Ernest Daudet
JEAN LE GUEUX
suivi de
LA COUSINE MARIE
(1871)
Un soir du mois de janvier, à dix heures, un homme marchait seul sur la route qui conduit du pont du Gard au village de Castillon.
Cette route côtoie, sur une assez longue étendue, la rive gauche de la petite rivière que franchit, avec une vertigineuse hardiesse, le célèbre aqueduc romain.
Le froid était rigoureux, la nuit sombre, sans lune, le ciel plein d’étoiles.
L’homme que nous allons suivre avançait rapidement dans la direction de Castillon.
Devant lui, à deux kilomètres environ du point où il se trouvait, au sommet d’un roc accessible seulement par des pentes abruptes à travers lesquelles des routes carrossables ont été tracées depuis, il voyait le petit village qui n’attestait sa présence que par quelques lumières tremblantes ; à la hauteur où elles étaient placées, elles semblaient les sœurs voilées des constellations brillant au fond du ciel.
Alourdi sous le poids de sa vieillesse, que trahissaient même en cette obscurité sa taille courbée, ses cheveux blancs s’échappant en désordre de son chapeau, répandus sur son cou en longues boucles folles, l’inconnu pressait autour de lui les plis agités et capricieux de son manteau. Mais contre les rigueurs de cette nuit d’hiver, ce n’était là qu’une protection insuffisante.
En effet, ce manteau, vu au grand jour, eût épouvanté, tant était grande la détresse qu’il révélait, le Juif-errant lui-même. Des trous de toutes parts, les uns béants comme des plaies ouvertes, les autres incomplètement dissimulés sous des morceaux d’étoffes de couleurs diverses comme des blessures mal pansées ! C’était le signe certain d’une misère incurable ou d’une sordidité dégradante.
Pour qu’un homme en arrive à aller vêtu de semblables haillons, il faut que ce soit un maudit comme Isaac Laquedem ou un saint comme François d’Assises.
Tout le costume de notre héros était à l’unisson du vêtement qui lui servait d’enveloppe, sous lequel il portait, comme les moines franciscains, une robe de bure serrée à la taille par une corde. Les manches de cette robe étaient percées au coude ; les bords usés, fripés au point de former des franges irrégulières, qui battaient honteusement les jambes, chaussées de gros bas de laine grise dont les mailles, durant les chaleurs précédentes, avaient été dévorées par les vers.
Les doigts des pieds sortaient nus de l’extrémité des souliers dont les semelles révélaient un trop long usage. Le chapeau était un feutre noir déformé par la pluie, brûlé par le soleil. Sur toute la personne de cet étrange individu, se voyaient ainsi les marques d’une dégradation sans espoir.
Entre le pont du Gard et Castillon, à l’endroit où la route qui va dans la direction du village commence à monter, le voyageur s’arrêta.
En face de lui, se dressait une maison vaste, n’ayant qu’un seul étage au-dessus du rez-de-chaussée, dans l’intérieur de laquelle on ne pouvait entrer qu’en passant sous un portail élevé et en traversant une cour de ferme. Cette cour, où tout attestait le désordre, était remplie d’instruments aratoires, de chariots mal fixés sur leurs essieux. Le pavé disparaissait sous une couche épaisse de paille humide.
Au loin, sous des hangars en ruines, on pouvait voir dans des étables entr’ouvertes, mal éclairées par des lanternes suspendues au plafond, des chevaux étiques, des brebis maigres et un gardien endormi dans une couchette de bois blanc.
Les détails de ce spectacle ne parurent pas attirer l’attention de l’inconnu.
Il se posa en face du portail, l’œil fixé sur l’une des croisées du premier étage, placée à gauche de la grande entrée.
Tandis que toute l’habitation semblait plongée dans l’obscurité, livrée à une solitude presque complète, la chambre qui recevait son jour par cette croisée était vivement éclairée. La lumière rougeâtre qui s’en échappait formait sur la route une grande place illuminée, dans le rayon de laquelle passaient, avec des attitudes bizarres, les ombres des personnages réunis dans cette chambre, reflétées comme à travers une lanterne magique.
Le nocturne voyageur demeura un moment silencieux et immobile.
Puis, se dressant sur la pointe des pieds, il essaya de voir ce qui se passait dans l’intérieur de la maison.
Peine inutile ! Il était trop bas et la croisée trop élevée au-dessus du sol. Il chercha alors autour de lui, pour découvrir une borne, un banc, une échelle, quelque chose enfin qui lui permit de donner satisfaction à sa curiosité.
Rien de ce qu’il souhaitait ne s’offrit à ses regards.
— Je ne vois pas, murmura-t-il, mais je devine. Elle est avec son amant. Un amant ! elle !
Il s’arrêta durant quelques minutes.
Sa poitrine se soulevait avec violence. De ses yeux, des larmes descendaient sur ses joues ridées.
Il les essuya ; puis reprenant le monologue commencé :
— Je la croyais pure, insensible aux tentations qui viennent assaillir les orphelines pauvres et belles ! Je me suis trompé. Quel est-il celui-là, qui est venu troubler la sérénité de cette enfant candide ! quel langage lui a-t-il tenu pour arriver à la séduire ? que lui a-t-il promis ? la fortune ? le mariage ? Oh ! je le saurai, et malheur à lui, s’il a caché sous des paroles d’amour, sous des promesses menteuses, les moyens à l’aide desquels il a provoqué la chute de ma fille.
Sa fille ! Il prononça ces mots d’une voix ferme, haute, pleine de tendres accents, et tout un monde de souvenirs passa, soudainement ressuscité, à travers son imagination troublée.
On l’appelait Jean le Gueux. Il ne se rappelait pas avoir été désigné sous un autre nom. Si loin qu’il remontât dans son passé, il se voyait errant, vagabond, sur les routes, jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans, vivant de son travail, et plus tard, d’aumônes, depuis l’époque où, lassé de ses durs et stériles labeurs des champs, il s’était vêtu d’une robe de moine, pour solliciter la charité des passants.
Il y avait plus de vingt ans qu’il allait de la sorte.
Il n’était pas absolument ignorant. Il savait ce que l’observation des hommes et des choses, la contemplation de la nature lui avaient appris. Il connaissait la vertu des plantes. Il avait mainte fois guéri des malades abandonnés par les médecins.
Il possédait une parole vive, ardente, chaude, imagée, ce qui constitue l’éloquence. Il récitait de mémoire certains passages de la Bible, les paraphrasait à sa façon, assez bien pour émouvoir des cœurs grossiers, mais non insensibles, dont il connaissait les impressions, les aspirations, les besoins.
À l’aide de ses facultés naturelles, il s’était créé peu à peu, dans un rayon de dix lieues, une influence considérable. Les uns disaient que c’était un saint ; les autres prétendaient qu’il pratiquait la sorcellerie.
Mais, grâce à cette double réputation, il était vénéré par les uns, redouté par les autres.
Son domicile ! il n’en possédait d’autre que celui que la peur ou la charité lui faisaient obtenir. Dans aucune ferme de la vallée du Rhône, on ne lui eût refusé l’hospitalité.
Lorsque, durant les soirées d’automne, il arrivait dans les métairies pleines de vendangeurs, la meilleure place à la table de pierre et dans la grange était pour lui. Jeunes et vieux voulaient toucher sa robe, celle d’un saint, disaient-ils, et se pressaient autour de lui pour l’ouïr parler.
Il leur donnait des conseils remplis de virilité, faisant appel à leur dignité, à leur patriotisme. Il les encourageait à fuir le séjour des villes.
— Dans les villes, leur disait-il, vous êtes faibles, parce que vous y êtes dépaysés et ignorants. Dans vos villages, vous êtes forts, parce que vous êtes chez vous, sur une terre arrosée de vos sueurs. Si vous ne vous laissez pas séduire par ce que les méchants appellent la civilisation, c’est-à-dire par le vice régularisé, un jour viendra où les champs vous appartiendront entièrement. Les grandes propriétés disparaîtront et vous en partagerez les terrains entre vous. Restez donc tels que le ciel vous a fait naître.
Tel était le langage qu’il tenait à ses auditeurs, et c’est en leur parlant ainsi qu’il s’était peu à peu créé une influence de laquelle il vivait misérablement, mais sans travailler.
Par quelles circonstances cet homme laid, sans aveu, qui n’avait, sous ces haillons, ni les privilèges du citoyen, ni la majesté du prêtre, arriva-t-il à connaître l’amour ? mystère, étranger d’ailleurs aux événements que nous avons à raconter.
Un fait est certain ; c’est qu’une femme traversa sa vie, alors qu’il allait toucher à la vieillesse, et qu’en s’éloignant de lui, elle lui laissa une petite fille, belle comme les visions angéliques des enfants.
Avouer publiquement qu’il était père, c’eût été avouer qu’il avait manqué à des vœux de chasteté dont il se faisait gloire. Il tint donc son aventure secrète. La mère disparut. L’enfant fut reposée un soir devant la porte d’une ferme des bords du Gardon, recueillie par les fermiers qui n’avaient pas de famille, élevée par eux, à l’aide d’un secours qui leur arrivait mystérieusement à des intervalles irréguliers.
C’est ainsi que Jean le Gueux, libre d’aller et de venir dans la ferme, vit grandir sa fille, sans enfreindre le mystère dont il tenait sa naissance environnée.
Salviette, c’était le nom de l’enfant, devint belle, resta pure, du moins son père le crut, jusqu’au jour où il découvrit qu’elle avait ouvert sa chambre à un amant.
Ce court exposé suffit pour faire comprendre quelle douleur entra dans le cœur de Jean le Gueux, le soir où commence ce récit, lorsqu’il put voir se confirmer sa navrante découverte.
Il était là, debout sous la croisée de Salviette, sans prendre garde au froid qui pénétrait ses membres tremblants.
— Que faire ? se demandait-il. Apparaître, chasser le séducteur. Mais, ne sera-ce pas briser le cœur de ma fille ? Et puis, de quel droit me mêler à sa vie ? Ne récusera-t-elle pas mon autorité ? Serai-je contraint à lui dire ?…
Il s’arrêta. La lueur qui s’échappait de la chambre venait de s’affaiblir subitement, comme si l’on eût éteint une lampe.
Une minute s’écoula.
Puis, un cri strident, terrible, cri de terreur, de détresse et d’effroi, retentit dans le silence du soir.
— Ma fille ! hurla le mendiant.
Au même instant, il vit un homme sortir de la maison par la porte qui s’ouvrait dans la cour, courir sous un hangar, en ramener un cheval tout sellé sur lequel il s’élança, piquer des deux, passer rapide comme un éclair, et disparaître avant qu’il eût eu le temps de l’arrêter.
Jean le Gueux était demeuré cloué sur place.
Le cavalier était déjà loin, le bruit des sabots de son cheval avait cessé depuis longtemps de se faire entendre, que le mendiant cherchait encore à se remettre de la violente émotion qu’il venait de subir.
Il fut subitement ranimé par la pensée du danger que courait sa fille.
Il s’élança, traversa la cour de la ferme, arriva sous la voûte sombre qui donnait accès à l’escalier, et gravissant les degrés, lui, vieillard, avec l’agilité d’un jeune homme, il arriva au premier étage.
Là, s’étendait un long couloir sur lequel s’ouvraient plusieurs portes. C’est vers l’une de ces portes qu’il s’avança. Elle était entrebâillée. Il la poussa vivement, entra.
La chambre était plongée dans une demi-obscurité, le quinquet qui l’éclairait ne répandant qu’une faible lueur. Il courut à ce quinquet, tourna le bouton, remonta la mèche et la lumière, subitement ranimée, lui permit de tout voir.
Il poussa un cri de douleur.
Sur le lit, une femme était étendue, comme une masse inerte, en travers des matelas, à moitié nue, ayant dans la poitrine un poignard enfoncé jusqu’à la garde.
Un filet de sang sortait de la plaie mal fermée par la lame, et coulait, ruisseau de corail, sur la gorge ferme et blanche. De la tête, renversée hors du lit, descendait, débordant comme une cascade, une chevelure blonde, soyeuse, abondante, dont l’extrémité balayait le sol.
Jean le Gueux ne pouvait ni crier ni pleurer. Ses joues contractées étaient agitées par un léger tremblement, et, sous les couleurs livides de la peau, les os se dessinaient au milieu des rides.
Il fit cependant quelques pas en avant, prit entre ses bras tremblants la chère tête blonde, la ramena sur l’oreiller, couvrit chastement ce corps adorable, ne laissant à découvert que la poitrine, d’où il arracha, d’une main virile, l’arme meurtrière.
Un flot de sang monta bouillonnant, écumeux à l’ouverture de la plaie, inondant autour de lui la chair et les draps. Un spasme convulsif traversa le corps immobile, et ce fut tout.
Il rejeta le poignard loin de lui, et, se courbant sur le sein de Salviette, il éclata en sanglots. Il ne pouvait se faire illusion. La lame longue, triangulaire, avait traversé le cœur et soudainement causé la mort.
Rien de plus pur, de plus charmant ne se peut voir que le visage de cette jeune fille, frappée dans la fleur de sa jeunesse. Les traits étaient délicats, modelés comme ceux d’une statue ; le front merveilleux, la bouche, hélas ! décolorée déjà, petite, avec des lèvres charnues. Les yeux avaient cessé d’être ouverts. Mais, à la grandeur des paupières abaissées, on les devinait admirables. Les bras étaient d’une éblouissante blancheur ; les mains hâlées par les caresses quotidiennes du soleil, mais grasses, potelées, mignonnes.
Cette enfant avait été douée de toutes les beautés qui rendent la femme séduisante, et c’était, on devait le croire, ce charme inconscient, son innocence divine qui avaient fait son malheur.
— Hélas ! pensait le malheureux père, elle aimait, elle s’est crue aimée et s’est donnée ; et le misérable qui abuse d’elle l’a foudroyée ! Pourquoi ?
Cette question revenait sans cesse sur ses lèvres, tandis que ses yeux ne pouvaient se détacher de ces traits adorés d’où la vie s’était retirée, mais sans pouvoir emporter la grâce qui les avait animés, demeurant victorieuse même de la mort.
— Ma fille ! murmurait-il, tenant ce cadavre enlacé, ma fille, ma chère Salviette, peux-tu m’entendre ! Reviens à toi ! je t’en conjure ! Non ! tu ne peux t’en aller ainsi, me quitter, sans me dire adieu !
Soins superflus. Les morts ne répondent pas.
— Morte ! s’écria-t-il, tout à coup, comme si, du sein d’un rêve épouvantable, il eût été soudainement rappelé à la réalité plus épouvantable.
Il fit quelques pas en arrière, revint vers le lit, recula encore en murmurant :
— Non ! c’est impossible ! Nul ne te voulait du mal ! Tu n’en as fait à personne ! Tes yeux vont se rouvrir ! Ta bouche va se ranimer ! Tu me parleras.
Sa tête blanchie s’inclina sur sa poitrine, et, dans l’écrasement d’un désespoir inguérissable, il murmura :
— Je l’ai perdue. Oh ! pourquoi n’ai-je pas veillé sur elle ? Pourquoi ne l’ai-je pas défendue contre elle-même, d’abord, contre les entraînements de son cœur, contre l’assassin, ensuite ! Lui ! je le trouverai, en quelque lieu du monde qu’il se soit caché ! Mais elle ! qui me la rendra ? C’était mon seul bien ici bas ! Elle avait grandi sous mes yeux, et sans savoir que j’étais son père, elle m’aimait. Quand elle était petite, c’est moi qui croisais ses mains pour lui apprendre à prier ce Dieu auquel je ne crois plus, mais dont le nom m’épouvantait.
Il s’arrêta un moment ; puis, d’un accent plein de haine, il reprit :
— Ô Dieu ! si tu existes, fais un miracle ! Rends-la-moi ! tu le dois ! il le faut !… À quoi cela a-t-il servi que je la misse sous ta garde ? Tu ne me réponds pas ! C’est que tu n’es rien ! Je le savais bien, moi, que tu ne dois ton pouvoir qu’à la crédulité des hommes ! Écoute-moi, si tu es, comme les prêtres le disent. J’avais appris à Salviette à t’aimer ! Tu as repoussé mes prières ! Tu ne l’as pas protégée ! Je te maudis !
Il releva la tête et promena autour de lui ses regards égarés, troublés par les larmes, furieux, comme s’il eût bravé le ciel.
Soudain, il se mit à courir, affolé, autour de la chambre, en criant d’une voix tonnante :
— Au secours ! au secours ! à l’assassin !
Ce fut son dernier effort. Il interrompit sa course désespérée, et chancelant, aveuglé, étendant vainement les bras pour se retenir, il tomba à la renverse sur le plancher, non pas mort, mais privé de connaissance.
Les fermiers couchaient au rez-de-chaussée. C’étaient des vieillards du nom de Combret, mari et femme, sans enfants. Réveillés par les cris du mendiant, ils s’habillèrent en hâte, accoururent dans la chambre, où ils furent aussitôt suivis par le valet de la ferme qui dormait dans l’étable, au milieu des troupeaux et presque à la belle étoile.
C’est Jean le Gueux qu’ils virent d’abord, couché sur le sol, à quelques pas du lit où Salviette était étendue, morte. Ils le relevèrent, le placèrent sur une chaise. Il revint à lui presque aussitôt, et se redressant, montrant le cadavre d’un geste impérieux :
— Non ! non ! pas à moi ! s’écria-t-il. À elle !
Le corps ensanglanté de Salviette frappa le regard des deux vieux. Ils reculèrent épouvantés.
— Voilà comment vous avez veillé sur elle ! misérables ; vous avez laissé la maison ouverte aux assassins ! Peut-être même leur avez-vous montré le chemin !
Il hurlait, il écumait, tandis que la fermière et le valet essayaient vainement de ranimer Salviette, et que le vieux Combret ne pouvait que répéter ces mots :
— Jean ! Jean ! c’est un grand malheur ! mais nous n’en sommes pas coupables !
— Qui venait la voir ? dites, parlez ! qui recevait-elle ? demanda Jean le Gueux.
— Personne, à notre connaissance, fit Combret, d’une voix troublée par les larmes. N’est-ce pas, femme, elle ne recevait personne ?
La femme que, par suite d’un usage général en Provence et en Languedoc, on appelait du nom de son mari, en le féminisant, c’est-à-dire Combrette, tourna du côté de Jean le Gueux son visage livide, où se lisaient la douleur et l’épouvante :
— Elle n’avait dans le pays aucune connaissance ; Cancel peut le dire.
Cancel, – c’était le valet, un jeune homme, – fit un signe affirmatif. Combrette continua :
— On la trouvait fière. Elle n’allait jamais à la danse, ni à Remoulins, ni à Castillon, ni ailleurs. Qui pouvait-elle connaître ? L’homme qui l’a frappée ne peut avoir eu d’autre but que le vol. C’est un inconnu, un passant, un bohémien, peut-être.
— Il n’a rien pris, cependant, objecta Cancel en désignant les meubles qui ne portaient aucune trace d’effraction.
— Il n’en a pas eu le temps, répondit Jean le Gueux. Le hasard m’a conduit sur la route au moment même où Salviette a été assassinée. Je passais devant la maison. J’ai entendu le dernier cri de la victime. Je me suis élancé pour lui porter secours. Le misérable m’a entendu. Il s’est enfui ; il a passé devant moi. Malheureusement, je n’ai pu l’arrêter.
Même au milieu de sa douleur, Jean le Gueux prenait souci de l’honneur de sa fille. Il ne voulait pas qu’on sût jamais, ce dont il était à peu près certain, qu’elle avait un amant, et il acceptait avec empressement l’hypothèse présentée par Combrette, à savoir que le crime avait eu le vol pour mobile.
— Il faudrait aller chercher un médecin, dit tout à coup la fermière.
— Je cours à Castillon, répondit Cancel.
Et il sortit en toute hâte, sans attendre que Jean le Gueux l’eût engagé à obéir aux désirs de Combrette.
— À quoi bon un médecin ? murmura le mendiant. Elle est bien morte. Il ne la ranimera pas. C’est la justice qu’il faut appeler. Elle doit découvrir l’assassin, l’arrêter, le punir et…
Sa voix se perdit dans les sanglots. Sur un signe de sa femme, Combret sortit à son tour pour aller prévenir de l’événement la gendarmerie de Remoulins, qui devait elle-même en aviser le parquet de Nîmes.
Jean le Gueux et Combrette restèrent seuls. Mais ni l’un ni l’autre ne prononcèrent une parole. Le mendiant s’était assis au pied du lit et contemplait d’un œil morne le cadavre de sa fille. La fermière, accroupie dans un coin, poussait des gémissements et versait des larmes.
Sombre veillée ! Dans cette chambre modeste, mal éclairée, on eût dit qu’il y avait, non pas une morte, mais trois morts. Un bruit de pas dans l’escalier vint troubler ce funèbre silence.
Il était une heure de la nuit.
Cancel entra suivi du médecin de Castillon auquel, durant le trajet qu’ils venaient de faire ensemble, il avait raconté le crime. Jean le Gueux ne remua pas. Le médecin marcha vers le lit, posa les mains sur le corps de Salviette et ne put que constater la froideur et la rigidité de la mort.
— Je le savais bien, qu’il n’y avait plus d’espoir, murmura Jean le Gueux.
Cependant, le médecin, supposant avec raison qu’arrivé le premier sur le théâtre de l’événement, il pourrait être chargé de procéder à l’autopsie, examinait le corps avec attention. Son examen dura dix minutes. Lorsqu’il releva la tête, il regarda Jean le Gueux et dit à demi-voix :
— Cette pauvre fille était enceinte.
Jean le Gueux tressaillit, croisa les mains, se pencha d’un air suppliant et répondit :
— Monsieur, je vous en supplie, gardez cette circonstance secrète. Cela n’ajoute rien à la grandeur du crime et…
Il s’arrêta. Le médecin le regarda avec autant de surprise que de défiance.
Au même moment, deux gendarmes, ramenés de Remoulins par le fermier, entraient dans la chambre.
Jean le Gueux quitta sur-le-champ la place qu’il occupait au pied du lit de Salviette, s’avança vers eux et prononça d’une voix ferme les paroles suivantes :
— Cette nuit, vers dix heures, je passais sur la route de Castillon, devant la ferme de Pierre Combret, ici présent. J’ai vu de la lumière dans la chambre où nous sommes en ce moment réunis. Comme je m’étonnais que Salviette, que je savais habiter cette chambre, et que je connaissais pour une fille sage, rangée, ne fût pas couchée encore, j’ai entendu un cri de détresse poussé par elle. Presque aussitôt, un homme est sorti de la maison, s’est élancé sur un cheval qui attendait, caché sous un hangar, et a disparu avant que j’aie pu l’arrêter ni même voir son visage. Alors, j’ai couru au secours de Salviette. Je l’ai trouvée, étendue sur son lit, un poignard dans le cœur, moite… Ce poignard, le voilà !
Jean le Gueux ramassa dans un coin le poignard qu’il avait retiré du sein de Salviette et le tendit au brigadier de la gendarmerie.
Ce dernier avait écouté le récit avec attention. Il était troublé autant par ce qu’il venait d’entendre que par le spectacle navrant de ce cadavre qui conservait encore, dans son immobilité, quelques-unes des séductions de la vie. Il prit l’arme que lui tendait le mendiant, s’avança jusqu’au lit, auprès duquel se tenait le médecin, et lui dit :
— Est-ce bien cette lame, monsieur le docteur, qui a fait cette plaie ?
— Oui, oui, c’est cela même, répondit vivement le médecin avec un empressement où la curiosité du savant avait autant de part que le désir d’aider à découvrir l’assassin.
Puis, se penchant à l’oreille du brigadier, il ajouta :
— Êtes-vous bien sûr que le mendiant n’est pas l’auteur du crime ?
— Hein ? Dans quel but aurait-il tué Salviette ?
— Elle était enceinte ! S’il était, lui, le séducteur ?
— Jean le Gueux ! séducteur ! répliqua le gendarme avec un air de doute.
C’était un beau garçon de trente ans, qui paraissait s’entendre au métier de galant, ne pas admettre que tout le monde s’y entendit et que Jean le Gueux, pauvre, déguenillé, sale, sordide, eût pu un seul moment plaire à une fille telle que Salviette.
Néanmoins, l’observation du médecin le préoccupait.
Il suffisait qu’un homme, qui passait dans le pays pour posséder autant de science que de clairvoyance, crût à la culpabilité du mendiant, pour éveiller, malgré les impossibilités que devait rencontrer cette croyance, les soupçons du brigadier. N’était-il pas possible que Jean le Gueux eût séduit la victime, l’eût massacrée plus tard, et, pour détourner de sa tête les rigueurs qu’il pouvait redouter, eût inventé l’histoire de cet assassin fugitif qu’il n’avait fait qu’entrevoir sans pouvoir le reconnaître ni l’arrêter ?
Le médecin accrut les doutes du brigadier en lui racontant que Jean le Gueux avait exprimé le désir que la grossesse de la victime demeurât secrète.
Le représentant de la force publique fit un signe à Jean le Gueux, qui s’avança.
— Êtes-vous parent de la morte ? lui demanda-t-il ?
— Non ! répondit Jean le Gueux avec effort.
— Vous la connaissiez, cependant ?
— Oui, je venais fréquemment à la ferme de Combret, et la petite me témoignait de l’attachement.
— Quand vous êtes arrivé dans sa chambre, après avoir entendu le cri qu’elle a poussé, qui avez-vous trouvé auprès d’elle ?
— Personne ! C’est moi, je vous l’ai dit, qui ai donné l’alarme.
— Combien sont-ils accourus à vos cris ?
— Le fermier Combret, sa femme, Cancel, leur valet.
— Ils vous ont trouvé seul ici, près de Salviette ?
— Sans doute.
Le brigadier s’adressa alors à Combret qui écoutait l’interrogatoire et lui dit :
— Que faisait-il, quand vous êtes entré ?
— Il était étendu là, sans connaissance. Nous l’avons relevé, avant même d’avoir vu le cadavre ; et aussitôt il s’est ranimé.
— La douleur que j’ai éprouvée en voyant cette jeune fille si belle, si douce, si bonne, misérablement assassinée, est la cause de mon évanouissement, ajouta Jean le Gueux.
— Tout cela me semble bien singulier, objecta, après quelques instants de réflexion et d’un air capable, le gendarme. N’est-il pas extraordinaire que votre présence ici soit uniquement le fait du hasard ? À dix heures, vous passez sur la route, hasard ; vous êtes le seul dans une maison habitée, qui entendiez le cri de la victime, hasard ; vous êtes seul à entrevoir l’assassin fugitif, hasard ; on vous rencontre seul dans cette chambre, au moment où le crime vient d’être commis, hasard encore, s’il faut vous en croire ; voilà un hasard bien compromettant pour vous !
Ayant dit ces mots, le brigadier regarda avec satisfaction les assistants, et rougit de plaisir en voyant le médecin approuver son langage d’un signe de tête.
Quant à Jean le Gueux, il s’attendait si peu à une sortie de cette espèce qu’il ne put d’abord que balbutier cette question :
— Me soupçonneriez-vous ?
On lui répondit affirmativement.
— Oh ! je suis perdu, alors ! murmura-t-il, en courbant le front ; et mentalement, il ajouta :
— Ma chère Salviette, on accuse ton père de t’avoir assassinée. Si je ne découvre pas l’assassin, j’irai te rejoindre plus tôt que je ne l’espérais.
Son attitude, sa tenue, l’antipathie qu’il inspirait en général aux gendarmes chargés de poursuivre les vagabonds, et qui ne pouvaient rien contre celui-là, à cause de la vénération dont il était l’objet dans toute la contrée, n’étaient pas de nature à dissiper les soupçons soudainement amoncelés sur sa tête.
Il comprit qu’en cet instant, il n’y avait aucune protestation à opposer, et sans doute n’aurait-il plus ouvert la bouche, si le brigadier ne l’eût soudainement interpellé en ces termes :
— Reconnaissez-vous être l’auteur du crime commis sur la personne de Salviette ?
Jean le Gueux parvint à redresser sa taille courbée qui parut miraculeusement grandie.
— Moi ! moi ! assassin ! s’écria-t-il d’une voix étranglée. Ah ! si vous connaissiez le secret de ma vie, la blessure cruelle faite en ce jour à mon cœur, vous ne me soupçonneriez pas ! Non, ce n’est pas moi qui l’ai frappée, l’adorable enfant. Et pourquoi, grand Dieu, aurais-je planté dans sa poitrine cette lame qui a soudainement causé la mort ? Pourquoi ? N’avais-je pas ma part de ses sourires ? Ne me réservait-elle pas ses aumônes les plus larges ? Ne sollicitait-elle pas mes prières et mes conseils ? On m’a vu auprès d’elle. Quel est celui qui, nous ayant vus ensemble, nous ayant entendus parler l’un de l’autre, osera prétendre que je suis l’auteur de ce crime odieux ?
Il avait prononcé ces paroles avec une énergie qui en imposa à ses auditeurs, même à ceux qui l’accusaient.
— Cependant, demanda le brigadier, pourquoi avoir prié M. le docteur, ici présent, de ne révéler à personne la grossesse de la victime ?
— Pourquoi ?
En même temps, Jean le Gueux regardait le médecin avec des yeux où se lisaient des reproches qu’il n’osait formuler contre lui, mais qui se pressaient dans son âme affligée.
— Pourquoi ? répéta-t-il. Parce que, pour l’honneur de cette chère mémoire, je voulais que nul ne connût qu’elle avait été faible et s’était livrée à un amant. Voilà pourquoi j’ai supplié cet homme qui n’a pas de cœur, puisqu’il ne m’a pas compris.
Des larmes coulaient de ses yeux. Il s’écria :
— Maintenant, arrêtez-moi si vous voulez ; faites-moi surveiller, je ne quitte pas ces lieux. Je veux veiller la morte. Je resterai auprès d’elle. Mais dispensez-vous de continuer cet interrogatoire ; car je ne répondrai plus à aucun de vous. Je ne veux répondre qu’aux magistrats. Ils me comprendront, eux !
Ayant parlé ainsi, il s’accroupit lourdement devant le lit, prit entre ses mains la main gauche de la morte, l’arrosa de larmes et la couvrit de baisers.
Nul n’osa l’éloigner de cette place.
Il y resta jusqu’au jour, tandis que les gendarmes essayaient de découvrir quelque chose qui pût les mettre sur les traces de l’assassin. Le matin les surprit au milieu de cette ingrate besogne qui n’amena aucun résultat.
À neuf heures, un homme placé en sentinelle sur la route entra précipitamment dans la ferme et annonça l’arrivée des magistrats de Nîmes.
Absorbé jusque-là dans ses méditations douloureuses, Jean le Gueux se leva précipitamment, essaya de redresser sa taille courbée, d’imposer à son visage une expression sereine et calme. Il souhaitait d’inspirer confiance ; car il nourrissait le désir le plus ardent, non-seulement de prouver son innocence, si l’on persistait à l’accuser du crime, mais encore d’aider à découvrir le coupable. Il se dirigea vers les groupes que formaient à l’autre extrémité de la chambre les personnages présents. Quelques pas seulement le séparaient de ces groupes. Comme il franchissait ce court espace, son attention fut attirée par un objet brillant, placé dans une rainure formée par deux dalles mal jointes.
Tout autre que lui eût poussé une exclamation, manifesté quelque surprise. Mais il était à ce point accoutumé à dissimuler ses impressions qu’il garda le silence, ramassa l’objet et le cacha dans le creux de sa main, sans même le regarder. En le palpant, il comprit que c’était un de ces anneaux en or, sans ornement d’aucune sorte, que les nouveaux époux échangent le jour de leur mariage, durant la cérémonie, et qu’on appelle une alliance.
— Est-ce l’assassin qui l’a perdu ? se demanda-t-il.
Il jeta un rapide coup d’œil sur les mains de ceux des personnages présents qu’il savait mariés. Chacun portait un anneau semblable, preuve évidente que celui qu’il venait de trouver n’appartenait à aucun d’eux.
Cette circonstance le confirma dans cette opinion que l’alliance appartenait à l’auteur du crime et avait été égarée par lui.
Tout cela n’avait duré que quelques minutes, et il venait de serrer soigneusement la bague dans sa poche, quand les magistrats venus de Nîmes, entrèrent, au nombre de deux, accompagnés d’un médecin, ordinairement commis par le parquet, dans les affaires criminelles, à l’autopsie des victimes.
L’un des magistrats était un jeune homme. Il avait à peine trente ans. Il était substitut du procureur du roi siégeant à Nîmes, et, par ordre de ce dernier, il avait accompagné sur le lieu de l’événement le juge d’instruction.
Le juge d’instruction se nommait M. de Saramie. Il avait la taille élevée, élégante, des manières distinguées. Bien qu’il ne fût pas possible, à cause de la maturité de ses traits, de lui donner moins de quarante-cinq ans, il résidait sur toute sa personne une désinvolture, un air de jeunesse qui permettaient de le ranger parmi ces hommes qui ont le privilège de ne pas vieillir, ou plutôt de ne paraître jamais vieux.
Il était beau autant que peut l’être un homme sur le visage duquel les fortes passions ont laissé leur empreinte. Des cheveux noirs, soyeux, se pressaient drus sur sa tête et tombaient en boucles sur son cou. La figure était pleine, la peau brune, mate, les yeux très grands et remplis d’éclat.
Ce qui déparait cette tête charmante, c’étaient deux cercles de bistre qui entouraient les yeux au dessus des joues, comme deux rides profondes, et les plis qui marquaient le front. Néanmoins, toute femme devant laquelle M. de Saramie eût passé, aurait voulu le mieux voir. On ne rêve pas autrement don Juan. Il est vrai que celui-ci ne portait ni fine moustache, ni barbe à l’espagnole, mais d’opulents favoris, ainsi qu’il convient à un magistrat.
Jean le Gueux, debout dans un coin, essayant de se faire obscur, humble, modeste, considérait attentivement les nouveaux personnages.
— Sauront-ils découvrir la vérité ? se demandait-il. Me croiront-ils, quand je leur affirmerai que je suis innocent ? Accepteront-ils mon aide, quand je leur dirai que je veux collaborer à la recherche de la vérité ?
Tandis qu’il se posait ces questions, le médecin amené de Nîmes s’était approché du cadavre, écoutait les explications que lui donnait son collègue de Castillon.
Le brigadier de gendarmerie racontait au substitut et au juge d’instruction les événements qui s’étaient passés avant leur arrivée.
— Quelle adorable créature ! dit doucement le substitut avec l’ardeur et la pitié qui peuvent entrer dans un noble cœur, en présence d’un corps jeune et beau, odieusement frappé.
— Oui, elle était très belle, répondit froidement le juge d’instruction.
Et d’un air indifférent, sa main passa dans la chevelure blonde éparse sur l’oreiller.
— Pourquoi voulez-vous feindre de ne pas être ému, mon cher Saramie ? demanda le substitut. Vous l’êtes plus que moi, j’en suis sûr. Vous êtes horriblement pâle et votre main tremble.
— Je suis pâle, moi ! s’écria vivement Saramie avec un sourire contraint.
Il s’adressa brusquement au brigadier et dit :
— Où est cet homme que vous appelez Jean le Gueux ?
— Le voici, répondit le gendarme en désignant le mendiant.
— Avancez !
Jean le Gueux obéit.
— Répétez la déposition que vous avez fait tout à l’heure.
Jean le Gueux recommença son récit. Le substitut, assis devant une table, prenait des notes. Le juge d’instruction écoutait d’un air distrait.
— Pas de détour, s’écria-t-il tout à coup. Cette femme a été assassinée. C’est vous qu’on a trouvé le premier et seul auprès d’elle. Je ne dois pas vous cacher que, jusqu’à nouvel ordre, cette circonstance laisse planer des soupçons sur vous.
— Des soupçons ne sont pas des preuves, répondit Jean le Gueux. Si j’étais l’assassin, j’aurais pris la fuite.
— Vous ne pouviez fuir, puisqu’on vous a trouvé évanoui.
— Mais je n’aurais pas appelé du secours.
— Peut-être, pour donner le change.
— Monsieur le juge, dit froidement Jean le Gueux, je vois que vous partagez l’erreur du brigadier qui, sur ces simples faits, m’a soupçonné et vous a fait partager son sentiment. Essayer de me défendre, en ce moment, serait puéril. Je suis sans fortune, sans domicile, presque sans nom, un misérable, quoi ! et l’état continuel de vagabondage dans lequel je vis est la plus terrible des preuves qu’on puisse en ce moment opposer à mes dénégations. Arrêtez-moi donc. Je proteste seulement et avec énergie de mon innocence. Je ne cesserai de protester. J’ai dit la vérité, je ne cesserai de la dire, et j’ai désormais un double intérêt à vouloir que le coupable soit découvert.
Ce langage aurait dû frapper le juge d’instruction, comme il frappa le substitut. Mais M. de Saramie continuait à paraître distrait par des préoccupations absolument étrangères à l’objet qui l’avait amené en ce lieu. Il entendait imparfaitement ce qu’on lui disait, et répondit à Jean le Gueux par cette simple question :
— Vous persistez à nier ?
— De toutes mes forces !
— Cet homme est en état d’arrestation provisoire, dit alors le juge d’instruction au brigadier.
Ce dernier s’avança et mit la main sur l’épaule de Jean le Gueux, qui ne broncha pas.
— Mettez-le en sûreté dans une pièce voisine. Nous allons poursuivre l’instruction. Que tout le monde sorte, à l’exception des médecins, et que personne ne s’éloigne de cette maison.
Comme Saramie attendait l’exécution de cet ordre et échangeait quelques mots avec le substitut, ce dernier le vit faire un mouvement.
— Qu’avez-vous donc ?
Saramie regardait sa main droite.
— Je m’aperçois à l’instant que j’ai perdu mon alliance. Si ma femme le savait, elle en aurait le plus vif chagrin et croirait qu’il va nous arriver malheur.
Cette phrase tomba dans l’oreille de Jean le Gueux, au moment où il allait sortir accompagné du brigadier.
— On parle de bague perdue ! s’écria-t-il.
Et, revenant sur ses pas, il plaça vivement sous les yeux du juge d’instruction l’anneau qu’il avait trouvé tout à l’heure, et lui dit :
— Est-ce là ce que vous cherchez ?
— Oui, oui, sans doute !
Saramie passa joyeusement l’alliance à l’un de ses doigts. Mais, presque aussitôt, une réflexion terrifiante dut traverser son cerveau, car il tressaillit, pâlit, releva la tête et regarda Jean le Gueux. Celui-ci le tenait fixé sous ses yeux dans lesquels se lisaient l’horreur, la surprise et la haine.
— Où donc avez-vous trouvé cette bague ? demanda M. de Saramie en essayant d’affermir sa voix.
Jean le Gueux demeura une minute sans répondre.
Un violent combat se livrait en lui.
Était-ce l’assassin qu’il avait là, si près de son regard et de sa main ? Devait-il révéler tout haut qu’il avait trouvé la bague avant l’arrivée du juge d’instruction, et que, par conséquent, si elle appartenait à ce dernier, c’est que ce dernier l’avait perdue à cette place où il était déjà venu ?
L’indécision arrêtait sa réponse.
Tout à coup, sans savoir peut-être à quel sentiment il obéissait, il dit :
— Je viens de trouver votre bague à vos pieds, à l’instant même.
Puis, se retournant vers le brigadier, il s’écria :
— Allons ! allons ! venez me mettre en sûreté.
Tout le monde sortit, à l’exception des médecins, qui restèrent avec les magistrats.
— Messieurs, reprenons l’instruction, dit M. de Saramie subitement rasséréné.
Cette instruction, menée avec intelligence et célérité, n’amena aucune découverte qui pût mettre sur les traces de l’assassin de Salviette, ni dissiper les soupçons qui pesaient sur Jean le Gueux.
Si cet assassin était autre que le mendiant, il est positif qu’il connaissait les êtres de la maison et avait l’habitude d’y venir. Il est évident encore qu’il était entré dans la chambre de Salviette du consentement de celle-ci, puisque ni les portes ni les croisées ne portaient aucune trace d’effraction. Il y avait aussi lieu de supposer qu’il était l’amant de la malheureuse fille. L’état dans lequel on l’avait trouvée, sa grossesse, ne permettaient guère de doute à cet égard.
Maintenant, quel mobile avait dirigé la main de l’assassin ?
La jalousie ou la crainte d’être compromis, le jour où Salviette deviendrait mère. Il était difficile d’assigner d’autres causes à son crime, et, si l’on admettait la seconde, il fallait admettre aussi que le coupable était marié, père de famille, ou bien encore prêtre ou religieux, dans une situation, en un mot, qui lui imposait la nécessité de faire disparaître, à tout prix, le résultat de sa faiblesse.
L’arme dont il s’était servi était un poignard à lame triangulaire, assez longue, avec un manche en ivoire, sans ornement d’aucune sorte, un de ces petits glaives qu’on place sur une étagère. On en trouve de semblables chez tous les couteliers, et l’assassin s’était à dessein servi de celui-là, qui n’avait rien de saillant ni de susceptible de mettre sur ses traces.
Il avait frappé Salviette dans le lit où elle était étendue, au moment où il sortait de ses bras, soudainement, par surprise, sans lui laisser le temps de se défendre. Rien dans la chambre ne témoignait qu’il y eût eu lutte ni même tentative de résistance.
Ici, se plaçaient deux hypothèses : ou bien c’était Jean le Gueux qui avait fait le coup, et alors le récit qu’il retraçait n’était qu’une odieuse invention, un amas de mensonges qui prouvait la fertilité de son esprit ; ou bien il était innocent, son récit était véridique, et alors l’homme qu’il disait avoir vu sortir de la maison, monter à cheval et s’enfuir était bien réellement l’assassin. Malheureusement, la nuit n’avait pas permis à Jean le Gueux de voir autre chose qu’une ombre, et il ne pouvait donner la description du fugitif.
La cour de la ferme était pavée, remplie de paille. Les sabots du cheval, si vraiment il y avait eu un cheval dans toute cette affaire, n’y avaient pas laissé d’empreinte.
On n’en voyait pas non plus sur la route, durcie par le froid.
Ces diverses circonstances n’augmentaient peut-être pas les soupçons qui pesaient sur Jean le Gueux ; mais elles ne pouvaient en rien contribuer à les dissiper, et, à moins qu’il ne fût établi que d’autres que lui avaient vu, durant cette fatale nuit, le fugitif, la situation du mendiant demeurait la même, puisqu’il ne pouvait pas prouver qu’au moment où le crime s’était accompli, il était sous les croisées de la chambre et non dans la chambre.
Tel fut le résultat des recherches auxquelles se livrèrent les magistrats pendant plusieurs heures.
Il était midi lorsqu’ils eurent terminé leur besogne. Ordre fut donné par eux de maintenir Jean le Gueux en état d’arrestation et de le conduire à la maison de détention de Nîmes.
Tandis qu’ils opéraient, la foule, venue de Remoulins, de Castillon, de Saint-Hilaire, de Meynes, de Sernhac, à la nouvelle du crime odieux commis sur la personne de Salviette, s’était peu à peu ramassée autour de la maison. Les commentaires allaient leur train ; mais aucun d’eux n’était de nature à aider la justice. Il en résultait seulement que Salviette avait entouré d’un mystère profond l’amour qu’elle nourrissait dans son cœur et auquel elle avait succombé ; car, tout le monde rendait hommage à sa pureté virginale, en même temps qu’à son honnêteté, et ceux qui cherchaient à expliquer le crime prétendaient qu’assurément c’était en repoussant des propositions criminelles qu’elle avait été frappée.
Lorsque le bruit se répandit que Jean le Gueux était arrêté, il y eut dans cette foule passionnée comme toutes les populations méridionales, un moment de surprise et de mécontentement.
Vénéré comme un saint, ou redouté comme un sorcier, Jean le Gueux, dans le sentiment de l’opinion publique, ne pouvait être coupable. Si, vraiment, il avait dans le cœur une piété sincère et profonde, il était incapable de commettre un si grand crime. Si, au contraire, il pratiquait la sorcellerie, il n’eut tenu qu’à lui, après avoir frappé Salviette, de se soustraire au châtiment.
Les magistrats, instruits de ces diverses impressions de la foule, si bonne à consulter dans des affaires de ce genre, prenaient note de ce qu’ils voyaient et entendaient.
Avant de se retirer, ils firent dresser par les médecins un procès-verbal constatant l’état dans lequel le cadavre avait été trouvé et la nature de la plaie. Puis, le décès ayant été officiellement constaté, ordre fut donné de procéder aux funérailles.
C’est alors que les magistrats étant partis pour aller déjeuner à Remoulins, chez le maire, qui leur avait offert l’hospitalité, le brigadier entra dans la chambre où Jean le Gueux avait été provisoirement enfermé, pour lui annoncer son arrestation définitive. Le gendarme était suivi de son camarade et du fermier Combret, qui ne croyait pas à la culpabilité de Jean le Gueux, mais qui, timide comme un vieillard et craintif comme un paysan ignorant, n’osait prendre sa défense.
Ils trouvèrent le malheureux accroupi dans un coin. À leur entrée, il releva la tête et les regarda, muet.
— Jean, dit le brigadier, j’ai ordre de vous arrêter et de vous conduire à la maison de détention de Nîmes.
— On m’accuse donc ? On persiste ?
— On vous accuse du crime commis sur la personne de Salviette, et jusqu’à ce que les preuves qu’on a contre vous soient dissipées ou confirmées, vous devez être à la disposition de M. le juge d’instruction.
Un éclair de plaisir traversa les yeux du mendiant. Il se redressa lentement et dit :
— Je suis prêt à vous suivre. Je suis prêt.
— Ne voulez-vous pas manger, Jean ? lui demanda Combret qui, s’adressant aux gendarmes, ajouta : Il n’a rien pris depuis hier.
— Je mangerai volontiers, répondit Jean le Gueux.
— Et nous aussi, ajouta le brigadier, si vous avez quelque chose à nous offrir. Seulement, servez-nous ici, afin que nous ne soyons pas envahis par la foule qui entoure cette maison.
— Il y a une grande foule, là ? fit Jean vivement.
— Oui, répondit le brigadier ; on est venu de tous les pays voisins.
Jean s’approcha de la croisée et vit sur la route un millier de personnes. Il sourit mystérieusement.
— Pourquoi riez-vous ? demanda le brigadier.
— Je pense que je n’aurais qu’un mot à dire, qu’un signe à faire pour décider tout ce peuple à se précipiter sur cette maison et à me délivrer malgré vous.
Le brigadier tressaillit, mit la main sur la garde de son sabre.
— Calmez-vous donc, lui dit Jean. Je ne veux rien de semblable. J’ai le plus grand intérêt à être maintenu en état d’arrestation, et je serais désespéré que quelqu’un songeât à me délivrer en ce moment.
La surprise des gendarmes était extrême. Ils essayèrent de faire jaser le prisonnier, qui refusa de leur répondre. Quelques instants après, ils étaient assis, tous les trois, autour d’une table, dressée et servie à la hâte par Combret.
Ce fut après ce repas qu’on songea à se mettre en route pour Nîmes.
Pour que la garde du prisonnier fût plus facile et que son passage sur la route ne donnât pas lieu à de nouveaux rassemblements, les magistrats avaient requis à Remoulins une voiture qui vint prendre Jean le Gueux dans la cour de la ferme, de telle sorte que l’on n’eut le temps ni de voir son visage ni de l’acclamer.
Au moment où il mettait le pied sur le marchepied pour s’asseoir au fond de la voiture entre les deux gendarmes, il se retourna vers Combret et lui dit :
— Je ne pourrai assister aux funérailles de Salviette. Tu marqueras la place où son cercueil sera enfoui, afin qu’il me soit possible, quand je serai libre, d’aller pleurer sur la tombe de ma fille.
— Sa fille ! s’écrièrent à la fois les gendarmes et Combret.
— Eh bien, oui, c’était ma fille, s’écria-t-il brusquement.
Il jeta sa tête dans les coussins, ferma les yeux et jusqu’à Nîmes ne dit plus un mot. Le secret de son cœur lui était échappé au milieu de sa douleur et il en était navré.
Le même soir, il fut écroué dans la prison de Nîmes.
La maison de détention de Nîmes, touche au Palais de Justice, d’un côté. De l’autre, elle a vue sur les arènes.
La cellule dans laquelle on avait enfermé Jean le Gueux était située au second étage. Elle mesurait quatre mètres carrés, s’ouvrait, ainsi que beaucoup d’autres, sur un couloir circulaire et recevait son jour par une petite lucarne grillée, placée au niveau du sommet de l’amphithéâtre.
Durant deux jours, Jean le Gueux n’eut d’autres visites que celles du gardien chargé de lui apporter sa maigre pitance ; d’autres distractions que celle que pouvaient lui donner le spectacle des murailles noircies du vieux monument, et une courte promenade dans un préau solitaire.
Il eut tout le temps de se livrer à sa douleur et aux méditations que devaient lui inspirer la gravité de sa situation, qui lui apparaissait sous un double aspect : celui de sa sûreté personnelle compromise par l’accusation dont il était l’objet, et celui de la conduite à tenir pour arriver rapidement à la découverte de l’assassin.
En ce qui touche ce dernier point, il était sous l’empire d’une idée fixe. Il croyait que le coupable n’était autre que M. de Saramie, le juge d’instruction, dont il avait trouvé la bague dans la chambre de Salviette.
— Si j’ai trouvé cette bague dans cette chambre, alors qu’il n’y était pas encore entré, moi présent, pensait-il, c’est qu’il y était venu déjà. Quand ? Comment ? Pourquoi ?
Cette circonstance le préoccupait extrêmement.
Mais il n’osait y faire tout haut aucune allusion.
— À supposer, se disait-il, que M. de Saramie ait été l’amant de Salviette, qu’épouvanté par la grossesse de cette pauvre chère créature, il l’ait assassinée, que ce soit lui que j’ai vu fuir à cheval dans la nuit, que, dans le trouble où son forfait a dû le plonger, il ait perdu cette bague qui est ensuite tombée dans mes mains et que je lui ai rendue, si telle est la vérité, quel moyen ai-je en mon pouvoir pour la faire triompher ?
Si j’affirme que j’avais découvert l’anneau avant l’entrée de M. de Saramie, il niera, il dira qu’il le portait le matin même et s’appuiera sur la déclaration que j’ai cru devoir faire pour ne pas l’épouvanter, lorsqu’il m’a demandé quand et où j’avais trouvé le bijou. C’est lui qu’on croira et non moi. D’ailleurs, s’il est coupable, si je parviens à acquérir une certitude à cet égard, serais-je suffisamment vengé, lorsque je l’aurais livré à la justice ? Ne trouvera-t-il pas d’anciens amis parmi ses juges ? Ne parviendra-t-il même pas à étouffer l’affaire ?
Non ! non ! alors même que j’aurais dans les mains la preuve matérielle de sa culpabilité, je ne le dénoncerais pas. Mais ma vengeance n’en sera que plus terrible. Je le frapperai dans ses affections, s’il en a ; dans sa position, dont il doit être fier. Oh ! s’il est l’assassin de Salviette, malheur à lui !
Telles étaient les pensées que Jean le Gueux ruminait dans sa cervelle. Il s’inquiétait, toutefois, de n’avoir pas été encore interrogé. Il redoutait que M. de Saramie ne confiât l’instruction à l’un de ses collègues.
— Je n’aurais alors aucun moyen de savoir si, oui ou non, il est coupable.
C’était le second jour de son incarcération.
— Savez-vous, demanda-t-il au geôlier, si le juge d’instruction me fera comparaître bientôt devant lui ? Être innocent et attendre, dans une prison, le bon plaisir d’un magistrat, cela est cruel, et ceux sous la main desquels je suis, alors que je n’ai rien à me reprocher, devraient avoir plus de pitié.
Le gardien était un homme simple, doux et généreux.
— Taisez-vous donc, dit-il à Jean le Gueux. Un tel langage, s’il parvenait aux oreilles de messieurs du parquet, aggraverait votre situation.
— N’ai-je pas le droit de protester de mon innocence et de me plaindre, puisqu’on me retient injustement dans ce cachot ? Non, je ne crains pas qu’on répète mes paroles. Je vous demande même de le faire. Dites au juge d’instruction que j’ai hâte de comparaître devant lui.
— Je le lui ferai savoir, puisque vous le désirez. Votre langage lui sera fidèlement transmis par le directeur.
Le gardien allait se retirer. Jean le Gueux le retint.
— Connaissez-vous M. de Saramie, le juge chargé d’instruire les événements auxquels je suis mêlé ?
— Si je le connais ! Je le crois bien, répondit le gardien. C’est grâce à sa protection que j’ai obtenu l’emploi que j’occupe ici.
— Ah ! Est-ce un homme bienveillant ?
— Bienveillant ? Oui, pour les braves gens, mais implacable pour les coquins.
— Il est marié ? demanda timidement Jean le Gueux.
Le gardien le regarda avec surprise.
— Qu’est-ce que cela peut vous faire ?
— Vous savez, on aime à connaître complètement un homme qui tient notre sort dans ses mains.
Le gardien parut comprendre cette raison, et reprit :
— Oui, il est marié à une très jeune et très jolie femme. Ah ! celle-là, si elle voulait vous prendre sous sa protection, plaider votre cause auprès de son mari, seriez-vous dix fois criminel, je crois qu’il ne résisterait pas à ses prières !
— Il l’aime donc ? fit anxieusement Jean.
— Il l’adore ! Songez. Elle a vingt-trois ans. Il l’a épousée, il y a cinq ans, alors qu’il en avait déjà quarante : un vrai mariage d’amour !
Cette révélation déroutait les prévisions de Jean le Gueux.
Comment admettre, en effet, que M. de Saramie, qui, de l’aveu même d’un simple gardien de prison, écho de la rumeur publique, aimait éperdument sa femme, eût séduit Salviette ?
— A-t-il des enfants ? demanda encore Jean le Gueux.
— Un grand fils de vingt ans, de son premier mariage ; car, avant d’épouser sa femme actuelle, il avait été marié.
Tout cela n’apprenait rien à Jean le Gueux qui pût le mettre sur la trace de quelque preuve à l’appui de ses soupçons. Il passa le reste de cette journée dans une incertitude des plus cruelles.
Le lendemain, dès huit heures, la porte de sa cellule s’ouvrit, le gardien entra, accompagné de deux gendarmes.
— Le juge d’instruction vous fait appeler, lui dit-il.
— Vous avez transmis ma commission, répondit joyeusement Jean le Gueux. Merci !
Mais, en ce moment, il vit l’un des gendarmes qui s’avançait pour lui mettre les menottes.
— À moi, cela ! s’écria-t-il, vous vous trompez. Je suis accusé, mais non déclaré coupable. On ne m’a pas enchaîné lorsqu’on m’a conduit de Remoulins ici.
— Ne résistez pas, lui dit amicalement le gardien. Tout prévenu qui comparaît devant le juge d’instruction doit avoir les menottes. C’est un usage. Il faut s’y conformer. On n’en meurt pas.
— Infamie ! murmura Jean le Gueux en présentant docilement les mains. De cette humiliation, aussi, je me vengerai sur l’assassin, si je le découvre.
Il sortit de sa cellule entre les deux gendarmes.
On lui fit descendre des escaliers, traverser de longs corridors, remonter d’autres escaliers. On ouvrit dix portes pour le laisser passer. On les referma derrière lui.
Il fallut plus de cinq minutes pour arriver au cabinet du juge d’instruction.
Il fut introduit sur-le-champ. Comme il faisait très froid, on avait allumé un grand feu. M. de Saramie était devant la cheminée, dans un fauteuil, accoudé sur un petit guéridon chargé de dossiers qu’il feuilletait activement. À l’entrée de Jean le Gueux, il releva la tête.
— Retirez les menottes à cet homme et sortez, dit-il aux gendarmes. Restez dans l’antichambre ; je vous appellerai lorsque j’aurai besoin de vous.
Jean le Gueux remercia d’un signe de tête. Les gendarmes exécutèrent les ordres qu’ils avaient reçus.
Le juge d’instruction et le mendiant demeurèrent seuls.
— Je ne commencerai mon interrogatoire que tout à l’heure, dit tout à coup M. de Saramie. J’ai d’abord une explication personnelle à vous donner. Il y a trois jours, dans la chambre de la victime, je me suis plaint tout haut d’avoir égaré ma bague à laquelle je tenais beaucoup. Vous m’avez aussitôt remis celle-ci que vous veniez de trouver, qui ressemble singulièrement à la mienne, mais qui n’est pas la mienne. Je ne m’en suis aperçu qu’après mon retour ici. Mon alliance porte à l’intérieur mon nom et celui de ma femme. Celle-ci ne porte aucun nom.
En même temps, M. de Saramie ouvrit l’anneau et montra à Jean le Gueux que les parois n’en étaient pas gravées.
— On a effacé les noms à l’aide d’une lime, s’écria vivement Jean le Gueux.
— Comment le savez-vous ? demanda M. de Saramie en essayant de conserver son calme.
— Voyez ! monsieur le juge, ces rayures. Ce sont les traces de la lime. Elles sont toutes fraîches. Elles affirment l’inexpérience de l’ouvrier.
— En effet, répliqua M. de Saramie. Et bien, si vous avez trouvé cette bague dans la chambre de Salviette, s’il est prouvé, comme vous le dites, que les noms qui existaient à l’intérieur ont été limés, je croirai volontiers que c’est la mienne, qu’elle m’a été volée, et que c’est le voleur qui a commis l’assassinat. Cette circonstance sera à votre décharge, si vous parvenez à prouver que vous veniez de trouver la bague au moment où vous me l’avez rendue.
— Je l’affirme.
— Des affirmations ne sont pas des preuves. J’estime que j’ai perdu ce bijou, trois jours avant la perpétration du crime. En trois jours, vous avez eu le temps, que vous l’ayez trouvé ou que vous l’ayez pris au voleur, de faire disparaître les noms pour mieux vous l’approprier.
— Mais, alors, pourquoi l’aurais-je rendu ?
— Dans la crainte qu’on ne le trouvât sur vous si l’on venait à vous fouiller.
Jean le Gueux, à ces mots, devint très pâle.
— Monsieur le juge, dit-il, on persiste à m’accuser. De nouveau, je déclare que je suis innocent et, puisque le fait de cette bague perdue par vous, retrouvée et restituée par moi, mutilée par je ne sais qui et je ne sais quand, semble devenir une circonstance aggravante, je dois vous rappeler que, le jour de mon arrestation, un cri m’a échappé qui a dû vous être rapporté. Salviette était ma fille. Je le prouverai. Un père n’assassine pas sa fille !
— À moins qu’il ne veuille noyer son déshonneur dans le sang. Salviette était enceinte, répondit gravement M. de Saramie en se levant.
Sous l’accusation si nette formulée contre lui, Jean le Gueux baissa la tête. Il voyait s’effondrer tout l’échafaudage qu’il avait élevé sur la culpabilité de M. de Saramie en même temps que se resserrait autour de lui le cercle des impossibilités qui s’opposaient à la proclamation de son innocence.
— Voyons, lui dit tout à coup le juge d’instruction d’un air doux et presque paternel, je suis tout prêt à vous tenir compte des preuves de repentir que vous donnez et des aveux que vous nous ferez. Dites la vérité, dites-la tout entière, et vous y gagnerez encore.
— La vérité ! s’écria Jean le Gueux. Ah ! monsieur, je l’ai dite et je ne peux rien ajouter à ce que j’ai fait connaître aux juges d’abord, à vous ensuite. Non, je ne peux rien ajouter. Seulement…
— Seulement ?… répéta M. de Saramie avec intérêt.
— Seulement, je retiens à mon profit l’histoire de cette bague trouvée par moi, reconnue par vous comme vous appartenant, et qui certainement est tombée de la main de l’assassin, au moment où il commettait le crime.
— L’histoire de cette bague ! Mais elle ne peut que tourner contre vous, s’écria avec trop d’empressement M. de Saramie.
— Croyez-vous ? demanda Jean le Gueux, à qui tous ses soupçons revinrent. Tenez, monsieur le juge d’instruction, laissez-moi combiner comme il me conviendra mes moyens de défense. Si vous avez à m’interroger, faites : je vous répondrai. Mais n’exigez pas que j’accepte vos conseils. L’instinct de la conservation m’anime, non qu’après la mort tragique de ma fille, j’aie un grand désir de vivre, mais parce que je ne veux pas mourir déshonoré ni sans avoir découvert le coupable. Oh ! je me défendrai comme un lion, je vous en préviens. Vous ne savez pas quelles ressources j’ai dans la langue et dans le cerveau.
— J’apprends à les connaître, répondit M. de Saramie avec un sourire qui n’était pas sincère et ne dissimulait pas son émotion.
— Moi, je suis certain que le crime a été commis par un homme bien élevé comme vous, et non par un misérable tel que moi. Ma fille était belle. Elle était faible. Un de vos pareils, frappé de sa beauté, l’aura séduite. Puis, épouvanté des suites de sa séduction, il l’aura tuée, afin qu’elle ne puisse l’accuser publiquement de l’avoir trompée.
M. de Saramie devenait de plus en plus pâle.
Jean le Gueux, qui l’observait avec attention, se dit :
— Décidément, c’est lui qui a fait le coup.
En ce moment, il se demandait, avec la rapidité qu’exigeaient les circonstances et le péril qu’il traversait, quelle conduite il devait tenir.
Fallait-il jeter l’accusation à la tête de M. de Saramie, lui dire :
— L’assassin, c’est vous. Cette bague, c’est la vôtre. Elle s’est échappée de votre doigt quand vous avez frappé Salviette. Lorsque, quelques heures après, je vous l’ai rendue, vous l’avez d’abord prise sans arrière-pensée. Puis, vous vous êtes dit que vous reconnaître le propriétaire de ce bijou, c’était vous mêler aux événements dans des conditions dangereuses. Alors, vous avez effacé, à l’aide d’une lime, votre nom, celui de votre femme, gravés dans l’intérieur de l’anneau, et vous avez déclaré qu’il ne vous appartenait pas, ou que, s’il vous appartenait, on l’avait mutilé après vous l’avoir dérobé.
Fallait-il formuler contre M. de Saramie ces reproches terribles ? – Si j’ose le faire, se disait Jean le Gueux, il peut se débarrasser de moi ; d’abord, en me tuant d’un coup de pistolet, ici, dans son cabinet, quitte à déclarer ensuite que je me suis précipité sur lui pendant qu’il m’interrogeait. Il peut encore me renvoyer en prison et m’y laisser pourrir de langueur et de désespoir, jusqu’à ce que je sois mort ou devenu fou. Donc, faisons-nous humble et réservons-nous pour l’heure où la vengeance, si c’est lui qui a tué ma fille, pourra être plus sûre et surtout plus terrible.
Jean le Gueux pensait à ces choses, tout en répondant au juge d’instruction qui, pour la forme seulement, continuait son interrogatoire.
Le magistrat se leva et, comme s’il eût voulu expliquer son trouble et sa pâleur même à cet accusé, en apparence tremblant devant lui, il dit :
— Je suis souffrant. Nous reprendrons cet interrogatoire plus tard.
Puis, avec un effort, il ajouta :
— Mais croyez-moi, adoptez un système de défense plus logique et surtout plus conforme à la vérité. Ce n’est pas en niant, alors que vous êtes accablé par l’évidence, que vous vous attirerez la sympathie de vos juges.
Jean le Gueux était stupéfait par l’audace de ce langage, car il ne comprenait pas que, si le juge d’instruction était coupable, il avait intérêt à paraître énergique et ardent à rechercher l’assassin.
M. de Saramie s’avança vers la porte pour rappeler les gendarmes. Mais, au même moment, cette porte s’ouvrit et une belle jeune femme se précipita souriante, gaie, bruyante dans le cabinet du juge d’instruction, malgré les efforts respectueux que faisait un garçon de bureau pour la retenir.
— N’est-ce pas, mon ami, que vous y êtes toujours pour moi ? demanda-t-elle en s’approchant de M. de Saramie.
— Toujours, répondit-il en essayant de sourire et en s’avançant vers sa femme. Seulement, laissez-moi renvoyer cet accusé.
Mme de Saramie se pressa tremblante contre son mari, et lui dit à voix basse, en regardant Jean le Gueux avec une expression de surprise et de terreur :
— Oh ! je vous en prie, ne le renvoyez pas encore : laissez-moi le voir. Qu’il est singulier sous ce costume de moine. C’est un grand criminel, n’est-ce pas ?
— Je le crains ! répondit sur le même ton le juge d’instruction.
Jean le Gueux, en voyant entrer madame de Saramie, s’était discrètement retiré dans l’angle le plus obscur du cabinet et, tenant la tête baissée, il contemplait à la dérobée cette créature charmante, dont toute la personne révélait, en dépit d’une mélancolique expression répandue sur le visage, la santé, l’ardeur passionnée de l’âme, l’enthousiasme, et dont la beauté chaude et colorée semblait encadrée dans un rayon de soleil.
Mais lorsqu’il vit qu’elle l’observait avec autant de cruauté que de curiosité, il fit un pas en avant et dit :
— Je vous fais peur, madame ? pourquoi ? Je suis vieux et faible. D’ailleurs, je ne suis ni aussi méchant que je le parais, ni autant à craindre qu’on le dit. On m’accuse d’un grand crime, et je suis innocent.
— Ils disent tous la même chose, objecta vivement le juge d’instruction en s’adressant à sa femme.
— Cependant, mon ami, êtes-vous sûr qu’il soit coupable ? Si le criminel véritable s’est enfui, et si ce vieillard était victime de sa laideur ou de sa réputation…
— Non ! non ! Je juge sur des faits, et nullement sur des rumeurs. J’ai là des preuves contre lui, plus qu’il n’en faut.
Et il montrait le guéridon sur lequel étaient déposés, parmi les dossiers, le poignard avec lequel Salviette avait été frappée, l’anneau trouvé par le mendiant et d’autres pièces à conviction.
Madame de Saramie fit un pas vers cette table. L’anneau qui brillait frappa ses regards. Elle le prit entre ses doigts blancs et, le montrant à son mari en souriant :
— Est-ce aussi une preuve ? Voilà ce que vous faites de votre alliance ! Vous la laissez traîner parmi ces objets, au risque de l’égarer.
— Mais ce n’est pas la mienne, répondit le magistrat visiblement contrarié.
— Comment, pas la vôtre ? Voyez donc ? la sœur de celle que j’ai au doigt. D’ailleurs, où serait-elle, la vôtre ?
— Je dois vous avouer que je l’ai égarée.
— Nullement. La voici, vous dis-je. Tenez, nos noms sont gravés à l’intérieur.
Mme de Saramie ouvrit l’anneau et éprouva un désappointement très grand en voyant que les caractères qu’elle croyait y trouver avaient disparu.
— C’est très étonnant, fit-elle. Et vous dites que vous avez perdu votre alliance ?
— Hélas ! oui. Je ne sais où et quand. Celle-ci est une pièce à conviction, et je reconnais qu’elle ressemble étrangement à la mienne, au point que je l’aurais prise pour telle, si à l’intérieur les noms avaient existé.
Jean le Gueux n’avait rien perdu de cet entretien, et il vit bien que Mme de Saramie n’était nullement convaincue par les raisons de son mari, qu’elle conservait une arrière-pensée au sujet de cette bague, et feignait d’accepter une explication qui, en réalité, ne la satisfaisait nullement.
Cette circonstance ne fit qu’accroître ses soupçons.
— Il faut que cette femme m’aide à découvrir la vérité, se disait-il.
— Me permettrez-vous de renvoyer cet homme, maintenant ? demanda le juge d’instruction à sa femme.
— Oui ! Oui ! fit-elle distraitement.
M. de Saramie s’assit devant son bureau pour écrire un ordre avant d’appeler. Sa femme était restée debout entre lui et Jean le Gueux, plus près de Jean le Gueux que de lui. Ce dernier s’approcha d’elle.
— Ah ! madame, murmura-t-il suppliant, empêchez votre mari de faire mettre à mort un innocent. Vous le pouvez, en obtenant qu’il rende à mon sujet une ordonnance de non-lieu. Cela vous portera bonheur.
En ce moment, les gendarmes rentraient à l’appel du juge d’instruction.
Jean le Gueux se plaça entre eux et se laissa entraîner sans avoir obtenu une réponse de Mme de Saramie. Seulement, il vit bien qu’elle était émue jusqu’aux larmes.
— Quel est donc le crime dont cet homme est accusé ? demanda Mme de Saramie, à son mari, aussitôt qu’elle fut seule avec lui.
Le juge d’instruction était assis dans son fauteuil.
Il attira sa femme sur ses genoux, passa son bras autour de sa taille souple, que cachait mal un manteau de velours doublé de fourrures, et, les yeux brillants d’une passion plus affectée que sincère, il dit :
— Pourquoi cette question ? En quoi cela peut-il vous intéresser, ma chère amie ? Vous savez bien que je ne veux pas que vous connaissiez les tristes affaires dont ma profession m’oblige à m’occuper. J’irais jeter l’épouvante dans votre imagination, l’indignation dans votre cœur ; vous mêler, vous toute pure, à ces infamies ? Non, non, n’y comptez pas.
Mme de Saramie l’écoutait avec une gravité qui prouvait, qu’en dépit des efforts qu’il faisait pour la convaincre, elle poursuivait une idée fixe.
Elle était belle comme une madone. Son front, couronné de cheveux bruns, était d’une pureté angélique. Ses yeux noirs, profonds, larges, semblaient ne refléter que des pensées célestes. On la nommait Juliette, et jamais poète ne rêva plus belle l’amante infortunée de Roméo.
Après que son mari eut fini de parler, elle secoua la tête et lui répondit :
— C’est charmant ce que vous me dites-là, et la sollicitude dont vous m’entourez m’est une preuve nouvelle de votre affection. Mais je suis plus courageuse que vous ne pensez. Le récit des crimes que vous avez à juger ne me trouverait pas tremblante, épouvantée, autant que vous le croyez. Et puis, s’il faut vous l’avouer, je m’intéresse à ce vieux pauvre homme que vous appelez Jean le Gueux et que vous accusez d’un forfait si odieux, que vous refusez de me le faire connaître. Un pressentiment me dit qu’il est innocent et je voudrais vous épargner un remords. Vous savez que je ne viens jamais dans votre cabinet. Il y a quelque chose de providentiel dans le hasard qui m’y a conduite. Je ne veux ignorer aucune des charges qui pèsent sur Jean le Gueux ; je veux tout savoir, tout, entendez bien.
À la fin de sa phrase, sa voix était devenue ferme, énergique.
— Vous exigez, dit en souriant M. de Saramie, visiblement contrarié.
— J’exige. Quel est le crime dont vous accusez Jean le Gueux ? Répondez.
— Crime d’assassinat.
— Je m’en doutais, à voir vos préoccupations. Il y a eu mort ?
— La victime a expiré au moment même où elle était frappée. On lui a plongé un poignard dans le sein.
— Un poignard ! s’écria Mme de Saramie.
Et, se dégageant de l’étreinte dans laquelle son mari la retenait, elle étendit la main vers la table où se trouvaient les pièces à conviction, y prit l’arme qui avait tué Salviette, et dit :
— C’est avec cela qu’on a assassiné ?
— Vous l’avez dit.
M. de Saramie souriait toujours, mais d’un sourire contraint. La belle Juliette maniait le poignard avec complaisance.
Tout à coup elle dit :
— N’ai-je pas vu le pareil dans votre cabinet ?
Le juge d’instruction tressaillit et répondit :
— En effet, il y est encore.
— Et vous croyez que ce Jean le Gueux a eu la force de plonger cette lame dans une poitrine humaine ?
— J’ai la conviction qu’il a eu cette force.
— Mais cette conviction, qui vous la donne ?
— Les faits que m’apprend l’instruction.
— Ces faits, quels sont-ils ?
— Ah ça, ma chère Juliette, savez-vous que vous allez me faire trahir tous mes devoirs. Je n’ai pas le droit de révéler.
— Oh ! dites, dites, interrompit la jeune femme avec une âpre curiosité, quel âge avait la victime ?
— Dix-huit ans ; son acte de naissance est dans mes mains.
— Homme ou femme ? reprit Mme de Saramie.
— Femme ; une belle jeune fille, blonde autant que vous êtes brune.
— Quel intérêt Jean le Gueux aurait-il eu à l’assassiner ?
— C’était sa fille naturelle. Elle avait un amant, et, pour la punir, il s’est cru le droit de la frapper.
Il y eut un moment de silence. Mme de Saramie réfléchissait.
— C’est affreux, dit-elle enfin.
Puis, d’un ton grave, elle continua :
— Un mari trompé par sa femme n’a-t-il pas le droit de la tuer ?
— Cette question ! s’écria M. de Saramie.
— Mais, répondez-moi donc, répondez-moi donc !
— La loi a édicté des peines pour un mari qui tue sa femme. Mais, s’il y a eu flagrant délit, le jury acquitte toujours. Me direz-vous au moins pourquoi vous m’interrogez ainsi ?
— Pour savoir, voilà tout ! répondit Juliette avec l’accent d’une femme capricieuse. Si un mari est acquitté, dans le cas dont je parle, Jean le Gueux le sera aussi. En tuant sa fille déshonorée, il n’a pas commis un crime plus grand que si, trompé par moi, vous m’assassiniez demain. La vengeance, dans ce cas, est un acte de justice.
Le magistrat regardait sa femme avec un étonnement de plus en plus grand.
— Savez-vous, lui dit-il, que vos questions ont quelque chose d’étrange, et que vous devriez mettre un terme à votre curiosité.
— Et bien, soit, revenons à Jean le Gueux.
— Encore ! Ce vieillard vous préoccupe donc bien ?
— C’est que, jusqu’ici, vous ne m’avez rien dit qui prouvât qu’il fut l’assassin de sa fille. Une jeune personne dans un état intéressant, résultat d’une faute déshonorante, est tuée. On la trouve morte dans son lit. On accuse son père…
— Jean le Gueux était auprès de Salviette, seul, ma chère. Laissons cela, je vous en prie, à moins que vous ne vouliez me remplacer dans ce cabinet et dans mes pénibles fonctions.
M. de Saramie s’exprima avec une colère mal contenue.
Sa femme feignit de ne pas comprendre que sa patience était à bout. D’ailleurs, une chose l’avait frappée dans les dernières paroles de son mari : le nom qu’il venait de prononcer.
Elle se leva vivement et le regardant avec effroi :
— Quel nom avez-vous prononcé-là ? s’écria-t-elle, Salviette ! Quoi, cette belle jeune paysanne qui habitait auprès du pont du Gard…
— Vous la connaissiez ?
— Ne vous rappelez-vous donc pas qu’un jour de l’été dernier, surpris par un orage, nous nous réfugiâmes dans une ferme aux bords du Gardon, et que je vous fis remarquer la beauté singulière d’une personne blonde qui nous offrit l’hospitalité ?…
— Oui, oui, je me rappelle, en effet, cette circonstance.
— Depuis, je l’ai revue deux fois. Étant venue à Nîmes, elle me fit visite.
— Mais alors, vous avez reçu d’elle quelques confidences ? demanda M. de Saramie inquiet et surpris.
Mme de Saramie, dont les yeux s’étaient remplis subitement de larmes, répondit d’une voix émue :
— J’ai reçu ses confidences, assez pour pouvoir vous déclarer que Jean le Gueux est innocent.
Le juge d’instruction bondit sur son siège, et avec un effarement qui trahissait les transes par lesquelles il passait depuis le commencement de cet entretien, il s’écria :
— Vous dites ? Mais expliquez-vous donc.
— Je dis, continua Mme de Saramie, que Jean le Gueux n’a pas tué sa fille. La dernière fois que je vis la pauvre créature, je la trouvai triste, amaigrie ; il y a de cela trois mois à peine. Je l’interrogeai, et les larmes aux yeux, elle me dit : Priez pour moi, madame, je ne suis pas heureuse : je trahis tous mes devoirs. Mon cœur est rempli d’un amour qui me rend faible, lâche, odieuse à mes propres yeux et qui sera ma perte. Si jamais vous appreniez que l’on m’a trouvée assassinée, vous pouvez affirmer que j’ai été frappée par mon amant. Je vous dis cela, parce qu’il me tuera, je le sens. Un grand malheur me menace.
— Elle a dit cela, à vous ? murmura M. de Saramie d’une voix sourde.
— Elle l’a dit. Vous voyez bien que vous alliez frapper un innocent. Allons vite, une ordonnance de non lieu, en faveur de Jean le Gueux.
Juliette prit la plume, la tendit à son mari. Mais il écarta doucement sa main, et, écrasé par ce qu’il venait d’entendre, il répondit :
— Plus tard, plus tard. Il y a un assassin ; il faut le découvrir, et Jean le Gueux ne doit pas encore recouvrer sa liberté.
L’entretien qu’on vient de lire porta dans l’âme de M. de Saramie un trouble profond. L’intérêt que sa femme avait soudainement conçu pour Jean le Gueux, la conviction si nettement exprimée par elle au sujet de l’innocence du mendiant, les relations qu’elle avait eues avec Salviette et que lui-même avait ignorées jusqu’à ce jour, toutes ces choses ajoutaient aux terreurs que lui apportaient ses souvenirs.
Nous n’avons plus à cacher ce que nos lecteurs ont deviné déjà.
Le juge d’instruction était l’assassin de Salviette.
Quelques mois avant le jour où mourut Salviette, Mme de Saramie, accompagnée de son mari et de plusieurs de ses amis, fit une excursion au pont du Gard. C’est un usage assez répandu parmi les populations de Nîmes et des pays voisins, de diriger de ce côté les promenades qu’on fait en famille ou en nombreuse compagnie.
On part dès le matin, après avoir rempli de provisions pour la journée les caissons de la voiture. Arrivé au but du voyage, on déjeune joyeusement sur l’herbe, parmi les oseraies qui bordent le Gardon. Puis on se disperse dans les bois voisins, sous les arches gigantesques du monument, dans les grottes, et lorsque, le soir venu, on rentre en ville, on a respiré durant tout un jour un air pur et éprouvé des sensations charmantes, provoquées par la contemplation d’un paysage pittoresque fait de mystère et de grandeur.
Mme de Saramie aimait beaucoup les excursions de ce genre. Jeune, vive, n’ayant ni enfants ni préoccupations domestiques, avide de jouissances, toute livrée aux ardeurs de sa jeunesse, entourée d’amis fidèles dont elle était le sourire et le charme, elle organisait souvent des parties semblables, heureuse comme une reine triomphante et prenant plaisir à entraîner après elle, dans ses fantaisies et ses caprices, quelques femmes jeunes comme elle et les compagnons de son mari.
Donc, ce jour-là, une bande joyeuse et nombreuse prenait ses ébats à travers les bois qui avoisinent le pont du Gard. Tout à coup, ainsi que cela arrive durant les chaleurs, le ciel se couvrit de nuages épais, obscurs. En quelques minutes, un orage devint imminent et chacun de se sauver de son côté, de s’abriter comme il pouvait, de chercher un asile dans les rares maisons situées près de la route.
Ce fut un hasard qui ouvrit à M. et à Mme de Saramie la porte de la ferme du vieux Combret. Au moment où ils entrèrent dans la vaste cuisine, située au rez-de-chaussée, pour y demander l’hospitalité durant quelques instants, une belle jeune paysanne s’y trouvait. C’était la fille naturelle et non reconnue de Jean le Gueux.
Ce qu’était Salviette vivante, on le comprendra si l’on veut se rappeler la description que nous avons faite de Salviette morte. Non seulement elle possédait l’éclatante beauté des Provençales ; mais encore elle avait un charme fait d’innocence et de naïveté, qui pénétrait tous ceux qui l’approchaient.
La pureté de ses formes, la blancheur de son teint, la couleur blonde de ses cheveux, la profondeur de son regard, en un mot, toutes les faveurs qu’elle avait reçues du ciel et qui la rendaient éblouissante sous ses habits de paysanne, éblouirent M. de Saramie. Il se sentait mordu au cœur par d’âpres et coupables désirs, en présence de cette vierge timide, qui lui offrit l’attrait d’un beau fruit à l’heure où il va s’épanouir dans sa maturité.
Il touchait alors à sa quarante-cinquième année.
Il était remarié depuis deux ans seulement et, bien qu’il eût de son premier mariage un fils déjà presque un homme, il conservait dans son cœur enthousiaste les ardeurs de la jeunesse, prolongées au delà des limites ordinaires, par la chaleur d’un sang créole et la violence d’un tempérament redoutable.
Et puis, il faut le dire, il n’était pas préservé contre les entraînements de la nature de celui qu’il venait de subir, par les pures douceurs d’un amour chaste, protecteur et gardien de son repos. Il n’aimait pas sa jeune femme. Il l’avait épousée, surtout parce qu’elle était riche, bien apparentée ; parce qu’ayant à rendre à son fils, prochainement majeur, des comptes de tutelle, une fortune qui venait de son premier mariage, et qui était destinée tout entière à l’héritier, fruit de cette union, il ne voulait pas se dépouiller, sans s’être assuré la possession de richesses nouvelles, qui remplaceraient celles qu’il était obligé de restituer.
Gâtée à l’excès par ses parents, cachant sous une mauvaise éducation un naturel charmant, un cœur généreux, une nature trop vive et irréfléchie, Juliette avait accepté, un peu étourdiment, le mari qui s’offrait à elle. Elle s’était donnée sans amour, uniquement pour le plaisir d’être rangée parmi les femmes à la mode qu’elle rencontrait dans le monde, et peut-être aussi, subjuguée un peu par la gravité mystérieuse, correcte et froide du juge d’instruction.
Passionné comme don Juan, mais mobile comme lui, M. de Saramie vécut huit jours dans l’ivresse que lui avait causée la possession de cette créature à la fois délicate, souple et robuste.
Mais, ces huit jours écoulés, sa curiosité satisfaite, son esprit avide d’aliments pimentés, ne trouvant auprès de Juliette que le charme, trop fade pour lui, des douces habitudes de la vie à deux, M. de Saramie vit bien qu’il n’aimerait jamais cette jeune femme, à laquelle il ne put d’ailleurs inspirer même les apparences de la passion, comme si elle eût compris que ce n’était pas pour elle qu’on l’avait épousée.
À dater de ce jour, il fut facile de voir ce que serait cette union. Les époux ne se haïssaient pas, mais ils ne s’aimaient pas. Ils cachaient leur mutuelle indifférence sous un langage amical, affectueux, tel qu’il doit être entre gens bien nés qui n’ont aucun motif particulier pour n’éprouver pas, à défaut de mieux, une certaine estime l’un pour l’autre.
Mais, hors de là, toute confiance fut bannie de leur cœur. M. de Saramie, qui avait à ménager sa femme pour des motifs purement matériels et qui d’ailleurs, souhaitait de trouver toujours dans sa maison le repos le plus entier, la traita comme une créature faible et capricieuse à laquelle on cède afin de n’avoir pas l’ennui de lui résister. Juliette n’étant ni conseillée par un dévouement sincère, ni inspirée par l’amour, devint exigeante, despotique. Elle manifesta ses volontés, les imposa.
Cette situation pouvait ainsi se résumer : toutes les formes de l’amour et pas d’amour ! les dehors de la confiance mutuelle et pas de confiance ! les apparences du bonheur ; mais, en revanche, au cœur des deux époux, un ennui profond, indéfinissable, qu’aucun d’eux se fût bien gardé d’avouer à l’autre, qui devait les disposer à trahir les serments de fidélité qu’ils s’étaient jurés.
Tous ceux qui les connaissaient les croyaient heureux. On disait d’eux :
— Voyez comme ils s’aiment !
Ils ne s’aimaient pas et, chose plus triste encore, ils ne regrettaient pas de ne pas s’aimer.
Tel était l’état de la maison de M. de Saramie, le bilan de son bonheur, lorsqu’il rencontra Salviette. Il l’aima plus qu’il n’avait aimé Juliette, parce que les obstacles qu’il voyait dressés entre cette jeune fille et lui, aussi bien que le piquant attrait d’une aventure galante qui, en raison de ces obstacles même, devait lui causer des distractions puissantes, accrurent son amour.
Comment arriva-t-il à revoir cette infortunée créature ? Comment parvint-il, lui, magistrat, dont le nom et le visage étaient connus, à avoir, à vingt-quatre kilomètres de Nîmes, une liaison compromettante, à la tenir secrète, à cacher à sa femme et à ses amis les absences nombreuses qu’il était obligé de faire, et aux personnes qui vivaient auprès de Salviette sa présence de tous les jours ?
Ce fut très peu de temps après avoir vu Salviette pour la première fois que M. de Saramie, encore rempli du souvenir de l’adorable créature, revint auprès d’elle un soir.
Elle le vit apparaître, alors qu’elle était seule, couvert de poussière et de sueur. Il avait fait d’une traite les vingt-quatre kilomètres qui séparent Nîmes du pont du Gard.
Il osa lui avouer sur-le-champ pourquoi il avait fait ce voyage, l’impression qu’elle avait produite sur lui. Il osa parler de son amour coupable.
Salviette manifesta la plus vive indignation.
— Vous m’aimez ! vous ? Mais, vous êtes marié ?
Elle se rappelait que le jour où, pour la première fois, elle avait vu M. de Saramie, dont la beauté fatale la bouleversa, il conduisait avec lui une jeune femme.
— Je ne suis pas marié, répondit effrontément le magistrat. La personne qui était à mon bras n’est autre que ma sœur.
Salviette le crut. Elle ouvrit au langage du tentateur une oreille complaisante. Elle était jeune, crédule, belle, coquette. Le sang du vagabond Jean le Gueux coulait dans ses veines. Elle s’éprit, simple paysanne, de cet homme aux mains blanches qui lui disait des choses tendres en une langue à laquelle elle n’était pas accoutumée. Lorsqu’il lui donnait l’assurance qu’elle était assez belle pour devenir un jour une grande dame, qu’il l’épouserait, l’élèverait par son amour et par l’instruction jusqu’à lui, elle ajoutait foi à ses paroles.
Il venait une ou deux fois par semaine, le soir, alors que personne ne pouvait le voir ni le reconnaître. Il attachait son cheval dans l’écurie de la ferme et montait dans la chambre du premier étage où Salviette l’attendait.
Accablée de cadeaux, de promesses, elle succomba. Elle ne connut toute l’étendue, toute la gravité de sa chute que le jour où elle s’aperçut qu’elle allait être mère.
Elle eut peur, peur de la médisance des gens qui l’environnaient, des populations des villages voisins, parmi lesquelles elle passait pour une personne fière, pleine de morgue, et qui seraient heureuses de proclamer son déshonneur.
Elle fit part de ses craintes à son amant, en lui révélant la vérité. Il ne manifesta pas de mécontentement, promit à la malheureuse fille de l’emmener loin de là, aussitôt que sa grossesse deviendrait visible, et de lui fournir les moyens de vivre ignorée, cachée et à l’abri du besoin.
Sur ces entrefaites, un jour de grand marché, Salviette étant à Nîmes, se trouva inopinément en face de Mme de Saramie. Elle la reconnut. Mme de Saramie, de son côté, n’avait pas oublié la belle paysanne aux cheveux d’or, qui lui avait donné l’hospitalité. Elle l’arrêta. Quelques paroles furent échangées, et, dès les premières, Salviette comprit qu’elle était en présence de la femme de son séducteur.
Elle devint si pâle, si tremblante, que Mme de Saramie lui demanda la cause de son trouble.
— Ah ! madame, répondit Salviette, qui retenait à grand’peine des larmes de douleur, de colère et d’humiliation, j’ai un gros chagrin dans le cœur.
— Un gros chagrin, pauvre petite. Voulez-vous me le confier ?
— Non ! Non ! s’écria Salviette épouvantée. Un autre jour, je ne dis pas, reprit-elle un peu plus calme, mais non aujourd’hui.
— Eh bien ! soit ! La première fois que vous reviendrez à Nîmes, faites-moi une visite, et, si vous me jugez digne de votre confiance, je vous écouterai, prête à vous consoler, s’il est en mon pouvoir de le faire.
Les deux femmes se séparèrent.
Salviette affolée, courut au rendez-vous où elle savait devoir rencontrer son amant. Elle l’accabla des reproches les plus amers, les plus humiliants ; lui demanda compte de son honneur ; le rendit responsable des malheurs qui surgiraient dans l’avenir.
— Vous m’avez odieusement trompée, lui dit-elle. Vous m’avez entraînée dans un gouffre. Je croyais n’avoir à rougir que de ma faiblesse. Mais elle se légitimait par l’amour que j’éprouvais. Aujourd’hui, grâce à vous, je suis criminelle, désespérée de vous avoir connu.
Il voulut l’apaiser. Mais, la colère de Salviette redoubla ; dans le paroxysme de son indignation, elle en arriva à lui dire :
— Je n’ai plus qu’une ressource, c’est d’aller me jeter aux pieds de votre femme, de lui tout avouer, et de me placer, moi, désormais perdue, sous sa protection.
— Vous ne ferez pas cela ! s’écria M. de Saramie devenu blême.
— Je le ferai, je le ferai, je vous le jure.
— Et moi, je vous tuerai avant que vous n’ayez recours à ce parti ridicule, dangereux et violent.
En proférant cette menace, le juge d’instruction fit un geste terrible.
Salviette partit le soir pour le pont du Gard, sans se préoccuper des paroles qu’elle venait d’entendre. Mais, à dater de ce jour, elle refusa d’admettre M. de Saramie dans sa chambre, et comme il ne pouvait se montrer sans danger dans une autre pièce de la ferme, leurs entrevues avaient lieu dans la cour, durant la soirée.
— Il faut en finir ! se dit un jour M. de Saramie.
Il avait remarqué que le valet de ferme couchait dans l’écurie ; que c’était un jeune homme, qu’il ne serait pas invraisemblable, si Salviette mourait assassinée, de le rendre responsable du crime. Il basa son plan sur cette circonstance particulière ; prêt à le réaliser, il attendit une occasion.
Pendant ce temps, Salviette, d’abord résolue à tout avouer à Mme de Saramie, y renonçait, afin de ne pas déchirer le cœur de cette jeune et bienveillante femme, qui ne lui avait fait aucun mal. Mais un jour, étant encore à Nîmes, elle ne résista pas au désir d’aller voir Mme de Saramie. C’est alors quelle lui tint le langage que celle-ci avait répété à son mari, afin de lui prouver que Jean le Gueux n’était pas l’assassin de Salviette.
M. de Saramie eut-il connaissance de la visite que sa maîtresse avait faite à sa femme ? Nous ne saurions l’affirmer. Ce qui est plus certain, c’est que, le même jour, il résolut d’assassiner la pauvre créature dont il avait causé le malheur.
Une semaine plus tard, il arrivait un soir chez Salviette à l’heure où elle ne l’attendait pas et s’était déjà couchée. Il entra dans la chambre par surprise. Il y resta, grâce à l’influence qu’il avait acquise alors qu’il était aimé, et qui subsistait encore dans une certaine mesure. Que se passa-t-il entre ces deux amants irrités l’un contre l’autre ? Lui seul aurait pu le dire. Il demeura là une heure. Lorsqu’il sortit pour s’enfuir, Salviette avait dans la poitrine la blessure mortelle qu’il lui avait faite.
Il rentrait à Nîmes à minuit, se montra quelques instants à son cercle, et alla dormir aussi tranquillement que s’il eût accompli une bonne action.
Le matin, de très-bonne heure, il fut prévenu qu’un crime avait été commis à la ferme de Combret, et reçut l’ordre de s’y transporter sur-le-champ. Il affronta sans émotion apparente pour le vulgaire, sans frémissements, le douloureux spectacle dont il était l’auteur.
Il examina froidement ce corps meurtri, qu’il avait d’abord couvert de ses baisers coupables, puis frappé cruellement. Mais, au lieu de diriger les soupçons sur le valet de la ferme, ainsi qu’il en avait eu d’abord l’idée, il profita de la présence de Jean le Gueux, des soupçons des gendarmes pour l’accabler sous des faits qu’il essayait de transformer en preuves.
Ce n’était pas qu’il eût le dessein d’ajouter un crime à son crime, en exposant un innocent à périr, alors qu’il était, lui, le vrai coupable.
Il voulait seulement, par l’ardeur qu’il mettait à rechercher l’assassin, éloigner les arrière-pensées qui auraient pu se produire dans certains esprits, s’il n’eût donné la preuve de la persistance marquée avec laquelle il s’efforçait de découvrir la vérité.
L’épisode de la bague lui donna quelque inquiétude. Il redoutait la perspicacité de Jean le Gueux. C’est pour cela qu’après avoir déclaré que cette bague était sienne, il effaça à l’aide d’une lime, les noms gravés dans l’intérieur, afin de pouvoir déclarer que ce bijou ne lui appartenait pas et que c’était par erreur qu’il avait affirmé le contraire.
Tels sont les incidents qui avaient précédé et suivi la mort de Salviette. Il est maintenant facile de comprendre les transes par lesquelles passait l’assassin. Après les dépositions intimes de sa femme, qu’il ne pouvait ne pas faire figurer dans l’instruction, la culpabilité prétendue de Jean le Gueux n’avait plus de base. Elle cessait même d’être vraisemblable.
Il fallait reconnaître que Salviette avait été tuée par son amant, et Saramie, redoutant à la fois les préoccupations de sa femme, celles de Jean le Gueux, les efforts que le mendiant, après avoir recouvré sa liberté, tenterait pour découvrir quel était cet amant mystérieux, se demandait avec angoisses s’il n’avait laissé, pendant la durée de ses tragiques amours, dans les lieux par où il avait passé, aucune trace de son passage qui pût faire éclater la vérité. Il se rappelait avoir écrit à Salviette une lettre non signée, il est vrai, mais qu’il n’avait pas retrouvée dans les papiers de la morte.
C’est pour cela qu’il ne se pressait pas, malgré les prières de sa femme, de rendre une ordonnance de non-lieu. Il voulait retenir Jean le Gueux sous les verrous autant qu’il le pourrait, afin d’affaiblir son énergie, de le mettre dans l’impossibilité d’agir, et surtout afin de se donner le temps de réfléchir, de chercher une solution et de faire surgir des faits qui rendissent vraisemblable la culpabilité du mendiant.
Le lendemain du jour où avait eu lieu l’interrogatoire de Jean le Gueux, vers quatre heures du soir, au moment où, durant l’hiver, commencent à apparaître les premières ombres de la nuit, le mendiant était seul dans sa prison. Il y était rentré après une courte promenade dans le préau. Assis sur le grabat qui lui servait de lit, les jambes enveloppées dans une couverture de laine à cause de la rigueur du froid, les haillons qui lui servaient de vêtements pressés autour du corps, il regardait tristement à travers la lucarne grillée qui éclairait sa cellule, le ciel terne et gris qui s’obscurcissait de plus en plus.
Un vent impétueux soufflait, avec un bruit étrange, fait de rumeurs sourdes, mystérieuses, confuses que grossissaient, en les répétant, les échos des corridors sombres et déserts.
L’âme de Jean le Gueux était pleine de tristesse et de deuil.
Il pensait à sa fille morte, à ce charme de son existence sitôt disparu, à cette lumière de ses yeux soudainement éteinte.
— Elle est couchée sous la terre froide, pensait-il, celle qui vivait naguère, épanouie et souriante, comme une belle fleur. Je n’entendrai plus le son de sa voix, je ne verrai plus son front candide, je ne presserai plus dans mes mains ses mains mignonnes. Morte ! morte !
Tel était le douloureux refrain qui, depuis trois jours, revenait sans cesse sur ses lèvres. Les sanglots toujours renouvelés gonflaient sa poitrine ; lorsque pour quelques instants, sa douleur lui laissait un peu de répit, des pensées de vengeance remplissaient tout son être. Il aspirait à la liberté, non pour jouir d’une existence dont il était las, qui, désormais, serait sans soleil et sans sourire, mais avec l’espoir qu’il découvrirait l’assassin de sa fille, et lui ferait expier cruellement le forfait qui ouvrait dans son cœur des plaies saignantes à jamais.
Le temps s’écoulait. La nuit venait. Il était sans lumière.
Peu à peu l’ombre épaisse s’allongeait sur les murs de sa prison. Encore quelques instants, et le geôlier viendrait lui apporter sa maigre pitance. La nourriture prise, il n’aurait plus qu’à s’étendre, comme tous les soirs, sur cette dure couchette dont l’oreiller était humide de ses larmes.
Tout à coup, il entendit des bruits de pas dans le corridor qui donnait accès à son cachot. La clé tourna bruyamment dans la serrure. La porte s’ouvrit et une vive clarté remplit la cellule.
Il se leva surpris. Un personnage qu’il reconnut pour être le directeur de la maison de détention entrait, portant une lampe. Derrière lui marchait une personne vêtue de noir, dont le visage était caché sous une voilette de laine épaisse comme un masque.
— Jean, dit le directeur, voici une personne qui désire vous parler. Par égard pour elle, par bienveillance pour vous, j’ai consenti à ce qu’elle pût vous entretenir sans témoins.
— Je vous remercie, monsieur, dit machinalement Jean le Gueux.
Le directeur, cependant, jetait autour de lui un regard piteux, embarrassé.
— J’ai à vous demander pardon, madame, de vous avoir conduite ici. Cette pièce est misérable. Il n’y a pas de feu. Préférez-vous que le prisonnier soit amené dans mon cabinet ?
— Non ! non ! répondit vivement la femme voilée.
Le directeur s’inclina et sortit sans ajouter une parole.
Alors, la visiteuse fit un pas au devant de Jean le Gueux.
Elle souleva brusquement le voile qui cachait ses traits et dit :
— Me reconnaissez-vous ?
— Mme de Saramie ! murmura le mendiant, que la surprise cloua sur place. Que voulez-vous de moi, madame ?
Il mit quelque dureté dans ces dernières paroles ; car, il crut qu’elle venait, au nom de son mari, qu’il persistait à soupçonner d’être l’auteur de la mort de Salviette.
Mais il fut bien vite détrompé, Mme de Saramie lui dit :
— Je viens vous sauver, ayant la conviction que vous êtes innocent.
Les idées de Jean le Gueux se modifièrent.
Quelque haine qu’il commençât à ressentir pour le juge d’instruction et pour ce qui le touchait, il fut pénétré de gratitude à la vue de cette femme rayonnante qui venait jusqu’à lui, misérable, pour le faire sortir de l’abîme dans lequel il était tombé.
— Hier, il m’a suffi de vous voir dans le cabinet de mon mari, d’apprendre que Salviette était votre fille, pour acquérir la certitude que vous ne l’aviez pas assassinée.
— C’est vrai, madame, c’est vrai, s’écria Jean le Gueux. Un père n’assassine pas sa fille. Le juge dit que j’aurais voulu la punir de sa faiblesse, cacher par sa mort le déshonneur auquel elle était vouée. Est-ce que le cœur d’un père n’est pas plein de miséricorde ? Et puis, aurais-je eu le droit de la châtier, moi qui, ne l’ayant jamais reconnue pour ma fille, ne l’ai pas su préserver contre les tentations ? Ah ! madame, je suis innocent !
— C’est parce que je n’en ai pas douté que je suis venue, reprit Madame de Saramie. Et puis, j’avais vu Salviette, je l’aimais sans beaucoup la connaître.
— Vous aimiez ma fille, vous ! s’écria vivement Jean le Gueux.
Pour toute réponse, Juliette lui raconta les courtes relations qu’elle avait eues avec la morte. Elle répéta les paroles prononcées par celle-ci le jour où les deux femmes s’étaient vues pour la dernière fois.
Jean le Gueux pleurait à chaudes larmes.
— Ainsi, dit-il, frappé par une idée subite, votre mari avait rencontré ma fille ? Il la connaissait ? Il lui avait parlé ?
— Oui, le jour où nous fûmes surpris par l’orage, dans les environs du pont du Gard.
— Il n’en a rien dit, pensait le mendiant. Il a tenu cette rencontre cachée. Pourquoi ?
Et ses soupçons redoublaient, accrus encore par une circonstance que lui révélait le récit de Mme de Saramie, à savoir que Salviette, dans les derniers jours de sa vie nourrissait des remords, et que tout en avouant leur existence à la femme du juge d’instruction, elle refusait de lui en faire connaître la cause. Il y avait dans le récit de Mme de Saramie un mot qui transformait les soupçons de Jean le Gueux en certitudes. Salviette avait dit à la jeune femme, le jour où elle la vit pour la troisième et la dernière fois :
— Je suis bien coupable envers vous. Si jamais vous apprenez pourquoi, pardonnez-moi. On m’a trompée.
À quelle faute, à quelle tromperie la morte avait-elle voulu faire allusion, si ce n’est à cette situation odieuse qui était la sienne : maîtresse d’un homme marié, à la femme duquel elle n’osait ouvrir tout son cœur, et au mensonge que son amant n’avait pas craint de lui faire, en lui affirmant, pour la séduire plus facilement, qu’il n’était pas marié ?
— Oh ! une preuve ! rien qu’une preuve ! se disait Jean le Gueux.
— J’ai garanti votre innocence à mon mari, reprit Juliette, et je vais obtenir de lui votre mise en liberté. Seulement, j’ai à cœur de lui prouver que je ne m’étais pas trompée, et, pour cela, il faut que vous m’aidiez à découvrir le vrai coupable.
— Quoi ! c’est vous, vous qui voulez ?…
— Je le veux. Demain, vous quitterez cette prison. Aussitôt vous vous mettrez à la recherche de l’assassin. Je vous fournirai les ressources nécessaires à votre existence, et de concert, nous accomplirons cette œuvre qui nous permettra, à vous de venger votre fille morte, à moi de prouver à mon mari que l’instinct qu’une femme puise dans son cœur conduit plus sûrement à la découverte de la vérité que la perspicacité du plus fin des magistrats. Acceptez-vous ?
— J’accepte, madame, répondit Jean le Gueux, et désormais je vous voue une reconnaissance sans limites. Dans toute circonstance difficile, dans tout péril, rappelez-vous que Jean le Gueux est prêt à donner sa vie pour vous. Je ne suis qu’un vieillard, mais je vaux un homme.
— Merci, fit Mme de Saramie avec un doux sourire.
* * *
Le lendemain, à huit heures du matin, Jean le Gueux fut mis en liberté. Grâce à la libéralité de Mme de Saramie, il put échanger ses haillons contre des vêtements plus chauds. Habillé, non plus comme un moine, mais comme un paysan, ayant fait couper sa longue barbe blanche, afin de se rendre méconnaissable, il quitta Nîmes, sans que M. de Saramie l’eût vu sous ce nouvel aspect.
Il se dirigeait sur Castillon.
C’était quatre jours après la mort de Salviette, vers midi.
Dans la salle basse de la ferme où la malheureuse fille avait si misérablement péri, le fermier Combret, sa femme, Cancel, le valet, étaient assis autour d’une table et prenaient leur repas. Une morne tristesse éclatait sur leur visage. Ils mangeaient silencieusement, comme s’ils eussent encore porté le poids de l’émotion cruelle et terrible qu’ils avaient subie.
Le fermier et sa femme avaient en quatre jours vieilli de dix ans. C’est qu’ils aimaient Salviette autant que si elle eût été leur fille ; c’est que leur cœur était déchiré par la perte soudaine qui les frappait et plus encore par l’horreur de ce trépas épouvantable.
Cette ferme dans laquelle ils vivaient depuis si longtemps, d’où le propriétaire, mû par un sentiment de pitié, n’avait pas voulu les chasser, bien que leurs bras ne fussent plus suffisants pour l’exploitation et que les revenus ne lui fussent que très irrégulièrement payés, cette ferme, jusqu’à ce moment objet de leur attachement, leur était devenue odieuse.
Ils songeaient à la quitter, à réunir leurs pauvres ressources, à s’en aller chercher ailleurs un abri, ne voulant pas vivre seuls dans ces lieux que Salviette avait embellis de ses sourires, de son charme, et devant lesquels les habitants de la contrée, qui la désignaient maintenant sous le nom de maison du crime, ne passaient plus sans se signer.
Chacun d’eux, en ce moment, était livré à de sombres réflexions. Leur cœur en deuil ne conservait plus d’espérance. Ils étaient à cet âge où toute catastrophe, non seulement devient irréparable, mais encore laisse inconsolable, ceux qu’elle atteint.
Tout à coup, la porte s’ouvrit. Un homme parut sur le seuil.
C’était un vieillard, vêtu comme un paysan, d’un pantalon de futaine grise, d’une blouse de même couleur, d’une limousine, coiffé d’un bonnet en peau de renard. Il tenait un bâton pour aider sa marche et y appuyer son corps courbé. Ses cheveux blancs étaient coupés ras. Il n’avait ni barbe ni moustache. Sa figure portait autant de rides qu’un vieux parchemin, et avait une couleur rougeâtre, qui attestait les brûlantes morsures du soleil et du vent.
— Que souhaitez-vous ? demanda Combret.
— Braves gens, répondit l’inconnu, j’ai froid et j’ai faim.
— Entrez. Prenez place devant le feu. Femme, une écuelle de soupe.
L’homme, enhardi par l’accueil de Combret, entra, ferma la porte derrière lui, se débarrassa de son manteau, et s’approcha de la cheminée. On mit entre ses mains tremblantes une assiette en faïence remplie de bouillie, une cuiller en étain et il commença à manger.
Personne ne faisait attention à lui. Les gens de la ferme étaient retombés dans leur apathie et leur tristesse. Ils ne le regardaient même pas.
— On est triste, ici, bien triste ! fit-il au bout de quelques instants.
Pas de réponse. Alors, il se leva, et s’avançant vers le fermier.
— Combret, dit-il, ne me reconnais-tu pas ?
Cette fois, son accent fit tressaillir Combret. Il leva les yeux sur le visiteur, le regarda. Puis, soudain, se levant :
— Jean le Gueux ! s’écria-t-il. Vous êtes hors de prison ?
— Oui, l’accusation dirigée contre moi était sans fondement. Mon innocence a été reconnue. On m’a rendu la liberté.
— Mais ce costume, ce menton rasé ?
— Je suis bien changé, n’est-ce pas ? C’est que je ne veux plus qu’on me reconnaisse dans ce pays. Mon rôle de saint, de sorcier, de mendiant est fini. Jean le Gueux est mort, et à sa place tu vois un père dont le cœur saigne et qui s’est juré de découvrir l’assassin de sa fille.
— C’est donc vrai ? demanda la fermière, prenant part à l’entretien. Vous n’avez pas menti ? Salviette était votre fille ?
— C’est moi qui la déposai un soir, devant votre porte, six mois après sa naissance. Sa mère venait de mourir et je ne pouvais pas, moi, avoir soin de cette enfant. Je vous la confiai, sachant qu’entre vos mains elle serait heureuse. Je vous envoyais fréquemment des secours et je me réjouissais, en voyant que mes prévisions ne m’avaient pas trompé et que je l’avais mise entre des mains paternelles. Pour ce que vous avez fait pour elle, soyez bénis.
Il y eut un moment de silence.
Les larmes remontaient dans les yeux ; les fronts se penchaient sous l’immensité de ce désespoir sombre.
— Écoute, Combret ! dit tout à coup Jean le Gueux.
Le fermier s’approcha de lui. Ils échangèrent à voix basse les paroles suivantes :
— Les funérailles de Salviette ont eu lieu, n’est-ce pas ?
— Le lendemain du crime. Tout le pays y assistait.
— Où est-elle enterrée, la chère petite ?
— Dans le cimetière de Castillon.
— Il faut y venir avec moi pour me montrer sa tombe.
— Ne craignez-vous pas d’être reconnu par ceux que nous pourrons rencontrer ?
— Toi-même, tu t’es trompé, d’abord. Personne ne reconnaîtra sous cette figure nouvelle, et sous ces vêtements neufs, Jean le Gueux.
— Femme, mon chapeau, mon manteau, fit Combret.
— Tu sors, notre homme ? demanda Combrette en obéissant.
— Pour une heure. Tu prépareras un lit pour Jean. Jusqu’à nouvel ordre, il est notre hôte.
— Merci, répondit simplement Jean le Gueux. Combrette, si vous voulez me faire plaisir, vous me laisserez coucher dans la chambre de ma fille.
Combrette fit un signe affirmatif.
Combret et Jean le Gueux sortirent aussitôt, se dirigeant vers le cimetière de Castillon. Il faisait un grand vent. La neige tombait depuis le matin. Les chemins et les arbres étaient blancs. On ne voyait pas une âme dans les champs attristés.
Le village de Castillon, nous l’avons déjà dit, est à la cime d’un rocher. Il ressemble à un nid d’aigles. On y arrive aujourd’hui par deux routes larges, solides, construites à grands frais. Mais, à cette époque, la seule route c’étaient les flancs incultes, pierreux de la montagne. Les habitants avaient choisi comme passage une longue coulée basaltique dans laquelle peu à peu les roues de leurs chariots avaient creusé des ornières profondes.
Le cimetière était à mi-côte, sur un plateau fait d’une large et profonde couche de roche. Dans ce rocher, on creusait les fosses qui étaient, par suite de l’absence absolue de terre végétale, des tombeaux véritables aux murs aussi solides que s’ils eussent été enduits du meilleur ciment.
Chaque petit souterrain, creusé de la sorte, contenait un cercueil ou les cercueils d’une même famille. Une pierre plate, sur laquelle étaient gravés tant bien que mal une croix et le nom des morts, le recouvrait. Un mur en pierres non cimentées enfermait cet asile funèbre, qui demeurait une partie de l’hiver, enfoui sous la neige, après avoir été, durant la chaude saison, brûlé par le soleil.
C’est dans cet enclos que Combret et Jean le Gueux pénétrèrent par une brèche qui existait dans le mur, la porte étant fermée. Combret, suivi du père de Salviette, longea une avenue tracée entre les tombes.
— C’est ici, dit-il tout à coup, en s’arrêtant.
Il s’accroupit. À l’aide de ses mains, il écarta la neige. La pierre blanche apparut et Jean le Gueux put y lire ce simple nom, gravé au-dessous d’une croix : SALVIETTE.
— Elle dort là, ma bien-aimée, murmura Jean le Gueux. Son cercueil est-il seul, là-dedans ? demanda-t-il à Combret.
— Seul, répondit le fermier. Le conseil municipal a décidé qu’il en serait ainsi.
— La pierre est-elle lourde à soulever ?…
— À soulever ? oui. Mais, si l’on voulait descendre là-dedans, il suffirait de l’écarter en la poussant avec un bâton, ce qui n’est pas difficile.
Tandis qu’ils parlaient ainsi, la neige, qui tombait à gros flocons, avait recouvert déjà la tombe et s’amoncelait, formant une couche blanche. Jean le Gueux promena ses regards autour de lui pour se rendre compte de la topographie des lieux. Puis, ayant avisé dans un coin une planche à moitié pourrie, dont une extrémité sortait au-dessus du sol, il la prit, la traîna sur le tombeau de Salviette et la posa debout en l’enfonçant dans la neige.
— De cette manière, dit-il, je trouverai la place quand je reviendrai.
Ils demeurèrent encore là durant quelques minutes, l’œil morne, le front penché.
— Allons, venez, Jean, lui dit tout à coup Combret en le prenant sous le bras.
Il se laissa entraîner. Mais, avant de quitter le cimetière, il murmura ces mots :
— J’y reviendrai. J’y reviendrai pour te voir encore une fois, ma Salviette.
Rentré à la ferme il passa le reste de cette journée dans la chambre de Salviette. Il s’était jeté sur le lit. Le sommeil vint clore ses paupières, et, pour la première fois, depuis la mort de sa fille, il goûta un repos véritablement réparateur.
La nuit était déjà profonde lorsqu’il se réveilla.
Il descendit dans la salle basse de la ferme, afin de partager le repas des fermiers. Comme celui du matin, le repas du soir fut silencieux. Lorsqu’il fut terminé, Jean le Gueux s’accroupit sous le manteau de la cheminée. Les regards fixés sur la flamme claire qui flambait dans l’âtre, il attendit encore, de telle sorte qu’il était neuf heures lorsqu’il quitta les Combret, sous le prétexte de remonter chez lui.
Mais ce n’est pas chez lui qu’il remonta. Dans un coin de la cour, il prit deux objets qu’il y avait à l’avance déposés : un levier en fer, une lanterne qu’il n’alluma pas sur-le-champ, puis il se mit en route.
C’était une idée fixe qui le poursuivait depuis trois jours, que celle à laquelle il obéissait en ce moment.
Il voulait revoir sa fille.
Qu’elle fût morte, hélas ! ce ne devait pas être un obstacle à son désir. Il avait soif de contempler ses traits adorés, de tenir dans ses bras cette chair périssable qu’il avait tant aimée, après la décomposition de laquelle il ne resterait plus rien ici-bas de celle qui fut Salviette.
Il était environ dix heures lorsqu’il arriva au cimetière.
La neige avait cessé de tomber, mais non le ciel d’être couvert.
Toutefois, malgré les nuages qui cachaient les étoiles, il régnait sur les champs une sorte de clarté blanche causée par la réverbération des clartés venues d’en haut sur la neige, dont l’immense étendue suffisait à remplir le regard.
Grâce à cette faible clarté, Jean le Gueux put regarder sur la route qu’il suivait, et, comme les yeux se font à l’obscurité, il n’eut pas besoin d’allumer sa lanterne pour pénétrer dans le cimetière, ni pour découvrir la tombe de sa fille. Il la reconnut à la planche qu’il y avait posée le matin.
Il se débarrassa des objets qu’il apportait, puis, se courbant, il voulut écarter avec les mains la neige qui couvrait la pierre. Mais le froid avait durci cette neige, et il dut se servir pour s’en débarrasser du levier dont il s’était muni.
Cette première besogne faite, avec une force qu’on n’eût pas soupçonnée chez un vieillard de son âge, mais que soutenait la pensée à laquelle il obéissait, il glissa son levier entre la pierre et le rocher, poussa la dalle peu à peu, au moyen de petites secousses, jusqu’à ce qu’il pût voir le trou béant au fond duquel était déposé le cercueil de Salviette.
Alors il alluma sa lanterne. Le trou n’était ni large ni profond : deux fois comme une fosse ordinaire. Il y descendit, posa sa lanterne sur le sol.
À l’aide d’un marteau et d’un ciseau dont il s’était muni, il commença à déclouer la bière.
L’ardeur qu’il apportait à ce travail, l’effort qu’il était obligé de faire, retenaient encore son émotion.
Mais, au moment où le dernier clou fut enlevé, lorsque le couvercle tomba sur le sol avec un bruit sourd, lorsque les formes blanches de la morte dessinées par le suaire qui l’enveloppait, apparurent à ses yeux, il sentit son cœur se fendre et défaillir.
— Sois homme, Jean ! fit-il en se parlant à lui-même.
Raffermissant son courage, il souleva sa lanterne et regarda.
Elle était couchée, la pâle victime, parmi les immortelles que Cancel, le valet de la ferme, avait cueillies sur les collines et trouvées sous la neige.
Le linceul qui l’enveloppait montait à peine au-dessus de la poitrine, de telle sorte que ses épaules, ses bras, demeuraient nus, et qu’on voyait au-dessus du sein gauche une plaie béante encore, mais dont les contours n’avaient plus les couleurs du sang, tout le sang qui animait naguère ce corps charmant s’étant glacé.
La décomposition n’avait pas encore commencé.
Le cercueil n’étant pas en contact avec la terre, et le froid étant très-rigoureux, le corps se conservait au-delà des limites ordinaires.
Il en résultait qu’on eût dit une femme endormie et non un cadavre. La tête reposait sur ses beaux cheveux blonds dont on avait fait un oreiller. Les yeux étaient entièrement clos. La bouche seule avait pris la physionomie cadavéreuse, qui est si navrante dans les têtes de morts.
Jean le Gueux s’agenouilla, non pour prier, mais pour embrasser les restes de sa fille. Entre ses bras tremblants, il souleva délicatement ce corps glacé et, le pressant contre ses lèvres, il resta là, le front penché sur ce cercueil, où désormais il n’y aurait plus de place que pour les vers en quête d’une proie.
Tout à coup, le regard de Jean le Gueux fut frappé par un objet qu’il voyait pour la première fois.
Sur le sein de Salviette, était un scapulaire que retenaient au cou deux cordons. D’un côté, il y avait une image assez grossièrement imprimée sur l’étoffe ; de l’autre, c’était la doublure en drap noir.
Le mendiant se rappelait que le jour où il avait trouvé sa fille assassinée, elle ne portait pas ce scapulaire. Mais il pensa qu’en procédant à l’ensevelissement, Combrette avait voulu placer sur la malheureuse victime cet objet de piété qui lui appartenait, qui n’était pas sur elle quand elle avait été frappée. Machinalement il prit le scapulaire.
Mais quelle ne fut pas sa surprise, lorsque ses doigts, en le palpant, sentirent entre les deux morceaux d’étoffe un corps épais, quelque chose comme un papier plié.
Jean le Gueux tressaillit. Au moment où il avait découvert ce cercueil, il ne songeait pas à y chercher une preuve contre l’assassin présumé. Mais il lui fut impossible, en présence de ce papier que ces mains sentirent avant que ses yeux ne le vissent, de ne pas revenir à cette préoccupation.
— C’est peut-être une preuve, pensa-t-il.
Brusquement, il arracha le scapulaire et le mit dans sa poche.
Avec sa lanterne, il regarda encore dans la bière, cherchant sous le corps, contre les parois, afin de voir si aucun autre objet ne viendrait lui apporter l’espérance de découvrir l’auteur du crime.
Rien ne lui apparut. Alors il jeta de nouveau les yeux sur le visage de l’adorée, l’embrassa, puis, il remit toutes choses en l’état où il les avait trouvées, et une heure après, il rentrait à la ferme, sans que personne pût se douter qu’il était sorti ni qu’il avait dirigé ses pas du côté du cimetière.
Il prit place devant une petite table placée dans sa chambre.
À la lueur d’une chandelle, à l’aide d’un couteau, il commença par déchirer les coutures du scapulaire. Le papier s’en échappa, tomba sur la table. Il le prit, l’ouvrit fiévreusement. C’était une lettre sans date, mais qui devait avoir, ainsi que cela se devinait aux plis du papier, plusieurs mois d’existence.
L’écriture en était inconnue à Jean le Gueux, mais il lut ce qui suit : « Ange de ma vie, il me sera impossible d’aller vous voir demain, ainsi que je vous l’avais promis avant-hier en vous quittant. Des affaires graves me retiennent ici. Je le regrette d’autant plus, que j’aurais tenu à vous rassurer sur ce qui fait, je l’ai bien vu, l’objet de vos préoccupations et de vos inquiétudes. Sachez-le, et je le répète ici pour que vous ne puissiez en douter, je ne suis pas marié. Je suis libre de vous aimer, de vous engager ma vie. Acceptez donc mes promesses et mon amour sans arrière-pensée. Dans trois jours, lorsque j’aurai le bonheur de vous voir, je vous répéterai ces choses ; car rien ne m’est plus à cœur que de vous inspirer l’amour que j’éprouve, et je ne peux y parvenir que si vous avez en moi une confiance absolue. »
Le billet s’arrêtait là ; il n’avait pas de signature.
— C’est en lui écrivant de telles choses qu’il l’a séduite ! pensa Jean le Gueux, dont les soupçons se portaient de plus en plus sur Saramie. Il a menti effrontément, pour avoir raison des résistances, des scrupules de l’enfant. Et elle a conservé cette lettre cousue dans le scapulaire, d’abord sans doute comme une relique de son amant, et ensuite comme une preuve que quand elle s’était donnée, elle le croyait libre.
Le mendiant se leva. Il tenait toujours la lettre dans ses mains crispées.
— Ah ! qui me dira si c’est là son écriture ! murmura-t-il sourdement. Mme de Saramie ? Non. Je ne peux lui apprendre ainsi, que son mari l’a trompée, qu’il est l’assassin !
Il réfléchissait. Il se demandait s’il n’essaierait pas de parvenir jusqu’au cabinet du juge d’instruction, afin de soustraire un document qui pût lui permettre d’établir quelle ressemblance il y avait entre l’écriture de Saramie et celle du billet.
Soudain, il se rappela que quelques jours avant, à cette même place, devant cette table où il se trouvait, le juge d’instruction prenait des notes en l’interrogeant.
— Si l’un de ces papiers s’était égaré ! pensa-t-il.
Et comme s’il eût obéi à un pressentiment rapide, il ouvrit le tiroir de cette table. Il poussa un cri. Une feuille de papier s’y trouvait. Il la prit, y jeta les yeux.
C’était un fragment de son interrogatoire écrit tout entier par M. de Saramie.
Cette écriture était la même que celle du billet.
— Enfin, j’ai une preuve ! s’écria Jean le Gueux en brandissant le papier. Maintenant, monsieur le juge, c’est à nous deux !
Jean le Gueux fut longtemps sans quitter la ferme des Combret.
Il y vivait ignoré, tranquille, passant la plus grande partie de ses journées dans la chambre qu’avait habitée Salviette, pour lui, pleine encore du souvenir de la morte, ne se montrant dans la salle basse qu’à l’heure des repas, évitant toute occasion de se rapprocher des vivants, et ne prononçant jamais aucune parole qui put indiquer de quelle nature étaient ses préoccupations.
Il sortait si peu, il venait si rarement des visiteurs à la ferme, son visage comme son costume le rendaient si peu semblable à ce qu’il avait été, que personne dans le pays ne soupçonnait sa présence.
Le secret en était rigoureusement gardé.
Jean le Gueux s’était engagé à payer aux fermiers une somme mensuelle destinée à pourvoir aux frais de sa nourriture et de son entretien. Il la payait exactement, grâce aux libéralités de Juliette de Saramie, qui, sous prétexte de subvenir aux dépenses que nécessitait la recherche de l’assassin, lui faisait passer secrètement une petite pension suffisant à ses besoins et au-delà. Mais il avait dit à Combret :
— Le jour où l’on saura que j’habite ici, je partirai.
L’intérêt, non moins qu’un sincère sentiment d’amitié, était donc le gage de la discrétion du fermier et des siens. Mais, souvent, le brave paysan s’étonnait de l’exactitude avec laquelle Jean le Gueux lui remettait le prix dont ils étaient convenus.
— Il était donc riche, disait-il parfois à sa femme. Il avait de l’argent caché, et ne l’avait révélé à personne.
— Tout cela est bien étrange, répondait Combrette. Et puis, à quoi passe-t-il son temps, seul, là-haut dans cette chambre solitaire ?
Un jour, elle s’enhardit jusqu’à interroger Jean le Gueux sur l’origine de sa petite fortune, dont elle n’avait pas, du vivant de Salviette, soupçonné l’existence.
— J’avais des économies à l’aide desquelles j’espérais constituer une dot à l’enfant le jour où elle se serait mariée. Elles m’aident maintenant à vivre sans rien faire et me suffisent jusqu’à ma mort.
On ne put jamais tirer autre chose de lui.
Le mystère de ses préoccupations quotidiennes ne fut pas éclairci davantage. Seulement, un jour qu’il se croyait seul, en se promenant au soleil dans la cour de la ferme, il s’écria :
— Ah ! si j’avais trente ans de moins !
Combret entendit ces mots et dit :
— Que ferait-il, s’il avait trente ans de moins ?
Il ne put résoudre cette question.
La vérité, c’est que Jean le Gueux pensait ; il pensait uniquement à sa vengeance. Il voulait qu’elle fût éclatante, que l’homme qui avait tué Salviette, subît un châtiment sans exemple. Depuis trois mois, il la cherchait.
Tour à tour, il avait formé divers projets, rejetés presque aussitôt comme d’une exécution impossible ou comme insuffisants.
Il avait d’abord pensé à dénoncer le juge d’instruction au procureur du roi. Mais il redoutait qu’on étouffât sa plainte afin de ne pas déshonorer publiquement un magistrat. Et puis, il se disait que Saramie possédait une habileté telle, qu’il lui tendrait un piège ou séduirait ses juges, en les entraînant loin de la vérité.
Il s’était également demandé s’il ne pourrait pas assassiner M. de Saramie. Mais il craignait d’être trahi par ses forces. Et puis, une telle vengeance ne pouvait le satisfaire.
— En le tuant, se disait-il, je le délivrerai de ses remords, je ne jouirais pas de ses tortures.
Enfin, un dernier projet s’était présenté à son esprit, et c’était celui-là qui lui avait arraché l’exclamation entendue par Combret :
— Que n’ai-je trente ans de moins !
Trois mois s’écoulèrent ainsi sans amener aucun changement dans sa vie, sans qu’il prît aucune décision, et sans qu’on devinât, autour de lui, les passions dont sa cervelle était pleine.
Au commencement du printemps, un matin, il avait dirigé ses pas du côté du pont du Gard. L’aspect des champs, en ces jours de renouveau, offrait un charme indicible. Toute âme apaisée se fût dilatée dans la contemplation du ciel bleu et des paysages tranquilles qui couvrent les rives du Gardon.
Mais Jean le Gueux demeurait insensible à des beautés qui cependant l’avaient autrefois séduit et auxquelles il faisait des allusions fréquentes dans les allocutions qu’il adressait en ce temps aux paysans, aux yeux desquels il passait pour saint. Il allait le front baissé, perdu dans ses rêveries, toujours les mêmes, et s’engagea sans le savoir sur le pont gigantesque formé par les arches inférieures de l’aqueduc romain.
C’est au milieu du pont seulement qu’ayant levé les yeux, il s’aperçut qu’il s’éloignait de la ferme plus qu’il n’avait coutume de le faire et se prépara à revenir sur ses pas.
Mais sur la route qu’il devait suivre un homme arrivait.
Ne voulant pas être vu, Jean le Gueux se jeta derrière la pile massive de l’une des arches du second rang, afin d’attendre que le passant se fût éloigné.
Il le vit s’approcher et s’arrêter bientôt sur le pont, à quelques pas de lui. Il reconnut alors qu’il avait affaire à un jeune homme.
Le nouveau venu, en effet, ne devait pas avoir plus de vingt ans. Il portait le costume des paysans. Il était d’une beauté peu commune. Ses cheveux châtains, longs, soyeux, flottaient en boucles sur son cou. Son front était d’un dessin très pur, large, assez élevé, son nez comme ses oreilles d’une forme exquise, ses yeux noirs, profonds, placés à fleur de tête, son teint blanc, ses traits réguliers. D’une taille élevée, il avait des membres robustes, bien proportionnés, une distinction naturelle, rare chez un homme des champs.
Tel qu’il était, il attira l’attention de Jean le Gueux, qui murmura :
— Voilà comme je voudrais être.
Et comme le docteur Faust, aspirant à la jeunesse, il poussa un soupir et souhaita une transformation miraculeuse qui lui rendrait la vigueur, la hardiesse, la grâce de ses jeunes années, ce qu’il admirait chez le promeneur matinal arrêté sur le pont à quelques pas de lui.
Soudain, il le vit faire un geste désespéré, se débarrasser de sa veste et de son chapeau, les jeter au loin et se préparer à enjamber le parapet qui le séparait du gouffre béant formé en cet endroit par la profondeur de la rivière.
Sans réfléchir, obéissant à un sentiment instinctif, Jean le Gueux s’élança pour arrêter cette tentative de suicide. Il mit la main sur l’épaule du jeune homme en disant :
— On ne va pas plus loin, gamin.
L’autre se retourna, et, jetant sur celui qui l’appelait ainsi un regard où se lisait l’égarement, il répondit :
— D’où sortez-vous, bonhomme ? Je ne vous avais pas vu. Continuez votre route et n’essayez pas d’arrêter l’exécution d’un dessein irrévocable.
Jean le Gueux leva les épaules :
— Si tu veux mourir, c’est que tu te crois malheureux.
— Se croire malheureux, c’est l’être. Il se peut que je ne le sois pas, que j’exagère ma peine. Mais qu’importe ! si, telle qu’elle est, j’en souffre comme si elle était plus vive.
— Serait-ce une raison pour mourir ? Laisse le suicide aux vieux, aux désespérés comme moi. Mais à ton âge ! As-tu vingt ans, seulement ? Et tu veux te tuer ! Imbécile ! Y a-t-il une douleur, une seule, dont un jeune homme ne puisse guérir ?
— Il y en a, puisque la mienne est de celles-là. Allons, place, bavard, vieux radoteur, sinon je t’entraîne avec moi.
— Voilà une menace plus facile à proférer qu’à exécuter, répondit ironiquement Jean le Gueux. Sais-tu que je pourrais, si je le voulais, t’obliger à vivre ?
— Vous ! comment ? demanda le jeune homme surpris.
— En faisant appel à ton honneur !
— À mon honneur ! Je ne comprends pas !
— En te demandant raison des injures que tu viens de m’adresser à l’instant même.
— Vous voudriez vous battre avec moi, vous !
— Crois-tu, parce que mes cheveux sont blancs, qu’il n’y ait plus ni sang dans mes veines, ni colère dans mon cœur, ni vaillance dans mon bras ? Un jeune fou insulter un vieillard, l’appeler vieux radoteur, où cela s’est-il vu, dis ?
Jean le Gueux semblait grandir de cent coudées. Sa voix s’était raffermie, ses yeux lançaient des éclairs. Le jeune homme le regarda avec surprise, avec déférence, mais sans baisser les yeux. Puis il dit :
— J’ai eu tort et je vous demande pardon d’avoir prononcé les paroles qui vous ont blessé.
Jean le Gueux fixa sur son interlocuteur un regard profond, comme s’il eût voulu scruter son cœur, afin de savoir si son langage était dicté par un sentiment de lâcheté. Mais, l’attitude de ce jeune homme était si fière, si vaillante, si noble, qu’on ne pouvait s’y méprendre.
— Tu es brave, dit enfin Jean le Gueux, et peut-être, après tout, ce que tu allais faire là, quand je t’ai arrêté, était-il un acte courageux et légitime. À toi de me le prouver. Je ne consentirai à l’exécution de ton dessein que lorsque j’en connaîtrai la cause et si elle me paraît le justifier. Pourquoi veux-tu mourir ? Allons, parle !
— Pourquoi je veux mourir, répondit le jeune homme ; vous désirez le savoir ? écoutez alors : Je me nomme Raoul Ribeyra ; j’ai vingt-deux ans ; je suis né dans ce pays, où mon père, d’origine espagnole, s’était fixé et marié. Ma mère mourut le jour même de ma naissance ; mon père, deux ans plus tard. La misère et l’abandon auraient été mon partage, si le médecin du village de Sernhac, vieux célibataire sans famille, ne m’eût adopté. Grâce à lui, j’ai grandi joyeusement ; grâce à lui, je ne suis pas un ignorant, et grâce à l’instruction qu’il m’a donnée, je peux gagner ma vie.
— Et tu veux mourir ? s’écria Jean le Gueux.
Raoul Ribeyra continua :
— Je veux mourir, parce que j’ai perdu mon bienfaiteur et que sa mort devient pour moi un désastre épouvantable. Depuis un an, j’aimais une belle jeune fille et je me croyais aimé. Comme elle était riche, ses parents me la refusèrent, lorsque pour la première fois, je demandai sa main. Mon père adoptif intervint alors et promit de me constituer au contrat une dot égale à celle que ma fiancée recevrait de ses parents. Tout était décidé. Notre mariage allait avoir lieu, quand mon bienfaiteur est mort subitement, sans avoir eu le temps de prendre ses dernières dispositions. Des parents éloignés, que je ne lui connaissais même pas sont accourus, ont fait valoir leurs droits. On m’a chassé de la maison où j’avais grandi. Je me suis trouvé pauvre, sans asile, et la famille de ma fiancée m’a déclaré alors que je devais renoncer à mes espérances. En vain j’ai supplié. On a coupé court à mes supplications, en l’obligeant elle-même à me dire qu’elle ne m’aimait pas, et en la mariant ce matin à un paysan grossier, indigne d’elle.
— T’aimait-elle, du moins ? demanda Jean le Gueux.
Raoul secoua tristement la tête.
Le mendiant reprit :
— Elle voulait de toi pour mari quand elle te savait aussi riche qu’elle ? Tu es pauvre ; elle te ferme sa porte. Et tu pleures ! Et tu veux périr ! Réjouis-toi donc, au contraire, d’avoir échappé aux griffes d’une créature capable de se conduire ainsi. Elle n’a pas de cœur et t’aurait torturé.
— Sa perte me laisse désolé, anéanti !
— Mesure ton désespoir à ce qu’elle valait !
— Elle était si belle, si douce, avec un regard si pur !
— N’oublie pas que ces charmes cachaient une âme cupide !
— Et puis, que voulez-vous que je devienne, maintenant ? Je n’ai ni position, ni biens, ni abri. Ma seule propriété, c’est le costume que j’ai sur le corps, et sans quelques amis du village qui me sont restés fidèles, je serais mort de faim.
— Ne peux-tu travailler ?
— À quoi ? J’ai voulu m’engager pour les travaux des champs. On me répond que j’ai les mains trop blanches, que j’ai été trop délicatement élevé et que le seul métier qui me conviendrait serait celui de maître d’école. Cela ne me déplairait pas non plus. Je sais plus qu’il ne faut pour instruire les enfants du pays et pour subir les examens qu’on exige de ceux qui aspirent à devenir instituteurs. Auprès des petits hommes qui me seraient confiés et que je prendrais en affection, j’oublierais mes douleurs dans l’ardeur même que j’apporterais à mes fonctions. Mais qui pourrait me faire nommer maître d’école, je vous le demande ?
— Moi, je te ferai nommer ! s’écria Jean le Gueux.
— Vous ? demanda Raoul, jetant sur son interlocuteur un regard de défiance.
— Moi, mais à une condition, c’est que tu t’engageras à te montrer obéissant à mes conseils, à me prodiguer un dévoûment absolu. Il me faut un ami, un fils, une créature qui me soit chère et qui m’aime. S’il te convient d’accepter ce rôle, je ferai pour toi plus que tu ne peux espérer.
— Ma reconnaissance s’exercera sans peine, répondit Raoul, dont l’étonnement augmentait. Mais, avant de m’engager, de passer en quelque sorte un pacte avec vous, ne dois-je pas savoir qui vous êtes ?
— Un homme qui a beaucoup souffert, plus que toi, enfant, et qui n’a cependant pas songé à mourir.
— C’est qu’il vous restait une espérance.
— C’est vrai ; la vengeance ! Mais toi qui cherchais à te défaire de la vie, n’avais-tu pas la jeunesse ?
Raoul baissa le front, comme s’il eût éprouvé quelque honte.
— Votre nom, me le direz-vous ? reprit-il bientôt.
Jean le Gueux tressaillit à cette question inattendue.
— Mon nom ! Tu veux le connaître ?
— Puis-je accepter vos offres sans savoir à qui j’ai affaire, sans savoir, surtout, quels mobiles vous poussent à me servir ?
— Tu ne crois donc pas à mon désintéressement ?
— J’ai appris à me défier des hommes, et je crois que, si vous me disputez à la mort, et me promettez de me venir en aide, c’est que vous attendez quelque service de moi.
Le mendiant fixa sur lui ses petits yeux dans lesquels passa un sourire d’ironie et de surprise.
— Tu es perspicace, je le vois, dit-il bientôt. Et bien, oui, tu as raison et tu me prouves que tu connais les hommes. Je poursuis une vengeance, et j’aurai à te demander de la servir.
— Jamais ! jamais ! s’écria Raoul.
— Attends donc, répliqua Jean le Gueux avec un geste d’impatience. Il ne s’agit pas de frapper des coups terribles, d’assassiner, de châtier un coupable. Ce sera mon œuvre et non la tienne. Toi qui as vingt ans, qui possède la beauté, la jeunesse, sais-tu ce que je veux de toi ? C’est que tu te laisses pousser par moi aux pieds d’une femme aux charmes infinis, au regard d’ange : c’est que tu l’aimes, que tu te fasses aimer d’elle, et que tu jouisses de ton bonheur autant que tu le voudras, pour toute ta vie si cela te plaît. Avec l’amour de cette créature, si tu es assez éloquent pour l’obtenir, tu vivras comme dans un rêve. Elle t’emportera dans des sphères célestes. Tu voulais mourir. Et bien, tu seras si heureux que tu croiras en avoir fini avec la vie, et cependant ce sera l’étendue et la solidité de ton bonheur qui te ramèneront à la réalité.
— Et cette femme, quelle est-elle ? demanda Raoul, dont le regard s’était allumé aux paroles du mendiant.
— Elle a vingt-quatre ans. Elle est mariée !
— Mariée ! Mais alors c’est dans un crime, dans l’adultère, que vous voulez nous précipiter l’un et l’autre !
— Bah ! le mari ne vivra pas toujours !
— Mais enfin quel intérêt avez-vous à donner à cette femme un amant, à moi une maîtresse ?
Jean le Gueux sourit et répondit :
— Est-il vrai que lorsque tout à l’heure je t’ai arrêté là, tu étais décidé à mourir ?
— Cela est vrai. Je ne saurais le nier.
— Eh bien ! à toi qui allais mourir, je te propose de vivre, de te créer une position honorable conforme à tes désirs ; et, puisque tu allais te noyer dans ces eaux qui roulent sous nos pieds, c’est dans un océan de délices que je veux te précipiter. Ne me demandes rien de plus. Sache seulement qu’après t’avoir fait connaître cette femme, je ne vous demanderai à l’un et à l’autre qu’une chose, c’est d’être heureux.
Raoul Ribeyra ne pouvait revenir de sa surprise.
Le langage singulier de ce vieillard inconnu qui s’était trouvé sur son chemin d’une manière si imprévue, bouleversait son âme et ses sens. Non seulement il voyait la possibilité de sortir de l’abîme où l’avait plongé la mort de son bienfaiteur ; mais encore, on faisait miroiter à ses yeux la perspective d’une de ces aventures passionnées et galantes, si chères aux jeunes cœurs et qui aiguillonnent si vivement leur curiosité.
— Je vous ai déjà demandé votre nom ?
— Je m’appelle Jean le Gueux.
— Jean le Gueux ? vous. Mais, je vous ai vu souvent. Qui vous aurait reconnu sous ce costume ?
— Personne. On ne peut pas et on ne doit pas me reconnaître. Je ne t’ai révélé mon nom que parce que j’ai confiance dans ta discrétion et parce qu’il te décidera, je l’espère, à accepter mes offres.
— Vous passiez pour un saint, et c’est un crime que vous me proposez ! objecta Raoul.
— Saint ou diable, qu’importe ! s’écria vivement Jean le Gueux. J’ai renoncé à ma vie d’autrefois depuis le jour où une grande douleur vint déchirer mon âme.
— Oui, la mort affreuse de votre fille Salviette !
— Tu savais donc ?…
— Cette histoire a couru dans le pays à l’époque du crime.
Il y eut un silence. Tout à coup Jean le Gueux releva brusquement la tête, et s’adressant à Raoul, il lui dit :
— Es-tu décidé ? Il est temps de me répondre.
— Je ne sais où je vais ni à quoi je m’engage, ni jusqu’où vous m’entraînerez, fit Raoul d’une voix lente et tranquille. Mais le mystère même dont vous enveloppez vos actions et vos projets m’attire et me charme. Et puis, pour le missionnaire vagabond qu’on appelait Jean le Gueux, j’avais conçu de la vénération. En vous retrouvant ici, caché, déguisé, l’âme encore en deuil, je ne peux vous retirer la confiance que vous m’inspiriez autrefois. Enfin, à mon cœur meurtri, endolori par les maux de l’amour, vous offrez le seul remède qui puisse lui convenir : un autre amour. Vous faites des joies que vous voulez rendre miennes un tableau séduisant et suave, malgré les âpres accents dont vous vous servez pour le décrire. Vous avez fait tressaillir mes sens, soulevé les trésors de tendresse qui sont encore en moi. Je consens donc à devenir votre créature ; mais je mets à mon consentement une condition.
— Laquelle, laquelle ? Parle vite ! s’écria Jean le Gueux dont l’œil rayonnait.
— Je ne veux pas être présenté à cette femme sans l’avoir vue, mais de telle façon qu’elle ne puisse me voir ni savoir qui je suis.
Jean le Gueux réfléchit pendant cinq minutes.
— Tu la verras ce soir, répondit-il.
Le soir il y avait représentation au théâtre de Nîmes.
On était alors au printemps, nous l’avons déjà dit.
On touchait donc à la fin de la saison théâtrale, et la représentation que l’on donnait devait être d’autant plus brillante qu’une artiste aimée allait y faire ses adieux au public.
La salle du théâtre de Nîmes est fort belle, non moins vaste que celle de l’Odéon, que connaissent tous les Parisiens. Elle était remplie, même avant le lever du rideau, d’une foule compacte, bruyante, qui attendait avec impatience que la Favorite commençât.
C’est surtout au parterre qu’on était tumultueux.
Il n’y restait plus aucune place vide et, parfois, un nouveau venu, essayant de s’introduire par force dans des rangs déjà trop serrés, excitait les murmures et les colères qui se traduisaient avec éclat.
Tout au milieu du parterre, au premier rang des banquettes placées derrière les stalles d’orchestre, étaient assis Jean le Gueux et Raoul Ribeyra.
C’est afin de tenir sa parole autant que pour distraire le jeune homme et dissiper les impressions mauvaises qui l’avaient conduit au suicide, que le mendiant était venu à Nîmes.
Il ne savait trop comment il aborderait Mme de Saramie, avec laquelle, depuis sa sortie de prison, il avait échangé seulement trois lettres, ni comment il lui présenterait Raoul. Avec ce dernier, il parcourut les promenades de la ville, espérant que la personne qu’il cherchait se rencontrerait sur sa route. Il ne la vit pas. Il se tint assez longtemps aux abords de la maison qu’elle habitait. Elle ne sortit pas.
Or, en flânant de la sorte, Jean le Gueux avait lu une affiche posée sur les murs de la ville et annonçant, pour le soir, une représentation extraordinaire au théâtre.
— Elle y sera peut-être, se dit-il, saisi d’un pressentiment.
Le même soir, il allait au théâtre avec Raoul, sans lui avoir dit pour quel motif il l’y conduisait. Ils prirent place, dans le milieu du parterre, de façon à pouvoir embrasser du regard toutes les personnes qui se trouvaient dans la salle et la remplissaient du haut en bas.
Ils restèrent paisibles au milieu du tumulte général, Raoul attendant avec l’impatience de l’homme qui n’a vu un opéra qu’une seule fois dans sa vie et qui en a gardé des souvenirs enivrants, que le rideau se levât. Quant à Jean le Gueux, c’est surtout du personnel réuni dans la salle qu’il paraissait préoccupé.
Il regardait avec une impatience fébrile les baignoires, les loges, les fauteuils de balcon. Il les vit se remplir peu à peu, sans qu’aucun visage connu passât devant lui. Bientôt, il ne resta qu’une loge vide, placée en face de la scène, mieux éclairée et plus richement meublée que les autres.
— Quelque chose me dit qu’elle viendra là, pensait Jean le Gueux, dont le cœur battait avec violence.
Il essayait toutefois de dissimuler son émotion. Il adressait fréquemment la parole à Raoul, tandis que celui-ci, en songeant que le matin même, il avait voulu périr, se demandait s’il ne traversait pas en ce moment les épisodes d’un rêve fantastique, et si le vieillard qui s’était trouvé sur sa route pour le sauver et le rendre heureux, était réellement en chair et en os.
Enfin, le spectacle commença ; Jean le Gueux, tout autant que Raoul, fut absorbé dès le début du spectacle par la beauté de la musique, la grandeur des premières scènes, et le talent des artistes. Il oublia ses préoccupations.
Mais, l’entr’acte arrivé, il tourna vivement les yeux du côté de la loge. Il y vit deux personnes, et retint à grand’peine, un cri de satisfaction. C’était Mme de Saramie, accompagnée de son mari.
La jeune femme, vêtue d’une robe de satin rouge qui mettait en relief la chaude couleur de ses épaules et de ses bras, coiffée avec des fleurs de grenadiers qui ressemblaient à des bouquets de corail jetés dans sa chevelure noire, abondante et soyeuse, était assise sur le devant de la loge et cachait fréquemment son visage derrière son éventail. Quand elle regardait dans la salle, c’était d’un air distrait et attristé, comme si elle eût été en proie à des préoccupations douloureuses.
La lumière du lustre, combinée avec celle qui éclairait la loge, faisait à cette beauté élégante et mélancolique un cadre rayonnant. Aussi, tous les yeux étaient fixés sur elle.
Mme de Saramie, avant de suivre son mari à Nîmes, avait été élevée à Paris, et ses habitudes de Parisienne, elle les avait conservées dans cette ville de province, où l’on jasait beaucoup de son originalité, de ses allures, sans qu’elle daignât s’en préoccuper.
C’est ce qui explique pourquoi elle était au théâtre dans une toilette qu’on n’eût peut-être pas remarquée à l’Opéra de Paris, mais qui, à Nîmes, faisait sensation. Dans les regards que lui lançaient les femmes, il y avait beaucoup d’envie ; dans ceux des hommes, il y avait un hommage rendu à sa grâce enchanteresse.
Elle demeurait insensible et semblait ne rien voir.
De temps en temps, elle adressait la parole à son mari, assis derrière elle, au fond de la loge.
Jean le Gueux ne l’avait pas vu depuis trois mois et ne le trouva pas changé. C’était toujours ce visage beau, mais sombre, au regard étrange, aux lèvres crispées, qu’on ne voyait jamais ni pleurer ni sourire.
S’il avait pu remarquer dans cette foule la figure de Jean le Gueux, le reconnaître et distinguer l’expression de ses traits, Saramie eût été épouvanté. Toute la haine dont le cœur du père de Salviette était plein, le désir de venger sa fille, si violemment déchaîné en lui, cette haine et ce désir se traduisaient sur son visage ridé par une pâleur livide, par le léger tremblement de ses joues.
Le rideau se leva sur le second acte, sans que Jean le Gueux eût rien dit à Raoul au sujet de la belle personne que le jeune homme admirait autant que l’admiraient aussi les autres spectateurs. Mais, entre le second et le troisième acte, il prit tout à coup la parole.
— Tu m’as demandé à voir la personne de laquelle je veux que tu te fasses aimer.
— C’est vrai ! Je veux, avant tout, la connaître.
— Eh bien ! la voilà en face de toi.
— Quoi ! cette femme vêtue de rouge, belle comme une reine, gracieuse comme une fée, cette femme aux épaules blanches et dorées à la fois, aux yeux profonds et mystérieux…
— C’est elle ! Regarde-là, contemple-là. Jamais, elle ne fut aussi séduisante. Jamais !…
Raoul allait prendre la parole. Jean le Gueux l’arrêta.
— Admire-là, te dis-je. En ce moment, tu n’as rien de mieux à faire. Repais-toi de sa beauté. Et lorsque, à la distance où nous sommes d’elle, tu en auras savouré le charme, alors tu me donneras une réponse définitive.
Raoul garda le silence et Jean le Gueux prit place sur la banquette, en tournant le dos à Mme de Saramie et comme s’il eût voulu mettre un terme à une contemplation qui lui faisait mal.
Le spectacle fini, la foule s’écoula lentement.
Jean le Gueux et Raoul arrivèrent assez tôt sous le vestibule du théâtre pour voir passer, drapée dans un vaste manteau de cachemire gris, brodé d’or, l’adorable Juliette, qui répondait en souriant aux saluts respectueux que lui adressaient ses amis.
Au moment où elle passa devant les deux paysans, ses yeux furent attirés par la tête intelligente et fière de Raoul. Elle le regarda en passant, comme si elle eût été étonnée de trouver tant de distinction et de grâce sous un habit de paysan.
Raoul fut ébloui. Jean le Gueux, qui s’appuyait sur lui, sentit trembler son bras.
— Ça opère, pensa-t-il. Je tiens ma vengeance.
Mme de Saramie était déjà loin. Mais son image restait entière dans le souvenir de Raoul qui, sous le coup d’une admiration faite de désirs ardents et d’aspirations brûlantes, ne pouvait se rappeler, sans tressaillir, les paroles par lesquelles Jean le Gueux l’avaient empêché de mourir.
— Aimer cette femme ! se faire aimer d’elle ! se répétait-il, tandis qu’il marchait silencieux à côté de Jean le Gueux, suivant les boulevards déserts pour gagner leur auberge située dans un faubourg.
Tout à coup il s’adressa à son compagnon et lui dit :
— Ne voulez-vous pas au moins m’expliquer pour quelle cause vous me poussez dans les bras de cette femme ?
— Que t’importe, si tu es heureux !
— Pourrai-je être heureux si je l’aime et si je suis obligé de me dire que mon amour l’entraîne dans des maux sans nombre ?
— Des maux sans nombre. Pourquoi ?
— Si son mari découvrait qu’il est trompé !
— Son mari ne découvrira rien. Ne suis-je pas là pour veiller sur vous ? Écoute, mon garçon, un dernier mot. Tu es libre de te séparer de moi ou de te livrer avec confiance à celui qui t’a sauvé. Quoi que tu décides, je n’oublierai jamais que tu es beau et fier. Mais, si tu consens à enchaîner ta liberté, ainsi que je te l’ai proposé, et à être esclave entre mes mains, alors il faut ne jamais m’interroger sur les motifs qui dictent ma conduite. As-tu compris ?
— J’ai compris. Mais vous me poussez au crime ?
— Prends la fuite, si tu le penses ainsi.
— C’est que déjà je sens que le souvenir de cette femme s’attache à mon cœur.
— Reste alors avec moi.
— Eh bien ! oui, je reste, s’écria tout à coup Raoul. Je me livre à toi dans l’espoir de guérir par l’amour mon cœur meurtri par l’amour, et si j’en meurs, qu’importe, si j’ai connu la suprême joie d’être aimé !
Un sourire de contentement passa sur les lèvres de Jean le Gueux en entendant l’enthousiaste jeune homme s’exprimer ainsi.
Sur la route qui va de Nîmes à Arles, en passant par le village de Bellegarde, on trouve, au pied d’une petite colline boisée, une propriété remarquable par l’abondance de ses eaux, la fraîcheur de ses plantations, ce qui est excessivement rare dans un pays que le soleil dessèche et brûle durant quatre mois, tous les ans.
Un parc qui longe la route sur une assez longue étendue, précède la maison d’habitation à laquelle on arrive en marchant dans des quinconces touffus, formés de marronniers et de tilleuls. Les arbres sont très rapprochés les uns des autres. Il en résulte une ombre fraîche et mystérieuse, à l’aide de laquelle on peut, en cet endroit, plus qu’ailleurs, lutter contre les ardeurs dévorantes de l’été méridional.
Au débouché d’une avenue, alors que de l’obscurité relative causée par les arbres on passe dans la pleine lumière, est située au milieu d’une pelouse découverte, la maison d’habitation. On l’a placée hors de l’ombre pour éviter l’humidité du soir et les moustiques, si nombreux dans le pays.
Cette maison n’a rien d’un château, bien que dans la contrée on l’appelle de ce nom. C’est une demeure élégante, à un seul étage, couronné par une terrasse. À l’intérieur, comme à l’extérieur, tout dénote une main pour qui le confortable de la vie a un grand prix.
Cette maison appartenait à M. de Saramie.
C’est là que, durant la belle saison, il habitait avec sa femme. Il n’était qu’à une heure de Nîmes, y pouvait aller tous les jours pour les nécessités de ses fonctions, et vivait de cette vie jusqu’au moment où les vacances du tribunal lui permettaient de partir pour le voyage d’agrément qu’il avait coutume de faire tous les ans avec Juliette.
On était en juillet, dix mois environ après la mort de Salviette.
Il était une heure de l’après-midi. Le soleil versait sur la terre et sur les hommes des torrents de chaleur et de lumière. Les persiennes de la maison demeuraient closes. On n’entendait aucun bruit, si ce n’est le cri monotone, persistant et bruyant des cigales qui buvaient avec délices les rayons incandescents.
Soudain, la porte de la maison s’ouvrit.
Une femme parut sur le seuil. C’était Juliette.
Jamais elle n’avait été plus belle que dans cette lumière éclatante, qui, sous ce ciel bleu foncé, au milieu des champs, servait de cadre à sa beauté et en faisait ressortir tout le charme.
Elle était vêtue d’une robe blanche, sous le fin tissu de laquelle on voyait ses épaules et ses bras nus se dessiner avec leurs lignes pures et suaves, de façon à exercer sur quiconque les voyait un attrait irrésistible.
Ses cheveux, relevés sur son front, ramenés sans apprêt derrière sa tête, tombaient sur sa nuque grasse et brune, retenus dans un filet invisible.
Ses vêtements flottaient autour d’elle.
Mais il suffisait de voir sa démarche pour deviner qu’elle devait être faite comme les statues, mais non inanimée comme elles, car ses lèvres rouges et lippues, ses dents blanches, ses yeux immenses révélaient une créature faite pour l’amour, ardente et passionnée.
Juliette pencha son front au dehors et fut éblouie par l’éclat du soleil qui frappait d’aplomb sur les murs du château. Pour gagner l’ombre, il fallait faire au moins cinquante pas et traverser une pelouse entièrement découverte.
La jeune femme se décida, ouvrit un grand parasol gris et se dirigea, après avoir regardé attentivement si nul ne la suivait, vers un massif de marronniers qui couvrait de son ombre épaisse un kiosque rustique dans lequel se trouvaient une table et des sièges.
Elle arriva là, légèrement émue, ainsi qu’il était facile de le deviner à ses narines largement ouvertes, toutes palpitantes.
Elle prit place sur un siège, après l’avoir avancé près de la balustrade en bois sculpté sur laquelle elle s’appuya et d’où elle voyait, sans être vue, l’avenue assez longue qui conduisait à la route. Ainsi posée, elle attendit. Elle n’eut pas le temps de s’impatienter, car, cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’elle vit apparaître dans l’avenue, se dirigeant de son côté, un vieillard qui montait lentement, le corps courbé et le front penché, comme s’il eût voulu trouver un trésor à ses pieds.
— Le voilà ! s’écria Juliette. Enfin, j’aurai donc des nouvelles !
C’était Jean le Gueux, toujours le même, tel que nous l’avons vu quelques mois avant rencontrant Raoul Ribeyra sur le pont du Gard et le conduisant ensuite au théâtre de Nîmes. Il s’avança jusqu’au bas des degrés qu’il fallait monter pour entrer dans le kiosque. Une fois là, il s’arrêta et se mit à regarder autour de lui d’un air inquiet, préoccupé.
— Soyez sans crainte, Jean, fit vivement Juliette. Nous sommes bien seuls. Mon mari est à la ville comme tous les jours et jusqu’à ce soir. Il a emmené, non seulement le cocher, mais encore le valet de chambre dont il avait besoin là-bas, aujourd’hui. Il n’y a donc plus que les femmes dans le château et elles sont toutes occupées.
Jean le Gueux monta alors les degrés, et, entrant dans le kiosque :
— Vous avez désiré me voir, madame. J’ai trouvé à la ferme de Combret le billet par lequel vous me mandiez.
— Je voulais, dit Juliette, non sans embarras, savoir où en sont vos recherches. Découvrirez-vous l’assassin ?
Jean le Gueux la regarda avec autant de surprise que de tristesse.
— Madame, dit-il enfin, je poursuis ma tâche lentement, mais sûrement. Je croyais que vous ne l’ignoriez pas, puisque je vous avais demandé de ne faire jamais aucune allusion à mes recherches jusqu’au jour où je vous en ferais connaître le résultat.
Il s’arrêta comme pour observer la jeune femme, et reprit :
— Est-ce vraiment bien là ce que vous aviez à me dire ?
Juliette hésita, puis répondit :
— Je voulais aussi que vous reparliez de notre protégé !
— Nous y voilà, pensa Jean le Gueux – et tout haut – c’est de Raoul que vous voulez parler ?
— Sans doute, de M. Raoul Ribeyra.
— Je l’ai vu hier, madame, hier matin.
— Est-il heureux ? demanda Juliette les yeux baissés.
— Depuis qu’à ma prière et par votre influence, il a été nommé instituteur à Lédenon, il ne cesse de vous bénir. Il voulait mourir quand je l’ai connu. Je vous ai raconté son histoire. Aujourd’hui, il est heureux de vivre. Voilà, madame, ce qu’il affirme quand je le vois. Cependant, je dois vous l’avouer, je le trouve distrait, préoccupé.
— Vous le croyez sous l’empire de préoccupations graves.
— Graves ! non ; douces, plutôt. Je devine qu’il a dans le cœur un grand amour, une passion qui le dévore et le brûle.
Juliette avait tressailli à ces mots. Elle baissa les yeux.
— Aimerait-il encore la femme pour laquelle il a voulu mourir ?
— Non, celle-là est oubliée. S’il aime, si je ne me trompe pas, c’est une autre femme, plus belle, plus noble, plus digne de lui.
Juliette regarda Jean le Gueux comme pour l’interroger.
— Cette femme, continua ce dernier, je crois la connaître.
— Vous croyez la connaître ?
— Elle est près de moi en ce moment, je lui parle.
— Ciel ! que dites-vous ? qu’osez-vous dire ?
Parlant ainsi, Juliette s’était levée, pressant de ses mains crispées sa poitrine tremblante.
Pourquoi le cacher plus longtemps, elle aimait Raoul.
Trois mois avant, ce jeune homme lui avait été présenté par Jean le Gueux comme digne de sa protection. Elle s’était intéressée, comme peut le faire une femme généreuse, à ce jeune paysan malheureux.
Mais, en voulant accomplir une bonne action, elle avait livré son cœur à une passion violente.
Elle n’éprouvait pour son mari qu’indifférence.
Elle n’ignorait plus que c’est pour sa dot seulement qu’il l’avait épousée. Elle n’avait pas goûté avec lui ces ivresses qui enchaînent à jamais deux cœurs et deux corps l’un à l’autre.
Elle avait vingt-quatre ans, lui quarante-cinq.
Ils ne possédaient ni les mêmes goûts, ni les mêmes désirs.
Entre eux, rien de commun. Après d’honnêtes efforts pour se contenter du lot qui lui était échu, elle était arrivée à une lassitude profonde. Dans son âme, il n’y avait que du vide.
C’est alors que Raoul était apparu.
Le ciel lui avait départi la beauté, l’élégance, les généreuses ardeurs qui enchantent la femme. Sa jeunesse était en fleur. Sa vigueur se révélait au premier abord. Une flamme brûlante s’échappait de ses yeux. Et, bien que vêtu d’habits de paysan, il avait le grand air d’un gentilhomme.
Poussé par Jean le Gueux, dont les projets mystérieux se poursuivaient avec autant de sûreté que de lenteur, Raoul exerça sur Juliette une séduction puissante.
Elle l’aima, et il suffit d’une entrevue pour faire naître la passion en elle.
Elle servit les intérêts de Raoul en le faisant, grâce à l’influence dont elle jouissait, nommer instituteur dans un village nommé Lédenon, à deux lieues de Nîmes.
Depuis, elle ne l’avait plus revu, mais son cœur était resté le théâtre d’une lutte cruelle. Elle avait défendu vaillamment son honnêteté. Mais, vaincue enfin, brûlée dans son âme et dans sa chair, elle s’était résolue à la chute, voulant vivre, sentir, s’émouvoir et échapper à l’uniformité, à la monotonie d’une existence sans soleil et sans amour.
Maintenant, elle était debout devant Jean le Gueux, qui devinait ce qui se passait en elle et se réjouissait.
Aimée ! elle ! Par qui ? Par celui qu’elle avait distingué ! Depuis qu’elle était mariée elle avait reçu bien des hommages, elle avait aussi été l’objet d’adulations séduisantes. Jamais cependant elle ne s’était laissée émouvoir par les tentatives des amoureux pressés sur son passage.
À Raoul appartenait d’avoir fait battre son cœur, de lui prouver que jusqu’à ce moment, même dans les bras de son mari, elle n’avait pas connu l’amour.
Elle le devinait. Elle pressentait qu’entre elle et ce jeune homme, s’établissait un lien indissoluble que la mort seule pourrait briser. Aussi, à mesure que Jean le Gueux parlait de lui, elle sentait tout son être livré à une béatitude infinie, semblable à celle qu’on éprouverait en entrevoyant, après une longue souffrance, les portes d’un paradis.
Cependant, elle n’avait pas été élevée de telle sorte qu’il lui parût naturel, logique, excusable, étant mariée, d’avoir un amant. Quelque désir qu’elle en eût, il s’élevait en elle un remords anticipé qui lui montrait sous un jour horrible sa faute future. C’était comme une lutte entre ses instincts d’honnête femme et ses instincts de créature ardente, voluptueuse, avide de la tendresse qui se traduit par les baisers vigoureux et fiévreux.
Ce fut sous l’empire des craintes éveillées dans son esprit qu’elle s’écria :
— Pourquoi venez-vous me parler de lui ?
— Madame, c’est vous qui m’en avez parlé la première.
— Moi ! oui, je m’en souviens, en effet. Je vous ai demandé s’il était heureux de sa situation nouvelle. Mais, vous, pourquoi m’avoir fait connaître qu’il m’aimait ?
Jean le Gueux la regarda en dessous, avec son sourire de paysan défiant et rusé.
— Je vous en ai parlé, dit-il lentement, pour vous prouver jusqu’où pouvait aller la gratitude d’un noble cœur. Que voulez-vous ? Nous sommes deux à vous vénérer en secret. Moi, je vous aime comme un vieillard peut aimer une jeune femme, comme un père peut aimer sa fille, comme un ver de terre peut aimer la fleur sous les racines de laquelle il rampe misérablement, parce que, non contente d’avoir essayé de me consoler après la mort de ma fille, de m’avoir évité la honte, l’infamie d’une injuste condamnation, vous avez encore voulu prendre soin de ma vieillesse solitaire, et que, grâce à vos bienfaits, le mendiant misérable peut vivre en repos sans craindre de mourir de faim.
— C’est ainsi que vous m’aimez ? demanda Juliette que ce langage avait émue.
Jean le Gueux évita de répondre à cette question, et continua :
— Raoul vous aime d’abord, parce que vous êtes devenue, à ma recommandation, sa bienfaitrice ; puis, parce que vous êtes belle. Il n’est qu’un paysan. Mais que de vaillance, que de grâce charmante, que de noblesse de cœur ! Et puis, il est instruit. Entre les mains d’une femme telle que vous, il pourrait arriver à tout. Mais à quoi bon que j’explique les causes de son amour ? il vous aime ! Voilà tout.
— Vous a-t-il chargé de me le dire ? demanda Juliette tremblante.
— Le pauvre garçon. Jamais, jamais il n’aurait osé !
— Mais alors, pourquoi vous-même ?
— Oh ! madame, pardonnez-moi. Le désir de vous voir heureuse a seul mis dans ma bouche assez d’audace pour…
— Le désir de me voir heureuse ! s’écria Juliette. Qui vous a dit que je ne l’étais pas ?
La voix de Jean le Gueux se fit entendre plus douce.
Il devint encore plus respectueux, comme si, par la forme de son discours, il eut voulu faire passer le fond.
— J’ai deviné, madame, reprit-il. Oui, j’ai deviné que le bonheur a cessé d’être votre compagnon depuis le jour où vous êtes devenue la femme de M. de Saramie. Vous ne l’aimiez pas. Mais vous n’aviez pas au cœur d’autre amour, et, comme vous vous croyiez aimée, vous avez consenti à l’épouser avec l’espoir que sa tendresse, son dévouement, sa douceur, son désir de vous être agréable en tout et toujours, éveilleraient en vous des sentiments semblables. Combien vous vous étiez trompée ! Bientôt vous avez vu quelle âme ambitieuse et cupide, quels instincts vicieux, quels désirs de libertinage se cachaient sous cette enveloppe agréable ! La vérité a éclaté devant vous. Vous avez compris que jamais vous ne l’aimeriez, et aucun enfant, lien puissant en pareil cas, n’est venu changer vos pressentiments. Vous êtes cependant restée fidèle à votre mari. Il a continué d’avoir vos sourires, et jamais vous n’auriez cessé d’être fidèle si Raoul, amené par moi sur votre route, n’avait ramené dans votre cœur tout ce monde de souvenirs endormis. Enfin vous avez retrouvé l’image du mari entrevu dans vos rêves de jeune fille, et…
— Assez ! assez ! interrompit Juliette épouvantée de la perspicacité du mendiant, qui semblait avoir lu en elle, puisqu’il répétait les réflexions qu’elle se faisait tout à l’heure. De quel droit me parlez-vous ainsi ?
Il se rapprocha d’elle et tout bas :
— Je veux que vous soyez heureuse. Je veux que vous connaissiez les douceurs d’un amour jeune et frais comme vos vingt-quatre ans, et d’où toute pensée cupide sera exclue. Ah ! ne m’en veuillez pas. Sous cette enveloppe repoussante, il y a un cœur plein de vous. Ma fille morte, j’ai reporté sur vous, le jour où je vous ai connue, la tendresse que j’avais pour elle. Quant à Raoul, je l’aime aussi, et quand je vois combien vous êtes faits l’un pour l’autre, tout ne veut-il pas que je vous pousse vers lui !
— Ah ! que m’osez-vous conseiller ? s’écria Juliette, ébranlée par la parole du mendiant. Le déshonneur ! Si mon mari…
Jean le Gueux l’arrêta d’un sourire et d’un geste.
— Oui, ce serait le déshonneur si votre mari pouvait savoir… Mais, il ne saura rien. Vos amours demeureront entourés de mystère. Je ferai sentinelle autour de vous. Nul ne pourra rien découvrir. Je veillerai sur votre bonheur avec un soin jaloux. Vous pourrez voir Raoul quand vous voudrez et c’est par moi que vos ordres lui seront transmis.
Que se passait-il en ce moment dans l’âme de Juliette ?
Son cœur battait à rompre sa poitrine. Ses yeux étaient noyés dans des larmes que lui arrachait la violente émotion sous l’empire de laquelle elle se trouvait.
Soudain elle quitta la place à laquelle elle demeurait assise depuis le commencement de l’entretien et, croisant ses belles mains blanches crispées, elle s’écria :
— Ah ! pourquoi êtes-vous venu mettre dans moi ces tentations folles ?
— Est-ce moi qui les ai fait naître ?
— Qu’importe ! Partez ! partez ! Je ne veux, je ne dois pas vous entendre. Allez-vous-en.
Jean le Gueux, docile à cet ordre, fit quelques pas en arrière. Puis, au moment où il allait mettre le pied sur la première marche de l’escalier, il s’arrêta :
— Ne prenez ma visite ni mon langage en mauvaise part, dit-il. J’ai pour vous le dévouement du chien, et ce que je rêve pour votre avenir, ce n’est pas le désastre que vous semblez redouter, c’est la félicité infinie qui résulte des transports d’un amour partagé, où les deux êtres qui l’éprouvent sont également dignes de les goûter. Ayez confiance en moi, et si jamais entrait en vous une douleur, une désespérance, un regret, appelez-moi ou appelez-le, lui. Il est digne de vous comprendre. Il vous aime. Il vous aime, entendez-vous.
— Il m’aime, murmura Juliette frémissante.
Et, fermant ses beaux yeux, elle goûta par la pensée les joies de caresses brûlantes.
Jean le Gueux reprit :
— Le jour où vous voudriez le voir, il suffirait que, dans le kiosque où nous sommes, sur cette table, un bouquet de roses fût déposé.
— Et si ce bouquet était déposé là où vous dites ?
— Le lendemain, au coucher du soleil, vous trouveriez ici celui que vos désirs appellent, et que, bien à tort, votre pudeur repousse.
— Lui ! il viendrait ici ! Taisez-vous ! taisez-vous !
Elle ouvrit les yeux. Jean le Gueux avait disparu.
Elle descendit lentement les degrés, traversa la pelouse qui précédait le château et au milieu de laquelle s’épanouissaient des roses éblouissantes dont le soleil avait courbé la tige sans altérer leurs fraîches couleurs.
— Je prendrais quelques-unes de ces fleurs. Je les réunirais en gerbe. Je les porterais là. Et alors je verrais apparaître…
Elle ne put continuer.
Un bruit semblable à un roulement venait de se faire entendre. Une voiture arrivait par la route.
— Mon mari ! Déjà ! murmura-t-elle.
Elle se précipita vers le château, entra dans le salon, et passant devant une glace, arrangea ses cheveux, passa sur ses joues une houppe trempée dans un flacon de poudre rose. Puis, elle saisit fiévreusement une tapisserie commencée, s’assit devant une fenêtre et se mit à travailler activement.
Cinq minutes après son mari entrait.
Ses vêtements étaient couverts de poussière, son visage de sueur, ses traits d’une pâleur mortelle. Une flamme sombre brillait dans ses yeux.
— Je ne vous attendais pas ! dit d’un ton calme Juliette.
— J’ai été indisposé ! répondit Saramie.
— Vous ! souffrant ! Faut-il appeler le médecin ?
— Non ! non ! je n’ai besoin de rien. Je monte chez moi. Je vais dormir et je ne veux personne auprès de moi, personne, entendez-vous.
Il prononça ces mots durement. Puis il sortit, laissant Juliette épouvantée et surprise de sa colère, dont elle ignorait la cause.
Elle ne savait que penser. Bien que Saramie n’eût pas d’amour pour elle, il affectait habituellement, à son égard, une douceur, une cordialité dont il ne s’était jamais départi et qu’elle ne retrouvait pas dans le langage qu’il venait de lui tenir.
— Se douterait-il que j’ai vu Jean le Gueux ? soupçonnerait-il l’objet de notre entretien ? se demandait-elle.
Elle commençait à être assaillie par les craintes que la perspective d’une faute à commettre apportait en abondance à son âme, et que la réalité de cette faute rendrait plus terrible encore.
Cependant, elle se trompait. Non, ce n’est point parce que sa femme avait reçu Jean le Gueux, – ce qu’il ignorait aussi bien que toutes les relations qu’elle avait depuis six mois avec le mendiant, que Saramie était rentré dans sa demeure la pâleur au front, la colère dans les yeux ; mais parce qu’il avait eu une altercation assez vive avec son chef hiérarchique, le premier président de la cour de Nîmes.
Ce magistrat avait mandé le juge d’instruction dans son cabinet. En présence du procureur général, qui était évidemment l’instigateur de ces reproches, il lui avait adressé des observations sévères au sujet du crime commis au pont du Gard, six mois avant.
— Que l’assassin ne soit pas encore découvert, avait dit le premier président, je peux difficilement le comprendre. Mais ce que je comprends moins encore, monsieur, c’est que vous sembliez avoir abandonné l’instruction de cette affaire.
— Je ne l’ai pas abandonnée, balbutia Saramie.
— Mais, alors, comment se fait-il que les recherches n’aient pas été continuées ? L’assassin n’est pas découvert, et je ne vois nulle part trace d’un effort pour le découvrir ?
Saramie était devenu livide à cette phrase du procureur général.
Le premier président reprit :
— Vous passez, monsieur, pour un magistrat actif, habile. Je ne retrouve ici ni votre activité, ni votre habileté ordinaires. Je ne veux pas rechercher les causes qui ont paralysé vos moyens. Mais je suis dans la nécessité de vous avertir que si, entre vos mains, l’instruction du crime du pont du Gard continue à marcher avec cette lenteur, un de vos collègues sera commis à l’effet de vous suppléer.
Saramie eut peur. Un de ses collègues se mêler !… Non ! jamais. Il s’arma de courage et d’audace et répondit fièrement, comme un homme que la loi a déclaré inamovible dans ses fonctions et qui, d’ailleurs, n’en a pas besoin pour vivre :
— Je regrette, monsieur le premier président, qu’on vous ait inspiré de funestes préventions contre moi. Je ne les mérite pas. Lorsque je livrerai l’assassin à la chambre des mises en accusation, on verra pour quelles causes l’instruction de cette affaire a subi des retards. Je n’ai rien à ajouter, sinon que je proteste avec énergie contre des reproches immérités.
Il salua et sortit, laissant les deux magistrats un peu confus de s’être attiré une telle réponse par la sévérité de leur langage. Il alla s’enfermer dans son cabinet. Mais il ne pouvait rester entre ces quatre murs ; il étouffait, il avait besoin d’air. Il tira le cordon d’une sonnette. L’huissier de service apparut.
— Simon, envoyez chez moi et faites dire à mes gens d’atteler sur-le-champ et de venir me prendre au Palais.
L’huissier obéit. Un quart d’heure après, la voiture roulait sur la route d’Arles.
Saramie ne pouvait se faire illusion.
Le danger était imminent. Il fallait trouver l’assassin de Salviette ou s’exposer à voir un de ses collègues chargé de le découvrir. Cette pensée glaçait le cœur du misérable. Il savait, par expérience, combien la justice est curieuse. Il savait qu’elle procède par intuition autant que par la déduction logique des faits.
Le crime était déjà loin de lui, et cependant il n’osait affirmer qu’il n’eût laissé quelque trace de son passage dans la maison de sa maîtresse. Nous avons parlé d’une lettre dont l’absence l’inquiétait, parce qu’elle pouvait devenir une preuve, si l’on en rapprochait certains faits et certains gestes.
En un mot, comme tout coupable, il avait peur.
— Allons, s’écria-t-il, je trouverai un assassin. Qui ?
Arrêter de nouveau Jean le Gueux ! Cette pensée se présenta à lui. Mais il ne put s’empêcher de trembler en se rappelant les regards étranges de ce mendiant. Puis, il était le père de Salviette. Comment l’accusation résisterait-elle à un fait semblable !
Il pensait aussi à diriger les soupçons sur le fermier Combret ou sur le valet Cancel. Mais encore fallait-il justifier l’accusation dont ils seraient l’objet, en attribuant au crime un mobile quelconque.
Or, pour quelle cause avait-on assassiné Salviette ? Parce qu’elle était riche ? Non, puisque la pauvre victime n’avait jamais connu la richesse. Parce qu’elle était vertueuse ? On pouvait l’admettre, à la rigueur, en attribuant sa grossesse à un acte de violence odieux. Raisonnablement doué, c’était un homme jeune, passionné, qu’il fallait accuser.
— Ah ! je m’y perds ! murmura Saramie, dont les idées se troublaient de plus en plus.
La voiture arrivait en ce moment au château.
Il n’eut pas le temps de faire appel au calme, de mettre un masque sur son visage, ni de préparer une comédie dans le but de tromper sa femme. Il allégua donc une violente indisposition et s’enferma chez lui.
Ce fut seulement le lendemain matin vers dix heures qu’elle le vit. Elle l’interrogea sur ce qui s’était passé la veille.
— J’ai été très effrayée, en vous voyant rentrer ainsi. Étiez-vous souffrant ?
— Que vous importe ? répondit-il brusquement.
Elle le regarda avec surprise. Pour la première fois, il parlait de la sorte.
C’est qu’en ce moment, il se rappelait qu’il y avait eu une sorte d’alliance entre sa femme et Jean le Gueux, dans le but de lui arracher, en faveur de ce dernier, une ordonnance de non-lieu, qu’il regrettait maintenant.
— Si cet homme était demeuré en prison, j’aurais pu répondre au premier président par des motifs capables de me justifier, et aujourd’hui je ne serais pas dans ce cruel embarras.
Il savait donc à sa femme mauvais gré de lui avoir fait commettre un acte dont il se repentait maintenant trop tard.
Il ne lui cacha pas ses griefs.
— Vous savez, tout comme moi, que Jean le Gueux n’était pas coupable, répondit vivement Juliette.
Ils étaient en ce moment dans le parc, en face d’un massif de rosiers placé sur la pelouse principale, et que Juliette avait tant admiré la veille, après le départ de Jean le Gueux.
Machinalement, elle détacha une rose, puis une autre, afin de dissimuler à son mari, la vive émotion sous l’empire de laquelle elle se trouvait.
— Il est innocent, dites-vous ! s’écria Saramie. Il y a un coupable, cependant. Ce coupable, quel pourrait-il être, sinon un homme qui fréquentait la victime et avait avec elle des relations intimes ?
— Et c’est un vieillard que vous accuseriez d’avoir séduit cette créature de dix-huit ans ! Vous l’accuseriez, alors qu’il vous prouve qu’il est le père de la morte et qu’il l’adorait ?
— Qui vous dit qu’il n’a pas voulu la punir pour sa chute et sa faiblesse, la tuer plutôt que la voir déshonorée ?
— Qui me l’a dit ? Lui-même.
— Lui-même ! s’écria Saramie violemment. Vous l’avez donc vu, vous le voyez donc ?
Pâle comme une morte, Juliette s’accroupit devant un rosier, coupant fiévreusement des fleurs qu’elle réunissait en bouquet, afin de cacher son trouble.
— Je l’ai vu ! répondit-elle doucement. Et ce qui prouve qu’il n’est pas coupable, c’est qu’il m’a juré qu’il n’aurait pas de repos avant d’avoir découvert l’assassin de sa fille.
— Il a juré cela ! Il a fait un tel serment ?
— Il l’a fait ! Et moi-même j’ai promis de le seconder dans les efforts qu’il tenterait. Car j’ai à cœur de justifier à vos yeux la résolution que je vous ai fait prendre, de rendre à Jean le Gueux sa liberté.
Saramie était pétrifié. Sa femme qui se mêlait aussi à cette affaire et se mettait à rechercher l’assassin !…
Il s’approcha d’elle, la prit brutalement par le bras, et l’obligeant à se relever :
— Laissez-là ces fleurs ! fit-il d’une voix sourde. Il s’agit bien de fleurs maintenant. Je vous défends de vous occuper de cette affaire, entendez-vous. C’est moi seul que cela regarde et non vous. Je ne veux pas que vous receviez ce Jean le Gueux, et si jamais je le trouvais auprès de vous, je le ferais arrêter comme vagabond, au besoin je ferais de nouveau peser sur lui les soupçons que j’avais écoutés une première fois.
Ayant dit ces mots, il la quitta. Quelques instants après, il partait pour Nîmes.
Juliette ne revenait pas de sa surprise.
Jamais son mari n’avait parlé, ne l’avait traitée de la sorte.
— Je ne le croyais qu’ambitieux et cupide ! murmura-t-elle. Serait-il vindicatif ?
Elle était tremblante.
Elle se voyait seule, plus seule que jamais, sans amour, sans affection, sans enfants, car elle ne pouvait aimer comme tel le fils de son mari, un jeune homme de vingt ans, en ce moment à l’École polytechnique.
— Être aimée ! être mère ! murmura-t-elle.
En parlant ainsi, écrasée encore sous le poids de la scène violente qu’elle venait de subir, elle s’avançait lentement vers le kiosque où la veille elle avait vu Jean le Gueux. Elle tenait entre ses mains tremblantes ce bouquet de roses cueillies tout à l’heure.
Elle se rappelait les paroles de Jean le Gueux.
— Déposez dans ce kiosque un bouquet de roses et, le même jour, vous verrez Raoul.
Elle se tordait entre une dernière crainte et des désirs incessants.
— Être aimée ! être mère !
Ces mots revenaient sans cesse à ses lèvres, comme l’expression résumée de ses vœux. Soudain, obéissant à un sentiment plus fort qu’elle, elle se mit à courir vers le kiosque. Elle y arriva haletante, oppressée, fiévreuse, les yeux éteints. Elle jeta son bouquet sur la table, et, sans avoir réfléchi, sans retourner la tête, elle prit la fuite et rentra au château.
Le lendemain, vers huit heures du soir, elle était assise dans le kiosque, à la place où, l’avant-veille, elle avait entendu Jean le Gueux prononcer les paroles qui l’avaient épouvantée et séduite à la fois.
Après une journée accablante, tant avait été grande la chaleur, une brise légère venait de se lever, et une fraîcheur embaumée de se répandre dans l’air. Les feuillages chantaient doucement et leur murmure se mêlait aux cris d’oiseaux. Le soleil descendait dans l’horizon qu’il embrasait. Toute la nature semblait couverte d’un voile rougeâtre qui s’en allait blanchissant lentement, pour s’assombrir ensuite et faire éclater la pleine lumière des étoiles qui se montraient discrètement au fond du ciel.
Ce spectacle était enchanteur. Jamais soirée plus belle n’annonça plus charmante nuit. La terre était riante comme une femme heureuse, et semblait oublier que, s’il y a des vivants à sa surface, elle recèle des morts dans ses entrailles. Ce n’était plus ce soir-là la vallée des larmes, mais la vallée des délices.
Juliette ne goûtait qu’imparfaitement le charme de ces dernières heures du jour. Elle était sous l’empire de préoccupations puissantes, ayant mis le pied sur un terrain inconnu pour elle et où tout pouvait devenir piège. Elle se rappelait comme un rêve, et sans se rendre compte de la réalité des choses, les exhortations de Jean le Gueux, le langage brutal de son mari et la faiblesse dont elle avait fait preuve en mandant Raoul auprès d’elle.
Car il allait venir, c’était certain. Ce bouquet de roses, discrètement enlevé par Jean le Gueux et remis à Raoul, devait être, elle ne l’ignorait pas, comme un aveu, comme un ordre, à la suite duquel il accourrait, la flamme aux yeux, la passion au cœur, brûlé par l’amour.
Depuis trente-six heures, elle ne vivait plus que dans la fièvre.
— Qu’ai-je fait ? se disait-elle. J’ai provoqué Raoul. Je lui fais comprendre que je le voulais pour amant ! Misère et honte sur moi !
Elle éprouvait un repentir cruel et n’avait pas le courage de se soustraire aux conséquences de cette première faute. Elle l’aimait, lui, et se détestait elle-même. Elle l’appelait de tous ses vœux et souhaitait qu’il n’obéît pas. Elle voulait le fuir, et cependant elle était venue s’asseoir à la place où il se rendrait à l’heure indiquée par Jean le Gueux.
Cette place était bien choisie. Le kiosque était environné d’arbres de tous côtés. C’était comme un asile secret au milieu d’une forêt impénétrable.
Là, des amants pouvaient, en toute sûreté se parler et s’étreindre. Nul ne les découvrirait.
D’ailleurs, Juliette n’attendait son mari que fort tard dans la nuit. Elle n’avait pas à redouter la curiosité de ses gens. Ils lui étaient dévoués, et depuis longtemps, elle les avait accoutumés à ne s’occuper jamais des actions de leurs maîtres. Sa réputation ne courait aucun danger.
En était-il de même de son repos ? À voir le trouble qui l’agitait, il était facile de deviner les combats violents qui se livraient en elle, entre ses désirs que décuplaient l’ardeur et la sève de sa jeunesse et les scrupules soulevés dans sa conscience, alors qu’elle allait trahir la foi conjugale. Un amour coupable était entré dans son cœur. Le remords y entrait à son tour.
Ses yeux étaient clos à demi, et des visions d’enfer, passaient et repassaient devant elle. Elle était partagée entre des espérances délicieuses et des terreurs horribles.
— Tu n’aimes pas ton mari, disait une voix mystérieuse à son oreille. Il ne t’aime pas et n’a rien fait pour acquérir des droits à ta confiance. Goûte donc, sans arrière-pensée, les joies qu’il te refuse.
— Tu n’es pas libre, répondait une autre voix. Quel que soit l’homme auquel tu t’es donnée, en jurant de lui être fidèle, ton serment n’en a ni plus ni moins de prix. Il est sacré comme toute promesse jurée, et tu dois le tenir.
— Raoul n’est pas ton mari.
— Mais c’est lui qui t’aime.
— Se livrer, mariée, à un amant, c’est offenser Dieu !
— L’amour excuse la faute.
Ainsi, son cœur se déchirait entre ces accents opposés qui s’élevaient, les uns de sa conscience sévère, les autres de son cœur ardent.
— Et cependant je n’ai que vingt-quatre ans et je suis belle ! s’écria-t-elle tout à coup. Et celui qui m’aime, je l’aime. Pourquoi le destin cruel l’a-t-il jeté sur ma route ? Si je ne l’avais pas connu, si mon mari avait tenté un seul effort pour me rendre heureuse, je ne subirais pas ces luttes cruelles. Mais je veux vivre, je veux connaître les joies de l’amour, chercher dans les caresses douces et tendres d’un amant timide l’apaisement des feux qui me brûlent.
Et tout son corps tressaillit comme si elle eût subi le contact de celui dont l’image ne quittait ni son cœur ni ses yeux.
— Non ! non ! jamais ! fit-elle.
Par un suprême effort, elle se dressa debout, afin de fuir et d’échapper à ce rendez-vous auquel elle-même avait convié Raoul.
Mais elle n’en eut pas le temps, car au moment où elle allait quitter le kiosque, un homme s’y précipita et vint se jeter à ses pieds, en prononçant ces mots d’une voix brisée :
— Pitié ! pitié ! Ne partez pas.
C’était lui, admirable à voir dans l’éclat de sa jeunesse saine et franche, dans la splendeur de sa force et de sa vaillance natives, beau comme un Antinoüs héroïque.
Il avait dans le regard l’ardeur brûlante à laquelle les cœurs affaiblis ne sauraient résister, et en le voyant, en comprenant mieux, par cela même qu’elle le voyait, combien elle l’adorait, Juliette se sentit vaincue.
Elle essaya néanmoins de se débattre. Sa vertu aux abois voulut jeter quelques cris, protester.
— Vous ici ! s’écria-t-elle. Fuyez, fuyez, et ne revenez pas !
Les amants ont le don de pénétrer jusque dans l’âme de celles qu’ils aiment. Raoul ne se méprit pas à cette prière faite avec le ton du commandement. Il jugea qu’une terreur, dont la cause ne pouvait lui échapper, arrachait seule ce langage à Juliette.
— Partir ! Vous m’ordonnez de partir, après m’avoir appelé !
— Je vous ai appelé, moi ?
— Ces roses cueillies par vous, par vous aussi déposées sur cette table et, depuis pressées contre mon cœur ?
— Malheur sur moi ! fit Juliette d’une voix étouffée, en tombant assise sur ce banc rustique.
Raoul fut aussitôt à ses genoux.
Il la contempla d’abord sans parler, comme étourdi de voir palpiter devant lui cette beauté puissante, au corps idéalement charmant, où tout était grâce et harmonie.
Si, au milieu du trouble extrême qu’il subissait, il avait pu conserver quelque sang-froid, il aurait compris qu’il n’exerçait sur Juliette une impression aussi vive que parce que sa puissance d’amant éperdument désiré commençait à s’affermir.
Mais, il n’apercevait qu’une chose, c’est que sa présence arrachait des larmes à son amie.
— Veuillez revenir à vous, disait-il, et considérer qu’étant courbé devant vous comme un esclave docile, je ne saurais vous alarmer. Pourquoi ces pleurs ? Pourquoi ces craintes ? Que redoutez-vous ? Que mon amour ne veuille s’imposer ? Gardez-vous de le croire. Je vous aime, il est vrai, mais avec autant de respect que d’ardeur, et je sais qu’avant de vous parler de cet amour, il faut d’abord avoir su vous plaire. Que jamais je n’aurais osé venir si Jean ne m’avait apporté ces fleurs en me disant : Elles signifient qu’on t’appelle, qu’on veut te voir. Va sans crainte. J’ai plaidé la cause de ton cœur et on m’a écouté. Voilà les paroles du vieux Jean, madame. Alors, je suis venu. Je suis excusable, allez ! Depuis trois mois, je vous aime et je souffre. Je souffre en mesurant les distances qui nous séparent, les obstacles dressés entre nous. Et, cependant, j’étais fait pour devenir digne de vous. Si j’avais conçu l’espérance de vous faire accepter mon amour, je me serais transformé pour grandir et m’élever aux hauteurs où vous êtes. Je n’aurais eu en vue que votre bonheur, que j’ai rêvé immense. J’aurais été pour vous non seulement un amoureux, mais encore un consolateur. Je vous aurais bercé comme on berce les petits enfants, en chantant à vos oreilles des cantiques où ma tendresse aurait éclaté. Je vous aurais livré pour toujours mon cœur, mon corps, toute ma vie.
Il s’arrêta.
Juliette avait cessé de pleurer.
Maintenant, elle le regardait d’un œil étonné, où le ravissement prenait peu à peu la place de l’effroi.
— Parlez ! parlez encore ! murmura-t-elle.
— Mon cœur est plein de vous, et ce cœur est honnête, madame. Accepté par vous, il vous demeurera éternellement jusqu’au jour où il vous plairait de le repousser, de le broyer, de le déchirer et même encore, il vous bénirait s’il avait une seule fois connu la douceur de votre tendresse.
De nouveau, il fit une pose. Mais Juliette ne lui réitéra pas l’ordre de continuer. Elle était comme extasiée par les accents qu’elle venait d’entendre, par la vue de cet homme courbé devant elle.
Raoul la regarda sans rien ajouter. Puis, emporté par la chaleur de son sang, il s’empara des mains de Juliette et ses lèvres s’y promenèrent fiévreusement.
La résistance fut faible d’abord, ensuite cessa tout à fait. Puis, Juliette, pâmée, pencha le front et le posa, palpitante et avec des sanglots, sur l’épaule de son amant agenouillé devant elle.
La nuit était venue. L’ombre enveloppait le kiosque où se trouvaient les amants. Dans les platanes voisins, une fauvette chantait sa mélodie amoureuse à la clarté blanche des étoiles.
Nulle heure ne pouvait être plus propice aux exaltations amoureuses.
Cependant Raoul et Juliette se taisaient.
Ils étaient penchés l’un sur l’autre dans l’enivrement profond d’une joie encore sans trouble. Raoul n’avait osé rien demander, que le droit de rester agenouillé devant Juliette. Leurs désirs n’allaient pas encore au-delà de cette étreinte.
Ce n’était pas l’appétit grossier des sens qui les avait poussés l’un vers l’autre, mais la tendresse idéale, infinie, qui se dégage des cœurs jeunes et généreux. La jeunesse attire la jeunesse. La beauté attire la beauté.
C’est ainsi qu’ils s’étaient aimés.
Puis, la reconnaissance de Raoul avait germé dans son sein et s’était transformée en un amour immense, plus semblable à l’adoration d’un mortel pour une déesse qu’au désir d’un homme pour une femme.
Sa lassitude à elle, l’isolement de son cœur, non accoutumé à la tendresse et avide de la goûter, avait aidé à les rapprocher, et Jean le Gueux spéculant habilement sur le tout, dans le but de réaliser ses projets de vengeance, avait enfin, par son infernale habileté, jeté ces jeunes gens dans les bras l’un de l’autre.
En pareil cas, le premier regard est comme l’étincelle qui allume l’incendie, et Raoul et Juliette, brûlés par la passion, se trouvaient enfermés dans une chaîne aux anneaux solides que rien ne semblait plus pouvoir dénouer.
Mais ils n’en étaient pas arrivés encore, lui à l’heure des exigences, elle à l’heure des résistances. Se voir, être l’un auprès de l’autre, les mains enlacées, leur suffisait.
Ils formaient un groupe charmant.
Juliette était assise la tête en arrière, les bras tendus, les mains sur les genoux ; Raoul, accroupi devant elle, tenant ses doigts blancs et fiévreux dans les siens.
Ils ne parlaient pas, mais ils goûtaient de concert cette félicité infinie de s’unir à jamais dans le silence et dans l’ombre de ces lieux, consacrés désormais par le souvenir de leur première entrevue.
— Il faut nous séparer, dit tout à coup Juliette, subitement rappelée à la réalité, comme si elle fût sortie d’un rêve.
— Et quoi ! déjà, répondit Raoul. J’arrive à peine.
— D’un instant à l’autre, mon mari peut revenir. Voyez, la nuit nous a surpris. Il est au moins neuf heures.
Et comme, dans les blanches transparences du soir, elle aperçut les yeux de son amant remplis de larmes, elle ajouta vivement :
— Mais nous nous reverrons.
— Je l’espère bien !
Il se leva comme à regret. Juliette l’imita et toute frissonnante ou subissant seulement, pour la première fois la sensation désagréable de l’obscurité, elle se pressa contre lui. Il l’enlaça de ses bras.
— Je vous aime ! murmura-t-il.
— Alors, répondit Juliette, nous voilà pour jamais unis ! Hélas ! pour vous, je trahis mes devoirs et je n’ai pas le courage d’y revenir courageusement en vous éloignant pour toujours.
— Que pourrez-vous craindre ?
— Mon mari.
— Oh ! nous serons si prudents.
— C’est Jean le Gueux qui nous a rapprochés l’un de l’autre. Devons-nous le maudire ou garder dans nos cœurs une reconnaissance éternelle pour lui ?
— Ni malédiction ni gratitude ! s’écria vivement Raoul. Allez ! ce n’est point pour se donner le plaisir de nous rendre heureux qu’il a favorisé cette entrevue, qu’il favorisera les autres.
— Pourquoi donc ?
— Il poursuit une vengeance.
— Une vengeance ! Sur qui ?
— L’ai-je jamais pu savoir ! Ah ! je m’en veux, Juliette, d’être venu à vous sous les auspices de cet ancien mendiant. Parfois, il m’épouvante. C’est lorsqu’il vient coucher chez moi et qu’il se lève durant la nuit sous l’empire d’hallucinations dont j’ignore la cause. Il marche dans sa chambre comme un fou. Il adresse des menaces que je ne peux comprendre, à je ne sais quel personnage inconnu qu’il poursuit de sa haine, et je crains que nos amours soient dans ses mains un instrument de vengeance, si nous ne les entourons pour les protéger contre tous les périls.
— Ah ! vous m’épouvantez ! s’écria Juliette.
— Il faut vous rassurer, au contraire. Il suffit, d’une part, que je vous aime, et, d’autre part, que je connaisse, en ce qui touche Jean le Gueux, au moins une partie de la vérité, pour que désormais nous soyons à l’abri de ces machinations. Je veillerai.
— Une vengeance ! répétait Juliette. En quoi cela peut-il servir ses projets que vous soyez mon amant et que moi-même, je viole mes devoirs, les promesses faites à mon mari ? Est-ce mon mari qu’il voudrait frapper ? demanda-t-elle tout à coup avec effroi.
— Votre mari ! Pourquoi ?
— En sa qualité de juge d’instruction, M. de Saramie a retenu longtemps Jean le Gueux en prison, comme soupçonné d’un grand crime, et ce n’est qu’à ma prière qu’il a consenti à le délivrer. Or, Jean le Gueux était innocent. Peut-être n’a-t-il pas pardonné sa captivité. Oh ! je le verrai ! je lui parlerai !
— Gardez-vous-en bien ! Je vous en supplie, ne vous mettez pas dans le cas d’être l’obligée de cet homme. C’est déjà bien assez que je lui doive, moi, la vie d’abord, mon bonheur actuel, ensuite.
— Mais, à moi, il doit une gratitude éternelle ; à moi qui, après avoir ouvert les portes de sa prison, lui ai créé pour ses vieux jours une existence tranquille et sans souci. Je ne veux pas qu’il touche à mon mari. N’est-ce pas assez de ma trahison ? ajouta sourdement Juliette.
— Ma chère bien-aimée, reprit Raoul, ne parlez pas ainsi. Quels devoirs avez-vous violés ?
— Je vous écoute, cela ne suffit-il pas pour me rendre coupable ?
— Vous vous laissez conduire par votre cœur, voilà tout.
— Où me conduira-t-il ?
— Au bonheur ! s’écria Raoul avec exaltation.
— Ou à la honte ! répondit Juliette avec abattement.
Tout en parlant, ils avaient quitté le kiosque et s’étaient engagés dans l’avenue des tilleuls qui conduisait à la grille du parc et à la route.
La nuit favorisait leur promenade, et ils pouvaient sans danger, marcher appuyés l’un sur l’autre.
— Quand vous reverrai-je ? demanda timidement Raoul.
— Le mieux serait de vous répondre : jamais.
— Soit, répondit résolument Raoul. Prononcez ce mot. Je me courberai docile sous votre volonté. Mais je mourrai.
— Vous, mourir !
Elle savait, par ce qu’elle connaissait de son passé, qu’il ferait ainsi qu’il le disait. Elle trembla, elle eut peur. Ne plus le voir lui paraissait impossible.
— Revenez, dit-elle doucement.
— Quand ? fit-il avec un cri de joie.
— Dans quatre jours, à la même heure qu’aujourd’hui.
— Eh quoi, m’ajourner ainsi !
— Ne devons-nous pas être prudents ?
— Mais si j’avais, avant quatre jours, quelque communication importante à vous faire touchant votre sûreté ou notre bonheur ?
Juliette réfléchit pendant quelques minutes. Puis, désignant à Raoul le château qu’on voyait à une courte distance, entre les arbres et sous les rayons tremblants de la lune, elle lui dit :
— La dernière fenêtre, au premier étage, du côté du midi, celle où vous voyez des lianes entrelacées, est celle de mon appartement. J’y suis tous les soirs à dix heures. Tous les soirs, à cette heure, je me tiendrai à cette croisée. Si vous vouliez me voir, il suffirait que vous allumiez une lanterne dans le kiosque. Je la verrais et je viendrais.
— Vous ne redoutez pas…
— Rien, par rapport à ce projet.
Raoul s’inclina.
Ils échangèrent de tendres adieux, et, en se séparant, ils éprouvèrent une douleur aussi vive que s’ils se fussent toujours connus.
Après avoir vu disparaître son amant, Juliette revint lentement vers le château. Il était tard et elle était à la fois surprise et charmée que son mari ne fût pas encore revenu de Nîmes. Elle entra dans le grand salon, situé au rez-de-chaussée, avec le dessein de l’attendre, en pensant à ce qu’elle venait de dire et d’entendre.
Mais combien grande fut sa surprise, lorsqu’elle vit son mari, étendu sur une chaise longue qu’il avait traînée devant une croisée, respirant l’air du soir qui entrait dans le salon par la fenêtre, et fumant un cigare en contemplant les étoiles.
— Déjà revenu ! Mais quand, comment êtes-vous arrivé ? J’étais dans le parc, à deux pas d’ici, et je n’ai entendu ni les grelots de vos chevaux, ni les roues de votre voiture.
— C’est que sans doute vous étiez absorbée dans des réflexions très graves, répondit plaisamment Saramie. Je suis arrivé, il y a une demi-heure environ et, depuis, je suis ici vous attendant avec impatience.
La douceur de son langage, si différent de celui de l’avant-veille, surprenait Juliette et la mécontentait. Après ce qui venait de se passer entre elle et Raoul, elle eût préféré que son mari se montrât brutal et la justifiât, en quelque sorte, à ses propres yeux.
Mais non, elle ne l’avait jamais vu plus aimable, comme s’il eût perdu le souvenir des circonstances dans lesquelles il l’avait quittée quarante-huit heures avant.
Cependant, en la voyant entrer toute charmante, l’œil brillant et le corps un peu penché par la lassitude qui suit les grandes émotions, il s’était levé. Après avoir répondu à la question de sa femme, il ajouta :
— Je crains, ma chère Juliette, de vous avoir laissé, l’autre jour, en me séparant de vous, une bien mauvaise impression.
— J’en ai perdu le souvenir ! répondit-elle vivement.
— Que voulez-vous ? J’étais nerveux, contrarié.
— Ne vous excusez pas, je vous en prie, répliqua Juliette avec une prière dans la voix.
Il lui semblait odieux d’être suppliée ainsi par cet homme qu’elle n’avait jamais aimé, mais qui lui faisait horreur maintenant qu’elle en aimait un autre.
— Vous me pardonnerez alors, ajouta-t-il en lui pressant la main qu’il embrassa.
— Assurément !
À ce baiser, elle frissonna. Pouvait-elle oublier qu’à la place où reposaient les lèvres de son mari, s’étaient posées celles de Raoul ?
Il reprit avec une grande douceur d’accent :
— Je suis très heureux, ma chère Juliette, je dois vous l’avouer.
— À quel propos ce grand bonheur ?
— J’ai reçu des nouvelles d’Adrien.
— Votre fils ?
— Lui-même. Il arrive.
— Avant la fin de l’année scolaire ! Serait-il souffrant ? L’École polytechnique serait-elle licenciée ?
— Rien de tout cela. Adrien a passé brillamment ses premiers examens, et je ne sais sous quel prétexte il a demandé un congé, qui lui a été accordé. Il avait, m’écrit-il, la nostalgie du pays natal. Il a prétexté je ne sais quelle maladie. Bref, il arrive demain dans la matinée à Nîmes. Je vous l’amènerai pour déjeuner. Voudrez-vous faire préparer sa chambre ?
— Mais, bien certainement ; je veillerai à ce que rien n’y manque.
— Oh ! je sais que quoique Adrien ne soit pas votre fils, vous avez pour lui la plus vraie sollicitude.
— Je ne fais que mon devoir.
— Combien de femmes !… Mais peu importe. J’ai dû vous prévenir qu’il arrivait demain. Maintenant, ma belle, bonsoir, et que le sommeil vous tienne compagnie.
Il sortit sur ces mots.
Juliette était altérée.
— Ainsi, se dit-elle, c’est au moment où je viens de le tromper, de manquer à tous mes devoirs, qu’il devient comme autrefois, doux, affectueux, presque tendre ! Ah ! s’il allait vouloir m’aimer, maintenant ; ce serait épouvantable.
À son tour, elle gagna sa chambre et se coucha.
Mais elle dormit mal, et devant ses yeux passaient tour à tour des visions où comme dans un miroir, se reflétaient les sensations de son âme.
Tantôt, elle se voyait mollement bercée entre les bras de son amant. Tout son être frissonnait de plaisir. Tantôt, au contraire, au plaisir succédaient l’effroi, l’épouvante. Elle se voyait se précipitant échevelée entre son amant et son mari, armés l’un contre l’autre : l’un pour venger son honneur, l’autre pour défendre sa vie, son bonheur, sa maîtresse.
— Voilà donc les nuits qui m’attendent, maintenant ! se dit-elle au réveil. Des remords, des terreurs !…
— Eh non, répondit la voix de ses désirs, celles qui t’attendent sont des nuits d’amour et d’extase.
Pour la première fois l’adultère se présentait à elle, terrible, avec ses joies et ses douleurs.
Elle pensait qu’après tout, si coupable qu’elle eût été de recevoir Raoul, de l’aimer et de lui laisser comprendre qu’elle l’aimait aussi, elle n’avait encore rien perdu des privilèges de la femme chaste. Elle n’avait pas dans sa vie la tache indélébile, ineffaçable qui est le résultat de la possession. Le mal n’était donc point irréparable. Il suffisait qu’elle renonçât à cette funeste passion, qu’elle décidât Raoul à ne plus chercher à la voir. Leurs cœurs s’apaiseraient peu à peu, et dans l’exercice de ses devoirs elle puiserait des forces pour résister à l’ennemi.
— Vains projets ! vaines paroles ! reprirent ses désirs. Tu aimes !
C’était vrai. Cet amour était entré dans sa chair et dans son sang ! Il fallait en mourir ou y succomber.
Elle ferma les yeux comme pour ne pas voir l’avenir qui semblait devoir être le sien, et quitta son lit au lever du soleil.
Afin d’arriver en même temps que son fils à Nîmes, où il devait le rencontrer, Saramie avait quitté le château avant le jour. Il devait être de retour à midi avec Adrien.
Juliette s’occupa des préparatifs qu’il importait de faire pour recevoir ce dernier, dont l’arrivée d’ailleurs la contrariait vivement. Dans une maison où l’amour vit ardent, mais caché, la présence d’un jeune homme de dix-neuf ans ne peut que gêner les amants. C’est un surveillant indiscret, et Juliette se demandait comment elle arriverait à couvrir d’un voile épais sa liaison.
Soudain, une idée singulière traversa son cerveau.
Adrien de Saramie, le fils de son mari, avait dix-neuf ans. Pourquoi Raoul Ribeyra, qui n’en avait pas encore vingt et un, ne deviendrait-il pas l’ami d’Adrien ? Les visites de Raoul au château pourraient alors, ayant un prétexte, être avouées.
La matinée s’écoula rapidement.
À midi moins un quart, la voiture de M. de Saramie arriva au château. Le magistrat en descendit suivi d’un jeune homme brun, maigre, un peu chétif. C’était Adrien.
Il s’inclina respectueusement devant Juliette qui était venue à leur rencontre sur le perron. Elle lui tendit la main. Il la prit et y posa les lèvres.
— Ma chère amie, dit alors Saramie, voici un garçon affligé d’une détestable maladie. Je réclame pour lui vos soins, votre sollicitude.
— Il sait bien qu’il peut y compter, répondit Juliette.
On passa dans la salle à manger, où le déjeuner venait d’être servi.
Adrien était un peu comme un étranger dans la maison de son père. Il l’avait rarement habitée. Depuis l’âge de sept ans, sa jeunesse s’était passée dans les écoles. Le nouveau mariage de son père l’avait surpris, alors qu’il entrait dans sa seizième année, et tout imbu des idées qui ont cours sur la détestable influence que peut exercer une marâtre.
Il connaissait peu sa belle-mère et n’avait en elle aucune confiance. Ce n’est pas qu’elle eût absorbée à son profit la tendresse de Saramie. Ce dernier n’avait pas cessé d’être un bon père. Mais Adrien se figurait que Juliette ne l’aimait pas et le tenait à dessein éloigné de la maison paternelle.
Cependant il fut enchanté de la grâce, de l’amabilité de cette jeune femme, des prévenances qu’elle lui prodigua.
— Nous resterez-vous longtemps ? demanda-t-elle durant le repas.
— Je compte rentrer à l’École au mois de novembre seulement, répondit Adrien. Ma santé se refera pendant ces quelques mois, je l’espère.
— Il n’en faut pas douter, reprit-elle. Nous vous soignerons comme un enfant gâté.
— Oui, mais prenez garde, objecta plaisamment Saramie, l’enfant a des moustaches.
Ils baissèrent les yeux l’un et l’autre. Il y eut une minute de silence et d’embarras. Bientôt Juliette releva la tête et dit à son mari :
— Il faudra donner un compagnon à Adrien. S’il vivait seul ici, la vie pour lui serait bien triste.
— Pas avec vous, madame, répliqua Adrien.
Il la regardait comme ébloui de sa beauté.
— Un compagnon, repartit Saramie. Qui sera-ce ?
— Un jeune homme que j’ai reçu quelques fois en votre absence.
— Son nom.
— M. Raoul Ribeyra, en faveur duquel vous avez sollicité le préfet pour le faire nommer instituteur à Lédenon.
— Je m’en souviens, en effet ; aimable garçon qui deviendra, pour Adrien, un camarade de plaisirs et d’études.
On quitta la table.
Adrien semblait très ému. Juliette ne l’était pas moins.
Les jours qui suivirent n’amenèrent aucun incident.
Saramie ne quitta pas la campagne.
Il passa de longues heures entre sa femme et son fils.
Ce jeune homme, si d’abord, il avait paru manifester contre Juliette certaines préventions, semblait les avoir abandonnées.
Il l’entourait de soins, lui rendant ainsi ceux qu’il recevait d’elle.
À deux ou trois reprises, Juliette le surprit, les yeux fixés sur sa personne, avec une expression qu’il était assez difficile de définir et où il entrait de l’étonnement, de l’admiration et peut-être un sentiment d’une toute autre nature.
Lorsqu’ils se trouvaient seuls, ils demeuraient en présence l’un de l’autre, embarrassés, silencieux.
Un jour même, Juliette ne put douter de la vérité.
Adrien était devenu subitement amoureux d’elle.
Elle avait sur l’amour de telles idées qu’une pareille découverte ne pouvait que lui faire horreur.
Il fallait couper court sur-le-champ à cette passion naissante.
Comment ? En s’éloignant ? C’était impossible.
Elle pressentit qu’il y avait mieux à faire et qu’il fallait que l’amour d’Adrien, retenu par le devoir, devînt de l’amitié.
Un soir que Saramie les avait laissés seuls, c’était deux jours après l’arrivée d’Adrien et la veille de celui où Raoul devait revoir Juliette, elle s’avança vers le fils de son mari et, lui tendant la main, dit d’une voix grave :
— Voulez-vous être mon ami ?
— Votre ami, moi ! s’écria-t-il, non sans effroi.
— Oui, mon compagnon, mon frère ?
Elle insista sur ce mot, en le regardant si franchement, que s’il avait nourri des pensées mauvaises, elles eussent été dissipées.
Mais il était aussi incapable qu’elle de chercher à former des liens incestueux, et il était ravi, au contraire, que, par sa proposition imprévue, elle donnât un but à sa vie, une nourriture à ses aspirations idéales.
— Vous, ma sœur, mon compagnon, s’écria-t-il. Oh ! comme nous allons nous aimer ! Si vous le voulez, nous pourrons faire de longues promenades à cheval, passer le temps agréablement. Ah ! vous êtes bonne, madame. Je vous remercie, et même, je vous en prie, ne mettez pas un tiers entre nous.
— Que voulez-vous dire ?
— N’avez-vous pas parlé d’un jeune instituteur, M. Raoul Ribeyra, qui pourrait être mon ami ?
— Eh bien ! N’en voulez-vous pas ?
— Ne le connaissant pas encore, je n’ai aucun désir de le connaître, et à présent que vous me proposez votre amitié, je n’ai plus besoin de la sienne.
— Cependant, il est des heures où vous serez bien aise d’avoir un camarade de votre âge ?
— Et vous ?
— Moi ! D’abord, je suis votre aînée.
— Oh ! de si peu d’années !
— Je n’en suis pas moins l’aînée. Et puis, je ne pourrais vous donner autant de temps que vous le voudrez. J’ai des devoirs de maîtresse de maison ; j’ai surtout des devoirs envers votre père. Acceptez l’ami que je vous présenterai. Vous vous attacherez à lui, j’en suis sûre.
— Ce sera alors parce qu’il viendra de votre main.
— Et aussi pour ses qualités.
— Quand le verrai-je ?
— Demain. Je vais lui écrire pour l’inviter à dîner au château.
Elle rougissait en parlant ainsi, et si Adrien eût été plus clairvoyant, il n’eût pas manqué de deviner que cette femme était sous l’empire d’une préoccupation puissante.
Elle le quitta pour aller écrire à Raoul.
En se séparant d’elle, il avait promis de revenir au rendez-vous du kiosque au jour fixé. Ce jour tombait le lendemain.
« Ne vous rendez pas au kiosque, lui écrivait-elle ; présentez-vous au château. J’y serai pour vous recevoir. Vous connaîtrez M. de Saramie, son fils, et vous resterez à dîner. »
La lecture de ce billet qu’il reçut le lendemain matin, au moment même où il songeait à prendre ses précautions pour se trouver auprès de son amie, au coucher du soleil, à l’heure où elle devait l’attendre, causa la plus grande surprise à Raoul.
Il ne comprenait pas pourquoi Juliette, au lieu de le tenir caché, voulait le faire entrer publiquement dans sa maison.
— Dois-je craindre ou dois-je espérer ? se demanda-t-il.
Il résolut, en dépit de ses doutes, de se montrer docile aux ordres qui venaient de Juliette, et le soir même, à six heures et demie, il se faisait annoncer au château. Il trouva les trois membres de la famille de Saramie réunis dans le salon.
Juliette le présenta à son mari d’abord, à son beau-fils ensuite.
— Je suis enchanté de vous voir, monsieur, dit le magistrat. Sans vous connaître, je m’étais intéressé à vous, à la prière de Mme de Saramie, et j’ai été assez heureux pour obtenir que, conformément à vos désirs, on vous nommât instituteur à Lédenon. Êtes-vous content de cette position ?
— Je m’en suis contenté, monsieur. Mais je vaux mieux, répondit simplement Raoul.
— Je l’ai deviné, en vous voyant. Quel emploi désireriez-vous ?
— Le receveur des contributions de Bellegarde vient de mourir. La place est vacante.
— Vous l’aurez, s’écria vivement Saramie. Je vais la demander. On ne me la refusera pas. Je suis enchanté, car vous vous rapprocherez de nous.
Ayant dit ces mots, il appela son fils et le présenta, en manifestant le désir de voir les deux jeunes gens devenir camarades.
Juliette était devenue pâle à la pensée que Raoul allait être si près d’elle, à dix minutes du château.
Elle lui en voulait de ne pas l’avoir consultée. Elle ne lui avait encore donné aucun droit, et, selon elle, agir sans son consentement, c’était abuser de sa faiblesse.
Au moment où l’on passait dans la salle à manger, étant appuyée à son bras, elle lui manifesta, en quelques mots, prononcés à voix basse, son mécontentement.
Il répondit sur le même ton.
— Lédenon n’est qu’à quelques kilomètres d’ici. Mais, c’était encore trop loin de vous. Il faut que je vive à vos côtés, il le faut.
— Comment osez-vous ?…
— Il le faut, vous dis-je.
— Et pourquoi ? demanda-t-elle avec hauteur.
— Pour vous défendre. Les dangers sont tels…
— Me défendre ! interrompit-elle, Contre qui ?
— Je vous le dirai plus tard.
On arrivait devant la table. L’entretien ne pouvait se continuer.
Pendant le dîner, Raoul n’eut des yeux que pour Juliette. Ce regard la troublait profondément. Elle redoutait de se trahir. Malgré la sévérité qu’elle venait de manifester, l’amour débordait en elle. La présence de l’homme aimé la magnétisait. Elle n’avait jamais connu ces fortes émotions. Son sang bouillonnait, son être était en feu.
Elle put dissimuler, néanmoins. Raoul discutait, avec M. de Saramie et Adrien, des questions actuelles. La politique, l’agriculture, furent les sujets de la conversation. Raoul s’y révéla plus instruit que ne pensait Saramie.
Ce qui le frappait surtout, c’était le sang-froid de Raoul. Ce qui frappa Juliette, ce fut le dédain que son amant affectait pour son mari, et dont, heureusement, celui-ci ne s’aperçut pas.
Elle fut initiée pour la première fois aux craintes émouvantes et cruelles qu’éprouve toute femme placée pour la première fois entre un mari jaloux et un amant timide. Lorsqu’on quitta la table, Raoul lui offrit de nouveau son bras, et lui dit :
— Il est nécessaire que je vous parle.
— Mon mari vous proposera de coucher ici. Acceptez. Demain, au lever du soleil, je serai dans le kiosque.
— Il faut que je vous voie ce soir.
— Ce soir, c’est impossible.
— Comprenez donc qu’il y a urgence.
— Vous m’épouvantez !
Il garda le silence. Puis il reprit :
— Ce soir, à minuit, j’irai dans votre chambre.
Elle voulut se récrier.
Mais son mari intervint et jusqu’à dix heures, tout aparté devint impossible.
À ce moment, Raoul qui, ayant accepté la proposition de Saramie, couchait au château, se laissa conduire dans sa chambre par Adrien, qui se montrait enchanté de son nouvel ami.
À minuit, Juliette de Saramie était seule dans son appartement.
Après s’être assurée que, peu à peu, les habitants du château s’étaient endormis, elle avait laissé sa croisée ouverte et attendait la visite de Raoul. Cette pièce était vaste, meublée avec une élégance toute printanière. Ces sièges, ce lit en bois blanc, ornés de filets or et bleu, garni d’étoffes et de rideaux à ramages, ce style Louis XIV, convenaient admirablement à la physionomie générale du château et, plus encore, à la physionomie particulière de la châtelaine.
Afin de n’être pas troublée dans son attente et de ne pas attirer l’attention de son mari et de son fils, Juliette avait éteint la lampe posée sur un guéridon et sa chambre n’était éclairée que par la lueur douce et faible d’une veilleuse en verre de Bohême suspendue au plafond par trois chaînettes d’acier bruni.
Dans cette ombre, Juliette était rayon.
Sa beauté éclatait à travers les voiles blancs qui la couvraient. Les formes de son corps se dessinaient avec leurs ligues qui ressortaient, claires et indécises à la fois, sur le fond noir de la demi-obscurité qui régnait dans la chambre.
Rien ne se pouvait voir de plus séduisant.
Un charme infini se dégageait d’elle.
Tout en sa personne semblait dire : Je suis la jeunesse, je suis le plaisir, je suis l’amour.
On ne sait pas quel homme aurait pu lui résister. Si son mari ne l’aimait pas, après l’avoir désirée et obtenue, c’est que, cédant à son caractère mobile, capricieux et à ses instincts dépravés, il avait été lassé aussitôt qu’heureux.
En ce moment, Juliette passait par des transes cruelles.
Elle allait recevoir dans sa chambre, mystérieusement, à l’insu de son mari, un homme dont elle connaissait les sentiments, qui l’aimait, envers lequel elle-même était faible. Comment n’eût-elle pas été troublée, alors surtout que durant le dîner, elle avait pu se rendre compte de la puissance qu’il avait en si peu de temps acquis sur elle ?
Elle était en ce moment, entre les derniers efforts de sa vertu et des désirs fous qui venaient de se déchaîner en elle, en pensant que Raoul allait franchir le seuil de cette chambre. On n’a pas impunément vingt ans.
Le sang bouillonne, fouetté par les violentes aspirations que soulève la présence ou le souvenir de l’homme aimé. C’est comme un feu qui, après avoir longtemps couvé, éclate à la première étincelle, au premier choc.
L’émotion de Juliette se lisait sur ses traits.
Sa pâleur, qui la rendait si charmante, le désordre de sa chevelure noire, le frisson qui passait à la surface de sa peau douce, l’éclat fiévreux de son regard, disaient que tout son être était agité par une espérance coupable et inavouée, ou par un remords puissant, plus puissant que les joies qui s’offraient à elle.
Cependant, par la croisée ouverte, l’humidité du soir entrait.
Elle jeta sur ses épaules et sur ses bras, à peine couverts d’une gaze légère, un manteau. Elle s’assit, se demandant quelle était cette grave affaire dont Raoul voulait l’entretenir en mystère, si ce n’était qu’un prétexte pour arriver jusqu’à elle à cette heure de la nuit, ou si, au contraire, il y avait là, comme il l’avait donné à entendre, un terrible secret.
— Il tarde bien ! murmura-t-elle.
En effet, minuit venait de sonner. Raoul n’arrivait pas.
Elle avait laissé la porte entr’ouverte, comptant sur la prudence de son amant pour pénétrer dans son appartement sans la compromettre. Mais elle n’était pas sans crainte.
Il couchait dans une chambre du rez-de-chaussée, et, pour arriver auprès de Juliette, il avait un étage à gravir, deux vestibules à traverser, à passer devant l’appartement de M. de Saramie. Il devait user de précautions. Comprendrait-il quels périls naissaient sous ses pas ?
En pensant à ces choses, Juliette s’était rapprochée de la croisée.
Dans la nuit calme et lumineuse, le parc s’étendait sous ses yeux. L’odeur des roses, groupées les unes, en massif, sur les pelouses, les autres en grappes, le long des murs, parfumait l’air.
Soudain, dans le parc, elle aperçut une ombre.
Elle fut prise d’un tremblement soudain.
Mais elle se rassura ayant reconnu Raoul.
Elle n’osa lui adresser la parole, mais il lui fit un signe qui voulait dire :
— Soyez sans inquiétude.
Elle se mit à suivre des yeux ses mouvements. Avec la précision d’un homme sûr de lui, Raoul avait calculé qu’il serait plus facile d’arriver chez sa maîtresse par la croisée que par la porte.
Un treillage en bois vert, support des plantes qui tapissaient la façade du château, lui offrait une échelle solide.
Il posa les pieds sur la terrasse. S’aidant des pieds et des mains, il monta. L’agilité de son âge lui vint en aide, et bientôt Juliette vit au niveau de sa tête la tête de son amant.
Épouvantée, elle recula dans la chambre.
Raoul y fut aussitôt qu’elle.
— Qu’avez-vous osé faire ? s’écria-t-elle.
— Ne m’aviez-vous pas permis de venir ?
Elle ne répondit pas. Mais, avec l’instinct de la femme amoureuse et craintive, elle courut à la porte, la ferma à l’aide d’un verrou, revint vers la croisée, en fit autant, et ils se trouvèrent libres, en face l’un de l’autre.
Ils se taisaient. Mais leurs cœurs parlaient. Céder à leurs cœurs, c’était s’ouvrir les bras, briser les derniers scrupules, s’appartenir, être heureux.
Qui donc les retenait ? C’est que Raoul respectait Juliette autant qu’il l’aimait. C’est que Juliette ignorait l’art d’appeler un amant à l’aide d’un sourire et de lui ouvrir les bras en feignant de lui résister.
Leur embarras mutuel était terrible.
Mais combien délicieux aussi, ce moment qui précédait leur bonheur.
— Vous vouliez me parler, dit tout à coup Juliette. Le temps presse. Vous voilà. Parlez.
Elle recula jusqu’à une chaise longue, y prit place, à la fois tremblante et heureuse.
— Ce que j’ai à vous dire est bien grave ! fit Raoul debout devant elle.
Elle le regarda. Allait-il lui apprendre que leur bonheur était détruit avant qu’ils l’eussent goûté ? Il reprit :
— Je vous ai dit que Jean le Gueux, en nous poussant l’un vers l’autre, n’avait en vue qu’une vengeance.
— Vous me l’avez dit et je vous ai demandé le nom de celui dont il voulait se venger.
— Ce nom, je le connais ; Jean le Gueux me l’a appris. Alors, la prudence, le soin de votre sûreté ont fait taire mes désirs. Je n’ai plus qu’un but : vous mettre à l’abri…
— Je tremble. Qu’arrive-t-il donc ?
— L’homme que poursuit Jean le Gueux, celui dont il veut la perte, celui qu’il veut atteindre dans ses affections, c’est votre mari.
— Mon mari !
— « Tu aimeras la femme, m’a-t-il dit. Elle sera à toi. Et quand elle n’aura rien à te refuser, tu partiras avec elle et mon ennemi apprendra tout à la fois qu’il est trompé et que sa femme l’a quitté pour te suivre. »
— C’est infâme ! Mais pourquoi ?…
— Armez-vous de courage, Juliette. J’hésite et cependant…
— Ah ! parlez. Mon courage est grand.
— Salviette a été assassinée, vous le savez. Elle était la fille de Jean le Gueux, et celui qui l’a tuée, c’est votre mari.
Juliette se leva, terrifiée et prête à protester contre cette accusation.
Mais Raoul ne lui en laissa pas le temps.
— Votre mari était l’amant de Salviette. Elle allait être mère. Il la frappa pour se soustraire aux conséquences de sa faute. Jean le Gueux a des preuves dans les mains. Ah ! pardonnez-moi de vous faire ces révélations. Ce n’est pas l’amant qui vous parle, c’est l’ami. Ce n’est point pour abuser de votre douleur, de votre faiblesse que je suis ici. Il fallait vous montrer le danger. La vengeance de Jean le Gueux aurait éclaté d’autant plus terrible qu’elle aurait été plus inattendue. Maintenant, le péril nous est connu. Nous l’éviterons. Vous avez sur Jean le Gueux une influence très grande. La mienne est égale. À deux, nous le retiendrons. Nous sauverons votre mari du déshonneur.
Il aurait pu parler longtemps. Elle semblait sourde et muette. Mais elle pleurait. Ses larmes tombaient de ses yeux, silencieuses et brûlantes.
Que se passa-t-il ? Se vit-elle soudain trahie, abandonnée par l’homme infâme auquel elle était liée pour jamais ? L’amour fut-il plus fort que la douleur ? La douleur fut-elle au contraire la cause de sa faiblesse ; la fièvre de ses sens et la beauté de Raoul, la cause de sa chute ?
Elle se leva, et, tendant les deux mains à Raoul :
— Désormais seule au monde, je viens à vous comme à un ami fidèle. Soyez mon conseil, mon appui, mon espérance.
* * *
Le jour allait paraître quand Raoul quitta la chambre de son amie, comme Roméo, éternellement lié à Juliette par les joies frénétiques et profondes de l’amour assouvi.
Quant à elle, après avoir mis audacieusement le pied dans l’adultère, elle eut un instant de démence et d’effarement. Tant que Raoul avait été là, tant que, sous le poids d’une ivresse indéfinissable, elle s’était tenue pressée contre lui, elle n’avait pu songer aux conséquences de sa faiblesse.
Mais lorsque les étoiles, blanchissant au fond du ciel, annoncèrent le jour ; lorsque l’alouette poussa sa chanson matinale, lorsqu’au rêve dans lequel elle s’était laissé entraîner succéda la réalité, et que, par prudence, Raoul se fût échappé de ses bras pour regagner sa chambre, elle eut la sensation d’une chute douloureuse.
Jusqu’à ce moment, même amoureuse, elle était demeurée pure.
Maintenant, l’irréparable était accompli.
— Les joies de l’adultère, les voilà donc ! Les goûterai-je jamais plus complètes ? et cela valait-il ?…
Elle s’arrêta.
Continuer lui eût paru un blasphème contre Raoul.
Elle l’adorait.
Et, revenant bientôt à elle, elle ne regretta plus de s’être donnée.
La seule cause qui lui eût inspiré un regret ou un remords ne pouvait être que celle qui naissait naturellement de sa position de femme mariée. Mais lorsque, les ivresses de l’amour passées, son esprit la ramena aux révélations qui lui avaient été faites touchant les forfaits de Saramie, elle se considéra comme dégagée de tout devoir envers lui.
Il l’avait trompée. C’était aux yeux de Juliette sa première, sa plus grande faute. Elle s’expliquait maintenant les paroles étranges, les attitudes singulières de Salviette. Elle comprenait ces mots que la morte lui avait dits et qui la surprenaient alors, étant inintelligibles :
« Si jamais vous appreniez que je vous ai offensée, pardonnez-moi. C’est involontairement que j’ai agi. On m’a trompée. »
Ainsi, Saramie avait séduit la paysanne, donnant une rivale à sa femme, alors qu’il prétendait l’aimer. Puis il avait poignardé sa maîtresse, fait arrêter Jean le Gueux, tenté de le faire passer pour coupable !… Quel homme était-ce donc ?
Elle l’avait aimé bien peu, ou même pas du tout. Nous avons raconté pourquoi et comment. Mais elle l’estimait. Maintenant, il lui faisait horreur, et n’eût été la crainte de se déshonorer, elle aurait fui de cette maison.
Femme d’un assassin ! elle ! Comment pourrait-elle encore supporter sa présence ?
Ces réflexions, les émotions successives qu’elle traversa la menèrent fort tard et la cloche du château, annonçant le déjeuner, la surprit désagréablement.
— Je ne descendrai pas ! se dit-elle d’abord.
La pensée qu’elle devrait s’asseoir en face de son mari lui était odieuse. Cependant, comme elle se rappela que Raoul serait à table, qu’elle lui avait promis de le voir là, elle se décida à descendre. Elle s’habilla en toute hâte et se rendit dans la salle. Son mari, son beau-fils et Raoul attendaient.
— Êtes-vous souffrante, ma chère ? lui demanda le premier avec intérêt. Vous voilà bien pâle.
— C’est que j’ai mal dormi, répondit-elle en surmontant la répugnance que cet homme lui inspirait.
Adrien lui tendit la main et s’informa de sa santé.
Elle dit quelques mots pour le rassurer et regarda Raoul qui se tenait discrètement à l’écart.
Le jeune homme nageait dans les félicités délicieuses qui suivent le premier bonheur que donne l’amour. Elle lut dans les yeux la tendresse qui l’animait. Elle ferma les siens, éblouie en quelque sorte.
— Oh ! vivre seule avec lui ! murmura-t-elle.
Saramie lui offrit galamment le bras et vint lui rappeler ainsi qu’elle avait un maître et des devoirs. Il n’avait jamais été plus gai. Les craintes qu’il avait eues un moment touchant l’instruction du crime étaient dissipées. Il était parvenu à faire croire au premier président que l’assassin de Salviette était introuvable, et cette affaire se rangeait peu à peu et naturellement dans la série de celles que la justice ne peut résoudre, et qui restent à l’état de mystère.
Tout en lui respirait une sérénité telle, que Juliette conçut des doutes sur la véracité du récit que Raoul lui avait fait.
— C’est impossible, se disait-elle. Cet homme n’a pas sur la conscience ce crime odieux.
Et cependant, Jean le Gueux affirmait le contraire.
Que faire ? Le voir, s’expliquer avec lui. Elle s’y décida.
— M. Raoul Ribeyra va prendre congé de nous. Si Adrien y consent, dit-elle à son mari, nous accompagnerons votre jeune ami jusqu’à Lédenon.
— Ce sera une promenade charmante, répondit Saramie. Allez-y avec Adrien, moi, je suis obligé de me rendre à Nîmes.
Une heure après, un break attelé de deux chevaux roulait par les chemins de traverse, pour rejoindre la route d’Avignon, près de laquelle Lédenon est situé.
Dans ce break, il y avait Juliette, Adrien et Raoul.
Les amants étaient assis en face l’un de l’autre, Adrien, à côté du cocher. Il tenait les rênes et, tout entier à ses chevaux, il laissait Juliette et Raoul libres de se regarder et de se communiquer leurs pensées.
La journée était charmante. Le matin, un orage avait abattu la poussière, ravivé la verte couleur des arbres et des vignes, apaisé l’intensité de la chaleur. Des nuages légers marchaient dans le ciel et arrêtaient les rayons du soleil contre l’ardeur desquels ils protégeaient les voyageurs.
— Savez-vous pourquoi j’ai voulu vous accompagner à Lédenon ? demanda Juliette à Raoul.
— J’espérais que c’était afin de me permettre de jouir plus longtemps de votre présence.
— C’est aussi afin de voir Jean le Gueux.
— Vous le trouverez chez moi.
— J’ai besoin de lui parler.
Raoul ne parut pas surpris.
— Il est tout simple que vous vouliez entendre confirmer par lui les détails que j’ai dû vous faire connaître.
On arriva dans le village devant l’école communale, où les enfants étaient réunis déjà, attendant leur instituteur, sous la surveillance de Jean le Gueux, transformé en maître d’études.
Raoul introduisit Juliette dans une petite pièce attenant à la classe. Puis il emmena Adrien, sous prétexte de lui faire visiter sa maison, et quelques instants après, Jean le Gueux venait rejoindre la jeune femme.
Elle courut à lui, et d’une voix émue :
— Vous avez menti, n’est-ce pas ? Il n’est pas vrai…
Elle s’arrêta. Elle en était arrivée à souhaiter que son mari fût coupable, car cette culpabilité justifiait en quelque sorte sa conduite et la fièvre qui l’avait poussée dans les bras de Raoul.
— Je n’ai pas menti, répliqua Jean le Gueux qui comprenait à demi-mot.
— Ainsi, mon mari ?
— Est bien l’assassin de Salviette.
— Vous vous trompez. C’est impossible.
— En voici la preuve, fit froidement Jean le Gueux.
Et fouillant dans ses vêtements, il prit un papier placé sur sa poitrine. C’était la lettre qu’il avait trouvée dans le cercueil de Salviette.
— Connaissez-vous cette écriture ?
— Celle de mon mari.
— Lisez, alors, et dites si j’ai menti !
Elle garda le silence, brisée par cette preuve éclatante qu’elle avait souhaitée cependant et qui atténuait l’horreur qu’elle avait conçue pour sa propre faiblesse.
— Que ceci vous console, reprit Jean le Gueux. Vous avez un amant. Aimez-le en liberté, en toute sécurité. C’est votre droit. L’homme qui assassina Salviette n’en a plus sur vous. Il ne peut rien contre vous.
— Et vous pouvez tout contre lui.
— C’est mon affaire ! Aimez Raoul, chérissez-le. Moi, je veille sur vos amours.
— Mais qu’allez-vous faire ?
— Vous mettre à l’abri des vengeances que vous pourriez redouter et apprendre à M. de Saramie qu’ayant conçu pour lui une horreur légitime, vous avez pris la fuite avec votre amant.
— Mais vous brisez ma vie !
— Non, car Saramie mourra. Je serai vengé et vous épouserez votre amant.
— Raoul n’est pas mon amant. Je ne le reverrai plus ; car, si coupable que soit mon mari, je ne veux pas servir vos projets.
— Soit. Il ne me reste plus alors qu’à déposer ma plainte au parquet.
— Vous ne ferez pas cela, vous ne le ferez pas.
— Pourquoi donc ? demanda Jean le Gueux avec colère. Cet homme vous a trahi, s’est montré indigne de vous. Pourquoi auriez-vous des scrupules ?…
— Je porte son nom.
— Vous porterez celui de Raoul.
— Vous voulez que je conspire avec vous contre mon mari ? C’est impossible ! Jamais ! jamais !
— Eh bien, abandonnez Raoul alors, chassez-le loin de vous…
Adrien entra au même moment pour demander à Juliette si elle voulait partir. Tout entretien devint impossible entre la jeune femme et Jean le Gueux. Ils durent se séparer sans avoir pris aucune résolution.
Un mois s’écoula. Pendant tout ce temps les amants goûtèrent et subirent les joies et les tourments de l’amour. Deux fois par semaine, Raoul arrivait à minuit chez son amie. Il entrait chez elle, en montant le long des treillages qui offraient un chemin commode et facile à travers les roses et la vigne vierge. Elle l’attendait, belle et parée pour lui. Quand elle le voyait apparaître, elle reculait frémissant, attendant dans l’ombre qu’il eût terminé son ascension. Puis, elle l’attirait frénétiquement entre ses bras d’où il ne sortait qu’après un long échange de baisers. Alors, les croisées, la porte étaient fermées et jusqu’aux premiers rayons du matin, ils étaient l’un à l’autre.
Leur bonheur fut sans mélange. Ils s’appartenaient sans arrière-pensée.
Le remords ne pouvait mordre leur âme.
Raoul était allé à sa maîtresse, comme le soldat va au feu, obéissant à une volonté supérieure qui avait allumé l’amour en lui.
Quant à Juliette, si d’abord elle avait nourri des craintes, si sa conscience s’était soulevée lorsqu’elle eût connu la douceur et l’âpreté des baisers défendus, elle était maintenant tranquille. La plénitude de son amour remplissait tout son être, au point de n’y laisser ni le temps, ni la place du remords, et si, parfois, un reproche se dressait en elle, elle lui imposait silence, en se donnant à elle-même comme justification de sa conduite des motifs tirés de la culpabilité de son mari.
Elle se considérait comme libre, dégagée de tous liens.
Saramie, en devenant doublement criminel par l’adultère et l’assassinat, avait, selon elle, encouragé sa chute en la légitimant, et perdu tous ses droits.
Cette pensée la rendait indulgente pour lui comme pour elle-même. Envers un homme qui cachait un forfait épouvantable, elle se tenait pour quitte de tout devoir. Elle lui eût volontiers avoué qu’elle était en possession d’un amant, si elle n’eût craint qu’il ne cherchât à se venger, et surtout de faire cesser le bonheur infini auquel elle s’était livrée.
Les seules inquiétudes qu’elle ressentit avaient pour cause les incertitudes de l’avenir. Elle se sentait, dans la main de Jean le Gueux, comme un instrument dont il se servirait contre Saramie. Elle redoutait l’usage qu’il ferait d’elle.
Elle s’attendait à tout instant à voir surgir un éclat.
Elle n’osait cependant tenter de le prévenir. Elle s’abandonnait à la douceur d’être aimée et d’aimer, se disant qu’après tout, quoi qu’il dût arriver, elle parviendrait à sauver son bonheur, et que, n’y parviendrait-elle pas, elle serait payée par tout ce que Raoul lui avait prodigué de tendresse et d’amour.
Son amant n’était plus à Lédenon.
Grâce aux démarches de Saramie, il avait été nommé percepteur à Bellegarde. Cette position le rendait voisin du château, favorisait ses visites. Elles étaient de plus en plus fréquentes, car tout l’attirait chez Saramie : le désir de voir Juliette et l’attrait qu’il inspirait à Adrien.
Le fils de Saramie s’était attaché à lui.
Ils faisaient ensemble de longues promenades, après lesquelles Adrien le ramenait de force au château. Il y venait tous les jours, s’asseyait à la même table que Juliette ; et, le plus souvent, c’était après l’avoir quittée à dix heures du soir qu’il la retrouvait chez elle à minuit.
Qui saurait décrire les joies qu’ils connurent ?
Cependant le temps passait. Jean le Gueux était installé à Bellegarde. Il devenait de plus en plus taciturne. Il ne laissait connaître aucun de ses projets. Lorsque Raoul, à la prière de Juliette, qui voulait être rassurée, priait le mendiant de renoncer à toute vengeance, il secouait la tête en souriant.
Il questionnait le jeune homme sur son bonheur, sur le progrès de ses amours, se frottait les mains lorsqu’il avait l’assurance que Saramie était le mari le plus trompé qui fut au monde. Il veillait sur les amants, passait ses nuits à quelque distance du château, sans perdre de vue la croisée de la chambre dans laquelle ils étaient réunis, invisible le jour et se tenant toujours si caché que les gens de Bellegarde ignoraient eux-mêmes qu’il habitât la commune.
Une nuit, tandis que Raoul était auprès de Juliette, il entendit à deux reprises du bruit contre les vitres. On eût dit des cailloux lancés du dehors. D’abord, il n’y prit garde. Bientôt le bruit redoubla.
Alors il s’avança vers la croisée, tandis que Juliette, craintive, se réfugiait derrière les rideaux de son lit. Il ouvrit la fenêtre doucement et, dans l’ombre, il reconnut Jean le Gueux qui lui jeta ces mots :
— Viens vite ! le mari veille.
Un cri poussé par Juliette répondit à cet avertissement qu’elle avait entendu.
— As-tu peur ? veux-tu que je reste pour te défendre ? demanda Raoul à son amie.
— Non ! non ! pars. Il ne peut rien soupçonner.
— Hâte-toi ! hâte-toi ! reprit Jean le Gueux.
Raoul déposa un baiser sur le front de Juliette, enjamba la croisée et disparut. Il était temps.
Presque aussitôt elle entendit frapper à la porte de sa chambre.
Elle poussa la croisée, abaissa les rideaux, et d’une voix calme :
— Qui est là ? demanda-t-elle.
— Ouvrez, ma chère ! c’est moi !
Elle reconnut la voix de son mari.
Elle ouvrit. Il entra, tenant un bougeoir, vêtu d’une robe de chambre, ayant encore une cravate blanche, car, le même soir il avait assisté à un banquet offert par les magistrats de Nîmes à un de leurs collègues, objet d’un avancement dû à ses services.
— Me pardonnez-vous de venir si tard ?
Onze heures sonnèrent. Il expliqua qu’il arrivait de Nîmes, que le dîner avait été long, copieux, et ajouta :
— Peut-être vous dormiez ?
— Non, répondit-elle. J’allais me mettre au lit.
— Que je ne vous dérange pas ! fit-il en se jetant dans un fauteuil.
— Va-t-il vouloir rester ? se demanda-t-elle avec effroi.
Elle demeura debout en face de lui.
— Savez-vous, s’écria-t-il, que vous êtes charmante ? Méchante, ce n’est pas pour moi que vous réservez ces parures séduisantes, ce galant négligé qui vous sied si bien ?
— Oh ! le négligé d’une femme qui se prépare à dormir !
— Qu’importe, si vous me plaisez ainsi.
C’était la première fois, depuis six mois, qu’il mettait le pied dans cette chambre et parlait de la sorte.
Juliette le regarda avec stupéfaction. Alors, seulement, elle s’aperçut qu’il avait l’œil brillant, le visage coloré, qu’il parlait avec une volubilité contraire à ses habitudes, qu’il était, en un mot, sous l’empire de cette excitation particulière aux gens qui, sans être ivres, ont copieusement bu.
Elle se mit à trembler et commença à regretter d’avoir ouvert si facilement sa porte. Il reprit :
— Voyez-vous, je me reproche de n’être pas plus souvent auprès de vous, de vous laisser seule.
— Je ne m’en plains pas.
— Sans doute. Mais, je m’en veux, moi. J’y perds des heures charmantes qui vaudraient mieux que celles que je passe au Palais. Je ne sais pourquoi je conserve cette position dont je n’ai pas besoin pour vivre, alors qu’elle m’éloigne de vous.
— Un homme ne saurait rester oisif, répondit-elle vivement. Il faut avoir de l’ambition.
Il s’était levé et rapproché d’elle.
— Serait-ce rester oisif que de vous donner une part plus grande de ma vie ? J’ai eu le tort de ne pas remplir tous mes devoirs. Il faut me le pardonner. Désormais…
Disant ces mots, il passa son bras autour de la taille de Juliette.
Elle frémit. Une vision rapide passa devant ses yeux. Elle vit cet homme, chaud encore des baisers et du sang de Salviette, venant vers elle, sans amour et uniquement parce que les vins de son repas avaient allumé en lui des désirs qu’il voulait assouvir !
Elle se dégagea vivement et s’éloigna.
— Pourquoi me fuyez-vous ? Ai-je eu le malheur de vous déplaire ?
— Je suis souffrante, et vous m’obligeriez en consentant à rentrer chez vous.
— Souffrante ! Vous n’avez jamais été plus fraîche, et, vraiment, il serait cruel de me chasser d’ici, alors qu’en dehors même d’un droit que je ne veux pas invoquer, mais qui est certain, tout m’engage à demeurer.
Et, plus pressant cette fois, il s’avança, le sourire aux lèvres, la chair fouettée par une concupiscence effrénée.
Juliette eut peur. Elle recula.
Il fit deux pas encore.
Alors, elle se vit aux bras de cet homme, et il lui sembla que ce serait commettre un crime que de lui céder. Son courage lui revint, et, d’une voix ferme :
— Sortez ! dit-elle.
— Je reste, répondit-il, vous êtes ma femme !
Elle se sentit mordue au cœur par la colère et se révolta.
— Votre femme ! répondit-elle amèrement. Oserez-vous bien invoquer les droits que ce nom vous donne sur moi ?
— Si j’oserai réclamer des droits ! Cette question…
— L’oserez-vous, dites, l’oserez-vous ?
— Assurément !
Juliette eut un mouvement superbe d’indignation, d’orgueil blessé.
— Prenez garde ! s’écria-t-elle ; ne m’obligez pas à justifier ma résistance. Sortez, quittez cette chambre, et consentez à n’être pour moi que ce que vous êtes depuis longtemps, un compagnon, mais rien de plus. Consentez-y. Cela vaudra mieux pour tous les deux.
— Ah ça ! mais vous êtes folle ! s’écria Saramie, qui ne comprenait rien à cette scène sinon que sa femme voulait l’éloigner.
Elle ne répondit pas ; mais il était facile de voir qu’un violent combat se livrait en elle, qu’elle était obsédée par une pensée impérieuse.
Tout à coup son mari reprit :
— Voyons, ma chère, finissons-en ! Vous n’avez aucune raison pour vouloir me chasser d’ici. J’ai eu tort d’exiger, je le reconnais. Eh bien, je prie. Je vous aime, vous le savez. Me suis-je montré indifférent ? Je suis prêt à devenir tel, que vous n’aurez qu’à vous réjouir de m’avoir encouragé…
Il disait ces choses à moitié agenouillé, presque souriant, l’œil émerillonné, la voix tremblante, enflammé par la vue de sa femme épanouie dans sa grâce et sa beauté. Mais on sentait que l’accent de prière qu’il affectait était un effort et que dans lui restait debout la volonté d’avoir raison de Juliette, dût-il la briser.
— Eh bien, demain, je vous écouterai répondit-elle, lassée de cette scène. Mais je vous prie ce soir de vous retirer.
— Elle se moque de moi ! pensait-il.
Sous l’empire de cette idée, il devint plus pressant. Ses mains s’allongèrent vers les beaux bras de Juliette. Elle en sentit le contact sur sa chair nue. Ces mains trempées dans le sang de Salviette ! Elle recula.
— L’on dirait que je suis pour vous un objet d’horreur ! s’écria Saramie impatienté.
La patience de Juliette était également à bout. Sa réponse s’en ressentit ; car, ne gardant plus aucun ménagement, elle dit :
— Eh bien ! Oui ! un objet d’horreur. Voilà ce que vous êtes pour moi. Vous vouliez savoir. Vous savez.
— La cause de cette haine subite ? fit Saramie avec un ricanement.
— Ne la demandez pas ! ne cherchez pas à la connaître…
— Je le veux, au contraire.
— Alors, écoutez-moi, répondit Juliette avec calme. Depuis cinq ans, je suis votre femme. Vous ne nierez pas que je n’aie fait tous mes efforts pour captiver votre cœur, pour vous obliger à vous occuper du mien et à y faire entrer l’amour. Durant six mois, j’ai été pour vous une sorte d’amusement. Ma naïveté, mes enthousiasmes vous plaisaient. Puis, vous vous êtes lassé de moi et je me suis vue négligée au moment peut-être où je ne demandais qu’à vous aimer. Vous avez continué, je le reconnais, à m’entourer de luxe, d’élégance, à faire naître, autant que vous le pouviez, les plaisirs sous mes pas. Mais, en réalité, vous deviez bien cela à une femme que vous aviez épousée, elle l’a reconnu trop tard, uniquement pour sa dot.
— Vous me calomniez ! interrompit Saramie.
Juliette secoua la tête et continua :
— Quant à mon cœur, vous êtes arrivé à ne plus vous en occuper. Que j’eusse du chagrin, de l’accablement, de la lassitude, que vous importait ! Peu à peu, accentuant votre indifférence à mon égard, vous avez vécu d’une vie toute personnelle, où je n’avais aucune part, et creusé cet abîme entre nos destinées, qui fait qu’aujourd’hui plus rien ne saurait nous être commun. Cependant, vous le savez, je n’ai fait entendre aucune plainte. Vous n’avez vu en moi aucun changement. Il y a six mois encore, vous seriez venu un soir comme celui-ci, tel que vous êtes là, que j’aurais été peut-être assez faible pour tomber dans vos bras ! Mais depuis…
— Depuis ! que s’est-il donc passé ?
— C’est vous qui le demandez ! Il le demande !
Saramie commençait à changer de couleur.
— N’avez-vous pas trompé votre femme ?
— C’est un mensonge !
— N’avez-vous pas séduit une jeune fille, en lui faisant croire que vous étiez libre ?
— Pure calomnie.
— N’avez-vous pas été l’amant de Salviette ?
— L’amant de Salviette, moi ? balbutia Saramie.
— Ne l’avez-vous pas assassinée ? demanda encore Juliette d’une voix sourde.
À cette question, il bondit, se jeta sur elle, posa ses mains sur la bouche d’où la vérité venait de sortir et, promenant autour de lui ses yeux égarés pour s’assurer que personne ne l’avait entendu, il s’écria :
— Oh ! Taisez-vous ! taisez-vous ! Qui vous a dit, qui a pu vous dire semblable chose ? Qui peut avoir accumulé contre moi ces infamies ? Qui ? Parlez !
— Ces infamies sont la vérité ! répondit lentement Juliette, après s’être débarrassée de l’étreinte violente de son mari.
— Vous croyez ?…
— J’ai vu des preuves !
— Des preuves ? Lesquelles ! Parlez-donc !
— Une lettre de vous, écrite à Salviette et trouvée providentiellement dans son cercueil.
— Qui donc a osé fouiller ?
— Vous ne le connaissez pas, vous ne le connaîtrez pas celui qui, seul avec moi, est au courant de ces faits. Il ne vous dénoncera jamais. Mais, si vous veniez à moi des menaces à la bouche, c’est lui dont j’invoquerais le secours.
Tout en inspirant à son mari une crainte salutaire, tout en cherchant à se créer par cette crainte un moyen de lui résister, Juliette ne voulait pas lui laisser deviner qu’elle tenait ces détails de Jean le Gueux. Elle croyait Saramie capable de commettre un nouveau crime pour sortir de cet extrême péril et elle voulait tenir le mendiant à l’abri de ses poursuites.
Quant à lui, il ne savait où donner la tête. Sa femme était la dernière personne de laquelle il eût pu redouter une semblable révélation.
— C’est un rêve horrible ! murmura-t-il.
Juliette entendit ces mots.
— C’est la réalité, dit-elle.
— Nommez-moi celui de qui vous tenez ces détails mensongers.
— Jamais.
— Ne me répondez pas ainsi. À supposer même que je fusse coupable, ce qui est faux, vous ne voudriez pas, portant mon nom, me voir déshonoré.
— Aussi ai-je gardé le secret.
— Mais l’autre, le gardera-t-il ? Dites-moi son nom, afin que je puisse remonter à l’origine de ces calomnies odieuses, organiser ma défense… Je ne me savais pas d’ennemi. L’homme qui a inventé ce récit me veut du mal.
— Il ne peut rien contre vous tant que je serai là !
— Et que m’importe ! s’écria violemment Saramie, je veux savoir son nom. Je le veux.
Juliette garda le silence.
— Je le découvrirai bien. Voyons, est-ce Jean le Gueux ? Lui seul avait intérêt à se venger de moi ! Lui seul avait intérêt à découvrir l’assassin de Salviette ! Est-ce lui qui a inventé cette histoire ?
— Ce n’est pas lui, fit Juliette avec effort.
— Le jurez-vous ?
Elle hésita, puis dit :
— Je le jure !
— Ce ne peut être Raoul !
— Non ! non ! Pas plus Raoul que Jean le Gueux. Ils cherchent l’assassin, c’est vrai. Mais leurs soupçons n’ont rien de commun avec les circonstances qui ont amené la découverte dont je vous ai fait part.
Saramie s’avança vers Juliette, et saisissant son bras :
— Le nom de cet homme ! ordonna-t-il.
— Ma bouche ne vous l’apprendra pas !
— Ah ! je vous tuerai.
— Me tuer ! Eh bien, soit ; femme d’un assassin, trompée dans mes espérances, j’aime autant mourir. Tuez-moi. Seulement, laissez-moi vous répéter que, seule, je retiens la dénonciation qui vous menace. Moi, morte, cette dénonciation ira tout droit chez le procureur général.
Saramie recula lentement. Puis, prenant sa tête à deux mains :
— Un tel mystère ! s’écria-t-il. Ma femme armée contre moi ! C’est horrible !
— Moins horrible que le crime, murmura Juliette.
Il la regarda avec une rage contenue, où se mêlait une terreur profonde. Puis il se dirigea vers la porte, revint sur ses pas, s’arrêta, irrésolu, ne sachant quel parti prendre.
Une sueur glacée coulait sur son front.
— Oh ! je saurai, je saurai le nom de celui qui tient ce secret, fit-il, et malheur à lui !
Puis, il sortit sans ajouter un mot.
Juliette poussa un soupir de soulagement et vint, défaillante, s’appuyer contre la croisée entr’ouverte. Elle ne put retenir une exclamation.
Dans l’ombre de la nuit, elle venait de voir deux hommes s’enfuir et disparaître sous les arbres.
— Ils nous écoutaient, se dit-elle.
Lorsque, le jour venu, Saramie fut en état de réfléchir avec quelque sang-froid à ce qui s’était passé durant la nuit entre sa femme et lui, il éprouva la sensation d’un homme qui serait resté de longues heures en face d’un danger inévitable et sans cesse plus pressant.
— Que faire ? se demanda-t-il. Ma femme connaît la vérité. Cela a suffi pour qu’elle me prît en haine. Mais cette haine est sans péril. Ce qui est plus grave, c’est le mystère qui entoure ses révélations. Qui l’a si bien instruite ? Quel est l’homme qui sait ?
Et à la pensée qu’il y avait dans le monde un individu qui lui était inconnu, au courant des détails de son crime, il fut frappé de terreur et ses cheveux se dressèrent sur sa tête.
— Ah ! c’est bien le moment de s’abandonner à de folles craintes ! s’écria-t-il tout à coup. Ne faut-il pas, au contraire, rester calme, dominer les événements ? Voyons, comment savoir le nom de celui qui m’a suivi pas à pas et qui a ressuscité aux yeux de Juliette la réalité ? Comment le savoir ? D’abord, en l’épiant, elle, en la surveillant ! Il est impossible qu’elle ne voie pas souvent le personnage de qui elle tient ces détails ; elle a des rendez-vous avec lui, sans doute. Je surveillerai jusqu’à ce que je les aie surpris. Et puis, je chercherai.
Le nom de Jean le Gueux revint alors à sa pensée.
Il se rappelait les circonstances qui avaient précédé et suivi l’arrestation du mendiant. Ce dernier était sur les lieux au moment du crime, l’avait vu fuir, avait trouvé son anneau dans la chambre de la victime, et conçu peut-être des soupçons. Jean le Gueux était donc seul à pouvoir répéter à Juliette les faits dont seul il avait été témoin.
D’autre part, il ne pouvait avoir pour Saramie que de la haine. Saramie l’avait fait arrêter, injustement retenu prisonnier et relâché seulement sur les instantes prières de Juliette. Celle-ci niait cependant que Jean le Gueux fût l’auteur des révélations qui lui avaient été faites. Elle avait appuyé d’un serment son affirmation.
— Je reverrai cet homme, pensa le juge d’instruction. Je l’interrogerai, et, de gré ou de force, je lui arracherai ses arrière-pensées. Je devinerai bien s’il est au courant de la vérité, si c’est lui qui l’a confiée à Juliette ; dans ce cas, malheur à lui ! Sinon, il pourra me servir.
Le même jour, il dit à sa femme :
— Madame, j’ai besoin de parler à Jean le Gueux. Cet homme a disparu depuis qu’il est sorti de la prison de Nîmes. Dès cette époque, vous avez eu des relations avec lui, vous n’ignorez pas où il demeure ?
Il plaidait le faux de la sorte pour savoir le vrai.
— J’ignore comme vous ce que cet homme est devenu. Je lui ai fait, il est vrai, quelque bien après sa sortie de prison ; mais, depuis, je l’ai perdu complètement de vue.
— Je vais mettre la police sur ses traces.
— Je crois que c’est en effet le meilleur parti à prendre, répondit froidement Juliette en le quittant.
Il resta convaincu qu’elle avait dit vrai.
Cependant, dans la journée, Raoul Ribeyra se présenta au château. N’osant demander Juliette, c’est Adrien qu’il voulut voir. Adrien était absent et c’est Juliette qui le reçut. Quoiqu’en plein jour, ils goûtèrent la douceur du tête à tête. Depuis que les visites de Raoul pouvaient être justifiées, ils avaient souvent des entrevues semblables. Il suffisait que Saramie et son fils fussent absents pour que Raoul pût demeurer de longues heures auprès de son amie.
Ce jour-là, il était très-inquiet. Il connaissait la scène qui s’était passée la nuit ; car, au lieu de fuir et de le laisser fuir, Jean le Gueux l’avait obligé à rester avec lui, sous les croisées de la chambre de Juliette, pendant que Saramie était dans cette chambre. Ils avaient entendu l’entretien que le lecteur connaît, et c’est eux que Juliette avait vus, après le départ de son mari, disparaître dans la nuit.
Raoul remercia Juliette d’avoir si vaillamment résisté à Saramie.
— Je t’aime ! répondit-elle. Tout ne doit-il pas être fini entre lui et moi ? Et puis, un assassin ! Ah ! je tremble, je me fais presque horreur en songeant que je porte son nom et qu’il a connu mes caresses.
— C’est un souvenir qui s’effacera. Qu’est le passé, mon amie ? Rien. Le présent, au contraire, est tout. Nous sommes sûrs l’un de l’autre et nous devons défendre notre amour.
— Il ne court aucun danger.
— Il en court de très grands, au contraire. Ton mari voudra connaître l’homme qui t’a révélé son crime. Il va surveiller chacun de tes pas.
Cette idée, qui ne s’était pas présentée à son esprit, la frappa.
— Mais, alors, il faut cesser pour un temps de nous voir !
— Non, il faut être prudents. J’en parlerai à Jean le Gueux. Il nous donnera un bon conseil.
— M. de Saramie cherche à le rencontrer.
Elle raconta en même temps ce que son mari lui avait dit, au sujet de Jean le Gueux, le matin même.
On ne sera donc plus étonné d’apprendre que le même jour, en revenant de Nîmes vers six heures du soir, Saramie aperçut sur la route, non loin de la grille de son parc, debout, courbé sur un bâton, un homme qu’il ne reconnut pas d’abord, mais qui, s’étant approché de lui, se nomma.
C’était Jean le Gueux.
Saramie fit arrêter sa voiture, la renvoya au château, après avoir mis pied à terre, et resta avec le mendiant.
— D’où sortez-vous ? lui demanda-t-il. Quelqu’un vous a-t-il fait savoir que je vous cherchais ?
— Vous me cherchiez ! s’écria Jean le Gueux avec étonnement.
— Vous l’ignoriez ?
— Absolument ! Après être sorti de prison, monsieur, j’étais bien triste, bien misérable, mal portant. Grâce aux libéralités de Mme de Saramie, j’ai pu me rendre dans le Vivarais, où j’ai quelques parents. J’ai reçu d’eux les soins les plus empressés. Ils m’ont soigné durant une longue maladie, et ce n’est qu’après mon entier rétablissement qu’ils m’ont laissé partir.
— Que n’êtes-vous resté auprès d’eux ?
— Oh ! monsieur, à mon âge, on a des habitudes qui sont chères. Je ne pouvais renoncer à ma vie errante. Voyez-vous, moi, je suis l’homme des aventures, des grandes routes !
— Un vagabond dangereux, objecta sévèrement Saramie.
— Dangereux ! Pour qui ! répondit Jean le Gueux. Non, monsieur le juge, je n’ai fait et ne veux faire de mal à personne. Je suis venu, j’ai cherché à vous revoir, parce que j’avais hâte de savoir si vous aviez découvert l’assassin de ma fille ?
Cette question enchanta Saramie et le rassura.
Le mendiant avait une physionomie si calme, tout en lui respirait une telle sincérité, que le juge ne crut pas qu’on le trompait. Par cela même qu’il nourrissait le désir ardent d’être rassuré, il était plus crédule. Il ne se rappela même pas, en ce moment, certaines circonstances qui, présentées à son esprit, lui eussent montré l’impossibilité des assertions de Jean le Gueux.
Juliette ne lui avait-elle pas dit que Jean le Gueux cherchait l’assassin de sa fille ? Il oublia ces détails en ce moment, n’entendant qu’une chose, c’est que le mendiant ne le soupçonnait plus et était étranger à la conspiration ourdie contre lui.
Il résolut de tirer parti de cette ignorance.
— Les efforts de la justice ont échoué jusqu’ici. Les soupçons qui ont pesé sur vous restent tels qu’ils étaient, et, si je n’ai pas mis les gendarmes à votre poursuite, c’est que j’avais la conviction de votre innocence. Mais cette conviction, je suis seul à l’avoir. Mes collègues du parquet ne la partagent pas. On m’a reproché l’ordonnance de non-lieu rendue en votre faveur. Elle a été déclarée imprudente, précipitée.
— Vous avez subi des désagréments à cause de moi ! dit avec bonhomie Jean le Gueux. J’en suis désespéré. Arrêtez-moi de nouveau, si vous voulez !
— C’est inutile, se hâta de répondre Saramie. Seulement, vous avez un moyen de dissiper les soupçons qui planent sur vous.
— Quel est ce moyen ?
— Mettez-vous, comme moi, à la recherche de l’assassin. Allez dans les fermes. Faites parler les paysans. Recueillez tous les bruits. Plus vous montrerez de zèle et plus votre innocence paraîtra certaine.
— C’est vous qui me poussez à cette œuvre ?
— C’est moi. J’ai confiance en vous !
— Oh ! merci, merci, mon juge.
Il prononça ces paroles avec une effusion telle, que Saramie demeura convaincu de son ignorance.
— Tenez, dit-il, je peux vous mettre sur une piste que je ne peux suivre moi-même. Ma femme a des soupçons, elle aussi. Ils sont basés sur une confidence qui lui a été faite et dont l’auteur m’est inconnu. Elle me cache son nom. Eh bien ! il faut que vous le découvriez.
— Comment m’y prendre ?
— Veillez sur ma femme. Suivez-la. Sachez où elle va, qui elle reçoit en mon absence, et venez me rapporter ce que vous apprendrez.
Et avec une audace qu’il puisait dans son désir de connaître l’origine de l’accusation dirigée contre lui, il fit à Jean le Gueux des confidences sans limites.
— On ose m’accuser, moi ! comprenez-vous ?
— C’est infâme ! J’ai l’assurance que celui qui vous accuse avait intérêt à détourner les soupçons, et peut-être à éloigner votre femme de vous. Je flaire une machination épouvantable. Monsieur, fiez-vous à moi. Je suis habile, quand je veux.
— Confiance pour confiance, répliqua Saramie. Venez en aide à la justice. Faites triompher la vérité, et vous en serez récompensé.
Ce fut tout. Ils échangèrent encore quelques mots et se séparèrent.
Jean le Gueux, resté seul, leva les bras vers le ciel :
— La vengeance se prépare ! murmura-t-il.
Jean le Gueux avait dit vrai. Sa vengeance se préparait.
Depuis qu’il était sorti de prison, il n’avait eu d’autre pensée que celle-là : frapper l’assassin de sa fille. Comment ? D’abord, rien de net, de décisif, ne s’était présenté à son esprit. Puis, en voyant Mme de Saramie, jeune, belle, pas heureuse, il avait eu cette inspiration infernale de la pousser à tromper son mari, afin de jeter un désastre à travers le bonheur de ce dernier. Le hasard avait placé sur son chemin Raoul Ribeyra. Grâce à lui, ce jeune homme n’était pas mort et, devenu dans ses mains un instrument qu’il supposait docile, servait ses projets.
À ce moment encore, il ne savait pas comment il dénouerait la situation créée par lui, comment il révélerait à Saramie que sa femme était en possession d’un amant, comment, en le lui apprenant, il épargnerait à Juliette et à Raoul les conséquences de sa dénonciation et sauverait leur bonheur.
C’est au milieu de ces incertitudes qu’il avait surpris l’entretien de Juliette et de Saramie, puis appris de la bouche de Raoul que le juge était à sa recherche. Il s’était alors embusqué sur la route afin que celui-ci le rencontrât.
Le hasard lui venait merveilleusement en aide. Saramie s’était montré expansif, et lui Jean le Gueux, son plus cruel ennemi, avait toute sa confiance.
Le soir même, le mendiant dit à Raoul :
— Sois prudent, Saramie a conçu des soupçons. Il surveille sa femme.
— Des soupçons ! s’écria le jeune homme en pâlissant…
— Oh ! ne t’alarme pas, je vous garde. Tu l’as bien vu avant-hier. Vous alliez être surpris, et je t’ai donné l’éveil assez tôt pour te laisser le temps de fuir. Maintenant, si tu m’en crois, tu resteras quelques jours sans aller voir ta maîtresse dans la nuit. Vas-y dans la journée. Il est facile de la voir seule, de l’entretenir. Engage-la à fuir !
— L’engager à fuir !
— Sans doute. Ne faut-il pas en arriver là ? Crois-tu qu’il vous sera possible de cacher longtemps vos amours ? Vous ne pourriez dissimuler longtemps la vérité. Il faut quitter les lieux.
— Pour aller où ?
— Où vous voudrez. En Italie, en Suisse !…
— Jamais Juliette ne consentira.
— Ne t’aime-t-elle pas ?
— Mais perdre son avenir, son honneur !
— Nullement. Aussitôt après votre départ, le juge sera frappé par une main sûre et vous serez libres alors de vous marier.
— Vous voulez l’assassiner ?
— Que t’importe !
— Je ne veux pas être votre complice.
— Tu ne seras pas mon complice. Cet homme m’appartient. Je veux pouvoir disposer de lui. Je vous préviens à l’avance, afin que tu me laisses le champ libre.
Raoul était épouvanté, en entendant Jean le Gueux lui parler en ces termes. Il s’était abandonné jusqu’à ce moment à l’ivresse de sa passion sans regarder au-delà. Il ne s’était nullement préoccupé des conséquences de cette liaison dont il avait oublié l’origine. Et voici que l’orage éclatait. Il fallait partir, entraîner Juliette, l’obliger à rendre publique la violation de ses devoirs, tout cela pour laisser à Jean le Gueux la liberté d’accomplir un crime épouvantable.
— Jean ! Jean ! s’écria-t-il, renoncez à votre vengeance.
Le mendiant le regarda d’un œil ironique et perçant.
— Es-tu fou ? demanda-t-il. Que je renonce à châtier l’assassin de ma fille ! Mais tu ne songes donc pas à ce que j’ai souffert.
— Mais Juliette est innocente.
— Juliette, je la sauve et je fais son bonheur en lui créant le moyen inespéré de devenir ta femme. Ne savais-tu pas que je te demanderais un jour de partir ? Ne te l’ai-je pas dit, après t’avoir arraché à la mort ? Ignorais-tu mes projets ?
— Ils sont horribles.
— Ils constituent des légitimes représailles. De quel droit les juges-tu ?
— Je vous empêcherai de tuer Saramie.
— Allons donc ! M’empêcheras-tu aussi de le livrer à la justice ? Veux-tu que je le dénonce ? Soit ; mais alors tu verras le nom de ta maîtresse déshonoré. Pars avec elle, au contraire, et le jour où tu apprendras que son mari a succombé mystérieusement, tu l’épouseras. D’ailleurs, qui te dit qu’elle ne désire pas s’enfuir ? Quand tu lui proposeras de l’arracher au pouvoir de cet homme qui lui fait horreur, tu la rendras heureuse.
Ce langage parut impressionner vivement Raoul.
— Mais, pour fuir, il faut des ressources. Je n’en ai pas.
— Juliette n’est-elle pas riche !
— Et je vivrais à ses dépens ?
— Je possède quelques économies. Elles t’appartiennent. Va, décide-toi. Ne cherche pas à te placer en travers d’une vengeance décidée. Le destin a prononcé. Tu serais brisé, si tu voulais t’opposer à lui. Plus rien ne peut sauver cet homme.
Raoul baissa la tête et ne répondit pas. Il vit Juliette le lendemain.
Il la trouva dans un état d’accablement impossible à décrire. Son mari l’avait de nouveau questionnée, afin d’apprendre le nom de l’homme qui l’avait dénoncé comme l’auteur de l’assassinat de Salviette. Et, comme elle ne s’était pas départie de sa résistance, dans un accès de colère violente, il était allé jusqu’aux injures, jusqu’aux menaces.
Peut-être serait-il allé jusqu’aux dernières brutalités, si l’entrée soudaine de son fils Adrien, qui ne savait rien du drame qui se déroulait près de lui, n’eût retenu le bras de Saramie.
Elle raconta cette scène à son amant et ajouta :
— Je crois bien que, désormais, j’aurai à subir les plus ignobles traitements.
— N’est-il aucun moyen d’y échapper ?
— Aucun, à moins de le menacer de le livrer à la justice. Mais cette menace le contiendra-t-elle ? C’est douteux. Car il sait bien que je ne le dénoncerai pas.
— Il est peut-être un autre moyen.
— Lequel ?
— La fuite !
— J’y avais déjà songé ! répondit simplement Juliette.
Et, comme son amant la regardait avec stupéfaction, elle reprit :
— J’ai beaucoup réfléchi, mon ami, à ma situation. Elle est épouvantable et je ne saurais la tolérer plus longtemps. Depuis que le secret de cet homme n’en est plus un pour moi, depuis que je ne peux plus douter de son crime, il m’est devenu un objet d’horreur. Vivre avec lui serait un enfer ; lui faire bon visage me serait impossible ; subir ses colères, être obligée de lui résister nécessiteraient des efforts au dessus de mon courage. Non, je ne peux plus rester auprès de lui ! Eh bien, si tu m’aimes, Raoul, si ta confiance en moi est égale à celle que tu m’as inspirée, ton amour à la hauteur du mien, livre-moi ta vie, je te livre la mienne. Me considérant comme libre et dégagée de mes promesses par l’indignité même de celui qui les avait reçues, je me donnerai à toi plus entièrement encore que par le passé, si c’est possible. Nous vivrons ignorés, loin de ce pays. Tu seras pour moi le seul époux légitime et je serai pour toi une femme fidèle. Un jour viendra où nous sanctionnerons publiquement devant les hommes le serment que nous avons fait devant Dieu. Raoul, veux-tu me suivre ?
Elle avait prononcé ces paroles d’une voix ferme.
On sentait vibrer dans son accent la volonté, l’énergie.
Raoul, que les ordres de Jean le Gueux avaient rempli de terreur, d’anxiété, se sentit soulagé. Juliette allait au-devant des pensées qu’il n’eût pas osé exprimer devant elle.
— Jean avait raison, pensa-t-il, le destin se prononce.
Et, tombant à genoux devant Juliette, il dit avec tendresse :
— Ma vie entière t’appartient. Disposes-en. Partout, je te suivrai. Jusqu’à la mort, je te serai fidèle.
Elle était contre son cœur avant qu’il eût fini, et tous deux, dans une étreinte suprême, s’élevant jusque dans les régions sereines de l’idéal, se dégageant des horreurs au sein desquelles leur amour avait pris naissance, se jurèrent de s’appartenir éternellement, ne comptant plus pour quelque chose qui leur pût tenir à cœur, les êtres à côté desquels ils avaient vécu jusque-là.
À dater de ce jour, les rendez-vous que les amants avaient durant la nuit devinrent de plus en plus rares. C’est pendant le jour qu’ils se voyaient. L’amitié qu’Adrien de Saramie témoignait à Raoul légitimait les visites quotidiennes de ce dernier. Il arrivait à l’heure où Adrien était absent, pour avoir le droit de l’attendre et de passer ce temps en compagnie de Juliette.
Saramie allait à Nîmes tous les jours. Les amants jouissaient donc de la plus absolue liberté. Ils parlaient de leur prochain départ, des moyens de se cacher de telle sorte que Saramie ne pût les retrouver. Jean le Gueux, qui était au courant de leurs intentions, les avait engagés à ne pas trop s’éloigner. Il connaissait dans l’Ardèche, au cœur du Vivarais, une retraite où ils pourraient vivre heureux, tranquilles, et à si peu de frais que les quelques mille francs qu’il avait offerts à Raoul, et qui constituaient son épargne, jadis entassés sou sur sou pour former la dot de Salviette, suffiraient pendant plusieurs années.
Cette considération décida Raoul. Juliette voulait aller en Suisse ou en Italie.
Il parvint à la convaincre qu’il était plus prudent de ne pas s’éloigner, de rester eu un lieu où, certainement, Saramie ne songerait pas à les chercher.
Il était sous l’empire de préoccupations toutes différentes, qu’il cachait à Juliette. Il redoutait les grandes dépenses qu’entraîneraient de lointains voyages, une installation confortable dans une vallée suisse ou aux bords d’un lac italien. Il ne possédait d’autres ressources que les économies de Jean le Gueux ou son travail, et, comme dans les lieux où Juliette proposait de se rendre, il ne pourrait travailler ; comme, d’autre part, il ne voulait pas vivre aux frais de sa maîtresse, il avait cherché, trouvé et il appuyait une combinaison qui reculait à une échéance lointaine ces préoccupations naturelles.
On décida donc qu’on se rendrait en Vivarais.
Juliette avait demandé à son amant un délai de quinze jours.
Elle consacrerait ce temps au règlement de ses affaires. Elle s’était rendue à Nîmes à diverses reprises, y allait encore. À l’insu de son mari, elle avait de fréquentes entrevues avec son notaire. Elle mettait autant qu’elle le pouvait sa fortune à l’abri des cupidités de Saramie. Elle ne voulait pas, qu’après qu’elle aurait fui, il pût se venger d’elle, en la ruinant. D’autre part, elle réalisait une somme assez ronde. Elle n’avait traité avec Raoul aucune de ces questions d’intérêt. Mais elle pensait qu’il ne possédait que des ressources insignifiantes, et, pour elle comme pour lui, elle ne voulait pas s’exposer à des jours de misère. Elle s’occupait de ces détails avec un sang-froid qu’aucun remords ne troublait. Elle n’éprouvait que ces craintes qui précèdent toute exécution d’un projet grave, exposé à ne pas réussir, et susceptible d’entraîner alors les plus grands malheurs. Mais, sauf ce sentiment très naturel, elle était calme, calme au point de ne rien oublier, et qu’elle songea à expédier deux malles d’effets à son usage en Vivarais, avec l’espoir qu’elle les y trouverait en arrivant.
Ces précautions prises, elle dit à son amant qu’elle était prête à le suivre.
Il avait, de son côté, fait quelques préparatifs. Ne voulant pas se démettre trop brusquement des fonctions qu’il occupait, de peur que la nouvelle n’en parvînt à Saramie et ne fît naître en lui des soupçons, il s’était contenté de rendre ses comptes à ses chefs et de demander un congé, demande qu’il justifiait en alléguant l’état de sa santé.
— Il ne nous reste alors qu’à fixer le jour de notre départ, dit-il à sa maîtresse.
On était au mercredi. Ils fixèrent d’abord leur départ au dimanche suivant. Ils examinèrent tour à tour, pour les résoudre, les difficultés et les détails de l’exécution. Ils décidèrent qu’ils partiraient à minuit. Raoul devait venir rejoindre Juliette dans sa chambre afin de l’aider à descendre, si elle était dans la nécessité de sortir par la fenêtre. Si elle voyait, au contraire, la possibilité de traverser les corridors et les vestibules du château, de gagner la porte sans réveiller personne, il l’attendrait caché sous les arbres du parc qui faisaient face à l’habitation.
Une fois hors du château, ils iraient à pied jusqu’à cinq cents mètres de là, où une chaise de poste, conduite par un homme dont Jean le Gueux répondait et qui s’était chargé d’organiser des relais jusqu’en Vivarais, serait prête pour les entraîner loin de ces lieux.
Ce n’était pas sans émotion qu’ils prenaient ces résolutions successives, non qu’ils fussent sous l’empire d’une terreur quelconque, mais uniquement parce que chacune de ces décisions ainsi arrêtées pouvait approcher l’heure où il leur serait permis d’être complètement et absolument l’un à l’autre, libres de s’aimer sans contrainte.
La perspective du bonheur qui les attendait mettait la rougeur sur leurs joues, activait la circulation du sang dans leurs veines et les disposait plus que jamais à la tendresse.
Sous l’empire d’un sentiment que l’on devine, Raoul, en causant avec sa maîtresse des détails de leur fuite, s’était exalté peu à peu.
Il était environ cinq heures de l’après-midi. On touchait à la fin de l’été et ils se trouvaient dans ce kiosque où leurs premiers serments avaient été échangés.
Un silence profond régnait autour d’eux. Le soleil descendait dans l’horizon qu’il empourprait. Les arbres, à leur sommet, se coloraient d’or et d’incarnat, tandis que sous les feuillages, les grandes branches allongeaient leurs ombres sur la terre où des rayons venaient encore se briser.
On sait combien la beauté des lieux où l’on s’aime ajoute au charme de l’amour. Le cadre de leur passion, l’objet de leur entretien, la présence de sa maîtresse, toutes ces choses avaient élevé jusqu’à l’éloquence la plus vive les paroles d’amour dont Raoul avait la bouche pleine.
Joignant le geste au langage, il s’était agenouillé devant elle.
— Réfléchis bien, lui disait-il. Ne regretteras-tu pas de m’avoir écouté ? Ne pleureras-tu jamais sur ta vie passée ? Me trouveras-tu toujours digne de toi ? Je suis un paysan, moi.
— Oh ! si je t’aime ! répondit Juliette. Je n’ai rien à regretter ici. Le crime a souillé les mains dans lesquelles ma main était tombée. Nos liens sont brisés et il ne me reste qu’à partir. Je pars heureuse de te suivre, de te donner ma vie tout entière.
Ils s’élevaient ainsi, peu à peu, jusqu’aux hauteurs idéales de la passion, et, comme s’ils n’avaient que cette heure pour se prouver l’amour qui les brûlait, ils étaient pressés l’un contre l’autre dans une extase infinie.
Soudain, un bruit, tel qu’on eût dit une lourde masse tombant sur le sol, se fit entendre à quelques pas d’eux, sous les arbres.
Raoul se leva précipitamment.
— On nous écoutait ! s’écria Juliette devenue très pâle.
Raoul courut à l’escalier, jeta ses regards autour de lui.
— Rassure-toi, dit-il, personne n’a pu nous voir, et nous parlions d’une voix si basse qu’on n’a pu nous entendre.
— C’est égal, répondit-elle, quittons ces lieux. Regagnons le château, j’ai peur.
Ils descendirent. Elle prit son bras et ils revinrent lentement vers l’habitation. Aucun domestique ne se trouva sur leur passage et ils ne purent soupçonner personne.
Seulement, lorsqu’ils entrèrent dans le salon, ils trouvèrent Adrien de Saramie assis dans un fauteuil, absorbé par la lecture d’un journal. Il vint à leur rencontre, dès qu’il les vit, et d’un air joyeux, il dit :
— Je vous cherchais ! Où donc étiez-vous ?
— J’étais dans le parc quand j’ai rencontré M. Raoul, qui venait vous voir, Adrien, répondit Juliette. Nous avons fait route ensemble jusqu’ici.
Adrien parut se contenter de cette explication. Ni Juliette ni Raoul ne remarquèrent que son visage était rouge et couvert de sueur. Ils s’assirent tous les trois près de la croisée ouverte et se mirent à causer en attendant l’arrivée de M. de Saramie et l’heure du dîner.
Caché dans le feuillage des arbres, Adrien de Saramie avait été témoin du rendez-vous de Raoul et de Juliette. Il n’avait pas entendu leur entretien. Mais le bruit de leurs baisers était arrivé jusqu’à ses oreilles.
Comment avait-il était conduit à les épier ? Ceci mérite une courte explication. Elle fera mieux comprendre les péripéties qui vont se presser sous notre plume, au moment où nous approchons du dénouement de ce dramatique récit.
Nous n’avons pas eu à parler souvent ni longuement d’Adrien de Saramie. Mais, par ce qui en a été dit, on a pu voir que c’était une de ces natures qui cachent, sous une physionomie maladive et nerveuse, un entêtement de volonté peu ordinaire et une chaleur de cœur non moindre.
Il était l’unique fils de M. de Saramie.
Sa mère, – la première femme du juge, – était morte en lui donnant le jour. Son enfance s’était écoulée dans la maison paternelle, attristée par le deuil ; sa jeunesse, dans un lycée où son père venait rarement.
Les enfants élevés ainsi, pour peu qu’ils soient enclins à la tendresse, souffrent cruellement, et leur cœur devient prompt à s’irriter de toutes les résistances qu’il rencontre.
Dans le vide qui s’y forme, il n’y a place que pour le désespoir que fait naître toute désillusion nouvelle.
Lorsque M. de Saramie s’était marié et avait ouvert sa maison à Juliette, Adrien habitait déjà Paris, où il commençait ses études préparatoires pour l’École polytechnique.
Il n’avait fait qu’entrevoir sa belle-mère, et comme il était à cet âge où l’enfant n’a pas fait complètement place à l’homme, il ne s’était montré sensible, ni à la beauté, ni à la jeunesse de Juliette.
Il conçut même, en ce moment, des pensées mauvaises.
Encore inexpérimenté, partageant les idées toutes faites et non réfléchies qui courent le monde et y ont force de loi, il avait souffert en voyant une étrangère entrer dans la maison où il était né, où sa mère était morte.
Mais ces impressions furent sans durée. Elles disparurent le jour où M. de Saramie accompagné de sa jeune femme quitta Paris pour la conduire dans le pays qu’elle devait habiter avec lui.
De ce moment à l’époque où Adrien vint au château de son père afin d’y recevoir les soins que nécessitait sa santé, quatre ans s’écoulèrent. On avait laissé un enfant ; c’est un homme qu’on vit arriver.
Homme ! oui. Mais il l’était seulement d’hier.
Il ne connaissait rien de la vie, ni la femme, ni les passions, ni l’amour.
En entrant chez son père, il vit Juliette.
Aussitôt des sentiments inavoués d’abord, puis plus persistants chaque jour, plus saisissables, s’élevèrent dans son âme.
La présence de Juliette le jetait dans un trouble profond. Quand elle était là, il sentait son cœur battre plus fort, son sang circuler avec plus d’activité dans ses veines.
Il l’aimait, et, durant ce récit, nous avons indiqué le moment où cet amour s’était manifesté.
Plusieurs jours, il fut sans pouvoir donner un nom à ces sensations si nouvelles pour lui. Lorsqu’il put les définir, il se fit horreur.
Aimer la femme de son père ! C’était presque un inceste !…
Que serait-il advenu de lui ? À quelles extrémités l’eût porté l’état où il se trouvait soudain ? Nous ne saurions le dire.
Il ne put lui-même s’en préoccuper, car Juliette, qui découvrit avec sa perspicacité de femme ce qui se passait en son cœur, lui procura tout à la fois un remède énergique et une consolation puissante, en lui offrant son amitié.
Par cette offre franchement formulée et non moins franchement acceptée, elle éleva entre elle et les aspirations inconsidérées de ce cœur coupable de trop d’enthousiasme et de trop de jeunesse, une haute barrière.
Adrien se reconnut satisfait et heureux.
Il crut, ou plutôt Juliette crut pour lui, – car il n’avait pas approfondi son amour, – que l’amitié contiendrait les effervescences de cette passion naissante.
Elle se prodigua pour devenir maternelle et pour plaire ainsi.
Ses relations quotidiennes avec Adrien, qu’elle traitait comme elle eût traité son fils, se couvrirent, comme d’un voile, d’une familiarité douce, toute charmante, qui semblait éloigner les pensées coupables.
Malheureusement, il aurait fallu qu’elle dissimulât aussi la beauté de ses traits, l’éclat de son regard, l’exquise douceur de son accent, la grâce de sa démarche, tout ce qui la rendait séduisante, tout ce qui causa dans l’âme d’Adrien des ravages indescriptibles.
Le premier amour que nous portons dans nos souvenirs, frais, pur, idéal, il ne le connut pas. Le sien fut fiévreux, troublé par les remords, déchiré par l’impossibilité même de réaliser les désirs qu’il faisait naître.
Et cependant Adrien parvint à cacher sa peine.
Nul n’en devina rien, Juliette moins que personne, car elle était absorbée à la fois par l’horreur que lui inspirait son mari dont elle venait d’apprendre le crime et par la tendresse qu’elle ressentait pour Raoul dont elle encourageait l’amour.
Il est certain qu’à ce moment, Adrien n’eut pas la clairvoyance propre à certains amoureux ; s’il l’avait possédée, il aurait découvert que son père était trompé, que celui qui aimait Juliette et qu’elle aimait n’était autre que l’ami auquel il s’était attaché et que vingt fois, il avait été tenté de prendre pour confident.
Si, dès le début de sa funeste passion, il connut les tourments de la jalousie, ce fut durant des heures néfastes où il envia le bonheur de son père qui pouvait, il le pensait du moins, jouir librement du bonheur de chérir Juliette.
Bientôt, cependant, à vivre auprès de cette femme qui, malgré ses douleurs intimes et ses joies secrètes, ne se départit jamais à l’égard d’Adrien de sa douceur ni de sa sollicitude, la passion de ce jeune homme s’apaisa, en ce sens qu’elle devint une adoration durant laquelle l’objet adoré fut élevé de plus en plus dans les sphères idéales où les désirs grossiers n’ont pas accès.
Juliette fut une idole.
Il l’avait d’abord aimée pour sa beauté. Il l’aima pour les vertus qu’il découvrait en elle. En voyant, avec les yeux de l’honnêteté et de la raison, que son amour était une injure à son père d’abord, à elle-même ensuite, il s’accoutuma à l’honorer. Il eut pour elle des enthousiasmes extatiques.
Les lieux où elle passait, les objets qu’elle touchait, les opinions qu’elle émettait, les conseils qu’elle donnait, furent sacrés pour lui. Une fleur tombée des mains de Juliette était d’un prix inestimable à ses yeux ; un sourire d’elle valait un joyau précieux.
Ainsi, peu à peu l’ardeur des sens se calma et l’imagination seule soutint la passion d’Adrien.
Il se promit de n’avoir jamais dans la vie d’autre lumière que le regard de Juliette, de marcher à la clarté de ce rayon pour chercher la voie droite et la vérité, et de rapporter à la femme dont son cœur était plein toutes les bonnes et vaillantes actions de sa vie.
Ainsi cette passion qui avait failli le perdre serait son salut.
On comprendra donc combien douloureuse fut sa surprise, lorsqu’un soir, se promenant avec Juliette et Raoul dans une allée du parc, il crut voir sous les blancs reflets de la lune l’épouse légitime de son père, échanger avec son ami un regard amoureux, accompagné d’un furtif serrement de main.
D’abord, il crut s’être trompé.
Mais un peu plus tard, se trouvant seul dans sa chambre, au moment de s’endormir, ayant pensé à cet incident qui le poursuivait, il fut épouvanté en assistant à l’enfantement d’une conviction qui prit possession de son esprit et selon laquelle Juliette et Raoul étaient des amants adultères.
En vain il voulait résister à la pensée qui s’imposait à lui.
Ses efforts ne faisaient qu’accroître la lucidité de ses souvenirs.
Mille petits faits, des détails vulgaires, lui apparaissaient maintenant comme des preuves à l’appui de ses soupçons qui faisaient la boule de neige, le premier insignifiant d’abord en ayant attiré d’autres et s’en étant grossi.
— Je suis fou ! se disait-il de temps eu temps.
Mais presque aussitôt, il se rappelait que lorsque Raoul devait venir, Juliette apportait dans sa parure des soins plus minutieux, qu’elle était souvent seule avec le jeune homme et qu’il n’était pas rare qu’on les rencontrât silencieux, inquiets, comme honteux d’avoir été surpris.
Et peu à peu la conviction terrible se formait, s’accentuait.
Un moment arriva où, sans pouvoir dire où était la vérité, où était l’erreur, il fut saisi d’une douleur violente et se mit à pleurer amèrement.
Le lendemain, il promena ses soupçons et ses doutes tout le jour, jusqu’à l’heure où il vit Juliette sortir de la maison et se diriger vers le kiosque.
Il la suivit, grimpa sur un arbre pour être mieux en mesure d’observer, et s’il n’entendit rien de l’entretien qu’eurent les amants, il en vit assez pour ne plus douter.
Alors, il se laissa aller et c’est le bruit de ses pieds touchant le sol que Juliette et Raoul avaient entendu.
Il les précéda au château, les y attendit fiévreux, irrité, maudissant Juliette et ne se rassura qu’après avoir acquis la certitude qu’ils ne soupçonnaient qu’il avait tenté de les surprendre.
— Oh ! maintenant, je vais les suivre, les épier, ne plus les quitter, murmura-t-il.
La soirée de ce jour s’écoula tranquillement.
Le visage de Saramie demeura impénétrable. Juliette s’efforça de sourire pour détourner d’elle tous les soupçons.
Adrien, désireux de ne faire un éclat pour venger l’honneur compromis de son père qu’après avoir eu de l’adultère une preuve nouvelle, ne laissa rien voir de la tristesse qui l’obsédait.
Un étranger qui, dans ce moment, eût été introduit en présence de la famille de Saramie, n’eût certes pas deviné l’horrible drame que préparaient les sentiments contenus de chacun.
À la fin de septembre, les soirées, dans le Midi, sont encore pleines de charme. On dirait un dernier souvenir du printemps.
Les gazons et les arbres, brûlés par les chaleurs de juillet, sont redevenus verts, ainsi qu’au mois de mai, et comme après les cruautés de l’hiver, après les violences du soleil, la nature respire, soulagée.
Vers huit heures, après le dîner, on s’asseyait sur une aire placée au midi du château. Le silence des champs n’était troublé que par le bruit de quelques rares charrettes passant au loin sur la route, ou par le son d’une clochette annonçant que les travailleurs des campagnes poussaient leur bétail dans la direction de Bellegarde.
Là, durant les soirs précédents, tandis que Saramie restait silencieux et préoccupé, le cigare aux lèvres, Adrien et Juliette s’entretenaient à demi-voix.
Tout était prétexte à conversation : la fauvette qui chante, l’étoile qui file, la caille qui traverse les vignes, la nuit qui s’assombrit.
Oh ! les bonnes heures pour Adrien.
Il se sentait près de Juliette. Il la voyait occupée de lui.
Il se tenait assez proche d’elle pour respirer le parfum de ses cheveux, pour s’emparer, sans qu’elle s’en aperçut, de la fleur qu’elle avait touchée, pour goûter, en un mot, ces mille joies faites de riens qui plaisent tant aux amoureux platoniques.
Raoul venait souvent.
Adrien avait conçu pour lui la plus vive amitié.
Il était heureux, ignorant que Raoul possédait tout le cœur de Juliette, d’admettre ce jeune homme à goûter la douceur de leurs entretiens.
Il les trouvait trop courtes, au gré de ses désirs, les soirées ainsi passées.
Celle que nous racontons ne leur ressemblait en rien. La ressemblance n’était qu’à la surface. Dans les cœurs que d’orages en germe et que de catastrophes prêtes à éclater !
Chacun des trois personnages qui se trouvaient en présence était sous l’empire d’une préoccupation qui lui était propre : Saramie songeait aux révélations de Jean le Gueux et au drame nouveau que le destin préparait ; Juliette tâchait d’évoquer l’avenir et de deviner le sort que lui réservaient les résolutions qu’elle avait arrêtées ; Adrien, enfin, se demandait comment, pourquoi il avait cru à la vertu de cette femme, dont la faute lui semblait sans excuse. Il pensait à ce Raoul, dont il était devenu l’ami, et à la suite duquel le déshonneur était entré dans la maison où on l’accueillait, hier encore, avec un fraternel empressement.
C’est Adrien qui était le plus à plaindre.
Saramie vivait de l’espoir de se venger ; Juliette, de l’espoir de fuir cette demeure maudite.
Seul, Adrien ne pouvait conserver aucune espérance.
Il était en proie à une horrible perplexité.
Il se demandait s’il devait dénoncer à son père les horreurs qu’il avait surprises, ou le venger, en les lui taisant.
C’est à ce dernier parti qu’il s’arrêta.
Ce soir-là, il embrassa son père, ainsi qu’il le faisait tous les soirs. Il serra, frémissant, les mains de Juliette et se retira.
Le mari et la femme restèrent seuls, sans ouvrir la bouche, jetant loin d’eux le masque qu’en présence d’un témoin, quel qu’il fut, ils gardaient sur leur visage, irrités : elle, parce qu’elle le savait assassin ; lui, parce qu’il la savait en possession de son secret.
À dix heures, ils se séparèrent sans s’être adressé la parole.
Les jours s’écoulaient cependant, et le dimanche arriva.
À minuit et demi, Raoul devait s’enfuir avec Juliette.
Depuis le jour où leur décision avait été prise, ils ne s’étaient pas revus.
Mais Juliette savait qu’il procédait à tous les préparatifs de leur départ. Pour lui, il était assuré qu’au moment décisif, elle ne manquerait ni d’audace ni de courage.
La journée parut longue à la jeune femme.
Son mari, qui se préparait à la surprendre le soir aux bras de son amant, et qui, en attendant le spectacle que Jean le Gueux lui avait promis, se sentait incapable, au moment où il en approchait, de contenir son impatience ; son mari était parti pour Nîmes, où, disait-il, il passerait deux jours.
Juliette avait béni ce hasard qui la laissait libre, regrettant de ne pouvoir également éloigner Adrien, mais non inquiète, cependant, en songeant qu’à l’heure où il faudrait fuir, le jeune homme ne serait pas auprès d’elle.
Puis, comme son émotion allait augmentant sans cesse, à mesure qu’approchait l’heure de la fuite, et qu’elle redoutait de ne pouvoir dissimuler, elle avait prétexté une indisposition, afin de n’avoir pas à subir la société d’Adrien.
L’absence de son père, la coïncidence de ce voyage avec cette maladie subite qui retenait Juliette chez elle, éveilla les soupçons d’Adrien.
Il ne douta pas que les amants, qu’il n’avait pas vus ensemble, depuis l’heure où il avait surpris leur secret, n’eussent choisi ce jour-là pour se retrouver.
Durant toute la journée, il fut en sentinelle dans le parc.
Il allait et venait, avec l’espoir qu’il verrait arriver Raoul et pourrait le surveiller.
Vers cinq heures, en effet, à l’approche du crépuscule, alors qu’il n’est déjà plus jour et qu’il n’est pas encore nuit, il aperçut, à l’entrée de la grande allée, Raoul qui marchait à grands pas vers le château.
Il se jeta dans un massif de lauriers, afin de s’y cacher.
Au moment où Raoul arriva devant le château, Juliette en sortit, Juliette qu’Adrien croyait dans sa chambre et qui se disait souffrante.
— Elle attendait son arrivée, murmura-t-il.
Elle vint à la rencontre de son amant, et, avant qu’il eût ouvert la bouche, elle lui dit d’une voix telle qu’Adrien de Saramie ne put rien entendre :
— Pas un mot, Adrien est là caché.
Raoul demeura stupéfait.
Il parvint à se remettre cependant et, s’inclinant respectueusement, il répondit sans que son accent manifestât la moindre émotion :
— Tout est prêt pour ce soir.
— Je suis prête aussi.
Ils n’ajoutèrent pas une parole sur ce qui concernait leur fuite, et se mirent à parler de choses insignifiantes.
— Se défient-ils ? se demanda Adrien. Après tout, cela ne serait pas extraordinaire. On a beau s’aimer, on ne s’embrasse pas pour cela au milieu d’un parc, alors qu’on risque d’être surpris.
À ce moment, ceux qu’il épiait marchaient dans la direction où il se trouvait. Il vit leur visage et resta tout surpris en n’y voyant aucune trace d’émotion.
— Me serais-je trompé ?
Non ! c’était impossible. Il avait été témoin d’un échange de baisers. Mais comment expliquer leur froideur, leur calme, alors qu’ils devaient se croire seuls ?
Au lieu d’approfondir cette question, il n’écouta que l’impatience qui grondait en lui et brusquement il se montra.
— Bonsoir, Adrien ! lui dit Raoul avec autant de tranquillité que s’il se fût attendu à le voir.
— Je vous salue, répondit Adrien furieux de n’avoir pu les surprendre aux pieds l’un de l’autre.
Et il passa sans ajouter un mot et sans laisser lire dans son regard farouche.
— Qu’a-t-il donc ? demanda Raoul à Juliette.
— Je crois qu’il nous espionne et a tout deviné, répondit celle-ci.
— Tout ! à l’exception de notre projet de fuite, que nous n’avons confié à personne !
Il y eut un court silence.
— Bah ! qu’importe ! s’écria Raoul. Cette nuit, nous serons loin, très loin d’ici et à tout jamais à l’abri de ceux qui pourraient songer à nous poursuivre !
— Dieu t’entende ! fit Juliette devenue rêveuse.
Le lendemain du jour où Adrien de Saramie avait fait la découverte que l’on sait, son père, en revenant de Nîmes, rencontra sur la route, à peu de distance de sa propriété, Jean le Gueux, qui semblait l’attendre.
Lors de leur dernière entrevue, lorsque M. de Saramie avait interrogé le mendiant, afin de savoir en quels lieux il le retrouverait, celui-ci lui avait répondu :
— Soyez sans inquiétude à cet égard ; quand j’aurai besoin de vous voir, je saurai bien vous rencontrer.
Aussi, ayant aperçu Jean le Gueux sur la route, le juge se dit :
— Il a quelque chose à m’apprendre.
Ainsi qu’il l’avait fait la dernière fois qu’ils s’étaient vus, il donna l’ordre d’arrêter sa voiture, mit pied à terre et, ayant renvoyé ses gens, il s’avança vers Jean le Gueux.
— Vous avez à me parler ? demanda-t-il.
— Sur-le-champ, et d’affaires graves.
— Me voici tout attentif ; parlez. Savez-vous enfin le nom de l’homme qui a osé m’accuser dans l’ombre d’un crime odieux, qui n’a pas craint de raconter l’histoire sortie de son imagination, à ma femme, en la lui donnant pour vraie ?
— Je ne sais pas le nom de cet homme.
— Mais, alors ! fit Saramie étonné.
Jean le Gueux leva les épaules en signe de pitié.
— Cela vous étonne, répondit-il, que je n’aie pas trouvé cet homme. Mais vous, qui avez à votre service les ressources inépuisables que la justice met en œuvre quand il le faut, ne cherchez-vous pas depuis longtemps et en vain, un criminel ?
— C’est vrai, répliqua sourdement Saramie.
— Je ne suis pas plus heureux que vous, continua Jean le Gueux. Je n’ai pas découvert l’homme que vous tenez si vivement à connaître, mais j’ai fait une autre découverte bien plus importante.
— Laquelle donc ? demanda le juge.
Jean le Gueux le regarda de cet œil morne, qui donnait à son visage une physionomie lugubre. Un sourire ironique plissa légèrement ses traits, et, d’un accent mystérieux, il dit :
— Mais, d’abord, armez-vous de courage !
— Vous m’épouvantez ! Qu’est-ce donc ?
— Avez-vous la force d’entendre sans faiblir une nouvelle affreuse ?
— Eh ! parlez donc, parlez donc ! s’écria Saramie à qui toute patience échappait. Si j’ai de la force, nous le verrons après.
— Vous le voulez, soit. Votre femme a un amant.
Cet aveu sortit de la bouche de Jean le Gueux aussi simplement que s’il se fût agi de quelque communication sans gravité.
Saramie fit un bond terrible.
— Vous dites ! vous dites ! répétez donc !
— J’ai dit que votre femme avait un amant.
Il y eut un moment de silence.
— Allons donc ! s’écria Saramie, devenu blême, c’est impossible !
— J’ai vu l’amant dans les bras de sa maîtresse !
— Vous l’avez vu ! Quel est-il ?
— Je ne le connais pas, un homme entre deux âges, tête assez belle.
Il parlait toujours, Saramie ne l’entendait pas.
— Elle me trompe ! elle me trompe ! répétait-il.
Jean le Gueux continuait.
— C’est par hasard que j’ai surpris leur rendez-vous. J’ai entendu des paroles qui ne laissent aucun doute, sur la nature de leur liaison. J’ai entendu le bruit de leurs baisers. Ce que je n’ai pu voir à cause de la nuit, c’est la figure de l’homme.
— La seule chose que j’eusse intérêt à connaître.
— Nous la connaîtrons aussi !
— Dans l’entretien que vous avez écouté, rien ne vous a-t-il prouvé que l’amant de ma femme est l’auteur des révélations dirigées contre moi ?
— Rien. Mais j’ai compris qu’il n’ignorait pas l’accusation dont vous êtes l’objet. Il a dit – je vous demande pardon, monsieur le juge, mais je ne fais que répéter vos paroles – il a dit à votre femme : Vous ne pouvez rester plus longtemps sous le toit d’un assassin.
— Il s’est exprimé en ces termes !
— Je les répète fidèlement.
— Et ma femme, qu’a-t-elle répondu ?
— Rien, à ce moment.
— Et plus tôt ou plus tard ?
— Qu’elle était prête à suivre son amant.
— La misérable ! s’écria Saramie. Elle m’a trompé là, sous mon toit ! Et peut-être l’homme auquel elle ouvre son lit est celui qui m’accuse ! Pourquoi en douter ? Qui avait intérêt à lui apprendre ces choses, sinon quelqu’un qui voulait me rendre odieux et prendre ma place auprès d’elle ? Oh ! mais je saurai bien, et du même coup, je frapperai celui qui, après avoir voulu déshonorer ma maison par d’infâmes accusations, m’enlève ma femme. Je les châtierai tous les deux, lui, elle, et de ce pas je vais…
— Rester ici et n’en pas remuer, fit Jean le Gueux en l’arrêtant d’un geste, attendre que vous soyez calme pour paraître devant votre femme. Il faut dissimuler, feindre l’ignorance la plus absolue, agir de telle sorte qu’elle n’ait aucun motif pour se défier de vous ! Comprenez-vous ?
— Et vous croyez que je ne chercherai pas à tirer vengeance ?
— Il faut d’abord surprendre les coupables comme je les ai surpris, moi ! Vous aurez une preuve, alors. Vous saurez si l’homme qui vous enlève votre femme est celui qui voulait vous déshonorer en vous accusant du crime du pont du Gard ! Croyez-moi, monsieur le juge, soyez prudent et patient. Vous n’en arriverez qu’à mieux vous venger.
— Attendre ! attendre encore ! Jusques à quand ?
— Écoutez, répondit lentement Jean le Gueux, j’ai cru comprendre qu’ils devaient se voir dans la nuit de dimanche à lundi, à minuit et demi. Je vous promets de vous les montrer !
Saramie s’était appuyé contre un saule au tronc rabougri, placé au bord du chemin. Il semblait en proie à une émotion épouvantable.
— Vous me promettez que je les verrai ?
— Sans doute !
— Eh bien, soit ! j’attendrai, à moins toutefois que d’ici là, je ne les rencontre ensemble, auquel cas je ne réponds de rien.
— Vous ne les rencontrerez pas ! s’écria vivement Jean le Gueux. J’ai bien entendu qu’en se séparant, ils se sont dit : À dimanche.
Jean le Gueux se retira après avoir promis de se trouver devant le château le dimanche à minuit.
Saramie regagna lentement sa demeure. Il était ivre de fureur.
— Trompé ! trompé !
Ce n’était pas de jalousie qu’il souffrait, mais d’humiliation.
Il n’aimait pas sa femme. Il la détestait et la redoutait depuis qu’il la savait instruite de son crime, et qu’elle lui avait caché le nom de l’homme par qui elle était instruite.
Mais, en dépit de sa haine, il ne pouvait comprendre qu’elle eût été à un autre. Il ne croyait pas qu’elle pût jamais être infidèle. Il était désespéré en voyant son honneur compromis et sa personne vouée au ridicule, lorsqu’on saurait qu’il était trompé comme tant d’autres.
Et son rival, qui était-il ? qui pouvait-il être ? sinon le personnage mystérieux qui avait appris le crime à sa femme.
Il était facile de saisir la connexité de cette révélation et de la séduction à laquelle Juliette avait succombé.
Pour provoquer, hâter sa chute, il fallait qu’on lui prouvât que son mari était coupable envers elle, méprisable.
C’est en s’appesantissant sur cette pensée, en se confirmant dans la conviction que l’homme qui connaissait son crime n’était autre que l’amant de sa femme, que Saramie arriva à voir le moyen d’échapper au double danger qui le menaçait.
Sa femme ayant un amant, la loi ne lui contestait que faiblement le droit, s’il les prenait en flagrant délit, de les tuer l’un et l’autre.
Les tuer ! Il saurait le faire, et sous prétexte de venger son honneur, il ferait disparaître les deux personnes qui semblaient convaincues de son crime, et disaient en avoir les preuves.
La perspective qu’en accomplissant sa vengeance, il assurerait le secret de ses forfaits, le rendit presque joyeux, et au moment où il arrivait à la porte de son parc, il chantait entre ses dents sur un air populaire :
— Je suis trompé ! je suis trompé !
Il entra dans le château, souriant et superbe.
Sa femme et son fils se trouvaient dans le salon.
Il les rejoignit.
Le dimanche, à minuit, Juliette de Saramie était seule dans sa chambre, prête à partir.
Heure grave, heure terrible dans sa vie de femme !
Elle le sentait.
Quelles qu’eussent été jusqu’à ce jour les douleurs qu’elle avait subies, la faiblesse qu’elle avait montrée, du moins rien n’en avait transpiré.
Désormais, tout serait public.
Son amour deviendrait sa honte et ce sentiment passionné qui l’avait jetée dans les bras de Raoul, serait l’instrument de son humiliation.
Néanmoins elle était forte.
Elle se livrait absolument, sans arrière-pensée, à l’ardente passion qui l’entraînait.
Elle cherchait sa justification dans les événements dont elle avait été témoin depuis quelques semaines et auxquels sa vie se liait d’une manière étroite.
Et cependant, comment ne pas se rappeler tout ce passé honorable avec lequel elle allait rompre, ses amis qui ne lui pardonneraient pas ce que le monde implacable appellerait sa chute ?
C’était la plaie, en ce moment, saignante en son cœur.
Elle revoyait ses jeunes années, les chastes journées passées auprès de sa mère, sa première communion, son adolescence, les murmures d’admiration que sa beauté soulevait sur son passage ; puis son entrée dans le monde, au bras d’un homme qu’elle voulait aimer, se croyant aimée de lui.
Enfin, le souvenir de ses désillusions revenait à sa pensée.
Elle avait tant pleuré, jusqu’à l’heure où, dominant son malheur, l’indifférence dont elle avait été l’objet de la part de son mari, elle s’était abandonnée aux plaisirs du monde avec ardeur pour y puiser l’oubli.
— Qui osera me condamner ? se demandait-elle.
— Tous, toutes, même ceux et celles qui furent plus coupables que toi, mais qui jetèrent un voile mystérieux sur leurs infamies.
Voilà ce que répondait sa raison.
Et sa conscience ajoutait à cette réponse des reproches pleins d’amertume contre lesquels elle se révoltait.
— Que faire, après tout ? N’est-il pas trop tard pour se livrer à ces réflexions ? Elles sont superflues, s’écria-t-elle !
Pour se consoler, elle évoqua l’avenir.
Raoul était doux, généreux, bon.
Il l’entraînerait au loin ; ils vivraient heureux, sans souci, sans crainte, sans remords. Dès qu’ils le pourraient, ils régulariseraient leur situation et pourraient se montrer alors, le front haut, sans avoir à rougir.
Cette perspective la rassura.
Elle regarda la pendule. C’était minuit un quart.
— Il ne saurait tarder à arriver, se dit-elle, en pensant à Raoul.
Alors, elle se rappela qu’il était convenu qu’à moins qu’elle ne pût fuir par la porte, elle attendrait que son amant vînt faciliter sa sortie par la croisée.
Elle fut ravie, en songeant qu’elle ne serait pas dans la nécessité d’avoir recours à ce moyen extrême et dangereux. Son mari était absent. Adrien s’était depuis longtemps retiré dans son appartement. Les chemins restaient libres, et il était aisé de circuler, sans être entendu, dans les corridors du château.
Elle s’approcha de la croisée entr’ouverte.
Le calme des champs était profond. La lune, noyée dans les nuages, jetait une clarté sombre qui permettait de distinguer les arbres pareils à de grandes ombres et les allées blanches.
Elle prêta l’oreille et crut entendre au loin sur la route le bruit d’une voiture.
— Est-ce mon mari qui revient de Nîmes, ou Raoul qui vient me prendre ? se demanda-t-elle anxieuse.
Soudain, le bruit cessa. La voiture venait de s’arrêter.
Juliette respira, devinant Raoul.
Elle jeta sur ses épaules un manteau garni d’un capuchon dont elle enveloppa sa tête et s’avança vers la porte, afin de descendre dans le parc et d’abréger, en allant à la rencontre de son amant, le chemin qu’il avait à faire.
Mais cette porte s’ouvrit brusquement.
Juliette recula épouvantée.
Un homme, – Adrien de Saramie, – venait d’entrer. Il était pâle, grave ; la colère et la crainte étaient exprimées dans son regard.
— Madame, dit-il, vous ne partirez pas.
Juliette comprit qu’il fallait se hâter. Le temps pressait, Raoul attendait. Se lassant de son attente, il pouvait grimper le long du mur, apparaître à la fenêtre, se trahir et se jeter dans un piège.
— Je ne partirai pas ! Qui m’en empêchera ? demanda-t-elle avec tout le sang-froid dont elle était capable.
— Moi, madame ! moi-même ! répondit Adrien.
— De quel droit ?
— Mon père est absent, madame, et mon père, c’est votre mari ! En son absence, dont vous profitiez pour fuir, je suis chargé de veiller sur l’honneur de la maison, et je ne tolérerai pas que vous partiez avec votre amant.
— Comment savez-vous ?…
— C’est donc vrai. Je n’en étais pas absolument certain. Mais vous me prouvez que mes pressentiments ne me trompaient pas. Raison de plus pour ne pas consentir à ce que vous quittiez cette chambre !
Juliette n’en pouvait croire ni ses yeux ni ses oreilles.
Était-ce bien ce jeune homme qu’elle avait vu si timide, si doux, épris d’elle au point de ne pouvoir passer à ses côtés sans trembler !
Qui donc l’avait averti ? Comment savait-il qu’elle allait fuir ?
— Laissez-moi passer ! fit-elle doucement et d’un accent ferme.
— Vous ne passerez pas, madame. Que votre amant monte jusqu’ici, s’il l’ose. Nous nous expliquerons.
Le visage de Juliette s’empourpra de colère.
Elle n’était plus en ce moment ni l’épouse coupable, ni la créature compatissante, mais la femme qui défend le bonheur auquel elle tient.
D’un geste, elle fit reculer Adrien jusque dans l’embrasure de la croisée ouverte.
Elle voulait se montrer à Raoul avec Adrien, afin de lui prouver que si elle ne descendait pas, c’est qu’elle n’était pas seule et de l’empêcher lui-même de monter dans son appartement.
En même temps, elle dit :
— De quel droit prétendez-vous m’imposer une volonté ? En quel nom êtes-vous ici ? Au nom de votre père ? Vous a-t-il autorisé à y venir ? Vous êtes bien téméraire, ignorant les paroles qui ont pu être échangées entre nous, de vous présenter pour m’arrêter dans ma fuite. Qui vous affirme que cette fuite n’est pas nécessaire, qu’elle n’est pas justifiée !
— Justifiée, votre fuite avec un amant ! s’écria Adrien.
— Oui ! cela vous surprend ? Tenez, je pourrais en ce moment vous faire bien du mal. Je pourrais, en vous énumérant les causes qui m’obligent à partir, vous montrer un abîme béant sous vos pas, que vous n’avez pas soupçonné, et dans lequel je peux d’un mot vous précipiter.
Adrien éprouvait la plus vive surprise. Il ne s’attendait pas à ce que Juliette se serait défendue ainsi !
— Mais en partant, quelles que soient les causes de votre départ, vous déshonorez le nom que je porte !
Juliette souriait amèrement.
— Êtes-vous bien sûr que ce soit l’honneur du nom qui vous préoccupe ? Vous préoccuperait-il, si, vous encourageant à parler, et prêtant, il y a quelques semaines, une oreille complaisante à tout ce que vous m’auriez dit, j’avais été assez faible pour accepter vos hommages ?
— Madame ! s’écria Adrien tout tremblant.
— Ah ! vous voulez me retenir prisonnière, ici, jusqu’à ce que votre père soit revenu ! Eh bien, soit. Vous lui direz : Votre femme voulait partir. Je m’y suis opposée. Savez-vous ce que je répondrai. Écoutez-le : — Monsieur, j’allais partir, en effet, pour échapper aux obsessions de votre fils qui, durant votre absence, vient, jusque dans mon appartement, me poursuivre de son indigne amour !
Adrien ne put retenir un cri.
— Vous le voyez, continua Juliette, je suis aussi perspicace que vous, et si vous avez surpris ma fuite, j’ai surpris, moi, votre secret. Vous m’aimez, imprudent enfant, et si vous êtes en ce moment près de moi, c’est uniquement parce que vous êtes jaloux.
Il y eut un silence. Juliette reprit :
— Je pars. Rentrez chez vous et ne dites jamais à votre père ce qui vient de se passer entre nous. Par la manière dont il expliquera mon absence pour vous et les gens du château, vous comprendrez qu’en quittant cette maison, j’obéis à un légitime sentiment de dignité.
En ce moment, ils se trouvaient tous les deux dans le cadre formé par la croisée ouverte, de telle sorte que du dehors, ou pouvait les voir sans distinguer leur visage, et sans les entendre, car ils parlaient à demi-voix.
Juliette jeta un coup d’œil dans le jardin. Elle aperçut une ombre, crut que c’était Raoul et se prépara à l’aller rejoindre. Mais elle fut arrêtée par un cri d’Adrien qui, tendant les bras vers elle, s’écria sanglotant :
— Juliette ! Juliette !
Elle allait répondre. Elle en fut empêchée, car au même moment, deux détonations se suivant à deux secondes d’intervalle, se firent entendre. Adrien, frappé à la tête par une balle, roula mort sur le sol, tandis que Juliette grièvement atteinte à la poitrine, se laissa aller contre la croisée, le corps penché en avant.
Une exclamation venue du dehors se fit entendre, à laquelle répondit un cri déchirant.
Jean le Gueux avait rêvé une vengeance terrible. Sa vengeance venait de s’accomplir.
Le même soir, il s’était mis en route, avec Saramie, pour tenir la promesse qu’il lui avait faite et lui prouver que sa femme le trompait.
Mais son dessein était de n’arriver au château que lorsque les amants seraient partis, de retenir Saramie jusqu’à ce moment et de ne le laisser entrer dans la chambre de Juliette que quand elle serait vide.
De cette façon, Saramie ne pourrait constater sa honte que lorsque sa femme aurait cessé d’être en son pouvoir, et il subirait cette cruelle douleur de se savoir trompé sans connaître l’amant de Juliette, ni sans pouvoir atteindre les coupables.
Malheureusement, Jean le Gueux n’avait pu prévoir qu’Adrien de Saramie, éperdu de jalousie, criblé de soupçons, se présenterait au dernier moment chez Juliette, viendrait s’opposer à son départ et en retarderait l’heure.
Tandis que Raoul attendait anxieusement Juliette, et que, réfugié sous les arbres du parc, il la voyait avec terreur, par la croisée ouverte de sa chambre, en conversation très animée avec Adrien, qu’il avait reconnu, Jean le Gueux et Saramie arrivaient au château, ce dernier venant de Nîmes.
Sur la route, il avait rencontré Jean le Gueux qui l’attendait. Laissant sa voiture à l’entrée du parc afin que le bruit des roues et des chevaux n’annonçât pas sa présence, il suivit le mendiant. Les deux hommes se trouvèrent dans la propriété au moment où Raoul y pénétrait de son côté et où Adrien entrait chez Juliette.
— Tu m’as promis de me la montrer aux bras de son amant, dit Saramie.
— Je tiendrai ma promesse répondit Jean le Gueux.
— Attends, alors.
Et le juge entra dans son cabinet, situé au rez-de-chaussée de l’habitation, y prit un fusil à deux coups chargé, et revint auprès de Jean le Gueux, à dix mètres de la croisée de la chambre de sa femme. Ce dernier feignit la terreur et la surprise.
— J’ai le droit de tuer la femme adultère et son amant ! s’écria Saramie.
Jean le Gueux ne put retenir un mouvement de plaisir.
Il riait sous cape en songeant à la colère de Saramie lorsqu’il saurait que les amants étaient partis. Jean le Gueux les croyait déjà loin.
On voyait de la lumière dans la chambre de Juliette.
Mais Jean le Gueux pensait qu’on avait laissé cette chambre éclairée à dessein.
Saramie attendait toujours, silencieux, farouche, froid, prêt à tirer.
Soudain le mendiant recula. Dans le cadre de la croisée il venait de voir apparaître deux ombres : une femme, un homme.
Il poussa un cri, voulut arrêter Saramie. Mais il n’était plus temps.
Le juge s’était jeté en avant avec rage, et, visant successivement Adrien et Juliette, sans distinguer leurs traits, il avait tiré coup sur coup. On l’a vu : Juliette tomba blessée, Adrien, mort.
Jean le Gueux crut que c’était Raoul qui venait d’être frappé ainsi. Il se couvrit les yeux de ses mains tremblantes, n’osant suivre Saramie qui s’était précipité dans le château.
— Qu’ai-je fait ? murmura-t-il.
Mais on lui prit le bras. On le secoua avec violence. Il se retourna et fut stupéfait en voyant Raoul.
— Qui a tiré ? demanda ce dernier.
— Sauve-toi ! sauve-toi ! s’écria-t-il. C’est le mari.
— Le mari ! Qui l’a conduit ici ?
— Moi ! Je te croyais parti !
— Infâme vieux ! fit Raoul avec violence, et, repoussant Jean le Gueux, il entra dans le château.
Il arriva dans la chambre en même temps que les domestiques qu’avait attirés le bruit de la détonation.
Un spectacle horrible s’offrit à ses regards.
Dans un coin était un cadavre : celui d’Adrien. De l’autre côté, Juliette qui avait eu la force d’atteindre un fauteuil. Elle possédait sa connaissance et serrait convulsivement sa poitrine d’où le sang s’échappait.
Entre eux se trouvait Saramie qui les regardait d’un œil effaré, épouvanté.
— Lui ! mon fils ! Votre amant ! disait-il.
— Non ! je le repoussais quand vous nous avez frappés, répondit Juliette.
— Mais alors !…
Et Saramie ne put continuer.
Ses cheveux se dressaient sur sa tête, son visage s’était couvert de pâleur. Il était inerte, immobile. Soudain, se retournant vers les assistants qui venaient d’entrer, il s’écria :
— Cet homme et cette femme me trompaient. Je les ai tués.
— Vous mentez, monsieur ! fit Raoul en s’avançant. Juliette était pure, votre fils seul était coupable. Il voulait la séduire. Malheureux ! qu’avez-vous fait ?
Le trouble de Saramie était tel qu’il ne songea même pas à s’étonner de la présence de Raoul dans sa maison à cette heure avancée. Il ne pouvait faire un mouvement.
Il vit les assistants se porter tour à tour vers Adrien et Juliette, constater la mort du premier, donner des soins à la seconde. Il n’eut pas la force de dire un mot, de faire un geste.
Raoul s’était agenouillé devant Juliette. Aidé de la femme de chambre de celle-ci, il examinait la blessure. Tout à coup, il se souvint que Jean le Gueux possédait quelques connaissances chirurgicales. Il courut à la croisée, appela, et Jean le Gueux se montra sur le seuil.
Sa présence parut ranimer Saramie, qui lui barra le passage et d’une voix sourde :
— Vous m’avez trompé !
L’aspect de son ennemi terrassé, loin d’inspirer à Jean le Gueux la pitié, ralluma sa colère.
— Vous avez voulu voir votre femme aux bras de son amant. Vous l’avez vue !
— Mensonge ! Il n’était pas son amant !
— Que m’importe !
— Misérable, tu iras sur l’échafaud !
— Allons donc ! répondit Jean le Gueux, c’est vous qui y monterez. Ce que je vous ai fait faire, le meurtre de votre femme et de votre fils, accompli par vos mains, ce n’est que la première partie de ma vengeance. Vous dénoncer, sera la seconde.
— Me dénoncer ! Ta vengeance !
— Monsieur de Saramie, vous avez séduit ma fille ; vous l’avez assassinée. Je le sais, j’en ai les preuves et j’ai voulu vous châtier. Moi seul ai tout conduit.
Il s’arrêta, car il vit Saramie rougir, pâlir, rougir encore, tourner sur lui-même comme s’il eût été frappé par un coup violent, lever les bras, pousser une plainte terrible et s’enfuir en délirant.
Raoul s’était avancé.
— Le malheureux ! Il est fou ! s’écria-t-il.
Et, s’adressant aux domestiques :
— Courez après votre maître, vous autres, et retenez-le.
Les domestiques obéirent. Jean le Gueux et Raoul restèrent seuls entre Adrien mort, et Juliette expirante. Alors, le jeune homme, s’adressant au vieillard, lui dit avec un accent où la douleur et l’irritation se mêlaient à la prière :
— Maintenant, sauve-là. Tu n’as que ce moyen de te faire pardonner.
Jean le Gueux, chancelant, s’avança vers Juliette. Ses soins restèrent vains. La balle de Saramie avait fait dans le corps de la malheureuse jeune femme d’irréparables ravages. Jean le Gueux pouvait arrêter le sang, mais non extraire la balle. Le médecin de Bellegarde, auquel deux exprès avaient été envoyés, n’arrivait pas. D’ailleurs, le mendiant possédait des connaissances chirurgicales suffisantes pour deviner que les soins seraient inutiles.
Juliette s’affaiblissait de plus en plus. Ses yeux perdaient leur expression habituelle de douceur. Ses lèvres se couvraient d’une pâleur cadavéreuse. Étendue dans un fauteuil, le front penché, elle s’en allait lentement, mais douloureusement vers la mort. Son corps se tordait sous la morsure du mal. Elle ne pouvait même plus parler.
Drame horrible ! Une agonisante en face d’un cadavre. Ici, un amant éperdu, désespéré. Là, un vieillard écrasé sous le poids de son œuvre, et promenant vainement ses mains tremblantes et impuissantes sur une plaie incurable.
Au dehors, la nuit profonde, le calme des ténèbres, troublé seulement par des plaintes déchirantes, celles de Saramie qui se débattait sous les premières atteintes de la folie qui enveloppait peu à peu sa raison et qui injuriait les gens occupés à l’empêcher de se briser le front contre les murs de son parc.
— La sauveras-tu ? demanda soudain Raoul à Jean le Gueux.
Le vieillard ne répondit pas.
— Tu l’as tuée ! misérable ! s’écria Raoul. Tu as voulu te venger. Tu n’as pas craint de marcher sur mon cœur, de diriger une main meurtrière vers cet ange !
Raoul parla longtemps ainsi. Il rappela le passé, fit le tableau du bonheur qu’il avait goûté, celui du bonheur qu’il avait rêvé pour l’avenir et qui maintenant était détruit. Il accabla Jean le Gueux de ses reproches, de ses malédictions. Puis, le saisissant par le bras, il l’obligea à se lever, l’entraîna vers la porte et le poussant au dehors :
— Va-t’en ! va-t’en !
Jean le Gueux, semblable à un être inerte, se laissa faire et se trouva, sans savoir comment, dans le parc silencieux. Alors un effondrement formidable s’accomplit en lui. Toutes les espérances, toutes les passions, toutes les haines sous l’empire desquelles il avait agi se dissipèrent, et il se trouva seul en face de sa conscience, qui parlait avec violence et colère.
Il marcha devant lui, sans chercher à voir quel chemin il suivait, en quels lieux il se trouvait, sans remarquer que, dans l’horizon obscur, le ciel se chargeait de nuages épais, gros d’orage.
Quelquefois, il s’arrêtait brusquement au milieu de la route. Appuyé sur son bâton, il demeurait là, écoutant les voix mystérieuses qui grondaient en lui et leur répondait.
Il pensait à sa fille, à Juliette, à Raoul, à Adrien de Saramie, à Saramie lui-même, et, comme s’il eût perdu la mémoire des faits, il ne pouvait plus ni plaindre, ni haïr.
En revanche, il avait peur. De quoi, de qui ? Il n’en savait rien. On ne raisonne pas la terreur. On la subit. Celle qu’il éprouvait faisait claquer ses dents, trembler ses membres, et courbait plus encore son corps déjà voûté par l’âge.
Puis il reprenait sa marche vagabonde, affolée, pour s’arrêter encore au bout de quelques instants.
Il arriva de la sorte vers deux heures du matin, devant la ferme de Font-du-Roi, située à cinq kilomètres de Bellegarde, sur la route de Beaucaire. C’est un amas de bâtiments sans architecture, placé aux pieds d’une colline boisée, sauvage, en face d’une source inépuisable qu’abritent de hautes plantations, et devant laquelle, suivant une tradition populaire, saint Louis, allant en Orient, s’arrêta pour se désaltérer.
Jean le Gueux était venu bien souvent dans cette ferme.
Il y trouvait toujours asile et bon pain.
À cette heure, les habitants dormaient, et Jean le Gueux, éprouvant le besoin de prendre quelques instants de repos, pénétra dans une bergerie déserte dépendant de la ferme. Mais aussitôt les chiens se mirent à aboyer.
Comme un homme ivre que son ivresse entraînerait, il s’était jeté sur la paille afin d’y dormir. Mais il lui fut impossible de fermer les yeux.
Les aboiements des chiens continuaient avec persistance.
En même temps, le tonnerre commençait à gronder avec des bruits sourds d’abord, puis violents comme une détonation et se rapprochant sans cesse.
Il se leva et sortit.
Au même moment, un homme sortait de la ferme. C’était le valet qui, réveillé par l’agitation des chiens, venait savoir ce qui la provoquait.
— Qui va là ? s’écria-t-il.
Jean le Gueux ne répondit pas.
Mais un éclair déchirant la nue, permit aux deux hommes de se voir.
— Qui êtes-vous ? demanda le valet.
La terreur de Jean le Gueux redoubla.
Il croyait voir ou entendre des gens envoyés à sa poursuite. Il se jeta dans le bois, et, gravissant la colline, il ne tarda pas à se perdre sous les arbres.
La pluie commençait à tomber en grosses gouttes. Bientôt elle devint torrent.
Le vent soufflait avec impétuosité. Les branches se tordaient au milieu des rafales, et on les voyait s’agitant comme des bras de fantômes, à la lueur des éclairs.
La foudre grondait maintenant sans interruption et l’orage avait toutes les violences méridionales.
Jean le Gueux s’était réfugié sous un bouquet de chênes verts.
Il était là, l’eau ruisselant sur son corps, la tête nue, le vent ayant enlevé son chapeau. Mais il semblait insensible aux éclats de la tempête.
Soudain un éclair formidable illumina le ciel, les bois, la plaine, et presque aussitôt une détonation épouvantable se fit entendre.
Quand elle cessa, Jean le Gueux gisait foudroyé sur le sol.
* * *
À la même heure, Juliette de Saramie expirait dans les bras de Raoul sans avoir repris connaissance.
Un mois plus tard, M. de Saramie, devenu fou, était enfermé dans la maison d’aliénés de Saint-Rémy.
La justice n’eut jamais le dernier mot de cette mystérieuse affaire.
Raoul Ribeyra est mort, il y a quelques années, à Bellegarde. Il était resté célibataire.
FIN
Ma famille est originaire du Vivarais. À quelques lieues de Viviers, entre des hautes montagnes, on trouve la Vignasse. Tel est le nom du berceau des Férambault. La nature, en ce pays, est sauvage et puissante. Les flancs des collines disparaissent sous des bois de pins, de mûriers et de châtaigniers gigantesques. Au pied des arbres poussent la vigne et le blé. Parfois, le rocher demeuré à nu laisse voir une grande traînée grise. C’est une coulée basaltique qui du sommet de la montagne, descend abrupte, semblable à un escalier de Titans, jusqu’à la vallée dans laquelle elle se perd. Là, coule, à travers des prairies grasses et fertiles, une eau limpide comme le cristal. Elle trace dans la terre humide des sillons larges dont le lit se garnit peu à peu de cailloux entraînés par ses flots et dont les bords se couvrent de verdure et de fleurs. Deux fois par an, au printemps et à l’automne, à la fonte des neiges et après les pluies, ces timides ruisseaux deviennent torrents, et, renversant tout sur leur passage, vont grossir le Rhône qui mugit, impétueux, de l’autre côté des montagnes.
Dominant un vallon délicieux, la Vignasse s’élève sur des coteaux boisés. L’extérieur de la maison est riant et tranquille. Mêlée à la clématite, la vigne vierge grimpe follement aux murs et les pare de verdure et de pampres. Un vaste jardin entoure la maison. Il est divisé en trois parties. Ici, les fleurs ; là, les fruits ; plus loin, le potager. À l’extrémité du jardin, s’étend une vaste terrasse d’où l’œil ébloui découvre un splendide panorama, l’immense étendue des champs qui descendent en escaliers jusqu’à la vallée. Au-delà de cette terrasse, se trouve une cour qui dessert toutes les dépendances de la propriété, l’habitation des valets, les écuries, les magnaneries et les remises.
À l’intérieur, l’habitation est spacieuse, confortable et commode. On devine que plusieurs générations ont vécu là et ont cherché à s’y faire une existence agréable. Sans être gentilshommes, les Férambault sont cependant plus que des paysans. Ils appartiennent à la bourgeoisie campagnarde. Si avant la Révolution, ils n’étaient pas suzerains, du moins ils n’avaient pas été vassaux. Plusieurs furent écuyers des seigneurs de Crussol. Quelques-uns rendirent la justice au nom du roi. D’autres furent des clercs très-savants, et l’un d’eux s’occupa d’astronomie avec succès. C’est lui qui fit construire au sommet de la colline, au-dessus de l’habitation, l’observatoire qu’on y voit encore. C’est là qu’il allait converser avec les étoiles.
Mais ce qui assura la fortune et la renommée des Férambault dans le pays, c’est qu’ils furent des premiers à s’occuper de l’élèvage des vers à soie et de la culture du mûrier. Encore aujourd’hui, bien que cette culture soit aux trois quarts ruinée, lorsque vient le temps des magnans, la Vignasse semble emprunter aux souvenirs de son passé, les éléments d’une vie toute nouvelle. On y occupe durant deux mois un personnel considérable, garçons et filles du pays, chargés de veiller sur les vers à soie et de cueillir leur nourriture sur les mûriers au feuillage sombre.
C’est à la Vignasse et dans les dernières années de l’Empire que se passèrent les événements que je vais raconter. Cette terre appartenait alors au frère aîné de mon grand-père. Je ne l’ai connu que bien longtemps après ces événements. Nous l’appelions l’oncle Arsène.
Lorsque je le vis pour la première fois, il venait de dépasser la soixantaine. C’était un beau gars qui du vieillard n’avait que l’âge. Hérissée et bouclée comme la chevelure légendaire du général Kléber, la sienne était à peine grise. Il conservait toutes ses dents, l’estomac, l’appétit, la taille d’un jeune homme et une vigueur de jarrets qui lui permettait de chasser dans la montagne durant des journées entières. Ses traits respiraient la bonté. Il ne portait ni moustaches, ni barbe, mais un simple bouquet de poils au-dessus du menton, mouche entièrement blanche que ses doigts frisottaient dès qu’il était au repos.
Il vivait à la Vignasse avec sa fille unique, celle que j’ai appris à aimer sous le nom de cousine Marie, qui s’était juré de ne le quitter jamais et qui même, lorsqu’elle fut mariée, trouva moyen de tenir parole en décidant son mari à s’installer pour toujours à la Vignasse.
Au moment où commence ce récit, la cousine Marie avait dix-huit ans. En s’épanouissant, la fleur de sa jeunesse avait mis sur son beau visage une douceur et une fierté charmantes. Elle était pleine de vertus et de grâces, comme son nom ; courageuse comme une fille des montagnes, charitable et pieuse comme sa mère qui avait laissé dans le pays un grand renom de sainteté. Le père et la fille s’adoraient. Leurs jours s’écoulaient paisiblement, chacun amenant ses peines et ses joies. Mais grâce à la modestie de leurs désirs communs, le foyer de l’oncle Arsène ne cessa jamais d’être fortuné.
Les désastres de 1813 et de 1814 n’eurent à la Vignasse qu’un léger contre-coup. À cette époque, il était bien peu de familles où les mères n’eussent pas à verser des larmes en songeant au sort de leurs enfants arrachés à leurs bras et entraînés loin d’elles, dans des combats sanglants. Mais l’oncle Arsène n’avait pas de fils et, bien qu’il fût souvent le témoin ou le confident des violentes douleurs des mères ; bien qu’il vît fréquemment des jeunes hommes, presque des enfants, enlevés à leurs foyers pour aller remplacer dans les rangs de l’armée les héros ignorés, morts obscurément à la peine ; bien qu’il y eût sous ses yeux des campagnes dépeuplées, un grand nombre de jeunes filles vouées au célibat, des récoltes mourant sur pied, des terres stérilisées, les bras manquant pour les cultiver ; en dépit de tant d’irréparables maux, au fond de ces montagnes, dans la solitude où s’écoulait sa vie, il était en quelque sorte désintéressé des douleurs qui frappaient son pays. Il n’en connaissait pas d’ailleurs toute l’étendue.
En ce temps, il n’existait ni chemins de fer, ni télégraphe, ni journaux populaires. Dans le Vivarais, dans les Cévennes, dans l’Auvergne, dans toutes les contrées montagneuses, d’un accès difficile, où les routes manquaient, les nouvelles n’arrivaient qu’à de longs intervalles.
Le plus souvent, les documents officiels ne contenaient qu’une partie de la vérité, la partie la moins alarmante.
Les lettres venues des grandes villes étaient elles-mêmes sobres de détails.
On savait que des batailles se livraient quotidiennement, tantôt au Nord, tantôt au Midi, que l’Europe se coalisait contre nous ; mais les cris de la nation pantelante, épuisée, meurtrie, n’arrivaient à la Vignasse qu’en échos affaiblis, et ce n’est qu’après de longs mois que l’on connaissait exactement l’issue de ces terribles mêlées, par quelque soldat qui y avait pris part et qui rentrait dans son village, mutilé pour le reste de ses jours. Telle était la situation lorsque la Vignasse fut le théâtre de l’aventure qui fait l’objet de ce récit.
Au commencement du printemps de 1813, par une soirée pluvieuse, vers dix heures, les portes de la maison étant fermées, les domestiques couchés, l’oncle Arsène et sa fille travaillaient dans la grande salle du rez-de-chaussée, lui mettant ses comptes en ordre, elle brodant sous son paternel regard.
Tout à coup, dans la profonde tranquillité de la nuit, un léger bruit se fit entendre et deux coups discrètement frappés résonnèrent contre la porte de l’habitation.
Pour bien faire comprendre l’interrogation pleine d’inquiétude et d’anxiété qui se manifesta tout à coup sur la figure de nos deux personnages, il faut dire qu’à la Vignasse, la maison des maîtres est placée au milieu de jardins et de cours qui sont eux-mêmes clos de murs ou de haies vives et dans lesquels on ne pénètre que par une ouverture fermée d’une solide grille qu’on cadenasse aussitôt que vient le soir.
Il fallait donc que le tardif visiteur eût escaladé la première enceinte ou brisé les serrures, ce qui n’était pas, on en conviendra, un procédé propre à faire accueillir sa venue avec confiance. Néanmoins l’oncle Arsène se leva, mais la cousine Marie fut debout aussitôt que lui.
— N’y allez pas, mon père, dit-elle. C’est peut-être un malfaiteur.
Il haussa les épaules et voulut passer outre. Elle le retint et reprit :
— Nous n’attendons personne. Tous nos gens sont couchés. Que ce soit un parent de Nîmes ou un ami, je le veux bien ; mais encore est-il prudent de s’en assurer. Montez dans votre chambre. Par votre croisée, interrogez et vous saurez alors si vous devez ouvrir à un homme qui n’a pu se trouver à cette heure-ci, là où il est, qu’en passant par-dessus le mur.
Désireux de rassurer sa fille, l’oncle Arsène se montra docile. La croisée de sa chambre était placée au-dessus de la porte d’entrée. C’est là qu’il courut.
Au moment où il poussa brusquement les persiennes, jetant sur les champs un rapide regard et dans son jardin un regard plus attentif, la lune, claire et blanche, sortit des nuages. Elle lui permit de distinguer un individu qui leva vers lui des yeux suppliants. À la courte distance où ils étaient l’un de l’autre, le dialogue suivant s’engagea :
— Que demandez-vous ?
— M. Arsène.
— C’est moi. Que souhaitez-vous ?
— Je vous en supplie, ouvrez-moi vite. Je ne peux m’expliquer ici. Je crains d’être poursuivi.
Ces paroles ne rassurèrent pas l’oncle Arsène. Il reprit :
— Poursuivi ! Avez-vous donc un crime à vous reprocher ? Comment êtes-vous entré dans la propriété ?
— Je suis un honnête homme, monsieur. J’avais peur. J’ai franchi un mur. Je redoutais de donner l’éveil à vos gens, ou au chien de garde. C’est en me traînant que je suis arrivé jusqu’à cette porte. Je meurs de fatigue et de faim. Je viens de Lyon à pied.
Ayant prononcé ces mots d’un accent brisé, l’inconnu ajouta en baissant la voix, comme s’il eût craint d’être entendu :
— Je suis le fils de votre ami Chambert, de Lyon.
— Ah ! mon pauvre garçon, je suis à vous.
En disant ces mots, l’oncle Arsène referma la croisée, descendit précipitamment l’escalier, en disant à sa fille, qui n’avait rien perdu de cette conversation :
— Il est arrivé quelque malheur à Chambert.
En même temps, il ouvrit la massive porte de chêne. Le fils Chambert entra. La porte fut refermée derrière lui, tandis qu’il allait tomber exténué sur un siège qu’on ne lui avait pas encore offert.
C’était un jeune homme de vingt ans à peine, au regard intelligent et sympathique, aux traits délicats. Il était vêtu comme les compagnons du Devoir, d’une blouse blanche, serrée à la taille par une ceinture de cuir, coiffé d’une petite casquette de laine brune d’où ses cheveux noirs s’échappaient en boucles soyeuses. Malgré ce vêtement, il conservait l’allure d’un gentilhomme travesti. Ses mains blanches et fines eussent attiré l’attention d’un limier de police. Il portait derrière le dos un petit sac de voyage. Ses souliers étaient couverts de poussière, et le désordre de ses habits témoignait d’une marche rapide. Il était si pâle que la cousine Marie sentit son cœur se serrer. Au moment où son père allait interroger le nouveau venu, elle l’interrompit en s’écriant :
— Vous l’interrogerez tout à l’heure, mon père, il meurt d’inanition.
— Je marche depuis vingt-quatre heures et je n’ai pris, durant ce temps, qu’une bouchée de pain arrosée d’eau claire.
Le fils Chambert n’avait pas encore terminé sa phrase que Marie courait à un buffet, d’où elle rapporta du bouillon froid, du vin, du pain et un morceau de viande. Elle plaça le tout sur la table devant le jeune homme qui, sans mot dire, se mit à manger et à boire comme s’il eût été seul.
Durant quelques minutes, il ne fit autre chose. Enfin, lorsqu’il fut rassasié, il leva les yeux vers la cousine Marie, et pour la première fois, depuis qu’il était entré, il remarqua qu’elle était jeune et belle. Une légère rougeur colora ses joues ; souriant tristement, il dit :
— Me pardonnerez-vous, mademoiselle, cette brusque entrée et la gloutonnerie dont je viens de vous donner le spectacle ?
La cousine Marie sourit également, sans pouvoir cacher la pitié qu’elle éprouvait ; mais elle ne répondit pas. Ce fut l’oncle Arsène qui prit la parole :
— Vous êtes tout pardonné, mon garçon. Mais expliquez-nous vite comment et pourquoi vous êtes ici.
Le fils Chambert, sans se lever, déboucla la ceinture de cuir qui lui ceignait les reins, y prit une lettre qu’il tendit silencieusement à l’oncle Arsène. Celui-ci décacheta le pli et lut à haute voix ce qui suit :
« Ces quelques lignes, mon cher Arsène, vous seront remises par Jacques Chambert, mon fils. Le sort vient de le faire soldat. Il doit, sous trois jours, ou se faire remplacer, ou rejoindre son régiment. Entre ces deux partis, je n’ai pas le choix. Le prix des remplaçants est aujourd’hui de douze mille francs. Je ne possède pas cette somme. Dans l’état actuel des affaires, je ne peux ni la retirer de mon commerce, ni l’emprunter, n’ayant aucune garantie à offrir à un prêteur. Je n’ai qu’un moyen d’empêcher mon fils d’aller à un trépas certain, sa mère d’en mourir, c’est de le faire fuir. Si dangereux que soit ce moyen, je n’hésite pas, puisque c’est le seul qui me soit offert. Nous voulons conserver notre enfant. Sa mère et moi, nous vous l’envoyons, avec l’espoir que vous pourrez le tenir caché et qu’il sera en sûreté dans vos montagnes jusqu’au moment où je parviendrai à l’arracher à la funeste situation qui lui est faite. J’adresse ce suprême appel à l’amitié dont vous m’avez déjà donné tant de preuves, avec la certitude que je vous trouverai encore une fois disposé à servir votre vieil ami.
CHAMBERT. »
Lorsqu’il eut terminé la lecture de cette lettre, l’oncle Arsène, quelques sentiments qu’elle eût fait naître en lui, releva la tête, regarda Jacques avec bonté et lui dit :
— Votre père a eu raison de s’adresser à moi. Je regrette de n’être pas assez riche pour pouvoir sacrifier une somme aussi considérable que celle qui serait nécessaire à votre libération. Mais quoi qu’il en puisse coûter, nous vous cacherons ici.
— Quelle reconnaissance ne vous devrai-je pas ! murmura le jeune réfractaire.
— Ne parlez pas de reconnaissance. Je suis l’ami de votre père, et ce que je fais est tout simple. Pour ce soir, vous coucherez dans l’habitation. Demain vous ne quitterez votre chambre qu’à la nuit, et ce sera pour vous rendre dans la retraite que je vais préparer à votre intention.
Jacques Chambert formula, non sans effusion, de nouveaux remerciements.
— Êtes-vous sûr de n’avoir pas été remarqué dans les environs ? demanda l’oncle Arsène.
— J’ai passé la journée d’hier dans une grange, aux environs de Viviers, répondit Jacques. Je me suis mis en route à dix heures du soir, évitant les lieux habités. À quatre heures, aujourd’hui, j’ai passé près du Rhône, et, depuis, je n’ai rencontré personne qu’un berger à qui j’ai demandé ma route.
— Allons, tout est pour le mieux. Mais, si de Viviers ici vous avez mis vingt-quatre heures, vous avez dû faire de grands détours et vous devez avoir besoin de repos. Suivez-moi.
Ayant salué la cousine Marie, qui, sans prendre part à l’entretien, semblait approuver les paroles de son père, Jacques suivit l’oncle Arsène qui le conduisit à une chambre non loin de la sienne et voulut lui-même préparer son lit. Puis, ayant examiné toutes choses pour s’assurer que Jacques était en sûreté dans cette chambre et n’y manquerait de rien, il lui souhaita une bonne nuit et se retira.
À peine seul, Jacques tomba sur son lit comme une masse inerte et s’endormit, tandis que l’oncle Arsène et sa fille examinaient ensemble la grave question de savoir en quel lieu ils allaient le cacher.
À deux jours de là, Jacques Chambert était installé dans l’observatoire situé au sommet de la colline, au-dessus de la Vignasse. Cet observatoire construit, ainsi que je l’ai dit, par un membre de la famille Férambault, homme plein de science, grand amateur d’astronomie, n’était autre chose qu’une petite tour composée de deux pièces, l’une au rez-de-chaussée, l’autre au premier étage, et surmontée d’une terrasse sur laquelle le savant passa plus d’une nuit à contempler les astres à l’aide d’un télescope. Par respect pour sa mémoire, ses descendants, et l’oncle Arsène comme les autres, s’étaient fait un devoir de conserver la maisonnette en bon état. Elle renfermait un mobilier simple, mais confortable. L’œil y jouissait d’une vue charmante sur les bois voisins.
C’était une retraite délicieuse où, bien des années après les événements que je raconte, j’ai passé, enfant, les plus douces heures de ma vie. En aucun autre endroit, Jacques n’eût été plus en sûreté. En effet, l’observatoire offrait à ce point de vue divers avantages, et le premier c’était d’être situé sur la propriété de l’oncle Arsène, au milieu d’un bois de châtaigniers qui en défendait l’accès. En outre, grâce à l’ombre épaisse de ces arbres géants, il était caché de toutes parts au regard des voyageurs qui passaient au pied de la montagne.
Quant aux gens de la Vignasse, ils n’y montaient jamais. Seuls, l’oncle Arsène et sa fille dirigeaient souvent leur promenade de ce côté. En dix minutes, ils gagnaient la maisonnette et, durant les chaudes soirées de juillet, ils demeuraient de longues heures à respirer un air plus pur que celui de la plaine et tout embaumé par les saines et vivifiantes odeurs que répandent autour d’elles les plantes alpestres.
Grâce à ces circonstances particulières, Jacques fut installé dans l’observatoire sans que personne pût deviner que la maisonnette comptait un habitant. Néanmoins, il lui fut recommandé d’être prudent, de ne pas sortir durant le jour, de n’allumer jamais sa lampe le soir sans avoir hermétiquement fermé les volets, et de ne pas étendre ses promenades de nuit au-delà du bois de châtaigniers. Jacques se conforma à ces instructions. Bientôt, ayant pu rassurer sa famille sur son sort et se faire à sa nouvelle vie, il commença à goûter un bonheur plus tranquille qu’en aucun temps de sa vie.
Il était instruit, d’une nature poétique ; il se plaisait à écrire ses impressions, tantôt en prose, tantôt en vers. Il aimait jusqu’à l’adoration les grands spectacles de la nature. Dans sa nouvelle demeure, le grand livre de Dieu était sans cesse ouvert devant lui, aux pages les plus sublimes ; il passait dans la contemplation et dans l’étude de délicieuses journées.
Deux fois par jour, le matin et le soir, l’oncle Arsène et la cousine Marie venaient le voir. Dans un panier, celle-ci lui apportait sa nourriture quotidienne. Elle dressait elle-même son couvert, plaçait les mets devant lui et le rendait confus à force de prévenances et de soins. Le soir, ils veillaient longtemps avec lui, et dans ces causeries intimes, la charmante nature de Jacques se révélait tout entière.
Le père et la fille n’avaient pas été longtemps sans apprécier les qualités de leur hôte. L’oncle Arsène l’aima bientôt comme son propre fils.
Quant à la cousine Marie, elle éprouvait pour lui plus de pitié que d’estime. Aux yeux d’une femme qui n’est pas mère, l’homme qui se cache pour ne pas aller combattre les ennemis de son pays, sera toujours un être inférieur ou tout au moins incomplet.
Bien qu’elle eût cru comprendre que Jacques ne manquait pas de courage, elle ne pouvait se défendre à son égard d’une sorte de dédain qui ne se trahissait guère que par la froideur qu’elle affectait à son égard, même en le servant, mais qui n’en existait pas moins en elle et l’empêchait de se livrer envers lui à l’effusion naturelle de son cœur.
Jacques ne pouvait rien deviner de cette impression. Entouré par le père et la fille, accablé par celui-ci de marques d’affection, il était pénétré d’une reconnaissance qu’il s’efforçait d’exprimer dans ses actes et dans son langage.
Mais bientôt à ce sentiment vint s’en mêler un autre d’un ordre plus intime. Jacques avait vingt ans, une imagination exaltée. Marie était belle. Il l’aima. Ce résultat était facile à prévoir, et si l’oncle Arsène avait eu une plus profonde expérience des choses du cœur, il l’eût prévu. Jacques aima Marie avec toute l’enthousiaste tendresse d’une âme vierge, jeune et chaude.
La solitude dans laquelle il vivait, ce qu’il y avait de romanesque dans sa situation, le mystère dont ses amis s’environnaient pour le venir voir, furent autant d’aliments pour son amour qui éclata un matin au moment où, derrière les rideaux de sa chambre, il voyait Marie venir vers lui gracieuse et fière, semblable à une bonne fée.
Durant toute la nuit qui suivit sa découverte, il erra dans les bois qui environnaient sa retraite, les cheveux au vent, le front dans les cieux, rêvant d’elle et se répétant sans cesse ces mots : « Je l’aime. »
Il n’osa cependant le lui faire savoir. L’attitude qu’elle conservait envers lui n’avait rien qui pût le pousser aux aveux. Jamais elle ne venait autrement qu’accompagnée de son père. À la vérité, elle lui tendait la main ; mais elle atténuait ce que ce geste pouvait avoir de bienveillant et de fraternel par une froideur de langage qui prouvait que, tout en remplissant les devoirs sacrés de l’hospitalité, elle ne pouvait ouvrir son cœur aux tendres sentiments qu’il éprouvait lui-même. En présence de ce jeune homme éloquent et beau, son visage ne trahissait aucune émotion ; ses traits, d’une irréprochable pureté, conservaient la candeur sereine de l’indifférence enfantine.
Est-ce cependant que la cousine Marie ne partageât aucune des impressions qu’elle avait fait naître ? Loin de là. À dix-huit ans, au sein de sa tranquille existence, des sentiments inconnus et soudains s’étaient emparés d’elle. Jusqu’à ce jour, aucun homme, à l’exception de son père et de son frère, n’avait vécu si près d’elle, n’avait été mêlé si directement à ses actions, à ses pensées. La présence de Jacques venait de bouleverser toute sa vie en lui révélant des mondes nouveaux, des sensations imprévues. Elle ne pouvait s’approcher de la maisonnette où Jacques était caché, sans se sentir émue. Loin de lui, elle était en proie à une indicible mélancolie qui ne se dissipait que lorsque sonnait l’heure d’aller le retrouver.
Elle s’intéressait aux circonstances les plus simples de son séjour à l’observatoire, et s’efforçait de lire dans son regard les pensées qu’elle pouvait lui inspirer.
Cependant, en dépit de tels symptômes, elle ne s’était pas encore dit qu’elle l’aimait. Elle continuait, au contraire, malgré l’attrait qui les entraînait l’un vers l’autre, à ressentir le dédain qu’elle avait éprouvé dès le premier jour pour ce qu’elle appelait la pusillanimité de Jacques. Elle lui en voulait de se cacher comme un lâche, de se soustraire au plus patriotique des devoirs, de rester oisif et caché dans cette inaccessible retraite, alors que des exemples dont le retentissement était arrivé jusqu’à elle, auraient dû l’appeler aux frontières, en un mot, de n’être pas un héros.
Mais ces impressions, qui étaient un obstacle à l’épanouissement complet de l’amour dans son cœur, elle les tenait cachées avec autant de soin que les sentiments plus tendres qui plaidaient en elle la cause de Jacques.
Au bout d’un mois, rien n’était changé dans son attitude, dans ses manières. Jacques recevait toujours de sa part le même accueil tranquille et froid. Elle ne cherchait ni à comprendre l’homme si vivement épris d’elle, ni à provoquer des explications.
Quant à l’oncle Arsène, il n’avait rien deviné ni rien vu.
Dans le silence de ses nuits sans sommeil, Jacques se désespérait de ne pas arriver à faire partager à Marie ses propres sentiments. S’exaltant de plus en plus à force de rêver d’elle, il s’était vingt fois promis de parler, il avait appris vingt phrases pathétiques qu’il se jurait de lui faire entendre, préparé des lettres éloquentes où il lui dépeignait sa flamme. Mais lorsque, le matin, il la voyait arriver au bras de l’oncle Arsène, bienveillante, mais insensible, ses mains et sa langue restaient paralysées. Il n’avait plus le courage de remettre ses lettres ni de prononcer un discours.
Cet état de choses se prolongeait. Jacques était en proie à une fièvre qui maigrissait son corps, allumait dans ses yeux un feu sombre et donnait à son pâle visage une expression de désespoir qu’une femme plus expérimentée que Marie eût comprise sur-le-champ.
Enfin une circonstance inespérée fit éclater la vérité entre ces deux cœurs si bien faits pour s’entendre. Une nuit, entraîné par l’exaltation de ses sentiments, Jacques descendit la colline et vint errer sous les fenêtres de l’habitation. Au premier étage, au dessus de sa tête, était la chambre de la cousine Marie.
À travers les persiennes closes, Jacques distinguait la faible lueur d’une veilleuse que la cousine Marie allumait tous les soirs. Il se promenait de long en large, devant la maison, composant des poèmes où se révélaient sa fièvre et son amour, heureux de se dire qu’il veillait sur sa bien-aimée, souhaitant qu’un danger se révélât et lui permît de la défendre, de la sauver au péril de ses propres jours.
Le hasard voulut que cette nuit-là, Marie, agitée peut-être par des sentiments de même nature, ayant veillé plus que de coutume, ouvrît sa fenêtre et s’accoudât sur le balcon pour rafraîchir son front brûlant dans les parfums de la nuit. Au bruit qu’elle fit, Jacques releva la tête. L’éclat resplendissant des cieux étoilés descendait comme une auréole sur le front de Marie. Sous cette blanche clarté, au sein de cette nature opulente, épanouie dans sa floraison, Marie était si belle que Jacques demeura debout au milieu du jardin, sans songer à fuir ou à se cacher.
À l’aspect de cet homme debout sous sa croisée et qu’elle ne reconnut pas sur-le-champ, car l’ombre des arbres cachait les traits de Jacques, elle tressaillit non de peur, mais de surprise.
— Qui va là ? demanda-t-elle d’une voix altérée par l’émotion.
— Ne vous effrayez pas, mademoiselle Marie, se hâta de répondre Jacques non moins ému qu’elle. Ce n’est que moi.
— Vous, monsieur Jacques ! Quelle imprudence ! Voulez-vous donc qu’il nous arrive malheur ? La nuit est claire. Si quelque valet était levé à cette heure, votre secret n’en serait plus un.
Sa voix, en prononçant ses paroles, indiquait un étonnement où se mêlait quelque irritation. Aussi Jacques, cherchant à l’apaiser, lui dit :
— Je vous en supplie, soyez compatissante. Si vous saviez ce que je souffre !
— Vous souffrez ! Vous est-il arrivé quelque accident ?
— Non, non, répondit-il, mon mal est là !
Et Marie put voir qu’en parlant ainsi il montrait sa poitrine.
Ce geste fut une révélation qui apprit à Marie l’amour de Jacques et l’état de son propre cœur. Si l’on eût été en plein jour, le jeune homme aurait pu voir une rougeur subite monter aux joues de sa bien-aimée, ses traits perdre l’expression de froideur qui les caractérisait, et ce corps souple s’épancher éperdu sur l’appui de la croisée. Telle avait été l’impression de Marie en entendant cet aveu. Elle en fut si troublée que d’abord elle ne put répondre.
— Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle enfin, en tremblant.
— Je n’oserai jamais, murmura-t-il. Mais si demain vous vouliez m’entendre, m’autoriser à parler à votre père…
Il s’arrêta, redoutant de l’irriter, si elle interprétait mal un semblable langage et sa présence sous ses croisées, à cette heure de la nuit. Puis il reprit :
— Mes sentiments sont ceux d’un honnête homme. Depuis six semaines, je vous aime à en mourir. Je sais bien que je n’ai rien fait pour être aimé de vous. Mais serez-vous insensible à la passion la plus pure, la plus sincère, la plus durable qu’un cœur ait jamais conçue ?
Il aurait pu parler longtemps ainsi sans qu’elle songeât à l’interrompre. Sa surprise était telle, ce langage si nouveau pour ses oreilles, bien qu’il répondît à tout ce qu’elle éprouvait elle-même, tant d’horizons inconnus s’ouvraient devant son imagination à la fois alarmée et ravie, qu’elle n’avait plus la force d’arrêter Jacques. Lorsqu’il eût fini, après avoir déployé toute l’éloquence que son émotion et l’ardeur de sa tendresse lui pouvaient inspirer, elle garda le silence.
Ce silence, Jacques le respecta. Il était debout au milieu du jardin, les yeux levés vers le balcon où, semblable à Juliette, Marie s’abandonnait à l’ivresse infinie et chaste du premier amour. Dix minutes s’écoulèrent ainsi.
Enfin elle parut sortir d’un rêve. Elle abaissa jusqu’à lui son regard obscurci par les larmes et parla en ces termes :
— Si vous m’aimez comme vous le dites, rentrez sur-le-champ et ne me parlez plus ainsi que vous venez de le faire. Je ne saurais vous tenir un autre langage. J’ai besoin de lire dans mon cœur. Demain, après-demain, un de ces jours enfin, je serai maîtresse de moi. Mais, en ce moment, j’ai soif de silence et de calme.
— Quoi ! Marie, vous ne me repoussez pas ! Il ne vous déplaît pas que je vous aime ?
— Par pitié ! partez.
— Oui, oui, je pars, répondit-il éperdu. Ah ! je suis bien heureux !
Et sans rien ajouter, chancelant sous le poids de son bonheur, il quitta la place et, gravissant la colline, se dirigea vers l’observatoire qu’il avait quitté ce soir-là pour la première fois.
Demeurée seule, Marie ferma sa fenêtre, et, brisée par cette scène émouvante, se jeta sur son lit. Mais, elle ne put y goûter aucun repos. Dans son jeune cœur, mille pensées se pressaient qui l’agitaient et tour à tour la tourmentaient ou la comblaient de joie. La surprise la plus ingénue se mêlait à son émotion. Nature simple et candide, elle se demandait comment elle avait pu inspirer la passion qui venait de se révéler à elle. Elle se demandait surtout comment, depuis six semaines, elle avait pu nourrir tant de sentiments divers pour Jacques, sans comprendre que sous leur variété, se cachait un amour égal à celui de son ami. Elle se demandait surtout si, dans sa conduite ou dans ses paroles, il y avait eu quelque chose qui, de près ou de loin, ressemblât à une provocation ; si elle pouvait envisager sans avoir à rougir d’elle-même ce qui lui arrivait. Les réponses qu’elle trouva dans sa conscience la rassurèrent. Elle put donc se livrer tout entière à son bonheur. Elle aimait ! Elle était aimée !
Mais, lorsque sa première exaltation fut calmée, la raison fit entendre sa voix sévère, et les souvenirs des jours passés revinrent en foule à la mémoire de la cousine Marie. Si, dans l’effusion de son amour naissant, elle avait pu oublier la position de Jacques, elle ne tarda pas à se la rappeler. Jacques était un réfractaire, par sa propre volonté, placé hors la loi, qui refusait de porter secours à son pays menacé par l’étranger. Le dédain qu’elle avait éprouvé pour Jacques, elle l’éprouva de nouveau. En vain, raisonnant avec elle-même, elle essaya de défendre son ami. Elle le trouvait coupable et sentait comme un remords de l’aimer encore en le jugeant tel. Elle s’efforçait de chasser loin d’elle cette prévention funeste, sans pouvoir y parvenir. Ce sentiment, le premier que Jacques lui eût inspiré, restait debout tout entier. L’amour ne l’avait pas détruit.
Et puis elle songeait à l’avenir : elle se disait qu’une tache éternelle resterait imprimée au front de Jacques ; que, s’il avait des enfants, il aurait à rougir devant eux le jour où ils connaîtraient l’histoire de leur père. On dirait de lui : « Jacques Chambert, le réfractaire. » Le premier venu aurait le droit de l’injurier, et Marie comprenait que jamais elle ne saurait aimer complètement un homme exposé au mépris de tous. Partager la honte qui rejaillirait sur lui, était au-dessus de ses forces.
Telles furent les pensées qui, dans cette imagination de jeune fille, succédèrent à l’ivresse causée par les aveux de Jacques. Elle en ressentit la douleur la plus vive, et le jour la surprit, alors qu’elle était encore livrée à ces alternatives, n’ayant trouvé aucune solution qui pût les faire cesser.
Bien qu’elle n’eût pas dormi un seul moment, elle se leva cependant à son heure accoutumée pour aller présenter à son père le front charmant où il déposait chaque matin un baiser, et qui portait, ce matin-là, les traces d’une longue insomnie.
L’oncle Arsène la trouva pâle, attristée. Elle allégua quelque malaise et le pria d’aller seul, pour une fois, auprès de Jacques qui attendait les provisions du jour. Elle se sentait incapable de reparaître devant lui sans avoir pris un parti et comprenait la nécessité de le voir sans témoin. Elle songea tout le jour à lui ; en fille résolue, elle examina les divers projets que son imagination et son cœur lui suggéraient. Puis, vers six heures, lorsque le soleil commença à descendre derrière les bois de châtaigniers, son père ayant quitté l’habitation, elle se dirigea seule vers la maisonnette où Jacques l’attendait anxieusement.
Elle n’avait jamais été plus belle. Ses yeux, agrandis par la fatigue, brillaient d’un éclat fiévreux ; son visage, plus pâle que de coutume, respirait la tristesse. Sa tête inclinée semblait trop lourde pour son corps tremblant, et lorsque Jacques la vit arriver, il ne put retenir des larmes, tant son amie lui parut faible en ce moment.
— Je savais bien que vous viendriez, lui dit-il lorsqu’elle fut entrée dans la salle du rez-de-chaussée.
Elle ferma la porte derrière elle, s’assit sur une chaise que Jacques lui présenta, et, ayant repris haleine, elle dit :
— Je suis venue parce qu’il le fallait. Après ce qui s’est passé cette nuit, une explication était nécessaire entre nous. Je vais vous parler avec une entière franchise, sans chercher à dissimuler mes sentiments, à les accroître ou à les diminuer. Ils sont tels que je vais vous les exposer.
Jacques, ému par ce langage, s’appuya contre le mur, car ses jambes faiblissaient sous le poids de son émotion, et, sans prononcer un mot, il attendit son sort. La cousine Marie reprit :
— Les aveux que vous m’avez faits cette nuit m’ont révélé l’état de mon cœur. Depuis un mois, votre présence y a porté quelque trouble ; je le dis sans honte, parce que ce trouble a été involontaire et que, l’ayant subi, je ne me crois pas coupable. Mais j’ignorais de quel nom il le fallait appeler. Vos paroles me l’ont appris, et je ne saurais vous cacher plus longtemps ce que j’éprouve. À vous de comprendre.
Jacques, ivre de joie, allait se jeter à ses pieds. D’un geste elle l’arrêta, et reprit :
— Je ne dis pas que si les espérances que j’ai conçues depuis quelques heures se brisaient, j’en mourrais ; mais, à coup sûr, aucun homme ne sera mon mari si vous ne l’êtes pas.
— Qu’ai-je donc fait pour qu’il m’arrive tant de bonheur, pour mériter d’être ainsi compris de vous ? murmura Jacques en tombant à genoux et croisant les mains.
— Vous voyez combien je suis franche, continua la cousine Marie sans se laisser arrêter ni émouvoir. Je vous livre mes pensées les plus intimes. Je ne vous cache rien, et vous pouvez dès à présent deviner ce que je serai pour vous si Dieu unit nos destinées. Mon cœur ne changera pas. Seulement, pour être sincère jusqu’au bout, je dois ajouter qu’il y a entre nous un obstacle et que seul vous pouvez le faire disparaître.
— Quel est-il ? demanda Jacques.
— Je ne serai jamais la femme d’un homme que d’autres pourraient accuser de lâcheté.
À ces mots, Jacques devint très pâle. Il se releva et, s’adressant à la cousine Marie :
— Me croyez-vous un lâche ?
— Non, mais d’autres le croiront.
Il ne répondit pas et resta debout, la tête baissée, les yeux secs, en proie à un sentiment d’inexprimable terreur. La cousine Marie reprit alors, en mettant dans sa voix toute la douceur, toute la tendresse qui étaient dans son cœur :
— La vie impose aux hommes de grands devoirs, Jacques ; ceux qui ne les remplissent pas sont indignes de vivre et d’être heureux. Ce n’est qu’après les avoir accomplis, qu’après avoir traversé avec courage les épreuves qu’ils engendrent, qu’on peut goûter sans remords la joie d’être aimé des siens et honoré des hommes. Vous avez failli à l’un de ces devoirs, vous avez reculé devant une épreuve solennelle. Dès que la patrie est menacée, tout homme jeune et libre se doit à elle. Vous avez refusé de la servir. C’est une faute que vous devez réparer. Quel respect prétendriez-vous inspirer à vos concitoyens et même à vos fils, si vous entriez dans la vie un remords dans la conscience, un stigmate sur votre nom ? Si vous désertez les glorieux devoirs que vous impose la guerre, ne déserterez-vous pas aussi les devoirs plus utiles que vous imposera la paix ? De quel droit oseriez-vous aspirer au bonheur d’être époux et père, si vous refusez de remplir la plus vulgaire des obligations. Pardonnez-moi ce langage. Je devais vous le tenir, car, si j’étais assez faible pour devenir votre femme sans exiger que vous ayez fait acte de patriotisme, il en résulterait pour vous, un jour, une honte que je devrais subir comme vous, et sous laquelle mon amour succomberait si je ne succombais moi-même.
La cousine Marie, en parlant ainsi, n’était plus la jeune fille placide que Jacques avait connue jusqu’à ce jour. De légères couleurs étaient montées à son visage. Une animation singulière s’emparait d’elle peu à peu, sans altérer en rien la douceur de son accent, par laquelle elle atténuait la sévérité de ses paroles.
Si Jacques eût pu, dans un semblable moment, conserver quelque sang-froid, il se serait demandé à quelle école elle avait appris ces conseils dignes d’une Romaine. C’est que Marie n’était pas une créature vulgaire. Déjà se révélait en elle la femme supérieure qui devait être plus tard la gloire et l’honneur des siens.
Cependant elle avait fini. Toujours assise devant Jacques silencieux, elle semblait attendre de lui une résolution virile. Il ne resta pas longtemps muet.
— Merci, Marie, dit-il, des paroles que vous venez de me faire entendre. Elles m’ont éclairé. Elles ont fait de moi un homme nouveau. Jamais ma position ne m’était apparue sous ce redoutable aspect. Lorsque je me décidai à fuir, à venir me cacher ici, je ne fis qu’obéir aux supplications de ma mère. Elle m’adjurait de ne pas aller exposer mes jours aux hasards de la guerre. Longtemps je lui résistai, car instinctivement je comprenais que le parti qu’elle me conseillait n’était pas digne de moi. Mais mon père se joignit à elle. Ils me prédirent que j’aurais un jour à me reprocher leur mort si je refusais de leur obéir et lorsque je vis la chère créature se traîner à mes pieds, je devins faible. Je ne sus pas lutter contre ses larmes, et j’obéis. Mais maintenant il faut racheter ma faiblesse, conquérir par un acte viril le bonheur que vous me promettez. Dès demain, Marie, je partirai, et je partirai heureux si j’emporte d’ici l’assurance que celle que j’ai choisie pour la compagne de ma vie et qui accepte de partager mon sort attendra fidèlement mon retour.
— C’est bien ! Jacques, s’écria la cousine Marie enthousiasmée. La promesse que vous attendez de moi, je vous la fais solennellement ici. J’attendrai fidèlement votre retour et je ne serai jamais à d’autre qu’à vous.
En parlant ainsi, elle s’était levée en tendant les deux bras à son ami. Ces mains tremblantes, il les prit dans les siennes et voulut de nouveau se mettre à genoux ; mais elle ne lui en laissa pas le temps et s’enfuit. Il demeura une minute ébloui, comme si quelque rayon divin eût soudainement frappé ses yeux. Lorsqu’il revint à lui, il se précipita vers la porte ; mais il n’eut que le temps de voir la cousine Marie, au moment de disparaître derrière les grands châtaigniers, se retourner pour lui faire un dernier geste d’adieu.
La cousine Marie descendit en courant les flancs de la colline et ne s’arrêta pour reprendre haleine que lorsqu’elle se vit hors de la portée du regard de Jacques. C’était sur la lisière d’un pré qui s’en allait en pente douce jusqu’à l’habitation. Elle s’assit au pied d’un saule et se mit à penser à ce qui venait de lui arriver. Elle en était heureuse jusqu’au délire, et ce bonheur eût été sans nuages, sans la pensée amère qui se présenta à son esprit aussitôt qu’elle fut en état de réfléchir.
Elle aimait Jacques assez pour n’avoir point hésité à se promettre à lui, à lui engager toute sa vie. Et cependant c’était elle qui venait de le décider à partir ; car il allait partir ! Des jours, des mois, des années peut-être s’écouleraient sans qu’elle le revît, à supposer qu’elle dût un jour le revoir. Durant tout ce temps, n’oublierait-il pas ? Serait-il fidèle à l’objet de sa tendresse, désormais si loin de lui ? Et s’il était frappé à mort dans quelque bataille, survivrait-elle à cette horrible aventure ? Et puis, lorsque les parents de Jacques apprendraient qu’il n’avait enfreint leurs volontés que poussé par elle, ne la maudiraient-ils pas, ne la rendraient-ils pas responsable des conséquences de la décision de leur fils.
La perspective des maux dont elle serait peut-être la cause la fit frémir ; la pensée de se séparer de Jacques à l’heure où il devenait doux de ne le plus quitter, accrut sa tristesse. Elle se repentit alors des conseils qu’elle lui avait donnés. Elle s’en repentit par crainte et par égoïsme, mais sans obéir à des remords impérieux, car sa conscience lui disait qu’elle avait bien fait.
Des indécisions si cruelles étaient au delà de ses forces. En proie à une violente douleur, elle ne put contenir des gémissements et des larmes. Au même moment, des pas se firent entendre à son côté. Elle releva les yeux. Son père venait vers elle.
En voyant sa fille dans cet état, l’oncle Arsène crut à quelque grand malheur. Il demeura cloué sur place, immobile, interrogeant Marie du regard.
— Mon père, mon père ! s’écria-t-elle, je suis bien malheureuse !
— Malheureuse ! toi, mon enfant ! répondit vivement le cher homme.
En même temps il se jeta sur l’herbe à côté d’elle, la prit entre ses bras, la pressant contre lui et la berçant comme un petit enfant.
— Dis-moi vite pourquoi, ajouta-t-il.
Ainsi poussée par son père, dont elle connaissait le tendre cœur, la cousine Marie n’hésita pas : elle lui ouvrit le sien et lui raconta dans tous ses détails l’histoire de ses innocentes amours.
— Le mal n’est pas grand, répondit l’oncle Arsène avec son bienveillant sourire, après l’avoir écoutée en silence. Ce qui a causé ta douleur, c’est l’exagération de ton jugement sur la conduite de ce jeune homme. Il n’est pas aussi coupable que tu l’as cru, puisqu’il n’a agi ainsi qu’il l’a fait que pour obéir à la tendresse mal inspirée de sa mère. Nous ne pouvons douter ni de son honneur ni de son courage, et cela suffit pour qu’il ne soit pas nécessaire de le soumettre à l’épreuve que tu as voulu lui imposer et qu’il accepte si vaillamment. Puisque tu l’aimes, mon enfant, – et je te connais assez pour savoir que, si tu le lui as dit, c’est pour la vie, – il ne faut pas subordonner votre bonheur à des aventures qui ne le rendraient pas plus digne de toi qu’il ne l’est aujourd’hui, et qui pourraient avoir une issue tragique. Dès demain, il partira pour Lyon, avec la somme nécessaire pour payer son remplaçant et des recommandations pour quelques amis puissants qui l’aideront à régulariser sa position. Le sacrifice que je vais faire ne m’est rien, alors qu’il s’agit de ton bonheur.
— Ô mon père ! que vous êtes indulgent et bon ! s’écria Marie que ce langage comblait de gratitude et de joie. Venez ; allons annoncer à Jacques vos intentions.
L’oncle Arsène se leva, offrit son bras à sa fille qui reprit avec lui le chemin de l’observatoire. Ils trouvèrent Jacques à la place où elle l’avait laissé, devant la porte de la maisonnette, debout et cherchant à sonder des yeux les profondeurs du bois pour y découvrir encore sa bien-aimée.
En voyant arriver ainsi le père et la fille, il comprit que le premier n’ignorait plus la vérité. Tremblant que l’oncle Arsène ne désapprouvât sa conduite, redoutant les reproches, il s’élança vers lui.
— Me pardonnez-vous, monsieur Arsène ? s’écria-t-il.
— Qu’ai-je à vous pardonner, mon garçon ? demanda celui-ci. Tout est bien, puisque vous plaisez à ma fille et que je vous connais assez, vous et vos parents, pour ne pas désapprouver son choix. Seulement, il ne me paraît pas qu’en vous arrêtant au projet d’aller remplir vos devoirs de soldat vous marchiez d’un pas bien rapide vers la réalisation de votre bonheur. J’ai jugé autrement que ma fille votre situation, mon cher enfant. Je pense que, tel que vous voici, vous êtes digne d’elle. Ce n’est pas la lâcheté qui dicta votre conduite. Il suffira donc que vous alliez à Lyon arranger vos affaires, pour que vous ayez le droit de marcher le front haut. Dès ce moment je vous juge digne d’entrer dans ma famille.
Et l’excellent homme, après ces préliminaires, fit part à Jacques des projets qu’il venait d’arrêter dans le but d’assurer au plus vite le sort de ses enfants.
Jacques l’écouta jusqu’au bout sans l’interrompre, les yeux fixés sur Marie dont l’attitude prouvait clairement qu’elle partageait sur tous ces points l’opinion de son père. Puis, lorsque la confidence fut terminée, il parla à son tour.
— Monsieur Arsène, la reconnaissance dont je suis pénétré en ce moment est telle, que je ne trouve pas de mots pour l’exprimer. Avant même que je sois entré dans votre famille, que je sois devenu votre fils, vous me traitez avec une sollicitude qui m’émeut plus que je ne saurais le dire. Vous couronnez mes désirs au lendemain du jour où je les ai trahis. Acceptez donc l’hommage de ma filiale tendresse ; mais permettez-moi de ne rien changer aux projets que j’ai arrêtés. J’ai beaucoup réfléchi depuis une heure. Marie avait raison : le bonheur que vous m’offrez, je veux le conquérir par ma bravoure et je n’entrerai dans votre famille que lorsque je pourrai y apporter un nom honorable et respecté.
À ce langage, l’oncle Arsène sentit des larmes monter à ses yeux. Quant à Marie, fière et désespérée à la fois, elle attendait anxieuse la résolution définitive de Jacques. Elle se traduisit par ces mots :
— Je partirai demain.
Il faut renoncer à décrire les sentiments divers qui agitaient ces trois nobles cœurs, les efforts tentés par l’oncle Arsène pour changer la résolution de Jacques, les larmes de Marie. Jacques demeura inébranlable. Il partit le lendemain.
Dix mois s’écoulèrent. Jacques ne donna qu’une seule fois de ses nouvelles, et Marie passa de tristes jours dans les prières et les larmes, l’attendant en vain, vivant dans d’horribles transes, redoutant d’apprendre la mort de son ami et se la reprochant.
Au commencement de 1814, une lettre de Jacques parvint à la Vignasse ; elle était adressée à Marie et ainsi conçue :
« Mademoiselle, après m’être battu durant six mois comme un vaillant soldat, après avoir atteint le grade de sous-lieutenant, ne vivant que de votre souvenir et de mes espérances, je viens d’être blessé en enlevant un drapeau à l’ennemi. On a dû me couper la main gauche : je suis mutilé pour le reste de mes jours. Il est de mon honneur comme de mon devoir de vous rendre votre parole et vos serments. Je serais indigne de vivre si, tel que me voilà, j’exigeais que vous les remplissiez. Vous êtes libre. – JACQUES. »
— Mon père, mon père, il vit ! s’écria Marie en tendant la lettre à l’oncle Arsène.
— Eh bien, ma fille, que comptes-tu faire ? demanda celui-ci après en avoir pris connaissance.
— Partir sur-le-champ, mon père, voler auprès de lui. Ma place est à ses côtés.
— Nous partirons demain, répondit simplement l’oncle Arsène.
Blessé non loin de Troyes, dans la campagne de France, durant l’une des sanglantes journées qui marquèrent la fin de l’Empire, Jacques avait pu se traîner jusqu’au petit village d’où sa lettre était datée, et reçut des soins dans une auberge transformée en ambulance.
C’est là que, durant une soirée du mois de mars, un an après l’époque où il avait vu Marie pour la première fois, Jacques seul, malade, désespéré, maudissant la blessure qui l’avait mutilé, pleurant ses espérances détruites, vit apparaître sa chère fiancée accompagnée de l’oncle Arsène.
— Ah ! s’écria-t-il, quelque chose me disait bien que vous viendriez. Vous voulez donc encore de moi ?
— Ne vous ai-je pas promis d’être un jour votre femme ? demanda Marie en l’embrassant.
Jacques, affaibli par un mois de maladie et de larmes, ne put résister à l’excès de son bonheur. Il perdit connaissance dans les bras de l’oncle Arsène.
À deux mois de là, il épousait la cousine Marie.
— Et c’est ainsi, ajoutait le grand-père Antoine lorsqu’il nous racontait cette histoire, que Jacques Chambert est devenu le propriétaire de la Vignasse.
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Avril 2024
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