Alphonse Daudet

 

 

 

JACK

 

 

 

MŒURS CONTEMPORAINES

 

 

 

Parution en feuilleton dans Le Moniteur universel du 15 juin au 2 octobre 1875

E. Dentu, 1876.

 

 

 

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Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE.. 5

I  LA MÈRE ET L’ENFANT.. 6

II  LE GYMNASE MORONVAL.. 31

III  GRANDEUR ET DÉCADENCE DU PETIT ROI MADOU-GHÉZO.. 57

IV  UNE SÉANCE LITTÉRAIRE AU GYMNASE MORONVAL.. 80

V  LES SUITES DUNE LECTURE AU GYMNASE MORONVAL.. 102

VI  LE PETIT ROI. 130

VII  MARCHE DE NUIT À TRAVERS LA CAMPAGNE.. 154

VIII  PARVA DOMUS, MAGNA QUIES. 177

IX  PREMIÈRE APPARITION DE BÉLISAIRE.. 199

X  CÉCILE.. 222

XI  LA VIE N EST PAS UN ROMAN.. 244

DEUXIÈME PARTIE.. 262

I  INDRET.. 263

II  L’ÉTAU.. 283

III  LES MACHINES. 301

IV  LA DOT DE ZÉNAÏDE.. 314

V  L’IVRESSE.. 334

VI  LA MAUVAISE NOUVELLE.. 354

VII  UN COLON POUR METTRAY.. 371

VIII  LA CHAMBRE DE CHAUFFE.. 399

IX  LE RETOUR.. 416

TROISIÈME PARTIE.. 437

I  CÉCILE.. 438

II  CONVALESCENCE.. 459

III  LE MALHEUR DES RIVALS. 471

IV  LE CAMARADE.. 485

V  JACK EN MÉNAGE.. 505

VI  LA NOCE DE BÉLISAIRE.. 519

VII  IDA S’ENNUIE.. 537

VIII  LEQUEL DES DEUX ?. 552

IX  LA PETITE NE VEUT PLUS. 568

X  LE PARVIS NOTRE-DAME.. 585

XI  ELLE NE VIENDRA PAS. 605

À propos de cette édition électronique. 616

 

CE LIVRE DE PITIÉ,

 

DE COLÈRE ET D’IRONIE

 

EST DÉDIÉ

 

À GUSTAVE FLAUBERT

 

MON AMI ET MON MAÎTRE

 

ALPHONSE DAUDET

 

PREMIÈRE PARTIE

I

LA MÈRE ET L’ENFANT


Par un K, monsieur le supérieur, par un K ! Le nom s’écrit et se prononce à l’anglaise… comme ceci, Djack… Le parrain de l’enfant était anglais, major général dans l’armée des Indes… lord Peambock… Vous connaissez peut-être ? un homme tout à fait distingué et de la plus haute noblesse, oh ! mais, vous savez, monsieur l’abbé, de la plus haute… Et quel valseur !… Il est mort, du reste, d’une façon bien affreuse, à Singapore, il y a quelques années, dans une magnifique chasse au tigre qu’un rajah de ses amis avait organisée en son honneur… Ce sont de vrais monarques, il paraît, ces rajahs… Celui-là surtout est très renommé là-bas… Comment donc s’appelle-t-il ?… attendez donc… Mon Dieu ! J’ai son nom au bout de la langue… Rana… Rama…

 

– Pardon, madame ; interrompit le recteur, souriant malgré lui de cette volubilité de paroles et de ce perpétuel sautillement d’une idée à une autre… Et après Jack, qu’est-ce que nous mettrons ?

 

Accoudé sur le bureau où tout à l’heure il écrivait, la tête légèrement inclinée, le digne prêtre regardait d’un coin d’œil aiguisé de malice et de pénétration ecclésiastique la jeune femme assise devant lui avec son Jack (par un K), debout à côté d’elle.

 

C’était une élégante personne d’une mise irréprochable, bien au goût du jour et de la saison, – on était en décembre 1858 ; – il y avait même dans le moelleux de ses fourrures, dans la richesse de sa toilette noire et l’originalité discrète de son chapeau, le luxe tranquille de la femme qui possède une voiture et qui passe de la netteté de ses tapis aux coussins de son coupé sans subir la transition banale de la rue.

 

Elle avait la tête très petite, ce qui fait paraître les femmes toujours plus grandes, un joli visage duveté comme un fruit, mobile, souriant, illuminé par deux yeux naïfs et clairs et des dents très blanches, montrées à tout propos. Cette mobilité de ses traits semblait extrême, et je ne sais quoi dans cette physionomie plaisante, peut-être la lèvre inférieure légèrement détendue par un perpétuel besoin de parler, peut-être le front étroit sous le brillant des bandeaux, indiquait l’absence de réflexion, un esprit un peu borné, et expliquait les parenthèses ouvertes à tout moment dans la conversation de cette jolie personne, comme ces petits paniers japonais de grandeur calculée qui rentrent tous les uns dans les autres, et dont le dernier est toujours vide.

 

Quant à l’enfant, figurez-vous un bambin de sept à huit ans, efflanqué, poussé trop vite, habillé à l’anglaise comme le voulait le K de son nom de Jack, les jambes à l’air, une toque à chardon d’argent et un plaid. Le costume était peut-être de son âge, mais il semblait en désaccord avec sa longue taille et son cou déjà fort. Ses mollets musclés et gelés dépassaient de chaque côté son ajustement grotesque dans un élan maladroit de croissance en révolte. Il en était embarrassé lui-même. Gauche, timide, les yeux baissés, il glissait de temps en temps sur ses jambes nues un regard désespéré, comme s’il eût maudit dans son cœur lord Peambock et toute l’armée des Indes qui lui valaient d’être affublé ainsi.

 

Physiquement, il ressemblait à sa mère, avec quelque chose de plus fin, de plus distingué, et toute la transformation d’une physionomie de jolie femme à celle d’un homme intelligent. C’était le même regard, plus profond, le même front, mais élargi, la même bouche resserrée par une expression plus sérieuse.

 

Sur le visage de la femme, les idées, les impressions glissaient sans laisser une trace ni une ride, avec tant de hâte, si vite chassées l’une par l’autre, qu’elle semblait toujours garder dans ses yeux l’étonnement de leur fuite. Chez l’enfant, au contraire, on sentait que la pensée était à demeure, et même son air un peu trop réfléchi eût inquiété, s’il n’avait pas été joint à une certaine paresse d’attitudes, un alanguissement de tout ce petit être, les mouvements câlins et timides du garçon élevé dans les jupes de sa mère.

 

En ce moment, appuyé contre elle, une main glissée dans son manchon, il l’écoutait parler, plein d’une admiration muette, et de temps en temps regardait le prêtre et tout ce qui l’entourait d’un air curieux, comprimé et craintif.

 

Il avait promis de ne pas pleurer.

 

Quelquefois cependant un soupir étouffé, comme le reste d’un sanglot, le secouait des pieds à la tête. Alors le regard de la mère se posait sur lui, et semblait dire :

 

« Tu sais ce que tu m’as promis… » Aussitôt l’enfant refoulait son soupir et ses larmes ; mais on sentait en lui un grand chagrin, cette cruelle impression d’exil et d’abandon que la première pension cause aux petits qui ont vécu tard près du foyer.

 

Cette investigation de la mère et de l’enfant, que le prêtre avait faite en quelques minutes, aurait pu satisfaire un observateur superficiel ; mais le père O… qui dirigeait depuis plus de vingt-cinq ans l’aristocratique institution des Jésuites de Vaugirard, était trop au courant du monde, il connaissait trop bien la haute société parisienne et toutes ses nuances de langage et de tenue, pour ne pas avoir deviné dans la mère du nouvel élève qui lui arrivait une cliente d’un genre particulier.

 

L’aplomb avec lequel elle était entrée dans son cabinet, aplomb trop visible pour être vrai, sa façon de s’asseoir en se renversant, ce rire jeune un peu forcé qu’elle avait, et surtout ce flot de paroles débordantes sous lequel on aurait dit qu’elle dissimulait l’embarras d’une pensée cachée, tout mettait le prêtre en méfiance. Malheureusement, à Paris, les mondes sont si mêlés, la communauté des plaisirs, des toilettes, des promenades, a fait la ligne de démarcation si mince et si facilement franchie entre les femmes à la mode de la bonne et de la mauvaise société, entre une lorette qui se tient et une marquise qui s’abandonne, que les plus experts, à première vue, peuvent s’y tromper ; et voilà pourquoi le prêtre considérait cette femme avec tant d’attention.

 

Ce qui déconcertait surtout son examen, c’était le décousu de la conversation. Comment avoir le temps de se reconnaître au milieu de ces caprices, de ces volte-face, de ces bonds d’écureuil en cage ? Pourtant son jugement, qu’on essayait peut-être de dérouter, était déjà à moitié fait. L’attitude embarrassée de la mère, quand il lui demanda quel était, avec Jack, l’autre nom de l’enfant, acheva de le fixer.

 

Elle rougit, se troubla, hésita une seconde.

 

– C’est vrai, dit-elle, excusez-moi… Je ne me suis pas encore présentée… Où donc ai-je la tête ?

 

Et tirant de sa poche un mignon porte-cartes en ivoire, parfumé comme un sachet, elle y prit une carte sur laquelle s’étalait en lettres allongées ce nom souriant et insignifiant :

 

IDA DE BARANCY

 

Le recteur eut un singulier sourire.

 

– C’est aussi le nom de l’enfant ? demanda-t-il.

 

La question était presque impertinente. La dame le comprit, se troubla encore davantage et cacha son embarras sous un grand air de dignité :

 

– Mais… certainement, monsieur l’abbé… certainement.

 

– Ah ! dit le prêtre d’une voix grave.

 

C’était lui maintenant qui ne savait plus comment exprimer ce qu’il avait à dire. Il roulait la carte entre ses doigts, avec ce petit frémissement des lèvres de l’homme qui comprend la valeur et l’effet des paroles qu’il va prononcer.

 

Tout à coup, il se leva, s’approcha d’une des hautes portes-fenêtres qui donnaient de plain pied sur un grand jardin planté de beaux arbres et tout empourpré par un rouge soleil d’hiver, puis frappa un léger coup à la vitre. Une silhouette noire passa devant les fenêtres, et un jeune prêtre apparut presque aussitôt dans le cabinet.

 

– Tenez, mon bon Duffieux, dit le supérieur, promenez un peu cet enfant… Montrez-lui notre église, nos serres… Il s’ennuie là, ce pauvre petit homme…

 

Jack crut que l’on prenait ce prétexte de promenade pour couper court aux adieux pénibles de la séparation, et son regard eut une telle expression de désespoir et d’effroi, que le bon prêtre le rassura doucement :

 

– N’aie pas peur, mon petit Jack… ta mère ne s’en ira pas… tu vas la retrouver ici.

 

L’enfant hésitait encore.

 

– Allez, mon cher !… fit Mme de Barancy avec un geste de reine.

 

Aussitôt il sortit sans un mot, sans une plainte, comme s’il était déjà assoupli par la vie et préparé à toutes les servitudes.

 

Quand il fut dehors, il y eut dans le cabinet un moment de silence. On entendait les pas de l’enfant et de son compagnon s’éloigner en criant sur le sable durci par le froid, le pétillement du feu, des piaillements de moineaux dans les branches, des pianos, des voix, le murmure d’une maison pleine, tout le train, assourdi par l’hiver et les fenêtres closes, d’un grand pensionnat à l’heure de l’étude.

 

– Cet enfant a l’air de bien vous aimer, madame, dit le recteur, que la grâce et la soumission de Jack avaient touché.

 

– Comment ne m’aimerait-il pas ? répondit Mme de Barancy peut-être un peu trop mélodramatiquement ; le pauvre cher n’a que sa mère au monde !

 

– Ah ! vous êtes veuve ?

 

– Hélas ! oui, monsieur le supérieur… Mon mari est mort, il y a dix ans, l’année même de notre mariage, et dans des circonstances bien douloureuses… Ah ! monsieur l’abbé, les romanciers qui vont chercher si loin les aventures de leurs héroïnes ne se doutent pas que la plus simple vie peut quelquefois défrayer dix romans… Mon existence en est bien la preuve… Voici : M. le comte de Barancy appartenait, comme son nom peut vous l’apprendre, à une des plus anciennes familles de Touraine…

 

Elle tombait mal. Justement le père O… était né à Amboise et connaissait à fond toute la noblesse de sa province. À l’instant même, le comte de Barancy alla rejoindre dans les doutes et les défiances de son esprit le major général Peambock et le rajah de Singapore. Il n’en laissa pourtant rien paraître et se contenta d’interrompre doucement la soi-disant comtesse :

 

– Ne croyez-vous pas comme moi, madame, demanda-t-il, qu’il y aurait de la cruauté à éloigner sitôt de vous un enfant qui vous semble si attaché ? Il est bien jeune encore. Et puis serait-il assez fort pour supporter la douleur d’une telle séparation ?…

 

– Mais vous vous trompez, monsieur, répondit-elle très naïvement. Jack est un enfant très robuste. Il n’a jamais été malade. Un peu pâlot peut-être, mais cela tient à l’air de Paris, auquel il n’est pas habitué.

 

Ennuyé de voir qu’elle ne saisissait pas sa pensée à demi mot, le prêtre reprit en accentuant la note :

 

– D’ailleurs, pour le moment, nos dortoirs sont pleins… la saison scolaire est déjà très avancée… Nous avons même dû renvoyer des élèves nouveaux à l’année prochaine… Je vous serai fort obligé d’attendre jusqu’à cette époque. Peut-être alors pourrons-nous essayer… Pourtant, je ne réponds de rien.

 

Elle avait compris.

 

– Ainsi, dit-elle en pâlissant, vous refusez de recevoir mon fils ? Refuserez-vous aussi de me dire pourquoi ?

 

– Madame, répondit le prêtre, j’aurais donné tout au monde pour que cette explication n’eût pas lieu ; mais, puisque vous m’y forcez, il faut bien vous apprendre que la maison que je dirige exige des familles qui lui confient leurs enfants des conditions de moralité exceptionnelles… Il ne manque pas, à Paris, d’institutions laïques où votre petit Jack trouvera tous les soins qui lui sont nécessaires ; mais, chez nous, cela est impossible. Je vous en conjure, ajouta-t-il à un mouvement de protestation indignée, ne me faites pas m’expliquer davantage… Je n’ai le droit de rien vous demander, de rien vous reprocher… Je regrette la peine que je vous fais en ce moment, et croyez bien que la rigueur de mon refus m’est aussi pénible qu’à vous.

 

Pendant que le prêtre parlait, le visage de Mme de Barancy avait passé par toutes les expressions de douleur, de dédain, de confusion. D’abord elle avait essayé de faire bonne contenance, gardant la tête droite et le masque mondain bien attaché ; mais les paroles bienveillantes du recteur, tombant sur cette âme enfantine, la firent se fondre tout à coup en plaintes, en larmes, en aveux, en expansions bruyantes et désolées.

 

Oh ! oui, allez, elle était malheureuse. On ne savait pas tout ce qu’elle avait souffert déjà pour cet enfant…

 

Eh bien, oui ! le pauvre cher petit être n’avait pas de nom, pas de père ; mais était-ce une raison pour lui faire un crime de son malheur et le rendre responsable de la faute de ses parents ? « Ah ! monsieur l’abbé, monsieur l’abbé, je vous en prie… »

 

Tout en parlant, par un mouvement d’abandon qui aurait pu faire sourire dans une circonstance moins grave, elle avait pris la main du prêtre, une belle main d’évêque, douillette et blanche, que le bon père essayait de dégager doucement, non sans un peu d’embarras.

 

– Calmez-vous, ma chère dame…, disait-il effrayé de ces effusions, de ces larmes ; car elle pleurait comme une enfant qu’elle était, avec des sanglots, des suffocations, le laisser-aller naïf d’une nature un peu vulgaire.

 

Le pauvre homme pensait : « Qu’est-ce que je vais devenir, mon Dieu, si cette dame se trouve mal ? »

 

Mais les mots qu’il employait à la calmer l’excitaient encore.

 

Elle voulut se justifier, expliquer des choses, raconter sa vie, et, bon gré mal gré, le supérieur fut obligé de la suivre dans un récit obscur, entrecoupé, haletant, interminable, où elle se lança tout éperdue, cassant à chaque pas le fil conducteur, sans se préoccuper de savoir comment elle remonterait à la lumière.

 

« Ce nom de Barancy n’était pas le sien… Oh ! si elle avait pu dire son nom, à elle, on aurait été bien étonné. Mais l’honneur d’une des plus anciennes familles de France, vous entendez bien, une des plus anciennes, était attaché à ce nom-là, et on la tuerait plutôt que de le lui arracher. »

 

Le recteur voulut protester, l’assurer qu’il ne tenait à rien lui arracher du tout ; mais il ne parvint même pas à se faire entendre. Elle était lancée, et l’on eût arrêté plus facilement les ailes d’un moulin à vent à toute volée que cette parole qui tourbillonnait dans le vide. Ce qu’elle semblait tenir à prouver surtout, c’est qu’elle appartenait à la plus haute noblesse, que son infâme séducteur, lui aussi, portait de quelque chose sur je ne sais trop quoi, et que, d’ailleurs, elle avait été victime d’une fatalité inouïe.

 

Que fallait-il croire de tout cela ? Pas un mot, probablement, car les réticences, les contradictions abondaient dans ce discours incohérent. Il en ressortait pourtant quelque chose de sincère, d’ému, de touchant même, l’amour de cette mère et de cet enfant. Ils avaient toujours vécu ensemble. Elle le faisait travailler à la maison avec des maîtres, et ne voulait s’en séparer qu’à cause de cette intelligence qui s’éveillait trop, de ces yeux qui s’ouvraient, et contre lesquels on ne saurait prendre trop de précautions.

 

– La meilleure de toutes, dit le prêtre gravement, serait de ne rien garder d’irrégulier dans votre vie, de rendre votre maison digne de l’enfant qui l’habite.

 

– C’est là ma préoccupation constante, monsieur l’abbé, répondit-elle… À mesure que Jack grandit, je me sens devenir plus sérieuse. D’ailleurs, d’un jour à l’autre, ma situation se trouvera régularisée… Il y a une personne qui depuis longtemps me sollicite… Mais, en attendant, j’aurais voulu éloigner l’enfant, l’écarter de ma vie encore troublée, lui faire donner une éducation aristocratique et chrétienne digne du grand nom qu’il devrait porter… J’avais pensé que nulle part il ne serait aussi bien qu’ici pour cela ; mais voilà que vous le repoussez et que du même coup vous découragez la mère de toutes ses bonnes intentions…

 

Ici, le recteur parut ébranlé. Il hésita une minute, puis la regardant jusqu’au fond des yeux :

 

– Eh bien, soit, madame ; puisque vous y tenez absolument, je me rends à votre désir. Le petit Jack m’a beaucoup plu. Je consens à le recevoir parmi nos élèves…

 

– Oh ! monsieur le supérieur…

 

– Mais, à deux conditions.

 

– Je suis prête à les accepter toutes.

 

– La première, c’est que, jusqu’au jour où votre position sera régularisée, l’enfant passera ses congés, ses vacances même, dans notre maison, et ne rentrera plus dans la vôtre.

 

– Mais il en mourra, mon Jack, de ne plus voir sa mère.

 

– Oh ! vous pourrez venir l’embrasser aussi souvent que vous voudrez. Seulement, et c’est là notre seconde condition, vous ne le verrez jamais au parloir, mais ici, dans mon cabinet, où j’aurai soin que vous ne soyez pas rencontrée.

 

Elle se leva toute frémissante.

 

Cette idée qu’elle ne pourrait jamais entrer au parloir, se mêler à cette charmante confusion du jeudi, où l’on se fait gloire de la beauté de son enfant, de la richesse de sa mise et du coupé qui vous attend à la porte, qu’elle ne pourrait pas dire à ses amies : « J’ai salué hier chez les Pères Mme de C… ou Mme de V…, » de vraies madames, qu’il lui faudrait venir en cachette embrasser son Jack à l’écart, tout cela la révoltait à la fin.

 

Le malin prêtre avait frappé juste.

 

– Vous êtes cruel avec moi, monsieur l’abbé ; vous m’obligez à refuser ce dont je vous remerciais tout à l’heure comme d’une grâce ; mais j’ai ma dignité de mère et de femme à garder. Vos conditions sont inacceptables. Et que penserait mon enfant de…

 

Elle s’arrêta en voyant là-bas, derrière la vitre, une petite frimousse blonde qui regardait, animée par l’air vif du dehors et par une fièvre d’inquiétude. Sur un signe de sa mère, l’enfant entra bien vite :

 

– Oh ! maman, comme tu es gentille… On avait beau me dire non… Je croyais que tu étais partie.

 

Elle lui prit la main brusquement :

 

– Tu partiras avec moi, lui dit-elle, on ne veut pas de nous ici.

 

Et elle sortit à grands pas, droite, fière, entraînant l’enfant stupéfait de ce départ inattendu qui ressemblait à une fuite. À peine avait-elle répondu par un signe de tête au salut respectueux du bon père qui s’était levé, lui aussi ; mais, malgré sa précipitation, elle ne s’enfuit pas assez vite pour empêcher son Jack d’entendre une voix douce murmurer derrière lui : « Pauvre enfant !… Pauvre enfant !… » avec un accent, une compassion qui lui alla jusqu’au cœur.

 

On le plaignait… Pourquoi ?…

 

Il y pensa souvent depuis.

 

 

Le recteur ne s’était pas trompé.

 

Mme la comtesse Ida de Barancy était une comtesse pour rire.

 

Elle ne s’appelait pas de Barancy, peut-être pas même Ida. D’où venait-elle ? Qui était-elle ? Qu’y avait-il de vrai dans toutes ces histoires de noblesse dont elle était obsédée ? Personne n’aurait pu le dire. Ces existences compliquées ont des fortunes si diverses, tant de dessous, un passé si long et si accidenté, qu’on n’en connaît jamais que le dernier aspect. On dirait ces phares tournants qui ont de longues alternatives d’ombre entre les éclats intermittents de leur feu.

 

Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’était pas Parisienne, qu’elle arrivait d’un chef-lieu quelconque dont elle gardait encore l’accent, ne savait rien de Paris et manquait absolument de genre, au dire de Mlle Constant, sa femme de chambre.

 

« Cocotte de province…, » disait celle-ci dédaigneusement.

 

Comme renseignement, c’était un peu vague.

 

Il est vrai qu’au Gymnase, un soir, deux négociants lyonnais avaient cru la reconnaître pour une certaine Mélanie Favrot, qui tenait jadis un établissement de « gants et parfumerie » place des Terreaux ; mais ces messieurs s’étaient trompés et s’excusèrent beaucoup. Un autre jour, un officier du troisième hussards s’avisa de la prendre pour une nommée Nana qu’il avait connue huit ans auparavant à Orléansville. Celui-là aussi fit les mêmes excuses, ayant fait la même erreur. Il y a vraiment des ressemblances bien impertinentes.

 

Pourtant, Mme de Barancy avait beaucoup voyagé et ne s’en cachait pas ; mais bien sorcier celui qui eût démêlé quelque chose de clair, de positif, dans le flot de paroles qu’elle débitait à tout propos sur son origine ou sur sa vie. Un jour, Ida était née aux colonies, parlait de sa mère, une créole ravissante, de ses plantations, de ses négresses ; une autre fois, elle était Tourangelle, avait passé son enfance dans un grand château au bord de la Loire. Et des détails, des anecdotes, un dédain merveilleux de rattacher ensemble toutes ces pièces décousues de son existence !

 

Comme on a pu le voir, dans ces récits fantastiques la vanité dominait, une vanité de perruche verte et bavarde. La noblesse, la fortune, l’argent, les titres, elle ne sortait pas de là.

 

Riche, certainement elle l’était, ou du moins très richement entretenue. On venait de lui louer un petit hôtel boulevard Haussmann. Elle avait là chevaux, voitures, de fort beaux meubles d’un goût douteux, trois ou quatre domestiques, et l’existence vide, oisive, promenante, de ses pareilles, avec peut-être en plus un petit air honteux, un manque d’aplomb que la province, qui se défend mieux que Paris contre les femmes d’un certain monde, lui avait sans doute communiqué. Cela, et aussi sa fraîcheur réelle, souvenir probable d’une enfance au grand air, la mettait à part dans le courant parisien, où d’ailleurs elle n’avait pas encore sa place, étant tout nouvellement arrivée.

 

Tous les huit jours, un homme entre deux âges, grisonnant et distingué, venait la voir. En parlant de lui, Ida disait « Monsieur » avec un tel air de majesté, qu’on se serait cru à la cour de France, du temps où l’on appelait ainsi le frère du roi. L’enfant disait simplement « bon ami. » Les domestiques annonçaient bien haut « M. le comte » celui qu’entre eux ils appelaient plus familièrement « son vieux. »

 

Son vieux devait être très riche, car madame ne regardait à rien, et il y avait un coulage énorme dans la maison, que dirigeait Mlle Constant, une femme de chambre factotum, seule et véritable influence du logis. C’était cette Constant qui donnait à sa maîtresse des adresses de fournisseurs, qui guidait son inexpérience de la vie parisienne et de la bonne société ; car, avant tout, le rêve, le désir de cette déclassée, désir qui lui était venu sans doute avec la fortune, était de passer pour une femme comme il faut, distinguée, noble, irréprochable.

 

Aussi l’on s’imagine dans quel état l’accueil du père O… l’avait mise et si elle sortit de là la rage au cœur.

 

Un élégant coupé de maître l’attendait à la porte de l’institution. Elle s’y précipita avec son enfant plutôt qu’elle n’y monta, gardant juste assez de force pour dire d’un ton ferme : « À l’hôtel ! » de façon à être entendue d’un groupe de prêtres qui causaient sur le perron et s’étaient vivement écartés devant ce tourbillon de fourrures et de cheveux bouclés.

 

Par exemple, dès que la voiture fut en route, la malheureuse se renversa dans un coin, non plus avec sa coquette pose de promenade, mais affaissée, en larmes, étouffant ses sanglots et ses cris dans les capitons de soie.

 

Quelle honte !… Dire qu’on avait refusé de prendre son enfant et que du premier coup ce prêtre avait découvert sa situation à elle, qu’elle croyait si bien déguisée sous toutes ces apparences luxueuses et menteuses de femme du monde et de mère irréprochable !

 

Ça se voyait donc ce qu’elle était !

 

À tout moment, le regard fin du recteur que sa fierté blessée remettait en face d’elle comme un supplice intolérable, lui faisait monter, rien que de souvenir, des chaleurs, des rougeurs subites. Elle se rappelait son bavardage, tous ses mensonges débités en pure perte, et ce sourire, ce sourire incrédule devant lequel elle n’avait pas su s’arrêter, et qui dès le premier mot l’avait si complètement devinée.

 

Immobile et muet dans l’autre coin de la voiture, Jack regardait sa mère tristement, sans rien comprendre à son désespoir, sinon qu’elle avait de la peine à cause de lui. Il se sentait vaguement coupable, le cher petit ; mais au fond de cette tristesse, il y avait aussi la grande joie de n’être pas entré à la pension.

 

Pensez donc ! Depuis quinze jours on ne parlait plus que de ce Vaugirard. Sa mère lui avait fait promettre de ne pas pleurer, d’être bien sage. Bon ami l’avait catéchisé. Constant avait acheté le trousseau. Tout était prêt, décidé. Il ne vivait plus qu’en tremblant à l’idée de cette prison où tout le monde le poussait. Et voilà qu’au dernier moment on lui faisait grâce.

 

Oh ! si sa mère n’avait pas eu tant de chagrin, comme il l’aurait remerciée, comme il aurait été heureux de se sentir là, tout près d’elle, tapi dans les fourrures de ce petit coupé où ils avaient fait de si bonnes promenades, où ils allaient pouvoir en faire encore ! Et Jack se rappelait les après-midi au Bois, les longues courses délicieuses à travers ce Paris boueux et transi, si nouveau pour eux, et dont ils étaient aussi curieux l’un que l’autre. Un monument au passage, le moindre incident de la rue, tout les réjouissait.

 

– Regarde, Jack…

 

– Regarde, maman…

 

C’était comme deux enfants. On voyait en même temps à la portière les grandes boucles blondes du petit et le visage étroitement voilé de la mère…

 

 

Un cri désespéré de Mme de Barancy arracha brusquement l’enfant à tous ces bons souvenirs.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai fait, disait-elle en se tordant les mains, qu’est-ce que j’ai fait pour être si malheureuse ?

 

Cette exclamation resta naturellement sans réponse, car ce qu’elle avait fait, le petit Jack l’ignorait pour le moins autant qu’elle. Alors, ne sachant que lui dire, comment la consoler, timidement il lui prit la main et la serra contre ses lèvres avec ferveur, comme un véritable amoureux.

 

Elle tressaillit, le regarda d’un air égaré :

 

– Ah ! cruel, cruel enfant, que de mal tu m’as fait depuis que tu es au monde !

 

Jack pâlit :

 

– Moi ?… Je t’ai fait du mal ?

 

Il ne connaissait, n’aimait qu’un seul être sur la terre, sa mère. Il la trouvait belle, bonne, incomparable. Et sans le vouloir, sans le savoir, il lui avait fait du mal.

 

Le pauvre petit, à cette idée, eut une crise de désespoir, lui aussi, mais d’un désespoir muet, comme si après la douleur bruyante dont il venait d’être témoin il eût ressenti une pudeur à manifester son chagrin. C’étaient des tremblements, des sanglots étouffés, un spasme nerveux.

 

La mère eut peur, le prit dans ses bras :

 

– Mais non, mais non, c’est pour rire… Oh ! le grand bébé !… Est-ce que l’on est sensible comme cela ?… Voyez-vous ce câlin avec ses longues jambes, qui se fait bercer comme un poupon !… Non, mon petit Jack, tu ne m’as jamais fait de mal… C’est moi qui suis folle de te mêler à des histoires pareilles… Voyons, ne pleure plus… Est-ce que je pleure, moi ?

 

Et l’étrange créature, oublieuse de sa douleur passée, riait franchement pour faire rire son Jack. C’était un des privilèges de cette nature mobile, tout en surface, de ne pas garder longtemps une impression quelconque. Chose singulière, les larmes qu’elle venait de verser n’avaient fait que lui donner plus d’éclat encore et de jeunesse, comme une ondée glissant sur le plumage des tourterelles le lustre et l’éclaircit sans seulement le pénétrer.

 

– Où sommes-nous donc ? dit-elle tout à coup en abaissant la glace pleine de buée… Déjà la Madeleine… Comme nous sommes venus vite… Tiens ! si nous nous arrêtions chez chose… tu sais, le fameux pâtissier… Allons ! essuie tes yeux, petit bêta… Je vais te payer des meringues.

 

Ils descendirent à la pâtisserie espagnole, très à la mode à ce moment-là.

 

Il y avait foule.

 

Les étoffes, les fourrures se frôlaient, se pressaient avec une hâte d’appétit, et les figures de femmes, le voile relevé à la hauteur des yeux, se reflétaient aux miroirs de la boutique entourés d’or et de moulures couleur de crème, parmi toutes sortes de reflets joyeux, le blanc laiteux des soucoupes, le cristal des verres, la variété des confiseries.

 

Mme de Barancy et son enfant furent très regardés. Cela la charma. Ce petit succès, joint à la crise de tout à l’heure, lui fît dévorer une quantité de meringues, de nougats, le tout arrosé d’un doigt de vin d’Espagne. Jack l’imitait, mais avec plus de modération, son gros chagrin de tantôt ayant empli son petit cœur de soupirs comprimés et de larmes non répandues.

 

Quand ils sortirent de là, le temps était si beau, quoique froid, le marché de la Madeleine mettait dans l’air un si doux parfum de violettes, qu’Ida voulut revenir à pied et renvoya la voiture. Alertement, mais de ce pas un peu lent des femmes habituées à se laisser admirer, elle se mit en route, tenant Jacques par la main. La marche à l’air vif, la vue des magasins qu’on commençait à éclairer achevèrent de lui rendre sa belle humeur.

 

Puis, subitement, devant je ne sais quel étalage plus scintillant que les autres, l’idée d’un bal masqué où elle devait aller le soir, bal précédé d’un dîner au cabaret, lui revint à l’esprit.

 

– Miséricorde !… Et moi qui n’y pensais plus… Vois, mon petit Jack, comme je suis étourdie… vite, vite.

 

Il lui fallait des fleurs, un bouquet, quelques menus objets oubliés. Et l’enfant, dont cette futilité avait toujours été la vie, qui ressentait presque autant qu’elle-même le charme subtil de ces élégances, la suivait en sautillant, animé par l’idée de cette fête qu’il ne devait pas voir. C’était une de ses joies, la toilette de sa mère, la beauté de sa mère, cette attention admirative qu’elle soulevait sur son passage.

 

– Ravissant… ravissant !… vous m’enverrez cela chez moi, boulevard Haussmann.

 

Mme de Barancy jetait sa carte, sortait, parlait à Jack avec exubérance de ces achats. Puis elle prenait un air grave :

 

– Surtout, rappelle-toi ce que je t’ai recommandé. Il ne faudra pas dire à bon ami que je suis allée à ce bal… C’est un secret… Sapristi ! déjà cinq heures… C’est Constant qui va me gronder !…

 

Elle ne se trompait pas.

 

Sa camériste-factotum, une grande et forte personne d’une quarantaine d’années, hommasse et laide, se précipita à sa rencontre, dès qu’elle l’entendit rentrer.

 

« Le costume était là… Il n’y avait pas de bon sens de revenir si tard… Madame ne serait pas prête… On ne pourrait jamais l’habiller en si peu de temps. »

 

– Ne me gronde pas, ma bonne Constant… Si tu savais ce qui m’arrive… tiens ! regarde.

 

Et elle lui montra l’enfant. Le factotum parut indigné :

 

– Comment ! monsieur Jack… vous êtes revenu ?… C’est très mal, monsieur, après ce que vous aviez promis. Il faudra donc vous y faire conduire par les gendarmes, à cette école… Aussi, voilà ! votre maman est trop bonne.

 

– Mais non, ce n’est pas lui. Ce sont ces prêtres de là-bas qui n’ont pas voulu… Comprends-tu ça ? me faire cet affront, à moi… à moi !…

 

Là-dessus les larmes lui revinrent, et elle recommença à demander à Dieu ce qu’elle avait fait pour être si malheureuse. Joignez à cela les meringues, le vin d’Espagne, la chaleur de l’appartement. Elle se trouva mal.

 

Il fallut la porter sur son lit, déboucher des flacons de sels, d’éther, pour la ranimer. Mlle Constant s’acquittait de tous ces soins en femme qui connaît ces sortes de crises, allait et venait dans la chambre, ouvrait, fermait les armoires avec ce beau sang-froid que donne l’expérience, et de l’air de dire : « Ça passera. »

 

Tout en fonctionnant, elle parlait seule :

 

– Quelle idée aussi de mener cet enfant chez les Pères… Comme si c’était un pensionnat pour lui, dans sa position… Ça ne serait pas arrivé, bien sûr, si on m’avait un peu consultée… C’est moi qui ne serais pas embarrassée pour lui en trouver une pension, et une bonne !…

 

Jack, tout effaré de voir sa mère dans cet état, s’était rapproché du lit et la regardait anxieusement, lui demandant pardon du fond du cœur de ce chagrin dont il était la cause.

 

– Allons ! ôtez-vous de là, monsieur Jack… Votre maman est guérie… Il faut que je l’habille.

 

– Comment ! Constant, tu veux que j’aille à ce bal !… j’ai si peu de cœur à m’amuser…

 

– Bah ! laissez donc, je vous connais… Il n’y paraîtra plus dans cinq minutes… Regardez-moi ce joli costume de Folie, et ces bas de soie rose, et votre petit bonnet à grelots…

 

Elle avait pris le costume, l’étalait, faisait sonner et reluire tout ce clinquant auquel Ida ne résista pas.

 

Pendant qu’on habillait sa mère, Jack s’en alla dans le boudoir, tout seul, sans lumière.

 

L’ombre emplissait la pièce coquette, ouatée, encombrée, où le prochain réverbère du boulevard jetait une lueur vague. Tristement, le front appuyé à la vitre, il se mit à penser à cette journée d’émotions ; et peu à peu, sans qu’il pût s’expliquer pourquoi, il se sentit devenir « le pauvre enfant » dont ce prêtre parlait avec tant de commisération.

 

C’est si singulier de s’entendre plaindre alors qu’on se croit heureux. Il y a donc des malheurs tellement bien cachés que ceux qui en sont la cause ou la victime ne les devinent même pas !

 

La porte s’ouvrit. Sa mère était prête :

 

– Entrez, monsieur Jack… et venez voir si c’est beau…

 

Oh ! quelle charmante Folie, rose et argent, toute en satin ! Quel joli bruissement de paillons elle agitait au moindre mouvement !

 

L’enfant regardait, admirait, et la mère, poudrée, légère, vaporeuse, sa marotte à la main, riait à Jack, se riait à elle-même dans sa psyché, sans s’inquiéter autrement de ce qu’elle avait fait au bon Dieu pour être si malheureuse. Puis Constant lui jeta sur les épaules une chaude sortie de bal et l’accompagna jusqu’à la voiture, pendant que Jack, appuyé à la rampe, regardait descendre sur le tapis de l’escalier, vifs et remuants comme si la danse les agitait déjà, ces deux petits souliers roses brodés d’argent qui entraînaient sa mère loin, bien loin de lui, à des bals où on n’emmène pas les enfants. Au dernier tintement des grelots, il rentra, tout désœuvré, et, pour la première fois de sa vie, inquiet de cet abandon où il se trouvait presque tous les soirs.

 

Quand Mme de Barancy dînait dehors, Jack restait confié à Mlle Constant.

 

– Elle dînera avec toi, disait la mère.

 

On mettait deux couverts dans la salle à manger, que l’enfant trouvait bien grande ces jours-là ; mais, le plus souvent, Constant, qui se divertissait fort peu de ce tête-à-tête avec le gamin, descendait leurs deux couverts à la cuisine, et l’on dînait dans le sous-sol en compagnie des autres domestiques.

 

Une vraie bombance.

 

Le gâchis se montrait là dans toute l’abondance de la table tachée de graisse et la gaieté désordonnée des convives. Naturellement, le factotum présidait et ne se gênait pas pour égayer l’assistance des aventures de sa maîtresse, à mots couverts, pourtant, et de façon à ne pas effaroucher le petit.

 

Ce soir-là il y eut dans le sous-sol une grande discussion à propos du refus éprouvé à Vaugirard. Augustin, le cocher, déclara que c’était tant mieux, que ces gens-là auraient fait de l’enfant « un jésuite, un tartufe. »

 

Mlle Constant protesta contre le mot. Elle ne « faisait pas sa religion, » c’est vrai, mais elle ne voulait pas qu’on en dît du mal. Alors la discussion tourna, au grand désappointement de Jack, qui écoutait de toutes ses petites oreilles, espérant toujours apprendre pourquoi ce prêtre, qui paraissait si bon, n’avait pas voulu de lui.

 

Pour le moment, il n’était plus question de Jack ni de sa mère, mais des convictions religieuses de chacun. Le cocher Augustin, après boire, en avait d’assez singulières… Son bon Dieu, à lui, c’était le soleil… Il n’en connaissait pas d’autre…

 

– J’suis comme les éléphants, j’adore le soleil !… répétait-il sans cesse avec une obstination d’ivrogne.

 

À la fin, on lui demanda où il avait vu ça que les éléphants adoraient le soleil.

 

– J’ai vu ça, une fois, sur une photographie ! dit-il d’un air majestueusement abruti.

 

Sur quoi Mlle Constant le traita d’impie et d’athée, pendant que la cuisinière, une grosse Picarde, pleine d’astuce paysanne, leur répétait à tous les deux :

 

– Écoutaî, vous avaî tort… Faut pas discutaî la craîance…

 

Et Jack ?… Que faisait-il pendant ce temps-là ?

 

Tout au bout de la table, alourdi par l’atmosphère des fourneaux et l’interminable discussion de ces brutes, il s’endormait, le visage appuyé sur son bras, et ses boucles blondes répandues sur sa manche de velours. Dans ce trouble qui précède le sommeil assis, fatigant et désagréable, il entendait chuchoter les trois voix des domestiques… Maintenant il lui semblait qu’on parlait de lui ; mais c’était loin, bien loin, dans le brouillard.

 

– À qui qu’il est donc, ce chéri ? demanda la voix de la cuisinière.

 

– Je n’en sais rien ; répondait Constant, mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne peut pas rester ici et qu’elle m’a chargée de lui trouver un pensionnat.

 

Entre deux hoquets, le cocher bégaya :

 

– Attendez donc, attendez donc. J’en connais un fameux, moi, de pensionnat, et qui ferait joliment votre af… votre affaire. Ça s’appelle le collège… non, pas le collège… le gy… le gymnase Moronval. Mais, quoique ça, c’est tout de même un collège. Quand j’étais chez les Saïd, chez mes Égyptiens, c’est là que je conduisais le petit ; même que le marchand de soupe, une espèce de mal blanchi, me donnait toujours des prospectus. Je dois en avoir encore un…

 

Il chercha dans son portefeuille, et parmi les paperasses fanées qu’il étala sur la table, il en saisit une plus crasseuse encore que les autres.

 

– Voilà ! dit-il d’un air de triomphe.

 

Il déplia le prospectus, et commença à lire, ou plutôt à épeler péniblement :

 

« Gy… Gymnase… Moronval… dans le… le…

 

– Donnez-moi ça, dit mademoiselle Constant ; et, lui prenant le papier des mains, elle lut tout d’une traite :

 

Gymnase Moronval, 25, avenue Montaigne. – Dans le plus beau quartier de Paris. – Institution de famille. – Grand jardin. – Nombre d’élèves limité. – Cours de prononciation française par la méthode Moronval-Decostère. – Rectification d’accents étrangers ou de province. – Correction des vices de prononciation de tout genre par la position des organes phonétiques…

 

Mademoiselle Constant s’interrompit pour respirer et dit aux autres :

 

– Mais cela me paraît très convenable.

 

– Je craî ben !… fit la Picarde, qui ouvrait des yeux tout ronds.

 

… Des organes phonétiques… Lecture expressive à haute voix, principes d’articulation et de respiration.

 

La lecture du prospectus continua ; mais Jack s’était endormi et n’entendait plus rien.

 

Il rêvait.

 

Oui, pendant que son avenir s’agitait autour de cette immonde table de cuisine ; pendant que sa mère, en Folie rose, s’amusait comme une folle on ne sait où, lui rêvait de ce prêtre de là-bas et de cette voix pénétrante et douce qui avait dit :

 

« Pauvre enfant !… »

 

II

LE GYMNASE MORONVAL


AVENUE MONTAIGNE, 25, dans le plus beau quartier de Paris, disait le prospectus Moronval.

 

On ne peut nier, en effet, que l’avenue Montaigne ne soit située dans un des plus beaux quartiers de Paris, au centre des Champs-Élysées, et qu’elle ne soit aussi fort agréable à habiter, horizonnée d’un bout par les quais de la Seine et de l’autre par les jets d’eau bordés de fleurs du rond-point. Mais elle a l’aspect disparate, composite, d’une voie tracée à la hâte, et encore inachevée.

 

À côté des grands hôtels ornant leurs angles arrondis de glaces sans tain, de rideaux de soie claire, de statuettes dorées, de jardinières rustiques, ce sont des logements d’ouvriers, des masures où retentissent les marteaux des charrons et des maréchaux-ferrants. Il y a là tout un reste de faubourg que les violons de Mabille animent, le soir, d’un bruit de riche guinguette. À cette époque, on voyait même dans l’avenue, et je pense qu’ils existent encore aujourd’hui, deux ou trois passages sordides, vieux souvenir de l’ancienne allée des Veuves et dont l’aspect misérable faisait un singulier contraste avec les splendeurs environnantes.

 

Une de ces ruelles s’ouvrait au numéro 35 de l’avenue Montaigne, et s’appelait le passage des Douze-Maisons.

 

Des lettres dorées sur le fronton de la grille ogivale du passage annonçaient très pompeusement que l’institution Moronval était située à cet endroit. Mais sitôt la grille franchie, on mettait le pied dans cette boue noire, infecte, indestructible, que les démolitions et les constructions récentes déversent autour d’elles, une boue de terrain vague. Le ruisseau, au milieu du passage, le réverbère coupant l’espace, et, de chaque côté, des garnis borgnes, des bâtisses complétées de vieilles planches, vous reportaient à quarante ans en arrière et à l’autre bout de Paris, vers La Chapelle ou Ménilmontant.

 

De ces espèces de chalets, que des galeries couvertes, des balcons, des escaliers extérieurs, mettaient en relation directe avec la rue, débordaient du linge étendu, des cages à lapins, un fouillis d’enfants en guenilles, des chats maigres, des pies apprivoisées.

 

On s’étonnait aussi qu’en si peu de place il pût grouiller une telle population de palefreniers anglais, de domestiques marrons, tant de vieilles livrées, de loques, de gilets rouges et de casquettes à carreaux. Ajoutez que, chaque soir, au coucher du soleil, rentraient là – leur journée finie – les loueuses de chaises, la voiture aux chèvres, des montreurs de Guignol, des marchands d’oubliés ou de chiens rares, des mendiants de toutes sortes, les petits nains de l’Hippodrome avec leurs poneys microscopiques et leur réclame-écriteau, et vous aurez une idée de ce passage singulier posé, comme une coulisse encombrée et sombre, derrière le beau décor des Champs-Élysées, entouré du roulement sourd des voitures, des arbres verts, du luxe calme de ces grandes avenues dont il semblait l’envers misérable et turbulent.

 

Au milieu de cet ensemble pittoresque, le gymnase Moronval n’était pas déplacé.

 

Plusieurs fois par jour, un mulâtre de haute taille, très maigre, les cheveux plats tombant sur les épaules, coiffé d’un chapeau de quaker à larges bords posé en arrière comme une auréole, traversait le passage d’un air affairé, suivi d’une demi-douzaine de petits diables dont les teints variaient du cuivre clair au noir le plus intense, et qui, vêtus d’uniformes râpés de collégiens mal tenus, hâves, dégingandés, semblaient faire partie de quelque corps de troupe en révolte dans une armée des colonies.

 

Le directeur du gymnase Moronval promenait ses « petits pays chauds, » comme il les appelait, et les allées et venues de cette pension polychrome, le décousu de ses occupations, la tournure étonnante des professeurs, complétaient bien la physionomie étrange du passage des Douze-Maisons.

 

Certainement, si madame de Barancy était venue elle-même conduire son enfant au gymnase, la vue de cette cour des Miracles, qu’il fallait traverser pour arriver à l’institution, l’aurait épouvantée, et jamais elle n’eût consenti à laisser son « cher petit être » dans un pareil cloaque. Mais sa visite aux Jésuites avait été si malheureuse, l’accueil si différent de celui qu’elle attendait, que la pauvre créature, très timide au fond et facile à décontenancer, avait craint quelque humiliation nouvelle et laissé à mademoiselle Constant, sa femme de chambre, le soin de placer Jack dans le pensionnat que les gens de l’office venaient de lui choisir.

 

Ce fût par une triste matinée froide et neigeuse que la voiture d’Ida s’arrêta avenue Montaigne, en face de l’enseigne dorée du gymnase Moronval.

 

Le passage était désert, le réverbère grinçait sur sa corde, et les ais des masures, les paperasses qui leur servaient de carreaux, tout avait l’aspect moisi, disjoint, effondré, que donne une inondation récente ou le voisinage d’un canal dont les quais sont encore à faire.

 

Le hardi factotum s’avançait bravement, l’enfant d’une main, un parapluie de l’autre.

 

À la douzième maison, on s’arrêta.

 

C’était tout au bout du passage, à l’endroit où il se rétrécit encore pour gagner la rue Marbœuf entre deux hautes murailles. Quelques branches noires et maigres grelottaient au-dessus d’une porte verte déteinte.

 

Une certaine propreté annonçait le voisinage de l’aristocratique institution, et les écailles d’huîtres, les vaisselles cassées, les vieilles boîtes à sardines défoncées et vides étaient soigneusement écartées du portail vert, massif, solide et défiant comme s’il eût donné accès dans une prison ou un couvent.

 

Le grand silence qui, du dehors, semblait rendre plus vastes les bâtiments et les jardins du gymnase, fut traversé soudain par le vigoureux coup de cloche de mademoiselle Constant.

 

Jack en eut froid au cœur, de ce coup de cloche ; et, dans le jardin, les moineaux groupés sur un seul arbre avec cet instinct de l’association qui leur vient en hiver quand la graine est rare, s’envolèrent tout effarés sur le revers du toit voisin.

 

Personne ne vint ouvrir, cependant ; mais on entendit chuchoter derrière les lourds battants ; et au petit guichet grillé, découvert dans l’épaisseur de la porte, une face noire s’étala, lèvres lippues, gros yeux étonnés, sourire silencieux.

 

– Le gymnase Moronval !… demanda l’imposant factotum de madame de Barancy.

 

La tête crépue avait fait place à un type différent, mandchou ou tartare, avec des petits yeux bridés, des pommettes fortes, un crâne étroit et pointu. Ensuite un métis, couleur café au lait, vint à son tour, curieux et souriant ; mais la porte restait close, et mademoiselle Constant commençait à s’impatienter, quand une voix suraiguë cria du lointain : « Voulez-vous bien ouvi, tas de macaques !… »

 

Aussitôt les chuchotements redoublèrent, bizarres, accentués. Il y eut des tours de clef précipités dans toutes les rouilles de la serrure, puis des jurons, des coups, une bousculade terrible ; et la porte s’étant enfin ouverte, Jack vit des dos de collégiens qui fuyaient dans tous les sens aussi épouvantés que les moineaux de tout à l’heure.

 

Il ne restait plus à l’entrée qu’un grand mulâtre maigre, dont la cravate blanche enroulée plusieurs fois autour de son cou pelé faisait paraître la figure encore plus noire et plus terreuse.

 

M. Moronval pria mademoiselle Constant de vouloir bien entrer, lui offrit son bras, et l’on traversa un jardin assez grand, mais dont les allées défoncées, les bordures détruites s’attristaient encore de la teinte uniforme et sombre de l’hiver.

 

Plusieurs corps de logis, dispersés, bizarres de formes, s’espaçaient au milieu de pelouses défuntes. Le gymnase était, paraît-il, une ancienne photographie hippique, aménagée par M. Moronval en maison d’éducation. Il y avait, entre autre, une grande rotonde vitrée, sablée, qui servait aux élèves de salle de récréation, et dont les carreaux, disposés comme ceux d’une serre, en partie cassés ou fêlés, étaient traversés d’innombrables bandes de papier.

 

Dans une allée, on rencontra un petit nègre en gilet rouge, armé d’un grand balai et d’un seau à charbon. Il s’effaça timidement, respectueusement devant M. Moronval, qui lui dit très vite en passant :

 

– Feu au salon !

 

Le nègre eut l’air aussi effaré, aussi stupéfié, que si on venait de lui annoncer que le feu avait pris au salon, tandis qu’on lui commandait simplement d’en allumer bien vite.

 

Et ce n’était pas là un ordre inutile.

 

Rien de plus froid que ce grand parloir dont le carreau déteint et passé à la cire vous donnait l’impression d’un lac gelé et glissant. Les meubles eux-mêmes paraissaient se préserver de cette température polaire, empaquetés dans de vieilles housses à peu près faites pour eux, et où ils s’enveloppaient tant bien que mal comme des malades d’hôpital dans leurs robes de chambre d’uniforme.

 

Mais mademoiselle Constant ne voyait ni le délabrement des murs, ni la nudité de ce grand salon qui ressemblait à un couloir en partie vitré, la photographie hippique ayant laissé, de son passage dans ces bâtiments disparates, une abondance de lumière froide dont on se serait bien privé.

 

La femme de chambre était tout au plaisir de faire la dame, de se donner de l’importance.

 

Elle rayonnait, trouvait que les enfants devaient être très bien là, au bon air, comme à la campagne.

 

– Tout à fait comme à la campagne…, répondait Moronval en se dandinant.

 

Il y eut un moment de trouble, d’installation, comme il arrive dans les logis pauvres où les visiteurs ont toujours l’air d’effaroucher une masse d’atomes invisibles.

 

Le négrillon apprêtait le feu. M. Moronval cherchait un tabouret pour la noble étrangère. Enfin madame Moronval, née Decostère, que l’on était allé prévenir, fit son entrée avec un salut prétentieux. Cette petite, très petite femme, à longue tête blafarde, tout en front et en menton, devait être vaguement contrefaite. Elle se présentait toujours de face, très droite, sans perdre un pouce de sa petite taille, comme pour dissimuler ce je ne sais quoi de trop qu’elle se savait entre les épaules. Du reste fort aimable, empressée et digne.

 

Elle appela l’enfant près d’elle, caressa ses grands cheveux, trouva ses yeux fort beaux.

 

– Les yeux de sa mère…, ajouta effrontément Moronval en regardant mademoiselle Constant.

 

Celle-ci ne se pressait pas trop de réclamer ; mais Jack, révolté, s’écria avec des larmes dans la voix :

 

– Ce n’est pas maman… c’est ma bonne.

 

Sur quoi, madame Moronval, née Decostère, un peu honteuse de la familiarité, prit une attitude réservée qui aurait pu nuire aux intérêts de l’institution. Heureusement que son mari redoubla d’amabilités, comprenant qu’une domestique chargée de conduire elle-même l’enfant de ses maîtres en pension devait avoir dans la maison une certaine importance.

 

Mademoiselle Constant le lui prouva bien. Elle parla de très haut et d’un ton péremptoire, ne cacha pas que le choix d’un pensionnat avait été laissé à son entière discrétion, et chaque fois qu’elle prononçait le nom de sa maîtresse, c’était d’un petit air de protection, de commisération qui mettait Jack au désespoir.

 

On discuta le prix de la pension : trois mille francs par an, sans compter le trousseau. Puis, sitôt ce chiffre posé, le Moronval commença son boniment.

 

Trois mille francs !… Cela pouvait paraître un chiffre considérable. Si, si, parfaitement, il était le premier à en convenir… Mais le gymnase Moronval ne ressemblait pas aux autres institutions. Ce n’était pas sans raison qu’on lui avait donné à l’allemande ce nom de gymnase, lieu de libre exercice pour l’esprit et le corps. Ici, en même temps qu’on instruisait les élèves, on les initiait à l’existence parisienne.

 

Ils accompagnaient leur maître au théâtre, dans le monde. Les grandes séances académiques les avaient pour témoins de leurs joutes littéraires. Au lieu d’en faire des brutes pédantes, bardées de grec et de latin, on s’appliquait à développer en eux tous les sentiments humains, à leur apprendre aussi les douceurs de la vie de famille, dont la plupart, comme étrangers, se trouvaient privés depuis longtemps. Malgré cela, l’instruction n’était pas négligée, bien au contraire ; les hommes les plus éminents, des savants, des artistes, n’avaient pas craint de s’associer à cette œuvre philanthropique en qualité de professeurs, professeurs de sciences, d’histoire, de musique, de littérature, dont les leçons alternaient chaque jour avec un cours de prononciation française par une méthode nouvelle et infaillible dont madame Moronval-Decostère était l’auteur. De plus, il y avait tous les huit jours une séance publique de lecture expressive à haute voix, à laquelle étaient conviés les parents ou correspondants des élèves et où ils pouvaient se convaincre de l’excellence du système Moronval.

 

Cette longue tirade du directeur qui, plus que personne, aurait eu besoin des leçons de prononciation de sa femme, fut débitée d’autant plus vite, qu’en sa qualité de créole il avalait la moitié des mots, supprimait les r de son discours, disait « pofesseu de littéatu » pour professeur de littérature, « œuve philanthopi » pour œuvre philanthropique.

 

N’importe, mademoiselle Constant fut littéralement éblouie.

 

La question de prix n’en était pas une pour elle, vous savez bien. Ce à quoi on tenait surtout, c’est que l’enfant reçût une éducation distinguée et aristocratique.

 

– Oh ! pour cela, fit madame Moronval, née Decostère, en redressant sa longue tête.

 

Et son mari ajouta qu’il n’admettait au gymnase que des étrangers de distinction, des héritiers de grandes familles, des nobles, des princes. Il élevait même, en ce moment, un enfant de sang royal, le propre fils du roi de Dahomey. Pour le coup, l’enthousiasme de mademoiselle Constant ne connut plus de bornes.

 

– Un fils de roi !… Vous entendez, monsieur Jack, vous serez élevé avec un fils de roi !

 

– Oui, reprit gravement l’instituteur, j’ai été chargé par Sa Majesté Dahomienne de l’éducation de Son Altesse Royale, et je crois, sans me vanter, que je suis arrivé à en faire un homme remarquable sous tous les rapports.

 

Que pouvait donc avoir le jeune négrillon qui arrangeait le feu, là-bas, pour s’agiter ainsi et remuer le seau à charbon avec ce terrible bruit de fonte ?

 

L’instituteur continua :

 

– J’espère, et madame de Moronval-Decostère, ici présente, espère comme moi, que le jeune roi, une fois monté sur le trône de ses ancêtres, se souviendra des bons conseils, des bons exemples que lui auront donnés ses maîtres de Paris, des belles années passées auprès d’eux, de leurs soins infatigables et de leurs efforts assidus.

 

Ici Jack fut bien surpris de voir le négrillon, toujours occupé devant la cheminée, tourner vers lui sa tête crépue et l’agiter, tout en roulant ses gros yeux blancs, dans une mimique d’énergique et furieuse dénégation.

 

Voulait-il dire par là que Son Altesse Royale ne se souviendrait nullement des bonnes leçons du gymnase Moronval, ou qu’elle n’en garderait aucune reconnaissance ?

 

Que pouvait-il en savoir, cet esclave ?

 

Après cette dernière tirade du professeur, mademoiselle Constant se déclara prête à payer, selon l’usage, un trimestre d’avance.

 

Moronval eut un geste superbe qui signifiait : « Cela ne presse pas !… »

 

Cela pressait fort, au contraire.

 

Toute la maison le criait par ses meubles boiteux, ses murs effrités, l’éraillure de ses tapis ; et l’habit noir râpé du Moronval le disait à sa manière, que cela pressait, ainsi que la robe luisante et flasque de la petite dame au grand menton.

 

Mais ce qui le prouva plus que tout, ce fut l’empressement des deux époux à aller chercher dans l’autre pièce un superbe registre à fermoirs pour y inscrire le nom, l’âge du nouveau et sa date d’entrée au gymnase.

 

Pendant qu’on réglait ces graves questions, le nègre se tenait toujours accroupi devant le feu auquel sa présence semblait pourtant bien inutile.

 

La cheminée, qui s’était d’abord refusée à consumer le moindre petit bout de bois, comme les estomacs fermés à force de jeûne repoussent toute nourriture, dévorait maintenant avec avidité, activant de toute la force de son courant d’air une belle flamme rouge, capricieuse et ronflante.

 

Le négrillon, la tête entre ses poings, les yeux fixes, comme extasié, ressemblait, tout noir sur ce fond éclatant, à quelque petite silhouette diabolique.

 

Il ouvrait la bouche dans un rire muet, les yeux tout grands.

 

On eut dit qu’il aspirait de partout la chaleur et la lumière, enveloppé frileusement dans le rayonnement du foyer, pendant qu’au dehors, sous le ciel bas et jaune, la neige voltigeait toute blanche.

 

Jack était triste.

 

Ce Moronval avait l’air méchant, malgré sa mine doucereuse.

 

Et puis, dans cette pension bizarre, l’enfant se sentait perdu, encore plus loin de sa mère, comme si ces élèves de couleur, venus de tous les coins de la terre, avaient apporté là une tristesse d’abandon et l’inquiétude des longues distances.

 

En même temps, il se rappelait le collège de Vaugirard, si bien clos, murmurant et rempli, les beaux arbres, la serre tiède, toute une atmosphère de douceur, de calme attentif, dont la main du recteur un moment posée sur sa tête lui avait donné la sensation.

 

Oh ! pourquoi n’était-il pas resté là-bas ?… Et, cette pensée lui revenant, il se dit que peut-être on ne voudrait pas non plus le prendre ici.

 

Un moment, il en eut bien peur.

 

Près de la table, autour du gros registre, les deux Moronval et Constant chuchotaient entre eux en le regardant. Il surprenait des bouts de phrases, des clignements d’yeux à son adresse. La petite femme à longue tête le regardait avec sympathie, et deux fois Jack l’entendit murmurer comme le prêtre :

 

« Pauvre enfant !… »

 

Elle aussi ?

 

Qu’est-ce qu’ils avaient donc tous à le plaindre ?

 

C’était quelque chose de terrible cette compassion qu’il sentait peser sur lui. Il en aurait pleuré de honte, attribuant en son âme enfantine cette pitié mêlée de dédain à quelque particularité de son costume, ses jambes nues ou ses cheveux trop longs.

 

Mais le désespoir de sa mère était encore ce qui l’effrayait le plus dans un nouveau refus.

 

Tout à coup il vit mademoiselle Constant qui tirait de son sac et alignait des billets, des louis, sur le vieux tapis vert taché d’encre.

 

Décidément on le gardait.

 

Il en eut une joie sincère, le pauvre petit, sans se douter que c’était le malheur de sa vie, de toute sa lugubre vie, qui venait de se signer là, sur cette table.

 

À ce moment, une formidable voix de basse éclata dans le désert du jardin :

 

Nonnes qui reposez sous cette froide terre…

 

Les vitres du parloir tremblaient encore, quand un petit homme gros et court, large et trapu, avec un feutre en velours noir, les cheveux ras, la barbe en fourche, ouvrit la porte bruyamment.

 

– Du feu dans le salon ! cria-t-il avec une stupéfaction comique. En voilà un luxe ! Beûh ! beûh ! Nous avons donc fait un petit pays chaud… Beûh ! beûh !

 

Par une manie de chanteur, pour constater tout au fond de son clavier souterrain la présence d’un certain ut d’en bas dont il était très fier et toujours inquiet, le nouveau venu ponctuait toutes ses phrases à l’aide de ces Beûh ! beûh ! espèces de mugissements caverneux et sourds qui semblaient sortir du sol même aux endroits où il passait.

 

En voyant la dame étrangère, l’enfant, et la pile d’écus entassés, il s’arrêta net, la parole clouée aux lèvres. La stupeur, la joie, l’hébêtement, se combattaient sur son visage, dont les muscles semblaient façonnés à des expressions diverses.

 

Moronval se tourna gravement vers la femme de chambre :

 

– Monsieur Labassindre, de l’Académie Impériale de musique, notre professeur de chant !…

 

Labassindre salua deux fois, trois fois, puis, pour se donner une contenance, il allongea un coup de pied au petit nègre qui disparut sans rien dire en emportant son seau à charbon.

 

La porte s’ouvrit de nouveau pour laisser entrer deux personnages.

 

L’un très laid, grisonnant, à figure chafouine et sans barbe, les yeux ornés de lunettes à verres convexes, et boutonné jusqu’au menton dans une vieille redingote qui portait sur ses revers toutes les traces de sa maladresse de myope.

 

C’était le docteur Hirsch, professeur de mathématiques et de sciences naturelles.

 

Il exhalait une forte odeur d’alcali, et, grâce à toutes sortes de manipulations chimiques, ses doigts étaient multicolores, jaunes, verts, bleus, rouges.

 

Le dernier entré faisait avec ce fantoche un singulier contraste.

 

Assez beau garçon, tenu avec un soin rigoureux, ganté de clair, ses cheveux prétentieusement rejetés en arrière, comme pour agrandir un front interminable, il avait le regard distrait, dédaigneux ; et sa forte moustache blonde, très cosmétiquée, sa face large et pâle, lui donnaient l’air d’un mousquetaire malade.

 

Moronval le présenta comme « notre grand poète Amaury d’Argenton, professeur de littérature. »

 

Lui aussi, devant les pièces d’or, eut le même mouvement de stupeur que le docteur Hirsch et le chanteur Labassindre… Son œil froid fut traversé d’un éclair, mais se referma bien vite après un regard circulaire jeté de haut à l’enfant et à sa bonne.

 

Puis il s’approcha des autres professeurs installés devant le feu, et, s’étant salués, ils se considéraient tous trois sans parler avec des mines effarées et joyeuses.

 

Mademoiselle Constant trouva que ce d’Argenton avait l’air fier ; à Jack, il fit un effet indéfinissable de répulsion et de terreur.

 

De tous ceux qui se trouvaient là, l’enfant devait souffrir, mais de celui-ci bien plus encore que des autres. On eût dit qu’il s’en doutait. Rien qu’à le voir entrer, il avait instinctivement deviné « l’ennemi, » et ce regard dur en croisant le sien l’avait glacé jusqu’au fond du cœur.

 

Oh ! que de fois, dans les tristesses de sa vie, il devait le rencontrer, cet œil d’un bleu éteint, endormi sous la paupière lourde, et dont les réveils avaient des scintillements d’acier, un brillant impénétrable. On a appelé les yeux les fenêtres de l’âme ; mais ceux-là étaient des fenêtres si bien closes, que l’on pouvait douter qu’il y eût une âme derrière eux.

 

La conversation finie entre mademoiselle Constant et les Moronval, le mulâtre s’approcha de son nouvel élève et, lui donnant une petite tape amicale sur la joue :

 

– Allons, allons ! mon jeune ami… Il va falloir nous faire une mine un peu plus gaie que celle-là.

 

C’est qu’en effet Jack, au moment de se séparer de la femme de chambre, sentait ses yeux se remplir de larmes. Non pas qu’il eût une grande affection pour cette fille, mais elle faisait partie de la maison, elle approchait sa mère tous les jours, et la séparation lui paraissait définitive après le départ de cette grosse personne.

 

– Constant, Constant, lui répétait-il à voix basse en s’accrochant à sa jupe, vous direz bien à maman de venir me voir.

 

– Oui, oui, elle viendra, monsieur Jack… mais il ne faut pas pleurer…

 

L’enfant en était bien tenté ; seulement, il lui sembla que tous ces gens l’examinaient, que le professeur de littérature fixait sur lui son regard ironique et glacé, et cela suffit pour qu’il comprimât son désespoir.

 

La neige tombait avec violence.

 

Moronval proposa d’envoyer chercher une voiture ; mais le factotum déclara, au grand ébahissement de tout le monde, qu’Augustin et le coupé l’attendaient au bout du passage.

 

Un coupé, diable !

 

– À propos d’Augustin, dit-elle, il m’a chargé d’une commission… Est-ce que vous n’avez pas ici un élève nommé Saïd ?

 

– Si… si… parfaitement… Un charmant sujet… fit Moronval.

 

– Et un creux superbe !… Vous allez l’entendre… ajouta Labassindre en se penchant dehors pour appeler Saïd d’une voix de tonnerre.

 

Un hurlement épouvantable lui répondit, suivi de l’apparition du charmant sujet.

 

On vit entrer un grand collégien basané, dont la tunique, comme toutes ces tuniques, vêtements de durée sur des corps tourmentés de croissance, était trop étroite et trop courte, serrée à la façon d’un caftan, et lui donnait déjà l’air d’un Égyptien habillé à l’européenne.

 

Ce qui le complétait, c’était une figure assez régulière et pleine, mais dont la peau jaune, tendue à éclater, semblait avoir été distribuée avec tant de parcimonie que les yeux se fermaient d’eux-mêmes quand la bouche s’ouvrait, et réciproquement.

 

Ce malheureux jeune homme à peau trop courte vous donnait positivement envie de lui faire une incision, une piqûre, quelque chose pour le soulager.

 

Du reste, il se souvenait très bien du cocher Augustin, qui avait servi chez ses parents, et qui lui donnait tous ses bouts de cigare.

 

Que voulez-vous que je lui dise de votre part ? demanda mademoiselle Constant de son air le plus aimable.

 

– Rien… répondit simplement l’élève Saïd.

 

– Et vos parents, comment vont-ils ?… Avez-vous de leurs nouvelles ?

 

– Non.

 

– Est-ce qu’ils sont retournés en Égypte, comme ils en avaient l’intention ?…

 

– Sais pas… m’écrit jamais…

 

En vérité, l’échantillon de l’éducation Moronval-Decostère n’était pas heureux dans ses reparties ; et Jack faisait en l’écoutant de singulières réflexions.

 

La façon tout à fait détachée dont ce jeune homme parlait de ses parents, jointe à ce que M. Moronval disait tout à l’heure de la vie de famille dont la plupart de ses élèves étaient privés depuis l’enfance et qu’il s’ingéniait à leur restituer, lui causa une impression sinistre.

 

Il lui sembla qu’il allait être avec des orphelins, des enfants abandonnés, aussi abandonné lui-même que s’il arrivait de Tombouctou ou d’Otahiti.

 

Machinalement il se cramponnait à la robe de l’affreuse servante qui l’avait amené :

 

– Oh ! dites-lui de venir me voir… dites-lui de venir me voir !

 

Et quand la porte se referma sur les falbalas du factotum, il comprit que c’était fini, que tout un morceau de sa vie, son existence d’enfant gâté, entrait déjà dans le passé et qu’il ne revivrait jamais ces heureux jours.

 

Pendant qu’il pleurait silencieusement, debout contre la porte du jardin, une main se tendit vers lui avec quelque chose de noir dedans.

 

C’était le grand Saïd qui, pour le consoler, lui offrait des bouts de cigare.

 

– Prends donc… ne te gêne pas… J’en ai une pleine malle… disait l’intéressant jeune homme en fermant les yeux pour pouvoir parler.

 

Jack, souriant à travers ses larmes, faisait signe que non, qu’il ne voulait pas de ces excellents bouts de cigare ; et l’élève Saïd, dont l’éloquence était très limitée, restait planté devant lui, ne sachant plus que dire, quand M. Moronval rentra.

 

Il était allé reconduire mademoiselle Constant jusqu’à la voiture et revenait animé d’une respectueuse indulgence pour le chagrin de son nouveau pensionnaire.

 

Le cocher Augustin avait de si belles fourrures, le cheval du coupé paraissait si fringant, que le petit de Barancy bénéficia de l’apparence superbe de son équipage. C’était fort heureux pour lui, M. Moronval ayant d’ordinaire recours, pour calmer les nostalgies de ses « pays chauds, » à une méthode sifflante, cinglante, coupante, et pas du tout Decostère.

 

– C’est cela, dit-il à l’Égyptien, tâchez de le distraire… Jouez ensemble à de petits jeux… Mais d’abord, rentrez dans la salle où il fait plus chaud qu’ici… Je donne congé jusqu’à demain pour la bienvenue du nouveau.

 

Pauvre nouveau !

 

Dans la grande rotonde vitrée, où une dizaine de métis jouaient aux barres en hurlant, il fut tout de suite entouré, questionné dans des jargons incompréhensibles. Avec ses boucles blondes, son plaid, ses jambes nues, immobile et timide au milieu de la gesticulation effrénée de tous ces petits pays chauds maigres et vifs, il avait l’air d’un élégant petit Parisien égaré dans la grande cage des singes au Jardin des Plantes.

 

Cette idée qui vint à Moronval l’égaya beaucoup ; mais il fut tiré de son hilarité silencieuse par le bruit d’une discussion très animée où les « beûh ! beûh ! » de Labassindre et la petite voix solennelle de madame Moronval se livraient à une joute terrible. Tout de suite, il devina ce dont il s’agissait, et s’empressa d’aller porter secours à sa femme, qui défendait héroïquement l’argent du trimestre contre les réclamations des professeurs auxquels il était dû un considérable arriéré.

 

Évariste Moronval, avocat et littérateur, avait été amené de la Pointe-à-Pitre à Paris, en 1848, comme secrétaire d’un député de la Guadeloupe.

 

C’était à cette époque un gaillard de vingt-cinq ans, plein d’ambition et d’appétit, ne manquant ni d’instruction ni d’intelligence. Sans fortune, il avait accepté cette position dépendante, pour se faire défrayer du voyage et pouvoir arriver jusqu’à ce terrible Paris, dont la flamme s’étend si loin par le monde qu’elle attire même les papillons des colonies.

 

À peine débarqué, il lâcha son député, fit quelques connaissances, et se lança d’abord dans la politique parlante et gesticulante, espérant y retrouver ses succès d’outre-mer. Mais il avait compté sans la blague parisienne et ce maudit accent créole dont il ne put jamais se défaire, malgré tous ses efforts.

 

La première fois qu’il parla en public, c’était dans je ne sais plus quel procès de presse, il eut une sortie violente contre tous ces miséabes quoniqueux qui deshonoaient la littéatu, et l’immense éclat de rire dont fut accueillie sa tirade, avertit le pauvre « Évaïste Moonval » de la difficulté qu’il aurait à se faire un nom comme avocat.

 

Il se contenta donc d’écrire ; mais il s’aperçut bien vite qu’il n’est pas aussi facile d’être célèbre à Paris qu’à la Pointe-à-Pitre. Très orgueilleux, gâté par ses succès de clocher, violent à l’excès avec cela, il passa successivement par plusieurs journaux, mais ne put rester dans aucun.

 

Alors commença pour lui cette terrible vie de vache enragée qui vous brise tout de suite ou vous bronze à jamais. Il fut un de ces dix mille pauvres hères, faméliques et fiers, qui se lèvent chaque matin à Paris, tout étourdis de faim et de rêves ambitieux, dévorent dans la rue par petites bouchées un pain d’un sou caché dans leur poche, noircissent leurs habits d’une plumée d’encre et blanchissent leurs cols de chemise avec de la craie de billard, n’ayant pour se réchauffer que les calorifères des églises et des bibliothèques.

 

Il connut toutes les humiliations, toutes les misères, et le crédit coupé à la gargotte, et la clef du garni refusée à onze heures du soir, et la bougie trop courte pour les veilles, et les souliers qui prennent l’eau.

 

Il fut un de ces professeurs de n’importe quoi, qui battent inutilement le pavé de Paris, fit des brochures humanitaires, des articles pour les encyclopédies à un demi-centime la ligne, une histoire du moyen-âge en deux volumes à vingt-cinq francs chaque volume, des précis, des manuels, des copies de pièces de théâtre pour des maisons spéciales.

 

Répétiteur d’anglais dans des institutions, il fut renvoyé pour avoir battu les élèves par une vieille habitude de créole. Puis il postula pour entrer commis greffier à la Morgue, mais il échoua faute de protections, et aussi à cause d’un certain dossier politique.

 

Enfin, après trois ans de cette horrible existence, quand il eut mangé un nombre incalculable de radis noirs et d’artichauts crus, quand il eut perdu ses illusions et ruiné son estomac, le hasard lui fit trouver une leçon d’anglais dans un pensionnat de jeunes filles tenu par trois sœurs, les demoiselles Decostère.

 

Les deux aînées avaient passé la quarantaine, la troisième atteignait ses trente ans. Toute petite, sentimentale et pleine de prétention, l’inventeur de la méthode Decostère était menacée comme ses sœurs du célibat à vie, quand Moronval fit sa demande et fut accueilli.

 

Une fois mariés, ils vécurent quelque temps encore dans la maison, où tous les deux se rendaient utiles en donnant des leçons. Mais Moronval avait gardé de sa misère des habitudes de flâne, de café, et toute une suite de bohèmes qui envahirent le paisible et honnête pensionnat. En outre, le mulâtre menait ses élèves comme il aurait conduit une exploitation de cannes à sucre. Les vieilles demoiselles Decostère, qui adoraient leur sœur, furent pourtant forcées d’éloigner le ménage en l’indemnisant d’une trentaine de mille francs.

 

Que faire de cet argent ?

 

Moronval eut d’abord envie de fonder un journal, une revue ; mais la peur de croquer son magot l’emporta chez lui sur la joie de s’imprimer tout vif.

 

Avant tout, il lui fallait un moyen sûr de s’enrichir, et c’est en le cherchant qu’une idée de génie lui arriva un jour.

 

Il savait qu’on envoie les enfants des pays les plus lointains faire leur éducation à Paris. Il en vient de la Perse, il en vient du Japon, de l’Indoustan, de la Guinée, confiés à des capitaines de navire ou à des commerçants qui leur servent de correspondants.

 

Tout ce petit monde étant en général bien pourvu d’argent et assez novice sur la manière de l’employer, Moronval comprit qu’il y avait là une mine facile à exploiter. De plus, le système de madame Moronval-Decostère pouvait s’appliquer parfaitement à corriger toutes sortes d’accents étrangers, de prononciations défectueuses. Le mulâtre eut recours à quelques relations conservées dans les journaux des colonies pour faire insérer une réclame étonnante écrite en plusieurs langues, et reproduite dans les feuilles de Marseille et du Havre, entre les noms des navires en partance et les extraits du Bureau-Veritas.

 

Dès la première année, le neveu de l’iman de Zanzibar et deux superbes noirs de la côte de Guinée débarquèrent à Batignolles dans le petit appartement de Moronval, désormais trop étroit pour son commerce. C’est alors qu’il se mit en quête d’un local suffisant, et que, pour concilier à la fois l’économie et les exigences de sa nouvelle position, il loua, dans cet affreux passage des Douze-Maisons, avantagé d’une si belle grille sur l’avenue Montaigne, les bâtiments abandonnés d’une photographie hippique, qui venait de faire faillite récemment, les chevaux s’étant toujours refusés à pénétrer dans ce cloaque.

 

On pouvait reprocher au nouveau pensionnat l’abondance de ses vitrages ; mais ce n’était qu’en attendant, car les photographes avaient fait espérer à Moronval une prochaine expropriation pour une voie imaginaire dans ce quartier fendu de tous côtés déjà par tant d’avenues inachevées.

 

Un boulevard devait passer par là, le projet était à l’étude ; et vous voyez d’ici le trouble que cette indemnité en perspective dut jeter dans l’installation des Moronval. Le dortoir serait humide, la salle de récréation s’élèverait en été à la température d’une serre chaude. Tout cela n’était rien. Il s’agissait seulement de signer un bail très long, de mettre à la porte une grande enseigne dorée, puis d’attendre.

 

Depuis vingt ans, combien de Parisiens ont ruiné leurs facultés, leur fortune, leur vie, dans cette fièvre d’attente !… Elle s’empara furieusement de Moronval. L’éducation des élèves, leur bien-être, furent désormais le moindre de ses soucis.

 

Aux réparations urgentes, il répondait : « Cela changera bientôt… » ou bien : « Nous n’en avons plus que pour deux mois… »

 

Et c’étaient des projets fantastiques fondés sur la somme exorbitante de l’expropriation. Il devait continuer son affaire des « petits pays chauds » sur une plus vaste échelle, en faire une œuvre grandiose, civilisatrice et fructueuse.

 

En attendant, il délaissait son gymnase, s’épuisait en courses inutiles, et demandait chaque fois à son retour :

 

« Eh bien ?… est-on venu pour l’expopiation ?… »

 

Rien. Jamais rien.

 

Qu’est-ce qu’ils attendaient donc ?

 

Bientôt il comprit qu’on l’avait dupé ; et dans cette nature emportée et faible de créole indolent, le découragement dégénéra vite en lâcheté. Les élèves ne furent même plus surveillés. Pourvu qu’ils fussent couchés de bonne heure, de façon à user le moins possible de bois et d’éclairage, on ne leur en demandait pas plus.

 

Leur journée se partageait en des heures de classes, vagues, indéterminées, au caprice du directeur, et toutes sortes de commissions dont il chargeait les enfants pour son service personnel.

 

Au début, les grands suivaient les cours d’un lycée. On en supprima la dépense, tout en la gardant sur les bulletins trimestriels.

 

Est-ce que des professeurs particuliers ne remplaceraient pas avantageusement la routine universitaire ? Et Moronval appela autour de lui ses anciennes connaissances de café, un médecin sans diplôme, un poète sans éditeur, un chanteur sans engagement, des déclassés, des fruits secs, des ratés, tous enragés comme lui contre la société qui ne voulait pas de leurs talents.

 

Avez-vous remarqué comme ces gens-là se cherchent dans Paris, comme ils s’attirent, comme ils se groupent, étayant les unes par les autres leurs plaintes, leurs exigences, leurs vanités oisives et stériles ? Pleins, en réalité, d’un mépris mutuel, ils se font une galerie complaisante, admirative, en dehors de laquelle il n’y a pour eux que le vide.

 

Jugez ce que devaient être les leçons de pareils professeurs, leçons à peine payées, et dont la plus grande partie se passait en discussions autour d’un bock dans une fumée de pipes, si épaisse bientôt qu’on finissait par ne plus s’y voir, ne plus s’y entendre. On parlait haut pourtant, on s’arrachait les mots de la bouche, on épuisait jusqu’à l’absurde le peu d’idées qu’on avait, dans un vocabulaire particulier où l’art, la science, la littérature, détirés dans tous les sens, déformés, déchiquetés, s’en allaient en lambeaux comme des étoffes précieuses sous l’effort d’acides violents.

 

Et les « petits pays chauds » que devenaient-ils au milieu de tout cela ?

 

Seule, madame Moronval, qui avait gardé les bonnes traditions du pensionnat Decostère, prenait son rôle au sérieux ; mais les racommodages, la cuisine, le soin de ce grand établissement délabré, absorbaient une bonne part de son temps.

 

Il fallait bien qu’au moins pour sortir les uniformes fussent en ordre, car les élèves étaient très fiers de leurs tuniques, toutes indistinctement chamarrées de galons jusqu’au coude. Au gymnase Moronval, comme dans certaines armées de l’Amérique du Sud, il n’y avait que des sergents, et c’était une bien légère compensation aux tristesses de l’exil, aux mauvais traitements du maître.

 

C’est qu’il ne plaisantait pas, le mulâtre ! Dans les premiers jours du trimestre, quand sa caisse s’emplissait, on le voyait encore sourire ; mais le reste du temps, il se vengeait volontiers sur ces peaux noires, de ce qu’il avait de sang nègre dans les veines.

 

Sa violence acheva ce que son indolence avait commencé.

 

Bientôt quelques correspondants, des armateurs, des consuls, s’émurent de l’éducation perfectionnée du gymnase Moronval. On retira plusieurs enfants. De quinze qu’ils avaient été, les « petits pays chauds » ne restèrent plus que huit.

 

« Nombre d’élèves limité, » disait le prospectus. Il n’y avait plus que cette phrase-là de vraie.

 

Une sombre tristesse planait sur le grand établissement dégarni, on était même sous la menace d’une saisie, quand tout à coup le petit Jack arriva, conduit par Constant.

 

Certes, ce n’était pas la fortune, ce trimestre payé d’avance ; mais Moronval avait compris tout l’avantage qu’on pouvait tirer de la situation de ce nouvel élève, et de cette mère bizarre qu’il devinait déjà sans la connaître.

 

Aussi ce jour-là fut une courte trêve dans les rigueurs et les colères du mulâtre. Il y eut en l’honneur du nouveau un grand dîner où tous les professeurs assistèrent, et les « petits pays chauds » eurent une goutte de vin, ce qui ne leur était pas arrivé depuis longtemps.

 

III

GRANDEUR ET DÉCADENCE DU PETIT ROI MADOU-GHÉZO


Si le gymnase Moronval existe encore, ce que je me plais à croire, je signale à la commission de salubrité le dortoir de cette respectable usine comme l’endroit le plus malsain, le plus extravagant, le plus humide, où l’on ait jamais fait coucher des enfants.

 

Figurez-vous un long bâtiment tout en rez-de-chaussée, sans fenêtre, éclairé seulement d’en haut par un vitrage au plafond et parfumé d’une odeur indélébile de collodion et d’éther, car il avait servi autrefois aux préparations photographiques. La chose était située dans un de ces fonds de jardin parisien où se dressent de grands murs sombres, muets, couverts de lierre, dont l’ombre répand une moisissure partout où elle traîne.

 

Le dortoir s’appuyait, à l’envers d’un superbe hôtel, contre une écurie remplie à toute heure des coups de pieds des chevaux et du bruit d’une pompe, sans cesse jaillissante, ce qui complétait bien l’aspect détrempé de cette boîte à rhumatismes, entourée, à mi-hauteur de ses murailles, d’une sinistre bande verte comme d’une ligne de flottaison.

 

D’un bout de l’année à l’autre, c’était toujours humide, avec cette différence que, selon les saisons, l’humidité était ou très froide ou très chaude. L’été, cette boîte sans air, surchauffée par son vitrage, évaporant au frais de la nuit toute sa chaleur du jour, s’emplissait de buée comme un cabinet de bain, transpirait de toutes ses pierres lézardées.

 

En outre, une foule de bestioles entretenues par le voisinage du vieux lierre, attirées par la clarté du verre, s’introduisaient à travers les moindres fissures, voletaient ou couraient au plafond avec des susurrements, des crépitements, puis lourdement se laissaient choir sur les lits, tentées par la blancheur des draps.

 

L’humidité d’hiver valait encore mieux. Le froid tombait du ciel avec des scintillements d’étoiles, montait de la terre par les fentes des cloisons et la minceur du plancher ; mais on pouvait se blottir dans ses couvertures, ramener ses genoux jusqu’au menton et se réchauffer au bout d’une couple d’heures.

 

L’œil paternel de Moronval avait compris tout de suite la destination à donner à cette espèce de hangar inutile, isolé parmi un tas de balayures, et recouvert de cette teinte noirâtre dont les averses mêlées aux fumées de Paris imprègnent vite les bâtiments abandonnés.

 

– Ici le dortoir ! avait dit le mulâtre sans hésiter.

 

– Ce sera peut-être un peu humide… hasarda doucement Mme Moronval.

 

Il ricana :

 

– Nos petits pays chauds seront au frais…

 

Raisonnablement il y avait de la place pour dix lits ; on en installa une vingtaine, avec un lavabo au fond, un méchant tapis sous la porte, et ce fut le dôtoi, comme il disait.

 

Pourquoi pas, après tout ? Un dortoir est un endroit où l’on dort. Eh bien ! les enfants y dormaient malgré la chaleur, le froid, le manque d’air, les bêtes, le bruit de la pompe, et les furieux coups de pied des chevaux. Ils attrapaient des rhumatismes, des ophthalmies, des bronchites ; mais ils dormaient les poings fermés, paisibles, souriants, soupirants, saisis par ce bon engourdissement du sommeil qui suit le jeu, l’exercice et les jours sans souci.

 

Ô sainte enfance !

 

… La première nuit, par exemple, Jack ne put fermer l’œil. Jamais il n’avait couché dans une maison étrangère ; et le dépaysement était grand de sa petite chambre, éclairée d’une veilleuse, remplie de ses jouets favoris, avec l’obscurité, la bizarrerie de l’endroit où il se trouvait.

 

Sitôt les élèves couchés, le domestique noir avait emporté la lampe, et depuis lors Jack était resté éveillé.

 

À la lueur blafarde qui tombait du vitrage chargé de neige, il regardait ces lits de fer rangés pied contre pied dans toute la longueur de la salle, le plupart inoccupés, tout plats, leurs couvertures enroulées sur un bout ; sept ou huit seulement remplis, bombés par les mouvements des dormeurs et s’animant d’un souffle, d’un ronflement, d’une toux creuse, étouffée sous les draps.

 

Le nouveau avait la meilleure place, un peu à l’abri du vent de la porte et du train de l’écurie. Il n’avait pas chaud tout de même, et le froid, joint à l’imprévu de la vie où il entrait, lui tenait les yeux ouverts. Bercé par le vague de la longue veille, il revoyait toute sa journée en masse, illuminée de détails très précis, comme il arrive souvent dans le rêve où la pensée, traversée de grandes lacunes, se rattache toujours à elle-même par des fils brillants imprégnés de souvenirs.

 

Ainsi, la cravate blanche de Moronval, sa silhouette de grande sauterelle, où les coudes serrés au corps ressortaient derrière le dos comme des pattes, les lunettes énormément bombées du docteur Hirsch, son paletot étoilé de taches, étaient présents à l’esprit de l’enfant, et surtout, oh ! surtout, le regard hautain, glacial, ironique et bleu de « l’ennemi. »

 

L’effroi de cette dernière pensée était tel, qu’involontairement il songeait tout de suite après à sa mère comme à un défenseur… Que faisait-elle en ce moment ? Onze heures sonnaient à toutes sortes d’horloges lointaines. Sans doute, elle était au bal, au théâtre. Elle allait rentrer bientôt emmitouflée dans ses fourrures et la dentelle de sa capeline.

 

Quand elle revenait ainsi, quelque avancée que fût l’heure, elle ouvrait la porte de Jack, s’approchait de son lit : « Tu dors, Jack ? » Même dans le sommeil, il la sentait près de lui, souriait, tendait son front, et de ses yeux mi-clos entrevoyait les splendeurs de sa parure. Il lui en restait une vision radieuse, embaumée, comme si une fée était descendue vers lui dans un nuage à l’iris.

 

Et maintenant…

 

Pourtant, parmi les tristesses de sa journée, il se glissait quelques joies d’amour-propre, les galons, le képi, et le bonheur d’avoir caché ses longues jambes sous un uniforme bleu passementé de rouge. Le costume était un peu long, mais on devait le retoucher. Mme Moronval avait même marqué les plis à faire, avec des épingles. Puis il avait joué, fait connaissance avec ses camarades, bizarres, mais bons enfants malgré la férocité de leurs allures. On s’était battu à coups de boules de neige dans l’air vif et froid du jardin, et ç’avait été là un amusement nouveau, plein de charme, pour un enfant élevé dans le boudoir tiède d’une jolie femme.

 

Seulement, une chose intriguait Jack. Il aurait voulu voir Son Altesse Royale. Où était-il ce petit roi de Dahomey dont M. Moronval parlait si éloquemment ? En vacances ? À l’infirmerie ?… Ah ! s’il avait pu le connaître ; causer avec lui, devenir son ami !

 

Il s’était fait dire le nom des huit petits « pays chauds. » Pas le moindre prince ne se trouvait parmi eux. Enfin, il se décida à demander au grand Saïd :

 

– Est-ce que Son Altesse Royale n’est pas à la pension ?

 

Là-dessus, le jeune homme à la peau trop courte l’avait regardé avec des yeux étonnés, si largement ouverts qu’il lui était resté un peu de peau pour pouvoir fermer la bouche un moment. Il en avait aussitôt profité, et la question de Jack était demeurée sans réponse.

 

L’enfant y pensait encore en s’agitant dans son lit, en écoutant la musique ; car, par bouffées, des sons d’orgue venaient de la maison, joints au « creux » de celui qu’on appelait Labassindre. Le tout se mêlait agréablement au bruit de la pompe encore en mouvement, et à ces détentes, ces ruades dont les chevaux du voisin ébranlaient le mur.

 

Enfin le calme se fit.

 

On dormait dans le dortoir comme dans l’écurie, et les convives de Moronval, refermant la grille du passage, s’éloignaient dans le bruit roulant et lointain de l’avenue, quand la porte du dortoir s’ouvrit, ouatée par un bourrelet de neige.

 

Le petit domestique noir entra, un falot à la main.

 

Il se secoua vivement, comique sous les peluches blanches qui accentuaient sa noirceur, et s’avança dans l’entre-deux des lits, le dos courbé, la tête dans les épaules, rétréci, grelottant.

 

Jack regardait cette silhouette falote dont l’ombre s’allongeait de profil sur le mur, exagérée et grotesque, mettant en relief tous les défauts de cette tête simiesque, la bouche en avant, les oreilles énormes, détachées, le crâne en boule, laineux et trop saillant.

 

Le négrillon attacha sa lanterne au fond du dortoir, qui se trouva éclairé alors comme l’entrepont d’un navire. Puis, il resta là, debout, ses grosses mains gourdes d’engelures et sa face terreuse tendues vers la chaleur, vers la lumière, avec une expression si bonne, enfantine et confiante, que Jack se prit aussitôt à l’aimer.

 

Tout en se chauffant, le négrillon regardait de temps en temps le vitrage :

 

– Que de nige !… Que de nige !… disait-il en frissonnant.

 

Cette façon de prononcer le mot de neige, l’accent de cette voix douce, mal assurée dans une langue étrangère pour elle, toucha le petit Jack qui eut un regard de pitié vive et de curiosité. Le nègre s’en aperçut et, tout bas : « Tiens ! le nouveau… Pourquoi toi dors pas, moucié ?

 

– Je ne peux pas, dit Jack en soupirant.

 

– C’est bon soupirer quand on a chagrin, fit le négrillon, et il ajouta d’un ton sentencieux :

 

– Si pauvre monde avait pas soupir, pauvre monde étouffer bien sûr.

 

En parlant, il étalait une couverture sur le lit voisin de celui de Jack.

 

– C’est là que vous couchez ?… demanda celui-ci, très étonné qu’un domestique occupât le dortoir des élèves… Mais il n’y a pas de draps ?

 

– C’est pas bon pour moi, les draps… Moi la peau trop noire…

 

Le nègre fit cette réponse en riant doucement, et il se préparait à se glisser dans son lit, à demi vêtu pour avoir moins froid, quand tout à coup il s’arrêta, prit sur sa poitrine une cassolette en ivoire sculpté, et se mit à l’embrasser dévotement.

 

– Oh ! la drôle de médaille ! dit Jack.

 

– Pas médaille, fit le nègre. C’est mon grigri.

 

Mais Jack ne savait pas ce que c’était qu’un « gri-gri, » et l’autre lui expliqua qu’on appelait ainsi une amulette, quelque chose pour porter bonheur. Sa tante Kérika lui avait fait ce cadeau avant son départ du pays, sa tante qui l’avait élevé et qu’il espérait bien aller rejoindre un jour prochain.

 

– Comme moi, maman, fit le petit Barancy.

 

Et il y eut un moment de silence, chacun des enfants pensant à sa Kérika.

 

Jack reprit au bout d’un instant :

 

– Est-ce que c’est beau, votre pays ?… Est-ce que c’est loin ?… Comment l’appelez-vous ?

 

– Dahomey, répondit le nègre.

 

Le petit Jack se dressa sur son lit :

 

– Oh ! mais alors… mais alors vous le connaissez !… Vous êtes peut-être venu en France avec lui ?

 

– Qui ?

 

– Son Altesse Royale… vous savez bien… le petit roi de Dahomey.

 

– C’est moi, dit le nègre simplement…

 

L’autre le regardait avec stupéfaction… Un roi ! ce domestique qu’il avait vu toute la journée dans sa défroque de laine rouge, courir la maison, un balai ou un seau à la main, qu’il avait vu servir à table, rincer les verres !

 

Le négrillon parlait pourtant sérieusement. Son visage avait pris une grande expression de tristesse, et ses yeux fixes semblaient regarder loin, bien loin, vers le passé ou quelque patrie perdue.

 

Était-ce l’absence du gilet rouge ou la magie de ce mot de roi, mais Jack trouvait au nègre assis au bord de son lit, le cou nu, la chemise entr’ouverte sur sa poitrine sombre où brillait l’amulette d’ivoire, un prestige, une dignité nouvelle.

 

– Comment ça se fait-il ?… demanda-t-il timidement, en résumant dans cette question tous les étonnements de sa journée.

 

– Ça se fait… ça se fait… dit le nègre.

 

Tout à coup, il s’élança pour souffler la lanterne.

 

– Pas content, moucié Moronval, quand Mâdou laisser lumière…

 

Puis il rapprocha sa couchette de celle de Jack.

 

– Toi pas sommeil, lui dit-il. Moi jamais sommeil quand parler Dahomey… Écoute.

 

Et dans l’ombre, où ses yeux blancs luisaient, le petit nègre commença sa lugubre histoire…

 

 

Il s’appelait Mâdou, du nom de son père, l’illustre guerrier Rack-Mâdou Ghézô, un des plus puissants souverains des pays de l’or et de l’ivoire, à qui la France, la Hollande, l’Angleterre, envoyaient des présents, là-bas, de l’autre côté de la mer.

 

Son père avait de gros canons, des milliers de soldats munis de fusils et de flèches, des troupeaux d’éléphants dressés pour la guerre, des musiciens, des prêtres, des danseuses, quatre régiments d’amazones, et deux cents femmes pour lui tout seul. Son palais était immense, orné de fers de lance, de broderies en coquillages et de têtes coupées qu’on accrochait à la façade après la bataille ou les sacrifices. Mâdou avait été élevé dans ce palais, où le soleil entrait de tous côtés, chauffant les dalles et les nattes étendues. Sa tante Kérika, générale en chef des amazones, prenait soin de lui et, tout petit, l’emportait avec elle dans ses expéditions.

 

Qu’elle était belle, Kérika, grande et forte comme un homme, en tunique bleue, les jambes et les bras nus chargés de colliers de verroteries, son arc au dos, des queues de cheval flottant et ondulant à sa ceinture, et, sur la tête, dans la laine de ses cheveux, deux petites cornes d’antilope se rejoignant en croissant de lune, comme si les guerrières noires avaient gardé la tradition de Diane, la blanche chasseresse !

 

Et quel coup d’œil, quelle sûreté de main pour arracher une défense d’ivoire ou pour abattre une tête d’Achanti, d’un seul coup ! Mais si Kérika avait des moments terribles, elle était toujours bien douce pour son petit Mâdou, lui donnait des colliers d’ambre et de corail, des pagnes de soie brodés d’or, beaucoup de coquillages qui sont la monnaie de ce pays-là. Même elle lui avait fait présent d’une petite carabine en bronze doré qui lui venait de la reine d’Angleterre, et qu’elle trouvait trop légère pour elle. Mâdou s’en servait, quand il l’accompagnait aux grandes chasses, dans les immenses forêts entrelacées de lianes.

 

Là, les arbres étaient si touffus, les feuilles si larges, que le soleil ne pénétrait pas sous ces voûtes vertes où les bruits sonnaient comme dans un temple. Mais il y faisait clair quand même, et les fleurs énormes, les fruits mûrs, les oiseaux de toutes couleurs dont les plumes traînaient des hautes branches jusqu’à terre, y brillaient de tous leurs reflets de pierres précieuses.

 

C’étaient des bourdonnements, des coups d’ailes, des frôlements dans les lianes. Des serpents inoffensifs balançaient leurs têtes plates armées de dards ; les singes noirs franchissaient d’un bond les espaces entre les hautes cimes, et des grands étangs mystérieux qui n’avaient jamais reflété le ciel, posés comme des miroirs dans l’immense forêt, semblaient la continuer sous la terre, dans une profondeur de verdure traversée de vols scintillants…

 

À cet endroit du récit, Jack ne put retenir une exclamation :

 

– Oh ! que ça devait être beau.

 

– Oui, bien beau, reprit le négrillon, qui exagérait peut-être un peu et voyait son pays à travers le prisme de l’absence, la magie de ses souvenirs d’enfant, et l’enthousiasme doré des peuples du soleil.

 

– Oh ! oui, bien beau !…

 

Et, encouragé par l’attention de son camarade, il continua son histoire.

 

 

La nuit, les forêts changeaient d’aspect.

 

On bivouaquait dans les jungles, devant de grands feux qui éloignaient les bêtes sauvages rôdant tout autour et faisant un cercle de hurlements à la flamme. Les oiseaux aussi s’inquiétaient dans les branches, et les chauves-souris, silencieuses et noires comme les ténèbres, attirées par la clarté du feu, la franchissaient de leur vol court, pour se réunir au matin sur un arbre immense, dont elles semblaient, immobiles et serrées les unes contre les autres, les feuilles bizarres, desséchées et mortes.

 

À cette vie d’aventure en plein air, le petit roi devenait robuste et habile à toutes sortes d’exercices guerriers, maniant le sabre, la hache, à l’âge où les enfants s’accrochent encore au pagne de leur mère.

 

Le roi Rack-Mâdou-Ghézô était fier de son fils, de l’héritier du trône. Mais, hélas ! il paraît que ce n’est pas assez, même pour un prince nègre, de savoir tenir une arme et loger une balle dans l’œil d’un éléphant, il faut aussi lire dans les livres des blancs, connaître leur écriture, pour pouvoir faire avec eux le commerce de la poudre d’or, car, disait le sage Rack-Mâdou à son fils : « blanc toujou papié en poche pou moqué nègue. »

 

Sans doute, on aurait pu trouver en Dahomey un Européen assez savant pour instruire le jeune prince, les drapeaux français et anglais flottant sur les factoreries au bord de la mer, comme aux mâts des vaisseaux amarrés dans les ports. Mais le roi avait été envoyé lui-même par son père dans une ville qu’on appelle Marseille, bien loin, au bout du monde, pour y devenir très savant, et il voulait que son fils reçût la même éducation que lui.

 

Quel désespoir pour le petit roi de quitter Kérika, de laisser son sabre au fourreau, sa carabine pendue aux murs de la case, et de partir avec « moucié Bonfils, » un blanc de la factorerie qui, tous les ans, allait mettre en sûreté la poudre d’or volée aux pauvres noirs !

 

Mâdou se résigna pourtant. Il voulait être roi un jour, commander aux amazones de son père, posséder tous ses champs de blé et de maïs, ses palais remplis de jarres en terre rouge où froidissait l’huile de palme, et tout cet amoncellement d’ivoire, d’or, de minium, de corail. Pour avoir ces richesses, il fallait les mériter, être capable de les défendre à l’occasion, et Mâdou pensait déjà que c’est dur d’être roi et que si l’on a plus de jouissances que les autres hommes, on a bien plus de peine aussi.

 

Son départ fut l’occasion de grandes fêtes publiques, de sacrifices aux fétiches, aux divinités de la mer. Tous les temples furent ouverts pour la solennité, tout le peuple oisif en prières, et au dernier moment, le navire étant prêt à appareiller, le bourreau amena sur le rivage quinze prisonniers Achantis, dont les têtes coupées tombèrent, ruisselantes et sonores, dans un grand bassin de cuivre rouge.

 

– Miséricorde !… interrompit Jack éperdu, blotti sous ses couvertures.

 

Le fait est qu’il n’est pas rassurant d’entendre raconter de pareilles histoires par celui-là même qui en a été le héros. Il y avait de quoi vraiment terrifier les plus braves ; pour se rassurer, il fallait se dire bien vite qu’on était dans le pensionnat Moronval, au beau milieu des Champs-Élysées, et non dans ce terrible Dahomey.

 

Mâdou, s’apercevant de l’émotion de son auditoire, n’insista pas sur les réjouissances publiques qui précédèrent son départ et arriva rapidement à son séjour au lycée de Marseille.

 

Oh ! le grand lycée aux murs sombres, la classe triste aux bancs moisis, où les noms des élèves, taillés à coup de couteau, révélaient des passe-temps de prisonniers ; les professeurs aggravant le noir de leur costume par la solennité des grandes manches et de la toque, la voix du pion criant : « Un peu de silence ! » Et toutes ces têtes penchées, le grincement des plumes, les leçons monotones vingt-cinq fois récitées, comme si chaque enfant happait à son tour, dans l’air étouffé de la classe, le même lambeau de science ; et les grands réfectoires, les dortoirs, la cour de caserne éclairée d’un étroit et court soleil si maigrement distribué, ici le matin, là le soir, et si bien logé dans des coins, qu’il fallait, pour le sentir, pour le humer, pour le savourer, s’adosser aux grands murs noirs qui l’absorbaient tout entier.

 

Les récréations de Mâdou se passaient ainsi. Rien ne l’amusait, rien ne l’intéressait ; une seule chose, le tambour marquant les repas, les classes, le lever, le coucher, et qui, malgré ces destinations infimes, faisait battre ce petit cœur de roi guerrier au ronflement de ses baguettes. Il y avait aussi les jours de sortie ; mais il en fut bientôt privé. Voici pourquoi :

 

Sitôt que « moucié Bonfils » venait le chercher, Mâdou l’entraînait vers le port, dont les vergues entrelacées, les carènes rangées au quai l’attiraient du bout des rues. Il n’était heureux que là, dans l’odeur du goudron, du varech, parmi les marchandises qu’on décharge, et dont beaucoup arrivaient de son pays. Il avait des extases devant ces ruissellements de grains dorés, ces sacs, ces ballots qui portaient quelquefois une marque reconnue.

 

Les steamers en train de chauffer et, malgré leur immobilité, indiquant déjà le mouvement du voyage par les élans essoufflés de leur vapeur, quelque grand navire enflant ses voiles, tendant ses cordages, le tentaient, lui parlaient de départ, de délivrance.

 

Il restait debout pendant des heures à regarder fuir, vers le soleil couchant, une voile gonflée comme une aile de mouette, une fumée légère comme une bouffée de cigare, qui semblait suivre la flamme du bel astre, disparaître avec lui sous l’horizon.

 

Mâdou songeait à ses navires tout le temps des classes. C’était bien l’image de son retour au pays de lumière ; un oiseau l’avait amené, pensait-il, un autre le remporterait.

 

Et, poursuivi par cette idée fixe, laissant là le BA, BE, BI, BO, BU, où ses yeux ne voyaient que du bleu, le bleu de la mer voyageuse et du grand ciel ouvert, un beau jour il s’échappa du collège, se glissa dans un des bateaux de « moucié Bonfils, » à fond de cale, fut retrouvé à temps, se sauva encore, et cette fois avec tant de ruse, qu’on ne s’aperçut de sa présence sur le navire qu’au milieu du golfe du Lion. Un autre enfant, on l’aurait gardé à bord ; mais quand le nom de Mâdou fut connu, le capitaine qui comptait sur une récompense, ramena Son Altesse Royale à Marseille.

 

Dès lors, il fut plus malheureux, surveillé, emprisonné ; mais sa persistance ne se ralentit guère.

 

Malgré tout, il se sauvait encore, se cachait dans tous les bateaux en partance ; on le retrouvait au fond des chambres de chauffe, des soutes à charbon, sous des amas de filets de pêche. Quand on le ramenait, il n’avait pas la moindre révolte, seulement un petit sourire triste, qui vous ôtait la force de le punir.

 

À la fin, le proviseur ne voulut plus garder la responsabilité d’un élève aussi subtil. Renvoyer le petit prince au Dahomey ! « Moucié Bonfils » ne l’osait pas, craignant de perdre les bonnes grâces de Rack-Mâdou-Ghézô dont il connaissait le royal entêtement. C’est au milieu de ces perplexités que parut dans le Sémaphore, l’annonce du gymnase Moronval. Aussitôt, le petit noir fut expédié, 25, avenue Montaigne, dans le plus beau quartier de Paris, où il fut – je vous prie de le croire – reçu à bras ouverts.

 

C’était la fortune du gymnase et une réclame vivante, que ce petit héritier noir d’un royaume lointain. Aussi on l’exhiba, on le promena. M. Moronval se montra avec lui au théâtre, aux courses, le long des grands boulevards, semblable à ces commerçants qui font rouler dans Paris, sur un fiacre à l’heure, quelque enseigne parlante de leur boutique.

 

Il l’emmena dans des salons, dans des cercles où il entrait, grave comme Fénelon conduisant le duc de Bourgogne, tandis qu’on annonçait : « Son Altesse Royale le prince de Dahomey, et M. Moronval son précepteur. »

 

Pendant des mois, les petits journaux furent pleins d’anecdotes, de reparties attribuées à Mâdou ; même un rédacteur du Standard vint tout exprès de Londres pour le voir, et ils eurent ensemble une sérieuse conversation financière, administrative, sur la façon dont le prince comptait gouverner un jour ses États, sur ce qu’il pensait du régime parlementaire, de l’instruction obligatoire, etc. La feuille anglaise reproduisit à l’époque ce curieux dialogue, questions et réponses. Les réponses, flottantes et vagues, laissent généralement à désirer. On y remarque pourtant cette saillie de Mâdou, prié de donner son opinion sur la liberté de la presse : « Tout manger, bon pour manger ; toute parole, pas bon pour dire… »

 

Du coup, tous les frais du gymnase Moronval se trouvèrent payés par ce seul élève ; « moucié Bonfils » réglait les notes sans faire la moindre observation. Par exemple, l’éducation de Mâdou fut un peu négligée. Il en restait à l’abécédaire, et la méthode Moronval-Decostère le trouva constamment rebelle à ses charmes, mais il n’y avait pas le moindre inconvénient à cela, les années de pension devant se multiplier en sens inverse des progrès du jeune roi.

 

Il gardait donc sa prononciation défectueuse, son parler demi-enfantin qui, en ôtant leurs temps aux verbes, donne à la phrase une physionomie impersonnelle, semble l’essai d’un peuple à peine sorti du mutisme animal. Du reste, gâté, choyé, entouré. On dressait les autres « petits pays chauds » à le distraire, à lui céder, ce qui avait été d’abord assez difficile à obtenir, vu sa couleur terriblement foncée, qui est une marque d’esclavage dans presque toutes les contrées exotiques.

 

Et les professeurs, quelle indulgence, quels sourires aimables ils avaient pour cette petite boule noire qui, malgré son intelligence, se refusait à tous les bienfaits de l’instruction, et sous la laine épaisse de sa chevelure abritait, avec un ardent souvenir de son pays, le mépris de ces billevesées qu’on essayait de lui inculquer ! Chacun dans le gymnase faisait des projets sur cette royauté future, déjà puissante et entourée, comme si Mâdou avait marché en plein Paris, sous les éventails de plumes, le dais à franges, les lances en faisceaux, de la suite de son père.

 

Quand Mâdou sera roi !

 

C’était le refrain de toutes leurs conversations. Sitôt Mâdou couronné, on irait là-bas, tous ensemble. Labassindre rêvait de régénérer la musique grossière du Dahomey et se voyait déjà directeur d’un conservatoire, maître de la chapelle royale. Madame Moronval-Decostère espérait appliquer sa méthode en grand dans de vastes classes, dont elle se figurait les nattes nombreuses noires de petits élèves accroupis. Mais le docteur Hirsch, lui, dans son rêve, couchait toute cette marmaille dans des lits innombrables rangés en enfilade et faisait sur elle les expériences dangereuses de sa médecine fantaisiste et non diplômée, sans que la police eût la moindre envie de s’en mêler.

 

Les premiers temps de son séjour à Paris semblèrent doux au petit roi, à cause de cette adoration ambiante ; et puis, Paris est la ville du monde où les exilés s’ennuient le moins, peut-être parce qu’il se mêle dans son atmosphère un peu de l’atmosphère de tous les pays.

 

Si seulement le ciel avait voulu sourire, lui aussi, au lieu de ruisseler sans cesse d’une petite pluie fine et cinglante, ou de s’envelopper de tourbillons de peluche blanche, de cette nige qui ressemblait si fort à la graine ouverte et mûre des cotonniers ; si le soleil avait chauffé pour de bon, en déchirant la gaze trouble dont il s’entourait continuellement ; si Kérika, enfin, avec son carquois, son fusil bronzé, ses bras nus chargés de bracelets était apparue de temps en temps dans le passage des Douze-Maisons, Mâdou aurait été tout à fait heureux.

 

Mais la destinée changea subitement.

 

« Moucié Bonfils » arriva un jour au gymnase Moronval, apportant des nouvelles sinistres du Dahomey. Le roi Rack-Mâdou-Ghézô était détrôné, prisonnier des Achantis qui venaient de s’emparer du pays et d’y fonder une dynastie nouvelle. Les troupes royales, les régiments d’amazones, tout avait été vaincu, dispersé, massacré, et Kérika, la seule échappée par miracle, réfugiée à la factorerie Bonfils, faisait prier Mâdou de rester en France et de bien conserver son gri-gri.

 

C’était écrit : si Mâdou ne perdait pas l’amulette, il régnerait.

 

Il fallait cette pensée pour relever le courage du pauvre petit roi. Moronval, qui ne croyait pas au gri-gri, présenta sa note – et quelle note ! – à moucié Bonfils, qui paya pour cette fois, tout en signifiant au maître de pension qu’à l’avenir, s’il consentait à garder Mâdou, il ne devait plus compter sur une rétribution immédiate, mais sur la reconnaissance et les bienfaits du roi aussitôt que les chances de la guerre le remettraient sur le trône. Il importait de choisir entre cette fortune aléatoire ou un renoncement absolu.

 

Moronval répondit avec noblesse : « Je me charge de l’enfant. »

 

Ce n’était déjà plus Son Altesse Royale.

 

Le respect perdu, rien ne subsista des soins, des attentions dont on avait comblé le petit nègre. Chacun lui en voulait d’une déception personnelle et de la mauvaise humeur de tous. Il fut d’abord le simple pensionnaire, semblable aux autres jusqu’au moindre bouton de l’uniforme, grondé, puni, corrigé, couchant au dortoir, soumis à la règle commune.

 

Le petit n’y comprenait rien, essayait en vain ses gentillesses, ses petites grimaces autrefois adorables, qui se heurtaient maintenant à une froideur étrange.

 

Ce fut bien pis quand, plusieurs trimestres écoulés, Moronval, ne recevant pas d’argent, commença à trouver que Mâdou était une bouche inutile. De l’état de pensionnaire, on le fit passer à celui de subalterne. Comme on avait renvoyé le domestique pour cause d’économie, Mâdou le remplaça, non sans révolte. La première fois qu’on lui mit un balai dans les mains en lui indiquant l’usage qu’il fallait en faire, il s’y refusa obstinément. Mais M. Moronval avait des arguments irrésistibles ; et, après une vigoureuse bastonnade, l’enfant se résigna.

 

D’ailleurs, il préférait encore balayer que d’apprendre à lire.

 

Le petit roi balaya donc et frotta avec une ardeur, une constance singulière, on a pu s’en convaincre par le luisant du salon Moronval. Mais cela n’adoucit par l’humeur farouche du mulâtre, qui ne pouvait lui pardonner toutes les déceptions dont il était la cause involontaire.

 

Mâdou avait beau s’appliquer à faire reluire, donner au logis délabré un vernis de propreté, il avait beau regarder son maître avec des yeux câlins, l’humilité frémissante d’un chien soumis, il n’obtenait le plus souvent que des coups de matraque pour récompense.

 

– Jamais content !… jamais content !… disait le négrillon avec une expression désespérée. Et le ciel de Paris lui semblait devenir plus noir, la pluie plus continuelle, la neige plus abondante et plus froide.

 

Ô Kérika, tante Kérika, si aimante et si fière, où êtes-vous ? Venez voir ce qu’ils font du petit roi, comme on le traite durement, comme on le nourrit mal, comme on l’habille de guenilles, sans pitié pour son corps frileux. Il n’a plus qu’un vêtement de propre maintenant, c’est sa livrée, casaque rouge, gilet rayé, casquette à galon. À présent, quand il accompagne le maître, il ne marche plus à côté de lui en égal ; il le suit à dix pas. Ce n’est pas encore le plus dur.

 

De l’antichambre il passe à la cuisine, et de la cuisine, comme on a remarqué son honnêteté, son ingénuité, on l’envoie au marché de Chaillot avec un grand panier faire les provisions.

 

Et voilà où en est réduit le dernier descendant du puissant Tocodonou, fondateur de la dynastie dahomienne ! À aller marchander les vivres du gymnase Moronval !… Deux fois par semaine on le voit remonter la longue rue de Chaillot, longeant les murs, maigri, souffreteux, grelottant, car maintenant il a froid, toujours froid, et rien ne le réchauffe, ni les exercices violents auxquels on le condamne, ni les coups, ni la honte d’être devenu domestique, ni même sa haine contre le Père au bâton, c’est ainsi qu’il appelle Moronval.

 

Elle est pourtant bien vigoureuse, cette haine.

 

Ah ! si Mâdou redevenait roi un jour !… Son cœur frémit de rage à cette pensée, et il faut l’entendre faire part à Jack de ses projets de vengeance :

 

– Quand Mâdou retourner Dahomey, écrire bonne petite lettre à Père au bâton, faire venir li en Dahomey, et couper tête à li dans grand bassin de cuivre ; après, avec sa peau, couvrir un grand tambour de guerre pour aller contre les Achantis… Zim ! boum ! boum !… Zim ! boum ! boum !

 

 

Jack voyait briller dans l’ombre, adoucie d’un reflet de neige, deux petits yeux de tigre, pendant que le nègre tapait sourdement de la main sur le rebord de son lit pour imiter le tambour de guerre. Le petit de Barancy était terrifié ; aussi la conversation en resta là pendant quelques minutes. Enfoncé dans ses couvertures, la tête pleine de ce qu’il venait d’entendre, le « nouveau » croyait voir passer des éclairs de sabre et retenait sa respiration.

 

Mâdou, que son récit avait excité, aurait bien voulu parler encore, mais il croyait son camarade endormi. Enfin Jack poussa un de ces longs soupirs qui semblent venir de ces immensités que le rêve parcourt en une seconde et de la profondeur du cauchemar.

 

– Toi pas dormir, moucié, demanda Mâdou doucement, toi causer encore ensemble !…

 

– Oui, je veux bien, répondit Jack… Seulement, nous ne parlerons plus de votre vilain tambour ni du grand bassin de cuivre rouge… Ça me fait trop peur.

 

Le nègre eut un petit rire, puis d’un ton bon enfant :

 

– Non, non, moucié… Plus parler Mâdou, parler toi à présent… Comment tu t’appelles ?

 

– Jack… par un K… Maman y tient beaucoup.

 

– Li bien riche, la maman à toi ?

 

– Si elle est riche… je crois bien, dit Jack, qui n’était pas fâché à son tour d’éblouir le petit roi… Nous avons une voiture, une belle maison sur le boulevard, des chevaux, des domestiques, et tout… Et puis, vous verrez quand maman viendra me voir, comme elle est belle. Dans la rue tout le monde la regarde… Elle a de belles robes, de beaux bijoux… Bon ami a bien raison de dire qu’il ne lui refuse rien. Quand maman a voulu venir à Paris, c’est lui qui nous y a amenés… Avant, nous étions à Tours… C’est ça un joli pays ! Nous demeurions sur le Mail, et le tantôt nous allions nous promener dans la rue Royale, où il y a d’excellents gâteaux et beaucoup d’officiers en beaux uniformes… Ah ! je m’amusais bien, allez !… D’abord tous les messieurs me gâtaient, m’embrassaient. J’avais papa Charles, papa Léon, des papas pour rire, vous savez, parce que mon père à moi est mort, il y a bien longtemps, et je ne l’ai jamais connu… Dans le commencement que nous étions à Paris, je m’ennuyais un peu de ne plus voir les arbres, ni la campagne ; mais maman m’aime tant, me gâte tant, que cela m’a consolé. On m’a habillé à l’anglaise, ce qui est tout à fait la grande mode, et on me frisait tous les jours pour m’emmener promener au bois de Boulogne, autour du lac… Alors bon ami a dit que je n’apprendrais jamais rien, qu’il fallait me mettre en pension, et maman m’a mené à Vaugirard, chez les pères…

 

Ici, Jack s’arrêta.

 

Cet aveu qu’il allait faire, que les Jésuites n’avaient pas voulu le recevoir, blessait son amour-propre ; malgré la naïveté, l’ignorance de son âge, il sentait qu’il y avait là quelque chose d’humiliant pour sa mère et pour lui. Et puis, ce récit, qu’il avait entrepris étourdiment, le ramenait à la seule préoccupation sérieuse qu’il eût jamais eue dans la vie… Pourquoi n’avait-on pas voulu de lui ? Pourquoi les pleurs de sa mère, et le « pauvre enfant » si pitoyable du supérieur ?

 

– Dis-donc, moucié, fit le nègre subitement… qu’est-ce que c’est ça, une cocotte ?

 

– Une cocotte ? répondit Jack un peu étonné… je ne sais pas, moi… C’est une poule, une cocotte.

 

– C’est que li Père au bâton dire à madame Moronval, ta maman à toi être une cocotte.

 

– En voilà une drôle d’idée… Maman une cocotte… Vous avez mal entendu… Maman une cocotte !

 

À cette pensée que sa mère était une poule avec des plumes, des ailes, des pattes, Jack se mit à rire de toutes ses forces, et Mâdou l’imita à son tour sans savoir pourquoi.

 

Cette gaieté dissipa bien vite l’impression sinistre des histoires de tout à l’heure, et les deux pauvres petits abandonnés, après s’être fait confidence l’un à l’autre de leur misère, s’endormirent de bon cœur, la bouche entr’ouverte, encore pleine de rires, que la respiration régulière du sommeil chassa bientôt en mille petites notes joyeusement confuses.

 

IV

UNE SÉANCE LITTÉRAIRE AU GYMNASE MORONVAL


Les enfants sont comme les hommes, l’expérience d’autrui ne leur sert pas.

 

Jack avait été terrifié par l’histoire de Mâdou-Ghézô, mais elle lui resta dans le souvenir amoindrie, décolorée, ainsi qu’une épouvantable tempête, une bataille sanglante regardées dans un diorama.

 

Les premiers mois de son séjour au gymnase furent si heureux, tout le monde se montra si empressé, si affectueux autour de lui, qu’il oublia que les malheurs de Mâdou avaient eu ce brillant début.

 

Aux repas, il occupait la première place près de Moronval, buvait du vin, avait part au dessert, tandis que les autres enfants, sitôt que les fruits et les gâteaux apparaissaient, se levaient de table brusquement, comme indignés, et devaient se contenter d’une sorte de boisson bizarre, jaunâtre, composée expressément pour eux par le docteur Hirsch et qu’on appelait de « l’églantine. »

 

Cet illustre savant, dont les finances, à en juger par son aspect, se trouvaient dans un état déplorable, était le commensal habituel de la pension Moronval. Il égayait les repas par toutes sortes de saillies scientifiques, des récits d’opérations chirurgicales, des descriptions de maladies extraordinairement purulentes, qu’il avait rencontrées dans ses nombreuses lectures et qu’il racontait avec une verve endiablée. En outre, il tenait les convives au courant de la mortalité publique, de la maladie régnante ; et s’il se rencontrait quelque part, sur un point éloigné du globe, un cas de peste noire, ou de lèpre, ou d’éléphantiasis, il le savait avant tous les journaux, le constatait avec une satisfaction menaçante et des hochements de tête qui signifiaient : « Gare tout à l’heure, si cela arrive jusqu’à nous ! »

 

Très aimable, du reste, et n’ayant, comme voisin de table, que deux inconvénients : d’abord sa maladresse de myope, puis la manie de verser à tout propos dans votre assiette ou votre verre soit une goutte, soit une pincée de quelque chose, poudre ou liquide, contenu dans une boîte microscopique ou dans un petit flacon bleu très suspect. Ce contenu variait souvent, car il ne se passait pas de semaine que le docteur ne fît une découverte scientifique ; mais en général, le bicarbonate, l’alcali, l’arsenic (à doses infinitésimales heureusement) faisaient la base de cette médication par les aliments.

 

Jack subissait ces soins préventifs, et n’osait pas dire qu’il trouvait à l’alcali un fort mauvais goût. De temps en temps, les autres professeurs étaient aussi invités. Tout ce monde buvait à la santé du petit de Barancy, et il fallait voir l’enthousiasme qu’excitaient sa grâce et sa gentillesse ; il fallait voir le chanteur Labassindre, à la moindre saillie du nouveau, se renverser sur sa chaise, secoué par un gros rire, essuyer ses yeux d’un coin de serviette, taper à grands coups sur la table.

 

D’Argenton, le beau d’Argenton lui-même se déridait. Un sourire blême déplaçait sa grosse moustache ; son œil bleu, froid et nacré, se tournait vers l’enfant avec une hautaine approbation.

 

Jack était ravi.

 

Il ne comprenait pas, il ne voulait pas comprendre les haussements d’épaules, les clignements d’yeux que lui envoyait Mâdou circulant derrière les convives dans l’humilité de ses fonctions infimes, une serviette sur le bras et toujours à la main quelque assiette qu’il faisait reluire.

 

C’est que Mâdou savait la valeur de ces louanges exagérées et l’inanité des grandeurs humaines !

 

Lui aussi s’était assis à la place d’honneur, avait goûté au vin du maître, saupoudré par le petit flacon du docteur. Et cette tunique galonnée d’argent, dont Jack se montrait si fier, n’était trop grande pour lui que parce qu’elle avait été taillée pour Mâdou.

 

L’exemple de cette chute illustre aurait dû mettre le petit de Barancy en garde contre l’orgueil, car ses commencements furent absolument semblables à ceux du petit roi.

 

Des récréations permanentes auxquelles tout le gymnase prenait part pour son bon plaisir, des flatteries insensées, et seulement, de temps en temps, quelques leçons de madame Moronval pour l’application du fameux système. Encore ces leçons n’avaient-elles rien de bien pénible, la petite naine était une excellente femme, dont le seul défaut était une exagération constante dans la façon de prononcer les mots les plus simples. Elle disait : « l’estomack, » les « ouagons, » « je suis allée en ouagon… Nous nous rencontrâmes en ouagon. » On ne savait plus de quoi elle parlait.

 

Quant à Moronval, il avouait se sentir un grand faible pour son nouvel élève. Le drôle avait pris ses renseignements. Il connaissait l’hôtel du boulevard Haussmann et toutes les ressources qu’on pouvait tirer de « bon ami. »

 

Aussi, quand madame de Barancy venait voir Jack, ce qui arrivait souvent, elle trouvait un accueil empressé, un auditoire attentif à toutes les histoires folles et vaniteuses qu’elle se plaisait à débiter. Au début, madame Moronval née Decostère avait voulu garder une certaine dignité vis-à-vis d’une personne aussi légère, mais le mulâtre y avait mis bon ordre, et, avec une foule de nuances, elle associait, sans trop les faire crier ensemble, ses scrupules d’honnête femme et de commerçante intéressée.

 

« Jack,… Jack… voilà ta mère ! » criait-on aussitôt que, le portail ouvert, Ida en grande toilette s’avançait vers le parloir, des petits paquets de gâteaux et de bonbons à la main, dans son manchon. C’était fête pour tout le monde. On goûtait en compagnie. Jack faisait aux « petits pays chauds » une distribution générale, et madame de Barancy elle-même dégantait une de ses mains, celle qui avait le plus de bagues, pour prendre sa part des friandises.

 

La pauvre créature était si généreuse, l’argent lui glissait si bien dans les doigts, qu’elle apportait toujours avec ses gâteaux toutes sortes de présents, des fantaisies, des jouets distribués autour d’elle au hasard de sa bonne grâce. Vous pensez quelles plates louanges, quelles exclamations de paysans nourriciers, accueillaient ces largesses inconsidérées. Seul, Moronval avait un sourire de pitié et comme une contrainte envieuse, à voir la fortune s’en aller ainsi en menue monnaie pour des futilités, quand elle aurait pu venir en aide à quelque esprit élevé, généreux, déshérité, comme lui par exemple.

 

C’était là son idée fixe, et tout en admirant Ida, tout en écoutant ses histoires, il avait l’air égaré, distrait, ces rongements d’ongles frénétiques, cette fièvre d’agitation de l’emprunteur qui a sa demande au bord des lèvres et vous en veut presque de ne pas la deviner.

 

Le rêve de Moronval, depuis longtemps, était de fonder une Revue consacrée aux intérêts coloniaux, de satisfaire son ambition politique en se rappelant régulièrement à ses compatriotes, et d’arriver, qui sait ? à la députation. Pour commencer, le journal lui paraissait indispensable, quitte à l’abandonner ensuite.

 

Il en parlait souvent avec les Ratés, qui tous l’excitaient dans son projet. Ah ! s’ils avaient pu avoir un organe… Tant de copie inédite attendait dans ces cerveaux-là, tant d’idées inexprimées, inexprimables plutôt, et qu’ils se figuraient pouvoir rendre plus claires, grâce à la netteté des caractères d’impression !

 

Moronval avait un vague pressentiment que la mère du nouveau ferait les frais de cette Revue ; mais il ne voulait pas aller trop vite, de peur d’effaroucher les défiances de la dame. Il s’agissait de l’entourer, de l’envelopper, d’amener la chose de très loin, afin que son esprit un peu court eût le temps de la comprendre.

 

Malheureusement, madame de Barancy, par sa mobilité même, se prêtait mal à ces combinaisons. Sans malice aucune elle détournait, du seul fait de sa naïveté, une conversation qui l’amusait peu, écoutait le mulâtre en souriant, avec des yeux aimables, mais distraits, et d’autant plus brillants qu’ils ne se fixaient sur rien.

 

« Si l’on pouvait lui donner l’idée d’écrire… ? » pensait Moronval, et délicatement il essayait de lui insinuer qu’entre madame de Sévigné et George Sand il y avait une belle place à prendre ; mais allez donc insinuer n’importe quoi et parler par allusions à un oiseau qui, tout le temps, fait de l’air autour de lui à force de secouer ses ailes !

 

« Elle n’est pas forte, la pauvre femme ! » disait-il après chacune de ces conversations, où l’un apportait toute sa fièvre et l’autre sa bavarde indifférence, lui, rongeant ses ongles avec fureur, elle, parlant, parlant, sans s’écouter elle-même, ni rien de ce qu’on lui disait.

 

Ce n’étaient pas des raisonnements qui pouvaient prendre un pareil cerveau d’alouette ; il fallait l’éblouir, et Moronval y réussit.

 

Un jour qu’Ida trônait dans le parloir, juchée sur tous ces titres, sur tous ces « de » qu’elle ajoutait à ses amis et connaissances comme pour mettre une rallonge à sa propre noblesse, madame Moronval-Decostère lui dit timidement :

 

– M. Moronval voudrait vous demander quelque chose, mais il n’ose pas…

 

– Oh ! dites, dites !… fit la pauvre sotte avec un si vif désir d’obliger, que le directeur eut envie de lancer tout de suite sa demande de fonds pour la publication d’une Revue ; mais, très malin, très méfiant, il aima mieux agir prudemment, arriver petit à petit, « en sondeur, » comme il disait en clignant ses yeux de chat-tigre. Il se contenta donc de prier madame de Barancy de vouloir bien assister le dimanche suivant à une de leurs séances publiques et littéraires.

 

Sur le programme, cela s’appelait « séances de lecture expressive à haute voix, suivies de récitation de morceaux choisis de nos meilleurs poètes et prosateurs. » Inutile d’ajouter que parmi ceux-là d’Argenton et Moronval figuraient toujours au premier rang. En somme, c’était une façon que les Ratés avaient trouvée de s’imposer à un public quelconque par l’intermédiaire de l’infatigable et expressive madame Moronval-Decostère. On invitait quelques amis, les correspondants des élèves. Dans le commencement, ces petites fêtes avaient lieu tous les huit jours ; mais depuis la déchéance de Mâdou elles s’étaient singulièrement espacées.

 

En effet, Moronval avait beau éteindre une bougie aux candélabres à chaque personne qui partait, ce qui assombrissait notablement la fin de la soirée, il avait beau mettre à sécher pendant la semaine, sur les fenêtres, le résidu de la théière en petits paquets collés, noirâtres, assez semblables à du varech hors de l’eau, et les faire resservir aux séances suivantes, les frais étaient encore trop considérables pour le dénûment de l’institution. On ne pouvait même pas compter sur la compensation d’une réclame, car le soir, à l’heure des séances, le passage des Douze-Maisons, avec sa lanterne allumée comme un œil unique au front d’un monstre, n’était pas fait pour attirer les promeneurs ; les plus hardis n’avançaient jamais au delà de la grille.

 

Maintenant, il s’agissait de donner une nouvelle splendeur aux soirées littéraires.

 

Madame de Barancy accepta l’invitation avec empressement. L’idée de figurer à un titre quelconque dans le salon d’une femme mariée, et surtout d’assister à une réunion artistique, la flattait extrêmement, comme un échelon conquis au-dessus de son rang et de son existence irrégulière.

 

Ah ! ce fut une fête splendide que cette séance de lecture expressive à haute voix, « première de la nouvelle série. » De mémoire de « petit pays chaud » on n’avait jamais vu une prodigalité pareille.

 

Deux lanternes de couleur furent pendues aux acacias de l’entrée, le vestibule orné d’une veilleuse, et plus de trente bougies allumées dans le salon, tellement ciré et frotté par Mâdou pour la circonstance, que cet éclairage extraordinaire se reflétait, faute de miroirs, sur le plancher, qui joignait au brillant de la glace toutes ses qualités glissantes et dangereuses.

 

Mâdou s’était surpassé comme frotteur. À ce sujet, je dois dire que Moronval était perplexe sur le rôle que devrait jouer le négrillon dans la soirée.

 

Fallait-il le laisser en domestique, ou lui restituer pour un jour son titre et sa splendeur défunte ? Ce dernier parti était bien tentant. Mais alors, qui passerait les plateaux, introduirait, annoncerait les invités ?

 

Mâdou, avec sa peau d’ébène, était inappréciable ; et puis, par qui le remplacerait-on ? Les autres élèves avaient à Paris des correspondants qui auraient pu trouver sans gêne ce système d’éducation, et ma foi ! l’on finit par décider que la soirée se priverait de la présence et du prestige de l’Altesse Royale.

 

Dès huit heures, les « petits pays chauds » prirent place sur les bancs, et au milieu d’eux la chevelure blonde du petit de Barancy éclatait comme une lumière sur ce fond sombre d’enfants basanés.

 

Moronval avait lancé quantité d’invitations dans le monde artistique et littéraire, celui du moins qu’il fréquentait ; et des coins les plus excentriques de Paris, tous les Ratés de l’art, de la littérature, de l’architecture, s’empressèrent en nombreuses députations.

 

Ils arrivaient par bandes, transis, grelottants, venus du fond de Montparnasse ou des Ternes sur des impériales d’omnibus, râpés et dignes, tous obscurs et pleins de génie, attirés hors de l’ombre où ils se débattaient par le désir de se montrer, de réciter, de chanter quelque chose, pour se prouver à eux-mêmes qu’ils existaient encore. Puis, la gorgée d’air pur respirée, la lumière du ciel entrevue, réconfortés par un semblant de gloire, de succès, ils rentreraient au gouffre amer avec la force nécessaire pour végéter.

 

Car c’était bien là une race végétante, embryonnaire, inachevée, assez semblable à ces produits du fond de la mer qui sont des êtres moins le mouvement, et auxquels il ne manque que le parfum pour devenir des fleurs.

 

Il se trouvait là des philosophes plus forts que Leibnitz, mais sourds-muets de naissance, ne pouvant produire que les gestes de leurs idées et pousser des arguments inarticulés. Des peintres tourmentés de faire grand, mais qui posaient si singulièrement une chaise sur ses pieds, un arbre sur ses racines, que tous leurs tableaux ressemblaient à des vues de tremblements de terre ou à des intérieurs de paquebots un jour de tempête. Des musiciens inventeurs de claviers intermédiaires, des savants à la façon du docteur Hirsch, de ces cervelles bric-à-brac où il y a de tout, mais où l’on ne trouve rien, à cause du désordre, de la poussière, et aussi parce que tous les objets sont cassés, incomplets, incapables du moindre service.

 

Ceux-là, c’étaient les tristes, les pitoyables, et si leurs prétentions insensées, aussi touffues que leur chevelure, si leur orgueil, leurs manies prêtaient à rire, tant de misère était écrite sur leur apparence râpée, qu’on ressentait, malgré tout, de l’attendrissement devant l’éclat fiévreux de ces yeux ivres d’illusions, devant ces physionomies ravagées, où tous les rêves vaincus, les espérances mortes, avaient marqué leur place en tombant.

 

À côté de ceux-là, il y avait ceux qui, trouvant l’art trop dur, trop aride, trop infructueux, demandaient des ressources à des professions bizarres, en désaccord avec les préoccupations de leur esprit, un poète lyrique tenant un bureau de placement pour domestiques mâles, un sculpteur commissionnaire en vin de Champagne, un violoniste employé au gaz.

 

D’autres, moins dignes, se faisaient nourrir par leurs femmes, dont le travail entretenait leur géniale paresse. Ces couples étaient venus ensemble, et les pauvres compagnes des Ratés portaient sur leurs visages courageux et fanés le prix coûtant de l’entretien d’un homme de génie. Fières d’accompagner leurs maris, elles leur souriaient comme des mères, de l’air de dire : « C’est mon œuvre !… » et elles avaient de quoi se glorifier en effet, tous ces messieurs ayant, en général, la mine florissante.

 

Joignez à ce défilé deux ou trois antiquailles littéraires, fabulistes de salon, vieux fonds d’athénées, de prytanées, de Sociétés philotechniques et autres, toujours à l’affût de ces sortes de séances ; puis des comparses, des types vagues, un monsieur qui ne disait rien, mais qu’on prétendait très fort parce qu’il avait lu Proudhon, un autre amené par Hirsch, et qu’on appelait « le neveu de Berzélius, » il n’avait, du reste, pas d’autre titre de gloire que sa parenté avec l’illustre savant suédois, et paraissait un parfait imbécile ; un comédien in partibus du nom de Delobelle, qui, disait-on, allait avoir un théâtre.

 

Enfin, les commensaux habituels de la maison, les trois professeurs, Labassindre en tenue de gala, faisant de temps en temps : « beûh !… beûh ! » pour voir si sa note y était, car il allait en avoir besoin dans la soirée, et d’Argenton, le beau d’Argenton, coiffé en archange, frisé, pommadé, ganté de clair, génial, austère, pontifiant.

 

Debout à l’entrée du salon, Moronval recevait tout le monde, donnait des poignées de mains distraites, très inquiet de voir l’heure s’avancer, et que la comtesse – c’est ainsi qu’on appelait Ida de Barancy – n’était pas encore arrivée.

 

Une espèce d’angoisse planait sur l’assemblée. On causait tout bas dans les coins en s’installant. La petite madame Moronval allait de groupe en groupe, disant d’un air aimable : « Nous ne commençons pas encore… On attend la comtesse. » Et, sur ces lèvres expressives, ce mot de comtesse prenait des inflexions extraordinaires de mystère, de solennité, d’aristocratie. Cela se chuchotait ensuite, chacun ayant le désir de paraître bien informé : « On attend la comtesse… »

 

L’harmonium, grand ouvert, souriant de toutes ses touches comme un immense râtelier, les élèves en rang contre le mur, la petite table ornée d’un tapis vert, d’une lampe à abat-jour, d’un verre d’eau sucrée, se dressant sur son estrade, sinistre et menaçante comme une guillotine au petit jour, et M. Moronval, crispé dans son gilet blanc, et madame Moronval, née Decostère, rouge comme un petit coq de tout le feu de la réception, et Mâdou-Ghézô grelottant au vent de la porte, tout, oui, tout attendait la comtesse.

 

Cependant, comme elle n’arrivait pas et que c’était très froid, d’Argenton consentit à réciter son « Credo de l’amour, » que tous les assistants connaissaient pour l’avoir entendu au moins cinq ou six fois.

 

Debout devant la cheminée, les cheveux rejetés, la tête haute comme s’il débitait ses vers aux moulures du plafond, le poète déclamait d’une voix aussi emphatique et vulgaire que ce qu’il appelait son poème, laissant des espaces après chaque effet, pour permettre aux exclamations admiratives de se faire jour et d’arriver jusqu’à lui.

 

Dieu sait que les Ratés ne sont pas avares de ces sortes d’encouragements.

 

– Inouï !…

 

– Sublime !…

 

– Renversant !…

 

– De l’Hugo plus moderne !…

 

Et celui-ci, le plus étonnant de tous :

 

– Goethe avec du cœur !

 

Sans se troubler, éperonné par ces louanges, le poète continuait, le bras tendu, le geste dominateur :

 

Et de quelques lazzi que la foule me raille,

Moi, je crois à l’amour comme je crois en Dieu.

 

Elle entra.

 

Le lyrique, toujours les yeux en l’air, ne l’aperçut même pas. Mais elle le vit, elle, la malheureuse, et dès ce moment ce fut fait de sa vie.

 

Il ne lui était jamais apparu qu’en pardessus, en chapeau, vêtu pour la rue et non pour l’Olympe ; mais là, dans cette lumière blafarde des globes opalisés qui blêmissait encore son teint pâle, en habit noir, en gants gris-perle, et croyant à l’amour comme il croyait en Dieu, il lui fit un effet fatal et surhumain.

 

Il répondait à tous ses désirs, à tous ses rêves, à cette sentimentalité bête qui fait le fond de ces âmes de filles, à ce besoin d’air pur et d’idéal qui semble une revanche de l’existence qu’elles mènent, a ces aspirations vagues qui se résument pour elles dans un mot très beau, mais qui prend sur leurs lèvres l’expression vulgaire, et dégradante qu’elles prêtent à tout ce qu’elles disent : « l’artiste ! »

 

Oui, dès cette première minute, elle lui appartint, et il entra tout entier dans son cœur, tel qu’il était là, avec ses cheveux harmonieusement séparés, la moustache au fer, le bras tendu et frémissant, et toute sa ferblanterie poétique. Elle ne vit ni son petit Jack, qui lui faisait des signes désespérés en lui envoyant des baisers, ni les Moronval inclinés jusqu’à terre, ni tous ces regards curieux empressés autour de cette nouvelle venue, jeune, fraîche, élégante dans sa robe de velours et son petit chapeau de théâtre, blanc, rose, bouillonné, orné de barbes de tulle qui l’entouraient en écharpe.

 

Lui, rien que lui !

 

Longtemps après, elle devait se rappeler cette impression profonde que rien ne put altérer par la suite, et revoir comme en rêve son grand poète en pied, tel qu’elle l’aperçut pour la première fois au milieu du salon des Moronval qui, ce soir-là, lui parut immense, splendide, étincelant de mille bougies. Ah ! il put bien lui faire tous les chagrins possibles, l’humilier, la blesser, briser sa vie et quelque chose encore de plus précieux que sa vie, il ne parvint jamais à effacer l’éblouissement de cette minute…

 

– Vous voyez, madame, dit Moronval avec son sourire le plus exquis, nous préludions en vous attendant… M. le vicomte Amaury d’Argenton était en train de nous réciter son magnifique poème du Credo de l’amour.

 

Vicomte !… Il était vicomte.

 

Tout, alors !

 

Elle s’adressa à lui, timide, rougissante, comme une petite fille :

 

– Continuez, monsieur, je vous en prie…

 

Mais d’Argenton ne voulut pas. L’arrivée de la comtesse avait coupé le plus bel effet de son poème, un effet sûr, et l’on ne pardonne pas ces choses-là ! Il s’inclina, et dit avec une politesse ironique et froide :

 

– J’ai fini, madame.

 

Puis il se mêla aux assistants sans plus s’occuper d’elle.

 

La pauvre femme se sentit le cœur serré, plein d’une vague tristesse. Dès le premier mot, elle lui avait déplu, et déjà cette idée lui était insupportable. Il fallut les gentillesses du petit Jack, heureux de voir sa mère, fier du succès qu’elle avait dans la salle, les amabilités de Moronval, l’empressement de tous, le sentiment d’être bien la reine de la fête, pour effacer ce chagrin trahi chez elle par un mutisme de cinq minutes, ce qui était pour une nature comme la sienne aussi extraordinaire que reposant.

 

Le trouble de son arrivée s’étant dissipé, chacun prit place pour la séance de la lecture expressive. La majestueuse Constant, qui avait accompagné sa maîtresse, s’installa sur le banc du fond, près des élèves. Jack vint s’accouder au fauteuil de sa mère, à la place d’honneur, ayant à côté de lui Moronval, qui caressait paternellement ses cheveux.

 

Le public formait déjà une imposante assemblée alignée sur des files de chaises comme pour une distribution de prix. Enfin, madame Moronval-Decostère prit pour elle toute la petite table, toute l’estrade, toute la clarté de la lampe, et commença à lire une étude ethnographique de M. Moronval sur les races mongoles.

 

C’était long, ennuyeux et triste, une de ces élucubrations qu’on lit dans les sociétés savantes, de trois à cinq, entre chien et loup, pour bercer le sommeil des membres du bureau. Le diable, c’est qu’avec la méthode Moronval-Decostère, on n’avait pas même la ressource de s’assoupir, de laisser tomber, sans la sentir, cette petite pluie tiède et monotone. Il fallait écouter par force ; les mots vous entraient dans la tête comme avec un tournevis, syllabe par syllabe, lettre par lettre, et les plus difficiles vous écorchaient parfois en passant.

 

Ce qui mettait le comble à la fatigue causée par cette audition, c’était la vue instructive et terrifiante de madame Moronval-Decostère en plein exercice de sa méthode. Elle ouvrait la bouche en O, la tordait, l’allongeait, la convulsait. Et là-bas, sur les bancs du fond, huit bouches d’enfants faisaient absolument la même mimique, suivant le professeur dans toutes ses contorsions fantaisistes et donnant ce que cet excellent système appelle « la configuration des mots. » Ces huit petites mâchoires silencieuses en mouvement produisaient un effet fantastique. Mademoiselle Constant était atterrée.

 

Mais la comtesse ne voyait rien de cela. Elle regardait son poète appuyé contre la porte du salon, les bras croisés sur la poitrine, les yeux perdus.

 

Il rêvait.

 

Comme on le sentait loin, parti, envolé ! Sa tête dressée avait l’air d’écouter des voix.

 

De temps en temps, son regard s’abaissait, redescendait vers la terre, mais sans daigner se fixer. La malheureuse le guettait, l’espérait, le mendiait presque, ce regard errant ; mais toujours en vain. Il glissait indifféremment sur tout le monde excepté sur elle. Le fauteuil qu’elle occupait avait l’air d’être vide pour lui, et la pauvre femme était si désolée, si troublée de cette indifférence, qu’elle oublia de féliciter Moronval du brillant succès de son étude, qui venait de finir au milieu des applaudissements et du soulagement universels.

 

Après cette lecture expressive, vint l’audition d’un morceau de poésie de d’Argenton, accompagné sur l’orgue-harmonium par Labassindre. Cette fois elle écouta, je vous jure, et tous les poncifs, toutes les sentimentalités de ces vers lui arrivèrent jusqu’au cœur, filés, tremblés, modulés aux sons traînards de l’instrument. Elle était là haletante, fascinée, noyée par cette houle d’harmonie.

 

– Que c’est beau ! que c’est beau ! disait-elle en se tournant vers Moronval qui l’écoutait avec un sourire bilieux et jaune, comme si on lui avait crevé l’amer.

 

– Présentez-moi à M. d’Argenton, demanda-t-elle aussitôt la lecture finie… Ah ! monsieur, c’est superbe ! que vous êtes heureux d’avoir un tel talent !

 

Elle parlait à demi-voix, en bégayant, en cherchant ses mots, elle si bavarde, si expansive d’habitude. Le poète s’inclinait légèrement, très froid, comme indifférent à cette admiration émue. Alors elle lui demanda où l’on trouvait ses poésies.

 

– On ne les trouve pas, madame, répondit d’Argenton d’un air solennel et blessé.

 

Sans le vouloir, elle avait touché le point le plus sensible de cet orgueil en souffrance, et voici qu’encore une fois il se détournait d’elle sans l’avoir seulement regardée.

 

Mais Moronval profita de l’occasion :

 

– Mon Dieu ! oui, dit-il, la littérature en est là… Des vers pareils ne rencontrent pas même un éditeur… Le talent, le génie restent enfouis, méconnus, réduits à briller dans les coins…

 

Et tout de suite :

 

– Ah ! si l’on avait une Revue !

 

– Il faut en avoir une, dit-elle vivement.

 

– Oui, mais l’argent !

 

– Eh ! on le trouvera l’argent… Il est impossible de laisser de pareils chefs-d’œuvre dans l’ombre.

 

Elle était indignée et parlait très éloquemment, maintenant que le poète n’était plus là.

 

« Allons ! l’affaire est lancée… » se dit Moronval ; et comprenant avec sa perfide malice le côté faible de la dame, il lui parla de d’Argenton, qu’il eut soin d’entourer de ces couleurs romanesques et sentimentales comme il voyait bien qu’elle les aimait.

 

Il en fit un Lara moderne, un Manfred, une belle nature, fière, indépendante, que les duretés du sort à son égard n’avaient pu entamer. Il travaillait pour vivre, refusait tout secours du gouvernement.

 

« Oh ! c’est bien… » disait Ida ; puis toujours tourmentée de ce blason qu’elle portait dans la tête, et qu’elle appliquait aux uns et aux autres, à tort et à travers, elle demandait :

 

– Il est noble, n’est-ce pas ?

 

– Très noble, madame… Vicomte d’Argenton, descendant d’une des plus anciennes familles d’Auvergne… Son père, ruiné par un intendant infidèle…

 

Et il lui servit un roman banal avec accompagnement d’amour malheureux pour une grande dame, une histoire de lettres montrées au mari par une marquise jalouse. Elle ne se lassait pas d’avoir des détails ; et pendant qu’ils chuchotaient tous les deux, rapprochant leurs fauteuils, celui dont on parlait semblait ne rien voir de ce manège, et le petit Jack, tout soucieux de sentir sa mère ainsi accaparée, s’attirait deux ou trois phrases impatientées : « Jack, tiens-toi donc tranquille… Jack, tu es insupportable… » qui l’envoyaient à la fin, la lèvre gonflée, les yeux humides, bouder dans un coin du salon.

 

Pendant ce temps, la séance continuait.

 

Maintenant c’était un des élèves, un petit Sénégalien brun comme une datte, qui venait réciter au milieu de l’estrade une poésie de Lamartine : Prière de l’enfant à son réveil, qu’il commençait ainsi sur un ton suraigu :

 

Ô pè qu’ado mo pè,

Toi qu’o né no qu’a ginoux,

Toi do lé no téibe et doux

Fait coubé le fo de ma mé.

 

Ce qui prouve bien que la nature se rit de toutes les méthodes, même de la méthode Moronval-Decostère.

 

Ensuite le chanteur Labassindre, après de nombreuses supplications, se décidait à « donner sa note, » comme il disait. Il la tâtait d’abord deux ou trois fois, puis la donnait sans ménagement, si profonde, si retentissante, que les vitres du salon et ses murs de papier-carton en tremblèrent, et que, du fond de la cuisine où il était en train de préparer le thé, Mâdou-Ghézô enthousiasmé, répondit pas un épouvantable cri de guerre.

 

Il aimait le bruit, ce Mâdou !

 

Il y eut aussi des incidents comiques. Au milieu du plus grand silence, pendant qu’un fabuliste étrange, qui s’était donné pour tâche – il l’avouait ingénument – de refaire les fables de La Fontaine, récitait le Derviche et le Pot de farine, paraphrase de Pierrette et le Pot au lait, une altercation s’engagea tout au bout de la salle entre le neveu de Berzelius et l’homme qui avait lu Proudhon. On échangea des mots vifs, même des gifles ; et au milieu de la bousculade, Mâdou avait beaucoup de peine à tenir droit le grand plateau chargé de babas et de sirops, qu’il promenait devant les yeux goulus des « petits pays chauds, » auxquels il lui était formellement interdit de rien offrir. Deux ou trois fois pourtant dans la soirée, on leur fit une distribution « d’églantine. »

 

Moronval et la comtesse continuaient leur conférence, et le beau d’Argenton, qui avait fini par s’apercevoir de l’attention dont il était l’objet, causait en face d’eux, très haut, étalant de grandes phrases et de grands gestes, afin d’être vu et entendu.

 

Il paraissait très en colère. À qui en avait-il ?

 

À personne et à tout le monde.

 

Il était de cette race d’êtres amers, désillusionnés, revenus de tout sans être jamais allés nulle part, qui déclament contre la société, les mœurs, les goûts de leur temps, en ayant soin de se mettre toujours en dehors de la corruption universelle.

 

En ce moment, il avait pris à partie le fabuliste, paisible sous-chef à un ministère quelconque, et lui disait d’un air haineux, méprisant, menaçant :

 

– Taisez-vous… Je vous connais… Vous êtes des pourris… Vous avez tous les vices du dernier siècle et vous n’en aurez jamais la grâce.

 

Le fabuliste baissait la tête, accablé, convaincu.

 

– Qu’est-ce que vous avez fait de l’honneur ?… Qu’est-ce que vous avez fait de l’amour ?… Et vos œuvres, où sont-elles ? Elles sont jolies, vos œuvres !

 

Ici le fabuliste se rebiffa :

 

– Ah ! permettez…

 

Mais l’autre ne permettait rien ; et puis, d’ailleurs, en quoi cela pouvait-il l’intéresser ce que pensait ce fabuliste ? Il parlait par-dessus sa tête, plus loin et plus haut que lui. Il aurait voulu que la France entière fût là pour l’écouter, pour pouvoir lui dire son fait à elle-même. Il n’y croyait plus, à la France… Pays brûlé, perdu, rasé… Plus rien à en tirer, ni comme foi, ni comme idée. Quant à lui, il était bien décidé à ne plus vivre dans ce pays-là, à partir, à s’expatrier en Amérique.

 

Tout en parlant, le poète se tenait de trois quarts dans une pose irrésistible. C’est qu’il devinait vaguement, sans le voir, un regard admiratif arrêté sur lui. Il éprouvait cette sensation qu’on a le soir dans les champs, quand la lune montante se lève tout à coup derrière vous, vous magnétise de sa lumière et vous force à vous retourner vers sa présence silencieuse. Positivement, ces yeux de femme dardés sur lui l’illuminaient d’une auréole. Il semblait beau, tellement il désirait le paraître.

 

Peu à peu le silence se fit dans le salon autour de cette voix solennelle et qui demandait l’attention. Mais Ida de Barancy était la plus recueillie. Cet exil volontaire en Amérique, habilement jeté dans le discours, lui avait fait froid au cœur. En une minute ; les trente bougies du salon Moronval avaient disparu, s’étaient éteintes dans le deuil de ses pensées. Ce qui acheva de la consterner, c’est que, son départ résolu, le poète, avant de s’embarquer, se livra à une vigoureuse sortie contre les femmes françaises, leur légèreté, leur corruption, et la banalité de leur sourire, et la vénalité de leurs amours.

 

Il ne parlait plus, il tonnait, appuyé à la cheminée, le visage à la foule et ne ménageant ni sa voix, ni ses mots.

 

La pauvre comtesse, si fort préoccupée de lui qu’elle ne pouvait pas s’imaginer lui être indifférente, crut comprendre à qui il s’adressait.

 

– Il sait qui je suis, se dit-elle ; et elle courbait la tête sous le poids de ses malédictions.

 

Tout autour, des murmures admiratifs circulaient :

 

– Quelle verve ! il n’a jamais été si beau !

 

– Quel génie ! disait tout haut Moronval ; et plus bas : Quel blagueu !

 

Mais Ida n’avait plus besoin de ces excitations. L’effet était produit.

 

Elle aimait.

 

Pour le docteur Hirsch, qui recherchait tant les étrangetés pathologiques, il y avait là un cas de combustion instantanée très curieux à observer. Mais le docteur Hirsch en ce moment s’occupait de tout autre chose. Il essayait d’arranger ou plutôt d’envenimer l’affaire entre le neveu de Berzelius et l’homme qui avait lu Proudhon. Labassindre s’en mêlait aussi, et c’étaient des chuchotements, des gestes affairés, désespérés, des allées et venues, des dos importants, tout un manège conciliateur pour arriver à faire se battre deux gaillards qui n’en avaient pas la moindre envie. Du reste, personne ne s’en inquiétait, ces sortes d’affaires, très fréquentes aux séances littéraires du gymnase Moronval, s’arrangeant toujours juste au moment où elles prenaient le plus de gravité. Seulement elles marquaient en général la fin de ces petites réunions, où chaque Raté s’était arrêté à son tour au marbre de la cheminée ou devant l’orgue-harmonium, le temps de révéler son génie.

 

Depuis une heure, madame Moronval avait eu la charité d’envoyer coucher Jack et deux ou trois « pays chauds, " » plus petits que les autres. Ceux qui restaient debout bâillaient, écarquillaient les yeux, hypnotisés par ce qu’ils venaient de voir et d’entendre.

 

On se sépara.

 

Les lanternes de papier, déchiquetées par le vent, se balançaient encore à la porte du jardin. Le passage était sinistre, toutes ses maisons endormies, n’ayant pas même la promenade d’un sergent de ville pour animer son pavé boueux. Mais parmi ces groupes tapageurs qui s’en allaient fredonnant, déclamant, discutant encore, personne ne prenait garde au froid sinistre de la nuit ni au brouillard humide qui tombait.

 

À l’entrée de l’avenue on s’aperçut que l’heure des omnibus était passée. Tous ces pauvres diables en prirent bravement leur parti. La chimère aux écailles d’or éclairait et abrégeait leur route, l’illusion leur tenait chaud, et, répandus dans Paris désert, ils retournaient courageusement aux misères obscures de la vie.

 

L’art est un si grand magicien ! Il crée un soleil qui luit pour tous comme l’autre ; et ceux qui s’en approchent, même les pauvres, même les laids, même les grotesques, emportent un peu de sa chaleur et de son rayonnement. Ce feu du ciel imprudemment ravi, que les Ratés gardent au fond de leurs prunelles, les rend quelquefois redoutables, le plus souvent ridicules ; mais leur existence en reçoit une sérénité grandiose, un mépris du mal, une grâce à souffrir que les autres misères ne connaissent pas.

 

V

LES SUITES DUNE LECTURE AU GYMNASE MORONVAL


Le lendemain, les Moronval recevaient de madame de Barancy une invitation pour le lundi suivant. Au bas de la lettre était joint un petit post-scriptum exprimant le plaisir que l’on aurait à recevoir avec eux M. d’Argenton.

 

– Je n’irai pas… dit le poète très sèchement, quand Moronval lui communiqua le billet coquet et parfumé.

 

Alors le mulâtre se fâcha. C’était d’un mauvais camarade ce que d’Argenton faisait là. En quoi cela pouvait-il le gêner d’accepter cette invitation ?

 

– Je ne dîne pas chez ces sortes de femmes.

 

– D’abord, dit Moronval madame de Barancy n’est pas ce que tu crois. Et puis enfin, pour un ami on fait le sacrifice de quelques scrupules ; tu sais que j’ai besoin de la comtesse, que l’idée de ma Revue coloniale lui a souri, et tu fais ce que tu peux pour entraver l’affaire. Vraiment, ça n’est pas gentil.

 

D’Argenton, après s’être laissé beaucoup prier, finit par accepter.

 

Le lundi suivant, M. et Mme Moronval, ayant laissé le gymnase sous la surveillance du docteur Hirsch, se rendirent au petit hôtel du boulevard Haussmann, où le poète devait les rejoindre.

 

Le dîner était pour sept heures. D’Argenton ne vint qu’à sept heures et demie, et vous pouvez penser que, pendant cette demi-heure, il ne fut pas possible à Moronval de parler de son grand projet.

 

Ida était d’une inquiétude !

 

– Croyez-vous qu’il viendra ?… Pourvu qu’il ne soit pas malade… Il a l’air si délicat.

 

Enfin, il arriva, fatal et frisé, s’excusa légèrement sur ses occupations, toujours très réservé, mais moins dédaigneux que d’habitude.

 

L’hôtel l’avait impressionné.

 

Le quartier tout neuf alors, ce luxe de tapis et de fleurs qui commençait à l’escalier orné de plantes vertes pour finir au petit boudoir parfumé de lilas blanc, le salon de dentiste avec un ciel bleu encadré de boiseries dorées, le meuble noir capitonné de jaune, et le balcon où la poussière du boulevard voltigeait mêlée au plâtre des constructions voisines, tout devait charmer cet habitué du gymnase Moronval, lui donner une impression luxueuse et de haute vie.

 

L’aspect de la table servie, la tournure imposante d’Augustin, l’adorateur du soleil, et toutes ces minuties du service, qui donnent de jolis reflets aux mauvais vins et du goût aux plats les plus ordinaires, achevèrent de le ravir. Sans être aussi étonné ni aussi admiratif que Moronval, qui poussait des exclamations et flattait avec impudence les vanités de la comtesse, d’Argenton l’incorruptible s’adoucit un peu, daigna sourire et parler.

 

C’était un causeur intarissable, pourvu qu’il fût question de lui et qu’on ne l’interrompît jamais dans la période commencée, son imagination capricieuse étant facile à dérouter. Il en résultait un ton sentencieux, autoritaire, pour les moindres arguments, et une certaine monotonie qui venait de cet éternel « Moi, je… Moi, je… » par lequel commençaient toutes ses phrases. Avant tout, il tenait à gouverner son auditoire, à se sentir écouté.

 

Malheureusement, savoir écouter était une vertu au-dessus des forces de la comtesse, et cela amena pendant le dîner quelques incidents fâcheux. D’Argenton aimait surtout à répéter les mots qu’il avait faits dans certains milieux, adressés à des personnages connus, rédacteurs de journaux, éditeurs, directeurs de théâtre, qui n’avaient jamais voulu accepter ses pièces, imprimer sa prose ou ses vers. C’étaient des mots terribles, barbelés, empoisonnés, qui brûlaient, enlevaient le morceau.

 

Mais avec Mme de Barancy, il ne pouvait jamais arriver à ces mots fameux, précédés pour la plupart de toute une explication préliminaire. Quand il touchait au moment pathétique de l’histoire et que de sa voix solennelle il commençait : « Alors je lui ai dit ce mot cruel… »

 

Juste à ce moment, la malheureuse Ida s’élançait au milieu de sa phrase, toujours occupée de lui, il est vrai, mais d’une façon désastreuse pour le discours.

 

– Oh ! monsieur d’Argenton, je vous en prie, reprenez un peu de cette glace…

 

– Merci, madame !

 

Et le poète, en fronçant le sourcil, répétait avec un redoublement d’autorité :

 

– Alors je lui ai dit…

 

– Est-ce que vous ne la trouvez pas bonne ?… demandait l’autre naïvement.

 

– Excellente, madame… « ce mot cruel. »

 

Mais le mot cruel retardé si longtemps ne faisait plus d’effet, d’autant que le plus souvent c’étaient des choses comme ceci : « À bon entendeur, salut ! » ou « Monsieur, nous nous reverrons. » À quoi d’Argenton ne manquait jamais d’ajouter : « Et il était vexé ! »

 

Devant le regard sévère que lui jetait le poète interrompu, Ida se désespérait : « Qu’est-ce qu’il a ?… Je lui ai encore déplu. »

 

Deux ou trois fois, pendant le dîner, il lui vint de grandes envies de pleurer, qu’elle dissimulait de son mieux en disant à Mme Moronval, d’un air aimable : « Mangez donc… vous ne mangez pas ! » Et à M. Moronval : « Vous ne buvez rien ! » Ce qui était d’affreux mensonges, car l’inventeur de la méthode Decostère faisait fonctionner sa mâchoire encore plus activement que les soirs de lecture expressive, et sa verve d’appétit n’avait d’égale que la soif intarissable du Moronval.

 

Le dîner fini, quand on fut passé dans le salon, bien chauffé, bien éclairé, et où le café servi mettait un parfum d’intimité, le mulâtre, qui guettait sa proie depuis deux heures, jugea le moment favorable et dit tout à coup d’un petit air négligent à la comtesse :

 

– J’ai beaucoup pensé à notre affaire… Cela coûtera moins cher que je n’avais supposé.

 

– Ah ! dit-elle d’un air distrait.

 

– Mon Dieu, oui… Et si notre belle directrice voulait m’accorder quelques instants de sérieux entretien.

 

« Directrice » était un coup d’audace, une trouvaille de génie, mais en pure perte, car la diétice, comme disait Moronval, n’écoutait pas. Elle suivait de l’œil son poète, qui marchait de long en large dans le salon, silencieux, préoccupé.

 

« À quoi rêve-t-il ! » se disait-elle.

 

Il digérait.

 

Légèrement atteint de gastrite et toujours très inquiet de sa santé, il ne manquait jamais, en sortant de table, de se promener pendant un quart d’heure, à grands pas, en quelque endroit qu’il fût. Partout ce pouvait être un ridicule, ici c’était une sublimité de plus ; et au lieu d’écouter Moronval, Ida regardait s’enfoncer dans l’ombre du fond, puis revenir vers la lueur des lampes, ce front courbé, traversé d’un pli austère.

 

Pour la première fois de sa vie elle aimait réellement, passionnément, et sentait battre son cœur de ces coups pleins auxquels rien ne ressemble. Jusqu’alors, elle s’était toujours livrée au hasard de sa vie, au caprice de sa vanité, et les liaisons plus ou moins longues qui l’avaient asservie s’étaient nouées et dénouées sans que sa volonté y fût pour rien.

 

Suffisamment sotte et ignorante, d’un esprit crédule et romanesque, tout près de cette trentaine funeste qui est toujours chez les femmes la date d’une transformation quelconque, elle s’aidait maintenant de tous les romans qu’elle avait lus pour se créer un idéal qui ressemblait à d’Argenton. Sa physionomie se métamorphosait si bien en le regardant, ses yeux gais devenaient si tendres et son sourire si langoureux, que sa passion ne pouvait plus être un mystère pour personne.

 

Moronval, en la voyant ainsi absorbée et craintive, fit pour sa femme un haussement d’épaules imperceptible qui signifiait :

 

« Elle est folle. »

 

Elle l’était en effet, et, depuis le dîner, elle se torturait l’esprit à chercher un moyen de rentrer en grâce. Enfin elle avait trouvé ; et comme le poète arrivait près d’elle, dans sa promenade de panthère encagée :

 

– Si monsieur d’Argenton voulait être bien aimable, il nous dirait ce beau poème qui a eu tant de succès au gymnase l’autre soir… J’y ai pensé toute la semaine… Il y a surtout un vers qui me poursuit… Moi je… moi je… Comment donc ?… Ah !…

 

Moi, je crois à l’amour comme je crois au bon Dieu.

 

– En Dieu ! fit le poète avec une grimace horrible comme si on lui avait pris le doigt dans une porte.

 

La comtesse, qui ne connaissait pas très bien la prosodie, ne comprit qu’une chose, c’est qu’elle lui avait encore déplu. Le fait est qu’il commençait à lui causer cette impression stupéfiante dont elle ne put jamais se défendre et qui fit ressembler son amour pour lui à ce culte aplati, terrifié, que les Japonais rendent à leurs farouches idoles aux yeux de jade. Devant lui, elle était plus sotte que nature et perdait même ce charme vif d’oiseau sautillant, cet imprévu de pensée et d’expression où son esprit borné pouvait plaire par une constante variété.

 

Pourtant l’idole s’humanisa ; et pour montrer à madame de Barancy qu’il ne lui gardait pas rancune d’avoir écorché ses vers, d’Argenton suspendit un moment son exercice hygiénique :

 

– Je ne demande pas mieux que de réciter quelque chose… Mais, quoi ?… Je ne sais vraiment rien.

 

Il se tourna vers Moronval par ce mouvement cher à tous les poètes qui ne demandent en général un avis qu’avec la ferme résolution de ne pas le suivre :

 

– Qu’est-ce qu’il faut que je dise ?

 

– Eh bien ! répondit l’autre d’un ton maussade, puisqu’on te demande le Credo, dis le Credo.

 

– Vraiment !… Vous le voulez ?

 

– Oh ! oui, monsieur, dit la comtesse, vous me rendrez bien heureuse.

 

– Allons !… fit d’Argenton très naturellement ; et, bien campé, le regard levé, il chercha une minute, puis commença ainsi :

 

À une qui m’a fait du mal…

 

En voyant l’étonnement d’Ida, qui attendait autre chose, il reprit d’un air plus solennel encore :

 

À une qui m’a fait du mal…

 

La comtesse et Moronval échangèrent un regard significatif. Sans doute il s’agissait de la grande dame en question.

 

Le morceau commençait très doucement, sur le ton d’une épître mondaine.

 

Madame, vous avez une toilette exquise.

 

Puis l’idée s’assombrissait, passait de l’ironie à l’amertume, de l’amertume à la fureur, et se terminait par ces vers terribles :

 

Seigneur, délivrez-moi de cette horrible femme

Qui boit tout le sang de mon cœur.

 

Comme si cette poésie singulière avait remué en lui de pénibles souvenirs, d’Argenton affecta de ne plus dire un mot de toute la soirée. La pauvre Ida, elle aussi, était songeuse. Elle pensait à ces grandes dames qui avaient tant fait de mal à son poète ; et tout le temps elle le voyait là-haut, bien haut, dans quelque salon aristocratique du faubourg Saint-Germain, où des femmes vampires buvaient tout le sang de son cœur, sans en laisser une goutte pour elle…

 

– Tu sais, mon petit, disait Moronval en s’en allant bras dessus bras dessous avec d’Argenton sur les boulevards déserts, pendant que la petite madame Moronval les suivait à grand’peine, tu sais, si j’ai ma Revue, je te prends pour rédacteur en chef.

 

Il jetait ainsi la moitié de la cargaison à la mer pour tâcher de sauver le navire, car il voyait bien que si d’Argenton ne s’en mêlait pas, on ne pourrait tirer de la comtesse, que des paroles en l’air, des bouts de promesses, rien de sérieux.

 

Le poète ne répondit pas. Il s’occupait bien de la Revue !

 

Cette femme le troublait. On n’exerce pas la profession de poète lyrique martyr de l’amour sans être touché de ces adorations muettes qui flattent en même temps deux amours-propres, celui de l’homme de lettres et celui de l’homme à bonnes fortunes. Depuis surtout qu’il avait aperçu Ida dans son luxe galant, un peu vulgaire comme elle, mais plein d’un bien-être moelleux, il se sentait envahi par je ne sais quelle langueur amoureuse qui fondait la rigidité de ses principes.

 

Amaury d’Argenton appartenait à une de ces anciennes familles provinciales dont les castels ressemblent à des grandes fermes, moins l’aspect riche et plantureux. Ruinés depuis trois générations, les d’Argenton après avoir abrité entre ces vieux murs toute espèce de privations, une vie paysanne de gentilshommes chasseurs et laboureurs, avaient dû vendre cette unique propriété, quitter le pays et chercher fortune à Paris.

 

Depuis, ils étaient tombés si bas dans la misère et les mésaventures commerciales, qu’il y avait plus de trente ans qu’ils ne mettaient plus l’apostrophe de leur nom. En se lançant dans la littérature, Amaury reprit la particule, et ce titre de vicomte auquel il avait droit. Il espérait bien l’illustrer, et dans la ferveur d’ambition des commerçants, il prononça cette phrase impudente : « Je veux qu’on dise un jour le vicomte d’Argenton comme on dit le vicomte de Chateaubriand.

 

– Et le vicomte d’Arlincourt… répondit Labassindre qui, en sa qualité d’ancien ouvrier devenu chanteur, détestait cordialement la comtesse.

 

Le poète avait eu une enfance malheureuse et pauvre, sans gaieté ni lumière. Entouré d’inquiétudes et de larmes, de ces soucis d’argent qui fanent si vite les enfants, il n’avait jamais joué ni souri. Une bourse à Louis-le-Grand, en facilitant ses études qu’il fit avec courage jusqu’au bout, continua cette position précaire devenue dépendante. Pour seule distraction, il passait ses vacances et ses jours de sortie chez une sœur de sa mère, excellente femme, qui tenait un hôtel garni dans le Marais et lui donnait de temps en temps de quoi se payer des gants, car la tenue fut de bonne heure un de ses plus chers soucis.

 

Ces enfances si tristes font des maturités amères. Il faut des bonheurs de vie, des prospérités sans nombre pour effacer l’impression de ces premières années ; et l’on voit des hommes riches, heureux, puissants, haut placés, qui semblent ne jamais jouir de la fortune, tellement leur bouche a gardé le tour envieux des anciennes déceptions, et leur allure la timidité honteuse que procure aux corps jeunes et tout neufs le vieil habit ridicule et rapiécé taillé dans les vêtements paternels.

 

Le sourire amer d’Argenton avait sa raison d’être.

 

À vingt-sept ans, il n’était encore arrivé à rien qu’à publier à ses frais un volume de poésies humanitaires, qui l’avait mis au pain et à l’eau pendant six mois et dont personne n’avait parlé. Il travaillait pourtant beaucoup, possédait la foi, la volonté ; mais ce sont là des forces perdues pour la poésie, à qui l’on demande surtout des ailes. D’Argenton n’en avait pas. Il sentait peut-être à leur place cette inquiétude que laisse un membre absent, mais voilà tout ; et il perdait son temps et sa peine en efforts inutiles et infructueux.

 

Les leçons qu’il donnait pour vivre lui permettaient d’atteindre, à force de privations, la fin de chaque mois, où sa tante, retirée en province, lui envoyait une pension. Tout cela ressemblait bien peu à l’idéal que s’en faisait Ida, à cette vie dissipée de poète mondain, promenée de succès en intrigues dans tous les salons du noble faubourg.

 

D’une nature orgueilleuse et froide, le poète avait fui jusqu’à ce jour toute liaison sérieuse. Pourtant les occasions ne lui manquaient pas. On sait qu’il se trouve toujours des séries de femmes pour aimer ces êtres-là et mordre à leur « Je crois à l’amour, » comme l’ablette à l’hameçon. Mais pour d’Argenton, les femmes n’avaient jamais été qu’un obstacle, une perte de temps. Leur admiration lui suffisait ; il se plaçait à dessein plus haut, dans les sphères où l’on plane, entouré d’adorations auxquelles il dédaignait de répondre.

 

Ida de Barancy était bien la première qui lui eût fait une réelle impression. Elle ne s’en doutait guère ; et chaque fois qu’attirée vers le gymnase plus souvent qu’il n’était nécessaire pour voir son petit Jack, elle se trouvait en face de d’Argenton, c’était toujours avec la même attitude humiliée, la même voix timide qui demandait grâce.

 

Le poète, de son côté, même après sa visite au boulevard Haussmann, continua à jouer sa comédie d’indifférence ; mais cela ne l’empêchait pas de choyer l’enfant en secret, de l’attirer près de lui, de le faire causer sur sa mère, sur cet intérieur dont l’élégance l’avait séduit en l’indignant, par un mélange de vanité et de jalousie amoureuse.

 

Que de fois, pendant la classe de littérature, – quelle littérature pouvait donc les intéresser, ces « petits pays chauds ! » – que de fois il appelait Jack près de sa table pour le questionner… Comment allait sa mère ? Qu’est-ce qu’elle faisait ? Qu’avait-elle dit ?

 

Jack, très flatté, donnait tous les renseignements qu’on lui demandait, même ceux qu’on ne lui demandait pas. C’est ainsi qu’il introduisait toujours la pensée de « bon ami » dans ces causeries intimes, pensée qui hantait d’Argenton, qu’il essayait d’éloigner, et que ce bambin bouclé, avec sa petite voix câline, lui précisait sans cesse, impitoyablement : « Bon ami était si bon, si complaisant !… Il venait souvent les voir, oh ! mais très souvent ; et quand il ne venait pas, il envoyait de là-bas des paniers pleins de beaux fruits, des poires grosses comme ça, des joujoux pour le petit Jack… Aussi Jack l’aimait de tout son cœur, allez ! »

 

– Et votre maman, sans doute, l’aime bien, elle aussi ? disait d’Argenton, tout en écrivant ou faisant semblant d’écrire.

 

– Oh ! oui, monsieur !… répondait Jack naïvement.

 

Encore était-ce bien sûr qu’il parlât naïvement ? L’âme des enfants est un abîme. On ne sait jamais jusqu’à quel point ils ont la notion des choses qu’ils nous disent. Dans cette germination mystérieuse qui se fait continuellement en eux des sentiments et des idées, il y a des éclosions subites dont rien ne nous avertit, des fragments de compréhension qui arrivent à former un ensemble, rattachés entre eux par des liens que l’enfant saisit tout à coup.

 

Étaient-ce des rapports de ce genre qui avaient fait comprendre à Jack la rage et la déception de son professeur chaque fois qu’il lui parlait de « bon ami ? » Toujours est-il qu’il y revenait sans cesse. Il n’aimait pas d’Argenton. À la répulsion des premiers temps se joignait maintenant un sentiment de jalousie. Sa mère s’occupait trop de cet homme. Pendant les jours de congé ou pendant ses visites, elle lui faisait toutes sortes de questions sur son professeur, s’il était bon avec lui, s’il ne lui avait rien dit pour elle.

 

– Rien du tout, répondait Jack.

 

Et pourtant le poète ne manquait jamais de le charger de quelque compliment auprès de la comtesse. Même il lui remit une fois la copie du Credo de l’amour ; mais Jack l’oublia d’abord, la perdit ensuite, moitié par étourderie, moitié par ruse.

 

Ainsi, pendant que ces deux natures dissemblables s’attiraient l’une l’autre par tous les pôles aimantés et contraires, l’enfant se tenait entre elles, défiant, éveillé, comme s’il se doutait déjà qu’il allait se trouver pris, broyé, étouffé dans le choc violent et prévu de leur première rencontre.

 

Tous les quinze jours, le jeudi, Jack sortait et restait à dîner chez sa mère, quelquefois tout seul avec elle, quelquefois avec « bon ami. » Ces jours-là, on allait au concert, au théâtre. C’était grande fête pour lui et pour tous les « petits pays chauds, » car il revenait toujours les poches pleines, de ces excursions dans la vie de famille.

 

Un jeudi, en arrivant à l’heure habituelle, Jack vit dans la salle à manger trois couverts mis et un déploiement de cristaux et de fleurs. « Oh ! quel bonheur !… se dit-il en entrant… Bon ami est ici. »

 

Sa mère vint au-devant de lui, belle, très en toilette, ayant dans ses cheveux des brins de lilas blanc semblables à ceux des corbeilles. Un grand feu doux flambait dans le salon où elle l’entraîna en riant :

 

– Devine qui est là.

 

– Oh ! je m’en doute, dit Jack tout heureux… c’est « Bon ami !… »

 

Car ils avaient l’habitude de ces petites scènes, le jeudi, à l’arrivée.

 

C’était d’Argenton.

 

Plus pâle, plus fatal encore qu’à l’ordinaire, il s’étalait sur le divan, en habit, en cravate blanche, avec un large plastron de linge empesé qui lui donnait l’air imposant.

 

L’ennemi était dans la place. La déception de l’enfant fut si grande, qu’il eut toutes les peines du monde à se retenir de pleurer.

 

Ce fut une minute de gêne et de silence.

 

Heureusement, la porte s’ouvrit bruyamment, violemment, comme si une horde de Huns se fut ruée sur elle, et Augustin annonça d’un voix retentissante : « Madame est servie ! »

 

Le dîner parut triste et bien long au petit Jack. Il gênait, et il était gêné. Avez-vous senti parfois cet isolement qui donne envie de disparaître, de s’en aller tout à fait, tellement on se sent inutile et inopportun ! Lorsque Jack parlait, on ne l’écoutait pas. Quant à comprendre ce qu’on disait, il n’aurait pas fallu qu’il y songeât.

 

C’étaient ces demi-mots, ces tours de phrases énigmatiques dont on se sert pour parler par-dessus la petite tête des enfants. Par moments, il voyait que sa mère riait, puisqu’elle rougissait et buvait pour qu’on ne la vît pas rougir.

 

« Oh ! non… non… » disait-elle, et des « Qui sait ?… Peut-être !… Vous croyez ? » toutes sortes de petits mots qui n’avaient l’air de rien et pourtant les faisaient beaucoup rire. Où étaient-ils ces joyeux dîners où Jack, assis entre sa mère et « bon ami, » était le vrai roi de la table et dirigeait à son caprice le rire et les préoccupations des convives ? Subitement ce souvenir lui revint dans une phrase malheureuse. Madame de Barancy venait d’offrir une poire à d’Argenton, qui s’extasiait sur la bonne mine de ces fruits.

 

– Cela vient de Tours… dit Jack avec ou sans malice… C’est « bon ami » qui nous les a envoyés.

 

D’Argenton, qui était en train de peler sa poire, la remit dans son assiette, avec un mouvement où perçaient à la fois le dépit de ne pas manger d’un fruit qu’il préférait, et tout le mépris que lui inspirait son rival.

 

Oh ! le coup d’œil terrible de la mère à l’enfant ! Jamais elle ne l’avait ainsi regardé.

 

Jack n’osa plus remuer ni parler ; et la soirée continua cette impression du repas.

 

Assis l’un près de l’autre, au coin du feu, d’Argenton et Ida s’étaient mis à causer à voix basse, sur ce ton confidentiel qui est déjà une intimité. Il racontait sa vie, son enfance nerveuse et maladive, enfermée dans un vieux château perdu au fond des montagnes. Il dépeignait les douves, les tourelles et les longs corridors où le vent s’engouffrait ; puis, ses luttes artistiques, ses premiers travaux, les obstacles que son génie rencontrait continuellement, et tous les seuils trop bas pour la hauteur de ses allures.

 

Il parlait des persécutions acharnées dont il était victime, de ses ennemis littéraires, des terribles épigrammes qu’il leur avait décochées :

 

« Alors je lui ai dit ce mot cruel ! »

 

Cette fois, elle ne l’interrompit plus. Elle écoutait, penchée vers lui, la tête sur son coude, souriante, comme en extase. Et sa pensée était si bien accaparée, que, lorsqu’il se taisait, elle écoutait encore, et qu’on n’entendait plus dans le salon que le tic tac de la pendule et le frémissement des pages que l’enfant tournait avec désœuvrement, endormi à moitié sur l’album qu’il feuilletait.

 

Tout à coup elle se leva, frissonnante :

 

– Allons, Jack, mon ami, appelle Constant pour qu’elle te conduise. Il est l’heure…

 

– Oh ! maman…

 

Il n’osa pas dire qu’on le gardait plus tard ordinairement ; il craignait d’affliger sa mère, et surtout de rencontrer dans ces jolis yeux clairs, si tendres d’habitude, l’expression grondeuse qui tout à l’heure l’avait si fort consterné.

 

Elle le récompensa de sa docilité en l’embrassant avec une singulière expansion.

 

– Bonsoir, enfant… dit d’Argenton, redoublant de solennité ; et il attira le petit comme pour l’embrasser. Celui-ci tendait son joli front de blondin :

 

– Bonsoir, monsieur !

 

Mais le poète le repoussa, comme emporté par un mouvement invincible et répulsif, semblable à celui qu’il avait eu pendant le dîner en pelant son beau fruit.

 

Ce n’était pourtant pas un cadeau de « bon ami, » cet enfant-là.

 

– Je ne peux pas… je ne peux pas… murmura-t-il, et il vint tomber sur la causeuse, en s’essuyant le front.

 

Jack, stupéfait, regardait sa mère, de l’air de dire : « Qu’est-ce que je lui ai fait ? »

 

– Va, mon Jack… Emmenez-le, Constant.

 

Et pendant que madame de Barancy s’approchait de son poète, pour essayer de l’apaiser, l’enfant s’en retournait le cœur gros vers le gymnase Moronval ; et dans l’allée noire encore attristée des regrets de la rentrée, dans le dortoir glacial, en pensant au professeur si largement installé là-bas sur le divan du salon parmi la lumière et les fleurs, il se disait avec envie : « Il est bien heureux, lui !… Jusqu’à quelle heure va-t-il rester-là ?… »

 

Dans le cri de d’Argenton : « Je ne peux pas… » et sa répugnance à embrasser le petit Jack, il y avait certes l’emphase et la pose de cette nature déclamatoire, mais, tout au fond, aussi un sentiment réel et sincère.

 

Il était jaloux de l’enfant, comme l’enfant était jaloux de lui. À ses yeux, c’était là tout le passé d’Ida, la preuve vivante et bien vivante que d’autres l’avaient aimée avant lui. Son orgueil en souffrait.

 

Ce n’est pas qu’il fût très épris de la comtesse. On eût pu dire plutôt qu’il s’aimait en elle, et qu’en voyant dans ses yeux limpides et naïfs son image reflétée en beau, il s’arrêtait complaisamment avec le sourire égoïste que jette toute femme à la glace qui la fait jolie. Mais d’Argenton aurait voulu que la glace ne fût ternie d’aucun souffle, qu’elle n’eût jamais reflété que lui, au lieu de conserver, dans l’ombre du passé, le souvenir offensant de beaucoup d’autres images.

 

Cela, c’était irrémédiable. La pauvre Ida n’y pouvait rien, à part le regret qu’elles expriment toutes : « Pourquoi t’ai-je rencontré si tard ? » Ce qui n’est pas fait pour calmer les tortures de cette singulière jalousie rétrospective, surtout lorsqu’elle est doublée d’un orgueil extraordinaire.

 

« Elle aurait dû me pressentir, » pensait d’Argenton ; et de là venait la colère sourde que la vue seule de l’enfant excitait en lui.

 

Elle ne pouvait pas pourtant le renier, l’abandonner, ce cher passé aux cheveux d’or. Mais peu a peu, sous l’influence du poète, pour éviter ces rencontres pénibles où chacun souffrait de la gêne des autres, elle prit l’habitude de faire sortir Jack un peu moins souvent et d’abréger, elle aussi, ses visites au gymnase. Elle entrait déjà dans la voie des sacrifices, et celui-là n’était pas le moindre.

 

Quant à l’hôtel, à la voiture, à ce luxe où elle vivait, la pauvre femme était prête à tout quitter, n’attendant qu’un signe d’Argenton pour congédier « bon ami. »

 

– Tu verras, lui disait-elle, je t’aiderai, je travaillerai. Et puis je ne serai pas complètement à ta charge. Il me restera toujours bien un peu d’argent.

 

Mais d’Argenton hésitait encore. C’était, malgré son apparente exaltation, un esprit très froid, très lucide, un bourgeois méthodique et plein d’habitudes, raisonnant jusqu’à ses coups de tête.

 

– Non, non… Attendons encore… Un jour viendra où je serai riche, et alors…

 

Il faisait allusion à cette vieille tante de province qui lui servait sa pension, et dont il hériterait infailliblement un jour ou l’autre. Elle était si âgée la chère bonne femme !

 

Et l’on faisait de beaux projets pour ce moment-là. On s’en irait à la campagne, assez près de Paris pour en avoir la lumière, assez loin pour en éviter le bruit. Ils auraient une petite maison à eux, dont il méditait le plan depuis longtemps, toute basse, avec une terrasse italienne garnie de pampres et une devise au fronton de la porte : Parva domus, magna quies. « Petite maison, grand repos. » Là il travaillerait. Il ferait un livre, son livre, le livre, le Livre, cette Fille de Faust dont il parlait depuis dix ans. Puis, tout de suite après La Fille de Faust, viendraient Les Passiflores, un volume de poésies, Les Cordes d’airain, des satires impitoyables. Il avait ainsi dans l’esprit une foule de titres vacants, des étiquettes d’idées, des dos de volumes sans rien dedans.

 

Alors, des éditeurs viendraient ; ils seraient bien forcés de venir ! Il serait riche, célèbre, peut-être de l’Académie, quoique cette institution soit bien tombée, bien vermoulue.

 

« Mais non, mais non, ça ne fait rien, disait Ida… Il faut en être. » Elle se voyait déjà dans un coin de l’Institut, le jour de la réception, cachée et palpitante, vêtue d’une petite robe modeste, comme il sied à la femme d’un homme célèbre.

 

En attendant, ils continuaient à manger les poires de « bon ami, » qui était bien le plus commode et le moins clairvoyant des bons amis.

 

D’Argenton les trouvait excellentes, ces satanées poires, mais il les mangeait avec une mauvaise humeur terrible, des rages, des grincements, et se vengeait sur la pauvre Ida, par quelques petites phrases bien acérées et blessantes, de ce que sa conduite à lui avait d’indélicat.

 

Des semaines, des mois, se passèrent ainsi ; sans apporter d’autres changements dans leur vie à tous qu’un refroidissement très sensible entre Moronval et son professeur de littérature. Le mulâtre, qui attendait toujours que la comtesse prît une décision au sujet de la Revue, soupçonnait d’Argenton d’être hostile à son projet, et ne se gênait pas pour dire toute sa pensée sur ce monsieur.

 

Un jeudi matin, Jack, qu’on ne faisait plus sortir que rarement, regardait avec tristesse, par les vitres nombreuses de la rotonde de récréation, un beau ciel de printemps, tout bleu, large ouvert, qui faisait rêver de promenade et de liberté.

 

Le soleil était déjà chaud, les branches des lilas pointées de vert, et la terre inculte du petit jardin avait des soulèvements de vie, comme des bruissements de sources invisibles. Du passage, il venait des cris d’enfants, d’oiseaux en cage. C’était un de ces matins où toutes les fenêtres s’ouvrent pour laisser entrer un peu de lumière dans les maisons et s’évaporer les ombres de l’hiver, tout ce noir dont la longueur des nuits et la fumée des feux emplissent les chambres longtemps closes.

 

Jack pensait que ce serait bon par un matin pareil de sortir un peu du gymnase, d’avoir un autre horizon que le grand mur tapissé de lierre au pied duquel le jardin finissait dans des amas de cailloux verdis, de feuilles mortes.

 

Juste à ce moment, la sonnette s’ébranla au-dessus de la porte ; il vit entrer sa mère en grande toilette, radieuse, pressée, emportée par une agitation extraordinaire.

 

Elle venait le chercher pour l’emmener au Bois.

 

On ne rentrerait que le soir. Une vraie partie fine, comme il en faisait autrefois.

 

Il fallait aller demander la permission à Moronval ; mais comme madame de Barancy apportait le trimestre, vous pensez si la permission fut vite accordée.

 

Oh ! quel bonheur ! disait Jack ; et pendant que sa mère racontait au mulâtre que M. d’Argenton venait d’être obligé de partir en Auvergne auprès de sa tante qui se mourait, l’enfant traversa rapidement la cour pour aller s’habiller. Sur sa route il rencontra Mâdou. Mâdou, hâve, triste, déjà occupé de tous les soins du ménage, et transportant ses balais et ses seaux sans s’apercevoir que le temps était doux et que l’air se parfumait de sèves nouvelles.

 

En le voyant, il vint à Jack une idée folle, une de ces idées d’enfant heureux qui veut mettre autour de lui tout à l’unisson de son bonheur :

 

– Oh ! maman, si nous emmenions Mâdou !…

 

La permission était plus difficile à obtenir, à cause des fonctions multiples du petit roi au gymnase ; mais Jack supplia si bien que l’excellente madame Moronval déclara que pour ce jour-là elle se chargerait de toute la besogne du négrillon.

 

– Mâdou, Mâdou, cria l’enfant en se précipitant dehors, vite, habille-toi, nous t’emmenons avec nous en voiture, nous allons déjeuner au Bois.

 

Il y eut une minute de confusion. Mâdou était ahuri. Madame Decostère lui cherchait une tunique d’emprunt pour la circonstance. Le petit de Barancy sautait de joie, et madame de Barancy, comme un oiseau bavard que le bruit excite, donnait à Moronval force détails sur le voyage d’Argenton, l’état désespéré de sa santé.

 

Enfin on partit.

 

Jack et sa mère s’assirent dans le fond de la victoria, Mâdou sur le siège à côté d’Augustin ; c’était peu royal, mais Sa Majesté en avait vu bien d’autres.

 

Le départ fut charmant, le long de cette avenue de l’Impératrice si large le matin, aérée et familiale. On rencontrait quelques promeneurs, de ceux qui aiment à respirer un peu de soleil avant le mouvement, le bruit, la poussière de la journée, des enfants accompagnés de gouvernantes, des tout petits, portés sur les bras, dans la solennité de leurs longues robes blanches, d’autres, plus grands, les bras et les jambes nus, les cheveux flottants. Des cavaliers passaient aussi, des amazones ; et dans l’allée réservée, le sable ratissé fraîchement gardait les traces de ces premières cavalcades et semblait, au pied des pelouses vertes, un chemin de parc bien plus qu’un endroit public. Le même aspect tranquille, luxueux, reposé, s’étendait aux villas éparses dans la verdure et dont les briques roses, les ardoises bleuies par cette belle matinée ressortaient comme lavées de lumière fraîche.

 

Jack s’extasiait, embrassait sa mère, tirait Màdou par sa tunique :

 

– Tu es content, Mâdou ?

 

– Oh ! bien content, moucié.

 

On arriva au Bois, déjà vert par places et fleuri. Il y avait des allées dont la cime seule était cendrée de verdure ou rougie de sève, ce qui donnait aux branches toutes noyées de soleil un aspect vaporeux. Les diverses essences d’arbres, plus ou moins précoces, passaient du vert tendre des pousses nouvelles au vert permanent des arbustes d’hiver. Des houx, qui avaient porté la neige sur leurs feuilles raides et crispées, frôlaient des lilas en bourgeons, tout frileux encore et défiants.

 

La voiture arrêtée au restaurant du Pavillon, pendant qu’on préparait le déjeuner, madame de Barancy descendit avec les enfants pour faire le tour du lac. À cette heure matinale, les longues promenades de l’après-midi et tous ces reflets mondains de cochers poudrés, galonnés, de chevaux empanachés, d’essieux éclatants, ne le troublaient pas encore.

 

Il avait gardé de la nuit une fraîcheur légère qui montait en buée dans la lumière. Des cygnes nageaient, des tiges d’herbes se miraient dans cette eau limpide à qui l’ombre, le silence, la solitude, semblaient avoir refait une vraie physionomie d’eau vivante ; elle avait des rides, des frissons, des montées de sources qui éclataient à la surface en bulles claires et bouillonnantes. Au lieu de cette nappe immobile qui semble un miroir aux modes nouvelles et aux vanités de Paris, le lac osait redevenir un lac, des ailes le traversaient, des nageoires l’agitaient en dessous, et les saules frangés du vert des pousses tendres y trempaient leurs branches abandonnées.

 

Quelle promenade délicieuse !

 

Et le déjeuner !… Le déjeuner devant les fenêtres ouvertes, avec ces appétits de collégiens, inconscients et vivaces, s’attaquant à tout du même cœur. D’un bout du repas à l’autre, ce fut un long éclat de rire. Tout leur était prétexte, un morceau de pain qui tombait, la tournure du garçon ; et ces gaietés naïves allaient trouver dans les branches les premiers cris des oiseaux.

 

Puis le déjeuner fini :

 

– Si nous allions au Jardin d’acclimatation ?… proposa la mère.

 

– Oh ! la bonne idée, maman !… Mâdou qui n’a jamais vu ça… c’est lui qui va s’amuser.

 

On remonta en voiture pour suivre la grande allée jusqu’à la grille. Dans le jardin presque désert, ils retrouvèrent l’impression tranquille de réveil et de fraîcheur que leur avait procurée le bois ; mais, pour les enfants, l’attrait était encore plus grand, de toute cette vie animale qui emplissait jusqu’au moindre taillis et les regardait passer avec des sauts contre les palissades, des yeux fins ou langoureux, et des mufles roses tendus vers la bonne odeur de pain frais qu’ils rapportaient du restaurant.

 

Mâdou qui jusqu’alors s’était amusé pour faire plaisir à Jack, commença à s’amuser lui-même pour de bon. Il n’avait pas besoin de l’étiquette bleue qui donne à toutes ces petites cours l’air de prisons numérotées pour connaître certains animaux de son pays. Avec un sentiment mêlé de plaisir et de peine, il regardait les kanguroos dressés sur leurs pattes, si longues, qu’elles ont l’agilité et l’élan d’une paire d’ailes. On eût dit qu’il compatissait à leur dépaysement, qu’il souffrait de les voir dans ce court espace qu’ils franchissaient en trois sauts pour revenir à leur petite cabane avec cette précipitation de l’animal domestique qui sait le refuge et la nécessité du gîte.

 

Il s’arrêtait devant ces grilles légères, peintes en clair pour plus d’illusion, où les onagres, les antilopes, étaient parqués, sans pitié pour leurs sabots fins, si légers, si agiles ; et il y avait des petits coins de verdure pelée, des versants de monticules si pauvres d’herbes, que tout à coup quelque fragment lointain de paysage brûlé se levait pour Mâdou au passage de ces trots rapides.

 

Les oiseaux enfermés l’apitoyaient surtout. Au moins les autruches, les casoars, logés solitairement au grand air avec un arbuste exotique qui les accompagne dans la perspective des allées comme sur une estampe d’histoire naturelle, avaient-ils la place de s’étendre, de gratter au soleil parmi les cailloux cette terre neuve, remuée, rapportée, qui garde éternellement au Jardin d’acclimatation une physionomie de chose improvisée. Mais que les perruches, les aras semblaient tristes dans cette longue cage séparée en compartiments uniformes, dont chacun s’orne d’un petit bassin et d’un arbre à perchoir, sans branches ni feuilles vertes !

 

Mâdou, en regardant ces endroits mélancoliques, un peu sombres, car le bâtiment est bien haut pour sa petite cour, pensait au gymnase Moronval. Dans la souillure de ces étroits pigeonniers, les plumes éclatantes paraissaient ternies et frangées ; elles parlaient de luttes, de batailles, d’effarements de prisonniers ou de fous le long d’un grillage en fer ouvragé. Et les oiseaux du désert ou de l’espace, les flamants dont les plumes roses, les cous tendus, s’envolent en triangle sur des échappées du Nil bleu et de ciel pâle, les ibis au long bec qui rêvent perchés sur les sphinx immobiles, tous prenaient la même physionomie banale parmi les paons blancs vaniteusement étalés et les petits canards chinois délicatement peints qui barbotaient à l’aise dans leur lac minuscule.

 

Peu à peu le jardin se remplissait.

 

Il était mondain maintenant, bruyant, animé, et tout à coup, entre deux avenues, un spectacle étrange, fantastique, remplit Mâdou d’une extase si grande, qu’il en resta immobile, muet, sans un mot pour exprimer sa stupeur, son ravissement.

 

Au-dessus des massifs, des grilles, presque à la hauteur des grands arbres, deux éléphants, dont on n’apercevait encore que les énormes têtes et les trompes en mouvement, s’avançaient, balançant sur leurs larges dos tout un monde bariolé, des femmes avec des ombrelles claires, des enfants coiffés de chapeaux de paille, des têtes brunes, blondes, en cheveux, ornées de rubans de couleur. Après les éléphants, tout autre d’allure, une girafe venait, le cou raide, portant très haut sa petite tête sérieuse et fière ; des gens étaient montés dessus. Et cette singulière caravane défilait dans l’allée tournante, entre la dentelle des jeunes branches, avec des rires, des petits cris, l’excitation que donnent la hauteur, l’air plus vif et aussi une crainte vague corrigée par beaucoup d’amour-propre.

 

Sous le soleil déjà chaud, ces étoffes de printemps paraissaient riches et soyeuses, et toutes les couleurs ressortaient sur la peau épaisse et rugueuse des éléphants. Enfin on les vit tout entiers, guidés par le cornac, la trompe tendue de droite à gauche vers les pousses d’arbres ou les poches des promeneurs, épais, chargés, tranquilles, agitant à peine leurs longues oreilles, qu’un enfant penché sur leurs dos ou quelque grande fille du peuple en train de rire chatouillaient légèrement d’une pointe d’ombrelle ou d’un fouet inoffensif.

 

– Qu’as-tu, Mâdou ?… tu trembles… Est-ce que tu es malade ? demanda Jack à son camarade.

 

Positivement Mâdou défaillait d’émotion ; mais quand il apprit que lui aussi pourrait monter sur les lourdes bêtes, sa figure prit un air grave, posé, presque solennel.

 

Jack refusa de l’accompagner.

 

Il resta avec sa mère qu’il ne trouvait pas assez gaie, assez riante pour ce jour de bonheur ; il éprouvait le besoin de se serrer contre elle, de l’admirer, de marcher dans la poussière de ses longues jupes de soie qu’elle laissait si royalement traîner. Assis tous deux, ils regardèrent le petit nègre se hisser tout en haut de l’éléphant avec une hâte, un frémissement singuliers.

 

Une fois là, il parut chez lui, à sa place.

 

Ce n’était plus l’enfant dépaysé, ridicule d’allure, de langage presque grotesque ; ce n’était plus le collégien gauche et mal tourné, le petit domestique humilié par ses fonctions serviles et la tyrannie du maître. Sous sa peau noire, ordinairement terreuse, on sentait circuler la vie, ses cheveux laineux se soulevaient sauvagement, et dans ses yeux, parmi les langueurs de l’exil, luisaient des éclairs de colère ou de domination.

 

Heureux petit roi !

 

Deux ou trois fois de suite on lui fit faire le tour des allées.

 

« Encore, encore ! » disait-il, et sur le petit pont qui traverse la pièce d’eau, entre les enclos des onagres, des kanguroos, des agoutis, il passait et repassait, excité jusqu’à l’ivresse par l’allure pesante et rapide de l’éléphant. Kérika, le Dahomey, la guerre, les grandes chasses, tout cela lui revenait en mémoire, il parlait seul, dans sa langue, et à cette petite voix d’Afrique, gazouillante, caressante, qui lui faisait fermer les yeux de plaisir, l’éléphant avait des barrissements enthousiastes, les zèbres hennissaient, les antilopes bondissaient effarés, pendant que de la grande cage aux oiseaux exotiques où le soleil tombait avec des rayons plus rouges, arrivaient des gazouillements, des cris, des appels, des coups de becs stridents, tout un tumulte de forêt vierge avant l’heure apaisée du sommeil.

 

Mais il était tard. Il fallait rentrer, descendre de ce beau rêve. D’ailleurs, sitôt le soleil disparu, le vent s’éleva, vif et froid, comme il arrive dans ces débuts du printemps où la gelée des nuits succède aux chauds rayons des jours.

 

Cette impression d’hiver fit aux enfants un retour morne et transi. La voiture filait dans la direction du gymnase, s’éloignait de l’Arc-de-Triomphe encore tout enflammé du couchant, et semblait aller vers la nuit. Mâdou songeait sur le siège, à côté du cocher ; Jack, sans trop savoir pourquoi, avait le cœur gros, et par hasard madame de Barancy se taisait. Elle avait pourtant quelque chose à dire, et quelque chose qui lui coûtait probablement beaucoup, car elle attendit au dernier moment pour parler.

 

Enfin elle prit la main de Jack dans la sienne.

 

– Écoute, mon enfant. J’ai une mauvaise nouvelle à t’apprendre…

 

Il comprit tout de suite qu’un grand malheur lui arrivait, et ses yeux suppliants se tournèrent vers sa mère :

 

Oh ! ne le dis pas, ne le dis pas ce que tu as à m’apprendre.

 

Mais elle continua, parlant à voix basse et très vite :

 

– Il faut que je parte pour un grand voyage… Je suis obligée de te quitter… Mais je t’écrirai… Ne pleure pas surtout, mon chéri, tu me ferais trop de peine… D’abord, ce n’est pas pour longtemps que je m’en vais… nous nous reverrons bientôt… oui, bientôt, je te le promets…

 

Et elle se mit à lui raconter une foule d’histoires saugrenues. Il s’agissait d’affaires d’argent, d’une succession à recueillir, de choses tout à fait mystérieuses.

 

Elle aurait pu parler longtemps encore, inventer mille autres histoires, Jack ne l’écoutait plus. Affaissé, anéanti, il pleurait silencieusement dans son coin, et le Paris qu’il traversait lui semblait bien changé depuis le matin, dépouillé de ses rayons printaniers, de ses parfums de lilas, lugubre, désastreux ; car il le regardait avec les yeux trempés de larmes d’un enfant qui vient de perdre sa mère.

 

VI

LE PETIT ROI


Quelque temps après ce départ précipité, il arriva au gymnase une lettre de d’Argenton.

 

Le poète écrivait à son « cher directeur » pour lui annoncer que la mort d’une parente ayant changé sa position, il le priait d’accepter sa démission de professeur de littérature. En post-scriptum et d’une façon tout à fait cavalière, il ajoutait que madame de Barancy, obligée de quitter Paris subitement, confiait le petit Jack aux soins paternels de M. Moronval. En cas de maladie de l’enfant, écrire à l’adresse de d’Argenton, à Paris, avec ordre de faire suivre.

 

« Les soins paternels de Moronval. » Avait-il dû rire en écrivant cette phrase ! Comme s’il ne connaissait pas le mulâtre, comme s’il ne savait pas ce qui attendait l’enfant à l’institution quand on apprendrait que sa mère était partie et qu’il n’y avait plus rien à espérer d’elle !

 

Au reçu de cette lettre sèche, succincte, impertinente à force de discrétion, Moronval eut un de ces terribles accès de colère, déréglés et fous, comme il en avait quelquefois, et qui faisaient passer dans le gymnase le tremblement, l’agitation, la consternation d’un orage sous les tropiques.

 

Partie !

 

Elle était partie avec ce va-nu-pieds, ce bellâtre cagneux, sans talent, sans esprit, sans rien. Ah ! elle en aurait de l’agrément !… Si ce n’était pas honteux, une femme de son âge, car elle n’était plus de la première jeunesse, avoir le cœur de s’en aller, de laisser là ce pauvre enfant, seul dans Paris, livré à des étrangers.

 

Tout en s’apitoyant sur le sort du pauvre enfant, le mulâtre avait un mauvais petit froncement de babines qui semblait dire : « Attends… attends… je m’en vais te le soigner, moi, ton Jack, et tout à fait paternellement ! »

 

Ce qui l’irritait surtout, c’était moins sa déconvenue de cupidité, sa Revue flambée, ce dernier espoir de fortune à jamais perdu, c’était moins tout cela que le mystère insolent, défiant, dont s’entouraient ces deux êtres qui s’étaient connus par lui, chez lui, à qui sa maison avait servi d’intermédiaire. Il courut au boulevard Haussmann pour avoir des renseignements, savoir quelque chose ; mais, là, le mystère était le même. Constant attendait une lettre de madame. Elle savait seulement qu’on avait définitivement rompu avec « bon ami, » qu’on quitterait le boulevard, et que le mobilier serait probablement vendu.

 

– Ah ! monsieur Moronval, ajoutait le vigoureux factotum, c’est un grand malheur que nous ayons mis le pied dans votre baraque.

 

Le mulâtre revint au gymnase, convaincu qu’au prochain trimestre on lui retirerait le petit Jack, ou que lui-même serait forcé de le renvoyer faute de paiement. Il en résulta pour lui, comme pour toute l’institution du reste, que le jeune de Barancy n’étant plus utile à ménager, il convenait de prendre une revanche de toutes les platitudes dont on l’entourait depuis un an.

 

Cela commença de haut, à la table du maître, où Jack s’assit désormais, non-seulement l’égal, mais le jouet et le martyr des autres. Plus de vin, plus de gâteaux.

 

« L’églantine, » comme tout le monde, « l’églantine » saumâtre, douceâtre et trouble, aussi chargée de corps étrangers et de mousse malsaine que les eaux d’une crue. Et tout le temps des regards haineux, des allusions blessantes.

 

On affectait de parler de d’Argenton devant lui. C’était un faux poète, égoïste, vaniteux.

 

Quant à sa noblesse, on savait à quoi s’en tenir, et les grands corridors sombres où, soi-disant, se traînait son enfance maladive, n’avaient jamais existé dans un vieux château perdu au fond des montagnes, mais dans le petit hôtel garni que sa tante dirigeait rue de Fourcy, parmi cet enchevêtrement de ruelles tortueuses et humides qui entourent l’église Saint-Paul. Elle était Auvergnate, la brave femme, et chacun se souvenait de l’avoir entendue crier à son neveu, dans ces mêmes corridors sombres : « Amaury, mon garçon, monte-moi la clé du ché bi (du sept bis). » Et le vicomte montait la clé du ché bi.

 

Ces railleries féroces contre le poète qu’il détestait amusaient l’enfant ; mais quelque chose l’empêchait de rire, de se mêler à la gaieté bruyante des « petits pays chauds, » enchantés de témoigner de leur bassesse à chaque plaisanterie de Moronval. C’est que toujours à la suite de ces révélations burlesques, arrivaient des allusions à une autre personne que Jack tremblait de reconnaître, bien qu’aucun nom ne fût prononcé. On eût dit qu’un lien quelconque unissait dans l’esprit des convives Amaury d’Argenton, ce grand homme raté, bellâtre, ridicule, et cette autre personne que l’enfant adorait et respectait pardessus tout.

 

Il y avait principalement un certain duché de Barancy qui revenait dans toutes les conversations.

 

– Où le placez-vous, ce duché-là, criait Labassindre, en Touraine, ou bien au Congo ?

 

– Il faut convenir en tout cas qu’il est joliment bien entretenu…, répondait le docteur Hirsch avec un clignement d’yeux.

 

– Bravo, bravo !… Très joli, entretenu !

 

Et l’on riait, l’on se tordait.

 

Il était question aussi du fameux lord Peambock, major général dans l’armée des Indes.

 

– Je l’ai beaucoup connu, disait le docteur Hirsch ; c’est lui qui commandait le régiment des trente-six papas.

 

– Bravo, les trente-six papas !

 

Jack baissait la tête, regardait son pain, son assiette, n’osait même pas pleurer, pris dans cette ironie qui l’étouffait. Parfois, sans qu’il saisît exactement les paroles qu’il entendait, quelque chose de plus railleur dans l’expression de ces visages, de plus lippu dans leur rire, l’avertissait de l’outrage qu’on voulait lui faire.

 

Alors madame Moronval lui disait doucement :

 

– Jack, mon ami, allez donc voir un moment à la cuisine.

 

Puis elle grondait les autres à voix basse.

 

– Bah ! disait Labassindre, il ne comprend pas.

 

Certes, il ne comprenait pas tout, le pauvre enfant ; mais son intelligence s’ouvrait à ces premières tristesses, se fatiguait à chercher les raisons du mépris haineux qui l’entourait ; et certains mots obscurs tombés de ces conversations de table lui restaient dans l’esprit comme un doute ou comme une souillure.

 

Il savait depuis longtemps qu’il n’avait pas de père, qu’il portait un nom qui n’était pas le sien, que sa mère n’avait pas de mari ; cela servait de point de départ à ses réflexions inquiètes. Des susceptibilités lui venaient. Un jour, le grand Saïd l’ayant appelé « enfant de cocotte, » au lieu d’en rire comme autrefois, il se précipita au cou de l’Égyptien en lui faisant un garrot de ses petites mains crispées, au risque de l’étrangler. Aux hurlements de Saïd, Moronval accourut, et, pour la première fois depuis son entrée au gymnase, le petit de Barancy fit connaissance avec la matraque.

 

À partir de ce jour-là, le charme fut rompu. Le mulâtre ne se retint plus dans ses élans de correction ; taper sur un blanc lui paraissait si bon ! Maintenant, pour que le sort de Jack fût tout à fait semblable à celui de Mâdou, il ne lui manquait plus que de passer à la cuisine. N’allez pas croire au moins que, dans cette révolution du gymnase, la destinée du petit roi se fût améliorée. Au contraire, il était plus que jamais le souffre-douleur de toutes les ambitions déçues. Labassindre le bourrait de coups de pied, le docteur Hirsch continuait à lui allonger les oreilles, et le Père au bâton lui faisait payer cher l’effondrement de sa Revue.

 

« Jamais contents, jamais contents, » répétait le malheureux petit nègre, harcelé par les exigences tyranniques de ses maîtres. À son découragement se joignait un état singulier de nostalgie causé par la saison nouvelle, le retour si troublant de la chaleur et du soleil, et surtout par cette visite au Jardin d’acclimatation, qui lui avait apporté des souvenirs vivants, palpitants, tout un rappel de la patrie absente.

 

Sa mélancolie d’exilé se traduisit d’abord par un mutisme entêté, une résignation sans révolte contre les exigences et les coups. Puis la figure de Mâdou prit une résolution, une animation extraordinaires. On eût dit qu’en courant dans la maison, dans le jardin, à ses occupations multiples, il allait vers un but lointain, inconnu de tous ; et ce qui l’aurait fait penser, c’était la fixité de ses regards, l’avance qu’ils semblaient avoir sur tout son être, comme si quelqu’un marchait devant lui et l’appelait.

 

Un soir, le négrillon étant en train de se coucher, Jack l’entendit gazouiller doucement dans sa langue étrangère et lui demanda :

 

– Tu chantes, Mâdou ?

 

– Non, moucié, moi pas chanter, parler nègue.

 

Et il fit toutes ses confidences à son ami. Il avait résolu de partir. Il y pensait depuis longtemps, n’attendant que le soleil pour exécuter son dessein. Maintenant que le soleil était revenu, Mâdou allait retourner au Dahomey, retrouver Kérika. Si Jack voulait venir avec lui, ils iraient à pied jusqu’à Marseille, se cacheraient dans un bateau et partiraient ensemble sur la mer. Il ne pouvait rien leur arriver de mauvais, puisqu’il avait son gri-gri.

 

L’autre fit des objections. Si malheureux qu’il fût, le pays de Mâdou-Ghézô ne le tentait pas. Le grand bassin de cuivre rouge rempli de têtes coupées lui revenait sinistrement à la mémoire. Et puis, il serait encore plus loin de sa mère.

 

– Bon ! dit le nègre tranquillement, toi rester gymnase, moi partir tout seul.

 

– Et quand partiras-tu ?

 

– Demain, répondit le nègre d’une voix résolue, et tout de suite il ferma les yeux pour s’endormir, comme s’il eût eu besoin de toutes ses forces.

 

Le lendemain matin, c’était « jour de méthode, » comme on disait au gymnase. Ce jour-là, on se réunissait pour le cours de madame Decostère dans le grand salon, à cause de l’orgue-harmonium nécessaire à la lecture expressive. En entrant, Jack aperçut Mâdou en train de frotter silencieusement l’immense salle, et pensa qu’il avait renoncé à son voyage.

 

Il y avait une heure ou deux que les « petits pays chauds » travaillaient et se décrochaient la mâchoire pour la « configuration des mots, » quand la tête de Moronval apparut à la porte entre-bâillée.

 

– Mâdou n’est pas ici ?

 

– Non, mon ami, répondit madame Moronval-Decostère, je l’ai envoyé au marché pour la provision.

 

Ce mot de provision amena sur tous ces visages d’enfant une telle expression de bonheur, qu’ils auraient pu donner tout de suite la configuration exacte de ce vocable, si on la leur avait demandée. Ils étaient si strictement nourris ! Jack, moins affamé, pensa à la conversation de la veille qui, entendue au moment du sommeil, lui était restée comme un rêve.

 

M. Moronval s’éloigna pour revenir quelques instants après :

 

– Eh bien ! et Mâdou ?

 

– Il n’est pas rentré… Je n’y comprends rien, dit la petite femme, un peu inquiète, elle aussi.

 

Dix heures, onze heures, pas de Mâdou. La leçon était finie depuis longtemps. C’était l’heure où d’ordinaire montaient de la cuisine en sous-sol, si étroite pourtant et si pauvre, des odeurs chaudes qui surexcitaient l’appétit féroce des collégiens. Ce matin-là rien, ni légumes ni viande, et toujours pas de Mâdou.

 

– Il lui sera peut-être arrivé quelque chose… disait madame Moronval, plus indulgente que son maussade époux, qui de temps en temps s’en allait guetter, la matraque à la main, à la porte du passage, l’arrivée du négrillon.

 

Enfin les douze coups de midi sonnèrent à toutes les horloges, à toutes les pendules, à tous les clochers du voisinage, apportant cette heure du déjeuner qui partage le travail de la journée en deux portions à peu près égales. Cette joyeuse sonnerie vibra d’une façon sinistre dans les estomacs creux de tous les habitants du gymnase. Et pendant que le silence se faisait parmi les fabriques d’alentour, et que même des masures du passage tous les feux allumés envoyaient des bruits de fritures et des fumets appétissants, les maîtres et les élèves désœuvrés se livraient à cette attente folle de la manne qui manquait.

 

Voyez-vous cette institution affamée, sans vivres, perdue comme un radeau en détresse, au milieu d’un océan de déjeuneurs ?

 

Les petits « pays chauds » avaient les traits tirés, les yeux agrandis, et sentaient se réveiller en eux, avec les crampes de la faim, leurs anciennes férocités de cannibales. Vers deux heures pourtant, madame Moronval-Decostère se décida, malgré son aristocratie native, à aller acheter de la charcuterie, n’osant confier la commission à aucun de ces petits affamés capables de tout dévorer en route.

 

Quand elle revint, chargée d’énormes pains et de papiers huileux, on l’accueillit d’un hourrah enthousiaste, et alors seulement, comme si toutes les imaginations exténuées se fussent ranimées au moment du repas, chacun fit part aux autres des suppositions, des craintes provoquées par le départ du petit roi. Moronval, lui, ne croyait pas aux accidents ; il avait de trop bonnes raisons pour prévoir une escapade.

 

– Combien avait-il d’argent sur lui ? demanda-t-il.

 

– Quinze francs !… répondit timidement sa femme.

 

– Quinze francs !… Alors c’est sûr, il aura filé.

 

– Ce n’est pourtant pas avec quinze francs qu’il pourra regagner le Dahomey, dit le docteur.

 

Moronval secoua la tête et s’en alla tout de suite faire sa déclaration au commissaire du quartier.

 

C’était une mauvaise affaire qui lui arrivait là. Il fallait à tout prix retrouver l’enfant, l’empêcher d’arriver jusqu’à Marseille. Le mulâtre avait peur des observations de « moucié Bonfils. » Puis le monde est si méchant. Le petit roi pouvait se plaindre des mauvais traitements qu’on lui avait fait subir, discréditer le pensionnat. Aussi, dans sa déposition chez le commissaire de police, eut-il bien soin de spécifier que Mâdou avait emporté une très grosse somme. Après quoi, il ajouta d’un air désintéressé que la question d’argent le préoccupait fort peu, et qu’il songeait surtout à tous les dangers que courait ce malheureux enfant, ce pauvre petit roi déchu, exilé, sans trône, sans patrie.

 

Le tigre épongeait ses yeux en parlant. Les policiers le consolaient :

 

– Nous le retrouverons, monsieur Moronval, soyez sans inquiétude.

 

Mais M. Moronval était très inquiet, au contraire, et tellement agité, qu’au lieu d’attendre chez lui bien tranquillement le résultat des recherches, comme le lui conseillait le commissaire, il se mit sur-le-champ en campagne, escorté de tous « ses pays chauds, » parmi lesquels notre ami Jack, pour seconder les efforts de la police.

 

Ce furent des excursions lointaines et variées à toutes les portes de Paris. Le mulâtre interrogeait les douaniers, leur donnait le signalement de Mâdou, pendant que les enfants regardaient sur ces longues routes qui commencent aux octrois s’ils ne voyaient pas s’éloigner, parmi les chariots vides ou quelques régiments en marche, la silhouette noire et simiesque du petit roi. Ensuite on se rendait à la préfecture de police à l’heure du rapport ; ou bien l’on entrait dans les postes, le matin, quand s’ouvrent les portes du violon et qu’on opère le premier triage dans ce grand coup de filet nocturne où se débattent tant de misères et tant d’infamies.

 

Ah ! il en ramène de la vase, l’horrible filet, en plongeant jusqu’aux fonds grouillants de la grande ville ; quelquefois cette vase est rouge, et quand on la remue, il en monte une odeur fade de crime et de sang.

 

Quelle singulière idée d’amener là des enfants, de leur remplir les yeux de toutes ces hideurs, de secouer leurs nerfs au tremblement de ces voix suppliantes, aux hurlements, aux malédictions, aux sanglots, aux chansons enragées, à toute cette musique infernale qu’on entend dans les postes remplis et qui leur a valu ce sobriquet grinçant et triste : le violon !

 

C’était ce que le directeur du gymnase appelait : initier ses élèves à la vie parisienne.

 

Les « petits pays chauds » ne comprenaient pas bien tout ce qu’ils voyaient, tout ce qu’ils entendaient, mais ils rapportaient de là une impression sinistre ; Jack surtout, dont l’intelligence était plus éveillée, plus affinée, revenait de ces promenades le cœur serré, inquiet, sensible, tout effaré de ces dessous d’un Paris entrevu, et songeant parfois avec épouvante : « Mâdou est peut-être là dedans. »

 

Puis il se rassurait en pensant que le négrillon devait déjà être loin, courant à toutes jambes sur la route de Marseille, qu’il se figurait droite comme un I, avec la mer au bout et des bateaux prêts à partir.

 

Chaque soir, en rentrant au dortoir, Jack éprouvait un mouvement de joie quand il voyait la place vide de son ami :

 

« Il court, il court, le petit roi !… » se disait-il, et pour un moment il oubliait les tristesses de sa propre existence, l’abandon inexplicable où sa mère le laissait. Cependant une chose l’inquiétait touchant le voyage de Mâdou. Le temps qui était si beau le jour du départ, avait subitement changé. À présent c’étaient des déluges de pluie, de grêle, de neige même, entre lesquels le printemps cherchait à rassembler ses rayons égarés ; à cela il avait grand’peine ; et pour quelques éclaircies fortuites, le vent qui soufflait continuellement ramenait des tourbillons de giboulées, si bien que « les petits pays chauds endormis sous leur vitrage crépitant et vibrant, enveloppés de l’air du dehors qui secouait leur frêle bâtisse, la faisait crier et trembler, pouvaient rêver de longues traversées, reconnaître des impressions de pleine mer et de dangers sans abris.

 

Pelotonné sous ses couvertures pour se soustraire aux terribles vents coulis cinglant et sifflant à travers le dortoir comme des lanières, Jack suivait dans son esprit la route imaginaire qu’avait prise Mâdou-Ghézo. Il le voyait blotti au bord d’un fossé, au coin d’un bois, subissant la rafale et l’ondée, et la petite casaque rouge impuissante à le défendre contre les colères de la saison.

 

Eh ! bien, non, la réalité était encore plus sinistre que toutes ces suppositions.

 

– Il est retrouvé ! cria Moronval un matin en se précipitant dans la salle à manger au moment où l’institution allait se mettre à table… Il est retrouvé. J’ai reçu l’avis de la préfecture de police… Vite, mon chapeau, ma canne !… je cours le réclamer au Dépôt.

 

Il était dans un état cruel d’indignation, de joie méchante.

 

Autant pour flatter le maître que pour satisfaire ce besoin de crier qui les distinguait, les « petits pays chauds » accueillirent la nouvelle par un hourrah formidable. Jack ne mêla pas sa voix à ce hurlement de triomphe, et tout de suite il pensa : « Ah ! le pauvre Mâdou ! »

 

Mâdou était au Dépôt, en effet, depuis la veille. C’est là, dans ce cloaque, au milieu de malfaiteurs, de vagabonds, d’un tas humain vautré de paresse, de dégoût, de fatigue ou d’ivrognerie, pêle-mêle sur des matelas jetés à terre, c’est là que l’héritier présomptif de la couronne de Dahomey fut retrouvé par son excellent maître.

 

– Ah ! malheureux enfant, dans quel état faut-il que je… que je…

 

Le digne Moronval n’en put dire davantage, étranglé par la surprise et l’émotion ; et à le voir jeter au cou du négrillon ses deux grands bras comme d’avides tentacules, l’inspecteur de police, qui l’accompagnait, ne put s’empêcher de penser :

 

– À la bonne heure ! voilà un maître de pension qui aime ses élèves.

 

En revanche, ce sans-cœur de Mâdou paraissait frappé d’une complète indifférence ; ses traits n’exprimèrent rien en voyant paraître Moronval, ni joie, ni peine, ni surprise, ni honte, pas même cette sainte terreur que le mulâtre lui inspirait d’ordinaire et que les circonstances auraient dû, ce semble, fortifier.

 

Ses yeux regardaient sans voir, mornes dans sa face déteinte, pâlie en-dessous et dépourvue de luisant. Ce qui accentuait encore cette prostration, c’était l’aspect sordide et effrayant de toute sa personne, un paquet de guenilles boueuses. De la tête aux pieds et jusque dans ses cheveux crépus, la boue s’était amassée par couches anciennes, récentes, superposées, et dont les plus sèches s’enlevaient par plaques couleur de poussière.

 

Il avait i’air d’un être amphibie qui s’est tour à tour trempé dans le flot et roulé dans le sable du rivage.

 

Plus de souliers aux pieds, plus de casquette ; son galon avait tenté sans doute quelque maraudeur. Rien que sa culotte, qui n’avait plus que le fil, et son gilet rouge tout effiloqué, dont la couleur n’apparaissait que de place en place, mangée de soleil et de fange.

 

Que lui était-il donc arrivé ?

 

Lui seul aurait pu le dire, s’il eût voulu parler. L’inspecteur savait seulement que des agents de la sûreté faisant une ronde, la veille, dans les carrières d’Amérique, l’avaient trouvé couché sur un four à plâtre, à peu près mort de faim et tout engourdi par l’excessive chaleur du four. Pourquoi était-il encore à Paris ? Qui l’avait empêché de partir ?

 

Moronval ne le lui demanda pas, il ne lui adressa pas un mot dans le long trajet en voiture qu’ils firent tous les deux du Dépôt au gymnase.

 

Entre l’enfant, jeté dans un coin comme un paquet, défait, hébété et triste, et le directeur solennel et triomphant, il n’y eut que des regards d’échangés.

 

Et quels regards !

 

Une lame aiguë, acérée et tranchante, se croisant dans le vide avec un pauvre petit fer plié, rompu, vaincu d’avance.

 

Quand Jack vit passer dans le jardin cette face noire et piteuse, ridée, rapetissée parmi ses haillons, il eut peine à reconnaître le petit roi.

 

Mâdou lui jeta un « bonjou moucié ! » d’une tristesse inexprimable ; puis, de toute la journée, il ne fut plus question de lui. Les classes eurent lieu dans leur décousu ordinaire, les récréations aussi. Seulement, de temps en temps, à plusieurs reprises, on entendit de grands coups sourds et des gémissements profonds qui venaient de la chambre du mulâtre. Même quand ce bruit sinistre cessait, Jack, dans sa crainte, croyait encore l’entendre ; madame Moronval semblait très émue aussi en l’écoutant, et parfois le livre qu’elle tenait entre ses mains tremblait de toutes ses pages.

 

À dîner, le directeur s’assit, exténué mais radieux :

 

– Le miséabe ! disait-il à sa femme et au docteur Hirsch ; le miséabe !… dans quel état il m’a mis !

 

Le fait est qu’il avait l’air épuisé de fatigue.

 

Le soir, au dortoir, Jack trouva le lit à côté du sien occupé. Le pauvre Mâdou avait mis son maître dans un tel état que lui-même avait été se coucher et n’avait pu le faire tout seul.

 

Jack aurait bien voulu lui parler, savoir les détails de son voyage si pénible et si court ; mais madame Moronval et le docteur Hirsch étaient là, penchés sur le petit qui semblait sommeiller avec ces gros soupirs que laisse une journée d’éreintement et de larmes.

 

– Alors, monsieur Hirsch, vous ne pensez pas qu’il soit malade ?

 

– Pas plus que moi, madame Moronval… Voyez-vous ! c’est cuirassé comme un monitor, cette espèce-là.

 

Quand ils furent partis, Jack prit la main de Mâdou, toute noire sur la couverture, râpeuse et brûlante comme une brique qui sort du four.

 

– Bonsoir, Mâdou.

 

Mâdou entr’ouvrit les yeux, et, regardant son ami avec un découragement farouche :

 

– C’est fini Mâdou, lui dit-il tout bas. Mâdou perdu gri-gri. Plus voir Dahomey jamais. Fini…

 

Voilà pourquoi il n’avait pas quitté Paris. Deux heures après sa fuite du gymnase, alors qu’il cherchait aux abords de la banlieue une porte ouverte sur la campagne, les quinze francs du marché, la médaille qu’il portait à son cou étaient passés, sans qu’il sût comment, dans la poche d’un de ces rouleurs de barrière pour qui toute proie est bonne, un de ces oiseaux rapaces qui se jettent sur tout ce qui brille.

 

Alors, sans plus songer à Marseille, aux bateaux, au voyage, sachant bien que sans son gri-gri il n’atteindrait jamais le Dahomey, Mâdou avait rebroussé chemin et roulé pendant huit jours et huit nuits dans tous les bas-fonds de Paris souterrain à la recherche de son amulette. Craignant d’être repris et réintégré chez Moronval, il avait mené cette vie nocturne, rampante, effarouchée, que mène le Paris sombre qui vole et qui tue. Il avait couché dans les maisons en construction, les terrains vagues, les tuyaux de conduite, sous les ponts où le vent souffle, derrière les barrières de théâtre parmi les débris du dîner de la queue.

 

Favorisé par sa petitesse et sa couleur noire, il avait pu se glisser partout, et partout c’était habité. Il avait senti le vice le frôler de ses ailes visqueuses et silencieuses d’oiseau de nuit ; il avait mangé le pain des voleurs, car les voleurs sont quelquefois charitables. Il avait assisté à des partages nocturnes, à des réveillons d’assassins dans des caves de bâtisses, dormi son sommeil d’enfant à côté du rêve d’un escarpe. Mais que lui importait à lui ? Il cherchait son gri-gri et passait à travers toutes les infamies sans les voir.

 

Dans l’immense bas-fond parisien, le petit roi restait paisible comme dans les forêts où Kérika l’emmenait camper pendant les grandes chasses, alors que, réveillé la nuit par des beuglements d’éléphants, d’hippopotames, il voyait, sous les arbres gigantesques vaguement éclairés, des formes monstrueuses rôder autour du bivouac et qu’il sentait des ondulations de reptiles passer sous les feuilles près de lui. Mais Paris est autrement terrible avec ses monstres que toutes les forêts d’Afrique, – le négrillon aurait eu bien peur, s’il avait vu, s’il avait compris. Heureusement la pensée de son gri-gri l’occupait tout entier, et ici comme dans les chasses lointaines, la protection de Kérika s’étendait sur lui…

 

– C’est fini, Mâdou !

 

Le petit roi n’en dit pas davantage ce soir-là, tellement il était exténué, et son voisin de lit dut s’endormir sans en savoir plus long.

 

Au milieu de la nuit, Jack fut réveillé en sursaut. Mâdou riait, chantait, parlait tout seul avec une volubilité extraordinaire et dans la langue de son pays. Le délire commençait.

 

Au matin, le docteur Hirsch, que l’on avait fait venir en toute hâte, déclara que Mâdou était très malade.

 

« Une bonne petite méningo-encéphalite, » disait-il en frottant les unes contre les autres ses phalanges jaunes et luisantes comme un jeu d’osselets. Ses lunettes étincelaient. Il avait l’air ravi.

 

Un homme terrible, ce docteur Hirsch ! La tête farcie de lectures scientifiques, de toutes les utopies, de toutes les théories, trop paresseux et décousu dans ses idées pour un travail suivi, il avait pris à peine une ou deux inscriptions médicales, recouvrant son ignorance réelle d’un fatras d’études compliquées sur les médecines indienne, chinoise, chaldéenne. Même il s’occupait de magie, et quand une vie humaine tombait par hasard en son pouvoir, il songeait aux mystères de l’envoûtement, aux recettes ténébreuses et dangereuses des sorcières.

 

Madame Moronval était d’avis d’appeler un vrai médecin à l’aide de cette science en délire, mais le directeur, moins compatissant et ne se souciant pas de faire des frais dont il ne serait peut-être jamais remboursé, trouva que c’était bien assez du docteur Hirsch pour soigner ce macaque et le lui abandonna complètement.

 

Tenant à avoir son malade bien à lui, sans partage, l’étrange docteur prit le prétexte d’une complication qui pouvait rendre la maladie contagieuse, pour faire transporter le lit de Mâdou à l’autre bout du jardin, dans une espèce de « resserre » vitrée comme tous les bâtiments de l’ancienne photographie hippique et dans laquelle se trouvait une cheminée.

 

Pendant huit jours, il put essayer sur sa petite victime, toutes les médecines des peuples les plus barbares, la torturer à sa guise ; l’autre ne résistait pas plus qu’un chien malade. Quand le docteur, chargé de petites fioles mal bouchées, remplies et composées par lui de paquets de poudres odorantes et variées, entrait dans la « resserre, » en fermant soigneusement la porte derrière lui, on pensait :

 

« Que va-t-il lui faire ? »

 

Et les « petits pays chauds, » pour qui un médecin était toujours un peu un mage, un sorcier, avaient des hochements de tête, des roulements d’yeux en le voyant.

 

Mais il leur était défendu d’approcher, à cause de l’épidémie, et cela faisait un coin mystérieux dans le fond du jardin, un coin enveloppé d’ombre, de mystère, de terreur, où semblait se préparer un événement bien plus occulte et effrayant que toutes les drogues du docteur.

 

Jack aurait désiré pourtant voir son ami Mâdou, franchir cette porte close, murée par une infatigable surveillance. Enfin, à force de guetter, il saisit un moment où le docteur, à la recherche de quelque médicament oublié, venait de s’élancer vers le passage, pour entrer avec le grand Saïd dans cette infirmerie improvisée.

 

C’était un de ces endroits à demi rustiques où l’on abrite des instruments de jardinage, des boutures de fleurs, des plantes frileuses. Le lit de fer où Mâdou était couché reposait sur la terre battue. On voyait dans les coins des pots de terre jaune empilés les uns dans les autres, des morceaux de treillages, des vitres cassées, d’un joli bleu, de ce bleu d’atmosphère que forment des couches d’air superposées. Des lianes fanées, de gros paquets de racines mortes complétaient cet aspect désolé ; et, dans la cheminée, comme si quelque petite plante des tropiques sensible au froid et fragile se fût abritée là, le feu flambait, remplissant la serre d’une chaleur étouffante et somnolente.

 

Mâdou ne dormait pas. Sa pauvre petite figura de plus en plus rabougrie, ternie, avait toujours la même expression d’indifférence absolue. Ses mains noires se crispaient sur le drap. Il y avait quelque chose d’animal dans l’abandon de son être, ce renoncement à tout ce qui l’entourait, et la façon dont il se tournait vers le mur, comme si des routes invisibles se fussent ouvertes pour lui entre les pierres blanchies à la chaux, et que chaque lézarde du vieux bâtiment fût devenue une échappée lumineuse vers un pays connu de lui seul.

 

Jack s’approcha du lit :

 

– C’est moi, Mâdou… C’est moucié Jack.

 

L’autre le regarda sans comprendre, sans répondre ; il ne savait plus le français. Toutes les méthodes du monde n’auraient rien pu y faire. Peu à peu la nature reprenait ce petit sauvage ; et dans le délire où l’on ne s’appartient plus, où l’instinct efface toutes les choses apprises, Mâdou ne parlait que le Dahomyen. Jack lui dit encore quelques mots tout doucement, tandis que Saïd, plus âgé, s’éloignait vers la porte, plein de terreur et d’angoisse, saisi par le froid que les grandes ailes de la mort agitent autour d’elle, alors qu’elle descend lentement, comme un oiseau qui plane, sur le front assombri des agonisants. Tout à coup Mâdou poussa un long soupir… Les deux enfants se regardèrent.

 

– Je crois qu’il dort… murmura Saïd très pâle.

 

Jack, très troublé aussi, répondit tout bas :

 

– Oui, tu as raison, il dort… allons-nous-en.

 

Et tous deux sortirent précipitamment, abandonnant leur camarade à je ne sais quelle ombre sinistre qui l’enveloppait, plus frappante encore dans cet endroit bizarre où tombait un jour verdâtre, indéfinissable, un jour de fond de jardin à l’heure du crépuscule.

 

Maintenant, la nuit est venue. Dans le chenil silencieux et noir dont les enfants ont refermé la porte en sortant, la flamme du foyer brille, se reflète, s’allonge dans tous les coins comme si elle cherchait quelqu’un qu’elle ne retrouve plus. Elle allume d’un éclair les vitres entassées, plonge jusqu’au fond des vases à fleurs, grimpe le long des vieux treillages appuyés au mur, s’agite, court sans cesse, ne trouvant rien, toujours rien. Elle se promène sur le lit en fer, sur cette petite casaque rouge dont les manches s’allongent paisiblement dans une attitude de repos ; mais il paraît que là encore il n’y a plus rien, car la flamme continue à courir au plafond, sur la porte, à rôder, à frémir, jusqu’au moment où lasse, épuisée, découragée, comprenant que le feu est inutile, qu’elle n’a plus personne à réchauffer ici, elle rentre dans les cendres et s’éteint, elle aussi, comme le petit roi frileux qui l’avait tant aimée.

 

… Pauvre Mâdou ! L’ironie de son destin le poursuivant jusque dans la mort, le maître de pension hésita longtemps s’il fallait l’enterrer comme un domestique ou comme une Altesse Royale. D’un côté se présentait la question d’économie, de l’autre un intérêt de réclame et de vanité qui l’emporta. Après beaucoup d’indécision, Moronval se dit qu’il fallait frapper un grand coup et que, le petit roi n’ayant pas rapporté de son vivant tout ce qu’on en attendait, il était juste de profiter de sa mort.

 

On organisa donc de pompeuses funérailles.

 

Tous les journaux reproduisirent une biographie du petit roi de Dahomey, biographie bien courte, hélas ! et proportionnée à la durée de son existence, mais entourée, enveloppée d’un long panégyrique du gymnase Moronval et de son directeur. L’excellence de la méthode Decostère, la science du médecin attaché a la personne de l’enfant royal, la salubrité de l’institution, rien n’avait été oublié, et ce qu’il y eut de plus touchant dans ces éloges, ce fut leur unanimité, leur conformité d’expressions.

 

Enfin, un jour du mois de mai, Paris, qui, malgré ses occupations innombrables et son affairement fiévreux, a toujours l’œil ouvert sur ce qui passe, Paris vit défiler tout le long de ses boulevards un convoi opulent et étrange. Quatre petits collégiens noirs tenaient les cordons d’un corbillard de haute classe. Derrière, un collégien jaune, coiffé d’un fez, – notre ami Saïd, – portait sur un coussin de velours je ne sais quels ordres bizarres, quels insignes soi-disant royaux. Le mulâtre en cravate blanche venait ensuite, entouré de Jack et des autres « pays chauds. » Puis les professeurs, les amis de la maison, tous les Ratés qui suivaient pêle-mêle, nombreux et lamentables. Que de dos affaissés, de figures raplaties, souffletées par le destin qui leur avait marqué ses cinq doigts sur la joue en rides ineffaçables, que de regards fanés, de crânes déplumés, encore auréolés de rêves, que de paletots râpés, de souliers éculés, d’espoirs déçus, d’ambitions irréalisables !… Tout cela défilait piteusement, embarrassé de la pleine lumière du jour, et ce sinistre cortège était bien celui qui convenait au petit roi dépossédé. N’étaient-ils pas, eux aussi, tous ces malheureux illusionnés, des prétendants à quelque royaume imaginaire où ils ne devaient jamais entrer ?

 

Et n’est-ce pas à Paris seulement que l’on peut voir un enterrement pareil : un roi de Dahomey conduit au cimetière par tous les déclassés de la bohème !

 

Pour achever d’attrister cette cérémonie lamentable, la pluie, une petite pluie serrée, froide, craquante, tomba sans discontinuer, comme si une fatalité de froidure s’acharnait contre le petit roi jusque dans la terre où il allait dormir. Hélas ! oui, jusque dans la terre ; car une fois la bière descendue, le discours que Moronval prononça, vrai dégel de banalités inaffectueuses, de paroles emphatiques et glacées, n’était pas fait pour te réchauffer, mon pauvre Mâdou. Le mulâtre parla des vertus, de la grande intelligence du défunt, du souverain modèle qu’il aurait fait un jour, puis termina son oraison funèbre par l’éloge banal qui sert en pareil cas : « C’était un homme ! » dit-il avec emphase.

 

C’était un homme.

 

Pour ceux qui avaient connu cette petite figure de singe, apitoyante et sympathique, cette enfance de physionomie et de langage prolongée par une abrutissante servitude, la parole de Moronval paraissait aussi navrante que comique.

 

Pourtant, parmi toutes les fausses larmes qui regrettaient Mâdou, il y avait au moins une émotion véritable, une douleur sincère, celle de Jack. La mort de son camarade l’avait beaucoup impressionné, et cette petite frimousse de moricaud si morne et si profondément désolée qu’il avait entrevue dans l’ombre de la serre, le poursuivait sans relâche depuis deux jours. À cette obsession se mêlait en ce moment l’impression de la lugubre cérémonie et aussi le sentiment de son propre malheur. Maintenant que le nègre n’était plus là, il se sentait livré tout seul aux colères du maître, les autres « petits pays chauds, » si abandonnés qu’ils fussent, ayant tous des correspondants qui les visitaient quelquefois et auraient protesté contre des brutalités par trop visibles. Jack était délaissé, il le voyait bien. Sa mère ne lui écrivait plus, personne au gymnase ne savait où elle était. Ah ! s’il avait pu l’apprendre, comme il serait allé bien vite se réfugier auprès d’elle, lui raconter ses misères.

 

Il pensait à cela, le petit Jack, en descendant la longue avenue boueuse du cimetière, Labassindre et le docteur Hirsch marchaient devant lui, causant à haute voix, et voici ce qu’il entendit :

 

– Je suis sûr qu’elle est à Paris, disait Labassindre.

 

Machinalement Jack prêta l’oreille.

 

– Je l’ai vue passer avant-hier sur le boulevard.

 

– Et lui ?

 

– Dam ! tu penses bien qu’ils ont dû revenir ensemble.

 

Elle, lui, c’étaient deux désignations bien vagues ; et pourtant Jack se sentit tout ému, comme quand il écoutait ces conversations de table qui le mettaient au supplice. Au bout d’un moment, en effet, les deux noms prononcés très distinctement l’avertirent qu’il ne se trompait pas.

 

Ainsi sa mère était à Paris, dans la même ville que lui, et elle ne venait pas l’embrasser.

 

– Si j’y allais, moi ! se dit-il tout à coup.

 

Pendant la course si longue du Père-Lachaise à l’avenue Montaigne, cette idée l’obséda : s’échapper, profiter de la débandade où le pensionnat s’en revenait, dispersé par la fatigue et les conversations particulières, peu soucieux de l’ordre et de la tenue, à présent que l’effet était produit, la représentation terminée.

 

Moronval, entouré de ses professeurs et d’un groupe de Ratés, ouvrait la marche et se retournait de temps en temps avec un geste de ralliement : « Allons ! » vers le grand Saïd, qui dirigeait une seconde escouade. L’Égyptien, à son tour, transmettait l’appel et le geste du maître aux petites jambes qui suivaient péniblement à une longue distance : « Allons ! allons ! » Alors les retardataires se mettaient à courir et finissaient par rejoindre le gros de la troupe, à force de bonne volonté. Seul, Jack restait de plus en plus en arrière, feignant une grande lassitude.

 

– Allons ! disait Moronval.

 

– Allons ! allons ! répétait l’Égyptien.

 

À l’entrée des Champs-Élysées, Saïd se retourna une dernière fois, en agitant ses grands bras en télégraphe ; mais il les laissa retomber aussitôt dans une posture effarée, stupéfaite.

 

Cette fois, le petit Jack avait disparu.

 

VII

MARCHE DE NUIT À TRAVERS LA CAMPAGNE


D’abord, il ne courut pas. Il ne voulait pas avoir l’air de quelqu’un qui s’évade.

 

Il allait au contraire d’un pas de flâneur et d’indifférent, l’œil au guet, par exemple, et les jambes prêtes à un élan prodigieux. Mais, à mesure qu’il approchait du boulevard Haussmann, une folle envie de courir le poussait en avant, et ses petits pas s’allongeaient malgré lui, son impatience d’arriver s’augmentant d’une terrible inquiétude.

 

Qu’allait-il trouver au boulevard ? Peut-être la maison fermée. Et si Hirsch et Labassindre s’étaient trompés, si sa mère n’était pas revenue, alors que deviendrait-il ? L’alternative de rentrer au gymnase après cette escapade ne lui vint même pas à l’esprit. S’il y avait pensé, le souvenir des coups sourds et des plaintes lugubres qu’il avait entendus tout un après-midi dans la chambre où le mulâtre et Mâdou étaient restés enfermés, l’aurait rempli d’épouvante et détourné de son projet.

 

« Elle est là ! » se dit l’enfant avec un transport de joie, en voyant de loin toutes les fenêtres de l’hôtel ouvertes et les battants du portail écartés, comme lorsque sa mère était prête à sortir. Il se précipita pour arriver avant que la voiture fût partie. Mais, dès le vestibule, l’aspect de la maison lui parut extraordinaire.

 

Elle était pleine de monde, d’animation.

 

Sous le porche on descendait des meubles, des fauteuils, des canapés dont les étoffes couleur tendre, faites pour le demi-jour du boudoir, semblaient dépaysées dans la lumière de la rue. Une glace enguirlandée d’amours s’appuyait sur la pierre froide de l’entrée, pêle-mêle avec des jardinières fanées, des rideaux démontés, un petit lustre en cristal de roche. Des femmes en grande toilette circulaient dans l’escalier, et sur le tapis assourdi leurs pieds menus se croisaient avec les gros souliers des commissionnaires qui descendaient chargés de meubles.

 

Jack, stupéfait, monta mêlé dans cette foule, et il eut peine à reconnaître l’appartement, tellement toutes les pièces semblaient confondues dans le désordre de leurs meubles transportés d’un en droit à l’autre, déplacés, dépareillés et encore neufs. Les visiteurs ouvraient les tiroirs vides, donnaient de petites tapes sur le bois des bahuts, le cuir tendu des chaises, lorgnaient autour d’eux d’un air impertinent, et quelquefois, en passant devant le piano, une dame élégante, sans s’arrêter ni se déganter, faisait sonner les notes. L’enfant croyait rêver en voyant sa maison envahie par cette cohue où il ne reconnaissait personne, où il passait inaperçu comme n’importe quel étranger.

 

Et sa mère, où était-elle ?

 

Il essaya d’entrer dans le salon ; mais la foule s’y pressait, regardant quelque chose au fond de la pièce, et Jack, trop petit pour pouvoir rien distinguer, entendait seulement crier des chiffres et les petits coups secs d’un marteau frappant sur une table.

 

« Un lit d’enfant à baldaquin, doré et capitonné !… »

 

Jack vit passer près de lui, entre de grosses pattes noires, le petit lit que « bon ami » lui avait donné et où il avait fait ses plus jolis rêves. Il voulait crier : « Mais il est à moi, ce lit ! Je ne veux pas qu’on l’emporte… » Une honte le retint ; et il était là, stupide, errant, éperdu, cherchant sa mère de pièce en pièce, dans la confusion de cet appartement tout grand ouvert, où entraient le tumulte du boulevard et sa lumière éblouissante, quand il se sentit arrêter par le bras au passage :

 

– Comment ! monsieur Jack, vous n’êtes donc plus à la pension ?

 

C’était Constant, la femme de chambre de sa mère, Constant endimanchée, coiffée d’un bonnet à rubans roses comme une ouvreuse de théâtre, très rouge, affairée, l’air important.

 

– Où est maman ? lui demanda l’enfant à voix basse et d’un accent si ému et si anxieux, que le gros factotum en eut le cœur touché.

 

– Votre mère n’est pas ici, mon pauvre petit.

 

– Et où est-elle ?… Qu’est-ce qu’il y a ?… Qu’est-ce que c’est que tout ce monde ?

 

– C’est du monde qui est venu pour la vente. Mais ne restez pas là, monsieur Jack. Descendons dans la cuisine… Nous serons mieux pour causer.

 

Il y avait grande réunion dans le sous-sol, Augustin, la Picarde, et d’autres domestiques du voisinage. Le Champagne circulait activement sur la table graisseuse où l’avenir de Jack s’était un soir décidé. L’arrivée de l’enfant fit sensation ; il fut entouré, choyé par tout l’ancien personnel de la maison, qui regrettait, en somme, une maîtresse facile et peu attentive au gaspillage. Comme il avait peur qu’on le reconduisît au gymnase, Jack eut soin de ne pas dire qu’il s’était échappé, et parla d’un congé imaginaire dont il avait profité pour venir prendre des nouvelles de sa mère.

 

– Elle n’est pas ici, monsieur Jack, dit Constant d’un air discret, et je ne sais pas si je dois…

 

Puis emportée d’un bel élan :

 

– Ma foi ! tant pis ! On n’a pas le droit de lui cacher où est sa mère, à cet enfant.

 

Alors elle raconta au petit Jack que madame habitait aux environs de Paris un village qu’on appelait Étiolles. L’enfant se fit répéter ce nom plusieurs fois, Étiolles… Étiolles… et le fixa ainsi dans sa mémoire.

 

– Est-ce que c’est bien loin d’ici ? demanda-t-il négligemment.

 

– Huit bonnes lieues, répondit Augustin.

 

Mais la Picarde, qui avait servi dans les temps du côté de Corbeil, chicana de quelques kilomètres. Il s’ensuivit une longue discussion sur la route à prendre pour aller à Étiolles, et Jack écouta avec la plus grande attention, car il était déjà décidé à faire tout seul et à pied ce long voyage. On passait par Bercy, Charenton, Villeneuve-Saint-Georges ; là, on tournait sur la droite, et, lâchant la route de Lyon pour prendre celle de Corbeil, on longeait la Seine et la forêt de Sénart jusqu’à Étiolles.

 

– C’est bien ça, disait Constant… C’est tout au bord d’un bois que madame habite… Une jolie petite maison où il y a du latin sur la porte.

 

Jack ouvrait ses oreilles tant qu’il pouvait, essayait de retenir tous ces noms, surtout celui du côté de Paris par lequel il devait sortir, Bercy, et celui du pays où il se rendait, Étiolles. Cela faisait dans son esprit deux points lumineux entre lesquels s’allongeait une grande course dans le noir et l’incertain.

 

La distance ne l’effrayait pas : « Je marcherai toute la nuit, se disait-il… Si petites que soient mes jambes, je ferai bien huit lieues en y mettant ce temps-là. » Puis, tout haut : « Allons, je m’en vais… Il faut que je retourne au gymnase… » Il avait bien encore quelque chose à demander, une question qui lui brûlait le bord des lèvres. Est-ce que d’Argenton était à Étiolles ? Allait-il retrouver entre sa mère et lui cette influence qu’il devinait si funeste ?… Mais il n’osa pas interroger Constant là-dessus. Sans connaître précisément la vérité, il sentait bien que c’était là le côté peu honorable de la vie de sa mère, et il n’en parla pas.

 

– Allons, adieu, monsieur Jack !

 

Les servantes l’embrassèrent, le cocher lui donna une forte poignée de main ; puis il se retrouva sous le vestibule, parmi l’encombrement de la fin de la vente, le commissaire-priseur s’en allant suivi de son crieur, les Auvergnats qui se disputaient en emportant les meubles. Sans s’arrêter au milieu de cette inexplicable déroute, pendant que le nid où il était venu chercher un refuge s’éparpillait à tous les coins de la ville, l’enfant, solitaire, jeté lui-même dans la rue par le dispersement de ce logis, d’aventurière, entreprenait le grand voyage qui devait le rapprocher de son unique protection.

 

Bercy !

 

Jack se rappelait être allé là, il n’y avait pas longtemps, avec Moronval, quand ils couraient à la recherche de Mâdou. Le chemin n’était pas difficile, on n’avait qu’à gagner la Seine et à la suivre en remontant toujours. C’était loin, par exemple, oh ! bien loin ; mais la peur de retomber aux mains du mulâtre lui fit arpenter rapidement la distance. À chaque instant une transe nouvelle le forçait à hâter le pas. Tantôt c’étaient les grandes ailes du chapeau de Moronval, dont l’ombre semblait passer sur un mur, tantôt une marche pressée qui s’acharnait derrière lui, sur ses talons. Le regard inquisiteur des sergents de ville le terrifiait ; et dans les mille cris de Paris, dans le roulement de ses voitures, les conversations des passants, ce souffle haletant d’une grande ville active, il croyait toujours entendre ce mot mille fois répété : « Arrêtez-le… arrêtez-le !… » Pour échapper à ces obsessions, il descendit au long de la berge et se mit à courir de toutes ses forces sur le pavé étroit et net qui borde l’eau.

 

Le jour finissait. Le fleuve, très lourd, très haut, et jaune de toutes les pluies tombées, se heurtait pesamment aux arches des ponts où luisaient de gros anneaux de fer. Le vent soufflait, promenant les derniers rayons du couchant. Tout s’animait de la hâte où meurent nos journées de Paris, si pressées et si pleines. Les femmes sortaient des lavoirs, chargées de paquets de linge mouillé, toutes plaquées de ces teintes sombres que l’eau éclabousse sur les maigres étoffes rapidement pénétrées. Des pêcheurs à la ligne remontaient avec des gaules, des paniers, frôlant des chevaux qu’on ramenait de l’abreuvoir. Les tireurs de sable attendaient à la porte de ces petits bureaux où l’on solde leur paye ; et toute une population riveraine, des mariniers, des débardeurs avec leurs dos voûtés, leurs capuchons de laine, circulait sur le bord, mêlée à une autre race, louche et terrible, rôdeurs de rivière, pilleurs d’épaves, écumeurs de la Seine, capables de vous tirer de l’eau pour quinze francs et de vous y jeter pour cent sous. De temps en temps, parmi ces hommes, quelqu’un se retournait pour voir passer cette petite tunique de collégien qui se hâtait si fort et paraissait si menue dans le paysage grandiose des bords de la Seine.

 

À chaque pas, la physionomie de la berge changeait. Ici, elle était noire et de longues planches flexibles la reliaient à d’énormes bateaux de charbon. Plus loin, on glissait sur des pelures de fruits ; un goût frais de verger se mêlait à l’odeur de la vase, et, sous les grandes bâches entrouvertes de nombreuses barques amarrées, des amoncellements de pommes gardaient le vif, l’éclat de leurs couleurs campagnardes.

 

Tout à coup on avait l’impression d’un port de mer ; c’était un encombrement de marchandises de toutes sortes, de bateaux à vapeur aux tuyaux courts, vides de fumée. Cela sentait bon le goudron, la houille, le voyage. Ensuite, l’espace se resserrant, un bouquet de grands arbres baignait dans l’eau de vieilles racines, et l’on pouvait se croire à vingt lieues de Paris ou à trois siècles en arrière.

 

De cette chaussée basse, la ville prenait une physionomie particulière. Les maisons paraissaient plus hautes de toute la profondeur de leur reflet, les passants plus nombreux, resserrés par la distance et l’on voyait des rangées de têtes appuyées aux parapets des quais ou des ponts, sur des coudes paresseusement étalés. On eût dit que, de tous les coins de Paris, les oisifs, les ennuyés, les désespérés, apportaient leur contemplation muette à cette eau changeante comme un rêve, mais aussi désespérément uniforme que la vie la plus triste. Quel est donc le problème qu’elle roule, cette eau vivante, pour que tant de malheureux la regardent avec des poses si découragées, stupides ou tentées ?… Par moments, quand il s’arrêtait pour reprendre haleine, Jack voyait dans un éblouissement tous ces yeux qui semblaient le guetter, le suivre, et il se remettait bien vite à courir.

 

Mais la nuit venait.

 

L’arche des ponts s’assombrissait en gouffres noirs, la berge se faisait déserte, éclairée seulement par cette lueur vague qui monte de l’eau la plus sombre. Des maisons du quai on n’apercevait que la crête, un déchiquètement de toits, de cheminées, de clochers, d’un noir mat sur la clarté toujours remontante ; et les ombres de l’air rejoignaient les brouillards de l’eau dans une ligne pâle, effacée, où les premiers réverbères allumés, les lanternes des voitures en marche bleuissaient d’un reste de jour.

 

Sans que l’enfant s’en aperçût, le chemin de hâlage montant insensiblement et s’agrandissant à mesure, il se trouva sur un large quai de plain-pied avec la berge dont quelques bornes seules le séparaient. Là, le gaz éclairait des camions rentrant sous de grands portails où des fûts roulaient avec bruit ; et de ces énormes portes cochères, de ces entrepôts, de ces caves, de ces milliers de tonneaux alignés sur le quai, une odeur de lie de vin montait, mêlée au goût moisi et fade du bois humide.

 

C’était Bercy. Mais en même temps c’était la nuit. Jack ne s’en aperçut pas tout de suite.

 

Le tumulte du quai plein de lumière, la Seine large à cet endroit comme une rade et renvoyant aux deux rives leurs reflets décuplés, lui faisaient illusion sur l’heure déjà nocturne ; et puis sa petite imagination, que surexcitait la fièvre de la course, était dominée par la crainte de ne pouvoir franchir les portes. Il se figurait tous les postes déjà informés de sa fuite. Cette pensée seule le préoccupait.

 

Mais une fois la barrière franchie sans la moindre difficulté, sans qu’aucun douanier eût seulement remarqué le passage de cette petite tunique fugitive ; quand, laissant la Seine à sa droite sur la recommandation d’Augustin, il se fut engagé dans une longue rue où clignotaient des réverbères de plus en plus rares, alors l’ombre et le froid de la nuit, descendant sur ses épaules, pénétrèrent jusqu’à son cœur avec le tremblement d’un frisson. Tant qu’il s’était senti dans la ville, dans la foule, il avait eu un grand effroi, l’effroi d’être reconnu, repris ; maintenant, il avait peur encore, mais sa peur était d’autre nature, un malaise irraisonné, accru du grand silence et de la solitude.

 

Pourtant l’endroit où il se trouvait n’était pas encore la campagne. La rue se bordait de maisons des deux côtés ; mais à mesure que l’enfant avançait, ces bâtisses s’espaçaient de plus en plus, ayant entre elles de longues palissades en planches, de grands chantiers de matériaux, des hangars penchés, tout en toit. En s’écartant, les maisons diminuaient de hauteur. Quelques usines aux toitures basses dressaient encore leurs longues cheminées vers le ciel couleur d’ardoise ; puis, seule entre deux galetas, une immense bâtisse de six étages s’élevait, criblée de fenêtres d’un côté, sombre et fermée sur les trois autres, perdue au milieu de terrains vagues, sinistre et bête. Mais, comme épuisée par ce dernier effort, la ville en train d’expirer ne montrait plus que des masures lamentables presque à fleur de terre. La rue semblait mourir aussi n’ayant plus de trottoirs ni de bornes, réunissant en un seul ses deux ruisseaux séparés. On eût dit une grande route qui traverse un village et se fait « la grand’rue » pendant quelques mètres.

 

Quoiqu’il fût à peine huit heures, cette longue voie, qui se perdait là-bas au fond dans le noir, était silencieuse et déserte à peu près. Les rares passants marchaient sans bruit sur la terre détrempée, couverte de flaques d’eau ; l’on abordait sans les voir des ombres muettes glissant le long de palissades, allant à des besognes mystérieuses ; et, comme pour faire l’espace plus grand, le silence plus effrayant encore, de temps en temps, dans les cours des usines désertes, des chiens aboyaient longuement.

 

Jack était ému. Chaque pas qu’il faisait l’éloignait de Paris, de son bruit, de ses lumières, l’enfonçait plus profondément dans la nuit et le silence. En ce moment, il arrivait à la dernière masure, une échoppe de marchand de vins encore éclairée et barrant le chemin d’une longue bande lumineuse qui semblait à l’enfant la limite du monde habité.

 

Après, venait l’inconnu, l’ombre.

 

Il hésita longtemps avant de s’y lancer :

 

– Si j’entrais là pour demander ma route ? se disait-il en regardant dans la boutique. Malheureusement, il n’avait pas un sou dans sa poche… Le patron ronflait, assis à son comptoir. Autour d’une petite table boiteuse, deux hommes et une femme buvaient accoudés et causant à voix basse. Au bruit que fit l’enfant en poussant la porte entre-bâillée, ils levèrent la tête et regardèrent. Ils avaient des visages sinistres, hâves et terribles, de ces visages comme Jack en avait vu le matin dans les postes quand on cherchait Mâdou. La femme surtout, en caraco rouge, avec un filet, était effrayante.

 

– Qu’est-ce qu’il veut encore, celui-là ? dit une voix éraillée.

 

Un des hommes se levait ; mais Jack se sauva épouvanté, franchit d’un bond la lueur du bouge, en entendant derrière lui un flot d’injures et le claquement de la porte refermée. Précipité maintenant à corps perdu dans cette ombre sinistre devenue un refuge, il courait de toutes ses forces et ne s’arrêta que longtemps après, en pleine campagne.

 

Au loin, de droite à gauche, s’étendaient des champs qui semblaient de partout toucher la ligne de l’horizon.

 

Quelques maisons de maraîchers basses et neuves, petits cubes blancs disséminés dans cette nuit d’encre, rompaient seules la monotonie de la vue. Là-bas, Paris faisait son train de grande ville encore perceptible à cette distance, et animait tout un point du ciel du rouge reflet d’un feu de forge. De tous ses environs, Paris est reconnaissable à cette montée de lumière, enveloppé comme certains astres de l’atmosphère éblouissante de son mouvement.

 

L’enfant restait là, immobile, atterré.

 

C’était la première fois qu’il se trouvait si tard dehors, et tout seul. En outre, il n’avait rien mangé ni bu depuis le matin, et souffrait d’une grande soif, d’une soif ardente. À présent il commençait à comprendre dans quelle terrible aventure il s’était lancé. Peut-être se trompait-il et marchait-il à l’envers de ce beau pays d’Étiolles si désiré et si lointain ? En admettant même qu’il fût dans la bonne direction, quelle force il lui faudrait pour aller jusqu’au bout !

 

L’idée lui vint alors de se coucher dans un des fossés creusés de chaque côté de la route et d’y dormir en attendant le jour ; mais comme il s’approchait, devant lui, tout près de lui, il entendit respirer longuement, lourdement. Un homme était allongé là, appuyant sa tête sur un tas de pierres, formant une masse de guenilles confuses parmi la blancheur des cailloux.

 

Jack s’arrêta, pétrifié, les jambes rompues, tremblantes, incapable d’un pas en arrière ou en avant.

 

Pour achever de le terrifier, voilà que cette chose sans nom et grouillante se met à remuer, à gémir, à s’étirer pendant le sommeil.

 

L’enfant se rappela le regard sanglant de la femme au caraco rouge, ces figures de gibet qui rôdaient là-bas le long des murs ; il se dit que « ça qui dormait » devait avoir une de ces faces ignobles, et il tremblait de voir s’ouvrir ces yeux fermés, se dresser ce long corps abandonné, les souliers en avant, sur la boue du chemin.

 

Toute l’ombre se remplissait pour lui de ces larves effrayantes. Elles rampaient au fond des fossés, elles lui barraient le passage ; s’il avait seulement étendu la main à droite ou à gauche, il lui semblait qu’il aurait touché quelqu’un. Ah ! le misérable tombé là sur ce tas de pierres pour cuver son vin ou son crime aurait pu se réveiller, sauter sur lui, Jack n’eût pas même trouvé la force d’un cri…

 

Une lumière et des voix, venant sur la route, le tirèrent subitement de sa torpeur. Un officier rentrant bien vite à son fort, un de ces petits forts détachés en avant de Paris, marchait à côté de son ordonnance, venue au-devant de lui avec un falot, à cause de la nuit très noire.

 

– Bonsoir, messieurs ! dit l’enfant d’une voix douce toute grelottante d’émotion.

 

Le soldat qui portait la lanterne la leva dans la direction de cette voix.

 

– Voilà une mauvaise heure pour voyager, mon garçon, dit l’officier… Est-ce que tu vas loin ?

 

– Oh ! non, monsieur, pas bien loin, ici tout près… répondit Jack, qui ne se souciait pas de raconter sa grande escapade.

 

– Eh bien, nous pouvons faire un bout de chemin ensemble… Je vois jusqu’à Charenton.

 

Quel bonheur pour l’enfant de s’en aller pendant une heure encore en compagnie de ces deux braves soldats, de régler son petit pas sur le leur, de marcher dans la lueur du bienheureux falot qui refoulait les ténèbres autour de lui de chaque côté, les faisait paraître plus épaisses et plus effrayantes. Il y gagnait encore de se savoir dans le bon chemin, car les noms de pays qu’il entendait prononcer étaient bien ceux dont Augustin parlait.

 

– Nous voilà chez nous, nous autres, dit tout à coup l’officier en s’arrêtant… allons, bonsoir, mon enfant !… Une autre fois, je t’engage à ne plus te hasarder tout seul à cette heure sur les routes. La banlieue de Paris n’est pas sûre.

 

Et les deux soldats avec leur falot s’enfoncèrent dans une petite ruelle, laissant Jack, seul encore une fois, à l’entrée de la longue rue de Charenton.

 

Il retrouvait là les réverbères de Bercy, les cabarets borgnes d’où sortaient des chants avinés, des disputes brutales que la lourdeur du sommeil épaississait encore. Neuf heures sonnaient là-haut à une église, derrière laquelle s’étageaient des maisons, des jardins sur une côte. Ensuite, il se trouva au bord d’un quai, traversa un pont qui lui semblait jeté sur un abîme, tellement la nuit était noire. Il aurait voulu s’arrêter, s’appuyer un moment au parapet ; mais les chants de tout à l’heure, dispersés maintenant dans les rues, se rapprochaient, et chassé par une terreur nouvelle, le pauvre petit se mit à courir, à rejoindre la pleine campagne, où du moins la peur prenait des aspects de rêve.

 

Ici, ce n’était plus la banlieue parisienne aux champs entrecoupés d’usines. Il longeait des fermes, des étables, d’où sortaient des froissements de paille, une odeur chaude de laine et de fumier. Ensuite la route s’élargissait, retrouvait ses fossés interminables, ses tas de pierres symétriquement alignés et ses bornes basses qui mesurent les distances aux pas fatigués des voyageurs.

 

Ce silence glissant dans l’espace, cette mort de tout mouvement fait à l’enfant l’illusion d’un immense sommeil épandu, et il craint d’entendre auprès de lui le ronflement lassé qui l’a si fort effrayé là-bas sur le tas de pierres. Même le bruit léger de sa marche le trouble ; parfois il se retourna vivement… La lueur de Paris éclaire toujours l’horizon. Au loin, on entend un grincement de roues, un tintement de grelots. L’enfant se dit : « Attendons ! » mais rien ne passe, et cette charrette invisible dont les roues semblent marcher péniblement, s’enfonce en un endroit lointain de l’horizon, revient, se tait, se réveille dans les caprices tournants de quelque route difficile, et ne se décide jamais à paraître.

 

Jack continue sa course… Quel est cet homme qui l’attend debout au détour du chemin ?… Un homme, deux, trois… Ce sont des arbres, de longs peupliers, qui frémissent de toutes leurs feuilles sans courber seulement leur faîte ; puis, des ormes, de vieux ormes de France, aux troncs capricieux, feuillus, immenses, tourmentés ; et Jack marche entouré de nature, pris dans ce grand mystère des nuits de printemps où l’on croit entendre l’herbe pousser, les bourgeons s’entr’ouvrir, la terre se fendre pour les éclosions. Tous ces bruits confus l’épouvantent.

 

– Si je chantais, pour me donner du cœur !

 

Au milieu de l’ombre, ce fut une chanson de nuit qui lui revint, un air de Touraine avec lequel sa mère l’endormait autrefois dans sa petite chambre, quand la lumière était éteinte :

 

Mes souliers sont rouges,

Ma mie, ma mignonne.

 

Cela grelottait dans l’air froid et faisait pitié à entendre, cette peur d’enfant fredonnant au milieu de la grande route noire et se servant de sa chanson pour se guider comme d’un fil tremblant et sonore… Tout à coup la chanson s’arrêta net.

 

Quelque chose de terrible s’approchait, un moutonnement plus noir que l’espace, comme si les ténèbres des fonds s’avançaient sur l’enfant pour l’engloutir.

 

Avant de voir, de distinguer, il entendit.

 

C’étaient d’abord des cris, des cris humains mal articulés qui ressemblaient à des sanglots ou à des hurlements ; puis des coups sourds, mêlés au tumulte d’une grosse averse, d’une pluie d’orage en train de venir vers lui, portée par cette nuée lugubre. Soudain un beuglement horrible retentit. Des bœufs, ce sont des bœufs, tout un troupeau serré entre les deux fossés, et qui enveloppe le petit Jack, le frôle, le bouscule. Il sent le souffle humide des naseaux, le coup de fouet des queues vigoureuses, la chaleur des larges croupes, toute une odeur d’étable tumultueusement remuée. Le troupeau passe comme une trombe, sous la garde de deux chiens trapus et de deux énormes garçons, moitié pâtres, moitié bouchers, qui courent à la suite du bétail indiscipliné et farouche, en le poussant de leurs coups de trique et de leurs hurlements.

 

Derrière eux, l’enfant reste stupide de terreur. Il n’ose plus faire un pas. Ceux-là sont passés, mais il va peut-être en venir d’autres. Où aller ? Que devenir ?… Prendre à travers champs ?… Mais il se perdrait, et puis il fait si noir. Il pleure, il tombe à genoux, il voudrait mourir là. Le roulement d’une voiture, deux lanternes allumées qu’il voit venir de loin sur la route, comme deux regards amis, le raniment subitement. Enhardi par la crainte, il appelle :

 

– Monsieur !… Monsieur !…

 

La voiture s’est arrêtée, et de la capote sort une bonne grosse casquette à oreillons qui se penche pour chercher à qui peut appartenir ce cri timide qui se lève de si bas, du ras du sol.

 

– Je suis bien fatigué, dit Jack en tremblant, voulez-vous me permettre de monter un peu dans votre voiture ?

 

La grosse casquette hésite à répondre, mais du fond de la capote une voix de femme vient au secours de l’enfant : « Oh ! le pauvre petit !… fais-le monter. »

 

– Où allez-vous ? demande la casquette.

 

L’enfant cherche une minute ; comme tous les fugitifs qui craignent une poursuite, il cache soigneusement le but de son voyage.

 

– À Villeneuve-Saint-Georges, répond-il au hasard.

 

– Eh bien ! montez.

 

Le voilà dans la voiture, entortillé d’une bonne couverture de voyage, entre un gros monsieur et une forte dame, qui regardent curieusement à la lanterne du cabriolet ce petit collégien ramassé sur la route. Où donc va-t-il si tard, bon Dieu ! et tout seul ? Jack aurait bien envie de dire la vérité. Il y a dans le voisinage des braves gens une communication confiante. Mais non ! Il a trop peur qu’on le ramène au Moronval. Alors il raconte une histoire… Sa mère très malade à la campagne, chez des amis… On l’a prévenu dans la soirée, et il est parti tout de suite, à pied, parce qu’il n’avait pas la patience d’attendre le train du lendemain.

 

– Je comprends ça, dit la dame, qui a l’air d’une bonne et naïve personne ; et la casquette à oreillons comprend ça, elle aussi. Seulement elle fait des observations pleines de sagesse sur l’imprudence qu’il y a pour un enfant de cet âge à courir les routes à une pareille heure. Les dangers sont de toutes sortes, et la casquette un peu doctorale – elle est si commode et si chaude – prend plaisir à les énumérer à son jeune ami ; après quoi elle lui demande à quel endroit de Villeneuve habitent les connaissances de sa mère.

 

– Tout au bout du pays, répond Jack vivement. La dernière maison à droite.

 

C’est bien heureux qu’il fasse nuit et que sa rougeur s’abrite sous la capote du cabriolet. Malheureusement il n’en a pas fini avec les interrogations. Le mari et la femme sont très bavards, et curieux comme tous ces bavards avec lesquels on ne peut rester cinq minutes sans connaître toutes leurs affaires. Ce sont des marchands de drap de la rue des Bourdonnais qui chaque samedi s’en vont à la campagne évaporer dans une jolie petite maison à eux l’air alourdi, la poussière étouffante de leur commerce, un bon commerce qui leur permettra bientôt de se retirer tout à fait dans leur petit coin vert de Soisy-sous-Étiolles.

 

– Est-ce que c’est loin d’Étiolles, ce pays là ? demande Jack en tressaillant.

 

– Oh ! non… ça se touche, répond la grosse casquette, qui allonge un coup de fouet amical à sa bête.

 

Quelle fatalité !

 

Ainsi, sans son mensonge, en avouant tout simplement qu’il se rendait à Étiolles, il n’aurait eu qu’à continuer sa route dans cette bonne voiture qui roulait si également au milieu d’un sillon de lumière mobile et tranquillisante. Il n’aurait eu qu’à se laisser bercer par tout ce bien-être, à étendre ses petites jambes engourdies, à s’endormir dans le châle de la dame qui lui demandait à chaque instant s’il était bien, s’il avait chaud. Puis la casquette à oreillons avait débouché un flacon de quelque chose de raide et lui en avait fait boire une goutte pour le ragaillardir.

 

Ah ! s’il avait trouvé le courage de leur dire : « Ce n’est pas vrai… J’ai menti… Je n’ai rien à faire à Villeneuve-Saint-Georges… Je vais plus loin, là-bas, où vous allez. » Mais c’était s’exposer au mépris, à la méfiance de ces gens si bons, si ouverts, et il aimait encore mieux retomber dans toute l’horreur dont leur pitié l’avait tiré. Pourtant, quand il leur entendit dire qu’on arrivait à Villeneuve, l’enfant ne put retenir un sanglot.

 

– Ne pleurez pas, mon ami, lui disait la dame. Votre mère n’est peut-être pas aussi malade que vous croyez ; et vous voir lui fera du bien.

 

À la dernière maison de Villeneuve, la voiture s’arrêta.

 

– C’est là, dit Jack tout ému.

 

La femme l’embrassa, le mari lui serra la main en l’aidant à descendre.

 

– Ah ! vous êtes bien heureux d’être rendu… Nous en avons encore pour quatre bonnes lieues.

 

Et lui aussi les avait à faire ces quatre bonnes lieues-là.

 

C’était terrible.

 

Il s’approcha d’une grille comme s’il voulait sonner.

 

– Allons, bonsoir ! lui crièrent ses amis.

 

Il répondit « bonsoir ! » d’une voix étranglée par les larmes ; et la voiture, laissant la direction de Lyon, prit sur la droite un chemin bordé d’arbres, dessinant avec ses lanternes un grand circuit lumineux dans le noir de la plaine.

 

Alors il lui vint la folle pensée qu’il pourrait peut-être rejoindre cette lueur protectrice, s’y maintenir, la suivre en courant. Il s’élança derrière elle avec une sorte de rage ; mais ses jambes, que le repos avait rendues plus faibles, comme la lumière avait fait ses yeux plus aveugles aux voiles accumulés de l’ombre, refusaient tout service.

 

Au bout de quelques pas, il fut obligé de s’arrêter, essaya de courir encore, et finit par tomber épuisé avec une crise, un flot de larmes, pendant que la voiture hospitalière continuait paisiblement sa route, sans se douter qu’elle laissait derrière elle un si profond et si complet désespoir.

 

Le voilà couché au bord du chemin. Il fait froid, la terre est humide. N’importe ! La fatigue est plus forte que tout. Autour de lui, il sent l’immensité des champs. Le vent a cette haleine longue dont il parcourt les grands espaces, terre ou mer, et peu à peu tous les souffles de la plaine, frôlement d’herbes, craquements de feuilles, confondus dans un immense roulis de soupirs et de sons, enveloppent l’enfant, le bercent, l’apaisent et l’endorment profondément.

 

Un bruit épouvantable le réveille en sursaut. Qu’est-ce encore que cela ? Les yeux à peine ouverts, sur un talus à quelques mètres de lui, Jack voit passer quelque chose de monstrueux, de terrible, une bête hurlante, sifflante, avec deux énormes yeux bombés et sanglant, et de longs anneaux noirs qui se déroulent en faisant jaillir des étincelles. Le monstre fuit dans la nuit, comme la traînée d’une immense comète dont le rayon fendrait l’air avec un vacarme effroyable. Aux endroits où il passe, la nuit s’ouvre, se déchire, on aperçoit un poteau, un bouquet d’arbres ; l’ombre se referme à mesure, et ce n’est que lorsque l’apparition est déjà loin, lorsqu’on ne voit plus rien d’elle qu’une petite flamme verte, que l’enfant a reconnu le passage d’un train express de nuit.

 

Quelle heure est-il ? Où est-il ? Combien de temps a-t-il dormi ? Il n’en sait rien ; mais ce sommeil lui a fait du mal. Il s’est réveillé tout transi, les membres raides, le cœur horriblement serré. Il a rêvé de Mâdou… Oh ! le moment terrible où le rêve, envolé au réveil, revient à la mémoire si poignant et si réel. L’humidité du sol le pénétrant, Jack a rêvé qu’il était couché là-bas, dans le cimetière, à côté du petit roi. Il frissonne encore de ce froid de la terre : un froid lourd, sans air. Il voit la figure de Mâdou, il sent ce petit corps glacé contre le sien. Pour échapper à l’obsession, il se lève ; mais sur la route que le vent de la nuit a séchée et durcie, son pas résonne si fort qu’il le croit double, augmenté d’un autre pas qui le suit. Mâdou marche là, derrière lui…

 

Et la course folle recommence.

 

Jack va devant lui dans l’ombre, dans le silence. Il traverse un village endormi, passe sous un clocher carré qui lui jette sur la tête ses grosses notes vibrantes et lourdes. Deux heures sonnent. Un autre village, trois heures sonnent. Il va, il va. La tête lui tourne, ses pieds le brûlent. Il marche toujours. S’il s’arrêtait, il aurait trop peur de retrouver son rêve, son horrible rêve que le mouvement de la course commence à dissiper. De temps en temps, il croise des voitures couvertes de grandes bâches, équipages somnambules où tout dort, les chevaux, le conducteur.

 

L’enfant demande, épuisé : « Suis-je bien loin d’Étiolles ? »

 

C’est un grognement qui lui répond.

 

Mais voici que bientôt un autre voyageur va se mettre en route avec lui par la campagne, un voyageur dont le départ sonne dans le chant des coqs et les grelots légers des grenouilles au bord du fleuve. C’est le jour, le jour qui rôde sous les nuées, indécis encore du chemin qu’il prendra. L’enfant le devine autour de lui et partage avec toute la nature cette attente anxieuse du jour nouveau.

 

Tout à coup, droit devant lui, dans la direction de ce pays d’Étiolles où on lui a dit qu’était sa mère, justement sur ce côté de l’horizon, le ciel s’écarte, se déchire. C’est d’abord une ligne lumineuse, une pâleur étalée tout au bord de la nuit sans le moindre rayonnement. Cette ligne s’agrandit à mesure, avec le battement d’une lueur, ce mouvement de la flamme incertaine qui cherche l’air pour s’aider à monter. Jack marche vers cette lumière ; il marche dans une sorte de délire qui décuple ses forces. Quelque chose l’avertit que sa mère est là-bas, là-bas aussi la fin de cette épouvantable nuit.

 

Maintenant tout le fond du ciel est ouvert. On dirait un grand œil clair, baigné de larmes, qui regarde venir l’enfant avec douceur et attendrissement. « J’y vais, j’y vais, » est-il tenté de répondre à cet appel lumineux et béni. La route, qui commence à blanchir, ne l’effraye plus. D’ailleurs, c’est une belle route sans fossé ni pavé et sur laquelle il semble que des voitures de riches doivent rouler luxueusement. De chaque côté, baignées dans la rosée et le rayon de l’aube, de somptueuses propriétés étalent leurs larges perrons, leurs pelouses déjà fleuries, leurs allées tournantes, où l’ombre se réfugie en glissant sur le sable.

 

Entre les maisons blanches et les murs d’espaliers, des champs de vigne, des pentes vertes descendent jusqu’à une rivière qu’on voit sortir de la nuit, elle aussi, toute moirée de bleu sombre, de vert tendre et de rose.

 

Et toujours la lumière du ciel qui s’agrandit, qui se rapproche.

 

Oh ! dépêche-toi de luire, aurore maternelle ; verse un peu de chaleur, et d’espoir, et de force à l’enfant exténué qui se hâte en te tendant les bras.

 

– Suis-je bien loin d’Étiolles ? demande Jack à des terrassiers qui passent, le sac en bandoulière, par groupes muets, encore endormis.

 

Non, il n’est pas loin d’Étiolles ; il n’a qu’à suivre la forêt, tout « drouet. »

 

Elle s’éveille, en ce moment, la forêt. Tout le grand rideau vert tendu au bord du chemin frissonne. Ce sont des pépiements, des roucoulements, des gazouillements qui se répondent des églantines de la haie aux chênes centenaires. Les branches se frôlent, s’abaissent sous des coups d’ailes précipités, et pendant que ce qui reste d’ombre en l’air s’évapore, que les oiseaux de nuit au vol silencieux et lourd regagnent leurs abris mystérieux, une alouette monte de la plaine, fine, les ailes tendues, s’élève par vibrations sonores, traçant ce premier sillon invisible où se rejoignent dans les beaux jours d’été, le grand calme du ciel et tous les bruits actifs de la terre.

 

L’enfant ne marche plus, il se traîne. Une vieille en haillons, à la figure méchante, passe, menant une chèvre. Il demande encore une fois :

 

« Suis-je bien loin d’Étiolles ? »

 

La vieille le regarde d’un air féroce et lui montre un petit chemin caillouteux qui monte, étroit et raide, à la lisière de la forêt. Malgré sa lassitude, il continue sans s’arrêter. Déjà le soleil est presque chaud ; l’aube de tout à l’heure est devenue un foyer d’éblouissants rayons. Jack comprend qu’il approche. Il va, courbé, chancelant, heurté aux pierres qui roulent sous ses pieds ; mais il va.

 

Enfin, en haut, il voit un clocher qui s’élève au-dessus de toits groupés dans une masse de verdure. Allons, encore un effort. Il faut arriver jusque-là. Mais les forces lui manquent.

 

Il s’affaisse, se relève, retombe encore, et à travers ses paupières qui battent, il entrevoit tout près de lui une petite maison chargée de vignes, de glycines en fleurs, de rosiers montants, qui la recouvrent jusqu’au faîte de son pigeonnier et de sa tourelle toute rose de briques neuves. Au-dessus de la porte, entre l’ombre flottante des lilas déjà fleuris, une inscription en lettres d’or : Parva domus, magna quies.

 

Oh ! la jolie maison tranquille, baignée de lumière blonde ! Tout est encore fermé, pourtant on ne dort pas, car voici une voix de femme, fraîche et joyeuse qui se met à chanter :

 

Mes souliers sont rouges,

Ma mie, ma mignonne.

 

Cette voix, cette chanson !… Jack croit rêver. Mais les deux battants d’une persienne claquent sur le mur, et une femme apparaît, toute blanche, dans un négligé matinal, avec les cheveux en torsade et le regard étonné du réveil.

 

Mes souliers sont rouges,

Salut mes amours !

 

– Maman !… maman !… appelle Jack d’une voix faible.

 

La femme s’arrête, interdite, regarde, cherche une minute, éblouie par le soleil levant ; puis tout à coup elle aperçoit ce petit être hâve, boueux, déchiré, expirant.

 

Elle pousse un grand cri : Jack !…

 

En un instant, elle est près de lui et, de toute la chaleur de son cœur de mère, elle réchauffe l’enfant à demi mort, glacé des terreurs, des angoisses, de tout le froid et l’ombre de sa terrible nuit.

 

VIII

PARVA DOMUS, MAGNA QUIES


Non, mon Jack, non mon enfant chéri, n’aie pas peur, tu n’y retourneras plus à ce maudit gymnase… Battre mon enfant, ils ont osé battre mon enfant !… Tu as joliment bien fait de te sauver… Ce misérable mulâtre a porté la main sur toi. Il ne sait donc pas que de par ta naissance, sans parler de ta couleur, c’est toi qui aurais eu le droit de le bâtonner. Il fallait lui dire : Maman en a eu des mulâtres pour la servir. Allons ! ne me regarde pas avec tes grands yeux tristes. Je te dis que tu n’y retourneras plus. D’abord je ne veux plus que tu me quittes. Je vais t’organiser ici une jolie petite chambre. Tu verras comme on est bien à la campagne. Nous avons des bêtes, des poules, des lapins, et une chèvre, et un âne. C’est l’arche de Noé, cette maison… Au fait, ça me fait penser que je n’ai pas donné à manger à mes poules… Ton arrivée m’a tant émotionnée… Oh ! quand je t’ai aperçu là, sur la route, dans cet état… Allons ! dors, repose-toi encore un peu. Je te réveillerai pour le dîner. Mais, avant, bois un peu de bouillon froid. Tu sais ce que M. Rivals a dit : pour te remettre, il ne faut que du sommeil et de la nourriture… Il est bon, hein ? le bouillon de la mère Archambauld… Pauvre chéri, quand je pense que pendant que je dormais, tu courais seul par les chemins. C’est horrible… Entends-tu mes poules qui m’appellent ? J’y vais… Dors bien. »

 

Elle s’en alla sur la pointe des pieds, légère, heureuse, toujours charmante, quoique un peu hâlée par l’air vif et trop habillée dans un costume de convention champêtre avec beaucoup de velours noir sur de la toile bise et un chapeau de paille d’Italie garni de fleurs tombantes. Plus enfant que jamais, elle jouait à la campagne.

 

Jack ne pouvait pas dormir. Les quelques heures de repos qu’il avait eues en arrivant, son bain, le bouillon de la mère Archambauld, et par-dessus tout la merveilleuse élasticité de la jeunesse, sa force souple de résistance, avaient eu raison de sa courbature. Il regardait autour de lui, savourant le bien-être de ce milieu si calme.

 

Ce n’était plus l’ancien luxe du boulevard Haussmann, capitonné, ouaté, étouffé. La chambre où il se trouvait était vaste, tendue de perse claire, ornée de meubles Louis XVI tout blancs et gris sans la moindre dorure. Au dehors, la tranquillité de la pleine campagne, des frôlements de branches contre les vitres, des roucoulements de pigeons sur le toit et le « p’tit ! p’tit ! » de sa mère, montant de la basse-cour avec les cris variés, les piétinements qui se font autour d’une poignée d’avoine.

 

Jack savourait l’intimité de ce léger tumulte égaré dans le silence environnant. Il était heureux, reposé. Une seule chose le troublait : le portrait de d’Argenton en face de lui, au pied du lit, dans une pose prétentieuse, despotique, la main sur un livre entr’ouvert, les yeux durs et pâles.

 

L’enfant pensait : « Où est-il ? où habite-t-il ?… Pourquoi ne l’ai-je pas vu ? » À la fin, gêné par ce regard de photographie qui le poursuivait comme une question ou un reproche, il se leva et descendit vers sa mère.

 

Elle était occupée à soigner, à nourrir ses bêtes avec une gaucherie élégante, gantée jusqu’au coude, le petit doigt en l’air, la robe relevée sur le côté laissant voir un jupon à raies et des bottines à grands talons. La mère Archambauld riait de sa maladresse, tout en faisant elle-même la cabine de ses lapins. Cette mère Archambauld était la femme d’un garde de la forêt, qui venait faire le ménage et la cuisine aux Aulnettes, ainsi qu’on appelait dans le pays la maison qu’habitait la mère de Jack, à cause d’un bouquet de petits aulnes posé au bout du jardin.

 

– Jésus-Dieu ! qu’il est joli, votre garçon !… fit la paysanne enthousiasmée de l’apparition de Jack dans la basse-cour.

 

– N’est-ce pas, mère Archambauld ?… Quand je vous le disais.

 

– Mais dam ! y ressemblont ben plus à sa maman qu’à son papa, pour sûr… Bonjour, mon mignon ! Voulez-vous t’y que je vous embrasse ?

 

Elle frotta contre le visage de l’enfant sa peau de vieille sauvagesse aux yeux noirs, qui sentait le chou des lapins. À ce mot de « papa, » Jack avait levé la tête.

 

– Eh bien ! puisque tu ne peux pas dormir, allons voir la maison…, dit la mère qui se lassait toujours très vite d’une occupation quelconque. Elle rabattit les plis de sa robe et fit visiter à l’enfant cette habitation originale, située à une portée de fusil du village et réalisant ce rêve du confortable dans l’isolement que forment tous les poètes, mais qui, le plus souvent, ne se trouve accompli que par des épiciers.

 

Le principal corps de logis se composait d’un ancien pavillon de chasse dépendant autrefois d’un de ces grands châteaux Louis XV comme il y en a beaucoup de ce côté, mais que le morcellement de la propriété avait émancipé, lui aussi, rejeté en dehors des limites seigneuriales. À ces vieilles pierres s’appuyait une tourelle neuve avec un pigeonnier et une girouette, qui achevaient de donner à la maison l’aspect d’une gentilhommière retapée. Ils visitèrent aussi l’écurie, les hangars, le verger, un immense verger ouvrant sur la forêt de Sénart. On termina par la tourelle. Un escalier tournant, éclairé de lucarnes ornées de verres de couleur, conduisait à une grande pièce ronde, percée de quatre fenêtres en ogive, meublée d’un divan circulaire en étoffe algérienne. Quelques curiosités artistiques se trouvaient réunies là : des bahuts en vieux chêne, un miroir de Venise, d’anciennes tentures et une haute chaire en bois sculpté du temps de Henri II, posée comme un siège devant une immense table de travail chargée de paperasses.

 

De tous côtés un admirable paysage de bois, de vallée, de rivière, se découvrait de haut, varié à chaque ouverture, tantôt limité par un rideau de feuilles vertes, tantôt s’échappant à perte de vue, aérien, lumineux, au delà des coteaux de la Seine.

 

– C’est ici qu’IL travaille ! dit la mère sur le seuil et d’un ton religieux.

 

Jack n’eut pas besoin de demander quel était ce Il si respectable.

 

À demi voix, comme dans un sanctuaire, elle continua sans regarder son fils :

 

– À présent, il est en voyage… Il reviendra dans quelques jours. Je vais lui écrire que tu es arrivé ; il sera bien content, car malgré son air sévère, vois-tu ! c’est le meilleur des hommes et il t’aime beaucoup… Il faudra bien l’aimer, toi aussi, mon petit Jack… Sans cela, entre vous deux, je serais trop malheureuse.

 

En parlant ainsi, elle contemplait le portrait de d’Argenton pendu au mur au fond de la pièce, un portrait peint dont la photographie de la chambre n’était qua la reproduction. L’image du poète se répétait en effet dans toutes les pièces, sans parler d’un buste en bronze florentin qui trônait au milieu d’une pelouse à l’entrée du verger ; et, particularité bien significative, il n’y avait pas d’autre portrait que le sien dans toute la maison.

 

– Tu me le promets, mon Jack, que tu l’aimeras !… répéta la pauvre folle en face de l’image sévère et moustachue.

 

L’enfant baissa la tête et répondit avec effort :

 

– Je te le promets.

 

Alors elle referma la porte, et ils descendirent l’escalier sans un mot.

 

Ce fut le seul nuage de cette mémorable journée.

 

Ils étaient si bien tous les deux, rien qu’eux deux, dans la grande salle à manger tapissée de faïence, où la soupe aux choux épaisse et fumante avait un parfum d’aristocratique fantaisie. On entendait la mère Archambauld se dépêchant de laver ses assiettes à la cuisine. Autour de la maison, le silence, le bon silence de la campagne rôdait comme un gardien mystérieux. Jack ne se lassait pas d’admirer sa mère. Elle aussi le trouvait beau, grandi, bien fort pour ses onze ans ; et ils s’embrassaient entre chaque bouchée comme deux amoureux.

 

Dans la soirée, ils eurent des visites. Le père Archambauld vint chercher sa femme, comme tous les soirs ; car ils habitaient loin à l’intérieur de la forêt. On le fit asseoir dans la salle à manger.

 

– Allons ! un verre de vin, père Archambauld ! À la santé de mon petit garçon !… N’est-ce pas qu’il est gentil, et que vous l’emmènerez quelquefois avec vous courir le bois ?

 

– Mais je crois bien, madame d’Argenton.

 

Et tout en levant son verre de vin, ce géant, roux et tanné, la terreur des braconniers du pays, promenait de droite à gauche un regard que l’affût de nuit parmi les buissons et les branches avait affiné et rendu si mobile qu’il ne pouvait plus se fixer.

 

Ce nom de d’Argenton donné à sa mère taquinait un peu notre ami Jack. Mais comme il n’avait pas une notion bien exacte des dignités ni des devoirs de la vie, sa légèreté d’enfant l’emporta vite vers d’autres pensées, vers ces promesses de chasse à l’écureuil que le garde réitérait avant de s’en aller, tout en rappelant ses deux chiens qui soufflaient sous la table, et replaçant sur ses cheveux crépus sa casquette de garde-forestier au service de l’État.

 

Le couple parti, on entendit rouler lentement, péniblement, une voiture sur les cailloux de la montée.

 

– Tiens ! on dirait M. Rivals. Je reconnais son cheval qui va toujours au pas. C’est vous, docteur ?

 

– Oui, madame d’Argenton.

 

C’était le médecin d’Étiolles qui, en rentrant de sa tournée, venait prendre des nouvelles de son petit malade du matin.

 

– Là ! quand je vous disais que ce ne serait qu’une grosse courbature… Bonjour, mon enfant !

 

Jack regardait cette large figure couperosée, ce tout petit homme, trapu, voûté, avec sa longue redingote qui lui battait les talons, sa crinière blanche ébouriffée, et cette démarche houleuse rapportée de vingt ans de mer en qualité de chirurgien.

 

Comme il avait l’air loyal et bon !

 

Ah ! les braves gens, et qu’on se sentait heureux dans ce milieu franc et rustique, loin de l’affreux mulâtre et du gymnase Moronval.

 

Quand le docteur se fut en allé, on poussa les gros verrous de la porte. L’ombre referma autour des murs sa barrière silencieuse, et la mère et l’enfant montèrent dans la chambre pour se coucher.

 

Là, pendant que Jack s’endormait, elle écrivit à son d’Argenton une longue lettre pour lui annoncer l’arrivée de son fils et essayer de l’attendrir sur le sort incertain de cette petite vie dont elle entendait le souffle régulier et paisible sous les rideaux, tout près d’elle.

 

Elle ne fut un peu rassurée à ce sujet que deux jours après, en recevant d’Auvergne une réponse du poète.

 

Quoique pleine de remontrances et d’allusions à la faiblesse de la mère et au caractère indiscipliné de l’enfant, la lettre était moins terrible qu’on aurait pu s’y attendre. En somme, d’Argenton avait déjà pensé aux frais énormes qu’entraînait l’éducation Moronval, et tout en désapprouvant l’escapade, il convenait que ce n’était pas là un grand malheur, l’institution étant en pleine déconfiture. (Depuis qu’il n’y était plus, parbleu !) Quant à l’avenir de l’enfant, il s’en chargeait ; et à son arrivée prochaine, c’est-à-dire dans huit jours, il aviserait sur ce qu’il y aurait à faire.

 

Jamais Jack, dans toute sa vie d’enfant et d’homme, ne put retrouver huit autres jours pareils à ces huit jours-là, si beaux, si heureux, si pleins. Sa mère tout à lui, le bois, la basse-cour, la chèvre, et remonter dix fois l’escalier dans les pas de son Ida, aller où elle allait, rire de son rire sans savoir pourquoi, le bonheur enfin, le bonheur fait d’une foule de joies menues et inracontables.

 

Puis une nouvelle lettre, et :

 

« Il arrive demain. »

 

Bien que d’Argenton eût dit qu’il était prêt à revoir cet enfant, à se montrer bon et indulgent pour lui, la mère était inquiète et voulait préparer l’entrevue. Aussi elle empêcha Jack de monter avec elle dans la carriole qui devait ramener de la station d’Évry le poète attendu. Elle lui fit une leçon embarrassée, pénible pour tous deux, comme s’ils eussent été complices de quelque faute impardonnable : « Tu resteras au fond du jardin, tu m’entends… Tu ne t’élanceras pas à sa rencontre… Tu attendras, je t’appellerai. »

 

Quelle émotion pour Jack !

 

Il passa cette heure d’attente à se promener dans le verger, à guetter dans le petit chemin caillouteux, jusqu’au premier grincement de roues.

 

Alors il s’enfuit et, caché derrière les groseilliers, il entendit l’entrée dans la maison, sa voix à Lui, sévère, sans vibration, et la voix de sa mère encore plus douce que d’habitude. « Oui, mon ami… Non mon ami… »

 

Enfin, la fenêtre de la tourelle s’ouvrit dans le feuillage.

 

– Jack, monte vite… tu peux venir.

 

Son petit cœur battait dans l’escalier, autant d’étouffement que de crainte ; et, dès en entrant, il se sentit mal préparé pour une entrevue aussi grave, effrayé de cette tête blafarde sur la boiserie sombre de la chaire, gêné de l’embarras de sa mère qui ne tendait même pas la main à sa timidité d’enfant.

 

Pourtant il balbutia un bonjour, et attendit.

 

Le sermon fut court, presque affectueux, cette attitude d’accusé étant loin de déplaire au poète, assez ravi aussi du bon tour joué au cher directeur.

 

– Jack, dit-il en finissant, il faut être sérieux, il faut travailler. La vie n’est pas un roman. Je ne demande pas mieux que de croire à votre repentir ; et si vous êtes raisonnable, je vous aimerai certainement, et nous vivrons heureux tous les trois. Donc, voici ce que j’ai à vous proposer : Sur le temps que je consacre à mes terribles luttes artistiques, je prendrai tous les jours une heure ou deux destinées à votre éducation, à votre instruction. Si vous voulez travailler, je me charge de faire de vous, de l’enfant indiscipliné et léger, un homme comme moi, trempé solidement pour la bataille.

 

– Tu entends, Jack, dit la mère, que le silence de son enfant rendait très inquiète… Tu comprends, n’est-ce pas, le grand sacrifice que notre ami va s’imposer pour toi ?

 

– Oui, maman… murmura Jack.

 

– Attendez, Charlotte, répliqua d’Argenton. Il faut savoir d’abord si ma proposition lui plaît. Je ne force personne, bien entendu.

 

– Eh bien ! Jack ?

 

Jack, ahuri d’entendre appeler sa mère Charlotte, ne savait que répondre et chercha si longtemps quelque chose d’assez tendre, d’assez éloquent pour toute cette générosité, qu’il finit par enfouir sa reconnaissance dans un silence profond. Voyant cela, sa mère le poussa dans les bras du poète qui lui accorda un vrai baiser de théâtre, sonore et froid, en ayant l’air encore de réprimer un mouvement de répulsion.

 

– Ah ! cher, que tu es grand, que tu es bon !… murmurait la pauvre femme, pendant que l’enfant, congédié d’un geste, descendait l’escalier bien vite pour cacher son émotion.

 

Au fond, cette arrivée de Jack dans la maison allait être une distraction pour le poète. La première joie de l’installation passée, il s’était promptement fatigué du tête-à-tête avec Ida, qu’il appelait maintenant Charlotte, en souvenir de l’héroïne de Gœthe, et aussi parce qu’il ne voulait rien lui laisser de l’ancienne Ida de Barancy. Avec elle, il se sentait seul, tellement sa personnalité envahissante s’était imposée à cette malheureuse créature d’esprit borné et de caractère nul.

 

Elle répétait ses mots, s’imprégnait de ses idées, délayait ses paradoxes en bavardages interminables ; de sorte qu’ils ne faisaient qu’un à eux deux, et cette unité, qui peut sembler l’idéal du bonheur dans certaines conditions de vie, était devenue le vrai supplice de d’Argenton, trop batailleur, discuteur, controversant, pour se contenter de cette approbation permanente.

 

Au moins, maintenant, il aurait quelqu’un à contrarier, à diriger, à morigéner, car il était pion bien plus qu’il n’était poète ; et ce fut dans ces dispositions agitées qu’il entreprit l’éducation de Jack avec la ponctualité pompeuse, la solennité méthodique, qu’apportait à ses moindres actions cet éternel pontifiant.

 

Dès le lendemain, Jack en se réveillant dans sa petite chambre aperçut, glissée entre la rainure de sa glace, une pancarte écrite de la belle écriture impeccable du poète, et sur laquelle on lisait en très gros caractères :

 

RÈGLEMENT.

 

C’était un résumé de vie, un plan d’études, la journée divisée en une quantité de petites cases nombreuses, pleines d’occupations jusqu’au bord : À six heures, lever. – De six à sept, déjeuner. – De sept à huit, récitation. – De huit à neuf… Et ainsi de suite.

 

Les jours réglés de la sorte ressemblaient à des fenêtres dont les persiennes fermées laissent passer à peine entre leurs lames compactes assez de souffle pour respirer, et de lumière pour contenter les yeux. Ordinairement, ces règlements ne sont faits que pour être aussitôt dérangés ; mais d’Argenton avait une sévérité vétilleuse qui ne souffrait aucune inexactitude. À cela se joignait la manie du système, à laquelle l’ancien professeur du gymnase Moronval n’avait pu naturellement se soustraire.

 

Le système de d’Argenton consistait à mêler dans la tête du commençant les connaissances les plus diverses, le latin, le grec, l’allemand, l’algèbre, la géométrie, l’anatomie, la syntaxe, avec toutes les études élémentaires indispensables. À la nature ensuite de démêler, de caser, de distribuer tout ce fatras.

 

Le système pouvait être excellent, mais soit qu’il parût trop vaste à l’intelligence de l’enfant, soit que le professeur manquât d’habileté à appliquer ses théories, Jack ne sut pas en profiter. Il était pourtant assez avancé pour son âge, et plus intelligent, malgré son éducation décousue, qu’on ne l’est d’ordinaire à onze ans. Mais ce qu’il y avait de confus, de tumultueux dans ses premières années d’étude, se compliquait encore du système agglomérant auquel son nouveau maître le soumettait. Puis, il était terrifié par ce personnage imposant ; et surtout, la nature le troublait, arrivait à l’absorber tout entier.

 

Transporté tout à coup de la petite cour moisie du gymnase Moronval, de l’affreux passage des Douze-Maisons, en pleine campagne, il était saisi, envahi par la vision de la nature et son contact perpétuel.

 

Quand, aux heures les plus belles de l’après-midi, il se trouvait dans la tourelle en face du professeur et des livres, abîmé sur un gros cahier, dont il voyait danser les lignes, il lui prenait des envies folles de s’échapper, d’enjamber quelque article du règlement dans une école buissonnière ardente, exaspérée de liberté.

 

Vers les fenêtres ouvertes, mai tout en fleurs envoyait ses parfums, la forêt étendait ses houles verdoyantes, et Jack interrompait sa leçon pour suivre des vols s’échappant dans les branches ou la tache rousse qu’un écureuil en promenade mêlait au feuillage sombre de quelque grand noyer. Quel supplice de décliner « Rosa, la rose » en plusieurs langues, tandis que la lisière du bois s’éclairait, à mi-hauteur, du reflet tendre, nouveau, des églantines sauvages ! Il ne pensait qu’à cela, être au grand air, au soleil…

 

– Cet enfant est idiot, s’écria d’Argenton, lorsque à ses questions, à ses arguments, Jack répondait d’un air effaré comme s’il se fût précipité pour répondre des cimes d’arbres qu’il regardait ou du nuage léger en route là-bas vers le couchant. Sa longue taille, très développée pour son âge, ajoutait à son apparence ahurie, et toute la sévérité du poète ne servait qu’à l’interloquer encore ; à gêner l’effort impuissant de sa mémoire trop encombrée.

 

Au bout d’un mois, d’Argenton déclara qu’il y renonçait, qu’il dépensait en pure perte un temps précieux dérobé à de sérieuses occupations. En réalité, il n’était pas fâché de s’arracher lui-même aux multiples exigences de ce règlement de fer qui l’avait asservi, emprisonné aussi bien que l’enfant. De son côté, Ida, ou plutôt Charlotte, accepta très bien cette idée que Jack était un incapable, une intelligence obstruée ; elle aimait mieux encore en convenir que d’entendre les scènes douloureuses, les colères, les larmes finales de cette éducation si difficile.

 

Elle adorait le calme avant tout, et voulait qu’on fût content autour d’elle. Ses vues, étroites comme son esprit, n’allaient jamais au delà de la journée présente et tout avenir lui eût semblé trop cher au prix de sa tranquillité immédiate.

 

Vous jugez si Jack fut heureux de n’avoir plus sous les yeux cet implacable règlement : À six heures, lever. – De six à sept, déjeuner. – De sept il huit, etc.… Le temps lui en parut élargi, allégé. Comme il avait très bien compris qu’il gênait tout le monde dans la maison, rien qu’à la façon dont sa mère l’embrassait, rien qu’à la voix qu’elle prenait pour lui parler devant Lui, il s’échappait des journées entières avec ce dédain absolu de l’heure si naturel aux enfants et aux flâneurs.

 

Il avait un grand ami, le garde, une grande amie, la forêt. Dès le matin, il s’en allait, arrivait à la petite maison des Archambauld au moment où la femme, avant de partir chez les « Parisiens, » servait le déjeuner de son homme dans la salle proprette et fraîche, tendue d’un papier vert-clair, représentant cent fois de suite, devant le même chasseur à l’affût, le même lapin détalant. De là on passait au chenil plein de chiens en dressage dont les petits cris, les aboiements, les bonds s’élançaient, se pressaient aux barreaux de la grille jusqu’à ce que, lâchée, cette multitude de museaux courts, allongés, fendus, d’oreilles droites, pendantes, frangées, se fût dispersée à tous les coins de la cour dans un premier transport de bonheur et de liberté. Et quels sauts, quelles allures naturelles retrouvées loin de l’écuelle commune et de la paille du chenil ! Les danois à taches jaunes, si vite apprivoisés et fournis, les petits bassets épatés, faits pour dévorer le terrain dont leur corps ramassé dans la course semble faire partie, les griffons désordonnés, des poils longs plein les yeux, soyeux, veloutés, secouant des caresses à chacun de leurs mouvements, et les slouguis d’Afrique, un peu trop grands et luxueux pour la chasse, et les lévriers héraldiques, toutes les espèces se trouvaient là. Gravement, le père Archambauld exerçait ses élèves, avec le collier de force, les corrections à coups de fouet, et ces sévérités de l’œil si énervantes pour certaines bêtes qu’elles les domptent, les aplatissent, les allongent à terre, toutes craintives et frémissantes. Jack pensait quelquefois devant un rebelle : « En voilà un qui ne comprend rien au système, » et il aurait voulu l’emmener en forêt, le faire participer à cette bonne insouciance en plein air qui lui donnait à lui-même une surabondance de vie.

 

Il était si content, le petit Jack, si fier d’accompagner le garde à travers bois, de marcher à coté de cet homme terrible, redouté aux alentours, et à qui son fusil passé en bandoulière donnait une physionomie belliqueuse ! Avec lui, il voyait une forêt particulière, bien vivante et peuplée, que les profanes ne connaissent pas. Au lieu de ces effarements dans les feuilles, de ces bruits sournois sous les herbes, que le moindre pas effarouche, il avait le spectacle tranquille des bêtes allant librement à leurs affaires, à leurs plaisirs. C’était une poule faisane, escortée de ses poussins, piquant dans les nids de fourmis ces œufs blanchâtres gros comme des perles qui s’entassent au pied des arbres ; ou des chevreuils broutant les pousses, traversant les allées, l’œil étonné, les pattes tendues, plus amusés que craintifs. Puis, les lièvres à la lisière, partant dans les terres labourées, les lapins, les perdrix.

 

Derrière le rideau grêle des jeunes branches, parmi lesquelles les aubépines en fleurs jetaient leurs grands bouquets d’autel entièrement blancs et parfumés, ces vies s’agitaient, circulaient, mêlées à l’ombre des hautes cimes. Le garde surveillait les terriers, les couvées ; il détruisait les animaux nuisibles, les vipères, les pies, les écureuils, les mulots, les taupes. On lui donnait tant par tête ou queue de ces destructeurs, et tous les six mois il emportait à Corbeil, à la sous-préfecture, toute une collection de détritus poussiéreux et séchés dont il remplissait son sac jour par jour. Ah ! s’il avait pu y mettre aussi les têtes de tous les braconniers et surtout des voleurs de bois ! C’est qu’il aimait encore plus ses arbres que ses bêtes, le père Archambauld. Un chevreuil, ça se remplace ; un faisan mort, il en naît mille autres au printemps. Mais un arbre, c’est si long à venir !

 

Aussi comme il les veillait, comme il épiait leurs moindres maladies. Il avait entre autres tout un peuplement de sapins attaqués par les bœstrichs, qui le rendait très malheureux. Ces bœstrichs sont de tout petits vers, qui viennent on ne sait d’où, par milliards, en rangs serrés, choisissent l’arbre le plus fort, le plus beau, le mieux portant et le prennent d’assaut. Pour lutter contre ces terribles invasions, le sapin a sa résine, et de toute sa force d’arbre, avec ce suc de sa sève qui en coulant lui emporte un peu de sa vie, essaye de résister à l’ennemi. Il répand des torrents de résine sur le bœstrich et sur les œufs déposés dans la fibre de son écorce, s’épuise, se dessèche dans cette lutte presque toujours inutile. Jack s’intéressait au destin de ces pauvres arbres, voyait ruisseler pendant le combat cette sueur odorante, ces larmes végétales lourdes à tomber, d’un ambre pur, plein de rayons. Parfois, le sapin parvenait à échapper à ce désastre ; mais le plus souvent il dépérissait, se creusait, et, quelque jour, le colosse couronné de chants d’oiseaux, de vols d’abeilles, tout murmurant des existences qu’il abritait et du souffle de l’air dans ses branches vigoureuses, prenait l’aspect d’un arbre frappé de la foudre et s’abattait enfin en laissant là-haut sur le flot des cimes le vide d’un engloutissement.

 

Les hêtres avaient un autre ennemi, une espèce de charançons, vermillonnés, presque imperceptibles eux aussi, et si nombreux, que chaque feuille portait son ver, une piqûre d’un beau rouge vif. De loin, cette partie de forêt, ces branches colorées par un automne anticipé, une mort précoce, avaient l’aspect d’une fausse santé, les rougeurs maladives qui animent le teint des jeunes poitrinaires ; le père Archambauld les regardait avec des hochements de tête tristes comme en a, devant certains malades, un médecin qui désespère.

 

Pendant ces tournées forestières, le garde et l’enfant ne se parlaient pas, la grande symphonie des bois les envahissant. Selon les essences d’arbres qu’il secouait, le vent transformait son haleine et sa plainte. Dans les pins, c’était une houle de mer, un souffle long ; dans les bouleaux, dans les trembles, un cliquetis frémissant qui laissait les rameaux immobiles, mais passait sur les feuilles en mille notes métalliques ; et du bord des étangs, nombreux dans cette partie de la forêt, venaient des frôlements doux, le froissement des roseaux inclinant l’un vers l’autre leurs longues lances satinées. Par là-dessus, le rire strident des pies, les coups de becs des piverts, le cri mélancolique des coucous, tous ces bruits vagues qui montent de quatre à cinq lieues de feuilles. Jack les avait toujours dans les oreilles, ces bruits délicieux, et il les aimait.

 

Pourtant, à courir ainsi la forêt tout le jour en compagnie du garde, il s’était fait des ennemis. Il se trouvait là, à la lisière, une population de braconniers à qui la vigilance d’Archambauld faisait la vie très dure et qui lui avaient voué une haine à mort. Sournois et poltrons, quand ils le rencontraient sous bois, ils le saluaient d’un coup de chapeau où l’enfant avait sa part ; mais quand celui-ci rentrait tout seul, c’était à qui lui montrerait le poing. Il y avait surtout une grande vieille appelée la mère Salé, qui, avec sa tête régulière et creusée, sa peau de vieille squaw rouge comme le sable des carrières, ses lèvres minces et rentrantes, poursuivait Jack jusque dans ses rêves. Lorsqu’il quittait le garde au coucher du soleil pour revenir aux Aulnettes, il trouvait toujours sur son chemin, assise au revers d’un fossé, la vieille voleuse de bois chargée de son fagot comme ce Nicodème fantastique qu’on fait voir aux enfants dans la lune, traversant la lumière de sa silhouette de démon aguerri au feu. Elle l’attendait au passage sans bouger, laissait passer l’enfant qui se retenait de courir ; alors, d’une voix traînante, avec sa prononciation vulgaire de l’Ile-de-France, elle lui criait :

 

– Eh ! dis-donc, toué là-bas !… Pourquoué donc tu files si fort ? Je t’ons ben vu, va !… Attends un peu que je t’affûte le nez avec ma sarpe… »

 

Puis elle se levait, s’amusait à lui faire peur, à lui donner une chasse, comme elle disait, en faisant semblant de le poursuivre, la serpe haute. Jack entendait son pas pressé, le frottement du fagot sur le sol, et il rentrait haletant, suffoqué. Mais ces terreurs ne donnaient que plus de poésie à la forêt en ajoutant à sa grandeur l’attrait mystérieux du danger.

 

En rentrant de ses courses, Jack trouvait sa mère en train de causer à voix basse dans la cuisine avec la femme du garde. Un silence lourd pesait sur la maison, rythmé par le balancier de la grande horloge de la salle à manger. L’enfant embrassait sa mère qui lui faisait signe de la main :

 

– Chut !… Tais-toi… Il est là-haut… Il travaille.

 

Jack s’asseyait dans un coin sur une chaise, s’amusait à regarder le chat faire le gros dos au soleil, ou le buste du poète dont l’ombre s’allongeait majestueusement sur la pelouse. Avec la maladresse de l’enfant qui a envie de bruit parce qu’il ne faut pas en faire, il renversait toujours quelque chose, remuait la table ; heurtait les poids de l’horloge, dans les mouvements désœuvrés et inconscients que ces petites existences exubérantes jettent autour d’elles à tout instant.

 

« Mais tais-toi donc !… » répétait Charlotte ; et la mère Archambauld, en mettant son couvert, prenait toutes sortes de précautions, avançant sur la pointe de ses gros pieds qui n’avaient pas de pointes, courbant avec effort tout son large dos, marchant des épaules, balourde, zélée, maladroite, pour ne pas déranger « monsieur qui travaillait. »

 

Il travaillait.

 

On l’entendait là-haut, dans la tourelle, mesurer d’un pas régulier sa rêverie ou son ennui, rouler sa chaire, pousser la table. Il avait commencé sa Fille de Faust, et s’enfermait toute la journée avec ce titre jeté par lui au hasard autrefois, mais qu’aucune ligne ne justifiait encore. Pourtant, il possédait tout ce qu’il avait toujours rêvé, du loisir, la campagne, la solitude, un admirable cabinet de travail. Quand il avait assez de la forêt, de ce reflet vert sur les vitres, il n’avait qu’à tourner un peu sa chaire et se trouvait en face des bleus variés, illimités de l’eau, du ciel, des lointains. Tout l’arôme du bois, toute la fraîcheur de la rivière, lui arrivaient directement ; et le bruit plein du vent dans les branches, les murmures fuyants des lames, de la vapeur, accentuaient ce grand calme de la nature, l’élargissaient autour de lui. Rien ne venait le déranger ou le distraire ; seulement, au-dessus de sa tête, les piétinements des pigeons sur le toit et un « rrrouou » caressant comme le renflement de leurs cous nuancés.

 

– Dieu ! qu’on est bien ici pour travailler ! s’écriait le poète.

 

Aussitôt il saisissait la plume, ouvrait l’encrier. Mais rien, pas une ligne. Le papier restait blanc, vide de mots comme la pensée, et les chapitres d’avance désignés – car la manie des titres le poursuivait toujours – s’espaçaient, ainsi que des jalons numérotés dans un champ oublié du semeur. Il était trop bien, il avait trop de poésie autour de lui ; il étouffait de trop d’idéal et de bien-être convenu.

 

Songez donc ! Habiter un pavillon Louis XV à la lisière d’une forêt, dans ce beau pays d’Étiolles auquel le souvenir de la Pompadour se rattache par des liens de rubans roses et des agrafes de diamants ; avoir tout ce qu’il faut pour devenir poète, et grand poète, une maîtresse adorée, charmante, à qui ce nom romantique de Charlotte allait si bien, une chaire Henri II pour favoriser l’étude sévère et recueillie, une petite chèvre blanche appelée Dalti, qui le suivait dans ses promenades, et, pour compter les heures de ces heureuses journées, un vieux cartel sur émail dont la sonnerie douce et profonde semblait sortir du passé, évoquer des images mélancoliques des temps évanouis.

 

C’était trop, beaucoup trop ; et le malheureux rimeur se sentait aussi stérile, aussi dénué d’inspiration que lorsqu’après avoir donné des leçons tout le jour, il s’enfermait le soir dans son garni.

 

Oh ! les longues heures de pipe, de flânerie sur le divan, les stations aux fenêtres, l’ennui !…

 

Quand le pas de Charlotte retentissait dans l’escalier, vite il se mettait à sa table, la figure absorbée, crispée, les yeux perdus dans une absence d’expression qui pouvait être aussi bien de la rêverie.

 

– Entrez ! criait-il au coup timide frappé à la porte.

 

Elle entrait, fraîche, gaie, ses beaux bras nus à l’air sous ses manches relevées, et si champêtre que la poudre de riz jetée sur sa figure semblait la farine échappée de quelque moulin d’opéra comique.

 

– Je viens voir mon poète ! disait-elle en entrant.

 

Elle avait une façon de prononcer poète « pouâte, » qui l’agaçait :

 

– Eh bien ! ça marche-t-il ?… Es-tu content ?…

 

– Content ?… Est-ce que dans ce terrible métier des lettres, qui est un perpétuel effort de l’esprit, on peut être jamais content ?

 

Il s’emportait, sa voix devenait ironique.

 

– C’est vrai, mon ami… seulement je voulais savoir si ta Fille de Faust

 

– Eh bien ! quoi ! ma Fille de Faust ?… Sais-tu combien Gœthe a mis d’années pour son Faust, lui ?… Dix ans !… Et encore il vivait en pleine communication artistique, dans un milieu intellectuel. Il n’était pas condamné comme moi à la solitude de la pensée, la pire des solitudes, qui vous mène à l’inaction, à la contemplation, au néant de toute idée.

 

La pauvre femme écoutait sans répondre. À force d’entendre répéter les mêmes phrases à d’Argenton, elle avait compris quels reproches elles contenaient à son adresse. Le ton du poète signifiait : « Ce n’est pas toi, pauvre bête, qui me remplaceras le milieu qui me manque, ce frottement de l’esprit d’où jaillit l’étincelle… » Le fait est qu’il la trouvait stupide et s’ennuyait avec elle comme quand il était seul.

 

Sans qu’il s’en rendît bien compte, ce qui l’avait séduit dans cette fille, c’était le cadre où il l’avait connue, admirée, le luxe qui l’entourait, l’hôtel du boulevard Haussmann, les domestiques, la voiture, l’envie que causait aux autres Ratés la possession d’une pareille maîtresse. Maintenant qu’il la savait à lui seul, toute à lui, qu’il l’avait transformée, rebaptisée, il lui avait fait perdre la moitié de son charme. Elle était pourtant très jolie, embellie par l’air des champs qui allait si bien à sa beauté luxuriante. Mais à quoi sert d’avoir une jolie maîtresse, si personne ne la regarde passer à votre bras ? Puis, elle n’entendait rien à la poésie, aimait bien mieux les bavardages du pays, n’avait rien enfin de ce qu’il fallait pour monter ce poète impuissant, le distraire de l’incommensurable ennui où la solitude et l’oisiveté achevaient de le plonger.

 

Il fallait le voir le matin, guettant la venue du facteur, ces trois ou quatre journaux auxquels il s’était abonné, et dont il rompait les bandes multicolores avec autant d’empressement que s’il s’attendait à trouver parmi les colonnes quelque nouvelle le concernant, comme, par exemple, la critique de la pièce qu’il avait dans ses cartons, ou le compte rendu du livre qu’il rêvait d’écrire. Et il les lisait, ses journaux, sans sauter une ligne, jusqu’au nom de l’imprimeur. Il y trouvait toujours des motifs de colère, un sujet aux conversations banales et prolongées du déjeuner.

 

Les autres avaient de la chance. On leur jouait des pièces, et quelles pièces ! On leur imprimait des livres, et quels livres ! Tandis que lui, rien, jamais rien. Le pire, c’est que les sujets sont dans l’air, que chacun les respire, les traduit, et que les premiers imprimés anéantissent tout le travail des autres. Il ne se passait pas une semaine sans qu’on lui volât quelque idée.

 

– Tu sais, Charlotte ! On a joué hier, au Théâtre-Français, une nouvelle comédie de M. Émile Augier… C’est tout à fait mes Pommes d’Atalante.

 

– Mais c’est une infamie… On t’a pris tes Pommes d’Atalante ! Mais je vais lui écrire, moi, à ce monsieur Laugier, disait la pauvre Lolotte véritablement indignée.

 

Et lui, très amer :

 

– Voilà ce que c’est de n’être pas là… Tout le monde prend votre place.

 

Il avait l’air de lui en faire un reproche, comme si ce n’avait pas été le rêve de toute sa vie, d’avoir un nid à la campagne. Les injustices du public, la vénalité de la critique, toutes les rancunes des impuissants, il les formulait en phrases pédantes et froides.

 

Pendant ces repas hargneux, Jack ne disait pas un mot, se tenait coi comme s’il eût voulu se faire oublier, se dérober à la mauvaise humeur répandue. Mais à mesure que d’Argenton s’irritait davantage, sa sourde antipathie contre l’enfant se réveillait, et le tremblement de ses mains quand il lui versait à boire, le froncement de sourcils qu’il avait en le regardant, avertissaient le petit Jack de cette haine qui n’attendait qu’un motif pour éclater.

 

IX

PREMIÈRE APPARITION DE BÉLISAIRE


Un après-midi que d’Argenton et Charlotte étaient allés à Corbeil, poussés par ce besoin de déplacement qui poursuit tous les inoccupés, Jack, resté seul avec la mère Archambauld, dut renoncer à partir en forêt, à cause d’un grand orage qui menaçait. Le ciel, un ciel de juillet, chargé de buées lourdes, se cuivrait au bord de ses nuages noirs où couraient de sourds roulements ; et la vallée assombrie sur tout un point, muette, désertée, avait cette immobilité de l’attente que prend la terre aux changements de l’atmosphère.

 

Fatigué de ce désœuvrement d’enfant qu’elle sentait rôder autour d’elle, la femme du forestier regarda le temps, et dit à Jack :

 

– Savez-vous, monsieur Jack, il ne pleut pas ; d’ici que l’eau vienne, vous seriez bien gentil d’aller jusqu’à la route me faire un peu d’herbe pour mes lapins.

 

L’enfant, enchanté d’être utile, prit un panier, dégringola rapidement le chemin des Aulnettes jusqu’à la route de Corbeil qui passe au bas, et se mit à chercher sur les talus des fossés les serpolets fleuris, les petites herbes pauvres que grignotent les lapins.

 

À perte de vue la grande route se déroulait, blanche, ouatée d’une poussière fine et brûlante qui ternissait de teintes grises le feuillage épais des gros ormes et toute la lisière du bois. Elle était déserte, cette route, sans un passant ni une voiture, agrandie de sa solitude. Jack, au fond du fossé, très activé dans sa recherche par les roulements de l’orage qui approchait, entendit tout à coup près de lui une voix qui criait sur un ton aigu et monotone :

 

« Chapeaux ! chapeaux ! chapeaux !… » et après, sur une note beaucoup plus basse :

 

« Panamas ! panamas ! panamas ! »

 

C’était un de ces forains qui courent les campagnes, le dos chargé de leur marchandise. Celui-là portait entre ses deux épaules, comme un orgue, un large panier rempli de chapeaux de paille commune, empilés, montant très haut. Il marchait difficilement, péniblement, les jambes cagneuses, les pieds posés de côté dans de gros souliers jaunes, avec l’air de souffrance d’un blessé.

 

Avez vous remarqué comme c’est triste un piéton sur une grande route ?

 

On ne sait où va cette vie errante, si le hasard lui procurera un asile, l’abri d’une grange pour dormir. Elle semble traîner avec elle la fatigue du chemin parcouru, l’incertitude des lointains où elle entre. Pour le paysan, ce passant c’est l’étranger, l’aventurier ; il le suit d’un œil de méfiance, le reconduit du regard jusqu’à la porte du village, tranquille seulement quand la grande route a repris sur son pavé hanté des bons gendarmes l’inconnu qui ne peut être qu’un malfaiteur.

 

« Chapeaux ! chapeaux ! chapeaux ! »

 

Pour qui continuait-il son cri, ce pauvre diable ? Il n’y avait pas une maison en vue. Était-ce pour les bornes immobiles, pour les oiseaux abrités dans le feuillage des ormes, anxieux et craintifs aux approches de l’orage ?

 

Tout en criant, il s’était assis sur un tas de pierres et s’essuyait le front avec sa manche, pendant que Jack, de l’autre côté de la route, regardait cette vilaine figure, sans âge, terreuse et triste, aux yeux rongés tout clignotants, à la bouche informe, épaisse, couverte d’une barbe jaunâtre et laissant voir des dents pointues, espacées entre elles comme des dents de loup. Mais ce qui frappait surtout dans cette physionomie, c’était une grande expression de souffrance, la plainte muette de ces yeux ternes, de cette bouche lourde, de toute cette face inachevée, monstrueuse, qui semblait un échantillon retrouvé des âges préhistoriques. Le malheureux avait sans doute conscience de sa terrible laideur ; car, en voyant en face de lui cet enfant qui le regardait avec un peu d’inquiétude, il lui sourit d’un air aimable. Ce sourire le rendit encore plus laid, mit au bord de sa bouche, de ses yeux, un million de petites rides, tout ce plissement des visages de pauvres que le sourire chiffonne au lieu de les détendre. Mais il avait l’air si bon en riant ainsi, que Jack se sentit rassuré tout de suite et continua à arracher son herbe.

 

Soudain un roulement de tonnerre très rapproché ébranla le ciel et la vallée entière. Sur la route un frisson courut, soulevant la poussière, frémissant dans les arbres.

 

L’homme se releva, regarda les nuages d’un air inquiet, puis s’adressant à Jack, que le coup de tonnerre avait redressé lui aussi, il lui demanda si le village était encore bien loin.

 

– À un quart d’heure à peu près, répondit l’enfant.

 

– Eh là ! bon Dieu, fit le pauvre camelot, jamais je n’arriverai avant la pluie. Je vais mouiller tous mes chapeaux. J’en ai trop pris ; ma bâche n’est pas assez grande pour les couvrir.

 

Jack eut un bon mouvement en voyant cette consternation ; d’ailleurs son fameux voyage l’avait rendu pitoyable à tous les errants du grand chemin.

 

– Eh ! marchand, marchand, cria-t-il à l’homme qui s’en allait déjà en clopinant, activant de toutes ses forces, mais sans grand résultat, ses jambes tordues comme des ceps de vignes… Si vous vouliez, notre maison est tout près d’ici, vous pourriez y abriter vos chapeaux.

 

Le malheureux accepta avec empressement. Sa marchandise d’été était si délicate !

 

Les voilà tous les deux se pressant sur la route, grimpant le chemin pierreux pour fuir l’orage qui les talonnait. L’homme allait aussi vite qu’il pouvait, semblait faire des efforts prodigieux, marchait sur l’empeigne de ses souliers et soulevait ses pieds à chaque pas, comme si les cailloux eussent été de feu.

 

– Vous souffrez ? demanda Jack.

 

– Oh ! oui, toujours… C’est mes souliers qui me font mal. J’ai les pieds trop grands, voyez-vous, je ne peux pas trouver de chaussures pour eux. C’est ça qui est pénible, quand on marche. Oh ! si jamais je suis riche, je me ferai faire une paire de souliers tout exprès pour moi, mais là, bien à ma mesure.

 

Et il s’en allait suant, geignant, sautillant, sur les rudesses de la montée, jetant de temps en temps par habitude son cri mélancolique : « Chapeaux ! chapeaux ! chapeaux ! »

 

On arriva aux Aulnettes. Le marchand déposa dans l’entrée son échafaudage de chapeaux ronds et se tenait là, humblement. Mais Jack tint à le faire asseoir dans la salle à manger.

 

– Allons ! mon brave, mettez-vous là. Vous allez boire un verre de vin et manger un morceau.

 

L’autre ne voulait pas, se défendait. À la fin il se résigna et dit avec son bon sourire :

 

– Ma foi ! mon petit monsieur, puisque vous y tenez, ça ne sera pas de refus. J’ai cassé une croûte tout à l’heure à Draveil, et vous savez, quand on sort de manger on a toujours un peu faim.

 

La mère Archambauld, qui en sa qualité de paysanne, femme de garde forestier, avait une sainte horreur des vagabonds, faisait la grimace ; mais elle mit tout de même sur la table une miche et un grand pot de vin.

 

– Là ! maintenant une tranche de jambon ! commanda Jack d’un ton résolu.

 

– Mais vous savez ben que monsieur n’aime pas qu’on touche au jambon, dit la mère Archambauld en bougonnant. En effet, le poète était très gourmand, et il y avait dans le garde-manger des morceaux exprès pour lui, qu’on lui réservait.

 

– C’est bon, c’est bon, donnez toujours, fit le petit Jack qui n’était pas fâché de jouer un peu au maître de maison. La brave femme obéit, mais elle se retira ensuite fièrement dans sa cuisine pour protester.

 

Tout en remerciant, l’homme mangeait d’un bel appétit. Le petit lui servait à boire, le regardait couper son pain en longues tranches énormes qu’il fourrait dans sa bouche par travers pour pouvoir les faire entrer.

 

– C’est bon, hein ?

 

– Oh ! oui, bien bon !

 

Dehors, la pluie battait les vitres, l’orage grondait. L’homme et l’enfant parlaient, enveloppés du bien-être que donne le sentiment de l’abri. Le marchand racontait qu’il s’appelait Bélisaire, qu’il était l’aîné d’une nombreuse famille. Ils habitaient rue des Juifs, à Paris, lui, son père, ses trois frères et ses quatre sœurs. Tout ce monde-là fabriquait des chapeaux de paille pour l’été, des casquettes pour l’hiver ; et, la marchandise prête, les uns couraient les faubourgs, les autres la province, pour la colporter et la vendre.

 

– Et vous allez loin ? demanda Jack.

 

– Jusqu’à Nantes, où j’ai une de mes sœurs établie… Je passe par Montargis, Orléans, la Touraine, l’Anjou…

 

– Ça doit bien vous fatiguer, vous qui marchez péniblement ?

 

– C’est vrai… Je n’ai un peu de soulagement que le soir quand je les quitte, ces malheureux souliers ; et encore mon plaisir est gâté par la pensée qu’il faudra les remettre.

 

– Mais pourquoi vos frères ne voyagent-ils pas à votre place ?

 

– Ils sont encore trop jeunes ; et puis le vieux papa Bélisaire n’aurait jamais voulu s’en séparer. Ça lui aurait fait trop de peine. Moi, c’est différent.

 

Il avait l’air de trouver tout naturel qu’on aimât mieux ses frères que lui. Il ajouta, en regardant tristement ses larges souliers jaunes, que la difformité de ses pieds comprimés gonflait de billes et de bosses :

 

– Si seulement je pouvais m’en faire faire une paire à ma mesure !…

 

Cependant l’orage redoublait. La pluie, le vent, le tonnerre faisaient un bruit épouvantable. On ne s’entendait plus parler, et Bélisaire continuait son repas silencieusement, quand un grand coup frappé à la porte et aussitôt réitéré rendit tout pâle le petit Jack.

 

– Ah ! mon Dieu ! dit-il, les voilà !

 

C’était d’Argenton qui rentrait avec Charlotte. Ils ne devaient revenir qu’à la nuit, mais la peur de l’orage, qu’ils croyaient pouvoir éviter en se pressant, avait hâté leur retour. Ils avaient reçu toute cette grosse pluie, et le poète était d’une furieuse humeur, tourmenté par la crainte de quelque rhume.

 

– Vite, vite, Lolotte !… Du feu dans la salle !

 

– Oui, mon ami.

 

Mais pendant qu’ils se secouaient, qu’ils ruisselaient, qu’on ouvrait tous grands les parapluies sur les dalles du vestibule, d’Argenton aperçut avec stupéfaction une formidable empilée de chapeaux de paille.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.

 

Ah ! si Jack avait pu disparaître a cent pieds sous terre avec son étrange convive et la table servie ! En tout cas, il n’en aurait pas eu le temps, car le poète entra aussitôt, promena son œil froid dans la salle, et comprit tout. L’enfant balbutia quelques mots pour s’excuser, pour expliquer… mais l’autre ne l’écouta pas :

 

– Charlotte, viens donc voir. Tu ne m’avais pas dit que M. Jack avait du monde aujourd’hui. Monsieur reçoit. Monsieur traite ses amis.

 

– Oh ! Jack, Jack… fit la mère d’un ton de reproche.

 

– Ne le grondez pas, madame, essaya de dire Bélisaire. C’est moi qui…

 

D’Argenton, furieux, ouvrit la porte, et la montrant au misérable d’un geste noble :

 

– Vous, d’abord, faites-moi le plaisir de vous taire et de déguerpir au plus vite, espèce de vagabond. Sinon, je vous fais coffrer pour vous apprendre à vous introduire dans les maisons.

 

Bélisaire, que son métier de forain avait habitué à toutes les humiliations, ne protesta pas, agrafa son panier bien vite, jeta un regard triste aux vitres ruisselantes, un autre regard plein de reconnaissance au petit Jack, se pencha de travers pour saluer humblement, bien humblement, et garda cette attitude courbée en franchissant le seuil éclaboussé d’une pluie rebondissante qui, sur les panamas, fit un pétillement de grêle. Dehors même, il ne songea pas à se redresser. On le vit s’éloigner, le dos tendu à toutes les cruautés du sort, à toute la furie des éléments ; et d’une voix lamentable, machinalement, il recommençait à crier sous l’averse :

 

« Chapeaux ! chapeaux ! chapeaux ! »

 

Dans la salle, il y eut un moment de silence, pendant que la femme du garde faisait flamber un feu de sarments dans la cheminée au vaste manteau, que Charlotte s’ingéniait à sécher les vêtements du poète, et que celui-ci se promenait en bras de chemise, solennel et digne, en proie à une sourde colère.

 

Tout à coup, en passant devant la table, il aperçut le jambon, son jambon, où le couteau du camelot, guidé par un féroce appétit, avait fait des entailles profondes, des trous béants comme ces cavernes que la mer creuse à l’heure du flot, et dont on ne sait jamais la fin.

 

Il devint blême.

 

Pensez que ce jambon était sacré, comme le vin du poète, son pot à moutarde, son eau minérale !

 

– Oh ! oh ! mais je n’avais pas vu ça… Mais c’était un vrai festival… Comment ! le jambon aussi ?

 

– Ils ont touché au jambon ? demanda Charlotte en se redressant indignée, stupéfaite d’une telle audace.

 

La femme du garde ajouta :

 

– Ah ! dam, j’y avons ben dit que monsieur gronderait qu’on donne un si beau morceau de porc à ce bohémien… Mais ça ne sait pas encore, n’est-ce pas ? C’est si jeune !

 

Jack, maintenant qu’il n’était plus dans l’élan de sa charité, ni sous le charme de ce sourire ridé, – oh ! le bon, l’attendrissant sourire, – Jack était atterré de ce qu’il avait osé faire. Ému, tremblant, il balbutia :

 

– Pardon !…

 

Ah ! bien oui, pardon !

 

Blessé dans son orgueil et dans sa gourmandise, d’Argenton laissa déborder tout ce qu’il sentait d’agacements, de crispations, de haine contre cet enfant, passé mystérieux, accusateur de la femme qu’il aimait un peu, tout en ne l’estimant pas du tout.

 

Chose rare chez lui, il eut un accès de colère, saisit Jack par le bras, secoua ce long corps d’adolescent, le souleva comme pour bien lui montrer sa faiblesse :

 

– Pourquoi t’es tu permis de toucher à ce jambon ? De quel droit ?… Tu savais bien qu’il n’était pas à toi ! D’abord, rien n’est à toi, ici. Le lit dans lequel tu dors, le pain que tu manges, c’est à ma bonté, à ma charité que tu les dois. Et, vraiment, j’ai bien tort d’être aussi charitable. Car, enfin, est-ce que je te connais, moi ? Qui es-tu ? D’où sors-tu ? Il y a des moments où la dépravation précoce de tes instincts m’épouvante sur ton origine…

 

Il s’arrêta sur un signe éploré de Charlotte lui montrant les yeux noirs, écouteurs, interrogeants, de la mère Archambauld qui regardait. Dans le pays, on les croyait mariés ; Jack passait pour l’enfant d’un premier mariage de madame d’Argenton.

 

Obligé de s’arrêter, de retenir un flot d’injures qui l’étouffait, d’Argenton, exaspéré, grotesque, tout trempé et fumant comme un cheval d’omnibus, monta rapidement dans sa chambre, dont il claqua les portes. Jack resta consterné en face du désespoir de sa mère, qui tordait ses beaux bras en demandant à Dieu encore un fois ce qu’elle avait fait pour mériter une existence pareille. C’était sa seule ressource devant les complications de la vie. Comme toujours, la demande resta sans réponse ; mais il faut croire qu’elle avait dû commettre de bien grosses fautes pour que Dieu l’eût condamnée à devenir et à rester la compagne aveugle et obtusément éprise d’un être pareil.

 

Pour achever d’aigrir l’humeur déjà si noire du poète, à l’ennui, à la tristesse de la solitude la maladie vint s’ajouter. Comme tous ceux qui ont vécu longtemps de vache enragée, d’Argenton avait un mauvais estomac ; très douillet en outre, très geigneur, il s’écoutait. – comme on dit, – et dans le grand calme de la maison des Aulnettes, rien ne lui était plus facile. Quel bon prétexte aussi pour expliquer la stérilité de son cerveau, les longs sommeils sur le divan, cette apathie qui l’accablait ! Désormais le fameux : « Il travaille… Monsieur travaille » fut remplacé par : « Monsieur a sa crise. » Il baptisait de ce mot vague un malaise intermittent qui ne l’empêchait pas d’aller à la huche, plusieurs fois par jour, se couper de larges croûtes de pain tendre, qu’il enduisait grassement de fromage à la crème et dans lesquelles il mordait à pleines moustaches. À part cela, il avait tout d’un malade : l’allure alanguie, la mauvaise humeur, les exigences perpétuelles.

 

La bonne Charlotte le plaignait, le soignait, le dorlotait. Cette sœur de charité qu’il y a au fond de toute femme se doublait chez elle d’une sentimentalité bêtasse, qui lui rendait son poète plus cher depuis qu’elle le croyait très malade. Et que d’inventions pour le distraire, pour le soulager ! C’était une couverture de laine qu’elle mettait sous la nappe pour amortir le choc des assiettes et de l’argenterie, un système de coussins dont elle bourrait le dossier droit de la chaire Henri II ; puis les petits soins, la flanelle, les infusions, toute cette tiédeur où les malades de bonne volonté endorment leur énergie, affaiblissent jusqu’au son de leur voix. Il est vrai que la pauvre femme, avec cette gaieté bondissante qui la reprenait quelquefois, anéantissait d’un coup toutes ses vertus de garde-malade, retrouvait son exubérance de paroles, ses gestes en guirlande, et ne s’arrêtait, un peu confuse, que devant l’agacement du poète, qui lui disait d’un ton dolent : « Tais-toi… tu me fatigues… »

 

Cette maladie de d’Argenton attirait dans la maison un visiteur assidu, le docteur Rivals, que l’on guettait au passage à tous les coins de route, sa clientèle très étendue, espacée sur plus de dix lieues de pays, l’accaparant à toute heure. Il entrait avec sa bonne figure couperosée et joyeuse, la toison de soie blanche toute frisée qui lui servait de chevelure, les poches de sa longue redingote bourrées de bouquins qu’il lisait toujours en route, en voiture ou à pied. Charlotte prenait un air compassé en l’abordant dans le couloir :

 

– Ah ! docteur, venez vite. Si vous saviez dans quel état il est notre pauvre poète !

 

– Bah ! laissez donc, il n’a besoin que de distraction.

 

En effet, d’Argenton, qui accueillait le médecin d’une voix affaiblie et pleurarde, était si heureux de se trouver devant un nouveau visage, d’entrevoir dans la monotonie de son existence un élément de variété, qu’il oubliait son mal, parlait politique, littérature, éblouissait le bon docteur par des récits de la vie parisienne, les personnages marquante qu’il prétendait connaître, auxquels il avait dit quelque mot cruel. Le docteur, très naïf, très franc, n’avait aucune raison de douter de cette parole froide qui, même dans ses extravagances vaniteuses, semblait mesurer toutes ses phrases ; et puis le vieux Rivals n’était pas observateur.

 

Il se plaisait dans la maison, trouvait le poète intelligent, original, la femme jolie, l’enfant délicieux, et ne sentait pas, comme l’eût fait un esprit plus fin, par quels liens de hasard ces êtres-là tenaient entre eux, par quelles épingles mal attachées et piquantes ils arrivaient à composer une famille.

 

Que de fois, vers le milieu du jour, son cheval retenu par la bride à l’anneau de la palissade, le bonhomme s’attardait chez les Parisiens à siroter le grog que Charlotte lui préparait elle-même, et à raconter ses voyages dans l’Indo-Chine à bord de la Bayonnaise ! Jack restait là, dans un coin, attentif, silencieux, pris de cette passion d’aventures que tous les enfants ont en eux et que la vie vient sitôt mater, hélas ! avec son nivellement monotone et ses rétrécissements graduels d’horizons.

 

– Jack ! disait brutalement d’Argenton en lui montrant la porte.

 

Mais le docteur intervenait :

 

– Laissez-le donc. C’est si amusant d’avoir des petits autour de soi. Ils ont un flair étonnant, ces mâtins-là. Je suis sûr que le vôtre a deviné, rien qu’à me voir, que j’aime les enfants à la folie et que je suis un grand-papa.

 

Alors il parlait de sa petite-fille Cécile, qui avait deux ans de moins que Jack ; et quand il entamait le chapitre des perfections de Cécile, il était encore plus prolixe qu’en racontant ses voyages.

 

– Pourquoi ne nous l’amenez-vous pas ici, docteur ? disait Charlotte. Ils s’amuseraient si bien tous deux.

 

– Oh ! non, madame. La grand’mère ne voudrait pas. Elle ne confie l’enfant à personne, et elle-même ne va nulle part, depuis notre malheur.

 

Ce malheur, que le vieux Rivals rappelait souvent, était la perte de sa fille et de son gendre, morts tous les deux l’année même de leur mariage, quelque temps après la naissance de Cécile. Un mystère entourait cette double catastrophe. Avec les d’Argenton, la confidence du docteur se bornait toujours à ces mots : « Depuis notre malheur… » et la mère Archambauld, qui était au courant de l’histoire, se renfermait dans des phrases très vagues :

 

– Ah ! dam, oui, dam ! c’est des gens qu’ont eu ben du tourment…

 

Il n’y paraissait guère, à voir l’animation et la gaieté du médecin quand il venait aux Aulnettes. Le grog de Charlotte y était peut-être pour quelque chose, un grog foncé, carabiné, que madame Rivals, si elle l’eût vu, se serait empressée d’éclaircir avec beaucoup d’eau. Quoi qu’il en soit, le bonhomme ne s’ennuyait pas chez les Parisiens, se levait bien des fois pour dire : « Je vais à Ris, à Tigery, à Morsang… » et continuait la conversation commencée, jusqu’au moment où les piaffements de son cheval, qui s’impatientait à la porte, le faisaient se sauver bien vite, en jetant un bonjour au poète, et à Charlotte, préoccupée de son malade, une ordonnance toujours la même : « Donnez-lui de la distraction. »

 

De la distraction !

 

Elle ne savait plus que faire, pour lui en procurer. Ils passaient des heures à combiner les repas, ou bien ils partaient en forêt, dans la carriole, emportant leur déjeuner, un filet à papillons, des liasses de journaux ou de livres. Il s’ennuyait.

 

Il acheta un bateau ; mais ce fut encore pis, le tête-à-tête au milieu de la Seine étant forcé, absolu, par cela même insupportable à ces deux êtres, qui ne se disaient pas un mot, jetaient leurs lignes pour s’occuper et pour trouver, dans le silence obligé de la pêche, un prétexte, une excuse à leur mutisme perpétuel. Bientôt la barque resta amarrée parmi les joncs du rivage, remplie d’eau et de feuilles tombées.

 

Après, vinrent les fantaisies les plus singulières, des réparations au mur, à la tourelle, la construction d’un escalier extérieur et d’une terrasse italienne que le poète avait toujours rêvée, une suite de piliers bas tapissés de treillage, enguirlandés de vignes vierges. Mais il s’ennuya tout de même, malgré sa terrasse.

 

Un jour qu’il avait fait venir un accordeur pour réparer le clavecin sur lequel il jouait quelques polkas, cet homme, un inventeur bizarre, lui proposa d’installer sur le toit une harpe éolienne, une grande boîte sans couvercle, haute de cinq pieds, où des cordes tendues de longueur inégale vibreraient au vent en accords harmonieux et plaintifs. D’Argenton accepta avec enthousiasme. À peine l’appareil posé, ce fut sinistre. Au moindre souffle, on entendait des gémissements, des modulations déchirantes, des cris lamentables… houoûou… Jack, dans son lit, avait une peur horrible, se cachait la tête sous ses couvertures pour ne plus entendre. Il tombait de là-haut une mélancolie atroce, à rendre fou.

 

– Mais elle m’ennuie, cette harpe !… Assez, assez !… criait le poète exaspéré.

 

Il fallut démonter toute la mécanique, porter la harpe éolienne au fond du jardin, l’enfouir pour l’empêcher de vibrer. Mais, même sous terre, elle sonnait encore. Alors on finit par casser ses cordes, par la tuer à coups de pied, à coup de pierres, comme un animal enragé qui ne veut pas mourir.

 

Ne sachant plus qu’inventer pour distraire ce malheureux dont l’inaction tournait à la manie, Charlotte eut une idée généreuse : « Si j’invitais quelques-uns de ses amis ? »

 

C’était là un vrai sacrifice, car elle aurait voulu l’avoir à elle, tout à elle seule ; mais la joie du poète quand elle lui apprit que Labassindre et le docteur Hirsch allaient venir le voir, la récompensa de son courage. Il y avait bien longtemps qu’il songeait à une diversion venue du dehors et qu’il n’osait en parler après toutes ses déclamations sur le bonheur de la solitude et de la vie à deux.

 

À quelque temps de là, Jack, en rentrant pour dîner, entendit aux abords de la maison un train inaccoutumé, des rires, des chocs de verres partant de la terrasse neuve, tandis qu’on remuait des casseroles, qu’on cassait du bois pour le feu dans la grande cuisine du rez-de-chaussée. En approchant, il reconnut les voix, les tics des anciens professeurs du gymnase, auxquels se mêlait la parole de d’Argenton, non plus terne et geigneuse comme à l’ordinaire, mais ravivée au contact de la discussion. L’enfant éprouva une impression de terreur à l’idée de se retrouver en face de ces êtres qui lui rappelaient de si mauvaises heures, et ce fut en tremblant qu’il se glissa dans le jardin pour attendre le dîner.

 

– Messieurs, quand vous voudrez vous mettre à table ! dit Charlotte en apparaissant sur la terrasse, fraîche, animée, un grand tablier blanc à bavette montant jusqu’au menton, costumée en maîtresse de maison qui sait, quand il le faut, retrousser ses manches de dentelles et mettre la main à la pâte.

 

On descendit bien vite dans la salle à manger, où les deux professeurs firent assez bon accueil au petit Jack ; et tout le monde s’assit à table devant un de ces excellents repas de campagne qui gardent de la hâte de leur cuisson des saveurs d’herbe sauvage et des parfums de crémaillère.

 

Des deux portes ouvertes sur la pelouse on apercevait le jardin que le bois continuait sans limite apparente. Des rappels de perdreaux, des gazouillis d’oiseaux qui s’endorment, entraient par là jusqu’aux dîneurs avec les derniers rayons obliques, flamboyants, du soleil contre les vitres.

 

– Sapristi ! mes enfants, que vous êtes bien ici ! fit Labassindre tout à coup, quand, le potage avalé d’un grand appétit, chacun reprit la liberté de ses pensées.

 

– Le fait est que nous sommes bien heureux, dit d’Argenton en pressant la main de Charlotte, qu’il trouvait autrement jolie et séduisante depuis qu’il n’était plus seul à la regarder ; et il se mit à faire la description de leur bonheur.

 

Il raconta les promenades en forêt, les courses en bateau, les haltes aux vieilles auberges du bord de l’eau, anciens relais de coche avec des rampes intérieures en fer ouvragé et les deux gros anneaux du coche enfoncés et rouillés dans la pierre de la façade. Et les longs après-midi de travail dans les grands silences d’été, et les veillées au coin du feu, à l’automne, quand il commence à faire frais, et que la flamme pétille, monte haut, alimentée de racines et de souches.

 

Il le disait comme il le pensait à ce moment, et elle aussi se figurait avoir vécu de cette vie idéale pendant le temps d’ennui mortel qu’ils avaient si péniblement traversé. Les deux autres écoutaient avec une grimace indicible d’admiration, d’envie, de plaisir, quelque chose d’amer et de blafard dans leur sourire, où se contredisaient les yeux pleins d’affabilité et la bouche tordue par un dépit convulsif.

 

– Ah ! tu as de la chance, toi ! disait Labassindre. Quand je pense que demain à cette heure-ci, pendant que vous dînerez là, à cette place, je m’attablerai dans quelque bouillon Duval étouffant, où l’air qu’on respire, les vitres couvertes de buée, la portion qu’on vous sert, tout sent l’étuve, la vapeur, le chaud.

 

– Encore, si on était sûr de dîner régulièrement au bouillon Duval ! grommela le docteur Hirsch.

 

D’Argenton eut un élan :

 

– Eh bien ! qui vous empêche de passer quelque temps ici ? La maison est grande, la cave bien garnie…

 

– Mais oui, ajouta Charlotte avec empressement ; restez donc… Ce sera gentil… Nous ferons des excursions.

 

– Et l’Opéra ? fit Labassindre, qui répétait tous les jours.

 

– Mais vous, monsieur Hirsch, vous ne jouez pas à l’Opéra.

 

– Ma foi ! comtesse, j’ai bien envie d’accepter votre invitation. J’ai très peu de chose à faire pour l’instant, puisque toute ma clientèle est à la campagne.

 

La clientèle du docteur Hirsch à la campagne ! C’était excessivement bouffon. Pourtant personne n’eut envie de rire ; entre Ratés, ils étaient accoutumés à se passer bien des fantaisies.

 

– Allons ! décide-toi, fit d’Argenton. D’abord, c’est un service à me rendre. Dans l’état de santé où je me trouve, tu pourras me donner quelques consultations.

 

– Voilà qui me retient tout à fait… Tu sais ce que je t’ai dit : Rivals ne connaît rien à ton affaire. En un mois, je me charge de te mettre sur pieds.

 

– Eh bien ! et le gymnase ? Et Moronval ? s’écria Labassindre, furieux de voir l’autre prendre un plaisir qu’il ne partagerait pas.

 

– Ah ! tant pis ! j’en ai assez du gymnase, et de Moronval, et de la méthode Decostère…

 

Là dessus, le docteur Hirsch, assuré d’un gîte et de la pâtée pour quelque temps, éclata en plaintes, en imprécations contre l’institution qui le nourrissait : Moronval n’était qu’un faiseur ; il n’avait plus le sou, il ne payait jamais ; d’ailleurs, tout le monde le quittait, l’affaire de Mâdou lui avait fait le plus grand tort.

 

Les autres renchérissant encore, on fit des Moronval un véritable carnage. On alla jusqu’à complimenter Jack de son escapade qui avait, paraît-il, mis le mulâtre dans un tel état de colère bilieuse qu’il en avait eu la jaunisse.

 

Une fois lancés sur ce terrain, qui leur était familier, les trois amis ne s’arrêtèrent plus, et toute la soirée se passa à « casser du sucre, » comme ils disaient dans leur argot.

 

Labassindre en cassa sur la tête des premiers sujets de l’Opéra, cabotins poseurs, sans voix ni talent. Il en cassa sur la tête de son directeur, qui le laissait exprès se morfondre dans des rôles secondaires. Et pourquoi ? Parce qu’on connaissait ses opinions socialistes, parce qu’on savait qu’il avait été ouvrier, qu’il sortait du peuple et qu’il l’aimait.

 

– Eh bien ! oui, j’aime le peuple, disait le chanteur s’animant et tapant de ses gros poings sur la table. Et puis, après ? Qu’est-ce que ça peut leur faire ? Ça m’empêche-t-il d’avoir ma note ? Et je crois qu’elle y est, hein ?… Écoutez-moi ça, mes enfants. » Et il la tâtait, sa note, la caressait, s’en gargarisait avec délices.

 

Ensuite ce fut le tour de d’Argenton. Celui-là cassait son sucre méthodiquement, froidement, par petits coups implacables et secs. Les directeurs de théâtres, les libraires, les auteurs, le public, tout le monde eut sa part ; et pendant que Charlotte, aidée du petit Jack, surveillait les apprêts du café, ils étaient là tous les trois, les coudes sur la table, devant cet admirable soir d’été, à baver voluptueusement comme des boas, pour digérer.

 

L’apparition du docteur Rivals acheva d’animer la séance. Ravi de trouver nombreuse et joyeuse société, l’excellent homme prit place à la table.

 

– Vous voyez bien, madame d’Argenton, qu’il ne fallait à notre malade que de la distraction.

 

Derrière leurs lunettes bombées, les yeux du docteur Hirsch flamboyèrent.

 

– Je ne suis pas de votre avis, docteur, dit-il très carrément, en se posant le menton dans la main, prêt à la bataille.

 

Le vieux Rivals regarda non sans quelque stupeur ce singulier personnage, crasseux, cravaté de blanc, les joues rasées, la tête chauve, et qui, n’ayant de bon qu’un petit coin de l’œil gauche, était obligé, pour tenir son interlocuteur dans un rayon visuel, de se poser de côté, de parler de profil.

 

– Monsieur est médecin ? demanda-t-il.

 

D’Argenton évita à son ami la peine de mentir.

 

– Le docteur Hirsch… Le docteur Rivals… dit-il en les présentant l’un à l’autre.

 

Ils se saluèrent comme deux adversaires sur le terrain, qui croisent leurs regards avant de croiser leurs épées. Le bon Rivals croyant avoir à faire à un fameux praticien de Paris, quelque original de génie, prit d’abord une attitude modeste ; mais il s’aperçut bien vite du désordre de cet esprit plein de fêlures. Alors il éleva la voix, lui aussi, pour répondre au ton persifleur, dédaigneux, du docteur Hirsch, qui commençait à lui chauffer les oreilles, lesquelles, de leur nature, étaient déjà très rouges.

 

– Mon cher confrère, je me permettrai de vous observer…

 

– Ah ! pardon ! mon cher confrère…

 

Une vraie scène de Molière, le latin et le charabia compris, avec cette différence qu’au temps de Molière ce type de déclassé comme le docteur Hirsch n’existait pas encore, et qu’il a fallu pour le produire notre dix-neuvième siècle, surchauffé, troublant, trop plein d’idées.

 

La maladie de d’Argenton faisait l’objet de la discussion, et c’était curieux de voir l’expression singulièrement comique du poète, qui trouvait d’une part que le docteur Rivals le traitait trop en malade imaginaire, et, d’autre part, ne pouvait retenir une grimace en écoutant l’épouvantable nomenclature de maux compliqués dont le docteur Hirsch le prétendait atteint.

 

– Finissons-en, dit celui-ci en se levant tout à coup. Donnez-moi une feuille de papier, un crayon… Bien !… Maintenant, je vais, à l’aide du plessimètre, vous dessiner, vous décalquer la maladie de notre pauvre ami.

 

Il tira de son vaste gilet cette petite plaquette en buis qu’on appelle un plessimètre.

 

– Viens ici, dit-il à d’Argenton tout pâle ; et lui ouvrant brusquement sa redingote, il étendit la feuille de papier dans toute la largeur de la poitrine, promena son plessimètre dessus en auscultant et traçant à mesure des lignes avec son crayon. Ensuite il étala sur la table son papier chargé d’hiéroglyphes comme une carte géographique dessinée par un enfant.

 

– Je vous fais juges, dit-il. Ceci est le foie de notre ami exactement dessiné d’après nature. Est-ce que ça a l’air d’un foie, bien franchement ? Voilà où il devrait être, et voilà où il est… Et remarquez que les proportions gigantesques qu’il a prises sont aux dépens des autres organes. Vous pensez quels désordres tout autour, quels affreux ravages !…

 

De quelques coups de crayon vigoureusement jetés en zig-zag, il indiquait les ravages.

 

– C’est effrayant ! murmurait d’Argenton, qui regardait cela consterné, devenu jaune de pâle qu’il était d’abord.

 

Charlotte sentait ses yeux se remplir de larmes.

 

– Et vous croyez ça, vous autres ! fit le vieux Rivals en éclatant… Mais c’est de la médecine de sauvage. On se moque de vous.

 

– Ah ! permettez, mon cher confrère…

 

Mais le vieux n’écoutait plus rien ; il avait pris son grog plus fort que d’habitude, et la bataille s’engagea terrible.

 

Debout en face l’un de l’autre, les poings brandis, ils se jetaient des noms de médecins, des titres de livres grecs, latins, Scandinaves, hindous, chinois, cochinchinois. Hirsch avait le dessus par ses citations longues d’une aune, et dont – vu leur étrangeté – personne ne pouvait vérifier l’exactitude ; mais le père Rivals triomphait avec son formidable coup de trompette, l’énergie et le pittoresque de son dialogue, remplaçant les arguments par des menaces de « f… son adversaire par-dessus bord. »

 

Ni Jack ni Charlotte ne s’effrayaient de cette discussion violente : ils en avaient entendu bien d’autres au gymnase. Quant à Labassindre, impatienté de ne pouvoir placer un mot, il était allé s’appuyer rêveusement à la rampe de la terrasse pour lancer aux échos endormis du bois sa note retentissante et profonde.

 

Tout l’air s’en émut à l’entour. Il y eut des coups d’ailes dans le feuillage, et les paons des châteaux voisins, les paons peureux, nerveux, répondirent par ces cris d’alarme qu’ils jettent aux jours d’été dans le ciel orageux. Au fond de leurs cabanes, les paysans voisins se réveillèrent aussi. La vieille Salé et son homme hasardèrent un œil curieux vers les vitres enflammées des Parisiens, pendant que la lune éclairait la petite façade blanche où se détachait en lettres d’or la devise de la maison : « Parva domus, magna quies… Petite maison, grand repos. »

 

X

CÉCILE


Où donc allez-vous de si bonne heure ?… demanda le docteur Hirsch, qui descendait paresseusement de sa chambre, à Charlotte déjà en grande toilette, un livre de messe à la main et suivie de Jack, auquel elle avait remis le costume favori de lord Peambock, rallongé pour la circonstance, mais encore trop court.

 

– Nous allons à la messe, mon cher. C’est aujourd’hui que j’offre le pain bénit. D’Argenton ne vous l’a donc pas dit ?… Vite ! dépêchez-vous… Il faut que tout le monde soit à l’église ce matin.

 

C’était le quinze août, jour de l’Assomption. Très flattée de l’honneur qu’on lui faisait, madame d’Argenton partit, le dernier coup sonnant, et prit place avec l’enfant dans le banc réservé tout près du chœur. L’église était en fête, illuminée, pleine de soleil, parée de fleurs. Les enfants de chœur, les chantres, avaient des surplis blancs frais repassés ; et devant le lutrin, sur une table rustique, les couronnes du pain bénit s’élevaient en colonnes dorées, offertes à l’admiration des habitants. Pour compléter le tableau, tous les gardes de la forêt en grand costume vert, le couteau de chasse au côté, la carabine au pied, étaient venus se joindre au Te Deum de la fête officielle ; ce qui faisait bien l’affaire des braconniers et des voleurs de bois.

 

Certes, Ida de Barancy eût été bien étonnée, un an auparavant, si quelqu’un lui avait dit qu’elle s’assiérait un jour dans le chœur d’une église de village, sous le nom de vicomtesse d’Argenton, et qu’en tenue respectable, les yeux baissés sur son livre, elle aurait l’apparence, la considération, le prestige, d’une femme mariée.

 

Ce rôle, nouveau pour elle, l’amusait. Elle surveillait Jack, tournait religieusement les pages de son office, et s’affaissait avec des « frou-frou » de jupe tout à fait édifiants.

 

À l’offrande, le suisse, armé de sa hallebarde, vint prendre le petit Jack, et se pencha à l’oreille de la mère pour lui demander quelle petite fille il fallait choisir pour tenir la bourse de la quête. Charlotte hésita un moment. Elle ne connaissait à peu près personne dans cette assemblée endimanchée, où les chapeaux à fleurs, les crinolines parisiennes avaient remplacé les coiffes et les sarreaux de la semaine. Alors le suisse lui indiqua la petite fille du docteur Rivals, une jolie enfant assise de l’autre côté du chœur, à côté d’une vieille dame en noir.

 

Les deux enfants se mirent en marche derrière la majestueuse hallebarde qui rythmait leurs petits pas, Cécile avec une bourse de velours trop large pour ses doigts, et Jack tenant un grand cierge orné de satin, de fleurs fausses, de cannetilles blanches. Ils étaient aussi charmants l’un que l’autre, lui dans son costume anglais qui le grandissait encore, elle toute simple, ses cheveux nattés et tombants encadrant sa figure d’une pâleur mate, éclairée de deux yeux gris, d’un gris de perle fine. Une bonne odeur de pain bénit, mêlée au parfum de l’encens, flottait dans l’église autour d’eux comme l’haleine même du dimanche et de la fête religieuse. Cécile quêtait gentiment, essayait de sourire. Jack était grave ; cette petite main qui tremblait dans la sienne, sous son gant blanc de filoselle, lui causait l’impression attendrissante d’un oiseau qu’il aurait déniché dans la forêt, tiède de la plume du nid et doux comme elle. Sentait-il donc déjà que cette petite main serait son amie et que, plus tard, tout ce qu’il aurait de bon dans sa vie, lui viendrait de là ?…

 

Ils allaient, venaient, entre les bancs.

 

– Ça fait une jolie paire, disait la femme du garde en les voyant passer, et plus bas, tout bas, de façon à ne pas être entendue, elle ajoutait : « Pauvre mignonne ! Elle sera encore plus jolie que sa mère… Pourvu qu’il ne lui en arrive pas autant ! »

 

La quête finie, Jack, revenu à sa place, croyait sentir encore le charme communicatif de la petite main si légèrement tenue ; mais son bonheur ne devait pas finir là. À la sortie, dans l’encombrement de la petite place où les casques des pompiers, les fusils des forestiers, brillaient au soleil parmi le bariolage des toilettes, madame Rivals s’approcha de d’Argenton et demanda la permission d’emmener Jack déjeuner chez elle et de le garder tout l’après-midi pour jouer avec sa quêteuse. Charlotte rougit de plaisir, renoua la cravate de l’enfant, fit bouffer ses beaux cheveux, l’embrassa :

 

– Sois gentil !…

 

Et les deux petits, comme dans la marche solennelle de la quête, s’en allèrent ensemble devant la grand’maman, qui avait peine à les suivre.

 

À partir de ce jour-là, quand Jack n’était plus à la maison et qu’on demandait : « Où est-il ? » on ne répondait plus : « Il est en forêt ; » mais on pouvait dire à coup sûr : « Il est chez les Rivals. »

 

Le médecin habitait tout au bout du pays, du côté opposé aux Aulnettes, une maison à un étage assez semblable à celle des paysans, et qu’une plaque de cuivre, un bouton posé près de la porte avec ces mots : « sonnette de nuit » distinguaient seuls de ses voisines. Elle paraissait ancienne, avait des murs noircis, des volets pleins ; mais quelques ornements modernes inachevés indiquaient qu’on avait eu jadis des velléités de la rajeunir, et qu’une catastrophe subite était venue l’interrompre au milieu de sa toilette de vieille maison qui se restaurait. Ainsi, au-dessus de la porte d’entrée, une marquise en zinc attendait qu’on lui posât une toiture de verre, et mettait sur la tête des gens qui sonnaient le couronnement de sa bordure vide. De même, à droite de la petite cour plantée d’arbres, on avait commencé à construire un pavillon arrêté net au-dessus du rez-de-chaussée, où les fenêtres et la porte formaient des trous carrés.

 

Le « malheur » de ces pauvres gens leur était arrivé juste au moment de leurs réparations, et par une superstition que comprendront tous ceux qui aiment, les travaux avaient été interrompus, abandonnés.

 

Il y avait huit ans de cela. Depuis huit ans, les choses étaient restées en l’état ; et bien que dans le pays tout le monde y fut habitué, cet inachevé donnait à l’habitation entière la physionomie découragée de quelqu’un à qui rien n’est plus et qui se dit à propos de tout : « À quoi bon ? » Le jardin, qui tendait derrière la maison, au fond du corridor peint à la chaux, un store de verdure flottante, se trouvait, lui aussi, dans un état complet d’abandon. L’herbe montait dans les allées, et de larges feuilles parasites couvraient le bassin dont le jet d’eau ne marchait plus.

 

L’aspect des êtres ressemblait à celui des choses. Depuis madame Rivals qui, au bout de huit ans portait encore le deuil de sa fille sans l’éclaircir d’un bonnet blanc, jusqu’à la petite Cécile qui avait sur son visage d’enfant une expression de gravité, de mélancolie, surprenantes pour son âge, jusqu’à la vieille servante qui était chez ces braves gens depuis une trentaine d’années et supportait une partie du poids de leur malheur, tout le monde vivait avec la même oppression, le même regret enfoui dans le silence.

 

Seul, le docteur échappait à l’influence générale. Ses courses continuelles au grand air, les distractions de la route, peut-être aussi la philosophie de l’être qui voit souvent mourir, avaient complété les dispositions naturelles d’un tempérament tout en dehors, très mobile et disposé à la gaieté.

 

Tandis que pour madame Rivals la présence continuelle de la petite Cécile, ce qu’elle retrouvait de la mère dans les traits déjà dessinés de l’enfant, était un renouvellement perpétuel de son deuil, le docteur, au contraire, reprenait sa bonne humeur à mesure que la petite, en grandissant, lui rendait peu à peu la fille qu’il avait perdue. Quand il avait couru tout le jour, qu’il se trouvait après dîner, sa femme étant occupée à quelque soin du ménage, tout seul avec l’enfant, il lui venait des bouffées de gaieté, de jeunesse, des chansons de bord entonnées à pleine voix, et qui s’arrêtaient net devant le reproche silencieux que lui jetait madame Rivals en rentrant, devant ce regard qui semblait dire : « Rappelle-toi ! » comme s’il y avait eu un peu de sa faute, à lui, dans le grand malheur dont ils étaient frappés.

 

Ce simple rappel à la tristesse suffisait pour le consterner, pour le faire taire ; et il restait silencieusement à jouer avec les tresses de la petite.

 

Dans ce milieu, l’enfance de Cécile se passait bien mélancolique. Elle sortait peu, vivait dans le jardin ou dans une grande pièce pleine de casiers, de bottes d’herbes, de racines en train de sécher, qu’on appelait « la pharmacie. » De cette pièce une porte toujours close donnait sur la chambre de la jeune femme tant regrettée, une chambre où toutes les étapes de sa courte vie étaient marquées par quelque souvenir de jeu, d’étude, de religion, de toilette : des livres, des robes rangées dans l’armoire, un tableau de communion accroché au mur, tout un musée de reliques déjà jaunies, où la mère entrait seule avec un soin pieux, sans que son regret fût jamais affaibli par les marques du temps visibles sur la fragilité des objets.

 

La petite Cécile s’arrêtait souvent, pensive, devant ce seuil fermé comme un caveau. Du reste, elle songeait trop. Jamais on ne l’avait envoyée à l’école, comme si on eût craint pour elle le contact des autres enfants du village ; et cet isolement lui faisait mal. Son petit corps se fatiguait de trop d’inaction. Il lui manquait ces turbulences de vie, ces cris sans cause, ces piétinements fous, que les enfants n’ont qu’entre eux quand ils ne sont pas gênés du blâme ni de la raillerie des gens sérieux.

 

– Il faut la distraire, disait M. Rivals à sa femme… Il y a le petit d’Argenton qui est charmant, à peu près de son âge et qui ne bavarderait pas, lui !

 

– Oui ! mais qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? D’où viennent-ils ? Personne ne les connaît…, répondait madame Rivals toujours méfiante.

 

– La crème des gens, ma chère amie. Le mari est très original, c’est vrai, mais tu comprends, les artistes !… La femme est un peu bêtasse, mais si bonne femme ! Quant à l’honnêteté, par exemple, j’en réponds.

 

Madame Rivals remuait la tête. Elle n’avait pas confiance dans la perspicacité de son mari.

 

– Oh ! tu sais, toi !…

 

Et elle soupirait, avec un regard plein de reproches.

 

Le vieux Rivals baissait le front comme un coupable. Pourtant il tenait à son idée :

 

– Prends garde ! disait-il, la petite s’ennuie. Elle finira par tomber malade. Et puis, quoi ? Ce petit Jack est un enfant, Cécile aussi. Qu’est-ce que tu veux qu’il arrive ?

 

Enfin la grand’mère sa laissa décider, et Jack devint le compagnon de Cécile.

 

Ce fut pour lui une vie nouvelle. Il vint rarement d’abord, puis un peu plus, ensuite tous les jours. Madame Rivals prit bien vite en affection cette jolie nature d’enfant, discrète et tendre, comprimée par l’indifférence comme Cécile l’était par la tristesse. Elle s’aperçut de l’abandon où on laissait le petit, et qu’il manquait toujours des boutons à sa veste, et qu’il était libre à toute heure de la journée, sans leçons ni devoirs.

 

– Tu ne vas donc pas à l’école, mon petit Jack ?

 

– Non, madame.

 

Il ajoutait, car il y a souvent des trésors de délicatesse dans le cœur des enfants : « C’est maman qui me montre. »

 

Elle en aurait été bien en peine, la pauvre Charlotte, avec sa cervelle d’oiseau. D’ailleurs il était bien facile de voir que personne chez ses parents ne s’occupait de lui.

 

– C’est incroyable, disait madame Rivals à son mari, ils laissent cet enfant traîner sans rien faire du matin au soir.

 

– Que veux-tu ? répondait le docteur pour excuser ses amis. Il paraît qu’il ne veut pas travailler, ou du moins qu’il ne peut pas. Il a la tête un peu faible.

 

– Oui, la tête un peu faible, et puis son beau-père ne l’aime pas… Ces enfants du premier lit sont toujours des parias.

 

Jack trouva de vrais amis dans cette maison. Cécile l’adorait, ne pouvait plus se passer de lui. Ils jouaient ensemble dans le jardin quand il faisait beau, ou sinon montaient à la pharmacie. Madame Rivals était toujours là. Comme il n’y avait pas de pharmacien à Étiolles, elle exécutait les ordonnances les plus simples de son mari, des potions calmantes, des poudres, des sirops. Depuis vingt ans qu’elle faisait ce métier, la bonne femme était arrivée à une grande expérience ; et même, en l’absence du docteur, beaucoup venaient la consulter. Les enfants s’amusaient de ces visites, épelaient sur les flacons opaques des mots de latin barbare sirupus gummi, ou bien, armés d’une paire de ciseaux, découpaient des étiquettes, collaient des petits sacs, lui, maladroit comme un garçon, Cécile, avec l’attention sérieuse d’une fillette qui deviendra une femme utile, préparée à toutes les minuties d’une existence laborieuse et sédentaire. Elle avait sous les yeux l’exemple de la grand’maman. Celle-ci menait la pharmacie d’abord, puis elle tenait les livres de son mari, inscrivait les ordonnances, s’occupait des rentrées, notait les visites faites dans la journée.

 

– Voyons ! où es-tu allé aujourd’hui !… demandait-elle au docteur, à l’arrivée.

 

Le bonhomme oubliait en route la moitié de sa tournée, et, volontairement ou involontairement, en supprimait toujours une partie, car il était aussi généreux que distrait. Des notes traînaient dans des maisons depuis vingt ans, Ah ! s’il n’avait pas eu sa femme, quel gâchis ! Elle le grondait doucement, lui mesurait son grog, s’occupait des moindres détails de sa toilette ; et déjà, quand il partait, la petite lui disait très gravement : « Allons ! viens ici grand-père, que je voie s’il ne te manque rien ! »

 

La bonté de cet homme avait quelque chose de divin.

 

Elle se lisait dans son regard d’enfant, innocent et clair, mais sans la malice toujours éveillée de l’enfant. Quoiqu’il eût beaucoup couru le monde, connu force gens, force pays, la science l’avait gardé naïf. Il ne croyait pas au mal et appliquait la même illusion indulgente à tout ce qui vivait, aux bêtes comme aux personnes. C’est ainsi que, pour ne pas fatiguer son cheval, un vieux compagnon qui le servait depuis vingt ans, dès qu’il rencontrait une côte à monter, un chemin un peu raide, ou seulement que l’animal traînait la patte, il descendait du cabriolet et s’en allait tête nue, au soleil, au vent, à la pluie, tenant la bride de la bête, qui le suivait paisiblement.

 

Le cheval était fait à son maître comme le maître au cheval ; il savait que le docteur s’attardait souvent dans ses visites, ne se décidait jamais à s’en aller, et il avait des façons à lui de secouer ses rênes à la porte des malades. D’autres fois, quand c’était l’heure de rentrer pour déjeuner ou pour dîner, il s’arrêtait au milieu de la route, se tournait obstinément du côté de la maison.

 

– Tiens ! c’est vrai, tu as raison, disait Rivals.

 

Alors ils revenaient bien vite, ou se disputaient tous les deux.

 

– Ah ! mais tu m’ennuies, à la fin, grondait la bonne voix du docteur. A-t-on jamais vu un animal pareil ? Puisque je te dis que j’ai encore une visite à faire, rentre tout seul, si tu veux.

 

Sur quoi il courait furieux à sa visite, pendant que le cheval, aussi entêté que lui, prenait tranquillement le chemin du village, traînant la voiture allégée, remplie seulement de livres et de journaux, ce qui faisait dire aux paysans qui le rencontraient sur la route :

 

– Allons ! M. Rivals aura eu encore quelque bisbille avec sa bête.

 

Désormais, la grande joie du docteur fut d’emmener les enfants avec lui dans ses courses autour d’Étiolles. Le cabriolet était large, on y tenait trois facilement, et une fois entre ces deux petites figures rieuses, le brave homme sentait la tristesse de son logis s’évaporer à cette admirable vue de la nature, qui endort les douleurs, les berce, les enveloppe. Il s’amusait comme un enfant avec ces enfants. Jack était ravi, il n’avait jamais vu tant de prés, tant de vignes et d’eau.

 

– Devine un peu ce qui est semé là, lui disait Cécile devant ces grandes pentes vertes qui descendent à la Seine avec un mouvement de flots… De l’orge ? du blé ? du seigle ?

 

Toujours Jack se trompait. Aussitôt c’était des joies, des rires :

 

– Comprends-tu ça, grand-père ? il a pris ceci pour du seigle !…

 

Alors elle lui apprenait à distinguer les épis pleins du blé des épis barbelés de l’orge, les grappes flottantes des avoines, le rose des sainfoins, le violet des luzernes, le jaune d’or des champs d’œillettes, tous ces tapis étalés sur les prés, ces récoltes en herbe qui, l’automne venu, s’amoncellent en meules isolées parmi toute la campagne agrandie.

 

Partout où le médecin était appelé, on accueillait admirablement les enfants.

 

Tantôt, ils arrivaient dans quelque ferme où, pendant que M. Rivals grimpait l’escalier de bois qui conduisait à la chambre, on les emmenait visiter les couvées, voir sortir le pain du four, traire les vaches à l’entrée de l’étable, ou bien dans un de ces moulins bâtis sur l’Orge, l’Yères, l’Essonne, semblables à d’antiques châteaux-forts avec leur passerelle verdie et toutes ces moisissures d’eau qui font à leurs grands murs, à leurs pierres mal jointes, une vieillesse anticipée.

 

Quand les enfants avaient assez de ces grandes pièces blanches où la poussière de la farine monte continuellement dans la trépidation du plancher et des murailles, ils passaient des heures à regarder les palettes battant l’eau, les bouillonnements de l’écluse, et là-haut, sur la petite rivière emprisonnée, tranquille, assombrie de saules noueux, une basse-cour liquide, dans laquelle s’ébattaient des troupeaux de canards.

 

C’est une chose singulière que la maladie dans ces intérieurs de paysans. Elle n’entrave rien, n’arrête rien. Les bestiaux entrent, sortent, aux heures ordinaires. Si l’homme est malade, la femme le remplace à l’ouvrage, ne prend pas même le temps de lui tenir compagnie, de s’inquiéter, de se désoler. La terre n’attend pas, ni les bêtes non plus. La ménagère travaille tout le long du jour ; le soir, elle tombe de fatigue et s’endort pesamment. Le malheureux couché à l’étage supérieur, au-dessus de la chambre où la meule grince, de l’étable où beuglent les bœufs, c’est le blessé tombé pendant le combat. On ne s’occupe pas de lui. On se contente de le mettre à l’abri dans un coin, de l’accoter à un arbre ou au revers d’un fossé, pendant que la bataille qui réclame tous les bras continue. Autour on bat le blé, on blute le grain, les coqs s’égosillent. C’est un entrain, une activité, ininterrompus, tandis que le maître du logis, le visage tourné à la muraille, résigné, muet et dur, attend que le soir qui tombe ou le jour qui blanchit les carreaux lui emporte son mal ou sa vie.

 

Voilà pourquoi, dans les maisons où ils allaient, les enfants ne trouvaient pas de tristesse. On les choyait. Il y avait toujours quelque galette pour eux, de l’avoine triée pour le cheval, un panier de fruits à emporter à la grand-mère.

 

Le docteur était tellement aimé, si bon, si peu soigneux de ses intérêts ! Les paysans l’adoraient et le dupaient également.

 

– C’est un homme ben charitable, disaient-ils en parlant de lui… Ah ! s’il avait voulu, en voilà un qui serait devenu riche !

 

Mais tout de même ils s’arrangeaient pour ne pas payer de note, et ce n’était pas difficile avec un caractère comme le sien. Quand il sortait d’une maison, sa consultation finie, il était entouré d’une nuée tenace et bruyante. Jamais souverain en tournée ne vit son carrosse assailli comme l’humble cabriolet du docteur au moment du départ.

 

– Monsieur Rivals, qu’est-ce qu’il faut que je donne à ma petite ?

 

– Et mon pauvre homme, monsieur Rivals, n’y a donc rien à faire pour lui ?

 

– C’est-y pour manger ou pour se frotter, cette poudre que vous m’avez donnée ? Est-ce qui vous en reste encore une pincée ? v’là que je sommes sur la fin.

 

Le docteur répondait à tout le monde, faisait tirer la langue à l’un, tâtait le pouls à l’autre, distribuait des petits paquets de poudre, donnait du vin de quinquina, tout ce qu’il avait, et s’en allait enfin, vidé, tondu, exprimé, au milieu des acclamations, des bénédictions de tout ce brave peuple de la terre qui s’essuyait un œil attendri en s’écriant : « Quel digne homme ! » et clignait l’autre œil malicieusement comme pour dire : « Quel innocent ! » Bien heureux encore si, au dernier moment, quelque petit courrier en sabots ne venait le quérir « ben vite » pour un malade a quatre lieues de là !

 

Enfin, on rentrait, et ces retours dans le couchant à travers les sentiers du bois qui allongeait ses longues branches ou sur la route du pays traversée de vols d’hirondelles, de jeux d’enfants, de troupeaux dispersé, avaient un apaisement délicieux. La Seine, déjà toute bleue du côté de la nuit, coulait à l’horizon en or fluide. Sur ce fond lumineux, des bouquets d’arbres grêles, touffus seulement dans le haut comme des palmiers, des maisons blanches étagées le long du coteau, donnaient tout à coup l’impression d’un paysage oriental rêvé plutôt que vu, d’une de ces villes de Judée qui horizonnent des « Sainte-Famille » en route le soir par des chemins montants.

 

– Ça ressemble à Nazareth, disait la petite Cécile avec des souvenirs d’images de piété ; et les deux enfants causaient, se racontaient tout bas des histoires, pendant que la voiture roulait vers le souper que Jack partageait bien souvent.

 

De toutes ces courses en commun il résultait pour M. Rivals que le petit d’Argenton avait une intelligence très ouverte, un esprit concentré mais profond, où le peu d’instruction reçue avait laissé beaucoup de traces. Avec sa bonté généreuse, il comprit vite combien le pauvre enfant devait être abandonné des siens, et il résolut de suppléer à leur indifférence. Il prit l’habitude, tous les jours, après son déjeuner, de le faire travailler pendant une heure, juste le temps qu’il consacrait d’ordinaire à sa sieste. Ceux qui savent ce qu’est cette habitude de la sieste après les repas, comprendront ce qu’il lui fallut de courage et de dévouement pour y renoncer.

 

De son côté, Jack s’appliqua de tout son cœur. Le travail lui était facile dans le calme laborieux de la maison Rivals. Cécile assistait presque toujours à la leçon, écoutait religieusement son ami réciter l’Épitome, dardait sur lui le feu de ses yeux pleins de pensées, comme pour mieux l’aider à comprendre, et se sentait toute fière et joyeuse, lorsqu’après le déjeuner son grand-père étalait le cahier de devoirs sur la table, et disait : « Mais c’est très bien cela ! » avec un contentement mêlé de surprise.

 

Chez sa mère, Jack ne parlait pas de son travail. Il se réjouissait de lui prouver victorieusement que le poète s’était trompé avec son diagnostic infaillible et terrifiant ; et ce petit complot entre le bon docteur et lui restait facilement inconnu, car les habitants de « Parva domus » s’occupaient de moins en moins de leur enfant. Il sortait, rentrait à sa guise, allait où il voulait, revenait seulement pour les repas et s’asseyait à un bout de la table, plus grande chaque jour, chaque jour entourée de nouveaux commensaux.

 

Pour peupler sa solitude, pour maintenir autour de lui ce tapage dans le vide, qu’il appelait « un milieu intellectuel, » d’Argenton avait ouvert sa maison toute grande aux Ratés. Le poète n’aimait pourtant pas à jeter son bien par les fenêtres, il était visiblement avare et, chaque fois que Charlotte lui disait bien timidement : « Je n’ai plus d’argent, mon ami, » il répondait par un « déjà ! » très accentué et une moue peu encourageante. Mais, chez lui, la vanité l’emportait sur tout le reste ; et le plaisir de montrer son bonheur, de faire le maître de maison, d’exciter l’envie de tous ces pauvres diables, triomphait de ses calculs les mieux équilibrés.

 

On savait dans le monde des Ratés qu’il y avait là-bas au grand air, dans un endroit délicieux, bonne table et bon gîte au besoin si l’on manquait le train. Cela se criait d’un bout à l’autre des brasseries.

 

– Qui est-ce qui vient chez d’Argenton ?

 

Et, l’argent du voyage péniblement réuni, on arrivait en bande, à l’improviste.

 

Charlotte était sur les dents :

 

– Vite ! madame Archambauld, voilà du monde, tordez le cou à un lapin, à deux lapins… Vite ! une omelette, deux omelettes, trois omelettes.

 

– Heullà, bon Dieu, bonnes gens ! En v’là-t-il des figures, disait la femme du garde, effarée ; car c’était sans cesse de nouveaux visages, et des cheveux, et des barbes, et des tenues !

 

D’Argenton ressentait toujours le même contentement à promener les arrivants dans tous les recoins de la maison, à leur en faire admirer les embellissements. Ensuite, ces troupes de vieux gamins à barbes grises se répandaient sur les routes, au bord de l’eau, dans la forêt, avec des hennissements de gaieté, des gambades extravagantes de vieux chevaux qu’on met au vert.

 

Dans le frais paysage, ces hauts chapeaux pelés, ces habits noirs râpés, ces faces creusées par toutes les souffrances envieuses des misères parisiennes, paraissaient plus sordides, plus fanés, plus flétris. Puis, la table réunissait tout ce monde, la table mise à la journée et n’ayant pas le temps de secouer ses miettes d’un repas à l’autre. On s’attardait pendant des après-midi entiers à boire, à discuter, à fumer.

 

C’était la brasserie au milieu des bois.

 

D’Argenton triomphait. Il pouvait ressasser son éternel poème, répéter dix fois les mêmes projets, dire à tout propos : « Moi je… moi je… » avec l’autorité du monsieur qui a à lui le bon vin, la maison et tout. Charlotte aussi se trouvait très heureuse. Pour sa nature changeante et ses instincts bohémiens, c’était un renouvellement de jeunesse que tout ce train d’allées et venues ; on l’entourait, on l’admirait ; et, tout en restant fidèle à son amour, elle savait se montrer juste assez coquette pour émoustiller le poète et lui faire apprécier son bonheur.

 

Le dimanche, elle recevait des femmes de Ratés, de ces courageuses créatures qui travaillaient fiévreusement toute la semaine, et à qui leurs maris octroyaient de temps en temps le luxe d’une sortie avec eux. Vis-à-vis de celles-là, on jouait un peu à la châtelaine, on les appelait « ma bonne petite, » on étalait des peignoirs Louis XV à côté de leurs ajustements de hasard.

 

Mais entre tous les Ratés, les plus assidus aux Aulnettes étaient encore Labassindre et le docteur Hirsch. Ce dernier, installé d’abord pour quelques jours, n’avait plus bougé depuis des mois, et la maison était devenue la sienne. Il en faisait les honneurs aux invités, portait le linge du poète, ses chapeaux dans la coiffe desquels il aplatissait des rames de papier ; car la tête de ce fantaisiste était extraordinairement petite, si petite, qu’on se demandait en le regardant comment il avait pu y faire entrer tant de connaissances, et que l’on ne s’étonnait plus alors de l’encombrement inouï d’un pareil emmagasinage.

 

Tel qu’il était, d’Argenton ne pouvait plus se passer de lui. Il avait là le confident attentif de tous ses malaises de malade imaginaire, et quoiqu il ne fit pas grand cas de la science de Hirsch, quoiqu’il se gardât bien d’exécuter aucune de ses prescriptions, sa présence le tranquillisait.

 

– C’est moi qui l’ai remis sur pieds !… disait l’autre avec aplomb. Aussi le docteur Rivals avait-il perdu beaucoup de son autorité dans la maison.

 

Cependant les jours, les mois, se passaient. L’automne enveloppait Parva domus de ses brumes mélancoliques, puis la neige de l’hiver couvrait le pignon, les giboulées d’avril rebondissaient sur ses ardoises sonores, et voici qu’un nouveau printemps l’enguirlandait de ses lilas ouverts. Rien de changé d’ailleurs. Le poète avait quelques plans de plus sur le chantier, dans l’esprit quelques maladies nouvelles, que l’inévitable Hirsch décorait de quelques nouveaux noms très bizarres. Charlotte était toujours insignifiante, belle et sentimentale. Jack avait grandi et beaucoup travaillé. En dix mois, sans système ni règlement, il avait fait des progrès étonnants et en savait plus long que bien des collégiens de son âge.

 

– Voilà ce que j’ai fait de lui en un an, disait M. Rivals aux d’Argenton avec fierté. Maintenant envoyez-le dans un lycée, et je vous réponds que ce sera quelqu’un, ce petit-là.

 

– Ah ! docteur, docteur, que vous êtes bon !… s’écriait Charlotte un peu honteuse du reproche indirect qu’il y avait dans la sollicitude de cet étranger, comparée à son indifférence maternelle. D’Argenton, lui, prit la chose plus froidement, dit qu’il verrait, qu’il réfléchirait, que l’éducation des collèges avait de graves inconvénients. Tout seul avec Charlotte, il laissa déborder sa mauvaise humeur :

 

– De quoi se mêle-t-il, celui-là ? Chacun sait son devoir dans la vie. Pense-t-il m’apprendre le mien ? Il ferait bien mieux d’étudier sa médecine, ce frater de village !

 

Au fond, son amour-propre avait été vivement atteint. À partir de ce moment, il lui arriva plusieurs fois de dire d’un air grave :

 

– Il a raison, le docteur ; il faut s’occuper de cet enfant.

 

Il s’en occupa, hélas !

 

– Arrive ici, gamin, cria un jour au petit Jack le chanteur Labassindre, qui se promenait de long en large dans le jardin, en grand conciliabule avec Hirsch et d’Argenton. L’enfant s’approcha un peu troublé ; car, en général, pas plus le poète que ses amis ne lui adressaient la parole.

 

– Qui est-ce qui a fait… beûh !… beûh !… le piège à écureuils qui est dans le grand noyer… beûh !… beûh !… au fond du jardin ?

 

Jack pâlit, s’attendant à être grondé ; mais comme il ne savait pas mentir, il répondit :

 

– C’est moi.

 

Cécile ayant désiré un écureuil vivant, il avait fabriqué un piège en entre-mêlant les fils de fer en trébuchet parmi les branches par une ingénieuse combinaison qui n’avait pas encore pris d’écureuil, mais qui pouvait fort bien en prendre.

 

– Et tu as fait cela, tout seul, sans modèle ?

 

Il répondit très timidement :

 

– Mais oui, monsieur Labassindre, sans modèle.

 

– C’est extraordinaire… extraordinaire, répétait le gros chanteur en se tournant vers les autres… Cet enfant est né mécanicien, c’est positif. Il a ça dans les doigts. Qu’est-ce que vous voulez ? C’est l’instinct, c’est le don.

 

– Ah ! voilà… le don ! fit le poète en redressant fièrement la tête.

 

Le docteur Hirsch se rengorgea lui aussi :

 

– Tout est là, parbleu !… le don !

 

Sans s’occuper davantage de l’enfant, ils recommencèrent à se promener ensemble dans l’allée du verger, gravement, lentement, avec des gestes hiératiques et des haltes quand l’un d’eux avait quelque chose de très important à dire.

 

Le soir, après dîner, il y eut une grande discussion sur la terrasse.

 

– Oui, comtesse, disait Labassindre en s’adressant à Charlotte comme s’il eût voulu la convaincre d’une vérité déjà débattue entre eux : l’homme de l’avenir, c’est l’ouvrier. La noblesse a fait son temps, la bourgeoisie n’a plus que quelques années dans le ventre. Au tour de l’ouvrier maintenant. Méprisez ses mains calleuses et son bourgeron sacré. Dans vingt ans, ce bourgeron mènera le monde.

 

– Il a raison… fit d’Argenton gravement ; et la petite tête du docteur Hirsch approuvait avec énergie.

 

Chose singulière, Jack qui, depuis son séjour au gymnase, était habitué aux tirades du chanteur sur la question sociale et qui ne l’écoutait jamais, le trouvant fort ennuyeux, éprouvait à l’entendre ce soir-là une émotion pénétrante, comme s’il avait su vers quel but se dirigeaient ces mots sans suite, et quelle existence ils allaient frapper.

 

Labassindre faisait un tableau enchanteur de la vie ouvrière.

 

– Oh ! la belle vie d’indépendance et de fierté ! Quand je pense que j’ai été assez fou pour quitter cela. Ah ! si c’était à refaire !

 

Et il leur racontait son temps de forgeron à l’usine d’Indret, alors qu’il s’appelait simplement Roudic, car ce nom de Labassindre qu’il portait était le nom de son village : La Basse-Indre, un gros bourg breton des bords de la Loire. Il se rappelait les belles heures passées au feu de la forge, nu jusqu’à la ceinture, tapant le fer en mesure au milieu de braves compagnons.

 

– Tenez ! disait-il, vous savez si j’ai eu du succès au théâtre ?

 

– Certes, répondit le docteur Hirsch avec impudence.

 

– Vous savez si on m’en a offert de ces couronnes d’or, et des tabatières, et des médailles. Eh bien ! tous ces souvenirs ont beau être précieux pour moi, il n’y en a pas un qui vaille celui-ci.

 

Retroussant jusqu’à l’épaule la manche de sa chemise, sur son bras énorme et velu comme une patte d’ours, le chanteur montrait un grand tatouage rouge et bleu, représentant deux marteaux de forge croisés dans un cercle de feuilles de chêne, avec une inscription en guirlande : Travail et liberté. De loin, cela ressemblait aux suites ineffaçables d’un énorme coup de poing ; et le malheureux ne disait pas que ce tatouage, qui avait résisté à toutes les frictions, à toutes les pommades, faisait le désespoir de sa vie théâtrale, parce qu’il lui interdisait les effets de biceps, l’empêchait de relever ses manches pour jouer La Muette, Herculanum, tous les héros des pays de soleil renvoyant de leurs deux bras nus les draperies écartées sur leurs poitrines de vainqueurs.

 

N’ayant pu effacer son tatouage, Labassindre le portait, l’étalait, le brandissait comme un drapeau. Ah ! maudit soit le directeur de Nantes qui était venu l’entendre à l’usine un soir qu’il chantait pour un camarade blessé ! Maudite aussi la note incomparable que la nature lui avait mise dans le gosier ! Si on ne l’avait pas détourné de sa vraie route, à cette heure il serait là-bas, comme son frère Roudic, chef d’atelier aux forges d’Indret, avec des appointements superbes, le logement, le chauffage, l’éclairage, et une rente assurée pour ses vieux jours.

 

– Sans doute, sans doute, c’est très beau, disait timidement Charlotte, mais encore faut-il avoir la force de supporter une existence pareille. Je vous ai entendu dire à vous-même que le métier était très dur, très pénible.

 

– Pénible, oui, pour une mazette ; mais il me semble que ce n’est pas ici le cas, et que l’individu en question est parfaitement constitué.

 

– Admirablement constitué, dit le docteur Hirsch. Ça, j’en réponds.

 

Du moment qu’il en répondait, il n’y avait plus rien à dire.

 

Pourtant Charlotte essayait encore quelques objections. Selon elle, toutes les natures ne se ressemblaient pas. Il s’en trouvait de plus fines, de plus aristocratiques, auxquelles certaines besognes répugnaient.

 

Là-dessus, d’Argenton se leva furieux :

 

– Toutes les femmes sont les mêmes, s’écria-t-il grossièrement. En voilà une qui me supplie de m’occuper de ce monsieur, – et Dieu sait que cela ne m’amuse guère, car c’est un assez triste personnage ! Je m’en occupe pourtant, je mets mes amis en campagne ; et maintenant on a l’air de dire que j’aurais mieux fait de ne pas m’en mêler.

 

– Mais ce n’est pas ce que je dis, fit Charlotte éplorée d’avoir déplu au maître.

 

– Eh ! non, ce n’est pas ce qu’elle dit… répétèrent les autres ; et, en se sentant soutenue, en voyant qu’on intervenait en sa faveur, la pauvre femme se laissa aller à une faiblesse d’attendrissement, comme ces enfants battus qui n’osent pleurer que quand on les protège. Jack quitta la terrasse brusquement. C’était au-dessus de ses forces de voir pleurer sa mère sans sauter à la gorge de ce méchant homme qui la torturait ainsi.

 

Les jours suivants, on ne parla p ! us de rien. Seulement l’enfant crut remarquer un changement dans l’attitude de sa mère avec lui. Elle le regardait, l’embrassait plus souvent qu’autrefois, le retenait près d’elle, lui faisait sentir dans son étreinte ces enlacements passionnés qu’on a pour les êtres qu’on doit quitter bientôt. Cela le troublait d’autant plus, qu’il entendait d’Argenton dire à M. Rivals avec un sourire amer qui soulevait sa grosse moustache :

 

– Docteur, on s’occupe de votre élève… Un de ces jours, il y aura du nouveau… Je crois que vous serez content.

 

Sur quoi le brave docteur revenait chez lui, enchanté.

 

– Tu vois, disait-il à sa femme, tu vois que j’ai bien fait de leur ouvrir les yeux.

 

Madame Rivals secouait la tête :

 

– Qui sait ?… Je me méfie de ce regard si mort : il ne me dit rien de bon pour l’enfant. Quand c’est un ennemi qui s’occupe de vous, mieux vaudrait qu’il restât les bras croisés, sans rien faire.

 

Jack était bien de cet avis.

 

XI

LA VIE N EST PAS UN ROMAN


Un dimanche matin, un peu après l’arrivée du train de dix heures, qui avait amené Labassindre et une bruyante cargaison de Ratés, Jack, en train de guetter un écureuil autour du fameux piège, entendit sa mère l’appeler.

 

La voix venait du cabinet de travail du poète, de ce laboratoire solennel d’où tombaient les colères, les observations désœuvrées, la surveillance maussade de l’ennemi. Averti par l’accent de sa mère ou seulement par cette intelligence des nerfs si subtile chez certains êtres, l’enfant se dit : « C’est pour aujourd’hui… » et monta l’escalier à vis en tremblant.

 

Depuis plus de dix mois qu’il n’avait pénétré dans le sanctuaire, bien des changements s’y étaient opérés. La majesté du lieu lui sembla atténuée. Les tentures mangées par le soleil, imprégnées de la fumée des pipes, le divan algérien crevé, la table en chêne fendue en maint endroit, l’encrier boueux, les plumes rouillées, disaient que les discussions et la flâne avaient apporté là cette banalité qui erre dans les salles d’estaminet.

 

Seule, la chaire Henri II trônait toujours au milieu de ces débris avec une immuable autorité. C’est là que d’Argenton était assis pour recevoir l’enfant, tandis que Labassindre et le docteur Hirsch se tenaient debout à ses côtés comme des assesseurs de justice et que les visiteurs de la semaine, le neveu de Berzelius et deux ou trois autres barbes grises, s’étalaient sur le canapé entouré d’un nuage de fumée.

 

Jack vit tout cela en un clin d’œil, le tribunal, le juge, les témoins, et sa mère, là-bas, debout à une fenêtre ouverte, qui semblait regarder au loin très fixement dans la campagne, comme pour détacher son attention, sa responsabilité, de ce qui allait se passer.

 

– Viens çà, mignot, dit le poète, à qui sa chaire en vieux chêne donnait parfois des velléités de « viel langaige, » viens çà.

 

Sa voix, dans ces intonations précieuses, conservait une telle dureté de timbre, une telle inflexibilité de forme qu’on eût pu croire que c’était le fauteuil Henri II lui-même qui parlait.

 

– Je te l’ai dit bien des fois, enfant : la vie n’est pas un roman. Tu as pu t’en rendre compte en me voyant souffrir, me débattre, au premier rang dans la mêlée littéraire, sans jamais ménager ni mon temps ni mes forces, parfois lassé, jamais vaincu, et m’obstinant, malgré la destinée, à combattre le bon combat. Maintenant, c’est à ton tour de descendre dans la lice. Te voilà devenu un homme.

 

Il n’avait guère plus de douze ans, le pauvre petit.

 

– Te voilà devenu un homme. Il s’agit de nous prouver que tu n’en as pas seulement l’âge et la taille, mais qu’il t’en vient aussi le cœur. Je t’ai laissé pendant plus d’un an te développer dans la libre nature, donner tout le jeu nécessaire à tes muscles et à ton esprit. D’aucuns m’ont accusé de ne pas m’occuper de toi. Ah ! routine !… Je te surveillais, au contraire, je t’étudiais, je ne te perdais pas de l’œil une minute. Grâce à ce long et minutieux travail, grâce surtout à cette infaillible méthode d’observation que je me flatte de posséder, je suis arrivé à te connaître. J’ai vu quels étaient tes instincts, tes aptitudes, ton tempérament. J’ai compris dans quel sens il fallait agir pour le mieux de ton intérêt, et, après avoir soumis mes observations à ta mère, j’ai agi.

 

À cet endroit de son sermon, d’Argenton s’arrêta pour recevoir les félicitations de Labassindre et du docteur Hirsch, pendant que le neveu de Berzelius et les autres, absorbés silencieusement dans leurs longues pipes, remuaient la tête de haut en bas comme des magots et se contentaient de répéter avec des airs prudhommesques : « Bon, cela !… Bon, cela ! »

 

Jack, effaré, essayait de distinguer quelque chose dans cette phraséologie incompréhensible, qui passait bien haut par-dessus sa tête, comme une nuée chargée d’éclairs. Il se demandait : « Qu’est-ce qui va me tomber dessus tout à l’heure ? »

 

Quant à Charlotte, elle continuait à regarder dehors, la main au-dessus des yeux, guettant je ne sais quoi au loin dans la campagne.

 

– Venons au fait, dit subitement le poète en se redressant sur sa chaire et prenant une voix cassante qui cingla l’enfant comme un coup de cravache. La lettre que tu vas entendre t’en apprendra plus long que toutes les explications. Commence, Labassindre.

 

Grave comme un greffier de conseil de guerre, le chanteur prit dans sa poche une lettre de paysan ou de conscrit, grossièrement pliée et cachetée, et lut, après deux ou trois mugissements caverneux :

 

Fonderie d’Indret (Loire-Inférieure).

 

Mon cher frère, selon que je t’avais marqué dans ma dernière, j’ai parlé au directeur pour le jeune homme de ton ami, et malgré que ce jeune homme soit encore bien jeune et pas dans les conditions qu’il faudrait pour être apprenti, le directeur m’a permis que je le prenne comme apprenti. Il aura son logement et sa nourriture chez nous, et je te promets de faire en sorte qu’il soit dans quatre ans un bon ouvrier. Tout le monde d’ici va bien. Ma femme et Zénaïde te disent bien des choses, et le Nantais aussi, et moi aussi.

 

ROUDIC,

 

Chef d’atelier aux halles de montage.

 

– Tu entends, Jack ! reprit d’Argenton, l’œil allumé, le bras tendu, dans quatre ans tu seras un bon ouvrier, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus beau, de plus fier sur cette terre de servitude. Dans quatre ans tu seras cette chose sainte : le bon ouvrier.

 

Il avait bien entendu, parbleu ! « le bon ouvrier. » Seulement il ne comprenait pas bien, il cherchait.

 

À Paris, quelquefois l’enfant avait vu des ouvriers. Il y en avait qui habitaient dans le passage des Douze-Maisons ; et tout auprès du Gymnase, une fabrique de phares dont il guettait souvent la sortie, laissait s’échapper, vers six heures, une troupe d’hommes aux blouses tachées d’huile, aux mains noires, rudes, déformées par le travail.

 

Cette idée qu’il porterait une blouse le frappa tout d’abord. Il se rappelait le ton de mépris dont sa mère disait autrefois « ce sont des ouvriers, des gens en blouse, » le soin avec lequel elle évitait dans la rue le frôlement salissant de leurs vêtements souillés. Toutes les belles tirades de Labassindre sur la fonction, l’influence de l’ouvrier au dix-neuvième siècle, venaient, il est vrai, contredire ou atténuer ces souvenirs vagues dans son esprit. Mais ce qu’il saisit de bien net, de bien désolant, c’est qu’il faudrait partir, quitter la forêt dont il voyait d’ici les cimes vertes, la maison des Rivals, sa mère enfin, sa mère qu’il avait si péniblement reconquise et qu’il aimait tant.

 

Qu’est-ce qu’elle avait donc, mon Dieu, a rester toujours à cette fenêtre, détachée de tout ce qui se disait autour d’elle ? Pourtant, depuis un moment, elle avait perdu son immobilité indifférente. Un frisson convulsif la secouait toute, et sa main, qu’elle tenait au-dessus de ses yeux, se rabattait comme pour cacher des larmes. C’était donc bien triste ce qu’elle venait de voir là-bas, dans la campagne, à l’horizon où se couchent les jours, où disparaissent tant de rêves, d’illusions, de tendresses et de flammes ?

 

– Alors, il faudra que je m’en aille ? demanda l’enfant d’une voix éteinte, presque machinale, comme s’il laissait parler sa pensée, l’unique pensée qui fût en lui.

 

À cette naïve demande, tous les membres du tribunal se regardèrent avec un sourire de pitié ; mais, du côté de la fenêtre, on entendit un grand sanglot.

 

– Nous partirons dans huit jours, mon garçon, répondit Labassindre rondement ; il y a longtemps que je n’ai vu mon frère. Ça me fera une occasion d’aller me retremper au feu de ma vieille forge, triple Dieu !

 

En parlant, il retroussait sa manche, gonflant à les crever les muscles de ses gros bras tout tatoués et velus.

 

– Il est superbe ! fit le docteur Hirsch.

 

Mais d’Argenton, qui ne perdait pas de vue celle qui pleurait debout à la fenêtre, avait pris une figure distraite et un sourcil terriblement froncé.

 

– Tu peux te retirer, Jack, dit-il à l’enfant, et te préparer à partir dans huit jours.

 

Jack descendit, ahuri, stupéfait, se répétant à lui-même : « Dans huit jours ! dans huit jours ! » La porte de la rue était ouverte. Il s’élança dehors, tête nue, comme il était, courut à travers Étiolles jusqu’à la porte de ses amis, et, rencontrant le docteur qui sortait, le mit en deux mots au fait de ce qui venait de se passer.

 

M. Rivals fut indigné.

 

– Un ouvrier ! Ils veulent faire de toi un ouvrier ! C’est ce qu’ils appellent s’occuper de ton avenir. Attends, attends. Je m’en vais lui parler, moi, à monsieur ton beau-père.

 

Ceux qui les virent passer dans le pays, le brave docteur parlant haut, gesticulant, le petit Jack sans chapeau, tout essoufflé de sa course, se dirent : « Il y a quelqu’un de malade aux Aulnettes. »

 

Personne n’était malade, certes. Quand le médecin arriva, on se mettait à table ; car à cause de l’estomac exigeant du maître de maison, et comme dans les endroits où l’on s’ennuie, on avançait toujours l’heure des repas.

 

Toutes les figures étaient riantes ; et même l’on entendait Charlotte qui descendait de sa chambre en fredonnant dans l’escalier.

 

– Je voudrais vous dire un mot, monsieur d’Argenton, dit le vieux Rivals, les lèvres frémissantes.

 

Le poète frisa sa grosse moustache :

 

– Eh bien ! docteur, mettez-vous là. On va vous donner une assiette, et vous nous direz votre mot en déjeunant.

 

– Non, merci ! je n’ai pas faim ; et puis ce que j’ai à vous dire, ainsi qu’à madame – il salua Charlotte qui venait d’entrer – est tout à fait confidentiel.

 

– Je me doute bien de ce qui vous amène, dit d’Argenton qui se souciait peu d’un tête-à-tête avec le médecin. C’est pour l’enfant, n’est-ce pas ?

 

– Tout juste, pour l’enfant.

 

– Dans ce cas, vous pouvez parler. Ces messieurs savent ce dont il s’agit, et j’apporte dans tous mes actes assez de loyauté et de désintéressement pour ne pas craindre la lumière.

 

– Mais, mon ami… hasarda Charlotte que cette explication devant tous épouvantait pour plusieurs raisons.

 

– Vous pouvez parler, docteur, dit froidement d’Argenton.

 

Debout, en face de la table, l’autre commença :

 

– Jack vient de m’apprendre que vous allez le mettre en apprentissage aux forges d’Indret. Est-ce sérieux, voyons ?

 

– Très sérieux, mon cher docteur.

 

– Prenez garde, reprit M. Rivals en se contenant, cet enfant-là n’a pas été élevé pour un métier aussi dur. En pleine croissance, vous allez le jeter dans un élément nouveau, une atmosphère nouvelle. C’est sa santé, c’est sa vie que vous jouez. Il n’a rien de ce qu’il faut. Il n’est pas assez fort.

 

– Ah ! permettez, mon cher confrère… interrompit solennellement le docteur Hirsch.

 

M. Rivals haussa les épaules et continua, sans même le regarder :

 

– C’est moi qui vous le dis, madame. (il affectait de s’adresser à Charlotte, que cet appel à ses sentiments refoulés embarrassait singulièrement.) Il n’est pas possible que votre enfant résiste à une existence pareille. Vous le connaissez bien, vous, sa mère. Vous savez que c’est une nature fine, délicate, sans résistance contre la fatigue. Et je ne parle ici que de la peine physique. Mais croyez-vous qu’un enfant aussi bien doué, dont l’esprit déjà ouvert est préparé à toutes les études, ne souffrira pas mille morts dans cet anéantissement forcé, ce sommeil de toutes ses facultés intelligentes auquel vous allez le condamner.

 

– Vous vous trompez, docteur, dit d’Argenton qui s’irritait. Je connais le sujet mieux que personne. Je l’ai fait travailler. Il n’est bon qu’à des ouvrages manuels. Son aptitude est là, rien que là. Et c’est quand je lui offre les moyens de la développer, cette aptitude, quand je lui mets un métier superbe dans les mains, qu’au lieu de me remercier, monsieur va se plaindre, chercher des protecteurs hors de sa maison, chez des étrangers !

 

Jack essaya de protester. Son ami lui en évita la peine.

 

– Il n’est pas venu se plaindre. Il m’a seulement fait part de votre décision. Et je lui ai dit ce que je lui répète encore devant vous : Jack, mon enfant, ne te laisse pas faire. Jette-toi au cou de tes parents, de ta mère qui t’aime, du mari de ta mère qui doit t’aimer à cause d’elle. Supplie-les, conjure-les. Demande-leur ce que tu leur as fait pour qu’ils veuillent ainsi te dégrader, te mettre au-dessous d’eux.

 

– Docteur, fit Labassindre avec un coup de poing qui ébranla la table, l’outil ne dégrade pas l’homme, il l’ennoblit. L’outil, c’est le régénérateur du monde. À dix ans, Jésus-Christ maniait le rabot.

 

– C’est pourtant vrai, murmura Charlotte, qui eut tout de suite une vision de son Jack en petit Jésus avec son petit rabot, défilant dans une procession de Fête-Dieu.

 

– Ne vous laissez donc pas prendre à ces fariboles, madame, cria le docteur exaspéré. Faire de votre enfant un ouvrier, c’est l’éloigner de vous à tout jamais. Vous l’enverriez au bout du monde qu’il serait encore moins loin de votre esprit, de votre cœur ; car il y aurait en vous ces moyens de rapprochement que permettent les distances et que les différences sociales anéantissent pour toujours. Vous verrez, vous verrez. Un jour viendra où vous rougirez de lui, où vous trouverez qu’il a les mains rudes, le langage grossier, des sentiments à l’envers des vôtres, un jour où il se tiendra devant vous, devant sa mère, comme devant une étrangère d’un rang plus élevé que le sien, non pas seulement humilié, mais déchu.

 

Jack, qui n’avait pas encore dit un mot, et qui, blotti dans le coin du buffet, écoutait très attentivement, s’émut tout à coup à cette pensée d’une désaffection possible entre sa mère et lui.

 

Il fit un pas au milieu de la salle et, raffermissant sa voix :

 

– Je ne veux pas être ouvrier, dit-il résolument.

 

– Oh ! Jack !… murmura Charlotte défaillante.

 

Ce fut d’Argenton qui prit la parole cette fois :

 

– Ah ! vraiment, tu ne veux pas être ouvrier ? Voyez-vous cela ! monsieur qui veut ou qui ne veut pas accepter une chose que j’ai décidée, moi ! Ah ! tu ne veux pas être ouvrier. Mais tu veux bien manger, n’est-ce pas ? Et tu veux bien te vêtir, dormir, te promener ? Eh bien ! je te déclare que j’ai assez de toi, affreux petit parasite, et que si tu ne veux pas travailler, moi je renonce à être plus longtemps ta dupe.

 

Il s’arrêta subitement, et passant de la colère folle à cette froideur qui était sa ligne de conduite :

 

– Montez dans votre chambre, lui dit-il. Je verrai ce que j’ai à faire.

 

– Ce que vous avez à faire, mon cher d’Argenton, moi je vais vous le dire…

 

Mais Jack n’entendit pas la fin de la phrase de M. Rivals ; un geste de d’Argenton l’avait poussé dehors.

 

Dans sa chambre, le bruit de la discussion lui arriva comme les parties variées d’un grand orchestre. Il distinguait les voix, les reconnaissait toutes ; mais elles entraient les unes dans les autres, unies par leur résonnance, et cela faisait un tapage discord sur lequel des lambeaux de phrases seuls surnageaient :

 

– Vous en avez menti.

 

– Messieurs !… messieurs !…

 

– La vie n’est pas un roman.

 

– Bourgeron sacré, beûh ! beûh !

 

Enfin la voix de tonnerre du vieux Rivals retentit sur le seuil :

 

– Que je sois pendu, si je remets jamais les pieds chez vous !

 

Puis la porte se referma violemment, et la salle à manger s’emplit d’un grand silence, coupé par le train des fourchettes en pleine activité.

 

Ils déjeunaient.

 

« Vous voulez le dégrader, le mettre plus bas que vous. » L’enfant avait retenu cette phrase, et il sentait bien en lui-même que c’était là, en effet, l’intention de son ennemi.

 

Eh bien, non, mille fois non, il ne voulait pas être ouvrier.

 

La porte s’ouvrit. Sa mère entra.

 

Elle avait beaucoup pleuré, et de vraies larmes, de celles qui creusent des rides. Pour la première fois, la mère apparaissait sur ce visage de jolie femme, la mère douloureuse et meurtrie.

 

– Écoutez-moi, Jack, dit-elle en essayant d’être sévère, il faut que je cause sérieusement avec vous. Vous venez de me faire une grande peine, en vous mettant en révolte ouverte contre vos vrais amis et en refusant d’accepter la position qu’ils vous offraient. Je sais bien qu’il y a dans cette existence nouvelle…

 

Pendant qu’elle parlait, elle évitait le regard de l’enfant, un regard de douleur, de reproche, si ardent, si éploré, qu’elle n’aurait pas pu lui résister.

 

… – Qu’il y a dans cette existence nouvelle que nous rêvions pour vous un désaccord apparent avec la vie que vous aviez eue jusqu’à ce jour. J’avoue que moi-même, au premier moment, j’ai été effrayée ; mais vous avez entendu, n’est-ce pas, ce qu’on vous a dit ? La condition du travailleur n’est plus ce qu’elle était autrefois ; oh ! mais plus du tout, du tout. Vous savez bien que le tour de l’ouvrier est venu maintenant. La bourgeoisie a fait son temps, la noblesse aussi. Quoique cependant la noblesse… Et puis enfin, à votre âge, est-ce qu’il n’est pas plus simple de se laisser guider par les personnes qui vous aiment et qui ont de l’expérience ?

 

Un sanglot de son enfant l’interrompit :

 

– Alors tu me chasses, toi aussi, tu me chasses ?

 

Cette fois, la mère n’y tint plus. Elle le prit dans ses bras, l’étreignit passionnément :

 

– Moi, te chasser ? Est-ce que tu le crois ? Est-ce que c’est possible ? Allons ! calme-toi, ne tremble pas, ne t’émeus pas ainsi. Tu sais combien je t’aime, et que si cela ne dépendait que de moi, nous ne nous quitterions jamais. Mais il faut être raisonnable et songer un peu à l’avenir… Hélas ! il est bien sombre pour nous, l’avenir.

 

Et dans un de ces débordements de paroles comme elle en avait encore quelquefois loin du maître, elle essaya d’expliquer à Jack avec toutes sortes d’hésitations, de réticences, ce que leur position dans la vie avait d’irrégulier.

 

– Vois-tu ! mon chéri, tu es encore bien jeune ; il y a des choses que tu ne peux pas comprendre. Un jour, quand tu seras plus grand, je t’apprendrai le secret de ta naissance ; un vrai roman, mon cher ! Un jour, je te dirai le nom de ton père, et de quelle fatalité inouïe ta mère et toi vous avez été victimes. Mais aujourd’hui, ce qu’il faut bien que tu saches, que tu comprennes, c’est que nous n’avons rien à nous, mon pauvre enfant, et que nous dépendons absolument de… de Lui. Comment veux-tu que je m’oppose à ton départ, surtout quand je sais qu’il ne te fait partir que dans ton intérêt ? Je ne peux rien lui demander. Il a déjà tant fait pour nous. Et puis, lui-même n’est pas très riche, et cette terrible carrière artistique lui devient si ruineuse ! Il ne pourrait pas se charger des frais de ton éducation. Que veux-tu que je devienne entre vous deux ? Il faut pourtant prendre un parti. Ah ! si je pouvais y aller à ta place, moi, à cet Indret. Songe que c’était un métier qu’on te mettait dans les mains. Est-ce que tu ne serais pas fier de n’avoir plus besoin de personne pour vivre, de gagner ton pain, d’être ton maître ?

 

À l’éclair qui passa dans les yeux de l’enfant, elle comprit qu’elle avait frappé, juste ; et tout bas, de cette voix caressante et frôleuse qu’ont les mères, elle murmurait :

 

– Fais cela pour moi, Jack ! Veux-tu ? Mets-toi vite en état de gagner ta vie. Qui sait si moi-même, quelque jour, je ne serai pas obligée d’avoir recours à toi comme à mon seul soutien, à mon unique ami ?

 

Pensait-elle ce qu’elle disait ? Était-ce un pressentiment, une de ces déchirures subites de l’avenir qui vous montrent la destinée jusqu’au fond et toute la déconvenue de votre propre existence ? Ou bien avait-elle parlé, emportée dans le tourbillon de ses phrases par l’élan de sa sentimentalité ?

 

En tout cas, elle ne pouvait rien trouver de mieux pour vaincre cette petite âme généreuse. L’effet fut instantané. Cette idée que sa mère pouvait avoir besoin de lui, qu’il lui viendrait en aide avec son travail, le décida subitement.

 

Il la regarda droit dans les yeux :

 

– Jure-moi que tu m’aimeras toujours, que tu n’auras pas honte de moi quand j’aurai les mains noires.

 

– Si je t’aimerai, mon Jack !

 

Pour toute réponse, elle le couvrait de caresses, cachant sous des baisers passionnés son trouble et son remords, car, depuis cette minute-là, la malheureuse femme eut du remords, elle en eut pour toute sa vie et ne pensa plus jamais à son enfant sans un coup de glaive dans le cœur.

 

Mais lui, comme s’il comprenait tout ce que ces embrassements couvraient de honte, d’incertitude, de terreur, il s’y déroba en s’élançant vers l’escalier.

 

– Viens, maman, descendons. Je veux aller lui dire que j’accepte.

 

En bas, les Ratés étaient encore à table. Tous furent frappés de l’air grave et résolu qu’avait Jack en entrant.

 

– Je vous demande pardon, dit-il à d’Argenton. J’ai eu tort de refuser tout à l’heure ce que vous m’offriez. J’accepte maintenant et je vous remercie.

 

– Bien cela, enfant ! dit le poète avec solennité, je ne doutais pas que la réflexion ne vînt à bout de vos résistances… Je suis heureux de voir que vous reconnaissez la loyauté de mes intentions. Remerciez notre ami Labassindre, car c’est à lui que vous devez cette bonne fortune. C’est lui qui vous a ouvert l’avenir à deux battants.

 

Le chanteur tendit sa grosse patte dans laquelle la petite main de Jack s’engloutit.

 

– Tope là, ma vieille ! lui dit-il en affectant de le traiter comme s’ils étaient deux anciens camarades travaillant aux mêmes pièces, dans le même atelier ; et dès ce moment jusqu’au départ, il ne lui adressa plus la parole que sur ce ton familier et brutal que les ouvriers ont entre eux comme un lien de compagnonnage.

 

Pendant ces huit derniers jours, Jack ne fit que courir les bois et les routes. Il éprouvait du trouble, de l’inquiétude, encore plus que de la tristesse ; et de temps en temps, l’idée de la responsabilité qu’il allait avoir mettait sur son joli visage une expression inusitée, ce pli des sourcils qui, chez les êtres jeunes, marque l’effort d’une volonté. C’était le vieux Jack à présent. Il alla revoir tous ses coins favoris, comme un homme qui ferait à petits pas le pèlerinage de son enfance.

 

Ah ! la mère Salé put bien le menacer de loin, courir sur ses talons, le vieux Jack ne la craignait plus, et se sentait de force à lui porter son fagot. Mais il avait le plus grand chagrin de ne pouvoir aller chez les Rivals faire ses adieux à Cécile.

 

– Vois-tu ! mon Jack, après la scène que ces messieurs ont eue ensemble, ce ne serait pas convenable, répétait Charlotte à toutes les supplications de son fils.

 

Enfin, la veille du départ, dans la joie mauvaise de son triomphe, d’Argenton consentit à ce que l’enfant allât prendre congé de ses amis. Il arriva chez eux le soir. Personne dans le vestibule. Personne dans la pharmacie, dont les persiennes étaient closes. Rien qu’un filet de lumière venant de la bibliothèque, ce qu’on appelait la bibliothèque, un immense grenier encombré de dictionnaires, d’atlas, d’ouvrages de médecine et de grands volumes à dos rouge de la collection Panckouke.

 

Le docteur était là, très occupé à faire une caisse de livres.

 

– Ah ! te voilà ! dit-il à l’enfant, j’étais bien sûr que tu ne partirais pas sans me dire adieu. Ils ne voulaient pas te laisser venir, hein ? C’est un peu ma faute aussi. J’ai été trop vif. Ma femme m’a joliment grondé… À propos, tu sais qu’elle est partie hier avec la petite. Je les ai envoyées dans les Pyrénées passer un mois chez ma sœur. Elle était un peu malade, la petite. J’ai eu la bêtise de lui apprendre ton départ tout à coup, sans ménagement… Ah ! les enfants !… On croit qu’ils ne sentent pas les choses ; et ça vous a des chagrins autrement violents que les nôtres.

 

Il parlait à Jack comme à un homme. Tout le monde lui parlait comme à un homme, à présent ; et pourtant, à l’idée que sa petite amie avait été malade à cause de lui et qu’il s’en irait sans la voir, le vieux Jack se sentait envie de pleurer comme un enfant.

 

Il regardait les livres répandus, la grande pièce toute triste, mal éclairée d’une bougie posée sur un coin de table à côté du grog et de la bouteille d’eau-de-vie ; car M. Rivals profitait de l’absence de sa femme pour revenir à ses habitudes de bord. Aussi avait-il l’œil brillant, le bonhomme, et une singulière animation à fouiller dans tous ses livres, soufflant la poussière sur les vieilles tranches rouges, et vidant tout un coin de sa bibliothèque dans la caisse ouverte à ses pieds.

 

– Sais-tu ce que je fais là, petit ?

 

– Non, monsieur Rivals.

 

– Je choisis des livres pour toi, de bons vieux bouquins que tu emporteras, que tu liras, tu m’entends ! que tu liras dès que tu auras une minute. Rappelle-toi bien ceci, mon enfant : les livres sont les vrais amis. On peut s’adresser à eux dans les grands chagrins de la vie, on est toujours sûr de les trouver. Moi d’abord, sans mes bouquins, avec le malheur que j’ai eu, il y a beau temps que je ne serais plus là. Regarde-moi cette caisse, petit. Il y en a une vraie tapée, hein ?… Je ne te réponds pas que tu les comprendras tous maintenant. Mais ça ne fait rien, il faut les lire. Même ceux que tu ne comprendras pas te laisseront de la lumière dans l’esprit. Promets-moi que tu les liras.

 

– Je vous le promets, monsieur Rivals.

 

– Là… maintenant la caisse est finie. Peux-tu l’emporter ? Non, c’est trop lourd. Je t’enverrai cela demain. Allons ! viens que je te dise adieu.

 

Et le brave homme, lui prenant la tête dans ses larges mains, l’embrassa deux ou trois fois bien fort.

 

– Il y en a pour moi et pour Cécile là-dedans, ajouta-t-il avec un bon sourire, et tandis qu’il refermait sa porte, Jack l’entendit qui murmurait : « Pauvre enfant !… pauvre enfant !… »

 

C’était comme à Vaugirard, chez les Pères. Seulement, aujourd’hui, il savait pourquoi on le plaignait.

 

Le lendemain, le départ avait mis les Aulnettes en grande agitation.

 

On chargeait les bagages sur la charrette arrêtée à la porte. Labassindre, dans une tenue extraordinaire, comme s’il partait pour une expédition à travers les pampas, hautes guêtres montantes, veste de velours vert, sombrero, sacoche de cuir en sautoir, allait, venait, en donnant sa note. Le poète était à la fois grave et rayonnant, grave parce qu’il se sentait dans l’accomplissement d’une fonction humanitaire, sociale ; rayonnant, parce que ce départ le comblait de joie. Charlotte embrassait Jack, l’embrassait encore, voyait si rien ne lui manquait.

 

Non, rien ne lui manquait. Il était même trop bien mis pour un ouvrier, étriqué dans son costume du pain bénit, avec cette fatalité des êtres qui grandissent vite, condamnés pendant leur adolescence à la gêne des vêtements trop courts.

 

– Vous en aurez bien soin, monsieur Labassindre !

 

– Comme de ma note, madame.

 

– Jack !

 

– Maman !

 

Il y eut une dernière étreinte. Charlotte sanglotait. L’enfant, lui, ne laissait pas voir son émotion. La pensée qu’il allait travailler pour sa mère le rendait fort, ce vieux Jack. Au bas du chemin, il se retourna pour voir encore une fois et emporter au fond de son regard le bois, la maison, l’enclos, ce visage de femme qui lui souriait parmi ses pleurs.

 

– Écris-nous souvent, mon Jack ! cria la mère.

 

Et le poète avec solennité :

 

– Jack, souviens-toi : la vie n’est pas un roman.

 

La vie n’est pas un roman ; mais elle en était bien un pour lui, le misérable !

 

Il n’y avait qu’à le voir au seuil de sa petite maison à devise, appuyé sur sa Charlotte, au milieu des rosiers de la façade, dans une pose prétentieuse comme une lithographie de romance, et tellement épanoui d’égoïsme satisfait qu’il en oubliait sa haine et envoyait de la main un adieu paternel et bénisseur à l’enfant qu’il venait de chasser.

 

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

 

DEUXIÈME PARTIE

I

INDRET


Le chanteur se leva tout debout dans la barque où l’enfant et lui passaient la Loire un peu au-dessus de Paimbœuf, et embrassant le fleuve d’un geste emphatique :

 

– Regarde-moi ça, mon vieux Jack, si c’est beau !

 

Malgré ce qu’il y avait de grotesque et de convenu dans cette admiration de cabotin, elle se trouvait justifiée par le paysage admirable qui se développait sous ses yeux.

 

Il était environ quatre heures du soir. Un soleil de juillet, un soleil d’argent en fusion, étalait sur les vagues la longue traîne lumineuse de son rayonnement. Cela faisait dans l’air une réverbération palpitante, comme une brume de lumière où la vie du fleuve, active, silencieuse, apparaissait avec des rapidités de mirage. De hautes voiles entrevues, qui semblaient blondes dans cette heure éblouissante, passaient au loin comme envolées. C’étaient de grandes barques venant de Noirmoutiers, chargées jusqu’au bord d’un sel blanc étincelant de mille paillettes, et montées par de pittoresques équipages : des hommes avec le grand tricorne des saulniers bretons, des femmes dont les coiffes étoffées, papillonnantes, avaient la blancheur et le scintillement du sel. Puis, des caboteurs, pareils à des haquets flottants, leur pont tout encombré de sacs de blé, de futailles ; des remorqueurs, traînant d’interminables files de barques, ou bien quelque trois-mâts nantais arrivant du bout du monde, rentrant au pays après deux ans d’absence et remontant le fleuve d’un mouvement lent, presque solennel, comme s’il portait avec lui le recueillement silencieux de la patrie retrouvée et la poésie mystérieuse des choses venues de loin. Malgré la chaleur de juillet, un grand souffle courait dans tout ce beau décor, car le vent arrivait de la mer avec la fraîcheur et la gaieté du large, et faisait deviner un peu plus loin, au delà de ces flots serrés que le calme, la tranquillité des eaux douces abandonnait déjà, le vert de l’Océan sans limites, et des vagues, des embruns, des tempêtes.

 

– Et Indret ? où est-ce ?… demanda Jack.

 

– Là. Cette île en face de nous.

 

Dans le brouillard d’argent qui enveloppait l’île, Jack voyait confusément de grands peupliers en files et de longues cheminées d’où montait une épaisse fumée noire, étalée, répandue, qui salissait le ciel au-dessus d’elle. En même temps, il entendait un vacarme retentissant, des coups de marteaux sur du fer, sur de la tôle, des bruits sourds, d’autres plus clairs, diversement répercutés par la sonorité de l’eau, et surtout un ronflement continu, perpétuel, comme si l’île eût été un immense steamer arrêté et grondant, activant ses roues à l’ancre et son mouvement dans l’immobilité.

 

À mesure que la barque approchait, lentement, très lentement, parce que le fleuve était gros et dur à passer, l’enfant distinguait de longs bâtiments aux toitures basses, aux murailles noircies, s’étendant de tous les côtés avec une platitude uniforme, puis, sur les bords du fleuve, à perte de vue, d’énormes chaudières alignées, peintes au minium, et dont le rouge éclatant faisait un effet fantastique. Des transports de l’État, des chaloupes à vapeur, rangés au quai, attendaient qu’on chargeât ces chaudières à l’aide d’une énorme grue placée près de là et qui de loin ressemblait à un gibet gigantesque.

 

Au pied de ce gibet, un homme debout regardait la barque venir.

 

– C’est Roudic, dit le chanteur, et de son creux le plus creux, il poussa un hurrah formidable, qui s’entendit même au milieu de tout ce train de chaudronnerie.

 

– C’est toi, cadet ?

 

– Sacrebleu ! oui, c’est moi… Est-ce qu’il y a deux notes comme la mienne sous la calotte des cieux ?

 

La barque accosta. Les deux frères sautèrent dans les bras l’un de l’autre et se donnèrent une terrible accolade.

 

Ils se ressemblaient. Mais Roudic était beaucoup plus âgé et manquait de cet embonpoint dont les roulades et les tenues gratifient si vite les acteurs de chant. Au lieu de porter la barbe fourchue de son frère, il était rasé, tanné, et son béret de marin, un béret de laine bleue tout passé, recouvrait une vraie face de Breton, hâlée par la mer et taillée dans le roc, avec de tout petits yeux et un regard très fin, aiguisé par les travaux minutieux de l’ajustage.

 

– Et chez toi, comment va-t-on ? demandait Labassindre… Clarisse, Zénaïde, tout le monde ?

 

– Tout le monde va bien, Dieu merci ! Ah ! ah ! voilà notre nouvel apprenti. Il est gentil tout plein, ce petit gars… Seulement il n’a pas l’air fort.

 

– Fort comme un bœuf, mon cher, et garanti par les premiers médecins de Paris.

 

– Tant mieux, alors, car le métier est rude chez nous. Et maintenant, si vous voulez, allons voir le directeur.

 

Ils suivirent une longue allée de très beaux arbres, qui bientôt se changea en une rue de petite ville bordée de maisons blanches, proprettes et toutes pareilles. C’est là qu’habite une partie des employés de l’usine, les maîtres, les premiers ouvriers. Les autres se logent sur la rive opposée, à la Montagne ou à la Basse Indre.

 

À cette heure, tout était silencieux, la vie et le mouvement concentrés dans l’usine ; et sans le linge qui séchait aux fenêtres, des pots de fleurs rangés près des vitres, un cri d’enfant, la cadence d’un berceau sortant de quelque porte entr’ouverte, on aurait pu croire le quartier inhabité.

 

– Ah ! le drapeau est baissé, dit le chanteur comme ils arrivaient à la porte des ateliers… M’en a-t-il fait des peurs, ce sacré drapeau.

 

Et il expliqua à son vieux Jack que cinq minutes après l’arrivée des ouvriers pour le travail, le drapeau de l’entrée descendu de son mât annonçait que les portes de l’usine étaient closes. Tant pis pour les retardataires ; ils étaient marqués comme absents, et, à la troisième absence, expédiés.

 

Pendant qu’il donnait ces explications, son frère s’entendait avec le portier-consigne, et ils étaient admis à pénétrer dans l’établissement. C’était un tapage effroyable, ronflements, sifflements, grincements, qui variaient sans s’atténuer, se répondaient d’une foule de grandes halles à toits triangulaires, espacées sur un terrain en pente que sillonnaient de nombreux railways.

 

Une ville en fer.

 

Les pas sonnaient sur des plaques de métal incrustées au sol. On marchait parmi des entassements de fer en barre, de gueuses de fonte, de lingots de cuivre, entre des rangées de canons de rebut apportés là pour être remis à la fonte, rouillés à l’extérieur, tout noirs en dedans et comme fumant encore, vieux maîtres du feu et qui allaient périr par le feu.

 

Roudic, au passage, indiquait les différents quartiers de l’établissement : « Voilà la halle de montage… les ateliers du grand tour, du petit tour… la chaudronnerie, les forges, la fonderie… » Il lui fallait crier, tellement le bruit était assourdissant.

 

Jack, ahuri, regardait avec surprise, les portes des ateliers étant presque toutes ouvertes à cause de la chaleur, un grouillement de bras levés, de têtes noircies, de machines en mouvement dans une ombre d’antre, profonde et sourde, qu’une lueur rouge éclairait par saccades.

 

Des bouffées de chaleur, des odeurs de houille, de terre glaise brûlée, de fer en combustion, sortaient de là avec une impalpable poussière noire, aiguisée, brûlante, gardant au soleil un scintillement métallique, cet éclat de la houille qui pourrait devenir diamant. Mais ce qui faisait le caractère vif, pressé, haletant, de tout ce grand travail, c’était un ébranlement perpétuel du sol et de l’air, une trépidation continue, quelque chose comme l’effort d’une bête énorme qu’on aurait emprisonnée sous l’usine et dont ces cheminées béantes auraient craché tout autour la respiration brûlante et la plainte. De peur de paraître trop novice, Jack n’osait pas demander ce qui faisait ce bruit-là, qui, de loin déjà, l’avait impressionné.

 

Tout à coup ils se trouvèrent en face d’un ancien château du temps de la Ligue, sombre, flanqué de grosses tours, et dont les briques, noircies par la fumée de l’usine, avaient perdu leur éclat primitif.

 

– Nous voici à la direction, dit Roudic.

 

Et s’adressant à son frère :

 

– Est-ce que tu montes ?

 

– Je crois bien. Je ne suis pas fâché de revoir le « Singe » et de lui montrer que, malgré ses prédictions, on est devenu quelque chose d’un peu chic.

 

Il se carrait dans sa veste de velours, fier de ses bottes jaunes et de sa valise en bandoulière. Roudic ne lui fit pas la moindre observation, mais il paraissait gêné.

 

Ils passèrent sous la poterne basse, pénétrèrent dans les vieux bâtiments, une foule de petites pièces irrégulières, mal éclairées, où des commis écrivaient sans lever la tête. Dans la dernière salle, un homme d’un aspect sévère et froid était assis à un bureau sous le jour d’une haute fenêtre.

 

– Ah ! c’est vous, père Roudic !

 

– Oui, monsieur le directeur, je viens vous présenter le nouvel apprenti et vous remercier de…

 

– Le voilà donc ce petit prodige. Bonjour, mon garçon ! Il paraît que nous avons une vraie vocation pour la mécanique. C’est très bien, cela.

 

Puis, après avoir regardé l’enfant plus attentivement :

 

– Dites donc, Roudic ! il n’a pas l’air solide, ce gamin-là. Est-ce qu’il est malade ?

 

– Non, monsieur le directeur. On m’assure au contraire qu’il est d’une force étonnante.

 

– Étonnante, répéta Labassindre en s’avançant ; et, devant le regard surpris du directeur, il crut devoir lui rappeler qui il était, qu’il avait quitté l’usine depuis six ans pour entrer au théâtre de Nantes, et de là à l’Opéra de Paris.

 

– Oh ! je me souviens parfaitement de vous, dit le directeur d’un ton tout à fait indifférent ; et tout de suite il se leva comme pour couper court à la conversation.

 

– Emmenez votre apprenti, père Roudic, et tâchez de nous en faire un bon ouvrier. Avec vous, je ne suis pas en peine.

 

Le chanteur, vexé d’avoir manqué son effet, sortit très penaud. Roudic resta le dernier dans le bureau et échangea quelques mots à voix basse avec son chef. Après quoi, les deux hommes et l’enfant redescendirent, diversement impressionnés. Jack méditait ces mots « il n’est pas assez fort, » que chacun lui répétait depuis son arrivée ; Labassindre digérait son humiliation ; l’ajusteur, lui aussi, semblait préoccupé.

 

Quand ils furent dehors :

 

– Est-ce qu’il t’a dit quelque chose de vexant ?… demanda Labassindre à son frère : Il a l’air encore plus chien que de mon temps.

 

Roudic secoua la tête avec tristesse :

 

– Mais non. Il me parlait de Charlot, le fils de notre pauvre sœur, qui est en train de nous donner bien du tourment.

 

– Le Nantais vous donne du tourment ? demanda le chanteur. Qu’est-ce qu’il y a donc ?

 

– Il y a que depuis que la mère est morte, c’est devenu un riboteur fini, qu’il joue, qu’il boit, qu’il a des dettes. Pourtant il gagne de belles journées à l’atelier de dessin. Il n’y a pas un dessinandier pareil dans Indret. Mais qu’est-ce que tu veux ? Il mange tout avec ses cartes. Il faut croire que c’est plus fort que lui ; car enfin, ici, tout le monde s’en est mêlé, le directeur, moi, ma femme, rien n’y fait. Il pleure, il se désole, promet de ne plus recommencer ; puis, sitôt la paye touchée, crac ! il file sur Nantes et va jouer. J’ai déjà payé bien des fois pour lui. Mais maintenant, je ne peux plus. J’ai mon ménage, tu comprends ! puis, voilà Zénaïde qui se fait grande, il va falloir l’établir. Pauvre fille ! Quand je pense que j’avais eu idée de la marier avec son cousin. Elle serait heureuse à présent. D’ailleurs, c’est elle qui n’en a pas voulu, malgré qu’il soit très beau garçon et enjôleur comme il n’est pas possible. Ah ! les femmes ont plus de bon sens que nous… Enfin, voilà. En ce moment, nous essayons de le faire partir pour l’arracher à ses mauvaises connaissances. Le directeur me disait justement qu’il venait de lui trouver une place à Guérigny, dans la Nièvre. Mais je ne sais pas si le gaillard voudra y aller. Il doit avoir quelque relation par ici, et c’est ça qui le tient. Tu ne sais pas, cadet ? tu devrais lui en parler, toi, ce soir. Il t’écouterait peut-être.

 

– Je m’en charge ; n’aie pas peur ! dit Labassindre d’un air important.

 

Tout en causant, ils descendaient les rues ferrées de l’usine, encombrées a cette heure, la journée venant de finir, d’une foule de gens de toutes tailles, de tous métiers, bariolée de blouses, de vareuses, mêlant les redingotes des dessinateurs aux tuniques des surveillants.

 

Jack était frappé de la gravité avec laquelle s’opérait cette délivrance du travail. Il comparait ce tableau aux cris, aux bousculades sur les trottoirs, qui animent à Paris les sorties d’ateliers aussi bruyantes que des sorties d’écoles. Ici on sentait la règle et la discipline comme à bord d’un navire de l’État.

 

Une buée chaude flottait sur toute cette population, une buée que le vent de la mer n’avait pas encore dissipée et qui planait comme un nuage lourd dans l’immobilité de cette belle soirée de juillet. Les halles silencieuses évaporaient leurs odeurs de forge. La vapeur sifflait aux ruisseaux, la sueur coulait sur tous les fronts, et le halètement que Jack entendait tout à l’heure, se taisait pour faire place au souffle retrouvé par ces deux mille poitrines d’hommes épuisés de tout l’effort de la journée.

 

En passant parmi la foule, Labassindre fut vite reconnu :

 

– Tiens ! cadet. Comment ça va ?

 

On l’entourait, on lui donnait de grosses poignées de mains, on se disait des uns aux autres :

 

– Voilà le frère de Roudic, celui qui gagne cent mille francs par an rien qu’à chanter.

 

Tout le monde voulait le voir ; car c’était une des légendes de l’usine, cette fortune présumée de l’ancien forgeron et, depuis son départ, plus d’un jeune compagnon avait tâté au fond de son gosier pour voir si la note, la fameuse note à millions, ne s’y trouverait pas par hasard.

 

Au milieu de ce cortège d’admirations que son costume théâtral enflammait encore, le chanteur marchait la tête levée, parlant haut, riant fort, lançant des « bonjour, père chose ! bonjour, mère une telle ! » aux maisonnettes égayées de figures de femmes, aux cabarets, aux rôtisseries, qui emplissaient cette partie d’Indret où s’installaient aussi des forains de toute sorte, étalant leurs marchandises en plein air, des blouses, des souliers, des chapeaux, des foulards, cette pacotille ambulante qu’on trouve autour des camps, des casernes, des fabriques.

 

En passant à travers ces étalages, Jack crut voir une figure de connaissance, un sourire écartant les groupes pour arriver jusqu’à lui ; mais ce ne fut qu’un éclair, une vision emportée tout de suite par ce flot changeant de la foule en train de s’écouler dans la grande cité ouvrière, de se répandre jusque sur l’autre rive du fleuve, dans de longues barques, chargées, actives, nombreuses, comme pour le passage d’une armée.

 

Le soir tombait sur cette agitation de fourmilière dispersée. Le soleil descendait. Le vent fraîchissait, agitant les peupliers comme des palmes ; et c’était un spectacle grandiose que celui de l’île laborieuse entrant, elle aussi, dans son repos, rendue à la nature pour une nuit. À mesure que la fumée se dissipait, des masses de verdure apparaissaient entre les halles. On entendait le flot battre les rives ; et des hirondelles, qui rasaient l’eau avec de petits cris, tourbillonnaient autour des grandes chaudières alignées sur le quai.

 

La maison des Roudic était la première dans une longue file de bâtiments neufs rangés en caserne, sur une large rue derrière le château. Une très jeune femme, debout sur le seuil de la porte élevé de quelques marches, écoutait, la tête penchée, un grand diable accoudé à la muraille et parlant avec beaucoup d’animation. Jack croyait d’abord que c’était la fille de Roudic, mais il entendit le vieux contre-maître dire au chanteur :

 

– Regarde ! voilà ma femme qui est en train de faire une semonce à son neveu.

 

L’enfant se rappela que Labassindre lui avait appris en route que son frère s’était remarié quelques années auparavant. La femme était jeune, assez jolie, grande et souple, avec un air de douceur sur la figure, et je ne sais quoi de faible, d’abandonné, cette attitude penchée que donne à certaines femmes la fatigue d’une chevelure trop lourde. Contrairement à la mode bretonne, elle était nu-tête : et sa jupe d’étoffe légère, son petit tablier noir, la faisaient ressembler à la femme d’un employé et non à une paysanne ou à une ouvrière.

 

– Hein ?… crois-tu qu’elle est gentille ? disait Roudic, qui s’était arrêté à quelques pas avec son frère et le poussait du coude tout rayonnant de fierté.

 

– Mes compliments ! mon cher, elle a encore embelli depuis son mariage.

 

Les autres continuaient à causer, si absorbés dans leur conversation, qu’ils ne voyaient rien, n’entendaient rien.

 

Alors le chanteur, quittant son sombrero avec un geste en rond, entonna en pleine rue d’une voix retentissante :

 

Salut, demeure chaste et pure,

Où se devine la présence…

 

– Tiens ! mon oncle dit en se retournant celui qu’on appelait le Nantais.

 

Il y eut une minute d’effusion, d’accolades. On présenta l’apprenti que le Nantais toisa d’un air méprisant, mais auquel Mme Roudic parla avec douceur :

 

– J’espère que vous vous trouverez bien chez nous, mon enfant.

 

Puis on entra.

 

Derrière la maison sans profondeur, le couvert était mis dans un petit jardin desséché, brûlé, plein de légumes montés et de fleurs en graines. D’autres jardins tout pareils, séparés seulement les uns des autres par des treillages, s’étendaient tout le long d’un petit bras de la Loire qui semblait comme la Bièvre de ce coin-là, bordé de linge étendu, de filets qui séchaient, de chanvre en train de rouir, et traînant les détritus de tous ces ménages d’ouvriers.

 

– Et Zénaïde ? demanda Labassindre au moment de s’asseoir sous la tonnelle devant la table.

 

– Il faut manger la soupe en l’attendant, dit Roudic, elle va venir tout à l’heure. Elle est en journée au château. Ah ! dam, c’est devenu une fameuse couturière, maintenant.

 

– Elle travaille chez le Singe ? cria Labassindre qui avait toujours sa réception sur le cœur… Eh bien ! elle doit en avoir de l’agrément. Un homme si fier, si arrogant.

 

Et il commença à déblatérer contre le directeur, soutenu en cela par le Nantais qui avait ses raisons de lui en vouloir, lui aussi. L’oncle et le neveu étaient d’ailleurs bien faits pour s’entendre : tous deux sur la limite qui sépare l’artisan de l’artiste ayant juste assez de talent pour s’isoler dans leur milieu, mais une éducation première, des habitudes, des penchants qui les empêchaient d’en sortir. Deux métis d’Europe, la race la plus dangereuse, la plus malheureuse de toutes, avec ses haines envieuses et ses ambitions impuissantes.

 

– Vous vous trompez. C’est au contraire un homme excellent, disait le père Roudic défendant son chef qu’il aimait… Un peu dur sur la discipline. Mais quand on commande à deux mille ouvriers, il le faut bien. Sans ça rien ne marcherait. N’est-ce pas, Clarisse ?

 

Il se tournait ainsi à tout propos vers sa femme, car il avait affaire à deux beaux parleurs, et lui-même n’était pas très éloquent. Mais Clarisse s’occupait de son dîner, et l’on sentait en elle l’indolence d’une personne absorbée, dont les mains sont lentes, le regard errant, parce que la volonté absente est accaparée par quelque combat intérieur.

 

Heureusement que Roudic reçut du renfort et un renfort sérieux. Zénaïde venait d’entrer, une grosse petite boulotte, qui arriva, toute rouge, tout essoufflée, se jeter au plus fort de la mêlée. Celle-là n’était pas jolie. Lourde, courte, la taille mal équarrie, elle ressemblait à son père. La coiffe blanche de Guérande en épais diadème, la jupe écourtée, soutenue aux hanches par un bourrelet, le petit châle, attaché très bas aux épaules, augmentaient cette tournure élargie et massive. Positivement, elle avait l’air d’une armoire. Mais dans les sourcils fournis de cette brave fille, dans la coupe carrée de son menton, on sentait autant d’énergie, de force, de vouloir, qu’il se trahissait de mollesse et d’abandon sur le visage de la belle-mère.

 

Sans prendre le temps de détacher la paire de grands ciseaux pendus à sa taille comme un sabre, la bavette de son tablier encore bardée d’épingles et d’aiguilles enfilées qui faisaient une cuirasse à sa poitrine courageuse, elle s’assit à côté de Jack et partit en guerre tout de suite. L’éloquence du chanteur et du dessinandier ne lui faisait pas peur, à elle. Ce qu’elle avait à dire, elle le disait d’un petit ton de bonne femme, carrément, simplement ; mais quand elle parlait à son cousin, son regard et sa voix trouvaient des expressions de colère.

 

Le Nantais faisait semblant de ne pas s’en apercevoir, prenait tout en riant, répondait par des malices qui ne la déridaient pas.

 

– Et moi qui voulais les marier ! disait d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant, le père Roudic qui les écoutait se disputer.

 

– Ce n’est pas moi qui ai dit non, fit le Nantais en riant et regardant sa cousine.

 

– C’est moi, dit la Bretonne en rejoignant ses terribles sourcils et sans baisser les yeux… Et je m’en félicite. Comme je vois que vont les choses, sans doute qu’à cette heure je serais au fond de l’eau, du chagrin de vous avoir pour mari, mon beau cousin.

 

Ce fut dit avec une telle intonation, que le beau cousin en resta une minute décontenancé.

 

Clarisse était aussi très troublée, et son regard mouillé de larmes cherchait celui de sa belle-fille, comme pour la supplier.

 

– Écoute, Charlot, dit Roudic afin de changer la conversation, je vais te donner la preuve que le directeur est un bon homme. Il t’a trouvé une place magnifique à l’usine de Guérigny, et il m’a chargé de t’en parler.

 

Il y eut un moment de silence, le Nantais ne se pressant pas de répondre. Roudic insista :

 

– Remarque bien, mon garçon, que tu auras là-bas des conditions bien meilleures qu’ici… et que… et que… »

 

Il regardait son frère, sa femme, sa fille, pour trouver la fin de sa phrase.

 

– Et qu’il vaut mieux s’en aller que d’être renvoyé, n’est-ce pas, mon oncle ? fit le Nantais brutalement… Eh bien ! moi, je veux qu’on me renvoie si on a assez de mes services, et qu’on ne me traite pas comme un choufliqueur dont on se débarrasse en lui retenant une paye.

 

– Il a raison, sacrebleu ! dit Labassindre en tapant sur la table.

 

La discussion s’engagea. Roudic revint plusieurs fois à la charge, mais le Nantais tenait bon. Zénaïde, sans parler, ne quittait pas des yeux sa belle-mère qui sortait de table à tout instant, quoiqu’il n’y eût plus rien à servir.

 

– Et vous, maman, dit-elle à la fin, n’est-ce pas votre avis que Charlot devrait s’en aller là-bas ?

 

– Mais si, mais si, répondit Mme Roudic vivement… Je pense qu’il fera bien d’accepter.

 

Le Nantais se leva, très agité, très sombre.

 

– C’est bon, dit-il. Puisque tout le monde ici sera content de me voir partir, je sais ce que j’ai à faire. Dans huit jours, je serai filé. Maintenant ne parlons plus de ça.

 

La nuit tombait, on apporta de la lumière. Les jardins voisins s’éclairaient aussi, et l’on entendait tout autour des rires, des bruits d’assiettes dans les feuilles, la trivialité en plein air des guinguettes de banlieue.

 

Labassindre, au milieu de l’embarras général, avait pris la parole, ramassant dans sa mémoire tous les résidus des anciennes théories du gymnase sur les droits de l’ouvrier, l’avenir du peuple, la tyrannie du capital. Il faisait beaucoup d’effet, et des camarades, venus pour passer la soirée avec le chanteur, s’extasiaient devant cette éloquence facile, que le patois oublié ne gênait plus, et claire de toute sa banalité.

 

Ces compagnons, en costume de travail, noirs et las, que Roudic invitait à s’asseoir à mesure qu’ils entraient, avaient sur le bord de la table des poses avachies, se versaient de grands coups de vin qu’ils avalaient d’un trait en soufflant bruyamment et s’essuyant d’un revers de manche, le verre d’une main, la pipe de l’autre. Même parmi les Ratés, Jack n’avait jamais vu de pareilles façons de se tenir, et, par moments, quelque mot rustique le choquait par sa grossièreté franche. Puis ils ne parlaient pas comme tout le monde, se servaient entre eux d’une espèce de jargon que l’enfant trouvait bas et laid. Une machine s’appelait « une bécane, » les chefs d’ateliers « des contre-coups, » les mauvais ouvriers « de la chouflique » – Jack fut pris subitement d’une immense tristesse, devant cette tablée d’ouvriers qui se renouvelait continuellement, sans qu’on fit attention à ceux qui entraient ou qui sortaient.

 

– Voilà donc comme il faut que je devienne ! se disait-il, terrifié.

 

Dans la soirée, Roudic le présenta au chef d’atelier de la halle de forge, un nommé Lebescam, sous les ordres de qui l’enfant devait débuter. Ce Lebescam, un cyclope velu qui avait de la barbe jusque dans les yeux, fit la grimace en voyant ce futur apprenti habillé en monsieur et dont les poignets étaient si minces, les mains si blanches. Les treize ans de Jack gardaient en effet une tournure un peu féminine. Ses cheveux blonds, quoique coupés, avaient de jolis plis, ce tour caressant donné par les doigts de la mère ; et la finesse, la distinction qui étaient dans toute sa personne, cette aristocratie de nature qui irritait tant d’Argenton, ressortaient mieux encore sur le milieu trivial où il se trouvait maintenant.

 

Lebescam trouva qu’il avait surtout l’air bien délicat, bien « chétif. »

 

– Oh ! c’est la fatigue du voyage et ses vêtements de monsieur qui lui donnent cet air là, dit le brave Roudic ; et se tournant vers sa femme : – Clarisse, il va falloir chercher une cotte et une blouse pour l’apprenti… Tiens ! sais-tu, femme ? Tu devrais le faire monter tout de suite dans sa chambre. Il tombe de sommeil, cet enfant ; et demain il faut qu’il soit debout à cinq heures. Tu entends, mon petit gas ! à cinq heures précises je viendrai t’appeler.

 

– Oui, monsieur Roudic.

 

Mais, avant de monter, Jack dut subir encore les adieux de Labassindre, qui voulut boire un coup tout spécialement pour lui :

 

– À ta santé, mon vieux Jack, à la santé de l’ouvrier ! C’est moi qui vous le dis, mes enfants, le jour où vous voudrez, vous serez les maîtres du monde.

 

– Oh ! les maîtres du monde, c’est beaucoup d’affaires, dit Roudic en souriant. Si seulement on était sûr d’avoir une petite maison sur ses vieux jours avec quelques arpents à l’abri de la mer, on n’en demanderait pas davantage.

 

Pendant qu’ils discutaient, Jack, escorté des deux femmes, entra dans la maison. Elle n’était pas grande et se composait d’un rez-de-chaussée coupé en deux pièces, dont l’une s’appelait « la salle, » embellie d’un fauteuil et de quelques gros coquillages sur la cheminée. En haut, se retrouvait la même disposition. Pas de papier aux murs, une couche de chaux souvent renouvelée, de grands lits à baldaquins avec des rideaux de vieille perse à ramages, roses, bleu tendre, ornés de franges à boules. Dans la chambre de Zénaïde, le lit était une espèce de placard ouvert dans la muraille, à l’ancienne mode bretonne. Une armoire en chêne sculpté et ferrée, des images de sainteté accrochées partout avec des chapelets de toutes sortes, en ivoire, en coquilles, en graines d’Amérique, composaient l’ameublement. Dans un coin, un paravent à grandes fleurs dissimulait l’échelle qui montait à la soupente de l’apprenti et formait un petit étage ambulant et tremblant.

 

– Voilà où je couche, moi, dit Zénaïde. Vous, mon garçon, vous êtes là-haut, juste au-dessus de ma tête. Mais ne vous gênez pas pour ça, vous pouvez marcher, vous pouvez danser, j’ai le sommeil dur.

 

On lui alluma une grosse lanterne ; puis il dit bonsoir et grimpa dans sa soupente, vrai galetas où le soleil donnait si fort que, même à cette heure de nuit, les murs conservaient sa chaleur, concentrée, étouffante. Une fenêtre en tabatière, très étroite, laissant toujours le désir de l’air, s’ouvrait à même le toit. Certes, le dortoir du gymnase Moronval avait préparé le vieux Jack à d’étranges domiciles, mais au moins, là-bas, ils étaient plusieurs pour supporter toutes ces misères. Ici, il n’avait ni Mâdou, – pauvre Mâdou ! – ni personne. C’était bien la solitude de la mansarde qui n’ouvre que sur le ciel, perdue dans le bleu comme une petite barque en pleine mer.

 

L’enfant regardait ce plafond en pente où son front s’était déjà heurté, une image d’Épinal attachée au mur par quatre épingles ; il regardait aussi le costume étalé sur son lit, préparé pour l’apprentissage du lendemain : le large pantalon de toile bleue qu’on appelle « salopette » et le bourgeron piqué aux épaules de ces gros points de couture qui doivent résister à tous les efforts des bras en mouvement. Cela s’affaissait sur la couverture avec des plis de fatigue, d’abandon, comme si quelqu’un de très harassé s’était étendu là, au hasard de la lassitude des membres.

 

Jack pensait : « Me voilà. C’est moi, ça ! » et pendant qu’il se contemplait ainsi tristement, du jardin montait vers lui le bruit confus des conversations d’après boire mêlé à une discussion très vive engagée dans la chambre au-dessous entre Zénaïde et sa belle-mère.

 

On ne distinguait pas très bien la voix de la jeune fille, sourde et basse comme celle d’un homme. Madame Roudic, au contraire, avait une voix légère, fluide, que les larmes en ce moment, cristallisaient encore.

 

– Eh ! qu’il parte, bon Dieu ! qu’il parte, disait-elle, avec plus de passion que ses attitudes ordinaires n’en auraient fait soupçonner.

 

Alors le ton de Zénaïde, très sévère et très ferme, sembla se radoucir. Puis les deux femmes s’embrassèrent.

 

Sous la tonnelle, Labassindre chantait maintenant une de ces vieilles romances sentimentales qu’affectionnent les ouvriers :

 

Vers les rives de Fran-ance

Voguons doucement.

 

Tous reprenaient en chœur avec un accent traînard :

 

Voui, Voui,

Voguons en chantant.

Pour nous

Les vents sont si doux.

 

Jack se sentait dans un monde nouveau où pour réussir tout lui manquerait à jamais. Il avait peur, devinant entre ces gens et lui des distances, des ponts brisés, des abîmes infranchissables. Seule la pensée de sa mère le soutenait, le rassurait.

 

Sa mère !

 

Il songeait à elle en regardant le ciel rempli d’étoiles, ces milles piqûres d’or sur le carré bleu de sa vitre. Tout à coup, comme il était là depuis longtemps, la petite maison rendue enfin au sommeil et au silence, près de lui un long soupir s’éleva, tout tremblant encore de la secousse des larmes, et lui apprit que madame Roudic pleurait, elle aussi, à sa fenêtre, et qu’une autre peine que la sienne veillait dans cette belle nuit.

 

II

L’ÉTAU


Au milieu de la forge, sorte de halle immense, imposante comme un temple, où le jour tombe de haut, en barres lumineuses et jaunes, où l’ombre des coins s’éclaire subitement de lueurs embrasées, une énorme pièce de fer fixée au sol s’ouvre comme une mâchoire toujours avide, toujours mouvante, pour saisir et serrer le métal rouge qu’on façonne au marteau dans une pluie d’étincelles. C’est l’étau.

 

Pour commencer l’éducation d’un apprenti, on le met d’abord à l’étau[1] Là, tout en manœuvrant la lourde vis, ce qui demande déjà plus de force qu’il n’en tient dans des bras d’enfant, il apprend à connaître l’outillage de l’atelier, la pratique du fer et son dressage.

 

Le petit Jack est à l’étau ! Et je chercherais dix ans un autre mot, je n’en trouverais pas qui rende mieux l’impression de terreur, d’étouffement, d’angoisse horrible, que lui cause tout ce qui l’entoure.

 

D’abord, le bruit, un bruit effroyable, assourdissant, trois cents marteaux retombant en même temps sur l’enclume, des sifflements de lanières, des déroulements de poulies, et toute la rumeur d’un peuple en activité, trois cents poitrines haletantes et nues qui s’excitent, poussent des cris qui n’ont plus rien d’humain, dans une ivresse de force où les muscles semblent craquer et la respiration se perdre. Puis, ce sont des wagons, chargés de métal embrasé, qui traversent la halle en roulant sur des rails, le mouvement des ventilateurs agités autour des forges, soufflant du feu sur du feu, alimentant la flamme avec de la chaleur humaine. Tout grince, gronde, résonne, hurle, aboie. On se croirait dans le temple farouche de quelque idole exigeante et sauvage. Aux murs sont accrochées des rangées d’outils façonnés en instruments de tortionnaires, des crocs, des tenailles, des pinces. De lourdes chaînes pendent au plafond. Tout cela dur, fort, énorme, brutal ; et tout au bout de l’atelier, perdu dans une profondeur sombre et presque religieuse, un marteau-pilon gigantesque, remuant un poids de trente mille kilogrammes, glisse lentement entre ses deux montants de fonte, entouré du respect, de l’admiration de l’atelier, comme le Baal luisant et noir de ce temple aux dieux de la force. Quand l’idole parle, c’est un bruit sourd, profond, qui ébranle les murs, le plafond, le sol, fait monter en tourbillons la poussière du mâchefer.

 

Jack est atterré. Il se tient silencieusement à sa tâche parmi ces hommes qui circulent autour de l’étau, à moitié nus, chargés de barres de fer dont la pointe est rougie, suants, velus, s’arc-boutant, se tordant, prenant eux aussi dans la chaleur intense où ils s’agitent des souplesses de feu en fusion, des révoltes de métal amolli par une flamme. Ah ! si, franchissant l’espace, les yeux de cette folle de Charlotte pouvaient voir son enfant, son Jack, au milieu de ce grouillement humain, hâve, blême, ruisselant, les manches retroussées sur ses bras maigres, sa blouse et sa chemise entr’ouvertes sur sa poitrine délicate et trop blanche, les yeux rouges, la gorge enflammée de la poussière aiguë qui flotte, quelle pitié lui viendrait, et quels remords !

 

Comme il faut qu’à l’atelier chacun ait un nom de guerre, on l’a surnommé « l’Aztec, » à cause de sa maigreur, et le joli blondin d’autrefois est en train de mériter ce surnom, de devenir l’enfant des fabriques, ce petit être privé d’air, surmené, étouffé, dont le visage vieillit à mesure que son corps s’étiole.

 

– Hé, l’Aztec, chaud-là, mon garçon ! Serre la vis. En vigueur. Hardi donc, N… d… D…

 

C’est la voix de Lebescam, le contre-coup, qui parle au milieu de la tempête de tous ces bruits déchaînés. Ce géant noir, à qui Roudic a confié l’éducation première de l’apprenti, s’interrompt quelquefois pour lui donner un conseil, lui apprendre à tenir un marteau. Le maître est brutal, l’enfant est maladroit. Le maître méprise cette faiblesse, l’enfant a peur de cette force. Il fait ce qu’on lui dit de faire, serre sa vis du mieux qu’il peut. Mais ses mains sont remplies d’ampoules, d’écorchures, à lui donner la fièvre, à le faire pleurer. Par moments il n’a plus conscience de sa vie. Il lui semble qu’il fait partie lui aussi de cet outillage compliqué, qu’il est instrument parmi ces instruments, quelque chose comme une petite poulie sans conscience, sans volonté, tournant, sifflant avec tout l’engrenage, dirigé par une force occulte, invisible, qu’il connaît maintenant, qu’il admire et redoute : la vapeur !

 

C’est la vapeur qui entremêle au plafond de la halle toutes ces courroies de cuir qui montent, descendent, s’entre-croisent, correspondant à des poulies, à des marteaux, à des soufflets. C’est la vapeur qui remue le marteau-pilon et ces énormes raboteuses sous lesquelles le fer le plus dur s’amoindrit en copeaux tenus comme des fils, tordus, frisés comme des cheveux. C’est elle qui embrase les coins de la forge d’un jet de feu, qui dispense le travail et la force à toutes les parties de l’atelier. C’est son bruit sourd, sa trépidation régulière qui a tant ému l’enfant à son arrivée, et maintenant il lui semble qu’il ne vit plus que par elle, qu’elle lui a accaparé son souffle et a fait de lui une chose aussi docile que toutes les machines qu’elle remue.

 

Terrible vie, surtout après les deux années de liberté et de plein air qu’il venait de passer aux Aulnettes !

 

Le matin, à cinq heures, le père Roudic l’appelait : « Ohé, petit gas ! » La voix résonnait dans toute la maison construite en planches. On cassait une croûte à la hâte. On buvait sur le bord de la table un coup de vin servi par la belle Clarisse, encore dans ses coiffes de nuit. Puis, en route pour l’usine, où sonnait une cloche mélancolique, infatigable, prolongeant ses « dan… dan… dan… » comme si elle eût eu à réveiller non seulement l’île d’Indret, mais toutes les rives environnantes, l’eau, le ciel, et le port de Paimbœuf, et celui de Saint-Nazaire. C’était alors un piétinement confus, une poussée dans les rues, dans les cours, aux portes des ateliers. Ensuite, les dix minutes réglementaires écoulées, le drapeau amené annonçait que l’usine se fermait aux retardataires. À la première absence, retenue sur la paye ; à la seconde, mise à pied ; à la troisième, expulsion définitive.

 

Le règlement de d’Argenton, si étouffant, si féroce, n’était rien auprès de celui-là.

 

Jack avait très peur de « manquer le drapeau ; » et, le plus souvent, il était devant la porte longtemps avant le premier coup de cloche. Un jour pourtant, deux ou trois mois après son entrée à l’usine, la méchanceté des autres apprentis faillit l’empêcher d’arriver à temps. Ce matin-là, le vent qui soufflait de la mer avec cette allure de joyeuse bourrasque qu’il prend au libre espace, juste au moment où Jack entrait à l’atelier s’abattit sur sa caquette et la lui emporta.

 

– Arrête ! arrête ! criait l’enfant, courant derrière elle tout le long de la rue en pente ; mais au lieu de l’arrêter, un apprenti qui passait avait déjà, d’un coup de pied, envoyé la casquette beaucoup plus loin. Un autre en fit autant, puis un autre. Cela devint un jeu très amusant pour tout le monde, excepté pour Jack qui courait de toute sa force au milieu des huées, des « kiss… kiss…, » des rires, en retenant une grande envie de pleurer, car il sentait bien ce qu’il y avait de haine contre lui au fond de cette grosse gaieté. Pendant ce temps, la cloche de l’usine sonnait ses derniers coups. L’enfant se vit obligé de renoncer à sa poursuite et de revenir bien vite sur ses pas. Il était désolé. Ça coûte cher, une casquette ! Il faudrait écrire à sa mère, demander de l’argent. Et si d’Argenton voyait la lettre ! Mais ce qui le désespérait surtout, c’était cette haine qui l’entourait, se trahissait dans les plus petites choses. Il y a des êtres qui ont besoin de tendresse pour vivre, comme certaines plantes de chaleur ; Jack était de ces êtres-là. Tout en courant, il se demandait avec une vraie douleur : Pourquoi ? Qu’est-ce que je leur ai fait ?

 

Comme il arrivait essoufflé à la porte encore ouverte, il entendit derrière lui un pas pénible, un souffle d’animal ; presque aussitôt une grosse main se posa sur son épaule. En se retournant, il aperçut une espèce de monstre roux qui lui souriait d’un sourire plissé à mille petites rides, et lui rapportait sa casquette qu’il avait ramassée. C’était la seconde fois, depuis son arrivée à Indret, que Jack rencontrait ce bon sourire, ce visage déjà connu. Où les avait-il vus d’abord ? Eh ! oui, parbleu ! sur la route de Corbeil, ce camelot fuyant l’orage, avec une cargaison de chapeaux entre les épaules… Mais à cette minute ils n’avaient pas le temps de renouveler connaissance. Le surveillant criait en amenant le drapeau :

 

– Hé, l’Aztec !… Dépêchons-nous.

 

Il ne put que saisir sa casquette et dire merci à Bélisaire, qui redescendit la rue en clopinant.

 

À l’étau, ce jour-là, Jack se sentit moins triste, moins seul. Il voyait tout le temps la belle route de Corbeil se dérouler au milieu de la forge, avec ses parcs, ses pelouses, la voiture du docteur revenant le soir tout le long du bois ; et la fraîcheur des prés rêvés, de la rivière entrevue, là, dans cet enfer, lui causait des sensations de fiévreux, des frissons froids suivis de chaleur ardente. Quand il sortit, il chercha Bélisaire partout dans Indret ; mais le camelot n’y était plus. Le lendemain, le surlendemain, personne. Peu à peu cette laide vision qui lui rappelait tant de belles choses se retira de sa mémoire, lentement, difficilement, du pas trébuchant dont elle allait par les chemins. Ensuite il retomba dans sa solitude.

 

À l’atelier, ils ne l’aimaient pas. Toute réunion d’hommes a besoin d’un souffre-douleur, d’un être sur qui se déversent les ironies, les impatiences nerveuses de la fatigue. Jack tenait cet emploi dans la halle de forge. Les autres apprentis, presque tous nés à Indret, des fils ou des frères d’ouvriers, étant plus protégés, étaient aussi plus épargnés ; car ces persécutions sans réplique s’adressent aux faibles, aux inoffensifs, aux innocents. Personne ne le défendait, lui. Le « contrecoup, » le trouvant décidément trop cheti, avait renoncé à s’en occuper et le livrait aux caprices tyranniques d’une salle entière. D’ailleurs, qu’était-il venu faire à Indret, ce Parisien délicat qui ne parlait pas comme tout le monde, qui disait aux compagnons : « Oui, monsieur… merci… monsieur… » On avait tant vanté ses dispositions pour la « manique. » Mais l’Aztec n’y entendait rien de rien, il ne savait seulement pas poser un rivet. Bientôt le mépris excita chez ces gens-là une sorte de cruauté froide, la revanche de la force sur la faiblesse intelligente. Pas un jour ne se passait sans qu’on lui fit quelque misère. Les apprentis surtout étaient féroces. Une fois, l’un deux lui présenta un morceau de fer chauffé par le bout jusqu’au rouge obscur : « Prends ça, l’Aztec ! » Il en eut pour huit jours d’infirmerie. Et puis des brutalités, des maladresses, de tous ces hommes habitués à porter des poids très lourds et qui ne savaient plus la force de leurs bourrades.

 

Jack n’avait un peu de repos et de distraction que le dimanche. Ce jour-là, il tirait de sa caisse un des livres du docteur Rivals, et s’en allait le lire au bord de la Loire. Il y a à la pointe extrême de l’île une vieille tour à moitié ruinée qu’on appelle la tour de Saint-Hermeland, et qui a l’air d’une logette de guetteur du temps des invasions normandes. C’est au pied de cette tour, dans quelque creux de roche, que l’apprenti se blotissait, son livre ouvert sur les genoux, le bruit, la magie, l’étendue de l’eau devant lui. Le dimanche sonnait toutes ses cloches dans l’air, chantant la halte et le repos. Des bateaux passaient au large, et de place en place, très loin de lui, des enfants se baignaient avec des cris, des rires.

 

Il lisait, mais souvent les livres de M. Rivals étaient trop forts pour lui, dépassaient la mesure actuelle de son esprit, ne lui laissaient pour ainsi dire qu’une semence de bon grain encore sèche et que le temps ferait germer. Alors il s’interrompait, restait là à rêver, à s’éparpiller aux clapotements de l’eau sur les pierres, au mouvement régulier des flots descendants. Il s’en allait loin, bien loin de l’usine et des ouvriers, vers sa mère et sa petite amie, vers des dimanches autrement bien vêtus, autrement heureux que le sien, vers des sorties de grand’messes, des promenades dans Étiolles à côté de Charlotte éblouissante, ou des parties de jeu dans la grande pharmacie que le tablier blanc de la petite Cécile éclairait de tant d’enfance et de sérénité.

 

Ainsi, pendant quelques heures, il oubliait, il était heureux. Mais l’automne vint avec de grosses pluies, un vent rude qui interrompit ses stations à la tour Saint-Hermeland. Dès lors, il passa ses journées du dimanche chez les Roudic.

 

La douceur de l’enfant les avait touchés, ces Roudic. Ils étaient très bons pour lui. Zénaïde surtout en raffolait, surveillait son linge avec un soin maternel, l’activité brusque qui était en elle et qui surprenait dans cette épaisseur de tout son être. Au château, quand elle allait en journée, elle ne faisait que parler de l’apprenti. Le père Roudic, lui, tout en ayant un certain mépris pour la débilité et le peu d’intelligence ouvrière de Jack, disait :

 

– C’est un bon petit gas tout de même.

 

Il trouvait seulement qu’il lisait trop, et quelquefois lui demandait en riant s’il travaillait pour devenir maître d’école ou curé. Malgré cela, il lui marquait un certain respect, justement à cause de son instruction. Le fait est qu’en dehors de l’ajustage, le père Roudic ne savait rien au monde, lisait et écrivait comme à sa sortie de l’école, ce qui le gênait un peu depuis qu’il était passé contre-maître et qu’il avait épousé la seconde madame Roudic.

 

Celle-ci était la fille d’un garde d’artillerie, une demoiselle de petite ville, bien élevée dans une famille nombreuse et pauvre où chacun apportait sa part d’économie et de travail. Réduite à ce mariage disproportionné comme éducation et comme âge, elle avait eu jusqu’alors pour son mari une affection tranquille et protégeante. Lui, toujours en admiration devant sa femme et amoureux comme à vingt ans, se fût volontiers couché en travers des ruisseaux pour lui éviter de se mouiller les pieds. Il la regardait, attendri, la trouvait plus jolie, plus coquette que les femmes des autres contre-maîtres, presque toutes de solides Bretonnes, bien plus occupées de leur ménage que de leurs coiffes.

 

Clarisse avait effectivement le ton, les façons des filles pauvres habituées par leur travail à une élégance relative ; et elle tenait au bout de ses mains, très paresseuses depuis le mariage, un art de se parer, de se coiffer, qui contrastait avec l’aspect monastique des femmes du pays, enfermant leurs cheveux sous d’épais bandeaux de toile, alourdissant leur taille sous les plis droits de leur jupon.

 

Le logis, lui aussi, se ressentait de cette recherche. Derrière ces grands rideaux de mousseline blanche qui sont la parure de toutes les maisons bretonnes, les meubles reluisaient rares et propres, avec quelque bouquet, un pot de basilic on de giroflée rouge sur l’appui de la croisée. Quand Roudic revenait du travail, le soir, il éprouvait toujours une joie nouvelle à trouver la maison aussi nette, la femme aussi soignée que si c’était dimanche. Il ne s’attardait pas à se demander pourquoi Clarisse était en effet inactive comme un jour de repos, pourquoi, les préparatifs du repas terminés, elle s’accoudait rêveusement au lieu de se prendre à quelque ouvrage de couture, ainsi qu’une bonne ménagère à qui la journée semble trop courte pour tous les devoirs qui lui restent à remplir.

 

Il s’imaginait naïvement, ce brave Roudic, que sa femme ne songeait qu’à lui en se faisant belle ; et dans Indret on l’aimait trop pour le détromper, pour lui dire qu’un autre accaparait toutes les pensées, toute l’affection de Clarisse.

 

Qu’y avait-il de réel au fond de cela ?

 

Jamais, dans ces bavardages de petite ville qui se tiennent au pas des portes et qui prennent si vite et si loin leur volée, jamais on ne séparait le nom de madame Roudic de celui du Nantais.

 

Si la chose dont on parlait était vraie, il faut dire, à l’excuse de Clarisse, que le Nantais et elle s’étaient connus avant le mariage. Il venait la voir chez son père, où il accompagnait Roudic ; et si le neveu, ce grand beau frisé, avait voulu se marier à la place de l’oncle, il eût certainement obtenu toutes les préférences. Mais le beau frisé n’y songeait pas. Il ne s’aperçut que Clarisse était séduisante, fine et jolie, que lorsqu’elle fut devenue sa petite tante, une petite tante à qui il prit l’habitude de parler en riant sur un ton de raillerie aimable de leur parenté singulière, lui se trouvant un peu plus âgé qu’elle.

 

Que se passa-t-il ensuite ?

 

Avec les facilités du voisinage, de l’intimité permise, de ces longues causeries le soir en tête-à-tête, pendant que le père Roudic s’endormait sur un coin de table et que Zénaïde veillait au château pour quelque toilette pressée, ces deux natures également attirantes et coquettes eurent-elles la force de se résister ? C’était peu croyable. Elles semblaient si bien faites l’une pour l’autre, la nonchalance de Clarisse se fût si bien appuyée sur l’épaule hardie et robuste du beau neveu.

 

Pourtant, malgré les apparences, la certitude n’existait pour personne. D’ailleurs les coupables, les accusés plutôt, avaient toujours entre eux une paire d’yeux terriblement ouverts, les yeux de Zénaïde, qui guettait depuis longtemps ce sinistre adultère couvant au foyer paternel.

 

Elle avait des façons de couper leurs entrevues, d’arriver à l’improviste, de les braver bien en face, qui résultaient d’une pensée constante. Fatiguée de sa journée, elle s’installait encore le soir, avec un tricot sur les doigts, entre la gaîté de son cousin et les rêveries somnambules de sa belle-mère qui, le regard perdu, les bras le long du corps dénoués dans une paresse d’attitude, eût passé sa nuit à écouter le beau dessinandier.

 

À côté de la confiance aveugle et fermée du vieux Roudic, Zénaïde était le vrai mari soupçonneux et jaloux. Et vous figurez-vous cela, un mari qui serait femme, avec tous les pressentiments, toutes les clairvoyances de la femme !

 

Aussi la lutte était chaude entre elle et le Nantais ; et la petite guerre d’escarmouches qu’ils se faisaient ouvertement cachait de sourdes colères, des mystères d’antipathie. Le père Roudic en riait comme d’un reste d’affection inavouée et de galant cousinage ; mais Clarisse avait des pâleurs en les écoutant, des défaillances de tout son être faible, incapable de lutter et désespéré devant la faute.

 

En ce moment, Zénaïde triomphait. Elle avait si bien manœuvré au château que le directeur, ne pouvant décider le Nantais à partir pour Guérigny, venait de l’envoyer à Saint-Nazaire pour étudier pour le compte de l’usine des machines d’un nouveau modèle que les Transatlantiques étaient en train d’installer. Il en avait pour des mois à lever des plans, à tracer des épures. Clarisse n’en voulait pas à sa belle-fille de ce départ dont elle la savait l’auteur ; même elle en éprouvait un certain soulagement. Elle était de celles dont les yeux disent : « Défendez-moi ! » dans la langueur de leur coquetterie. Et l’on voit que Zénaïde s’y entendait, à la défendre.

 

Jack avait compris dès les premiers temps que ces deux femmes avaient un secret entre elles. Il les aimait également toutes les deux. La gaieté de Zénaïde, faite de vaillance et de tranquillité d’âme, le charmait, tandis que madame Roudic, plus soignée, plus femme, flattait des habitudes de ses yeux, des instincts de son ancienne élégance. Il lui trouvait une ressemblance avec sa mère, à lui. Pourtant, Ida était tout en dehors, vive, parleuse, pleine d’entrain, et celle-là une silencieuse réfléchie, une de ces femmes dont la rêverie fait d’autant plus de chemin que leur corps reste plus inactif. Puis, elles n’avaient ni les mêmes traits, ni la même démarche, ni la même couleur de cheveux. N’importe, elles se ressemblaient ; et c’était une ressemblance intime, comme celle qui résulterait d’un même parfum glissé dans les vêtements, d’un même pli dans les hasards de la parure, de quelque chose de plus subtil encore, qu’un habile chimiste de l’âme humaine aurait pu seul analyser.

 

Avec Clarisse et Zénaïde, l’apprenti se sentait plus à l’aise qu’avec Roudic, protégé par elles, par cette distinction, cet affinement qui dans les classes ouvrières met les mères et les filles au-dessus des pères et des maris. Quelquefois, le dimanche, maintenant que le temps l’empêchait de sortir, il leur faisait la lecture.

 

C’était dans la salle du rez-de-chaussée, une grande pièce ornée de cartes marines pendues au mur, d’une vue de Naples fortement coloriée, d’énormes coquillages, d’épongés durcies, de petits hippocampes desséchés, de tous ces accessoires exotiques que la mer voisine, les arrivages de bateaux déversent là-bas dans les intérieurs modestes. Des guipures faites à la main sur tous les meubles, un canapé et un fauteuil en velours d’Utrecht, complétaient ce luxe relatif. Le fauteuil surtout faisait la joie du père Roudic. Il s’y installait commodément pour écouter la lecture, pendant que Clarisse restait à sa place ordinaire, près de la fenêtre, dans une pose d’attente et de mélancolie, et que Zénaïde, plaçant encore au-dessus du devoir religieux toutes les exigences de l’intérieur, profitait du dimanche, où l’on ne va pas en journée, pour raccommoder le linge de la maison, y compris les hardes bleues de l’apprenti.

 

Jack descendait de sa soupente avec un des livres du docteur, et l’on commençait la séance.

 

Dès les premières lignes, les yeux du bon Roudic papillotaient, s’ouvraient démesurément, puis, fatigués de l’effort, se refermaient tout à fait.

 

Elle faisait son désespoir, cette envie de dormir qui le prenait tout de suite, dans l’inaction, le bien-être de cette pose assise à laquelle il n’était pas habitué, envie de dormir encore accrue par le moelleux du fameux fauteuil. Il avait honte à cause de sa femme, et de temps en temps, troublé de cette idée, pour montrer qu’il écoutait, qu’il ne dormait pas, il parlait tout haut comme dans un rêve. Il avait même adopté un mot pour cette attention simulée, un « c’est étonnant !… » mal articulé, qui arrivait aux passages les plus ordinaires et ne servait qu’à mieux prouver l’absence complète de son esprit.

 

C’est qu’aussi ils n’étaient ni bien amusants ni bien compréhensibles, les « bouquins » dont M. Rivals avait bourré la caisse de l’ami Jack. Des traductions de poètes anciens, les lettres de Sénèque, les vies de Plutarque, un Dante, un Virgile, un Homère, quelques livres d’histoire, et c’était tout. Bien souvent l’enfant lisait sans comprendre, mais il s’acharnait à continuer, stimulé par la promesse qu’il avait faite et la persuasion que les livres l’empêcheraient de descendre trop bas, au niveau de tout ce qui l’entourait. Il lisait courageusement, pieusement, espérant toujours voir quelque lumière jaillir d’entre les lignes obscures, avec la ferveur de la bonne femme qui suit sa messe dans le latin.

 

Celui de tous ses livres qu’il préférait, qu’il lisait le plus souvent, c’était l’Enfer de Dante. La description de tous ces supplices l’impressionnait. Elle se mêlait dans son imagination d’enfant au spectacle qu’il avait chaque jour sous les yeux. Ces hommes demi-nus, ces flammes, ces grandes fosses de la fonderie où le métal en fusion coulait en nappe sanglante, il les voyait passer dans les strophes du poète, et les plaintes de la vapeur, le grincement des scies gigantesques, les coups sourds du marteau-pilon retentissant dans les halles embrasées, les faisaient ressembler, pour lui, aux cercles de l’enfer.

 

Un dimanche, Jack lisait devant l’auditoire ordinaire un passage de son poète favori. Comme d’habitude, le père Roudic s’était endormi dès les premiers mots, conservant ce bon sourire d’intérêt dont sa bouche avait appris la forme et qui lui permettait de dire sans se réveiller : « C’est étonnant ! » Les deux femmes, au contraire, suivaient la lecture avec une attention profonde et des impressions différentes.

 

C’était l’épisode de Francesca di Rimini :

 

« Il n’est pas de douleur plus grande que de se souvenir des temps heureux dans l’infortune… »

 

Pendant que l’apprenti lisait, Clarisse courbait la tête en frissonnant. Zénaïde, le sourcil froncé, droite et carrée sur sa chaise, tirait son aiguille avec fureur.

 

Cette poésie grandiose, traversant le silence de cet humble intérieur ouvrier, semblait à plusieurs ciels au-dessus de lui, de ses impressions, de ses occupations, de son existence ordinaire, et pourtant, en passant là, elle remuait des mondes de pensées, elle touchait les cœurs, et, pareille à la foudre toute puissante, portait avec elle une électricité dangereuse, pleine de caprices et de bizarreries.

 

Des larmes coulaient des yeux de madame Roudic, en écoutant cette histoire d’amour. Sans voir que sa belle-mère pleurait, Zénaïde, le récit fini, parla la première :

 

– Voilà une méchante et impudente femme, dit-elle indignée, d’oser ainsi raconter son crime et de s’en vanter.

 

– C’est vrai qu’elle était bien coupable, répondit Clarisse, mais bien malheureuse aussi.

 

– Malheureuse, elle !… Ne dites donc pas ça, maman… On croirait que vous la plaignez, cette Francesca qui aimait le frère de son mari.

 

– Oui, ma fille ! mais elle l’aimait avant son mariage, et on lui avait fait épouser par force un mari dont elle ne voulait pas.

 

– Par force ou non, du moment qu’elle l’avait épousé, elle devait lui être fidèle. Le livre dit qu’il était vieux ; mais il me semble à moi que c’était une raison pour le respecter davantage, empêcher les autres, dans le pays, de rire de lui. Tenez ! le vieux a bien fait de les tuer tous les deux. Ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient.

 

Elle parlait avec une violence terrible, tout son amour de fille, tout son honneur de femme révoltée, et aussi avec cette cruelle candeur de la jeunesse qui juge la vie sur un idéal qu’elle s’est fait, sans rien connaître encore ni prévoir.

 

Clarisse ne répondit pas. Elle avait relevé le rideau et regardait dehors. Roudic, à demi réveillé, ouvrait un œil et disait : « Stétonnant. » Jack, les yeux fixés sur son livre, rêvait à ce qu’il venait de lire et à la discussion orageuse que sa lecture avait soulevée. Ainsi, dans ce milieu ignorant et humble, à quatre cents ans de distance, l’immortelle légende d’adultère et d’amour, lue par un enfant qui la comprenait à peine, trouvait un écho inattendu. Et c’est là la vraie grandeur, la vraie puissance des poètes, de s’adresser à tous dans l’histoire d’un seul, de suivre, en apparence immobiles en leur génie, tous les voyageurs de la vie, comme la lune, par les beaux soirs, semble se lever en même temps à tous les coins de l’horizon, accompagnant d’une pitié tendre, d’un regard ami, tous les pas isolés, tous les errants du chemin, et les éclairant à la fois, jamais pressée ni jamais lasse.

 

– Pour le coup, j’en suis sûr ; c’est lui… dit Jack subitement, en bondissant de sa chaise.

 

Dans la petite rue ouvrière, une ombre venait de passer contre les vitres, avec un cri bien connu de l’apprenti :

 

– Chapeaux !… chapeaux !… chapeaux !…

 

Il s’élança dehors bien vite, mais Clarisse l’avait déjà précédé dans la rue. Elle rentrait comme il sortait, toute rouge, froissant une lettre dans sa poche.

 

Le camelot était déjà loin, malgré son déhanchement effroyable, et l’énorme faix de casquettes, de surouâs, de chapeaux de feutre, sous lequel il marchait courbé en deux, sa cargaison d’hiver étant bien plus lourde que celle d’été. Il allait tourner le coin du quai :

 

– Hé !… Bélisaire, cria Jack.

 

L’autre se retourna, la figure animée de son sourire de bon accueil.

 

– J’étais bien sûr que c’était vous. Vous voilà donc par ici, Bélisaire ?

 

– Mais oui, monsieur Jack. Le père a voulu que je reste à Nantes, par rapport à ma sœur, qui avait son mari malade. Alors, je suis resté. Je fais des journées partout, à Châtenay, à la Basse-Indre. Il y a un tas d’usines par là, et le commerce ne va pas trop mal. Mais c’est encore à Indret que je vends le plus. Et puis, je me charge aussi de commissions pour Nantes et pour Saint-Nazaire, ajouta-t-il en clignant de l’œil du côté de la maison de Roudic, à quelques pas de laquelle ils causaient debout.

 

Bélisaire, en somme, était assez content. Il envoyait tout son argent à Paris pour le vieux et les enfants. La maladie de son beau-frère lui coûtait gros aussi, mais, en travaillant, tout s’arrangerait ; et si ça n’avait pas été ses maudits souliers…

 

– Ils vous font donc toujours mal ? dit Jack.

 

– Oh ! toujours… Vous savez, pour ne plus souffrir, il faudrait que j’arrive à m’en faire faire une paire exprès, sur mesure ; mais c’est trop cher, c’est bon pour les riches.

 

Après avoir parlé de lui, Bélisaire hésita une minute, ensuite il questionna à son tour :

 

– Qu’est-ce qu’il vous est donc arrivé, monsieur Jack, que vous voilà un ouvrier maintenant ? Elle était pourtant bien jolie, la petite maison de là-bas.

 

L’apprenti ne savait quoi répondre. Il rougissait de son bourgeron, tout propre cependant du matin, de ses mains noires. Alors le camelot, le voyant gêné, s’interrompit :

 

– C’est le jambon qui était fameux, dites donc ! Et cette belle dame, qui avait l’air si doux, comment va-t-elle ? C’était votre maman, n’est-ce pas ? Vous lui ressemblez.

 

Jack était si heureux d’entendre parler de sa mère, qu’il serait resté là jusqu’au soir, debout dans la rue, à causer ; mais Bélisaire n’avait pas le temps. On venait de lui donner une lettre très pressée à porter… Toujours le même clignement d’yeux du côté de la même fenêtre… Il était obligé de partir.

 

Ils se donnèrent une poignée de main, puis le camelot s’en alla, courbé, déhanché, souffreteux, levant les pieds en marchant comme un cheval borgne, et Jack le suivait d’un regard attendri, comme s’il avait vu la route de Corbeil, avec sa forêt en bordure, s’allonger, toute blanche, sous les pas fatigués de ce juif-errant colporteur.

 

Quand l’apprenti rentra, madame Roudic, très pâle, l’attendait derrière la porte.

 

– Jack, fit-elle à voix basse, les lèvres tremblantes, que vous a dit cet homme ?

 

Il répondit qu’ils s’étaient connus à Étiolles et qu’ils avaient parlé de ses parents.

 

Elle eut un soupir de soulagement. Mais toute la soirée, elle fut encore plus rêveuse que d’habitude, plus affaissée sur sa chaise, plus penchée. Il semblait que la lourdeur de ses cheveux blonds se fût accrue du poids de quelque affreux remords.

 

III

LES MACHINES


« Château des Aulnettes, par Étiolles.

 

Je ne suis pas contente de toi, mon cher enfant. M. Roudic vient d’écrire à son frère une longue lettre à ton sujet, et tout en faisant le plus grand éloge de ta douceur, de ta gentillesse, de ta bonne éducation, il déclare que, depuis plus d’un an que tu es à Indret, tu n’as pas fait le moindre progrès et que, décidément, tu ne lui parais pas apte au métier du fer. Tu penses que de peine cela nous a fait. Si tu ne réussis pas mieux avec toutes les bonnes dispositions que ces messieurs avaient constatées en toi, c’est donc que tu ne travailles pas, et ce mauvais vouloir nous surprend, nous afflige.

 

« Nos amis sont très fâchés de ce qui arrive, et j’ai le chagrin, tous les jours, d’entendre parler de mon enfant dans des termes bien pénibles. M. Roudic dit aussi dans sa lettre que l’air des ateliers ne te vaut rien, que tu tousses beaucoup, que tu es pâle et maigre à faire pitié, et qu’on a honte vraiment de te donner quelque chose à faire, tellement, au moindre effort, la sueur te coule du front. En vérité, je ne m’explique pas cette faiblesse chez un être que tout le monde s’accordait à trouver si robuste. Certes, je ne vais pas jusqu’à dire, comme les autres, qu’il y a beaucoup de paresse là dedans, et surtout ce besoin de se faire plaindre commun à tous les enfants. Moi, je connais mon Jack et je sais qu’il est incapable de toute supercherie. Seulement j’imagine qu’il fait des imprudences, qu’il sort le soir sans se couvrir, qu’il oublie de fermer sa fenêtre ou de mettre à son cou le foulard que je lui ai envoyé. C’est un grand tort que tu as, mon enfant. Avant tout il faut soigner sa santé. Songe que tu as besoin de toute ta force pour mener ton œuvre au bout. Porte-toi bien, tu travailleras bien.

 

« Je conviens que le travail que tu fais ne doit pas être toujours commode, et qu’il serait plus agréable de courir la forêt avec le garde ; mais tu te rappelles ce que M. d’Argenton te disait : « La vie n’est pas un roman. » Il en sait quelque chose, le pauvre cher ami, car la vie se montre bien dure pour lui, et son métier est autrement terrible encore que le tien.

 

« Si tu savais à quelles basses jalousies, à quelles sourdes conspirations ce grand poète est en but. On a peur de son génie, on veut l’empêcher de se produire. Devine ce qu’ils lui ont fait, il y a quelque temps, au Théâtre-Français. Ils ont reçu une pièce qui est tout à fait sa Fille de Faust, dont tu nous as bien sûr entendu parler. Naturellement, ce n’est pas sa pièce qu’on lui a prise, puisqu’elle n’est pas encore écrite, mais son idée, son titre. Qui soupçonner ? Il est entouré d’amis fidèles, dévoués à son avenir. Nous avions pensé un moment à la mère Archambauld, qui est toujours aux écoutes et décrochète les serrures avec ses yeux de furet. Mais comment s’y serait-elle prise pour retenir le plan de la pièce, le raconter aux intéressés, elle qui sait à peine un mot de français ?

 

« Quoi qu’il en soit, notre ami a été très affecté de cette nouvelle déception. Il a eu, à ce moment, jusqu’à trois crises par jour. Je dois dire que M. Hirsch s’est montré dans tout cela d’un dévouement admirable ; et c’est bien heureux que nous l’ayons eu près de nous, car M. Rivals continue à nous bouder. Comprends-tu qu’il n’est pas venu une seule fois prendre des nouvelles de notre pauvre malade ? À ce propos, mon cher enfant, il faut que je te dise une chose : nous avons appris que tu étais en grande correspondance avec le docteur et la petite Cécile, et je dois te prévenir que M. d’Argenton ne voit pas cela d’un très bon œil. M. Rivals peut être un excellent homme, mais c’est un esprit routinier, rétrograde, qui n’a pas craint de te détourner, même devant nous, de ce qui était manifestement ta vocation. Et puis, vois-tu, mon enfant, en général, il faut n’avoir de relations qu’avec les gens de son monde, de son métier, rester, autant que possible, dans son milieu. On risque, sans cela, de se décourager, de se laisser aller à toutes sortes d’aspirations chimériques, qui font les existences déclassées.

 

« Quant à ton amitié pour la petite Cécile, M. d’Argenton trouve encore, et je suis bien de son avis, que ce sont là de ces enfantillages qui ne doivent avoir qu’un temps ; sans quoi ils vous encombrent la vie, vous amollissent, vous détournent de tout vrai et droit chemin. Tu feras donc sagement d’interrompre des relations qui n’ont pu que t’être nuisibles et qui ne sont peut-être pas étrangères au refroidissement singulier que tu montres pour une carrière entreprise de plein gré et avec beaucoup d’ardeur. Tu comprendras, je l’espère, mon cher enfant, que je te parle ainsi dans ton intérêt. Songe que tu vas avoir quinze ans, que tu as dans les mains un bon métier, un avenir ouvert devant toi, et ne donne pas raison à ceux qui ont prédit que tu ne ferais jamais rien de bon.

 

« Ta mère qui t’aime,

 

« CHARLOTTE. »

 

« Post scriptum. – Dix heures du soir. – Mon chéri, ces messieurs viennent de monter. J’en profite pour ajouter un petit bonsoir à ma lettre, ce que je te dirais si tu étais là, près de moi. Ne te décourage pas, mon Jack, ne te bute pas, surtout. Tu sais comme il est, lui. Bien bon, mais inexorable. Il a résolu que tu serais ouvrier, et il faudra que tu le deviennes. Tout ce que tu dirais ne servirait à rien. Là-dessus il a son idée fixe. Est-elle juste ? Moi, je ne sais plus. La tête finit par me tourner de tout ce que j’entends dire ici. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il ne faut pas que tu sois malade. Je t’en prie, mon Jack, soigne-toi bien. Couvre-toi bien le soir, quand tu sors. Il doit faire humide dans cette île. Prends-garde au brouillard. Et puis, écris-moi chez les Archambauld, si tu as besoin de quelque chose… Te reste-t-il encore de ton chocolat pour croquer, le matin, en t’éveillant ?… Pour cela, pour les petites provisions, je mets de côté tous les mois une petite somme sur l’argent de ma toilette. Figure-toi que tu m’as rendue économe. Surtout travaille. Songe qu’un jour viendra, qui n’est pas loin peut-être, où ta mère n’aura que ton bras pour soutien.

 

« Si tu savais comme je suis triste quelquefois en pensant à l’avenir. Sans compter que l’existence n’est pas très gaie ici, surtout depuis cette dernière affaire. Je ne suis pas tous les jours heureuse, va. Seulement tu me connais, le chagrin ne me dure pas longtemps. Je pleure et je ris dans la même minute, sans pouvoir m’expliquer comment. D’ailleurs j’aurais bien tort de me plaindre. Il est nerveux comme tous les artistes ; mais on ne peut pas se figurer ce qu’il y a de générosité et de grandeur au fond de cette nature. Adieu, mon chéri. Je finis ma lettre que la mère Archambauld va mettre à la poste en s’en allant. Je crains bien que nous ne la gardions pas longtemps, cette brave femme. M. d’Argenton s’en méfie. Il la croit payée par ses ennemis pour lui voler ses sujets de livres et de pièces. Il paraît que ça s’est déjà vu. Je t’embrasse et je t’aime, mon Jack bien-aimé… Tous ces petits points, ce sont des baisers à ton adresse. »

 

Derrière les pages nombreuses de cette lettre, Jack reconnut distinctement deux visages, celui de d’Argenton doctoral et dictant, puis celui de sa mère, de sa mère rendue à elle-même, et qui de loin l’étreignait, l’enveloppait de ses câlineries. Comme on la sentait opprimée, la pauvre femme ; quel étouffement de toute sa nature expansive ! L’imagination des enfants traduisant volontiers leurs pensées avec des images, il semblait à Jack, en lisant, que son Ida – elle s’appelait toujours Ida pour lui – enfermée dans la tourelle de Parva domus, lui faisait des signes de détresse, l’appelait à l’aide comme un sauveur.

 

Oh ! oui, il allait travailler, vaincre ses répugnances, devenir un bon ouvrier, peinant ferme et gagnant bien sa vie, pour tirer sa mère de là, l’arracher à cette tyrannie. Et d’abord, il enferma tous ses livres, poètes, historiens, philosophes, dans la caisse de M. Rivals, qu’il cloua de peur des tentations. Il ne voulait plus lire, ouvrir à son esprit tant de chemins déroutants. Il tenait à garder toutes ses forces, toutes ses pensées, pour le but que sa mère lui montrait.

 

– Tu as raison, petit gas, lui dit Roudic. Les livres vous fourrent des fariboles dans la tête. Ça vous distrait du travail. On n’a pas besoin d’en savoir si long dans notre métier ; et puisque tu as la bonne volonté de l’apprendre, voici ce que je te propose. Je fais en ce moment des heures supplémentaires dans la soirée, et même le dimanche. Si tu veux, viens avec moi ; tout en travaillant, je t’apprendrai à dresser le fer. Je serai peut-être plus patient et plus heureux que Lebescam.

 

À partir de ce jour, il fut ainsi fait. Aussitôt après dîner, l’ajusteur, chargé d’un travail spécial, emmenait l’enfant avec lui dans l’usine déserte, éteinte, recueillie comme si elle eût préparé de nouvelles forces pour le labeur du lendemain. Une petite lampe posée sur un établi éclairait seule l’ouvrage du père Roudic. Tout le reste de l’atelier était plongé dans cette ombre fantastique où la lune découpe les objets par masses, sans les préciser. C’étaient des saillies, des déchiquètements, tout le long des murs où les outils restaient accrochés. Les tours s’alignaient en longues files. Les cordes, les manivelles, les bobines s’entrecroisaient, arrêtées, immobiles, pendant que des copeaux de métal, des limailles luisaient par terre, craquaient sous chaque pas, tombés des établis comme la preuve de la besogne abattue.

 

Le père Roudic, penché, absorbé, maniait ses instruments minutieux, les yeux fixés tout le temps sur l’aiguille chronométrique. Pas d’autre bruit que le ronflement du tour mis en mouvement par des pédales, et le susurrement aiguisé de l’eau qui tombait goutte à goutte sur la roue tournant à toute vitesse. Debout près du contre-maître, Jack s’occupait à dégrossir quelque pièce, s’appliquait de toutes ses forces, essayant de prendre goût au métier. Mais la vocation n’y était décidément pas.

 

– C’est fini, mon pauvre petit gas, lui disait le père Roudic. Tu n’as pas le sentiment de la lime.

 

Pourtant, le petit gas faisait tout son possible et ne prenait plus un instant de repos. Quelquefois, le dimanche, le contre-maître l’emmenait visiter l’usine en détail, lui expliquait le jeu de toutes ces puissantes machines, dont les noms étaient aussi barbares, aussi compliqués que leur physionomie :

 

« Machine à aléser des trous de bouton pour manivelles. »

 

« Machines à creuser des mortaises dans des têtes de bielle. »

 

Il lui détaillait pièce par pièce avec enthousiasme tout cet engrenage de roues, de scies, d’écrous gigantesques, lui faisait admirer le merveilleux ajustage de ces mille parties rapportées, formant un tout si complet. De ces explications, Jack ne retenait rien qu’un nom cruel, chirurgical, qui le faisait penser à quelque trépan formidable dont la vis interminable aurait grincé dans son cerveau. Il n’avait pas pu vaincre encore la terreur que lui causaient toutes ces forces inconscientes, brutales, impitoyables, auxquelles on l’avait livré. Mues par la vapeur, elles lui faisaient l’effet de bêtes méchantes qui le guettaient au passage pour le happer, le déchirer, le mettre en pièces. Immobiles, refroidies, elles lui semblaient plus menaçantes encore, les mâchoires ouvertes, les crocs tendus, ou tous leurs engins de destruction rentrés, cachés, avec une apparence de cruauté repue et satisfaite. Une fois cependant il fut témoin à l’usine d’une cérémonie émouvante qui lui fit comprendre, mieux que toutes les explications du père Roudic, qu’il y avait une beauté et une grandeur dans ces choses.

 

On venait de terminer, pour une canonnière de l’État, une superbe machine à vapeur de la force de mille chevaux. Elle était depuis longtemps dans la halle de montage, dont elle occupait tout le fond, entourée d’une nuée d’ouvriers, debout, complète, mais non achevée. Souvent Jack, en passant, la regardait de loin, seulement à travers les vitres, car personne, hormis les ajusteurs, n’avait le droit d’entrer. Sitôt finie, la machine devait partir pour Saint-Nazaire, et ce qui faisait la beauté, la rareté de ce départ, c’est que, malgré son poids énorme et la complication de l’outillage, les ingénieurs d’Indret avaient décidé de l’embarquer, toute montée et d’une seule pièce, les formidables engins de transbordement dont dispose l’usine leur permettant ce coup d’audace. Tous les jours on disait : « C’est pour demain… » mais il y avait chaque fois, au dernier moment, un détail à surveiller, des choses à réparer, à perfectionner. Enfin, elle était prête. On donna, l’ordre d’embarquer.

 

Ce fut un jour de fête pour Indret. À une heure, tous les ateliers étaient fermés, les maisons et les rues désertes. Hommes, femmes, enfants, tout ce qui vivait dans l’île avait voulu voir la machine sortir de la halle de montage, descendre jusqu’à la Loire et passer sur le transport qui devait l’emporter. Bien avant que le grand portail fût ouvert, la foule s’était amassée aux abords de la halle avec un tumulte d’attente, un brouhaha d’endimanchement. Enfin, les deux battants de l’atelier s’écartèrent, et, de l’ombre du fond, on vit s’avancer l’énorme masse, lentement, lourdement, portée sur la plate-forme roulante qui, tout à l’heure, allait servir de point d’appui pour l’enlever et que des palans mus par la vapeur entraînaient sur les rails.

 

Quand elle apparut à la lumière, luisante, grandiose et solide, une immense acclamation l’accueillit.

 

Elle s’arrêta un moment comme pour prendre haleine et se laisser admirer sous le grand soleil qui la faisait resplendir. Parmi les deux mille ouvriers de l’usine, il ne s’en trouvait pas un peut-être qui n’eût coopéré à ce beau travail dans la mesure de son talent ou de ses forces. Mais ils avaient travaillé isolément, chacun de son côté, presque à tâtons, comme le soldat combat pendant la bataille, perdu dans la foule et le bruit, tirant droit devant lui sans juger de l’effet ou de l’utilité de ses coups, enveloppé d’une aveuglante fumée rouge qui l’empêche de rien apercevoir au-delà du coin où il se trouve.

 

Maintenant ils la voyaient, leur machine, debout dans son ensemble, ajustée pièce à pièce. Et ils étaient fiers ! En un instant elle fut entourée, saluée de joyeux rires et de cris de triomphe. Ils l’admiraient en connaisseurs, la flattaient de leurs grosses mains rugueuses, la caressaient, lui parlaient dans leur rude langage : « Comment ça va, ma vieille ? » Les fondeurs montraient avec orgueil les énormes hélices en bronze plein : « C’est nous qui les avons fondues, » disaient-ils, Les forgerons répondaient : « Nous avons travaillé le fer, nous autres, et il y en a de notre sueur, là dedans ! » Et les chaudronniers, les riveurs célébraient non sans raison l’énorme réservoir fardé de rouge, passé au minium comme un éléphant de combat. Si ceux-là vantaient le métal, les ingénieurs, les dessinateurs, les ajusteurs se glorifiaient de la forme. Jusqu’à notre ami Jack qui disait en regardant ses mains : « Ah ! coquine, tu m’as valu de fières ampoules. »

 

Pour écarter cette foule fanatique, enthousiaste comme un peuple de l’Inde aux fêtes du Djaggernauth, et que l’idole brutale aurait pu écraser sur son passage, il fallut presque employer la force. Les surveillants couraient de tous côtés, distribuant des bourrades pour faire le chemin libre ; et bientôt il ne resta plus autour de la machine que trois cents compagnons, choisis dans toutes les halles, parmi les plus robustes, et qui, tous, armés de barres d’anspect ou s’attelant à des chaînes vigoureuses, n’attendaient qu’un signal pour mettre le monstre en mouvement.

 

– Y êtes-vous, garçons ? oh ! hisse.

 

Alors un petit fifre alerte et vif se fit entendre, et la machine commença à s’ébranler sur les rails, le cuivre, le bronze, l’acier étincelant dans sa masse, et son engrenage de bielles, de balanciers, de pistons remués avec des chocs métalliques. Ainsi qu’un monument terminé que les ouvriers abandonnent, on l’avait ornée tout en haut d’un énorme bouquet de feuillage surmontant tout ce travail de l’homme comme une grâce, un sourire de la nature ; et tandis que, dans le bas, l’énorme masse de métal avançait péniblement, en haut, le panache de verdure s’abaissait, se relevait à chaque pas et bruissait doucement dans l’air pur. Des deux côtés la foule lui faisait cortège, directeur, inspecteurs, apprentis, compagnons, tous marchant pêle-mêle les yeux fixés sur la machine ; et le fifre infatigable les guidait vers le fleuve, où fumait une chaloupe à vapeur, au ras du quai, prête à partir.

 

La voilà rangée sous la grue, l’énorme grue à vapeur de l’usine d’Indret, le plus puissant levier du monde. Deux hommes sont montés sur le train qui va s’enlever avec elle à l’aide de câbles en fer se reliant tous au-dessus du bouquet par un anneau monstrueux, forgé d’un seul morceau. La vapeur siffle, le fifre redouble ses petites notes, pressées, joyeuses, encourageantes, la volée de la grue s’abaisse pareille à un grand cou d’oiseau, saisit la machine dans son bec recourbé et l’enlève lentement, lentement, par soubresauts. À présent elle domine la foule, l’usine, Indret tout entier. Là, chacun peut la voir et l’admirer à son aise. Dans l’or du soleil où elle plane, elle semble dire adieu à ces halles nombreuses qui lui ont donné la vie, le mouvement, la parole même, et qu’elle ne reverra plus. De leur côté, les compagnons éprouvent en la contemplant la satisfaction de l’œuvre accomplie, cette émotion singulière et divine qui paye en une minute les efforts de toute une année, met au dessus de la peine éprouvée l’orgueil de la difficulté vaincue.

 

– Ça, c’est une pièce !… murmure le vieux Roudic grave, les bras nus, encore tout tremblant de l’effort du halage, et s’essuyant les yeux qu’aveuglent de grosses larmes d’admiration. Le fifre n’a pas cessé sa musique excitante. Mais la grue commence à tourner, à se pencher du côté du fleuve pour déposer la machine sur la chaloupe impatiente.

 

Tout à coup un craquement sourd se fait entendre, suivi d’un cri déchirant, épouvantable, qui trouve de l’écho dans toutes les poitrines. À l’émoi qui passe dans l’air, on reconnaît la mort, la mort imprévue, subite, qui s’ouvre le passage d’une main violente et forte. Pendant une minute, c’est un tumulte, une terreur indescriptibles. Qu’est-il donc arrivé ? Entre une des chaînes de support subitement tendues à la descente et le dur métal de la machine, un des ouvriers montés sur la plate-forme vient de se trouver pris. « Vite, vite, garçons, machine arrière ! » Mais on a beau se presser et faire effort pour arracher le malheureux à l’horrible bête, c’est fini. Tous les fronts se lèvent, tous les bras se tendent dans une suprême malédiction ; et les femmes, en criant, se cachent les yeux de leurs châles, des barbes de leurs coiffes, pour ne pas voir là-bas les débris informes que l’on charge sur une civière. L’homme a été broyé, coupé en deux. Le sang, chassé, avec violence, a rejailli sur les aciers, sur les cuivres, jusque sur le panache verdoyant. Plus de fifre, plus de cris. C’est au milieu d’un silence sinistre que la machine achève son évolution, pendant qu’un groupe s’éloigne du côté du village, des porteurs, des femmes, toute une suite éplorée.

 

Il y a de la crainte maintenant dans tous les yeux. L’œuvré est devenue redoutable. Elle a reçu le baptême du sang et retourné sa force contre ceux qui la lui avaient confiée. Aussi, c’est un soupir de soulagement quand le monstre se pose sur la chaloupe, qui s’affaisse sous son poids et envoie jusqu’aux rives deux ou trois larges vagues. Tout le fleuve en tressaille et semble dire : « Qu’elle est lourde ! » Oh ! oui, bien lourde. Et les compagnons se regardent entre eux en frémissant.

 

Enfin la voilà chargée, avec son arbre d’hélice et ses chaudières à côté d’elle. Le sang qui la souillait essuyé à la hâte, elle a repris sa splendeur première, mais non plus son impassibilité inerte. On la sent vivante et armée. Debout et fière sur le pont du bateau qui l’emporte et qu’elle semble entraîner elle-même, elle se hâte vers la mer comme s’il lui tardait de manger du charbon, de dévorer l’espace, de secouer sa fumée à la place où, en ce moment, elle secoue son bouquet de feuillage. Elle est si belle à voir ainsi, que les ouvriers d’Indret ont oublié son crime, et, saluant son départ d’un immense et dernier hourra, ils la suivent, ils l’accompagnent des yeux avec amour… Allons, va, machine, fais ta route à travers les mondes. Suis ta ligne tracée, droite et inexorable. Marche contre le vent, contre la mer et sa tempête. Les hommes t’ont faite assez forte pour que tu n’aies rien à redouter. Mais puisque tu es forte, ne sois pas méchante. Contiens ce pouvoir terrible que tu viens d’essayer au départ. Dirige le navire sans colère, et surtout respecte la vie humaine si tu veux faire honneur à l’usine d’Indret !

 

Ce soir-là, il y eut d’un bout à l’autre de l’île un grand train de rires et de bombances. Quoique l’accident de la journée eût un peu refroidi les enthousiasmes, chaque intérieur voulut jouir de la fête préparée. Ce n’était plus l’île du travail, haletante et soufflante et, le soir, si vite endormie. Partout, même dans le sombre château, on entendait des chants, des chocs de verres, derrière les vitres allumées dont les lueurs reflétées au loin se mêlaient dans la Loire aux clartés des étoiles. Chez les Roudic, une longue table réunissait les amis nombreux, toute l’élite de l’atelier. On parla d’abord de l’accident… Les enfants n’étaient pas d’âge à travailler, le directeur avait promis une pension à la veuve… Puis la machine accapara encore toutes les pensées. Cette longue préoccupation de plusieurs mois n’était plus qu’un souvenir maintenant. On se rappelait les différents épisodes, les difficultés du travail. Il fallait entendre Lebescam, le géant velu, raconter les résistances du métal, et le mal qu’ils avaient eu pour l’assouplir à la forge :

 

– Je m’aperçois que la soudure ne prenait pas… Attention ! que je dis aux camarades… Allons-y, des coups droits. Hue donc, les dévorants, sur moi, et de la vitesse !

 

Il croyait y être encore. Ses poings fermés retombaient sur la table et la faisaient trembler. Ses yeux flambaient comme si la forge y reflétait son feu. Et les autres hochaient la tête d’un air d’approbation. Jack écoutait aussi avec intérêt, pour la première fois. C’était le conscrit parmi les vétérans ; et vous pensez bien que ces souvenirs de grandes peines devaient dessécher les gosiers terriblement et que tout cela n’allait pas sans force tournées et rasades. Ensuite l’on se mit à chanter ; car il faut bien finir par là, quand on est assez nombreux pour attaquer en chœur : Vers les rives de France. Et Jack, mêlant sa voix à ce concert de voix fausses, répétait avec les autres :

 

Voui, voui

Voguons en chantant.

 

Si les gens des Aulnettes l’avaient vu, ils auraient été contents de lui. Bronzé par le grand air et la chaleur de la forge, les ampoules de ses mains cicatrisées en épais durillons, traînant sa voix sur le refrain banal, il faisait bien partie de tout ce monde-là. C’était un véritable ouvrier. Et Lebescam en faisait la remarque au père Roudic :

 

– À la bonne heure… Il n’a plus son air qu’il avait, ton apprenti… Il commence à se mettre au pas, tonnerre de Dieu !

 

IV

LA DOT DE ZÉNAÏDE


À l’usine, Jack entendait souvent les compagnons ricaner entre eux à propos du ménage Roudic. La liaison de Clarisse et du Nantais n’était plus un secret pour personne ; et en les éloignant l’un de l’autre, le directeur n’avait fait, sans s’en douter, que rendre le scandale plus flagrant, la chute de la femme irréparable. Tant que son neveu était resté à Indret, protégée contre elle-même par l’honnêteté de son milieu, le respect de la maison conjugale, où leur parenté se sentait mieux et donnait à la faute un caractère plus odieux encore, Clarisse avait pu résister à l’amour du beau dessinandier. Mais depuis qu’il habitait Saint-Nazaire, où le directeur prolongeait exprès son séjour de mois en mois, les choses avaient bien changé. On s’était écrit, puis l’on s’était vu.

 

Il n’y a que deux heures de Saint-Nazaire à la Basse-Indre, et de la Basse-Indre à Indret seulement un bras de Loire à traverser. C’est à la Basse-Indre qu’ils se voyaient. Le Nantais, qui ne rencontrait pas aux « transatlantiques » la règle inflexible de l’usine, se faisait libre quand il voulait ; et Clarisse, de son côté, avait, pour passer le fleuve à tout propos, le prétexte des provisions qu’on ne trouvait pas dans l’île. Ils avaient loué une chambre, un peu en dehors du pays, dans une auberge de grande route. À Indret, tout le monde savait leur liaison, on en parlait ouvertement, et lorsque Clarisse descendait la grande rue jusqu’au quai, à l’heure du travail, au milieu du vacarme de l’usine dont le drapeau levé la garantissait contre son mari, elle remarquait des petits sourires dans les yeux des hommes, employés ou surveillants, qui la rencontraient, une familiarité plus hardie dans la façon dont ils la saluaient. Au seuil des maisons ouvertes, derrière les rideaux levés pour quelque travail de ménage, repassage ou couture, elle devinait des visages hostiles, des yeux guetteurs. En passant, elle entendait chuchoter sur le pas des portes : « Elle y va… Elle y va…

 

Eh bien ! oui, c’était plus fort qu’elle, elle y allait. Elle y allait, escortée du mépris de tous, mourant de honte et de peur, les yeux baissés, la sueur aux tempes, le front envahi de rougeurs que le vent frais de la Loire ne parvenait pas toujours à dissiper. Mais elle y allait. Ces indolentes sont quelquefois terribles.

 

Jack savait tout cela. Le temps était passé où lui et le petit Mâdou se creusaient la tête pour chercher ce que c’était qu’une cocotte. L’atelier ouvre vite les yeux des enfants, il les déprave même : et les ouvriers ne se gênaient pas devant lui pour appeler les choses par leur nom, distinguer les deux frères Roudic en disant « Roudic le chanteur » et « Roudic le… » Et ils riaient ; car dans le peuple, ces sortes de hontes font rire. C’est le vieux sang gaulois qui le veut ainsi.

 

Jack ne riait pas, lui. Il plaignait ce pauvre mari si naïf, si aimant, si aveugle. Il plaignait aussi cette femme dont la faiblesse et la nonchalance se révélaient jusque dans sa façon de nouer ses cheveux, de laisser tomber ses mains, cette silencieuse absorbée qui avait toujours l’air de vous demander grâce. Il aurait voulu lui parler, lui dire : « Prenez garde… on vous épie… on vous surveille. » Et ce grand frisé de Nantais, s’il avait pu le tenir dans un coin, se hausser à sa taille pour le secouer, lui faire honte : « Allez-vous-en donc… laissez-la tranquille, cette femme ! »

 

Mais ce qui l’indignait, surtout, c’était de voir son ami Bélisaire jouer un rôle dans ces infamies. Le camelot, que son métier condamnait à courir les routes, servait de messager boiteux aux deux coupables, généreux comme deux amants. Plusieurs fois, l’apprenti l’avait surpris glissant des lettres dans le tablier de madame Roudic, en échange de quelque monnaie, et il avait été tellement choqué de voir son ami prêter la main à ces hideuses trahisons, que, depuis ce temps, il évitait de le rencontrer, ne s’arrêtait plus pour causer avec lui. L’autre avait beau grimacer son plus aimable sourire, parler de cette jolie dame de là-bas, et d’une certaine tranche de jambon, le charme magique n’opérait plus. « Bonjour, bonjour ! disait Jack. Une autre fois… Aujourd’hui, je n’ai pas le temps. » Et il passait, laissant le camelot stupéfait, la bouche ouverte.

 

Bélisaire était loin de soupçonner le motif de cette froideur. Il s’en doutait si peu qu’un jour, chargé d’un message pressé pour Clarisse et ne l’ayant pas trouvée chez elle, il attendit la sortie des ateliers et remit la lettre à l’apprenti d’un air de grand mystère :

 

– C’est pour madame Roudic… Chut !… Rien que pour elle.

 

Sur l’enveloppe bleue cachetée d’un peu de cire, Jack avait reconnu l’écriture du Nantais. Sans doute il était là-bas, à l’auberge, il l’attendait.

 

– Ma foi ! non, dit l’apprenti en repoussant la lettre, je ne me charge pas de cette commission ; et même, à votre place, j’aimerais mieux vendre mes chapeaux que de faire des trafics pareils.

 

Bélisaire le regardait interdit.

 

– Voyons, reprit Jack, vous savez bien ce qu’il y a dans les lettres que vous portez. Vous le savez comme moi, comme tout le monde. Et croyez-vous que c’est beau de votre part d’aider à tromper ce brave homme ?

 

La face terreuse du camelot devint pourpre.

 

– Voilà une mauvaise parole, monsieur Jack. Je n’ai jamais trompé personne, et tous ceux qui ont connu Bélisaire pourront vous le dire. On me donne des papiers à porter, je les porte, n’est-ce pas ? Ce sont mes petits bénéfices, et, nombreux comme nous sommes à la maison, je n’ai pas le droit de les refuser… Songez donc ! J’ai le vieux qui ne travaille plus, les enfants à élever, le mari de ma sœur qui est malade. Tout ça n’est pas commode, allez ! Et l’argent est bien dur à gagner… Quand je pense que depuis si longtemps que je trime, je n’ai pas encore pu arriver à me faire faire une paire de souliers à ma convenance, et que je marche par les routes avec ceux-là, qui me font tant souffrir. Bien sûr que si j’avais voulu tromper le monde, je serais plus riche que je ne suis.

 

Il avait un air si honnête, si convaincu en parlant ainsi, qu’on ne pouvait vraiment pas lui en vouloir. Jack essaya de lui faire comprendre son tort. Peine perdue. « Ses petits bénéfices… Les enfants à nourrir… Le vieux qui ne travaillait plus… » Fort de ces arguments, Bélisaire n’en cherchait pas d’autres. Évidemment, sa probité n’était pas la même que celle de Jack. Il était honnête sans nuances, sans délicatesse, comme on l’est dans le peuple où la distinction des sentiments, les scrupules de conscience ne se rencontrent qu’exceptionnellement, ainsi qu’une fleur rare parmi les plantes rustiques, par un hasard du terrain ou du vent.

 

– J’en suis, moi, de ce peuple, maintenant, pensa Jack tout à coup en regardant sa blouse. Des larmes lui vinrent aux yeux à cette idée. Alors, il tendit la main à Bélisaire et s’éloigna sans dire un mot.

 

Que le père Roudic ne sût rien de ce qui se passait chez lui, cela n’était pas étonnant, avec sa vie tout à l’atelier, dans un entourage de braves gens qui respectaient sa confiance aveugle, faite de tendresse et de naïveté. Mais Zénaïde, Zénaïde, à quoi songeait-elle ? Elle n’était donc plus là ? Argus avait donc perdu ses yeux ?

 

Zénaïde était là, et plus que jamais, au contraire, puisque depuis un mois elle n’allait plus en journées. Ses yeux bons et rusés étaient ouverts aussi ; ils avaient même acquis un éclat, une vivacité extraordinaires. Ils disaient, ces yeux, dans leur langage, car les yeux parlent quand ils sont contents :

 

– Zénaïde va se marier.

 

Ils ne le disaient pas, ils le criaient :

 

– Zénaïde va se marier… Zénaïde a un futur !

 

Et un joli futur, ma foi, un brigadier aux douanes, bien serré dans son uniforme vert, avec une petite moustache belliqueuse et un képi galonné sur l’oreille. Dans tout le port de Nantes, qui est pourtant bien grand, et où il ne manque pas de douaniers, on n’eût pas trouvé deux brigadiers Mangin. Il n’y en avait qu’un, et c’est Zénaïde qui allait l’avoir. Il lui coûtait cher, par exemple ; ou du moins il coûtait cher au père Roudic. Sept mille francs en beaux écus et en billets que le bonhomme avait amassés sou à sou pendant vingt ans. Sept mille francs ! Le brigadier n’avait pas voulu à moins. À ces conditions, il consentait à trouver à Zénaïde les traits les plus réguliers, la taille la plus menue, et à lui donner la préférence sur toutes les grisettes de Nantes, les belles paludières de Noirmoutiers et du Bourg-de-Batz, qui, en portant leur sel à la douane, lui faisaient la cour assidûment. Le père Roudic trouvait ses prétentions un peu dures. Toutes ses économies y passaient. Et s’il mourait, que deviendrait Clarisse ? Et s’il avait de nouveaux enfants ? Sa femme en cette circonstance, s’était montrée très généreuse.

 

– Bah ! qu’est-ce que ça fait ? disait-elle, tu es encore jeune ; tu peux travailler longtemps. Nous ferons des économies. Donnons-lui toujours son brigadier. Tu vois bien qu’elle en est folle.

 

En femme amoureuse, elle devinait, elle comprenait la passion.

 

Depuis qu’elle avait vu la possibilité de devenir madame Mangin, de donner le bras pour la vie à cet irrésistible brigadier, Zénaïde en perdait le manger et le boire. Elle se plongeait, elle pourtant si positive, dans des contemplations, des rêveries sans fin, restait des heures devant sa glace à se lisser, à se regarder, et tout à coup se tirait la langue avec un désespoir comique. La pauvre fille ne s’illusionnait pas sur elle même.

 

« Je sais bien que je suis laide, disait-elle, et que M. Mangin ne me prend pas pour mes beaux yeux. Mais ça ne fait rien. Qu’il me prenne d’abord ! Je me charge bien de me faire aimer ensuite. »

 

Et la bonne créature avait un petit mouvement de tête, un sourire de satisfaction intérieure, car elle seule savait les provisions de tendresse, de patience, d’abnégation, que trouverait celui qui dormirait sur son cœur. L’idée fixe de ce mariage, l’angoisse de savoir s’il se ferait, la joie de la certitude une fois l’affaire conclue et la date prise, avaient détourné sa surveillance active. D’ailleurs, le Nantais n’habitait plus Indret. Et puis Clarisse, en cette occasion, s’était montrée si bonne, que Zénaïde en avait un peu oublié ses soupçons. Que voulez-vous ? Avant d’être fille, on est femme. Parfois, en cousant son trousseau, sa robe de noce qu’elle faisait elle-même, il lui venait subitement des élans de reconnaissance ; elle laissait là son dé, ses ciseaux, bondissait parmi les étoffes blanches, jusqu’à sa belle mère.

 

Oh ! maman… maman…

 

Et elle l’embrassait, la serrait contre sa poitrine, au risque de la piquer, car son corsage était de plus en plus bardé d’épingles et d’aiguilles dans ce coup de feu terrible de tous ses talents de couturière. Elle ne voyait pas la pâleur de Clarisse ni son trouble. Elle ne sentait pas la fièvre qui brûlait les mains blanches de la jeune femme dans ses mains à elle, ses mains de jeune vierge toujours gelées. Elle ne remarquait pas ses longues et fréquentes absences, elle n’entendait pas ce qu’on disait dans la grande rue d’Indret. Elle ne voyait, n’entendait que son bonheur, vivait dans une exaltation joyeuse, dans une ivresse d’impatience.

 

Déjà les premiers bans étaient publiés, le mariage fixé à une quinzaine de jours, et la petite maison des Roudic traversée à toute heure du train joyeux, précipité, qui précède une noce. C’était un va-et-vient, un bruit de portes. Zénaïde montait, descendait dix fois par jour le petit escalier de bois avec des bondissements de jeune hippopotame. Et les bavardages des amies, des commères, les robes qu’on essaye, les cadeaux qui arrivent. La future en recevait beaucoup, cette grosse fille ayant trouvé moyen, malgré son air un peu bourru, de se faire aimer de tous. Jack comptait bien aussi lui donner un petit souvenir à l’occasion du mariage. Sa mère lui avait envoyé cent francs pris sur la maigre rente de sa toilette et difficilement économisés, car le poète vérifiait toutes les dépenses.

 

« … Cet argent est à toi, mon Jack, disait Charlotte. Je l’ai mis de côté à ton intention. Tu achèteras, avec, un petit cadeau à mademoiselle Roudic et un habillement pour toi-même. Je veux que lu figures honorablement à cette cérémonie, et ta garde-robe doit être dans un état pitoyable, si, comme tu me l’écris, tu ne peux plus porter ton costume anglais. Tâche d’être beau et de bien t’amuser. Surtout ne me parle pas de cet envoi dans tes lettres. N’en parle pas non plus aux Roudic. Ils voudraient me remercier, et cela me ferait avoir de grands ennuis. Il est en ce moment d’une sensibilité nerveuse excessive. Il travaille trop, ce pauvre ami. Et puis on lui en fait tant.

 

Ils sont tous après lui pour l’empêcher d’arriver. Enfin, c’est convenu. Ne dis pas que ces cent francs viennent de moi. Ça sera censé tes petites économies. »

 

Depuis deux jours, Jack se sentait tout fier d’avoir cet argent dans sa poche. Réellement, les pièces d’or équilibraient sa marche, lui donnaient une allégresse leste et remplie d’aplomb. Il se faisait une fête d’avoir des vêtements neufs, bien propres, et non plus son affreux bourgeron passé par de nombreux lavages. Pour cela, il fallait aller à Nantes, et il attendait le prochain dimanche avec impatience. Aller à Nantes ! Encore une fête de plus ; et ce qui le touchait pardessus tout, c’était de penser que toutes ces joies, il les devait à sa mère. Un seul point l’embarrassait, le choix du cadeau pour Zénaïde. Qu’est-ce qu’on donne à une jeune fille gui se marie ? Comment lui faire plaisir ? deviner ce qui lui manque parmi cette avalanche de bijoux, de parures qui tombent dans la corbeille des fiancées, comme l’adieu définitif de toutes les puérilités, de toutes les coquetteries de leur jeunesse ? Il aurait fallu voir ce qu’elle avait.

 

Jack pensait à cela, un soir d’hiver, en rentrant chez les Roudic. Il faisait très noir, ce soir là. Près de la maison il se heurta à quelqu’un qui courait en frôlant les murs.

 

– C’est vous, Bélisaire ?

 

On ne répondit pas ; mais en poussant la porte, l’apprenti vit bien qu’il ne s’était pas trompé, et que Bélisaire avait passé par là. Clarisse était dans le corridor, décoiffée par le vent, blêmie par le froid de la rue, et si préoccupée que, même devant Jack, elle continua à lire la lettre qu’elle tenait, dans le filet de lumière qui glissait de la salle. Cette lettre devait lui apprendre quelque chose de bien extraordinaire. Alors Jack se souvint que dans la journée il avait entendu dire à l’atelier que le Nantais venait de perdre une grosse somme à Saint-Nazaire en jouant avec les mécaniciens d’un navire anglais arrivé depuis peu de Calcutta. Cette fois, on se demandait comment il allait faire pour payer, et s’il ne sauterait pas du coup. C’est sans doute ce que la lettre annonçait ; il n’y avait qu’à voir l’émotion de Clarisse.

 

Dans la salle, Zénaïde et Mangin étaient seuls. Le père Roudic, parti depuis le matin pour Châteaubriand où se trouvaient les papiers de sa fille, ne devait rentrer que le lendemain, ce qui n’empêchait pas le beau brigadier de venir faire sa cour et dîner à Indret, où sa présence était autorisée par celle de Mme Roudic. D’ailleurs il avait l’air très calme, ce brigadier, peu dangereux, et méritait bien son épithète de futur, sec et froid comme le temps d’un verbe. En ce moment, allongé dans le bon fauteuil du contre-maître, les pieds aux chenets, pendant que Zénaïde en toilette, coiffée par sa belle-mère, cramoisie et sanglée, achevait de mettre le couvert, il l’entretenait très sérieusement du tarif des douanes, de ce que payaient les graines oléagineuses, l’indigo, la rogue de morue, pour entrer dans le port de Nantes.

 

Ce n’est rien, cela, n’est-ce pas ? Eh bien, l’amour est un tel prestidigitateur, que Zénaïde se pâmait d’aise à chaque chiffre et parfois s’arrêtait de mettre son couvert, remuée jusqu’au fond du cœur par ces détails d’entrepôt et de transit comme par une musique délicieuse. L’entrée de l’apprenti vint déranger ces amoureux installés d’avance dans la paix tranquille des conversations de ménage.

 

– Ah ! mon Dieu, voilà Jack. Il est donc bien tard. Et la soupe qui n’est pas trempée. Vite à la cave, mon ami Jack ! Et maman, où est-elle donc passée ?… Maman !…

 

Clarisse rentra, très pâle encore mais calmée, ayant rajusté sa coiffure et secoué le grésil de ses vêtements mouillés.

 

– Pauvre femme, pensait Jack en la regardant, tandis qu’elle s’efforçait de manger, de causer, de sourire, tout en avalant coup sur coup de grands verres d’eau comme pour refouler une terrible émotion qui l’étreignait à la gorge. Zénaïde ne s’apercevait de rien. L’appétit coupé par le plaisir, elle ne quittait pas du regard l’assiette du brigadier et semblait ravie de voir avec quelle majestueuse tranquillité il faisait disparaître tous les morceaux qu’on lui servait, sans interrompre d’une minute une dissertation sur le tarif comparé des suifs bruts et des saindoux. C’était la douane faite homme, ce Mangin ! Beau parleur, s’exprimant en termes choisis, lentement, méthodiquement, mais encore moins lentement qu’il ne mangeait, car il ne se taillait pas une bouchée de pain sans la mirer, la scruter, la tâter dans tous les sens, de même qu’il levait chaque fois son verre à la hauteur de la lampe et dégustait son vin avant de le boire, comme s’il se fût méfié de quelque fraude, tout prêt à arrêter juste au bord de ses lèvres un liquide de contrebande ou une denrée prohibée. Aussi, quand il était là, les repas ne finissaient plus. Ce soir particulièrement Clarisse semblait le supporter avec impatience. Elle ne tenait pas en place, allait à la fenêtre, écoutait le pétillement du grésil sur les vitres, puis revenant vers la table :

 

– Quel temps vous allez avoir, mon pauvre Mangin, pour vous en retourner ! Je voudrais que vous fussiez déjà chez vous.

 

– Oh bien ! pas moi, dit Zénaïde avec une telle expression de candeur, qu’ils se mirent tous à rire, et la jeune fille encore plus fort que les autres. N’importe. L’observation de Clarisse avait porté ; et le brigadier, interrompant une longue tirade sur les droits de consommation, se leva pour partir. Mais il n’était pas encore dehors, et les préparatifs de départ fournissaient chaque fois à la grosse Zénaïde un quart d’heure de grâce ajouté à la veillée. C’étaient la lanterne à allumer, le caban à agrafer. La bonne fille se chargeait de tous ces soins ; et si vous saviez comme les allumettes étaient longues à prendre, et les gants d’uniforme difficiles à boutonner !

 

Enfin le voilà empaqueté, le futur. Son capuchon rabattu sur ses yeux, deux ou trois tours de cache-nez autour du cou et solidement serrés, je vous jure, par deux mains vigoureuses, il semble avoir disparu tout entier dans un scaphandre de plongeur. Tel qu’il est, Zénaïde le trouve encore superbe, et debout sur le pas de la porte, le cœur un peu gros de la séparation, elle regarde avec inquiétude s’aventurer dans la grande rue d’Indret toute noire, cette ravissante silhouette d’Esquimau qu’escorte le balancement d’une lanterne. Sa belle-mère est obligée de venir la chercher.

 

– Allons, Zénaïde, il faut rentrer.

 

Et Clarisse, en parlant ainsi, a dans la voix une intonation impatiente que ne justifie en rien la sollicitude amoureuse de la jeune fille. Cette angoisse nerveuse ne fait qu’augmenter avec l’heure et n’échappe pas à l’ami Jack. On cause cependant, tout en rangeant la salle. De temps en temps, Clarisse regarde la pendule et dit : « Comme il est tard ! »

 

– Pourvu qu’il ne manque pas le train…, répond Zénaïde qui ne pense qu’à son futur, et depuis qu’il est parti, le suit dans toutes les étapes de son voyage… Le voilà au bout du pays… Il appelle le passeur… Il monte en bateau…

 

– Il doit faire froid sur la Loire ! » s’écrie-t-elle en achevant tout haut son rêve.

 

– Oh ! oui, bien froid… répond la belle-mère en frissonnant ; mais ce n’est pas pour le beau brigadier qu’elle se tourmente. Dix heures sonnent. Elle se lève vivement, d’une détente, comme on fait pour renvoyer les importuns :

 

– Si nous allions nous coucher ?

 

Puis, voyant l’apprenti qui se dispose à donner à la porte, comme tous les soirs, un dernier tour de clef, elle s’élance pour l’arrêter :

 

– C’est fait, c’est fait. J’ai fermé, montons.

 

Mais cette Zénaïde n’en finit plus de parler de son Mangin.

 

– Trouvez-vous que cela va bien, Jack, les moustaches blondes ? Combien donc ça paye-t-il d’entrée les graines oléagi… oléagineuses ?

 

Jack ne s’en souvient plus. Il faudra qu’elle en parle à M. Mangin. C’est si intéressant cette question des tarifs !

 

– Voulez-vous aller vous coucher, oui ou non ? demande madame Roudic en feignant de rire, mais frémissante de tous ses nerfs. Pour le coup, c’est fini. Ils montent tous les trois le petit escalier.

 

– Allons, bonsoir ! dit la belle-mère en entrant dans sa chambre. Je tombe de sommeil.

 

Ses yeux sont pourtant bien brillants. Jack a déjà le pied sur l’échelle de sa soupente ; mais la chambre de Zénaïde, ce soir-là, est tellement encombrée des cadeaux de noce, qu’il ne résiste pas au désir de les passer en revue.

 

Belle occasion pour ce qu’il voulait savoir. Dans la journée, des amies étaient venues. On avait sorti tous les trésors, et ils étaient encore là, étalés sur la large commode où une vierge en cire avec son enfant Jésus mettait sa blancheur d’image. Auprès d’elle, douze petites cuillers en vermeil luisaient dans leur écrin ouvert, puis une cafetière en argent, un livre de messe à fermoirs, une boîte à gants – des gants d’homme, dam ! – et tout autour les paperasses froissées, les faveurs bleues ou roses qui avaient servi à nouer toutes ces surprises arrivées du château. Ensuite venaient les offrandes plus humbles des femmes d’employés ou de contre-maîtres. Le voile, la couronne dans des cartons expédiés de Nantes et offerts en commun par madame Kerkabélek et madame Lebelleguic ; madame Lemoallic avait envoyé une horloge, madame Lebescam un tapis de table, d’autres des ouvrages au tricot, au crochet, une bague en verre, une image de sainteté, un flacon d’odeur, et enfin deux « mariés du bourg de Batz » en coquillage, deux raides petites poupées habillées de coquilles, dont les teintes variées reproduisaient le costume pittoresque du pays, le plastron doré sur l’épaisse jupe bleue de l’épousée et la veste courte, les braies bouffantes du mari.

 

Zénaïde montrait tous ces trésors avec orgueil, les renveloppait soigneusement à mesure. L’apprenti poussait des cris d’admiration et pensait tout le temps : « Qu’est-ce que je pourrais bien lui donner, moi ? »

 

– Et mon trousseau, Jack ? Mon trousseau, vous ne l’avez pas vu ? Attendez.

 

Elle prit une clef dans une tasse sur la commode, ouvrit un tiroir, en tira une autre clef ciselée et très ancienne, qui ouvrait l’armoire de chêne depuis cent ans dans la famille. Les deux battants s’écartèrent, laissant s’évaporer une bonne odeur de lessive à l’iris ; et Jack put admirer de grandes piles de draps roux filés par la première madame Roudic, et des amas de linge ouvré, tuyauté, plissé par ces habiles mains bretonnes qui s’affinent à gaufrer des surplis et des coiffes.

 

– Y en a-t-il !… disait Zénaïde triomphante.

 

Le fait est que jamais, chez sa mère, dont l’armoire à glace débordait pourtant de broderies et de fines dentelles, Jack n’avait vu tant de linge rangé d’un si bel ordre.

 

– Mais ce n’est pas ça le plus beau, mon ami Jack. Regardez ceci.

 

Et, soulevant une lourde pile de jupons, elle lui montra une cassette enfouie dans toutes ces toiles blanches comme si elle eût été la mariée.

 

– Savez-vous ce qu’il y a là-dedans ?… Ma dot.

 

Elle disait cela avec fierté.

 

– Ma dot chérie, ma jolie petite dot, qui me vaudra dans quinze jours de m’appeler madame Mangin. Il y en a de l’argent, là-dedans, allez, et des pièces de toutes sortes : des blanches, des jaunes. Hein ! croyez-vous que papa Roudic m’a faite riche ! Tout ça, c’est pour moi, c’est pour mon petit Mangin. Oh ! quand j’y pense, j’ai envie de rire et de pleurer tout ensemble, et puis de danser aussi.

 

Dans une explosion de joie comique, la grosse fille, pinçant sa jupe de chaque côté et l’écartant les doigts en l’air, commençait à exécuter une lourde bourrée devant cette bienheureuse cassette à laquelle elle devait son bonheur, quand un coup frappé à la muraille l’interrompit subitement.

 

– Voyons ! Zénaïde, laisse-le donc aller se coucher, cet enfant. Tu sais bien qu’il faut qu’il se lève de bonne heure.

 

C’était la voix de Clarisse qui parlait, très irritée cette fois, toute changée. Un peu honteuse, la future madame Mangin ferma son bahut, on se dit bonsoir à voix basse, Jack appliqua son échelle à la soupente et, cinq minutes après, la petite maison, engourdie sous la neige, bercée par le vent, paraissait dormir comme ses voisines dans le silence et le calme de la nuit. Mais le masque des maisons est aussi trompeur que celui des hommes ; et pendant que celle-ci tient ses fenêtres closes comme des paupières appesanties de sommeil, elle abrite le plus navrant et le plus sombre des drames.

 

C’est dans la salle du bas, chez les Roudic. La lumière est éteinte. Éclairés seulement du reflet d’incendie que projette un grand feu de charbon croulant dans la cheminée, un homme et une femme sont groupés tout au fond. Au mouvement capricieux de cette flamme, le visage de la femme se couvre de rougeurs subites qui semblent de la honte. L’homme est à genoux. On ne voit rien de lui qu’une belle chevelure toute bouclée qui se renverse en arrière, une taille vigoureuse et souple cambrée dans une pose d’adoration, de prière.

 

– Oh ! je t’en supplie, dit-il tout bas, je t’en supplie si tu m’aimes…

 

Que peut-il avoir à lui demander encore ? Que peut-elle lui donner de plus ? Est-ce qu’elle n’est pas à lui tout entière, à toute heure, et partout, et malgré tout ? Il n’y avait qu’une chose qu’elle eût respectée jusque-là, c’était la maison de son mari. Eh bien ! le Nantais n’avait eu qu’un signe à faire, un mot à écrire : « Je viendrai cette nuit… laisse la porte ouverte, » pour la décider à lui livrer cette dernière ressource de son honneur, à perdre cette espèce de tranquillité que communique, même à la plus coupable, l’intérieur qui n’a jamais été souillé.

 

Non seulement elle avait laissé la porte ouverte, comme il le demandait, mais, une fois les autres couchés, elle s’était recoiffée, parée de la robe qu’il aimait, des boucles d’oreilles qu’il lui avait données ; elle avait essayé de se faire bien belle pour cette première nuit d’amour. Que lui fallait-il donc encore ? Probablement quelque chose de bien terrible, d’impossible, quelque chose que certainement elle ne possédait pas. Sans quoi, comment aurait-elle résisté à l’étreinte passionnée de ces deux bras serrés autour d’elle, à la prière éloquente de ces yeux allumés d’une fièvre de convoitise, et de cette bouche appuyée sur la sienne.

 

Cependant elle ne cédait pas, elle si faible et si molle. Elle trouvait une force de résistance devant l’exigence de cette homme, un accent de révolte et d’indignation pour lui répondre : « Oh ! non… non… pas ça… C’est impossible. »

 

– Voyons, Clarisse, puisque je te dis que c’est pour deux jours. Avec ces six mille francs je payerai d’abord les cinq mille francs que j’ai perdus et puis, de ce qui reste, je regagne une fortune.

 

Elle eut, en le regardant, une expression d’égarement, de terreur, puis un soubresaut de tout son corps :

 

– Non, non, pas cela.

 

L’on eût dit qu’elle répondait bien moins à lui qu’à elle-même, à une pensée tentatrice enfouie sous sa résistance. Alors il redoubla de tendresse, de supplications ; et elle essayait de s’éloigner de lui, de fuir ces baisers, ces caresses, cet enlacement passionné où il endormait d’ordinaire les scrupules, les remords de la faible créature.

 

– Oh ! non, je t’en prie, n’y pense plus. Cherchons un autre moyen.

 

– Je te dis qu’il n’y en a pas.

 

– Mais si, écoute. J’ai une amie très riche à Châteaubriand, la fille du receveur. J’ai été au couvent avec elle. Je vais lui écrire, si tu veux. Je lui demanderai ces six mille francs comme pour moi.

 

Elle disait tout ce qui lui passait par l’esprit, la première chose venue, pour échapper à l’obsession de sa prière. Il s’en doutait bien et secouait la tête :

 

– C’est impossible, dit-il, il me faut l’argent demain.

 

– Eh bien ! sais-tu ? tu devrais aller trouver le directeur. C’est un homme très bon qui t’aime bien. Peut-être que…

 

– Lui ? Allons donc ! Il me renverra de l’usine. Voilà ce que j’y aurai gagné. Quand je pense pourtant que ce serait si simple. Dans deux jours, rien que deux jours, je remettrais l’argent.

 

– Oh ! tu dis ça…

 

– Si je le dis, c’est que j’en suis certain. Sur quoi veux-tu que je te le jure ?

 

Et voyant qu’il ne la convaincrait pas, qu’elle se renfermait à la fin dans ce mutisme barré où les faibles se retranchent contre eux-mêmes et contre les autres, il laissa échapper une sinistre parole :

 

– J’ai eu bien tort de t’en parler. J’aurais mieux fait de ne rien te dire, de monter là-haut à l’armoire et de prendre ce qu’il me fallait.

 

– Mais, malheureux, murmura-t-elle en tremblant, car cette peur lui vint qu’il pourrait faire ce qu’il disait, tu ne sais donc pas que Zénaïde regarde son argent tous les jours, qu’elle le compte, le recompte… Tiens ! encore ce soir je l’entendais qui montrait sa cassette à l’apprenti.

 

Le Nantais tressaillit.

 

– Ah ! vraiment ?

 

– Mais oui… la pauvre fille est si heureuse… Il y aurait de quoi la tuer… D’ailleurs la clef n’est pas sur l’armoire.

 

S’apercevant tout à coup qu’en discutant elle perdait de l’intégrité de son refus, que chacun de ses arguments pouvait fournir une arme, elle se tut. Le pire, c’est qu’ils s’aimaient, qu’ils se le disaient en croisant leurs regards, en unissant leurs lèvres dans les intervalles de ce triste débat. Et c’était horrible ce duo dont l’air et les paroles se ressemblaient si peu.

 

– Qu’est-ce que je vais devenir ? répétait à chaque instant le misérable. S’il ne payait pas cette dette de jeu, il était déshonoré, perdu, chassé de partout. Il pleurait comme un enfant, roulait sa tête sur les genoux de Clarisse, l’appelait : « Sa tante… sa petite tante… » Ce n’était plus l’amant qui suppliait, c’était un enfant à qui Roudic avait servi de père et pour qui toute la maison n’avait que des gâteries. Elle pleurait avec lui, la pauvre femme, mais sans vouloir céder. À travers ses larmes, elle continuait à dire : « Non… non… cela ne se peut pas, » en se cramponnant aux mêmes mots comme un noyé à l’épave qu’il a saisie et qu’il serre dans ses mains crispées. Soudain il se leva :

 

– Tu ne veux pas ?… Alors, c’est bon. Je sais ce qu’il me reste à faire. Adieu, Clarisse ! Je ne survivrai pas à ma honte.

 

Il s’attendait à un cri, à une explosion.

 

Non.

 

Elle vint droit à lui :

 

– Tu veux mourir. Eh bien ! moi aussi. J’en ai assez de cette vie de crime, de mensonge, où l’amour obligé de se cacher se cache si bien qu’on ne sait plus le retrouver. Allons, viens !

 

Il la retint :

 

– Comment ! tu voudrais… Quelle folie ! Est-ce possible ?

 

Mais il était à bout d’arguments, de contrainte, agité par une colère sourde devant la révolte subite de cette volonté. Une ivresse de crime lui montait au cerveau.

 

– Ah ! c’est trop bête, à la fin, dit-il en s’élançant vers l’escalier.

 

Clarisse y fut avant lui, se planta sur la première marche :

 

– Où vas-tu ?

 

– Laisse-moi… laisse-moi… Il le faut.

 

Il bégayait.

 

Elle s’accrocha à lui :

 

– Ne fais pas ça, je t’en prie.

 

Mais l’ivresse montait, il n’écoutait plus rien.

 

– Prends garde… si tu bouges, je crie… j’appelle.

 

– Eh bien ! appelle. Tout le monde saura que tu as ton neveu pour amant et que ton amant est un voleur.

 

Il lui dit cela de tout près, car ils parlaient bien bas dans cette lutte, saisis malgré eux de ce respect du silence et du sommeil que la nuit porte avec elle. À la rouge lueur du foyer qui s’en allait mourant, il lui apparut tout à coup tel qu’il était réellement, démasqué par une de ces émotions violentes qui laissent voir les mouvements de l’âme, en décomposant tous les traits. Elle le vit avec son grand nez ambitieux, aux narines dilatées, sa bouche mince, ses yeux bigles à force de regarder les cartes. Elle songea à tout ce qu’elle avait sacrifié à cet homme, et comme elle s’était faite belle pour cette nuit d’amour, la première qu’ils passaient ensemble.

 

Oh ! l’horrible, l’épouvantable nuit d’amour !

 

Subitement, elle fut prise d’un profond dégoût de lui et d’elle-même, d’un abandon de toutes ses forces. Et pendant que le malfaiteur grimpait l’escalier, s’en allait à tâtons dans la vieille maison paternelle dont il connaissait tous les recoins, elle retombait sur le divan, enfonçant sa tête dans les coussins pour étouffer ses sanglots et ses cris, ne plus rien voir, ne rien entendre.

 

V

L’IVRESSE


Il n’était pas encore six heures du matin.

 

Dans les rues d’Indret il faisait pleine nuit. Çà et là, à des vitres de boulangers, de marchands de vin, quelques lumières fumeuses apparaissaient dans le brouillard comme derrière un papier huilé, avec cet étalement blafard du rayon qui ne peut percer. Dans un de ces cabarets, près du poêle allumé et ronflant, le neveu de Roudic et son apprenti étaient assis et causaient en buvant.

 

– Allons, Jack, encore une tournée.

 

– Non, merci, monsieur Charlot. Je n’ai pas l’habitude de boire. J’ai peur que cela me fasse du mal.

 

Le Nantais se mit a rire :

 

– Allons donc ! Un Parisien comme toi… tu plaisantes… Hé ! minzingo, deux verres de blanche et que ça ne traîne pas !

 

L’apprenti n’osa pas refuser. Les attentions dont il était l’objet de la part d’un si bel homme le flattaient énormément. Il y avait de quoi. Ce dessinandier si fier, si dédaigneux d’habitude, qui en dix-huit mois ne lui avait pas adressé trois fois la parole, le rencontrant par hasard ce matin-là dans Indret, lui avait fait l’honneur de l’aborder comme un camarade, de l’emmener avec lui au cabaret et de le régaler de trois petits verres de couleurs différentes. C’était si extraordinaire que Jack, pour commencer, éprouvait quelque méfiance. L’autre avait un air si singulier, il lui demandait avec tant d’obstination : « Rien de nouveau chez les Roudic ?… Rien de nouveau, vraiment ? »

 

L’apprenti pensait en lui-même :

 

– Toi, si tu crois que je vais me charger de tes commissions comme Bélisaire…

 

Mais cette mauvaise impression n’avait pas duré longtemps. Dès la seconde tournée de blanche, il s’était senti plus à l’aise, plus rassuré. Après tout, ce Nantais ne paraissait pas un mauvais homme, bien plutôt un malheureux égaré par ses passions. Qui sait ? Il ne lui manquait peut-être qu’une main tendue, un conseil d’ami pour le remettre dans la bonne voie, le faire renoncer au jeu, l’obliger à respecter la maison de son oncle.

 

À la troisième tournée, Jack, saisi d’une subite effusion, d’une chaleur de cœur extraordinaire, offrit son amitié au Nantais, qui l’accepta avec reconnaissance, et, devenu son ami, il crut pouvoir lui donner quelques conseils :

 

– Voulez-vous que je vous dise une chose, Nantais ?… Eh bien !… croyez-moi… ne jouez plus.

 

Le coup était droit et dut porter, car le dessinandier eut un mouvement nerveux dans les lèvres, (l’émotion sans doute) et avala son verre d’eau-de-vie précipitamment. Jack, voyant l’effet qu’il produisait, ne s’en tint pas là :

 

– Et puis, tenez ! il y a encore une autre chose que je veux vous dire…

 

Heureusement que la voix du cabaretier l’interrompit, car pour le coup le Nantais aurait eu beaucoup de peine à cacher ses impressions.

 

– Hé ! les gas ! voilà la cloche.

 

Dans l’air froid du matin, un tintement monotone et sinistre se mêlait à un mouvement de foule muette, à des tousseries, à des claquements de sabots, le long des rues montantes.

 

– Allons, dit Jack, il faut partir.

 

Et comme son ami avait payé les deux premières tournées, il tint absolument à régler la troisième, heureux de tirer un louis de sa poche et de le jeter sur le comptoir en disant : « Payez-vous. »

 

– Bigre ! un jaunet… fit le marchand peu habitué à voir de pareilles pièces sortir des poches d’un apprenti. Le Nantais ne dit rien, mais il tressaillit… Est-ce qu’il serait allé à l’armoire, celui-là, aussi ? Jack triomphait de voir leur étonnement.

 

– Et il y en a d’autres ! dit-il en tapant sur sa cotte ; puis se penchant à l’oreille du dessinandier :

 

– C’est pour un cadeau que je veux faire à Zénaïde.

 

– Vraiment ? fit l’autre en souriant méchamment.

 

Le cabaretier n’en finissait pas de tourner et de retourner sa pièce avec une certaine inquiétude.

 

– Mais dépêchez-vous donc ! lui dit Jack. Vous allez me faire manquer le drapeau.

 

En effet, la cloche sonnait encore, mais lentement, en espaçant ses coups comme si elle manquait de voix pour les derniers appels. Enfin, la monnaie rendue, ils sortirent tous les deux, bras dessus bras dessous.

 

– Quel dommage, mon vieux Jack, que tu sois forcé de rentrer à la boîte ! Le bateau de Saint-Nazaire ne passe que dans une heure. J’aurais été si heureux de rester encore un peu avec toi ! Ça me fait vraiment du bien de t’entendre. Ah ! si j’avais toujours été conseillé comme cela !

 

Et, tout doucement, il entraînait l’apprenti du côté de la Loire. Celui-ci se laissait faire. Après la chaleur épaisse du cabaret, le froid de la rue l’avait saisi, arrivant sur la troisième tournée. Il marchait comme étourdi, butait à chaque pas, et, le givre étant très glissant, s’appuyait de toutes ses forces au bras de son nouvel ami pour ne pas tomber. Il lui semblait qu’il venait de recevoir un grand coup sur la tête, ou bien qu’on lui serrait le crâne dans un chapeau de plomb. Mais cela ne dura que quelques minutes.

 

– Attendez donc, dit-il. Il me semble qu’on n’entend plus la cloche.

 

– Pas possible !

 

Ils se retournèrent. Un petit jour blanc déchirait le ciel, l’éclairait au-dessus de l’usine. Le drapeau avait disparu. Jack fut terrifié. C’était la première fois que pareille chose lui arrivait. Mais le plus désolé des deux était encore le Nantais.

 

– C’est ma faute, c’est ma faute, disait-il. Il parlait d’aller trouver le directeur pour le supplier, lui expliquer qu’il était seul coupable. À son tour, l’apprenti fut obligé de le rassurer.

 

– Bah ! laissez donc, je n’en mourrai pas pour avoir été marqué une fois absent sur la planchette de contrôle. Je vous accompagnerai jusqu’au bateau, et je rentrerai pour la cloche de dix heures. J’en serai quitte pour une saboulée du grand Lebescam.

 

C’était justement cette saboulée qui lui faisait peur. Mais ce sentiment-là ne résista pas à la joie, à la fierté qu’il éprouvait de marcher au bras du Nantais et à la conviction qu’il avait de le ramener à des sentiments honnêtes. C’est dans ce sens qu’il lui parlait en descendant vers le fleuve sous les grands arbres tout blancs de givre ; et il mettait tant d’action à ses paroles, qu’il ne sentait pas le froid noir de cette matinée, ni la bise qui soufflait terriblement, coupante comme une lame. Il parlait du brave père Roudic, si bon, si aimant, si confiant ; de Clarisse qui, avec tout ce qu’il fallait pour être heureuse, faisait pitié par sa pâleur, et ces yeux égarés qu’elle avait à certains moments.

 

– Ah ! si vous l’aviez vue ce matin, quand je suis parti ! Elle était si blanche, elle avait l’air d’une morte.

 

Comme il parlait ainsi, l’apprenti sentait le bras du Nantais tressaillir sous le sien, ce qui lui prouva bien qu’il restait encore du cœur chez ce garçon.

 

– Elle ne t’a rien dit, Jack ? Bien vrai, elle ne t’a rien dit ?

 

– Rien, pas un mot. Zénaïde lui parlait, elle ne répondait pas. Elle n’a pas mangé. J’ai peur qu’elle soit malade.

 

– Pauvre femme !… dit le Nantais avec un soupir de soulagement que l’enfant prit pour de la tristesse et qui le remplit de pitié.

 

– En voilà assez pour une fois, pensait-il, il ne faut pas que je l’accable.

 

Ils approchaient du quai. Le bateau n’arrivait pas encore. Un épais brouillard couvrait le fleuve d’une rive à l’autre.

 

– Si nous entrions là ? dit le Nantais.

 

C’était une baraque en planches avec des bancs à l’intérieur pour servir d’abri aux ouvriers en attendant les passeurs, les jours de mauvais temps. Clarisse la connaissait bien, cette baraque ! Et la vieille, qui avait installé dans un coin son petit commerce d’eau-de-vie de grain et de café noir, avait vu bien des fois madame Roudic attendre la barque de passage et traverser la Loire par des « temps de chien. »

 

– Ça pique, à ce matin, les gâs ! Vous ne prenez pas une goutte ?

 

Jack voulut bien prendre une goutte, mais à condition de la payer, et même il fit signe à un matelot de faction qui grelottait au pied du sémaphore de venir boire avec eux. Le matelot et le Nantais avalèrent leur eau-de-vie comme une muscade. L’apprenti les imita ; mais ce qu’il n’aurait pas pu imiter, c’est ce sourire de gourmandise, ce « ah ! » de satisfaction qu’avait le marin en s’essuyant la bouche d’un revers de manche. Terrible goutte ! Il semblait à Jack qu’il venait d’absorber tout le mâchefer de la forge. Soudain, un coup de sifflet déchira le brouillard. Le bateau de Saint-Nazaire ! Il fallut se séparer ; mais on se promit de se revoir.

 

– Tu es un brave garçon, Jack, et je te remercie de tes bons conseils.

 

– Laissez donc ! ça n’en vaut pas la peine, répondit Jack en serrant vigoureusement la main du Nantais, et très étonné de se sentir aussi ému que s’il quittait pour toujours un ami de vingt ans. Surtout, Charlot, vous savez ce que je vous ai dit. Ne jouez plus.

 

– Oh ! non, plus jamais, dit l’autre en se dépêchant de s’embarquer, pour que son jeune ami ne le vît pas éclater de rire.

 

Une fois le Nantais parti, Jack n’eut pas la moindre envie de retourner à l’usine. Il se sentait au cœur une allégresse inusitée, dans les veines un bouillonnement, un besoin de crier, de courir, de gesticuler. Même le brouillard blanc répandu sur la Loire, traversé de grands navires noirs qui glissaient au milieu ainsi que des ombres chinoises, lui semblait gai, attirant, comme s’il se fût senti des ailes pour le franchir. Ce qui lui paraissait sinistre, au contraire, c’est tout ce train de marteaux, de chaudronnerie, ce ronflement sourd qu’il connaissait trop bien et qu’il avait grande envie de fuir. Après tout, qu’il fût absent tout un jour ou seulement quelques heures, la saboulée de Lebescam n’en serait pas plus rude. Alors cette bonne idée lui vint.

 

– Puisque je suis en route, si j’en profitais pour aller jusqu’à Nantes acheter le cadeau de Zénaïde ?

 

Le voilà dans le bateau du passeur, puis à la Basse-Indre, puis à la gare, transporté, lui semblait-il, comme par enchantement, tellement tout lui était facile et léger ce matin-là. Mais à la gare il n’y avait pas de départ avant midi. Comment passer le temps ? La salle d’attente était froide et déserte. Dehors le vent soufflait. Jack entra dans une auberge plus fréquentée par les ouvriers que par les paysans, bien qu’elle fût en pleine campagne, et portant pour enseigne ces mots écrits en noir sur la façade recrépie : LÀ, S’IL VOUS PLAIT, le cri qui retentit dans la forge quand le fer est chaud et qu’on appelle les compagnons pour le battre. Enseigne menteuse comme toutes les enseignes, car il ne s’agissait pas de forger ici.

 

Quoiqu’il fût encore de bonne heure, il y avait du monde presque à toutes les tables éclairées de petites lampes à pétrole dont la fumée malsaine se mêlait à celle des pipes, pour épaissir l’atmosphère. Là, s’il vous plaît, buvait dans des coins ce qui hante les cabarets en semaine, à l’heure du travail, le rebut, la lie des ateliers, tout ce qui trouve l’outil trop lourd et le verre léger. Là, s’il vous plaît, on ne voyait que des visages sordides, des bourgerons paresseux souillés de vin et de boue, des bras lassés du sommeil de l’ivrogne, tous les irréguliers, les lâches, les ratés du travail que le cabaret guette aux environs de l’usine, qu’il attire avec sa devanture traîtresse où les bouteilles alignées colorent et déguisent les poisons de l’alcool. Suffoqué par la fumée, étourdi par un brouhaha confus, l’apprenti hésitait à prendre place sur les bancs à côté des autres, quand il s’entendit appeler dans le fond :

 

– Ohé ! l’Aztec, par ici !

 

– Tiens ! voilà Gascogne.

 

Gascogne était un ouvrier d’Indret renvoyé de la veille pour cause d’ivrognerie. Près de lui, à la même table, se trouvait assis un matelot, ou plutôt un novice de seize à dix-sept ans, dont la tête imberbe et déjà flétrie, à la bouche veule et détendue, sortait de sa large collerette bleue avec une désinvolture d’effronterie. Jack se joignit à cette aimable société.

 

– Tu tires donc une bordée, toi aussi, ma vieille ! dit Gascogne avec cette familiarité de compagnonnage qui unit les mauvais ouvriers… Comme ça se trouve ! Tu vas prendre une tournée avec nous.

 

Il accepta, et ce fut entre eux un assaut de politesses et de flacons de toutes les couleurs. Le novice surtout plaisait à Jack. Il portait son joli costume d’un air si fendant et si crâne ! Et puis tant d’aplomb, une telle audace, ne craignant ni Dieu ni gendarmes. À son âge, il avait fait deux fois le tour du monde, et il parlait des Javanaises et de Java comme si ç’avait été en face, de l’autre côté de la Loire. Ah ! que l’apprenti eût volontiers troqué son gilet de tricot, son bourgeron, sa cotte, contre le chapeau de toile cirée crânement renversé sur la tête rase du novice et cette ceinture lâche d’un bleu fané par le soleil et l’eau de mer ! Un vrai métier, au moins, celui-là, plein d’aventures, de dangers et d’espace. Le marin s’en plaignait pourtant :

 

– « Trop de bouillon pour si peu de viande… » disait-il à chaque instant.

 

Jack était ravi de l’expression, la trouvait extrêmement spirituelle :

 

– Trop de bouillon pour si peu de viande !… Oh ! ces matelots, quels gaillards.

 

– C’est comme à Indret, ajoutait Gascogne. En voilà une baraque !… Et il se répandait en imprécations contre le directeur, les surveillants, des tas de propres à rien qui se croisaient les bras tandis qu’on s’éreintait pour eux.

 

– Le fait est qu’il y aurait beaucoup à dire… fit Jack, à qui revinrent subitement des phrases banales du chanteur Labassindre sur les droits de l’ouvrier et la tyrannie du capital. Il avait la langue déliée comme les jambes, ce matin-là, le vieux Jack. Peu à peu, son éloquence fit taire tous les bavardages du cabaret. On l’écoutait. On chuchotait près de lui : « Il est joliment futé, ce gamin ; on voit bien qu’il vient de Paris. » Il ne lui manquait, pour faire plus d’effet, que de posséder le creux de Labassindre, et non pas cette voix de jeune coq enroué, cette voix d’adulte où les douceurs de l’enfance détonnaient dans de précoces gravités et qui lui arrivait de très loin en ce moment, comme s’il eût envoyé ses mots à plusieurs atmosphères au-dessus de sa tête. Bientôt ce qu’il disait devint si confus, si indistinct, même pour lui, qu’il parla d’abord sans s’entendre, puis ressentit une impression d’enveloppement et de roulis comme s’il était lancé à la suite de ses idées et de ses mots dans la nacelle d’un ballon dont le mouvement lui faisait mal au cœur et l’étourdissait tout à fait.

 

… Une sensation de fraîcheur sur le front le rendit à lui-même. Il était assis au bord de la Loire. Comment se trouvait-il là, à côté de ce matelot qui lui mouillait les tempes ? Ses yeux, péniblement rouverts, papillotèrent au grand jour ; ensuite il aperçut, en face de lui, la fumée de l’usine, et, tout près, un pêcheur debout dans son bateau, hissant la voile et se préparant au départ.

 

– Eh bien ! ça va-t-il un peu mieux ? dit le novice en tordant son mouchoir.

 

– Mais oui, très bien, répondit Jack en grelottant, la tête lourde.

 

– Alors, embarque !

 

– Comment ? fit l’apprenti très étonné.

 

– Mais oui. Nous allons à Nantes. Tu ne te rappelles donc pas que tu as loué un bateau à ce marinier, tout à l’heure, au cabaret. Voilà Gascogne qui revient avec les provisions.

 

– Les provisions !

 

– Tiens, ma vieille, je te rends ta monnaie, dit le forgeron chargé d’un grand panier d’où sortaient le chanteau d’un pain et les goulots de bouteilles… Allons, hop ! En route, garçons ! Le vent est bon. Dans une heure nous serons à Nantes ; et c’est là qu’on en tirera une vraie bordée.

 

Jack eut alors, pendant une minute, une vision très nette de ce qu’il allait faire, du gouffre où il roulait. Il aurait voulu sauter dans la barque du passeur amarrée non loin de là, retourner à Indret, mais il eût fallu pour cela un effort de volonté dont il n’était pas capable.

 

– Viens donc ! lui cria le novice… Tu es encore un peu pâlot, le déjeuner te remettra.

 

L’apprenti ne résista plus, s’embarqua avec les autres. Après tout, il lui restait encore trois louis, plus qu’il n’en fallait pour acheter ses vêtements et un petit souvenir à Zénaïde. Son voyage à Nantes ne serait donc pas perdu. D’ailleurs, c’était un effet de l’état dans lequel il se trouvait de passer par les impressions les plus contraires et de la tristesse la plus noire à un contentement inexpliqué.

 

Maintenant assis avec les autres au fond du bateau, il déjeunait de bon cœur, mis en appétit par la brise piquante et salée qui faisait filer la barque sous un ciel bas, un vrai ciel breton, la tenait penchée de côté comme un oiseau qui rase l’eau d’une aile… Les cordages criaient, la voile se gonflait de toutes pièces, et les deux bords déroulaient, au clapotement des vagues, des paysages riverains et familiers, des silhouettes de pêcheurs, de laveuses, de bergers dont les moutons sur l’herbe rase semblaient de loin de gros insectes. Jack voyait toutes ces choses, et son imagination surexcitée dénaturait, poétisait les aspects autour de lui. Il lui revenait des souvenirs de lectures, des aventures de mer, des récits d’expéditions lointaines, auxquels le voisinage du matelot, la rencontre de gros navires que la barque évitait en passant, n’étaient pas étrangers. Pourquoi dans ce rappel de sa mémoire une vignette anglaise d’un vieux Robinson Crusoé qu’il avait eu, étant tout petit, se présentait-elle obstinément à son esprit avec sa page jaunie et usée, son Robinson couché dans un hamac, un pot de genièvre à la main, au milieu de matelots ivres, de débris de ripaille, et au-dessous cette inscription retenue depuis dix ans : Et dans une nuit de débauche, j’oubliai toutes mes bonnes résolutions. Peut-être y avait-il en ce moment des bouteilles vides roulant dans la barque, du vin répandu, des gens couchés parmi les restes d’un repas. Jack n’en savait rien positivement, mais des vols de mouettes égarées par le vent et tourbillonnant au sommet de la voile augmentaient son illusion de voyage au long cours : car il avait le visage levé, ne voyait plus rien que le ciel, des flocons de nuées grises se succédant sans relâche au-dessus de sa tête et fuyant avec une vitesse fatigante, dont le vertige commençait à le gagner.

 

Il changea de position, rappelé à la vie réelle par les chansons de ses deux compagnons, qui criaient des refrains de bord : Et bitte et bosse ! – Et quelle noce ! Ah ! s’il avait pu faire comme eux ; mais il ne savait que des rondes d’enfant comme : Mes souliers sont rouges, et il aurait eu honte d’une pareille ignorance. Puis il se sentait gêné par un regard braqué sur le sien. Debout en face de lui, crachant de temps en temps dans ses mains pour mieux tenir la barre, le patron le fixait de ses yeux clairs qui paraissaient déteints dans sa face bronzée et tannée. Jack aurait voulu faire taire ce regard méprisant qui lui disait : « Tu n’as pas honte, méchant gamin ! » mais ces vieux loups de mer, habitués à guetter le grain, à le voir venir en ombres glissantes sur le bleu des vagues, ont des prunelles solides que rien ne fait baisser. Pour endormir cette surveillance gênante, Jack voulut obliger le patron à boire. Il lui tendait un verre qui tremblait dans sa main et une bouteille d’où il s’entêtait à faire tomber le vin enfui jusqu’à la dernière goutte : « Allons, patron, un coup de vin… »

 

Le patron fit signe qu’il n’avait pas soif.

 

– Laisse-le donc tranquille, ce vieux Lascar, dit tout bas le novice à son ami, tu ne te rappelles donc pas qu’il n’avait pas envie de nous conduire… C’est sa femme qui l’a décidé… Lui trouvait que tu avais trop d’argent, que ça n’était pas naturel.

 

Ah ! mais, si vous croyez que Jack va se laisser traiter de voleur… Vous saurez qu’il en a tant qu’il en veut de l’argent. Il n’a qu’à écrire à… Heureusement il se souvient dans le désordre de ses idées que sa mère lui a défendu de prononcer son nom à propos de ces cent francs, et il se contente d’affirmer que cet argent est bien à lui, que ce sont ses économies, qu’il va acheter des vêtements avec et tâcher d’avoir un petit cadeau pour Zé… Zé… Zénaïde !

 

Il parlait, il parlait… Mais personne ne l’écoutait. Gascogne et le matelot étaient en train de se disputer. L’un voulait descendre à Châtenay, un grand faubourg de Nantes qui s’étend en longueur au bord de l’eau, délabré, usinier et sombre, avec des hangars alternés de guinguettes ou de pauvres jardins noircis de pluie et de fumée. L’autre voulait que l’on continuât jusqu’à Nantes ; et dans la dispute qui s’échauffait, on se menaçait de « se démolir la figure à coups de bouteilles, de s’ouvrir le ventre à coups de couteau, ou simplement de se dévisser la tête pour voir ce qu’il y avait dedans. »

 

Le comique, c’est qu’ils se disaient ces aménités tout près l’un de l’autre, obligés de s’accrocher au rebord de la barque pour ne pas tomber ; car la brise était forte et le petit bateau sillonnait le fleuve avec son flanc. Pour exécuter leurs terribles menaces, il aurait fallu qu’ils eussent les mains libres et un peu plus de large. Mais Jack ne voyait pas les choses ainsi, les prenait très au sérieux au contraire, et désolé de la discorde survenue entre ses deux camarades, essayait de les calmer, de les réconcilier.

 

– Mes amis… mes bons amis… je vous en prie.

 

Il avait des larmes dans la voix, dans les yeux, sur les joues, une sensibilité extraordinaire, comme si toutes ses autres sensations se fussent fondues, délayées, dans une immense envie de pleurer. Peut-être était-ce de voir tant d’eau autour de lui. Enfin la querelle s’apaisa, subitement, comme elle était venue, Châtenay et sa dernière maison ayant filé le long des rives. On entrait dans Nantes. Le patron amena la voile et prit les rames pour se guider plus sûrement dans l’encombrement tumultueux du port.

 

Jack voulut se lever pour jouir du coup d’œil ; mais il fut obligé bien vite de s’asseoir tout étourdi. C’était, comme le matin, une impression de hauteur et de balancement dans le vide. Seulement, cette fois, il ne perdit pas connaissance. Tout tournait autour de lui. De vieilles maisons sculptées, à balcons de pierre, se mêlaient à des mâts de navires, les poursuivaient, les engloutissaient, disparaissaient elles-mêmes, remplacées par des voiles grandes tendues, des tuyaux noirs et fumants, des coques luisantes, rouges ou brunes. À l’avant des vaisseaux, sous les beauprés, des figures pâles, élancées et drapées, montaient et descendaient au mouvement des vagues, et, parfois, ruisselantes d’eau, avaient l’air de pleurer de fatigue et d’ennui. Du moins Jack se figurait cela. Entre ces quais resserrés et massifs, sous ce ciel bas emportant le regard d’autant plus loin qu’il l’empêchait de s’élever, les navires lui faisaient l’effet de prisonniers, et les noms écrits à leurs flancs paraissaient redemander le soleil, le libre espace, les rades dorées des pays transatlantiques.

 

Alors il pensa à Mâdou, à ses fuites dans le port de Marseille, à ses cachettes improvisées au fond des cales, parmi le charbon, les marchandises, les bagages. Mais cette idée comme les autres ne fit que traverser son esprit, s’en alla avec les Oh ! hisse ! des matelots halant sur des cordes, le grincement des poulies en haut des vergues, les coups de marteau des chantiers de construction.

 

Tout à coup, Jack n’est plus dans le bateau. Comment cela s’est-il fait ? Par où est-il descendu ? Le rêve a de ces lacunes ; et Jack vit dans un rêve agité. Ses deux compagnons et lui s’acheminent sur un quai interminable, longé d’une voie ferrée, encombré de marchandises de toutes sortes qu’on est en train de charger ou de débarquer, ce qui fait à chaque pas des obstacles, des passerelles à enjamber. Il trébuche dans des balles de coton, glisse sur des tas de blé, se cogne aux angles des caisses, respire partout où il passe des odeurs violentes ou fades d’épices, de café, de graines ou d’essences. Il perd ses camarades, les retrouve, les reperd encore, et subitement se surprend en train de faire une longue dissertation sur les graines oléagineuses au brigadier Mangin, qui le regarde avec inquiétude et tire sa petite moustache blonde d’un air gêné. Car c’est une chose singulière, Jack se voit agir, il se dédouble. Il y a en lui un Jack qui est comme fou, qui crie, qui gesticule, marche de travers, dit et fait mille sottises, et un être raisonnable, mais muet, bâillonné, impuissant, qui est condamné à assister à la dégradation de l’autre, sans pouvoir rien que regarder et se souvenir. Ce second Jack, clairvoyant et conscient, s’endort pourtant quelquefois, pendant que l’insensé continue ses divagations, et voilà pourquoi il y a de grandes solutions de continuité dans cette journée turbulente, des lacunes, des absences, des vides que la mémoire ne saurait combler.

 

Vous figurez-vous la confusion de Jack raisonnable en voyant son « double » s’en aller dans les rues de Nantes armé d’une longue pipe, affublé d’une ceinture de matelot toute neuve, roulée autour de son bourgeron ? Il voudrait lui crier : « Mais, imbécile, tu n’as pas l’air d’un marin. Tu as beau avoir une pipe, une ceinture, le chapeau en toile cirée de ton novice, tu as beau marcher entre tes deux camarades en roulant les épaules et bégayer d’un air sacripant : « Trop de bouillon pour si peu de viande, sacrés mille noms de noms ! » Tu ressembles tout au plus à un enfant de chœur qui aurait bu le vin des burettes, avec ta ceinture bleue mal nouée, trop haute, et la figure innocente malgré tout… Regarde. On se retourne et l’on rit quand tu passes. »

 

Mais incapable de rien exprimer, il ne peut que penser cela au-dedans de lui et doit suivre son compagnon, cahoté à tous ses zigzags, à tous ses caprices. Il l’accompagne dans un grand café très doré, garni de glaces où les images se reflètent en ayant l’air de tomber. Le Jack, qui a encore des yeux, regarde en face de lui, parmi les gens qui entrent, qui sortent, un groupe sordide et lugubre au milieu duquel est son double bien pâle, sale, souillé de ces boues qu’éclaboussent autour d’eux des pas pesants, mal affermis. Un garçon s’approche des trois sacripants. On les met dehors, on les rend au froid de la rue. À présent ils errent par la ville.

 

Quelle ville !… Comme elle est grande !… Des quais, toujours des quais bordés de vieilles maisons à balcons de fer. On passe un pont, puis un autre, encore un autre. Que de ponts, que de rivières qui se croisent, se mêlent, mettent un fatigant mouvement de flots dans toutes les visions troubles de cette course sans frein ni but ! C’est si triste à la fin de courir ainsi que Jack se retrouve pleurant à chaudes larmes sur un petit escalier étroit et glissant qui joint l’eau noire d’un canal, y enfonce ses dernières marches. C’est une eau sans remous ni courants, épaisse, moirée et lourde, chargée de teinturerie, et qui claque sous les battoirs d’un grand bateau non loin de là. Gascogne et le matelot jouent à la galoche sur la berge. Jack est désolé. Il ne sait pas pourquoi. Il s’ennuie. Et puis il a si mal au cœur !… « Tiens ! si je me noyais… » Il descend une marche, puis une autre. Le voilà au ras de l’eau. L’idée qu’il va mourir l’apitoie sur lui-même.

 

– « Adieu, mes amis… » dit-il en sanglotant. Mais ses amis sont si fort occupés de leur partie de bouchon, qu’ils ne l’entendent pas.

 

– Adieu mes pauvres amis !… Vous ne me verrez plus… Je vais mourir.

 

Les pauvres amis, toujours aussi sourds, discutent sur un coup douteux. Quel malheur pourtant de mourir ainsi, sans dire adieu à personne, sans qu’on essaye de vous retenir au bord du gouffre ! C’est qu’ils le laissaient parfaitement se noyer, ces monstres ! Ils sont là-haut à crier, à se menacer comme le matin. Ils parlent encore de s’ouvrir le ventre, de se dévisser la tête. On s’attroupe autour d’eux. Des sergents de ville arrivent, Jack a peur, remonte les marches, et se sauve… Le voilà le long d’un grand chantier. Quelqu’un passe près de lui, courant et titubant. C’est le matelot, tout débraillé, sans chapeau, sans cravate, son grand col arraché sur la poitrine.

 

– Et Gascogne ?

 

– Dans le canal… Je l’ai envoyé rouler d’un coup de tête… Vlan !…

 

Et le matelot s’en va bien vite, car il a les sergents de ville après lui. Les idées de Jack sont tellement tournées au lugubre, qu’il trouve presque naturel que le novice ait noyé Gascogne, comme si le meurtre était le dernier échelon d’une échelle sinistre où il a posé le pied et qui descend dans le noir. Pourtant, il voudrait retourner sur ses pas, s’informer de ce malheureux. Soudain, on l’appelle.

 

– Hé ! l’Aztec.

 

C’est Gascogne, sans chapeau, sans cravate, essoufflé, éperdu.

 

– Il a son compte, ton matelot… D’un coup de savate, v’lan ! dans le canal… La police est à mes trousses… Je me sauve… bonsoir !…

 

Lequel est le tué des deux ? Lequel est l’assassin ? Jack ne cherche pas, ne comprend plus ; et je ne sais comment cela se fait, les voilà encore réunis tous les trois dans un cabaret où ils s’attablent devant une énorme soupe à l’oignon, dans laquelle on renverse plusieurs litres. Ce breuvage singulier s’appelle « faire chabrol. » On fait chabrol, on doit le faire plusieurs fois, dans des cabarets différents, car les comptoirs, les tables boiteuses se succèdent dans ce rêve vertigineux où le Jack qui raisonne a presque renoncé à suivre l’autre. Ce ne sont que pavés humides, caves sombres, petites portes ogivales surmontées d’enseignes parlantes, de tonnes, de verres mousseux, de raisins en treille. Tout cela s’assombrit à mesure jusqu’au moment où la nuit des bouges s’allume, où des chandelles plantées dans des bouteilles éclairent une vision hideuse de négresses enguirlandées de gaze rose, de matelots dansant la gigue, accompagnés par des harpistes en redingote. Là, Jack, excité par la musique, fait mille folies. Maintenant il est grimpé sur une table, en train d’exécuter une danse surannée qu’un vieux maître à danser de sa mère lui a apprise quand il était enfant :

 

À la Monaco

L’on chasse et l’on déchasse.

 

Et il chasse, et il déchasse, puis la table croule, et il roule avec elle parmi des débris, des cris, un tumulte effroyable de vaisselle brisée.

 

Affaissé sur un banc, au milieu d’une place déserte, inconnue, où se dresse une église, il a encore la mesure de son pas dans l’idée : À la Monaco, l’on chasse et l’on déchasse. C’est tout ce qui reste de la journée dans sa tête vide, aussi vide que son gousset… Le matelot ? Parti… Gascogne ? Disparu… Il est seul à cette heure du crépuscule où la solitude se sent dans toute son amertume. Le gaz jaune s’allume isolément par flambées aussitôt reflétées dans la rivière et les ruisseaux. Partout l’ombre flotte, comme une cendre amoncelée sur le foyer du jour encore vaguement éclairé. Dans cette ombre, l’église noie peu à peu ses contours massifs. Les maisons n’ont plus de toits, les navires plus de huniers. La vie descend au ras du sol à la hauteur des rayons tombant de quelques rares boutiques.

 

Après les cris, les chants, les larmes, le désespoir, la grande joie, Jack arrive maintenant à la terreur. À la page lugubre du triste livre qu’il a lu tout le jour, il y a écrit : Néant. Sur celle-là : Néant et Nuit… Il ne bouge plus, n’a pas même la force de s’enfuir pour échapper à cet abandon, à cette solitude qui l’épouvante, et resterait là étendu sur ce banc, comme ils font tous, dans un anéantissement qui n’est pas le sommeil, si un cri bien connu, cri sauveur, cri de délivrance, ne l’arrachait à sa torpeur :

 

Chapeaux ! chapeaux ! chapeaux !

 

Il appelle : « B’lisaire !… »

 

C’est Bélisaire. Jack essaye de se dresser, de lui expliquer qu’il a tiré « une bor… bor… bordée ; » mais il ne sait s’il y parvient. En tout cas, il s’appuie sur le camelot dont la démarche est au diapason de la sienne, aussi clopinante, aussi pénible, mais soutenue au moins par une vigoureuse volonté. Bélisaire l’emmène, le gronde doucement. Où sont-ils ? où vont-ils ? Voilà les quais éclairés et déserts… Une gare… C’est bon un banc pour s’allonger…

 

Quoi donc ? Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’on lui veut ? On le réveille. On le secoue. On le bouscule. Des hommes lui parlent très fort. Ses mains sont prises dans des mains de fer. Ses poignets attachés avec des cordes. Et il n’a pas seulement le courage de résister, car maintenant le sommeil est plus fort que tout. Il dort dans quelque chose qui a l’air d’un wagon. Il dort ensuite dans un bateau où il fait bien froid, mais où il ronfle tout de même, roulé au fond, incapable de mouvement. On le réveille encore, on le porte, on le tire, on le pousse. Et quel soulagement il éprouve, après ces pérégrinations sans nombre dans un somnambulisme éperdu, à s’étendre sur la paille où il vient de rouler, à dormir enfin tout son soûl, garanti de la lumière et du bruit par une porte et deux verrous tirés, énormes et grinçants.

 

VI

LA MAUVAISE NOUVELLE


Au matin, un bruit terrible qui se faisait au-dessus de sa tête réveilla Jack en sursaut.

 

Oh ! le réveil lugubre de l’ivresse, l’ardente soif, le tremblement, la gêne des membres las, comme serrés dans une armure lourde qui les blesserait de partout, puis la honte, l’angoisse inexprimable de l’être humain se retrouvant dans la brute et si dégoûté de sa vie souillée qu’il se sent incapable de recommencer à vivre ! Jack éprouva tout cela en ouvrant les yeux, avant même d’avoir repris possession de sa mémoire, et comme s’il avait dormi dans l’obsession d’un remords.

 

Il faisait encore trop nuit pour distinguer les objets. Pourtant il savait bien qu’il n’était pas dans sa mansarde. Il ne voyait pas luire au-dessus de lui la vitre de sa lucarne, toute bleue d’espace ; et le pâlissement de l’aube lui arrivait de deux hautes fenêtres qui coupaient la clarté en une multitude de taches blanches sur le mur. Où était-il ? Dans un coin, pas loin de son grabat, s’entre-croisaient des cordes, des poulies, de gros poids. Soudain le bruit effrayant qui l’avait réveillé toute à l’heure recommença. C’était comme un grincement de chaîne qui se déroulait, puis la sonnerie profonde d’une grosse horloge. Cette horloge, il la connaissait. Depuis deux ans bientôt, elle réglait l’emploi de tout son temps, lui arrivait avec le vent d’hiver, la chaleur de l’été, quand il s’endormait le soir dans sa petite chambre d’apprenti, et cognait, le matin, de ses notes lourdes au carreau mouillé de sa lucarne en lui disant : « Lève-toi. »

 

Il était donc à Indret. Oui, mais d’habitude cette voix de l’heure venait de plus haut, de plus loin. Il fallait qu’il eût la tête bien fatiguée pour que les bruits y résonnassent si fort, avec ces vibrations persistantes. À moins qu’il ne fût dans la tour même de l’horloge, dans cette chambre haute qu’à Indret l’on appelait la « séquestre » et où l’on enfermait quelquefois les apprentis indisciplinés. C’est là qu’il était, effectivement. Pourquoi ?… Qu’est-ce qu’il avait fait ?…

 

Alors le faible rayon de jour qui se glissait dans la pièce et lui en découvrait peu à peu l’aspect, pénétra aussi dans sa mémoire et en éclaira successivement tous les replis. Il essayait de reconstruire sa journée de la veille, et tout ce qu’il en apercevait le remplissait d’épouvante. Ah ! s’il avait pu ne plus se souvenir !

 

Mais avec une implacable cruauté, son second « moi, » réveillé tout à fait, lui rappelait toutes les folies qu’il avait faites ou dites dans la journée. Cela sortait de la confusion du rêve, morceau par morceau. L’autre n’avait rien oublié, et, qui plus est, donnait des preuves à l’appui : un chapeau de matelot qui avait perdu son ruban… une ceinture bleue… des débris de pipes, de tabac dans ses poches avec des restes de monnaie infime. À chaque nouvelle révélation, Jack avait des rougeurs dans l’ombre, des exclamations de colère et de dégoût, les mouvements désespérés de l’orgueil devant la honte irréparable. À une de ces exclamations plus fortes que les autres, un gémissement lui répondit.

 

Il n’était pas seul. Il y avait quelqu’un avec lui, une ombre assise là-bas sur la pierre d’une de ces profondes embrasures d’autrefois, taillées dans toute l’épaisseur des murailles.

 

– Qui est ça ? se demandait Jack avec inquiétude ; et il regardait se découper sur la blancheur du mur passé à la chaux cette silhouette grotesque et immobile qui avait des affaissements de bête, des angles irréguliers et ressortants. Un seul être au monde était assez difforme pour un pareil reflet : Bélisaire… Mais qu’est-ce que Bélisaire serait venu faire là ?… Pourtant Jack se rappelait vaguement qu’il avait été protégé par le camelot. Sa courbature lui remettait en mémoire une lutte au milieu d’une gare, dans un éparpillement de chapeaux et de casquettes dispersés par un grand vent. Tout cela confus, trouble, hésitant, et comme barbouillé de lie.

 

– Est-ce vous, Bélisaire ?

 

– Oh ! oui, c’est moi, fit le camelot d’une voix rauque, avec un accent désespéré.

 

– Mais, au nom du ciel, qu’est-ce que nous avons donc fait, qu’on nous enferme ici comme deux malfaiteurs ?

 

– Ce que d’autres ont pu faire, je n’en sais rien, et ça ne me regarde pas. Mais je sais bien que moi je n’ai fait de tort à personne, et que c’est une vraie méchanceté de m’avoir mis mes chapeaux dans un état pareil.

 

Il s’arrêta un moment, encore secoué de sa terrible bataille, regardant son désastre devant lui dans la nuit noire, toute sa cargaison piétinée, foulée, disparue. Cet affreux spectacle qu’il avait constamment sous les yeux depuis la veille l’empêchait de sentir le sommeil, la fatigue de son corps garrotté de chaînes et de cordes, jusqu’au supplice habituel du brodequin auquel sa destinée errante et sa difformité le condamnaient.

 

– Est-ce qu’on me les payera, dites, mes chapeaux ?… Car enfin, moi, je n’y suis pour rien dans ce qui arrive. Vous leur direz bien, au moins, que ce n’est pas moi qui vous ai aidé à faire cette chose-là.

 

– Quelle chose ?… Qu’est-ce que j’ai fait ?… demanda Jack avec assurance ; mais il songea que parmi tant de folies qui ne lui étaient pas toutes présentes à l’esprit, il avait pu en commettre une plus grave que les autres, et il questionna Bélisaire cette fois plus timidement :

 

– Enfin, de quoi m’accuse-t-on ?

 

– Ils disent… mais pourquoi me faites-vous parler ? Vous vous en doutez bien de ce qu’ils disent.

 

– Mais non, je vous jure.

 

– Eh bien ! ils disent que c’est vous qui avez volé…

 

– Volé ?… Et quoi donc ?

 

– La dot de Zénaïde.

 

L’apprenti, dégrisé complètement, eut un cri d’indignation et de douleur.

 

– Mais c’est une infamie. Vous ne croyez pas cela, n’est-ce pas, Bélisaire ?

 

Bélisaire ne répondit pas. C’était la certitude de tout le monde à Indret que Jack était coupable, et les gendarmes qui les avaient arrêtés la veille, en s’entretenant devant le camelot, l’avaient persuadé à son tour. Toutes les preuves étaient contre l’apprenti. Au premier bruit répandu dans l’usine du vol commis chez les Roudic, on avait pensé à Jack qui manquait justement à l’appel du matin. Ah ! le Nantais avait bien calculé son coup en l’éloignant de l’atelier… Depuis le cabaret de la grande rue d’Indret jusqu’à la gare de la Bourse, à Nantes, où le coupable et son complice avaient été arrêtés au moment où ils prenaient leurs billets pour se sauver on ne sait où, la trace du vol se suivait, se continuait sous les pas de l’apprenti, reconnaissable à l’or répandu, gaspillé tout le long de la route, à ces pièces de vingt francs changées à tout propos. Et quelle preuve convaincante que cette débauche de tout un jour, cette ivresse qui suit le crime d’ordinaire comme un remords boiteux et déguisé !

 

Le doute n’existait donc pour personne. Un seul point restait inexplicable, la disparition complète de ces six mille francs dont on n’avait trouvé aucune trace, ni dans les poches de Bélisaire chargées de quelques francs, produit de sa vente journalière, ni dans celles de l’apprenti au fond desquelles sonnaient des monnaies bizarres, rouillées, monnaies de cabarets marins où viennent se désaltérer tous les équipages du monde. Évidemment ce n’était pas dans les bouges du port qu’ils avaient pu, même en dix heures, dépenser tout l’argent qui manquait à la cassette de Zénaïde. Le gros morceau devait être caché quelque part.

 

Où ?… C’est ce qu’il fallait savoir.

 

Aussi, dès que le jour parut, le directeur fit descendre les coupables dans son cabinet, deux véritables criminels, couverts de boue, blêmes, déchirés, frissonnants. Encore Jack avait la grâce de la jeunesse, sa petite frimousse intelligente et fine gardait, malgré l’état de son costume et sa hideuse ceinture bleue, quelque chose d’intéressant, de distingué. Mais Bélisaire, épouvantable, plus laid de tous les horions reçus dans la bagarre, les marques de résistance écrites partout sur sa figure, sur ses vêtements, en balafres, en déchirures, était rendu plus terrible encore par l’expression d’atroce souffrance que ses pieds gonflés, serrés toute la nuit, mettaient sur sa face terreuse plaquée de rouge et grimaçante, expression qui fermait sa bouche épaisse, y imprimait le mutisme humain, voulu, lamentable, qu’on observe sur le mufle des phoques. À les voir tous les deux, l’un à côté de l’autre, le sentiment général se trouvait bien confirmé, qui voulait que l’apprenti, cet enfant si doux, si timide, n’eût été que l’instrument de quelque misérable dont les conseils l’avaient perdu.

 

En traversant l’antichambre du directeur, Jack aperçut plusieurs visages qui lui firent l’effet d’apparitions, comme si les imaginations d’un affreux cauchemar avaient pris corps et s’étaient dressées en face de lui. L’assurance qui lui faisait encore porter la tête haute devant le crime dont on l’accusait, l’abandonna à cet instant. Le marinier qui l’avait conduit, des cabaretiers d’Indret, de la Basse-Indre, même de Nantes, lui rappelaient toutes les étapes de sa journée de la veille. Il la revécut en une minute avec tous ses souvenirs pénibles et grotesques, repassa par toutes les pâleurs de son ivresse, toutes les rougeurs de sa honte.

 

Quand il entra dans la Direction, il était humble, plein de larmes, prêt à se courber pour demander grâce.

 

Il n’y avait là que le directeur, assis devant la fenêtre dans son grand fauteuil de bureau, et le père Roudic, debout auprès de lui, son petit béret de laine bleue à la main. Les deux surveillants qui avaient amené les criminels restèrent au fond contre la porte, ne quittant pas de l’œil le camelot, malfaiteur dangereux, capable de tous les crimes. Jack, en voyant le contre-maître, avait eu le mouvement presque instinctif d’aller vers lui, la main tendue comme à un ami, à un défenseur naturel ; mais la physionomie du père Roudic avait un air de sévérité, de tristesse surtout, qui le tint à distance pendant tout le temps de son interrogatoire.

 

– Écoutez-moi, Jack, dit le directeur. Par égard pour votre jeunesse, pour vos parents, pour les bonnes notes que vous avez eues jusqu’à ce jour et, je dois vous le dire, par égard surtout pour l’honneur de la maison d’Indret, j’ai obtenu qu’au lieu de vous conduire à Nantes on vous laissât ici et qu’on attendît quelques jours avant de commencer l’instruction. Ainsi donc, à l’heure qu’il est, tout se passe entre vous, Roudic et moi ; il ne tient qu’à vous que la chose n’aille pas plus loin. On vous demande seulement de rendre ce qui vous reste…

 

– Mais monsieur…

 

– Ne m’interrompez pas, vous vous expliquerez tout à l’heure… de rendre ce qui vous reste des six mille francs volés, car, enfin, vous n’avez pas pu dépenser six mille francs dans une journée, n’est-ce pas ? Eh bien ! donnez-nous ce que vous avez encore, et je me contenterai de vous renvoyer à vos parents.

 

– Excusez, fit Bélisaire, avançant timidement sa grosse tête avec un sourire aimable plissé d’autant de rides qu’il y a de petites vagues sur la Loire par les vents d’est… Excusez…

 

Au coup d’œil méprisant et glacial que lui jeta le directeur, il s’arrêta embarrassé, se grattant la tête.

 

– Qu’avez-vous à dire ?

 

– Dam !… Comme je vois que l’affaire du vol est arrangée, je voudrais bien, si c’est un effet de votre bonté, qu’on parle un peu de mes chapeaux maintenant.

 

– Taisez-vous, drôle. Je ne comprends pas que vous ayez l’audace de dire un mot. Comme si nous ne savions pas que le vrai coupable c’est vous, malgré vos airs doucereux, et que jamais cet enfant, sans vos mauvais conseils, n’aurait commis une action pareille.

 

– Oh !… fit le malheureux Bélisaire en se tournant vers l’apprenti comme pour le prendre à témoin. Jack voulut protester. Le père Roudic ne lui en laissa pas le temps.

 

– Vous aviez bien raison, monsieur le directeur. C’est cette mauvaise fréquentation qui l’a perdu. Avant, il n’y avait pas d’apprenti plus honnête, plus fidèle à son devoir. Ma femme, ma fille, tout le monde l’aimait à la maison. Nous avions confiance en lui. Il a fallu, bien sûr, qu’il rencontrât ce misérable.

 

Bélisaire, en s’entendant traiter ainsi, avait une mine si effarée, si désespérée, que Jack, oubliant pour une minute l’accusation qui pesait sur lui-même, prit bravement la défense de son ami.

 

– Je vous jure, monsieur Roudic, que ce pauvre garçon n’est pour rien dans tout ceci. Quand on nous a arrêtés hier, il venait de me rencontrer errant dans les rues de Nantes, et comme je… je n’étais pas en état de me conduire, il allait me ramener à Indret.

 

– Vous auriez donc fait le coup tout seul ? demanda le directeur d’un air incrédule.

 

– Mais je n’ai rien fait, monsieur. Je n’ai pas volé. Je ne suis pas un voleur.

 

– Prenez garde, mon garçon, vous entrez dans un mauvais chemin. Il n’y a qu’un aveu complet et la restitution de l’argent qui puissent vous mériter notre indulgence. Quant à votre culpabilité, elle est trop évidente. N’essayez pas de la nier. Voyons ! malheureux enfant, vous étiez seul avec les dames Roudic dans la maison cette nuit-là. Avant de se coucher, Zénaïde a ouvert son armoire devant vous, elle vous a montré la place même de sa cassette. Est-ce vrai ? Puis, au milieu de la nuit, elle a entendu remuer votre échelle, elle vous a parlé. Naturellement, vous n’avez pas répondu ; mais elle est bien sûre que c’était vous, puisqu’il n’y avait que vous dans la maison.

 

Jack, atterré, eut pourtant encore la force de répondre :

 

– Ce n’est pas moi. Je n’ai rien volé.

 

– Vraiment ? Et tout cet argent gaspillé, semé sur votre route ?

 

Il allait dire : « C’est ma mère qui me l’a envoyé. » Mais il se rappela les recommandations qu’elle lui avait faites : « Si on te demande d’où te viennent ces cent francs, tu diras que ce sont tes petites économies. » Et en effet, avec cette foi aveugle, cette vénération qu’il gardait pour les commandements de sa mère, il répondit : « Ce sont mes petites économies. »

 

Elle lui aurait commandé de dire : « C’est moi qui ai volé, » que, sans hésitation, sans discussion, il se fût avoué coupable. C’était un enfant comme cela.

 

– Comment voulez-vous nous faire croire qu’avec les cinquante centimes de paye que vous touchez par jour, vous avez pu mettre de côté les deux ou trois cents francs qu’au train dont vous meniez les choses, vous avez dû dépenser dans la journée ?… N’essayez donc pas de ces mauvais moyens. Vous feriez bien mieux de demander pardon à ces braves gens, à qui vous avez porté un coup terrible, et de réparer bien vite le tort que vous leur avez fait.

 

Alors le père Roudic s’approcha de Jack, et lui posa la main sur l’épaule :

 

– Jack, mon petit gars, dis-nous où est l’argent. Songe que c’est la dot de Zénaïde, que j’ai travaillé vingt ans de ma vie, que je me suis privé de tout pour économiser une somme pareille. Ma consolation, c’était qu’un jour, le bonheur de mon enfant serait acheté de ma fatigue et de mes privations… Je suis bien sûr qu’en faisant le coup tu ne pensais pas à tout cela, sans quoi tu ne l’aurais pas fait ; car je te connais, tu n’es pas méchant. Non, ça été un moment de folie. La tête t’aura tourné de voir tant d’argent ensemble, avec la facilité de le prendre. Mais maintenant tu as dû réfléchir, et c’est seulement la honte d’avouer qui te retient… Allons ! Jack ; un peu de courage !… Pense que je suis vieux, qu’il n’y a pas moyen que je regagne toutes ces pièces blanches, et que ma pauvre Zénaïde… Allons ! dis où est l’argent, petit gars.

 

Très troublé, très rouge, le bonhomme essuyait son front après ce grand effort d’éloquence. Vraiment il fallait être un coupable bien endurci pour résister à une prière aussi touchante. Bélisaire lui-même était si ému qu’il en oubliait sa propre catastrophe, et pendant que Roudic parlait, il faisait à l’apprenti une foule de petits signes qu’il croyait mystérieux, mais que sa physionomie traduisait avec l’exagération la plus comique : « Allons ! Jack, rendez-lui donc ses écus, à ce pauvre homme. » C’est qu’il comprenait bien les sacrifices de ce père, lui, le camelot, dont la vie était un crucifiement perpétuel pour les siens.

 

Hélas ! si Jack l’avait tenu, cet argent, avec quelle joie il l’aurait jeté dans les mains du père Roudic, dont le désespoir lui serrait le cœur ! Mais il ne l’avait pas, et ne pouvait que dire :

 

– Je ne vous ai pas volé, monsieur Roudic. Je jure que je n’ai rien pris.

 

Le directeur se leva impatienté.

 

– En voilà assez. Pour résister à des paroles comme celles que vous venez d’entendre, il faut avoir une âme bien scélérate, et si elles ne vous ont pas arraché la vérité, tout ce que nous vous dirions n’y parviendrait pas. On va vous reconduire là-haut. Je vous donne jusqu’à ce soir pour réfléchir. Si, ce soir, vous ne vous êtes pas décidé à opérer la restitution qu’on vous demande, je vous abandonne à la justice : elle saura bien vous faire parler.

 

Ici, un des surveillants, ancien gendarme, homme perspicace et sûr, s’approcha de son chef et lui dit à voix basse :

 

– Je crois, mon directeur, que si vous voulez tirer quelque chose de l’enfant, il faut le mettre à part de l’autre. J’ai vu le moment où il allait tout dire ; c’est le camelot qui l’en a empêché en lui faisant tout le temps des signes.

 

– Vous avez raison. Il faut les mettre à part.

 

On les sépara donc, et Jack fut ramené tout seul dans la chambre de l’horloge. En sortant, il avait vu la figure ahurie, terrifiée, de Bélisaire qu’on conduisait les menottes au poing ; et la pensée de ce pauvre diable, aussi malheureux et encore moins coupable que lui, vint ajouter à ses tortures.

 

Que la journée lui sembla longue !

 

Il essaya d’abord de dormir, d’enfoncer sa tête dans la paille pour échapper au désespoir qui l’envahissait. Mais l’idée que tout le monde le croyait criminel, que lui-même avait donné prise à tous les soupçons par sa conduite honteuse de la veille, le secouait à chaque instant de violents soubresauts… Comment prouver son innocence ? En montrant la lettre de sa mère et que l’argent dépensé venait d’elle. Mais si d’Argenton le savait !… Ce manque de perspective, qui met dans les jeunes cerveaux les petites raisons avant les grandes, lui faisait abandonner tout de suite ce moyen de salut. Il voyait une scène épouvantable aux Aulnettes, et la pauvre Charlotte en pleurs…

 

Mais alors, par quels moyens se justifier ? Et pendant que couché sur sa botte de paille, encore éreinté de l’ivresse de la veille, il se débattait dans ces difficultés de sa conscience, le bruit, l’activité du travail montaient autour de lui, l’horloge sonnait au-dessus de sa tête, et ce timbre lourd semblait le pas lent, inexorable de quelque vengeur qui arrivait.

 

Deux heures. Quatre heures. Voilà la rentrée, la sortie des ouvriers. Le soir va venir, et il n’a que jusqu’au soir pour prouver son innocence. Si l’argent n’est pas rendu, en prison ! Jack voudrait y être déjà. Il lui semble qu’il serait bien, enfermé, muré dans un cachot si noir, si profond que personne ne viendrait l’y réclamer. On dirait qu’il se doute de l’horrible torture qui va lui être encore infligée. Tout à coup, il entend crier l’escalier en échelle de moulin qui mène à la chambre de l’horloge. Quelqu’un souffle, soupire, se mouche derrière la porte, où résonne à la fin un petit coup comme en frappent de gros doigts timides qui ont toujours peur de faire trop de bruit. Puis la clef tourna dans la serrure.

 

– C’est moi… Ouf ! que c’est haut !

 

Elle dit cela d’un petit air gracieux, dégagé ; mais elle a tellement pleuré, ses cheveux si lisses d’ordinaire sont si ébouriffés sous sa coiffe, ses yeux si rouges, si gonflés, que cette gaieté factice sur les traces de son chagrin ne les fait que mieux ressortir. La pauvre fille sourit à Jack, qui la considère tristement :

 

– Je suis laide, hein ?… C’est une horreur… Déjà, dans l’habitude, je ne me trouve pas jolie. Je me fais des grimaces quand je me regarde. Je n’ai pas de taille, pas de tournure, avec ça un gros nez, de tout petits yeux. Ce n’est pas de pleurer qui me les agrandira, mes yeux ; et dam ! depuis hier je ne fais que ça, une vraie Madeleine… Et mon petit Mangin qui est un si joli homme ! Il fallait vraiment une dot comme la mienne pour le faire passer sur tous mes défauts. Les jalouses me le disaient bien : « C’est pour ton argent qu’il te demande… » Comme si je ne le savais pas ! Eh bien oui ! c’était mon argent qui lui plaisait, c’était mon argent qu’il voulait, mais je l’aimais, moi. Et je pensais : « Quand je serai sa femme, je le forcerai bien à m’aimer, lui aussi… » Mais maintenant, vous comprenez, mon petit Jack, ça n’est plus du tout la même chose. Ce n’est pas pour les mille francs qui restent au fond de ma cassette que l’on s’embarrasse d’une créature aussi laide que moi. Déjà, quand le père Roudic ne voulait donner que quatre mille francs, M. Mangin avait bien dit qu’à ce prix-là il préférait rester garçon. Aussi il me semble que je le vois, ce soir quand il rentrera, comme il va tortiller sa petite moustache et me tourner gentiment son compliment d’adieu. Oh ! je lui épargnerai cette peine, bien sûr ; c’est moi qui la première lui rendrai sa parole… Seulement… seulement… avant de renoncer à tout mon bonheur, j’ai voulu venir vous trouver et causer un peu avec vous, Jack.

 

Jack avait baissé la tête. Il pleurait. Si jeune qu’il fût, il comprenait quelle humiliation de toute la femme il y avait dans cet aveu naïf que Zénaïde lui faisait de sa laideur. Et puis c’était si touchant cette vaillance vertueuse, la confiance de cette brave fille dans son amour, dans ses qualités de ménagère pour lui conquérir, après la noce, ce joli mari acheté à prix d’or.

 

En le voyant pleurer, elle eut un élan de joie.

 

– Ah ! je leur disais bien, moi, qu’il n’était pas méchant et que je n’aurais qu’à lui montrer ma grosse vilaine figure, que les larmes ont tant rougie depuis hier, pour lui toucher le cœur, pour lui faire dire : « Tout de même, cette pauvre Zénaïde, que j’ai vue si heureuse de se marier qu’elle en dansait de joie devant son armoire, j’ai eu tort de lui faire de la peine. » C’est vrai qu’hier matin, quand j’ai tenu ma cassette dans la main, pas plus lourde qu’une poignée de neige, j’ai cru qu’on m’avait pris mon cœur, tellement je me sentais, là, dans la poitrine, un grand vide qui a toujours duré depuis… N’est-ce pas, Jack, mon ami, que vous voulez bien me rendre ma dot ?

 

– Mais je ne l’ai pas, Zénaïde, je vous jure.

 

– Non, ne me dites pas ça, à moi. Vous n’avez pas peur de moi, n’est-ce pas ? je ne vous fais pas de reproches. Dites-moi seulement où est mon argent. Il doit en manquer un peu, je pense bien ; mais qu’est-ce que ça fait ? Nous savons ce que c’est que les jeunes gens ; il faut que ça s’amuse. Ah ! ah ! ah ! vous avez dû les faire sauter les écus de papa Roudic. Tant mieux, pardi ! Mais dites-moi où vous avez mis le reste.

 

– Par pitié, Zénaïde, écoutez-moi. Je n’ai pas volé. On se trompe. Ce n’est pas moi. Oh ! c’est horrible que tout le monde me croie coupable.

 

Elle continuait sans l’écouter :

 

– Mais comprenez donc qu’il ne voudra plus de moi, que c’est fini du mariage de cette pauvre Zénaïde… Jack, mon ami, ne me faites pas cette méchanceté. Vous vous en repentiriez un jour bien sûrement… Au nom de votre mère que vous aimez tant, au nom de cette petite amie que vous avez là-bas, dont vous me parliez toujours, – qui sait ? ce sera peut-être votre promise plus tard, car ces amitiés entre tout petits vous mènent loin quelquefois, – eh bien ! c’est en son nom que je vous demande cette chose. Oh ! mon Dieu ! vous dites non encore. Comment faut-il donc vous supplier ?… Tenez ! à deux genoux et les mains jointes, comme devant sainte Anne.

 

Agenouillée près de la pierre où l’apprenti était assis, elle recommençait à pleurer avec des étouffements, des suffocations, toutes les résistances que trouvent les larmes dans ces natures robustes fermées d’habitude aux manifestations extérieures. Le désespoir alors ressemble à une explosion ; venu des profondeurs, il effraye, il brûle comme une lave, se répand avec une force inconnue. Ainsi affaissée dans les plis de son costume rustique, sa coiffe blanche prosternée en une attitude de supplication fervente, Zénaïde était bien l’image de ces grands désespoirs, de ces mornes prières qu’on aperçoit dans des coins d’églises désertes, en semaine, parmi les villages bretons.

 

Aussi désolé qu’elle, Jack essayait de lui prendre sa main où l’anneau d’argent des fiançailles s’incrustait tout neuf et pesant ; il s’efforçait de se défendre encore, de se justifier.

 

Soudain, elle se leva d’un bond :

 

– Vous serez puni, allez !… Personne ne vous aimera dans la vie, parce que vous êtes un méchant cœur.

 

Elle sortit en courant, descendit tout d’une traite jusqu’au cabinet du directeur qui l’attendait seul avec son père.

 

– Eh bien ?

 

Elle ne répondit pas, se contenta de faire « non » de la tête, toute parole étant encore submergée dans sa gorge obstruée de larmes.

 

– Allons ! mon enfant, ne vous désolez pas trop. Avant de nous adresser à la justice qui, elle, songe plutôt à punir les coupables qu’à réparer le mal qu’ils ont fait, il nous reste encore une ressource. Roudic m’assure que la mère de ce misérable est mariée à un homme très riche… Eh bien ! nous allons leur écrire… Si ce sont de braves gens, comme on me le dit, votre dot n’est pas encore perdue.

 

Il prit une feuille de papier et écrivit, lisant à mesure :

 

« Madame, votre fils s’est rendu coupable d’un vol de six mille francs, toutes les économies de l’honnête et laborieuse famille chez laquelle il était logé. Je n’ai pas encore livré le voleur aux tribunaux, espérant toujours qu’il restituerait au moins une partie de l’argent dérobé ; mais je commence à croire qu’il a tout gaspillé ou perdu dans une journée d’orgie qui a suivi le crime. Cette situation étant donnée, les poursuites sont inévitables, à moins que vous ne soyez disposée à indemniser la famille Roudic de la somme qui lui a été soustraite. J’attendrai votre décision pour agir ; mais je ne l’attendrai que trois jours, car j’ai déjà beaucoup tardé. Si je n’ai pas de réponse dimanche, lundi matin le coupable sera entre les mains de la justice.

 

« LE DIRECTEUR »

 

Et il signa.

 

– Pauvre gens ! c’est terrible… dit le père Roudic qui, au milieu de son chagrin, trouvait encore de la pitié pour les autres. Zénaïde releva la tête avec un air farouche :

 

– Pourquoi donc ça, terrible ? L’enfant m’a pris ma dot. Il faut bien que les parents me la rendent.

 

Cruauté de l’amour et de la jeunesse ! Elle ne songeait pas une minute au désespoir de cette mère apprenant le déshonneur de son fils. Le vieux Roudic, au contraire, s’attendrissait en pensant qu’il serait mort de honte s’il avait reçu une nouvelle pareille.

 

Aussi, quoique Zénaïde lui tînt bien au cœur, avait-il comme un vague espoir que les choses se dénoueraient autrement, que l’apprenti restituerait l’argent de lui-même, que peut-être cette cruelle lettre se perdrait en chemin, n’arriverait pas à destination. C’est si fragile ce carré de papier qui s’en va si loin, mêlé à tant d’autres, livré à tous les hasards d’une route accidentée !

 

Oui, c’est léger et fragile, une lettre, et cela s’égare bien souvent. Mais celle que le directeur vient d’écrire, qu’il cachète à la flamme d’une bougie, qu’il remet au courrier avec d’autres liasses, ne risque pas de s’égarer. Le facteur breton la prendra à tâtons dans la boîte de fer-blanc, la jettera au fond de son sac de cuir, s’attardera avec elle dans quelque cabaret de grande route ; soyez sûr qu’il ne l’oubliera pas. Elle passera sur la Loire sans qu’aucun vent de terre ou de mer ait le pouvoir de l’emporter. Au chemin de fer, les employés, toujours pressés, l’enfermeront dans la sacoche de toile, à peine liée, usée d’un long service, qu’on jette au passage du train ; elle ne se perdra pas.

 

Elle sera confondue dans un tas d’autres lettres plus grandes, glissera, roulera, sautera au mouvement du wagon qu’une étincelle égarée suffirait à enflammer, puis elle arrivera à Paris, et de là, passant par toutes sortes de grillages, de triages, ni brûlée, ni volée, ni déchirée, ni perdue, elle ira droit à son but, et plus sûrement que toute autre. Pourquoi ? Parce qu’elle apporte une mauvaise nouvelle. Ces sortes de lettres sont sacrées ; il ne leur arrive jamais rien.

 

La preuve, c’est que celle-ci, après avoir parcouru tout le grand pays de France, remonta là-bas le petit chemin que nous connaissons sur la côte rouge d’Étiolles, dans la boîte en fer-blanc de Casimir, le facteur rural. D’Argenton le déteste, ce vieux Casimir, parce qu’il est très paresseux, qu’il trouve les Aulnettes loin et confie le plus souvent les journaux et les lettres à sa femme qui ne sait pas lire et égare toujours quelque chose en route. Encore une chance qu’a la mauvaise nouvelle pour ne pas arriver. Mais non. Justement, ce jour-là, Casimir a fait le service lui-même, et le voici qui sonne à la porte enguirlandée de vigne rouillée au-dessus de laquelle les lettres dorées de Parva domus, magna quies, pâlissent chaque jour un peu plus, mangées par le soleil et la pluie.

 

VII

UN COLON POUR METTRAY


Jamais le chalet des Aulnettes n’avait mieux mérité son étiquette que ce matin-là. Isolé sous le ciel d’hiver où couraient de grands nuages gris, rapetissé parmi les arbres dégarnis de feuilles, hermétiquement fermé à l’humidité du jardin et de la route, il participait du silence morne de la terre encore endormie et de l’air vide d’oiseaux. Quelques corbeaux piquant des semences dans les champs voisins mettaient seuls une note de vie sur le paysage attristé, le vol de leurs ailes noires au ras du sol.

 

Charlotte décrochait des raisins flétris dans le grenier de la tourelle, le poète travaillait, le docteur Hirsch dormait, quand l’arrivée du facteur, unique distraction de ces exilés volontaires, réunit en un seul groupe tout cet ennui disséminé.

 

– Ah ! une lettre d’Indret… s’écria d’Argenton, puis il se mit à lire malicieusement ses journaux sous le regard fiévreux de Charlotte, en gardant la lettre à côté de lui sans l’ouvrir, comme un chien qui défend un os auquel il ne veut pas qu’on touche encore… Ah ! voilà le livre de chose qui vient de paraître. En fait-il cet animal-là !… Tiens ! des vers d’Hugo… Toujours donc !

 

Pourquoi cette lenteur cruelle à déplier les feuilles de son journal ? Parce que Charlotte est là, derrière lui, impatiente, la joue enflammée de joie ; parce que chaque fois qu’il arrive une lettre d’Indret, la mère se montre sous l’amante, et que ce malheureux égoïste lui en veut de n’être pas exclusivement et tout entière à lui.

 

C’est pour cette raison qu’il a envoyé l’enfant si loin, si loin. Mais le cœur des mères, même de celles-là, est fait de telle sorte, que plus les enfants sont loin, plus elles les aiment, comme si elles voulaient, à force d’amour, combler la distance et rapprocher les cœurs.

 

Depuis le départ de Jack, sa mère, tourmentée par ses remords, l’adorait de toute la faiblesse qu’elle avait mise à l’abandonner. Elle évitait de parler de lui pour ne pas irriter le poète, mais elle y pensait.

 

Il devinait cela. Sa haine pour l’enfant s’en accrut, et aux premières lettres de Roudic se plaignant de l’apprenti, il avait eu des dédains satisfaits.

 

– Tu vois ! on ne pourra pas même en faire un ouvrier.

 

Mais cette pensée ne suffisait pas à le contenter. Il aurait voulu humilier Jack, l’abaisser encore. Cette fois, il allait être heureux. Aux premiers mots qu’il lut de la lettre d’Indret, car enfin il s’était décidé à l’ouvrir, cette lettre, sa figure pâlit d’émotion, ses yeux flambèrent d’une espèce de triomphe méchant :

 

– J’en étais sûr !

 

Puis, tout de suite, devant la mise en demeure qui leur était faite de rembourser la somme, il prévit une foule de complications désagréables, et ce fut d’un air navré qu’il tendit le pli à Charlotte.

 

Quel coup terrible après tant d’autres ! Blessée dans sa fierté de mère vis-à-vis du poète, blessée dans sa tendresse, la pauvre femme était encore plus cruellement atteinte par les reproches de sa conscience.

 

– C’est ta faute, lui criait cette voix aiguë qui domine tous les sophismes et tous les raisonnements du monde… C’est ta faute. Pourquoi l’as-tu abandonné ?

 

Maintenant, il fallait le sauver à tout prix. Mais comment faire ? Où trouver l’argent ? Elle n’avait plus rien à elle. La vente de son mobilier, un nid de hasard orné de richesses de pacotille, avait produit quelques milliers de francs vite dépensés. « Bon ami, » en partant, aurait voulu lui laisser un cadeau, un souvenir ; mais elle s’était obstinément refusée à l’accepter par dignité pour d’Argenton. Il ne lui restait donc plus rien. À peine quelques bijoux qui ne feraient pas le quart de la somme nécessaire. Quant à s’adresser à son poète, elle n’en eut pas même la pensée. Elle le connaissait trop. D’abord il haïssait l’enfant ; ensuite il était avare. La race auvergnate reparaissait en lui par des intérêts mesquins, un goût du pécule, un respect de paysan pour l’argent placé chez son notaire. Du reste il n’était pas très riche, les Aulnettes coûtaient cher, le grevaient d’un revenu assez fort, et c’était par économie qu’il y passait l’hiver, malgré l’ennui de l’isolement, espérant racheter ainsi le gaspillage de l’été, ce va-et-vient de convives qui maintenaient autour de ses inquiétudes littéraires un « milieu intellectuel » chèrement entretenu.

 

Oh ! non, ce n’est pas à lui qu’elle avait pensé. Il le croyait, pourtant, et d’avance il se composait une figure glaciale, la tête de l’homme qui voit venir une demande d’argent.

 

– J’ai toujours dit que cet enfant avait des instincts de perversité, fit-il, quand il lui eut laissé le temps de finir la lettre.

 

Elle ne répondit pas, peut-être même n’entendit-elle pas, possédée de cette idée : « Il faut trouver l’argent avant trois jours, sinon mon enfant ira en prison. »

 

Il continua :

 

– Quelle honte pour moi vis-à-vis de mes amis, de leur avoir fait recommander un monstre pareil !… Ça m’apprendra à être si bon… Me voilà avec une belle affaire.

 

La mère rougit.

 

– Il me faut cet argent avant trois jours pour que mon enfant n’aille pas en prison.

 

Il l’épiait, il la devinait ; et, par prudence, pour l’empêcher de rien demander, il prit les devants :

 

– Dire qu’il n’y a pas moyen d’éviter ce déshonneur, d’arracher ce malheureux à sa condamnation… Nous ne sommes pas assez riches.

 

– Oh ! si tu voulais ! dit-elle en baissant la tête.

 

Il crut que c’était la demande d’argent qui arrivait, et cette insistance le mit en colère :

 

– Parbleu, oui, si je voulais ! Je m’attendais à cette phrase-là… Comme si tu ne savais pas mieux que personne tout ce qui se dépense ici, et de quel épouvantable gâchis je suis entouré. Ainsi ce n’est pas assez d’avoir eu pendant deux ans ce méchant drôle à ma charge. Il faudrait encore payer ses vols. Six mille francs ! Mais où veux-tu que je les prenne ?

 

– Oh ! je le sais bien… Aussi n’est-ce pas à toi que j’avais pensé.

 

– Pas à moi !… À qui, alors ?

 

Confuse, la tête basse, elle nomma l’homme avec qui elle avait longtemps vécu, le « bon ami » de Jack, celui qu’elle appelait « un vieil ami. » Elle prononça ce nom en tremblant, s’attendant à quelque explosion jalouse du poète à propos de ce passé qu’elle rappelait si imprudemment. Eh bien ! non. En entendant parler de « bon ami, » d’Argenton se contenta de rougir un peu ; il y avait pensé, lui aussi.

 

Après tout, cet ancien protecteur d’Ida, comme l’enfant du reste, faisait partie du passé de Charlotte, de ce passé mystérieux sur lequel il ne l’interrogeait jamais par orgueil, qu’il feignait même d’ignorer, semblable aux histoires de la Restauration qui supprimaient la République et le règne de Bonaparte, les sautaient dans leurs livres comme s’ils n’avaient pas existé. En lui-même il pensa : « Ce n’est pas de mon temps… Qu’ils s’arrangent ! » enchanté d’en être quitte à si bon marché ; mais il ne laissa rien paraître de sa tranquillité, prit au contraire une attitude ulcérée :

 

– Mon orgueil a déjà fait assez de sacrifices à mon amour, il peut bien lui accorder encore celui-là.

 

– Oh ! merci, merci !… Que tu es bon !

 

Et ils se mirent à parler de l’emprunt, à voix basse, à cause du docteur Hirsch, dont les savates désœuvrées commençaient à traîner paresseusement dans la maison.

 

Singulier entretien, syllabique, rompu, effleuré ; lui, affectant une grande répugnance, elle, une concision délicate. Il était question que de on. On ne refuserait certainement pas… On en avait donné pour preuve des offres jadis repoussées… Malheureusement, on habitait en Touraine, comment faire ? Une lettre envoyée mettrait deux jours ; autant pour la réponse. Puis, tout à coup :

 

– Si j’y allais… hasarda Charlotte, effrayée elle-même de son audace.

 

Il répondit tranquillement :

 

– Eh bien ! c’est cela. Partons.

 

– Comment, tu veux bien m’accompagner à Tours ?… À Indret aussi, alors ; car c’est sur la même route et nous porterions l’argent tout de suite !

 

– À Indret aussi.

 

– Que tu es bon, que tu es bon !… répétait la pauvre folle en lui baisant les mains. La vérité est qu’il se souciait peu de la laisser aller à Tours toute seule. Sans connaître à fond son histoire, il savait qu’elle avait vécu là, qu’elle y avait été heureuse. Et si elle n’allait plus revenir !… Elle était si faible, si inconsistante ! La vue de son vieil ami, de ce luxe auquel elle avait renoncé, l’influence de l’enfant qu’elle allait retrouver, tout son passé pouvait la reprendre, l’arracher à cette tyrannie que lui-même sentait lourde et dure à supporter.

 

C’est qu’il ne pouvait plus se passer d’elle. Son égoïsme vaniteux, ses superstitions de malade s’attachaient à cette tendresse aveugle, à ces soins continuels, à cette bonne humeur épanouie. En outre, il n’était pas fâché de faire un petit voyage, de se soustraire à ce terrible drame lyrique sur lequel il peinait depuis si longtemps avec des « han ! » prolongés et stériles.

 

Bien entendu, il colorait ces craintes et ce besoin de distraction de prétextes chevaleresques, disant à Charlotte qu’il ne l’abandonnerait pas, qu’il voulait être avec elle dans la peine comme dans la joie ; et ainsi il maintenait l’amante reconnaissante et ravie au milieu de sa douleur de mère. D’ailleurs, l’activité qui précède tout départ dissipait dans l’âme fragile de cette pauvre Lolotte son coup mortel de tout à l’heure. Comme ces veuves de paysan qui, sitôt le mari enterré, préparent le grand repas des funérailles et oublient dans les devoirs de maîtresse de maison les sanglots de la veille, Charlotte, en emplissant ses malles, en faisant toutes ses recommandations à la mère Archambauld, en arrivait presque à oublier le but navrant de son voyage. À dîner, d’Argenton dit au docteur Hirsch :

 

– Nous sommes obligés de partir. L’enfant a fait des farces, de grosses farces. Nous allons à Indret. Tu garderas la maison pendant notre absence.

 

L’autre ne demanda pas d’explications. Cela ne l’étonnait pas que l’enfant eût fait de grosses farces, et il montra combien il était bon parasite en s’écriant comme d’Argenton :

 

– J’en étais sûr.

 

Ils partirent par l’express de nuit et arrivèrent à Tours de bon matin. Le « vieil ami » de l’ancienne Ida de Barancy habitait aux environs de la ville dans un de ces jolis petits châteaux qui dominent la Loire, coquets, ombragés, laissant descendre leurs futaies jusqu’au fleuve et monter leurs tourelles à la limite de l’horizon. « M. le comte, » comme l’appelaient autrefois les domestiques d’Ida, était un veuf sans enfants, excellent homme et homme du monde. En dépit de la façon un peu brusque dont elle l’avait quitté, il gardait le meilleur souvenir de la rieuse et bavarde jeune femme qui, pour un temps, avait égayé sa solitude. Aussi répondit-il à un petit mot de Charlotte qu’il était tout disposé à la recevoir.

 

Ils louèrent une voiture à l’hôtel, et, sortant de la ville, suivirent une belle route à mi-côte. Charlotte se montrait un peu inquiète de cet acharnement du poète à la suivre. Elle pensait :

 

– Est-ce qu’il va vouloir entrer avec moi ?

 

Malgré son ignorance des usages, elle sentait bien que ce n’était pas possible. Elle y songeait dans la voiture en admirant cette merveilleuse campagne où elle avait passé quelques années de sa vie vagabonde, où elle s’était si souvent promenée avec son petit Jack, ce bel enfant blond, élégant, maintenant ouvrier en blouse et prêt à passer la casaque des maisons de correction…

 

Assis à côté d’elle, d’Argenton, la regardant du coin de l’œil, mordait sa moustache avec fureur. Elle était très jolie, ce matin-là, un peu pâlie par l’émotion de la mauvaise nouvelle, la fatigue d’une nuit de wagon, et l’embarras de la visite qu’elle allait faire. Cela joint au noir dont elle s’entourait comme d’une coquetterie à sa fraîcheur de pêche, rendait à sa beauté une distinction dès longtemps oubliée par la ménagère garde-malade des Aulnettes. D’Argenton, le pontife, était troublé, inquiet, très malheureux. Ce n’était pas la jalousie d’Othello qui affole et qui tue, mais cette gêne énervante qui rend maladroit et bête. Il commençait à se repentir de l’avoir accompagnée, se sentait stupide, embarrassé du rôle original qu’il jouait. Il s’en voulait surtout de l’avoir laissée venir.

 

La vue du château acheva de le décontenancer. Quand Charlotte lui dit : « C’est là » ! Quand il aperçut, parmi les arbres, les broderies d’un bijou de la Renaissance, avec terrasse, pont-levis jeté sur une rivière ombragée et couverte l’été, mais visible à cette époque de l’année où les paysages grêles s’estompent d’un peu de vert, il s’accusa en lui-même d’étourderie, de folie, d’imprudence. Évidemment, une fois rentrée là, elle n’en sortirait plus.

 

Il ne savait pas encore jusqu’à quel point il était ancré dans le cœur de cette femme et que tous les trésors du monde n’auraient jamais le pouvoir de la tenter auprès de lui.

 

– Est-ce qu’il ne va pas descendre ? se demandait Charlotte de plus en plus inquiète. Enfin, au bout de l’avenue, il fit arrêter :

 

– Tu me trouveras au bas du chemin.

 

Il ajouta avec un petit sourire navré et humble :

 

– Ne sois pas longtemps.

 

– Oh non ! mon ami, n’aie pas peur…

 

La voiture était déjà loin, presque à la grille, qu’il la regardait encore. Cinq minutes après, appuyé à une haie du parc et guettant, il aperçut sa maîtresse au bras d’un grand monsieur, mince, élégant, encore droit, bien que sa démarche raide le fît deviner d’un certain âge. Quand le couple disparut, d’Argenton eut l’impression d’un vide immense, et le coup de jupe de Charlotte, qui tournait une allée, lui parut ironique, irritant, comme si, de loin, il en avait senti l’élan ainsi qu’un soufflet sur la figure.

 

Alors commença pour lui une angoisse terrible… Qu’est-ce qu’ils se disaient là dedans ?… La reverrait-il jamais ?… Et c’était cet affreux gamin qui lui valait cette torture humiliante !

 

Assis sur la marche usée d’une petite porte qui fermait à une de ses extrémités le grand parc où Charlotte venait de disparaître, le poète attendait fébrilement, à tout moment tourné vers la grille, et regardant au rond-point de l’entrée la voiture stationnaire, le cocher immobile, enveloppé d’un long carrick. Autour de lui se déroulait un paysage admirable fait pour calmer l’agitation la plus douloureuse ; des pentes de vignes riches et régulières, des coteaux boisés, des pâturages plantés de saules, traversés de ruisseaux ; puis, çà et là, une ruine du temps de Louis XI, et quelques-uns de ces jolis châteaux, nombreux sur les bords de la Loire, au fronton desquels la salamandre se tord parmi des D entrelacés.

 

Avec ce désœuvrement de la solitude et de l’attente à qui tout est bon pour fixer la pensée errante, d’Argenton regardait depuis un moment une troupe de travailleurs occupés à creuser, dans la petite vallée qui s’arrondissait en coupe sous ses pieds, une sorte de canal pour l’écoulement des eaux. S’étant approché de quelques pas pour mieux voir, il s’aperçut que ces gens, uniformément vêtus de blouses bleues, de pantalons en gros treillis, et qu’il avait pris de loin pour des paysans, étaient tous des enfants, enrégimentés sous les ordres d’une espèce de surveillant, moitié paysan, moitié monsieur, qui dirigeait les coups de bêche, traçait les limites du ruisseau.

 

Le silence de ce travail en plein air exécuté par d’aussi jeunes ouvriers, était surtout frappant. Pas un mot, pas un cri, pas même cette excitation de l’être en mouvement qui sent et exerce sa force.

 

– Plus droit !… Pas si vite !… criait le surveillant ; et les outils s’escrimaient, les visages en sueur se penchaient vers la terre ; et par moments, quand ils se relevaient pour prendre haleine, on voyait des fronts étroits, des crânes pointus, des têtes qui portaient toutes une marque d’atrophie, de dépérissement ou de désordre. Assurément, ces enfants n’avaient pas été élevés dans la liberté de la pleine nature. La pâleur de la plupart, leurs yeux rouges ou mal ouverts, racontaient des misères de ville, des étouffements de quartiers pauvres et de maisons malsaines.

 

– Quels sont donc ces enfants ? demanda le poète.

 

– Ah ! monsieur n’est pas d’ici ?… Ce sont des colons de Mettray… La colonie est là.

 

Et le surveillant montrait à d’Argenton un groupe de maisons blanches, régulières et neuves sur le coteau en face. Le poète connaissait de nom le célèbre établissement pénitentiaire ; mais il n’en savait ni la règle ni les conditions d’admission. Il questionna cet homme, disant qu’il était intimement lié avec une famille que son unique fils venait de plonger dans l’affliction.

 

– Envoyez-le-nous, dès qu’il sortira de prison.

 

– C’est que, dit d’Argenton avec une nuance de regret, je ne crois pas qu’il y aille. Les parents ont pu éviter en rendant l’argent…

 

– Dans ce cas, nous ne pourrions pas l’admettre. Nous ne prenons que les jeunes détenus. Mais nous avons un établissement annexe, la Maison paternelle, qui est une application du régime cellulaire à la jeunesse.

 

– Ah ! vraiment !… Le régime cellulaire ?

 

– Et qui vient à bout des natures les plus mauvaises… Du reste, j’ai là quelques brochures. Si monsieur voulait en prendre connaissance.

 

D’Argenton accepta, donna quelque monnaie pour les jeunes détenus et remonta sur le chemin, chargé de livraisons. La grille du château venait de se fermer. La voiture descendait l’avenue.

 

Enfin !…

 

Charlotte, épanouie, heureuse, les yeux brillants, avait hâte de rejoindre son poète.

 

– Monte vite, lui dit-elle.

 

Elle passa son bras sous le sien, et, toute frémissante de joie :

 

– J’ai réussi.

 

– Ah ! fit-il.

 

– Au delà de mes espérances.

 

Il répéta son « ah ! » très sec, très indifférent, puis affecta de feuilleter ses brochures avec le plus grand intérêt, comme pour bien lui prouver que le reste ne le regardait pas. Il n’était pas si fier tout à l’heure lorsqu’il rongeait ses ongles en guettant la grille fermée ; mais maintenant elle se serrait si bien contre lui, asservie et soumise, que ce n’était vraiment plus la peine de se tourmenter. Devant son silence, Charlotte se tut, elle aussi, le croyant blessé dans ses fiertés jalouses ; et ce fut lui qui fut obligé de reprendre :

 

– Alors, tu as réussi ?

 

– Complètement mon ami… On avait toujours eu l’intention de faire un cadeau à Jack à sa majorité pour lui acheter un homme et lui permettre de s’établir. Ce cadeau était de dix mille francs. On me les a remis tout de suite. Il y aura six mille francs à rembourser ; il restera quatre mille francs qu’on m’a dit d’employer de mon mieux pour les intérêts de l’enfant.

 

– L’emploi est tout trouvé… Il faut lui payer avec cela une cellule à la maison paternelle de Mettray pendant deux ou trois ans. C’est là seulement qu’on parviendra peut-être de faire du voleur un honnête homme.

 

Elle tressaillit à ce mot de voleur qui la rappelait à la réalité. On sait que dans cette pauvre petite cervelle les impressions fugitives sans cesse renaissantes effaçaient en une seconde jusqu’à la trace d’une idée.

 

Elle baissa la tête :

 

– Je suis prête à faire tout ce que tu voudras, dit-elle… Tu as été si bon, si généreux ! Je ne l’oublierai jamais.

 

Sous sa grosse moustache, la bouche du poète eut un frétillement de plaisir et d’orgueil. Il était plus que jamais le maître. Il en profita pour faire un long discours. Elle avait de grands reproches à s’adresser. Sa faiblesse maternelle n’était pas étrangère à ce qui arrivait. Un enfant, gâté comme le sien, toujours livré à ses mauvais instincts, ne pouvait manquer de devenir pernicieux. Il fallait une main d’homme désormais pour conduire ce cheval rétif. Qu’on le lui confiât seulement, il se chargeait bien de le mettre au pas.

 

Il répéta deux ou trois fois de suite :

 

– Je le briserai, ou je le materai.

 

Elle ne répondait pas. Le bonheur de penser que son enfant n’irait pas en prison dominait tout le reste. Sur-le-champ, ils décidèrent qu’on partirait le soir même pour Indret. Seulement, afin de lui éviter à elle une aussi grande humiliation, ils convinrent qu’elle resterait à la Basse-Indre. D’Argenton irait seul porter l’argent et chercher le coupable, qu’on conduirait tout de suite à la colonie. Il disait déjà « la colonie » tout simplement ; et d’avance il voyait Jack revêtu de la casaque de cotonnade bleue, confondu avec ces malheureux petits détenus, victimes pour la plupart des vices ou des crimes paternels, et qui s’enrôlent dès le plus jeune âge enfants de troupe dans le grand régiment des réprouvés.

 

C’est un dimanche qu’ils descendirent de wagon à la grande station usinière de la Basse-Indre et prirent la plus belle chambre d’une auberge sur la route, le pays étant absolument dépourvu d’un hôtel de voyageurs. Pendant que le poète allait remplir son office de justicier, Charlotte resta seule à l’attendre dans cette pièce sordide où montaient des cris, des rires, un tapage d’ivrognes, des chants traînards et tristes psalmodiés sur ce ton de complainte qu’affectent les mélodies bretonnes, mélancoliques comme la mer ou l’étendue sauvage des Landes. Des refrains de matelots se mêlaient à ceux-là, plus vifs, plus débauchés, mais tristes aussi. De ce tumulte vulgaire du cabaret, de la monotonie d’une petite pluie de côte qui battait les vitres sans relâche, il se dégageait pour cette femme une singulière impression de l’exil auquel on avait condamné son enfant. Si coupable qu’il fût, c’était toujours son fils, son Jack ; et de se sentir si près de lui, cela la remettait en présence des années heureuses qu’ils avaient jadis vécues ensemble.

 

Pourquoi l’avait-elle abandonné ?

 

Elle se le rappelait enfant, charmant et délicat, plein d’intelligence et de tendresse, et en pensant qu’elle allait voir apparaître un ouvrier voleur et que ce serait là son fils, le remords vague qui la tourmentait depuis deux ans prit un corps et se dressa devant elle. Voilà donc ce que lui valait sa faiblesse ! Si Jack était resté près d’elle au lieu d’être livré à la dépravation des fabriques, si elle l’avait mis au collège avec des enfants de son âge, est-ce qu’il serait devenu un voleur ? Ah ! la prédiction de ce médecin de là-bas s’était trop bien réalisée. Elle allait le retrouver déchu, humilié.

 

La trivialité de ce dimanche d’ouvriers, dont l’odeur et le train l’entouraient, augmentait encore son remords. C’était là que son Jack vivait depuis deux ans !… Toutes les répugnances de cette nature superficielle, incapable de sentir la grandeur d’une tâche quelconque accomplie, d’une vie achetée à la fatigue des bras, se révoltaient à cette idée. Pour essayer de se distraire de ses tristes pensées, elle prit les prospectus de la « colonie, » ouverts devant elle. Des mots la firent frémir. « Maison paternelle. Collège de répression. Le régime adopté est l’isolement absolu. Les enfants sont mis en cellule et ne se voient jamais entre eux, même à la chapelle. » Le cœur serré, elle ferma le livre et se tint à la fenêtre, guettant le retour du poète, l’arrivée de l’enfant, les yeux fixés sur un petit coin de Loire qu’elle entrevoyait là-bas au bout de la ruelle, agitée comme une mer, et tout éclaboussée de l’eau qui tombait.

 

Pendant ce temps, d’Argenton s’en allait accomplir sa mission, et bien content de l’accomplir. Il n’aurait pas cédé sa place pour beaucoup d’argent. Lui qui aimait les attitudes, il en avait à prendre, et plusieurs, et toutes superbes. D’avance, il préparait le discours à adresser au criminel, les excuses qu’il lui ferait faire à genoux dans le cabinet du directeur. Pour le moment, toutes ces poses préméditées se résumaient en un port de tête majestueux, un air grave et de circonstance, pendant que, vêtu de sombre, ganté de noir, il montait, tout en tenant son parapluie haut et ferme, la grande rue d’Indret déserte à cette heure à cause du mauvais temps et des vêpres.

 

Une vieille femme lui indiqua la maison des Roudic. Il passa devant l’usine silencieuse, au repos, rafraîchissant avec délices ses toits enfumés et noircis. Mais, arrivé devant la maison qu’on venait de lui désigner, il s’arrêta hésitant, craignant de s’être trompé. De toutes les maisons alignées dans cette rue-caserne, celle-ci était la plus gaie, la plus animée. Des fenêtres entr’ouvertes du rez-de-chaussée s’échappait un bruit joyeux de rondes bretonnes, de pas villageois qui frappaient lourdement sur le parquet comme sur une aire fraîchement battue. On dansait « au son des bouches, » comme ils disent en Bretagne, et l’on dansait avec cet entrain que la voix donne au rythme et à la mesure.

 

– « C’est impossible… Ce n’est pas là… » se disait d’Argenton, préparé à trouver une maison désolée où il entrerait comme un rédempteur.

 

Tout à coup, on cria :

 

– Allons ! Zénaïde, le Plat d’Étain !…

 

Et plusieurs voix reprirent bruyamment :

 

– Oui, oui, Zénaïde, le Plat d’Étain !…

 

Zénaïde ! C’était bien le nom de la fille de Roudic.

 

Ces gens-là prenaient leur désastre gaiement, par exemple ! Pendant qu’il hésitait encore, une voix de femme commença sur un ton suraigu :

 

C’est dans la cour du Plat-d’Étain.

 

À quoi le chœur, mêlé de quelques voix d’hommes, répondit :

 

C’est dans la cour du Plat-d’Étain.

 

Et, tout de suite, un tourbillon de coiffes blanches se mit a passer devant la fenêtre avec le claquement des jupons de drap, l’effort des voix essoufflées.

 

– Allons, brigadier !… Allons, Jack !… criait-on.

 

Pour le coup, voilà qui était trop fort !… Très intrigué, le poète poussa la porte, et, au milieu de la poussière que soulevait cette danse folle, la première personne qu’il aperçut, ce fut Jack, le voleur, le futur colon, sautant avec sept ou huit jeunes filles parmi lesquelles une grosse boulotte, joyeuse et rouge, qui entraînait, de toute sa force dans l’animation de la ronde, un joli brigadier aux douanes. Acculé au mur, poursuivi dans tous les coins, un brave homme à cheveux gris, heureux, épanoui, amusé de toute cette joie, essayait de la faire partager à une longue jeune femme pâle qui souriait tristement.

 

Ce qui s’était passé ?

 

Voici :

 

Le lendemain du jour où il avait écrit à la mère de Jack, le directeur d’Indret avait vu entrer chez lui madame Roudic, émue, agitée. Sans prendre garde au froid accueil qu’on lui faisait, sa honte l’ayant dès longtemps habituée au mépris tacite des honnêtes gens, elle refusa la chaise qu’on lui offrait, et toute droite, avec une assurance étonnante pour elle :

 

– Je viens vous dire, monsieur, que l’apprenti n’est pas coupable. Ce n’est pas lui qui a volé la dot de ma belle-fille.

 

Le directeur eut un soubresaut sur son fauteuil :

 

– Pourtant, madame, les preuves sont là.

 

– Quelles preuves ? La plus accablante de toutes, c’est que, mon mari étant absent, Jack restait seul avec nous dans la maison. Eh bien ! monsieur, c’est justement cette preuve que je viens détruire. Il y avait un autre homme que Jack, cette nuit-là, chez nous.

 

– Un homme ! le Nantais ?

 

Elle fit signe : « Oui, le Nantais… »

 

Oh ! qu’elle était pâle !

 

– Alors, c’est le Nantais qui a pris l’argent ?

 

Y eut-il un moment d’hésitation sur cette figure de morte ? En tout cas, sa réponse fut assurée et calme.

 

– Non. Ce n’est pas le Nantais qui a pris l’argent… C’est moi… pour le lui donner.

 

– Malheureuse femme !

 

– Oui ! oui, bien malheureuse. Il disait que c’était seulement pour deux jours, et j’ai attendu tout ce temps-là, devant le désespoir de mon mari, les larmes de Zénaïde, devant l’horrible crainte de voir condamner un innocent… Quel supplice !… Rien ne venait. Alors j’ai écrit un mot : Si demain, à onze heures, je n’ai rien reçu, je me dénonce et vous aussi… Et me voilà.

 

– Vous voilà, vous voilà !… Mais que voulez-vous que je fasse ?

 

– Je veux que vous arrêtiez les vrais coupables, maintenant que vous les connaissez.

 

– Mais votre mari ?… Il en mourra de ce double déshonneur.

 

– Et moi donc ! dit-elle avec une amère fierté. Mourir est ce qu’il y a de plus facile. Ce que je fais est bien autrement douloureux, allez !

 

Elle avait un élan farouche en parlant de la mort.