Jacques Collin de Plancy
LE SANGLIER DES ARDENNES
suivi de quelques récits de la Hesbaye
Le chanoine de Liége, Henri de Marlagne, Le repaire de
Chiévremont, Blankenberg, La santé de l’empereur, Matthieu Laensberg, L’abbaye
de Furstenfeld
(1853)
* * *
Tous ces récits, ont été approuvés par l’autorité épiscopale du diocèse de Paris, dans les premières éditions des Légendes des Sept Péchés capitaux, des Commandements de Dieu, et des Douze Convives du Chanoine de Tours.
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À
M. PIERRE DE DECKER
EN
SOUVENIR AFFECTUEUX
L’AUTEUR
Cet homme aux instincts brutaux,
Que Satan guide et protége,
A toujours eu pour cortége
Les sept péchés capitaux.
CHAPUYS.
Par une fraîche matinée du mois de mai de l’année 1455, un vieillard frileux se chauffait à un bon feu de houille, dans une grande salle de la cour de La Haye. Ce vieillard, que les passions avaient cassé autant que l’âge, était Philippe-le-Bon, souverain des Pays-Bas et duc de Bourgogne. Sa tête affaiblie était sujette tour à tour à des excès de violence et d’abattement. Pourtant il gouvernait encore, aidé par le comte de Charolais, son fils, que l’on commençait à appeler Charles-le-Hardi.
Philippe n’avait plus d’énergie que pour les pensées ambitieuses. À la Bourgogne et à la Flandre, ses héritages paternels, il avait joint par des intrigues et des conquêtes le Brabant, le Hainaut, la Hollande, la Zélande, la Frise, le pays de Namur. Il gémissait de ne pas posséder aussi le pays de Liége, toujours soumis à son prince, évêque électif.
Tout ridé qu’il était, pâle, amaigri, on redoutait Philippe, qui flamboyait sous la perruque inventée pour recouvrir sa tête, depuis longtemps chauve. Ses longues mains osseuses se crispaient lorsqu’il sentait s’échapper une proie qu’il avait guettée.
Il y avait alors auprès de lui une solliciteuse, la belle comtesse de Salm, qui était enceinte, et qui lui demandait, comme mère de famille, quelque bénéfice ou dignité productive pour son mari, ruiné, disait-elle, dans les dernières guerres. Il promettait, sans rien préciser, et se resserrait dans sa robe de velours doublée d’hermine, lorsqu’un vieux chambellan vint lui annoncer l’arrivée d’un messager de Liége.
— Ah ! ah ! fit le duc, qu’il entre donc. Votre mari, madame, poursuivit-il, n’est-il pas avec les Liégeois ? Il pourra nous servir.
La belle comtesse rougit. Elle croyait que Philippe-le-Bon ignorait le séjour de son époux à Liége, où il cherchait à rétablir sa fortune, pendant qu’elle agissait à La Haye.
— Il le fera volontiers, sire, répondit-elle, si vous daignez lui donner vos instructions.
— Mais il y a trente-quatre ans que ce fou de Heinsberg occupe l’évêché ; et pardieu !… (c’était son jurement habituel).
Il n’acheva pas d’exprimer sa pensée. La comtesse de Salm se tut et n’eut pas l’air de chercher à la deviner. C’est que le duc de Bourgogne, sans vouloir prendre pour lui-même la principauté de Liége, qui était ecclésiastique, cherchait à y placer, comme il avait fait à Utrecht, un homme qui fût de sa famille et dont il pût diriger la conduite. Déjà il avait considérablement affaibli l’autorité de Jean de Heinsberg ; il avait fomenté à Liége des émeutes, pour avoir occasion de s’y présenter comme médiateur. Liége, sous son patronage, perdait tous les jours quelque lambeau de sa vieille indépendance. Les agents de Philippe avaient obligé le prélat à supprimer le tribunal de l’Anneau et le tribunal de Paix, qui offraient beaucoup de garanties aux citoyens dans les actes de la justice ; il avait troublé l’esprit de Heinsberg, inconstant de sa nature, étourdi par habitude. Heinsberg aimait le mouvement et les voyages. Sur les insinuations de Philippe-le-Bon, il s’était déterminé, quelques années auparavant, à visiter la Terre-Sainte ; mais, comme il se disposait à s’embarquer pour l’Angleterre, il lui fut donné avis qu’on devait en Flandre se saisir de sa personne, l’emprisonner et lui prendre son évêché. Il se hâta de revenir à sa capitale.
Quelque temps après, dans une course qu’il faisait à Maestricht, il découvrit des hommes apostés qui voulaient le tuer, et n’échappa que grâce à son escorte. Il vivait ainsi dans des alarmes continuelles. Mais Philippe-le-Bon trouvait qu’il régnait trop longtemps ; il lui préparait un successeur et prenait ses mesures pour assurer la principauté de Liége à Louis de Bourbon, son neveu, jeune prince de dix-huit ans, qui n’avait encore montré de goût que pour la dissipation, mais qui pourtant avait le cœur noble.
Dès que Philippe vit entrer le messager, qui lui présentait une lettre en se mettant à genoux : – Qu’est-ce que cela, pardieu ! s’écria-t-il en s’agitant. N’ai-je pas dit que je voulais qu’on n’écrivît point ?
— Sire, répondit l’envoyé, cette lettre aussi ne contient rien, sinon l’assurance que Votre Altesse peut croire à mes paroles.
— Bon, cela ! répliqua le prince. Et il ouvrit la lettre, qui n’était effectivement qu’un passeport donné au porteur par le chancelier de Bourgogne alors à Liége.
— Eh bien ! dit-il aussitôt, Heinsberg m’avait promis la première prébende vacante dans son église, pour mon neveu Louis de Bourbon, fils de ma sœur Agnès. L’archidiacre de la Campine, Liedekerke est mort. Vous venez sans doute me dire en faveur de qui le prince-évêque en a disposé ?
— Justement, Sire ; le vœu de Votre Altesse n’a pas été rempli. Le prince-évêque est faible ; et il y a eu beaucoup d’intrigues.
— Il me surprendrait, dit Philippe, qu’il n’y en eût pas à Liége.
— Le plus ardent à la poursuite de ce bénéfice était un intrépide jeune homme, de puissante famille, qui a remué toute la cité et qui sera un redoutable agitateur, si jamais il vient en quelque pouvoir.
— Son nom ?
— Il est de la maison d’Arenberg ; c’est le fils du rebelle Éverard de Lamarck, le jeune Guillaume.
— Un ennemi de moi et de ma maison ! dit le duc de Bourgogne en se levant avec violence. Jean de Heinsberg aurait-il eu la félonie de lui donner l’archidiaconat ?
— Non, sire ; il ne l’eût pas osé. Mais, d’un autre côté, les clameurs du peuple l’empêchèrent de céder aux instances de M. le chancelier de Bourgogne. Il n’a donc pas nommé non plus le prince Louis de Bourbon.
— Qui enfin est investi de cette prébende ?
— Le seigneur Jean de Heinsberg, embarrassé, s’est rendu aux sollicitations de l’abbesse de Thorn, sa sœur : il a conféré la dignité d’archidiacre de la Campine au comte de Salm.
La belle comtesse, à ce mot, ne put retenir un cri de joie. Mais tout-à-coup elle rougit excessivement ; car elle sentit qu’elle était devant le duc de Bourgogne, que son triomphe humiliait. Philippe la regarda quelques minutes d’un œil enflammé et sans proférer un mot.
— Le voilà donc pourvu, dit-il enfin, cet époux en faveur duquel vous cherchiez à nous toucher. Mais tout n’est pas fait.
— Sire, répondit la comtesse, inquiétée par le ton menaçant du prince, Votre Altesse pourrait cependant, en approuvant cette élection, s’assurer dans le comte mon époux un serviteur dévoué.
Le duc de Bourgogne s’arrêta encore un instant, regarda fixement la comtesse, et reprit :
— Nous verrons bientôt.
Retournant ensuite au messager :
— N’a-t-on pas blâmé, en mon nom, cette conduite du prince-évêque ?
— On l’a vivement blâmée, sire. M. le chancelier de Bourgogne en a fait d’amers reproches au prince-évêque ?
— Savez-vous ce qu’il a répondu ?
— Oui, sire. Il a dit que, s’il n’avait pas disposé de l’archidiaconat de la Campine en faveur du prince Louis de Bourbon, c’est qu’il lui réservait le meilleur bénéfice de la principauté de Liége.
— Et quel bénéfice vaut mieux que celui-là ? demanda M. le chancelier. Il a répondu :
— Celui que je possède.
— Celui qu’il possède, répéta le duc, c’est bon : ce serait très bien, pardieu ! Mais le fou reculera.
— On le craint, sire ; et c’est pour cela même que je suis envoyé. Le bruit court que Jean de Heinsberg cherche à passer en France, pour réclamer la protection du roi Charles VII.
Le vieux duc fit un sourire de dédain ; puis, s’étant recueilli, il donna ordre qu’on emmenât dîner le messager et qu’on le retînt.
— Madame, dit-il à la comtesse de Salm, lorsqu’il fut seul avec elle, nous pouvons en effet reconnaître votre époux comme archidiacre de la Campine, et joindre à ce bénéfice de nouvelles faveurs. Mais, pour cela, il faut que vous nous serviez comme vous l’avez offert. Votre grossesse n’est pas assez avancée pour vous empêcher de voyager, puisque vous avez pu venir jusqu’ici. Nous vous fournirons une escorte. Vous allez donc vous rendre auprès du comte de Salm ; et de concert avec lui vous déciderez l’évêque de Liége à venir nous visiter ici, dans notre cour de La Haye. Nous vous donnerons une missive pour Jean de Heinsberg.
Le duc de Bourgogne prit, sur une petite table d’ébène qui était à côté de lui, un sifflet d’argent ; il en siffla deux fois ; un bon moine entra, qui écrivit quelques lignes sous la dictée du prince. Philippe signa, selon son usage ; et la lettre ayant été scellée, il la remit à la comtesse de Salm, en lui demandant si elle l’avait compris.
— Oui, sire, répondit la dame.
— En ce cas, vous allez partir ; et songez bien, ajouta-t-il en appuyant sur ces dernières paroles, que notre gratitude croîtra en mesure de la promptitude de vos succès.
Quinze jours après la matinée dont nous venons de rendre compte, une sorte de cavalcade d’honneur sortait de La Haye, allant au-devant d’un personnage attendu. On remarquait, parmi les seigneurs qui la composaient, deux jeunes hommes de bonne humeur ; l’un, qui paraissait avoir vingt-cinq ans et se portait d’un air déterminé, avec des cheveux en désordre, un œil gris et ardent, un menton prononcé et des traits qui annonçaient la violence, était Charles de Bourgogne, comte de Charolais, fils du seigneur duc. Il était vêtu d’une manière négligée ; il portait une cape de drap gris, à fourrures noires, sur son pourpoint de velours ponceau ; sa lourde épée pendait à son côté ; ses jambes étaient enfouies, selon son habitude, dans de grosses bottes de guerre.
À côté de son cheval robuste, sur un élégant palefroi que recouvrait une housse de soie blanche, se pavanait avec grâce un joyeux adolescent, habillé de soie et de velours bleu, avec des passepoils et des crevés cendrés ; ce jeune homme de dix-huit ans était Louis de Bourbon, à qui on destinait la principauté de Liége.
— Dites donc, noble cousin, fit-il en se rapprochant du comte de Charolais, que pensera Jean de Heinsberg, lorsqu’il verra son successeur ?
— Il ne pensera pas, répondit Charles. D’ailleurs vous connaît-il ?
— Non : mais ne trouvez-vous pas que la comtesse de Salm a été prompte dans son habileté ? car tout va se finir. Je serai curieux de voir comment le bon duc se tirera de cette affaire. Je vous avoue, Charles, que je suis tout réjoui de cette principauté ; non pour la puissance, dont je me moque ; mais j’aurai de bons revenus et je serai prince souverain.
— Les plaisirs ne vous manqueront pas, beau cousin. Vous pourrez tirer même de ces vilains tout ce que vous voudrez ! Nous nous chargeons de protéger vos États.
— Pourvu, reprit Louis de Bourbon, que ces Liégeois obstinés ne veuillent pas me contraindre à entrer dans les ordres ! C’est que je ne suis pas même tonsuré.
— Alors, comme alors. Défiez-vous seulement de quelques turbulents personnages, qui agitent sans cesse votre évêché. Tels sont surtout les sires de Lamarck.
— J’en ai ouï parler ; notre aïeul Jean-sans-Peur n’en a-t-il pas fait décapiter un ? et n’avons-nous pas les mêmes droits ?
— À la suite d’une guerre, ces droits, on les prend ; mais en paix, les hommes nobles ont leurs priviléges. N’importe, on les réduira, les Liégeois. Je vous le répète, quand vous serez investi, surveillez surtout ce farouche Guillaume de Lamarck, votre concurrent dans la prébende de la Campine ; et puis nous verrons.
On apercevait alors un autre cortége peu nombreux, c’était Jean de Heinsberg qui arrivait avec quelques-uns de ses chevaliers. Au moment où il s’apprêtait à passer en France, la comtesse de Salm avait eu l’adresse en effet de lui persuader qu’en allant visiter Philippe-le-Bon, et lui promettant la principauté de Liége pour son neveu, il s’en ferait un protecteur bienveillant, tandis que, s’il allait implorer Charles VII, le duc de Bourgogne en son absence envahirait très certainement ses États, et ferait prononcer sa déchéance.
Il venait, moitié confiant, moitié troublé par des pressentiments qu’il cherchait à repousser. Dès qu’il parut devant Charles de Bourgogne, il voulut mettre pied à terre ; le prince se hâta de le prévenir ; et l’ayant embrassé, il le conduisit à La Haye, avec toutes sortes d’honneurs. Le vieux duc le reçut en lui montrant beaucoup d’affection ; il lui fit même des caresses, lui donna des fêtes ; et, après plusieurs jours qui le rassurèrent tout à fait, Heinsberg demanda à prendre congé pour s’en retourner à Liége.
Il fut introduit seul dans une salle où Philippe-le-Bon l’attendait.
— Jusqu’ici, lui dit brusquement le vieux prince, vous avez été mon hôte ; en me quittant, vous allez redevenir mon ennemi.
Heinsberg, surpris de ce changement de ton, voulut ouvrir la bouche. Le duc de Bourgogne ne lui en laissa pas le temps :
— Vous nous avez manqué de parole, continua-t-il, à propos de la prébende que vous aviez promise à notre neveu Louis !
L’évêque allait répéter l’humble promesse résignée qu’il avait faite au chancelier de Bourgogne ; Philippe l’interrompit encore ; et élevant la voix avec colère :
— Vous avez voulu recourir contre moi, poursuivit-il, au roi de France, mon ennemi ; l’indignation que j’en ressens ne me permet pas d’achever moi-même ce que j’ai à vous dire.
À ces mots, le vieux duc fit un pas pour sortir ; Jean de Heinsberg tremblant se hâta d’assurer qu’il persistait dans ce qu’il avait offert, et qu’il était prêt à résigner son évêché au prince Louis de Bourbon.
Le Duc jeta un regard indéfinissable sur la victime faible qu’il torturait ainsi. Après un moment de silence, sans ajouter une nouvelle parole, il sortit, laissant le pauvre évêque dans une inquiétude qu’il prolongea un quart d’heure. Alors un huissier de la cour vint prier Jean de Heinsberg de passer dans un cabinet voisin.
C’était une petite pièce sombre, où il vit un vieux religieux franciscain ayant debout derrière lui le bourreau, qui tenait sous son bras un drap noir et à la main une épée nue.
— Révérend seigneur, lui dit le moine, le bon duc, notre très redouté sire, vous accuse de lui avoir manqué de fidélité ; il ne veut plus ni délais, ni détours ; faites donc sur-le-champ votre abdication, ou songez à votre conscience.
Jean de Heinsberg, mourant de frayeur, signa ; il sortit, n’étant plus évêque, ni prince ; et le comte de Charolais amena Louis de Bourbon devant Philippe de Bourgogne, qui lui cria :
— Liége est à nous !
Le temps marchait ; personne ne se doutait à Liége de l’abdication de Jean de Heinsberg. Philippe-le-Bon avait exigé encore le secret, jusqu’à ce qu’il eût obtenu du Saint-Siége les dispenses dont son neveu avait besoin. Les messagers étaient partis ; mais la mission était difficile, à cause du jeune âge de Louis de Bourbon.
Cependant le prince, qui venait de se dépouiller de sa dignité et de son titre, vivait tristement à Bréda, n’osant rester à La Haye ni revenir à Liége. Il avait mandé auprès de lui le comte de Blankenheim, son neveu ; et, dans l’espoir d’en obtenir quelque consolation, il lui avait dit, sous le serment du secret, tout ce qui venait d’avoir lieu.
— Vous avez été pris dans un piége, cher oncle ! dit Blankenheim. Vous avez signé sous le poignard ; vous n’êtes point tenu.
— Mais que faire, mon fils ? Si je résiste au duc de Bourgogne, vous savez tout ce qu’il peut.
— Que ne vous adressez-vous au roi de France ?
— Je l’allais faire, lorsque je fus attiré dans cette embûche. Mais je suis jeune encore, plus jeune du moins que Philippe. Il est odieux de résigner la puissance par contrainte. Oui, j’irais en France si je n’étais surveillé ; et certainement je le suis. Écoutez-moi, mon beau neveu vous m’avez toujours chéri. Passez discrètement dans les États du roi Charles VII ; apprenez de lui s’il veut m’appuyer. Je vous attendrai avec patience.
Blankenheim, ayant approuvé ce plan de conduite, partit de Bréda sans rien dire ; et par d’habiles détours il se rendit en France, pendant que Heinsberg, de nouveau dans la solitude, se livrait à l’ennui et au chagrin. Il apprenait tous les jours que son peuple murmurait contre lui, ne sachant comment expliquer sa longue absence. L’hiver vint et passa sur un tel état de choses. Le comte de Blankenheim ne revenait pas et ne donnait aucune nouvelle. Heinsberg espérait davantage, à mesure qu’il le voyait depuis plus long-temps en France ; il expliquait son silence, par le danger de se confier à des lettres.
Les Liégeois n’étaient pas si patients ; la conduite de leur évêque leur donnait de l’ombrage ; ils se lassaient d’être comme abandonnés ; un joug, si léger qu’il fût, irritait ce peuple, qui pourtant ne pouvait se passer d’un souverain à lui.
Ils savaient que leur prince était à Bréda ; qu’il n’était retenu par aucune maladie ; ils voulaient qu’il revînt ou qu’il leur fît connaître la cause de son séjour étrange dans cette ville. Déjà ils l’avaient vu avec peine se rendre à la cour du duc de Bourgogne, qu’ils regardaient avec raison comme leur ennemi. Ils écrivirent à Jean de Heinsberg plusieurs lettres ; elles demeurèrent sans réponse. Ils lui envoyèrent des messagers, qui ne rapportèrent que des paroles vagues. Le 1er juillet de l’année 1456, après une année d’impatience, les échevins adressèrent à l’évêque Heinsberg une lettre de reproches, dans laquelle ils finissaient par lui dire qu’il fallait prendre un de ces deux partis : ou de revenir à Liége sur-le-champ, ou de n’y revenir jamais.
Jean de Heinsberg souffrait ; il était irascible ; le style et le ton de cette lettre le blessèrent. Il se remit devant les yeux toute la turbulence des Liégeois, toutes les peines qu’il avait eues à les gouverner, toutes les rudesses qu’ils lui avaient faites, toutes les émeutes qui avaient troublé son règne. Il pensa que peut-être le duc de Bourgogne lui avait rendu service en le débarrassant de ce qu’on appelait sa puissance ; et dans ce moment de mauvaise humeur, sans plus songer aux démarches de son neveu, il s’en alla faire rédiger un acte public d’abdication. Après quoi, il écrivit brusquement aux Liégeois : qu’ils n’avaient plus que peu de temps à attendre, et qu’ils allaient être gouvernés maintenant par un prince qui leur apprendrait à adoucir leur style.
Cette singulière lettre arriva à Liége le 18 juillet ; elle y causa une grande rumeur ; des groupes se formèrent dans toutes les rues, des rassemblements à tous les carrefours. Les places publiques se remplirent, comme un jour de secousses.
On remarquait surtout, devant l’Hôtel-de-Ville, des hommes qui péroraient à haute voix ; on parlait de courir aux armes ; on s’inquiétait de la patrie en danger : mille soupçons, qui depuis longtemps fermentaient, s’exprimaient alors tout haut ; des conversations animées agitaient tout ce peuple aux dehors si vifs.
Un jeune homme de haute taille, à la figure rude et sombre, quoiqu’il n’eût que vingt ans, occupait surtout ceux qui l’entouraient. Il parlait avec véhémence ; ses bras nerveux donnaient à son geste quelque chose de formidable. Une barbe épaisse cachait déjà sa bouche. Il était vêtu d’un pourpoint de buffle et armé comme un gentilhomme des vieux temps, avec l’épée large et pesante et la petite hache d’armes pendue à la ceinture. Son bonnet de velours rouge, doublé d’une calotte d’airain, était rehaussé d’une touffe de poils de sanglier en guise de panache. Ce jeune homme avait été élevé dans les Ardennes ; la vie qu’il avait menée parmi les forêts l’avait rendu robuste et puissant ; il passait pour un chasseur intrépide et pour un solide champion dans les coups de main : c’était Guillaume de Lamarck, seigneur de Lumain, de la maison d’Arenberg.
Les hommes qui paraissaient l’écouter avec plus d’attention étaient Jean de la Boverie et Pollain, jeunes gens de son âge ; Lahousse, chaudronnier de Dinant ; Joachim, du métier des bouchers de Liége, et un étranger qui venait d’entrer dans la ville, et qu’à son costume on reconnaissait pour un gentilhomme. Pollain, en l’examinant un peu, se souvint de l’avoir vu à la cour du prince-évêque ; c’était en effet le comte de Blankenheim, qui arrivait de France.
— Nous sommes traqués, disait Guillaume ; le duc de Bourgogne nous accule ; c’est un tour de sa façon : malheur ! si nous restons sans défense.
— Voilà, ajouta le chaudronnier, un coup de marteau qui nous tombe sur la tête. Des signes précurseurs l’ont annoncé. Jamais on n’a tant vu de feux follets qu’à présent dans nos marécages.
— Et la comète à longue queue, poursuivit Joachim, la comète qui se promène au-dessus de Sainte-Walburge, et qui stationnait, il n’y a pas longtemps, sur le palais du prince-évêque ! Nous sommes égorgés, si nous ne donnons pas de bons coups de cornes à ceux qui nous assomment.
— Mais, interrompit Jean de la Boverie, nous nous alarmons peut-être, messires, pour de faux bruits !
— Comment de faux bruits ! s’écria Guillaume de Lamarck : on vous dit que Jean de Heinsberg abdique, et qu’il nous livre à Louis de Bourbon. En a-t-il le droit ? Ce n’est pas pour rien que le duc de Bourgogne a fait venir l’évêque à sa cour. Voilà notre ennemi implacable ! Quand je songe que Philippe a dépouillé mon père de ses châteaux d’Agimont et de Rochefort, que Jean-sans-Peur a fait décapiter mon aïeul après la bataille d’Othée, je dis : Guerre à la maison de Bourgogne !
— Bien parlé, murmura la foule : Vive Guillaume de Lamarck !
— Vous savez, reprit le violent jeune homme, tous les maux que la maison de Bourgogne nous a faits, tous ceux qu’elle a tenté de nous faire. Elle n’a cherché qu’à dépouiller nos provinces de leurs libertés ; et sans les guerres que la France, notre alliée, lui a suscitées, nous ne serions plus indépendants. C’est à la France que Jean de Heinsberg devait s’adresser, au lieu de s’aller mettre sous la griffe du tigre.
— Pardon, messire, dit alors Blankenheim ; mais je ne comprends pas encore tout ce que j’entends. J’arrive à l’instant de la cour du roi Charles VII, où je me suis assuré des secours pour mon oncle Jean de Heinsberg, contre celui que ses flatteurs appellent le bon duc. Mon oncle m’attend à Bréda. Et cependant vous dites qu’il a publiquement abdiqué ?
— À sa honte et à notre malheur, répondit Guillaume ; et, pour le remplacer, il nous envoie un enfant, sans consulter le chapitre et le peuple, qui ont pourtant leur droit d’élire. Un enfant, qui est encore sur les bancs à Louvain ! Un enfant pour gouverner les Liégeois !
— Le Pape ne le souffrira pas, dit Blankenheim.
— Les bulles de dispenses sont déjà accordées, répliqua un échevin intervenant ; car on trompe la cour de Rome. Le Pape ne sait pas que le prince qu’on veut nous imposer est un choix fatal à l’État et à l’Église. Calixte III est contraint d’ailleurs à des concessions. Les Turcs, depuis trois ans, sont maîtres de Constantinople ; ils peuvent envahir l’Italie et les États du Saint-Siége. Il faut une nouvelle croisade. Philippe-le-Bon, déjà lié par son vœu du faisan[1], a promis au Saint-Père d’envoyer une flotte contre les infidèles ; et c’est pour cela qu’on nous sacrifie.
— Ainsi, dit Pollain, on va nous donner un évêque qui n’est ni prêtre, ni diacre, ni sous-diacre. Mais nous vivons dans un temps abominable !
— Philippe de Bourgogne est l’Antechrist, s’écria Lahousse. Vous verrez qu’il jouera le Pape.
— Que du moins on ne nous joue pas, reprit Guillaume. Nous devons montrer que nous sommes encore Liégeois.
— Nous devons nous adresser à l’Empereur, dit Joachim ; il est notre suzerain et notre protecteur naturel.
— L’Empereur !… Frédéric III !… reprit Guillaume ; un prince sans cœur et sans énergie !… Ne comptons que sur nous, messires. Souvenez-vous de mes paroles ; si nous cherchons un appui au dehors, nous subirons le joug. C’est ce qui eut lieu quand la maison de Bourgogne nous donna pour prince Jean de Bavière, monstre qui ne fut jamais prêtre, qui mérita si bien son surnom de Jean-sans-Pitié, et qui, comme un démon, nous dévora si long-temps. Messires, il faut déclarer l’interrègne, élire un mambour[2], et courir à l’instant aux armes.
— Bien parlé ! reprit la multitude ; nommons un mambour. Le Pape peut nous donner un évêque ; mais nul n’a droit sur notre temporel.
— Un mambour nous gouvernera selon nos coutumes, dit Jean de la Boverie.
— Et nous prouverons au duc de Bourgogne, s’écria Lahousse, que nous pouvons lui river son clou, et que nous ne sommes pas dans sa dépendance comme il se l’imagine.
— Messires, dit un chanoine qui se trouvait dans la foule, c’est au chapitre à élire le régent ou mambour que vous souhaitez.
— Non pas, cria fortement Guillaume de Lamarck ; le chapitre, aidé du peuple, élira un évêque ; car il en faut élire un. La nomination du mambour appartient au peuple seul.
— Mais, reprit le chanoine, ceux qui peuvent créer l’évêque peuvent aussi créer son lieutenant dans l’interrègne.
— Erreur ! dit encore Guillaume ; le chapitre n’a voix que pour le spirituel ; le mambour n’est pas d’église ; il faut à ce poste un homme qui sache manier la hache et l’épée.
— Bien parlé ! cria de nouveau la foule ; Vive Guillaume de Lamarck : c’est lui qui nous défendra : qu’il soit notre mambour !
— Je lui donne ma voix, dit Blankenheim.
— Le neveu du prince-évêque, s’écria Pollain, donne sa voix à Guillaume de Lamarck : Vive Guillaume de Lamarck ! À Saint-Lambert ! Et déployons l’étendard.
Mille clameurs confuses se firent entendre. Mais, dans le différend des chanoines et du peuple, on décida qu’il fallait consulter les échevins. Leur avis fut que le mambour devait être nommé par les trois états réunis ; on convoqua l’assemblée à son de trompe pour le lendemain matin. Les groupes se dispersèrent.
Blankenheim suivit Guillaume, avec qui il se ligua contre Louis de Bourbon. Guillaume était comme lui partisan de la France. Tous leurs amis, dans la soirée, remuèrent le peuple pour faire élire Guillaume de Lamarck mambour du pays de Liége. Mais le lendemain matin, comme les trois états se réunissaient pour procéder à cette nomination importante, on apprit que le nouveau prince-évêque arrivait à la hâte et qu’il n’était plus qu’à une demi-lieue de la ville. Toute la foule, mobile et curieuse, remettant sa colère à un autre jour, alla à sa rencontre.
Louis de Bourbon s’avançait dans un pompeux appareil ; docile aux habiles leçons de son oncle, il montrait à tous un visage riant et favorable. Cinq cents cavaliers, splendidement vêtus et richement armés, lui servaient de cortége ; il montait un cheval superbe et marchait ayant à sa droite et à sa gauche Jean de Straile et Gérard Goswin, maîtres de la cité. Anselme de Hamal, qui aussi avait volé à sa rencontre, portait devant lui l’étendard ; il était accompagné de l’évêque de Cambrai, du comte de Horn, de Raes de Varoux, d’Arnold de Corswarem, et d’une foule d’autres seigneurs liégeois.
Le peuple applaudit à la bonne mine de Louis ; et, comme en arrivant au palais il traita magnifiquement les trois états, qu’on le vit parler avec enjouement à tout le monde, qu’il répandait sur ses pas la gaieté et la bonne humeur, le peuple, abandonnant ses préventions, jugea bien de son nouveau prince, et cria : – Vive Bourbon !
— Je connais l’homme, dit Guillaume, qui avait tout observé : le charme ne durera guère ; allons toujours aiguiser nos lances.
Prenant alors la main de Blankenheim :
— J’accepte votre alliance, messire, ajouta-t-il ; la France nous aidera, Jean de Heinsberg sera vengé, et vous verrez le jour où je serai mambour de Liége.
Le canon tonnait avec furie contre les murs de Dinant. C’était le 20 août de l’année 1466.
Il y avait dix ans que Louis de Bourbon régnait orageusement sur les Liégeois. Depuis neuf ans et neuf mois, il en était détesté. Il avait pour soutien Charles de Bourgogne, investi du titre de mambourg de Liége.
Six hommes, au coucher du soleil, se montrèrent sur les remparts abîmés de Dinant, du côté de Bouvignes ; tous six étaient solidement armés et couverts de poussière, comme gens qui avaient longuement combattu. C’étaient Lahousse, Joachim le boucher, Raes de Heers, Guérin, ancien bourgmestre de Dinant, Blankenheim, et Guillaume de Lamarck.
— Ils sont nombreux, dit Guillaume, en fixant son œil perçant sur le camp des Bourguignons.
— N’importe, ajouta Lahousse ; si les Liégeois arrivent, ils ne nous auront pas.
— Et quand Liége nous manquerait, reprit Lamarck, qui serait assez lâche pour se rendre ? Du moins cette ville de Dinant se montre ; elle est ardente dans sa haine ; elle est digne de nous.
— Il faut avouer, poursuivit Joachim, que vos routiers et vos bannis, Guillaume, ces brigands que vous avez amenés, nous sont d’un bon secours. Ils tuent bien.
— Corbleu ! messires, dit le vieux Guérin, j’espère que le siége sera levé pour la fête de saint Barthélemi. Alors nous marcherons sur Liége, sur Hui, sur Maestricht : et à mort Bourbon !
— Il ne l’aura pas volé, dit Raes de Heers. Je n’oublierai de ma vie sa première grande iniquité, qui eut lieu au début de son règne. Un jeune homme de Waremme, un de mes amis, qui sortait ivre d’une partie de plaisir que nous avions faite ensemble, coupable de quelques quolibets sur Louis de Bourbon, fut égorgé comme séditieux par le bourreau et coupé en quatre pendant qu’il respirait encore. C’était horrible, messires ; je le vis et je jurai vengeance.
— Nous aussi, dit Blankenheim.
— Elle ne s’éteindra que dans le sang, ajouta Guillaume. Entrons ici. – Les six compagnons ouvrirent la porte d’un cabaret, demandèrent du vin et se mirent à boire.
— Après le coup dont vous parliez, reprit le boucher, le Bourbon fit parbleu bien de s’en aller résider à Maestricht.
— Que n’est-il venu ici ! s’écria Guérin.
— Vous l’eussiez pilé, dit Raes de Heers, dans un de vos chaudrons.
— Certes ! répliqua Lahousse, nous en eussions fait un ouvrage de batterie.
Un nouveau compagnon entra ; c’était un rude villageois à la mine sauvage, qui portait sur sa manche la figure d’un homme hideux, grossièrement brodée en laine.
Cet homme faisait partie du corps des FUSTIGEANTS, sorte de partisans vagabonds qui s’étaient formés entre Tongres et Saint-Trond. Ils avaient tous à leur bras et à leurs chapeaux et portaient sur leur étendard la même grossière image, qu’ils appelaient le Rabat-Joie de l’Évêque ; cette image effroyable tenait à la main un gros bâton, comme emblème de la bande. Longtemps ils avaient couru le pays, fustigeant et assommant les collecteurs des deniers du prince, après avoir vidé leurs caisses et brûlé leurs papiers ; ils étaient la terreur dans les campagnes des partisans de Louis de Bourbon. L’intérêt de la cause qu’ils servaient les avait attirés tous à la défense de Dinant.
— Eh bien ! dit-il en saluant Guillaume, on rapporte, messire, que l’interdit est mis encore une fois sur la ville de Liége. Louis s’en frotte les mains. Il dit que le Pape et son oncle de Bourgogne lui feront raison des mutins.
— Son oncle de Bourgogne est une canaille, à qui nous allons donner sur les doigts, dit Raes de Heers. Quant à l’interdit, on fera comme il y a quatre ans, on en appellera du Pape mal informé au Pape mieux informé.
— Mais il paraît, reprit le fustigeant, que les églises sont fermées ; que les clercs de Liége, aussi nombreux, dit-on, que ceux de Rome, vivent les bras croisés, et que pas une des mille cloches de la vieille cité n’a droit de sonner.
— Laissez-nous finir ici, répliqua Raes ; après cela nous verrons.
Il but un grand coup.
— J’ai bien envie, dit-il ensuite, de faire ce soir une petite sortie contre l’avant-garde qui est là, au faubourg de Leffe.
— Je ne le souffrirai pas, dit Guillaume ; ton vieux père en fait partie.
— Bah ! je l’ai bien assiégé autrefois dans son château ; et sans l’intervention de l’Évêque…
— C’est mal ! cria Guillaume ; silence là-dessus, et buvons un coup. Si tu veux sortir ensuite, tu pourras aller pendre le mannequin : à Charles de Bourgogne, à Philippe, à Louis de Bourbon, des insultes tant que tu voudras. Mais le peuple t’aime ; ne te perds pas en outrageant ton père.
— Quant à Louis de Bourbon, dit Raes, qui commençait à être ivre, je ne puis mieux que ce que j’ai fait, – lorsque – sur ma proposition – le peuple a déclaré évêque à sa place – le prince Marc de Bade.
— Un lâche !
— Très bien ; il nous prépare la place. Je veux être prince-évêque, moi, poursuivit Raes ; toi Guillaume, tu seras mambour, et nous ferons la guerre. Tu as trente ans : c’est le bel âge.
— Guerre au vieux loup de Philippe ! il n’a plus sa tête.
— Et pourtant il s’est fait apporter au camp en litière.
— C’est, dit Blankenheim, qu’il se réjouit encore à voir du sang couler ; nous le régalerons. Nous avons alliance avec la France, qui arrivera aussitôt que les Liégeois. Ce cochon de Marc de Bade s’est sauvé en Allemagne.
— N’importe, dit Guillaume, nous tiendrons sans lui. Nous avons ici des hommes qui ne peuvent se rendre. Le métier des vignerons de Liége et le métier des bouchers sont proscrits pour avoir pillé le Limbourg sans déclaration de guerre. Ceux-là combattront.
— On dit que Bourbon vient de se faire sacrer à Hui, reprit le fustigeant.
— Il est trop tard, dit Guillaume ; tes camarades qui sont ici, les compagnons de la Verte-Tente et les couleuvriers qui ont tué le messager de paix de Louis, les brigands de Vellène qui ont assommé ses officiers, tous ces vaillants hommes ne peuvent plus se soumettre. La guerre donc ! puisque le vin est versé. À la mort de Louis de Bourbon et de ses adhérents !
— À la mort du vieux loup de Bourgogne ! cria Blankenheim.
— Et de son louveteau ! ajouta Joachim.
— Et de sa gueuse de duchesse ! dit Lahousse.
— De son nom et de sa race ! hurla le cabaretier.
— Ils viennent, cria Guérin, contre cette bonne ville de Dinant, qui, depuis trois siècles et plus, est alliée par commerce avec la France, avec l’Angleterre et avec l’Allemagne : qu’ils y trouvent leur tombeau !
— Pour cela, continua Lahousse, je donnerais mes dix plus belles chaudières !
— Et moi, un bras de mon corps, poursuivit Raes.
Et tous burent avec colère. – Allons, reprit-il en se levant, allons leur préparer un joyeux réveil.
Quoique tous ivres, ils sortirent de la ville emportant un gibet, une échelle, une longue corde, un mannequin à l’effigie du comte de Charolais, revêtu d’un manteau aux armes de Bourgogne. Ils plantèrent le gibet, pendirent le mannequin, dans le marécage entre Dinant et Bouvignes, et rentrèrent dans la place.
Le lendemain matin, à la pointe du jour, les Bourguignons qui assiégeaient Dinant virent cette figure injurieuse, contre laquelle les assiégés lançaient des flèches et de la boue du haut de leurs remparts, en criant :
— Voilà le fils de votre duc, le faux et traître comte de Charolais, que le roi de France fera pendre comme il est ici pendu.
Ils ajoutaient d’autres propos infâmes contre le Duc et la Duchesse. Charles de Bourgogne, à qui on les rapporta, jura d’en tirer vengeance ; sa mère protesta qu’elle perdrait tout son vaillant plutôt que de ne pas voir laver dans le sang son injure.
Le même jour, au moyen d’une grosse bombarde, les Bourguignons jetèrent dans la ville de Dinant un autre mannequin représentant Louis XI pendu, et se mirent à crier à leur tour :
— Crapauteries ! allez requérir votre crapaud traître le roi de France, fou et enragé !
— Allez ! répondirent ceux de Dinant ; votre vieux squelette de duc est venu pour mourir ici vilainement ; et votre petit comte Charlotteau, qu’il s’en aille à Montlhéry se faire battre : il a le bec trop jaune pour entrer chez nous. Le noble roi de France le fera pendre comme un pourceau gras.
Guillaume se réjouissait de ces excès, qui rendaient toute capitulation impossible. Mais la ville qui devait les expier ne les approuvait pas tout entière. Il y avait à Dinant trois partis qui ne s’entendaient pas : le bon métier de la batterie, les bourgeois du centre de la ville, et les neuf bons métiers. Les uns voulaient faire leur soumission ; c’étaient les bourgeois. Le bon métier de la batterie, qui fournissait de la chaudronnerie à toute l’Europe, écrivait sans cesse à Louis XI, sur qui il comptait : dans la détresse où la longueur du siége avait plongé la ville, on le priait de venir par pitié et par charité. Mais il n’arrivait pas.
Les neuf bons métiers, auxquels se rattachaient tous les hommes exaltés, ne connaissaient qu’un mot, la résistance ; ils n’avaient qu’un sentiment, la haine contre la maison de Bourgogne : ils étaient soutenus par les routiers, les bandits, les pillards, dont le chef était Guillaume de Lamarck, qui dans le feu et dans le sang voulait abattre Louis de Bourbon et ses soutiens.
Les neuf bons métiers, pour répondre encore aux Bourguignons, construisirent deux autres mannequins ; l’un représentait une femme de paille tenant une quenouille et un fuseau. Ils la plantèrent sur la tour la plus élevée en face de Bouvignes, avec cette inscription en lettres hautes de deux pieds :
Quand cette femme filera
Philippe cette ville aura.
Ils voyaient dans ces vers un ingénieux calembour entre filera et Philippe…
L’autre mannequin figurait le vieux duc dans son grand fauteuil ; ils le promenèrent sur leurs murailles, en le huant et le fouettant à la vue de son armée, et finirent par le brûler avec de grands cris de joie.
La colère des Bourguignons était au comble.
Les bourgeois de Bouvignes, épouvantés du sort qu’on préparait à leurs voisins insensés, en prirent compassion. Ils leur envoyèrent un messager, pour les prier de fléchir par une prompte soumission le duc de Bourgogne, qu’ils pouvaient encore apaiser en protestant contre les injures qu’on venait de lui faire et lui en livrant les auteurs. Le messager de paix fut reçu par les fustigeants, qui lui coupèrent la tête et la lancèrent au camp des Bourguignons. Ceux de Bouvignes, plus effrayés d’un tel excès de délire, envoyèrent une seconde lettre ; ils la firent porter par un jeune muet, qui était idiot, et qui ne savait en quels dangers il allait. Les Dinantais, dont la furie était au comble, saisirent le nouvel envoyé malgré son innocence, le mirent en lambeaux, et promenèrent ses membres sur leurs remparts, comme des cannibales…
Tout cela, c’est pourtant de l’histoire nue.
La partie plus saine de la ville, s’épouvantant des suites que de telles horreurs allaient attirer, députèrent quelques prud’hommes à Liége, pour presser les secours qu’on attendait. Mais l’armée de Bourgogne augmentait en nombre tous les jours et les Liégeois ne venaient pas. Le comte de Charolais ordonna aux canons de tonner sans relâche ; des pans de murs de soixante pieds tombèrent à la fois ; de toutes parts des maisons brûlaient, des édifices croulaient ; c’était un affreux chaos. Les brèches ouvertes partout ne laissèrent bientôt plus d’espoir. Le 24 août, au matin la ville s’aperçut avec consternation d’une défection qui devenait le signal de sa perte. Les bandits et les aventuriers, les fustigeants, les coulevriers, les brigands de Vellène et les compagnons de la Verte-Tente[3], s’étaient évadés pendant la nuit. Ils étaient peu nombreux. Mais l’absence de ces hommes déterminés découragea ceux qui restaient. En vain Guillaume et Blankenheim, qui n’abandonnaient pas encore le poste, et le vieux Guérin, qui s’était emparé de l’étendard de la ville, appelèrent aux armes en disant qu’il n’y avait pas à compter sur la clémence d’un ennemi qu’on avait mortellement offensé ; la ville ne songea plus qu’à se rendre. Elle ne demandait que la vie sauve. Elle ne put obtenir aucune condition.
Charles de Bourgogne entra dans Dinant le 25 août 1466, à la tête de son armée ; son regard était sinistre, sa bouche sérieuse et close. Le vieux duc n’osa paraître dans la ville, qui eût pu lui crier merci ; il s’en retourna à Bruxelles, laissant à son fils le soin de la vengeance. Charles avait décidé de faire piller la ville le 26 et le 27, et d’y mettre le feu le 28. Mais ses soldats n’attendirent pas ses ordres ; le sac de Dinant commença le même jour 25 août, fête de l’évêque de Liége. L’ordre était donné par le comte de Charolais de n’épargner que les ecclésiastiques, les enfants et les femmes ; on les réunit en troupeau, on les chassa sur le chemin de Liége. Puis en quelques heures cette ville de Dinant, si grande et si riche, fut complètement pillée. Les bourgeois torturés étaient mis à mort, après que leurs trésors avaient été révélés. Le pillage dura quatre jours, accompagné des plus hideux excès ; après quoi on mit le feu à la ville, qui fut brûlée tout entière. Une foule d’exécutions avait eu lieu. Pour achever de châtier la cité insolente, le vainqueur fit démolir les débris des murailles ; il voulait qu’on y passât la charrue, et qu’on se demandât à l’avenir où fut Dinant ?
Dès qu’on apprit à Liége la prise de Dinant, la ville se révolta contre ses bourgmestres, dont l’un, Guillaume Deschamps, dit Laviolette, fut mis à mort. Les Liégeois voulaient marcher contre les Bourguignons. Guillaume de Lamarck, qui s’était échappé en habit de prêtre, se trouvait au milieu d’eux ; on l’entendit qui disait au vieux Guérin :
— Quand Liége aura subi le sort de Dinant, alors nous triompherons.
Le tumulte croissait à Liége, à mesure qu’on y recevait les malheureux fugitifs de Dinant. On n’entendait qu’avec horreur les récits sanglants du sac de cette ville. On pleurait de pitié sur les enfants et les femmes de bonne maison qui se trouvaient maintenant en proie à la misère la plus profonde.
La fermentation avait poussé les Liégeois à recourir aux armes ; ils voulaient venger leurs voisins et marcher contre l’armée de Bourgogne : une partie d’entre eux sortit avec des cris de guerre. Mais l’aspect subit des vieilles bandes bourguignonnes, si aguerries et si nombreuses, qui elles-mêmes s’avançaient sur Liége, intimida tout à coup les sujets insurgés de Louis de Bourbon. Surpris et troublés, ils envoyèrent des députés chargés de demander la paix ; car ils sentirent qu’ils perdaient tout s’ils étaient vaincus, leur ville n’étant pas en convenable état de défense.
Charles de Bourgogne consentit à se retirer, si on lui livrait cinquante otages. Ce fut l’évêque Louis qui les désigna ; et ce service odieux ne fut pas propre à lui faire regagner les bonnes grâces de son peuple. Le destructeur de Dinant reprit aussi son titre de mambour de Liége ; il envoya, comme son lieutenant, Himbercourt, qui chercha à s’insinuer dans l’esprit des bourgeois, en se faisant inscrire sur les registres du métier des forgerons, dont il endossa la robe. Ainsi chez les Gantois, au siècle précédent, Artevelde s’était agrégé au métier des brasseurs.
Himbercourt vit bientôt que, parmi les cinquante citoyens qui s’étaient remis dans les mains du comte de Charolais, il n’avait pas les plus turbulents. Guillaume de Lamarck s’était retiré avec ses bandes dans la forêt des Ardennes ; il inquiétait le pays, harcelant les amis de Bourbon et de ses soutiens : haut placé par sa famille, qui autrefois avait donné deux évêques au pays de Liége (Adolphe et Engelbert de Lamarck), Guillaume était par sa naissance un chef puissant. Doué d’une force de corps extraordinaire et d’une audace inouïe, il se fût fait respecter par ses seuls avantages naturels. Guerrier intrépide et habile partisan, pour se donner un air plus formidable, il avait laissé croître toute sa barbe, qui était rude et hérissée ; il avait dans ses armes une hure de sanglier, et la faisait porter, comme sa livrée, à tous les hommes de ses bandes. Vainement on avait songé à se rendre maître de cet homme, qu’on appelait le « Sanglier des Ardennes » ; on en était réduit à ne chercher que les moyens de l’éviter. Himbercourt eût donné tout au monde pour avoir ce chef de routiers ; mais personne n’osait seulement se mettre à sa poursuite[4].
Raes de Heers, son ami, ne l’avait pas suivi dans les forêts ; il était resté hardiment à Liége, d’où il correspondait avec le Sanglier et avec Louis XI. Le lieutenant du duc de Bourgogne demanda aux magistrats de la ville l’audacieux Raes de Heers, qu’il voulait envoyer au duc à la place d’un autre otage. Le peuple s’écria, de la manière la plus formelle, que jamais il ne laisserait partir son défenseur ; et, prévenu ainsi du danger, Raes se tint sur ses gardes. Il apprit encore que plusieurs de ses lettres à Guillaume et à Louis XI avaient été interceptées : il rassembla ses amis les plus sûrs dans sa maison de la place Saint-Pierre ; il composa avec eux un conseil secret, dont l’autorité occulte devint toute-puissante ; il s’entoura d’une garde composée d’hommes résolus, choisis dans les divers métiers et vêtus d’un habit uniforme ; il les arma de gros bâtons plombés et leur donna le nom de « Francs-Liégeois ».
Pendant quelque temps, Raes fut ainsi le maître à Liége ; il se déclara plus ouvertement que jamais contre la maison de Bourgogne, qui le frappa de proscription. Le Sanglier des Ardennes arriva aussitôt à la tête de ses brigands et de ses bannis sous les murs de Liége. Raes de Heers se joignit à lui avec ses adhérents. Pour répondre à l’édit de proscription, ils allèrent prendre Hui, qui tenait le parti de l’Évêque ; et les Liégeois accoururent au pillage de cette ville.
Charles de Bourgogne, furieux, jura la guerre à feu et à sang ; il s’ébranla, en disant qu’il allait détruire Liége.
Les députés que Louis XI envoyait en faveur des Liégeois n’avaient pu arrêter un instant l’armée de Bourgogne ; mais la ville s’était rassurée. Trente mille hommes, tant bons que mauvais, selon l’expression de Comines, étaient là en état de combattre. Tous ces ardents bourgeois, mêlés de bandits et d’aventuriers, remuaient leurs armes et demandaient à sortir à la rencontre de l’ennemi. Il eût été plus prudent de l’attendre derrière les remparts de la ville ; mais cette proposition eût été rejetée comme une lâcheté.
On sonna la cloche du ban ; on convoqua toutes les milices ; toutes les bannières des métiers se déployèrent ; l’étendard de Saint-Lambert, que l’on croyait donné par Charlemagne, fut exposé sur le maître autel ; ce fut le comte de Berlo qu’on chargea de le porter ; Berlo, vieil ami de Raes de Heers et de Guillaume ; on l’amena solennellement sous la grande couronne qui décorait la nef de la cathédrale ; on le revêtit de l’armure blanche ; on lui remit la gibecière de même couleur, qui contenait cent sous liégeois et qu’il pendit à sa blanche ceinture ; il monta à l’autel pour le serment.
— Je jure, dit-il en recevant la sainte bannière, de rapporter cet étendard sacré de la bataille, à moins que je n’y succombe.
Il sort après ses paroles, et sur son beau cheval blanc il marche en silence au milieu de tous les métiers ; on n’entend que quelques gémissements.
— Cette guerre serait noble, disent quelques voix, si, allant au nom de saint Lambert notre patron, nous n’avions parmi nos ennemis le successeur de saint Lambert lui même, notre indigne prince !
Les deux armées se rencontrèrent à Brusthem. Là, les milices de Tongres se joignirent aux Liégeois : c’était le 28 octobre 1467, jour de saint Simon et de saint Jude ; la mêlée s’engagea aussitôt. Vainqueurs au premier choc, après de longs efforts, les Liégeois furent défaits, abîmés, dispersés. Le drapeau de Saint-Lambert s’en revint en pièces ; sept hommes seulement escortaient dans sa fuite le vaillant Berlo, qui le sauvait.
Guillaume de Lamarck et Raes de Heers, que l’on cherchait à cerner, se retirèrent difficilement de la bataille ; le Sanglier regagna ses forêts ; Raes revint à Liége.
Mais le trouble et l’épouvante étaient dans la ville. Charles de Bourgogne s’approchait. Trois cents notables, pieds nus, allèrent en tremblant lui porter les clés ; il entra vainqueur au milieu du peuple suppliant et criant merci. Il abolit la plupart des chartes et priviléges des Liégeois, fit enlever le Perron[5], qui, au marché de la Cité, était l’emblème de leurs franchises ; déclara bannis tous les absents, confisqua les biens de tous ceux qui avaient tenu parti contraire à lui, établit d’énormes impôts, démolit les fortifications, « de manière qu’on pût entrer à Liége comme en un village, » et désarma tous les bourgeois.
Louis de Bourbon était rentré dans Liége à sa suite, – pour avoir sa part du butin, disait le peuple.
On chercha Raes de Heers pour le mettre à mort ; on ne le trouva pas. Il n’était resté qu’un instant dans la cité ; puis il avait rejoint le Sanglier, à qui il racontait les tristes détails de ce qu’on vient de lire sommairement.
— C’est bien, répondit Guillaume de Lamarck ; mais avant peu ce sera mieux. Compagnons du Sanglier, réjouissez-vous ; le temps approche où vous me saluerez mambour de Liége.
Le 12 avril de l’année 1468, une partie de bois écarté dans le pays de Franchimont était animée par une sorte de bivouac, où dix à douze centuries de soldats sauvages avaient passé la nuit. À la hure brodée sur leur manche, on reconnaissait les compagnons de Guillaume, qui s’étaient renforcés des nombreux proscrits de Liége. Un d’entre eux, Joachim, du métier des bouchers, qu’ils avaient envoyé à la découverte, revenait de la vieille cité.
— Tout va bien, dit-il en s’adressant à Guillaume de Lamarck.
— Le peuple est-il content ? demanda le chef.
— Il serait difficile autrement, messire ; car on lui fait bonne justice : on ne laisse pas moisir ses paroles. Une pauvre vieille femme vient d’être mise à mort pour avoir dit ces mots : Ah ! si le duc de Bourgogne était en paradis !
— Pour cela seulement ?
— Pas autre chose.
— Bon. Mais le Saint-Siége vient d’envoyer un légat ?
— Fort heureusement, messire, il n’a rien calmé. Louis de Bourbon est allé aux fêtes de Bruxelles ; puis, de retour à Liége, comme les représentations du légat l’importunaient, il s’est mis dans une barque élégante ; avec des musiciens, sur la Meuse, et s’est laissé descendre jusqu’à Maestricht, où il va résider de nouveau.
— Ainsi il abandonne Liége à Himbercourt ?
— Mieux que cela, messire. Himbercourt est mandé à l’armée de Bourgogne. Place vide.
— À moi, Jean Deville et Georges Strailhe ! s’écria Guillaume de Lamarck ; Liége n’est point gardée, et je sais de bonne part que la guerre se rallume entre la France et la Bourgogne.
Il parla bas aux deux capitaines, qui partirent sur-le-champ avec huit cents hommes, entrèrent à Liége, y établirent la police, et s’en constituèrent les gardiens et les défenseurs.
Les récits du temps nous présentent, sous un aspect formidable, ces hommes à la longue barbe, qui étaient des Franchimontois, des Rivageois, des Liégeois devenus méconnaissables, mêlés d’aventuriers. Voulant se donner plus d’autorité dans ce qu’ils projetaient, ils sentirent de quel poids serait au milieu d’eux la présence de l’Évêque ; ils combinèrent un hardi coup de main qui réussit : quelques-uns d’entre eux, s’étant rendus secrètement à Maestricht, enlevèrent Louis de Bourbon et le ramenèrent à Liége.
Dans le désordre, on avait tué un chanoine, le favori de l’Évêque. Ce meurtre, qu’on exagéra, et l’audace de l’entreprise que l’on eut soin de noircir, ranimèrent les fureurs mal éteintes de Charles-le-Téméraire. Il s’empara, contre tout droit des gens, de Louis XI, qui était venu le visiter à Péronne, et l’amena au sac de Liége, dont il le contraignit à être témoin. Au cruel siége de cette ville, on sait le beau dévouement des six cents Franchimontois, ces Spartiates de l’histoire moderne. Jean Deville périt après de grands exploits. Liége fut prise de nouveau le 30 octobre ; les quarante mille hommes que le duc de Bourgogne avait amenés pour la détruire devinrent à un signal quarante mille bourreaux. Le sang coula par torrents ; la vieille cité fut pillée, brûlée, démolie, traitée comme Dinant.
Le Sanglier s’écria : – Bourgogne ! Himbercourt ! Salm ! Bourbon ! maintenant à nous.
Le 5 janvier de l’année 1477, Charles-le-Téméraire, déjà vaincu à Granson et à Morat, se préparait avec colère à la bataille de Nancy.
On vit dans la mêlée, parmi les Suisses, un guerrier de haute taille, à la barbe hérissée, ayant sur son casque une touffe de poils de sanglier en guise de panache, chercher avidement Charles de Bourgogne, le poursuivre, l’attaquer, le combattre corps à corps, l’entraîner avec furie ; dans le désordre de cette sanglante journée, on le perdit de vue un instant.
Après la bataille, on ne vit plus le duc de Bourgogne. Ce ne fut que le troisième jour qu’on retrouva son corps inanimé, étendu au bord d’une petite mare. Sa figure livide était souillée de sang et de fange, et tellement brisée, qu’on ne le reconnut qu’à son anneau.
Quelque temps après, sous les yeux de Marie de Bourgogne, le peuple à Gand mettait à mort Himbercourt. On voyait parmi la foule un agitateur ardent, qui portait à sa toque de drap rouge la touffe de poils de sanglier.
La comtesse de Salm était accouchée d’une fille. C’était en 1478 l’amour et l’orgueil de sa famille ; elle fut enlevée par un homme qui l’emmena dans les Ardennes, où il avait son repaire.
— Et Louis de Bourbon ? dit Blankenheim à Guillaume de Lamarck.
— Oh ! celui-là, répondit le Sanglier, je veux le tuer en détail.
Les historiens du quinzième siècle ne parlent guère qu’en frémissant du Sanglier des Ardennes. « Son âme, dit une vieille chronique, était un gouffre où prenaient leurs ébats sept démons qui le possédaient, et tenaient là, comme on dit, les sept péchés capitaux déchaînés. De l’orgueil, il s’en montrait tellement gonflé, qu’il méprisait tout personnage, et se raillait de Dieu même en son insolente félonie. Il poussa son impiété si loin, qu’il portait sans vergogne cette devise :
« Si Dieu ne me veut,
» Le diable me prie… »
« Son avarice fut signalée aux pillages des églises, monastères et manoirs des bonnes gens, où il amassait de grands trésors pour solder ses bandits. Il était envieux de tout ce qui le dominait, et se faisait l’ennemi de tout homme qu’il voulait opprimer. Lorsqu’il s’éleva contre le comte de Salm, ce ne fut point parce que ce seigneur avait extorqué l’archidiaconat de la Campine, qui était une dignité cléricale, c’était parce que lui-même eût voulu l’usurper[6].
» Ses autres vices, orgies et déportements, rendirent très lamentable la vie de sa vertueuse épouse. La brutale colère semblait son état habituel ; et, hors les cas de guerres et de violentes actions, il vivait dans la fainéantise ; passant les jours à table et au jeu, et n’occupant son esprit que de mauvais entretiens.
» Mais il se battait avec fureur ; et on appelait cela du courage… »
On rebâtissait péniblement Liége.
Le Sanglier des Ardennes, continuant à vivre de sa vie sauvage, attendait, sans perdre patience, l’accomplissement de ses desseins. Il était vengé de Charles de Bourgogne, d’Himbercourt, et de la comtesse de Salm. Il reparut dans la ville ; et il était devenu si puissant, qu’on en était partout réduit à le craindre.
Il se promenait donc librement dans la vieille cité, quand il lui plaisait d’y séjourner.
Ses amis s’étonnaient toutefois de ce qu’il différait sa vengeance contre Louis de Bourbon.
— Je ne veux agir qu’à coup sûr, leur dit-il ; pour briser le prince-évêque, il faudrait faire la guerre aux Liégeois, c’est ce que je ne puis ; il doit expier seul. Afin de vous prouver, ajouta-t-il, que la peur ne m’arrête point, vous allez voir !
Cet entretien se tenait à Liége. Messire Trochillon, un des grands-vicaires de l’Évêque, passait dans la rue ; il était midi. Le Sanglier sortit froidement avec deux de ses hommes ; sur un signe qu’il leur fit, ils assassinèrent Trochillon, à quelques pas du palais de Louis de Bourbon et presque sous ses yeux. Après quoi, Guillaume rentra et reprit sa conversation avec ses amis.
Il avait eu raison de ne pas craindre. Le meurtre de Trochillon ne fut pas même recherché. Cependant, quelque temps après, le Sanglier s’étant retiré dans ses forêts, où il méditait un coup de main plus important, le prince-évêque, enhardi par son absence, prit de l’audace ; il envoya un détachement enlever et détruire le château d’Aigremont, qui lui appartenait.
— Eh bien ? dit Blankenheim.
— Voilà, comme vous le désirez, ajouta Raes de Heers, Louis de Bourbon qui commence la guerre.
— Il vous jette le gant, messire, continua Joachim.
— Je le relèverai, répondit Guillaume. Attendez pourtant que celui qui a détruit mon château l’ait rebâti.
Sa confiance orgueilleuse était fondée ; Bourbon s’effraya plus de l’inaction du Sanglier qu’il ne se fût troublé d’une guerre. Tremblant à la seule pensée des projets qu’il lui supposait, il lui fit offrir la paix ; et lorsque, voulant se réconcilier avec ses sujets, la mort de Charles-le-Téméraire l’ayant laissé sans appui, il eut obtenu de Marie de Bourgogne la remise des amendes et la restitution du perron si cher aux Liégeois, comme il s’en revenait à Liége, Guillaume de Lamarck alla au-devant de lui, entouré d’une petite escorte. Le prince l’accueillit avec une bienveillance extrême ; cherchant à s’attacher un homme dont l’inimitié ne lui laissait pas de repos, il le caressa, lui rendit toutes les dignités de sa famille, lui en conféra de nouvelles, le créa capitaine de ses gardes et bientôt mambour de l’église de Liége.
— Mais j’ai déjà une partie de ce que je souhaite, dit le Sanglier surpris. – Voyons si je le dois à la franchise.
Il tenait ses bandits toujours en armes, dans la partie des Ardennes qui avoisine le pays de Franchimont : il demanda le titre de gouverneur de Franchimont et de Logne ; il l’obtint et il se dit : – Je dois tout à la crainte.
Il se plaignit de la ruine de son château d’Aigremont ; Louis de Bourbon lui fit obtenir de Marie de Bourgogne une somme pour le rebâtir.
— C’est bon, dit le Sanglier, que rien ne pouvait fléchir ; et il se tint sur ses gardes.
Cependant Louis, revenu à des sentiments meilleurs, s’occupait de son peuple, dont il regagnait l’amour ; il laissa à Guillaume de Lamarck toute sa puissance sans se l’attacher. Le Sanglier était un de ces hommes chez qui les bienfaits font patienter la haine, mais ne la dissipent pas. Louis de Bourbon le pria d’apaiser la famille de Trochillon ; il ne tint de cette recommandation aucun compte. Il fit venir à Liége, pour le soutenir au besoin, quelques-uns de ses amis : tel fut Raes de Heers ; mais cet homme, usé avant l’âge par la vie aventureuse qu’il avait menée, ne rentra à Liége que pour y mourir.
Mélart, dans son Histoire de Hui, peint ainsi, à cette époque, l’autorité que Guillaume de Lamarck exerçait à Liége :
« Maître absolu dans le palais de l’Évêque, il n’y avait ni conseiller, ni courtisan, qui osât parler que par sa bouche ; ni secrétaire qui osât écrire, sinon ce qu’il dictait. Les édits et les mandements étaient faits selon ses ordres. Il n’écoutait aucun commandement de prévôt, de doyen, ni de chapitre. Jamais on ne le voyait entrer dans une église, ouïr la messe, se confesser, ni communier ; il mangeait communément de la chair en carême ; il ne s’était pas réconcilié aux parents du grand-vicaire occis par lui. S’étant divorcé de sa compagne, de sa propre autorité, il en avait pris une autre… »
Or un jour Louis de Bourbon osa le censurer un peu de tout cela : Guillaume s’en tint offensé. Et, comme alors, malgré son avis, le prince de Liége refusa de prendre parti pour Louis XI, qui faisait la guerre à Marie de Bourgogne, le Sanglier profita de l’occasion pour quitter brusquement la ville et se retirer derechef parmi ses bandes, qu’il entretenait toujours sur pied.
Il s’était fait des ennemis. L’Évêque, que des sentiments pusillanimes avaient contenu jusqu’alors, se crut assez fort pour le braver ; il le dénonça comme félon aux échevins, qui le bannirent. On eut des preuves de ses intelligences avec Louis XI, dans les plaintes que fit ce monarque sur sa condamnation, qu’il regardait comme une injure personnelle.
Le Sanglier s’apprêta enfin à la vengeance ; mais ses dispositions furent longues, et il ne se prépara à marcher sur Liége qu’après avoir fait sentir sa colère dans le pays à tous les amis de l’Évêque.
Le 28 août de l’année 1482, on apprit que Guillaume de Lamarck venait de sortir de la forêt des Ardennes, à la tête de trois mille bandits à pied et de douze cents cavaliers. Il s’avançait avec lenteur, grossissant à chaque pas la masse de ses partisans, qui, à Liége, étaient nombreux.
Louis de Bourbon était à Hui ; il se hâta de venir à Liége, rassembla ses soldats et sa milice bourgeoise, fit distribuer du vin à tout le monde, et harangua ses hommes d’armes, décidé à en finir avec cet homme qui était son fléau.
Quoiqu’on bût son vin, ses paroles firent peu d’effet. Les adhérents du Sanglier se trouvaient en majorité dans la capitale ; ils se cachaient si peu, qu’ils portaient tous à leur chapeau une petite branche de chêne pour se reconnaître.
Jean de Horne, jeune et vaillant homme, à qui on confia l’étendard de Saint-Lambert, conseillait d’attendre l’ennemi dans la ville, dont les remparts s’étaient relevés ; le prince-évêque crut qu’il devait montrer plus de confiance dans sa cause ; et il marcha avec les siens vers la Chartreuse, où les brigands s’étaient arrêtés. Armé du casque et de la cuirasse, comme un chevalier, Louis de Bourbon montait un cheval ardent, qui d’abord se cabra et refusa d’aller. On regarda cette sorte de pressentiment comme un mauvais présage. Mais le prince s’obstina, comme tous les hommes faibles lorsqu’ils prennent enfin une résolution. Le Sanglier, que ses amis de Liége prévenaient de tout, l’attendait dans les défilés de la Chartreuse. L’armée de l’Évêque s’engagea dans ces chemins étroits et difficiles.
Dès que le prince et sa faible escorte furent arrivés à l’endroit périlleux où Guillaume de Lamarck s’était placé en embuscade, un détachement des bandits tomba sur ceux qui entouraient le prélat, les tua en un clin d’œil ; et Louis de Bourbon se vit seul, abandonné de la plupart des siens qui s’enfuirent, séparé des autres qui ne pouvaient venir à son aide, entouré des farouches compagnons du Sanglier. Il était devant une mare formée par un petit ruisseau qui découlait de la fontaine de Wez. Il jeta les yeux autour de lui, et aperçut à quelques pas, sur une éminence, Guillaume de Lamarck immobile sur son cheval. Il lui cria d’une voix suppliante :
— Grâce ! seigneur d’Arenberg ; je suis votre prisonnier.
Comme il disait ces mots, un des bandits le frappa au visage de sa grande épée. Le sang jaillit. Bourbon, chancelant et défiguré, joignit les mains et répéta sa prière. Alors, comme les brigands semblaient hésiter à le frapper de nouveau, le Sanglier, piquant son cheval, bondit sur lui l’épée haute, la lui plongea dans la gorge, et ensuite commanda aux siens par un signe de l’achever.
Le corps du prince-évêque était tombé au bord de la mare, la figure dans la fange. Il fut dépouillé par ordre de Guillaume, qui marcha aussitôt sur Liége, et y entra le 30 août. Jean de la Boverie et Pollain, ses anciens amis, étaient cette année-là bourgmestres. Sur leur avis, il permit qu’on allât relever le corps de Bourbon, et qu’on lui rendît les honneurs de la sépulture. Puis il fit élire évêque Jean de Lamarck d’Arenberg, son fils ; pour lui, il déclara qu’il reprenait sa dignité de mambour.
Le vieil historien Duhaillan raconte ainsi cette grande scène :
« Le Sanglier d’Ardennes fit et conspira donc guerre mortelle contre monseigneur Louis de Bourbon, évêque de Liége, qui auparavant avait nourri ledit Sanglier. Et, pour faire sa mauvaise entreprise, il assembla plusieurs mauvais garçons, pilleurs et pillards, jusqu’au nombre de deux ou trois mille, lesquels il fit vêtir et habiller de robes rouges, et à chacune desdites robes, sur la manche senestre, il fit mettre une hure de sanglier. Il trouva moyen d’avoir intelligence avec quelques traîtres liégeois à l’encontre de leur seigneur, pour le chasser et meurtrir, ou le mettre hors de la Cité avec ce qu’il avait de gens ; ce que firent lesdits Liégeois. Et, sous l’ombre d’une amitié feinte qu’ils disaient avoir en leur évêque, lui dirent que force était qu’il allât assaillir son ennemi ; que ses habitants le suivraient en armes et mourraient pour lui, et qu’il n’y avait doute que le Sanglier et sa compagnie demeureraient déconfits et détruits. Monseigneur de Liége, inclinant à leur requête, sortit de la Cité, et alla avec eux aux champs, droit où était le sire de Lamarck ; lequel, quand il vit ledit évêque, se découvrit de l’embûche où il était et s’en vint à lui ; et quand lesdits traîtres habitants de Liége virent leur évêque aux mains de son ennemi, ils lui tournèrent le dos, et sans coup férir s’en retournèrent en la cité de Liége.
» Incontinent monseigneur de Liége, qui n’avait aide ni secours que de ses serviteurs et familiers, se trouva fort ébahi ; car Lamarck, qui avait sailli de l’embûche, s’en vint à lui et lui donna d’une taille sur le visage, puis lui-même le tua de sa propre main. Après le fait, il fit mener et jeter l’évêque et l’étendre tout nu en la grande place devant l’église de Saint-Lambert, maîtresse église de la cité de Liége, où il fut manifestement montré tout mort aux habitants de ladite ville et à chacun qui le voulait voir.
» Tôt après ladite mort arrivèrent, pensant le secourir, l’archiduc d’Autriche (Maximilien), le prince d’Orange et autres, lesquels, quand ils surent sa mort, s’en retournèrent sans rien faire à l’occasion d’icelle… »
Duhaillan et les autres historiens français n’ont su, comme on le voit, qu’une partie des détails. Walter Scott lui-même, dans les recherches qu’il a faites pour son Quentin Durward, n’a pas tout découvert[7].
Louis XI venait de mourir, et le Souverain-Pontife n’avait pas approuvé l’élection irrégulière et violente du fils de Guillaume à l’évêché de Liége. Il avait nommé un autre évêque ; c’était Jean de Horne, le même qui portait l’étendard de Saint-Lambert le jour de la mort de Louis de Bourbon. Dès lors, il s’était fait de grands efforts à Liége pour fermer les plaies du pays et ramener la paix.
En 1485, à force d’habiles, démarches, on était arrivé au point que le Sanglier avait consenti à céder la place ; on l’avait pour cela comblé de biens et d’honneurs ; on avait transigé avec lui de puissance à puissance. Il était traité comme l’ami, l’allié et l’égal de Jean de Horne, le nouveau prince-évêque.
Un jour de cette même année, l’abbé de Saint-Trond ayant donné à Jean de Horne un grand festin, Guillaume de Lamarck y fut convié. Les frères de l’Évêque, Jacques, comte de Horne, et Frédéric, comte de Montigny, ne manquèrent pas d’y venir. Il s’y trouva beaucoup d’invités et plusieurs dames de la plus haute noblesse. Après le festin, on s’amusa de divers jeux ; on rit, on folâtra, on dansa même ; on couvrait de roses le piége que l’on préparait.
La journée s’avançant, les frères de l’Évêque feignirent de vouloir s’en retourner à Louvain ; ils firent amener leurs chevaux. L’Évêque dit qu’il ne les laisserait point partir seuls, et même qu’il les accompagnerait à quelque distance. Le Sanglier, par courtoisie, ajouta que lui aussi ferait cortége à tous. Il était sans armes et n’avait avec lui qu’un seul valet[8]. On se mit en marche.
Quand on fut en pleine campagne, après divers propos joyeux, Montigny défia le Sanglier à la course. Celui-ci, monté sur un excellent cheval, et ne soupçonnant absolument rien, eut bientôt devancé son provocateur, qui galopait de son mieux pour l’exciter. À peine entré dans un bois, qu’on appelait la forêt de Heers, Guillaume de Lamarck se vit tout à coup cerné par une bande de soldats placés en embuscade, qui lui coururent sus, mèche allumée sur le bassinet. Aussitôt arriva Montigny, qui le déclara son prisonnier.
Le Sanglier surpris demande l’explication de ce qui se passe ; Montigny exhibe froidement un ordre signé de l’archiduc Maximilien.
— Mais où me conduisez-vous ? dit-il.
— À Maëstricht.
— Malgré votre trahison, réplique avec un certain effroi le Sanglier, s’il vous reste quelque sentiment de chevalier dans le cœur, ne me conduisez pas là.
— À Maëstricht, répète Montigny d’un ton glacé.
— C’est donc à la mort, dit Guillaume.
On entra le soir dans cette ville ; et le Sanglier des Ardennes, chargé de liens, fut confié à une garde dont on était sûr. – Durant la nuit, on vint le prévenir qu’il n’avait que le temps de mettre ordre à sa conscience, parce qu’il devait mourir le lendemain. Il reçut cette nouvelle en homme qui s’y attendait, et, troublé enfin dans sa conscience, il demanda un confesseur.
Le matin du jour suivant, on le mena de bonne heure à la place Saint-Servais, où se faisaient les exécutions. Un préau surélevé occupait la plus grande partie de cette place. Ce préau était entouré d’un mur de quatre pieds, sur lequel tout autour s’accoudaient les spectateurs. Des anneaux de fer, scellés dans ce mur, servaient aux bourreaux qui, dans certaines occasions, y attachaient les condamnés, lorsqu’il y en avait plusieurs qui devaient attendre leur tour. L’échafaud où le Sanglier devait laisser sa tête était dressé tout au centre, avec son sinistre aspect et son billot taché de sang.
Guillaume de Lamarck, amené par ses gardiens jusqu’à la porte de fer qui servait d’entrée au préau, fut remis là au bourreau, lequel occupait seul avec deux aides la place des exécutions. Le condamné, que son confesseur accompagnait avec pitié, était vêtu d’un surtout rouge ; il avait les mains liées derrière le dos. Il leva la tête, et, parmi la masse compacte des curieux qui encombraient toutes les fenêtres et tous les toits des maisons autour de la place, il crut distinguer à un balcon son ennemi. Furieux, il fit machinalement un violent effort, par lequel les liens solides qui lui serraient les mains se rompirent. Le bourreau, le voyant libre, fit un bond d’épouvante en arrière.
— Ne crains rien de moi, bonhomme, lui dit rudement le Sanglier ; tu es dans ton devoir. Mais, ajouta-t-il en agitant le poing, dans une colère qui n’eût pas dû occuper ses derniers instants, à un autre le sang de cette journée ! Il y a un homme qui la fera payer, et cette tête qui va tomber saignera longtemps !
Après ces paroles, il chercha des yeux dans la foule quelques visages connus ; il les pria de porter son dernier adieu à Marie, sa femme, avec laquelle il s’était réconcilié, à ses deux fils, à ses deux filles, à Jeannot son bâtard. Recommandant ensuite de nouveau sa vengeance à ses frères, à ses amis, il ôta le vêtement dont il était couvert, et le jeta au peuple, qui s’en partagea les lambeaux ; puis tordant de ses deux mains sa longue et rude barbe grise, il se la mit entre les dents, et tendit sa tête au bourreau, qui la lui abattit d’un seul coup.
Son corps fut réclamé par les dominicains de Maëstricht, dont le prieur l’avait assisté dans ses derniers moments.
La mort du Sanglier fut vengée en effet par sa famille ; et les troubles sanglants dont elle affligea encore le pays ne cessèrent que quand le siége épiscopal de Liége, en 1506, fut occupé par Érard de Lamarck, neveu de Guillaume.
Les crimes qui viennent de haut sont les plus grands, parce qu’ils ont d’ordinaire beaucoup de complices.
PUFFENDORF.
C’était un horrible prince que l’empereur Henri VI, le fils et le successeur de Frédéric-Barberousse. Il avait épousé Constance, fille de Roger, roi de Sicile. Disputant le trône de son beau-père au frère naturel de sa femme, il mit la Sicile en feu en 1191. Vainqueur, il traita ses ennemis sans pitié. Aux uns, disent les historiens, il fit crever les yeux ; il fit étrangler les autres : il fit clouer le diadème avec de longs clous sur la tête de celui qu’une partie des Siciliens avaient suivi comme roi. Il fit pendre ou brûler tous ceux qui lui portaient ombrage ; il fit mutiler et priver de la vue l’amiral Marghetti ; il fit traîner par les rues le comte d’Acerra, attaché à la queue d’un cheval.
Le tableau des vengeances exercées en Sicile par ce prince cannibale serait épouvantable.
Dans cette guerre de fureurs et de crimes, il avait emmené la plupart de ses vassaux. Mais le duc de Brabant, Henri Ier (de la maison de Louvain), sachant les cruelles intentions du monarque, et peu soucieux de fatiguer son pays par une expédition lointaine sans profit et sans honneur, Henri Ier s’était abstenu de répondre à l’appel de son suzerain féodal. Le tyran ne devait pas le lui pardonner ; et il songeait à en tirer vengeance.
Le duc de Brabant avait des ennemis dans le Hainaut, dans la Flandre, dans les provinces rhénanes, dans le pays de Namur. Il chercha à se faire ailleurs des appuis. L’évêque de Liége Radulphe étant mort, il proposa aux électeurs liégeois son frère Albert de Louvain. C’était au commencement de l’année 1192. Albert était un pieux et beau jeune homme, plein de vertus, de lumières et de bonté. Il enleva la plus grande partie des suffrages. Mais quelques chanoines, pensant que l’Empereur n’approuverait jamais cette élection, donnèrent leurs voix à l’archidiacre Aubert de Rethel.
Les deux élus envoyèrent des députés à l’Empereur, qui était à Cologne. D’abord Henri VI ne se prononça point. D’un côté il voulait fermement repousser Albert de Louvain, à cause de la haine qu’il portait au duc de Brabant ; de l’autre, il n’osait, malgré son despotisme, investir tout à coup Aubert de Rethel, nommé par une minorité trop peu imposante. Comme il était dans cette embarras, il appela Diderich de Hostadt, son conseiller favori, gentilhomme allemand, pétri de ressources et de finesses, ambitieux que le crime n’effrayait point, politique rusé, digne tout à fait de la haute faveur dont il jouissait auprès de Henri VI.
— Premièrement, dit aussitôt Diderich, vous êtes le maître, sire ; et vous devez employer surtout votre pouvoir souverain à relever la dignité de votre couronne impériale. Un prince vaillant et victorieux ne doit avoir que des ordres à donner. Rappelez-vous donc toute la conduite de ceux de la maison de Louvain à votre égard. Du vivant de votre illustre père, quand votre majestueuse personne n’était encore que roi des Romains, vous n’avez pas oublié que, dans Liége même, le duc Henri de Brabant se montra votre ennemi, opposé à vos projets augustes. Depuis que le diadème du Saint-Empire repose si dignement sur votre tête, Henri de Brabant a refusé de vous suivre à la guerre de Sicile. On a même surpris ce vassal infidèle blâmant les actions de l’Empereur, son suzerain. Si son frère devient prince de Liége, c’est pour vous un ennemi de plus, et pour la maison de Louvain un accroissement de puissance que ne conseille pas l’intérêt bien entendu de Votre Majesté.
— Vous raisonnez parfaitement, Diderich ! répondit le monarque, que tout ce discours avait frappé. Malgré l’immense majorité qui l’a élu, nous n’investirons certainement pas Albert de Louvain. Mais l’autre ?
— L’autre non plus, répliqua Diderich de Hostadt. Aubert de Rethel est incapable. Un homme dont on ne connaît que l’ignorance ou la maladresse, un homme à qui l’on n’oserait confier l’emploi le moins important, dont le dévouement à l’Empereur n’est ni fondé, ni certain, un tel homme ne peut recevoir une autorité supérieure qui demande de l’habileté dans l’esprit, de la dignité dans le caractère, de la fermeté contre les ennemis de l’Empire. D’ailleurs il a obtenu trop peu de voix ; et vous ne pourriez vous hasarder à la désapprobation qui accueillerait l’investiture d’Aubert.
— Mais que faire donc, Diderich ?
— Lorsqu’il y a doute et défaut d’unanimité comme ici, il me semble que l’Empereur a le droit de rejeter les deux concurrents et d’imposer aux Liégeois un prince de son choix particulier.
— Si vous le croyez ainsi, je partage complètement votre opinion. Qu’est-ce auprès de moi que cette petite principauté turbulente ?
— Cependant, ajouta l’Empereur un peu plus bas, Aubert de Rethel nous a offert trois mille marcs d’argent, en secret, pour nous engager à confirmer son élection.
— N’est-ce que cela ? dit le favori en respirant. Je connais un homme plus convenable, un homme qui mettra tout d’accord, un homme capable et dévoué, qui comptera à Votre Majesté les trois mille marcs. Et du moins on ne dira pas que vous avez favorisé l’un des élus au détriment de l’autre.
— Quel est cet homme ? demanda Henri VI.
Diderich dit un mot à l’oreille de l’Empereur.
— Ah, fort bien ! répondit le monarque, j’y songerai. C’est dans trois jours que je dois recevoir Albert de Louvain et Aubert de Rethel. J’y songerai.
Diderich de Hostadt envoya sur-le-champ un messager à son frère Lothaire, qui était prévôt de Bonn. C’était lui que le favori voulait élever sur le siége destiné au prince de Brabant. Lothaire accourut ; et le matin même du jour où les deux élus attendaient leur audience, il remit à l’Empereur les trois mille marcs d’argent. Henri VI, avare et prévenu, n’hésita plus.
Il reçut les deux concurrents avec un visage composé, honora d’un air d’attention leurs harangues ; puis il dit : – Messires, j’en suis fâché ; mais quand il y a deux partis dans l’élection, la nomination m’appartient. J’annule donc, de ma puissance suzeraine, tout ce qui a été fait à votre égard.
Le clergé liégeois et ses chefs, qui étaient là tous présents, se réunirent contre cette prétention. Quarante dignitaires avaient élu Albert de Louvain, quatre ou cinq seulement appuyaient son rival. Les premiers soutinrent leur droit avec dignité ; pour toute réponse, l’Empereur, présentant Lothaire, dit :
— Voilà votre prince-évêque ; c’est au prévôt de Bonn que nous donnons solennellement, et à lui seul, l’investiture impériale.
Tout le monde resta muet de surprise à ces paroles, excepté Albert de Louvain, qui se leva froidement, disant qu’il n’avait fait aucune brigue pour être élu ; mais que son élection étant canonique, personne ne pouvait l’annuler, et qu’il en appelait au Pape.
Henri VI furieux jura brusquement que nul ne sortirait sans avoir prêté serment de fidélité à Lothaire. Il fit fermer toutes les portes. La colère qui éclatait dans ses yeux intimida les assistants. Aubert de Rethel lui-même se soumit. Lothaire fut reconnu évêque de Liége. Albert de Louvain seul ne céda pas ; ayant trouvé moyen de s’échapper, il prit la route de Rome. L’Empereur envoya des émissaires à tous ses vassaux pour leur enjoindre d’arrêter Albert. Mais le prince s’était si bien déguisé, il suivit des chemins si détournés, qu’il arriva, malgré tous les agents de Henri VI, jusqu’aux pieds du Souverain-Pontife.
Pendant ce temps-là, Lothaire prenait possession du pays de Liége.
Le saint-père Célestin III reçut le prince brabançon avec les plus grandes distinctions ; il déclara son élection bonne et valable. Pour lui donner plus d’importance encore, il le créa cardinal de la sainte Église romaine et envoya l’ordre à Lothaire de descendre du siége épiscopal. Voulant ensuite que le prince fût sacré évêque, et sachant combien on redoutait Henri VI, le Pape remit à Albert deux brefs, le premier pour l’archevêque de Cologne, le second pour l’archevêque de Reims, dans l’espoir que si l’un des deux prélats n’osait obéir, l’autre peut-être aurait plus de courage.
Albert de Louvain reparut donc dans les Pays-Bas. Il se retira d’abord auprès du duc de Brabant, son frère. Son parti augmentait dans Liége, en raison des persécutions dont il était victime.
Quand l’Empereur sut qu’il était à Louvain, il fit sommer Henri de Brabant de le faire sortir de ses États. Henri, révolté d’un tel ordre, voulait tout braver plutôt que de s’y soumettre. Mais Albert lui dit : – Je ne veux pas, à cause de moi, que vos fidèles Brabançons soient dévorés par la guerre. L’Empereur viendrait avec une puissante armée, si vous lui résistiez, mon frère, et il ferait peut-être ici ce qu’il a fait en Sicile.
Le jeune et pieux prélat se réfugia alors au château de Limbourg. De là il envoya le premier bref à l’archevêque de Cologne, qui n’osa pas s’exposer au courroux de Henri VI. Mais l’archevêque de Reims, n’étant point sous la suzeraineté de l’Empereur, accueillit le second bref ; – il invita Albert à le venir trouver ; et peu de jours après, il le sacra solennellement évêque de Liége, dans son église métropolitaine.
On lit, dans les chroniques du temps, à propos de cette cérémonie, un petit fait que nous ne pouvons passer sous silence. C’était encore l’usage, dans les circonstances graves, de consulter les sorts par les saintes Écritures. On prenait un livre sacré, généralement la Sainte-Bible ou le Missel ; on lisait la première phrase qui se présentait à l’ouverture du livre, et on en tirait des présages. Cette coutume, depuis, a été interdite par l’Église. Après donc qu’il eut sacré Albert, l’archevêque de Reims prit le livre des Saints-Évangiles et l’ouvrit ; et la première phrase qu’il lut fut celle-ci (Saint Marc, ch. IV, verset 27) :
« Le roi Hérode envoya un de ses gardes avec ordre de lui apporter la tête de Jean dans un bassin ; et ce garde, étant entré dans la prison, lui coupa la tête. »
— Mon fils, dit l’Archevêque, tout ému, en regardant le prince avec des yeux baignés de larmes, vous entrez au service de Dieu ; tenez-vous y toujours dans les voies de la justice et de la crainte, et préparez votre âme à la tentation, car vous serez martyr.
Ces paroles achevèrent d’attrister tous les assistants.
Cependant l’Empereur, dont la colère s’accrut encore en apprenant le sacre d’Albert, arriva tout à coup dans la capitale des Liégeois, n’ayant à la bouche que des paroles de vengeance. Il était entouré d’hommes sinistres ; et ceux qui le virent ne purent rien attendre que de terrible.
Il commença, une heure après son entrée à Liége, par faire raser toutes les maisons des partisans d’Albert de Louvain. Puis il envoya au duc de Brabant l’ordre de comparaître devant lui. Il lui reprochait d’aimer son frère !
Henri de Brabant, n’étant pas en mesure de résister au tyran, se rendit à l’ordre insolent qu’il venait de recevoir. Il trouva, à la cour de Henri VI et parmi ses conseillers intimes, le comte de Hainaut, Hugues de Worms, Diderich de Hostadt, et d’autres ennemis devant lesquels l’Empereur prit à tâche de lui imposer les lois les plus révoltantes. Il exigea d’abord qu’il déclarât nulle l’élection de son frère ; qu’il reconnût bonne et valable la nomination de Lothaire ; et enfin qu’il prêtât à celui-ci serment de foi et hommage. Chacune de ces injonctions était un poignard enfoncé plus profondément dans le cœur de Henri. Il demanda un délai pour se décider.
— Je veux sur tous ces points, dit le monarque, être satisfait ce soir même.
Le Duc consterné fut suivi tout le jour par les agents de l’Empereur, qui avaient ordre de le surveiller et de l’empêcher de quitter Liége. Il vit qu’il était investi. Ses amis qu’il consulta tremblaient.
— Nous savons, lui dirent-ils, que votre mort est jurée, si vous résistez ; vous êtes dans les mains de l’Empereur ; cédez à la violence.
Ces avis lui étaient insinués à voix basse et d’un air mystérieux qui leur donnait encore plus de solennité. Après avoir longuement et tristement réfléchi, le duc de Brabant, à la chute du jour, revint au palais de l’Empereur. Il se vit entouré, en y entrant, d’une foule de gardes armés, qui, le poignard à la main, le conduisirent en l’éclairant ; ils brandissaient et secouaient leurs torches autour de sa tête, en lui répétant d’une voix sombre : Obéissez ! Les historiens content qu’il répondit : – Vous m’avez déjà brûlé le cœur : voulez-vous aussi me brûler la tête ? – Il parut devant l’Empereur, dans un état d’agitation difficile à décrire.
Toute la cour environnait le monarque, comme dans l’attente de quelque événement qui avait besoin d’être public. Le due de Brabant, sachant à peine ce qu’il faisait, prononça tout ce que lui dictèrent les officiers de l’Empereur : il déclara nulle l’élection de son frère Albert ; il approuva la nomination de Lothaire ; avec un nuage sur les yeux, il laissa mettre ses mains dans les mains de Lothaire, pour la foi et l’hommage. Quand tout fut fait, l’Empereur dit : – C’est bien. Allez !
Le pauvre prince sortit aussitôt du palais et de la ville, accompagné de quelques chevaliers. Il regagna Louvain, l’âme navrée, le cœur brisé, protestant devant Dieu contre tout ce qu’il venait de faire. Il était loin de soupçonner que le despote n’en avait pas encore assez.
Dès qu’il eut quitté la salle où il avait obéi, l’Empereur, se tournant vers ses favoris, reprit : – Voilà déjà une victoire. Albert de Louvain n’est plus rien ici ; et vous voyez que son frère même l’abandonne. Mais croyez-vous que ce prince-évêque (car malgré nous il prend ce titre) pourra jamais se tenir en repos ?
— Non, jamais ! répondit Hugues de Worms.
— Que faut-il donc aviser ?
— Consulter avant toutes choses, dit l’inévitable Diderich, les intérêts de l’Empire et ceux du sceptre que vous portez, sire, avec tant d’éclat.
— Et ces intérêts, que demandent-ils ?
— Un membre doit être coupé, lorsqu’on ne peut le guérir. Un obstacle qu’on ne peut tourner, on le renverse. Un rebelle, on l’éteint. Un séditieux, on s’en délivre. Un ennemi, on le tue.
C’était Hugues de Worms qui parlait ainsi.
Après qu’il eut respiré une seconde, il ajouta : – Tous ces troubles finiront avec la tête d’Albert de Louvain.
Sur ce mot, il se fit un profond silence. L’Empereur le rompit en disant tout bas : – Vous m’avez deviné. Mais il nous faut des hommes de dévouement pour marcher contre un évêque ; car il est consacré…
Quoique ces paroles eussent été prononcées très sourdement, trois officiers allemands s’avancèrent aussitôt, la main sur le poignard, en disant : – Nous voilà ! faites un signe.
L’empereur laissa voir sur ses traits un sourire de satisfaction.
Il allait reprendre la parole, lorsqu’un murmure l’arrêta. Un vieillard, – perçant les rangs épais des courtisans, – tomba à genoux devant Henri VI. C’était un vieux chanoine de Liége ; il se nommait Thomas. Sa figure vénérable, ses cheveux blancs, son âge avancé et son humble posture produisirent sur la brillante assemblée une sensation singulière. Les trois officiers le regardaient, comme trois démons regardent un ange qui vient leur disputer une âme chrétienne. L’Empereur fronça le sourcil et pressa ses lèvres, par un geste d’impatience et de mécontentement.
Le vieillard ne s’intimida point.
— Non, sire, dit-il, vous ne le ferez pas, ce signe qu’on vous demande. Vous n’ordonnerez pas la mort de l’oint du Seigneur. Vous ne joindrez pas le sacrilége au meurtre. Vous n’ensanglanterez pas de nouveau, sire, votre manteau impérial.
— De nouveau ! s’écria l’Empereur ; qu’est-ce à dire ? Feriez-vous allusion à notre justice suprême en Sicile ? Et votre bouche oserait-elle condamner les actes de notre volonté ?
Le vieux chanoine baissa les yeux ; son front s’était couvert de rougeur ; il sentit qu’il ne fallait pas, dans un tel moment, irriter le tigre.
— Pardon, sire, répondit-il ; je suis un faible vieillard ; ma langue a pu vous offenser, quand pourtant mes lèvres ne s’ouvraient que pour la prière. Mais à un puissant monarque comme vous, qui possède l’Empire, qui commande à des royaumes, qui fait trembler des vassaux, qu’importe la vie d’un serviteur de Dieu ?
— Il lui importe, dit froidement l’Empereur, que ses ordres soient respectés en silence, et que les rebelles soient étouffés.
Puis, se tournant vers les trois officiers, en leur jetant le signe qu’ils attendaient :
— Vous m’avez compris ! dit-il ; ceux qui me servent ont seuls droit à mes bonnes grâces.
— Oh, non ! sire, s’écria le chanoine ; – vous m’entendrez ; vous ne pouvez de la sorte ordonner le…
— Le crime,… achevez, dit vivement l’Empereur avec un œil plein de colère. Mais, patience ! ajouta-t-il, nous réprimerons cet esprit de troubles.
Henri VI, très agité, marchait à grands pas. Thomas s’était relevé en contenant avec ses deux mains les battements de son cœur. Regardant autour de lui, il ne vit plus les trois assassins. – Oh ! dit-il avec angoisse, ils sont déjà sur la route de Reims.
Il voulut sortir à l’instant. Mais l’Empereur l’observait.
— Qu’on arrête cet homme, s’écria-t-il ; et qu’on le retienne !
Le vieux chanoine prit alors un pan de la robe de l’Empereur :
— Vous ne pouvez me saisir ici, dit-il aux hommes d’armes qui levaient la main sur lui ; je suis en asile. – Mais, vous, sire, souvenez-vous de cette journée ! – Vous avez été impitoyable. – Un autre jour l’expiera : vous demanderez grâce à votre tour ; et peut-être elle vous sera refusée…
Le vieillard avait un ton si imposant en prononçant cette prophétie formidable, que Henri VI s’arrêta comme frappé de la foudre. Le chanoine aussitôt, lâchant le pan de la robe impériale, suivit les archers, qui l’enfermèrent dans un cachot. L’Empereur se retira en silence.
Les trois officiers allemands, accompagnés de leurs serviteurs, suivaient au grand galop la route de Reims, tout en réfléchissant à la gravité de leur mission. Le crime va vite ; et la vieille image d’Homère ne cessera jamais d’être vraie : L’offense a le pied léger ; la réparation est boiteuse.
Les trois assassins ne se dissimulaient pas qu’ils allaient mettre à mort un évêque consacré, un cardinal de l’Église romaine. Ils sentaient que l’anathème serait lancé sur eux, et ils comptaient sur le temps du repentir. Ils savaient aussi quelle horreur pouvait inspirer le meurtre d’Albert de Louvain ; et ils songeaient aux mesures qu’il leur fallait prendre pour accorder leur sûreté avec ce qu’ils appelaient le service de l’Empereur.
Tout leur plan était fait, lorsqu’ils arrivèrent à Reims. Ils prirent le ton de grands seigneurs, firent de la dépense, et se donnèrent pour trois hauts barons qui avaient encouru la disgrâce de l’Empereur. On les reçut d’autant mieux, qu’on détestait Henri VI. Dès le second jour, comme ils expliquaient, à la porte de l’abbaye de Saint-Remi, qu’ils avaient été obligés de se sauver précipitamment de Liége pour éviter la colère du tyran, et qu’ils étaient venus à Reims en apprenant que l’évêque Albert s’y était réfugié, parce qu’ils tenaient à honneur de partager la retraite d’un si digne prélat, leur ton ingénu, leur air de vérité, en imposèrent à un bon religieux, qui les conduisit à l’évêque fugitif. Albert de Louvain les accueillit comme des compagnons d’infortune, les admit à sa table, et se livra dans leurs mains avec toute la bonté qui faisait le fond de son caractère. Il les conduisait à l’église ; il prenait part à leurs promenades. Ses vertus et sa piété eussent dû les toucher. Mais leur résolution ne s’ébranlait point. Ils ne cherchaient que l’occasion de commettre le meurtre assez secrètement pour avoir le temps de s’échapper ensuite ; car ils étaient dans un pays qui n’obéissait pas à l’Empereur.
On était au mois de novembre. Un matin, avant le jour, ils allèrent attendre leur proie à la porte de la grande église de Notre-Dame, où ils savaient qu’Albert venait aux matines. Un chanoine, qui les entrevit dans l’obscurité, leur demanda avec effroi ce qu’ils cherchaient.
— Nous attendons le prince-évêque pour l’accompagner, dirent-ils.
Le chanoine, les reconnaissant, se rassura. Mais ce jour-là Albert ne vint point, parce qu’il était malade. Diverses circonstances fortuites retardaient ainsi les conjurés, de jour en jour.
Ils méditèrent donc une promenade dans des lieux écartés. Albert y donna les mains. On lui prêta un cheval ; car il se trouvait dans une grande détresse. On lit aussi qu’il était triste et abattu ; qu’il semblait prévoir sa mort ; qu’il la regardait comme prochaine, et qu’il y était toujours préparé. Mais il ne se défiait aucunement des trois officiers allemands, qu’il appelait ses amis.
Le 21 novembre de l’année 1193, ils sortirent de Reims pour leur promenade, avec l’évêque, et prirent un chemin peu fréquenté. Ils étaient suivis de leurs quatre serviteurs ; ils avaient chargé leurs chevaux de leurs valises, comme gens qui se préparent à un voyage. L’évêque, remarquant ces particularités, leur en demanda la raison.
— Nous attendons des messagers de notre pays, dirent-ils. Ils doivent arriver ce soir même : le chemin que nous prenons nous conduit à leur rencontre ; et nous emportons des valises pour y placer les effets qu’ils nous apportent.
Le conte était assez maladroit. Le pieux Albert n’en conçut toutefois aucune défiance. Il n’avait avec lui qu’un de ses chanoines et un vieux domestique qui n’avait jamais voulu le quitter.
Les Allemands avaient dressé toutes leurs batteries ; deux de leurs serviteurs marchaient aux deux côtés du chanoine, deux autres aux deux côtés du domestique ; deux des officiers allaient à la droite et à la gauche de l’évêque ; le troisième précédait de quelques pas. La campagne qu’ils parcouraient était déserte. Afin que le prélat ne s’aperçût pas de la longueur du chemin qu’on lui faisait faire et de l’approche de la nuit, les trois Allemands étaient encore assez maîtres de leurs têtes pour l’amuser par des contes divertissants et des propos joyeux.
Néanmoins la nuit commençait à s’épaissir ; la lune se levait tristement dans un ciel sinistre. Le chanoine représenta au bon évêque qu’il était temps de rentrer dans la ville.
— Quelques pas encore, dit le premier officier ; et si nous ne trouvons point nos gens à ce détour, nous rentrerons.
On descendait alors un chemin creux, qui conduisait à un petit ravin très propre à faire un coupe-gorge.
C’était, comme nous l’avons dit, le 21 novembre. Quatre jours auparavant, l’Empereur s’était effrayé d’un rêve. Il n’oubliait pas les paroles du vieux chanoine Thomas, ni sa menace prophétique ; son esprit s’en troublait ; il n’avait pas de nouvelles de ses trois Allemands ; il voyait autour-de lui le calme de la terreur. – J’ai eu tort peut-être, dit-il ; j’aurais pu m’y prendre autrement ; qu’on mette en liberté le vieillard.
Et le prisonnier libre, ayant trouvé un cheval, s’était hâté de prendre la route de Reims, espérant encore arriver assez tôt, comptant aussi que le complot avait pu échouer, car on l’assurait qu’Albert de Louvain était vivant. Il entrait à Reims, ce même jour, 21 novembre, à trois heures après midi.
Dès qu’il eut mis le pied dans la ville, Thomas se fit indiquer le logis de l’évêque Albert. Il y courut. On lui apprit que, depuis deux heures, le prélat se promenait dans la campagne avec ses amis.
— Quels amis ? demanda-t-il plein d’anxiété.
— Trois seigneurs allemands, qui ont encouru la disgrâce de l’Empereur.
— Trois assassins ! s’écria le vieillard. Dieu veuille que je sois venu assez vite pour les prévenir !
Il raconta alors, au grand épouvantement de ses auditeurs, tout ce qui s’était passé à Liége. Pourtant, quand on lui eut dit que tous les jours les trois Allemands se trouvaient avec Albert, et que dix fois déjà ils eussent pu le tuer s’ils l’avaient voulu, le vieillard confiant respira. – Dieu les a touchés peut-être, se dit-il. – Puis voyant venir la nuit, il se reprit de peur et demanda : – Combien sont-ils à cette promenade ?
— Oh, tous les trois ! avec leurs quatre domestiques.
— Et qui accompagne le prince ?
— Un chanoine et un vieux serviteur.
— Sont-ils partis armés ?
— Qui ? les Allemands ? des chevaliers ? Ils le sont toujours. Aujourd’hui, par extraordinaire, ils avaient leurs valises derrière la selle de leurs chevaux.
Thomas pâlit ; il s’informa avec agitation de l’heure où l’évêque ordinairement revenait de sa promenade ?
— Il devrait être rentré, lui dit-on ; car voici la nuit.
— Mes amis, dit le vieillard, allons à sa rencontre. Qui sait si nous ne le sauverons pas ?
Les soupçons et les craintes avaient grandi dans les esprits. Douze Rémois offrirent au vieux chanoine de l’accompagner ; ils montèrent à cheval et se mirent en marche.
Avant de sortir de la ville, l’un d’eux s’arrêta subitement.
Il me vient, dit-il, une idée qui peut calmer ou redoubler nos inquiétudes. Entrons dans le logis des Allemands, et voyons s’ils ont tout emporté.
On passait, en ce moment, devant la maison que les officiers de l’Empereur occupaient. On apprit avec terreur qu’en effet ils n’avaient rien laissé, et qu’ils avaient emballé leurs hardes comme gens qui s’en vont.
— Nous n’arriverons pas à temps, dit Thomas en essuyant ses larmes ; et il pressa son cheval par la route qu’avaient prise l’évêque et ses assassins.
Ce ne fut qu’après une heure de course que Thomas et ses compagnons parvinrent au petit ravin. Ils passaient, lorsque, à vingt pas du chemin, ils entendirent un soupir profond. La lune éclairait un groupe qui paraissait immobile. Aucune voix ne s’élevait pour réclamer aide ou secours. Mais un nouveau soupir plus étouffé fit juger qu’il y avait là quelque chose de mystérieux. Un jeune homme y courut et poussa un cri d’horreur. L’évêque Albert était là, inanimé ; son chanoine, étendu près de lui, avait un bâillon sur la bouche ; le fidèle domestique, percé de coups, également bâillonné, s’était soulevé et cherchait à dégager sa tête pour secourir encore son maître chéri.
Thomas et tous les autres se précipitèrent sur le théâtre du carnage. Ils apprirent du chanoine et du domestique toute l’horrible tragédie. Le pieux Albert demandait au premier officier de rentrer enfin à la ville ; cet Allemand se retourna aussitôt, se jeta sur lui, et le frappa d’un coup si violent, qu’il lui brisa la tête et le renversa par terre. Là, pendant que leurs serviteurs retenaient, en les maltraitant, le chanoine et le domestique, les deux autres officiers, mettant pied à terre, avaient plongé treize fois leurs poignards dans le sein de leur victime déjà morte. Après quoi ils s’étaient enfuis à travers la campagne, emmenant le cheval du prélat.
— Et depuis une heure, ajouta le domestique, nous pensions que Dieu seul pouvait nous venir en aide.
— Ainsi, dit en pleurant le vieux Thomas, une heure plus tôt, nous l’eussions sauvé !
— Les douze Rémois voulaient courir à la poursuite des meurtriers.
— Mais où aller, dirent-ils, sans savoir le chemin qu’ils ont suivi, et quand ils ont sur nous une heure d’avance ?
— On se borna donc à retourner à la ville pour rendre les honneurs funèbres au saint prélat, et donner des soins au pauvre serviteur, dont heureusement les blessures n’étaient pas mortelles.
Dès qu’on sut à Reims, le lendemain matin, le forfait qui avait été commis, tout le peuple se porta à l’église métropolitaine, où le corps était exposé. On avait recouvert ce corps meurtri, de ses habits pontificaux ; et tout le clergé l’entourait en grand deuil[9]. Le chanoine qui avait été témoin du crime partit pour Rome, chargé d’informer le Souverain-Pontife de tout ce qui venait de se passer. Le vieux Thomas, qui ne pouvait pardonner au duc de Brabant d’avoir, pour ainsi dire, abandonné son frère, prit la robe sanglante du martyr et s’en fut à Bruxelles.
Il se présenta devant le duc Henri :
— Seigneur, lui dit-il, qu’avez-vous fait de votre frère ? Privé de votre appui, une bête féroce l’a dévoré !
En disant ces mots, il étala aux pieds du prince la robe déchirée et souillée de sang. Le duc de Brabant, à ce spectacle, fit éclater un violent désespoir.
— Le sang de mon frère demande vengeance, s’écria-t-il : j’ai abandonné mon frère ! ce sang innocent retombera sur moi !
Sa douleur devint si vive, qu’il fallut le consoler par de longs efforts.
— Si je n’ai pas protégé ses jours, dit-il enfin, je vengerai sa mort.
Il fit un appel à ses sujets, à ses vassaux, à ses parents, à ses amis. Une clameur d’abomination s’était élevée dans tous les Pays-Bas contre l’assassinat d’Albert. Tous les princes, tous les seigneurs, tous les chevaliers répondirent à l’appel de Henri de Brabant. Une ligue formidable se leva contre les meurtriers. L’évêque imposé Lothaire et son frère Diderick s’étaient réjouis, disait-on, de cette mort, qu’ils attendaient ; on marcha contre eux. L’Empereur fut si effrayé de l’irritation générale produite par le meurtre d’Albert, qu’il n’osa plus l’avouer. Le chanoine qui était allé à Rome revint avec un bref du Pape qui plaçait Albert de Louvain au nombre des saints martyrs que l’Église honore, et qui frappait d’anathème, retranchait de la communion et séparait de la société des fidèles tous ceux qui avaient pris part au crime.
Henri VI, troublé, chassa de sa cour et de ses États les assassins. Il permit au duc de Brabant de nommer un nouvel évêque, de concert avec les Liégeois. Il abandonna Lothaire et son frère à la colère publique. Diderick de Hostadt comptait sur l’appui de Baudouin V, comte de Hainaut. Mais Baudouin lui envoya l’ordre de quitter Maubeuge, où il s’était retiré. Lothaire s’enfuit et mourut peu après dans l’exil ; les trois assassins furent égorgés en Hongrie ; Diderick expira de colère loin de ses domaines, que Henri de Brabant avait saccagés. Baudoin de Hainaut mourut dans l’année qui suivit l’homicide. Tous ceux qui avaient été les ennemis du saint évêque disparurent ainsi en peu de temps. L’Empereur restait presque seul ; il avait pris la croix et voulait faire le pèlerinage de la Terre-Sainte pour apaiser le ciel. Mais Dieu savait que la vertu et la piété n’étaient pas rentrées dans son cœur.
Comme il était donc à Messine, en 1197, annonçant toujours qu’il allait partir de là avec son armée pour la Palestine, mais différant toujours son départ, et achevant d’épuiser la Sicile, qu’il avait quelques années auparavant si cruellement ensanglantée, il se trouva indisposé au retour d’une chasse. L’impératrice, sa femme, Constance de Sicile, princesse de quarante ans, lasse enfin des tyrannies que son époux faisait peser sur ses malheureux sujets, profita de cette circonstance pour former une conspiration contre lui. Elle fit couronner son fils, le jeune Frédéric, qui entrait dans sa quatrième année. Elle pensait, en renversant Henri VI et le reléguant dans une forteresse, pouvoir régner avec son enfant. Le tyran découvrit ce complot ; et avec quelques affidés il imaginait des supplices pour sa femme même, au moment où il fut prévenu. Son palais fut investi ; on l’enferma dans une tour, et Constance allait faire déclarer sa déchéance, lorsqu’il parvint à obtenir d’elle une entrevue. Il se montra si disposé à changer de conduite, il promit si solennellement de pardonner à tous les chefs de la révolte et de leur conserver les postes où l’impératrice les avait placés, il dissimula si bien que Constance se réconcilia avec lui.
Mais il ne fut pas plus tôt rentré dans son palais, que, s’enfermant derechef avec ses officiers favoris, il voulut dans la nuit même se défaire de ses ennemis et se baigner encore dans le sang. Heureusement pour Constance, elle avait gagné en secret presque tous les confidents de l’Empereur. Elle fut avertie ; et lorsque Henri VI, tenant devant lui un parchemin, sur lequel il écrivait avec une plume d’or les noms des victimes et les supplices divers qu’il leur destinait, demanda à boire, selon sa coutume, on lui servit un flacon de vin empoisonné. Il but sans rien sentir et poursuivit son travail. Il parlait par phrases rompues, tout en écrivant. À Constance il faisait crever les yeux, puis il la reléguait dans un monastère ; un des chefs devait être pendu entre deux chiens ; un autre, pendu la tête en bas ; un autre, brûlé ; un autre, coupé en quatre ; un autre, traîné à la queue d’un cheval. Il disposait ainsi de cent quatre-vingts personnes, dont il arrangeait la mort, sans se douter que la mort le tenait lui-même.
Bientôt pourtant ses yeux se troublèrent : sa poitrine brûla. Il demanda des rafraîchissements, qui ne le calmèrent point. Des médecins vinrent et annoncèrent une décomposition qu’ils ne comprenaient pas.
— Je suis empoisonné, s’écria-t-il d’une voix éclatante ; – et il tira son poignard.
Les favoris qui l’entouraient le virent alors si effrayant, qu’ils prirent la fuite. Le tyran se jeta sur un médecin, et le retenant :
— Sauve-moi ou je te tue, lui dit-il.
— Sire, répondit le docteur en maîtrisant son épouvante, calmez-vous ; je vais à l’instant chercher une potion qui éteindra le feu dont vous êtes dévoré.
Le médecin s’échappa et ne reparut point.
L’Empereur, absolument seul, appelait tous ses gens. Personne ne venait. Il s’épuisa de hurlements. Il voulut marcher ; ses jambes chancelantes ne le soutenaient déjà plus.
— Un prêtre ! s’écria-t-il enfin d’une voix sombre, – un prêtre ! je vais mourir.
Le silence le plus profond régnait autour de lui. Dans son agonie, le monarque s’agitait sur son siége impérial, tenant toujours son poignard et balbutiant des mots sans suite. Au bout de quelques minutes pourtant, il entendit des pas. Une porte s’ouvrit et un homme parut. Le prince releva la tête.
— Écoutez, dit-il en montrant le parchemin, faites exécuter tous ces coupables à l’instant, je veux revoir du sang ; – je veux qu’on me sauve : – ne suis-je pas l’Empereur ?
Mais celui qui venait d’entrer était un vieux prêtre, courbé sous le poids des années et des peines.
— Je croyais, dit-il, que vous m’appeliez pour confesser vos crimes !
— Mes crimes ! dites-vous, qui ose parler de mes crimes ?
— Les Siciliens égorgés, massacrés, mutilés par vous ; Richard-Cœur-de-Lion, ce prince de la croix, enfermé dans un cachot par vos intrigues ; les dignités de l’Église vendues ; le sang des justes versé ; et les lignes sanglantes de ce parchemin : ne sont-ce pas là des crimes ? Et la mort d’Albert de Louvain, l’avez-vous expiée ? Le jour où vous avez ordonné ce meurtre sacrilége, je vous ai dit : – « Un autre jour viendra où ce forfait se lèvera devant vous. Vous avez refusé grâce ; ce jour-là, à votre tour, vous la demanderez et peut-être vous ne l’obtiendrez pas. » Mais non, la miséricorde de Dieu est grande ; elle vous offre le pardon.
— Ô ciel ! murmura Henri VI, qui êtes-vous donc ?
— Le chanoine Thomas. Je vous apporte de tristes paroles : préparez-vous à la mort.
— À la mort ! je mourrais sans me venger ! Où sont mes officiers, mes gardes, mes vassaux, mes chevaliers, mes serviteurs ?
— Vous n’en avez plus.
— Ma couronne…
— Elle n’est plus à vous.
— Et je mourrais ainsi ! reprit Henri, passant tout à coup de la rage à la terreur : ô grâce, mon père, je vais vous confesser tout ! Vous pouvez me faire grâce ; vous êtes un saint homme ; vous pouvez me réconcilier avec Dieu. Donnez-moi l’absolution et Dieu me recevra !
— Malheureux prince ! que le repentir vous touche ; vous avez à expier. Vous qui avez été inflexible, vous le voyez, ici-bas tout vous abandonne. Confessez donc vos péchés ; que Dieu parle à votre cœur, au moment où la tombe va s’ouvrir…
Mais Henri VI était devenu muet.
Cette scène ne dura que quelques moments. L’Empereur s’agita, se tordit, poussa des cris rauques, et ne pouvant trouver, ni dans son cœur, ni dans sa bouche, un mouvement de vrai repentir, il ne put se débarrasser du fardeau de ses forfaits. Et, rendant l’âme avec une sorte de grondement affreux, il tomba la figure bouleversée sur le tapis.
Le vieux chanoine de Liége se mit à genoux auprès du mort et fit sur lui les dernières prières. – C’était le 28 septembre de l’année 1197.
Comme Henri VI était mort sous l’anathème, on n’osa pas l’inhumer en terre sainte. Mais on lit dans la légende de saint Albert de Louvain (appelé aussi saint Albert de Liége) que, trois mois après, le bon saint apparut au Pape et lui dit :
— Puisque j’ai pardonné, pardonnez aussi.
Alors le Souverain-Pontife permit qu’on enterrât parmi les chrétiens la dépouille mortelle de l’Empereur.
Quant à son nom, il est resté dans la fange des noms maudits.
Si c’était un vieux voleur, ce juge disait : Pendez, pendez, il en a fait bien d’autres. Si le voleur était tout jeune, il disait : Pendez, pendez, il en ferait bien d’autres
HENRI ESTIENNE.
Par une fraîche matinée d’avril, – permettez-moi aussi ce début, qui est de mode, – en l’année 972, un homme de bonne mine, entre deux âges, s’était arrêté devant une petite maison de construction singulière, qu’on apercevait isolée à cent pas de la Payen-Porte, près de Liége. Cette maison était ronde, bâtie en palissades d’osier hourdées d’un mastic durci, couverte de joncs rassemblées en pointe de ruche, et ornée à l’extérieur de grossières peintures qui représentaient des ours, des loups et d’autres bêtes féroces. Elle n’avait de fenêtres que deux étroites baies refermées par des volets de bois blanchi. Au-dessus de la porte, qui était close, s’étendait le cadavre à demi desséché d’une vaste chouette ; sous ce trophée pendait à une corde de cuir un maillet de bois, avec lequel on frappait lorsqu’on demandait à entrer.
La seule chambre qui composât cette maison était fort grande. Elle n’avait pour tout mobilier qu’un poêle en briques, une très longue table, quelques escabeaux, des armes et un coffre ; mais ce coffre, qui renfermait la vaisselle d’étain, contenait aussi, disait-on, beaucoup d’or.
Le maître de cette maison, assis sur une lourde escabelle, la tête appuyée sur sa main droite et le coude posé sur la table, semblait plongé en ce moment dans une méditation sérieuse.
Les doigts de sa main gauche maniaient le manche d’un long et large poignard, passé dans sa ceinture de laine verte. Ses jambes étaient vêtues d’un pantalon étroit de drap jaune de Liége, et son corps serré dans un pourpoint de buffle lacé par-devant. Sa tête nue et ses longs cheveux noirs, répandus en désordre sur ses épaules larges, laissaient voir une mâle et rude figure brunie, où se dessinaient avec fermeté tous les traits d’un caractère résolu. Cet homme de haute taille était Henri de Marlagne.
Devant lui, de l’autre côté de la table, était assise Anne Bouille, sa femme, insouciante créature au jugement des étrangers, qui se trompaient à l’apparence, mais compagne adroite et résolue du robuste chef qu’elle avait choisi pour époux. Elle était fière de Henri de Marlagne, parce qu’elle le voyait redouté…
Tout à coup, en jetant un coup d’œil à travers une fente de la porte, elle aperçut l’homme arrêté sur le chemin.
— Que veut cet homme qui examine ainsi notre demeure ? dit-elle.
Henri se détourna lentement, ouvrit un des petits volets et regarda. En voyant l’homme coiffé d’un bonnet de pelleteries blanches, et vêtu d’une sorte de tunique sombre, étroite, qui tombait, fendue des deux côtés, jusqu’au milieu de la cuisse, sur un large pantalon violet, Henri de Marlagne se retira d’un air presque indifférent, referma le volet, rentra dans le demi-jour qui était habituel à sa maison, et dit doucement :
— C’est un chanoine de Saint-Lambert, ou c’est un étranger ; ce n’est rien d’inquiétant.
Et il retomba dans sa méditation.
Cependant l’homme, en l’apercevant, s’était retiré.
— Tu ne crains donc rien, Henri ? dit la jeune femme, après un moment de silence, en prenant son petit enfant dans son berceau : on dit bien, des choses du nouveau prince.
— Que dit-on ? demanda Henri de Marlagne, d’un ton distrait.
— Mais on dit que Notger… Il s’appelle Notger, n’est-ce pas, le nouveau prince-évêque ?
— Notger, en effet.
— De quel pays est-il ?
— De la Souabe, je crois. Il a été moine, en Suisse, au monastère de Saint-Gal ; puis il a dirigé dans ce pays les écoles de l’abbaye de Stavelot. C’est un savant homme[10] ; il nous est donné pour prince et seigneur par l’empereur Otton.
— Est-il sacré ?
— Il l’a été par l’archevêque de Cologne.
— On dit donc que l’évêque Notger veut rétablir l’ordre et la police dans le pays de Liége ; qu’il a préparé beaucoup de lois ; qu’il a parlé de soumettre Henri de Marlagne et sa bande, comme il appelle tes braves…
— Nous verrons ! répliqua violemment Henri en serrant le manche de son poignard.
Et il se leva.
Après avoir fait quelques pas incertains, il mit sur sa tête une toque de cuir surmontée d’une plume verte, prit son bâton ferré et sortit.
Tout le monde dans Liége semblait le connaître, et l’honorer ou le craindre ; tout le monde le saluait. Il parcourut les rues tortueuses, s’arrêtant fréquemment pour dire un mot à la porte de ses amis ou plutôt de ses sujets ; car il y avait dans la ville deux cent vingt hommes de résolution qui le reconnaissaient pour leur seigneur. Il traversa le pont de la Meuse, que Notger faisait réparer, et qui, dit-on, avait été bâti par Ogier-le-Danois, ce vaillant neveu de Charlemagne, que les Liégeois réclament comme leur concitoyen. Il fit une course dans la campagne et ne rentra à sa maison qu’à la chute du jour. On y avait apporté une grande quantité de viandes, que la jeune femme faisait rôtir ; cinquante grands pots d’étain, pleins de vin de la Meuse, étaient rangés sur la longue table. Bientôt tous les amis et sujets de Henri arrivèrent, et le souper commença.
Ils parlèrent de leurs exploits, de leurs prises, des maisons riches qu’ils avaient dépouillées, des marchands qu’ils avaient détroussés sur les routes. Ils burent à la santé de leur chef Henri de Marlagne.
Ces hommes formaient, comme on l’a dit, une bande de deux cent vingt brigands, qui habitaient Liége et infestaient le pays. Ils étaient tous d’anciens hommes de guerre, que les sanglantes querelles du temps avaient habitués à ne plus vivre que de rapines. Chacun d’eux avait sa maison dans la ville ou aux portes. Ils étaient connus tous : on savait leur profession, et on les redoutait tellement, qu’on n’avait pu jusqu’alors les dompter. La justice d’Éracle, le précédent évêque, avait échoué devant eux. Lorsque les officiers de police avaient saisi un des brigands, et qu’on voulait le jeter en prison, il était aussitôt enlevé par un détachement de ses camarades, pendant que d’autres pillaient et détruisaient la maison du juge qui avait osé s’attaquer à eux. On n’osait plus même porter plainte.
Comme ces bandits, sachant bien ce qu’ils faisaient, protégeaient les pauvres gens contre les seigneurs, ils avaient pour eux les masses. Les marchands, qui avaient besoin de traverser le pays sans mésaventure, n’avaient qu’un moyen : ils payaient une contribution à Henri de Marlagne, qui leur donnait une escorte ; et ils s’accommodaient de cette protection. Les hommes riches, qui voulaient de leur côté dormir en paix, avaient soin d’envoyer tous les mois un présent au chef ; Henri prenait pour lui double part, et distribuait le reste à tous ses camarades, avec une parfaite intégrité.
On racontait de lui une foule de traits. Un jour qu’un pauvre homme avait été condamné à une amende d’un marc d’argent, comme il ne pouvait le payer, il allait être mis en prison. Henri alla trouver le juge qui avait porté la sentence. – Je suis Henri de Marlagne, lui dit-il ; j’ai besoin d’un marc d’argent. – Le juge, un peu effrayé, se hâta de compter la somme, que le chef porta au condamné.
Mille anecdotes de ce genre, plus ou moins fondées, circulaient ; mais on en racontait aussi de plus sinistres. Ceux qui résistaient à la bande de Henri étaient mis à mort ; on savait bien des meurtres et bien des crimes horribles. Tout le monde se plaignait, mais à voix basse, même ceux qui transigeaient avec le chef. On murmurait contre la molle justice du prédécesseur de Notger. On témoignait quelque espoir dans la vigueur de celui-ci.
Henri de Marlagne en était préoccupé ; c’était pour aviser qu’il avait réuni ses hommes.
— Je vous ai rassemblés tous, – leur dit-il, – et, à l’exception de quatre sentinelles qui sont dehors, je vous vois bien tous ici. Nous avons à traiter une question grave. Notger, le nouveau prince des Liégeois, n’est plus assurément cet Éracle, qui nous laissait vivre[11]. Notger, quoiqu’il vienne de la Souabe, se prétend originaire du pays de Liége, et descendant du sang de Charlemagne. Il en a toute l’activité et toute l’énergie. Il veut, je le sais, réformer nos manières, éteindre les coutumes de la guerre, et nous soumettre à sa loi. Le souffrirons-nous ? Changerons-nous nos habitudes ? Je vous ai réunis, camarades, prévoyant bien votre réponse, pour vous proposer de recueillir chacun ce que nous possédons, et de nous retirer demain, une heure après la nuit, à la forteresse de Chiévremont…
J’aurai soin, reprit Henri, de prévenir le seigneur Immon, qui commande cette belle montagne et qui nous aime. Nous serons au moins là dans un abri imprenable. Nous ne craindrons ni surprise, ni violence. Rien ne sera nouveau dans nos usages, excepté le logement ; et Liége demeurera toujours sous notre main : car le château de Chiévremont, où je puis vous promettre que nous serons reçus à bras ouverts, n’est qu’à deux lieues d’ici…
Henri de Marlagne se tut, et un bruit confus de chuchotements et de conversations vives remplit aussitôt la salle rustique.
— Le chef a raison, dirent enfin toutes les voix : Chiévremont ! Chiévremont !
Un seul homme se montra contraire à cette manifestation unanime. C’était Harlet.
— Je n’approuve pas, dit-il, pour mon compte ; la retraite à Chiévremont. Réunir toutes nos forces en un seul point, ce serait nous exposer à périr tous ensemble, sans espoir de secours et de diversion. Songeons plutôt à nous disperser adroitement dans le pays. Je sais d’ailleurs qu’il est dans les projets de Notger, qui veut à tout prix ramener la paix publique dans le pays de Liége, d’enlever et de détruire la forteresse de Chiévremont…
— Quand Notger enlèvera Chiévremont, dit grossièrement un des bandits, toi, Harlet, tu prendras la lune.
Il paraît que ce dicton avait cours déjà au dixième siècle.
— Chiévremont ! s’écria un autre, une forteresse où des armées réglées ont échoué !
— Bâtie dans les airs sur un rocher à pic ! dit un troisième brigand.
— Mais, s’écria Harlet, ne peut-on pas s’en rendre maître par surprise ?
— Jamais, quand nous y serons ! Ce fut le cri général. Chiévremont ! Chiévremont ! et vive Henri de Marlagne !
— Si vous me croyez, ajouta un des assistants, au signe duquel on fit silence, puisque la résolution est bonne, exécutons-la de suite. On ne se repent jamais que du temps perdu. Trois heures nous suffisent pour nos apprêts ; et nous pouvons partir avant le jour.
Harlet pâlit à ces paroles. C’était le seul traitre de la bande, si on peut appeler traître celui qui trahit des voleurs. Mais puisqu’un seul traître suffit pour trafiquer d’une nation, un seul aussi peut livrer une bande de brigands. Harlet s’était vendu à Notger. Il lui avait promis, moyennant une solide récompense, de lui donner les moyens de s’emparer de Henri et de ses compagnons. S’ils se retiraient à Chiévremont, qui était un repaire inexpugnable, son marché manquait. Il s’efforça donc de gagner du moins jusqu’au lendemain soir, comme l’avait d’abord proposé Henri de Marlagne. Mais on ne l’écouta point ; et il fut décidé qu’on partirait à quatre heures du matin.
Tous les bandits burent un dernier coup ; et chacun d’eux se leva pour aller faire ses préparatifs. Harlet se rendit à la hâte chez le prince-évêque, qui allait se mettre au lit. Il lui conta ce qui se passait.
— Tu es un fidèle serviteur, lui dit Notger : il n’y a donc pas une heure à perdre !
L’habile prince avait pris ses mesures de justice : pour être toujours prêt à l’occasion, il avait fait juger les brigands par un tribunal régulier ; et il était muni de leur sentence.
Il appela aussitôt ses officiers, remit son bonnet de pelleteries blanches et sa tunique noire ; car c’était l’homme qu’Anne Bouille avait vu le matin examinant la maison de Henri. Il envoya éveiller tous ses hommes d’armes, qui arrivèrent au nombre de huit cents. Il leur adjoignit des bourgeois armés, sur lesquels il pouvait compter, et dont il connaissait le courage. Puis, ayant fait l’examen de toutes ses forces dans la cour de son palais épiscopal, il les divisa en deux cent dix-neuf petits pelotons ; il assigna à chacun le poste où il devait se rendre et la besogne précise qu’il avait à faire. Il distribua de sa main deux cent dix-neuf cordes ; et tous ces hommes sortirent en silence à deux heures du matin…
À la pointe du jour, – ce fut dans tout Liége une grande rumeur. Tout le monde poussait des cris de surprise. On se heurtait dans tous les sens. Aux portes de deux cent dix-neuf maisons, on voyait un homme pendu. C’étaient, excepté Harlet, tous les compagnons de Henri de Marlagne. Plus ou moins criminels, plus ou moins vieillis dans la vie de brigands, on leur avait fait à tous égale justice. Leurs femmes et leurs enfants pleuraient avec désespoir et n’osaient plus se montrer, lorsque parut un héraut, qui déclara à tous les carrefours que les familles des morts étaient sous la formelle protection du Prince, et qu’il était interdit à tout Liégeois de leur nuire, sous peine d’offenser la personne même du seigneur-évêque.
Pendant que la plus grande partie du peuple se félicitait d’être délivrée ainsi d’une bande formidable, qui avait fait si longtemps la terreur de la ville, Harlet se dirigea vers la maison de Henri. Il fut étonné de ne pas le voir pendu à sa porte.
— Se serait-il échappé ! pensa-t-il avec frayeur.
Il s’approcha ; il vit au-dessus de la chouette un grand clou auquel un bout de corde était encore attaché.
— On l’aura sauvé, dit-il en sentant redoubler son effroi.
Après un moment d’hésitation, il entra ; il vit à terre un corps mort : c’était celui de Henri de Marlagne.
Anne Bouille, en pleurs, était agenouillée à côté, et penchée sur le visage, qu’elle arrosait de ses larmes. Elle leva la tête lentement, au bruit de la porte qui s’ouvrait, et tira doucement le long poignard de Henri. Harlet ne vit pas ce mouvement. En reconnaissant cet homme, une sorte de consternation pesa sur elle.
— Quoi ! c’est vous, Harlet ? dit-elle, vous n’êtes pas mort comme eux tous ? vous êtes le seul !
— Le seul, il est vrai, reprit le traître, et je venais vous offrir des consolations.
Une rougeur de colère envahit à ces mots la pâle figure d’Anne Bouille.
— Des consolations ! dites-vous ; je me souviens du personnage que vous faisiez hier ; et, je le sens, c’est vous qui nous avez trahis ! Vous aviez juré pourtant de mourir tous ensemble ! Tenez donc votre serment !
Elle n’avait pas achevé cette parole, qu’en une seconde elle avait frappé de son poignard le cœur de Harlet.
Le dernier des brigands tomba avec un hurlement étouffé ; et la jeune femme, prenant son enfant dans ses bras, s’enfuit à travers la campagne.
Le soir de ce jour-là, elle occupait en sûreté une petite chambre tapissée de cuir vert dans une des tours du château de Chiévremont.
Qu’importe le moyen ! pourvu qu’on nous délivre
GARNIER. Œdipe.
On voit à deux lieues au sud-est de Liége une montagne à pic, presque toujours inaccessible, où jadis habitaient seuls de pauvres chevriers qui paissaient leurs troupeaux ; on l’appelait de temps immémorial Chiévremont, ou la Montagne des Chèvres.
Quand vint, sous les successeurs impuissants de Charlemagne, la grande désorganisation féodale ; quand chaque capitaine ou seigneur, refusant d’obéir à des princes qu’il ne révérait plus, voulut se faire indépendant ; quand les invasions des Normands obligèrent chaque localité à se défendre, chaque manoir à soutenir l’assaut, sans attendre l’aide du souverain, partout il s’éleva des forteresses. Celles qui résistèrent le mieux donnèrent le plus de fierté à leurs maîtres. Une foule de petits seigneurs essayèrent du pouvoir absolu.
Un descendant de la race de Clovis, s’étant emparé du mont des Chèvres, y bâtit au sommet un château fort et entoura la base d’une lourde muraille, sur laquelle ses hommes se promenaient à cheval. Il se déclara libre de tout devoir envers les suzerains du sang de Charlemagne qui, disait-il, avaient usurpé les droits de sa race. On assiégea vainement Chiévremont ; il y demeura indépendant.
Immon, son petit-fils ou du moins son successeur, était seigneur de Chiévremont, en 972, sous le règne de Notger. Celui-ci, relevant de l’Empire pour le temporel de ses États, souffrait impatiemment de ne pas recevoir les hommages du sire de Chiévremont ; il souffrait plus encore des brigandages que le seigneur Immon faisait peser sur son peuple.
Plusieurs fois, il l’avait sommé de le reconnaître pour son suzerain et de lui rendre les devoirs et les redevances de vassal. Immon n’avait pas même daigné lui répondre. Dans son orgueil, lui qui sortait, disait-il, de la tige des premiers rois francs, renversée par Pépin-le-Bref, il se croyait bien au-dessus de Notger, lequel, venu de la Souabe, n’était issu que du sang de Charlemagne. Loin donc de saluer un souverain dans Notger, il semblait ne trouver en lui qu’un ennemi ; et, s’il n’avait pas assez de troupes pour lui faire une guerre réglée, il le harcelait par des escarmouches perpétuelles et par de petites guerres de partisans qui désolaient le pays.
Comme presque tous les seigneurs, depuis les dévastations normandes, Immon faisait consister la plus riche partie de sa fortune dans la rapine et les expéditions de grande route. Longtemps, il s’était entendu avec Henri de Marlagne. Mais depuis que Notger, ayant surpris Henri et sa bande, les avait fait tous pendre à leur porte, Immon n’avait plus d’ami ; il n’avait dans les autres seigneurs fortifiés du voisinage que des concurrents, qui détroussaient comme lui les voyageurs et pillaient comme lui les maisons où ils pouvaient s’introduire. Seulement ces autres chefs de manoir, moins habiles que lui, ou moins sûrs de leurs retraites, se laissaient battre plus souvent. Notger de temps en temps en soumettait quelques-uns ; et le nombre des brigands était sensiblement diminué dans le pays[12]. Immon n’en était pas fâché : la chasse, comme il disait, en devenait plus abondante.
Il avait, dans son vaste repaire, quatre cents hommes robustes et vaillants, que rien n’avait pu séduire ; et une armée de trente mille hommes ne l’eût pas délogé des tours de Chiévremont, toujours munies de vivres pour une année. Il avait fait creuser, à une profondeur inouïe, un puits intarissable ; car il descendait au niveau d’une petite rivière voisine. Il bravait donc impunément Notger.
Cependant le Prince-Évêque lui fit faire des propositions si avantageuses ; il lui offrit tant de terres, tant de profits et de bénéfices, s’il voulait renoncer à sa vie aventureuse et faire un simple hommage, non pas au prince, mais à l’église de Liége ; il lui présenta d’une façon si gracieuse les nobles fonctions de défenseur de Saint-Lambert ; il lui offrit avec tant de déférence la bannière de l’église cathédrale, que le vaillant Immon fut ébranlé. Il en parla à ses hommes d’armes, auxquels il faisait de bonnes parts.
Ce bruit vint aux oreilles d’Anne Bouille, qui, depuis quelques mois, habitait une tourelle du château de Chiévremont. La veuve de Henri de Marlagne frémit à la pensée d’une paix avec les bourreaux de son époux et de ses amis. Tout occupée jusque-là de sa douleur et de son petit enfant, elle n’avait paru que deux ou trois fois devant Immon, qui ne l’avait pas remarquée. Alors elle s’alla jeter à ses pieds.
Remise de ses premières angoisses, animée par une passion ardente, elle supplia le chef de se défier des promesses qu’on lui faisait ; elle lui rappela l’exécution nocturne des deux cent vingt compagnons de Henri, au moment où il voulait réunir sa troupe aux braves de Chiévremont : elle parla avec tant de feu et tant d’éloquence, qu’elle changea les idées d’Immon. Un sentiment nouveau eu fut peut-être aussi la cause. Immon se surprit étonné de n’avoir pas remarqué plus tôt le trésor qu’il possédait dans son manoir. Il releva la jeune veuve, et, fasciné par elle, il lui promit tout, si elle voulait l’épouser.
— Veuve de Henri de Marlagne, dit-elle, je ne lui donnerai jamais un successeur que pour le venger. Voyez, seigneur, si cette dot vous convient.
Immon n’était pas marié ; il avait trente-cinq ans ; il trouvait sa vie de brigand douce et commode ; il promit tout, de nouveau ; il renvoya à l’instant, avec un refus formel, l’émissaire de Notger, épousa Anne, et adopta le fils de Henri, en jurant de venger son père.
Les courses recommencèrent donc. Tout marchand qui venait dans le pays de Liége, s’il n’avait pas transigé avec Immon et acheté un sauf-conduit, était bien sûr d’être pillé. Tout Liégeois qui sortait de la ville était détroussé, et s’il résistait, mis à mort. Toute maison riche qui ne pouvait soutenir un siége était dévalisée. Des escouades armées sortaient souvent de leur retraite, descendaient la montagne, et allaient faire du butin dans Liége même.
Anne, que son nouvel époux comblait d’or et de riches étoffes, se réjouissait et battait des mains toutes les fois qu’on avait tué un des hommes d’armes, ou mis à rançon quelque officier de la justice de Liége.
Plusieurs mois se passèrent ainsi ; la désolation croissait dans le pays ; les habitants tremblaient dans leurs demeures et n’osaient pas en sortir.
Anne Bouille, que ces désastres réjouissaient, allait bientôt rendre père le seigneur Immon. Il lui vint une pensée dictée encore par la vengeance, et calculée avec assez d’habileté.
— Je vais vous donner un fils, dit-elle à Immon. Il faut que cet enfant soit un lien de plus entre nous, et que sa naissance achève l’accomplissement des promesses que vous m’avez faites. Cessez pour un instant de faire la guerre au Prince-Évêque. Envoyez-lui un héraut qui lui dise que vous consentez à la paix ; que vous traiterez avec sa suzeraineté ; que vous déposerez les armes, mais que vous souhaitez qu’il vienne baptiser l’enfant qui va bientôt naître. Il sera réjoui de vos offres ; il viendra, n’en doutez pas : il amènera les principaux dignitaires de son clergé pour vous faire honneur ; peut-être ses conseillers. Ceux-là, nous les pendrons aux créneaux de vos tours ; le clergé, nous le mettrons à rançon, parce qu’il est consacré à Dieu ; quant à lui, qui est l’oint du Seigneur, nous nous contenterons de lui faire signer une charte, qui vous donnera tout ce qu’il vous a offert, en vous laissant votre indépendance. Nous l’obligerons encore à vous nommer haut-avoué de la Hesbaie. Cette vengeance me suffira.
Immon, toujours subjugué par Anne, lui répondit qu’il serait fait comme elle souhaitait ; et il donna des ordres à sa troupe, qui se tint en repos.
Il envoya son héraut à l’Évêque. Notger fut ravi de ces ouvertures. Mais les derniers excès de la bande de Chiévremont avaient excité dans Liége tant de clameurs et de colère, qu’il n’était pas facile de faire approuver au peuple une paix sans justice, c’est-à-dire sans châtiments, avec les brigands d’Immon. D’ailleurs, lui-même, Notger sentait qu’il devait punir un rebelle insolent. Sans donc soupçonner qu’on lui tendît un piége, il avisa aussi un stratagème, pour se défaire, s’il le pouvait, d’Immon et de sa troupe, comme il s’était délivré de Henri de Marlagne et de ses compagnons.
Pour être plus sûr de son projet, il n’en confia le secret à personne ; il attendit le jour de l’exécution. Ainsi des deux parts on se dressait des embûches. Ici ce n’étaient plus les formes de la justice ; c’était la guerre, avec ce qu’on est convenu d’appeler ses surprises.
Anne Bouille mit au monde un fils, qui fut reçu par Immon avec de grands transports de joie. Elle demanda qu’on ne le baptisât que le dixième jour, afin qu’elle pût être présente à la vengeance qu’elle méditait.
Le seigneur de Chiévremont fit donc prévenir Notger du jour où il désirait le recevoir. L’Évêque répondit qu’il irait avec son clergé en procession solennelle. C’était justement ce qu’espérait la jeune femme.
Au jour assigné, on vit arriver de Liége une troupe nombreuse de gens d’Église qui marchaient deux à deux, tous revêtus de chapes, de surplis, de dalmatiques ; tous ayant la tête couverte du camail et portant des flambeaux à la main. Anne les comptait du haut des remparts. Ils étaient plus de six cents.
— Voyez, disait-elle, comme Notger veut nous séduire, et quels honneurs il nous fait ! Il y là toutes ses paroisses. Quelles rançons nous allons avoir ! et déjà je reconnais deux conseillers !
Pâle et souffrante encore, elle souriait à son mari, pendant qu’au pied de la montagne on ouvrait les portes de la première enceinte à la phalange de l’Évêque, et que les gardes s’inclinaient devant les croix et les bannières. Le Prince fermait la marche ; et l’on voyait sa troupe brillante montant lourdement par les sentiers sinueux.
Tous les habitants de Chiévremont s’étaient rangés sur les remparts pour recevoir Notger. Ils étaient quatre cents hommes, comme on l’a dit, avec leurs familles. Car ce manoir n’était pas un simple château ; c’était une petite cité fortifiée, qui avait des rues et des places. On y comptait même deux églises, dédiées à la sainte Vierge et à saint Jean ; une troisième au pied de la montagne était sous l’invocation des saints Côme et Damien.
Après une demi-heure de marche pénible, la tête de la procession parut à la porte de la citadelle. Immon aussitôt rangea ses soldats en deux haies sur l’esplanade, afin de cerner la troupe de l’Évêque, et il fit lever les herses.
Les Liégeois en chapes et en surplis étendirent en avançant leurs deux lignes devant les soldats du chef ; tout s’arrangeait des deux parts d’une manière convenable.
Quand Notger fut entré, on referma les portes ; Anne Bouille poussa un cri de joie. Mais son allégresse fut courte.
— Seigneur, dit Notger en s’avançant vers Immon, cette forteresse ne vous appartient plus. Elle est à moi.
— Sans doute, reprit Immon étonné, vous ne parlez pas sérieusement, seigneur Évêque.
— Très sérieusement. Comme seul prince et seigneur du pays de Liége, j’ai seul droit aussi de tenir cette forteresse ; et, si vous en sortez de bonne grâce, je vous offre encore d’amples dédommagements…
Le châtelain ne répondait plus que par des accents de fureur étouffés, mêlés de regards ironiques. Il éleva la main vers ses bandits. Mais sans attendre qu’on le prévînt davantage, Notger, en sommant de nouveau le brigand, de se rendre, donna un signal convenu.
Aussitôt les camails, les chapes, les surplis tombèrent à terre, et laissèrent voir, au lieu de clercs et de chanoines, six cents hommes d’armes revêtus de casques, de cuirasses, de lourdes épées et de bonnes haches d’armes. Ayant lancé leurs flambeaux à la figure d’Immon, qui était loin de prévoir une telle péripétie, les hommes d’armes de l’évêque tombèrent à grands cris sur les quatre cents voleurs.
Ce fut une bataille vive et terrible et un épouvantable massacre.
Notger s’était fait accompagner des plus déterminés Liégeois. Les quatre cents sujets d’Immon, au bout d’une heure, étaient tous mis à mort.
Anne, s’attachant à son époux, avait cherché à lui faire un rempart de son corps. Un homme d’armes la saisit, et, reconnaissant la veuve de Henri de Marlagne, il la précipita dans le puits de Chiévremont, qui était un abîme, pendant que d’autres lançaient Immon lui-même, du haut des remparts, dans les précipices où il tomba sans vie[13].
Après cela, les hommes du Prince, mirent le feu à la place, démolirent tout, jusqu’aux églises, dont ils emportèrent les reliques, et ils ne sortirent qu’après avoir fait du repaire un monceau de ruines.
L’enfant d’Immon et d’Anne fut baptisé et emporté à Liége. On ignore ce qu’il devint ensuite. Mais, si vous allez à Chiévremont, les villageois vous diront que sur cette montagne, qui n’est plus un coupe-gorge, on entend encore la nuit des gémissements dans le feuillage, où trois âmes se viennent lamenter, celles d’Immon, de sa femme et de son enfant…
Quant à Notger, il poursuivit glorieusement son administration, qui l’a fait regarder comme le véritable fondateur de Liége. À sa mort, tout le monde le pleura ; et pourtant, dans la ville qui lui doit tout, il n’a pas d’autre monument que cette belle inscription, qu’on trouve dans des livres, mais qui n’est gravée nulle part :
Notgerum Christo, Notgero cætera debes[14].
On voit des effets dont on ne sait pas toujours les causes.
LAMOTHE-LEVAYER.
Adolphe de La Marck, Prince-Évêque de Liége, régnait depuis près de vingt ans sur ses turbulents sujets, lorsqu’il se décida à vendre la ville de Malines, dont la seigneurie appartenait à l’évêché de Liége, mais qui était gouvernée par des avoués puissants, – les Berthold, – qui tinrent tête plus d’une fois aux ducs et aux comtes leurs voisins. Louis de Nevers, comte de Flandre, déjà d’accord avec Adolphe de La Marck, avait acheté les droits et le titre d’avoué de Malines, de l’héritier du dernier Berthold ; et, le 3 décembre de l’année 1333, il traita avec le Prince-Évêque, de sorte que la ville de Malines devint sa propriété et son domaine, à condition pourtant qu’elle resterait fief de l’église de Liége et soumise à l’hommage féodal.
Mais cette vente n’eut pas lieu sans exciter de grands mécontentements. Les bourgeois de Malines avaient de l’antipathie pour Louis de Nevers ; ils se mutinèrent. Ils envoyèrent des députés au peuple de Liége, qui, dans des rassemblements tumultueux, désapprouvant la conduite du prince, passa du blâme aux murmures, et des murmures à l’émeute. Jean III, duc de Brabant, qui avait sur Malines des prétentions de voisinage, fomentait les troubles. On se battit à Malines ; on se battit plus sérieusement dans les rues de Liége. Les révolutions, grandes ou petites, ne manquent jamais de mettre deux partis en présence.
Adolphe de La Marck avait senti que l’administration et le patronage de la ville de Malines lui étaient plus préjudiciables que profitables, à cause de l’éloignement ; il sentit aussi qu’il ne pouvait reculer sur une vente consommée ; il dut s’obstiner à la maintenir. Ses officiers parlèrent au peuple ; mais ils ne le calmèrent pas. Dans un moment de sédition, le comte de Looz, qui avait été mambour de Liége ou gouverneur du pays révolté contre son Évêque, insulta le comte de Hermal, vieux seigneur austère et plein de vertu, qui tenait le parti du prélat. Hermal cherchait à calmer les mécontents ; il montait pour cela au perron, qui était déjà le forum des libertés liégeoises ; il voulait annoncer à la foule des paroles de paix ; le comte de Looz se jeta sur lui, et le contraignit à descendre, avec un mot outrageant que le vieillard ne put supporter. Les deux champions tirèrent leurs dagues au milieu de la foule ; et, quoique Looz fût le plus robuste et le plus jeune, le comte de Hermal l’étendit à ses pieds.
Aussitôt la multitude poussa des hurlements de fureur ; elle éleva en l’air le corps du comte de Looz, en criant vengeance, pendant que les gardes de l’évêque faisaient sauver Hermal avec un bonheur inespéré. Le peuple en effet, après quelques minutes de cris féroces, chercha celui qu’il appelait l’assassin, quoiqu’il n’eût agi qu’en légitime défense ; comme s’il eût disparu par enchantement, on ne le trouva plus. La foule exhala plus vivement alors ses cris de rage. On promena par toutes les rues le corps du mort ; on alla en désordre au palais du Prince-Évêque, où les bourgmestres de Liége signifièrent à leur seigneur que le peuple allait prendre les armes, si le meurtre qui venait d’être commis restait sans vengeance.
Tout n’était pas rose en ce temps-là dans l’état de prince.
Adolphe de La Marck, qui était las de vivre dans des troubles continuels, se montra à la multitude ; il promit si formellement de faire informer sur le crime dont on parlait, et de donner aux plaignants satisfaction, que la foule apaisée rentra dans l’ordre pour le moment.
Mais, au bout de peu de jours, le meurtrier n’ayant pas été trouvé, les agitations, qui d’ailleurs étaient entretenues par les bourgeois de Malines et par les agents du duc de Brabant, recommencèrent. Elles duraient encore en 1334, lorsqu’un événement les calma tout à coup, du moins par rapport à la mort du comte de Looz. Il arriva à Liége un voyageur qui avait découvert la retraite du sire de Hermal et qui la révéla.
Le vieux seigneur, sauvé, comme on l’a vu, par les gardes du Prince-Évêque, avait trouvé moyen de sortir de la ville, à la chute du jour, sans être reconnu. Il s’était éloigné, se recommandant à Dieu, et ne songeant qu’à mettre la plus grande distance possible entre la ville de Liége et lui ; car il savait de quels périls il était menacé, pour avoir irrité le peuple. Il marcha pendant sept jours, se dirigeant vers les côtes de la mer où il pensait rencontrer un navire pour s’en aller en Angleterre. Il fit ainsi près de cinquante lieues. N’osant séjourner à Bruges, ville qui faisait avec Liége un très grand commerce, il se retira dans un petit hameau, lequel se trouvait à trois lieues de cette belle cité et à quatre lieues d’Ostende. Ce hameau ou village avait été très anciennement un poste de milice romaine, sous le nom de Portus Æpatiacus ; il s’appelait alors Schaerfout, et n’était habité que par deux classes d’hommes, de riches bourgeois de Bruges qui avaient là des maisons de plaisir au bord de la mer, et de pauvres pêcheurs logés dans de modestes cabanes, bravant tous les jours l’océan du Nord pour alimenter la sensualité de la cité opulente. Alors le commerce que les Flamands entretenaient avec tous les peuples du monde connu leur avait amené l’abondance et le luxe. La soie, le velours et l’or, prodigués dans leurs vêtements, faisaient de leurs villes comme autant de cours brillantes. Une reine qui vint à Gand vers ces temps-là dit en voyant les dames de la ville sous leur éclatante parure : Je croyais être ici seule reine : j’en aperçois mille. Les vices qui accompagnent l’excès des richesses étaient portés à un aussi haut point que le luxe. Il y avait de grands désordres dans les mœurs ; ces désordres enfantaient des crimes avec une fécondité effrayante : point de semaine qui n’eût son meurtre ; point de rue qui n’eût son déshonneur ; point de village qui n’eût sa honte.
Le village de Schaerfout, sous le rapport des mœurs, était surtout une petite Ninive. Les maisons de plaisance des riches bourgeois étaient des maisons de débauche. Les pêcheurs de la côte, gagnant leur vie, comme ils disaient, avec les jeunes seigneurs, étaient les agents de ce qu’ils appelaient leurs parties de plaisirs. Un seul homme, dans le hameau, le pauvre Éloi Blankenberg, se rappelait son nom de chrétien, en remplissait les devoirs, et fuyait le scandale. Il vivait de sa pêche avec la pieuse Yva sa femme ; et, le dimanche, ils ne manquaient pas d’aller prier avec ferveur, avec amour, avec douleur, à l’église presque déserte de Schaerfout : car leur fille Trudis[15], qui avait fait longtemps l’espoir de leur vie, menait une vie coupable. Un seul homme, mondain cependant, mais encore vertueux, les consolait parfois au sortir de l’église ; c’était le sire de Tronchiennes, qui venait tous les mois voir à Schaerfout un de ses vieux parents.
Or, ce fut chez l’honnête Éloi Blakenberg que le comte de Hermal vint demander asile, en attendant un navire qui partît pour l’Angleterre. Il était nuit, et le pêcheur était seul dans sa cabane au bord de l’Océan, avec sa femme Yva, pleurant l’absence de leur fille. Ils séchèrent leurs larmes dans une sorte d’empressement, pour accueillir l’étranger qui implorait un refuge. Hospitaliers et bons, ils l’accablèrent de tant de soins, qu’il se félicitait d’être venu à leur chaumière. Il s’en réjouit bien plus, lorsqu’il apprit qu’il était à Schaerfout, dont la triste renommée s’étendait au loin. Mais on était en hiver ; les tempêtes régnaient tellement, qu’aucun bâtiment ne paraissait. Force fut donc au comte de Hermal de prendre patience.
Lui aussi, il était chrétien. Le jour du dimanche étant venu, il alla à l’église ; il s’y fit remarquer par sa piété recueillie ; il ne pensait pas être reconnu là. Il le fut cependant par un marchand d’Aix-la-Chapelle, qui, traversant Liége, comme on l’a dit, indiqua sa retraite, peut-être sans mauvais dessein.
Quoi qu’il en soit, au mois de mars 1334, un jour de dimanche, pendant que le vieux curé de Schaerfout s’élevait dans la chaire contre les vices monstrueux de son époque et qu’il déplorait surtout les longs égarements du village coupable, annonçant, d’une voix qui semblait inspirée, la colère du Très-Haut, dont la bonté était lasse, – en ce moment, huit députés de Liége arrivèrent, pour réclamer celui qu’ils appelaient l’assassin du comte de Looz. Ils le désignèrent lorsqu’il sortit de l’église. Les principaux du village assemblés demandèrent à Hermal ce qu’il avait à répondre. Le vieux seigneur frémit ; car il savait que les Flamands étaient alliés des Liégeois. Néanmoins, fort de son innocence, il se raffermit bientôt ; il raconta avec candeur l’événement funeste qu’on qualifiait de meurtre. Mais les Liégeois, furieux contre lui, noircirent son récit ; et les bourgeois furent d’avis de le livrer. On ferma aussitôt les portes de l’église, afin qu’il n’y rentrât pas comme dans un asile.
Cependant le sire de Tronchiennes était là. C’était un seigneur qui paraissait avoir quarante ans ; il était homme d’autorité. Il prit vivement le parti du comte de Hermal ; et, tandis qu’on débattait les mesures à employer pour le livrer à ses ennemis, sans porter atteinte aux priviléges de la commune, il le reconduisit à la cabane d’Éloi Blankenberg, en lui conseillant de s’embarquer sur-le-champ, ne fût-ce que dans la chaloupe du bonhomme.
Ils s’y disposaient. Mais la foule les avait suivis. On somma Éloi de livrer son hôte ; il parut à sa porte et déclara qu’il s’y refusait.
Il était d’ailleurs impossible de se mettre en mer en ce moment. Comme si l’accomplissement des paroles prophétiques du vieux curé de Schaerfout fût venu, lorsqu’il cessait de les prononcer, une tempête éclata, prompte et sinistre. Les flots de la mer, lancés sur la côte, se ruèrent comme un torrent contre la foule qui voulait forcer la chaumière hospitalière du pêcheur ; et la foule effrayée recula. Le pêcheur sourit, en voyant sa maisonnette envahie par la mer et tout à coup entourée d’eau comme une île. Le comte de Hermal, par une lucarne étroite comptait ses ennemis ; tout le village s’était joint à eux, attendant que la mer se fût retirée pour venir le saisir. Mais la mer ne se retirait point ; la marée montait toujours, avec une voix égale au tonnerre ; les vents du nord, déchaînés, agitaient les frêles chaumières et déracinaient les vieux arbres, Blankenberg, seul, dans sa cabane, avec sa femme, avec son hôte, avec le sire de Tronchiennes, ne tremblait pas ; il avait auprès de lui sa fille, enfin revenue, mais non repentante ; et Trudis mourait de peur.
Les accroissements de la mer devenaient si rapides, que les ennemis du comte de Hermal reculaient à chaque lame que vomissait l’Océan. Bientôt la terreur les saisit aussi ; en regardant autour d’eux, ils se virent de toutes parts entourés d’eau ; la terre semblait s’abaisser ; le village tout entier s’était séparé de la terre. Le vent frappait avec véhémence, renversant, emportant les toits des maisons et des cabanes ; le sol s’agitait ; et le moment de la conflagration dernière paraissait arrivé. Toute la foule se retira vers l’église, qui était le lieu le plus élevé du hameau. On en rouvrit les portes ; la peur ramenant le besoin de la prière, la maison de Dieu fut remplie de pêcheurs à genoux. Mais aussitôt la mer plus furieuse s’éleva jusqu’au temple ; elle y entra ; on eût dit que l’éminence qui le portait s’effaçait pour la seconder dans sa vengeance. Les habitants de Schaerfout, que les flots gagnaient jusqu’au pieu des autels où s’était réfugié leur effroi hypocrite, appelaient leur vieux pasteur ; il n’était plus là…
Pendant que la tempête continuait et redoublait d’intensité, la nuit avait remplacé le jour. Dans sa cabane, Éloi en prières était calme. Mais le vent l’ébranlait à chaque bourrasque. La barque du pêcheur, amenée par les vagues, jusqu’à sa porte, lui offrait une sorte de retraite. Il y monta avec ceux qui l’entouraient, avec sa femme, avec Trudis, avec son hôte, avec le sire de Tronchiennes. Ils n’y furent pas plus tôt, que la chaumière disparut, comme tout le village que la mer dévorait…
Quand les lames se retirèrent, quand la tempête cessa, quand le jour reprit le dessus, on ne retrouva plus Trudis ; un coup de vent l’avait choisie, l’avait prise et l’avait jetée dans les flots. Tout le village de Schaerfout était englouti ; l’église même avait disparu ; et des sables amoncelés couvraient les iniquités de ce repaire de plaisirs. La barque s’arrêta auprès du clocher, qui seul restait debout. Le vieux curé en sortit, seul survivant, avec le comte de Hermal, le sire de Tronchiennes, la pieuse Yva, et Blankenberg.
Le pêcheur rebâtit sa cabane. Un nouveau village se fonda lentement sur les habitations englouties. On lui donna le nom même du bonhomme. C’est maintenant la petite ville de Blankenberg.
Ah, c’est pour conspirer que vous êtes à table !
GARNIER.
Il y avait vingt-quatre ans que Ferdinand de Bavière était Prince-Évêque de Liége. Ce prélat, oncle de l’Empereur, duc des Deux-Bavières, comte palatin du Rhin, archevêque de Cologne, abbé de Stavelot, évêque de Paderborn et de Munster, était trop grand prince et trop puissant peut-être. On a écrit qu’il regardait l’évêché de Liége « comme un de ces bénéfices dont on perçoit de loin les revenus[16]. » C’est exagéré. Mais, depuis vingt-quatre ans, Liége, qui n’avait pas vu six mois son évêque, était agitée de troubles continuels. Plusieurs partis s’étaient formés dans ce petit État, que pourtant la plupart de ses voisins laissaient neutre. Les uns voulaient toujours le placer sous le patronage de la France ; les autres cherchaient à le mettre sous la suzeraineté de l’Espagne ; d’autres enfin s’efforçaient de le maintenir sous la dépendance de l’Empereur.
Ces factions se réunissaient néanmoins sous deux seules bannières. Les partisans de l’Empereur et du Prince-Évêque s’appelaient les Chiroux, du nom d’un oiseau de passage, à cause de leur frivolité ; les autres, partisans du peuple, étaient nommés les Grignoux ou grognards. On vous le dira encore, à propos de Matthieu Laensberg, dont c’était l’époque. Le chef de la faction populaire, chéri de tous les métiers, était Sébastien Laruelle, l’un des deux bourgmestres, pour la seconde fois élu. Le parti ennemi le redoutait et l’exécrait ; on disait même, et c’était une de ces faussetés que les fureurs politiques ne se refusent pas, que le Prince avait mis sa tête à prix.
Le 14 avril 1637, Laruelle reçut du comte de Warfusée une invitation amicale à un très grand dîner d’apparat. Cette démarche le surprit. Puis il pensa que sans doute on voulait préparer la paix entre les partis ; et il résolut d’accepter ; car ses intentions, à ce qu’on assure, étaient bonnes. Il était lui-même si las des agitations, qu’il voulait, dit-on, se montrer disposé à tout ce qui ne compromettrait pas les droits et les libertés de la ville de Liége. Le banquet devait avoir lieu le 16.
René de Renesse, comte de Warfusée, était originaire de la Hollande. On contait qu’ayant trahi le roi d’Espagne, qu’il servait dans les Pays-Bas, et flétri par des sentences infamantes, qu’on ne spécifiait pas bien, il avait dû s’enfuir. Il s’était réfugié dans le pays de Liége, où il possédait des terres. On l’accusait encore de s’être vendu à l’Empereur, pour récupérer les dignités dont la maison d’Autriche l’avait décoré[17]. Il était devenu, par les recommandations de Ferdinand de Bavière, de qui il sut gagner la confiance, le chef des Chiroux, comme Laruelle était le chef des Grignoux.
Tout en s’habillant, le 16 avril, pour aller au grand dîner, le bourgmestre Laruelle remarqua l’air chagrin de son domestique, le fidèle Jaspar.
— Aurais-tu donc quelque peine, mon brave garçon ? lui dit-il.
— Aucune pour moi, messire, dit Jaspar. Mais…
— Eh bien ! tu n’achèves pas ?
— Je suis inquiet pour vous.
— Inquiet ! et de quoi donc ?
— De vous voir aller chez le Warfusée. Vous êtes l’homme de la liberté ; – il est l’homme de la tyrannie ; et c’est un traître. Je ne me fierais pas aux traîtres.
— Bah ! Warfusée a besoin de moi. Si j’avais peur, je ne serais pas l’élève de Guillaume Beeckman[18].
— C’était un digne bourgmestre ; il a pourtant tremblé quelquefois. Ce Warfusée songe peut-être à vous livrer aux Français ; et ceux-là, comme dit le papier[19], sont des démons, de vrais mameloucks, des tigres, des lestrigons, des cannibales, qui veulent nous fouler aux pieds.
— Ne répète donc pas ces bêtises-là, Jaspar, répondit le bourgmestre en éclatant de rire. Les Français au contraire sont nos vieux et bons alliés. Louis XIII est de tous les souverains celui qui veut le plus sûrement notre neutralité indépendante. Ensuite Warfusée déteste les Français. N’est-il pas de la Hollande ?
— Pourquoi, en ce cas, reçoit-il chez lui l’abbé de Mouzon, l’envoyé de la France ?
— Politique, diplomatie, nécessité, besoin d’espionner tout le monde.
— Je n’ai pas foi aux Chiroux, messire. C’est d’ailleurs une drogue que votre Warfusée. S’il ne vous vend pas aux Français, il vous livrera, pieds et poings liés, aux Espagnols. Qui a trahi trahira.
— Tu n’es pas dans tes bonnes lunes, mon enfant. Warfusée est proscrit par le roi d’Espagne. Tout ce que je puis t’accorder, c’est que tu viendras avec moi. S’il y a péril, nous le partagerons.
— À la bonne heure, répliqua d’un visage plus serein le fidèle domestique.
Et il suivit son maître.
En se rendant à l’hôtel du comte de Warfusée, Laruelle, qui s’était moqué de Jaspar, fit à son tour des réflexions assez tristes ; et il ressentit aussi, comme malgré lui, des pressentiments. Il pensa à l’antipathie qui jusque-là avait régné entre Warfusée et lui, au caractère sombre du personnage ; il se rappela un attentat auquel il avait échappé, et qui lui prouvait qu’on pouvait bien en vouloir sérieusement à ses jours. Il se ressouvint, avec un peu de frémissement, du 3 novembre dernier. S’en revenant d’un festin, ce jour-là, à sept heures du soir, avec sa femme, à qui il donnait le bras, un homme à cheval lui avait tiré un coup de pistolet et s’était enfui sans qu’on eût pu le découvrir. La balle ne l’avait pas atteint ; mais elle avait blessé sa femme, qui en était encore malade[20].
Cependant, par un sentiment de confiance ou de vanité naturelle, le bourgmestre, s’étant raillé des craintes de son valet, ne voulut pas paraître les partager. Il se fit des raisonnements. Il entra chez Warfusée ; et l’accueil qu’il reçut acheva de le rassurer complètement. Il oublia ces vieux adages : Que la défiance est la mère de la sûreté, et que chez un ennemi bonne mine cache souvent mauvaise intention.
On allait se mettre à table, quand Laruelle arriva.
Il trouva, à côté du comte de Warfusée, l’abbé de Mouzon, agent de Louis XIII, qui s’entretenait avec la Comtesse et ses filles. Le baron de Saizan, sa femme et son fils, un ecclésiastique, autre personnage inconnu, en qui Jaspar crut voir Zorne, le secrétaire de Ferdinand de Bavière, composaient toute la réunion. Laruelle fut étonné d’abord de ne pas trouver là de compatriotes. Il ne se mit pas moins à table de bonne grâce ; de légères conversations s’engagèrent, et pendant tout le premier service le repas fut fort gai.
Un observateur eût distingué pourtant dans Warfusée une grande préoccupation. Mais les hommes pour l’ordinaire observent peu.
Lorsqu’on apporta les viandes rôties, la figure du maître de la maison devint évidemment plus sombre. Jaspar, placé derrière son maître, y faisait seul attention. Il semblait que le Comte attendit quelque chose qui tardait trop à son impatience.
La salle du festin était au rez-de-chaussée, éclairée par des fenêtres grillées de barreaux de fer. On entendit enfin du bruit dans la cour. Jaspar, inquiet, voulut aller voir.
— Servez-nous du vin de Rhin, Jaspar, dit Warfusée, qui le guettait. Nous allons boire, messires, à la santé du roi de France !
L’abbé de Mouzon et le baron de Saizan se hâtèrent de relever ce toast.
— À sa santé, de bon cœur ! répliqua Laruelle, s’il est toujours notre allié.
Il éleva son verre.
En ce moment, la porte s’ouvrit ; trente soldats espagnols, qu’on avait tirés des garnisons d’Argenteau et de Dalhem, et qu’on avait introduits secrètement dans la ville, parurent dans la salle, la carabine à la main et le sabre au côté. Ils entourèrent la table aussitôt, pendant que leur arrière-garde, dans la cour, appuyait aux grilles de fer des croisées une ligne de mousquets braqués sur les convives. Tout le monde se leva avec effroi ; les femmes, comme si la prévoyance leur était donnée, se mirent à pousser de ces cris qui semblent annoncer une tragédie. Jaspar bondit vers la porte, pour aller chercher du secours.
— Qu’on m’empoigne ce gaillard-là[21] ! dit, en le désignant, le comte de Warfusée. Ne vous troublez pas, mesdames, poursuivit-il : nous avons à porter une autre santé ; je veux qu’elle soit solennelle. Ces hommes-là (il montrait les soldats) sont mes témoins ; et le sergent du bourgmestre allait sans doute en chercher d’autres qui sont inutiles ici. Eh bien ! Laruelle, dit-il encore, homme du peuple, vous tremblez ! vous n’avez pas vidé votre verre. Messires, nous avons bu à la santé du roi de France. Maintenant, nous allons porter la santé de l’Empereur !…
Warfusée prononça ce mot d’un ton si étrange, qu’on pouvait reconnaître là une énigme dont le mot était un crime.
— La santé de l’Empereur ! reprit-il, et celle du Prince-Évêque !… Mais pour ce toast, ce n’est pas du vin, c’est du sang qu’il nous faut !
À cette parole, la bouche de Warfusée se contracta. Son visage devint hideux et farouche. On avait lié Jaspar et on l’entraînait dans une salle voisine.
— Que voulez-vous faire ? dit enfin l’abbé de Mouzon troublé.
Le baron de Saizan essaya en même temps d’adresser aussi des représentations. Pour se délivrer d’eux, le Comte les fit emmener dans des salles où on les retint prisonniers, sans respect pour le caractère de l’abbé diplomate, qui ne fut pas vengé. Les femmes s’étaient évanouies. Alors Warfusée fit un signe, en montrant Laruelle, et s’écriant ; – Des cordes ! quoi, vous n’avez pas de cordes ?
— C’est à moi, dit enfin Laruelle, que vous voulez faire insulte ? et c’était là votre banquet ! Est-ce pour les services que j’ai rendus à ma patrie que vous allez me faire violence ?
— Justement, répliqua le Comte, et ces services, vous allez en recevoir le prix.
Comme il n’ajoutait rien de plus, les sbires espagnols qui le voyaient furieux prirent Laruelle, lui lièrent les mains derrière le dos avec une jarretière et l’emmenèrent dans une chambre basse, où trois soldats restèrent pour le garder. Aussitôt qu’ils furent seuls avec lui, l’un d’eux lui dit :
— Monsieur, songez à votre conscience, car vous allez mourir.
— Mourir ! s’écria le bourgmestre, mourir ! Jaspar avait donc bien pressenti. Est-ce vous qui serez les bourreaux ? vous qui êtes des soldats ! Quel mal vous ai-je donc fait ?
Les trois soldats gardèrent le silence. On heurtait à la porte ; c’était Antoine Éverard, religieux dominicain, que Warfusée avait fait venir pour confesser un mourant. Dès que le bon moine eut vu qu’il s’agissait d’un meurtre horrible, il sortit de la chambre, hors de lui-même, courut dans la salle du banquet, où les dames avaient repris connaissance et fondaient en larmes :
— Empêchez l’homicide ! leur cria-t-il d’une voix altérée.
La baronne de Saizan voulut fuir alors ; on lui présenta de toutes parts la bouche des carabines ; on la repoussa avec violence, pendant que, s’étant jeté aux genoux du Comte, le religieux le suppliait :
— S’il vous faut du sang, disait-il, faites-moi mourir à la place du bourgmestre. Le peuple l’aime ; et je serai plus heureux de mourir que de supporter la vue de son supplice. Je n’ai pas le pouvoir de prêter mon ministère à un meurtre.
Warfusée, inexorable, releva le moine avec colère, le reconduisit à la chambre où Laruelle était enfermé, l’y poussa, et ne dit que ces mots :
— La santé de l’empereur et du Prince-Évêque, c’est le sang du séducteur du peuple ! Il vous reste un quart d’heure. Je ne vous ai fait venir, moine, que pour sauver l’âme du bourgmestre. Si vous refusez de l’entendre, il mourra sans confession, et vous en serez responsable.
Le religieux pleura amèrement.
— C’en est fait, dit-il, ce sera le martyre.
Le bourgmestre se confessa donc en silence. Personne n’avait pu sortir pour avertir le peuple. Toutes les portes étaient solidement fermées ; tout le monde de la maison était gardé, excepté un seul homme qui avait trouvé moyen de s’échapper ; c’était le domestique de l’abbé de Mouzon. Ayant gagné le grenier, il était monté sur le toit. Mais, en apercevant au-dessous de lui la cour remplie de soldats, il n’osait pousser un cri, de peur d’être découvert en un lieu d’où un coup de carabine l’eût fait descendre. Appuyé contre une cheminée, il se contentait de faire des signes aux passants, qui pendant un quart d’heure ne le remarquèrent pas. Enfin un bourgeois le vit et lui demanda ce qu’il voulait. Le pauvre homme se mit à jouer une effroyable pantomime, pour exprimer que l’on commettait dans la maison un grand meurtre. D’autres bourgeois s’arrêtèrent bientôt auprès du premier ; le domestique continuait ses signes de détresse. Quelques passants, écoutant à la porte, entendirent des voix espagnoles. On savait que Sébastien Laruelle dînait chez Warfusée : des soupçons s’élevèrent et grandirent avec vitesse ; on frappa à la porte à coups redoublés, et, comme on vit qu’elle ne s’ouvrait point, on courut aux armes.
En cinq minutes, mille bourgeois bloquaient la maison. Le vieux Rausin, ancien bourgmestre, arrivait même avec une pièce de canon pour abattre la porte, lorsqu’elle céda aux coups de hache.
Dans ce même instant, les trois soldats qui avaient assisté à la confession de Laruelle sortaient de la chambre, en déclarant qu’ils ne porteraient pas la main sur lui. Le comte de Warfusée, ne se possédant plus, fit un appel aux plus féroces qui l’entouraient. Trois autres, déterminés, le suivirent tirant leur sabre avec fureur.
— Allez-vous donc me tuer ? leur dit Laruelle. Quel mal vous ai-je fait ?
— Nous sommes soldats, dit l’un d’eux, et obligés d’obéir à nos chefs.
Ils se ruèrent sur le bourgmestre et le massacrèrent. Son premier cri retentit jusqu’à la salle du festin. Le peuple de Liége accourut ; et voyant celui qu’il aimait indignement mis à mort, il commença par immoler les trois bourreaux. Après quoi, plusieurs bonnes gens demandèrent au moribond qui l’avait tué. Mais il ne respirait plus ; un des assassins, en rendant l’âme, murmura le nom de Warfusée, que d’autres bourgeois cherchaient déjà et qui s’était caché sous un lit.
On l’en tira, tremblant comme un lâche.
— Pardon ! messires, s’écria-t-il les mains jointes, je n’ai fait qu’exécuter la justice de l’Empereur.
— Et nous, dit un Liégeois, d’une voix sombre, nous exécutons la justice du peuple.
Cette justice fut une affreuse boucherie. Le comte de Warfusée, saisi à son tour, malgré ses supplications, fut traîné sur la place publique, meurtri, déchiqueté, pendu par les pieds à une potence ; après quoi la multitude forcenée le mit en lambeaux, brûla ses débris, et jeta ses cendres dans la Meuse. Pour un coupable, plus de deux cents personnes furent massacrées. La populace s’en prenait à tous ceux que Warfusée avait fréquentés ; elle pilla les couvents où il avait mis le pied, poignarda de bons religieux, qui l’avaient simplement connu. Il se commit tant d’atrocités, qu’il fallut une paix publique et une amnistie pour mettre un terme à ces horreurs…
— La justice du peuple, dit alors un vieux Liégeois, n’est certainement pas la justice de Dieu.
On ajoute que le prévoyant Jaspar, après avoir langui quelques mois, mourut en pleurant son maître.
Voilà donc le sublime siége
Où, flanqué des trente-deux vents,
L’auteur de l’Almanach de Liége
Lorgne l’histoire du beau temps
Et fabrique avec privilége
Ses astronomiques romans.
GRESSET.
Toutes les cloches de Saint-Lambert de Liége avaient sonné à grandes volées la messe de la Fête-Dieu de l’année 1628 ; le Prince-Évêque, réconcilié avec ses turbulents sujets, officiait ce jour-là. Il le fit avec tant de splendeur, que jamais, de l’avis des assistants, depuis seize années que régnait son altesse monseigneur Ferdinand de Bavière, il n’avait été déployé plus de pompe. Les soixante chanoines de Saint-Lambert l’assistaient dans tout l’éclat de leur dignité ; l’évêque d’Osnabruck et d’autres prélats remplissaient les fonctions de diacres et de sous-diacres. Le Prince-Évêque était revêtu d’une magnifique chasuble du plus haut prix, où l’on voyait par-devant la Vierge Marie brodée en or, tenant dans ses bras l’Enfant Jésus tout en perles fines ; et, de l’autre côté, un crucifix éclatant, la croix brodée en argent pur, le Seigneur en perles orientales, dont les nuances faisaient les ombres ; les clous des pieds et des mains en gros diamants.
Cet ornement splendide n’était porté que par l’Évêque, dans les plus hautes solennités. C’était un présent du pape Grégoire X, qui, avant de parvenir au souverain pontificat, avait été archidiacre de Saint-Lambert de Liége, et n’avait pas oublié sous la tiare ses chers Liégeois.
Parmi les personnages importants qui remplissaient l’église cathédrale, à la messe de la Fête-Dieu de l’année 1628, on remarquait deux jeunes hommes qui paraissaient tous deux avoir trente ans. L’un, au regard poétique, aux traits doux et fins, était le jeune peintre Gérard Douffet, élève de Rubens et récemment arrivé de Rome. L’autre était un gentilhomme à la figure ouverte et franche ; il se nommait Guillaume Beeckman, seigneur de Vieux-Sart.
Beeckman avait promis à Douffet, dont il était l’ami, de lui faire voir à la procession Catherine d’Ardespine, sa fiancée, qu’il devait épouser sous peu de jours. Et en effet, lorsque devant le portique de Saint-Lambert les bannières de Saint-Barthélemi furent venues, comme toutes les autres paroisses, se joindre au clergé de l’église cathédrale, Beeckman, d’un léger coup d’œil, indiqua à l’artiste une jeune fille remarquable par sa gracieuse modestie. C’était Catherine.
Douffet l’admira longuement ; et il se fût aperçu que lui-même il en devenait épris, si la pensée qui lui revint, qu’elle était la fiancée de son ami, ne la lui eût présentée aussitôt comme un être sacré pour lui.
Les deux artistes suivirent la procession ; ils assistèrent pieusement aux pompes de la sainte messe ; et, après que l’Évêque eut donné la bénédiction au peuple, ils sortirent de la foule. Beeckman était rayonnant de bonheur ; Gérard, préoccupé. Dans leur entretien, on eût pu remarquer que le premier, à la manière dont il exposait ses sentiments, était heureux d’une espérance qui servait ses intérêts ; le second semblait chercher à rétablir la sérénité de son âme, qu’un nuage enveloppait.
— N’est-ce pas, disait Beeckman, que c’est une charmante jeune fille !
— Toute ravissante, assurément ; et vous l’aimez !
— Elle m’aime beaucoup.
— Quelle est sa famille ?
— Très-honorable. Mais elle n’a plus qu’un oncle, qui l’a élevée, un vieux chanoine de Saint-Barthélemi.
— A-t-elle de la fortune ?
— Peu. Mais la fortune acquise n’est rien ; l’important, mon cher Gérard, c’est la fortune à faire : voilà ce qui m’attache à Catherine. Son oncle, ce bon chanoine qui, au moyen de l’astrologie et des horoscopes, a le don de prévoir les choses futures… Mais vous l’avez vu à la procession. C’était ce beau vieillard aux cheveux gris ondoyants, à la figure rose et bienveillante, autour duquel la foule se pressait avec tant de respect et d’affection… Eh bien ! il a prévu de grandes choses pour l’époux de sa nièce. Et qui sait ? Jusqu’ici tous ses pronostics se sont confirmés. Aussi le peuple le révère.
— Mais, entre nous, qu’a-t-il prédit ?
— Je puis vous le dire en secret, mon brave Gérard. Il a lu, dans le ciel sans doute, que sa nièce Catherine épouserait un homme qui croîtrait en dignités, et qu’elle serait heureuse lorsque ses concitoyens auraient élevé son mari au-dessus d’eux tous.
Gérard Douffet, devant ce mystérieux oracle de l’astrologie, tomba dans une sorte de méditation. Beeckman l’en tira bien vite.
— Si vous voulez faire un peu de toilette, dit-il, car vous êtes couvert de poussière, je vous présenterai tout à l’heure à ma fiancée et à son oncle.
— De tout mon cœur, dit Gérard.
— Êtes-vous des Chiroux ou des Grignoux ?…
L’artiste fit répéter ces mots, qui étaient nouveaux pour lui ; et il faut savoir, pour comprendre cette question, que les Liégeois alors, comme presque toujours, étaient divisés en deux factions. Les petits-maîtres, qui tenaient pour le parti de l’Évêque, avaient rapporté de Paris le pourpoint serré de la cour de Louis XIII, le feutre à larges bords orné d’une longue plume, la vaste culotte bouffante qui tombait, panachée de nombreux rubans, sur le haut du mollet, et laissait voir le bas de la jambe chaussée de blanc. On les nommait Chiroux, parce qu’on trouvait qu’ils ressemblaient un peu à des hirondelles à queue blanche, qui portent ce nom à Liége. Les autres, qui faisaient de l’opposition à l’Évêque et tenaient aux anciens costumes du pays, étaient appelés Grignoux, d’un mot wallon qui signifie grichus, mécontents, grognards ou grondeurs. Ils étaient les plus nombreux, et Beeckman était de leur parti.
Gérard Douffet, à l’interpellation plus clairement répétée de son ami, répondit :
— Moi je suis peintre.
— C’est parfait, dit Beeckman ; mettez alors votre costume romain ; vous ne déplairez à personne. Et en avant !
Les deux amis passèrent par la rue d’Amay, où demeurait Gérard, qui s’habilla à la hâte, et ils se rendirent à la rue de la Sirène, où se trouvait la maison du bon chanoine de Saint-Barthélemi et de sa jolie nièce.
Ce fut Catherine qui vint ouvrir. Elle accueillit avec une naïve aisance Beeckman et son ami.
— Je vous présente, dit Beeckman, un élève du grand Rubens, un Romain, ou du moins un Liégeois qui vient de Rome, qui excelle dans le portrait, et qui pourra faire le vôtre.
La jeune fille rougit ; et Gérard sentit encore qu’il se troublait.
— Pourrons-nous voir votre excellent oncle ? reprit Beeckman ; je veux lui faire connaître mon peintre.
— Il est un peu fatigué, dit Catherine ; il a passé une partie de la nuit dans le clocher de Saint-Barthélemi. Mais vous savez qu’il aime toujours à vous recevoir. Il est là avec un de ses amis.
En achevant ces mots, la jeune fille ouvrit une petite porte qui donnait dans un cabinet assez vaste, mais obstrué de globes, de sphères, de télescopes, de compas, de manuscrits et de livres, d’instruments d’astrologie et de mathématiques. Gérard, en entrant, salua un homme d’environ soixante ans, dont les cheveux étaient gris, le regard plein d’esprit et de bonté. – Eh bien, mon père ! dit Beeckman, où en sont les Centuries ?
— Elles avancent, mon enfant, dit le vieillard ; vous y trouverez des choses curieuses sur les mœurs et les usages des différents peuples.
Mais Gérard ne reconnaissait pas le chanoine de la procession ; et en effet celui qui venait de parler était le vénérable Ernest Surlet de Chokier, chanoine et grand-vicaire de Saint-Lambert, savant qui à la fois composait des ouvrages utiles et faisait bâtir des hôpitaux dans Liége, sa ville natale, où l’on n’a pas oublié sa mémoire. Un autre personnage, plus âgé, plus gros et plus réjoui, sortit alors d’une embrasure de fenêtre, où des piles d’in-folio l’avaient caché un instant, et vint à la voix de Beeckman, tenant à la main un cahier griffonné de signes hiéroglyphiques. Celui-là était l’oncle de Catherine, le bon chanoine Matthieu Laensberg, mathématicien et astrologue, quoique professeur de philosophie.
— Salut à mon brave Guillaume, dit Matthieu en prenant la main de Beeckman, tu nous amènes un artiste, un grand peintre. Il sera de nos amis.
— Quand je vous disais qu’il est sorcier ! s’écria joyeusement Beeckman, tourné vers Gérard. De la bonne sorcellerie pourtant, ajouta-t-il, et sans commerce avec le diable. Mais vous voyez, Douffet, qu’il vous devine.
Le peintre salua, un peu surpris.
— Et publierez-vous bientôt votre almanach ? reprit Beeckman.
— Pas encore, dit l’astrologue. J’aime à vivre en paix ; et les médecins se révoltent déjà, parce que j’empiète, disent-ils, sur le droit qu’ils ont exclusivement de traiter les gens, – qu’ils traitent si bien !
En même temps le chanoine de Saint-Barthélemi montrait un calendrier, où il avait marqué les travaux champêtres et les conseils de l’hygiène par des emblèmes. Ainsi une petite paire de ciseaux dénotait le jour où il faisait bon se couper les cheveux, un robinet le jour où l’on pouvait se baigner, une petite main le jour où l’on devait se rogner les ongles, une fiole le jour de médecine, une lancette le jour favorable à la saignée.
On causa ensuite de sciences et d’horoscopes. L’astrologue engagea les deux amis à remettre une partie de campagne, qu’ils projetaient pour le lendemain, en leur annonçant un orage (qui eut lieu). Gérard était aussi étonné de l’oncle que charmé de la nièce.
Deux jours avant le mariage de Guillaume Beeckman avec Catherine, soit que la jeune fille eût une pensée que nous ne savons pas, soit qu’elle commençât à douter du sentiment qu’elle avait pour Guillaume, se trouvant seule avec son oncle, elle lui demanda s’il ne consentirait pas, avant qu’elle s’engageât par le nœud éternel, à lui faire l’horoscope de son fiancé ?
— Non, ma fille, dit Mathieu Laensberg. La vie est déjà assez pleine d’inquiétudes. Je ne veux là-dessus ni en avoir, ni t’en donner. Il arrivera ce qu’il plaira à Dieu. Qu’il nous suffise de savoir que Guillaume est un brave garçon, ambitieux peut-être plus qu’il ne faudrait : mais ton sort est d’avoir, comme tu sais, un mari élevé en honneurs.
Guillaume Beeckman et Catherine d’Ardespine furent donc unis ; et Gérard Douffet, en assistant à leur noce, qui fut brillante et splendide, leur annonça qu’il partait, le lendemain, pour un petit voyage. Il sentait qu’il devait étouffer à sa naissance une passion qu’il ne lui était plus permis de nourrir ; en conséquence, le lendemain, il prit la route de l’Allemagne, dont il voulait étudier les artistes.
Quelque temps après, Ferdinand de Bavière gouvernant sa principauté avec assez peu de bonheur, il survint de nouveaux troubles à Liége. Le prétexte en était l’établissement d’un nouvel impôt sur la viande. Les bouchers avaient déclaré que, si on tentait de lever cet impôt, ils résisteraient, et que, comme sous Adolphe de Waldeck, ils étaleraient et vendraient leur viande, le sabre à la main. Dans ces circonstances, les métiers et les bourgeois nommèrent bourgmestre Guillaume Beeckman, qui vit ainsi commencer l’horoscope.
Le Prince-Évêque voulut casser cette élection faite par les mécontents. Il n’en put venir à bout et ne fit qu’accroître le tumulte.
Mais un matin, on trouva au milieu du chœur de Saint-Lambert un paquet cacheté. On alla l’ouvrir à la porte de l’église, en présence du bourgmestre. C’était une sentence d’excommunication, lancée par l’Évêque, qui mettait la ville en interdit. Un grignoux saisit aussitôt cette pièce, et montant sur une borne :
— Liége, s’écria-t-il, est la fille de l’Église Romaine, comme dit la légende du grand sceau de notre ville, Legia Ecclesiæ Romanæ unica filia. Le Pape seul a le droit de nous excommunier.
— C’est vrai, dit un houilleur. À bas Ferdinand de Bavière !
— La foule égarée se jeta sur la sentence de l’Évêque et la mit en pièces.
— À bas le Prince-Évêque !
— Soutenons nos priviléges et nos franchises !
— Vivent les bourgmestres !
— À bas les Chiroux !
— Vive Guillaume Beeckman !
— Au perron ! il faut nommer un mambour !
Tels étaient les cris de la multitude.
Le perron, au milieu de la grande place, était comme on le sait, le forum du peuple liégeois. Lorsqu’il n’avait pas d’évêque ou qu’il déposait son prince, il nommait un mambour, qui était un administrateur pour le temporel pendant l’interrègne. Beeckman frémit de joie.
— Une fois mambour, disait-il, j’aurai droit de mener les Liégeois à la guerre. Je serai dictateur en quelque sorte. L’horoscope va son chemin : et sait-on si je ne serai pas prince ?
Mais, en arrivant au perron, la foule y aperçut deux vieillards, dont l’aspect imposa le calme. C’était le bon chanoine Surlet de Chokier avec Matthieu Laensberg. Le premier apportait une lettre du Prince-Évêque, qui reconnaissait les élections faites par le peuple, renonçait aux nouveaux impôts et accordait toutes les concessions qu’on demandait. Aussitôt le peuple rentra dans le devoir ; et chacun s’en retourna chez soi.
Matthieu Laensberg prit la main de Beeckman, qui semblait un peu désappointé.
— Vous vous attendiez, mon fils, lui dit-il, à un accroissement de dignité. C’est sur cette place même qu’il doit avoir lieu. Mais le jour n’en est pas encore venu. Je désire aussi vivement que vous qu’il ne se fasse pas attendre.
Beeckman parut légèrement interdit ; car le vieillard soupirait en se retirant. Et en effet le bourgmestre, tout en proie à ses idées d’ambition, était loin de rendre sa femme heureuse. Il s’en occupait à peine ; il la rudoyait ; et la pauvre Catherine pleurait en silence. Mais son oncle voyait clair. Le digne astrologue croyait lui-même de très bonne foi à ses prédictions. Il souhaitait donc véritablement, tout autant que Beeckman, de le voir en position de faire le bonheur de sa nièce, puisque l’horoscope disait qu’elle serait heureuse, quand elle verrait son mari élevé au-dessus de ses concitoyens.
Mais un accident vint déranger les magnifiques calculs de l’ambitieux bourgmestre. À la suite d’un festin, Guillaume Beeckman mourut subitement, le 29 janvier de l’année 1630, empoisonné, dit-on, par ses ennemis, ou plutôt frappé d’un coup d’apoplexie.
Cette mort imprévue désenchanta un instant Matthieu Laensberg de l’astrologie. Catherine pleura son mari, – quoiqu’elle perdît peu de tendresse. Gérard Douffet, qui, pour éviter de voir une femme qu’il ne lui était plus permis d’aimer, était allé s’établir à Dusseldorf, où il achevait son beau tableau de l’invention ou découverte de la sainte Croix par l’impératrice Hélène, où il commençait sa grande composition du martyre de Sainte-Catherine, Gérard n’eut pas plus tôt appris la mort de Beeckman, qu’il revint à Liége.
Vous devinerez facilement la suite. Catherine l’aimait aussi. Après l’année de deuil, elle épousa Gérard Douffet, qui lui fit connaître les jours heureux.
Cependant les bourgeois de Liége, dont Guillaume Beeckman avait été la créature, lui firent élever devant le perron une statue, sur un haut piédestal ; et un soir que Matthieu Laensberg contemplait sa nièce, berçant tendrement son enfant sur ses genoux, au murmure d’une naïve ballade qu’elle avait faite elle-même :
— Voilà Beeckman élevé au dessus de ses concitoyens, dit l’astrologue : que pensez-vous, Catherine, de mon horoscope ?
La jeune femme ne répondit que par un timide sourire.
Mais le peuple proclama Matthieu Laensberg un homme admirable ; et son almanach, qui paraît glorieusement chaque année, depuis 1656, inépuisable dans ses prophéties, ne cesse tous les ans de nous inonder de bonnes prédictions, qu’il faut seulement savoir comprendre…
Pauvres êtres qu’on opprime,
Ne vous plaignez pas trop fort ;
Car le sort de la victime
Est plus doux que l’autre sort.
MADEMOISELLE DE SCUDÉRY.
Vers le milieu de juillet de l’année 1247, il se fit tout à coup dans Bruxelles un mouvement qui donna à cette ville un air de fête. On fit crier un tournoi ; et il y a longtemps que la simple annonce d’une réjouissance publique suffit aux Bruxellois pour les mettre en joyeuse humeur. On disposait les fontaines publiques qui devaient jeter de la bière et du vin de Brabant ; le pays avait alors des vignes : ces fontaines étaient le Regorgeur, les Trois-Pucelles et le Manneken-Pis, en ce temps-là simple petite statue de pierre. On faisait provision de feuillages pour joncher les rues ; la maison-au-pain se préparait pour une large distribution aux indigents ; toutes les tours apprêtaient les banderoles qui devaient les pavoiser ; des orchestres se dressaient devant l’Hôtel-de-Ville, alors au marché aux Herbes. L’allée Verte, qui allait du Groenendal au château d’Uccle, se remplissait de curieux qui accouraient à Bruxelles, entre deux rangs de boutiques, dressées par une nuée de marchands forains à qui on avait accordé franchise. La place du Grand-Sablon, qui n’était point pavée, se formait en lice, et des ouvriers actifs l’entouraient de balustrades.
Un beau jeune homme, vêtu de noir, portant une toque ornée de plumes de cygne, et dénotant par son costume qu’il n’était pas de la ville, mais que son sang était noble, s’approcha, le matin même du tournoi, d’un échevin qui ordonnait avec gravité les ornements du dais sous lequel devaient s’abriter les personnages éminents de la Cour.
— Mon maître, dit le jeune étranger, me diriez-vous les vrais motifs de tous ces brillants apprêts ?
L’échevin, voyant que celui qui l’interrogeait avait les éperons de chevalier, le salua poliment :
— Mon jeune seigneur, lui répondit-il, vous n’êtes sans doute pas de ce duché, si vous ignorez que le tournoi qui va s’ouvrir est donné par le bon duc de Brabant, et que sa gracieuse fille en fera les honneurs.
— J’arrive de Liége, dit l’étranger. Je sais en effet que ce tournoi doit avoir lieu aujourd’hui. Mais est-il vrai qu’il ne s’ouvre qu’à l’occasion de la croisade, et que ceux qui gagneront les gages n’auront d’autre prix que de commander les bataillons de braves qui doivent aller en Palestine combattre les infidèles sous la bannière de notre Seigneur Jésus-Christ ?
En prononçant ces mots, le beau jeune homme fit le signe de la croix.
— On peut dire encore autre chose, reprit mystérieusement l’échevin, après toutefois qu’il se fut signé aussi : notre jeune princesse n’a-t-elle pas seize ans ?
Il accompagna cette remarque d’un clin d’œil qui voulait dire qu’on songeait certainement aussi à lui découvrir un époux.
— Mais je vois, à vos éperons, continua-t-il, que vous êtes chevalier. Sans doute que ces nobles journées ne se passeront pas sans que vous ayez donné quelque bon coup de lance, et je suis un des juges du camp.
Le jeune homme soupira. L’échevin allait reprendre la parole, quand un bruit de fanfares annonça le duc, sa fille et sa cour, qui se rendaient à l’église de Notre-Dame-du-Sablon, pour entendre la messe où l’on devait bénir le tournoi. L’étranger n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur la jeune Marie, qui, brillante et parée, chevauchait sur une douce haquenée blanche à côté de son père, qu’il parut tout hors de lui, d’admiration ou de surprise. Après quoi il s’échappa d’un pas précipité.
L’échevin hocha la tête d’un air de satisfaction, comme s’il eût deviné que le cœur du jeune homme venait d’être touché ; et il se remit à ses occupations officielles.
Nous sommes obligé d’amener ici quelques lumières nécessaires à l’intelligence de ce qui doit suivre.
Le duc Henri II, surnommé le Magnanime, à cause de son courage et de sa bienfaisance, régnait sur le Brabant depuis l’an 1235. Il était chéri du peuple, dont il avait amélioré la condition, accordant des franchises ; supprimant la main-morte dans ses États, et faisant que ses sujets obtenaient partout bonne justice. Il avait établi auprès de chaque bailli des assesseurs sans lesquels le bailli ne pouvait juger ; ce qui était déjà une sorte de jury. On vantait si hautement sa sagesse, que tout récemment le pape Innocent IV l’avait admis dans ce collége de sept électeurs que l’on enferma dans une île du Rhin pour choisir un nouvel empereur à la place de Frédéric II, que le Saint-Siége avait été contraint de déposer.
Henri II s’était remarié en 1239 avec la belle et pieuse Sophie, princesse de Thuringe, fille de sainte Élisabeth ; mais il avait eu de sa première femme plusieurs enfants, savoir : – Henri-le-Débonnaire, qui devait lui succéder, prince dont le gracieux surnom indique les vertus et dont l’esprit et la gaîté ont produit quelques chansons qui ont été conservées ; – Mathilde, qui avait épousé en 1237 Robert d’Artois, frère de saint Louis ; – et Marie, leur jeune sœur, l’idole de son père, la reine du tournoi qui allait s’ouvrir. Cette princesse était si bien faite pour être chérie, que sa belle-mère Sophie de Thuringe l’aimait de toute la tendresse qu’elle eût donnée à sa propre fille. Douce et belle, aimante et gracieuse, Marie avait grandi, vivant sans fierté vaine à la cour de son père, dont les mœurs et la noble bonhomie représentaient un patriarche des autres temps.
Or, en ladite année 1247, Marie de Brabant comptant seize printemps accomplis, pour parler comme les poètes, son père, qui se sentait cassé, quoiqu’il n’eût que cinquante-huit ans, songeait effectivement à faire choix pour sa fille bien-aimée d’un époux qui pût la rendre heureuse, dans un rang digne de sa naissance. Plusieurs rois et chefs chrétiens se disposaient à une nouvelle croisade ; Henri-le-Magnanime profitait de ce prétexte pour réunir à sa cour les princes et seigneurs, dans un brillant tournoi qu’il avait fait annoncer à tous ses voisins. On remarquait parmi les illustres chevaliers qui s’étaient empressés d’accourir, – Louis II, dit le Sévère, comte palatin du Rhin, et qui devait hériter du duché de Bavière ; – Conrad, duc de Glogau ; – Rodolphe de Habsbourg, – Guillaume de Dampierre, comte de Flandre, – et plusieurs autres seigneurs belges, hollandais, frisons, allemands et français. Le fils aîné d’Arnold V, comte de Looz, qui allait bientôt posséder la couronne de son père, était venu aussi, accompagné de son frère le jeune et beau Godefroid, lequel n’avait d’avenir que dans son épée.
C’était justement Godefroid de Looz, ce jeune étranger qui, tout à l’heure, questionnait l’échevin de Bruxelles. Il n’avait pu voir Marie de Brabant, dont on lui avait dans son pays vanté les grâces ravissantes, sans la trouver au-dessus de tout ce qu’il avait espéré et sans éprouver pour elle un sentiment qu’il ne devait plus surmonter. Toutefois, en réfléchissant au rang de Marie, qu’il ne pouvait mériter par aucun titre, il avait senti une espèce de frisson se glisser sur son cœur. – Du moins, dit-il en se ranimant un peu, je combattrai sous ses yeux : et puissé-je recevoir de sa main le gage d’estime !
Venu à Bruxelles comme simple compagnon de son frère, il n’avait pas eu la pensée de joûter, mais de voir seulement les passes ; il était sans armes et sans cheval de lice. Il courut trouver un vieil oncle qui l’aimait et qui était chanoine de Sainte-Gudule ; il lui témoigna le désir subit de prendre part à un tournoi qui promettait tant d’éclat. Le bon prêtre, en souriant à son ardeur, dont il ne cherchait pas à deviner le motif secret, l’embrassa, lui donna un bon cheval et de belles armes ; puis il le bénit, en déclarant qu’il voulait le voir combattre et qu’il comptait jouir de son triomphe.
Le tournoi fut en effet plein de pompe. Tous les princes et tous les chevaliers y firent d’éclatantes prouesses. Mais pendant les trois jours que durèrent les passes d’armes, ce fut pourtant Godefroid de Looz qui brilla le plus. Courtois et brave, galant et hardi, il avait à la fois les suffrages des dames et ceux des guerriers. Il fut le plus heureux ; car il reçut le prix remis par la jeune princesse, dont les mains tremblantes trahissaient quelque émotion. Aussi, après le tournoi, pendant que le vieux chanoine embrassait le vainqueur avec orgueil, le digne échevin, qui était probablement observateur, le gratifia d’un signe de satisfaction intelligente. Godefroid, reconnaissant, ne répondit au bienveillant magistrat qu’en lui serrant la main.
Godefroid et Marie eussent fait, – comme on dit, – un couple charmant. Mais Henri II, prince souverain, pouvait-il donner sa fille au cadet d’un simple comte, qui rendait hommage à deux suzerains ! L’illusion qui s’empara de ces jeunes cœurs n’apprêtait donc que des peines. D’ailleurs un concurrent très redoutable se présenta : Louis de Bavière, pendant les fêtes qui escortèrent le tournoi, avait trouvé l’occasion d’entretenir Marie. Sa douceur et son esprit candide achevèrent de l’enflammer. Il lui parla d’union, elle répondit avec trouble et rougeur ; il se crut accueilli, et aussitôt il demanda sa main au duc de Brabant.
Henri, qui était aussi bon père que digne prince, quoique flatté d’une si noble alliance, ne voulait rien promettre sans avoir consulté sa fille, dont il souhaitait ardemment le bonheur. Il eut donc avec elle un entretien sérieux.
— Dans ce tournoi marqué par tant de vaillance, lui dit-il, vous avez vu, ma fille, bien des chevaliers.
— De dignes et loyaux chevaliers, répondit timidement Marie ; car, par une sorte d’instinct, qui ne manque jamais aux jeunes filles, elle pressentait le but des questions que son père allait lui faire.
— Ce n’est pas seulement pour le saint voyage de la Palestine que nous les avons rassemblés dans notre capitale, ma chère enfant. Parmi tous ces nobles seigneurs, ne pensez-vous pas que nous pourrions vous offrir un époux ?
La jeune princesse se troubla de nouveau et baissa les yeux sans répondre.
— Je suis un vieillard, reprit le Duc ; je vous quitterai bientôt, ma fille. Avant de mourir, je voudrais vous donner un appui qui pût me remplacer.
Marie répondit comme toujours : – Ce sont là de tristes pensées qu’il ne faut pas admettre, mon père. – Puis elle l’embrassa en étouffant un sanglot.
— Eh bien, ma fille ! vous avez seize ans ; ma vieillesse sera plus heureuse si je vous vois unie à un digne seigneur. Et, parmi ceux qui se sont distingués, – j’ai remarqué dans vos yeux quelques éclairs qui m’ont fait penser que nous pourrions faire un choix.
Marie sourit légèrement.
— Est-ce Conrad de Glogau, qui aurait su gagner votre affection ? reprit le vieux duc avec le regard d’un père qui ne sonde le terrain qu’en tremblant.
Marie secoua la tête en signe négatif.
Henri nomma le sire de Crépy, le comte d’Amiens, Rodolphe de Habsbourg et tous les seigneurs éminents qu’il avait vus combattre, sans trouver pour aucun une préférence marquée dans le cœur de sa fille.
Enfin, il prononça le nom de Louis de Bavière, en ouvrant des regards avides et pleins d’espoir. Mais Marie baissa la tête.
— Ainsi, reprit-il, aucun de ces princes ne vous a touchée ?
La princesse hésita un instant, puis elle dit : – Vous n’avez pas rappelé, mon père, tous ceux qui ont eu de la gloire.
Le Duc, un peu surpris, se souvint de Godefroid de Looz ; et, affligé de penser que sa fille pût avoir conçu de l’amour pour un chevalier sans nom et sans biens, il garda le silence. La jeunesse de Marie, le peu de racines qu’il supposait à une passion d’un jour le rassurèrent. Il se félicita d’avoir connu les sentiments de sa fille assez tôt pour les combattre. Mais, sentant que ce n’était pas l’heure de la conduire à l’autel, il remit son mariage à l’année suivante, et donna les plus engageantes paroles à Louis de Bavière, qui s’en retourna plein d’enthousiasme et plein d’espoir dans les États de son père.
Voulant étouffer de bonne heure une flamme qu’il ne pouvait approuver, le duc de Brabant, que saint Louis avait invité à prendre part à la nouvelle croisade, envoya en Palestine plusieurs seigneurs de ses États sous les ordres du duc de Limbourg son allié ; et il engagea en termes pressants et formels le jeune Godefroid à partir avec eux, lui donnant un commandement honorable.
Si une voix conseillait à Godefroid de rester auprès de Marie, l’honneur, la gloire, le besoin de se faire un nom, l’espoir de se rendre digne par de brillants exploits d’obtenir sa main en gagnant l’estime de son père, l’obligeaient à se croiser. Mais avant de s’embarquer il obtint de la bonne Hélice, femme de chambre de Marie, un moment d’entretien ; il lui déclara timidement le secret de son cœur et le vœu qu’il avait formé de ne servir jamais que la princesse. Hélice troublée se hâta de le faire sortir après ces périlleuses confidences. Godefroid de Looz partit pour la Terre-Sainte, paré de l’écharpe verte que Marie lui avait donnée au tournoi.
Après le départ de Godefroid, le duc Henri II, par de nouvelles fêtes, chercha à distraire sa fille, dont le jeune cœur pensait toujours au brillant chevalier.
Louis de Bavière cependant écrivait à Marie les lettres les plus ardentes. C’était un prince brave, équitable, chéri dans les États de son père, et qu’on ne surnomma plus tard le Sévère qu’à cause de sa violente et inflexible justice. Il était beau, jeune, instruit et fait pour charmer. Occupé de Marie, il ne se contenta pas d’envoyer des messages ; il revint à Bruxelles, et fit à la jeune princesse une cour si aimable et si délicate, que tout le monde plaida sa cause auprès d’elle. – Investie de la sorte, et le vieux duc la suppliant tous les jours de le rendre heureux par une alliance si honorable, Marie, devant les désirs assidus de son père et les vœux de tout son entourage, resta sans forces. Elle immola ses espérances secrètes d’un mariage avec Godefroid : elle suivit à l’autel le prince de Bavière, en demandant à Dieu et à la sainte Vierge de purifier son cœur.
Louis, qui l’adorait et qui ne soupçonnait rien d’une autre affection, se vit au comble du bonheur. Il épousa Marie au commencement de l’année 1248, et l’emmena à Munich, où bientôt elle fut bénie et où l’on conserve toujours le souvenir de sa piété et de sa douceur.
Les croisés moissonnaient des lauriers en Palestine. Godefroid de Looz, éloigné depuis six ans de sa dame, lui était resté fidèle. Couvert de gloire et d’honneur, il commençait à se croire digne de Marie et soupirait après le retour, lorsqu’en 1253, Louis IX, ayant appris la mort de Blanche de Castille, sa mère, se disposa à revenir en France. Godefroid l’accompagna. Il revit avec joie le sol de l’Europe et se hâta d’accourir à Bruxelles. Aucune nouvelle ne l’avait prévenu des changements survenus à cette cour. Henri II était mort ; il trouva le sceptre dans les mains de Henri-le-Débonnaire ; mais sa sœur n’était plus auprès de lui.
La douleur de Godefroid fut grande, lorsqu’il apprit qu’on avait marié la jeune princesse à Louis II, maintenant duc régnant de Bavière. Un moment il voulut accuser Marie d’ambition et de fausseté : mais que lui avait-elle promis ? Il repoussa ce mouvement ; il aima mieux croire qu’elle avait cédé à son père et à ses devoirs. Après quelques jours abandonnés au désespoir, résolu de revoir Marie, car il s’en croyait aimé, il se mit en chemin pour la Bavière, maudissant sa fatale étoile qui, dans les périls de cent combats, l’avait sauvé de la mort qu’il appelait alors de tous ses vœux.
Louis II, fier de sa naissance, fils du comte palatin Othon II, qui, en 1228, avait dédaigné l’Empire, Louis II était loin de soupçonner qu’il eût un rival dans un simple chevalier sans terre et sans titre. Il revit donc avec plaisir Godefroid de Looz, lui rendit les honneurs que méritait son renom de brave et le retint à sa cour. Godefroid, dès le lendemain, parut devant la jeune duchesse, qui se rendait à la messe dans l’église de Notre-Dame de Munich. À la vue du brillant guerrier qu’elle n’avait point oublié, Marie se troubla tellement, que le croisé reconnut qu’il était toujours cher, sans pouvoir s’expliquer si le sentiment qu’il en éprouvait lui causait plus de douleur que de joie. – Un cœur honnête ne transige pas avec le devoir. Le souvenir de Godefroid s’était assoupi dans les pensées de la princesse ; mais sa présence l’éclaira. Elle s’était faite au caractère de son mari ; elle en remarquait dès lors les défauts. Les transports de Louis de Bavière ne lui paraissaient plus qu’une suite de sa sévérité et de ses violences. Elle se fût égarée, si elle n’eût été chrétienne ; mais sa piété la soutint.
L’approche d’une des solennités de l’Église l’instruisit encore, en l’obligeant à un sérieux examen de sa conscience. Devant une affection condamnable qui se relevait vive après six ans de séparation et plus de cinq ans de mariage, elle frémit ; et dans un heureux moment de retour elle se fût confiée à son mari, si elle n’eût redouté ses terribles emportements. Mais elle résolut fermement d’éloigner Godefroid. Il lui demandait une entrevue ; elle la lui refusa, et chargea Hélice de le décider à une séparation éternelle, quoique le mot fût pénible. Hélice le vit si affecté, qu’elle n’eut pas la force de remplir tout son message. Dans les jours qui suivirent, plusieurs occasions se présentèrent où l’on fit la louange de Godefroid et du courage qu’il avait déployé en Palestine. Marie ne sut pas toujours dissimuler le charme que ces éloges avaient pour elle. Louis, jaloux et soupçonneux, remarqua cette circonstance. Il se rappela que la princesse avait vu le jeune chevalier à la cour de son père. Il crut découvrir certains regards de Godefroid qui l’offensèrent ; et il lui enjoignit subitement de sortir de ses États.
Godefroid, en subissant son exil, s’était ménagé, par le moyen de la compatissante et faible Hélice, l’espoir qu’il pourrait faire connaître sa peine à la princesse. Il lui écrivit. Deux mois après, – un jour que la jeune duchesse était restée à Donavert, – pendant un voyage que Louis de Bavière faisait sur le Rhin, elle reçut de Godefroid une lettre désolée qui lui demandait, pour seul gage d’un attachement si constant et si malheureux, un moment d’entrevue, le bonheur de la voir encore un seul instant avant de mourir, disait-il. Une autre lettre arriva juste en même temps. Elle était de son époux, qui exigeait une prompte réponse sur certaines affaires du pays. Marie écrivit donc deux lettres, l’une à son époux, l’autre à Godefroid. Elle remontrait à ce dernier les torts d’une passion sans espoir, et le priait de l’oublier.
Marie n’avait pour confidente qu’Hélice ; malgré l’innocence de sa lettre, elle ne savait qui en charger, et n’osait envoyer un exprès. Il lui sembla que l’occasion était favorable et qu’elle pouvait profiter du messager qui allait porter sa réponse à Louis de Bavière. Elle choisit pour cette mission le bon et fidèle Ghislein, fils de sa nourrice, qu’elle avait amené de Bruxelles, qui lui était dévoué de tout son cœur, mais qui ne savait pas lire. Elle lui donna les deux lettres, en lui faisant bien remarquer que celle qui était cachetée de rouge était pour le Duc ; mais que l’autre, qu’elle avait scellée de noir, était pour Godefroid de Looz, à qui il la fallait remettre secrètement. Ghislein promit d’y faire attention ; et par une fatalité inexplicable, disent les historiens, ce fut la première chose qu’il oublia. Il se présenta d’abord au Duc et lui donna la lettre cachetée de noir. On ignore quelles en étaient les expressions. Mais Louis de Bavière ne l’eut pas plus tôt lue, que, transporté d’une fureur aveugle, il se jeta sur le pauvre petit messager et le tua de sa main. Après quoi il monta à cheval. Sa jalousie empoisonnait tous les termes de la lettre ; il se croyait victime d’une longue trahison. Il courut à Donavert, suivi d’un bourreau et de quelques soldats, et, toujours furieux, il rencontra dans la cour le gouverneur du palais, lui plongea son épée à travers le cœur, fit précipiter du haut d’une tour où elle s’était sauvée la gouvernante de la princesse, poignarda Hélice de sa main ; et paraissant devant sa femme comme un spectre implacable, en brandissant la lettre noire, il lui annonça qu’il fallait mourir.
Ce fut en vain que la jeune princesse épouvantée tomba à ses genoux et prit le Ciel à témoin de son innocence. Louis la fit jeter dans un cachot, où le bourreau qu’il avait amené la suivit pour lui couper la tête.
Cette horrible journée était le 18 janvier de l’année 1256.
Le soir de ce jour affreux, Louis-le-Sévère au moment de se mettre au lit, devenu enfin plus calme, sentit peu à peu, qu’il s’était peut-être rendu le plus misérable des hommes. Il venait d’immoler un ange qu’il idolâtrait. Il se demandait s’il ne se pouvait pas que Marie ne l’eût point trahi ? Il relut sa lettre, et ce fut avec terreur qu’il reconnut que toutes les paroles en étaient vertueuses. Bientôt il ne comprit plus son vertige. L’image de celle qu’il avait assassinée lui sembla attachée à ses côtés. Il ne ferma les yeux qu’aux derniers moments de la nuit, et alors dans cet accablement l’ombre sanglante de Marie lui apparut, attestant qu’elle était tombée pure et sans tache. Louis s’éveilla en sursaut et poussa des cris de désespoir. Ses remords et sa douleur furent tels, que sur-le-champ tous ses cheveux devinrent blancs. Il était à peine dans sa vingt-huitième année.
Le lendemain, il fit ensevelir avec honneur les restes de la Duchesse. Des informations précises, des révélations inexpliquées, des apparitions surprenantes confirmèrent l’innocence de Marie. Louis de Bavière ne crut pouvoir expier son emportement criminel qu’en se soumettant aux sentences de l’Église. Mais les prélats de sa cour, frappés de tout ce qu’on disait, n’osèrent l’absoudre ; et il fut obligé de réclamer la commisération du souverain-pontife Alexandre IV. Le Saint-Siége lui imposa, en réparation de son crime, l’obligation de fonder sur le tombeau de Marie une chapelle expiatoire, avec un cloître doté pour douze religieux de l’ordre de Saint Bruno.
Il n’y avait pas encore de religieux de cet ordre en Bavière. Louis appela des moines de la pieuse retraite de Cîteaux et bâtit pour eux la magnifique abbaye de Furstenfeld. – On éleva, dans l’église de ce couvent, un riche tombeau à la jeune victime ; et, comme elle apparaissait quelquefois vêtue de blanc, on annonça l’espoir qu’elle était reçue parmi les bienheureux : ce qui calma un peu les murmures du peuple qui la pleurait.
Cependant Godefroid, qui, de l’autre côté du Rhin, attendait en grande anxiété une réponse à sa lettre, Godefroid, que de tristes présages assombrissaient, avait appris bientôt qu’il est dans les choses du cœur des circonstances graves et solennelles où les prévisions ne trompent pas. On lui avait annoncé sans ménagements, car on ne savait pas qu’on brisait son âme, la mort terrible de Marie et l’affreuse tragédie de Donavert ; il en était tombé malade ; et successivement on lui parlait des cheveux de Louis devenus blancs, des apparitions de l’âme de Marie, de son innocence proclamée, de l’intervention du Souverain-Pontife dans les remords du meurtrier.
Après trois mois de souffrances et de délire, Godefroid se releva pâle, amaigri, égaré. Quoique d’une faiblesse extrême, la fureur lui donnant de l’énergie, il ne tarda pas à revêtir sa bonne armure ; il monta à cheval, et, malgré son ban, il rentra en Bavière : il voulait se présenter devant Louis II, lui offrir le combat à outrance et le tuer.
Un soir qu’il s’était arrêté à la porte d’une humble église de village, à quelques lieues de Munich, où Louis s’était réfugié, pendant que le jeune guerrier se réjouissait de la pensée que dans peu de jours il pourrait venger Marie, ou, s’il succombait, la rejoindre, il fut tiré de ses réflexions par le bruit tumultueux d’une cavalcade qui retournait à Munich au galop. C’était Louis II, hâve, blanchi, lugubre et grave, qui passait rapidement avec plusieurs courtisans aussi sombres que lui. Godefroid tressaillit d’aise et courut à son cheval ; il mettait le pied dans l’étrier, lorsqu’un grand cri poussé par Louis de Bavière le força à tourner la tête. Il vit le malheureux prince qui, d’un air égaré, baissait sa lance vers le perron de la petite église ; après quoi il prit la fuite avec tous les signes du désespoir.
C’était le spectre de Marie qui s’était montré de nouveau. Elle était à la porte de l’église, vêtue de blanc. Godefroid, en la voyant à son tour, sentit ses genoux fléchir. Elle lui parla d’une voix douce, lui ordonnant de ne chercher ni à s’approcher d’elle, ni à la suivre, de respecter les jours de Louis II, et de ne pas reparaître à la cour de Bavière, où sa présence donnerait lieu à de nouveaux forfaits.
Ayant dit ces mots, elle soupira et disparut dans le saint édifice, qui se referma aussitôt.
La nuit était devenue profonde, que le jeune homme était encore à la même place, absorbé dans des méditations et des doutes qu’il ne pouvait éclaircir. Il résolut d’attendre le jour en ce lieu-là. L’air du matin vint rafraîchir un peu ses sens troublés. Dans son égarement, il prononça pourtant devant la croix le serment téméraire de n’aimer plus et de se vouer au souvenir de Marie : – J’attendrai, dit-il, ce monde meilleur où je dois la revoir.
Un vieux prêtre, qui desservait l’église où l’ombre avait paru se retirer, survint alors et il en ouvrit les portes. Godefroid y entra pour entendre la sainte messe. Il fit avec agitation le tour de l’église et ne découvrit rien, ni sur les dalles, ni dans les murailles nues, qui pût lui fournir quelque indice. Après la messe, il interrogea le bon curé ; il n’en put rien apprendre de Marie de Brabant, sinon qu’on lui élevait un tombeau à Furstenfeld, dans la Haute-Bavière, et qu’on y construisait une abbaye, où douze chartreux, gardiens des restes de la Duchesse, devaient prier perpétuellement pour l’expiation de sa mort. L’abbé qui devait gouverner Furstenfeld était déjà avec quelques moines auprès de la tombe de Marie.
Godefroid garda le silence sur l’apparition qui l’avait frappé ; mais son parti était pris. Il vendit son armure et son cheval de bataille, et s’en alla à Furstenfeld, où il supplia l’abbé de le recevoir comme novice.
Après que le vénérable père lui eut longtemps en vain représenté les rigueurs de l’ordre de saint Bruno, voyant que rien ne refroidissait le zèle de Godefroid, il l’accueillit et lui donna l’habit de novice.
Pendant le noviciat de Godefroid, qui, selon l’usage, devait durer une année, le duc de Bavière se mit à voyager, voulant distraire par là sa morne douleur. Il la maîtrisa en effet, après quelques mois d’excursions vagabondes dans les différentes cours allemandes. Bien plus, à un tournoi dont il prit vaillamment sa part, il vit Anne de Glogau ; et cette jeune fille vive et brillante lui inspira subitement une flamme nouvelle, qui fit diversion à ses remords. Quoique ses cheveux fussent devenus blancs, Louis II était jeune et beau. Son histoire, son forfait, ses emportements et ses violences l’avaient grandi aux yeux des romanesques allemandes ; et il est encore de ces femmes qui s’éprennent pour les hommes à passions ardentes, sans prévoir toute l’affreuse amertume qu’elles y trouveront, et qui regardent comme des témoignages d’amour ces excès de la jalousie qui ne sont que les témoignages d’une insultante défiance. Et puis Louis II était puissant. Anne de Glogau ne le repoussa point : le jour du mariage ne tarda pas à être fixé ; mais sans fracas et sans bruit, à cause du rapprochement d’une tragédie qui avait fait tant d’éclat. Louis le désirait ainsi.
À l’époque même où l’on s’occupait de ces fiançailles, Godefroid de Looz, tout à fait détaché du monde, se disposait à prononcer des vœux éternels et à recevoir l’habit de saint Bruno. Chaque matin et chaque soir, il allait prier et pleurer sur la tombe de Marie ; et le bon abbé, à qui il avait confié, au saint tribunal, son triste secret, avait de lui une pitié profonde. Il le regardait comme un infortuné dont un amour malheureux avait dérangé la tête. Plusieurs fois le jeune novice, pâle et bouleversé, était venu dire au vénérable père que l’ombre de Marie s’était montrée à lui, mais sans lui parler, et qu’elle s’était éloignée en laissant échapper un douloureux soupir.
— Déceptions, mon fils ! disait le pieux abbé.
Mais Godefroid ne pouvait s’empêcher de croire ses visions réelles.
La veille du jour où il allait renoncer aux choses d’ici-bas et se lier par des vœux qu’il ne pourrait plus rompre, un peu avant minuit, Godefroid de Looz, étant seul en prière dans sa cellule, éclairée par une frêle petite lampe qui brûlait devant une image de la Sainte-Vierge, crut voir dans le lointain le fantôme blanc de Marie ; il lui sembla qu’elle lui parlait et qu’elle lui disait d’une voix triste et lente : Vous allez immoler votre avenir. Songez-y, Godefroid, vous pourriez encore rentrer dans le monde, y trouver des attraits et des honneurs, y rencontrer l’oubli de trop cruels souvenirs : songez-y ; – dans ces lieux votre vie est une mort continuelle, – et demain vous ne serez plus libre.
Il s’imagina que l’ombre avait gémi après ces mots ; il répondit en balbutiant ; et troublé, il allait se lever pour s’avancer vers le fantôme, quand la cloche de l’abbaye appela les moines aux matines. La vision s’évanouit. Le jour qui suivit, Godefroid, prononçant ses derniers vœux avec fermeté, abjura le monde et prit l’habit de chartreux dans lequel il promit de mourir…
Un mois après, le mariage de Louis-le-Sévère avec Anne de Glogau fut publiquement déclaré. Ce fut pour le jeune moine un profond étonnement. – Ainsi, se dit-il, cet homme ardent ne reste pas même fidèle à son souvenir !
Mais, comme, livré à ces pensées, il s’enfonçait dans un petit bois dépendant du monastère, Marie de Brabant vint à sa rencontre. Cette fois ce n’était plus un ombre ; c’était Marie elle-même, tremblante et agitée.
— Je viens d’apprendre le mariage du duc de Bavière, dit-elle : ses nouveaux liens me rendent-ils libre ? Je l’ignore ; mais je suis vivante ; et, malheureuse que je suis ! j’ai craint de vous en instruire ; je vous ai laissé contracter des vœux devenus indissolubles.
— Vivante ! vous, Marie ! que dites-vous, grand Dieu ! s’écria le frère. Il s’avançait pour lui prendre la main ; le sentiment formidable de ses devoirs religieux le retint.
— Oui, reprit-elle ; moins cruel que mon époux, le bourreau m’a laissé la vie en me faisant jurer de ne jamais reparaître sous les yeux de Louis.
La surprise, la joie et la douleur amère se disputèrent alors le cœur de Godefroid. Osant à peine croire qu’il retrouvait celle qu’il avait tant pleurée, épouvanté de ses vœux qui le condamnaient à la fuir, il fut un moment hors de sens. Il tomba prosterné la face contre terre, pleurant et sanglotant ; et quand il se releva, rompant son lugubre silence :
— J’irai, dit-il, j’irai trouver le saint abbé qui m’a servi de père, qui a sondé mes blessures et pleuré sur mes peines. Ô noble princesse, venez aussi vous jeter à ses genoux et implorer sa pitié !
Marie, brisée de la douleur de Godefroid, le suivit en tremblant. Ils trouvèrent le vénérable abbé, seul, agenouillé devant la tombe de Marie de Brabant.
À la vue de la duchesse, il recula avec une sorte d’effroi machinal.
— Ombre sacrée, il est donc vrai, dit-il, que Dieu vous permet de vous montrer à nos yeux !
Mais Godefroid et Marie lui contèrent, au milieu des larmes, comment il se faisait que la princesse était vivante. Ils le supplièrent, comme ministre de Dieu, d’être leur guide et leur appui.
L’abbé de Furstenfeld se tint assez longtemps dans un recueillement pénible. Il avait pleuré aussi et semblait demander à Dieu de l’éclairer.
— Il est des liens que nul homme ne peut briser, dit-il enfin. Le Souverain-Pontife, vicaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, peut seul ici-bas, s’il le juge convenable, vous rendre, à vous, mon cher fils, les vœux éternels que vous avez jurés. Mais il ne peut, pauvre dame ! séparer ce que Dieu a uni ; il ne peut vous délivrer des nœuds qui, malgré son nouveau mariage, vous attachent toujours au coupable Louis de Bavière. Allez pourtant à Rome, ma fille. Tout ce que ma faiblesse peut faire ici, c’est de vous le conseiller et de taire vos secrets funestes. Allez ; vêtue de l’habit de saint Bruno, on ne vous reconnaîtra point ; et par les chemins vous serez respectée. N’oubliez pas qu’on n’est heureux dans ce monde même, qu’en ne s’écartant jamais de la voie qui conduit à l’autre.
Là-dessus il la bénit ; et Godefroid la vit partir, dévorant son trouble. Elle allait à pied, priant et jeûnant, ne négligeant ni les églises, ni les chapelles, ni les stations, ni les actes de pénitence qui pouvaient adoucir la divine miséricorde.
C’était encore Alexandre IV qui occupait le Saint-Siége ; pontife bon et pieux, accessible à tous les doux sentiments, il accueillit Marie de Brabant avec une bienveillance paternelle, écouta le pathétique récit de sa tragique histoire et lui montra le plus tendre intérêt. Mais, s’il pouvait relever Godefroid de ses vœux, il lui déclara aussi que la mort seule avait la force de rompre les liens qui l’unissaient à Louis de Bavière. Il lui fit voir, dans ses malheurs, le châtiment peut-être d’une passion qu’elle n’eût pas dû nourrir. Il l’engagea à se retirer en France, sous la protection de saint Louis, et à vivre là dans l’attente d’un monde où le cœur ne sera plus froissé.
Godefroid, demeuré à Furstenfeld, et ne voulant être libre que si Marie l’était aussi, n’entendit plus parler d’elle.
L’abbaye où il priait fut richement terminée en 1266.
Louis II, dans l’année 1273, épousa en troisièmes noces Mathilde, fille de Rodolphe de Habsbourg, qu’il venait de faire nommer roi des Romains. Il mourut en 1294, âgé de soixante-cinq ans. On l’enterra dans l’abbaye de Furstenfeld.
Le 29 mars 1302, après une longue pénitence dans ces lieux austères, Godefroid mourut saintement sur la cendre. Le même jour, par une coïncidence singulière, au bord de la Marne, sur la lisière du bois de Vincennes, dans une petite maison de la paroisse de Saint-Maurice, comprise plus tard dans ce couvent des Valdones dont il ne reste qu’une tourelle, à deux lieues de Paris, des religieuses fermaient les yeux d’une pieuse femme morte sous l’habit de saint Bruno ; c’était Marie de Brabant.
Beaucoup d’historiens et de chroniqueurs rapportent en partie la tragique aventure de Marie de Brabant. Elle n’est complète nulle part. C’est de la collation des diverses autorités avec les différentes traditions, que nous avons pu la rétablir.
Tous les narrateurs sont d’accord sur les faits principaux. C’est partout l’apparition de Marie de Brabant, dans la nuit même qui suivit le crime, qui fit blanchir la jeune barbe et la belle chevelure de Louis-le-Sévère. (RADERUS, in Bavaria Sancta, tom. II. Mariæ Brabant.)
« Cum barba florente et juvenili, decora que coma cubitum se contulisset, una nocte incanuerit ; » dit le P. H. Engelgrave, jésuite, dans son beau livre intitulé Lux evangelica, etc., page 171 des Dominicales.
Nous avons adopté la tradition qui lie Godefroid de Looz à la destinée de Marie. Mais il y a une autre version préférée en Allemagne. Suivant cette version, la duchesse étant à Donavert ou Donauwerth, remit au messager deux lettres, l’une cachetée de rouge et l’autre cachetée de noir. La première était adressée au Duc, la seconde au graf Heinrich von Ruchen, son aide-de-camp. Le courrier avait ordre de ne pas montrer à Louis II la lettre qui était destinée à Heinrich.
Nous laisserons parler M. André Delrieu, à qui nous empruntons tout ce passage, dans un fragment intitulé les Caprices du Danube.
« Par une fatale méprise du courrier, la dépêche scellée de noir tomba sous les yeux du duc de Bavière. Dès que ce prince ardent eut reconnu sur la suscription la main de sa femme, il entra dans une fureur étrange et sans ouvrir la lettre poignarda d’abord le malheureux messager, puis, sautant à cheval, il galopa, sans prendre de repos, vers le château de Donauwerth. La première personne qu’il rencontra dans le vestibule de son palais fut le capitaine de gardes, il le tua sur-le-champ. Ensuite il se rua comme un fou dans l’appartement de Marie. La jeune princesse était occupée avec sa belle-sœur à broder une bannière. Louis saisit sa femme par les cheveux, la traîna sur la place de la ville, et d’une voix foudroyante commanda que l’on fît les apprêts du dernier supplice. En vain cette infortunée s’attachait aux genoux de son meurtrier et protestait de son innocence ; en vain le confesseur et tout le peuple fondant en larmes demandaient-ils grâce : il fallut mourir. Durant les convulsions de l’agonie, un médaillon s’échappa du sein de la victime, c’était le portrait de son mari. Thécla de Fannenberg, la fiancée du comte Heinrich, compatriote et amie de la Duchesse, partagea son sort. Les femmes de la cour furent exilées ou emprisonnées, etc.
Quoique M. André Delrieu dise qu’il a recueilli ces traditions dans le chartrier de Donauwerth, nous ne pensons pas être tenu à le croire ; car tout y est altéré. Tous les récits graves disent que l’exécution de Marie fut confiée à un bourreau qui accompagnait le hideux prince ; qu’elle dut être secrète ; qu’elle se fit dans un cachot : circonstances qui sauvèrent la pauvre héroïne.
« Il paraît, dit encore M. Delrieu, que la lettre de la princesse au graf Heinrich n’était écrite que pour lui recommander une surprise au Duc, en déployant à ses yeux, le jour d’une prochaine revue, la bannière qu’elle brodait avec sa belle-sœur et qu’elle comptait lui expédier bientôt. L’Histoire du Brabant et la Chronique de Donauwerth se taisent sur le sort du graf Heinrich, la cause involontaire de la catastrophe. »
Nous ne transcrivons ces détails que pour compléter notre extrait.
On avait mis cette inscription sur la porte de l’abbaye de Furstenfeld :
Conjugis innocuæ fusi monumenta cruoris,
Pro culpa pretium, claustra sacrata vides.
Pour le sang d’une épouse injustement versé
Ce cloître que tu vois fut jadis élevé.
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Mai 2024
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[1] Suivant les usages de la chevalerie, il avait juré, sur le faisan, dans un repas de fête, de se croiser contre les Sarrasins.
[2] Le mambour était chez les Liégeois le magistrat qui gouvernait quand le siége était vacant.
[3] Bandits qui ne campaient que dans les bois.
[4] Les historiens du temps ont chargé les traits du Sanglier des Ardennes, dont ils avaient peur. Sa mâchoire inférieure était, disent-ils, d’une épaisseur extraordinaire et dépassait la supérieure. Il avait de chaque côté de longues dents qui ressemblaient à des défenses. C’est là un portrait de fantaisie. Mais le fait est que ses vices et violences l’avaient fort enlaidi. Il portait quelquefois, dans ses forêts, en manière de surtout, une peau de sanglier, dont la corne des pieds et les boutoirs étaient d’argent ; la peau de la tête, préparée, se rabattait sur son front et lui donnait un aspect monstrueux. Le cri de guerre de ses bandes était : – Sanglier.
[5] Degré de pierres d’où l’on pérorait le peuple ; sorte de forum des Liégeois.
[6] L’archidiaconat de la Campine fut quelquefois occupé à Liége par des laïques, contre les saints canons. Mais ces laïques alors n’en remplissaient que les fonctions administratives et civiles.
[7] Walter Scott a fait de Louis XI, dans le même livre, une caricature triviale, que Casimir Delavigne et Victor Hugo ont servilement copiée.
[8] Ces détails sont empruntés au bel écrit de M. de Gerlache : Révolutions de Liége sous Louis de Bourbon, et à diverses chroniques contemporaines.
[9] Ce corps, resté à Reims, fut accordé plus tard aux prières de l’archiduc Albert. Il arriva à Bruxelles le 13 décembre 1612 et fut remis dans la nouvelle église des Carmélites-Déchaussées. Les pieuses religieuses possèdent toujours cette sainte relique.
[10] On prétend à Liége que Notger est le même que ce moine de Saint-Gal auteur anonyme d’une curieuse histoire de Charlemagne, écrite à grands traits sur les récits de deux vieux compagnons de l’illustre empereur.
[11] Voici comment Henri de Marlagne entendait qu’on le laissât vivre. L’audace de cet homme allait si loin, qu’un jour il pénétra de vive force dans le palais d’Éracle, brisa les portes de ses caves, enfonça les tonneaux, et donna le vin à boire aux gens de sa suite, à la vue de tout le peuple. Le bon évêque se contenta de dire en soupirant : « Il viendra quelqu’un après moi qui ne laissera pas ces outrages impunis. »
[12] Voici un trait que nous empruntons à la belle Histoire de Liége de M. de Gerlache : – « Radus des Prés, homme riche et puissant, possédait, dit-on, une maison forte, élevée sur une hauteur (dans Liége même) entre les églises de Saint-Pierre et de Saint-Martin. De là il dominait la ville. Notger, ne sachant comment s’affranchir d’une sujétion si menaçante, imagina un voyage en Allemagne et pria Radus de l’accompagner. En partant, il avait donné des ordres secrets à son neveu pour l’accomplissement de ses desseins. Celui-ci, conformément aux instructions de l’Évêque, procéda en hâte à la démolition du château de Radus des Prés et fit jeter sur la même place les fondements de l’Église de Sainte-Croix. Lorsque l’Evêque supposa les choses assez avancées, il revint d’Allemagne avec Radus. Mais celui-ci, en rentrant à Liége, chercha en vain son manoir ; il avait beau regarder ; à la place de son château, il ne voyait qu’une église. Il en témoigna sa vive surprise à son compagnon de voyage, qui, rompant enfin le silence, lui répondit doucement : – Mon cher Radus, des motifs de haute politique m’ont forcé d’en agir ainsi… Toutefois, je suis si loin de vouloir vous faire tort, que je vais vous céder à l’instant même des propriétés d’une valeur bien plus considérable que votre château… La chose était faite ; il fallut bien que Radus se contentât de l’explication et du dédommagement. Telle est la version adoptée par Fisen et par le père Bouille, sur la foi de Jean d’Outre-Meuse. Anselme, auteur presque contemporain et par conséquent plus digne de foi, dit simplement (dans Chapeauville, tome Ier, p. 204.) qu’un seigneur dont les intentions lui étaient suspectes ayant demandé à Notger un terrain, entre les églises Saint-Pierre et Saint-Martin pour y élever une maison, l’Évêque donna l’ordre au prévôt de Saint-Lambert d’occuper promptement cette place et d’y construire une église. »
[13] Ces dernières circonstances, comme le remarque aussi M. de Gerlache, ne sont point rapportées dans les chroniques contemporaines. Elles n’ont été écrites que longtemps après, peut-être sur des documents que nous n’avons plus. – On a publié à Liége, il y a quelques années, un roman sans couleur et sans aucune espèce de vérité, intitulé ; La prise de Chiévremont. Ce squelette in-8°, à prétentions historiques, s’est vu privé de tout succès.
[14] Liége a reçu du Ciel Notger, et de Notger tout le reste.
[15] Trudis, abréviation flamande de Gertrude.
[16] Histoire ecclésiastique et politique de l’État de Liége.
[17] M. Dewez, Histoire du pays de Liége.
[18] Voyez plus loin la légende de Matthieu Laensberg.
[19] Écrit du temps intulé : Relation de la prise de Tirlemont par l’armée française.
[20] Le Martyre de la neutralité innocente des Liégeois.
[21] Almanach de Matthieu Laensberg de 1639.