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Alexandra David-Néel

TEXTES TIBÉTAINS INÉDITS

1952

INTRODUCTION

En parcourant les textes tibétains dont les traductions sont présentées ci-après on constatera immédiatement qu’ils sont de caractères différents. Roman, biographies, pages d’histoire, extraits d’ouvrages philosophiques, etc., figurent dans cette collection. Cependant, le lecteur ne manquera pas non plus de s’apercevoir que malgré leurs caractères différents ces textes sont imprégnés d’un esprit particulier qui leur est commun.

On serait tenté de dénommer celui-ci : « esprit religieux », mais rien n’est plus éloigné de l’esprit religieux tel qu’on le conçoit en Occident, que le climat mental dans lequel ont évolué les auteurs de ces textes et dans lequel se meut tout le peuple tibétain.

Les Tibétains sont des Jaunes et non point des Aryens, c’est là un fait à ne jamais perdre de vue lorsque l’on approche leur littérature sacrée ou profane.

Le genre de mysticisme caractérisé par un sentiment d’amour passionné pour un Dieu, tel que nous le rencontrons chez les saints chrétiens et chez les bhaktas hindous, est aussi étranger aux Tibétains qu’il l’est aux Chinois. À vrai dire un tel sentiment leur est totalement incompréhensible.

Le contemplatif tibétain ne tend pas à se rapprocher d’un Dieu, à s’unir à lui ; il tend à acquérir une connaissance qui lui permettra de se libérer des erreurs et des illusions créatrices de notre monde de douleur et le placera en face de la Réalité.

Ses effusions affectueuses – et il en a – s’adressent à son gourou, son maître spirituel, à l’homme qui le guide sur le chemin menant à l’Illumination.

Suivant la qualité des maîtres qui les dispensent, les méthodes et les enseignements tenus pour conduire à ce but peuvent être hautement philosophiques, ou bien appartenir au système particulier qui préconise l’observation continuelle et minutieuse comme moyen de saisir le jeu des énergies et leur nature profonde, ou bien encore, méthodes et enseignements peuvent être complètement absurdes.

Il n’importe, le résultat visé par le disciple demeure identique : il veut savoir.

L’idée que l’aspirant se fait du savoir qu’il poursuit diffère selon son degré d’intelligence. Nombreux sont ceux qui souhaitent posséder le secret des pouvoirs magiques ; de plus éclairés désirent explorer les bases sur lesquelles se superpose, comme un navire flottant sur l’océan, la fantasmagorie du monde et découvrir le moyen sûr de se libérer de la ronde pénible des vies réitérées. Toujours, à tous degrés, la recherche du disciple est d’ordre mental.

Les déités auxquelles le Tibétain croit sont considérées par lui soit comme des amis, des alliés capables d’aider ses efforts, soit, au contraire, comme des adversaires s’efforçant d’y mettre obstacle, des ennemis qu’il faut dompter ou détruire.

Tous les extravagants et souvent effarants personnages de la riche mythologie autochtone ou indienne s’ébattent sur les hautes terres du Pays des Neiges autour des hôtes lettrés des grands monastères comme autour des tentes noires des pasteurs barbares, dans les alpages solitaires.

Leur ombre, leur influence se sont étendues sur les auteurs des textes présentés où nous en notons partout la trace en même temps que s’y affirme constamment aussi cette préoccupation de l’Illumination libératrice qui hante le cerveau de tous les Tibétains.

 

Maintenant que la réunion du Tibet à la Nouvelle Chine a attiré l’attention sur ce haut pays mystérieux et sur sa population, les textes présentés ci-après offrent un intérêt spécial d’actualité. En effet, le lecteur doit savoir que cette vieille littérature ne reflète pas simplement la mentalité des tibétains appartenant aux siècles passés mais, aussi, celle de leurs descendants contemporains. Les dieux et les démons nommés dans ces textes continuent à vivre, sinon dans les troublantes solitudes du Tibet, du moins dans l’esprit de leurs habitants et la croyance en l’efficacité des rites magiques demeure toujours puissante, même chez ceux des Tibétains qui ont été initiés aux sciences occidentales.

LE ROMAN DU BOSQUET DES LOTUS

Le Roman du Bosquet des Lotus est un poème à tendances religieuses comme la grande majorité des ouvrages tibétains. Il en existe plusieurs versions qui ne présentent aucune différence vraiment notable quant à la suite d’événements décrits par l’auteur de l’histoire. Qui était celui-ci ? – Ainsi qu’il en est en nombre de cas, en Orient, aucun renseignement digne de foi ne nous est donné à son sujet. Il est même dit que le récit des événements qui se sont déroulés dans le Bosquet des Lotus est dû à un Dieu. Ce récit nous transporte, en effet, dans le domaine de la mythologie et ses deux principaux héros sont non pas des êtres humains, mais deux abeilles. Le roman est plein de redites, sa longueur m’interdisait de le donner, ici, en entier. D’ailleurs, ses continuelles répétitions des mêmes idées auraient fatigué des lecteurs occidentaux et diminué l’intérêt qu’ils pourront prendre à l’histoire des deux abeilles.

Les Tibétains n’emploient point la seconde personne du pluriel en parlant à une seule personne comme nous le faisons par politesse. Leur langue comprend un langage respectueux composé de mots spéciaux impossibles à rendre dans une traduction. J’ai dû me borner à me servir de tu et de vous suivant les interlocuteurs en scène.

Puisse le puissant Manjousçri protéger cet ouvrage[1].

 

*    *    *

 

En un certain temps il existait un endroit charmant sanctifié par le contact des pieds du yoguin Padma Gyalpo[2] et où la déesse Dolma naldjorma résidait en personne. Cet endroit était situé sur une haute montagne appelée le Mont des Lotus. La montagne, elle-même, comprenait de larges avenues qui s’étendaient à travers des forêts. On y voyait une caverne en cristal de roche d’une blancheur et d’un éclat pareils à ceux de la lune s’élevant dans le ciel. Elle était dénommée la Caverne du Lotus blanc.

Un jour, venant de la solitaire Forêt des fleurs, un jeune Brahmine appelé Padma Gyaipa (celui qui fait ses délices des Lotus) s’établit dans cette caverne.

Ce juvénile ermite connaissait toutes choses, il avait été partout, avait séjourné partout en étant toujours en bon accord avec tous.

Il avait appris les règles concernant le royal mode de vie appelé la « conduite sans défaut, pareille au lotus » et, dans la Caverne de Cristal, il les mettait en pratique en s’adonnant à la méditation.

Non loin de là était un bosquet appelé Bosquet de l’Amoncellement de Lotus. Il était situé dans une forêt de grands arbres près d’une vaste clairière dont le sol, couvert de gazon luisant, ressemblait à un miroir vert. Au milieu de cette clairière était un jardin de lotus.

Parmi ceux-ci se voyaient des lotus altiers se dressant au sommet de hautes tiges, des lotus étalés aux larges feuilles, des lotus mûrs contenant beaucoup de suc, de jeunes lotus émergeant à peine de l’eau, des lotus en bouton, pareils à des mains jointes, des lotus blessés dont les pétales avaient été arrachés, des lotus se desséchant, de vieux lotus dont les pétales étaient tombés, des lotus souriants, ouvrant orgueilleusement leurs pétales, des lotus se cachant sous les feuilles.

Parmi tous ceux-ci trois lotus étaient l’orgueil du jardin, deux d’entre eux appartenaient à l’espèce des lotus étalés tandis que le troisième dressait avec un port particulièrement hautain sa fleur parfaitement bien formée.

Sur ces trois lotus aucune abeille ne s’était encore posée pour en sucer le nectar.

Cependant, dans le jardin, de nombreux essaims d’abeilles voletaient constamment prenant leur plaisir parmi les lotus.

Entre toutes ces abeilles un couple se distinguait particulièrement. Le mâle était une très petite abeille de la couleur de l’or ; son nom était Padma Dab-yang (Feuille de large lotus) l’autre abeille était une femelle d’un bleu turquoise appelé Padma Ngag-nyen (Beau langage de lotus). Ces deux étaient époux.

L’abeille couleur d’or était dans la fleur de la jeunesse, d’une intelligence brillante, douée d’un cœur généreux, constant en amour et d’un caractère paisible.

L’abeille couleur de turquoise était aussi généreuse et bienveillante, elle se montrait douce, pieuse, simple, véridique, sans malice, n’étant ni curieuse ni jalouse.

Les deux époux s’aimaient éperdument, ils ne cessaient d’échanger d’amoureux propos et de se regarder tendrement.

« Ô ma bien-aimée », dit un jour Padma Dab-yang à sa femme, « ta forme adorable si jeune, si gracieuse, pourrait exciter l’envie des déesses. Quel artiste aurait été capable de peindre d’aussi admirables couleurs que celles de ton corps gracieux. Ta beauté de même que les plaisirs dont nous jouissons ici sont les résultats des actions vertueuses accomplies dans nos vies précédentes.

« Ces tapis de fleurs que nul n’a tissés et qui sont si doux au toucher ; le nectar, que nul n’a distillé, qui nous est offert par ces fleurs et qui possède des centaines de goûts différents, pareil à un véritable élixir de vie, toutes ces délices nous ne les avons pas acquises par nos efforts présents, ils sont le produit des mérites que nous avons amassés dans le passé.

« Si nous tournons nos esprits vers la Sainte Doctrine[3] nous pourrons considérer nos existences égales à celles des vies libres des êtres humains. Ces êtres marchant sur deux pieds, doués du pouvoir de la parole et de celui de la Connaissance universelle, qui se laissent pourtant aller à commettre des actes mauvais, ne sont point, pour nous, des objets d’envie.

« Ô ma bien-aimée enchanteresse, je t’en prie écoute mes paroles. Ce merveilleux jardin, ces ravissantes fleurs réservoirs de nectar parfumé, ces nombreux essaims d’abeilles musiciennes qui tourbillonnent en chantant. Tout ce joyeux décor estival ne dure guère. Viennent après lui de nombreuses causes d’accidents et les aléas qui changent continuellement notre condition tandis que les messagers de la mort s’approchent continuellement de plus en plus près de nous.

« Passerons-nous donc notre vie dans la recherche des plaisirs ? – Ce qui nous apparaît, maintenant, comme désirable est, en vérité, dénué de réalité. La poursuite de buts matériels exige de nous un labeur continuel. Quand nous y consacrerions notre vie entière nous n’arriverions pas à la fin de tous les travaux et de tous les devoirs qui incombent aux êtres pris dans le tourbillon du monde. Puis, lorsque notre vie s’achèvera, quel bénéfice trouverons-nous à un tel labeur ?

« Quels sont les avantages qu’offrent un jardin, si enchanteur qu’il soit, si l’on doit le quitter ?

« Prenant mes paroles à cœur, ô ma bien-aimée épouse, réfléchis-y et consacrons nos vies à la religion.

« Que penses-tu, ô ma très chère ? – Ne te plairait-il pas d’embrasser la vie religieuse ? »

L’abeille couleur de turquoise avait attentivement écouté ce discours, elle répondit :

« Ô mon époux bien-aimé ce que tu as dit est raisonnable et sage. Ô toi, maître de mon cœur, tes paroles sont la vérité même. J’accueille tes bienveillants conseils comme de l’élixir d’immortalité descendant des régions divines. La vie heureuse que nous, abeilles fortunées, passons dans ce jardin fleuri est le résultat des œuvres charitables que nous avons accomplies dans nos vies précédentes.

« Cependant ce bonheur ne sera pas éternel, la nature même de la « ronde[4] » empêche sa durée. Notre beauté, notre richesse ne sont que des circonstances illusoires et éphémères. Notre bonheur ne nous apporte pas une satisfaction complète et toujours nous aspirons à de nouveaux objets de plaisir.

« Revêtons donc une cuirasse sur notre cœur, fortifions-nous en vue de l’effort à accomplir. Je garderai, de façon indélébile, cette résolution dans mon cœur. Elle sera inébranlable. Oui, mon hautement prédestiné bien-aimé, consacrons notre vie à la pratique de la Doctrine[5].

« Les biens que l’on acquiert sont passagers. Ce que l’on épargne, que l’on accumule, profite, finalement, à autrui.

« Disciples et partisans rassemblés avec amour et traités avec bienveillance nous abandonnent et deviennent des instruments aux mains de nos ennemis. Les maisons que nous bâtissons pour y vivre deviennent des pièges où la mort nous surprend. Les champs que nous cultivons, croyant nous assurer des biens profitables, deviennent des lieux de massacre pour les vers et les insectes. Tel est l’envers de tout ce qui paraît bon et souhaitable dans les choses du monde.

« Cependant, avant de prendre une résolution définitive nous devons réfléchir. Les actes entrepris à la hâte réussissent peu souvent. Si nous gravons fermement nos résolutions dans notre cœur, notre esprit acquiert par là une force plus grande. »

 

*    *    *

 

En ce temps-là, un Doubtob[6] nommé Tön-kun-droub pa (qui a accompli tous ses objets) résidait dans la région. Il était bienveillant, doux, paisible et très incliné à aider autrui. Il se trouva que, passant par le Jardin de Lotus, il entendit la conversation des deux abeilles et s’arrêta près d’elles.

Aussitôt Padma Dab-yang et Padma Ngag-nyen s’approchèrent du Doubtob et se prosternèrent à ses pieds en témoignage de respect.

« Ô grand Sage, lui dirent-ils, veuillez nous instruire par un discours pareil à ceux que prêchait le Bouddha. Vous êtes une Lumière de sa Doctrine, l’incarnation de l’Assemblée de ses Disciples, faites-nous profiter de vos expériences et des connaissances que vous avez acquises, montrez-nous la Voie suivie par les Chang choub séms pas[7] et daignez nous accepter comme vos disciples. »

En les entendant, le Doubtob manifesta une joie majestueuse et, élevant la voix, il leur adressa le discours suivant :

« Hommage au plus éminent d’entre les hommes, au Protecteur du Dieu des Dieux, à l’incomparable Sauveur et guide spirituel de tous les êtres. Hommage au plus exalté d’entre les Sakyas[8]. Que les cœurs des habitants des six régions se tournent vers sa Doctrine.

« Ô vous abeilles fortunées qui avez été attirées vers moi par la force émanée de vos actes antérieurs, si vous désirez sincèrement vivre selon la Doctrine, prêtez l’oreille à mes paroles. Elles sont l’écho fidèle de celles des Bouddhas[9] ; elles expriment l’essence même de la vérité.

« Hélas ! les êtres des six régions[10] errent dans la ronde du monde depuis toute éternité soumis à l’illusion des actes.

« Durant des âges sans nombre ils n’ont point entendu la Doctrine. Aussi rare que la vue d’une étoile en plein jour est la rencontre de l’Enseignement des Bouddhas.

« Le Bouddha de l’âge présent, le fils de Suddhodana, qui est le quatrième des Bouddhas universels, a mis, par trois fois, la roue de la Loi en mouvement[11]. La période de cinq mille ans pendant laquelle son influence peut s’exercer n’est point encore révolue. Il est encore possible à tous d’entrer dans la voie de la Sagesse.

« Lorsque s’offre à notre portée un maître capable de nous instruire et qui nous accueille amicalement, si nous ne profitons pas de cette occasion nous n’obtiendrons peut-être jamais plus une naissance qui nous procurera de pareils avantages.

« Hélas ! les êtres égarés par l’illusion tiennent pour durable les agrégats qui sont éphémères. Les corps pareils à des vases et composés d’éléments sont instables, leur contenu, le principe vital des êtres, est, lui aussi, instable. Les saisons et les plaisirs qu’elles amènent sont transitoires. Les plus éminents des êtres, les Conquérants (spirituels)[12] et les Dieux, sont également sans durée. Brahmâ lui-même, et les Dieux, sont également sans durée. Brahmâ lui-même le Seigneur de tous les êtres, doit être capturé par le lasso de la mort.

« Les êtres sont semblables aux animaux enfermés dans un abattoir qui attendent d’être tués. Et la mort ne conduit pas au néant ; la ronde reprend les êtres et les réentraîne dans de nouvelles existences, ici ou là. Les habitants des mondes de douleur[13] souffrent les tortures d’une chaleur ou d’un froid excessifs. Les Yidags[14] sont tourmentés par la faim et par la soif. Les animaux s’entredévorent. Les hommes ont la vie courte, et durant celle-ci ils souffrent mille maux. Les Lha ma yin[15] sont perpétuellement en guerre.

« Les Dieux éprouvent la détresse causée par l’appréhension du terme de leur existence dans les séjours paradisiaques[16]. Le malheur règne partout et les êtres sont comme plongés dans un océan de flammes.

« Toutes choses sont créées par la force des actes. Les délices des mondes de la béatitude et les misères effroyables des régions infernales résultent des actes et d’aucune autre cause.

« Mais afin d’être sûrement dirigé dans la voie du salut, un guide éclairé possédant la plus haute connaissance est nécessaire. Un tel guide est difficile à trouver à notre époque, et s’il vous manque, vous serez comme des aveugles partant en voyage. Observez donc d’abord celui à qui vous vous confierez. »

Ayant dit, Tön kun droup pa bénit gracieusement les deux abeilles et s’éloigna.

Partout où il passait, les désirs et les bons desseins de ceux qui le voyaient, écoutaient ses discours ou entendaient seulement parler de lui s’accomplissaient. Comme l’étoile à queue (comète) balaie le ciel avec des rayons lumineux, ainsi le Doubtob laissait derrière lui une traînée de bonheur.

Progressant rapidement sans effleurer le sol, il arriva au monastère appelé Migméen-thiglaï gompa[17].

Là, sa forme humaine se transforma en une masse de flammes. Puis, de même qu’un feu s’éteint lorsque le combustible qui l’alimentait est consumé, les flammes s’éteignirent et les éléments matériels et spirituels qui avaient constitué la personne de Tön kun-droup pa s’étant dissipés il ne demeura rien de lui[18].

 

*    *    *

 

Pendant quelque temps après le départ du Doubtob, Dab-yang l’abeille dorée et Ngag-nyen l’abeille couleur de turquoise, son épouse, s’efforcèrent de s’adonner à la méditation des vérités qui leur avaient été prêchées et de modeler leur conduite sur elles. Cependant, le souvenir du Sage et celui de ses conseils s’effacèrent peu à peu dans l’esprit des deux abeilles et elles reprirent leurs ébats insouciants dans le jardin de lotus, jouant avec les nombreuses autres abeilles et s’enivrant du nectar puisé au cœur des lotus.

Or, il advint qu’un jour où Dab-yang volait haut dans le ciel tandis que Ngag-nyen était demeurée enfoncée dans la fleur épanouie d’un lotus, d’épais nuages noirs se formèrent rapidement et interposèrent un voile d’ombre entre le ciel et la terre. Les lotus, douloureusement impressionnés par l’obscurité qui commençait à envelopper l’étang où ils croissaient, resserrèrent leurs pétales et Ngag-nyen n’eut pas le temps de s’échapper de la fleur dans laquelle elle était enfoncée.

Terrifiée par ce qui lui arrivait et suffoquée par la pression des pétales autour de son corps menu, Ngag-nyen ne pouvait que crier faiblement : « cup, cup, cup ».

De son côté, Dab-yang voyant le ciel s’obscurcir et n’apercevant pas sa femme près de lui fut saisi d’inquiétude et se hâta de descendre vers l’étang de lotus. Là, il gagna le fier lotus qui était le favori de Ngag-nyen.

Hélas ! la fleur étroitement fermée ne présentait plus que l’aspect d’une petite balle d’où partaient de faibles gémissements.

Comprenant que sa charmante épouse était emprisonnée dans le lotus, Dab-yang, éperdu de désespoir, tournait autour de lui en se lamentant :

« Hélas ! Hélas ! quel sort terrible.

Que faire ? Que faire devant un tel malheur.

Pourquoi ce désastre subit.

Ô astre glorieux qui éclairez le monde en parcourant le ciel immense, quel pouvoir maléfique a soudainement caché votre face.

Quelle force mauvaise a, en un instant, fermé ces millions de pétales !

Qu’est devenue ma jolie charmeuse.

Qu’est devenue ma compagne qui flottait si gracieusement dans l’air sur ses ailes diaphanes.

Qu’est devenue celle qui murmurait des chants si mélodieux et de si doux secrets.

Qu’est devenue mon épouse au délicieux sourire, aux yeux pareils à des turquoises, si gracieuse lorsqu’elle se promenait portée sur ses six jambes délicates.

Où est-elle celle qui est une portion de mon cœur.

Ô montre-toi Ngag-nyen, ma bien-aimée, le cœur de ton époux est près de se briser.

Ô cruels nuages noirs !

Qui a pu faire tomber un tel malheur sur nous, innocentes abeilles.

Ô lotus aux mille pétales, n’as-tu pas le pouvoir de t’ouvrir.

Et toi glorieux et bienveillant soleil, ne peux-tu te dégager de ces nuages sombres.

Oh ! jaillis hors d’eux, viens réchauffer et éclairer la terre.

Ô vent, ne veux-tu pas disperser ces nuages néfastes ?

Que ne suis-je un homme possédant le pouvoir d’ouvrir par force ce lotus fermé.

Mais je ne suis qu’une abeille impuissante ; nul Dieu ne viendra-t-il à mon aide en commandant aux nuages de s’éloigner.

Oh Ngag-nyen ! Ngag-nyen ! »

De sa prison, Ngag-nyen qui avait cessé de se débattre et repris un peu de force entendit les plaintes de son époux et l’appela :

« Dab-yang ! Dab-yang ! »

Sa voix assourdie par l’épaisseur des pétales repliés parvenait comme un faible murmure à l’oreille de Dab-yang.

En l’entendant, celui-ci sentit son cœur s’emplir d’une grande joie ; sa femme chérie vivait et il ne doutait pas qu’elle ne puisse réussir à s’échapper. Cet espoir n’était point partagé par la pauvre abeille bleu turquoise qui pensait tristement en elle-même :

« Combien il est regrettable qu’ayant reçu les précieux enseignements du sage Tön-kun droub pa nous ayons consacré si peu de temps à les méditer, bien que nous ayons promis de passer toute notre vie à le faire. Nous sommes retournés à nos amusements frivoles, les jours de notre vie ont été dépensés en vain. Et voici que je suis enfermée dans ce tombeau où je périrai bientôt d’une mort misérable. Pourtant, peut-être le soleil brillera-t-il de nouveau et le lotus réchauffé par ses rayons s’épanouira-t-il, permettant ma fuite. »

Cependant, comprenant la douleur qui étreignait Dab-yang, elle voulut lui adresser quelques paroles de consolation dans l’incertitude où elle demeurait de pouvoir encore être entendue plus tard par lui.

 « Ô mon noble Dab-yang, dit-elle, quel sort funeste me prive du bonheur de contempler ton doux visage,

« Pourquoi faut-il que si soudainement le Roi de la Mort vienne pour m’emporter dans son royaume.

« Toutes les choses qui faisaient nos délices me sont devenues des ennemies,

« Ces moelleux pétales qui constituaient notre agréable couche sont devenus les dures pierres de ma prison.

« Le nectar sucré dont nous nous abreuvions s’est transformé en un liquide visqueux dans lequel je suis engluée.

« Ô mon cher compagnon, le sage Doubtob qui nous enseigna la Doctrine nous a bien dit que tout ce qui est du monde est passager. Nous en avons maintenant la preuve. Il y a bien peu de temps, nous jouissions d’un bonheur égal à celui des Dieux et me voici maintenant au seuil du Pays des Morts où je dois entreprendre le long et hasardeux voyage à travers le Bardo[19].

« Je pars, ne regrettant ni mon corps gracieux, ni mes bonnes amies les abeilles, ni ce jardin parfumé, ni les plaisirs dont j’ai joui, mais je te regrette, toi, mon très aimé Dab-yang. De tout le temps qu’a duré notre union tu ne m’as jamais adressé que des paroles de tendresse ; tu m’as toujours été fidèle et secourable et mon cœur se brise à l’idée que je ne te reverrai plus. »

« Ô Ngag-nyen ! Ngag-nyen, s’écria Dab-yang qui ne pouvait contenir sa douleur. Calme-toi, prends courage ; les accidents sont momentanés et ont un terme. Ces nuages noirs ne peuvent demeurer à jamais étendus dans l’espace, les glorieux rayons du soleil vont de nouveau illuminer la terre.

« Il existe des êtres sages qui doivent connaître les moyens de vaincre l’obscurité.

« Dans les villes et dans les endroits rocheux vivent les corbeaux au plumage noir qui rendent des oracles avec leur divers croassements qu’il faut interpréter.

« Si je consulte l’un d’eux, peut-être me donnera-t-il un bon conseil.

« Sous les corniches et les toits des hauts édifices logent les nombreuses tribus emplumées des moineaux bavards. Ne leur serait-il point possible de célébrer quelque rite utile pour notre bénéfice ?

« Dans les puits, dans les mares et dans les autres lieux humides habitent les grenouilles à la voix puissante. On les tient pour être des ambassadeurs des déités serpents[20]. Si je les supplie humblement elles consentiront sans doute à nous aider.

« Dans les crevasses des rocs, dans les arbres creux résident les serpents qui causent la terreur. Ils sont dits être des formes incarnant le malfaisant génie des Eaux. Si nous implorions sa protection il pourrait peut-être écarter les nuages.

« Dans les terriers, sur les montagnes, habitent les marmottes ascètes qui passent leur vie plongée dans la méditation. On dit qu’elles ont atteint les profondeurs des plus sublimes ting gné dzin[21]. Si elles le voulaient, elles pourraient par la force de leur concentration de pensée agir sur les nuages et les dissoudre.

« Au sommet des arbres, parmi le feuillage touffu, perchent les coucous, suaves chanteurs au plumage d’émeraude. Ce sont eux, croit-on, qui convoquent les nuages chargés de pluie, si je les gagnais par des présents, ils pourraient congédier les nuages.

« Dans les agréables plaines herbeuses du Nord errent les kyangs[22] à la bouche blanche, à qui les Dieux confient leurs messages. On les dit possesseurs de la pierre précieuse qui attire les rayons du soleil. Si nous les en sollicitons, ils pourront lever leurs mâchoires et pousser des cris d’appel.

« De tous côtés, tapies dans les repaires qu’elles se sont bâtis elles-mêmes, demeurent, aux aguets, les meurtrières aux neuf membres[23], considérées comme des incarnations des mauvais Esprits. Si nous les consultons, elles pourront peut-être inventer une manière d’écarter le danger.

« Planant dans les hauteurs du ciel et se posant sur les cimes des montagnes en émettant des cris perçants est l’aigle aux ailes puissantes, si nous l’implorons il daignera peut-être exercer, en notre faveur, son pouvoir irrésistible.

« Il ne peut y avoir de malheur sans remède,

« Il ne peut y avoir de funeste pouvoir qu’on ne puisse vaincre.

« La volonté existe, elle crée des moyens d’agir,

« La mienne a été vaincue, néanmoins elle se redresse.

« Je chercherai et je trouverai la façon de délivrer Ngag-nyen. »

Ce disant, Dab-yang partit en quête de secours.

Il s’adressa au corbeau qui s’exprima comme un oracle de la manière suivante :

« Les Nâgas[24] émettent les nuages d’orage et le kyong[25] qui commande aux vents est capable de les chasser. Pour obtenir ce résultat il est diverses méthodes. Bien que la tempête menace maintenant, ses conséquences ne seront pas sérieuses. »

Le président de l’Assemblée des moineaux déclara :

« Le pouvoir de l’Assemblée égale celui des flammes puissantes capables de réduire une forêt en cendres que ne peut-il pas contre des accidents qui, comparés aux arbres majestueux, ne sont que des brins d’herbe.

« Montrez-vous seulement généreux dans les offrandes que vous nous apporterez. »

Ayant dit, il convoqua l’Assemblée et tous s’occupèrent à marmotter des formules liturgiques.

La grenouille dit :

« En vérité les nuées obscures sont l’œuvre des Nâgas malfaisants. Si on les en prie, ils peuvent les dissiper. » Et elle fixa intensément ses regards vers le ciel.

Le serpent prononça :

« C’est du capuchon[26] de l’Esprit des Eaux irrité que proviennent les lourds nuages obscurs chargés de grêle. J’ai le pouvoir de les dissiper. » Et, aussitôt, il se mit à tracer des signes mystérieux en s’enroulant et en se déroulant successivement.

La marmotte dit :

« Vous interrompez ma continuelle méditation, cependant pour vous obliger, ô abeille dorée, je veux formuler de bons souhaits[27] pour vous. Soyez assuré que nul mal n’arrivera. »

Et la marmotte s’assit, immobile, les yeux à demi clos.

Le coucou dit :

« Les nuages apportant la pluie obéissent aux Dieux, ils viennent et s’en vont suivant ce qui leur est commandé. Les coucous bleus ont quelque pouvoir sur la pluie, je vais m’employer à vous servir. » Et il se mit à se balancer gracieusement sur les branches.

Le kyang dit :

« Vous ne vous êtes pas trompé en vous adressant à moi. La lèvre supérieure du kyang mâle, solitaire à la forte voix, est une véritable gemme magique apportant la satisfaction des désirs. Pareille à un balai, elle débarrasse le ciel des obstacles qui y surgissent. » Et, sûr de lui, il retroussa sa lèvre supérieure et la tourna vers le ciel.

L’araignée dit :

« Il n’existe guère de moyens de dégager le ciel couvert par les brouillards. Cependant, si vous m’apportez suffisamment de viande et d’insectes, je célébrerai les rites nécessaires en cette occasion. » Et elle commença activement à tisser une toile.

L’aigle dit :

« Je domine les Nâgas. Je me nourris des serpents et des grenouilles qui constituent leur trésor. Le mouvement de mes serres déclenche les roulements du tonnerre et fait jaillir les éclairs. Je vais combattre les Nâgas. » Il s’éleva alors très haut dans le ciel et lança un joyeux cri perçant.

Dab-yang ayant reçu tant de consolantes assurances de la part de ces animaux distingués et de haut renom se sentit renaître à l’espoir. Il se hâta de retourner à l’étang des lotus où Ngag-nyen demeurait captive. Bientôt, pensait-il, elle serait délivrée. Mais tandis qu’il se complaisait dans cette réconfortante idée, les nuages noirs devenaient plus épais. Finalement, ils couvrirent toute l’étendue du ciel jusqu’aux confins de l’horizon, le pays se trouva plongé dans les ténèbres.

Alors le tonnerre gronda de façon menaçante puis une terrible et glaciale rafale accourut du fond de l’espace balayant les plaines et saccageant les forêts. Les pétales des lotus se serrèrent plus fortement ; dans celui où elle se trouvait, la pauvre abeille couleur de turquoise se sentait écrasée par leur pression, les étamines la transperçaient comme des épines. « Dab-yang ! Dab-yang ! appela-t-elle faiblement, je suis certaine, maintenant, que je vais mourir dans cette prison. »

Les coups de tonnerre devenaient plus rapprochés et plus violents.

« Dab-yang ! gémit encore Ngag-nyen, des vagues doivent s’élever sur l’étang car je sens les lotus se balancer et s’entrechoquer. La grêle va tomber, les fleurs et l’herbe seront hachées, les feuilles réduites en fils, les fruits éparpillés, les arbres brisés et les rocs eux-mêmes seront fendus.

« Ce serait le temps de fuir, mais Ngag-nyen ne le peut pas. Oh ! Dab-yang, je comprends bien maintenant que le terme de toutes choses est leur destruction ; tout ce qui est composé devant se désagréger.

« Le lasso du Roi de la Mort est autour de mon cou et me tire avec force. Des sons pareils à « tue, tue, frappe, frappe » retentissent autour de moi. Je me sens précipitée vers une région inconnue où je devrai m’avancer seule.

« Le cauchemar illusoire des six mondes brille pareil à d’innombrables étoiles lointaines. Nul n’est là pour m’accueillir amicalement ou pour me protéger.

« Ô mon bien-aimé Dab-yang, dirige ton esprit vers la Doctrine, ne tarde point. C’est le dernier conseil que je t’adresse, le dernier vœu que je forme pour toi… Puisses-tu m’entendre. Je te supplie, maintenant, de chercher un abri où les grêlons meurtriers ne pourront pas t’atteindre. Je te souhaite une longue vie vertueuse et l’accomplissement de tes désirs. Adieu pour jamais. »

Et Ngag-nyen, suffoquée, se tut.

Dab-yang avait eu peine à saisir ses paroles que l’épaisseur des pétales du lotus et l’agonie de Ngag-nyen rendaient indistinctes. Il lui semblait que des épines déchiraient son cœur et il ne pouvait que laisser échapper les faibles cris de : A-kha-kha[28].

Le vent redoublait ses hurlements. Des éclairs aveuglants rayaient le ciel d’encre, d’énormes grêlons tombèrent avec fracas, le monde semblait prêt à se rompre.

Dab-yang se cacha dans la crevasse d’un rocher.

Cependant la grêle continuait à tomber battant les montagnes et y creusant des cavernes, les ruisseaux devinrent des torrents, les prairies se transformèrent en marais. Les hautes plantes furent écrasées et rasées au niveau du sol, les petites réduites en poudre et les plus menues anéanties.

Puis, la tempête s’abattit, les nuages sombres s’évanouirent et un triomphant soleil brilla dans toute sa gloire.

Dab-yang sortit de sa cachette et se dirigea vers l’étang des lotus.

Hélas ! quel spectacle l’attendait ! Sur les prairies environnantes le gazon et les fleurettes formaient une gelée visqueuse. Les lotus s’étaient retirés sous l’eau dès que la grêle avait commencé à tomber et, maintenant, un à un, prudemment ils se redressaient élevant leur tête au-dessus de l’eau et flottant gracieusement à la surface de l’étang.

La fleur dans laquelle l’infortunée Ngag-nyen s’était trouvée emprisonnée n’avait pas été détruite, mais quant à Ngag-nyen elle avait été étouffée alors que le lotus s’était enfoncé sous l’eau et son petit corps écrasé apparaissait collé contre les pétales humides de la fleur qui s’était de nouveau épanouie.

À cette vue Dab-yang fut saisi d’un tel désespoir qu’il lui sembla que son cœur se brisait, des torrents de larmes inondèrent ses joues. Devant lui, dans la brillante clarté d’un soleil radieux, les lotus s’ouvraient largement et, parmi eux, une multitude d’abeilles voletaient et s’ébattaient gaiement.

Mais Ngag-nyen couleur de turquoise n’était plus qu’un peu de poussière, et lui demeurait à jamais seul.

« Hélas ! Hélas ! s’exclamait Dab-yang. Oh ! misère ! misère ! Voilà la douleur inhérente au monde.

« Tout y est déception, tout s’y transforme en douleur. Les plaisirs éphémères y sont tôt changés en tristesse, en désolation.

« Il n’y a qu’un moment s’épanouissaient les belles fleurs

« Dont les pétales sont maintenant tombés.

« Il n’y a qu’un moment s’étalait le feuillage luxuriant

« Qui est maintenant dispersé sur le sol.

« Ce matin, seulement, ici était un jardin de délices,

« Il est devenu un lieu de torture.

« Il y a peu de temps vivait ma bien-aimée compagne,

« Son corps et son esprit sont maintenant séparés.

« Il n’y a qu’un moment son heureux époux Dab-yang

« Jouissait auprès d’elle d’un suprême bonheur,

« Maintenant il est en proie à un désespoir déchirant.

« Un instant a suffi pour changer en un cadavre inerte

« La gracieuse reine abeille aux six pieds menus.

« Quand je pense à ces choses

« Mon esprit est tristement accablé.

« Je me sens hébété et déchiré par l’angoisse.

« Le terrible Roi de la Mort

« A soudainement saisi ma bien-aimée.

« Quand viendra-t-il me prendre ?

« Ô sage Maître, que n’ai-je donné plus d’attention à tes conseils !

« Puisse mon cœur être maintenant transformé.

« Puissé-je, dorénavant, mener une vie sage et sainte.

« Ô Maître que j’implore, ta grâce soit sur moi ! »

 

*    *    *

 

Tandis qu’il s’entretenait dans ces sentiments, Dab-yang, l’abeille dorée, se dirigeait inconsciemment – ou plus probablement attiré par une influence occulte – vers la caverne de cristal, où s’abritait le jeune ermite Padma Gyaipa. Celui-ci, qui possédait des facultés supranormales, connut l’arrivée de Dab-yang et, aussi, les dispositions dans lesquelles il se trouvait.

Cette abeille dorée, pensa l’ermite, a toujours eu de l’inclination pour la Doctrine du Bouddha. Il est possible que le malheur qui l’a frappée lui inspire, maintenant, le dégoût du monde, mais l’oubli pourra lui venir et elle retombera dans l’insouciance et la dissipation. Je l’accueillerai donc et encouragerai ses bonnes dispositions.

L’ermite appela Dab-yang comme celui-ci voletait près de la caverne de cristal.

« Comment se fait-il, mon cher ami, que vous erriez dans mes parages en chantant une aussi mélancolique complainte ? lui dit-il.

« Je sais que votre belle épouse a été capturée par le lasso de la Mort, c’est là un événement déplorable pour vous, cependant ne vous affligez pas aussi amèrement et reprenez courage.

« Seule la pratique des préceptes énoncés dans la Doctrine et la réalisation des vérités profondes proposées par elle peuvent nous rendre heureux. La poursuite des plaisirs que le monde nous offre est un leurre, ceux-ci apportent la déception avec eux.

« Si vous avez perdu une compagne, ne pouvez-vous pas en retrouver une autre ? On ne voit point que la mort d’un des membres de la famille ait jamais détruit la famille elle-même[29]. Les vicissitudes sont l’aliment constant de la vie ballottée entre des phénomènes instables.

« Mais un zèle soudain et impétueux, une foi impulsive, sans base raisonnable ne peuvent être qu’éphémères.

« Réfléchissez. Celui qui se retire dans les solitudes des montagnes sans avoir atteint à une suffisante fermeté d’esprit risque de prendre la solitude en horreur. Je vous en avertis, ô abeille dorée. »

Dab-yang, ému par les paroles de l’ermite, lui répondit : « Ô fils d’une lignée de Brahmines,« Dans cette agréable solitude vous reposez heureusement,

« Jouissant du parfum des lotus.

« Votre compassion pour l’humble et délaissée petite abeille que je suis m’est infiniment précieuse.

« Cher Padma Gyaipa, vous devez avoir eu un véritable Bouddha pour maître spirituel.

« De lui vous avez appris les plus profondes vérités.

« Vous les avez comprises et, guidé par elles,

« Vous vivez heureux chantant un chant joyeux dans une caverne de cristal.

« Montrez-vous accessible à ma prière.

« Je vous supplie de chanter pour moi un chant célébrant la Voie du salut.

« De m’instruire par un discours démontrant l’instabilité et l’irréalité des choses.

« De me rendre proches et sensibles les avantages de la libération de l’esprit.

« Quant à moi, l’abeille menue appelée Dab-yang,

« Je veux, dès ce moment, vivre dans la solitude,

« Je veux consacrer ma vie entière à la méditation,

« Contemplant mon propre esprit comme un panorama changeant.

« Désormais je ne veux plus avoir d’autre compagnie que la vôtre.

« Je vous adjure, mon bien cher ami, de m’être accueillant et de m’instruire par des paroles clairement compréhensibles dénuées d’énigmes et de mystère. »

Quand Dab-yang eut fini de parler, l’ermite pensa :

« Véritablement Dab-yang est sincère, il n’est pas étourdi, il est capable de persévérer dans ce qu’il entreprend et il est certainement au-dessus de la mentalité des gens ordinaires. Je répondrai donc à son désir et l’instruirai par un discours approprié. » Et Padma Gyaipa parla :

« Ô toi, petite abeille promise à une éminente destinée,

« Moi, le disciple d’un très sage Maître, je te prêche un noble sermon.

« Applique-toi à l’écouter attentivement et à conformer avec zèle ta conduite à ce que tu apprendras.

« Le vaisseau qui porte les êtres flotte sur l’océan illusion.

« Dans le vaisseau, les passagers s’entre-combattent dans une mêlée qui les meurtrit tous.

« La douleur se propage de l’un à l’autre avec la rapidité du feu dans la jungle.

« Chacun se détourne des actions bienfaisantes.

« Ainsi, le bonheur est aussi éphémère que l’étoile du matin au lever du jour.

« Comme chacun s’adonne à des actes mauvais, le malheur se glisse lentement, avec persistance, comme les ombres du soir.

« La convoitise et la luxure percent un trou dans la meule de la haine et de la colère

« Et, par ce trou, coule comme du grain, le bonheur des hommes et des Dieux.

« Dans les temps anciens le monde consistait en des cités magnifiques,

« Leurs habitants pouvaient communiquer entre eux en volant comme des oiseaux,

« Leur félicité égalait celle des hôtes des demeures célestes,

« Ils étaient régis par des monarques universels[30] dont la domination s’étendait sur les quatre continents et les îles qui les entourent.

« La loi des dix actes vertueux florissait[31].

« Les hommes se multipliaient et peuplaient les sphères des Déités.

« Les Dieux se multipliaient et remplissaient de fleurs les jardins et la campagne.

« Maintenant, le monde consiste en des rangées de ruines.

« Les terres durcies, non labourées, s’étendent en vastes espaces,

« Les hommes prennent plaisir en des banquets où ils se repaissent de viande et de sang.

« Les messagers infernaux règnent sur eux en souverains,

« Leur domination est maintenue par la puissance des massacres et du sang versé.

« Les êtres condamnés à la misère se jettent les uns sur les autres,

« La tromperie et l’égoïsme sont les lois suprêmes,

« Les véritables humains disparaissent et à leur place surgissent des fourbes et des coquins.

« Les maîtres ès sciences noires qui possèdent le secret des maladies mortelles et des arts meurtriers jouissent de la prospérité.

« Le roi sur son trône pratique la fraude,

« Injustement et par ruse il punit les innocents,

« Il plonge traîtreusement ses sujets dans la guerre.

« Les grand Lamas, sous leur dais, pratiquent la fraude.

« Enveloppant dans un voile de mystère la Doctrine religieuse

« Ils proclament des prophéties mensongères,

« Ils marchandent les rites initiatiques contre des biens matériels,

« Ils cherchent la Domination par le moyen des pouvoirs magiques.

« Toute leur religion consiste en momeries pour écarter, disent-ils, les maux qui menacent les laïques.

« L’ermite, dans sa hutte solitaire, pratique la fraude,

« Il passe son temps à dormir

« Devant les gens vulgaires il prend certaines postures et fait certains gestes,

« Il cache son bien en des endroits secrets,

« Il se répand en flatteries devant les laïques qui l’entretiennent.

« La masse des gens du bas peuple pratique aussi la fraude.

« Leur esprit est pareil à la roue du potier,

« Il tourne selon leurs besoins.

« L’homme du commun est aux aguets pour voir le tour que les événements prendront,

« Puis il se met à la suite du plus fort.

« La mentalité des masses est pareille au ciel printanier.

« Ses modes sont changeants : clairs à un certain moment et obscurs le moment suivant.

« La constance du peuple est comparable à la trompe de l’abeille que l’on voit tandis qu’elle mange et disparaît quand elle a fini.

« L’estime qu’il manifeste ressemble aux figures peintes sur un tableau, jolies à la surface, mais n’ayant rien derrière elles.

« Ses croyances, sa foi, sont comme un ragoût, fait de poumons, qui remplit la bouche et ne donne rien de nourrissant à l’estomac.

« Les dévots pratiquent la fraude,

« Leur entendement et leurs pensées sont pareils aux têtards,

« Une trop grosse tête et une trop mince queue.

« Leur zèle ressemble à la bouche de la grenouille,

« Ils sont zélés en écoutant mais point en pratiquant.

« Ils dupent leurs Maîtres (spirituels),

« Ils passent leur vie dans la poursuite d’intérêts matériels,

« Quand vient le temps de leur mort ils se frappent la poitrine avec leurs poings, clamant leur regret.

« Ils se sont satisfaits avec la perspective de jours à venir,

« Mais ce qui était un être vivant le matin, le soir est devenu un cadavre.

« Ô mon cher Ami, ce que je viens de vous dire, je ne l’ai jamais dit à personne. Si vos sentiments correspondent aux miens, nous marcherons ensemble dans le sentier des Sages.

« Nous rejetterons tout intérêt matériel comme on écarte une pierre de son chemin.

« Nous nous consacrerons avec zèle à l’étude de la Doctrine.

« Nous jetterons aux vents toutes les formalités rituelles.

« Voulez-vous en former la résolution, ô prédestinée abeille ? »

 

*    *    *

 

Il est dit qu’en entendant ce discours Dab-yang fut profondément convaincu de la Vérité qui en émanait et atteignit l’Illumination spirituelle.

MAXIMES ATTRIBUÉES À UN LAMA RAJAH DU DUGYUL (BHOUTAN)

La charité procure une heureuse moisson dans la vie prochaine[32]

La moralité est le père et la mère qui procurent une heureuse renaissance

La patience est un ornement qui convient à tous

L’effort persévérant conduit à toutes les réussites

La méditation est le filtre qui purifie un esprit impur

L’intelligence est l’arme par laquelle tous les ennemis peuvent être soumis

Ceux qui mettront ces règles en pratique

Seront les véritables fils des Vainqueurs[33]

Celui qui respecte tous les vieillards comme ses propres parents

Qui ne laisse aucun mauvais sentiment s’élever en lui

Et qui cultive de bonnes coutumes (en s’inspirant de) ce qu’il voit et ce qu’il apprend

Celui-là prépare son salut.

Ne vous réjouissez pas quand la mort ou le malheur frappe vos ennemis

Ne vous enorgueillissez pas même si vous devenez pareil à Indra (le roi des Dieux)

Quoi que vous fassiez, que cela soit droit comme la ligne de Brahmâ (la ligne droite)

Telle est la conduite d’un homme raisonnable.

Bandant votre esprit comme on bande un arc

Émettez des paroles aussi droites qu’une flèche

Si vos actes ne sont pas inspirés par l’égoïsme

Il y aura peu de fautes à blâmer en vous

Si vous ne voulez pas que votre cœur (vos pensées) soit connu d’autrui

Il faut, en tous lieux, parler peu

Les hommes montrent au dehors ce qu’ils ont au dedans

Par leur bavardage

La femme dont l’esprit repose sur son mari et qui ne donne sa foi à nul autre

Qui parle peu mais dont les paroles sont sensées

Qui a l’art de bien traiter ses proches

Celle-là bien qu’âgée est toujours belle.

Celui à qui tenir un serment apparaît chose plus précieuse que la vie

Qui recherche l’acquisition du savoir par le triple moyen de l’audition, de la réflexion et de la méditation

Qui, en cette vie, a jeté au vent (a méprisé) les choses du monde

Celui-là est le plus précieux ornement parmi ceux qui possèdent la Doctrine

Si vous désirez être content (tranquille) fiez-vous-en à votre propre force

Si vous voulez avoir des amis, donnez des louanges à tous

Si vous voulez des conseils demandez-les à ceux qui savent.

Ne discutez pas avec ceux qui sont fiers (qui ont grande opinion d’eux-mêmes)

N’entrez pas en compétition avec ceux que la chance favorise

N’insultez pas ceux qui sont vindicatifs

Ne nourrissez pas de rancune envers ceux qui sont puissants

Rejetez les mauvaises coutumes même si elles ont été celles de vos pères

Adoptez les bonnes coutumes même si elles ont été établies par vos ennemis

Le poison ne doit pas être bu, même si c’est votre mère qui vous l’offre

Mais il faut prendre l’or, même si c’est un ennemi qui vous le donne

Ne vous hâtez pas d’exprimer les désirs de votre cœur

Ne vous abandonnez pas à la colère tandis que vous poursuivez un but important

Ne soyez pas trop exigeant envers les gens sincèrement religieux

Ne prenez pas conseil des gens endurcis dans le mal.

Celui qui regarde une bonne loi comme étant de plus de poids (plus importante) qu’un poids d’or

Qui protège affectueusement ceux qui pratiquent la vertu

Qui s’oppose aux coutumes pernicieuses et y met fin

Celui-là est un double ornement du royaume

Celui qui, même à son fils, ne dévoile point les profondeurs de son cœur

Qui parle respectueusement des nobles et des savants

Qui maîtrise ses ennemis avec la vigueur du lion

Celui-là est beau dans l’Assemblée des ministres.

Ceux qui portent l’habit monastique sans observer les règles de leur état

Ceux qui se vantent d’être éclairés et ne le sont pas

Ressemblent au renard teint en bleu

Que l’on loue (admire) pendant un moment, puis qui est bafoué.

Ceux qui donnent en aumône des biens volés

Ceux qui adorent la Déité en sacrifiant des vies[34]

Bien qu’ils croient accomplir des actes vertueux commettent des péchés

C’est la méthode des fous pour gagner les mondes de douleur (les enfers)[35]

Parmi le clergé on trouve des coquins ;

Sur les montagnes, des herbes vénéneuses croissent parmi les plantes médicinales

Parmi (ceux qui se disent) vos amis il existe des gens à l’esprit malfaisant

Gardez-vous donc toujours avec prudence

Beaucoup tiennent des propos aussi hauts que le ciel

Quand ils sont satisfaits et florissants

Mais quand ils sont près de leur fin

Bien peu sont capables de maîtriser leurs corps et leurs paroles[36]

L’homme qui ne s’étonne pas même s’il voit un autre soulever une montagne

Mais qui trouve lourd un flocon de laine s’il le porte lui-même

Et qui demande par surplus qu’on le loue et l’estime (pour son travail minime)

Cet homme finira par être humilié.

Celle dont la jalousie est plus brûlante que le feu

Qui ne songe qu’à ourdir des complots pour décevoir son époux

Qui n’a point confiance en lui et lui est infidèle

Une telle femme est un mauvais génie dans une maison.

Celle qui jette à tous de mauvais regards

Qui se querelle avec ses voisins leur adressant des paroles injurieuses

Qui colporte de l’un à l’autre des secrets de famille

Une telle femme est le mauvais génie de toute une ville

Celle qui s’emploie à engendrer de l’inimitié et à tromper autrui

Et ne souffre pas qu’un mot méchant lui soit adressé

Qui circonvient les esprits par de vils mensonges

Une telle femme est le mauvais génie de tout un pays.

Inscrivant à son propre bénéfice tout ce qui se produit de bien

Jetant le blâme sur autrui pour le moindre mal qui advient

S’efforçant toujours de trouver à redire à ceux qui sont éclairés

Un individu de cette espèce a la mentalité du corbeau

Si un méchant se trouve parmi les membres d’un Conseil

C’est comme si une drogue empoisonnée était diluée dans un tonneau de vin

Parler de la Doctrine (celle du Bouddha) à un homme qui voit faux

Est comme nourrir un serpent venimeux avec du lait.

Être avare par désir de l’or

Critiquer autrui par désir de devenir célèbre

S’adonner à un genre stupide de méditation par désir d’acquérir des pouvoirs supranormaux

Ces trois, sont des moyens trompeurs d’atteindre son but.

Abaisser en paroles son Maître spirituel

Opprimer ceux qui l’ont aidé et patronné

Faire parade d’un bien volé devant son propriétaire

Telle est l’histoire des hommes éhontés.

La rancune de parents entretenant de trop grands espoirs est aisément excitée

La foi est aisément ébranlée dans un esprit faible

Une réconciliation (en cas de différend) est aisément effectuée entre gens qui sont (d’autre part) sympathiques

La ruine de l’homme orgueilleux est aisément amenée

Un coquin peut s’efforcer cent fois de dire la vérité

Toujours il se vantera, même s’il est dans son tort

Si l’eau est polluée par de la saleté

Comment pourrait-elle rendre un vêtement propre, même s’il y était lavé cent fois.

Celui qui a toujours à la bouche le peu qu’il sait de la Doctrine

Qui ne peut supporter la bravoure de cœur d’autrui

Qui ment au sujet d’autrui pour satisfaire son désir de renommée

Celui-là est le frère d’un chien.

Le roi qui s’enrichit en dépouillant ses sujets

Qui met de côté l’ombrelle blanche des dix actes vertueux

Qui laisse passer les bonnes et les mauvaises actions sans récompense et sans châtiment

Un tel roi court à sa perte.

Celui qui extérieurement affecte (envers le souverain) des attitudes serviles avec son corps et sa parole

Mais qui, dans son esprit, souhaite placer ses pieds sur la tête de celui-ci (le supplanter)

Qui à la moindre adversité se place en tête de ses ennemis

Un tel individu est le plus déloyal des ministres.

Celui qui colporte au dehors ce qu’il a entendu

Qui se refuse à rendre le moindre service ou ne le fait qu’en grommelant

Qui dérobe ce sur quoi il peut mettre la main

Est le pire des serviteurs qu’un grand homme puisse avoir.

Les inclinations et les aversions de l’homme ignorant sont absurdes

Les louanges qu’il s’adresse à lui-même en réalité l’abaissent

S’il loue son seigneur et veut le montrer égal à un Bouddha

Il ne réussit qu’à se faire voir comme un individu vulgaire

Parmi les choses qu’il convient d’adopter ou de rejeter

La pire est l’ignorance

Pour vaincre l’ignorance ennemie, l’intelligence est nécessaire

Et pour acquérir de l’intelligence la meilleure des méthodes est un vigoureux effort.

TSONG KHAPA

Tsong Khapa naquit, vers 1356, au pays d’Amdo à l’endroit où a été bâti, en son honneur, le grand monastère de Koum Boum[37].

Tsong Khapa est un surnom qui signifie « natif du bord, ou de l’embouchure de la rivière des Oignons ». Le véritable nom de Tsong Khapa était Lobzang Tagpa et c’est comme Djé Lobzang Tagpa (le noble Lobzang Tagpa) qu’il est respectueusement dénommé par les Tibétains.

Les auteurs étrangers ont, généralement, représenté Tsong Khapa comme le réformateur du Lamaïsme. En fait, il réforma, simplement, la discipline monastique en interdisant aux moines l’usage des boissons alcooliques, et en les astreignant tous au célibat. Précédemment, il était loisible aux membres du clergé de boire de la bière et de l’alcool de grain et le mariage était permis à ceux d’entre eux qui n’avaient pas reçu l’ordination majeure les instituant gelong.

Tsong Khapa avait été précédé dans cette voie par un éminent bouddhiste indien : Atisha, qui se rendit au Tibet en 1038. Celui-ci et son disciple, l’historien Dom ton (orthographe tibétaine : Brom ston), avaient fondé une secte réformée dont les adeptes portaient le nom de Ka dam pa, c’est-à-dire ceux qui sont liés par des commandements ou des préceptes. La secte prétendait aussi être dépositaire d’enseignements oraux traditionnels, ceux que les Tibétains dénomment sang wai damnag (enseignements secrets).

Atisha appartenait à la branche la plus idéaliste des Écoles philosophiques bouddhistes appelée, au Tibet : Séms tsam pa nam dzun pa, qui professe que les phénomènes sont dénués de réalité matérielle et ne sont que des créations de notre imagination.

Les règles qu’Atisha et Dom ton avaient édictées parurent trop sévères au clergé tibétain dont les membres, à l’exception d’un petit nombre d’anachorètes, menaient une vie passablement relâchée. Leur réforme n’eut qu’un médiocre succès.

Tsong Khapa, tout en retenant certains principes de celle-ci, tels que l’interdiction de boire des boissons fermentées et des spiritueux et l’obligation du célibat pour tous les moines, s’employa, toutefois, à en adoucir les prescriptions estimées trop rigoureuses et réussit à supplanter les sectes anciennes. Peu à peu, ses successeurs, aidés par des souverains mongols et mandchous, étendirent leur influence, tant qu’elle devint prédominante dans tout le Tibet.

Les Gélougpas, moines de la secte de Tsong Khapa, non seulement constituent le clergé d’État, mais en la personne du Dalaï-Lama, ont conquis le pouvoir temporel.

Pour distinguer ses disciples des moines appartenant aux sectes plus anciennes qui portaient des coiffures rouges ou noires, Tsong Khapa leur enjoignit de porter des bonnets jaunes. De là provient le nom de shasér (bonnet jaune) qui leur est familièrement donné par les Tibétains, contrairement à celui de shamar (bonnet rouge) attribué aux religieux qui ont conservé la coiffure primitive.

De même qu’il adoucit les règles monastiques établies par Atisha et Dom ton, Tsong Khapa mitigea, également, l’idéalisme radical professé par nombre des membres de l’élite religieuse. Au lieu de s’exprimer par la déclaration : « le monde visible n’est qu’une illusion, une simple projection du contenu de notre esprit », l’opinion des disciples de Tsong Khapa est plutôt énoncée par : « le monde existe mais il n’est pas réel ». Ce que l’on peut entendre dans l’acception bouddhiste que les phénomènes qui constituent le monde sont dénués d’essence propre.

Il en est de Tsong Khapa comme de tous les personnages notoires du Tibet, ses biographes nous présentent plutôt son histoire légendaire que les circonstances historiques de sa vie.

Gués dun doub djé[38], neveu de Tsong Khapa, est tenu pour être l’auteur d’une biographie du Réformateur. Le titre original de celle-ci est Dampaï Djoug Ngogs, ce qui peut s’entendre comme « La sainte Rive où on atterrit après avoir traversé la rivière ». Façon poétique de dire que Tsong Khapa aide ses fidèles à traverser la rivière du monde et à atteindre « l’autre rive », ce qui en phraséologie bouddhiste signifie la « libération », le Nirvânâ.

De cette biographie il ne reste que des extraits copieusement étendus et, certainement, très « embellis » par ceux qui les ont publiés. Comme de coutume, elle est précédée d’un hommage adressé au Maître dont elle retrace la carrière.

 

EXTRAITS D’UNE BIOGRAPHIE DE TSONG KHAPA

 

Je me prosterne aux pieds de l’héroïque et saint Maître, disciple de la Doctrine antique et universelle du Bouddha.

Doué d’un caractère universellement bienveillant il avait depuis longtemps dépassé la portée des grandes vagues de l’activité des Bodhisatvas[39].

Les rayons lumineux de l’esprit de Mandjouçri émergeant du lotus épanoui de la Connaissance, lui avaient conféré, avec l’œil clairvoyant, l’ensemble des sciences précieuses concernant les choses ordinaires et celles qui ne le sont pas.

Il est difficile d’énumérer les signes qui le caractérisent tant ils sont nombreux et éminents.

Après s’être parfaitement exercé dans les dix terres[40] au cours de nombreux kalpas[41] et avoir accompli tout ce qui était à accomplir il a fait tourner la Roue de la Loi dans chacun des mondes impurs.

Au cours de ses existences dans certains de ces mondes il a été roi, dans certains autres il a vécu en ascète, dans certains autres encore il a revêtu les formes d’Indra ou de Brahmâ[42]. Il s’est incarné en d’innombrables corps appropriés (à la réalisation de ses desseins) afin d’avoir contact avec ceux qui devaient être disciplinés par la religion.

Ainsi qu’en parcourant sa route une seule lune se reflète dans tous les vases pleins d’eau qui sont sur la terre ; ainsi, sans effort, par sa parfaite prédication, il est né comme un Maître pour tous les êtres de notre espèce.

 

*    *    *

 

Deux mille deux cent trente-cinq années s’étaient écoulées depuis le jour où, sur le bord de la Nérandjâra, le Bouddha avait atteint l’illumination spirituelle lorsque, en la trente et unième année du sixième cycle, l’an du Feu masculin et de l’Oiseau féminin, Tsong Khapa naquit en Amdo[43].

Le Bod yul[44] comprend trois parties : le haut, le bas et le centre.

Le « haut » est le lieu de naissance des nobles[45], le « centre » est la région d’où est originaire la noble race des Tibétains, elle est dénommée « les quatre districts de U et de Tsang » (U Tsang gi rou ji)[46]. Le bas pays comprend Khams, Amdo et Gang (Sgang) la terre « des cimes »[47].

En Amdo, coule la grande rivière des Oignons[48] ; elle se partage en plusieurs branches qui arrosent différentes vallées.

C’est sur le bord de la Dogmo (Grogmo) que Tsong Khapa naquit.

Jadis, les chefs des gens du « Pays des Neiges » (le Tibet) tenaient le Ngari pour la région la plus éminente[49] mais, depuis (depuis Tsong Khapa et à cause de lui) Amdo est dit être la région du Savoir.

Le père de Tsong Khapa était dénommé Ta ra ha na par les Mongols[50] d’où les Tibétains ont fait : Ta ra hha tché lou boum gé (Ta ra kha thché klu hbum dgé) c’est-à-dire le vertueux Tarakhatché de Louboum (pays ou tribu de Lou-boum).

C’était un homme loyal, véridique et brave, qui était respecté et aimé de tous.

Ces détails se trouvent dans le livre intitulé Tcheu djyoung (tchos hbyung) par le lama Soumbah rimpotché.

La mère de Tsong Khapa s’appelait Atcheu (A Tchos). Elle avait l’esprit droit et dans ses actions ne se montrait jamais trompeuse ou fourbe.

Les parents de Tsong Khapa étaient tous deux profondément religieux et charitables envers tous les êtres[51] ; ils possédaient des biens. Ils eurent six fils, dont Tsong Khapa était le quatrième par ordre de naissance. Leur parenté, comprenant les proches parents, parents éloignés et parents par alliance, comptait un millier de personnes, et plusieurs de leurs ancêtres avaient été des lamas importants et vertueux. L’hérédité de Tsong Khapa se trouvait donc être excellente.

Différents signes accompagnèrent sa naissance.

Avant celle-ci, vers la fin de l’année du Singe, son père vit, en rêve, un moine vêtu d’un manteau de chœur[52] de différentes couleurs et d’une sham thabs[53] faite de ces feuilles appelées « feuilles de l’arbre du paradis des trente trois dieux » qui sont pareilles à de la soie jaune. Ce moine portait une guirlande de fleurs et un livre.

Il dit : « Je vous demande de me donner un logement. »

Or, à l’étage supérieur de la maison de Tarakhatché, il y avait un tcheu khang (mtchod khang)[54].

Sans attendre de réponse, le moine parut y entrer.

Tarakhatché qui était pieux avait coutume de réciter les noms des Déités et leurs qualités[55]. Il pensa que ce rêve pouvait être l’effet d’une bénédiction spéciale de Djam yangs (hdjam dbyangs)[56] pronostiquant, pour lui, la naissance d’un fils particulièrement intelligent.

Ce rêve dénotait que Tsong Khapa serait une incarnation de Djam yangs.

De son côté, la mère de Tsong Khapa vit en rêve une plaine couverte de fleurs. Un millier de jeunes filles y étaient assises en rangs. Elle (la mère) se voyait assise parmi elles.

De l’est vint alors un jeune garçon très blanc qui portait un pot rituel (celui qui contient de l’eau consacrée)[57]. Puis, de l’ouest, arriva une fille rouge. Dans sa main droite elle tenait une touffe de plumes de paon et, dans sa gauche, un miroir.

Le garçon et la fille parurent se consulter.

Le garçon demanda : « Parmi toutes ces filles[58] quelle est celle qui convient ? » La fille rouge répondit : « Il y a des imperfections dans toutes. » Alors, posant le doigt sur la mère (future de Tsong Khapa) le garçon demanda de nouveau : « Celle-ci convient-elle ? » La fille sourit et répondit : « Elle convient parfaitement. »

« Donne donc, dit alors le garçon, de l’eau sainte à la mère de qui il naîtra ». Et la fille prononçant les formules rituelles donna de l’eau sainte à Atcheu et toutes les souillures qu’elle avait contractées se trouvèrent purifiées[59].

Une soudaine béatitude envahit Atcheu et elle se réveilla, se demandant quelle pouvait être la signification de ce rêve.

Depuis lors, elle eut une suite de rêves singuliers.

Elle rêva que ses voisins et les gens des environs invitaient aussi le Djowo[60] à venir dans le pays.

Une autre nuit, elle vit le soleil, la lune et les étoiles se lever tous ensemble.

Cependant des prodiges dont toute la population d’Amdo était témoin se produisirent aussi. Des pluies de fleurs tombaient sur le pays, l’air était imprégné du parfum de l’encens et une musique, jouée par des musiciens invisibles, s’entendait dans le ciel.

Alors, dans le premier mois de l’année de l’Oiseau, au cours de la dixième nuit, Atcheu eut encore un rêve. Elle vit un grand concours de gens : lamas et laïques, qui portaient des bannières et jouaient de différents instruments de musique. Tout en marchant, ils se disaient l’un à l’autre qu’ils allaient au-devant de Chénrézigs. Dans son rêve, Atcheu regardait de tous côtés sans voir Chénrézigs. Ensuite, ayant levé les yeux vers le ciel, elle aperçut, entre les nuages, une statue en or, aussi haute qu’une montagne, qui resplendissait de toutes parts avec l’éclat du soleil. La statue prêchait la Doctrine avec la voix de basse profonde des lamas récitant les Écritures sacrées en chœur.

La statue était entourée de Bouddhas, de Dieux et de Déesses magnifiquement vêtus. Elle descendait lentement, et, à mesure qu’elle s’abaissait, sa taille diminuait. Quand elle ne fut plus haute que d’un tho gang (mtho gang)[61] elle toucha le sommet de la tête d’Atcheu et pénétra en elle.

Alors Atcheu vit se prosterner devant elle tous ceux qui avaient entouré la statue.

À son réveil, elle se trouva douée d’une vive intelligence ; par la suite, sa santé fut toujours excellente, elle ne commit aucune mauvaise action et fit toujours de bonnes œuvres.

Ces faits démontraient que l’enfant à naître serait une incarnation de Chénrézigs.

Tarakhatché rêva encore. Il vit Chanag Dordji qui, du haut de son palais de Tchang lo tchéen jetait un Dordji d’or et celui-ci s’enfonçait dans Atcheu.

En s’éveillant Tarakhatché pensa : Ce rêve doit signifier qu’un fils naîtra de moi qui deviendra un homme puissant.

Et ce rêve montre que Tsong Khapa est une incarnation de Chanag Dordji.

Enfin, pendant l’hiver de l’année de l’Oiseau, celle qui allait donner naissance à Tsong Khapa eut encore un rêve.

Elle vit une grande ville où un grand nombre de moines et de citadins laïques marchaient en cortège, portant cinq sortes d’offrandes différentes destinées à un temple.

Tout en marchant ils se demandaient les uns aux autres : « Où est le temple ? »

Le même garçon blanc qu’elle avait vu dans un rêve précédent se montra alors. Il tenait à la main une clef de cristal. Il dit à ceux qui cherchaient le temple : « Il est ici. »

Sur la poitrine de la future mère on voyait une petite porte jaune. Le garçon y introduisit sa clef et l’ouvrit, découvrant une statuette d’or (celle qui, dans un rêve précédent, s’était enfoncée dans la tête d’Atcheu).

Le garçon sortit la petite statue par la porte jaune. Elle paraissait quelque peu ternie. La fille rouge vue dans un rêve précédent apparut alors. Elle versa sur la statuette de l’eau du pot rituel qu’elle portait et la frotta avec la touffe de plumes de paon qu’elle tenait dans l’autre main.

En même temps, Atcheu entendait des sons harmonieux comme si des gens avaient parlé dans la langue de l’Inde, disant : dar dar dir dir. D’invisibles musiciens jouaient aussi des airs mélodieux et les gens venus en cortège avec des offrandes présentaient celles-ci à la petite statue.

Alors elle s’éveilla.

Au dixième jour du dixième mois, le matin, comme la grande étoile[62] apparaissait dans le ciel, Atcheu accoucha, sans aucune douleur, de l’enfant qui allait devenir Tsong Khapa.

La tête de l’enfant avait la forme d’une ombrelle, son front était large, ses sourcils plats et lisses, son nez haut et droit[63], les lobes de ses oreilles étaient longs et séparés des joues, les ongles de ses doigts, aux mains et aux pieds étaient longs et larges, le blanc de ses yeux très blanc et leur iris très noir. Tous ses membres étaient parfaitement bien formés et beaux. La blancheur de sa peau ressemblait à celle de l’immaculé lis d’eau.

Aucun de ceux qui naissent dans ce monde n’était autant que lui orné de signes et de marques de beauté ni aussi captivant. L’ayant regardé on lui découvrait tant de perfections merveilleuses qu’il était impossible de les décrire toutes.

Dans ce pays (celui où Tsong Khapa naquit) habitait un grand érudit appelé Chös djé Tondup[64], il avait étudié nombre de sûtras et de tantras[65] et obtenu le fruit du saddhana (rite propitiatoire) de Shindjé shéd[66].

Auparavant, il avait déjà prédit aux parents de Tsong Khapa qu’un noble fils leur naîtrait.

Au matin où Tsong Khapa naquit il envoya dans la maison de ses parents diverses choses de bon augure : des pilules d’amrita[67] pour protéger l’enfant contre les souillures ; des pilules de Jamyang[68] afin qu’il soit doté d’une brillante intelligence et que son savoir soit perspicace.

Pour qu’il soit protégé contre les mauvaises influences venant des démons, il envoya un nœud-talisman[69].

Enfin, pour que la Doctrine se répande sans être entravée par des obstacles il envoya une statuette de Jigdjé porteuse de bénédictions.

En même temps il adressait aux parents de l’enfant une lettre dans laquelle il leur recommandait de tenir celui-ci très propre.

Toutes ces choses furent apportées par un des disciples de Chös djé Tondup qui était un religieux à la très pure moralité.

Or, Chös djé était un voyant.

Dès que les pilules furent arrivées on les mit dans du lait (pour les dissoudre). On fit boire ce lait à l’enfant et on lui attacha au cou le nœud-talisman. Quant à la statuette elle fut placée devant lui et on l’honora en lui présentant des offrandes.

Un peu plus tard, le père de l’enfant demanda à Chös djé :

« Pourquoi avez-vous envoyé ces différentes choses ? »

Le Lama répondit :

« Dordji Jigdjé[70] m’est souvent apparu en rêve et je le priais, alors, de me montrer sa face en réalité. Comme réponse il a indiqué du doigt la rivière des Oignons et dit : « l’année prochaine, à cette même époque, elle (sa face) sera là. Jusqu’à ce moment, demeure en paix. »

« J’ai examiné en méditation profonde[71] le sens que ces paroles pouvaient avoir et j’ai vu qu’elles concernaient votre fils. D’ici peu, au lieu de sa naissance, un arbre singulier poussera ; dans l’avenir il contribuera au bien d’un grand nombre. »

Le lama prédit encore d’autres choses concernant l’enfant.

Ensuite, le père de Tsong Khapa quitta ses voisins et, avec sa famille, il alla s’installer ailleurs.

À l’endroit où du sang était tombé à terre[72] quand on avait coupé le cordon ombilical du nouveau-né un sandalier blanc poussa. Sur certaines de ses feuilles on voyait l’image de Gyalwa Séngé Naro, sur d’autres celle de Jampayang, de Jigsdjé, du protecteur aux six bras et beaucoup d’autres encore.

Sur l’écorce de l’arbre le mantram Arabatzana[73] et nombre d’autres caractères s’inscrivaient d’eux-mêmes.

Les gens du voisinage qui virent ces signes conçurent une grande foi. Ils se mirent à tourner dévotement autour de l’arbre en témoignage de vénération[74]. Ils virent alors qu’un moine tulpa[75] de couleur rouge jaunâtre venait à l’arbre et lui présentait des offrandes puis, finalement, s’établit près de lui.

Quand Tsong Khapa étudiait dans la province de U sa mère pensa : je deviens vieille, je voudrais revoir mon fils. Elle lui envoya une lettre pour lui demander de revenir et y joignit une mèche de ses cheveux blancs.

En réponse, Tsong Khapa envoya à sa mère son portrait qu’il avait dessiné lui-même avec du sang de son nez. Il envoya aussi une image de Gyalwa Séngé et une lettre dans laquelle il disait :

« À l’endroit où je suis né un sandalier a poussé, il faut le considérer comme un arbre du ciel. Bâtissez un chörten et renfermez-y cent mille images de Naro. Si vous le faites, cela équivaudra à la visite que je vous aurais faite si j’étais revenu et cela sera immensément utile à la Doctrine et aux êtres. »

Dès que cette lettre fut reçue, le portrait qui y était joint se mit à parler, disant : « Mère ! Mère ! »

La mère de Tsong Khapa qui jusque-là avait été très affligée à cause de l’absence de son fils fut remplie de joie en l’entendant l’appeler miraculeusement.

La famille de Tsong Khapa se conforma à son ordre et bâtit le chörten. Ce fut le premier qui fut élevé à cet endroit.

Quand la mère de Tsong Khapa lui écrivit, il était âgé de vingt-deux ans ; quand le chörten fut achevé, il avait vingt-trois ans. Il y avait un peu plus de vingt-deux ans que le sandalier avait surgi. Entre l’apparition de l’arbre et la construction d’un petit bâtiment à cet endroit il s’écoula environ cent quatre-vingts ans.

Deux cent vingt-quatre ans après la naissance de Tsong Khapa un gelong[76] nommé Rintchéen tsöndu gyatso (Rintchen btson hgrus mrgya tso) accompagné d’une dizaine de trapas[77] construisit un ermitage à cet endroit. Environ dix-huit ans plus tard, Rintchen tsöndup gyatso ajouta un temple à l’ermitage. On y plaça une statue de Gyatwa Tchampa (Ryalwa Byamspa[78]). À l’intérieur de cette statue l’on plaça des reliques du Bouddha de la grosseur d’un œuf, des os d’Atisha[79] et des cheveux de Saripoutra[80], une grande bénédiction étant attachée à ces reliques. On mit aussi dans la statue le crâne de Louboum Gé (Klu hbum dgé) père de Tsong Khapa ; ce crâne présentait des protubérances ressemblant à des statuettes de Jampayang.

Le monastère construit par la suite à cet endroit prit le nom de Koum Boum (cent mille images) à cause des images miraculeusement imprimées sur les feuilles du sandalier[81].

 

Après cette longue digression consacrée au monastère de Koum Boum, le biographe retourne à Tsong Khapa.

 

Le jeune Tsong Khapa ne pleurait pas, il ne manifestait pas de colère, son nez ne coulait pas, il n’avait aucun des défauts des enfants vulgaires et était parfaitement propre.

En avançant en âge, il ne joua point à des jeux communs, il ne commettait aucune mauvaise action et se montrait courtois envers ceux, quels qu’ils soient, avec qui il avait rapport, il ne donnait jamais signe d’irritation. Il était agréable de se trouver auprès de lui.

Il était charitable, consolait ceux qui étaient affligés. Il ne mentait jamais. Son intelligence se développait continuellement. Il avait une grande foi dans le triratna[82] et s’efforçait avec énergie et joie d’apprendre la Doctrine, entrant spontanément dans la grande vague de l’activité bienfaisante des Bodhisatvas. De même que les enfants n’ont point besoin d’apprendre à téter leur lait, toutes ces choses lui étaient naturelles.

Après que l’enfant eut atteint l’âge de deux ans, Tchös Djé töndup rimpotché[83] célébra différents rites propres à concilier la bienveillance de Jampayang, de Yangs tchéen ma[84] et d’autres Dieux afin qu’ils accroissent l’intelligence du jeune Tsong Khapa.

Tsong Khapa avait trois ans lorsque le roi mongol Thogar Thémour invita Karma Rolpaï Dordji à lui rendre visite.

Quand ce dernier, en cours de route, passa par l’endroit où l’enfant se trouvait, il lui conféra l’ordination de novice et lui donna le nom de Kun gah nying. En même temps, il prédit que si le garçon allait étudier dans la province de U il deviendrait un second Bouddha.

Cette même année, les parents de Tsong Khapa invitèrent Tchös Djé chez eux. Ce dernier leur offrit du bétail, des rouleaux d’étoffes de soie[85] et différentes autres choses. Le lama demanda alors aux parents de Tsong Khapa de lui donner leur fils. Ceux-ci qui avaient grande foi en lui le lui donnèrent avec joie.

Quand Tsong Khapa eut quatre ans il alla joindre son maître (Tchös Djé) et habita continuellement avec lui. Il y avait de nombreux livres dans le monastère de Tchös Djé, le garçon n’eut qu’à les examiner légèrement et put immédiatement en lire le texte sans avoir besoin d’apprendre à lire. Il en fut de même pour les différentes sortes d’écritures : zab yig et shar yig[86], l’enfant put les écrire spontanément.

 

Le biographe s’étend ensuite longuement sur les initiations aux rites des diverses déités que Tchös Djé conféra au jeune Tsong Khapa. Celui-ci fut, aussi, instruit des règles que les religieux ont à observer et il prononça les vœux préliminaires des novices. La première ordination avait sans doute été purement symbolique, l’enfant étant encore trop jeune pour y prendre une part active. Préceptes et vœux, il les « garda avec autant de soin que ses yeux ». Il apprit encore un grand nombre de récitations liturgiques se rapportant aux différents rites.

Tandis qu’il s’exerçait à répéter les formules magiques (mantrams) des Déités, celles-ci lui apparaissaient en rêve. Chaque nuit il voyait aussi Atisha qui le bénissait. Puis ces personnages finirent par lui apparaître aussi en réalité alors qu’il était éveillé[87].

Plus tard quand il alla à Lhassa et qu’il y vit des images des diverses Déités et celle d’Atisha il reconnut en elles les miraculeux visiteurs qui s’étaient montrés à lui quand il était enfant.

À l’âge de sept ans il fut ordonné Gétsul (dgé tsul)[88] et le nom monastique de Lobzang Tagspa (Blo bzang grags pa) lui fut donné.

 

Le texte continue :

 

Tsong Khapa s’enfermait souvent pour des périodes de retraite.

À cet effet il avait construit une cabane en bambou et en nattes et il demeurait reclus pour propitier son Dieu tutélaire en répétant son mantram[89].

Plus tard lorsqu’il quitta le monastère pour aller étudier au Tibet[90], son maître Chös djé Tondup sortit de sa demeure et le suivit longtemps du regard, mais Tsong Khapa ne se retourna pas. Chös djé fit alors semblant d’être en colère et dit :

« Lobzang Tagspa, en s’en allant ne regarde pas de mon côté, il ne se souvient pas de la bonté que je lui ai témoignée. Il a oublié son maître. Que l’on jette sa cabane dans le ravin ! »

Après avoir donné cet ordre, le lama rentra chez lui.

Ses disciples poussèrent alors la cabane vers le ravin, mais elle ne tomba point. Au contraire elle s’éleva et demeura suspendue en l’air. Par les interstices entre les nattes filtraient des rayons de lumière des cinq couleurs[91] ; et l’on entrevoyait Jampayang se tenant à l’intérieur de la cabane.

Ayant vu ce prodige les moines prirent de longues perches et essayèrent, par leur moyen, de faire descendre la cabane. Ils ne le purent pas. Ayant alors informé Chös djé de ce qui se passait, celui-ci manifestant toujours de la colère ne leur répondit pas. Comme ils insistaient le lama dit ; « J’y vais moi-même et je prendrai la cabane. » Il y alla et muni seulement d’un petit bâton, il remit la cabane à sa place.

Chös djé se retourna ensuite vers ses disciples et leur dit d’un air joyeux :

« Ce que vous avez vu indique que mon Lobzang Tagspa a répété le mantram A raba tza na dans cette cabane.

« S’il ne s’est pas retourné vers moi en me quittant, ce n’est pas qu’il m’a oublié, mais signifie que de sa vie il ne reviendra plus ici et montre aussi que, ne regardant plus ce monde, il ne verra plus que la Doctrine. »

Ceux qui furent témoins de ce prodige et ceux qui l’entendirent raconter dénommèrent la cabane : « cabane a ra ba tza na » et commencèrent à lui rendre hommage en en faisant dévotement le tour. Avec le temps elle devint une source de bénédiction.

Des années s’étant écoulées elle se détériora. D’abord on la répara et on la solidifia avec du mortier[92], puis on érigea sur elle un chörten où elle fut enfermée. Ce chörten existe encore de nos jours à Tchagkyung[93]. Parfois il en sort des arcs-en-ciel qui sont vus de tous.

 

Concernant la fondation du monastère de Tchagkyung où Tsong Khapa passa sa jeunesse il est relaté ce qui suit dans la biographie de Tchös Djé Tondup, son maître.

 

Tchös Djé Tondup naquit en Amdo, il entra enfant dans l’Ordre religieux et alla étudier dans les provinces de U et de Tsang. Alors qu’il se trouvait à Narthang (Snar thang)[94] son maître lui dit :

« Va à Tchagkyung, de là tu réussiras à propager la Doctrine. Toutefois, demeure toi-même à Tchagkyung et adonne-toi à la méditation. Il te viendra un grand nombre de disciples et parmi eux il s’en trouvera un particulièrement excellent. Quand celui-ci sera ordonné religieux, tu lui donneras le nom de Lobzang Tagpa. »

Tchös djé retourna ensuite en Amdo et se souvenant de l’ordre que son maître lui avait donné, il chercha l’endroit appelé Tchagkyung. Au cours de ses voyages il fonda plusieurs monastères.

Un jour il arriva à un village d’où l’on apercevait le roc de Tchagkyung. Dans ce village vivait une vieille femme irascible. À ce moment elle disait à sa servante :

« De la pluie va tomber du roc de Tchagkyung, ramasse promptement l’orge qui a été mise à sécher. »

Tchös djé entendit ce qu’elle disait. Il alla vers la vieille femme et lui demanda :

« Où est le roc de Tchagkyung ? »

Celle-ci indiqua du doigt la direction où il se trouvait en disant d’un ton irrité : « Il est par là. »

Cette femme était une incarnation de Lhamo Do gnér (Lhamo Ghro gnier)[95]. Tandis qu’elle étendait le doigt vers Tchagkyung elle domptait par ce geste les malfaisants esprits ennemis qui s’y trouvaient.

Pour se rendre à Tchagkyung de l’endroit ou Tchös djé s’était arrêté il fallait traverser le Matchou (le cours du Haut Fleuve Jaune). À ce moment il était élargi et les disciples de Tchös djé qui l’accompagnaient furent effrayés, mais usant de ses pouvoirs magiques, Tchös djé produisit une couche de glace qui s’étendit pareille à un rouleau de drap que l’on déroule et toute la troupe de voyageurs : Tchös djé, ses compagnons, leurs montures et les bêtes portant les bagages traversèrent le fleuve[96].

Étant arrivé près du roc de Tchagkyung le lama s’assit et se mit à réciter des passages des Écritures sacrées. Pendant ce temps, une des mules de charge de la caravane qui portait un volume des Écritures, contourna le rocher et s’en alla du côté opposé à un endroit où résidait le nâga[97] nommé Gyal tsug na Rintchén (Klu Rgyal gtsug na Rinchtén).

Là, parmi de l’herbe et des buissons, se trouvait une source ; la mule y but et se coucha. Les disciples voulurent la faire se relever pour la ramener à l’endroit où Tchös djé se proposait de camper, mais la mule s’y refusa obstinément. Les disciples en informèrent le lama.

Celui-ci leur dit :

« Nous nous sommes trompés en nous arrêtant ici. Le monastère devra être construit à l’endroit où la mule s’est couchée. »

Alors tous se rendirent près de la source.

Par la suite, un temple fut construit à l’endroit où était l’herbe verte. Au cours des années beaucoup de bâtiments y furent ajoutés. Actuellement ceux-ci constituent le grand monastère de Tchagkyung.

 

Depuis le moment où Tsong Khapa quitta Tchagkyung et son premier maître Tchös djé pour aller s’instruire au Tibet central auprès de lamas renommés pour leur érudition, sa carrière, d’après ses biographes, comporta de nombreux événements extraordinaires : des prodiges du genre de ceux qui entourent toutes les personnalités religieuses tibétaines.

Il n’est point question de relater ici toute l’histoire de Tsong Khapa qui à elle seule constituerait plusieurs gros volumes.

On trouvera ci-dessous un exemple de ces faits miraculeux que bien peu de Tibétains oseraient mettre en doute.

 

En ce temps-là, Tsong Khapa s’exerçait à apprendre des sutras[98] par cœur.

Or, un jour il se rendit dans le hall des assemblées où mang dja[99] était offert aux moines membres du monastère.

Ceux-ci réunis dans le hall récitaient le traité intitulé « Cœur de la Prâjnâparamitâ[100] » comme c’était l’époque de l’année à laquelle cette récitation était prescrite.

Tsong Khapa récitait à haute voix avec eux :

« Il n’y a ni forme, ni sensation, etc.[101] »

Et il réfléchissait sur le sens de déclarations telles que :

« Toutes les choses (les éléments) qui existent dans le monde des phénomènes ne sont point autogènes. »

« La Réalité est insaisissable. »

Tsong Khapa s’absorbant complètement dans sa méditation, l’activité de ses sens : vue, ouïe etc. s’affaiblit graduellement et son esprit demeura uniquement fixé sur le vide immaculé où il n’existe aucun objet à saisir.

Cependant les moines ayant fini de psalmodier, de battre des mains pour chasser les démons et de faire d’autres gestes rituels avaient roulé des boulettes de tsampa[102] beurrée pour les manger avec le thé et, finalement, étaient sortis du hall. Tsong Khapa toujours plongé dans ses méditations ne s’en était pas aperçu et demeurait seul assis dans le hall.

Le Maître de la discipline[103] l’interpella :

« Tous les membres de cette grande réunion sont sortis, lui dit-il, pourquoi restes-tu ici tout seul ? »

Ce disant il le tira par son vêtement faisant incliner son corps. Alors le pilier contre lequel Tsong Khapa était appuyé suivit le mouvement du corps et se courba aussi en émettant un son.

Le Maître de la discipline fut très effrayé.

« J’ai agi sans savoir, sans comprendre, dit-il, et j’en fais réparation. »

Ce disant, il se prosterna devant Tsong Khapa.

Ce prodige se produisit dans le monastère de Kyormo long (Skyormo long). Tous les moines l’entendirent raconter et pensèrent : Véritablement, Lobzang Tagpa (Tsong Khapa) doit être un grand Doubtob.

Le pilier fut dénommé : pilier de la méditation.

 

Tsong Khapa pratiquait, parfois, un rite d’hommage à la déesse Yang tchénma[104] et à cette occasion il célébrait ses louanges en des improvisations poétiques telles que la suivante :

 

Aum

Puisse le bonheur régner[105].

……

Ô toi, guirlande de blancs éclairs qui capte le nuage

Ornement du ciel, toi qui ravit mon cœur

Souriante jouvencelle des Tiza (driza)[106]

Affectueusement viens à moi.

 

Toi à la face pareille au lotus

Aux yeux ensorceleurs

À la chevelure lumineuse

Yangtchénma à la danse enjouée

Accorde-moi le don de l’éloquence.

 

Ô ravisseuses de l’esprit qu’on ne peut se rassasier de contempler

Toi à la tendresse sans exemple

Rend mon éloquence semblable à la tienne.

Ta voix mélodieuse surpasse en suavité celle même de Brahmâ

Ta gloire surpasse celle que répand l’automne fécond[107]

Plus vaste et plus profonde es-tu que l’incommensurable et insondable océan.

Devant ta forme, ton verbe et ton esprit

Je me prosterne.

 

C’est en ces termes que Tsong Khapa invoquait la Déesse. Ceux qui répéteront cette invocation se verront doués d’une brillante intelligence.

 

Le biographe s’étend ensuite très longuement sur les divers incidents, tous plus ou moins miraculeux qui ont marqué la vie de son héros.

Sautant ces nombreuses pages nous reprenons le texte alors qu’il rapporte ce qui concerne les derniers jours de Tsong Khapa.

 

Dans l’année du porc, en automne, Tsong Khapa avait presque terminé ce qu’il avait désiré faire et s’acheminait vers l’« au-delà de la souffrance[108] ». Il n’était pas malade et ressentait seulement quelques douleurs dans les pieds.

Certains lui conseillèrent d’aller se baigner aux sources chaudes de Teu lungs (stod lungs)[109] disant que cela serait bon pour sa santé. Il les écouta et alla aux sources pour se guérir, mais il désirait surtout passer par Lhassa pour rendre hommage à la statue du Djowo[110] et obtenir la grâce de ne plus avoir à renaître après sa mort.

Il pensa aussi : un nombre considérable d’individus ont déjà été convertis par mes prédications, je veux maintenant prononcer mes derniers discours.

Alors il quitta Rowo Gédén (le monastère Dgé Lden[111]) et se rendit à Lhassa. Il y présenta des offrandes au Djowo et fit de nombreux souhaits (tendant à ne plus avoir à renaître) puis il alla aux sources. L’eau chaude ne lui fit aucun bien.

Il prêcha parmi les nombreux habitants de Teu lungs, leur donnant aussi sa bénédiction.

Tous lui témoignèrent un profond respect et quantité de dons lui furent offerts. Il les accepta.

Il fut utile à tous ; ceux qui l’écoutaient et ceux-mêmes qui ne faisaient que voir sa face en eurent du bénéfice.

Une vision lui montra le Dieu patron du Sang Dus[112] s’enfonçant et se dissolvant dans le monastère situé près des sources et il prophétisa qu’un monastère consacré à la doctrine des tantras (Rgyud) s’élèverait à cet endroit.

Tandis qu’il s’en retournait à Dépung dans un doli[113], cinq rayons de lumière de couleurs différentes se posèrent sur la pointe de celui-ci. Peu après, alors qu’il prêchait à Dépung dans le hall des assemblées, cinq arcs-en-ciel affectant la forme de piliers y descendirent venant des profondeurs du ciel. Le prodige fut vu par tous les assistants.

Une autre fois encore, tandis que Tsong Khapa procédait à la cérémonie du rabnés[114] des statues des Déités, dans le hall du collège de Tantra, la terre trembla, des sons terribles se firent entendre et des Déités apparurent. Tsong Khapa leur confia la garde du monastère.

À cette époque, un grand nombre de fidèles laïques supportaient déjà le monastère par leurs dons. Tsong Khapa leur donna des éclaircissements concernant son grand ouvrage : le Lamrim.

Il leur expliqua, aussi, les « Six Doctrines de Naropa[115] », les principes initiaux de la philosophie Ouma[116] et différentes doctrines tantriques.

Jusqu’alors, il n’avait pas exposé intégralement ces doctrines, les considérant comme trop abstruses pour être comprises par le vulgaire, mais, maintenant, il les expliquait à quiconque le lui demandait.

Il commanda encore que l’on élevât des statues à plusieurs Dieux.

Ensuite, un jour, après être demeuré pensif en regardant fixement du côté de Gahdén, il commença une prédication ininterrompue des Tantras, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. Arrivé au neuvième volume, il s’arrêta net et dit : « D’ici peu, je retournerai à Gahdén. »

Les bienfaiteurs et beaucoup d’autres le prièrent de demeurer encore pendant un mois ou même la moitié d’un mois, afin de continuer ses explications, mais il ne les écouta point et partit pour Lhassa.

À Lhassa, il se rendit de nouveau devant le Djowo, se prosterna, présenta des offrandes et exprima le souhait que la Doctrine du Bouddha subsiste pendant longtemps et se répande largement.

Il fut, ensuite, invité par Chös djé Yéshés et se rendit chez lui. Auparavant Chös djé avait déjà reçu des instructions de Tsong Khapa, il les conservait dans son esprit et s’efforçait de s’y conformer.

La Doctrine secrète des Tantras fleurira dans le « Pays des Neiges », lui avait annoncé Tsong Khapa, elle y aura de nombreux prédicateurs et des foules d’auditeurs.

Pendant longtemps cette Doctrine avait été négligée, mais les discours si parfaits prononcés par Tsong Khapa étaient maintenant bus comme nectar d’immortalité et satisfaisaient pleinement les hommes intelligents qu’ils attiraient déjà en grand nombre.

« Pour la prédication des Tantras et pour le bénéfice qu’en retireraient les auditeurs, il serait excellent, déclara Tsong Khapa, que nous construisions, ici, une nouvelle gompa (monastère). »

Ce même jour, à Séra chös[117], Chös Djé s’engagea à supporter les frais de la construction.

Alors, tandis que Tsong Khapa donnait des instructions concernant le plan des bâtiments et le genre de prédication qui devait s’y faire, il apparut, ayant pris une forme gigantesque, pareil à une montagne d’or, parmi la foule de ses disciples semblables à l’océan. Il tenait en main les quatre volumes des commentaires attachés ensemble[118] et demanda : « Qui est capable de comprendre, de prêcher et de répandre la pure Doctrine secrète de Dordji Chang[119] de la façon dont je l’ai promulguée moi-même ? »

Il répéta trois fois sa question.

Les deux premières fois personne n’osa répondre. La troisième fois Kédub Séngé[120] se leva, se prosterna à trois reprises devant Tsong Khapa et lui dit avec l’accent d’un lion rugissant :

« Ô vous qui êtes Dordji Chang en personne, je garde vos ordres dans mon cœur. Quoi que vous me commandiez, je me sens capable de l’accomplir. »

Parmi ceux qui l’entendirent quelques-uns pensèrent que son assurance dépassait véritablement la mesure, mais Tsong Khapa fut extrêmement satisfait.

Il le bénit et lui donna un crâne-coupe plein de nangt-cheud (nang mtchhod)[121]. Il lui remit, en plus, une petite statuette de Vajrapani capable de porter bonheur, le paquet des quatre volumes de commentaires qu’il avait tenus en main, le masque que revêt, dans le jeu des mystères, l’acteur qui personnifie le Roi de la Loi, une robe de danse (celle que l’on revêt pour figurer un personnage dans les danses religieuses), un bâton et un lasso (des accessoires portés par les acteurs dans ces danses). Enfin, il l’établit chef de l’enseignement secret supérieur[122].

Tel fut le début des collèges de science tantrique[123].

Ensuite, Tsong Khapa célébra différents rites propres à attirer le succès sur le collège des Tantras.

Parfois, son disciple Djé sher séng[124], pris de crainte, disait à Tsong Khapa :

« Jamais je ne pourrai, par mon propre pouvoir, répandre la Doctrine du Dordji Thégpa[125]. Que le Lama veuille donc m’accorder sa profonde bénédiction. »

Un jour Tsong Khapa lui répondit :

« Sois sans crainte. J’ai remis à Dam tché Tchös[126] le soin d’assurer le succès de la prédication et la protection de ses auditeurs.

« Maintenant, va au pays de Tsang, prêche-y et attire des auditeurs.

« De là, à peu de distance, est une montagne dont la forme ressemble à celle d’une clochette posée sur une table. Entre autres gens qui y habitent est un yoguin adorateur de Shindjé (le Dieu de la Mort). Celui-là, étant devenu ton disciple, répandra la Doctrine.

« Un peu plus loin encore est une montagne qui a la forme d’une démone[127] couchée sur le dos. Cette montagne est elle-même un génie féminin[128], elle aussi répandra la Doctrine.

« Jusque-là, tu connais ce qui t’attend dans l’avenir, je te l’ai prophétisé. »

 

Notre texte continue en relatant des tournées de prédication que Tsong Khapa effectua dans un rayon assez restreint, partant de l’endroit où s’élève le grand monastère de Séra et dans le voisinage duquel existait, alors, un petit monastère. Il établit le plan du futur Séra et prédit que l’enseignement qui y serait donné contribuerait au bien d’un grand nombre.

Il se rendit ensuite à divers autres lieux. Partout il fut reçu avec de grandes démonstrations de dévotieux respect. Chaque fois qu’il quittait une localité, il annonçait qu’il n’y reviendrait plus. Finalement, il retourna à Gahdén.

Ici, nous reprenons le texte.

 

En cours de route, alors que Tsong Khapa arrivait, vers le soir, à Duji (Gdu bshi) on entendit un fort son de cloche. Les gens se demandaient ce qui pouvait en être la cause et ils disaient entre eux que ce n’étaient point des êtres humains qui battaient ces cloches[129]. Les sons continuèrent à se faire entendre pendant longtemps.

S’étant rendu à Dépung[130] la terre trembla fortement quand il y arriva et, à son départ, de brillants arcs-en-ciel pareils à des messagers des Dieux émergèrent des profondeurs du ciel et se posèrent sur Gahdén[131].

Dès son arrivé à Gahdén Tsong Khapa se rendit au temple de Yangs pa tchéen[132]. Là, il répéta : « Je ne reviendrai pas ici. » Il présenta de nombreuses offrandes au Bouddha, aux Yidams et aux Déités et émit de nombreux vœux.

De là, il alla dans le hall des assemblées où les bienfaiteurs offraient un repas. À l’issue de celui-ci Tsong Khapa prononça la bénédiction d’usage[133] au profit de ses hôtes. Aucun de ceux-ci ne lui adressa une nouvelle invitation pour l’avenir.

Tsong Khapa formula encore des souhaits pour le bonheur de tous les êtres.

Au milieu de l’assemblée des moines, aussi vaste que l’océan, il bénit ceux-ci pour attirer sur eux d’heureuses chances puis il demeura pendant quelque temps immobile, plongé dans la méditation et, finalement, il se retira dans son appartement où il s’assit sur son siège.

« Maintenant, je me retrouve dans mon propre monastère et mon esprit est heureux », dit-il à ceux qui l’entouraient.

Vers la première veille de la nuit suivante, il simula de la fatigue.

Le lendemain tous les moines procédèrent à la récitation des Écritures sacrées pour le ramener à la santé.

Au milieu de la journée, il se plaignit de quelques douleurs qu’il ressentait dans les membres. À part cela il ne dit rien de toute la journée.

Les moines continuèrent le Kourim[134] pendant deux jours entiers.

Précédemment, Tsong Khapa avait déjà expliqué aux Kah tchou pas[135] et à ses autres disciples tous les actes enjoints par la Doctrine, aussi ne fit-il que les leur rappeler brièvement.

Les assistants lui demandèrent alors respectueusement s’il n’avait pas à leur donner encore de dernières instructions.

Comme réponse, Tsong Khapa enleva le chapeau de forme plate des pandits qu’il avait sur la tête et le posa sur les genoux de Gyaltsab Djé. Il lui donna aussi un manteau cérémoniel et le bénit. Par là, Tsong Khapa indiquait qu’il établissait Gyaltsab Djé comme maître de la Doctrine et son successeur.

Il promena, ensuite, un regard bienveillant sur l’assemblée des moines et leur commanda :

« Méditez sans relâche sur l’esprit de la Bôdhi[136]. Quant à ceux qui, dans l’avenir, désireraient avoir été mes disciples et s’affligeraient de n’avoir pas pu me rencontrer qu’ils lisent les livres que j’ai écrits : le Lam rim et le Ngags rim[137]. Qu’ils m’aient ou non rencontré ne fait aucune différence. L’essence même des quatre-vingt-quatre mille ouvrages[138] qui constituent les Écritures sacrées est contenue dans ces deux livres. On n’aurait obtenu aucun bénéfice de plus en me voyant en personne. » Il dit ces mots affectueusement et ajouta : « Gardez bien dans votre esprit le sens de mes paroles. »

« Encore une chose : Alors même que je ne me sentais pas en bonne santé, je n’ai jamais omis d’observer les quatre thun[139] des yoguins ; je n’ai jamais interrompu le fil de ma concentration. »

Ensuite Tsong Khapa célébra encore des rites d’offrandes à Démchog et commanda qu’on lui apporte un crâne-coupe plein de beurre fondu. Il consacra celui-ci comme s’il s’agissait de la potion appelé nangtcheud.

Il parut en goûter une trentaine de fois, semblant le déguster comme le breuvage d’immortalité[140].

Était-ce qu’il partageait les offrandes faites à Démchog ou bien goûtait-il les mets dont se nourrissent les Déités ; nul ne pouvait le savoir.

Des manifestations supranormales se produisirent. On entendit des voix qui récitaient, au dehors, le texte du Dordji Tcheu pa[141].

Le lendemain, 25 du mois, de grand matin Tsong Khapa croisa ses jambes en posture de méditation[142], posa ses mains l’une sur l’autre et s’absorba dans la méditation où l’esprit demeure fixé sur un seul point[143].

Un peu après le lever du soleil Tsong Khapa ayant, l’un après l’autre, dissout les trois mondes dans son esprit atteignit la lumière vide, le Tchös Kou de la vérité absolue[144].

Il entra alors dans le Bardo[145] où il acquit les trente-deux marques et les dix-huit signes de la beauté parfaite[146], puis il simula la mort.

Alors, des Kahdomas et des Pawos en une troupe innombrable transportèrent un de ses tulkous au Paradis de Gahdén et l’amenèrent devant Gyatwa Tchampa qui le reconnut comme étant un Bodhisatva et une émanation de l’essence de Jampal.

Un autre tulpa se manifesta en de nombreuses formes différentes, dans de nombreux mondes pour assister les êtres.

 

L’auteur de la biographie dont sont extraits les passages traduits ci-dessus, cite une autre biographie dont le titre est : La grande histoire (Nam thar tchéen po). On y trouve les détails suivants concernant la fin de Tsong Khapa.

 

Un vent fort sortait de ses narines puis rentrait en lui et son visage maigrissait, mais dès qu’il fut mort sa figure redevint pleine. De la lumière émana, alors, de son corps et il prit l’apparence d’un jeune fils de dieux.

Ensuite sa chair se rétrécit et son corps n’eut plus que la grandeur d’un embryon dans son premier stage. Jamais pareille chose ne s’était vue.

De son vivant il avait des rides, celles-ci s’effacèrent jusqu’à ne présenter qu’une ligne de l’épaisseur d’un cheveu et, enfin, elles disparurent complètement.

Il devint un monceau de lumière dont les yeux ne pouvaient supporter l’éclat.

Certains voyaient cette lumière comme étant d’un jaune rougeâtre, d’autres comme d’un jaune pâle, d’autres encore lui trouvaient la teinte de l’or en ébullition.

Les assistants comprirent : notre Protecteur nous a quittés et ils s’affligèrent.

Il n’existe pas de mots pour décrire de tels prodiges, pensèrent-ils ; nous avons, réellement, vu le corps d’un Dieu. Cette idée les consola.

Qu’un homme puisse se transformer en un jeune Dieu n’a jamais été relaté dans l’histoire. Une fois, seulement, il est dit qu’un pandit indien nommé Gahayadara qui mourut (qui passa au delà) à Kharog[147] se rapetissa tant que sa taille devint celle d’un petit garçon et que, de même, sa chair devint fraîche et rosée comme celle d’un enfant ; mais on n’avait encore jamais entendu que pareille chose fût advenue à un lama tibétain.

INVOCATION À MANJOUÇRI

Comme bien d’autres peuples, les Tibétains sont portés à mettre leurs études sous la protection d’une personnalité mystique tenue pour témoigner un intérêt spécial aux intellectuels. Dans l’Inde les étudiants et les érudits invoquent Saraswti déesse du Savoir, patronne des Lettrés. Les Occidentaux sollicitent volontiers l’aide gracieuse du Saint-Esprit. Les Tibétains se tournent vers Manjouçri qu’ils dénomment Djampéyang[148] dans leur langage, mais à qui ils conservent souvent son nom originel indien lorsqu’il s’adressent à lui rituellement.

Qui est ce Manjouçri promu grand patron des Lettrés du Haut Pays des Neiges ? C’est une personnalité multiple qui, l’on a quelques raisons de le croire, n’est pas entièrement mythique bien que ses aspects mythiques priment ceux qui présentent des apparences d’historicité.

Le Manjouçri à qui l’invocation donnée ci-dessous est adressée, est un Boddhisatva bouddhique du panthéon mahâyâniste. En statues ou en peinture il tient une large place dans les temples bouddhistes de la Chine, du Tibet et du Japon. Il est représenté chevauchant un lion blanc ; d’une main il brandit un sabre, dans l’autre il tient un livre. Le sabre, nous est-il dit, symbolise la science qui tranche et disperse les nuages de l’ignorance qui couvrent la Connaissance. Le livre est la Prâjnâparamitâ, le grand ouvrage de Nâgârjuna considéré comme exposant la plus haute des doctrines philosophiques.

Un autre Manjouçri nous est montré comme un simple moine (bhikkou) disciple du Bouddha.

Un autre encore nous est dit avoir été un général chinois qui conquit le Népal et fonda une colonie chinoise dans la vallée centrale du pays, après avoir fait écouler les eaux d’un lac qui couvrait cette vallée. Les exploits miraculeux qui lui sont attribués étant écartés, rien ne s’oppose à ce que nous entrevoyions à travers la tradition concernant ce Manjouçri, un conquérant chinois véritablement historique.

C’est d’ailleurs en Chine, à Wou tai shan, que les pèlerins se rendent pour vénérer Manjouçri ; mais, contrairement à ce qui semblerait logique, ce n’est pas au héros chinois, plus ou moins historique, qu’ils adressent leurs hommages, mais au mythique Seigneur de la Science et de la Sagesse dont la statue monumentale chevauchant un lion, trône sur l’autel du temple principal de Pou-sa-ting.

Toutefois, pendant mon séjour à Wou tai shan, en fouillant dans les bibliothèques des monastères, je découvris des chroniques narrant l’histoire d’un Manjouçri tout à fait différant des précédents, d’origine indubitablement taoïste et généralement inconnu des Bouddhistes.

Il n’y a pas lieu de nous entretenir de lui ici[149]. L’invocation suivante s’adresse au Bodhisatva.

 

INVOCATION

 

Hommage à l’éminent Seigneur et Maître Manjouçri.

Dont la sagesse brille libre de toute obscurité mentale aussi glorieuse que le soleil sans nuages.

Qui tient en sa main, appuyé sur son cœur, un volume des Écritures sacrées indiquant, par ce geste, sa connaissance parfaite de toutes les vérités.

Qui regarde avec tendresse paternelle ceux qui cheminent à tâtons de par le monde, enveloppés dans les ténèbres épaisses de l’ignorance et torturés par les misères qu’elle suscite.

Et les appelle avec sa voix suave douée des soixante perfections vocales.

La résonance profonde, émouvante et pareille au son du tonnerre de cette voix éveille ceux qui dorment du lourd sommeil de l’ignorance et les libère des liens tissés par leurs actions passées.

Portant le glaive (de la sagesse) qui coupe les mauvaises herbes des misères et dissipe par la lumière les ténèbres de l’ignorance.

Pur de toute éternité ; doué des pouvoirs de ceux qui sont passés au delà des dix degrés de perfection, Ô toi, chef parmi les royaux conquérants.

Ô toi qui disperse l’obscurité de mon cœur. Je me prosterne humblement devant toi.

Aum A-ra-ba-tsi-na-di-yé

Puisse la gloire de ta sagesse, ô très bienveillant,

Écarter la paresse et les ténèbres de mon cœur

Confère-moi, gracieusement, les dons de courage et d’intelligence

Que je sois capable de comprendre correctement les Sciences Sacrées.

KUNTOU ZANGPO (KUNTU BZANGPO)

Kuntou Zangpo (sanscrit Samanta bhadra) est une personnification de la bonté universelle. Dans le panthéon mystique du Bouddhisme mahâyâniste, il a le rang de premier Dhyâni Bodhisatva[150] étant considéré comme un reflet ou une émanation du Dhyâni Bouddha Nam par nam dzé (rnam par snang mdsad) en sansrit Vairocana  : « celui qui illumine ».

Littéralement, Dyani Bouddha signifie « Bouddha de méditation ». Les Dhyani Bouddhas personnifient la Sagesse-Connaissance transcendante. Sous leur aspect mythique, ils sont dits résider impassibles dans la sphère du « sans forme » : zou mé pai khams (gzugs méd pai khams) sanscrit arûpa dhâtu ou arûpa lôka.

L’on distingue cinq principaux Dhyani Bouddhas, chacun d’eux ayant en sa dépendance un Bodhisatva et un Bouddha humain qui résident respectivement dans la sphère de la pure forme : zou kyi khams (gzugs kyi khams), sanscrit rûpa dhâtu ou râpa lôka et dans notre monde : la sphère du désir : deu pai khams (hdod pai khams) sanscrit kâma dhâtu ou kâma loka.

La série Dhyâni Bouddha – Bodhisatva – Manushi Bouddha (Bouddha humain) correspond aussi à la trilogie : Dharma kâya (corps de la Loi), Sambhoga kâya (corps qui jouit des sensations), Nirmâna kâya (corps produit). Respectivement, en tibétain : Tcheu kou (tchos sku) – Longs kou (longs sku) et Tulkou (sprul sku), trois modes d’être d’une même personnalité.

 

SOUHAITS FORMULÉS PAR KUNTOU ZANGPO EN FAVEUR DES ÊTRES INNOMBRABLES DÉNUÉS DE POUVOIR ET ERRANT DANS LA RONDE DES RENAISSANCES

 

Écoutez !

Tous les phénomènes :

Le monde de la transmigration et celui au delà d’elle

Ont une base unique, deux voies et deux aboutissements :

Les jeux illusoires de l’ignorance et de la connaissance[151].

 

Puissent par la force des bons vœux de Kuntou Zangpo

Tous les êtres atteindre l’état de Bouddha

dans la sphère de l’essence des choses.

 

La base universelle n’est pas un agrégat[152]

Elle est autogène et au delà de ce que l’esprit

peut concevoir et la parole exprimer.

 

Elle ne peut être nommée ni samsâra,

Ni l’au-delà de celui-ci[153].

Comprendre ces deux choses c’est être un Bouddha

Faute de les comprendre les êtres errent dans le samsâra

Puissent par la force de mes bons vœux,

les êtres existants dans les trois mondes

Comprendre cette base inexprimable

Moi, Kuntou Zangpo sachant autogène cette base,

qui n’a ni cause principale, ni causes secondaires,

Je ne la souille pas en y attachant les idées

d’intérieur ou d’extérieur[154]

Elle n’est pas assombrie par les ténèbres de l’inconscience

Ainsi elle n’est pas enveloppée par la fausse idée d’un « moi ».

 

Pour ceux qui demeurent dans la connaissance

de leur propre nature

Il n’y a aucun sujet de crainte

alors même que les trois mondes seraient détruits.

Ils ne s’attachent pas aux objets des sens

Pour la connaissance, débarrassée des ratiocinations[155],

surgie par elle-même.

Il n’existe ni essence dans les formes[156], ni les cinq poisons[157]

De la clarté de la connaissance qui n’est pas obstruée

Surgissent les cinq sagesses[158] qui sont une (en essence)

Les cinq sagesses étant arrivées à maturité

Il en émane les cinq lignées des Bouddhas originels.

Par la sagesse parvenue à maturité de ceux-ci

sont produits les quarante Bouddhas

La force de l’énergie des cinq sagesses manifestée

Il en surgit les soixante déités buveuses de sang.

 

Ainsi, parce que, sans commettre d’erreur,

j’ai compris la nature de la base,

Puissent les êtres des trois mondes

Ayant compris la connaissance née d’elle-même

Obtenir finalement l’accroissement de la grande sagesse.

La lignée de mes individus illusoires[159] ne sera pas brisée

Ils paraîtront en millions inconcevables

de nombre et de formes diverses

Et pour convertir chaque espèce d’êtres

ils adopteront de nombreuses méthodes différentes

Puissent, par le pouvoir de ma bienveillance,

les êtres des trois mondes être libérés des six sortes d’existence.

Depuis l’origine des temps, les êtres ont erré

parce qu’ils ne connaissent pas la base[160]

Ils étaient dominés par l’état de ténébreuse inconscience[161]

qui est la cause de l’ignorance et de l’erreur.

Plongés dans l’ignorance et obscurcis par l’illusion

Leur esprit était en proie à la crainte et à la confusion

De là naquirent les idées de « moi » et d’ « autrui » et la haine.

Comme celles-ci croissaient le courant de la ronde fut produit[162]

Les cinq poisons des passions qui aveuglent

Et un courant sans fin de mauvais effets s’ensuivit

Ainsi, la source de l’erreur des êtres

étant leur inconscience, leur ignorance,

Puissent-ils tous par la force de mes bons vœux

Atteindre à la Connaissance éclairée.

L’ignorance née avec nous est l’abîme de l’inconscience

Et l’ignorance qui examinant toutes choses

les appréhende comme « moi » ou comme « autrui »

Ces deux ignorances sont la cause fondamentale

de l’illusion qui enveloppe les êtres

Puissent par la force de mes bons vœux

Tous les êtres étant éclairés

sortir des ténèbres de l’inconscience

Et délivrés de l’erreur de la dualité

Connaître la véritable nature de leur esprit

L’esprit qui saisit la dualité est dans un état

d’hésitation et de doute,

Un sentiment léger d’attachement naît alors

Croissant de plus en plus il devient passion.

 

Aliments, vêtements, habitations, richesse, amis,

Ces cinq objets de plaisir,

Amants, épouses, époux sont ardemment désirés

Ce sont là les majeures illusions du monde

Il n’y a point de fin à la succession des actes

découlant de l’idée de dualité.

 

Le résultat de ces attachements est une renaissance

comme Yidag torturé par les affres de la faim et de la soif,

Que par la force de mes bons vœux, les êtres en proie au désir

Ne s’efforcent pas violemment de le rejeter

Ne se laissent pas mollement aller à l’accueillir

Mais laissent l’esprit demeurer dans son état naturel

Qu’ils atteignent la sagesse discernante[163].

De l’idée d’une sphère extérieure (à soi)

Naît un léger sentiment de crainte

Ce sentiment en croissant engendre des propensions hostiles

De celles-ci naissent l’égoïsme et l’idée « on veut me tuer »

Alors le fruit de la colère mûrit

Elle produit la douleur de la brûlure de l’enfer.

 

Puissent par la force de mes bons vœux

Tous les êtres des six espèces[164] lorsque la colère naît en eux

Ne pas la rejeter, ne pas l’accueillir[165]

Et laissant leur esprit demeurer dans son état naturel

Obtenir la sagesse illuminante.

De l’orgueil de soi naît un sentiment de mépris pour autrui

Un orgueil féroce étant né, il survient

des disputes et des querelles

Quand son fruit mûrit il conduit à la misère

du monde des Dieux[166].

 

Puissent par la force de mes bons vœux

Les êtres en proie à l’orgueil

Le percevoir et en détacher leur esprit

Délaissant ce sentiment (sans lui accorder d’attention)

Comprenant que tout est semblable.

La propension à adhérer à la dualité

porte à se louer et à mépriser autrui,

Deux actes producteurs de souffrance

Quand le désir d’entrer en compétition avec autrui et de vaincre

est devenu puissant, on renaît parmi les Lhamayin[167]

qui se blessent et se tuent continuellement les uns les autres,

Le résultat étant qu’ils tombent dans les enfers.

 

Puissent par la force de mes bons vœux

Les êtres en proie à l’inimitié,

Abandonner à lui-même le sentiment d’inimitié (sans lui accorder d’attention)

Et leur esprit ayant compris sa propre nature,

obtenir la sagesse des œuvres.

Le défaut d’intelligence et d’attention, la somnolence,

le manque de mémoire, la stupidité sous toutes ses formes

Conduisent à errer dans le monde des animaux ;

Puissent par la force de mes bons vœux,

les ténèbres de la stupidité ayant été illuminées

par la lumière qui dissipe la frayeur

Tous les êtres obtenir la sagesse qui n’a pas d’obstacles.

Tous les êtres des trois mondes

Ont la même base (essence) de Bouddha que moi-même

Allés dans la base fantasmagorique de l’inconscience

Ils se livrent à des actes sans raison

Telles que les illusions des six œuvres de rêve[168]

 

Moi, le Bouddha antique

Afin que soient convertis les êtres illusoires des six mondes

Je souhaite que tous les êtres sans exception

Atteignent l’état de Bouddha (l’illumination spirituelle)

Dans la sphère de l’essence universelle.

LOBZANG RIGDZIN TSANG YANG GYATSO
(Blo-bzang rig-hdsing Tshangs-dbyangs rga mtsho)

Sixième Dalaï Lama
POÈTE ET LIBERTIN

 

Treize Dalaï Lamas se sont succédé à Lhassa avant l’avènement du présent moine-roi, un jeune garçon de dix-neuf ans.

La plupart des Dalaï Lamas sont morts jeunes et deux d’entre eux seulement, sont devenus célèbres pour des raisons d’ailleurs très différentes. Le premier de ceux-ci est Lobzang Gyatso souvent dénommé : le « Grand Cinquième ». Ce fut lui qui obtint le pouvoir temporel et, en tant que souverain, il a laissé la réputation d’un homme énergique et capable, ne dédaignant pas le déploiement de faste qui plaît aux masses.

La célébrité de son successeur, le sixième des Dalaï Lamas procède d’une source moins honorable. Mais il fut lettré et poète et c’est à ce dernier titre qu’il figure ici.

Dans l’avenir, les historiens mentionneront sans doute comme digne de demeurer dans notre souvenir le treizième Dalaï Lama décédé en décembre 1933 qui tenta, sans succès d’ailleurs, de jouer un rôle politique.

 

*    *    *

 

Le sixième Dalaï Lama naquit en 1683 à l’extrême sud du Tibet, au pays de Mön. Il est dit que sa famille appartenait à la secte, non réformée, des « lamas-bonnets rouges ». Ce fait pourrait servir d’explication à la conduite de Tsang Yang Gyatso : La chasteté n’étant pas exigée des Lamas de cette secte et le jeune Dalaï Lama n’ayant accepté que des lèvres les préceptes qui lui avaient été imposés lors de son ordination (vers 1696) dans la secte réformée des « bonnets jaunes « (celle à laquelle appartiennent les Dalaï Lamas) il ne se croyait sans doute pas obligé, en conscience, de se conformer à ces derniers.

Pour des raisons politiques le Régent du Tibet avait tenu cachée la mort du Cinquième Dalaï Lama. Il s’ensuivit que Tsang Yang ne fut officiellement reconnu qu’en 1697, lorsque l’empereur de Chine Kangshi envoya un ambassadeur à Lhassa et exigea que celui-ci fût reçu par le Dalaï Lama. Toutefois, l’exactitude de ce fait est contestée et, d’après d’autres sources, Tsang Yang aurait dûment accédé au trône du Potala le jour de son ordination en 1696. Peu importe.

 

Le jeune homme que son mauvais destin avait fait désigner comme étant la réincarnation du Grand Cinquième : Lobzang Gyatso et un avatar du Bodhisatva Chénrézigs, patron du Tibet, semble avoir été remarquablement intelligent. Plusieurs traités philosophiques dénotant une vaste érudition, lui sont attribués. Les poésies présentées ci-dessous reflètent le côté léger de son caractère.

Tsang Yang aurait pu être un roi brillant doublé d’un aimable lettré, si les Dalaï Lamas tout autocrates qu’ils pussent être à son époque, n’avaient pas été tenus à l’observance d’une discipline monastique dont le premier article enjoint le célibat.

L’écueil se trouvait là pour Tsang Yang Gyatso.

Sa conduite hétérodoxe souleva la réprobation de son entourage clérical.

Il s’échappait fréquemment du Potala – comme il le confesse dans une de ses poésies – pour fréquenter les lieux de débauche de Lhassa.

L’épisode auquel l’une des dernières poésies citées ci-dessous fait allusion est raconté comme suit :

Tandis qu’il régnait, Tsang Yang avait fait ouvrir une porte secrète dans la muraille qui entoure le Potala et il en gardait lui-même la clef. À la nuit tombée, quand les grandes portes du Potala avaient été closes et que les portiers étaient retirés chez eux, Tsang Yang revêtait des vêtements laïques et ainsi déguisé, il s’échappait pour courir des aventures dans la ville. Or, il advint que tandis qu’il s’y amusait, la neige vint à tomber. En retournant au Potala, Tsang Yang imprima la marque de ses pieds dans la neige. Un des portiers du Potala les remarqua et refaisant à rebours depuis la porte secrète, le chemin que le Dalaï Lama avait suivi il arriva devant la maison où celui-ci avait passé la nuit. Ainsi, les escapades du libertin furent-elles découvertes.

Malgré l’apparence d’authenticité que les vers de Tsang Yang prêtent à cette histoire, elle reste invraisemblable.

Un Dalaï Lama est toujours entouré de serviteurs. Ceux-ci couchent, sinon toujours dans sa chambre, du moins dans des pièces voisines et Tsang Yang n’aurait pu s’évader de son appartement situé à une dizaine d’étages au-dessus du sol et parcourir les escaliers multiples conduisant à une porte donnant au dehors, sans avoir rencontré aucun des très nombreux membres du personnel logeant dans le Potala[169]. Il faudrait admettre de multiples complices.

Cependant, Tsang Yang ne se bornait pas à des débauches clandestines, il se montrait ouvertement avec de jolies filles dans des jardins qu’il avait fait aménager pour s’y divertir.

Le Régent et les hauts dignitaires ecclésiastiques voulurent mettre fin au scandale en déposant le frivole Dalaï Lama. Mais un avatar de Chénrézigs ne peut pas être déposé comme un simple monarque. Quoi qu’il puisse faire il demeure l’incarnation non pas seulement de son prédécesseur, mais de la plus que divine personnalité de Chénrézigs. Pour se débarrasser de lui un seul moyen existait, c’était de proclamer et de faire accepter par les Tibétains qu’il y avait eu erreur et que Tsang Yang n’était pas véritablement le Grand Cinquième réincarné. Le subterfuge fut tenté, mais sans succès. Clergé et laïques, en grande majorité, refusèrent d’admettre que la conduite déréglée de Tsang Yang prouvait qu’il n’était pas un Dalaï Lama authentique.

Les raisons qui déterminent la conduite d’un avatar de Chénrézigs, pensaient les Tibétains, ne sont pas forcément en accord avec la morale vulgaire qui est impérative pour l’homme ordinaire et ce dernier manque de compétence pour les discuter.

Cette manière d’envisager les choses est courante d’un bout à l’autre de l’Inde aussi bien qu’au Tibet. Quoi que fasse un Maître spirituel ou un Dieu incarné, comme le Krishna aux multiples maîtresses de la légende hindoue de Brindaban, ses motifs ne peuvent qu’être d’ordre supérieur.

D’ailleurs les actes de ces personnalités supra-normales présentent des différences marquantes avec ceux, en apparence semblables, auxquels s’adonne la masse des hommes.

Une anecdote souvent relatée au Tibet illustre ce sujet.

Tsang Yang Gyatso se trouvait sur la terrasse supérieure de son palais du Potala avec des gens que sa conduite licencieuse scandalisait.

« Oui, j’ai des maîtresses », leur dit-il répondant à leurs reproches, « et vous qui me blâmez, en avez aussi, mais croyez-vous que posséder une femme soit la même chose pour moi que pour vous ? »

Ce disant, il s’approcha du bord de la terrasse et pardessus la balustrade, il urina. Le jet liquide descendit jusqu’à la base du Potala, puis « remonta » vers la terrasse supérieure et rentra dans le Dalaï Lama par les mêmes voies d’où il était sorti.

Alors s’adressant à ceux qui l’entouraient :

« Faites-en donc autant, leur dit-il, et si vous ne le pouvez pas comprenez que mes jeux avec les femmes sont différents des vôtres. »

Racontée de cette manière, cette histoire paraît simplement burlesque, mais, pour les Tibétains, elle est l’écho dénaturé d’un fait réel.

Parmi les pratiques du Hâtha Yoga il en existe une qui consiste à faire remonter le liquide séminal prêt à s’échapper au cours des rapports sexuels ou à l’aspirer et à le réabsorber par les mêmes canaux quand il a été émis[170].

Tsang Yang peut avoir été initié à des pratiques de ce genre, et c’est peut-être ce qui faisait dire de lui : « Il ne dort jamais sans avoir une fille couchée à côté de lui et, malgré cela il ne souille jamais sa chasteté. »

N’ayant pu convaincre les Tibétains que Tsang Yang était un faux Dalaï Lama, bien que celui-ci eût spontanément offert de se démettre de ses titres et prérogatives ecclésiastiques, les autorités du Tibet décidèrent de l’assassiner.

Après plusieurs tentatives infructueuses, une escorte mongole qui l’emmenait vers la Chine se chargea de la besogne en 1705.

Tsang Yang Gyatso avait-il vraiment péri ? C’est très probable, mais l’imagination populaire s’accommodait mal de cette défaite d’un Dalaï Lama.

Une tradition toujours courante au Tibet septentrional, où je l’ai entendu raconter, veut que Tsang Yang se soit miraculeusement débarrassé de ses liens et ait disparu en s’étant soudainement rendu invisible.

Il aurait ensuite séjourné en Chine, à Wutai shan, où l’on montre un ermitage supposé avoir été habité par lui. Puis il se serait retiré à la frontière mongole, y opérant divers miracles avant de disparaître définitivement dans un dernier prodige, volatilisant son corps sans laisser de traces.

Cependant Tsang Yang avait laissé comme adieu aux Tibétains les vers qui figurent à la fin de ma traduction :

 

Oiseau blanc prête-moi tes ailes,

Je n’irai pas loin.

Ayant fait le tour de Litang,

Je reviendrai bientôt.

 

Se référant à cette prophétie les Tibétains trouvèrent un enfant dans le district de Litang et le considérèrent comme la réincarnation de Tsang Yang. Il fut le septième dalaï lama appelé Kalzang (Skalbzang).

 

POÉSIES ATTRIBUÉES À TSANG YANG GYATSO

 

Je suis allé près du plus excellent des Lamas

Le prier de guider mon esprit

Et je n’ai pu, même en sa présence, le fixer sur lui,

Il s’était évadé, allant vers mon amour.

J’évoque en vain la face de mon maître,

Elle ne surgit pas dans mon esprit

Mais sans que je l’appelle, la face de l’aimée

Se lève en lui et le bouleverse.

Mes pensées cheminent, cheminent m’emportant loin d’ici ;

Si elles allaient ainsi vers la sainte Doctrine

En vérité, dans cette vie même

Je deviendrais un Bouddha.

À l’est, sur la cime de la montagne

La blanche clarté de la lune luit,

Le visage d’une jeune fille

Dans mon esprit passe et repasse.

Si celle en qui est mon esprit

Comme une compagne se tenait près de moi

Je croirais avoir trouvé

Le joyau qui existe dans les profondeurs de l’océan.

À celle qui occupait tout mon esprit

J’ai demandé d’être mon épouse

Jusqu’à ce que la mort nous sépare.

« Rien dans la vie ne nous désunira », fut sa réponse.

En passant sur la route j’ai, par hasard, rencontré la bien-aimée,

La fille au corps parfumé

Et comme si j’avais trouvé une turquoise blanche lustrée[171]

Je l’ai rejetée.

Le jeune arbre planté l’an dernier

Cette année est pareil à une botte de paille.

Le corps du jeune homme devenu vieux

Est plus courbé que les arcs du Sud[172].

Le gel à la surface du gazon

Est le messager du vent du nord.

C’est lui qui, vraiment, sépare

La fleur et l’abeille.

La saison des fleurs étant passée

L’abeille couleur de turquoise ne s’afflige pas,

Le temps fortuné de l’amour étant écoulé

Je ne m’attristerai pas.

Comme l’on regarde la pêche appétissante

Suspendue à la cime du pêcher, hors d’atteinte

J’ai regardé la fille de noble famille

Charmante et pleine de vigueur juvénile.

L’esprit emporté au loin

Mes nuits sont sans sommeil.

Les jours ne m’apportent pas l’objet de mon désir

Et mon cœur est très las.

Fille en qui est mon esprit, si tu ne demeures pas,

Si tu t’en vas pour t’adonner à la vie religieuse

Moi, le jeune homme, je ne demeurerai pas

J’irai (en ascète) errer sur les montagnes solitaires.

Si celle que possède mon cœur

Me quitte pour embrasser la vie religieuse

Moi, en ma jeunesse, ne resterai pas ici

Je me retirerai, comme ermite, dans une caverne sur la montagne.

Si mes sentiments répondent à ceux de la jeune fille

Je perdrai ma part de mérites religieux durant cette vie,

Si j’erre (en ascète) dans les solitudes

Je contristerai ses sentiments.

Quand le joyau est à nous

Nous ne l’apprécions pas pour ce qu’il est,

Quand le joyau est passé à autrui

La colère s’élève en nous.

Ma bien-aimée a été volée et perdue,

Je dois consulter le devin

Cette fille ingénue

Hante mes rêves.

Cette fille n’est pas née d’une mère

Mais est, plutôt, née du pêcher.

Plus vite que les fleurs du pêcher

Son amour pour un homme se dessèche.

Le cheval qui galope dans la montagne

Peut être capturé avec un lasso,

Mais pour capturer une amante infidèle

Il n’existe aucun pouvoir.

Je jetai un regard sur une réunion de jeunes filles

Qui souriaient, montrant leurs dents blanches,

L’une d’elles me regarda timidement

Du coin de ses yeux.

Vous qui souriez en montrant vos dents blanches

Entraînant l’esprit du jouvenceau,

S’il y a ou non de l’amour dans votre cœur

Assurez-m’en par un serment.

Je me demande, ô ma compagne,

Si vous êtes infidèle et licencieuse

La turquoise qui est sur votre tête

Ne peut parler pour me le dire[173].

Le cœur du jeune homme de Kongbou

Semblait pareil à une abeille prise dans un filet.

Pendant trois jours nous avons dormi ensemble

Mais il songe, maintenant, à l’avenir et à la religion.

Ce que l’on ne confie pas à sa mère

On le confie à sa maîtresse secrète ;

Et par les nombreux amis de celle-ci (littéralement : ses nombreux « cerfs »)

Vos ennemis connaissent vos secrets.

La femme que j’aimais

Est allée vers un autre compagnon

En moi, mon esprit se lamente

Et la chair de mon cœur s’est desséchée.

La fille que j’aime

N’est-elle pas de la race des loups ?

Même si des monceaux de viande lui étaient donnés

Le loup se préparerait à retourner à la montagne.

Le roc et le vent combinés

Arrêtent l’élan du vautour,

Les intrigants et les trompeurs

Entravent la liberté de mes actes.

Les caractères écrits à l’encre noire

Sont effacés par des gouttes d’eau,

Mais ceux non écrits (qui existent) dans l’esprit

En vain les frotte-t-on, ils ne s’effacent point.

La distance des étoiles peut être mesurée

En traçant des dessins sur le sable,

Mais, bien que je connaisse la douce chair de son corps,

Je ne puis sonder la profondeur du cœur de l’aimée.

La fille dont la chair est si douce dans le lit,

Mon aimable maîtresse,

Ne me dupe-t-elle pas

Pour dérober mon argent et mon bien ?

Le sceau imprimé à l’encre

Ne peut pas parler,

Puisse être imprimé dans l’esprit de chacun de nous

Le sceau de la bonne foi.

Mont central, roi des montagnes

Ne vacille pas, demeure ferme

Le soleil et la lune circulant autour (de toi)

N’ont point l’idée d’errer (loin de toi).

Ce mois-ci s’en va

Un nouveau mois vient.

Pendant sa claire quinzaine propice

Nous nous rencontrerons encore[174].

La lune à son troisième jour est brillante,

Elle tâche de paraître aussi brillante que celle du quinzième jour

Faites-moi, je vous prie,

Une promesse pareille à la lune du quinzième jour[175].

Le nuage dont le contour est jaune et le centre noir

Présage le gel et la grêle.

Un pandit (érudit) qui n’est ni blanc (laïque) ni jaune (moine)

Est l’ennemi de la Doctrine du Bouddha.

Ô puissante fleur de mauve,

Si tu vas, comme offrande (au temple)

Avec toi porte moi aussi, jeune abeille bleue,

À la demeure des Dieux.

La bannière protectrice de mon amante

Est attachée à ce saule.

Oncle, gardien du bosquet de saules

Ne jette pas de pierres de ce côté.

Le bateau est insensible,

Pourtant la tête du cheval regarde vers moi (la tête de cheval sculptée à la proue)

Mon amante infidèle

Ne me regarde plus.

Les oies aiment la mare boueuse,

Elles désirent s’y arrêter un moment,

Mais la mare a été gelée,

Elles doivent se résigner.

Il s’est coiffé de son chapeau

Il a jeté sa natte sur son dos[176]

« Allez doucement je vous prie[177]

« Demeurez doucement je vous prie

« Ne serez vous pas triste ?

« Nous nous reverrons bientôt. »

Avec la jeune marchande, au marché,

En trois mots j’ai noué un nœud d’amour.

Je ne l’ai pas dénoué par un mensonge,

Il s’est dénoué de lui-même en chacun de nous.

Dans le séjour des morts

Le roi de la loi tient le miroir des actes.

Ici, il n’y a point de juste rétribution,

Fais-la-moi juste là-bas (ô roi de la Loi)

Victoire à toi !

Le saule est amoureux du petit oiseau,

Le petit oiseau est amoureux du saule,

Si leurs cœurs demeurent d’accord

Le faucon ne pourra rien contre eux.

Chien, tigre ou léopard

On peut les mener (les apprivoiser) en leur donnant de bonnes choses

Mais la tigresse à la forte crinière que l’on a chez soi[178]

Devient plus méchante après qu’on l’a amadouée.

Si l’on n’a pas présente à l’esprit

L’idée de l’instabilité et de la mort,

Bien que l’on soit, d’autre part, intelligent

L’on est pareil à un idiot.

Quand le coucou arrive du pays de Mön

La sève de la terre monte partout.

Depuis que j’ai rencontré ma bien-aimée

Mon corps et mon esprit s’épanouissent.

La flèche a touché le but.

Elle a pénétré dans la terre,

Quand j’ai rencontré ma maîtresse

Mon esprit l’a suivie.

Durant cette courte vie

Je vous ai dit peu de choses.

Plus tard (dans une autre vie) au cours de notre jeunesse

Nous nous rencontrerons encore.

L’endroit où je rencontre ma maîtresse

Est dans la sombre forêt de la vallée du sud

Je vous en prie, ô perroquet,

N’en parlez pas à la croisée des chemins.

Taisez-vous perroquets bavards

Dans les bois de saules

Le djolmo[179] veut chanter.

Que soient terribles ou non

Les dieux et les démons aux aguets derrière moi,

Je veux faire mienne la douce pomme

Qui se trouve devant moi.

Vieux chien jaune barbu

Plus sagace que les hommes

Ne dis pas où je vais au crépuscule,

Ne dis pas que je reviens à l’aube.

Au crépuscule je suis sorti en quête d’amour

À l’aube de la neige était tombée.

Il n’y a pas à en faire, ou non, un secret,

La trace de mes pas est marquée dans la neige.

Ce que l’on a dit de moi

En mon esprit j’en admets la vérité,

Le jouvenceau aux pas légers

Est allé à la maison de l’hôtesse[180].

Au Potala je suis le noble Tsang Yang Gyatso

Mais à la ville, un libertin et un paillard[181] de marque.

Oiseau blanc (grue blanche) prête-moi tes ailes,

Je n’irai pas loin.

Ayant fait le tour de Litang

Je reviendrai bientôt.

CHANT DU PAYS DE LOB

Le territoire dénommé Lob est situé au nord-est du Tibet aux confins des immenses solitudes herbeuses du Koukou nor formant la province chinoise de Ching hai. Une grande partie des habitants de Lob sont des pasteurs vivant sous des tentes.

Le chant suivant est composé pour être chanté à l’occasion d’une fête réunissant de nombreux invités.

 

Aux jours paisibles et prospères, quand le corps jouit d’une agréable euphorie, on revêt des habits de soie.

Le verbe étant paisible, un petit chant s’échappe des lèvres.

L’esprit étant paisible il naît de la clarté, de même que dans le ciel bleu, brille la roue aux huit pointes.

Mon chant célèbre la réunion du soleil, de la lune et des étoiles.

Le noble Lama et son disciple sont semblables au soleil et à la lune réunis dans le ciel

Leurs dépendants rangés autour d’eux ressemblent à l’assemblée des étoiles

Quand tous se trouvent réunis c’est une grande merveille.

 

*    *    *

 

Mon chant célèbre la réunion de la quiétude, de la richesse et des six fruits.

La première terre est pareille au lotus aux huit feuilles, elle est pareille à la Doctrine (celle du Bouddha), elle est l’origine de la maturité des six fruits de l’automne

Les six fruits sont pareils à une demeure de la règle (un monastère)

Quiétude, richesse, étude. Quand ces traits se trouvent réunis, c’est une grande merveille.

 

*    *    *

 

Mon chant célèbre la réunion des paisibles contrées Chine, Mongolie et Tibet.

Au sommet de la pente est la montagne pareille à une conque blanche,

Au milieu de la pente sont les arbres qui gratifient les désirs,

Au bas de la pente la rivière coule sur un tapis d’or.

Ces trois sont la base de tout ce qui est excellent

En haut, sur le mont de la conque blanche est le domaine du lion blanc de l’est

Le mont, le lion et sa crinière couleur de turquoise, je chanterai leur heureuse réunion

Parmi les arbres gratifiant les désirs est le lieu des ébats du tigre rouge et du yak

Je chanterai l’heureuse réunion de la montagne, des arbres et du tigre

La rivière coulant sur un tapis d’or est le lieu des ébats des poissons d’or

Je chanterai l’heureuse réunion de la rivière, de l’or et des poissons.

Premièrement Dieux, Nâgas et Hommes étant paisibles et réunis

Secondement la Chine, la Mongolie et le Tibet étant paisibles et réunis

Troisièmement, la réunion du noble Lama, de ses disciples et de ses serviteurs, je célébrerai ces trois bonheurs par mon chant.

 

*    *    *

 

D’en haut, du milieu, d’en bas mon chant joyeux célèbre l’heureuse réunion des Dieux, des Nâgas et des hommes.

Dans le joyau qu’est le centre (littéralement : le nombril) de l’heureuse vallée de Lob est un trône précieux, un trône de lion.

Sur le tapis lotus qui le recouvre, le vainqueur des ennemis des trois mondes est assis

Puisse le corps immuable du noble Lama demeurer ainsi qu’un corps-diamant

Au Verbe du Lama rien ne peut faire obstacle

Puisse-t-il demeurer comme un Verbe-Diamant

L’esprit du Lama est inébranlable, pareil à un diamant

Puisse-t-il demeurer comme un esprit-diamant

J’offre ce chant-diamant comme étant une fête donnée au bonheur excellent.

 

*    *    *

 

Sur la rangée de droite (des assistants) un soleil d’or se lève.

Sur la rangée de gauche, blanche comme une conque, la lune luit.

Tandis que la rangée d’en face est comme l’illumination de l’assemblée des étoiles.

 

*    *    *

 

Dans la main droite, je tiens une flèche et un miroir

La flèche est celle de Tsangpa (le dieu Indra) sa tête est le trésor du blanc Tsangpa

L’extrémité de la flèche appartient aux Nâgas, elle est le trésor du Nâga tutélaire

Le milieu de la flèche appartient aux Esprits malfaisants

Elle est la flèche des Dieux et des Esprits du Tibet

Elle est drapée dans du papier jaune d’or

Elle apprête la bienvenue (la réception) du lama et des Dieux

Elle est vêtue d’une robe rouge

Les moines et tous les hôtes du monastère préparent une réception de bienvenue

C’est la bienvenue des chefs

La pointe de la flèche est couverte de soie bleue

Elle prépare l’accueil de bienvenue des hommes au Verbe puissant.

 

Le lion des neiges symbolise les Bouddhistes

Les cinq couleurs de la soie (les rubans attachés a la flèche) symbolisent les Cinq Sagesses

Les quatre plumes attachées à la flèche symbolisent les quatre offices rituels

Par ce dadar (la flèche ornée) et ce miroir tenus en ma main la Déesse du corps présente des offrandes

Par ce chant que je chante, la Déesse du son présente des offrandes

Par de l’encens, de l’eau et des parfums, la Déesse des odeurs présente ses hommages

Le beurre que je tiens dans ma main gauche est l’offrande de la Déesse du goût

Les cinq sortes de soie qui décorent la flèche sont l’offrande de la Déesse du toucher

Puissent les œuvres engendrées par la Doctrine du Lama s’étendre à l’infini comme le ciel

Puissent les œuvres produites par la loi du chef briller comme le soleil et la lune

Puissent les œuvres issues de la prédication et des rites propitiatoires (sadhanas) s’étendre comme les lacs en été[182]

Comme le chanteur est vêtu d’un chapeau et d’une robe, que force et bonne santé couvrent votre corps

 

Comme la voix du chanteur chantant un chant

Que votre parole résonne en sons mélodieux

De même que le chanteur est rempli de joyeuse énergie

Puisse votre esprit demeurer vigoureux pour des âges sans nombre.

ÉPISODES EXTRAITS DE L’HISTOIRE DU ROI SRONG BSTAN GAMPO

Srong bstan gampo, le plus célèbre des rois du Tibet est né vers 617 au pays de Yarlung (les hautes vallées) situé à l’extrême sud-est du Tibet près de la frontière du Bouthan.

Cette région, aujourd’hui fertile, dont le climat est relativement doux, devait à l’époque où Srong bstan gampo y naquit, être presque entièrement couverte de jungles occupées par une population clairsemée gouvernée par de petits chefs locaux.

Parmi ceux-ci Srong bstan gampo commença par prendre de l’ascendant. Il rassembla des troupes et avec elles marchant vers le nord du Tibet, il subjugua les tribus qu’il rencontra, grossit son armée, s’avança en territoire chinois et s’y attaqua aux avant-postes des troupes impériales. Au moment où il se crut assez puissant pour demander, on peut dire exiger, comme femme une princesse, fille de l’empereur Taï tsoung, son armée comptait plus de cent mille hommes et Taï tsoung bien que répugnant à donner la princesse Wen tchén à un barbare, chef d’un peuple de demi-sauvages, dut pourtant y consentir par prudence politique.

Cependant ce n’est pas le conquérant barbare qui vit dans la mémoire des Tibétains. À part quelques rares Lettrés, ceux-ci ont complètement perdu le souvenir des jours lointains (VIe et VIIe siècle) où leurs hordes subjuguèrent une large portion de l’Asie Centrale et s’avancèrent jusqu’au cœur de la Chine. Le Srong bstan gampo glorifié en de copieuses biographies est un personnage de légende, le héros mythologique d’aventures miraculeuses, non point un simple humain mais un avatar du Bodhisatva Chénrézigs éminente figure du panthéon mahâyâniste et patron du Tibet.

Un des pouvoirs attribués à Srong bstan gampo dans ces narrations fantaisistes consiste à se montrer simultanément sous plusieurs formes différentes. L’histoire suivante se rapporte à ce pouvoir.

Chénrézigs est le nom tibétain du Bodhisatva qui, en Chine, est appelé Kwan yin et y est l’objet d’un culte fervent très répandu.

Or donc, deux braves dévots chinois ayant entendu dire qu’un avatar de Kwan yin vivait au Tibet en tant que Souverain du pays conçurent un ardent désir d’aller lui rendre hommage.

Arrivés à Lhassa on leur dit que le roi était occupé à rendre la justice dans une salle de son palais. Ils y pénétrèrent alors que Srong bstan gampo, assis sur son trône, jugeait un criminel.

Ce dernier fut condamné à mort. Le roi ordonna au bourreau de le saisir et de lui trancher la tête, ce qui fut fait.

Les pèlerins nourris dans la foi en la bonté sans bornes de Kwan yin furent bouleversés en voyant leur toute compatissante Déité commander un acte aussi cruel.

Srong bstan gampo, infiniment clairvoyant, percevant leur désarroi mental se montra soudainement à eux en triple exemplaire. L’accusateur qui avait porté témoignage contre le coupable était lui-même : Srong bstan gampo. L’exécuteur était aussi Srong bstan gampo. Le supplicié était Srong bstan gampo. Et Srong bstan gampo, le roi, demeurait sur son trône.

Cette vision fut plus que ne pouvaient supporter les deux dévots du compatissant Kwan yin. Ils prièrent qu’il leur fût permis de regagner leur pays au plus vite.

Le roi leur ordonna d’aller dormir sur le sable au bord de la rivière. Ils obéirent et, à leur réveil, ils se trouvèrent en Chine couchés devant leurs demeures respectives.

Ce conte fantastique est imprégné d’une forte saveur indienne. Nous y découvrons, sous son travestissement, l’idée védantine de l’unité foncière de l’Être.

« En chaque individu, en chaque caillou ou chaque brin d’herbe le sage voit l’identique », enseigne le Védanta. Le Bouddhisme mahâyâniste est proche de cette conception qui, traduite grotesquement en langage populaire, donne naissance à des fables telles que celle que je viens de rapporter.

 

C’est évidemment au Srong bstan gampo de la légende que s’appliquent les faits ci-dessous.

 

Le roi avatar Srong bstan gampo pensa : dans mon pays barbare[183] des grandes neiges afin de pouvoir faire œuvre utile pour le bien des êtres il est nécessaire d’ériger la statue d’un Yidam[184]. Si je construis celle-ci en matériaux d’or ou d’argent, dans l’avenir des hommes sans moralité en des temps dégénérés pourront la détruire. Si je la bâtis en terre et en pierre ce sont là des matériaux très communs. Si je la construis en différentes sortes de bois, elle se fendra.

Pour savoir en quels matériaux la statue devait être faite il invoqua Chénrézigs.

Le lendemain des Bouddhas, des Bodhisatvas, des Arhans, des fils et des filles de dieux en troupe aussi épaisse qu’un nuage apparurent devant lui.

Le noble Jampayang et le noble Kuntouzangpo (Kuntu bzangpo)[185] émergeant de cette multitude et chacun tenant un vase précieux rempli de dutsi[186] conférèrent une initiation au roi.

Son corps ayant été purifié, tous les Bouddhas le bénirent, tous les Bodhisatvas lui souhaitèrent la prospérité. Les fils et les filles de dieux émergeant à mi-corps du nuage, lui présentèrent des offrandes et, en s’accompagnant de différents instruments de musique, firent tomber une pluie de fleurs.

Alors, instantanément, différents rayons de lumière émanant du corps du roi se répandirent sur toute l’étendue du barbare Pays des neiges, chacun de ces rayons devenant un individu magique (tulpa) qui travailla au bien des êtres. Le pays des Barbares devint alors semblable à une île précieuse.

Puis tous les dieux ensemble parlèrent au roi :

— « Roi, avatar, bodhisatva, seigneur de tout le peuple aux têtes (cheveux) noires, si tu veux inviter ce Dieu tutélaire (Yidam) contenant d’inépuisables mérites et digne de vénérations tu le trouveras au sud de l’Inde à Singala (Ceylan) au bord de l’océan :

« Derrière une statue autogène de Karshapani (Vishnou) sous le sable où les éléphants dorment est un sandalier-serpent[187] dans lequel existe une merveilleuse image autogène[188] de Chénrézigs. Elle est ton Yidam, ô roi.

Ayant dit, les dieux devinrent invisibles (disparurent).

Alors le roi pensa : aucun homme ne serait capable de trouver ce Yidam, il faut envoyer un individu magique (tulpa).

Instantanément, de la touffe de poils située entre ses deux yeux, au milieu du front, le roi produisit le gelong dénommé Akaramatishila sur la tête de qui reposait une image magique du Bouddha Eupagméd[189]. Le roi l’envoya chercher le Yidam.

Par magie, ce moine fantôme se transportant vers le sud arriva à la ville appelée Ougyour (dbus hgyur).

Le roi Utpala y régnait. Les ancêtres de ce roi avaient été des Bouddhistes mais, par la suite, ils étaient devenus Hindous. Chaque jour Utpala sacrifiait cinq chèvres à Shiva[190].

Jadis, à gauche du palais du roi, le Bouddha Korwa Djig (Hkorwa Hdjig)[191] avait consacré un chörten auquel fut donné le nom de chörten au lotus à la roue.

Arrivé auprès de celui-ci le moine fantôme Akaramatishila fit le tour de la partie renflée du monument en flottant dans l’air les jambes croisées.

Le roi l’ayant aperçu du toit terrasse de son palais pensa que c’était là un grand prodige. Il invita Akaramatishila à venir au palais. Celui-ci refusa.

Le roi l’ayant instamment prié, le gelong[192] magique répondit :

« J’irai si vous obéissez à ce que je vous commanderai, quoi que ce puisse être. Sinon, je n’irai pas. »

Le roi ayant consenti à ce qu’il voulait, le gelong alla au palais où il devint l’objet des offrandes de ce prince[193].

Le gelong lui dit ensuite :

« Vos ancêtres étaient Bouddhistes. Vous devez retourner à la Doctrine bouddhiste et prendre refuge dans le Bouddha. »

Le roi le fit.

Puis le gelong commanda au roi :

« Vous devrez construire cent huit temples. Vous devez aussi construire cent huit statues pour les placer dans ces temples, les unes seront en bois de sandalier-serpent, les autres de sandalier korchisha. »

Le roi répondit :

« Les sandaliers-serpent ne croissent pas dans le pays des hommes. Il en existe dans le séjour des Dieux Ogmin (Hogmin)[194] mais je n’ai pas le pouvoir de m’y rendre. Des sandaliers korshisha se trouvent au Shambhala septentrional[195]. Des serpents venimeux sont enroulés autour d’eux et je n’ose pas m’en approcher. Mais je bâtirai les cent huit temples.

Le gelong répliqua :

« Il faut aller chercher le sandalier-serpent. Envoyez-y vos serviteurs munis d’outils. »

Le roi partit avec son maître spirituel nommé Yön tcheud (yon mtchod) et une nombreuse suite et se rendit à Singala au bord de l’océan.

Là, derrière une statue de Karshapani, statue en pierre et autogène, de grands éléphants dormaient couchés sur le sable. Parmi eux, un éléphant regardait vers l’est, il avait une trompe rouge et, derrière son cou, il portait la médecine Gi wang[196] dont la couleur est rouge jaunâtre.

Le gelong dit : « Le sandalier-serpent doit se trouver sous cet éléphant. »

Le roi répliqua : « Comment un sandalier pourrait-il être sous un éléphant ? »

Le gelong répondit : « Pendant les chaleurs de l’été les endroits quelconques où se trouvent des sandaliers demeurent toujours frais. Par les feuilles de sandalier la peine causée par la chaleur est adoucie. Les éléphants le savent et, en été, reconnaissant les endroits où sont des sandaliers, ils s’y couchent. »

L’on chassa les éléphants et, ayant creusé dans le sable à la place où était celui à la trompe rouge on découvrit un gros tronc de sandalier-serpent.

Le roi s’étonna.

« Les sandaliers-serpent ne croissent pas dans le monde des hommes, dit-il, comment celui-ci est-il venu ici ? »

Le gelong répondit :

« Au temps où le Bouddha Korwa Djig (Hkorwa Hdjig)[197] vint dans ce monde, un auditeur arahan[198] se transporta par des moyens magiques dans le séjour des dieux Hog min. Il en rapporta un fruit du sandalier-serpent. Quatre graines se trouvaient dans ce fruit. Il en offrit trois au Bouddha Korwa Djig et offrit la quatrième au seigneur Karshapani en la plaçant sur le sommet de son crâne[199].

Le vent l’emporta, elle tomba derrière la statue et fut recouverte de terre.

Pendant une nuit, au quinzième jour du mois, des Khadomas laissèrent tomber de l’élixir de vie à cet endroit et la graine poussa.

Au temps où le Bouddha Sérthub (Gsérthub)[200] vint sur la terre, l’arbre était en fleur. Au temps du Bouddha Eudsung (Hodsrung)[201] il avait des fruits mûrs. Au temps du Bouddha Çakya Muni il était devenu un gros arbre. À l’époque du nirvâna (la mort) de ce Bouddha, l’arbre tomba et fut recouvert par le sable. »

Le roi et le gelong retirèrent l’arbre de dessous le sable et en coupèrent toutes les branches.

Dans le tronc étaient quatre crevasses, de celles-ci sortaient des rayons lumineux en nombre infini qui illuminaient le monde entier, puis rentraient de nouveau dans l’arbre.

Une voix sortant de celui-ci commanda : « Coupez doucement. »

Parmi les quatre parties qui avaient été coupées l’on trouva une statue de Chénrézigs pareille à un joyau. Elle montrait dix faces – trois faces calmes et sept faces irritées. Le calme, le pouvoir et une expression causant l’effroi étaient empreintes de façon parfaite sur ces faces. Les dix mains de la statue faisaient différents gestes symboliques. Des rayons lumineux enveloppaient la statue.

Le roi et le gelong coupèrent le tronc de l’arbre en 108 morceaux et en firent 108 statues qu’ils placèrent dans 108 temples.

 

Maintenant il s’agissait de prendre le sandalier korshisha. Notre texte dit en deux phrases, qu’on l’a pris et que l’on en fit comme l’on avait fait précédemment, mais ne donne aucun détail, puis reprend :

 

Dans le chörten (lequel ? – celui qui se trouvait près du palais du roi ?) le gelong prit une mesure pleine de reliques de sept anciens Bouddhas[202] et il remit le reste des reliques dans le chörten.

Ensuite, le gelong se rendit à l’île de l’océan. Là, sur chaque brin d’herbe il vit un Bouddha assis. Il emporta une poignée de cette herbe.

Puis, il alla sur la rive de la Néranjara[203]. Là, sur chaque grain de sable, il vit un Bouddha assis. Il emporta une poignée de ce sable.

Il emporta aussi la statue de Chénrézigs trouvée dans le sandalier-serpent.

Et toutes ces choses, plus importantes et plus précieuses que les huit sites sacrés de pèlerinage, que tous les trésors des Dieux et des Yidams de l’Inde, il les emporta au Tibet et les offrit au roi dont le cœur se réjouit de les posséder.

 

*    *    *

 

Alors, le roi pensa de nouveau :

« Dans la direction du sud, au Népal, il existe également une statue autogène qui y est cachée. Dans les temps futurs elle sera utile aux êtres en effectuant des prodiges. »

Ayant pensé ainsi, le roi invoqua le Dieu-Yidam (la statue apportée par le gelong). Des rayons lumineux s’échappèrent de cette statue magique et s’étendirent jusqu’au Népal.

S’appuyant sur ces rayons (voyageant par la vue sur ces rayons) le roi arriva à la frontière de l’Inde et du Népal, dans une grande forêt où il vit le sandalier Hari du tronc duquel sortaient des rayons lumineux qui s’étendaient dans les dix directions[204].

Il comprit que de ce tronc sortiraient quatre frères.

Encore une fois, il envoya le gelong-tulpa pour les prendre.

Quand le gelong eut gagné le pays de Mang il vit que la population était en proie à l’affliction parce que beaucoup de gens mouraient par l’effet d’une épidémie.

Continuant sa route, il vit que beaucoup étaient morts de la lèpre dans la ville appelée Yamboul hgal[205].

Continuant encore et atteignant la frontière de l’Inde et du Népal, il vit que beaucoup de gens y étaient morts subitement, tués par un mauvais esprit des régions supérieures[206].

Près de là, dans une épaisse forêt, un bouvier gardait un grand troupeau de buffles. Parmi eux une femelle qui jouissait des mérites acquis par ses bonnes œuvres (dans une vie précédente) se rendait auprès du sandalier qui émettait des rayons lumineux et elle en faisait le tour[207] en répandant le lait de ses pis.

Cependant le propriétaire du troupeau s’apercevant que cette vache ne donnait pas de lait dit au bouvier : « Tu trais mes bêtes. »

L’homme répondit : « Je ne les trais pas. Je les conduis chaque jour dans la forêt, là-haut, sur la montagne. »

Le lendemain le propriétaire et le bouvier suivirent les bêtes dans la forêt. Ils virent la femelle buffle aller au sandalier et en faire le tour en répandant son lait, ce qui était un grand prodige.

Le gelong-tulpa ayant connu ce fait sut que les statues de sandal auxquelles le roi avait pensé étaient là.

Il coupa le sandalier avec une hache. Alors, des voix se firent entendre venant des quatre statues. Venant de la partie supérieure de l’arbre on entendit les mots. « Coupez-moi doucement et laissez-moi demeurer au pays de Mang. »

De l’arbre fendu émergea le noble Wati[208].

De dessous cette fente une voix dit : « Coupez-moi doucement et laissez-moi demeurer dans la ville de Yamboul ligal[209] ». De cette fente sortit la statue du noble Dbu gang.

Sous celle-ci une voix dit : « Coupez-moi doucement et placez-moi à la frontière de l’Inde et du Népal. » Alors de l’arbre émergea la statue du noble Djamali (Ldjamali).

Sous celle-ci on entendit une voix disant : « Coupez-moi doucement. Je veux aller au Tibet, auprès de l’Yidam du roi Srong bstan gampo. »

Et chacune des statues demeura à l’endroit qu’elle avait indiqué.

 

(Notre texte ne raconte pas comment elles se sont rendues à ces divers endroits. Il ne mentionne que la dernière qui fut trouvée dans l’arbre : celle de Lokéshara)[210].

 

Le gelong-tulpa plaça le Lokéshara au Potala. Il emporta aussi au Tibet, la statue de Karshapani et l’offrit au roi Srong bstan gampo qui fut très heureux. Celui-ci qui avait déjà reçu le Dieu-Yidam pensa : « Maintenant je vais travailler avec ardeur pour le bénéfice des êtres. »

Alors le gelong-tulpa s’étant dissous dans la lumière, s’enfonça entre les sourcils du roi.

 

*    *    *

 

Ensuite, le Roi avatar pensa de nouveau. Il pensa ainsi :

« Dans ce Pays des Neiges, il conviendrait de répandre la Doctrine du Grand Véhicule. Il existe trois statues particulières du Bouddha ; l’une est dans l’Inde, la seconde au Népal et la troisième en Chine. En n’importe quel pays où se trouve une de ces statues la Doctrine du Grand Véhicule[211] florit. Je dois absolument m’en procurer une. »

Il invoqua le Yidam autogène en sandal (celui que le gelong avait apporté). Du cœur de la statue, deux rayons de lumière s’élancèrent. L’un se dirigea vers l’est et l’autre vers l’ouest. Le regard du roi suivant le rayon qui s’étendait vers l’est atteignit le Népal. Il y vit le roi Déva et sa fille Lhatchig titsun.

Sur le corps blanc de celle-ci une teinte rosée paraissait. Sa face exhalait le parfum du sandal hari. Elle était docte en toutes les sciences et avait obtenu le pouvoir de la compréhension de tous les commentaires de la Doctrine.

Le roi comprit que si l’on emmenait cette princesse au Tibet, avec elle viendraient la statue du Bouddha le représentant enfant à l’âge de huit ans et, aussi, toutes les doctrines du Grand Véhicule (contenues dans les nombreux livres qu’elle apporterait).

Ensuite, suivant du regard le rayon qui s’étendait vers l’ouest, le roi vit le Seigneur de la Chine Taï tsoung et vit aussi sa fille nommée Lhatchig Kongmo[212].

Sur son corps de couleur verdâtre, une teinte rosée était répandue. Sa face exhalait le parfum du lotus blanc. Elle était docte en toutes les sciences et avait obtenu le pouvoir de la compréhension de tous les commentaires de la Doctrine.

Le roi comprit que si l’on emmenait cette princesse au Tibet, avec elle viendraient la statue de sandal représentant le Bouddha à l’âge de douze ans et, aussi, toutes les doctrines du Grand Véhicule (contenues dans les livres qu’elle apporterait).

Alors le roi qui n’avait pas son égal dans le monde ayant médité profondément imagina de prétendre qu’il avait eu un rêve.

Le lendemain matin tous les ministres vinrent le saluer et s’informèrent :

« Votre santé est-elle bonne ?

« Votre corps robuste ne souffre-t-il pas de maladie ?

« Votre visage a une belle couleur.

« Votre esprit est-il heureux ? »

Ainsi parlèrent-ils.

« Je suis heureux, répondit le roi. Dans un rêve j’ai vu, à l’ouest, la jolie fille du souverain du Népal et, à l’est, la jolie fille du souverain de la Chine. Dans ce rêve elles apparaissaient toutes deux comme étant mes femmes. »

Le ministre Gara[213] répondit :

« Les deux princesses que le roi a vues en rêve, nous, les ministres, nous les lui amèneront. Veuillez ne parler de ce rêve à personne.

« Nous trois : ministres de l’extérieur, de l’intérieur et du centre et six chefs, nous nous réunirons (sous entendu, pour discuter de la chose), emportant de quoi manger : de la bière et chacun une carcasse de mouton séché.

« Demain matin, dans la plaine herbeuse du dieu de la caverne nous tiendrons assemblée.

« Le roi s’assoira sur son siège au pied du tronc d’un noyer, ainsi nous assemblerons-nous. »

Ainsi parla Gara.

Donc, le lendemain, les trois ministres et les six chefs se réunirent. Les carcasses qui devaient servir au repas furent divisées.

Deux des convives reçurent chacun un gigot, deux autres chacun une épaule. Un autre eut la poitrine, un autre les reins.

Ces morceaux mis ensemble constituaient une carcasse entière.

Quand on joignit ceux-ci, on constata le fait et le ministre Thonni s’écria :

« Ceci est de bon augure. Il est inutile que nous discutions, nous sommes d’accord. Quoi que ce soit que nous décidions de faire, cela réussira[214]. »

« Il ne nous faut pas une épouse de petit mérite », continua Thonni.

Gara répliqua : « Elle ne sera pas de petit mérite. Notre Seigneur le roi a atteint ses seize ans, une épouse vulgaire ne lui conviendrait pas car il va prendre possession de son trône.

« J’irai quérir la jolie fille du roi du Népal, puis ensuite la jolie fille du souverain de la Chine. Ces deux seront les épouses de notre roi. »

Tous approuvèrent ces paroles.

Alors Gara se rendit auprès du roi Srong bstan gampo et lui dit :

« Nous demanderons d’abord la fille du roi du Népal. Que le roi m’en donne l’ordre. »

Le roi répondit :

« Tu emporteras cinq pièces d’or que tu offriras en formulant ta demande.

« Un casque en vaidûrya[215] dans lequel sont sertis des rubis sera le prix de la fille. Tu l’offriras au roi.

« Ce roi te demandera trois choses, l’une après l’autre. En guise de réponse, il faudra lui donner, l’une après l’autre, sans commettre d’erreur, les trois lettres que je vais te donner. »

Et il lui donna trois lettres.

Le roi donna aussi à Gara des chevaux, des mules, des chameaux[216], des ornements, des vêtements et des provisions d’aliments.

Puis il lui dit de se mettre en route lui recommandant de ne pas oublier, dans les passages dangereux ou dans les autres difficultés, de se recommander à Djomo Niertchén[217] en récitant son mantram.

Alors, après avoir salué le roi en se prosternant, Gara se mit en marche accompagné de cent officiers de haut rang, tous montés à cheval.

Arrivés au précieux pays du Népal, les voyageurs atteignirent la ville nommée Khobom, palais des nâgas, et gagnèrent la porte de la résidence du roi.

Ils demandèrent à être introduits auprès du roi et ils le furent.

Ils lui offrirent les cinq pièces d’or comme compliment de bonne visite. Puis ils déposèrent devant lui le casque en vaidûrya orné de rubis et Gara prit la parole :

« Si en temps d’épidémie, dit-il, on se coiffe de ce casque et fait ainsi le tour de la ville, les maladies des hommes et du bétail sont immédiatement arrêtées[218].

« Si quand la gelée et la grêle menacent, on se coiffe de ce casque et qu’ainsi l’on parcoure les champs jusqu’à leurs extrémités, gelée et grêle sont arrêtées.

« Si en temps de guerre on se coiffe de ce casque et on combat, on est vainqueur sur le champ de bataille.

« Dans le monde entier il n’existe pas de casque pareil à celui-ci. Il est sans prix. Je vous l’offre comme prix de votre jolie fille la princesse, que je vous demande pour mon maître, le roi du Tibet. »

Le roi du Népal répliqua :

« Les démons ont sans doute égaré l’esprit de ton maître. Il doit être fou. Je suis le descendant du Bouddha Eu sung (hod srung)[219] par une lignée directe qui n’a jamais été brisée. Une alliance entre nous est impossible.

« Cependant, comme tu es venu d’un pays lointain (sous-entendu, que tu as pris beaucoup de peine) quand tu y seras de retour, demande à ton roi s’il peut, ou non, gouverner selon la loi des dix actes vertueux prescrite par le Bouddha.

« S’il le peut, je lui donnerai ma fille, s’il ne le peut pas, je ne la lui donnerai pas. »

Alors Gara tira de la boîte où elles étaient enfermées la première des lettres que Srong bstan gampo lui avait remises et la présenta au roi du Népal.

Celui-ci la déplia.

Sur un papier bleu azur, il était écrit en lettres d’or et en langage du Népal :

« Toi, roi du Pays de la laine[220], tu gouvernes selon la loi des dix actes vertueux. Moi, roi d’un pays des extrémités (pays barbare) je n’ai pas cette loi.

« S’il te plaît que je l’établisse et que pour cela tu me donnes ta fille, je produirai cinq mille tulpas et, par eux, j’établirai cette loi en un matin[221]. N’est-ce pas là un grand prodige.

« Si quand j’aurai fait cela tu ne me donnes pas ta fille, je produirai cinquante mille tulpas guerriers et les enverrai dans ton pays. Ils te tueront, enlèveront ta fille et détruiront toutes tes villes. »

Ainsi était-il écrit.

Le roi fut très effrayé, mais il affecta de ne pas l’être et dit à Gara :

« Ton roi est bien arrogant !

« Demande-lui s’il peut construire des monastères dans son pays. S’il le peut, je lui donnerai ma fille, s’il ne le peut pas, je ne la lui donnerai pas. »

Alors Gara tira de la boîte la seconde des lettres que Srong bstan gampo lui avait données. Il la présenta au roi et dit :

« Si à chaque question qui m’est posée il me fallait, pour en chercher la réponse, aller au Tibet, un pays lointain, montant et descendant sur la route (traversant les cols des chaînes de montagnes) le voyage prendrait beaucoup de temps et il nous serait impossible de jamais obtenir la princesse. La réponse à vos questions se trouve dans ces lettres. »

Le roi ayant ouvert la seconde lettre que Gara lui avait remise, voici ce qu’il y lut :

« Toi, roi du Népal, tu as le pouvoir de construire des monastères, moi, je ne l’ai pas.

« Cependant si toi, ô roi, tu es désireux que j’en construise et pour cela veux me donner la princesse, ta fille, je produirai cinq mille tulpas et avec eux bâtirai cent vingt-huit monastères dont les portes regarderont vers le Népal.

« N’est-ce pas là un prodige ?

« Si, après que je l’aurai fait, tu ne me donnes pas ta fille, je produirai cinquante mille tulpas guerriers et les enverrai dans ton pays. Ils le tueront, enlèveront ta fille et détruiront toutes tes villes. »

Ainsi était-il écrit.

Le roi fut encore plus effrayé, mais il ne le montra point. Il dit à Gara : « Ton roi est bien hardi ! »

Puis il demanda :

« Dans ton pays, les cinq objets qui causent du plaisir aux sens existent-ils ? Y a-t-il, dans ton pays, des richesses, des pierres précieuses, de l’or, de l’argent, des soieries, des vêtements ? Y a-t-il de quoi bien manger et bien boire ?

« Si toutes ces choses existent dans le pays de ton roi, je lui donnerai ma fille. Si elles n’y sont point, je ne la lui donnerai pas.

« Maintenant, va le demander. »

Gara présenta la troisième lettre au roi disant :

« Je ne puis pas aller dans mon pays à chacune de vos questions. Ceci est la réponse. »

Le roi ayant ouvert la lettre y lut ceci :

« Toi, roi du Népal, tu as des richesses ; moi, roi d’un pays barbare, je n’en ai point. Mais si tu désires que j’en aie afin de me donner ta fille, je créerai cinq mille tulpas.

« Les objets qui réjouissent les sens[222], les pierres précieuses, l’or, l’argent, les soieries, les vêtements, le manger et le boire, il les produiront en quantité incalculable.

« Ils établiront des comptoirs dans les quatre directions, toutes les richesses des pays des extrémités, ils les apporteront devant moi. Je deviendrai immensément riche.

« N’est-ce pas là un grand prodige.

« Mais, si ayant fait cela, tu ne me donnes pas ta fille, je produirai cinquante mille tulpas guerriers et les enverrai dans ton pays. Ils te tueront, enlèveront ta fille et détruiront toutes tes villes. »

Ainsi était-il écrit.

Le roi pensa : « Un roi n’a qu’une parole[223]. » Il éprouva du déplaisir, mais il envisagea l’envoi de la princesse et demeura le visage assombri.

Sa fille lui demanda :

« Père, que vous est-il arrivé ? »

Le roi répondit :

« Tu dois partir pour être la femme du roi du Tibet. »

La princesse dit :

« Le Tibet est un mauvais pays où il n’y a ni religion, ni richesses. Si j’y vais je ne pourrai pas revoir ma famille, la route étant très longue. »

Le roi répliqua :

« Ne parle pas ainsi. Tu dois aller au Tibet. Le roi du Tibet est un avatar, un voyant, il a des pouvoirs magiques. Quelle qu’ait été la question que je posais à son ministre, celui-ci n’avait pas besoin d’aller en chercher la réponse au Tibet. La réponse venait tout de suite dans sa main.

« Si tu ne vas pas chez lui, le roi enverra cinquante mille soldats. Ils me tueront, ils t’enlèveront, ils détruiront toutes mes villes. »

La princesse réfléchit.

« Il n’y a pas moyen de désobéir à mon père, pensa-t-elle. Il me faudra abandonner mon pays pour aller dans le lointain barbare Pays des Neiges où il n’y a pas de religion, où je ne trouverai ni parents, ni amis pour m’accueillir. » Et elle se mit à pleurer.

Puis elle dit à son père :

« Ô grand roi, mon père, dans le barbare et ténébreux Pays des Neiges la Doctrine n’a pas été répandue. C’est un pays habité par des gens de la plus basse caste[224], de mauvaises gens mangeurs de viande, des miséreux ; un pays pareil à celui des Yidags affamés et altérés.

« S’il me faut aller dans un tel pays, je vous demande, mon père, de me donner le Yidam dispensateur des biens désirés, objet de vos offrandes, possesseur d’innombrables bonnes facultés de la vue, de l’ouïe et du toucher : le Seigneur Mikyöd Dordji[225].

« Je vous demande aussi Tchampa Tcheu kyi lo (byams pa tchos kyi lo) régent du Bouddha Thubpa[226], bienveillant protecteur orné de marques excellentes utiles, au bien des êtres.

« Je vous demande, aussi, la statue en sandal de Dolma, la très compatissante qui écarte les circonstances adverses.

« Je vous demande encore la précieuse herbe tagsha (stag-sha)[227] pour soulager la misère des Tibétains nécessiteux.

« Je vous demande le précieux bol à aumônes[228] en vai-dûrya qui procure tout ce que l’on désire : richesses, aliments, boissons, objets utiles.

« Je vous demande de me fournir des biens en abondance pour les apporter dans cette contrée de la faim et de la soif qu’est le Pays des Neiges.

« Maintenant, dit la princesse en pleurant, enseignez-moi, ô roi, mon père, comment je devrai me conduire dans ce pays barbare. »

Alors, du fond du cœur, le roi lui adressa tendrement ces paroles :

 

Fille de mon cœur

Entre tous autres, le Tibet est un noble pays.

Les montagnes y sont hautes,

La terre est pure,

Les crêtes des chaînes neigeuses y ressemblent

au cou des chèvres sauvages.

Frais, beau, pareil aux superbes demeures des dieux

est ce pays merveilleux,

Source de tout ce qui rend heureux.

Source d’où tombent quatre grandes rivières

Embelli par les arbres fruitiers et les forêts épaisses.

Pays où croissent cinq différentes sortes de grains

Et contenant différentes sortes de gemmes

et de métaux précieux.

Les animaux à quatre pieds (les bestiaux)

s’y trouvent partout,

Et les gens, avec plaisir, se rassasient de beurre.

Le roi est un Dieu (un avatar)

Ceux qui l’entourent sont des Bodhisatvas

Il n’y a pas de religion dans le pays,

mais le roi a une Loi.

Le pays étant tel (que je l’ai décrit)

Vas-y, ma fille.

 

Le Yidam Mi kyöd Dordji et le Tchampa

sont œuvres divines.

En l’an 20.000 de Dzambouling (notre monde)

Le roi Kri Kri amassa quantité de métaux précieux,

Le bouddha Eu sung les consacra[229],

Des dieux tulpas en ont coulé des images

D’abord, ils ont fait le Tchampa

Ensuite ils ont fait Mi kyöd Dordji

Une merveille incommensurable

Pourvue d’innombrables facultés concernant

la vue, l’ouïe et le toucher,

Sur toute l’étendue de la terre,

il n’y a point d’image pareille à elle.

Afin que dans l’avenir les êtres amassent des mérites[230],

Le précepteur des dieux et des hommes Çakya Thubpa

prophétisa à son sujet (au sujet de l’image)

à l’âge de huit ans.

En ce temps-là, une grande lumière se répandit

sur le monde entier,

Les dieux firent tomber une pluie de fleurs

Cette image incomparable, je la chéris

comme la prunelle de mes yeux

Fille chère, je te la donne.

 

Je te donne aussi le Tchampa

afin que les êtres puissent instaurer

le règne de la vertu.

 

Je te donne la Dolma autogène

pour qu’elle calme les terreurs

et fasse surgir les meilleures vertus.

Cette herbe tagsha et ces joyaux

je te les donne pour apaiser

les souffrances causées par la misère.

 

Ce bol à aumônes en vaidûrya

qui satisfait les désirs, procure la richesse,

le manger et le boire

je te le donne pour soulager

les souffrances de la faim et de la soif.

Je te donne des bêtes de somme :

éléphants, chameaux, mules,

chargées d’or, d’argent, de soieries

et d’autres choses utiles.

 

Des provisions, des vêtements, quoi que ce soit

que tu puisses désirer, je te le donnerai.

 

Je te donnerai trois filles de noble famille

pour t’être une agréable compagnie.

 

Hélas ! ma fille, j’ai grand peine

à me séparer de toi. Garde

mes dernières paroles dans ton esprit.

 

Dans le palais du roi du Pays des Neiges

Quand tu te trouveras parmi ses ministres

et ses sujets,

Tu dois faire ainsi :

D’entre les Doctrines

qui sont à l’usage des gens du monde[231]

Enseigne-leur celles qui peuvent leur être utiles.

 

(Une grande fête à laquelle participèrent le roi et les gens de la cour suivit cette harangue.)

 

Il était difficile de transporter les images sur des chars à cause du mauvais état des routes. Il paraissait désirable de les mettre sur les fardeaux portés par les bêtes, mais nul ne voulait s’en charger[232].

Alors deux dzomo[233] blanches, qui étaient des tulpas, surgirent et le Djowo[234] et le Tchampa étant placés, chacun sur une dzomo, celles-ci les transportèrent.

Emmenant de nombreuses charges de choses précieuses la princesse Lhu tchig ti tsun montée sur une mule blanche partit pour le Tibet accompagnée par dix jolies suivantes et des officiers de haut rang.

 

Le récit continue narrant comment, par la suite, Srong bstan gampo envoya son ministre Gara chercher la princesse chinoise Wén Tchén. L’histoire est très longue et à elle seule constitue la matière d’un volume.

J’en ai succinctement rapporté quelques épisodes dans À l’Ouest barbare de la vaste Chine.

LE ROI TI SRONG DÉ TSÉN
(KRI SRONG DÉ-TSAN)

Le roi Ti Srong dé tsén naquit en 641. Dans l’histoire du Tibet il fait figure de conquérant heureux qui étendit sa domination bien au delà des frontières actuelles du pays.

Sous son règne, bien que le Bouddhisme eût déjà été introduit au Tibet, l’opposition que lui faisaient les Böns, sectateurs de l’ancienne religion des Tibétains, entravait considérablement son expansion.

D’après les croyances superstitieuses des Tibétains les adversaires du Bouddhisme n’étaient autres que les démons locaux. Il était nécessaire, pour les vaincre, de faire appel à un magicien de grande envergure. Le chapelain du roi, un Indien nommé Santa Rakshita, lui conseilla de s’adresser à son beau-frère Padmasambhâva renommé comme docte en sciences occultes et possédant de puissants pouvoirs magiques.

Padmasambhâva était natif du territoire frontière situé à l’extrême nord-ouest du Cachemire, néanmoins, à l’époque où Santa Rakshita le recommanda à Ti Srong dé tsén, il résidait dans l’Inde à la grande université bouddhiste de Nalanda.

Le roi l’ayant invité à venir au Tibet, il consentit à s’y rendre et à exercer son art contre la gent démoniaque.

C’est lui qui conseilla à Ti Srong dé tsén de bâtir le monastère de Samyé ou, suivant une autre version, qui mena à bien les constructions commencées par le roi et dont les démons démolissaient chaque nuit le travail effectué dans la journée précédente.

Padmasambhâva était maître dans l’art de traiter cette engeance. Voici, d’après les récits tibétains, comment il procéda :

Il dessina le khyilkhor[235] de Dordji Pourbou (rdordje phurbu)[236], appela diverses déités terribles : les Towos (krowo) et leur fit prendre place dans le cercle pourvu des offrandes requises. Padmasambhâva s’enferma pendant sept jours en face du khyilkhor, demeurant plongé dans une intense et ininterrompue concentration de pensées visant à subjuguer les démons ennemis et à leur imposer sa volonté. À l’issue de ces sept jours, les cinq Bouddhas conquérants[237] lui apparurent et lui assurèrent qu’il avait atteint son but. Alors, Padmasambhâva projeta hors de lui-même plusieurs individus exactement semblables à lui (des tulpas). Ceux-ci agissant comme directeurs des travaux, mirent les démons à l’œuvre assignant une tâche à chacun d’eux. Par la suite, tandis que les ouvriers humains continuaient à bâtir pendant le jour, les démons locaux, au lieu de démolir leur ouvrage pendant la nuit, le poursuivaient, de sorte que les travaux furent rapidement achevés.

Originairement le monastère de Samgé comprenait des bâtiments dont l’architecture était copiée sur celle de l’Inde, de la Chine, du Népal, et celle de divers autres pays environnants. C’est à cette diversité de styles que le roi fait allusion dans le chant suivant.

Des incendies ont ravagé le monastère à plusieurs reprises. Le rapport de l’un des agents secrets britanniques, l’Indien Nain Singh, qui visita Samyé en 1874, indique qu’à cette époque quelque chose demeurait encore de la splendeur primitive du monastère. Quand j’y ai séjourné cinquante ans plus tard, il était complètement dilapidé et à l’intérieur de son enceinte de murailles (environ deux kilomètres de circonférence) des temples à demi écroulés abritaient des fermiers avec leur bétail[238].

Les cérémonies qui marquèrent l’inauguration du monastère érigé par magie sont relatées dans les chroniques comme ayant été fastueuses. C’est à leur occasion que Ti Srong dé tsén est dit avoir chanté le chant donné ci-dessous.

 

Chant dit avoir été improvisé par le Roi Ti Srong dé tsén à l’occasion de la consécration du monastère de Samyé lorsque la construction en eut été terminée.

 

Le Roi s’étant levé de son trône chanta un chant joyeux.

 

Le plus haut de mes différents temples

Fait de cinq matériaux précieux

Semble n’avoir pas été construit de main d’homme

Mais avoir surgi spontanément

Mon temple est une merveille

Sa seule vue rend heureux

C’est pourquoi mon cœur se réjouit.

 

Le modèle des trois temples de l’est

A été pris à Lus phags ling

Ils sont faits de cinq matériaux précieux

Ils semblent n’avoir pas été construits de main d’homme

Mais avoir surgi spontanément

Mon temple est une merveille

Sa seule vue rend heureux

C’est pourquoi mon cœur se réjouit.

 

Le modèle des trois temples du sud

A été pris à Dzambouling

Ils sont faits de cinq matériaux précieux

Ils semblent n’avoir pas été construits de main d’homme

Mais avoir surgi spontanément

Mon temple est une merveille

Sa seule vue rend heureux

C’est pourquoi mon cœur se réjouit.

 

Le modèle des trois temples de l’ouest

A été pris à Palang tchyeud

Ils semblent n’avoir pas été construits de main d’homme

Mais avoir surgi spontanément

Mon temple est une merveille

Sa seule vue rend heureux

C’est pourquoi mon cœur se réjouit.

 

Le modèle des trois temples du nord

A été pris à Tchang Da mi nien[239]

Ils sont faits de cinq matériaux précieux

Ils semblent n’avoir pas été construits de main d’homme

Mais avoir surgi spontanément

Mon temple est une merveille

Sa seule vue rend heureux

C’est pourquoi mon cœur se réjouit.

 

Mes palais en haut et en bas

Resplendissent comme le soleil et la lune dans le ciel

Les trois appartements des reines

Sont comme des mandalas de turquoise

Mon chörten[240] blanc

Est pareil à une conque aux spirales tournant vers la droite

Mon chörten rouge

Est pareil à une flamme se dressant vers le ciel

Mon chörten bleu

Est pareil à un pilier en turquoise enfoncé dans le sol

Mon chörten noir

Est pareil à un phourba[241] de fer planté dans la terre

Mes chörten sont des merveilles

Leur seule vue rend heureux

C’est pourquoi mon esprit se réjouit.

 

LE CYCLE LITTÉRAIRE
DE BARDO THÖS TOL
[242]

Bien que l’article fondamental de la Doctrine bouddhiste consiste en une dénégation formelle de l’existence d’un ego soit dans les individus, soit dans n’importe quel être ou quelle chose, seuls, parmi les bouddhistes, une minorité d’intellectuels adhèrent strictement à cet enseignement originel. La grande masse des autres ont rabaissé au niveau d’une religion populaire, une doctrine destinée à demeurer du domaine philosophique et ont retenu, sous une forme ou sous une autre, la croyance en une entité persistante qui habite le corps matériel de l’individu et s’en échappe, à sa mort, pour continuer sa vie propre, en se réincarnant ou d’une autre manière.

Cette croyance à la persistance post mortem d’une entité consciente poussée vers de nouvelles formes d’existence individuelle par la force de son activité passée, a donné lieu, au Tibet, à une abondante littérature. Celle-ci comprend un assez grand nombre de traités connus sous le nom de Bardo thös tol. Certains de ces ouvrages sont très importants, d’autres consistent en quelques feuillets seulement.

Il en est de très étendus qui ne sont pas précisément destinés à être lus au chevet d’un mourant ou bien au cours des cérémonies funèbres qui suivent le décès, mais plutôt à être étudiés par ceux des membres du clergé qui veulent se qualifier pour être capables de guider efficacement les défunts dans le monde où la mort les fait pénétrer.

Le titre Bardo thös tol signifie littéralement cela dont « l’audition libère du Bardo », c’est-à-dire que l’entité désincarnée entrée dans le Bardo après s’être séparée du corps auquel elle a été unie, apprend par les explications données dans le texte qui lui est lu, la manière de se comporter afin de s’échapper du Bardo.

Il existe une autre interprétation du titre Bardo thös tol et celle-ci comporte une signification qui s’adapte mieux au sens des traités en question.

Se « libérer du Bardo » serait une conception vague qui laisserait sans réponse la question : À quoi mène cette libération ? Quel est le sort de l’entité libérée ?

Or, d’après les théories sur lesquelles se fondent tous les ouvrages appartenant au cycle du Bardo thös tol, la re-naissance met d’elle-même fin à la période du Bardo et une renaissance se produit toujours, sauf dans le cas visé par la seconde interprétation.

Celle-ci donne comme traduction : l’explication qui, « étant entendue, procure la libération alors que l’on est dans le Bardo ».

On sait que le but suprême vers lequel le Bouddhisme dirige ses adeptes est la délivrance du samsâra[243], la ronde des morts et des re-naissances se succédant continuellement.

Peu nombreux sont les mourants qui, au cours de leur vie, ont réussi à stopper le courant des activités matérielles et psychiques qui déterminent la rotation de cette « roue des existences[244] ». À ceux-là les traités dénommés Bardo thös tol prétendent enseigner la façon d’accomplir après leur mort – tandis qu’ils sont dans le Bardo – ce qu’ils n’ont point fait durant leur vie, c’est-à-dire mettre un terme à leur continuel voyage de mort à re-naissance et de naissance à mort.

Toutefois il en est de cette conception de la « libération[245] » comme de celle de la négation de l’existence de l’ego[246], elle demeure au delà du pouvoir de compréhension des masses et celles-ci continuent à souhaiter des réincarnations heureuses, soit dans ce monde, soit dans celui des Dieux ou dans l’un des deux paradis les plus populaires du Lamaïsme : Noub Déwatchen – le Paradis occidental de la Grande Béatitude, ou Galdén yul – le Pays de la Joie.

Les traités du Bardo thös tol offrent à cette masse du commun des fidèles, à défaut de la Libération qui leur est inaccessible, des moyens de se diriger dans l’au-delà, vers des re-naissances meilleures que celles qu’ils obtiendraient livrés à eux-mêmes ; c’est-à-dire livrés sans résistance à la force engendrée par leur activité passée[247] (actions accomplies par le corps, la parole et l’esprit).

Il est à noter que les Tibétains sont instinctivement opposés au fatalisme. Il n’est rien de véritablement inéluctable, pensent-ils. Toujours il existe des moyens de faire dévier le cours normal des causes et des effets. Il s’agit de connaître ces moyens et d’être suffisamment habile pour les employer[248].

Faire connaître ces « moyens » à l’esprit désincarné c’est donc à quoi visent tous les Bardo thös tol quelle que puisse en être la teneur.

Il y a plus. L’idée que le défunt a à faire un effort, à écouter un enseignement et à mettre en pratique ce qui lui est enseigné dépasse encore la capacité intellectuelle d’une grande majorité de Tibétains. Ceux-là souhaitent qu’une puissance occulte s’exerce à leur profit ou à celui de ceux qu’ils ont aimés et que, sans qu’il y mette du sien, « l’esprit » du mort se trouve miraculeusement transporté dans un Paradis.

Dans ce cas, le Bardo thös tol devient Powa c’est-à-dire « transfèrement ». Entendu : transfèrement de « l’esprit » dans un lieu bienheureux, généralement le Paradis Occidental de la Grande Béatitude.

Bien que certains Powas ne consistent qu’en quelques éjaculations, un bon nombre d’entre eux sont des abrégés des Bardo thös tol dont ils suivent les lignes principales. Mais la plupart du temps les familles des agonisants ou des morts auprès de qui le texte est psalmodié n’en comprennent pas le sens. Très souvent aussi le lama qui le lit ne le comprend pas lui-même et, tout comme les parents ignorants et crédules, il attend de la récitation de son texte le résultat magique de la projection, dans un séjour bienheureux, de l’esprit prêt à s’échapper ou qui s’est déjà échappé du corps qui se trouve devant lui.

Il convient d’ajouter que la lecture d’un texte du Bardo thös tol est aussi faite devant un mannequin vêtu des habits du défunt lorsqu’un Tibétain meurt loin de son domicile ou que, pour une raison quelconque, la lecture ne peut pas être faite devant le corps lui-même.

 

Il est important de comprendre correctement la nature de l’entité qui chemine dans le Bardo. Les Tibétains le dénomment namshés, un terme que nous sommes tentés de traduire par « esprit » ou par « âme » faute d’en trouver l’équivalent dans les langues occidentales. C’est d’ailleurs sous cette forme que le commun des Tibétains l’imaginent, mais c’est là une erreur totale.

Le namshés n’est ni « esprit » ni « âme », c’est la « faculté consciente » et celle-ci est loin d’être une unité.

Elle est l’agrégation des différentes « consciences » qui dépendent respectivement des différents sens :

Conscience de l’œil qui enregistre des formes et des couleurs.

Conscience de l’oreille qui enregistre des sons.

Conscience du nez qui enregistre des odeurs.

Conscience de la langue qui enregistre des saveurs.

Conscience de tout le corps qui enregistre des contacts par le toucher.

Enfin : Conscience du « mental » qui enregistre des idées. Cette conscience du « mental » Yid kyi namparshépa est celle qui, induite en erreur par les rapports que les sens lui fournissent, conçoit l’idée d’une unité qu’elle tient pour un Moi.

Chacune de ces « consciences » est un point dans un courant d’énergie et ce courant continuera à produire des manifestations, même après la dissociation du groupe qui formait l’individu défunt. Ces manifestations peuvent être comparées à des réincarnations. C’est cette idée qui donne lieu aux réincarnations multiples coexistantes de certains tulkous, étant dits être respectivement des réincarnations de l’esprit, du verbe ou du corps d’une personnalité éminente.

Il est également essentiel de savoir que l’idée maîtresse exprimée à maintes reprises dans tous les ouvrages concernant le Bardo thös tol est que le Bardo n’est pas un lieu, mais un rêve que fait le namshés momentanément désincarné. Le voyage que ces ouvrages décrivent consiste en une série d’hallucinations qui se présentent à la « faculté consciente » au moment de la mort ou immédiatement après que le corps nous apparaît déjà à l’état de cadavre.

Le contenu de ce rêve est constitué par les mémoires provenant de l’activité mentale et psychique qui a été exercée par l’homme décédé. Les lamas éclairés déclarent que les textes tibétains du Bardo thös tol s’appliquent exclusivement à des Tibétains lamaïstes et que la fantasmagorie du Bardo peut prendre bien d’autres formes. Par exemple, les visions d’un Occidental chrétien ou d’un musulman seront très différentes étant alimentées par leurs propres croyances. Les visions d’un individu a-religieux pourront revêtir un aspect dénué de tout caractère religieux. En fait, il y a là une sorte de « rumination » des éléments qui ont été emmagasinés dans le « conscient » et dans le « subconscient » de l’individu au cours de sa vie. Aucun nouvel apport ne s’y ajoutera puisque l’activité des sens qui fournissaient les matériaux de ses éléments est maintenant éteinte.

Toutes ces visions sont donc purement subjectives, il n’y a aucune réalité externe en elles. Le comprendre amène la libération. Telle est la leçon que les Bardo thös tol répètent à chaque ligne.

Ces traités du Bardo thös tol contiennent un mélange curieux d’éléments empruntés à de nombreuses sources. Il suffit de visiter des temples taoïstes chinois ou de lire des ouvrages taoïstes pour y découvrir des images ou des idées analogues à celles présentées dans les Bardo thös tol. Les emprunts au tantrisme népalais, aux théories idéalistes de certaines Écoles philosophiques du Bouddhisme mahâyâniste, etc., et d’autres encore, forment dans les Bardo thös tol un bizarre mélange hétérogène mis surtout en relief dans les traités les plus volumineux. L’on est fondé à croire que la plus ancienne origine des Bardo thös tol remonte aux sectateurs de l’ancienne religion des Tibétains, le Bön une sorte de taoïsme mêlé de shamanisme et que, sur ce fond, des notions bouddhistes et tantriques ont été graduellement superposées.

Des auteurs occidentaux ont cru pouvoir assimiler les traités dénommés Bardo thös tol au Livre des Morts égyptien. La ressemblance n’est que superficielle.

Évidemment, le Livre des Morts égyptien est le guide des défunts, ou plutôt de leur « double » (le Khâ) dans l’au-delà, il leur enseigne les chemins à suivre, la façon cérémonielle d’aborder les différentes déités rencontrées en cours de route. Il décrit aussi le Jugement du Khâ et les balances dans lesquelles ses actions sont pesées sous une forme symbolique. Il enseigne encore au Khâ les moyens de s’échapper du tombeau où il a accompagné le corps, pour vivre d’une vie occupée par les mêmes activités que celles des vivants. À moins que l’enseignement vise à suggérer au Khâ des visions de ces activités.

Quoi qu’il en soit, la base sur laquelle repose l’enseignement donné dans les Bardo thös tol paraît être tout à fait étrangère aux théories égyptiennes.

Bien que l’idée, très peu orthodoxement bouddhiste, d’un corps subtil, le Djalus[249], restant attaché à la faculté consciente – ou peut-être l’abritant – se montre dans les Bardo thös tol, elle n’y figure qu’accessoirement. Leur thème essentiel est la conception philosophique des idéalistes mahâyânistes d’après laquelle la « libération » est un acte mental consistant à reconnaître clairement qu’il n’est point d’autres liens que ceux que nous tissons nous-mêmes autour de nous : que ciels, enfers, dieux et démons ne sont que des confections de notre imagination.

C’est là la dernière exhortation adressée par le Bardo thös tol à l’entité qui, au bout de son voyage à travers le Bardo, se trouve devant le Juge des Morts qui décidera de son sort.

 

Sache encore : En dehors de tes hallucinations

il n’existe ni Seigneur juge des morts, ni démons,

ni le Vainqueur de la mort : Manjouçri.

Comprends-le et sois libéré !

 

Il y aurait bien davantage à dire au sujet du Bardo thös tol, mais je ne dois pas oublier que le présent livre tend simplement à présenter des textes tibétains. Toutefois, faute du minimum d’explications données ci-dessus les deux textes suivants demeureraient incompréhensibles au lecteur.

Tous deux appartiennent au Cycle littéraire du Bardo thös tol. Le second se range dans la catégorie des phowas.

BARDO THÖS TOL

As-tu reçu l’enseignement d’un sage Gourou (Maître) initié au mystère du Bardo ?

Si tu l’as reçu, rappelle-le à ta mémoire et ne t’en laisse pas distraire par d’autres pensées.

(Si c’est le Maître spirituel du mourant ou du mort qui l’assiste lui-même il dit) :

Je t’ai transmis l’enseignement profond que j’ai moi-même reçu de mon Maître et, par lui, de la longue lignée des gourous initiés.

Rappelle-le à ta mémoire et ne t’en laisse point distraire par d’autres pensées.

Conserve fermement ton esprit lucide.

Si tu souffres, ne t’absorbe pas dans la sensation de ta souffrance.

Si tu éprouves un reposant engourdissement d’esprit,

Si tu te sens enfoncer dans une calme obscurité, un apaisant oubli,

Ne t’y abandonne pas. Demeure alerte.

Les consciences[250] qui ont été connues comme étant X… (ici, le récitant dit le nom du mourant), tendent à se disperser. Retiens-les unies par la force de l’Yid kyi namparshéspa.

Tes consciences se séparant de ton corps vont entrer dans le Bardo.

Fais appel à ton énergie pour les voir en franchir le seuil en ta pleine connaissance.

La clarté fulgurante de la Lumière sans couleur et vide, va, avec une rapidité plus grande que celle de l’éclair, t’apparaître et t’envelopper,

Que l’effroi ne te fasse point reculer et perdre conscience. Plonge-toi dans cette lumière.

Rejetant toute croyance en un ego, tout attachement à ton illusoire personnalité

Dissous son Non-être dans l’Être et sois libéré.

Peu nombreux sont ceux qui n’ayant pas été capables d’atteindre à la Libération au cours de leur vie l’atteignent à ce moment si fugitif qu’il peut être dit sans durée. Les autres, par l’effet de l’effroi ressenti comme un choc mortel, perdent connaissance.

Au moment où le mourant expire, le lama qui l’assiste – s’il est initié à cette pratique et a reçu le pouvoir de l’effectuer avec efficacité – éjacule par trois fois Hick ! puis ensuite phet ! une seule fois.

Il poursuit ensuite ou (s’il a été appelé auprès d’un mort[251],) il commence sa récitation ici :

Un tel – nom du défunt – tu te réveilles comme d’un sommeil.

Sache que tu as abandonné le corps que tu as animé

Regarde-le : il gît inerte

N’éprouve pas de regret

N’éprouve pas d’attachement pour lui

Ne t’attarde pas auprès de ceux qui ont été tes parents et tes amis

Ne t’entête pas à leur parler

Ta voix est insonore ; ils ne t’entendent pas

Ne t’attarde pas à parcourir tes champs, à contempler les objets qui t’ont appartenu

Tu n’as plus le pouvoir de les mouvoir et de les emporter

Tu les as quittés.

Ils t’ont quitté

Ne cherche pas à renouer tes liens avec eux

Détache-toi.

Sache que tu as fait un rêve meublé par des formes sans consistance. Puisque tu n’as pu saisir la Libération au moment où la Lumière Réalité t’a enveloppé tu continueras à rêver des rêves agréables ou des rêves pénibles. Au cours de ceux-ci des occasions te seront offertes d’atteindre la Connaissance.

Sois vigilant, sois alerte.

Maintenant comprends-le : Chacune des consciences assemblées qui ont formé ta personne par le fait de tes organes physiques dont la matière va se dissoudre, poursuivra une activité particulière jusqu’à ce que soit épuisée l’énergie engendrée par les actes passés qui la maintenait active.

C’est par l’effet de cette activité passée de ton corps matériel et de ton mental qu’apparaissent les visions qui t’entourent.

Parce que par tes yeux t’est venue la conscience de formes et de couleurs, tu vois des formes et des couleurs,

Parce que par tes oreilles t’est venue la conscience des sons, tu entends des sons,

Parce que par ton nez t’est venue la conscience d’odeurs, tu sens des odeurs,

Parce que par ta langue t’est venue la conscience de saveurs, tu goûtes des saveurs,

Parce que par ton corps t’est venue la conscience de sensations provenant de touchers, tu éprouves des sensations de contact,

Parce que ton esprit a confectionné des idées dérivées de ces consciences, des idées te viennent,

Sache qu’il ne s’agit là que d’hallucinations.

Aucun des objets qui s’offrent à toi n’est réel.

Ils sont les produits des activités de tes consciences passées.

Ne t’en effraie pas.

Ne t’y attache pas.

Contemple-les avec indifférence, sans aversion et sans désir.

Si les pensées et les actes de charité, de patience, l’effort dans la poursuite du Bien, la tranquillité d’esprit ont prédominé dans ta vie passée. Si au moment de ta mort tu as formé des vœux de compassion pour le bonheur des êtres et si tes aspirations se sont portées vers les Bouddhas et les Bodhisatvas, désirant t’approcher d’eux et t’unir à leur action bénéfique, alors Bouddhas et Bodhisatvas t’apparaîtront rayonnants parmi une atmosphère bleu clair infiniment lumineuse.

Malgré sa douceur, son étrangeté et sa puissance pénétrante, ils t’effraieront peut-être parce que, malgré tes pensées et tes activités vertueuses, tu n’es pas suffisamment assimilé à la substance des Bouddhas et des Bodhisatvas.

Ne cède pas à l’effroi que tu peux éprouver,

Ne te détourne pas.

Ne cherche pas à fuir.

Contemple avec sérénité la vision qui s’offre à toi.

Calme ta crainte.

Ne cède pas au désir.

Confie-toi à Celui qui illumine (Vairochana)

À l’Immortel Dodji sémspa.

Par la vertu de leur essence, la Libération peut te venir en ce moment.

Mais ton activité mentale et matérielle s’est aussi manifestée par des pensées de haine, de jalousie, des actes de mauvais vouloir, de méchanceté causant de la douleur aux êtres. Tu as nourri le désir des plaisirs bestiaux de la luxure, tu t’y es adonné, tu t’es détourné de la Connaissance, tu t’es complu dans la torpeur et l’ignorance.

Voici que les consciences actives en ces domaines t’entourent. Tu ne les reconnais pas sous les formes où elles t’apparaissent et que toi-même leur prête, et ta terreur est sans borne.

Voici les formes des déités irritées et des Gardiens des seuils,

Leurs satellites les entourent en troupe tumultueuse

Ils ont des formes animales[252] telle qu’il n’en existe pas dans le monde que tu as quitté.

Entourés de rayons de lumière multicolore ils se dressent menaçants devant toi te barrant le passage.

Des sons étranges produisant l’effroi se font entendre. Des clameurs s’élèvent.

Des voix vocifèrent : Frappe ! Frappe ! Tue ! Tue !

C’est ainsi que tu les entends rendu sourd par l’effet de tes activités stupides aux vérités libératrices qui te sont clamées.

Ne cède pas à l’effroi qui s’empare de toi.

Résiste à la confusion qui trouble ton esprit

Rien de ce que tu vois n’a de réalité

Tu contemples le contenu de ton esprit plein de pensées contradictoires

Les déités aux formes terrifiantes qui t’apparaissent : Shindjé shédpo, Tamdrin, Nampargyalwa, Dutsikyilwa

Et les Dakinis aux faces irritées portant l’aiguillon, le lasso, la chaîne et la clochette[253]

Tournent en rond autour de toi

Ne les crains point

Ne cherche pas à fuir.

Ces figures effrayantes sont l’aspect opposé des faces bénignes des Bouddhas et des Bodhisatvas que tu as précédemment contemplés.

Elles émanent de ton propre esprit où leurs deux aspects coexistent

En toi sont les cinq sagesses

En toi sont les cinq poisons[254].

Les clartés brillantes ou ternes qui paraissent rayonner vers toi pour pénétrer dans ton cœur, en réalité émanent de lui.

Ce que tu en vois n’est que la réflexion du contenu de ton esprit

Renvoyée par le miroir du Vide.

Si cette compréhension surgit en toi, provoquant un choc terrible, tu sentiras s’éparpiller le corps éthéré[255] que tu traînes encore et tu seras libéré.

Cependant les facultés dont tu jouis grâce à ce corps subtil

Peuvent épaissir ton illusion.

Il te suffit de désirer te transporter en un lieu pour t’y trouver immédiatement, fût-il aux extrémités du monde.

N’use pas de ce pouvoir pour errer dans les lieux que tu as fréquentés et parmi les êtres vers qui te pousse la soif de tes sensations passées.

Si tu n’as pu saisir le sens de ce qui t’as été enseigné et ne t’en es pas servi pour te libérer

Si le désir d’exister sous une forme individuelle te possède toujours,

Tu ne réussiras pas à fermer la bouche large ouverte comme un gouffre de la ronde universelle où des matrices diverses sont prêtes à t’attirer.

Tu risques de t’engager sur un des chemins éclairés par une lumière terne qui semble amicale et reposante à ta vue qui n’a pu soutenir l’éclat des clartés radieuses qui ont brillé sur ta route.

Tes mouvements procèdent de l’illusion que tu conserves de la réalité des images extérieures qui, en fait, existent seulement en toi et de l’attachement que tu conserves pour l’agrégation qui a constitué ton moi et qui se disperse.

Parmi les rayons multi-colorés de la lumière qui entoure la sarabande des déités hurlantes et menaçantes qui s’agitent autour de toi est un rayon blanc étroit comme un chemin s’allongeant vers l’infini.

Il conduit à la sphère des dieux, prends-le si tu le peux. Mieux vaudrait pourtant t’en abstenir si tu as rejeté le désir pour l’existence individuelle dans la ronde des existences.

Les séjours heureux sont irréels, transitoires. Pareils à des bulles à la surface de l’océan, ils surgissent dans notre esprit en vagues de sensations puis s’abattent et s’y engloutissent pour ressurgir en nouvelles formations instables, heureuses ou pénibles, se succédant suivant l’incessante activité des énergies diverses et contradictoires.

Si tes propensions tournées vers le bien t’y poussent irrésistiblement tu suivras ce chemin de blancheurs pâles et goûteras pour un temps le repos où il mène.

Si tu as nourris des sentiments de jalousie, d’ambition violente, si tes dernières pensées t’ont fait entrer dans le Bardo avec un corps subtil imprégné d’influences combattives, tu seras tenté de t’engager sur ce chemin fait d’un rayon de lumière verte.

Résiste à ton impulsion ; le rayon vert conduit au monde des Lha ma yin[256]. Perpétuellement en guerre avec les Lha. S’efforçant vainement d’escalader l’espace qui les sépare du monde de la quiétude et de la félicité. Sans cesse vaincus et sans cesse renouvelant leurs efforts avec une fatigue infinie.

Détourne-toi si tu le peux.

Tu peux être attiré par ce rayon couleur d’or pâle qui s’enfonce à perte de vue dans les lointains infinis. C’est le chemin qui mène au monde des hommes, à celui que tu viens de quitter. L’homme y éprouve de rares joies suivies de maintes souffrances ; la maladie, la perte de ses biens, celle de ses proches, les infirmités de la vieillesse puis les affres de la mort qui le jettent dans le Bardo, cette antichambre des nouvelles re-naissances.

Appelle à toi les souvenirs des vicissitudes de tes nombreuses existences, rejette le désir d’éprouver de nouveau les sensations du rêve dans le monde des humains,

Détache-toi.

Mets-toi dans l’état vide de non-attraction et non-aversion. Dans l’état de parfaite immobilité d’esprit.

Lorsque celui-ci est comme un lac dont l’eau est sans la moindre ondulation, comme un miroir parfaitement poli, la Réalité peut s’y refléter.

Si tes propensions à la lourdeur d’esprit, à l’indifférence, nourries par tes œuvres t’entraînent vers un rayon d’un bleu grisâtre,

Résiste, détourne-toi, si tu le peux.

Il conduit au monde malheureux des animaux incapables d’atteindre la Connaissance libératrice.

Résiste, résiste, tente encore un effort !

Le rayon rouge sombre t’attire, il conduit au monde effroyable des mi-ma yins[257], êtres misérables aux formes horribles perpétuellement tourmentés par des besoins que le manque d’organes appropriés ne leur permet pas de satisfaire.

Évoque le souvenir des Bouddhas et de leur Doctrine, des Bodhisatvas compatissants, de ton Dieu tutélaire et de ton sage gourou.

Les influences bénéfiques des pensées associées avec eux pourront atténuer celles de tes mauvaises activités passées et bloquer pour toi le terrible sentier rouge.

Voici non loin de lui un sentier obscur couleur de fumée, c’est celui des séjours de douleur, les enfers où la durée des vies est longue et rare l’occasion d’une mort menant à une re-naissance meilleure.

Évoque avec force les Bouddhas et les Bodhisatvas. Rap-pelle-toi l’irréalité des visions qui t’apparaissent, domine les mouvements de ton esprit. Forme des pensées de charité envers tous les êtres.

Ne t’abandonne pas à la crainte.

C’est de toi qu’émanent les divers rayons-chemins que tu as contemplés. C’est en toi seul qu’ils existent avec les mondes auxquels ils aboutissent.

Chasse les sentiments d’attirance et d’aversion.

Demeure indifférent et calme.

Si, à cause de l’influence de la torpeur mentale à laquelle tu t’es abandonné dans l’existence que tu viens de quitter, à cause des actions malfaisantes que tu as accomplies sous les incitations de l’ignorance et de tes propensions malsaines, tu es demeuré hébété, sourd à ce qui vient de t’être enseigné, avançant sans t’en rendre compte parmi la fantasmagorie du Bardo, tâche d’entendre maintenant.

Le corps subtil que tu traînes dans ta route est imprégné de tes désirs passés et a une soif ardente des sensations dont le souvenir te hante et que le manque d’organes de chair l’empêche de ressentir. Le désir d’une réincarnation lui est un tourment intolérable.

Ce désir qui te tenaille sans que tu sois conscient de sa nature, tu le ressens comme une soif ardente tandis que tu chemines harassé à travers un désert de sable brûlant.

Sur la route tu aperçois un chörten ou plusieurs de ceux-ci en groupe. Ou bien tu vois un pont couvert[258] et tu souhaites te reposer à leur abri, mais des êtres monstrueux surgissent. Certains ont des têtes d’animaux sur des corps humains, d’autres sont de gigantesques oiseaux aux ailes pourvues de griffes. Ils poussent des cris stridents et des hurlements, ils agitent des fouets, un ouragan te saisit dans ses tourbillons, te précipite en avant tandis que la troupe furieuse des êtres démoniaques te poursuit.

Le long de la route tu peux voir des temples et des palais construits en or et en argent et ornés de pierres précieuses. Ils baignent dans une douce clarté blanche. Entre là si tu le peux. Ces palais et ces temples sont les matrices symboliques et le seuil qui font passer dans le monde des dieux où l’on naît d’une naissance miraculeuse et pure au centre d’un bouton de lotus qui éclot.

Si tu es contraint de poursuivre ta route poussé par la force de tes activités passées, tu rencontreras un agréable et verdoyant bosquet. Des fruits appétissants pendent aux arbres et tu voudrais en cueillir pour calmer ta soif.

Garde-toi de le faire. Recule.

Ce qui te semble être un bosquet vert et frais est la matrice qui fait renaître dans le monde agité des guerriers Lha ma yins.

Tu traverseras aussi des étendues couvertes de buissons desséchés et épineux. Écarte-toi, ils sont les matrices des êtres misérables perpétuellement affamés.

Tu verras des grottes et des cavernes, les unes d’aspect agréable offrant de reposants abris, les autres poussiéreuses et sombres.

Garde-toi de t’aventurer dans aucune d’elles. Les premières sont les matrices du monde animal. Par elles on renaît cheval, chien, buffle, loup, ours, volatile, poisson ou sous une autre forme bestiale. Les secondes sont les matrices par lesquelles on naît parmi le peuple des êtres tourmentés dans les mondes infernaux d’où l’on ne sort qu’après un long séjour.

Garde-toi d’y entrer.

Tu verras un lac ou une rivière et sur leurs bords des champs fertiles et ensoleillés. Tu voudrais t’asseoir sur une rive herbeuse, étancher ta soif avec l’eau cristalline qui miroite devant toi. Ce charmant paysage est la matrice par laquelle on naît dans le monde des hommes.

Prends garde. Réprime ton désir.

Ne l’arrête pas.

Mais la mémoire des sensations charnelles auxquelles tu t’es abandonné au cours de la vie que tu as quittée, t’aiguillonne dans ce corps de matière subtile que tu traînes maintenant.

Devant toi, autour de toi des animaux et des hommes s’accouplent, tu les envies, ils t’attirent.

Si l’effet de tes propensions te destine à naître comme un mâle tu éprouves une forte aversion pour les mâles que tu vois. Si l’effet de tes propensions te destine à naître comme une femelle, tu éprouves une forte aversion pour les femelles que tu vois.

Ne t’approche pas des couples que tu vois, ne cherche pas à te mettre entre eux, à prendre la place de l’un d’eux, soit celle du mâle, soit celle de la femelle humaine ou animale.

Tu t’évanouirais dans la sensation que tu ressentirais et serais conçu comme un être humain ou comme un être de l’une ou de l’autre des espèces animales.

Si tu t’es détourné, te voici au terme de ton long rêve du Bardo.

Te voici devant Shin Djé le Seigneur des Morts.

En vain chercheras-tu à mentir, à dissimuler les mauvaises actions que tu as commises. Dans le miroir resplendissant que tient le Juge suprême apparaissent les formes de toutes tes activités mentales et physiques.

Écoute pourtant encore.

Sache que les formes quelle qu’elles soient que tu peux contempler dans le Bardo sont d’irréelles images de rêve construites par toi et que tu projettes, sans les reconnaître pour tes créations, et t’en effrayant.

Le miroir dans lequel Shin Djé te paraît lire, c’est ta mémoire qui te rappelle la chaîne des activités passées et qui les juge selon les conceptions que tu as formées.

C’est toi qui, par les propensions qui sont en toi, vas prononcer ton jugement et t’assigner telle ou telle re-naissance.

Aucun Dieu terrible ne t’y poussera

Tu y marcheras de toi-même.

Les formes des êtres effrayants que tu vois s’emparant de toi et te poussant vers ta nouvelle naissance ce sont celles dont toi-même tu revêts les forces des tendances qui sont en toi.

Sache encore :

En dehors de tes hallucinations il n’existe ni Seigneur juge des morts, ni dieux, ni démons, ni le vainqueur de la Mort (Yamantâka – en tibétain Djampal Shindjé gshéd).

Comprends-le et sois libéré.

PHOWA

Traduction d’un manuscrit servant d’instruction à l’usage des lamas autorisés à pratiquer le phowa.

 

Voici la manière d’opérer le Phowa sans avoir besoin de recourir à la méditation. Cette méthode profonde dont il est donné, ici, un abrégé, doit être apprise de la bouche d’un lama qui la communique secrètement. J’ai écrit ceci d’après les véritables discours de Dordji Tchang, Océan d’intelligence.

Les phowas sont de deux sortes :

Le phowa pratiqué pour son propre bénéfice ;

Le phowa à l’usage des défunts.

Premièrement, ceci peut être regardé comme les directives énoncées par le lama concernant la méthode facile à comprendre de pratiquer in extremis l’union avec la réalité.

Secondement, quelle que soit la place où, autrefois, une union s’est établie[259] il faut, dès que le départ est convenable[260], assumer la personnalité de l’Yidam Jigsdjé. De la lettre Hum, fruit de l’esprit de ce Jigsdjé irrité, s’échappent des lettres en quantité innombrable. Celles-ci se répandent dessus, dessous, dans toutes les directions, formant une tente qui enveloppe la demeure du mort. Les esprits-démons qui emportent l’esprit des morts sont liés sous cette tente sans qu’ils puissent fuir et le cadavre est entouré dessus, dessous, de tous côtés par des déités en furie.

C’est ainsi qu’il faut voir les choses en pensée.

Ayant été empêchés d’emporter l’esprit du mort, les démons qui entourent le corps, sont agités. Il faut leur donner sous (gsur) (i.e. faire brûler de la tsampa pétrie avec du beurre) et des tormas, puis leur commander : Ne faites aucun mal au namshés et partez.

S’ils ne partent pas et se montrent récalcitrants il faut faire émerger de son cœur d’innombrables Towos et se figurer que ceux-ci rejettent les démons par delà l’océan.

Ayant prononcé des mantrams sur du sable et sur de la graine de moutarde, on jette ceux-ci.

Ensuite, il faut se représenter les différentes formes utiles à se représenter pour amener la libération de l’irréalité du samsâra et il faut réciter les divers rituels concernant le Bardo.

Deuxièmement, le lama célébrant s’adresse au défunt :

« Écoute avec attention », lui dit-il.

Puis il invoque la lignée des lamas experts dans l’art du phowa qui habitent, maintenant, le Paradis occidental de la Grande Béatitude (Noub Déwatchén) et sollicite d’eux la bénédiction qui lui permettra d’effectuer le transfert (phowa) avec succès.

Les formules de requêtes qu’il récitait alors qu’il s’exerçait à la célébration du phowa, le lama doit, maintenant, les adresser au nom du défunt et terminer en éjaculant un Hick ! En même temps il doit imaginer avec force que le namshés du défunt est projeté dans l’esprit d’Eud pag méd[261].

Jusqu’à ce qu’il ait obtenu un véritable signe de succès il doit continuer à éjaculer, soit sept, soit vingt et un Hick !

Après cela, le namshés qui a été projeté dans Eud pag méd, en sort et pénètre dans un bouton de lotus, et le lama célébrant du rite concentre sa pensée sur la renaissance miraculeuse du namshés du défunt dans un lotus, au Paradis de la Grande Béatitude.

Ensuite le lama éjacule Hick ! et Phet[262].

De ces deux, le Hick ! est le plus important.

Par le courant créé par le Hick ! le vent inférieur a déjà été projeté en haut. Il faut encore le pousser avec force comme si l’on bandait un arc, le Hick ! étant la flèche tirée vers l’esprit.

Il faut opérer ainsi avec une profonde concentration de pensée.

Troisièmement, il faut répéter, avec une ferme intention, les souhaits visant à une renaissance en Déwatchén.

Ce qui précède est appelé le phowa qui fait devenir un Bouddha (qui conduit à l’illumination) sans recourir à la méditation.

 

La Doctrine du Bardo doit être prêchée de la façon suivante :

Toi, défunt, qui es passé au delà de ce monde,

Tu es mort, tu as rejeté ton corps et tu n’as pas encore trouvé une nouvelle forme d’existence ?

En ce moment tu demeures dans le Bardo

Qui sait cela ?

Fruits de tes diverses perceptions, les objets de tes effrois et de tes craintes vont t’apparaître.

C’est un signe dénotant que tu es dans le Bardo.

Le vent de la terre devenant puissant, les montagnes seront aplaties et la terre tremblera en produisant des sons.

Le vent de l’eau, agitant l’océan produira le son des vagues.

Le vent du feu incendiant les forêts produira le son des flammes.

Les vents contraires se heurtant en bataille produiront le son de l’ouragan.

Tous sons, causant l’effroi[263].

Différentes sortes de souffrances t’assailliront aussi.

Ce sont là des signes indiquant que tu es dans le Bardo.

Il t’arrivera de te trouver en des pays qui te sont inconnus.

Tu y contempleras des merveilles dont la vue te causera du plaisir

Immédiatement après tu seras saisi de crainte.

Affligé, déprimé, tu verras paraître sous d’innombrables formes diverses

Des gens de ta connaissance et des ennemis que tu ne connais pas, les uns secourables, les autres malveillants.

C’est là un signe dénotant que tu es dans le Bardo.

Le saint et savant Yinien[264] dit aussi, dans un de ses ouvrages : « Tu percevras avec l’œil divin[265] la puissante illusion des choses. Tes sens ayant leur pleine puissance, leur activité s’exercera sans obstacles. »

Étant doué de l’œil divin tu verras, n’importe en quel lieu, les êtres qui s’y trouvent, mais eux ne te verront pas.

Tu désireras parler à tes amis et à tes parents avec qui tu vivais autrefois, mais tu n’en obtiendras pas de réponse.

Précédemment, quand tu voulais te rendre dans un pays lointain il te fallait prendre beaucoup de peine,

Maintenant, dès que tu en as le désir, en pensée, tu y es arrivé.

La cause en est la force magique inhérente aux actions passées.

Ceci est un signe dénotant que tu es dans le Bardo.

Quel que soit le lieu où tu te trouveras, les facultés de tes sens seront complètes, mais ton corps ne projettera pas d’ombre.

L’excellence ou la médiocrité du lieu où tu renaîtras et les qualités attachées à ton nouvel état sont déterminées par la force des actions passées.

À l’exception de Dordji dén[266] et autres temples parfaitement consacrés[267] tu peux traverser, sans rencontrer d’obstacle, les montagnes, les barrières, les bâtiments et les rocs les plus durs.

Ce sont là des signes dénotant que tu es dans le Bardo.

Si tu vas vers une re-naissance dans les mondes mauvais tu te verras descendant une pente raide.

Si tu vas vers une re-naissance dans les mondes de la béatitude tu te verras monter une pente raide.

Si tu vas vers une re-naissance dans l’un des enfers, tu verras des tentes noires, des troncs d’arbres calcinés, de la fumée et de l’eau.

Si tu vas vers un des séjours de la béatitude tu verras de l’or pur, des étoffes de drap blanc et un blanc clair de lune,

Tout cela t’apparaîtra clairement.

Si les signes présageant une re-naissance dans les mondes de la félicité t’apparaissent cela est excellent.

Si tu vois les signes présageant une re-naissance dans les séjours mauvais, ne t’effraie pas.

Les êtres qui sont dans le Bardo sont pareils à un bateau sur l’eau à qui il est facile de faire changer de direction.

Si l’effroi surgit en toi, quoi que ce soit qui t’apparaisse, sache que ce n’est que divagation de ton esprit. En vérité, en tout cela, il n’y a pas un atome de réalité.

De même qu’en rêve on est brûlé par le feu, noyé dans l’eau, tué par les démons, il n’y a pas lieu de s’effrayer.

Amis, parents, biens, faisant partie de ta vie précédente t’ont abandonné.

Toi aussi, tu les as abandonnés.

Regarde-les comme un rêve, comme des apparitions illusoires.

Ne demeure attaché à rien.

Si tu conserves de l’attachement pour quoi que ce soit tu ne pourras pas te libérer du monde de l’effroi, le mauvais monde où règne Shindjé (le roi de la mort).

SHARAPA

Nous manquons de renseignements précis quant à Sharapa. Il est tenu pour avoir été un yoguin indien qui aurait vécu au Tibet après l’époque du célèbre Marpa le Traducteur, ce qui le mettrait au XIe siècle ou plus tard encore.

Une tradition le concernant veut qu’il ne soit point mort mais ait disparu miraculeusement en dissociant les particules de matière qui formaient son corps.

On lui prête parfois des réincarnations, mais toutes les relations à son sujet sont contradictoires et extrêmement vagues. Elles donnent généralement à penser qu’elles sont composées d’éléments empruntés aux histoires de différents yoguins.

 

SHARAPA

(EXTRAITS DE SA BIOGRAPHIE ET DE SES DISCOURS)

 

Sharapa le yoguin s’était établi avec ses disciples dans l’enceinte neigeuse de Latchi khang[268]. Après avoir honoré son Maître spirituel (gourou), le Maître de celui-ci et le Maître de ce dernier et toute la lignée des gourous (ayant transmis l’enseignement) avec des rites évocatoires et des offrandes, Sharapa était demeuré absorbé dans l’illumination intérieure qui ne venait ni n’allait[269]. Ce qui lui vint à l’esprit et qu’il comprit, il le dit en un chant.

 

Le vainqueur Guéspa Dordji

Son esprit étant originellement pur

Étant (à la fois) vide et non vide

Demeurait en lui-même, sans activité

Dans la sagesse issue d’elle-même (autogène) libérée d’activité[270]

Ayant médité sur une voie qu’il ne connaissait pas auparavant

Il pratiquait la méditation du fantôme méditant sur la fantasmagorie[271]

L’esprit séparé de celui qui méditait.

 

Quand il y a désir de méditer

Par la méditation même

La méditation est obscurcie

Quand on comprend qu’il n’y a pas de méditation (qu’on ne médite pas)

Toutes choses s’illuminent dans la méditation.

 

Chaque individu est lié (entravé) par sa propre sagesse

Au yoguin les cinq poisons[272] apparaissent comme des ornements.

Si le savant ne connaît pas l’état originel (des choses)

Qu’il le demande à l’idiot

Si l’idiot ne le connaît pas

Qu’il aille au cimetière le demander à un cadavre

Ce que celui-ci lui dira sera l’état originel des choses.

 

Telles sont les idées du fou qui médita à Latchi Khang. Alors, Sharapa ayant mandé à Latchi Khang son fils spirituel nommé Tashi Rinchén Palzang il lui conféra plusieurs initiations : l’initiation de la Voie libératrice, l’initiation antique, celle par laquelle est communiquée l’énergie accumulée par la lignée des anciens gourous et leur méthode conduisant à trouver l’esprit puis encore l’initiation à toummo, après quoi de la chaleur émana du disciple.

Ensuite Sharapa dit à son disciple : « Maintenant il te faut frapper la cible de l’esprit », et il chanta :

 

Hommage aux gourous et aux Dâkinis

Ô vous Lama à la bienveillance sans égale

Donnez-moi d’atteindre la suprême sagesse

Écartez tout ce qui pourrait m’être un obstacle

Yidams, Khandos, Chöskyongs, vous tous

Accordez-moi ce pourquoi je vous implore

Les voies profondes de la vue parfaite

Et l’amrita de vos paroles, ô Maîtres héroïques

À qui vous les demandera.

 

Craignant qu’obscurcie par la rouille du temps

La brillante Doctrine puisse être oubliée

J’écris de manière à ce que le vulgaire ne puisse comprendre

Le sens des paroles des gourous.

Si elles sont prêchées de la façon même dont les Lamas les ont dites

Aux fortunés capables de les comprendre

Les Dâkinis gardiennes de la Doctrine

Leur en communiqueront le sens.

 

Homme qui veut voir l’esprit

Écoute-moi

Je vais te le montrer.

 

Le pouvoir pénétrant de l’œil

Fait voir les choses

Mais l’œil ne peut se voir lui-même

Le feu ne peut pas se brûler lui-même

L’esprit lui-même ne peut pas trouver l’esprit

Le chercheur qui a trouvé l’esprit

C’est lui qui est l’esprit.

 

Je vais t’expliquer son essence :

Quand un homme dit qu’il a vu le ciel

Il en décrit les extrémités, le milieu, la forme et la couleur[273].

L’essence originelle de l’esprit

Ne peut être ni conçue en pensée

Ni exprimée par des exemples.

 

Par le pouvoir des fruits de la méditation et la bénédiction de la lignée des Instructeurs

La Sagesse apparaîtra, surgissant au dedans de soi

Les raisonnements concernant l’existence et le calme

Étant coupés dans l’esprit devenu inactif[274]

Laisse là les allées et les venues (des pensées) intérieures.

RALOPA

Ralopa est loin de jouir d’une célébrité approchant de celle de l’ascète poète Milarespa. Sa mémoire n’est conservée que dans les cercles assez fermés de Nagspas, les adeptes des « paroles secrètes » dont les catégories s’échelonnent, suivant le niveau intellectuel respectif des individus, entre les ésotéristes, les magiciens et les sorciers qui opèrent en marge du clergé officiel tibétain.

L’époque à laquelle vivait Ralopa est imprécise mais, selon toutes probabilités elle se place vers le IXe siècle avant la réforme monastique et l’établissement de la secte des Gelougs pas par Tsong Khapa. Il faut, d’ailleurs, se garder de croire que Tsong Khapa condamna catégoriquement les croyances et les pratiques des Nagspas et chercha à les exclure du Tibet. Tsong Khapa était lui-même imbu des doctrines du tantrisme shivaïte népalais qui, à peine déguisées, s’étaient introduites dans le Bouddhisme tardif. Au Tibet, ces doctrines et les pratiques qui s’y rattachent, s’étaient promptement amalgamées avec celles de l’ancienne religion du pays : le Bön si parent du Taoïsme populaire que les Chinois n’hésitent pas à les déclarer identiques.

De nos jours, les grands monastères lamaïstes hébergent un Collège de Nagspas dans un bâtiment séparé comprenant un temple où ceux-ci célèbrent leurs rites propres pour le bénéfice de leurs voisins les moines orthodoxes, non compétents en cette matière et non autorisés à s’y faire initier. Il s’agit essentiellement de rites magiques destinés à propitier ou à subjuguer des Déités locales ou des Démons redoutables afin de les amener à protéger le monastère, ses hôtes et leurs dépendants et à leur assurer une désirable prospérité.

 

EXTRAITS DE LA BIOGRAPHIE DE RALOPA

 

Ralopa[275] est né dans le haut pays du sud, terre fortunée entourée de monts puissants, lieu de naissance de nombreux éminents médecins. Long yul Gnès nam[276] est le nom de l’endroit où il naquit. La partie supérieure de la vallée où il est situé est occupée par des dokspas (hbrog pa) – des pasteurs vivants sous la tente – la partie du milieu est boisée, on y voit des arbres fruitiers et des bois formés de beaux arbres florissants. C’est une région fertile, abondante en grain, dont la terre est pure et les montagnes hautes. Une rivière descendant des neiges coule dans la partie basse.

C’est le pays de l’accomplissement des dix vertus[277].

Le père de Ralopa s’appelait Ra ten Konchog Dordji[278]. Ses ascendants comprenaient sept générations de Nagspas. Il était, lui-même, expert en l’art des nags (snags : formules magiques.)

La mère de Ralopa s’appelait Dordji pal dzom[279], elle portait la marque d’une grande conque[280].

Ces deux époux eurent cinq fils. Ralopa était celui du milieu (donc le troisième).

Tandis qu’elle était enceinte de lui, sa mère rêva d’une fille rouge parée d’ornements faits d’ossements[281]. « Venez dans mon pays » lui dit cette fille. Et ayant dit cela, elle la conduisit dans une vaste et agréable contrée. Elles arrivèrent à un palais magnifique. À l’intérieur de celui-ci elles trouvèrent des filles rouges, blanches, bleues, jaunes, vertes[282] toutes parées de joyaux et d’ornements en ossements.

On donna à manger et à boire à la future mère des choses excellentes auxquelles elle n’avait jamais goûté.

Puis avec le liquide contenu dans un vase en or dont le col était orné de turquoises, la fille rouge qui l’avait amenée purifia Dordji pal dzom extérieurement et intérieurement jusqu’à ce qu’elle devînt pareille à un pur cristal.

Alors, après un court instant, Jampayang[283] apparut. Son aspect glorieux défiait toute description ; il montait un dragon d’un bleu de turquoise, aux ailes d’or et à la crinière fulgurante. Presque aussitôt il sembla à Dordji pal dzom que l’apparition s’enfonçait dans sa poitrine et, de là une voix prononça :

 

L’esprit est pur par nature

La non-dualité du Samsâra et du Nirvâna est béatitude

Les trois corps sont autogènes[284].

 

En entendant le son de cette voix, elle s’éveilla.

Une autre fois, la future mère de Ralopa rêva qu’elle traversait une large rivière ; le soleil et la lune brillaient tous deux à la fois, ce qui est un signe merveilleux.

Depuis ce temps elle se sentit le corps léger et éprouvait un agréable bien-être. Un arc-en-ciel se posait souvent sur sa maison et des troupes d’oiseaux et d’animaux sauvages tournaient, en procession autour de celle-ci.

Les mois de sa grossesse étant arrivés à leur terme Dordji pal dzom rêva encore que des gens de différentes conditions s’étaient assemblés pour voir un spectacle[285]. Dans son rêve elle leur demandait : « Où y a-t-il quelque chose à voir ? » et ils répondaient : « C’est ici. »

Alors, sa poitrine s’étant ouverte on y aperçut un sabre rutilant. Ce sabre se transforma en un corps indestructible qui s’étendit et remplit tout l’univers.

Konchog Dordji eut aussi un rêve. Il rêva qu’un bel arbre vigoureux croissait hors du nombril de sa femme. Les feuilles, les fleurs et les fruits de cet arbre mûrissaient au même moment et tous les êtres s’en nourrissaient. Un perroquet d’or, perché au sommet de l’arbre, faisait entendre un chant suave qui ravissait l’esprit de tous ceux qui étaient présents.

Le lendemain, le père et la mère se racontèrent mutuellement leurs rêves. Ils s’en émerveillèrent et s’accordèrent pour penser qu’il naîtrait d’eux un tulkou[286] qui serait bienfaisant à autrui.

Alors, le dixième jour du mois de la victoire (Gyal gyi da)[287] au matin, Dordji pal dzom accoucha sans douleurs tandis que du ciel clair, sans nuage, tombait une pluie fine[288].

En même temps on voyait apparaître dans le ciel des ombrelles de soie brodée[289] avec des franges pendantes et différentes sortes d’ornements. Le ciel en était rempli.

La sève nourricière monta dans toutes les plantes (bien que l’on fût en hiver), la terre se couvrit de fleurs, de suaves parfums se répandirent dans l’air, toutes sortes de prodiges se produisirent.

Environ six mois après sa naissance, tandis que l’enfant était sur les genoux de sa mère, Paldèn Dordji Lamo[290] apparut, le saisit et l’emporta à travers le ciel. Elle lui fit ainsi parcourir tout le Tibet : les hautes régions de Ngari Korsum, celles du centre : U, Tsang rou ji et le bas pays : Do, Khams et Gang. Elle lui montra tous ces pays et lui dit : « Tu auras à éduquer tous les hommes qui habitent sur ces terres. »

Ce voyage étant terminé, Paldèn Dordji Lhamo remit l’enfant sur les genoux de sa mère et, bien que quelques mois[291] seulement se fussent écoulés, il avait maintenant la taille d’un enfant de cinq ans.

Le père et la mère de Ralopa, qui avaient cru leur fils perdu et en avaient éprouvé une grande douleur, se réjouirent immensément en voyant ce prodige et donnèrent à l’enfant le nom de Ngo tsar tchung nés[292].

De leur côté les gens du pays qui voyaient le garçon revenir vivant, après avoir constaté sa disparition, lui donnèrent le nom de Tchi méd Dordji[293].

Durant son enfance Ralopa ne ressembla pas aux enfants ordinaires (il était au delà d’eux). Il se montrait plein de bonté et n’avait qu’un très minime attachement au manger et au boire. Il comprenait la véritable signification de ses rêves et se rappelait ses naissances précédentes[294]. Il comprenait que le monde (le samsâra) est dénué d’essence propre[295]. Les œufs des poux ne s’attachaient pas sur son corps. À quelque endroit qu’il fût il s’y trouvait en paix.

Dans ses rêves il visitait les nombreux mondes, il volait dans le ciel. Il prêchait ou écoutait des prédicateurs. Il voyait la face du Bouddha.

Dans le ciel des prodiges continuaient à se manifester.

Quand il eut six ans son père commença à lui apprendre à lire et il l’apprit sans difficulté.

 

Le récit reproduit ensuite tout ce qui est relaté d’ordinaire dans les biographies des personnalités religieuses asiatiques concernant leurs prodigieux talents. Ainsi, à l’âge de neuf ans, Ralopa est expert dans tous les métiers, les arts et les sciences et plonge dans l’admiration tous ceux qui l’approchent.

Nous rejoignons ensuite notre texte.

 

À l’âge de dix ans, Ralopa devint important[296]. Son père remit tous ses livres entre ses mains. On prépara un siège d’honneur pour lui. Y étant assis Ralopa prêcha. Il était déjà savant dans la connaissance des rites magiques[297].

Quand il eut douze ans, une fille de noble maison, nommée Gématcham fut amenée dans sa demeure pour y devenir son épouse. L’ascendance de celle-ci et ses biens étaient des plus excellents ; elle était jolie et on la considérait comme la merveille de Gnésnam (le village de Ralopa).

Cependant Ralopa la refusa : « Je ne veux pas de femme », dit-il. Son père répliqua  : « Afin de pouvoir célébrer les rites secrets du Mahâyâna il est indispensable d’avoir une épouse. »

Alors, afin de ne pas enfreindre les ordres de son père, Ralopa se maria, témoignant ainsi son respect envers son père et sa mère.

Sa renommée comme savant continuait à se répandre largement.

Ralopa était charitable envers les malheureux. Il amassa du bien et satisfit les désirs de tous par ses dons. Mais, en même temps, il était opiniâtre et n’admettait pas que d’autres essaient de le dominer. Il disait de méchantes paroles à ceux qui lui déplaisaient et, même s’ils étaient des chefs importants, il les battait.

Son père, qu’une telle conduite irritait, le confina dans la réclusion[298].

Tandis qu’il demeurait enfermé, entre sa douzième et sa quatorzième année, il devint capable d’employer parfaitement les rites et les formules magiques. Cependant, des obstacles physiques et des obstacles mentaux surgirent, lui faisant opposition, bien que des signes témoignant que ses fautes et ses souillures étaient purifiées apparussent aussi. Toutefois, il ne contempla point la Présence[299].

Alors, pendant une nuit, il vit dans un rêve une femme parée d’ornements en ossements. Elle lui dit :

« Ô toi, fils fortuné d’une noble race qui possède la foi, l’aptitude à l’effort et l’intelligence, ne reste pas ici. Va au Népal. Tu y trouveras ton lama[300], il est appelé Marmé dzé pal[301]. Demande-lui qu’il te communique sa doctrine profonde et rends-toi utile aux êtres, ô fils de noble famille ». Ayant dit, elle s’envola dans les airs. Tel fut son rêve. S’étant éveillé, il tomba dans une concentration de pensées (une tingnédzin)[302] telle qu’il n’en avait jamais atteint auparavant. Des larmes coulèrent de ses yeux avec violence et une foi profonde naquit en lui. Il implora ardemment[303] : « Puissé-je bientôt rencontrer ce Lama. »

Le lendemain il pria son père et sa mère.

« Permettez-moi, leur dit-il, d’aller à Lho Palyul (le pays méridional de la laine, situé au sud, celui que nous appelons Népal) pour y demander la Doctrine. »

Le père et la mère répondirent :

« Puisque la Doctrine existe au Bodyul (Tibet) pourquoi as-tu besoin d’aller l’apprendre au Népal ? »

« Une injonction[304] m’a été adressée à ce sujet », répondit Ralopa.

« Quelle injonction ? répliqua son père. C’est parce que tu n’es pas capable de demeurer en réclusion (sous-entendu : et d’obtenir les fruits qui en résultent en t’y adonnant à la méditation) que tu dédaignes la réclusion. »

 

Un an s’écoula. Alors, au milieu de la nuit, la femme jaune qu’il avait vue en rêve arriva devant la porte de la cabane où Ralopa était enfermé. Elle était accompagnée de nombreuses suivantes. Elle dit à Ralopa : « Depuis longtemps je suis ta protectrice. Je t’ai enjoint d’aller au Népal. C’est là que vit le Maître Baro[305], tu obtiendras de lui la réalisation suprême »[306].

Ensuite, la femme disparut et la compagnie qui l’accompagnait se dispersa avec un grand bruit et devint invisible.

Le lendemain, Ralopa alla trouver ses parents et réitéra sa demande d’être autorisé à aller au Népal.

Son père pensa : « Ce garçon n’est point pareil aux autres. Peut-être une Kahdoma[307] lui a-t-elle en effet parlé. Il vaut sans doute mieux le laisser partir. »

Ralopa sortit de la cabane où il avait été reclus. À cette occasion on présenta beaucoup d’offrandes aux images des Déités. On rendit hommage au plus important des Nagspa et on fit des vœux pour que le voyage de Ralopa s’effectue heureusement.

Ses parents lui donnèrent dix onces d’or. Chacun de ses frères lui en donna un sho[308] et les gens du pays lui en donnèrent chacun un peu. En tout, Ralopa se trouva pourvu de vingt onces d’or.

Alors, il chercha des compagnons de route, mais n’en ayant point trouvé il s’en alla seul vers le lama qui devait être son Maître.

 

La route était difficile et pleine de périls. On y rencontrait de nombreuses, larges et effrayantes rivières, d’épaisses forêts où rôdaient des bêtes féroces et de hautes montagnes habitées par des brigands redoutables.

Ayant surmonté toutes ces difficultés Ralopa arriva à Yérang (nom tibétain de la ville de Pâtan au Népal).

Le pays (le Népal) a la forme d’un lotus épanoui, il est prospère et agréable. Il y croit différentes espèces de grains. Huit branches de rivière l’arrosent, l’on y trouve de nombreux puits dont l’eau a une bonne odeur, et des jardins où poussent des plantes médicinales.

Des troupeaux de chevaux, d’éléphants et de vaches errent paisiblement à travers des prairies fleuries.

Le Bouddha ayant autrefois parcouru le pays en y prêchant, les endroits où il a posé ses pieds sont de merveilleux lieux de pèlerinage (des nés, écrit gnès).

De nombreux pandits, des Pawos[309] et des Kahdomas vivent dans le pays. Il comprend aussi de nombreux cimetières (Tourteu)[310].

Le pays est magnifique, comparable au séjour céleste des Gandharvas (Déités musiciennes indiennes).

À toutes les extrémités du pays sont des bois composés d’arbres de différentes espèces : arbres fruitiers, sandaliers, acacias et autres.

Des oiseaux : coucous, perroquets et différents petits oiseaux y volètent de tous côtés en chantant harmonieusement.

Dans le centre du pays s’élèvent cent grandes villes, il est traversé par quatre grandes routes. Les montagnes qui l’entourent ont quatre issues[311].

La population est logée dans cent mille maisons qui sont toutes de mêmes dimensions.

Les récoltes sont abondantes et le pays est plein d’hommes et d’animaux.

Le palais royal comprend des bâtiments magnifiques ornés de sculpture et décorés avec du cristal, du jade et de l’ivoire qui les rendent si merveilleux qu’il n’existe pas de termes pour les décrire.

Le long des avenues sont de nombreuses et riches boutiques renfermant, en quantité, des marchandises provenant de différents pays.

Les habitants du pays sont opulents et ne se font point de mal les uns aux autres. Ils sont parfaitement heureux et passent le temps à se divertir et à rire. Les femmes chantent : elles jouent du violon[312] et de la flûte.

De tous les côtés on voit des statues de Déités ; d’innombrables offrandes leur sont continuellement présentées, ce qui est une excellente coutume. N’importe où l’on va, l’endroit est beau et bon ; qui que ce soit que l’on rencontre, celui-ci a une agréable allure.

Ralopa étant sorti de la ville par le nord, il descendit un chemin où habitaient beaucoup de tisserands. Il leur demanda : « Où donc habite le grand Doubtob Bharo[313] ? »

Tous lui répondirent : « Il demeure dans un monastère (gompa) situé en haut de cette vallée à l’endroit appelé Yérang Gnila teng (sténg).

Alors il continua sa route en questionnant les gens le long du chemin. Arrivé en haut d’une petite éminence, il aperçut le monastère.

Des yoguins népalais et des gens du lama Bharo s’avancèrent pour l’accueillir.

Ralopa pensait : Je ne connais pas ces gens-là, et il leur dit : « Vous faites erreur et me prenez pour quelqu’un d’autre. »

Mais ils répliquèrent : « Nous ne nous trompons point. Ce matin le lama nous a dit : Aujourd’hui un homme honorable (un digne homme) arrivera du Tibet. Allez tous l’accueillir. Maintenant, montez le chemin qui conduit à la demeure du lama. »

Ralopa s’engagea alors dans un étroit sentier creusé dans le rocher et qui courait à la lisière d’une pente abrupte de la montagne. Le long de ce chemin l’on voyait des rocs blancs qui ressemblaient à des éléphants couchés. Plus haut on traversait de larges ravins herbeux, d’un aspect agréable, où croissaient beaucoup de jolies plantes. Au delà, encore, Ralopa avança à travers des prairies fleuries arrosées par de grandes et par de petites cascades. Un grand nombre d’oiseaux chantaient dans les bois épais qui entouraient ce paysage. Au milieu de cette salubre solitude s’élevait la demeure du lama.

Y étant arrivé, Ralopa joignit le Lama et lui offrit sept rouleaux de soie[314] en hommage.

Le Lama lui dit :

« Tu aurais dû venir l’année dernière[315]. Pourquoi as-tu tardé jusqu’à maintenant ? »

« Des causes m’ont empêché de partir, répondit Ralopa, Daignez, maintenant, m’instruire dans la Doctrine profonde. »

« C’est bon, dit le Lama. Offre-moi tout ce que tu possèdes comme honoraires pour ton initiation[316]. »

Ralopa lui donna alors ce qu’il avait amassé jusque-là[317].

Le Lama dit encore :

« Si tu as quelque chose de plus, donne-le aussi. »

Ralopa enleva la robe qu’il portait et la donna au Lama.

« Donne davantage », continua le Lama.

« Je vous fais don de mon corps, de ma parole et de mon esprit[318] », dit Ralopa.

Alors le Lama étant satisfait dit : « Véritablement, la foi des Tibétains est ferme (n’est pas inconstante[319]) », et s’adressant à Ralopa il lui commanda :

« Tu dois, maintenant, construire un tsogs khor[320] », et il lui rendit tout l’or qu’il lui avait offert.

Ralopa employa trois onces d’or pour acheter les choses nécessaires à la construction du tsogs khor et en réserva sept onces pour acquitter les honoraires dus pour son initiation.

Le Lama lui conféra, ensuite, l’incitation de Dordji Phagmo et lui enseigna les méthodes concernant la façon de pratiquer les sadhanas tantriques[321] et ce qui s’y rapporte.

Ensuite, Ralopa apprit encore nombre d’autres doctrines qu’il entendit enseigner par divers pandits du Népal.

Puis il partit en pèlerinage pour visiter le lieu appelé Phags pa shing kun[322]. En cours de route, il rencontra un Brahmaniste appelé Moutégspa (adepte de la religion hindoue) Phourna le Noir.

« Deviens mon disciple », proposa Phourna à Ralopa.

« Qui es-tu ? demanda celui-ci. Quelle Doctrine enseignes-tu ? »

Phourna répondit :

« J’enseigne les quatre sciences[323] et ce qui s’y rapporte. »

Alors l’esprit de Ralopa se reporta en arrière (il se rappela le Lama, son Maître, qu’il avait quitté) et répondit :

« Je descends de cheval, je ne monterai pas un âne. Quand on a accès à la Doctrine du Bouddha il n’est pas possible de franchir la porte de la Doctrine des « gens du dehors » (les Tchi rol pas)[324] les sectateurs de la religion hindoue.

Cette réponse excita la colère de Phourna.

« Ton opiniâtreté est ridicule », dit-il à Ralopa. Discutons concernant quelle est la meilleure doctrine, celle des Tchirolpas ou celle des Nangpas (gens du dedans : les Bouddhistes).

Alors ces deux ayant discuté ensemble, Ralopa fut vainqueur, mais le Mouthègspa ne se tint pas pour battu.

« Tu es habile en paroles, dit-il à Ralopa, mais tu verras ce qui t’arrivera d’ici sept jours. »

Ralopa continua à tourner dévotement autour d’un chör-ten et à se prosterner devant lui, tandis que le Mouthégspa pratiquait le sadhana de Phourbou.

Cinq jours s’étant écoulés il advint des choses anormales à Ralopa. Il pratiqua alors le sadhana de Dordji Phagmo. Parfois l’effet des rites arrêtait le cours des désagréables événements miraculeux, puis ceux-ci recommençaient à se produire.

Ralopa devenait inquiet. Il faut que ces faits ne se produisent, plus, pensa-t-il, et il retourna chez son Lama pour lui demander ce qu’il convenait de faire.

Celui-ci demanda :

« Mon fils, n’aurais-tu pas offensé des Dieux ou des Démons dangereux ? Ou serait-ce que le Mouthégspa s’est servi, contre toi, de formules magiques ? Ou encore, n’aurais-tu pas contrevenu aux commandements des Lamas et de la Religion ?

« Hier, dans un rêve, j’ai vu un chörten d’or renversé le sommet en bas. J’ai rêvé que le soleil et la lune étaient tombés sur une plaine basse. Tu es arrivé ensuite, c’est là un mauvais présage. »

Ralopa avoua : « Je me suis querellé avec le Mouthégspa Phourna nagpo. »

« Voilà qui est mauvais, très mauvais », déclara le Lama. Phourba nagpo est le plus puissant d’entre trois cents Mouthégspas. Il a causé la mort d’un grand nombre de religieux de l’Inde et du Népal. Pour te protéger il faut faire agir de puissants pouvoirs magiques ; tout autre chose serait inutile.

« Je possède la profonde et très efficace formule Ounitchi qui sert à châtier et à brûler. Je vais te la communiquer. »

Alors, Ralopa offrit une once d’or au Lama et celui-ci lui communiqua la formule et les instructions nécessaires pour l’employer avec succès.

Ensuite, Ralopa étendit sur son lit un tableau[325] représentant Dordji Phagmo. Puis il inscrivit sur une pierre plate les formules magiques que le Lama lui avait apprises. Enfin, il entra dans une jarre et, s’y tenant assis, il posa la pierre plate sur la jarre en guise de couvercle. Tandis qu’il demeurait ainsi, il récitait, sans interruption, les phrases magiques que le Lama lui avait enseignées.

Vers le soir, il entendit un grand bruit. Il se hasarda à risquer un coup d’œil en dehors et vit un poignard magique (phourba), ayant une écharpe de soie rouge attachée à son manche, qui fut lancé contre la porte et la heurta si violemment qu’elle se fendit.

Vers le milieu de la nuit, il y eut encore du bruit et Ralopa vit un nouveau phourba tomber sur le tableau étendu sur le lit et le mettre en pièces.

Enfin, à l’aube, plusieurs phourbas arrivèrent encore avec un grand bruit et ceux-ci ayant frappé les têtes ornementées des piliers de la chambre, le bois s’en effrita comme du sable.

Quant à Ralopa, il n’avait éprouvé aucun mal.

Cependant, le Mouthégspa ayant appris, par les bavardages des uns et des autres, que Ralopa n’était point mort en conçut un si violent dépit qu’il se suicida.

Ralopa réfléchissait. Il doit y avoir, pensait-il, différentes manières d’employer la formule (mantra) Ounitchi pour lui faire produire divers effets, et il alla demander de plus amples instructions au Lama.

« Il n’existe rien de plus, lui déclara celui-ci. Je t’ai communiqué toute la Doctrine. Maintenant va et exerce-toi suivant mes instructions. »

Sur ce, Ralopa offrit au Lama tout ce qui lui restait d’or ; il fit respectueusement le tour de sa personne[326], se prosterna devant lui pour prendre congé et se mit en route pour retourner au Tibet.

Étant arrivé à un marché népalais, il se sentit tiré en arrière par sa robe. Il se retourna et vit une très belle femme parée d’ornements d’or et de turquoises.

Elle dit à Ralopa :

« Toi qui n’as pas reçu la Doctrine complète, où vas-tu ? »

Ralopa répondit : « La Doctrine m’a été communiquée tout entière et je retourne au Tibet. »

La femme répliqua : « Ayant rejeté le principal, on s’attache à l’accessoire[327]. »

« Que ferai-je donc ? », questionna Ralopa.

La femme répondit : « En plus de ce que tu as appris, le Lama possède une Doctrine plus profonde. Retourne et demande-la lui. »

Ayant dit, la femme se dissipa comme un arc-en-ciel.

Ralopa s’en retourna chez le Lama. Celui-ci lui demanda : « Pourquoi es-tu revenu ? »

Alors Ralopa lui raconta ce qui lui était arrivé.

« Vous possédez, lui dit-il, une autre Doctrine plus profonde, donnez-moi celle-là. »

« Je n’ai absolument rien d’autre que ce que je t’ai donné, répliqua le Lama. Tu peux demander à mes autres disciples s’il n’en est pas ainsi. »

Cette réponse ne satisfit point Ralopa. Il conservait un doute quant à son exactitude.

Alors, tandis qu’il s’attardait chez le Lama, il s’aperçut que celui-ci sortait chaque soir à la nuit tombée et s’enfonçait dans les bois voisins. Un certain soir, Ralopa le suivit. À la suite du Lama, il entra dans un bosquet de bouleaux parmi lesquels croissaient beaucoup de fleurs.

Au milieu de cet endroit était une caverne profonde où se trouvait une source.

Ralopa avait continué à suivre le Lama lorsqu’il était entré dans la caverne. Dans celle-ci, il vit un tableau (un thanka) représentant Dordji Djigsdjé. Devant ce tableau cinq sortes d’offrandes étaient disposées.

Le Lama, entièrement nu et paré d’ornements en ossements humains, était assis en face du tableau et répétait des mantras[328].

Le voyant ainsi, une foi impétueuse surgit en Ralopa et ses larmes coulèrent abondamment.

Il se sentait, à la fois, heureux et malheureux. Il se prosterna maintes fois et supplia le Lama.

« Ô précieux Lama, véritable incarnation des Bouddhas des trois temps[329], protecteur des êtres, ne me témoignerez-vous pas de bienveillance. Je vous ai donné mon corps, mon cœur et mon esprit, cependant, ces profondes doctrines tenues cachées par les Lamas, la science secrète, les préceptes complets, vous m’avez assuré que vous me les aviez tous communiqués, mais votre parole n’était point véridique. J’en suis navré, désespéré. Maintenant, cette profonde doctrine je la veux absolument. » Et il ajouta avec véhémence : « Tant que vous ne m’en aurez point fait part, je ne bougerai pas d’ici, devrais-je y demeurer jusqu’à ce que mon corps soit détruit. »

Le Lama répondit :

« Dans la Doctrine secrète supérieure, l’enseignement de la Voie profonde est l’essence même[330] parmi un océan (une multitude) de déclarations : il communique la Connaissance dans cette vie même. Les gens de petit mérite ne sont point aptes à le saisir. La haute Voie profonde, celle de Dordji Djigsdjé[331] est, entre toutes les autres, la plus excellente. Elle atteint le but de la Doctrine la plus élevée mais elle n’est point une sphère d’activité à la portée de l’homme dénué de seunam[332].

« Celui qui sollicite cet enseignement profond doit offrir de l’or et d’autres choses précieuses. Il doit plaire aux Mères Kahdo[333] en érigeant pour elles un cercle symbolique[334] : Il doit aussi satisfaire le Lama (celui dont il sollicite l’instruction).

« La foi du candidat doit être inébranlable. Il doit prendre de la peine et avoir de la persévérance.

« Si tu remplis ces conditions, je te communiquerai cette Doctrine. La donner sans que ces conditions soient remplies, la donner à tous, serait la gaspiller. La vie même des Kahdomas (leur essence propre, leur principe vital) réside dans cette Doctrine ; en faire l’objet de vaines paroles attirerait un châtiment.

« Pour toi, fils de bonne famille, il vaut mieux que tu n’insistes pas trop fortement. »

Le Lama ayant ainsi parlé disparut soudainement, tout comme s’évanouit un brouillard.

 

À ce moment, le jour se leva.

Ralopa pensa : « Nul autre que lui ne possède une telle Doctrine. À tout prix je dois obtenir qu’il me la communique, mais sans or je ne l’obtiendrai pas. Il me faut donc retourner au Tibet pour m’en procurer. »

Ayant pensé de la sorte, Ralopa sortit de la caverne.

 

*    *    *

 

Notre texte raconte ensuite que Ralopa se mit en route, se dirigeant vers le Tibet. Voici, en résumé, les incidents qui marquèrent le début de son voyage.

 

Il rencontra un lotsawa (c’est-à-dire un érudit s’adonnant à la traduction des livres sanscrits en langue tibétaine). Celui-ci demanda à Ralopa où il allait. Ralopa lui dit qu’il retournait au Tibet et lui raconta les événements qui l’y obligeaient.

« Ne prenez pas la peine d’aller au Tibet, dit le traducteur, je connais le moyen de vous procurer l’or dont vous avez besoin. »

Ce lotsawa était en relations amicales avec un très riche marchand atteint d’une maladie grave et sur le point de mourir. Il lui recommanda Ralopa comme étant un ngagspa capable d’opérer une guérison. Le marchand invita donc Ralopa à venir chez lui et le pria de lui rendre la santé. Ralopa donna au malade la bénédiction de la déesse Dordji Phagmo et en trois jours celui-ci fut complètement rétabli.

Plein de foi et de reconnaissance le marchand se prosterna aux pieds de Ralopa et l’interrogea sur le motif qui l’avait incité à venir au Népal.

« La pensée de la mort me causait une grande frayeur, répondit Ralopa. Je suis venu au Népal pour prier le Maître Baro de m’instruire dans la Doctrine profonde[335].

« Le Maître Baro est le plus savant d’entre tous les savants, déclara le marchand, mais il ne transmet sa doctrine à personne ; il ne vous la communiquera pas. Mieux vaut, pour vous, demeurer avec moi. Je suis riche et j’ai une fille qui est jolie ; je vous la donnerai pour épouse et vous vivrez ici comme mon amtcheu[336]. »

Ralopa refusa cette offre. Le marchand lui donna alors cinq cents onces d’or, lui recommandant de ne pas manquer de revenir le voir plus tard.

Muni de cet or, Ralopa retourne au monastère de Nyima Téng comptant y trouver le Maître Baro. Il est déçu en constatant que celui-ci n’y est pas. Lorsqu’il interroge les familiers du Lama, ceux-ci lui répondent qu’ils ignorent où est leur Maître et qu’eux-mêmes l’ont cherché en vain de tous les côtés.

Ralopa est navré. Décidément, pense-t-il, le temps n’est pas propice pour moi ; je n’obtiendrai pas la communication de la Doctrine.

Il se propose donc de distribuer, en dons faits à divers monastères, l’or qu’il a reçu, puis de s’en retourner au Tibet.

 

Nous reprenons, ici, notre texte :

 

Cette même nuit, il eut un rêve.

Il rêva : La moitié du ciel le vêtait ; il était assis sur la moitié de la terre étendue sous lui comme un tapis.

Il rêva : Des nuages l’enveloppaient comme un manteau ; le soleil et la lune formaient un turban au-dessus de son front.

Il rêva : Il chevauchait une large rivière.

Il rêva : Dans son corps brûlait un brasier ardent, par ce feu le monde entier[337] était consumé.

Il rêva : Des rayons de lumière émanaient de sa bouche ; ils illuminaient l’univers et les épaisses ténèbres qui le couvraient s’évaporaient.

Il rêva : Il but les cinq poisons[338] et son corps devint des cinq couleurs de l’arc-en-ciel.

Il rêva : Il s’enfonçait au plus profond du profond océan et, là, parmi une multitude de différentes pierres précieuses resplendissantes de lumière, il trouva le joyau qui procure l’obtention de tout ce que l’on désire[339].

Il rêva : Dans les dix directions[340] s’entendait le bruit des êtres des différentes espèces s’avançant pour se réunir. De son cœur s’élançaient des rayons de lumière qui frappaient ces êtres, et eux se dissolvaient dans ces rayons.

Il s’éveilla au point du jour, rempli d’une grande joie et s’empressa de demander au Lotsawa l’explication des choses merveilleuses qui lui étaient apparues en rêve.

Le Lotsawa confessa qu’il ne comprenait pas le sens de ce rêve, mais lui dit :

« Dans le palais du roi Hasti, près de la porte du nord, habite un Brahmine voyant. La couleur de son corps est d’un vert pâle[341] ; ses cheveux blancs sont ramenés en touffe au sommet de la tête, ses sourcils et ses cils sont très longs et sa barbe tombe jusqu’à sa ceinture. Pour vêtement il porte, enroulé autour de sa taille, un drap de coton noir qui descend jusqu’à ses pieds. Allez le consulter. »

Ralopa y alla.

Quand il arriva au palais, près de la porte du nord, le voyant l’aperçut, se leva et fit sept pas à sa rencontre pour lui souhaiter la bienvenue.

« Ô fils des Jînas (les Conquérants : les Bouddhas), dit-il, pourquoi êtes-vous venu à moi ? Vos actions ont toujours un sens. Quel est votre nom ? Vous portez sur votre personne des signes remarquables. Quiconque deviendra votre ami obtiendra, certainement, l’illumination spirituelle. Quant à vous-même, rejetez les doutes que vous pourriez avoir à ce sujet, vous deviendrez un Bouddha parfait. Tel est mon pronostic. »

Le Brahmine invita ensuite Ralopa à entrer dans sa maison en lui témoignant beaucoup de civilité.

Ralopa lui offrit une once d’or et lui dit :

« Ô grand Rishi expert dans les sciences, je désire vous demander une chose qui sera très petite (très aisée) pour vous.

« J’ai fait un rêve singulier ; expliquez-m’en le sens, je vous prie, ne me cachez rien, éclairez-moi. »

Et Ralopa relata les épisodes de son rêve au voyant.

Celui-ci demeura pendant quelques instants pensif, puis il déclara : « La plupart des rêves ne sont que vaine et trompeuse illusion. Néanmoins, celui-ci constitue une véritable prédiction concernant votre avenir. Je vais vous l’expliquer :

« Être vêtu de la moitié du ciel signifie que les savants Doubthobs, dont la connaissance (la compréhension) sont pareilles à l’étendue du ciel formeront votre suite (hkhor).

« La moitié de la terre qui vous servait de tapis signifie que les biens du monde vous viendront sans efforts, de même qu’une pluie tombant sur vous. Par le moyen de ceux-ci qui forment la base des actions vertueuses[342] vous accumulerez une somme considérable de mérites.

« Le manteau de nuages qui vous enveloppait signifie que l’agitation de vos pensées contradictoires se transformera en un ornement lumineux.

« Chevaucher une large rivière signifie que votre descendance religieuse subsistera plus longtemps que l’eau.

« Le soleil et la lune qui entouraient votre tête comme un turban signifient que vous rencontrerez deux amis de la vertu, pareils au soleil et à la lune, et que vous obtiendrez la Doctrine profonde.

« Le brasier brûlant dans votre corps et incendiant l’univers signifie que nul ne vous causera de mal et que vous vaincrez autrui.

« Les rayons de lumière sortant de votre bouche et illuminant le monde signifient que des multitudes écouteront votre prédication.

« Le fait d’avoir bu les poisons en guise d’aliment, signifie que, ne les ayant pas rejetés et les transportant le long du chemin, la lumière de votre sagesse s’étendra grandement.

« Avoir trouvé, au fond de l’océan, le joyau qui procure l’accomplissement de tous les désirs signifie que vous trouverez la Doctrine profonde plus noble que toutes les autres.

« Toutes mes prédictions vous deviendront claires peu à peu dans le cours d’une année. »

Ralopa fut extrêmement heureux de ce qui lui avait été annoncé et pensa : « Maintenant, il faut, à tout prix, que je retrouve mon gourou (Maître). »

 

*    *    *

 

On se rappelle que le Lama Baro, que Ralopa considérait comme son guide spirituel (son gourou), avait miraculeusement disparu de la caverne où Ralopa l’avait rejoint, puis que ce dernier n’avait pas trouvé Baro dans le monastère où il résidait habituellement et que nul, dans l’entourage de ce dernier, ne savait où il était, bien qu’on l’ait cherché de divers côtés.

 

Notre texte continue en narrant diverses pérégrinations du héros.

 

Ralopa se mit en marche. Ne s’arrêtant ni jour ni nuit, il traversa des cimetières[343], des villages, des villes, des endroits habités et des déserts, des temples[344], d’épaisses forêts d’acacias et des vallées où le riz croissait.

Six mois s’étaient écoulés tandis qu’il parcourait le pays, les vivres qu’il avait emportés étaient épuisés. Ses bottes étaient usées et la peau de ses membres était crevassée et couverte de plaies. Malade, il souffrait dans tout son corps mais s’efforçait de continuer à marcher.

Il atteignit ainsi, à la frontière de l’Inde et du Népal, un endroit dénommé Nam thang khyung tam[345].

C’était une immense plaine de sable ; de là on n’apercevait aucune montagne, un vent terrible y balayait le sol en sifflant avec des cris de hour, hour, et gyour, gyour[346].

À la lointaine extrémité de cette plaine s’étendait une épaisse forêt de sandaliers où erraient un grand nombre de tigres, des léopards et des ours dont les cris produisaient un grand bruit.

Triste, effrayé, affaibli car il n’avait plus mangé que des plantes vertes, n’y voyant plus et ayant perdu son chemin, Ralopa était accablé par la douleur. Ses forces étant épuisées, il tomba évanoui sur le sol. Il demeura ainsi jusqu’au coucher du soleil.

Alors, un peu de foi lui revint : « A tsa ma ! s’exclama-t-il, je vais mourir sans avoir rejoint mon Lama ! Puissé-je, du moins, être réuni avec lui dans ma prochaine existence ! » Quand il eut dit cela, il sentit, soudain, que ses forces étaient revenues et il n’y avait plus aucune trace de crevasses ni de plaies sur son corps.

Une femme noire parée d’ornements en ossements se tenait devant lui.

« Fils, lui dit-elle, ne reste pas ici, Suis-moi. À l’est de cet endroit est un Maître de la Voie profonde qui enseigne par signes[347]. Si, vraiment, du fond du cœur tu désires la Doctrine, viens ! »

Puis elle se mit en marche, avançant rapidement à travers la forêt de sandaliers. Ralopa la suivit de loin et, bientôt, la perdit de vue.

Dans cette forêt il vit une bande de perroquets qui picoraient des graines. Un faucon les saisissait un à un, mais les perroquets n’y prêtaient pas attention.

En les voyant, Ralopa comprit que de même que ce faucon enlevait les perroquets, Shindjé (le Dieu de la Mort) emporte les êtres les uns après les autres sans que ceux-ci, aveuglés par leur passion pour les biens du monde, paraissent s’en apercevoir.

Continuant sa route, Ralopa vit une large rivière dont l’eau était agitée par de fortes vagues qui s’entre-heurtaient avec violence. Un grand nombre de gens réunis sur la rive ne pouvaient traverser la rivière. Alors, un batelier survint et beaucoup lui demandèrent son aide. Celui-ci en embarqua quelques-uns dans son canot en cuir de buffalo[348] et leur fit traverser le courant. D’autres qui n’avaient point demandé son aide, tentèrent de traverser la rivière par eux-mêmes et furent noyés. Ralopa comprit que ce qu’il avait vu signifiait que pour un être libéré du cours tumultueux de la vie consistant en naissance, vieillesse, maladie et mort répétées et semblables à une rivière agitée, l’aide d’un Maître spirituel, comparable à un batelier, est indispensable et que faute de celle-ci, on ne pouvait être délivré du cycle de la transmigration.

Il continua sa route.

Au matin, il vit un chasseur qui tuait un daim. Puis, le soir venu, des brigands survinrent qui tuèrent le chasseur. Alors, Ralopa comprit que, sans possibilité de tricher, le résultat des actions blanches (vertueuses) et celui des actions noires (mauvaises) se produisait.

Puis, la femme, s’étant de nouveau montrée, dit à Ralopa : « Va, maintenant, dans la forêt du sud. »

Il y alla.

Il vit un Brahmine qui transformait du fer en or. Il comprit que ce qu’il voyait signifiait que, de même que le fer était transformé en or, l’esprit de la Bôdhi[349] transforme tout en sagesse.

Il continua sa route.

Il vit alors un jeune homme endormi. Cinq serpents le dévoraient sans qu’il s’en aperçût.

Ralopa comprit que l’inquiétude, la misère mentale et d’autres maux, résultant de l’attachement au monde et à l’existence personnelle rongeaient, comme des serpents, celui qui demeurait endormi dans le sommeil de l’ignorance.

Il continua sa route.

Il vit un beau cheval entravé avec des entraves d’or et qui tentait en vain de se mouvoir. Et il comprit que lorsque l’esprit (la connaissance) est entravé par des penchants ou par l’intérêt, sa propre inhérente sagesse ne peut pas se manifester.

La femme se montrant de nouveau lui dit :

« Maintenant, va dans la forêt de l’ouest. »

Il y alla et marcha.

Il vit un homme profondément absorbé dans une intense contemplation, en face d’un miroir dans lequel il voyait sa propre réflexion. Il comprit que c’était là un symbole signifiant qu’il fallait, sans se laisser distraire, arriver, par soi-même, à la connaissance de sa propre nature et se laisser guider par elle.

Il marcha.

Il vit une montagne couverte de neige éclairée par un brillant soleil ; sous ses chauds rayons, la neige fondait, se transformant en eau. Il vit que c’était là une image indiquant que par le développement graduel du pouvoir de la méditation, le corps, fait d’éléments grossiers (de pierre), se dissout, se mue en éléments subtils et se transforme en corps de Déité.

Il marcha.

Il vit un dragon d’un bleu turquoise qui portait sur sa tête le joyau qui assure l’obtention de tous les désirs, en sorte que l’ayant sur lui-même il n’avait pas besoin de le chercher ailleurs. De même, nous possédons en nous l’essence de toutes les choses existantes, nous n’avons point besoin de les chercher ailleurs.

Il marcha.

Il arriva à une caverne et s’y endormit.

Puis la femme réapparut, elle lui donna beaucoup à manger et lui dit : « Demain tu iras dans la forêt du nord. Là, ton Lama sera parmi une troupe d’oies sauvages mâles. N’hésite pas, ne te trompe pas, saisis-le ! »

Le lendemain, Ralopa alla à la forêt et attendit.

Les oies arrivèrent en volant et se posèrent à terre. Ralopa se demandait : « Lequel de ces oiseaux est mon Lama en déguisement, lequel saisirai-je ? » Et, tandis qu’il hésitait, les oies s’envolèrent.

La femme apparut : « Idiot ! », dit-elle à Ralopa. « Tu n’as pas su reconnaître ton Maître. Maintenant une bande de jeunes filles viendra, ton Lama est parmi elles. Cette fois, ne le laisse pas échapper, saisi-le ! »

Ayant dit, la femme disparut.

Les jeunes filles apparurent. Immédiatement, Ralopa en saisit une. Elle se transforma en feu ; Ralopa saisit la flamme, elle se transforma en eau ; il saisit l’eau et, soudainement, le Lama fut devant lui.

Débordant d’une joie immense, Ralopa se prosterna nombre de fois devant son Maître, fit le tour de sa personne et lui offrit, sans en rien garder, tout l’or qu’il avait.

« Homme fortuné que je suis, dit-il. J’ai enfin rencontré le Précieux Lama. Maintenant je sollicite de lui la communication de la Doctrine profonde. »

Quand il eut prié ainsi, le Lama répondit :

« Ô homme intrépide, doué de foi, de persévérance et d’intelligence,

Tu n’épargnes ni tes forces ni ta vie dans la recherche de la doctrine :

Merveille !

N’ayant souci ni de ton pays ni de ta parenté

Tu cherches le Lama :

Merveille !

Prodiguant ton or sans réserve, sans relâcher tes efforts

Tu persévères dans ta recherche :

Merveille !

Sans t’abandonner à de vains discours, sans suffisance,

Tu gardes la foi dans ton cœur :

Merveille !

Homme merveilleux, tu es un digne récipient ;

Je te communiquerai ma profonde Doctrine.

Depuis longtemps j’avais reconnu ton mérite

Mais le temps n’était pas venu de t’instruire.

À cause de la sublimité de cette Doctrine elle-même

Je ne te l’ai pas donnée.

Maintenant, le moment est venu, tu vas la recevoir. Prépare donc un tsogs kor[350].

Ralopa demanda :

« Je n’ai pas ici les choses requises pour construire un tsogs kor, me permettez-vous d’aller me les procurer à Yérang ? »

« C’est inutile, répondit le Lama. Le rite devant être accompli très secrètement, nous trouverons ici ce qu’il nous faut, les articles nécessaires viendront en quantité. »

Alors le Lama s’immobilisa, le corps droit, rigide, le regard fixe, faisant ta tang[351].

Presque aussitôt d’innombrables pawos et des khadomas apparurent et se mirent au travail. Les uns préparaient des sièges, les autres construisaient un kyilkhor[352], certains y plaçaient les aliments servants d’offrandes, tandis que d’autres encore apportaient les tormas qui devaient y figurer. Le tout était en énorme quantité. Ces préparatifs furent achevés en un moment.

Le huitième jour du mois, au milieu de la journée, Jam-pal Shindjé apparut assis sur le trône du Kyilkhor, et le Lama conféra à Ralopa l’angkour du Noir Seigneur de la Mort (Jampal Shindjé)[353]

Le soir, ayant placé Ralopa dans le Kyilkhor de Jampal à six têtes (une autre forme de la même Déité) il lui conféra l’angkour de ce Dieu.

À minuit, dans le Kyilkhor de Jigsdjé et des Trente Trois Dieux, il lui conféra quatre angkours et lui communiqua nombre de doctrines profondes concernant les Tantras et les sâdhanas[354].

Les hôtes des mondes extra-humains continuaient à arriver en grand nombre. On entendait des sons mélodieux, une lumière éclatante illuminait la forêt, la terre tremblait, des fleurs tombaient du ciel. Des prodiges de toutes sortes se succédèrent ainsi pendant la nuit entière.

À l’aube, toute cette féerie disparut. Seul, le Lama demeurait assis sous les arbres.

Il s’adressa à Ralopa.

« Je t’ai donné, lui dit-il, l’essence même du Tripitaka[355], je t’ai donné ce qu’il y a de plus profond dans la doctrine secrète. Par elle, le plus grand des pécheurs peut devenir un Bouddha.

Un homme doué de facultés intellectuelles supérieures qui l’entendra sera illuminé (libéré) dans sa vie actuelle.

Un homme aux facultés moyennes le sera au moment de sa mort.

Celui dont l’esprit est obtus atteindra l’Illumination après sa mort, dans le Bardo[356].

Je t’ai tout donné pendant la nuit dernière. Ne divulgue pas cette doctrine à un grand nombre de gens ; pratique-la toi-même pendant ta vie.

Quant à moi, je n’ai aucun besoin d’or. Je t’en ai demandé pour te faire acquérir du mérite et pour que tu apprécies bien la grandeur et la valeur de la Doctrine. Maintenant, emporte-le et distribue-le en aumônes. »

Ayant dit, le Lama s’éleva dans le ciel et retourna, à travers les airs, à son monastère de Yérang.

 

La biographie de Ralopa continue en racontant longuement les pérégrinations de son héros. Ralopa se déplace beaucoup. Partout où il va, il opère des miracles singuliers, attire de nombreux disciples et reçoit des dons considérables. Le texte est fort long. Nous passerons donc directement aux épisodes qui, d’après le biographe, marquèrent la fin de la vie de Ralopa.

 

Un jour, Ralopa dit à ses disciples : « Tous ensemble, nous porterons un tsogs khor[357] sur le sommet de la montagne, des hôtes de distinction vont venir. »

Gourou et disciples portèrent donc sur la montagne ce qui était requis pour le tsogs khor. Comme ils atteignaient le sommet, au même moment arrivèrent cinq Tchag gya mas[358].

Le tsogs khor fut érigé puis tous causèrent ensemble pendant longtemps. Enfin, les cinq Tchag gya mas, s’étant levées se prosternèrent devant Ralopa et lui dirent :

« Deux d’entre nous vous offrent chacune un garçon et les autres vous offrent chacune une fille. Ces enfants comprendront, plus tard, la Doctrine. Gardez-les en vue de leur utilité future.

« Pour nous, ayant accompli ce que nous avions à faire, notre corps magique va se dissoudre. » Ayant dit, leur forme se dissipa dans la lumière et elles disparurent.

Alors, tous les assistants, les plus distingués comme les moindres, conçurent une grande foi dans le Lama (Ralopa) et il devint très célèbre.

Les Déités protectrices, elles aussi, proclamaient le prodige. Ceux qui, auparavant, s’étaient trompés et avaient prétendu que les femmes qui entouraient le Lama n’étaient que des femmes humaines regrettèrent leur erreur et une grande foi (en Ralopa) naquit en eux.

Ralopa éleva les enfants, leur prodiguant ses soins et ceux-ci grandirent. À mesure qu’ils prenaient de l’âge il leur conféra l’initiation de Dordji Jigsdjé[359], leur communiqua les préceptes qui s’y rapportent et leur commanda de méditer sur ceux-ci.

Tous réussirent à acquérir des pouvoirs magiques. Le fils nommé Dordji Singhi devint capable de voir les esprits des morts poursuivant leur route dans le Bardo. Chevauchant sur des rayons de lune, il se rendait, pendant la nuit, dans l’Inde pour de secrètes rencontres et, à l’aube, il était de retour au Tibet.

La fille appelée Ramo Thubdén délivra cent êtres des liens de la transmigration, elle avait le pouvoir de ressusciter les morts. Elle subjugua une Mère Dakîni, un revenant[360] et un Dieu protecteur et s’en fit des serviteurs.

La fille nommée Lhaï Métog pouvait, à son gré, prendre différentes formes ; elle traversait les rivières et passait à travers les rocs sans que rien ne lui fasse obstacle.

La fille Heuzén Palma pouvait embrasser d’un seul coup d’œil les quatre divisions du monde avec le Ri Rab[361] au milieu d’elles. Elle connaissait le passé et pouvait prédire l’avenir.

Le fils Rachös imposait sa volonté aux khadomas. Il avait compris ce qu’était réellement l’existence en elle-même.

En ce temps, aussi, Ralo, son épouse initiée, et ses disciples s’adonnaient tous à une activité de Doubtob[362]. La renommée du Maître Ralopa se répandait au loin à cause des prodiges qu’il opérait et un grand nombre de gens prenaient leur refuge en lui.

Ralopa partit ensuite pour Lhassa. Là, il reçut la visite d’un savant médecin qui sollicita de lui deux choses.

« Précieux Lama, dit le médecin, veuillez m’instruire dans la Doctrine profonde (ésotérique) et me montrer aussi un prodige tel que vous n’en avez jamais opéré auparavant. »

Sans lui répondre, Ralopa dirigea immédiatement son index vers le soleil en un geste menaçant (digs dzub[363]) et le soleil tomba sur la plaine. Depuis, cet endroit est dénommé : la plaine du soleil[364].

Ralopa fit un nouveau geste, et le soleil reprit sa place dans le ciel. Il était devenu froid tandis que la lune était devenue chaude.

Tous ceux présents s’exclamèrent à grands cris en contemplant ce miracle. Puis, Ralopa conféra au médecin l’initiation que celui-ci avait sollicitée et le médecin devint un Doubtob. Pour témoigner sa gratitude à Ralopa il lui offrit un volume du Domang[365], de nombreux yaks et des lingots d’argent.

À cette même époque, au pays de Phenpo, dans une maison appartenant à un homme appelé Gnougroum[366], un homme étant venu à mourir, sa veuve et un fils unique demeuraient seuls dans leur logis. Or, cette femme était sorcière. Chaque nuit elle se rendait à l’assemblée des sorcières ; son fils la voyait quitter la maison tandis qu’il feignait de dormir.

Il était intrigué et se demandait : « Où peut-elle aller ? »

Un certain soir, à la nuit tombante, deux femmes de haute taille, à la face d’un rouge sombre, arrivèrent et invitèrent la veuve à les suivre : « Veuillez venir, mère », lui disaient-elles poliment.

Alors la mère se mit à califourchon sur une caisse ; une des femmes tirait la caisse, l’autre femme la poussait et, ainsi, toutes trois s’en allèrent sans toucher terre.

Après leur départ le garçon s’endormit. Au matin, quand il se réveilla, il vit que sa mère était revenue.

La nuit suivante, le garçon se cacha dans la caisse.

De nouveau, les deux femmes arrivèrent et parlèrent à la mère comme elles l’avaient fait la veille. La mère s’étant encore mise à califourchon sur la caisse elles l’emmenèrent. Cependant, cette nuit-là, la caisse devenue plus lourde (à cause du garçon qui s’y trouvait) craquait et touchait presque le sol. Les femmes parlant entre elles remarquèrent : « Cette nuit, notre cheval marche mal. »

Elles arrivèrent à un cimetière. Beaucoup de femmes y étaient assises en rang. La mère s’assit au milieu d’elles sur sa caisse qui lui servait de trône.

Les sorcières festoyaient avec le cadavre d’un jeune homme. « Donnez la tête avec la cervelle à notre reine », dirent les femmes en désignant la veuve.

« Ah ! comment ferai-je, s’exclama celle-ci, ma cuillère est restée à la maison ! » (Elle la voulait pour manger la cervelle molle.)

« Mère, répliquèrent les sorcières, il vous suffit d’allonger votre bras pour la prendre. »

Le garçon vit alors le bras de sa mère s’allonger démesurément, atteindre la maison et y prendre la cuillère.

L’aube allait venir, les sorcières se dispersèrent et la veuve, chevauchant sa caisse, retourna chez elle.

Dès qu’il le put, le garçon sortit de la caisse sans que sa mère le vît et se remit dans son lit.

Beaucoup de temps s’écoula, puis, un jour où sa mère filait à l’étage de leur maison, sa pelote de laine roula du balcon et tomba dans la cour[367]. Elle appela son fils et lui commanda de ramasser la pelote et de la lui rapporter.

« Vous n’avez qu’à allonger votre bras, mère, et vous pourrez la prendre », répliqua le garçon.

La mère se mit en colère. Il a découvert que je suis sorcière, pensa-t-elle. Peut-être ira-t-il le raconter à d’autres. Alors, elle saisit violemment son fils par les cheveux, le frappa contre le sol et, subitement, le garçon se trouva métamorphosé en chien.

Le malheureux qui avait perdu sa forme humaine mais qui conservait un esprit d’homme et la faculté de raisonner fut plongé dans la douleur en comprenant ce qui lui était arrivé.

« Mieux vaut mourir que d’endurer une telle condition », pensa-t-il, et il s’en alla vers la rivière, dans l’intention de s’y noyer.

Tandis qu’il cheminait le long de la route, il rencontra un groupe de gens et, comme il les suivait, il entendit qu’ils parlaient d’un Lama natif du pays de Langthang et vantaient sa profonde sagesse.

L’idée lui vint, alors, d’aller voir ce grand homme. Peut-être, pensait-il, me délivrera-t-il de ce corps de chien.

Quand il arriva près de la demeure du Lama, celui-ci tournait dévotieusement autour d’un chörten[368].

Bien que dans sa présente forme le garçon ne pût parler, le Lama comprit, dès qu’il le vit, ce qu’il était réellement et s’exclama : « Habiter un corps de chien après avoir eu un corps d’homme est vraiment pitoyable ! »

En l’entendant, le garçon conçut une grande foi en le Lama et, mentalement, le supplia de lui rendre sa forme humaine.

Le Langthang pa le comprit et répondit :

« Je n’ai pas le pouvoir d’opérer cette transformation, mais il est, à Lhassa, un Lama appelé Ralopa qui est même capable de ressusciter les morts ; va à lui ; il te délivrera.

« Quand tu seras devant lui, tu lui offriras l’or que je vais te donner. »

Alors, le Langthang pa répartit la valeur d’une once de poudre d’or en plusieurs petits paquets qu’il cousit entre les longs poils du chien. Il lui donna, ensuite, un repas substantiel et le renvoya.

Comme le garçon-chien sortait de la demeure du Lama il rencontra une troupe de gens qui voyageaient ensemble. Il suivit ces gens qui s’en allaient en bavardant et, avec eux, arriva à Lhassa.

Ralopa savait qu’il allait venir. Il dit à ses disciples :

« Quelqu’un vient vers moi, ne l’arrêtez pas. Laissez-le approcher. »

Vers le soir, il leur dit encore :

« Regardez qui vient sur la route. »

Les disciples répondirent :

« Nous ne voyons qu’un chien qui accourt parmi la poussière soulevée par le vent. »

Ralopa leur commanda :

« Arrêtez ce chien. »

Puis il se coiffa de son chapeau rituel et prit en main une torma[369] qui était préparée sur l’autel.

À ce moment, le chien arrivait près de la porte.

Le Lama lança violemment la torma sur le dos de l’animal où elle s’écrasa et le garçon reprit, instantanément, sa forme humaine. Plein de foi, le fils de la sorcière offrit à Ralopa l’or qu’il avait apporté et, depuis ce jour, il se consacra entièrement à son service.

Par la suite Ralopa lui conféra l’ordination de gelong[370] et lui fit pratiquer diverses sadhânas[371]. Cependant il l’avertit de ce que certaines affinités fâcheuses existaient encore en lui et lui recommanda, expressément, de ne rien faire, quoi que ce put être, sans sa permission.

Pendant ce temps, la mère-sorcière apprit, par les bavardages qu’elle entendit, que son fils avait recouvré sa forme humaine et elle voulut lui créer des obstacles.

Elle prononça des mantras de sorcière sur une caisse. Ensuite, comme beaucoup de gens de son pays se rendaient chez Ralopa, elle leur dit :

« Mon fils est auprès du Lama où il s’instruit dans la Doctrine ; cette caisse contient des provisions que je veux lui donner, chargez-vous de la lui porter, je vous prie. »

Les voyageurs emportèrent la caisse et la remirent au garçon en lui communiquant le message de sa mère.

Celui-ci mettait déjà la main sur la caisse pour l’ouvrir lorsqu’il se souvint de la défense qui lui avait été faite. Il informa alors le Lama de l’envoi que sa mère lui avait fait.

Ralopa lui donna sa toge monastique, l’en enveloppa et lui commanda :

« Maintenant, ouvre cette caisse. »

Le garçon obéit, neuf éclairs et tonnerres s’échappèrent de la caisse. Ils détruisirent la maison avec tout ce qu’elle contenait.

Le jeune serviteur de Ralopa n’éprouva aucun mal, mais sur la toge dans laquelle il était enveloppé coulait un liquide brunâtre, pareil à du beurre fondu.

Ralopa lui dit alors :

« Maintenant tu es délivré de ce qui te faisait obstacle[372]. »

Il lui conféra un nouvel angkour à la suite duquel le garçon devint doubtob. Plus tard, il subjugua et convertit toutes les sorcières qui faisaient partie de l’assemblée où il avait été et encore cent autres. Il délivra aussi de nombreux êtres et finalement il disparut miraculeusement, allant dans un lieu de plaisirs célestes[373].

 

Beaucoup d’années s’étant écoulées, Ralopa atteignit sa cent quatre-vingtième année. Il éprouva alors le désir de s’en aller dans un autre monde[374].

Au printemps, quand des arbres fleurissent, il convoqua ses disciples qui vivaient en différentes régions du Tibet. Il en vint du pays de Khams, de Tsang, du lointain Ngari et des environs du Lac Bleu (le Tso Nyönpo). Quand ils furent rassemblés, ils célébrèrent une grande fête rituelle (Tsog Khor)[375] et à l’issue de celle-ci Ralopa s’adressa à eux :

« J’ai, dit-il, été quatre fois dans l’Inde et au Népal pour y obtenir la communication de la précieuse Doctrine qui est le « sang du cœur » même des Khadomas. Je l’ai apprise de savants adeptes[376] appartenant à la lignée de la transmission orale.

S’il pratique les enseignements de cette Doctrine, le plus grand des pécheurs peut devenir un Bouddha.

Le pont bâti par les doubtobs n’est pas coupé. Les bénédictions n’ont point disparu ; elles brillent toujours.

Les individus d’intelligence moyenne peuvent atteindre l’illumination spirituelle au moment de leur mort, à la fin de leur vie présente. Les individus vulgaires peuvent y parvenir dans le Bardo, sans avoir à attendre une nouvelle renaissance.

Cette Doctrine profonde, je vous l’ai enseignée sans vous en rien cacher. À vous de concentrer votre esprit uniquement sur elle et d’en faire l’objet de vos méditations.

Mon Maître m’avait enjoint de ne pas la répandre parmi un grand nombre. « Pratique-la seul », m’avait-il commandé, « et dans ta vie présente tu transformeras ton corps en un corps éthéré[377]. »

Cependant, croyant pouvoir être utile à beaucoup d’êtres, j’ai contrevenu à cet ordre et, pour cette raison, il me faudra revenir deux fois dans ce monde.

Toutefois, pour moi, il n’y a plus ni naissance, ni mort, ni douleur. Mourant, je passerai de monde en monde.

Si je ne meurs pas, je travaillerai pour la cause des êtres (je les aiderai).

Le Naldjorpa[378] pareil au ciel a pouvoir sur la vie et sur la mort, mais afin de donner une démonstration de notre nature transitoire, je m’en vais (je mourrai). »

Les bienfaiteurs du Lama se prosternèrent et lui demandèrent :

« Lama, où irez-vous ? Si vous partez, qui sera notre refuge ? Qui continuera à communiquer votre doctrine ? » Ralopa répondit :

« Je vais vers les lieux de jouissances célestes. Après deux renaissances dans le royaume où la Doctrine est proclamée, j’y deviendrai le Bouddha Outpala et travaillerai pour la cause (le bien) des êtres.

Vous, adressez vos prières vers cette place.

Ceux de mes disciples qui sont des doubtobs et qui vivent uniquement en doubtobs, ceux-là continueront à entretenir l’existence de ma Doctrine. Parmi eux, Rachös Rabdès est particulièrement parvenu à la compréhension de cette Doctrine.

Du reste, quiconque pratique la Doctrine est mon disciple. »

Ayant ainsi parlé, Ralopa chanta :

 

Ô vous, hommes fortunés, tous ensemble écoutez-moi.

Voici mes heureux derniers mots,

Gardez-les dans votre esprit

Au temps mauvais de la dégénération

La Doctrine profonde est rare

Plus rare est un excellent gourou[379]

Et plus rare encore sont des disciples respectueux

Nous réunissons, ici, la Doctrine profonde, un précieux Lama

Et des disciples respectueux

C’est là une étonnante merveille.

Beaucoup de doubtobs surgiront

Et la Doctrine se répandra

Cela ne fait aucun doute,

Si vous subjuguez par le pouvoir de l’essence profonde

les gardiens des préceptes, les esprits des morts

et les protecteurs[380] à qui appartient

la vie des êtres dans les trois mondes,

Rien ne se dissipera de l’énergie de votre esprit.

Si vous vous appliquez à maintenir votre esprit

concentré sur un seul point

Vous ne pourrez manquer d’arriver à la compréhension.

Voilà ce que je vous souhaite.

 

Nul n’avait, auparavant, exhibé des prodiges

Tels que ceux que j’ai effectués,

Avez-vous jamais vu rien de semblable

N’est-ce pas merveilleux ?

 

Quand je me rendis à Dordjidén[381]

Le Gompo aux quatre bras

Voulut m’épouvanter par des prodiges

Je le terrassai posant mon pied sur lui

Et j’en fis mon esclave.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Pal Changchub Dordji ayant animé un phourba[382]

Pour me nuire,

Je pris la forme de Shindjé

Et ensuite je m’en fis un ami.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Les soldats de Niouggu étant venus causer du trouble

par leurs déportements

Je frappai vivement dans mes mains,

Aussitôt un vent noir s’éleva

et les troupes furent dispersées

Tout comme se dispersent les nuages.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Quand j’ai vu les trois statues du temple de Sakya

Laïques et moines en manifestaient du mécontentement.

J’appelai les statues et elles sortirent au dehors venant vers moi.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Tandis que je conférais un angkour à Salor

Le kyilkhor fait de poudres de couleur s’éleva

et resta suspendu en l’air.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Au pays de Tchén alors que je procédais à

l’incinération d’une offrande.

Un lotus naquit au milieu du feu.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Au pays de Potoé

J’entrai en compétition avec un magicien bön

Je montrai alors tout l’univers

À l’intérieur de mon ventre.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Au pays de Gnang teud shab

La planète Kyab djong tenta de m’épouvanter par des prodiges,

D’un regard magique je la fis tomber à terre.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Quand, au pays de Thang phour, un médecin appelé Kha ragpa

Me donna des aliments et de la boisson empoisonnés,

Au lieu d’en éprouver du mal

Mon visage devint plus brillant et j’engraissai.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Le Brahma de Tchag tou ayant voulu m’attaquer,

Je soufflai du vent par mes deux narines

Et je le jetai par delà le lointain horizon.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Quand le lama Kourséng me défia dans une controverse

quant à l’étendue de mes connaissances,

Je suscitai le tonnerre et les éclairs en un orage

qui dura pendant sept jours.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré[383].

 

Quand j’allai à Longnga ling, je plantai un phourba en terre

Et soudainement surgirent plusieurs maisons

avec leur mobilier.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Alors que le Géshés Rog me marqua du mépris

Je concentrai fortement ma pensée

Et je le transformai en âne

Puis, je lui restituai sa forme humaine.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Quand je soutins une discussion au pays de Tagna

De grandes montagnes se joignirent (comme l’on joint les mains)

En témoignage d’admiration,

Et il en tomba une pluie de turquoises et de corail.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Quand, au cours de l’hiver, je conférai une initiation à Tsétang,

L’hiver se transforma en été.

Tous les gens du pays devinrent mes disciples.

Pareil signe de puissance n’avait encore

jamais été montré.

 

Par les anciens doubtobs de l’Inde et du Tibet

Jamais de tels prodiges n’ont été opérés.

Vous verrez s’il s’en produira dans l’avenir.

Maintenant, le temps d’adresser des requêtes est venu.

 

Alors de nombreuses Déités : esprits des cols de montagne, des bois, des rocs et autres accoururent de tous les points du Tibet. Il en vint de Tsang, de Yarloung, de Tchang, de Holga, de Khams ; toutes les Déités du monde accoururent et elles supplièrent Ralopa de demeurer sur cette terre. Mais Ralopa n’accéda pas à leur requête. À chacune d’elles il donna, individuellement, des conseils et des initiations puis il rentra dans sa chambre.

« Mon corps est parfaitement pur, dit-il à ses familiers. Il est inutile que vous le laviez. Vous le déposerez dans un chörten que vous construirez au milieu de la plaine. »

Dans l’avenir, le cours de Kyitchou[384] changera de direction et la rivière emportera plus de la moitié de la plaine. Le monastère qui s’y trouve sera déserté et les animaux sauvages régneront sur la région, mais grâce à la présence du chörten aucun mal n’arrivera aux voyageurs qui traverse-seront cet endroit.

« Environ cinq générations passeront, puis une nouvelle gompa (monastère) sera bâtie au-dessous de Lhassa. Mon corps y sera transporté. À cause de lui la gompa attirera d’innombrables fidèles et elle deviendra puissante, mais mon corps ne sera d’aucune utilité aux autres régions du Tibet. »

Dans la soirée, Ralopa et ses disciples célébrèrent une fête rituelle (tsog khor) puis, au milieu de la nuit, le Lama enseigna encore à ceux-ci plusieurs doctrines qu’ils n’avaient encore jamais entendues et prophétisa sur divers sujets.

Alors, au lever du soleil, le dixième jour du quatrième mois, dans l’année du Cheval, Ralopa ayant resserré[385] son corps, alla au séjour de la béatitude.

La terre trembla, le tonnerre gronda, une pluie de fleurs de cinq différentes couleurs tomba, les fleurs en s’amoncelant, atteignirent la hauteur des genoux. Aux quatre coins de la chambre mortuaire des arcs-en-ciel surgirent. Des Dâkînis, des Paos et de nombreuses Déités parées d’ornements en ossements apparurent dans l’air apportant d’innombrables offrandes. Tous chantaient, dansaient et jouaient de divers instruments de musique. Ce merveilleux spectacle fut vu par tous ceux qui étaient présents.

Alors le lotsawa Rabtchénrab et les autres disciples présentèrent des offrandes et commencèrent une série de rites qui devait durer pendant un mois. Le dixième jour après le début des rites, dans la soirée, Ralopa apparut sous la forme d’un pandit (lettré). Il fut vu par tous ceux qui étaient présents et s’adressa à eux :

« Possédant la science suprême, dit-il, j’ai acquis le pouvoir sur Shindjé (le roi de la Mort). Ceux qui sont parvenus à me rencontrer iront dans le monde de la clairvoyance pure et universelle. »

Ayant dit, il agita son manteau monastique, s’éleva dans l’air et disparut.

Deux jours plus tard, vers le soir, Ralopa apparut. Il portait un chapeau noir d’où émergeait une longue chevelure et était vêtu d’un costume de danse[386].

Tous les assistants le virent.

Il dit : « De la fosse sacrificatoire[387] de la Connaissance, moi, Ralo dordji, possesseur du pouvoir, je tire les êtres hors de l’illusion causée par l’ignorance et, par ce phourba autogène, je leur fais traverser la voie du savoir. »

Quand il eut parlé, on entendit résonner des cymbales et Ralopa, après avoir dansé différentes danses, disparut.

À la fin du mois de célébration des rites, le soir, Ralopa apparut de nouveau. Il avait pris la forme de Dordji Djigs-djéd.

Il dit : « Je suis Dordji Djigsdjéd, nul n’est plus grand que moi. Rien ne peut m’empêcher de guider ceux qui me sollicitent. »

Ayant dit, l’apparition s’évanouit dans un arc-en-ciel.

 

Alors, suivant les instructions que Ralopa leur avait données, les disciples enveloppèrent son corps dans une étoffe de soie et le déposèrent dans une caisse où ils mirent des pierres précieuses, puis ils placèrent la caisse dans le chörten construit au milieu de la plaine.

Ils procédèrent, ensuite, aux rites de consécration et rendirent hommage en présentant des offrandes.

Ralopa se montra alors sous la forme d’Hérouka (c’est-à-dire qu’il était nu), il sortait du coin d’un nuage au milieu du ciel bleu et il dansa au sommet du chörten.

 

Houm ! Houm ! Houm !

 

chante Ralopa qui, tout en dansant, profère des mamtrams.

 

Aum !Aum ! Aum !

Tam ! Tam ! Tam !

Hri ! Hri ! Hri !

Ha ! Ha ! Ha !

Au sein de la colère,

Au sein de la torpeur,

Au sein de l’avance,

Au sein de la jalousie,

Au sein du désir passionné,

Brille la pure lumière d’une sagesse[388].

La sagesse miroir qui reflète les perceptions et les actes commis et en offre l’image exacte à notre vue.

La sagesse égalisante qui perçoit la source et l’unité foncière de toutes choses.

La sagesse discernante qui, parmi l’unité foncière, différencie et classe les choses suivant leur composition et leurs propriétés particulières.

La sagesse qui s’applique aux œuvres et assure le succès de l’activité.

La sagesse universelle qui pénètre toute la sphère des phénomènes, découvre la nature réelle de ceux-ci et, ainsi, dissipe l’illusion de l’existence durable d’une essence des formes et de la personnalité.

 

« Toutes ces choses existent en moi », dit encore Ralopa. « Si vous m’en priez, quoi que ce soit que vous fassiez, vous serez heureux. »

Puis il cria d’une voix forte :

« Gloire à toi, Vajra Gourou Hérouka ! »

Et il se dissout dans le ciel, comme un arc-en-ciel.

 

Ensuite, les disciples de Ralopa se dispersèrent, chacun d’eux retournant dans son pays. Ils y répandirent les doctrines que Ralopa leur avait enseignées et, à leur tour, eurent un grand nombre de disciples.

INDEX

A-kha-kha : Expression de tristesse tibétaine.

Amtcheu (orthogr. a mtchod) : Chapelain bouddhiste.

Arabatzana : mantra consacré à Manjousçri.

Arahan : qui a atteint l’illumination de l’esprit.

Bardo : Temps entre la mort et la réincarnation.

Bod yul : « Comprend trois parties : le haut, le bas et le centre. Le « haut » est le lieu de naissance des nobles, le « centre » est la région d’où est originaire la noble race des Tibétains, elle est dénommée « les quatre districts de U et de Tsang » (U Tsang gi rou ji). Le bas pays comprend Khams, Amdo et Gang (Sgang) la terre des cimes. »

Bôdhi : Connaissance, dans son sens le plus élevé.

Bodhisattvas : Personnes pouvant devenir des Bouddhas.

Chang choub séms pas (byang tchub séms dpah) : Nom tibétain des Bodhisattvas.

Cinq objets qui causent du plaisir aux sens : Beaux objets agréables à la vue, sons musicaux, beau langage, parfums agréables, mets et fruits bons au goût.

Cinq poisons et cinq sagesses : La convoitise, la colère, la luxure, l’orgueil, la torpeur. La sagesse des œuvres ; la sagesse qui discerne, qui classe ; la sagesse qui « égalise », qui « fait semblable », c’est-à-dire qui reconnaît que les choses discernées sont unes en essence ; la sagesse miroir qui reflète le jeu des causes et des effets ; la sagesse de la sphère des éléments, celle qui a conscience de l’unité foncière existant sous la diversité apparente.

Djolmo : Oiseau chanteur.

Dix terres : Dix degrés de perfection des Bodhisattvas : béatitude, parfaite pureté, clarté, illumination, invincibilité, libération, grande portée, immuabilité, rectitude de l’intelligence, nuage de Doctrine.

Djam yang (hdjam dbyang) : voir Manjousçri.

Djomo Ghro gnier tchen : Bhikruti voir Lhamo Do gnér.

Djowo (le Seigneur) : Statue dans le temple principal de Lhassa du jeune Bouddha.

Doctrine, Sainte : Tchos (se prononce tcheu) : Une doctrine religieuse comme la Doctrine du Bouddha ou des choses en général.

Doli : Espèce de hamac d’étoffe à porteurs.

Domang (Mdo mang) : Volume contenant des mdo, discours, attribués au Bouddha ou ses disciples.

Dordji Chang (Ado rdjé htchang), en sanscrit Vajradhara : Bodhisattva chef des doctrine tantriques pour les tibétains.

Dordji Jigdjé (Rdo rdjê hdjigs byéd) « Celui qui cause de l’effroi. » : Shiva. Symbolise la destruction qui suit toute création fondée sur le désir.

Dordji Tcheu pa (Rdo rdjé gtchod pa) en sanscrit Vajracchnédika sûtra : Livre religieux dans la doctrine du Prâjnaparamitâ.

Dordji Thégpa (Rdor rdjé Thégpa), en sanscrit Vajrayâna : Secte tantrique suivant le Mahâyâna. Pour celle-ci, les Shakti sont des énergies symbolisées par des déités féminines, épouses des Bouddhas et Bodhisattvas.

Doubtob (grub thob) : Celui qui a obtenu un grand succès, personne qui possède des pouvoirs.

Dutsi (Bdud rtsi), sanscrit amrita : Liqueur d’immortalité.

Êtres de six régions (ou des six espèces) : Dieux (Lha) –Lhamayins (des Titans) –Hommes (mi) – Mimayint (génies, etc.) – Animaux – Yidags (voir ce nom) – Habitants des mondes de douleurs (enfers mais où l’on finit par mourir et se réincarner) Les six sortes d’êtres, leurs actes et leur existence dans leurs sphères, ne sont qu’une imagination vaine : les six ordres du rêve.

Gelong : Religieux supérieur.

Gétsul (dgé tsul) : Ordination mineure. Celle de la plupart des moines.

Giwang : produit médicinal que l’on trouve dans les entrailles de certains animaux, notamment de l’éléphant. Parfois d’origine minérale.

Gués dun doub djé (Dgé hdun grub) (1391-1474) : Neveu de Tsong Khapa et auteur de sa biographie. A établi la fonction de Dalaï Lama.

Jampal Shindjé (Hjam dpal Shin rdjè) : Jampal (Manjouçri) dans sa fonction de Dieu de la Mort (Shindjé shéd) (Shindjé – sancrit : Yâma).

Kalpas : Cycles du monde (des milliards d’années).

Khyilkhor : Cercle magique.

Koum Boum (sku hbum) : Monastère des « cent mille images » à cause d’un arbre miraculeux dont les feuilles portent des images et des lettres.

Kourim (Sku rim) : Office qui peut, le cas échéant, consister à lire des Écritures sacrées pour guérir les malades.

Kyangs : Onagres.

Kyilkhors : Figures géométriques dessinées ou constructions circulaire avec des dessins symboliques.

Kyong : Oiseau fabuleux.

Lha ma yin : Sortes de titans.

Lhamo Do gnér (Lhamo Ghro gnier) : Bhrikuti, la déesse indoue dont une face a des rides de colère.

Loi des dix actes vertueux : Ne pas causer la mort. – Ne pas prendre ce qui n’a pas été donné. – Observer les règles de la moralité dans les relations sexuelles. – Dire la vérité. – S’abstenir de paroles dures et malveillantes. – Ne pas médire, ne pas calomnier. – S’abstenir de vains bavardages. – S’abstenir de la convoitise. – S’abstenir d’intentions ou d’actes pour nuire à autrui. – Rejeter les opinions fausses.

Mang dja : Thé de fête. Un vrai repas.

Manjousçri (en sanscrit) ou, en tibétain, Djampal yang (hdjam dpal dbyangs), le céleste Seigneur : Invocation traditionnelle AU patron des lettrés.

Manteau de chœur Tcheu geu (tchœ got) : Toge monastique.

Migméen-thiglaï gompa : Monastère (gompa) de la « goutte de médecine pour les yeux ».

Nâgas : Déités serpents.

Naldjorpa : Yogi. A atteint a sérénité parfaite.

Nangt-cheud (nang mtchhod) : Bière ou eau de vie de grain bue dans des crânes lors de rites tantriques. Dans certains rites de sorcellerie c’est une boisson contenant les dix choses impures.

Ouma (dbuma) : Doctrine philosophique, dite du milieu, du bouddhiste indien Nâgârjuna.

Padma Gyalpo : Roi du Lotus.

Phourba : Poignard.

Prâjnâparamitâ, Cœur de la – (Shesrab kyi pharol tu tchinpa (byinpa) ) : traité très connu au Tibet. Condensé de la philosophie de Nâgir-juna, la Prâjnaparamitâ.

Ronde, La : Korwa (orthogr. hkhor ba), en sanscrit samsâra : la ronde perpétuelle des naissances et des morts à laquelle tout, êtres ou choses, est soumis et qui constitue le monde. L’« au-delà de la ronde » (hkhor hdas), c’est le Nirvana. C’est une erreur de croire que le samsara et le nirvana sont deux choses différentes. Ils ne sont que deux aspects que notre imagination superpose sur la base unique.

Sâdhana, (tibétain : Doubthab – hgrub thabs) : moyen de réussir : rites avec méditations pour obtenir certains résultats.

Sakyas : Clan dont faisait partie le Bouddha historique.

Samsâra : voir Ronde, La.

Sang Dus (Gsang hdus) : Tantrisme.

Sham thabs : Jupe volumineuse portée par les lamas.

Shindjé shéd (Gshin rdjê gshèd) : voir Jampal Shindjé.

Six Doctrines de Naropa : Traité écrit par Narota, un professeur.

Ta tang shig dzêd pa, Faire – (Ita slangs shig mzad pas) : Prendre une altitude avec un regard chargé de force magnétique (rite magique d’initié).

Tagsha (stag-sha) : Herbe médicinale « viande de tigre. »

Tchag gya ma : Femmes adeptes du Tchag gya tehempo (phyag rgya tehénpo), doctrine d’origine tantrique, avec la possibilité d’éventuels rapports sexuels rituels.

Tcheu khang (mtchod khang) : pièce de toutes les maisons tibétaines où se trouvent un autel avec les statues du Bouddha et de dieux, des livres saints, des offrandes.

Tho gang (mtho gang) : longueur (une quinzaine de centimètres).

Thun : Pour les yogi, quatre moments de méditation aux transitions du jour, du crépuscule, de la nuit et de l’aurore.

Ting gné dzin (ting gné hdzin) : accéder à la connaissance de la vérité.

Tiras (driza) : En Inde, Gandharvas. Musiciens célestes.

Torma : Offrande, gâteau de farine humide (ou autres aliment, représentation d’un personnage,…).

Tourner la Roue de la Loi : Prêcher.

Trapas (Étudiants) : Clergé ordinaire.

Tripitaka (Les trois corbeilles) : Les trois segments de la Doctrine bouddhiste : discours du Bouddha ou de ses disciples ; doctrines philosophiques ; discipline monastique.

Tri ratna, les trois joyaux : Bouddha, Doctrine, Ordre religieux. Ou encore ceux qui marchent vers l’illumination.

Tsogs kor (tsogs hkor) : Cercle d’offrandes aux dieux. Avec, éventuellement, un banquet.

Vaidûrya : Malachite ou lapis-lazuli.

Yangtchen ma (Dbyangs Tehan ma) : En Inde, Saraswati, déesse des lettrés.

Yidags (Yidbags), sanscrit Prêtas : Êtres au corps gigantesque, au cou très mince et à la bouche minuscule. Ils sont incapables d’avaler et ont sans cesse faim et soif.

Yidam : Dieu tutélaire auquel on peut faire correspondre, plus ou moins Vishta dévata.

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Mars 2024

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[1] Invocation de l’auteur au céleste Seigneur, patron des lettrés. Comme souvent, en pareil cas, son nom sanscrit : Manjousçri, lui est donné. Son nom tibétain est : Djampal yang (orthographe : hdjam dpal dbyangt).

[2] « Roi des Lotus. » Ne pas le confondre avec Padma Gyaipa (« qui aime les lotus »), qui figure aussi dans le conte.

[3] Le terme tibétain est tchos (prononcé : tcheu), qui signifie « une doctrine religieuse », et, aussi, des « choses » en général. Ici, la Doctrine est celle du Bouddha.

[4] En tibétain korwa (orth. : hkhor ba) mieux connu sous le nom sanscrit de samsâra. C’est la succession continuelle des naissances et des morts à laquelle les êtres et toutes choses sont soumis. La loi des agrégations et des dissolutions se succédant perpétuellement et qui constituent le monde.

[5] Voir note n° 3.

[6] Doubtob est le nom que les Tibétains donnent à ceux qui sont tenus pour posséder des pouvoirs supra-normaux (orth. tibétaine : grub thob) littéralement : « Celui qui a obtenu le succès ».

[7] Les Bodhisatvas. Les personnalités très éclairées et très parfaites qui pourront devenir des Bouddhas dans leur nouvelle incarnation. – Chang thoub séms pat est leur nom tibétain (orth. : byang tchub séms dpah).

[8] Le Bouddha historique est né dans le clan des Sakyas.

[9] On sait que selon les bouddhistes, le Bouddha historique, Siddharta Gaulama, n’est pas l’unique Bouddha qui ait apparu dans notre monde, d’autres personnalités éminentes de son genre ont vécu avant lui et d’autres aussi viendront à sa suite. Il ne s’agit là que de Bouddhas prêchant la Doctrine. D’après les théories du bouddhisme mahâyâniste chacun de nous est un Bouddha en potentialité et peut atteindre l’état d’illumination spirituelle parfaite qui fait d’un individu un Bouddha. De tels Bouddhas anonymes peuvent être nombreux.

[10] Les six espèces d’êtres : les Dieux (Lha) – les Lhamayins (sortes de Titans) – les hommes (mi) – les Mimayint (génies, fées, etc. – les animaux – les yidags (êtres malheureux perpétuellement affamés) – les habitants des mondes de douleur (enfers).

[11] « Tourner la Roue de la Loi »  est une expression symbolique courante dans la phraséologie bouddhiste. Elle signifie : prêcher la Doctrine.

[12] Les gyalwas (rgyal ba) l’équivalent tibétain du terme sanscrit : jîna.

[13] Équivalent d’enfer, mais dont les habitants ne sont pas condamnés à y résider éternellement. Ils y meurent après une vie plus ou moins longue et se réincarnent selon leurs œuvres, dans une autre condition. Il s’agit là des croyances du Bouddhisme populaire.

[14] Les Yidags (Yidbags), en sanscrit les Prétas, sont des êtres pourvus d’un corps gigantesque, d’un cou filiforme et d’une bouche dont l’ouverture minuscule permet, à peine, l’introduction d’une aiguille. Incapables d’avaler la quantité d’aliments qui serait nécessaire pour sustenter leur énorme corps, ils souffrent perpétuellement de la faim et de la soif.

[15] Les Lha ma yin sont les Asouras des Indiens, des Titans, tentant de conquérir les demeures des dieux (les Lha).

[16] De même que le séjour dans les enfers n’est pas éternel, celui des Déités dans les paradis est temporaire ; il prend fin quand la somme de mérites qui a causé cette heureuse renaissance est épuisée.

[17] Monastère (gompa) de la « goutte de médecine pour les yeux ».

[18] Des disparitions analogues sont mentionnées dans les biographies de plusieurs personnalités religieuses. Elles passent pour pouvoir être provoquées par des pratiques yoguiques propres à produire la dissociation des éléments constituant la matière.

[19] Le Bardo – littéralement « entre deux » – est, d’après les Tibétains, la période plus ou moins longue de temps qui s’écoule entre le moment de la mort et celui de la re-naissance d’un individu. Durant cette période, le défunt est dit contempler des visions prenant l’aspect d’un voyage à travers un pays fantastique. Celles-ci sont alimentées par les réminiscences des événements et des idées qui ont occupés les vies précédentes du mort.

[20] Les Lous (orth. : klu) qui sont les nâgas des Indiens.

[21] Ting gné dzine (orth. : ting gné hdzin) signifie littéralement « saisir la profondeur », une expression qu’il faut entendre dans le sens figuré de « saisir la réalité », accéder à la connaissance de la vérité. C’est le plus haut degré de méditation correspondant à peu près à samâdhi chez les Indiens.

[22] Des onagres, ânes sauvages dont il existe deux espèces au Tibet.

[23] Des araignées.

[24] Déités serpents, nommées en tibétain : lous (orth. : klu). Elles sont souvent désignées sous leur nom indien nâga, dans les textes tibétains.

[25] Un oiseau fabuleux, celui que les Indiens appellent garouda, le roi des oiseaux. Kyung (orth. tibétaine : khyung).

[26] Ce serpent est un cobra qui, lorsqu’il est irrité, enfle sa tête qui paraît, alors, surmontée d’un capuchon.

[27] Les meulam (orth. : smon lam) qui tiennent lieu de prières au Tibet, car les Tibétains, qui sont bouddhistes, ne prient point au sens où ce terme est entendu en Occident.

[28] A-kha-kha est une expression tibétaine usuelle dénotant la tristesse.

[29] La famille, dans la plus large acception du terme, comprenant parents ascendants, descendants, collatéraux.

[30] Le korlo gyur wal gyalpo (orth. : hkhor lo sgyur bai rgyal po). L’équivalent du terme sanscrit tchakravarti râja. Entendu comme signifiant un souverain qui règne sur le monde entier suivant les principes de la Doctrine bouddhiste et qui la propage.

[31] Ce sont : Ne pas causer la mort. – Ne pas prendre ce qui n’a pas été donné. – Observer les règles de la moralité en ce qui concerne les relations sexuelles. – Dire la vérité. – S’abstenir de paroles dures et malveillantes. – Ne pas médire, ne pas calomnier. – S’abstenir de vains bavardages. – S’abstenir de la convoitise. – S’abstenir d’intentions ou d’actes tendant à nuire à autrui. – Rejeter les opinions fausses.

[32] Suivant la croyance en la multiplicité des vies se succédant sur cette terre ou en d’autres mondes.

[33] Les jtnas, un titre donné aux Bouddhas.

[34] Offrant des victimes vivantes en sacrifice.

[35] Croyant se préparer des renaissances heureuses par la faveur des dieux, ils entrent, au contraire, dans le chemin qui conduit à des renaissances dans des conditions pénibles.

[36] C'est-à-dire qu’ils sont en proie à la crainte et parlent et agissent sous son influence.

[37] Le monastère des « cent mille images » (sku hbum). Une appellation venant d’un arbre miraculeux sur les feuilles duquel des images et des lettres étaient imprimées. – Voir plus loin ce qui s'y rapporte.

[38] Orthographe : Dgé hdun grub, fondateur de la hiérarchie des Dalaï Lamas (1391-1474).

[39] Les individus très spirituellement évolués qui, dans leur prochaine incarnation, pourront devenir des Bouddhas parfaits.

[40] Les dix degrés de perfection des Bodhisatvas comparés à des lieux de demeure : 1) béatitude ; 2) parfaite pureté ; 3) clarté ; 4) illumination ; 5) invincibilité ; 6) libération ; 7) grande portée ; 8) immuabilité ; 9) rectitude de l’intelligence ; 10) nuage de Doctrine.

[41] Périodes de l’existence du monde dont la durée est estimée à de nombreux milliards de nos années terrestres.

[42] En tibétain, Indra est appelé Gya-djin (rgya byin) et Brahmâ Tsangs-pa.

[43] Les dates données par l’auteur de notre texte se rapportent au calendrier sino-tibétain. Elles sont fantaisistes. D’après le calendrier bouddhiste nous sommes actuellement, c’est-à-dire en 1952, en l’an 2496 de l’ère bouddhiste. Ce qui donne, environ, 566 avant J.-C., comme date de la mort du Bouddha. Tsong Khapa est né vers 1356, donc environ 1890 ans après la mort du Bouddha. En général, les Tibétains placent la vie du Bouddha à une époque beaucoup plus reculée qu’elle ne l’est d’après les résultats des investigations les plus sérieuses.

[44] Prononcé Peu youl : pays de Peu, celui que les Occidentaux appellent Tibet.

[45] Cette dénomination est basée sur le fait suivant : autrefois, des fiefs situés dans cette région étaient attribués aux princes de la famille royale (la dynastie des souverains tibétains finit avec le roi Lang Dharma, qui fut assassiné par un Lama au IXe siècle). Ces fiefs étaient respectivement situés dans les districts de Pourang, Shangshoung et Mangyoul, poétiquement décrits comme : « Pourang entouré de cimes neigeuses » ; « Shangshoung (alias Gougé) entouré par des falaises rocheuses » ; « Mangyoul aux nombreux lacs ». En tibétain le mot « entouré » se dit kor (orth. : bskor), d’où le nom Korsoum, les trois « entourages », donné au district de Ngari, aujourd’hui inclus dans la province de Tsang. C’est une immense région sans frontières bien définies, bordée au sud par l’Inde et le Népal, touchant à l’ouest au Cachemire et au Ladakh, tandis qu’au nord, elle confine à la province chinoise du Sinkiang.

[46] En orthographe tibétaine : dbus gtsang gi ru bji.

[47] Il est dit qu’anciennement, ce bas Tibet n’était habité que par des oiseaux ; d’où le nom de « pays des oiseaux » (bya yul, prononcé tcha youl), qui lui avait été donné. Des légendes se rapportent à ce « pays des oiseaux » et à la gent emplumée qui y vivait.

[48] Depuis lors, elle a diminué d’importance. Quand j’habitais près de ses bords, elle n’était qu’un minime cours d’eau.

[49] Ngari était la résidence de la noblesse, voir note précédente.

[50] Le district d’Amdo où vivait la famille de Tsong Khapa est habité par une population très mêlée : Chinois, Mongols, Tibétains et gens appartenant à des tribus locales. Tsong Khapa appartenait à l’une de celles-ci : celle de Lou Boum (klu hbum) et, jusqu’à présent, seuls les membres de cette tribu sont qualifiés pour occuper les postes d’administrateurs du grand monastère de Koum Boum érigé sur l’emplacement de la maison où naquit Tsong Khapa.

[51] C’est-à-dire envers les hommes, les animaux et, aussi, envers les êtres infortunés appartenant à d’autres mondes et y souffrant de la faim. D’après les croyances populaires, il est possible d’apaiser leurs tourments en leur offrant de l’eau et une infime quantité de nourriture sur laquelle les formules rituelles de bénédiction ont été prononcées. Ces malheureux êtres sont dénommés yidags.

[52] Le Tcheu geu (tchos gos). C’est la toge monastique faite de pièces d’étoffes cousues ensemble, rappelant symboliquement les haillons des premiers ascètes bouddhistes. Les moines appartenant au bouddhisme du Sud : Ceylan, Birmanie, etc., la portent constamment. Les moines lamaïstes ne la revêtent que pour assister aux assemblées où les Livres canoniques sont récités rituellement.

[53] C’est l’espèce de jupe, très volumineuse, formée par une longue pièce d’étoffe que les Lamas enroulent autour de leur ceinture et qui pend jusqu’à leurs pieds.

[54] Littéralement : une « maison d’offrande ». C’est la pièce où l’on garde les statues du Bouddha ou des Déités, les Livres saints, et l’on place devant eux des bols d’eau claire, des coupes contenant du grain et, chaque soir, des lampes alimentées par du beurre.

Une chambre est réservée à cet effet dans toutes les maisons tibétaines. Elle est somptueuse ou pauvre selon l’état de fortune du maître de la maison. Elle est aussi dénommée Lha khang, « maison des Dieux ».

[55] Un genre de dévotion emprunté à l’Inde où il est très populaire sous le nom de japa. Il s’agit de la récitation de litanies analogues à celles en usage chez les fidèles de l’Église catholique romaine.

[56] Djam yangs est le nom tibétain de Manjousçri.

[57] Eau « consacrée » ou « eau bénite » ne sont pas des expressions correctes. En fait, l’eau que les Lamas distribuent aux fidèles n’est ni bénite ni consacrée. Au cours d’un temps plus ou moins long de concentration de pensée et par l’effet de la répétition de certaines formules, dont les sons – quand elles sont correctement émises – passent pour produire des vibrations particulières, l’eau se trouve chargée de certaines propriétés qui agissent sur ceux qui en absorbent quelques gouttes. Telle est la théorie.

[58] Notre texte dit pu méd, ce qui ne s’applique pourtant pas à la mère de Tsong Khapa qui, à cette époque, était une femme mariée déjà mère de trois fils.

[59] Il ne s’agit pas de péchés, mais de souillures causées par des contacts réputés impurs : « Être entré dans la maison où il y a un mort, dans celle où une femme vient d’accoucher, etc. »

[60] Le Djowo (le Seigneur) est une statue qui est censée représenter le Bouddha dans sa jeunesse. Elle fut apportée au Tibet par la princesse chinoise Wen Tchen lors de son mariage avec le roi du Tibet, Srongbstan Gampo. Elle est placée dans le temple principal de Lhassa et est l’objet d’une grande vénération.

[61] Une mesure égale à la distance existant entre le pouce et le majeur étendus.

[62] L’Étoile du Berger, Vénus.

[63] Cette particularité qui le rendait si différent de ses compatriotes de race mongolique, qui ont le nez plat, lui avait valu le sobriquet de Nagotchén (snagngo tchén, grand nez). Plus tard elle inspira des doutes quant à l’origine purement tibétaine de Tsong Khapa. Dans le pays frontière où il était né les métissages sont fréquents.

[64] Tchos rdjé don grub.

[65] Les sûtras (tibétain Do, écrit Mdo) sont des discours attribués au Bouddha ou à ses principaux disciples. Les tantras (tibétain Gyud, écrit Rgyud) sont des ouvrages traitant de philosophie et de rituel magique.

[66] Gshin rdjê gshèd. Le seigneur de la mort, une déité terrible.

[67] Amrita, l’élixir d’immortalité, aliment des dieux. En tibétain Dutsi (Bdud rtsi).

[68] Hdjam dbyangs, de son nom sanscrit Manjousçri, le patron des lettrés.

[69] Un mince ruban d’étoffe dans lequel un Lama fait un nœud en prononçant des paroles rituelles de bons souhaits et de protection qui auront effet sur celui qui portera le ruban attaché à son cou.

[70] Rdo rdjê hdjigs byéd : « Celui qui cause de l’effroi. » Nom tibétain de Shiva dans sa forme terrible comme Bhairava. Les Tibétains le considèrent aussi comme une manifestation de Manjousçri.

[71] Nyam par jag pa ting gné dzin (manyam par bdjûg pa ling gné hdzin). La méditation dans laquelle on écarte toutes pensées et toutes sensations, sauf celles se rapportant à un unique objet.

[72] Les chaumières des paysans tibétains n’ont ni plancher ni dallage, le sol en terre battue en tient lieu dans les chambres.

[73] La formule mystique consacrée à Jampalyang (Hdjam dpal dbyangs), le même que Hdjam dbyangs : Manjouçri.

[74] Tourner autour d’une personne ou d’un monument en les tenant à sa droite est un témoignage d’hommage. Les Tibétains l’ont emprunté aux Indiens qui le dénomment pradaxina.

[75] Un tulpa (sprulpa), c’est-à-dire une forme illusoire créée par une puissante concentration de pensée. Le tulpa bien qu’illusoire n’est pas absolument irréel. Il possède une sorte de réalité sui generis qui le rend capable d’accomplir effectivement les actes propres à l’individu qu’il représente.

[76] Dge slong, un religieux qui a reçu l’ordination supérieure. Dans tous les mots tibétains le g est toujours dur, même devant les voyelles i, e, u.

[77] Les trapas (étudiants) sont les moines appartenant au clergé ordinaire. Lama (biama) qui signifie « excellent » est un titre d’honneur réservé aux chefs des grands monastères, aux professeurs éminents et, surtout, aux tulkous, incarnations de hautes personnalités défuntes.

[78] C’est le futur Bouddha Maitréya.

[79] Atisha-Dipankara Shrijnilna, un célèbre philosophe bouddhiste du XIe siècle. Il passa treize ans au Tibet. Son tombeau est à Niéthang, non loin de Lhassa.

[80] Un éminent disciple du Bouddha.

[81] Au sujet du monastère de Koum Boum, où l’auteur résida pendant plusieurs années, voir son livre Au pays des Brigands-Gentilshommes. On y trouvera rapportée une version légèrement différente des faits relatés par notre biographe.

[82] Le tri ratna, « les « trois joyaux » désignent : le Bouddha, sa Doctrine et l’Ordre religieux bouddhiste, ou selon une outre acception, l’union de ceux qui sont « entrés dans le courant », c’est-à-dire de ceux qui ont compris le sens de la Doctrine et s’acheminent vers l’illumination spirituelle définitive.

[83] Rimpotché « précieux » est un qualificatif hautement honorifique.

[84] Yangs tchén ma est le nom tibétain de la déesse indienne Saraswati protectrice des lettrés et des étudiants.

[85] Les Chinois et les Tibétains ne plient point les étoiles, ils les roulent.

[86] Zab yig (gzab yig) les caractères d’imprimerie dénommés aussi outchén (dbu tcheri), « grande tête », et Shar yig (gshar yig), récriture courante dont il y a aussi plusieurs formes. Elle est généralement appelée oumé (dbu méd) « sans tête ».

[87] Au sujet des visions de ce genre et des exercices qui y conduisent, voir A. David-Neel, Parmi les Mystiques et les Magiciens du Tibet.

[88] C’est l’ordination mineure que la plupart des moines ne dépassent pas.

[89] Une pratique courante au Tibet.

[90] Il faut entendre : au Tibet central. La province d’Amdo, patrie de Tsong Khapa, est une région frontière quelque peu distincte du Tibet propre.

[91] Blanc, jaune, vert, bleu, rouge.

[92] C’est-à-dire un mélange de boue et de paille hachée.

[93] On me l’a montré au cours de ma visite à Tchakyung (bya khiung). Tchakyung signifie un aigle, mais le terme s’applique plus particulièrement au grand oiseau mythologique que les Indiens dénommaient garouda.

[94] Situé à environ dix kilomètres de Jigatzé. Il y existe l’une des plus grandes imprimeries du Tibet, où sont conservés des milliers de clichés, gravés sur des planches en bois, des Écritures canoniques. L’auteur visita cette imprimerie au cours de son séjour à Jigatzé.

[95] La déesse hindoue Bhrikuti : « Celle dont la face a des rides de colère. »

[96] Il y a lieu de remarquer ici, comme dans les autres endroits où l’on rencontre le terme tulpa (sprulpa) qu’il s’agit d’une manifestation illusoire créée par la pensée. Bien qu’illusoires les objets ainsi créés ne sont pas absolument irréels, ils possèdent une sorte de réalité sui generis qui les rend propres à remplir effectivement le rôle des choses qu’ils représentent. Ici, le Lama n’a point congelé l’eau du fleuve de la manière dont le fait le froid hivernal ; il a produit une « apparence » de glace. Néanmoins ceux qui ont perçu cette bande illusoire de glace solide ont pu l’utiliser pour traverser le fleuve tout comme ils l’auraient fait sur la glace hivernale. Telle est, brièvement exprimée, la croyance des Tibétains à ce sujet.

[97] Les nâgas, en tibétain : lou (klu) sont des génies-serpents qui habitent dans l’eau.

[98] Discours attribués au Bouddha ou à ses principaux disciples.

[99] Littéralement : « beaucoup de thé ». L’on appelle ainsi un thé de fête dont les donateurs font les frais ; il est généralement plus abondamment beurré et servi plus copieusement que celui versé quotidiennement aux moines au cours de l’office matinal. Parfois, le donateur y ajoute des aliments solides de façon à constituer un véritable repas.

[100] Ce court traité très populaire au Tibet contient, en quelques pages, l’essence même de la philosophie exposée dans le grand ouvrage de Nâgirjuna, la Prâjnâparamitâ. En tibétain : Shesrab kyi pharol tu tchinpa (byinpa), c’est-à-dire « l’aller au delà de la sagesse ». Une traduction propre aux Tibétains qui ne correspond pas au sens accepté par les Indiens. À ce sujet, voir A. David-Neel, Enseignements secrets dans les sectes bouddhistes tibétaines, Éd. Adyar.

[101] Le texte complet de ce passage est : « II n’y a ni forme, ni sensations, ni perception, ni constructions mentales (idées), ni conscience, tout est vide. » Cette philosophie doit être entendue comme suit : Aucune chose, dans le domaine physique ou dans le domaine mental n’est autogène. Tout ce qui existe existe en dépendance de causes qui le produisent. Tous les phénomènes sont des agrégats d’éléments momentanément réunis et qui se séparent, donnant naissance à d’autres phénomènes. « Vide » signifie vide de soi propre – vide d’ego.

[102] Farine faite avec de l’orge préalablement grillée qui constitue l’aliment de base des Tibétains.

[103] Le Gékeu, le g prononcé dur ; écrit Dgé bskyos.

[104] Les rites de ce genre sont dénommés Nien doup (bsgnén bsgrub). C’est le terme employé dans notre texte, La déesse Yangtchen ma (Dbyangs Tchan ma) est la déesse indienne Saraswati, protectrice des lettrés.

[105] Formule empruntée au sanscrit et très usitée dans le langage religieux au Tibet. Elle est généralement prononcée en sanscrit comme : Sarva Mangalam ou comme Subam astu sarvajagatam.

[106] Les Tizas sont les Gandharvas de la mythologie indienne. Ce sont les musiciens célestes qui donnent des concerts aux dieux.

[107] Désigné ainsi, au Tibet, parce que l’automne est le moment des récoltes.

[108] Nya nien les despa (mya ngen les hdespa). C’est-à-dire une mort bienheureuse.

[109] Stod lung tsor phug, situé au nord de Lhassa, est devenu le siège principal de la secte des Karma Khagyud.

[110] Djowo : le « Seigneur ». C’est la statue apportée de Chine par la princesse Wentchen, lors de son mariage avec le roi Bsong tsan Gampo. Elle est censée représenter le Bouddha dans sa jeunesse alors que comme prince il vivait au palais de son père, vers l’âge de quinze ans.

[111] Généralement appelé Gaden, bâti en amphithéâtre à flanc de montagne près de Lhassa.

[112] Gsang hdus : doctrine tantrique.

[113] Doli est un mot hindou adopté par les Tibétains. Il désigne un véhicule constitué par une pièce d’étoffe, dont les deux bouts sont attachés à un bâton. Le voyageur s’installe dans l’espèce de hamac que forme l’étoffe ; un porteur à l’avant et un autre à l’arrière supportent les bâtons sur leurs épaules en cours de route.

[114] Le sens propre de rabnés (rob gnat) est « parfaitement habité ». La cérémonie tibétaine du rabnés est identique au prûna pratishta chez les Hindous (voir A. David-Neel, L’Inde) ; elle vise à introduire une énergie active dans un objet, statue ou autre, de façon à le douer de propriétés efficientes.

[115] Naro tcheu tou (tchchos drug). Un ouvrage attribué au célèbre professeur de l’Université de Nalanda : Narota, appelé Naropa par les Tibétains.

[116] Ouma (dbuma), la philosophie Madyamika « du Milieu » attribuée à un célèbre philosophe bouddhiste indien Nâgârjuna (de son nom tibétain Loudup écrit Klugrub).

[117] Séra chos sdings.

[118] Les statues de Tsong Khapa le représentent généralement tenant un livre dans sa main levée. – L’explication la plus courante est que ce livre est la Prajnâ Pâramitâ, le Traité de la Sagesse transcendante, mais d’après la teneur de l ’enseignement de Tsong Khapa, il semble que notre texte a raison en lui faisant tenir des volumes des Tantras ou des commentaires sur ceux-ci.

[119] Dans le panthéon du bouddhisme mahâyaniste, Dordji Chang (Rdo rdjé htchang) est un dhyani bodhisatva ; son nom sanscrit est Vajradhara. Il est considéré comme chef souverain des Doctrines tantriques, par les Tibétains qui le dénomment aussi Chag na dordji (Phyag na rdo rdjé). La traduction de son nom est « Porteur du Sceptre magique ».

[120] Dgé grub sén gé.

[121] Les Tibétains adeptes des sectes tantriques boivent, au cours de certains rites, dans un crâne qui sert de coupe. Ceux d'entre eux qui sont riches font doubler le crâne avec une feuille d'argent. Quant au nang tcheud, c’est un breuvage dont les fidèles boivent pendant la célébration de divers rites. Le plus souvent, il consiste simplement en bière ou en eau-de-vie de grain, mais en certaines cérémonies occultes le nang tcheud contient les dix sortes de choses impures : cinq sortes de viandes, y compris de la chair humaine, des excréments, de l’urine, du sang, de la moelle et du liquide séminal. Toutefois cette dernière sorte de nang tcheud appartient presque exclusivement au domaine de la sorcellerie.

[122] Sang nga la na méd pa (gsang snags bla na méd pa).

[123] Un des collèges où sont enseignés les Écritures tantriques et les rites magiques existe dans tous les grands monastères. Ces collèges sont dénommés Gyud pa tasang (rgyud pa grags tsang).

[124] Abréviation de Djé Shésrab Séng Gé.

[125] Rdor rdjé Thégpa, de son nom sanscrit Vajrayâna. Une des dernières en date, des sectes se réclamant du Mahâyâna. C'est celle qui a introduit les théories concernant les Shakti ou Énergies symbolisées par des déités féminines, épouses inséparables des Bouddhas et Bodhisatvas mythiques.

[126] Dam chén chos rgyal. Une déité qui s’était engagée par serment à protéger le bouddhisme. Par la suite, Dam tchén tcheu gyal fut choisi comme dieu tutélaire des grands Lamas de Tashilhumpo.

[127] Une Séng dong ma (léng géi gdong) « qui a la face d'un lion ».

[128] Une Neudjin (gnod tbyin). Une sorte d’esprit malfaisant qui hante les montagnes.

[129] Au Tibet, comme en Chine, les cloches n’ont pas de battant, on frappe sur elles avec un marteau.

[130] Je comprends mal cet itinéraire, car, pour aller de Séra à Gahdén, on ne passe pas par Dépung. Vraisemblablement, Tsong Khapa ne s’y rendit pas directement.

[131] Réflexion analogue. De Dépung on ne volt point Géhdén situé loin de là, par delà Lhassa.

[132] Yangs pa tchén est le nom que les Tibétains donnent à la ville de Vaiçali, souvent mentionnée dans l’histoire des tournées de prédication du Bouddha. Pourquoi ce nom avait été donné à ce temple n’est pas expliqué.

[133] Les membres du clergé remercient ceux qui leur ont offert un repas en formulant des bons souhaits à leur égard.

[134] Sku rim. Offices religieux en général, mais plus spécialement lecture des Écritures sacrées qui passe pour rendre la santé aux malades.

[135] Bkah btchu pa. Originairement celui qui observe les dix préceptes, un religieux. Mais ensuite un moine érudit.

[136] Bôdhi : la connaissance.

[137] Les deux principaux ouvrages de Tsong Khapa.

[138] Quatre-vingt-quatre mille est un terme imagé qui, dans la phraséologie mahayaniste, indique un très grand nombre indéfini.

[139] Thun. Les points de rencontre du jour, du crépuscule, de la nuit et de l'aurore. Quatre moments spécialement désignés pour s'adonner à la méditation.

[140] Bdu tsi : amrita.

[141] Rdo rdjé gtchod pa : sanscrit Vajracchnêdika sûtra. « Le diamant coupeur », c'est-à-dire « le très excellent coupeur ». Un livre religieux exprimant la doctrine idéaliste de la Prâjnaparamitâ.

[142] Position classique de celui qui médite. Celle que nous voyons aux statues des Bouddhas. Elle est dénommée en tibétain : Dordji kyilmo toung (rdordjé dkyilmo dkrung).

[143] Attitude mentale appelée en tibétain Thougs dam la tsé tchig tou jougs pa (thugs dam la rtsé gtchig tu bshuys pa).

[144] Il s'agit des trois étapes graduelles de la méditation bouddhique (les dhyanas) qui se rapportent respectivement au monde du désir : kâma loka (le nôtre avec la matérialité qu'il comporte) – au monde de la pure forme : roupa loka – au monde sans forme : aroupa loka ; au delà est le Dharmakayâ (tibétain tchôs kou, orth. : tchos sku), le corps des éléments : dharma qui peut être entendu comme étant l'Existence en soi et, par conséquent, la Réalité absolue. Ces derniers degrés ne comportent pas une conception intellectuelle, il s'agit plutôt d’une transformation graduelle des facultés, puis de la substance même de l’individu qui permet son assimilation à (incorporation en) d’autres modes d’être. En tibétain, les trois mondes sont dénommés Deu pai khams (hdod pai khams) zoug kyi khams (gzugs kyi khams) et zoug mé kyi khams (gzugs med kyi khams). Ces étapes de méditation sont aussi décrites comme un passage graduel dans les quatre sphères suivantes : La sphère de l'infinité de l’espace; la sphère de l'infinité de la conscience ou de l'esprit; la sphère où rien n’existe; la sphère où il n’y a ni connaissance ni absence de connaissance, c’est-à-dire celle de « l’inconcevable » exprimée dans notre texte par les termes : « lumière vide » et « vérité ou réalité absolue ».

[145] L’état d’être ou de conscience s'étendant entre le moment de la mort et celui de la re-naissance.

[146] Celles-ci sont : une protubérance au sommet du crâne ; les cheveux formant des boucles tournant vers la droite ; un front large et haut ; un poil au milieu du front ; des yeux d'un noir bleu ; quarante dents toutes égales et blanches ; une mâchoire comme celle d’un lion ; une langue mince et très longue ; une voix claire ; des épaules rondes ; une peau fine et de la couleur de l’or ; les mains touchant les genoux sans avoir à courber le corps ; le membre sexuel rentré dans le corps et invisible ; les mollets ronds ; une roue imprimée dans la paume des mains et sous les pieds ; des doigts longs, etc.

[147] Kharog est le nom d’une localité au Tibet. D’autre part, Kharog Domlrhung (Kharog sgom tchung) est le nom d'un Lama célébré qui appartenait à la secte des Kahdampas.

Les Tibétains croient que certains grands yoguins se rapetissent en avançant en âge. Cette particularité était attribuée à un ermite contemplatif qui vivait sur la rive du Yésrou Tsangpo (Haut-Brahmapoutre) lors de mon séjour à Jigatzé.

[148] Hdjam dpal dbyangs.

[149] Des détails le concernant sont donnés dans le récit de mon séjour à Wou tai shan qui figure dans Sous des Nuées d'orage, pp. 131 et sq.

[150] Kuntou Zangpo signifie le « bon pour tous », le « bon partout », le « tout bon » ou « l’universellement bon ».

[151] Ceci reflète la doctrine idéaliste dont tout ce texte est imprégné. Ce que nous tenons pour ignorance, ce que nous tenons pour connaissance ne sont également que des conceptions de notre esprit qui n’ont aucun rapport avec la réalité.

[152] Le terme tibétain est du ma tché (hdus ma byas), c’est-à-dire qui n’a pas été assemblé.

[153] Ce qui correspond à samsâra, en tibétain korwa (bkhor ba) la « ronde » et nirvâna que les Tibétains dénomment : « l’au-delà de la ronde » (hkhor hdas). La « ronde » c’est notre monde. Elle est comprise comme transmigration des ego, dans les croyances populaires et comme le mouvement continuel des éléments constitutifs qui s’associent et se dissocient, produisant les phénomènes, par les bouddhistes plus éclairés.

[154] Ceci est expliqué comme suit : C’est une erreur de croire que le samsara et le nirvâna sont deux choses différentes. Ils ne sont que deux aspects que notre imagination superpose sur la base unique.

[155] En tibétain, togpa (rtogpa) s’oppose à togspa (rtogspa). Le second de ces termes désigne une claire compréhension, le premier signifie les raisonnements contradictoires qui agitent l’esprit. Ces raisonnements étant apparentés aux conceptions imaginaires.

[156] C’est-à-dire qu’il n’existe point, en elles, de principe stable, de « moi ».

[157] Les cinq poisons sont : la convoitise, la colère, la luxure, l’orgueil, la torpeur.

[158] Les cinq sagesses sont : la sagesse des œuvres ; la sagesse qui discerne, qui classe ; la sagesse qui « égalise », qui « fait semblable », c’est-à-dire qui reconnaît que les choses discernées sont unes en essence ; la sagesse miroir qui reflète le jeu des causes et des effets ; la sagesse de la sphère des éléments, celle qui a conscience de l’unité foncière existant sous la diversité apparente.

[159] Il s’agit des tulpas (sprulpa), créations magiques effectuées par la force créatrice de la concentration de pensée. Voir note n° 75.

[160] « La base, le fondement des choses ne leur apparaissant pas », dit le texte.

[161] Texte littéral : « L’ombre de ne se souvenir de rien. »

[162] L’enchaînement continuel des causes et des effets qui est la « ronde » (hkhorwa).

[163] Voir note n  158.

[164] Voir note n° 10.

[165] Ceci exprime la doctrine d’après laquelle le désir et l’aversion ont un effet semblable, celui de lier l’esprit au monde de la dualité – à la « ronde », au samsâra, dont l’indifférence de celui qui le tient pour une fantasmagorie le détache.

[166] Les dieux sont fiers de leur condition supérieure. Tous leurs désirs sont immédiatement satisfaits, mais ils savent que leur état n’est pas durable, qu’ils mourront un jour, bien que leur existence dans les séjours divins puisse durer des milliers de nos siècles terrestres, et qu’ensuite il pourra leur arriver de renaître en un monde moins heureux ou même malheureux.

[167] Voir note n° 15.

[168] Les six sortes d’êtres, les actes qui constituent leur existence dans leurs sphères respectives, tout cela n’est que vaine imagination à laquelle nous nous abandonnons.

[169] Ayant moi-même visité le Potala, celte impossibilité me paraît complète.

[170] Voir Initiations lamaïques, p. 156.

[171] Il n’a pas appelé à lui la jeune fille. C’est comme si il avait rejeté une pierre précieuse.

[172] Les arcs faits en bambou, au Bhoutan et au Sikkim, pays situés au sud du Tibet.

[173] La turquoise qui est placée dans la coiffure de la femme et qui naturellement va partout où va la femme qui la porte, mais ne peut pas raconter les faits auxquels elle a assisté.

[174] Ceci se chante souvent à l’issue des banquets.

[175] Une promesse où il n’y a point de déception.

[176] La natte de cheveux à la mode chinoise que les Tibétains laïcs portaient aussi.

[177] Formules de politesse usuelles en quittant quelqu’un. « Demeurez » peut aussi être traduit : « Asseyez-vous. »

[178] L’épouse.

[179] Djolmo, un oiseau chanteur.

[180] « Maison de l’hôtesse » est un euphémisme pour désigner une maison de prostitution.

[181] Les termes tibétains sont beaucoup plus expressifs et la bienséance ne permet pas leur traduction littérale. Le mot vieux français « braguard » s’en rapproche.

[182] À la saison des pluies quand les rivières grossies déversent leurs eaux dans les lacs.

[183] Le texte dit : thah kopa (mthah hkopa) littéralement : « gens des extrémités ». Ceux qui sont au delà des limites des territoires civilisés. Le roi considérait comme peuples civilisés les Chinois et les Indiens. Au delà de l’Inde et de la Chine étaient les « gens des extrémités », les rustiques Tibétains.

[184] Le Yidam est le dieu tutélaire équivalent à peu près à l’ishta dévata, « le dieu que l’on désire », des Indiens. Mais tandis que c’est une relation d’amour mystique, de dévotion qui unit l’Indien à son ishta dévata, le sens attaché à l’Yidam tibétain n’a rien d’émotionnel. Suivant le degré d’intelligence des individus, le Yidam représente symboliquement des idées philosophiques, des forces psychiques ou bien il est un protecteur supra-humain. À un degré inférieur le Yidam peut devenir une sorte de fétiche et être incarné dans une image, comme c’est le cas ici.

[185] De leurs noms sanscrits, respectivement : Manjouçri et Saman-tabhadra.

[186] Bdud rtsi, sanscrit amrita, l’élixir d’immortalité.

[187] Littéralement : un sandalier-cœur de serpent, ainsi nommé, dit-on, parce que cet arbre attire les serpents qui aiment à s’enrouler autour de lui.

[188] Les Tibétains croient à l’existence de choses nées spontanément (autogènes), et les tiennent en grande vénération. Le nombre des statues ou autres objets autogènes que l’on montre au Tibet est considérable.

[189] Eupagméd (Hod dpag méd), traduction de son nom sanscrit Amithaba, « lumière infinie ».

[190] Dénommé, en tibétain : Ang tchoug tchénpo (Dbang phyug tchén po).

[191] En sanscrit : Krakucchanda.

[192] Dans ce mot, comme dans tous les termes tibétains, le g est dur.

[193] Littéralement : « le lieu des offrandes », mtchod gnes prononcé : tcheud nés.

[194] Les dieux Hogmin, ceux qui « ne sont en dessous de rien », sont les Akanishta de la mythologie hindoue. Ils habitent le vingt-huitième étage, le plus élevé des demeures célestes superposées, où trône « l’inébranlable » (Mi skyod pa, sanscrit Akshobhya), Bouddha mystique et où réside Dordji Chang, le patron des occultistes tibétains.

[195] La mystérieuse cité du Nord.

[196] Le giwang est dit être une concrétion qui existe dans les entrailles de certains animaux et qui est employée en médecine. Celle provenant de l’éléphant est considérée comme étant de qualité supérieure. Cependant, ce que les médecins tibétains administrent à leurs patients sous le nom de giwang est, en général, un produit minéral.

[197] Celui qui détruit la chaîne des morts et des re-naissances. Nom d’un Bouddha des âges passés : Krakucchanda.

[198] Un arahan est celui qui a atteint l’illumination spirituelle.

[199] Sur la protubérance de son crâne. Un signe emblématique que présentent les images des Bouddhas et celles de quelques dieux. Il signifie l’ascension des forces spirituelles dans les centres supérieurs de l’individu.

[200] Nom tibétain du Bouddha Kanakamuni.

[201] Nom tibétain du Bouddha Kashyapa, celui qui est dit avoir paru dans notre monde immédiatement avant le Bouddha historique Siddharta Gaulama. On sait que d’après les bouddhistes, ce dernier n’est pas unique et que, à chacun des âges (kalpas) qui ont précédé le nôtre, un Bouddha a prêché la Doctrine.

[202] Voir note précédente.

[203] La rivière qui coule devant Bouddha Gâya, l’endroit où, selon la tradition, Siddharta Gautama atteignit la parfaite illumination spirituelle.

[204] Les quatre points cardinaux, les points intermédiaires, le zénith et le nadir.

[205] Nom de l’ancienne capitale du Népal. De nos jours, les Tibétains continuent à donner ce nom à la capitale actuelle : Katmandou.

[206] C’est-à-dire des sphères qui s’étendent au-dessus de la terre. Un Ting dön (Sténg don).

[207] Un témoignage de respect.

[208] Nom d’un Bouddha mythique. Un temple du Népal porte son nom.

[209] Voir note n° 205.

[210] Un des noms de Avalokiteshvara, en tibétain Chenrézigs, le Bodhisatva patron du Tibet.

[211] Le Grand Véhicule, en tibétain : Thégpa tchénpo, est le Mahâyâna.

[212] C’est la princesse Wén tchén qui fut mariée à Srongbstan Gampo en 639 alors qu’il avait déjà épousé la princesse népalaise vers 637.

[213] Gara est un personnage historique. En tant que ministre du roi Srongbstan Gampo il fut chargé des pourparlers concernant le mariage de celui-ci avec une fille de l’empereur chinois Taï Tsoung. Son nom complet était : Mgar rtsen gnioh ldom ba.

[214] Le texte est passablement obscur. On ne comprend pas bien le compte des convives et celui des carcasses. On m’a suggéré que ce qu’il pouvait y avoir d’étonnant dans la reconstitution d’une carcasse entière s’expliquait ainsi : À l’insu des convives et sans le faire exprès, les serviteurs avaient distribué les pièces comme il est dit, et sans qu’on l’eut prémédité il se trouva que les morceaux indiqués formassent une carcasse entière. Cette explication me paraît assez misérable et j’avoue que je ne comprends pas non plus comment « trois ministres et six chefs » clairement mentionnés ne font pas neuf individus, mais seulement six dîneurs.

[215] La vaidûrya, dont il est souvent fait mention dans les livres tibétains, est de la malachite ou du lapis-lazuli.

[216] Cette mention de chameaux est singulière. Les chameaux ne vont pas au Tibet, leurs pieds mous se blessent sur le sol rocailleux. Ceux qui viennent de la Mongolie avec des caravanes sont déchargés à la limite du territoire du Koukounor et les marchandises qu’ils transportaient chargées sur des yaks pour continuer le voyage.

[217] C’est la déesse Brikuti, « celle qui a des rides de colère », que nous avons déjà rencontrée dans ces textes. En orthographe tibétaine : Djomo Ghro gnier tchen.

[218] Le texte dit : « coupées », « tranchées ».

[219] Le Bouddha Kashyapa, déjà cité.

[220] Bal yul, le nom que les Tibétains donnent au Népal.

[221] Ceci est expliqué comme suit : le roi produira par magie des individus fantômes qui joueront le rôle de fonctionnaires, proclameront la loi et en assureront l’exécution… Cette explication n’est pas très satisfaisante. Elle est répétée au sujet des guerriers tulpas.

[222] Les beaux objets que l’on a plaisir à voir, les sons musicaux, le beau langage, que l’on a plaisir à entendre, les parfums agréables de l’odorat, les mets, les fruits qui flattent le goût.

[223]  Il avait dit que si Srongbstam Gampo exécutait ce qu’il lui demandait, il lui donnerait la princesse en mariage et comprenait, maintenant, qu’il devait tenir parole, bien qu’il lui déplût d’envoyer sa tille dans un pays barbare. Plus tard, l’empereur Tai Tsoung s’affligera de même concernant la princesse chinoise Weng Tchén.

[224] Dolpa (gdolpa) équivalent aux anciennes castes indiennes méprisables des Mathanga et des Chandalas.

[225] Mi skyod Rdo rdjé : « le Seigneur inébranlable, immutable ». Sanscrit : Akshobya, le deuxième Dhyani Bouddha mystique.

[226] Çakya Thubpa : Çakya muni, le Bouddha historique Siddartha Guatama.

[227] L’herbe « viande de tigre » renommée pour ses vertus médicinales. Elle passe pour guérir la lèpre et les maladies de l’intestin.

[228] Les religieux bouddhistes quêtaient leur nourriture avec un bol tenu à la main. Au Tibet celui-ci est devenu un ustensile rituel ; les moines tibétains ne mendient pas.

[229] Rab nés (rab gnas), voir note n° 114.

[230] En bouddhisme « mérite » a une acception différente de celle que nous lui donnons généralement. Le sens est plutôt causes produisant des résultats heureux ».

[231] Les Djig tin pas, c’est-à-dire les laïcs.

[232] Peut-être par crainte qu’elles ne tombent et se détériorent. Le texte ne donne aucune explication.

[233]  Les dzo, féminin dzomo, sont des métis, produits du croisement du yak avec des vaches à poil court de l’espèce ordinaire. Cependant ces métis ne sont point stériles et se reproduisent entre eux.

[234] Djowo : Seigneur. Ce titre est attribué ici au Yidara, mais, en fait, le Djowo vénéré à Lhassa est une statue du Bouddha.

[235] Un cercle magique ; ce terme a été pleinement expliqué dans des notes précédentes.

[236] Il est tenu pour être, sous ce nom tibétain, Brihaspati, le précepteur des dieux dans la mythologie indienne.

[237] Les Jînas. Les cinq Dhyani Bouddhas, personnalités mythiques symboliques perpétuellement absorbées dans une totale concentration de pensée. L’énergie engendrée par celle-ci donne naissance respectivement à cinq Bouddhas et à cinq Bodhisatvas. Les « Conquérants » sont dénommés en tibétain : Gyalwa (rgyalwa).

[238] Voir Voyage d’une Parisienne à Lhassa.

[239] D’après la géographie indienne, adoptée par les Tibétains, le mont Mérou, centre de notre monde, est entouré de quatre grands continents, respectivement : Lus hphags pa « noble forme », le Jurva Videha des Indiens, à l’est. Noub ba glang spyod « le pays riche en bétail », sanscrit Aparagodânîya, à l’ouest, Lho hdzam bu gling « le pays où croît l’arbre céleste jambou », sanscrit Jambudvipa. Chang sgra mi snien « le continent du nord dont le langage a un vilain son ». S’appliquant probablement à des régions habitées par des populations dont les Indiens ne comprenaient pas la langue et la jugeaient d’une sonorité désagréable, sanscrit Kuru.

[240] Chörten, monument religieux dans lequel sont enfermés des reliques, des livres saints, des images religieuses ou d’autres choses de ce genre. Originairement on y enfermait les cendres des saints ou des personnalités éminentes. Cette coutume existe toujours.

[241] Poignard rituel.

[242] Bardo thös grol.

[243] En tibétain khorwa.

[244] Expression consacrée tibétaine : Sipa khorlo (Sridpa hkhorlo).

[245] Libération : Tharpa est le terme que les Tibétains emploient comme équivalent de Nirvâna.

[246] Da médpa (mêdpa) disent les Tibétains traduisant le sanscrit anâtma.

[247] Nyôn ky les, généralement désigné par le terme sanscrit karma.

[248] D’après le dicton populaire : « Celui qui sait comment s’y prendre pourra se trouver confortable même en enfer. »

[249] Hdjah lus « le corps arc-en-ciel ».

[250] Les cinq consciences attachées respectivement à chacun des cinq sens et la conscience du mental considérée, en bouddhisme, comme le sixième sens ayant pour objet les idées. C’est le Yid kyi namparshéspa (Yid kyi rnarmpar shéspa).

[251] Il arrive aussi que le rituel du Bardo Thös Tol soit lu, le corps étant absent, auprès d’un mannequin revêtu d’habits ayant appartenu à un défunt décédé depuis plusieurs jours. La chose est passablement illogique, car, si la « conscience » de l’individu a déjà cheminé dans le Bardo nul ne peut savoir avec certitude quel a été son progrès et les avis qui lui sont donnés peuvent avoir trait à un autre stade qu’à celui où il se trouve. Les quarante-neuf jours que les croyances populaires assignent à la durée du voyage dans le Bardo sont aussi symboliques que les six jours de la Création. Les Lamas instruits déclarent que les pérégrinations dans le Bardo s’effectuent en un temps variable suivant les conditions mentales des voyageurs.

[252] Ces formes se retrouvent dans toutes les mythologies : Égypte, Inde, Chine, etc.

[253] Elles montrent des corps semi-humains et des faces de lion, de buffles, de loups, de truies ou d’oiseaux aux becs de vautour. Elles sont embrassées par les Pères Hérukas couronnés de tiares, de crânes et offrent à ses lèvres des crânes remplis de sang fumant.

[254] Des cinq poisons. Les cinq sagesses, voir notes n° 156 et 157.

[255] Le Djalus (hdjah lus), « corps arc-en-ciel », quelque peu analogue au « double » ou au « corps astral » des occultistes.

[256] Lha ma yin, les non-dieux. Les ajouras de la mythologie indienne, des Titans perpétuellement en guerre avec les dieux qu’ils s’efforcent de chasser de leurs demeures bienheureuses pour s’y établir à leur place.

[257] Mi-ma-yin, les non-hommes : génies, fées, déités des montagnes, des arbres, des rivières, etc., les uns bienveillants, les autres hostiles, et aussi des êtres aux formes monstrueuses condamnés à une existence misérable comme conséquence de mauvaises actions. Les prêtas des Indiens. Les mi ma yins n’habitent pas dans les régions infernales.

[258] Pareil aux ponts chinois couverts par un toit comme il en est aussi au Tibet.

[259] C’est-à-dire quand dans la vie qui se termine ou dans une existence précédente, celui qui est l’objet du rite a eu une perception plus ou moins rapide et plus ou moins claire de la Réalité.

[260] Dès que le Lama juge le moment opportun pour faire détacher du corps le narruhi (la faculté consciente) qui s’attarde près de lui.

[261] Amithaba, Le Bouddha de la lumière infinie.

[262] Ces deux exclamations doivent être éjaculées avec un ton spécial qui doit être appris d’un Lama initié et est passablement difficile à produire. L’un et l’autre sont considérés comme capables d’amener la mort de celui qui les émet. Dans les phowas pratiqués pour soi-même le mourant s’en sert « pour faire échapper son esprit par le sommet du crâne ».

[263] L’explication de ces différents vents est que les forces ou souffles particuliers aux éléments constitutifs du corps – selon la physiologie indienne – produisent chez les moribonds et chez les morts des bruits divers que le mourant ou le résidu de conscience attardé chez le mort perçoivent.

[264] Dbyig gnién. Un philosophe bouddhiste indien : Vasubandhu.

[265] « L’œil divin » est une des six facultés supranormales. Il permet de percevoir des choses invisibles pour la vue normale. Les autres facultés supranormales sont : « l’oreille divine » ; « la connaissance des pensées d’autrui » ; « le pouvoir de créer des formes magiques » ; « le souvenir de ses existences passées » ; « la délivrance de l’illusion, la perception de la Réalité ».

[266] Nom tibétain de Buddha Gaya, dans l’Inde, L’endroit où, selon la tradition, le Bouddha historique, Siddharta Gautama, atteignit l’illumination spirituelle.

[267] Non pas précisément « consacrés », mais » habités » par une énergie qui y a été incorporée.

[268] Au sud-ouest du Tibet un massif de hautes chaînes neigeuses fréquenté par des ascètes contemplatifs. Le célèbre yoguin-poète Milarespa y séjourna pendant longtemps.

[269] Celle qui n’est troublée par aucune fluctuation de l’esprit.

[270] Teu tal (spros bral). Il s’agit de la cessation de cette activité continuelle et désordonnée de l’esprit qui « confectionne », « assemble » des imaginations, des idées, des raisonnements ; en fait, qui, d’après la croyance idéaliste des philosophes tibétains, « bâtit » perpétuellement le monde dans lequel nous vivons. Cette activité mentale tisse l’étoffe d’un écran qui s’interpose entre la Réalité et nous, et ainsi nous empêche de la percevoir.

[271] Le sens est le même que celui exprimé dans la note précédente. La fantasmagorie c’est l’ensemble des phénomènes que le yoguin a reconnu n’être qu’illusion : « Pareille à l’eau du mirage », disent les textes classiques. En même temps, le yoguin a aussi perçu l’irréalité foncière de son « moi » qui n’est qu’un tourbillon de combinaisons instables. Dénué de réalité solide il se compare à un fantôme.

[272] Tous les poisons : le désir passionné, la soif, la haine, la torpeur mentale, la stupidité; l’orgueil, rattachement au « moi » individuel; la jalousie. Le yoguin les transmue en sagesse et s'en pare.

[273] Qui ne sont que des aspects du ciel et non le ciel « en soi ».

[274] Ne construisant pas des idées, des théories, etc.

[275] Ralopa, soit le « traducteur », lo, abréviation de lotaawa, du pays de Ra.

[276] Écrit : Glung yul sngé nam.

[277] Voir note n° 31.

[278] C’est-à-dire : Konchog Dordji, du haut (pays) de Ra.

[279] Rdo rdjé dpal hdzom.

[280] Elle était une Dung tchén ma, c’est-à-dire une khadoma ou fée incarnée ; la marque d’une conque (dung) qu’elle portait sur son corps l’indiquait.

[281] Des ossements humains sculptés dont on fait des colliers, des diadèmes, des tabliers sont portés par les déités symboliques du tantrisme et, à leur initiation, les Nagspa se parent d’ornements de ce genre pour célébrer les rites tantriques.

[282] Les cinq couleurs symboliques mystiques.

[283] Hdjam dpal dbyangs. Nom tibétain de Mandjouçri.

[284] Ces déclarations reflètent la doctrine du Mahâyâna tibétain.

[285] Téma (Itès ma) littéralement : « Quelque chose à voir ».

[286] Sprul sku. Un individu qui passe pour être l’incarnation d’une déité : un avatar. Ou, plus généralement, qui est tenu pour être la réincarnation d’un saint ou d’un éminent personnage. Les tulkous forment, au Tibet, une aristocratie religieuse.

[287] Rgyal gyi hla.

[288] La pluie tombant lorsque le ciel est clair ou ensoleillé est un heureux présage.

[289] L’ombrelle est un attribut royal. Elle est tenue ouverte au-dessus de la tête des personnalités distinguées, des déités et de leurs images.

[290] Dpal ldèn Rdordji Lhamo. La plus terrible des déités féminines du panthéon tantrique.

[291] Le texte est confus quant au temps qui s’écoula pendant le voyage aérien de Ralopa, mais il indique suffisamment que ce temps fut assez bref.

[292] Né parmi un prodige », ou « Venu miraculeusement », Ngo tsar hbyung gnes su.

[293] Htchhi méd Dordji.

[294] Suivant les croyances populaires bouddhistes et hindoues aux vies successives par le moyen des réincarnations.

[295] La doctrine fondamentale du bouddhisme qu’en dehors des parties constituant les choses il n’existe rien, en celles-ci, qui soit « la chose en soi », de même qu’il n’existe pas d’ego dans l’individu.

[296] Ce que nous pouvons entendre approximativement dans le sens : on le considéra comme ayant atteint sa majorité.

[297] Le rite spécialement mentionné ici semble être celui qui se rapporte à Phurbu (prononcer Pourbou), une déité correspondant au Vrihaspali des Hindous, qui est tenu pour être le précepteur des dieux. Les Tibétains lui donnent le même titre soit, en leur langage, Lhai Lama. Ils lui donnent aussi le titre de Rigdjé dag (Rig byé dbdag), soit « possesseur de la science ».

[298] La pratique des retraites passées dans la réclusion, ou même la réclusion adoptée pour la vie entière, sont très en honneur au Tibet. Le mot tibétain qui les désigne est tsams (mtsams), ce qui signifie : « limite ». Le tsamspa, l’ermite temporaire ou à vie, habite dans un ermitage tsamskhang situé à l’écart. Il existe plusieurs genres de tsams. L’ermite peut être autorisé à avoir contact avec ceux qui le servent : disciples ou serviteurs, ou bien il ne doit ni voir ni parler à ceux-ci, et ses repas sont apportés dans une pièce de son habitation tandis qu’il se retire dans une autre.

Des ermites plus stricts vivent seuls dans des cavernes ou des huttes situées très haut sur les montagnes dans des régions inhabitées. Il en est aussi qui demeurent dans une obscurité complète. À un degré inférieur de sévérité, on peut se contenter de s’enfermer dans une ou deux pièces de son logis et de n’admettre aucun visiteur, s’astreignant au silence et demandant, par écrit, à un serviteur les choses dont on a besoin.

Tout Lama de quelque importance est tenu de vivre en reclus, au moins une fois dans sa vie, pendant une période de trois ans, trois mois, trois semaines et trois jours consécutifs.

L’auteur de la présente traduction passa un temps approximativement égal dans un ermitage à trois mille neuf cents mètres d’altitude.

[299] Le texte dit shal, littéralement : « la face ». Il s’agit de l’apparition de la déité – ou du démon – sur qui le reclus (le mtsams pa) a concentré ses pensées ou qu’il a propitié. L’on pourra consulter à ce sujet, Parmi les Mystiques et les Magiciens du Tibet et Initiations lamaïques, par A. D.-Neel.

[300] « Ton Lama » signifie : ton maître et guide spirituel. Celui avec qui l’on a des affinités psychiques occultes qui le désignent pour ce rôle.

[301] Orthographe : Mar mèd mdzéd dpal. Marmédzé est l’équivalent tibétain du nom sanscrit Dipankara. C’est celui qui a « fait » dzé, office de « lampe » marmé, c’est-à-dire figurativement : qui « éclaire ».

[302] Ting ngè hdzin signifie littéralement « saisir la profondeur », expression figurée qui veut dire : « atteindre à une compréhension de la nature réelle des choses », passer au delà des apparences, voir sous la surface, ce qui est le but de la méditation bouddhique.

[303] Solwa tab (gsol wa btab) exprime plutôt un souhait, souhait qui, s’il correspond à une volonté forte, est supposé engendrer l’énergie nécessaire pour produire l’effet désiré. Il ne s’agit pas d’implorer l’aide d’un agent extérieur : déité ou autre.

[304] Loung tén (lung bstan), un mot qui signifie aussi « prédiction ».

[305] Le texte change ici le nom du Lama qu’il avait auparavant dénommé Marmédzé. L’on peut croire que l’auteur du récit a puisé dans différentes biographies.

[306] Tehog gi gneudoub (mtchog gi dgnos grub), c’est-à-dire l’obtention de cela même que l’on désire. Le terme gneu (dgnos) signifie « réalité » ou la « chose en soi ». En général, l’on désigne ainsi le fait d’atteindre à l’illumination spirituelle d’un Bouddha comme résultat de méditations prolongées.

[307] Orthographe : Mkhah hgroma, littéralement « une promeneuse dans le ciel », ou « qui va dans le ciel ». C’est le nom tibétain des Dakînis indiennes, des fées selon les croyances populaires, mais ésotériquement, des manifestations de Shakti, la mère universelle, la déesse énergie.

[308] (Un sho est) la dixième partie d’un sang (once chinoise).

[309] Pawo, écrit Dphawo, littéralement un héros, un homme intrépide, mais cette dénomination est couramment appliquée à des médiums qui passent pour être temporairement possédés par des dieux, des démons ou les esprits des morts.

[310] Tourteu écrit Dur khrod, littéralement un cimetière, lieu de crémation. Huit grands cimetières historiques situés dans le pays de Magadha (Inde centrale) sont mentionnés dans les livres bouddhistes, ces cimetières se trouvent dans des forêts dont les espèces d’arbres diffèrent pour chacun des cimetières.

Les yoguins tantriques choisissent les cimetières pour lieux de méditation. Certains cimetières sont particulièrement célèbres, étant tenus pour être hantés par des personnalités terribles appartenant à d’autres mondes ; ils sont ainsi devenus des endroits de pèlerinage où des yoguins tantriques se rendent pour s’exercer à la bravoure ou pour subjuguer les puissantes et redoutables personnalités qu’on y rencontre et s’en faire des serviteurs.

[311] Quatre cols permettant de franchir les chaînes de montagnes pour passer dans les vallées voisines.

[312] Le petit violon chinois à deux cordes.

[313] Orthographe : Grub thob. Désigne, en général, un homme tenu pour posséder des pouvoirs supranormaux, magiques.

[314] On ne fabrique pas d’étoffes de soie au Tibet, celles qu’on y vend proviennent de la Chine et, en Chine, les pièces de soie ne sont pas pliées, mais roulées.

[315] Allusion au commandement que Ralopa avait tout d’abord reçu en rêve et auquel ses parents l’avaient empêché d’obéir.

[316] Il est d’usage au Tibet que des honoraires soient offerts au guide spirituel, qui instruit un disciple ou qui lui confère une initiation. Le terme que nous traduisons improprement par « initiation » est Angkour, écrit : dbang bskur qui signifie « transmission de pouvoir ». En réalité il ne s’agit pas d’enseignement, mais d’une communication d’énergie qui rendra le disciple capable, soit de comprendre une Doctrine particulière, soit d’accomplir certains actes.

[317] L’or qu’on lui avait donné au départ du Tibet et ce qu’il avait peut-être recueilli en plus en cours de route.

[318] Une déclaration classique dans le langage religieux signifiant que l’on se donne tout entier : « corps et âme », disons-nous.

[319] Gyur dog, orth. : hgyur bdog.

[320] Un dessin symbolique en forme de cercle, sur lequel les offrandes et diverses choses sont posées.

[321] Les sadhanas (le terme est, comme la pratique, emprunté à l’Inde) sont des rites propitiatoires, où, à un degré plus élevé, des médiations prolongées au cours desquelles la force de la volonté du sadhaka contraint une déité à accéder à ses désirs. Certaines sadhanas, écartant tout concours de déité, tendent à produire les effets voulus par la seule force d’une longue concentration de pensée. Le tantrisme est une école philosophique dont il existe de nombreuses branches dissemblables.

[322] Hphags pa shing kun. C’est Swayambunath, au Népal (voir A. David Neel, Au cœur des Himâlayas. Le Népal).

[323] La science du beau langage. La science des rites religieux. La science de la Révélation faisant autorité les paroles des Védas. La science des belles liturgiques. L’interlocuteur de Ralopa, étant un adepte de la religion des brahmines, cite les sciences qu’elle énonce.

[324] Phyi rol pa.

[325] Un Thanka, il s’agit d’une toile sans cadre qui se roule et s’étend comme les kakémonos japonais. Tous les tableaux chinois et tibétains sont de cette sorte.

[326] Une ancienne forme indienne de témoigner son respect. Elle est toujours en usage pour les monuments religieux dont les fidèles font dévotieusement le tour.

[327] Littéralement : Ayant rejeté le cœur, on s’attache à une minime partie.

[328] Formules passant pour produire des effets particuliers. Originairement elles étaient basées sur les ondes produites par le son, celles-ci déterminant des modifications dans la matière ; matière grossière ou dans la substance spirituelle.

[329] Les différents Bouddhas qui ont apparu dans les temps passés, qui existent présentement ou qui existeront dans l’avenir. Ou, d’après une autre conception, le Bouddha universel pour qui le temps n’existe pas et qui règne dans un éternel présent.

[330] C’est-à-dire que celui qui accédera à cette connaissance n’aura pas besoin de s’acheminer vers elle au cours de multiples existences successives et sera illuminé instantanément.

[331] Dordji Djigs djé (Rdo rdjé hdjigs byéd). « Celui qui cause l’effroi » est le Bhairava (une forme de Shiva) des Hindous, mais les Tibétains y attachent des légendes et des conceptions philosophiques quelque peu différentes de celles ayant cours dans l’Inde. Il est la plus terrible des personnalités du panthéon lamaïste.

[332] Bsod nam, mérite acquis par la pratique d’actes vertueux, mais souvent entendu dans le sens de la bonne chance, résultant de bonnes actions accomplies en des vies précédentes.

[333] Les Kahdomas.

[334] Un kyil khor ou mandala.

[335] Ce que Ralopa craint ce sont les événements qui pourraient suivre sa mort : une renaissance malheureuse comme conséquence d’actes mauvais qu’il aurait commis. Des Occidentaux penseront peut-être que la crainte de résultats post mortem et la connaissance d’une doctrine n’ont aucun rapport. Il n’en est pas de même pour les Indiens et les Tibétains. Pour ceux-ci les renaissances heureuses ou malheureuses font partie de la fantasmagorie du monde de l’illusion dont notre esprit est le créateur et qui n’a pas d’existence hors de lui. La compréhension des Doctrines profondes dissipe cette illusion et avec elle se dissipent les sentiments de crainte qui s’y rapportent et sont devenus sans objet.

[336] Un amtcheu (a mtchod) est un chapelain. Au Tibet beaucoup de gens riches entretiennent, chez eux, un membre du clergé à qui incombe la lecture quotidienne, à haute voix, des Écritures sacrées et la célébration de divers rites pour le bénéfice des maîtres de la maison. S’il se trouve que ce chapelain soit quelque peu érudit en ce qui concerne les doctrines religieuses, il devient, en plus, le guide spirituel de ses patrons.

[337] Nang sid (snang srid). Le monde qui « apparaît », le monde composé de phénomènes.

[338] Les cinq poisons sont énumérés de façons différentes. La nomenclature usuelle est : 1) Le désir passionné, 2) La haine. 3) La torpeur mentale, stupidité, 4) L’orgueil ou l’égoïsme, l’attachement au « Moi » individuel. 5) La jalousie. D’autres énumérations comprennent les « vues fausses » unies à chacun des cinq articles comme engendrant les sentiments décrits par ceux-ci. « Boire » ces cinq poisons signifie, symboliquement, qu’au lieu de s’efforcer de les rejeter, Ralopa les a « absorbés et digérés » par l’effet de sa compréhension qui a montré le caractère irrationnel des sentiments poisons. Il en a transmué la substance malfaisante en sagesse qui illumine, selon ce que Ralopa proclame dans le dernier discours qu’il adresse à ses disciples. Ici, les « cinq sagesses », succédant aux cinq poisons, sont figurées par les couleurs de l’arc-en-ciel que les Tibétains tiennent pour être cinq.

[339] C’est le Narbou gneu doud pung djom (écrit nor bu dgos hdod spungs hdjom) que les déités serpents, les nâgas, gardent au fond de l’Océan.

[340] Nos quatre points cardinaux, les points intermédiaires, le zénith et le nadir.

[341] Ngo skya, vert pâle. J’incline à croire que l’auteur du texte a voulu dire bleu-gris pâle, parce que cet ascète était enduit de cendre, une pratique très courante chez ces personnages.

[342] Ils permettent de faire des aumônes, d’aider son prochain de diverses manières et préservent des tentations que la pauvreté engendre.

[343] Des lieux de crémation.

[344] Les temples indiens qui comportent, non pas un seul bâtiment, mais plusieurs de ceux-ci, dispersés dans des cours et des jardins s’étendant dans une enceinte de murailles.

[345] Gnam thang byéma khrung hgram.

[346] Hur-hur (sgyur-sgyur).

[347] Il y a trois modes d’enseignement. Ce sont, par ordre d’excellence : 1) L’enseignement communiqué en silence, le disciple comprenant, par télépathie, ce que le maître veut lui apprendre, 2) L’enseignement donné au moyen de signes dont le disciple doit saisir la signification. (Les Japonais appartenant à la secte Zen en font aussi usage.) 3) Enfin, au degré inférieur, l’enseignement donné de la façon ordinaire par des discours que le disciple écoute (voir Initiations lamaïques).

[348] Ces bateaux en cuir sont communs sur les cours d’eau tibétains.

[349] Bôdhi : Connaissance au plus haut degré.

[350] Tsogs kor (tsogs hkor). Un cercle d’offrandes aux déités, parfois accompagné d’un banquet rituel.

[351] Ta tang shig dzéd pa (orth. : Ita stangs shig mzad pas). C’est là un terme technique appartenant au vocabulaire des sciences magiques. Faire tatang c’est prendre une altitude particulière et charger son regard d’une force magnétique que les initiés en cet art sont réputés capables de produire.

Il existe diverses variétés de ta tang qui se classent en deux divisions : le ta tang bénin, celui qui vise à des résultats agréables pour celui vers qui il est dirigé, et le ta tang terrible, dont le but est de causer du mal, de terrifier ou de détruire. C’est ce dernier qui est employé dans les rites tendant à subjuguer les démons, à châtier ou à tuer des ennemis.

Une des variétés de ta tang consiste, pour l’adepte, à se montrer sous une forme autre que la sienne, généralement sous une des formes terribles de son dieu tutélaire (son Yidam) afin de terrifier ceux qui le voient. On raconte que des initiés en l’art du ta tang s’en sont servi dans des situations périlleuses, apparaissant comme un dieu menaçant à des brigands qui se préparaient à les attaquer et les ont ainsi mis en fuite.

[352] Il a déjà été dit que les kyilkhors sont, tantôt de simples figures géométriques dessinées ou peintes sur papier ou sur étoffe, tantôt de véritables constructions affectant la forme d’une enceinte circulaire dans laquelle sont tracés des dessins symboliques tenus pour représenter des portes, des demeures, etc. Des offrandes d’aliments, d’eau, d’encens, etc., sont posées à certains endroits précis sur les dessins. Les tormas sont des gâteaux faits avec de la farine humide. Il en est de gigantesques et de minuscules. Selon l’emploi auquel elles sont destinées elles sont de forme triangulaire ou de celle d’un pain de sucre. Elles sont disposées aux places prescrites sur les dessins du kyilkhor comme des pions sur un échiquier. Certaines tormas sont censés tenir la place de personnages : la déité présidant au kyilkhor, le maître spirituel de celui qui pratique le rite, les serviteurs de la déité, etc. D’autres tormas représentent des aliments offerts à la déité ou au maître spirituel. – La description donnée ci-dessus s’applique aux grands kyilkhors figurant en des occasions plus ou moins solennelles, du genre de celle décrite par notre auteur. – Des notes précédentes ont déjà expliqué ce que sont les khadomas, les pawos (héros) sont des sortes de demi-dieux, de génies.

[353] Orthographe : Hjam dpal Shin rdjé. C’est-à-dire Jampal (sanscrit : Manjouçri) dans sa fonction de Dieu de la Mort : Shindjé (sancrit : Yâma).

[354] Les Tantras, dont il existe un grand nombre et de caractères très variés, sont soit des traités philosophiques, soit des ouvrages concernant des méthodes mystiques et magiques propres à propitier les déités ou à acquérir des pouvoirs supranormaux. – Sâdhana, que les Tibétains dénomment Doubthab (hgrub thabs), signifie moyen de réussir. Ce sont des rites, parfois entremêlés de méditations, qui sont jugés propres à amener certains résultats : s’assurer l’aide de déités, subjuguer des démons, acquérir des connaissances supranormales, des pouvoirs magiques, etc.

[355] Les « Trois Corbeilles ». Un terme qui désigne les trois divisions de la Doctrine bouddhiste traitant respectivement : 1) des discours prononcés par le Bouddha ou par ses disciples ; 2) des doctrines philosophiques ; 3) de la discipline monastique. Les Tibétains y ajoutent une quatrième division comprenant des ouvrages d’origine tantrique traitant de philosophie et de magie.

[356] Le Bardo, littéralement « entre deux », est l’état intermédiaire entre la mort et une nouvelle naissance. C’est une de ces croyances d’origine non bouddhiste que les Tibétains ont incluses dans leur forme particulière de bouddhisme tantrique.

[357] Tsogs khor a déjà été expliqué. C’est une offrande rituelle et, en même temps, un banquet mystique auquel participent les fidèles. Le rite a probablement été adopté au Tibet, à l’imitation du tchakra des Tantrikas indiens. Le tsogs khor comporte la confection d’un dessin symbolique.

[358] Les Tchag gya ma sont des adeptes féminins de la Doctrine du Tchag gya tchempo (phyag rgya tchénpo), une doctrine d’origine tantrique qui inclut certaines formes mystiques d’union sexuelle rituelle.

[359] Jigsdjé (Hdjigs byéd), voir notes précédentes. Dans les enseignements ésotériques il symbolise la destruction qui succède fatalement à toute création qui se produit par l’effet du désir. – Concernant les « initiations » consulter Initiations lamaïques (Éd. Adyar).

[360] Un thimpa (gshin pa), l’esprit désincarné d’un mort, souvent malfaisant, une sorte de démon incube ou succube.

[361] Le mont Mérou de la géographie indienne, centre du monde.

[362] Doubtob (grub thob), « celui qui a obtenu le succès », un magicien un thaumaturge.

[363] Digs mdzub.

[364] Nyima thang.

[365] Mdo mang. Un volume contenant un grand nombre de discours (mdo) attribués au Bouddha ou à certains de ses disciples.

[366] Littéralement ce terme désigne un eunuque.

[367] La plupart des maisons tibétaines ont une cour intérieure. Les bâtiments qui l’entourent sont pourvus, dans toute leur longueur, de balcons formant galeries sur lesquels s’ouvrent les pièces d’habitation.

[368] Mtchod rten. Un monument religieux, de grandeur tris variable, primitivement destiné à contenir les restes d’une personnalité importante ; par extension il peut, maintenant, renfermer des statues de déités, des livres sacrés, etc. Le chörten est l’imitation des dagobas indiennes. Marcher en tournant autour d’un édifice religieux est considéré comme un acte conférant des mérites.

[369] Voir note n° 366.

[370] Dgê slong, littéralement : un vertueux mendiant, nom donné aux moines tibétains. C’est l’équivalent du terme sanscrit bhikshu, en pâli bhikkhu.

[371] Sadhâna. Voir note n° 368.

[372] Portché (écrit bar tchad). Quelque chose qui empêche.

[373] Kah Tchieud (mkah spyod).

[374] Shing Khams.

[375] Voir note n° 372.

[376] Doub pas (grub pa). Ceux qui « ont obtenu le succès ».

[377] Tibétains et Indiens croient que les grands Yoguins ont le pouvoir de transformer les éléments matériels qui forment leur corps en une substance plus subtile, ce que d’autres, en Occident, appellent un « corps glorieux ».

[378] « Celui qui a atteint la sérénité parfaite », nom tibétain des Yoguins.

[379] Littéralement un « gourou santal », c’est-à-dire précieux comme le bois de santal.

[380] Gyab gön. Des déités et souvent des démons, qui ont été subjugués et contraints de s’engager par un vœu à protéger la Doctrine bouddhiste et ses adeptes.

[381] Dordjédén (Rdor djé gdan), Buddha Gâya, dans l’Inde, l’endroit où, d’après la tradition, le Bouddha atteignit la suprême illumination spirituelle.

[382] Un poignard rituel.

[383] Nous rencontrons des faits analogues dans les biographies de nombreux saints ou magiciens tibétains. Aux questions d’ordre intellectuel qui leur sont posées, ils répondent en faisant des miracles qui n’ont aucun rapport avec les sujets sur lesquels on les a interrogés. Milarespa agit de cette manière envers son disciple Réstchungpa. Ce genre d’argument paraît convaincant à la masse des Tibétains.

[384] Le Kyit tchou est la rivière qui passe à Lhassa.

[385] Il avait réduit les dimensions de son corps. Un prodige attribué aux saints magiciens tibétains.

[386] Du genre de ceux que les Lamas revêtent lorsqu'ils jouent les « mystères », et procèdent aux danses symboliques rituelles dans les monastères.

[387] La petite fosse dans laquelle les offrandes sont brûlées. Une imitation du homa des Indiens.

[388] Voir note, n° 338, concernant les cinq poisons. La théorie exposée ici est la même. Il s’agit encore de reconnaître que la même énergie, qui se manifeste par les passions et par l’erreur, peut se manifester aussi comme sagesse. C’est dans les passions que l’esprit clairvoyant trouve les bases de la libération intellectuelle ou spirituelle. C’est là un des enseignements fondamentaux de la secte Dzogs tchén (Grand Accomplissement) et de la secte Tchags gya Tchénpo (Grand Geste) à laquelle Ralopa appartenait.