Eugène Chavette

 

 

 

LA BANDE DE LA BELLE ALLIETTE

 

 

 

Souvenir judiciaire

 

 

 

(1882)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I. 4

II. 12

III. 19

IV.. 27

V.. 35

VI. 47

VII. 57

VIII. 64

IX.. 78

X.. 97

XI. 107

XII. 118

XIII. 125

XIV.. 135

XV.. 143

XVI. 154

XVII. 178

XVIII. 187

XIX.. 194

XX.. 203

XXI. 209

XXII. 227

XXIII. 232

XXIV.. 237

XXV.. 245

XXVI. 267

XXVII. 276

XXVIII. 284

ÉPILOGUE.. 291

À propos de cette édition électronique. 298

 

I

Le 1er juin de l’an 1838, un jeune homme d’une trentaine d’années, solide gaillard bien découplé, à la mine intelligente et résolue, était assis sur le parapet du quai de l’Horloge.

 

Au tablier de serge, tout maculé de gouttes de colle forte qu’il portait devant lui, on pouvait deviner un ouvrier travaillant chez un des nombreux fabricants gainiers qui, à l’époque en question, habitaient sur ce quai.

 

Il était onze heures du matin, ce moment à peu près généralement consacré, dans tous les corps d’état, au déjeuner des ouvriers. Le nôtre avait tenu à faire ce repas en plein air, et, carrément assis, jambes pendantes, le couteau en main, il rognait petit à petit un énorme croûton couronné d’une forte tranche de lard maintenue sous le pouce.

 

On dit que, pour bien faire, il ne faut jamais s’occuper de deux choses à la fois. Le mangeur paraissait imbu de ce principe, car il semblait uniquement absorbé par la tâche de faire disparaître au plus vite pain et lard. Pourtant un observateur qui l’aurait surveillé se serait étonné de certain regard en dessous, prompt comme l’éclair, qu’il lançait vers un individu stationnant à cent mètres plus loin sur le quai.

 

À la vérité, tout passant aurait pu, comme notre ouvrier, être fort intrigué par l’attitude de ce nouveau personnage. – Coiffé d’une mauvaise casquette et vêtu d’un bourgeron et d’une cotte blanchis de plâtre, ce maçon, car son costume indiquait cet état se tenait immobile à l’angle du Pont-au-Change et ne quittait pas des yeux la voûte écrasée qui sert d’entrée à la Conciergerie. Il était bien évident qu’il guettait au passage quelqu’un qui devait sortir d’un instant à l’autre.

 

Tout à coup, un homme s’élança de dessous cette voûte.

 

Semblable à l’oiseau de nuit qui se trouve tout à coup exposé au grand jour, il parut ébloui par le brillant soleil qui éclairait le quai. Un instant sa poitrine sembla se gonfler pour absorber un air pur dont elle avait dû être longtemps privée. À coup sûr, c’était un prisonnier qu’on venait de faire libre.

 

Après cette première et involontaire émotion de la liberté reconquise, le nouveau venu promena autour de lui un regard qui s’arrêta subitement sur le maçon. Mais celui-ci, avant d’être aperçu, avait quitté son poste d’observation, et la casquette à la main, comme si la chaleur le fatiguait, il suivait le trottoir à pas lents, sans avoir le moins du monde l’air de connaître celui qu’il avait si longtemps guetté et devant lequel il passa sans le regarder.

 

Sans tourner la tête, l’ouvrier gainier, qui déjeunait plus bas, avait, du coin de l’œil, vu du même coup l’homme sortir de la Conciergerie et le maçon se mettre en marche, sa casquette à la main.

 

C’était sans doute un signal attendu, car il sourit et murmura :

 

– Voilà le goujon.

 

Puis il se remit à manger à belles dents.

 

Au même instant, après avoir traversé la chaussée, le prisonnier avait rejoint le maçon, et, lui marchant presque sur les talons, lui soufflait à voix basse :

 

– On ne reconobre donc pas les fanandels ?

 

À ces mots, le maçon se retourna tout surpris et regarda l’autre qui, après quelques secondes accordées à cet examen, répéta sa phrase :

 

– On ne reconnaît donc pas les amis ?

 

– Ma foi ! non.

 

– Le Vieillard.

 

– Pas possible ! c’est toi, vieux ? T’as donc été malade, pour avoir la figure tant chavirée que je ne te remettais pas ?

 

– Malade, non ; mais je sors d’un endroit où je crevais de rage, de faim et de soif.

 

– D’où ça.

 

– Du Dépôt. Je venais d’être débouclé à l’instant même où tu passais le quai.

 

– Faut arroser la rencontre.

 

Le Vieillard secoua tristement la tête :

 

– Pas un sou ! dit-il.

 

– C’est moi qui régale, parbleu !

 

Tout en causant, ils avaient marché et se trouvaient arrivés près de l’ouvrier gainier que le maçon reconnut :

 

– Tiens ! c’est donc le jour aux rencontres ? voilà l’Écureuil, s’écria-t-il tout surpris.

 

– Bonjour, Lévy.

 

– Que fais-tu là, l’Écureuil ?

 

– Tu le vois, je déjeune et je prends l’air on attendant l’heure de retourner à l’atelier.

 

– De quoi ? L’atelier ! T’es donc retourné à ton état, fainéant !

 

Le gainier parut inquiet de cette phrase, lâchée devant un tiers. Lévy comprit à l’instant.

 

– Oh ! ne t’effarouche pas, l’Écureuil. On peut causer devant le Vieillard ; il est des bons et notre maître à tous les deux.

 

Celui qui portait le sobriquet peu justifié de Vieillard, car c’était un homme de quarante ans tout au plus, n’avait pas l’air plus rassuré que l’Écureuil. Lévy reconnut qu’il devait faire une présentation en règle :

 

– Je te présente l’Écureuil, un de nos jolis cambrioleurs[1]. Toi, l’Écureuil, salue Vieillard, un fagot affranchi[2] qui nous en remontrerait, mon petit.

 

Cette énonciation de leurs titres respectifs sembla calmer la crainte des deux compagnons. Lévy pensa qu’il lui fallait cimenter cette présentation d’une façon plus positive :

 

– Une idée, l’Écureuil, dit-il.

 

– Parle.

 

– Ton lard et ton pain doivent t’avoir desséché le gosier, mon garçon. Que dirais-tu d’un certain aimable picton que je connais à déguster, dans la rue de la Bûcherie ?

 

L’Écureuil fit claquer la langue sur son palais avec un petit air de satisfaction, mais il hésita :

 

– Et le travail qui m’attend ? dit-il.

 

– Nous trouverons peut-être une idée plus lucrative que ton fichu métier.

 

– Allons, je me décide.

 

Et bras dessus bras dessous, les trois hommes prirent le chemin de la rue de la Bûcherie.

 

Dans les Mystères de Paris, tous les bouges infects, où s’entassait, à cette époque, la population des voleurs et repris de justice, ont été si bien détaillés par Eugène Sue, que nous croyons inutile d’esquisser la physionomie de l’ignoble cabaret où vinrent s’attabler les trois buveurs.

 

Nous exempterons aussi nos lecteurs, autant que possible, de ces termes d’argot dont tous les héros de notre sinistre histoire doivent continuellement faire usage.

 

Les quatre premiers litres disparurent en un instant, car Vieillard, en homme longtemps privé de vin, lampait à plein verre.

 

– Tu vas bien, toi ! s’écria Lévy en l’entendant demander une bouteille d’eau-de-vie.

 

– Sois tranquille, petit. J’espère avant peu te rendre ta politesse. Le jour viendra où je compte aussi régaler les amis.

 

Et, comme l’ivresse lui montait déjà au cerveau, il brisa son verre sur la table, en s’écriant avec rage :

 

– Car la déveine ne peut pas toujours durer, mille tonnerres ! Pas un sou en poche ! moi ! Tenez, dans ce moment, je tuerais un homme pour cinq francs.

 

Une telle expression de férocité accentua la phrase, que ses deux compagnons, si corrompus qu’ils fussent, se sentirent effrayés.

 

– Avant peu, la débine cessera, je le jure ! continua Vieillard.

 

– Tu as donc un coup sur la planche ? demanda l’Écureuil. Conte-moi ça, vieux, je lâche la gainerie.

 

– Part à trois, fit Lévy.

 

– Vous êtes trop jeunes pour moi, mes enfants. J’ai assez de la pacotille. Je veux travailler en grand et il me faut un homme.

 

– Nous ne sommes donc pas des hommes, nous ?

 

– Oui, mais un homme comme il me le faut, je n’en connais qu’un… un seul !

 

– Qui donc ?

 

– Ah ! vous êtes trop curieux, les agneaux ! s’écria le buveur avec un reste de prudence.

 

Et saisissant la bouteille d’eau-de-vie, il but à même le goulot.

 

L’Écureuil et Lévy se regardèrent désappointés. Au moment où Vieillard reposait la bouteille sur la table, l’Écureuil se leva.

 

– Onze heures ! dit-il, je retourne à l’ouvrage. Le jour où la confiance te sera venue, tu me feras signe, Vieillard. Je te prouverai que je suis un homme. Adieu, les amis.

 

Il se dirigea vers la porte.

 

– Tu oublies ta casquette, cria Lévy prenant la coiffure et allant à la rencontre de l’Écureuil qui se retournait.

 

Ils se rejoignirent à quelques pas de la table où le forçat continuait à boire.

 

Il ne pouvait les entendre.

 

Ce vif dialogue s’échangea à voix basse :

 

– C’est bien lui, n’est-ce pas ? demande l’Écureuil.

 

– Oui, Lesage, dit Vieillard.

 

– Tire-lui le nom de l’autre.

 

– Bon.

 

– Et file-le à la sortie.

 

– Convenu.

 

Ce fut si rapidement dit que le troisième compagnon ne put avoir le plus mince soupçon.

 

Lévy revint s’asseoir.

 

L’Écureuil marcha vers la porte.

 

Au moment où il allait l’atteindre, un nouvel arrivant l’ouvrit.

 

À la vue de la personne qui entrait, l’Écureuil recula étonné.

 

II

À la date de notre histoire, la police de Paris sortait d’une époque de transition.

 

Longtemps la brigade de sûreté, commandée par le trop célèbre galérien Vidocq, s’était recrutée parmi les repris de justice auxquels on confiait ainsi la mission de poursuivre ces mêmes crimes pour lesquels ils avaient eux-mêmes été punis.

 

Il en résulta de monstrueux abus.

 

Le 1er janvier 1833, la brigade de la police de sûreté, qui avait été dissoute, fut reconstituée et n’admit plus que des agents qui n’avaient subi aucune condamnation.

 

Les anciens acolytes de Vidocq furent conservés à titre d’indicateurs, avec une paye de cinquante francs par mois et une prime par arrestation.

 

Ainsi rétablie avec des hommes nouveaux, la brigade de sûreté dut étudier un terrain neuf pour elle, et, tant que dura cet apprentissage forcé, la foule des malfaiteurs, à peu près impunie, alla se multipliant.

 

Mais, en 1838, connaissant mieux sa tâche, la police se mit tout à coup à déployer une activité qui peupla vite les bagnes. Pourtant, malgré son incessante surveillance, de nombreux vols, dont les auteurs échappaient à toutes les poursuites, lui prouvèrent l’organisation d’une bande commandée par d’audacieux chefs.

 

La police mit vainement en campagne ses plus habiles agents, aidés des plus adroits indicateurs ; la bande maudite sut éviter tous les pièges et continua ses exploits.

 

Les plus fins limiers y perdaient leurs ruses.

 

Un seul, plus opiniâtre ou plus adroit, jura d’avoir raison de ces insaisissables voleurs.

 

Parmi les indicateurs, il fit choix d’un forçat libéré, ex-braconnier, qu’un coup de fusil tiré sur un gendarme avait envoyé cinq ans à Toulon.

 

Le garçon était intelligent, infatigable, et avait surtout une incroyable mémoire des visages et des noms. Cette chasse à l’homme réveilla les instincts de l’ancien braconnier, et il s’y donna de tout cœur.

 

Alors ils se mirent en campagne.

 

Pendant trois mois, ce fut peine perdue.

 

Ils n’avaient pas plus tôt quitté un quartier qu’on le dévalisait derrière eux.

 

Chez certains agents de police qui aiment le métier, l’intuition et l’esprit d’observation sont quelquefois remarquables. Le plus faible indice, qui échappe aux autres, les met sur la voie.

 

L’agent était de ceux-là.

 

Une bien petite lueur vint lui éclairer la piste.

 

À la suite d’une battue, la police avait fait rafle de tous les habitués d’un immense bouge de la Cité.

 

Tout à coup les vols cessèrent.

 

Il en conclut que, sans s’en douter, la justice avait sous la main quelques-uns des plus hardis coquins qu’il poursuivait.

 

Quels étaient-ils ?

 

Il aurait dû sans doute transmettre cette remarque à l’autorité, mais l’agent était ambitieux. Il voulait prendre les voleurs la main dans le sac, non pas un à un, mais en faisant razzia de toute la bande. – Donc, il ne souffla mot et sut se procurer la liste de tous les gens arrêtés. Il éplucha les noms inscrits consultant son auxiliaire sur ceux qu’il avait pu connaître dans les prisons et au bagne.

 

Ce dernier s’arrêta à un nom :

 

– Un rude coquin, dit-il.

 

– Où l’as-tu connu ?

 

– À Toulon, où il faisait trembler la chiourme elle-même qui n’osait l’approcher. C’était la terreur de toute la chambrée.

 

En effet, le nom était ainsi annoté : Simon-Louis Lesage, dit le Vieillard, dit Jean-Victor, trente-huit ans, ouvrier fileur en coton. Condamné pour vol en 1830 à cinq ans de bagne. IL A FOURNI CAUTION.

 

(Nous devons expliquer à nos lecteurs cette dernière phrase : En 1838, les repris de justice profitaient de la loi qui les autorisait à se racheter de la surveillance et de la résidence fixée en fournissant un cautionnement. – En échange de leur argent, on leur donnait une carte de séjour. De là l’immense quantité de malfaiteurs dangereux auxquels cette facilité du rachat permettait de rester à Paris).

 

Revenons à nos policiers.

 

– Reconnaîtrais-tu bien Lesage à première vue ? demanda l’agent à son aide.

 

– Je l’aurais même oublié qu’il serait encore facile à reconnaître. À Toulon, la chiourme, qui ne trouvait plus à l’accoupler, finit par l’enchaîner à un Arabe d’une force colossale qui ne savait pas un mot de français. C’était comme si on l’avait attaché à une bête féroce. Lesage voulut lui rendre la vie dure comme aux autres. Dans un mouvement de colère, l’Arabe le prit au cou et lui mangea l’oreille. Dès lors, Lesage se tint tranquille. – Aujourd’hui, l’oreille qui lui manque fournit un joli moyen de le retrouver dans un tas.

 

– Il faut nous attacher à lui.

 

– D’autant mieux que si celui-là ne nous mène pas à ce que nous cherchons, il nous conduira quand même à des choses bien curieuses à voir.

 

Le fait de batterie, pour lequel on avait fait les arrestations dans le tapis franc, n’était pas assez grave pour motiver une longue détention. Peu à peu on relaxa les coupables, qui sortirent un à un, à vingt-quatre heures d’intervalle, sans se douter qu’à la porte de la prison il y avait deux hommes pour les reconnaître, les filer et prendre note du gîte où ils se réfugiaient.

 

Et voilà comment le jour où Lesage quittait la Préfecture, il était attendu par l’Écureuil et Lévy, en qui nos lecteurs ont sans doute reconnu l’agent et son auxiliaire.

 

Nous avons assez fait l’éloge de l’Écureuil pour être franc aussi sur ses… ou plutôt sur son défaut. Hélas ! l’homme n’est pas parfait ! Il possédait de l’intelligence, de l’ambition, de l’activité, un poignet de fer et des jarrets d’acier ; mais le malheureux avait le cœur tendre.

 

Il adorait les femmes.

 

Et, il faut l’avouer, en beau garçon qu’il était, les succès obtenu par lui l’avaient si bien grisé, qu’il ne lui était jamais venu à l’idée qu’une femme pût être cruelle plus de vingt-quatre heures.

 

Au moment de mettre la main sur le plus dangereux bandit, il aurait tourné la tête pour voir passer un minois quelque peu chiffonné.

 

Ceci connu, on comprendra le bond de surprise et d’admiration que fit l’Écureuil en voyant entrer la personne qui, nous l’avons dit, s’élança dans le cabaret au moment où il allait en sortir.

 

C’était une femme.

 

Figurez vous la plus éblouissante blonde qui se puisse imaginer. Un ravissant visage à la carnation étincelante, avec deux grands yeux noirs bien doux et une bouche petite et rose qui, entr’ouverte par l’émotion, laissait voir deux rangées de perles.

 

L’angélique expression qui animait cette figure lui donnait l’air d’une vierge de Raphaël descendue de son cadre. Bref, c’était une tête de madone sur un corps de grisette, mais gracieuse grisette.

 

Elle était émue et haletante.

 

À son entrée, l’Écureuil était le premier qui se présentait à elle :

 

– On me poursuit, protégez-moi, monsieur, lui dit-elle, d’une voix harmonieusement tremblante.

 

Puis, comme elle se sentait défaillir, elle vint se laisser tomber sur le bout du banc qu’occupait Lesage.

 

À ce moment, l’homme qui la poursuivait apparut à la porte. C’était un ouvrier menuisier portant en main sa boîte à outils.

 

L’Écureuil avait été ébloui et fasciné à la première vue de cette ravissante créature qui faisait appel à sa protection.

 

La scène s’expliquait d’elle-même. – La jeune fille avait dû être insultée et poursuivie dans la rue par le grossier et luxurieux personnage qui, resté sur le seuil du cabaret, cherchait des yeux en quel coin de la salle s’était réfugiée sa proie.

 

Il l’aperçut à la table.

 

– Eh bien, tourterelle, cria-t-il nous ne voulons donc pas embrasser le bec à Bibi ?

 

Et, tout souriant, il fit un pas pour avancer…

 

L’Écureuil en fit aussi un pour lui barrer le passage.

 

– On ne passe pas, dit-il.

 

– De quoi ? on ne passe pas ? On ne peut donc pas rire avec les belles filles, maintenant ? Dirait-on pas que celle-là est en beurre et qu’il est défendu d’y toucher ?

 

Il voulut encore avancer.

 

– On ne passe pas, répéta l’Écureuil.

 

– Nous allons bien voir, dit le menuisier en posant par terre sa boîte à outils et en relevant ses manches.

 

Lévy, qui voyait poindre une mauvaise querelle, quitta la table et vint se ranger à côté de son chef.

 

Lesage resta seul.

 

Alors l’angélique madone lui souffla vite à voix basse, sans le regarder :

 

Crible à tézigue, c’est la rousse.

 

Ce qui voulait dire : Garde à toi, Ils sont de la police.

 

III

L’Écureuil était trop bon agent de police pour que sa méfiance fût jamais complètement endormie. Avant d’entamer la lutte avec le menuisier, il eut peur d’être la dupe de son premier mouvement et il se retourna vivement. Mais il vit la jeune femme si profondément abattue par la terreur et Lesage tellement envahi par l’ivresse qui le rendait indifférent à la scène qu’il fut convaincu que ces deux êtres étaient bien étrangers l’un à l’autre.

 

Il s’apprêta donc à soutenir la lutte.

 

Mais le menuisier avait vu Lévy venir à la rescousse. Jouait-il un rôle convenu ou reculait-il devant deux adversaires, nous l’ignorons ; mais le fait est que sa jactance tomba tout à coup.

 

– Oui-dà ! fit-il, deux contre un ! Plus que ça de gardes du corps pour la princesse ! il ne manque pas de poules au marché, suffit ! on va aller rire ailleurs ; Bibi n’est pas embarrassé de placer sa figure.

 

Et ramassant ses outils, il sortit.

 

Les deux policiers n’avaient été distraits qu’une seule minute, mais elle avait suffi pour que cette seconde phrase pût être dite par la belle blonde à son voisin qui lui tournait le dos :

 

Mon chêne est débouclé de Lorcefée. Rendève à la sorgue à la piolle de Leviel[3].

 

Au moment où le menuisier disparaissait, l’Écureuil vit la jeune femme venir à lui.

 

Elle lui pressa doucement les mains et, d’une voix émue, avec le regard plein de reconnaissance elle balbutia :

 

– Merci, monsieur, vous êtes bon et courageux.

 

– Je n’ai fait que mon devoir, mademoiselle.

 

– Ah ! ce méchant homme m’avait fait bien peur.

 

– Jeune et jolie comme vous l’êtes, vous ne deviez pas vous hasarder seule en ces terribles quartiers.

 

– Je revenais de porter mon ouvrage à une cliente du quai de Béthune quand, pour fuir les propos de cet homme, j’ai couru sans savoir où j’allais et je me suis perdue.

 

Nous ne saurions exprimer avec quelle harmonieuse voix tout cela était dit à l’inflammable l’Écureuil, qui dévorait des yeux cette candide et suave figure.

 

– Mademoiselle, pour vous préserver de pareilles rencontres, laissez-moi vous reconduire jusqu’à votre porte.

 

La jeune femme rougit à cette proposition.

 

– Oh ! mademoiselle ! fit timidement le policier au désespoir d’avoir pu froisser une candeur qui s’alarmait si vite.

 

– Pardonnez-moi, monsieur, d’avoir hésité un instant. Après ce que vous avez fait pour moi, je serais ingrate en me montrant défiante. J’accepte.

 

L’Écureuil arrondit galamment le bras sur lequel vint se poser une petite main de duchesse.

 

Vieillard (ou plutôt Lesage, car nous continuerons à lui donner son vrai nom), qui avait regardé cette scène d’un air aviné, éclata de rire.

 

– Petit, dit-il, laisse donc aller la princesse. Un bon litre vaut mieux que toutes les donzelles. Veux-tu boire avec nous, la belle ?

 

Le contact de ce bandit effraya l’Écureuil pour sa belle, et, sans répondre, il se hâta de l’entraîner.

 

Après le départ de son chef, Lévy était revenu s’asseoir en face de Lesage.

 

– Tu veux donc toujours boire, vieux ? demanda-t-il.

 

– Toujours ! Est-ce que tu regrettes déjà d’avoir offert de régaler ?

 

– Non ; mais tu sors de prison, tu dois avoir des amis à visiter.

 

– Des amis, connais pas.

 

– Alors, une famille, insinua le mouchard qui tenait à le faire causer.

 

– Pouah ! la famille, une belle invention…

 

– Peut-être es-tu attendu par l’autre… tu sais celui que tu appelais un homme… un vrai homme, avec lequel tu veux faire un coup.

 

Le vin avait pu faire perdre un instant sa prudence au bandit, mais l’avis de la belle blonde l’avait complètement dégrisé, et son allure actuelle d’ivrogne était feinte.

 

– De quoi, un homme, un vrai homme… T’as donc pas deviné de qui je parlais ?

 

– Ma foi ? non.

 

– Eh bien ! cet homme-là, il est dans ta peau.

 

– Comment ! c’est sur moi que tu comptes pour butter[4], s’écria l’espion ahuri par ce coup inattendu.

 

– T’as donc cru cela ! c’était pour esbrouffer l’Écureuil. Mais avec toi, un ancien ami de Toulon, je n’ai rien de caché.

 

Lesage prit un air découragé et continua :

 

– Vois-tu, fiston, nous gagnons de l’âge. C’est bon de voler quand on est jeune : cela distrait. Mais il arrive une heure où il faut se créer une position tranquille, à l’abri des gendarmes et des juges. Alors j’ai fait mon plan et je veux que tu en profites.

 

– Merci d’avance.

 

– Si ça te convient, voilà mon projet.

 

– J’écoute, dit Lévy, croyant tenir une révélation.

 

– Tu ne le diras à personne ?

 

– Non, parle.

 

– Eh bien ! je veux me faire mouchard.

 

L’espion, qui s’attendait à une proposition d’assassinat, fit un bond de surprise. L’ivresse de Lesage était si bien jouée qu’il ne put croire être berné.

 

– Tu plaisantes, dit-il.

 

– Je plaisante si peu que je veux adresser tout de suite ma demande pour entrer dans ce régiment. Attends-moi ; je vais chercher papier et plume au comptoir.

 

Lesage, tout titubant, sa dirigea vers le comptoir placé à l’autre bout de la salle. Lévy qui le suivait de l’œil vit bien le cabaretier donner la plume et le papier mais il n’entendit pas Lesage qui disait tout bas à cet industriel :

 

– Méfie-toi du camarade qui régale. C’est lui qui a fait passer tant de pièces fausses depuis quinze jours.

 

Lesage regagna sa place, étala son papier et prit la plume.

 

– Tu vas dicter, dit-il.

 

Depuis le départ de l’Écureuil, la situation avait pris une tournure si imprévue que Lévy perdait sa présence d’esprit. Il restait bouche béante devant Lesage qui l’attendait le nez en l’air.

 

– Dicte donc, répéta ce dernier.

 

– C’est que, mon ancien, je te l’avoue, la lettre… c’est pas mon fort. Ah ! s’il n’y avait qu’à parler !

 

Lesage prit un air joyeux.

 

– Au fait, t’as raison, pas de lettre, s’écria-t-il ! Alors, nous allons partir bras dessus bras dessous à la Préfecture, nous demanderons le préfet et tu lui expliqueras mon désir d’être enrôlé.

 

– Tu es donc bien pressé ?

 

– Je veux m’endormir ce soir dans la peau d’un mouchard.

 

– En route ! fit Lévy qui comptait voir en chemin l’ivrogne changer d’idée.

 

– Alors, paye et filons.

 

Les deux buveurs se dirigèrent vers la porte près de laquelle, soutenu par ses deux garçons, se tenait le cabaretier mis en éveil.

 

Lesage passa le premier.

 

Lévy, qui connaissait les prix de la maison, tendit au cabaretier les six francs qui soldaient la dépense.

 

– Voilà ce que nous devons, dit-il.

 

Il voulut suivre Lesage déjà arrivé dans la rue.

 

– Une minute, fit le cabaretier, vérifions d’abord la monnaie.

 

Et sur un geste de lui, les deux garçons barrèrent la porte au mouchard pendant que le patron, sans se presser, faisait sonner les pièces sur les dalles, les tâtait et les comparait à d’autres tirées de sa poche.

 

– Ah ! çà, elles ne sont donc pas fausses ? demanda-t-il tout étonné à Lévy, qui trépignait d’impatience.

 

– Comment fausses ?

 

– C’est votre ami qui m’a dit que vous étiez un faux monnayeur.

 

– Lui ! s’écria le policier à qui la révélation prouva qu’il avait été la dupe de celui qu’il croyait jouer.

 

Les garçons avaient dégagé la porte.

 

Il s’élança furieux dans la rue.

 

Lesage avait disparu.

 

– Il a tourné à droite, lui crièrent les garçons.

 

– Je le rattraperai, se dit le mouchard furieux.

 

Et il prit une course insensée.

 

Au moment où il disparaissait au bout de la rue, Lesage sortait de l’allée obscure d’une maison voisine, où, sachant qu’il allait être poursuivi, il s’était caché pour laisser passer son ennemi.

 

– Si tu cours toujours par là, mon petit, nous ne risquons pas de nous cogner le front, se dit-il en riant.

 

Et, prenant aussi son pas de course, Il partit dans la direction opposée.

 

Vingt minutes après, il s’arrêtait devant la masure d’une ruelle du Gros-Caillou. – Il frappa d’une façon particulière à la porte qui lui fut ouverte par un homme à figure sinistre.

 

– Bonjour Leviel, lui dit-il, je viens causer avec Soufflard qui m’attend chez toi.

 

– Ah ! Soufflard ? balbutia Leviel.

 

– Est-ce qu’il n’est pas arrivé.

 

– Si, mais il est sérieusement occupé dans la cave avec Micaud.

 

– Ils mettent donc du vin en bouteilles.

 

– Il faudrait d’abord du vin et des bouteilles.

 

– Alors ils récoltent des champignons ?

 

– Pas précisément. Ils sont en train de s’administrer des coups de couteau.

 

IV

Pendant que le pauvre Lévy laissait échapper sa proie, son chef, le galant et sensible l’Écureuil, était bel et bien en train de devenir amoureux de la magnifique créature dont il s’était fait le cavalier servant.

 

Ils étaient à peine sortis de la rue de la Bûcherie, que la petite main qu’il tenait sous son bras l’arrêta doucement.

 

– Avant d’abuser de votre complaisance, monsieur, je dois vous avertir que je demeure bien loin.

 

– Quand ce serait au bout de Paris…

 

– Précisément, c’est au Gros-Caillou.

 

– J’y ai justement affaire et je comptais prendre une voiture.

 

Après une courte hésitation, la jeune femme consentit à monter dans un fiacre que l’agent avait arrêté au passage.

 

– Fichtre ! se dit l’Écureuil extasié qui, au moment de l’escalade du marchepied, venait de voir un ravissant petit pied et un bas de jambe divinement moulé.

 

Le tendre agent perdait la tête. Jamais dans la foule de ses conquêtes, le don Juan de la Préfecture n’avait trouvé pareil gibier.

 

Dans la voiture, la belle blonde se tint pudiquement serrée dans son coin. L’émotion rendait l’agent timide et lui paralysait même la mémoire, car il n’en put décrocher une seule de ces longues et brûlantes tirades, apprises par cœur dans le Parfait Secrétaire des Amants, avec lesquelles il fascinait ses victimes habituelles.

 

Il ne trouva que des questions banales et, quand la voiture fut arrivée au terme de sa course, le hardi Lovelace n’avait pas encore prononcé un mot d’amour.

 

Il savait seulement que la jeune fille, orpheline de parents morts dans la misère après avoir été riches, vivait de son travail de brodeuse dans une modeste chambre de la maison devant laquelle le cocher venait d’arrêter ses chevaux.

 

La jeune fille descendit la première, tira une clé de la poche de son tablier et ouvrit la porte.

 

L’Écureuil touchait à peine terre, au sortir de la voiture, qu’elle lui dit de cette mélodieuse voix qui chatouillait si doucement l’oreille du policier :

 

– Je n’oublierai jamais le service que vous avez rendu à une pauvre fille sans protecteur.

 

Et avant que l’amoureux pût la retenir, elle disparut derrière la porte, qui se ferma sur le nez de l’agent stupéfait.

 

– Chou-blanc ! mon bourgeois, lui cria la voix moqueuse du cocher, riant de la mine effarée de son client resté immobile devant cette porte qui, en se refermant, interrompait net une aventure qu’il se promettait si belle.

 

Après avoir payé le cocher qui partit, l’Écureuil revint devant la porte. Nous l’avons dit, c’était un gaillard opiniâtre qui lâchait difficilement prise.

 

– Cela ne peut finir ainsi, grommela-t-il, je sens que je suis fou de cette femme, Je veux la revoir. Allons, décidément, il faut que j’entre.

 

Il souleva deux fois le vieux marteau en fer rouillé qui pendait à la porte, et il écouta. Il entendit à l’intérieur un grincement de serrures et de gonds.

 

– On vient, pensa l’Écureuil ; je vais me précipiter pour que ma belle, effarouchée en me voyant, n’ait pas le temps de me fermer la porte une seconde fois sur le nez.

 

Au même moment la porte s’ouvrit et l’agent s’élança.

 

L’entrée donnait sur un corridor qui s’éclairait seulement par la porte.

 

À peine l’Écureuil eut-il le pied dans le couloir, que la porte fut vivement refermée et qu’il se trouva dans l’obscurité avant d’avoir pu voir qui lui avait ouvert.

 

– Sapristi ! se dit-il, j’entre dans un four.

 

Le malheureux n’avait pas fini sa phrase qu’il recevait en pleine poitrine une vigoureuse poussée qui lui fit perdre l’équilibre et le fit reculer de trois pas. Tout à coup le terrain manqua sous ses pas, il roula sur les marches d’un escalier raide et s’étala meurtri sur un sol mou et humide.

 

On venait de précipiter l’agent dans une cave qui s’ouvrait sur l’un des côtés du couloir. Le bruit d’une lourde porte et de verrous tirés lui montra qu’on l’enfermait dans ce noir caveau sans le moindre soupirail.

 

L’agent était réellement brave.

 

Il se releva moulu, et non effrayé.

 

– Pris au traquenard ! se dit-il. Ah ! Il a une jolie poigne, celui qui m’a fait débouler dans ce pot à l’encre ; je l’en félicite. Quel peut être ce gaillard-là ? – À coup sûr, c’est quelque amant jaloux, qui m’aura vu ramener la belle blonde… Un amant, non, son air est trop candide pour lui supposer un amant… c’est plutôt un soupirant ou un fiancé rageur… mais vigoureux. Quelle poigne ! – Cela commence bien… J’aurai de l’agrément à courtiser cette blonde pour peu que cela continue sur cet air-là. – Voyons où je suis.

 

Pendant ce monologue, l’Écureuil avait marché jusqu’à ce qu’il fût arrêté par un mur. Il le suivit en tâtant la pierre.

 

– Bien je suis dans une cave entièrement vide… Ah ! voici un angle… continuons… un autre… qu’est-ce que cela ?

 

Il venait de heurter du pied la première marche de l’escalier qu’il avait si brusquement descendu sur le dos. Il le monta en comptant vingt-sept marches. Alors, il sentit sous sa main, le bois d’une porte, bois dur et épais, car il résonna sourdement sous un coup sec de son doigt. – Il chercha vainement à l’ébranler, mais la ferrure était bonne.

 

À ce moment, le prisonnier entendit dans le couloir un bruit de pas nombreux, puis une voix qui disait :

 

– Dans une demi-heure, vous descendrez relever le mort.

 

– Bigre ! pensa l’Écureuil, on vient m’assassiner ! allons ! Jusqu’à ce jour, les blondes m’avaient mieux réussi que cela. J’avais bien raison de dire que c’était un fiancé rageur.

 

Il redescendit vite l’escalier pour gagner à tâtons un coin où il pût mieux se défendre.

 

Puis il tira son couteau et attendit.

 

La porte s’ouvrit lourdement.

 

– Passe, Micaud, fit la même voix.

 

– Micaud. Voici un nom bon à me rappeler, si j’en reviens, se dit l’agent.

 

On entendit un homme descendre l’escalier.

 

– Maintenant, à mon tour, ajouta la voix.

 

– Il paraît qu’ils sont deux ; je vais avoir double besogne, pensa l’Écureuil en serrant plus fort son couteau.

 

Le pas du second homme sonna sur les marches.

 

Arrivé au bas, il cria :

 

– Eh ! là-haut, vous autres ! allez-vous-en et laissez-nous nous amuser un peu gentiment pendant une demi-heure.

 

– Me trouer la carcasse, il appelle cela s’amuser gentiment… Mazette ! il aurait bien pu me consulter avant, se disait l’Écureuil dans son coin ; heureusement que je suis de la nature du pélican : quand on l’attaque, il se défend. – Sapristi ! voilà une blonde qui va me revenir cher… Il est vrai que c’est un vrai régal de préfet de police.

 

En agent dévoué, l’Écureuil ne voyait rien au-dessus de son chef, et il croyait faire ainsi le plus bel éloge de la blonde.

 

Au milieu de l’obscurité, la voix reprit :

 

– Ainsi, Micaud, nos conditions sont bien arrêtées ! On étouffera tous cris pouvant attendrir les camarades.

 

– Oui, fit Micaud.

 

– Pieds, poings, dents, couteau, tout est bon ?

 

– Convenu !

 

– Et on finira sans scrupule l’ennemi à terre ?

 

– Sans scrupule.

 

– Alors, comme ta voix m’indique où tu es en ce moment, fais dix pas à droite ou à gauche dans l’obscurité, et puis défends bien ta peau.

 

– Tiens, tiens, pensa l’Écureuil, il paraît que la petite fête ne me regarde en rien ; je ne suis que public. Ça va être drôle !

 

– Un instant encore, dit Micaud ; il est bien entendu que si je te tue, les camarades ou Alliette ne te vengeront pas. Sans cela je n’accepte pas le duel.

 

– Il est trop tard pour reculer. On m’a répété que, tant que j’étais à la Force, tu parlais de me tuer à ma sortie pour t’avoir enlevé Alliette. Aussitôt libre, je t’ai offert de contenter ton envie. Tu as prétendu que les amis me protégeraient pendant la lutte et tu as voulu le combat à huis clos, dans l’obscurité pour frapper sans pitié. J’ai accepté. Maintenant, il faut jouer du couteau, mon bonhomme, ou je croirai que tu n’as pas une si grande envie de me tuer que tu le disais.

 

– Tu vas le voir, lâche chien que j’ai nourri logé et habillé à sa sortie du bagne et qui m’a récompensé en m’enlevant ma maîtresse.

 

– D’abord Alliette ne t’aimait pas. Tu la fatiguais avec ta stupide jalousie, toi qui lui écrivis un M à la craie sous la semelle de ses bottines pour voir si elle ne sortait pas en ton absence.

 

– Ce n’est pas vrai !

 

– Je lui ai fait : Psitt ! et elle est venue à mon logis de la rue de Seine.

 

– Elle t’a suivi par crainte.

 

– Elle t’a quitté par mépris. Elle prétend que tu laisses trop les camarades marcher en avant.

 

– Tu mens ! J’ai fait avec Leviel le vol Pellerin de la rue des Abattoirs ; 21,000 francs d’un coup de filet. Avec Lemeunier, j’ai dévalisé le peintre de la rue des Boulangers. Tout seul, à Neuilly, J’ai déménagé le général Dupont. N’étais-je pas avec toi pour le bijoutier Laroche de la rue Racine ? 53,000 francs en six mois ?

 

– Comme on apprend à tout âge, se disait l’Écureuil, qui, dans son coin, faisait ses efforts pour loger tous ces noms en sa mémoire.

 

– Non, non, reprit Micaud, Alliette ne t’aime pas.

 

– Ce n’est pas ce qu’elle m’a dit ce matin, répliqua la voix avec une intonation fatuitement railleuse.

 

Cette phrase exaspéra Micaud.

 

– Défends toi, chien maudit !

 

– Enfin, tu te décides !

 

Le silence se fit.

 

Malgré la précaution, prise par les adversaires, d’étouffer le bruit de leur marche, l’Écureuil les entendait se chercher dans l’ombre.

 

Un d’eux vint à lui. Un pas de plus, il allait l’effleurer, quand, tout à coup, il s’arrêta et attendit.

 

Au souffle très léger de sa respiration retenue, l’agent devina que cet homme lui tournait le dos.

 

– Tiens se dit-il, il me vient une idée !

 

V

Nous avons laissé Lesage, échappé à la surveillance de l’espion Lévy, arrivant à la porte de Leviel, et apprenant de ce dernier, qui était venu lui ouvrir, à quel genre d’occupation Micaud et Soufflard se livraient dans la cave.

 

– Tonnerre ! hurla Lesage, pourvu que ce chafouin de Micaud ne me tue pas Soufflard !

 

– Sois donc calme, Soufflard est un vrai veinard ; c’est Micaud qui avalera le mauvais coup.

 

– Il y a longtemps qu’ils sont là dedans ?

 

– Dix minutes à peine, et ma consigne est d’y descendre au bout d’une demi-heure.

 

Ces phrases avaient été échangées sur le seuil de la porte :

 

– Entre vite, l’ancien, ajouta Leviel, la police nous remouche ferme et il est malsain de causer en plein air. Allons rejoindre les autres qui attendent là-haut.

 

Lesage suivit Leviel dans le couloir que ce pauvre l’Écureuil avait trouvé si sombre, mais qui, en ce moment, était éclairé par une lanterne placée sur la dernière marche de l’escalier conduisant à l’étage supérieur.

 

Lesage, qui connaissait les êtres, s’étonna de ce luminaire :

 

– C’est donc comme dans le grand monde ? on éclaire les vestibules.

 

– Non, j’ai préparé d’avance la lanterne pour descendre tout à l’heure dans la cave chercher le corps.

 

Une vaste salle occupait tout le premier étage de cette bicoque qui était un des dix refuges où se cachait la terrible bande que la police cherchait depuis si longtemps.

 

L’ameublement était des plus primitifs. Des bancs et des tables encore chargées de bouteilles vides et d’assiettes sales. Tout un côté de la pièce était rempli par une large litière de paille sur laquelle étaient couchés deux hommes, qui se levèrent à l’entrée de Leviel. Le reste de l’ignoble société se composait encore de trois hommes, quatre femmes et un jeune garçon d’une douzaine d’années.

 

L’entrée de Lesage fit sensation.

 

– Tiens, c’est Lesage !

 

– Bonjour, frangin[5], s’écria une des femmes.

 

– Bonjour, m’n’oncle, glapit le gamin.

 

– Ah ! c’est toi, moucheron, fit Lesage en pinçant l’oreille de son neveu, es-tu toujours travailleur ?

 

– Demande à la vieille.

 

Par « la vieille » l’enfant désignait sa mère, affreux type de la marchande à la toilette de bas étage, celle qui, à son entrée, avait appelé Lesage son frère.

 

Cette femme, qui joue un rôle important dans le drame que nous avons entrepris de conter, mérite quelques lignes particulières.

 

Jeanne Lesage, veuve Vollard, était un des plus utiles agents de la bande. Tantôt porteuse de pain, tantôt femme de ménage ou revendeuse à la toilette, elle pénétrait dans les maisons, étudiait les habitudes et le logis de ses pratiques, prenait l’empreinte des serrures et préparait les vols. En un mot, elle était l’éclaireuse de la bande. – Ce n’était pas la seule industrie de cette mégère ; elle y joignait encore la profession de vendeuse d’enfants.

 

Sa clientèle était surtout composée de ces mendiantes des rues qui font, de leur prétendue maternité, un moyen d’exciter la charité des passants. – La veuve Vollard n’aurait sans doute pu fournir aux nombreuses demandes des pratiques, sans l’adresse avec laquelle son fils, l’aimable moucheron, savait faire le marché.

 

Cette expression sera suffisamment expliquée par la réponse faite à Lesage, demandant si son neveu était toujours travailleur.

 

– Oh ! oui, il est travailleur ; on peut bien dire qu’il fait la gloire de sa pauvre mère. Depuis quinze jours, il en est à son troisième enfant volé.

 

Tout à coup, elle se mit à rire.

 

– Ah ! j’en ris encore, quand je pense comme il a été futé pour le dernier poupard. Je vois toujours le grand imbécile de larbin qui traînait le môme au soleil dans sa petite voiture sur la route de Saint-Denis. – Par un bonheur du ciel, en montant le faubourg, mon Alfred avait décroché une paire de souliers à la devanture d’un gnaff. – Savez-vous la drôle d’idée qu’il a eue, ce bijou ?

 

– Non, va, conte toujours.

 

– Nous avions dépassé le larbin et sa brouette. Voilà mon Alfred qui jette un de ses souliers au milieu de la route, et nous filons. Le larbin arrive et voit le soulier. Tout neuf ! c’était tentant. Mais c’était un Saint-Difficile ; monsieur aurait voulu avoir la paire. Il se met à tourner et retourner la tête pour voir si l’autre n’est pas dans les environs. Enfin il se décide à abandonner le soulier et à continuer sa route.

 

– Il aurait dû le prendre pour en faire cadeau à un invalide manchot d’une jambe, dit un auditeur.

 

– Bref, il le laisse. Deux cents mètres plus loin, il rencontre le second soulier, que mon Alfred avait mis sur son chemin. Ça lui faisait la paire. Alors, voilà mon homme, après l’avoir ramassé, qui range sa petite voiture sur le bas côté de la route et qui prend sa course pour aller rechercher le premier soulier. – Quand il est revenu, son petit était effarouché. J’en ai fait soixante francs et, le soir, j’ai payé les Funambules à Alfred. – Oh ! oui, j’en suis fière de mon Alfred. Viens embrasser ta mère…

 

– Zut ! j’aime mieux embrasser la Sophie, répliqua le précoce galopin.

 

La Sophie, dite la Mauricaude, était une des trois autres femmes qui faisaient partie de la bande de voleurs.

 

Après ces épanchements de famille, Lesage vint serrer la main aux cinq hommes qui l’avaient laissé d’abord écouter le récit des exploits de son neveu.

 

Nous citerons simplement le nom de ces hommes que le procès fera plus tard mieux connaître, tous hardis coquins bien dignes d’aller de pair avec Lesage. C’étaient Bicherelle, Champenois, Marchal, et Calmel dit le Pendu, car, en Angleterre, où il avait voyagé, il avait si bien mérité de la justice anglaise, qu’elle l’avait trouvé bon à accrocher au bout d’une corde, et il avait été exécuté. Miraculeusement ressuscité, le bandit n’avait été nullement corrigé par cette terrible épreuve. – Ancien pion de collège, le Pendu était l’orateur et le secrétaire de la société.

 

Quant au cinquième homme, ce n’était pas la première fois de la journée qu’il se rencontrait avec Lesage, car ce dernier l’aborda par un :

 

– Merci ! Lemeunier, à charge de revanche.

 

– Tu t’es donc débarrassé de ton second mouchard ? demanda celui qui venait d’être appelé Lemeunier.

 

– Pas assez malin pour moi.

 

– Crois-tu que nous avons assez bien joué notre rôle, Alliette et moi ? hein ! la comédie a été bonne ?

 

On l’a reconnu : Lemeunier était l’ouvrier menuisier que nous avons vu remplir le personnage du poursuivant dans la scène du cabaret, qui avait trompé l’Écureuil et mis Lesage sur ses gardes.

 

– Ah çà ! demanda Lesage, comment êtes-vous tombés si à pic ?

 

– Voilà, Je répare le plancher d’un bourgeois chez lequel j’ai un bon coup à faire. J’en ai parlé à Alliette qui a voulu voir par elle-même. J’avais prévenu ce matin le bourgeois que je ne ferais qu’une demi-journée, parce que ma sœur viendrait me chercher pour affaires de famille. Quand mon homme a vu Alliette, Il est devenu un tison.

 

– « Oh ! que c’est beau ici ! » s’écriait Alliette.

 

L’autre ne se l’est pas fait dire deux fois pour lui proposer de visiter son bazar. D’une chambre à l’autre, il proposait dîner, spectacle, bijoux, tout le tremblement. Mais plus il devenait galant, plus Alliette le lui faisait à l’ingénuité ; elle était tellement émue qu’elle s’appuyait de la main sur tous les meubles… juste à l’endroit de la serrure. Quand elle eut fini de prendre l’empreinte des serrures avec la cire qu’elle avait dans la paume de la main, elle arriva me chercher dans la pièce où je ramassais mes outils. Le bourgeois lui avait arraché la promesse qu’elle reviendrait. Pour ce qui est de ça, Alliette reviendra, mais je doute qua le bourgeois soit chez lui ce jour-là. – Nous nous en retournions par le quai, quand Alliette t’a vu de loin en compagnie, et comme elle connaît toute la Sainte Rousse, elle m’a dit : « Lesage barbotte en pleine police sans s’en douter, il faut le tirer du pétrin. » Et aussitôt elle a inventé son boniment de la jeune fille poursuivie et persécutée.

 

– Qu’est devenue Alliette ?

 

– Je n’en sais rien. J’étais parti en avant.

 

– Hé ! vous autres, cria la veuve Vollard, la demi-heure fixée par les combattants est écoulée.

 

Les hommes se levèrent aussitôt.

 

Tout à coup ils restèrent immobiles.

 

Un vacarme de coups retentissants, mêlés de jurons étouffés, éclatait à l’étage inférieur.

 

Une minute s’écoula pendant laquelle les bandits écoutèrent en silence le fracas qui retentissait en bas.

 

– On dirait que ce n’est pas à la porte de la rue, souffla Lesage.

 

– C’est plutôt à celle de la cave, dit Leviel.

 

À ce moment, les jurons recommencèrent de plus belle.

 

– Mais c’est la voix de Soufflard, dit la veuve Vollard.

 

Le moucheron sortit doucement sur le palier et reparut aussitôt.

 

– Rentrez votre taff[6], mes gros pères ! cria-t-il ; c’est bien Soufflard qui fait tout ce boucan-là.

 

Ils s’élancèrent dans l’escalier pour gagner la porte de la cave.

 

La lanterne était toujours à sa place.

 

– C’est singulier, dit Leviel, la porte est fermée à barre et j’avais seulement poussé les battants.

 

Il fit jouer la ferrure et, par l’ouverture béante, s’élança un homme écumant de rage et le couteau au poing.

 

C’était Soufflard.

 

– Où est le lâche ? hurla-t-il.

 

– Qui ça ?

 

– Micaud, mille tonnerres !

 

– Tu ne l’as donc pas tué ?

 

– Pendant que je le cherchais dans l’obscurité, le chien a profité de ce que vous n’aviez pas verrouillé la porte, pour remonter l’escalier et s’enfuir après m’avoir enfermé.

 

– Mais nous n’avons pas vu Micaud.

 

– Alors il a quitté la maison pour nous aller dénoncer.

 

– Il ne peut encore être bien loin, poursuivons-le, dit Lesage.

 

Le Pendu et le Champenois ouvrirent la porte de la rue à la hâte ; mais, au lieu de s’élancer, ils reculèrent.

 

Ils se trouvaient en présence de la belle Alliette qui, au même moment, allait entrer dans la maison.

 

Elle portait un paquet sous le bras.

 

La vue de Soufflard, le couteau en main, et l’air troublé des autres lui révéla tout à coup un événement grave.

 

– Qu’y a-t-il donc, Victor, et pourquoi ce couteau ? demanda-t-elle de sa douce voix à son amant.

 

– Rien, mon enfant, rien.

 

– Je veux le savoir, dit-elle d’un ton sec.

 

Un seul être avait su dompter la bête féroce qu’on appelait Soufflard, c’était Alliette.

 

Il ne put résister à l’ordre donné :

 

– Eh bien, Alliette, apprends que depuis longtemps Micaud, furieux de ce que tu me préférais, me fatiguait avec ses menaces de mort. Il y a une heure, je lui ai proposé de régler notre querelle au couteau, et il a accepté. Alors nous sommes descendus dans la cave…

 

À ce mot, Alliette bondit de surprise :

 

– Dans la cave, dis-tu ?

 

– Mais oui.

 

– Et vous n’y avez rien vu ?

 

– Nous étions dans l’obscurité.

 

Tous les bandits regardaient d’un air étonné la physionomie inquiète de la belle blonde.

 

– Continue, dit-elle à Soufflard.

 

Celui-ci conta la lâcheté de Micaud, qui s’était enfui après l’avoir enfermé.

 

Alliette secoua la tête.

 

– Erreur, Micaud est en bas.

 

– Allons donc ! à cette heure il est en train de nous dénoncer.

 

Alliette fit encore un signe négatif.

 

– Non, Micaud ne dénoncera plus personne, et je vous répète qu’il doit être en bas. Au fait, c’est facile à voir, Leviel donne-moi la lanterne.

 

Leviel obéit.

 

Suivie de tous, elle descendit l’escalier.

 

Arrivée dans un angle de la cave, elle s’arrêta et baissa la lanterne.

 

– J’en étais sûre, dit-elle.

 

Tous poussèrent un cri d’étonnement.

 

Immobile et raidi, Micaud était étendu par terre.

 

– Il se sera évanoui de peur, dit Lesage.

 

Pour toute réponse, Alliette promena sa lumière sur la face de Micaud.

 

Les lèvres étaient bleues, la langue un peu sortie et une trace brune lui cerclait le cou.

 

– Alors, qui donc s’est enfui ? s’écria Soufflard.

 

– Celui qui a étranglé Micaud.

 

– Mais quel est-il ?

 

– Un raille[7] trop curieux que j’avais mis ici au frais. Je ne vous avais pas prévenus parce que je ne pensais pas que vous descendriez dans la cave juste pendant que j’allais chercher cela.

 

Et, tout en parlant, Alliette dépliait le paquet qu’elle avait sous le bras.

 

– Un sac ! s’écria Lemeunier surpris.

 

– Oui, un sac, pour y enfermer ce soir mon raille, afin de le porter à la Seine quand vous l’auriez refroidi, ajouta la belle blonde avec cette même harmonieuse voix qui charmait tant l’amoureux l’Écureuil.

 

Soufflard restait en arrêt devant le corps du défunt Micaud.

 

– Est-ce que tu le regrettes ? demanda Lesage.

 

– Il avait quelque chose de bon.

 

– Bah ! quoi donc.

 

– Sa redingote.

 

– Alors, prends-la.

 

En une minute le vêtement fut retiré.

 

– Je veux garder un souvenir de mon pauvre ami, dit Lemeunier, en lui ôtant sa cravate.

 

Le moucheron s’était aussi approché :

 

– Il a peut-être de quoi m’acheter un homme pour la conscription.

 

L’enfant eut beau tâter tous les goussets et les poches, il ne récolta pas plus de seize sous.

 

Cette pauvreté étonna Soufflard qui murmura :

 

– C’est bien singulier, Micaud ne dépensait pas un sou de ses parts de vols, et il n’a rien sur lui. Il faudra que je trouve l’endroit où il cachait son argent !

 

Micaud, qui, de son vivant, était exécré dans la bande, se trouva subitement, après sa mort, avoir tant d’amis qui voulaient conserver un souvenir de lui que son cadavre allait être complètement dépouillé sans Alliette, qui s’écria tout à coup :

 

– Haut les pattes ! mes gars. Croyez-vous donc que le raille qui a refroidi Micaud se soit enfui de la cave pour chercher ses puces. Dans une heure il sera ici avec toute sa séquelle et il y fera trop chaud pour nous. En avant les baluchons[8] et détalons.

 

Le péril était imminent. En dix minutes, les paquets furent prêts et on abandonna la masure dont tout le mobilier ne valait pas vingt francs.

 

VI

Alliette avait dit vrai, car, une heure plus tard, l’Écureuil arrivait. Seulement il connaissait trop les habitudes des voleurs pour ignorer que ceux-ci ne l’attendraient pas. Il avait dédaigné un renfort inutile, et ne s’était fait accompagner que du seul Lévy, tous deux bien armés et chacun impatient de venger l’échec particulier qu’il avait subi.

 

Ainsi que l’avait prévu l’Écureuil, la masure paraissait être déserte. Lévy crocheta la porte et les deux agents entrèrent. – Pièce par pièce, ils firent leur perquisition partout sans trouver autre chose que la litière de paille, la table et les bancs.

 

Disons-le. Malgré ce que, dans le caveau, il avait appris par les combattants sur le monstrueux passé d’Alliette, malgré la façon dont il en avait été traité, le policier songeait à cette belle créature dont la beauté et la voix l’avaient enivré, et il avait espéré trouver là quelque souvenir de celle dont la pensée le mordait toujours au cœur.

 

Pendant que Lévy visitait les mansardes, le pensif l’Écureuil redescendit l’escalier.

 

La porte de la rue, grande ouverte, éclairait maintenant le sombre couloir, et l’agent vit un point lumineux qui piquetait le sol. À coup sur, un objet quelconque, à face polie, devait ainsi réfléchir la lumière.

 

L’Écureuil le ramassa.

 

C’était un médaillon. Une face en verre lui laissa voir les cheveux blonds qui s’y trouvaient enfermés, et sur l’autre face, en or plein, il lut gravées les deux lettres E. A. entrelacées.

 

Sans savoir pourquoi, l’Écureuil eut la conviction qu’il avait trouvé un bijou appartenant à Alliette ; un souvenir qui devait lui être cher et lui rappeler un des rares moments purs de sa sinistre existence. Il la vit d’avance revenant dans la masure pour y chercher, à genoux, coin par coin, ce médaillon perdu.

 

Il se persuada qu’une sincère reconnaissance récompenserait celui qui lui rendrait le bijou regretté.

 

Alors l’Écureuil, sans bien se rendre compte de ce qu’il faisait, tira son couteau, et, dans le plâtre du mur du couloir, il grava ces deux mots : Médaillon trouvé.

 

Il finissait à peine quand l’escalier résonna sous les pieds de Lévy, qui venait rejoindre son chef.

 

Il avait apporté une lanterne sourde qu’il alluma, et les deux policiers descendirent dans la cave qui leur restait seule à visiter.

 

Le corps, en partie dépouillé, gisait sur le sol.

 

– Lévy, je te présente feu M. Micaud, dit l’Écureuil.

 

– Il faut le transporter là-haut pour le procès-verbal et l’enquête de l’autorité.

 

– Prends-le par les pieds, je me charge de la tête.

 

Ils se baissèrent pour le saisir.

 

L’Écureuil s’arrêta subitement.

 

– Tiens ! il n’est pas mort ! s’écria-t-il.

 

En effet, Micaud venait de rouvrir les yeux.

 

Sous la poigne de l’Écureuil, l’asphyxie n’avait sans doute pas été complète, et Lemeunier, en volant à Micaud la cravate qui lui serrait le cou, lui avait sauvé la vie.

 

Les deux agents le soulevèrent sur son séant et l’adossèrent à la muraille.

 

À mesure que Micaud revenait à lui, il retrouvait le souvenir clair et précis du passé. Sa querelle avec Soufflard, la descente dans la cave, leurs mutuelles injures, il se rappelait tout jusqu’au moment où, la gorge prise dans un étau de fer, Il avait été si vigoureusement étranglé qu’il n’avait pu pousser un seul cri.

 

En même temps que la vie, il reprenait aussi sa haine pour Soufflard, haine doublée par la rage d’avoir été vaincu ; car, ignorant la présence de l’Écureuil dans la cave pendant le combat, il était convaincu que c’était à Soufflard qu’il devait son étranglement.

 

Seulement, une chose l’intriguait. Il ne comprenait pas comment il se trouvait maintenant en présence de deux étrangers quand, une heure avant, la maison était peuplée de tous ses complices.

 

Micaud était trop fin matois pour faire des questions. – Il étira ses bras, esquissa un bâillement, et jouant l’homme satisfait :

 

– Ah ! ah ! fit-il j’ai bien dormi. Ce petit somme m’a guéri ma migraine.

 

– Tu veux faire le malin, toi, se dit l’Écureuil, nous allons rire.

 

L’Écureuil, bien décidé à faire parler Micaud, reprit à haute voix :

 

– Tiens, mon bon monsieur, vous aviez donc la migraine ?

 

– Oui, il fait si chaud que je m’étais dit qu’en allant dormir une heure dans la cave, bien au frais, cela me remettrait.

 

– Mais comment se fait-il que la vieille dame ne nous ait pas prévenus ?

 

– Quelle vieille dame ?

 

– Celle qui nous a loué la maison, la propriétaire.

 

– Ah ! oui, ma femme.

 

– Votre femme ? mais alors vous êtes donc mon propriétaire.

 

– Comme vous le dites, mon garçon.

 

– Ah ! elle est ronde en affaires, votre dame. Figurez-vous que je m’en allais le nez en l’air cherchant les écriteaux. Elle était sur le pas de la porte, et, en me voyant, elle a deviné que je cherchais à louer une maison. Ah ! nous n’avons pas été longs à conclure.

 

– C’est sans doute la veuve Vollard qui aura joué le tour à cet imbécile, se dit Micaud.

 

Et comme il était anxieux de savoir ce qu’étaient devenus ses complices, il ajouta à haute voix :

 

– Ah ! çà, que sont devenus les autres ?

 

– Quels autres ?

 

– Mes précédents locataires.

 

– Ah ! les riches Anglais ?

 

– Comment savez-vous qu’ils étaient de riches Anglais ?

 

– C’est votre dame qui me l’a dit. Elle m’a conté que leur ambassadeur était venu leur dire qu’on les demandait tout de suite en Angleterre. Ils n’ont eu que le temps de payer et de partir.

 

– On n’est pas plus bête que ce garçon-là, pensait Micaud, qui s’amusait fort dans son rôle.

 

– C’est alors que votre dame m’a loué au moment où je passais, cherchant un local pour y installer mes dépôts de fromages.

 

Micaud prit un air mécontent.

 

– Pouah ! fit-il, je m’étais toujours bien promis de ne jamais louer à un marchand de fromages… Enfin, soit ! puisque ma femme vous a donné parole, je ne reviens pas dessus.

 

– Donc, continua l’Écureuil, c’est en descendant avec mon premier commis dans cette cave, pour voir si elle n’était pas trop chaude pour mes fromages, que je vous ai trouvé dormant.

 

– Oui, pour ma migraine.

 

– Une fière migraine ! elle vous faisait rudement tirer la langue.

 

– C’est que ma cravate me gênait un peu.

 

– Mais, mon cher propriétaire, je vous ferai remarquer que vous n’avez aucune espèce de cravate.

 

Jusqu’à ce moment, Micaud, absorbé par l’unique désir de savoir ce que ses complices étalent devenus, n’avait pas remarqué ce que son habillement offrait d’incomplet. L’observation de l’Écureuil sur sa cravate appela son attention.

 

Alors il vit qu’il se trouvait aussi en manches de chemise.

 

En un instant, il fut dressé sur ses pieds, et, pâle, égaré, il s’écria d’une voix coupée par la plus poignante anxiété :

 

– Ma redingote ! où est ma redingote ?

 

– Nous ne l’avons pas vue.

 

– Les misérables me l’ont volée !

 

– Quels misérables… les riches Anglais ?

 

Cette question rappela Micaud à lui-même. Le sang-froid lui revint, et, malgré l’émotion violente qu’il éprouvait (plus tard nous en dirons la cause), il eut la force de sourire :

 

– Suis-je fou, dit-il, j’oublie que j’ai placé ma redingote sur un fauteuil de mon salon pour que ma femme lui recouse un bouton. Je vais aller la reprendre.

 

Il prit un ton protecteur :

 

– Allons, je vous laisse, mon brave garçon. Je compte que vous serez un locataire bien exact, car je vous avoue que j’ai la manie d’aimer à être payé exactement. À part cela, doux à vivre.

 

Et Micaud se dirigea vers l’escalier.

 

Il lui tardait de rejoindre la bande.

 

– Pardon, mon cher propriétaire, fit l’Écureuil.

 

Micaud se retourna.

 

– Je vous vois si peu habillé pour sortir dans la rue, poursuivit l’Écureuil, que, si j’osais…

 

– Osez, mon cher locataire.

 

– Je vous offrirais quelque chose pour compléter votre toilette.

 

Micaud crut qu’il allait lui donner son paletot.

 

– Que voulez-vous m’offrir ?

 

– Tenez, ceci.

 

Micaud sauta de terreur à cette vue.

 

L’Écureuil lui tendait une paire de menottes.

 

Le bandit voulut résister, mais les deux agents en eurent beau jeu et l’attachèrent en un instant.

 

– Là, fit l’Écureuil, maintenant que vous voilà un peu vêtu, causons en amis, mon cher Micaud.

 

– Je ne m’appelle pas Micaud, entends-tu, mauvais mouchard, hurla le misérable furieux.

 

– Ah ! ce n’est pas gentil. Je vous ai laissé faire à votre aise le propriétaire, et vous boudez maintenant que c’est à mon tour de rire.

 

Micaud ne trouvait plus qu’il n’y avait pas aussi bête que ce garçon. Il vit qu’il fallait jouer serré et il reprit son calme.

 

– Pourquoi m’arrêter ? On n’a rien à me reprocher.

 

– C’est ce que je disais ce matin à mon chef quand il m’a signé l’ordre, mais il m’a parlé de je ne sais quelle affaire de la rue des Abattoirs, 21,000 francs d’un seul coup de filet, reprit l’Écureuil en répétant textuellement tout ce qu’il se rappelait avoir entendu au moment du duel manqué.

 

– Ce n’est pas vrai !

 

– Il y a aussi un peintre dévalisé dans la rue des Boulangers et un général volé, pendant la nuit, à Neuilly.

 

– Mensonges !

 

– J’en suis persuadé ; mais on ne peut empêcher les mauvaises langues de jacasser ; ce sont elles aussi qui racontent, le vol de la rue Racine : un beau coup, ma foi !

 

On voit que maître l’Écureuil avait bonne mémoire.

 

Ignorant que c’était de lui-même que l’agent avait appris ces renseignements, Micaud, en le reconnaissant si bien instruit, crut avoir été trahi par un complice et cessa de nier.

 

– Quelle est la crapule qui m’a dénoncé ? demanda-t-il.

 

– Oh ! crapule ! comme vous traitez mal votre meilleur ami !

 

Micaud ne pouvait comprendre la plaisanterie.

 

– Mon ami ! lui ! allons donc ! Je lui mangerais plutôt la figure… car, j’en suis certain, j’ai été trahi par cette canaille de Soufflard.

 

L’Écureuil guettait ce nom de Soufflard ; – on se le rappelle, il n’avait pas été prononcé une seule fois dans le duel. – Le policier avait bien entendu parler l’inconnu de son domicile de la rue de Seine, mais il n’avait pu savoir comment il s’appelait.

 

En entendant le nom de Soufflard, l’Écureuil prit le ton indifférent.

 

– Soufflard ? fit-il, ah ! oui, celui qui vous a soufflé la belle Alliette.

 

– L’infâme gredin !

 

– La donzelle paraît beaucoup l’aimer.

 

Micaud écumait de rage et de jalousie.

 

L’Écureuil continua d’appuyer sur la corde sensible de son prisonnier.

 

– Ah ! c’est un beau couple ! car il est joli garçon, ce Soufflard… je les ai vus un jour, on aurait dit deux tourtereaux… ils entraient à je ne sais quel numéro de la rue de Seine.

 

– Au numéro 21, lâcha involontairement Micaud, égaré par la jalousie.

 

– Ah çà, mon cher Micaud, poursuivit l’Écureuil, qui venait de pincer le numéro au vol, pourriez-vous me dire comment, possédant une aussi ravissante maîtresse, vous vous l’êtes laissé enlever par Soufflard… il est vrai qu’il est plus bel homme que vous.

 

Micaud secouait ses menottes avec rage.

 

– Être pris ! hurlait-il, quand je ne songeais qu’à me venger !

 

– Comment ? vous haïssez donc bien votre ami Soufflard ?

 

– À mort !

 

– Tant que ça ?

 

– Quitte à y monter moi-même, je le conduirais à la guillotine.

 

– Oh ! oh ! fit l’Écureuil, si vous avez de si belles dispositions, nous sommes bien près de nous entendre tous les deux.

 

Et après un court instant de silence, durant lequel on put entendre un soupir d’espoir poussé par le bandit, l’Écureuil ajouta :

 

– Mon cher monsieur Micaud, j’ai une jolie petite proposition à vous faire.

 

VII

En quittant la bicoque du Gros-Caillou, la bande s’était divisée par deux et par trois, et rendez-vous avait été assigné pour le soir : Au Franc-Roulier, ignoble auberge tenue, à la barrière de Fontainebleau, par le principal recéleur de la troupe.

 

Alliette, au bras de Soufflard, se dirigea vers l’École militaire. Vingt pas en avant, marchaient Champenois, Lemeunier et Calmel-le-Pendu. Vingt pas en arrière, suivaient Leviel et Lesage. – Le moucheron Alfred avait jugé bon de ne pas accompagner sa tendre mère qui longeait les quais, et, seul, il suivait de loin la route d’Alliette, cherchant sur son chemin quelques chiens à voler.

 

Les trois groupes atteignirent le Champ-de-Mars. Au milieu de cette vaste plaine, où ne pouvait les écouter aucune oreille indiscrète, on se réunit.

 

Il fallait tenir conseil.

 

Le cas était pressant puisque la police avait enfin découvert la piste si longtemps cachée.

 

– Voyons, dit Alliette à Soufflard, rappelle-toi bien si, dans cette maudite cave, où le rousse écoutait, Micaud ou toi, vous n’avez pas bavardé.

 

– Malheureusement, oui ; Micaud a rappelé plusieurs vols.

 

– Qui de nous a été compromis ?

 

– Micaud a cité Lemeunier et Leviel.

 

– La canaille ! s’écrièrent ces deux messieurs, comptez donc sur des amis !

 

– Des noms ne signifient rien, tant qu’on n’a pas pris ceux qui les portent, répliqua la belle blonde. Le plus important est de bien cacher nos traces et nos refuges à ce maudit mouchard.

 

– En voilà un que je voudrais tenir dans un petit coin après minuit ; il n’aurait pas besoin de songer à l’avenir, dit Lesage.

 

– Soyez tranquilles, je m’en charge, fit Alliette dont l’œil s’éclaira d’une lueur sinistre.

 

Ce regard était sans doute connu de ses compagnons, car Leviel souffla aussitôt à Lesage :

 

– Son compte est bon, Alliette regarde rouge, je ne donnerais pas cinq sous de la peau du raille.

 

Alliette interrogea de nouveau son amant :

 

– Cherche à te souvenir si aucune adresse a été donnée où la police puisse plus tard nous tondre une souricière ?

 

Soufflard fouilla sa mémoire.

 

– Oui, j’ai moi-même parlé de la rue de Seine.

 

– Nous n’y remettrons plus les pieds.

 

– Et notre mobilier ? demanda Soufflard.

 

– Il faudrait pouvoir déménager à l’instant même et, pour enlever les meubles, on doit payer le terme au concierge qui, sans argent, ne laisserait rien sortir. – Quelle somme avez-vous ?

 

Les compagnons se fouillèrent.

 

Ils purent à peine réunir vingt francs.

 

Le moucheron Alfred tendit ses seize sous.

 

– Voilà mon héritage de Micaud.

 

Devant cette pénurie d’argent, il fallait donc se résigner.

 

– Allons, fit Alliette, c’est un mobilier perdu.

 

Le moucheron se gratta le nez en riant :

 

– Qu’as-tu à rire ? demanda Soufflard.

 

– Je me demande où vous avez vu qu’il fallait payer son terme pour déménager le bazar.

 

– Et le concierge ? morveux !

 

–. De quoi ? le concierge ! qu’est-ce qu’il peut avoir à faire là dedans ? fit le moucheron de ce ton traînant du voyou parisien.

 

– Il empêchera de sortir les meubles.

 

– Lui ! allons donc ! Je vous parie un chausson aux pommes qu’il ne soufflera pas le demi quart d’un mot.

 

Les voleurs se regardèrent, étonnés de l’assurance d’Alfred.

 

– Parie-t-on le chausson ? demanda le mioche.

 

– Va, c’est tenu, dit Alliette.

 

– Alors qu’on me suive et qu’on m’obéisse.

 

Un quart d’heure après, on atteignait la maison de la rue de Seine.

 

– Voilà la marche de la cérémonie, dit le moucheron. Alliette et Soufflard vont rentrer chez eux comme deux bourgeois tranquilles.

 

– Et puis ?

 

– Et puis ils attendront là-haut les camarades en faisant des paquets et en fermant bien les meubles. – Partez.

 

Alliette et Soufflard disparurent sous la voûte de la maison.

 

Leviel, Lesage, Lemeunier, Champenois et le Pendu restèrent à la disposition du gamin.

 

Alors il expliqua son idée aux cinq hommes, qui partirent d’un éclat de rire formidable.

 

– Comme il ne faut pas que le concierge vous voit grimper dans la maison, je me charge de l’occuper. Arrivez dans une minute, et coulez-vous en douceur dans l’escalier.

 

Le gamin partit à son tour.

 

À deux pas de la loge du concierge, il se frotta vigoureusement un œil et sauta dans la loge.

 

Le portier était en train de cirer des bottes.

 

– Oh ! là ! là ! fit l’enfant tout pleurant et se frottant l’œil, hi ! hi !

 

– Qu’as-tu, mon petit homme ?

 

– Je passais sous les fenêtres… hi… hi… on a secoué un tapis… hi… et il m’est entré quelque chose dans l’œil.

 

– Allons, ce n’est rien, viens ici que je te souffle dans l’œil… mais tiens-toi donc en place, galopin !

 

L’enfant manœuvra si bien que le concierge tournait le dos à la porte quand il souffla dans l’œil d’Alfred.

 

Les cinq hommes venaient de passer.

 

– Ah ! fit le moucheron, riant et pleurant à la fois, ah ! ça va mieux. C’est parti.

 

– Tu vois bien que ce n’était rien. Maintenant, file, mon enfant, ajouta le portier, en lui donnant une petite tape amicale.

 

– Merci, mon bon monsieur, cria le charmant Alfred en s’enfuyant.

 

Pendant que le moucheron occupait le brave homme, les cinq hommes avaient gagné la chambre où les attendaient Alliette et Soufflard.

 

L’un prit le lit, l’autre le secrétaire, le troisième la commode, les autres le restant du mobilier, et, ainsi chargés, ils descendirent l’escalier à reculons et dans le plus profond silence.

 

Cinq minutes après, le portier sautait de surprise en entendant la dispute qui éclatait tout à coup dans l’escalier.

 

Arrivés, toujours à reculons, à proximité de la loge, les cinq hommes commençaient la scène commandée par le moucheron.

 

Le plus éloigné criait à ses camarades :

 

– Et, sacrebleu, ce n’est pas ici que nous avons affaire.

 

– Je dis que c’est ici, je reconnais l’escalier.

 

Le portier s’élança dans le vestibule, et voyant de dos dans l’escalier tous ces hommes chargés :

 

– Dites-moi, mes braves gens, où montez-vous donc ces meubles ?

 

– N’est-ce pas, monsieur, que c’est ici le n° 28 ?

 

– Mais non, c’est le 17.

 

– Alors, mille pardons, nous nous étions trompés de numéro.

 

Et, toujours à reculons, ils passèrent devant la loge où s’était enfermé le concierge pour ne pas être écrasé, dans l’étroit vestibule, entre un meuble et la muraille.

 

– C’est sans doute pendant que je soufflais dans l’œil du petit polisson, que ces pauvres commissionnaires auront passés avec leurs meubles cela leur fera double peine. Après tout, tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à ne pas se tromper de numéro.

 

Cinq minutes après, Alliette et Soufflard, ainsi déménagés, passaient devant le pipelet, qui ne se doutait guère qu’il voyait ses locataires pour la dernière fois.

 

À la nuit tombante, des hommes à allures discrètes vinrent rôder devant la porte. C’était la police qui, sur l’avis de l’Écureuil, mettait la maison en surveillance.

 

VIII

Ainsi que nous l’avons annoncé, l’auberge du Franc-Roulier, où la bande de la belle Alliette devait se réunir le soir, était tenue par le fourgat[9] de la troupe.

 

La destinée de l’homme qui travaille sans capitaux, a-t-on dit, quel que soit, d’ailleurs, le métier qu’il exerce, est d’être continuellement exploité par ceux qui possèdent. Les voleurs subissent la loi commune ; ils volent tout le monde, mais, à leur tour, ils sont volés par les fourgats, qui ne craignent pas de leur payer cent francs ce qui vaut quatre fois autant. Aussi les fourgats habiles font-ils promptement fortune, tandis que ceux aux dépens desquels ils s’enrichissent, vont pourrir dans les prisons et les bagnes.

 

Malheureusement pour Louis Rigobin, le propriétaire du Franc-Roulier, l’envie d’aller trop vite l’avait jeté dans la voie d’un désastreux cumul. À son titre de fourgat, il joignait celui de Père des voleurs. – Ceux que le bagne rendait à Paris et qui, sans ressources, avaient besoin d’un certain temps pour se refaire la main ; ceux qu’une active poursuite, après un bon coup fait, obligeait de se cacher, ou bien ceux qui, soit qu’ils ne fussent pas en veine, soit qu’ils eussent un poupard à nourrir[10], se trouvaient momentanément sans argent ; tous, disons-nous, étaient cachés et nourris à crédit au Franc-Roulier.

 

Il en résultait que ce qui arrivait par le vol s’en allait par le crédit. Rigobin voyait souvent la prison lui confisquer un débiteur qu’il avait longtemps soutenu dans l’espoir d’un important recel.

 

Une condamnation à perpétuité, équivalant à une banqueroute, soldait le compte que le confiant aubergiste avait cru pouvoir ouvrir à ce garçon qui lui paraissait plein d’avenir.

 

Rigobin aurait bien voulu liquider sa situation ; mais, outre que les fonds en circulation étaient d’une rentrée difficile, il avait à craindre qu’un débiteur trop harcelé se débarrassât de lui par une dénonciation qui, au lieu de la jolie retraite en Touraine que le recéleur rêvait pour sa vieillesse, pouvait l’envoyer finir ses jours à Toulon ou à Rochefort.

 

Il ne faudrait pourtant pas croire que Rigobin n’eût jamais de moment d’impatience. Il lui arrivait quelquefois de vouloir se soustraire à ce crédit forcé qu’il était obligé de faire.

 

Il se trouvait précisément dans un de ces moments de révolte, quand se présenta l’avant-garde de la troupe d’Alliette, qui, débusquée du Gros-Caillou, venait chercher un refuge au Franc-Roulier.

 

Enjôlé par la belle blonde, Rigobin avait accordé une ardoise[11] à chacun des bandits. Mais depuis longtemps, sans doute par suite de l’emprisonnement de ses deux chefs, Soufflard et Lesage, la troupe avait peu travaillé. En revanche, elle avait largement bu et mangé, de sorte que le chiffre de la dette avait atteint un assez joli total pour que le créancier songeât à être remboursé par le produit de quelque beau vol.

 

– Ces feignants-là boiront sans travailler jusqu’au jugement dernier, si je ne secoue pas leur paresse, s’était dit le digne recéleur.

 

Telles étaient les dispositions hostiles de l’aubergiste quand se présenta Alliette, suivie de Soufflard, Lesage, Lemeunier, Champenois, le Pendu et le charmant Alfred qui, n’ayant pu trouver un chien à voler sur sa route, avait décroché un gigot à l’étal d’un boucher.

 

– Du zèle, Rigobin, cria la blonde, nous mourons de faim, vieux fourgat, sers-nous une belle ripaille au plus vite.

 

Et elle passa sans faire attention à l’air refrogné du cabaretier.

 

– Tenez, gros père, j’ai apporté notre dessert, vous nous le servirez avec un peu de thé, ajouta le moucheron, en jetant sur le comptoir d’étain son gigot, qui pouvait peser six livres.

 

Au fond d’une seconde cour, loin de la rue et des regards curieux, l’auberge possédait une salle bien connue de la troupe d’Alliette. C’est là que les garçons, deux ex-détenus de Poissy, préparèrent la table.

 

– Le patron va vous apporter lui-même le premier plat, dit l’un d’eux en se retirant après le couvert mis.

 

– À table ! cria Leviel.

 

Tous prirent place sur les bancs.

 

Après une pareille journée d’émotion, la faim et surtout la soif faisaient rage chez les convives.

 

– Tiens ! dit Soufflard, ils ont oublié de nous donner du vin.

 

En effet deux sales carafes d’eau se dressaient sur la table.

 

– Moi, je ne veux pas boire d’eau, cria le moucheron : on dit que ça fait venir des sangsues dans le ventre.

 

À ce moment, Rigobin parut à la porte.

 

Il portait gravement un plat couvert qu’il posa devant Alliette, placée au centre de la table.

 

La belle enleva le couvercle.

 

Une longue feuille de papier s’étendait au fond du plat.

 

– C’est la note de ce qu’on me doit, dit sèchement Rigobin. L’œil est crevé, mes enfants, payez ou pas de fricot.

 

Cette exigence inattendue consterna la troupe.

 

– Au moins, rends-moi le gigot, cria le moucheron.

 

– Je le garde en acompte. Il est déduit sur la note, voyez plutôt.

 

Et du doigt, Rigobin montra cette mention :

 

« AVOIR, un gigot de 6 livres… DOUZE SOUS. »

 

C’était à peu près dans cette portion-là que l’honnête recéleur achetait et payait à ses clients les objets volés.

 

– Voyons, Rigobin, demanda Leviel, ne peux-tu pas attendre encore ? Tu sais que nous te payerons au premier jour.

 

– Voilà trop longtemps que je l’attends, ce premier jour. Vous lanternez toujours en vous disant : « Papa Rigobin est bon là. » C’est assez, je ne veux plus nourrir des paresseux.

 

– Allons, fourgat, fit Alliette de sa plus douce voix, un peu de patience nous allons maintenant marcher de l’avant, car voici Lesage et Soufflard délivrés depuis ce matin.

 

Rigobin resta insensible au ton de prière de la femme.

 

– À propos, fit Soufflard, dis donc, Rigobin, ce matin, en quittant la prison, Delsaive m’a chargé de lui donner de tes nouvelles et de lui faire savoir si tu es toujours gentil avec les camarades.

 

Ce nom fit pâlir l’aubergiste.

 

Ce Delsaive en savait sans doute assez long sur le fourgat pour que, si l’envie lui prenait de parler, sa dénonciation fît évanouir le beau rêve d’une retraite en Touraine, que caressait le recéleur.

 

Il comprit la menace sérieuse qui se cachait dans la phrase de Soufflard.

 

– Si, au moins, vous aviez quelque joli coup sur la planche !… dit-il d’un ton radouci.

 

– Nous en chercherons un.

 

– Ah ! oui, chercher, toujours chercher, quand il vous faudrait avoir.

 

– Ceux que nous avons ne sont pas encore mûrs.

 

La veuve Vollard avait écouté sans rien dire. Tout à coup, elle fit un signe pour réclamer le silence.

 

– Un beau coup, j’en connais un tout cuit, moi, il n’y a qu’à le manger.

 

– Conte-nous cela.

 

La veuve promena ses regards sur tous les convives.

 

– Oui, mais il faut que ceux qui s’en chargeront soient deux gaillards qui n’aient pas froid aux yeux, je vous en préviens.

 

Un petit frisson courut autour de la table.

 

– Il y a donc un rude coup de collier à donner, la mère ? demanda Lemeunier.

 

– Mieux que ça, mon garçon.

 

– Quoi donc ?

 

– Cela peut finir par la grande soulasse[12].

 

Lesage et Soufflard échangèrent un regard.

 

Ils s’étaient compris !

 

Les deux bêtes féroces sentaient déjà le sang.

 

– Voyons, conte-nous la trouvaille, demanda tranquillement Alliette.

 

– Non, mangeons d’abord, plus tard les affaires, répliqua la veuve.

 

– Eh bien, Rigobin, seras-tu toujours inébranlable ?

 

– Dame ! non ; du moment que vous devenez raisonnables. Qu’est-ce que je voulais, moi, vous voir travailler. Je connais la Vollard ; ce n’est pas une petite folle qui vous dérangerait pour rien ; j’ai confiance en elle, et je consens à attendre. Dans cinq minutes, vous serez servis.

 

Et le brave aubergiste courut à sa cuisine.

 

Un quart d’heure après, le souper faisait son apparition sur la table.

 

– Oui, s’écria Alliette, la Vollard nous dira la chose au dessert, entre la poire et le fromage ; jusque-là, rigolons.

 

– Bravo ! rigolons ! cria-t-on en chœur.

 

Ils rigolèrent si bien que, deux heures après, ils étaient à peu près ivres, sauf Calmel-le-Pendu qui pleurait.

 

Ce bandit qui, à jeun, ne redoutait rien, avait l’ivresse, triste, peureuse, et débordant d’une douce morale.

 

– Oui, mes frères, en vérité je vous le dis, répétait-il en secouant la tête, nous glissons sur la pente du mal.

 

– Ah ! tu m’embêtes ! criait le moucheron, va pleurer dans le verre de maman, moi j’aime le vin pur.

 

– Arrêtez-vous ! arrêtez-vous ! répétait l’ivrogne, tout cela peut vous mener trop loin, croyez-en un homme qui a été déjà pendu !

 

– Ah ! une idée ! fit Leviel, s’il nous contait comment il a été pendu en Angleterre.

 

– Oui, ce doit être cocasse.

 

– Allons ! Calmel, joue de la langue, mon bonhomme, et dis-nous à quoi tu pensais quand tu avais la corde au cou.

 

– Oui, oui, cria la société.

 

– Puisse mon histoire vous faire réfléchir, dit gravement le scélérat que le vin rendait repentant et sensible.

 

Et il commença son récit[13].

 

« Il était quatre heures de l’après-midi. La permission de ma largue[14] étant expirée, le geôlier la fit sortir ; et quand elle fut partie, il me sembla que j’avais fait la dernière action de ma vie. J’aurais souhaité de mourir à l’heure même. Mais à mesure que le crépuscule arrivait, ma prison devenait plus froide et plus humide ; la soirée était sombre et brumeuse et je n’avais ni feu ni chandelle… par cette soirée de janvier.

 

– Cancres d’Anglais ? Ils lésinent pour leurs pendus ! fit Lemeunier.

 

» Mon cœur s’affaissa sous la désolation de tout ce qui m’entourait, et peu à peu la pensée de ma largue, de ce qu’elle deviendrait, commença à céder devant le sentiment de ma propre situation. Ce fut la première fois que je compris l’arrêt que j’allais subir dans quelques heures ; une terreur horrible me gagna, comme si jusque-là je n’eusse pas su réellement que je devais mourir.

 

– Pas gaie, la situation ! dit Leviel le nez dans son verre.

 

» Je n’avais rien mangé depuis vingt-quatre heures ; et il y avait là de la nourriture que le geôlier m’avait envoyée de sa propre table, mais quand je la regardais, je pensais aux animaux qu’on engraisse pour les tuer, Une sorte de bourdonnement sourd résonnait à mes oreilles, et, quoiqu’il fût nuit close, des étincelles lumineuses passaient devant mes yeux. Tout à coup, il me sembla que toute cette terreur était vaine, que je ne resterais pas là pour attendre la mort. Je me levai d’un seul bond, je m’élançai aux grilles du cachot, je m’y attachai d’une telle force que je les courbai.

 

» Une prostration subite suivit cet effort, et je m’évanouis. Quand je revins à moi, J’entendis l’horloge du Saint-Sépulcre sonner dix heures. Alors, l’aumônier de la prison entra. Il m’exhorta à ne plus songer au monde, à réconcilier mon âme avec le ciel, puis il partit…

 

» Je m’assis sur mon lit, et je m’efforçai de me préparer à mon sort. Je me répétai que je n’avais plus que peu d’heures à vivre ; qu’au moins fallait-il mourir en homme. J’essayai alors de me rappeler ce que j’avais entendu dire sur la mort par la pendaison ; que ce n’était que l’angoisse d’un moment, qu’elle causait peu de douleur, qu’elle tuait vite.

 

» Peu à peu ma tête commença à s’égarer encore une fois. – Je portai mes mains à ma gorge ; je la serrai fortement comme pour essayer de la sensation d’étrangler. Ensuite je tâtai mes bras aux endroits où la corde devait être attachée ; je la sentais passer et repasser jusqu’à ce qu’elle fût nouée solidement ; mais la chose qui me faisait le plus d’horreur était de sentir sur ma figure l’ignoble bonnet blanc qu’on abaisse sur le visage du condamné avant d’ouvrir la trappe. Si j’avais pu éviter cela, le reste était moins horrible.

 

» Au milieu de ces imaginations, un engourdissement général gagna, petit à petit, mes membres. Une stupeur pesante vint diminuer la souffrance causée par mes idées, quoique je continuasse à penser. L’horloge de l’église sonna minuit. J’avais le sentiment du son, mais il m’arrivait indistinctement, comme à travers plusieurs portes fermées. Peu à peu, je vis les objets qui erraient dans ma mémoire disparaître partiellement, puis tout à fait. Je m’endormis. »

 

Le bandit fit une pause ; ses auditeurs en profitèrent pour échanger des plaisanteries.

 

Pendant cette interruption, Calmel-le-Pendu se versa et dégusta lentement un grand verre d’eau-de-vie. Le bandit avait beau boire, il ne pouvait s’enivrer davantage ; seulement il devenait plus triste et plus sombre. Ses complices l’écoutaient avec cette vive attention de gens qui se savent appelés, d’un instant à l’autre, à passer par de pareilles transes.

 

Quant à Alliette et Soufflard, retirés dans un coin de la salle et les mains enlacées, ils parlaient d’amour. Ces deux êtres, souillés de crimes et peut-être à la veille de verser le sang, oubliaient tout pour faire d’amoureux projets d’avenir.

 

Calmel but encore et continua :

 

« Je dormis jusqu’à l’heure qui devait précéder l’exécution. Il était sept heures lorsqu’un grincement de la porte de mon cachot m’éveilla. J’entendis le bruit comme dans un rêve, quelques secondes avant d’être complètement réveillé, et ma première sensation ne fut que l’humeur d’un homme fatigué qu’on réveille en sursaut. J’étais las, je voulais dormir encore ; je n’avais pas retrouvé le sentiment de la situation. Le geôlier entra, portant une petite lampe et suivi du directeur de la prison et de l’aumônier. Je levai la tête. Un frisson semblable à un choc électrique, à un plongeon dans un bain de glace, me parcourut tout le corps. Un coup d’œil avait suffi pour tout me rappeler.

 

» Le sommeil s’était dissipé comme si je n’eusse jamais dormi, comme si jamais plus je ne devais dormir. Le geôlier me fit lever et l’aumônier me demanda que je me joignisse à lui pour prier. Je me ramassai sur moi-même et je restai assis sur le bord du lit. Mes dents claquaient et mes genoux s’entrechoquaient en dépit de moi.

 

» Il ne faisait pas encore grand jour, et comme la porte du cachot restait ouverte, je voyais la petite cour pavée. L’air était épais et il tombait une pluie lente et continue.

 

» – Il est sept heures et demie passées, me dit le geôlier en chef.

 

» Je rassemblai mes forces pour demander qu’on me laissât seul jusqu’au dernier moment. J’avais trente minutes à vivre. Le prêtre voulut parler. Je lui fis signe et il se retira.

 

» Lorsqu’ils furent partis, je restai à la même place sur le lit. J’étais engourdi par le froid, probablement par le sommeil et par le grand air inaccoutumé qui avait pénétré dans ma prison. Je demeurai roulé, pour ainsi dire, sur moi-même, afin de me tenir plus chaud. Mon corps semblait un poids que je ne pouvais soulever.

 

» Le jour éclairait de plus en plus, quoique jaunâtre et terne, et la lumière se glissait par degrés dans mon cachot, me montrant les murs humides et le pavé noir : et je ne pouvais m’empêcher de remarquer ces choses puériles, quoique la mort m’attendit l’instant d’après.

 

» Pendant cette anxiété, j’entendis la cloche de la chapelle commencer à sonner l’heure et je pensai que ce ne pouvait être encore que les trois quarts après sept heures ! ! L’horloge tinta les trois quarts… elle tinta le quatrième… puis elle sonna huit heures !… l’heure de ma mort ! ! !

 

» Mes souvenirs sont très précis jusque-là, mais pas à beaucoup près aussi distincts sur ce qui suivit. – Je me rappelle cependant très bien comment je sortis de mon cachot pour passer dans la grande salle. Deux hommes, sombres et muets, vêtus de noir, me soutenaient. Je sais que j’essayai de me lever quand je vis entrer le geôlier-chef avec ses hommes, mais je ne pus pas. J’étais en plomb. – Dans la grande salle étaient déjà deux malheureux qui devaient subir leur supplice avec moi. Ils avaient les mains liées derrière le dos, et ils étaient assis sur un banc, en attendant que je fusse prêt. Un vieillard, à cheveux blancs, lisait haut à l’un d’eux ; il vint à moi et me dit quelque chose… que nous devrions nous embrasser, à ce que je crois.

 

» La chose la plus difficile pour moi était de me retenir de tomber ; le cœur me manquait comme si le plancher se dérobait sous moi. Je ne pus que faire signe au vieillard à cheveux blancs de me laisser.

 

» Quelqu’un intervint et l’écarta de moi. On acheva de m’attacher les bras. J’entendis un officier dire à demi voix à l’aumônier que tout était prêt !… Comme nous sortions, un homme noir porta un verre d’eau à mes lèvres, mais je ne pus l’avaler.

 

» Nous commençâmes à nous mettre en marche à travers les passages voûtés qui conduisent de la grande salle à la potence. J’entendis les coups pressés de la cloche et la voix grave de l’aumônier, qui lisait en marchant devant nous : « Je suis la résurrection et la vie, a dit le Seigneur, celui qui croit en moi, quand même il serait mort, vivra. » – C’était le service des morts récité pour nous qui étions vivants.

 

» Je sentis tout à coup la transition brusque de ces passages souterrains, chauds et étouffés, à la plate-forme de l’échafaud en plein air. La brise humide et froide vint frapper mon visage. – J’étais arrivé sous la corde fatale ! ! ! – Je vois tout encore aujourd’hui ; l’horrible perspective est tout entière sous mes yeux ; l’échafaud, la pluie, les figures de la multitude, le peuple grimpant sur les toits, la fumée qui se rabattait pesamment le long des cheminées, l’église du Saint-Sépulcre dont tintait la cloche, les charrettes remplies de femmes regardant de la cour de l’auberge en face. J’entends encore le murmure bas et rauque qui circula dans la foule quand nous parûmes. Jamais je ne vis tant d’objets à la fois, si distinctement, qu’à ce coup d’œil ; mais il fut court.

 

» À dater de ce moment, tout ce qui suivit fut nul pour moi. Les prières de l’aumônier, l’attache du nœud fatal, le bonnet dont l’idée m’inspirait tant d’horreur, mon exécution, ne m’ont laissé aucun souvenir ; tout s’arrête à la vue de l’échafaud et de la rue. Je m’étais évanoui !

 

» Ce qui, pour moi, semble suivre immédiatement, poursuivit le conteur, est mon réveil d’un sommeil profond. Je me trouvai dans une chambre, sur un lit, près d’un homme qui, lorsque j’ouvris les yeux, me regardait attentivement. C’était un médecin qui avait acheté au bourreau mon corps pour le disséquer. Il paraît que le nœud avait été mal fait, et, me trouvant un reste de chaleur, le docteur m’avait rappelé à la vie. »

 

 

À la fin de son récit, l’ancien pendu était arrivé au paroxysme de cette ivresse triste et prêcheuse qui lui était familière.

 

Il se leva, la main tendue :

 

– En vérité, mes frères, je vous le dis, quittez le sentier du mal…

 

Un hourra général lui coupa la parole.

 

– Allons ! voilà qu’il devient désagréable en société à présent.

 

– Qu’on le couche !

 

– Faites-lui avaler un bouchon, ça empêchera sa morale de sortir.

 

Calmel continua quand même.

 

– Quittez la voie funeste, ou mal vous adviendra. Croyez-en un revenant sorti pour vous de la tombe.

 

– Ah ! bon, voilà qu’il pose au revenant.

 

– Est-ce qu’il y a des revenants ?

 

– Montrez m’en un, criait Alfred, que je lui coupe les cheveux, et…

 

Le gamin n’acheva pas sa phrase. La figure pâle, la bouche béante, il s’arrêta en tournant vers la porte des yeux agrandis par la peur.

 

Tous les yeux suivirent la direction de son regard.

 

Un cri de surprise sortit de chaque poitrine.

 

IX

Au moment même où on parlait de revenants, Micaud venait d’apparaître sur le seuil de la porte.

 

Il était toujours en bras de chemise.

 

Il entra doucement, presque craintif et la face souriante en disant :

 

– C’est donc ainsi qu’on reçoit un camarade qui a failli rendre sa petite âme aujourd’hui ?

 

Avant que l’effroi fût calmé, Micaud était arrivé devant Soufflard et lui tendit la main.

 

– J’ai été vaincu, donc j’avais tort, lui dit-il, je n’ai plus de rancune et j’abandonne franchement toutes mes prétentions à l’amour d’Alliette. Veux-tu tout oublier !

 

– Oui, de grand cœur… s’écria Soufflard, serrant franchement la main qui lui était offerte.

 

– Ah ! tu as une rude poigne, camarade. Si je n’ai pas été complètement étranglé par toi, c’est que le diable s’en est mêlé.

 

Un prompt signe d’Alliette arrêta Soufflard, qui ouvrait la bouche pour dira à Micaud combien il était innocent de lui avoir tordu le cou.

 

Et pendant que Micaud allait s’asseoir à la table, Alliette souffla vite à son amant :

 

– Méfie-toi, je connais le Micaud, sa réconciliation sonne creux.

 

Les bandits avaient fait place à l’arrivant.

 

– Dites-donc, papa Micaud, l’envie vous est donc venue de rentrer votre langue ? Vous la tiriez d’une jolie longueur ce matin, dans le caveau, étendu sur le dos. – Faut pas garder cette habitude-là, ça attire les mouches, je vous en préviens.

 

– Oui, je suis revenu à moi, grâce à l’heureuse idée de celui qui m’a retiré ma cravate.

 

Lemeunier prit un air modeste.

 

– C’est moi, vieux.

 

– Merci, fanandel.

 

– Et personne ne s’est présenté après notre départ ? demanda Alliette d’un ton méfiant.

 

– Personne, fit Micaud avec aplomb. En revenant à moi dans la maison déserte, j’ai eu l’idée que vous deviez être à la Pomme-d’amour, de la barrière du Maine, ou au Franc-Roulier. J’ai commencé par le mauvais bout, puis je suis venu ici ; de là, mon retard.

 

Alliette attachait sur Micaud un regard perçant.

 

Son ancien amoureux ne broncha pas sous cet examen.

 

Et, malgré l’émotion énorme qu’il ressentait en faisant cette question, il demanda de l’air le plus dégagé :

 

– Ah çà ! dites-moi donc quel est le farceur qui m’a pris ma redingote ?

 

– C’est moi, fit Soufflard.

 

– Toi, s’écria Micaud en lançant sur Soufflard un regard mêlé de haine et de stupeur qu’il éteignit aussitôt.

 

Si court qu’il eût été, ce regard avait été surpris par Alliette.

 

Micaud avait retrouvé son calme affecté.

 

– Et qu’en as-tu fait ?

 

– En venant ici, je n’avais pas d’argent et je l’ai engagée au Mont-de-Piété.

 

Micaud pâlit, et ses lèvres qu’il mordit avec rage pour étouffer un cri, se teignirent de sang.

 

Comme elle l’avait dit à Soufflard, Alliette connaissait trop bien Micaud pour n’avoir pas deviné que le bandit devait couver quelque projet de vengeance. Mais par quels moyens voulait-il y parvenir ? Était-ce par le meurtre de son rival ou par une dénonciation à la police ? – bien que les explications données par Micaud lui parussent plausibles, la belle blonde sentait instinctivement un piège.

 

La prudence lui soufflait qu’elle devait surveiller Micaud et, devant lui, éviter toute confidence de nature à être exploitée par un dénonciateur.

 

Malheureusement pour les projets d’Alliette, il lui était impossible, en présence de Micaud, de communiquer ses soupçons à ses complices.

 

Ce qu’elle avait prévu arriva.

 

Les bandits, plus confiants qu’elle, allèrent d’eux-mêmes au-devant du projet inconnu de l’ex-amant de la blonde.

 

– Parbleu ! cria Leviel, tu ne resteras pas longtemps en bras de chemise.

 

– Comment ça ? fit Micaud.

 

– Avant peu tu pourras facilement remplacer ta redingote, car il paraît que nous allons nager dans l’or, grâce à la Vollard.

 

– Vraiment ?

 

– Oui, ajouta Lemeunier, la vieille a déniché un coup superbe. Il n’y a qu’à se baisser et à prendre.

 

Alliette aurait voulu arrêter la confidence, mais il était trop tard.

 

– Pas vrai ? la Vollard, cria Lemeunier, que tu nous as levé un grinchissage[15] qui doit nous enrichir tous ?

 

– Tous, non, répliqua la revendeuse, mais les trois ou quatre bons garçons qui mettront la main à la pâte. Seulement, je vous ai prévenu d’une chose.

 

– Quoi donc ?

 

– Qu’il ne fallait pas avoir un poil dans la main.

 

– Il y a donc du tirage[16] ?.

 

– Eh ! eh ! fit la vieille, mieux que ça !

 

– Ah bah !

 

– Oui, il y a dix-huit chances sur vingt qu’il faudra répandre du raisiné[17]. Seulement, après, on sera bien payé de sa peine.

 

Soufflard avait écouté sans mot dire les premières phrases, mais, en entendant la dernière, il se tourna vivement vers la Vollard.

 

On ne saurait imaginer avec quelle tranquille insouciance fut échangé un horrible dialogue, en argot, qui voulait dire :

 

– Il y a gros à prendre ?

 

– Un butin de roi.

 

– Et le sang est nécessaire ?

 

– Oui, un meurtre.

 

– Quelle victime, un homme ?

 

– Non.

 

– Une femme ?

 

– Peut-être deux femmes.

 

– J’en suis.

 

Alliette n’avait pas quitté Micaud des yeux pendant les paroles de son amant. Quand ce dernier réclama le droit de participer au meurtre, elle vit un sourire de joie passer sur les lèvres de Micaud.

 

– Il veut perdre Soufflard, se dit-elle. Voir Soufflard chargé d’un meurtre l’a fait sourire… donc, il a intérêt à le trouver compromis et il se vengera par une dénonciation : c’est un mouchard à tuer.

 

Alliette était une rude femme. Elle venait de condamner Micaud à mort, et Micaud était bien perdu.

 

Mais lui aussi connaissait son Alliette. Il comprenait que sa défiance devait être éveillée, et, sans lever la tête, il sentait son regard peser sur lui.

 

Il faut croire que les soupçons de la blonde étaient injustes, car, à peine Soufflard avait-il annoncé qu’il voulait prendre part à l’expédition, que Micaud se tourna vers la Vollard en disant :

 

– J’en suis aussi.

 

– Toi ! s’écria Alliette, déroutée dans son idée que Micaud avait intérêt à voir Soufflard se compromettre seul.

 

Micaud avait pris l’air étonné.

 

– Pourquoi pas, ma belle ?

 

– Je ne te croyais pas si décidé.

 

– Nécessité fait loi, reprit Micaud, je ne peux pas toujours rester en bras de chemise.

 

– Mais tu dois avoir un autre vêtement chez toi, demanda Lemeunier.

 

– Pas l’ombre d’un.

 

– Allons donc ! blagueur ! cria Leviel. Si tu n’as pas d’autre vêtement, tu as le moyen, même sans voler, de t’en procurer un autre, car tu dois posséder un rude sac ?

 

Micaud eut un tressaillement.

 

– Moi, fit-il, en prenant une figure étonnée.

 

– Oui, oui, toi. N’aie donc pas l’air de revenir de Pontoise. On ne te voit pas dépenser un sou, et pourtant tu as touché de bonnes parts dans tous nos coups.

 

Micaud avait pâli, mais il gardait sa figure surprise.

 

– Où diable avez-vous pêché que je devais avoir un sac ?

 

– Soit ! tu n’es pas à confesse ; garde ton secret, reprit Lesage.

 

– Dis donc, panné ? ? cria le moucheron.

 

– Quoi ?

 

– Me donnes-tu ton magot, si je mets la main dessus ?

 

– De grand cœur, galopin.

 

– Alors, gare à ton Saint-Frusquin !

 

Micaud fit semblant de partager l’éclat de rire général.

 

– Ainsi donc, Micaud, tu es bien décidé ? demanda Soufflard.

 

– Parfaitement, j’ai besoin d’argent… ne fût-ce que pour retirer ma redingote du Mont-de-Piété.

 

Après avoir dit ces mots, il ajouta d’un ton tranquille :

 

– À propos, rends-moi donc la reconnaissance.

 

– Je l’ai remise à Alliette.

 

Micaud tourna les yeux vers la blonde.

 

– Donne, ma fille, lui dit-il.

 

Alliette était prudente. Un pressentiment l’avertit qu’elle ne devait pas se dessaisir du papier.

 

– Je ne l’ai plus, répondit-elle.

 

Micaud sembla éprouver une secousse nerveuse.

 

– Et qu’en as-tu fait ?

 

– Dame, je te croyais mort et, comme les papiers sont bavards, j’ai brûlé celui-là.

 

Il y a gros à parier que le moucheron aurait fortement crié, si son oreille avait été à la place du bouchon que Micaud tenait entre ses doigts quand Alliette lui fit cette réponse. Le liège s’aplatit subitement sous la pression nerveuse que lui fit subir le gredin dont la figure, pourtant, resta impassible.

 

Cependant, Soufflard s’était rapproché de la Vollard qui dégustait son verre d’eau sucrée. La bonne dame avait les digestions difficiles.

 

– Voyons, la vieille, lui dit-il, Micaud et moi nous nous chargeons de l’affaire. Raconte-moi de quoi il retourne.

 

La Vollard secoua la tête.

 

– Vous n’êtes pas assez de deux.

 

– Combien t’en faut-il ?

 

– Au moins trois.

 

Soufflard fit un geste pour réclamer le silence de la bande, en ce moment un peu bruyante.

 

– Il nous faut un troisième, prononça-t-il d’un ton bref.

 

C’étaient tous de hardis compagnons ; mais l’homme n’est pas parfait : la pensée du meurtre à commettre les faisait reculer. Aucun ne se souciait de franchir la distance du bagne à l’échafaud.

 

Le silence répondit donc à la sinistre demande de Soufflard.

 

Puis un petit ricanement résonna.

 

– Ah ! Soufflard, ce n’est pas bien de n’avoir pas pensé tout de suite à son camarade Lesage, lui criait ce dernier.

 

Le trio était trouvé !

 

– Cela te suffit, la mère ? demanda Soufflard.

 

– Oui, la chose est faisable avec vous trois, moi et mon petit Alfred.

 

– Tiens ! je suis donc de la fête ? dit le gamin surpris.

 

– Oui, mon bijou.

 

– Alors on me payera le cirque. J’adore voir une belle femme, debout sur un cheval, qui saute dans des côtelettes en papillote.

 

– C’est convenu, mon doux trésor, dit la tendre maman.

 

Et après avoir caressé l’espèce d’étrille qui servait de chevelure à son bien-aimé rejeton, la Vollard ajouta :

 

– Maintenant, je vais vous conter la petite chose en douceur.

 

Les trois hommes tendirent l’oreille à la confidence de la Vollard.

 

La vieille baissa la voix et commença :

 

– Le magot à dénicher est rue du Temple, 91.

 

– Bigre ! c’est une rue bien fréquentée, fit Lesage.

 

– Si tu commences à cracher déjà sur l’ouvrage, tu n’es pas au bout de ta peine, toi, dit la Vollard, car non seulement la rue est fréquentée, mais il faut faire l’ouvrage en plein jour.

 

– Pourquoi pas le soir ?

 

– Parce que, le soir, il vous faudrait refroidir trois personnes.

 

– Au lieu que dans le jour…

 

– Une… peut-être deux, ça dépend de votre chance. Mais, dans tous les cas, comptez toujours sur une.

 

– Ne vous amusez pas aux détails, dit Soufflard impatient, nous verrons quand nous y serons. Continue, la vieille.

 

– Une maison à allée, ajouta la Vollard.

 

– Bon, dit Lesage.

 

– Il y a des portiers.

 

– Aïe ! moins bon.

 

– C’est au troisième étage et la porte est à trois serrures.

 

– Trois serrures ! s’écria Micaud, il y a donc un bien joli magot derrière.

 

– Parbleu ! fit le moucheron, crois-tu pas qu’on met trois serrures pour garder enfermé son dernier rhume de cerveau.

 

– Après ? demanda Soufflard.

 

– Vous serez là chez de gros marchands du Temple qui passent pour riches. Le mari tient la boutique au Temple, et, dans la maison, il a son magasin, qui est gardé par la femme. Quand les clients ne trouvent pas ce qu’il leur faut à la boutique, le mari les envoie au magasin de la femme. C’est donc un va-et-vient dans l’escalier qui fait qu’on n’a pas trop à redouter les portiers.

 

– Donc, la femme est seule ?

 

– C’est selon. Le ménage a une fillette de quinze ans qui se tient tantôt avec le père, tantôt avec la mère. Je vous le dis, c’est votre chance qui décidera si vous aurez une ou deux femmes à refroidir.

 

– Et la mère ne sort jamais ?

 

– Jamais. Un vrai cheval à l’ouvrage. C’est la petite fille qui fait les commissions du ménage.

 

– Mais le dimanche, cette famille là doit aller se promener ? demanda Lesage.

 

– Oui, mais alors le dimanche, il n’y a plus le mouvement des acheteurs dans l’escalier, la maison est déserte et les portiers interrogent les visiteurs qui arrivent… deux vrais cerbères qui vous remouchent des pieds à la tête… Il y aurait moins de danger d’être découverts en surinant[18] la mère et la fille.

 

– Tant pis ! fit Lesage, j’aurais mieux aimé travailler le dimanche ; nous aurions pu faire moins de gâchis. Alors, pendant qu’ils se seraient promenés en famille, nous aurions trouvé un moyen d’écarter les concierges et, bien gentiment, avec des fausses clefs…

 

À ces mots de fausses clefs, le moucheron se mit à se tordre de rire.

 

– Qu’as-tu donc ? crapaud, demanda Soufflard.

 

L’enfant riait tant qu’il n’en pouvait parler.

 

La Vollard prit un air pincé.

 

– Ah ! oui, je vous conseille de rire, mossieu Alfred, dit-elle, vous avez vraiment de quoi être fier. Croyez-vous que ce polisson rit d’avoir osé porter la main sur sa pauvre mère.

 

– Non, non, pas la main, mais le poing, dit le gamin entre deux éclats de rire.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour avoir… hi, hi… les empreintes… hi, hi, de ces serrures, dit le moucheron en continuant à se tordre.

 

– Comment, s’écria Soufflard, tu as les fausses clefs, la Vollard ?

 

– Oui, grâce à moi, dit l’enfant devenu un peu plus calme.

 

– Conte nous ça… fit Micaud.

 

– Ah ! non, pas moi, je suis trop modeste ; demande-le à la mère.

 

La colère de la Vollard était feinte. Au fond, elle était fière de son fils, et elle ne put résister au désir de faire l’éloge de sa progéniture.

 

– Figurez-vous donc que je rôdais avec ce garnement dans le Temple, me demandant pour la vingtième fois comment j’entrerais dans la maison pour prendre les empreintes des serrures. Je ne tenais pas à être vue dans le casino, car j’étais connue des portiers et du ménage de marchands.

 

– Tu as donc habité la maison ?

 

– Non, mais j’y ai été la porteuse de pain pendant douze jours… le temps d’étudier le coup. À cette époque, la fillette n’était pas avec ses parents ; elle se trouvait à la campagne, en pension, je ne sais où… Bref, dans la maison, seule elle ne me connaissait pas. Donc, j’avais dans ma poche ma cire bien molle et bien préparée, et je cherchais toujours mon moyen de me glisser dans la maison, quand v’là mon gamin qui me dit :

 

– Si au lieu de l’empreinte des serrures, tu avais celle des clefs, est-ce la même chose ?

 

– Mais c’est cent fois meilleur !

 

– Bon ! tu prétends que la fille ne te connaît pas ?

 

– Pas plus que le grand Turc.

 

– Alors, tu vas voir.

 

Il faut vous dire que du coin où nous étions, nous apercevions de loin la boutique du Temple, où se tenaient le père et la fille. Voilà mon galopin qui court à un commissionnaire du coin : « Allez donc au Temple, qu’il lui dit, vous chercherez M. Renaud dans la travée des literies, et vous l’avertirez qu’on le demande chez le concierge de la rue Meslay, 42, pour lui vendre la literie d’un locataire qui vient de mourir. Accompagnez-le pour l’aider à porter les matelas au retour. » Bête comme une andouille, l’Auvergnat part. De loin, nous le voyons aborder le marchand, qui bientôt s’éloigne avec lui dans la direction de la rue Meslay, en laissant sa fille seule dans la boutique. Alors voilà mon moucheron qui me recommence son interrogatoire.

 

– Tu dis que la fille va continuellement de son père à sa mère, c’est-à-dire de la boutique au magasin ?

 

– Oui, elle est toujours en chemin.

 

– Donc, puisque en ce moment sa mère, qui est malade au lit, ne peut se lever pour lui ouvrir, elle doit avoir sur elle les clefs de l’appartement ?

 

– C’est probable.

 

– Bon, donne la cire.

 

– La voici.

 

– Maintenant, baisse-toi.

 

– Pourquoi faire ?

 

– Baisse-toi donc.

 

Donc, je me baisse, et voilà mon galopin qui me fourre mon morceau de cire, sous ma robe, dans le dos, entre les deux épaules. Moi, je suis chatouilleuse. En le sentant me farfouiller dans le dos, je me redresse.

 

– Non, non, qu’il me dit, baisse-toi encore.

 

– Là ! est-ce bien ?

 

– Non, encore un peu.

 

– Comme cela, est-ce assez ?

 

Alors, au lieu de me répondre, mon gamin recule d’un pas pour mieux prendre son élan, et il m’administre un violent coup de poing sur le nez…

 

À mesure que la Vollard avançait dans son récit, le Moucheron avait repris ses éclats de rire. Les autres l’imitèrent en entendant parler du coup de poing envoyé par le charmant Alfred sur le nez de sa mère.

 

La Vollard continua son récit :

 

– Immédiatement le sang me part à flots. Vous devinez mon étonnement ? Je n’en étais pas encore revenue, que l’enfant m’entraînait déjà du côté de la boutique. En me voyant ainsi couverte de sang, aussitôt la jeune fille s’intéresse à moi :

 

– Ma pauvre maman ! criait mon morveux, v’là son hémorragie qui la reprend !

 

Et, en disant cela, il se fouillait en disant :

 

– Ah ! si j’avais des clefs… On dit qu’en les fourrant dans le dos, l’écoulement s’arrête aussitôt.

 

En l’entendant, la fillette ne fait ni une ni deux. Elle tire bêtement son trousseau de clefs de sa poche, et les passe à Alfred en disant :

 

– Tenez essayez avec celles-ci.

 

Voilà donc que l’enfant m’introduit délicatement les clefs dans le dos en appuyant bien le bout du panneton de chacune sur la cire que j’avais entre les épaules. J’ignore si c’est par l’effet des clefs, mais mon saignement cessa. La fille reprit son trousseau et, après l’avoir bien remerciée, nous partîmes en emportant les empreintes.

 

En terminant son récit, la Vollard prit un ignoble cabas qui ne la quittait pas, et, y plongeant la main, elle en sortit trois fausses clefs, qu’elle jeta sur la table.

 

– À vous les oiseaux, dit-elle ; maintenant faites-les chanter.

 

Soufflard les saisit.

 

– Tu es sûre qu’elles ouvrent la porte de la femme ? demanda-t-il.

 

– Vas-y voir, mon garçon.

 

Soufflard mit les clefs dans sa poche.

 

– Voilà déjà une partie des ustensiles nécessaires, dit-il.

 

Et son regard, parcourant la table, s’arrêta sur un couteau large de lame, à dos épais et bien solidement emmanché, qui se trouvait près de lui.

 

Lesage avait tranquillement écouté le récit de sa sœur. Quand il vit Soufflard empocher les clefs, il demanda :

 

– Pour quand ?

 

– Mettons cela pour après-demain, dit Micaud avec un léger tremblement dans la voix.

 

– Non, demain, dit Soufflard, cette affaire-là est comme l’omelette soufflée, elle n’attend pas.

 

– Convenu, dit Lesage.

 

En voyant le conciliabule des complices se prolonger, les autres bandits s’étaient éloignés, les uns pour gagner leurs taudis, les autres pour réclamer l’hospitalité dans un grenier du Franc-Roulier.

 

Alliette avait tout écouté, muette et les yeux sans cesse fixés sur Micaud.

 

À ce moment, une horloge voisine sonna minuit.

 

Les trois hommes se levèrent.

 

– Ainsi donc, à demain, dit Soufflard.

 

– Bien, reprit Lesage, et le rendez-vous ?

 

– À midi. Au petit restaurant de la rue Saint-André-des-Arts. On y déjeunera, répondit Soufflard.

 

En sortant, Alliette souffla à Lesage :

 

– Ne quittes pas Micaud, je m’en méfie.

 

– Très bien.

 

Arrivés à la rue, Alliette et Soufflard tournèrent à droite pour gagner la rue des Noyers où le couple avait un de ses trois domiciles.

 

Micaud et Lesage prirent à droite.

 

Au premier coin de rue, Micaud s’arrêta et tendit la main à Lesage :

 

– Bonsoir et à demain, dit-il.

 

– Pourquoi, à demain ? demanda Lesage. Quand on est si bien ensemble, on aurait tort de se quitter.

 

Et il passa son bras sous celui de Micaud. Ce dernier était trop faible pour essayer lutter avec Lesage, il comprit qu’il était pris.

 

– Soit ! dit-il, ne nous quittons pas. Viens coucher chez moi.

 

Si ce pauvre Micaud avait une arrière-pensée en attirant son complice chez lui, il lui fallut y renoncer, car Lesage lui répliqua :

 

– Mais non, je demeure à cent pas d’ici, nous y serons vite arrivés.

 

Et serrant plus fort le bras de Micaud, il l’entraîna.

 

À ce moment même, le fourgat Rigobin, en desservant la table où la bande avait soupé, constatait la disparition de deux couteaux.

 

Il eut un sourire de satisfaction !

 

– Allons ! dit-il, je serai payé. Je vois que quelques-uns de ces messieurs songent sérieusement à travailler.

 

X

Nous avons laissé Alliette et son amant regagnant, après minuit, leur domicile de la rue des Noyers. La route se fît en silence, car chacun d’eux était sous l’empire d’une préoccupation sinistre. Soufflard songeait au vol du lendemain et au meurtre que la Vollard lui avait dit être indispensable.

 

De son côté, Alliette sentait qu’une catastrophe planait sur eux ; elle avait la persuasion intime que la longue impunité dont on avait joui allait bientôt cesser. Malgré elle, le souvenir de l’agent l’Écureuil lui revenait ; son audace, son courage et son adresse l’inquiétaient, bref, disons-le, Alliette avait peur.

 

En vingt minutes, le couple fut rendu dans le petit logement qu’il occupait.

 

À peine entré, Soufflard sortit de sa poche de côté le long et massif couteau volé chez Rigobin et le posa sur la cheminée. Ce couteau avait une terrible éloquence il disait que demain, à la même heure, une mère, et peut-être sa fille, qui s’étaient endormies ce soir heureuses du présent et confiantes dans l’avenir, ne seraient plus que deux cadavres sanglants.

 

Certes, la sensibilité d’Alliette était depuis longtemps usée par les nombreuses et sinistres scènes dont elle avait été témoin ; mais, ce soir-là par suite de la disposition d’esprit qui l’agitait, la vue de cette lame qui, dans quelques heures, allait être teinte de sang, lui fit éprouver un frisson.

 

Elle posa la main sur le couteau, en disant :

 

– Victor, tu n’iras pas au rendez-vous ?

 

– Et pourquoi ?

 

– Je ne le veux pas, reprit-elle d’un ton résolu.

 

– Tu es folle !

 

– Non, je ne sais quoi me dit que nous sommes au bout du rouleau. La police nous entoure, je le sens. Ce soir, j’aurais dû butter Micaud, qui, j’en ai la certitude, nous sera funeste. Je ne l’ai pas fait, c’est une faute que nous payerons cher avant peu.

 

– Y penses-tu ? Micaud ! un ancien compagnon de bagne.

 

– Le meilleur cheval peut devenir fourbu.

 

– Oui, Micaud est jaloux ; il me hait, c’est certain ; mais sa haine ne va pas jusqu’à me dénoncer. Que peut-il y gagner ? Mes vols sont les siens, il se perdrait en m’entraînant.

 

– Tant qu’il ne s’agit que de vols, on revient ou on s’évade du bagne, mais il te pousse sur la route de la guillotine.

 

– En ce cas, il y vient avec moi, puisque demain il nous accompagne.

 

– Au dernier moment, il vous échappera.

 

– Je le tue comme un chien, si je le vois broncher, dit Soufflard d’une voix sourde.

 

Alliette secoua la tête :

 

– Non, Victor, tu ne le tueras pas, car je te l’ai dit, je ne veux pas que tu ailles à ce rendez-vous.

 

– J’irai, dit Soufflard, résistant pour la première fois à la belle blonde.

 

L’œil d’Alliette s’enflamma.

 

– Je te le défends !

 

– J’irai, répéta de nouveau Soufflard.

 

– Je veux que tu évites Micaud.

 

En entendant cette phrase, la figure de Soufflard prit tout à coup une expression d’étonnement.

 

Il paraissait chercher à comprendre une pensée qui venait de lui arriver subitement à l’esprit.

 

Puis, aussitôt, ses traits se contractèrent, la rage alluma ses yeux, et blême d’une émotion qui lui faisait claquer les dents, il vint se poser devant Alliette.

 

– Ah ! çà, ma fille, dit-il d’une voix rauque, il fallait m’annoncer tout de suite que tu me prends pour un imbécile !

 

Alliette ne broncha pas devant cette figure menaçante et terrible.

 

– Quelle mouche te pique ? lui demanda-t-elle de sa voix calme et moqueuse.

 

Alliette aimait-elle Soufflard ? Nous ne saurions l’affirmer. – Sauf de rares exceptions, les voleurs sont d’une nature incomplète. Sans énergie, superstitieux et poltrons, leur tempérament ne comporte que la patience et la ruse ; il s’efface devant tout ce qui exige l’énergie et le courage. – Quand Lesage disait de Soufflard : « C’est un homme, » il faisait l’éloge des qualités, rares chez les voleurs, que Soufflard possédait. – Dans la série des scélérats qu’Alliette comptait pour complices, celui-ci était le seul chez lequel la blonde avait trouvé une nature mieux trempée et elle s’y était attachée, comme le dompteur s’intéresse à la bête féroce qu’il veut asservir.

 

Mais si Soufflard avait l’énergie de la bête féroce, il en avait l’intelligence étroite. En voyant la persistance mise par Alliette à lui faire fuir Micaud, au lieu de bien comprendre le vrai mobile qui guidait sa maîtresse, le bandit idiot avait songé au passé et la jalousie venait de lui envahir le cerveau.

 

Sa colère s’augmenta en voyant la tranquillité d’Alliette qui, le sourire moqueur aux lèvres, lui répéta :

 

– Quelle mouche te pique ?

 

– Je comprends maintenant pourquoi tu veux me faire éviter Micaud.

 

– Je te l’ai dit, c’est pour te détourner de la guillotine.

 

– Allons donc ! tu as peur que je crève un ancien amant pour lequel tu te sens un petit goût de revenez-y.

 

Alliette haussa les épaules.

 

– Qui m’empêchait de reprendre Micaud pendant que tu étais à la Force ? dit-elle, T’ai-je abandonné ? Qui donc, tous les jours, t’envoyait dix francs ?

 

– Parbleu ! tu avais peur de moi à ma sortie de prison.

 

Alliette approcha sa figure du visage furieux de Soufflard, et le regardant bien dans les yeux, elle lui dit d’un ton calme :

 

– Répète que j’ai peur de toi.

 

Soufflard avait trop longtemps subi l’empire d’Alliette pour s’affranchir tout à coup. – Il n’osa répéter sa phrase. – Mais cette contrainte augmenta sa furie :

 

– Je te buterai ton Micaud, hurla-t-il, comptes-y, ma fille, ton Micaud, auquel tu avais sans doute ordonné de me tuer dans la cave, car il n’est pas assez courageux pour avoir pris une telle résolution sans y être poussé.

 

La fureur de Soufflard s’augmentait du silence d’Alliette qui, le dos appuyé à la cheminée, le regardait sans répondre.

 

– Je le tuerai, entends-tu ? et toi après.

 

Et il revint se remettre devant elle :

 

– J’en ferai un hachis de ton Micaud chéri, que tu n’as jamais cessé d’aimer, et dont tu gardes bien soigneusement le portrait, sans permettre jamais qu’on y touche… une vraie relique sacrée.

 

La figure d’Alliette exprima la surprise.

 

– Quel portrait ? demanda-t-elle.

 

– Oui, dans ce médaillon que tu portes à ton cou et que je vais briser.

 

Et il étendit une main crispée par la rage.

 

Mais il n’eut pas le temps d’agir. D’un bond de panthère, Alliette le fit rouler au bout de la chambre. Elle saisit le couteau sur la cheminée, et, toute frémissante d’une émotion secrète, l’œil plein de menaces, le couteau au poing, elle fit face au chenapan qui, s’étant relevé, se tenait terrifié devant une pareille fureur.

 

– À bas les pattes, et cuve ton vin, pochard ! cria-t-elle d’une voix claire. Je te répète encore ma défense d’aller là-bas, et si demain je ne te trouve pas ici, tu connaîtras Alliette. Adieu, je ne loge pas avec les chiens hargneux.

 

Avant que Soufflard fût revenu de son émoi, la porte se refermait sur la belle blonde qui s’élança dans l’escalier.

 

Arrivée dans la rue, Alliette prit sa course pour mettre l’espace entre elle et Soufflard, dans le cas où ce dernier aurait l’idée de la poursuivre.

 

Elle atteignit ainsi la Seine.

 

Il pouvait être une heure du matin, et un magnifique clair de lune éclairait le quai désert. – Alors elle s’arrêta, et, d’une main anxieuse, elle porta les doigts à son cou pour tâter, soigneusement caché sous sa robe, son précieux médaillon.

 

Le cri qu’elle poussa aussitôt vibrait d’une épouvantable angoisse.

 

Le médaillon n’était plus à sa place !

 

Un instant elle resta muette, stupéfiée, haletante ; puis, tout à coup, cette femme, endurcie dans le mal et qui semblait insensible à tout, poussa un sanglot douloureux et fondit en larmes.

 

Alliette était d’un moral trop bien trempé pour qu’une douleur, si énergique qu’elle fût, l’abattît longtemps. Le sang-froid lui revint, et, dans son esprit, elle repassa tous les événements du jour. – Soufflard n’avait pas eu le temps de lui effleurer le cou, et par conséquent d’arracher le bijou.

 

Alors elle se rappela avoir, le matin, en précipitant le policier dans la cave, senti le bouton de sa manchette s’accrocher à un obstacle que la violence de l’effort avait brisé.

 

– Oui, se dit-elle, c’est là.

 

Et elle prit sa course vers le Gros-Caillou.

 

Vingt minutes après, Alliette était devant la bicoque qui se dressait sombre et déserte. Alliette était surtout une cambrioleuse de flan, c’est-à-dire de l’espèce des voleurs qui, sans parti arrêté, entrent au hasard dans une maison, n’importe laquelle et quels que soient l’heure et le quartier, en un mot, des tâteurs de hasard. Il leur faut donc être toujours munis des ustensiles nécessaires.

 

Alliette avait avec elle la trousse voulue.

 

Elle en tira le crochet avec lequel elle ouvrit la porte de la maison. Elle y prit le briquet et la mèche, qui lui donnèrent la lumière nécessaire, et alors, courbée sur la dalle du couloir, presque à genoux, comme l’avait prévu l’Écureuil, elle se mit à chercher. – L’œil inquiet et humide de larmes, la face pâle et les lèvres tremblantes d’émotion, elle ne ressemblait plus à cette belle Alliette qui, une demi-heure auparavant, avait fait reculer Soufflard.

 

Sa recherche fut vaine, et elle se redressa désolée et tremblante.

 

Mais, en se relevant, ses yeux s’arrêtèrent, hagards de surprise, sur la muraille. La lumière qu’elle tenait venait de lui éclairer les mots écrits par l’amoureux policier.

 

Médaillon trouvé ! répéta-t-elle plusieurs fois.

 

Alliette n’avait plus rien à faire dans la masure. – Elle tira la porte, et, toute pensive, reprit le chemin du quai. Ces deux simples mots la faisaient réfléchir et la touchaient, car elle comprenait la pensée délicate qui les avait fait écrire.

 

Celui qui avait trouvé le médaillon avait deviné que c’était là un tendre souvenir dont la perte serait douloureuse. Il avait prévu qu’on s’en affligerait à coup sûr, et, pour elle seule, il avait écrit ces deux mots.

 

Alliette chercha, parmi ses compagnons de la journée, celui qui pouvait être capable d’un pareil sentiment. Leur souvenir seul lui levait le cœur.

 

Elle s’arrêta subitement.

 

Un personnage surgissait dans sa mémoire.

 

– Serait-ce le mouchard ? se dit-elle, il est donc revenu après notre départ.

 

Une pensée parut adoucir ses traits contractés et elle souffla tout bas :

 

– J’ai voulu tuer cet homme !

 

Cent mètres plus loin, Alliette avait repris son sang-froid :

 

– Je le retrouverai ! se dit-elle.

 

À ce moment, elle était arrivée à la hauteur de la rue Dauphine.

 

Elle s’arrêta et songea :

 

– Voyons, je ne veux pas rejoindre mon ivrogne, et il y a encore une heure de nuit. Où vais-je aller coucher ?

 

Elle pensa à Micaud, qui habitait cette ruelle voisine qu’on appelle la rue de Nevers.

 

– Lesage, sur mon avis, aura gardé Micaud à vue et doit le tenir enfermé chez lui. Donc la chambre de Micaud est déserte. Je vais y aller attendre le jour.

 

Alliette connaissait bien cette maison. C’était un immeuble sans portier et dont chaque locataire avait la clef d’entrée. – Avec son crochet elle ouvrit la porte de Micaud et pénétra dans la chambre.

 

– Déserte, se dit-elle, je l’avais bien prévu. Essayons un peu de dormir sur le lit.

 

Alliette s’étendit et chercha vainement le sommeil.

 

La pensée du policier lui revenait à l’esprit.

 

Tout à coup, elle dressa l’oreille.

 

Trois petits coups avaient retenti à la porte.

 

– Qui peut frapper ? se dit-elle.

 

Les trois coups se répétèrent, faibles et espacés.

 

– Ces coups sont trop prudents pour ne pas venir d’un ami, pensa-t-elle.

 

Elle alla ouvrir.

 

XI

À la vue de celui qui avait frappé, Alliette étouffa un cri et recula de surprise au milieu de la chambre.

 

Elle se trouvait en présence de l’Écureuil.

 

L’Écureuil, de son côté, fit aussitôt un violent soubresaut en se trouvant tout à coup en présence de la belle blonde, dont le souvenir lui trottait depuis la veille dans la tête et le mordait un peu au cœur. – Tels étaient la beauté d’Alliette et l’étrange magnétisme qu’elle exerçait que le policier, bien qu’il connût à peu près ce qu’était cette femme, se sentit un moment interdit.

 

Si court que pût être leur embarras commun, il fut assez long pour permettre à Alliette, qui ne s’en était pas préoccupée la veille, de reconnaître que l’agent était un fort beau garçon, bien taillé, à l’œil vif et au visage franc et hardi.

 

– J’ai failli tuer un bien beau gars… se dit-elle.

 

L’Écureuil avait repris son aplomb et feignait la surprise.

 

– Comment ! vous ici, mademoiselle, s’écria-t-il, vous que j’ai reconduite hier au Gros-Caillou, devant la maison où, me disiez-vous, se trouvait votre demeure ?

 

Alliette était certaine que l’agent disait faux et qu’il ne la prenait plus pour cette jeune fille timorée qu’il avait accompagnée la veille. Sans répondre à son exclamation, elle marcha vers lui, qui se tenait toujours sur le seuil de la porte :

 

– Entrez donc, monsieur, lui dit-elle, les voisins peuvent s’étonner de notre conversation sur le carré à cette heure si matinale.

 

Il était trois heures du matin. En juin, à ce moment, le jour commence à poindre.

 

L’Écureuil entra, salua Alliette qui s’effaçait à son passage pour fermer la porte derrière lui, et s’avança dans la chambre jusqu’à une table sur laquelle Alliette avait posé le couteau pris à Soufflard :

 

– Mazette ! dit-il, vous avez là, mademoiselle, un solide couteau ; rangez-le donc avec sa douzaine.

 

Et, avec deux doigts, le prenant par l’extrême pointe de la lame, il le tendit par le manche à Alliette.

 

Elle n’avait qu’à saisir ce manche et à pousser la lame pour la plonger dans la poitrine de l’agent, qui, le bras ployé, tenait la pointe à six pouces de son corps.

 

Elle porta la main sur le manche.

 

Les doigts du policier ne se raidirent pas pour résister.

 

Elle serra vivement le manche.

 

Les doigts restèrent souples.

 

Alors, entre ces deux êtres tenant le couteau, s’échangea un de ces regards profonds qui suffisent pour se juger. Dans les yeux du policier souriant, Alliette lut le courage, non pas celui de Soufflard, qui s’excite par l’affluence du sang au cerveau, mais le courage froid, calme, réfléchi, le vrai courage.

 

Les doigts d’Alliette desserrèrent le manche du couteau, et, émue malgré elle, renonçant à la tentation, elle dit vivement :

 

– Reposez ce couteau à sa place.

 

Le policier obéit sans ajouter un mot.

 

– Maintenant, reprit Alliette, voulez-vous m’expliquer votre présence ici, à pareille heure ?

 

– Mais par erreur, mademoiselle. Je venais voir un ancien camarade d’enfance. En passant devant la maison, j’ai vu là de la lumière à une fenêtre que je croyais la sienne, j’ai monté et je suis venu, en me trompant de porte, frapper à la vôtre. Excusez-moi ; je vais me mettre à la recherche du logis de mon ami.

 

Le policier esquissa une sortie.

 

– Non, restez, dit Alliette, vous savez d’avance que vous ne trouverez pas. Vous veniez positivement dans cette chambre.

 

– Je vous affirme que…

 

– Vous avez oublié un détail dans votre explication. C’est que la maison n’a pas de portier ; comment seriez-vous entré si quelqu’un à l’avance ne vous avait confié une clef.

 

L’Écureuil resta interdit.

 

– Donc, poursuivit Alliette, vous veniez ici même, à cette heure matinale, au rendez-vous que vous avait donné le propriétaire de cette chambre.

 

La belle blonde avait pris son plus gracieux sourire et son plus câlin timbre de voix.

 

– Allons, cher monsieur, avouez.

 

Ce sourire et cette voix firent éprouver un frisson amoureux au sensible l’Écureuil qui balbutia :

 

– J’avoue.

 

– Allons, venez vous asseoir près de moi et causons comme une bonne paire d’amis. Le voulez-vous ? ajouta-t-elle en modulant sa voix et en plaçant sa petite main sur l’épaule de l’Écureuil.

 

À ce contact le policier tressaillit.

 

– Satané tempérament ! se dit-il, Je suis perdu, je vais faiblir.

 

– Donc, mon cher monsieur l’Écureuil… vous voyez que j’ai retenu votre nom… nous disions que vous veniez ici chercher Micaud ?

 

L’Écureuil prit un air surpris :

 

– Micaud ! quel Micaud ?

 

Alliette posa sa main sur les lèvres du pauvre garçon que cet attouchement secoua des pieds à la tête.

 

– Oh ! oh ! ne mentons pas. Entre amis, on doit être franc. Aussi vous allez convenir que vous veniez chercher des renseignements que Micaud vous avait promis.

 

L’émotion rendait l’Écureuil muet.

 

Il avoua d’un signe de tête.

 

– Satané tempérament ! pensait-il.

 

– Or, poursuivit Alliette, avec ces renseignements, vous comptez perdre des gens qui sont de mes amis.

 

Le policier voulut se lever pour rompre le charme, mais la petite main pesa sur son bras, et Alliette se rapprocha encore. Les grands yeux noirs tout suppliants, dont elle le regardait, firent chaud à l’Écureuil, en même temps qu’un parfum de chair fraîche et jeune, tout plein de luxurieux effluves, lui monta au cerveau.

 

– Vous êtes bon, mon ami, lui murmurait une douce voix, laissez-vous fléchir, abandonnez cette poursuite.

 

– Cela ne dépend plus de moi ; d’autres se sont mis en campagne et vont les prendre.

 

Tout à coup Alliette pensa au meurtre qui devait être commis dans quelques heures.

 

– Pendant deux jours, arrêtez les recherches, demanda-t-elle.

 

Il fit un geste négatif.

 

– Et pour ce retard, je sauverai la vie de deux femmes qui vont êtres assassinées.

 

À ces mots, l’agent secoua le charme et se redressa.

 

– Le nom, l’adresse de ces femmes ! s’écria-t-il.

 

À son tour Alliette fit non.

 

L’Écureuil avait aussi jugé la belle blonde. Il savait que les menaces, la violence, l’arrestation immédiate ou la prison ne la feraient par parler. Faute de renseignements, les deux femmes inconnues allaient être tuées sans qu’il pût venir à leur secours.

 

Une inspiration lui arriva.

 

De la poche de son gilet, il tira le médaillon aux cheveux blonds qu’il avait trouvé et le montra à Alliette.

 

– Le nom et l’adresse, répéta-t-il.

 

Alliette se leva pâle à la vue du bijou.

 

– Donnant, donnant, cria-t-il.

 

Elle se rapprocha du policier sans répondre.

 

– Le nom de ces femmes, dit-il, ou je lance par la fenêtre ce don chéri de quelque amant.

 

Et il ouvrit la fenêtre par laquelle entra le bruit de la rue qui s’était peuplée, car le grand jour était venu.

 

Si le bijou était lancé, il était à jamais perdu. L’Écureuil étendit le bras en dehors.

 

– Parle, dit-il.

 

Alliette ne pouvait s’élancer pour arracher à temps le bijou, car le policier n’avait qu’à desserrer les doigts.

 

Elle tomba à genoux sanglotante et les mains jointes.

 

– Grâce, lui dit-elle, c’est le seul souvenir qui me reste de mon pauvre enfant mort ! !

 

Dans un coin de ce cœur gangrené par le vice, il était resté une place pour le doux et pur sentiment de la maternité.

 

L’Écureuil s’arrêta ému devant l’explosion de cette terreur douloureuse.

 

Il revint à la femme agenouillée qui le regardait avec des yeux hagards.

 

Il brisa le mince cordon de soie qui pendait au bijou, puis il lui tendit le médaillon.

 

– Tiens ! lui dit-il, je te le rends sans conditions.

 

Alliette le regarda avec une expression indicible de reconnaissance, puis elle saisit la main qui lui présentait le bijou et la baisa.

 

Ce baiser brûla le policier.

 

Toujours à genoux, le médaillon sur les lèvres Alliette murmurait en pleurant :

 

– Mon petit ange ! pourquoi n’avoir pas vécu ? ta mère ne serait pas une misérable.

 

– Pauvre femme ! soupira l’agent sans penser à essuyer une larme qui lui mouillait la paupière.

 

Alliette s’était relevée :

 

– Écoute, lui dit-elle, plutôt que de te donner le nom de ces femmes, je serais morte avant que de parler, car c’était en même temps te livrer les coupables.

 

– Et ton amant est du nombre ?

 

– Mon amant ! fit-elle avec mépris, car elle comparait la conduite de Soufflard avec celle de l’Écureuil.

 

– Oui, l’homme que tu aimes.

 

Alliette regarda l’agent bien en face et elle répondit lentement :

 

– Que je croyais aimer hier.

 

Le cœur du jeune homme lui dansa dans la poitrine. Il roulait encore dans ses doigts le cordon qu’il avait arraché au médaillon, pauvre souvenir qu’il avait voulu conserver de cette femme.

 

Alliette le vit :

 

– Oui, garde-le, dit-elle, c’est la seule chose honnête que je pourrais t’offrir.

 

Elle marcha vers la porte, l’atteignit et se retournant, elle adressa à l’agent un regard qui le fit tressaillir. Pour ne pas se perdre tout à fait, il ferma les yeux.

 

Au bruit de la porte qui se refermait, l’Écureuil rouvrit les yeux.

 

Alliette n’était plus là.

 

 

En rendant sans conditions à Alliette son médaillon, l’Écureuil avait bien deviné qu’il obtiendrait ainsi ce que n’auraient pu arracher d’elle les prières et les menaces.

 

À midi précis, elle entrait dans le restaurant de la rue Saint-André-des-Arts, où le rendez-vous avait été assigné.

 

À une table placée dans un coin sombre l’attendaient Lesage, Micaud et la Vollard, qui avaient posé à côté d’elle un paquet de misérables hardes.

 

En voyant arriver Alliette sans Soufflard, les trois convives firent un mouvement de surprise.

 

– Et ton homme ? demanda vivement Lesage.

 

– Il a été arrêté ce matin, dit Alliette.

 

– Pourquoi ?

 

– Il avait oublié de payer son condé[19] et ils sont venus le pincer ce matin au chaud du lit.

 

– Ils ne savent qu’inventer pour taquiner le pauvre monde ! grinça Lesage.

 

Ainsi que nous l’avons dit, à cette époque, les forçats libérés pouvaient s’exempter d’aller à une résidence fixée et, moyennant une somme, obtenir la permission de rester à Paris. – En argot, cette permission s’appelait condé.

 

Voilà le coup manqué ! dit vivement Micaud dont la figure, malgré tous ses efforts, reflétait le contentement.

 

– D’autant plus, reprit Alliette, que Soufflard, en les entendant frapper, a eu la présence d’esprit de jeter dans les cabinets les fausses clefs que nous avait données la Vollard.

 

– C’est du vrai guignon ! murmura Lesage.

 

– Il faut attendre la sortie de Soufflard, insinua Micaud qui, dans son envie de se soustraire au crime, ne se doutait pas combien il venait en aide aux projets d’Alliette.

 

– Attendre sa sortie ! dit Lesage, on peut avoir le temps de crever de faim !

 

– Il faut juste le temps de trouver l’argent du condé, répliqua Alliette ; je vais chez le recéleur Rigobin. Il a peur des révélations, donc il payera. C’est tout au plus une affaire de trois jours.

 

– Alors on attendra, fit Lesage en poussant un gros soupir de résignation.

 

– Pour ne pas perdre les minutes, je cours chez Rigobin, dit Alliette en se levant.

 

Elle avait hâte de quitter ses complices pour retourner près de Soufflard. – Soit que ce dernier eût regret de sa rébellion, soit que la scène de fureur où sa maîtresse lui était apparue si impérieuse, l’eût frappé de terreur, Alliette, en rentrant le matin, n’avait pas eu de peine à obtenir de lui qu’il restât dans la chambre pendant qu’elle irait au rendez-vous.

 

Mais, redoutant qu’en son absence Soufflard eût eu regret de sa soumission, elle regagna vivement le logement de la rue de Noyers.

 

Soufflard l’attendait en fumant sa pipe.

 

– Ils ont coupé dans le comtois du condé[20] lui dit-elle.

 

– Les niais ! ricana Soufflard.

 

– Seulement, comme j’ai dit qu’il fallait trois jours, nous resterons enfermés ici, ajouta-t-elle.

 

Soufflard ne protesta pas contre cette réclusion imposée. Il acceptait volontiers ces trois jours de tête-à-tête avec la magnifique créature qu’il adorait.

 

De son côté, Alliette était heureuse. – Avoir sauvé la vie de deux femmes en faisant manquer le complot était une bonne action qui commençait bien ses relations avec l’Écureuil.

 

De plus, en retenant Soufflard enfermé, elle allait le soustraire au coup de filet qui, au dire du policier, devait prendre toute la bande avant quarante-huit heures. – Sans avoir trahi personne, elle se croyait le droit de sauver l’homme qui, bien qu’elle ne l’aimât plus, n’en avait pas moins été son compagnon fidèle et dévoué.

 

XII

Alliette avait-elle bien empêché la mort des deux femmes ?

 

Pour le savoir, il nous faut retourner au modeste restaurant où elle avait laissé les complices attablés.

 

Après le départ d’Alliette, Lesage avait regardé Micaud bien en face.

 

– Comme ça, toi, lui dit-il, tu consens volontiers à rester à la comédie[21] ?.

 

Micaud croyait avoir enfin échappé à la complicité d’assassinat. Cette question lui fit froid, mais il garda son aplomb.

 

– Dame ! nous n’avons pas le droit de priver Soufflard de sa part, et puisqu’il n’y a que trois jours à l’attendre, il…

 

La Vollard l’interrompit :

 

– Qui nous empêche de faire le coup aujourd’hui et de lui mettre sa part de côté ? Il est bon pour nous rendre plus tard la pareille.

 

Lesage se redressa :

 

– Oh ! c’est une idée, fit-il. Qu’en dis-tu, Micaud ?

 

Micaud, surpris par cette subite proposition, blêmit sans pouvoir répondre.

 

Lesage s’accouda sur la table, et, fixant bien son complice :

 

– Écoute, vieux, lui dit-il, on m’a dit de me méfier de toi, et je me méfie. Le moyen d’empêcher les gens de bavarder est de leur faire mettre la main à la pâte. Donc tu y mettras la tienne… et jusqu’au coude, mon garçon. Ou bien, foi de Lesage ! je te cache dans le ventre certain couteau que tu connais.

 

Micaud avait retrouvé sa présence d’esprit en face du danger.

 

Il feignit de rire :

 

– Es-tu bête Lesage. Si j’hésite, c’est que je songe à une chose que tu as oubliée, étourneau !

 

– Laquelle ?

 

– Nous n’avons plus les fausses clefs que Soufflard a emportées et fait disparaître.

 

– Tiens ! c’est vrai !

 

Micaud, se croyant sauvé, respira.

 

Mais la Vollard se mit à rire en disant :

 

– Non, petit. Maman Vollard est plus prudente que ça. Quand elle devine une affaire bonne, elle tâche d’avoir ses outils en double. Elle n’est pas depuis si longtemps en ce bas monde sans savoir qu’une clef peut se casser.

 

En parlant, la Vollard fouillait dans le paquet de hardes déposé près d’elle.

 

Elle en tira un trousseau de clefs.

 

– Tu vois qu’on se garde toujours une petite poire pour la soif, mon chérubin.

 

Micaud resta atterré à cette vue.

 

Lesage lui prit le bras, et le fit lever en lui disant d’un ton où perçait la menace de l’homme décidé à tuer sur place à la plus petite résistance :

 

– En route !…

 

Et, sans quitter prise, il l’entraîna dans la rue pendant que la Vollard soldait la dépense.

 

Micaud espérait pouvoir s’enfuir en route.

 

Lesage arrêta un fiacre au passage.

 

– Monte, lui dit-il d’un ton bref.

 

Dix minutes plus tard, la voiture les déposait à l’angle des rues Phélipeaux et du Temple.

 

En route, Micaud s’était décidé pour l’assassinat. – Entre le couteau dont le menaçait son complice et le fer dont la justice pouvait le frapper plus tard, il avait préféré la mort lointaine à laquelle il avait l’espoir d’échapper.

 

Les trois misérables remontèrent la rue du Temple. Tout en marchant, ils cherchaient des yeux le fils de la Vollard qui devait les attendre dans les environs.

 

Il paraît que Mossieu Alfred avait de bien plus importantes affaires qui l’appelaient en un autre quartier, car il avait jugé bon de ne pas se trouver au rendez-vous.

 

– C’est là, dit tout à coup la Vollard.

 

Ils s’arrêtèrent.

 

La maison portait le n° 91.

 

– Écoutez le programme de la pièce, poursuivit-elle. Je vais entrer et vous me suivrez. Vous attendrez, dans l’allée, que je sois arrivée devant la loge des portiers. Ils n’ont qu’un étroit vasistas pour répondre aux visiteurs. Tout en leur demandant un nom inconnu, Je boucherai complètement le vasistas avec ma tête et avec ce paquet de hardes sur mon épaule ; à ce moment-là vous filerez dans l’escalier.

 

– Compris, dit Lesage.

 

– C’est au troisième ; vous reconnaîtrez les trois serrures. Il se peut que la femme ne soit pas chez elle : si elle ne vient pas vous ouvrir quand vous aurez frappé, en avant les fausses clefs, et alors l’ouvrage sera fait à la douce.

 

Si la femme est chez elle ? demanda Lesage d’un ton sinistre.

 

– Alors tant pis pour elle ! À votre frappement elle viendra ouvrir… seulement, pas de précipitation, laissez-la refermer la porte derrière vous et regagner la chambre sur le devant… le bruit de la rue étouffera ses cris.

 

– Pauvre femme ! il vaudrait mieux qu’elle fût sortie, fit Micaud ému.

 

– En ce cas, je ferai le guet devant la maison, et si je la vois au loin arriver pour rentrer, je vous crierai le signal et vous aurez le temps de détaler… Je vous préviens que le secrétaire est dans la seconde chambre.

 

– Allons, dit Lesage.

 

La vieille l’arrêta :

 

– Un moment. Voyons d’abord si je n’ai oublié aucune recommandation.

 

Elle mit la main devant ses yeux pour mieux réfléchir.

 

– Ah ! je savais bien que j’oubliais quelque chose… la femme est vigoureuse, flanquez-lui votre premier coup dans le dos, bien entre les deux épaules… Maintenant, mes bichons, à l’ouvrage !

 

Elle s’engagea dans l’allée, suivie par les deux hommes. Lesage, toujours méfiant à l’égard de Micaud, fermait la marche.

 

Ainsi qu’elle l’avait annoncé, la vieille boucha hermétiquement le vasistas des concierges, en leur demandant un nom en l’air.

 

Les deux hommes passèrent inaperçus.

 

Arrivés au troisième étage, ils trouvèrent la porte aux trois serrures.

 

Lesage sortit d’une poche de côté son couteau dont la pointe était piquée dans un bouchon qu’il retira. Puis il glissa l’arme dans la manche gauche de son paletot.

 

– Maintenant, frappe, dit-il à Micaud.

 

Micaud frappa trois coups.

 

Ils tendirent l’oreille.

 

Nul bruit ne retentit à l’intérieur.

 

– Elle n’y est pas ! souffla Micaud avec un frémissement de joie.

 

– Frappe encore, répéta Lesage.

 

Micaud heurta de nouveau trois fois.

 

Aucun bruit ne se fit entendre.

 

– Ma foi ! voilà une femme qui a de la chance, dit Lesage. – En avant les fausses clefs.

 

La Vollard, paraît-il, ne fournissait que de la bonne marchandise, car les serrures jouèrent sans résistance.

 

Les deux bandits entrèrent et refermèrent le battant sans bruit.

 

Cette porte ouvrait sur un long couloir obscur qui conduisait à deux chambres situées sur la rue.

 

Ils suivirent le couloir en silence jusqu’à une porte vitrée qui donnait dans la première pièce.

 

Micaud, qui marchait le premier, recula subitement.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda Lesage.

 

– Regarde, fit Micaud en lui cédant la place.

 

À travers le vitrage, on voyait une femme qui, la fenêtre ouverte, et penchée sur l’appui de la croisée, regardait dans la rue.

 

Tout à la terrible émotion de leurs actes, les deux misérables n’avaient pas entendu la musique d’un régiment qui, à ce moment, suivait la rue. C’était pour mieux écouter que cette femme avait ouvert la fenêtre au passage de cette musique, dont le bruit l’avait empêchée d’entendre les coups frappés à la porte par les sinistres visiteurs.

 

– Que faire ? demanda Micaud.

 

– La tuer, répondit Lesage…

 

XIII

Pour l’intelligence des faits qui vont suivre, il nous faut un instant suspendre notre récit pour retourner à la rue de Nevers, dans cette chambre de Micaud où, le matin même, s’étaient rencontrés Alliette et l’Écureuil.

 

À cette heure, les événements vont se multiplier et se précipiter avec une telle vitesse qu’il nous faut, un par un, en tenir compte, car faute d’avoir négligé le plus petit incident, nous deviendrions inintelligible pour le lecteur.

 

De là, pour nous, la nécessité de retourner au plus vite au logis de Micaud.

 

Après le départ d’Alliette, l’Écureuil ayant compris, au peu de mots dits par la belle blonde, qu’il perdait son temps à attendre Micaud, n’avait pas tardé à quitter la chambre.

 

Quelqu’un avait-il visité le logis après son départ ? Nous l’affirmerions presque, car le logement était dans un tel état de bouleversement qu’on pouvait croire qu’une minutieuse visite domiciliaire avait été pratiquée dans la chambre.

 

Tous les meubles ouverts étaient vides de leurs tiroirs. Un vieux fauteuil avait été éventré d’un coup de couteau, et le crin, arraché par poignées du siège et du dossier, prouvait qu’une main avait fouillé le fauteuil ; en quelques endroits, les carreaux du parquet avaient été descellés, et dans l’espace mis à découvert, le plâtre se trouvait creusé.

 

Deux heures tout au plus s’étaient écoulées depuis que les deux misérables avaient pénétré chez la marchande du Temple, et nous retrouvons Micaud dans son logis de la rue de Nevers, où il venait de rentrer à l’instant même, pâle, tremblant et surtout essoufflé et haletant, comme s’il avait fourni une longue course.

 

Le trouble du gredin était tel qu’il ne s’aperçut pas d’abord de l’état désastreux dans lequel se trouvait son mobilier. En entrant, il s’était laissé tomber sur une chaise en s’écriant :

 

– Enfin ! J’ai pu m’échapper !…

 

À mesure qu’il reprenait haleine et qu’il recouvrait son calme, ses yeux, errant par la chambre, se rendaient compte de l’état des choses.

 

Il se releva effaré.

 

Quel pouvait être celui qui était venu faire cette fouille ? Micaud se rappelait fort bien avoir donné rendez-vous à l’Écureuil ; mais l’agent de police n’avait aucun intérêt à exécuter une visite domiciliaire, qui lui en apprendrait moins que tous les renseignements que Micaud avait promis de lui donner.

 

Le délateur chercha donc en lui-même quels complices avaient dû venir en son absence bouleverser ainsi son mobilier.

 

– C’est Alliette et Soufflard s’écria-t-il.

 

Il se dit que l’histoire de l’arrestation de Soufflard, annoncée par Alliette au restaurant, n’était qu’un conte inventé pour le lancer seul avec Lesage dans une affaire dangereuse et pendant laquelle ils devaient visiter le logement. Car Micaud n’ignorait pas que la bande, le sachant avare, lui supposait une somme cachée dans quelque coin.

 

Ils sont venus pour voler mon magot, se dit-il.

 

Puis il ajouta avec un douloureux sourire :

 

– Si cet imbécile de Soufflard, qui court après ce magot, pouvait se douter qu’il l’a eu un moment dans les mains.

 

À ce moment, on frappa à la porte.

 

– Qui est là ? demanda Micaud.

 

– Alliette ! dit la voix de la blonde.

 

– Enfin, je la tiens ! murmura Micaud, qui aussitôt cria :

 

– Je t’ouvre à l’instant.

 

Il ramassa une longue corde volée sur un camion et qui se trouvait dans un coin de la chambre, puis il courut au lit en désordre dont il arracha la couverture, et venant se placer derrière la porte, il l’ouvrit à sa visiteuse.

 

Alliette avait à peine fait deux pas dans la chambre, que la couverture s’abattait sur sa tête. En trois secondes, elle se trouva prise et enveloppée dans les plis sans pouvoir faire aucune résistance. Micaud acheva de la lier avec sa corde, puis il la porta sur son lit.

 

– Maintenant, écoute-moi, lui dit-il. – La prétendue arrestation de Soufflard était un conte, n’est-ce pas ?

 

– Oui, répondit Alliette dont la voix arrivait étouffée.

 

– Dans quel but ?

 

– Je désirais éviter un meurtre.

 

– Dis plutôt que tu voulais me le faire commettre afin de pouvoir mieux me perdre. Tu t’étais entendue avec Lesage pour qu’il m’entraînât chez la femme de la rue du Temple.

 

– Ce n’est pas vrai.

 

– C’est cependant ce qui est arrivé après ton départ.

 

Toute liée qu’elle était Alliette fit un violent mouvement de désespoir. Après avoir tout fait pour tenir le serment donné à l’Écureuil d’empêcher l’assassinat, elle apprenait tout à coup que les bandits, malgré l’absence d’un complice, avaient poursuivi leur projet.

 

Ce mouvement fut mal interprété par Micaud.

 

– Oh ma toute belle, c’est en vain que tu gigotes, tu perds ton temps, tu es bien ficelée.

 

– Ah ! poursuivit-il, nous en voulions donc bien à notre petit Micaud pour désirer ainsi le voir monter sur l’échafaud dont nous écartions un amant chéri. Malheureusement, on ne réussit pas toujours dans tout ce qu’on désire, mon enfant, et, pour cette fois, j’ai tiré mon cou de la lunette ; car la femme n’est pas morte.

 

Micaud ne comprit pas l’intonation que la blonde avait dans la voix quand elle s’écria :

 

– Elle est sauvée !

 

– Pour le moment du moins ! Nous sommes allés chez elle ; par bonheur, elle avait ouvert la fenêtre dont elle ne s’écarta pas ; ses cris pouvaient être entendus de la rue et puis, je te l’avoue, le cœur m’a manqué au moment où Lesage allait la prendre à la gorge et je me suis enfui.

 

Alliette répéta :

 

– Elle est sauvée !

 

Elle était heureuse que la lâcheté de Micaud ne l’eût pas rendue parjure à la promesse faite à l’Écureuil.

 

Mais une invincible épouvante la saisit quand elle écouta Micaud lui répondre.

 

– Oui, sauvée pour le moment, je te le répète, me belle Alliette. Mais il arrive souvent, comme dit le grand monde, qu’en voulant cracher en l’air, cela vous retombe sur le nez. Tu as voulu préserver ton Soufflard, n’est-ce pas ? Or, en ce moment, Lesage, qui s’est douté que tu nous avais menti avec ton histoire d’arrestation, doit avoir été vous rendre visite à votre logement de la rue des Noyers, et, en ton absence, il va sans doute reprendre avec Soufflard l’affaire que j’ai trouvée trop chaude pour moi.

 

À ces mots Alliette s’agita convulsivement pour rompre ses liens.

 

– Non, non, ma bonne, ne te remues pas ainsi, c’est inutile, lui criait la voix railleuse de Micaud. Ah ! dame ! ma fille, je comprends ta colère. Avoir voulu faire guillotiner un camarade et penser que, bien portant, il ira au contraire voir raccourcir l’amant aimé qu’on voulait sauver… Oui, c’est vexant ! ! !

 

Alliette s’agitait avec une rage désespérée.

 

– Oui, oui, continuait Micaud, on lui coupera le cou à ton Soufflard adoré, car c’est un garçon qui ne boude pas à l’ouvrage. Lesage n’aura pas besoin de lui cogner longtemps sur la tête pour le décider ; ils s’entendront vite, maintenant que tu n’es pas là pour mettre des bâtons dans les roues. Avant vingt-quatre heures, la femme sera buttée et j’aurai le plaisir de me venger en allant dénoncer celui que tu m’as préféré. – Ainsi, un peu de patience, ma mignonne ; aussitôt la chose faite, je t’amènerai ici trois ou quatre agents de police pour te délier et te faire prendre l’air.

 

Micaud gagna la porte en disant :

 

– Je te défie bien, ma toute belle, de te mettre maintenant à la traverse de mes projets…

 

La porte se referma.

 

 

Nul ne saurait peindre la rage, la stupeur et l’effroi d’Alliette ainsi garrottée sur ce lit où elle devait attendre impuissante pendant que s’accomplirait l’épouvantable crime qu’elle aurait voulu empêcher.

 

– Tout est perdu ! s’écria-t-elle.

 

– Pas encore, madame Alliette… lui répondit une voix.

 

Et le moucheron sortit en rampant de dessous le lit.

 

En un clin d’œil, Alliette fut déliée par l’enfant qui riait de son étonnement.

 

– Comment, c’est toi ? moucheron. Par quel hasard te trouves-tu ici ?

 

– Vous rappelez-vous que, chez Rigobin, quand on a parlé du magot de Micaud, qui niait en posséder un, je lui ai demandé s’il consentait d’avance à me le donner, dans le cas où je mettrais la main dessus ?

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, j’ai profité de ce qu’il était occupé au Temple, pour venir ici faire ma petite perquisition. J’étais en train de lui secouer son ménage, quand il est rentré. Je n’ai eu que le temps de me fourrer sous le lit…

 

– Et tu n’as rien trouvé ?

 

– Non, mais mon ami Micaud possède une bien mauvaise habitude.

 

– Laquelle ?

 

– C’est de parler tout haut quand il est seul, de sorte que je me doute à peu près maintenant où il a placé ses économies. Cré nom ! que je mette la main sur sa grenouille et je m’en flanquerai à gogo des Funambules !

 

Tout en écoutant les confidences de son libérateur, Alliette rajustait sa toilette froissée par la lutte. – Elle avait hâte de regagner la rue des Noyers. Peut-être Lesage n’aurait-il pas eu le temps de décider et d’entraîner Soufflard qu’elle regrettait d’avoir quitté ? – Dans son désir de tenir la promesse faite à l’Écureuil d’empêcher l’assassinat, elle avait voulu s’assurer par la présence de Micaud chez lui que, après sa visite au restaurant, tout projet avait été abandonné. C’est ainsi qu’elle était tombée dans le guet-apens dont le moucheron l’avait délivrée.

 

– Écoute, môme, dit-elle à l’enfant, tu as bien entendu Micaud me dire qu’il attendait le buttage de la femme du Temple pour aller ensuite dénoncer les amis ?

 

– V’là un garçon qui ne vivra pas vieux, dit le moucheron ; il va tomber sur un accident avant peu.

 

– Cours chez ta mère. Peut-être ton oncle y aura-t-il passé ? Qu’il soit seul ou avec Soufflard, raconte les projets de Micaud. Dis-leur de ne pas bouger.

 

– Compris ! fit le gamin, qui prit sa course.

 

Alliette parcourut une dernière fois des yeux cette chambre encore pleine pour elle de l’Écureuil ; puis elle partit à la hâte.

 

Un quart d’heure après, elle atteignait le domicile de la rue des Noyers.

 

Un tremblement la prit quand elle arriva devant la porte de la chambre.

 

Si Soufflard était derrière cette porte, tout était sauvé. Elle le garderait à vue jusqu’au moment de l’arrestation de la bande, et, resté seul, il n’oserait plus mettre son projet à exécution.

 

Si son amant était parti, c’est que Lesage était venu. Il était alors trop tard pour arrêter ces deux bêtes féroces accouplées ; le sang allait couler ; et la belle blonde comprenait que, dans ce cas, l’Écureuil ne pouvait être à elle.

 

– Mon sort va se décider, se dit-elle.

 

Elle poussa la porte.

 

La chambre était vide.

 

Son émotion fut telle qu’il lui fallut se retenir à la muraille. Cette chambre déserte lui disait l’effrayante vérité. Le crime venait de partir en quête de sa victime.

 

Sur la cheminée, Alliette aperçut un papier. Souvent Soufflard la prévenait ainsi, par un mot, du motif de son absence ou lui donnait un rendez-vous.

 

Le papier contenait ces mots :

 

« Je sors avec Lemeunier pour aller examiner une boutique à dévaliser ; je rentrerai dans deux heures. »

 

– C’est un mensonge pour m’endormir, se dit Alliette.

 

L’écriture paraissait fraîchement écrite.

 

– Il est peut-être encore temps ? pensa la blonde, il faut vite courir au Temple.

 

Elle s’élança pour sortir, mais à son premier pas sur le carré, elle se trouva face à face avec Lesage qui allait frapper.

 

À la vue du coquin, la joie emplit le cœur d’Alliette. Lesage arrivait donc en retard, et le billet, écrit par Soufflard, disait la vérité ; il était réellement sorti avec Lemeunier.

 

Lesage avait l’air souriant :

 

– Bonjour, ma fille. Je viens voir où tu en es de tes démarches pour délivrer Soufflard.

 

– Rigobin doit me donner demain l’argent du condé. Aussitôt reçu, mon homme payera son permis de séjour et ils lèveront l’écrou.

 

– Ah ! tant mieux ! car vois-tu, c’est triste de voir moisir une jolie affaire comme celle du Temple.

 

– Dès que Soufflard sera délivré, je te préviens ou je te l’envoie.

 

– Parfait !

 

– Tu pars bien vite ?

 

– Je m’en vais flâner l’après-midi chez ma sœur et j’y mangerai la soupe, car il me faut vivre aux crochets de la pauvre Vollard jusqu’à la sortie de Soufflard.

 

– Un peu de patience.

 

– J’en aurai. Adieu, ma belle. – Surtout n’oublie pas de me prévenir.

 

– Sois tranquille.

 

Un énorme soupir de soulagement échappa à Alliette en fermant la porte derrière Lesage. Tout était sauvé puisque les deux complices ne s’étaient pas rencontrés.

 

Il ne lui restait donc plus qu’à attendre le retour de Soufflard.

 

À ce moment il était environ trois heures.

 

Elle prit un livre, s’étendit sur le lit et se mit à lire.

 

XIV

La chaleur était étouffante, et, on se le rappelle, Alliette était restée sur pied toute la nuit précédente. – Peu à peu, aidé par la température lourde, le sommeil s’empara d’elle et sa main laissa tomber le livre.

 

Ce livre était Paul et Virginie.

 

Si nos lecteurs s’étonnent de voir cette associée de voleurs choisir un tel livre, nous leur répondrons en esquissant à grands traits la vie d’Alliette qui, contrairement à ses pareilles, n’était pas née dans cette fange et cette misère dont elles ne sortent jamais.

 

La blonde avait dit vrai à l’Écureuil en lui contant qu’elle était née de parents morts ruinés après avoir été riches. Alliette avait quinze ans et était élevée dans un bon pensionnat quand la mort de ses parents, décédés à un mois de distance, la laissa orpheline et sans fortune. La maîtresse de pension s’était attachée à cette jeune fille dont l’intelligence et la remarquable beauté l’avaient séduite. Elle la garda près d’elle et en fit bientôt une sous-maîtresse du pensionnat.

 

Elle était alors une enfant bonne, douce et naïve. La vie ne s’offrait plus à la jeune fille riche et luxueuse comme elle s’était ouverte, mais le bonheur et une modeste aisance devaient l’attendre, car sa maîtresse, veuve sans enfants, de plus en plus éprise de cette aimable et charmante créature, voulait l’adopter.

 

Un misérable sans cœur vit Alliette.

 

Deux mois plus tard elle était séduite et suivait son amant loin de ce toit protecteur où elle laissait son bonheur.

 

Un an après, elle était mère.

 

Son amant fit alors un important héritage. La soif de l’or le prit ; il chercha un beau parti à épouser et le trouva. Le mariage fut fixé à un mois de date.

 

Alliette devenait donc un obstacle à ses projets.

 

Cet homme était faible et lâche. Quand ces natures-là prennent une décision, elle est toujours brutale et cruelle. – Le jour même où son notaire lui avait compté en beaux billets de banque les quatre cent mille francs de son héritage, il résolut d’en finir, et le soir, à onze heures, il chassa Alliette et son enfant âgé de huit mois.

 

La pauvre fille était presque devenue folle sous cet effroyable malheur qui la frappait tout à coup. Elle sortit, marcha devant elle sans voir, sans comprendre, sans rien sentir ; puis, au coin d’une ruelle déserte, elle s’évanouit.

 

Quand elle revint à elle, elle se trouvait dans une chambre, près d’un homme qui la soignait et l’interrogea doucement. Elle raconta tout, parla de son amant qui l’avait chassée sans ressources le jour même où il avait touché une énorme somme.

 

À ce détail, l’homme l’interrogea plus minutieusement sur son séducteur, son logis et ses habitudes. Alliette parla sans méfiance.

 

Le lendemain, l’amant était volé de ses quatre cent mille francs et se pendait de désespoir.

 

Alliette avait été ramassée par Beaumont, le célèbre voleur.

 

Quand elle apprit le vol, Alliette trembla d’être compromise.

 

Beaumont la retint avec cette crainte, et l’opprima. – Cette vie d’angoisse et de honte avait altéré le lait d’Alliette, son enfant mourut. Il emportait avec lui les derniers bons sentiments de sa mère.

 

Peu à peu, elle se prit à aimer cet empire qu’elle exerçait sur l’ignoble tribu des voleurs qu’elle dominait par sa beauté, son énergie et son instruction – À Beaumont arrêté, une autre illustration du bagne succéda et, de bandits en bandits, elle était arrivée dans les bras de Soufflard, à peine âgée de vingt-quatre ans, et sans savoir encore, avant de connaître l’Écureuil, ce que c’était que l’amour.

 

Et voilà pourquoi, quand elle était seule, Alliette relisait tous ces livres tant de fois parcourus dans le bon temps où, sous-maîtresse du pensionnat, elle était encore une jeune fille heureuse et pure.

 

 

Étendue sur son lit, elle dormait toujours.

 

Les deux heures fixées par Soufflard pour son retour étaient passées depuis bien longtemps, car huit heures du soir venaient de tinter à une horloge voisine.

 

Alliette fut réveillée en sursaut par un coup sec frappé à la porte.

 

Elle ne se rendit pas bien compte du temps écoulé pendant ce sommeil de cinq heures.

 

– Ah ! voici Soufflard qui rentre, se dit-elle.

 

Elle courut ouvrir la porte à quelqu’un qu’elle ne reconnut pas tout de suite et qui voulait l’embrasser.

 

Elle lui mit la main sur la poitrine pour le repousser.

 

– Eh bien, lui dit une voix connue, tu ne veux donc plus m’embrasser parce que j’ai coupé ma moustache et mes favoris ?

 

C’était Soufflard.

 

Alliette retira la main qu’elle lui avait posée sur la poitrine.

 

Seulement, au contact, elle avait senti le devant du paletot de Soufflard tout humide.

 

Elle regarda sa main et poussa tout à coup un cri d’épouvante.

 

Sa main était rouge de sang !

 

Et comme, la langue paralysée par la terreur, elle interrogeait son amant d’un œil effaré, Soufflard lui dit tranquillement :

 

– Oui, le sang a rejailli sur moi ; mais tu le sais, ma fille, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.

 

Alliette tomba évanouie.

 

 

Quand, cinq heures avant, Alliette avait reçu la visite de Lesage, qui, après avoir demandé des nouvelles de Soufflard, était parti en disant qu’il allait manger la soupe chez sa sœur la Vollard, elle s’était réjouie en croyant son amant bien loin et courant la ville avec Lemeunier. Alors qu’elle était heureuse qu’il ne se fût pas rencontré avec Lesage, elle ne se doutait guère que son amant était seulement à quelques pas de cette porte qu’elle venait de refermer sur son complice.

 

Voici ce qui s’était passé :

 

Vingt minutes avant le retour d’Alliette, Lesage était venu et avait trouvé Soufflard seul.

 

Il s’était étonné de rencontrer là celui qu’il croyait en prison, comme le lui avait annoncé Alliette. Soufflard lui avait appris les craintes superstitieuses de la belle blonde qui, au lieu de le laisser aller au rendez-vous avait obtenu de lui qu’il restât enfermé au logis.

 

Lesage avait écouté ces explications sans mot dire ; puis il s’était dirigé vers la porte.

 

– Où vas-tu ? demanda Soufflard.

 

– Je vais t’acheter un cerceau pour jouer au Luxembourg quand ta bonne t’y conduira.

 

– Me prends-tu donc pour un enfant ?

 

– Mais tu m’en as tout l’air, puisque tu te laisses mener par une femme, par bobonne Alliette.

 

– On voit que tu n’as jamais été amoureux, toi !

 

– Alors, mon cher, on prévient ; on ne laisse pas les camarades en plan, surtout quand, la veille, on a fait les beaux bras en disant : « Je suis de la partie. »

 

La colère arrivait à Soufflard.

 

– Crois-tu donc que j’ai peur ? demanda-t-il.

 

– Euh ! euh ! lâcha Lesage dédaigneusement.

 

– J’ai fait mes preuves.

 

– Pas aujourd’hui pourtant.

 

– Mais je t’ai déjà dit que…

 

– Oui, tu m’as dit qu’Alliette avait défendu au petit garçon de sortir sans sa permission. Je m’étonne même qu’elle ne t’ait pas obligé à mettre un de ses jupons.

 

Soufflard se sentait ridicule ; l’amour-propre l’emporta.

 

– Au fait, vieux, tu as raison. Au diable les caprices d’une femme ! s’écria-t-il.

 

– À la bonne heure ! je retrouve un homme. C’est malheureux qu’il ne soit plus midi.

 

– Mais il n’est encore que trois heures, répliqua Soufflard qui comprenait à demi-mot.

 

Lesage le regarda bien en face.

 

– Viendrais-tu ? demanda-t-il.

 

– Pourquoi pas ?

 

– Tout de suite ?

 

– À l’instant même.

 

– Alors, en route.

 

Ils touchaient à la porte, quand Soufflard s’arrêta :

 

– Alliette s’est fourrée en tête, j’ignore pourquoi, d’empêcher le coup. Elle ne tardera pas à rentrer. En ne me voyant pas, elle va se mettre à notre poursuite et elle est capable de tout faire pour nous contrecarrer.

 

– Mets-la sur une fausse piste, conseilla aussitôt Lesage.

 

– Tu as raison.

 

Et Soufflard écrivit et plaça sur la cheminée le billet dans lequel il annonçait être sorti avec Lemeunier.

 

– Maintenant, filons, dit-il.

 

Au moment où les deux complices posaient le pied sur l’escalier, un frou-frou de robe se fit entendre en bas.

 

C’était Alliette qui montait.

 

La retraite allait leur être coupée.

 

–. Grimpons à l’étage au-dessus, souffla vivement Lesage.

 

Alliette rentra chez elle, sans se douter qu’ils étaient si proches.

 

– Détalons, dit Lesage.

 

Soufflard l’arrêta dans son élan.

 

– Non, restons un peu, dit-il. Alliette est fine ; elle ne croira pas au billet et nous allons peut-être la voir filer en chasse après nous.

 

– Alors, attends un moment, répliqua Lesage, je vais jouer une petite comédie de ma façon.

 

Il redescendit l’étage et il se préparait à frapper à la porte quand elle s’ouvrit.

 

Ainsi que l’avait prévu Soufflard, et comme nous l’avons dit dans le chapitre précédent, Alliette s’élançait à leur poursuite.

 

La vue de Lesage l’arrêta.

 

C’est alors que ce dernier lui fit cette visite à la suite de laquelle Alliette, tranquillisée, s’endormit de ce sommeil dont le réveil devait lui être si terrible.

 

Soufflard avait été guetter Lesage au premier coin de rue.

 

Dix minutes après Lesage le rejoignait.

 

– Enfoncée ta princesse ! lui dit-il, elle n’y a vu que du feu. Maintenant détalons, il n’est juste que temps.

 

Ils prirent leur course.

 

Trois heures sonnaient comme les deux misérables entraient dans la maison du n° 91 de la rue du Temple.

 

XV

L’ancien marché du Temple et sa Rotonde ne sont pas déjà si vieux disparus qu’il nous en faille faire une description qui retarderait notre récit.

 

Nous conduirons tout de suite notre lecteur devant une boutique dont il a été déjà parlé, celle des époux Renault, marchands de literie.

 

Par son travail, le ménage avait acquis une modeste aisance qui, grossie par les commérages, passait pour une vraie fortune. Ainsi que la Vollard l’avait expliqué chez le recéleur Rigobin, le mari gardait la boutique du marché où se vendaient les marchandises communes et d’un écoulement facile. Les articles de qualité supérieure étaient emmagasinés dans l’appartement que le ménage possédait au n° 91 de la rue du Temple. Là, madame Renault recevait les chalands que le mari n’avait pu satisfaire avec les marchandises de la boutique. – Si les époux, encore jeunes, travaillaient avec courage, c’était moins pour eux que pour assurer l’avenir de leur unique enfant, Élisa, fillette de quinze ans, qui, en ce moment même, tenait compagnie à son père.

 

Il était trois heures de l’après-midi, avons-nous dit, et le soleil brillait resplendissant au milieu d’un ciel sans nuage.

 

Depuis cinq minutes, debout sur le pas de sa boutique et le nez braqué sur le ciel bleu, M. Renault paraissait réfléchir.

 

Il se tourna bientôt vers sa fille.

 

Dis donc, chérie, est-ce que par un tel beau temps, tu n’aimerais pas à respirer un peu l’air de la campagne ?

 

– Oh ! oui, petit père.

 

– Et à croquer une bonne friture au bord de l’eau, après une promenade en bateau ?

 

La jeune fille secoua la tête en faisant une petite moue des lèvres.

 

– Oh ! que c’est vilain d’être méchant comme cela, bon père.

 

– Comment, je suis méchant, moi !

 

– Oui, en proposant toutes ces bonnes choses-là, quand tu sais qu’elles ne sont pas possibles un jour de la semaine.

 

– Pourquoi donc, mademoiselle ?

 

– Et qui garderait la boutique ?

 

– Parbleu ! elle se garderait toute seule, car nous la fermerions.

 

– Vrai ! s’écria l’enfant joyeuse.

 

– Une fois n’est pas coutume. Le gros de la vente se fait habituellement le matin, et le matin est déjà bien loin.

 

– Nous ne verrons plus grand monde maintenant, ajouta Élisa.

 

– Oui, c’est décidé, nous allons nous donner un bon campo !

 

La jeune fille sauta de plaisir au cou de son père et l’embrassa.

 

– Pendant que je ferme la boutique, cours bien vite à la maison prévenir ta mère et l’aider à s’habiller.

 

– Je pars comme l’éclair, dit Élisa en s’éloignant à la hâte.

 

– Surtout ne soyez pas deux heures à votre toilette, si c’est possible, cria Renault en riant.

 

La jeune fille se retourna, et pour toute réponse, lui envoya un baiser.

 

– La mère et la fille vont être bien heureuses de cette bonne partie, se disait le brave homme en suivant des yeux son enfant qui courait vers la maison.

 

Arrivée à la porte, Élisa se retourna et lui envoya un second baiser.

 

Puis elle entra dans l’allée…

 

La Vollard avait bien raison, on le voit, quand, chez Rigobin le recéleur, elle avait dit aux deux misérables : « C’est votre chance qui décidera si vous aurez une ou deux femmes à assassiner. »

 

Cette fois, sans s’inquiéter d’être vus par les concierges, les deux complices avaient passé devant la loge et étaient montés au troisième.

 

Comme à la première tentative, Lesage apprêta son couteau dans la manche de son paletot. Soufflard, privé du sien par Alliette, en avait acheté en route un autre, à lame fixée au manche, et l’avait glissé dans sa ceinture de pantalon, un peu derrière la hanche.

 

N’ayant plus les fausses clefs, emportées le matin dans sa fuite par Micaud et qu’il avait jetées dans un soupirail sur sa route, ils frappèrent hardiment.

 

Le bruit des pas de madame Renault qui approchait résonna dans le couloir.

 

– Ne dis rien ; je parlerai, moi, dit vite Lesage.

 

Ils entendirent la serrure grincer, puis la porte tourna sur ses gonds et la marchande apparut. – Dans l’obscurité du couloir, elle ne distingua que deux hommes sans pouvoir reconnaître celui qu’elle avait déjà vu le matin.

 

– Entrez, messieurs dit-elle.

 

Ils passèrent devant elle, qui s’effaça, et marchèrent en avant pendant qu’elle fermait la porte.

 

En arrivant dans la chambre, le premier regard de Lesage fut pour la fenêtre. Cette fois elle était hermétiquement fermée.

 

À ce moment, madame Renault, qui les avait suivis, reconnut Lesage. Une sorte de pressentiment sembla l’avertir qu’elle courait un danger et elle fit un pas vers la porte. Mais Soufflard, sans paraître y faire attention, lui fermait le passage. De son côté, Lesage s’était placé entre la marchande et la fenêtre.

 

Madame Renault était une femme dans toute la force de l’âge, vigoureuse et brave. Elle eut honte d’avoir peur et aborda Lesage :

 

– C’est monsieur que j’ai déjà eu l’honneur de voir ce matin ? lui dit-elle.

 

– Précisément. J’étais venu pour marchander des couvertures avec un ami qui s’est tout à coup trouvé indisposé. J’ai dû le suivre et nous vous avons quittée un peu brusquement. – Cette fois je reviens terminer l’affaire et, en même temps, je vous amène un second acheteur.

 

Madame Renault salua légèrement Soufflard et lui demanda :

 

– Monsieur désire aussi des couvertures ?

 

– Précisément.

 

Les couvertures étaient placées, sur un rayon élevé. Pour les atteindre, madame Renault devait monter sur un marchepied en tournant le dos aux deux misérables.

 

Elle disposa donc l’échelle et monta.

 

Soufflard fit un signe à Lesage.

 

En une seconde, ils eurent le couteau au poing.

 

Les bras chargés de couvertures, la marchande descendait les échelons. Au moment où elle touchait le plancher, Lesage s’élança d’un bond et porta le premier coup en visant entre les deux épaules de la victime qui lui tournait le dos. Mais l’assassin avait mal calculé son élan, le fer atteignit la tempe et déchira la joue.

 

La femme n’eut pas d’abord conscience de ce coup et elle se retourna. Alors elle vit la figure et l’arme des scélérats et, en une seconde, elle devina le sort qui l’attendait.

 

Avant qu’elle pût crier, Soufflard l’enlaçait d’un bras et lui appuyait la main sur la bouche. Au même instant, le couteau de Lesage se plongeait dans la gorge et pénétrait jusqu’au larynx.

 

Un jet de sang s’élança et vint inonder la poitrine de Soufflard qui maintenait la victime.

 

La malheureuse était robuste et le désespoir décuplait ses forces ; elle secoua l’étreinte de Soufflard et tenta d’atteindre la fenêtre. Les meurtriers virent le mouvement et s’élancèrent à sa rencontre. Alors elle s’accula dans un coin de la chambre, derrière un comptoir, se faisant un bouclier d’une couverture que ses mains avaient rencontrée.

 

Elle voulut crier, mais l’horrible blessure à la gorge l’avait rendue muette. Un sifflement rauque sortit seul de sa bouche qu’un flot de sang vint emplir. Elle comprit qu’il lui fallait renoncer à tout appel au secours et qu’elle allait mourir.

 

Entre cette victime qui ne pouvait plus parler et ses meurtriers qui, d’un œil sans pitié, guettaient l’instant de frapper encore, régnait un horrible silence. On n’entendait que le tic-tac de l’horloge en bois dans la pièce voisine et le chant joyeux des oiseaux d’Élisa dont la cage pendait en dehors de la fenêtre fermée.

 

Encore debout, les pieds dans une mare de sang qui s’écoulait de ses blessures, les yeux intrépidement rivés sur ses assassins dont elle suivait tous les mouvements, madame Renault cherchait toujours à parer chaque attaque.

 

C’était une lutte muette et épouvantable, sans merci d’un côté, sans espérance de l’autre.

 

Les deux assassins se ruaient sur elle, frappaient et reculaient repoussés par cette femme que le paroxysme du désespoir rendait toujours forte et vaillante.

 

Outre la blessure du cou, terrible et béante, elle avait reçu douze coups de couteau, mais qui n’atteignaient aucune partie vitale. Seulement la victime sentait une sueur froide lui mouiller le front. Ses tempes battaient, un étrange bruissement lui tintait à l’oreille et sa vue se voilait ; elle comprenait que le sang perdu l’épuisait et, avant peu, devait la laisser sans force devant ses bourreaux.

 

Elle voulut encore tenter un dernier effort et atteindre la fenêtre dont elle briserait les vitres. Elle abandonna son angle et fit un pas en avant. Le poignard de Lesage lui fendit la main qui se desserra et laissa échapper la couverture. Au même instant, Soufflard la frappait au ventre.

 

Alors la pauvre femme, adossée à la muraille à laquelle elle cherchait à se retenir, sentit le plancher qui lui manquait, ses jambes fléchirent et elle s’affaissa brisée et mourante, mais l’œil toujours intrépide et fixé sur les meurtriers. – Ceux-ci s’étaient reculés, émus un instant par cette vaillante agonie.

 

– Achevons-la, fit Soufflard.

 

Ils levèrent le bras, mais ils ne l’abaissèrent pas.

 

Tous deux restèrent subitement immobiles, effrayés et surpris.

 

On frappait à la porte.

 

Les coups se succédaient faibles et rapides.

 

Les deux bandits se regardèrent.

 

Ils étaient blêmes et tremblants.

 

À la manière de frapper, ils cherchaient à deviner à quel survenant ils avaient affaire. Ils abandonnèrent la victime pour aller sans bruit écouter derrière la porte.

 

La mourante n’avait pas eu besoin de deviner. À ces coups, bien connus d’elle, ne reconnaissait-elle pas son enfant ?

 

L’épouvantable frayeur de voir sa fille tomber sous les coups des assassins lui rendit subitement des forces. Elle se releva et marcha en s’accrochant à tous les meubles pour gagner la porte.

 

En ce moment, la fenêtre était libre. Elle pouvait aller rouvrir ; son propre salut était là, mais la mère mourante et épuisée préférait aller au secours de son enfant, à laquelle sa gorge coupée ne lui permettait plus de jeter un cri d’alarme.

 

Les coups cessèrent bientôt.

 

Un bruit de pas apprit aux meurtriers qu’on s’éloignait.

 

Il avait été aussi entendu par la mère et elle s’arrêta. La pensée que sa fille était sauvée illumina de joie la figure de la mourante ; mais aussitôt deux larmes s’échappèrent des yeux de la pauvre mère, qui songea qu’elle ne reverrait plus cette fille tant aimée dont la mort allait la séparer.

 

En regagnant la chambre, les deux misérables la retrouvèrent debout :

 

– Elle a donc l’âme chevillée au corps ? grinça Soufflard.

 

Et bondissant sur elle, il lui enfonça entre les deux épaules son couteau, qui trancha la moelle épinière.

 

L’infortunée marchande ouvrit des yeux démesurés, agita ses lèvres convulsives, battit l’air de ses mains et tomba foudroyée, la face contre terre.

 

Elle était morte.

 

– Cette fois elle a bien son affaire, souffla Lesage en la remuant du pied.

 

– Oui, c’est le fameux atout tant prôné par la Vollard, répliqua l’autre.

 

 

À ce moment, Élisa regagnait la boutique où l’attendait Renault tout joyeux :

 

– Eh bien ? demanda-t-il à sa fille, j’espère que ta maman a été contente de mes projets de campagne ?

 

– J’ai frappé ; elle ne m’a pas répondu.

 

– Pas assez fort, mignonne.

 

– Comme d’habitude.

 

– Il fait si chaud qu’elle se sera endormie sur sa chaise. Tiens, voici la clef de la boutique, elle est lourde comme un marteau, retourne faire tapage à la porte.

 

– Je vais faire un bruit à réveiller un mort, dit en riant la jeune fille, qui ne se doutait pas de l’épouvantable à-propos de sa plaisanterie.

 

Et elle reprit le chemin de la maison.

 

Élisa remonta les trois étages.

 

Quelques marches avant d’atteindre le palier, elle vit un homme, qui descendait, se retourner à ce moment vers un autre individu sortant de la chambre.

 

– Ferme la porte, lui dit-il.

 

L’autre tira la porte.

 

– Non, non, ne fermez pas, monsieur, je veux entrer, cria, trop tard, la jeune fille à ce second personnage qui, se préparant à descendre, se présentait bien de face à l’enfant, qui put ainsi voir sa figure. – C’était Lesage.

 

Lesage passa vivement près d’elle sans s’excuser d’avoir fermé la porte, malgré sa prière, et la jeune fille monta les quelques marches qui la séparaient du palier.

 

Les deux assassins descendirent à la hâte.

 

Élisa, les yeux fixés sur la porte, se mit à faire jouer à grands coups l’énorme clef que lui avait prêté Renault, et, comme elle voulait écouter si sa mère venait, elle appuya l’oreille sur la porte, et, dans ce mouvement, elle baissa la vue.

 

Alors sur le palier, elle vit, apparaissant humide, la trace des pieds des deux hommes qu’elle avait rencontrés. Sur une de ces marques, Élisa posa son doigt et le retira teint de sang.

 

L’enfant poussa un cri, un seul cri vibrant, aigu et plein d’une horrible épouvante.

 

À cet appel douloureux, les deux concierges accoururent.

 

L’émotion étranglait l’enfant qui, ne pouvant parler, montrait du doigt la piste sanglante.

 

Ils comprirent aussitôt, et le mari courut prévenir le pauvre Renault.

 

En un instant, dans tout le marché du Temple, se répandait la lugubre nouvelle.

 

Un homme était, à ce moment, dans le marché qui marchandait des vêtements. C’était l’agent l’Écureuil.

 

Venu au Temple pour acheter quelques-uns des haillons avec lesquels il se travestissait pour ses chasses à l’homme, le policier apprit aussitôt le meurtre.

 

XVI

L’Écureuil aimait trop son métier pour rester inactif en cette triste occasion qui réclamait impérieusement son zèle et son habileté.

 

Il prit sa course pour devancer la foule des marchands qui se dirigeaient vers le lieu du crime. Arrivé à la porte, il barra le passage.

 

– Halte ! cria-t-il, trop de monde dans la maison ferait à coup sûr disparaître les traces que doit relever la justice.

 

Et il ferma la porte au nez de la foule en donnant aux portiers la consigne de ne laisser entrer que le commissaire de police et un médecin, qu’un marchand voisin de Renault, était allé chercher et qui accoururent aussitôt.

 

La porte de la chambre fut ouverte par un serrurier, et le malheureux mari et sa fille purent pénétrer dans le logement où les attendait un affreux spectacle.

 

La victime était toujours étendue à cette même place où la mort était venue enfin l’abattre. On devinait, au seul aspect de la chambre, que la lutte avait dû être longue et acharnée pour tuer cette créature énergique et forte qui gisait inerte… Du sang sur le parquet, du sang sur les meubles, partout du sang !… – Sur la muraille paraissaient, encore fraîches et rouges, les empreintes laissées par la mère quand elle avait voulu aller au secours de sa fille.

 

Le corps n’avait pas eu le temps de se refroidir. On le porta sur le lit dans la pièce voisine.

 

Alors on s’aperçut du vol.

 

Dans cette chambre, tous les meubles, fracturés, étaient vides de leurs tiroirs, jetés à terre. Partout les doigts ensanglantés des assassins avaient laissé des traces, bien que les rideaux et les draps de lits prouvassent qu’ils s’y étaient essuyé les mains.

 

Monnaie, bijoux, argenterie, tout avait disparu. Mais qu’importait le vol aux deux survivants de l’horrible drame ! – Assis sur une chaise, Renault, à demi fou de désespoir, restait immobile et muet ; de silencieuses larmes coulaient de ses yeux fixés sur le corps de la défunte. – À genoux à ses pieds, la fille cachait sa tête dans le sein paternel pour ne pas voir le cadavre, et de déchirants sanglots alternaient avec ce seul mot que l’enfant put trouver dans son immense douleur : « Maman ! maman ! »

 

Navré par ce désespoir poignant, le commissaire faisait silencieusement son enquête aidé de l’Écureuil. Quand ce dernier arriva devant les meubles forcés, il examina soigneusement la fracture :

 

– Des malins ! se dit-il.

 

L’audace du crime excitait l’amour-propre du brave agent de police :

 

– Il faut que je les retrouve, se répétait-il, ces deux coquins sont du gibier de guillotine.

 

Autorisé par le commissaire à commencer ses recherches l’Écureuil se retira au moment où ce dernier interrogeait doucement Renault sur l’importance du vol. On avait pris 270 francs en or, 460 francs en pièces de cent sous, un sac d’une centaine de francs en petite monnaie et environ pour une valeur de 400 francs en argenterie et bijoux. – Deux titres de rente nominative avaient été dédaignés par les assassins.

 

L’Écureuil quitta le logement et arriva sur le palier. Les pas sanglants s’y trouvaient empreints nets et pleins ; mais à mesure qu’ils s’essuyaient en descendant l’escalier, les marques en devenaient moins distinctes. – Baissé sur ces sinistres traces, l’agent les examinait avec soin.

 

– Tiens, se dit-il, un des sacripants avait un soulier dont la semelle faisait soufflet en dedans.

 

En effet, un pas offrait cette particularité que sa teinte, à peu près égale pour toute la semelle, était bordée à gauche d’une teinte plus épaisse. Ce pas devait provenir d’une chaussure dont la semelle décousue avait absorbé le sang par les différents feuillets de cuir entre-bâillés. La marche, en appuyant sur ces feuillets, leur avait fait rendre le sang comme par un jeu de soufflet.

 

Au bas de l’escalier les pas ne marquaient plus ; nulle trace non plus dans l’allée ; les semelles, essuyées par les marches, cessaient d’imprimer leur passage. L’Écureuil se trouva donc en face de la porte fermée derrière laquelle on entendait les murmures de la grande foule massée devant la maison.

 

Avant d’ouvrir, le policier se prit à réfléchir.

 

– Ont-ils tourné à droite ou à gauche ? se dit-il, cherchons un peu. Les coquins, sous l’émotion de leur crime, n’avaient plus leur sang-froid. N’ayant d’abord d’autre idée que de fuir cette maison, ils ont dû tourner machinalement, involontairement, quittes à retrouver leur chemin plus tard et plus loin. Donc, quel est le mouvement le plus naturel à l’homme qui tourne machinalement ? Par habitude, c’est toujours la droite qui donne le mouvement le plus commode, le plus violent et le plus développé… donc machinalement, on pivote sur la jambe gauche. Mes coquins ont dû tourner à gauche… Parbleu ! voici quelque chose qui me prouve que j’ai raison.

 

Le policier, sur le mur de gauche, tout dans l’angle de la porte, venait d’apercevoir une tache rouge à hauteur de poitrine d’homme.

 

– En fuyant, se dit-il, l’un d’eux aura voulu tourner trop court et sera venu frôler l’angle de son vêtement ensanglanté. C’est bien décidé, je vais tourner à gauche.

 

L’Écureuil ouvrit la porte et, sans répondre à aucune des questions de la foule qui stationnait, il prit à gauche et remonta dans la direction du boulevard. – À cent mètres de là, il vit un jeune commissionnaire assis sur ses crochets, le nez en l’air et dévisageant les passants.

 

L’Écureuil l’aborda brusquement.

 

– Hein ! est-ce assez affreux ? lui dit-il à brûle-pourpoint.

 

Le jeune homme comprit de suite qu’on ne pouvait lui parler que du crime qui, répété de porte en porte, épouvantait tout le quartier.

 

– Une si bonne femme ! répondit-il.

 

– Quels infâmes gredins ! reprit l’Écureuil.

 

– Ah ! ne m’en parlez donc pas ! Pour un rien, je m’arracherais le nez de fureur en pensant que je pouvais les arrêter quand ils ont passé devant moi !…

 

– Vous les avez donc vus ? s’écria vivement le policier mis en éveil.

 

– Comme je vous vois. Un petit et un grand, tous deux à favoris. Ils remontaient au pas de course vers le boulevard, et en courant, ils ont failli renverser une dame. Au moment du choc, j’avais entendu tomber quelque chose qui rendait un bruit argentin : la dame aussi. Nous allions chercher ce que c’était quand, de l’autre côté de la rue, voilà un passant qui crie aux hommes : « Eh ! là-bas, vous perdez votre argenterie… tenez, voyez, là, à côté de la sellette du commissionnaire. » Et avec sa canne, sans traverser la chaussée, il indiquait l’endroit. C’était vrai ; une petite cuiller en argent était venue tomber près de ma sellette. En l’entendant, les deux hommes s’étaient arrêtés. Ils avaient l’air d’hésiter pour revenir ramasser leur objet. Enfin, le moins grand s’est décidé ; il est revenu à la hâte, il a sauté dessus, puis il a repris sa course pour rejoindre l’autre qui filait grand train. – En le voyant fuir, j’ai dit à la dame bousculée, qui s’était arrêtée pour regarder aussi : ils m’ont l’air de deux filous, j’aurais bien fait de les arrêter. »

 

Et le commissionnaire, cela conté, se prit les cheveux à pleins doigts, en criant :

 

– Fouchtra ! oui, j’aurais bien fait de les arrêter, ces infâmes gueux !

 

– Ainsi, ils fuyaient du côté du boulevard ? demanda l’Écureuil.

 

– Comme des cerfs.

 

– Vous n’avez rien remarqué de bien particulier dans leur mise à tous deux ?

 

– Ma foi, non. Je me rappelle seulement que le petit avait une redingote brune.

 

L’Écureuil reprit sa route en monologuant :

 

– Les assassins n’ont pas dû gagner le boulevard où la foule des passants aurait remarqué leur allure effarée. Ils ont préféré se jeter dans une rue à peu près déserte, la première trouvée… celle-ci, par exemple.

 

L’agent était arrivé au coin de la rue Notre-Dame-de-Nazareth. Il s’arrêta, et reprit son monologue :

 

– Deux hommes qui viennent de faire un crime pareil sont sous le coup de la fièvre et de la peur : l’une qui paralyse ou casse les jambes, l’autre qui dessèche la gorge. Ils éprouvent le besoin de boire et de s’asseoir, et ils donnent satisfaction à ce besoin dès qu’ils peuvent se croire en sûreté. Or, ils ont dû se penser sauvés quand, il y a une demi-heure, ils sont entrés dans cette rue qui, brûlée par le soleil, devait être déserte à ce moment-là.

 

À cette heure, la rue n’était plus déserte. Par groupes de trois ou quatre personnes sur le trottoir, les habitants causaient du crime qu’ils venaient d’apprendre.

 

– Ils ont dû s’arrêter et boire dans cette rue, explorons les marchands de vin, se dit l’Écureuil en entrant dans la rue.

 

Au dixième pas, il s’arrêtait devant un débit de vin à devanture large et vitrée.

 

– Ils n’ont pu boire au comptoir d’une salle aussi ouverte, pensa-t-il.

 

Il entra dans la boutique…

 

Le marchand de vin était au comptoir.

 

– Avez-vous un cabinet particulier ?

 

– Non, monsieur.

 

– Merci du renseignement.

 

Et il sortit en laissant le commerçant surpris du laconisme de ce monsieur à la fois si curieux et si peu causeur.

 

L’Écureuil suivit le trottoir en longeant les groupes qui causaient du meurtre.

 

Dans l’un d’eux, une voix se fit entendre :

 

– Venez donc écouter madame Rollin ; elle dit que les monstres étaient chez elle il n’y a pas vingt minutes.

 

Ils coururent tous vers un groupe plus nombreux qui se tenait à une dizaine de mètres plus loin.

 

– Allons aussi écouter madame Rollin, pensa l’Écureuil en suivant.

 

– Oui, ils étaient tout à l’heure chez moi, dans ma boutique, répétait madame Rollin aux voisins assemblés devant son établissement.

 

L’Écureuil leva les yeux et lut sur la devanture :

 

CAFÉ ROLLIN

 

L’agent se mit à sourire en murmurant :

 

– Je le disais bien : « Boire et s’asseoir. »

 

Il examina la devanture du café garnie de rideaux soigneusement tirés qui protégeaient les consommateurs contre les regards indiscrets du dehors.

 

– Oui, continua-t-il, ils pouvaient se croire cachés par les rideaux et ils ont dû entrer dans ce café.

 

Et il pénétra alors dans le groupe en se disant :

 

– Je crois que je vais apprendre quelque chose d’intéressant sur mon gibier.

 

– Attendez donc ! attendez ! continuait madame Rollin ; ils vont vite se mettre dans le coin le plus obscur, à une table sous la cage de l’escalier, puis les voilà qui se plantent, l’un le nez sur la figure de l’autre et qui se mettent à causer tout bas.

 

– Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien se dire ? demanda un voisin.

 

– À coup sûr, ils ne parlaient pas de la prochaine coupe des foins.

 

– Ni du prix des papiers peints.

 

– Pour causer, ils s’appuyaient sur le coude en tournant le dos au jour, de sorte qu’ils faisaient face à la porte vitrée de mon arrière-boutique, où, justement, j’ai une ouvrière. Je file donc par l’office pour aller la retrouver et je la vois émue comme si elle avait avalé ses ciseaux. C’était à cause de la figure d’un des gueusards qu’elle apercevait à travers la vitre de la porte.

 

– Oh ! madame ! me dit-elle tout bas, on dirait qu’il vient de faire un mauvais coup. Regardez donc l’effrayante figure !

 

Le fait est qu’il avait un air si horrible qu’on ne lui aurait pas confié son mari.

 

– Ça dépend ! répliqua sèchement une voisine qui passait pour n’être pas fort heureuse en ménage.

 

– Tout à coup, ils découvrirent que nous les observions ; alors la redingote brune frappa sur la table avec son argent pour payer. Je n’eus que le temps de revenir au comptoir lui rendre la monnaie, et ils filèrent sans saluer, comme de vrais assassins qu’ils sont. On a bien raison de dire que le manque d’éducation conduit à tout.

 

L’Écureuil avait écouté sans mot dire. Croyant le récit terminé, il se retourna pour partir et continuer sa chasse.

 

– Comme ça, c’est tout ? dit une voix.

 

– Mais non, mais non ; je ne vous ai pas conté le plus beau de l’histoire.

 

– L’un d’eux est revenu peut-être pour vous demander en mariage ? demanda un farceur.

 

– Vous vous oubliez, je crois, monsieur Caudebec, fit la limonadière froissée.

 

– Ces gens-là sont capables de tout.

 

– Continuez ! cria l’auditoire impatient.

 

L’Écureuil s’était aussitôt arrêté pour entendre la suite du récit de madame Rollin.

 

– Voilà donc que je vois mon garçon planté raide comme l’obélisque devant la table qu’il était venu desservir après leur départ.

 

– Qu’avez-vous donc ? lui dis-je.

 

– C’est bien étonnant.

 

– Quoi ?

 

– Ils n’ont pas touché au sucre.

 

En effet, les morceaux de sucre étaient restés intacts sur le plateau.

 

– C’est que ces messieurs avaient sans doute plus besoin de causer de leurs affaires que de boire, continuai-je.

 

– Mais il n’y a plus une goutte d’eau dans la carafe, me répliqua le garçon.

 

– Ils auront bu l’eau pure.

 

– Les verres sont complètement secs.

 

– Pas possible !

 

Alors nous cherchons et nous voyons une énorme mare d’eau sous la table. Les scélérats étaient venus chez moi uniquement pour se laver les mains.

 

– La propreté n’est pas un défaut, ajouta le mauvais farceur.

 

L’Écureuil n’avait plus rien à apprendre, et se réservant d’appeler plus tard la limonadière pour une confrontation, il partit en continuant son monologue :

 

– Voilà deux hardis drôles. Une pareille audace prouve qu’ils n’en sont pas à leur coup d’essai ; pour sûr, ce sont des pratiques du bagne : nous possédons à Paris une jolie collection de ces messieurs ; il faudra chercher dans le tas.

 

L’Écureuil s’arrêta pensif.

 

– Récapitulons un peu nos moyens de reconnaissance. Un petit et un grand ; tous deux des favoris ; la fille de la morte a vu la figure de l’un ; quant à l’autre, si elle ne connaît pas ses traits, elle lui a vu une redingote brune, et elle a entendu sa voix quand il a dit : « Ferme la porte. » – Les concierges ont prétendu qu’ils les reconnaîtraient ; cette limonadière et son ouvrière le feront facilement. Donc en voici assez pour constater l’identité des meurtriers quand j’aurai mis le grappin dessus : oui mais quand ? Sapristi ! quand ?

 

L’agent de police fit une pause.

 

– Pour si bien s’entendre, ces deux brigands doivent se connaître depuis longtemps, avoir habité les mêmes prisons et ne pas se quitter. Il faudra que je cherche dans les couples d’inséparables.

 

Le policier se mit à sourire.

 

– Ah ! si Alliette voulait parler !… Elle en tient pour moi, Alliette… Eh bien ! monsieur l’Écureuil ne faites donc pas le beau vainqueur, s’il vous plaît… car vous en avez aussi dans l’aile, mon garçon… vous en tenez de même. – Oui, mais je connais Alliette, elle ne parlera pas. Cette fille-là ne trahit point les gens même quand ils lui sont odieux. – Pauvre fille, je la tirerai du bourbier. Où est-elle en ce moment ? Elle s’occupe d’empêcher l’assassinat de deux femmes dont elle m’a parlé. Tant mieux ! nous avons assez de l’affaire d’aujourd’hui. Sans Alliette, nous en aurions deux sur les bras, et c’est déjà trop d’une. – Tiens, j’y pense ; aujourd’hui aussi, on pouvait tuer deux femmes, car si la fille s’était trouvée là, elle y passait comme la mère.

 

Confiant dans la parole d’Alliette, l’Écureuil n’avait pas même le soupçon que ce crime, qu’elle devait prévenir, pût être le même que celui dont il venait de voir la victime.

 

Il poursuivit son monologue :

 

– À défaut d’Alliette, qui puis-je interroger ? Mon auxiliaire Lévy saura bien m’indiquer tous les forçats à empoigner pour la confrontation, mais voilà tout. Il me faudrait un renseignement précis qui me mit sur la piste. – À qui le demander ?

 

L’Écureuil s’arrêta tout joyeux :

 

– Eh ! eh ! je tiens mon homme… j’oubliais Micaud, cette canaille de Micaud.

 

Dix minutes après, le policier atteignait la maison de la rue de Nevers.

 

Micaud était chez lui qui remettait en ordre son mobilier saccagé par le moucheron.

 

Micaud avait été fermement résolu à trahir, et il avait même commencé quelque peu. Mais depuis que la blonde, liée sur son lit, lui avait échappé, il avait réfléchi qu’en cas de trahison sa peau ne valait pas cher. Soit qu’on le laissât libre, après dénonciation, il avait à craindre le couteau d’un camarade contumace ; soit qu’une condamnation, très adoucie à cause de ses révélations, l’envoyât pour peu de temps sous les verrous, il devait redouter une de ces vengeances de détenus qui, dans les prisons les mieux surveillées, font justice des traîtres. Donc Micaud avait réfléchi. Sans positivement refuser ses services à la police, il aimait mieux voir venir les événements que de les appeler.

 

Quand l’agent entra, Micaud joua au fin.

 

Il avait malheureusement affaire en ce cas à bien forte partie.

 

– Mon cher Micaud, je viens vous arrêter, dit brusquement l’Écureuil.

 

– Et pourquoi ? dit Micaud surpris de ce début.

 

– Mais pour tous ces vols dont vous avez fait le récit dans la fameuse cave.

 

– Vous m’aviez promis, moyennant mes services à la police, qu’on voudrait bien me laisser libre.

 

– Oui, mais mes chefs n’ont pas ratifié le traité, de sorte que me voici, mes hommes sont en bas qui nous attendent.

 

– Partons, fit Micaud jouant la résignation.

 

Ce n’était pas l’affaire de l’Écureuil qui voulait simplement effrayer Micaud pour le faire parler. Mais l’agent avait une autre corde à son arc ; il connaissait l’endroit sensible de Micaud rongé par la jalousie, et, sans avoir le moindre soupçon sur Soufflard, s’il fit entrer son nom dans sa ruse, c’était uniquement pour arriver à obtenir de Micaud des révélations sur les meurtriers de la rue du Temple. Il prit un air de pitié.

 

– Allons, en route ! dit-il ; tenez, Micaud, là, vrai ! je suis désolé de ce qui vous arrive, car vous m’aviez intéressé avec toutes vos histoires d’amour malheureux… Ah ! votre remplaçant va avoir la place nette… Je l’ai vu l’autre jour. Il doit séduire toutes les femmes avec sa figure douce.

 

– Une figure douce, lui, il a une paire de favoris qui lui donne l’air d’un affreux Cosaque… un nez entre deux buissons.

 

Sans savoir pourquoi, l’Écureuil fut frappé par ce détail sur Soufflard, qu’il n’avait jamais vu. – Malgré lui, il insista :

 

– Allons, Micaud, vous êtes injuste pour Soufflard, il est beau garçon et bel homme.

 

– Bel homme ! lui, c’est un criquet, un vrai criquet. Tenez, ce que j’appelle un bel homme, c’est Lesage… son inséparable. Quand ils sont ensemble, Soufflard près de lui, paraît un nabot… Il a l’air d’un chien qui se dresse sur ses pattes, ce mauvais voleur de redingote !

 

– Ah ! la redingote vous étouffe encore.

 

– Pourquoi me l’a-t-il volée ?

 

– Il n’en possédait sans doute pas.

 

– Il en avait une toute neuve… une brune, achetée par Alliette.

 

L’Écureuil pâlissait en apprenant tous ces détails qui, sans qu’il les eût demandés, lui arrivaient clairs, précis et accusateurs. En se servant du nom de l’amant d’Alliette, il n’avait voulu que trouver un biais pour arriver à son but, et il voyait les seuls renseignements qu’il eût sur les assassins, répétés par Micaud, s’accumuler sur celui qu’il ne soupçonnait pas. – Un des meurtriers était donc l’amant d’Alliette, d’Alliette qui devait empêcher le crime, d’Alliette qui peut-être en était complice.

 

Le pauvre amoureux sentait son cœur se serrer à cette pénible pensée.

 

Mais le devoir commandait : l’agent se raidit contre la douleur ; il voulut aller jusqu’au bout, et regardant bien en face Micaud :

 

– Tu dois connaître les assassins de la rue du Temple ? dit-il.

 

La haine que portait Micaud à Soufflard était si vivace qu’elle lui ôtait toute prudence. En apprenant l’assassinat, la joie de songer que l’échafaud le délivrerait d’un rival l’empêcha de peser ses paroles.

 

Aussi quand l’Écureuil lui dit :

 

– Tu dois connaître les assassins de la rue du Temple ?

 

Il s’écria sans réfléchir :

 

Elle a donc été assassinée ?

 

– À trois heures, continua l’Écureuil sans l’avertir de sa faute.

 

Et il ajouta aussitôt :

 

– Nomme-moi les meurtriers.

 

Micaud ouvrit la bouche pour dénoncer Soufflard et Lesage ; mais tout à coup une pensée arrêta les deux noms sur ses lèvres.

 

Il songea que lui-même avait pris part le matin à la première tentative avec Lesage, et que ce dernier, pour se venger de sa dénonciation, pouvait si bien lui fourrer le cou dans l’affaire qu’il y laisserait sa tête.

 

Donc Micaud resta muet.

 

– Nomme-moi les meurtriers, répéta l’agent.

 

Micaud prit un air étonné.

 

– Comment puis-je les connaître ? dit-il.

 

– Tu connaissais bien le meurtre.

 

– Moi ? je viens de l’apprendre par vous !

 

– Écoute, Micaud, dit sèchement l’Écureuil, ne fais pas la bête, mon garçon, tu n’auras pas de foin, ou alors celui que je te donnerais à mâcher serait si dur que tu y laisserais tes dents. – Quand je t’ai parlé du crime de la rue du Temple, tu t’es écrié : « Elle est donc assassinée ! » Comment sais-tu que la victime est une femme puisque je n’en avais rien dit ?

 

– J’avais deviné, balbutia Micaud.

 

– Tu as un talent de divination qui peut te mener loin.

 

Micaud, se voyant pris, était en train de composer avec lui-même : il cherchait un moyen terme entre sa vengeance et sa sûreté. En ne nommant point Lesage, il n’avait pas à craindre ses révélations vengeresses sur la première tentative et il perdait Soufflard qu’il savait incapable de trahir.

 

– Te décides-tu à avouer que tu connaissais le crime ? répéta l’Écureuil.

 

– Euh ! euh ! fit Micaud, j’en avais entendu dire quelques mots… dans le temps… comme d’un projet en l’air.

 

– Par qui ?

 

Micaud hésita un peu.

 

L’un n’osait dire le nom ; l’autre redoutait de l’entendre, car c’était la preuve de la trahison d’Alliette.

 

L’Écureuil s’arma de courage :

 

– Par qui ? répéta-t-il.

 

– Par Soufflard, confessa Micaud.

 

Après la révélation de Micaud, l’Écureuil était parti pour cacher son trouble au dénonciateur. La nuit tombait quand il sortit de la rue de Nevers, et tout en gagnant la préfecture de police, l’amoureux et infortuné policier ne cessa de se répéter :

 

– Misérable Alliette ! comme elle s’est jouée de moi ! Oh ! je me vengerai !

 

Le crime de la rue du Temple, colporté par toutes les habitantes du marché, prenait un tel retentissement que la police décida d’agir vite et vigoureusement.

 

Les noms de Soufflard et Lesage, révélés par l’Écureuil à ses chefs, empêchèrent toute fausse piste. – La prudence de Micaud n’avait pu préserver Lesage, car l’Écureuil, outre ce qu’il savait de la camaraderie de Soufflard et de Lesage, se rappelait le jour où, déguisé en ouvrier gainier et aidé de Lévy, il avait filé Lesage jusqu’au cabaret où ce dernier avait avoué qu’il était dans une telle débine qu’il butterait un homme pour cent sous.

 

Dans la nuit, une trentaine de forçats libérés qu’on savait avoir des relations avec les deux assassins et pouvoir les avertir, furent écroués à la Force. Lemeunier. Calmel le Pendu et Leviel étaient du nombre.

 

Le plus ardent dans cette chasse à l’homme était l’Écureuil et, pourtant, tout en se répétant : « Je me vengerai ! » il avait commencé ses poursuites par Lesage. Tout bas, bien en lui-même, il espérait que la belle Alliette aurait le temps de fuir.

 

L’agent avait pensé qu’il surprendrait Lesage chez sa sœur Vollard, et, à deux heures du matin, escorté de son fidèle Lévy et de deux aides, il arrivait au domicile de la marchande à la toilette.

 

Au fond de la cour d’une masure, l’horrible vieille occupait une écurie qui lui servait de boutique. D’infects haillons pendaient sur des cordes ou se dressaient en un tas dont la Vollard avait fait son lit.

 

L’Écureuil disposa ses agents de chaque côté de la porte, puis il frappa.

 

La vieille avait le sommeil léger.

 

– Qui est-là ? demanda-t-elle.

 

Fanandel en moresque[22], répondit l’agent.

 

La Vollard eut à peine entr’ouvert que les agents se précipitèrent sur elle et lui mirent les menottes.

 

C’était une femme à décision prompte et hardie devant le danger. Elle comprit aussitôt la gravité de sa position.

 

Elle se mit pourtant à rire :

 

– Eh bien, messieurs, s’écria-t-elle, qu’est donc devenue cette vieille galanterie française, pour se permettre ainsi de se jeter sur une dame en toilette de nuit ?

 

Sans lui répondre, l’Écureuil, à l’aide d’une lanterne, n’eut pas de longues recherches à faire pour s’assurer que Lesage n’était pas dans le taudis.

 

– Est-ce que vous voulez m’acheter quelque chose ? J’ai justement là un pantalon qui vous coifferait comme un gant, mon bel homme, cria la Vollard en le voyant fureter.

 

– Veux-tu répondre ? lui demanda l’agent.

 

– Oui, si c’est à des demandes morales.

 

– Où est ton frère ?

 

– Quel frère ? J’ai donc un frère ?

 

– Parbleu ! Lesage.

 

La Vollard prit une figure indignée :

 

– Lesage ! Je le renie pour mon frère ! un misérable qui a déshonoré la famille en se faisant condamner pour des indélicatesses. Le jour où il a mis le pied dans une prison, je me suis dit : « il est mort pour moi. » Et voilà quinze ans que je n’ai vu ce gueux qui a préféré voler, au lieu de travailler pour soutenir sa sœur, restée veuve avec un fils.

 

– À propos, mais où est-il donc, ton fils ? demanda le policier.

 

Car monsieur Alfred avait trouvé bon de découcher.

 

– Mon fils suit son traitement, répondit la Vollard avec aplomb.

 

– Quel traitement ?

 

– Comme il a des migraines, le docteur lui a recommandé, de se promener la nuit parce que l’air est plus pur.

 

Les quatre policiers se mirent à rire.

 

– Oui, riez, mes bons messieurs, c’est bien risible l’angoisse d’une pauvre mère qui voit dépérir un enfant qu’elle avait dressé au travail et à la vertu.

 

– Assez plaisanté, la vieille, dit sèchement l’Écureuil, nous cherchons ton frère pour l’arrêter.

 

– Qu’a-t-il encore fait le gueux ?

 

– Il a tué une femme.

 

– Par amour ? demanda la Vollard avec une si étonnante naïveté que tout autre que l’Écureuil l’aurait cru.

 

– Pour la voler, répondit Lévy.

 

La vieille fut belle d’indignation et de désespoir ; elle leva au ciel ses mains liées en secouant la tête grise :

 

– Voler ! encore voler ! Est-il donc bien possible que le fils de mon père ait oublié tous les bons exemples de sa jeunesse ! Ah ! j’ai trop vécu… j’en mourrai de honte !

 

L’Écureuil mit fin à toutes ses jérémiades de vertu.

 

– Tu sais, ma vieille, que nous ne donnons pas dans tous ces boniments-là. – Nous ne te demandons que de nous dire où est ton frère. Si, pour répondre, il te faut réfléchir, prends ton temps pendant que nous allons faire une perquisition dans ton chenil.

 

– Cherchez, mes bons messieurs, vous ne trouverez ici que d’honnêtes marchandises, car, Dieu merci ! la Vollard est assez connue sur la place pour sa probité.

 

Les quatre agents se mirent à secouer, tâter, fouiller, une à une, les guenilles puantes que la mégère appelait ses honnêtes marchandises. Elle les suivait d’un œil tranquille, se contentant de répéter de loin en loin :

 

– Est-il possible qu’une femme vertueuse, une commerçante honorable, soit ainsi traitée !

 

Tout à coup la Vollard bondit sur l’Écureuil, et, de ses mains liées, tenta de lui arracher un vieux bas qu’il venait de prendre dans un coin.

 

Deux policiers la maintinrent.

 

– Ah ! fit l’Écureuil en riant, il paraît, mon honorable commerçante, que j’ai mis la main sur le pot aux roses.

 

La Vollard grinça des dents sans répondre.

 

Sous les doigts de l’Écureuil, qui froissait le bas, on entendit un bruissement.

 

Il en retira un papier qu’il ouvrit.

 

– L’engagement d’une redingote, dit-il.

 

– Celle de mon pauvre défunt.

 

– Depuis onze ans que tu es veuve, tu as mis le temps pour te séparer de cette relique, car l’engagement est daté d’hier, jour du crime.

 

– Comment, c’est donc un crime pour une veuve d’engager la redingote de son mari ? s’écria la veuve ayant l’air de ne pas comprendre.

 

– Tu continueras tes étonnements avec le juge d’instruction, ma vieille ; moi je n’ai pas le temps de te répondre, lui dit le policier.

 

La Vollard ne souffla plus mot.

 

Il appela les deux aides et leur commanda :

 

– Vous allez me conduire cette digne commerçante à Saint-Lazare avec tous les égards dus à sa probité et à sa vertu.

 

L’Écureuil resta avec Lévy.

 

– Maintenant, il faut attraper Lesage, lui dit-il.

 

Lévy était d’autant plus ardent à cette poursuite, qu’il avait à prendre sa revanche du tour que lui avait joué Lesage au tapis-franc en le faisant passer pour un faux monnayeur.

 

– Nous allons visiter tous les bouges qui lui sont habituels.

 

L’Écureuil secoua la tête.

 

– À quoi bon une fatigue inutile, dit-il, nous avons un moyen beaucoup plus simple de pincer notre homme.

 

– Lequel ?

 

– L’enfant de la Vollard a découché. Celui-là doit savoir où se cache son oncle. D’un instant à l’autre il va rentrer, et, en apprenant que sa mère est arrêtée, il ira en prévenir Lesage. Le gamin te connaît-il ?

 

– Nullement.

 

– Tiens-toi aux environs et, dès qu’il paraîtra, mets-toi à le filer.

 

Dix minutes après, Lévy était à son poste.

 

L’envie de prendre sa revanche sur Lesage lui donna patience et force, car, pendant deux jours, il attendit inutilement.

 

Le moucheron, comme l’avait prévu l’Écureuil, était avec Lesage qui dépensait dans une cachette le produit du vol. L’enfant tenait trop à cette vie d’orgie pour quitter la place. Mais son oncle, anxieux de savoir des nouvelles de son complice et surtout des recherches que pouvait faire la police, l’envoya le troisième jour aux informations chez la Vollard.

 

Lévy, de son poste, vit enfin arriver le moucheron au bouge maternel.

 

Cinq minutes après, le gamin sortait en courant pour aller donner l’alarme à Lesage.

 

Lévy le suivait au pas de course.

 

Une heure plus tard, sur l’indication de Lévy, Lesage était arrêté dans le taudis d’une nommée Bicherelle, près du pont Saint-Michel.

 

XVII

En entrant à la Force, Lesage eut une pensée de salut pour son complice.

 

– Tiens ! je vais retrouver ici mon camarade Soufflard, dit-il à un geôlier.

 

– Non, car Soufflard est sorti depuis cinq jours.

 

– Ah ! je le croyais toujours ici.

 

Il espérait ainsi faire croire que depuis longtemps ils ne s’étaient vus.

 

L’Écureuil avait assisté à l’écrou de Lesage.

 

Et quand il vit la porte se refermer sur le premier des deux assassins :

 

– Maintenant, à l’autre, dit-il.

 

Le meurtre de la rue du Temple était de ceux qui secouent l’indifférence ordinaire des Parisiens. Éveillée par la hardiesse de ce crime, commis en plein jour dans un quartier des plus populeux l’attention publique s’alimentait chaque jour par les nouveaux détails que révélait la poursuite.

 

Dès le lendemain diverses dépositions arrivèrent en aide aux recherches de la police.

 

La limonadière Rollin vint, la première, donner le signalement des meurtriers qui avaient passé chez elle vingt minutes après le crime.

 

Un barbier de la rue des Carmes déposa que, le 5 juin, à près de quatre heures, il avait rasé barbe et favoris à deux hommes dont la figure agitée l’avait vivement impressionné.

 

On entendit madame Bergeret, la propriétaire du restaurant de la rue Saint-André-des-Arts, qui déclara que, le matin du 5 juin, deux femmes et deux hommes à mine suspecte avaient déjeuné chez elle.

 

Ces différents témoins, confrontés avec Lesage, le reconnurent aussitôt pour l’un des deux hommes.

 

On appela les époux Poittevin, concierges du n° 91 de la rue du Temple, qui attestèrent que Lesage était bien un de ceux qu’ils avaient vus descendre l’escalier à la hâte.

 

Pourtant nous devons dire que la déposition de madame Bergeret fit un instant hésiter la police. Le signalement qu’elle donnait des deux convives qui avaient déjeuné le matin chez elle concordait bien pour Lesage avec les autres dépositions, mais il différait complètement en ce qui regardait le second individu.

 

Tous les témoins avaient indiqué le second coupable comme très brun de cheveux, – madame Bergeret le dépeignait au contraire du plus beau roux.

 

(Nos lecteurs doivent se rappeler que c’était Micaud qui avait pris part à ce déjeuner avec Lesage, auquel Alliette était venue annoncer la prétendue arrestation de Soufflard, ce qui avait décidé Lesage à entreprendre la première tentative, que l’hésitation de Micaud avait fait manquer).

 

La justice hésita un instant devant ces dépositions contradictoires ; mais l’Écureuil la remit sur la voie et, comme, dans le gaillard au poil roux, il avait reconnu Micaud, il reprit, sans rien dire, le chemin de la rue de Nevers, pour aller bien définitivement arrêter celui-ci.

 

Il trouva le logis vide.

 

Conseillé par la jalousie, Micaud, dans un moment de rage, avait dénoncé Soufflard. – Mais, après le départ du policier, il avait compris qu’il en avait trop et pas assez dit. Trop, car il s’exposait à la vengeance de ses compagnons ; pas assez, parce que la police, voulant en savoir plus, ne lui tiendrait pas compte de ses demi-révélations.

 

Il avait donc pris le bon parti de se cacher pour, suivant son expression habituelle, voir venir les événements.

 

Il s’était réfugié chez sa nouvelle maîtresse, une fille Ramelet, qui exerçait la profession d’empailleuse d’oiseaux. En voyant son amant refuser obstinément de sortir, au moment où elle entendait répéter partout qu’on cherchait le second meurtrier de la femme du Temple, la femme Ramelet conçut des soupçons et s’effraya. Aussi, le troisième jour, à la suite d’une discussion à propos d’un paquet d’arsenic qu’elle disait lui avoir été pris par Micaud, elle sortit et alla le dénoncer à la préfecture.

 

Une heure après, l’Écureuil venait chercher à domicile son cher Micaud qu’il croyait perdu et lui faisait même la politesse de lui offrir un fiacre pour aller à la préfecture.

 

– Satanée femme ! hurla Micaud, dès qu’il sentit s’ébranler la voiture où, bien ficelé, il était enfermé avec l’Écureuil à son côté et Lévy devant lui.

 

– Jurez, jurez, mon bon monsieur Micaud ; cela soulage, lui disait l’Écureuil.

 

– Être ainsi trahi par cette damnée empailleuse !

 

– Mais aussi, pourquoi vous aviser d’aller lui prendre ce paquet d’arsenic si nécessaire à son métier ?

 

– Ce n’est pas vrai ! Je ne lui ai rien pris ! C’est une querelle d’Allemand qu’elle m’a cherchée pour avoir un motif de me vendre. Mille millions de potences !

 

– Jurez, jurez, cher ami, je vous le répète, cela soulage. Vous n’en retrouverez que plus vite votre sang-froid… et alors nous causerons.

 

Ce mot fit dresser l’oreille à Micaud.

 

Sa position n’était pas des plus désespérées, puisque la police avait encore besoin de lui.

 

Il se tint muet dans son coin.

 

– Eh bien, cela va-t-il, mieux, cher monsieur Micaud, sommes-nous calme ? demanda l’Écureuil.

 

– Il faut bien prendre son parti.

 

– C’est agir en sage.

 

– Après tout, qu’est-ce que je risque ?… tout, au plus cinq ans de longe[23], pour trois ou quatre mauvais petits vols… et encore vous m’avez promis votre protection quand nous avons causé ensemble sur le compte de mes amis.

 

– Entendons-nous ! s’écria l’Écureuil, entendons-nous ! cher monsieur Micaud ; je vous ai promis l’indulgence du tribunal, oui, c’est vrai ; mais alors je ne connaissais pas tout votre haut mérite.

 

Micaud eut froid dans le dos.

 

Il sentait venir un danger.

 

– Oui, poursuivit l’Écureuil, je m’étais engagé à vous faire adoucir une condamnation aux fers ; mais, de là à la guillotine, il y a loin.

 

– À la guillotine ! balbutia Micaud blêmissant.

 

– Ah ! vous m’avez pris en traître, farceur ! en me faisant vous promettre l’indulgence, reprit l’Écureuil, qui s’amusait de la terreur de Micaud.

 

– Mais… je… ne…

 

– À vous entendre, ce n’était que des peccadilles… vous avez manqué de franchise avec moi… car j’aurais réfléchi avant de m’engager avec vous, si vous m’aviez de suite prévenu qu’il s’agissait de guillotine.

 

Micaud, les yeux effrayés, regardait le policier, qui lui parlait avec son visage le plus souriant.

 

– Mais, que me reprochez-vous donc ?

 

L’Écureuil éclata de rire.

 

– Ah ! regarde donc, Lévy, quel charmant comédien que ce cher Micaud ! comme il a bien l’air naïf en demandant ce qu’on lui reproche. Penser que je m’y suis laissé prendre quand il a inventé que Soufflard était l’assassin de la rue du Temple ! Je vous avais cru.

 

– Mais c’est la vérité.

 

– Euh ! euh ! tout le monde n’est pas de cet avis-là, fit l’Écureuil en secouant la tête.

 

Qui donc ? balbutia Micaud.

 

– Il y a une dame Bergeret, tenant un restaurant sur Saint-André-des-Arts, qui prétend que les coupables sont venus déjeuner chez elle le matin du crime, et elle donne le signalement d’un certain rougeaud qui m’a l’air d’être de vos connaissances intimes, brave ami.

 

– Cette femme se trompe.

 

– Je le croyais aussi, mais comme elle a positivement reconnu Lesage pour une de ses pratiques, nous sommes fondés à croire qu’elle dit vrai pour l’autre.

 

– Je ne suis pas coupable ! cria Micaud.

 

– Tiens ! c’est donc vous le rougeaud en question ! Lévy, tu es témoin que monsieur s’est reconnu.

 

– Mais on peut interroger Lesage, dit Micaud, qui, se sentant embourbé, se raccrochait à tout.

 

L’Écureuil secoua tristement la tête.

 

– C’est ce qu’on a fait…

 

– Et ?… demanda Micaud, haletant d’anxiété.

 

– Et Lesage a presque avoué que le rougeaud est son complice !

 

Micaud s’affaissa de terreur dans le coin de la voiture.

 

– Je suis perdu ! dit-il.

 

– Je vous disais bien, mon bon, qu’il y a de la guillotine dans votre bagage.

 

L’Écureuil inventait que Lesage avait dénoncé Micaud, mais il voulait amener ce dernier, vaincu par la terreur, à lui dénoncer les divers logements de Soufflard, qu’on cherchait inutilement depuis le crime.

 

Micaud reprit peu à peu son calme.

 

– On ne saurait m’accuser longtemps, dit-il.

 

– J’aime à vous voir cette confiance… bien que je cherche vainement ce qui peut la justifier, répliqua l’Écureuil.

 

– Mais on finira par pincer Soufflard.

 

L’Écureuil affecta l’air surpris :

 

– Vous persistez donc ? dit-il.

 

– À quoi ?

 

– À soutenir que c’est Soufflard.

 

– Mais c’est lui, rien que lui, cria Micaud. L’Écureuil haussa les épaules.

 

– Soit, fit-il, je dirai comme-vous pour vous faire plaisir. Mais il est à peu près prouvé que Soufflard avait quitté Paris la veille du crime.

 

– On a mal cherché.

 

– On ne l’a pas trouvé rue de Seine, cette adresse indiquée par vous.

 

– Mais alors il fallait aller…

 

– Où donc ? dit vivement l’Écureuil.

 

La vivacité avec laquelle le policier adressa cette question, lui fit manquer son but. Micaud comprit aussitôt que la conversation, qui l’avait tant effrayé, n’avait d’autre raison que de lui arracher le secret des logis de Soufflard.

 

Comme, après tout, il se sentait en de vilains draps, il voulut profiter de ce mince avantage pour rendre sa position meilleure.

 

Aussi, quand le fiacre s’arrêta dans la cour de la préfecture, Micaud était déterminé à vendre son secret à de bonnes conditions.

 

– Eh bien, lui dit l’Écureuil, où faut-il donc aller chercher Soufflard ?

 

Micaud prit à son tour un ton goguenard :

 

– J’ai si peu de mémoire que, pour trouver cette adresse, j’ai besoin de me recueillir.

 

– Comme cela se trouve ! cher monsieur Micaud, l’ordre a été donné de vous mettre au secret le plus sévère. Vous allez être bien à votre aise pour réfléchir, dit l’Écureuil, comprenant que son homme prenait sa revanche.

 

Puis se penchant à l’oreille de son auxiliaire Lévy, il ajouta :

 

Dis au geôlier qu’on lui donne de l’agrément. C’est une poule qu’il faut forcer à pondre.

 

XVIII

Il nous faut maintenant retourner à Alliette, que nous avons laissée évanouie aux pieds de Soufflard, qui venait de lui annoncer l’assassinat de la marchande.

 

Elle ne tarda pas à reprendre ses sens.

 

Fille d’énergie avant tout, la blonde, cachant au fond de son cœur la douleur que lui causait son involontaire parjure à l’Écureuil, songea tout d’abord, bien qu’il lui inspirât une profonde horreur, à sauver celui qui avait été son compagnon.

 

– As-tu été vu ? lui demanda-t-elle.

 

– Ceux qui peuvent m’avoir vu ne me reconnaîtront pas après ma barbe coupée, répondit Soufflard, en vidant sur la cheminée ses poches pleines d’argent volé.

 

– En es-tu bien sûr ?

 

– La fille de la femme m’a seulement vu de dos dans l’escalier, ainsi je…

 

Soufflard s’arrêta au milieu de sa phrase.

 

– Oui, J’ai changé ma figure, mais on peut avoir le signalement de mes vêtements… Je dois aller en acheter d’autres.

 

– Impossible ! à cette heure le crime est connu, ce serait donner l’éveil à quelque marchand qui nous lancerait la police aux trousses.

 

– Je ne puis garder cette redingote ensanglantée. Il faut la faire disparaître et la remplacer.

 

– J’ai conservé la reconnaissance de celle de Micaud, nous la dégagerons du Mont-de-Piété.

 

– Chut ! fit tout à coup Soufflard, on monte l’escalier.

 

Chez les gens qui, comme ce dernier, se trouvent sous le coup d’une profonde terreur d’être pris, tous les sens acquièrent une extrême sensibilité.

 

Depuis le crime commis, le bandit éprouvait cette crainte de tous les instants ; aussi il entendit le pas léger de celui qui montait l’escalier.

 

On gratta à la porte, en même temps qu’une voix souffla :

 

– Le moucheron.

 

Soufflard courut ouvrir.

 

– Je viens vous dire de la part de l’oncle que ce n’est pas le vrai moment d’aller vous promener aux Tuileries. – La Bicherelle, en passant tout à l’heure devant la préfectance, a vu tout un troupeau de rousses qui partait, le nez au vent. Filez, il n’est que temps.

 

Alliette avait un peu réfléchi.

 

– Dis donc, môme, veux-tu jouer des jambes pour nous ?

 

– Tout de suite.

 

Elle lui présenta de l’argent et une reconnaissance.

 

– Tu vas courir au Mont de la rue de la Harpe et nous apporter la redingote de Micaud.

 

À ces mots, la figure du gamin s’illumina tout à coup d’un rapide éclair de contentement.

 

Il sauta sur le papier et disparut dans l’escalier en disant :

 

– Dans dix minutes, je vous l’apporte.

 

Alliette fit les paquets à la hâte, pendant que Soufflard descendait chez le maître du garni payer le loyer et annoncer son départ.

 

Puis, ils attendirent le moucheron.

 

– Il avait demandé dix minutes, et il y a déjà plus d’une demi-heure, dit Soufflard, brûlant d’impatience de quitter ce logis où la police, instruite par quelque révélation, pouvait venir le relancer.

 

Enfin le moucheron arriva.

 

– Figurez-vous, dit-il, que ces imbéciles du Mont l’avaient déchirée, j’ai été obligé d’aller la faire recoudre chez un portier-tailleur du voisinage.

 

Soufflard endossa vite cette redingote faite d’une étoffe qu’on appelait à cette époque tête de nègre.

 

– Il faut brûler l’autre, dit-il.

 

– De quoi ? brûler ! fit le gamin, donnez-la moi, je l’offrirai en cadeau à maman Vollard, qui en fera ses choux gras.

 

– Non, dit Alliette, ce vêtement peut nous compromettre, nous devons l’anéantir. Soufflard a raison, il faut la brûler.

 

– Avec ça que vous avez le temps de moisir ici ? Est-ce que vous croyez que la police va vous y laisser mourir de vieillesse ? demanda le gamin.

 

– Oui, partons, dit Soufflard impatient.

 

Alliette hésitait encore.

 

Le moucheron lui prit le vêtement des mains.

 

– Quand je vous dit que maman Vollard s’en charge ; laissez-la donc, madame Alliette.

 

– Partons, partons, répéta Soufflard agité par la crainte qui ne le quittait plus.

 

– Dis bien à ta mère qu’elle lave le sang qui couvre les revers.

 

Soyez donc tranquille ; dès ce soir elle sera propre comme l’œil et la mère l’aura vendue à un prêtre.

 

– Alors, en route ! fit Alliette.

 

Soufflard s’élança dans l’escalier. Alliette le suivait pâle et résignée. Après avoir eu un instant l’espoir de sortir du bourbier, elle comprenait que, maintenant, elle glissait sur la dernière pente. Elle se perdait volontairement pour chercher à soustraire à l’échafaud la tête de son compagnon.

 

La redingote roulée sous le bras, le moucheron les suivait en arrêtant un regard moqueur sur le vêtement de Micaud que Soufflard avait endossé.

 

Vingt minutes après, Alliette et Soufflard étaient réfugiés dans un garni de la rue d’Orléans-Saint-Marcel.

 

Pour la première fois l’assassin eut un moment de trêve à ses angoisses.

 

– Ils ne viendront pas nous chercher ici, tous ces chiens damnés de police ! s’écria-t-il.

 

– Qui sait ? murmura Alliette en pensant à l’Écureuil que, malgré l’amour qui la mordait au cœur, elle redoutait de voir arriver.

 

De son côté, le moucheron avait couru chez sa mère :

 

– V’là une redingote à Soufflard dont la couleur craint l’air, lui dit-il, un rien exposée, elle peut s’abîmer.

 

La Vollard prit le vêtement et le palpa.

 

Ses doigts sentirent la raideur que donnait au revers le sang desséché.

 

Elle comprit aussitôt :

 

– Joliment défraîchie, ce Soufflard est un vrai massacreur de toilette.

 

– Il faut la faire circuler, dit Alfred.

 

– Sois tranquille, l’enfant. Je vais d’abord la déraidir de son empois.

 

Et prenant une croûte de pain dur, la vieille, s’en servant comme d’une râpe, en frotta l’étoffe dont s’échappa une poussière rouge.

 

– Maintenant, dit-elle, comme j’attends la visite de la rousse d’un instant à l’autre, je crois qu’elle ne sera jamais mieux cachée qu’au clou.

 

Jolie idée ! dit le moucheron.

 

– Viens-tu avec moi, petit ?

 

– Zut ! fit le fils respectueux, plus souvent que je vais m’accrocher à ton jupon quand il y a des saucisses, du pivois[24] et tout le tremblement à déguster avec l’oncle.

 

Et le gamin prit sa course pour rejoindre Lesage que, trois jours plus tard, il devait involontairement livrer en entraînant Lévy à sa suite.

 

En revenant du Mont-de-Piété, la Vollard eut la pensée de brûler la reconnaissance.

 

– Ma foi, non, se dit-elle, dans six mois, les rousses ne nous embêteront plus avec leur niaiserie de la rue du Temple ; Ils fermeront l’œil et je trouverai à la vendre.

 

Elle fourra le papier dans un vieux bas qu’elle enfouit sous le tas de loques qui servait de lit.

 

– Ils n’iront pas chercher là, se dit-elle. Puis elle s’étendit sur un amas de puantes guenilles, en ajoutant :

 

– Bonne nuit, ma petite Vollard.

 

Le lecteur a vu quel fut son réveil et combien elle avait eu tort de compter sans la finesse et le zèle de l’Écureuil qui avait déniché le bas contenant la reconnaissance.

 

XIX

L’assassinat avait eu lieu le 5 juin.

 

Depuis ce temps, la police cherchait Soufflard, et plus d’un mois s’était écoulé sans avoir pu découvrir sa trace.

 

Le pauvre l’Écureuil desséchait sur pied. Il était rongé par l’impatience de trouver le coupable, et, en même temps, par cet amour qu’il faisait de vains efforts pour chasser.

 

Tout en méprisant Alliette, il avait le plus violent désir de la rencontrer.

 

Tous les jours, il se rendait aux Madelonnettes, où Micaud avait été transféré.

 

Un mot de ce dernier suffisait pour amener l’arrestation de Soufflard, mais Micaud refusait de dire ce mot.

 

Suivant la recommandation de l’Écureuil, c’était en vain qu’on lui donnait de l’agrément, c’est-à-dire qu’on lui faisait subir toutes ces vexations, à l’aide desquelles, à cette époque, on cherchait à obtenir des révélations.

 

Suppression de tabac, presque privation de sommeil, nourriture salée accompagnée de très peu d’eau, refus de promenade au préau, Micaud résistait à la veille, à la soif, à l’ennui et ne voulait pas desserrer les dents.

 

Enfin un beau jour, l’Écureuil arriva dans sa cellule :

 

– Ami Micaud, lui dit-il, je vous apporte une bonne nouvelle. On a reçu l’ordre de vous laisser fumer, boire et promener tout à l’aise.

 

– Ah ! ces messieurs de la justice ont enfin perdu l’espoir de me faire parler ? demanda Micaud qui se sentait inquiet de cette latitude qui lui était tout à coup rendue.

 

– Ils n’en ont plus besoin, répondit le policier du ton le plus indifférent.

 

– Et pourquoi ?

 

– Parce qu’il paraît que ce que tu ne veux pas dire, maître cachottier, un autre va nous le conter tout au long.

 

Micaud eut un petit frisson.

 

– Qui donc ?

 

– Lemeunier, qui a demandé aujourd’hui à être conduit au juge d’instruction. J’ai reçu l’ordre de venir le chercher.

 

Micaud voulait se faire payer ses précieuses révélations par une promesse formelle d’indulgence à l’heure de l’arrêt. Il comprit combien sa dénonciation perdrait d’importance en arrivant seconde.

 

Il donna dans le piége de l’agent.

 

En croyant la situation compromise pour lui, il se décida à parler.

 

– Euh ! euh ! fit-il, Lemeunier doit savoir bien peu de choses.

 

– Ah ! bah ! tu sais le proverbe ? À défaut de grives… S’il ne nous indique pas positivement le gîte, il nous mettra au moins sur la trace.

 

– Et si je consentais à parler, me promettriez-vous de laisser Lemeunier dans son coin ?

 

– Tiens, Micaud, je te vois venir ; tu veux abuser de ma crédulité et de l’intérêt que je te porte. Mais, cette fois, je résisterai ; car tu me lanternerais, et après ce temps-là, Lemeunier, vexé de n’avoir pas été entendu, ne voudrait plus parler.

 

L’Écureuil se dirigea vers la porte.

 

– Non, ajouta-t-il, je m’en vais pour ne pas me laisser enjôler.

 

Il frappa. Un geôlier, qui attendait dans le couloir, lui ouvrit la porte.

 

– Mais je vais parler, dit Micaud.

 

L’Écureuil était sur le pas de la porte ; il sortit en répliquant :

 

– Oui, tu me conterais encore des blagues. Je préfère aller trouver Lemeunier. Il fera bon pour lui d’avoir parlé le premier.

 

L’Écureuil avança dans le couloir.

 

Micaud, en le voyant partir, bondit vers lui, mais le geôlier lui ferma la porte.

 

Micaud s’élança au guichet.

 

– L’Écureuil, revenez. Je dirai la vérité, cria-t-il d’une voix étranglée.

 

L’Écureuil suivit le couloir en répétant :

 

– Non, je préfère écouter Lemeunier.

 

Micaud entendit le bruit des pas qui s’éloignaient.

 

Désespéré, il se pencha au guichet en criant :

 

– Soufflard demeure rue de Seine !

 

L’Écureuil revint en riant :

 

– Hein ! ami Micaud, quand je disais que tu me conterais des mensonges ? Depuis cinq semaines, il a déménagé de cette maison devant laquelle nous avons tendu une souricière inutile.

 

Micaud ignorait cette circonstance. Au lieu de perdre son temps à le dire, il continua :

 

– Alors, il est à son logis de la rue Dauphine.

 

L’Écureuil apprenait cela, mais il répondit :

 

– Connu !

 

– Ou bien, alors, rue des Noyers, ajouta vite Micaud.

 

Le policier continua son jeu :

 

– Connu ! connu ! répéta-t-il, nous avons trouvé partout visage de bois.

 

Pendant que l’Écureuil se casait dans la mémoire ces adresses surprises à Micaud, celui-ci s’était affaissé en disant :

 

– Je suis perdu ! je n’en sais pas plus long.

 

– Allons, je vais retrouver Lemeunier, répéta le policier en reprenant sa route.

 

– Attendez encore ! cria Micaud d’une voix suppliante, attendez que je me souvienne !

 

La frayeur lui ressuscita un souvenir.

 

– Si Soufflard n’est à aucun de ces domiciles, il doit être caché rue d’Orléans-Saint-Marcel, dans la maison d’un menuisier, un ancien libéré qui a voulu redevenir honnête en travaillant et que Soufflard fait chanter en le menaçant de conter son passé à ses voisins qui l’estiment.

 

Cette fois, l’Écureuil comprit que Micaud avait vraiment dit tout ce qu’il savait.

 

– Ah ! voilà quelque chose d’un peu neuf, dit-il, en faisant un geste au geôlier, qui lui rouvrit la porte.

 

Il pénétra dans la cellule, et regarda Micaud bien en face :

 

– Maintenant, ne blaguons plus, mon bonhomme, écoute un bon conseil et profites-en, car il n’est que temps. Ce soir, Soufflard sera arrêté, grâce à toi. Si tu veux tirer parti de la chose, je t’engage à écrire toute ta petite histoire au juge d’instruction.

 

– Oui, oui, balbutia Micaud, étouffé par la joie de penser qu’il arriverait premier dénonciateur.

 

Une heure après, l’Écureuil, accompagné d’autres agents, se présentait rue des Noyers.

 

Puis rue Dauphine.

 

Après ces deux visites inutiles, il prit le chemin de la rue d’Orléans-Saint-Marcel.

 

La nuit tombait quand il arriva devant la maison du menuisier.

 

On pénétrait dans cette maison de la rue d’Orléans-Saint-Marcel par une allée longeant la boutique du menuisier qui occupait seule le rez-de-chaussée.

 

L’Écureuil fit éloigner ses agents et entra chez le menuisier, qui, après le départ de ses ouvriers, veillait en réparant une caisse à fleurs.

 

– Soufflard est-il là-haut ? demanda brusquement le policier.

 

À ce nom, l’homme blêmit et, sans oser regarder son interlocuteur, il répondit :

 

– Je ne connais pas ce nom.

 

Un imperceptible tremblement agitait tout le corps de l’ancien forçat qui avait demandé sa réhabilitation au travail. Il avait deviné tout de suite l’agent de police, et le malheureux se voyait perdu par l’hospitalité que Soufflard lui avait imposée.

 

L’Écureuil comprit ses craintes et vint s’asseoir sur l’établi.

 

– Tranquillise-toi, vieux, dit-il doucement, je sais que Soufflard te fait chanter avec de vieilles histoires. Je te jure que tu ne seras compromis en rien et que tu pourras continuer ta vie de travail.

 

Deux grosses larmes de reconnaissance vinrent mouiller les yeux du menuisier, en même temps qu’un gros soupir de satisfaction lui allégeait la poitrine.

 

L’Écureuil lui tendit la main qu’il saisit avec empressement.

 

– Je suis un ami, dit le policier, et pour te le prouver, je vais te débarrasser d’un locataire dont le voisinage doit rudement te peser sur les épaules.

 

– Oh ! oui, fit le travailleur avec une intonation qui n’avait rien de flatteur pour Soufflard.

 

– À quel étage ? demanda sans transition l’agent.

 

– Au second, mais en ce moment il est sorti et ne rentrera qu’à la nuit pleine.

 

– Bien ! Je vais préparer mes hommes pour le cueillir au retour, s’écria l’Écureuil, qui le quitta sans penser qu’il avait à compléter ses renseignements.

 

Il laissa deux agents dans la rue pour veiller sur la rentrée du meurtrier. L’un d’eux devait se promener en flâneur à quelques pas de la maison. L’autre, du nom de Balestrino, alla se poster de l’autre côté de la rue, en manches de chemise comme un voisin qui prend l’air. Aussitôt Soufflard rentré dans la maison, ils devaient se jeter à sa suite, fermer la porte de l’allée, et monter derrière lui, pendant que l’Écureuil et Lévy l’attendraient en haut de l’escalier. – Soufflard se trouverait alors pris entre deux feux.

 

Ses hommes ainsi disposés, l’Écureuil, suivi de Lévy, pénétra dans la maison, et ils montèrent s’asseoir sur les marches du troisième étage, attendant le coup de sifflet qui devait leur signaler l’approche de l’assassin.

 

La nuit, qui commençait à tomber à leur arrivée dans la maison, se faisait plus épaisse.

 

Si on nous demande pourquoi Soufflard, qui se savait pourchassé à outrance, était ainsi sorti, nous répondrons que cinq criminels, sur dix que poursuit la police, échapperaient aux recherches, s’ils avaient la force de rester au gîte qu’ils se sont choisi. Mais, à peine cachés, la terreur et l’anxiété s’emparent d’eux et, pour savoir des nouvelles, ils vont rôder dans les endroits mêmes où ils savent souvent qu’on les cherche. Voilà pourquoi Soufflard s’était écarté de la retraite qu’il croyait lui offrir un abri sûr.

 

Les agents gardaient toujours leur poste.

 

Une heure se passa dans l’attente.

 

– Si, par hasard, le menuisier n’avait pas vu rentrer notre homme, se dit l’Écureuil, il ne serait pas drôle de faire ainsi le pied de grue, pendant qu’il s’étalerait tranquillement dans son lit.

 

– Il faut nous assurer s’il n’est pas dans sa chambre, répliqua Lévy.

 

– Reste-là, je vais écouter à la porte.

 

Et, doucement, sur la pointe du pied, franchissant les quelques marches qui le séparaient du palier, il vint appliquer son oreille sur la porte.

 

Il lui sembla entendre un bruit.

 

Il écouta plus attentivement encore.

 

Le bruit continuait dans la chambre et, sous la porte filtrait un rayon de lumière. À coup sûr Soufflard était rentré avant leur arrivée.

 

Frapper à la porte, c’était lui donner le temps de prendre une arme et de se mettre en défense. – Il fallait le surprendre en tombant sur lui rapide comme la foudre.

 

L’Écureuil examina bien la porte et la serrure. Comme dans toutes les masures de ce genre, c’était de la pacotille qui ne pouvait offrir aucune résistance bien sérieuse.

 

Il tira de sa poche une paire de pistolets dont il arma chacune de ses mains.

 

Puis soulevant un genou, il l’appuya sans bruit à la hauteur de la serrure et, avec cette force herculéenne dont il était doué, il donna une subite poussée et fit éclater la ferrure de la porte, qui s’ouvrit brusquement.

 

En même temps qu’un cri de frayeur lui répondait de l’intérieur, l’Écureuil bondissait dans la chambre ses pistolets aux poings.

 

– Soufflard, je t’arr…

 

Il n’acheva pas sa phrase et resta bouche béante en reconnaissant l’habitant du logis.

 

L’Écureuil se trouvait devant Alliette.

 

XX

Alliette comprit tout à l’instant. Elle devina que c’en était fait de Soufflard ; qu’il allait tomber dans les mains de la police qui cernait la maison. Cette heure de la justice, elle l’attendait depuis longtemps, sachant fort bien que la prise de Soufflard serait aussi le moment de sa propre arrestation ; mais elle avait espéré que la fatalité ne voudrait pas que ce fût la main de celui qu’elle aimait qui se posât sur son épaule.

 

Debout, agitée d’une douloureuse surprise, elle regardait l’agent d’un œil égaré et répétait machinalement :

 

– Vous, ce sera vous !

 

Le policier l’avait bien maudite depuis un grand mois, mais à la vue de cette magnifique créature qu’il adorait, il frémit en pensant aussi que c’était lui qui l’arrêterait et il oublia son devoir.

 

– Fuis, Alliette lui cria-t-il, il en est temps encore, mes hommes n’ont ordre que d’arrêter Soufflard.

 

– Sera-t-il sauvé, lui ?

 

– Fuis, je t’en supplie, Alliette ! répéta l’Écureuil évitant de répondre à la demande.

 

Alliette secoua la tête :

 

– Non, fit-elle, nous serons perdus ou sauvés ensemble.

 

Une chandelle, placée sur la cheminée, éclairait seule cette étroite chambre. La chaleur du jour avait été étouffante, et Alliette, surprise par l’agent, n’avait qu’un léger peignoir passé par-dessus sa chemise.

 

– Fuis, répéta de nouveau l’Écureuil.

 

– Alliette n’a jamais abandonné un compagnon en péril, répondit-elle.

 

Le brave policier éperdu ne pouvait trouver que ce seul mot : Fuis ! fuis !

 

Alliette le regardait émue :

 

– Sauve-le, si tu m’aimes.

 

– Lui ! non, il a versé le sang.

 

– Sauve-le, si tu m’aimes, dit-elle encore.

 

– Non, j’ai vu sa victime, non ! répondit le policier, se raidissant contre le charme de cette voix de sirène qui suppliait, et lui redisait encore :

 

– Sauve-le, si tu m’aimes.

 

– Non, non ! j’ai vu la pauvre famille en larmes agenouillée devant le cadavre ; non ! je ne le sauverai pas…

 

– Tu me perds en même temps, l’Écureuil !

 

Un violent frisson de terreur parcourut tout le corps du policier qui balbutia !

 

– Fuis donc, car je ne le sauverai pas.

 

– Écoute, dit Alliette, personne ne pourra jamais t’accuser de faiblesse. Tu vois cette lumière ? Laisse-la moi approcher de cette fenêtre que tu gardes, et Soufflard, prévenu par ce signal, n’entrera pas.

 

– Non, pas de pitié pour l’assassin !

 

D’un geste prompt, Alliette fit sauter le bouton du col de son peignoir et sortit ses beaux bras du vêtement qui s’abattit sur ses hanches.

 

Ses épaules apparaissaient nues et magnifiques.

 

Le policier arrêtait sur elle un œil fasciné.

 

– Cette lumière à la fenêtre et Soufflard ne montera pas, répéta Alliette.

 

– Non ! non ! balbutia l’agent éperdu.

 

Le peignoir glissa aux pieds d’Alliette.

 

– Et il ne rentrera pas de la nuit, continua la belle blonde.

 

– Non, non ! murmura le brave garçon, rendu à demi fou d’amour.

 

– Et nous resterons seuls, poursuivit-elle.

 

L’Écureuil n’avait plus la force de parler ; il secoua négativement la tête.

 

– Et tu dis que tu m’aimes ! continua Alliette !

 

Le malheureux l’Écureuil, torturé de désirs, eut la force de fermer les yeux en disant :

 

– Alliette, grâce ne me tente pas.

 

Alliette prit alors la lumière et marcha vers la fenêtre.

 

L’Écureuil, vaincu, ne fit pas un geste pour l’arrêter au passage.

 

À l’instant même, retentit le long coup de sifflet qui annonçait l’approche de Soufflard.

 

À ce signal, l’énergie revint à l’Écureuil ; mais n’osant repousser de la fenêtre cette femme presque nue qui passait devant lui, il baissa vivement la tête et souffla la lumière.

 

Les deux amants restèrent dans l’obscurité.

 

On entendait dans la rue les pas se rapprocher de la maison.

 

– J’ai tout fait pour le sauver, n’est-il pas vrai, l’Écureuil ? demanda Alliette.

 

– Et tu t’es perdue avec lui, malheureusement.

 

– Je le devais.

 

Puis elle ajouta d’une voix émue :

 

– Me le pardonnes-tu ?

 

L’Écureuil, sans lui répondre, la chercha dans l’ombre où elle se rhabillait et l’embrassa.

 

À ce moment, la porte de la maison, refermée par Soufflard qui entrait, sonna lourdement.

 

Puis rouverte par les agents, munis de la clef du menuisier, elle retomba encore.

 

Alors dans l’escalier retentit le bruit d’une lutte accompagnée de jurons.

 

Et quand les trois agents amenèrent Soufflard dans la chambre, ils trouvèrent l’Écureuil gardant à vue Alliette assise dans un coin de la chambre, éclairée à nouveau.

 

Le bandit était pâle et brisé par sa résistance, mais il avait encore son audace.

 

– Et dire que je n’ai pas eu le temps de butter un de ces quatre chiens maudits !

 

En cinq secondes, il fut solidement lié.

 

L’Écureuil sentit son cœur se serrer quand il vit l’agent Balestrino mettre les menottes à Alliette.

 

– Allons ! en route, sale engeance ! hurla Soufflard.

 

Il sortit le premier entre deux agents.

 

Lévy et l’Écureuil attendirent Alliette.

 

Elle se leva, et, en passant devant le pauvre policier tout blême, elle le fixa un instant.

 

– Veux-tu fuir ? lui souffla tout bas l’agent.

 

– Non, fit-elle, j’ai fait mon devoir pour celui que je n’aimais pas, ce n’est point pour compromettre celui que j’aime.

 

Et elle suivit Soufflard.

 

Une heure après, l’assassin était écroué à la Force, et la porte de la prison de Saint-Lazare se refermait sur Alliette.

 

XXI

Comme nous l’avons dit, Soufflard avait été conduit à la Force, cette prison que les grands travaux de Paris ont fait disparaître depuis une trentaine d’années.

 

À la rage excitée par l’arrestation et la lutte avaient succédé la prostration et le mutisme. Aussi, après le départ des policiers, se tint-il immobile et taciturne dans le coin de la geôle où l’avaient fait asseoir les guichetiers en attendant que l’écrou fût dressé.

 

– Venez avec moi, lui dit le geôlier.

 

Soufflard connaissait parfaitement les habitudes de cette prison, dont il n’était sorti que depuis cinq semaines. Il se leva et suivit son guide, qui le fit entrer au greffe.

 

On prit ses nom et prénoms ; on le fit passer pieds nus sous la toise, puis on le mit nu jusqu’à la ceinture pour relever les tatouages, signes et cicatrices qu’il pouvait avoir sur le corps :

 

– On dirait que vous ne reconnaissez pas une de vos meilleures pratiques, dit en ricanant le chenapan qui avait déjà précédemment subi cinq on six fois cette formalité.

 

– Rhabillez-vous, ordonna le greffier sans daigner répondre à sa plaisanterie.

 

Au moment où Soufflard reprenait ses habits, d’affreux cris, mêlés de pleurs, retentirent dans la pièce qui précédait.

 

– Mais tais-toi donc, méchant morveux ! disait une voix, est-ce que tu crois qu’on va t’écorcher tout vivant ?

 

– Euh ! euh ! glapissait une voix d’enfant, j’ai rien fait, moi, je veux m’en aller, na !

 

– Comment ! tu n’as rien fait ? On t’a surpris volant un lapin vivant au marché Saint-Honoré.

 

– Pas vrai ! c’est le lapin qui m’a attaqué, il a sauté sur moi au passage.

 

– On t’a pincé l’emportant par les deux oreilles.

 

– Pas vrai ! je le conduisais chez le commissaire pour me faire rendre justice.

 

Et la voix d’enfant reprit en hurlant de plus belle :

 

– Je veux m’en aller, moi. On m’a dit que d’être enfermé, ça empêchait de grandir, et je veux devenir grand pour mieux voir les feux d’artifice.

 

On entendait du greffe les plaintes et les cris de l’enfant.

 

Le geôlier se mit à rire en disant au greffier :

 

– Voici une nouvelle pratique qui nous arrive pour la cour des mômes.

 

– Expédions-la au plus vite.

 

Soufflard se rhabillait lentement, car il avait reconnu la voix du moucheron.

 

Le geôlier alla ouvrir la porte :

 

– Allons, entre par ici, galopin, qu’on bâcle ton affaire.

 

Alfred entra suivi de l’agent qui l’avait amené. Il marcha droit à Soufflard et, feignant de se tromper, il se mit à hurler :

 

– Ah ! mon bon monsieur, faites-moi sortir, je suis innocent, je vous jure, une mouche est cinq fois plus coupable que moi.

 

– Tourne-toi de ce côté, polisson, dit sévèrement le greffier, et réponds vite à mes questions : comment te nomme-t-on ?

 

L’enfant prit un air niais.

 

– Je ne sais pas.

 

– Tu ne sais pas comment on te nomme ?

 

– Ceux qui sont gentils pour moi m’appellent : « Petit » ; les autres, qui sont sévères comme vous, me disent : « Polisson. ».

 

– Allons, ne fais pas l’imbécile, où es-tu né ?

 

– Je suis enfant de troupe.

 

– Dans quel régiment ?

 

– Je ne sais pas non plus.

 

– Mais ce régiment avait une marque distinctive qui te le ferait reconnaître.

 

– Il avait un pantalon rouge.

 

– C’est inutile de continuer, dit l’agent de police : au Dépôt, d’où je vous l’amène, on n’a pas pu lui arracher un seul renseignement. Il a été pris aujourd’hui volant un lapin.

 

– Pas vrai ! C’est le lapin qui m’a attaqué.

 

– Il t’a si peu attaqué que la marchande, en te surprenant au moment où tu refermais la cabane, t’a envoyé son sabot sur le nez.

 

– Pas vrai ! la marchande était pocharde.

 

– Mais, effronté menteur ! tu as encore sur le nez la marque du sabot.

 

– Pas vrai ! c’est moi que je m’ai mordu le nez en dormant la bouche ouverte.

 

Le greffier comprit qu’il ne tirerait pas un mot du garnement. Il agita une sonnette qui fit arriver un des nombreux guichetiers se tenant dans la geôle, qui précédait le greffe.

 

– Conduisez cet enfant au bâtiment des mômes.

 

En entendant cet ordre, le moucheron se mit à hurler de toutes ses forces ; il bondit dans la pièce, sautant sur les meubles, évitant la main du geôlier, et finit par se précipiter sur Soufflard et s’accrocher à son cou en s’écriant d’un ton désespéré :

 

– Défendez-moi, mon bon monsieur ; bibi est innocent ! il ne ferait pas de mal même à un fromage mou !

 

Et pendant que le geôlier le tirait par les jambes pour l’arracher, il murmura vite à Soufflard :

 

– Micaud a mangé le morceau[25].

 

Le geôlier finit par en avoir raison, et, le soulevant à bout de bras, sans lui laisser toucher terre, il emporta le moucheron qui continuait à beugler :

 

– C’est le lapin qui m’a attaqué ; il n’y a pas de justice.

 

Quand les cris du gamin se furent perdus dans l’éloignement, le greffier qui avait terminé l’écrou de Soufflard, dit au geôlier-chef :

 

– Conduisez celui-ci au bâtiment des secrets.

 

Le détenu suivit ses gardiens.

 

Après avoir parcouru de nombreux couloirs et monté deux étages, Soufflard fut arrêté devant une porte que le brigadier ouvrit :

 

– Entrez, lui dit-il.

 

Soufflard obéit et pénétra dans une cellule assez large, aux murs badigeonnés à l’ocre, qui contenait pour tout mobilier une chaise, un baquet, une petite table et un lit grossier.

 

Un des trois gardiens alluma une lanterne triangulaire placée à la tête du lit.

 

– Déshabillez-vous complètement, dit le chef. En dix secondes Soufflard fut, une seconde fois, nu comme un ver.

 

Alors, un par un, les trois hommes se mirent à visiter minutieusement les habits du prisonnier, en examinant les coutures, palpant les épaisseurs et fouillant les doublures.

 

Puis ils lui inspectèrent le dedans des oreilles, lui firent soulever la langue, lui tâtèrent les cheveux et lui écartèrent les doigts de pieds.

 

– C’est bien, fit le brigadier.

 

Et laissant Soufflard se rhabiller, ils sortirent en fermant la porte, dont les trois verrous grincèrent à l’oreille du prisonnier.

 

Comme ils s’éloignaient dans le couloir, le brigadier dit en riant à ses aides :

 

– Si l’échafaud attend celui-là, ce n’est pas après la visite que nous venons de passer qu’il trouvera sur lui de quoi faire faire faillite au bourreau en se tuant.

 

L’oreille collée au guichet, Soufflard n’avait pas perdu un seul mot.

 

– Tonnerre ! s’écria-t-il, cet homme a raison. C’est l’échafaud qui m’attend, si Micaud a parlé.

 

Couché sur son grabat, suant la fièvre et la peur, il entendit sonner toutes les heures de la nuit en cherchant par quels moyens il pourrait se soustraire au terrible châtiment que la justice lui réservait.

 

Un à un, il récapitula tous les faits qui avaient précédé, accompagné ou suivi le meurtre, et il songea aux différents témoins qui pouvaient l’avoir rencontré.

 

– S’ils me reconnaissent, je nierai, dit-il. La plus terrible reconnaissance serait celle de la fille de la marchande et je lui tournais le dos quand elle nous a croisé sur l’escalier.

 

Sur les dix heures du matin, un geôlier ouvrit la porte.

 

– Venez, lui dit-il.

 

Soufflard obéit en se demandant :

 

– Que Diable veulent-ils ?

 

À la geôle l’attendaient un commissaire de police et l’Écureuil avec deux aides.

 

Les policiers lui mirent les menottes.

 

– Suivez-nous, ordonna le commissaire.

 

On sortit de la Force. À la porte se trouvait un fiacre, dans lequel Soufflard monta avec le commissaire, l’Écureuil et un des deux agents. L’autre se plaça près du cocher. Les stores des portières furent baissés et la voiture se mit en route, sans qu’un ordre eût été donné au cocher.

 

Soufflard était calme, mais, dans son esprit fiévreux, se dressait cette question terrible :

 

– Où allons-nous ?

 

La voiture marchait toujours.

 

Tapi dans son coin, le prisonnier tenait la vue baissée pour que ses trois gardiens, dont il devinait les regards braqués sur lui, ne pussent lire dans ses yeux l’inquiétude qui le dévorait.

 

– Où me mène-t-on ? se demandait-il.

 

Soudain, il lui sembla entendre au loin une rumeur vague qui se fit plus forte, puis diminua à mesure que la voiture avançait. Il devina que le fiacre traversait une foule, d’abord bruyante, mais qui s’était calmée au passage et dont les cris impatients s’étaient convertis en un murmure menaçant.

 

Le fiacre s’arrêta subitement.

 

L’Écureuil ouvrit brusquement la portière, sauta à terre, et s’adressant à Soufflard :

 

– Descendez ! lui dit-il.

 

Si prompt qu’eût été le mouvement du policier, Soufflard avait eu le temps de voir la porte devant laquelle on stationnait et de lire au-dessus le numéro 91.

 

Sa figure resta impassible, mais le cœur lui battit avec force.

 

– Bigre ! se dit-il, c’est la maison de la femme assassinée ; on me conduit à la confrontation : tenons-nous ferme.

 

Et il descendit sur le trottoir.

 

À sa vue, un murmure d’horreur courut dans la foule.

 

La nouvelle de la confrontation était arrivée, dès le matin, au Temple, et tous les boutiquiers du marché étaient venus se masser devant la maison du crime pour voir l’assassin à son arrivée.

 

L’Écureuil guettait attentivement Soufflard, que le plus petit oubli devait perdre : mais ce dernier avait gardé son sang-froid et toutes les forces de son esprit étaient tendues vers l’unique pensée de ne pas se compromettre. Aussi, quand l’assassin était descendu juste en face de la porte de la maison, au lieu d’y entrer par un mouvement machinal pouvant trahir qu’il savait qu’on venait dans cet endroit, il tourna le dos à l’allée, et, s’adressant au commissaire de police qui sortait à son tour de la voiture, il lui demanda :

 

– Où allons-nous ?

 

– Marchez ! répliqua celui-ci.

 

Soufflard, à cet ordre, passa devant la porte, comme s’il ignorait qu’il fallait entrer là, et il suivit le trottoir.

 

– Non, pas plus loin, lui dit le commissaire, nous avons affaire ici.

 

– Où cela ? demanda le prisonnier.

 

– Dans cette allée.

 

Soufflard entra dans l’allée. Elle était sombre ; il la suivit en tâtant le mur, marchant avec hésitation, s’arrêtant pour lever le pied comme s’il croyait monter quelque marche ; il eut enfin si bien l’air de ne pas connaître l’allée et d’y venir pour la première fois, que l’Écureuil, qui observait son manège, se dit aussitôt :

 

– Mazette ! il est fort ; la confrontation n’ira pas positivement sur des roulettes.

 

Arrivé au bas de l’escalier, Soufflard s’arrêta en attendant l’ordre qui lui indiquât où il, devait aller.

 

– Montez, fit le commissaire.

 

Au premier étage, il s’arrêta encore, feignant de se croire arrivé.

 

– Montez toujours.

 

Au second, il attendit à nouveau.

 

– Toujours, fit le commissaire.

 

– Fallait donc me dire tout de suite que j’allais au grenier, dit Soufflard.

 

Et il monta le troisième. Arrivé devant la porte, il la dépassa et il gravit quelques marches de l’étage supérieur.

 

Le commissaire l’arrêta.

 

– Pas plus haut, dit-il, nous sommes arrivés.

 

– Je croyais que nous montions à la lune, ricana le bandit en redescendant les degrés du quatrième étage.

 

– Toi, mon bonhomme, tu as voulu trop prouver, se dit le policier.

 

On retira les menottes du prisonnier, car, dans toute confrontation, rien ne doit spécialement désigner aux témoins celui qu’ils ont à reconnaître confondu avec d’autres personnes.

 

Le commissaire et les trois agents se massèrent autour du prisonnier pour faire un groupe et on entra.

 

En suivant le couloir qui conduisait à la première pièce, Soufflard se dit avec un petit frémissement :

 

– Attention à moi ! Voici le vrai moment du coup de chien.

 

On entra dans la première chambre où attendaient plusieurs personnes assises.

 

La porte de communication des deux chambres était seulement entr’ouverte.

 

En arrivant, le meurtrier avait pris un air étonné et examinait le logement qu’il semblait voir pour la première fois. – Mais son examen ne fut pas de longue durée, car, à peine était-il entré, que les personnes qui attendaient déjà dans la pièce avant sa venue se levèrent aussitôt et s’écrièrent, en le désignant au milieu du groupe :

 

– C’est lui ! c’est le plus petit.

 

– Voici l’autre assassin.

 

– Je le reconnais !

 

Avec les personnes qui avaient attendu l’arrivée du prisonnier se tenait le juge d’instruction.

 

Soufflard avait un peu blêmi en se voyant reconnu, mais il rassembla toute son énergie.

 

– Qu’est-ce ? demanda-t-il, que veulent dire ces gens que je n’ai jamais vus avant aujourd’hui ?

 

Il fit cette question en promenant des yeux surpris sur tous les assistants.

 

– Soufflard, lui dit le magistrat, vous êtes prévenu d’avoir commis un assassinat dans cette même chambre où nous nous trouvons.

 

Ah ! v’là donc le pot aux roses ! s’écria le gredin. Parce que l’on a assassiné quelque part, on se dit bien vite : « Ce ne peut être que Soufflard. » Eh bien, je vous remercie de la préférence, elle est jolie !

 

– Il y a un mois, quand on a arrêté votre complice…

 

– Tiens ! interrompit-il, il paraît que j’ai un complice… Ah ! vous allez bien, quand vous inventez. Et à quoi avez-vous reconnu que je dois avoir tué ? Sans doute à ma façon de manger la soupe. Et moi qui croyais qu’on m’avait arrêté parce que j’avais dû dire, entre deux vins, quelque bêtise sur le commerce qui ne va pas… et voilà tout à coup qu’on vient me chanter que j’ai fait une victime… Ah ! vous les poussez de belle force les surprises ! il fait bon être là quand vous plaisantez, vous autres !… Elle est peut-être morte d’indigestion, votre victime !

 

Le juge avait laissé passer ce flux de paroles, guettant un mot qui pût trahir le prisonnier.

 

Quand ce dernier s’arrêta, il reprit :

 

– Les témoins présents vous reconnaissent, comme il y a un mois, ils ont aussi reconnu votre complice Lesage.

 

– Ça, des témoins ! un tas de propres à rien qui feraient mieux d’aller à leurs affaires au lieu de faire de la peine à un pauvre homme qu’ils ne connaissent pas. Ils disent qu’ils m’ont vu, eux !… Où donc ça ?… Pour vingt sous de plus ils soutiendraient que c’est à mon bal de noce… et je ne me suis jamais marié !

 

Le magistrat fit approcher une dame :

 

– Reconnaissez-vous le prévenu pour l’homme qui, dans la rue du Temple, en courant, vous a si fort heurtée qu’une cuillère en argent, par le choc, a sauté de sa poche. Regardez-le bien ?

 

La dame hésita avant de répondre.

 

– Le coup a été si rude, si inattendu, que je n’ai pas eu le temps de voir la figure de l’homme, qui a repris aussitôt sa course. Quand il est revenu sur ses pas pour ramasser la cuillère, j’étais encore fort troublée… pourtant je crois…

 

– Elle croit… elle ne fait que croire… là, vrai ! ça fait suer, des témoins comme cela, s’écria Soufflard qui avait repris tout son aplomb : en ne voyant pas, parmi les témoins, la personne la plus dangereuse pour lui, c’est-à-dire la fille de la victime.

 

Le juge appela un autre témoin.

 

– Et vous, reconnaissez-vous cet homme ?

 

– Dame ! mon juge, celui qui est venu ramasser la cuillère, près de ma sellette, était barbu, tandis que celui-ci est rasé… Cependant, aux yeux, c’est lui, ce doit être lui… j’en jurerais presque.

 

– Il en jurerait presque, cria Soufflard, presque ! vous l’entendez ? Encore un qui en est aussi sûr que de savoir le temps qu’il fait en Chine.

 

La limonadière Rollin n’osa non plus affirmer positivement que c’était le même homme barbu qui était venu chez elle se laver les mains le 5 juin.

 

Son ouvrière fût plus positive, sans cependant vouloir préciser. Aux yeux et au front, elle déclara qu’il lui semblait bien reconnaître l’homme dont la figure sinistre, entrevue à travers le vitrage de l’arrière-boutique, l’avait tant émue ; mais quand le magistrat lui demanda d’affirmer sa conviction, elle répondit :

 

– Je ne puis dire que je suis certaine en voyant ce visage rasé.

 

Soufflard triomphait.

 

Le premier mouvement de tous ces témoins avait été de reconnaître le prévenu, mais, au moment de préciser, le changement de physionomie de Soufflard faisait hésiter leur conscience à donner une affirmation qui pouvait faire tomber la tête de cet homme.

 

– Cela va bien, pensait le scélérat.

 

Un quatrième témoin se leva et vint l’examiner en face pendant une minute.

 

– Où ai-je connu ce singe-là ? se dit Soufflard en fouillant dans ses souvenirs.

 

– Le reconnaissez-vous ? demanda le juge, car seul vous l’avez pu voir barbu et rasé.

 

C’était le barbier de la rue des Carmes.

 

– Oui, je suis certain d’avoir rasé cette figure-là.

 

– Le 5 juin ? insista le magistrat.

 

Le barbier n’eut pas le temps de répondre.

 

Soufflard lui coupa la parole :

 

– Qu’est-ce qu’il peut dire, votre frise-toupet ? qu’il m’a rasé ? Oui, c’est possible, que j’ai été chez lui. Est-ce que vous croyez que je me frotte la face sur les murs pour m’user le poil ? Il faut bien qu’on me rase tout comme un autre. Il a vu ma figure, mais quand ? Il a vu tant de figures dans sa vie lui passer sous le nez que la mienne peut fort bien être du nombre ; mais je le défie d’oser certifier que c’est tel jour !… Ou alors, il n’aurait donc jamais eu que moi pour client, et une seule fois ! Ce qui lui aurait donné l’idée de remarquer ce jour extraordinaire… En ce cas, je ne lui conseille pas de continuer son commerce, il y mangera ses bottes.

 

Cette observation, si grotesquement dite qu’elle fût, empêcha aussi le barbier d’affirmer la date du 5 juin.

 

Soufflard reprit de plus belle :

 

– Voyez-vous, monsieur le juge, je vous le disais bien : tous vos témoins, de vrais propres à rien ! Des gens qui veulent faire de l’importance pour qu’on parle d’eux dans les journaux. Oh ! j’étais sûr que c’étaient des menteurs… aussi je les ai laissé aller jusqu’au bout. Hein ! j’y ai mis assez de complaisance ?

 

Soufflard avait dit tout cela de la voix claire et vibrante qui lui était habituelle.

 

Le juge quitta son siège.

 

– Soufflard, dit-il, puisque vous parlez de votre complaisance, nous voulons lui demander de faire encore un effort.

 

À ces paroles, l’assassin eut le pressentiment qu’il allait courir un danger.

 

– Quel effort me demandez-vous ? dit Soufflard au juge.

 

– Oh ! bien petit ! celui de nous dire simplement trois mots :

 

– Lesquels ?

 

– « Ferme la porte, » mais de cette même voix que vous aviez tout à l’heure en me parlant des témoins et de leurs dires.

 

Soufflard sentit le cœur lui battre, en même temps qu’un tremblement imperceptible l’agitait. Mais son visage resta le même devant tous ces yeux qui l’observaient et, au milieu du silence général, il prononça :

 

Ferme la porte.

 

À ces mots dits par l’assassin, un épouvantable cri se fit entendre dans l’autre chambre dont, nous l’avons annoncé, la porte de communication était restée entr’ouverte.

 

Au cri d’épouvante qui, dans la pièce voisine, venait de répondre aux mots prononcés par lui, Soufflard se sentit pâlir et une effrayante vision, rapide comme l’éclair, fit passer devant son imagination la silhouette de l’échafaud.

 

– Je suis nettoyé, se dit l’assassin ; la fille de la marchande était là… j’aurais dû m’en douter. Cette morveuse ne connaissait que ma voix, et, tonnerre ! il paraît qu’elle s’en est souvenue !

 

Depuis la mort de sa mère, la frêle organisation de mademoiselle Élisa Renault, ébranlée par cette catastrophe sanglante, l’obligeait à rester alitée. Ayant dit au juge d’instruction en sa déposition qu’il n’y avait seulement que le son de sa voix qui pourrait lui faire reconnaître un des meurtriers, le magistrat avait eu l’idée de tenter cette expérience qui exemptait la pauvre enfant de se trouver en présence d’un des assassins de sa mère. – C’est en entendant cette voix répéter les trois seuls mots prononcés par Soufflard, quand elle l’avait croisé dans l’escalier, que la jeune fille avait poussé le cri d’horreur qui venait de retentir dans l’appartement.

 

À ce signe révélateur, un profond silence s’était fait parmi les assistants, qui ne quittaient pas l’assassin des yeux.

 

Le brigand voulut secouer la prostration qu’il sentait l’envahir et n’avoir pas l’air de reconnaître que le cri pouvait l’intéresser en rien.

 

– Ah ! dit-il, il paraît qu’il y a là un monsieur qui souffre des dents. Avec une goutte d’eau-de-vie, on calme ça.

 

Sans daigner plus s’occuper de lui, le juge se tourna vers le commissaire en lui disant :

 

– Qu’on rattache cet homme et qu’on l’emmène.

 

Toute grande préoccupation d’esprit rend ceux qui la subissent ou muets ou bavards.

 

Soufflard était des derniers.

 

– De quoi ! qu’on me ramène ! C’est donc fini ? Eh bien, ne dirait-on pas que je suis un veau à deux têtes, qu’on va montrer pour un sou à tous les imbéciles qui ont du temps à perdre. – Puisque ceux-ci ont vu ma figure et qu’ils ne l’ont pas reconnue, est-ce qu’on ne va pas me lâcher ?

 

Sur un signe du juge d’instruction, Soufflard fut entraîné par les agents de police.

 

En descendant les escaliers pour regagner le fiacre, il continua ses plaintes :

 

– Vrai ! à voir quelle peine ils ont à relâcher un innocent, c’est à croire qu’on leur paye les coupables à tant la douzaine et qu’ils ont intérêt à en trouver partout.

 

Pendant les dix minutes que mit la voiture à faire le trajet de la rue du Temple à la Force, Soufflard ne cessa de vomir des injures contre les magistrats, la police et les témoins unis, disait-il, pour le perdre.

 

Mais quand il se retrouva seul dans la cellule de la prison, son effronterie le quitta pour faire place à la terreur, et en songeant à ce cri qu’il avait entendu, il s’écria avec rage :

 

– Satanée fille ! comme j’aurais bien fait de l’étrangler pendant que j’étais à l’ouvrage.

 

XXII

Une heure après, le geôlier entrait.

 

Il lui apportait son dîner.

 

– Ferez-vous votre cellule ? lui demanda-t-il. Si vous ne voulez pas prendre ce soin, il est permis aux prisonniers, en payant cinq sous par semaine, de laisser cette peine à un des gamins prisonniers de la cour des mômes.

 

Donnez-moi un gamin.

 

– C’est convenu. Pendant que je vous conduirai à la promenade, l’enfant viendra balayer la cellule et faire le lit.

 

Après le dîner, le guichetier vint prendre le prisonnier qu’il conduisit à la cour qu’on appelait la Fosse aux lions. Pendant une heure, Soufflard se promena dans la cour déserte, escorté de son gardien, qui, le temps écoulé, le ramena dans sa prison.

 

En son absence, on avait balayé la cellule et fait le lit, comme le gardien l’avait annoncé.

 

Quand le jour tomba, un autre guichetier, tout luisant d’huile, vint allumer la lanterne triangulaire placée au chevet de son lit.

 

L’énorme tension d’esprit déployée pendant la confrontation par Soufflard, avait amené maintenant pour lui un abattement général des forces. Il songea à se coucher et se mit au lit ; mais en se glissant entre les draps grossiers, il sentit un petit corps rond lui frôler le corps.

 

C’était une minime boulette de mie de pain.

 

Le prisonnier était trop au fait de tous les moyens de correspondance, employés par les détenus, pour ne pas deviner que cette mie de pain devait contenir un billet.

 

Il l’ouvrit et en tira un mince morceau de papier sur lequel se lisait cette phrase dont nous conservons le laconisme et le style : Gé pour tésigue dix tailbins males pour la défouraille de Lorcefée[26].

 

– C’est du moucheron, se dit tout aussitôt le prisonnier.

 

Sans se demander comment le moucheron pouvait avoir une pareille somme à sa disposition, il chercha toute la nuit par quels moyens il pourrait s’évader. Il chercha quels étaient ceux qu’il aurait à corrompre.

 

Trois personnes seulement pénétraient dans la cellule des prisonniers au secret.

 

Le brigadier-gardien qui venait tous les soirs inspecter la cellule et faire sonner les barreaux de la fenêtre.

 

Soufflard ne s’arrêta pas à lui.

 

Dans sa promenade, il avait fait causer le geôlier habituel qui l’accompagnait. Le brave homme, ancien militaire, ne voyait rien de plus beau que son métier.

 

Restait le lampiste, pauvre diable qui, dans sa vie entière, n’avait peut-être jamais eu cinquante francs à la fois.

 

Dès le lendemain, Soufflard se mit à l’œuvre. L’affaire était d’autant plus difficile à traiter que le lampiste ne venait tout au plus dans son cachot qu’une minute par jour, le temps d’allumer le soir la lanterne qu’il avait préparée le matin en l’absence du prisonnier à la promenade dans la Fosse aux lions. – De plus, le graisseux personnage était si bête qu’il avait besoin d’un bien long temps avant de comprendre qu’on voulait le corrompre.

 

Soufflard mit quinze jours à lui faire avouer que le rêve de sa vie était de s’établir épicier.

 

– Je n’aurai jamais le temps de délurer cet idiot, se disait le prisonnier.

 

Ce temps, il l’eut pleinement.

 

Car le crime avait été commis le 5 juin, et, dans le mois de février suivant, l’instruction n’était pas encore terminée. Il est vrai que les nombreuses arrestations que la justice avait dû faire, au moment du crime, pour en trouver les auteurs, l’avait mise sur la piste de cette bande de voleurs, tous affiliés à Lesage et Soufflard, dont les déprédations troublaient depuis longtemps la capitale.

 

Soufflard eut donc sept longs mois pour corrompre le lampiste, qui finit enfin par comprendre. Les cinq mille francs qu’on lui promettait l’éblouirent et l’espérance de se voir épicier lui donna de l’esprit. Tous les samedis, un garçon de l’administration centrale des prisons apportait sur une petite charrette à bras, à la Force, les provisions hebdomadaires d’huile pour le service. Le lampiste allait recevoir la barrique à la porte de la rue Pavée, sur laquelle donnait la Cour des poules, ainsi désignée parce qu’on n’y rencontrait que les poules du directeur. L’arrivée du garçon de l’administration, qui finissait sa tournée par la Force, avait ordinairement lieu entre six et sept heures du soir, moment du repas des guichetiers. – Soufflard, travesti avec des habits que lui apporterait le lampiste, devait suivre ce dernier, auquel son service dans le bâtiment procurait toutes les clefs de la prison. Ils descendraient ensemble dans la Cour des poules, toujours déserte, et par la porte de la rue Pavée, Soufflard s’échapperait aussitôt que l’homme à la charrette se serait éloigné.

 

Pendant les longs mois qu’il fallut employer à corrompre le lampiste, Soufflard avait vu plusieurs fois le moucheron qui, devant nettoyer la cellule pendant la promenade du prisonnier, avait fait traîner son ouvrage pour se trouver surpris par le retour du prisonnier et de son gardien.

 

Sa lenteur avait toujours été punie d’un grandissime coup de pied en certain endroit :

 

– Comment ! encore toi ici, galopin ! s’écriait le gardien ; je t’ai répété vingt fois que tu devais avoir disparu avant le retour du prisonnier.

 

– Oh ! là ! là ! criait le gamin, le jour où vous aurez de la fortune, prévenez-moi, j’entrerai à votre service.

 

Le moucheron, en même temps, guettait dans les yeux de Soufflard un signe qui l’avertît que l’évasion était en bonne voie.

 

Huit jours après la première boulette, il en avait glissé une seconde contenant un billet dont nous traduisons l’argot : « Au secret on n’a ni plume ni papier ; grave le jour convenu sur le mur et je mettrai la veille l’argent dans le lit. »

 

Depuis six mois, le moucheron examinait chaque jour avec soin, mais inutilement, le mur de la cellule.

 

Enfin il lut un beau matin :

 

Samedi 4 mars.

 

– Bon, se dit le gamin, dans trois jours ! vendredi, je lui mettrai l’argent dans ses draps.

 

XXIII

Le jeudi matin, avant-veille de l’évasion projetée, le gardien vint chercher Soufflard pour la promenade au préau.

 

Quand ils remontèrent, ils virent le brigadier surveillant ses aides, qui installaient un second lit dans la cellule.

 

– Ah ! Soufflard, dit-il, j’ai une bonne nouvelle à vous donner. L’instruction de votre affaire étant terminée, votre secret se trouve à peu près levé, et vous aurez à l’avenir un compagnon de cellule.

 

Le prisonnier retint un mouvement de rage.

 

Ce nouveau venu allait tout compromettre, car le lampiste ne consentirait pas à faire évader deux personnes.

 

– Allons, dit le brigadier, je vais vous envoyer votre compagnon dont on dresse en ce moment l’écrou au greffe.

 

Cinq minutes après, la porte se rouvrit.

 

Un individu entra dans la cellule.

 

C’était Micaud ! !

 

À la vue de Micaud, son dénonciateur, dont la présence devait faire manquer son évasion, Soufflard fût pris d’un accès de fureur insensée.

 

Il se précipita sur lui et le prit à la gorge afin de l’étrangler. Heureusement pour Micaud, les gardiens n’étaient pas encore assez loin pour ne pas entendre le cri de détresse qu’il poussa. On accourut aussitôt à son secours et on le délivra des mains de Soufflard qui, écumant de colère, se débattait contre ses gardiens, faute grave qui entraînait le cachot.

 

Ordre de l’y mener fut donné par le brigadier :

 

– Merci ! s’écria celui-ci, en voilà un qui est né pour la société. Après six mois d’isolement, quand on lui donne un compagnon, il le traite de la belle manière.

 

Le séjour du cachot calma la fureur de Soufflard.

 

– Tant mieux ! se dit-il, après quelques jours passés ici, on me remettra en cellule et on évitera de me placer avec Micaud. Si je ne m’évade pas samedi prochain, ce sera partie remise pour le samedi suivant. Attendons.

 

Depuis si longtemps que durait l’instruction, le meurtrier ne songeait plus que pouvait venir l’heure du jugement.

 

Du vendredi au mardi, il patienta. Seulement le samedi, en entendant sonner neuf heures du soir à l’horloge de la prison, il s’était dit :

 

– Sans cette canaille de Micaud, je serais maintenant en train de filer.

 

Le mercredi d’après, au matin, un bruit de pas retentit dans l’escalier qui descendait au cachot :

 

– Ah ! se dit-il, voilà qu’on vient me chercher pour me remettre en cellule. Dans trois jours je serai libre.

 

La porte fut ouverte par le brigadier-chef, suivi de deux gardiens.

 

– Venez ! lui dit-on.

 

Soufflard les suivit empressé.

 

Mais, en haut de l’escalier, il remarqua avec étonnement qu’on ne tournait pas du côté des secrets. Immédiatement l’inquiétude le prit.

 

Arrivé dans la cour neuve, Soufflard pâlit tout à coup à la vue d’une de ces voitures longues, servant au transport des prisonniers, qu’on appelait alors le panier à salade.

 

Montez, dit le gardien-chef en lui ouvrant la porte placée à l’arrière.

 

– Où me conduit-on ? demanda Soufflard quand il fut en place.

 

– Parbleu ! mon garçon, répliqua le brigadier, aviez-vous donc cru qu’on vous laisserait ici mourir d’ennui ? C’est après-demain que vous passez en jugement, cela vous donnera un peu de distraction.

 

À cette nouvelle, Soufflard, atterré, s’affaissa sur son banc. Son espoir d’évasion faisait tout à coup place à l’affreuse réalité. On allait le mener au Dépôt, d’où il savait qu’on ne peut plus fuir, et, dans trois jours, la justice lui demanderait compte du sang versé.

 

Vingt minutes après, il était enfermé à la Conciergerie dont il ne devait plus sortir que pour paraître devant ses juges.

 

En même temps que Soufflard, on avait extrait des diverses prisons, pour les amener au Dépôt, tous les autres inculpés.

 

Ils étaient au nombre de treize.

 

M. Henri Fouquier, le continuateur émérite de l’Annuaire de Lesur, en parlant de cette cause, nous apprend que le nombre des individus inculpés avait été d’abord de quarante-six.

 

Après une longue instruction, le 26 novembre, la chambre du conseil avait déclaré :

 

« 1° Qu’il n’y avait aucune charge contre trente inculpés, parmi lesquels un Soumagnac, dit Magny (ce dernier était le célèbre Pied-Noir ; le chef de la bande des Habits-Noirs, prise plus tard) ;

 

2° Qu’il n’y avait pas charges suffisantes contre Champenois, femme Bicherelle, fille Dosion, Lemeunier et femme Lemeunier ;

 

3° Qu’il y avait charges suffisantes : contre Louis-Simon LESAGE, dit le Vieillard, âgé de trente-huit ans, et contre Jean-Victor SOUFFLARD, dit Frotté, dit Gaillard, dit Alliette-Victor, âgé de trente-trois ans, ébéniste, accusés d’avoir commis le crime d’assassinat et de vol sur la personne de la femme Renault ;

 

» Contre Jeanne Lesage, veuve VOLLARD, âgée de quarante-deux ans, journalière ; et contre Eugénie ALLIETTE, dite Eugénie Villers, âgée de vingt-quatre ans, brodeuse, accusées de s’être rendues leurs complices ;

 

» Contre Alphonse-André MICAUD, âgé de vingt-six ans, commis voyageur, accusé de s’être rendu complice du vol commis par Soufflard et Lesage.

 

» En conséquence, Lesage, Soufflard, Micaud, la femme Vollard et la fille Alliette étaient envoyés par la chambre des mises en accusation devant le tribunal.

 

» À l’acte d’accusation d’assassinat, l’instruction avait joint celui d’accusation de quatorze vols commis avec circonstances aggravantes, à diverses époques, par les accusés d’assassinat et par huit autres individus, les nommés Leviel, Bicherelle, Paulier, Guérard, Lemeunier, Calmel, Marchal et la femme Hardel. »

 

En tout, treize accusés, comme nous l’avons dit.

 

Ce fut le 8 mars 1839 que s’ouvrirent enfin les débats sur cette affaire qui, depuis neuf mois, tenait l’attention publique en éveil.

 

XXIV

À la Conciergerie, on lève le secret de ceux qui vont paraître en cour d’assises, et on les laisse libres de se promener dans le préau.

 

Lesage et Soufflard s’étaient donc retrouvés après une séparation de neuf mois.

 

– Dis donc, vieux, fit Lesage, nous voilà bientôt sur la planche à pain[27].

 

Avec une rude fièvre cérébrale[28], répliqua Soufflard.

 

Mais les deux assassins n’avaient plus leur effronterie habituelle. Ils subissaient cette anxiété poignante qui, à l’approche du jugement, s’empare des plus endurcis.

 

Dévorés par l’inquiétude et l’incessante pensée de leur défense, absorbés dans la lecture de l’acte d’accusation qui leur avait été remis au greffe, ils ne songeaient plus à se venger de Micaud, qui, lui aussi, errait dans le préau en évitant le voisinage de ses deux terribles compagnons.

 

Le matin du 8 mars, à mesure que le moment de paraître devant le tribunal approchait, les deux meurtriers devenaient plus silencieux et plus blêmes.

 

Enfin l’heure sonna.

 

Comme, nous ne savons pas par expérience les détails qui vont suivre, il nous a fallu les emprunter à une autorité compétente. Un ancien détenu, dans un livre publié sur les prisons de Paris, en 1838, a dépeint le départ des prisonniers pour la cour d’assises.

 

Chaque matin, vers dix heures, une sonnette criarde s’agite dans l’un des corridors de la prison ; en même temps un gardien paraît sur le préau et crie de toutes ses forces :

 

– Les hommes pour les assises, allons vite, dépêchons-nous.

 

Et les hommes pour les assises se présentent, le visage pâle, le regard hébété et le frisson aux membres.

 

Cela fait peine.

 

On les fouille d’abord, à la porte, du guichet. Ensuite on les remet entre les mains des gendarmes. Alors, accusés et gendarmes s’engagent dans une galerie qui, sans être souterraine, est obscure et humide. Ils font quelques pas en avant, et trouvent à droite une porte en fer très épais, haute de trois pieds au plus. Ils se courbent, comme on fait à l’entrée d’une grotte, passent et se redressent dans une petite cour carrée, où l’herbe pousse entre les pavés. Ils traversent la petite cour et disparaissent par un escalier large en bas, mais qui va en se rétrécissant, à mesure qu’il tourne sur lui-même.

 

Tout en haut de l’escalier, c’est l’antichambre du prétoire, un cabinet long, avec deux ou trois bancs et une fenêtre qui donne sur la cour du dépôt de la préfecture de police.

 

Les gendarmes font asseoir les accusés, et pendant que les militaires causent entre eux, les accusés restent pensifs, sous le coup de la poignante émotion qui les tient.

 

Onze heures sonnent.

 

Les accusés sont introduits dans une pièce carrée au milieu de laquelle se trouve une grande table, recouverte d’un tapis vert et portant une urne.

 

Dans cette chambre, les accusés trouvent leurs avocats qui les attendent.

 

Autour de la table, se tiennent debout : le président, l’avocat général et le groupe de ceux parmi lesquels on va élire les douze membres du jury. Le président prend l’urne à deux mains et la secoue. En même temps il annonce le tirage au sort de MM. les jurés.

 

À chaque nom qui tombe, le défenseur récuse ou accepte les jurés, sans donner aucuns motifs. Il peut en récuser huit. Le ministère public a, de son côté, le même droit.

 

Cela fait, les accusés retournent dans le cabinet d’attente avec leurs inséparables gendarmes. Un quart d’heure se passe, après quoi on vient les chercher pour leur faire prendre place sur les bancs de la Cour d’assises, dans l’ordre que leur assigne la gravité de l’accusation.

 

Les accusés ont à peine eu le temps de jeter un coup d’œil rapide sur la foule, que la voix d’un huissier retentit :

 

– La Cour, dit-il.

 

Aussitôt la foule se découvre et, dès que la Cour est entrée, les gendarmes font asseoir les accusés qui s’étaient tenus debout devant leur place.

 

 

À l’audience du 8 mars 1839, suivant leur degré de culpabilité, les accusés étaient assis dans l’ordre suivant : Soufflard, Lesage, Micaud, la Vollard et Alliette.

 

Tous les autres, simplement accusés de vol, étaient assis sur les bancs placés derrière les principaux coupables.

 

À l’annonce de l’huissier, la Cour entra.

 

Le siège du ministère public était occupé par M. Franck-Carré, procureur général, assisté de M. Boucly, qui, ayant dirigé l’instruction, tenait à prendre la parole.

 

Les avocats des cinq principaux accusés étaient :

 

Pour Soufflard, Me Nogent-Saint-Laurens ;

 

Pour Lesage, Me Comte ;

 

Pour Micaud, Me Porte ;

 

Pour la Vollard, Me Duez jeune ;

 

Pour Alliette, Me Rivolet.

 

Soufflard était pâle ; ses yeux, qu’il promenait sur la foule, étaient mobiles et inquiets, et son visage cherchait à exprimer une sorte de douceur pour cacher sa férocité. Dans sa prison, il avait laissé pousser ses moustaches, qu’il portait longues et épaisses.

 

La contenance de Lesage était gauche et tremblante. Dompté par l’émotion, il ne faisait aucun effort pour dissimuler sa physionomie sinistre.

 

La femme Vollard était hideuse de cynisme et de costume.

 

Se faisant petit et humble, Micaud se tenait la tête baissée, cachant au public sa tête de fouine.

 

Alliette, pâlie par la prison et par l’inquiétude, était toujours séduisante et belle. Ses splendides cheveux blonds s’échappaient en magnifiques touffes d’un bonnet blanc à rubans bleus, et une robe de couleur grise dessinait bien sa taille et sa poitrine.

 

Pendant la lecture de l’acte d’accusation, Soufflard avait tiré son mouchoir et le tenait devant sa bouche, qui mordait la toile.

 

Il garda cette attitude pendant toute la durée des débats.

 

Après l’acte d’accusation, on passa d’abord aux débats sur les vols commis par toute la bande d’Alliette.

 

Nous avons cité, en commençant ce récit, les principaux vols commis par la troupe. Nos lecteurs doivent se rappeler qu’ils furent énumérés par Micaud au moment du duel dans la cave.

 

À propos du vol de 2,500 francs exécuté rue des Boulangers, chez le peintre M. Lamotte, l’audience fut égayée par la déposition du sieur Gautier, quincaillier, qui vint révéler à quel usage les accusés avaient employé l’argent du vol.

 

« Messieurs, je me trouvais un soir dans le café du sieur Mouton, où étaient attablés trois hommes et trois femmes qui se livraient à des libations copieuses et qui, si je puis le dire, profanaient l’or et l’argent. Parmi les femmes, il s’en trouvait une que je reconnus pour une marchande de pommes. J’étais à peine entré qu’elle m’apostropha en me disant : « Tiens, mon ancienne pratique ; je ne vous vends donc plus rien ? – Ces petits achats-là, lui dis-je, ne me regardent pas. »

 

» Il y avait aussi là une mauvaise femme qu’on appelait la Mauricaude. Le café présentait un pêle-mêle tout à fait dégoûtant. La femme Hardel était ivre-morte et étendue sur un banc. Leviel criait tout haut, du ton canaille d’un homme qui a bu (le témoin cherche à imiter la voix de Leviel) : « Moi, je m’appelle Charles Leviel, j’ai beaucoup de mobilier… Moi, j’ai de l’argent de quoi meubler quatre cafés comme ça. »

 

» Puis, se tournant vers la fille Hardel, qui ne bougeait pas de dessus la biquette, il continuait : « Vous voyez bien, cette voirie-là, cette laide-là, elle a cependant plus de 600 francs sur elle. » Ce disant, il fouilla dans la poche de cette femme, et fit, voir à ses partenaires, à quelques fractions près, ce qu’elle avait d’argent. Mouton fit ensuite la remarque que cette fille avait des valeurs, des valenciennes, etc. Voyant l’argent étalé sur la table, lesdits partenaires se disaient avec étonnement : « C’est pourtant vrai. »

 

» Il était une heure et un quart quand les hommes prirent le parti de s’en aller, sans s’embarrasser de la femme. Réfléchissant qu’ils la laissaient dans une position vraiment inconvenante, je me mis en devoir de courir après eux. Je leur dis : « Vous vous intéressez à cette femme… c’est votre cousine (ils me l’avaient dit), il ne faut pas la laisser là : c’est immoral. »

 

» Comme ils rentraient au café, passait un fiacre.

 

» – Cocher, où allez-vous ?

 

» – Quai de Grève, conduire quelqu’un.

 

» – Revenez, mon ami, on vous attend, et l’on vous payera pour faire une course.

 

» Il revint, en effet, et nous transportâmes la femme dans le fiacre, où on la déposa dans une position tout à fait dépravée.

 

» – Où veux-tu aller ? lui crièrent les autres à diverses reprises.

 

» – Au Gros-Caillou, dit-elle.

 

» Je monte réfléchissant à ma situation qui devenait tant soit peu difficile. J’étais en route pour le Gros-Caillou, à une heure et demie, avec des gens que je ne connaissais pas. Enfin la voiture s’arrête, je descends pour aider la femme. J’étais à peine à terre, un peu suffoqué, car tout ça me tournait sur le cœur, que l’un des hommes dit au cocher : « Je te paye, va où je t’ai dit. » Je n’en voulais pas au cocher, vu que ce n’était pas sa faute, mais je n’étais pas trop content de me trouver, à pareille heure, tout seul au Gros-Caillou. »

 

Le témoin regagne sa place d’un pas majestueux.

 

Quand le président demanda à la fille Hardel pourquoi elle avait toutes ces bagues aux doigts et cet or dans ses poches, elle répondit :

 

– L’or provenait d’un cheval que j’avais vendu.

 

– Comment aviez-vous un cheval ?

 

– Je l’avais trouvé dans la rue.

 

– Expliquez la possession de vos bagues.

 

– Je les avais gagnées par mon travail.

 

Les révélations faites par Micaud étaient si précises que, malgré toutes les dénégations des voleurs, la vérité apparaissait claire et sans réplique.

 

Calmel, le beau parleur de la troupe, essaya seul de protester, en se plaignant des perpétuelles erreurs dont la justice le rendait victime.

 

Il se leva, la main sur le cœur :

 

– Oui, s’écria-t-il, je suis encore aussi innocent comme lorsque j’ai été condamné à vingt ans de travaux forcés. Micaud m’accuse, et il parle de religion. Qu’il écoute sa conscience ; elle lui dit que je ne suis pas coupable… Une peine méritée, on doit raser l’homme. Mais la mort serait moindre que les vingt ans auxquels j’ai été condamné injustement.

 

Ceci dit, Calmel reprend sa place avec un air de victime résignée.

 

L’interrogatoire et les dépositions sur les vols durèrent deux jours.

 

XXV

Ce ne fut qu’à la troisième audience qu’on procéda à l’interrogatoire des accusés pour le crime d’assassinat.

 

M. le président. – Accusé Soufflard, lorsque vous avez été libéré, vous êtes venu à Paris, bien qu’une autre résidence vous eût été assignée. Quelles ressources aviez-vous pour subvenir à vos besoins ?

 

R. J’avais deux mille six cents francs à moi en sortant du bagne.

 

D. Les renseignements transmis démontrent qu’au lieu de deux mille six cents francs que vous annoncez, vous n’aviez alors que dix-neuf francs trente-cinq centimes. C’est un peu plus vraisemblable. Comment voudriez-vous faire croire qu’un forçat, dont le temps est consacré à des travaux obligés, ait pu amasser une pareille somme.

 

R. Je vais vous dire monsieur le président : j’avais une place dans la salle des modèles qui me rapportait beaucoup d’argent.

 

D. Vous mentez. À votre arrivée à Paris, c’est Micaud qui vous a procuré des vêtements. Pourquoi aviez-vous plusieurs logements et plusieurs mobiliers sous de faux noms ?

 

R. C’est que je devais plus que le mobilier ne valait, et je n’avais rien de mieux à faire que de le laisser.

 

D. C’était le vol qui vous procurait des ressources et qui nécessitait ces précautions. On vous entendait toujours limer chez vous.

 

R. Je nettoyais mes meubles.

 

D. Ce n’était jamais que la nuit que vous travailliez. Vous faisiez des fausses clefs. On en a trouvé un paquet chez vous, au moment de votre arrestation.

 

R. Je les ai ramassées sur la place Scipion, dans les démolitions. Je les ai emportées pour savoir ce que c’était et pour les vendre.

 

D. Que pouviez-vous retirer de fausses clefs.

 

R. C’était un échantillon que j’emportais pour vendre le tout (on rit).

 

D. Il paraît que, d’habitude, vous en avez beaucoup ? Vous savez que Micaud vous dénonce formellement.

 

R. Oui, monsieur, mais c’est un mensonge.

 

 

Si, pendant ces divers interrogatoires, un observateur eût suivi les regards en dessous que la belle Alliette jetait vers certain coin de la salle, il eût trouvé dans ce coin-là le pauvre l’Écureuil qui, depuis trois jours, suivait avec anxiété toutes les dépositions qui pouvaient compromettre sa blonde aimée.

 

Les précédentes audiences n’avaient pour ainsi dire fait qu’éveiller la curiosité publique. À mesure que les débats s’avançaient, le président était accablé de demandes de billets pour les places réservées. Au nombre des privilégiés qui s’entassaient sur les bancs placés devant le jury, on pouvait distinguer mademoiselle Plessy, de la Comédie-Française, et MM. Lablache, Rubini, Victor Hugo, Frédéric Soulié, Durand Brager et Eugène Sue, qui venait sans doute là étudier les personnages futurs de ses Mystères de Paris.

 

À la quatrième audience, l’attitude des accusés était toujours la même, et, le mouchoir sur la bouche, Soufflard suivait impassible toutes les phases du procès qui menaçait sa tête.

 

On commença l’interrogatoire de son complice.

 

M. le président, à Lesage. – Votre idée de venir à Paris, en sortant du bagne, ne cachait-elle pas le projet d’y commettre des crimes ?

 

R. J’avais l’intention de travailler.

 

D. Ce qui semblerait prouver que vous aviez une autre résolution, ce sont les propos tenus par vous en prison : « Il me faut de l’argent à tout prix : j’ai une escarpe à faire. » Dans l’instruction, vous avez avoué avoir parlé d’une affaire de carouble, c’est-à-dire d’un vol avec fausses clefs.

 

Lesage, en riant. – D’un vol ! ah oui, à la bonne heure !

 

D. Il paraîtrait que vous auriez en sortant de prison tenu des propos plus significatifs encore ; vous auriez dit : « Je suis arrivé à jouer le grand jeu ; j’ai besoin de Soufflard… Pour 5fr., je tuerais bien quelqu’un. »

 

B. C’est un coup de police ; je n’ai jamais dit ça.

 

D. Pourquoi, si vous n’étiez pas coupable, avez vous pris la fuite et vous êtes-vous caché ?

 

R. On m’a dit : Voilà la rousse. Je ne me suis pas ensauvé, seulement je me suis en allé. (Malgré la gravité du moment, cette réplique fait rire.) Je n’avais rien à me reprocher, rien à craindre ; mais enfin, on me soupçonnait d’avoir fait une affaire. Si j’avais craint quelque chose, j’aurais voyagé et je ne serais pas resté à Paris dans la gueule du loup.

 

D. Mais si vous n’avez pas assassiné, dites-nous où vous étiez à l’heure du crime ?

 

R. J’ai déjà répondu qu’à ce moment-là je montais sur les tours Notre-Dame. C’est le gardien qui m’a ouvert ; il y avait là deux enfants qui mangeaient une soupe.

 

D. C’est ce que vous avez prétendu dans un interrogatoire, mais l’instruction a relevé que, ce jour-là, le service des tours était fait par deux femmes.

 

R. (vivement) : Ne dirait-on pas que votre instruction ne peut pas se tromper ? Quant à moi, elle est toujours dans le faux.

 

On passe à l’interrogatoire de Micaud.

 

M. le président. – Micaud, vous n’êtes pas accusé d’avoir pris part à l’assassinat de la femme Renault, mais vous êtes accusé d’avoir donné des indications pour commettre le vol projeté. Convenez-vous de ce fait ?… (Micaud hésite à répondre.) Voyons, parlez, il faut vous expliquer.

 

Micaud. – Non, monsieur.

 

D. Mais vous avez avoué dans l’instruction votre visite, le matin, avec Lesage, chez la femme Renault. Si tous ces faits ne sont pas vrais, pourquoi les avez-vous déclarés ?

 

Micaud jette des regards craintifs sur ses complices, et ne répond pas.

 

D. Comment, si vous n’avez pas été chez la femme Renault, auriez-vous pu indiquer, aussi bien que vous l’avez fait, les êtres de la maison ?

 

R. Je n’ai rien à dire.

 

D. N’est-ce pas vous qui avez écrit à la justice une lettre dans laquelle Soufflard est désigné comme l’un des assassins de la rue du Temple ?

 

R. Ce n’est pas moi.

 

D. L’expert a reconnu cependant entre votre écriture et celle de la lettre une grande similitude.

 

R. Je le nie.

 

Après la lecture de son interrogatoire, relevé par l’instruction, Micaud finit par avouer qu’il est allé le matin du crime chez la marchande Renault.

 

D. Micaud, vous avez parlé de l’assassinat à la fille Ramelet ; vous lui en avez raconté les détails. Vous avez dit que vous n’aviez pas voulu être de l’affaire, parce que la dame Renault était trop douce à parler. Vous avez raconté qu’on l’avait fait monter sur une chaise pour prendre des couvertures, et qu’alors on s’était jeté sur elle, par derrière, et qu’on l’avait assassinée.

 

Micaud. Je n’ai pas parlé du fait, parce que, voyez-vous, je ne le crois pas possible. L’assassinat… non. Je n’y crois pas.

 

M. le président. – Il n’est cependant que trop réel.

 

Micaud. – Je veux bien… mais vous direz tout ce que vous voudrez je n’y peux pas croire.

 

M. le procureur général. – Ainsi, Micaud, voilà que vous niez tout… Vous êtes en contradiction avec les déclarations que vous avez faites dans l’instruction et à cette audience. Vous êtes convenu que vous aviez été, avant l’assassinat, dans la maison de la dame Renault. Réfléchissez à vos dénégations. Voyons, y avez-vous été ?

 

Micaud, très vite. – Eh bien ! oui, j’y suis allé.

 

On passe à l’interrogatoire de la femme Vollard.

 

D. Vous connaissiez Soufflard ?

 

R. Moi, je n’ai jamais vu aucun de tous ces gens-là, Dieu merci !

 

D. Vous connaissiez au moins votre frère Lesage ?

 

R. Voilà plus de dix ans que nous ne nous sommes rencontrés. Ah ! c’est du joli d’arrêter une pauvre femme parce qu’elle a un frère qui a mal tourné.

 

La femme Vollard persiste à ne reconnaître personne ; on a beau l’interroger, elle ne sait rien ; elle n’a jamais entendu parler de rien. Seulement, quand on lui demande si elle connaît le dénonciateur Micaud, pour se venger elle répond :

 

– Oui, celui-là, oui, cent fois oui. Tout le monde me le montrait en disant que c’était un grand voleur, capable de faire guillotiner son père par ses mensonges.

 

D. Rasseyez-vous.

 

R. Est-ce qu’on ne va pas me laisser m’en aller, maintenant que j’ai témoigné ? C’est une infamie d’arracher une mère à son enfant.

 

D. Nous devons vous avertir que votre fils, dont on est parvenu à constater l’identité, a été dernièrement condamné, en police correctionnelle, à rester enfermé dans une maison de correction jusqu’à sa majorité.

 

R. Ah ! Jésus ! encore une victime de leur fameuse justice.

 

Elle se remet sur son siège en feignant de pleurer.

 

Le président. – Alliette, levez-vous.

 

Malgré tout le repentir qu’elle pouvait avoir de sa conduite passée, Alliette ne voulait pas faire des révélations qui devaient compromettre ceux qui avaient été ses compagnons.

 

Elle prit le parti de tout nier.

 

Quand on lui demanda comment, vivant avec Micaud, elle s’était expliqué les ressources de celui-ci, elle répondit que Micaud se donnait comme commis voyageur en porcelaine ; qu’il prétendait toucher de fortes ressources pour ce commerce et surtout qu’il gagnait beaucoup d’argent au billard, jeu auquel il était très fort.

 

D. Passons à Soufflard. Vous saviez fort bien qu’il ne pouvait avoir d’argent.

 

R. Pardon. Soufflard me disait avoir fait des économies par son travail au bagne. Nous devions prendre ensemble un fonds de liqueurs.

 

D. Expliquez comment vous vous trouviez, après le crime, être en possession des pièces d’or avec lesquelles vous avez dégagé des effets du Mont-de-Piété.

 

R. (avec hésitation). J’ai rencontré dans la rue un monsieur qui, me trouvant jolie, m’a offert un sac de bonbons auxquels il avait mêlé quelques pièces d’or.

 

Après ces interrogatoires, qui se résument en négations de la part des accusés, on passe à l’audition des témoins.

 

Le premier qui se présente est Emmanuel Lévy, l’agent auxiliaire de l’Écureuil, voleur libéré qui, nous l’avons dit, par ses services rendus méritait l’indulgence de la police. – Il raconte avoir rencontré Lesage au moment où celui-ci venait de sortir de la préfecture et que, dans un cabaret où ils allèrent boire, celui-ci a avoué qu’il était dans une telle débine que, pour cent sous, il assassinerait. Il répétait toujours qu’il lui fallait un homme bien décidé pour l’aider dans l’affaire.

 

En entendant cette déposition, Lesage feint d’éclater de rire et s’écrie en haussant les épaules :

 

– Ah ! je vous en prie, ne vous mettez donc pas à écouter des gueux comme ça ! Et vous allez croire ce que vous raconte un tel particulier ! Cet homme-là, il est comme moi, flétri. C’est un conte qu’il fait pour éduire la justice en erreur. C’est coup monté pour avoir son séjour. Pas mal comme ça ! Connu ces couleurs-là ! Il a dit : je l’aurai, et ça ne lui a pas manqué. Il voulait, au contraire, me donner une fausse clef, je lui dis : « Garde ta clef ; tu sais bien que je ne fais plus dans ce genre. J’ai un autre truc moins chaud que le caroublage. J’escroque les militaires ; c’est plus sûr et moins trompeur ; assez de pré comme ça. »

 

Et Lesage ajouta en souriant :

 

– On est voleur, monsieur le président, mais pas assassin.

 

Lévy. – Je ne crains pas tout ce que monsieur Lesage peut dire. Je n’ai plus, Dieu merci, rien à démêler avec la justice. Si j’ai le congé[29] de rester à Paris, c’est que j’ai deux ans de travail et de bonne conduite, et que je soutiens ma mère.

 

Lesage, souriant. – Sa mère, de quoi ? Honnête homme comme moi, qui a fauché le pré avec les camarades[30].

 

L’audience est suspendue.

 

À la reprise, on appelle à la barre le témoin l’Écureuil.

 

La déposition de l’Écureuil fut habile en ce qu’elle n’incrimina pas Alliette. Il attesta avoir entendu Lesage dire, dans le cabaret, qu’il tuerait un homme pour cent sous. Il raconta sa perquisition chez la Vollard où il avait trouvé la reconnaissance du Mont-de-Piété de la redingote. (Cette redingote se trouvait en ce moment sur la table des pièces à conviction.) L’agent termina sa déposition par le récit de l’arrestation de Soufflard.

 

L’Écureuil ne s’écarta pas un seul instant de la vérité, seulement au lieu de faire parade de ses exploits, ce qui aurait pu compromettre la belle blonde, il se borna simplement à répondre aux questions qu’on lui adressait.

 

Aussi quand le président lui demanda s’il croyait Alliette complice du meurtre, le policier s’écria vivement :

 

– Je suis convaincu que non.

 

On entendit ensuite MM. Olivier, Barruel et Chevalier, experts nommés pour examiner la redingote ensanglantée, qui attestèrent que, malgré les précautions prises pour faire disparaître les traces, les revers avaient été couverts de sang.

 

– Mais ce n’est pas la redingote que j’ai engagée, cria la Vollard, le Mont-de-Piété me l’a changée.

 

– Alors vous niez avoir reçu ce vêtement de Soufflard ?

 

– J’ai déjà dit vingt fois que je n’avais pas l’honneur de connaître M. Soufflard avant la malheureuse affaire qui nous rassemble, répondit la mégère.

 

– Tout ça, c’est des coups de police, répétait Lesage à tout ce qu’il entendait dire.

 

Depuis quatre jours que durait le procès, l’attitude des deux principaux accusés n’avait pas varié. Ils niaient tout et paraissaient pleins d’assurance.

 

Leur calme se démentit un peu quand le président ordonna de faire revêtir à Lesage et Soufflard les deux redingotes, prises sur la table des pièces à conviction, qu’on supposait avoir été portées par eux le jour du crime ; on les fit ensuite coiffer d’un chapeau.

 

En mettant sa redingote Soufflard eut l’aplomb de s’écrier tout haut, en ricanant :

 

– On jurerait qu’elle a été faite pour moi.

 

Le tribunal allait passer aux confrontations destinées à éclairer le jury.

 

Ainsi costumés les deux accusés furent aussitôt présentés aux époux Toussaint, les portiers de la rue du Temple, qui reconnurent positivement Soufflard, mais n’osèrent affirmer pour Lesage.

 

– Voilà les deux premiers témoins un peu honnêtes s’écria ce dernier. Je savais bien que la vérité se ferait jour.

 

L’huissier appela ensuite mademoiselle Élisa Renault.

 

Au nom de la fille de la victime, un respectueux silence se fit dans l’auditoire.

 

Il fallut attendre un assez long temps, car la jeune fille, au moment d’entrer, avait été tellement émue qu’elle s’était évanouie. Pâle et vêtue de noir, elle apparut enfin, soutenue par une jeune parente. À son arrivée, Soufflard avait baissé les yeux ; Lesage, au contraire, affectant le calme, la couvait du regard.

 

Peut-être le gredin regrettait-il de n’avoir pas aussi tué ce témoin dont la déposition allait le perdre.

 

En arrivant au pied du tribunal, la jeune fille n’avait pas vu les accusés auxquels elle tournait le dos pendant les premières réponses qu’elle fit aux questions posées.

 

Vint le moment où le président lui dit :

 

– Retournez-vous, mademoiselle, regardez ces deux hommes. Les reconnaissez-vous ?

 

Alors elle se retourna.

 

À la vue des deux assassins, une épouvantable frayeur saisit l’enfant qui tomba dans une crise nerveuse. Les médecins experts la firent revenir à elle au bout de quelques minutes pendant lesquelles une vive anxiété s’était emparée du jury et des assistants.

 

Des cinq principaux accusés, seule, Alliette était réellement émue : de grosses larmes coulaient de ses yeux en voyant cette jeune fille dont elle n’avait pu sauver la mère.

 

La Vollard murmura hypocritement :

 

– Pauvre petite ! elle a sans doute cette maladie-là de naissance.

 

Enfin l’enfant avait repris connaissance. Encore tout agitée d’un tremblement nerveux, elle fit le récit de la terrible scène de l’escalier.

 

Le président lui montra Lesage.

 

– Oui, oui, s’écria l’enfant, c’est bien lui qui se présentait de face après avoir fermé la porte.

 

Lesage ne put trouver un mot à répondre. Un rapide tressaillement plissa son visage, mais ses yeux restèrent fixés sur l’enfant. Le frémissement des lèvres indiquait seul la rage qu’il voulait comprimer.

 

L’auditoire était sous le coup d’une indicible émotion.

 

La voix du président se fit entendre :

 

– Soufflard, levez-vous.

 

Le bandit se dressa d’une seule pièce, et pantelant.

 

Il était comme fasciné par la vue de cette jeune fille.

 

– Je le reconnais à sa tournure, balbutia l’enfant effrayée à l’aspect de ce visage blême et sinistre.

 

– Soufflard, dites encore : Ferme la porte, ordonna le président.

 

– Ferme la porte, répéta Soufflard cherchant en vain à déguiser sa voix.

 

En entendant ces trois mots, la jeune fille n’eut que le temps de dire : « C’est lui. » Et elle fut prise d’une nouvelle crise nerveuse.

 

On l’emporta dans une salle voisine.

 

Soufflard était retombé brisé par l’émotion sur le banc.

 

– De l’atout[31], mon vieux, lui souffla Lesage.

 

À cet appel, Soufflard se redressa et reprit sa position habituelle, la bouche sur le mouchoir que tenait sa main appuyée sur la barre placée devant lui.

 

À partir de ce moment, l’opinion du jury était à peu près faite.

 

Les confrontations se succédèrent.

 

Mademoiselle Saulieux, l’ouvrière du café Rollin, reconnut Lesage : « Seulement il était plus pâle », dit-elle.

 

– Pourquoi pas dire tout de suite que j’avais du plâtre sur la figure. Le témoin me prend sans doute pour un maçon de sa connaissance, répliqua Lesage.

 

Madame Rollin le reconnut aussi.

 

– Deux têtes dans le même bonnet. – J’aurais été fort étonné si elle n’avait pas dit comme son ouvrière. C’est une femme qui tient à faire croire qu’il va du monde dans son mauvais cafetiot, ajouta encore l’accusé.

 

Mademoiselle Bourgeois, marchande au Temple, voisine de la boutique des Renault, déclare que, le 5 juin, elle a vu entrer dans la maison, trois personnes parmi lesquelles se trouvait Lesage.

 

Madame Barberet, la propriétaire du restaurant de la rue Saint-André-des-Arts, dépose qu’elle a servi, le 5 juin, à déjeuner à deux hommes et deux femmes, dont l’une en sabots et grossièrement mise, et l’autre en robe de soie noire. Elle reconnaît positivement Lesage, Micaud, la Vollard et Alliette.

 

Soufflard se levant : Mais moi, me reconnaissez-vous aussi ?

 

Le témoin. Nullement.

 

Il reprend sa place tout triomphant.

 

Sauf le concierge Poittevin, aucun n’avait encore positivement reconnu le visage de Soufflard. Il se figurait avoir beau jeu de la déposition d’Élisa qui ne pouvait invoquer que le son de voix, et il croyait sa position meilleure que celle de Lesage.

 

Les dépositions durèrent encore deux audiences.

 

Ce fut le neuvième jour que le ministère public prit la parole. M. Franck-Carré, le procureur général, fut terrible pour Soufflard et Lesage, en son magnifique réquisitoire qu’il termina ainsi :

 

« Un crime odieux a été commis : une femme a été assassinée dans son foyer, au milieu d’un voisinage ami, presque sous les yeux de ses proches. Vainement, dans cette lutte si cruellement inégale, elle a opposé une résistance désespérée ; vainement, ses cris ont imploré du secours. Elle est tombée misérablement sous les coups des meurtriers, et son cadavre couvert d’horribles blessures, atteste à la fois et la férocité des assassins et les tortures de la victime.

 

» Sa fille, déjà orpheline, l’appelait encore, et les assassins fuyaient couverts de son sang et chargés de ses dépouilles.

 

» Mais on les avait vus… On ne savait pas encore le meurtre et on devinait les meurtriers. Leurs traits se gravaient dans la mémoire des témoins effrayés, et, tout d’abord signalés, ils devaient être un jour reconnus. Ils le sont maintenant, messieurs. Les impressions qu’ils renouvellent, la terreur qu’ils inspirent, les dénoncent et accusent. À leur approche, les cœurs défaillent et les sanglots éclatent ; et si l’un d’eux aperçoit à l’improviste la fille de la victime, l’épouvante le frappe à son tour, et le tressaillement de ses membres vient de trahir le secret de ses angoisses et de son crime. »

 

» …Messieurs, nous vous demandons justices, au nom de la société tout entière si justement émue ; nous la demandons au nom de toutes les lois divines et humaines ! Il faut que la peine frappe les coupables, et qu’un grand et salutaire exemple vienne tout à la fois accroître la sécurité des honnêtes gens, et redoubler l’effroi dans l’âme des pervers. »

 

Il était trop tard pour donner la parole aux défenseurs, dont les plaidoiries furent renvoyées au lendemain.

 

L’attitude des accusés n’était plus la même.

 

Le réquisitoire du ministère public avait brisé leur audace et on les reconduisit en prison sombres et muets.

 

Soufflard surtout paraissait anéanti.

 

Le matin de la dixième audience, jour où commencèrent les plaidoiries, le public fut étonné de voir arriver les accusés à leur banc, sans être accompagnés de Lesage.

 

On apprit que la veille, en sortant du tribunal, celui-ci, se sentant perdu, avait été pris d’un tel accès de rage contre le dénonciateur commun, qu’il s’était précipité sur lui pour l’étrangler.

 

Craignant pour Micaud un pareil traitement de la part de ses autres coaccusés, les gardiens avaient voulu le séparer de ses complices ; mais celui-ci avait si vivement demandé à ne pas être éloigné de Soufflard qu’il se faisait fort, disait-il, d’amener à des aveux, qu’on avait cru devoir accorder ce qu’il demandait à celui qui avait déjà tant aidé la justice.

 

C’était donc Lesage qu’on avait séparé de ses complices, et il arriva au tribunal après les autres, escorté par deux des plus solides gendarmes qui avaient ordre de ne pas le quitter des yeux, car il s’était vanté de tuer Micaud en pleine audience.

 

Nous avons dit que les accusés ne montraient plus rien de cette assurance des premiers jours. Soufflard avait le visage fatigué par l’insomnie des deux précédentes nuits ; car, depuis quarante-huit heures, il ne conservait plus d’illusion sur l’arrêt qui devait le frapper.

 

Lesage cherchait en vain à retrouver ses fanfaronnades des précédentes audiences ; il affectait d’être parfaitement tranquille et causait avec le gendarme voisin assez haut pour être entendu des jurés.

 

– Il n’y aura plus de justice si j’en attrape seulement pour huit jours, disait-il, car tous leurs méchants témoins n’ont pas pu prouver autre chose que j’ai une redingote bleue et que je me suis fait raser. Après tout, la coquetterie n’est pas un crime.

 

– Quand je pense qu’ils ont condamné mon charmant Alfred, je désespère pour ma parfaite innocence, répliquait la Vollard.

 

Alliette, silencieuse et repentante, se tenait le visage penché, sans mêler un mot aux dires de ses complices qui, maintenant, lui inspiraient une horreur profonde.

 

La parole fut donnée aux défenseurs.

 

Me Comte parla pour Lesage.

 

Les épouvantables antécédents de l’accusé, sa férocité qui avait même fait jadis trembler les gardiens du bagne, et son cynisme à l’audience rendaient impossible l’effort du défenseur. Il essaya vainement de combattre toutes les charges qui accablaient son client, et, pendant deux heures, il parla bien inutilement aux jurés, dont la conviction était faite.

 

Me Nogent-Saint-Laurens, qui était déjà à cette époque un avocat du plus grand mérite et d’une réputation justement méritée, prit ensuite la défense de Soufflard.

 

Pour cet avocat, comme pour son précédent confrère, la tâche était ardue ; mais elle offrait au moins un moyen que n’avait pu présenter la défense de Lesage. La plus lourde charge qui pesait sur Soufflard était la dénonciation de Micaud, et Me Nogent-Saint-Laurens s’appliqua à persuader au jury que cette dénonciation avait été dictée par la vengeance d’un amant jaloux qui veut perdre un rival.

 

Citons ce passage de la plaidoirie :

 

« Micaud, dit le défenseur aimait une femme qui l’avait trahi pour un autre. Eugénie Alliette, l’avait délaissé pour Soufflard, et son amour résistait à la trahison. Messieurs, c’est là la passion la plus vive et la plus déchirante qui puisse se révéler chez l’homme. Micaud, trahi, abandonné, ne pouvait oublier cette femme ; vainement il cherchait à briser ses souvenirs, à arracher cette passion de son cœur, avec toute la force de sa raison et toute l’exaltation de son désespoir.

 

» Cette femme le poursuivait toujours ; il ne pouvait l’oublier, et ses infidélités ne faisaient qu’aigrir ses douleurs… Il devint comme un insensé… Il exécra Soufflard, il le dénonça… Son égarement était devenu une vengeance ! Et que l’on ne vienne pas nous dire que l’amour de Micaud pour Alliette n’est que feinte et comédie ; que l’on ne nous dise pas cela parce que Micaud courait les femmes. Non, il cherchait à s’étourdir, voilà tout… Vous le savez, messieurs, aux maladies violentes, il faut des remèdes violents, et Micaud appliquait la débauche aux passions brûlantes qui dévoraient son âme…

 

» Il est une dernière considération que je ne puis passer sous silence, car, selon nous, elle explique Micaud, elle le révèle tout entier. Certes, Micaud a retourné plusieurs fois contre lui l’accusation dont il a frappé les autres. Oui, Micaud s’oublie, il se perd ; l’égoïsme, ce sentiment universel que plusieurs philosophes ont appelé le grand mobile des actions humaines, l’égoïsme s’est évanoui dans son âme. Oh ! quand l’homme atteint cette étrange extrémité, quand sa douleur brise ce sentiment invétéré, naturel, inébranlable… l’égoïsme ! cet homme a dépassé le désespoir, il est près de la folie. Tel est Micaud, et vous ne pouvez accepter sa dénonciation quant à Soufflard ; car, entre Soufflard et Micaud, il y a une haine brûlante, une passion brisée, une vengeance accomplie !… »

 

Soufflard écouta, pâle et sombre, l’éloquente parole de son défenseur. Ses yeux étaient rivés sur les visages des jurés, sur lesquels il cherchait à lire l’effet produit par la défense.

 

Quand l’avocat cessa de parler, le coupable resta appuyé sur la barre et le mouchoir toujours sur la bouche. Il sentait tous les regards fixés sur lui et voulait dissimuler son trouble à l’auditoire en se faisant une figure impassible.

 

Les plaidoiries durèrent deux jours.

 

L’avocat de Micaud se contenta de recommander à l’indulgence du tribunal celui dont les révélations avaient mis tant de coupables sous la main de la justice.

 

Le défenseur de la Vollard chercha à prouver que sa cliente n’avait aucunement donné les indications nécessaires pour perpétrer l’assassinat.

 

Mais les révélations de Micaud étaient irréfutables et la mégère se trouvait trop compromise, par l’engagement de la redingote après le crime, pour que l’avocat pût espérer un grand succès.

 

Pendant que son avocat parlait, la Vollard, les yeux tournés vers le ciel, semblait marmotter des prières.

 

Pour Me Rivolet, le défenseur d’Alliette, la tache était facile quant à l’assassinat ; il plaida victorieusement sa non-complicité. Pour les vols commis avec toute la bande et dénoncés par Micaud, il intéressa les jurés par le récit des antécédents de cette belle jeune fille qu’un débauché avait détournée d’une vie honnête et heureuse pour l’abandonner ensuite dans cette fange d’où l’on ne sort plus.

 

Ensuite, on entendit successivement les défenseurs de Leviel, Marchal, Lemeunier, Calmel, et autres accusés, complices seulement de vol.

 

Le matin de la douzième et dernière audience, le ministère public répliqua.

 

Puis le président interpella les accusés pour leur demander ce qu’ils pouvaient avoir à ajouter à leur défense.

 

Lesage se leva aussitôt :

 

– Parce qu’on a assassiné une femme quelque part, on s’est dit tout de suite que ce devait être ce farceur de Lesage, attendu qu’il était un vrai bambocheur. Ce n’est pas juste de prétendre que je suis un voleur de profession. J’ai été sept ans militaire dans le 35e et certes je n’y ai jamais passé pour assassin, comme on veut bien le dire. J’ai passé toujours pour un bambocheur, soit ! pour un ivrogne, je le sais, c’est effectif. Au bagne comme ailleurs, c’était la même chose ; mais voyez-vous, un ivrogne et un assassin, c’est deux.

 

Le tour de Soufflard était arrivé.

 

Il se leva et se tournant vers les jurés :

 

– On me demande ce que j’ai fait en sortant du bagne. Oui, je suis venu chez Micaud. Je le savais douillard[32] et à peu près marié. Je m’étais dit que j’attendrais là du travail. J’ai accepté des vêtements de Micaud, oui, c’est encore vrai. Mais quant à de l’argent, non… on a sa petite amour-propre, on ne prend pas l’argent de l’homme qu’on trompe avec sa maîtresse, car j’avoue que c’est dans le logis de Micaud que je connus la fille Alliette : elle commençait à me conter ses misères. Micaud la tenait toujours à la chaîne, il ne la laissait jamais sortir, il la renfermait chaque fois qu’il allait en visite. Le soir, il l’emmenait, mais jamais dans le jour. J’ai dit, une fois, à Micaud qu’il avait parfaitement tort : « Mon cher, tu n’y es pas si tu veux te faire aimer par une dame, ce n’est pas du tout là la manière dont on agit ». C’est à cause de l’intérêt que je lui portais que je me suis trouvé l’amant d’Alliette. – Si je vous dis cela, c’est pour prouver que c’est la vindication qui a poussé Micaud à m’accuser aussi faussement.

 

Pendant ces paroles de son ex-amant, Alliette, rouge de honte et la figure cachée dans ses mains, pleurait à chaudes larmes.

 

Soufflard continua :

 

– Que pouvez-vous invoquer contre moi ? La déposition d’une petite fille nerveuse qui me reconnaît à la voix… Est-ce que ma voix ne peut pas ressembler à cent voix pareilles ?… Il y a aussi le portier de la maison où des inconnus ont fait le crime, qui affirme positivement me reconnaître. Parbleu ! celui-là devait agir ainsi : car il y va de son intérêt, car il a peur de perdre sa place. Son propriétaire pourrait se dire : « Voilà un joli portier qui voit passer un individu et qui ne le reconnaît pas ! Je vais lui flanquer son compte. » Et il m’a reconnu, le portier ! Je n’ai donc que le portier qui pèse sur moi.

 

En même temps qu’il parlait, Soufflard suivait l’effet de ses paroles sur le tribunal.

 

– Si j’avais été un grand voleur, on aurait trouvé des mille et des cents à la maison. Qu’a-t-on découvert ? Tout au plus cent francs ! Bien juste de quoi manger du bout des dents ! Alliette avait ses châles au Mont-de-Piété. Nous couchions sans draps l’un et l’autre avec un matelas, une paillasse et une pauvre couverture. C’est là de la peine, de la misère ; ce n’est pas la vie d’un homme qui se procure des douceurs en volant. Je suis donc innocent. Il n’y a sur moi que les déclarations d’un simple portier… Si j’avais été coupable, j’aurais été anéanti de quelque objet ; je n’aurais pas été dans la plus complète misère. Il reste à dire : c’est un forçat ! Mais faut-il, parce que je suis un forçat, que le sang versé rejaillisse sur moi.

 

À mesure qu’il avait parlé, la voix de Soufflard s’était animée et retentissait claire et vibrante aux derniers mots.

 

Il retomba enfin haletant sur son banc.

 

Pour sa défense la Vollard ne prononça que cette phrase :

 

– J’invoque toute une vie de probité et d’un commerce honorable qui ne doit rien à personne.

 

Alliette refusa la parole.

 

Après douze audiences, les débats furent déclarés clos, et le jury se retira pour délibérer sur les cent cinquante-sept questions qui lui avaient été posées.

 

XXVI

Pendant cette délibération, les gendarmes firent retirer les accusés qu’ils ramenèrent dans le préau de la Conciergerie.

 

Lesage, qui avait recommencé ses menaces contre Micaud, fut enfermé dans une cellule.

 

Tous les autres restèrent dans la cour, attendant l’arrêt qui allait dicter leur sort :

 

Les uns pleins d’espoir :

 

Les autres tristes et abattus.

 

Soufflard avait été s’asseoir sur un banc, immobile, les dents serrées, l’œil fixe, brisé de terreur et de fatigue. Alors Micaud s’approcha doucement de lui, et après s’être assuré que les gardiens qui veillaient sur le préau étaient loin d’eux, il lui dit à voix basse :

 

– Soufflard, j’ai une proposition à te faire.

 

En entendant Micaud lui parler de proposition, Soufflard releva la tête :

 

– Qu’as-tu à me proposer ? mauvais espion, lui dit-il.

 

– Tu sens la guillotine, n’est-ce pas, demanda brusquement Micaud.

 

– C’est à toi que je devrai le cadeau.

 

– Possible ! tu m’avais pris ma femme, je me suis vengé.

 

– Après ! viens au fait, dit Soufflard impatient.

 

– Dans une heure, continua Micaud, les juges vont te conter leur histoire ; aussitôt on te flanquera la camisole de force dans laquelle tu sueras de peur pendant quarante jours jusqu’au moment où ils te couperont le cou, mon bonhomme.

 

– Assez ! cria Soufflard, effrayé par ce tableau de l’avenir qui l’attendait.

 

– Ils te faucheront, vieux, car tu n’as pas de grâce à espérer, poursuivit Micaud.

 

– Tais-toi ! répéta Soufflard se redressant convulsif, tais-toi, chien hargneux !

 

– Angoisses, prison, camisole de force, échafaud, j’ai le moyen de te faire éviter tout cela, si tu as un peu de courage, ajouta Micaud.

 

Le visage de Soufflard s’éclaira subitement d’une lueur d’espoir.

 

– Parle, fit-il vivement.

 

Micaud vit que Soufflard avait compris qu’il lui offrait le salut. Il secoua la tête.

 

– Tu te trompes, vieux. Il faudra tout de même sauter le pas. Je veux seulement t’offrir le moyen de gagner quarante jours et de faire banqueroute à la guillotine.

 

– Des moyens de suicide ?

 

– Précisément.

 

– Va te promener, double brute ! cria Soufflard qui avait un instant entrevu sa liberté dans les paroles de Micaud.

 

– Ah ! tu vas bien t’ennuyer pendant les quarante jours qui précèdent la cérémonie. Je croyais te faire plaisir en te mettant à même de te hâter ; je me suis trompé ; alors, mettons que je n’ai rien dit, répliqua Micaud en lui tournant le dos et en reprenant sa promenade dans le préau.

 

Une demi-heure s’écoula dans l’épouvantable anxiété de l’attente qui minait Soufflard.

 

– Sont-ils lents pour se décider à faire couper le cou à un homme, se disait-il… Après tout, je ne risque rien à accepter. Si je ne suis pas condamné, je n’utilise pas son moyen. Si je dois être guillotiné, Micaud a raison, je m’évite une longue angoisse.

 

D’un imperceptible signe, il appela Micaud qui le guettait :

 

– Quel est ton moyen ? demanda-t-il.

 

– Du poison, dit l’autre.

 

– On souffre ?

 

– Euh ! euh ! fit Micaud, une minute à peine ; l’histoire d’un morceau de pain trop gros qu’on avale.

 

– Où est-il ?

 

– Là, fit Micaud, après un regard jeté aux gardiens qui veillaient à l’autre bout du préau.

 

Et, vivement, il entr’ouvrit sa main dans laquelle Soufflard aperçut un petit paquet long enveloppé d’une mince feuille de papier.

 

À cause de ses dénonciations, Micaud n’avait pas été soumis à tous les détails de surveillance et de fouille que subissent les prisonniers. Il avait donc pu facilement soustraire aux regards le paquet d’arsenic qu’il avait volé à la fille Ramelet.

 

– Quelle est donc ta drogue ? demanda Soufflard.

 

Micaud, qui savait quelles terribles tortures donne l’arsenic, ne se souciait pas d’effrayer Soufflard !

 

– Ma foi ! je n’en sais rien.

 

– Et on ne souffre pas ? répéta l’autre.

 

– V’lan ! comme un coup de foudre ! répondit Micaud, qui se disait en lui-même : « Toi, quand tu l’auras dans le tuyau, tu verras bien si c’est de la guimauve. »

 

– Allons, donne, fit Soufflard, décidé à éviter ainsi le bourreau.

 

Micaud retira doucement la main.

 

– Ah ! non, fit-il, donnant, donnant.

 

– Donnant quoi ?

 

Parbleu ! ma redingote que tu as sur le dos. J’y tiens : c’est une superstition de ma part, mais je suis persuadé qu’elle me porte bonheur. Depuis qu’on me l’a prise dans le caveau, le jour de notre duel au couteau, rien ne m’a réussi, et je suis certain que si je suis dedans, tout à l’heure à l’audience, j’y gagnerai des années de prison en moins.

 

– Es-tu bête ! Micaud.

 

– Possible ! Mais c’est une idée fixe. – Il faut changer de vêtements.

 

– Je ne demande pas mieux, mais comment le faire ?

 

– Rien de plus facile, fit Micaud ; les deux vêtements sont de même nuance. Tiens, regarde, je place le paquet dans cette poche où tu le trouveras. Maintenant, tu vas avoir l’air de devenir enragé après moi comme cette brute de Lesage, nous mettons vite habit bas pour nous flanquer un coup de chausson, les gardiens accourent pour nous séparer et nous nous trompons de vêtement en nous rhabillant.

 

– Va, c’est dit.

 

– Avant, un dernier conseil. Quand nous allons rentrer au tribunal, méfie-toi pour ton paquet, car on nous fouillera.

 

– Sois tranquille. Y es-tu ?

 

– Allons-y.

 

En cinq secondes, les deux prisonniers mirent habits bas et tombèrent en cette garde des tireurs de savate qu’on connaît. Les gardiens accoururent et les séparèrent avant le premier coup porté.

 

L’échange des vêtements se fit.

 

En retrouvant sa redingote, Micaud en avait, adroitement palpé le collet. Une molle résistance qu’il sentit fit épanouir sa figure.

 

– Ils peuvent m’envoyer au bagne, j’ai là de quoi m’évader, murmura-t-il.

 

Au même instant, la sonnette du préau retentit. C’était le signal parti du tribunal, et la voix du brigadier-chef cria :

 

– Envoyez les hommes des assises.

 

Les gendarmes reprirent les prisonniers de l’autre côté du guichet pour les conduire de nouveau dans la petite salle d’attente, à côté du tribunal, dont nous avons précédemment parlé.

 

Dans l’histoire des prisons, il est fait longue mention de cette salle, où les accusés, près d’entendre la déclaration du jury, éprouvent une terrible angoisse. Ils sont là, assis pendant dix minutes d’une attente anxieuse, et font toutes sortes de conjectures.

 

C’est le dernier moment d’espérance.

 

Au moindre bruit d’une porte qui s’ouvre, l’anxiété redouble ; on tend l’oreille et on ne dit mot, parce que le premier appel s’adresse aux accusés que le jury vient d’acquitter. C’est comme au tirage d’une loterie pour les émotions. On a l’œil fixé aux lèvres de l’huissier, chacun cherche à y saisir son nom. Les accusés appelés les premiers sont aussi certains de leur acquittement que ceux qui restent le sont de leur condamnation.

 

Dans le procès qui nous occupe, le premier appel fit lever Paulier, Guérard, Bicherelle et la femme Hardel.

 

– En voilà qui prennent la contremarque de sortie !… dit Lemeunier en voyant partir ceux que le tribunal allait acquitter.

 

Bientôt l’huissier reparut.

 

Ils reprirent leurs places au tribunal.

 

Et ils écoutèrent la déclaration du jury dont les réponses aux cent cinquante-sept questions posées furent presque toutes affirmatives.

 

Après la lecture de ce verdict, la cour se retira pour délibérer sur l’application de la peine, et les accusés furent encore reconduits dans la salle d’attente, pour y attendre l’arrêt de condamnation.

 

Dans le mouvement de sortie, Micaud trouva moyen de frôler Soufflard.

 

– Gare au paquet, lui souffla-t-il, voilà l’instant de la fouille.

 

C’est effectivement à ce moment qu’on visite les accusés pour s’assurer s’ils n’ont pas sur eux une arme dont, en s’entendant bientôt condamner, ils se frapperaient ou voudraient frapper les juges. À ceux qui portent des sabots, on les fait retirer depuis le jour où un condamné lança les siens à la tête du président.

 

Soufflard fut donc rigoureusement fouillé ; mais, depuis douze jours que durait le procès, on était tellement habitué à lui voir à la main son mouchoir, qu’on négligea de le palper.

 

Durant cette dernière attente, Lesage affecta encore de plaisanter avec Soufflard :

 

– Ils sont en train de nous préparer une jolie petite friture et nous sommes du vilain côté de la poêle, dit-il.

 

– Les gueux ! fit la Vollard, vous verrez qu’il ne leur viendra pas à l’idée de me renvoyer chez moi avec une indemnité et des excuses.

 

Après une demi-heure de délibération, la sonnette annonça que la Cour allait rentrer en séance.

 

Les accusés furent ramenés à leurs bancs.

 

Ainsi qu’il l’avait fait depuis le commencement des débats, Soufflard, le mouchoir sur la bouche, s’appuya les coudes sur la barre placée devant lui et écouta.

 

Alors, d’une voix solennelle, le président lut l’arrêt qui condamnait :

 

Marchal et Calmel à cinq ans de travaux forcés.

 

Alliette à six ans de réclusion.

 

Lemeunier à sept ans de réclusion avec exposition.

 

Micaud à huit ans de réclusion avec exposition.

 

La Vollard à dix ans de travaux forcés.

 

Leviel à vingt ans de travaux forcés avec exposition.

 

Et Soufflard et Lesage À LA PEINE DE MORT.

 

À cet arrêt, Lesage demeura impassible.

 

Quant à Soufflard, au moment de sa condamnation, il avait appuyé son mouchoir plus fort sur sa bouche, puis il l’avait retiré. Alors il avait baissé la tête et on l’avait vu remuer les lèvres comme s’il parlait tout bas.

 

XXVII

Aussitôt la condamnation prononcée, les gendarmes firent sortir les accusés pour les conduire à la Conciergerie.

 

Arrivé dans la salle d’attente, Soufflard s’appuya tout à coup contre le mur.

 

Par cet arrêt, Soufflard, qui marchait en tête, suspendit la marche de tout le groupe.

 

– J’ai soif, dit-il d’une voix brève.

 

Un gendarme le poussa pour le faire avancer dans le couloir :

 

– Marchez, lui fit-il, vous allez boire en arrivant à la Conciergerie.

 

Soufflard se cramponna à l’espagnolette d’une fenêtre et répéta encore :

 

– J’ai soif ! J’ai soif !

 

Il y avait un tel accent dans cette voix rauque qu’un gendarme, attendri, quitta l’escorte pour retourner dans la salle d’attente où se trouvait une fontaine avec un gobelet qu’il rapporta plein d’eau.

 

Soufflard le but d’un seul trait.

 

– Sapristi ! il avait soif, fit Lemeunier.

 

– Il a avalé une condamnation trop salée, c’est cela qui l’altère, répliqua la Vollard.

 

On reprit la marche en silence.

 

Les pas retentissaient sur la dalle sonore des couloirs, et on entendait le bruit des sanglots d’Alliette, marchant à la fin de la troupe, à côté de la Vollard, qui, ne se doutant même pas du repentir de la belle blonde, lui répétait :

 

– Les juges ne sont plus là, ma petite, tu peux fermer tes écluses.

 

En écoutant ces sanglots, Soufflard sembla disposé à s’arrêter encore :

 

– Je veux la revoir une dernière fois, murmura-t-il.

 

Mais, tout à coup, il haussa les épaules et reprit sa marche en disant tout bas :

 

– À quoi bon ? tout est fini pour moi…

 

Au bas de l’escalier du tribunal, on trouva les soldats du poste de service, commandés pour faire la faction devant les cellules des condamnés à mort.

 

Le guichet de la Conciergerie se referma sur les prisonniers, que les gendarmes avaient remis aux geôliers. On sépara aussitôt les autres condamnés de Soufflard et Lesage, puis des gardiens s’emparèrent de ceux-ci pour leur mettre la camisole de force.

 

Lesage se laissa faire assez gaiement.

 

– Y a-t-il du bon sens à empaqueter ainsi, un homme, dit-il ; pourquoi ne pas m’entourer tout de suite d’un papier d’argent ? J’aurais au moins l’air d’un saucisson de Lyon !

 

À la vue de la camisole de force qu’on lui présentait, la fureur s’empara de Soufflard, qui se mit à proférer des injures contre les juges et les jurés qui l’avaient condamné.

 

Mais, soudainement, une horrible contraction décomposa les traits du condamné, qui se prit la poitrine de ses deux mains convulsives en criant :

 

– J’ai soif ! à boire ! à boire !

 

L’altération du visage était effrayante. Les dents serrées laissaient échapper une écume jaunâtre, et les yeux, cerclés de noir, étaient injectés de sang. La douleur secouait tout le corps du misérable.

 

– À boire ! à boire ! hurla encore le condamné. Avant qu’on pût lui offrir de l’eau, il s’abattit sur le plancher où il se roula dans une effroyable convulsion.

 

Du premier coup d’œil, le chef geôlier comprit la vérité.

 

– Vite un médecin, cria-t-il, cet homme s’est empoisonné…

 

– Tiens, le farceur ! et il ne prévient pas les camarades ! s’écria Lesage, insensible aux douleurs de son compagnon.

 

La souffrance était si violente, qu’il fallut, avec le manche d’un couteau, desserrer les dents du condamné pour lui faire avaler une tasse de lait. Cette boisson parut soulager un instant Soufflard qui n’eut pourtant pas la force de répondre quand le gardien-chef lui demanda :

 

– Quel poison avez-vous pris ?

 

– Il aura fait sa régalade lui-même, dit Lesage. Dans les prisons, c’est le secret de polichinelle.

 

On emporta Soufflard sur un lit où les premiers soins lui furent administrés par un interne, accouru de l’Hôtel-Dieu, qui ordonna un vomitif.

 

Les déjections furent soumises à l’action du feu, et la forte odeur d’ail qui se dégagea aussitôt révéla que le poison pris était de l’arsenic.

 

À l’interne vint se joindre le médecin des prisons, et le plus énergique traitement fut appliqué au malade, qui, avec un sourire horrible, répétait ironiquement :

 

– Vous perdez votre temps, mon affaire est toisée.

 

L’arsenic a cette particularité remarquable que plus la dose est forte, plus la mort est lente à venir.

 

Plus tard, l’autopsie révéla que le condamné en avait absorbé de quoi empoisonner au moins trois hommes.

 

Les souffrances furent épouvantables et, malgré tous les soins des médecins, rien ne put calmer l’horrible supplice du misérable qui, pendant seize heures, se tordit en jurant et blasphémant.

 

Quand l’aumônier des prisons, l’abbé Montès, arriva pour lui apporter les consolations religieuses, Soufflard ne cessa de maudire Micaud, qu’il accusait d’être l’auteur de tous ses maux.

 

Dans un des courts répits que lui laissaient les convulsions, il parut s’attendrir au souvenir d’Alliette qu’il avait entraînée avec lui. On profita de cet instant de calme pour tâcher de lui arracher des aveux. Il nia qu’il fût complice de l’assassinat de la rue du Temple.

 

– Je n’ai jamais tué, disait-il. Volé, oui c’est vrai ; mais je n’ai jamais pensé à tuer.

 

Puis, après un instant de réflexion, il ajouta très vite : – Sauf une fois.

 

Et, au milieu des douleurs les plus aiguës, il avoua qu’un jour il avait été sur le point de tuer un artiste, devenu plus tard célèbre, M. Durand-Brager, mort il y a quelques années.

 

 

Ce fait est assez inconnu.

 

À cette époque, l’artiste occupait un atelier dont la toiture en mauvais état laissait pénétrer la pluie dans son local. Il avait réclamé, et le propriétaire avait promis de lui envoyer son architecte pour voir les réparations qu’il fallait exécuter.

 

Un beau jour, M. Durand-Brager trouve sur le carré un inconnu qui, le nez en l’air, paraissait inspecter l’immeuble.

 

– Êtes-vous par hasard l’architecte du propriétaire ? lui demande-t-il.

 

– Précisément.

 

– Alors entrez donc dans mon atelier, je vous montrerai le mauvais état de la toiture. Le propriétaire m’avait annoncé votre visite, et je vous attendais avec impatience.

 

L’inconnu visite minutieusement les dégâts.

 

– Très bien, dit-il, je vous mettrai les ouvriers demain au plus tard. En quatre jours, vous serez satisfait.

 

Ce point réglé, l’artiste fait les honneurs de son atelier à l’architecte, qui admire surtout la riche collection d’armes que possédait M. Durand-Brager.

 

Tout en causant l’inconnu s’était rapproché de l’artiste qui, retourné à son chevalet, lui tournait alors le dos.

 

À ce moment un grognement se fit entendre. – C’était le réveil d’un gros chien qui dormait dans un coin de l’atelier.

 

– Ah ! vous avez là un magnifique animal, dit le visiteur qui paraissait désagréablement surpris.

 

– N’est-ce pas qu’il est beau ?

 

– Superbe ! mais souvent ces chiens-là ne sont que beaux ; ils ne sauraient défendre leur maître.

 

– Eh bien, reprit l’artiste, faites seulement le geste de me toucher et vous verrez si celui-ci est incapable de me défendre.

 

L’inconnu leva la main sur le peintre. Aussitôt le chien bondit furieux, montrant deux rangées de crocs formidables.

 

Son maître calma vite cette fureur.

 

– Hein ! qu’en dites-vous ?

 

– Vous aviez raison ; avec ce camarade-là, il ne fait pas bon plaisanter, répondit le visiteur en se dirigeant vers la porte.

 

M. Durand-Brager le reconduisit en lui recommandant bien de ne pas oublier d’envoyer le lendemain les ouvriers promis.

 

Et il revint reprendre son travail sans se douter que son chien lui avait sauvé la vie, car le prétendu architecte qu’il avait introduit chez lui, n’était autre que Soufflard qui, au moment où il avait été surpris sur le carré faisait le guet pendant que ses compagnons dévalisaient l’appartement situé au-dessus de l’atelier.

 

Comme il l’avoua plus tard, Soufflard, en voyant les richesses artistiques de l’atelier, avait eu l’idée de tuer Durand-Brager et n’avait reculé dans l’exécution que par crainte du chien.

 

 

Après seize heures d’une si terrible souffrance que le corps du misérable, par l’effet du poison, était rapetissé de moitié, Soufflard mourut dans une convulsion suprême.

 

Quand son trépas fut annoncé à Alliette, elle demanda à voir une dernière fois le cadavre. On la conduisit dans la cellule où son ex-amant venait de payer toute une vie de forfaits par cette épouvantable agonie.

 

La terreur la prit à l’aspect de ce corps tordu et raccourci par la souffrance, et elle ne prononça que ces mots :

 

– Comme il est petit !

 

On apprit aussi cette mort à Lesage.

 

Il entra aussitôt en fureur.

 

– Ah ! voilà une bien vilaine farce que vient de me jouer Soufflard ! s’écria-t-il. On se tue quand on est coupable. Il n’a pas agi en bon camarade, car jugez un peu tout le tort que son trépas va me faire pour mon pourvoi en cassation ? Les juges se diront : « L’autre était coupable puisqu’il s’est tué ; donc celui-ci doit être dans les mêmes numéros. » et, avec ce raisonnement-là, ils me feront couper le cou. Oui, je le répète, Soufflard est un mauvais farceur !

 

Telle fut l’oraison funèbre de son complice faite par Lesage.

 

XXVIII

Quatre jours après le jugement, les condamnés à mort sont transférés de la Conciergerie à la Roquette où ils vont attendre le résultat de leur pourvoi en cassation. Cette prison est la halte nécessaire entre la Cour d’assises et l’échafaud ou le bagne. Elle porte indistinctement le nom de « dépôt des condamnés » ou de « prison de la Roquette ». Elle en avait un autre, dans l’origine, qui s’est à peu près oublié aujourd’hui, c’était celui de « Nouveau-Bicêtre », car elle fut construite pour remplacer cette prison de Bicêtre, si fameuse jadis, qui ne contient plus aujourd’hui que des fous et des vieillards.

 

En 1839, époque de notre récit, elle portait encore ce nom de « Nouveau-Bicêtre », car il y avait à peine deux ans que les détenus avaient été extraits un beau matin de l’ancien Bicêtre pour venir étrenner la nouvelle bâtisse.

 

Dans l’histoire des prisons par un ancien détenu, auquel nous empruntons les détails qui suivent, nous apprenons que la prison de la Roquette, qui a coûté trois millions et demi, est bâtie avec un luxe de précautions qui rend les évasions extrêmement difficiles.

 

Non seulement les fondations sont en assises de pierre de taille qui ne laissent pas l’espoir d’ouvrir un souterrain ; non seulement aussi les deux murs de ronde qui entourent la prison sont solides et élevés, mais encore on a pris soin d’en effacer les angles au moyen de pierres arrondies, et le bruit court parmi les détenus que l’intérieur est rempli de sable, et de telle sorte que, si, ou imaginait de pratiquer une ouverture, elle serait obstruée à l’instant même par l’éboulement de ce sable. Et, avant même d’arriver à ce résultat, il faudrait d’abord avoir étranglé tous, les factionnaires des chemins de ronde.

 

« Deux cachots, nous dit le même auteur, étaient réservés à l’époque de notre récit, aux condamnés à mort.

 

» Chacun d’eux comprend la largeur de deux cellules séparées par une grille de fer à barreaux arrondis. D’un côté on place le condamné à mort et de l’autre un gardien. Dans le mur de la porte qui longe le corridor, on a percé un large judas à l’usage du factionnaire qui, nuit et jour, veille devant cette porte.

 

» Le condamné est conduit dans son cachot par un petit escalier tournant qu’on appelle l’escalier des secours. Il porte la camisole de force, garnie d’excellentes courroies de cuir, dont une, désignée sous le nom de martingale, part des épaules où elle se bifurque, passe entre les jambes et vient s’attacher aux mains sur l’abdomen ; on lui laisse juste assez de longueur pour permettre au patient d’élever les mains à la hauteur du front. »

 

L’invention de cette martingale date de l’époque de notre histoire, car ce fut la mort de Lesage lui-même qui donna l’idée d’ajouter cette courroie à la camisole de force, et de mettre le condamné dans l’impossibilité de lever les bras au-dessus de la tête.

 

Donc, Lesage avait été transféré de la Conciergerie dans le cachot des condamnés à mort de la Roquette.

 

Malgré l’horrible sort qui l’attendait, le bandit était gai et paraissait tranquille.

 

Quand on lui servait son repas, un peu meilleur que l’ordinaire de la prison, il disait au gardien :

 

– On veut que je fasse plus tard du bon boudin, car on m’engraisse avec soin.

 

De loin en loin il répétait encore :

 

– Ah ! ce farceur de Soufflard m’a joué un bien vilain tour pour mon pourvoi en cassation.

 

Sans avouer positivement son crime, il ne le niait plus avec la même énergie, et il paraissait par moment résigné à son sort :

 

– Si par impossible… car il faut tout prévoir… les nouveaux juges ne reconnaissaient pas mon innocence, disait-il aux gardiens, vous verrez que je ne ferai pas ma petite bouche dans la lunette.

 

Enfin, il était si doux et si calme que la surveillance se relâcha un peu.

 

Aujourd’hui cette surveillance, depuis Lesage, est devenue incessante, les gardiens se relayent en cas d’absence et on ne perd plus un seul instant le condamné de vue. Mais, à cette époque, le geôlier, placé de l’autre côté de la grille, s’absentait au moment de la distribution des soupes, et, pendant une demi-heure, le condamné restait sous l’unique garde du factionnaire qui, par le vasistas, ouvert sur le couloir, devait surveiller le prisonnier.

 

À ce moment-là, Lesage se rapprochait toujours de cette ouverture et cherchait à causer avec le factionnaire.

 

Malgré la sévère consigne qui défend de parler, la pitié qu’inspire la terrible situation d’un condamné à mort faisait que, bien souvent, le soldat répondait à Lesage. Celui-ci étudiait sans doute le factionnaire dans un but caché, et, depuis quinze jours, il paraissait n’avoir pas encore trouvé l’homme qu’il lui fallait.

 

Enfin, un soir, le gardien partit à la soupe.

 

Lesage courut au guichet examiner la figure du soldat que le hasard du jour lui donnait pour factionnaire.

 

– Un vrai Jean-Jean ! se dit-il.

 

En effet, de l’autre côté du vasistas, apparaissait une de ces bonnes et naïves figures du troupier crédule.

 

Lesage entama la conversation.

 

– Dites donc, militaire, je parie que vous aimeriez mieux être avec votre bonne amie que de vous promener dans le corridor ?

 

– Oh ! oui, fit le pioupiou.

 

– Comment l’appelez-vous, votre bonne amie ? je suis sûr que c’est un nom coquet.

 

– Cunégonde.

 

– Tiens ! quel hasard ! c’est le nom de la seule femme que j’ai aimée. Seulement nous nous sommes séparés parce qu’elle coûtait trop cher à nourrir. Elle s’est mise saltimbanque. C’est elle qui mange des lapins crus en public.

 

– Cristi ! fit Jean-Jean émerveillé.

 

– Ah ! une fière femme ! Je m’étais dit que je ne la remplacerais pas, et alors je n’ai plus épousé que ma pipe. Fumez-vous, soldat ?

 

– Parbleu ! Je suis de Mulhouse, répondit la sentinelle.

 

– Ah ! de rudes pipeurs dans ce pays-là ! Vous êtes bien heureux de pouvoir fumer ! dit Lesage avec un gros soupir.

 

Le soldat devint attentif.

 

– Comme si ce n’était pas assez de me couper le cou plus tard, poursuivit Lesage, on me prive maintenant de fumer.

 

La pitié parut s’emparer du soldat, qui, nouveau débarqué, ignorait que le tabac n’était pas défendu au condamné.

 

– Ah ! soupira Lesage, il me semble que si je pouvais fumer une toute petite pipe, j’oublierais le sort qui m’attend.

 

Le militaire eut un bon mouvement.

 

– Dites donc, condamné ?

 

– Quoi ?

 

– Si je vous passais la pipe que j’ai dans ma poche, que diriez-vous ?

 

– Ce serait une bonne action, fit Lesage, évitant de montrer trop d’empressement ; seulement, il faudrait la bourrer vous-même, car, vous le voyez, mes mains sont prises dans cette camisole de force.

 

– Je vais vous la bourrer.

 

– Alors il faudra aussi me l’allumer, ajouta Lesage.

 

Le factionnaire alluma la pipe à la lanterne du corridor et revint la tendre au condamné à travers le guichet.

 

Lesage approcha d’abord vivement sa face pour prendre la pipe entre les dents, puis il se recula aussitôt.

 

– Non, militaire, non ; j’ai réfléchi, je refuse. Car, malgré tout le bonheur que j’aurais à griller une pipe, je ne veux pas vous compromettre.

 

– On n’en saura rien.

 

– Le gardien peut venir tout à coup et me surprendre, alors cela retomberait sur vous.

 

– Écoutez, dit le militaire, j’ai une idée que je crois bonne.

 

– Laquelle ?

 

– Je vais aller me placer tout au bout du couloir, de là je guetterai le gardien quand il traversera la cour pour revenir. Aussitôt, je reviendrai vite vous prévenir.

 

– Fameux ! Alors, passez la bouffarde.

 

Voilà. Je cours me mettre au guet, dit le soldat en allant à l’autre bout du couloir se placer à son poste d’observation.

 

Pour la première fois depuis quinze jours qu’il était dans ce cachot, c’était le seul instant où Lesage n’était surveillé par aucun regard.

 

– J’ai au moins un quart d’heure devant moi, se dit-il.

 

Vingt minutes après, le soldat accourut et criai par le judas :

 

– Cachez la pipe, voilà le gardien.

 

Et sans attendre de réponse, il reprit sa faction devant la porte du cachot.

 

Le gardien arriva et entra dans la cellule voisine, d’où il veillait, par la grille, sur le condamné.

 

Tout à coup il poussa un cri, et ressortit tout effaré.

 

– Ah çà ! militaire, cria-t-il, vous n’avez donc pas fait attention au condamné ?

 

– Mais si, mais si, répliqua le pauvre factionnaire devenu craintif.

 

– Eh bien ! je ne vous complimente pas de votre vigilance ; venez voir.

 

Et, ouvrant la porte du cachot, il fit entrer le trop complaisant pioupiou.

 

Lesage était pendu par sa cravate à un barreau de la fenêtre du cachot !

 

Dès qu’il s’était vu seul, le condamné avait exécuté le projet de suicide qu’il méditait depuis son entrée en prison.

 

Tous les secours prodigués furent inutiles. Comme son complice, Lesage échappait à l’échafaud.

 

ÉPILOGUE

Il nous reste maintenant à conter ce que devinrent les autres coupables.

 

Nous avons dit qu’en sortant de la dernière audience du tribunal ces autres condamnés avaient été séparés de Lesage et Soufflard.

 

Après avoir mené Alliette et la Vollard dans la division des femmes, on laissa les hommes ensemble. Ils devaient attendre jusqu’au lendemain, au dépôt, leur transfèrement à la Roquette.

 

La figure de Micaud rayonnait de joie.

 

– J’ai retrouvé mon argent, se disait-il en passant la main derrière sa tête pour palper le collet de sa redingote que lui avait rendue Soufflard.

 

En ce moment, malgré les murs qui séparaient, deux ou trois horribles cris retentirent.

 

Un sourire s’épanouit sur les lèvres du dénonciateur en entendant ces hurlements de douleur.

 

– Oui, répéta-t-il, j’ai mon argent et j’ai su rendre ma vengeance complète. La guillotine était trop douce pour Soufflard ; il n’aurait pas assez souffert, et je lui ai ménagé une agonie un peu soignée.

 

Les cris du mourant se firent encore entendre aux oreilles de Micaud qui continua de rire.

 

– J’avais bien raison de dire que, quand tu aurais ma poudre dans le tuyau, tu verrais bien si c’était de la guimauve. Crève comme un chien, mauvais voleur de femmes ! !…

 

Et tout heureux de son effroyable rancune satisfaite le coquin se frottait les mains en ajoutant :

 

– Oui, crève, et pendant que tu seras à cinq pieds sous le terreau à téter la laitue par la racine, ton ami Micaud trouvera bien, avec son argent reconquis, le moyen, de prendre la clef des champs et d’aller vivre tranquille dans quelque petit coin.

 

Tel était le dégoût que le dénonciateur inspirait à ses complices, qu’ils refusèrent de le laisser manger à côté d’eux quand les gardiens apportèrent le repas du soir.

 

Micaud fut obligé d’emporter sa gamelle à l’autre bout de la salle commune.

 

Malgré la terrible condamnation qui pesait sur lui, Leviel conservait sa gaieté pendant ce repas.

 

– Vingt ans de pré[33], disait-il à ses camarades ! on m’a fait bonne mesure. Je vais faire comme les gens riches, je passerai maintenant mes hivers dans le Midi.

 

– Le séjour de Toulon n’est pas si bon que ça pour ma santé ; je me serais bien passé de l’ordonnance, moi, répliqua Lemeunier.

 

– Ça n’empêche pas que c’est heureux que nous n’ayons pas pu faire bâtir des maisons à Paris, nous aurions été gênés pour toucher nos loyers, ajouta Leviel.

 

À ce moment, leur conversation fut interrompue par un cri de bête fauve ; Micaud s’était élancé de son coin, et, les cheveux hérissés, l’œil hagard, il arriva sur eux.

 

– Mon argent ! mon argent ! répétait-il d’une voix saccadée.

 

Il tenait d’une main sa redingote dont le collet était décousu ; de l’autre il agitait un grossier et épais morceau de papier qu’il avait trouvé dans la doublure, quand, tout à l’heure, en se voyant seul, il avait eu l’idée de découdre la partie du vêtement où il avait caché son argent.

 

– Mon argent ! mon argent ! qui m’a pris mon argent ? demanda-t-il encore avec le même ton égaré.

 

– Tiens, tu avais donc un sac ? Toi qui faisais le pauvre ! s’écria Lemeunier.

 

– Qui m’a pris mon argent ? quel est le voleur qui a écrit cela ? grinça Micaud en agitant le papier.

 

Leviel le lui arracha des mains et lut tout haut :

 

« Si Micaud n’avait pas fait le malin avec les amis, au lieu de lui prendre son argent, on en aurait rajouté. »

 

Tous les prisonniers se mirent à pouffer.

 

Micaud les regarda un instant d’un air hébété ; puis il partit d’un éclat de rire, mais vibrant et étrange, qui surprit ses compagnons.

 

– On dirait qu’il a le coco qui se fêle, dit Leviel en l’examinant.

 

– Oui, il vient de lui pousser un artichaut dans les idées, ajouta Lemeunier.

 

Ils avaient raison, Micaud était tout à coup devenu fou furieux.

 

Après les premiers soins demeurés inutiles, le misérable fut transporté à Bicêtre où, six ans après, il mourut dans une horrible crise, sans avoir jamais prononcé d’autres mots que « Mon argent ! »

 

Il nous est impossible de suivre chacun des complices de la bande. Disons tout de suite que la Vollard et Leviel moururent avant l’expiration de leur peine.

 

Le moucheron parvint-il à soustraire les vingt mille francs de Micaud à la surveillance de ses gardiens ? Comment les dépensa-t-il ? nous l’ignorons. À sa majorité, il sortit de la prison de la Roquette, et, un mois plus tard, il se faisait condamner à deux ans de prison pour vol. Il n’y avait que cinq jours qu’il avait fini de subir cette condamnation quand éclata la terrible insurrection de Juin. Le moucheron se mêla aux insurgés ; mais pendant que ceux-ci se faisaient tuer sur les barricades, le moucheron s’occupait à dévaliser les maisons désertes.

 

Il fut pris sur le fait et fusillé aussitôt au coin d’une borne.

 

Son cynisme ne l’abandonna pas au dernier instant, car, en voyant les fusils s’abaisser vers lui, il eut encore le temps de dire :

 

– V’là des imbéciles qui vont m’abîmer mon gilet de flanelle !…

 

 

Il nous reste maintenant à dire au lecteur ce que devint Alliette.

 

Quand, après sa condamnation, elle fut transférée de la Conciergerie à Saint-Lazare, Alliette, en gagnant la voiture qui allait l’emmener, dut traverser les rangs des policiers chargés de surveiller la mise en voiture du grand convoi de prisonnières au nombre desquelles elle se trouvait.

 

Sur son passage elle vit se dresser une figure pâle et maigre.

 

C’était le pauvre l’Écureuil.

 

– J’attendrai, lui dit-il d’une voix pleine de larmes.

 

Alliette, dans sa prison, fut un modèle de bonne conduite. Les mois s’écoulèrent lentement pour elle.

 

Quelquefois, en pensant à celui dont l’amour l’avait rendue meilleure, le désespoir prenait la prisonnière, qui alors tentait l’épreuve des boulettes…

 

Cette épreuve des boulettes est la bonne aventure des prisons, et voici comment elle se pratique :

 

Le prisonnier fait autant de boulettes de mie de pain qu’il veut adresser de questions au sort. Chaque question est écrite sur un mince papier qu’on enferme dans une boulette ; puis on les jette dans un verre d’eau.

 

La réponse du sort est donnée par la première boulette, que l’humidité fait entr’ouvrir.

 

– Ferai-je mon temps ?

 

– Dois-je mourir en prison ?

 

– Aurai-je une remise de peine ?

 

Telles étaient les trois questions que la pauvre Alliette posait à l’oracle qui toujours répondait par la boulette de la remise de peine.

 

Et pourtant trois années s’étaient déjà écoulées ! Mais le roman amoureux du brave policier avait transpiré parmi ses chefs ; on s’intéressait à ce garçon si intelligent, si actif, et comme la conduite de la prisonnière témoignait un sincère repentir, il arriva qu’un beau matin l’Écureuil fut appelé chez son chef.

 

Ce chef ne lui dit qu’une seule phrase, mais elle suffit pour faire bondir de joie l’amoureux policier.

 

Une heure après, ayant donné sa démission, et porteur de ses économies accrues par un récent petit héritage, l’Écureuil attendait à la porte de Saint-Lazare la sortie d’Alliette à laquelle la clémence royale faisait remise du reste de sa peine.

 

Alliette parut, toujours belle.

 

À la vue de l’Écureuil, elle pâlit.

 

L’amoureux marcha vers elle, et lui dit d’une voix que l’anxiété faisait trembler :

 

– Tu as vingt-sept ans, Alliette ; à cet âge on peut encore recommencer sa vie. Veux-tu suivre un honnête homme qui ne te rappellera jamais le passé ?

 

Alliette était trop émue pour répondre, mais elle posa sa petite main sur le bras de l’Écureuil.

 

Le soir même, ils avaient quitté ce Paris qu’ils ne devaient plus revoir.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Janvier 2007

 

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[1] Voleurs de chambres.

[2] Forçat libéré.

[3] Mon homme est sorti de la Force. Rendez-vous ce soir au logis de Leviel.

[4] Assassiner.

[5] Frère.

[6] Peur.

[7] Espion.

[8] Paquets.

[9] Recéleur.

[10] Vol à étudier.

[11] Un crédit.

[12] Assassinat.

[13] Tous les détails de cette agonie de seize heures de Calmel, de son exécution et de ce qui s’en suivit ont été relatés par Le Globe du 8 mai 1827 (Note de l’éditeur).

[14] Maîtresse.

[15] Vol.

[16] Du péril.

[17] Verser du sang.

[18] Poignardant.

[19] Permis de séjour.

[20] Ils ont cru l’histoire du permis de séjour.

[21] À ne rien faire.

[22] Ami en danger.

[23] Prison.

[24] Vin.

[25] Dénoncé.

[26] J’ai pour toi dix billets de mille francs pour une évasion de la Force.

[27] Banc d’accusation.

[28] En danger d’une condamnation à mort.

[29] Permission.

[30] Qui a été au bagne.

[31] Du courage.

[32] En argent.

[33] Bagne.