanda quel était le motif qui les poussait à se livrer si soudainement bataille.

 

« C’est une prééminence de beauté », répondit le chevalier de la Blanche-Lune ; et il répéta succinctement ce qu’il avait dit à don Quichotte, ainsi que les conditions du duel acceptées de part et d’autre.

 

Le vice-roi s’approcha de don Antonio, et lui demanda tout bas s’il savait qui était ce chevalier de la Blanche-Lune, ou si c’était quelque tour qu’on voulait jouer à don Quichotte. Don Antonio répondit qu’il ne savait ni qui était le chevalier, ni si le duel était pour rire ou tout de bon. Cette réponse jeta le vice-roi dans une grande perplexité ; il ne savait s’il fallait ou non les laisser continuer la bataille. Cependant, ne pouvant pas se persuader que ce ne fût pas une plaisanterie, il s’éloigna en disant :

 

« Seigneurs chevaliers, s’il n’y a point ici de milieu entre confesser ou mourir ; si le seigneur don Quichotte est intraitable, et si Votre Grâce, seigneur de la Blanche-Lune, n’en veut pas démordre, en avant, et à la grâce de Dieu ! »

 

Le chevalier de la Blanche-Lune remercia le vice-roi, en termes polis, de la licence qu’il leur accordait, et don Quichotte en fit autant. Celui-ci, se recommandant de tout son cœur à Dieu et à sa Dulcinée, comme il avait coutume de la faire en commençant les batailles qui s’offraient à lui, reprit un peu de champ, parce qu’il vit que son adversaire faisait de même ; puis, sans qu’aucune trompette ni autre instrument guerrier leur donnât le signal de l’attaque, ils tournèrent bride tous deux en même temps. Mais, comme le coursier du chevalier de la Blanche-Lune était le plus léger, il atteignit don Quichotte aux deux tiers de la carrière, et là il le heurta si violemment, sans le toucher avec sa lance, dont il sembla relever exprès la pointe, qu’il fit rouler sur le sable Rossinante et don Quichotte. Il s’avança aussitôt sur le chevalier, et, lui mettant le fer de sa lance à la visière, il lui dit :

 

« Vous êtes vaincu, chevalier, et mort même, si vous ne confessez les conditions de notre combat. »

 

Don Quichotte, étourdi et brisé de sa chute, répondit, sans lever sa visière, d’une voix creusé et dolente qui semblait sortir du fond d’un tombeau :

 

« Dulcinée du Toboso est la plus belle femme du monde, et moi le plus malheureux chevalier de la terre. Il ne faut pas que mon impuissance à la soutenir compromette cette vérité. Pousse, chevalier, pousse ta lance, et ôte-moi la vie, puisque tu m’as ôté l’honneur.

 

– Oh ! non, certes, je n’en ferai rien, s’écria le chevalier de la Blanche-Lune. Vive, vive en sa plénitude la renommée de madame Dulcinée du Toboso ! Je ne veux qu’une chose, c’est que le grand don Quichotte se retire dans son village une année, ou le temps que je lui prescrirai, ainsi que nous en sommes convenus avant d’en venir aux mains. »

 

Le vice-roi, don Antonio, et plusieurs autres personnes qui se trouvaient présentes, entendirent distinctement ces propos ; ils entendirent également don Quichotte répondre que, pourvu qu’on ne lui demandât rien qui fût au détriment de Dulcinée, il accomplirait tout le reste en chevalier ponctuel et loyal. Cette confession faite et reçue, le chevalier de la Blanche-Lune tourna bride, et, saluant le vice-roi de la tête, il prit le petit galop pour rentrer dans la ville. Le vice-roi donna l’ordre à don Antonio de le suivre, pour savoir à tout prix qui il était. On releva don Quichotte, et on lui découvrit le visage, qu’on trouva pâle, inanimé et inondé de sueur. Rossinante était si maltraité, qu’il ne put se remettre sur ses jambes. Sancho, l’oreille basse et la larme à l’œil, ne savait ni que dire ni que faire. Il lui semblait que toute cette aventure était un songe, une affaire d’enchantement. Il voyait son seigneur vaincu, rendu à merci, obligé à ne point prendre les armes d’une année. Il apercevait en imagination la lumière de sa gloire obscurcie, et les espérances de ses nouvelles promesses évanouies, comme la fumée s’évanouit au vent. Il craignait enfin que Rossinante ne restât estropiée pour le reste de ses jours, et son maître disloqué. Heureux encore si les membres brisés remettaient la cervelle[321] ! Finalement, avec une chaise à porteurs que le vice-roi fit venir, on ramena le chevalier à la ville, et le vice-roi regagna aussitôt son palais, dans le désir de savoir quel était ce chevalier de la Blanche-Lune, qui avait mis don Quichotte en si piteux état.

 

Chapitre LXV

 

Où l’on fait connaître qui était le chevalier de la Blanche-Lune, et où l’on raconte la délivrance de don Grégorio, ainsi que d’autres événements

 

 

Don Antonio Moréno suivit le chevalier de la Blanche-Lune, qui fut également suivi et poursuivi même par une infinité de polissons, jusqu’à la porte d’une hôtellerie au centre de la ville. Don Antonio y entra dans le désir de le connaître. Un écuyer vint recevoir et désarmer le chevalier, qui s’enferma dans une salle basse, toujours accompagné de don Antonio, lequel mourait d’envie de savoir qui était cet inconnu. Enfin, quand le chevalier de la Blanche-Lune vit que ce gentilhomme ne le quittait pas, il lui dit :

 

« Je vois bien, seigneur, pourquoi vous êtes venu ; vous voulez savoir qui je suis, et, comme je n’ai nulle raison de le cacher, pendant que mon domestique me désarme, je vais vous le dire en toute vérité. Sachez donc, seigneur, qu’on m’appelle le bachelier Samson Carrasco. Je suis du village même de don Quichotte de la Manche, dont la folie est un objet de pitié pour nous tous qui le connaissons ; mais peut-être lui ai-je porté plus de compassion que personne. Or, comme je crois que sa guérison dépend de son repos, et de ce qu’il ne bouge plus de son pays et de sa maison, j’ai cherché un moyen de l’obliger à y rester tranquille. Il y a donc environ trois mois que j’allai, déguisé en chevalier des Miroirs, lui couper le chemin dans l’intention de combattre avec lui et de le vaincre, sans lui faire aucun mal, après avoir mis pour condition de notre combat que le vaincu resterait à la merci du vainqueur. Ce que je pensai exiger de lui, car je le tenais déjà pour vaincu, c’était qu’il retournât au pays, et qu’il n’en sortît plus de toute une année, temps pendant lequel il pourrait être guéri ; mais le sort en ordonna d’une toute autre façon, car ce fut lui qui me vainquit et me renversa de cheval. Mon projet fut donc sans résultat. Il continua sa route, et je m’en retournai vaincu, honteux et brisé de la chute, qui avait été fort périlleuse. Cependant cela ne m’ôta pas l’envie de revenir le chercher et de le vaincre à mon tour, comme vous avez vu que j’ai fait aujourd’hui. Il est si ponctuel à observer les devoirs de la chevalerie errante, qu’en exécution de sa parole, il observera, sans aucun doute, l’ordre qu’il a reçu de moi. Voilà, seigneur, toute l’histoire, sans que j’aie besoin de rien ajouter. Je vous supplie de ne pas me découvrir, et de ne pas dire à don Quichotte qui je suis, afin que ma bonne intention ait son effet, et que je parvienne à rendre le jugement à un homme qui l’a parfait dès qu’il oublie les extravagances de sa chevalerie errante.

 

– Oh ! seigneur, s’écria Antonio, Dieu vous pardonne le tort que vous avez fait au monde entier, en voulant rendre à la raison le fou le plus divertissant qu’il possède ! Ne voyez-vous pas, seigneur, que jamais l’utilité dont pourra être le bon sens de don Quichotte n’approchera du plaisir qu’il donne avec ses incartades ? Mais j’imagine que toute la science et toute l’adresse du seigneur bachelier ne pourront suffire à rendre sage un homme si complètement fou ; et, si ce n’était contraire à la charité, je demanderais que jamais don Quichotte ne guérît, parce qu’avec sa guérison nous aurons non-seulement à perdre ses gracieuses folies, mais encore celles de Sancho Panza, son écuyer, dont la moindre est capable de réjouir la mélancolie même. Cependant je me tairai et ne dirai rien, pour voir si j’aurai deviné juste en soupçonnant que le seigneur Carrasco ne tirera nul profit de sa démarche. »

 

Le bachelier répondit qu’en tout cas l’affaire était en bon train, et qu’il en espérait une heureuse issue. Il prit congé de don Antonio, qui lui faisait poliment ses offres de service ; puis, ayant fait attacher ses armes sur un mulet, il quitta la ville, à l’instant même, sur le cheval qui lui avait servi dans le combat, et regagna son village, sans qu’il lui arrivât rien que fût tenue de recueillir cette véridique histoire.

 

Don Antonio rapporta au vice-roi tout ce que lui avait conté Carrasco, chose dont le vice-roi n’éprouva pas grand plaisir ; car la réclusion de don Quichotte allait détruire celui qu’auraient eu tous les gens auxquels seraient parvenues les nouvelles de ses folies.

 

Don Quichotte resta six jours au lit, triste, affligé, rêveur, l’humeur noire et sombre, et l’imagination sans cesse occupée du malheureux événement de sa défaite. Sancho s’efforçait de le consoler, et il lui dit un jour, entre autres propos :

 

« Allons, mon bon seigneur, relevez la tête, et tâchez de reprendre votre gaieté, et surtout rendez grâce au ciel de ce qu’étant tombé par terre vous vous soyez relevé sans une côte enfoncée. Vous savez bien que là où les coups se donnent ils se reçoivent, et qu’il n’y a pas toujours du lard où sont les crochets pour le pendre ; en ce cas, faites la figue au médecin, puisque vous n’en avez pas besoin pour vous guérir de cette maladie. Retournons chez nous, et cessons de courir les champs à la quête des aventures, par des terres et des pays que nous ne connaissons pas. À tout bien considérer, c’est moi qui suis le plus perdant, si vous êtes le plus maltraité. Moi, qui ai laissé avec le gouvernement les désirs d’être gouverneur, je n’ai pas laissé l’envie de devenir comte, et jamais cette envie ne sera satisfaite si vous manquez de devenir roi, en laissant l’exercice de votre chevalerie. Ainsi toutes mes espérances s’en vont en fumée.

 

– Tais-toi, Sancho, répondit don Quichotte ; ne vois-tu pas que ma retraite et ma réclusion ne doivent durer qu’une année ? Au bout de ce temps, je reprendrai mon honorable profession, et je ne manquerai ni de royaumes à conquérir, ni de comtés à te donner en cadeau.

 

– Dieu vous entende, reprit Sancho, et que le péché fasse la sourde oreille ; car j’ai toujours ouï dire que bonne espérance vaut mieux que mauvaise possession. »

 

Ils en étaient là de leur entretien, quand don Antonio entra, donnant toutes les marques d’une grande allégresse :

 

« Bonne nouvelle, bonne nouvelle, seigneur don Quichotte, s’écria-t-il ; don Grégorio et le renégat, qui est allé le chercher, sont sur la plage. Que dis-je, sur la plage ? ils sont déjà chez le vice-roi, et seront ici dans un instant. »

 

Don Quichotte parut sentir quelque joie.

 

« En vérité, dit-il, je me réjouirais volontiers que la chose fût arrivée tout au rebours. J’aurais été contraint de passer en Berbérie, où j’aurais délivré, par la force de mon bras, non-seulement don Grégorio, mais tous les captifs chrétiens qui s’y trouvent. Mais, hélas ! que dis-je, misérable ? ne suis-je pas le vaincu ? ne suis-je pas le renversé par terre ? ne suis-je pas celui qui ne peut prendre les armes d’une année ? Qu’est-ce que je promets donc, et de quoi puis-je me flatter, si je dois plutôt me servir du fuseau que de l’épée ?

 

– Laissez donc cela, seigneur, s’écria Sancho. Vive la poule, malgré sa pépie ! Et d’ailleurs, aujourd’hui pour toi, demain pour moi. Dans ces affaires de rencontres, de chocs et de taloches, il ne faut jurer de rien ; car celui qui tombe aujourd’hui peut se relever demain, à moins qu’il n’aime mieux rester au lit, je veux dire qu’il ne se laisse abattre sans reprendre un nouveau courage pour de nouveaux combats. Allons, que Votre Grâce se lève pour recevoir don Grégorio ; car il me semble, au mouvement et au bruit qui se fait, qu’il est déjà dans la maison. »

 

C’était la vérité ; aussitôt que don Grégorio eut été avec le renégat rendre compte au vice-roi du départ et du retour, empressé de revoir Ana-Félix, il accourut avec son compagnon à la maison de don Antonio. Quand on le tira d’Alger, don Grégorio était encore en habits de femme ; mais, dans la barque, il les changea contre ceux d’un captif qui s’était sauvé avec lui. Au reste, en quelque habit qu’il se montrât, on connaissait en lui une personne digne d’être enviée, estimée et servie ; car il était merveilleusement beau, et ne semblait pas avoir plus de dix-sept à dix-huit ans. Ricote et sa fille vinrent à sa rencontre ; le père, attendri jusqu’aux larmes, et la fille avec une pudeur charmante. Ils ne s’embrassèrent point ; car, où se trouve beaucoup d’amour, il n’y a pas d’ordinaire beaucoup de hardiesse. Les deux beautés réunies de don Grégorio et d’Ana-Félix firent également l’admiration de tous ceux qui se trouvaient présents à cette scène. Ce fut leur silence qui parla pour les deux amants, et leurs yeux furent les langues qui exprimèrent leur bonheur et leurs chastes pensées. Le renégat raconta quels moyens avait employés son adresse pour tirer don Grégorio de sa prison, et don Grégorio raconta en quels embarras, en quels périls il s’était trouvé au milieu des femmes qui le gardaient ; tout cela, sans longueur, en peu de mots, et montrant une discrétion bien au-dessus de son âge. Finalement, Ricote paya et récompensa, d’une main libérale, aussi bien le renégat que les chrétiens qui avaient ramé dans la barque. Quant au renégat, il rentra dans le giron de l’Église, et, de membre gangrené, il redevint sain et pur par la pénitence et le repentir.

 

Deux jours après, le vice-roi se concerta avec don Antonio sur les moyens qu’il y aurait à prendre pour qu’Ana-Félix et Ricote restassent en Espagne ; car il ne leur semblait d’aucun inconvénient de conserver dans le pays une fille si chrétienne et un père si bien intentionné. Don Antonio s’offrit à aller solliciter cette licence à la cour, où l’appelaient d’ailleurs d’autres affaires, laissant entendre que là, par le moyen de la faveur et des présents, bien des difficultés s’aplanissent.

 

« Non, dit Ricote, qui assistait à l’entretien ; il ne faut rien espérer de la faveur ni des présents ; car, avec le grand don Bernardino de Vélasco, comte de Salazar, auquel Sa Majesté a confié le soin de notre expulsion, tout est inutile, prières, larmes, promesses et cadeaux. Il est vrai qu’il unit la miséricorde à la justice ; mais, comme il voit que tout le corps de notre nation est corrompu et pourri, il use plutôt pour remède du cautère, qui brûle, que du baume, qui amollit. Avec la prudence et la sagacité qu’il apporte à ses fonctions, avec la terreur qu’il inspire, il a porté sur ses fortes épaules l’exécution de cette grande mesure, sans que notre adresse, nos démarches, nos stratagèmes et nos fraudes eussent pu tromper ses yeux d’Argus, qu’il tient toujours ouverts, pour empêcher qu’aucun de nous ne lui échappe et ne reste comme une racine cachée, qui germerait avec le temps et répandrait des fruits vénéneux dans l’Espagne, enfin purgée et délivrée des craintes que lui donnait notre multitude. Héroïque résolution du grand Philippe III, et prudence inouïe d’en avoir confié l’exécution à don Bernardino de Vélasco[322] !

 

– Quoi qu’il en soit, reprit don Antonio, je ferai, une fois là, toutes les diligences possibles, et que le ciel en décide comme il lui plaira. Don Grégorio viendra avec moi, pour consoler ses parents de la peine qu’a dû leur causer son absence ; Ana-Félix restera avec ma femme dans ma maison ou dans un monastère ; et je suis sûr que le seigneur vice-roi voudra bien garder chez lui le bon Ricote, jusqu’au résultat de mes négociations. »

 

Le vice-roi consentit à tout ce qui était proposé ; mais don Grégorio, sachant ce qui se passait, assura d’abord qu’il ne pouvait ni ne voulait abandonner doña Ana-Félix. Toutefois, comme il avait le désir de revoir ses parents, et qu’il pensait bien trouver le moyen de revenir chercher sa maîtresse, il se rendit à l’arrangement convenu. Ana-Félix resta avec la femme de don Antonio, et Ricote dans le palais du vice-roi.

 

Le jour du départ de don Antonio arriva, puis le départ de don Quichotte et de Sancho, qui eut lieu deux jours après ; car les suites de sa chute ne permirent point au chevalier de se mettre plus tôt en route. Il y eut des larmes, des soupirs, des sanglots et des défaillances, quand don Grégorio se sépara d’Ana-Félix. Ricote offrit à son gendre futur mille écus, s’il les voulait ; mais don Grégorio n’en accepta pas un seul, et emprunta seulement cinq écus à don Antonio, en promettant de les lui rendre à Madrid. Enfin, ils partirent tous deux, et don Quichotte avec Sancho, un peu après, comme on l’a dit ; don Quichotte désarmé et en habit de voyage ; Sancho à pied, le grison portant les armes sur son dos.

 

Chapitre LXVI

 

Qui traite de ce que verra celui qui le lira, ou de ce qu’entendra celui qui l’écoutera lire

 

 

Au sortir de Barcelone, don Quichotte vint revoir la place où il était tombé, et s’écria :

 

« Ici fut Troie ! ici ma mauvaise étoile, et non ma lâcheté, m’enleva mes gloires passées ! ici la fortune usa à mon égard de ses tours et de ses retours ! ici s’obscurcirent mes prouesses ! ici, finalement, tomba mon bonheur, pour ne se relever jamais ! »

 

Sancho, qui entendit ces lamentations, lui dit aussitôt :

 

« C’est aussi bien le propre d’un cœur vaillant, mon bon seigneur, d’avoir de la patience et de la fermeté dans les disgrâces, que de la joie dans les prospérités ; et cela, j’en juge par moi-même ; car si, quand j’étais gouverneur, je me sentais gai, maintenant que je suis écuyer à pied, je ne me sens pas triste. En effet, j’ai ouï dire que cette créature qu’on appelle la fortune est une femme capricieuse, fantasque, toujours ivre et aveugle par-dessus le marché. Aussi ne voit-elle pas ce qu’elle fait, et ne sait-elle ni qui elle abat, ni qui elle élève.

 

– Tu es bien philosophe, Sancho, répondit don Quichotte, et tu parles en homme de bon sens. Je ne sais vraiment qui t’apprend de telles choses. Mais ce que je puis te dire, c’est qu’il n’y a point de fortune au monde, que toutes les choses qui s’y passent, bonnes ou mauvaises, n’arrivent point par hasard, mais par une providence particulière des cieux. De là vient ce qu’on a coutume de dire, chacun est l’artisan de son heureux sort. Moi, je l’avais été du mien, mais non pas avec assez de prudence ; aussi ma présomption m’a-t-elle coûté cher. J’aurais dû penser qu’à la grosseur démesurée du cheval que montait le chevalier de la Blanche-Lune, la débilité de Rossinante ne pouvait résister. J’osai cependant accepter le combat ; je fis de mon mieux, mais je fus culbuté, et, bien que j’aie perdu l’honneur, je n’ai ni perdu ni pu perdre la vertu de tenir ma parole. Quand j’étais chevalier errant, hardi et valeureux, mon bras et mes œuvres m’accréditaient pour homme de cœur ; maintenant que je suis écuyer démonté, je veux m’accréditer pour homme de parole, en tenant la promesse que j’ai faite. Chemine donc, ami Sancho ; allons passer dans notre pays l’année du noviciat. Dans cette réclusion forcée, nous puiserons de nouvelles forces pour reprendre l’exercice des armes, que je n’abandonnerai jamais.

 

– Seigneur, répondit Sancho, ce n’est pas une chose si divertissante de marcher à pied, qu’elle me donne envie de faire de grandes étapes. Laissons cette armure accrochée à quelque arbre, en guise d’un pendu ; et, quand j’occuperai le dos du grison, les pieds hors de la poussière, nous ferons les marches telles que Votre Grâce voudra les mesurer. Mais croire que je les ferai longues en allant à pied, c’est croire qu’il fait jour à minuit.

 

– Tu as fort bien dit, repartit don Quichotte ; attachons mes armes en trophée ; puis, au-dessous ou alentour, nous graverons sur les arbres ce qui était écrit sur le trophée des armes de Roland :

 

Que nul de les toucher ne soit si téméraire,

S’il ne veut de Roland affronter la colère.

 

– Tout cela me semble d’or, reprit Sancho ; et, n’était la faute que nous ferait Rossinante pour le chemin à faire, je serais d’avis qu’on le pendît également.

 

– Eh bien ! ni lui ni les armes ne seront pendus, répondit don Quichotte ; je ne veux pas qu’on me dise : À bon service mauvais payement.

 

– Voilà qui est bien dit, répliqua Sancho ; car, suivant l’opinion des gens sensés, il ne faut pas jeter sur le bât la faute de l’âne. Et, puisque c’est à Votre Grâce qu’est toute la faute de cette aventure, châtiez-vous vous-même ; mais que votre colère ne retombe pas sur ces armes déjà sanglantes et brisées, ni sur le doux et bon Rossinante, qui n’en peut mais, ni sur mes pieds, que j’ai fort tendres, en les faisant cheminer plus que de raison. »

 

Ce fut en ces entretiens que se passa toute la journée, et quatre autres encore, sans qu’il leur arrivât rien qui contrariât leur voyage. Le cinquième jour, à l’entrée d’une bourgade, ils trouvèrent devant la porte d’une hôtellerie beaucoup de gens qui s’y divertissaient, car c’était fête. Comme don Quichotte approchait d’eux, un laboureur éleva la voix et dit :

 

« Bon ! un de ces seigneurs que voilà, et qui ne connaissent point les parieurs, va décider de notre gageure.

 

– Très-volontiers, répondit don Quichotte, et en toute droiture, si toutefois je parviens à la bien comprendre.

 

– Le cas est, mon bon seigneur, reprit le paysan, qu’un habitant de ce village, si gros qu’il pèse deux quintaux trois quarts, a défié à la course un autre habitant, qui ne pèse pas plus de cent vingt-cinq livres. La condition du défi fut qu’ils parcourraient un espace de cent pas à poids égal. Quand on a demandé au défieur[323] comment il fallait égaliser le poids, il a répondu que le défié, qui pèse un quintal et quart, se mette sur le dos un quintal et demi de fer, et alors les cent vingt-cinq livres du maigre s’égaliseront avec les deux cent soixante-quinze livres du gras.

 

– Nenni, vraiment ! s’écria Sancho avant que don Quichotte répondît. Et c’est à moi, qui étais, il y a peu de jours, gouverneur et juge, comme tout le monde sait, qu’il appartient d’éclaircir ces doutes, et de trancher toute espèce de différend.

 

– Eh bien ! à la bonne heure, charge-toi de répondre, ami Sancho, dit don Quichotte ; car je ne suis pas bon à donner de la bouillie au chat, tant j’ai le jugement brouillé et renversé. »

 

Avec cette permission, Sancho s’adressa aux paysans, qui étaient rassemblés en grand nombre autour de lui, la bouche ouverte, attendant la sentence qu’allait prononcer la sienne.

 

« Frères, leur dit-il, ce que demande le gras n’a pas le sens commun, ni l’ombre de justice ; car, si ce qu’on dit est vrai, que le défié a le choix des armes, il ne faut pas ici que le défieur les choisisse telles qu’il soit impossible à l’autre de remporter la victoire. Mon avis est donc que le défieur gros et gras s’émonde, s’élague, se rogne, se tranche et se retranche, qu’il s’ôte enfin cent cinquante livres de chair, de ci, de là, de tout son corps, comme il lui plaira et comme il s’en trouvera le mieux ; de cette manière, restant avec cent vingt-cinq livres pesant, il se trouvera d’accord et de poids avec son adversaire ; alors ils pourront courir, la partie sera parfaitement égale.

 

– Je jure Dieu, dit un laboureur qui avait écouté la sentence de Sancho, que ce seigneur a parlé comme un bienheureux, et qu’il a jugé comme un chanoine. Mais, à coup sûr, le gros ne voudra pas s’ôter une once de chair, à plus forte raison cent cinquante livres.

 

– Le meilleur est qu’ils ne courent pas du tout, reprit un autre, pour que le maigre n’ait pas à crever sous la charge, ni le gros à se déchiqueter. Mettez la moitié de la gageure en vin ; emmenons ces seigneurs au cabaret, et je prends tout sur mon dos.

 

– Pour moi, seigneurs, répondit don Quichotte, je vous suis très-obligé ; mais je ne puis m’arrêter un instant, car de sombres pensées et de tristes événements m’obligent à paraître impoli et à cheminer plus vite que le pas. »

 

Donnant de l’éperon à Rossinante., il passa outre et laissa ces gens aussi étonnés de son étrange figure que de la sagacité de Sancho. Un des paysans s’écria :

 

« Si le valet a tant d’esprit, qu’est-ce que doit être le maître ? je parie que, s’ils vont à Salamaque, ils deviendront, en un tour de main, alcaldes de cour. Tout est pour rire ; il n’y a qu’une chose, étudier et toujours étudier ; puis avoir un peu de faveur et de bonne chance, et, quand on y pense le moins, on se trouve avec une verge à la main ou une mitre sur la tête. »

 

Cette nuit, maître et valet la passèrent au milieu des champs, à la belle étoile, et, le lendemain, continuant leur route, ils virent venir à eux un homme à pied qui portait une besace au cou et un pieu ferré à la main, équipage ordinaire d’un messager piéton. Celui-ci en approchant de don Quichotte, doubla le pas, et vint à lui presque en courant ; puis, lui embrassant la cuisse droite, car il n’atteignait pas plus haut, il lui dit avec des marques de grande allégresse :

 

« Oh ! mon seigneur don Quichotte de la Manche, quelle joie va sentir au fond de l’âme mon seigneur le duc, quand il saura que Votre Grâce retourne à son château, où il est encore avec madame la duchesse !

 

– Je ne vous connais pas, mon ami, répondit don Quichotte, et ne sais qui vous êtes, à moins que vous ne me le disiez.

 

– Moi, seigneur don Quichotte, répliqua le messager, je suis Tosilos, le laquais du duc mon seigneur, celui qui ne voulut pas combattre avec Votre Grâce à propos du mariage de la fille de doña Rodriguez !

 

– Miséricorde ! s’écria don Quichotte ; est-ce possible que vous soyez celui que les enchanteurs, mes ennemis, transformèrent en ce laquais que vous dites, pour m’enlever l’honneur de cette bataille ?

 

– Allons, mon bon seigneur, repartit le messager, ne dites pas une telle chose. Il n’y a eu ni enchantement ni changement de visage. Aussi bien laquais Tosilos je suis entré dans le champ clos, que Tosilos laquais j’en suis sorti. J’ai voulu me marier sans combattre, parce que la jeune fille était à mon goût. Mais la chose a tourné tout à l’envers ; car, dès que Votre Grâce est partie de notre château, le duc mon seigneur m’a fait appliquer cent coups de baguette pour avoir contrevenu aux ordres qu’il m’avait donnés avant de commencer la bataille. La fin de l’histoire, c’est que la pauvre fille est déjà religieuse, que doña Rodriguez est retournée en Castille, et que je vais maintenant à Barcelone porter au vice-roi un pli de lettre que lui envoie mon seigneur. Si Votre Grâce veut boire un coup pur, quoique chaud, je porte ici une gourde de vieux vin, avec je ne sais combien de bribes de fromage de Tronchon, qui sauront bien vous éveiller la soif, si par hasard elle est endormie.

 

– J’accepte l’invitation, s’écria Sancho ; trêve de compliments, et que le bon Tosilos verse rasade, en dépit de tous les enchanteurs qu’il y ait aux Grandes-Indes.

 

– Enfin, Sancho, dit don Quichotte, tu es le plus grand glouton du monde et le plus grand ignorant de la terre, puisque tu ne veux pas te mettre dans la tête que ce courrier est enchanté et ce Tosilos contrefait. Reste avec lui, et bourre-toi l’estomac ; j’irai en avant, au petit pas, et j’attendrai que tu reviennes. »

 

Le laquais se mit à rire, dégaina sa gourde, tira du bissac un pain et des bribes de fromage, puis s’assit avec Sancho sur l’herbe verte. Là, en paix et en bonne amitié, ils attaquèrent et expédièrent les provisions avec tant de courage et d’appétit, qu’ils léchèrent le paquet de lettres, seulement parce qu’il sentait le fromage. Tosilos dit à Sancho :

 

« Sans aucun doute, ami Sancho…, ton maître doit être fou.

 

– Comment ! doit ? répondit Sancho ; oh ! il ne doit rien à personne ; il paye tout comptant, surtout quand c’est en monnaie de folie. Je le vois bien, et je le lui dis bien aussi. Mais qu’y faire ? surtout maintenant qu’il est fou à lier parce qu’il a été vaincu par le chevalier de la Blanche-Lune. »

 

Tosilos le pria de lui conter cette aventure ; mais Sancho répondit qu’il y aurait impolitesse à laisser plus longtemps son maître croquer le marmot à l’attendre, et qu’un autre jour, s’ils se rencontraient, ils auraient l’occasion de reprendre l’entretien. Là-dessus il se leva, secoua son pourpoint et les miettes attachées à sa barbe, poussa le grison devant lui, dit adieu à Tosilos et rejoignit son maître, qui l’attendait à l’ombre sous un arbre.

 

Chapitre LXVII

 

De la résolution que prit don Quichotte de se faire berger et de mener la vie champêtre, tandis que passerait l’année de sa pénitence, avec d’ autres événements curieux et divertissants en vérité

 

 

Si toujours une foule de pensées avaient tourmenté don Quichotte, avant qu’il fût abattu, un bien plus grand nombre le tourmentaient depuis sa chute. Il était donc à l’ombre d’un arbre, et là, comme des mouches à la curée du miel, mille pensées accouraient le harceler. Les unes avaient trait au désenchantement de Dulcinée, les autres à la vie qu’il mènerait pendant sa retraite forcée. Sancho arriva, et lui vanta l’humeur libérale du laquais Tosilos.

 

« Est-il possible, s’écria don Quichotte, que tu penses encore, ô Sancho, que ce garçon soit un véritable laquais ? As-tu donc oublié que tu as vu Dulcinée convertie en une paysanne, et le chevalier des Miroirs transformé en bachelier Carrasco ? Voilà les œuvres des enchanteurs qui me persécutent. Mais, dis-moi maintenant, as-tu demandé à ce Tosilos ce que Dieu a fait d’Altisidore ; si elle a pleuré mon absence, ou si elle a déjà versé dans le sein de l’oubli les pensées amoureuses qui la tourmentaient en ma présence ?

 

– Les miennes, reprit Sancho, ne me laissent guère songer à m’enquérir de fadaises. Mais, jour de Dieu ! seigneur, quelle mouche vous pique à présent, pour vous informer des pensées d’autrui, et surtout de pensées amoureuses ?

 

– Écoute, Sancho, reprit don Quichotte, il y a bien de la différence entre les actions qu’on fait par amour et celles qu’on fait par reconnaissance. Il peut arriver qu’un chevalier reste froid et insensible ; mais, à la rigueur, il est impossible qu’il soit ingrat. Selon toute apparence, Altisidore m’aima tendrement ; elle m’a donné les trois mouchoirs de tête que tu sais bien ; elle a pleuré à mon départ, elle m’a fait des reproches, elle m’a maudit, elle s’est plainte publiquement, en dépit de toute pudeur. Ce sont là des preuves qu’elle m’adorait ; car les colères des amants éclatent toujours en malédictions. Moi, je n’ai pas eu d’espérances à lui donner puisque les miennes appartiennent toutes à Dulcinée, ni de trésors à lui offrir, car les trésors des chevaliers errants sont, comme ceux des esprits follets, apparents et menteurs. Je ne puis donc lui donner que ces souvenirs qui me restent d’elle, sans préjudice toutefois de ceux que m’a laissés Dulcinée, Dulcinée à qui tu fais injure par les retards que tu mets à fouetter, à châtier ces masses de chair, que je voudrais voir mangées des loups, puisqu’elles aiment mieux se réserver pour les vers de terre que de s’employer à la guérison de cette pauvre dame.

 

– Ma foi, seigneur, répondit Sancho, s’il faut dire la vérité, je ne puis me persuader que les claques à me donner sur le derrière aient rien à voir avec le désenchantement des enchantés. C’est comme si nous disions : La tête vous fait mal, graissez-vous le talon. Du moins, j’oserais bien jurer qu’en toutes les histoires que Votre Grâce a lues, traitant de la chevalerie errante, vous n’avez pas vu un seul désenchantement à coups de fouet. Mais enfin, pour oui ou pour non, je me les donnerai quand l’envie m’en prendra, et que le temps m’offrira toute commodité pour cette besogne.

 

– Dieu le veuille, reprit don Quichotte, et que les cieux te donnent assez de leur grâce pour que tu reconnaisses l’obligation où tu es de secourir ma dame et maîtresse, qui est la tienne, puisque tu es à moi. »

 

Ils suivaient leur chemin en devisant de la sorte, quand ils arrivèrent à la place où les taureaux les avaient culbutés et foulés. Don Quichotte reconnut l’endroit et dit à Sancho :

 

« Voici la prairie où nous avons rencontré les charmantes bergères et les élégants bergers qui voulaient y renouveler la pastorale Arcadie. C’est une pensée aussi neuve que discrète, et, si tu es du même avis que moi, je voudrais, ô Sancho, qu’à leur imitation nous nous transformassions en bergers, ne fût-ce que le temps où je dois être reclus.[324] J’achèterais quelques brebis, et toutes les choses nécessaires à la profession pastorale ; puis, nous appelant, moi le pasteur Quichottiz, toi le pasteur Panzino, nous errerons par les montagnes, les forêts et les prairies, chantant par-ci des chansons, par-là des complaintes, buvant au liquide cristal des fontaines et des ruisseaux, ou dans les fleuves au lit profond. Les chênes nous offriront d’une main libérale leurs fruits doux et savoureux, et les liéges un siège et un abri. Les saules nous donneront de l’ombre, la rose des parfums, les vastes prairies des tapis émaillés de mille couleurs, l’air sa pure haleine, la lune et les étoiles une douce lumière malgré l’obscurité de la nuit, le chant du plaisir, les pleurs de la joie, Apollon des vers, et l’amour des pensées sentimentales, qui pourront nous rendre fameux et immortels, non-seulement dans le présent âge, mais dans les siècles à venir.

 

– Pardieu ! s’écria Sancho, voilà une vie qui me va et qui m’enchante ; d’autant plus qu’avant même de l’avoir bien envisagée, le bachelier Samson Carrasco et maître Nicolas, le barbier, voudront la mener également, et se faire bergers comme nous. Encore, Dieu veuille qu’il ne prenne pas envie au curé de se fourrer dans la bergerie, tant il est de bonne humeur et curieux de se divertir.

 

– Ce que tu dis est parfait, reprit don Quichotte ; et, si le bachelier entre dans la communauté pastorale, comme je n’en fais aucun doute, il pourra s’appeler le pasteur Sansonnet, ou le pasteur Carrascon. Le barbier Nicolas pourra s’appeler le pasteur Nicoloso, comme l’ancien Boscan s’appela Nemoroso[325]. Quant au curé, je ne sais trop quel nom nous lui donnerons, à moins que ce ne soit un dérivatif du sien, et que nous ne l’appelions le pasteur Curiambro. Pour les bergères de qui nous devons être les amants, nous pourrons leur choisir des noms comme dans un cent de poires ; et, puisque le nom de ma dame convient aussi bien à l’état de bergère qu’à celui de princesse, je n’ai pas besoin de me creuser la cervelle à lui en chercher un qui lui aille mieux. Toi, Sancho, tu donneras à la tienne celui qui te plaira.

 

– Je ne pense pas, répondit Sancho, lui donner un autre nom que celui de Térésona[326] ; il ira bien avec sa grosse taille et avec le sien propre, puisqu’elle s’appelle Thérèse. D’ailleurs, en la célébrant dans mes vers, je découvrirai combien mes désirs sont chastes, puisque je ne vais pas moudre au moulin d’autrui. Il ne faut pas que le curé ait de bergère, ce serait donner mauvais exemple. Quant au bachelier, s’il veut en avoir une, il a son âme dans sa main.

 

– Miséricorde ! s’écria don Quichotte, quelle vie nous allons nous donner, ami Sancho ! que de cornemuses vont résonner à nos oreilles ! que de flageolets, de tambourins, de violes et de serinettes ! Si, parmi toutes ces espèces de musiques, vient à se faire entendre celle des albogues[327], nous aurons là presque tous les instruments pastoraux.

 

– Qu’est-ce que cela, des albogues ? demanda Sancho. Je ne les ai vus ni ouï nommer en toute ma vie.

 

– Des albogues, répondit don Quichotte, sont des plaques de métal, semblables à des pieds de chandeliers, qui, frappées l’une contre l’autre par le côté creux, rendent un son, sinon très-harmonieux et très-agréable, au moins sans discordance et bien d’accord avec la rusticité de la cornemuse et du tambourin. Ce nom d’albogues est arabe, comme le sont tous ceux qui, dans notre langue espagnole, commencent par al, à savoir : almohaza[328], almorzar[329], alfombra[330], alguazil[331], almacen[332], alcancia[333], et quelques autres semblables. Notre langue n’a que trois mots arabes qui finissent en i : horcegui[334], zaquizami[335] et maravedi[336] ; car alheli[337] et alfaqui[338], aussi bien par l’al du commencement que par l’i final, sont reconnus pour arabes. Je te fais cette observation en passant, parce qu’elle m’est venue à la mémoire en nommant les albogues. Ce qui doit nous aider beaucoup à faire notre état de berger dans la perfection, c’est que je me mêle un peu de poésie, comme tu sais, et que le bachelier Samson Carrasco est un poëte achevé. Du curé, je n’ai rien à dire ; mais je gagerais qu’il a aussi ses prétentions à tourner le vers ; et, quant à maître Nicolas, je n’en fais pas l’ombre d’un doute, car tous les barbiers sont joueurs de guitare et faiseurs de couplets. Moi, je me plaindrai de l’absence ; toi, tu te vanteras d’un amour fidèle ; le pasteur Carrascon fera le dédaigné, et le curé Curiambro ce qui lui plaira ; de cette façon, la chose ira à merveille.

 

– Pour moi, seigneur, répondit Sancho, j’ai tant de guignon que je crains de ne pas voir arriver le jour où je me verrai menant une telle vie. Oh ! que de jolies cuillers de bois je vais faire, quand je serai berger ! combien de salades, de crèmes fouettées ! combien de guirlandes et de babioles pastorales ! Si elles ne me donnent pas la réputation de bel esprit, elles me donneront du moins celle d’ingénieux et d’adroit. Sanchica, ma fille, nous apportera le dîner à la bergerie. Mais, gare ! elle a bonne façon, et il y a des bergers plus malicieux que simples. Je ne voudrais pas qu’elle vînt chercher de la laine, et s’en retournât tondue. Les amourettes et les méchants désirs vont aussi bien par les champs que par la ville, et se fourrent dans les cabanes des bergers comme dans les palais des rois. Mais en ôtant la cause, on ôte le péché ; et, si les yeux ne voient pas, le cœur ne se fend pas ; et mieux vaut le saut de la haie que les prières des honnêtes gens.

 

– Trêve de proverbes, Sancho, s’écria don Quichotte ; chacun de ceux que tu as dits suffisait pour exprimer ta pensée. Bien des fois je t’ai conseillé de ne pas être si prodigue de proverbes, et de te tenir en bride quand tu les dis. Mais il paraît que c’est prêcher dans le désert, et que, ma mère me châtie et je fouette ma toupie.

 

– Il paraît aussi, repartit Sancho, que Votre Grâce fait comme on dit : « La poêle a dit au chaudron : Ôte-toi de là, noir par le fond. » Vous me reprenez de dire des proverbes, et vous les enfilez deux à deux.

 

– Écoute, Sancho, reprit don Quichotte ; moi, j’amène les proverbes à propos, et, quand j’en dis, ils viennent comme une bague au doigt ; mais toi, tu les tires si bien par les cheveux, que tu les traînes au lieu de les amener. Si j’ai bonne mémoire, je t’ai dit une autre fois que les proverbes sont de courtes maximes tirées d’une longue expérience et des observations de nos anciens sages. Mais le proverbe qui vient hors de propos est plutôt une sottise qu’une sentence. Au surplus, laissons cela, et, puisque la nuit vient, retirons-nous de la grand’route à quelque gîte où nous la passerons. Dieu sait ce qui nous arrivera demain. »

 

Ils s’éloignèrent tous deux, soupèrent tard et mal, bien contre le gré de Sancho, lequel se représentait les misères qui attendent la chevalerie errante dans les forêts et les montagnes, si, de temps en temps, l’abondance se montre dans les châteaux et dans les bonnes maisons, comme chez don Diégo de Miranda, aux noces de Camache et au logis de don Antonio Moréno. Mais, considérant aussi qu’il ne pouvait être ni toujours jour ni toujours nuit, il s’endormit pour passer cette nuit-là, tandis que son maître veillait à ses côtés.

 

Chapitre LXVIII

 

De la joyeuse aventure qui arriva à don Quichotte

 

 

La nuit était obscure, quoique la lune fût au ciel ; mais elle ne se montrait pas dans un endroit où l’on pût la voir ; car quelquefois madame Diane va se promener aux antipodes, laissant les montagnes dans l’ombre et les vallées dans l’obscurité. Don Quichotte paya tribut à la nature en dormant le premier sommeil ; mais il ne se permit pas le second, bien au rebours de Sancho, qui n’en eut jamais de second ; car le même sommeil lui durait du soir jusqu’au matin, preuve qu’il avait bonne complexion et fort peu de soucis. Ceux de don Quichotte le tinrent si bien éveillé, qu’à son tour il éveilla Sancho et lui dit :

 

« Je suis vraiment étonné, Sancho, de l’indépendance de ton humeur. J’imagine que tu es fait de marbre ou de bronze, et qu’en toi n’existe ni mouvement ni sentiment. Je veille quand tu dors ; je pleure quand tu chantes ; je m’évanouis d’inanition quand tu es alourdi et haletant d’avoir trop mangé. Il est pourtant d’un fidèle serviteur de partager les peines de son maître, et d’être ému de ses émotions, ne fût-ce que par bienséance. Regarde la sérénité de cette nuit ; vois la solitude où nous sommes, et qui nous invite à mettre quelque intervalle de veille entre un sommeil et l’autre. Lève-toi, au nom du ciel ! éloigne-toi quelque peu d’ici ; puis, avec bonne grâce et bon courage, donne-toi trois ou quatre cents coups de fouet, à compte et à valoir sur ceux du désenchantement de Dulcinée. Je te demande cela en suppliant, ne voulant pas en venir aux mains avec toi, comme l’autre fois, car je sais que tu les as rudes et pesantes. Quand tu te seras bien fustigé, nous passerons le reste de la nuit à chanter, moi les maux de l’absence, toi les douceurs de la fidélité, faisant ainsi le premier début de la vie pastorale que nous devons mener dans notre village.

 

– Seigneur, répondit Sancho, je ne suis pas chartreux, pour me lever au beau milieu de mon somme et me donner de la discipline ; et je ne pense pas davantage qu’on puisse passer tout d’un coup de la douleur des coups de fouet au plaisir de la musique. Que Votre Grâce me laisse dormir, et ne me pousse pas à bout quant à ce qui est de me fouetter, car vous me ferez faire le serment de ne jamais me toucher au poil du pourpoint, bien loin de toucher à celui de ma peau !

 

– Ô âme endurcie ! s’écria don Quichotte, ô écuyer sans entrailles ! ô pain mal employé, et faveurs mal placées, celles que je t’ai faites et celles que je pense te faire ! Par moi tu t’es vu gouverneur, et par moi tu te vois avec l’espoir prochain d’être comte, ou d’avoir un autre titre équivalent, sans que l’accomplissement de cette espérance tarde plus que ne tardera cette année à passer, car enfin post tenebras spero lucem.[339]

 

– Je n’entends pas cela, répliqua Sancho ; mais j’entends fort bien que, tant que je dors, je n’ai ni crainte, ni espérance, ni peine, ni plaisir. Béni soit celui qui a inventé le sommeil, manteau qui couvre toutes les humaines pensées, mets qui ôte la faim, eau qui chasse la soif, feu qui réchauffe la froidure, fraîcheur qui tempère la chaleur brûlante, finalement, monnaie universelle avec laquelle s’achète toute chose, et balance où s’égalisent le pâtre et le roi, le simple et le sage. Le sommeil n’a qu’une mauvaise chose, à ce que j’ai ouï dire ; c’est qu’il ressemble à la mort ; car d’un endormi à un trépassé la différence n’est pas grande.

 

– Jamais, Sancho, reprit don Quichotte, je ne t’ai entendu parler avec autant d’élégance qu’à présent, ce qui me fait comprendre combien est vrai le proverbe que tu dis quelquefois : Non avec qui tu nais, mais avec qui tu pais.

 

– Ah ! ah ! seigneur notre maître, répliqua Sancho, est-ce moi maintenant qui enfile des proverbes ? Pardieu ! Votre Grâce les laisse tomber de la bouche deux à deux, bien mieux que moi. Seulement, il doit y avoir entre les miens et les vôtres cette différence, que ceux de Votre Grâce viennent à propos, et les miens sans rime ni raison. Mais, au bout du compte, ce sont tous des proverbes. »

 

Ils en étaient là de leur causerie, quand ils entendirent une sourde rumeur et un bruit aigu qui s’étendaient dans toute la vallée. Don Quichotte se leva et mit l’épée à la main ; pour Sancho, il se pelotonna sous le grison, et se fit de côté et d’autre un rempart avec le paquet des armes et le bât de son baudet, aussi tremblant de peur que don Quichotte était troublé. De moment en moment, le bruit augmentait, et se rapprochait de nos deux poltrons, de l’un du moins, car pour l’autre on connaît sa vaillance. Le cas est que des marchands menaient vendre à une foire plus de six cents porcs, et les faisaient cheminer à ces heures de nuit. Tel était le tapage que faisaient ces animaux en grognant et en soufflant, qu’ils assourdirent don Quichotte et Sancho, sans leur laisser deviner ce que ce pouvait être. La troupe immense et grognante arriva pêle-mêle, et, sans respecter le moins du monde la dignité de don Quichotte ni celle de Sancho, les cochons leur passèrent dessus, emportant les retranchements de Sancho, et roulant à terre non-seulement don Quichotte, mais encore Rossinante par-dessus le marché. Cette irruption, ces grognements, la rapidité avec laquelle arrivèrent ces animaux immondes, mirent en désordre et laissèrent sur le carreau le bât, les armes, le grison, Rossinante, Sancho et don Quichotte. Sancho se releva le mieux qu’il put, et demanda l’épée à son maître, disant qu’il voulait tuer une demi-douzaine de ces impertinents messieurs les pourceaux pour leur apprendre à vivre, car il avait reconnu ce qu’ils étaient. Don Quichotte lui répondit tristement :

 

« Laisse-les passer, ami ; cet affront est la peine de mon péché ; et il est juste que le ciel châtie le chevalier errant vaincu en le faisant manger par les renards, piquer par les guêpes, et fouler aux pieds par les cochons.

 

– Est-ce que c’est aussi un châtiment du ciel, répondit Sancho, que les écuyers des chevaliers vaincus soient piqués des mosquites, dévorés des poux, et tourmentés de la faim ! Si nous autres écuyers nous étions fils des chevaliers que nous servons, ou leurs très-proches parents, il ne serait pas étonnant que la peine de leur faute nous atteignît jusqu’à la quatrième génération. Mais qu’ont à démêler les Panza avec les Quichotte ? Allons ! remettons-nous sur le flanc, et dormons le peu qui reste de la nuit. Dieu fera lever le soleil, et nous nous en trouverons bien.

 

– Dors, Sancho, répondit don Quichotte ; dors, toi qui es né pour dormir ; moi, qui suis né pour veiller, d’ici au jour je lâcherai la bride à mes pensées, et je les exhalerai dans un petit madrigal, qu’hier au soir, sans que tu t’en doutasses, j’ai composé par cœur.

 

– Il me semble, répondit Sancho, que les pensées qui laissent faire des couplets ne sont pas bien cuisantes. Que votre Grâce versifie tant qu’il lui plaira, moi je vais dormir tant que je pourrai. »

 

Là-dessus, prenant sur la terre autant d’espace qu’il voulut, il se roula, se blottit et s’endormit d’un profond sommeil, sans que les soucis, les dettes et le chagrin l’en empêchassent. Pour don Quichotte, adossé au tronc d’un liège ou d’un hêtre (Cid Hamet Ben-Engéli ne distingue pas quel arbre c’était), il chanta les strophes suivantes, au son de ses propres soupirs :

 

« Amour, quand je pense au mal terrible que tu me fais souffrir, je vais en courant à la mort, pensant terminer ainsi mon mal immense.

 

« Mais quand j’arrive à ce passage, qui est un port dans la mer de mes tourments, je sens une telle joie que la vie se ranime, et je ne passe point.

 

« Ainsi, vivre me tue, et mourir me rend la vie. Oh ! dans quelle situation inouïe me jettent la vie et la mort ! »

 

Le chevalier accompagnait chacun de ses vers d’une foule de soupirs et d’un ruisseau de larmes, comme un homme dont le cœur était déchiré par le regret de sa défaite et par l’absence de Dulcinée.

 

Le jour arriva sur ces entrefaites, et le soleil donna de ses rayons dans les yeux de Sancho. Il s’éveilla, se secoua, se frotta les yeux, s’étira les membres ; puis il regarda le dégât qu’avaient fait les cochons dans son garde-manger, et maudit le troupeau, sans oublier ceux qui le conduisaient. Finalement, ils reprirent tous deux leur voyage commencé ; et, sur la tombée de la nuit, ils virent venir à leur rencontre une dizaine d’hommes à cheval et quatre ou cinq à pied. Don Quichotte sentit son cœur battre, et Sancho le sien défaillir ; car les gens qui s’approchaient d’eux portaient des lances et des boucliers, et marchaient en équipage de guerre. Don Quichotte se tourna vers Sancho :

 

« Si je pouvais, ô Sancho ! lui dit-il, faire usage de mes armes, et si ma promesse ne me liait les mains, cet escadron qui vient fondre sur nous, ce serait pour moi pain bénit. Mais pourtant il pourrait se faire que ce fût autre chose que ce que nous craignons. »

 

En ce moment les gens à cheval arrivèrent, et, la lance au poing, sans dire un seul mot, ils enveloppèrent don Quichotte, et lui présentèrent la pointe de leurs piques sur la poitrine et sur le dos, le menaçant ainsi de mort. Un des hommes à pied, mettant un doigt sur la bouche pour lui faire signe de se taire, empoigna Rossinante par la bride et le tira du chemin. Les autres hommes à pied, entourant Sancho et le grison, et gardant aussi un merveilleux silence, suivirent les pas de celui qui emmenait don Quichotte. Deux ou trois fois le chevalier voulut demander où on le menait et ce qu’on lui voulait ; mais à peine commençait-il à remuer les lèvres, qu’on lui fermait la bouche avec le fer des lances. La même chose arrivait à Sancho ; il ne faisait pas plutôt mine de vouloir parler, qu’un de ses gardiens le piquait avec un aiguillon, et piquait aussi l’âne, comme s’il eût voulu parler aussi. La nuit se ferma ; ils pressèrent le pas, et la crainte allait toujours croissante, chez les deux prisonniers, surtout quand ils entendirent qu’on leur disait de temps en temps :

 

« Avancez, Troglodytes ; taisez-vous, barbares ; souffrez, anthropophages ; cessez de vous plaindre, Scythes ; fermez les yeux, Polyphèmes meurtriers, lions dévorants » et d’autres noms semblables dont on écorchait les oreilles des deux malheureux, maître et valet.

 

Sancho se disait à lui-même :

 

« Nous des torticolis ! nous des barbiers ; des mange-trop de fromage ! Voilà des noms qui ne me contentent guère. Un mauvais vent souffle, et tous les maux viennent ensemble, comme au chien les coups de bâton ; et plaise à Dieu que ce soit par des coups de bâton que finisse cette aventure, si menaçante de mésaventure ! »

 

Don Quichotte marchait tout interdit, sans pouvoir deviner, malgré les réflexions qui lui venaient en foule, ce que voulaient dire ces noms injurieux qu’on leur prodiguait. Ce qu’il en concluait, c’est qu’il fallait n’espérer aucun bien, et craindre beaucoup de mal. Ils arrivèrent enfin, vers une heure de la nuit, à un château que don Quichotte reconnut aussitôt pour être celui du duc, où il avait séjourné peu de jours auparavant.

 

« Sainte Vierge ! s’écria-t-il dès qu’il eut reconnu la demeure, que veut dire cela ? En cette maison tout est courtoisie, bon accueil, civilité ; mais, pour les vaincus, le bien se change en mal, et le mal en pire. »

 

Ils entrèrent dans la cour d’honneur du château, et la virent disposée d’une manière qui accrut leur surprise et redoubla leur frayeur, comme on le verra dans le chapitre suivant.

 

Chapitre LXIX

 

De la plus étrange et plus nouvelle aventure qui soit arrivée à don Quichotte dans tout le cours de cette grande histoire

 

 

Les cavaliers mirent pied à terre ; puis, avec l’aide des hommes de pied, enlevant brusquement dans leurs bras Sancho et don Quichotte, ils les portèrent dans la cour du château. Près de cent torches, fichées sur leurs supports, brûlaient alentour, et plus de cinq cents lampes éclairaient les galeries circulaires ; de façon que, malgré la nuit, qui était obscure, on ne s’apercevait point de l’absence du jour. Au milieu de la cour s’élevait un catafalque, à deux aunes du sol, tout couvert d’un immense dais de velours noir ; et, alentour, sur les gradins, brûlaient plus de cent cierges de cire blanche sur des chandeliers d’argent. Au-dessus du catafalque était étendu le cadavre d’une jeune fille, si belle que sa beauté rendait belle la mort même. Elle avait la tête posée sur un coussin de brocart, et couronnée d’une guirlande de diverses fleurs balsamiques. Ses mains, croisées sur sa poitrine, tenaient une branche triomphale de palmier. À l’un des côtés de la cour s’élevait une espèce de théâtre, et, sur deux sièges, deux personnages y étaient assis, lesquels, par les couronnes qu’ils avaient sur la tête et les sceptres qu’ils portaient à la main, se faisaient reconnaître pour des rois, soit véritables, soit supposés. Au pied de ce théâtre où l’on montait par quelques degrés, étaient deux autres sièges, sur lesquels les gardiens des prisonniers firent asseoir don Quichotte et Sancho, toujours sans mot dire, et leur faisant entendre par signes qu’ils eussent à se taire également. Mais, sans signes et sans menaces, ils se seraient bien tus, car l’étonnement où les jetait un tel spectacle leur paralysait la langue. En ce moment, et au milieu d’un nombreux cortège, deux personnages de distinction montèrent sur le théâtre. Ils furent aussitôt reconnus par don Quichotte pour ses deux hôtes, le duc et la duchesse, lesquels s’assirent sur deux riches fauteuils, auprès des deux rois couronnés.

 

Qui ne se serait émerveillé à la vue de si étranges objets, surtout si l’on ajoute que don Quichotte avait reconnu que le cadavre étendu sur le catafalque était celui de la belle Altisidore ? Quand le duc et la duchesse montèrent au théâtre, don Quichotte et Sancho leur firent une profonde révérence, à laquelle répondit le noble couple, en inclinant légèrement la tête. Un estafier parut alors, et, s’approchant de Sancho, lui jeta sur les épaules une longue robe de bouracan noir, toute bariolée de flammes peintes ; puis il lui ôta son chaperon, et lui mit sur la tête une longue mitre pointue, à la façon de celles que portent les condamnés du saint-office, en lui disant à l’oreille de ne pas desserrer les lèvres, sous peine d’avoir un bâillon ou d’être massacré sur place. Sancho se regardait du haut en bas, et se voyait tout en flammes ; mais, comme ces flammes ne le brûlaient point, il n’en faisait pas plus de cas que d’une obole. Il ôta la mitre, et vit qu’elle était chamarrée de diables en peinture ; il la remit aussitôt, en se disant tout bas :

 

« Bon ; du moins, ni celles-là ne me brûlent, ni ceux-ci ne m’emportent. »

 

Don Quichotte le regardait aussi ; et, bien que la frayeur suspendît l’usage de ses sens, il ne put s’empêcher de rire en voyant la figure de Sancho.

 

Alors commença à sortir de dessous le catafalque un agréable et doux concert de flûtes, qui, n’étant mêlé d’aucune voix humaine, car, en cet endroit, le silence même faisait silence, produisait un effet tendre et langoureux. Tout à coup parut, à côté du coussin qui soutenait le cadavre, un beau jeune homme vêtu à la romaine, lequel, au son d’une harpe dont il jouait lui-même, chanta les stances suivantes d’une voix suave et sonore :

 

« En attendant qu’Altisidore revienne à la vie, elle qu’a tuée la cruauté de don Quichotte ; en attendant que, dans la cour enchanteresse, les dames s’habillent de toile à sac, et que madame la duchesse habille ses duègnes de velours et de satin, je chanterai d’Altisidore la beauté et l’infortune sur une plus harmonieuse lyre que celle du chantre de Thrace.

 

« Je me figure même que cet office ne me regarde pas seulement pendant la vie ; avec la langue morte et froide dans la bouche, je pense répéter les louanges qui te sont dues. Mon âme, libre de son étroite enveloppe, sera conduite le long du Styx en te célébrant, et tes accents feront arrêter les eaux du fleuve d’oubli.[340] »

 

« Assez, dit en ce moment un des deux rois ; assez, chantre divin ; ce serait à ne finir jamais que de nous retracer à présent la mort et les attraits de la sans pareille Altisidore, qui n’est point morte comme le pense le monde ignorant, mais qui vit dans les mille langues de la Renommée, et dans les peines que devra souffrir, pour lui rendre la lumière, Sancho Panza, ici présent. Ainsi donc, ô Rhadamante, toi qui juges avec moi dans les sombres cavernes de Pluton, puisque tu sais tout ce qui est écrit dans les livres impénétrables pour que cette jeune fille revienne à la vie, déclare-le sur-le-champ, afin de ne pas nous priver plus longtemps du bonheur que nous attendons de son retour au monde. »

 

À peine Minos eut-il ainsi parlé, que Rhadamante, son compagnon, se leva et dit :

 

« Allons, sus, ministres domestiques de cette demeure, hauts et bas, grands et petits, accourez l’un après l’autre ; appliquez sur le visage de Sancho vingt-quatre croquignoles ; faites à ses bras douze pincenettes, et à ses reins six piqûres d’épingle ; c’est en cette cérémonie que consiste la guérison d’Altisidore. »

 

Quand Sancho entendit cela, il s’écria, sans se soucier de rompre le silence :

 

« Je jure Dieu que je me laisserai manier le visage et tortiller les chairs comme je me ferai Turc. Jour de Dieu ! qu’est-ce qu’a de commun ma peau avec la résurrection de cette donzelle ? Il paraît que l’appétit vient en mangeant. On enchante Dulcinée, et l’on me fouette pour la désenchanter. Voilà qu’Altisidore meurt du mal qu’il a plu à Dieu de lui envoyer, et, pour la ressusciter, il faut me donner vingt-quatre croquignoles, me cribler le corps à coups d’épingle et me pincer les bras jusqu’au sang ! À d’autres, cette farce-là ! Je suis un vieux renard, et ne m’en laisse pas conter.

 

– Tu mourras ! dit Rhadamante d’une voix formidable. Adoucis-toi, tigre ; humilie-toi, superbe Nemrod ; souffre et te tais, car on ne te demande rien d’impossible, et ne te mêle pas d’énumérer les difficultés de cette affaire. Tu dois recevoir les croquignoles, tu dois être criblé de coups d’épingle, tu dois gémir sous les pincenettes. Allons, dis-je, ministres des commandements, à l’ouvrage ; sinon, foi d’homme de bien, je vous ferai voir pourquoi vous êtes nés. »

 

Aussitôt on vit paraître et s’avancer dans la cour jusqu’à six duègnes, en procession l’une derrière l’autre, dont quatre avec des lunettes. Elles avaient toutes la main droite élevée en l’air avec quatre doigts de poignet hors de la manche, pour rendre les mains plus longues, selon la mode d’aujourd’hui. Sancho ne les eut pas plutôt vues, qu’il se mit à mugir comme un taureau.

 

« Non, s’écria-t-il, je pourrai bien me laisser manier et tortiller par tout le monde ; mais consentir qu’une duègne me touche, jamais ! Qu’on me griffe la figure comme les chats ont fait à mon maître dans ce même château, qu’on me traverse le corps avec des lames de dagues fourbies, qu’on me déchiquette les bras avec des tenailles de feu, je prendrai patience et j’obéirai à ces seigneurs ; mais que des duègnes me touchent ! je ne le souffrirai pas, dût le diable m’emporter. »

 

Alors don Quichotte rompit le silence, et dit à Sancho :

 

« Prends patience, mon fils, et fais plaisir à ces seigneurs. Rends même grâce au ciel de ce qu’il a mis une telle vertu dans ta personne, que, par ton martyre, tu désenchantes les enchantés et tu ressuscites les morts. »

 

Les duègnes étaient déjà près de Sancho. Persuadé et adouci, il s’arrangea bien sur sa chaise et tendit le menton à la première, qui lui donna une croquignole bien conditionnée, et lui fit ensuite une grande révérence.

 

« Moins de politesse, madame la duègne, dit Sancho, et moins de pommades aussi ; car vos mains sentent, pardieu, le vinaigre à la rose. »

 

Finalement, toutes les duègnes lui servirent les croquignoles, et d’autres gens de la maison lui pincèrent les bras. Mais ce qu’il ne put supporter, ce fut la piqûre des épingles. Il se leva de sa chaise, transporté, furieux, et, saisissant une torche allumée qui se trouvait près de lui, il fondit sur les duègnes et sur tous ses bourreaux en criant :

 

« Hors d’ici, ministres de l’enfer ! je ne suis pas de bronze, pour être insensible à de si épouvantables supplices ! »

 

En ce moment, Altisidore, qui devait se trouver fatiguée d’être restée si longtemps sur le dos, se tourna sur le côté. À cette vue, tous les assistants s’écrièrent à la fois : « Altisidore est en vie ! »

 

Rhadamante ordonna à Sancho de déposer sa colère, puisque le résultat qu’on se proposait était obtenu. Pour don Quichotte, dès qu’il vit remuer Altisidore, il alla se mettre à deux genoux devant Sancho.

 

« Voici le moment, lui dit-il, ô fils de mes entrailles, et non plus mon écuyer, voici le moment de te donner quelques-uns des coups de fouet que tu dois t’appliquer pour le désenchantement de Dulcinée. Voici le moment, dis-je, où ta vertu est juste à son point, avec toute l’efficacité d’opérer le bien qu’on attend de toi.

 

– Ceci, répondit Sancho, me semble plutôt malice sur malice que miel sur pain. Il ferait bon, ma foi, qu’après les croquignoles, les pincenettes et les coups d’épingle, vinssent maintenant les coups de fouet ! Il n’y a qu’une chose à faire, c’est de m’attacher une grosse pierre au cou, et de me jeter dans un puits, si, pour guérir les maux des autres, je dois toujours être le veau de la noce. Qu’on me laisse, au nom de Dieu, ou j’enverrai tout promener. »

 

Cependant Altisidore, du haut du catafalque, s’était mise sur son séant ; au même instant, les clairons sonnèrent, accompagnés des flûtes et des voix de tous les assistants, qui criaient : « Vive Altisidore ! vive Altisidore ! »

 

Le duc et la duchesse se levèrent, ainsi que les rois Minos et Rhadamante ; et tous ensemble, avec don Quichotte et Sancho, ils allèrent au-devant d’Altisidore pour la descendre du cercueil. Celle-ci, feignant de sortir d’un long évanouissement, fit la révérence à ses maîtres et aux deux rois ; puis, jetant sur don Quichotte un regard de travers, elle lui dit :

 

« Dieu te pardonne, insensible chevalier, puisque ta cruauté m’a fait aller dans l’autre monde, où je suis restée, à ce qu’il m’a semblé, plus de mille années. Quant à toi, ô le plus compatissant écuyer que renferme l’univers, je te remercie de la vie qui m’est rendue. Dispose, d’aujourd’hui à tout jamais, ô Sancho, de six de mes chemises que je te lègue pour que tu t’en fasses six à toi. Si elles ne sont pas toutes bien neuves, elles sont du moins toutes bien propres. »

 

Sancho, plein de reconnaissance, alla lui baiser les mains, tenant à la main sa mitre comme un bonnet, et les deux genoux en terre. Le duc ordonna qu’on lui ôtât cette mitre et cette robe brochée de flammes, et qu’on lui rendît son chaperon et son pourpoint. Alors Sancho supplia le duc de permettre qu’on lui laissât la robe et la mitre[341], disant qu’il voulait les emporter au pays, en signe et en mémoire de cette aventure surprenante. La duchesse répondit qu’elle les lui laisserait, puisqu’il n’ignorait pas combien elle était sa grande amie. Le duc ordonna qu’on débarrassât la cour de tout cet attirail, que chacun regagnât son appartement, et que l’on menât don Quichotte et Sancho à celui qu’ils connaissaient déjà.

 

Chapitre LXX

 

Qui suit le soixante-neuvième et traite de choses fort importantes pour l’intelligence de cette histoire

 

 

Sancho coucha cette nuit sur un lit de camp, dans la chambre même de don Quichotte, chose qu’il eût voulu éviter, car il savait bien qu’à force de demandes et de réponses son maître ne le laisserait pas dormir ; et pourtant il ne se sentait guère en disposition de parler beaucoup, car les douleurs des supplices passés le suppliciaient encore, et ne lui laissaient pas encore le libre usage de la langue. Aussi eût-il mieux aimé coucher tout seul sous une hutte de berger qu’en compagnie dans ce riche appartement.

 

Sa crainte était si légitime, et ses soupçons si bien fondés, qu’à peine au lit, son seigneur l’appela.

 

« Que te semble, Sancho, lui dit-il, de l’aventure de cette nuit ? Grande et puissante doit être la force du désespoir amoureux, puisque tu as vu de tes propres yeux Altisidore morte et tuée non par d’autre flèche, ni par d’autre glaive, ni par d’autre machine de guerre, ni par d’autre poison meurtrier, que la seule considération de la rigueur et du dédain que je lui ai toujours témoignés.

 

– Qu’elle fût morte, à la bonne heure, répondit Sancho, quand et comme il lui aurait plu, et qu’elle m’eût laissé tranquille, car je ne l’ai ni enflammée ni dédaignée en toute ma vie. Je ne sais vraiment et ne peux penser, je le répète, ce que la guérison de cette Altisidore, fille plus capricieuse que sensée, a de commun avec les martyres de Sancho Panza. C’est maintenant que je finis par reconnaître clairement qu’il y a des enchanteurs et des enchantements dans ce monde, desquels Dieu me délivre, puisque je ne sais pas m’en délivrer. Avec tout cela, je supplie Votre Grâce de me laisser dormir, et de ne pas me questionner davantage, si vous ne voulez que je me jette d’une fenêtre en bas.

 

– Dors, ami Sancho, reprit don Quichotte, si toutefois la douleur des coups d’épingle, des pincenettes et des croquignoles te le permet.

 

– Aucune douleur, répliqua Sancho, n’approche de l’affront des croquignoles, par la seule raison que ce sont des duègnes (fussent-elles confondues !) qui me les ont données. Mais je supplie de nouveau Votre Grâce de me laisser dormir, car le sommeil est le soulagement des misères pour ceux qu’elles tiennent éveillés.

 

– Ainsi soit-il, dit don Quichotte, et que Dieu t’accompagne. »

 

Ils dormirent tous deux ; et, dans ce moment, l’envie prit à Cid Hamet, auteur de cette grande histoire, d’écrire et d’expliquer ce qui avait donné au duc et à la duchesse la fantaisie d’élever ce monument funéraire dont on vient de parler. Voici ce qu’il dit à ce sujet : le bachelier Samson Carrasco n’avait pas oublié comment le chevalier des Miroirs fut renversé et vaincu par don Quichotte, chute et défaite qui avaient bouleversé tous ses projets. Il voulut faire une nouvelle épreuve, espérant meilleure chance. Aussi, s’étant informé près du page qui avait porté la lettre et le présent à Thérèse Panza, femme de Sancho, de l’endroit où était don Quichotte, il chercha de nouvelles armes, prit un nouveau cheval, mit une blanche lune sur son écu, et fit porter l’armure par un mulet que menait un paysan, mais non Tomé Cécial, son ancien écuyer, afin de ne pas être reconnu par Sancho, ni par don Quichotte. Il arriva donc au château du duc, qui lui indiqua le chemin qu’avait pris don Quichotte, dans l’intention de se trouver aux joutes de Saragosse. Le duc lui raconta également les tours qu’on avait joués au chevalier, ainsi que l’invention du désenchantement de Dulcinée, qui devait s’opérer aux dépens du postérieur de Sancho. Enfin, il lui raconta l’espièglerie que Sancho avait fait à son maître, en lui faisant accroire que Dulcinée était enchantée et métamorphosée en paysanne, et comment la duchesse avait ensuite fait accroire à Sancho que c’était lui-même qui se trompait, et que Dulcinée était enchantée bien réellement. De tout cela, le bachelier rit beaucoup, et ne s’étonna pas moins, en considérant aussi bien la finesse et la simplicité de Sancho, que l’extrême degré qu’atteignait la folie de don Quichotte. Le duc le pria, s’il rencontrait le chevalier, qu’il le vainquît ou non, de repasser par son château, pour lui rendre compte de l’événement. Le bachelier s’y engagea. Il partit à la recherche de don Quichotte, ne le trouva point à Sarragosse, passa outre jusqu’à Barcelone, où il lui arriva ce qui est rapporté précédemment. Il revint par le château du duc, et lui conta toute l’aventure, ainsi que les conditions de la bataille, ajoutant que don Quichotte, en bon chevalier errant, revenait déjà, pour tenir sa parole de se retirer une année dans son village, « temps pendant lequel, dit le bachelier, on pourra peut-être guérir sa folie. Voilà dans quelle intention j’ai fait toutes ces métamorphoses ; car c’est une chose digne de pitié qu’un hidalgo aussi éclairé que don Quichotte ait ainsi la tête à l’envers. » Sur cela, il prit congé du duc, et retourna dans son village y attendre don Quichotte, qui le suivait de près.

 

C’est de là que le duc prit occasion de faire ce nouveau tour au chevalier, tant il trouvait plaisir aux affaires de don Quichotte et de Sancho. Il fit occuper les chemins, près et loin du château, dans tous les endroits où il imaginait que pouvait passer don Quichotte, par un grand nombre de ses gens à pied et à cheval, afin que, de gré ou de force, on le remenât au château dès qu’on l’aurait trouvé. On le trouva, en effet, et l’on en prévint le duc, lequel, ayant tout fait préparer, donna l’ordre, aussitôt qu’il eut connaissance de son arrivée, d’allumer les torches et les lampes funèbres de la cour, et de placer Altisidore sur le catafalque, avec tous les apprêts qu’on a décrits, et qui étaient imités si bien au naturel, que de ces apprêts à la vérité il n’y avait pas grande différence. Cid Hamet dit en outre qu’à ses yeux les mystificateurs étaient aussi fous que les mystifiés, et que le duc et la duchesse n’étaient pas à deux doigts de paraître sots tous deux, puisqu’ils se donnaient tant de mouvement pour se moquer de deux sots ; lesquels, l’un dormant à plein somme, l’autre veillant à cervelle détraquée, furent surpris par le jour et l’envie de se lever ; car jamais, vainqueur ou vaincu, don Quichotte n’eût de goût pour la plume oisive.

 

Altisidore, qui, dans l’opinion du chevalier, était revenue de la mort à la vie, suivit l’humeur et la fantaisie de ses maîtres. Couronnée de la même guirlande qu’elle portait sur le tombeau, vêtue d’une tunique de taffetas blanc parsemée de fleurs d’or, les cheveux épars sur les épaules, et s’appuyant sur un bâton de noire ébène, elle entra tout à coup dans la chambre de don Quichotte. À son apparition, le chevalier, troublé et confus, s’enfonça presque tout entier sous les draps et les couvertures du lit, la langue muette, sans trouver à lui dire la moindre politesse. Altisidore s’assit sur une chaise, auprès de son chevet ; puis, après avoir poussé un gros soupir, elle lui dit d’une voix tendre et affaiblie :

 

« Quand les femmes de qualité et les modestes jeunes filles foulent aux pieds l’honneur, et permettent à leur langue de franchir tout obstacle, divulguant publiquement les secrets que leur cœur enferme, c’est qu’elles se trouvent en une cruelle extrémité. Moi, seigneur don Quichotte de la Manche, je suis une de ces femmes pressées et vaincues par l’amour ; mais toutefois, patiente et chaste à ce point, que, pour l’avoir trop été, mon âme a éclaté par mon silence, et j’ai perdu la vie. Il y a deux jours que la réflexion continuelle de la rigueur avec laquelle tu m’as traitée, ô insensible chevalier, plus dur à mes plaintes que le marbre[342], m’a fait tomber morte, ou du moins tenir pour telle par ceux qui m’ont vue. Et si l’Amour, prenant pitié de moi, n’eût mis le remède à mon mal dans les martyres de ce bon écuyer, je restais dans l’autre monde.

 

– Ma foi, reprit Sancho, l’Amour aurait bien dû le déposer dans ceux de mon âne ; je lui en saurais un gré infini. Mais, dites-moi, madame, et que le ciel vous accommode d’un amant plus traitable que mon maître ! qu’est-ce que vous avez vu dans l’autre monde ? qu’est-ce qu’il y a dans l’enfer ? car enfin, celui qui meurt désespéré doit forcément aller demeurer par là.

 

– Pour dire la vérité, répondit Altisidore, il faut que je ne sois pas morte tout à fait, puisque je ne suis pas entrée en enfer ; car, si j’y fusse entrée, je n’en serais plus sortie, l’eussé-je même voulu. La vérité est que je suis arrivée à la porte, où une douzaine de diables étaient à jouer à la paume, tous en chausses et en pourpoints, avec des collets à la wallone garnis de pointes de dentelle, et des revers de même étoffe qui leur servaient de manchettes, laissant passer quatre doigts du bras, pour rendre les mains plus longues. Ils tenaient des raquettes de feu, et, ce qui m’étonna le plus, ce fut de voir qu’ils se servaient, en guise de paumes, de livres enflés de vent et remplis de bourre, chose assurément merveilleuse et nouvelle. Mais ce qui m’étonna plus encore, ce fut de voir que, tandis qu’il est naturel aux joueurs de se réjouir quand ils gagnent et de s’attrister quand ils perdent, dans ce jeu-là, tous grognaient, tous grondaient, tous se maudissaient.

 

– Cela n’est pas étonnant, reprit Sancho ; car les diables, qu’ils jouent ou ne jouent pas, qu’ils perdent ou qu’ils gagnent, ne peuvent jamais être contents.

 

– C’est ce qui doit être, répondit Altisidore. Mais il y a une autre chose qui m’étonne aussi, je veux dire qui pour lors m’étonna. C’est qu’à la première volée, aucune paume ne restait sur pied, ni en état de servir une seconde fois. Aussi les livres neufs et vieux pleuvaient-ils à crier merveille. L’un d’eux, tout flambant neuf et fort bien relié, reçut une taloche qui lui arracha les entrailles et dispersa ses feuilles. « Vois quel est ce livre » dit un diable à l’autre ; et l’autre répondit : « C’est la Seconde partie de l’histoire de don Quichotte de la Manche, composée, non point par Cid Hamet, son premier auteur, mais par un Aragonais qui se dit natif de Tordésillas. – Ôtez-le d’ici, s’écria l’autre diable, et jetez-le dans les abîmes de l’enfer, pour que mes yeux ne le voient plus. – Il est donc bien mauvais ? répliqua l’autre. – Si mauvais, répondit le premier, que si, par exprès, je me mettais moi-même à en faire un pire, je n’en viendrais pas à bout. » Ils continuèrent leur jeu, pelotant avec d’autres livres ; et moi, pour avoir entendu nommer don Quichotte, que j’aime et chéris avec tant d’ardeur, je tâchai de bien me rappeler cette vision.

 

– Vision ce dut être en effet, dit don Quichotte, puisqu’il n’y a pas d’autre moi dans le monde. Cette histoire passe de main en main par ici ; mais elle ne s’arrête en aucune, car chacun lui donne du pied. Pour moi, je ne suis ni troublé ni fâché en apprenant que je me promène, comme un corps fantastique, par les ténèbres de l’abîme et par les clartés de la terre, car je ne suis pas du tout celui dont parle cette histoire. Si elle est bonne, fidèle et véritable, elle aura des siècles de vie ; mais si elle est mauvaise, de sa naissance à sa sépulture le chemin ne sera pas long. »

 

Altisidore allait continuer de se plaindre de don Quichotte, lorsque le chevalier la prévint.

 

« Je vous ai dit bien des fois, madame, lui dit-il, combien je déplore que vous ayez placé vos affections sur moi, car elles ne peuvent trouver en retour que de la gratitude au lieu de réciprocité. Je suis né pour appartenir à Dulcinée du Toboso ; et les destins, s’il y en a, m’ont formé et réservé pour elle. Croire qu’aucune autre beauté puisse usurper la place qu’elle occupe dans mon âme, c’est rêver l’impossible ; et, comme à l’impossible nul n’est tenu, ce langage doit vous désabuser assez pour que vous vous retiriez dans les limites de votre honnêteté. »

 

À ce propos, Altisidore parut s’émouvoir et se courroucer.

 

« Vive Dieu ! s’écria-t-elle, don merluche séchée, âme de mortier, noyau de pêche, plus dur et plus têtu qu’un vilain qu’on prie, si je vous saute à la figure, je vous arrache les yeux. Pensez-vous par hasard, don vaincu, don roué de coups de bâton, que je suis morte pour vous ? Tout ce que vous avez vu cette nuit est une comédie. Oh ! je ne suis pas femme à me laisser avoir mal au bout de l’ongle pour de semblables chameaux, bien loin de m’en laisser mourir.

 

– Pardieu, je le crois bien, interrompit Sancho ; quand on entend parler de mourir aux amoureux, c’est toujours pour rire. Ils le peuvent dire, à coup sûr ; mais le faire, que Judas les croie. »

 

Au milieu de cette conversation, entra le musicien, chanteur et poëte, qui avait chanté les deux strophes précédemment rapportées. Il fit un profond salut à don Quichotte et lui dit :

 

« Que Votre Grâce, seigneur chevalier, veuille bien me compter et me ranger au nombre de ses plus dévoués serviteurs ; car il y a bien des jours que je vous suis attaché, autant pour votre renommée que pour vos prouesses.

 

– Que Votre Grâce, reprit don Quichotte, veuille bien me dire qui elle est, afin que ma courtoisie réponde à ses mérites. »

 

Le jeune homme répliqua qu’il était le musicien et le panégyriste de la nuit passée.

 

« Assurément, reprit don Quichotte. Votre Grâce a une voix charmante ; mais ce que vous avez chanté n’était pas, il me semble, fort à propos. Car enfin, qu’ont de commun les stances de Garcilaso avec la mort de cette dame[343] ?

 

– Ne vous étonnez point de cela, répondit le musicien ; parmi les poëtes à la douzaine de ce temps-ci, il est de mode que chacun écrive ce qui lui plaît, et vole ce qui lui convient, que ce soit à l’endroit ou à l’envers de son intention, et nulle sottise ne se chante ou ne s’écrit, qu’on ne l’attribue à licence poétique. »

 

Don Quichotte allait répondre ; mais il en fut empêché par la vue du duc et de la duchesse, qui venaient lui rendre visite.

 

Une longue et douce conversation s’engagea, pendant laquelle Sancho lança tant de saillies et débita tant de malices, que le duc et la duchesse restèrent de nouveau dans l’admiration d’une finesse si piquante unie à tant de simplicité.

 

Don Quichotte les supplia de lui permettre de partir ce jour même, ajoutant qu’aux chevaliers vaincus, comme il l’était, il convenait mieux d’habiter une étable à cochons que des palais royaux ; ses hôtes lui donnèrent congé de bonne grâce, et la duchesse lui demanda s’il ne gardait pas rancune à Altisidore.

 

« Madame, répondit-il, Votre Grâce peut être certaine que tout le mal de cette jeune fille naît d’oisiveté, et que le remède est une occupation honnête et continuelle. Elle vient de me dire qu’on porte de la dentelle en enfer ; puisqu’elle sait sans doute faire cet ouvrage, qu’elle ne le quitte pas un moment ; tant que ses doigts seront occupés à agiter les fuseaux, l’image ou les images des objets qu’elle aime ne s’agiteront pas dans son imagination. Voilà la vérité, voilà mon opinion, et voilà mon conseil.

 

– C’est aussi le mien, ajouta Sancho ; car de ma vie je n’ai vu une ouvrière en dentelle mourir d’amour. Les filles bien occupées songent plutôt à finir leur tâche qu’elles ne pensent à leurs amourettes. J’en parle par moi-même ; car, quand je suis à piocher les champs, je ne me souviens plus de ma ménagère, je veux dire de ma Thérèse Panza, que j’aime pourtant comme les cils de mes yeux.

 

– Vous dites fort bien, Sancho, reprit la duchesse ; et je ferai en sorte que dorénavant mon Altisidore s’occupe à des travaux d’aiguille, où elle réussit à merveille.

 

– C’est inutile, madame, repartit Altisidore ; et il n’est pas besoin d’employer ce remède. La considération des cruautés dont m’a payée ce malandrin vagabond me l’effacera bien du souvenir, sans aucune autre subtilité ; et, avec la permission de Votre Grandeur, je veux m’éloigner d’ici, pour ne pas voir plus longtemps devant mes yeux, je ne dirai pas sa triste figure, mais sa laide et abominable carcasse.

 

– Cela ressemble, reprit le duc, à ce qu’on a coutume de dire, que celui qui dit des injures est tout près de pardonner. »

 

Altisidore fit semblant d’essuyer ses larmes avec un mouchoir ; et, faisant la révérence à ses maîtres, elle sortit de l’appartement.

 

« Pauvre fille, dit Sancho, tu as ce que tu mérites pour t’être adressée à une âme sèche comme jonc, à un cœur dur comme pierre ! Pardieu, si tu fusses venue à moi, tu aurais entendu chanter un autre coq. »

 

La conversation finie, don Quichotte s’habilla, dîna avec ses hôtes, et partit au sortir de table.

 

Chapitre LXXI

 

De ce qui arriva à don Quichotte et à son écuyer
Sancho retournant à leur village

 

 

Le vaincu et vagabond don Quichotte s’en allait tout pensif d’une part, et tout joyeux de l’autre. Ce qui causait sa tristesse, c’était sa défaite ; ce qui causait sa joie, c’était la considération de la vertu merveilleuse que possédait Sancho, telle qu’il l’avait montrée par la résurrection d’Altisidore. Cependant il avait bien scrupule à se persuader que l’amoureuse demoiselle fût morte tout de bon.

 

Quant à Sancho, il marchait sans la moindre gaieté, et ce qui l’attristait, c’était de voir qu’Altisidore n’avait pas rempli sa promesse de lui donner la demi-douzaine de chemises. Pensant et repensant à cela, il dit à son maître :

 

« En vérité, seigneur, il faut que je sois le plus malheureux médecin qu’on puisse rencontrer dans le monde ; car il y en a qui, après avoir tué le malade qu’ils soignent, veulent encore être payés de leur peine, laquelle n’est autre que de signer une ordonnance de quelque médecine, qu’ils ne font pas même, mais bien l’apothicaire, et tant pis pour les pauvres dupes ; tandis que moi, à qui la santé des autres coûte des pincenettes, des croquignoles, des coups d’épingle et des coups de fouet, on ne me donne pas une obole. Eh bien ! je jure Dieu que, si l’on amène en mes mains un autre malade, il faudra me les graisser avant que je le guérisse ; car enfin, de ce qu’il chante l’abbé s’alimente, et je ne puis croire que le ciel m’ait donné la vertu que je possède pour que je la communique aux autres sans en tirer patte ou aile.

 

– Tu as raison, ami Sancho, répondit don Quichotte, et c’est très-mal fait à Altisidore de ne t’avoir pas donné les chemises annoncées. Bien que ta vertu te soit gratis data, car elle ne t’a coûté aucune étude, cependant endurer le martyre sur ta personne, c’est pis qu’étudier. Quant à moi, je puis dire que, si tu voulais une paye pour les coups de fouet du déchantement de Dulcinée, je te la donnerais aussi bonne que possible. Mais je ne sais trop si la guérison suivrait le salaire, et je ne voudrais pas empêcher par la récompense l’effet du remède. Après tout, il me semble qu’on ne risque rien de l’essayer. Vois, Sancho, ce que tu exiges, et fouette-toi bien vite ; puis tu te payeras comptant et de tes propres mains, puisque tu as de l’argent à moi. »

 

À cette proposition, Sancho ouvrit d’une aune les yeux et les oreilles, et consentit, dans le fond de son cœur, à se fouetter très-volontiers.

 

« Allons, seigneur, dit-il à son maître, je veux bien me disposer à faire plaisir à Votre Grâce en ce qu’elle désire, puisque j’y trouve mon profit. C’est l’amour que je porte à mes enfants et à ma femme qui me fait paraître intéressé. Dites-moi maintenant ce que vous me donnerez pour chaque coup de fouet que je me donnerai.

 

– Si je devais te payer, ô Sancho, répondit don Quichotte, suivant la grandeur et la qualité du mal auquel tu remédies, ni le trésor de Venise ni les mines du Potosi ne suffiraient pour te payer convenablement. Mais prends mesure sur ce que tu portes dans ma bourse, et mets toi-même le prix à chaque coup de fouet.

 

– Les coups de fouet, répondit Sancho, sont au nombre de trois mille trois cents et tant. Je m’en suis déjà donné jusqu’à cinq ; reste le surplus. Que ces cinq fassent les et tant, et comptons les trois mille trois cents tout ronds. À un cuartillo[344] la pièce, et je ne prendrais pas moins pour rien au monde, cela fait trois mille trois cents cuartillos, qui font, pour les trois mille, quinze cents demi-réaux, qui font sept cent cinquante réaux et, pour les trois cents, cent cinquante demi-réaux, qui font soixante-quinze réaux, lesquels ajoutés aux sept cent cinquante, font en tout huit cent vingt-cinq réaux. Je défalquerai cette somme de celle que j’ai à Votre Grâce, et je rentrerai dans ma maison riche et content, quoique bien fouetté et bien sanglé, car on ne prend pas de truites…[345] et je ne dis rien de plus.

 

– Ô Sancho béni ! ô aimable Sancho ! s’écria don Quichotte, combien nous allons être obligés, Dulcinée et moi, à te servir tous les jours que le ciel nous accordera de vie ! Si elle reprend son ancien être, et il est impossible qu’elle ne le reprenne pas, son malheur aura été son bonheur, et ma défaite heureux triomphe. Allons, Sancho, vois un peu quand tu veux commencer la discipline. Pour que tu l’abréges, j’ajoute encore cent réaux.

 

– Quand ? répliqua Sancho ; cette nuit même. Tâchez que nous la passions en rase campagne et à ciel ouvert ; alors je m’ouvrirai la peau. »

 

La nuit vint, cette nuit attendue par don Quichotte avec la plus grande anxiété du monde ; car il lui semblait que les roues du char d’Apollon s’étaient brisées, et que le jour s’allongeait plus que de coutume, précisément comme il arrive aux amoureux, qui ne règlent jamais bien le compte de leurs désirs.

 

Enfin le chevalier et l’écuyer gagnèrent un bosquet d’arbres touffus, un peu à l’écart du chemin, et là, laissant vide la selle de Rossinante et le bât du grison, ils s’étendirent sur l’herbe verte et soupèrent des provisions de Sancho. Celui-ci, ayant fait, avec le licou et la sangle de son âne, une puissante et flexible discipline, se retira à vingt pas environ de don Quichotte, au milieu de quelques hêtres.

 

En le voyant aller avec tant de courage et de résolution, son maître lui dit :

 

« Prends garde, ami, de ne pas te mettre en pièces ; arrange-toi de façon qu’un coup attende l’autre, et ne te presse pas tellement d’arriver au bout de la carrière que l’haleine te manque au milieu ; je veux dire, ne te frappe pas si fort que la vie t’échappe avant d’atteindre le nombre voulu. Afin que tu ne perdes pas la partie pour un point de plus ou de moins, je me charge de compter d’ici, sur les grains de mon chapelet, les coups que tu te donneras ; et que le ciel te favorise autant que le mérite ta bonne intention.

 

– Le bon payeur n’est pas embarrassé de ses gages, répondit Sancho ; je pense m’étriller de façon que, sans me tuer, il m’en cuise. C’est en cela que doit consister l’essence de ce miracle. »

 

Aussitôt il se déshabilla de la ceinture au haut du corps ; puis, empoignant le cordeau, il commença à se fustiger, et don Quichotte à compter les coups. Sancho s’en était à peine donné six ou huit, que la plaisanterie lui parut un peu lourde et le prix un peu léger.

 

Il s’arrêta, et dit à son maître qu’il appelait du marché pour cause de tromperie, parce que des coups de fouet de cette espèce méritaient d’être payés un demi-réal pièce, et non un cuartillo.

 

« Continue, ami Sancho, répondit don Quichotte ; et ne perds pas courage ; je double le montant du prix.

 

– De cette façon, reprit Sancho, à la grâce de Dieu, et pleuvent les coups de fouet. »

 

Mais le sournois cessa bien vite de se les donner sur les épaules. Il frappait sur les arbres, en poussant de temps en temps des soupirs tels qu’on aurait dit qu’à chacun d’eux il s’arrachait l’âme. Don Quichotte, attendri, craignant d’ailleurs qu’il n’y laissât la vie et que l’imprudence de Sancho ne vînt à tout perdre, lui dit alors :

 

« Au nom du ciel, ami, laisses-en là cette affaire ; le remède me semble bien âpre, et il sera bon de donner du temps au temps. On n’a pas pris Zamora en une heure.[346] Tu t’es appliqué déjà, si je n’ai pas mal compté, plus de mille coups de fouet ; c’est assez pour à présent ; car l’âne, en parlant à la grosse manière, souffre la charge, mais non la surcharge.

 

– Non, non, seigneur, répondit Sancho ; on ne dira pas de moi : Gages payés, bras cassés. Que Votre Grâce s’éloigne encore un peu, et me laisse m’appliquer mille autres coups seulement. Avec deux assauts comme celui-là, l’affaire sera faite, et il nous restera des morceaux de la pièce.

 

– Puisque tu te trouves en si bonne disposition, reprit don Quichotte, que le ciel te bénisse ; donne-t’en à ton aise, je m’éloigne d’ici. »

 

Sancho reprit sa tâche avec tant d’énergie qu’il eut bientôt enlevé l’écorce à plusieurs arbres ; telle était la rigueur qu’il mettait à se flageller. Enfin, jetant un grand cri, et donnant un effroyable coup sur un hêtre :

 

« Ici, dit-il, mourra Samson, et avec lui tous autant qu’ils sont. »

 

Don Quichotte accourut bientôt au bruit de ce coup terrible et de cet accent lamentable ; et, saisissant le licou tressé qui servait de nerf de bœuf à Sancho, il lui dit :

 

« À Dieu ne plaise, ami Sancho, que pour mon plaisir tu perdes la vie qui doit servir à la subsistance de ta femme et de tes enfants. Que Dulcinée attende une meilleure conjoncture ; moi, je me tiendrai dans les limites d’une espérance prochaine, et j’attendrai que tu aies repris de nouvelles forces pour que cette affaire se termine au gré de tous.

 

– Puisque Votre Grâce, mon seigneur, le veut ainsi, répondit Sancho, à la bonne heure, j’y consens ; mais jetez-moi votre manteau sur les épaules, car je sue à grosses gouttes, et je ne voudrais pas m’enrhumer comme il arrive aux pénitents qui font pour la première fois usage de la discipline. »

 

Don Quichotte s’empressa de se dépouiller, et, demeurant en justaucorps, il couvrit bien Sancho, qui dormit jusqu’à ce que le soleil l’éveillât. Ils continuèrent ensuite leur chemin, et firent halte ce jour-là dans un village à trois lieues de distance.

 

Ils descendirent à une auberge que don Quichotte reconnut pour telle, et ne prit pas pour un château avec ses fossés, ses tours, ses herses et son pont-levis ; car, depuis qu’il avait été vaincu, ils discourait sur toute chose avec un jugement plus sain, comme on le verra désormais.

 

On le logea dans une salle basse, où pendaient à la fenêtre, en guise de rideaux, deux pièces de vieille serge peinte, selon la mode des villages.

 

Sur l’une était grossièrement retracé le rapt d’Hélène, quand l’hôte audacieux de Ménélas lui enleva son épouse. L’autre représentait l’histoire d’Énée et de Didon, celle-ci montée sur une haute tour, faisant, avec un drap de lit, des signes à l’amant fugitif qui se sauvait en pleine mer, sur une frégate ou un brigantin.

 

Le chevalier, examinant les deux histoires, remarqua qu’Hélène ne s’en allait pas de trop mauvais gré, car elle riait sous cape et en sournoise. Pour la belle Didon, ses yeux versaient des larmes grosses comme des noix.

 

Quand don Quichotte les eut bien regardées :

 

« Ces deux dames, dit-il, furent extrêmement malheureuses de n’être pas nées dans cet âge-ci, et moi, malheureux par-dessus tout de n’être pas né dans le leur, car enfin, si j’avais rencontré ces beaux messieurs, Troie n’eût pas été brûlée, ni Carthage détruite ; il m’aurait suffi de tuer Pâris pour éviter de si grandes calamités.

 

– Moi, je parierais, dit Sancho, qu’avant peu de temps d’ici il n’y aura pas de cabaret, d’hôtellerie, d’auberge, de boutique de barbier, où l’on ne trouve en peinture l’histoire de nos prouesses. Mais je voudrais qu’elles fussent peintes par un peintre de meilleure main que celui qui a barbouillé ces dames.

 

– Tu as raison, Sancho, reprit don Quichotte ; car, en effet, celui-ci ressemble à Orbanéja, un peintre qui demeurait à Ubéda, lequel, quand on lui demandait ce qu’il peignait : « Ce qui viendra » disait-il ; et si par hasard il peignait un coq, il écrivait au-dessous : « Ceci est un coq » afin qu’on ne le prît pas pour un renard. C’est de cette façon-là, Sancho, si je ne me trompe, que doit être le peintre ou l’écrivain (c’est tout un) qui a publié l’histoire du nouveau don Quichotte : il a peint ou écrit à la bonne aventure. Celui-ci ressemble encore à un poëte appelé Mauléon, qui était venu se présenter ces années passées à la cour. Il répondait sur-le-champ à toutes les questions qui lui étaient faites, et, quelqu’un lui demandant ce que voulait dire Deum de Deo, il répondit : « Donne d’en bas ou d’en haut[347] ». Mais laissons cela, et dis-moi, Sancho, dans le cas où tu voudrais te donner cette nuit une autre volée de coups de fouet, si tu veux que ce soit sous toiture de maison ou à la belle étoile.

 

– Pardi, seigneur, repartit Sancho, pour les coups que je pense me donner, autant vaut être dans la maison que dans les champs. Mais pourtant, je voudrais que ce fût entre des arbres ; il me semble qu’ils me tiennent compagnie, et qu’ils m’aident merveilleusement à supporter ma pénitence.

 

– Eh bien, ce ne sera ni l’un ni l’autre, ami Sancho, répondit don Quichotte ; afin que tu reprennes des forces, nous garderons la fin de la besogne pour notre village, où nous arriverons au plus tard après-demain.

 

– Faites comme il vous plaira, répliqua Sancho ; mais moi, je voudrais conclure cette affaire au plus tôt, quand le fer est chaud et la meule en train ; car dans le retard est souvent le péril ; faut prier Dieu et donner du maillet, et mieux vaut un tiens que deux tu l’auras, et mieux vaut le moineau dans la main que la grue qui vole au loin.

 

– Assez, Sancho, s’écria don Quichotte ; cesse tes proverbes, au nom d’un seul Dieu ; on dirait que tu reviens au sicut erat. Parle simplement, uniment, sans t’embrouiller et t’enchevêtrer, comme je te l’ai dit mainte et mainte fois. Tu verras que tu t’en trouveras bien.

 

– Je ne sais quelle malédiction pèse sur moi, répondit Sancho ; je ne peux dire une raison sans un proverbe, ni un proverbe qui ne me semble une raison. Mais je m’en corrigerai si j’en puis venir à bout. »

 

Et leur entretien finit là.

 

Chapitre LXXII

 

Comment don Quichotte et Sancho arrivèrent à leur village

 

 

Tout ce jour-là, don Quichotte et Sancho restèrent dans cette auberge de village, attendant la nuit, l’un pour achever sa pénitence en rase campagne, l’autre pour en voir la fin, qui devait être aussi celle de ses désirs. Cependant il arriva devant la porte de l’auberge un voyageur à cheval, suivi de trois ou quatre domestiques, l’un desquels, s’adressant à celui qui semblait leur maître :

 

« Votre Grâce, lui dit-il, seigneur don Alvaro Tarfé peut fort bien passer la sieste ici ; la maison paraît propre et fraîche. »

 

Don Quichotte, entendant cela, dit à Sancho :

 

« Écoute, Sancho, quand je feuilletai ce livre de la seconde partie de mon histoire, il me semble que j’y rencontrai en passant ce nom de don Alvaro Tarfé.

 

– Cela peut bien être, répondit Sancho ; laissons-le mettre pied à terre, ensuite nous le questionnerons. »

 

Le gentilhomme descendit de cheval, et l’hôtesse lui donna, en face de la chambre de don Quichotte, une salle basse, meublée d’autres serges peintes comme celles qui décoraient l’appartement de notre chevalier. Le nouveau venu se mit en costume d’été ; et, sortant sous le portail de l’auberge, qui était spacieux et frais, il y trouva don Quichotte se promenant de long en large.

 

« Peut-on savoir quel chemin suit Votre Grâce, seigneur gentilhomme ? lui demanda-t-il.

 

– Je vais, répondit don Quichotte, à un village près d’ici, dont je suis natif, et où je demeure. Et Votre Grâce, où va-t-elle ?

 

– Moi, seigneur, répondit le cavalier, je vais à Grenade, ma patrie.

 

– Bonne patrie, répliqua don Quichotte ; mais Votre Grâce voudrait-elle bien, par courtoisie, me dire son nom ? Je crois qu’il m’importe de le savoir plus que je ne pourrais le dire.

 

– Mon nom, répondit le voyageur, est don Alvaro Tarfé.

 

– Sans aucun doute, répliqua don Quichotte, je pense que Votre Grâce est ce même don Alvaro Tarfé qui figure dans la seconde partie de l’histoire de don Quichotte de la Manche, récemment imprimée et livrée à la lumière du monde par un auteur moderne.

 

– Je suis lui-même, répondit le gentilhomme, et ce don Quichotte, principal personnage de cette histoire, fut mon ami intime. C’est moi qui le tirai de son pays, ou du moins qui l’engageai à venir à des joutes qui se faisaient à Saragosse, où j’allais moi-même. Et vraiment, vraiment, je lui ai rendu bien des services, et je l’ai empêché d’avoir les épaules flagellées par le bourreau, pour avoir été un peu trop hardi.[348]

 

– Dites-moi, seigneur don Alvaro, reprit don Quichotte, est-ce que je ressemble en quelque chose à ce don Quichotte dont parle Votre Grâce ?

 

– Non, certes, répondit le voyageur, en aucune façon.

 

– Et ce don Quichotte, ajouta le nôtre, n’avait-il pas avec lui un écuyer appelé Sancho Panza ?

 

– Oui, sans doute, répliqua don Alvaro ; mais, quoiqu’il eût la réputation d’être amusant et facétieux, je ne lui ai jamais ouï dire une plaisanterie qui fût plaisante.

 

– Je le crois ma foi bien ! s’écria Sancho ; plaisanter comme il faut n’est pas donné à tout le monde ; et ce Sancho dont parle Votre Grâce, seigneur gentilhomme, doit être quelque grandissime vaurien, bête et voleur tout à la fois. Le véritable Sancho, c’est moi ; et j’ai plus de facéties à votre service que s’il en pleuvait ; sinon, que Votre Grâce en fasse l’expérience. Venez-vous-en derrière moi, pour le moins une année, et vous verrez comme elles me tombent de la bouche à chaque pas, si dru et si menu que, sans savoir le plus souvent ce que je dis, je fais rire tous ceux qui m’écoutent.[349] Quant au véritable don Quichotte de la Manche, le fameux, le vaillant, le discret, l’amoureux, le défenseur de torts, le tuteur d’orphelins, le défenseur des veuves, le tuteur de demoiselles, celui qui a pour unique dame la sans pareille Dulcinée du Toboso, c’est ce seigneur que voilà, c’est mon maître. Tout autre don Quichotte et tout autre Sancho ne sont que pour la frime, ne sont que des rêves en l’air.

 

– Pardieu ! je le crois bien, répondit don Alvaro, car vous avez dit plus de bons mots, mon ami, en quatre paroles que vous avez dites, que l’autre Sancho Panza en tous les discours que je lui ai ouï tenir, et le nombre en est grand. Il sentait plus le glouton que le beau parleur, et le niais que le bon plaisant ; et je suis fondé à croire que les enchanteurs qui persécutent don Quichotte le bon ont voulu me persécuter, moi, avec don Quichotte le mauvais. Mais vraiment, je ne sais que dire ; car j’oserais bien jurer que je laisse celui-ci enfermé dans l’hôpital des fous, à Tolède, pour qu’on l’y guérisse ; et voilà que tout à coup il survient ici un autre don Quichotte, quoique bien différent du mien.

 

– Je ne sais, reprit don Quichotte, si je puis m’appeler bon, mais je puis dire au moins que je ne suis pas le mauvais. Pour preuve de ce que j’avance, je veux, seigneur don Alvaro Tarfé, que Votre Grâce sache une chose : c’est qu’en tous les jours de ma vie je n’ai pas mis le pied à Saragosse. Au contraire, pour avoir ouï dire que ce don Quichotte fantastique s’était trouvé aux joutes de cette ville, je ne voulus pas y entrer, afin de lui donner un démenti à la barbe du monde. Aussi je gagnai tout droit Barcelone, ville unique par l’emplacement et par la beauté, archive de la courtoisie, refuge des étrangers, hôpital des pauvres, patrie des braves, vengeance des offenses, et correspondance aimable d’amitiés fidèles. Bien que les événements qui m’y sont arrivés ne soient pas d’agréables souvenirs, mais, au contraire, de cuisants regrets, je les supporte sans regret pourtant, et seulement pour avoir joui de sa vue. Enfin, seigneur don Alvaro Tarfé, je suis don Quichotte de la Manche, celui dont parle la renommée, et non ce misérable qui a voulu usurper mon nom et se faire honneur de mes pensées. Je supplie donc Votre Grâce, au nom de ses devoirs de gentilhomme, de vouloir bien faire une déclaration devant l’alcalde de ce village, constatant que Votre Grâce ne m’avait vu de sa vie jusqu’à présent, que je ne suis pas le don Quichotte imprimé dans la seconde partie, et que ce Sancho Panza, mon écuyer, n’est pas davantage celui que Votre Grâce a connu.

 

– Très-volontiers, répondit don Alvaro ; mais, vraiment, c’est à tomber de surprise que de voir en même temps deux don Quichotte et deux Sancho Panza, aussi semblables par les noms que différents par les actes. Oui, je répète et soutiens que je n’ai pas vu ce que j’ai vu, et qu’il ne m’est point arrivé ce qui m’est arrivé.

 

– Sans doute, reprit Sancho, que Votre Grâce est enchantée comme madame Dulcinée du Toboso ; et plût au ciel que votre désenchantement consistât à me donner trois autres mille et tant de coups de fouet, comme je me les donne pour elle ! je me les donnerais vraiment sans aucun intérêt.

 

– Je n’entends pas ce que vous voulez dire par les coups de fouet, répondit don Alvaro.

 

– Oh ! ce serait trop long à conter maintenant, répliqua Sancho ; mais, plus tard, je vous conterai la chose, si par hasard nous suivons le même chemin. »

 

En causant ainsi, et l’heure du dîner étant venue, don Quichotte et don Alvaro se mirent ensemble à table. L’alcalde du pays vint à entrer par hasard dans l’auberge avec un greffier. Don Quichotte lui exposa, dans une pétition en forme, comme quoi il convenait à ses droits et intérêts que don Alvaro Tarfé, ce gentilhomme qui se trouvait présent, fît devant Sa Grâce la déclaration qu’il ne connaissait point don Quichotte de la Manche, également présent, et que ce n’était pas celui qui figurait imprimé dans une histoire intitulée : Seconde partie de don Quichotte de la Manche, composée par un certain Avellanéda, natif de Tordésillas. Enfin, l’alcalde procéda judiciairement. La déclaration se fit dans toutes les règles et avec toutes les formalités requises en pareil cas ; ce qui réjouit fort don Quichotte et Sancho ; comme si une telle déclaration leur eût importé beaucoup, comme si leurs œuvres et leurs paroles n’eussent pas clairement montré la différence des deux don Quichotte et des deux Sancho Panza.

 

Une foule de politesses et d’offres de service furent échangées entre don Alvaro et don Quichotte, dans lesquelles l’illustre Manchois montra si bien son esprit et sa discrétion, qu’il acheva de désabuser don Alvaro Tarfé, et que celui-ci finit par croire qu’il était enchanté réellement, puisqu’il touchait du doigt deux don Quichotte si opposés. Le tantôt venu, ils partirent ensemble de leur gîte, et trouvèrent, à une demi-lieue environ, deux chemins qui s’écartaient, dont l’un menait au village de don Quichotte, tandis que l’autre était celui que devait prendre don Alvaro. Pendant cette courte promenade, don Quichotte lui avait conté la disgrâce de sa défaite, ainsi que l’enchantement de Dulcinée et le remède indiqué par Merlin. Tout cela jeta dans une nouvelle surprise don Alvaro, lequel, ayant embrassé cordialement don Quichotte et Sancho, prit sa route, et les laissa suivre la leur.

 

Le chevalier passa cette nuit au milieu de quelques arbres, pour donner à Sancho l’occasion d’accomplir sa pénitence. Celui-ci l’accomplit en effet, et de la même manière que la nuit passée, aux dépens de l’écorce des hêtres beaucoup plus que de ses épaules, qu’il préserva si délicatement, que les coups de fouet n’auraient pu en faire envoler une mouche qui s’y fût posée. Le dupé don Quichotte ne perdit pas un seul point du compte, et trouva que les coups montaient, avec ceux de la nuit précédente, à trois mille vingt-neuf. Il paraît que le soleil s’était levé de grand matin pour voir le sacrifice ; mais, dès que la lumière parut, maître et valet continuèrent leur chemin, s’entretenant ensemble de l’erreur d’où ils avaient tiré don Alvaro, et s’applaudissant d’avoir pris sa déclaration devant la justice sous une forme si authentique.

 

Ce jour-là et la nuit suivante, ils cheminèrent sans qu’il leur arrivât rien qui mérite d’être raconté, si ce n’est pourtant que Sancho finit sa tâche ; ce qui remplit don Quichotte d’une joie si folle, qu’il attendait le jour pour voir s’il ne trouverait pas en chemin Dulcinée, sa dame, déjà désenchantée ; et, le long de la route, il ne rencontrait pas une femme qu’il n’allât bien vite reconnaître si ce n’était pas Dulcinée du Toboso ; car il tenait pour infaillibles les promesses de Merlin.

 

Dans ces pensées et ces désirs, ils montèrent une colline du haut de laquelle ils découvrirent leur village. À cette vue, Sancho se mit à genoux et s’écria :

 

« Ouvre les yeux, patrie désirée, et vois revenir à toi Sancho Panza, ton fils, sinon bien riche, au moins bien étrillé. Ouvre les bras, et reçois aussi ton fils don Quichotte, lequel, s’il revient vaincu par la main d’autrui, revient vainqueur de lui-même ; ce qui est, à ce qu’il m’a dit, la plus grande victoire qui se puisse remporter. Mais j’apporte de l’argent ; car, si l’on me donnait de bons coups de fouet, je me tenais d’aplomb sur ma monture.[350]

 

– Laisse là ces sottises, dit don Quichotte, et préparons-nous à entrer du pied droit dans notre village, où nous lâcherons la bride à nos fantaisies pour tracer le plan de la vie pastorale que nous pensons mener. »

 

Cela dit, ils descendirent la colline, et gagnèrent le pays.

 

Chapitre LXXIII

 

Des présages qui frappèrent don Quichotte à l’entrée de son village, ainsi que d’autres événements qui décorent et rehaussent cette grande histoire

 

 

À l’entrée du pays, suivant ce que rapporte Cid Hamet, don Quichotte vit sur les aires[351] deux petits garçons qui se querellaient ; et l’un d’eux dit à l’autre : « Tu as beau faire, Périquillo, tu ne la reverras plus ni de ta vie ni de tes jours. »

 

Don Quichotte entendit ce propos.

 

« Ami, dit-il à Sancho, prends-tu garde à ce que dit ce petit garçon : « Tu ne la reverras plus ni de ta vie ni de tes jours ? »

 

– Eh bien ! répondit Sancho, qu’importe que ce petit garçon ait dit cela ?

 

– Comment ! reprit don Quichotte, ne vois-tu pas qu’en appliquant cette parole à ma situation, elle signifie que je ne reverrai plus Dulcinée ? »

 

Sancho voulait répliquer, mais il en fut empêché par la vue d’un lièvre qui venait en fuyant à travers la campagne, poursuivi par une meute de lévriers. La pauvre bête, tout épouvantée, vint se réfugier et se blottir sous les pieds du grison.

 

Sancho prit le lièvre à la main et le présenta à don Quichotte, qui ne cessait de répéter :

 

« Malum signum, malum signum. Un lièvre fuit, des lévriers le poursuivent ; c’en est fait, Dulcinée ne paraîtra plus.

 

– Vous êtes vraiment étrange, dit Sancho ; supposons que ce lièvre soit Dulcinée du Toboso, et ces lévriers qui le poursuivent les enchanteurs malandrins qui l’ont changée en paysanne ; elle fuit, je l’attrape, et la remets au pouvoir de Votre Grâce, qui la tient dans ses bras et la caresse à son aise. Quel mauvais signe est-ce là ? et quel mauvais présage peut-on tirer d’ici ? »

 

Les deux petits querelleurs s’approchèrent pour voir le lièvre, et Sancho leur demanda pourquoi ils se disputaient. Ils répondirent que celui qui avait dit : « Tu ne la reverras plus de ta vie » avait pris à l’autre une petite cage à grillons qu’il pensait bien ne jamais lui rendre. Sancho tira de sa poche une pièce de six blancs, et la donna au petit garçon pour sa cage, qu’il mit dans les mains de don Quichotte en disant :

 

« Allons, Seigneur, voilà ces mauvais présages rompus et détruits ; et ils n’ont pas plus de rapport avec nos affaires, à ce que j’imagine, tout sot que je suis, que les nuages de l’an passé. Si j’ai bonne mémoire, j’ai ouï dire au curé de notre village que ce n’est pas d’une personne chrétienne et éclairée de faire attention à ces enfantillages ; et Votre Grâce m’a dit la même chose ces jours passés, en me faisant comprendre que tous ces chrétiens qui regardent aux présages ne sont que des imbéciles. Il ne faut pas appuyer le pied là-dessus ; passons outre et entrons dans le pays. »

 

Les chasseurs arrivèrent, demandèrent leur lièvre, que don Quichotte rendit ; puis le chevalier se remit en marche et rencontra, à l’entrée du village, le curé et le bachelier Carrasco, qui se promenaient dans un petit pré en récitant leur bréviaire. Or, il faut savoir que Sancho Panza avait jeté sur le grison, par-dessus le paquet des armes, et pour lui servir de caparaçon, la tunique en bouracan parsemée de flammes peintes dont on l’avait affublé dans le château du duc, la nuit où Altisidore ressuscita ; il avait aussi posé la mitre pointue sur la tête de l’âne, ce qui faisait la plus étrange métamorphose et le plus singulier accoutrement où jamais baudet se fût vu dans le monde. Les deux aventuriers furent aussitôt reconnus par le curé et le bachelier, qui accoururent à eux les bras ouverts. Don Quichotte mit pied à terre, et embrassa étroitement ses deux amis. Les polissons du village, qui sont des lynx dont on ne peut se débarrasser, aperçurent de loin la mitre du grison, et, accourant le voir, ils se disaient les uns aux autres :

 

« Holà ! enfants, holà ! hé ! venez voir l’âne de Sancho Panza, plus galant que Mingo Revulgo[352], et la bête de don Quichotte, plus maigre aujourd’hui que le premier jour ! »

 

Finalement, entourés de ces polissons et accompagnés du curé et de Carrasco, ils entrèrent dans le pays et furent tout droit à la maison de don Quichotte, où ils trouvèrent sur la porte la gouvernante et la nièce, auxquelles était parvenue déjà la nouvelle de leur arrivée. On avait, ni plus ni moins, donné la même nouvelle à Thérèse Panza, femme de Sancho, laquelle, échevelée et demi-nue, traînant par la main Sanchica sa fille, accourut au-devant de son mari. Mais, ne le voyant point paré et attifé comme elle pensait que devait être un gouverneur, elle s’écria :

 

« Eh ! mari, comme vous voilà fait ! il me semble que vous venez à pied, comme un chien, et les pattes enflées. Vous avez plutôt la mine d’un mauvais sujet que d’un gouverneur.

 

– Tais-toi, Thérèse, répondit Sancho. Bien souvent, où il y a des crochets, il n’y a pas de lard pendu. Allons à la maison ; là tu entendras des merveilles. J’apporte de l’argent, ce qui est l’essentiel, gagné par mon industrie, et sans préjudice d’autrui.

 

– Apportez de l’argent, mon bon mari, repartit Thérèse, qu’il soit gagné par-ci ou par-là ; et, de quelque manière qu’il vous vienne, vous n’aurez pas fait mode nouvelle en ce monde. »

 

Sanchica sauta au cou de son père et lui demanda s’il apportait quelque chose ; car elle l’attendait, dit-elle, comme la pluie du mois de mai. Puis, le prenant d’un côté par sa ceinture de cuir, tandis que de l’autre sa femme le tenait sous le bras, et tirant l’âne par le licou, ils s’en allèrent tous trois à la maison, laissant don Quichotte dans la sienne, au pouvoir de sa gouvernante et de sa nièce, et en compagnie du curé et du bachelier.

 

Don Quichotte, sans attendre ni délai ni occasion, s’enferma sur-le-champ en tête-à-tête avec ses deux amis ; puis il leur conta succinctement sa défaite, et l’engagement qu’il avait pris de ne pas quitter son village d’une année, engagement qu’il pensait bien remplir au pied de la lettre, sans y déroger d’un atome, comme chevalier errant, obligé par les règles ponctuelles de la chevalerie errante. Il ajouta qu’il avait pensé à se faire berger pendant cette année, et à se distraire dans la solitude des champs, où il pourrait donner carrière et lâcher la bride à ses amoureuses pensées, tout en exerçant la vertueuse profession pastorale. Enfin, il les supplia, s’ils n’avaient pas beaucoup à faire, et si de plus graves occupations ne les en empêchaient, de vouloir bien être ses compagnons.

 

« J’achèterai, dit-il, un troupeau de brebis bien suffisant pour qu’on nous donne le nom de bergers ; et je dois vous apprendre que le principal de l’affaire est déjà fait, car je vous ai trouvé des noms qui vous iront comme faits au moule.

 

– Quels sont-ils ? demanda le curé.

 

– Moi, reprit don Quichotte, je m’appellerai le pasteur Quichotiz ; vous, seigneur bachelier, le pasteur Carrascon ; vous, seigneur curé, le pasteur Curiambro ; et Sancho Panza, le pasteur Panzino. »

 

Les deux amis tombèrent de leur haut en voyant la nouvelle folie de don Quichotte ; mais, dans la crainte qu’il ne se sauvât une autre fois du pays pour retourner à ses expéditions de chevalerie, espérant d’ailleurs qu’on pourrait le guérir dans le cours de cette année, ils souscrivirent à son nouveau projet, approuvèrent sa folle pensée comme très-raisonnable, et s’offrirent pour compagnons de ses exercices champêtres.

 

« Il y a plus, ajouta Samson Carrasco ; étant, comme le sait déjà le monde entier, très-célèbre poëte, je composerai à chaque pas des vers pastoraux, ou héroïques, ou comme la fantaisie m’en prendra, afin de passer le temps dans ces solitudes inhabitées, par lesquelles nous allons errer. Ce qui est le plus nécessaire, mes chers seigneurs, c’est que chacun choisisse le nom de la bergère qu’il pense célébrer dans ses poésies, et que nous ne laissions pas un arbre, si dur qu’il soit, sans y graver et couronner son nom, suivant l’usage immémorial des bergers amoureux.

 

– Voilà qui est à merveille ! répondit don Quichotte. Pour moi, je n’ai pas besoin de chercher le nom de quelque feinte bergère ; car voici la sans pareille Dulcinée du Toboso, gloire de ces rives, parure de ces prairies, orgueil de la beauté, fleur des grâces de l’esprit, et, finalement, personne accomplie, sur qui peut bien reposer toute louange, fût-elle hyperbole.

 

– Cela est vrai, dit le curé. Mais nous autres, nous chercherons par ici quelques petites bergerettes avenantes, qui nous aillent à la main, si ce n’est à l’âme.

 

– Et si elles viennent à manquer, ajouta Samson Carrasco, nous leur donnerons les noms de ces bergères imprimées et gravées dont tout l’univers est rempli, les Philis, Amaryllis, Dianes, Fléridas, Galatées, Bélisardes. Puisqu’on les vend au marché, nous pouvons bien les acheter aussi, et en faire les nôtres. Si ma dame, ou, pour mieux dire, ma bergère, s’appelle Anne, par hasard, je la chanterai sous le nom d’Anarda ; si elle se nomme Françoise, je l’appellerai Francénia ; Lucie, Lucinde, et ainsi du reste. Tout s’arrange de cette façon-là. Et Sancho Panza lui-même, s’il vient à entrer dans cette confrérie, pourra célébrer sa femme Thérèse sous le nom de Térésaïna[353]. »

 

Don Quichotte se mit à rire de l’application de ce nom ; et le curé, l’ayant comblé d’éloges pour l’honorable résolution qu’il avait prise, s’offrit de nouveau à lui faire compagnie tout le temps que lui laisseraient ses devoirs essentiels. Cela fait, les deux amis prirent congé du chevalier, en l’engageant et le priant de prendre bien soin de sa santé, sans rien ménager de ce qui lui fût bon.

 

Le sort voulut que la nièce et la gouvernante entendissent toute la conversation, et, dès que don Quichotte fut seul, elles entrèrent toutes deux auprès de lui.

 

« Qu’est-ce que ceci, seigneur oncle ? dit la nièce, quand nous pensions, la gouvernante et moi, que Votre Grâce venait se retirer dans sa maison pour y passer une vie tranquille et honnête, voilà que vous voulez vous fourrer dans de nouveaux labyrinthes, et vous faire pastoureau, toi qui t’en viens, pastoureau, toi qui t’en vas ! En vérité la paille d’orge est trop dure pour en faire des chalumeaux. »

 

La gouvernante s’empressa d’ajouter :

 

« Et comment Votre Grâce pourra-t-elle passer dans les champs les siestes d’été et les nuits d’hiver, et entendre le hurlement des loups ? Par ma foi, c’est un métier d’hommes robustes, endurcis, élevés à ce travail dès les langes et le maillot. Mal pour mal, il vaut encore mieux être chevalier errant que berger. Tenez, seigneur, prenez mon conseil ; je ne le donne pas repue de pain et de vin, mais à jeun, et avec les cinquante ans d’âge que j’ai sur la tête ; restez chez vous, réglez vos affaires, confessez-vous chaque semaine, faites l’aumône aux pauvres, et, sur mon âme, s’il vous en arrive mal…

 

– C’est bon, c’est bon, mes filles, leur répondit don Quichotte ; je sais fort bien ce que j’ai à faire. Menez-moi au lit, car il me semble que je ne suis pas très-bien portant ; et soyez certaines que, soit chevalier, soit berger errant, je ne cesserai pas de veiller à ce que rien ne vous manque, ainsi que vous le verrez à l’œuvre. »

 

Et les deux bonnes filles, nièce et gouvernante, le conduisirent à son lit, où elles lui donnèrent à manger et le choyèrent de leur mieux.

 

Chapitre LXXIV

 

Comment don Quichotte tomba malade, du testament qu’il fit, et de sa mort

 

 

Comme les choses humaines ne sont point éternelles, qu’elles vont toujours en déclinant de leur origine à leur fin dernière, spécialement les vies des hommes, et comme don Quichotte n’avait reçu du ciel aucun privilège pour arrêter le cours de la sienne, sa fin et son trépas arrivèrent quand il y pensait le moins. Soit par la mélancolie que lui causait le sentiment de sa défaite, soit par la disposition du ciel qui en ordonnait ainsi, il fut pris d’une fièvre obstinée, qui le retint au lit six jours entiers, pendant lesquels il fut visité mainte et mainte fois par le curé, le bachelier, le barbier, ses amis, ayant toujours à son chevet Sancho Panza, son fidèle écuyer. Ceux-ci, croyant que le regret d’avoir été vaincu et le chagrin de ne pas voir accomplir ses souhaits pour la délivrance et le désenchantement de Dulcinée le tenaient en cet état, essayaient de l’égayer par tous les moyens possibles.

 

« Allons, lui disait le bachelier, prenez courage, et levez-vous pour commencer la profession pastorale. J’ai déjà composé une églogue qui fera pâlir toutes celles de Sannazar[354] ; et j’ai acheté de mon propre argent, près d’un berger de Quintanar, deux fameux dogues pour garder le troupeau, l’un appelé Barcino[355], l’autre Butron. »

 

Avec tout cela, don Quichotte n’en restait pas moins plongé dans la tristesse. Ses amis appelèrent le médecin, qui lui tâta le pouls, n’en fut pas fort satisfait, et dit :

 

« De toute façon, il faut penser au salut de l’âme, car celui du corps est en danger. »

 

Don Quichotte entendit cet arrêt d’un esprit calme et résigné. Mais il n’en fut pas de même de sa gouvernante, de sa nièce et de son écuyer, lesquels se prirent à pleurer amèrement, comme s’ils eussent déjà son cadavre devant les yeux. L’avis du médecin fut que des sujets cachés de tristesse et d’affliction le conduisaient au trépas. Don Quichotte demanda qu’on le laissât seul, voulant dormir un peu. Tout le monde s’éloigna, et il dormit, comme on dit, tout d’une haleine, plus de six heures durant, tellement que la nièce et la gouvernante crurent qu’il passerait dans ce sommeil. Il s’éveilla au bout de ce temps, et poussant un grand cri, il s’écria :

 

« Béni soit Dieu tout-puissant, à qui je dois un si grand bienfait ! Enfin, sa miséricorde est infinie ; elle n’est ni repoussée ni diminuée par les péchés des hommes. »

 

La nièce avait écouté attentivement les propos de son oncle, qui lui parurent plus raisonnables que ceux qu’il avait coutume de tenir, au moins depuis sa maladie.

 

« Qu’est-ce que dit Votre Grâce, seigneur ? lui demanda-t-elle. Avons-nous quelque chose de nouveau ? Quels sont ces miséricordes et ces péchés des hommes dont vous parlez ?

 

– Ces miséricordes, ô ma nièce, répondit don Quichotte, sont celles dont Dieu vient à l’instant même de me combler, Dieu, comme je l’ai dit, que n’ont point retenu mes péchés. J’ai la raison libre et claire, dégagée des ombres épaisses de l’ignorance dont l’avait enveloppée l’insipide et continuelle lecture des exécrables livres de chevalerie. Je reconnais maintenant leurs extravagances et leurs séductions trompeuses. Tout ce que je regrette, c’est d’être désabusé si tard qu’il ne me reste plus le temps de prendre ma revanche, en lisant d’autres livres qui soient la lumière de l’âme. Je me sens, ô ma nièce, à l’article de la mort, et je voudrais mourir de telle sorte qu’on en conclût que ma vie n’a pas été si mauvaise que je dusse laisser la réputation de fou. Je le fus, il est vrai ; mais je ne voudrais pas donner par ma mort la preuve de cette vérité. Appelle, ma chère amie, appelle mes bons amis le curé, le bachelier Samson Carrasco, et maître Nicolas le barbier ; je veux me confesser et faire mon testament. »

 

La nièce n’eut pas à prendre cette peine, car ils entrèrent tous trois à point nommé. À peine don Quichotte les eut-il aperçus qu’il continua :

 

« Félicitez-moi, mes bons seigneurs, de ce que je ne suis plus don Quichotte de la Manche, mais Alonzo Quijano, que des mœurs simples et régulières ont fait surnommer le Bon. Je suis à présent ennemi d’Amadis de Gaule et de la multitude infinie des gens de son lignage ; j’ai pris en haine toutes les histoires profanes de la chevalerie errante ; je reconnais ma sottise, et le péril où m’a jeté leur lecture ; enfin, par la miséricorde de Dieu, achetant l’expérience à mes dépens, je les déteste et les abhorre. »

 

Quand les trois amis l’entendirent ainsi parler, ils s’imaginèrent qu’une nouvelle folie venait de lui entrer dans la cervelle.

 

« Comment, seigneur don Quichotte, lui dit Samson, maintenant que nous savons de bonne source que madame Dulcinée est désenchantée, vous venez entonner cette antienne ! et quand nous sommes si près de nous faire bergers, pour passer en chantant la vie comme des princes, vous prenez fantaisie de vous faire ermite ! Taisez-vous, au nom du ciel ; revenez à vous-même, et laissez là ces billevesées.

 

– Celles qui m’ont occupé jusqu’à présent, répliqua don Quichotte, n’ont été que trop réelles à mon préjudice ; puisse ma mort, à l’aide du ciel, les tourner à mon profit ! Je sens bien, seigneurs, que je vais à grands pas vers mon heure dernière. Il n’est plus temps de rire. Qu’on m’amène un prêtre pour me confesser, et un notaire pour recevoir mon testament. Ce n’est pas dans une extrémité comme celle-ci que l’homme doit se jouer avec son âme. Aussi je vous supplie, pendant que monsieur le curé me confessera, d’envoyer chercher le notaire. »

 

Ils se regardèrent tous les uns les autres, étonnés des propos de don Quichotte ; mais, quoique indécis, ils aimèrent mieux le croire. Et même un des signes auxquels ils conjecturèrent que le malade se mourait, ce fut qu’il était revenu si facilement de la folie à la raison. En effet, aux propos qu’il venait de tenir, il en ajouta beaucoup d’autres, si bien dits, si raisonnables et si chrétiens, que, leur dernier doute s’effaçant, ils vinrent à croire qu’il avait recouvré son bon sens. Le curé fit retirer tout le monde, et resta seul avec don Quichotte, qu’il confessa. En même temps, le bachelier alla chercher le notaire et le ramena bientôt, ainsi que Sancho Panza. Ce pauvre Sancho, qui savait déjà par le bachelier en quelle triste situation était son seigneur, trouvant la gouvernante et la nièce tout éplorées, commença à pousser des sanglots et à verser des larmes. La confession terminée, le curé sortit en disant :

 

« Véritablement, Alonzo Quijano le Bon est guéri de sa folie ; nous pouvons entrer pour qu’il fasse son testament. »

 

Ces nouvelles donnèrent une terrible atteinte aux yeux gros de larmes de la gouvernante, de la nièce et du bon écuyer Sancho Panza ; tellement qu’elles leur firent jaillir les pleurs des paupières, et mille profonds soupirs de la poitrine ; car véritablement, comme on l’a dit quelquefois, tant que don Quichotte fut Alonzo Quijano le Bon, tout court, et tant qu’il fut don Quichotte de la Manche, il eut toujours l’humeur douce et le commerce agréable, de façon qu’il n’était pas seulement chéri des gens de sa maison, mais de tous ceux qui le connaissaient.

 

Le notaire entra avec les autres, et fit l’intitulé du testament. Puis, lorsque don Quichotte eut réglé les affaires de son âme, avec toutes les circonstances chrétiennes requises en pareil cas, arrivant aux legs, il dicta ce qui suit :

 

« Item, ma volonté est qu’ayant eu avec Sancho Panza, qu’en ma folie je fis mon écuyer, certains comptes et certain débat d’entrée et de sortie, on ne lui réclame rien de certaine somme d’argent qu’il a gardée, et qu’on ne lui en demande aucun compte. S’il reste quelque chose, quand il sera payé de ce que je lui dois, que le restant, qui ne peut être bien considérable, lui appartienne, et grand bien lui fasse. Si, de même qu’étant fou j’obtins pour lui le gouvernement de l’île, je pouvais, maintenant que je suis sensé, lui donner celui d’un royaume, je le lui donnerais, parce que la naïveté de son caractère et la fidélité de sa conduite méritent cette récompense. »

 

Se tournant alors vers Sancho, il ajouta :

 

« Pardonne-moi, ami, l’occasion que je t’ai donnée de paraître aussi fou que moi, en te faisant tomber dans l’erreur où j’étais moi-même, à savoir qu’il y eut et qu’il y a des chevaliers errants en ce monde.

 

– Hélas ! hélas ! répondit Sancho en sanglotant, ne mourez pas, mon bon seigneur, mais suivez mon conseil, et vivez encore bien des années ; car la plus grande folie que puisse faire un homme en cette vie, c’est de se laisser mourir tout bonnement sans que personne le tue, ni sous d’autres coups que ceux de la tristesse. Allons, ne faites point le paresseux, levez-vous de ce lit, et gagnons les champs, vêtus en bergers, comme nous en sommes convenus ; peut-être derrière quelque buisson trouverons-nous madame Dulcinée désenchantée à nous ravir de joie. Si, par hasard, Votre Grâce se meurt du chagrin d’avoir été vaincue, jetez-en la faute sur moi, et dites que c’est parce que j’avais mal sanglé Rossinante qu’on vous a culbuté. D’ailleurs, Votre Grâce aura vu dans ses livres de chevalerie que c’est une chose ordinaire aux chevaliers de se culbuter les uns les autres, et que celui qui est vaincu aujourd’hui sera vainqueur demain.

 

– Rien de plus certain, dit Samson, et le bon Sancho Panza est tout à fait dans la vérité de ces sortes d’histoires.

 

– Seigneurs, reprit don Quichotte, n’allons pas si vite, car dans les nids de l’an dernier il n’y a pas d’oiseaux cette année. J’ai été fou, et je suis raisonnable ; j’ai été don Quichotte de la Manche, et je suis à présent Alonzo Quijano le Bon. Puissent mon repentir et ma sincérité me rendre l’estime que Vos Grâces avaient pour moi ! et que le seigneur notaire continue… Item, je lègue tous mes biens meubles et immeubles à Antonia Quijano, ma nièce, ici présente, après qu’on aura prélevé d’abord sur le plus clair ce qu’il faudra pour le service et pour l’exécution des legs que je laisse à remplir ; et la première satisfaction que j’exige, c’est qu’on paye les gages que je dois à ma gouvernante pour tout le temps qu’elle m’a servi, et, de plus, vingt ducats pour un habillement. Je nomme pour mes exécuteurs testamentaires le seigneur curé et le seigneur bachelier Samson Carrasco, ici présents… Item, ma volonté est que, si Antonia Quijano, ma nièce, veut se marier, elle se marie avec un homme duquel on aura prouvé d’abord, par enquête judiciaire, qu’il ne sait pas seulement ce que c’est que les livres de chevalerie. Dans le cas où l’on vérifierait qu’il le sait, et où cependant ma nièce persisterait à l’épouser, je veux qu’elle perde tout ce que je lui lègue ; mes exécuteurs testamentaires pourront l’employer en livres pies, à leur volonté… Item, je supplie ces seigneurs mes exécuteurs testamentaires[356], si quelque bonne fortune venait à leur faire connaître l’auteur qui a composé, dit-on, une histoire sous le titre de Seconde partie des prouesses de don Quichotte de la Manche, de vouloir bien le prier de ma part, aussi ardemment que possible, de me pardonner l’occasion que je lui ai si involontairement donnée d’avoir écrit tant et de si énormes sottises ; car je pars de cette vie avec le remords de lui avoir fourni le motif de les écrire. »

 

Après cette dictée, il signa et cacheta le testament ; puis, atteint d’une défaillance, il s’étendit tout de son long dans le lit. Les assistants, effrayés, se hâtèrent de lui porter secours, et, pendant les trois jours, qu’il vécut après avoir fait son testament, il s’évanouissait à toute heure. La maison était sens dessus dessous ; mais cependant la nièce mangeait de bon appétit, la gouvernante proposait des santés, et Sancho prenait ses ébats ; car hériter de quelque chose suffit pour effacer ou pour adoucir dans le cœur du légataire le sentiment de la peine que devrait lui causer la perte du défunt.

 

Enfin, la dernière heure de don Quichotte arriva, après qu’il eut reçu tous les sacrements, et maintes fois exécré, par d’énergiques propos, les livres de chevalerie. Le notaire se trouva présent, et il affirma qu’il n’avait jamais lu dans aucun livre de chevalerie qu’aucun chevalier errant fût mort dans son lit avec autant de calme et aussi chrétiennement que don Quichotte. Celui-ci, au milieu de la douleur et des larmes de ceux qui l’assistaient, rendit l’esprit ; je veux dire qu’il mourut. Le voyant expiré, le curé pria le notaire de dresser une attestation constatant qu’Alonzo Quijano le Bon, appelé communément don Quichotte de la Manche, était passé de cette vie en l’autre, et décédé naturellement, ajoutant qu’il lui demandait cette attestation pour ôter tout prétexte à ce qu’un autre auteur que Cid Hamet Ben-Engéli le ressuscitât faussement, et fît sur ses prouesses d’interminables histoires.

 

Telle fut la fin de L’INGÉNIEUX HIDALGO DE LA MANCHE, duquel Cid Hamet ne voulut pas indiquer ponctuellement le pays natal, afin que toutes les villes et tous les bourgs de la Manche se disputassent l’honneur de lui avoir donné naissance et de le compter parmi leurs enfants, comme il arriva aux sept villes de la Grèce à propos d’Homère.[357] On omet de mentionner ici les pleurs de Sancho, de la nièce et de la gouvernante, ainsi que les nouvelles épitaphes inscrites sur le tombeau de don Quichotte. Voici cependant celle qu’y mit Samson Carrasco :

 

« Ci-gît l’hidalgo redoutable qui poussa si loin la vaillance, qu’on remarqua que la mort ne put triompher de sa vie par son trépas.

 

« Il brava l’univers entier, fut l’épouvantail et le croque-mitaine du monde ; en telle conjoncture, que ce qui assura sa félicité, ce fut de mourir sage et d’avoir vécu fou. »

 

Ici le très-prudent Cid Hamet dit à sa plume : « Tu vas rester pendue à ce crochet et à ce fil de laiton, ô ma petite plume, bien ou mal taillée, je ne sais. Là, tu vivras de longs siècles, si de présomptueux et malandrins historiens ne te détachent pour te profaner. Mais avant qu’ils parviennent jusqu’à toi, tu peux les avertir, et leur dire, dans le meilleur langage que tu pourras trouver :

 

« Halte-là, halte-là, félons ; que personne ne me touche ; car cette entreprise, bon roi, pour moi seul était réservée.[358]

 

« Oui, pour moi seul naquit don Quichotte, et moi pour lui. Il sut opérer, et moi écrire. Il n’y a que nous seuls qui ne fassions qu’un, en dépit de l’écrivain supposé de Tordésillas, qui osa ou qui oserait écrire avec une plume d’autruche, grossière et mal affilée, les exploits de mon valeureux chevalier. Ce n’est pas, en effet, un fardeau pour ses épaules, ni un sujet pour son esprit glacé, et, si tu parviens à le connaître, tu l’exhorteras à laisser reposer dans la sépulture les os fatigués et déjà pourris de don Quichotte ; à ne pas s’aviser surtout de l’emmener contre toutes les franchises de la mort dans la Castille-Vieille[359], en le faisant sortir de la fosse où il gît bien réellement, étendu tout de son long, hors d’état de faire une sortie nouvelle et une troisième campagne. Pour se moquer de toutes celles que firent tant de chevaliers errants, il suffit des deux qu’il a faites, si bien au gré et à la satisfaction des gens qui en ont eu connaissance, tant dans ces royaumes que dans les pays étrangers. En agissant ainsi, tu rempliras les devoirs de ta profession chrétienne ; tu donneras un bon conseil à celui qui te veut du mal ; et moi, je serai satisfait et fier d’être le premier qui ait entièrement recueilli de ses écrits le fruit qu’il en attendait ; car mon désir n’a pas été autre que de livrer à l’exécration des hommes les fausses et extravagantes histoires de chevalerie, lesquelles, frappées à mort par celles de mon véritable don Quichotte, ne vont plus qu’en trébuchant, et tomberont tout à fait sans aucun doute. – Vale. »

 

 

 


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Juin 2005

 

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[1] C’est l’écrivain qui s’est caché sous le nom du licencié Alonzo Fernandez de Avellanéda, natif de Tordésillas, et dont le livre fut imprimé à Tarragone.

[2] La bataille de Lépante.

[3] Allusion à Lope de Vega, qui était en effet prêtre et familier du saint-office, après avoir été marié deux fois.

[4] Il y a dans le texte podenco, qui veut dire chien courant. J’ai mis lévrier, pour que le mot chien ne fût pas répété tant de fois en quelques lignes.

[5] Petite pièce de l’époque, dont l’auteur est inconnu.

[6] On nomme veinticuatros les regidores ou officiers municipaux de Séville, de Grenade et de Cordoue, depuis que leur nombre fut réduit de trente-six à vingt-quatre par Alphonse le Justicier.

[7] Las copias de Mingo Revulgo sont une espèce de complainte satirique sur le règne de Henri IV (el impotente). Les uns l’ont attribuée à Juan de Ména, auteur du poëme el Laberinto ; d’autres à Rodrigo Cota, premier auteur de la Célestine ; d’autres encore au chroniqueur Fernando del Pulgar. Celui-ci, du moins, l’a commentée à la fin de la chronique de Henri IV par Diego Enriquez del Castillo.

[8] Que Cervantes n’acheva point.

[9] Métaphore empruntée à l’art chirurgical. Il était alors très en usage de coudre une blessure, et l’on exprimait sa grandeur par le nombre de points nécessaires pour la cicatriser. Cette expression rappelle une des plus piquantes aventures de la Nouvelle intitulée Rinconete y Cortadillo. Cervantes y raconte qu’un gentilhomme donna cinquante ducats à un bravache de profession, pour qu’il fît à un autre gentilhomme, son ennemi, une balafre de quatorze points. Mais le bravo, calculant qu’une si longue estafilade ne pouvait tenir sur le visage fort mince de ce gentilhomme, la fit à son laquais, qui avait les joues mieux remplies.

[10] Depuis le milieu du seizième siècle, les entreprises maritimes des Turcs faisaient, en Italie et en Espagne, le sujet ordinaire des conversations politiques. Elles étaient même entrées dans le langage proverbial : Juan Cortès de Tolédo, auteur du Lazarille de Manzanarès, dit, en parlant d’une belle-mère, que c’était une femme plus redoutée que la descente du Turc. Cervantes dit également, au début de son Voyage au Parnasse, en prenant congé des marches de l’église San-Félipe, sur lesquelles se réunissaient les nouvellistes du temps : « Adieu, promenade de San-Félipe, où je lis, comme dans une gazette de Venise, si le chien Turc monte ou descend. »

[11] On appelait ces charlatans politiques arbitristas, et les expédients qu’ils proposaient, arbitrios. Cervantes s’est moqué d’eux fort gaiement dans le Dialogue des chiens. Voici le moyen qu’y propose un de ces arbitristas, pour combler le vide du trésor royal : « Il faut demander aux cortès que tous les vassaux de Sa Majesté, de quatorze à soixante ans, soient tenus de jeûner, une fois par mois, au pain et à l’eau, et que toute la dépense qu’ils auraient faite ce jour-là, en fruits, viande, poisson, vin, œufs et légumes, soit évaluée en argent, et fidèlement payée à Sa Majesté, sous l’obligation du serment. Avec cela, en vingt ans, le trésor est libéré. Car enfin, il y a bien en Espagne plus de trois millions de personnes de cet âge… qui dépensent bien chacune un réal par jour, ne mangeassent-elles que des racines de pissenlit. Or, croyez-vous que ce serait une misère que d’avoir chaque mois plus de trois millions de réaux comme passés au crible ? D’ailleurs, tout serait profit pour les jeûneurs, puisque avec le jeûne ils serviraient à la fois le ciel et le roi, et, pour un grand nombre, ce serait en outre profitable à la santé. Voilà mon moyen, sans frais ni dépens, et sans nécessité de commissaires, qui sont la ruine de l’État. »

[12] Allusion à quelque romance populaire du temps, aujourd’hui complètement inconnu.

[13] Ce n’est pas suivant Turpin, auquel on n’a jamais attribué de cosmographie : mais suivant Arioste, dans l’Orlando furioso, poëme dont Roger est le héros véritable.

[14] L’Écriture ne le fait pas si grand. Egressus est vir spurius de castris Philistinorum, nomine Goliath de Geth, altitudinis sex cubitorum et palmi. (Rois, livre I, chap. XVII.)

[15] C’est le poëme italien Morgante maggiore, de Luigi Pulci. Ce poëme fut traduit librement en espagnol par Geronimo Anner, Séville, 1550 et 1552.

[16] Roland, Ferragus, Renaud, Agrican, Sacripant, etc.

[17] Médor fut blessé et laissé pour mort sur la place, en allant relever le cadavre de son maître, Daniel d’Almonte. (Orlando furioso, canto XXIII.)

[18] Le poëte andalous est Luis Barahona de Soto, qui fit Les Larmes d’Angélique (Las Lagrimas de Angélica), poëme en douze chants, Grenade, 1586. Le poëte castillan est Lope de Vega, qui fit La Beauté d’Angélique (La Hermosura de Angélica), poëme en vingt chants, Barcelone, 1604.

[19] Quelques années plus tard, Quevedo se fit le vengeur des amants rebutés d’Angélique dans son Orlando burlesco.

[20] Formule très-usitée des historiens arabes, auxquels la prirent les anciens chroniqueurs espagnols, et après eux les romanciers, que Cervantes imite à son tour.

[21] Le mot insula, que don Quichotte emprunte aux romans de chevalerie, était, dès le temps de Cervantes, du vieux langage. Une île s’appelait alors, comme aujourd’hui, isla. Il n’est donc pas étonnant que la nièce et la gouvernante n’entendent pas ce mot. Sancho lui-même n’en a pas une idée très-nette. Ainsi la plaisanterie que fait Cervantes, un peu forcée en français, est parfaitement naturelle en espagnol.

[22] Quando caput dolet, cetera membra dolent.

[23] On comptait alors plusieurs degrés dans la noblesse : hidalgos, cavalleros, ricoshombres, titulos, grandes. J’ai mis gentilhommes au lieu de chevaliers, pour éviter l’équivoque que ce mot ferait naître, appliqué à don Quichotte.

 

Don Diego Clemencin a retrouvé la liste des nobles qui habitaient le bourg d’Armagasilla de Alba, au temps de Cervantes. Il y a une demi-douzaine d’hidalgos incontestés, et une autre demi-douzaine d’hidalgos contestables.

[24] Quant aux mœurs, Suétone est du même avis que don Quichotte ; mais non quant à la toilette. Au contraire, il reproche à César d’avoir été trop petit-maître… Circa corporis curam morosior, ut non solum tonderetur diligenter ac raderetur, sed velleretur etiam, ut quidam exprobraverunt… (Cap. XLV.)

[25] Sancho avait changé le nom de Ben-Engeli en celui de Berengena, qui veut dire aubergine, espèce de légume fort répandue dans le royaume de Valence, où l’avaient portée les Morisques.

[26] Il y avait presque un mois, dit Cervantes dans le chapitre premier, que don Quichotte était revenu chez lui en descendant de la charrette enchantée, et voilà que douze mille exemplaires de son histoire courent toute l’Europe, imprimés dans quatre ou cinq villes, et en plusieurs langues. Le Don Quichotte est plein de ces étourderies. Est-ce négligence ? est-ce badinage ?

[27] On peut dire du bachelier Carrasco : Cecinit ut vates.

[28] Sancho répond ici par un jeu de mots, à propos de gramatica, grammaire. « Avec la grama (chiendent), je m’accommoderais bien, mais de la tica je ne saurais que faire, car je ne l’entends pas. » C’était intraduisible.

[29] Le crime de fausse monnaie était puni du feu, comme étant à la fois un vol public et un crime de lèse-majesté. (Partida VII, tit. VII, ley 9.)

[30] On appelle communément el Tostado (le brûlé, le hâlé) don Alonzo de Madrigal, évêque d’Avila, sous Jean II. Quoiqu’il fût mort encore jeune, en 1550, il laissa vingt-quatre volumes in-folio d’œuvres latines, et à peu près autant d’œuvres espagnoles, sans compter les travaux inédits. Aussi son nom était-il demeuré proverbial dans le sens que lui donne don Quichotte.

[31] Ce rôle fut appelé successivement hobo, simple, donaire, et enfin gracioso.

[32] Cette pensée est de Pline l’Ancien ; elle est rapportée dans une lettre de son neveu. (Lib. III, epist. v.) Don Diego de Mendoza la cite dans le prologue de son Lazarillo de Tormès, et Voltaire l’a répétée plusieurs fois.

[33] La citation n’est pas exacte. Horace a dit : Quandoque bonus dormitat Homerus.

[34] Ecclésiaste. chap. X, vers. 15.

[35] Cervantes n’avait pas oublié de mentionner le voleur ; il a dit positivement que c’est Ginès de Passamont ; mais il oubliait le vol lui-même. Voyez tome I, note du chapitre XXIII de la première partie. [Cette note est la suivante : Il paraît que Cervantès ajouta après coup, dans ce chapitre, et lorsqu’il avait écrit déjà les deux suivants, le vol de l’âne de Sancho par Ginès de Passamont. Dans la première édition du Don Quichotte, il continuait, après le récit du vol, à parler de l’âne comme s’il n’avait pas cessé d’être en la possession de Sancho, et il disait ici : « Sancho s’en allait derrière son maître, assis sur son âne à la manière des femmes… » Dans la seconde édition, il corrigea cette inadvertence, mais incomplétement, et la laissa subsister en plusieurs endroits. Les Espagnols ont religieusement conservé son texte, et jusqu’aux disparates que forme cette correction partielle. J’ai cru devoir les faire disparaître, en gardant toutefois une seule mention de l’âne, au chapitre XXV. L’on verra, dans la seconde partie du Don Quichotte, que Cervantès se moque lui-même fort gaiement de son étourderie, et des contradictions qu’elle amène dans le récit.]

[36] Orlando furioso, canto XXVII.

[37] Depuis les hennissements du cheval de Darius, qui lui donnèrent la couronne de Perse, et ceux du cheval de Denis le Tyran, qui lui promirent celle de Syracuse, les faiseurs de pronostics ont toujours donné à cet augure un sens favorable. Il était naturel que don Quichotte tirât le même présage des hennissements de Rossinante, lesquels signifiaient sans doute qu’on laissait passer l’heure de la ration d’orge.

[38] L’Aragon était sous le patronage de saint Georges, depuis la bataille d’Alcoraz, gagnée par Pierre Ier sur les Mores, en 1096. Une confrérie de chevaliers s’était formée à Saragosse pour donner des joutes trois fois l’an, en l’honneur du saint. On appelait ces joutes justas del arnes.

[39] Santiago, y cierra Espana, vieux cri de guerre en usage contre les Mores.

[40] La qualité de vieux chrétien était une espèce de noblesse qui avait aussi ses privilèges. D’après les statuts de Limpieza (pureté de sang), établis dans les quinzième et seizième siècles, les nouveaux convertis ne pouvaient se faire admettre ni dans le clergé, ni dans les emplois publics, ni même dans certaines professions mécaniques. À Tolède, par exemple, on ne pouvait entrer dans la corporation des tailleurs de pierre qu’après avoir fait preuve de pureté de sang.

[41] Le goût des acrostiches avait commencé, dès le quatrième siècle, dans la poésie latine ; il passa aux langues vulgaires, et se répandit notamment en Espagne. On l’y appliquait aux choses les plus graves. Ainsi, les sept premières lettres des sept Partidas, ce code monumental d’Alphonse le Savant, forment le nom d’Alfonso. Entre autres exemples d’acrostiches, je puis citer une octave de Luis de Tovar, recueillie dans le Cancionero general castellano :

 

Feroz sin consuelo y sañuda dama,

Remedia el trabajo a nadie credero

A quien le siguio martirio tan fiero

Nos seas leon, o reina, pues t’ama.

Cien males se doblan cada hora en que pene,

Y en ti de tal guisa beldad pues se asienta,

Non seas cruel en asi dar afrenta

Al que por te amar y a vida no tiene.

 

Il y a dans cette pièce singulière, outre le nom de Francina, qui forme l’acrostiche, les noms de huit autres dames : Eloisa, Ana, Guiomar, Leonor, Blanca, Isabel, Elena, Maria.

[42] Les commentateurs se sont exercés à découvrir quels pouvaient être ces trois poëtes que possédait alors l’Espagne, en supposant que Cervantes se fût désigné lui-même sous le nom de demi-poëte. Don Grégorio Mayans croit que ce sont Alonzo de Ercilla, Juan Rufo, et Cristoval Viruès, auteur des poëmes intitulés Araucana, Austriada et Monserate. (Voir les notes du chapitre VI, livre I, 1ère partie.) Dans son Voyage au Parnasse, Cervantes fait distribuer neuf couronnes par Apollon. Les trois couronnes qu’il envoie à Naples sont évidemment pour Quevedo et les deux frères Leonardo de Argensola ; les trois qu’il réserve à l’Espagne, pour trois poëtes divins, sont probablement destinées à Francisco de Figuéroa, Francisco de Aldana, et Hernando de Herréra, qui reçurent tous trois ce surnom, mais à différents titres.

[43] Dulcinea del Toboso.

[44] Castellanas de a cuatro versos.

[45] C’est à cause de cette manière de parler, et de ce que dira plus bas Sancho, que le traducteur de cette histoire tient le présent chapitre pour apocryphe.

[46] Plusieurs anciens romances, très-répandus dans le peuple, racontent l’histoire de l’infante doña Urraca, laquelle, n’ayant rien reçu dans le partage des biens de la couronne que fit le roi de Castille Ferdinand Ier à ses trois fils Alfonso, Sancho et Garcia (1066), prit le bourdon du pèlerin, et menaça son père de quitter l’Espagne. Ferdinand lui donna la ville de Zamora.

[47] Jeu de mots entre almohadas, coussins, et Almohades, nom de la secte et de la dynastie berbère qui succéda à celle des Almoravides, dans le douzième siècle.

[48] On peut voir, dans Ducange, aux mots Duellum et Campiones, toutes les lois du duel auxquelles don Quichotte fait allusion, et le serment que la pragmatique sanction de Philippe le Bel, rendue en 1306, ordonnait aux chevaliers de prêter avant le combat.

[49] Palmérin d’Olive, don Florindo, Primaléon, Tristan de Léonais, Tirant le Blanc, etc.

[50] Vêtement des condamnés du saint-office. C’était une espèce de mantelet ou scapulaire jaune avec une croix rouge en sautoir. San-benito est un abréviatif de saco bendito, cilice bénit.

[51] Dans cette tirade et dans le reste du chapitre, don Quichotte mêle et confond toujours, sous le nom commun de cavalleros, les chevaliers et les gentilhommes.

[52] Othman, premier fondateur de l’empire des Turcs, au quatorzième siècle, fut, dit-on, berger, puis bandit.

[53] Horace avait dit :

 

Nos numerus sumus et fruges consumere nati.

(Lib. I, epist. I.)

[54] Garcilaso de la Vega. Les vers cités par don Quichotte sont de l’élégie adressée au duc d’Albe sur la mort de son frère don Bernardino de Toledo.

[55] L’oraison de sainte Apolline (santa Apolonia) était un de ces ensalmos ou paroles magiques pour guérir les maladies, fort en usage au temps de Cervantes. Un littérateur espagnol, don Francisco Patricio Berguizas, a recueilli cette oraison de la bouche de quelques vieilles femmes d’Esquivias, petite ville de Castille qu’habita Cervantes après son mariage. Elle est en petits vers, comme une seguidilla ; en voici la traduction littérale : « À la porte du ciel Apolline était, et la vierge Marie par là passait. « Dis, Apolline, qu’est-ce que tu as ? Dors-tu, ou veilles-tu ? – Ma dame, je ne dors ni ne veille, car d’une douleur de dents je me sens mourir. – Par l’étoile de Vénus et le soleil couchant, par le très-saint sacrement, que j’ai porté dans mon ventre, qu’aucune dent du fond ou de devant (muela ni diente) ne te fasse mal désormais. »

[56] Il y a dans l’original une grâce intraduisible. À la fin de la phrase qui précède, Sancho dit, au lieu de rata por cantidad (au prorata, au marc la livre), gata por cantidad. Alors don Quichotte, jouant sur les mots, lui répond : « Quelquefois il arrive qu’une chatte (gata) est aussi bonne qu’une rate (rata). » Et Sancho réplique : « Je gage que je devais dire rata et non gata ; mais qu’importe… etc. »

[57] L’original dit revolear (vautrer), pour revocar.

[58] L’usage des pleureuses à gages dans les enterrements, qui semble avoir cessé au temps de Cervantes, était fort ancien en Espagne. On trouve dans les Partidas (tit. IV, ley 100) des dispositions contre les excès et les désordres que commettaient, aux cérémonies de l’église, ces pleureuses appelées lloraderas, plañideras, endechaderas. On trouve dans celui des romances du Cid où ce guerrier fait son testament (n° 96) : « Item, j’ordonne qu’on ne loue pas de plañideras pour me pleurer ; il suffit de celles de ma Ximène, sans que j’achète d’autres larmes. »

[59] Garcilaso de la Vega. Ces vers sont dans la troisième églogue :

 

De cuatro ninfas, que del Tajo amado Salieron juntas, a cantar me ofresco, etc.

[60] Le Panthéon, élevé par Marcus Agrippa, gendre d’Auguste, et consacré à Jupiter vengeur.

[61] Cervantes se trompe. Suétone, d’accord avec Plutarque, dit au contraire que ce fut un augure favorable qui décida César à passer le Rubicon, et à dire : Le sort en est jeté. (Vita Caesaris, cap. XXXI et XXXII.)

[62] Jeu de mots, fort gracieux dans la bouche de Sancho, sur le nom de Julio, qui veut dire Jules et juillet, et d’Augusto, Auguste, qui, avec un léger changement, agosto, signifie août. Ce jeu de mots passerait fort bien en français, si l’on eût suivi l’exemple de Voltaire, et que le mois d’août fût devenu le mois d’Auguste.

[63] C’est l’obélisque égyptien, placé au centre de la colonnade de Saint-Pierre, par ordre de Sixte-Quint, en 1586. Cervantes, qui avait vu cet obélisque à la place qu’il occupait auparavant, suppose à tort qu’il fut destiné à recevoir les cendres de César. Il avait été amené à Rome sous l’empereur Caligula. (Pline, livre XVI, chap. XI.)

[64] Cervantes avait pu voir, à l’âge de dix-huit ans, la pompeuse réception que fit le roi Philippe II, en novembre 1565, aux ossements de saint Eugène, que Charles IX lui avait donnés en cadeau.

[65] Sans doute saint Diego de Alcala, canonisé par Sixte-Quint, en 1588, et saint Pierre de Alcantara, mort en 1562.

[66] Media noche era por filo, etc. C’est le premier vers d’un vieux romance, celui du comte Claros de Montalvan, qui se trouve dans la collection d’Anvers.

[67] Nom des palais arabes (al-kasr). Ce mot a, dans l’espagnol, une signification encore plus relevée que celui de palacio.

[68] Mala la hovistes, Franceses,

La caza de Roncesvalles, etc.

 

Commencement d’un romance très-populaire et très-ancien, qui se trouve dans le Cancionero d’Anvers.

[69] Romance du même temps et recueilli dans la même collection. Ce romance du More Calaïnos servait à dire proverbialement ce qu’exprime notre mot : « C’est comme si vous chantiez. »

[70] Mensagero sois, amigo,

Non mereceis culpa, non.

 

Vers d’un ancien romance de Bernard del Carpio, répétés depuis dans plusieurs autres romances, et devenus très-populaires.

[71] 0 diem laetum notandumque mihi candidissimo calculo ? (Plin., lib. VI, ep. XI.)

[72] Xo, que te estrego, burra de mi suegro, expression proverbiale très ancienne, et en jargon villageois.

[73] Il y a, dans cette phrase, plusieurs hémistiches pris à Garcilaso de la Vega, que don Quichotte se piquait de savoir par cœur.

[74] « Les physionomistes, dit Covarrubias (Tesoro de la lengua castellana, au mot lunar), jugent de ces signes, et principalement de ceux du visage, en leur donnant correspondance aux autres parties du corps. Tout cela est de l’enfantillage… »

[75] Dans l’original, le jeu de mots roule sur lunares (signes, taches de naissance), et lunas (lunes).

[76] Silla a la gineta. C’est la selle arabe, avec deux hauts montants ou arçons, l’un devant, l’autre derrière.

[77] Cervantes voulait en effet conduire son héros aux joutes de Saragosse ; mais quand il vit que le plagiaire Avellaneda l’avait fait assister à ces joutes, il changea d’avis, comme on le verra au chapitre LIX.

[78] Angulo el Malo. Cet Angulo, né à Tolède, vers 1550, fut célèbre parmi ces directeurs de troupes ambulantes qui composaient les farces de leur répertoire, et qu’on appelait autores. Cervantes parle également de lui dans le Dialogue des chiens : « De porte en porte, dit Berganza, nous arrivâmes chez un auteur de comédies, qui s’appelait, à ce que je me rappelle, Angulo el Malo, pour le distinguer d’un autre Angulo, non point autor, mais comédien, le plus gracieux qu’aient eu les théâtres. »

[79] C’était sans doute une de ces comédies religieuses, appelées autos sacramentales, qu’on jouait principalement pendant la semaine de la Fête-Dieu. On élevait alors dans les rues des espèces de théâtres en planches, et les comédiens, traînés dans des chars avec leurs costumes, allaient jouer de l’un à l’autre. C’est ce qu’ils appelaient dans le jargon des coulisses du temps, faire les chars (hacer los carros).

[80] Autor. Ce mot ne vient pas du latin auctor, mais de l’espagnol auto, acte, représentation.

[81] Il y a dans l’original la Caràtula et la Farandula, deux troupes de comédiens du temps de Cervantes.

[82] Philippe III avait ordonné, à cause des excès commis par ces troupes ambulantes, qu’elles eussent à se pourvoir d’une licence délivrée par le conseil de Castille. C’est cette licence qu’elles appelaient leur titre (titulo), comme si c’eût été une charte de noblesse.

[83] No hay amigo para amigo,

Las cañas se vuelven lanzas.

 

Ces vers sont extraits du romance des Abencerrages et des Zégris, dans le roman de Ginès Perez de Hita, intitulé Histoire des guerres civiles de Grenade.

[84] Il y a dans l’original : « De l’ami à l’ami, la punaise dans l’œil. » Ce proverbe n’aurait pas été compris, et j’ai préféré y substituer une expression française qui offrît le même sens avec plus de clarté.

[85] Dans tout ce passage, Cervantes ne fait autre chose que copier Pline le naturaliste. Celui-ci, en effet, dit expressément que les hommes ont appris des grues la vigilance (lib. X, cap. XXIII), des fourmis la prévoyance (lib. XI, cap. XXX), des éléphants la pudeur (lib. VIII, cap. V), du cheval la loyauté (lib. VIII, cap. XL), du chien le vomissement (lib. XXIX. cap. IV) et la reconnaissance (lib. VIII, cap. XL). Seulement l’invention que Cervantes donne à la cigogne, Pline l’attribue à l’ibis d’Égypte (lib. VIII, cap. XXVII). Il dit encore que la saignée et bien d’autres remèdes nous ont été enseignés par les animaux. Sur la foi du naturaliste romain, on a longtemps répété ces billevesées dans les écoles.

[86] Saint Matthieu, cap. XII, vers. 34.

[87] In sudore vultus tui vesceris pane. (Genes., cap. III.)

[88] On avait vu en Espagne, du douzième au seizième siècle, une foule de prélats à la tête des armées, tels que le célèbre Rodrigo Ximenez de Rada, archevêque, général et historien. Dans la guerre des Comuneros, en 1520, il s’était formé un bataillon de prêtres, commandé par l’évêque de Zamora.

[89] Il y a dans l’original une expression qu’on ne peut plus écrire depuis Rabelais, et de laquelle on faisait alors un si fréquent usage en Espagne, qu’elle y était devenue une simple exclamation.

[90] Cette phrase contient un jeu de mots sur l’adjectif cruda, qui veut dire crue et cruelle, puis une allusion assez peu claire, du moins en français, sur le déguisement et la feinte histoire de son chevalier.

[91] Saint Matthieu, cap. XV, vers. 14.

[92] Dans la nouvelle du Licencié Vidriéra, Cervantes cite également, parmi les vins les plus fameux, celui de la ville plus impériale que royale (Real Ciudad), salon du dieu de la gaieté.

[93] Cette histoire plaisait à Cervantes, car il l’avait déjà contée dans son intermède la Elecion de los Alcaldes de Daganzo, où le régidor Alonzo Algarroba en fait le titre du candidat Juan Barrocal au choix des électeurs municipaux :

 

En mi casa probó, los dias pasados,

Una tinaja, etc.

 

[94] La Vandalie est l’Andalousie. L’ancienne Bétique prit ce nom lorsque les Vandales s’y établirent dans le cinquième siècle ; et de Vandalie ou Vandalicie, les Arabes, qui n’ont point de v dans leur langue, firent Andalousie.

[95] La Giralda est une grande statue de bronze qui représente, d’après les uns la Foi, d’après les autres la Victoire, et qui sert de girouette à la haute tour arabe de la cathédrale de Séville. Son nom vient de girar, tourner. Cette statue a quatorze pieds de haut et pèse trente-six quintaux. Elle tient dans la main gauche une palme triomphale, et dans la droite un drapeau qui indique la direction du vent. C’est en 1568 qu’elle fut élevée au sommet de la tour, ancien observatoire des Arabes, devenu clocher de la cathédrale lors de la conquête de saint Ferdinand, en 1248.

[96] On appelle los Toros de Guisando quatre blocs de pierre grise, à peu près informes, qui se trouvent au milieu d’une vigne appartenant au couvent des Hiéronymites de Guisando, dans la province d’Avila. Ces blocs, qui sont côte à côte et tournés au couchant, ont douze à treize palmes de long, huit de haut et quatre d’épaisseur. Les taureaux de Guisando sont célèbres dans l’histoire de l’Espagne, parce que c’est là que fut conclu le traité dans lequel Henri IV, après sa déposition par les cortès d’Avila, en 1474, reconnut pour héritière du trône sa sœur Isabelle la Catholique, à l’exclusion de sa fille Jeanne, appelée la Beltrañeja.

 

On rencontre dans plusieurs endroits de l’Espagne, à Ségovie, à Toro, à Ledesma, à Baños, à Torralva, d’autres blocs de pierre, qui représentent grossièrement des taureaux ou des sangliers. Quelques-uns supposent que ces anciens monuments sont l’œuvre des Carthaginois ; mais les érudits ont fait de vains efforts pour en découvrir l’origine.

[97] À l’un des sommets de la Sierra de Cabra, dans la province de Cordoue, est une ouverture, peut-être le cratère d’un volcan éteint, que les gens du pays appellent Bouches de l’Enfer. En 1683, quelqu’un y descendit, soutenu par des cordes, pour en retirer le cadavre d’un homme assassiné. On a conjecturé, d’après sa relation, que la caverne de Cabra doit avoir quarante-trois aunes (varas) de profondeur.

[98] Les deux vers cités par Cervantes sont empruntés, quoique avec une légère altération, au poëme de la Araucana de Alonzo de Ercilla :

 

Pues no es el vencedor mas estimado

De aquello en que el vencido es reputado

L’archiprêtre de Hita avait dit, au quatorzième siècle :

El vencedor ha honra del precio del vencido,

Su loor es atanto cuanto es el debatido.

 

[99] Dans les duels, les Espagnols appellent parrains les témoins ou seconds.

[100] C’était l’amende ordinaire imposée aux membres d’une confrérie qui s’absentaient les jours de réunion.

[101] A esto vos respondemos, ancienne formule des réponses que faisaient les rois de Castille aux pétitions des cortès. Cela explique la fin de la phrase, qui est aussi en style de formule.

[102] Senza che tromba ô segno altro accenasse,

 

dit Arioste, en décrivant le combat de Gradasse et de Renaud pour l’épée Durindane et le cheval Bayard (Canto XXXIII, str. LXXIX.)

[103] C’est de là sans doute que Boileau prit occasion de son épigramme :

 

Tel fut ce roi des bons chevaux,

Rossinante, la fleur des coursiers d’Ibérie,

Qui, trottant jour et nuit et par monts et par vaux,

Galopa, dit l’histoire, une fois en sa vie.

 

[104] Dans cette aventure si bien calquée sur toutes celles de la chevalerie errante, Cervantes use des richesses et des libertés de sa langue, qui, tout en fournissant beaucoup de mots pour une même chose, permet encore d’en inventer. Pour dire l’écuyer au grand nez, il a narigudo, narigante, narizado ; et quand le nez est tombé, il l’appelle desnarigado. À tous ces termes comiques, nous ne saurions opposer aucune expression analogue.

[105] Le mot algebrista vient de algebrar, qui, d’après Covarrubias, signifiait, dans le vieux langage, l’art de remettre les os rompus. On voit encore, sur les enseignes de quelques barbiers-chirurgiens, algebrista y sangrador.

[106] Le gaban était un manteau court, fermé, avec des manches et un capuchon, qu’on portait surtout en voyage.

[107] Il faudrait supposer à Cervantes, pauvre et oublié, je ne dirai pas bien de la charité chrétienne, mais bien de la simplicité ou de la bassesse, pour que cette phrase ne fût pas sous sa plume une sanglante ironie. On a vu à la note 4 du chapitre XXXVII, de la première partie, quel sens a le mot lettres en espagnol.

[108] Cervantes avait déjà dit, dans sa nouvelle la Gitanilla de Madrid : « La poésie est une belle fille, chaste, honnête, discrète, spirituelle, retenue… Elle est amie de la solitude ; les fontaines l’amusent, les prés la consolent, les arbres la désennuient, les fleurs la réjouissent, et finalement elle charme et enseigne tous ceux qui l’approchent. »

[109] Lope de Vega a répété littéralement la même expression dans le troisième acte de sa Dorotea. Il a dit également dans la préface de sa comédie El verdadero amante, adressée à son fils : « J’ai vu bien des gens qui, ne sachant pas leur langue, s’enorgueillissent de savoir le latin, et méprisent tout ce qui est langue vulgaire, sans se rappeler que les Grecs n’écrivirent point en latin, ni les latins en grec… Le véritable poëte, duquel on a dit qu’il y en a un par siècle, écrit dans sa langue, et y est excellent, comme Pétrarque en Italie, Ronsard en France, et Garcilaso en Espagne. »

[110] Nascuntur pœtae, fiunt oratores, a dit Quintilien.

[111] Ovide, Art d’aimer, liv. III, v. 547 ; et Fastes, liv. VI, v. 6.

[112] Allusion à l’exil d’Ovide, qui fut envoyé, non dans les îles, mais sur la côte occidentale du Pont. Ce ne fut pas non plus pour une parole maligne, mais pour un regard indiscret, qu’il fut exilé :

 

Inscia quod crimen viderunt lumina, plector ;

Peccatumque oculos est habuisse meum.

[113] Les anciens croyaient, et Pline avec eux, que le laurier préservait de la foudre. Suétone dit de Tibère : Et turbatiore cœlo nunquam non coronam lauream capite gestavit, quod fulmine adflari negetur id genus frondis. (Cap. LXIX.)

[114] On appelait épées du petit chien (espadas del Perillo), à cause de la marque qu’elles portaient, les épées de la fabrique de Julian del Rey, célèbre armurier de Tolède et Morisque de naissance. Les lames en étaient courtes et larges. Depuis la conquête de Tolède par les Espagnols sur les Arabes (1085), cette ville fut pendant plusieurs siècles la meilleure fabrique d’armes blanches de toute la chrétienté. C’est là que vécurent, outre Julian del Rey, Antonio Cuellar, Sahagun et ses trois fils, et une foule d’autres armuriers dont les noms étaient restés populaires. En 1617, Cristobal de Figuéroa, dans son livre intitulé : Plaza universal de ciencias y artes, comptait par leurs noms jusqu’à dix-huit fourbisseurs célèbres établis dans la même ville, et l’on y conserve encore, dans les archives de la municipalité, les marques ou empreintes (cuños) de quatre-vingt-dix-neuf fabricants d’armes. Il n’y en a plus un seul maintenant, et l’on a même perdu la trempe dont les Mozarabes avaient donné le secret aux Espagnols. (Voir mon Histoire des Arabes et des Mores d’Espagne, vol. II, chap. II.)

[115] Ainsi Amadis de Gaule, que don Quichotte prenait pour modèle, après s’être également appelé le chevalier des Lions, s’appela successivement le chevalier Rouge, le chevalier de l’Île-Ferme, le chevalier de la Verte-Épée, le chevalier du Nain et le chevalier Grec.

[116] Les histoires chevaleresques sont remplies de combats de chevaliers contre des lions. Palmérin d’Olive les tuait comme s’ils eussent été des agneaux, et son fils Primaléon n’en faisait pas plus de cas. Palmérin d’Angleterre combattit seul contre deux tigres et deux lions ; et quand le roi Périon, père d’Amadis de Gaule, veut combattre un lion qui lui avait pris un cerf à la chasse, il descend de son cheval, qui, épouvanté, ne voulait pas aller en avant. Mais don Quichotte avait pu trouver ailleurs que dans ces livres un exemple de sa folle action. On raconte que, pendant la dernière guerre de Grenade, les rois catholiques ayant reçu d’un émir africain un présent de plusieurs lions, des dames de la cour regardaient du haut du balcon ces animaux dans leur enceinte. L’une d’elles, que servait le célèbre don Manuel Ponce, laissa tomber son gant, exprès ou par mégarde. Aussitôt don Manuel s’élança dans l’enceinte l’épée à la main, et releva le gant de sa maîtresse. C’est à cette occasion que la reine Isabelle l’appela don Manuel Ponce de Léon, nom que ses descendants ont conservé depuis, et c’est pour cela que Cervantes appelle don Quichotte nouveau Ponce de Léon. Cette histoire est racontée par plusieurs chroniqueurs, entre autres par Perez de Hita dans un de ses romances. (Guerras civiles de Grenada, cap. XVII.)

 

¡ O el bravo don Manuel,

Ponce de Leon llamado,

Aquel que sacará el guante,

Que por industria fue echado

Donde estaban los leones,

Y ello sacó muy osado !

 

[117] Avant d’être abandonnées à des gladiateurs à gages, les courses de taureaux furent longtemps, en Espagne, l’exercice favori de la noblesse, et le plus galant divertissement de la cour. Il en est fait mention dans la chronique latine d’Alphonse VII, où l’on rapporte les fêtes données à Léon, en 1144, pour le mariage de l’infante doña Urraca avec don Garcia, roi de Navarre : Alii, latratu canum provocatis tauris, protento venabulo occidebant… Depuis lors, la mode en devint générale, des règles s’établirent pour cette espèce de combat, et plusieurs gentilshommes y acquirent une grande célébrité. Don Luis Zapata, dans un curieux chapitre de sa Miscelanea, intitulé de toros y toreros, dit que Charles-Quint lui-même combattit à Valladolid, devant l’impératrice et les dames, un grand taureau noir nommé Mahomet. Les accidents étaient fort communs, et souvent le sang des hommes rougissait l’arène. Les chroniqueurs sont pleins de ces récits tragiques, et il suffit de citer les paroles du P. Pédro Guzman, qui disait, dans son livre Bienes del honesto trabajo (discurso V) : « Il est avéré qu’en Espagne il meurt, dans ces exercices, une année dans l’autre, deux à trois cents personnes… » Mais ni les remontrances des cortès, ni les anathèmes du saint-siège, ni les tentatives de prohibition faites par l’autorité royale, n’ont pu seulement refroidir le goût forcené qu’ont les Espagnols pour les courses de taureaux.

[118] La différence qu’il y avait entre les joutes (justas) et les tournois (torneos), c’est que, dans les joutes, on combattait un à un, et, dans les tournois, de quadrille à quadrille. Les joutes, d’ailleurs, n’étaient jamais qu’un combat à cheval et à la lance ; les tournois, nom général des exercices chevaleresques, comprenaient toute espèce de combat.

[119] Cervantes met ici dans la bouche de don Quichotte deux vers populaires qui commencent le dixième sonnet de Garcilaso de la Vega :

 

¡   O dulces prendas, por mi mal halladas !

Dulces y alegres cuando Dios queria.

 

Ces vers sont imités de Virgile (AEn., lib. IV) :

 

Dulces exuviae, dum fata deusque sinebant.

 

[120] Les joutes littéraires étaient encore fort à la mode au temps de Cervantes, qui avait lui-même, étant à Séville, remporté le premier prix à un concours ouvert à Saragosse pour la canonisation de saint Hyacinthe, et qui concourut encore, vers la fin de sa vie, dans la joute ouverte pour l’éloge de sainte Thérèse. Il y eut, à la mort de Lope de Vega, une joute de cette espèce pour célébrer ses louanges, et les meilleures pièces du concours furent réunies sous le titre de Fama postuma. – Cristoval Suarez de Figuéroa dit, dans son Pasagero (Alivio 3) : « Pour une joute qui eut lieu ces jours passés en l’honneur de saint Antoine de Padoue, cinq mille pièces de vers sont arrivées au concours ; de façon qu’après avoir tapissé deux cloîtres et la nef de l’église avec les plus élégantes de ces poésies, il en est resté de quoi remplir cent autres monastères. »

[121] En espagnol el pege Nicolas, en italien pesce Cola. C’est le nom qu’on donnait à un célèbre nageur du quinzième siècle, natif de Catane en Sicile. Il passait, dit-on, sa vie plutôt dans l’eau que sur terre, et périt enfin en allant chercher, au fond du golfe de Messine, une tasse d’or qu’y avait jetée le roi de Naples don Fadrique. Son histoire, fort populaire en Italie et en Espagne, est pourtant moins singulière que celle d’un homme né au village de Lierganès, près de Santander, en 1660, et nommé Francisco de la Vega Casar. Le P. Feijoo, contemporain de l’événement, raconte, en deux endroits de ses ouvrages (Teatro critico et Cartas), que cet homme vécut plusieurs années en pleine mer, que des pêcheurs de la baie de Cadix le prirent dans leurs filets, qu’il fut ramené dans son pays, et qu’il s’échappa de nouveau, au bout de quelque temps, pour retourner à la mer, d’où il ne reparut plus.

[122] Nemo duplici potest amore ligari, dit un des canons du Statut d’Amour, rapporté par André, chapelain de la cour de France au treizième siècle, dans son livre de Arte amandi (cap. XIII).

[123] La glose, espèce de jeu d’esprit dans le goût des acrostiches, dont Cervantes donne un exemple et fait expliquer les règles par don Quichotte, était, au dire de Lope de Vega, une très-ancienne composition, propre à l’Espagne et inconnue des autres nations. On en trouve, en effet, un grand nombre dans le Cancionero general, qui remonte au quinzième siècle. On proposait toujours pour objet de la glose des vers difficiles non-seulement à placer à la fin des strophes, mais même à comprendre clairement.

[124] Il y a dans cette phrase une moquerie dirigée contre quelque poëte du temps, mais dont on n’a pu retrouver la clef.

[125] Cervantes a voulu sans doute montrer ici l’exagération si commune aux louangeurs, et l’on ne peut croire qu’il se soit donné sérieusement à lui-même de si emphatiques éloges. Il se rendait mieux justice, dans son Voyage au Parnasse, lorsqu’il disait de lui-même : « Moi qui veille et travaille sans cesse pour sembler avoir cette grâce de poëte que le ciel n’a pas voulu me donner… »

[126] Don Quichotte applique aux chevaliers errants le Parcere subjectis et debellare superbos que Virgile attribuait au peuple romain.

[127] On appelait danses à l’épée (danzas de espadas) certaines évolutions que faisaient, au son de la musique, des quadrilles d’hommes vêtus en toile blanche et armés d’épées nues. – Les danses aux petits grelots (danzas de cascabel menudo) étaient dansées par des hommes qui portaient aux jarrets des colliers de grelots, dont le bruit accompagnait leurs pas. Ces deux danses sont fort anciennes en Espagne.

[128] On appelait danseurs aux souliers (zapateadores) ceux qui exécutaient une danse de village, dans laquelle ils marquaient la mesure en frappant de la main sur leurs souliers.

[129] Cada oveja con su pareja. Pareja signifie la moitié d’une paire.

[130] On appelle tierra de Sayago un district dans la province de Zamora où les habitants ne portent qu’un grossier sayon (sayo) de toile, et dont le langage n’est pas plus élégant que le costume. – Alphonse le Savant avait ordonné que, si l’on n’était pas d’accord sur le sens ou la prononciation de quelque mot castillan, on eût recours à Tolède comme au mètre de la langue espagnole.

[131] Hecho rabos de pulpo est une expression proverbiale qui s’applique à des habits déchirés.

[132] Tinajas, espèce de grandes terrines où l’on conserve le vin, dans la Manche, faute de tonneaux.

[133] Les danses parlantes (danzas habladas) étaient, comme l’explique la description qui va suivre, des espèces de pantomimes mêlées de danses et de quelques chants ou récitatifs.

[134] Alcancias. On nommait ainsi des boules d’argile, grosses comme des oranges, qu’on remplissait de fleurs ou de parfums, et quelquefois de cendre ou d’eau, et que les cavaliers se jetaient dans les évolutions des tournois. C’était un jeu arabe imité par les Espagnols, qui en avaient conservé le nom.

[135] La grand’mère de Sancho citait un ancien proverbe espagnol, que le poëte portugais Antonio Enriquez Gomez a paraphrasé de la manière suivante : El mundo tiene dos linages solos En entrambos dos polos. Tener esta en Oriente, Y no tener asiste en Occidente. (Academia III, vista 2.)

[136] Allusion à la sentence si connue d’Horace : Pallida mors, etc.

[137] On appelait ainsi des lames de métal, espèces de médailles bénites, que portaient anciennement les dames espagnoles, en guise de collier, et qui, dès le temps de Cervantès, n’étaient plus en usage que parmi les femmes de la campagne.

[138] Les bancs de sable qui bordent la côte des Pays-Bas étaient fort redoutés des marins espagnols. Les dangers qu’on courait dans ces parages, et l’habileté qu’il fallait pour s’en préserver, avaient fait dire proverbialement, pour résumer l’éloge d’une personne recommandable, qu’elle pouvait passer par les bancs de Flandre. Comme le mot espagnol banco signifia également banque, Lope de Vega dit ironiquement du maestro Burguillos (nom sous lequel il se cachait), qu’on lui avait payé ses compositions, dans une joute littéraire, en une traite de deux cents écus sur les bancs de Flandre. C’est sans doute aussi par une équivoque sur le double sens du mot banco que Filleau de Saint-Martin traduit ce passage en disant de Quitéria : Je ne crois pas qu’on la refusât à la banque de Bruxelles.

[139] Il y a dans cette phrase une allusion à la parabole qu’adressa le prophète Nathan à David, après le rapt de la femme d’Urias ; et une autre allusion à ces paroles de l’Évangile : Quod Deus conjunxit, homo non separet. (Saint Matthieu, chap. XIX, vers. 6.)

[140] Après leur sortie d’Égypte, les Israélites disaient dans le désert : Quando sedebamus super ollas carnium et comedebamus panem in saturitate. (Exode, chap. XVI.)

[141] Mulier diligens corona est viro suo. (Prov.)

[142] On a parlé, dans les notes précédentes, de la Giralda et des taureaux de Guisando. – L’Ange de la Madeleine est une figure informe placée en girouette sur le clocher de l’église de la Madeleine, à Salamanque. – L’égout de Vécinguerra conduit les eaux pluviales des rues de Cordoue au Guadalquivir. Les fontaines de Léganitos, etc., étaient toutes situées dans les promenades ou places publiques de Madrid.

[143] Il fallait dire Polydore Virgile. C’est le nom d’un savant italien, qui publia, en 1499, le traité De rerum inventoribus.

[144] La roche de France est une haute montagne dans le district d’Alberca, province de Salamanque, où l’on raconte qu’un Français nommé Simon Véla découvrit, en 1424, une sainte image de la Vierge. On y a depuis bâti plusieurs ermitages et un couvent de dominicains. – On appelle Trinité de Gaëte une chapelle et un couvent fondés par le roi d’Aragon Ferdinand V, sous l’invocation de la Trinité, au sommet d’un promontoire, en avant du port de Gaëte.

[145] D’après les anciens romances de chevalerie, recueillis dans le Cancionero general, le comte de Grimaldos, paladin français, fut faussement accusé de trahison par le comte de Tomillas, dépouillé de ses biens et exilé de France. S’étant enfui à travers les montagnes avec la comtesse sa femme, celle-ci mit au jour un enfant qui fut appelé Montésinos, et qu’un ermite recueillit dans sa grotte. À quinze ans, Montésinos alla à Paris, tua le traîte Tomillas en présence du roi, et prouva l’innocence de son père, qui fut rappelé à la cour. Montésinos, devenu l’un des douze pairs de France, épousa dans la suite une demoiselle espagnole, nommée Rosa Florida, dame du château de Rocha Frida en Castille. Il habita ce château jusqu’à sa mort ; et l’on donna son nom à la caverne qui en était voisine. Cette caverne, située sur le territoire du bourg appelé la Osa de Montiel, et près de l’ermitage de San-Pédro de Saelicès, peut avoir trente toises de profondeur. L’entrée en est aujourd’hui beaucoup plus praticable que du temps de Cervantes, et les bergers s’y mettent à l’abri du froid ou des orages. Dans le fond du souterrain coule une nappe d’eau assez abondante, qui va se réunir aux lagunes de Ruidéra, d’où sort le Guadiana.

[146] Durandart était cousin de Montésinos, et, comme lui, pair de France. D’après les romances cités plus haut, il périt dans les bras de Montésinos à la déroute de Roncevaux, et exigea de lui qu’il portât son cœur à sa dame Bélerme.

[147] Ce Merlin, le père de la magie chevaleresque, n’était pas de la Gaule, mais du pays de Galles ; son histoire doit se rattacher plutôt à celle du roi Artus et des paladins de la Table ronde, qu’à celle de Charlemagne et des douze pairs.

[148] La réponse de Durandart est tirée des anciens romances composés sur son aventure ; mais Cervantes, citant de mémoire, a trouvé plus simple d’arranger les vers et d’en faire quelques-uns que de vérifier la citation.

[149] Le Guadiana prend sa source au pied de la Sierra de Alcaraz, dans la Manche. Les ruisseaux qui coulent de ces montagnes forment sept petits lacs, appelés lagunes de Ruidéra, dont les eaux se versent de l’un dans l’autre. Au sortir de ces lacs, le Guadiana s’enfonce, l’espace de sept à huit lieues, dans un lit très-profond, caché sous d’abondants herbages, et ne reprend un cours apparent qu’après avoir traversé deux autres lacs qu’on appelle les yeux (los ojos) de Guadiana. Pline connaissait déjà et a décrit les singularités de ce fleuve, qu’il appelle saepius nasci gaudens (Hist. nat., lib. III, cap. III). C’est sur ces diverses particularités naturelles que Cervantes a fondé son ingénieuse fiction.

[150] Expression proverbiale prise aux joueurs, et que j’ai dû conserver littéralement à cause des conclusions qu’en tire, dans le chapitre suivant, le guide de don Quichotte.

[151] Ou plutôt Fugger. C’était le nom d’une famille originaire de la Souabe et établie à Augsbourg, où elle vivait comme les Médicis à Florence. La richesse des Fucar était devenue proverbiale ; et en effet, lorsque, à son retour de Tunis, Charles-Quint logea dans leur maison d’Augsbourg, on mit dans sa cheminée du bois de cannelle, et on alluma le feu avec une cédule de payement d’une somme considérable due aux Fucar par le trésor impérial. Quelques membres de cette famille allèrent s’établir en Espagne, où ils prirent à ferme les mines d’argent de Hornachos et de Guadalcanal, celle de vif-argent d’Almaden, etc. La rue où ils demeuraient à Madrid s’appelle encore calle de los Fucares.

[152] La relation des prétendus voyages de l’infant don Pedro a été écrite par Gomez de Santisteban, qui se disait un de ses douze compagnons.

[153] Les cartes à jouer, d’après Covarrubias, furent appelées naipes en Espagne, parce que les premières qui vinrent de France portaient le chiffre N. P., du nom de celui qui les inventa pendant la maladie de Charles VI, Nicolas Pépin. Mais ce fut Jacquemin Gringonneur qui coloria les cartes au temps de Charles VI, et dès longtemps elles étaient inventées et répandues par toute l’Europe. En effet, dans l’année 1333, elles furent prohibées en Espagne par l’autorité ecclésiastique ; de plus, elles sont citées dans notre vieux roman du Renard contrefait, que son auteur inconnu écrivit entre 1328 et 1342, ainsi que dans le livre italien Trattato del governo della famiglia, par Sandro di Pippozzo di Sandro, publié en 1299.

[154] On accordait fort difficilement, du temps de Cervantes, des licences pour publier un livre. Le docteur Aldrete, qui fit imprimer à Rome, en 1606, son savant traité Origen y principio de la lengua castellana, dit, dans le prologue adressé à Philippe III, qu’on avait alors suspendu en Espagne, pour certaines causes, toutes les licences d’imprimer des livres nouveaux.

[155] Cervantes fait allusion à son protecteur, le comte de Lémos, auquel il dédia la seconde partie du Don Quichotte.

[156] Una sota-ermitaño. Expression plaisante pour dire la servante de l’ermite, qui s’en faisait le lieutenant.

[157] Una ventaja. On appelait ainsi un supplément de solde attribué aux soldats de naissance, qui se nommaient aventajados, et qui furent depuis remplacés par les cadets. Il s’accordait également pour des services signalés, et c’est ainsi que Cervantes reçut une ventaja de don Juan d’Autriche.

[158] Officier municipal, échevin.

[159] Albricias, présent qu’on fait au porteur d’une bonne nouvelle.

[160] Quel poisson prenons-nous ? Expression italienne prêtée par Cervantes à don Quichotte.

[161] Alzar ou levantar figuras judiciarias. On appelait ainsi, parmi les astrologues, au dire de Covarrubias, la manière de déterminer la position des douze figures du zodiaque, des planètes et des étoiles fixes, à un moment précis, pour tirer un horoscope.

[162] Ce n’était pas seulement en Espagne que régnait la croyance à l’astrologie. « En France, dit Voltaire, on consultait les astrologues, et l’on y croyait. Tous les mémoires de ce temps-là… sont remplis de prédictions. Le grave et sévère duc de Sully rapporte sérieusement celles qui furent faites à Henri IV. Cette crédulité… était si accréditée qu’on eut soin de tenir un astrologue caché près de la chambre de la reine Anne d’Autriche, au moment de la naissance de Louis XIV. Ce que l’on croira à peine… c’est que Louis XIII eut, dès son enfance, le surnom de Juste, parce qu’il était né sous le signe de la Balance. » (Siècle de Louis XIV.)

[163] Traducteur, interprète. [Note du correcteur.]

[164] « Callaron todos, Tirios y Troyanos. » C’est le premier vers du second livre de l’Énéide : Conticuere omnes, etc., tel qu’il est traduit par le docteur Gregorio Hernandez de Velasco, dont la version, publiée pour la première fois en 1557, était très-répandue dans les universités espagnoles.

[165] Ces vers et ceux qui seront cités ensuite sont empruntés aux romances du Cancionero et de la Silva de romances, où se trouve racontée l’histoire de Gaïferos et de Mélisandre.

[166] Ce vers est répété dans un romance comique, composé sur l’aventure de Gaïferos, par Miguel Sanchez, poëte du dix-septième siècle :

 

Melisendra esta en Sansueña,

Vos en Paris descuidado ;

Vos ausente, ella muger ;

Harto os he dicho, miradio.

 

[167] Le roi Marsilio, si célèbre dans la chanson de Roland sous le nom du roi Marsille, était Abd-al-Malek-ben-Omar, wali de Saragosse pour le khalyfe Abdérame Ier ; il défendit cette ville contre l’attaque de Charlemagne. Dans les chroniques du temps, écrites en mauvais latin, on le nomma Omaris filius, d’où se forma, par corruption, le nom de Marfilius ou Marsilius. (Histoire des Arabes et des Mores d’Espagne, tome I, chap. III.)

[168] La dulzaïna, dont on fait encore usage dans le pays de Valence, est un instrument recourbé, d’un son très-aigu. La chirimia (que je traduis par clairon), autre instrument d’origine arabe, est une espèce de long hautbois, à douze trous, d’un son grave et retentissant.

[169] Vers de l’ancien romance Como perdió a España el rey don Rodrigo. (Cancionero general.)

[170] Il y a trente-quatre maravédis dans le réal.

[171] En style familier, prendre la guenon (tomar ou coger la mona) veut dire s’enivrer.

[172] No rebuznaron en valde

El uno y el otro alcalde.

[173] Les alcaldes sont, en effet, élus parmi les régidors.

[174] Dans le roman de Persilès et Sigismonde (liv. III, chap. x), Cervantes raconte qu’un alcalde envoya le crieur public (pregonero) chercher deux ânes pour promener dans les rues deux vagabonds condamnés au fouet. « Seigneur alcalde, dit le crieur à son retour, je n’ai pas trouvé d’ânes sur la place, si ce n’est les deux régidors Berrueco et Crespo qui s’y promènent. – Ce sont des ânes que je vous envoyais chercher, imbécile, répondit l’alcalde, et non des régidors. Mais retournez et amenez-les-moi : qu’ils se trouvent présents au prononcé de la sentence. Il ne sera pas dit qu’on n’aura pu l’exécuter faute d’ânes : car, grâces au ciel, ils ne manquent pas dans le pays. »

[175] Voici le défi de don Diégo Ordoñez, tel que le rapporte un ancien romance tiré de la chronique du Cid (Cancionero general) : « Diégo Ordoñez, au sortir du camp, chevauche, armé de doubles pièces, sur un cheval bai brun ; il va défier les gens de Zamora pour la mort de son cousin (Sancho le Fort), qu’a tué Vellido Dolfos, fils de Dolfos Vellido : « Je vous défie, gens de Zamora, comme traîtres et félons ; je défie tous les morts, et avec eux tous les vivants ; je défie les hommes et les femmes, ceux à naître et ceux qui sont nés ; je défie les grands et les petits, la viande et le poisson, les eaux des rivières, etc., etc. »

[176] Les habitants de Valladolid, par allusion à Agustin de Cazalla, qui y périt sur l’échafaud.

[177] Les habitants de Tolède.

[178] Les habitants de Madrid.

[179] Les habitants de Gétafe, à ce qu’on croit.

[180] On appelait ainsi une balafre en croix sur le visage.

[181] Cette aventure d’une barque enchantée est très-commune dans les livres de chevalerie. On la trouve dans Amadis de Gaule (liv. IV, chap. XII), dans Amadis de Grèce (part. I, chap. VIII), dans Olivante de Laura (liv. II, chap. I), etc., etc.

[182] Il y a dans l’original longincuos, mot pédantesque dont l’équivalent manque en français.

[183] L’original dit : « puto et gafo, avec le sobriquet de meon. » Puto signifie giton ; gafo, lépreux, et meon, pisseur.

[184] On appelait ainsi la chasse avec le faucon faite à des oiseaux de haut vol, comme le héron, la grue, le canard sauvage, etc. C’était un plaisir réservé aux princes et aux grands seigneurs.

[185] Ces expressions prouvent que Cervantes n’a voulu désigner aucun grand d’Espagne de son temps, et que son duc et sa duchesse sont des personnages de pure invention. On a seulement conjecturé, d’après la situation des lieux, que le château où don Quichotte reçoit un si bon accueil est une maison de plaisance appelée Buenavia, située près du bourg de Pédrola en Aragon, et appartenant aux ducs de Villahermosa.

[186] Le don ou doña, comme le sir des Anglais, ne se place jamais que devant un nom de baptême. L’usage avait introduit une exception pour les duègnes, auxquelles on donnait le titre de doña devant leur nom de famille.

[187] Allusion aux vers du romance de Lancelot cités dans la première partie.

[188] Au temps de Cervantes, c’était un usage presque général parmi les grands seigneurs d’avoir des confesseurs publics et attitrés, qui remplissaient comme une charge domestique auprès d’eux. Ces favoris en soutane ou en capuchon se bornaient rarement à diriger la conscience de leurs pénitents ; ils se mêlaient aussi de diriger leurs affaires, et se faisaient surtout les intermédiaires de leurs libéralités, au grand préjudice des malheureux et de la réputation des maîtres qu’ils servaient. Tout en censurant ce vice général, Cervantes exerce une petite vengeance particulière. On a pu voir, dans sa Vie, qu’un religieux s’était violemment opposé à ce que le duc de Béjar acceptât la dédicace de la première partie du Don Quichotte. C’est ce religieux qu’il peint ici.

[189] Cet Alonzo de Marañon se noya effectivement à l’Île de la Herradura, sur la côte de Grenade, avec une foule d’autres militaires, lorsqu’une escadre envoyée par Philippe II pour secourir Oran, qu’assiégeait Hassan-Aga, fils de Barberousse, fut jetée par la tempête sur cette île, en 1562.

[190] On avait appelé malandrins, au temps des croisades, les brigands arabes qui infestaient la Syrie et l’Égypte. Ce mot est resté dans les langues du Midi pour signifier un voleur de grand chemin ou un écumeur de mer, et il est très-fréquemment employé dans les romans de chevalerie.

[191] On peut voir, dans la Miscelanea de don Luis Zapata, le récit d’une plaisanterie à peu près semblable faite à un gentilhomme portugais chez le comte de Benavente. Peut-être Cervantes a-t-il pris là l’idée de la plaisanterie faite à don Quichotte.

[192] En plusieurs endroits de la seconde partie de son livre, Cervantes s’efforce de la rattacher à la première, et pour cela il suppose entre elles, non point un laps de dix années, mais seulement un intervalle de quelques jours.

[193] Oriane, maîtresse d’Amadis de Gaule, Alastrajarée, fille d’Amadis de Grèce et de Zahara, reine du Caucase, et Madasime, fille de Famongomadan, géant du Lac-Bouillant, sont des dames de création chevaleresque.

[194] Nom que donnèrent les chroniques arabes à Florinde, fille du comte don Julien.

[195] On appelait ainsi une eau de senteur très à la mode au temps de Cervantes. Il entrait dans la composition de l’eau des anges (Agua de angeles) des roses rouges, des roses blanches, du trèfle, de la lavande, du chèvrefeuille, de la fleur d’oranger, du thym, des œillets et des oranges.

[196] Ce fauteuil du Cid (escaño, banc à dossier) est celui qu’il conquit à Valence, au dire de sa chronique, sur le petit-fils d’Aly-Mamoun, roi more du pays.

[197] Wamba régna sur l’Espagne gothique de 672 à 680.

[198] Rodéric, dernier roi goth, vaincu par Thârik à la bataille du Guadaleté, en 711 ou 712.

[199] Ya me comen, y a me comen

Por do mas pecado había.

 

Ces vers ne se trouvent pas précisément ainsi dans le romance de la pénitence du roi Rodrigue. (Voir le Cancionero general de 1555, tome XVI, f° 128.) Ils étaient sans doute altérés par la tradition.

[200] Miguel Vérino, probablement né à Mayorque ou à Minorque, mais élevé à Florence, où il mourut à l’âge de dix-sept ans, était l’auteur d’un petit livre élémentaire intitulé : De puerorum moribus disticha, qu’on apprenait anciennement aux écoliers. Cervantès, qui dut expliquer les distiques de Vérino dans la classe de son maître Juan Lopez de Hoyos, se sera souvenu également de son épitaphe, composée par Politien, et qui commence ainsi :

 

Verinus Michael florentibus occidit annis,

Moribus ambiguum major an ingenio, etc.

[201] Sancho se rappelait sans doute ce proverbe : « Si tu plaisantes avec l’âne, il te donnera de sa queue par la barbe. »

[202] J’ai transposé les deux phrases qui précèdent pour les mettre dans l’ordre naturel des idées, et je crois n’avoir fait en cela que réparer quelque faute d’impression commise dans la première édition du Don Quichotte.

[203] Ce genre de politesse envers les dames n’était pas seulement usité dans les livres de chevalerie, où les exemples en sont nombreux. Mariana rapporte que lorsque l’infante Isabelle, après le traité de los toros de Guisando, qui lui assurait la couronne de Castille, se montra dans les rues de Ségovie, en 1474, le roi Henri IV, son frère, prit les rênes de son palefroi pour lui faire honneur.

[204] En espagnol venablo. On appelait ainsi une espèce de javelot, plus court qu’une lance, qui servait spécialement à la chasse du sanglier.

[205] Favila n’est pas précisément un roi goth. Ce fut le successeur de Pélage dans les Asturies. Son règne, ou plutôt son commandement, dura de 737 à 739.

[206] Noël, l’Épiphanie, Pâques et la Pentecôte.

[207] El comendador griego. On appelait ainsi le célèbre humaniste Fernand Nuñez de Guzman, qui professait à Salamanque, au commencement du seizième siècle, le grec, le latin et la rhétorique. On l’appelait aussi el Pinciano, parce qu’il était né à Valladolid, qu’on croit être la Pincia des Romains. Son recueil de proverbes ne parut qu’après sa mort, arrivée en 1453. Un autre humaniste, Juan de Mallara, de Séville, en fit un commentaire sous le titre de Filosofia vulgar.

[208] C’est de là probablement qu’est venu le cri de chasse Hallali !

[209] Mot latin qui était passé, en Espagne, dans le style familier.

[210] Ces expressions doivent se rapporter à quelque propos d’un de ces malfaiteurs que l’on promenait dans les rues sur un âne, après les avoir fouettés publiquement.

[211] Un carrosse, à l’époque de Cervantes, était le plus grand objet de luxe, et celui que les femmes de haute naissance ambitionnaient le plus. On voyait alors des familles se ruiner pour entretenir ce coûteux objet de vanité et d’envie, et six lois (pragmaticas) furent rendues dans le court espace de 1578 à 1626, pour réprimer les abus de cette mode encore nouvelle. Ce fut, au dire de Sandoval (Historia de Carlos Quinto, part. II), sous Charles Quint, et dans l’année 1546, que vint d’Allemagne en Espagne le premier carrosse dont on y eût fait usage. Des villes entières accouraient voir cette curiosité, et s’émerveillaient, dit-il, comme à la vue d’un centaure ou d’un monstre. Au reste, la mode des carrosses, fatale aux petites fortunes, était au contraire avantageuse aux grands seigneurs, qui ne sortaient jamais auparavant sans un cortège de valets de tous les étages. C’est une observation que fait un contemporain, don Luis Brochero (Discurso del uso de los coches) : « Avec la mode des carrosses, dit-il, ils épargnent une armée de domestiques, une avant-garde de laquais et une arrière-garde de pages. »

[212] Diverses significations du mot dolorida.

[213] Sancho fait ici un jeu de mots sur le nom de la comtesse Trifaldi. Falda signifie une basque, un pan de robe.

[214] De la dulce mi enemiga

Nace un mal que al alma hiere,

Y por mas tormento quiere

Que se sienta y no se diga.

 

Ce quatrain est traduit de l’italien. Voici l’original, tel que l’écrivit Serafino Aquillano, mort en 1500, et qu’on nommait alors le rival de Pétrarque :

 

De la dolce mia nemica

Nasce un duol ch’esser non suole :

Et per piu tormento vuole

Che si senta e non si dica.

[215] Ven, muerte, tan escondida

Que no te sienta venir,

Porque el placer del morir

No me torne a dar la vida

 

Ce quatrain fut d’abord écrit, avec une légère différence dans le second et le troisième vers, par le commandeur Escriba (Cancionero general de Valencia, 1511). Lope de Vega en fit le sujet d’une glose poétique.

[216] Les seguidillas, qui commençaient à être à la mode au temps de Cervantes, et qu’on appelait aussi coplas de seguida (couplets à la suite), sont de petites strophes en petits vers, ajustées sur une musique légère et rapide. Ce sont des danses aussi bien que des poésies.

[217] À des îles désertes.

[218] Région de l’Arabie Heureuse : Totaque thuriferis Panchaia pinguis arenis.

[219] Allusion ironique à la célèbre apostrophe de Virgile, lorsque Énée raconte à Didon les malheurs de Troie :

 

Quis, talia fando,

Myrmidonum, Dolopumve, aut duri miles Ulyssei,

Temperet a lacrymis… ? (AEn., lib. II.)

[220] Ces femmes, dont l’office était à la mode au temps de Cervantès, se nommaient alors velleras.

[221] Cervantès a pris l’idée de son cheval de bois dans l’Histoire de la jolie Magalone, fille du roi de Naples, et de Pierre, fils du comte de Provence, roman chevaleresque, imprimé à Séville en 1533. Le docteur John Bowle fait remarquer, dans ses Annotations sur le Don Quichotte, que le vieux Chaucer, l’Ennius des poëtes anglais, mort en 1400, parle d’un cheval semblable à celui-ci, qui appartenait à Cambuscan, roi de Tartarie ; il volait dans les airs et se dirigeait au moyen d’une cheville qu’il avait dans l’oreille. Seulement le cheval de Cambuscan était de bronze.

[222] Bootès n’est pas un des chevaux du Soleil, mais une constellation voisine de la Grande-Ourse. Ce n’est point non plus Péritoa qu’il fallait nommer, mais Pyroéis, suivant ces vers d’Ovide (Métam., liv. II) :

 

Interea volucres Pyrœis, Eous et Aethon,

Solis equi, quartusque Phlegon, hinnitibus auras

Flammiferis implent, pedibusque repagula pulsant.

[223] Clavileño el aligero. Nom formé des mots clavija, cheville, et leño, pièce de bois.

[224] On appelait cohechos (concussion, subornation) les cadeaux que le nouveau titulaire d’un emploi était obligé de faire à ceux qui le lui avaient procuré. C’est ainsi qu’on obtenait, au temps de Cervantès, non-seulement les gouvernements civils et les offices de justice, mais les prélatures et les plus hautes dignités ecclésiastiques. Ce trafic infâme, auquel Cervantès fait allusion, était si connu, si général, si patent, que Philippe III, par une pragmatique datée du 19 mars 1614, imposa des peines fort graves aux solliciteurs et aux protecteurs qui s’en rendraient désormais coupables.

[225] On aurait dit, en France, à Montfaucon. Péralvillo est un petit village sur le chemin de Ciudad-Réal à Tolède, près duquel la Sainte-Harmandad faisait tuer, à coups de flèches, et laissait exposés les malfaiteurs condamnés par elle.

[226] Le docteur Eugénio Torralva fut condamné à mort, comme sorcier, par l’inquisition, et exécuté le 6 mai 1531. Son procès avait commencé le 10 janvier 1528. On a trouvé, dans les manuscrits de la bibliothèque royale de Madrid, la plupart de ses déclarations, recueillies pendant le procès. Voici, en abrégé, celle à laquelle Cervantès fait allusion : « Demande lui ayant été faite si ledit esprit Zaquiel l’avait transporté corporellement en quelque endroit, et de quelle manière il l’emportait, il répondit : Étant à Valladolid au mois de mai précédent (de l’année 1527), ledit Zaquiel m’ayant vu et m’ayant dit comment à cette heure Rome était prise d’assaut et saccagée, je l’ai dit à quelques personnes, et l’empereur (Charles Quint) le sut lui-même, mais ne voulut pas le croire. Et, la nuit suivante, voyant qu’on n’en croyait rien, l’esprit me persuada de m’en aller avec lui, disant qu’il me mènerait à Rome, et me ramènerait la nuit même. Ainsi fut fait : nous partîmes tous deux à quatre heures du soir, après être allés, en nous promenant, hors de Valladolid. Étant dehors, ledit esprit me dit : No haber paura ; fidate de me, que yo te prometo que no tendras ningun desplacer ; per tanto piglia aquesto in mano (ce jargon, moitié italien, moitié espagnol, signifie : N’aie pas peur, aie confiance en moi ; je te promets que tu n’auras aucun déplaisir. Ainsi donc, prends cela à la main) ; et il me sembla que, quand je le pris à la main, c’était un bâton noueux. Et l’esprit me dit : Cierra ochi (ferme les yeux) ; et, quand je les ouvris, il me parut que j’étais si près de la mer que je pouvais la prendre avec la main. Ensuite il me parut, quand j’ouvris les yeux, voir une grande obscurité, comme une nuée, et ensuite un éclair qui me fit grande peur. Et l’esprit me dit : Noli timere, bestia fiera (n’aie pas peur, bête féroce), ce que je fis ; et quand je revins à moi, au bout d’une demi-heure, je me trouvai à Rome, par terre. Et l’esprit me demanda : Dove pensate que state adesso ? (où pensez-vous être à présent ?) Et je lui dis que j’étais dans la rue de la Tour de Nona, et j’y entendis sonner cinq heures du soir à l’horloge du château Saint-Ange. Et nous allâmes tous deux, nous promenant et causant, jusqu’à la tour Saint-Ginian, où demeurait l’évêque allemand Copis, et je vis saccager plusieurs maisons, et je vis tout ce qui se passait à Rome. De là, je revins de la même manière, et dans l’espace d’une heure et demie, jusqu’à Valladolid, où il me ramena à mon logis, qui est près du monastère de San Benito, etc. »

[227] Nom que donnent les paysans espagnols à la constellation des Pléiades.

[228] Cervantès veut parler ici, soit de Caton le censeur, soit plutôt de Dionysius Caton, auteur des Disticha de moribus ad filium, et dont l’ouvrage était alors classique dans les universités d’Espagne. On ne sait rien de ce Dionysius Caton, sinon qu’il vivait après Lucain, car il le cite dans ses Distiques.

[229] Allusion au paon, qui, dit-on, défait sa roue dès qu’il regarde ses pieds. Fray Luis de Grenada avait déjà dit, usant de la même métaphore : « Regarde la plus laide chose qui soit en toi, et tu déferas aussitôt la roue de ta vanité. »

[230] Allusion au proverbe : Non, non, je n’en veux pas, mais jette-le-moi dans mon capuchon. Les juges portaient alors un manteau à capuchon (capas con capilla).

[231] La ley del encaje. On appelait ainsi l’interprétation arbitraire que le juge donnait à la loi.

[232] Suétone dit en effet (chap. XLV) que César s’habillait avec négligence, et ne serrait point la ceinture de sa toge. C’était de sa part une affectation, afin qu’on le prît pour un homme efféminé, et qu’on ne pût découvrir tout d’abord son courage et son esprit. Ainsi quelqu’un demandant à Cicéron pourquoi il avait suivi le parti de Pompée plutôt que celui de César : « César, répondit-il, m’a trompé par la manière de ceindre sa toge. »

[233] Sancho s’applique le vieux dicton : Al buen callar llaman Sancho.

[234] Cervantès veut dire qu’il aurait mieux fait d’enlever ces deux nouvelles du Don Quichotte, et de les réunir à son recueil de Nouvelles exemplaires : ce qu’ont fait depuis quelques éditeurs de ses œuvres.

[235] Ces expressions anciennes signifient, d’après Covarrubias (Tesoro de la lengua castellana), à l’improviste, sur-le-champ. Elles peuvent vouloir dire aussi en homme de bien, en bon chrétien.

[236] Ce poëte est Juan de Ména, mort en 1456. Il dit, dans la deux cent vingt-septième strophe du Labyrinthe, ou poëme des Trescientas copias :

 

¡   O vida segura la manza pobreza !

¡   O dadiva sancta, desagradecida !

 

Hésiode, dans son poëme des Heures et des Jours, avait aussi appelé la pauvreté présent des dieux immortels, et César s’écrie dans la Pharsale de Lucain (lib. V) :

 

O vitae tuta facultas

Pauperis, angustique lares !

O munera nondum

Intellecta Deum !

[237] Saint Paul (Ép. aux Corinthiens).

[238] Cervantès dit également, dans sa comédie La gran sultana doña Catalina de Oviedo (Jornada 3a) :

 

« … Hidalgo, mais non riche ; c’est une malédiction de notre siècle, où il semble que la pauvreté soit une annexe de la noblesse. »

[239] Cervantès fait sans doute allusion à une perle magnifique qui existait alors parmi les joyaux de la couronne d’Espagne, et qu’on appelait l’orpheline ou l’unique (la huerfana ou la sola). Elle pesait cinquante-quatre carats. Cette perle périt, avec une foule d’autres bijoux, dans l’incendie du palais de Madrid, en 1734.

[240] On appelle en Espagne cantimploras des carafes de verre ou des cruches de terre très-mince, que, pour rafraîchir l’eau pendant l’été, l’on agite à un courant d’air. De là vient la bizarre épithète que Cervantès donne au soleil.

[241] Barato est, en espagnol, l’adjectif opposé à caro, cher ; ce que nous appelons, dans notre pauvreté des mots les plus usuels, bon marché.

[242] Au temps de Cervantès, beaucoup de roturiers s’arrogeaient déjà le don jusqu’alors réservé à la noblesse. Aujourd’hui tout le monde prend ce titre, devenu sans conséquence, et qui est comme le esquire des Anglais.

[243] Il y a dans l’original : Si la précédente sentence… Cervantès changea sans doute après coup l’ordre des trois jugements rendus par Sancho ; mais il oublia de corriger l’observation qui suivait celui-ci.

[244] Elle est prise, en effet, de la Lombardica historia de Fra Giacobo dit Voragine, archevêque de Gênes, dans la Vie de saint Nicolas Bari (chap. III).

[245] Cette histoire, vraie ou supposée, était déjà recueillie dans le livre de Fray Francisco de Osuna, intitulé Norte de los Estados, et qui fut imprimé en 1550. Mais Cervantès, qui pouvait l’avoir apprise, ou dans cet ouvrage, ou par tradition, la raconte d’une tout autre manière.

[246] On appelait ainsi un baume composé avec de l’huile d’olive et des fleurs de mille-pertuis. Du nom de cette plante (hiperico en espagnol) s’était formé, par corruption, le mot d’huile d’aparicio.

[247] On lit dans le livre des Étiquettes, composé par Olivier de la Marche pour le duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, et qui fut adopté par les rois d’Espagne de la maison d’Autriche pour les règlements de leur palais : « Le duc a six docteurs en médecine qui servent à visiter la personne et l’état de la santé du prince ; quand le duc est à table, ils se tiennent derrière lui, pour regarder quels mets et quels plats on sert au duc, et lui conseiller, suivant leur opinion, ceux qui lui feront le plus de bien. »

[248] L’aphorisme est : Omnis saturatio mala, panis autem pessima.

[249] Peliagudo signifie également, au figuré, embrouillé, épineux, difficile.

[250] La olla podrida (mot à mot : pot-pourri) est un mélange de plusieurs sortes de viandes, de légumes et d’assaisonnements.

[251] Recio signifie roide, intraitable, et agüero, augure. J’ai conservé ce nom en espagnol, au lieu de chercher à le traduire par un équivalent, parce qu’il est resté aussi proverbial, aussi consacré en Espagne, qu’en France celui du docteur Sangrado.

[252] Tirteafuera, ou mieux tirateafuera, signifie va-t’en d’ici. C’est ainsi que l’emploie Simon Abril dans la traduction de l’Eunuque, de Térence, où la servante Pythias dit au valet Chéréa :

 

Neque pol servandum tib

Quidquam dare ausim, neque te servare. Apage te.

(Acte V, scène II.)

 

En buena fe que ni yo osaria

Darte a guardar nada, ni menos guardarte

Yo, Tirateafuera.

[253] À l’expiration de leurs charges, les gouverneurs, comme certains autres employés de l’État, étaient tenus à résider quelque temps dans le pays qu’ils avaient administré. Pendant ce temps, ils restaient exposés aux réclamations de leurs subordonnés, devenus leurs égaux. Les Espagnols avaient pris cette sage coutume des Arabes.

[254] Les Biscayens, à l’époque de Cervantès, et depuis le règne de Charles-Quint, étaient en possession des places de secrétaires du roi et du conseil.

[255] En espagnol perláticos (paralytiques).

[256] Il y a, dans l’original, de son atalaya. C’est le nom que les Arabes donnaient (al-thalaya’h) aux petites tours élevées sur des éminences, et d’où leurs éclaireurs avertissaient des mouvements de l’ennemi, au moyen de signaux répétés de poste en poste.

[257] Montañes, né dans les montagnes des Asturies, où tous les habitants se regardent comme les descendants de Pélage et de ses compagnons.

[258] On appelait ainsi des cautères. (Voir Gil Blas, livre VII, chap. I.)

[259] Les cautères et les sétons sur les bras et sur les jambes, et même derrière le cou, étaient très en usage au temps de Cervantès. Matias de Léra, chirurgien de Philippe IV, dit, dans un traité sur la matière, que les uns emploient ce remède pour se guérir de maladies habituelles, d’autres pour s’en préserver, d’autres enfin vicieusement et seulement pour se mettre à la mode. (Prática de fuentes y sus utilidades.)

[260] Ollas podridas. Il y entre du bœuf, du mouton, du lard, des poules, des perdrix, des saucisses, du boudin, des légumes, et toutes sortes d’ingrédients. Le nom de ce mets lui vient sans doute de ce qu’on laisse cuire si longtemps les viandes qui le composent, qu’elles se détachent, se mêlent et se confondent comme des fruits trop mûrs.

[261] On appelait barato l’espèce de gratification que les joueurs gagnants donnaient aux assistants qui prenaient leur parti. Ces assistants, qui se nommaient barateros ou mirones, se divisaient en pedagogos ou gansos, ceux qui enseignaient les joueurs novices, et doncaires, ceux qui les dirigeaient en jouant et décidaient les coups douteux. On appelait aussi barato ce que donnaient les joueurs, pour les cartes et la lumière, aux maîtres des maisons de jeu, tenues aussi bien par des grands seigneurs que par de pauvres hères, et qui avaient une foule de noms, tels que tablagerías, casas de conversacion, leñeras, mandrachos, encierros, garitos.

[262] On appelait modorros des filous expérimentés qui passaient à dormir la moitié de la nuit, et venaient, comme des troupes fraîches, tomber à minuit sur les joueurs échauffés, qu’ils achevaient aisément de dépouiller. C’est ce qu’ils nommaient, dans leur jargon, se réserver pour la glane (quedarse a la espiga).

[263] Le mot espagnol dormir signifie également coucher. De là l’espèce de coq-à-l’âne qui va suivre.

[264] Les hauts-de-chausses appelés calzas atacadas, serrés et collant tout le long de la jambe, arrondis et très-amples depuis le milieu de la cuisse, avaient le nom populaire de pedorreras, auquel je n’ai trouvé d’autre équivalent supportable en français que pet-en-l’air. Ces hauts-de-chausses furent prohibés par une pragmatique royale, peu après l’époque où parut la seconde partie du Don Quichotte. Ambrosio de Salazar raconte qu’un hidalgo ayant été pris vêtu de calzas atacadas, malgré la prohibition, fut conduit devant le juge, et qu’il allégua pour sa défense que ses chausses étaient la seule armoire qu’il eût pour serrer ses hardes. Il en tira effectivement un peigne, une chemise, une paire de nappes, deux serviettes et un drap de lit. (Las Clavileñas de recreacion, Bruxelles, 1625, f. 99.)

[265] Comme les gens de qualité, qui portaient en voyage une espèce de voile ou masque fort léger pour se garantir la figure de l’air et du soleil. Le peuple appelait ces masques papa-higos, gobe-figues.

[266] Jurer par la vie de ses père et mère était une formule de serment très-usitée du temps de Cervantès.

[267] De stercore erigens pauperem. (Ps. CXII, v. 7.)

[268] Voyez la note 250 – chapitre XLVII.

[269] De haldas o de mangas. Ces mots ont chacun un double sens : l’un, qui veut dire les pans d’une robe de magistrat, signifiait aussi les droits à percevoir comme gouverneur ; l’autre, qui veut dire les manches, signifiait les cadeaux qui se faisaient aux grandes fêtes de l’année, comme Pâques et Noël, ou aux réjouissances publiques, comme l’avènement d’un nouveau roi. De là le proverbe : Buenas son mangas despues de Pascuas.

[270] On lit dans un auteur économique du temps de Cervantès : « Tandis que, ces années passées, le blé se vendait au poids de l’or à Ségovie, que le prix des loyers montait au ciel, et qu’il en était de même dans les autres villes, une paire de souliers à deux semelles valait trois réaux (quinze sous), et à Madrid quatre. Aujourd’hui on en demande effrontement sept réaux, sans vouloir les donner à moins de six réaux et demi. Il est effrayant de penser où cela va s’arrêter. » (Man. de la Bibl. royale. – Code 156, f. 64.) Une pragmatique de Charles-Quint, rendue à Monzon en 1552, avait établi un tarif pour le prix des souliers et de toute espèce de chaussure.

[271] Expression fort usitée dans un temps où Rome dispensait toutes les faveurs et tous les pardons.

[272] Tarde piache (pour piaste), phrase proverbiale dont voici l’origine : on raconte qu’un étudiant, mangeant des œufs à la coque, en avala un si peu frais que le poulet s’y était déjà formé ; il l’entendit crier en lui passant dans la gorge, et se contenta de dire gravement : Tu piaules trop tard.

[273] Il y a là un intraduisible jeu de mots sur nones, qui veut dire impairs et non au pluriel, et pares, pairs.

[274] Allusion au proverbe : Les ailes sont venues à la fourmi, et les oiseaux l’ont mangée.

[275] Alpargatas, chaussure ordinaire des paysans espagnols.

[276] En Espagne et en Amérique, les vice-rois, gouverneurs et agents financiers devaient, en quittant leur emploi, résider quelque temps pour rendre leurs comptes.

[277] Du mot allemand Geld, qui veut dire argent.

[278] Cervantès parle, dans ce chapitre, du plus grave des événements dont il fut témoin, l’expulsion des Morisques. Après la capitulation de Grenade, en 1492, un grand nombre de Mores, restés musulmans, séjournèrent en Espagne. Mais bientôt, aux missions envoyées parmi eux, succédèrent les persécutions ; et enfin un décret de Charles Quint, daté du 4 avril 1525, ordonna, sous peine de bannissement, que tous les Mores reçussent le baptême. Ces chrétiens convertis par force furent alors appelés du nom de Morisques (Moriscos), qui servait à les distinguer des vieux chrétiens. Sous Philippe II, on exigea plus que leur abjuration : en 1566, on leur défendit, par une pragmatique, l’usage de leur langue, de leurs vêtements, de leurs cérémonies, de leurs bains, de leurs esclaves et même de leurs noms. Ces dispositions tyranniques, exécutées avec une impitoyable rigueur, provoquèrent la longue révolte connue sous le nom de rébellion des Morisques, qui tint en échec toute la puissance de Philippe II, et ne fut étouffée qu’en 1570, par les victoires de don Juan d’Autriche. Les Morisques vaincus furent dispersés dans toutes les provinces de la Péninsule ; mais cette race déchue continuant à prospérer, à s’accroître, par le travail et l’industrie, on trouva des raisons politiques pour effrayer ceux que ne touchait pas suffisamment le fanatisme religieux déchaîné contre elle. Un édit de Philippe III, rendu en 1609, et exécuté l’année suivante, ordonna l’expulsion totale des Morisques. Douze à quinze cent mille malheureux furent chassés de l’Espagne, et le petit nombre d’entre eux qui survécurent à cette horrible exécution allèrent se perdre, en cachant leur origine, au milieu des races étrangères. Ainsi l’Espagne, déjà dépeuplée par les émigrations d’Amérique, se priva, comme fit plus tard la France à la révocation de l’édit de Nantes, de ses plus industrieux habitants, qui allèrent grossir les troupes des pirates de Berbérie, dont ses côtes étaient infestées. (Voir l’Histoire des Arabes et des Mores d’Espagne, tome I, chap. VII.) Au milieu des ménagements dont Cervantès s’enveloppe, il est facile de voir que toute sa sympathie est pour le peuple opprimé.

[279] C’est le caviar des Russes.

[280] Un autre écrivain du temps de Cervantès, Cristoval de Herrera, avait dit quelques années plus tôt : « Il faudrait empêcher que les Français et les Allemands ne parcourussent ces royaumes en nous soutirant notre argent, car tous les gens de cette espèce et de cet habit nous en emportent. On dit qu’en France les parents promettent pour dot de leurs filles ce qu’ils rapporteront de leur voyage à Saint-Jacques-de-Compostelle, allée et retour, comme s’ils allaient aux Grandes-Indes. » (Amparo de pobres)

[281] Plus loin, il est appelé don Gaspar Grégorio.

[282] Selon la tradition, Galiana était une princesse arabe, à laquelle son père Gadalife ou Galafre éleva un magnifique palais sur les bords du Tage. On donne encore le nom de palais de Galiana à des ruines qui se voient dans le jardin del Rey, à Tolède.

[283] Il y a ici une espèce de contradiction avec la fin du chapitre LI, où l’on dit que les habitants de l’île Barataria observent encore les Constitutions du grand gouverneur Sancho Panza. Mais Cervantès sans doute n’a pas résisté au désir de décocher une épigramme contre le gouvernement de l’Espagne, qui avait, dès ce temps-là, le défaut de rendre force lois et ordonnances sans pouvoir les faire exécuter.

[284] C’est le concile de Trente (de 1545 à 1563). Le canon XIX commence ainsi : Detestabilis duellorum usus ex christiano orbe penitus exterminetur, etc. Le même concile défendit également les joutes et tournois, ce qu’avaient fait précédemment celui de Latran en 1179 et celui de Reims en 1131.

[285] Au dixième chant de l’Orlando furioso, Biréno, duc de Zélande, abandonne son amante Olympie dans une île déserte. À son réveil, elle maudit le perfide et le charge d’imprécations, comme Didon au départ d’Énée. De là les deux comparaisons d’Altisidore.

[286] Cette imprécation forme ce que les Espagnols appellent el estribillo (le refrain), et se trouve répétée à la fin de toutes les strophes.

[287] Littéralement : Tue-Mores.

[288] Regnum cœlorum vim patitur. (Saint Matthieu, chap. II, v. 12.)

[289] Santiago, y cierra, Espana. Littéralement : Saint Jacques, et attaque, Espagne. Le mot cerrar, qui a voulu dire anciennement attaquer, signifie maintenant fermer. De là le jeu de mots de Sancho.

[290] Les gardiens des taureaux destinés aux courses les gardent à cheval, et portent des lances au lieu de fouets. Les taureaux qu’on amène des pâturages au cirque, la veille des combats, sont conduits par des bœufs dressés à cet usage, et appelés cabestros.

[291] Condumio, tout ce qu’on mange avec du pain.

[292] Cervantès parle ici de l’impertinente continuation du Don Quichotte, faite par un moine aragonais qui s’est caché sous le nom du licencié Alonzo Fernandez de Avellanéda, continuation qui parut pendant qu’il écrivait lui-même la seconde partie. Cet Avellanéda peint en effet don Quichotte comme revenu de son amour, dans les chapitres IV, VI, VIII, XII et XIII. Il avait dit au troisième chapitre : « Don Quichotte finit son entretien avec Sancho, en disant qu’il voulait aller à Saragosse pour les joutes, et qu’il pensait oublier l’ingrate infante Dulcinée du Toboso, pour chercher une autre dame qui correspondît mieux à ses services. »

[293] Ce sont des injures grossières adressées directement à Cervantès.

[294] Cervantès oublie que lui-même lui a donné ce nom dans la première partie, et qu’il l’appelle Juana Gutierrez dans le chapitre VII de la seconde.

[295] Ces détails obscènes et ridicules se trouvent principalement dans les chapitres XV, XVI, XVII, XVIII et XIX, des éditions, non expurgées, antérieures à 1732.

[296] La description de cette course de bague est dans le chapitre XI.

[297] Ces paroles sont celles que la tradition place dans la bouche du connétable du Guesclin, lorsque, pendant la lutte de Pierre le Cruel et de son frère Henri de Trastamare, dans la plaine de Montiel, il aida celui-ci à monter sur le corps de Pierre, que Henri perça de sa dague.

[298] Sancho applique à son maître les deux derniers vers d’un ancien romance, composé sur la tradition des sept infants de Lara (Canc. de Amberes, p. 172).

 

Gonzalo Gustos de Lara avait épousé doña Sancha, sœur de Ruy-Velazquez. Ce dernier, pour venger une offense, livra au roi more de Cordoue son beau-frère et ses sept neveux. Le père fut jeté dans une prison perpétuelle, après qu’on lui eut servi sur une table les têtes de ses sept enfants. Cependant l’amour d’une femme arabe, sœur du roi, le tira de prison, et le fils qu’il eut d’elle, appelé Mudarra Gonzalo, vengea le sang de ses frères dans celui de Ruy-Velazquez. L’ayant rencontré un jour à la chasse, il l’attaqua, et, bien que l’autre lui demandât le temps d’aller chercher ses armes, il le tua après avoir répondu les vers que cite Sancho ;

 

Esperesme, don Gonzalo.

Iré a tomar las mis armas. –

– El espera que tu diste

A los infantes de Lara :

Aqui moriras, traidor,

Enemigo de doña Sancha.

[299] C’étaient de petits mousquetons, qui avaient pris ce nom de pedreñales de ce qu’on y mettait le feu, non point avec une mèche, comme aux arquebuses, mais avec une pierre à fusil (pedernal).

[300] Cervantès ne pouvait appeler barbare le bienfaisant Osiris ; il voulait dire Busiris, ce tyran cruel d’Ibérie, qui enleva les filles d’Atlas et fut tué par Hercule.

[301] Au temps de Cervantès, la Catalogne, plus qu’aucune autre province d’Espagne, était désolée par les inimitiés de familles, qui jetaient souvent parmi les bandits des jeunes gens de qualité, coupables de quelque meurtre par vengeance. Les Niarros et les Cadells divisaient alors Barcelone, comme les Capuletti et les Montecchi avaient divisé Ravenne. Un partisan des Niarros, obligé de prendre la fuite, se fit chef de voleurs. On l’appelait Roque Guinart ou Guiñart, ou Guiñarte ; mais son vrai nom était Pédro Rocha Guinarda. C’était un jeune homme brave et généreux, tel que le peint Cervantès, et qui eut dans son temps, en Catalogne, la réputation qu’eut dans le nôtre, en Andalousie, le fameux José-Maria. Il est cité dans les mémoires de Commines.

[302] C’est du mot bando, mandement à cri public, qu’est venu celui de bandolero, qui désignait un brigand dont la tête était mise à prix. Peut-être le nom de bandit vient-il aussi de notre mot ban.

[303] Au chapitre XII du Don Quichotte d’Avellanéda, il est dit que Sancho reçut de don Carlos deux douzaines de boulettes et six pelotes de blanc-manger, et que, n’ayant pu tout avaler d’une fois, il mit le reste dans son sein pour le déjeuner du lendemain.

[304] Celui que les Anglais nomment Scott et les Français Scot, ou Lescot, ou l’Écossais, était un astrologue du treizième siècle, fort aimé de l’empereur Frédéric II, auquel il dédia son Traité de la physionomie et ses autres ouvrages. Dante fait mention de lui au chant XX de l’Enfer.

 

Quell’ altro che ne’ fianchi è cosi poco,

Michele Scotto fu, che veramente

Delle magiche frode sepe li gioco.

 

Il y eut un autre astrologue du nom de Michaël Scotto, né à Parme, qui vécut en Flandre sous le gouvernement d’Alexandre Farnèse (vers 1580). On raconte de celui-ci qu’il invitait souvent plusieurs personnes à dîner, sans faire apprêter quoi que ce fût ; et, quand les convives étaient à table, il se faisait apporter les mets par des esprits. « Ceci, disait-il à la compagnie, vient de la cuisine du roi de France ; cela, de celle du roi d’Espagne, etc. » (Voir Bayle, article Scot.) C’est sans doute de ce dernier que veut parler Cervantès.

[305] Ce qu’on appelait alors un sarao.

[306] Formule d’exorcisme dont se servait l’Église, et qui avait passé dans le langage commun.

[307] Allusion à un passage d’Avellanéda, au chapitre XII.

[308] On dit en Espagne les prophéties de Péro-Grullo, comme nous disons en France les vérités de M. de la Palice.

[309] Il a été souvent question de ces têtes enchantées. Albert le Grand, dit-on, en fabriqua une, et le marquis de Villéna une autre. Le Tostado parle d’une tête de bronze qui prophétisait dans le bourg de Tabara, et dont l’emploi principal était d’informer qu’il y avait quelque juif dans le pays. Elle criait alors : Judaeus adest, jusqu’à ce qu’on l’en eût chassé. (Super Numer., cap. XXI.)

[310] En espagnol, los juguetes.

[311] Avant que Cervantès se moquât des traducteurs de l’italien, Lope de Vega avait dit, dans sa Filomena : « Dieu veuille qu’il soit réduit, pour vivre, à traduire des livres de l’italien en castillan car, à mes yeux, c’est un plus grand délit que de passer des chevaux en France. »

[312] Le Pastor Fido est de Guarini ; l’Aminta, du Tasse. L’éloge de Cervantès est surtout vrai pour la traduction en vers de Jaurégui, lequel, peintre en même temps que poëte, fit le portrait de Cervantès, auquel il montra sans doute sa traduction manuscrite de l’Aminta, puisqu’elle ne parut qu’en 1618.

[313] Cervantès avait déjà dit des libraires, dans sa nouvelle du Licencié Vidriéra : « … Comme ils se moquent d’un auteur, s’il fait imprimer à ses frais ! Au lieu de quinze cents, ils impriment trois mille exemplaires, et, quand l’auteur pense qu’on vend les siens, on expédie les autres. »

[314] Luz del alma cristiana contra la ceguedad e ignorancia, par Fr. Felipe de Menesès, moine dominicain, Salamanque, 1556.

[315] Allusion au proverbe : À tout cochon vient sa Saint-Martin.

[316] C’était le hourra de l’époque.

[317] Don Luis Coloma, comte d’Elda, commandait l’escadre de Barcelone en 1614, lorsqu’on achevait l’expulsion des Morisques.

[318] Commandant d’un navire algérien.

[319] Le vice-roi de Barcelone était, en 1614, don Francisco Hurtado de Mendoza, marquis d’Almazan.

[320] Vers d’un vieux romance, déjà cités au chapitre II de la première partie.

[321] Cervantès joue ici avec grâce sur le mot deslocado, auquel il donne tantôt le sens de disloqué, tantôt celui de guéri de folie (de loco, fou, comme on dirait défolié).

[322] Il y eut plusieurs commissaires chargés de l’expulsion des Morisques, et ce don Bernardino de Vélasco, duquel Cervantès fait un éloge si mal placé dans la bouche de Ricote, ne fut commissionné que pour chasser les Morisques de la Manche. Il est possible qu’il ait mis de la rigueur et de l’intégrité dans ses fonctions : mais d’autres commissaires se laissèrent adoucir, et, comme on le voit dans les mémoires du temps, bien des riches Morisques achetèrent le droit de rester en Espagne, en changeant de province.

[323] Je demande pardon pour ce barbarisme, qu’il était peut-être impossible d’éviter.

[324] La pensée n’était pas neuve puisqu’il s’agissait d’imiter, non-seulement la pastorale Arcadie, mais l’Arcadie de Sannazar, la Diane de Montemayor, la Galatée de Cervantès lui-même, et enfin un passage de l’Amadis de Grèce (seconde partie, chap. CXXXII). « Au milieu de ses nombreux soucis, don Florisel de Niquéa résolut de prendre l’habit de pasteur et de vivre dans un village. Cela décidé, il partit, il découvrit son dessein à un bon homme, et lui fit acheter quelques brebis pour les conduire aux champs, etc. »

[325] On croit que Garcilaso de la Vega a désigné dans ses églogues, sous le nom de Nemoroso, son ami le poëte Boscan, à cause de l’identité entre le mot italien bosco et le mot latin nemus, d’où s’est formé le nom de Nemoroso.

[326] Terminaison qui indique l’augmentatif en espagnol.

[327] Espèce de cymbales.

[328] Étrille.

[329] Déjeuner.

[330] Tapis.

[331] Officier de justice.

[332] Magasin.

[333] Petite boule creuse, remplie de fleurs, ou de parfums, ou de cendres, qu’on se jetait aux tournois des Arabes, dans les danses à cheval.

[334] Brodequin.

[335] Galetas.

[336] Petite monnaie valant la trente-quatrième partie du réal.

[337] Giroflier.

[338] Faquir, prêtre ou moine musulman. Cervantès oublie alfoli, magasin à sel, et aljonjoli, sésame, plante.

[339] Après les ténèbres j’attends la lumière. Ces mots latins, pris au poëme de Job (cap. XVII, v. 12) et écrits en exergue autour d’un faucon capuchonné, formaient la devise de Juan de la Cuesta, premier éditeur du Don Quichotte, et ami de Cervantès.

[340] Cette strophe et les deux derniers vers de la précédente sont copiés littéralement de la troisième églogue de Garcilaso de la Vega.

[341] Le bonnet pointu des condamnés du saint-office se nommait coroza. On l’appelait aussi mitre scélerate, pour la distinguer de la mitre des évêques.

[342] O mas duro que marmol a mis quejas ! Vers de Garcilaso dans la première églogue.

[343] Voyez la note 339 du chapitre précédent.

[344] Petite monnaie valant le quart d’un réal, un peu plus d’un sou.

[345] Le proverbe entier est : On ne prend pas de truites à braies sèches. No se toman truchas a bragas enjutas.

[346] Ancienne ville du royaume de Léon, qu’assiégèrent longtemps Sancho II et Alphonse VI de Castille, avant que leur sœur doña Urraca la rendît à ce dernier (1109).

[347] En espagnol : De donde diere. Cervantès, dans le Dialogue des chiens, cite le même mot du même Mauléon, qu’il appelle poëte sot, quoique membre de l’académie des Imitateurs.

 

Cette académie des Imitateurs ou Imitatoria (à l’imitation des académies italiennes) fut fondée à Madrid en 1586, dans la maison d’un grand seigneur, ami des lettres ; mais elle subsista fort peu de temps.

[348] Voyez les chapitres VIII, IX et XXVI du Don Quichotte d’Avellanéda.

[349] Il y a, dans cette tirade, un perpétuel jeu de mots entre gracioso, plaisant, gracias, saillies, bon mots, et gracia, grâce, agrément, dont il est impossible de rendre en français toute la grâce.

[350] Les mêmes expressions proverbiales se trouvaient déjà dans la lettre de Sancho à sa femme Thérèse (chap. XXXVI).

[351] Il n’y a point de granges en Espagne. On bat les grains en plein vent, sur des places unies, disposées à l’entrée des villages, et qu’on appelle las eras.

[352] Le héros d’anciens couplets populaires, où on lui dit :

 

¡   Ah ! Mingo Revulgo, ò hao !

¿   Que es de tu sayo de blao ?

¿   No le vistes en domingo ?

 

« Hé ! Mingo Revulgo, ho hé ! qu’as-tu fait de ton pourpoint de drap bleu ? est-ce que tu ne le mets pas le dimanche ? »

[353] Aïna est un vieux mot qui veut dire vite, à la hâte. Térésaïna signifierait Thérèse la pétulante. Sancho l’appelait précédemment Téresona, qui aurait signifié Thérèse la grosse.

[354] Giacobo Sannazaro, né à Naples en 1458, auteur de plusieurs églogues italiennes et du fameux poëme latin De Partu Virginis, auquel il travailla vingt ans.

[355] Barcino est le nom que l’on donne au chien ou au bœuf dont le pelage est mêlé de blanc et de brun.

[356] Ce que les Espagnols appellent albaceas.

[357] Et comme il arriva aux huit villes d’Espagne à propos de Cervantès.

[358] Vers d’un ancien romance.

[359] Le pseudonyme Avellanéda termine la seconde partie de son livre en laissant don Quichotte dans la maison des fous (casa del Nuncio) à Tolède. Mais il ajoute qu’on sait par tradition qu’il quitta cet hôpital, et qu’ayant passé par Madrid pour y voir Sancho, il entra dans la Castille-Vieille, où il lui arriva de surprenantes aventures. C’est à cette menace d’une troisième partie que Cervantès fait allusion.