Charles Dickens

 

 

 

DAVID COPPERFIELD


Tome I

 

 

 

(1849 – 1850)
Traduction P. Lorain

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » - http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER.  Je viens au monde. 4

CHAPITRE II.  J’observe. 15

CHAPITRE III.  Un changement. 28

CHAPITRE IV.  Je tombe en disgrâce. 42

CHAPITRE V.  Je suis exilé de la maison paternelle. 59

CHAPITRE VI.  J’agrandis le cercle de mes connaissances. 76

CHAPITRE VII.  Mon premier semestre à Salem-House. 83

CHAPITRE VIII.  Mes vacances, et en particulier certaine après-midi où je fus bien heureux. 99

CHAPITRE IX.  Je n’oublierai jamais cet anniversaire de ma naissance. 113

CHAPITRE X.  On me néglige d’abord, et puis me voilà pourvu. 124

CHAPITRE XI.  Je commence à vivre à mon compte, ce qui ne m’amuse guère. 142

CHAPITRE XII.  Comme cela ne m’amuse pas du tout de vivre à mon compte, je prends une grande résolution. 155

CHAPITRE XIII.  J’exécute ma résolution. 164

CHAPITRE XIV.  Ce que ma tante fait de moi. 182

CHAPITRE XV.  Je recommence. 196

CHAPITRE XVI.  Je change sous bien des rapports. 205

CHAPITRE XVII.  Quelqu’un qui rencontre une bonne chance. 224

CHAPITRE XVIII.  Un regard jeté en arrière. 239

CHAPITRE XIX.  Je regarde autour de moi et je fais une découverte. 246

CHAPITRE XX.  Chez Steerforth. 262

CHAPITRE XXI.  La petite Émilie. 270

CHAPITRE XXII.  Nouveaux personnages sur un ancien théâtre. 288

CHAPITRE XXIII.  Je corrobore l’avis de M. Dick et je fais choix d’une profession. 309

CHAPITRE XXIV.  Mes premiers excès. 322

CHAPITRE XXV.  Le bon et le mauvais ange. 330

CHAPITRE XXVI.  Me voilà tombé en captivité. 348

CHAPITRE XXVII.  Tommy Traddles. 362

CHAPITRE XXVIII.  Il faut que M. Micawber jette le gant à la société. 371

CHAPITRE XXIX.  Je vais revoir Steerforth chez lui. 389

CHAPITRE XXX.  Une perte. 397

À propos de cette édition électronique. 405

 

CHAPITRE PREMIER.

Je viens au monde.


Serai-je le héros de ma propre histoire ou quelque autre y prendra-t-il cette place ? C’est ce que ces pages vont apprendre au lecteur. Pour commencer par le commencement, je dirai donc que je suis né un vendredi, à minuit (du moins on me l’a dit, et je le crois). Et chose digne de remarque, l’horloge commença à sonner, et moi, je commençai à crier, au même instant.

 

Vu le jour et l’heure de ma naissance, la garde de ma mère et quelques commères du voisinage qui me portaient le plus vif intérêt longtemps avant que nous pussions faire mutuellement connaissance, déclarèrent : 1° que j’étais destiné à être malheureux dans cette vie ; 2° que j’aurais le privilège de voir des fantômes et des esprits. Tout enfant de l’un ou de l’autre sexe assez malheureux pour naître un vendredi soir vers minuit possédait invariablement, disaient-elles, ce double don.

 

Je ne m’occupe pas ici de leur première prédiction. La suite de cette histoire en prouvera la justesse ou la fausseté. Quant au second point, je me bornerai à remarquer que j’attends toujours, à moins que les revenants ne m’aient fait leur visite quand j’étais encore à la mamelle. Ce n’est pas que je me plaigne de ce retard, bien au contraire : et même si quelqu’un possède en ce moment cette portion de mon héritage, je l’autorise de tout mon cœur à la garder pour lui.

 

Je suis né coiffé : on mit ma coiffe en vente par la voie des annonces de journaux, au très-modique prix de quinze guinées. Je ne sais si c’est que les marins étaient alors à court d’argent, ou s’ils n’avaient pas la foi et préféraient se confier à des ceintures de liège, mais ce qu’il y a de positif, c’est qu’on ne reçut qu’une seule proposition ; elle vint d’un courtier de commerce qui offrait cinquante francs en argent, et le reste de la somme en vin de Xérès : il ne voulait pas payer davantage l’assurance de ne jamais se noyer. On renonça donc aux annonces qu’il fallut payer, bien entendu. Quant au xérès, ma pauvre mère venait de vendre le sien, ce n’était pas pour en acheter d’autre. Dix ans après on mit ma coiffe en loterie, à une demi-couronne le billet, il y en avait cinquante, et le gagnant devait ajouter cinq shillings en sus. J’assistai au tirage de la loterie, et je me rappelle que j’étais fort ennuyé et fort humilié de voir ainsi disposer d’une portion de mon individu. La coiffe fut gagnée par une vieille dame qui tira, bien à contre-cœur, de son sac les cinq shillings en gros sols, encore y manquait-il un penny ; mais ce fut en vain qu’on perdit son temps et son arithmétique à en convaincre la vieille dame. Le fait est que tout le monde vous dira dans le pays qu’elle ne s’est pas noyée, et qu’elle a eu le bonheur de mourir victorieusement dans son lit à quatre-vingt-douze ans. On m’a raconté que, jusqu’à son dernier soupir, elle s’est vantée de n’avoir jamais traversé l’eau, que sur un pont : souvent en buvant son thé (occupation qui lui plaisait fort), elle s’emportait contre l’impiété de ces marins et de ces voyageurs qui ont la présomption d’aller « vagabonder » au loin. En vain on lui représentait que sans cette coupable pratique, on manquerait de bien de petites douceurs, peut-être même de thé. Elle répliquait d’un ton toujours plus énergique et avec une confiance toujours plus entière dans la force de son raisonnement :

 

« Non, non, pas de vagabondage. »

 

Mais pour ne pas nous exposer à vagabonder nous-même, revenons à ma naissance.

 

Je suis né à Blunderstone, dans le comté de Suffolk ou dans ces environs-là, comme on dit. J’étais un enfant posthume. Lorsque mes yeux s’ouvrirent à la lumière de ce monde, mon père avait fermé les siens depuis plus de six mois. Il y a pour moi, même à présent, quelque chose d’étrange dans la pensée qu’il ne m’a jamais vu ; quelque chose de plus étrange encore dans le lointain souvenir qui me reste des jours de mon enfance passée non loin de la pierre blanche qui recouvrait son tombeau. Que de fois je me suis senti saisi alors d’une compassion indéfinissable pour ce pauvre tombeau couché tout seul au milieu du cimetière, par une nuit obscure, tandis qu’il faisait si chaud et si clair dans notre petit salon ! il me semblait qu’il y avait presque de la cruauté à le laisser là dehors, et à lui fermer si soigneusement notre porte.

 

Le grand personnage de notre famille, c’était une tante de mon père, par conséquent ma grand’tante à moi, dont j’aurai à m’occuper plus loin, miss Trotwood ou miss Betsy, comme l’appelait ma pauvre mère, quand elle parvenait à prendre sur elle de nommer cette terrible personne (ce qui arrivait très-rarement). Miss Betsy donc avait épousé un homme plus jeune qu’elle, très-beau, mais non pas dans le sens du proverbe : « pour être beau, il faut être bon. » On le soupçonnait fortement d’avoir battu miss Betsy, et même d’avoir un jour, à propos d’une discussion de budget domestique, pris quelques dispositions subites, mais violentes, pour la jeter par la fenêtre d’un second étage. Ces preuves évidentes d’incompatibilité d’humeur décidèrent miss Betsy à le payer pour qu’il s’en allât et pour qu’il acceptât une séparation à l’amiable. Il partit pour les Indes avec son capital, et là, disaient les légendes de famille, on l’avait rencontré monté sur un éléphant, en compagnie d’un babouin ; je crois en cela qu’on se trompe : ce n’était pas un babouin, on aura sans doute confondu avec une de ces princesses indiennes qu’on appelle Begum. Dans tous les cas, dix ans après on reçut chez lui la nouvelle de sa mort. Personne n’a jamais su quel effet cette nouvelle fit sur ma tante : immédiatement après leur séparation, elle avait repris son nom de fille, et acheté dans un hameau, bien loin, une petite maison au bord de la mer où elle était allée s’établir. Elle passait là pour une vieille demoiselle qui vivait seule, en compagnie de sa servante, sans voir âme qui vive.

 

Mon père avait été, je crois, le favori de miss Betsy, mais elle ne lui avait jamais pardonné son mariage, sous prétexte que ma mère n’était « qu’une poupée de cire. » Elle n’avait jamais vu ma mère, mais elle savait qu’elle n’avait pas encore vingt ans. Mon père ne revit jamais miss Betsy. Il avait le double de l’âge de ma mère quand il l’épousa, et sa santé était loin d’être robuste. Il mourut un an après, six mois avant ma naissance, comme je l’ai déjà dit.

 

Tel était l’état des choses dans la matinée de ce mémorable et important vendredi (qu’il me soit permis de le qualifier ainsi). Je ne puis donc pas me vanter d’avoir su alors tout ce que je viens de raconter, ni d’avoir conservé aucun souvenir personnel de ce qui va suivre.

 

Mal portante, profondément abattue, ma mère s’était assise au coin du feu qu’elle contemplait à travers ses larmes ; elle songeait avec tristesse à sa propre vie et à celle du pauvre petit orphelin qui allait être accueilli à son arrivée dans un monde peu charmé de le recevoir, par quelques paquets d’épingles de mauvais augure prophétiques, déjà préparées dans un tiroir de sa chambre ; ma mère, dis-je, était assise devant son feu par une matinée claire et froide du mois de mars. Triste et timide, elle se disait qu’elle succomberait probablement à l’épreuve qui l’attendait, lorsqu’en levant les yeux pour essuyer ses larmes, elle vit arriver par le jardin une femme qu’elle ne connaissait pas.

 

Au second coup d’œil, ma mère eut un pressentiment certain que c’était miss Betsy. Les rayons du soleil couchant éclairaient à la porte du jardin toute la personne de cette étrangère, elle marchait d’un pas trop ferme et d’un air trop déterminé pour que ce pût être une autre que Betsy Trotwood.

 

En arrivant devant la maison, elle donna une autre preuve de son identité. Mon père avait souvent fait entendre à ma mère que sa tante ne se conduisait presque jamais comme le reste des humains ; et voilà en effet qu’au lieu de sonner à la porte, elle vint se planter devant la fenêtre, et appuya si fort son nez contre la vitre qu’il en devint tout blanc et parfaitement plat au même instant, à ce que m’a souvent raconté ma pauvre mère.

 

Cette apparition porta un tel coup à ma mère que c’est à miss Betsy, j’en suis convaincu, que je dois d’être né un vendredi.

 

Ma mère se leva brusquement et alla se cacher dans un coin derrière sa chaise. Miss Betsy après avoir lentement parcouru toute la pièce du regard, en roulant les yeux comme le font certaines têtes de Sarrasin dans les horloges flamandes, aperçut enfin ma mère. Elle lui fit signe d’un air refrogné de venir lui ouvrir la porte, comme quelqu’un qui a l’habitude du commandement. Ma mère obéit.

 

« Mistress David Copperfield, je suppose, dit miss Betsy en appuyant sur le dernier mot, sans doute pour faire comprendre que sa supposition venait de ce qu’elle voyait ma mère en grand deuil, et sur le point d’accoucher.

 

– Oui, répondit faiblement ma mère.

 

– Miss Trotwood, lui répliqua-t-on ; vous avez entendu parler d’elle, je suppose ? »

 

Ma mère dit qu’elle avait eu ce plaisir. Mais elle sentait que malgré elle, elle laissait assez voir que le plaisir n’avait pas été immense.

 

« Eh bien ! maintenant vous la voyez, » dit miss Betsy. Ma mère baissa la tête et la pria d’entrer.

 

Elles s’acheminèrent vers la pièce que ma mère venait de quitter ; depuis la mort de mon père, on n’avait pas fait de feu dans le salon de l’autre côté du corridor ; elles s’assirent, miss Betsy gardait le silence ; après de vains efforts pour se contenir, ma mère fondit en larmes.

 

« Allons, allons ! dit miss Betsy vivement, pas de tout cela ! venez ici. »

 

Ma mère ne pouvait que sangloter sans répondre.

 

« Ôtez votre bonnet, enfant, dit miss Betsy, il faut que je vous voie. »

 

Trop effrayée pour résister à cette étrange requête, ma mère fit ce qu’on lui disait ; mais ses mains tremblaient tellement qu’elle détacha ses longs cheveux en même temps que son bonnet.

 

« Ah ! bon Dieu ! s’écria miss Betsy, vous n’êtes qu’un enfant ! »

 

Ma mère avait certainement l’air très-jeune pour son âge ; elle baissa la tête, pauvre femme ! comme si c’était sa faute, et murmura, au milieu de ses larmes, qu’elle avait peur d’être bien enfant pour être déjà veuve et mère. Il y eut un moment de silence, pendant lequel ma mère s’imagina que miss Betsy passait doucement la main sur ses cheveux ; elle leva timidement les yeux : mais non, la tante était assise d’un air rechigné devant le feu, sa robe relevée, les mains croisées sur ses genoux, les pieds posés sur les chenets.

 

« Au nom du ciel, s’écria tout d’un coup miss Betsy, pourquoi l’appeler rookery[1] ?

 

– Vous parlez de cette maison, madame ? demanda ma mère.

 

– Oui, pourquoi l’appeler Rookery ? Vous l’auriez appelé cookery[2], pour peu que vous eussiez eu de bon sens, l’un ou l’autre.

 

– M. Copperfield aimait ce nom, répondit ma mère. Quand il acheta cette maison, il se plaisait à penser qu’il y avait des nids de corbeaux dans les alentours. »

 

Le vent du soir s’élevait, et les vieux ormes du jardin s’agitaient avec tant de bruit, que ma mère et miss Betsy jetèrent toutes deux les yeux de ce côté. Les grands arbres se penchaient l’un vers l’autre, comme des géants qui vont se confier un secret, et qui, après quelques secondes de confidence, se relèvent brusquement, secouant au loin leurs bras énormes, comme si ce qu’ils viennent d’entendre ne leur laissait aucun repos : quelques vieux nids de corbeaux, à moitié détruits par les vents, ballottaient sur les branches supérieures, comme un débris de navire bondit sur une mer orageuse.

 

« Où sont les oiseaux ? demanda miss Betsy.

 

– Les… ? » Ma mère pensait à toute autre chose.

 

« Les corbeaux ?… où sont-ils passés ? redemanda miss Betsy.

 

– Je n’en ai jamais vu ici, dit ma mère. Nous croyions, M. Copperfield avait cru… qu’il y avait une belle rookery, mais les nids étaient très-anciens et depuis longtemps abandonnés.

 

– Voilà bien David Copperfield ! dit miss Betsy. C’est bien là lui, d’appeler sa maison la rookery, quand il n’y a pas dans les environs un seul corbeau, et de croire aux oiseaux parce qu’il voit des nids !

 

– M. Copperfield est mort, repartit ma mère, et si vous osez me dire du mal de lui… »

 

Ma pauvre mère eut un moment, je le soupçonne, l’intention de se jeter sur ma tante pour l’étrangler. Même en santé, ma mère n’aurait été qu’un triste champion dans un combat corps à corps avec miss Betsy ; mais à peine avait-elle quitté sa chaise qu’elle y renonça, et se rasseyant humblement, elle s’évanouit.

 

Lorsqu’elle revint à elle, peut-être par les soins de miss Betsy, ma mère vit sa tante debout devant la fenêtre ; l’obscurité avait succédé au crépuscule, et la lueur du feu les aidait seule à se distinguer l’une l’autre.

 

« Eh bien ! dit miss Betsy, en revenant s’asseoir, comme si elle avait contemplé un instant le paysage, eh bien, quand comptez-vous ?…

 

– Je suis toute tremblante, balbutia ma mère. Je ne sais ce qui m’arrive. Je vais mourir, c’est sûr.

 

– Non, non, non, dit miss Betsy, prenez un peu de thé.

 

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! croyez-vous que cela me fasse un peu de bien ? répondit ma mère d’un ton désolé.

 

– Bien certainement, dit miss Betsy. Pure imagination ! Quel nom donnez-vous à votre fille ?

 

– Je ne sais pas encore si ce sera une fille, madame, dit ma mère dans son innocence.

 

– Que le bon Dieu bénisse cette enfant ! » s’écria miss Betsy en citant, sans s’en douter, la seconde sentence inscrite en épingles sur la pelote, dans la commode d’en haut, mais en l’appliquant à ma mère elle-même, au lieu qu’elle s’appliquait à moi, « ce n’est pas de cela que je parle. Je parle de votre servante.

 

– Peggotty ! dit ma mère.

 

– Peggotty ! répéta miss Betsy avec une nuance d’indignation, voulez-vous me faire croire qu’une femme a reçu, dans une église chrétienne, le nom de Peggotty ?

 

– C’est son nom de famille, reprit timidement ma mère. M. Copperfield le lui donnait habituellement pour éviter toute confusion, parce qu’elle portait le même nom de baptême que moi.

 

– Ici, Peggotty ! s’écria miss Betsy en ouvrant la porte de la salle à manger. Du thé. Votre maîtresse est un peu souffrante. Et ne lambinons pas. »

 

Après avoir donné cet ordre avec autant d’énergie que si elle avait exercé de toute éternité une autorité incontestée dans la maison, miss Betsy alla s’assurer de la venue de Peggotty qui arrivait stupéfaite, sa chandelle à la main, au son de cette voix inconnue ; puis elle revint s’asseoir comme auparavant, les pieds sur les chenets, sa robe retroussée, et ses mains croisées sur ses genoux.

 

« Vous disiez que ce serait peut-être une fille, dit miss Betsy. Cela ne fait pas un doute. J’ai un pressentiment que ce sera une fille. Eh bien, mon enfant, à dater du jour de sa naissance, cette fille…

 

– Ou ce garçon, se permit d’insinuer ma mère.

 

– Je vous dis que j’ai un pressentiment que ce sera une fille, répliqua miss Betsy. Ne me contredisez pas. À dater du jour de la naissance de cette fille, je veux être son amie. Je compte être sa marraine, et je vous prie de l’appeler Betsy Trotwood Copperfield. Il ne faut pas qu’il y ait d’erreurs dans la vie de cette Betsy-là. Il ne faut pas qu’on se joue de ses affections, pauvre enfant. Elle sera très-bien élevée, et soigneusement prémunie contre le danger de mettre sa sotte confiance en quelqu’un qui ne la mérite pas. Pour ce qui est de ça, je m’en charge. »

 

Miss Betsy hochait la tête, à la fin de chaque phrase, comme si le souvenir de ses anciens griefs la poursuivait et qu’elle eût de la peine à ne pas y faire des allusions plus explicites. Du moins ma mère crut s’en apercevoir, à la faible lueur du feu, mais elle avait trop peur de miss Betsy, elle était trop mal à son aise, trop intimidée et trop effarouchée pour observer clairement les choses ou pour savoir que dire.

 

« David était-il bon pour vous, enfant ? demanda miss Betsy après un moment de silence, durant lequel sa tête avait fini par se tenir tranquille. Viviez-vous bien ensemble ?

 

– Nous étions très-heureux, dit ma mère. M. Copperfield n’était que trop bon pour moi.

 

– Il vous gâtait, probablement ? repartit miss Betsy.

 

– J’en ai peur, maintenant que je me trouve de nouveau seule et abandonnée dans ce triste monde, dit ma mère en pleurant.

 

– Allons ! ne pleurez donc pas, dit miss Betsy, vous n’étiez pas bien assortis, petite… si jamais deux individus peuvent être bien assortis… Voilà pourquoi je vous ai fait cette question… Vous étiez orpheline, n’est-ce pas ?

 

– Oui.

 

– Et gouvernante ?

 

– J’étais sous-gouvernante dans une maison où M. Copperfield venait souvent. M. Copperfield était très-bon pour moi, il s’occupait beaucoup de moi : il me témoignait beaucoup d’intérêt, enfin il m’a demandé de l’épouser. Je lui ai dit oui, et nous nous sommes mariés, dit ma mère avec simplicité.

 

– Pauvre enfant ! dit miss Betsy, les yeux toujours fixés sur le feu, savez-vous faire quelque chose ?

 

– Madame, je vous demande pardon… balbutia ma mère.

 

– Savez-vous tenir une maison, par exemple ? dit miss Betsy.

 

– Bien peu, je crains, répondit ma mère. Bien moins que je ne devrais. Mais M. Copperfield me donnait des leçons…

 

– Avec cela qu’il en savait long lui-même ! murmura miss Betsy.

 

– Et j’espère que j’en aurais profité, car j’avais grande envie d’apprendre, et c’était un maître si patient, mais le malheur affreux qui m’a frappée… » Ici ma mère fut de nouveau interrompue par ses sanglots.

 

« Bien, bien ! dit miss Betsy.

 

– Je tenais très-régulièrement mon livre de comptes, et je faisais la balance tous les soirs avec M. Copperfield, dit ma mère avec une nouvelle explosion de sanglots.

 

– Bien, bien ! dit miss Betsy, ne pleurez plus.

 

– Et jamais nous n’avons eu la plus petite discussion là-dessus, excepté quand M. Copperfield trouvait que mes trois et mes cinq se ressemblaient trop, ou que je faisais de trop longues queues à mes sept et à mes neuf : et ma mère recommença à pleurer de plus belle.

 

– Vous vous rendrez malade, dit miss Betsy, et cela ne vaudra rien ni pour vous, ni pour ma filleule. Allons ! ne recommencez pas. »

 

Cet argument contribua peut-être à calmer ma mère, mais je soupçonne que son malaise, toujours croissant, y fit plus encore. Il y eut un assez long silence, interrompu seulement par quelques interjections que murmurait par-ci par-là miss Betsy, tout en se chauffant les pieds.

 

« David avait placé sa fortune en rente viagère, dit-elle enfin. Qu’a-t-il fait pour vous ?

 

– M. Copperfield, répondit ma mère avec un peu d’hésitation, avait eu la grande bonté de placer sur ma tête une portion de cette rente.

 

– Combien ? demanda miss Betsy.

 

– Cent cinq livres sterling, répondit ma mère.

 

– Il aurait pu faire plus mal, dit ma tante. »

 

Plus mal ! c’était tout justement le mot qui convenait à la circonstance ; car ma mère se trouvait plus mal, et Peggotty, qui venait d’entrer en apportant le thé, vit en un clin d’œil qu’elle était plus souffrante, comme miss Betsy aurait pu s’en apercevoir auparavant elle-même sans l’obscurité, et la conduisit immédiatement dans sa chambre ; puis elle dépêcha à la recherche de la garde et du médecin son neveu Ham Peggotty, qu’elle avait tenu caché dans la maison, depuis plusieurs jours, à l’insu de ma mère, afin d’avoir un messager toujours disponible en un cas pressant.

 

La garde et l’accoucheur, ces pouvoirs alliés, furent extrêmement étonnés, lorsqu’à leur arrivée presque simultanée, ils trouvèrent assise devant le feu une dame inconnue d’un aspect imposant ; son chapeau était accroché à son bras gauche, et elle était occupée à se boucher les oreilles avec de la ouate. Peggotty ignorait absolument qui elle était ; ma mère se taisait sur son compte, c’était un étrange mystère. La provision de ouate qu’elle tirait de sa poche pour la fourrer dans ses oreilles, n’ôtait rien à la solennité de son maintien.

 

Le médecin monta chez ma mère, puis il redescendit, décidé à être poli et aimable pour la femme inconnue, avec laquelle il allait probablement se trouver en tête-à-tête pendant quelques heures. C’était le petit homme le plus doux et le plus affable qu’on pût voir. Il se glissait de côté dans une chambre pour entrer et pour sortir, afin de prendre le moins de place possible. Il marchait aussi doucement, plus doucement peut-être que le fantôme dans Hamlet. Il s’avançait la tête penchée sur l’épaule. Par un sentiment modeste de son humble importance, et par le désir modeste de ne gêner personne, il ne suffirait pas de dire qu’il était incapable d’adresser un mot désobligeant à un chien : il ne l’aurait pas même dit à un chien enragé. Peut-être lui aurait-il glissé doucement un demi-mot, rien qu’une syllabe, et tout bas, car il parlait aussi humblement qu’il marchait, mais quant à le rudoyer ou à lui faire de la peine, cela n’aurait jamais pu lui entrer dans la tête.

 

M. Chillip regarda affectueusement ma tante, la salua doucement, la tête toujours inclinée de côté, puis il dit, en portant la main à son oreille gauche :

 

« Est-ce une irritation locale, madame ?

 

– Moi ! » répliqua ma tante en se débouchant brusquement une oreille.

 

M. Chillip l’a souvent répété depuis à ma mère, l’impétuosité de ma tante lui causa alors une telle alarme, qu’il ne comprend pas comment il put conserver son sang-froid. Mais il répéta doucement :

 

« C’est une irritation locale, madame ?

 

« Quelle bêtise ! » répondit ma tante, et elle se reboucha rapidement l’oreille.

 

Que faire après cela ? M. Chillip s’assit et regarda timidement ma tante jusqu’à ce qu’on le rappelât auprès de ma mère. Après un quart d’heure d’absence, il redescendit.

 

« Eh bien ! dit ma tante en enlevant le coton d’une oreille.

 

– Eh bien, madame, répondit M. Chillip, nous avançons, nous avançons tout doucement, madame.

 

– Bah ! bah ! » dit ma tante en l’arrêtant brusquement sur cette interjection méprisante. Puis, comme auparavant, elle se reboucha l’oreille.

 

En vérité (M. Chillip l’a souvent dit à ma mère depuis) ; en vérité, il se sentait presque indigné. À ne parler qu’au point de vue de sa profession, il se sentait presque indigné. Cependant il se rassit et la regarda pendant près de deux heures, toujours assise devant le feu, jusqu’à ce qu’il remontât chez ma mère. Après cette autre absence, il vint retrouver ma tante.

 

« Eh bien ? dit-elle en ôtant la ouate de la même oreille.

 

– Eh bien, madame, répondit M. Chillip, nous avançons, nous avançons tout doucement, madame.

 

– Ah ! ah ! ah ! » dit ma tante, et cela avec un tel dédain, que M. Chillip se sentit incapable de supporter plus longtemps miss Betsy. Il y avait de quoi lui faire perdre la tête, il l’a dit depuis. Il aima mieux aller s’asseoir sur l’escalier, dans l’obscurité, en dépit d’un violent courant l’air, et c’est là qu’il attendit qu’on vînt le chercher.

 

Ham Peggotty (témoin digne de foi, puisqu’il allait à l’école du gouvernement et qu’il était fort comme un Turc sur le catéchisme), raconta le lendemain qu’il avait eu le malheur d’entr’ouvrir la porte de la salle à manger une heure après le départ de M. Chillip. Miss Betsy parcourait la chambre dans une grande agitation ; elle l’avait aperçu et s’était jetée sur lui. Évidemment, le coton ne bouchait pas assez hermétiquement les oreilles de ma tante, car de temps à autre, quand le bruit des voix ou des pas devenait plus fort dans la chambre de ma mère, miss Betsy faisait sentir à sa malheureuse victime l’excès de son agitation. Elle lui faisait arpenter la chambre en tous sens, le secouant vivement par sa cravate (comme s’il avait pris trop de laudanum), elle lui ébouriffait les cheveux, elle lui chiffonnait son col de chemise, elle fourrait du coton dans les oreilles du pauvre enfant, les confondant sans doute avec les siennes, enfin elle lui faisait subir toute sorte de mauvais traitements. Ce récit fut en partie confirmé par sa tante, qui le rencontra à minuit et demi, un instant après sa délivrance ; elle affirmait qu’il était aussi rouge que moi à ce même moment.

 

L’excellent M. Chillip ne pouvait en vouloir longtemps à quelqu’un, surtout en un pareil moment. Il se glissa dans la salle à manger dès qu’il eut une minute de libre et dit à ma tante d’un ton affable :

 

« Eh bien, madame, je suis heureux de pouvoir vous féliciter !

 

– De quoi ? » dit brusquement ma tante.

 

M. Chillip se sentit de nouveau troublé par la grande sévérité des manières de ma tante : il lui fit un petit salut, et tenta un léger sourire dans le but de l’apaiser.

 

« Miséricorde ! qu’a donc cet homme ? s’écria ma tante de plus en plus impatientée. Est-il muet ?

 

– Calmez-vous, ma chère madame, dit M. Chillip de sa plus douce voix. Il n’y a plus le moindre motif d’inquiétude, madame. Soyez calme, je vous en prie. »

 

Je ne comprends pas comment ma tante put résister au désir de secouer M. Chillip jusqu’à ce qu’il fût venu à bout d’articuler ce qu’il avait à dire. Elle se borna à hocher la tête, mais avec un regard qui le fit frissonner.

 

« Eh bien, madame, reprit M. Chillip dès qu’il eut retrouvé un peu de courage, je suis heureux de pouvoir vous féliciter. Tout est fini, madame, et bien fini. »

 

Pendant les cinq ou six minutes qu’employa M. Chillip à prononcer cette harangue, ma tante l’observa curieusement.

 

« Comment va-t-elle ? dit ma tante en croisant les bras, son chapeau toujours pendu à son poignet gauche.

 

– Eh bien, madame, elle sera bientôt tout à fait bien, j’espère, répondit M. Chillip. Elle est aussi bien que possible, pour une jeune mère qui se trouve dans une si triste situation. Je n’ai aucune objection à ce que vous la voyiez, madame. Cela lui fera peut-être du bien.

 

– Et elle, comment va-t-elle ? » demanda vivement ma tante.

 

M. Chillip pencha encore un peu plus la tête et regarda ma tante d’un air câlin.

 

« L’enfant, dit ma tante, comment va-t-elle ?

 

– Madame, répondit M. Chillip, je me figurais que vous le saviez. C’est un garçon. »

 

Ma tante ne dit pas un mot ; elle saisit son chapeau par les brides, le lança comme une fronde à la tête de M. Chillip, le remit tout bosselé sur sa propre tête, sortit de la chambre et n’y rentra pas. Elle disparut comme une fée de mauvaise humeur ou comme un de ces êtres surnaturels, que j’étais, disait-on, appelé à voir par le privilège de ma naissance ; elle disparut et ne revint plus.

 

Mon Dieu, non. J’étais couché dans mon berceau, ma mère était dans son lit et Betsy Trotwood Copperfield était pour toujours dans la région des rêves et des ombres, dans cette région mystérieuse d’où je venais d’arriver ; la lune, qui éclairait les fenêtres de ma chambre, se reflétait au loin sur la demeure terrestre de tant de nouveaux venus comme moi, aussi bien que sur le monticule sous lequel reposaient les restes mortels de celui sans lequel je n’aurais jamais existé.

 

CHAPITRE II.

J’observe.


Les premiers objets que je retrouve sous une forme distincte quand je cherche à me rappeler les jours de ma petite enfance, c’est d’abord ma mère, avec ses beaux cheveux et son air jeune. Ensuite c’est Peggotty ; elle n’a pas d’âge, ses yeux sont si noirs qu’ils jettent une nuance sombre sur tout son visage ; ses joues et ses bras sont si durs et si rouges que jadis, il m’en souvient, je ne comprenais pas comment les oiseaux ne venaient pas la becqueter plutôt que les pommes.

 

Il me semble que je vois ma mère et Peggotty placées l’une en face de l’autre ; pour se faire petites, elles se penchent ou s’agenouillent par terre, et je vais en chancelant de l’une à l’autre. Il me reste un souvenir qui me semble encore tout récent du doigt que Peggotty me tendait pour m’aider à marcher, un doigt usé par son aiguille et plus rude qu’une râpe à muscade.

 

C’est peut-être une illusion, mais pourtant je crois que la mémoire de beaucoup d’entre nous garde plus d’empreinte des jours d’enfance qu’on ne le croit généralement, de même que je crois la faculté de l’observation souvent très-développée et très-exacte chez les enfants. La plupart des hommes faits qui sont remarquables à ce point de vue ont, selon moi, conservé cette faculté plutôt qu’ils ne l’ont acquise ; et, ce qui semblerait le prouver, c’est qu’ils ont en général une vivacité d’impression et une sérénité de caractère qui sont bien certainement chez eux un héritage de l’enfance.

 

Peut-être m’accusera-t-on de divagation si je m’arrête sur cette réflexion, mais cela m’amène à dire que je tire mes conclusions de mon expérience personnelle, et si, dans la suite de ce récit, on trouve la preuve que dans mon enfance j’avais une grande disposition à observer, ou que dans mon âge mûr j’ai conservé un vif souvenir de mon enfance, on sera moins étonné que je me croie en effet des droits incontestables à ces traits caractéristiques.

 

En cherchant, comme je l’ai déjà dit, à débrouiller le chaos de mon enfance, les premiers objets qui se présentent à moi, ce sont ma mère et Peggotty. Qu’est-ce que je me rappelle encore ? Voyons.

 

Ce qui sort d’abord du nuage, c’est notre maison, souvenir familier et distinct. Au rez-de-chaussée, voilà la cuisine de Peggotty qui donne sur une cour ; dans cette cour il y a, au bout d’une perche, un pigeonnier sans le moindre pigeon ; une grande niche à chien, dans un coin, sans un seul petit chien ; plus, une quantité de poulets qui me paraissent gigantesques, et qui arpentent la cour de l’air le plus menaçant et le plus féroce. Il y a un coq qui saute sur son perchoir pour m’examiner tandis que je passe ma tête à la fenêtre de la cuisine : cela me fait trembler, il a l’air si cruel ! La nuit, dans mes rêves, je vois les oies au long cou qui s’avancent vers moi, près de la grille ; je les revois sans cesse en songe, comme un homme entouré de bêtes féroces s’endort en rêvant lions.

 

Voilà un long corridor, je n’en vois pas la fin : il mène de la cuisine de Peggotty à la porte d’entrée. La chambre aux provisions donne dans ce corridor, il y fait tout noir, et il faut la traverser bien vite le soir, car qui sait ce qu’on peut rencontrer au milieu de ces cruches, de ces pots, de ces vieilles boites à thé ? Un vieux quinquet l’éclaire faiblement, et par la porte entrebâillée, il arrive une odeur bizarre de savon, de câpres, de poivre, de chandelles et de café, le tout combiné. Ensuite il y a les deux salons : le salon où nous nous tenons le soir, ma mère, moi et Peggotty, car Peggotty est toujours avec nous quand nous sommes seuls et qu’elle a fini son ouvrage ; et le grand salon où nous nous tenons le dimanche : il est plus beau, mais on n’y est pas aussi à son aise. Cette chambre a un aspect lamentable à mes yeux, car Peggotty m’a narré (je ne sais pas quand, il y a probablement un siècle) l’enterrement de mon père tout du long : elle m’a raconté que c’est dans ce salon que les amis de la famille s’étaient réunis en manteaux de deuil. C’est encore là qu’un dimanche soir ma mère nous a lu, à Peggotty et à moi, l’histoire de Lazare ressuscité des morts : et j’ai eu si peur qu’on a été obligé de me faire sortir de mon lit, et de me montrer par la fenêtre le cimetière parfaitement tranquille, le lieu où les morts dormaient en repos, à la pâle clarté de la lune.

 

Je ne connais nulle part de gazon aussi vert que le gazon de ce cimetière ; il n’y a rien de si touffu que ces arbres, rien de si calme que ces tombeaux. Chaque matin, quand je m’agenouille sur mon petit lit près de la chambre de ma mère, je vois les moutons qui paissent sur cette herbe verte ; je vois le soleil brillant qui se reflète sur le cadran solaire, et je m’étonne qu’avec cet entourage funèbre il puisse encore marquer l’heure.

 

Voilà notre banc dans l’église, notre banc avec son grand dossier. Tout près il y a une fenêtre par laquelle on peut voir notre maison ; pendant l’office du matin, Peggotty la regarde à chaque instant pour s’assurer qu’elle n’est ni brûlée ni dévalisée en son absence. Mais Peggotty ne veut pas que je fasse comme elle, et quand cela m’arrive, elle me fait signe que je dois regarder le pasteur. Cependant je ne peux pas toujours le regarder ; je le connais bien quand il n’a pas cette grande chose blanche sur lui, et j’ai peur qu’il ne s’étonne de ce que je le regarde fixement : il va peut-être s’interrompre pour me demander ce que cela signifie. Mais qu’est-ce que je vais donc faire ? C’est bien vilain de bâiller, et pourtant il faut bien faire quelque chose. Je regarde ma mère, mais elle fait semblant de ne pas me voir. Je regarde un petit garçon qui est là près de moi, et il me fait des grimaces. Je regarde le rayon de soleil qui pénètre sous le portique, et je vois une brebis égarée, ce n’est pas un pécheur que je veux dire, c’est un mouton qui est sur le point d’entrer dans l’église. Je sens que si je le regardais plus longtemps, je finirais par lui crier de s’en aller, et alors ce serait une belle affaire ! Je regarde les inscriptions gravées sur les tombeaux le long du mur, et je tâche de penser à feu M. Bodgers, natif de cette paroisse, et à ce qu’a dû être la douleur de Mme Bodgers, quand M. Bodgers a succombé après une longue maladie où la science des médecins est restée absolument inefficace. Je me demande si on a consulté pour ce monsieur le docteur Chillip ; et si c’est lui qui a été inefficace, je voudrais savoir s’il trouve agréable de relire chaque dimanche l’épitaphe de M. Bodgers. Je regarde M. Chillip dans sa cravate du dimanche, puis je passe à la chaire. Comme on y jouerait bien ! Cela ferait une fameuse forteresse, l’ennemi se précipiterait par l’escalier pour nous attaquer ; et nous, nous l’écraserions avec le coussin de velours et tous ses glands. Peu à peu mes yeux se ferment : j’entends encore le pasteur répéter un psaume ; il fait une chaleur étouffante, puis je n’entends plus rien, jusqu’au moment où je glisse du banc avec un fracas épouvantable, et où Peggotty m’entraîne hors de l’église plus mort que vif.

 

Maintenant je vois la façade de notre maison : la fenêtre de nos chambres est ouverte, et il y pénètre un air embaumé ; les vieux nids de corbeaux se balancent encore au sommet des ormes, dans le jardin. À présent me voilà derrière la maison, derrière la cour où se tiennent la niche et le pigeonnier vide : c’est un endroit tout rempli de papillons, fermé par une grande barrière, avec une porte qui a un cadenas ; les arbres sont chargés de fruits, de fruits plus mûrs et plus abondants que dans aucun autre jardin ; ma mère en cueille quelques-uns, et moi je me tiens derrière elle et je grappille quelques groseilles en tapinois, d’un air aussi indifférent que je peux. Un grand vent s’élève, l’été s’est enfui. Nous jouons dans le salon, par un soir d’hiver. Quand ma mère est fatiguée, elle va s’asseoir dans un fauteuil, elle roule autour de ses doigts les longues boucles de ses cheveux, elle regarde sa taille élancée, et personne ne sait mieux que moi qu’elle est contente d’être si jolie.

 

Voilà mes plus anciens souvenirs. Ajoutez-y l’opinion, si j’avais déjà une opinion, que nous avions, ma mère et moi, un peu peur de Peggotty, et que nous suivions presque toujours ses conseils.

 

Un soir, Peggotty et moi nous étions seuls dans le salon, assis au coin du feu. J’avais lu à Peggotty une histoire de crocodiles. Il fallait que j’eusse lu avec bien peu d’intelligence ou que la pauvre fille eût été bien distraite, car je me rappelle qu’il ne lui resta de ma lecture qu’une sorte d’impression vague, que les crocodiles étaient une espèce de légumes. J’étais fatigué de lire, et je tombais de sommeil, mais on m’avait fait ce soir-là la grande faveur de me laisser attendre le retour de ma mère qui dînait chez une voisine, et je serais plutôt mort sur ma chaise que d’aller me coucher. Plus j’avais envie de dormir, plus Peggotty me semblait devenir immense et prendre des proportions démesurées. J’écarquillais les yeux tant que je pouvais : je tâchais de les fixer constamment sur Peggotty qui causait assidûment ; j’examinais le petit bout de cire sur lequel elle passait son fil, et qui était rayé dans tous les sens ; et la petite chaumière figurée qui contenait son mètre, et sa boîte à ouvrage dont le couvercle représentait la cathédrale de Saint-Paul avec un dôme rose. Puis c’était le tour du dé d’acier, enfin de Peggotty elle-même : je la trouvais charmante. J’avais tellement sommeil, que si j’avais cessé un seul instant de tenir mes yeux ouverts, c’était fini.

 

« Peggotty, dis-je tout à coup, avez-vous jamais été mariée ?

 

– Seigneur ! monsieur Davy, répondit Peggotty, d’où vous vient cette idée de parler mariage ?

 

Elle me répondit si vivement que cela me réveilla parfaitement. Elle quitta son ouvrage et me regarda fixement, tout en tirant son aiguillée de fil dans toute sa longueur.

 

« Voyons ! Peggotty, avez-vous été mariée ? repris-je, vous êtes une très-belle femme, n’est-ce pas ? »

 

Je trouvais la beauté de Peggotty d’un tout autre style que celle de ma mère, mais dans son genre, elle me semblait parfaite. Nous avions dans le grand salon un tabouret de velours rouge, sur lequel ma mère avait peint un bouquet. Le fond de ce tabouret et le teint de Peggotty me paraissaient absolument semblables. Le velours était doux à toucher, et la figure de Peggotty était rude, mais cela n’y faisait rien.

 

« Moi, belle, Davy ! dit Peggotty. Ah ! certes non, mon garçon. Mais qui vous a donc mis le mariage en tête ?

 

– Je n’en sais rien. On ne peut pas épouser plus d’une personne à la fois, n’est-ce pas, Peggotty ?

 

– Certainement non, dit Peggotty du ton le plus positif.

 

– Mais si la personne qu’on a épousée vient à mourir, on peut en épouser une autre, n’est-ce pas, Peggotty ?

 

– On le peut, me dit Peggotty, si on en a envie. C’est une affaire d’opinion.

 

– Mais vous, Peggotty, lui dis-je, quelle est la vôtre ? »

 

En lui faisant cette question, je la regardais comme elle m’avait regardé elle-même un instant auparavant en entendant ma question.

 

« Mon opinion à moi, dit Peggotty en se remettant à coudre après un moment d’indécision, mon opinion c’est que je ne me suis jamais mariée moi-même, monsieur Davy, et que je ne pense pas me marier jamais. Voilà tout ce que j’en sais.

 

– Vous n’êtes pas fâchée contre moi, n’est-ce pas, Peggotty ? » dis-je après m’être tu un instant.

 

J’avais peur qu’elle ne fût fâchée, elle m’avait parlé si brusquement ; mais je me trompais : elle posa le bas qu’elle raccommodait, et prenant dans ses bras ma petite tête frisée, elle la serra de toutes ses forces. Je dis de toutes ses forces, parce que comme elle était très-grasse, une ou deux des agrafes de sa robe sautaient chaque fois qu’elle se livrait à un exercice un peu violent. Or, je me rappelle qu’au moment où elle me serra dans ses bras, j’entendis deux agrafes craquer et s’élancer à l’autre bout de la chambre.

 

« Maintenant lisez-moi encore un peu des cocodrilles, dit Peggotty qui n’était pas encore bien forte sur ce nom-là, j’ai tant d’envie d’en savoir plus long sur leur compte. »

 

Je ne comprenais pas parfaitement pourquoi Peggotty avait l’air si drôle, ni pourquoi elle était si pressée de reprendre la lecture des crocodiles. Nous nous remîmes à l’histoire de ces monstres avec un nouvel intérêt : tantôt nous mettions couver leurs œufs au grand soleil dans le sable ; tantôt nous les faisions enrager en tournant constamment autour d’eux d’un mouvement rapide que leur forme singulière les empêchait de pouvoir suivre avec la même rapidité ; tantôt nous imitions les indigènes, et nous nous jetions à l’eau pour enfoncer de longues pointes dans la gueule de ces horribles bêtes ; enfin nous en étions venus à savoir nos crocodiles par cœur, moi du moins, car Peggotty avait des moments de distraction où elle s’enfonçait assidûment dans les mains et dans les bras sa longue aiguille à repriser.

 

Nous allions nous mettre aux alligators quand on sonna à la porte du jardin. Nous courûmes pour l’ouvrir ; c’était ma mère, plus jolie que jamais, à ce qu’il me sembla : elle était escortée d’un monsieur qui avait des cheveux et des favoris noirs superbes : il était déjà revenu de l’église avec nous le dimanche précédent.

 

Ma mère s’arrêta sur le seuil de la porte pour m’embrasser, ce qui fit dire au monsieur que j’étais plus heureux qu’un prince, ou quelque chose de ce genre, car il est possible qu’ici mes réflexions d’un autre âge aident légèrement à ma mémoire.

 

« Qu’est-ce que cela veut dire ? » demandai-je à ce monsieur par-dessus l’épaule de ma mère.

 

Il me caressa la joue ; mais je ne sais pourquoi, sa voix et sa personne ne me plaisaient nullement, et j’étais très-fâché de voir que sa main touchait celle de ma mère tandis qu’il me caressait. Je le repoussai de toutes mes forces.

 

« Oh ! Davy, s’écria ma mère.

 

– Cher enfant ! dit le monsieur, je comprends bien sa jalousie. »

 

Jamais je n’avais vu d’aussi belles couleurs sur le visage de ma mère. Elle me gronda doucement de mon impolitesse, et, me serrant dans ses bras, elle remercia le monsieur de ce qu’il avait bien voulu prendre la peine de l’accompagner jusque chez elle. En parlant ainsi elle lui tendait la main, et en lui tendant la main, elle me regardait.

 

« Dites-moi bonsoir, mon bel enfant, dit le monsieur après s’être penché pour baiser la petite main de ma mère, je le vis bien.

 

– Bonsoir, dis-je.

 

– Venez ici, voyons, soyons bons amis, dit-il en riant. Donnez-moi la main.

 

Ma mère tenait ma main droite dans la sienne, je tendis l’autre.

 

« Mais c’est la main gauche, Davy ! » dit le monsieur en riant.

 

Ma mère voulut me faire tendre la main droite, mais j’étais décidé à ne pas le faire, on sait pourquoi. Je donnai la main gauche à l’étranger qui la serra cordialement en disant que j’étais un fameux garçon, puis il s’en alla.

 

Je le vis se retourner à la porte du jardin, et nous jeter un regard d’adieu avec ses yeux noirs et son expression de mauvais augure.

 

Peggotty n’avait pas dit une parole ni bougé le petit doigt, elle ferma les volets et nous rentrâmes dans le petit salon. Au lieu de venir s’asseoir près du feu, suivant sa coutume, ma mère restait à l’autre bout de la chambre, chantonnant à mi-voix.

 

« J’espère que vous avez passé agréablement la soirée, madame ? dit Peggotty, debout au milieu du salon, un flambeau à la main, et roide comme un bâton.

 

– Très-agréablement, Peggotty, reprit gaiement ma mère. Je vous remercie bien.

 

– Une figure nouvelle, cela fait un changement agréable, murmura Peggotty.

 

– Très-agréable, » répondit ma mère.

 

Peggotty restait immobile au milieu du salon, ma mère se remit à chanter, je m’endormis. Mais je ne dormais pas assez profondément pour ne pas entendre le bruit des voix, sans comprendre pourtant ce qu’on disait. Quand je me réveillai de ce demi-sommeil, ma mère et Peggotty étaient en larmes.

 

« Ce n’est toujours pas un individu comme ça qui aurait été du goût de M. Copperfield, disait Peggotty, je le jure sur mon honneur.

 

– Mais, grand Dieu ! s’écriait ma mère, voulez-vous me faire perdre la tête ? Il n’y a jamais eu de pauvre fille plus maltraitée par ses domestiques que moi. Mais je ne sais pas pourquoi je m’appelle une pauvre fille ! N’ai-je pas été mariée, Peggotty ?

 

– Dieu m’est témoin que si, madame, répondit Peggotty.

 

– Alors comment osez-vous, dit ma mère, c’est-à-dire, non, Peggotty, comment avez-vous le courage de me rendre si malheureuse, et de me dire des choses si désagréables, quand vous savez que, hors d’ici, je n’ai pas un seul ami à qui m’adresser ?

 

– Raison de plus, repartit Peggotty, pour que je vous dise que cela ne vous convient pas. Non, cela ne vous convient pas. Rien au monde ne me fera dire que cela vous convient. Non. »

 

Dans son enthousiasme, Peggotty gesticulait si vivement avec son flambeau, que je vis le moment où elle allait le jeter par terre.

 

« Comment avez-vous le courage, dit encore ma mère, en pleurant toujours plus fort, de parler si injustement ? Comment pouvez-vous vous entêter à parler comme si c’était une chose faite, quand je vous répète pour la centième fois, que tout s’est borné à la politesse la plus banale. Vous parlez d’admiration ; mais qu’y puis-je faire ? Si on a la sottise de m’admirer, est-ce ma faute ? Qu’y puis-je faire, je vous le demande ? Vous voudriez peut-être me voir raser tous mes cheveux, ou me noircir le visage, ou bien encore m’échauder une joue. En vérité, Peggotty, je crois que vous le voudriez. Je crois que cela vous ferait plaisir. »

 

Ce reproche sembla faire beaucoup de peine à Peggotty.

 

« Et mon pauvre enfant ! s’écria ma mère en s’approchant du fauteuil où j’étais étendu, pour me caresser, mon cher petit David ! Ose-t-on prétendre que je n’aime pas ce petit trésor, mon bon petit garçon !

 

– Personne n’a jamais fait une semblable supposition, dit Peggotty.

 

– Si fait, Peggotty, répondit ma mère, vous le savez bien. C’est là ce que vous vouliez dire, et pourtant, mauvaise fille, vous savez aussi bien que moi que le mois dernier, si je n’ai pas acheté une ombrelle neuve, bien que ma vieille ombrelle verte soit tout en loques, ce n’est que pour lui. Vous le savez bien, Peggotty. Vous ne pouvez pas dire le contraire. » Puis se tournant tendrement vers moi, elle appuya sa joue contre la mienne. « Suis-je une mauvaise maman pour toi, mon David ? Suis-je une maman égoïste ou cruelle, ou méchante ? Dis que oui, mon garçon, et Peggotty t’aimera : l’amour de Peggotty vaut bien mieux que le mien, David. Je ne t’aime pas, du tout moi, n’est-ce pas ? »

 

Ici nous nous mîmes tous à pleurer. Je criais plus fort que les autres, mais nous pleurions tous les trois à plein cœur. J’étais tout à fait désespéré, et dans le premier transport de ma tendresse indignée, je crains d’avoir appelé Peggotty « une méchante bête. » Cette honnête créature était profondément affligée, je m’en souviens bien ; et certainement sa robe n’a pas dû conserver alors une seule agrafe, car il y eut une explosion terrible de ces petits ornements, au moment où, après s’être réconciliée avec ma mère, elle vint s’agenouiller à côté du grand fauteuil pour se réconcilier avec moi.

 

Nous allâmes tous nous coucher, prodigieusement abattus. Longtemps mes sanglots me réveillèrent, et une fois, en ouvrant mes yeux en sursaut, je vis ma mère assise sur mon lit. Elle se pencha vers moi, je mis ma tête sur son épaule, et je m’endormis profondément.

 

Je ne saurais affirmer si je revis le monsieur inconnu le dimanche d’après, ou s’il se passa plus de temps avant qu’il reparût. Je ne prétends pas me souvenir exactement des dates. Mais il était à l’église et il revint avec nous jusqu’à la maison. Il entra sous prétexte de voir un beau géranium qui s’épanouissait à la fenêtre du salon. Non qu’il me parût y faire grande attention, mais avant de s’en aller, il demanda à ma mère de lui donner une fleur de son géranium. Elle le pria de la choisir lui-même, mais il refusa je ne sais pourquoi, et ma mère cueillit une branche qu’elle lui donna. Il dit que jamais il ne s’en séparerait, et moi, je le trouvais bien bête de ne pas savoir que dans deux jours ce brin de fleur serait tout flétri.

 

Peu à peu Peggotty resta moins le soir avec nous. Ma mère la traitait toujours avec déférence, peut-être même plus que par le passé, et nous faisions un trio d’amis, mais pourtant ce n’était pas tout à fait comme autrefois, et nous n’étions pas si heureux. Parfois je me figurais que Peggotty était fâchée de voir porter successivement à ma mère toutes les jolies robes qu’elle avait dans ses tiroirs, ou bien qu’elle lui en voulait d’aller si souvent chez la même voisine, mais je ne pouvais pas venir à bout de bien comprendre d’où cela venait.

 

Je finissais par m’accoutumer au monsieur aux grands favoris noirs. Je ne l’aimais pas plus qu’au commencement, et j’en étais tout aussi jaloux, mais pas par la raison que j’aurais pu donner quelques années plus tard. C’était une aversion d’enfant, purement instinctive, et basée sur une idée générale que Peggotty et moi nous n’avions besoin de personne pour aimer ma mère. Je n’avais pas d’autre arrière-pensée. Je savais faire, à part moi, mes petites réflexions, mais quant à les réunir, pour en faire un tout, c’était au-dessus de mes forces.

 

J’étais dans le jardin avec ma mère, par une belle matinée d’automne, quand M. Murdstone arriva à cheval (j’avais fini par savoir son nom). Il s’arrêta pour dire bonjour à ma mère, et lui dit qu’il allait à Lowestoft voir des amis qui y faisaient une partie avec leur yacht, puis il ajouta gaiement qu’il était tout prêt à me prendre en croupe si cela m’amusait.

 

Le temps était si pur et si doux, et le cheval avait l’air si disposé à partir, il caracolait si gaiement devant la grille, que j’avais grande envie d’être de la partie. Ma mère me dit de monter chez Peggotty pour m’habiller, tandis que M. Murdstone allait m’attendre. Il descendit de cheval, passa son bras dans les rênes, et se mit à longer doucement la baie d’aubépine qui le séparait seule de ma mère. Peggotty et moi nous les regardions par la petite fenêtre de ma chambre ; ils se penchèrent tous deux pour examiner de plus près l’aubépine, et Peggotty passa tout d’un coup, à cette vue, de l’humeur la plus douce à une étrange brusquerie, si bien qu’elle me brossait les cheveux à rebours, de toute sa force.

 

Nous partîmes enfin, M. Murdstone et moi, et nous suivîmes le sentier verdoyant, au petit trot. Il avait un bras passé autour de moi, et je ne sais pourquoi, moi qui en général n’étais pas d’une nature inquiète, j’avais sans cesse envie de me retourner pour le voir en face. Il avait de ces yeux noirs ternes et creux (je ne trouve pas d’autre expression pour peindre des yeux qui n’ont pas de profondeur où l’on puisse plonger son regard), de ces yeux qui semblent parfois se perdre dans l’espace et vous regarder en louchant. Souvent quand je l’observais, je rencontrais ce regard avec terreur, et je me demandais à quoi il pouvait penser d’un air si grave. Ses cheveux étaient encore plus noirs et plus épais que je ne me l’étais figuré. Le bas de son visage était parfaitement carré, et son menton tout couvert de petits points noirs après qu’il s’était rasé chaque matin lui donnait une ressemblance frappante avec les figures de cire qu’on avait montrées dans notre voisinage quelques mois auparavant. Tout cela joint à des sourcils très-réguliers, à un beau teint brun (au diable son souvenir et son teint !), me disposait, malgré mes pressentiments, à le trouver un très-bel homme. Je ne doute pas que ma pauvre mère ne fût du même avis.

 

Nous arrivâmes à un hôtel sur la plage : dans le salon se trouvaient deux messieurs qui fumaient ; ils étaient vêtus de jaquettes peu élégantes, et s’étaient étendus tout de leur long sur quatre ou cinq chaises. Dans un coin, il y avait un gros paquet de manteaux et une banderole pour un bateau.

 

Ils se dressèrent à notre arrivée sur leurs pieds, avec un sans-façon qui me frappa, en s’écriant :

 

« Allons donc, Murdstone ! nous vous croyions mort et enterré.

 

– Pas encore ! dit M. Murdstone.

 

– Et qui est ce jeune homme ? dit un des messieurs en s’emparant de moi.

 

– C’est Davy, répondit M. Murdstone.

 

– Davy qui ? demanda le monsieur, David Jones ?

 

– Davy Copperfield, dit M. Murdstone.

 

– Comment ! C’est le boulet de la séduisante mistress Copperfield, de la jolie petite veuve ?

 

– Quinion, dit M. Murdstone, prenez garde à ce que vous dites : on est malin.

 

– Et où est cet on ? » demanda le monsieur en riant.

 

Je levai vivement la tête ; j’avais envie de savoir de qui il était question.

 

« Rien, c’est Brooks de Sheffield, » dit M. Murdstone.

 

Je fus charmé d’apprendre que ce n’était que Brooks de Sheffield ; j’avais cru d’abord que c’était de moi qu’il s’agissait.

 

Évidemment c’était un drôle d’individu que ce M. Brooks de Sheffield, car, à ce nom, les deux messieurs se mirent à rire de tout leur cœur, et M. Murdstone en fit autant. Au bout d’un moment, celui qu’il avait appelé Quinion se mit à dire :

 

« Et que pense Brooks de Sheffield de l’affaire en question ?

 

– Je ne crois pas qu’il soit encore bien au courant, dit M. Murdstone, mais je doute qu’il approuve. »

 

Ici de nouveaux éclats de rire ; M. Quinion annonça qu’il allait demander une bouteille de sherry pour boire à la santé de Brooks. On apporta le vin demandé, M. Quinion en versa un peu dans mon verre, et m’ayant donné un biscuit, il me fit lever et proposer un toast « À la confusion de Brooks de Sheffield ! » Le toast fut reçu avec de grands applaudissements, et de tels rires que je me mis à rire aussi, ce qui fit encore plus rire les autres. Enfin l’amusement fut grand pour tous.

 

Après nous être promenés sur les falaises, nous allâmes nous asseoir sur l’herbe ; on s’amusa à regarder à travers une lunette d’approche : je ne voyais absolument rien quand on l’approchait de mon œil, tout en disant que je voyais bien, puis on revint à l’hôtel pour dîner. Pendant tout le temps de la promenade, les deux amis de M. Murdstone fumèrent sans interruption. Du reste, à en juger par l’odeur de leurs habits, il est évident qu’ils n’avaient pas fait autre chose depuis que ces habits étaient sortis des mains du tailleur. Il ne faut pas oublier de dire que nous allâmes rendre visite au yacht. Ces trois messieurs descendirent dans la cabine et se mirent à examiner des papiers ; je les voyais parfaitement du pont où j’étais. J’avais pour me tenir compagnie un homme charmant, qui avait une masse de cheveux roux, avec un tout petit chapeau verni ; sur sa jaquette rayée, il y avait écrit « l’Alouette » en grosses lettres. Je me figurais que c’était son nom, et qu’il le portait inscrit sur sa poitrine, parce que, demeurant à bord d’un vaisseau, il n’avait pas de porte cochère à son hôtel, où il pût le mettre, mais quand je l’appelai M. l’Alouette, il me dit que c’était le nom de son bâtiment.

 

J’avais remarqué pendant tout le jour que M. Murdstone était plus grave et plus silencieux que ses deux amis, qui paraissaient gais et insouciants et plaisantaient librement ensemble, mais rarement avec lui. Je crus voir qu’il était plus spirituel et plus réservé qu’eux, et qu’il leur inspirait comme à moi une espèce de terreur. Une ou deux fois je m’aperçus que M. Quinion, tout en causant, le regardait du coin de l’œil, comme pour s’assurer que ce qu’il disait ne lui avait pas déplu ; à un autre moment il poussa le pied de M. Passnidge, qui était fort animé, et lui fit signe de jeter un regard sur M. Murdstone, assis dans un coin et gardant le plus profond silence. Je crois me rappeler que M. Murdstone ne rit pas une seule fois ce jour-là, excepté à l’occasion du toast porté à Brooks de Sheffield. Il est vrai que c’était une plaisanterie de son invention.

 

Nous revînmes de bonne heure à la maison. La soirée était magnifique ; ma mère se promena avec M. Murdstone le long de la haie d’épines, pendant que j’allais prendre mon thé. Quand il fut parti, ma mère me fit raconter toute notre journée, et me demanda tout ce qu’on avait dit ou fait. Je lui rapportai ce qu’on avait dit sur son compte ; elle se mit à rire, en répétant que ces messieurs étaient des impertinents qui se moquaient d’elle, mais je vis bien que cela lui faisait plaisir. Je le devinais alors aussi bien que je le sais maintenant. Je saisis cette occasion de lui demander si elle connaissait M. Brooks de Sheffield ; elle me répondit que non, mais que probablement c’était quelque fabricant de coutellerie.

 

Est-il possible, au moment où le visage de ma mère paraît devant moi, aussi distinctement que celui d’une personne que je reconnaîtrais dans une rue pleine de monde, que ce visage n’existe plus ? Je sais qu’il a changé, je sais qu’il n’est plus ; mais en parlant de sa beauté innocente et enfantine, puis-je croire qu’elle a disparu et qu’elle n’est plus, tandis que je sens près de moi sa douce respiration, comme je la sentais ce soir-là ? Est-il possible que ma mère ait changé, lorsque mon souvenir me la rappelle toujours ainsi ; lorsque mon cœur fidèle aux affections de sa jeunesse, retient encore présent dans sa mémoire ce qu’il chérissait alors.

 

Pendant que je parle de ma mère, je la vois belle comme elle était le soir où nous eûmes cette conversation, lorsqu’elle vint me dire bonsoir. Elle se mit gaiement à genoux près de mon lit, et me dit, en appuyant son menton sur ses mains :

 

« Qu’est-ce qu’ils ont donc dit, Davy ? répète-le moi, je ne peux pas le croire.

 

– La séduisante… commençai-je à dire. »

 

Ma mère mit sa main sur mes lèvres pour m’arrêter.

 

« Mais non, ce n’était pas séduisante, dit-elle en riant, ce ne pouvait pas être séduisante, Davy. Je sais bien que non.

 

– Mais si ! la séduisante Mme Copperfield, répétai-je avec vigueur, et aussi « la jolie. »

 

– Non, non, ce n’était pas la jolie, pas la jolie, repartit ma mère en plaçant de nouveau les doigts sur mes lèvres.

 

– Oui, oui, la jolie petite veuve.

 

– Quels fous ! quels impertinents ! cria ma mère en riant et en se cachant le visage. Quels hommes absurdes ! N’est-ce pas ? mon petit Davy ?

 

– Mais, maman.

 

– Ne le dis pas à Peggotty ; elle se fâcherait contre eux. Moi, je suis extrêmement fâchée contre eux, mais j’aime mieux que Peggotty ne le sache pas. »

 

Je promis, bien entendu. Ma mère m’embrassa encore je ne sais combien de fois ; et je dormis bientôt profondément.

 

Il me semble, à la distance qui m’en sépare, que ce fut le lendemain que Peggotty me fit l’étrange et aventureuse proposition que je vais rapporter ; mais il est probable que ce fût deux mois après.

 

Nous étions un soir ensemble comme par le passé (ma mère était sortie selon sa coutume), nous étions ensemble, Peggotty et moi, en compagnie du bas, du petit mètre, du morceau de cire, de la boîte avec saint Paul sur le couvercle, et du livre des crocodiles, quand Peggotty après m’avoir regardé plusieurs fois, et après avoir ouvert la bouche comme si elle allait parler, sans toutefois prononcer un seul mot, ce qui m’aurait fort effrayé, si je n’avais cru qu’elle bâillait tout simplement, me dit enfin d’un ton câlin :

 

« Monsieur Davy, aimeriez-vous à venir avec moi passer quinze jours chez mon frère, à Portsmouth ? Cela ne vous amuserait-il pas ?

 

– Votre frère est-il agréable, Peggotty ? demandai-je par précaution.

 

– Ah ! je crois bien qu’il est agréable ! s’écria Peggotty en levant les bras au ciel. Et puis il y a la mer, et les barques, et les vaisseaux, et les pêcheurs, et la plage, et Am, qui jouera avec vous. »

 

Peggotty voulait parler de son neveu Ham, que nous avons déjà vu dans le premier chapitre, mais en supprimant l’H de son nom, elle en faisait une conjugaison de la grammaire anglaise[3].

 

Ce programme de divertissement m’enchanta, et je répondis que cela m’amuserait parfaitement : mais qu’en dirait ma mère ?

 

– Eh bien ! je parierais une guinée, dit Peggotty en me regardant attentivement, qu’elle nous laissera aller. Je le lui demanderai dès qu’elle rentrera, si vous voulez. Qu’en dites-vous ?

 

– Mais, qu’est-ce qu’elle fera pendant que nous serons partis ? dis-je en appuyant mes petits coudes sur la table, comme pour donner plus de force à ma question. Elle ne peut pas rester toute seule. »

 

Le trou que Peggotty se mit tout d’un coup à chercher dans le talon du bas qu’elle raccommodait devait être si petit, que je crois bien qu’il ne valait pas la peine d’être raccommodé.

 

« Mais, Peggotty, je vous dis qu’elle ne peut pas rester toute seule.

 

– Que le bon Dieu vous bénisse ! dit enfin Peggotty en levant les yeux sur moi : ne le savez-vous pas ? Elle va passer quinze jours chez mistress Grayper, et mistress Grayper va avoir beaucoup de monde. »

 

Puisqu’il en était ainsi, j’étais tout prêt à partir. J’attendais avec la plus vive impatience que ma mère revint de chez mistress Grayper (car elle était chez elle ce soir-là) pour voir si on nous permettrait de mettre à exécution ce beau projet. Ma mère fut beaucoup moins surprise que je ne m’y attendais, et donna immédiatement son consentement ; tout fut arrangé le soir même, et on convint de ce qu’on payerait pendant ma visite pour mon logement et ma nourriture.

 

Le jour de notre départ arriva bientôt. On l’avait choisi si rapproché qu’il arriva bientôt, même pour moi qui attendais ce moment avec une impatience fébrile, et qui redoutais presque de voir un tremblement de terre, une éruption de volcan, ou quelque autre grande convulsion de la nature, venir à la traverse de notre excursion. Nous devions faire le voyage dans la carriole d’un voiturier qui partait le matin après déjeuner. J’aurais donné je ne sais quoi pour qu’on me permît de m’habiller la veille au soir et de me coucher tout botté.

 

Je ne songe pas sans une profonde émotion, bien que j’en parle d’un ton léger, à la joie que j’éprouvais en quittant la maison où j’avais été si heureux : je ne soupçonnais guère tout ce que j’allais quitter pour toujours.

 

J’aime à me rappeler que lorsque la carriole était devant la porte, et que ma mère m’embrassait, je me mis à pleurer en songeant, avec une tendresse reconnaissante, à elle et à ce lieu que je n’avais encore jamais quitté. J’aime à me rappeler que ma mère pleurait aussi, et que je sentais son cœur battre contre le mien.

 

J’aime à me rappeler qu’au moment où le voiturier se mettait en marche, ma mère courut à la grille et lui cria de s’arrêter, parce qu’elle voulait m’embrasser encore une fois. J’aime à songer à la profonde tendresse avec laquelle elle me serra de nouveau dans ses bras.

 

Elle restait debout, seule sur la route, M. Murdstone s’approcha d’elle, et il me sembla qu’il lui reprochait d’être trop émue. Je le regardais à travers les barreaux de la carriole, tout en me demandant de quoi il se mêlait. Peggotty qui se retournait aussi de l’autre côté, avait l’air fort peu satisfait, ce que je vis bien quand elle regarda de mon côté.

 

Pour moi, je restai longtemps occupé à contempler Peggotty, tout en rêvant à une supposition que je venais de faire : si Peggotty avait l’intention de me perdre comme le petit Poucet dans les contes de fées, ne pourrais-je pas toujours retrouver mon chemin à l’aide des boutons et des agrafes qu’elle laisserait tomber en route ?

 

CHAPITRE III.

Un changement.


Le cheval du voiturier était bien la plus paresseuse bête qu’on puisse imaginer (du moins je l’espère) ; il cheminait lentement, la tête pendante, comme s’il se plaisait à faire attendre les pratiques pour lesquelles il transportait des paquets. Je m’imaginais même parfois qu’il éclatait de rire à cette pensée, mais le voiturier m’assura que c’était un accès de toux, parce qu’il était enrhumé.

 

Le voiturier avait, lui aussi, l’habitude de se tenir la tête pendante, le corps penché en avant tandis qu’il conduisait, en dormant à moitié, les bras étendus sur ses genoux. Je dis tandis qu’il conduisait, mais je crois que la carriole aurait aussi bien pu aller à Yarmouth sans lui, car le cheval se conduisait tout seul ; et quant à la conversation, l’homme n’en avait pas d’autre que de siffler.

 

Peggotty avait sur ses genoux un panier de provisions, qui aurait bien pu durer jusqu’à Londres, si nous y avions été par le même moyen de transport. Nous mangions et nous dormions alternativement. Peggotty s’endormait régulièrement le menton appuyé sur l’anse de son panier, et jamais, si je ne l’avais pas entendu de mes deux oreilles, on ne m’aurait fait croire qu’une faible femme pût ronfler avec tant d’énergie.

 

Nous fîmes tant de détours par une foule de petits chemins, et nous passâmes tant de temps à une auberge où il fallait déposer un bois de lit, et dans bien d’autres endroits encore, que j’étais très-fatigué et bien content d’arriver enfin à Yarmouth, que je trouvai bien spongieux et bien imbibé en jetant les yeux sur la grande étendue d’eau qu’on voyait le long de la rivière ; je ne pouvais pas non plus m’empêcher d’être surpris qu’il y eût une partie du monde si plate, quand mon livre de géographie disait que la terre était ronde. Mais je réfléchis que Yarmouth était probablement situé à un des pôles, ce qui expliquait tout.

 

À mesure que nous approchions, je voyais l’horizon s’étendre comme une ligne droite sous le ciel : je dis à Peggotty qu’une petite colline par-ci par-là ferait beaucoup mieux, et que, si la terre était un peu plus séparée de la mer, et que la ville ne fût pas ainsi trempée dans la marée montante, comme une rôtie dans de l’eau panée, ce serait bien plus joli. Mais Peggotty me répondit, avec plus d’autorité qu’à l’ordinaire, qu’il fallait prendre les choses comme elles sont, et que, pour sa part, elle était fière d’appartenir à ce qu’on appelle les Harengs de Yarmouth.

 

Quand nous fûmes au milieu de la rue (qui me parut fort étrange) et que je sentis l’odeur du poisson, de la poix, de l’étoupe et du goudron ; quand je vis les matelots qui se promenaient, et les charrettes qui dansaient sur les pavés, je compris que j’avais été injuste envers une ville si commerçante ; je l’avouai à Peggotty qui écoutait avec une grande complaisance mes expressions de ravissement et qui me dit qu’il était bien reconnu (je suppose que c’était une chose reconnue par ceux qui ont la bonne fortune d’être des harengs de naissance) qu’à tout prendre, Yarmouth était la plus belle ville de l’univers.

 

« Voilà mon Am, s’écria Peggotty ; comme il est grandi ! c’est à ne pas le reconnaître. »

 

En effet, il nous attendait à la porte de l’auberge ; il me demanda comment je me portais, comme à une vieille connaissance. Au premier abord ; il me semblait que je ne le connaissais pas aussi bien qu’il paraissait me connaître, attendu qu’il n’était jamais venu à la maison depuis la nuit de ma naissance, ce qui naturellement lui donnait de l’avantage sur moi. Mais notre intimité fit de rapides progrès quand il me prit sur son dos pour m’emporter chez lui. C’était un grand garçon de six pieds de haut, fort et gros en proportion, aux épaules rondes et robustes ; mais son visage avait une expression enfantine, et ses cheveux blonds tout frisés lui donnaient l’air d’un mouton. Il avait une jaquette de toile à voiles, et un pantalon si roide qu’il se serait tenu tout aussi droit quand même il n’y aurait pas eu de jambes dedans. Quant à sa coiffure, on ne peut pas dire qu’il portât un chapeau, c’était plutôt un toit de goudron sur un vieux bâtiment.

 

Ham me portait sur son dos et tenait sous son bras une petite caisse à nous : Peggotty en portait une autre. Nous traversions des sentiers couverts de tas de copeaux et de petites montagnes de sable ; nous passions à côté de fabriques de gaz, de corderies, de chantiers de construction, de chantiers de démolition, de chantiers de calfatage, d’ateliers de gréement, de forges en mouvement, et d’une foule d’établissements pareils ; enfin nous arrivâmes en face de la grande étendue grise que j’avais déjà vue de loin ; Ham me dit :

 

« Voilà notre maison, monsieur Davy. »

 

Je regardai de tous côtés, aussi loin que mes yeux pouvaient voir dans ce désert, sur la mer, sur la rivière, mais sans découvrir la moindre maison. Il y avait une barque noire, ou quelque autre espèce de vieux bateau près de là, échoué sur le sable ; un tuyau de tôle, qui remplaçait la cheminée, fumait tout tranquillement, mais je n’apercevais rien autre chose qui eût l’air d’une habitation.

 

« Ce n’est pas ça ? dis-je, cette chose qui ressemble à un bateau ?

 

– C’est ça, monsieur Davy, » répliqua Ham.

 

Si c’eût été le palais d’Aladin, l’œuf de roc et tout ça, je crois que je n’aurais pas été plus charmé de l’idée romanesque d’y demeurer. Il y avait dans le flanc du bateau une charmante petite porte ; il y avait un plafond et des petites fenêtres ; mais ce qui en faisait le mérite, c’est que c’était un vrai bateau qui avait certainement vogué sur la mer des centaines de fois ; un bateau qui n’avait jamais été destiné à servir de maison sur la terre ferme. C’est là ce qui en faisait le charme à mes yeux. S’il avait jamais été destiné à servir de maison, je l’aurais peut-être trouvé petit pour une maison, ou incommode, ou trop isolé ; mais du moment que cela n’avait pas été construit dans ce but, c’était une ravissante demeure.

 

À l’intérieur elle était parfaitement propre, et aussi bien arrangée que possible. Il y avait une table, une horloge de Hollande, une commode, et sur la commode il y avait un plateau où l’on voyait une dame armée d’un parasol, se promenant avec un enfant à l’air martial qui jouait au cerceau. Une Bible retenait le plateau et l’empêchait de glisser : s’il était tombé, le plateau aurait écrasé dans sa chute une quantité de tasses, de soucoupes et une théière qui étaient rangées autour du livre. Sur les murs, il y avait quelques gravures coloriées, encadrées et sous verre, qui représentaient des sujets de l’Écriture. Toutes les fois qu’il m’est arrivé depuis d’en voir de semblables entre les mains de marchands ambulants, j’ai revu immédiatement apparaître devant moi tout l’intérieur de la maison du frère de Peggotty. Les plus remarquables de ces tableaux, c’étaient Abraham en rouge qui allait sacrifier Isaac en bleu, et Daniel en jaune, au milieu d’une fosse remplie de lions verts. Sur le manteau de la cheminée on voyait une peinture du lougre la Sarah-Jane, construit à Sunderland, avec une vraie petite poupe en bois qui y était adaptée ; c’était une œuvre d’art, un chef-d’œuvre de menuiserie que je considérais comme l’un des biens les plus précieux que ce monde pût offrir. Aux poutres du plafond, il y avait de grands crochets dont je ne comprenais pas bien encore l’usage, des coffres et autres ustensiles aussi commodes pour servir de chaises.

 

Dès que j’eus franchi le sol, je vis tout cela d’un clin-d’œil (on n’a pas oublié que j’étais un enfant observateur). Puis Peggotty ouvrit une petite porte et me montra une chambre à coucher. C’était la chambre la plus complète et la plus charmante qu’on pût inventer, dans la poupe du vaisseau, avec une petite fenêtre par laquelle passait autrefois le gouvernail ; un petit miroir placé juste à ma hauteur, avec un cadre en coquilles d’huîtres ; un petit lit, juste assez grand pour s’y fourrer, et sur la table un bouquet d’herbes marines dans une cruche bleue. Les murs étaient d’une blancheur éclatante, et le couvre-pieds avait des nuances si vives que cela me faisait mal aux yeux. Ce que je remarquai surtout dans cette délicieuse maison, c’est l’odeur du poisson ; elle était si pénétrante, que quand je tirai mon mouchoir de poche, on aurait dit, à l’odeur, qu’il avait servi à envelopper un homard. Lorsque je confiai cette découverte à Peggotty, elle m’apprit que son frère faisait le commerce des homards, des crabes et des écrevisses ; je trouvai ensuite un tas de ces animaux, étrangement entortillés les uns dans les autres et toujours occupés à pincer tout ce qu’ils trouvaient au fond d’un petit réservoir en bois, où on mettait aussi les pots et les bouilloires.

 

Nous fûmes reçus par une femme très-polie qui portait un tablier blanc, et que j’avais vue nous faire la révérence à une demi-lieue de distance, quand j’arrivais sur le dos de Ham. Elle avait près d’elle une ravissante petite fille (du moins c’était mon avis), avec un collier de perles bleues ; elle ne voulut jamais me laisser l’embrasser, et alla se cacher quand je lui en fis la proposition. Nous finissions de dîner de la façon la plus somptueuse, avec des poules d’eau bouillies, du beurre fondu, des pommes de terre, et une côtelette à mon usage, lorsque nous vîmes arriver un homme aux longs cheveux qui avait l’air très-bon enfant. Comme il appelait Peggotty « ma mignonne, » et qu’il lui donna un gros baiser sur la joue, je n’eus aucun doute (vu la retenue habituelle de Peggotty) que ce ne fût son frère ; en effet, c’était lui, et on me le présenta bientôt comme M. Peggotty, le maître de céans.

 

« Je suis bien aise de vous voir, monsieur ? dit M. Peggotty. Nous sommes de braves gens, monsieur, un peu rudes, mais tout à votre service. »

 

Je le remerciai, et je lui répondis que j’étais bien sûr d’être heureux dans un aussi charmant endroit.

 

« Comment va votre maman, monsieur ? dit M. Peggotty. L’avez-vous laissée en bonne santé ? »

 

Je répondis à M. Peggotty qu’elle était en aussi bonne santé que je pouvais le souhaiter, et qu’elle lui envoyait ses compliments, ce qui était de ma part une fiction polie.

 

« Je lui suis bien obligé, » dit M. Peggotty. « Eh bien, monsieur, si vous pouvez vous accommoder de nous, pendant quinze jours, dit-il, en se tournant vers sa sœur, et Ham, et la petite Émilie, nous serons fiers de votre compagnie. »

 

Après m’avoir fait les honneurs de sa maison de la façon la plus hospitalière, M. Peggotty alla se débarbouiller avec de l’eau chaude, tout en observant que « l’eau froide ne suffisait pas pour lui nettoyer la figure. » Il revint bientôt, ayant beaucoup gagné à cette toilette, mais si rouge que je ne pus m’empêcher de penser que sa figure avait cela de commun avec les homards, les crabes et les écrevisses, qu’elle entrait dans l’eau chaude toute noire, et qu’elle en ressortait toute rouge.

 

Quand nous eûmes pris le thé, on ferma la porte et on s’établit bien confortablement (les nuits étaient déjà froides et brumeuses), cela me parut la plus délicieuse retraite que pût concevoir l’imagination des hommes. Entendre le vent souffler sur la mer, savoir que le brouillard envahissait toute cette plaine désolée qui nous entourait, et se sentir près du feu, dans une maison absolument isolée, qui était un bateau, cela avait quelque chose de féerique. La petite Émilie avait surmonté sa timidité, elle était assise à côté de moi sur le coffre le moins élevé ; il y avait là tout juste de la place pour nous deux au coin de la cheminée ; mistress Peggotty avec son tablier blanc, tricotait au coin opposé ; Peggotty tirait l’aiguille, avec sa boîte au couvercle de saint Paul et le petit bout de cire qui semblaient n’avoir jamais connu d’autre domicile. Ham qui m’avait donné ma première leçon du jeu de bataille, cherchait à se rappeler comment on disait la bonne aventure, et laissait sur chaque carte qu’il retournait la marque de son pouce. M. Peggotty fumait sa pipe. Je sentis que c’était un moment propre à la conversation et à l’intimité.

 

« M. Peggotty ! lui dis-je.

 

– Monsieur, dit-il.

 

– Est-ce que vous avez donné à votre fils le nom de Ham, parce que vous vivez dans une espèce d’arche ? »

 

M. Peggotty sembla trouver que c’était une idée très-profonde, mais il répondit :

 

« Non, monsieur, je ne lui ai jamais donné de nom.

 

– Qui lui a donc donné ce nom ? dis-je en posant à M. Peggotty la seconde question du catéchisme.

 

– Mais, monsieur, c’est son père qui le lui a donné, dit M. Peggotty.

 

– Je croyais que vous étiez son père.

 

– C’était mon frère Joe qui était son père, dit M. Peggotty.

 

– Il est mort, M. Peggotty ? demandai-je après un moment de silence respectueux.

 

– Noyé, dit M. Peggotty. »

 

J’étais très-étonné que M. Peggotty ne fût pas le père de Ham, et je me demandais si je ne me trompais pas aussi sur sa parenté avec les autres personnes présentes. J’avais si grande envie de le savoir, que je me déterminai à le demander à M. Peggotty.

 

« Et la petite Émilie, dis-je, en la regardant. C’est votre fille, n’est-ce pas, monsieur Peggotty ?

 

– Non, monsieur. C’était mon beau-frère, Tom, qui était son père. »

 

Je ne pus m’empêcher de lui dire après un autre silence plein de respect : « Il est mort, M. Peggotty ?

 

– Noyé, » dit M. Peggotty.

 

Je sentais combien il était difficile de continuer sur ce sujet, mais je ne savais pas encore tout, et je voulais tout savoir. J’ajoutai donc :

 

« Vous avez des enfants, monsieur Peggotty.

 

– Non, monsieur, répondit-il en riant. Je suis célibataire.

 

– Célibataire ! dis-je avec étonnement. Mais alors, qu’est-ce que c’est que ça, monsieur Peggotty ? » Et je lui montrai la personne au tablier blanc qui tricotait.

 

« C’est mistress Gummidge, dit M. Peggotty.

 

– Gummidge, monsieur Peggotty ? »

 

Mais ici Peggotty, je veux dire ma Peggotty à moi, me fit des signes tellement expressifs pour me dire de ne plus faire de questions qu’il ne me resta plus qu’à m’asseoir et à regarder toute la compagnie qui garda le silence, jusqu’au moment où on alla se coucher. Alors, dans le secret de ma petite cabine, Peggotty m’informa que Ham et Émilie étaient un neveu et une nièce de mon hôte qu’il avait adoptés dans leur enfance à différentes époques, lorsque la mort de leurs parents les avait laissés sans ressources, et que mistress Gummidge était la veuve d’un marin, son associé dans l’exploitation d’une barque, qui était mort très-pauvre. Mon frère n’est lui-même qu’un pauvre homme, disait Peggotty, mais c’est de l’or en barre, franc comme l’acier, (je cite ses comparaisons). Le seul sujet, à ce qu’elle m’apprit, qui fit sortir son frère de son caractère ou qui le portât à jurer, c’était lorsqu’on parlait de sa générosité. Pour peu qu’on y fit allusion, il donnait sur la table un violent coup de poing de sa main droite (si bien qu’un jour il en fendit la table en deux) et il jura qu’il ficherait le camp et s’en irait au diable, si jamais on lui parlait de ça. J’eus beau faire des questions, personne n’avait la moindre explication grammaticale à me donner de l’étymologie de cette terrible locution : « ficher un camp. » Mais tous s’accordaient à la regarder comme une imprécation des plus solennelles.

 

Je sentais profondément toute la bonté de mon hôte, et j’avais l’âme très-satisfaite sans compter que je tombais de sommeil, tout en prêtant l’oreille au bruit que faisaient les femmes en allant se coucher dans un petit lit comme le mien, placé à l’autre extrémité du bateau, tandis que M. Peggotty et Ham suspendaient deux hamacs aux crochets que j’avais remarqués au plafond. Le sommeil s’emparait de moi, mais je me sentais pourtant saisi d’une crainte vague, en songeant à la grande profondeur sombre qui m’entourait, en entendant le vent gémir sur les vagues, et les soulever tout à coup. Mais je me dis qu’après tout j’étais dans un bateau, et que s’il arrivait quelque chose, M. Peggotty était là pour venir à notre aide.

 

Cependant il ne m’arriva pas d’autre mal, que de m’éveiller tranquillement, le lendemain. Dès que le soleil brilla sur le cadre en coquilles d’huîtres qui entourait mon miroir, je sautai hors de mon lit, et je courus sur la plage avec la petite Émilie pour ramasser des coquillages.

 

« Vous êtes un vrai petit marin, je pense ? dis-je à Émilie. Non que j’eusse jamais rien pensé de pareil, mais je trouvai qu’il était du devoir de la galanterie de lui dire quelque chose, et je voyais en ce moment dans les yeux brillants d’Émilie, se réfléchir une petite voile si étincelante, que cela m’inspira cette réflexion.

 

– Non, dit Émilie, en hochant la tête, j’ai peur de la mer.

 

– Peur ! répétai-je avec un petit air fanfaron, tout en regardant en face le grand Océan. Moi je n’ai pas peur !

 

– Ah ! la mer est si cruelle ; dit Émilie. Je l’ai vue bien cruelle pour quelques-uns de nos hommes. Je l’ai vue mettre en pièces un bateau aussi grand que notre maison.

 

– J’espère que ce n’était pas la barque où…

 

– Où mon père a été noyé ? dit Émilie. Non ce n’était pas celle-là : je ne l’ai jamais vue, celle-là.

 

– Et lui, l’avez-vous connu ? demandai-je. »

 

La petite Émilie secoua la tête. « Pas que je me souvienne ? »

 

Quelle coïncidence ! Je lui expliquai immédiatement comment je n’avais jamais vu mon père ; et comment ma mère et moi nous vivions toujours ensemble parfaitement heureux, ce que nous comptions faire éternellement ; et comment le tombeau de mon père était dans le cimetière près de notre maison, à l’ombre d’un arbre sous lequel j’avais souvent été me promener le matin pour entendre chanter les petits oiseaux. Mais il y avait quelques différences entre Émilie et moi, bien que nous fussions tous deux orphelins. Elle avait perdu sa mère avant son père, et personne ne savait où était le tombeau de son père ; on savait seulement qu’il reposait quelque part dans la mer profonde.

 

« Et puis, dit Émilie, tout en cherchant des coquillages et des cailloux, votre père était un monsieur, et votre mère est une dame ; et moi, mon père était un pêcheur, ma mère était fille de pêcheur, et mon oncle Dan est un pêcheur.

 

– Dan est monsieur Peggotty, n’est-ce pas ? dis-je.

 

– Mon oncle Dan là-bas, répondit Émilie, tout en m’indiquant le bateau.

 

– Oui c’est de lui que je parle. Il doit être très-bon, n’est-ce pas ?

 

– Bon ? dit Émilie. Si j’étais une dame, je lui donnerais un habit bleu de ciel avec des boutons de diamant, un pantalon de nankin, un gilet de velours rouge, un chapeau à trois cornes, une grosse montre d’or, une pipe en argent, et un coffre tout plein d’argent. »

 

Je dis que je ne doutais pas que M. Peggotty ne méritât tous ces trésors. Je dois avouer que j’avais quelque peine à me le représenter parfaitement à son aise dans l’accoutrement que rêvait pour lui sa petite nièce, exaltée par sa reconnaissance, et que j’avais en particulier des doutes sur l’utilité du chapeau à trois cornes ; mais je gardai ces réflexions pour moi.

 

La petite Émilie levait les yeux tout en énumérant ces divers articles, comme si elle contemplait une glorieuse vision. Nous nous remîmes à chercher des pierres et des coquillages.

 

« Vous aimeriez à être une dame ? » lui dis-je.

 

Émilie me regarda, et se mit à rire en me disant oui.

 

« Je l’aimerais beaucoup. Alors nous serions tous des messieurs et des dames. Moi, et mon oncle, et Ham, et mistress Gummidge. Alors nous ne nous inquiéterions pas du mauvais temps. Pas pour nous, du moins. Cela nous ferait seulement de la peine pour les pauvres pêcheurs, et nous leur donnerions de l’argent quand il leur arriverait quelque malheur. »

 

Cela me parut un tableau très-satisfaisant et par conséquent extrêmement naturel. J’exprimai le plaisir que j’avais à y songer, et la petite Émilie se sentit le courage de me dire, bien timidement :

 

« N’avez-vous pas peur de la mer, maintenant ? »

 

La mer était assez calme pour me rassurer, mais je suis bien sûr que si une vague d’une dimension suffisante s’était avancée vers moi, j’aurais immédiatement pris la fuite, poursuivi par le souvenir de tous ses parents noyés. Cependant je répondis : « Non, » et j’ajoutai : « Mais ni vous non plus, bien que vous prétendiez avoir peur, » car elle marchait beaucoup trop près du bord d’une vieille jetée en bois sur laquelle nous nous étions aventurés, et j’avais vraiment peur qu’elle ne tombât.

 

« Oh ! ce n’est pas de cela que j’ai peur, dit la petite Émilie, mais c’est quand la mer gronde, que ça me réveille, et que je tremble en pensant à l’oncle Dan et à Ham ; il me semble que je les entends crier au secours. Voilà pourquoi j’aimerais tant à être une dame. Mais ici je n’ai pas peur. Pas du tout. Regardez-moi ! »

 

Elle s’élança, et se mit à courir le long d’une grosse poutre qui partait de l’endroit où nous étions et dominait la mer d’assez haut, sans la moindre barrière. Cet incident se grava tellement dans ma mémoire, que, si j’étais peintre, je pourrais encore aujourd’hui le reproduire exactement : je pourrais montrer la petite Émilie s’avançant à la mort (je le croyais alors), les yeux fixés au loin sur la mer, avec une expression que je n’ai jamais oubliée.

 

Elle revint bientôt près de moi, agile, hardie et voltigeante, et je ris de mes craintes, aussi bien que du cri que j’avais poussé, cri inutile en tout cas, puisqu’il n’y avait personne près de là. Mais depuis, je me suis souvent demandé s’il n’était pas possible (il y a tant de choses que nous ne savons pas), que, dans cette témérité subite de l’enfant, et dans son regard de défi jeté aux vagues lointaines, il y eût comme un instinct de pitié filiale qui lui faisait trouver du plaisir à se sentir aussi en danger, à revendiquer sa part du trépas subi par son père, un souhait vague et rapide d’aller ce jour-là le rejoindre dans la mort. Depuis ce temps-là il m’est arrivé de me demander à moi-même : « Je suppose que ce fût là une révélation soudaine de la vie qu’elle allait avoir à traverser, et que, dans mon âme d’enfant, j’eusse été capable de la comprendre ; je suppose que sa vie eût dépendu de moi, d’un mouvement de ma main, aurais-je bien fait de la lui tendre pour la sauver de sa chute ? Il m’est arrivé, (je ne dis pas que cette réflexion ait duré longtemps), de me demander s’il n’aurait pas alors mieux valu pour la petite Émilie que les eaux se refermassent sur elle, ce matin-là, devant moi, et de me répondre oui, cela aurait mieux valu. » Mais n’anticipons pas : il sera toujours temps d’en parler. N’importe, puisque c’est dit, je le laisse.

 

Nous errâmes longtemps ensemble, tout en nous remplissant les poches d’un tas de choses que nous trouvions très-curieuses ; ensuite nous remîmes soigneusement dans l’eau des étoiles de mer. Je ne connais pas assez les habitudes de cette race d’êtres pour être bien sûr qu’ils nous aient été reconnaissants de cette attention. Puis enfin nous reprîmes le chemin de la demeure de M. Peggotty. Nous nous arrêtâmes près du réservoir aux homards pour échanger un innocent baiser, et nous rentrâmes pour déjeuner, tout rouges de santé et de plaisir.

 

« Comme deux jeunes grives, » dit M. Peggotty. Ce que je pris pour un compliment.

 

Il va sans dire que j’étais amoureux de la petite Émilie. Certainement j’aimais cette enfant, avec toute la sincérité et toute la tendresse qu’on peut éprouver plus tard dans la vie ; je l’aimais avec plus de pureté et de désintéressement qu’il n’y en a dans l’amour de la jeunesse, quelque grand et quelque élevé qu’il soit. Mon imagination créait autour de cette petite créature aux yeux bleus quelque chose d’idéal qui faisait d’elle un vrai petit ange. Si par une matinée au ciel d’azur, je l’avais vue déployer ses ailes et s’envoler en ma présence, je crois que j’aurais regardé cela comme un événement auquel je devais m’attendre.

 

Nous nous promenions pendant des heures entières en nous donnant la main près de cette plaine monotone de Yarmouth. Les jours s’écoulaient gaiement pour nous, comme si le temps n’avait pas lui-même grandi, et qu’il fût encore un enfant, toujours prêt à jouer comme nous. Je disais à Émilie que je l’adorais, et que si elle ne m’aimait pas, il ne me restait plus qu’à me passer une épée à travers le corps. Elle me répondait qu’elle m’adorait, elle aussi, et je suis sûr que c’était vrai.

 

Quant à songer à l’inégalité de nos conditions, à notre jeunesse, ou à tout autre obstacle, la petite Émilie et moi nous ne prenions pas cette peine, nous ne songions pas à l’avenir. Nous ne nous inquiétions pas plus de ce que nous ferions plus tard que de ce que nous avions fait autrefois. En attendant nous faisions l’admiration de mistress Gummidge et de Peggotty, qui murmuraient souvent le soir, lorsque nous étions tendrement assis à côté l’un de l’autre, sur notre petit coffre. « Seigneur Dieu, n’est-ce pas charmant ? » M. Peggotty nous souriait tout en fumant sa pipe, et Ham faisait pendant des heures entières des grimaces de satisfaction. Je suppose que nous les amusions à peu près comme aurait pu le faire un joli joujou, ou un modèle en miniature du Colysée.

 

Je découvris bientôt que mistress Gummidge n’était pas toujours aussi aimable qu’on aurait pu s’y attendre, vu les termes dans lesquels elle se trouvait vis-à-vis de M. Peggotty. Mistress Gummidge était naturellement assez grognon, et elle se plaignait plus qu’il ne fallait pour que cela fût agréable dans une si petite colonie. J’en étais très-fâché pour elle, mais souvent je me disais qu’on serait bien mieux à son aise si mistress Gummidge avait une chambre commode, où elle pût se retirer jusqu’à ce qu’elle eût repris un peu sa bonne humeur.

 

M. Peggotty allait parfois à un cabaret appelé Le bon Vivant. Je découvris cela un soir, deux ou trois jours après notre arrivée, en voyant mistress Gummidge lever sans cesse les yeux sur l’horloge hollandaise, entre huit et neuf heures, tout en répétant qu’il était au cabaret, et que, bien mieux, elle s’était doutée dès le matin qu’il ne manquerait pas d’y aller.

 

Pendant toute la matinée, mistress Gummidge avait été extrêmement abattue, et dans l’après-midi elle avait fondu en larmes, parce que le feu s’était mis à fumer. « Je suis une pauvre créature perdue sans ressource, » s’écria mistress Gummidge, en voyant ce désagrément, tout me contrarie.

 

« Oh ! ce sera bientôt passé, » dit Peggotty (c’est de notre Peggotty que je parle), et puis, voyez-vous, c’est aussi désagréable pour nous que pour vous.

 

– Oui, mais moi, je le sens davantage, » dit mistress Gummidge.

 

C’était par un jour très-froid, le vent était perçant. Mistress Gummidge était, à ce qu’il me semblait, très-bien établie dans le coin le plus chaud de la chambre, elle avait la meilleure chaise, mais ce jour-là rien ne lui convenait. Elle se plaignait constamment du froid, qui lui causait une douleur dans le dos : elle appelait cela des fourmillements. Enfin elle se mit à pleurer et à répéter qu’elle n’était qu’une pauvre créature abandonnée, et que tout tournait contre elle.

 

« Il fait certainement très-froid, dit Peggotty. Nous le sentons bien tous, comme vous.

 

– Oui, mais moi, je le sens plus que d’autres, » dit Mistress Gummidge.

 

Et de même à dîner, mistress Gummidge était toujours servie immédiatement après moi, à qui on donnait la préférence comme à un personnage de distinction. Le poisson était mince et maigre, et les pommes de terre étaient légèrement brûlées. Nous avouâmes tous que c’était pour nous un petit désappointement, mais mistress Gummidge fondit en larmes et déclara avec une grande amertume qu’elle le sentait plus qu’aucun de nous.

 

Quand M. Peggotty rentra, vers neuf heures, l’infortunée mistress Gummidge tricotait dans son coin de l’air le plus misérable. Peggotty travaillait gaiement. Ham raccommodait une paire de grandes bottes. Moi, je lisais tout haut, la petite Émilie à côté de moi. Mistress Gummidge avait poussé un soupir de désolation, et n’avait pas, depuis le thé, levé une seule fois les yeux sur nous.

 

« Eh bien, les amis, dit M. Peggotty en prenant une chaise, comment ça va-t-il ? »

 

Nous lui adressâmes tous un mot de bienvenue, excepté mistress Gummidge qui hocha tristement la tête sur son tricot.

 

« Qu’est-ce qui ne va pas ? dit M. Peggotty tout en frappant des mains. Courage, vieille mère » (M. Peggotty voulait dire, vieille fille).

 

Mistress Gummidge n’avait pas la force de reprendre courage. Elle tira un vieux mouchoir de soie noire et s’essuya les yeux, mais au lieu de le remettre dans sa poche, elle le garda à la main, s’essuya de nouveau les yeux et le garda encore, tout prêt pour une autre occasion.

 

« Qu’est-ce qui cloche, ma bonne femme ? dit M. Peggotty.

 

– Rien, répondit mistress Gummidge. Vous revenez du Bon vivant, Dan ?

 

– Mais oui, j’ai fait ce soir une petite visite au Bon vivant, dit M. Peggotty.

 

– Je suis fâchée que ce soit moi qui vous force à aller là, dit mistress Gummidge.

 

– Me forcer ! mais je n’ai pas besoin qu’on m’y force, repartit M. Peggotty avec le rire le plus franc ; je n’y suis que trop disposé.

 

– Très-disposé, dit mistress Gummidge en secouant la tête et en s’essuyant les yeux. Oui, oui, très-disposé ; je suis fâchée que ce soit à cause de moi que vous y soyez si disposé.

 

– À cause de vous ? Ce n’est pas à cause de vous ! dit M. Peggotty. N’allez pas croire ça.

 

– Si, si, s’écria mistress Gummidge, je sais que je suis… je sais que je suis une pauvre créature perdue sans ressources, que non-seulement tout me contrarie, mais que je contrarie tout le monde. Oui, oui, je sens plus que d’autres et je le montre davantage. C’est mon malheur. »

 

Je ne pouvais m’empêcher, tout en écoutant ce discours, de me dire que son malheur se faisait bien sentir aussi à quelques autres membres de la famille. Mais M. Peggotty se garda bien de faire cette réflexion, et se borna à prier mistress Gummidge de reprendre courage.

 

« J’aimerais mieux être je ne sais pas quoi, dit mistress Gummidge. Certainement je me connais bien : ce sont mes peines qui m’ont aigrie. Je les sens toujours, et alors elles me contrarient. Je voudrais ne pas les sentir, mais je les sens. Je voudrais avoir le cœur plus dur, mais je ne l’ai pas. Je rends cette maison misérable, je ne m’en étonne pas. Je n’ai fait que tourmenter votre sœur tout le jour et M. Davy aussi. »

 

Ici l’attendrissement me gagna et je m’écriai dans mon trouble :

 

« Non, mistress Gummidge, vous ne m’avez pas tourmenté.

 

– Je sais bien que c’est mal à moi, dit mistress Gummidge. C’est mal reconnaître tout ce qu’on a fait pour moi. Je ferais mieux d’aller mourir à l’hospice. Je suis une pauvre créature perdue sans ressources, et il vaut mieux que je ne reste pas ici à faire aller tout de travers. Si les choses vont tout de travers avec moi et que j’aille moi-même tout de travers, il vaut mieux que j’aille tout de travers dans l’hospice de la paroisse. Dan, laissez-moi y aller mourir, pour vous débarrasser de moi ! »

 

À ces mots mistress Gummidge se retira, et alla se coucher. Quand elle fut partie, M. Peggotty, qui jusque-là lui avait manifesté la plus profonde sympathie, se tourna vers nous, le visage encore tout empreint de ce sentiment, et nous dit à voix basse :

 

« Elle a pensé à l’ancien. »

 

Je ne comprenais pas bien sur quel ancien on supposait qu’avait pu méditer mistress Gummidge, mais Peggotty m’expliqua, tout en m’aidant à me coucher, que c’était feu M. Gummidge, et que son frère avait toujours cette explication toute prête dans de telles occasions, explication qui lui causait alors une grande émotion. Je l’entendis répéter à Ham, plusieurs fois, du hamac où il était couché :

 

« Pauvre femme ! c’est qu’elle pensait à l’ancien ! »

 

Et toutes les fois que, durant mon séjour, mistress Gummidge se laissa aller à sa mélancolie (ce qui arriva assez fréquemment) il répéta la même chose pour excuser son abattement, et toujours avec la plus tendre commisération.

 

Quinze jours se passèrent ainsi, sans autre variété que le changement des marées qui faisait sortir ou rentrer M. Peggotty à d’autres heures, et qui apportait aussi quelque variété dans les occupations de Ham. Quand ce dernier n’avait rien à faire, il se promenait quelquefois avec nous pour nous montrer les vaisseaux et les barques. Une ou deux fois, il nous fit faire une excursion en bateau. Je ne sais pourquoi il y a des impressions qui s’associent plus particulièrement à un lieu qu’à un autre, mais je crois que c’est comme cela pour beaucoup de personnes, surtout pour les souvenirs de leur enfance ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne puis jamais lire ou entendre prononcer le nom de Yarmouth sans me rappeler un certain dimanche matin où nous étions sur la plage : les cloches appelaient les fidèles à l’église : La tête de la petite Émilie reposait sur mon épaule : Ham jetait nonchalamment des cailloux dans la mer, et le soleil, dissipant au loin un épais brouillard, nous faisait entrevoir les vaisseaux à l’horizon.

 

Enfin le jour de la séparation arriva. Je me sentais le courage de quitter M. Peggotty et mistress Gummidge, mais mon cœur se brisait à la pensée de dire adieu à la petite Émilie. Nous allâmes, en nous donnant le bras, jusqu’à l’auberge où le voiturier descendait, et en chemin je promis de lui écrire (je tins plus tard ma promesse, en lui envoyant une page de caractères plus gros que ceux des affiches ou des annonces des appartements à louer). Au moment de nous quitter, notre émotion fut terrible, et s’il m’est jamais arrivé dans ma vie de sentir se faire dans mon cœur un vide immense, c’est ce jour-là.

 

Pendant tout le temps de ma visite, j’avais été assez ingrat pour la maison paternelle ; je n’y avais que peu ou point pensé ; mais à peine eus-je repris le chemin de ma demeure, que ma conscience enfantine m’en montra le chemin d’un air de reproche, et plus je me sentis désolé, plus je compris que c’était là mon refuge, et que ma mère était mon amie et ma consolation.

 

À mesure que nous avancions, ce sentiment s’emparait de moi davantage. Aussi, en reconnaissant sur la route tout ce qui m’était familier et cher, je me sentais transporté du désir d’arriver près de ma mère et de me jeter dans ses bras. Mais Peggotty, au lieu de partager mes transports, cherchait à les calmer (bien que très-tendrement) et elle avait l’air tout embarrassé et mal à son aise.

 

Blunderstone la Rookery devait cependant, en dépit des efforts de Peggotty, apparaître devant moi, lorsque cela plairait au cheval du voiturier. Je le vis enfin, comme je me le rappelle bien encore, par cette froide matinée, sous un ciel gris qui annonçait la pluie !

 

La porte s’ouvrit ; moitié riant, moitié pleurant, dans une douce agitation, je levai les yeux pour voir ma mère. Ce n’était pas elle, mais une servante inconnue.

 

« Comment, Peggotty ! dis-je d’un ton lamentable, elle n’est pas encore revenue ?

 

– Si, si, monsieur Davy, dit Peggotty, elle est revenue. Attendez un moment, monsieur Davy, et… et je vous dirai quelque chose. »

 

Au milieu de son agitation, Peggotty, naturellement fort maladroite, mettait sa robe en lambeaux dans ses efforts pour descendre de la carriole, mais j’étais trop étonné et trop désappointé pour le lui dire. Quand elle fut descendue, elle me prit par la main, me conduisit dans la cuisine, à ma grande stupéfaction, puis ferma la porte.

 

« Peggotty, dis-je tout effrayé, qu’est-ce qu’il y a donc ?

 

– Il n’y a rien, mon cher monsieur Davy ; que le bon Dieu vous bénisse ! répondit-elle, en affectant de prendre un air joyeux.

 

– Si, je suis sûr qu’il y a quelque chose. Où est maman ?

 

– Où est maman, monsieur Davy ? répéta Peggotty.

 

– Oui. Pourquoi n’est-elle pas à la grille, et pourquoi sommes-nous entrés ici ? Oh ! Peggotty ! » Mes yeux se remplissaient de larmes et il me semblait que j’allais tomber.

 

« Que Dieu le bénisse, ce cher enfant ! cria Peggotty en me saisissant par le bras. Qu’est-ce que vous avez ? Mon chéri, parlez-moi !

 

– Elle n’est pas morte, elle aussi ? Oh ! Peggotty, elle n’est pas morte ?

 

– Non ! » s’écria Peggotty avec une énergie incroyable ; puis elle se rassit toute haletante, en disant que je lui avais porté un coup.

 

Je me mis à l’embrasser de toutes mes forces pour effacer le coup ou pour lui en donner un autre qui rectifiât le premier, puis je restai debout devant elle, silencieux et étonné.

 

« Voyez-vous, mon chéri, j’aurais dû vous le dire plus tôt, reprit Peggotty, mais je n’en ai pas trouvé l’occasion. J’aurais dû le faire peut-être, mais voilà… c’est que… je n’ai pas pu m’y décider tout à fait.

 

– Continuez, Peggotty, dis-je plus effrayé que jamais.

 

– Monsieur Davy, dit Peggotty en dénouant son chapeau d’une main tremblante et d’une voix entrecoupée, c’est que, voyez-vous, vous avez un papa ! »

 

Je tremblai, puis je pâlis. Quelque chose, je ne saurais dire quoi, quelque chose qui semblait venir du tombeau dans le cimetière, comme si les morts s’étaient réveillés, avait passé auprès de moi, répandant un souffle mortel.

 

« Un autre, dit Peggotty.

 

– Un autre ? » répétai-je.

 

Peggotty toussa légèrement, comme si elle avait avalé quelque chose qui lui raclât le gosier, puis me prenant la main, elle me dit :

 

« Venez le voir.

 

– Je ne veux pas le voir.

 

– Et votre maman, » dit Peggotty.

 

Je ne reculai plus, et nous allâmes droit au grand salon, où elle me laissa. Ma mère était assise à un coin de la cheminée ; je vis M. Murdstone assis à l’autre. Ma mère laissa tomber son ouvrage et se leva précipitamment, mais timidement, à ce que je crus voir.

 

« Maintenant, Clara, ma chère, dit M. Murdstone, souvenez-vous ! Il faut vous contenir, il faut toujours vous contenir ! Davy, mon garçon, comment vous portez-vous ? »

 

Je lui tendis la main. Après un moment de suspens, j’allai embrasser ma mère : elle m’embrassa aussi, posa doucement la main sur mon épaule, puis se remit à travailler. Je ne pouvais regarder ni elle ni lui, mais je savais bien qu’il nous regardait tous deux ; je m’approchai de la fenêtre et je contemplai longtemps quelques arbustes que les frimas faisaient ployer sous leur poids.

 

Dès que je pus m’échapper, je montai l’escalier. Mon ancienne chambre que j’aimais tant était toute changée, et je devais habiter bien loin de là. Je redescendis pour voir si je trouverais quelque chose qui n’eût pas changé : tout me paraissait si différent ! j’errai dans la cour, mais bientôt je fus forcé de m’enfuir, car la niche, jadis vide, était maintenant occupée par un grand chien, à la gueule profonde et à la crinière noire, un vrai diable : à ma vue il s’était élancé vers moi comme pour me happer.

 

CHAPITRE IV.

Je tombe en disgrâce.


Si la chambre où on avait transporté mon lit pouvait rendre témoignage de ce qui se passait dans ses murs, je pourrais, aujourd’hui encore (qui est-ce qui demeure là ? j’aimerais le savoir), l’appeler en témoignage pour déclarer combien mon cœur était désolé lorsque j’y rentrai ce soir-là. En remontant, j’entendis le gros chien qui continuait d’aboyer après moi ; la chambre me paraissait triste et inconnue, j’étais aussi triste qu’elle : je m’assis ; mes petites mains se croisèrent machinalement, et je me mis à penser.

 

Je pensai aux choses les plus bizarres : À la forme de la chambre, aux fentes du plafond, au papier qui recouvrait les murs, aux défauts des carreaux qui faisaient des bosses ou des creux dans le paysage, à ma table de toilette dont les trois pieds boiteux avaient quelque chose de rechigné qui me rappela mistress Gummidge lorsqu’elle songeait à l’Ancien. Et alors je pleurais, mais, sauf que je me sentais tout gelé et misérable, je crois que je ne savais pas bien pourquoi je pleurais. Enfin, dans mon désespoir, il me vint à l’esprit que j’aimais passionnément la petite Émilie, qu’on m’avait enlevé à elle pour m’amener dans un lieu où personne ne m’aimait autant qu’elle. À force de me désoler de cette pensée, je finis par me rouler dans un coin de mon couvre-pied et par m’endormir en pleurant.

 

Je me réveillai en entendant quelqu’un dire : « Le voilà ! » Une main découvrait doucement ma tête brûlante. Ma mère et Peggotty étaient venues me chercher, et c’était la voix de l’une d’elles que j’avais entendue.

 

« Davy, dit ma mère, qu’est-ce que vous avez donc ? »

 

Comment pouvait-elle se demander cela ? Je répondis : « Je n’ai rien. » Mais je détournai la tête pour cacher le tremblement de ma lèvre qui lui en aurait pu dire davantage.

 

« Davy ! dit ma mère, Davy, mon enfant ! »

 

Rien de ce qu’elle aurait pu dire ne m’aurait autant troublé que ces simples mots : « Mon enfant ! » Je cachai mes larmes dans mon oreiller, et je repoussai la main de ma mère qui voulait m’attirer vers elle.

 

« C’est votre faute, Peggotty, méchante que vous êtes ! dit ma mère. Je le sais bien. Comment pouvez-vous, je vous le demande, avoir le courage d’indisposer mon cher enfant contre moi ou contre ceux que j’aime. Qu’est-ce que cela veut dire, Peggotty ? »

 

La pauvre Peggotty leva les yeux au ciel et répondit, en commentant la prière d’actions de grâces que je répétais habituellement après le dîner :

 

« Que le Seigneur vous pardonne, mistress Copperfield, et puissiez-vous ne jamais avoir à vous repentir de ce que vous venez de dire là !

 

– Il y a de quoi me faire perdre la tête, s’écria ma mère, et cela pendant une lune de miel, quand on devrait croire que mon plus cruel ennemi ne voudrait pas m’enlever un peu de paix et de bonheur. Davy, méchant enfant ! Peggotty, atroce femme que vous êtes ! Oh ! mon Dieu, s’écria ma mère en se tournant de l’un à l’autre avec une irritation capricieuse, quel triste séjour que ce monde, et dans un moment où on devrait s’attendre à n’avoir que des choses agréables ! »

 

Je sentis tout d’un coup se poser sur moi une main qui n’était ni celle de ma mère ni celle de Peggotty ; je me glissai au pied de mon lit. C’était la main de M. Murdstone qui tenait mon bras.

 

« Qu’est-ce que cela signifie, Clara, mon amour ? Avez-vous oublié ? Un peu de fermeté, ma chère !

 

– Je suis bien fâchée, Édouard, dit ma mère, je voulais être raisonnable, mais je me sens si triste !

 

– Vraiment, dit-il, je suis fâché de vous entendre dire cela ; c’est commencer bien tôt, Clara.

 

– Je dis qu’il est bien dur qu’on me rende malheureuse en ce moment, dit ma mère en faisant une petite moue ; et c’est… c’est bien dur… n’est-ce pas ? »

 

Il l’attira à lui, lui murmura quelques mots à l’oreille, et l’embrassa. La tête de ma mère reposait sur son épaule, elle avait passé son bras autour du cou de son mari ; je compris dès lors qu’il pourrait toujours, comme il le faisait alors, faire plier à son gré une nature si flexible.

 

– Descendez, mon amour, dit M. Murdstone, David et moi nous allons revenir tout à l’heure. Ma brave femme, dit-il en se tournant vers Peggotty, lorsqu’il eut vu sortir ma mère de la chambre, en l’accompagnant d’un gracieux sourire, ma brave femme, et il la regardait d’un air menaçant, vous savez le nom de votre maîtresse ?

 

– Il y a longtemps qu’elle est ma maîtresse, monsieur, répondit Peggotty, je dois le savoir.

 

– C’est vrai, répondit-il, mais tout à l’heure, en montant, j’ai cru vous entendre l’appeler par un nom qui n’est pas le sien. Elle a pris le mien, vous le savez. Ne l’oubliez pas, je vous prie. »

 

Peggotty sortit sans répondre autrement que par une révérence, tout en me lançant des regards inquiets ; elle avait probablement compris qu’on voulait qu’elle s’en allât, et elle n’avait point d’excuse à donner pour rester.

 

Lorsque nous fûmes tous deux seuls, il ferma la porte, et s’asseyant sur une chaise devant laquelle il se tenait debout, il fixa sur moi un regard perçant ; mes yeux à moi s’attachaient aux siens. Il me semble encore entendre battre mon petit cœur.

 

« David, dit-il, et ses lèvres minces se serraient l’une contre l’autre, quand j’ai à réduire un cheval ou un chien entêté, qu’est-ce que je fais, selon vous ?

 

– Je n’en sais rien.

 

– Je le bats. »

 

Je lui avais répondu d’une voix presque éteinte, mais je sentais maintenant que la respiration me manquait tout à fait.

 

« Je le fais céder et demander grâce. Je me dis, voilà un drôle que je veux dompter, et quand même cela devrait lui coûter tout le sang qu’il a dans les veines, j’en viendrai à bout. Qu’est-ce que je vois-là sur votre joue ?

 

– C’est de la boue, répondis-je. »

 

Il savait aussi bien que moi que c’était la trace de mes larmes ; mais quand même il m’aurait adressé vingt fois la même question, en m’assommant de coups chaque fois, je crois que mon petit cœur se serait brisé avant que je lui répondisse autrement.

 

« Pour un enfant, vous avez beaucoup d’intelligence, dit-il avec le sourire grave qui lui était familier, et vous m’avez compris, je le vois. Lavez-vous la figure, monsieur, et descendez avec moi. »

 

Il me montra la toilette, celle que je comparais dans mon esprit à mistress Gummidge, et me fit signe de la tête de lui obéir immédiatement. Je ne doutais pas alors, et je doute encore moins maintenant, qu’il ne fût tout prêt à me rouer de coups, sans le moindre scrupule, si j’avais hésité.

 

« Clara, ma chère, dit-il, lorsque je lui eus obéi et que nous fûmes descendus au salon, sa main toujours appuyée sur mon bras, on ne vous tourmentera plus, j’espère. Nous corrigerons notre petit caractère. »

 

Dieu m’est témoin qu’en ce moment un mot de tendresse aurait pu me rendre meilleur pour toute ma vie, peut-être faire de moi une autre créature. En m’encourageant et en m’expliquant ce qui s’était passé, en m’assurant que j’étais le bienvenu et que ce serait toujours là mon chez moi, M. Murdstone aurait pu attirer à lui mon cœur, au lieu de s’assurer une obéissance hypocrite ; au lieu de le haïr, j’aurais pu le respecter. Il me sembla que ma mère était fâchée de me voir là debout au milieu de la chambre, l’air malheureux et effaré, et que, lorsqu’elle me vit aller timidement m’asseoir, ses yeux me suivirent plus tristement encore, comme si elle eût souhaité me voir plutôt courir gaiement ; mais alors elle ne me dit pas un mot, et plus tard, il n’était plus temps.

 

Nous dînâmes seuls, tous les trois. Il avait l’air d’aimer beaucoup ma mère, ce qui ne me réconciliait pas avec lui, j’en ai bien peur, et elle, elle l’aimait beaucoup. Je compris à leur conversation qu’ils attendaient ce même soir une sœur aînée de M. Murdstone qui venait demeurer avec eux. Je ne me rappelle pas bien si c’est alors ou plus tard que j’appris, que, sans être positivement dans le commerce, il avait une part annuelle dans les bénéfices d’un négociant en vins de Londres, et que sa sœur avait le même intérêt que lui dans cette maison qui était liée avec sa famille depuis le temps de son arrière grand-père ; en tout cas, j’en parle ici par occasion.

 

Après le dîner, nous étions assis au coin du feu, et je méditais d’aller retrouver Peggotty, mais la crainte que j’avais de mon nouveau maître m’ôtait la hardiesse de m’échapper, lorsqu’on entendit une voiture s’arrêter à la grille du jardin ; M. Murdstone sortit pour aller voir qui c’était ; ma mère se leva aussi. Je la suivais timidement, quand à la porte du salon elle s’arrêta, et profitant de l’obscurité, elle me prit dans ses bras comme elle faisait jadis, en me disant tout bas qu’il fallait aimer mon nouveau père et lui obéir. Elle me parlait rapidement et en cachette comme si elle faisait mal, mais très-tendrement, et elle me tint une main dans la sienne jusqu’à ce que nous fûmes près de l’endroit du jardin où était son mari, alors elle lâcha ma main et passa la sienne dans le bras de M. Murdstone.

 

C’était miss Murdstone qui venait d’arriver ; elle avait l’air sinistre, les cheveux noirs comme son frère, auquel elle ressemblait beaucoup de figure et de manières ; ses sourcils épais se croisaient presque sur son grand nez, comme si elle eût reporté là les favoris que son sexe ne lui permettait pas de garder à leur place naturelle. Elle était suivie de deux caisses noires, dures et farouches comme elle ; sur le couvercle on lisait ses initiales en clous de cuivre. Quand elle voulut payer le cocher, elle tira son argent d’une bourse d’acier, elle la renferma ensuite dans un sac qui avait plutôt l’air d’une prison portative suspendue à son bras au moyen d’une lourde chaîne, et qui claquait en se fermant comme une trappe. Je n’avais jamais vu de dame aussi métallique que miss Murdstone.

 

On la fit entrer dans le salon avec une foule de souhaits de bienvenue, et là elle salua solennellement ma mère comme sa nouvelle et proche parente ; puis, levant les yeux sur moi, elle dit :

 

« Est-ce votre fils, ma belle-sœur ? »

 

Ma mère dit que oui.

 

« En général, dit miss Murdstone, je n’aime pas les garçons. Comment vous portez-vous, petit garçon ? »

 

Je répondis à ce discours obligeant que je me portais très-bien et que j’espérais qu’il en était de même pour elle, mais j’y mis si peu de grâce que miss Murdstone me jugea immédiatement en deux mots :

 

« Mauvaises manières ! »

 

Après avoir prononcé cette sentence d’une voix très-sèche, elle demanda à voir sa chambre, qui devint dès lors pour moi un lieu de terreur et d’épouvante. Jamais on n’y vit les deux malles noires s’ouvrir ni rester entr’ouvertes. Une ou deux fois, en passant timidement ma tête à la porte entrebâillée, je vis, en l’absence de miss Murdstone, une série de petits bijoux et de chaînes d’acier pendus autour de la glace dans un appareil formidable ; c’était, dans les jours de grande toilette, la parure de miss Murdstone.

 

Je crus comprendre qu’elle venait s’installer chez nous pour tout de bon, et qu’elle n’avait nulle intention de jamais repartir. Le lendemain matin elle commença à aider ma mère et elle passa toute la journée à mettre tout en ordre, sans respecter en rien les anciens arrangements. Une des premières choses remarquables que j’observai en miss Murdstone, c’est qu’elle était constamment poursuivie par le soupçon que les domestiques tenaient un homme caché quelque part dans la maison. Sous l’influence de cette conviction, elle se plongeait dans la cave au charbon aux heures les plus étranges, et il ne lui arrivait presque jamais d’ouvrir la porte d’un petit recoin obscur sans la refermer brusquement, dans la persuasion, sans doute, qu’elle le tenait.

 

Bien que miss Murdstone n’eût rien de très-aérien, elle se levait aussitôt que les alouettes. Avant que personne eût bougé dans la maison, elle était toujours, à ce que je crois encore aujourd’hui, à la recherche de son homme. Peggotty assurait qu’elle dormait un œil ouvert, mais je n’étais pas de son avis, car, lorsqu’elle eut avancé cette opinion, je voulus en faire sur moi l’expérience, et je la trouvai tout à fait impraticable.

 

Le matin qui suivit son arrivée elle avait sonné avant le premier chant du coq. Quand ma mère descendit pour le déjeuner, miss Murdstone s’approcha d’elle, au moment où elle allait faire le thé, posa une seconde sa joue contre la sienne, c’était sa manière d’embrasser, et lui dit :

 

« Vous savez, ma chère Clara, que je suis venue ici pour vous épargner toute espèce d’embarras. Vous êtes beaucoup trop jolie et trop enfant (ma mère rougit et sourit, ce rôle semblait ne pas lui trop déplaire) pour vous charger de devoirs que je pourrai remplir à votre place. Ainsi, ma chère, si vous voulez bien me donner vos clefs, à l’avenir je m’occuperai de tout cela. »

 

À partir de ce jour, miss Murdstone garda les clefs dans son sac d’acier durant la journée, sous son oreiller pendant la nuit, et ma mère n’eut pas à s’en occuper plus que moi.

 

Ma mère n’abandonna pourtant pas son autorité à une autre sans essayer de protester. Un soir que miss Murdstone développait à son frère certains plans intérieurs auxquels il donnait son approbation, ma mère se mit tout d’un coup à pleurer en disant qu’il lui semblait qu’au moins on aurait pu la consulter.

 

« Clara ! dit sévèrement M. Murdstone, Clara ! vous m’étonnez.

 

– Oh, vous pouvez bien dire que je vous étonne, Édouard, s’écria ma mère, et répéter qu’il faut de la fermeté, mais je suis bien sûre que cela ne vous plairait pas plus qu’à moi. »

 

Ici je ferai remarquer que la fermeté était la qualité dominante dont se piquaient M. et miss Murdstone. Je ne sais pas quel nom j’eusse donné alors à cette fermeté, mais je sentais très-clairement que c’était, sous un autre nom, une véritable tyrannie, une humeur opiniâtre, arrogante et diabolique qui leur était commune à tous deux. Leur doctrine, la voici. M. Murdstone était ferme ; personne autour de lui ne devait être aussi ferme que M. Murdstone ; personne autour de lui ne devait être le moins du monde ferme, car tous devaient plier devant lui. Miss Murdstone faisait exception. Il lui était permis d’être ferme, mais seulement par alliance, et à un degré inférieur et tributaire. Ma mère était une autre exception. Il lui était permis d’être ferme ; cela lui était même recommandé ; mais seulement à condition d’obéir à leur fermeté, et de croire fermement qu’il n’y avait qu’eux sur la terre qui eussent de la fermeté.

 

« Il est bien dur, disait ma mère, que dans ma maison…

 

– Dans ma maison ? répéta M. Murdstone. Clara !

 

– Dans notre maison, je veux dire, balbutia ma mère, évidemment très-effrayée, j’espère que vous savez ce que je veux dire, Édouard, il est bien dur que dans notre maison je n’aie pas la permission de dire un mot sur les affaires du ménage. Je m’en tirais certainement très-bien avant notre mariage. Il y a des témoins, dit ma mère en sanglotant, demandez à Peggotty si je ne m’en tirais pas très-bien quand on ne se mêlait pas de mes affaires.

 

– Édouard, dit miss Murdstone, mettons fin à tout ceci. Je pars demain.

 

– Jane Murdstone, dit son frère, taisez-vous ! On croirait à vous entendre que vous ne me connaissez pas ?

 

– Je puis bien dire, reprit ma pauvre mère, qui perdait du terrain et qui pleurait à chaudes larmes, je puis bien dire que je ne désire pas que personne s’en aille. Je serais très-malheureuse et très-misérable si quelqu’un s’en allait. Je ne demande pas grand’chose. Je ne suis pas déraisonnable. Je demande seulement qu’on me consulte quelquefois. Je suis très-reconnaissante à tous ceux qui veulent bien m’aider, et je demande seulement qu’on me consulte quelquefois pour la forme. Je croyais autrefois que vous m’aimiez parce que j’étais jeune et sans expérience. Édouard, je me rappelle bien que vous me le disiez alors, mais maintenant vous avez l’air de me haïr à cause de cela même, vous êtes si sévère !

 

– Édouard, dit miss Murdstone une seconde fois, mettons fin à tout ceci. Je pars demain.

 

– Jane Murdstone, répondit M. Murdstone d’une voix de tonnerre. Voulez-vous vous taire ? Comment osez-vous ?… »

 

Miss Murdstone tira de prison son mouchoir de poche, et le mit devant ses yeux.

 

« Clara, continua-t-il en se tournant vers ma mère, vous me surprenez ! Vous m’étonnez ! Oui, j’avais eu quelque plaisir à épouser une personne simple et sans expérience ; je voulais former son caractère et lui donner un peu de cette fermeté et de cette décision dont elle avait besoin. Mais quand Jane Murdstone a la bonté de venir m’aider dans cette entreprise, quand elle consent à remplir, par affection pour moi, une condition qui est presque celle d’une femme de charge, et quand je vois que, pour la récompenser, on la traite grossièrement…

 

– Oh, je vous en prie, Édouard, je vous en prie, cria ma mère, ne m’accusez pas d’ingratitude. Je ne suis pas ingrate, assurément. Personne ne me l’a jamais reproché. J’ai bien des défauts, mais je n’ai pas celui-là. Oh non, mon ami !

 

– Quand je vois, reprit-il, sitôt que ma mère eut fini de parler, quand je vois qu’on traite grossièrement Jane Murdstone, mes sentiments s’altèrent et se refroidissent.

 

– Oh ne dites pas cela, mon ami, reprit ma mère d’un ton suppliant. Oh non, Édouard, je ne peux pas le supporter. Quelques défauts que je puisse avoir, je suis affectueuse. Je sais que je suis affectueuse. Je ne le dirais pas si je n’en étais pas bien sûre. Demandez à Peggotty. Elle vous dira, j’en suis sûre, que je suis affectueuse.

 

– Il n’y a point de faiblesse, quelle qu’elle soit, qui puisse avoir le moindre poids à mes yeux, Clara, répondit M. Murdstone, remettez-vous.

 

– Je vous en prie, soyons toujours bien ensemble, dit ma mère. Je ne pourrais supporter la froideur ou la dureté. Je suis si fâchée ! J’ai bien des défauts, je le sais, et c’est très-bon à vous, Édouard, qui avez tant de force d’âme, de chercher à me corriger. Jane, je ne fais d’objection à rien. Je serais au désespoir si vous aviez l’idée de nous quitter… Ma mère ne put aller plus loin.

 

– Jane Murdstone, dit M. Murdstone à sa sœur, des paroles amères, sont, je l’espère, peu ordinaires entre nous. Ce n’est pas ma faute s’il s’est passé ce soir une scène si étrange : j’y ai été entraîné par d’autres. Ce n’est pas non plus votre faute, vous y avez été entraînée par d’autres. Cherchons tous deux à l’oublier. Et comme, ajouta-t-il, après ces paroles magnanimes, cette scène est peu convenable devant l’enfant, David, allez vous coucher ! »

 

Mes larmes m’empêchaient de trouver la porte. J’étais si désolé du chagrin de ma mère ! Je sortis à tâtons, et je montai à l’aveuglette jusqu’à ma chambre, sans avoir seulement le courage de dire bonsoir à Peggotty, ni de lui demander une lumière. Quand elle vint une heure après voir ce que je faisais, elle me réveilla en entrant et me dit que ma mère s’était couchée assez souffrante, et que M. et miss Murdstone étaient restés seuls au salon.

 

Le lendemain matin je descendais plus tôt que de coutume, lorsque, en passant près de la porte de la salle à manger, j’entendis la voix de ma mère. Elle demandait très-humblement à miss Murdstone de lui pardonner, ce que miss Murdstone lui accordait, et une réconciliation complète avait lieu. Depuis je n’ai jamais vu ma mère dire son avis sur la moindre chose, sans avoir d’abord consulté miss Murdstone, ou sans s’être assurée, par quelques moyens positifs, de l’opinion de miss Murdstone, et je n’ai jamais vu miss Murdstone, les jours où elle était en colère (toute ferme qu’elle était, elle avait cette faiblesse) avancer la main vers son sac comme pour en tirer les clefs et les rendre, sans voir en même temps ma mère pâmée de frayeur.

 

La teinte sombre qui dominait dans le sang des Murdstone assombrissait aussi la religion des Murdstone qui était austère et farouche. J’ai pensé depuis que c’était la conséquence nécessaire de la fermeté de M. Murdstone qui ne pouvait souffrir que personne échappât aux châtiments les plus sévères qu’il pût inventer. Quoi qu’il en soit, je me rappelle bien les visages menaçants qui m’entouraient quand j’allais à l’église, et comme tout était changé autour de moi. Ce dimanche tant redouté paraît de nouveau, et j’entre le premier dans notre ancien banc, comme un captif qu’on amène sous bonne escorte, pour assister au service des condamnés. Voilà miss Murdstone, avec sa robe de velours noir qui a l’air d’avoir été taillée dans un drap mortuaire : elle me suit de très-près ; puis ma mère, puis son mari. Il n’y a plus, comme jadis, de Peggotty. J’entends miss Murdstone qui marmotte les réponses, en appuyant avec une énergie cruelle sur tous les mots terribles. Je la vois rouler tout autour de l’église ses grands yeux noirs quand elle dit « misérables pécheurs » comme si elle appelait par leurs noms tous les membres de la congrégation. Je vois parfois, ma mère, remuant timidement les lèvres, entre sa belle-sœur et son mari, qui font résonner les prières à ses oreilles comme le grondement d’un tonnerre éloigné. Je me demande, saisi d’une crainte soudaine, s’il est probable que notre bon vieux pasteur soit dans l’erreur, que M. et miss Murdstone aient raison, et que tous les anges du ciel soient des anges destructeurs. Et si, par malheur, je remue le petit doigt ou que je bouge la tête, miss Murdstone me donne dans les côtes avec son livre de prières de bonnes bourrades qui me font grand mal.

 

Je vois encore, en revenant à la maison, quelques-uns de nos voisins, qui regardent ma mère, puis moi, et qui se parlent à l’oreille. Plus loin, quand le trio marche devant, et que je reste un peu en arrière, je me demande s’il est vrai que ma mère marche d’un pas moins joyeux, et que sa beauté ait déjà presque entièrement disparu. Enfin je me demande si nos voisins se rappellent comme moi le temps où nous revenions de l’église moi et ma mère, et je passe toute cette triste journée à me creuser la tête à ce sujet.

 

Il avait plusieurs fois été question de me mettre en pension. M. et miss Murdstone l’avaient proposé, et ma mère avait, bien entendu, été de leur avis. Cependant, il n’y avait encore rien de décidé. En attendant je prenais mes leçons à la maison.

 

Comment pourrais-je oublier ces leçons ? Ma mère y présidait nominalement, mais en réalité je les recevais de M. Murdstone et de sa sœur qui étaient toujours présents, et qui trouvaient l’occasion favorable pour donner à ma mère quelques notions de cette fermeté, si mal nommée, qui était le fléau de nos deux existences. Je crois qu’ils me gardaient à la maison dans ce seul but. J’avais assez de facilité et de plaisir à apprendre, quand nous vivions seuls ensemble, moi et ma mère. Je me souviens du temps où j’apprenais l’alphabet sur ses genoux. Aujourd’hui encore quand je regarde les grosses lettres noires du livre d’office, la nouveauté alors embarrassante pour moi de leur forme, et les contours alors faciles à retenir de l’O, de l’L et de l’S, me reviennent à l’esprit comme aux jours de mon enfance ; mais ils ne me rappellent nul souvenir de dégoût ou de regret. Au contraire, il me semble que j’ai été conduit à travers un sentier de fleurs jusqu’au livre des crocodiles, encouragé le long du chemin par la douce voix de ma mère. Mais les leçons solennelles qui suivirent celles-là furent un coup mortel porté à mon repos, un labeur pénible, un chagrin de tous les jours. Elles étaient très-longues, très-nombreuses, très-difficiles. La plupart étaient parfaitement inintelligibles pour moi ; et j’en avais bien peur, autant, je crois, que ma pauvre mère.

 

Voici comment les choses se passaient presque tous les matins.

 

Je descends après le déjeuner dans le petit salon avec mes livres, mon cahier et une ardoise. Ma mère m’attend près de son pupitre, mais elle n’est pas si disposée à m’entendre que M. Murdstone, qui fait semblant de lire dans son fauteuil près de la fenêtre, ou de miss Murdstone, qui enfile des perles d’acier à côté de ma mère. La vue de ces deux personnages exerce sur moi une telle influence, que je commence à sentir m’échapper, pour courir la prétentaine, les mots que j’ai eu tant de peine à me fourrer dans la tête. Par parenthèse, j’aimerais bien qu’on pût me dire où vont ces mots ?

 

Je tends mon premier livre à ma mère. C’est un livre de grammaire, ou d’histoire, ou de géographie. Avant de le lui donner, je jette un dernier regard de désespoir sur la page, et je pars au grand galop pour la réciter tandis que je la sais encore un peu. Je saute un mot. M. Murdstone lève les yeux. Je saute un autre mot. Miss Murdstone lève les yeux. Je rougis, je passe une demi-douzaine de mots, et je m’arrête. Je crois que ma mère me montrerait bien le livre, si elle l’osait, mais elle n’ose pas, et me dit doucement :

 

« Oh ! Davy ! Davy !

 

– Voyons, Clara, dit M. Murdstone, soyez ferme avec cet enfant. Ne dites pas : « Oh ! Davy ! Davy ! » C’est un enfantillage, il sait, ou il ne sait pas sa leçon.

 

– Il ne la sait pas, reprit miss Murdstone d’une voix terrible.

 

– J’en ai peur, dit ma mère.

 

– Vous voyez bien, Clara, ajouta miss Murdstone, qu’il faut lui rendre le livre et qu’il aille rapprendre sa leçon.

 

– Oui, certainement, dit ma mère, c’est ce que je vais faire, ma chère Jane. Voyons Davy, recommence, et ne sois pas si stupide. »

 

J’obéis à la première de ces injonctions, et je me remets à apprendre, mais je ne réussis pas en ce qui concerne la seconde, car je suis plus stupide que jamais. Je m’arrête avant d’arriver à l’endroit fatal, à un passage que je savais parfaitement tout à l’heure, et je me mets à réfléchir, mais ce n’est pas à ma leçon que je réfléchis. Je pense au nombre de mètres de tulle qu’on peut avoir employés au bonnet de miss Murdstone, ou bien au prix qu’a dû coûter la robe de chambre de M. Murdstone, ou à quelque autre problème absurde qui ne me regarde pas, et dont je n’aurai jamais que faire. M. Murdstone fait un geste d’impatience que j’attends depuis longtemps. Miss Murdstone en fait autant. Ma mère les regarde d’un air résigné, ferme le livre et le met de côté comme un arriéré que j’aurai à acquitter quand mes autres devoirs seront finis.

 

Bientôt le nombre des arriérés va grossissant comme une boule de neige. Plus il augmente, et plus je deviens bête. Le cas est tellement désespéré, et je sens qu’on me farcit la tête d’une telle quantité de sottises, que je renonce à l’idée de pouvoir jamais m’en tirer et que je m’abandonne à mon sort. Il y a quelque chose de profondément mélancolique dans les regards désespérés que nous nous jetons ma mère et moi, à chaque nouvelle erreur. Mais le plus terrible moment de ces malheureuses leçons, c’est quand ma mère, croyant que personne ne la regarde, essaye de me souffler le mot fatal. À cet instant miss Murdstone, qui depuis longtemps est aux aguets, dit d’une voix grave :

 

« Clara ! »

 

Ma mère tressaille, rougit et sourit faiblement ; M. Murdstone se lève, prend le livre, me le jette à la tête, ou me donne un soufflet, et me fait sortir brusquement de la chambre.

 

Quand j’ai fini d’apprendre mes leçons, il me reste encore à faire ce qu’il y a de plus terrible, une effrayante multiplication. C’est une torture inventée à mon usage, et M. Murdstone me dicte lui-même cet énoncé :

 

« Je vais chez un marchand de fromages, j’achète cinq mille fromages de Glocester à six pence pièce, ce qui fait en tout… »

 

Je vois la joie secrète de miss Murdstone. Je médite sur ces fromages sans le moindre résultat, jusqu’à l’heure du dîner ; je me noircis les doigts à force de tripoter mon ardoise. On me donne un morceau de pain sec pour m’aider à compter mes fromages, et je passe en pénitence le reste de la soirée.

 

Il me semble, autant que je puis me le rappeler, que c’était ainsi que finissaient presque toujours mes malheureuses leçons. Je m’en serais très-bien tiré sans les Murdstone ; mais les Murdstone exerçaient sur moi une sorte de fascination, comme celle d’un serpent à sonnette vis-à-vis d’un petit oiseau. Même lorsqu’il m’arrivait de passer assez bien la matinée, je n’y gagnais autre chose que mon dîner ; car miss Murdstone ne pouvait souffrir de me voir loin de mes cahiers, et si j’avais la folie de laisser apercevoir que je n’étais pas occupé, elle appelait sur moi l’attention de son frère, en disant :

 

« Clara, ma chère, il n’y a rien de tel que le travail ; donnez un devoir à ce garçon, » et on me remettait à l’ouvrage. Quant à jouer avec d’autres enfants de mon âge, cela m’arrivait rarement, car la sombre théologie des Murdstone leur faisait envisager tous les enfants comme une race de petites vipères ; (et pourtant il y eut jadis un Enfant placé au milieu des Disciples !) ; et à les croire, ils n’étaient bons qu’à se corrompre mutuellement.

 

Le résultat de ce traitement qui dura pendant six mois au moins, fut, comme on pouvait bien le croire, de me rendre grognon, triste et maussade. Ce qui y contribuait aussi infiniment, c’était qu’on m’éloignait toujours davantage de ma mère. Une seule chose m’empêchait de m’abrutir absolument. Mon père avait laissé dans un cabinet, au second, une petite collection de livres ; ma chambre était à côté, et personne ne songeait à cette bibliothèque. Peu à peu Roderick Random, Peregrine Pickle, Humphrey Clinker, Tom Jones, le Vicaire de Wakefield, don Quichotte, Gil Blas et Robinson Crusoé, sortirent, glorieux bataillon, de cette précieuse petite chambre pour me tenir compagnie. Ils tenaient mon imagination en éveil ; ils me donnaient l’espoir d’échapper un jour à ce lieu. Ni ces livres, ni les Mille et une Nuits, ni les histoires des génies, ne me faisaient de mal, car le mal qui pouvait s’y trouver ne m’atteignait pas ; je n’y comprenais rien. Je m’étonne aujourd’hui du temps que je trouvais pour lire ces livres, au milieu de mes méditations et de mes chagrins sur des sujets plus pénibles. Je m’étonne encore de la consolation que je trouvais au milieu de mes petites épreuves, qui étaient grandes pour moi, à m’identifier avec tous ceux que j’aimais dans ces histoires où, naturellement, tous les méchants étaient pour moi M. et miss Murdstone. J’ai été pendant plus de huit jours Tom Jones (un Tom Jones d’enfant, la plus innocente des créatures). Pendant un grand mois, je me suis cru un Roderick Random. J’avais la passion des récits de voyages ; il y en avait quelques-uns sur les planches de la bibliothèque, et je me rappelle que pendant des jours entiers, je parcourais l’étage que j’habitais, armé d’une traverse d’embouchoir de bottes, pour représenter le capitaine un tel, de la marine royale, en grand danger d’être attaqué par les sauvages, et résolu à vendre chèrement sa vie. Le capitaine avait beau recevoir des soufflets tout en conjuguant ses verbes latins, jamais il n’abandonnait sa dignité. Moi, je perdais la mienne, mais le capitaine était un capitaine, un héros, en dépit de toutes les grammaires, et de toutes les langues vivantes ou mortes qui pouvaient exister sur la terre.

 

C’était ma seule et ma fidèle consolation. Quand j’y pense, je revois toujours devant moi une belle soirée d’été ; les enfants du village jouaient dans le cimetière, et moi, je lisais dans mon lit, comme si ma vie en eût dépendu. Toutes les granges du voisinage, toutes les pierres de l’église, tous les coins du cimetière, avaient, dans mon esprit, quelque association avec ces fameux livres et représentaient quelque endroit célèbre de mes lectures. J’ai vu Tom Pipes gravir le clocher de l’église ; j’ai remarqué Strass, son sac sur le dos, assis sur la barrière pour s’y reposer, et je sais que le commodore Trunnion présidait le club avec M. Pickle dans la salle du petit cabaret de notre village.

 

Le lecteur sait maintenant aussi bien que moi où j’en étais à cette époque de mon enfance que je vais reprendre.

 

Un matin, en descendant dans le salon avec mes livres, je vis que ma mère avait l’air soucieux, que miss Murdstone avait l’air ferme, et que M. Murdstone ficelait quelque chose au bas de sa canne, petit jonc élastique qu’il se mit à faire tournoyer en l’air à mon arrivée.

 

« Puisque je vous dis, Clara, disait M. Murdstone, que j’ai souvent été fouetté moi-même.

 

– Bien certainement, dit miss Murdstone.

 

– Certainement, ma chère Jane, balbutia timidement ma mère ; mais croyez-vous que cela ait fait du bien à Édouard ?

 

– Croyez-vous que cela ait fait du mal à Édouard, Clara ? reprit gravement M. Murdstone.

 

– C’est là toute la question, » dit sa sœur.

 

À cela ma mère répondit : « Certainement, ma chère Jane, » et ne dit plus un mot.

 

Je sentais que j’étais personnellement intéressé à ce dialogue, et je cherchais les yeux de M. Murdstone qui se fixèrent sur les miens.

 

« Maintenant, Davy, dit-il, et ses yeux étincelaient, il faut que vous soyez plus attentif aujourd’hui que de coutume. » Il fit de nouveau cingler sa canne, puis, ayant fini ces préparatifs, il la posa à côté de lui avec un regard expressif, et prit son livre.

 

C’était, pour le début, un bon moyen de me donner de la présence d’esprit ! Je sentais les mots de mes leçons m’échapper, non pas un à un, mais par lignes et pages entières. J’essayai de les rattraper, mais il me semblait, si je puis ainsi dire, qu’ils s’étaient mis des patins ou des ailes pour glisser loin de moi avec une rapidité que rien ne pouvait arrêter.

 

Le commencement fut mauvais, la suite encore plus déplorable : j’étais justement arrivé résolu, ce jour-là, à me distinguer ; je me croyais très-bien préparé, mais il se trouva que c’était une erreur grossière. Chaque volume qu’on posa sur la table, après la récitation, ajouta son contingent à la masse des arriérés : miss Murdstone ne nous quittait pas des yeux. Enfin, quand nous arrivâmes au problème des cinq mille fromages (ce jour-là ce fut des coups de bâton qu’on me fit multiplier, je m’en souviens très-bien), ma mère fondit en larmes.

 

« Clara ! dit miss Murdstone de sa voix d’avertissement.

 

– Je suis un peu souffrante, je crois, ma chère Jane, » dit ma mère.

 

Je le vis regarder sa sœur d’un air solennel, puis il se leva et dit, en prenant sa canne :

 

« Vraiment, Jane, nous ne pouvons nous attendre à ce que Clara supporte avec une fermeté parfaite la peine et le tourment que David lui a causés aujourd’hui. Ce serait trop héroïque. Clara a fait de grands progrès, mais ce serait trop lui demander. David, nous allons monter ensemble, mon garçon. »

 

Comme il m’emmenait, ma mère courut vers nous. Miss Murdstone dit : « Clara, est-ce que vous êtes folle ? » et l’arrêta. Je vis ma mère se boucher les oreilles, puis je l’entendis pleurer.

 

Il monta dans ma chambre, lentement et gravement. Je suis sûr qu’il était ravi de cet appareil solennel de justice exécutive. Quand nous fûmes entrés, il passa tout d’un coup ma tête sous son bras.

 

« Monsieur Murdstone ! monsieur ! m’écriai-je. Non, je vous en prie, ne me battez pas ! J’ai essayé d’apprendre, monsieur, mais je ne peux pas réciter, quand miss Murdstone et vous vous êtes là. Vraiment, je ne peux pas !

 

– Vous ne pouvez pas, David ? Nous verrons ça. »

 

Il tenait ma tête sous son bras, comme dans un étau, mais je m’entortillais si bien autour de lui, en le suppliant de ne pas me battre, que je l’arrêtai un instant. Ce ne fut que pour un instant, hélas ! car il me battit cruellement la minute d’après. Je saisis entre mes dents la main qui me retenait, et je la mordis de toutes mes forces. Je grince encore des dents rien que d’y penser.

 

Alors il me battit comme s’il voulait me tuer. Au milieu du bruit que nous faisions, j’entendais courir sur l’escalier, puis pleurer ; j’entendais pleurer ma mère et Peggotty. Il s’en alla, ferma la porte à clef, et je restai seul, couché par terre, tout en nage, écorché, brûlant, furieux comme un petit diable.

 

Je me rappelle la tranquillité morne qui régnait dans la maison lorsque je revins un peu à moi-même ! Je me rappelle à quel point je me sentis devenu méchant, quand ma douleur et ma colère commencèrent à s’apaiser !

 

J’écoutai longtemps : on n’entendait rien. Je me relevai péniblement et j’allai me mettre devant la glace ; je fus effrayé de me voir, le visage rouge, enflé, affreux. Les coups de M. Murdstone m’avaient déchiré la peau, je me sentais tout endolori ; à chaque mouvement que je faisais, je me remettais à pleurer ; mais ce n’était rien en comparaison du sentiment de ma faute. Je crois que je me trouvais plus coupable que si j’avais été le plus atroce criminel.

 

Il commençait à faire nuit, je fermai la fenêtre (longtemps j’étais resté étendu, la tête appuyée contre l’embrasure, pleurant, dormant, écoutant tour à tour), quand j’entendis tourner la clef, et que miss Murdstone entra avec un peu de pain et de viande et un bol de lait. Elle les posa sur la table sans dire un mot, me regarda un instant avec une fermeté exemplaire, puis se retira en fermant la porte après elle.

 

Il faisait nuit depuis longtemps que j’étais toujours assis près de la fenêtre, me demandant s’il ne viendrait plus personne. Quand j’en eus perdu l’espérance, je me déshabillai et me couchai, puis je commençai à songer avec terreur à ce que j’allais devenir. L’acte que j’avais commis ne constituait-il pas un crime légal ? Ne serais-je pas emmené en prison ? N’y avait-il pas pour moi quelque danger d’être pendu ?

 

Je n’oublierai jamais mon réveil le lendemain matin ; comment je me sentis d’abord gai et reposé, puis bientôt accablé par mes cruels souvenirs. Miss Murdstone parut avant que je fusse levé ; elle me dit, en peu de mots, que je pouvais aller au jardin et m’y promener une demi-heure, pas plus longtemps ; puis elle se retira en laissant la porte ouverte, pour que je pusse profiter de la permission.

 

C’est ce que je fis ce jour-là, et tout le temps que dura mon emprisonnement, qui se prolongea cinq jours. Si j’avais pu voir ma mère seule, je me serais jeté à ses genoux et je l’aurais suppliée de me pardonner ; mais je ne voyais absolument que miss Murdstone, excepté le soir, au moment de la prière : miss Murdstone venait alors me chercher quand tout le monde était déjà à sa place ; elle me mettait, comme un jeune bandit, tout seul près de la porte ; puis ma geôlière m’emmenait solennellement, avant que personne eût pu se relever. Je voyais seulement que ma mère était aussi loin de moi que faire se pouvait, et tournait la tête d’un autre côté, en sorte que jamais je ne pus voir son visage ; M. Murdstone avait la main enveloppée dans un grand mouchoir de batiste.

 

Il me serait impossible de donner une idée de la longueur de ces cinq jours. Dans mon souvenir, ce sont des années. Je me vois encore écoutant le plus petit bruit dans la maison ; le tintement des sonnettes, le bruit des portes qu’on ouvrait ou qu’on fermait, le murmure des voix, le son des pas sur l’escalier, je prêtais l’oreille aux rires, aux joyeux sifflements, aux chants du dehors, qui me paraissaient bien tristes dans ma solitude et dans mon chagrin ; j’observais le pas inégal des heures, surtout le soir quand je me réveillais croyant que c’était le matin et que je découvrais qu’on n’était pas encore couché et que j’avais encore la nuit devant moi. Les rêves et les cauchemars les plus lamentables venaient troubler mon sommeil ; le matin, à midi, le soir, je regardais d’un coin de la chambre, les enfants qui jouaient dans le cimetière, sans oser m’approcher de la fenêtre, de peur qu’ils ne vissent que j’étais en prison ; je m’étonnais de ne plus jamais entendre ma propre voix ; parfois, à l’heure de mes repas, je reprenais un peu de gaieté, qui disparaissait aussitôt ; puis je voyais la pluie commencer à tomber, la terre paraissait rafraîchie, mais les nuages s’obscurcissaient au-dessus de l’église, et il me semblait que la nuit venait m’envelopper de son ombre, moi et mes remords. Tout cela est encore si vivant dans mon souvenir, qu’au lieu de quelques jours, il me semble que cette cruelle existence a duré pendant des années.

 

Le dernier soir de mon châtiment, je fus réveillé par quelqu’un qui prononçait mon nom à voix basse. Je tressaillis dans mon lit, puis, étendant mes bras dans l’obscurité, je dis :

 

« Est-ce vous, Peggotty ? »

 

Il n’y eut pas de réponse immédiate, mais bientôt j’entendis prononcer de nouveau mon nom d’une voix si mystérieuse et si effrayante, que si l’idée ne m’était pas venue qu’on me parlait par le trou de la serrure, je crois que la peur m’aurait donné une attaque de nerfs.

 

Je me dirigeai à tâtons vers la porte, et appuyant mes lèvres contre le trou de la serrure, je murmurai :

 

« Est-ce vous, ma bonne Peggotty ?

 

– Oui, mon cher Davy, répondit-elle. Mais ne faites pas plus de bruit qu’une petite souris, ou le chat vous entendra. »

 

Je compris qu’elle voulait parler de miss Murdstone, et je sentis combien la prudence était indispensable, sa chambre étant à côté de la mienne.

 

« Comment va maman ? ma chère Peggotty. Est-elle bien fâchée contre moi ? »

 

J’entendis Peggotty pleurer tout doucement de l’autre côté de la porte, comme je faisais du mien, enfin elle répondit : « Non, pas très-fâchée ! »

 

« Qu’est-ce qu’on va faire de moi, ma bonne Peggotty ? le savez-vous ?

 

– Pension près de Londres, » répondit Peggotty. Je fus obligé de le lui faire répéter, car elle avait parlé dans ma gorge la première fois, vu qu’au lieu d’appliquer mon oreille sur le trou de la serrure j’y avais laissé ma bouche, et quoique ses paroles m’eussent singulièrement chatouillé le gosier, je ne les avais pas entendues.

 

« Quand, Peggotty ?

 

– Demain.

 

– Est-ce pour cela que miss Murdstone a sorti toutes mes affaires de mes tiroirs ? car je le lui avais vu faire, bien que j’aie oublié de le dire.

 

– Oui, dit Peggotty, une malle !

 

– Est-ce que je ne verrai pas maman ?

 

– Si, dit Peggotty ; le matin. Puis elle appuya ses lèvres sur le trou de la serrure et prononça les phrases suivantes avec une gravité et une expression auxquelles les trous de serrure doivent être peu habitués, je crois, et chaque fragment de phrase séparé lui échappait comme un boulet de canon.

 

« Davy, mon chéri, si je n’ai pas été tout à fait aussi intime avec vous, dernièrement, que j’avais coutume de l’être, ce n’est pas que je vous aime moins. Tout autant et plus, mon joli garçon ; c’est parce que je croyais que cela valait mieux pour vous : et pour une autre personne aussi. Davy, mon chéri, m’écoutez-vous ? voulez-vous m’entendre ?

 

– Oui, oui, Peggotty ! dis-je en sanglotant.

 

– Mon trésor ! dit Peggotty avec une compassion infinie, ce que je veux vous dire, c’est qu’il ne faut jamais m’oublier. Car je ne vous oublierai jamais. Et je soignerai tout autant votre maman, Davy, que je vous ai jamais soigné. Et je ne la quitterai pas. Le jour viendra peut-être où elle sera bien aise d’appuyer sa pauvre tête sur le bras de sa vieille, de sa stupide Peggotty, et je vous écrirai, mon chéri. Bien que je sois très-ignorante. Et je… je… »

 

Ici Peggotty, voyant qu’elle ne pouvait m’embrasser, se mit à embrasser le trou de la serrure.

 

« Merci, chère Peggotty, dis-je. Oh, merci ! merci ! Voulez-vous me promettre une chose, Peggotty ? Voulez-vous écrire à M. Peggotty, et lui dire, à lui, et à la petite Émilie et à mistress Gummidge et à Ham, que je ne suis pas aussi mauvais qu’ils pourraient le croire, et que je leur envoie toutes mes tendresses, surtout à la petite Émilie ? Le voulez-vous, Peggotty, je vous en prie ? »

 

La brave femme me le promit, nous embrassâmes tous deux le trou de la serrure avec la plus grande affection, je caressai le fer avec ma main comme si c’eût été l’honnête visage de Peggotty, et nous nous séparâmes. Depuis ce soir-là, j’ai toujours éprouvé pour elle un sentiment que je ne saurais définir. Elle ne remplaçait pas ma mère ; personne au monde n’aurait pu le faire, mais elle remplissait un vide dans mon cœur, et ce que je sentais à son égard, je ne l’ai jamais senti pour aucune autre créature humaine. On se moquera, si l’on veut, de ce genre d’affection qui avait son côté comique ; mais il n’en est pas moins vrai que, si elle était morte, je ne sais pas ce que je serais devenu ou comment j’aurais joué mon rôle dans cette circonstance, qui serait devenue pour moi une véritable tragédie.

 

Le lendemain matin, miss Murdstone parut comme à l’ordinaire, et me dit que j’allais partir pour la pension, ce qui ne me surprit pas tout à fait autant qu’elle aurait pu le croire. Elle m’avertit aussi que, quand je serais habillé, je n’avais qu’à descendre dans la salle à manger pour déjeuner. J’y trouvai ma mère très-pâle et les yeux rouges ; je courus me jeter dans ses bras, et je la suppliai du fond du cœur de me pardonner.

 

« Oh Davy ! dit-elle, comment as-tu pu faire mal à quelqu’un que j’aime ? Tâche de devenir meilleur, prie Dieu de te rendre meilleur ! Je te pardonne, mais je suis bien malheureuse, Davy, de penser que tu aies de si mauvaises passions. »

 

On lui avait persuadé que j’étais un méchant enfant, et elle en souffrait plus que de me voir partir. Je le sentais vivement. J’essayai de manger quelques bouchées, mais mes larmes tombaient sur ma tartine de beurre, ou ruisselaient dans mon thé. Je voyais que ma mère me regardait, puis jetait un coup d’œil sur miss Murdstone, toujours de planton près de nous, ou bien elle baissait tristement les yeux.

 

« Descendez la malle de M. Copperfield ! » dit miss Murdstone, lorsqu’on entendit le bruit des roues devant la grille.

 

Je cherchai des yeux Peggotty, mais ce n’était pas elle, elle ne parut pas non plus que M. Murdstone. Mon ancienne connaissance, le voiturier, était devant sa carriole.

 

« Clara ! dit miss Murdstone, de son ton d’admonition.

 

– Soyez tranquille, ma chère Jane, répondit ma mère. Adieu, Davy. C’est pour ton bien que tu nous quittes. Tu reviendras chez nous aux vacances. Conduis-toi bien.

 

– Clara ! répéta miss Murdstone.

 

– Certainement, ma chère Jane, répondit ma mère, qui me tenait dans ses bras. Je te pardonne, mon cher enfant. Que Dieu te bénisse !

 

– Clara ! » répéta miss Murdstone.

 

Miss Murdstone eut la bonté de m’accompagner jusqu’à la carriole, et de me dire en chemin qu’elle espérait que je me repentirais, et que je ne ferais pas une mauvaise fin ; puis, je montai dans la carriole : le cheval leva languissamment le pied, nous étions partis.

 

CHAPITRE V.

Je suis exilé de la maison paternelle.


Nous n’avions pas fait plus d’un demi mille, et mon mouchoir de poche était tout trempé, quand le voiturier s’arrêta brusquement.

 

Je levai les yeux pour voir ce qu’il y avait, et je vis, à mon grand étonnement, Peggotty sortir de derrière une haie et grimper dans la carriole. Elle me prit dans ses bras, et me serra si fort contre son corset que mon pauvre nez en fut presque aplati, ce qui me fit grand mal, mais je n’y pensai seulement pas sur le moment ; ce ne fut qu’après que je m’en aperçus, en le trouvant très-sensible. Peggotty ne dit pas un mot. Elle plongea son bras jusqu’au coude dans sa poche, en tira quelques sacs remplis de gâteaux qu’elle fourra dans les miennes avec une bourse qu’elle mit dans ma main, mais tout cela sans dire un mot. Après m’avoir de nouveau serré dans ses deux bras, elle redescendit de la carriole : j’ai toujours été persuadé, comme je le suis encore, qu’en se sauvant, elle n’emporta pas un seul bouton à sa robe. Moi j’en ramassai un, j’avais de quoi choisir, et je l’ai longtemps gardé précieusement comme un souvenir.

 

Le voiturier me regarda comme pour me demander si elle n’allait pas revenir. Je secouai la tête, et lui dis que je ne le croyais pas. « Alors, en marche, » dit-il à son indolente bête, qui se mit effectivement en marche.

 

Après avoir pleuré toutes les larmes de mes yeux, je commençai à réfléchir que cela ne servait à rien de pleurer plus longtemps, d’autant plus que ni Roderick Random, ni le capitaine de la marine royale, n’avaient jamais, à ma connaissance, pleuré dans leurs situations les plus critiques. Le voiturier voyant ma résolution, me proposa de faire sécher mon mouchoir sur le dos de son cheval. Je le remerciai et j’y consentis. Mon mouchoir ne faisait pas grande figure, en manière de couverture de cheval.

 

Je passai ensuite à l’examen de la bourse. Elle était en cuir épais, avec un fermoir, et contenait trois shillings bien luisants que Peggotty avait évidemment polis et repolis avec soin pour ma plus grande satisfaction. Mais ce qu’elle contenait de plus précieux, c’étaient deux demi-couronnes enveloppées dans un morceau de papier, sur lequel ma mère avait écrit : « Pour Davy avec toutes mes tendresses. » Cela m’émut tellement, que je demandai au voiturier d’avoir la bonté de me rendre mon mouchoir de poche ; mais il me répondit que selon lui, je ferais mieux de m’en passer, et je trouvai qu’il avait raison ; j’essuyai donc tout bonnement mes yeux sur ma manche et ce fut fini pour de bon.

 

Cependant il me restait encore de mes émotions passées, un profond sanglot de temps à autre. Après avoir ainsi voyagé pendant quelque temps, je demandai au voiturier s’il devait me conduire tout le long du chemin.

 

« Jusqu’où ? demanda le voiturier.

 

– Eh bien ! jusque-là, dis-je.

 

– Où ça, là ? demanda le voiturier.

 

– Près de Londres, dis-je.

 

– Mais ce cheval-là, dit le voiturier en secouant les rênes pour me le montrer, serait plus mort qu’un cochon rôti, avant d’avoir fait la moitié du chemin.

 

– Vous n’allez donc que jusqu’à Yarmouth ? demandai-je.

 

– Justement, dit le voiturier. Et là je vous mettrai dans la diligence, et la diligence vous mènera… où c’que vous allez. »

 

C’était beaucoup parler pour le voiturier (qui s’appelait M. Barkis), homme d’un tempérament flegmatique, comme je l’ai dit dans un chapitre précédent, et point du tout conversatif. Je lui offris un gâteau, comme marque d’attention ; il l’avala d’une bouchée, ainsi qu’aurait pu faire un éléphant, et sa large face ne bougea pas plus que n’aurait pu faire celle d’un éléphant.

 

« Est-ce que c’est elle qui les a faits ? dit M. Barkis, toujours penché, avec son air lourdaud, sur le devant de sa carriole, un bras placé sur chacun de ses genoux.

 

– C’est de Peggotty que vous voulez parler, monsieur ?

 

– Ah ! dit M. Barkis. Elle-même.

 

– Oui, c’est elle qui fait tous les gâteaux chez nous, d’ailleurs elle fait toute la cuisine.

 

– Vraiment ? » dit M. Barkis.

 

Il arrondit ses lèvres comme pour siffler, mais il ne siffla pas. Il se pencha pour contempler les oreilles de son cheval, comme s’il y découvrait quelque chose de nouveau, et resta dans la même position pas mal de temps, enfin il me dit :

 

« Pas d’amourettes, je suppose ?

 

– Des amourettes de veau, voulez-vous dire, monsieur Barkis ? Je vous demande pardon, elle les accommode aussi à merveille, car je croyais qu’il avait envie de prendre quelque chose, et qu’il désirait particulièrement se régaler d’un plat d’amourettes.

 

– Non, des amourettes… d’amour. Il n’y a personne qui aille se promener avec elle ?

 

– Avec Peggotty ?

 

– Ah ! dit-il, elle-même !

 

– Oh ! non, jamais, jamais elle n’a eu d’amour ni d’amourettes.

 

– Non, vraiment ? » dit M. Barkis.

 

Il arrondit de nouveau ses lèvres comme pour siffler, mais il ne siffla pas plus que la première fois, et se mit à considérer encore les oreilles de son cheval.

 

« Et ainsi, dit M. Barkis, après un long silence, elle fait toutes les tartes aux pommes, et toute la cuisine, n’est-ce pas ? »

 

Je répondis que oui.

 

« Eh bien ! dit M. Barkis, je vais vous dire. Peut-être que vous lui écrirez ?

 

– Je lui écrirai certainement, repris-je.

 

– Ah ! dit-il en tournant lentement les yeux vers moi. Eh bien ! si vous lui écrivez, peut-être vous souviendrez-vous de lui dire que Barkis veut bien, voulez-vous ?

 

– Que Barkis veut bien, répétai-je innocemment. Est-ce là tout ?

 

– Oui, dit-il lentement, oui, Barkis veut bien.

 

– Mais vous serez demain de retour à Blunderstone, monsieur Barkis, lui dis-je (et mon cœur se serrait à la pensée que moi j’en serais bien loin), il vous serait plus facile de faire votre commission vous-même. »

 

Mais il me fit signe de la tête que non, et répéta de nouveau du ton le plus grave : « Barkis veut bien. Voilà tout. » Je promis de transmettre exactement la chose. Et ce jour-là même en attendant à Yarmouth la diligence, je me procurai un encrier et une feuille de papier, et j’écrivis à Peggotty un billet ainsi conçu :

 

« Ma chère Peggotty, je suis arrivé ici à bon port. Barkis veut bien. Mes tendresses à maman. Votre bien affectionné,

 

« Davy. »

 

« P. S. Il tient beaucoup à ce que vous sachiez que Barkis veut bien. »

 

Lorsque j’eus fait cette promesse, M. Barkis retomba dans un silence absolu ; quant à moi, je me sentais épuisé par tout ce qui m’était arrivé récemment, et me laissant tomber sur une couverture, je m’endormis. Mon sommeil dura jusqu’à Yarmouth, qui me parut si nouveau et si inconnu dans l’hôtel où nous nous arrêtâmes, que j’abandonnai aussitôt le secret espoir que j’avais eu jusqu’alors d’y rencontrer quelque membre de la famille de M. Peggotty, peut-être même la petite Émilie.

 

La diligence était dans la cour, parfaitement propre et reluisante, mais on n’avait pas encore attelé les chevaux, et dans cet état il me semblait impossible qu’elle allât jamais jusqu’à Londres. Je réfléchissais sur ce fait, et je me demandais ce que deviendrait définitivement ma malle, que M. Barkis avait déposée dans la cour, après avoir fait tourner sa carriole, et ce que je deviendrais moi-même, lorsqu’une dame mit la tête à une fenêtre où étaient suspendus quelques gigots et quelques volailles, et me dit :

 

« Êtes-vous le petit monsieur qui vient de Blunderstone ?

 

– Oui, madame, dis-je.

 

– Votre nom ? demanda la dame.

 

– Copperfield, madame, dis-je.

 

– Ce n’est pas ça, reprit la dame. On n’a pas commandé à dîner pour une personne de ce nom ?

 

– Est-ce Murdstone, madame ? dis-je.

 

– Si vous êtes le jeune Murdstone, dit la dame, pourquoi commencez-vous par me dire un autre nom ? »

 

Je lui expliquai ce qu’il en était, elle sonna et cria : « William, montrez à monsieur la salle à manger » sur quoi un garçon arriva en courant, de la cuisine qui était de l’autre côté de la cour, et parut très-surpris de voir que c’était pour moi seul qu’on le dérangeait.

 

C’était une grande chambre, garnie de grandes cartes de géographie. Je crois que, quand les cartes auraient été de vrais pays étrangers, au milieu desquels on m’aurait lancé comme une bombe, je ne me serais pas senti plus dépaysé. Il me semblait que je prenais une étrange liberté d’oser m’asseoir, ma casquette à la main, sur un coin de la chaise la plus rapprochée de la porte, et lorsque je vis le garçon mettre une nappe sur la table, tout exprès pour moi, et y placer une salière, je suis sûr que je devins tout rouge de modestie.

 

Il m’apporta des côtelettes et des légumes, et enleva les couvercles des plats avec tant de brusquerie que j’avais la plus grande peur de l’avoir apparemment offensé. Mais je me sentis rassuré en le voyant mettre une chaise pour moi devant la table, et me dire du ton le plus affable : « Maintenant, mon petit géant, asseyez-vous. »

 

Je le remerciai et je m’établis devant la table ; mais il me semblait extraordinairement difficile de manier un peu adroitement mon couteau ou ma fourchette, ou d’éviter de jeter de la sauce sur moi, tant que le garçon serait là debout en face de moi, ne me quittant pas des yeux, et me faisant rougir jusqu’aux oreilles chaque fois que je le regardais. Lorsqu’il me vit entamer la seconde côtelette :

 

« Voilà, dit-il, une demi-pinte d’ale pour vous. La voulez-vous à présent.

 

– Merci, lui dis-je, je veux bien. »

 

Alors il versa la bière dans un grand verre, et la mit devant la fenêtre pour m’en faire admirer la belle couleur.

 

« Ma foi ! dit-il, il y en a beaucoup, n’est-ce pas ?

 

– Il y en a beaucoup, répondis-je en souriant. »

 

Car j’étais charmé de le trouver si aimable. C’était un petit homme, aux yeux brillants, avec un visage rougeaud et des cheveux tout hérissés ; il avait l’air très-avenant, le poing sur la hanche, et de l’autre main il tenait en l’air le verre plein d’ale.

 

« Il y avait bien ici un monsieur, dit-il, un gros monsieur qu’on nommait Topsawyer, peut-être le connaissez-vous ?

 

– Non, dis-je, je ne crois pas.

 

– En culotte courte et en guêtres, un chapeau à larges bords, un habit gris, un cache-nez à pois, dit le garçon.

 

– Non, dis-je avec embarras, je n’ai pas ce plaisir.

 

– Il est venu ici hier, dit le garçon en regardant la bière au jour, il a demandé un verre de cette ale, il l’a voulu absolument, je lui ai dit qu’il avait tort, il l’a bue et il est tombé mort. Elle était trop forte pour lui. On ne devrait plus en donner, voilà le fait. »

 

J’étais épouvanté de ce terrible accident, et je lui dis que je ferais peut-être mieux de ne boire qu’un verre d’eau.

 

« C’est que, voyez-vous, dit le garçon tout en regardant toujours la bière à la fenêtre, et en clignant de l’œil, on n’aime pas beaucoup ici qu’on laisse ce qu’on a commandé. Ça blesse mes maîtres. Mais moi, je peux la boire si vous voulez. J’y suis habitué, et l’habitude fait tout. Je ne crois pas que cela me fasse mal, pourvu que je renverse ma tête en arrière, et que j’avale lestement. Voulez-vous ? »

 

Je lui répondis qu’il me rendrait un grand service en la buvant, pourvu que cela ne pût pas lui faire de mal, sans cela je ne voulais pas en entendre parler. Quand il rejeta sa tête en arrière pour avaler lestement, je fus saisi, je l’avoue, d’une terrible frayeur ; je croyais que j’allais le voir tomber sans vie sur le parquet, comme le malheureux M. Topsawyer. Mais cela ne lui fit aucun mal. Au contraire, il ne m’en parut que plus frais et plus gaillard.

 

« Qu’avons-nous donc là ? dit-il en mettant sa fourchette dans mon plat. N’est-ce pas des côtelettes ?

 

– Des côtelettes, dis-je.

 

– Que Dieu me bénisse ! je ne savais pas que ce fussent des côtelettes, s’écria-t-il. C’est justement ce qu’il faut pour neutraliser les mauvais effets de cette bière. Quelle chance ! »

 

D’une main il saisit une côtelette, de l’autre il prit une pomme de terre, et mangea le tout du meilleur appétit à mon extrême satisfaction. Puis il prit une autre côtelette et une autre pomme de terre, et encore une autre pomme de terre et une autre côtelette. Quand nous eûmes fini, il m’apporta un pudding, et l’ayant placé devant moi, il se mit à ruminer en lui-même, et resta quelques instants absorbé dans ses réflexions.

 

« Comment trouvez-vous le pâté ? dit-il tout d’un coup.

 

– C’est un pudding, répondis-je.

 

– Un pudding ! s’écria-t-il. Oui, vraiment ! mais, dit-il en le contemplant de plus près, ne serait-ce pas un pudding aux fruits ?

 

– Oui, certainement.

 

– Et mais, dit-il en s’armant d’une grande cuiller, le pudding aux fruits est mon pudding favori, n’est-ce pas heureux ? Allons, mon petit homme, voyons qui de nous deux ira le plus vite. »

 

Le garçon fut certainement celui qui alla le plus vite. Il me supplia plus d’une fois de me dépêcher de gagner la gageure, mais il y avait une telle différence entre sa cuiller à ragoût et ma cuiller à café, entre son agilité et mon agilité, entre son appétit et mon appétit que je restai promptement en arrière. Je crois que je n’ai jamais vu personne aussi charmé d’un pudding ; il avait déjà fini qu’il riait encore de plaisir, comme s’il le savourait toujours.

 

Je le trouvai si complaisant et de si bonne humeur, que je la priai de me procurer une plume, du papier et de l’encre pour écrire à Peggotty. Non-seulement il me l’apporta immédiatement, mais encore il eut la bonté de regarder par-dessus mon épaule pendant que j’écrivais ma lettre. Quand j’eus fini, il me demanda où j’allais en pension.

 

« Près de Londres, lui dis-je. C’était tout ce que je savais.

 

– Oh ! mon Dieu, dit-il de l’air le plus triste, j’en suis désolé.

 

– Pourquoi donc ? lui demandai-je.

 

– Oh ! mon Dieu, dit-il en hochant la tête, c’est justement la pension où on a brisé les côtes d’un petit garçon, les deux côtes ; il était encore tout jeune. Il avait à peu près : voyons, quel âge avez-vous ? »

 

Je lui dis que j’avais huit ans et demi.

 

« Tout juste son âge, dit-il. Il avait huit ans et demi quand on lui a brisé sa première côte ; huit ans et huit mois quand on lui a brisé la seconde, et ma foi ! c’était fini. »

 

Je n’eus pas la force de me dissimuler, non plus qu’au garçon, que c’était une malheureuse coïncidence, et je lui demandai comment cela était arrivé. Sa réponse n’eut rien de consolant, car il ne me répondit que cette phrase épouvantable : « En le fouettant. »

 

Heureusement le son du cor qui rappelait tous les voyageurs vint faire diversion à mes inquiétudes. Je me levai et je demandai d’un ton moitié défiant, moitié orgueilleux, tout en tirant ma bourse, s’il y avait quelque chose à payer.

 

– Une feuille de papier à lettres, répondit-il. Avez-vous jamais acheté du papier à lettres ? »

 

Je n’en avais aucun souvenir.

 

« Il est cher, dit-il, à cause des droits : trois pence. Et voilà comment on nous taxe dans ce pays-ci. Il ne reste plus que le pourboire du garçon. Quant à l’encre, ce n’est pas la peine d’en parler, ce sont mes profits.

 

– Combien croyez-vous… Combien faut-il que… combien dois-je… combien serait-il convenable de donner pour le garçon, je vous prie ? balbutiai-je en rougissant.

 

– Si je n’avais pas une petite famille, et si cette petite famille n’avait pas la petite-vérole volante, je n’accepterais pas six pence, dit le garçon. Si je n’avais pas à soutenir une vieille mère et une charmante jeune sœur (ici le garçon parut vivement ému), je n’accepterais pas un farthing. Si j’avais une bonne place, et que je fusse bien traité ici, j’offrirais volontiers une bagatelle plutôt que de l’accepter. Mais je vis des restes… et je couche sur les sacs à charbon. » Ici le garçon fondit en larmes.

 

J’éprouvais la plus profonde pitié pour ses infortunes, et je sentais qu’il fallait avoir le cœur bien dur et bien brutal pour lui offrir moins de neuf pence. Je finis par lui donner un de mes trois beaux shillings ; il le reçut avec beaucoup d’humilité et de vénération, et la minute d’après il le fit sonner sur son ongle, pour voir si la pièce était bonne.

 

Je fus un peu déconcerté au moment de monter dans la voiture, lorsque je découvris qu’on me supposait capable d’avoir mangé le dîner tout entier à moi seul. Je m’en aperçus en entendant la dame qui était à la fenêtre, dire au conducteur : « Prenez garde, George, ou cet enfant va éclater en route ! » Les servantes de l’hôtel qui étaient dans la cour venaient me contempler comme un jeune phénomène et me rire au nez. Mon malheureux ami, le garçon de l’hôtel, qui avait tout à fait repris sa bonne humeur, ne paraissait nullement embarrassé, et prenait, sans la moindre confusion, part à l’admiration générale. Je ne sais pas si cela ne me donna pas quelques soupçons sur son compte, mais j’incline pourtant à penser que, plein comme je l’étais de cette confiance naturelle aux enfants et du respect qu’ils ont en général pour ceux qui sont plus âgés qu’eux (qualités que je suis toujours fâché de voir perdre trop tôt aux enfants pour prendre les habitudes du monde), je n’eus pas, même alors, de doutes sérieux sur son compte.

 

Je trouvais pourtant un peu dur, il faut que je l’avoue, de servir de point de mire aux plaisanteries continuelles du cocher et du conducteur, sur ce que mon poids faisait pencher la diligence d’un côté, ou que je ferais bien de voyager à l’avenir dans un fourgon. L’histoire de mon appétit supposé se répandit bientôt parmi les voyageurs de l’impériale qui s’en divertirent aussi infiniment ; ils me demandèrent si, à la pension où j’allais, on devait payer pour moi comme pour deux seulement ou pour trois ; si on avait fait des conditions particulières, ou bien si on me prenait au même prix que les autres enfants ; avec une foule d’autres questions du même genre. Mais ce qu’il y avait de pis, c’est que je savais que, lorsque l’occasion se présenterait, je n’aurais pas le courage de manger la moindre chose, et qu’après avoir fait un assez pauvre dîner, j’allais me laisser affamer toute la nuit, car dans ma précipitation j’avais oublié mes gâteaux à l’hôtel. Mes craintes furent bientôt réalisées. Lorsqu’on s’arrêta pour souper, je ne pus jamais trouver la force de m’asseoir à la table d’hôte, et j’allai, fort à contre-cœur, me mettre dans un coin près de la cheminée, en disant que je n’avais besoin de rien. Cela ne me mit pourtant pas à l’abri de nouvelles plaisanteries, car un monsieur à la voix enrouée et au visage enluminé, qui n’avait cessé de manger des sandwiches que pour boire d’une bouteille qu’il ne quittait guère, fit observer que j’étais comme le boa constrictor, qui mangeait assez à un repas pour pouvoir rester ensuite plusieurs jours à jeun ; après quoi, il se servit une énorme portion de bœuf bouilli.

 

Nous avions quitté Yarmouth à trois heures de l’après-midi, et nous devions arriver à Londres le lendemain matin à huit heures.

 

L’automne commençait, et la soirée était belle. Quand nous traversions un village, je cherchais à me représenter ce qui se passait dans l’intérieur des maisons, et ce que faisaient les habitants ; puis quand les petits garçons se mettaient à courir pour grimper derrière la diligence, je me demandais s’ils avaient encore leurs pères, et s’ils étaient heureux chez eux. J’avais donc beaucoup de sujets de réflexion, sans compter que je songeais sans cesse à l’endroit de ma destination, triste sujet de méditation. Quelquefois aussi, je me le rappelle, je me laissais aller à penser à la maison de ma mère et à Peggotty ; ou j’essayais confusément de me rappeler comment j’étais avant d’avoir mordu M. Murdstone, mais je ne pouvais jamais réussir, tant il me semblait que tout cela datait de l’antiquité la plus reculée.

 

La nuit ne fut pas aussi agréable que la soirée ; il faisait froid. Comme on m’avait casé entre deux messieurs (celui qui avait la figure enluminée et un autre) de peur que je ne glissasse des banquettes, ils manquaient à chaque instant de m’étouffer en dormant et me tenaient comme dans un étau. J’étais parfois tellement écrasé que je ne pouvais m’empêcher de crier : « Oh ! je vous en prie ! » ce qui leur déplaisait fort, parce que cela les réveillait. En face de moi était assise une vieille dame avec un grand manteau de fourrure, qui avait l’air, dans l’obscurité, plutôt d’une meule de foin que d’une femme, tant elle était empaquetée. Cette dame avait un panier, et pendant longtemps elle n’avait su où le fourrer ; elle découvrit enfin qu’elle pourrait le glisser sous mes jambes qui étaient très-courtes. Ce panier me mettait à la torture ; il me cognait et me meurtrissait les jarrets ; mais au moindre mouvement que je faisais, le verre contenu dans le panier allait se choquer contre un autre objet, et la vieille dame me donnait un terrible coup de pied, tout en disant :

 

« Allez-vous vous tenir tranquille ! vous êtes bien peu endurant pour votre âge. »

 

Enfin, le soleil se leva, et mes compagnons de route eurent un sommeil moins agité. On ne saurait dépeindre toutes les angoisses qui les avaient oppressés durant la nuit, et qui se manifestaient par des ronflements épouvantables. À mesure que le soleil s’élevait à l’horizon, leur sommeil devenait moins profond, et peu à peu ils se réveillèrent tous l’un après l’autre. Je me souviens que je fus bien surpris de les voir tous soutenir qu’ils n’avaient pas dormi une minute, et repousser cette insinuation avec la plus vive indignation. J’en suis encore étonné à l’heure qu’il est, et je n’ai jamais pu m’expliquer comment, de toutes les faiblesses humaines, celle que nous sommes tous le moins disposés à confesser (je vous demande un peu pourquoi), c’est la faiblesse d’avoir pu dormir en voiture.

 

Je n’ai pas besoin de raconter ici quelle étrange ville me parut Londres lorsque je l’aperçus dans le lointain, ni comment je me figurais que les aventures de mes héros favoris se renouvelaient à chaque instant dans cette grande cité, pleine à mes yeux de plus de merveilles et de plus de crimes que toutes les villes de la terre. Nous arrivâmes enfin à un hôtel situé sur la paroisse de White-Chapel, où nous devions nous arrêter. J’ai oublié si c’était le Taureau-Bleu ou le Sanglier-Bleu, mais ce que je sais, c’est que c’était un animal bleu, et que cet animal était aussi représenté sur le derrière de la diligence.

 

Le conducteur fixa les yeux sur moi en descendant, et dit à la porte du bureau :

 

« Y a-t-il ici quelqu’un qui demande un jeune garçon inscrit au registre sous le nom de Murdstone, venant de Blunderstone, Suffolk, et qui était attendu ? Qu’on le vienne réclamer. »

 

Personne ne répondit.

 

« Essayez de Copperfield, monsieur, je vous prie, dis-je en baissant piteusement les yeux.

 

– Y a-t-il ici quelqu’un qui demande un jeune garçon inscrit au registre sous le nom de Murdstone, venant de Blunderstone, Suffolk, mais qui répond au nom de Copperfield, et qui doit attendre qu’on le vienne réclamer ? dit le conducteur. Parlez ! y a-t-il quelqu’un ? »

 

Non, il n’y avait personne. Je regardai avec inquiétude tout autour de moi, mais cette question répétée n’avait pas fait la moindre impression sur ceux qui étaient présents, sauf sur un homme à longues guêtres, qui n’avait qu’un œil, et qui suggéra qu’on ferait bien de me mettre un collier de cuivre et de m’attacher à un poteau dans l’étable, comme aux chiens perdus. On plaça une échelle, et je descendis après la dame qui ressemblait à une meule de foin : je ne me permis de bouger que lorsqu’elle eut enlevé son panier. Tous les voyageurs eurent promptement quitté leurs places ; on descendit tous les bagages, et les garçons d’écurie firent rentrer la diligence sous la remise. Et cependant personne ne paraissait pour réclamer l’enfant tout poudreux qui venait de Blunderstone, Suffolk.

 

Plus solitaire que Robinson Crusoé, qui du moins n’avait près de lui personne pour venir l’observer et remarquer qu’il était solitaire, j’entrai dans le bureau de la diligence, et sur l’invitation du commis, je passai derrière le comptoir, et je m’assis sur la balance où on pesait les bagages. Là, tandis que j’étais assis au milieu des paquets, des livres et des ballots, respirant le parfum des écuries (qui s’associera éternellement dans ma mémoire avec cette matinée), je fus assailli par une foule de réflexions toutes plus lugubres les unes que les autres. À supposer qu’on ne vint jamais me chercher, combien de temps consentirait-on à me garder là où j’étais ? Me garderait-on assez longtemps pour qu’il ne me restât plus rien de mes sept shillings ? Est-ce que je passerais la nuit dans un de ces compartimente en bois avec le reste des bagages ? Faudrait-il me laver tous les matins à la pompe de la cour ? Ou bien me renverrait-on tous les soirs et serais-je obligé de revenir tous les matins jusqu’à ce qu’on vînt me chercher ? Et si ce n’était pas une erreur ; si M. Murdstone avait inventé ce plan pour se débarrasser de moi, que deviendrais-je ? Si on me permettait de rester là jusqu’à ce que j’eusse dépensé mes sept shillings, je ne pouvais toujours pas espérer d’y rester lorsque je commencerais à mourir de faim. Cela serait évidemment gênant et désagréable pour les pratiques, et de plus cela exposerait le je ne sais quoi bleu à avoir à payer les frais de mon enterrement. Si je me mettais immédiatement en route et que je tentasse de retourner chez ma mère, comment pourrais-je marcher jusque-là ? Et d’ailleurs étais-je sûr d’être bien accueilli par d’autres que par Peggotty, lors même que je réussirais à arriver ? Si j’allais m’offrir aux autorités voisines comme soldat ou comme marin, j’étais un si petit bonhomme qu’il était bien probable qu’on ne voudrait pas de moi. Ces pensées, jointes à un millier d’autres, me faisaient monter le rouge au visage, et je me sentais tout étourdi de crainte et d’émotion. J’étais dans cet état violent lorsqu’entra un homme qui murmura quelques mots à l’oreille du commis ; celui-ci me tira vivement de la balance et me poussa vers le nouveau venu comme un colis pesé, acheté, payé, enlevé.

 

En sortant du bureau, la main dans celle de ma nouvelle connaissance, je me hasardai à jeter les yeux sur mon conducteur. C’était un jeune homme au teint jaune, à l’air dégingandé, aux joues creuses, avec un menton presque aussi noir que celui de M. Murdstone ; mais là cessait la ressemblance, car ses favoris étaient rasés, et ses cheveux, au lieu d’être luisants, étaient rudes et secs. Il portait un habit et un pantalon noirs, un peu secs et râpés aussi ; l’habit ne descendait pas jusqu’au poignet ni le pantalon jusqu’à la cheville de leur propriétaire ; sa cravate blanche n’était pas d’une propreté exagérée. Je n’ai jamais cru, et je ne veux pas croire encore, que cette cravate fût tout le linge qu’il avait sur lui, mais c’était au moins tout ce qu’il en laissait entrevoir.

 

« Vous êtes le nouvel élève ? me dit-il.

 

– Oui, monsieur, » lui dis-je. Je le supposais. Je n’en savais rien.

 

« Je suis l’un des maîtres d’études de la pension Salem, » me dit-il.

 

Je le saluai, j’étais terrifié. Je n’osais faire la moindre allusion à une chose aussi vulgaire que ma malle en présence du savant maître de Salem-House ; ce ne fut que lorsque nous fûmes sortis de la cour que j’eus la hardiesse d’en faire mention. Nous revînmes sur nos pas, d’après mon observation très-humble qu’elle pourrait plus tard m’être utile, et il dit au commis que le voiturier devait venir la prendre à midi.

 

« Monsieur, lui dis-je, lorsque nous eûmes fait à peu près le même trajet, auriez-vous la bonté de me dire si c’est bien loin ?

 

– C’est du côté de Blackheath, me dit-il.

 

– Est-ce loin, monsieur ? demandai-je timidement.

 

– Il y a un bon bout de chemin, dit-il ; nous irons par la diligence ; on compte environ six milles. »

 

Je me sentais si las et si épuisé, que l’idée de faire encore six milles sans me restaurer était au-dessus de mes forces. Je m’enhardis jusqu’à lui dire que je n’avais pris absolument rien pendant toute la nuit, et que je lui serais très-reconnaissant s’il voulait bien me permettre d’acheter quelque chose pour manger. Il parut surpris (je le vois encore s’arrêter et me regarder) ; après avoir réfléchi un instant, il me dit qu’il avait besoin de s’arrêter chez une vieille femme qui habitait près de là, et que ce que j’aurais de mieux à faire, ce serait d’acheter un peu de pain, ou toute autre nourriture à mon choix, pourvu qu’elle fût saine, et de déjeuner chez cette personne qui me procurerait du lait.

 

Nous nous rendîmes chez un boulanger, où, après avoir jeté mon dévolu sur une foule de petits gâteaux succulents qu’il refusa de me laisser prendre les uns après les autres, nous finîmes par nous décider pour un bon petit pain de seigle qui me coûta trois pence. Plus loin, nous achetâmes un œuf et une tranche de lard fumé ; tout cela me laissa encore possesseur de pas mal de petite monnaie sur mon second shilling que j’avais changé, ce qui me fit penser que Londres était un endroit où l’on vivait à très-bon marché. Lorsque nous eûmes fait nos provisions, nous traversâmes, au milieu d’un tapage et d’un mouvement qui troublaient singulièrement ma pauvre tête, un pont, London-Bridge sans doute (je crois même qu’il me le dit, mais j’étais à moitié endormi), et enfin nous arrivâmes chez la vieille femme qui logeait dans un hospice, comme je pus le voir à l’apparence du bâtiment et aussi à l’inscription placée au-dessus de la grille, qui disait que cette maison avait été fondée pour vingt-cinq femmes pauvres.

 

Le maître d’études de Salem-House leva le loquet d’une de ces portes noires qui se ressemblaient toutes : d’un côté il y avait une fenêtre à petits carreaux, et au-dessus de la porte une autre fenêtre à petits carreaux ; nous entrâmes dans la maison d’une de ces pauvres vieilles femmes, qui soufflait son feu sur lequel était placée une petite casserole. En voyant entrer mon conducteur, la vieille femme cessa de souffler, et dit quelque chose comme : « Mon Charles ! » Mais en me voyant entrer après lui, elle se leva, et fit en se frottant les mains une espèce de révérence embarrassée.

 

« Pouvez-vous faire cuire le déjeuner de ce jeune monsieur, je vous prie, dit le maître d’études de Salem-House.

 

– Si je le peux ? dit la vieille femme ; mais oui, certainement.

 

– Comment va mistress Fibbitson aujourd’hui ? » dit le maître d’études en regardant une autre vieille femme assise sur une grande chaise près du feu ; elle avait si bien l’air d’un paquet de vieux chiffons, qu’à l’heure qu’il est je me félicite encore de ce que je n’ai pas commis l’erreur de m’asseoir dessus.

 

« Ah ! elle ne va pas trop bien, dit la première vieille femme ; elle est dans un de ses mauvais jours. Je crois vraiment que, si par malheur le feu s’éteignait, elle s’éteindrait avec lui pour ne plus jamais revenir à la vie. »

 

Ils la regardaient tous deux, je fis de même. Bien qu’il fît très-chaud dehors, elle semblait ne songer à rien au monde qu’au feu. Je crois même qu’elle était jalouse de la casserole, et j’ai quelque soupçon qu’elle lui en voulait de lui cacher le feu pour faire cuire mon œuf et frire mon lard, car je la vis me montrer le poing quand tout le monde avait le dos tourné, pendant ces opérations culinaires. Le soleil entrait par la petite fenêtre, mais elle lui tournait le dos, et, assise dans sa grande chaise qui tournait aussi le dos au soleil, elle semblait couver le feu comme pour lui tenir chaud, au lieu de s’y chauffer elle-même, et elle le surveillait d’un œil méfiant. Lorsqu’elle vit que les préparatifs de mon déjeuner touchaient à leur terme et que le feu allait enfin être délivré, elle éclata de rire dans sa joie, et je dois dire que son rire était loin d’être mélodieux.

 

Je m’assis en face de mon pain de seigle, de mon œuf, de ma tranche de lard, auxquels s’était ajoutée une jatte de lait, et je fis un repas délicieux. J’étais encore à l’œuvre, lorsque la vieille femme qui habitait la maison, dit au maître d’études :

 

« Avez-vous votre flûte sur vous ?

 

– Oui, répondit-il.

 

– Jouez-en donc un petit air, dit la vieille femme ; d’un ton suppliant. Je vous en prie. »

 

Le maître d’études mit la main sous les pans de son habit, et sortit les trois morceaux d’une flûte qu’il remonta, puis il se mit immédiatement à jouer. Mon opinion, après bien des années de réflexions, c’est que personne au monde n’a jamais pu jouer aussi mal. Il en tirait les sons les plus épouvantables que j’aie entendus, naturels ou artificiels. Je ne sais quel air il jouait, si tant est que ce fussent des airs, ce dont je doute, mais le résultat de cette mélodie fut primo, de me faire songer à toutes mes peines, au point de me faire venir les larmes aux yeux ; secondo, de m’ôter complètement l’appétit, et tertio, de me donner une telle envie de dormir que je ne pouvais tenir mes yeux ouverts. Le seul souvenir de cette musique m’assoupit encore. Je revois la petite chambre avec l’armoire du coin entr’ouverte, les chaises au dossier perpendiculaire, et le petit escalier à pic qui conduisait à une autre petite chambre au premier, enfin les trois plumes de paon qui ornaient le manteau de la cheminée ; je me souviens, qu’en entrant, je me demandais si le paon serait bien flatté de voir ses belles plumes condamnées à cet emploi, mais tout cela disparaît peu à peu devant moi, ma tête se penche, je dors. La flûte ne se fait plus entendre, c’est le son des roues qui retentit à mon oreille ; je suis en voyage ; la diligence s’arrête, je me réveille en sursaut, et voilà de nouveau la flûte ; le maître d’études de Salem-House en joue d’un air lamentable, et la vieille femme l’écoute avec ravissement. Mais elle disparaît à son tour, puis il disparaît aussi, enfin tout disparaît, il n’y a plus ni de flûte, ni de maître d’études, ni de Salem-House, ni de David Copperfield, il n’y a qu’un profond sommeil.

 

Je rêvais probablement, lorsque je crus voir, tandis qu’il soufflait dans cette épouvantable flûte, la vieille maîtresse du logis qui s’était approchée de lui dans son enthousiasme, se pencher tout d’un coup sur le dossier de sa chaise, et prendre sa tête dans ses bras pour l’embrasser ; un instant la flûte s’arrêta. J’étais apparemment entre la veille et le sommeil, alors et quelque temps après, car, lorsqu’il recommença à jouer, (ce qu’il y a de sûr c’est qu’il s’était interrompu un instant), je vis et j’entendis la susdite vieille femme demander à mistress Fibbitson si ce n’était pas délicieux (en parlant de la flûte), à quoi mistress Fibbitson répondit, « oui, oh oui ! » et se pencha vers le feu, auquel elle rapportait, j’en suis sûr tout l’honneur de cette jolie musique.

 

Il y avait déjà longtemps que j’étais endormi, je crois, lorsque le maître d’études de Salem-House démonta sa flûte, mit dans sa poche les trois pièces qui la composaient, et m’emmena. Nous trouvâmes la diligence tout près de là, et nous montâmes sur l’impériale, mais j’avais tellement envie de dormir que, lorsqu’on s’arrêta sur la route pour prendre d’autres voyageurs, on me mit dans l’intérieur où il n’y avait personne, et là je dormis profondément, jusqu’à une longue montée que les chevaux gravirent au pas entre de grands arbres. Bientôt la diligence s’arrêta ; elle avait atteint sa destination.

 

Après quelques minutes de marche, nous arrivâmes, le maître d’études et moi, à Salem-House ; un grand mur de briques formait l’enceinte, et le tout avait l’air fort triste. Sur une porte pratiquée dans le mur était placé un écriteau où on lisait : Salem-House. Nous vîmes bientôt paraître, à une petite ouverture près de la porte, un visage maussade, qui appartenait à ce que je vis, lorsque la porte nous fut ouverte, à un gros homme, avec un cou énorme comme celui d’un taureau, une jambe de bois, un front bombé, et des cheveux coupés ras tout autour de la tête.

 

« C’est le nouvel élève, » dit le maître d’études.

 

L’homme à la jambe de bois m’examina de la tête aux pieds, ce qui ne fut pas long, car je n’étais pas bien grand, puis il referma la porte derrière nous, et prit la clef. Nous nous dirigions vers la maison, au milieu de grands arbres au feuillage sombre, quand il appela mon conducteur.

 

« Holà ! »

 

Nous nous retournâmes ; il était debout à la porte de la petite loge, où il demeurait, une paire de bottes à la main.

 

« Dites donc ! le savetier est venu depuis que vous êtes sorti, monsieur Mell, et il dit qu’il ne peut plus du tout les raccommoder. Il prétend qu’il ne reste pas un seul morceau de la botte primitive, et qu’il ne comprend pas que vous puissiez lui demander de les réparer. »

 

En parlant ainsi il jeta les bottes devant M. Mell, qui retourna quelques pas en arrière pour les ramasser, et qui les regarda de l’air le plus lamentable, en venant me retrouver. J’observai alors, pour la première fois, que les bottes qu’il portait étaient fort usées, et qu’il y avait même un endroit par où son bas sortait, comme un bourgeon qui veut percer l’écorce ?

 

Salem-House était un bâtiment carré bâti en briques avec deux pavillons sur les ailes, le tout d’une apparence nue et désolée. Tout ce qui l’entourait était si tranquille que je dis à M. Mell que probablement les élèves étaient en promenade, mais il parut surpris de ce que je ne savais pas qu’on était en vacances, et que tous les élèves étaient chez leurs parents, M. Creakle, le maître de pension, était au bord de la mer avec Mme et miss Creakle, et quant à moi, on m’envoyait en pension durant les vacances pour me punir de ma mauvaise conduite, comme il me l’expliqua tout du long en chemin.

 

Il me mena dans la salle d’études ; jamais je n’avais vu un lieu si déplorable ni si désolé. Je la revois encore à l’heure qu’il est. Une longue chambre, avec trois longues rangées de bancs et des champignons pour accrocher les chapeaux et les ardoises. Des fragments de vieux cahiers et de thèmes déchirés jonchent le plancher. Il y en a d’autres sur les pupitres qui ont servi à loger des vers à soie. Deux malheureuses petites souris blanches, abandonnées par leur propriétaire, parcourent du haut en bas une fétide petite forteresse construite en carton et en fil de fer, et leurs petits yeux rouges cherchent dans tous les coins quelque chose à manger. Un oiseau, enfermé dans une cage à peine plus grande que lui, fait de temps à autre un bruit monotone, en sautant sur son perchoir, de deux pouces de haut, ou en redescendant, sur son plancher, mais il ne chante ni ne siffle. Par toute la chambre, il règne une odeur malsaine, composé étrange, à ce qu’il me semble, de cuir pourri, de pommes renfermées et de livres moisis. Il ne saurait y avoir plus d’encre répandue dans toute cette pièce, lors même que les architectes auraient oublié d’y mettre une toiture, et que, pendant toute l’année, le ciel y aurait fait pleuvoir, neiger, ou grêler de l’encre.

 

M. Mell me quitta un moment, pour remonter ses bottes irréparables ; je m’avançai timidement vers l’autre bout de la chambre, tout en observant ce que je viens de décrire. Tout à coup j’arrivai devant un écriteau en carton, posé sur un pupitre ; on y lisait ces mots écrits en grosses lettres : « Prenez garde. Il mord. »

 

Je grimpai immédiatement sur le pupitre, persuadé que dessous il y avait au moins un gros chien. Mais j’avais beau regarder tout autour de moi avec inquiétude, je ne l’apercevais pas. J’étais encore absorbé dans cette recherche, lorsque M. Mell revint, et me demanda ce que je faisais là-haut.

 

« Je vous demande bien pardon, monsieur, mais je regarde où est le chien.

 

– Le chien ! dit-il, quel chien ?

 

– N’est-ce pas un chien, monsieur ?

 

– Quoi ? qu’est-ce qui n’est pas un chien ?

 

– Cet animal auquel il faut prendre garde, monsieur, parce qu’il mord.

 

– Non, Copperfield, dit-il gravement, ce n’est pas un chien. C’est un petit garçon. J’ai pour instruction, Copperfield, de vous attacher cet écriteau derrière le dos. Je suis fâché d’avoir à commencer par là avec vous, mais il le faut. »

 

Il me fit descendre et m’attacha derrière le dos, comme une giberne, l’écriteau bien adapté pour ce but, et partout où j’allais ensuite j’eus la consolation de le transporter avec moi.

 

Ce que j’eus à souffrir de cet écriteau, personne ne peut le deviner. Qu’il fût possible de me voir ou non, je me figurais toujours que quelqu’un était là à le lire ; ce n’était pas un soulagement pour moi que de me retourner et de ne voir personne, car je me figurais toujours qu’il y avait quelqu’un derrière mon dos. La cruauté de l’homme à la jambe de bois aggravait encore mes souffrances ; c’était lui qui était le mandataire de l’autorité, et toutes les fois qu’il me voyait m’appuyer le dos contre un arbre ou contre le mur, ou contre la maison, il criait de sa loge d’une voix formidable : « Hé ! Copperfield ! faites voir la pancarte, ou je vous donne une mauvaise note. » L’endroit où l’on jouait était une cour sablée, placée derrière la maison, en vue de toutes les dépendances, et je savais que les domestiques lisaient ma pancarte, que le boucher la lisait, que le boulanger la lisait, en un mot que tous ceux qui entraient ou qui sortaient le matin, tandis que je faisais ma promenade obligée, lisaient sur mon dos qu’il fallait prendre garde à moi parce que je mordais. Je me rappelle que j’avais fini positivement par avoir peur de moi comme d’une espèce d’enfant sauvage qui mordait.

 

Il y avait dans cette cour de récréation une vieille porte sur laquelle les élèves s’étaient amusés à sculpter leurs noms ; elle était complètement couverte de ce genre d’inscriptions. Dans ma terreur de voir arriver la fin des vacances qui ramènerait tous les élèves, je ne pouvais lire un seul de ces noms sans me demander de quel ton et avec quelle expression il lirait : « Prenez garde, il mord. » Il y en avait un, un certain Steerforth qui avait gravé son nom très-souvent et très-profondément. « Celui-là, me disais-je, va lire cela de toutes ses forces et puis il me tirera les cheveux. » Il y en avait un autre nommé Tommy Traddles ; je me figurais qu’il se ferait un amusement de m’approcher par mégarde, et de se reculer avec l’air d’avoir grand’peur. Quant au troisième, George Demple, je l’entendais chanter mon inscription. Enfin, dans ma frayeur, je contemplais en tremblant cette porte, jusqu’à ce qu’il me semblât entendre tous les propriétaires de ces noms (il y en avait quarante-cinq, à ce que me dit M. Mell) crier en chœur qu’il fallait m’envoyer à Coventry, et répéter, chacun à sa manière : « Prenez garde, il mord. »

 

Et de même pour les pupitres et les bancs, de même pour les lits solitaires que j’examinais le soir quand j’étais couché. Toutes les nuits j’avais des rêves où je voyais tantôt ma mère telle qu’elle était jadis, tantôt l’intérieur de M. Peggotty ; ou bien je voyageais sur l’impériale de la diligence, ou je dînais avec mon malheureux ami le garçon d’hôtel ; et partout je voyais tout le monde me regarder d’un air effaré ; on venait de s’apercevoir que je n’avais pour tout vêtement que ma chemise de nuit et mon écriteau.

 

Cette vie monotone et la frayeur que me causait la fin prochaine des vacances, me causaient une affliction intolérable. J’avais chaque jour de longs devoirs à faire pour M. Mell, mais je les faisais (M. Murdstone et sa sœur n’étaient plus là), et je ne m’en tirais pas mal. Avant et après mes heures d’étude je me promenais, sous la surveillance, comme je l’ai déjà dit, de l’homme à la jambe de bois. Je me rappelle encore, comme si j’y étais, tout ce que je voyais dans ces promenades, la terre humide autour de la maison, les pierres couvertes de mousse dans la cour, la vieille fontaine toute fendue et les troncs décolorés de quelques arbres ratatinés qui avaient l’air d’avoir reçu plus de pluie et moins de rayons de soleil que tous les arbres du monde ancien et moderne. Nous dînions à une heure, M. Mell et moi, au bout d’une longue salle à manger parfaitement nue, où on ne voyait que des tables de sapin qui sentaient le graillon, et puis nous nous remettions à travailler jusqu’à l’heure du thé ; M. Mell buvait son thé dans une petite tasse bleue, et moi dans un petit pot d’étain. Pendant toute la journée et jusqu’à sept ou huit heures du soir, M. Mell était établi à son pupitre dans la salle d’études ; il s’occupait sans relâche à faire les comptes du dernier semestre, sans quitter sa plume, son encrier, sa règle et ses livres. Quand il avait tout rangé le soir, il tirait sa flûte et soufflait dedans avec une telle énergie que je m’attendais à tout moment à le voir passer par le grand trou de son instrument, jusqu’à son dernier souffle, et à le voir fuir par les clefs.

 

Je me vois encore, pauvre petit enfant que j’étais alors, la tête dans mes mains au milieu de la pièce à peine éclairée, écoutant la douloureuse harmonie de M. Mell tout en méditant sur mes leçons du lendemain ; je me vois également, mes livres fermés à côté de moi, prêtant toujours l’oreille à la douloureuse harmonie de M. Mell, et croyant entendre à travers ces sons lamentables le bruit lointain de la maison paternelle et le sifflement du vent sur les dunes de Yarmouth. Ah ! combien je me sens isolé et triste ! je me vois montant me coucher dans des chambres presque désertes, et pleurant dans mon petit lit au souvenir de ma chère Peggotty ; je me vois descendant l’escalier le lendemain matin et regardant, par un carreau cassé de la lucarne qui l’éclaire, la cloche de la pension suspendue tout en haut d’un hangar, avec une girouette par dessus ; je la contemple et je songe avec effroi au temps où elle appellera à l’étude Steerforth et ses camarades, et pourtant j’ai encore bien plus peur du moment fatal où l’homme à la jambe de bois ouvrira la grille aux gonds rouillés pour laisser passer le redoutable M. Creakle. Je ne crois pas avec tout cela que je sois un très-mauvais sujet, mais je n’en porte pas moins le placard toujours sur mon dos.

 

M. Mell ne me disait pas grand’chose, mais il n’était pas méchant avec moi ; je suppose que nous nous tenions mutuellement compagnie sans nous parler. J’ai oublié de dire qu’il se parlait quelquefois à lui-même, et qu’alors il grinçait des dents, il serrait les poings et il se tirait les cheveux de la façon la plus étrange ; mais c’était une habitude qu’il avait comme ça. Dans les commencements cela me faisait peur, mais je ne tardai pas à m’y faire.

 

CHAPITRE VI.

J’agrandis le cercle de mes connaissances.


Je menais cette vie depuis un mois environ, lorsque l’homme à la jambe de bois se mit à parcourir la maison avec un balai et un seau d’eau ; j’en conclus qu’on préparait tout pour recevoir M. Creakle et ses élèves. Je ne me trompais pas, car bientôt le balai envahit la salle d’étude et nous en chassa M. Mell et moi. Nous allâmes vivre je ne sais où et je ne sais comment ; ce que je sais bien, c’est que, pendant plusieurs jours, nous rencontrions partout deux ou trois femmes, que je n’avais qu’à peine entrevues jusqu’alors, et que j’avalai une telle quantité de poussière que j’éternuais aussi souvent que si Salem-House avait été une vaste tabatière.

 

Un jour M. Mell m’annonça que M. Creakle arriverait le soir. Après le thé, j’appris qu’il était arrivé ; avant l’heure de me coucher, l’homme à la jambe de bois vint me chercher pour comparaître devant lui.

 

M. Creakle habitait une portion de la maison beaucoup plus confortable que la nôtre ; il avait un petit jardin qui paraissait charmant à côté de la récréation, sorte de désert en miniature, où un chameau et un dromadaire se seraient trouvés comme chez eux. Je me trouvai bien hardi d’oser remarquer qu’il n’y avait pas jusqu’au corridor qui n’eût l’air confortable, tandis que je me rendais tout tremblant chez M. Creakle. J’étais tellement abasourdi en entrant, que je vis à peine mistress Creakle ou miss Creakle qui étaient toutes deux dans le salon. Je ne voyais que M. Creakle, ce bon et gros monsieur qui portait un paquet de breloques à sa montre : il était assis dans un fauteuil, avec une bouteille et un verre à côté de lui.

 

« Ah ! dit M. Creakle, voilà le jeune homme dont il faut limer les dents. Faites-le retourner. »

 

L’homme à la jambe de bois me retourna de façon à montrer le placard, puis lorsque M. Creakle eut eu tout le temps de le lire, il me replaça en face du maître de pension, et se mit à côté de lui. M. Creakle avait l’air féroce, ses yeux étaient petits et très-enfoncés ; il avait de grosses veines sur le front, un petit nez et un menton très-large. Il était chauve, et n’avait que quelques petits cheveux gras et gris, qu’il lissait sur ses tempes, de façon à leur donner rendez-vous au milieu du front. Mais ce qui chez lui me fit le plus d’impression, c’est qu’il n’avait presque pas de voix et parlait toujours tout bas. Je ne sais si c’est qu’il avait de la peine à parler même ainsi, ou si le sentiment de son infirmité l’irritait, mais, toutes les fois qu’il disait un mot, son visage prenait une expression encore plus méchante, ses veines se gonflaient, et quand j’y réfléchis, je comprends que ce soit là ce qui me frappa d’abord, comme ce qu’il y avait chez lui de plus remarquable.

 

« Voyons, dit M. Creakle. Qu’avez-vous à m’apprendre sur cet enfant ?

 

– Rien encore, répartit l’homme à la jambe de bois. Il n’y a pas eu d’occasion. »

 

Il me sembla que M. Creakle était désappointé. Il me sembla que mistress Creakle et sa fille (que je venais de regarder pour la première fois, et qui étaient maigres et silencieuses à l’envi l’une de l’autre), n’étaient pas désappointées.

 

« Venez ici, monsieur ! dit M. Creakle en me faisant signe de la main.

 

– Venez ici ! dit l’homme à la jambe de bois en répétant le geste de M. Creakle.

 

– J’ai l’honneur de connaître votre beau-père, murmura M. Creakle en m’empoignant par l’oreille. C’est un digne homme, un homme énergique. Il me connaît, et moi je le connais. Me connaissez-vous, vous ? hein ! dit M. Creakle en me pinçant l’oreille avec un enjouement féroce.

 

– Pas encore, monsieur ! dis-je tout en gémissant.

 

– Pas encore ? hein ? répéta M. Creakle. Cela viendra, hein ?

 

– Cela viendra ! hein ? » répéta l’homme à la jambe de bois.

 

Je découvris plus tard que son timbre retentissant lui procurait l’honneur de servir d’interprète à M. Creakle auprès de ses élèves.

 

J’étais horriblement effrayé et je me contentai de dire que je l’espérais bien. Mais tout en parlant, je me sentais l’oreille tout en feu, il la pinçait si fort !

 

« Je vais vous dire ce que je suis, murmura M. Creakle en lâchant enfin mon oreille, mais après l’avoir tordue de façon à me faire venir les larmes aux yeux. Je suis un Tartare.

 

– Un Tartare, dit l’homme à la jambe de bois.

 

– Quand je dis que je ferai une chose, je la fais, dit M. Creakle, et quand je dis qu’il faut faire une chose, je veux qu’on la fasse.

 

– Qu’il faut faire une chose, je veux qu’on la fasse, répéta l’homme à la jambe de bois.

 

– Je suis un caractère décidé, dit M. Creakle. Voilà ce que je suis. Je fais mon devoir, voilà ce que je fais. Quand ma chair et mon sang (il se tourna vers mistress Creakle), quand ma chair et mon sang se révoltent contre moi, ce n’est plus ma chair et mon sang ; je les renie. Cet individu a-t-il reparu ? demanda-t-il à l’homme à la jambe de bois.

 

– Non, répondit-il.

 

– Non ? dit M. Creakle. Il a bien fait. Il me connaît, qu’il se tienne à l’écart. Je dis qu’il se tienne à l’écart, dit M. Creakle en tapant sur la table et en regardant mistress Creakle, car il me connaît. Vous devez commencer aussi à me connaître, mon petit ami. Vous pouvez vous en aller. Emmenez-le.

 

J’étais bien content qu’il me renvoyât, car mistress Creakle et miss Creakle s’essuyaient les yeux, et je souffrais autant pour elles que pour moi. Mais j’avais à lui adresser une pétition qui avait pour moi tant d’intérêt que je ne pus m’empêcher de lui dire, tout en admirant mon courage :

 

« Si vous vouliez bien, monsieur. »

 

M. Creakle murmura : « Hein ? Qu’est-ce que ceci veut dire ? et baissa les yeux sur moi, comme s’il avait envie de me foudroyer d’un regard.

 

– Si vous vouliez bien, monsieur, balbutiai-je, si je pouvais (je suis bien fâché de ce que j’ai fait, monsieur) ôter cet écriteau avant le retour des élèves.

 

Je ne sais si M. Creakle eut vraiment envie de sauter sur moi, ou s’il avait seulement l’intention de m’effrayer, mais il s’élança hors de son fauteuil et je m’enfuis comme un trait, sans attendre l’homme à la jambe de bois ; je ne m’arrêtai que dans le dortoir, où je me fourrai bien vite dans mon lit, où je restai à trembler, pendant plus de deux heures.

 

Le lendemain matin M. Sharp revint. M. Sharp était le second de M. Creakle, le supérieur de M. Mell. M. Mell prenait ses repas avec les élèves, mais M. Sharp dînait et soupait à la table de M. Creakle. C’était un petit monsieur à l’air délicat, avec un très-grand nez ; il portait sa tête de côté, comme si elle était trop lourde pour lui. Ses cheveux étaient longs et ondulés, mais j’appris par le premier élève qui revint, que c’était une perruque (une perruque d’occasion, me dit-il), et que M. Sharp sortait tous les samedis pour la faire boucler.

 

Ce fut Tommy Traddles qui me donna ce renseignement, il revint le premier. Il se présenta à moi en m’informant que je trouverais son nom au coin de la grille à droite, au devant du grand verrou ; je lui dis : « Traddles, » à quoi il me répondit « lui-même, » puis il me demanda une foule de détails sur moi et sur ma famille.

 

Ce fut très-heureux pour moi que Traddles revint le premier. Mon écriteau l’amusa tellement, qu’il m’épargna l’embarras de le montrer ou de le dissimuler, en me présentant à tous les élèves immédiatement après leur arrivée. Qu’ils fussent grands ou petits, il leur criait : « Venez vite ! voilà une bonne farce ! » Heureusement aussi, la plupart des enfants revenaient tristes et abattus, et moins disposés à rire à mes dépens, que je ne l’avais craint. Il y en avait bien quelques-uns qui sautaient autour de moi comme des sauvages, et il n’y en avait à peu près aucun qui sût résister à la tentation de faire comme si j’étais un chien dangereux : ils venaient me caresser et me cajoler comme si j’étais sur le point de les mordre, puis ils disaient : « À bas, monsieur ! » et ils m’appelaient « Castor. » C’était naturellement fort ennuyeux pour moi, au milieu de tant d’étrangers, et cela me coûta bien des larmes, mais à tout prendre, j’avais redouté pis.

 

On ne me regarda comme positivement admis dans la pension, qu’après l’arrivée de F. Steerforth. On m’amena devant lui comme devant mon juge : il avait la réputation d’être très-instruit, et il était très-beau garçon : il avait au moins six ans plus que moi. Il s’enquit, sous un petit hangar dans la cour, des détails de mon châtiment, et voulut bien déclarer que selon lui, « c’était une fameuse infamie, » ce dont je lui sus éternellement gré.

 

« Combien d’argent avez-vous, Copperfield ? me dit-il tout en se promenant avec moi, une fois mon jugement prononcé.

 

Je lui dis que j’avais sept shillings.

 

« Vous feriez mieux de me les donner, dit-il. Je vous les garderais ; si cela vous plaît, toutefois : autrement, n’en faites rien. »

 

Je me hâtai d’obéir à cette amicale proposition, et je versai dans la main de Steerforth tout le contenu de la bourse de Peggotty.

 

– Voulez-vous en dépenser quelque chose maintenant ? dit Steerforth. Qu’en pensez-vous ?

 

– Non, merci, répondis-je.

 

– Mais c’est très-facile, si vous en avez envie ? dit Steerforth, vous n’avez qu’à parler.

 

– Non, merci, monsieur, répétai-je.

 

– Peut-être auriez-vous eu envie d’acheter une bouteille de cassis, pour un ou deux shillings. Nous la boirions peu à peu, là-haut dans le dortoir, reprit Steerforth. Vous êtes de mon dortoir, à ce qu’il paraît. »

 

L’idée ne m’en était pas venue, mais je n’en dis pas moins : « oui, cela me convient tout à fait.

 

– Parfaitement dit Steerforth. Je parie que vous seriez enchanté d’acheter pour un shilling de biscuits aux amandes ? »

 

Je répondis que cela me plaisait aussi.

 

« Et puis pour un ou deux shillings de gâteaux et de fruits ? dit Steerforth, n’est-ce pas, petit Copperfield ! »

 

Je souris parce qu’il souriait, mais malgré ça je ne savais trop qu’en penser.

 

« Bon ! dit Steerforth, cela durera ce que ça pourra, après tout. Vous pouvez compter sur moi. Je sors quand cela me plaît, je passerai le tout en contrebande. » Et en même temps il mit l’argent dans sa poche, en me recommandant de ne pas m’inquiéter : il veillerait à ce que tout se passât bien.

 

Il tint parole, si on pouvait dire que tout se passât bien, lorsqu’au fond du cœur je sentais que c’était mal, que c’était faire un mauvais usage des deux demi-couronnes de ma mère ; je conservai pourtant le morceau de papier qui les enveloppait : précieuse économie ! Quand nous montâmes nous coucher, il me montra le produit de mes sept shillings, et posant le tout sur mon lit, à la lueur de la lune, il me dit :

 

« Voilà tout, jeune Copperfield, vous avez là un fameux gala ! »

 

Je ne pouvais songer, vu mon âge, à faire les honneurs du festin, quand j’avais là Steerforth pour les faire : ma main tremblait à cette seule pensée. Je le priai de vouloir bien y présider, et ma requête fut appuyée par tous les élèves du dortoir. Il accepta, s’assit sur mon oreiller, fit circuler les mets avec une parfaite équité, je dois en convenir, et nous distribua le cassis dans un petit verre sans pied, qui lui appartenait. Quant à moi, j’étais assis à sa gauche, les autres étaient groupés autour de nous, assis par terre sur les lits les plus rapprochés du mien.

 

Comme je me rappelle cette soirée ! Nous parlions à voix basse, ou plutôt ils parlaient et je les écoutais respectueusement ; les rayons de la lune tombaient dans la chambre à peu de distance et dessinaient de leur pâle clarté une fenêtre sur le parquet. Nous restions presque tous dans l’ombre, excepté quand Steerforth plongeait une allumette dans sa petite boîte de phosphore, pour aller chercher quelque chose sur la table, lumière bleuâtre qui disparaissait aussitôt. Je me sens de nouveau saisi d’une certaine terreur mystérieuse ; il fait sombre, notre festin doit être caché, tout le monde chuchote autour de moi, et j’écoute avec une crainte vague et solennelle, heureux de sentir mes camarades autour de moi, et très-effrayé (bien que je fasse semblant de rire) quand Traddles prétend apercevoir un revenant dans un coin.

 

On raconta toutes sortes de choses sur la pension, et sur ceux qui y vivaient. J’appris que M. Creakle avait raison de se baptiser lui-même un Tartare ; que c’était le plus dur et le plus sévère des maîtres ; que pas un jour ne s’écoulait sans qu’il vînt punir de sa propre main les élèves en faute. Il ne savait absolument rien autre chose que de punir, disait Steerforth ; il était plus ignorant que le plus mauvais élève : il ne s’était fait maître de pension, ajoutait-il, qu’après avoir fait banqueroute dans un faubourg de Londres, comme marchand de houblon ; il n’avait pu se tirer d’affaire que grâce à la fortune de mistress Creakle ; sans compter bien d’autres choses encore que je m’étonnais qu’ils pussent savoir.

 

J’appris que l’homme à la jambe de bois, qui s’appelait Tungby, était un barbare impitoyable qui, après avoir servi d’abord dans le commerce du houblon, avait suivi M. Creakle dans la carrière de l’enseignement ; on supposait que c’était parce qu’il s’était cassé la jambe au service de M. Creakle, et qu’il savait tous ses secrets, l’ayant assisté dans beaucoup d’opérations peu honorables. J’appris qu’à la seule exception de M. Creakle, Tungby considérait toute la pension, maîtres ou élèves, comme ses ennemis naturels, et qu’il mettait son plaisir à se montrer grognon et méchant. J’appris que M. Creakle avait un fils, que Tungby n’aimait pas ; et qu’un jour, ce fils qui aidait son père dans la pension, ayant osé lui adresser quelques observations sur la façon dont il traitait les enfants, peut-être même protester contre les mauvais traitements que sa mère avait à souffrir, M. Creakle l’avait chassé de chez lui, et que, depuis ce jour, mistress Creakle et miss Creakle menaient la vie la plus triste du monde.

 

Mais ce qui m’étonna le plus, ce fut d’entendre dire qu’il y avait un de ses élèves sur lequel M. Creakle n’avait jamais osé lever la main, et que cet élève était Steerforth. Steerforth confirma cette assertion, en disant qu’il voudrait bien voir qu’il le touchât du bout du doigt. Un élève pacifique (ce ne fut pas moi), lui ayant demandé comment il s’y prendrait si M. Creakle en venait là, il trempa une allumette dans le phosphore, comme pour donner plus d’éclat à sa réponse, et dit qu’il commencerait par lui donner un bon coup sur la tête avec la bouteille d’encre qui était toujours sur la cheminée. Après quoi, pendant quelques minutes, nous restâmes dans l’obscurité, n’osant pas seulement souffler de peur.

 

J’appris que M. Sharp et M. Mell ne recevaient qu’un misérable salaire ; que, lorsqu’il y avait à dîner sur la table de M. Creakle de la viande chaude et de la viande froide, il était convenu que M. Sharp devait toujours préférer la froide. Ce fait nous fut de nouveau confirmé par Steerforth, le seul admis aux honneurs de la table de M. Creakle. J’appris que la perruque de M. Sharp n’allait pas à sa tête, et qu’il ferait mieux de ne pas tant faire son fier avec sa perruque, parce qu’on voyait ses cheveux roux passer par-dessous.

 

J’appris qu’un des élèves était le fils d’un marchand de charbon, et qu’on le recevait dans la pension en payement du compte de charbon ; ce qui lui avait valu le surnom de M. Troc, sobriquet emprunté au chapitre du livre d’arithmétique, qui traitait de ces matières. Quant à la bière, disait-on, c’est un vol fait aux parents, aussi bien que le pudding. On croyait, en général, que miss Creakle était amoureuse de Steerforth. Quoi de plus probable, me disais-je, tandis qu’assis dans les ténèbres, je songeais à la voix si douce, au beau visage, aux manières élégantes, aux cheveux bouclés de mon nouvel ami ? J’appris aussi que M. Mell était un assez bon garçon, mais qu’il n’avait pas six pence à lui appartenant, et qu’à coup sûr la vieille Mme Mell, sa mère, était pauvre comme Job. Cela me rappela mon déjeuner où j’avais cru entendre « Mon Charles ! » Mais, grâce à Dieu, je me rappelle aussi que je n’en soufflai mot à personne.

 

Toute cette conversation se prolongea un peu de temps après le banquet. La plus grande partie des convives étaient allés se coucher dès que le repas avait été terminé, et nous finîmes par les imiter après être restés encore à chuchoter et à écouter tout en nous déshabillant.

 

« Bonsoir, petit Copperfield, dit Steerforth, je prendrai soin de vous.

 

– Vous êtes bien bon, dis-je, le cœur plein de gratitude. Je vous remercie beaucoup.

 

– Avez-vous une sœur ? dit Steerforth, tout en bâillant.

 

– Non, répondis-je.

 

– C’est dommage, dit Steerforth. Si vous en aviez eu une, je crois que ce serait une gentille petite personne, timide, jolie, avec des yeux très-brillants. J’aurais aimé à faire sa connaissance. Bonsoir, petit Copperfield.

 

– Bonsoir, monsieur, » répondis-je. Je ne pensai qu’à lui au fond de mon lit, je me soulevai pour le regarder ; couché au clair de la lune, sa jolie figure tournée vers moi, la tête négligemment appuyée sur son bras, c’était, à mes yeux, un grand personnage, il n’est pas étonnant que j’en eusse l’esprit tout occupé ; les sombres mystères de son avenir inconnu ne se révélaient pas sur sa face à la clarté de la lune. Il n’y avait pas une ombre attachée à ses pas, pendant la promenade que je fis, en rêve avec lui, dans le jardin.

 

CHAPITRE VII.

Mon premier semestre à Salem-House.


Les classes recommencèrent sérieusement le lendemain. Je me rappelle avec quelle profonde impression j’entendis tout à coup tomber le bruit des voix qui fut remplacé par un silence absolu, lorsque M. Creakle entra après le déjeuner. Il se tint debout sur le seuil de la porte, les yeux fixés sur nous, comme dans les contes des fées, quand le géant vient passer en revue ses malheureux prisonniers.

 

Tungby était à côté de M. Creakle. Je me demandai dans quel but il criait « silence ! » d’une voix si féroce ; nous étions tous pétrifiés, muets et immobiles.

 

On vit parler M. Creakle, et on entendit Tungby dans les termes suivants :

 

« Jeunes élèves, voici un nouveau semestre. Veillez à ce que vous allez faire dans ce nouveau semestre. De l’ardeur dans vos études, je vous le conseille, car moi, je reviens plein d’ardeur pour vous punir. Je ne faiblirai pas. Vous aurez beau frotter la place, vous n’effacerez pas la marque de mes coups. Et maintenant, tous, à l’ouvrage ! »

 

Ce terrible exorde prononcé, Tungby disparut, et M. Creakle s’approcha de moi ; il me dit que, si je savais bien mordre, lui aussi il était célèbre en ce genre. Il me montra sa canne, et me demanda ce que je pensais de cette dent-là ? Était-ce une dent canine, hein ? Était-ce une grosse dent, hein ? Avait-elle de bonnes pointes, hein ? Mordait-elle bien, hein ? Mordait-elle bien ? Et à chaque question il me cinglait un coup de jonc qui me faisait tordre en deux ; j’eus donc bientôt payé, comme disait Steerforth, mon droit de bourgeoisie à Salem-House. Il me coûta bien des larmes.

 

Au reste, j’aurais tort de me vanter que ces marques de distinction spéciales fussent réservées pour moi : j’étais loin d’en avoir le privilège. La grande majorité des élèves (surtout les plus jeunes) n’étaient pas moins favorisés, toutes les fois que M. Creakle faisait le tour de la salle d’études. La moitié des enfants pleuraient et se tordaient déjà, dès avant l’entrée à l’étude et je n’ose pas dire combien d’autres élèves se tordaient et pleuraient avant la fin de l’étude ; on m’accuserait d’exagération.

 

Je ne crois pas que personne au monde puisse aimer sa profession plus que ne le faisait M. Creakle. Le plaisir qu’il éprouvait à détacher un coup de canne aux élèves ressemblait à celui que donne la satisfaction d’un appétit impérieux. Je suis convaincu qu’il était incapable de résister au désir de frapper, surtout de bonnes petites joues bien potelées ; c’était une sorte de fascination qui ne lui laissait pas de repos, jusqu’à ce qu’il eût marqué et tailladé le pauvre enfant pour toute la journée. J’étais très-joufflu dans ce temps-là, et j’en sais quelque chose. Quand je pense à cet être-là, maintenant, je sens que j’éprouve contre lui une indignation aussi désintéressée que si j’avais été témoin de tout cela sans être en son pouvoir ; tout mon sang bout dans mes veines, à la pensée de cette brute imbécile, qui n’était pas plus qualifiée pour le genre de confiance importante dont il avait reçu le dépôt, que pour être grand amiral, ou pour commander en chef l’armée de terre de Sa Majesté. Peut-être même, dans l’une ou l’autre de ces fonctions, aurait-il fait infiniment moins de mal !

 

Et nous, malheureuses petites victimes d’une idole sans pitié, avec quelle servilité nous nous abaissions devant lui ! Quel début dans la vie, quand j’y pense, que d’apprendre à ramper à plat ventre devant un pareil individu !

 

Je me vois encore assis devant mon pupitre ; j’observe son œil, je l’observe humblement ; lui, il est occupé à rayer un cahier d’arithmétique pour une autre de ses victimes ; cette même règle vient de cingler les doigts du pauvre petit garçon, qui cherche à guérir ses blessures en les enveloppant dans son mouchoir. J’ai beaucoup à faire. Ce n’est pas par paresse que j’observe l’œil de M. Creakle, mais parce que je ne peux m’en empêcher ; j’ai un désir invincible de savoir ce qu’il va faire tout à l’heure, si ce sera mon tour, ou celui d’un autre, d’être martyrisé. Une rangée de petits garçons placés après moi, observent son œil, dans le même sentiment d’angoisse. Je sens qu’il le voit, bien qu’il ait l’air de ne pas s’en apercevoir. Il fait d’épouvantables grimaces tout en rayant son cahier, puis il jette sur nous un regard de côté ; nous nous penchons en tremblant sur nos livres. Un moment après, nos yeux sont de nouveau attachés sur lui. Un malheureux coupable, qui a mal fait un de ses devoirs, s’avance sur l’injonction de M. Creakle. Il balbutie des excuses et promet de mieux faire le lendemain. M. Creakle fait quelque plaisanterie avant de le battre, et nous rions, pauvres petits chiens couchants que nous sommes ; nous rions, pâles comme la mort, et le corps refoulé jusqu’au bas de nos talons.

 

Me voilà de nouveau devant mon pupitre, par une étouffante journée d’été. J’entends tout autour de moi un bourdonnement confus, comme si mes camarades étaient autant de grosses mouches. J’ai encore sur l’estomac le gras de bouilli tiède que nous avons eu à dîner il y a une heure ou deux. J’ai la tête lourde comme du plomb, je donnerais tout au monde pour pouvoir dormir. J’ai l’œil sur M. Creakle, je cherche à le tenir bien ouvert ; quand le sommeil me gagne par trop, je le vois à travers un nuage, réglant éternellement son cahier ; puis, tout d’un coup, il vient derrière moi et me donne un sentiment plus réel de sa présence, en m’allongeant un bon coup de canne sur le dos.

 

Maintenant je suis dans la cour, toujours fasciné par lui, bien que je ne puisse pas le voir. Je sais qu’il est occupé à dîner dans une pièce dont je vois la fenêtre ; c’est la fenêtre que j’examine. S’il passe devant, ma figure prend immédiatement une expression de résignation soumise. S’il met la tête à la fenêtre, l’élève le plus audacieux (Steerforth seul excepté) s’arrête au milieu du cri le plus perçant, pour prendre l’air d’un petit saint. Un jour Traddles (je n’ai jamais vu garçon plus malencontreux) casse par malheur un carreau de la fenêtre avec sa balle. À l’heure qu’il est, je frissonne encore en songeant à ce moment fatal ; la balle a dû rebondir jusque sur la tête sacrée de M. Creakle.

 

Pauvre Traddles ! Avec sa veste et son pantalon bleu de ciel devenus trop étroits, qui donnaient à ses bras et à ses jambes l’air de saucissons bien ficelés, c’était bien le plus gai, mais aussi le plus malheureux de nous tous. Il était battu régulièrement tous les jours : je crois vraiment que pendant ce semestre entier, il n’y échappa pas une seule fois, sauf un lundi, jour de congé, où il ne reçut que quelques coups de règle sur les doigts. Il nous annonçait tous les jours qu’il allait écrire à son oncle pour se plaindre, et jamais il ne le faisait. Après un moment de réflexion, la tête couchée sur son pupitre, il se relevait, se remettait à rire, et dessinait partout des squelettes sur son ardoise, jusqu’à ce que ses yeux fussent tout à fait secs. Je me suis longtemps demandé quelle consolation Traddles pouvait trouver à dessiner des squelettes ; je le prenais au premier abord pour une espèce d’ermite, qui cherchait à se rappeler, au moyen de ces symboles de la brièveté de la vie, que l’exercice de la canne n’aurait qu’un temps. Mais je crois qu’en réalité il avait adopté ce genre de sujets, parce que c’était le plus facile, et qu’il n’y avait pas de traits à faire sur les lignes.

 

Traddles était un garçon plein de cœur ; il considérait comme un devoir sacré pour tous les élèves de se soutenir les uns les autres. Plusieurs fois il eut à en porter la peine. Un jour surtout où Steerforth avait ri pendant l’office, le bedeau crut que c’était Traddles, et le fit sortir. Je le vois encore, quittant l’église, suivi des regards de toute la congrégation. Il ne voulut jamais dire quel était le vrai coupable, et pourtant le lendemain il fut cruellement châtié, et il passa tant d’heures en prison, qu’il en sortit avec un plein cimetière de squelettes entassés sur toutes les pages de son dictionnaire latin. Mais aussi il fut bien récompensé. Steerforth dit que Traddles n’était pas un capon, et quelle louange à nos yeux aurait pu valoir celle-là ? Quant à moi, j’aurais supporté bien des choses pour obtenir une pareille indemnité (et pourtant j’étais bien plus jeune que Traddles, et beaucoup moins brave).

 

Un des grands bonheurs de ma vie, c’était de voir Steerforth se rendre à l’église en donnant le bras à miss Creakle. Je ne trouvais pas miss Creakle aussi belle que la petite Émilie ; je ne l’aimais pas, jamais je n’aurais eu cette audace, mais je la trouvais remarquablement séduisante, et d’une distinction sans égale. Quand Steerforth, en pantalon blanc, tenait l’ombrelle de miss Creakle, je me sentais fier de le connaître, et il me semblait qu’elle ne pouvait s’empêcher de l’adorer de tout son cœur. M. Sharp et M. Mell étaient certainement à mes yeux de grands personnages, mais Steerforth les éclipsait comme le soleil éclipse les étoiles.

 

Steerforth continuait à me protéger, et son amitié m’était des plus utiles, car personne n’osait s’attaquer à ceux qu’il daignait honorer de sa bienveillance. Il ne pouvait me défendre vis-à-vis de M. Creakle, qui était très-sévère pour moi : il n’essayait même pas ; mais quand j’avais eu à souffrir encore plus que de coutume, il me disait que je n’avais pas de toupet ; que, pour son compte, jamais il ne supporterait un pareil traitement ; cela me redonnait un peu de courage, et je lui en savais gré. La sévérité de M. Creakle eut pour moi un avantage, le seul que j’aie jamais pu découvrir. Il s’aperçut un jour que mon écriteau le gênait quand il passait derrière le banc, et qu’il voulait me donner, en circulant, un coup de sa canne, en conséquence l’écriteau fut enlevé, et je ne le revis plus.

 

Une circonstance fortuite vint encore augmenter mon intimité avec Steerforth, et cela d’une manière qui me causa beaucoup d’orgueil et de satisfaction. Un jour qu’il me faisait l’honneur de causer avec moi pendant la récréation, je me hasardai à lui faire observer que quelqu’un ou quelque chose (j’ai oublié les détails), ressemblait à quelqu’un ou à quelque chose dans l’histoire de Peregrine Pickle. Steerforth ne répondit rien ; mais le soir, pendant que je me déshabillais, il me demanda si j’avais cet ouvrage.

 

Je lui dis que non, et je lui racontai comment je l’avais lu, de même que tous les autres livres dont j’ai parlé au commencement de ce récit.

 

« Est-ce que vous vous en souvenez ? dit Steerforth.

 

– Oh ! oui, répondis-je : j’avais beaucoup de mémoire, et il me semblait que je me les rappelais à merveille.

 

– Écoutez-moi, Copperfield, dit Steerforth, vous me les raconterez. Je ne peux pas m’endormir de bonne heure le soir, et je me réveille généralement de grand matin. Nous les prendrons les uns après les autres. Ce sera juste comme dans les Mille et une Nuits. »

 

Cet arrangement flatta singulièrement ma vanité, et le soir même, nous commençâmes à le mettre à exécution. Je ne saurais dire, et je n’ai nulle envie de le savoir, comment j’interprétai les œuvres de mes auteurs favoris ; mais j’avais en eux une foi profonde, et je racontais, autant que je puis croire, avec simplicité et avec gravité ce que j’avais à raconter : ces qualités-là faisaient passer par-dessus bien des choses.

 

Il y avait pourtant un revers à la médaille ; bien souvent le soir je tombais de sommeil, ou bien j’étais ennuyé et peu disposé à reprendre mon récit, et alors c’était bien pénible ; mais il fallait pourtant le faire, car de désappointer Steerforth au risque de lui déplaire, il n’en pouvait pas être question. Le matin aussi, quand j’étais fatigué et que j’avais grande envie de dormir encore une heure, je trouvais très-peu divertissant d’être réveillé en sursaut comme la sultane Schéhérazade, et contraint à raconter une longue histoire avant que la cloche se mît à sonner ; mais Steerforth tenait bon ; et comme, en revanche, il m’expliquait mes problèmes et mes versions, et qu’il m’aidait à faire ce qui me donnait trop de peine, je ne perdais pas sur ce marché. Qu’il me soit permis cependant de me rendre justice. Ce n’était ni l’intérêt personnel, ni l’égoïsme, ni la crainte qui me faisaient agir ainsi ; je l’aimais et je l’admirais, son approbation me payait de tout. J’y attachais un tel prix que j’ai le cœur serré aujourd’hui en me rappelant ces enfantillages.

 

Steerforth ne manquait pas non plus de prudence et, une fois entre autres, il la déploya avec une persistance qui dut, je crois, faire venir un peu l’eau à la bouche au pauvre Traddles et à mes autres camarades. La lettre que m’avait annoncée Peggotty, et quelle lettre ! m’arriva au bout de quelques semaines, et elle était accompagnée d’un gâteau enfoui au milieu d’une provision d’oranges, et de deux bouteilles de vin de primevère. Je m’empressai, comme de raison, d’aller mettre ces trésors aux pieds de Steerforth, en le priant de se charger de la distribution.

 

« Écoutez-moi bien, Copperfield, dit-il, nous garderons le vin pour vous humecter le gosier quand vous me raconterez des histoires. »

 

Je rougis à cette idée, et dans ma modestie, je le conjurai de n’y pas songer. Mais il me dit qu’il avait remarqué que j’étais souvent un peu enroué, ou, comme il disait, que j’avais des chats dans la gorge et que ma liqueur serait employée jusqu’à la dernière goutte à me rafraîchir le gosier. En conséquence, il l’enferma dans une caisse qui lui appartenait ; il en mit une portion dans une fiole, et de temps à autre, lorsqu’il jugeait que j’avais besoin de me restaurer, il m’en administrait quelques gouttes au moyen d’un chalumeau de plume. Parfois, dans le but de rendre le remède encore plus efficace, il avait la bonté d’y ajouter un peu de jus d’orange ou de gingembre, ou d’y faire fondre de la muscade ; je ne puis pas dire que la saveur en devint plus agréable, ni que cette boisson fût précisément stomachique à prendre le soir en se couchant ou le matin en se réveillant, mais ce que je puis dire c’est que je l’avalais avec la plus vive reconnaissance pour les soins dont me comblait Steerforth.

 

Peregrine nous prit, à ce qu’il me semble, des mois à raconter ; les autres contes plus longtemps encore. Si l’institution s’ennuyait, ce n’était toujours pas faute d’histoires, et la liqueur dura presque aussi longtemps que mes récits. Le pauvre Traddles (je ne puis jamais songer à lui sans avoir à la fois une étrange envie de rire et de pleurer), remplissait le rôle des chœurs dans les tragédies antiques ; tantôt il affectait de se tordre de rire dans les endroits comiques ; tantôt, lorsqu’il arrivait quelque événement effrayant, il semblait saisi d’une mortelle épouvante. Cela me troublait même très-souvent au milieu de mes narrations. Je me souviens qu’une de ses plaisanteries favorites, c’était de faire semblant de ne pouvoir s’empêcher de claquer des dents lorsque je parlais d’un alguazil en racontant les aventures de Gil Blas ; et le jour où Gil Blas rencontra dans les rues de Madrid le capitaine des voleurs, ce malheureux Traddles poussa de tels cris de terreur que M. Creakle l’entendit, en rôdant dans notre corridor, et le fouetta d’importance pour lui apprendre à se mieux conduire au dortoir.

 

Rien n’était plus propre à développer en moi une imagination naturellement rêveuse et romanesque, que ces histoires racontées dans une profonde obscurité, et sous ce rapport je doute que cette habitude m’ait été fort salutaire. Mais, en me voyant choyé dans notre dortoir comme un joujou récréatif, et en songeant au renom que m’avait fait et au relief que me donnait mon talent de narrateur parmi mes camarades, bien que je fusse le plus jeune, le sentiment de mon importance me stimulait infiniment.

 

Dans une pension où règne une cruauté barbare, quelque soit le mérite de son directeur, il n’y a pas de danger qu’on apprenne grand’chose. En masse, les élèves de Salem-House ne savaient absolument rien ; ils étaient trop tourmentés et trop battus pour pouvoir apprendre quelque chose ; peut-on jamais rien faire au milieu d’une vie perpétuellement agitée et malheureuse ? Mais ma petite vanité, aidée des conseils de Steerforth, me poussait à m’instruire, et si elle ne m’épargnait pas grand’chose en fait de punition, du moins elle me faisait un peu sortir de la paresse universelle, et je finissais par attraper au vol par-ci par-là quelques bribes d’instruction.

 

En cela j’étais soutenu par M. Mell, qui avait pour moi une affection dont je me souviens avec reconnaissance. J’étais fâché de voir que Steerforth le traitait avec un dédain systématique, et ne perdait jamais une occasion de blesser ses sentiments, ou de pousser les autres à le faire. Cela m’était d’autant plus pénible que j’avais confié à Steerforth que M. Mell m’avait mené voir deux vieilles femmes ; il m’aurait été aussi impossible de lui cacher un pareil secret que de ne pas partager avec lui un gâteau ou toute autre douceur ; mais j’avais toujours peur que Steerforth ne se servit de cette révélation pour tourmenter M. Mell.

 

Pauvre M. Mell ! Nous ne nous doutions guère, ni l’un ni l’autre, le jour ou j’allai déjeuner dans cette maison, et faire un somme à l’ombre des plumes de paon, au son de la flûte, du mal que causerait plus tard cette visite insignifiante à l’hospice de sa mère. Mais on en verra plus tard les résultats imprévus ; et, dans leur genre, ils ne manquèrent pas de gravité.

 

Un jour, M. Creakle garda la chambre pour indisposition : la joie fut grande parmi nous, et l’étude du matin singulièrement agitée. Dans notre satisfaction, nous étions difficiles à mener, et le terrible Tungby eut beau paraître deux ou trois fois, il eut beau noter les noms des principaux coupables, personne n’y prit garde ; on était bien sûr d’être puni le lendemain, quoi qu’on pût faire, et mieux valait se divertir en attendant.

 

C’était un jour de demi-congé, un samedi. Mais comme nous aurions dérangé M. Creakle en jouant dans la cour, et qu’il ne faisait pas assez beau pour qu’on pût aller en promenade, on nous fit rester à l’étude pendant l’après-midi ; on nous donna seulement des devoirs plus courts que de coutume. C’était le samedi que M. Sharp allait faire friser sa perruque. M. Mell avait alors le privilège d’être chargé des corvées, c’est lui qui nous faisait travailler ce jour-là.

 

S’il m’était possible de comparer un être aussi paisible que M. Mell à un ours ou à un taureau, je dirais que ce jour-là, au milieu du tapage inexprimable de la classe, il ressemblait à un de ces quadrupèdes assailli par un millier de chiens. Je le vois encore, appuyant sur ses mains osseuses sa tête à moitié brisée ; s’efforçant en vain de poursuivre son aride labeur, au milieu d’un vacarme qui aurait rendu fou jusqu’au président de la chambre des Communes. Une partie des élèves jouaient à colin-maillard dans un coin ; il y en avait qui chantaient, qui parlaient, qui dansaient, qui hurlaient : les uns faisaient des glissades, les autres sautaient en rond autour de lui ; on faisait cinquante grimaces ; on se moquait de lui devant ses yeux et derrière son dos ; on parodiait sa pauvreté, ses bottes, son habit, sa mère, toute sa personne enfin, même ce qu’on aurait dû le plus respecter.

 

« Silence ! cria M. Mell en se levant tout à coup, et en frappant sur son pupitre avec le livre qu’il tenait à la main. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ça n’est pas tolérable. Il y a de quoi devenir fou. Pourquoi vous conduisez-vous ainsi envers moi, messieurs ? »

 

C’était mon livre qu’il tenait en ce moment ; j’étais debout à côté de lui ; lorsqu’il promena ses yeux autour de la chambre, je vis tous les élèves s’arrêter subitement, les uns un peu effrayés, les autres peut-être repentants.

 

La place de Steerforth était au bout de la longue salle. Il était appuyé contre le mur, l’air indifférent, les mains dans les poches ; toutes les fois que M. Mell jetait les yeux sur lui, il faisait mine de siffler.

 

« Silence, monsieur Steerforth ! dit M. Mell.

 

– Silence vous-même, dit Steerforth en devenant très-rouge, à qui parlez-vous ?

 

– Asseyez-vous, dit M. Mell.

 

– Asseyez-vous vous-même, dit Steerforth, et mêlez-vous de vos affaires ! »

 

Il y eut quelques chuchotements, même quelques applaudissements ; mais M. Mell était d’une telle pâleur que le silence se rétablit immédiatement, et, un élève qui s’était précipité derrière la chaise de notre maître d’études dans le but de contrefaire encore sa mère, changea d’idée et fit semblant d’être venu lui demander de tailler sa plume.

 

« Si vous croyez, Steerforth, dit M. Mell, que j’ignore l’influence que vous exercez sur tous vos camarades, et ici il posa la main sur ma tête (sans savoir probablement ce qu’il faisait), ou que je ne vous ai pas vu, depuis un moment, exciter les enfants à m’insulter de toutes les façons imaginables, vous vous trompez.

 

– Je ne me donne seulement pas la peine de penser à vous, dit froidement Steerforth ; ainsi vous voyez que je ne cours pas le risque de me tromper sur votre compte.

 

– Et quand vous abusez de votre position de favori, monsieur, continua M. Mell, les lèvres tremblantes d’émotion, pour insulter un gentleman.

 

– Un quoi ? Qu’est-ce qu’il a dit ? cria Steerforth. »

 

Ici quelqu’un, c’était Traddles, s’écria :

 

« Fi donc ! Steerforth ! C’est mal ! »

 

Mais M. Mell lui ordonna immédiatement de se taire.

 

« En insultant quelqu’un qui n’est pas heureux en ce monde, monsieur, et qui ne vous a jamais fait le moindre tort ; quelqu’un dont vous n’avez ni assez d’âge ni assez de raison pour pouvoir apprécier la situation, dit M. Mell d’une voix toujours plus tremblante, vous commettez une bassesse et une lâcheté. Maintenant, monsieur, vous pouvez vous asseoir ou rester debout, comme bon vous semble. Copperfield, continuez.

 

– Copperfield, dit Steerforth en s’avançant au milieu de la chambre, attendez un instant. Monsieur Mell, une fois pour toutes, entendez-moi bien. Quand vous avez l’audace de m’appeler un lâche, ou de me donner quelque autre nom de ce genre, vous n’êtes qu’un impudent mendiant. Vous êtes toujours un mendiant en tout temps, vous le savez bien, mais dans le cas présent, vous êtes un impudent mendiant. »

 

Je ne sais ce qui se préparait. Steerforth allait peut-être sauter au collet de M. Mell, ou peut-être M. Mell allait-il commencer les coups. Mais en une seconde tous les élèves semblèrent changés en blocs de pierre ; M. Creakle était au milieu de nous, Tungby debout à côté de lui ; mistress Creakle et sa fille passaient la tête à la porte d’un air effrayé. M. Mell s’accouda sur son pupitre, la tête cachée dans ses mains, sans prononcer une seule parole.

 

« Monsieur Mell, dit M. Creakle, en le secouant par le bras ; et sa voix généralement si faible avait pris assez de vigueur pour que Tungby jugeât inutile de répéter ses paroles ; vous ne vous êtes pas oublié, j’espère ?

 

– Non, monsieur, non, répondit le répétiteur en relevant la tête et en se frottant les mains avec une sorte d’agitation convulsive. Non, monsieur, non. Je me suis souvenu… je… Non, monsieur Creakle… je ne me suis pas oublié… je… je me suis souvenu, monsieur… je… j’aurais seulement voulu que vous vous souvinssiez un peu plus tôt de moi, monsieur Creakle. Cela aurait été plus généreux, monsieur, plus juste, monsieur. Cela m’aurait épargné quelque chose, monsieur. »

 

M. Creakle, les yeux toujours fixés sur M. Mell, s’appuya sur l’épaule de Tungby, et, montant sur l’estrade, il s’assit devant son pupitre. Après avoir, du haut de ce trône, contemplé quelques instants encore M. Mell qui continuait à branler la tête et à se frotter les mains, dans son agitation, M. Creakle se tourna vers Steerforth :

 

« Puisqu’il ne daigne pas s’expliquer, voulez-vous me dire, monsieur, ce que tout ceci signifie ? »

 

Steerforth éluda un moment la question ; il se taisait et regardait son antagoniste d’un air de colère et de dédain. Je ne pouvais en ce moment, il m’en souvient, m’empêcher d’admirer la noblesse de sa tournure, et de le comparer à M. Mell, qui avait l’air si commun et si ordinaire.

 

« Eh bien ! alors, dit enfin Steerforth, qu’est-ce qu’il a voulu dire en parlant de favori ?

 

– De favori ? répéta M. Creakle, et les veines de son front se gonflaient de colère. Qui a parlé de favori ?

 

– C’est lui, dit Steerforth.

 

– Et qu’entendiez-vous par là, monsieur, je vous prie ? demanda M. Creakle en se tournant d’un air irrité vers M. Mell.

 

– J’entendais, monsieur Creakle, répondit-il à voix basse, ce que j’ai dit, c’est qu’aucun de vos élèves n’avait le droit de profiter de sa position de favori pour me dégrader.

 

– Vous dégrader ? dit M. Creakle. Bon Dieu ! Mais permettez-moi de vous demander, monsieur je ne sais qui (et ici M. Creakle croisant ses bras et sa canne sur sa poitrine, fronça tellement les sourcils que ses petits yeux disparurent presque absolument), permettez-moi de vous demander si, en osant prononcer le mot de favori, vous montrez pour moi le respect que vous me devez ? Que vous me devez, monsieur, dit M. Creakle en avançant tout à coup la tête, puis la retirant aussitôt : à moi, qui suis le chef de cet établissement, et dont vous n’êtes que l’employé.

 

– C’était peu judicieux de ma part, monsieur, je suis tout prêt à le reconnaître, dit M. Mell ; je ne l’aurais pas fait, si je n’avais pas été poussé à bout. »

 

Ici Steerforth intervint.

 

« Il a dit que j’étais lâche et bas ; alors je l’ai appelé un mendiant. Peut-être ne l’aurais-je pas appelé mendiant, si je n’avais pas été en colère ; mais je l’ai fait, et je suis tout prêt à en supporter les conséquences. »

 

Je me sentis tout glorieux de ces nobles paroles, sans probablement me rendre compte que Steerforth n’avait pas grand’chose à redouter. Tous les élèves eurent la même impression que moi, car il y eut un murmure d’approbation, quoique personne n’ouvrît la bouche.

 

« Je suis surpris, Steerforth, bien que votre franchise vous fasse honneur, dit M. Creakle, certainement, elle vous fait honneur ; mais cependant je dois le dire, Steerforth, je suis surpris que vous ayez prononcé une semblable épithète en parlant d’une personne employée et salariée dans Salem-House, monsieur. »

 

Steerforth fit entendre un petit rire.

 

« Ce n’est pas une réponse, monsieur, dit M. Creakle, j’attends de vous quelque chose de plus, Steerforth. »

 

Si un moment auparavant M. Mell m’avait paru bien vulgaire auprès de la noble figure de mon ami, je ne saurais dire combien M. Creakle me semblait plus vulgaire encore.

 

« Qu’il le nie ! dit Steerforth.

 

– Comment ! qu’il nie être un mendiant, Steerforth ? s’écria M. Creakle. Est-ce qu’il mendie par les chemins ?

 

– S’il ne mendie pas lui-même, alors c’est sa plus proche parente, dit Steerforth, n’est-ce pas la même chose ? »

 

Il jeta les yeux sur moi, et je sentis la main de M. Mell se poser doucement sur mon épaule. Je le regardai le cœur plein de regrets et de remords, mais les yeux de M. Mell étaient fixés sur Steerforth. Il continuait à me caresser affectueusement l’épaule, mais c’était Steerforth qu’il regardait.

 

« Puisque vous m’ordonnez de me justifier, M. Creakle, dit Steerforth, et de m’expliquer plus clairement, je n’ai qu’une seule chose à dire : sa mère vit par charité dans un hospice d’indigents. »

 

M. Mell le regardait toujours, sa main toujours aussi posée doucement sur mon épaule ; il murmura à voix basse, à ce que je crus entendre :

 

« C’est bien ce que je pensais. »

 

M. Creakle se tourna vers son répétiteur, les sourcils froncés, et d’un air de politesse contrainte :

 

« Monsieur Mell, vous entendez ce qu’avance M. Steerforth. Soyez assez bon, je vous prie, pour rectifier son assertion devant mes élèves réunis.

 

– Il a raison, monsieur ; je n’ai rien à rectifier, répondit M. Mell au milieu du plus profond silence ; ce qu’il a dit est vrai.

 

– Soyez assez bon alors pour déclarer publiquement, je vous prie, dit M. Creakle en promenant les yeux tout autour de la chambre, si jusqu’à l’instant présent ce fait était jamais parvenu à ma connaissance.

 

– Je ne crois pas que vous l’ayez su positivement, reprit M. Mell.

 

– Comment ! vous ne croyez pas, dit M. Creakle. Que voulez-vous dire, malheureux ?

 

– Je ne suppose pas que vous m’ayez jamais cru dans une brillante position de fortune, repartit notre maître d’études. Vous savez ce qu’est et ce qu’a toujours été ma situation dans cette maison.

 

– Je crains, dit M. Creakle, et les veines de son front devenaient formidables, que vous n’ayez été en effet ici dans une fausse position, et que vous n’ayez pris ma maison pour une école de charité. Monsieur Mell, il ne nous reste plus qu’à nous séparer, et le plus tôt sera le mieux.

 

– En ce cas, ce sera tout de suite, dit M. Mell en se levant.

 

– Monsieur ! dit M. Creakle.

 

– Je vous dis adieu, monsieur Creakle, et à vous tous, messieurs, dit M. Mell en promenant ses regards tout autour de la chambre, et en me caressant de nouveau doucement l’épaule. James Steerforth, tout ce que je peux vous souhaiter de mieux, c’est qu’un jour vous veniez à vous repentir de ce que vous avez fait aujourd’hui. Pour le moment, je serais désolé de vous avoir pour ami ou de vous voir l’ami de quelqu’un auquel je m’intéresserais. »

 

Il me passa doucement la main sur le bras, prit dans son pupitre quelques livres et sa flûte, remit la clef au pupitre pour l’usage de son successeur, puis sortit de la chambre avec ce léger bagage sous le bras. M. Creakle fit alors une allocution par l’intermédiaire de Tungby ; il remercia Steerforth d’avoir défendu (quoiqu’un peu trop chaleureusement peut-être) l’indépendance et la bonne renommée de Salem-House, puis il finit en lui donnant une poignée de main pendant que nous poussions trois hurras, je ne savais pas trop pourquoi, mais je supposai que c’était en l’honneur de Steerforth, et je m’y joignis de toute mon âme, bien que j’eusse le cœur très-gros. M. Creakle donna des coups de canne à Tommy Traddles, parce qu’il le surprit à pleurer, au lieu d’applaudir au départ de M. Mell ; puis il alla retrouver son canapé, son lit ou n’importe quoi.

 

Nous nous retrouvâmes tout seuls, et nous ne savions trop que nous dire. Pour ma part, j’étais tellement désolé et repentant du rôle que j’avais joué dans l’affaire, que je n’aurais pu retenir mes larmes si je n’avais craint que Steerforth, qui me regardait très-souvent, n’en fût mécontent, ou plutôt qu’il ne le trouvât peu respectueux envers lui, tant était grande ma déférence pour son âge et sa supériorité ! En effet, il était très en colère contre Traddles, et se plaisait à dire qu’il était enchanté qu’on l’eût puni d’importance.

 

Le pauvre Traddles avait déjà passé sa période de désespoir sur son pupitre, et se soulageait comme à l’ordinaire en dessinant une armée de squelettes ; il répondit que ça lui était bien égal : qu’il n’en était pas moins vrai qu’on avait très-mal agi envers M. Mell.

 

« Et qui donc a mal agi envers lui, mademoiselle ? dit Steerforth.

 

– Mais c’est vous, repartit Traddles.

 

– Qu’est-ce que j’ai donc fait ? dit Steerforth.

 

– Comment, ce que vous avez fait ? reprit Traddles, vous l’avez profondément blessé, et vous lui avez fait perdre sa place.

 

– Je l’ai blessé ! répéta dédaigneusement Steerforth. Il s’en consolera un de ces quatre matins, allez. Il n’a pas le cœur aussi sensible que vous, mademoiselle Traddles. Quant à sa place, qui était fameuse, n’est-ce pas ? croyez-vous que je ne vais pas écrire à ma mère pour lui envoyer de l’argent ? »

 

Nous admirâmes tous la noblesse des sentiments de Steerforth : sa mère était veuve et riche, et prête, disait-il, à faire tout ce qu’il lui demanderait. Nous fûmes tous ravis de voir Traddles ainsi remis à sa place, et on éleva jusqu’aux nues la magnanimité de Steerforth, surtout quand il nous eut informés, comme il daigna le faire, qu’il n’avait agi que dans notre intérêt, et pour nous rendre service, mais qu’il n’avait pas eu pour lui la moindre pensée d’égoïsme.

 

Mais je suis forcé d’avouer que ce soir-là, tandis que je racontais une de mes histoires, le son de la flûte de M. Mell semblait retentir tristement à mon oreille, et lorsque Steerforth fut enfin endormi, je me sentis tout à fait malheureux à la pensée de notre pauvre maître d’études qui peut-être, en cet instant, faisait douloureusement vibrer son instrument mélancolique.

 

Je l’oubliai bientôt pour contempler uniquement Steerforth qui travaillait tout seul, en amateur, sans l’aide d’aucun livre (il les savait tous par cœur, me disait-il), jusqu’à ce qu’on eût trouvé un nouveau répétiteur. Cet important personnage nous vint d’une école secondaire, et avant d’entrer en fonctions, il dîna un jour chez M. Creakle, pour être présenté à Steerforth. Steerforth voulut bien lui donner son approbation, et nous dit qu’il avait du chic. Sans savoir exactement quel degré de science ou de mérite ce mot impliquait, je respectai infiniment notre nouveau maître, sans me permettre le moindre doute sur son savoir éminent ; et pourtant il ne se donna jamais pour ma chétive personne le quart de la peine que s’était donnée M. Mell.

 

Il y eut, pendant ce second semestre de ma vie scolaire, un autre événement, qui fit sur moi une impression qui dure encore ; et cela pour bien des raisons.

 

Un soir que nous étions tous dans un terrible état d’agitation, M. Creakle, frappant à droite et à gauche dans sa mauvaise humeur, Tungby entra et cria de sa plus grosse voix :

 

« Des visiteurs pour Copperfield ! »

 

Il échangea quelques mots avec M. Creakle, lui demanda dans quelle pièce il fallait faire entrer les nouveaux venus ; puis on me dit de monter par l’escalier de derrière pour mettre un col propre, et de me rendre ensuite dans le réfectoire. J’étais debout, suivant la coutume, pendant ce colloque, prêt à me trouver mal d’étonnement. J’obéis, dans un état d’émotion difficile à décrire ; et avant d’entrer dans le réfectoire, à la pensée que peut-être c’était ma mère, je retirai ma main qui soulevait déjà le loquet, et je versai d’abondantes larmes. Jusque-là je n’avais songé qu’à la possibilité de voir apparaître M. ou Mlle Murdstone.

 

J’entrai enfin ; et d’abord je ne vis personne ; mais je sentis quelqu’un derrière la porte, et là, à mon grand étonnement, je découvris M. Peggotty et Ham, qui me tiraient leurs chapeaux avec la plus grande politesse. Je ne pus m’empêcher de rire, mais c’était plutôt du plaisir que j’avais à les voir que de la drôle de mine qu’ils faisaient avec leurs plongeons et leurs révérences. Nous nous donnâmes les plus cordiales poignées de main, et je riais si fort, mais si fort, qu’à la fin je fus obligé de tirer mon mouchoir pour m’essuyer les yeux.

 

M. Peggotty, la bouche ouverte pendant tout le temps de sa visite, parut très-ému lorsqu’il me vit pleurer, et il fit signe à Ham de me dire quelque chose.

 

« Allons, bon courage, monsieur Davy ! dit Ham de sa voix la plus affectueuse. Mais, comme vous voilà grandi !

 

– Je suis grandi ? demandai-je en m’essuyant de nouveau les yeux. Je ne sais pas bien pourquoi je pleurais ; ce ne pouvait être que de joie en revoyant mes anciens amis.

 

– Grandi ! monsieur Davy ? Je crois bien qu’il a grandi ! dit Ham.

 

– Je crois bien qu’il a grandi ! dit M. Peggotty. »

 

Et ils se mirent à rire de si bon cœur que je recommençai à rire de mon côté, et à nous trois nous rîmes, ma foi, si longtemps, que je voyais le moment où j’allais me remettre à pleurer.

 

« Savez-vous comment va maman, monsieur Peggotty ? lui dis-je. Et comment va ma chère, chère vieille Peggotty ?

 

– Admirablement, dit M. Peggotty.

 

– Et la petite Émilie, et mistress Gummidge ?

 

– Ad…mirablement, dit M. Peggotty. »

 

Il y eut un moment de silence. Pour le rompre, M. Peggotty tira de ses poches deux énormes homards, un immense crabe et un grand sac de crevettes, entassant le tout sur les bras de Ham.

 

« Nous avons pris cette liberté, dit M. Peggotty, sachant que vous aimiez assez nos coquillages quand vous étiez avec nous. C’est la vieille mère qui les a fait bouillir. Vous savez, mistress Gummidge, c’est elle qui les a fait bouillir. Oui, dit lentement M. Peggotty en s’accrochant à son sujet comme s’il ne s’avait où en prendre un autre, c’est mistress Gummidge qui les a fait bouillir ; je vous assure. »

 

Je leur exprimai tous mes remercîments ; et M. Peggotty, après avoir jeté les yeux sur Ham qui regardait les crustacés d’un air embarrassé, sans faire le moindre effort pour venir à son secours, il ajouta : « Nous sommes venus, voyez-vous, avec l’aide du vent et de la marée, sur un de nos radeaux de Yarmouth à Gravesend. Ma sœur m’avait envoyé le nom de ce pays-ci, et elle m’avait dit de venir voir M. Davy, si jamais j’allais du côté de Gravesend, de lui présenter ses respects, et de lui dire que toute la famille se portait admirablement bien. Et, voyez-vous, la petite Émilie écrira à ma sœur, quand nous serons revenus, que je vous ai vu, et que vous aussi vous alliez admirablement bien ; ça fait que tout le monde sera content : ça fera la navette. »

 

Il me fallut quelques moments de réflexion pour comprendre ce que signifiait la métaphore employée par M. Peggotty pour figurer les nouvelles respectives qu’il se chargeait de faire circuler à la ronde. Je le remerciai de nouveau, et je lui demandai, non sans rougir, ce qu’était devenue la petite Émilie, depuis le temps où nous ramassions des cailloux et des coquillages sur la plage.

 

« Mais elle devient une femme, voilà ce qu’elle devient, dit M. Peggotty. Demandez-lui. »

 

Il me montrait Ham qui faisait un signe de joyeuse affirmation tout en contemplant le sac de crevettes.

 

« Quelle jolie figure ! dit M. Peggotty, et ses yeux rayonnaient de plaisir.

 

– Et si savante ! dit Ham.

 

– Elle écrit si bien ! dit M. Peggotty. C’est noir comme de l’encre, et si gros qu’on pourrait le voir de dix lieues à la ronde. »

 

Avec quel enthousiasme M. Peggotty parlait de sa petite favorite ! Il est là devant moi ; son visage s’épanouit avec une expression d’amour et de joyeux orgueil, que je ne saurais peindre ; ses yeux honnêtes brillent et s’animent comme s’ils lançaient des étincelles. Sa large poitrine se soulève de plaisir ; ses grandes mains se pressent l’une contre l’autre dans son émotion, et il gesticule d’un bras si vigoureux, qu’avec mes yeux de pygmée je crois voir un marteau de forge.

 

Ham était tout aussi ému que lui. Je crois qu’ils m’auraient parlé beaucoup plus longuement de la petite Émilie, s’ils n’avaient été intimidés par l’entrée inattendue de Steerforth, qui, me voyant causer dans un coin avec deux inconnus, cessa aussitôt de chanter et me dit : « Je ne savais pas que vous fussiez ici, Copperfield » (car ce n’était pas le parloir des visites), puis il passa son chemin.

 

Je ne sais si c’est que j’étais fier de montrer que j’avais un ami comme Steerforth, ou si je voulais lui expliquer comment il se faisait que j’avais un ami tel que M. Peggotty, mais je le rappelai et je lui dis modestement (grand Dieu ! comme tous ces souvenirs sont encore présents à mon esprit) : « Ne vous en allez pas, Steerforth, je vous en prie. Ce sont deux marins de Yarmouth, d’excellentes gens, des parents de mon ancienne bonne ; ils sont venus de Gravesend pour me voir.

 

– Ah ! ah ! dit Steerforth en revenant sur ses pas. Je suis charmé de les voir. Comment allez-vous ? »

 

Il y avait une aisance dans toutes ses manières, une grâce facile et naturelle qui semblait d’une séduction irrésistible.

 

Dans sa tournure, dans sa gaieté, dans sa voix si douce, dans sa noble figure, il y avait je ne sais quel attrait mystérieux auquel on cédait sans le vouloir. Je vis tout de suite qu’il les charmait l’un et l’autre, et qu’ils étaient tout disposés à lui ouvrir leurs cœurs.

 

« Quand vous enverrez la lettre à Peggotty, dis-je à ces braves gens, vous leur ferez savoir, je vous prie, que M. Steerforth est très-bon pour moi, et que je ne sais pas ce que je deviendrais ici sans lui.

 

– Quelle bêtise ! dit Steerforth en riant. N’allez pas leur dire ça.

 

– Et si M. Steerforth vient jamais en Norfolk ou en Suffolk, monsieur Peggotty, continuai-je, vous pouvez être bien sûr que je l’amènerai à Yarmouth pour voir votre maison. Vous n’avez jamais vu une si drôle de maison, Steerforth : elle est faite d’un bateau !

 

– Faite d’un bateau ! dit Steerforth. Eh bien, c’est la maison qui convient à un marin pur-sang.

 

– C’est bien vrai, monsieur ; c’est bien vrai, dit Ham en riant. Vous avez raison. Monsieur Davy, ce jeune monsieur a raison. Un marin pur-sang ! Ah, ah ! C’est bien ça. »

 

M. Peggotty était tout aussi ravi que son neveu, mais sa modestie ne lui permettait pas de s’approprier aussi bruyamment un compliment tout personnel.

 

« Mais oui, monsieur, dit-il en saluant et en rentrant les bouts de sa cravate dans son gilet ; je vous suis obligé, monsieur, je vous remercie. Je fais de mon mieux, dans ma profession, monsieur.

 

– On ne peut rien demander de plus, monsieur Peggotty, dit Steerforth. Il savait déjà son nom.

 

– C’est ce que vous faites vous-même, j’en suis sûr, monsieur, dit M. Peggotty eu secouant la tête, et vous y réussissez, j’en suis certain, monsieur. Je vous remercie, monsieur, de m’avoir si bien accueilli. Je suis un peu rude, monsieur, mais je suis franc ; je l’espère, du moins, vous comprenez. Ma maison n’est pas belle, monsieur, mais elle est toute à votre service, si jamais vous voulez venir la voir avec M. Davy. Mais je reste là comme un colimaçon, dit M. Peggotty, ce qui signifiait qu’il restait attaché là, sans pouvoir s’en aller. Il avait essayé, après chaque phrase, de se retirer, mais sans jamais en venir à bout. « Allons, je vous souhaite une bonne santé et bien du bonheur. »

 

Ham s’associa à ce vœu, et nous nous quittâmes le plus affectueusement du monde. J’avais un peu envie, ce soir-là, de parler à Steerforth de la jolie petite Émilie, mais la timidité me retint, j’avais trop peur qu’il ne se moquât de moi. Je réfléchis longuement, et non sans anxiété, à ce qu’avait dit M. Peggotty, qu’elle devenait une femme ; mais je décidai en moi-même que c’était une bêtise.

 

Nous transportâmes nos crustacés dons notre dortoir avec un profond mystère, et nous fîmes un grand souper. Mais Traddles n’en sortit pas à son honneur. Il n’avait pas de chance : il ne pouvait pas même se tirer d’un souper comme un autre. Il fut malade toute la nuit, mais malade comme il n’est pas possible, grâce au crabe ; et après avoir été forcé d’avaler des médecines noires et des pilules, à une dose suffisante pour tuer un cheval, du moins s’il faut en croire Demple (dont le père était docteur), il eut encore des coups de canne par-dessus le marché avec six chapitres grecs du Nouveau Testament à traduire, pour le punir de n’avoir voulu faire aucun aveu.

 

Le reste du semestre se confond dans mon esprit avec la routine journalière de notre triste vie : l’été a fini et l’automne est venu ; il fait froid le matin, à l’heure où on se lève ; quand on se couche, la nuit est plus froide encore ; le soir, notre salle d’études est mal éclairée et mal chauffée, le matin c’est une vraie glacière ; nous passons du bœuf bouilli au bœuf rôti, et du mouton rôti au mouton bouilli ; nous mangeons du pain avec du beurre rance ; puis c’est un horrible mélange de livres déchirés, d’ardoises fêlées, de cahiers salis par nos larmes, de coups de canne, de coups de règle, de cheveux coupés, de dimanches pluvieux et de puddings aigres : le tout enveloppé d’une épaisse atmosphère d’encre.

 

Je me rappelle cependant que la lointaine perspective des vacances, après être restée longtemps immobile, semble enfin se rapprocher de nous ; que nous en vînmes bientôt à ne plus compter par mois, ni par semaines, mais bien par jours ; que j’avais peur qu’on ne me rappelât pas chez ma mère, et que, lorsque j’appris de Steerforth que ma mère me réclamait, je fus saisi d’une vague terreur à l’idée que je me casserais peut-être la jambe avant le jour fixé pour mon départ. Je me rappelle que je sentais ce jour béni se rapprocher d’heure en heure. C’est la semaine prochaine, c’est cette semaine, c’est après-demain, c’est demain, c’est aujourd’hui, c’est ce soir ; je monte dans la malle-poste de Yarmouth, je vais revoir ma mère.

 

Je fis bien des sommes à bâtons rompus dans la malle-poste, et bien des rêves incohérents où se retrouvaient toutes ces pensées et ces souvenirs. Mais quand je me réveillais de temps à autre, j’avais le bonheur de reconnaître, par la portière de la voiture, que le gazon que je voyais n’était pas celui de la récréation de Salem-House, et que le bruit que j’entendais n’était plus celui des coups que Creakle administrait à Traddles, mais celui du fouet dont le cocher touchait ses chevaux.

 

CHAPITRE VIII.

Mes vacances, et en particulier certaine après-midi où je fus bien heureux.


À la pointe du jour, en arrivant à l’auberge où s’arrêtait la malle poste (ce n’était pas celle dont je connaissais trop bien le garçon), on me mena dans une petite chambre très-propre sur laquelle était inscrit le nom de DAUPHIN. J’étais gelé en dépit de la tasse de thé chaud qu’on m’avait donnée, et du grand feu près duquel je m’étais installé pour la boire, et je me couchai avec délices dans le lit du Dauphin, en m’enveloppant dans les couvertures du Dauphin jusqu’au col, puis je m’endormis.

 

M. Barkis, le messager, devait venir me chercher à neuf heures. Je me levai à huit heures, un peu fatigué par une nuit si courte, et j’étais prêt avant le temps marqué. Il me reçut exactement comme si nous venions de nous quitter quelques minutes auparavant, et que je ne fusse entré dans l’hôtel que pour changer une pièce de six pence.

 

Dès que je fus monté dans la voiture avec ma malle, le conducteur reprit son siège et le cheval partit à son petit trot accoutumé.

 

« Vous avez très-bonne mine, monsieur Barkis, lui dis-je, dans l’idée qu’il serait bien aise de l’apprendre. »

 

M. Barkis s’essuya la joue avec sa manche, puis regarda sa manche comme s’il s’attendait à y trouver quelque trace de la fraîcheur de son teint mais ce fut tout ce qu’obtint mon compliment.

 

« J’ai fait votre commission, monsieur Barkis, repris-je, j’ai écrit à Peggotty.

 

« Ah ! dit M. Barkis qui semblait de mauvaise humeur et répondait d’un ton sec.

 

– Est-ce que je n’ai pas bien fait, monsieur Barkis ? demandai-je avec un peu d’hésitation.

 

– Mais non, dit M. Barkis.

 

– N’était-ce pas là votre commission ?

 

– La commission a peut-être été bien faite, dit M. Barkis, mais tout en est resté là. »

 

Ne comprenant pas ce qu’il voulait dire, je répétai d’un air interrogateur :

 

« Tout en est resté là, monsieur Barkis ?

 

– Oui, répondit-il en me jetant un regard de côté. Il n’y a pas eu de réponse.

 

– On attendait donc une réponse, monsieur Barkis ? dis-je en ouvrant les yeux, car l’idée était toute nouvelle pour moi.

 

– Quand un homme dit qu’il veut bien, dit M. Barkis en tournant lentement vers moi ses regards, c’est comme si on disait que cet homme attend une réponse.

 

– Eh bien ! monsieur Barkis ?

 

– Eh bien, dit M. Barkis en reportant son attention sur les oreilles de son cheval, on est encore à attendre une réponse depuis ce moment-là.

 

– En avez-vous parlé, monsieur Barkis ?

 

– Non… non… grommela M. Barkis d’un air pensif, je n’ai pas de raison d’aller lui parler. Je ne lui ai jamais adressé dix paroles. Je n’ai pas envie d’aller lui conter ça.

 

– Voulez-vous que je m’en charge, monsieur Barkis ? demandai-je d’un ton timide.

 

– Vous pouvez lui dire si vous voulez, dit M. Barkis en me regardant de nouveau, que Barkis attend une réponse. Vous dites que le nom est ?…

 

– Son nom ?

 

– Oui, dit M. Barkis avec un signe de tête.

 

– Peggotty.

 

– Nom de baptême ou nom propre ? dit M. Barkis.

 

– Oh ! ce n’est pas son nom de baptême. Elle s’appelle Clara.

 

– Est-il possible ! dit M. Barkis. »

 

Il semblait trouver ample matière à réflexions dans cette circonstance, car il resta plongé dans ses méditations pendant quelque temps.

 

« Eh bien, reprit-il enfin. Dites : « Peggotty, Barkis attend une réponse. « Une réponse, à quoi ? dira-t-elle peut-être. Alors vous direz « à ce dont je vous ai parlé. « De quoi m’avez vous parlé ? » dira-t-elle. Vous répondrez, « Barkis veut bien. »

 

À cette suggestion pleine d’artifice, M. Barkis ajouta un coup de coude qui me donna un point de côté. Après quoi il concentra toute son attention sur son cheval comme d’habitude, et ne fit plus d’allusion au même sujet. Seulement au bout d’une demi-heure, il tira un morceau de craie de sa poche et écrivit dans l’intérieur de sa carriole : « Clara Peggotty » probablement pour se souvenir du nom.

 

Quel étrange sentiment j’éprouvais : revenir chez moi, en sentant que je n’y étais pas chez moi, et me voir rappeler par tous les objets qui frappaient mes regards le bonheur du temps passé qui n’était plus à mes yeux qu’un rêve évanoui ! Le souvenir du temps où ma mère et moi et Peggotty nous ne faisions qu’un, où personne ne venait se placer entre nous, m’assaillit si vivement sur la route, que je n’étais pas bien sûr de ne pas regretter d’être venu si loin au lieu de rester là-bas à oublier tout cela dans la compagnie de Steerforth. Mais j’arrivais à la maison, et les branches dépouillées des vieux ormes se tordaient sous les coups du vent d’hiver qui emportait sur ses ailes les débris des nids des vieux corbeaux.

 

Le conducteur déposa ma malle à la porte du jardin et me quitta. Je pris le sentier qui menait à la maison, en regardant toutes les fenêtres, craignant, à chaque pas, d’apercevoir à l’une d’elles le visage rébarbatif de M. Murdstone ou de sa sœur. Je ne vis personne, et arrivé à la maison, j’ouvris la porte sans frapper. Il ne faisait pas nuit encore, et j’entrai d’un pas léger et timide.

 

Dieu sait comme ma mémoire enfantine se réveilla dans mon esprit au moment où j’entrai dans le vestibule, en entendant la voix de ma mère quand je mis le pied dans le petit salon. Elle chantait à voix basse, tout comme je l’avais entendue chanter quand j’étais un tout petit enfant reposant dans ses bras. L’air était nouveau pour moi, et pourtant il me remplit le cœur à pleins bords, et je l’accueillis comme un vieil ami après une longue absence.

 

Je crus, à la manière pensive et solitaire dont ma mère murmurait sa chanson, qu’elle était seule, et j’entrai doucement dans sa chambre. Elle était assise près du feu, allaitant un petit enfant dont elle serrait la main contre son cou. Elle le regardait gaiement et l’endormait en chantant. Elle n’avait point d’autre compagnie.

 

Je parlai, elle tressaillit et poussa un cri, puis m’apercevant, elle m’appela son David, son cher enfant, et venant au devant de moi, elle s’agenouilla au milieu de la chambre et m’embrassa en attirant ma tête sur son sein près de la petite créature qui y reposait, et elle approcha la main de l’enfant de mes lèvres. Je regrette de ne pas être mort alors. Il aurait mieux valu pour moi mourir dans les sentiments dont mon cœur débordait en ce moment. J’étais plus près du ciel que cela ne m’est jamais arrivé depuis.

 

« C’est ton frère, dit ma mère en me caressant, David, mon bon garçon ! Mon pauvre enfant ! » et elle m’embrassait toujours en me serrant dans ses bras. Elle me tenait encore quand Peggotty entra en courant et se jeta à terre à côté de nous, faisant toute sorte de folies pendant un quart d’heure.

 

On ne m’attendait pas sitôt, le conducteur avait devancé l’heure ordinaire. J’appris bientôt que M. et miss Murdstone étaient allés faire une visite dans les environs et qu’ils ne reviendraient que dans la soirée. Je n’avais pas rêvé tant de bonheur. Je n’avais jamais cru possible de retrouver ma mère et Peggotty seules encore une fois ; et je me crus un moment revenu au temps jadis.

 

Nous dînâmes ensemble au coin du feu. Peggotty voulait nous servir, mais ma mère la fit asseoir et manger avec nous. J’avais ma vieille assiette avec son fond brun représentant un vaisseau de guerre voguant à pleines voiles. Peggotty l’avait cachée depuis mon départ, elle n’aurait pas voulu pour cent livres sterling, dit-elle, qu’elle fût cassée. Je retrouvai aussi ma vieille timbale avec mon nom gravé dessus, et ma petite fourchette, et mon couteau qui ne coupait pas.

 

À dîner, je crus l’occasion favorable pour parler de M. Barkis à Peggotty, mais avant la fin de mon récit, elle se mit à rire et se couvrit la figure de son tablier.

 

« Peggotty, dit ma mère, de quoi s’agit-il ? Peggotty riait encore plus fort, et serrait contre sa figure le tablier que ma mère essayait de tirer ; elle avait l’air de s’être mis la tête dans un sac.

 

« Que faites-vous donc, folle que vous êtes ? dit ma mère en riant.

 

– Oh ! le drôle d’homme, s’écria Peggotty. Il veut m’épouser.

 

– Ce serait un très-bon parti pour vous, n’est-ce pas ? dit ma mère.

 

– Oh ! je n’en sais rien, dit Peggotty. Ne m’en parlez pas. Je ne voudrais pas de lui quand il aurait son pesant d’or. D’ailleurs je ne veux de personne.

 

– Alors, pourquoi ne le lui dites-vous pas ?

 

– Le lui dire, dit Peggotty en écartant un peu son tablier. Mais il ne m’en a jamais dit un mot lui-même. Il s’en garde bien. S’il avait l’audace de m’en parler je lui donnerais un bon soufflet. »

 

Elle était rouge, rouge comme le feu, mais elle se cacha de nouveau dans son tablier, et après deux ou trois violents accès d’hilarité, elle reprit son dîner.

 

Je remarquai que ma mère souriait quand Peggotty la regardait mais que sans cela elle avait pris un air sérieux et pensif. J’avais vu dès le premier moment qu’elle était changée. Son visage était toujours charmant, mais délicat et soucieux, et ses mains étaient si maigres et si blanches qu’elles me semblaient presque transparentes. Mais un nouveau changement venait de se faire dans ses manières, elle semblait inquiète et agitée. Enfin elle avança la main et la posa sur celle de sa vieille servante en lui disant d’un ton affectueux.

 

« Peggotty, ma chère, vous n’allez pas vous marier ?

 

– Moi, madame, répondit Peggotty en ouvrant de grands yeux, bien certainement non !

 

– Pas tout de suite ? insista tendrement ma mère.

 

– Jamais, dit Peggotty. »

 

Ma mère lui prit la main et lui dit :

 

« Ne me quittez pas, Peggotty, restez avec moi. Ce ne sera peut-être pas bien long. Qu’est-ce que je deviendrais sans vous ?

 

– Moi, vous quitter, ma chérie ! s’écria Peggotty. Pas pour tout l’or du monde. Mais qui est-ce qui a pu mettre une semblable idée dans votre petite tête ? » Car Peggotty avait depuis longtemps l’habitude de parler quelquefois à ma mère comme à un enfant.

 

Ma mère ne répondit que pour remercier Peggotty, qui continua à sa façon.

 

« Moi, vous quitter ! il me semble que je n’en ai pas envie. Peggotty, vous quitter ! Je voudrais bien voir cela ! Non, non, non, dit Peggotty en secouant la tête et en se croisant les bras, il n’y a pas de danger ma chérie. Ce n’est pas qu’il n’y ait de bonnes âmes qui en seraient fort aises, mais on ne s’inquiète guère de ce qui leur plaît. Tant pis pour eux s’ils sont mécontents ; je resterai avec vous jusqu’à ce que je sois une vieille femme impotente. Et quand je serai trop sourde, trop infirme, trop aveugle, que je ne pourrai plus parler faute de dents, et que je ne serai plus bonne à rien, même à me faire gronder, j’irai trouver mon David et je le prierai de me recueillir.

 

– Et je serai bien content de vous voir, Peggotty, et je vous recevrai comme une reine.

 

– Dieu bénisse votre bon cœur ! dit Peggotty, j’en étais bien sûre ; » et elle m’embrassa d’avance en reconnaissance de mon hospitalité. Après cela elle se couvrit de nouveau la tête de son tablier, et se mit à rire encore de M. Barkis ; après cela elle prit mon petit frère dans son berceau et donna quelques soins à sa toilette ; après cela elle desservit le dîner ; après cela elle reparut avec un autre bonnet, sa boîte à ouvrage, son mètre, le morceau de cire pour lisser son fil, tout enfin comme par le passé.

 

Nous étions assis auprès du feu, et nous causions avec délices. Je leur racontai comme M. Creakle était un maître sévère, et elles me témoignèrent une grande compassion. Je leur dis aussi quel bon et aimable garçon c’était que Steerforth et comme il me protégeait, et Peggotty déclara qu’elle ferait bien six lieues à pied pour aller le voir. Mon petit frère se réveillait et je le pris dans mes bras tout doucement pour l’endormir, puis je me glissai près de ma mère comme j’en avais l’habitude autrefois, et je mis mes bras autour de sa taille, en appuyant ma tête sur son épaule, et ses cheveux tombaient sur moi comme les ailes d’un ange. Dieu ! que j’étais heureux !

 

Assis ainsi devant le feu, à voir des figures innombrables dans les charbons ardents, il me semblait presque que celles de M. et miss Murdstone n’existaient que dans mon imagination et qu’elles disparaîtraient comme les autres quand le feu s’éteindrait, mais qu’au fond il n’y avait de réel, dans tous mes souvenirs, que ma mère, Peggotty et moi.

 

Peggotty ravaudait un bas, elle y travailla tant qu’il fit jour, et resta ensuite la main gauche dans son bas comme dans un gant, et son aiguille dans la main droite prête à faire un point quand le feu jetterait un éclat de lumière. Je ne puis imaginer à qui appartenaient les bas que Peggotty ravaudait toujours, ni d’où pouvait venir une provision si inépuisable de bas à raccommoder. Depuis ma plus tendre enfance je l’ai toujours vue occupée de ce genre de travaux à l’aiguille et de celui-là seulement.

 

« Je me demande, dit Peggotty qui était saisie parfois d’accès de curiosité dans lesquels elle s’adressait des questions sur les sujets les plus inattendus, je me demande ce qu’est devenue la grand’tante de Davy ?

 

– Bon Dieu ! Peggotty ! dit ma mère sortant de sa rêverie, quelles folies vous dites !

 

– Mais, madame, je vous assure vraiment que cela m’étonne, dit Peggotty.

 

– Comment se fait-il que cette grand’tante vous trotte dans la tête ? demanda ma mère. N’y a-t-il pas d’autres gens à qui on puisse penser ?

 

– Je ne sais pas, dit Peggotty, à quoi cela tient, c’est peut-être à ma sottise, mais je ne puis pas choisir mes pensées ; elles vont et viennent dans ma tête comme il leur convient. Je me demande ce qu’elle peut être devenue ?

 

– Que vous êtes absurde, Peggotty ! reprit ma mère ; on dirait que vous espérez d’elle une seconde visite.

 

– À Dieu ne plaise ! s’écria Peggotty.

 

– Eh bien ! je vous en prie, ne parlez pas de choses si désagréables, dit ma mère. Miss Betsy s’est probablement enfermée dans sa petite maison au bord de la mer, et elle y restera. En tout cas, il n’est guère probable qu’elle vienne jamais nous déranger.

 

– Non, répéta Peggotty d’un air pensif, ce n’est pas probable du tout. Je me demande si, dans le cas où elle viendrait à mourir, elle ne laisserait pas quelque chose à Davy ?

 

– Vraiment, Peggotty, vous êtes folle ! répondit ma mère, vous savez bien qu’elle a été blessée de ce que le pauvre garçon est venu au monde !

 

– Je suppose qu’elle ne serait pas disposée à lui pardonner maintenant, suggéra Peggotty.

 

– Et pourquoi maintenant, je vous prie, dit ma mère un peu vivement.

 

– Maintenant qu’il a un frère, je veux dire, » répondit Peggotty.

 

Ma mère se mit à pleurer en disant qu’elle ne comprenait pas comment Peggotty osait lui dire des choses semblables.

 

« Comme si le pauvre petit innocent dans son berceau vous avait fait du mal, jalouse que vous êtes ! dit-elle. Vous feriez bien mieux d’épouser M. Barkis le voiturier. Pourquoi pas ?

 

– Cela ferait trop grand plaisir à miss Murdstone, répondit Peggotty.

 

– Quel mauvais caractère vous avez, Peggotty ! reprit ma mère. Vous êtes vraiment jalouse de miss Murdstone d’une façon ridicule. Vous voudriez garder les clefs, n’est-ce pas, et sortir les provisions vous-même ? Cela ne m’étonnerait pas. Quand vous savez si bien qu’elle ne fait tout cela que par bonté et dans les meilleures intentions du monde ! Vous le savez bien, Peggotty, vous le savez ! »

 

Peggotty murmura quelque chose comme : « Ils m’embêtent avec leurs bonnes intentions, » et rappela tout bas le proverbe que l’enfer est pavé de bonnes intentions.

 

« Je sais ce que vous voulez dire, reprit ma mère. Je vous comprends parfaitement, Peggotty, vous le savez bien, et vous n’avez pas besoin de rougir comme le feu ; mais ne parlons que d’une chose à la fois : il s’agit pour le moment de miss Murdstone, et vous ne m’échapperez pas, Peggotty. Ne lui avez-vous pas entendu dire cent fois qu’elle me trouve trop étourdie et trop… trop…

 

– Jolie, suggéra Peggotty.

 

– Eh bien ! dit ma mère en riant un peu, si elle est assez folle pour être de cet avis-là, est-ce ma faute ?

 

– Personne ne dit que ce soit votre faute, dit Peggotty.

 

– J’espère bien que non, reprit ma mère. Ne lui avez-vous pas entendu dire cent fois que c’est pour cette raison qu’elle veut m’épargner les tracas du ménage ; que je ne suis pas faite pour ces choses-là ? et je ne sais vraiment pas moi-même si j’y suis propre. N’est-elle pas sur pied du matin jusqu’au soir, ne regarde-t-elle pas à tout, dans le charbonnier, dans l’office, dans le garde-manger et dans toutes sortes d’endroits assez désagréables ! Voudriez-vous par hasard insinuer qu’il n’y a pas là une espèce de dévouement ?

 

– Je ne veux rien insinuer du tout, dit Peggotty.

 

– Si, Peggotty, reprit ma mère, vous ne faites pas autre chose, sauf votre besogne ; vous insinuez toujours, c’est votre bonheur, et quand vous parlez des bonnes intentions de M. Murdstone… »

 

– Pour ce qui est de ça, je n’en ai jamais parlé, dit Peggotty.

 

– Non, dit ma mère. Vous ne parlez jamais, mais vous insinuez toujours, c’est ce que je vous disais tout à l’heure, c’est votre mauvais côté. Je vous disais à l’instant que je vous comprenais, et vous voyez que c’était vrai. Quand vous parlez des bonnes intentions de M. Murdstone et que vous avez l’air de les mépriser (ce que vous ne faites pas au fond du cœur, j’en suis sûre, Peggotty), vous devriez être aussi convaincue que moi que ses intentions sont bonnes en toutes choses. S’il semble un peu sévère avec quelqu’un (vous comprenez bien, Peggotty, et Davy aussi, j’en suis sûre, que je ne parle pas de quelqu’un de présent), c’est seulement parce qu’il est convaincu que c’est pour le bien de cette personne. Il aime naturellement cette personne à cause de moi, et il n’agit que pour son bien. Il est plus en état d’en juger que moi, car je sais bien que je suis une pauvre créature jeune, faible et légère, tandis que lui, c’est un homme ferme, grave et sérieux, et qu’il prend beaucoup de peine pour l’amour de moi, dit ma mère le visage inondé de larmes qui prenaient leur source dans un cœur affectueux ; je lui en dois beaucoup de reconnaissance, et je ne saurais assez le lui prouver par ma soumission, même dans mes pensées ; et quand j’y manque, Peggotty, je me le reproche, et je doute de mon propre cœur, et je ne sais que devenir. »

 

Peggotty, le menton appuyé sur le pied du bas qu’elle raccommodait, regardait le feu en silence.

 

« Allons ! Peggotty, dit ma mère en changeant de ton, ne nous fâchons pas, je ne pourrais pas m’y résoudre. Vous êtes une amie fidèle, si j’en ai une au monde, je le sais bien. Quand je vous dis que vous êtes ridicule, ou insupportable, ou quelque chose de ce genre, Peggotty, cela veut seulement dire que vous êtes ma bonne et fidèle amie depuis le jour où M. Copperfield m’a amenée ici, et où vous êtes venue à la grille pour me recevoir. »

 

Peggotty ne se fit pas prier pour ratifier le traité d’amitié en m’embrassant de tout son cœur. Je crois que je comprenais un peu, au moment même, le vrai sens de la conversation, mais je suis sûr maintenant que la bonne Peggotty l’avait provoquée et soutenue pour donner à ma mère l’occasion de se consoler, en la contredisant un peu. Le but était atteint, car je me rappelle que ma mère parut plus à l’aise le reste de la soirée, et que Peggotty l’observa de moins près.

 

Après le thé, Peggotty attisa le feu et moucha les chandelles, et je fis la lecture d’un chapitre du livre sur les crocodiles. Elle avait tiré le volume de sa poche : je ne sais si elle ne l’avait pas gardé là depuis mon départ. Nous en revînmes ensuite à parler de ma pension, et je repris mes éloges de Steerforth, sujet inépuisable. Nous étions très-heureux, et cette soirée, la dernière de son espèce, celle qui a terminé une page de ma vie, ne s’effacera jamais de ma mémoire.

 

Il était près de dix heures quand nous entendîmes le bruit des roues. Ma mère me dit, en se levant précipitamment, qu’il était bien tard, et que M. et miss Murdstone tenaient à ce que les enfants se couchassent de bonne heure, que par conséquent je ferais bien de monter dans ma chambre ; j’embrassai ma mère et je pris le chemin de mon gîte, mon bougeoir à la main, avant l’entrée de M. et de miss Murdstone. Il me semblait, en entrant dans la chambre où j’avais jadis été tenu emprisonné, qu’il venait d’entrer avec eux dans la maison un souffle de vent froid qui avait emporté comme une plume la douce intimité du foyer.

 

J’étais très-mal à mon aise le lendemain matin, à l’idée de descendre pour le déjeuner, n’ayant jamais revu M. Murdstone depuis le jour mémorable de mon crime. Il fallait pourtant prendre mon parti, et après être descendu deux ou trois fois jusqu’au milieu de l’escalier pour remonter ensuite précipitamment dans ma chambre, j’entrai enfin dans la salle à manger.

 

Il était debout près du feu, miss Murdstone faisait le thé. Il me regarda fixement, mais sans faire mine de me reconnaître.

 

Je m’avançai vers lui après un moment d’hésitation en disant :

 

« Je vous demande pardon, monsieur, je suis bien fâché de ce que j’ai fait, et j’espère que vous voudrez bien me pardonner.

 

– Je suis bien aise d’apprendre que vous soyez fâché, Davy. »

 

Il me donna la main, c’était celle que j’avais mordue. Je ne pus m’empêcher de jeter un regard sur une marque rouge qu’elle portait encore ; mais je devins plus rouge que la cicatrice en voyant l’expression sinistre qui se peignait sur son visage.

 

« Comment vous portez-vous, mademoiselle ? dis-je à miss Murdstone.

 

– Ah ! dit miss Murdstone en soupirant et en me tendant la pince à sucre au lieu de ses doigts, combien de temps durent les congés ?

 

– Un mois, mademoiselle.

 

– À partir de quel jour ?

 

– À partir d’aujourd’hui, mademoiselle.

 

– Oh ! dit miss Murdstone, alors voilà déjà un jour de passé. »

 

Elle marquait ainsi tous les matins le jour écoulé sur le calendrier. Cette opération s’accomplissait tristement tant qu’elle ne fut pas arrivée à dix ; elle reprit courage en voyant deux chiffres, et vers la fin des vacances elle était gaie comme un pinson.

 

Dès le premier jour j’eus le malheur de la jeter, elle qui n’était pas sujette à de semblables faiblesses, dans un état de profonde consternation. J’entrai dans la chambre où elle travaillait avec ma mère ; mon petit frère, qui n’avait encore que quelques semaines, était couché sur les genoux de ma mère, je le pris tout doucement dans mes bras. Tout d’un coup miss Murdstone poussa un tel cri que je laissai presque tomber mon fardeau.

 

« Ma chère Jeanne ! s’écria ma mère.

 

– Grand Dieu, Clara, voyez-vous ? cria miss Murdstone.

 

– Quoi, ma chère Jeanne ? où voyez-vous quelque chose ?

 

– Il l’a pris, criait miss Murdstone ; ce garçon tient l’enfant ! »

 

Elle était pétrifiée d’horreur, mais elle se ranima pour se précipiter sur moi et me reprendre mon frère. Après quoi, elle se trouva mal, et on fut obligé de lui apporter des cerises à l’eau-de-vie. Il me fut formellement défendu de toucher désormais à mon petit frère sous aucun prétexte, et ma pauvre mère, qui pourtant n’était pas de cet avis, confirma doucement l’interdiction en disant :

 

« Sans doute, vous avez raison, ma chère Jeanne. »

 

Un autre jour, nous étions tous trois ensemble ; mon cher petit frère, que j’aimais beaucoup à cause de ma mère, fut encore l’innocente occasion d’une grande colère de miss Murdstone. Ma mère, qui le tenait sur ses genoux et qui regardait ses yeux, me dit :

 

« David, venez ici ! » et se mit à regarder les miens.

 

Je vis miss Murdstone déposer les perles qu’elle était en train d’enfiler.

 

« En vérité, dit doucement ma mère, ils se ressemblent beaucoup. Je crois que leurs yeux sont comme les miens. Ils sont de la couleur des miens, mais ils se ressemblent d’une manière étonnante.

 

– De quoi parlez-vous, Clara ? dit miss Murdstone.

 

– Ma chère Jeanne, dit en hésitant ma mère, un peu troublée par cette brusque question, je trouve que les yeux de David et ceux de son frère sont exactement semblables.

 

– Clara, dit miss Murdstone en se levant avec colère, vous êtes vraiment folle parfois !

 

– Ma chère Jeanne ! reprit ma mère.

 

– Positivement folle, dit miss Murdstone ; autrement, comment pourriez-vous comparer l’enfant de mon frère à votre fils ? Il n’y a pas la moindre ressemblance. Ils diffèrent absolument sur tous les points : j’espère qu’il en sera toujours ainsi. Je ne resterai pas ici pour entendre faire de pareilles comparaisons. » Sur ce, elle sortit majestueusement, en lançant la porte derrière elle.

 

En un mot, je n’étais pas en faveur auprès de miss Murdstone. Je n’étais d’ailleurs en faveur auprès de personne, car ceux qui m’aimaient ne pouvaient pas me le témoigner, et ceux qui ne m’aimaient pas le montraient si clairement que je me sentais toujours embarrassé, gauche et stupide.

 

Mais je sentais aussi que je rendais le malaise qu’on me faisait éprouver. Si j’entrais dans la chambre pendant que l’on causait, ma mère qui semblait gaie, le moment d’auparavant, devenait triste et silencieuse. Si M. Murdstone était de belle humeur, je le gênais. Si miss Murdstone était de mauvaise humeur, ma présence y ajoutait. J’avais l’instinct que ma mère en était la victime, je voyais qu’elle n’osait pas me parler ou me témoigner son affection de peur de les blesser, et de recevoir ensuite une réprimande ; je voyais qu’elle vivait dans une inquiétude constante : elle craignait de les fâcher, elle craignait que je ne vinsse à les fâcher moi-même ; au moindre mouvement de ma part, elle interrogeait leurs regards. Aussi pris-je le parti de me tenir le plus possible à l’écart, et bien des heures d’hiver se passèrent dans ma triste chambre où je lisais sans relâche, enveloppé dans mon petit manteau.

 

Quelquefois, le soir, je descendais dans la cuisine pour voir Peggotty. Je me trouvais bien là, et je n’y éprouvais plus aucun embarras. Mais ni l’un ni l’autre de mes expédients ne convenait aux habitants du salon. L’humeur tracassière qui gouvernait la maison ne s’en accommodait pas. On me regardait encore comme nécessaire pour l’éducation de ma pauvre mère, et en conséquence on ne pouvait me permettre de m’absenter.

 

« David, dit M. Murdstone après le dîner, au moment où j’allais me retirer comme à l’ordinaire, je suis fâché de voir que vous soyez d’un caractère boudeur.

 

– Grognon comme un ours ! » dit miss Murdstone.

 

Je ne bougeais pas et je baissais la tête.

 

« Il faut que vous sachiez, David, qu’un caractère boudeur et obstiné est ce qu’il y a de pis au monde.

 

– Et ce garçon-là est bien, de tous les caractères de ce genre que j’ai connus, le plus entêté et le plus endurci. Je pense, ma chère Clara, que vous devez vous en apercevoir vous-même.

 

– Je vous demande pardon, ma chère Jeanne, dit ma mère. Mais êtes-vous bien sûre, … je suis certaine que vous m’excuserez, ma chère Jeanne, … mais êtes-vous bien sûre que vous compreniez David.

 

– Je serais un peu honteuse, Clara, repartit miss Murdstone, si je ne comprenais pas cet enfant ou tout autre enfant. Je n’ai point de prétention à la profondeur, mais je réclame le droit d’avoir un peu de bon sens.

 

– Sans doute, ma chère Jeanne, répondit ma mère, vous avez une intelligence très-remarquable…

 

– Oh ! mon Dieu, non ! Je vous prie de ne pas dire cela, Clara ! reprit miss Murdstone avec colère.

 

– Je sais bien que votre intelligence est très-remarquable, tout le monde le sait. J’en profite tant moi-même, de tant de manières, du moins je le devrais, que personne ne peut en être plus convaincu que moi. Aussi je ne hasarde devant vous mes opinions qu’avec défiance, ma chère Jeanne, je vous assure.

 

– Mettons que je ne comprenne pas cet enfant, Clara, répondit miss Murdstone, en arrangeant les chaînes qui ornaient ses poignets. Je ne le comprends pas du tout, il est trop savant pour moi. Mais peut-être la pénétration de mon frère lui permettra-t-elle d’avoir quelque idée de son caractère. Je crois que mon frère entamait ce sujet quand nous l’avons interrompu assez impoliment.

 

– Je pense, Clara, dit M. Murdstone à demi-voix et d’un air grave, qu’il peut y avoir sur cette question des juges plus équitables et moins prévenus que vous.

 

– Édouard, dit ma mère timidement, vous êtes un meilleur juge de toutes sortes de questions que je n’ai la prétention de l’être, et Jeanne aussi ; je voulais dire seulement…

 

– Vous vouliez dire seulement quelque chose qui prouvait votre faiblesse et votre défaut de réflexion, répliqua-t-il. Tâchez de ne pas recommencer, ma chère Clara, et de mieux vous observer. »

 

Les lèvres de ma mère remuèrent comme si elle répondait : « Oui, mon cher Édouard. » Mais elle ne dit rien qui pût s’entendre.

 

« Je disais, David, que j’étais fâché, reprit Murdstone en se tournant vers moi, de voir que vous étiez d’un caractère boudeur. C’est une disposition que je ne puis laisser développer sous mes yeux, sans faire un effort pour y remédier. Il faut que vous tachiez de changer cela, sinon il faudra que nous tâchions de vous en corriger.

 

– Je vous demande pardon, monsieur, murmurai-je, je n’ai pas eu l’intention de bouder depuis mon retour.

 

– N’ayez pas recours au mensonge, dit-il d’un air si irrité que je vis ma mère avancer involontairement une main tremblante pour nous séparer. Vous vous êtes retiré dans votre chambre par humeur. Vous êtes resté dans votre chambre quand vous auriez dû être ici. Vous savez maintenant, une fois pour toutes, que je veux que vous vous teniez ici et non là-haut. J’exige en outre que vous soyez obéissant en tous points. Vous me connaissez, David. Je veux ce que je veux. »

 

Miss Murdstone poussa un soupir de satisfaction.

 

« J’exige des manières respectueuses et soumises envers moi, envers ma sœur, et envers votre mère. Je n’entends pas qu’un enfant ait l’air d’éviter cette chambre comme si la peste y était, asseyez-vous. »

 

Il me parlait comme à un chien. J’obéis comme un chien.

 

« Une chose encore, dit-il. Je remarque que vous avez du goût pour les compagnies vulgaires. Je vous défends de rechercher les domestiques. La cuisine n’apportera aucune amélioration aux points nombreux de votre caractère qui méritent attention. Quant à la personne qui vous soutient, je n’en parlerai pas, puisque vous-même, Clara, continua-t-il en baissant la voix et en s’adressant à ma mère, avez à son égard une certaine faiblesse provenant d’anciennes habitudes, et d’idées que vous n’avez pas encore abandonnées.

 

– C’est bien la plus étrange aberration ! s’écria miss Murdstone.

 

– Je dis seulement, reprit-il en s’adressant à moi, que je désapprouve votre goût pour la compagnie de mistress Peggotty, et que j’entends que vous y renonciez. Maintenant, David, vous me comprenez, et vous savez quelles seraient les conséquences de votre désobéissance. »

 

Je le savais bien, mieux peut-être qu’il ne s’en doutait, pour ce qui regardait ma pauvre mère, et je lui obéis à la lettre. Je ne me retirais plus dans ma chambre. Je ne cherchais plus un refuge auprès de Peggotty, mais je restais tristement dans le salon tout le jour, en soupirant après la nuit, pour aller me coucher.

 

Quelle cruelle contrainte n’ai-je pas éprouvée à rester dans la même attitude durant de longues heures, sans oser bouger le bras ou la jambe, de peur d’entendre miss Murdstone se plaindre de mon agitation, comme cela lui arrivait au moindre prétexte ; sans oser lever les yeux de peur de rencontrer un regard critique ou malveillant qui cherchait à découvrir de nouveaux sujets de plainte dans le mien. Quel intolérable ennui que d’écouter toujours le tic-tac de la pendule et de regarder les perles de miss Murdstone pendant qu’elle les enfilait, en me demandant si elle ne se marierait jamais, et quel pouvait être l’infortuné qui encourrait un pareil sort ; enfin quelle triste ressource que de compter les moulures de la cheminée, et de promener mes regards sur les dessins du papier de tenture tout le long de la muraille !

 

Quelles promenades n’ai-je pas faites tout seul par le mauvais temps d’hiver, par des sentiers boueux, portant en tous lieux sur mes épaules le salon, et M. et miss Murdstone avec, pesant fardeau que je ne pouvais secouer, cauchemar insupportable dont je ne pouvais m’affranchir, poids affreux qui écrasait mon intelligence et m’abrutissait tout à fait !

 

Que de repas passés dans le silence et dans l’embarras, en sentant toujours qu’il y avait une fourchette de trop et que c’était la mienne, un appétit de trop et que c’était le mien, une chaise de trop et que c’était la mienne, quelqu’un de trop et que c’était moi !

 

Quelles soirées… quand les lumières étaient venues et qu’on m’obligeait à m’occuper tout seul ! Je n’osais pas lire un livre amusant, et je méditais sur quelque traité indigeste d’arithmétique ; les tables des poids et des mesures se transformaient en chansons dans ma tête, sur l’air de Marlborough s’en va-t-en guerre ou de Cadet Roussel ; mes leçons refusaient de se laisser apprendre par cœur ; tout m’entrait par une oreille pour sortir par l’autre.

 

Quels bâillements je poussais en dépit de tous mes soins pour les vaincre ! Comme je tressaillais en me sentant gagner par un petit somme irrésistible ! comme on répondait peu aux observations que je faisais parfois ! comme je semblais être un zéro auquel personne ne faisait attention et qui gênait pourtant tout le monde, et avec quel soulagement j’entendais miss Murdstone me donner l’ordre d’aller me coucher, au premier coup de neuf heures !

 

Les vacances se traînèrent ainsi péniblement jusqu’au matin où miss Murdstone s’écria : « Voilà le dernier jour ! » en me donnant la dernière tasse de thé pour la clôture.

 

Je n’étais pas fâché de partir. J’étais tombé dans un état d’abrutissement, dont je ne sortais un peu qu’à l’idée de revoir Steerforth, quoique M. Creakle apparût au second plan dans le paysage. M. Barkis se trouva de nouveau devant la grille, et miss Murdstone répéta : « Clara ! » de sa voix la plus sévère, au moment où ma mère se pencha vers moi pour me dire adieu.

 

Je l’embrassai ainsi que mon petit frère, et je me sentais bien triste, non de les quitter pourtant, car le gouffre qui existait entre ma mère et moi était toujours présent, et la séparation avait eu lieu tous les jours, et quelque tendre que fût son baiser, il n’est pas aussi présent à ma mémoire que ce qui suivit nos adieux.

 

J’étais déjà dans la carriole du conducteur quand je l’entendis m’appeler. Je regardai : ma mère était seule à la porte du jardin, soulevant dans ses bras son petit enfant pour que je pusse le voir. Il faisait froid, mais le temps était calme ; pas un de ses cheveux, pas un pli de sa robe ne bougeait, pendant qu’elle me regardait fixement en me montrant son enfant.

 

C’est ainsi que je la perdis. C’est ainsi que je l’ai revue plus tard en rêve, à ma pension, silencieuse et présente auprès de mon lit, me regardant toujours fixement en tenant son enfant dans ses bras.

 

CHAPITRE IX.

Je n’oublierai jamais cet anniversaire de ma naissance.


Je passe sur les événements qui eurent lieu à ma pension, jusqu’à l’anniversaire de ma naissance, qui tombait au mois de mars. Je me souviens seulement que Steerforth était plus digne d’admiration que jamais. Il devait sortir de pension au semestre, sinon plus tôt, et il était plus aimé et plus indépendant que jamais, par conséquent plus aimable encore à mes yeux, mais je ne me souviens pas d’autres incidents. Le grand souvenir qui marque pour moi cette époque semble avoir absorbé tous les autres pour subsister seul dans ma mémoire.

 

J’ai même quelque peine à croire qu’il y eût un intervalle de deux mois entre le moment de mon retour en pension et le jour de mon anniversaire. Je suis bien obligé de le comprendre, parce que je sais que c’est vrai, mais sans cela je serais convaincu que mes vacances et mon anniversaire se sont suivis sans interruption.

 

Je me rappelle si bien le temps qu’il faisait ce jour-là ! Je sens le brouillard qui enveloppait tous les objets ; j’aperçois au travers le givre qui couvre les arbres ; je sens mes cheveux humides se coller à mes joues ; je vois la longue suite de pupitres dans la salle d’étude, et les chandelles fongueuses qui éclairent de distance en distance cette matinée brumeuse ; je vois les petits nuages de vapeur produits par notre haleine serpenter et fumer dans l’air froid pendant que nous soufflons sur nos doigts, et que nous tapons du pied sur le plancher pour nous réchauffer.

 

C’était après le déjeuner, nous venions de rentrer de la récréation, quand M. Sharp arriva et dit :

 

« Que David Copperfield descende au parloir ! » Je m’attendais à un panier de provisions de la part de Peggotty, et mon visage s’illumina en recevant cet ordre. Quelques-uns de mes camarades me recommandèrent de ne pas les oublier dans la distribution des bonnes choses dont l’eau nous venait à la bouche, au moment où je me levai vivement de ma place.

 

« Ne vous pressez pas tant, David, dit M. Sharp, vous avez le temps, mon garçon, ne vous pressez pas. »

 

J’aurais dû être surpris du ton compatissant dont il me parlait, si j’avais pris le loisir de réfléchir, mais je n’y pensai que plus tard. Je descendis précipitamment au parloir. M. Creakle était assis à table et déjeunait, sa canne et son journal devant lui ; mistress Creakle tenait à la main une lettre ouverte. Mais de panier, point.

 

« David Copperfield, dit mistress Creakle en me conduisant à un canapé et en s’asseyant près de moi, j’ai besoin de vous parler, j’ai quelque chose à vous dire, mon enfant. »

 

M. Creakle, que je regardais naturellement, hocha la tête sans me regarder, et étouffa un soupir en avalant un gros morceau de pain et de beurre.

 

« Vous êtes trop jeune pour savoir comment le monde change tous les jours, dit mistress Creakle, et comment les gens qui l’habitent disparaissent. Mais c’est une chose que nous devons apprendre tous, David, les uns pendant leur jeunesse, les autres quand ils sont vieux, d’autres, toute leur vie. »

 

Je la regardai avec attention.

 

« Quand vous êtes revenu ici après les vacances, dit mistress Creakle après un moment de silence, tout le monde se portait-il bien chez vous ? » Après un nouveau silence, elle reprit : « Votre maman était-elle bien ? »

 

Je tremblais sans savoir pourquoi, et je la regardais fixement sans avoir la force de répondre.

 

« Parce que, dit-elle, je regrette de vous dire que j’ai appris ce matin que votre maman était très-malade. »

 

Un brouillard s’éleva entre mistress Creakle et moi, et pendant un moment elle disparut à mes yeux. Puis je sentis des larmes brûlantes couler le long de mon visage, et je la revis devant moi.

 

« Elle est en grand danger, » ajouta-t-elle.

 

Je savais déjà tout.

 

« Elle est morte. »

 

Il n’était pas nécessaire de me le dire. J’avais déjà poussé le cri de désespoir de l’orphelin, et je me sentais seul au monde.

 

Mistress Creakle fut pleine de bonté pour moi. Elle me garda près d’elle tout le jour, et me laissa seul quelques instants ; je pleurais, puis je m’endormais de fatigue, pour me réveiller et pleurer encore. Quand je ne pouvais plus pleurer, je commençais à penser, et le poids qui m’étouffait pesait plus lourdement encore sur mon âme, et mon chagrin devenait une douleur sourde que rien ne pouvait soulager.

 

Cependant mes pensées étaient vagues encore, elles ne portaient pas sur le malheur qui accablait mon cœur, elles erraient à l’entour. Je pensais à notre maison fermée et silencieuse. Je pensais à mon petit frère qui languissait depuis quelque temps, m’avait dit mistress Creakle, et qu’on supposait près de mourir aussi. Je pensais au tombeau de mon père dans le cimetière près de notre maison, et je voyais ma mère couchée sous cet arbre que je connaissais si bien. Je montai sur une chaise quand je fus seul, pour regarder à la glace comme mes yeux étaient rouges et comme j’avais l’air triste. Je me demandai, au bout de quelques heures si mes larmes, qui s’étaient arrêtées, ne recommenceraient pas, quand j’approcherais de la maison, car on me faisait venir pour l’enterrement, et c’était un nouveau chagrin, en pensant à la perte que je venais de faire ; car je sentais, je me le rappelle, que j’avais une dignité à garder parmi mes petits camarades, et que mon affliction même m’imposait un décorum en rapport avec l’importance de ma position.

 

Si jamais un enfant fut atteint d’une douleur sincère, c’était bien moi. Et pourtant je me souviens que cette importance me donnait une certaine satisfaction, quand je me promenais dans le jardin pendant que mes camarades étaient en classe. Quand je les voyais me regarder furtivement par la fenêtre, je sentais comme de l’orgueil, et je marchais plus lentement, d’un air plus mélancolique. Quand l’heure de la classe fut passée, et qu’ils vinrent tous me parler, je me félicitai en moi-même de ne pas être fier avec eux, et de les accueillir tous absolument avec la même bienveillance qu’autrefois.

 

Je devais partir le lendemain soir, non par la diligence, mais par une voiture de nuit, appelée la Fermière, et destinée en général aux gens de la campagne, qui n’avaient à faire qu’un petit trajet sur la route. Je ne racontai pas d’histoires ce soir-là, et Traddles voulut absolument me prêter son oreiller. Je ne sais pas quel bien il pensait que cela pouvait me faire, puisque j’avais un oreiller à moi ; mais c’était tout ce que le pauvre garçon avait à me prêter, sauf une feuille de papier couverte de squelettes, qu’il me remit au moment de mon départ pour me consoler de mes chagrins, et contribuer un peu à rétablir la paix de mon âme.

 

Je quittai la pension le lendemain dans l’après-midi, ne me doutant guère que je n’y reviendrais jamais. Nous voyagions très-lentement et ce ne fut qu’à neuf ou dix heures du matin que j’arrivai à Yarmouth. Je cherchais des yeux M. Barkis, mais il ne parut pas, et je vis à sa place un gros petit homme, un peu poussif, à l’air jovial, déjà avancé en âge, vêtu de noir, avec des petits nœuds de ruban au bas de sa culotte courte, des bas noirs et un chapeau à larges bords ; il s’avança vers la portière de la voiture en appelant :

 

« Monsieur Copperfield ?

 

– Me voici, monsieur.

 

– Voulez-vous venir avec moi, mon jeune monsieur, s’il vous plaît ? dit-il en ouvrant la portière, et j’aurai le plaisir de vous mener chez vous. »

 

Je pris sa main, me demandant qui ce pouvait être, et nous arrivâmes à la porte d’une boutique dans une rue étroite. L’enseigne portait :

 

OMER,

Drapier, tailleur, marchand de nouveautés, fournit les articles de deuil, etc.

 

C’était une petite boutique très-étroite, on y étouffait ; la pièce était remplie de vêtements de toutes sortes, confectionnés ou en pièces. Une des fenêtres était garnie de chapeaux d’hommes et de femmes. Nous entrâmes dans une petite chambre située derrière la boutique ; il y avait là trois jeunes filles qui travaillaient à des vêtements noirs ; il y en avait un paquet sur la table, et le plancher était couvert de petits chiffons noirs. Il y avait un bon feu dans la chambre, et une odeur étouffante de crêpe roussi. C’est une odeur que je ne connaissais pas encore ; je la connais maintenant.

 

Les trois jeunes filles, qui avaient l’air très-gai et très-actif, levèrent la tête pour me regarder, puis reprirent leur ouvrage. Elles cousaient, cousaient, cousaient. En même temps on entendait sortir d’un atelier situé de l’autre côté de la cour un bruit régulier de marteaux en cadence : Rat-ta-tat. Rat-ta-tat. Rat-ta-tat, sans aucune variation.

 

« Eh bien ! dit mon guide à l’une des jeunes filles, où en êtes-vous, Marie ?

 

– Oh ! nous serons prêtes à temps, dit-elle gaiement sans lever les yeux. Ne vous inquiétez pas, mon père. »

 

M. Omer ôta son chapeau à larges bords, s’assit et soupira. Il était si gros qu’il fut obligé de pousser encore plus d’un soupir avant de pouvoir dire :

 

« C’est bon.

 

– Mon père, dit Marie en riant, vous serez bientôt gros comme un muid.

 

– C’est vrai, ma chère ! je ne sais pas ce que ça veut dire, répliqua-t-il en y réfléchissant. Le fait est que j’en prends le chemin.

 

– C’est qu’aussi vous vivez bien, dit Marie, et vous ne vous faites pas de mauvais sang.

 

– Et pourquoi m’en ferais-je ? cela ne me servirait à rien, ma chère, dit M. Omer.

 

– Non, sans doute, répondit sa fille. Nous sommes tous assez gais, ici, grâce à Dieu, n’est-ce pas, mon père ?

 

– Je l’espère, ma chère, dit M. Omer. Maintenant que j’ai repris haleine, je vais prendre la mesure de ce jeune écolier. Voulez-vous venir dans la boutique, monsieur Copperfield ? »

 

Je passai devant M. Omer, qui m’en fit la politesse, et après m’avoir montré un ballot de drap : « Extra-superfin, me dit-il, et trop beau pour faire des habits de deuil en toute autre occasion que pour la perte d’un père ou d’une mère, » il prit ma mesure et écrivit dans un livre mes dimensions en tous sens. Tout en notant ces renseignements, il appela mon attention sur les objets qui remplissaient son magasin, et me montra des modes qui venaient de paraître et d’autres qui venaient de passer.

 

« C’est comme cela que nous perdons beaucoup d’argent, dit M. Omer ; mais les modes sont comme les humains, elles vous arrivent personne ne sait quand, ni comment, ni pourquoi ; et elles passent sans que personne sache davantage ni quand, ni pourquoi, ni comment ; sous ce rapport, c’est comme la vie, tout à fait la même chose. »

 

J’étais trop triste pour discuter la question, qui, d’ailleurs, aurait peut-être été au-dessus de moi, et M. Omer me ramena dans la chambre où travaillait sa fille, en respirant avec quelque peine en chemin.

 

Il ouvrit ensuite une porte qui donnait sur un petit escalier qui m’avait l’air d’un vrai casse-cou, et cria :

 

« Montez le thé, le pain et le beurre. »

 

Les rafraîchissements firent leur apparition sur un plateau, au bout d’un moment que j’avais passé à réfléchir, en écoutant le bruit des aiguilles dans la chambre et l’air qui résonnait sous les marteaux de l’autre côté de la cour. Ce déjeuner m’était destiné.

 

« Je vous connais depuis bien longtemps, mon petit ami, dit M. Omer après m’avoir examiné un moment sans que je fisse, pendant ce temps, grand tort au déjeuner ; ces vêtements de deuil m’ôtaient l’appétit ; je vous connais depuis longtemps.

 

– Vraiment, monsieur ?

 

– Depuis que vous êtes né, dit M. Omer. Je puis même dire avant cette époque. J’ai connu votre père avant vous. Il avait cinq pieds six pouces, et son tombeau a vingt-cinq pieds de long.

 

– Rat-ta-tat, rat-ta-tat, rat-ta-tat, de l’autre côté de la cour.

 

– Son tombeau a vingt-cinq pieds de long, sans rabattre un pouce, dit M. Omer toujours plaisant. J’oublie si c’est lui ou elle qui l’avait ordonné.

 

– Savez-vous comment va mon petit frère, monsieur, demandai-je. »

 

M. Omer secoua la tête.

 

« Rat-ta-tat, rat-ta-tat, rat-ta-tat.

 

– Il est dans les bras de sa mère, dit-il.

 

– Oh ! le pauvre petit est-il mort ?

 

– Ne vous chagrinez pas plus que de raison, dit M. Omer ; oui, l’enfant est mort. »

 

Toutes mes blessures se rouvrirent à cette nouvelle. Je quittai mon déjeuner presque sans y avoir touché, et j’allai reposer ma tête sur une autre table dans un coin de la petite chambre. Marie enleva bien vite les habits de deuil qui la couvraient, de peur que mes larmes n’y fissent des taches. C’était une jolie fille, qui avait un air de bonté ; elle écarta doucement les cheveux qui me tombaient sur les yeux, mais elle était très-gaie de voir qu’elle avait presque fini son ouvrage, et d’être prête à temps ; et moi, c’était si différent !

 

L’air que chantaient les marteaux s’arrêta, et un jeune homme de bonne mine traversa la cour pour entrer dans la chambre où nous étions. Il avait un marteau à la main et sa bouche était pleine de petits clous, qu’il fut obligé d’ôter avant de pouvoir parler.

 

« Eh bien, Joram ! dit M. Omer, où en êtes-vous ?

 

– Tout est prêt, dit Joram ; j’ai fini, monsieur. »

 

Marie rougit un peu, et les deux autres jeunes filles se regardèrent en souriant.

 

« Comment, vous avez donc travaillé hier au soir, à la chandelle, pendant que j’étais au club ? Il le faut bien, ajouta M. Omer en fermant malicieusement un œil.

 

– Oui, dit Joram ; comme vous nous aviez dit que nous pourrions faire cette petite course si l’ouvrage était fini, Marie et moi… avec vous…

 

– Oh ! j’ai cru que vous alliez me laisser tout à fait de côté dit M. Omer, en riant si fort qu’il se mit à tousser.

 

– Comme vous aviez dit cela, continua le jeune homme, j’y ai mis toute ma bonne volonté. Voulez-vous voir si vous êtes content ?

 

– Oui, dit M. Omer en se levant. Mon cher enfant, dit-il en se tournant vers moi, aimeriez-vous à voir le…

 

– Non, mon père, interrompit Marie.

 

– Je pensais que cela pourrait lui être agréable, ma chère, dit M. Omer ; mais peut-être avez-vous raison. »

 

Je ne puis dire comment je savais qu’ils allaient regarder le cercueil de ma chère, chère maman. Je n’avais jamais entendu faire un cercueil, je ne crois pas que j’en eusse jamais vu, mais cette idée était entrée dans mon esprit en entendant le bruit qui retentissait dans l’atelier, et quand le jeune homme entra, je savais bien la besogne qu’il venait de faire.

 

L’ouvrage était fini, les deux jeunes filles, dont je n’avais pas entendu prononcer le nom, brossèrent les bouts de fil et le duvet qui étaient attachés à leurs robes, et entrèrent dans la boutique pour la mettre en ordre et attendre les pratiques. Marie resta en arrière pour plier leur ouvrage et emballer le tout dans deux grands paniers. Elle était plongée dans cette occupation, à genoux et en chantant un petit air guilleret. Joram, son amoureux, cela était clair, entra sur la pointe du pied et lui déroba un baiser pendant qu’elle était ainsi occupée, sans s’inquiéter le moins du monde de ma présence ; il lui dit que son père était allé chercher la voiture, et qu’il allait se préparer en toute hâte. Il sortit ; alors elle mit son dé et ses ciseaux dans sa poche, piqua soigneusement une aiguille enfilée de fil noir sur le corsage de sa robe, ajusta son manteau et son chapeau avec le plus grand soin, en se regardant à une petite glace placée derrière la porte et dans laquelle je voyais se réfléchir son visage satisfait.

 

J’observai tout cela du coin de la table près de laquelle je m’étais assis, la tête posée sur ma main, en pensant à des choses très-diverses. La voiture arriva bientôt à la porte : on y plaça d’abord les paniers, moi ensuite, mes compagnons suivirent. C’était, autant qu’il m’en souvient, une espèce de carriole, ressemblant un peu aux voitures dans lesquelles on transporte les pianos, peinte de couleur sombre, et traînée par un cheval noir avec une longue queue. Il y avait amplement de la place pour nous tous.

 

Je ne sais pas si j’ai jamais éprouvé de ma vie (peut-être parce que j’ai plus d’expérience maintenant) un sentiment plus étrange que celui que j’éprouvais alors, en les voyant si heureux d’aller en voiture au sortir d’une pareille besogne. Je n’étais pas fâché, j’avais plutôt un peu peur, il me semblait que j’étais avec des créatures d’une autre nature que la mienne. Ils étaient très-gais. Le vieillard était assis sur la banquette de devant et conduisait ; les deux jeunes gens étaient assis derrière lui, et quand il leur parlait, ils se penchaient tous deux en avant, chacun d’un côté de son joyeux visage, en ayant l’air d’être tout à lui, les hypocrites ! Ils auraient voulu me parler, mais je restais dans mon coin, ennuyé de les voir se faire la cour, et troublé par leur gaieté qui n’était pourtant pas bruyante, m’étonnant presque de ce que Dieu ne les punissait pas de la dureté de leur cœur.

 

Quand ils s’arrêtèrent pour donner de l’avoine au cheval, ils burent, mangèrent et se divertirent, mais je ne pus toucher à rien, et je restai à jeun. En approchant de la maison, je descendis de la carriole par derrière aussi vite que je le pus, afin de ne pas me trouver en semblable compagnie devant ces fenêtres solennelles, fermées du haut en bas, qui avaient l’air de me regarder sans me voir comme des yeux d’aveugle jadis brillants et maintenant éteints. Oh ! j’aurais bien pu me dispenser de me demander à Salem-House si je retrouverais mes larmes en rentrant à la maison, je n’avais qu’à voir la fenêtre de ma mère devant moi, et à côté celle qui, dans des temps meilleurs, avait été la mienne.

 

Je me trouvai dans les bras de Peggotty avant d’arriver à la porte, et elle m’emmena dans la maison. Son chagrin éclata d’abord à ma vue, mais elle le dompta bientôt, et se mit à parler tout bas et à marcher doucement, comme si elle avait craint de réveiller les morts. J’appris qu’elle ne s’était pas couchée depuis bien longtemps. Elle veillait encore toutes les nuits. Tant que sa pauvre chérie n’était pas en terre, disait-elle, elle ne pouvait pas se résoudre à la quitter.

 

M. Murdstone ne fit pas attention à moi quand j’entrai dans le salon où il était assis auprès du feu, pleurant en silence et réfléchissant à l’aise dans son fauteuil. Miss Murdstone écrivait sur son pupitre, qui était couvert de lettres et de papiers ; elle me donna le bout de ses doigts, et me demanda d’un ton glacial si on avait pris ma mesure pour mes habits de deuil.

 

« Oui.

 

– Et vos chemises, dit miss Murdstone, les avez-vous rapportées ?

 

– Oui, mademoiselle, j’ai toutes mes affaires avec moi. » Ce fut toute la consolation que m’offrit sa fermeté. Je suis sûr qu’elle avait un grand plaisir à déployer dans une pareille occasion ce qu’elle appelait sa présence d’esprit, son courage, sa force d’âme, son bon sens, et tout le diabolique catalogue de ses qualités désagréables. Elle était très-fière de son talent pour les affaires, et le prouvait pour le moment en réduisant toutes choses à une question de plumes et d’encre. Elle passa tout le reste de cette journée et les jours suivants devant ce même pupitre sans manifester aucune émotion, écrivant toujours avec une plume très-dure, parlant à tout le monde du même ton imperturbable, sans qu’un muscle de son visage se relâchât, sans que le son de sa voix s’adoucît un instant, sans qu’un atome de sa toilette se permit le moindre dérangement.

 

Son frère prenait parfois un livre, mais je ne le voyais jamais lire. Il ouvrait le volume et regardait devant lui comme s’il lisait, mais il restait une heure entière sans tourner la page, puis posait son livre et marchait de long en large dans la chambre. Je restais des heures entières assis, les mains croisées à le regarder et à compter ses pas. Il parlait très-rarement à sa sœur et ne m’adressait jamais la parole. Il n’y avait que lui… et les pendules qui fussent en mouvement dans le repos solennel de la maison.

 

Je vis à peine Peggotty pendant les jours qui précédèrent l’enterrement ; seulement, en montant et en descendant l’escalier, je la trouvais toujours tout près de la chambre où reposaient ma mère et son enfant, et le soir elle venait dans la mienne, où elle restait auprès de mon lit jusqu’à ce que je fusse endormi. Un jour ou deux avant les funérailles, à ce que je peux croire, car je sens que je dois confondre les temps dans cette triste époque où rien ne rompait la monotonie de mon chagrin, Peggotty me mena dans la chambre de ma mère. Je me souviens seulement que, sous un linceul blanc dont le lit était couvert avec une grande propreté et une grande fraîcheur tout autour, je crus voir reposer en personne le silence solennel qui régnait dans la maison, et quand elle voulut relever doucement le drap, je criai : « Oh ! non ! oh ! non ! » et je retins sa main.

 

L’enterrement aurait eu lieu hier qu’il ne serait pas plus présent à mon esprit. L’apparence du salon, au moment de mon entrée, l’éclat du feu, le vin qui brillait dans les carafes, la forme des verres et des assiettes, le parfum des gâteaux, l’odeur de la robe de miss Murdstone, et nos vêtements de deuil, rien n’y manque. M. Chillip est là et vient me parler.

 

« Et comment va monsieur David ? » me dit-il avec bonté.

 

Je ne pouvais pas lui répondre : « très-bien. » Je lui donne la main, et il la retient dans les siennes.

 

« Allons ! dit M. Chillip avec un doux sourire et les larmes aux yeux, voilà nos petits amis qui vont grandir autour de nous. Nous ne les reconnaîtrons bientôt plus. De grands progrès, il me semble, mademoiselle, » continue-t-il en s’adressant à miss Murdstone.

 

Miss Murdstone ne répond que par un froid salut, elle fronce les sourcils ; M. Chillip, un peu décontenancé, va s’asseoir dans un coin sans mot dire et m’emmène avec lui.

 

Je remarque ce fait, parce que je remarque tout, mais sans prendre le moindre intérêt à ce qui m’arrive, depuis que je suis de retour à la maison. Les cloches commencent à sonner, et M. Omer vient avec un autre homme faire les derniers apprêts. Peggotty m’avait raconté autrefois que les invités pour le convoi de mon père s’étaient réunis jadis dans la même chambre pour le conduire au même tombeau.

 

Il y a M. Murdstone, notre voisin M. Gayper, M. Chillip et moi. Quand nous sortons de la maison, les porteurs sont dans le jardin avec leur fardeau, et ils marchent devant nous le long du sentier, sous les ormes ; ils passent par la grille et entrent dans le cimetière où j’ai si souvent entendu chanter les oiseaux pendant l’été.

 

Nous entourons le tombeau. Le jour me paraît différent des jours ordinaires, il me semble que le ciel n’a plus la même teinte, il est plus sombre. Il y a un silence solennel que nous avons apporté de la maison avec ce qu’il y a dans la bière, et pendant que nous sommes debout, la tête nue, j’entends résonner la voix du pasteur qui dit distinctement : « Je suis la résurrection et la vie, a dit le Seigneur. » Puis j’entends des sanglots et je vois un peu à part, dans la foule des curieux, cette bonne et fidèle servante, qui est ce que j’aime le mieux sur la terre, et à qui je suis convaincu, dans ma joie d’enfant, que le Seigneur dira un jour : « Je suis content. »

 

Il y a beaucoup de visages de ma connaissance, des visages que je reconnais pour les avoir vus à l’église pendant que je regardais de tous les côtés, des visages de gens qui avaient connu ma mère quand elle était arrivée au village dans tout l’éclat de sa jeunesse. Je ne fais pas attention à eux, je ne pense qu’à mon chagrin, et pourtant je vois et je reconnais tout le monde, même Marie qui est dans le fond, occupée à lancer des œillades à son fiancé qui est tout près de moi.

 

C’est fini, la terre est rejetée dans la fosse, et nous reprenons le chemin de la maison qui se dresse devant nous ; elle est toujours jolie, elle n’a pas changé, mais elle est tellement unie dans mon esprit aux souvenirs de mon enfance, de tout ce qui n’est plus, que mon chagrin de tout à l’heure n’est plus rien en comparaison de celui que j’éprouve à sa vue. On m’emmène pourtant toujours ; M. Chillip me parle, et quand nous arrivons à la maison, il me fait boire un verre d’eau, puis je lui demande la permission de monter dans ma chambre, et il me dit adieu avec une douceur de femme.

 

Je répète que tout cela est pour moi un événement d’hier. Des faits plus récents m’ont échappé pour flotter vers ce rivage où s’accumule, pour reparaître un jour, tout ce qui a été oublié, mais ce jour de ma vie est devant moi comme un grand rocher debout dans l’Océan.

 

Je savais bien que Peggotty viendrait me rejoindre dans ma chambre. Le repos de ce jour ressemblait à celui du dimanche, c’est ce qu’il nous fallait à tous. Elle s’assit à côté de moi sur mon petit lit, en tenant ma main dans les siennes : tantôt elle la baisait tendrement, tantôt elle me caressait comme elle aurait pu consoler mon petit frère, et elle me raconta à sa manière tout ce qu’elle avait à me dire sur ce qui venait de se passer.

 

« Il y avait longtemps qu’elle n’était pas bien, dit Peggotty. Son esprit était tourmenté, elle n’était pas heureuse. Quand son enfant fut né, je pensais d’abord qu’elle allait se remettre, mais elle devenait au contraire plus délicate tous les jours. Avant la naissance de son enfant, elle aimait à rester seule, et alors elle pleurait ; quand elle eut son enfant, elle lui chantait si doucement qu’il me semblait une fois, en l’écoutant, que c’était une voix dans les airs, qui montait toujours vers le ciel.

 

« Elle était devenue plus timide et s’effrayait aisément ; une parole dure lui donnait un coup terrible, mais je dois dire qu’elle a toujours été la même avec moi. Ma pauvre chérie, elle n’a jamais changé pour sa vieille Peggotty ! »

 

Ici Peggotty s’arrêta et caressa doucement ma main pendant un petit moment.

 

« La dernière fois que je l’ai vue comme dans l’ancien temps, c’est le soir de votre arrivée, mon cher enfant. Le jour de votre départ elle me dit : « Je ne reverrai plus mon pauvre petit, je sens là quelque chose qui me le dit, et je sais que c’est la vérité. »

 

« Elle faisait tout ce qu’elle pouvait pour se soutenir, et bien des fois, quand ils lui reprochaient son étourderie et son caractère insouciant, elle faisait semblant de croire que c’était vrai, mais il y avait longtemps que tout cela était passé. Elle n’avait jamais dit à son mari ce qu’elle m’avait dit, elle avait peur d’en parler à personne ; un soir pourtant, un peu plus de huit jours avant sa mort, elle lui dit : « Mon ami, je crois que je vais mourir. J’ai l’esprit en repos, maintenant, Peggotty, me dit-elle ce soir-là pendant que je la couchais. Il se fera tout doucement, pendant quelques jours, à cette idée-là, le pauvre homme, et puis, ce sera bientôt passé. Je suis bien fatiguée. Si c’est du sommeil, restez près de moi pendant que je vais dormir, ne me quittez pas ! Dieu bénisse mes deux enfants ! Dieu protège et garde mon pauvre garçon sans père ! »

 

« Je ne l’ai pas quittée depuis, dit Peggotty. Elle parlait souvent à ces gens d’en bas, le frère et la sœur, car elle les aimait, elle ne pouvait vivre sans aimer ceux qui l’entouraient, mais quand ils la quittaient, elle se retournait de mon côté comme si elle ne trouvait le repos qu’auprès de Peggotty, et ne s’endormait jamais autrement.

 

« La dernière nuit, dans la soirée, elle m’embrassa et me dit : « Si mon petit enfant meurt aussi, Peggotty, je vous prie de le mettre dans mes bras, et qu’on nous enterre ensemble (c’est ce qu’on a fait, car le pauvre enfant n’a vécu qu’un jour de plus qu’elle). Que mon David nous accompagne à notre lieu de repos, dit-elle, et répétez lui que sa mère, à son lit de mort, l’a béni mille fois. »

 

Un autre silence suivit ces paroles, Peggotty me caressait toujours.

 

« La nuit était assez avancée, dit Peggotty, quand elle me demanda à boire, et, après avoir bu, elle me sourit d’un sourire si doux, ma pauvre chérie !

 

« Le jour commençait et le soleil se levait ; elle me dit alors que M. Copperfield avait toujours été bon et indulgent pour elle, qu’il était doux et patient, et qu’il lui avait dit souvent, quand elle doutait d’elle-même, qu’un cœur aimant valait mieux que toute la sagesse du monde, et qu’elle le rendait bien heureux ! « Peggotty, ma chère, ajouta-t-elle, approchez-moi de vous (elle était très-faible), mettez votre bras sous mon cou, dit-elle, et tournez-moi de votre côté : votre visage s’éloigne de moi, et je veux le voir. » Je fis ce qu’elle me demandait, et le temps était venu, David, où ce que je vous avais dit une fois est arrivé : elle a posé sa pauvre tête sur le bras de sa vieille et triste Peggotty, et elle est morte comme un enfant qui s’endort. »

 

Ainsi finit le récit de Peggotty. Depuis le moment où j’avais appris la mort de ma mère, le souvenir de ce qu’elle avait été récemment avait disparu de mon esprit. Je me la rappelai depuis ce moment comme la jeune mère de ma petite enfance, qui roulait ses belles boucles autour de ses doigts et qui dansait avec moi le soir dans le salon. Le récit de Peggotty, au lieu de me rappeler les derniers temps de sa vie, confirma dans mon esprit la première image. C’est peut-être étrange, mais c’est vrai. Dans sa mort elle avait, à mes yeux, repris son vol vers sa paisible jeunesse ; tout le reste s’était effacé.

 

La mère qui dormait dans son tombeau était la mère de mon enfance ; la petite créature qui reposait dans ses bras pour toujours, c’était moi qu’elle avait jadis pressé ainsi contre son sein.

 

CHAPITRE X.

On me néglige d’abord, et puis me voilà pourvu.


Le premier acte d’autorité par lequel débuta miss Murdstone, quand le jour solennel fut passé et que la lumière eut recouvré son libre accès au travers des fenêtres, fut de prévenir Peggotty qu’elle eût à quitter la maison dans un mois. Quelque répugnance que Peggotty eût pu sentir à servir M. Murdstone, je crois qu’elle l’aurait fait par amour pour moi, plutôt que d’entrer dans la meilleure maison qu’il y eût au monde. Mais enfin, se voyant remerciée, elle me dit qu’il fallait nous quitter et pourquoi, et nous nous lamentâmes de concert, en toute sincérité.

 

Quant à moi et à l’avenir qui m’était réservé, je n’en entendais pas dire un mot, je ne voyais pas faire une seule démarche. Ils auraient bien voulu, je pense, pouvoir se débarrasser de moi comme de Peggotty avec un mois de gages. Je rassemblai un soir tout mon courage pour demander à miss Murdstone quand je devais partir pour la pension, mais elle me dit sèchement qu’elle croyait que je n’y retournerais pas. Ce fut tout. J’étais très-inquiet de savoir ce qu’on allait faire de moi ; Peggotty s’en préoccupait aussi, mais ni elle ni moi ne pouvions obtenir aucun renseignement sur ce sujet.

 

Il s’était opéré dans ma situation un changement qui, tout en me délivrant de grands ennuis pour le moment présent, aurait pu, si j’avais su y réfléchir sérieusement, me donner fort à penser sur l’avenir. Voici le fait : La contrainte qu’on m’imposait avait complètement disparu. On tenait si peu à me voir rester à mon triste poste dans le salon, que plusieurs fois miss Murdstone me fit signe, en fronçant les sourcils, de m’éloigner au moment où je venais de m’asseoir ; on me défendait si peu de rechercher la société de Peggotty, que, pourvu que je ne fusse pas en la présence de M. Murdstone, on ne s’occupait pas de me chercher ni de demander jamais où je pouvais être. J’étais d’abord effrayé de l’idée qu’il allait se charger de continuer mon éducation, peut-être même que ce serait miss Murdstone qui se dévouerait à cette tâche ingrate, mais j’en vins bientôt à penser que mes craintes étaient sans fondement et que j’en serais quitte pour être abandonné.

 

Je ne vois pas que cette découverte m’ait causé beaucoup de chagrin alors : j’étais encore étourdi du coup que m’avait porté la mort de ma mère, et par suite indifférent pour les choses de ce monde. Je me rappelle bien avoir réfléchi de temps en temps qu’il était possible que je n’apprisse plus rien, que je ne reçusse plus de soins de personne ; que je devinsse un triste sire, destiné à passer son inutile vie à flâner dans le village ; je me souviens aussi de m’être demandé si ce ne serait pas une chose faisable d’éviter les malheurs que je prévoyais en m’en allant, comme un héros de roman, chercher fortune ailleurs, mais ce n’étaient que des visions passagères des rêves que je faisais tout éveillé, des ombres chinoises qui dessinaient un moment leur forme légère sur les murs de ma chambre pour s’évanouir bientôt et ne plus laisser que la nudité de la muraille.

 

« Peggotty, dis-je un soir d’un ton pensif, en me chauffant les mains devant le feu de la cuisine, M. Murdstone m’aime encore moins qu’autrefois. Il ne m’aimait déjà pas beaucoup, Peggotty, mais maintenant, il voudrait bien ne plus me voir jamais, s’il pouvait.

 

– Peut-être cela vient-il de son chagrin, dit Peggotty, en passant la main sur mes cheveux.

 

– J’ai pourtant aussi du chagrin, Peggotty. Si je croyais que cela vînt de son chagrin, je n’y penserais pas. Mais non, ce n’est pas cela, ce n’est pas cela.

 

– Comment le savez-vous ? reprit Peggotty après un moment de silence.

 

– Oh ! son chagrin n’est pas du tout comme le mien ; il est triste dans ce moment-ci, assis auprès du feu avec miss Murdstone, mais si j’entrais, Peggotty, il serait…

 

– Quoi donc ? dit Peggotty.

 

– En colère, répondis-je, et j’imitai involontairement le froncement de ses sourcils. S’il n’était que triste, il ne me regarderait pas comme il fait. Moi, je suis triste aussi, mais il me semble que ma tristesse me dispose plutôt à la bienveillance. »

 

Peggotty garda le silence un moment, et je me chauffai les mains sans rien dire non plus.

 

« David ! dit-elle enfin.

 

– Eh bien ! Peggotty ?

 

– J’ai essayé, mon cher enfant, j’ai essayé de toutes les manières, de tous les moyens connus et inconnus, pour trouver du service ici, à Blunderstone, mais il n’y a rien du tout qui puisse me convenir, mon chéri !

 

– Et que comptez-vous faire, Peggotty ? dis-je tristement ; où comptez-vous aller chercher fortune ?

 

– Je crois que je serai obligée d’aller vivre à Yarmouth, dit Peggotty.

 

– Encore un peu plus loin, dis-je en m’égayant un peu, et vous auriez été tout à fait perdue, mais là je pourrai vous voir encore quelquefois, ma bonne vieille Peggotty. Ce n’est pas tout à fait à l’autre bout du monde, n’est-ce pas ?

 

– Au contraire ; s’il plaît à Dieu, s’écria Peggotty avec une grande animation, tant que vous serez ici, mon chéri, je viendrai vous voir toutes les semaines : une fois par semaine tant que je vivrai. »

 

Cette promesse m’ôta une grande inquiétude ; mais ce n’était pas tout, Peggotty continua :

 

« Je vais d’abord chez mon frère, voyez-vous, David, passer une quinzaine de jours, à me reconnaître et à me remettre un peu. Maintenant je pensais que peut-être, comme on n’a pas grand besoin de vous ici pour le moment, on pourrait aussi vous laisser venir avec moi. »

 

Si quelque chose pouvait me faire éprouver un sentiment de plaisir dans ce moment où j’avais si peu à me louer de tous ceux qui m’entouraient, à l’exception de Peggotty, c’était bien ce projet. L’idée de revoir tous ces honnêtes visages éclairés par un sourire de bienvenue, de retrouver le calme de la matinée du dimanche, le son des cloches, le bruit des pierres tombant dans l’eau, de voir les vaisseaux se dessiner à demi dans la brouillard, d’errer sur la plage avec la petite Émilie, en lui racontant mes chagrins, et de me consoler en cherchant avec elle des cailloux et des coquillages sur le rivage, tout cela ramenait le calme dans mon cœur. Mon repos fut troublé un instant après par un doute sur la question de savoir si miss Murdstone donnerait son consentement. Mais cette inquiétude même fut bientôt dissipée ; car au moment où elle apparut pour faire sa tournée du soir à tâtons dans l’office, pendant que nous causions encore, Peggotty entama la question avec une hardiesse qui m’étonna.

 

« Il perdra son temps là-bas, dit miss Murdstone en regardant dans un bocal de cornichons, et l’oisiveté est la mère de tous les vices ; mais il n’en ferait pas davantage ici ni ailleurs, c’est mon avis. »

 

Peggotty était sur le point de répondre vivement, mais elle se contint par affection pour moi et garda le silence.

 

« Hem ! fit miss Murdstone en regardant toujours les cornichons, il y a une chose plus importante que tout le reste, de la plus haute importance, c’est que mon frère ne soit ni dérangé ni contrarié. Ainsi je suppose que je ferai aussi bien de dire oui. »

 

Je la remerciai, mais sans laisser percer ma joie, de peur qu’elle ne retirât son consentement. Je ne pus m’empêcher de penser que j’avais agi prudemment, quand je rencontrai le regard qu’elle me lança par-dessus le bocal aux cornichons ; il semblait que toute leur aigreur eût passé dans ses yeux noirs. Pourtant la permission était accordée et ne fut pas retirée, et à la fin du mois accordé à Peggotty, nous étions tous deux prêts à partir.

 

M. Barkis entra dans la maison pour chercher les malles de Peggotty. Je ne lui avais jamais vu auparavant franchir la grille du jardin, mais cette fois il entra dans la maison ; et en chargeant sur son épaule la plus grande caisse pour l’emporter, il me jeta un regard qui voulait dire quelque chose, si tant est que le visage de M. Barkis voulût jamais rien dire.

 

Naturellement Peggotty était un peu triste de quitter une maison qu’elle habitait depuis tant d’années, et où elle s’était attachée aux deux êtres qu’elle aimait le plus au monde, ma mère et moi. De grand matin elle était allée faire un tour au cimetière, et elle monta dans la carriole en tenant son mouchoir sur ses yeux.

 

Tant qu’elle conserva cette position, M. Barkis ne donna pas le plus léger signe de vie. Il restait à sa place ordinaire, dans son attitude accoutumée, comme un grand mannequin. Mais lorsqu’elle commença à regarder autour d’elle et à me parler, il hocha la tête et se mit à rire plusieurs fois de suite, je ne sais ni de quoi ni pourquoi.

 

« Belle journée, monsieur Barkis ! dis-je alors par politesse.

 

– Pas trop mauvais temps, dit M. Barkis, qui était généralement très-réservé dans ses expressions et qui n’aimait pas à se compromettre.

 

– Peggotty est tout à fait remise maintenant, monsieur Barkis, remarquai-je pour lui faire plaisir.

 

– Vraiment ? » dit M. Barkis.

 

Après avoir réfléchi, il lui jeta un regard astucieux et lui dit :

 

« Êtes-vous tout à fait bien ? »

 

Peggotty se mit à rire et répondit affirmativement.

 

« Mais tout à fait bien, vous êtes sûre ? grommela M. Barkis en s’approchant d’elle peu à peu et en lui donnant un léger coup de coude. Vous êtes sûre ? vraiment tout à fait bien ? Vous en êtes bien sûre ? » Et à chacune de ces questions que M. Barkis accompagnait d’un nouveau coup de coude, il se rapprochait d’elle, si bien qu’à la fin nous étions tous entassés dans le coin gauche de la carriole et que je fus bientôt serré à ne pouvoir presque plus respirer.

 

Peggotty appela l’attention de M. Barkis sur mes souffrances, et il me rendit un peu de place tout de suite et s’éloigna encore peu à peu. Mais je ne pus m’empêcher de remarquer que ces rapprochements incommodes étaient à ses yeux un merveilleux moyen d’exprimer sa bonne volonté d’une manière claire, agréable et facile, sans être obligé de se mettre en frais de conversation. Il en fut tout réjoui longtemps encore après. Au bout d’un moment, il se tourna de nouveau vers Peggotty, et, renouvelant sa question : « Êtes-vous bien, mais tout à fait bien ? » il se serra de nouveau contre nous, au point de m’étouffer à demi. Il réitéra peu après sa demande et ses manœuvres. Je pris donc le parti de me lever dès que je le voyais approcher et de me tenir debout sur le devant, sous prétexte de regarder le paysage ; ce procédé me réussit.

 

Il eut la politesse de s’arrêter devant une auberge, dans le but exprès de nous régaler de bière et de mouton à la casserole. Pendant que Peggotty buvait, il fut pris de nouveau d’un de ses accès de galanterie ; je vis le moment où elle allait étouffer de rire. Mais, en approchant de la fin du voyage, il était trop occupé pour penser à nous, et une fois sur le pavé de Yarmouth, nous étions tous trop cahotés, je crois, pour avoir le loisir de songer à autre chose.

 

M. Peggotty et Ham nous attendaient. Ils reçurent Peggotty et moi de la manière la plus affectueuse, et donnèrent une poignée de main à M. Barkis, qui avait son chapeau sur le derrière de la tête, souriant d’un air embarrassé qui semblait presque se communiquer à ses jambes, un peu tremblantes à ce qu’il me sembla. M. Peggotty prit une des malles de sa sœur, Ham s’était chargé de l’autre, et j’allais les suivre, quand M. Barkis me fit mystérieusement signe de venir lui parler.

 

« Tout va bien, » grommela M. Barkis.

 

Je le regardai en face en disant : « Ah ! » d’un air que je voulais rendre très-profond.

 

« Tout n’en est pas resté là, dit M. Barkis avec un hochement de tête confidentiel ; tout va bien. »

 

Je répondis de nouveau :

 

« Ah !

 

– Vous savez qui est-ce qui voulait bien ? dit mon ami. C’était Barkis, Barkis, tout seul. »

 

Je fis un signe d’assentiment.

 

« Eh bien ! tout va bien maintenant, grâce à vous ; je suis votre ami ; tout va bien, » et M. Barkis me donna une poignée de main.

 

Dans ses efforts pour s’expliquer avec une grande lucidité, M. Barkis était devenu si extraordinairement mystérieux, que j’aurais pu rester à le regarder pendant une heure, sans recueillir plus de renseignements sur son visage que sur le cadran d’une pendule arrêtée, quand Peggotty m’appela. Chemin faisant elle me demanda ce qu’il m’avait dit. Je répondis qu’il m’avait dit que tout allait bien.

 

« Il est bien assez hardi pour cela, dit Peggotty, mais peu m’importe. David, mon cher enfant, que diriez-vous si je pensais à me marier ?

 

– Mais… je suppose que vous m’aimeriez autant qu’à présent, Peggotty, » répondis-je après un moment de réflexion.

 

Au grand étonnement des passants et de son frère qui marchait devant nous, la brave femme ne put s’empêcher de s’arrêter pour m’embrasser à l’instant même, en protestant de son inaltérable attachement pour moi.

 

« Eh bien ! qu’est-ce que vous diriez de ça, mon chéri ? reprit-elle, cet épisode achevé, après que nous nous étions déjà remis en route.

 

– Si vous aviez l’idée de vous marier… à M. Barkis, Peggotty ?

 

– Oui, dit Peggotty.

 

– Il me semble que ce serait une très-bonne chose, parce que, voyez-vous, Peggotty, vous auriez la carriole et le cheval pour venir me voir, et vous pourriez venir à coup sûr, et encore pour rien !

 

– A-t-il de l’esprit cet enfant ! s’écria Peggotty. C’est précisément là ce que je me disais depuis un mois. Oui, mon chéri, et je pense que je serais plus indépendante, et que je travaillerais de meilleur cœur chez moi que je ne pourrais le faire chez les autres maintenant. Je ne sais pas si je pourrais me remettre à servir chez des étrangers. Et puis, je resterais près du tombeau de ma pauvre chérie, dit Peggotty à demi-voix, et je pourrais aller le voir quand je voudrais ; et, quand je mourrais, on pourrait m’enterrer pas trop loin d’elle.

 

Nous gardâmes tous deux le silence un peu de temps après ces paroles. Elle reprit gaiement :

 

« Mais je n’y penserais plus, si cela faisait de la peine à mon petit David, quand les bans auraient été publiés vingt fois, et que j’aurais ma bague d’alliance dans ma poche !

 

– Regardez-moi, Peggotty, répondis-je, et vous verrez comme je suis content. Et en effet, je désirais de tout mon cœur le mariage de Peggotty.

 

– Eh bien ! mon chéri, dit Peggotty en me serrant un peu dans ses bras, j’y ai pensé nuit et jour de toutes les manières, et j’espère ne pas m’en repentir. Mais j’y réfléchirai encore ; je veux en parler à mon frère, et en attendant nous le garderons pour nous, David. Barkis est un brave homme, tout rond, dit Peggotty, et si j’essaye de remplir mes devoirs envers lui, je crois que ce sera ma faute si je ne suis pas… si je ne suis pas tout à fait bien, » dit Peggotty en riant de tout son cœur.

 

Cette citation, empruntée à la question même de M. Barkis, était si bien placée et nous amusa tant que nos éclats de rire durèrent jusqu’au moment où nous nous trouvâmes en vue de la maison de M. Peggotty.

 

Elle n’avait pas changé, sauf que je la trouvai peut-être un peu plus petite : et mistress Gummidge était debout à la porte, comme si elle n’avait pas bougé de là depuis ma dernière visite. L’intérieur n’avait pas subi plus de changements que l’extérieur. Le petit vase bleu de ma chambre était toujours rempli de plantes marines. Je fis un tour sous le hangar, et j’y retrouvai dans leur coin accoutumé les homards, les crabes, les langoustes, formant, comme par le passé, une masse compacte, et toujours possédés du même désir de pincer les doigts à tout l’univers. Mais je n’apercevais pas Émilie, je demandai à M. Peggotty où je pourrais la trouver.

 

« Elle est à l’école, monsieur, dit M. Peggotty en s’essuyant le front, après avoir déposé la malle de sa sœur ; elle va revenir, ajouta-t-il en regardant la vieille horloge, d’ici à vingt minutes, une demi-heure au plus ; nous nous apercevons tous de son absence, je vous en réponds. »

 

Mistress Gummidge soupira.

 

« Allons, allons, mère Gummidge ! cria M. Peggotty.

 

– Je le sens plus que tout autre, dit mistress Gummidge ; je suis une pauvre femme perdue, sans ressource, et c’était la seule personne avec laquelle je n’eusse pas de contrariété. »

 

Mistress Gummidge, toujours gémissant et secouant la tête, se mit à souffler le feu. M. Peggotty se tourna de notre côté, pendant qu’elle était ainsi occupée, et me dit à voix basse en mettant sa main devant sa bouche : « C’est le vieux ! » Ce qui me fit supposer avec raison que l’humeur de mistress Gummidge n’avait fait aucun progrès depuis ma dernière visite.

 

La maison était, ou du moins elle devait être aussi charmante que par le passé, et pourtant elle ne me produisait pas la même impression. J’étais un peu désappointé. Peut-être cela venait-il de ce que la petite Émilie n’y était pas. Je savais le chemin qu’elle devait prendre, et je me trouvai bientôt en route pour aller au devant d’elle.

 

Au bout d’un moment, j’aperçus de loin quelqu’un que je reconnus bientôt, c’était Émilie. Elle avait grandi, mais elle était petite encore. Quand elle approcha, et que je vis ses yeux plus bleus que jamais, son visage plus radieux que par le passé, et toute sa personne plus jolie et plus attrayante, j’éprouvai une étrange sensation, qui me donna l’idée de faire semblant de ne pas la reconnaître, et de passer tout droit comme si je regardais quelque chose dans le lointain. J’en ai fait autant plus d’une fois depuis dans ma vie, si je ne me trompe. La petite Émilie ne s’en inquiétait guère. Elle me voyait bien, mais au lieu de se retourner et de m’appeler, elle se mit à courir en riant. Cela m’obligea de courir après elle ; mais elle allait si vite, que nous étions tout près de la chaumière quand je vins à bout de la rattraper.

 

« Ah ! c’est vous ? dit-elle.

 

– Mais vous le saviez bien que c’était moi, Émilie.

 

– Et vous, vous ne saviez peut-être pas qui j’étais ? » dit Émilie.

 

J’allais l’embrasser, mais elle mit ses mains sur ses lèvres, en me disant qu’elle n’était plus un petit enfant, et elle s’enfuit dans la maison en riant plus fort que jamais.

 

Elle semblait s’amuser à me taquiner, et ce changement dans ses manières m’étonnait beaucoup. La table était mise, la vieille petite caisse était à sa place accoutumée, mais au lieu de venir s’asseoir à côté de moi, elle alla se placer auprès de mistress Gummidge qui gémissait toujours, et quand M. Peggotty lui demanda pourquoi, elle secoua ses cheveux sur sa figure, et ne répondit qu’en riant.

 

« C’est un petit chat, dit M. Peggotty en la caressant doucement.

 

– Oui, c’est un petit chat ! s’écria Ham, oui M. David, oui ! » et il la regardait en éclatant de rire avec un mélange d’admiration et de ravissement, qui lui rendait la figure rouge comme une fraise.

 

Le fait est que tout le monde gâtait la petite Émilie, et M. Peggotty plus que personne ; elle lui faisait faire tout ce qu’elle voulait, rien qu’en approchant sa joue de ses gros favoris. Du moins c’était mon opinion quand je la voyais le caresser, et je trouvais que M. Peggotty avait bien raison ; elle était si affectueuse et si douce, elle avait des regards à la fois si fins et si timides, qu’elle me gagna le cœur plus que jamais.

 

Elle était aussi très-compatissante, et quand M. Peggotty, tout en fumant sa pipe le soir auprès du feu, fit une allusion à la perte que je venais de faire, les yeux d’Émilie se remplirent de larmes, et elle me regarda avec tant de bonté de l’autre côté de la table, que j’en fus très-reconnaissant.

 

« Ah ! dit M. Peggotty en prenant dans sa main les boucles de sa petite Émilie et en les laissant retomber une à une ; voilà une orpheline, voyez-vous, monsieur ! et voilà un orphelin ! continua M. Peggotty en donnant à Ham du revers de son poing un coup vigoureux dans la poitrine, quoiqu’il n’en ait guère l’air.

 

– Si je vous avais pour tuteur, monsieur Peggotty, dis-je en secouant la tête, je crois que je ne me sentirais guère orphelin non plus.

 

– Bien dit, monsieur David ! s’écria Ham avec enthousiasme. Hourra ! Bien dit ! Vous avez bien raison ! » et il rendit à M. Peggotty son coup de poing, pendant que la petite Émilie se leva pour embrasser M. Peggotty.

 

« Et comment va votre ami, monsieur ? me demanda M. Peggotty.

 

– M. Steerforth ? dis-je.

 

– Ah ! voilà le nom, cria M. Peggotty se tournant vers Ham ; je savais bien que c’était quelque chose comme ça.

 

– Mais vous disiez que c’était Rudderford, s’écria Ham en riant.

 

– Eh bien ! riposta M. Peggotty, je n’en étais déjà pas si loin. S’il n’y a pas du rude, il y a du fort tout de même. Comment va-t-il ?

 

– Il était en très-bon état quand je l’ai quitté, monsieur Peggotty.

 

– Voilà un ami ! dit M. Peggotty en secouant sa pipe. Parlez-moi d’un ami comme celui-là ! Ma foi, ça fait plaisir à voir.

 

– Il a une belle figure, n’est-ce pas ? car mon cœur s’échauffait en entendant faire son éloge.

 

– Une belle figure ? dit M. Peggotty, je crois bien ; il se tient là, devant vous, comme… je ne sais pas quoi. Il a l’air si décidé !

 

– Oui, c’est précisément son caractère, repris-je à mon tour ; brave comme un lion, et la franchise même, monsieur Peggotty.

 

– Et je suppose, continua M. Peggotty, en me regardant à travers la fumée de sa pipe, que lorsqu’il s’agit d’apprendre dans les livres, il passe devant tout le monde ?

 

– Oui ! dis-je avec ravissement, il sait tout ; on ne se figure pas combien il a d’esprit.

 

– Voilà un ami ! murmurait M. Peggotty en branlant gravement la tête.

 

– Rien ne lui donne de peine, continuai-je. Il n’a qu’à regarder une leçon pour la savoir ; il joue aux barres mieux que personne ; il vous rendra autant de pions que vous voudrez aux dames, et encore il vous battra aisément. »

 

M. Peggotty secoua de nouveau la tête, comme pour dire : « Certainement qu’il vous battra. »

 

– Et il parle si bien ! il n’a pas son pareil. Je voudrais seulement que vous pussiez l’entendre chanter, monsieur Peggotty. »

 

M. Peggotty fit un nouveau mouvement de tête, comme pour dire : « Je n’en doute pas. »

 

– Et puis, il est si généreux, si bon, continuai-je, entraîné par mon sujet favori, qu’on ne peut pas dire de lui tout le bien qu’il mérite. Pour moi, je ne pourrai jamais être assez reconnaissant de la protection qu’il m’a accordée, quand j’étais si loin de lui par mon âge et par mes études. »

 

Je parlais ainsi très-vivement quand mon regard tomba sur la petite Émilie qui se penchait en avant sur la table pour m’écouter avec la plus profonde attention, sans respirer, ses yeux bleus brillant comme des étoiles, et ses joues couvertes de rougeur. Elle était si jolie et elle avait l’air si étonnamment sérieuse, que je m’arrêtai tout étonné, ce qui fit que tout le monde la regarda en même temps, et se mit à rire.

 

« Émilie est comme moi, dit Peggotty, elle voudrait le voir. »

 

Émilie se troubla quand elle vit qu’on la regardait ; elle baissa la tête et rougit très-fort. Puis jetant un coup d’œil à travers ses boucles éparpillées, elle s’aperçut que nos yeux étaient encore attachés sur elle (pour mon compte, je l’aurais volontiers regardée pendant une heure) ; elle s’enfuit et ne revint que lorsqu’il fut temps de se coucher.

 

J’occupais mon ancien petit lit à la poupe du bateau, où le vent sifflait comme autrefois. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il gémissait sur ceux qui n’étaient plus, et au lieu de m’imaginer, comme par le passé, que la mer monterait pendant la nuit et mettrait le bateau à flot, je me disais que la mer était venue depuis le temps où j’avais entendu le bruit du vent sur les vagues, et qu’elle avait emporté le bonheur de ma vie. Je me rappelle que lorsque le vent et la mer se calmèrent un peu, je demandai à Dieu dans ma prière de me faire la grâce de grandir pour épouser la petite Émilie ; sur quoi je m’endormis tranquillement.

 

Les jours s’écoulaient à peu près comme par le passé ; seulement, et c’était une grande différence, la petite Émilie se promenait rarement avec moi sur la plage. Elle avait des leçons à apprendre, de l’ouvrage à faire, et elle était absente la plus grande partie de la journée. Mais je sentais que, même sans ces obstacles, nous n’aurions pu jouir de la promenade comme autrefois. Émilie avait beau être capricieuse et pleine de fantaisies comme un enfant, ce n’était plus une petite fille, c’était plutôt une petite femme. Il me semblait que cette seule année avait établi une grande différence entre nous. Elle avait de l’amitié pour moi, mais elle me plaisantait et me faisait endêver[4] ; quand j’allais au-devant d’elle, elle prenait un autre chemin et je la trouvais sur le seuil de la porte, riant de toutes ses forces, au moment où j’arrivais très-désappointé. Le meilleur moment de la journée était celui où elle travaillait à l’aiguille ; je m’asseyais à ses pieds et je lui faisais la lecture. Il me semble encore que je n’ai jamais vu le soleil aussi brillant que pendant ces beaux jours d’avril, que je n’ai jamais rencontré une petite créature aussi ravissante que celle qui travaillait assise sur le seuil de la porte du vieux bateau, et que je n’ai jamais trouvé depuis le ciel aussi pur, la mer aussi bleue, ni les vaisseaux voguant au loin aussi dorés par le soleil.

 

Le premier soir après notre arrivée, M. Barkis apparut, l’air très-gauche et très-embarrassé ; il portait un mouchoir noué par les coins et rempli d’oranges. Comme il n’avait fait aucune allusion à cette partie de sa propriété, on supposa, après son départ, qu’il avait oublié son paquet, et Ham courut après lui pour le lui rendre, mais il revint avec une déclaration que les oranges étaient pour Peggotty. Depuis lors, il apparut régulièrement tous les soirs, exactement à la même heure, toujours avec un petit paquet dont il ne parlait jamais et qu’il déposait derrière la porte en l’ouvrant. Les offrandes étaient de l’espèce la plus variée et la plus extraordinaire. Je me souviens, entre autres, d’une énorme pelote, d’un boisseau de pommes, d’une paire de boucles d’oreilles en jais, d’une provision d’oignons d’Espagne, d’une boîte de dominos, enfin d’un serin avec sa cage, et d’un jambon mariné.

 

M. Barkis faisait sa cour, il me semble, d’une manière très-particulière. Il parlait à peine, et restait assis près du feu dans la même attitude que dans sa carriole, en regardant fixement Peggotty qui travaillait en face de lui. Un soir, inspiré, je suppose, par l’amour, il s’empara d’un bout de bougie qu’elle employait à cirer son fil, et le mit précieusement dans la poche de son gilet. Depuis lors, sa grande joie consistait à produire le morceau de cire quand Peggotty en avait besoin, et quoiqu’à moitié fondu et généralement collé au fond de sa poche, il en reprenait soigneusement possession dès que Peggotty avait fini son opération. Il avait l’air très-heureux, et ne se croyait évidemment pas obligé de parler. Même quand il allait se promener avec Peggotty sur la plage, il ne se donnait pas beaucoup de mal pour entretenir la conversation ; il se contentait de lui demander de temps en temps si elle était tout à fait bien ; je me rappelle que parfois, après son départ, Peggotty jetait son tablier sur sa tête et riait pendant une demi-heure. Le fait est que nous nous en amusions tous plus ou moins, à l’exception de cette malheureuse mistress Gummidge, à qui son mari avait probablement fait la cour dans le temps exactement de la même façon, car les manières de M. Barkis rappelaient constamment « le vieux » à son souvenir.

 

La fin de ma visite approchait quand nous fûmes prévenus que Peggotty et M. Barkis allaient prendre ensemble un jour de congé, et que je devais les accompagner avec Émilie. Je dormis à peine la nuit précédente, dans l’attente d’une journée entière à passer avec elle. Nous étions tous sur pied de bonne heure, et nous n’avions pas fini de déjeuner quand M. Barkis apparut au loin, conduisant sa carriole pour emmener l’objet de ses affections.

 

Peggotty était vêtue de deuil comme à l’ordinaire, mais M. Barkis était resplendissant ; il portait un habit bleu tout battant neuf ; le tailleur lui avait fait si bonne mesure que les parements des manches rendaient des gants inutiles, même par un temps très-froid ; quant au collet, il était si haut qu’il relevait ses cheveux par derrière et les faisait tenir tout droits. Ses boutons de métal étaient de la plus grande dimension. Un pantalon gris et un gilet jaune complétaient la toilette de M. Barkis, que je regardais comme un modèle d’élégance.

 

Quand nous fûmes hors de la maison, j’aperçus M. Peggotty tenant à la main un vieux soulier qu’il voulait faire lancer après nous pour nous porter bonheur, et il l’offrait dans ce but à mistress Gummidge.

 

« Non, il vaut mieux que ce soit une autre personne, Daniel, dit mistress Gummidge. Je suis une pauvre créature perdue sans ressource, et tout ce qui me rappelle qu’il y a des créatures qui ne sont pas perdues sans ressource et seules au monde comme moi, me contrarie trop.

 

– Allons, ma vieille dit M. Peggotty, prenez le soulier et jetez-le.

 

– Non, Daniel, répondit mistress Gummidge en gémissant et en secouant la tête ; si je sentais les choses moins vivement, à la bonne heure ! Vous n’êtes pas comme moi, Daniel ; rien ne vous contrarie et vous ne contrariez personne, il vaut mieux que ce soit vous. »

 

Ici Peggotty, qui avait embrassé tout le monde d’un air un peu troublé, cria de la carriole où nous étions tous (Émilie et moi sur deux petites chaises), que c’était à mistress Gummidge de jeter le soulier. Elle s’y décida enfin, mais je suis fâché de dire qu’elle gâta légèrement l’air de fête de notre départ en fondant immédiatement en larmes, après quoi elle se laissa tomber dans les bras de Ham en déclarant qu’elle savait bien qu’elle était un grand embarras, et qu’il vaudrait mieux la porter tout de suite à l’hôpital. Je trouvais ça très-raisonnable et j’aurais approuvé Ham de lui rendre ce petit service. Mais nous voilà en route pour notre partie de plaisir. M. Barkis s’arrêta bientôt à la porte d’une église, il attacha le cheval aux barreaux de la grille, puis entra avec Peggotty, me laissant seul avec Émilie dans la carriole. Je saisis cette occasion pour passer mon bras autour de sa taille, et pour lui proposer, puisque je devais sitôt la quitter, de prendre le parti d’être très-tendres l’un pour l’autre et très-heureux tout le jour. Elle y consentit, et me permit même de l’embrasser ; à la suite de cette faveur, je m’enhardis jusqu’à lui dire (je m’en souviens encore) que je n’aimerais jamais une autre femme, et que j’étais décidé à verser le sang de quiconque prétendrait à son affection.

 

C’est pour le coup que la petite Émilie s’amusa à mes dépens. Il fallait voir ses prétentions d’être infiniment plus âgée et plus raisonnable que moi, ce qui faisait dire à la charmante petite fée que j’étais « un petit nigaud ! » Puis elle se mit à rire si gaiement que j’oubliai le chagrin de m’entendre donner un nom si méprisant, tout entier au plaisir de la voir.

 

M. Barkis et Peggotty restèrent bien longtemps dans l’église, mais ils revinrent enfin, et on prit le chemin de la campagne. En route, M. Barkis se retourna vers moi, et me dit avec un regard malin dont je ne l’aurais pas cru capable :

 

« Quel nom avais-je donc écrit dans la carriole ?

 

– Clara Peggotty, répondis-je.

 

– Et quel nom faudrait-il écrire maintenant, si j’avais un canif ?

 

– Est-ce toujours Clara Peggotty ?

 

– Clara Peggotty Barkis ! » et il partit d’un éclat de rire qui ébranlait les parois de la carriole.

 

En un mot, ils étaient mariés ; voilà pourquoi ils étaient entrés dans l’église. Peggotty était décidée à ce que tout se passât sans bruit, et le bedeau avait été le seul témoin de la cérémonie. Elle fut un peu confuse d’entendre M. Barkis annoncer si brusquement leur union, et elle ne pouvait se lasser de m’embrasser pour me prouver que son affection pour moi n’avait rien perdu. Mais elle se remit bientôt et me dit qu’elle était enchantée que ce fût une affaire finie.

 

Nous nous arrêtâmes à une petite auberge sur une route de traverse ; on nous y attendait ; le dîner fut très-gai et la journée se passa de la manière la plus satisfaisante. Peggotty se serait mariée tous les jours depuis dix ans qu’elle n’aurait pu avoir l’air plus à son aise, elle était tout à fait comme à l’ordinaire ; elle sortit avec Émilie et moi pour se promener avant le thé, tandis que M. Barkis fumait philosophiquement, heureux et content, je suppose, du plaisir de contempler son bonheur en perspective. En tous cas, ses réflexions contribuèrent à réveiller son appétit, car je me rappelle que, bien qu’il eût mangé beaucoup de porc frais et de légumes, qu’il eût dépêché un poulet ou deux à dîner, il fut obligé de demander une tranche de lard avec son thé, et qu’il en fit disparaître un bon morceau sans aucune émotion.

 

J’ai souvent pensé depuis que c’était un jour de noces bien innocent et peu conforme aux habitudes reçues. Nous reprîmes nos places dans la carriole, quand il fit nuit, et pendant la route nous regardions les étoiles ; c’était moi qui étais le démonstrateur en titre et qui ouvrais à M. Barkis des horizons inconnus. Je lui dis tout ce que je savais ; il aurait cru volontiers tout ce qui aurait pu me passer par la tête, tant il était convaincu de l’étendue de mon intelligence : il alla même jusqu’à déclarer à sa femme, moi présent, que j’étais un petit Roschius ; je compris qu’il voulait dire par là que j’étais un petit prodige.

 

Le sujet des étoiles épuisé, on plutôt les facultés de compréhension de M. Barkis arrivées à leur terme, la petite Émilie s’enveloppa avec moi dans un vieux manteau qui nous abrita pendant le reste du voyage. Ah ! je l’aimais bien ! Quel bonheur me disais-je, si nous étions mariés, et si nous allions vivre dans les champs, au milieu des arbres, sans jamais vieillir, sans jamais en savoir davantage, toujours enfants, toujours vaguant, en nous donnant la main, dans les prairies pleines de fleurs, par un beau soleil, posant notre tête la nuit tout près l’un de l’autre sur un lit de mousse, pour dormir d’un sommeil pur et paisible, en attendant que nous fussions enterrés par les petits oiseaux après notre mort ! Ce tableau fantastique, bien éloigné du monde réel, brillant de l’éclat de notre innocence, et aussi vague que les étoiles au-dessus de nos têtes, me trotta dans la tête tout le long du chemin. Je suis bien aise de penser que Peggotty avait pour compagnons le jour de son mariage deux cœurs aussi candides que celui de la petite Émilie et le mien. Les Amours et les Grâces, cortège indispensable et classique du dieu d’Hymen, n’auraient pas mieux fait.

 

Nous arrivâmes donc heureusement à la porte du vieux bateau ; là M. et mistress Barkis nous dirent adieu, pour prendre le chemin de leur demeure. Je sentis alors pour la première fois que j’avais perdu Peggotty. J’aurais eu le cœur bien gros ce soir-là si j’avais reposé ma tête sous un autre toit que celui qui abritait la petite Émilie.

 

M. Peggotty et Ham savaient aussi bien que moi ce que j’éprouvais, et m’attendaient à souper avec leurs visages honnêtes et affectueux pour chasser mes tristes pensées. La petite Émilie, de son côté, vint s’asseoir sur la caisse qui nous servait de siège. Ce fut la seule fois pendant tout mon séjour, et ce fut aussi la charmante clôture de cette charmante journée.

 

Ce soir-là, c’était marée montante, et peu de temps après notre coucher, M. Peggotty et Ham sortirent pour pêcher. Je me sentais tout fier de rester dans cette maison solitaire pour protéger mistress Gummidge et la petite Émilie ; je ne demandais qu’à voir un lion ou un serpent, ou tout autre animal farouche venir nous attaquer, pour avoir l’honneur de le détruire et me couvrir ainsi de gloire. Mais les monstres n’ayant pas choisi ce soir-là la plage de Yarmouth pour lieu de leur promenade, j’y suppléai de mon mieux en rêvant dragons toute la nuit.

 

Le matin vint et Peggotty aussi : elle m’appela par la fenêtre comme de coutume, comme si M. Barkis le conducteur, n’était lui-même qu’un rêve tout du long. Après le déjeuner, elle m’emmena chez elle ; c’était une belle petite habitation. Parmi toutes les propriétés mobilières qu’elle contenait, je suppose que ce qui me fit le plus d’impression fut un vieux bureau de bois foncé dans la salle à manger (la cuisine tenait ordinairement lieu de salon), avec un couvercle ingénieux, qui en se rabattant devenait un pupitre surmonté d’un gros volume in-quarto, le livre des Martyrs de Fox. Je découvris immédiatement ce précieux bouquin, et je m’en emparai ; je ne me rappelle pas un mot de ce qu’il contenait, je sais seulement que je ne venais jamais dans la maison sans m’agenouiller sur une chaise pour ouvrir la cassette qui contenait ce trésor, puis je m’appuyais sur le pupitre et je recommençais ma lecture. J’étais surtout édifié, j’en ai peur, par les nombreuses gravures qui représentaient toutes sortes d’atroces tortures, mais l’histoire des Martyrs et la maison de Peggotty étaient et sont encore inséparables dans mon esprit.

 

Je dis adieu ce jour-là à M. Peggotty, à Ham, à mistress Gummidge et à la petite Émilie, et je couchai chez Peggotty dans une petite chambre en mansarde, qui était pour moi, disait Peggotty, et qui me serait toujours gardée dans le même état ; bien entendu que le livre sur les crocodiles n’y manquait pas : il était posé sur une planche à côté du lit.

 

« Jeune ou vieille, tant que je vivrai, et que ce toit-ci sera sur ma tête, mon cher David, dit Peggotty, je vous garderai votre chambre comme si vous deviez arriver à l’instant même. J’en prendrai soin tous les jours, mon chéri, comme je faisais autrefois, et vous iriez en Chine, que vous pourriez être sûr que votre chambre resterait dans le même état, tout le temps de votre absence. »

 

Je ressentais profondément la fidèle tendresse de ma chère bonne, et je la remerciai du mieux que je pus, ce qui ne me fut pas très-facile, car le temps me manquait. C’était le matin qu’elle me parlait ainsi, en me tenant le cou serré dans ses bras, et je devais retourner à la maison le matin même dans la carriole avec elle et M. Barkis. Ils me déposèrent à la grille du jardin avec beaucoup de peine, et je ne vis pas sans regret la carriole s’éloigner emmenant Peggotty, me laissant là tout seul sous les vieux ormes, en face de cette maison où il n’y avait plus personne pour m’aimer.

 

Je tombai alors dans un état d’abandon auquel je ne puis penser sans compassion. Je vivais à part, tout seul, sans que personne fît attention à moi, éloigné de la société des enfants de mon âge, et n’ayant pour toute compagnie que mes tristes pensées, qui semblent jeter encore leur ombre sur ce papier pendant que j’écris.

 

Que n’aurais-je pas donné pour qu’on m’envoyât dans une pension, quelque sévèrement tenue qu’elle pût être, apprendre quelque chose, n’importe quoi, n’importe comment ! Mais je n’avais pas cette espérance, on ne m’aimait pas, et on me négligeait volontairement, avec persévérance et cruauté. Je crois que la fortune de M. Murdstone était alors embarrassée, mais d’ailleurs il ne pouvait me souffrir, et il essayait, en m’abandonnant à moi-même, de se débarrasser de l’idée que j’avais quelques droits sur lui ; … il y réussit.

 

Je n’étais pas précisément mal traité. On ne me battait pas, on ne me refusait pas ma nourriture, mais il n’y avait pas de cesse dans les mauvais procédés qu’on avait pour moi systématiquement et sans colère. Les jours suivaient les jours, les semaines, les mois se passaient et on me négligeait toujours froidement. Je me suis demandé quelquefois en me rappelant ce temps-là ce qu’ils auraient fait si j’étais tombé malade, et si on ne m’aurait pas laissé couché dans ma chambre solitaire, me tirer d’affaire tout seul, ou si quelqu’un m’aurait tendu une main secourable.

 

Quand M. et miss Murdstone étaient à la maison, je prenais mes repas avec eux ; en leur absence, je mangeais seul. Je passais mon temps à errer dans la maison et dans les environs sans qu’on prît garde à moi. Seulement il ne m’était pas permis d’entrer en relation avec qui que ce fût ; on craignait probablement mes plaintes. M. Chillip me pressait souvent d’aller le voir ; il était veuf, ayant perdu depuis quelques années une petite femme avec des cheveux d’un blond pâle que je confonds encore dans mon souvenir avec une chatte grise à poil d’angora. Mais on me permettait très-rarement d’aller passer la journée dans son cabinet, où il était occupé à lire quelque livre nouveau, à l’odeur de toute une pharmacie qui parfumait l’atmosphère ; mon plus grand plaisir était d’y piler les drogues dans un mortier sous la direction bienveillante de M. Chillip.

 

Pour la même raison, renforcée sans doute par l’ancienne aversion qu’on gardait à ma bonne, on ne me permettait que bien rarement d’aller la voir. Fidèle à sa promesse, elle me faisait une visite ou me donnait un rendez-vous dans les environs toutes les semaines, et m’apportait toujours quelque petit présent, mais j’éprouvai de nombreux et d’amers désappointements en recevant un refus, chaque fois que je témoignais le désir d’aller chez elle. Quelquefois pourtant, à de longs intervalles, on me permit d’y passer la journée, et alors je découvris que M. Barkis était un peu avare, « un peu serré » disait poliment Peggotty, et qu’il cachait son argent dans une boite déposée sous son lit, tout en disant qu’elle ne contenait que des habits et des pantalons. C’est dans ce coffre que ses richesses se cachaient avec une modestie si persévérante qu’on n’en pouvait obtenir la plus légère parcelle que par artifice, si bien que Peggotty était obligée d’avoir recours aux ruses les plus compliquées, à une vraie conspiration des poudres pour se faire donner l’argent nécessaire à la dépense de la semaine.

 

Pendant ce temps-là, je sentais si profondément que les espérances que j’aurais pu donner s’en allaient en fumée, grâce à mon délaissement, que j’aurais été bien malheureux sans mes vieux livres. C’était ma seule consolation : nous nous tenions fidèle compagnie, et je ne me lassais jamais de les relire d’un bout à l’autre.

 

J’approche d’une époque de ma vie, dont je ne pourrai jamais perdre la mémoire tant que je me rappellerai quelque chose, et dont le souvenir est venu souvent malgré moi hanter comme un revenant des temps plus heureux.

 

J’étais sorti un matin et j’errais, comme j’en avais pris l’habitude dans ma vie oisive et solitaire, lorsqu’en tournant le coin d’un sentier près de la maison, je me trouvai en face de M. Murdstone qui se promenait avec un monsieur. Dans ce moment de surprise, j’allais passer sans rien dire quand le nouveau venu s’écria :

 

« Ah ! Brooks !

 

– Non, monsieur, David Copperfield, répondis-je.

 

– Allons donc ; vous êtes Brooks, reprit mon interlocuteur, vous êtes Brooks de Sheffield. C’est votre nom. »

 

À ces mots, je le regardai plus attentivement. Son sourire acheva de me convaincre que c’était M. Quinion, que M. Murdstone m’avait mené voir à Lowestoft, avant… mais peu importe, je n’ai pas besoin de rappeler l’époque.

 

« Comment allez-vous, et où se fait votre éducation, Brooks ? » dit M. Quinion.

 

Il appuya sa main sur mon épaule et me fit retourner pour les accompagner. Je ne savais que répondre et je regardais M. Murdstone d’un air assez embarrassé.

 

« Il est à la maison pour le moment, dit ce dernier ; son éducation est suspendue. Je ne sais que faire de lui. Il est difficile à manier. »

 

Son ancien regard, ce regard perfide que je connaissais trop bien, tomba sur moi un instant, puis il fronça le sourcil et se détourna avec un mouvement d’aversion.

 

« Ah ! dit M. Quinion en nous regardant tous les deux, à ce qu’il me sembla… Voilà un beau temps ! »

 

Il y eut un moment de silence, et je me demandais comment je pourrais m’échapper, quand il reprit :

 

« Je suppose que vous êtes toujours aussi éveillé, Brooks ?

 

– Oui, ce n’est pas là ce qui lui manque, dit M. Murdstone avec impatience. Laissez-le aller, je vous assure qu’il aimerait autant partir. »

 

Sur cet avis, M. Quinion me lâcha, et je repris le chemin de la maison. En me retournant, au moment d’entrer dans le jardin, je vis M. Murdstone, appuyé contre la barrière du cimetière, en conversation avec M. Quinion. Leurs regards étaient dirigés de mon côté, et je sentis qu’ils parlaient de moi.

 

M. Quinion coucha chez nous ce soir-là. Après le déjeuner, le lendemain matin, j’avais remis ma chaise à sa place, et je quittais la chambre, quand M. Murdstone me rappela. Il s’assit gravement devant une autre table, et sa sœur s’établit près de son bureau ; M. Quinion, les mains dans ses poches, regardait par la fenêtre, moi, j’étais debout à les regarder tous.

 

« David, dit M. Murdstone, quand on est jeune il faut travailler dans ce monde, au lieu de rêver ou de bouder.

 

– Comme vous faites, ajouta sa sœur.

 

– Jane Murdstone, laissez-moi parler, s’il vous plaît. Je vous répète, David, que, lorsqu’on est jeune, il faut travailler dans ce monde, au lieu de rêver ou de bouder. Cela est vrai, surtout pour un enfant de votre âge, d’un caractère difficile, et à qui on ne peut rendre un plus grand service qu’en l’obligeant de se faire aux habitudes de la vie active, qui peuvent seules le plier et le rompre.

 

– Et là, dit la sœur, il n’y a pas d’entêtement qui tienne : on vous le brise bel et bien, et comme il faut. »

 

Il lui jeta un regard, moitié de reproche et moitié d’approbation, puis il continua :

 

« Je suppose que vous savez, David, que je ne suis pas riche. En tous cas, je vous l’apprends maintenant. Vous avez déjà reçu une éducation dispendieuse. Les pensions sont chères, et lors même qu’il n’en serait pas ainsi, et que je serais en état de subvenir à cette dépense, je suis d’avis qu’il ne serait pas avantageux pour vous de rester en pension. Vous aurez à lutter avec la vie, et plus tôt vous commencerez, mieux cela vaudra ! »

 

Il me semble que je me dis alors que j’avais déjà commencé à payer mon triste tribut de souffrances. En tous cas, je me le dis maintenant.

 

« Vous avez quelquefois entendu parler de la maison de commerce, dit M. Murdstone.

 

– La maison de commerce, monsieur ? répétai-je.

 

– Oui, la maison Murdstone et Grinby, dans le négoce des vins, répondit-il. »

 

Je suppose que j’avais l’air d’hésiter, car il continua précipitamment :

 

« Vous avez entendu parler de la maison, ou des affaires, ou des caves, ou de l’entrepôt, ou de quelque chose d’analogue ?

 

– Il me semble que j’ai entendu parler des affaires, monsieur, dis-je, me rappelant ce que j’avais vaguement appris sur les ressources de sa sœur et les siennes, mais je ne sais quand.

 

– Peu importe, répondit-il, c’est M. Quinion qui dirige ces affaires. »

 

Je jetai un coup d’œil respectueux sur M. Quinion, qui regardait toujours par la fenêtre.

 

« Il dit qu’il y a plusieurs jeunes garçons qui sont employés dans la maison, et qu’il ne voit pas pourquoi vous n’y trouveriez pas aussi de l’occupation aux mêmes conditions.

 

– S’il n’a point d’autre ressource, Murdstone, » fit observer M. Quinion à demi-voix et en se retournant.

 

M. Murdstone, avec un geste d’impatience, continua sans faire attention à cette interrogation :

 

« Ces conditions, c’est que vous gagnerez votre nourriture, avec un peu d’argent de poche. Quant à votre logement je m’en suis déjà occupé : c’est moi qui le payerai. Je me chargerai aussi de votre blanchissage…

 

– Jusqu’à concurrence d’une somme que je déterminerai, dit sa sœur.

 

– Je vous fournirai aussi l’habillement, dit M. Murdstone, puisque vous ne serez pas encore en état d’y pourvoir. Vous allez donc à Londres avec M. Quinion, David, pour commencer à vous tirer d’affaire vous-même.

 

– En un mot, vous voilà pourvu, fit observer sa sœur ; à présent tâchez de remplir vos devoirs. »

 

Je comprenais très-bien que le but de tout ceci c’était de se débarrasser de moi, mais je ne me souviens pas si j’en étais satisfait ou effrayé. Il me semble que je flottais entre ces deux sentiments, sans être décidément fixé sur l’un ou l’autre point. Je n’avais pas d’ailleurs grand temps devant moi pour débrouiller mes idées, M. Quinion partait le lendemain.

 

Figurez-vous mon départ le jour suivant ; je portais un vieux petit chapeau gris avec un crêpe, une veste noire et un pantalon de cuir que miss Murdstone regardait sans doute comme une armure excellente pour protéger mes jambes dans cette lutte avec le monde que j’allais commencer. Vous n’avez qu’à me voir ainsi vêtu, avec toutes mes possessions enfermées dans une petite malle, assis, pauvre enfant abandonné (comme aurait pu le dire mistress Gummidge) dans la chaise de poste qui menait M. Quinion à Yarmouth pour prendre la diligence de Londres ! Voilà notre maison et l’église qui disparaissent dans le lointain, je ne vois plus le tombeau sous l’arbre, je ne distingue même plus le clocher ; le ciel est vide !

 

CHAPITRE XI.

Je commence à vivre à mon compte, ce qui ne m’amuse guère.


Je connais trop le monde maintenant pour m’étonner beaucoup de ce qui se passe, mais je suis surpris même à présent de la facilité avec laquelle j’ai été abandonné à un âge si tendre. Il me semble extraordinaire que personne ne soit intervenu en faveur d’un enfant très-intelligent, doué de grandes facultés d’observation, ardent, affectueux, délicat de corps et d’âme ; mais personne n’intervint, et je me trouvai à dix ans un petit manœuvre au service de MM. Murdstone et Grinby.

 

Le magasin de Murdstone et Grinby était situé à Blackfriars, au bord de la rivière. Les améliorations récentes ont changé les lieux, mais c’était dans ce temps-là la dernière maison d’une rue étroite qui descendait en serpentant jusqu’à la Tamise, et que terminaient quelques marches d’où on montait sur les bateaux. C’était une vieille maison avec une petite cour qui aboutissait à la rivière quand la marée était haute, et à la vase de la rivière quand la mer se retirait ; les rats y pullulaient. Les chambres, revêtues de boiseries décolorées par la fumée et la poussière depuis plus d’un siècle, les planchers et l’escalier à moitié détruits, les cris aigus et les luttes des vieux rats gris dans les caves, la moisissure et la saleté générale du lieu, tout cela est présent à mon esprit comme si je l’avais vu hier. Je le vois encore devant moi comme à l’heure fatale où j’y arrivai pour la première fois, ma petite main tremblante dans celle de M. Quinion.

 

Les affaires de Murdstone et Grinby embrassaient des branches de négoce très-diverses, mais le commerce des vins et des liqueurs avec certaines compagnies de bateaux à vapeur en était une partie importante. J’oublie quels voyages faisaient ces vaisseaux, mais il me semble qu’il y avait des paquebots qui allaient aux Indes orientales et aux Indes occidentales. Je sais qu’une des conséquences de ce commerce était une quantité de bouteilles vides, et qu’on employait un certain nombre d’hommes et d’enfants à les examiner, à mettre de côté celles qui étaient fêlées, et à rincer et laver les autres. Quand les bouteilles vides manquaient, il y avait des étiquettes à mettre aux bouteilles pleines, des bouchons à couper, à cacheter, des caisses à remplir de bouteilles. C’était l’ouvrage qui m’était destiné ; je devais faire partie des enfants employés à cet office.

 

Nous étions trois, ou quatre en me comptant. On m’avait établi dans un coin du magasin, et M. Quinion pouvait me voir par la fenêtre située au-dessus de son bureau, en se tenant sur un des barreaux de son tabouret. C’est là que le premier jour où je devais commencer la vie pour mon propre compte sous de si favorables auspices, on fit venir l’aîné de mes compagnons pour me montrer ce que j’aurais à faire. Il s’appelait Mick Walker ; il portait un tablier déchiré et un bonnet de papier. Il m’apprit que son père était batelier et qu’il faisait tous les ans partie de la procession du lord maire avec un chapeau de velours noir sur la tête. Il m’annonça aussi que nous avions pour camarade un jeune garçon qu’il appelait du nom extraordinaire de « Fécule de pommes de terre. » Je découvris bientôt que ce n’était pas le vrai nom de cet être intéressant, mais qu’il lui avait été donné dans le magasin à cause de la ressemblance de son teint avec celui d’une pomme de terre. Son père était porteur d’eau ; il joignait à cette profession la distinction d’être pompier de l’un des grands théâtres, où la petite sœur de Fécule représentait les nains dans les pantomimes.

 

Les paroles ne peuvent rendre la secrète angoisse de mon âme en voyant la société dans laquelle je venais de tomber, quand je comparais les compagnons de ma vie journalière avec ceux de mon heureuse enfance, sans parler de Steerforth, de Traddles et de mes autres camarades de pension. Rien ne peut exprimer ce que j’éprouvai en voyant étouffées dans leur germe toutes mes espérances de devenir un jour un homme instruit et distingué. Le sentiment de mon abandon, la honte de ma situation, le désespoir de penser que tout ce que j’avais appris et retenu, tout ce qui avait excité mon ambition et mon intelligence s’effacerait peu à peu de ma mémoire, toutes ces souffrances ne peuvent se décrire. Chaque fois que je me trouvai seul ce jour-là, je mêlai mes larmes avec l’eau dans laquelle je lavais mes bouteilles, et je sanglotai comme s’il y avait aussi un défaut dans ma poitrine, et que je fusse en danger d’éclater comme une bouteille fêlée.

 

La grande horloge du magasin marquait midi et demi, et tout le monde se préparait à aller dîner, quand M. Quinion frappa à la fenêtre de son bureau, et me fit signe de venir lui parler. J’entrai, et je me trouvai en face d’un homme d’un âge mûr, un peu gros, en redingote brune et en pantalon noir, sans plus de cheveux sur sa tête (qui était énorme et présentait une surface polie) qu’il n’y en a sur un œuf. Il tourna vers moi un visage rebondi ; ses habits étaient râpés, mais le col de sa chemise était imposant. Il portait une canne ornée de deux glands fanés, et un lorgnon pendait en dehors de son paletot, mais je découvris plus tard que c’était un ornement, car il s’en servait très-rarement, et ne voyait plus rien quand il l’avait devant les yeux.

 

« Le voilà, dit M. Quinion en me montrant. C’est là, dit l’étranger avec un certain ton de condescendance, et un certain air impossible à décrire, mais qui voulait être très-distingué et qui me fit une grande impression, c’est là M. Copperfield ? J’espère que vous êtes en bonne santé, monsieur ? »

 

Je répondis que je me portais très-bien, et que j’espérais qu’il était de même. Dieu sait que j’étais mal à mon aise, mais il n’était pas dans ma nature de me plaindre beaucoup dans ce temps-là, je me bornai donc à dire que j’étais très-bien et que j’espérais qu’il était de même.

 

« Je suis, grâce au ciel, on ne peut mieux, dit l’étranger. J’ai reçu une lettre de M. Murdstone dans laquelle il me dit qu’il désirerait que je pusse vous recevoir dans un appartement situé sur le derrière de ma maison, et qui est pour le moment inoccupé… qui est à louer, en un mot, comme… en un mot, dit l’étranger avec un sourire de confiance amicale, comme chambre à coucher… le jeune commençant auquel j’ai le plaisir de… »

 

Ici l’étranger fit un geste de la main et rentra son menton dans le col de sa chemise.

 

« C’est M. Micawber, me dit M. Quinion.

 

– Oui, dit l’étranger, c’est mon nom.

 

– M. Murdstone, dit M. Quinion, connaît M. Micawber. Il nous transmet des commandes quand il en reçoit. M. Murdstone lui a écrit à propos d’un logement pour vous, et il vous recevra chez lui.

 

– Mon adresse, dit M. Micawber, est Windsor-Terrace, route de la Cité. Je… en un mot, dit M. Micawber avec le même air élégant et un nouvel élan de confiance, c’est là que je demeure. »

 

Je le saluai.

 

« Dans la crainte, dit M. Micawber, que vos pérégrinations dans cette métropole n’eussent pas encore été bien étendues, et que vous pussiez avoir quelque difficulté à pénétrer les dédales de la moderne Babylone dans la direction de la route de la Cité ; en un mot, dit Micawber avec un élan de confiance, de peur que vous ne vinssiez à vous perdre, je serai très-heureux de venir vous chercher ce soir pour vous montrer le chemin le plus court. »

 

Je le remerciai de tout mon cœur de la peine qu’il voulait bien prendre pour moi.

 

« À quelle heure, dit M. Micawber, pourrai-je… ?

 

– Vers huit heures, dit M. Quinion.

 

– Je serai ici vers huit heures, dit M. Micawber ; monsieur Quinion, j’ai l’honneur de vous souhaiter le bonjour. Je ne yeux pas vous déranger plus longtemps. »

 

Il mit son chapeau et sortit, sa canne sous le bras, d’un pas majestueux, en fredonnant un air dès qu’il fut hors du magasin.

 

M. Quinion m’engagea alors solennellement au service de Murdstone et Grinby pour tout faire dans le magasin, avec un salaire de six shillings par semaine, je crois. Je ne suis pas sûr si c’était six ou sept shillings. Je suis porté à croire, d’après mon incertitude sur le sujet, que ce fut six shillings d’abord et sept ensuite. Il me paya une semaine d’avance (de sa poche, je crois), sur quoi je donnai six pence à Fécule pour porter ma malle le soir à Windsor-Terrace ; quelque petite qu’elle fût, je n’avais pas la force de la soulever. Je dépensai encore six pence pour mon dîner, qui consista en un pâté de veau et une gorgée d’eau bue à la pompe voisine, puis j’employai l’heure accordée pour le repas à me promener dans les rues.

 

Le soir, à l’heure fixée, M. Micawber reparut. Je me lavai les mains et la figure pour faire honneur à l’élégance de ses manières, et nous prîmes ensemble le chemin de notre demeure, puisque c’est ainsi que je dois l’appeler maintenant, je suppose. M. Micawber prit soin en route de me faire remarquer le nom des rues et la façade des bâtiments, afin que je pusse retrouver mon chemin le lendemain matin.

 

Arrivés à Windsor-Terrace, dans une maison d’apparence mesquine, comme son maître, mais qui avait comme lui des prétentions à l’élégance, il me présenta à mistress Micawber, qui était pâle et maigre ; elle n’était plus jeune depuis longtemps. Je la trouvai assise dans la salle à manger (le premier étage n’était pas meublé, et on tenait les stores baissés pour faire illusion aux voisins), en train d’allaiter un enfant. Cette petite créature avait un frère jumeau : je puis dire que, pendant tous mes rapports avec la famille, il ne m’est presque jamais arrivé de voir les deux jumeaux hors des bras de mistress Micawber en même temps. L’un des deux avait toujours quelque prétention au lait de sa mère.

 

Il y avait deux autres enfants, M. Micawber fils, âgé de quatre ans à peu près, et miss Micawber, qui avait environ trois ans. Une jeune personne très-brune, qui avait l’habitude de renifler, et qui servait la famille, complétait l’établissement ; elle m’informa, au bout d’une demi-heure, qu’elle était orpheline, et qu’elle avait été élevée à l’hôpital de Saint-Luc, dans les environs. Ma chambre était située sur le derrière, à l’étage supérieur de la maison ; elle était petite, tapissée d’un papier qui représentait une série de pains à cacheter bleus et aussi peu meublée que possible.

 

« Je n’aurais jamais cru, dit mistress Micawber en s’asseyant pour reprendre haleine, après être montée, son enfant dans les bras, pour me montrer ma chambre, je n’aurais jamais cru, avant mon mariage, quand je vivais avec papa et maman, que je serais obligée un jour de louer des appartements chez moi. Mais M. Micawber se trouve dans des circonstances difficiles, et toute autre considération doit céder à celle-là.

 

« Oui, madame, répondis-je.

 

« Les embarras de M. Micawber l’accablent pour le moment, dit mistress Micawber, et je ne sais pas s’il lui sera possible de s’en tirer. Quand je vivais chez papa et maman, je ne savais seulement pas ce que veut dire ce mot d’embarras, dans le sens que j’y attache maintenant ; mais experientia nous éclaire, comme disait souvent papa. »

 

Je ne puis savoir au juste si elle me dit que M. Micawber avait été officier dans les troupes de marine, ou si je l’ai inventé, je sais seulement que je suis convaincu, à l’heure qu’il est, sans en être bien sûr, qu’il avait servi jadis dans la marine. Il était, pour le moment, courtier au service de diverses maisons, mais il y gagnait peu de chose, peut-être rien, j’en ai peur.

 

« Si les créanciers de M. Micawber ne veulent pas lui donner du temps, continua mistress Micawber, ils en subiront les conséquences, et plus tôt les choses finiront, mieux cela vaudra. On ne peut tirer du sang d’une pierre, et je les défie de trouver de l’argent chez M. Micawber pour le moment, sans parler des frais que leur coûteront les poursuites judiciaires. »

 

Je n’ai jamais pu comprendre si mon indépendance prématurée faisait illusion à mistress Micawber sur la maturité de mon âge, ou si elle n’était pas plutôt si remplie de son sujet qu’elle en eût parlé aux jumeaux, faute de trouver personne autre sous la main, mais le sujet de cette première conversation continua d’être le sujet de toutes nos conversations pendant tout le temps que je la vis.

 

Pauvre mistress Micawber ! Elle disait qu’elle avait essayé de tout pour se créer des ressources, et je n’en doute pas. Il y avait sur la porte de la rue une grande plaque de métal sur laquelle étaient gravés ces mots : « Pension de jeunes personnes, tenue par mistress Micawber. » Mais je n’ai jamais découvert qu’aucune jeune personne eût reçu aucune instruction dans la maison, ni qu’aucune jeune personne y fût jamais venue, ou en eût jamais eu l’envie ; je n’ai pas appris non plus qu’on eût jamais fait les moindres préparatifs pour recevoir celles qui auraient pu se présenter. Les seuls visiteurs que j’aie jamais vus, ou dont j’aie entendu parler, étaient des créanciers. Ceux-là venaient à toute heure du jour, et quelques-uns d’entre eux étaient féroces. Il y avait un bottier, avec une figure crasseuse, qui s’introduisait dans le corridor, dès sept heures du matin, et qui criait du bas de l’escalier : « Allons ! vous n’êtes pas sortis encore ! Payez-nous, dites donc ! Ne vous cachez pas, voyez-vous, c’est une lâcheté ! Ce n’est pas moi qui voudrais faire une lâcheté pareille ! Payez-nous, dites donc ! Payez-nous tout de suite, allons ! » Puis, ne recevant pas de réponse à ces insultes, sa colère s’échauffait, et il lançait les mots de « filous et de voleurs, » ce qui restait également sans effet. Quand il voyait cela, il allait jusqu’à traverser la rue et à pousser des cris sous les fenêtres du second étage où il savait bien que M. Micawber couchait. En pareille occasion, M. Micawber était plongé dans le chagrin et le désespoir : il alla même un jour, à ce que j’appris par un cri de sa femme, jusqu’à faire le simulacre de se frapper avec un rasoir ; mais une demi-heure après il cirait ses souliers avec le soin le plus minutieux, et sortait en fredonnant quelque ariette, d’un air plus élégant que jamais. Mistress Micawber était douée de la même élasticité de caractère. Je l’ai vue se trouver mal à trois heures parce qu’on était venu toucher les impositions, et puis manger à quatre heures des côtelettes d’agneau panées, avec un bon pot d’ale, le tout payé en mettant en gage deux cuillers à thé. Un jour, je m’en souviens, on avait fait une saisie dans la maison, et en revenant par extraordinaire à six heures, je l’avais trouvée évanouie, couchée dans la cheminée (avec un des jumeaux dans ses bras naturellement), et ses cheveux à moitié arrachés, ce qui n’empêche pas que je ne l’aie jamais vue plus gaie que ce soir-là devant le feu de la cuisine, avec sa côtelette de veau, en me contant toutes sortes de belles choses de son papa et de sa maman, et de la société qu’ils recevaient.

 

Je passais tous mes loisirs avec cette famille. Je me procurais mon déjeuner, qui se composait d’un petit pain d’un sou et d’un sou de lait. J’avais un autre petit pain et un morceau de fromage qui m’attendaient dans le buffet, sur une planche consacrée à mon usage, pour mon souper quand je rentrais. C’était une fière brèche dans mes six ou huit shillings ; je passais la journée au magasin, et mon salaire devait suffire aux besoins de toute la semaine. Du lundi matin au samedi soir, je ne recevais ni avis, ni conseil, ni encouragement, ni consolation, ni secours d’aucune sorte, de qui que ce soit, aussi vrai que j’espère aller au ciel.

 

J’étais si jeune, si inexpérimenté, si peu en état (et comment eût-il pu en être autrement ?) de veiller moi-même à mes affaires, qu’il m’arrivait souvent, en allant le matin au magasin, de ne pouvoir résister à la tentation d’acheter des gâteaux de la veille, vendus à moitié prix chez le restaurateur, et je dépensais ainsi l’argent de mon dîner. Ces jours-là, je me passais de dîner, ou bien j’achetais un petit pain ou un morceau de pudding. Je me rappelle deux boutiques où on vendait du pudding, et que je fréquentais alternativement suivant l’état de mes finances. L’une était située dans une petite cour derrière l’église de Saint-Martin, qui a disparu maintenant. Le pudding était fait avec des raisins de Corinthe de première qualité, mais il était cher, on en avait pour deux sous une tranche qui n’aurait valu qu’un sou si la pâte en avait été moins exquise. Il y avait dans le Strand, dans un endroit qu’on a reconstruit depuis, une autre boutique où l’on trouvait de bon pudding ordinaire. C’était un peu lourd, avec des raisins tout entiers situés à de grandes distances les unes des autres, mais c’était nourrissant, et tout chaud à l’heure de mon dîner qui se composait souvent de cet unique plat. Quand je dînais d’une façon régulière, j’achetais un pain d’un sou et un cervelas, ou je prenais une assiette de bœuf de huit sous chez un restaurateur, ou bien encore j’entrais dans un misérable petit café situé en face du magasin, et qui portait l’enseigne du Lion avec quelque autre accessoire que j’ai oublié, et je me faisais servir du pain, du fromage et un verre de bière. Je me rappelle avoir emporté un matin du pain de la maison, et l’avoir enveloppé dans un morceau de papier comme un livre, pour le porter ensuite sous mon bras chez un restaurateur de Drury-Lane, célèbre pour le bœuf à la mode ; là je demandai une petite assiette de cette nourriture recherchée. Je ne sais pas ce que le garçon pensa de cette petite créature qui arrivait ainsi toute seule ; mais je le vois encore me regardant manger mon dîner, et appelant l’autre garçon pour jouir du même spectacle ; et je sais bien que je lui donnai un sou pour lui, et que j’aurais bien voulu qu’il le refusât.

 

Nous avions une demi-heure, il me semble, pour prendre notre thé. Quand j’avais assez d’argent, je prenais une tasse de café et une petite tartine de pain et de beurre. Quand je n’avais rien, je contemplais une boutique de gibier dans Fleet-Street ; j’allais quelquefois jusqu’au marché de Covent-Garden pour y regarder les ananas. J’aimais aussi à errer sous les arcades mystérieuses des Adelphi. Je me vois encore un soir, au sortir de là, transporté dans un petit cabaret, tout à fait sur le bord de la rivière, avec un petit terrain devant, sur lequel des charbonniers étaient en train de danser. Je me demande ce qu’ils pensaient de moi.

 

J’étais si jeune, et si petit pour mon âge, que parfois, quand j’entrais dans un café où je n’étais pas connu, pour demander un verre de bière ou de porter pour me désaltérer après dîner, on hésitait à me servir. Je me rappelle qu’un soir d’été, j’entrai dans un café, et que je dis au maître :

 

« Qu’est-ce que vaut un verre de votre meilleure ale, tout ce que vous avez de meilleur ? » C’était une occasion extraordinaire, je ne sais plus laquelle, peut-être mon jour de naissance.

 

– Cinq sous, dit le maître de café, c’est le prix de la véritable ale de première qualité.

 

– Eh bien ! dis-je en tirant mon argent, donnez-moi un verre de la véritable ale de première qualité, et qu’elle mousse bien, je vous prie. »

 

Il me regarda de la tête aux pieds par dessus son comptoir en souriant, et au lieu de tirer la bière, il appela sa femme. Elle vint, son ouvrage à la main, et se mit aussi à m’examiner. Je vois encore le tableau que nous figurions alors. Le maître du café, en manches de chemise, s’appuyant contre le comptoir, sa femme se penchant pour mieux voir, et moi, un peu confus, les regardant de l’autre côté. Ils me firent beaucoup de questions sur mon nom, mon âge, ma manière de vivre, ce que je faisais, et comment j’étais arrivé là. À quoi je suis obligé de dire que, pour ne compromettre personne, je fis des réponses assez peu véridiques. On me servit un verre d’ale qui n’était pas de première qualité, je soupçonne, mais la maîtresse du café se pencha sur le comptoir et me rendit mon argent en m’embrassant d’un air de pitié et d’admiration.

 

Je n’exagère pas, même involontairement, l’exiguïté de mes ressources ni les difficultés de ma vie. Je sais que si M. Quinion me donnait par hasard un shilling, je l’employais à payer mon dîner. Je sais que je travaillais du matin au soir, dans le costume le plus mesquin, avec des hommes et des enfants de la classe inférieure. Je sais que j’errais dans les rues, mal nourri et mal vêtu. Je sais que, sans la miséricorde de Dieu, l’abandon dans lequel on me laissait aurait pu me conduire à devenir un voleur ou un vagabond.

 

Avec tout cela, j’étais pourtant sur un certain pied, chez Murdstone et Grinby.

 

Non-seulement M. Quinion faisait, pour me traiter avec plus d’égard que tous mes camarades, tout ce qu’on pouvait attendre d’un indifférent, très-occupé d’ailleurs, et qui avait affaire à une créature si abandonnée ; mais comme je n’avais jamais dit à personne le secret de ma situation, et que je n’en témoignais pas le moindre regret, mon amour-propre en souffrait moins. Personne ne savait mes peines, quelque cruelles qu’elles fussent. Je me tenais sur la réserve et je faisais mon ouvrage. J’avais compris dès le commencement que le seul moyen d’échapper aux moqueries et au mépris des autres, c’était de faire ma besogne aussi bien qu’eux ! Je devins bientôt aussi habile et aussi actif pour le moins que mes compagnons. Quoique je vécusse avec eux dans les rapports les plus familiers, ma conduite et mes manières différaient assez des leurs pour les tenir à distance. On m’appelait en général « le petit Monsieur ». Un homme qui se nommait Grégory et qui était contre-maître des emballeurs, et un autre nommé Pipp, qui était charretier et qui portait une veste rouge, m’appelaient parfois David, mais c’était dans les occasions de grande confiance, quand j’avais essayé de les dérider en leur racontant, sans me déranger de mon travail, quelque histoire tirée de mes anciennes lectures qui s’effaçaient peu à peu de mon souvenir. Fécule-de-Pommes-de-terre se révolta un jour de la distinction qu’on m’accordait, mais Mick Walker le fit bientôt rentrer dans l’ordre.

 

Je n’avais aucune espérance d’être arraché à cette horrible existence, et j’avais renoncé à y penser. Je suis pourtant profondément convaincu que je n’en avais pas pris mon parti un seul jour, et que je me sentais toujours profondément malheureux, mais je supportais mes chagrins en silence, et je ne révélais jamais la vérité dans mes nombreuses lettres à Peggotty, moitié par honte, et moitié par affection pour elle.

 

Les embarras de M. Micawber ajoutaient à mes tourments d’esprit. Dans l’abandon où j’étais, Je m’étais attaché à eux, et je roulais dans ma tête, tout le long du chemin, les calculs de mistress Micawber sur leurs chances et leurs ressources : je me sentais accablé par les dettes de M. Micawber. Le samedi soir, jour de grande fête pour moi, d’abord parce que j’étais au moment d’avoir six ou sept shillings dans ma poche, et de pouvoir regarder les boutiques en imaginant tout ce que je pouvais acheter avec cette somme, ensuite parce que je rentrais plus tôt à la maison. Mistress Micawber me faisait en général les confidences les plus déchirantes, qu’elle renouvelait souvent le dimanche matin, pendant que je déjeunais lentement en avalant le thé ou le café que j’avais acheté la veille au soir, et que je versais dans un vieux pot à confitures. Il n’était pas rare que M. Micawber fondît en larmes au commencement de ces conversations du samedi soir pour finir ensuite par chanter une romance sentimentale. Je l’ai vu rentrer pour souper, en sanglotant et en déclarant qu’il ne lui restait plus qu’à aller en prison, puis se coucher en calculant ce que coûterait un balcon pour les fenêtres du premier étage, dans le cas « où il lui arriverait une bonne chance, » suivant son expression favorite. Mistress Micawber était douée de la même facilité d’humeur.

 

Une égalité étrange dans notre amitié, née, je suppose, de notre situation respective, s’établit entre cette famille et moi, malgré l’immense différence de nos âges respectifs. Mais je ne consentis jamais à accepter aucune invitation à manger ou à boire à leurs frais, (sachant qu’ils avaient bien du mal à satisfaire le boucher et le boulanger, et qu’ils avaient à peine le nécessaire) tant que mistress Micawber ne m’eut pas admis à sa confiance la plus entière. Un soir, elle finit par là.

 

« Monsieur Copperfield, dit-elle, je ne veux pas vous traiter en étranger, et je n’hésite pas à vous dire que la crise approche pour les affaires de M. Micawber ».

 

J’éprouvai un vrai chagrin en apprenant cette nouvelle, et je regardai les yeux rouges de mistress Micawber avec la plus profonde sympathie.

 

« À l’exception d’un morceau de fromage de Hollande, ressource insuffisante pour les besoins de ma jeune famille, dit Mistress Micawber, il n’y a pas une miette de nourriture dans le garde-manger. J’ai pris l’habitude de parler de garde-manger quand je demeurais chez papa et maman, et j’emploie cette expression sans y penser. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a rien à manger dans la maison.

 

– Grand Dieu ! dis-je, avec une vive émotion ». J’avais deux ou trois shillings dans ma poche, de l’argent de ma semaine, ce qui me fait supposer que cette conversation devait avoir lieu un mardi soir ; je tirai aussitôt mon argent en priant mistress Micawber de tout mon cœur de vouloir bien accepter ce petit prêt. Elle m’embrassa et me fit remettre ma fortune dans ma poche en me disant qu’elle ne pouvait y consentir.

 

« Non, mon cher monsieur Copperfield, une telle idée est bien loin de ma pensée, mais vous êtes plein d’une discrétion au-dessus de votre âge, et vous pourriez me rendre un service que j’accepterais avec reconnaissance. »

 

Je priai mistress Micawber de me dire comment je pourrais lui être utile.

 

« J’ai mis moi-même l’argenterie en gage, dit mistress Micawber : six cuillers à thé, deux pelles à sel et une pince à sucre. Mais les jumeaux me gênent beaucoup pour y aller, et ces courses là me sont très-pénibles quand je me rappelle le temps où j’étais avec papa et maman. Il y a encore quelques petites choses dont nous pourrions disposer. Les idées de M. Micawber ne lui permettaient jamais d’agir dans cette affaire, et Clickett (c’était le nom de la servante) ayant un esprit vulgaire, prendrait peut-être des libertés pénibles à supporter si on lui témoignait une si grande confiance. Monsieur Copperfield, si je pouvais vous prier… »

 

Je comprenais enfin mistress Micawber, et je me mis entièrement à sa disposition. Je commençai, dès le soir même, à déménager les objets les plus faciles à transporter, et j’accomplissais presque tous les matins une expédition de cette nature avant d’aller chez Murdstone et Grinby.

 

M. Micawber avait quelques livres sur un petit bureau, qu’il appelait la bibliothèque, on commença par là. Je les portai l’un après l’autre chez un étalagiste, sur la route de la Cité, dont une partie était habitée presque exclusivement, dans ce temps là, par des bouquinistes et des marchands d’oiseaux, et je vendais les livres le plus cher que je pouvais. Mon acheteur vivait dans une petite maison derrière son échoppe ; il s’enivrait tous les soirs, et sa femme le grondait tous les matins. Plus d’une fois, quand je me présentais de bonne heure, je l’ai trouvé dans un lit à armoire, le front ensanglanté ou l’œil poché, suite de ses excès de la veille, (je suis porté à croire qu’il était violent quand il avait bu,) et il cherchait en vain de sa main tremblante à réunir, dans les poches de ses habits jetés par terre, l’argent qu’il me fallait, tandis que sa femme, ses souliers en pantoufles et un enfant sur les bras, lui reprochait tout le temps sa conduite. Quelquefois il perdait son argent, et me disait de revenir plus tard ; mais sa femme avait toujours quelques pièces de monnaie qu’elle lui avait prises dans sa poche quand il était ivre, je suppose, et elle soldait le marché secrètement dans l’échoppe, quand nous étions descendus ensemble.

 

On commençait à me bien connaître aussi dans la boutique du prêteur sur gages. Le premier commis qui fonctionnait derrière le comptoir, me montrait beaucoup de considération et me faisait souvent décliner un substantif ou un adjectif latin, ou bien conjuguer un verbe, pendant qu’il s’occupait de mon affaire. Dans ces occasions, mistress Micawber préparait d’ordinaire un petit souper recherché, et je me rappelle bien le charme tout particulier de ces repas.

 

Enfin la crise arriva. M. Micawber fut arrêté un jour, de grand matin, et emmené à la prison du Banc-du-Roi. Il me dit en quittant la maison que le Dieu du jour s’était couché pour lui à jamais, et je croyais réellement que son cœur était brisé, le mien aussi. J’appris pourtant plus tard qu’il avait joué aux quilles très-gaiement dans l’après-midi.

 

Le premier dimanche après son emprisonnement, je devais aller le voir et dîner avec lui. Je devais demander mon chemin à tel endroit, et avant d’arriver là, je devais rencontrer tel autre endroit, et un peu avant je verrais une cour que je devais traverser, puis aller tout droit jusqu’à ce que je trouvasse un geôlier. Je fis tout ce qui m’était indiqué, et quand j’aperçus enfin le geôlier (pauvre enfant que j’étais), je me rappelai que, lorsque Roderick Random était en prison pour dettes, il y avait vu un homme qui n’avait pour tout vêtement qu’un vieux morceau de tapis, et le cœur me battit si fort d’inquiétude que je ne voyais plus le geôlier.

 

M. Micawber m’attendait près de la porte, et une fois arrivé dans sa chambre, qui était située à l’avant dernier étage de la maison, il se mit à pleurer. Il me conjura solennellement de me souvenir de sa destinée et de ne jamais oublier que si un homme avec vingt livres sterling de rente, dépensait dix-neuf livres, dix-neuf shillings et six pence, il pouvait être heureux, mais que s’il dépensait vingt et une livres sterling, il ne pouvait pas manquer de tomber dans la misère. Après quoi, il m’emprunta un shilling pour acheter du porter, me donna un ordre écrit de sa main à mistress Micawber de me rendre cette somme, puis remit son mouchoir dans sa poche, et reprit sa gaieté.

 

Nous étions assis devant un petit feu ; deux briques placées en travers dans la vieille grille empêchaient qu’on ne brûlât trop de charbon, quand un autre débiteur, qui partageait la chambre de M. Micawber, entra portant le morceau de mouton qui devait composer notre repas à frais communs. Alors on m’envoya dans une chambre située à l’étage supérieur, chez le capitaine Hopkins, avec les compliments de M. Micawber, pour lui dire que j’étais son jeune ami, et demander si le capitaine Hopkins voulait bien me prêter un couteau et une fourchette.

 

Le capitaine Hopkins me prêta le couteau et la fourchette en me chargeant de faire ses compliments à M. Micawber. Je vis dans sa petite chambre une dame très-sale et deux jeunes filles pâles, avec des cheveux en désordre. Je ne pus m’empêcher de faire en moi-même la réflexion qu’il valait mieux emprunter au capitaine Hopkins sa fourchette et son couteau que son peigne. Le capitaine était réduit à l’état le plus déplorable, il portait un vieux, vieux pardessus sans par-dessous, et des favoris énormes. Le matelas était roulé dans un coin, et je devinai (Dieu sait comment), que les jeunes filles mal peignées étaient bien les enfants du capitaine Hopkins, mais que la dame malpropre n’était pas sa femme. Je ne quittai pas le seuil de la porte, je n’y fis qu’une station de deux minutes au plus, mais je redescendis aussi sûr de tout ce que je viens de dire que je l’étais d’avoir un couteau et une fourchette à la main.

 

Il y avait dans ce dîner de bohémiens quelque chose qui n’était pas désagréable après tout. Je rendis la fourchette et le couteau à leur légitime possesseur, et je retournai à la maison pour rendre compte de ma visite à mistress Micawber. Elle s’évanouit d’abord en me voyant, après quoi elle fit deux verres de grog pour nous consoler pendant que je lui racontais ma journée.

 

Je ne sais comment on en vint à vendre les meubles pour soutenir la famille, je ne sais qui se chargea de cette opération, en tous cas, je ne m’en mêlai pas. Tout fut vendu, et emporté dans une charrette, à l’exception des lits, de quelques chaises et de la table de cuisine. Nous campions avec ces meubles dans les deux pièces du rez-de-chaussée, au milieu de cette maison dépouillée, et nous y vivions la nuit et le jour, mistress Micawber, les enfants, l’orpheline et moi. Je ne sais pas combien de temps cela dura ; il me semble que ce fut long. Enfin mistress Micawber prit le parti d’aller s’établir dans la prison, où M. Micawber avait une chambre particulière. Je fus chargé de porter la clef de la maison au propriétaire qui fut enchanté de rentrer en possession de son appartement, et on envoya tous les lits à la prison, à l’exception du mien. On loua pour moi une petite chambre dans les environs, avec une mansarde pour l’orpheline, à ma grande satisfaction ; nous avions pris, les Micawber et moi, l’habitude de vivre ensemble, à travers tous nos embarras, et nous aurions eu beaucoup de peine à nous séparer. Ma chambre était un peu mansardée, et elle donnait sur un grand chantier ; je me crus en paradis quand j’en pris possession en réfléchissant que la crise des affaires de M. Micawber était enfin terminée.

 

Je travaillais toujours chez Murdstone et Grinby ; je me livrais toujours à la même occupation matérielle avec les mêmes compagnons, et j’éprouvais toujours le même sentiment d’une dégradation non méritée. Mais je n’avais, heureusement pour moi, fait aucune connaissance, je ne parlais à aucun des enfants que je voyais tous les jours en allant au magasin, en revenant, ou en errant dans les rues à l’heure des repas. Je menais la même vie triste et solitaire, mais mon chagrin restait toujours renfermé en moi-même. Le seul changement dont j’eusse conscience, c’est que mes habits devenaient plus râpés tous les jours et que j’étais en grande partie délivré de mes soucis sur le compte de M. et de mistress Micawber, qui vivaient dans la prison infiniment plus à l’aise que cela ne leur était arrivé depuis longtemps, et qui avaient été secourus dans leur détresse par des parents ou des amis. Je déjeunais avec eux, d’après un arrangement dont j’ai oublié les détails. J’ai oublié aussi à quelle heure les grilles de la prison s’ouvraient pour me permettre d’entrer ; je sais seulement que je me levais souvent à six heures, et qu’en attendant l’ouverture des portes, j’allais m’asseoir sur l’un des bancs du vieux pont de Londres, d’où je m’amusais à regarder les passants, ou à contempler par-dessus le parapet le soleil qui se réfléchissait dans l’eau, et qui éclairait les flammes dorées en haut du Monument. L’orpheline venait me retrouver là parfois, pour écouter des histoires de ma composition sur la Tour de Londres ; tout ce que j’en puis dire, c’est que j’espère que je croyais moi-même ce que je racontais. Le soir, je retournais à la prison, et je me promenais dans la boue avec M. Micawber ou je jouais aux cartes avec mistress Micawber, écoutant ses récits sur papa et maman. J’ignore si M. Murdstone savait comment je vivais alors. Je n’en ai jamais parlé chez Murdstone et Grinby.

 

Les affaires de M. Micawber étaient toujours, malgré la trêve, très-embarrassées par le fait d’un certain « acte » dont j’entendais toujours parler, et que je suppose maintenant avoir été quelque arrangement antérieur avec ses créanciers, quoique je comprisse si peu alors de quoi il s’agissait, que, si je ne me trompe, je confondais cet acte légal avec les parchemins infernaux, contrats passés avec le diable, qui existaient, dit-on, jadis en Allemagne. Enfin ce document parut s’être évanoui, je ne sais comment ; au moins avait-il cessé d’être une pierre d’achoppement comme par le passé, et mistress Micawber m’apprit que sa famille avait décidé que M. Micawber ferait un petit appel pour être mis en liberté d’après la loi des débiteurs insolvables, et qu’il pourrait être libre au bout de six semaines.

 

« Et alors, dit M. Micawber qui était présent, je ne fais aucun doute que je pourrai, s’il plaît à Dieu, commencer à me tirer d’affaire et à vivre d’une manière toute différente, si… si… en un mot, si je puis rencontrer une bonne chance. »

 

Pour se mettre en mesure de profiter de l’avenir, je me rappelle que M. Micawber, dans ce temps-là, composait une pétition à la chambre des communes pour demander qu’on apportât des changements à la loi qui réglait les emprisonnements pour dettes. Je recueille ici ce souvenir parce que cela me fait voir comment j’accommodais les histoires de mes anciens livres à l’histoire de ma vie présente, prenant à droite et à gauche mes personnages parmi les hommes et les femmes que je rencontrais dans les rues. Plusieurs traits principaux du caractère que je tracerai involontairement, je suppose, en écrivant ma vie, se formaient dès lors dans mon âme.

 

Il y avait un club dans la prison, et M. Micawber, en sa qualité d’homme bien élevé, y était en grande autorité. M. Micawber avait développé devant le club l’idée de sa pétition, et elle avait été fortement appuyée. En conséquence, M. Micawber, qui était doué d’un excellent cœur et d’une activité infatigable quand il ne s’agissait pas de ses propres affaires, trop heureux de s’occuper d’une entreprise qui ne pouvait lui être d’aucune utilité, se mit à l’œuvre, composa la pétition, la copia sur une immense feuille de papier, qu’il étendit sur une table, puis convoqua le club tout entier et tous les habitants de la prison, si cela leur convenait, à venir apposer leur signature à ce document dans sa chambre.

 

Quand j’entendis annoncer l’approche de cette cérémonie, je fus saisi d’un tel désir de les voir tous entrer les uns après les autres, quoique je les connusse déjà presque tous, que j’obtins un congé d’une heure chez Murdstone et Grinby, puis je m’établis dans un coin pour assister à ce spectacle. Les principaux membres du club, tous ceux qui avaient pu entrer dans la petite chambre sans la remplir absolument, étaient devant la table avec M. Micawber ; mon vieil ami le capitaine Hopkins, qui s’était lavé la figure en l’honneur de cette occasion solennelle, s’était installé à côté de la pétition pour en donner lecture à ceux qui n’en connaissaient pas le contenu. La porte s’ouvrit enfin et le commun peuple commença à entrer, les autres attendant à la porte pendant que l’un d’entre eux apposait sa signature à la pétition pour sortir ensuite. Le capitaine Hopkins demandait à chaque personne qui se présentait :

 

« L’avez-vous lue ?

 

– Non.

 

– Avez-vous envie de l’entendre lire ? »

 

Si l’infortuné donnait le moindre signe d’assentiment, le capitaine Hopkins lui lisait le tout, sans sauter un mot, de la voix la plus sonore. Le capitaine l’aurait lue vingt mille fois de suite, si vingt mille personnes avaient voulu l’écouter l’une après l’autre. Je me rappelle l’emphase avec laquelle il prononçait des phrases comme celle-ci :

 

« Les représentants du peuple assemblés en parlement… les auteurs de la pétition représentent humblement à l’honorable chambre… les malheureux sujets de sa gracieuse Majesté ; » il semblait que ces mots fussent dans sa bouche un breuvage délicieux, et M. Micawber, pendant ce temps là, contemplait, avec un air de vanité satisfaite, les barreaux des fenêtres d’en face.

 

Pendant que je faisais mon trajet journalier de la prison à Blackfriars, en errant à l’heure des repas dans des rues obscures, dont les pavés portent peut-être encore les traces de mes pas d’enfant, je me demande si j’oubliais quelqu’un de ces personnages qui me revenaient sans cesse à l’esprit, formant une longue procession au son de la voix du capitaine Hopkins ! Quand mes pensées retournent à cette lente agonie de ma jeunesse, je m’étonne de voir les romans que j’inventais alors pour ces gens-là flotter encore comme un brouillard fantastique sur des faits réels toujours présents à ma mémoire ! Mais, quand je passe par ce chemin si souvent marqué de mes pas, je ne m’étonne pas de voir marcher devant moi un enfant innocent, d’un esprit romanesque qui crée un monde imaginaire de son étrange vie et de la misère dont il fait l’expérience ; je le plains seulement.

 

CHAPITRE XII.

Comme cela ne m’amuse pas du tout de vivre à mon compte, je prends une grande résolution.


Enfin, l’affaire de M. Micawber ayant été appelée, et sa réclamation entendue, sa mise en liberté fut ordonnée en vertu de la loi sur les débiteurs insolvables. Ses créanciers ne furent pas trop implacables, et M. Micawber m’informa que le terrible bottier lui-même avait déclaré en plein tribunal qu’il ne lui en voulait pas ; que seulement, quand on lui devait de l’argent, il aimait à être payé ; « il me semble, disait-il, que c’est dans la nature humaine. »

 

M. Micawber retourna en prison après l’arrêt, parce qu’il y avait des frais de justice à régler, et des formalités à remplir avant son élargissement. Le club le reçut avec transport, et tint une réunion ce soir-là en son honneur, tandis que mistress Micawber et moi mangions une fricassée d’agneau en particulier, entourés des enfants endormis.

 

« En cette occasion, je vous propose, monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, de boire encore un petit verre de grog à la bière ; » il y avait déjà un bout de temps que nous n’en avions pris, « À la mémoire de papa et maman.

 

– Sont-ils morts, madame ? demandai-je après lui avoir fait raison avec un verre à vin de Bordeaux.

 

– Maman a quitté la terre, dit mistress Micawber, avant le commencement des embarras de M. Micawber, ou du moins avant qu’ils devinssent sérieux. Mon papa a vécu assez pour servir plusieurs fois de caution à M. Micawber, après quoi il est mort, regretté de ses nombreux amis. »

 

Mistress Micawber secoua la tête et versa une larme de piété filiale sur celui des jumeaux qu’elle tenait pour le moment.

 

Je ne pouvais espérer une occasion plus favorable de lui poser une question du plus haut intérêt pour moi ; je dis donc à mistress Micawber :

 

« Puis-je vous demander, madame, ce que vous comptez faire, maintenant que M. Micawber s’est tiré de ses embarras, et qu’il est en liberté ? Avez-vous pris un parti ?

 

– Ma famille, dit mistress Micawber, qui prononçait toujours ces deux mots d’un air majestueux, sans que j’aie jamais pu découvrir à qui elle les appliquait : « Ma famille est d’avis que M. Micawber ferait bien de quitter Londres, et de chercher à employer ses facultés en province. M. Micawber a de grandes facultés, monsieur Copperfield. »

 

Je dis que je n’en doutais pas.

 

« De grandes facultés, répéta mistress Micawber. Ma famille est d’avis qu’avec un peu de protection on pourrait tirer parti d’un homme comme lui dans l’administration des douanes. L’influence de ma famille étant surtout locale, on désire que M. Micawber se rende à Plymouth. On regarde comme indispensable qu’il se trouve sur les lieux.

 

– Pour être tout prêt ? suggérai-je.

 

– Précisément, répondit mistress Micawber, pour être tout prêt… dans le cas où une bonne chance se présenterait.

 

– Irez-vous aussi à Plymouth, madame ? »

 

Les événements de la journée, combinés avec les jumeaux et peut-être avec le grog, avaient porté sur les nerfs à mistress Micawber, et elle se mit à pleurer en me répondant :

 

« Je n’abandonnerai jamais M. Micawber. Il a eu tort de me cacher ses embarras au premier abord. Mais il faut dire que son caractère optimiste le portait sans doute à croire qu’il pourrait s’en tirer à mon insu. Le collier de perles et les bracelets que j’avais hérités de maman ont été vendus pour la moitié de leur valeur ; la parure de corail que papa m’avait donnée à mon mariage a été cédée pour rien, mais je n’abandonnerai jamais M. Micawber. Non ! cria mistress Micawber, de plus en plus émue, je n’y consentirai jamais ; il est inutile de me le demander ! »

 

J’étais très-mal à mon aise ; car mistress Micawber avait l’air de croire que c’était moi qui lui demandais chose pareille, et je la regardais d’un air épouvanté.

 

« M. Micawber a ses défauts. Je ne nie pas qu’il soit très-imprévoyant. Je ne nie pas qu’il m’ait trompée sur ses ressources et sur ses dettes, continua-t-elle en regardant fixement la muraille, mais je n’abandonnerai jamais M. Micawber ! »

 

Mistress Micawber avait élevé la voix peu à peu, et elle cria si haut ces dernières paroles, que je fus tout à fait effrayé, et que je courus à la salle où se tenait le club ; M. Micawber y présidait au bout d’une longue table et chantait à tue-tête avec ses collègues en chœur :

 

Gai, gai, marions-nous,

Mettons-nous dans la misère ;

Gai, gai, marions-nous,

Mettons-nous la corde au cou.

 

Je l’interrompis pour l’avertir que mistress Micawber était dans un état très-alarmant, sur quoi il fondit en larmes à l’instant, et me suivit en toute hâte, son gilet tout couvert encore des têtes et des queues des crevettes qu’il venait d’écosser au banquet.

 

« Emma, mon ange ! s’écria M. Micawber en se précipitant dans la chambre, qu’est-ce que vous avez ?

 

– Je ne vous abandonnerai jamais, monsieur Micawber, cria-t-elle !

 

– Ma chère âme ! dit M. Micawber en la prenant dans ses bras, j’en suis parfaitement sûr.

 

– C’est le père de mes enfants, c’est le père de mes jumeaux ! l’époux de ma jeunesse ! s’écria mistress Micawber, en se débattant ; jamais je n’abandonnerai M. Micawber ! »

 

M. Micawber fut si profondément ému de cette preuve de son dévouement (quant à moi, j’étais baigné de larmes), qu’il la serra avec passion contre son cœur, en la priant de lever les yeux et de se calmer. Mais plus il priait mistress Micawber de lever les yeux, plus son regard était vague, et plus il lui demandait de se calmer, moins elle se calmait. En conséquence, M. Micawber céda à la contagion et mêla ses larmes à celles de sa femme et aux miennes, puis il finit par me prier de lui faire le plaisir d’emporter une chaise sur le palier, et d’attendre là qu’il l’eût mise au lit. J’aurais voulu leur souhaiter le bonsoir et m’en aller, mais il ne le permit pas, la cloche n’ayant pas encore sonné pour le départ des étrangers. Je restai donc à la fenêtre de l’escalier jusqu’à ce qu’il reparût avec une seconde chaise.

 

« Comment va mistress Micawber maintenant, monsieur ? lui dis-je.

 

– Elle est très-abattue, dit M. Micawber, en secouant la tête, c’est la réaction. Ah ! quelle terrible journée ! Nous sommes seuls au monde maintenant et sans ressources ! »

 

M. Micawber me serra la main, gémit et se mit à pleurer. J’étais très-touché, mais non moins désappointé, car j’avais espéré que nous allions être très-gais, une fois arrivés à ce dénouement si longtemps désiré. Mais M. et mistress Micawber avaient tellement pris l’habitude de leurs anciens embarras que je crois qu’ils se trouvaient tout désorientés en voyant qu’ils en étaient quittes ! Toute l’élasticité de leur caractère avait disparu, et je ne les avais jamais vus si tristes que ce soir-là ; si bien que, lorsqu’en entendant la cloche, M. Micawber m’accompagna jusqu’à la grille et me donna sa bénédiction en me quittant, j’étais vraiment inquiet de le laisser tout seul, tant je le voyais malheureux.

 

Mais, à travers toute la confusion et l’abattement qui nous avaient atteints d’une manière si inattendue pour moi, je voyais clairement que M. et mistress Micawber et leur famille allaient quitter Londres, et qu’une séparation entre nous était imminente. Ce fut en retournant chez moi ce soir-là et pendant la nuit sans sommeil que je passai ensuite, que je conçus pour la première fois, je ne sais comment, une pensée qui devint bientôt une détermination arrêtée.

 

Je m’étais lié si intimement avec les Micawber, j’avais pris tant de part à leurs malheurs et j’étais si absolument dépourvu d’amis, que la perspective d’être de nouveau obligé de chercher un logis pour vivre parmi des étrangers semblait me rejeter encore une fois à la dérive dans cette vie trop connue maintenant pour que je pusse ignorer ce qui m’attendait. Tous les sentiments délicats que cette existence blessait, toute la honte et la souffrance qu’elle éveillait en moi, me devinrent si douloureux qu’en y réfléchissant, je décidai que cette vie était intolérable.

 

Je savais qu’il n’y avait d’autre moyen d’y échapper que d’en chercher en moi le moyen et la force. J’entendais rarement parler de miss Murdstone, jamais de M. Murdstone ; deux ou trois paquets de vêtements neufs ou raccommodés avaient été envoyés pour moi à M. Quinion, accompagnés d’un chiffon de papier, portant que J. M. espérait que D. C. s’appliquait à bien remplir ses devoirs, sans laisser percer aucune espérance que je pusse devenir autre chose qu’un grossier manœuvre.

 

Le jour suivant me prouva que mistress Micawber n’avait pas parlé à la légère de la probabilité de leur départ. J’étais encore dans la première fermentation de mes idées nouvelles, quand ils prirent un petit appartement pour la semaine dans la maison que j’habitais, ils devaient partir ensuite pour Plymouth. M. Micawber se rendit lui-même au bureau dans l’après-midi pour annoncer à M. Quinion que son départ l’obligeait de renoncer à ma société, et, pour lui dire de moi tout le bien que je méritais, je crois. Sur quoi M. Quinion appela Fipp le charretier qui était marié, et qui avait une chambre à louer. M. Quinion la retint pour moi, à la satisfaction mutuelle des deux parties, dut-il croire, puisque je ne dis pas un mot ; mais mon parti était bien pris.

 

Je passai mes soirées avec M. et mistress Micawber, pendant le temps qui nous restait encore à loger sous le même toit, et je crois que notre amitié augmentait à mesure que le moment de la séparation approchait. Le dernier dimanche, ils m’invitèrent à dîner ; on nous servit un morceau de porc frais à la sauce piquante et un pudding. J’avais acheté la veille au soir un cheval de bois pommelé pour l’offrir au petit Wilkins Micawber et une poupée pour la petite Emma. Je donnai aussi un shilling à l’orpheline qui perdait sa place.

 

La journée se passa très-agréablement, quoique nous fussions tous un peu émus d’avance de notre séparation si prochaine.

 

« Je ne pourrai jamais penser aux embarras de M. Micawber, monsieur Copperfield, me dit mistress Micawber, sans penser aussi à vous. Vous vous êtes toujours conduit avec nous de la manière la plus obligeante et la plus délicate ; vous n’étiez pas pour nous un locataire, vous étiez un ami.

 

– Ma chère, dit M. Micawber, Copperfield (car il avait pris l’habitude de m’appeler par mon nom tout court), a un cœur sensible aux malheurs des autres, quand ils sont sous le nuage ; il a une tête capable de raisonner, et des mains… en un mot, une faculté remarquable pour disposer de tous les objets dont on peut se passer. »

 

J’exprimai ma reconnaissance de ce compliment, et je leur répétai que j’étais bien fâché de me séparer d’eux.

 

« Mon cher ami, dit M. Micawber, je suis plus âgé que vous et j’ai quelque expérience de la vie, et de… En un mot, des embarras de toute espèce, pour parler d’une manière générale. Pour le moment, et jusqu’à ce qu’il m’arrive une bonne chance que j’attends tous les jours, je n’ai pas autre chose à vous offrir que mes conseils. Cependant, mes avis valent la peine d’être écoutés, surtout… en un mot, parce que je ne les ai jamais suivis moi-même, et que… » Ici M. Micawber, qui souriait et me regardait d’un air rayonnant, s’arrêta, fronça les sourcils, puis reprit : « Vous voyez comme je suis devenu misérable.

 

– Mon cher Micawber, s’écria sa femme.

 

– Je dis, reprit M. Micawber en s’oubliant et en souriant de nouveau : devenu misérable. Mon avis est ceci : « Ne remettez jamais au lendemain ce que vous pouvez faire aujourd’hui. » La temporisation est un vol fait à la vie. Prenez l’occasion aux cheveux.

 

– C’était la maxime de mon pauvre papa, dit mistress Micawber.

 

– Ma chère, dit M. Micawber, votre papa était un très-brave homme, et Dieu me garde de dire un mot qui pût le rabaisser dans l’esprit de Copperfield. En tout cas, il n’est pas probable que… en un mot, nous ne ferons jamais la connaissance d’un homme de son âge ayant des jambes aussi bien tournées dans ses guêtres, ni en état de lire un livre aussi fin sans lunettes. Mais il a appliqué cette maxime à notre mariage, ma chère, avec tant de vivacité, que je ne suis pas encore remis de cette dépense précipitée.

 

M. Micawber jeta un coup d’œil sur mistress Micawber, puis ajouta : « Non pas que je le regrette, ma chère ; tout au contraire. » Et il garda le silence un moment.

 

« Vous connaissez mon second conseil, Copperfield, dit M. Micawber :

 

Revenu annuel, vingt livres sterling ; dépense annuelle, dix-neuf livres, dix-neuf shillings, six pence ; résultat : bonheur.

 

Revenu annuel, vingt livres sterling ; dépense annuelle, vingt livres six pence ; résultat : misère. La fleur est flétrie, la feuille tombe, le Dieu du jour disparaît, et… en un mot, vous êtes à jamais enfoncé comme moi ! »

 

Et pour rendre son exemple plus frappant, M. Micawber but un verre de punch d’un air de grande satisfaction, et se mit à siffler un petit air de chasse.

 

Je ne manquai pas de l’assurer que je ne perdrais jamais ces préceptes de vue, ce qui était assez inutile, car il était évident que les résultats vivants que j’avais eus sous les yeux avaient fait une grande impression sur moi. Le lendemain de bonne heure, je rejoignis toute la famille au bureau de la diligence, et je les vis avec tristesse prendre leurs places sur l’impériale.

 

« Monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, que Dieu vous bénisse ! Je ne pourrai jamais oublier ce que vous avez été pour nous, et je ne le voudrais pas quand je le pourrais.

 

– Copperfield, dit M. Micawber, adieu ! que le bonheur et la prospérité vous accompagnent ! Si dans la suite des années qui s’écouleront je pouvais croire que mon sort infortuné vous a servi de leçon, je sentirais que je n’ai pas occupé inutilement la place d’un autre homme ici-bas. En cas qu’une bonne chance se rencontre (et j’y compte un peu), je serai extrêmement heureux s’il est jamais en mon pouvoir de vous venir en aide dans vos perspectives d’avenir. »

 

Je pense que mistress Micawber qui était assise sur l’impériale avec les enfants, et qui me vit debout sur le chemin, les regardant tristement, s’avisa tout d’un coup que j’étais réellement bien petit et bien faible. Je le crois parce qu’elle me fit signe de monter près d’elle avec une expression d’affection maternelle, et qu’elle me prit dans ses bras et m’embrassa comme elle aurait pu embrasser son fils. Je n’eus que le temps de redescendre avant le départ de la diligence, et je pouvais à peine distinguer mes amis au milieu des mouchoirs qu’ils agitaient. En une minute tout disparut. Nous restions au milieu de la route, l’orpheline et moi, nous regardant tristement, puis après une poignée de mains, elle prit le chemin de l’hôpital de Saint-Luc ; et moi, j’allai commencer ma journée chez Murdstone et Grinby.

 

Mais je n’avais pas l’intention de continuer à mener une vie si pénible. J’étais décidé à m’enfuir, à aller, d’une manière ou d’une autre, trouver à la campagne la seule parente que j’eusse au monde, et à raconter mon histoire à miss Betsy.

 

J’ai déjà fait observer que je ne savais pas comment ce projet désespéré avait pris naissance dans mon esprit, mais une fois là, ce fut fini, et ma détermination resta aussi inébranlable que tous les partis que j’ai pu contracter depuis dans ma vie. Je ne suis pas sûr que mes espérances fussent très-vives, mais j’étais décidé à mettre mon projet à exécution.

 

Cent fois depuis la nuit où j’avais conçu cette idée, j’avais roulé dans mon esprit l’histoire de ma naissance que j’aimais tant autrefois à me faire raconter par ma pauvre mère, et que je savais si bien par cœur. Ma tante y faisait une apparition rapide, elle ne faisait qu’entrer et sortir d’un air terrible et impitoyable, mais il y avait dans ses manières une petite particularité que j’aimais à me rappeler et qui me donnait quelque lueur d’espérance. Je ne pouvais oublier que ma mère avait cru lui sentir caresser doucement ses beaux cheveux, et quoique ce fût peut-être une idée sans aucun fondement, je me faisais un joli petit tableau du moment où ma farouche tante avait été un peu attendrie en face de cette beauté enfantine que je me rappelais si bien et qui m’était si chère ; et ce petit épisode éclairait doucement tout le tableau. Peut-être était-ce là le germe qui, après avoir couvé longtemps dans mon esprit, y avait graduellement engendré ma résolution.

 

Je ne savais pas même où demeurait miss Betsy. J’écrivis une longue lettre à Peggotty, où je lui demandais d’une manière incidente si elle se souvenait du lieu de sa résidence, supposant que j’avais entendu parler d’une dame qui habitait un endroit que je nommai au hasard, et que j’étais curieux de savoir si ce n’était pas elle. Dans le courant de la lettre, je disais à Peggotty que j’avais particulièrement besoin d’une demi-guinée, et que, si elle pouvait me la prêter, je lui serais très-obligé, me réservant de lui dire plus tard, en la lui rendant, ce qui m’avait forcé de lui emprunter cette petite somme.

 

La réponse de Peggotty arriva bientôt, pleine comme à l’ordinaire du dévouement le plus tendre ; elle m’envoyait une demi-guinée (j’ai peur qu’elle n’ait eu bien de la peine à la faire sortir du coffre de Barkis) ; elle me disait que Miss Betsy demeurait près de Douvres, mais qu’elle ne savait pas si c’était à Douvres même, ou à Sandgate, Hythe ou Folkstone. Un des ouvriers du magasin me dit en réponse à mes questions que toutes ces petites villes étaient près les unes des autres ; et sur ce renseignement qui me parut suffisant, je pris le parti de m’en aller à la fin de la semaine.

 

J’étais une très-honnête petite créature, et je ne voulus pas souiller la réputation que je laissais chez Murdstone et Grinby : je me croyais donc obligé de rester jusqu’au samedi soir, et comme j’avais reçu d’avance les gages d’une semaine en entrant, j’avais décidé de ne pas me présenter au bureau à l’heure de la paye pour toucher mon salaire ; c’était dans ce dessein que j’avais emprunté ma demi-guinée, afin de pouvoir faire face aux dépenses du voyage. En conséquence, le samedi soir, quand nous fûmes tous réunis dans le magasin pour attendre notre solde, Fipp, le charretier, qui passait toujours le premier, entra dans le bureau ; je donnai alors une poignée de main à Mick Walter en le priant, quand ce serait mon tour, de passer à la caisse, de dire à M. Quinion que j’étais allé porter ma malle chez Fipp ; je dis adieu à Fécule-de-pommes-de-terre, et je partis.

 

Mon bagage était resté à mon ancien logement de l’autre côté de l’eau ; j’avais préparé pour ma malle une adresse écrite sur le dos d’une des cartes d’expédition que nous clouions sur nos caisses : « M. David, bureau restant, aux Messageries ; Douvres. » J’avais cette carte dans ma poche, et je comptais la fixer sur ma malle dès que je l’aurais retirée de la maison ; chemin faisant, je regardais autour de moi pour voir si je ne trouverais pas quelqu’un qui pût m’aider à porter mon bagage au bureau de la diligence.

 

J’aperçus un jeune homme avec de longues jambes, et une très-petite charrette attelée d’un âne, qui se tenait près de l’obélisque sur la route de Blackfriars ; je rencontrai son regard en passant, et il me demanda si je le reconnaîtrais bien une autre fois, faisant probablement allusion à la manière dont je l’avais examiné ; je me hâtai de l’assurer que ce n’était pas une impolitesse, mais que je me demandais s’il ne voudrait pas se charger d’une commission.

 

« Quelle commission ? demanda le jeune homme.

 

– De porter une malle, répondis-je.

 

– Quelle malle ?

 

– La mienne. J’expliquai qu’elle était dans une maison au bout de la rue, et que je serais enchanté qu’il voulût bien la porter pour six pence au bureau de la diligence de Douvres.

 

– Va pour six pence ! » dit mon compagnon aux longues jambes, et il monta à l’instant même dans sa charrette qui se composait de trois planches posées sur des roues, et partit si vite dans la direction indiquée que c’était tout ce que je pouvais faire que de suivre l’âne.

 

Le jeune homme avait un air insolent qui me déplaisait ; je n’aimais pas non plus la manière dont il mâchait un brin de paille tout en parlant, mais le marché était fait ; je le fis donc monter dans la chambre que je quittais, il prit la malle, la descendit et la mit dans sa charrette. Je ne me souciais pas de mettre encore l’adresse, de peur que quelque membre de la famille de mon propriétaire ne devinât mes desseins ; je priai donc le jeune homme de s’arrêter quand il serait arrivé devant le grand mur de la prison du Banc-du-Roi. À peine avais-je prononcé ces paroles qu’il partit comme si lui, ma malle, la charrette et l’âne étaient tous également piqués de la tarentule, et j’étais hors d’haleine à force de courir et de l’appeler quand je le rejoignis à l’endroit indiqué.

 

J’étais rouge et agité, et je fis tomber ma demi-guinée de ma poche en prenant la carte : je la mis dans ma bouche pour plus de sûreté, et, en dépit de mes mains tremblantes, j’avais réussi à attacher la carte, à ma satisfaction, quand je reçus un coup sous le menton, du jeune homme aux longues jambes, et je vis ma demi-guinée passer de ma bouche dans sa main.

 

« Allons ! dit le jeune homme en me saisissant par le collet de ma veste, avec une affreuse grimace, affaire de police n’est-ce pas ? vous allez vous sauver, n’est-ce pas ? Venez à la police, petit misérable, venez à la police.

 

– Rendez-moi mon argent, dis-je très-effrayé, et laissez-moi tranquille.

 

– Venez à la police, répéta le jeune homme, vous prouverez à la police que c’est à vous.

 

– Rendez-moi ma malle et mon argent ! m’écriai-je en fondant en larmes. »

 

Le jeune homme répétait toujours : « Venez à la police, » et il me traînait avec violence près de l’âne comme s’il y avait eu quelque rapport entre cet animal et un magistrat, puis il changea tout à coup d’avis, sauta dans sa charrette, s’assit sur ma malle, et déclarant qu’il allait droit à la police, partit plus vite que jamais.

 

Je courais après lui de toutes mes forces, mais j’étais hors d’haleine, et je n’aurais pas osé l’appeler quand même je ne l’aurais pas perdu de vue. Je fus vingt fois sur le point d’être écrasé en un quart d’heure. Tantôt j’apercevais mon voleur, tantôt il disparaissait à mes yeux ; puis je le revoyais, puis je recevais un coup de fouet de quelque charretier, puis on m’injuriait, je tombais dans la boue, je me relevais pour courir me heurter contre un passant ou pour me précipiter contre un poteau. Enfin, troublé par la chaleur et l’effroi, craignant de voir Londres tout entier se mettre bientôt à ma poursuite, je laissai le jeune homme emporter ma malle et mon argent où il voudrait, et tout essoufflé et pleurant encore, je pris sans m’arrêter le chemin de Greenwich, qui était sur la route de Douvres, à ce que j’avais entendu dire, emportant chez ma tante, miss Betsy, une portion des biens de ce monde presque aussi petite que celle que j’avais apportée, dix ans auparavant, la nuit où ma naissance l’avait si fort courroucée.

 

CHAPITRE XIII.

J’exécute ma résolution.


Je crois que j’avais quelque vague idée de courir tout le long du chemin jusqu’à Douvres, quand je renonçai à la poursuite du jeune homme, de la charrette et de l’âne pour prendre le chemin de Greenwich. En tous cas, mes illusions s’évanouirent bientôt, et je fus obligé de m’arrêter sur la route de Kent, près d’une terrasse qui était ornée d’une pièce d’eau avec une grande statue assise au milieu et soufflant dans une conque desséchée. Là, je m’assis sur le pas d’une porte, tout épuisé par les efforts que je venais de faire, et si essoufflé que j’avais à peine la force de pleurer ma malle et ma demi-guinée.

 

Il faisait nuit ; pendant que j’étais là à me reposer, j’entendis les horloges sonner dix heures. Mais on était en été et il faisait chaud. Quand j’eus repris haleine, et que je fus débarrassé de la suffocation que j’éprouvais un moment auparavant, je me levai et je repris le chemin de Greenwich. Je n’eus pas un moment l’idée de retourner sur mes pas. Je ne sais si la pensée m’en serait venue, quand il y aurait eu une avalanche au milieu de la route.

 

Mais l’exiguïté de mes ressources (j’avais trois sous dans ma poche, et je me demande comment ils s’y trouvaient un samedi soir), ne laissait pas que de me préoccuper en dépit de ma persévérance. Je commençais à me figurer un petit article de journal qui annoncerait qu’on m’avait trouvé mort sous une haie, et je marchais tristement, quoique de toute la vitesse de mes jambes, quand je passai près d’une échoppe qui portait un écriteau pour annoncer qu’on achetait les habits d’hommes et de femmes, et qu’on donnait un bon prix des os et des vieux chiffons. La maître de cette boutique était assis sur le seuil de sa porte en manches de chemise, la pipe à la bouche ; il y avait une quantité d’habits et de pantalons suspendus au plafond, tout cela n’était éclairé que par deux chandelles, en sorte qu’il avait l’air d’un homme altéré de vengeance, qui avait pendu là ses ennemis, et se repaissait de la vue de leurs cadavres.

 

L’expérience que j’avais acquise chez mistress Micawber me suggéra à cette vue un moyen d’éloigner un peu le coup fatal. J’entrai dans une petite ruelle, j’ôtai mon gilet, puis le roulant soigneusement sous mon bras, je me présentai à la porte de la boutique :

 

« Monsieur, lui dis-je, j’ai à vendre au plus juste prix ce gilet ; vous conviendrait-il ? »

 

M. Dolloby (au moins, c’était bien le nom inscrit sur son bazar), prit le gilet, posa sa pipe contre le montant de la porte, et entra dans la boutique où je le suivis ; là, il moucha les deux chandelles avec ses doigts, puis étendit le gilet sur le comptoir et l’examina, ensuite il l’approcha de la lumière pour l’examiner encore et finit par me dire :

 

« Quel prix comptez-vous vendre ce petit gilet ?

 

– Oh ! vous savez cela mieux que moi, monsieur, répliquai-je modestement.

 

– Je ne peux pas vendre et acheter, dit M. Dolloby, mettez votre prix à ce petit gilet.

 

– Quarante sous, serait-ce… ? » dis-je timidement après quelque hésitation.

 

M. Dolloby roula l’objet en question et me le rendit :

 

« Ce serait faire tort à ma famille, dit-il, que d’en offrir vingt sous. »

 

Cette manière d’envisager la question m’était désagréable ; quel droit avais-je de demander à M. Dolloby de faire tort à sa famille en faveur d’un étranger ? Mes besoins étaient si pressants pourtant que je dis que j’accepterais vingt sous si cela lui convenait. M. Dolloby y consentit en grommelant. Je lui souhaitai le bonsoir, et je sortis de la boutique avec vingt sous de plus et mon gilet de moins. Mais, bah ! en boutonnant ma veste, cela ne se voyait pas.

 

À la vérité, je prévoyais bien que la veste devrait suivre le gilet, et que je serais bien heureux d’aller jusqu’à Douvres avec mon pantalon et ma chemise. Mais je n’étais pas aussi préoccupé de cette perspective qu’on aurait pu le croire. Sauf une impression générale que la route était longue et que le propriétaire de l’âne avait eu des torts envers moi, je crois que je n’avais pas un sentiment bien vif de la difficulté de mon entreprise quand je me fus une fois remis en route avec mes vingt sous en poche.

 

J’avais formé un projet pour passer la nuit, et j’allai le mettre à exécution. Mon plan était de me coucher près du mur de mon ancienne pension, dans un coin où il y avait jadis une meule de foin. Je me figurais que le voisinage de mes anciens camarades me ferait une sorte de société, et qu’il y aurait quelque plaisir à me sentir si près du dortoir où je racontais autrefois des histoires, lors même que les écoliers ne pouvaient pas savoir que j’étais là, et que le dortoir ne me prêterait pas son abri.

 

La journée avait été rude, et j’étais bien fatigué quand j’arrivai enfin à la hauteur de Blackheath. J’eus un peu de peine à retrouver la maison, mais je découvris bientôt la meule de foin et je me couchai à côté après avoir fait le tour des murs, après avoir regardé à toutes les fenêtres et m’être assuré que l’obscurité et le silence régnaient partout. Je n’oublierai jamais le sentiment d’isolement que j’éprouvai en m’étendant par terre, sans un toit au-dessus de ma tête.

 

Le sommeil m’atteignit, descendit sur mes yeux, comme il descendit ce soir-là sur tant d’autres créatures abandonnées comme moi, sur tous ceux à qui les portes des maisons étaient fermées et que les chiens poursuivaient de leurs aboiements ; je rêvai que j’étais couché dans mon lit à la pension, et que je causais avec mes camarades ; puis je me réveillai, et me trouvai assis, le nom de Steerforth sur les lèvres, et regardant avec égarement les étoiles qui brillaient au-dessus de ma tête. Quand je me souvins où j’étais à cette heure indue, je me sentis effrayé sans savoir pourquoi, je me levai et je me mis à marcher. Mais les étoiles pâlissaient déjà, et une faible lueur dans le ciel annonçait la venue du jour ; je repris courage, et comme j’étais très-fatigué, je me couchai et je m’endormis de nouveau, tout en sentant pendant mon sommeil un froid perçant ; enfin les rayons du soleil et la cloche matinale de la pension qui appelait les écoliers à leurs études ordinaires me réveillèrent. Si j’avais espéré que Steerforth fût encore là, j’aurais erré dans les environs jusqu’à ce qu’il fût sorti tout seul, mais je savais qu’il avait quitté la pension depuis longtemps. Traddles pouvait bien y être encore, mais je n’en étais pas sûr, et je n’avais pas assez de confiance dans sa discrétion ou son adresse pour lui faire part de ma situation, quelque bonne opinion que j’eusse de son cœur. Je m’éloignai donc pendant que mes anciens camarades se levaient, je pris la longue route poudreuse que l’on m’avait indiquée comme la route de Douvres, du temps que je faisais partie des élèves de M. Creakle, quoi que je ne pusse guère deviner alors qu’on pourrait me voir un jour voyager ainsi par ce chemin.

 

Comme cette matinée du dimanche différait de celles que j’avais passées jadis à Yarmouth ! L’heure venue, j’entendis en marchant sonner les cloches des églises, je rencontrai les gens qui s’y rendaient, puis je passai devant la porte de quelques églises pendant le culte ; les chants retentissaient sous ce beau soleil, et le bedeau qui se tenait à l’ombre du porche, ou qui était assis sous les funèbres, s’essuyant le front, me regardait de travers en me voyant passer, sans m’arrêter. La paix et le repos des dimanches du temps passé régnaient partout, excepté dans mon cœur. Je me sentais accuser et dénoncer aux fidèles observateurs de la loi du dimanche par la poussière qui me couvrait, et par mes cheveux en désordre. Sans le tableau toujours présent à mes yeux de ma mère dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté, assise auprès du feu et pleurant, et de ma tante s’attendrissant un moment sur elle, je ne sais si j’aurais eu le courage de marcher jusqu’au lendemain. Mais cette création de mon imagination marchait devant moi et je la suivais.

 

J’avais franchi ce jour-là un espace de neuf lieues sur la grande route, et j’étais épuisé, n’ayant pas l’habitude de ce genre de fatigue. Je me vois encore, à la tombée de la nuit, traversant le pont de Rochester et mangeant le pain que j’avais réservé pour mon souper. Une ou deux petites maisons ayant pour enseigne : « On loge à pied et à cheval, » m’offraient de grandes tentations, mais je n’osais pas dépenser les quelques sous qui me restaient encore, et d’ailleurs j’avais peur des figures suspectes des gens errants que j’avais rencontrés et dépassés. Je ne demandai donc d’abri qu’au ciel, comme la nuit précédente, et j’arrivai à grand’peine à Chatham, qui, la nuit, présente une fantasmagorie de chaux, de ponts-levis et de vaisseaux démâtés à l’ancre dans une rivière boueuse ; je me glissai le long d’un rempart couvert de gazon qui donnait sur une ruelle, et je me couchai près d’un canon. La sentinelle qui était de garde marchait de long en large, et, rassuré par sa présence, quoiqu’elle ne se doutât pas plus de mon existence que mes camarades ne la soupçonnaient la veille au soir, je dormis profondément jusqu’au matin.

 

En me réveillant, mes membres étaient si raides et mes pieds si endoloris, j’étais tellement étourdi par le roulement des tambours et le bruit des pas des soldats qui semblaient m’entourer de toutes parts, que je sentis que je ne pourrais pas aller loin ce jour-là, si je voulais avoir la force d’arriver au bout de mon voyage. En conséquence, je descendis une longue rue étroite, décidé à faire de la vente de ma veste la grande affaire de ma journée. Je l’ôtai pour apprendre à m’en passer, et la mettant sous mon bras, je commençai ma tournée d’inspection de toutes les boutiques de revendeurs.

 

L’endroit était bien choisi pour vendre une veste : les marchands de vieux habits étaient nombreux et se tenaient presque tous sur le seuil de leur porte pour attendre les pratiques. Mais la plupart d’entre eux avaient dans leurs étalages un ou deux habits d’officier avec les épaulettes, et intimidé par la splendeur de leurs marchandises, je me promenai longtemps avant d’offrir ma veste à personne.

 

Cette modestie reporta mon attention sur les boutiques de hardes à l’usage des matelots, et sur les magasins du genre de celui de M. Dolloby ; il y aurait eu trop d’ambition à m’adresser aux négociants d’un ordre plus relevé. Enfin je découvris une petite boutique dont l’aspect me parut favorable, au coin d’une petite ruelle qui se terminait par un champ d’orties entouré d’une barrière chargée d’habits de matelots que la boutique ne pouvait contenir, le tout entremêlé de vieux fusils, de berceaux d’enfants, de chapeaux de toile cirée et de paniers remplis d’une telle quantité de clefs rouillées, qu’il semblait que la collection en fut assez riche pour ouvrir toutes les portes du monde.

 

Je descendis quelques marches avec un peu d’émotion pour entrer dans cette boutique qui était petite et basse, et à peine éclairée par une fenêtre étroite qu’obscurcissaient des habits suspendus tout le long. Le cœur me battait, et mon trouble augmenta quand un vieillard affreux, avec une barbe grise, sortit précipitamment de son antre, derrière la boutique, et me saisit par les cheveux. Il était horrible à voir, et vêtu d’un gilet de flanelle très-sale, qui sentait terriblement le rhum. Son lit, couvert d’un lambeau d’étoffe déchirée, était placé dans le trou qu’il venait de quitter, et qu’éclairait une autre petite fenêtre par laquelle on apercevait encore un champ d’orties où broutait un âne boiteux.

 

« Qu’est-ce que vous voulez ? cria le vieillard d’un ton féroce Oh ! mes yeux, mes membres ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! mes poumons, mon estomac ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! Gocoo ! Gocoo ! »

 

Je fus si épouvanté par ces paroles, et surtout par cette dernière manifestation de son émotion, qui ressemblait à une sorte de râle inconnu, que je ne pus rien répondre, sur quoi le vieillard, qui me tenait toujours par les cheveux, reprit :

 

« Oh ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! mes yeux, mes membres ! qu’est-ce que vous voulez ? Oh ! mes poumons, mon estomac ! que voulez-vous ? Oh ! Gocoo, » et il poussa ce dernier cri avec une telle énergie que les yeux lui sortaient de la tête.

 

– C’était pour savoir, dis-je en tremblant, si vous ne voudriez pas acheter une veste.

 

– Oh ! voyons la veste, cria le vieillard. Oh ! j’ai le cœur en feu ! voyons la veste. Oh ! mes yeux, mes membres ! montrez-moi cette veste. »

 

Là dessus il lâcha mes cheveux, et de ses mains tremblantes, qui ressemblaient aux serres d’un oiseau monstre, il ajusta sur son nez une paire de lunettes qui faisaient paraître ses yeux plus rouges encore.

 

« Oh ! combien demandez-vous de cette veste ? cria le vieillard après l’avoir examinée. Oh ! Gocoo ! combien en demandez-vous ?

 

– Trois shillings, répondis-je en me remettant un peu.

 

– Oh ! mes poumons, mon estomac ! non, cria le vieillard. Oh ! mes yeux ; non ! Oh ! mes membres ; non ! deux shillings Gocoo ! »

 

Toutes les fois qu’il poussait cette exclamation, les yeux semblaient prêts à lui sortir de la tête, et il prononçait toutes ses phrases sur une espèce d’air toujours le même, assez semblable à un coup de vent qui commence doucement, grossit, grossit, et finit par s’apaiser en grondant.

 

« Eh bien ! dis-je, enchanté d’avoir fini le marché, j’accepte deux shillings.

 

– Oh ! mon estomac ! cria le vieillard en jetant la veste sur une planche. Allez-vous-en. Oh ! mes poumons ! sortez de la boutique. Oh ! mes yeux, mes membres ! Gocoo ! Ne demandez pas d’argent ; faisons plutôt un troc. »

 

Je n’ai jamais été si effrayé de ma vie ; mais je lui dis humblement que j’avais besoin d’argent, et que tout autre objet me serait inutile ; seulement que je l’attendrais à la porte puisqu’il le désirait, et que je n’avais aucune envie de le presser. Je sortis donc de la boutique, et je m’assis à l’ombre dans un coin. Le temps s’écoula, le soleil m’atteignit dans ma retraite, puis disparut de nouveau, et j’attendais toujours mon argent.

 

J’espère, pour l’honneur de la corporation, qu’il n’y a jamais eu de fou, ni d’ivrogne pareil dans le négoce des vieux habits. Il était connu dans les environs comme jouissant de la réputation d’avoir vendu son âme au diable, à ce que j’appris bientôt par les visites qu’il recevait de tous les petits garçons du voisinage, qui faisaient à chaque instant irruption dans sa boutique, en lui criant, au nom de Satan, d’apporter son or.

 

« Tu n’es pas pauvre, Charlot, tu le sais bien ; tu as beau dire. Montre-nous ton or. Montre-nous l’or que le diable t’a donné en échange de ton âme. Allons ! va chercher dans ta paillasse, Charlot. Tu n’as qu’à la découdre, et nous donner ton or. »

 

Ces cris, accompagnés de l’offre d’un couteau pour accomplir l’opération, l’exaspéraient à un tel degré qu’il passait toute sa journée à se précipiter sur les petits garçons, qui se débattaient contre lui, puis s’échappaient de ses mains. Parfois, dans sa rage, il me prenait pour l’un d’entre eux, et se jetait sur moi en me faisant des grimaces comme s’il allait me mettre en pièces ; puis, me reconnaissant à temps, il rentrait dans la boutique et s’étendait sur son lit, à ce qu’il me semblait d’après la direction de la voix ; là il hurlait sur son ton ordinaire la Mort de Nelson, en plaçant un oh ! avant chaque vers de la complainte, et en parsemant le tout d’innombrables Gocoos. Pour mettre le comble à mes malheurs, les petits garçons des environs, me croyant attaché à l’établissement, vu la persévérance avec laquelle je restais, à moitié vêtu, assis devant la porte, me jetaient des pierres en me disant des injures tout le long du jour.

 

Il fit encore plusieurs efforts pour me persuader de consentir à un échange ; une fois il apparut avec une ligne à pécher, une autre fois avec un violon ; un chapeau à trois cornes et une flûte me furent successivement offerts. Mais je résistai à toutes ces ouvertures, et je restai devant sa porte, désespéré, le conjurant, les larmes aux yeux, de me donner mon argent ou ma veste. Enfin il commença à me payer sou par sou, et il se passa deux heures avant que nous fussions arrivés à un shilling.

 

« Oh ! mes yeux, mes membres ! se mit-il alors à crier en avançant son hideux visage hors de la boutique. Voulez-vous vous arranger de deux pence de plus ?

 

– Je ne peux pas, répondis-je, je mourrais de faim.

 

– Oh ! mes poumons, mon estomac ; trois pence.

 

– Je ne marchanderais pas plus longtemps pour quelques sous, si je pouvais, lui dis-je ; mais j’ai besoin de cet argent.

 

– Oh ! Go…coo ! (Il est impossible de rendre l’expression qu’il mit à cette exclamation, caché comme il était derrière le montant de la porte, et ne laissant voir que son rusé visage) ; voulez-vous partir pour quatre pence ? »

 

J’étais si épuisé et si fatigué que j’acceptai de guerre lasse, et prenant l’argent dans ses serres en tremblant un peu, je m’éloignai un moment avant le coucher du soleil, ayant plus grand faim et plus grand soif que jamais. Mais je me remis bientôt complètement, grâce à une dépense de six sous ; et reprenant courageusement mon voyage, je fis trois lieues dans la soirée.

 

Je trouvai un abri pour la nuit sous une nouvelle meule de foin, et j’y dormis profondément, après avoir lavé mes pieds endoloris dans un ruisseau voisin, et les avoir enveloppés de feuilles fraîches. Quand je me remis en route le lendemain matin, je vis se déployer de toutes parts des vergers et des champs de houblon, la saison était assez avancée pour que les arbres fussent déjà couverts de pommes mûres, et la récolte du houblon commençait dans quelques endroits. La beauté des champs me séduisit infiniment, et je décidai dans mon esprit que je coucherais ce soir-là au milieu des houblons, m’imaginant sans doute que je trouverais une agréable compagnie dans cette longue perspective d’échalas entourée de gracieuses guirlandes de feuilles.

 

Je fis ce jour-là plusieurs rencontres qui m’inspirèrent une terreur dont le souvenir est encore vivant dans mon esprit. Parmi les gens errant par les chemins, je vis plusieurs misérables qui me regardèrent d’un air féroce, et me rappelèrent quand je les eus dépassés, en me disant de venir leur parler et quand je commençai à courir pour me sauver, ils me jetèrent des pierres. Je me souviens surtout d’un jeune homme, chaudronnier ambulant, je suppose, d’après son soufflet et son réchaud ; une femme l’accompagnait, et il me regarda d’un air si farouche, et me cria d’une voix si terrible de revenir sur mes pas que je m’arrêtai et me retournai.

 

« Venez ici, quand on vous appelle, dit le chaudronnier, ou je vous tue sur place. »

 

Je pris le parti de m’approcher. En les examinant de plus près, et en regardant le chaudronnier pour essayer de l’attendrir, je m’aperçus que la femme avait un coup à la tête.

 

« Où allez-vous ? dit le chaudronnier en empoignant le devant de ma chemise de sa main noircie.

 

– Je vais à Douvres, dis-je.

 

– D’où venez-vous ? me dit-il, en donnant un tour de main dans ma chemise, pour être plus sûr de ne pas me laisser échapper.

 

– Je viens de Londres.

 

– Pourquoi faire ? dit le chaudronnier ? N’êtes vous pas un petit filou ?

 

– Non.

 

– Ah ! vous ne voulez pas en convenir. Encore un non et je vous casse la tête ! »

 

Il fit avec la main qui était libre le geste de me frapper, puis il me regarda des pieds à la tête.

 

« Avez-vous sur vous le prix d’un pot de bière, dit le chaudronnier ; en ce cas, donnez-le vite, avant que je vous le prenne. »

 

J’aurais certainement cédé, si je n’avais pas rencontré le regard de la femme, qui me fit un signe de tête imperceptible, et je vis ses lèvres s’agiter comme pour me dire :

 

« Non. »

 

« Je suis très-pauvre, lui dis-je en essayant de sourire : je n’ai point d’argent.

 

– Allons ! qu’est-ce que cela signifie ? dit le chaudronnier en me regardant d’un air si farouche que je crus un moment qu’il voyait mon argent à travers ma poche.

 

– Monsieur… balbutiai-je.

 

– Qu’est-ce que cela veut dire ? reprit le chaudronnier, vous portez la cravate de soie de mon père. Ôtez cela, un peu vite, » et il m’enleva la mienne en un tour de main, puis la jeta à la femme.

 

Elle se mit à rire, comme si elle prenait cela pour une plaisanterie, et me rejetant la cravate, elle me fit un nouveau petit signe de tête, et ses lèvres formèrent le mot : « Allez ! » Avant que je pusse obéir, le chaudronnier arracha la cravate de mes mains avec tant de brutalité qu’il me repoussa en arrière comme une feuille, la noua autour de son cou, puis se retournant en jurant vers la femme, la renversa par terre. Je n’oublierai jamais ce que j’éprouvai en la voyant tomber sur le pavé de la route, où elle resta étendue. Son bonnet était tombé de la violence du choc, et ses cheveux étaient souillés de poussière. Quand je fus un peu plus loin je me retournai encore, et je la vis assise sur le bord du chemin, essuyant avec un coin de son châle le sang qui coulait de son visage, pendant qu’il la précédait sur la route.

 

Cette aventure m’effraya tellement, que depuis lors, dès que j’apercevais de loin quelques rôdeurs de cette espèce, je retournais sur mes pas pour chercher une cachette, et j’y restais jusqu’à ce qu’ils fussent hors de vue ; cela se répéta assez souvent pour que mon voyage en fût sérieusement ralenti. Mais, dans cette difficulté comme dans toutes les autres difficultés de mon entreprise, je me sentais soutenu et entraîné par le portrait que je m’étais tracé de ma mère dans sa jeunesse avant mon arrivée dans ce monde. C’était ma société au milieu du champ de houblon, quand je m’étendis pour dormir ; je la retrouvai à mon réveil et elle marcha devant moi tout le jour ; elle s’associe encore depuis ce temps dans mon esprit avec le souvenir de la grande rue de Cantorbéry, qui semblait sommeiller sous les rayons du soleil, et avec le spectacle des vieilles maisons, de la vieille cathédrale et des corbeaux qui volaient sur les tours. Quand j’arrivai enfin sur les sables arides qui entourent Douvres, cette image chérie me rendit l’espérance au milieu de ma solitude, et elle ne m’abandonna que lorsque j’eus atteint le premier but de mon voyage et que j’eus mis le pied dans la ville, le sixième jour depuis mon évasion. Mais alors, chose étrange à dire ! quand je me trouvai, mes souliers déchirés, mes habits en désordre, les cheveux poudreux et le teint brûlé par le soleil, dans le lieu vers lequel tendaient tous mes désirs, la vision s’évanouit tout à coup, et je restai seul, découragé et abattu.

 

Je demandai d’abord aux bateliers si quelqu’un d’entre eux ne connaissait pas ma tante, et je reçus plusieurs réponses contradictoires. L’un me disait qu’elle demeurait près du grand phare, et qu’elle y avait roussi ses moustaches ; un autre qu’elle était attachée à la grande bouée hors du port, et qu’on ne pouvait aller la voir qu’à la marée basse ; un troisième qu’elle était en prison à Maidstone pour avoir volé des enfants ; un quatrième enfin, que, dans le dernier coup de vent, on l’avait vue monter sur un balai et prendre la route de Calais. Les cochers de fiacre auxquels je m’adressai ensuite ne furent pas moins plaisants ni plus respectueux ; quant aux marchands, peu satisfaits de ma tournure, ils me répondaient généralement, sans écouter ce que je disais, qu’ils n’avaient rien à me donner. Je me sentais plus misérable et plus abandonné que pendant tout mon voyage. Je n’avais plus d’argent, ni rien à vendre ; j’avais faim et soif ; j’étais épuisé, et je me croyais aussi loin de mon but que si j’étais encore à Londres.

 

La matinée s’était écoulée pendant mes recherches, et j’étais assis sur les marches d’une boutique à louer au coin d’une rue, près de la place du Marché, réfléchissant sur la question de savoir si je prendrais le chemin des petites villes des environs, dont Peggotty m’avait parlé, quand un cocher de place qui passait par là avec sa voiture laissa tomber une couverture de cheval. Je la ramassai, et la bonne figure du propriétaire m’encouragea à lui demander, en la rendant, s’il savait l’adresse de miss Trotwood, quoique j’eusse fait déjà cette question si souvent sans succès qu’elle expirait presque sur mes lèvres.

 

« Trotwood ? dit-il, voyons donc. Je connais ce nom là. Une vieille dame ?

 

– Oui, un peu, répondis-je.

 

– Un peu roide d’encolure, dit-il en se redressant.

 

– Oui, dis-je, cela me parait très-probable.

 

– Qui porte un sac, dit-il, un sac où il y a beaucoup de place… ; un peu brusque, et mal commode avec le monde ? »

 

Le cœur me manquait en reconnaissant l’exactitude évidente du signalement.

 

« Eh bien ! je vous dirai que si vous montez par là, et il montrait avec son fouet les falaises, et que vous marchiez tout droit devant vous jusqu’à ce que vous arriviez à des maisons qui donnent sur la mer, je crois que vous aurez de ses nouvelles. Mon avis est qu’elle ne vous donnera pas grand’chose ; tenez, voilà toujours un penny pour vous. »

 

J’acceptai le don avec reconnaissance, et j’en achetai un morceau de pain que je mangeai en prenant le chemin indiqué par mon nouvel ami. Je marchai assez longtemps avant d’arriver aux maisons qu’il m’avait désignées, mais enfin je les aperçus, et j’entrai dans une petite boutique où l’on vendait toutes sortes de choses, pour demander si on ne pourrait pas avoir la bonté de me dire où demeurait miss Trotwood. Je m’adressai à un homme debout derrière le comptoir, qui pesait du riz pour une jeune personne ; ce fut elle qui répondit à ma question en se retournant vivement : « Ma maîtresse, dit-elle, que lui voulez-vous ?

 

– J’ai besoin de lui parler, s’il vous plaît, répondis-je.

 

– Vous voulez dire de lui demander l’aumône, répliqua-t’elle.

 

– Non certes, dis-je. Puis, me rappelant tout d’un coup qu’en réalité je n’avais pas d’autre but, je rougis jusqu’aux oreilles et gardai le silence. »

 

La servante de ma tante (du moins je supposais que telle était sa situation d’après ce qu’elle venait de dire) mit son riz dans un petit panier et sortit de la boutique en me disant que je pouvais la suivre, si je voulais voir où demeurait miss Trotwood. Je ne me le fis pas répéter, quoique je fusse arrivé à un tel degré de terreur et de consternation que mes jambes se dérobaient sous moi. Je suivis la jeune fille, et nous arrivâmes bientôt à une jolie petite maison ornée d’un balcon, avec un petit parterre, rempli de fleurs très-bien soignées, qui exhalaient un parfum délicieux.

 

« Voici la maison de miss Trotwood, me dit la servante. Maintenant que vous le savez, c’est tout ce que j’ai à vous dire. » À ces paroles elle rentra précipitamment dans la maison comme pour renier toute responsabilité de ma visite, et elle me laissa debout près de la grille du jardin, regardant tristement par-dessus, du côté de la fenêtre du salon ; on n’apercevait qu’un rideau de mousseline entr’ouvert, un grand écran vert fixé à la croisée, une petite table et un vaste fauteuil qui me suggéra l’idée que ma tante y trônait peut-être, en ce moment même, dans toute sa majesté.

 

Mes souliers étaient arrivés à un état lamentable. La semelle était partie par petits morceaux, et l’empeigne crevée et trouée sur toute la ligne n’avait plus figure humaine. Mon chapeau (qui, par parenthèse, m’avait servi de bonnet de nuit) était si bosselé et si aplati qu’une vieille marmite sans anses jetée sur un tas de fumier ne se serait pas trouvée flattée de la comparaison. Ma chemise et mon pantalon maculés par la sueur, la rosée, l’herbe et la terre qui m’avait servi de lit, étaient déchirés en lambeaux, et pouvaient servir d’épouvantail aux oiseaux, pendant que j’étais là debout à la porte du jardin de ma tante. Mes cheveux n’avaient pas renouvelé connaissance avec un peigne depuis mon départ de Londres. Mon visage, mon cou et mes mains, peu habitués à l’air, étaient absolument brûlés par le soleil. J’étais couvert de poussière de la tête aux pieds, et presque aussi blanc que si je sortais d’un four à chaux. C’était dans cet état et dans le trouble que j’en ressentais que j’attendais pour me présenter à ma terrible tante et pour faire sur elle ma première impression.

 

Rien ne bougeait à la fenêtre du salon ; j’en conclus au bout d’un moment qu’elle n’y était pas, je levai les yeux pour regarder la croisée au-dessus, et je vis un monsieur d’une figure agréable, au teint fleuri, aux cheveux gris, qui fermait un œil d’un air grotesque en me faisant de la tête, à deux ou trois reprises différentes, des signes contradictoires, disant oui, disant non, et qui finalement se mit à rire et s’en alla.

 

J’étais déjà bien assez embarrassé, mais cette conduite inattendue acheva de me déconcerter, et j’étais sur le point de m’évader sans rien dire pour réfléchir à ce que j’avais à faire, quand une dame sortit de la maison, un mouchoir noué par-dessus son bonnet ; elle portait des gants de jardinage, un tablier avec une grande poche et un grand couteau. Je la reconnus à l’instant même pour miss Betsy, car elle sortit de la maison d’un pas majestueux, comme ma pauvre mère m’avait souvent raconté qu’elle l’avait vue marcher dans notre jardin à Blunderstone.

 

« Allez, dit miss Betsy en secouant la tête et en gesticulant de loin avec son couteau. Allez-vous-en ! Point de garçons ici ! »

 

Je la regardais en tremblant, le cœur sur les lèvres, pendant qu’elle s’en allait au pas militaire vers un coin de son jardin, où elle se baissa pour déraciner une petite plante. Alors sans ombre d’espérance, mais avec le courage du désespoir, j’allai tout doucement auprès d’elle et la touchai du bout du doigt :

 

« Madame, s’il vous plaît, commençai-je. »

 

Elle tressaillit et releva les yeux.

 

« Ma tante, s’il vous plaît…

 

– Hein ? dit miss Betsy, d’un ton d’étonnement tel que je n’ai jamais rien vu de pareil.

 

– Ma tante, s’il vous plaît, je suis votre neveu.

 

– Oh ! mon Dieu ! dit ma tante, et elle s’assit par terre dans l’allée.

 

– Je suis David Copperfield, de Blunderstone, dans le comté de Suffolk, où vous êtes venue la nuit de ma naissance voir ma chère maman. J’ai été bien malheureux depuis sa mort. On m’a négligé, on ne m’a rien fait apprendre, on m’a abandonné à moi-même et on m’a donné une besogne pour laquelle je ne suis pas fait. Je me suis sauvé pour venir vous trouver ; on m’a volé au moment de mon évasion, et j’ai marché tout le long du chemin sans avoir couché dans un lit depuis mon départ. » Ici mon courage m’abandonna tout à coup, et levant les mains pour lui montrer mes haillons et tout ce que j’avais souffert, je versai, je crois, tout ce que j’avais de larmes sur le cœur depuis huit jours.

 

Jusque-là, la physionomie de ma tante n’avait exprimé que l’étonnement ; assise sur le sable, elle me regardait en face, mais quand je me mis à pleurer, elle se leva précipitamment, me prit par le collet et m’emmena dans le salon. Son premier soin fut d’ouvrir une grande armoire, d’y prendre plusieurs bouteilles et de verser une partie de leur contenu dans ma bouche. Je suppose qu’elle les avait prises au hasard et sans choix, car je suis bien sûr d’avoir goûté d’enfilade de l’anisette, de la sauce d’anchois et une préparation pour la salade. Quand elle m’eut administré ces remèdes, comme j’étais dans un état nerveux qui ne me permettait pas d’étouffer mes sanglots, elle m’étendit sur le sofa, avec un châle sous ma tête, et le mouchoir qui ornait la sienne sous mes pieds, de peur que je ne salisse la housse, puis s’asseyant derrière l’écran vert dont j’ai déjà parlé et qui m’empêchait de voir son visage, elle déchargeait par intervalles l’exclamation de : « Miséricorde ! » comme des coups de canon de détresse.

 

Au bout d’un moment elle sonna. « Jeannette ! » dit ma tante. Quand la servante fut entrée, « montez faire mes compliments à M. Dick, et dites-lui que je voudrais lui parler. »

 

Jeannette eut l’air un peu étonnée de me voir étendu comme une statue sur le canapé (je n’osais pas bouger de peur de déplaire à ma tante), mais elle alla exécuter la commission. Ma tante se promena de long en large dans la chambre, ses mains derrière le dos, jusqu’à ce que le monsieur qui m’avait fait des grimaces de la fenêtre du premier étage entrât en riant.

 

« Monsieur Dick, lui dit ma tante, surtout pas de bêtises, parce que personne ne peut être plus sensé que vous quand cela vous convient. Nous le savons tous ; ainsi, pas de bêtises, je vous prie. »

 

Il prit à l’instant un air grave et me regarda d’un air que j’interprétai comme une prière de ne pas parler de l’incident de la fenêtre.

 

« Monsieur Dick, reprit ma tante, vous m’avez entendue parler de David Copperfield ? N’allez pas faire semblant de manquer de mémoire, parce que je sais aussi bien que vous ce qu’il en est.

 

– David Copperfield ? dit M. Dick, qui me faisait l’effet de n’avoir pas des souvenirs très-nets sur la question. David Copperfield ? oh ! oui ! sans doute. David, c’est vrai !

 

– Eh bien ! dit ma tante ; voilà son fils : il ressemblerait parfaitement à son père s’il ne ressemblait pas tant aussi à sa mère.

 

– Son fils ? dit M. Dick, le fils de David ? est-il possible ?

 

– Oui, dit ma tante, et il a fait un joli coup ! il s’est enfui. Ah ! ce n’est pas sa sœur, Betsy Trotwood, qui se serait sauvée, elle ! » Ma tante secoua la tête d’un air positif, pleine de confiance dans le caractère et la conduite discrète de cette fille accomplie, à laquelle il ne manquait que d’avoir jamais vu le jour.

 

« Oh ! vous croyez qu’elle ne se serait pas sauvée ? dit M. Dick.

 

– Est-il Dieu possible ! dit ma tante. À quoi pensez-vous ? Je ne sais peut-être pas ce que je dis ? Elle aurait demeuré chez sa marraine, et nous aurions vécu très-heureuses ensemble. Où donc voulez-vous, je vous le demande, que sa sœur Betsy Trotwood se fût sauvée, et pourquoi !

 

– Je n’en sais rien, dit M. Dick.

 

– Eh bien ! reprit ma tante, adoucie par la réponse, pourquoi faites-vous le niais, Dick, quand vous êtes fin comme l’ambre ? Maintenant, vous voyez le petit David Copperfield, et la question que je voulais vous adresser, la voici : que faut-il que j’en fasse ?

 

– Ce qu’il faut que vous en fassiez ? dit M. Dick d’une voix éteinte et en se grattant le front ; que faut-il en faire ?

 

– Oui, dit ma tante, en le regardant sérieusement et en levant le doigt. Attention ! il me faut un avis solide.

 

– Eh bien ! si j’étais à votre place… dit M. Dick, en réfléchissant et en jetant sur moi un vague regard, je… ce coup d’œil me sembla lui fournir une inspiration soudaine, et il ajouta vivement : je le ferais laver !

 

– Jeannette, dit ma tante en se retournant avec un sourire de triomphe que je ne comprenais pas encore ; M. Dick a toujours raison ; faites chauffer un bain ! »

 

Quelque intérêt que je prisse à la conversation, je ne pus m’empêcher, pendant ce temps-là, d’examiner ma tante, M. Dick et Jeannette, et d’achever cet examen par la chambre où je me trouvais.

 

Ma tante était grande ; ses traits étaient prononcés sans être désagréables, son visage, sa voix, sa tournure, sa démarche, tout indiquait une inflexibilité de caractère qui suffisait amplement pour expliquer l’effet qu’elle avait produit sur une créature aussi douce que ma mère, mais elle avait dû être assez belle dans sa jeunesse, malgré une expression de raideur et d’austérité. Je remarquai bientôt que ses yeux étaient vifs et brillants ; ses cheveux gris formaient deux bandeaux contenus par une espèce de bonnet simple, plus communément porté dans ce temps-là qu’à présent, avec des pattes qui se nouaient sous la menton ; sa robe était gris-lavande et très-propre, mais son peu d’ampleur indiquait que ma tante n’aimait pas à être gênée dans ses mouvements. Je me rappelle que cette robe me faisait l’effet d’une amazone dont on aurait écourté la jupe ; elle portait une montre d’homme, à en juger par la forme et le volume, avec une chaîne et des cachets à l’avenant ; le linge qu’elle portait autour du cou et des poignets ressemblait beaucoup aux cols et aux manchettes des chemises d’hommes.

 

J’ai déjà dit que M. Dick avait les cheveux gris et le teint frais ; sa tête était de plus singulièrement courbée, et ce n’était pas par l’âge ; sa vue me rappelait l’attitude des élèves de M. Creakle, quand il venait de les battre. Les grands yeux gris de M. Dick étaient à fleur de tête, et brillaient d’un éclat humide et étrange, ce qui, joint à ses manières distraites, à sa soumission envers ma tante, et à sa joie d’enfant quand elle lui faisait un compliment, me donna l’idée qu’il était un peu timbré, quoique j’eusse peine à m’expliquer comment, dans ce cas, il habitait chez ma tante. Il était vêtu comme tout le monde, en paletot gris et en pantalon blanc ; une montre au gousset et de l’argent dans ses poches ; il le faisait même sonner volontiers, comme s’il en était fier.

 

Jeannette était une jolie fille de dix-neuf à vingt ans, parfaitement propre et bien tenue. Quoique mes observations ne s’étendissent pas plus loin alors, je puis dire tout de suite ce que je ne découvris que par la suite, c’est qu’elle faisait partie d’une série de protégées que ma tante avait prises à son service tout exprès pour les élever dans l’horreur du mariage, ce qui faisait que généralement elles finissaient par épouser le garçon boulanger.

 

La chambre était aussi bien tenue que ma tante et Jeannette. En posant ma plume, il y a un moment, pour y réfléchir, j’ai senti de nouveau l’air de la mer mêlé au parfum des fleurs. J’ai revu les vieux meubles si soigneusement entretenus, la chaise, la table et l’écran vert qui appartenaient exclusivement à ma tante, la toile qui couvrait le tapis, le chat, les deux serins, la vieille porcelaine, la grande jatte pleine de feuilles de roses sèches, l’armoire remplie de bouteilles, et enfin, ce qui ne s’accordait guère avec le reste, je me suis revu couvert de poussière, étendu sur le canapé et observant curieusement tout ce qui m’entourait.

 

Jeannette nous avait quittés pour préparer le bain, quand ma tante, à ma grande terreur, changea tout à coup de visage et se mit à crier d’un air indigné et d’une voix étouffée :

 

« Jeannette, des ânes ! »

 

Sur quoi Jeannette remonta l’escalier de la cuisine, comme si le feu était à la maison, se précipita sur une petite pelouse en dehors du jardin, et détourna deux ânes qui avaient eu l’audace d’y poser le pied, avec des dames sur leur dos, tandis que ma tante sortant aussi en toute hâte, saisissait la bride d’un troisième animal que montait un enfant, l’éloignait de ce lieu respectable et donnait une paire de soufflets à l’infortuné gamin chargé de conduire les ânes, qui avait osé profaner cet endroit consacré.

 

Je ne sais pas encore, à l’heure qu’il est, si ma tante avait des droits bien positifs sur cette petite pelouse, mais elle avait décidé dans son esprit qu’elle lui appartenait, et cela lui suffisait. On ne pouvait pas lui faire de plus sensible outrage que de faire passer un âne sur ce gazon immaculé. Quelque occupation qui pût l’absorber, quelque intéressante que fût la conversation à laquelle elle prenait part, un âne suffisait à l’instant pour détourner le cours de ses idées ; elle se précipitait sur lui incontinent. Des seaux d’eau et des arrosoirs étaient toujours prêts dans un coin pour qu’elle pût déverser leur contenu sur les assaillants ; il y avait des bâtons en embuscade derrière la porte pour faire des sorties d’heure en heure ; c’était un état de guerre permanent. Je soupçonne même que c’était aussi une distraction agréable pour les âniers, ou peut-être encore que les baudets les plus intelligents, sachant ce qui en était, prenaient plaisir, par l’entêtement qui fait le fond de leur caractère, à passer toujours par ce chemin. Je sais seulement qu’il y eut trois assauts pendant qu’on préparait le bain, et que dans le dernier, le plus terrible de tous, je vis ma tante engager la lutte avec un âne roux, âgé d’une quinzaine d’années, et qu’elle lui cogna la tête deux ou trois fois contre la barrière du jardin, avant qu’il eût eu le temps de comprendre de quoi il s’agissait. Ces interruptions me paraissaient d’autant plus absurdes, qu’elle était justement occupée à me donner du bouillon avec une cuiller, convaincue que je mourais véritablement de faim, et que je ne pouvais recevoir de nourriture qu’à très-petites doses. C’est alors que, de temps en temps, au moment où j’avais la bouche ouverte, elle remettait la cuiller dans l’assiette en criant : « Jeannette, des ânes ! » et repartait pour résister à l’assaut.

 

Le bain me fit grand bien. J’avais commencé à sentir des douleurs aiguës dans tous les membres, à la suite des nuits que j’avais passées à la belle étoile, et j’étais si fatigué, si abattu, que j’avais bien de la peine à rester éveillé cinq minutes de suite. Après le bain, ma tante et Jeannette me revêtirent d’une chemise, d’un pantalon appartenant à M. Dick, et m’enveloppèrent dans deux ou trois grands châles. Je devais avoir l’air d’un drôle de paquet, mais, dans tous les cas, c’était un paquet terriblement chaud. Je me sentais très-faible et très-assoupi, et je m’étendis de nouveau sur le canapé, où je m’endormis bientôt.

 

C’était peut-être un rêve, suite naturelle de l’image qui avait occupé si longtemps mon esprit, mais je me réveillai avec l’impression que ma tante s’était penchée vers moi, qu’elle avait écarté mes cheveux et arrangé l’oreiller qui soutenait ma tête, puis qu’elle m’avait regardé longtemps. Les mots : « Pauvre enfant ! » semblaient aussi retentir à mes oreilles, mais je n’oserais assurer que ma tante les eût prononcés, car à mon réveil elle était assise près de la fenêtre, à regarder la mer, cachée derrière son écran mécanique qui tournait à volonté sur son pivot.

 

Le dîner arriva tout de suite après mon réveil : il se composait d’un pudding et d’un poulet rôti ; j’étais assis à table, les jambes un peu retroussées sous moi-même, comme un pigeon à la crapaudine et ne les remuant qu’avec la plus grande difficulté. Mais, comme c’était ma tante qui m’avait ainsi emballé de ses propres mains, je n’osais pas me plaindre. Cependant j’étais extrêmement préoccupé de savoir ce qu’elle allait faire de moi, mais elle mangeait dans le plus profond silence, se bornant à me regarder fixement de temps en temps, et à dire « Miséricorde ! » ce qui ne contribuait pas à calmer mes inquiétudes.

 

La nappe enlevée, on apporta du vin de Xérès, et ma tante m’en donna un verre, puis elle envoya chercher M. Dick, qui arriva aussitôt et prit son air le plus grave quand elle le pria de faire attention à mon histoire, qu’elle me fit raconter graduellement en réponse à une série de questions. Durant mon récit, elle tint les yeux fixés sur M. Dick, qui sans cela se serait endormi, je crois, et quand il essayait de sourire, ma tante le rappelait à l’ordre en fronçant les sourcils.

 

« Je ne puis concevoir de quelle fantaisie cette pauvre enfant a été prise d’aller se remarier, dit ma tante quand j’eus fini.

 

– Peut-être avait-elle de l’amour pour son second mari, suggéra M. Dick.

 

– De l’amour ! répéta ma tante. Que voulez-vous dire ? qu’est-ce qu’elle avait besoin de çà ?

 

– Peut-être, dit M. Dick d’un air malin, après un moment de réflexion, peut-être que ça lui faisait plaisir.

 

– Plaisir, en vérité ! répliqua ma tante ; un beau plaisir, vraiment, pour cette pauvre enfant, d’aller donner son petit cœur au premier mauvais sujet venu qui ne pouvait manquer de la maltraiter d’une façon ou d’une autre. Que voulait-elle de plus, je vous le demande ? Elle avait eu un mari. Elle avait trouvé David Copperfield, qui avait eu la rage des poupées de cire depuis son berceau. Elle avait un enfant (oh ! à eux deux ils faisaient bien la paire) quand elle mit au monde celui que voici, ce fameux vendredi soir ! Et que voulait-elle de plus, je vous le demande ? »

 

M. Dick secoua la tête mystérieusement comme s’il pensait qu’il n’y avait rien à répondre à ça.

 

« Elle n’a même pas pu avoir un enfant comme tout le monde, continua ma tante. Qu’a-t-elle fait de la sœur de ce garçon, Betsy Trotwood ? il n’en a seulement pas été question ! Tenez, ne m’en parlez pas !

 

M. Dick avait l’air très-effrayé.

 

« Le petit médecin avec la tête de côté, dit ma tante, Chillip, je crois, un nom comme ça, qu’est-ce qu’il faisait là ? il ne savait dire avec sa voix de rouge-gorge que son éternel : « C’est un garçon ! » Un garçon ! Ah ! quels imbéciles que tous ces gens-là ! »

 

La vivacité de l’expression troubla extrêmement M. Dick et moi aussi, à dire le vrai.

 

« Et puis, comme si cela ne suffisait pas, comme si elle n’avait pas fait assez de tort à la sœur de cet enfant, Betsy Trotwood, reprit ma tante, elle se remarie, elle épouse un meurtrier[5] ou quelque nom comme ça, pour faire tort à son fils. Il fallait qu’elle fût bien enfant de ne pas prévoir ce qui est arrivé, et que son garçon irait un jour errer par le monde comme un vagabond, comme un petit Caïn en herbe ; qui sait ? »

 

M. Dick me regarda fixement comme pour reconnaître si je répondais à ce signalement.

 

« Et puis voilà cette femme avec un nom sauvage, dit ma tante, cette Peggotty qui se marie à son tour, comme si elle n’avait pas assez vu les inconvénients du mariage ; il faut qu’elle se marie aussi, à ce que raconte cet enfant. J’espère bien, au moins, dit ma tante en branlant la tête, que son mari est de l’espèce qu’on voit si souvent figurer dans les journaux, et qu’il la battra en conscience. »

 

Je ne pouvais supporter d’entendre ainsi attaquer ma chère bonne, ni qu’on fit des vœux de cette nature sur son compte. Je dis à ma tante qu’elle se trompait, que Peggotty était la meilleure amie du monde, la servante la plus fidèle, la plus dévouée, la plus constante qu’on pût rencontrer ; qu’elle m’avait toujours aimé tendrement et ma mère aussi, quelle avait soutenu la tête de ma mère à ses derniers moments, et qu’elle avait reçu son dernier baiser. Le souvenir des deux personnes qui m’avaient le plus aimé au monde me coupait la voix ; je fondis en larmes en essayant de dire que la maison de Peggotty m’était ouverte, que tout ce qu’elle avait était à ma disposition ; et que j’aurais été chercher un refuge chez elle, si je n’avais craint de lui attirer des difficultés insurmontables dans sa situation. Je ne pus aller plus loin et je cachai mon visage dans mes mains.

 

« Bien, bien ! dit ma tante, cet enfant a raison de défendre ceux qui l’ont protégé. Jeannette, des ânes ! »

 

Je crois que, sans ces malheureux ânes, nous en serions venus alors à nous comprendre : ma tante avait posé la main sur mon épaule, et, me sentant encouragé par cette marque d’approbation, j’étais sur le point de l’embrasser et d’implorer sa protection. Mais l’interruption et le désordre que jeta dans son esprit la lutte subséquente, mit un terme pour le moment à toute pensée plus douce ; ma tante déclara avec indignation à M. Dick que son parti était pris et qu’elle était décidée à en appeler aux lois de son pays et à amener devant les tribunaux les propriétaires de tous les ânes de Douvres ; cet accès d’ânophobie lui dura jusqu’à l’heure du thé.

 

Après le repas, nous restâmes près de la fenêtre dans le but, je suppose, d’après l’expression résolue du visage de ma tante, d’apercevoir de loin de nouveaux délinquants. Quand il fit nuit, Jeannette apporta des bougies, ferma les rideaux et plaça un damier sur la table.

 

« Maintenant, M. Dick, dit ma tante en le regardant sérieusement et en levant le doigt comme l’autre fois, j’ai encore une question à vous faire. Regardez cet enfant.

 

– Le fils de David ? dit M. Dick d’un air d’attention et d’embarras.

 

– Précisément, dit ma tante. Qu’en feriez-vous, maintenant ?

 

– Ce que je ferais du fils de David ? dit M. Dick.

 

– Oui, répliqua ma tante, du fils de David.

 

– Oh ! dit M. Dick, oui, j’en ferais… je le mettrais au lit !

 

– Jeannette, s’écria ma tante avec l’expression de satisfaction triomphante que j’avais déjà remarquée. M. Dick a toujours raison. Si le lit est prêt, nous allons le coucher. »

 

Jeannette déclara que le lit était prêt, et on me fit monter comme un prisonnier entre quatre gendarmes, ma tante en tête et Jeannette à l’arrière-garde. La seule circonstance qui me donnât encore de l’espoir, c’est que, sur la question de ma tante à propos d’une odeur de roussi qui régnait dans l’escalier, Jeannette répliqua qu’elle venait de brûler ma vieille chemise dans la cheminée de la cuisine. Mais il n’y avait pas d’autres vêtements dans ma chambre que le triste trousseau que j’avais sur le corps, et quand ma tante m’eut laissé là en me prévenant que ma bougie ne devait pas rester allumée plus de cinq minutes, je l’entendis fermer la porte à clef en dehors. En y réfléchissant, je me dis que peut-être ma tante, ne me connaissant pas, pouvait croire que j’avais l’habitude de m’enfuir, et qu’elle prenait ses précautions en conséquence.

 

Ma chambre était jolie, située au haut de la maison et donnait sur la mer, que la lune éclairait alors. Après avoir fait ma prière, mon bout de bougie s’étant éteint, je me rappelle que je restai près de la fenêtre à regarder les rayons de la lune sur l’eau, comme si c’était un livre magique où je pusse espérer de lire ma destinée, ou bien encore comme si j’allais voir descendre du ciel, le long de ses rayons lumineux, ma mère avec son petit enfant pour me regarder comme le dernier jour où j’avais vu son doux visage. Je me rappelle encore que le sentiment solennel qui remplissait mon cœur, quand je détournai enfin les yeux de ce spectacle, céda bientôt à la sensation de reconnaissance et de repos que m’inspirait la vue de ce lit entouré de rideaux blancs ; je me souviens encore du plaisir avec lequel je m’étendis entre ces draps blancs comme la neige. Je pensais à tous les lieux solitaires où j’avais couché à la belle étoile et je demandai à Dieu de me faire la grâce de ne plus me trouver sans asile et de ne jamais oublier ceux qui n’avaient pas un toit où reposer leur tête. Je me souviens qu’ensuite je crus, petit à petit, descendre dans le monde des rêves par ce sentier de lumière qui jetait sur la mer un éclat mélancolique.

 

CHAPITRE XIV.

Ce que ma tante fait de moi.


En descendant le matin, je trouvai ma tante plongée dans de si profondes méditations devant la table du déjeuner, que l’eau contenue dans la bouilloire débordait de la théière et menaçait d’inonder la nappe, quand mon entrée la fit sortir de sa rêverie. J’étais sûr d’avoir été le sujet de ses réflexions ; et je désirais plus ardemment que jamais de savoir ses intentions à mon égard ; cependant je n’osais pas exprimer mon inquiétude, de peur de l’offenser.

 

Mes yeux, pourtant, n’étant pas gardés aussi soigneusement que ma langue, se dirigeaient sans cesse vers ma tante pendant le déjeuner. Je ne pouvais la regarder un moment sans que ses regards vinssent aussi rencontrer les miens ; elle me contemplait d’un air pensif, et comme si j’étais à une très-grande distance, au lieu d’être, comme je l’étais, assis en face d’elle, devant un petit guéridon. Quand elle eut fini de manger, elle s’appuya d’un air décidé sur le dossier de sa chaise, fronça les sourcils, croisa les bras, et me contempla tout à son aise, avec une fixité et une attention qui m’embarrassaient extrêmement. Je n’avais pas encore fini de déjeuner, et j’essayais de cacher ma confusion en continuant mon repas, mais mon couteau se prenait dans les dents de ma fourchette, qui à son tour se heurtait contre le couteau ; je coupais mon jambon d’une manière si énergique, qu’il volait en l’air au lieu de prendre le chemin de mon gosier, je m’étranglais en buvant mon thé qui s’entêtait à passer de travers ; enfin j’y renonçai tout de bon, et je me sentis rougir sous l’examen scrutateur de ma tante.

 

« Or çà ! dit-elle après un long silence. » Je levai les yeux et je soutins avec respect ses regards vifs et pénétrants.

 

« Je lui ai écrit, dit ma tante.

 

– À… ?

 

– À votre beau-père, dit ma tante ; je lui ai envoyé une lettre à laquelle il sera bien obligé de faire attention, sans quoi nous aurons maille à partir ensemble ; je l’en préviens.

 

– Sait-il où je suis, ma tante ? demandai-je avec effroi.

 

– Je le lui ai dit, fit ma tante avec un signe de tête.

 

– Est-ce que vous… vous me remettriez entre ses mains ? demandai-je en balbutiant.

 

– Je ne sais pas, dit ma tante : nous verrons.

 

– Oh ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vais devenir, m’écriai je, s’il faut que je retourne chez M. Murdstone !

 

– Je n’en sais rien, dit ma tante, en secouant la tête, je n’en sais rien du tout ; nous verrons. »

 

J’étais profondément abattu, mon cœur était bien gros et mon courage m’abandonnait. Ma tante, sans prendre garde à moi, tira de l’armoire un grand tablier à bavette, s’en revêtit, lava elle-même les tasses, puis, quand tout fut en ordre, et remis sur le plateau, elle plia la nappe, qu’elle posa sur les tasses, et sonna Jeannette pour emporter le tout : elle mit ensuite des gants pour enlever les miettes, avec un petit balai, jusqu’à ce qu’on n’aperçût plus sur le tapis un grain de poussière, après quoi elle épousseta et rangea la chambre, qui me paraissait déjà dans un ordre parfait. Quand tous ces devoirs furent accomplis à sa satisfaction, elle ôta ses gants et son tablier, les plia, les enferma dans le coin de l’armoire d’où elle les avait tirés, puis vint s’établir avec sa boîte à ouvrage près de la table, à côté de la fenêtre ouverte, et se mit à travailler derrière l’écran vert en face du jour.

 

« Voulez-vous monter, me dit ma tante, en enfilant son aiguille, vous ferez mes compliments à M. Dick, et vous lui direz que je serais bien aise de savoir si son mémoire avance. »

 

Je me levai vivement pour m’acquitter de cette commission.

 

« Je suppose, dit ma tante en me regardant aussi attentivement que l’aiguille qu’elle venait d’enfiler, je suppose que vous trouvez le nom de M. Dick un peu court.

 

– C’est ce que je me disais hier, je le trouvais… un peu court, répondis-je.

 

– N’allez pas croire qu’il n’en a pas d’autre qu’il pût porter si cela lui convenait, dit ma tante d’un air de dignité. Babley, M. Richard Babley, voilà son véritable nom. »

 

J’allais dire, par un sentiment modeste de ma jeunesse et de la familiarité dont je m’étais déjà rendu coupable, qu’il vaudrait peut-être mieux que je lui donnasse son nom tout entier, mais ma tante reprit :

 

« Mais ne l’appelez jamais ainsi dans aucun cas. Il ne peut souffrir son nom, c’est une petite manie. Je ne sais pas, si on peut appeler cela une manie, car il a assez souffert de gens qui portent le même nom pour qu’il en ait conçu un dégoût mortel, Dieu le sait ! M. Dick est son nom ici, et partout ailleurs maintenant ; c’est-à-dire s’il allait jamais ailleurs, ce qu’il ne fait pas. Ainsi ayez bien soin, mon enfant, de ne jamais l’appeler autrement que M. Dick. »

 

Je promis d’obéir et je montai pour m’acquitter de mon message, en pensant en chemin que, si M. Dick travaillait depuis longtemps à son mémoire avec l’assiduité qu’il y mettait quand je l’avais aperçu par la porte ouverte en descendant déjeuner, le mémoire devait toucher à sa fin. Je le trouvai toujours absorbé dans la même occupation, une longue plume à la main et sa tête presque collée contre le papier. Il était si occupé que j’eus tout le temps de remarquer un grand cerf-volant dans un coin, de nombreux paquets de manuscrits en désordre, des plumes innombrables, et par-dessus tout une énorme provision d’encre (il y avait une douzaine, au moins, de bouteilles d’un litre rangées en bataille), avant qu’il s’aperçût de ma présence.

 

« Ah ! Phébus ! dit M. Dick en posant sa plume, je ne sais comment le monde va ! Mais je vous dirai une chose, ajouta-t-il en baissant la voix, je ne voudrais pas que cela fût répété, mais… » Ici il me fit signe de m’approcher et, me parlant à l’oreille : « le monde est fou, fou à lier, mon garçon, » dit M. Dick en prenant du tabac dans une boîte ronde placée sur la table et en riant de tout son cœur.

 

Je m’acquittai de mon message sans m’aventurer à donner mon avis sur cette grave question.

 

« Eh bien ! dit M. Dick en réponse, faites-lui mes compliments et dites que je… je crois être en bon train. Je crois vraiment être en bon train, dit M. Dick en passant la main dans ses cheveux gris et en jetant un regard un peu inquiet sur son manuscrit. Vous avez été en pension ?

 

– Oui, monsieur, répondis-je, pendant quelque temps.

 

– Vous rappelez-vous la date, dit M. Dick en me regardant attentivement et en prenant sa plume, de la mort du roi Charles Ier ? »

 

Je dis que je croyais que c’était en 1649.

 

« Eh bien ! dit M. Dick en se grattant l’oreille avec sa plume et en me regardant d’un air de doute, c’est ce que disent les livres, mais je ne comprends pas comment cela s’est fait. S’il y a si longtemps, comment les gens qui l’entouraient ont-ils pu avoir la maladresse de faire passer dans ma tête un peu de la confusion qui était dans la sienne quand ils l’eurent coupée ? »

 

Je fus très-étonné de la question, mais je ne pus lui donner aucun renseignement sur ce sujet.

 

« C’est très-étrange, dit M. Dick en jetant un regard découragé sur ses papiers et en passant de nouveau la main dans ses cheveux, mais je ne puis pas venir à bout de débrouiller cette question. Je n’ai pas l’esprit parfaitement net là-dessus. Mais peu importe, peu importe, dit-il gaiement et d’un air plus animé, nous avons le temps. Faites mes compliments à miss Trotwood, je suis en très-bon chemin ! »

 

Je m’en allais, lorsqu’il attira mon attention sur le cerf-volant.

 

« Que pensez-vous de ce cerf-volant ?» me dit-il.

 

Je répondis que je le trouvais très-beau. Il devait avoir au moins six pieds de haut.

 

« C’est moi qui l’ai fait. Nous le ferons partir un de ces jours, vous et moi, dit M. Dick. Voyez-vous ? »

 

Il me montrait qu’il était fait de papier couvert d’une écriture fine et serrée, mais si nette, qu’en jetant mes regards sur les lignes, il me sembla voir deux ou trois allusions à la tête du roi Charles Ier.

 

« Il y a beaucoup de ficelle, dit M. Dick, et quand il monte bien haut, il porte naturellement les faits plus loin : c’est ma manière de les répandre. Je ne sais pas où il peut aller tomber, cela dépend des circonstances du vent et ainsi de suite, mais au petit bonheur ! »

 

Il avait l’air si bon, si doux et si respectable, malgré son apparence de force et de vivacité, que je n’étais pas bien sûr que ce ne fût pas de sa part une plaisanterie pour m’égayer. Je me mis donc à rire, il en fit autant, et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde.

 

« Eh bien ! petit, dit ma tante quand je fus redescendu, comment va M. Dick ce matin ? »

 

Je répondis qu’il lui faisait ses compliments, et qu’il était en très-bon chemin.

 

« Que pensez-vous de M. Dick ? » demanda ma tante.

 

J’avais quelque envie d’essayer de détourner la question en répliquant que je le trouvais très-aimable, mais ma tante ne se laissait pas ainsi dérouter, elle posa son ouvrage sur ses genoux et me dit en croisant ses mains.

 

« Allons ! votre sœur Betsy Trotwood m’aurait dit à l’instant ce qu’elle pensait de n’importe qui. Faites comme votre sœur tant que vous pourrez, et parlez !

 

– N’est-il pas… M. Dick n’est-il pas… Je vous fais cette question, parce que je ne sais pas, ma tante, s’il n’a pas la… la tête un peu dérangée, balbutiai-je, car je sentais bien que je marchais sur un terrain dangereux.

 

– Pas un brin, dit ma tante.

 

– Oh ! vraiment ! repris-je d’une voix faible.

 

– S’il y a quelqu’un au monde qui n’ait pas la tête dérangée, c’est M. Dick ! » dit ma tante avec beaucoup de décision et d’énergie.

 

Je n’avais rien de mieux à faire que de répéter timidement :

 

« Oh ! vraiment !

 

– On a dit qu’il était fou, reprit ma tante ; j’ai un plaisir égoïste à rappeler qu’on a dit qu’il était fou, car sans cela je n’aurais jamais eu le bonheur de jouir de sa société et de ses conseils depuis dix ans et plus, à vrai dire depuis que votre sœur Betsy Trotwood m’a fait faux bond.

 

– Il y a si longtemps ?

 

– Et c’étaient des gens bien sensés encore qui avaient l’audace de dire qu’il était fou, continua ma tante. M. Dick est un peu mon allié, n’importe comment, il n’est pas nécessaire que je vous explique cela. Sans moi, son propre frère l’aurait enfermé sa vie durant. Voilà tout !

 

Je me reproche ici un peu d’hypocrisie, lorsqu’en voyant l’indignation de ma tante sur ce point, je tâchai de prendre un air indigné comme elle.

 

« Un imbécile orgueilleux ! » dit ma tante, parce que son frère était un peu original, quoiqu’il ne le soit pas à moitié autant que beaucoup de gens ; il n’aimait pas qu’on le vit chez lui, et il allait l’envoyer dans une maison de santé, quoiqu’il eût été confié à ses soins par feu leur père, qui le regardait presque comme un idiot. Encore une belle autorité ! C’était plutôt lui qui était fou, sans doute ! »

 

Ma tante avait l’air si convaincu, que je fis de nouveaux efforts pour avoir l’air d’être convaincu comme elle.

 

« Là-dessus, je m’en mêlai, dit ma tante, et je lui fis une proposition. Je lui dis : « Votre frère a toute sa raison, il est infiniment plus sensé que vous ne l’êtes et ne le serez jamais, je l’espère, du moins. Faites-lui une petite pension, et qu’il vienne vivre chez moi. Je n’ai pas peur de lui ; je ne suis pas vaniteuse, moi, je suis prête à le soigner et je ne le maltraiterai pas comme d’autres pourraient le faire, surtout dans un hospice. » Après de nombreuses difficultés, dit ma tante, j’ai eu le dessus, et il est ici depuis ce temps-là. C’est bien l’homme le plus aimable et le plus facile à vivre qu’il y ait au monde ; et quant aux conseils !… Mais personne ne sait, ne connaît et n’apprécie l’esprit de cet homme-là, excepté moi. »

 

Ma tante secoua sa robe et branla la tête comme si par ces deux mouvements elle portait un défi au monde entier.

 

« Il avait une sœur qu’il aimait beaucoup, c’était une bonne personne qui le soignait bien ; mais elle fit comme toutes les femmes, elle prit un mari. Et le mari fit ce qu’ils font tous, il la rendit malheureuse. L’effet de son malheur fut tel sur M. Dick (ce n’est pas de la folie, j’espère !) que ce chagrin combiné avec la crainte que lui inspirait son frère et le sentiment qu’il avait de la dureté dont on usait à son égard, lui donnèrent une fièvre cérébrale. Ce fut avant le temps de son installation chez moi, mais ce souvenir lui est pénible encore. « Vous a-t-il parlé du roi Charles Ier, petit ?

 

– Oui, ma tante.

 

– Ah ! dit-elle en se frottant le nez d’un air un peu contrarié, c’est une allégorie à son usage pour parler de sa maladie. Il la rattache dans son esprit avec une grande agitation et beaucoup de trouble, ce qui est assez naturel, et c’est une figure dont il use, une comparaison, enfin tout ce que vous voudrez. Et pourquoi pas, si cela lui convient ?

 

– Certainement, ma tante.

 

– Ce n’est pas comme cela qu’on s’exprime d’habitude, et ce n’est pas le langage qu’on emploie en affaires : je le sais bien, et c’est pour cela que j’insiste pour qu’il n’en soit pas question dans son mémoire. »

 

– Est-ce que c’est un mémoire sur sa propre histoire qu’il écrit, ma tante ?

 

– Oui, petit, répondit-elle en se frottant de nouveau le nez. Il fait un mémoire sur ses affaires, adressé au lord chancelier, ou à lord Quelquechose, enfin à un de ces gens qui sont payés pour recevoir des mémoires. Je suppose qu’il l’enverra un de ces jours. Il n’a pas encore pu le rédiger sans y introduire cette allégorie, mais peu importe, cela l’occupe. »

 

Le fait est que je découvris plus tard que M. Dick essayait depuis plus de dix ans d’empêcher le roi Charles Ier d’apparaître dans son mémoire, mais sans pouvoir jamais l’empêcher de revenir sur l’eau.

 

« Je répète, dit ma tante, que personne que moi ne connaît l’esprit de cet homme-là, le plus aimable des hommes et le plus facile à vivre. S’il aime à enlever un cerf-volant de temps en temps, qu’est-ce que cela dit ? Franklin enlevait des cerfs-volants. Il était quaker ou quelque chose de cette espèce, si je ne me trompe. Et un quaker enlevant un cerf-volant est beaucoup plus ridicule qu’un homme ordinaire. »

 

Si j’avais pu supposer que ma tante m’avait raconté ces détails pour mon édification personnelle, ou pour me donner une preuve de confiance, j’aurais été très-flatté, et j’aurais tiré des pronostics favorables d’une telle marque de faveur. Mais je ne pouvais pas me faire d’illusion à cet égard : il était évident pour moi que, si elle se lançait dans ces explications, c’est que la question se soulevait malgré elle dans son esprit : c’est à elle qu’elle répondait et non à moi, quoique ce fût à moi qu’elle adressât son discours en l’absence de tout autre auditeur.

 

En même temps je dois dire que la générosité avec laquelle elle défendait le pauvre M. Dick ne m’inspira pas seulement quelques espérances égoïstes pour mon compte, mais éveilla aussi dans mon cœur une certaine affection pour elle. Je crois que je commençais à m’apercevoir que, malgré toutes les excentricités et les étranges fantaisies de ma tante, c’était une personne qui méritait respect et confiance. Quoiqu’elle fût aussi animée que la veille contre les ânes, et qu’elle se précipitât aussi souvent hors au jardin pour défendre la pelouse ; quelque violente indignation qu’elle éprouvât en voyant un jeune homme en passant faire les yeux doux à Jeannette assise à la fenêtre, ce qui était une des offenses les plus graves qu’on pût porter à la dignité de ma tante, cependant il m’était impossible de ne pas me sentir plus de respect pour elle et peut-être moins de frayeur.

 

J’attendais avec une extrême anxiété la réponse de M. Murdstone, mais je faisais de grands efforts pour le dissimuler, et pour me rendre aussi agréable que possible à ma tante et à M. Dick. Je devais sortir avec ce dernier pour enlever le grand cerf-volant, mais je n’avais pas d’autres habits que les vêtements un peu extraordinaires dont on m’avait affublé le premier jour, ce qui me retenait à la maison, à l’exception d’une promenade hygiénique d’une heure que ma tante me faisait faire sur la falaise devant la maison, à la tombée de la nuit, avant de me coucher. Enfin la réponse de M. Murdstone arriva, et ma tante m’informa, à mon grand effroi, qu’il viendrait lui parler le lendemain. Le lendemain donc, toujours revêtu de mon étrange costume, je comptais les heures, tremblant d’avance de terreur à l’idée de ce sombre visage, m’étonnant sans cesse de ne pas le voir arriver, et agité à tout moment par la lutte de mes espérances que je sentais faiblir, et de mes craintes qui reprenaient le dessus.

 

Ma tante était un peu plus impérieuse et plus sévère qu’à l’ordinaire ; je n’aperçus pas, à d’autres traces, qu’elle se préparât à recevoir ce visiteur qui m’inspirait tant de terreur. Elle travaillait près de la fenêtre, et moi, assis auprès d’elle, je réfléchissais à tous les résultats possibles et impossibles de la visite de M. Murdstone. L’après-midi s’avançait, le dîner avait été retardé indéfiniment, mais ma tante impatientée venait de dire qu’on servit, quand elle jeta un cri d’alarme à la vue d’un âne ; quelle fut ma consternation quand j’aperçus alors miss Murdstone montée sur le baudet, traverser d’un pas délibéré la pelouse sacrée, et s’arrêter en face de la maison, regardant tout autour d’elle, pendant que ma tante criait en secouant la tête, et en lui montrant le poing par la fenêtre :

 

« Passez votre chemin ! vous n’avez rien à faire ici ! vous êtes en contravention ! allez-vous-en ! A-t-on jamais vu pareille impudence ! »

 

Ma tante était tellement courroucée par le sang-froid de miss Murdstone, qu’en vérité je crois qu’elle en perdit le mouvement et devint à l’instant incapable de se précipiter à l’attaque comme de coutume. Je saisis cette occasion pour lui dire que c’était miss Murdstone, et que le monsieur qui venait de la rejoindre (car le sentier étant très-roide, il était resté quelques pas en arrière) était M. Murdstone lui-même.

 

« Peu m’importe ! cria ma tante, secouant toujours la tête et faisant par la fenêtre du salon des gestes qui ne pouvaient pas être interprétés comme un compliment de bienvenue, je ne veux pas de contravention ! Je ne le souffrirai pas ! Allez-vous-en ! Jeannette, chassez-le ! emmenez-le ! » Et caché derrière ma tante, je vis une espèce de combat ; l’âne, les quatre pattes plantées en terre, résistait à tout le monde, Jeannette le tirait par la bride pour le faire tourner, M. Murdstone essayait de le faire avancer, miss Murdstone donnait à Jeannette des coups d’ombrelle, et plusieurs petits garçons, accourus au bruit, criaient de toutes leurs forces. Mais ma tante reconnaissant tout à coup parmi eux le jeune malfaiteur chargé de la conduite de l’âne et qui était l’un de ses ennemis les plus acharnés, quoiqu’il eût à peine treize ans, se précipita sur le théâtre du combat, se jeta sur lui, le saisit, le traîna dans le jardin, sa veste par-dessus sa tête, et ses talons raclant le sol ; puis appelant Jeannette pour aller chercher la police et la justice, afin qu’il fût pris, jugé et exécuté sur les lieux, elle le gardait à vue. Mais cette scène termina la comédie. Le gamin, qui avait bien des tours dans son sac, dont ma tante n’avait aucune idée, trouva bientôt moyen de s’échapper, avec un cri de victoire, laissant les traces de ses souliers ferrés dans les plates-bandes, et emmenant son âne en triomphe, l’un portant l’autre.

 

Miss Murdstone, en effet, avait quitté sa monture à la fin du combat, et elle attendait avec son frère, au bas des marches, que ma tante eût le loisir de les recevoir. Un peu agitée encore par la lutte, ma tante passa à côté d’eux avec une grande dignité, rentra chez elle et ne s’inquiéta plus de leur présence jusqu’au moment où Jeannette vint les annoncer.

 

« Faut-il m’en aller, ma tante, demandai-je en tremblant.

 

– Non, monsieur ? dit ma tante, non, certes ! » Sur quoi elle me poussa dans un coin près d’elle, et fit une barrière avec une chaise comme si c’était une geôle ou la barre du tribunal. Je continuai à occuper cette position pendant l’entrevue tout-entière, et je vis de là M. et miss Murdstone entrer dans le salon.

 

« Oh ! dit ma tante, je ne savais pas d’abord à qui j’avais le plaisir de faire des reproches il y a un moment. Mais, voyez-vous, je ne permets à personne de passer avec un âne sur cette pelouse. Je ne fais pas d’exception. Je ne le permets à personne.

 

– Vous avez là une règle qui n’est pas commode pour les étrangers, dit miss Murdstone.

 

– En vérité ? » dit ma tante.

 

M. Murdstone parut craindre de voir se renouveler les hostilités, et il intervint en disant :

 

« Miss Trotwood ?

 

– Pardon, monsieur, dit ma tante en lui jetant un regard pénétrant, vous êtes le monsieur Murdstone qui a épousé la veuve de feu mon neveu David Copperfield de Blunderstone la Rookery ? Pourquoi la Rookery ? c’est ce que je ne sais pas.

 

– Oui, madame, dit M. Murdstone.

 

– Vous me pardonnerez de vous dire, monsieur, reprit ma tante, que je crois qu’il aurait infiniment mieux valu que vous eussiez laissé cette pauvre enfant tranquille.

 

– Je suis de l’avis de miss Trotwood en ce sens, dit miss Murdstone en se redressant, que je regarde en effet notre pauvre Clara comme une enfant sous tous les rapports essentiels.

 

– Il est heureux, mademoiselle, pour vous et pour moi, qui avançons dans la vie et qui n’avons pas dans nos agréments personnels de grands sujets de craindre qu’ils nous soient fatals, que personne ne puisse en dire autant de nous, reprit ma tante.

 

– Sans doute, repartit miss Murdstone, quoiqu’elle eût du mal à se décider à convenir de la chose : elle le fit du moins d’assez mauvaise grâce ; et comme vous le dites, il aurait infiniment mieux valu pour mon frère qu’il n’eût jamais contracté ce mariage. J’ai toujours été de cet avis-là.

 

– Je n’en doute pas, dit ma tante. Jeannette, dit-elle après avoir sonné, faites mes compliments à M. Dick, et priez-le de descendre. »

 

En l’attendant, ma tante regarda le mur en silence, fronçant les sourcils, et se tenant plus droite que jamais. Quand il fut arrivé, elle procéda à la cérémonie de la présentation :

 

« Monsieur Dick, un de mes anciens et ultimes amis, sur le jugement duquel je compte, » ajouta ma tante avec une intention marquée pour prévenir M. Dick qui mordait ses ongles d’un air hébété.

 

M. Dick abandonna ses ongles et resta debout au milieu du groupe avec beaucoup de gravité et prêt à montrer la plus profonde attention. Ma tante fit un signe de tête à M. Murdstone qui reprit :

 

« Miss Trotwood, en recevant votre lettre, j’ai regardé comme un devoir pour moi et comme une marque de respect pour vous…

 

– Merci, dit ma tante, en le regardant toujours en face, ne vous inquiétez pas de moi.

 

– De venir y répondre en personne, quelque dérangement que le voyage pût m’occasionner, plutôt que de vous écrire : le malheureux enfant qui s’est enfui loin de ses amis et de ses occupations…

 

– Et dont toute l’apparence, dit sa sœur en attirant l’attention générale sur mon étrange costume, est si choquante et si scandaleuse…

 

– Jeanne Murdstone, dit son frère, ayez la bonté de ne pas m’interrompre. Ce malheureux enfant, miss Trotwood, a été, dans notre intérieur, la cause de beaucoup de difficultés et de troubles domestiques pendant la vie de feu ma chère Jeanne, et depuis. Il a un caractère sombre et mutin, il se révolte contre toute autorité ; en un mot, il est intraitable. Nous avons essayé, ma sœur et moi, de le corriger de ses vices, mais sans y réussir, et nous avons senti tous les deux, car ma sœur est pleinement dans ma confidence, qu’il était juste que vous reçussiez de nos lèvres cette déclaration sincère, faite sans rancune et sans colère.

 

– Mon frère n’a pas besoin de mon témoignage pour confirmer le sien, dit miss Murdstone, je demande seulement la permission d’ajouter que de tous les garçons du monde, je ne crois pas qu’il y en ait un plus mauvais.

 

– C’est fort, dit ma tante d’un ton sec.

 

– Ce n’est pas trop fort en comparaison des faits, repartit miss Murdstone.

 

– Ah ! dit ma tante ; eh bien ! monsieur ?

 

– J’ai mon opinion particulière sur la manière de l’élever, reprit M. Murdstone, dont le front s’obscurcissait de plus en plus à mesure que ma tante et lui se regardaient de plus près. Mes idées sont fondées en partie sur ce que je sais de son caractère, et en partie sur la connaissance que j’ai de mes moyens et de mes ressources. Je n’ai à en répondre qu’à moi-même ; j’ai donc agi d’après mes idées, et je n’ai rien de plus à en dire. Il me suffira d’ajouter que j’ai placé cet enfant sous la surveillance d’un de mes amis, dans un commerce honorable : que cette condition ne lui convient pas ; qu’il s’enfuit, erre comme un vagabond sur la route, et vient ici eu haillons, s’adresser à vous, miss Trotwood. Je désire mettre sous vos yeux, en tout honneur, les conséquences inévitables, selon moi, du secours que vous pourriez lui accorder dans ces circonstances.

 

– Commençons par traiter la question de cette occupation honorable, dit ma tante. S’il avait été votre propre fils, vous l’auriez placé de la même manière, je suppose ?

 

– S’il avait été le fils de mon frère, dit miss Murdstone intervenant dans la discussion, son caractère aurait été, j’espère, tout à fait différent.

 

– Si cette pauvre enfant, sa défunte mère, avait été en vie, il aurait été chargé de même de ces honorables occupations, n’est-ce pas ? dit ma tante.

 

– Je crois, dit M. Murdstone avec un signe de tête, que Clara n’aurait jamais résisté à ce que nous aurions regardé, ma sœur Jeanne Murdstone et moi, comme le meilleur parti à prendre. »

 

Miss Murdstone confirma en grommelant ce que son frère venait de dire.

 

« Hem ! dit ma tante, malheureux enfant ! »

 

M. Dick, qui faisait sonner son argent dans ses poches depuis quelque temps, se livra à cette occupation avec un tel zèle que ma tante crut nécessaire de lui imposer silence par un regard, avant de dire :

 

« La pension de cette pauvre enfant s’est éteinte avec elle ?

 

– Elle s’est éteinte avec elle, répliqua M. Murdstone.

 

– Et sa petite propriété, la maison et le jardin, ce je ne sais quoi la Rookery, sans Rooks, n’a pas été assurée à son fils ?

 

– Son premier mari lui avait laissé son bien sans conditions, commençait à dire M. Murdstone, quand ma tante l’interrompit avec une impatience et une colère visibles.

 

– Mon Dieu, je le sais bien ! laissé sans conditions ! Je connaissais bien David Copperfield : je sais bien qu’il n’était pas homme à prévoir les moindres difficultés, quand elles lui auraient crevé les yeux. Il va sans dire que tout lui a été laissé sans conditions, mais quand elle s’est remariée, quand elle a eu le malheur de vous épouser ; en un mot, dit ma tante, pour parler franchement, personne n’a-t-il dit alors un mot en faveur de cet enfant ?

 

– Ma pauvre femme aimait son second mari, madame, dit M. Murdstone : elle avait pleine confiance en lui.

 

– Votre femme, monsieur, était une pauvre enfant très-malheureuse, qui ne connaissait pas le monde, répondit ma tante en secouant la tête. Voilà ce qu’elle était ; et maintenant, voyons ! qu’avez-vous à dire de plus ?

 

– Seulement ceci, miss Trotwood, répliqua-t-il ; je suis prêt à reprendre David, sans conditions, pour faire de lui ce qui me conviendra, et pour agir à son égard comme il me plaira. Je ne suis pas venu pour faire des promesses, ni pour prendre des engagements envers qui que ce soit. Vous avez peut-être quelque intention, miss Trotwood, de l’encourager dans sa fuite et d’écouter ses plaintes. Vos manières qui, je dois le dire, ne me semblent pas conciliantes, me portent à le supposer. Je vous préviens donc que, si vous l’encouragez cette fois, c’est une affaire finie : si vous intervenez entre lui et moi, votre intervention, miss Trotwood, doit être définitive. Je ne plaisante pas, et il ne faut pas plaisanter avec moi. Je suis prêt à l’emmener pour la première et la dernière fois : est-il prêt à me suivre ? S’il ne l’est pas, si vous me dites qu’il ne l’est pas, sous quelque prétexte que ce soit, peu m’importe, ma porte lui est fermée pour toujours, et je tiens pour convenu que la vôtre lui est ouverte. »

 

Ma tante avait écouté ce discours avec l’attention la plus soutenue, en se tenant plus droite que jamais, ses mains croisées sur ses genoux et l’œil fixé sur son interlocuteur. Quand il eut fini, elle tourna les yeux du côté de miss Murdstone sans changer d’attitude, et lui dit :

 

« Et vous, mademoiselle, avez-vous quelque chose à ajouter ?

 

– Vraiment, miss Trotwood, dit miss Murdstone, tout ce que je pourrais dire a été si bien exprimé par mon frère, et tous les faits que je pourrais rapporter ont été exposés par lui si clairement, que je n’ai qu’à vous remercier de votre politesse ; ou plutôt de votre excessive politesse, ajouta miss Murdstone, avec une ironie qui ne troubla pas plus ma tante qu’elle n’eût déconcerté le canon près duquel j’avais dormi à Chatham.

 

– Et l’enfant, qu’est-ce qu’il en dit ? reprit ma tante ; David, êtes-vous prêt à partir ? »

 

Je répondis que non, et je la conjurai de ne pas me laisser emmener. Je dis que M. et miss Murdstone ne m’avaient jamais aimé, qu’ils n’avaient jamais été bons pour moi ; que je savais qu’ils avaient rendu ma mère, qui m’aimait tant, très-malheureuse à cause de moi, et que Peggotty le savait bien aussi. Je dis que j’avais plus souffert qu’on ne pouvait le croire, en pensant combien j’étais jeune encore. Je priai et je conjurai ma tante (je ne me rappelle plus en quels termes, mais je me souviens que j’en étais alors très-ému) de me protéger et de me défendre, pour l’amour de mon père.

 

« M. Dick, dit ma tante, que faut-il que je fasse de cet enfant ? »

 

M Dick réfléchit, hésita, puis prenant un air radieux répondit :

 

« Faites-lui tout de suite prendre mesure pour un habillement complet.

 

– M. Dick, dit ma tante d’un air de triomphe, donnez-moi une poignée de main, votre bon sens est d’une valeur inappréciable. » Puis, ayant vivement secoué la main de M. Dick, elle m’attira près d’elle en disant à M. Murdstone :

 

« Vous pouvez partir si cela vous convient, je garde cet enfant, j’en courrai la chance. S’il est tel que vous dites, il me sera toujours facile de faire pour lui ce que vous avez fait, mais je n’en crois pas un mot.

 

– Miss Trotwood, répondit M. Murdstone, en haussant les épaules et en se levant, si vous étiez un homme…

 

– Billevesées ! dit ma tante, ne me parlez pas de ces sornettes !

 

– Quelle politesse exquise, s’écria miss Murdstone en se levant, c’est trop fort, vraiment !

 

– Croyez-vous, dit ma tante en faisant la sourde oreille au discours de la sœur et en continuant à s’adresser au frère, et à secouer la tête d’un air de suprême dédain, croyez-vous que je ne sache pas la vie que vous avez fait mener à cette pauvre enfant si mal inspirée ? Croyez-vous que je ne sache pas quel jour néfaste ce fut pour cette douce petite créature que celui où elle vous vit pour la première fois, souriant et faisant les yeux doux, je parie, comme si vous n’étiez pas capable de dire une sottise à un enfant ?

 

– Je n’ai jamais entendu de langage plus élégant, dit miss Murdstone.

 

– Croyez-vous que je ne comprenne pas votre jeu comme si j’y avais été ? continua ma tante, maintenant que je vous vois et que je vous entends, ce qui, à vous dire le vrai, n’est rien moins qu’un plaisir pour moi. Ah ! certes, il n’y avait personne au monde d’aussi doux et d’aussi soumis que M. Murdstone dans ce temps-là. La pauvre petite innocente n’avait jamais vu mouton pareil. Il était si plein de bonté ! il adorait la mère : il avait une passion pour le fils, une véritable passion ! il serait pour lui un second père, et il n’y avait plus qu’à vivre tous ensemble dans un paradis plein de roses, n’est-ce pas ? Allons donc, laissez-moi tranquille ! dit ma tante.

 

– Je n’ai de ma vie vu une femme semblable, s’écria miss Murdstone.

 

– Et quand vous avez été sûr de cette pauvre petite insensée, dit ma tante (Dieu me pardonne d’appeler ainsi une créature qui est maintenant là où vous n’êtes pas pressé d’aller la rejoindre !), comme si vous n’aviez pas fait assez de tort à elle et aux siens, vous vous êtes mis à commencer son éducation, n’est-ce pas ? Vous avez entrepris de la dresser, et vous l’avez mise en cage comme un pauvre petit oiseau, pour lui faire oublier sa vie passée et lui apprendre à chanter sur le même air que vous.

 

– C’est de la folie ou de l’ivresse, dit miss Murdstone, au désespoir de ne pouvoir détourner de son côté le torrent d’invectives de ma tante, et je soupçonne que c’est plutôt de l’ivresse. »

 

Miss Betsy, sans faire la moindre attention à l’interruption, continua à s’adresser à M. Murdstone.

 

« Oui, monsieur Murdstone, continua-t-elle en secouant le doigt, vous vous êtes fait le tyran de cette innocente enfant, et vous lui avez brisé le cœur. Elle avait l’âme tendre, je le sais, je le savais bien des années avant que vous la vissiez, et vous avez bien choisi son faible pour lui porter les coups dont elle est morte. Voilà la vérité, qu’elle vous plaise ou non, faites-en ce que vous voudrez, vous et ceux qui vous ont servi d’instruments.

 

– Permettez-moi de vous demander, miss Trotwood, dit miss Murdstone, quelle personne il vous plaît d’appeler, avec un choix d’expressions dont je n’ai pas l’habitude, les instruments de mon frère ? »

 

Miss Betsy, persistant dans une surdité inébranlable, reprit son discours :

 

« Il était clair, comme je vous l’ai dit, bien des années avant que vous la vissiez (et il est au-dessus de la raison humaine de comprendre pourquoi il est entré dans les vues mystérieuses de la Providence que vous la vissiez jamais), il était clair que cette pauvre petite créature se remarierait un jour ou l’autre, mais j’espérais que cela ne tournerait pas aussi mal ; c’était à l’époque où elle mit au monde son fils que voici, monsieur Murdstone ; ce pauvre enfant dont vous vous êtes servi parfois pour la tourmenter plus tard, ce qui est un souvenir désagréable, et vous rend maintenant sa vue odieuse. Oui, oui, vous n’avez pas besoin de tressaillir, continua ma tante, je n’ai pas besoin de ça pour savoir la vérité. »

 

Il était resté tout le temps debout près de la porte, la regardant fixement, le sourire sur les lèvres, mais en fronçant ses épais sourcils. Je remarquai alors que tout en souriant encore, il avait pâli soudain, et qu’il semblait respirer comme un homme qui vient de perdre haleine à la course.

 

« Bonjour, monsieur, dit ma tante, et adieu. Bonjour, mademoiselle, continua-t-elle en se tournant brusquement vers la sœur. Si je vous vois jamais passer avec un âne sur ma pelouse, aussi sûr que vous avez une tête sur vos épaules, je vous arracherai votre chapeau et je trépignerai dessus ! »

 

Il faudrait un peintre, et un peintre d’un talent rare pour rendre l’expression du visage de ma tante, en faisant cette déclaration inattendue, et celle de miss Murdstone en l’entendant. Mais le geste n’était pas moins éloquent que la parole, miss Murdstone, en conséquence, ne répondit pas, prit discrètement le bras de son frère et sortit majestueusement de la maison. Ma tante, toujours à la fenêtre, les regardait s’éloigner, toute prête, sans aucun doute, à mettre à l’instant même sa menace à exécution, dans le cas où reparaîtrait l’âne.

 

Nulle tentative n’ayant eu lieu pour répondre à ce défi, le visage de ma tante se radoucit peu à peu, si bien que je m’enhardis à la remercier et à l’embrasser, ce que je fis de tout mon cœur, en passant mes bras autour de son cou. Je donnai ensuite une poignée de mains à M. Dick, qui répéta cette cérémonie plusieurs fois de suite, et qui salua l’heureuse issue de l’affaire en éclatant de rire toutes les cinq minutes.

 

« Vous vous regarderez comme étant de moitié avec moi le tuteur de cet enfant, monsieur Dick, dit ma tante.

 

– Je serai enchanté, dit M. Dick, d’être le tuteur du fils de David.

 

– Très-bien, dit ma tante, voilà qui est convenu. Je pensais à une chose, monsieur Dick, c’est que je pourrais l’appeler Trotwood ?

 

– Certainement, certainement, appelez-le Trotwood, dit M. Dick, Trotwood, fils de David Copperfield.

 

– Trotwood Copperfield, vous voulez dire ? repartit ma tante.

 

– Oui, sans doute, oui, Trotwood Copperfield dit M. Dick un peu embarrassé. »

 

Ma tante fut si enchantée de son idée qu’elle marqua elle-même, avec de l’encre indélébile, les chemises qu’on m’acheta toutes faites ce jour-là, avant de me les laisser mettre ; et il fut décidé que le reste de mon trousseau, qu’elle commanda immédiatement, porterait la même marque.

 

C’est ainsi que je commençai une vie toute neuve, avec un nom tout neuf, comme le reste. Maintenant que mon incertitude était passée, je croyais rêver. Je ne me disais pas que ma tante et M. Dick faisaient deux étranges tuteurs. Je ne pensais pas à moi-même d’une manière positive. Ce qu’il y avait de plus clair dans mon esprit, c’est, d’une part, que ma vie passée à Blunderstone s’éloignait de plus en plus et semblait flotter dans le vague d’une distance infinie ; de l’autre, qu’un rideau venait de tomber pour toujours sur celle que j’avais menée chez Murdstone et Grinby. Personne n’a levé ce rideau depuis. Moi, je l’ai soulevé un moment d’une main timide et tremblante, même dans ce récit, et je l’ai laissé retomber avec joie. Le souvenir de cette existence est accompagné dans mon esprit d’une telle douleur, de tant de souffrance morale, d’une absence d’espérance si absolue, que je n’ai jamais eu le courage d’examiner combien de temps avait duré mon supplice. Est-ce un an, est-ce plus, est-ce moins ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que cela fut, que cela n’est plus, que je viens d’en parler pour n’en plus reparler jamais.

 

CHAPITRE XV.

Je recommence.


M. Dick et moi, nous fûmes bientôt les meilleurs amis du monde, et quand il avait achevé son travail de la journée, nous sortions souvent ensemble pour enlever le grand cerf-volant. Tous les jours de la vie, il travaillait longtemps à son mémoire, qui ne faisait pas le moindre progrès, quelque peine qu’il y prit, car le roi Charles venait toujours se fourrer tantôt au commencement, tantôt à la fin, et alors il n’en fallait plus parler, c’était à recommencer. La patience et le courage avec lesquels il supportait ces désappointements continuels, l’idée vague qu’il avait que le roi Charles Ier n’avait rien à voir là dedans, les faibles efforts qu’il tentait pour le chasser, et l’entêtement avec lequel ce monarque revenait condamner le mémoire à l’oubli, tout cela me fit une profonde impression. Je ne sais pas ce que M. Dick comptait faire du mémoire, dans le cas où il serait terminé, je crois qu’il ne savait pas plus que moi où il avait l’intention de l’envoyer, ni quels effets il en attendait. Mais, au reste, il n’était pas nécessaire qu’il se préoccupât de cette question, car s’il y avait quelque chose de certain sous le soleil, c’est que le mémoire ne serait jamais terminé.

 

C’était touchant de le voir avec son cerf-volant, quand il l’avait enlevé à une grande hauteur dans les airs. Ce qu’il m’avait dit, dans sa chambre, des espérances qu’il avait conçues de cette manière de disséminer les faits exposés sur les papiers qui le couvraient et qui n’étaient autres que des feuillets sacrifiés de quelque mémoire avorté, pouvait bien le préoccuper quelquefois, mais une fois dehors, il n’y pensait plus. Il ne pensait qu’à regarder le cerf-volant s’envoler et à développer à mesure la pelote de ficelle qu’il tenait à la main. Jamais il n’avait l’air plus serein. Je me disais quelquefois, quand j’étais assis près de lui le soir, sur un tertre de gazon, et que je le voyais suivre des yeux les mouvements du cerf-volant dans les airs, que son esprit sortait alors de sa confusion pour s’élever avec son jouet dans les cieux. Quand il roulait la ficelle, et que le cerf-volant, descendant peu à peu, sortait de l’horizon éclairé par le soleil couchant, pour tomber sur la terre comme frappé de mort, il semblait sortir peu à peu d’un rêve, et je l’ai vu ramasser son cerf-volant, puis regarder autour de lui d’un air égaré, comme s’ils étaient tombés ensemble d’une chute commune, et je le plaignais de tout mon cœur.

 

Les progrès que je faisais dans l’amitié et l’intimité de M. Dick ne nuisaient en rien à ceux que je faisais dans les bonnes grâces de sa fidèle amie, ma tante. Elle prit assez d’affection pour moi au bout de quelques semaines pour abréger le nom de Trotwood qu’elle m’avait donné, et m’appeler Trot ; elle m’encouragea même à espérer que si je continuais comme j’avais commencé, je pouvais arriver à rivaliser dans son cœur avec ma sœur Betsy Trotwood.

 

« Trot, dit ma tante un soir, au moment où l’on venait comme de coutume d’apporter le trictrac pour elle et pour M. Dick, il ne faut pas oublier votre éducation. »

 

C’était mon seul sujet d’inquiétude, et je fus enchanté de cette ouverture.

 

« Cela vous ferait-il plaisir d’aller en pension à Canterbury ? »

 

Je répondis que cela me plaisait d’autant plus que c’était tout près d’elle.

 

« Bien, dit ma tante, voudriez-vous partir demain ? »

 

Je n’étais plus étranger à la rapidité ordinaire des mouvements de ma tante, je ne fus donc pas surpris d’une proposition si soudaine, et je dis, oui.

 

« Bien, répéta ma tante. Jeannette, vous demanderez le cheval gris et la petite voiture pour demain à dix heures du matin, et vous emballerez ce soir les effets de M. Trotwood. »

 

J’étais à la joie de mon cœur en entendant donner ces ordres, mais je me reprochai mon égoïsme, quand je vis leur effet sur M. Dick, qui était si abattu à la perspective de notre séparation et qui jouait si mal en conséquence, qu’après lui avoir donné plusieurs avertissements avec les cornets sur les doigts, ma tante ferma le trictrac et déclara qu’elle ne voulait plus jouer avec lui. Mais en apprenant que je viendrais quelquefois le samedi, et qu’il pouvait quelquefois aller me voir le mercredi, il reprit un peu courage et fit vœu de fabriquer pour ces occasions un cerf-volant gigantesque, bien plus grand que celui dont nous faisions notre divertissement aujourd’hui. Le lendemain, il était retombé dans l’abattement, et il cherchait à se consoler en me donnant tout ce qu’il possédait en or et en argent, mais ma tante étant intervenue, ses libéralités furent réduites à un don de quatre shillings : à force de prières, il obtint de le porter jusqu’à huit. Nous nous séparâmes de la manière la plus affectueuse à la porte du jardin, et M. Dick ne rentra dans la maison que lorsqu’il nous eut perdus de vue.

 

Ma tante, parfaitement indifférente à l’opinion publique, conduisit de main de maître le cheval gris à travers Douvres ; elle se tenait droite et roide comme un cocher de cérémonie, et suivait de l’œil les moindres mouvements du cheval, décidée à ne lui laisser faire sa volonté sous aucun prétexte. Quand nous fûmes en rase campagne, elle lui donna un peu plus de liberté, et jetant un regard sur une vallée de coussins, dans lesquels j’étais enseveli auprès d’elle, elle me demanda si j’étais heureux.

 

« Très-heureux, merci, ma tante, » dis-je. Elle en fut si satisfaite que n’ayant pas les mains libres pour me témoigner sa joie, elle me caressa la tête avec le manche de son fouet.

 

« La pension est-elle nombreuse ? ma tante, demandai-je.

 

– Je n’en sais rien, dit ma tante, nous allons d’abord chez M. Wickfield.

 

– Est-ce qu’il tient une pension ? demandai-je.

 

– Non, Trot, c’est un homme d’affaires. »

 

Je ne demandai plus de renseignements sur le compte de M. Wickfield, et ma tante ne m’en offrant pas davantage, la conversation roula sur d’autres sujets, jusqu’au moment où nous arrivâmes à Canterbury. C’était le jour du marché, et ma tante eut beaucoup de peine à faire circuler le cheval gris entre les charrettes, les paniers, les piles de légumes et les mottes de beurre. Il s’en fallait parfois de l’épaisseur d’un cheveu que tout un étalage ne fût renversé, ce qui nous attirait des discours peu flatteurs de la part des gens qui nous entouraient ; mais ma tante conduisait toujours avec le calme le plus parfait, et je crois qu’elle aurait traversé avec la même assurance un pays ennemi.

 

Enfin nous nous arrêtâmes devant une vieille maison qui usurpait sur l’alignement de la rue ; les fenêtres du premier étage étaient en saillie, et les solives avançaient également leurs têtes sculptées au-dessus de la chaussée, de sorte que je me demandai un moment si toute la maison n’avait pas la curiosité de se porter ainsi en avant pour voir ce qui se passait dans la rue jusque sur le trottoir. Au reste, cela ne l’empêchait pas d’être d’une propreté exquise. Le vieux marteau de la porte cintrée, au milieu des guirlandes de fleurs et de fruits sculptés qui l’entouraient, brillait comme une étoile. Les marches de pierre étaient aussi nettes que si elles venaient de passer leur linge blanc, et tous les angles, les coins, les sculptures et les ornements, les petits carreaux des vieilles fenêtres, tout cela était aussi éclatant de propreté que la neige qui tombe sur les montagnes.

 

Quand la voiture s’arrêta à la porte, j’aperçus en regardant la maison une figure cadavéreuse, qui se montra un moment à une petite fenêtre dans une tourelle, à l’un des angles de la maison ! puis disparut. La porte cintrée s’ouvrit alors, et je revis ce même visage. Il était aussi pâle que lorsque je l’avais vu à la fenêtre, quoique son teint fût un peu relevé par des taches de son qu’on voit souvent à la peau des personnes rousses ; et en effet le personnage était roux : il pouvait avoir quinze ans, à ce que je puis croire, mais il paraissait beaucoup plus âgé ; la faux qui avait moissonné ses cheveux les avait coupés ras comme un chaume. De sourcils point, pas plus que de cils ; les yeux d’un rouge brun, si dégarnis, si dénudés que je ne m’expliquais pas qu’il pût dormir, ainsi à découvert. Il était haut des épaules, osseux et anguleux, d’une mise décente, habillé de noir, avec un bout de cravate blanche ; son habit boutonné jusqu’au cou, une main si longue, si maigre, une vraie main de squelette, qui attira mon attention pendant que, debout à la tête du poney, il se caressait le menton et nous regardait dans la voiture.

 

« M. Wickfield est-il chez lui, Uriah Heep ? dit ma tante.

 

– M. Wickfield est chez lui, madame ; si vous voulez vous donner la peine d’entrer ici… dit-il en montrant de sa main décharnée la chambre qu’il voulait désigner. »

 

Nous mîmes pied à terre, et laissant Uriah Heep tenir le cheval, nous entrâmes dans un salon un peu bas, de forme oblongue, qui donnait sur la rue ; je vis par la fenêtre Uriah qui soufflait dans les naseaux du cheval, puis les couvrait précipitamment de sa main, comme s’il y avait jeté un sort. En face de la vieille cheminée étaient placés deux portraits, l’un était celui d’un homme à cheveux gris, mais qui n’était pourtant pas âgé ; les sourcils étaient noirs, il regardait des papiers attachés ensemble avec un ruban rouge. L’autre était celui d’une dame, l’expression de son visage était douce et sérieuse ; elle me regardait.

 

Je crois que je cherchais des yeux un portrait d’Uriah, quand une porte s’ouvrit à l’autre bout de la chambre ; il entra un monsieur, dont la vue me fit retourner pour m’assurer si par hasard ce ne serait pas le portrait qui serait sorti de son cadre. Mais non, le portrait était paisiblement à sa place ; et quand le nouveau venu s’approcha de la lumière, je vis qu’il était plus âgé que lorsqu’il s’était fait faire son portrait.

 

« Miss Betsy Trotwood, dit-il, entrez je vous prie. J’étais occupé quand vous êtes arrivée, vous me le pardonnerez. Vous connaissez ma vie ; vous savez que je n’ai qu’un intérêt au monde. »

 

Miss Betsy le remercia, et nous entrâmes dans son cabinet qui était meublé comme celui d’un homme d’affaires, de papiers, de livres, de boites d’étain, etc. Il donnait sur le jardin, et il était pourvu d’un coffre-fort en fer, fixé dans la muraille juste au-dessus du manteau de la cheminée ; car je me demandais comment les ramoneurs pouvaient faire pour passer derrière, quand ils avaient besoin de nettoyer la cheminée.

 

« Eh bien ! miss Trotwood, dit M. Wickfield ; car je découvris bientôt que c’était le maître de la maison, qu’il était avoué et qu’il régissait les terres d’un riche propriétaire des environs, quel vent vous amène ici ? C’est un bon vent, dans tous les cas, j’espère ?

 

– Mais oui, répliqua ma tante, je ne suis pas venue pour des affaires de justice.

 

– Vous avez raison, mademoiselle, dit M. Wickfield : mieux vaut venir pour autre chose. »

 

Ses cheveux étaient tout à fait blancs alors, quoiqu’il eût encore les sourcils noirs. Son visage était très-agréable, il avait même dû être beau. Son teint était coloré d’une certaine façon dont j’avais appris, grâce à Peggotty, à faire honneur à l’usage du vin de Porto, et j’attribuais à la même origine l’intonation de sa voix et son embonpoint marqué. Il avait une mise très-convenable, un habit bleu, un gilet à raies, un pantalon de nankin ; sa chemise à jabot et sa cravate de batiste semblaient si blanches et si fines qu’elles rappelaient à mon imagination vagabonde le cou d’un cygne.

 

« C’est mon neveu, dit ma tante.

 

– Je ne savais pas que vous en eussiez un, miss Trotwood, dit M. Wickfield.

 

– Mon petit neveu, c’est-à-dire, » remarqua ma tante.

 

– Je ne savais pas que vous eussiez un petit-neveu, je vous assure, dit M. Wickfield.

 

– Je l’ai adopté, dit ma tante avec un geste qui indiquait qu’elle s’inquiétait fort peu de ce qu’il savait ou de ce qu’il ne savait pas, et je l’ai amené ici pour le mettre dans une pension où il soit bien enseigné et bien traité. Dites-moi où je trouverai cette pension, et donnez-moi enfin tous les renseignements nécessaires. »

 

« Avant de hasarder un conseil, dit M. Wickfield, permettez ; vous savez, ma vieille question en toutes choses, quel est votre but réel ?

 

– Le diable vous emporte ! s’écria ma tante. Quel besoin d’aller toujours chercher midi à quatorze heures ? Mon but est bien clair et bien simple, c’est de rendre cet enfant heureux et utile.

 

– Il doit y avoir encore quelque autre chose là-dessous, dit M. Wickfield, en branlant la tête et en souriant d’un air d’incrédulité.

 

– Quelles balivernes ! repartit ma tante. Vous avez la prétention d’agir rondement dans ce que vous faites ; vous ne supposez pas, j’espère, que vous soyez la seule personne qui aille tout droit son chemin dans ce monde ?

 

– Je n’ai qu’un seul but dans la vie, miss Trotwood, beaucoup de gens en ont des douzaines, des vingtaines, des centaines : je n’ai qu’un but, voilà la différence ; mais nous ne sommes plus dans la question. Vous demandez la meilleure pension ? Quel que soit votre motif, vous voulez la meilleure. »

 

Ma tante fit un signe d’assentiment.

 

« J’en connais bien une qui vaut mieux que toutes les autres, dit M. Wickfield en réfléchissant, mais votre neveu ne pourrait y être admis pour le moment qu’en qualité d’externe.

 

« Mais en attendant, il pourrait demeurer quelque autre part, je suppose ? » dit ma tante.

 

M. Wickfield reconnut que c’était possible, après un moment de discussion, il proposa de mener ma tante voir la pension, afin qu’elle pût en juger par elle-même ; en revenant on visiterait les maisons où il pensait qu’on pourrait trouver pour moi le vivre et le couvert. Ma tante accepta la proposition, et nous allions sortir tous trois quand il s’arrêta pour me dire :

 

« Mais notre petit ami que voici pourrait avoir quelques motifs de ne pas vouloir nous accompagner. Je crois que nous ferions mieux de le laisser ici. »

 

Ma tante semblait disposée à contester la proposition : mais, pour faciliter les choses, je dis que j’étais tout prêt à les attendre chez M. Wickfield, si cela leur convenait, et je rentrai dans le cabinet, où je pris, en les attendant, possession de la chaise que j’avais occupée déjà en arrivant.

 

Cette chaise se trouvait placée en face d’un corridor étroit qui donnait dans la petite chambre ronde à la fenêtre de laquelle j’avais aperçu le pâle visage d’Uriah Heep. Après avoir mené le cheval dans une écurie des environs, il s’était remis à écrire sur un pupitre et copiait un papier fixé dans un cadre de fer suspendu sur le bureau. Quoiqu’il fût tourné de mon côté, je crus d’abord que le papier qu’il transcrivait et qui se trouvait entre lui et moi l’empêchait de me voir, mais en regardant plus attentivement de ce côté, je vis bientôt avec un certain malaise que ses yeux perçants apparaissaient de temps en temps sous le manuscrit comme deux soleils enflammés, et qu’il me regardait furtivement, au moins pendant une minute, quoiqu’on entendit sa plume courir tout aussi vite qu’à l’ordinaire. J’essayai plusieurs fois d’échapper à ses regards ; je montai sur une chaise pour regarder une carte placée de l’autre côté de la chambre ; je m’enfonçai dans la lecture du journal du comté, mais ses yeux m’attiraient toujours, et toutes les fois que je jetais un regard sur ces deux soleils brûlants, j’étais sûr de les voir se lever ou se coucher à l’instant même.

 

À la fin, après une assez longue absence, ma tante et M. Wickfield reparurent, à mon grand soulagement. Le résultat de leurs recherches n’était pas aussi satisfaisant que j’aurais pu le désirer, car si les avantages qu’offrait la pension étaient incontestables, ma tante n’avait pas été également satisfaite des maisons où je pouvais loger.

 

« C’est très-ennuyeux, dit-elle. Je ne sais que faire, Trot.

 

– C’est en effet très-ennuyeux, dit M. Wickfield, mais je vais vous dire ce que vous pourriez faire, miss Trotwood.

 

– Qu’est-ce ? dit ma tante.

 

– Laissez votre neveu ici, pour le moment. C’est un garçon tranquille : il ne me dérangera pas du tout. La maison est bonne pour étudier : elle est aussi tranquille qu’un couvent, et presque aussi spacieuse. Laissez-le ici. »

 

La proposition était évidemment du goût de ma tante, mais elle hésitait à l’accepter, par délicatesse. Moi de même.

 

« Allons ! miss Trotwood, dit M. Wickfield, il n’y a pas d’autre moyen de tourner la difficulté. C’est seulement un arrangement temporaire, vous savez. Si cela ne va pas bien, si cela nous gêne les uns ou les autres, nous pourrons toujours nous quitter, et dans l’intervalle, on aura le temps de lui trouver quelque chose qui convienne mieux. Mais, quant à présent, vous n’avez rien de mieux à faire que de le laisser ici.

 

– Je vous suis très-reconnaissante, dit ma tante, et je vois qu’il l’est comme moi, mais…

 

– Allons ! je sais ce que vous voulez dire, s’écria M. Wickfield. Je ne veux pas vous forcer d’accepter de moi des faveurs, miss Trotwood, vous payerez sa pension si vous voulez. Nous ne disputerons pas sur le prix, mais vous payerez si vous voulez.

 

– Cette condition, dit ma tante, sans diminuer en rien ma reconnaissance du service que vous me rendez, me met plus à mon aise : je serai enchantée de le laisser ici.

 

– Alors, venez voir ma petite ménagère, » dit M. Wickfield.

 

En conséquence, nous montâmes un ancien escalier de chêne, avec une rampe si large, qu’on aurait pu aussi aisément marcher dessus, et nous entrâmes dans un vieux salon un peu sombre, éclairé par trois ou quatre des bizarres fenêtres que j’avais remarquées de la rue. Il y avait dans les embrasures, des sièges en chêne, qui semblaient provenir des mêmes arbres que le parquet ciré et les grandes poutres du plafond. La chambre était joliment meublée d’un piano et d’un meuble éclatant, vert et rouge ; il y avait des fleurs dans les vases. On n’y voyait que coins et recoins, garnis chacun d’une petite table ou d’un chiffonnier, d’un fauteuil ou d’une bibliothèque, si bien que je me disais à tout moment qu’il n’y avait pas dans la chambre un autre coin aussi charmant que celui où je me trouvais ; puis je découvrais l’instant d’après quelque retraite plus agréable encore. Le salon portait le cachet de repos et d’exquise propreté qui caractérisait la maison à l’extérieur.

 

M. Wickfield frappa à une porte vitrée pratiquée dans un coin de la chambre tapissée de lambris, et une petite fille à peu près de mon âge sortit aussitôt et l’embrassa. Je reconnus immédiatement sur son visage l’expression douce et sereine de la dame dont le portrait m’avait frappé au rez-de-chaussée. Il me semblait dans mon imagination que c’était le portrait qui avait grandi de manière à devenir une femme, mais que l’original était resté enfant. Elle avait l’air gai et heureux, ce qui n’empêchait pas son visage et ses manières de respirer une tranquillité d’âme, une sérénité que je n’ai jamais oubliées, que je n’oublierai jamais.

 

« Voilà, nous dit M. Wickfield, ma ménagère, ma fille Agnès. » Quand j’entendis le ton dont il prononçait ces paroles, quand je vis la manière dont il tenait sa main, je compris que c’était elle qui était le but unique de sa vie.

 

Un petit panier en miniature, pour contenir son trousseau de clefs, pendait à son côté, et elle avait l’air d’une maîtresse de maison assez grave et assez entendue pour gouverner cette vieille demeure. Elle écouta d’un air d’intérêt ce que son père lui dit de moi, et quand il eut fini, elle proposa à ma tante de monter avec elle pour voir mon logis. Nous y allâmes tous ensemble ; elle nous montra le chemin et ouvrit la porte d’une vaste chambre ; une magnifique chambre vraiment, avec ses solives de vieux chêne, comme le reste, et ses petits carreaux à facettes, et la belle balustrade de l’escalier qui montait jusque-là.

 

Je ne puis me rappeler où et quand j’avais vu, dans mon enfance, des vitraux peints dans une église. Je ne me rappelle pas les sujets qu’ils représentaient. Je sais seulement que lorsque je la vis arriver au haut du vieil escalier et se retourner pour nous attendre sous ce jour voilé, je pensai aux vitraux que j’avais vus jadis, et que leur éclat doux et pur s’associa depuis, dans mon esprit, avec le souvenir d’Agnès Wickfield.

 

Ma tante était aussi enchantée que moi des arrangements qu’elle venait de prendre, et nous redescendîmes ensemble dans le salon, très-heureux et très-reconnaissants. Elle ne voulut pas entendre parler de rester à dîner, de peur de ne pas arriver avant la nuit chez elle avec le fameux cheval gris, et je crois que M. Wickfield la connaissait trop bien pour essayer de la dissuader ; on lui servit donc des rafraîchissements, Agnès retourna près de sa gouvernante, et M. Wickfield dans son cabinet. On nous laissa seuls pour nous dire adieu sans contrainte.

 

Elle me dit que tout ce qui me regardait serait arrangé par M. Wickfield et que je ne manquerais de rien, puis elle ajouta les meilleurs conseils et les paroles les plus affectueuses.

 

« Trot, me dit ma tante, en terminant son discours, faites honneur à vous-même, à moi et à M. Dick, et que Dieu soit avec vous ! »

 

J’étais très-ému, et tout ce que je pus faire, ce fut de la remercier, en la chargeant de toutes mes tendresses pour M. Dick.

 

« Ne faites jamais de bassesse, ne mentez jamais, ne soyez pas cruel. Évitez ces trois vices, Trot, et j’aurai toujours bon espoir pour vous. »

 

Je promis, du mieux que je pus, que je n’abuserais pas de sa bonté et que je n’oublierais pas ses recommandations.

 

« Le cheval est à la porte, dit ma tante, je pars. Restez là. »

 

À ces mots, elle m’embrassa précipitamment et sortit de la chambre en fermant la porte derrière elle. Je fus un peu surpris d’abord de ce brusque départ, et je craignais de lui avoir déplu ; mais, en regardant par la fenêtre, je la vis monter en voiture d’un air abattu et s’éloigner sans lever les yeux ; je compris mieux alors ce qu’elle éprouvait, et ne lui fis pas l’injustice de croire qu’elle eût rien contre moi.

 

On dînait à cinq heures chez M. Wickfield ; j’avais repris courage et me sentais en appétit. Il n’y avait que deux couverts. Cependant Agnès, qui avait attendu son père dans le salon, descendit avec lui et s’assit en face de lui à table. Je ne pouvais pas croire qu’il dînât sans elle.

 

On remonta dans le salon après dîner, et dans le coin le plus commode, Agnès apporta un verre pour son père avec une bouteille de vin de Porto. Je crois qu’il n’aurait pas trouvé à son breuvage favori son parfum accoutumé, s’il lui avait été servi par d’autres mains.

 

Il passa là deux heures, buvant du vin en assez grande quantité, pendant qu’Agnès jouait du piano, travaillait et causait avec lui ou avec moi. Il était, la plupart du temps, gai et en train comme nous, mais parfois il la regardait, puis tombait dans le silence et dans la rêverie. Il me sembla qu’elle s’en apercevait aussitôt, et qu’elle essayait de l’arracher à ses méditations par une question ou une caresse. Alors il sortait de sa rêverie et se versait du vin.

 

Agnès fit les honneurs du thé, puis le temps s’écoula, comme après le dîner, jusqu’à l’heure du coucher. Son père la prit alors dans ses bras, l’embrassa, puis après son départ il demanda des bougies dans son cabinet. Je montai me coucher aussi.

 

Pendant la soirée, j’étais sorti un moment dans la rue pour jeter un coup d’œil sur les vieilles maisons et sur la belle cathédrale, me demandant comment j’avais pu traverser cette ancienne ville dans mon voyage, et passer, sans le savoir, auprès de la maison où je devais demeurer bientôt. En revenant, je vis Uriah Heep qui fermait l’étude ; je me sentais en veine de bienveillance à l’égard du genre humain, et je lui dis quelques mots, puis en le quittant, je lui tendis la main. Mais quelle main humide et froide avait touché la mienne ! Je crus sentir la main d’un spectre, et elle en avait bien toute l’apparence. Je me frottai les mains pour réchauffer celle qui venait de rencontrer la sienne, et pour faire disparaître jusqu’à la trace de cet odieux attouchement.

 

Cette idée me poursuivait encore quand je montai dans ma chambre. Je croyais toujours sentir cette main humide et glacée. Je me penchai hors de la fenêtre, et j’aperçus une des figures sculptées au bout des solives, qui me regardait de travers. Il me sembla que c’était Uriah Heep qui était monté, je ne sais comment, jusque-là, et je me hâtai de fermer ma fenêtre.

 

CHAPITRE XVI.

Je change sous bien des rapports.


Le lendemain après le déjeuner, la vie de pension s’ouvrit de nouveau devant moi. M. Wickfield me conduisit sur le théâtre de mes études futures : c’était un bâtiment grave, le long d’une grande cour, respirant un air scientifique, en harmonie avec les corbeaux et les corneilles qui descendaient des tours de la cathédrale pour se promener d’un pas magistral sur la pelouse.

 

On me présenta à mon nouveau maître, le docteur Strong. Il me sembla presque aussi rouillé que la grande grille de fer qui ornait la façade de la maison, et presque aussi massif que les grandes urnes de pierre placées à intervalles égaux en haut des piliers, comme un jeu de quilles gigantesques, que le temps devait abattre quelque jour en se jouant. Il était dans sa bibliothèque ; ses habits étaient mal brossés, ses cheveux mal peignés, les jarretières de sa culotte courte n’étaient pas attachées, ses guêtres noires n’étaient pas boutonnées, et ses souliers étaient béants comme deux cavernes sur le tapis du foyer. Il tourna vers moi ses yeux éteints qui me rappelèrent ceux d’un vieux cheval aveugle que j’avais vu brouter l’herbe et trébucher sur les tombeaux du cimetière de Blunderstone, puis il me dit qu’il était bien aise de me voir, en me tendant une main dont je ne savais que faire, la voyant si inactive par elle-même.

 

Mais il y avait près du docteur Strong une jeune personne très-jolie qui travaillait ; il l’appelait Annie, et je supposai que c’était sa fille ; elle me tira d’embarras en s’agenouillant sur le tapis pour attacher les souliers du docteur Strong et boutonner ses guêtres, besogne qu’elle accomplit avec beaucoup de promptitude et de bonne grâce. Quand elle eut fini, au moment où nous nous rendions à la salle d’études, je fus très-étonné d’entendre M. Wickfield lui dire adieu sous le nom de mistress Strong, et je me demandais si ce n’était pas par hasard la femme de son fils plutôt que celle du docteur, quand il leva lui-même tous mes doutes.

 

« À propos, Wickfield, dit-il en s’arrêtant dans un corridor, et en appuyant sa main sur mon épaule, vous n’avez pas encore trouvé une place qui puisse convenir au cousin de ma femme ?

 

– Non, dit M. Wickfield, non, pas encore.

 

– Je voudrais bien que ce fut fait le plus tôt possible, Wickfield, dit le docteur Strong, car Jack Maldon est pauvre et oisif, et ce sont deux fléaux qui engendrent souvent des maux plus grands encore. Et c’est ce que dit le docteur Watts, ajouta-t-il en me regardant et en branlant la tête ; « Satan a toujours de l’ouvrage pour les mains oisives. »

 

– En vérité, docteur, dit M. Wickfield, si le docteur Watts avait bien connu les hommes, il aurait pu dire avec autant d’exactitude : « Satan a toujours de l’ouvrage pour les mains occupées. » Les gens occupés ont bien leur part du mal qui se fait dans ce monde, vous pouvez y compter. Qu’ont fait, depuis un siècle ou deux, les gens qui ont été le plus affairés à acquérir du pouvoir ou de l’argent ? Croyez-vous qu’ils n’aient pas fait aussi bien du mal ?

 

– Jack Maldon ne sera jamais très-affairé pour acquérir ni l’un ni l’autre, je crois, dit le docteur Strong en se frottant le menton d’un air pensif.

 

– C’est possible, dit M. Wickfield, et vous me ramenez à la question dont je vous demande pardon de m’être écarté. Non, je n’ai pas encore pu pourvoir M. Jack Maldon. Je crois, ajouta-t-il avec un peu d’hésitation, que je devine votre but, et ce n’est pas ce qui rend la chose plus facile.

 

– Mon but, dit le docteur Strong, est de placer d’une manière convenable un cousin d’Annie, qui est en outre pour elle un ami d’enfance.

 

– Oui, je sais, dit M. Wickfield, en Angleterre ou à l’étranger !

 

– Oui, dit le docteur, s’étonnant évidemment de l’affectation avec laquelle il prononçait ces paroles « en Angleterre ou à l’étranger. »

 

– Ce sont vos propres expressions, dit M. Wickfield, « ou à l’étranger. »

 

– Sans doute, répondit le docteur, sans doute, l’un ou l’autre.

 

– L’un ou l’autre ? Cela vous est indifférent ? demanda M. Wickfield.

 

– Oui, repartit le docteur.

 

– Oui ? dit l’autre avec étonnement.

 

– Parfaitement indifférent.

 

– Vous n’avez point de motif, dit M. Wickfield, pour vouloir dire « à l’étranger, » et non « en Angleterre ? »

 

– Non, répondit le docteur.

 

– Je suis obligé de vous croire, et il va sans dire que je vous crois, dit M. Wickfield. La commission dont vous m’avez chargé est, en ce cas, beaucoup plus simple que je ne l’avais cru. Mais j’avoue que j’avais là-dessus des idées très-différentes. »

 

Le docteur Strong le regarda d’un air étonné, qui se termina presque aussitôt par un sourire, et ce sourire m’encouragea fort, car il respirait la bonté et la douceur, avec une simplicité qu’on retrouvait, du reste, dans toutes les manières du docteur, quand on avait brisé la glace formée par l’âge et de longues études, et cette simplicité était bien faite pour attirer et charmer un jeune élève comme moi. Le docteur marchait devant nous d’un pas rapide et inégal, tout en répétant : oui, non, parfaitement, et autres brèves assurances sur le même sujet, tandis que nous marchions derrière lui ; et je remarquai que M. Wickfield avait pris un air grave et se parlait à lui-même en hochant la tête, croyant que je ne le voyais pas.

 

La salle d’étude était grande et reléguée dans un coin paisible de la maison, d’où l’on apercevait d’un côté une demi-douzaine de grandes urnes de pierre, et de l’autre un jardin bien retiré, appartenant au docteur ; on pouvait même distinguer de là les pêches qui mûrissaient sur un espalier exposé au midi. Il y avait aussi de grands aloès dans des caisses autour du gazon, et les feuilles roides et épaisses de cette plante sont restées associées depuis lors dans mon esprit avec l’idée du silence et de la retraite. Vingt-cinq élèves à peu près étaient occupés à étudier au moment de notre arrivée : tout le monde se leva pour dire bonjour au docteur, et resta debout en présence de M. Wickfield et de moi.

 

« Un nouvel élève, messieurs, dit le docteur : Trotwood Copperfield. »

 

Un jeune homme appelé Adams, qui était à la tête de la classe, quitta sa place pour me souhaiter la bienvenue. Sa cravate blanche lui donnait l’air d’un jeune ministre anglican, ce qui ne l’empêchait pas d’être très-aimable et d’un caractère enjoué ; il me montra ma place et me présenta aux différents maîtres avec une bonne grâce qui m’eût mis à mon aise si cela eût été possible.

 

Mais il me semblait qu’il y avait si longtemps que je ne m’étais trouvé en pareille camaraderie, que je n’avais vu d’autres garçons de mon âge que Mick Walker et Fécule-de-pommes-de-terre, que j’éprouvai un de ces moments de malaise qui ont été si communs dans ma vie. Je sentais si bien en moi-même que j’avais passé par une existence dont ils ne pouvaient avoir aucune idée, et que j’avais une expérience étrangère à mon âge, ma tournure et ma condition, qu’il me semblait que je me reprochais presque comme une imposture de me présenter parmi eux sans autres façons qu’un camarade ordinaire. J’avais perdu, pendant le temps plus ou moins long que j’avais passé chez Murdstone et Grinby, toute habitude des jeux et des divertissements des jeunes garçons de mon âge ; je savais que j’y serais gauche et novice. Le peu que j’avais pu apprendre jadis avait si complètement été effacé de ma mémoire par les soins sordides qui accablaient mon esprit nuit et jour, que lorsqu’on en vint à examiner ce que je savais, il se trouva que je ne savais rien, et qu’on me mit dans la dernière classe de la pension. Mais quelque préoccupé que je fusse de ma maladresse dans les exercices du corps, et de mon ignorance en fait d’études plus sérieuses, j’étais infiniment plus mal à mon aise en pensant à l’abîme mille fois plus grand encore que mon expérience des choses qu’ils ignoraient absolument, et que malheureusement je n’ignorais plus, creusait entre nous. Je me demandais ce qu’ils penseraient s’ils venaient à apprendre que je connaissais intimement la pension du banc du Roi. Mes manières ne révéleraient-elles pas tout ce que j’avais fait dans la société des Micawber, ces ventes au mont-de-piété, ces prêts sur gages et ces soupers qui en étaient la suite ? Peut-être quelqu’un de mes camarades m’avait-il vu traverser Canterbury, las et déguenillé, et viendrait-il à me reconnaître ? Que diraient-ils, eux qui attachaient si peu de prix à l’argent, s’ils savaient comment je comptais mes sous pour acheter tous les jours la viande ou la bière, ou les tranches de pudding nécessaires pour ma subsistance ? Quel effet cela produirait-il sur des enfants qui ne connaissaient pas la vie des rues de Londres, s’ils venaient à savoir que j’avais hanté les plus mauvais quartiers de cette grande ville, quelque honteux que j’en pusse être ? Mon esprit était si frappé de ces idées pendant la première journée passée chez le docteur Strong, que je veillais sur mes regards et sur mes mouvements avec anxiété ; j’étais tout inquiet dès que l’un de mes camarades approchait, et je m’enfuis en toute hâte dès que la classe fut finie, de peur de me compromettre en répondant à leurs avances amicales.

 

Mais l’influence qui régnait dans la vieille maison de M. Wickfield commença à agir sur moi au moment où je frappais à la porte, mes nouveaux livres sous le bras, et je sentis que mes alarmes commençaient à se dissiper. En montant dans ma vieille chambre, si vaste et si bien aérée, l’ombre sérieuse et grave du vieil escalier de chêne chassa mes doutes et mes craintes et jeta sur mon passé une obscurité propice. Je restai dans ma chambre à étudier diligemment jusqu’à l’heure du dîner (nous sortions de la pension à trois heures), et je descendis avec l’espérance de faire un jour encore un écolier passable.

 

Agnès était dans le salon, elle attendait son père qui était retenu dans son cabinet par une affaire. Elle vint au-devant de moi avec son charmant sourire, et me demanda ce que je pensais de la pension. Je répondis que j’espérais m’y plaire beaucoup, mais que je ne m’y sentais pas encore bien accoutumé.

 

« Vous n’avez jamais été en pension, n’est-ce pas ? lui dis-je.

 

– Bien au contraire, j’y suis tous les jours, dit-elle.

 

– Ah ! mais vous voulez dire ici, chez vous ?

 

– Papa ne pourrait pas se passer de moi, dit-elle en souriant et en hochant la tête. Il faut bien qu’il garde sa ménagère à la maison.

 

– Il vous aime beaucoup, j’en suis sûr ? »

 

Elle me fit signe que oui, et alla à la porte pour écouter s’il montait, afin d’aller au-devant de lui sur l’escalier, mais elle n’entendit rien et revint vers moi.

 

« Maman est morte au moment de ma naissance, dit-elle de l’air doux et tranquille qui lui était habituel. Je ne connais d’elle que son portrait qui est en bas. Je vous ai vu le regarder hier, saviez-vous qui c’était ?

 

– Oui, lui dis-je, il vous ressemble tant.

 

– C’est aussi l’avis de papa, dit-elle d’un ton satisfait… Ah ! le voilà ! »

 

Son calme et joyeux visage s’illumina de plaisir en allant au-devant de lui, et ils rentrèrent ensemble en se tenant par la main. Il me reçut avec cordialité, et me dit que je serais très-heureux chez le docteur Strong, qui était le meilleur des hommes.

 

« Il y a peut-être des gens… je n’en sais rien… qui abusent de sa bonté, dit M. Wickfield, ne faites jamais comme eux, Trotwood. C’est l’être le moins soupçonneux qu’on puisse rencontrer, et que ce soit un mérite ou un défaut, c’est toujours une chose dont il faut tenir compte dans tous les rapports grands ou petits qu’on peut avoir avec lui. »

 

Il me sembla qu’il parlait comme un homme contrarié ou mécontent de quelque chose, mais je n’eus pas le temps de m’en rendre compte. On annonça le dîner, et nous descendîmes pour prendre à table les mêmes places que la veille.

 

Nous étions à peine assis, quand Uriah Heep présenta sa tête rousse et sa main décharnée à la porte.

 

« M. Maldon, dit-il, voudrait vous dire un mot, monsieur.

 

– Comment ? Il n’y a qu’un instant que je suis débarrassé de M. Maldon, lui dit son patron.

 

– C’est vrai, monsieur, répondit Uriah, mais il vient de revenir pour vous dire encore un mot. »

 

Tout en tenant ainsi la porte entr’ouverte, Uriah m’avait regardé ; il avait regardé Agnès, les plats, les assiettes, et tout ce que la chambre contenait, à ce qu’il me sembla, quoiqu’il n’eût l’air de regarder autre chose que son maître, sur lequel ses yeux rouges paraissaient respectueusement attachés.

 

« Je vous demande pardon. C’est seulement pour vous dire qu’en y réfléchissant… » Ici le nouvel interlocuteur repoussa la tête d’Uriah pour y substituer la sienne… « Excusez mon indiscrétion, je vous prie. Mais puisque je n’ai point le choix, à ce qu’il paraît, plus tôt je partirai, mieux cela vaudra. Ma cousine Annie m’avait dit, quand nous avions parlé de cette affaire, qu’elle aimait mieux avoir ses amis près d’elle que de les voir exilés, et le vieux docteur…

 

– Le docteur Strong, vous voulez dire ? interrompit gravement M. Wickfield.

 

– Le docteur Strong, cela va sans dire. Je l’appelle le vieux docteur, c’est la même chose, vous savez ?

 

– Je ne sais pas, répondit M. Wickfield.

 

– Eh bien ! le docteur Strong, dit l’autre, avait l’air du même avis. Mais il paraît, d’après ce que vous me proposez, qu’il a changé d’idée ; en ce cas, je n’ai plus rien à dire ; plus tôt je partirai, mieux cela vaudra. Je suis donc revenu pour vous dire que plus tôt je serai en route, mieux cela vaudra. Quand il faut piquer une tête dans la rivière, à quoi bon lanterner sur la planche ?

 

– Eh bien ! puisque lanterner il y a, on ne lanternera pas, M. Maldon, vous pouvez compter là-dessus, dit M. Wickfield.

 

– Merci, dit l’autre, je vous suis fort obligé. À cheval donné on ne regarde pas aux dents ; ce ne serait pas aimable ; sans cela, je dirais qu’on aurait pu laisser ma cousine Annie arranger les choses à sa manière. Je suppose qu’elle n’aurait eu qu’à dire au vieux docteur…

 

– Vous voulez dire que mistress Strong n’aurait eu qu’à dire à son mari… n’est-ce pas ? dit M. Wickfield.

 

– Parfaitement, repartit l’autre, elle n’aurait eu qu’à dire qu’elle désirait que les choses fussent arrangées d’une certaine manière pour que cela se fit tout naturellement.

 

– Et pourquoi tout naturellement, M. Maldon ? demanda M. Wickfield en continuant tranquillement son dîner.

 

– Ah ! parce qu’Annie est une charmante jeune femme, et que le vieux docteur, le docteur Strong, je veux dire, n’est pas précisément un jeune homme, dit M. Jack Maldon en riant. Je ne veux blesser personne, monsieur Wickfield. Je veux seulement dire que je suppose qu’il est nécessaire et raisonnable que, dans un mariage de ce genre, on trouve au moins des compensations.

 

– Des compensations pour la femme, monsieur ? demanda gravement M. Wickfield.

 

– Pour la femme, monsieur, répondit M. Jack Maldon en riant. »

 

Mais s’apercevant que M. Wickfield continuait son dîner, du même air grave et impassible, et qu’il n’y avait point d’espoir de lui faire détendre un muscle de son visage, il ajouta :

 

« Du reste, j’ai dit tout ce que je voulais dire, je vous demande de nouveau pardon de mon indiscrétion, je vais me retirer. Il va sans dire que je suivrai vos avis, et que je considérerai cette affaire comme devant être traitée exclusivement entre vous et moi ; je n’y ferai aucune allusion chez le docteur.

 

– Avez-vous dîné ? demanda M. Wickfield en lui montrant la table.

 

– Merci, dit M. Maldon, je vais dîner chez ma cousine Annie, adieu. »

 

M. Wickfield, sans se lever, le suivit des yeux d’un air pensif. M. Maldon était, à mon avis, un jeune évaporé, assez joli garçon, la parole dégagée, l’air confiant et hardi. Ce fut là ma première entrevue avec lui ; je ne m’étais pas attendu à le voir si tôt, quand j’avais entendu le docteur parler de lui le matin.

 

Après le dîner, nous prîmes le chemin du salon, et tout se passa comme la veille. Agnès plaça les verres et la bouteille dans le même coin, M. Wickfield s’y établit et but copieusement. Agnès joua du piano, travailla, causa, et fit avec moi plusieurs parties de dominos. À l’heure exacte, elle fit le thé, puis, quand j’eus apporté mes livres, elle y jeta un coup d’œil, et me montra ce qu’elle en savait (elle était plus savante qu’elle ne le disait), et m’indiqua la meilleure manière d’apprendre et de comprendre. Je vois encore ses manières modestes, paisibles, régulières, j’entends encore sa douce voix en écrivant ces paroles ; l’influence bienfaisante qu’elle vint plus tard à exercer sur moi, commence déjà à se faire sentir à mon âme. J’aime la petite Émilie, et ne puis pas dire que j’aime Agnès de la même manière, mais je sens que la bonté, la paix et la vérité habitent auprès d’elle, et que la douce lumière de ce vitrail que j’ai vu jadis dans une église, l’éclaire toujours, et moi aussi, quand je suis près d’elle, et tous les objets qui nous entourent.

 

L’heure de son coucher était arrivé ; elle venait de nous quitter, et je tendis la main à M. Wickfield avant de me retirer aussi. Mais il me retint pour me dire :

 

« Lequel aimez-vous mieux, Trotwood, de rester ici ou d’aller ailleurs ?

 

– J’aime mieux rester ici, dis-je vivement.

 

– Vous en êtes sûr ?

 

– Si vous me le permettez, si cela vous convient.

 

– Mais c’est une vie un peu triste que celle que nous menons ici, mon garçon, j’en ai peur, dit-il.

 

– Pas plus triste pour moi que pour Agnès, monsieur. Pas triste du tout.

 

– Que pour Agnès ! répéta-t-il, en s’avançant lentement vers la grande cheminée, et en s’appuyant sur le manteau, que pour Agnès ! »

 

Il avait bu ce soir-là (peut-être était-ce une illusion) jusqu’à en avoir les yeux injectés de sang. Je ne les voyais pas alors : ses regards étaient fixés sur la terre, et il couvrait ses yeux de sa main, mais je l’avais remarqué un moment auparavant.

 

« Je me demande, murmura-t-il, si mon Agnès est lasse de moi. Je sais bien que moi, je ne me lasserai jamais d’elle, mais c’est différent… bien différent. »

 

C’était une réflexion qu’il se faisait en lui-même, ce n’est pas à moi qu’il l’adressait ; je restai donc immobile.

 

« C’est une vieille maison un peu triste et une vie bien monotone, mais il faut qu’elle reste près de moi. Il faut que je la garde près de moi. Si la pensée que je puis mourir et quitter mon enfant chérie, ou que ce cher trésor peut venir à mourir et me quitter elle-même, trouble déjà comme un spectre mes moments les plus heureux ; si je ne puis la noyer que dans… »

 

Il ne prononça pas le mot, mais il s’avança lentement vers la table où étaient posés les verres, fit d’un air distrait le geste de verser du vin de la bouteille vide, puis la posa et se remit à marcher dans la chambre.

 

« Si cette pensée est déjà si cruelle à supporter quand elle est ici, dit-il, que serait-ce si elle était loin de moi ? Non, non. Je ne puis m’y décider. »

 

Il s’appuya contre le manteau de la cheminée, et resta si longtemps plongé dans ses méditations que je ne savais si je devais risquer de le déranger en me retirant, ou rester tranquillement à ma place, jusqu’à ce qu’il fût sorti de sa rêverie. Enfin, il fit un effort, et ses yeux me cherchèrent dans la chambre.

 

« Vous voulez rester avec nous, Trotwood, dit-il de son ton ordinaire, et comme s’il répondait sans intervalle à quelque chose que je venais de lui dire, j’en suis bien aise. Vous nous tiendrez compagnie à tous deux. Cela nous fera du bien de vous avoir ici, ce sera bon pour moi, bon pour Agnès, et peut-être pour vous aussi.

 

– Pour moi, j’en suis sûr, monsieur, répondis-je. Je suis si content d’être ici !

 

– Vous êtes un brave garçon, dit M. Wickfield ; tant qu’il vous conviendra d’y rester, vous y serez le bienvenu. »

 

Il me donna une poignée de main, puis me frappant sur l’épaule, il me dit que lorsque j’aurais quelque chose à faire le soir après le départ d’Agnès, ou quand je voudrais lire pour mon plaisir, je pouvais descendre dans son cabinet s’il y était, et si je désirais un peu de société pour passer la soirée avec lui. Je le remerciai de ses bontés, et comme il s’y rendit un moment après, et que je n’étais pas fatigué, je descendis aussi un livre à la main, pour profiter, pendant une demi-heure, de la permission qu’il venait de me donner.

 

Mais, apercevant une lumière dans le petit cabinet circulaire, je me sentis à l’instant attiré par Uriah Heep qui exerçait sur moi une sorte de fascination, et j’entrai. Je le trouvai occupé à lire un gros livre avec une attention si évidente qu’il suivait chaque ligne de son doigt maigre, laissant en chemin sur la page, à ce qu’il me semblait, des traces gluantes, comme un limaçon.

 

« Vous travaillez bien tard ce soir, Uriah, lui dis-je.

 

– Oui, monsieur Copperfield. »

 

En prenant un tabouret en face de lui, pour lui parler plus à mon aise je remarquai qu’il ne savait pas sourire : il ouvrait seulement la bouche et dessinait, en l’ouvrant, deux rides profondes dans ses joues : c’était là tout.

 

« Je ne travaille pas pour l’étude, monsieur Copperfield, dit Uriah.

 

– Que faites-vous donc, alors ? demandai-je.

 

– Je tâche d’avancer dans la science du droit, monsieur Copperfield. J’étudie en ce moment-ci la Pratique de Tidd. Ah ! quel écrivain que ce Tidd, monsieur Copperfield ! »

 

Mon tabouret était un observatoire si commode, qu’en le regardant reprendre sa lecture après cette exclamation d’enthousiasme, je remarquai, pendant qu’il suivait les mots avec son doigt, que ses narines minces et pointues, toujours en mouvement avec une puissance de contraction et de dilatation surprenante, servaient d’interprète à sa pensée : il clignait du nez comme les autres clignent de l’œil ; ses yeux, à lui, ne disaient rien du tout.

 

« Je suppose que vous êtes un grand légiste ? dis-je après l’avoir observé quelque temps en silence.

 

– Moi, monsieur Copperfield ! dit Uriah. Oh ! non ; je suis dans une situation si humble. »

 

Je remarquai que l’étrange sensation que m’avait fait éprouver le contact de sa main ne devait pas être un fruit de mon imagination, car il les frottait sans cesse comme s’il voulait les sécher et les réchauffer, puis il les essuyait à la dérobée avec son mouchoir.

 

« Je sais bien que je suis dans la situation la plus humble, dit Uriah modestement, en comparaison des autres. Ma mère est très-humble aussi, nous vivons dans une humble demeure, monsieur Copperfield, et nous avons reçu beaucoup de grâces. La vocation de mon père était très-humble : il était fossoyeur.

 

– Qu’est-il devenu ? demandai-je.

 

– C’est maintenant un corps glorieux, monsieur Copperfield. Mais nous avons reçu de grandes grâces. Quelle grâce du ciel, par exemple, de demeurer chez M. Wickfield ! »

 

Je demandai à Uriah s’il y était depuis longtemps.

 

« Il y a bientôt quatre ans, monsieur Copperfield, dit Uriah en fermant son livre, après avoir soigneusement marqué l’endroit auquel il s’arrêtait. Je suis entré chez lui un an après la mort de mon père, et quelle grande grâce encore ! Quelle grâce je dois à la bonté de M. Wickfield, qui me permet de faire gratuitement des études qui auraient été au-dessus des humbles ressources de ma mère et des miennes !

 

– Alors je suppose qu’une fois vos études de droit finies, vous deviendrez procureur en titre ? lui dis-je.

 

– Avec la bénédiction de la Providence, monsieur Copperfield, répondit Uriah.

 

– Qui sait si vous ne serez pas un jour l’associé de M. Wickfield, répliquai-je pour lui faire plaisir, et alors ce sera Wickfield et Heep, ou peut-être Heep successeur de Wickfield.

 

– Oh ! non, monsieur Copperfield, dit Uriah en hochant la tête, je suis dans une situation beaucoup trop humble pour cela. »

 

Il ressemblait certainement d’une manière frappante à la figure sculptée au bout de la poutre, près de ma fenêtre, à le voir assis, dans son humilité, me lançant des yeux de côté, la bouche toute grande ouverte et les joues ridées en manière de sourire.

 

« M. Wickfield est un excellent homme, monsieur Copperfield, dit Uriah ; mais, si vous le connaissez depuis longtemps, vous en savez certainement plus là-dessus que je ne puis vous en apprendre. »

 

Je répliquai que j’en étais bien convaincu, mais qu’il n’y avait pas longtemps que je le connaissais, quoique ce fût un ami de ma tante.

 

« Ah ! en vérité, monsieur Copperfield, dit Uriah, votre tante est une femme bien aimable, monsieur Copperfield. »

 

Quand il voulait exprimer de l’enthousiasme, il se tortillait de la façon la plus étrange : je n’ai jamais rien vu de plus laid ; aussi j’oubliai un moment les compliments qu’il me faisait de ma tante pour considérer ces sinuosités de serpent qu’il imprimait à tout son corps, depuis les pieds jusqu’à la tête.

 

« …Une dame très-aimable, monsieur Copperfield, reprit-il ; elle a une grande admiration pour miss Agnès, je crois, monsieur Copperfield ? »

 

Je répondis « oui, » hardiment, sans en rien savoir : Dieu me pardonne !

 

« J’espère que vous pensez comme elle, monsieur Copperfield, dit Uriah ; n’est-il pas vrai ?

 

– Tout le monde doit être du même avis là-dessus, répondis-je.

 

– Oh ! je vous remercie de cette remarque, monsieur Copperfield, dit Uriah Heep ; ce que vous dites là est si vrai ! Même dans l’humilité de ma situation, je sais que c’est si vrai ! Oh ! merci, monsieur Copperfield ! »

 

Et il se tortilla si bien que, dans l’exaltation de ses sentiments, il s’enleva de son tabouret et commença à faire ses préparatifs de départ.

 

« Ma mère doit m’attendre, dit-il en regardant une montre terne et insignifiante qu’il tira de sa poche ; elle doit commencer à s’inquiéter, car quelque humbles que nous puissions être, monsieur Copperfield, nous avons beaucoup d’attachement l’un pour l’autre. Si vous vouliez venir nous voir un jour et prendre une tasse de thé dans notre pauvre demeure, ma mère serait aussi fière que moi de vous recevoir. »

 

Je répondis que je m’y rendrais avec plaisir.

 

« Merci, monsieur Copperfield, dit Uriah, en posant son livre sur une tablette. Je suppose que vous êtes ici pour quelque temps, monsieur Copperfield ? »

 

Je lui dis que je pensais que j’habiterais chez M. Wickfield tout le temps que je resterais à la pension.

 

« Ah ! vraiment ! s’écria Uriah ; il me semble que vous avez beaucoup de chances de finir par devenir associé de M. Wickfield, monsieur Copperfield ? »

 

Je protestai que je n’en avais pas la moindre intention, et que personne n’y avait songé pour moi ; mais Uriah s’entêtait à répondre poliment à toutes mes assurances : « Oh ! que si, monsieur Copperfield, vous avez beaucoup de chances ! » et « Oui, certainement, monsieur Copperfield, rien n’est plus probable ! » Enfin, quand il eut terminé ses préparatifs, il me demanda si je lui permettais d’éteindre la bougie, et sur ma réponse affirmative, il la souffla à l’instant même. Après m’avoir donné une poignée de main (et il me sembla que je venais de toucher un poisson dans l’obscurité), il entr’ouvrit la porte de la rue, se glissa dehors et la referma, me laissant retrouver mon chemin à tâtons ; ce que je fis à grand’peine, après m’être cogné contre son tabouret. C’est sans doute pour cela que je rêvai de lui la moitié de la nuit ; et qu’entre autres choses je le vis lancer à la mer la maison de M. Peggotty pour se livrer à une expédition de piraterie sous un drapeau noir, portant pour devise : « la Pratique, par Tidd, » et nous entraînant à sa suite sous cette enseigne diabolique, la petite Émilie et moi, pour nous noyer dans les mers espagnoles.

 

Le lendemain à la pension je parvins à vaincre ma timidité : le jour suivant, je me tirai encore mieux d’affaire, et mon embarras disparaissant par degrés, je me trouvai au bout de quinze jours parfaitement familiarisé avec mes nouveaux camarades, et très-heureux au milieu d’eux. J’étais maladroit à tous les jeux et fort en retard pour mes études. Mais je comptais sur la pratique pour me perfectionner dans le point le moins important, et sur un travail assidu pour faire des progrès dans l’autre. En conséquence, je me mis activement à l’œuvre, en classe comme en récréation, et je n’y perdis pas mon temps. La vie que j’avais menée chez Murdstone et Grinby me parut bientôt si loin de moi que j’y croyais à peine, tandis que mon existence actuelle m’était devenue si habituelle, qu’il me semblait que je n’avais jamais fait que cela.

 

La pension du docteur Strong était excellente, et ressemblait aussi peu à celle de M. Creakle que le bien au mal. Elle était conduite avec beaucoup d’ordre et de gravité, d’après un bon système ; on y faisait appel en toutes choses à l’honneur et à la bonne foi des élèves, avec l’intention avouée de compter sur ces qualités de leur part tant qu’ils n’avaient pas donné la preuve du contraire. Cette confiance produisait les meilleurs résultats. Nous sentions tous que nous avions notre part dans la direction de l’établissement, et que c’était à nous d’en maintenir la réputation et l’honneur. Aussi nous étions tous vivement attachés à la maison ; j’en puis répondre pour mon compte, et je n’ai jamais vu un seul de mes camarades qui ne pensât comme moi. Nous étudiions de tout notre cœur, pour faire honneur au docteur. Nous faisions de belles parties de jeu dans nos récréations et nous jouissions d’une grande liberté ; mais je me souviens qu’avec tout cela nous avions bonne réputation dans la ville, et que nos manières et notre conduite faisaient rarement tort à la renommée du docteur Strong et de son institution.

 

Quelques-uns des plus âgés d’entre nous logeaient chez le docteur, et c’est d’eux que j’appris quelques détails sur son compte. Il n’y avait pas encore un an qu’il avait épousé la belle jeune personne que j’avais vue dans son cabinet ; c’était de sa part un mariage d’amour ; la dame n’avait pas le sou, mais en revanche elle possédait, à ce que disaient nos camarades, une quantité innombrable de parents pauvres, toujours prêts à envahir la maison de son mari. On attribuait les manières distraites du docteur aux recherches constantes auxquelles il se livrait sur les racines grecques. Dans mon innocence, ou plutôt dans mon ignorance, je supposai que c’était chez le docteur une espèce de folie botanique, d’autant mieux qu’il regardait toujours par terre en marchant ; ce ne fut que plus tard que je vins à savoir qu’il s’agissait des racines des mots dont il avait l’intention de faire un nouveau dictionnaire. Adams, qui était le premier de la classe et qui avait des dispositions pour les mathématiques, avait fait le calcul du temps que ce dictionnaire devait lui prendre avant d’être terminé, d’après le plan primitif et les résultats déjà obtenus. Il calculait qu’il faudrait, pour mener à fin cette entreprise, mille six cent quarante-neuf ans, à partir du dernier anniversaire du docteur, qui avait eu alors soixante-deux ans.

 

Quant au docteur, il était l’idole de tous les élèves, et il aurait fallu que la pension fût bien mal composée pour qu’il en fût autrement, car c’était bien le meilleur des hommes, et rempli d’une foi si simple qu’elle eût pu toucher même les cœurs de pierre des grandes urnes rangées le long de la muraille. Quand il marchait en long et en large dans la cour, près de la grille, sous les regards des corbeaux et des corneilles qui le regardaient en retroussant leur tête d’un air de pitié, comme s’ils savaient bien qu’ils étaient beaucoup plus au courant que lui des affaires de ce monde, si un vagabond alléché par le craquement de ses souliers pouvait s’approcher assez près de lui pour attirer son attention sur un récit lamentable, il était bien sûr d’obtenir de sa charité de quoi le mettre à son aise pour deux jours. On savait si bien cela dans la maison que les maîtres et les élèves les plus âgés sautaient souvent par la fenêtre pour chasser les mendiants de la cour, avant que le docteur pût s’apercevoir de leur présence, et souvent même on avait déjà fait cette expédition à quelques pas de lui, qu’il ne se doutait seulement pas le moins du monde de ce qui se passait. Une fois sorti de ses domaines et dépourvu de toute protection, c’était comme une brebis égarée, la proie du premier mécréant qui voulait tondre sa toison. Il aurait volontiers déboutonné ses guêtres pour les donner. À vrai dire, il courait parmi nous une histoire, remontant à je ne sais quelle époque, et fondée sur je ne sais quelle autorité, mais que je crois encore véritable ; on disait que par un jour d’hiver, où il faisait très-froid, le docteur avait positivement donné ses guêtres à une mendiante, qui avait ensuite excité quelque scandale dans le voisinage, en promenant de porte en porte un petit enfant enveloppé dans ces langes improvisés, à la surprise générale, car les guêtres du docteur étaient aussi connues que la cathédrale dans les environs. La légende ajoutait que la seule personne qui ne les reconnut pas fut le docteur lui-même, qui les aperçut peu de temps après à l’étalage d’une échoppe de revendeuse mal famée, où l’on recevait toutes sortes d’effets en échange d’un verre de genièvre ; et qu’il s’arrêta pour les examiner d’un air approbateur, comme s’il y remarquait quelque perfectionnement nouveau dans la coupe qui leur donnait un avantage signalé sur les siennes.

 

Ce qui était charmant à voir, c’étaient les manières du docteur avec sa jeune femme. Il avait une façon affectueuse et paternelle de lui témoigner sa tendresse, qui semblait, à elle seule, résumer toutes les vertus de ce brave homme. On les voyait souvent se promener dans le jardin, près des espaliers, et j’avais parfois l’occasion de les observer de plus près dans le cabinet ou le salon. Elle me paraissait prendre grand soin de lui et l’aimer beaucoup ; mais l’intérêt qu’elle portait au dictionnaire me semblait assez faible, quoique les poches et la coiffe du chapeau du docteur fussent toujours encombrées de quelques feuillets de ce grand ouvrage dont il lui expliquait le plan en se promenant avec elle.

 

Je voyais souvent mistress Strong ; elle avait pris du goût pour moi le jour où M. Wickfield m’avait présenté à son mari, et elle continua toujours de s’intéresser à moi avec beaucoup de bonté ; en outre elle aimait beaucoup Agnès et venait souvent la voir ; mais elle semblait mal à son aise avec M. Wickfield, et je trouvais qu’elle avait toujours l’air d’avoir peur de lui. Quand elle venait chez nous le soir, elle évitait d’accepter son bras pour retourner chez elle, et c’est à moi qu’elle demandait de l’accompagner. Parfois, quand nous traversions gaiement ensemble la cour de la cathédrale, sans nous attendre à rencontrer personne, nous voyions apparaître M. Jack Maldon qui était tout étonné de nous trouver là.

 

La mère de mistress Strong me plaisait infiniment. Elle s’appelait mistress Markleham, mais nous avions coutume, à la pension, de l’appeler le Vieux-Troupier, pour reconnaître la tactique avec laquelle elle faisait manœuvrer la nombreuse armée de parents qu’elle conduisait en campagne contre le docteur. C’était une petite femme avec des yeux perçants. Elle portait toujours, lorsqu’elle était en grande toilette, un éternel bonnet orné de fleurs artificielles et de deux papillons voltigeant au-dessus des fleurs. On disait parmi nous que ce bonnet venait assurément de France, et ne pouvait tirer son origine que de cette ingénieuse nation ; tout ce que je sais, c’est qu’il apparaissait le soir partout où mistress Markleham faisait son entrée ; qu’elle avait un panier chinois pour l’emporter dans les maisons où elle devait passer la soirée, que les papillons avaient le don de voltiger sur leurs ailes tremblotantes, aussi agiles, aussi actifs que « l’abeille diligente ! » si ce n’est qu’ils ne rapportaient au docteur Strong que des frais.

 

Je pus faire à mon aise des observations sur le Vieux-Troupier, soit dit sans lui manquer de respect, un soir qui me devint mémorable par un autre incident que je vais raconter. Le docteur recevait quelques personnes ce soir-là, à l’occasion du départ de M. Jack Maldon pour les Indes, où il allait entrer comme cadet dans un régiment, je crois, M. Wickfield ayant enfin terminé cette affaire. Ce jour-là se trouvait justement aussi l’anniversaire du docteur. Nous avions congé, nous lui avions fait notre cadeau le matin ; Adams avait fait un discours au nom de tous les élèves, et nous avions applaudi à nous enrouer, ce qui avait fait pleurer le bon docteur. Le soir M. Wickfield, Agnès et moi, nous allâmes prendre le thé chez lui, en particulier.

 

M. Jack Maldon y était déjà : mistress Strong, vêtue d’une robe blanche ornée de rubans cerise, jouait du piano au moment de notre arrivée, et il se penchait vers elle pour tourner les pages. Elle me parut un peu plus pâle qu’à l’ordinaire quand elle se retourna, mais elle était jolie, remarquablement jolie.

 

« J’ai oublié de vous faire mes compliments pour votre anniversaire, docteur, dit la mère de mistress Strong quand nous fûmes assis ; croyez bien, d’ailleurs, que ce ne sont pas de simples compliments de ma part. Permettez-moi de vous souhaiter une bonne année accompagnée de plusieurs autres.

 

– Je vous remercie, madame, dit le docteur.

 

– De beaucoup, beaucoup d’autres, dit le Vieux-Troupier, non-seulement pour votre bonheur, mais pour celui d’Annie, de Jack Maldon et de la compagnie. Il me semble que c’était hier, John, que vous étiez encore un petit garçon avec la tête de moins que M. Copperfield, et que vous faisiez des déclarations à Annie derrière les groseilliers, dans le fond du jardin.

 

– Ma chère maman ! dit mistress Strong, à quoi allez-vous penser ?

 

– Allons, Annie, pas d’absurdités, dit sa mère ; si vous rougissez de cela, maintenant que vous êtes une vieille matrone, quand donc cesserez-vous d’en rougir ?

 

– Vieille ! s’écria M. Jack Maldon ; Annie, vieille ! allons donc !

 

– Oui, John, répliqua le Troupier ; c’est de fait une vieille matrone. Je ne veux pas dire qu’elle soit vieille par les années, je ne suppose pas qu’on me croie assez simple pour prétendre qu’une enfant de vingt ans soit vieille, mais votre cousine est la femme du docteur, et c’est par là qu’elle mérite le titre respectable que je lui donne. Et c’est fort heureux pour vous, John, que votre cousine soit la femme du docteur ; vous avez trouvé en lui un ami dévoué et influent, qui ne finira pas là ses bontés, si vous les méritez, j’en suis sûre. Je n’ai point de faux orgueil, je n’hésite point à avouer franchement qu’il y a dans notre famille des personnes qui ont besoin d’un ami ; vous, par exemple, vous étiez dans ce cas-là, avant que l’influence de votre cousine vous eût procuré cet ami secourable. »

 

Le docteur, dans la générosité de son cœur, fit un signe de la main comme pour dire que cela n’en valait pas la peine, et pour épargner à M. Jack Maldon un nouvel appel fait à sa reconnaissance ; mais mistress Markleham changea de chaise pour aller s’asseoir plus près du docteur, et là elle appuya son éventail sur le bras de son gendre, en disant :

 

« Non, en vérité, mon cher docteur ; je vous prie de m’excuser si je reviens souvent sur ce sujet qui excite en moi des sentiments si vifs ; c’est une vraie monomanie de ma part, mais vous êtes une bénédiction pour nous tous. Votre mariage avec Annie a été le plus grand bonheur qui pût nous arriver.

 

– Allons donc, allons donc ! dit le docteur.

 

– Non, non, je vous demande pardon, reprit le Vieux-Soldat ; nous sommes seuls, à l’exception de notre excellent ami M. Wickfield, et je ne consentirai pas à me laisser fermer la bouche ; je réclamerai plutôt mes privilèges de belle-mère pour vous gronder, si vous le prenez comme cela. Je suis franche et j’ai le cœur sur la main : ce que j’ai dit là, c’est ce que j’ai dit tout de suite quand vous m’avez jetée dans un si grand étonnement… Vous vous rappelez ma surprise ? en demandant la main d’Annie ; non pas que la proposition en elle-même fût bien extraordinaire, je ne suis pas assez sotte pour le dire, mais comme vous aviez connu son pauvre père et qu’elle, vous l’aviez vue naître, je n’avais jamais pensé que vous dussiez devenir son mari, … ni le mari de personne, pour mieux dire : voilà tout !

 

– C’est bon, c’est bon, dit le docteur d’un ton de bonne humeur, n’y pensons plus.

 

– Mais je veux y penser, moi, dit le Vieux-Troupier en lui fermant la bouche avec son éventail ; je tiens à y penser ; je veux rappeler ce qui s’est passé, pour qu’on me contredise si je me trompe. Si bien donc que je parlai à Annie, et je lui racontai l’affaire. « Ma chère, lui dis-je, le docteur Strong est venu me trouver et m’a chargé de vous faire sa déclaration et de demander votre main. » Vous entendez bien que je n’ai pas insisté le moins du monde ; voilà tout ce que je lui ai dit : « Annie, dites-moi la vérité tout de suite, votre cœur est-il libre ? – Maman, dit-elle en pleurant, je suis bien jeune, ce qui était parfaitement vrai, et je sais à peine si j’ai un cœur. – Alors, ma chère, vous pouvez être sûre qu’il est libre. En tout cas, mon enfant, ai-je ajouté, le docteur Strong est trop agité pour qu’on lui fasse attendre une réponse ; nous ne pouvons le tenir en suspens. – Maman, dit Annie toujours en pleurant, croyez-vous qu’il fût malheureux sans moi ; en ce cas, je l’estime et je le respecte tant, que je crois que je l’épouserais, » Voilà donc une affaire décidée, et c’est alors seulement que je dis à ma fille : « Annie, le docteur Strong ne sera pas seulement votre mari, mais il représentera encore votre défunt père ; il représentera le chef de la famille ; il représentera la sagesse, le rang et je puis dire aussi la fortune de la famille, en un mot, il sera une bénédiction pour nous tous. » Oui, c’est le mot que j’ai employé alors, et je le répète aujourd’hui : si j’ai un mérite, c’est la constance. »

 

Sa fille était restée immobile et silencieuse pendant ce discours ; ses yeux étaient fixés sur la terre ; son cousin debout près d’elle avait aussi les yeux baissés. Elle dit alors très-bas et d’une voix tremblante :

 

« Maman, j’espère que vous avez fini ?

 

– Non, ma chère amie, répliqua le Vieux-Troupier, je n’ai pas tout à fait fini. Puisque vous me faites cette question, mon amour, je vous réponds que je n’ai pas fini. J’ai encore à me plaindre d’un peu de froideur de votre part envers votre propre famille, et comme on ne gagne rien à vous adresser des plaintes, c’est à votre mari que je les adresserai désormais. Maintenant, mon cher docteur, regardez cette sotte petite femme. »

 

Quand le docteur se retourna vers elle avec un sourire plein de bonté, mistress Strong baissa encore la tête. Je remarquai que M. Wickfield ne la perdait pas de vue un moment.

 

« Quand il m’est arrivé, l’autre jour, de dire à cette méchante fille, continua sa mère, en secouant la tête et en désignant mistress Strong du bout de son éventail, qu’il y avait une petite affaire de famille, dont elle pouvait, dont elle devait même vous entretenir, ne m’a-t-elle pas répondu que, si elle vous en parlait ce serait comme si elle vous demandait une faveur, parce que vous étiez si généreux qu’il lui suffisait de demander pour obtenir ; qu’aussi elle ne voulait plus vous parler de rien ?

 

– Annie, ma chère, dit le docteur, vous avez eu tort, vous m’avez privé là d’un grand plaisir.

 

– C’est précisément ce que je lui ai dit, s’écria sa mère : vraiment, une autre fois, quand je saurai que c’est là la raison qui l’empêche de vous en parler, et qu’elle me refusera de le faire, j’ai bien envie de m’adresser moi-même à vous, mon cher docteur.

 

– J’en serai enchanté, répondit le docteur, si cela vous convient.

 

– Bien vrai ? eh bien ! alors je n’y manquerai pas, dit le Vieux-Troupier ; c’est marché fait. » Ayant, je suppose, réussi dans ce qu’elle voulait, elle frappa doucement la main du docteur avec son éventail, qu’elle avait baisé d’abord, puis elle retourna d’un air de triomphe au siège qu’elle avait occupé au commencement de la soirée.

 

Il arriva quelques personnes, entre autres les deux sous-maîtres avec Adams ; la conversation devint générale, et elle roula naturellement sur M. Jack Maldon, sur son voyage, sur le pays qu’il allait habiter, sur ses projets et sur ses espérances. Il partait ce soir-là après le souper, en chaise de poste, pour aller retrouver à Gravesend le vaisseau sur lequel il devait monter ; il allait être absent, disait-on, pour plusieurs années, à moins qu’il ne pût obtenir un congé, ou que sa santé ne l’obligeât de revenir plus tôt. Je me souviens qu’on décida que l’Inde était un pays calomnié, et qu’on n’avait autre chose à y craindre qu’un tigre, par-ci par-là, et une chaleur un peu excessive au milieu du jour. Pour mon compte, je regardais M. Jack Maldon comme un moderne Sindbad ; je me le représentai comme l’ami intime de tous les rajahs de l’Orient, assis sous un dais, et fumant des hookabs dorés, qui auraient eu un quart de lieue de long, si on les avait déroulés.

 

Mistress Strong chantait très-agréablement : je le savais pour l’avoir souvent entendue chanter seule ; mais soit qu’elle eût honte de chanter devant le monde, soit qu’elle ne fût pas en voix ce soir-là, elle ne put en venir à bout. Elle essaya un duo avec son cousin Maldon, mais elle ne put articuler la première note, et quand elle voulut ensuite passer à un solo, sa voix, très-pure au commencement, s’éteignit tout à coup, et elle en fut si troublée qu’elle resta devant son piano en baissant la tête sur les touches. Le bon docteur dit qu’elle avait mal aux nerfs, et il proposa, pour la soulager, une partie de cartes : il y était, je crois, à peu près aussi fort qu’à jouer du trombone. Mais je remarquai que le Vieux-Troupier le prît à l’instant même pour son partenaire, et qu’une fois sous sa garde, la première instruction qu’il reçut fut de lui remettre tout l’argent qu’il avait dans sa poche.

 

Le jeu fut très-gai, grâce surtout aux innombrables méprises que fit le docteur en dépit de la vigilance des papillons, très-irrités de leur mauvais succès. Mistress Strong avait refusé de jouer, en disant qu’elle ne se sentait pas très-bien, et son cousin Maldon s’était excusé, sous prétexte qu’il avait des malles à faire. Ses malles furent apparemment bientôt faites, car il reparut presque aussitôt dans le salon pour aller s’asseoir sur le canapé à côté de sa cousine. De temps en temps seulement, elle se levait pour aller regarder le jeu du docteur, et lui donner un conseil. Elle était très-pâle en se penchant vers lui, et il me semblait que son doigt tremblait en indiquant les cartes ; mais le docteur, heureux de ses attentions, ne se doutait pas de ces petits détails.

 

Le souper ne fut pas très-gai ; tout le monde avait l’air de sentir qu’une séparation de cette espèce était quelque chose d’un peu embarrassant, et l’embarras augmentait à mesure que l’heure du départ approchait. M. Jack Maldon faisait tous ses efforts pour soutenir la conversation, mais il n’était pas à son aise, et ne faisait que gâter tout. Le Vieux-Troupier ajoutait encore au malaise général, à ce qu’il me semblait, en rappelant sans cesse des épisodes rétrospectifs de la jeunesse de M. Jack Maldon.

 

Le docteur pourtant convaincu, j’en suis sûr, qu’il avait, par cette réunion dernière, rendu tout le monde très-heureux, était radieux, et il n’avait pas la plus légère idée que nous ne fussions pas tous au comble de la joie.

 

« Annie, ma chère, dit-il en regardant à sa montre, et en remplissant son verre, voilà l’heure du départ de votre cousin Jack qui se passe, et nous ne devons pas le retenir, car le temps et la marée n’attendent personne. M. Jack Maldon, vous avez devant vous un long voyage, et vous allez en pays étranger ; mais vous n’êtes pas le premier, et vous ne serez pas le dernier jusqu’à la fin des temps. Les vents que vous allez affronter ont conduit des milliers d’hommes à la fortune, comme ils en ont ramené heureusement des milliers dans leur patrie.

 

– C’est une chose bien émouvante, dit mistress Markleham, de quelque côté qu’on envisage la question, c’est une chose bien émouvante, que de voir un beau jeune homme qu’on a connu depuis son enfance, partir ainsi pour l’autre bout du monde, en laissant derrière lui tous ses amis, sans savoir ce qu’il va trouver là-bas ; un jeune homme qui fait un pareil sacrifice mérite un appui et une protection constante, continua-t-elle en regardant le docteur.

 

– Le temps coulera vite pour vous, monsieur Jack Maldon, dit le docteur, il coulera vite pour nous tous. Il y en a parmi nous qui peuvent à peine espérer raisonnablement, dans le cours naturel des choses, d’être en vie pour vous féliciter à votre retour, mais il n’est pas défendu de l’espérer pourtant, et c’est ce que je fais. Je ne vous fatiguerai pas de longs avis. Vous avez depuis longtemps devant vous un excellent modèle en votre cousine Annie. Imitez ses vertus autant que cela vous sera possible. »

 

Mistress Markleham s’éventait en hochant la tête.

 

« Adieu, monsieur Jack, dit le docteur en se levant, sur quoi tout le monde se leva : je vous souhaite un bon voyage, du succès dans votre carrière, et un heureux retour dans notre pays ! »

 

Tout le monde but à la santé de M. Jack Maldon ; on échangea des poignées de mains, puis il prit à la hâte congé de toutes les dames, et se précipita vers la porte, où il fut reçu en montant en voiture par un tonnerre d’applaudissements, poussés par nos camarades, qui s’étaient assemblés sur la pelouse dans ce but. Je courus les rejoindre pour augmenter leur nombre ; et je vis très-nettement, au milieu de la poussière et du bruit, la figure de M. Jack Maldon qui était appuyé dans la voiture et tenait à la main un ruban cerise.

 

Après des hourras poussés pour le docteur et des hourras poussés pour la femme du docteur, les élèves se dispersèrent, et je rentrai dans la maison, où je trouvai tout le monde réuni en groupe autour de lui. On y discutait le départ de M. Maldon, son courage, ses émotions et tout ce qui s’ensuit. Au milieu de toutes ces observations, mistress Markleham s’écria :

 

« Où donc est Annie ? »

 

Annie n’était pas dans le salon et ne répondit pas quand on l’appela. Mais, lorsque nous sortîmes en foule du salon pour la chercher, nous la trouvâmes étendue sur le plancher du vestibule. L’alarme fut grande au premier abord, mais on reconnut bientôt qu’elle n’était qu’évanouie, et elle commença à reprendre connaissance, grâce aux moyens qu’on emploie d’ordinaire en pareil cas. Alors le docteur, qui avait relevé la tête de sa femme pour l’appuyer sur ses genoux, écarta de la main les boucles de cheveux qui lui couvraient le visage, et dit en nous regardant :

 

« Pauvre Annie, elle est si affectueuse et si constante ! C’est de se voir séparée de son ami d’enfance, son ancien camarade, celui de ses cousins qu’elle aimait le mieux, qui en est la cause. Ah ! c’est bien dommage ; j’en suis vraiment fâché. »

 

Quand elle ouvrit les yeux, qu’elle se vit dans cet état, et nous tous autour d’elle, elle se leva avec un peu de secours, en tournant la tête pour l’appuyer sur l’épaule du docteur, ou pour se cacher, je ne sais lequel. Nous étions tous rentrés dans le salon pour la laisser seule avec le docteur et sa mère, mais elle dit qu’elle se sentait mieux qu’elle ne l’avait été depuis le matin, et qu’elle serait bien aise de se retrouver au milieu de nous ; on la mena donc, et elle s’assit sur le canapé, bien pâle et bien faible encore.

 

« Annie, ma chère, dit sa mère en arrangeant sa robe, vous avez perdu un de vos nœuds. Quelqu’un veut-il avoir la bonté de le chercher ? c’est un ruban cerise. »

 

C’était celui qu’elle portait à son corsage. On le chercha partout ; je le cherchai aussi, mais personne ne put le trouver.

 

« Vous rappelez-vous si vous ne l’aviez pas encore tout à l’heure, Annie ? » dit sa mère.

 

Je me demandai comment cette femme que je venais de voir si pâle était tout à coup devenue rouge comme le feu, en répondant qu’elle l’avait encore il n’y a qu’un instant, mais que cela ne valait pas la peine de le chercher.

 

On se remit en quête pourtant, sans rien trouver. Elle demanda qu’on ne s’en occupât plus, et les recherches se ralentirent. Puis enfin, quand elle se trouva tout à fait bien, tout le monde prit congé d’elle.

 

Nous marchions très-lentement en retournant chez nous, M. Wickfield, Agnès et moi. Agnès et moi nous admirions le clair de lune, mais M. Wickfield levait à peine les yeux. Quand nous fûmes enfin arrivés à notre porte, Agnès s’aperçut qu’elle avait oublié son sac à ouvrage. Enchanté de pouvoir lui rendre un service, je pris ma course pour aller le chercher.

 

J’entrai dans la salle à manger où Agnès l’avait oublié : tout était dans l’obscurité, et je ne vis personne, mais la porte qui donnait dans le cabinet du docteur était ouverte ; j’aperçus de la lumière, et j’entrai pour dire ce que je venais chercher et demander une bougie.

 

Le docteur était assis près du feu, dans son grand fauteuil ; sa jeune femme était à ses pieds sur un tabouret. Il lui lisait tout haut, avec un sourire de complaisance, une explication manuscrite d’une partie de la théorie du fameux dictionnaire, et elle avait les yeux attachés sur lui. Mais je n’ai jamais vu sur un visage pareille expression, de si beaux traits, pâles comme la mort, un regard si morne et si fixe ; l’air égaré d’une somnambule ; une frayeur de cauchemar ; une horreur profonde, je ne sais de quoi. Ses yeux étaient tout grands ouverts, et ses beaux cheveux bruns tombaient en boucles épaisses sur sa robe blanche, veuve du ruban cerise. Je me la rappelle parfaitement telle qu’elle était. Je me demandais ce que cela voulait dire. Je me le demande encore aujourd’hui même, en évoquant ce tableau devant mon jugement mûri par l’expérience de la vie. Du repentir, de l’humiliation, de la honte, de l’orgueil, de l’affection et de la confiance ? il y avait de tout cela ; et à tout cela venait se mêler cette horreur de je ne sais quoi.

 

Mon entrée et ma question la firent sortir de sa rêverie, et changèrent aussi le cours des idées du docteur, car lorsque je rentrai pour rendre la bougie que j’avais prise sur la table, il caressait les cheveux de sa femme d’un air paternel.

 

« Je ne suis, lui disait-il, qu’un vieil égoïste de me laisser entraîner ainsi par votre patience, à vous faire de pareilles lectures, au lieu de vous envoyer coucher, ce qui vaudrait bien mieux. »

 

Mais elle lui demanda d’un ton pressant, quoique d’une voix mal assurée, de lui permettre de rester et de sentir qu’elle avait toute sa confiance ce soir-là ; elle balbutia ces derniers mots ; et quand elle se tourna de nouveau vers lui, après m’avoir jeté un regard au moment où je sortais, je la vis croiser ses mains sur le genou du docteur, et le regarder avec le même visage qu’auparavant, quoique avec un peu plus de calme, pendant qu’il reprenait sa lecture.

 

Cet incident me fit une grande impression alors, et je m’en souvins longtemps après, comme j’aurai l’occasion de le raconter quand le temps en sera venu.

 

CHAPITRE XVII.

Quelqu’un qui rencontre une bonne chance.


Je n’ai pas pensé à parler de Peggotty depuis ma fuite, mais naturellement je lui avais écrit dès que j’avais été établi à Douvres, et une seconde lettre, plus longue que la première, lui avait fait connaître tous les détails de mes aventures, quand ma tante m’eut pris formellement sous sa protection. Une fois installé chez le docteur Strong, je lui écrivis de nouveau pour lui apprendre ma bonne situation et mes joyeuses espérances. Je n’aurais pu éprouver à dépenser l’argent que M. Dick m’avait donné, la moitié de la satisfaction que je ressentis à envoyer, dans cette dernière lettre, une pièce d’or de huit schellings à Peggotty en remboursement de la somme que je lui avais empruntée, et ce ne fut que dans cette épître que je fis mention de mon voleur avec son âne : jusqu’alors j’avais évité de lui en parler.

 

Peggotty répondit à toutes ces communications avec la promptitude, si ce n’est avec la concision d’un commis aux écritures dans une maison de commerce ; elle épuisa tous ses talents de rédaction pour exprimer ce qu’elle éprouvait à propos de mon voyage. Quatre pages de phrases incohérentes parsemées d’interjections, le tout sans autre point d’arrêt que des taches sur le papier, ne suffisaient pas pour soulager son indignation. Mais les taches m’en disaient plus que la plus belle composition, car elles me prouvaient que Peggotty n’avait fait que pleurer tout du long en m’écrivant ; et que pouvais-je désirer de plus ?

 

Je vis clairement qu’elle n’avait pas encore conçu beaucoup de goût pour ma tante, et je n’en fus pas étonné. Il y avait trop longtemps que toutes ses préventions lui étaient plutôt défavorables. « On ne pouvait jamais se flatter de bien connaître personne, disait-elle, mais de trouver miss Betsy si différente de ce qu’elle avait toujours semblé jusqu’alors, c’était une leçon contre les jugements précipités. » Telle était son expression. Elle avait évidemment encore un peu peur de miss Betsy, et elle ne lui faisait présenter ses respects qu’avec une certaine timidité ; elle avait l’air aussi d’être un peu inquiète sur mon compte, et supposait sans doute que je reprendrais bientôt la clef des champs, à en juger par ses assurances répétées que je n’avais qu’à lui demander l’argent nécessaire pour venir à Yarmouth, et que je le recevrais aussitôt.

 

Elle m’apprit un événement qui me fit une grande impression : on avait vendu les meubles de notre ancienne habitation. M. et Miss Murdstone avaient quitté le pays : la maison était fermée, on l’avait mise à vendre ou à louer. Dieu sait que ma place dans la demeure de ma mère avait été petite depuis qu’ils y étaient entrés, cependant je pensais avec peine que cette demeure, qui m’avait été chère, était abandonnée, que les mauvaises herbes poussaient dans le jardin, et que les feuilles sèches encombraient les allées. Je m’imaginais entendre le vent d’hiver siffler tout autour, et la pluie glacée battre contre les fenêtres, tandis que la lune peuplait de fantômes les chambres inhabitées et veillait seule pendant la nuit sur cette solitude. Je me pris à songer au tombeau sous l’arbre du cimetière, et il me semblait que la maison était morte aussi, et que tout ce qui se rattachait à mon père et à ma mère s’était également évanoui.

 

Les lettres de Peggotty ne contenaient point d’autres nouvelles. « M. Barkis était un excellent mari, disait-elle, quoiqu’il fût toujours un peu serré ; mais chacun a ses défauts, et elle n’en manquait pas de son côté (je n’avais jamais pu les découvrir), il me faisait présenter ses respects, et me rappelait que ma petite chambre m’attendait toujours. M. Peggotty se portait bien, Ham aussi, mistress Gummidge allait cahin caha, et la petite Émilie n’avait pas voulu m’envoyer ses amitiés, mais elle avait dit que Peggotty pouvait s’en charger si elle voulait. »

 

Je communiquai toutes ces nouvelles à ma tante en neveu soumis, gardant seulement pour moi ce qui concernait la petite Émilie, par un sentiment instinctif que la tante Betzy n’aurait pas grand goût pour elle. Au commencement de mon séjour à Canterbury, elle vint plusieurs fois me voir, et toujours à des heures où je ne pouvais l’attendre, dans le but, je suppose, de me trouver en défaut. Mais comme elle me trouvait au contraire toujours occupé, et recevait de tous côtés l’assurance que j’avais bonne réputation et que je faisais des progrès dans mes études, elle renonça bientôt à ces visites imprévues. Je la voyais tous les mois quand j’allais à Douvres, le samedi, pour y passer le dimanche, et tous les quinze jours M. Dick m’arrivait le mercredi à midi, par la diligence, pour ne repartir que le lendemain matin.

 

Dans ces occasions, M. Dick ne voyageait jamais sans un nécessaire contenant une provision de papeterie et le fameux mémoire, car il s’était mis dans l’idée que le temps pressait et qu’il fallait décidément terminer ce document.

 

M. Dick était grand amateur de pain d’épice. Pour lui rendre ses visites plus agréables, ma tante m’avait chargé d’ouvrir pour lui un crédit chez un pâtissier, avec l’ordre de ne jamais lui en fournir par jour pour plus de dix pences. Cette règle stricte et le payement qu’elle se réservait de faire elle-même des comptes de l’hôtel où il couchait, me portèrent à croire qu’elle lui permettait de faire sonner son argent dans son gousset, mais non pas de le dépenser. Je découvris plus tard que c’était le cas, en effet, ou qu’au moins il était convenu, entre ma tante et lui, qu’il lui rendrait compte de toutes ses dépenses. Comme il n’avait pas l’idée de la tromper, et qu’il avait la plus grande envie de lui plaire, il y mettait une grande modération. Sur ce point comme sur tout autre, M. Dick était convaincu que ma tante était la plus sage et la plus admirable femme du monde, comme il me le confia plusieurs fois sous le sceau du secret et à l’oreille.

 

« Trotwood, me dit M. Dick d’un air mystérieux après m’avoir fait cette confidence un mercredi, qui est cet homme qui se cache près de notre maison pour lui faire peur ?

 

– Pour faire peur à ma tante, monsieur ? »

 

M. Dick fit un signe d’assentiment.

 

« Je croyais que rien au monde ne pouvait lui faire peur, dit-il, car c’est… Ici il baissa la voix ; c’est… ne le répétez pas… la plus sage et la plus admirable de toutes les femmes. »

 

Après quoi il fit un pas en arrière pour voir l’effet que produisait sur moi cette définition de ma tante.

 

« La première fois qu’il est venu, dit M. Dick, c’était… voyons donc : seize cent quarante-neuf est la date de l’exécution du roi Charles. Je crois que vous avez bien dit seize cent quarante-neuf ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Je n’y comprends rien, dit M. Dick très-troublé et secouant la tête ; je ne crois que je puisse être aussi vieux que cela.

 

– Est-ce que c’est cette année-là que cet homme a paru, monsieur ? demandai-je.

 

– En vérité, dit M. Dick, je ne vois pas trop comment cela peut se faire, Trotwood. Vous avez trouvé cette date-là dans l’histoire ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Et l’histoire ne ment-elle jamais ? Qu’en dites-vous ? hasarda M. Dick avec un éclair d’espoir.

 

– Oh ciel ! non, monsieur, certainement non, répondis-je du ton le plus positif. J’étais jeune et innocent alors, et je le croyais.

 

– Je n’y comprends rien, reprit M. Dick en hochant la tête. Il y a quelque chose de travers je ne sais où. En tout cas, c’était peu de temps après qu’on avait eu la maladresse de verser dans ma tête un peu du trouble qui était dans celle du roi Charles que cet homme vint pour la première fois. Je me promenais avec miss Trotwood après avoir pris le thé, il faisait nuit lorsque je l’ai vu là tout près de la maison.

 

– Est-ce qu’il se promenait ? demandai-je.

 

– S’il se promenait ? répéta M. Dick. Voyons donc que je me souvienne. Non, non, il ne se promenait pas. »

 

Je demandai, pour arriver plus vite au but, ce qu’il faisait.

 

« Mais il n’était pas là du tout, dit M. Dick, jusqu’au moment où il s’est approché d’elle par derrière et lui a dit un mot à l’oreille. Alors elle s’est retournée, et puis elle s’est trouvée mal ; je me suis arrêté pour le regarder, et il est parti ; mais ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est qu’il faut qu’il soit resté caché depuis… dans la terre, je ne sais où.

 

– Il est donc resté caché depuis lors ? demandai-je.

 

– Certainement, répliqua M. Dick en secouant gravement la tête. Il n’a jamais reparu jusqu’à hier soir. Nous faisions un tour de promenade quand il s’est de nouveau approché d’elle par derrière, et je l’ai bien reconnu.

 

– Et ma tante, est-ce qu’elle a encore eu peur ?

 

– Elle s’est mise à trembler, dit M. Dick en imitant le mouvement et en faisant claquer ses dents ; elle s’est retenue contre la palissade ; elle a pleuré. Mais, Trotwood, venez ici. » Et il me fit approcher tout près de lui pour me parler très-bas :

 

« Pourquoi lui a-t-elle donné de l’argent au clair de la lune, mon garçon ?

 

– C’était peut-être un mendiant. »

 

M. Dick secoua la tête pour repousser absolument cette supposition, et, après avoir répété plusieurs fois du ton le plus positif : « Ce n’était pas un mendiant, ce n’était pas un mendiant, » il finit par me raconter qu’il avait vu plus tard, de sa fenêtre, quand la soirée était très-avancée, ma tante donner de l’argent, au clair de la lune, à cet homme qui était en dehors de la palissade du jardin, et qui s’était alors éloigné ; qu’il était peut-être rentré sous terre, c’était très-probable, mais que ce qu’il y avait de sûr, c’est qu’on ne l’avait plus revu ; quant à ma tante, elle était revenue bien vite dans la maison à pas de loup ; et même le lendemain matin, elle n’était pas comme à l’ordinaire, ce qui troublait beaucoup l’esprit de M. Dick.

 

Au début de l’histoire, je n’avais pas la moindre idée que cet inconnu fût autre chose qu’une création de l’imagination de M. Dick, tout comme ce malheureux prince qui lui causait tant de chagrins ; mais, après quelques réflexions, j’en vins à me demander si on n’avait pas fait la tentative ou la menace d’enlever le pauvre M. Dick à la protection de ma tante, et si, fidèle à cette affection pour lui dont elle m’avait entretenu elle-même, elle n’avait pas été obligée d’acheter à prix d’argent la paix, le repos de son protégé. Comme j’avais déjà un grand fond d’attachement pour M. Dick, et que je portais beaucoup d’intérêt à son bonheur, la crainte que j’avais moi-même de le perdre me fit accueillir plus volontiers cette supposition, et pendant bien longtemps, le mercredi où il devait venir me trouva inquiet de savoir si j’allais le voir sur l’impériale comme à l’ordinaire. Mais c’étaient de vaines alarmes, et j’apercevais toujours de loin ses cheveux gris, son visage joyeux, son gai sourire, et il n’eut jamais rien à m’apprendre de plus sur l’homme qui avait la faculté rare de faire peur à ma tante.

 

Les mercredis étaient les jours les plus heureux de la vie de M. Dick, et n’étaient pas les moins heureux pour moi. Il fit bientôt connaissance avec tous mes camarades, et quoiqu’il ne prît jamais une part active dans tout autre jeu que celui du cerf-volant, il portait autant d’intérêt que nous à tous nos amusements. Que de fois je l’ai vu si absorbé dans une partie de billes ou de toupies, qu’il ne cessait de les regarder avec l’intérêt le plus profond, sans pouvoir même respirer dans les moments critiques ! Que de fois je l’ai vu, monté sur une petite éminence, surveiller de là tout le champ d’action où nous étions à jouer au cerf, et agiter son chapeau au-dessus de sa tête grise, oubliant entièrement la tête du roi Charles le martyr et toute son histoire malencontreuse ! Que d’heures je l’ai vu passer comme autant de bienheureuses minutes à regarder pendant l’été une grande partie de barres ! Que de fois je l’ai vu pendant l’hiver, le nez rougi par la neige et le vent d’est, rester près d’un étang à nous regarder patiner, pendant qu’il battait des mains dans son enthousiasme avec ses gants de tricot !

 

Tout le monde l’aimait, et son adresse pour les petites choses était incomparable, il savait découper des oranges de cent manières différentes ; il faisait un bateau avec les matériaux les plus étranges ; il savait faire des pions pour les échecs avec un os de côtelette, tailler des chars antiques dans de vieilles cartes, faire des roues avec une bobine, et des cages d’oiseaux avec de vieux morceaux de fil de fer ; mais il n’était jamais plus admirable que lorsqu’il exerçait son talent avec des bouts de paille ou de ficelle ; nous étions tous convaincus qu’il ne lui en fallait pas davantage pour exécuter tous les ouvrages que peut façonner la main de l’homme.

 

Le renom de M. Dick s’étendit bientôt plus loin. Au bout de quelques visites, le docteur Strong lui-même me fit quelques questions sur son compte, et je lui dis tout ce que ma tante m’en avait raconté. Le docteur prit un tel intérêt à ces détails, qu’il me pria de lui faire faire la connaissance de M. Dick à sa première visite. Cette cérémonie accomplie, le docteur pria M. Dick de venir chez lui toutes les fois qu’il ne me trouverait pas au bureau de la diligence, et de s’y reposer en attendant que la classe du matin fût finie, M. Dick prit en conséquence l’habitude de venir tout droit à la pension, et quand nous étions en retard, ce qui arrivait quelquefois le mercredi, de se promener dans la cour en m’attendant. C’est là qu’il fit connaissance avec la jeune femme du docteur, plus pâle, moins gaie et plus retirée que par le passé, mais qui n’avait rien perdu de sa beauté, et peu à peu il se familiarisa au point d’entrer dans la classe pour m’attendre. Il s’asseyait toujours dans un certain coin, sur un certain tabouret qu’on appelait Dick comme lui, et il restait là, penchant en avant sa tête grise et écoutant attentivement les leçons avec une profonde admiration pour cette instruction qu’il n’avait jamais pu acquérir.

 

M. Dick reportait une partie de cette vénération sur le docteur, qu’il regardait comme le philosophe le plus profond et le plus subtil de toute la suite des âges. Il se passa du temps avant qu’il pût se décider à lui parler autrement que la tête nue, et même lorsque le docteur eut contracté pour lui une véritable amitié et que leurs promenades duraient des heures entières, le long de la cour, d’un certain côté que nous appelions la promenade du docteur, M. Dick ôtait de temps en temps son chapeau pour témoigner de son respect pour tant de sagesse et de science. Je ne sais par quel hasard le docteur en vint à lire tout haut devant lui des fragments du fameux dictionnaire pendant ces promenades ; peut-être pensait-il d’abord que c’était la même chose que de les lire tout seul. En tous cas, cette habitude faisait le bonheur de M. Dick qui écoutait avec un visage rayonnant d’orgueil et de plaisir, et qui resta convaincu dans le fond de son cœur que le dictionnaire était bien le plus charmant livre du monde.

 

Quand je pense à ces promenades en long et en large devant les fenêtres de la salle d’étude ; au docteur lisant avec un sourire de complaisance et accompagnant sa lecture d’un grave mouvement de la tête ou d’un geste explicatif ; à M. Dick écoutant avec l’intérêt le plus profond pendant que sa pauvre cervelle errait, Dieu sait où, sur les ailes des grands mots du dictionnaire, ce souvenir me représente un des spectacles les plus paisibles et les plus doux que j’aie jamais contemplés. Il me semble que, s’ils avaient pu marcher éternellement ainsi, en se promenant de long en large, le monde n’en aurait pas été plus mal, et que des milliers de choses dont on fait beaucoup de bruit ne valent pas les promenades de M. Dick et du docteur, pour moi comme pour les autres.

 

Agnès était devenue bientôt une des amies de M. Dick, et comme il venait sans cesse à la maison, il fit aussi la connaissance d’Uriah. L’amitié qui existait entre l’ami de ma tante et moi croissait toujours, mais nous étions ensemble dans d’étranges rapports : M. Dick, qui était nominalement mon tuteur et qui venait me voir en cette qualité, me consultait toujours sur les petites questions difficiles qui pouvaient l’embarrasser, et se guidait infailliblement d’après mes avis, son respect pour ma sagacité naturelle étant fort augmenté par la conviction que je tenais beaucoup de ma tante.

 

Un jeudi matin, au moment où j’allais accompagner M. Dick de l’hôtel au bureau de la diligence avant de retourner à la pension, car nous avions une heure de classe avant le déjeuner, je rencontrai dans la rue Uriah qui me rappela la promesse que je lui avais faite de venir prendre un jour le thé chez sa mère avec lui, en ajoutant avec un geste de modestie : « Quoique, à dire vrai, je ne me sois jamais attendu à vous voir tenir votre promesse, monsieur Copperfield : nous sommes dans une situation si humble ! »

 

Je n’avais pas encore de parti pris sur la question de savoir si Uriah me plaisait ou si je l’avais en horreur, et j’hésitais encore pendant que je le regardais en face dans la rue ; mais je prenais pour un affront l’idée qu’on pût m’accuser d’orgueil, et je lui dis que je n’avais attendu qu’une invitation.

 

« Oh ! si c’est là tout, monsieur Copperfield, dit Uriah, et si ce n’est réellement pas notre situation qui vous arrête, voulez-vous venir ce soir ? Mais si c’est notre humble situation, j’espère que vous ne vous gênerez pas pour le dire, monsieur Copperfield, nous ne nous faisons pas d’illusion sur notre condition. »

 

Je répondis que j’en parlerais à M. Wickfield, et que s’il n’y voyait pas d’inconvénient, comme je n’en doutais pas, je viendrais avec plaisir. Ainsi donc, ce soir-là à six heures, comme l’étude devait fermer de bonne heure, j’annonçai à Uriah que j’étais prêt.

 

« Ma mère sera bien fière, dit-il, pendant que nous marchions ensemble ; c’est-à-dire elle serait bien fière si ce n’était pas un péché, monsieur Copperfield.

 

– Cependant, vous n’avez pas hésité à me croire coupable de ce péché-là, ce matin ? répondis-je.

 

– Oh ! non, monsieur Copperfield, repartit Uriah, oh ! non, soyez-en sûr ! une telle pensée n’est jamais entrée dans ma tête. Je ne vous aurais pas accusé de fierté pour avoir pensé que nous étions dans une situation trop humble pour vous, parce que nous sommes placés si bas !

 

– Avez-vous beaucoup étudié le droit depuis quelque temps ? demandai-je pour changer de sujet.

 

– Oh ! monsieur Copperfield, dit-il d’un air de modestie, mes lectures peuvent à peine s’appeler des études. Je passe quelquefois une heure ou deux dans la soirée avec M. Tidd.

 

– C’est un peu rude, je suppose, lui dis-je.

 

– Un peu rude pour moi quelquefois, répondit Uriah. Mais je ne sais pas s’il en serait de même pour une personne mieux partagée du côté des moyens. »

 

Après avoir exécuté de sa main droite un petit air sur son menton avec ses deux doigts de squelette, il ajouta :

 

« Il y a des expressions, voyez-vous, monsieur Copperfield, des mots et des termes latins qui se rencontrent dans M. Tidd, et qui sont fort embarrassants pour un lecteur d’une instruction aussi modeste que la mienne.

 

– Est-ce que vous seriez bien aise d’apprendre le latin ? lui dis-je vivement : je pourrais vous donner des leçons à mesure que je l’étudie moi-même.

 

– Oh ! merci, monsieur Copperfield, répondit-il en secouant la tête, vous êtes vraiment bien bon de me l’offrir, mais je suis beaucoup trop humble pour l’accepter.

 

– Quelle folie, Uriah !

 

– Oh ! pardonnez-moi, monsieur Copperfield. Je vous remercie infiniment, et ce serait un grand plaisir pour moi, je vous assure, mais je suis trop humble pour cela. Il y a déjà assez de gens disposés à m’accabler par le reproche de ma situation inférieure, sans que j’aille encore blesser leurs idées en devenant savant. L’instruction n’est pas faite pour moi. Dans ma position, il vaut mieux ne pas aspirer trop haut. Pour avancer dans la vie, il faut que j’avance humblement, monsieur Copperfield. »

 

Je n’avais jamais vu sa bouche si ouverte, ni les rides de ses joues si profondes qu’au moment où il m’énonçait ce principe, en secouant la tête et en se tortillant modestement.

 

« Je crois que vous avez tort, Uriah. Je suis sûr qu’il y a des choses que je pourrais vous enseigner, si vous aviez envie de les apprendre.

 

– Oh ! je n’en doute pas, monsieur Copperfield, répondit-il, pas le moins du monde. Mais comme vous n’êtes pas vous-même dans une humble situation, vous ne pouvez peut-être pas bien juger de ceux qui y sont. Je n’ai pas envie d’insulter par mon instruction à ceux qui sont plus haut placés que moi ; je suis beaucoup trop humble pour cela… Mais voilà mon humble demeure, monsieur Copperfield ! »

 

Nous entrâmes tout droit dans une chambre basse décorée à la vieille mode, et nous y trouvâmes mistress Heep, le vrai portrait d’Uriah, si ce n’est qu’elle était plus petite. Elle me reçut avec la plus grande humilité et me demanda pardon d’avoir embrassé son fils : « Mais, voyez-vous, monsieur, dit-elle, quelque pauvres que nous soyons, nous avons l’un pour l’autre une affection naturelle qui ne fait tort à personne, j’espère. » La chambre n’était pas tout à fait un petit salon, pas tout à fait une cuisine, mais elle avait l’air parfaitement décent ; seulement on sentait qu’il y manquait quelque chose pour la rendre agréable. Il y avait une commode avec un pupitre placé dessus ; Uriah lisait ou écrivait là le soir. Il y avait le sac bleu d’Uriah tout rempli de papiers. Il y avait une série de livres appartenant à Uriah, en tête desquels je reconnus M. Tidd. Il y avait un buffet dans un coin de la chambre, avec les meubles indispensables. Je ne me souviens pas que les objets pris individuellement eussent l’aspect misérable ni qu’ils sentissent la gêne et l’économie, mais je sais que la pièce tout entière laissait cette impression.

 

Le deuil perpétuel de veuve de mistress Heep faisait sans doute partie de son humilité. Malgré le temps qui s’était écoulé depuis la mort de M. Heep, elle portait toujours son deuil de veuve. Je crois bien qu’il y avait quelque modification dans le bonnet, mais, quant au reste, le deuil était aussi austère qu’au premier jour de son veuvage.

 

« C’est un jour mémorable pour nous, mon cher Uriah, dit mistress Heep en faisant le thé, que celui où M. Copperfield nous fait une visite. Si j’avais pu désirer que votre père restât ici-bas plus longtemps, je l’aurais souhaité pour qu’il pût recevoir avec nous M. Copperfield cette après-midi.

 

– J’étais sûr que vous ne manqueriez pas de dire cela, ma mère. »

 

J’étais un peu embarrassé de ces compliments, mais au fond j’étais flatté de voir qu’on me traitât comme un hôte honoré, et je trouvai mistress Heep très-aimable.

 

« Mon Uriah espère ce bonheur depuis longtemps, monsieur, dit mistress Heep. Il craignait que notre humble situation n’y mît obstacle, et je le craignais comme lui, car nous sommes, nous avons été et nous resterons toujours dans une situation très-humble.

 

– Je ne vois pas de raison pour cela, madame, à moins que cela ne vous plaise.

 

– Merci, monsieur, repartit mistress Heep. Nous connaissons notre position et nous ne vous en sommes que plus reconnaissants. »

 

Bientôt je vis mistress Heep s’approcher de moi peu à peu, pendant qu’Uriah s’asseyait en face de moi, et on commença à m’offrir avec un grand respect les morceaux les plus délicats qui se trouvaient sur la table ; il est vrai de dire qu’il n’y avait rien de très-délicat, mais je pris l’intention pour le fait, et je me sentis touché de leurs attentions. La conversation étant tombée sur les tantes, je leur parlai naturellement de la mienne ; puis ce fut le tour des papas et des mamans, et je parlai de mes parents ; puis mistress Heep se mit à raconter des histoires de beaux-pères, et je commençai à dire quelques mots du mien, mais je m’arrêtai parce que ma tante m’avait conseillé de garder le silence sur ce sujet. Bref, un pauvre petit bouchon en bas âge n’aurait pas eu plus de chances de résister à deux tire-bouchons, ou une pauvre petite dent de lait de lutter contre deux dentistes, ou un petit volant contre deux raquettes que moi d’échapper aux assauts combinés d’Uriah et de mistress Heep. Ils faisaient de moi ce qu’ils voulaient, ils me faisaient dire des choses dont je n’avais pas la moindre intention de parler, et je rougis de dire qu’ils y réussissaient avec d’autant plus de certitude que, dans mon ingénuité enfantine, je me trouvais honoré de ces entretiens confidentiels, et que je me regardais comme le patron de mes deux hôtes respectueux.

 

Ils s’aimaient beaucoup, c’est un fait sûr et certain, et il y avait là un trait de nature qui ne manquait pas d’agir sur moi ; mais la nature était bien aidée par l’art. Il fallait voir avec quelle habileté le fils ou la mère reprenait le fil du sujet que l’autre avait mis sur le tapis, et comme ils avaient bon marché de mon innocence. Quand ils virent qu’il n’y avait plus rien à tirer de moi sur mon propre compte (car je restai muet sur ma vie chez Murdstone et Grinby, aussi bien que sur mon voyage), on dirigea la conversation sur M. Wickfield et Agnès. Uriah jetait la balle à mistress Heep : mistress Heep l’attrapait, puis la rejetait à Uriah ; Uriah la gardait un petit moment, puis la renvoyait à mistress Heep, et ce manège me troubla bientôt si complètement que je ne savais plus où j’en étais. D’ailleurs la balle aussi changeait de nature. Tantôt il s’agissait de M. Wickfield, tantôt il était question d’Agnès. On faisait allusion aux vertus de M. Wickfield, puis à mon admiration pour Agnès. On parlait un moment de l’étendue des affaires ou de la fortune de M. Wickfield, et l’instant d’après, de la vie que nous menions après dîner. Puis il s’agissait du vin que M. Wickfield buvait, de la raison qui le portait à boire ; ah ! que c’était grand dommage ! enfin tantôt d’une chose, tantôt d’une autre, ou de tout à la fois, et pendant ce temps, sans avoir l’air d’en parler beaucoup, ni de faire autre chose que de les encourager parfois un peu pour éviter qu’ils fussent accablés par le sentiment de leur humilité et par l’honneur de ma société, je m’apercevais à chaque instant que je laissais échapper quelque détail que je n’avais pas besoin de leur confier, et j’en voyais l’effet sur les minces narines d’Uriah, qui se ridaient au coin du nez avec délices.

 

Je commençais à me sentir assez mal à mon aise, et je désirais mettre un terme à cette visite, quand une personne qui descendait la rue passa près de la porte, qui était ouverte pour donner de l’air à la chambre (il y faisait chaud, et le temps était lourd pour la saison), puis revint sur ses pas, regarda, et entra en s’écriant : « Copperfield, est-ce possible ! »

 

C’était M. Micawber ! M. Micawber avec son lorgnon, sa canne, son col de chemise, son air élégant et son ton de condescendance, rien n’y manquait !

 

« Mon cher Copperfield, dit M. Micawber en me tendant la main, voilà bien, par exemple, une rencontre faite pour imprimer à l’esprit un sentiment profond de l’instabilité et de l’incertitude des choses humaines…, en un mot, c’est une rencontre très-extraordinaire ; je me promenais dans la rue en réfléchissant à la possibilité de trouver une bonne chance, car c’est un point sur lequel j’ai quelques espérances pour le moment, et voilà justement que je me trouve nez à nez avec un jeune ami qui m’est si cher, et dont le souvenir se rattache à celui de l’époque la plus importante de ma vie, de celle qui a décidé de mon existence, je puis dire. Copperfield, mon cher ami, comment vous portez-vous ? »

 

Je ne puis pas dire, non, je ne puis réellement pas dire, en conscience, que je fusse très-satisfait que M. Micawber me vît en pareil lieu, mais, après tout, j’étais bien aise de le voir, et je lui donnai une poignée de main de bon cœur en lui demandant des nouvelles de mistress Micawber.

 

« Mais, dit M. Micawber en faisant un geste de la main comme par le passé, et en ajustant son menton dans son col de chemise, elle est à peu près remise. Les jumeaux ne tirent plus leur subsistance des fontaines de la nature ; en un mot, dit M. Micawber avec un de ses élans de confiance, ils sont sevrés, et mistress Micawber m’accompagne pour le moment dans mes voyages. Elle sera enchantée, Copperfield, de renouveler connaissance avec un jeune homme qui s’est montré, sous tous les rapports, un digne ministre de l’autel sacré de l’amitié. »

 

Je lui dis de mon côté que je serais très-heureux de la voir.

 

« Vous êtes bien bon, dit M. Micawber. » M. Micawber se mit à sourire, rassura de nouveau son menton dans sa cravate, et jeta les yeux autour de lui.

 

« Puisque j’ai retrouvé mon ami Copperfield, dit-il, sans s’adresser à personne en particulier, non dans la solitude, mais occupé à prendre part à un repas avec une dame veuve et un jeune homme qui semble être son rejeton… en un mot, son fils (ceci fut dit avec un nouvel élan de confiance), je regarderai comme un honneur de leur être présenté. »

 

Je ne pouvais faire autrement, dans cette circonstance, que de présenter M. Micawber à Uriah Heep et à sa mère, et je m’acquittai de ce devoir. En conséquence de l’humilité de leurs manières, M. Micawber s’assit et fit un geste de la main de l’air le plus courtois.

 

« Tout ami de mon ami Copperfield, dit M. Micawber, a par cela même des droits sur moi.

 

– Nous n’avons pas l’audace, monsieur, dit mistress Heep, d’oser prétendre être les amis de M. Copperfield. Seulement il a été assez bon pour prendre le thé avec nous, et nous lui sommes très-reconnaissants de l’honneur de sa compagnie, comme nous vous remercions aussi, monsieur, de ce que vous voulez bien faire attention à nous.

 

– Vous êtes trop bonne, madame, dit M. Micawber en la saluant. Et que faites-vous, Copperfield ? êtes-vous toujours dans le commerce des vins ? »

 

J’étais très-pressé d’emmener M. Micawber, et je répondis en tenant mon chapeau, et en rougissant beaucoup, j’en suis sûr, que j’étais élève du docteur Strong.

 

« Élève ! dit M. Micawber relevant ses sourcils. Je suis enchanté de ce que vous me dites là. Quoiqu’un esprit comme celui de mon ami Copperfield ne demande pas toute la culture qui lui serait nécessaire s’il ne possédait pas, comme il fait, toute la connaissance des hommes et des choses, continua-t-il en s’adressant à Uriah et à mistress Heep, ce n’en est pas moins un sol bien riche à cultiver, et d’une fertilité cachée ; en un mot, dit M. Micawber en souriant dans un nouvel accès de confiance, c’est une intelligence capable d’acquérir une instruction classique du plus haut degré. »

 

Uriah, frottant lentement ses longues mains, fit un mouvement du buste pour exprimer qu’il partageait cette opinion.

 

« Voulez-vous que nous allions voir mistress Micawber ? dis-je, dans l’espérance d’entraîner M. Micawber.

 

– Si vous voulez bien lui faire ce plaisir, Copperfield, répliqua-t-il en se levant. Je n’ai point de scrupule à dire, devant nos amis ici présents, que j’ai lutté depuis plusieurs années contre des embarras pécuniaires (j’étais sûr qu’il dirait quelque chose de ce genre, il ne manquait jamais de se vanter de ce qu’il appelait ses embarras) ; tantôt j’ai pu triompher de mes embarras, tantôt mes embarras m’ont… en un mot, m’ont mis à bas. Il y a eu des moments où je leur ai résisté en face, il y en a eu d’autres où j’ai cédé à leur nombre, et où j’ai dit à mistress Micawber dans le langage de Caton : « Platon, tu raisonnes à merveille, tout est fini, je ne lutterai plus ; » mais à aucune époque de ma vie, dit M. Micawber, je n’ai joui d’un plus haut degré de satisfaction que lorsque j’ai pu verser mes chagrins, si je puis appeler ainsi des embarras provenant de saisies mobilières, de billets et de protêts, dans le sein de mon ami Copperfield. »

 

Quand M. Micawber eut achevé de me rendre ce glorieux témoignage, « Bonsoir, monsieur Heep, ajouta-t-il ; je suis votre serviteur, mistress Heep ; » et il sortit avec moi de l’air le plus élégant, en faisant retentir les pavés sous les talons de ses bottes et en fredonnant un air le long du chemin.

 

L’auberge dans laquelle demeurait M. Micawber était petite, et la chambre qu’il occupait n’était pas grande non plus ; elle était séparée par une cloison de la salle commune et sentait une forte odeur de tabac. Je crois qu’elle devait être située au-dessus de la cuisine, parce qu’il y montait en même temps à travers les fentes du plancher un fumet de graillon qui suintait sur les murs puants. Elle devait être aussi voisine du comptoir, car elle avait un goût de rogomme, et l’on y entendait distinctement le cliquetis des verres. Là, étendue sur un petit canapé au-dessous d’une gravure représentant un cheval de course, la tête près du feu et les pieds contre le moutardier placé sur une servante à l’autre bout de la chambre, était mistress Micawber, à laquelle son mari s’adressa en entrant le premier :

 

« Ma chère, permettez-moi de vous présenter un élève du docteur Strong. »

 

Je remarquai en passant que, quelque confusion qui existât toujours dans l’esprit de M. Micawber sur mon âge et ma situation, il n’oubliait jamais que j’étais élève du docteur Strong : c’était comme un hommage indirect qu’il rendait à la distinction de mon rang dans le monde.

 

Mistress Micawber fut étonnée, mais enchantée de me voir. J’étais bien aise aussi de la revoir moi-même, et, après un échange de compliments affectueux, je m’assis sur le canapé à côté d’elle.

 

« Ma chère, dit M. Micawber, si vous voulez raconter à Copperfield la situation actuelle, qu’il sera bien aise de connaître, je n’en doute pas, je vais aller jeter un coup d’œil sur le journal pendant ce temps-là, pour voir si je trouverai quelque chose dans les annonces.

 

– Je vous croyais à Plymouth, madame, dis-je à mistress Micawber, quand il fut sorti.

 

– Mon cher monsieur Copperfield, répliqua-t-elle, nous y avons été en effet.

 

– Pour y prendre un emploi ? repris-je.

 

– Précisément, dit mistress Micawber, pour y prendre un emploi ; mais le fait est qu’on n’a pas besoin à la douane d’un homme doué de grandes facultés. L’influence locale de ma famille ne pouvait nous être non plus d’aucune ressource pour procurer à un homme doué des facultés de M. Micawber un emploi dans le département. On y préfère des gens plus ordinaires. Il aurait trop fait remarquer la nullité des autres. En outre, je ne vous cacherai pas, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, que la branche de ma famille établie à Plymouth, en apprenant que j’accompagnais M. Micawber avec le petit Wilkins, sa sœur et les jumeaux, ne l’a pas reçu avec toute la cordialité qu’il aurait pu attendre au moment où il venait de sortir de captivité. Le fait est, dit mistress Micawber en baissant la voix, et ceci est entre nous, que notre réception a été un peu froide.

 

– Vraiment ? lui dis-je.

 

– Oui, dit mistress Micawber ! Il est pénible de considérer l’humanité sous cet aspect, monsieur Copperfield, mais la réception qu’on nous a faite était décidément un peu froide. Il n’y a pas à en douter. Le fait est que la branche de ma famille établie à Plymouth est devenue tout à fait incivile avec M. Micawber avant que notre séjour eût duré seulement une semaine, et je ne leur ai pas caché ce que j’en pensais : je leur ai dit qu’ils devaient être honteux d’une telle conduite. Voilà pourtant ce qui s’est passé, continua mistress Micawber. Dans de telles circonstances, que pouvait faire un homme aussi fier que M. Micawber ? Il n’y avait qu’un parti à prendre : emprunter de cette branche de ma famille l’argent nécessaire pour retourner à Londres, et y retourner au prix de n’importe quel sacrifice.

 

– Alors, vous êtes tous revenus, madame ?

 

– Nous sommes tous revenus, répondit mistress Micawber. Depuis lors, j’ai consulté d’autres branches de ma famille sur le parti qu’il y avait à prendre pour M. Micawber, car je soutiens qu’il faut prendre un parti, monsieur Copperfield, me dit mistress Micawber, comme si je lui disais le contraire. Il est clair qu’une famille composée de six personnes, sans compter la servante, ne peut pas vivre de l’air du temps.

 

– Cela va sans dire, madame, répondis-je.

 

– L’opinion des diverses branches de ma famille, continua mistress Micawber, est que M. Micawber ferait bien de tourner immédiatement son attention du côté du charbon.

 

– Du côté de quoi ? madame.

 

– Du charbon, le commerce du charbon, dit mistress Micawber. M. Micawber a été amené à penser, d’après ses informations, qu’il pourrait y avoir des chances de succès, pour un homme capable, dans le commerce de charbon de la Medway. Là-dessus M. Micawber a naturellement trouvé que la première démarche à faire était d’aller voir la Medway. Nous sommes venus dans ce but. Je dis « nous, » monsieur Copperfield, car je n’abandonnerai jamais M. Micawber, ajouta-t-elle avec vivacité. »

 

Je murmurai quelques mots d’admiration et d’approbation.

 

« Nous sommes venus, répéta mistress Micawber, et nous avons vu la Medway. Mon opinion sur le commerce du charbon par cette rivière est qu’il y faut peut-être de la capacité, mais qu’il y faut certainement des capitaux. M. Micawber a de la capacité, mais il n’a pas de capitaux. Nous avons visité, je crois, la plus grande partie du cours de la Medway, et c’est la conclusion à laquelle je suis arrivée, d’après mon opinion personnelle. Pendant que nous en étions si près, M. Micawber a trouvé que ce serait une folie de ne pas faire un pas de plus pour voir la cathédrale, d’abord, parce que nous ne l’avions jamais vue et qu’elle en vaut la peine, et ensuite, parce qu’il y avait beaucoup de probabilités de rencontrer une bonne chance dans une ville qui possède une cathédrale. Nous sommes ici depuis trois jours, continua mistress Micawber, et il ne s’est pas encore présenté de bonne chance. Vous serez moins étonné que le serait un étranger, mon cher monsieur Copperfield, en apprenant que nous attendons pour le moment de l’argent venant de Londres pour solder nos dépenses dans cet hôtel. Jusqu’à l’arrivée de cette somme, dit mistress Micawber avec beaucoup d’émotion, je suis privée de retourner chez moi (je veux dire dans mon garni de Pentonville) et d’aller revoir mon fils, ma fille et mes jumeaux. »

 

J’éprouvais la plus vive sympathie pour M. et mistress Micawber dans ces circonstances difficiles, et je le dis à M. Micawber qui venait de rentrer, en ajoutant que je regrettais seulement de ne pas avoir assez d’argent pour leur prêter la somme qui leur était nécessaire. La réponse de M. Micawber indiquait l’agitation de son esprit. Il me dit en me donnant une poignée de mains : « Copperfield, vous êtes un véritable ami, mais en mettant toutes choses au pis, un homme qui possède un rasoir n’est jamais dépourvu d’un ami. » À cette terrible idée, mistress Micawber jeta ses bras autour du cou de M. Micawber en le conjurant de se calmer. Il pleura, mais il ne fut pas long à se remettre, car, l’instant d’après, il sonna pour commander au garçon des rognons à la brochette et des crevettes pour le déjeuner du lendemain matin.

 

Quand je pris congé d’eux, ils me pressèrent tous les deux si vivement de venir dîner avec eux avant leur départ qu’il me fut impossible de refuser. Mais comme je savais que je ne pourrais pas venir le lendemain, et que j’aurais beaucoup de devoirs à préparer le soir, il fut convenu que M. Micawber passerait dans la soirée chez le docteur Strong (il était convaincu que les fonds qu’il attendait de Londres devaient lui arriver ce jour-là), et qu’il me proposerait de venir le lendemain, si cela me convenait mieux. En conséquence, on vint m’appeler en classe l’après-midi suivante, et je trouvai M. Micawber dans le salon, où il me dit qu’il m’attendait à dîner, comme cela était convenu. Quand je lui demandai si l’argent était arrivé, il me serra la main et disparut.

 

En regardant ce soir-là par la fenêtre, je fus un peu surpris et un peu inquiet de voir passer M. Micawber donnant le bras à Uriah Heep, qui paraissait sentir avec une profonde humilité l’honneur qu’il recevait, tandis que M. Micawber prenait plaisir à étendre sur lui une main protectrice. Mais je fus encore plus surpris quand je me rendis au petit hôtel, à quatre heures, c’était l’heure indiquée, d’apprendre que M. Micawber était allé chez Uriah, et qu’il avait bu un grog à l’eau-de-vie chez mistress Heep.

 

« Et je vous dirai une chose, mon cher Copperfield, me dit M. Micawber, votre ami Heep est un jeune homme qui ferait un bon avocat général. Si je l’avais connu à l’époque où mes embarras ont fini par une crise, tout ce que je puis dire, c’est que je crois que mes affaires avec mes créanciers auraient été beaucoup mieux conduites qu’elles ne l’ont été. »

 

Je ne comprenais pas bien comment cela eût été possible, attendu que M. Micawber n’avait rien payé du tout, mais je ne voulais pas faire de questions. Je n’osais pas non plus lui dire que j’espérais qu’il n’avait pas été trop communicatif avec Uriah, ni lui demander s’ils avaient beaucoup parlé de moi. Je craignais de blesser M. Micawber ou plutôt mistress Micawber qui était très-susceptible. Mais cette idée m’inquiétait, et j’y ai souvent pensé depuis.

 

Le dîner était superbe : un beau plat de poisson, un morceau de veau rôti avec le rognon, des saucisses, une perdrix et un pudding ; il y avait du vin et de l’ale, et après le dîner, mistress Micawber fit elle-même un bol de punch.

 

M. Micawber était extrêmement gai. Je l’avais rarement vu d’aussi bonne humeur. Il but tant de punch que son visage reluisait comme si on l’avait verni. Il prit un ton gaiement sentimental et proposa de boire à la prospérité de la ville de Canterbury, déclarant qu’il s’y était trouvé très-heureux ainsi que mistress Micawber, et qu’il n’oublierait jamais les agréables heures qu’il y avait passées. Il porta ensuite ma santé ; puis mistress Micawber, lui et moi, nous fîmes un retour sur nos anciennes relations, entre autres sur la vente de tout ce qu’ils possédaient. Alors je proposai de boire à la santé de mistress Micawber ; du moins je dis modestement : « Si vous voulez bien me le permettre, mistress Micawber, j’aurai maintenant le plaisir de boire à votre santé, madame. » Sur quoi M. Micawber se lança dans un éloge pompeux de mistress Micawber, déclarant qu’elle avait été pour lui un guide, un philosophe et une amie, et qu’il me conseillait, quand je serais en âge de me marier, d’épouser une femme comme elle, s’il y en avait encore.

 

À mesure que le punch diminuait, M. Micawber devenait de plus en plus gai ; mistress Micawber cédant à la même influence, on se mit à chanter. En un mot, je n’ai jamais vu personne de plus joyeux que M. Micawber ce soir-là, jusqu’au dernier moment de ma visite. Je pris congé très-affectueusement de lui et de son aimable femme. Je n’étais par conséquent pas préparé à recevoir, le lendemain à sept heures du matin, la lettre suivante datée de la veille à neuf heures et demie, un quart d’heure après notre séparation.

 

« Mon cher et jeune ami,

 

« Le sort en est jeté, tout est fini. Cachant sous le masque d’une gaieté maladive les ravages causés par les soucis, je ne vous ai pas appris ce soir qu’il n’y a plus d’espérance de recevoir de l’argent de Londres. Dans ces circonstances également humiliantes à éprouver, à contempler et à décrire, j’ai acquitté mes dettes envers cet établissement par un billet payable à quinze jours de date à ma résidence de Pentonville, Londres. Quand on le présentera, il ne sera pas payé. Ma ruine est au bout. La foudre va éclater, l’arbre va être couché par terre.

 

« Que le malheureux qui vous écrit, mon cher Copperfield, vous serve d’avertissement toute votre vie. En vous adressant cette lettre il n’a pas d’autre intention, d’autre espérance. S’il pouvait se flatter au moins de vous rendre ainsi service, une lueur de joie pourrait peut-être pénétrer dans le sombre donjon de l’existence qu’il lui reste à soutenir encore, quoique la prolongation de sa vie (je vous le dis en confidence) soit pour le moins très-problématique.

 

« Ceci est la dernière communication que vous recevrez jamais, mon cher Copperfield,

 

« Du malheureux abandonné,

« Wilkins Micawber. »

 

Je fus si troublé par le contenu de cette lettre déchirante que je courus aussitôt du côté du petit hôtel, dans l’intention d’y entrer, en allant chez le docteur, pour essayer de calmer M. Micawber par mes consolations. Mais à moitié chemin, je rencontrai la diligence de Londres ; M. et mistress Micawber étaient sur l’impériale, il avait l’air parfaitement tranquille et heureux, et souriait en écoutant sa femme et en mangeant des noix qu’il tirait d’un sac de papier, pendant qu’on apercevait une bouteille qui sortait de sa poche de côté. Ils ne me voyaient pas, et je crus qu’il valait mieux, tout bien considéré, ne pas attirer leur attention sur moi. L’esprit soulagé d’un grand poids, je pris donc une petite rue qui menait tout droit à la pension, et je me sentis, au bout du compte, assez satisfait de leur départ, ce qui ne m’empêchait pas d’avoir pourtant toujours beaucoup d’amitié pour eux.

 

CHAPITRE XVIII.

Un regard jeté en arrière.


Mon temps de pension !… Ces jours écoulés en silence !… où la vie glisse et marche, sans qu’on s’en aperçoive, sans qu’on la sente, de l’enfance à la jeunesse ! je veux, en jetant un regard en arrière sur ces ondes rapides qui ne sont plus qu’un lit desséché encombré de feuilles mortes, chercher si je ne retrouverai pas encore des traces qui puissent me rappeler leur cours.

 

Je me vois d’abord dans la cathédrale, où nous nous rendions tous le dimanche matin, après nous être réunis pour cela dans notre salle d’étude. L’odeur terreuse, l’air froid, le sentiment que la porte était fermée sur le monde, le son de l’orgue retentissant sous les arceaux blancs et dans la nef de l’église, voilà les ailes sur lesquelles je me sens emporté pour planer au-dessus de ces jours écoulés, comme si je rêvais à demi éveillé.

 

Je ne suis plus le dernier élève de la pension. J’ai passé en quelques mois par-dessus plusieurs têtes. Mais Adams me paraît toujours une créature hors ligne, bien loin, bien loin au-dessus de moi à des hauteurs inaccessibles, qui me donnent le vertige, rien que d’y penser. Agnès me dit que non, mais moi, je lui dis que si, et je lui répète qu’elle ne connaît pas tous les trésors de science que possède cet être merveilleux dont elle prétend que moi, pauvre commençant, je pourrai un jour remplir la place. Il n’est pas mon ami particulier et mon protecteur déclaré comme Steerforth ; mais j’éprouve pour lui un respect plein de vénération. Je me demande surtout ce qu’il fera quand il quittera le docteur Strong, et s’il y a dans toute l’humanité quelqu’un d’assez présomptueux pour lui disputer alors n’importe quelle place.

 

Mais quel est ce souvenir qui traverse mon esprit ? C’est celui de miss Shepherd. Je l’aime.

 

Miss Shepherd est en pension chez miss Nettingal. J’adore miss Shepherd. Elle est petite, elle porte un spencer, elle a des cheveux blonds frisés qui encadrent son visage arrondi. Les élèves de miss Nettingal vont, comme nous, à la cathédrale. Je ne puis regarder mon livre, car il faut malgré moi que je regarde miss Shepherd. Quand le cœur chante, j’entends miss Shepherd. J’introduis secrètement le nom de miss Shepherd dans la liturgie, je la place au milieu de la famille royale. À la maison, dans ma chambre, je suis quelquefois poussé à m’écrier dans un transport amoureux : « Oh ! miss Shepherd ! »

 

Pendant quelque temps je suis dans l’incertitude sur les sentiments de miss Shepherd, mais enfin le sort m’est propice, et nous nous rencontrons chez le maître de danse : miss Shepherd danse avec moi. Je touche son gant et je sens un frémissement qui me remonte le long de la manche droite de ma veste jusqu’à la pointe de mes cheveux. Je ne dis rien de tendre à miss Shepherd, mais nous nous comprenons : miss Shepherd et moi, nous vivons dans l’espérance d’être unis un jour.

 

Je me demande pourquoi je donne en cachette à miss Shepherd douze noix d’Amérique ; elles n’expriment pas l’affection, elles sont difficiles à envelopper de façon à en faire un paquet d’une forme régulière, elles sont très-dures, et on a de la peine à les casser, même entre deux portes, et puis après l’amande en est huileuse ; et cependant je sens que c’est un présent convenable à offrir à miss Shepherd. Je lui apporte aussi des biscuits tout frais, et des oranges innombrables. Un jour… j’embrasse miss Shepherd dans le vestiaire. Quelle extase ! Mais aussi quel est mon désespoir et mon indignation, le lendemain, en apprenant par une vague rumeur que miss Nettingal a puni miss Shepherd pour avoir tourné les pieds en dedans !

 

Miss Shepherd est la préoccupation et le rêve de ma vie entière ; comment en suis-je donc venu à rompre avec elle ? je n’en sais rien. Cependant la froideur se glissa entre miss Shepherd et moi. J’entends raconter tout bas que miss Shepherd s’est permis de dire qu’elle voudrait bien que je ne la regardasse pas si fixement, et qu’elle a avoué une préférence pour M. Jones… Jones ! un garçon sans aucun mérite ! L’abîme se creusa entre miss Shepherd et moi. Enfin, un jour, je rencontre à la promenade les élèves de miss Nottingal. Miss Shepherd fait la grimace en passant et se met à rire avec sa compagne. Tout est fini. La passion de ma vie (il me semble que cela a duré toute une vie, ce qui revient au même) est passée : miss Shepherd disparaît de la liturgie, et la famille royale n’a plus rien à faire avec elle.

 

J’obtiens une place plus élevée dans ma classe, et personne ne trouble plus mon repos. Je ne suis plus poli du tout pour les jeunes pensionnaires de miss Nettingal, et je n’en adorerais pas une, quand elles seraient deux fois plus nombreuses et vingt fois plus belles. Je regarde les leçons de danse comme une corvée, et je demande pourquoi ces petites filles ne peuvent pas danser toutes seules et nous laisser en paix. Je deviens très-fort en vers latins, et je me néglige beaucoup pour attacher les cordons de mes souliers. Le docteur Strong parle de moi publiquement comme d’un jeune homme plein d’espérance. M. Dick est fou de joie, et ma tante m’envoie vingt francs par le courrier suivant.

 

L’ombre d’un jeune boucher s’élève devant moi comme l’apparition de la tête au casque dans Macbeth. Qu’est-ce que c’est que ce jeune boucher ? c’est la terreur de la jeunesse de Canterbury. Le bruit court que la moelle de bœuf avec laquelle il oint ses cheveux lui donne une force surnaturelle, et qu’il pourrait lutter contre un homme. Ce jeune boucher a le visage large, un cou de taureau, des joues colorées, un esprit mal fait et une langue injurieuse. Le principal emploi qu’il fasse de cette langue, est de mal parler des élèves du docteur Strong. Il dit publiquement qu’il se charge de leur faire leur affaire. Il nomme des individus (moi entre autres) qu’il se fait fort de rosser d’une seule main, en ayant l’autre attachée derrière le dos. Il attend, en route, les plus jeunes de nos camarades pour leur piocher la tête à coups de poing ; il me défie tout haut quand je passe dans la rue. En conséquence de quoi je prends le parti de me battre avec le boucher.

 

C’est un soir, en été, dans un petit creux verdoyant, au coin d’un mur. Je trouve le boucher au rendez-vous. Je suis accompagné d’un corps d’élite choisi parmi mes camarades : le boucher est arrivé avec deux autres bouchers, un garçon de café et un ramoneur. Les préliminaires réglés, le boucher et moi nous nous trouvons face à face. En un instant, le boucher m’a fait voir trente-six mille chandelles par un coup asséné sur le sourcil gauche. Une minute après, je ne sais plus où est le mur, où je suis, je ne vois plus personne. Je ne puis plus bien distinguer entre le boucher et moi ; il me semble que nous nous confondons l’un avec l’autre, en luttant corps à corps sur l’herbe foulée par nos pieds. Parfois j’aperçois le boucher ensanglanté, mais confiant ; parfois je ne vois rien, et je m’appuie, hors d’haleine, contre le genou de mon second ; d’autres fois je me lance avec furie contre le boucher, et je m’écorche les poings contre son visage, sans que cela ait l’air de le troubler le moins du monde. Enfin je m’éveille, la tête en mauvais état, comme si je sortais d’un profond sommeil, et je vois le boucher qui s’en va en remettant son habit ; il reçoit les compliments de ses confrères, du ramoneur et du garçon de café, d’où je conclus très-justement qu’il a remporté la victoire. On me ramène à la maison en mauvais état, on m’applique des biftecks sur les yeux, et on me frotte de vinaigre et d’eau-de-vie ; ma lèvre supérieure enfle peu à peu d’une façon désordonnée. Pendant trois ou quatre jours je reste à la maison, je ne suis pas beau à voir, je porte un abat-jour vert, et je m’ennuierais fort, si Agnès n’était pas une sœur pour moi ; elle compatit à mes infortunes, elle me fait la lecture tout haut, et grâce à elle le temps se passe rapidement et doucement. Agnès a toute ma confiance, je lui raconte en détail mon aventure avec le boucher et toutes les injures qu’il m’avait faites, et elle est d’avis que je ne pouvais faire autrement que de me battre avec lui, quoiqu’elle tremble et frissonne à l’idée de ce terrible combat.

 

Le temps s’est écoulé sans que j’y prisse garde, car Adams n’est plus alors à la tête de la classe, et il y a longtemps qu’il a quitté la pension. Il y a si longtemps que, lorsqu’il revient faire une visite au docteur Strong, il n’y a plus beaucoup d’élèves qui l’aient connu. Adams va entrer dans le barreau, il sera avocat et portera perruque. Je suis surpris de le trouver si modeste ; il est d’une apparence moins imposante que je n’aurais cru. Il n’a pas encore bouleversé le monde, comme je m’y attendais, car il me semble, autant que je puis en juger, que les choses vont à peu près de même qu’avant l’entrée d’Adams dans la vie active.

 

Ici une lacune où les grands guerriers de l’histoire et de la poésie défilent devant moi en armées innombrables ; cela n’en finit pas. Qu’est-ce qui vient ensuite ? Je suis à la tête de la classe, et je regarde de ma hauteur la longue file de mes camarades, en remarquant avec un intérêt plein de condescendance ceux qui me rappellent ce que j’étais quand je suis entré à la pension. Il me semble, du reste, que je n’ai plus rien à faire avec cet enfant-là, je me souviens de lui comme de quelque chose qu’on a laissé sur la route de la vie, quelque chose près duquel j’ai passé, et je pense parfois à lui comme à un étranger.

 

Et la petite fille que j’ai vue en arrivant chez M. Wickfield, où est-elle ? Elle a disparu aussi. À sa place, une créature qui ressemble parfaitement au portrait, et qui n’est plus une enfant, gouverne la maison ; Agnès, ma chère sœur, comme je l’appelle dans mes pensées, mon guide, mon amie, le bon ange de tous ceux qui vivent sous son influence de paix, de vertu et de modestie, Agnès est devenue une femme.

 

Quel nouveau changement s’est opéré en moi ? J’ai grandi, mes traits se sont formés, j’ai recueilli quelque instruction durant les années qui viennent de s’écouler. Je porte une montre d’or avec une chaîne, une bague au petit doigt, un habit à pans, et j’abuse de la graisse d’ours : ce qui, rapproché de la bague, sent un peu son mauvais sujet. Serais-je redevenu amoureux ? oui. J’adore miss Larkins l’aînée.

 

Miss Larkins l’aînée n’est pas une petite fille. Elle est grande, bien faite ; elle a les yeux et les cheveux noirs. Miss Larkins l’aînée est loin d’être une enfant, car miss Larkins la cadette a dépassé cet âge heureux, et sa sœur a trois ou quatre ans de plus qu’elle. Miss Larkins l’aînée a peut-être trente ans. Ma passion pour elle est effrénée.

 

Miss Larkins l’aînée connaît des officiers ; c’est une chose bien pénible à supporter. Je les vois lui parler dans la rue. Je les vois traverser la chaussée pour venir au-devant d’elle, quand ils aperçoivent son chapeau (elle aime les chapeaux de couleurs voyantes) accompagné de celui de sa sœur descendre le trottoir. Elle rit, elle parle, elle a l’air de prendre goût à la chose. Je passe la plus grande partie de mes loisirs à me promener dans l’espérance de la rencontrer. Si je puis la saluer une fois dans la journée (j’en ai le droit, car je connais M. Larkins), quel bonheur ! je mérite d’obtenir par ma politesse un salut de temps en temps. Les tortures que je supporte le soir du bal des Courses, en pensant que miss Larkins l’aînée dansera avec les officiers, demandent vraiment une compensation s’il y a quelque justice dans ce monde.

 

L’amour m’ôte l’appétit et m’oblige à porter constamment ma cravate neuve. Je n’ai de soulagement que lorsque j’ai sur le corps mes plus beaux habits, et je passe ma vie à faire cirer mes bottes. Il me semble alors que je suis plus digne d’approcher de miss Larkins l’aînée. Tout ce qui lui appartient, de près ou de loin, me devient précieux. M. Larkins, un vieillard un peu brusque, avec un double menton, et qui ne peut remuer qu’un œil, est rempli de charmes à mes yeux. Quand je ne puis voir la fille, je vais voir dans les endroits où je puis rencontrer le père. Quand j’ai dit : « Comment vous portez-vous, monsieur Larkins ? J’espère que mesdemoiselles vos filles et toute la famille sont en bonne santé, » il me semble que j’ai fait une déclaration, et je rougis.

 

Je pense continuellement à mon âge. J’ai dix-sept ans, c’est peut-être un peu jeune pour miss Larkins l’aînée, mais qu’importe ? D’ailleurs j’arriverai si vite à mes vingt et un ans ! Je me promène régulièrement le soir devant la maison de M. Larkins, quoique cela me fende le cœur de voir entrer des officiers et de les entendre dans le salon pendant que miss Larkins l’aînée joue de la harpe. Deux ou trois fois je vais même jusqu’à errer mélancoliquement autour de la maison, quand on est couché, cherchant à deviner quelle est la fenêtre de miss Larkins, et prenant probablement la fenêtre de M. Larkins pour celle de sa fille ; je voudrais voir le feu prendre à la maison, je saisirais, au milieu de la foule épouvantée, une échelle pour la dresser contre la fenêtre ; je me vois sauvant miss Larkins dans mes bras, puis retournant chercher quelque chose qu’elle a oublié, pour périr ensuite dans les flammes. Mon amour est généralement désintéressé, et je me contenterais de poser avec honneur devant miss Larkins, et d’expirer après.

 

Je ne suis pourtant pas toujours dans des dispositions si généreuses. Parfois des rêves de bonheur s’élèvent devant moi. En passant deux heures à ma toilette, le jour d’un grand bal donné par les Larkins, et après lequel je soupire depuis trois semaines, je me laisse aller à des idées agréables. Je me figure que j’ai eu le courage de faire ma déclaration à miss Larkins ; elle laisse tomber sa tête sur mon épaule en disant : « Oh ! monsieur Copperfield, puis-je en croire mes oreilles ? » Je me représente M. Larkins arrivant chez moi le lendemain matin pour me dire : « La jeunesse n’est pas une objection, mon cher Copperfield ; ma fille m’a tout appris, voilà vingt mille livres sterling, soyez heureux ! » Je me figure que ma tante cède à son tour, et nous donne sa bénédiction ; M. Dick et le docteur Strong assistent à la cérémonie nuptiale. Je ne manque pas de bon sens, à ce qu’il me semble en revenant sur mon passé ; je ne manque pas non plus de modestie, assurément, et pourtant voilà mes rêves.

 

Je me rends à la maison enchantée, toute pleine de lumières, de musique, de fleurs et d’officiers que je regrette d’y voir ; on cause beaucoup, et miss Larkins l’aînée est dans tout l’éclat de sa beauté. Elle est vêtue de bleu avec des fleurs blanches dans les cheveux, des « Ne m’oubliez pas, » comme si elle avait besoin de porter des « Ne m’oubliez pas ! » C’est la première soirée de grandes personnes à laquelle j’aie été invité, et je suis un peu mal à mon aise, car j’ai l’air abandonné et on ne me parle pas, à l’exception de M. Larkins, qui me demande comment se portent mes petits camarades, ce dont il aurait pu se dispenser, je ne suis pas venu chez lui pour me faire insulter. Mais après avoir passé quelque temps debout près de la porte à réjouir mes yeux de la vue de la déesse de mon cœur, je la vois s’approcher de moi, elle, miss Larkins, et elle me demande avec bonté si je danse.

 

Je balbutie en la saluant : « Avec vous, oui, mademoiselle Larkins.

 

– Avec moi seule ? dit-elle.

 

– Je n’aurais aucun plaisir à danser avec une autre. »

 

Miss Larkins sourit et rougit (pour sourire j’en suis bien sûr, pour rougir je m’en flatte), puis elle dit :

 

« Pas cette fois, mais l’autre, si vous voulez. »

 

Le moment arrive. « C’est une valse, je crois, dit miss Larkins avec un peu d’embarras quand je me présente. Valsez-vous ? sinon, le capitaine Bailey… »

 

Mais je valse, assez bien même, et j’emmène miss Larkins ; je l’enlève fièrement au capitaine Bailey, dont je fais le malheur, je n’en doute pas. Peu m’importe ! j’ai bien souffert, moi ! Je valse avec miss Larkins l’aînée ; je ne sais pas où je suis, qui m’entoure, combien de temps dure mon bonheur. Je sais seulement que je flotte dans l’espace avec un ange bleu, et que je suis dans un rêve de délices, jusqu’au moment où je me trouve assis près d’elle sur un canapé. Nous sommes seuls dans un petit salon. Elle admire le camélia rose du Japon que je porte à ma boutonnière. Il m’a coûté trois schellings, je le lui donne, en disant :

 

« J’en demande un prix exorbitant, miss Larkins !

 

– En vérité ! que voulez-vous avoir en retour ? répond-elle.

 

– Une de vos fleurs, pour la conserver comme un avare garde son or.

 

– Vous êtes un petit téméraire, dit miss Larkins. Tenez ! »

 

Elle me donne une fleur de très-bonne grâce, je la porte à mes lèvres, puis je la cache dans mon sein. Miss Larkins se met à rire et me prend le bras en me disant :

 

« Maintenant, ramenez-moi au capitaine Bailey. »

 

Je suis encore plongé dans le souvenir de ce délicieux tête-à-tête et de la valse passée, quand elle s’approche de nouveau de moi, en donnant le bras à un homme d’un âge mûr, qui a joué au whist toute la soirée.

 

« Tenez, lui dit-elle, voilà mon petit téméraire. M. Chestle désire faire votre connaissance, monsieur Copperfield. »

 

Je pense à l’instant que ce doit être un ami de la famille, et je suis enchanté.

 

« Je comprends votre goût, monsieur, dit M. Chestle. Il vous fait honneur. Je suppose que vous ne prenez pas grand intérêt à la culture du houblon, quoique vous en aimiez les fleurs, mais j’ai une assez grande propriété où j’en cultive, et si vous aviez jamais la fantaisie de venir dans nos environs, près d’Ashford, et de visiter notre résidence, nous serions heureux de vous recevoir et de vous garder le plus longtemps possible. »

 

Je remercie vivement M. Chestle, et je lui donne une poignée de main. Il me semble que je fais un beau rêve. Je valse de nouveau avec miss Larkins l’aînée ; elle me dit que je valse très-bien ! Je rentre chez moi, plein d’un bonheur inexprimable. Je valse en imagination pendant toute la nuit, en tenant serrée dans mes bras la taille de ma divinité. Pendant quelques jours je suis plongé dans des rêveries délicieuses, mais je ne la rencontre plus dans la rue, et elle n’est pas chez elle quand je vais lui faire une visite. Je me console imparfaitement de ce désappointement en regardant le gage sacré que j’ai reçu, la fleur fanée.

 

« Trotwood, me dit Agnès, un jour après-dîner, savez-vous qui doit se marier demain ? quelqu’un pour qui vous avez une grande admiration.

 

– Pas vous, je pense, Agnès ?

 

– Non, pas moi ! dit-elle en levant les yeux de dessus la musique qu’elle copiait. Entendez-vous ce qu’il dit là, papa ?… Non, c’est miss Larkins l’aînée.

 

– Elle épouse… le capitaine Bailey ? »

 

C’était tout ce que j’avais la force de dire.

 

« Non, non, pas un capitaine : M. Chestle, un grand cultivateur de houblon. »

 

Je suis très-abattu pendant une quinzaine de jours. Je ne porte plus ma bague, je commence à remettre mes vieux habits, je renonce à la graisse d’ours, et je soupire sur la fleur fanée de miss Larkins. Au bout de ce temps, je m’ennuie un peu de ce genre de vie, et, sur une nouvelle provocation du boucher, je jette aux vents ma fleur, je donne un rendez-vous à mon agresseur, et je le bats glorieusement.

 

Je reprends ma bague, et je renouvelle avec modération l’usage de la graisse d’ours, voilà les dernières traces que je puis saisir dans le souvenir de ma vie, en marchant sur mes dix-sept ans.

 

CHAPITRE XIX.

Je regarde autour de moi et je fais une découverte.


Je ne sais pas si j’étais triste ou satisfait quand je vis arriver la fin de mes études et le moment de quitter le docteur Strong. J’avais été très-heureux chez lui, et j’avais un véritable attachement pour le docteur ; en outre, j’étais un personnage éminent dans notre petit monde. Voilà mes raisons de tristesse, mais j’avais d’autres raisons, assez peu solides d’ailleurs, d’être bien aise. La vague idée de devenir un jeune homme libre de mes actions, le sentiment de l’importance que prenait un jeune homme libre de ses actions, le désir de toutes les belles choses que cet animal extraordinaire avait à voir et à faire, l’effet merveilleux qu’il ne pouvait manquer de produire sur la société, c’étaient là de grandes séductions. Ces visions avaient une si grande influence sur mon esprit qu’il me semble maintenant que je n’ai pas senti, en quittant la pension, les regrets que j’aurais dû naturellement éprouver. Cette séparation ne m’a pas laissé l’impression que m’ont laissée d’autres séparations. J’essaye en vain de me souvenir de ce que j’ai ressenti alors, et des circonstances qui ont accompagné mon départ, mais ce que je me rappelle bien, c’est que cet événement n’a pas joué un grand rôle dans ma vie. Je suppose que la perspective qui s’ouvrait devant moi me troublait l’esprit. Je sais que je ne comptais plus pour rien le passé de mon enfance, et que la vie me faisait l’effet d’un grand conte de fées que j’allais commencer à lire, et voilà tout.

 

Ma tante eut avec moi des délibérations graves et nombreuses pour savoir quelle carrière je choisirais. Depuis un an au moins, je cherchais à trouver une réponse satisfaisante à cette question répétée : « Quelle est votre vocation ? » Mais je ne me trouvais aucun goût particulier pour une profession quelconque. Si j’avais pu recevoir par inspiration la science de la navigation, prendre le commandement de quelque vaisseau bon voilier pour faire autour du monde un voyage de grandes découvertes, je crois que je n’aurais rien demandé de plus. Mais, à défaut de cette inspiration miraculeuse, mes désirs se bornaient à entrer dans une carrière qui n’imposât pas de trop grands sacrifices pécuniaires à ma tante, et à y faire mon devoir quel qu’il fût.

 

M. Dick avait régulièrement assisté à nos conseils, de l’air le plus grave et le plus réfléchi. Il ne s’était jamais aventuré qu’une seule fois à émettre une idée, mais ce jour-là (je ne sais ce qui lui avait passé par la tête), il proposa tout d’un coup de faire de moi un chaudronnier. Cette idée fut si mal reçue par ma tante qu’il n’osa plus en avancer une seconde, il se bornait donc à la regarder attentivement en attendant avec beaucoup d’intérêt les résolutions qu’elle pourrait suggérer, tout en faisant sonner son argent dans son gousset.

 

« Voulez-vous que je vous dise une chose, Trot ? me dit ma tante un matin, quelque temps après ma sortie de pension, puisque nous n’avons pas encore décidé la grande question, et qu’il faut tâcher de ne pas faire fausse route, si nous pouvons, je crois que nous ferions mieux de nous donner le temps de respirer. En attendant, tâchez d’envisager l’affaire sous un nouveau point de vue, et non pas comme un écolier.

 

– Je tâcherai, ma tante.

 

– J’ai eu l’idée, continua ma tante, qu’un peu de changement et un coup d’œil jeté sur la vie du monde pourrait vous aider à fixer vos idées et à asseoir plus sérieusement votre jugement. Si vous faisiez un petit voyage ? si vous vous rendiez par exemple dans votre ancien pays pour y voir… cette femme étrange qui a un nom si sauvage, continua-t-elle en se frottant le bout du nez, car elle n’avait pas encore complètement pardonné à Peggotty de s’appeler Peggotty.

 

– C’est tout ce que je peux désirer de plus agréable au monde, ma tante !

 

– Eh bien ! dit-elle, voilà qui est heureux, car je le désire beaucoup aussi. Mais il est naturel et raisonnable que cela vous plaise, et je suis très-convaincue que tout ce que vous ferez, Trot, sera naturel et raisonnable.

 

– Je l’espère, ma tante.

 

– Votre sœur, Betsy Trotwood, dit ma tante, aurait été la jeune fille la plus naturelle et la plus raisonnable qu’on puisse voir. Vous serez digne d’elle, n’est-ce pas ?

 

– J’espère être digne de vous, ma tante ; je n’en demande pas davantage.

 

– C’est une grâce du bon Dieu que votre mère, la pauvre enfant, ne soit pas de ce monde, dit ma tante en me regardant d’un air d’approbation, car elle serait si fière de son garçon maintenant qu’elle en aurait perdu le peu de tête qui pouvait lui rester à perdre. »

 

Ma tante s’excusait toujours de la faiblesse qu’elle pouvait éprouver pour moi en la rejetant ainsi sur ma pauvre mère :

 

« Vraiment, vous ne vous figurez pas, Trotwood, combien vous me la rappelez !

 

– D’une manière agréable, j’espère, ma tante ?

 

– Il lui ressemble tant, Dick, ajouta ma tante en appuyant sur les mots, que je crois la voir encore, le jour où je l’ai visitée, avant qu’elle commençât à souffrir ; voyez-vous, il lui ressemble comme deux gouttes d’eau !

 

– En vérité ? dit M. Dick.

 

– Mais cela n’empêche pas qu’il ressemble aussi à David, dit ma tante d’un ton positif.

 

– Il ressemble beaucoup à David ! » dit M. Dick.

 

– Mais ce que je désire vous voir devenir, Trot, reprit ma tante, je ne veux pas dire physiquement, vous êtes très-bien de physique, mais moralement, c’est un homme ferme : un homme ferme, énergique, avec une volonté à vous, avec de la résolution, dit ma tante en branlant la tête et en serrant le poing ; avec de la détermination, Trot, avec du caractère, un caractère énergique qui ne se laisse influencer qu’à bonne enseigne par qui que ce soit, ni par quoi que ce soit ; voilà ce que je veux vous voir devenir ; voilà ce qu’il aurait fallu à votre père et à votre mère, Dieu le sait, et ils s’en seraient mieux trouvés. »

 

Je manifestai l’espérance de devenir ce qu’elle désirait.

 

« Afin de vous fournir l’occasion d’agir un peu par vous-même, et de compter sur vous-même, dit ma tante, je vous enverrai seul faire votre petit voyage. J’avais eu un moment l’idée de vous faire accompagner par M. Dick, mais, en y réfléchissant bien, je le garderai pour prendre soin de moi. »

 

M. Dick parut un moment un peu désappointé, mais l’honneur d’être admis à la dignité de prendre soin de la plus admirable femme qu’il y eût au monde ramena bientôt la satisfaction sur son visage.

 

« D’ailleurs, dit ma tante, il a son mémoire…

 

– Certainement, dit M. Dick, précipitamment. J’ai l’intention, Trotwood, d’en finir avec ce mémoire ; il faut réellement que ce soit fini une bonne fois. Après quoi, je le ferai présenter, vous savez, et alors… dit M. Dick, après s’être arrêté et avoir gardé le silence un moment, et alors il faudra voir frétiller le poisson dans la poêle ! »

 

En conséquence des bonnes intentions de ma tante, je fus peu après pourvu d’une bourse bien garnie et d’une malle, et elle me congédia tendrement pour mon expédition d’exploration. Au moment du départ, elle me donna quelques bons conseils et beaucoup de baisers, en me disant que, comme son projet était de me fournir l’occasion de regarder autour de moi et de réfléchir un peu, elle me conseillait de passer quelques jours à Londres si cela me convenait, soit en me rendant dans le Suffolk, soit en revenant. En un mot, j’étais libre de faire ce qu’il me plairait pendant trois semaines ou un mois, sans autre considération que celle de réfléchir et de regarder autour de moi, et l’engagement de lui écrire trois fois la semaine, pour la tenir au courant de ce que je ferais.

 

J’allai d’abord à Canterbury pour dire adieu à Agnès et à M. Wickfield, ainsi qu’au bon docteur ; je n’avais pas encore donné congé de mon ancienne chambre chez M. Wickfield. Agnès fut enchantée de me voir, et me dit que la maison ne lui semblait plus la même depuis que je l’avais quittée.

 

« Je ne me trouve plus le même non plus depuis que je suis loin de vous, lui dis-je. Il me semble que j’ai perdu mon bras droit, ce n’est pas assez dire, car je ne suis pas plus sûr de ma tête et de mon cœur qui n’ont rien à faire avec mon bras droit. Tous les gens qui vous connaissent vous consultent, et se laissent guider par vous, Agnès.

 

– Tous les gens qui me connaissent me gâtent, je crois, dit Agnès en souriant.

 

– Non. C’est parce que vous ne ressemblez à personne. Vous êtes si bonne et d’un caractère si charmant ! Comment faites-vous pour être d’un naturel si doux, et pour avoir toujours raison !

 

– Vous me parlez comme si j’étais miss Larkins avant son mariage, me dit-elle avec un rire plein de gaieté, tout en continuant son ouvrage.

 

– Allons ! ce n’est pas bien d’abuser de ma confiance, lui répondis-je en rougissant au souvenir de mon idole aux rubans bleus, et cependant je ne saurais m’empêcher de me confier en vous, Agnès. Je ne perdrai jamais cette habitude. Si j’ai des chagrins ou que je devienne amoureux, je vous dirai tout, si vous voulez bien, même quand il m’arrivera de devenir amoureux pour tout de bon.

 

– Mais vous avez toujours été amoureux pour tout de bon, dit Agnès en riant de nouveau.

 

– Oh ! j’étais un enfant, un simple écolier, dis-je en riant aussi, mais avec un peu de confusion. Les temps sont changés, et je suppose qu’un jour je prendrai cette affaire-là terriblement au sérieux. Ce qui m’étonne, c’est que vous-même vous n’en soyez pas encore arrivée-là, Agnès. »

 

Agnès riait en secouant la tête.

 

« Oh ! je sais bien que non ; vous me l’auriez dit, ou du moins, repris-je en la voyant rougir légèrement, vous me l’auriez laissé deviner. Mais je ne connais personne qui soit digne de vous aimer, Agnès. Il faudra que je fasse la connaissance d’un homme d’un caractère plus élevé et doué de plus de mérite que tous ceux que j’ai vus ici pour donner mon consentement. À l’avenir j’aurai l’œil sur tous vos admirateurs ; et je vous préviens que je serai très-exigeant pour celui que vous choisirez. »

 

Nous avions causé jusqu’alors sur un ton d’enjouement plein de confiance, mêlé pourtant d’un certain sérieux ; c’était le résultat des relations intimes que nous avions commencées ensemble dès l’enfance. Mais tout d’un coup Agnès leva les yeux, et changeant de manière, me dit :

 

« Trotwood, il y a quelque chose que je veux vous dire, et que je n’aurai peut-être pas de longtemps une autre occasion de vous demander, quelque chose que je ne me déciderais jamais, je crois, à demander à un autre. Avez-vous remarqué chez papa un changement progressif ? »

 

Je l’avais remarqué, et je m’étais souvent demandé si elle s’en apercevait aussi. Mon visage trahit sans doute ce que je pensais, car elle baissa les yeux à l’instant même, et je vis qu’ils étaient pleins de larmes.

 

« Dites-moi ce que c’est, dit-elle à voix basse.

 

– Je crains… puis-je vous parler en toute franchise, Agnès ? Vous savez quelle affection j’ai pour lui.

 

– Oui, dit-elle.

 

– Je crains qu’il ne se fasse mal par cette habitude qui n’a fait qu’augmenter tous les jours depuis mon arrivée dans cette maison. Il est devenu très-nerveux, du moins je me le figure.

 

– Vous ne vous trompez pas, dit Agnès en secouant la tête.

 

– Sa main tremble, il ne parle pas nettement, et ses yeux sont hagards. J’ai remarqué que, dans ces moments-là, et quand il n’est pas dans son état naturel, il arrive presque toujours qu’on le demande justement pour quelque affaire.

 

– Oui, c’est Uriah, dit Agnès.

 

– Et l’idée qu’il ne se sent pas en état de la traiter, qu’il ne l’a pas bien comprise, ou qu’il n’a pas pu s’empêcher de laisser voir sa situation, semble le tourmenter tellement que le lendemain c’est bien pis, et le surlendemain pis encore ; et de là vient cet épuisement et cet air effaré. Ne vous effrayez pas de ce que je dis, Agnès, mais je l’ai vu l’autre soir dans cet état, la tête sur son pupitre et pleurant comme un enfant. »

 

Elle posa doucement son doigt sur mes lèvres pendant que je parlais encore, puis l’instant d’après elle avait rejoint son père à la porte du salon, et s’appuyait sur son épaule. Ils me regardaient tous deux, et je fus vivement touché de l’expression du visage d’Agnès. Il y avait dans son regard une si profonde tendresse pour son père, tant de reconnaissance pour les soins et l’affection qu’il lui avait témoignés, elle me demandait si évidemment d’être indulgent pour lui dans mes pensées, et de ne pas admettre des idées amères sur son compte ; elle semblait à la fois si fière de lui, si dévouée, si compatissante et si triste ; elle me disait si clairement qu’elle était sûre de mes sympathies, que toutes les paroles du monde n’auraient pu m’en dire davantage, ni m’émouvoir plus profondément.

 

Nous devions prendre le thé chez le docteur. En arrivant à l’heure ordinaire, nous le trouvâmes près du feu, dans le cabinet, avec sa jeune femme et sa belle-mère. Le docteur, qui semblait croire que je partais pour la Chine, me reçut comme un hôte auquel il voulait faire honneur, et demanda qu’on mît une bûche au feu, afin de voir à la lueur de la flamme le visage de son ancien élève.

 

« Je ne verrai plus beaucoup de nouveaux visages à la place de Trotwood, mon cher Wickfield, dit le docteur en se chauffant les mains ; je deviens paresseux et je veux me reposer. Je remettrai tous ces jeunes gens à d’autres mains dans six mois, pour mener une vie plus tranquille.

 

– Voilà dix ans que vous ne dites pas autre chose, docteur, répondit M. Wickfield.

 

– Oui, mais cette fois je suis décidé, dit le docteur ; le premier de mes sous-maîtres me succédera… Cette fois-ci c’est pour de bon… Et vous aurez bientôt à dresser un contrat entre nous, avec toutes les clauses obligatoires qui donnent à deux hommes d’honneur qui s’engagent l’air de deux coquins qui se défient l’un de l’autre.

 

– J’aurai aussi à prendre soin, n’est-ce pas, dit M. Wickfield qu’on ne vous attrape pas, ce qui arriverait infailliblement dans un arrangement que vous feriez vous-même. Eh bien ! je suis tout prêt, je voudrais n’avoir jamais de pire besogne dans mon état.

 

– Je n’aurai plus à m’occuper alors, dit le docteur, que de mon dictionnaire… et de cette autre personne avec laquelle j’ai contracté aussi un engagement… mon Annie ! »

 

M. Wickfield la regardait, elle était assise près de la table à thé avec Agnès, et elle me parut éviter les yeux du bon vieillard avec une hésitation et une timidité inaccoutumées qui attirèrent sur elle son attention, comme s’il lui venait à l’esprit quelque pensée secrète.

 

« Il paraît qu’il est arrivé un bateau-poste venant de l’Inde, dit-il après un moment de silence.

 

– Vous m’y faites penser, dit le docteur, il y a même des lettres de M. Jack Maldon.

 

– Ah ! vraiment ?

 

– Mon pauvre Jack ! dit mistress Markleham, en secouant la tête. Quand je pense qu’il est dans ce climat terrible, où il faut vivre, m’a-t-on dit, sur un tas de sable brûlant et sous une cloche de verre ! Il avait l’air robuste, mais il ne l’était pas. Il a consulté son courage plus que ses forces, mon cher docteur, quand il a si vaillamment tenté l’entreprise. Annie, ma chère, je suis sûre que vous vous en souvenez parfaitement ; votre cousin n’a jamais été fort, ce qu’on appelle robuste, dit mistress Markleham avec emphase et en nous regardant tous les uns après les autres, depuis le temps où ma fille et lui étaient tout petits, et se promenaient bras dessus bras dessous toute la journée. »

 

Annie ne répondit rien à cette interpellation.

 

« Dois-je conclure de ce que vous venez de dire, madame, que M. Maldon soit malade ? demanda M. Wickfield.

 

– Malade ? répliqua le Vieux-Troupier, mon cher monsieur, il est… toutes sortes de choses…

 

– Excepté qu’il n’est pas bien portant, dit M. Wickfield.

 

– Excepté qu’il n’est pas bien portant, cela va sans dire, répondit le Vieux-Troupier ; il est clair qu’il a attrapé des coups de soleil terribles, qu’il a gagné la fièvre des marais, des rhumatismes et tout ce qu’on peut imaginer ! Quant au foie, je suppose qu’il en a fait son deuil en partant : ajouta-t-elle d’un air de résignation.

 

– Est-ce de lui que vous tenez tout cela ? demanda M. Wickfield.

 

– Lui ! repartit mistress Markleham en agitant sa tête et son éventail : que vous ne connaissez guère mon pauvre Jack Maldon pour me faire pareille question ! Lui, me dire cela ! Ah bien oui ! il se ferait plutôt tirer à quatre chevaux avant d’en dire un mot.

 

– Maman ! dit mistress Strong.

 

– Ma chère Annie, reprit sa mère, je vous prie, une fois pour toutes, de ne pas vous mêler de ce que je dis, à moins que ce ne soit pour confirmer mes paroles. Vous savez aussi bien que moi que votre cousin Maldon se laisserait plutôt tirer par un nombre indéfini de chevaux, car je ne sais pas pourquoi je me bornerais à quatre : certainement, non, ce n’est pas à quatre chevaux ; il se laisserait tirer par huit, par seize, par trente-deux chevaux plutôt que de dire un mot qui pût déranger les plans du docteur.

 

– Dites plutôt les plans de Wickfield, dit le docteur en passant la main sur son menton et en regardant son conseiller d’un air repentant ; c’est-à-dire le plan que nous avions formé à nous deux. Pour moi j’ai dit seulement : « en Angleterre ou à l’étranger. »

 

– Et moi, j’ai dit : « à l’étranger, » ajouta gravement M. Wickfield ; c’est moi qui l’ai fait : c’est moi qui en suis responsable.

 

– Oh ! qui est-ce qui vous parle de responsabilité ? dit mistress Markleham ; tout a été fait pour le mieux, mon cher monsieur Wickfield, nous savons bien que tout a été fait dans les meilleures intentions. Mais si ce pauvre garçon ne peut pas vivre là-bas, que voulez-vous y faire ? S’il ne peut pas vivre là-bas, il mourra là-bas, plutôt que de déranger les projets du docteur. Je le connais bien, continua mistress Markleham en agitant son éventail avec l’air calme et prophétique d’une prêtresse inspirée, et je sais bien qu’il mourra là plutôt que de déranger les plans du docteur.

 

– Eh bien ! eh bien ! madame, dit gaiement le docteur, je ne suis pas assez fanatique de mes projets pour ne point les changer moi-même et refuser tout autre arrangement. Si M. Jack Maldon revient en Angleterre pour cause de mauvaise santé, nous ne le laisserons pas repartir, et il faudra tâcher de le pourvoir d’une manière plus avantageuse dans ce pays-ci. »

 

Mistress Markleham fut si surprise de la générosité de ce discours, qu’elle n’avait ni prévu ni provoqué, bien entendu, qu’elle ne put que dire au docteur que cela lui ressemblait bien, et répéter plusieurs fois de suite son geste favori, en baisant le bout de son éventail, avant d’en caresser la main de son sublime ami. Après quoi elle gronda quelque peu sa fille Annie, de ce qu’elle n’était pas plus expansive, lorsque le docteur comblait ainsi de ses bontés un ancien compagnon d’enfance, et cela pour l’amour d’elle seulement. Puis elle en vint à nous entretenir des mérites de plusieurs membres de sa famille qui n’attendaient qu’un peu d’aide pour remonter sur leur bête.

 

Tout ce temps-là sa fille Annie n’avait pas dit un mot, elle n’avait pas même levé les yeux. M. Wickfield l’avait suivie sans cesse du regard, assise comme elle était à côté de son Agnès. Il avait l’air de ne pas se douter qu’on pût remarquer cette attention continue, bien visible pourtant, car il était si occupé de mistress Strong et des pensées qu’elle lui suggérait, qu’il en était tout absorbé. Il finit par demander ce que M. Jack Maldon avait véritablement écrit sur sa situation, et à qui il avait adressé de ses nouvelles.

 

« Voilà, dit mistress Markleham en prenant par-dessus la tête du docteur une lettre posée sur la cheminée ; voilà ce que ce pauvre garçon dit au docteur lui-même… Où est-ce donc ?… ah ! j’y suis… « Je suis fâché d’être obligé de vous dire que ma santé a beaucoup souffert ; et que je crains d’en être réduit à la nécessité de revenir en Angleterre pour quelque temps ; c’est ma seule espérance de guérison. » Il me semble que c’est assez clair, pauvre garçon ! Sa seule espérance de guérison ! Mais la lettre d’Annie est plus explicite encore. Annie, montrez-moi encore une fois cette lettre.

 

– Pas maintenant, maman, dit-elle à voix basse.

 

– Ma chère, vous êtes vraiment sur certains sujets la personne la plus absurde qui soit au monde ; et il n’y a personne comme vous pour vous montrer peu sensible aux droits de votre famille, lui dit sa mère. Nous n’aurions pas seulement entendu parler de cette lettre si je ne vous l’avais pas demandée. Appelez-vous cela de la confiance envers le docteur Strong, Annie ? cela m’étonne de votre part. »

 

Mistress Strong produisit la lettre à regret, et quand je la pris pour la passer à la mère, je vis que la main de la fille tremblait en me la remettant.

 

« Voyons donc où est ce passage, dit mistress Markleham, en approchant le papier de ses yeux : « Le souvenir des temps passés, ma chère Annie…, » et ainsi de suite ; ce n’est pas ça. « Le bon vieux procureur… » De qui veut-il donc parler ? Vraiment, Annie, votre cousin Maldon est à peine intelligible. Ah ! que je suis stupide ! c’est apparemment du docteur qu’il parle ! « Oh ! oui, bien bon en vérité ! » Ici elle s’arrêta pour donner un nouveau baiser à son éventail et le secouer ensuite du côté du docteur, qui nous regardait tous avec la satisfaction la plus paisible. « Ah ! voilà : « Vous ne serez peut-être pas surprise d’apprendre, Annie… » Bien certainement, non, sachant, comme je viens de le dire, qu’il n’était véritablement pas robuste… « Vous ne serez pas surprise d’apprendre que j’ai tant souffert loin de vous que je suis décidé à partir à tout hasard, avec un congé de maladie, si je puis l’obtenir, sans quoi je donnerai ma démission. Ce que j’ai enduré et ce que j’endure ici est intolérable. Et sans la prompte générosité de cet excellent homme, » dit mistress Markleham en répétant ses signes télégraphiques à l’adresse du docteur, et en repliant la lettre, « l’idée seule m’en serait insupportable. »

 

M. Wickfield ne dit pas un mot, quoique la vieille dame semblât attendre ses commentaires sur ce qu’il venait d’entendre. Il gardait le silence d’un air sévère, et sans lever les yeux. On avait abandonné depuis longtemps cette affaire pour d’autres sujets de conversation, qu’il restait toujours dans la même attitude, se bornant à jeter de temps en temps, d’un air refrogné, un regard pensif sur le docteur ou sur sa femme, puis sur tous les deux ensemble.

 

Le docteur aimait la musique. Agnès chantait avec beaucoup d’agrément et d’expression, mistress Strong aussi. Elles chantèrent ensemble, puis se mirent à jouer des morceaux à quatre mains : c’était un petit concert. Mais je remarquai deux choses, d’abord quoique Annie se fût tout à fait remise, et qu’elle eût repris ses manières ordinaires, il y avait évidemment un abîme qui la séparait de M. Wickfield ; en second lieu, je vis que l’intimité de mistress Strong avec Agnès déplaisait à M. Wickfield, et qu’il la surveillait avec inquiétude. Je dois avouer aussi que le souvenir de ce que j’avais vu d’elle, le jour du départ de M. Jack Maldon, me revint à l’esprit avec une signification que je n’y avais jamais attachée et qui me troubla l’esprit. L’innocente beauté de son visage ne me paraissait pas aussi pure que par le passé ; je me défiais de la grâce naturelle et du charme de ses manières, et quand je regardais Agnès, assise auprès d’elle, quand je me rappelais l’honnête candeur de la jeune fille, je me disais en moi-même que c’était peut-être une amitié mal assortie.

 

Elles en jouissaient pourtant si vivement toutes deux que leur gaieté fit passer la soirée comme un instant. Il arriva, au moment du départ, un petit incident que je me rappelle bien. Elles prenaient congé l’une de l’autre, et Agnès allait embrasser mistress Strong, quand M. Wickfield passa entre elles, comme par accident, et emmena brusquement Agnès. Puis je revis sur le visage de mistress Strong cette expression que j’avais remarquée le soir du départ de son cousin, et je me crus encore debout à la porte du docteur Strong. C’était bien comme cela qu’elle l’avait regardé ce soir-là.

 

Je ne puis dire quelle impression ce regard me produisit, ni pourquoi il me devint impossible de l’oublier plus tard quand je pensais à elle, et que j’aurais voulu me rappeler plutôt son visage paré de son innocente beauté. Le souvenir m’en poursuivait encore en rentrant chez moi ; il me semblait que je laissais un sombre nuage suspendu au-dessus de la maison du docteur. Au respect que j’avais pour ses cheveux gris se mêlait une grande compassion pour ce cœur si confiant avec ceux qui le trahissaient, et un profond ressentiment contre ces perfides amis. L’ombre imminente d’un grand chagrin et d’une grande honte, quoique confuse encore, projetait une tache sur ce lieu paisible, témoin du travail et des jeux de mon enfance, et le flétrissait à mes yeux. Je n’avais plus de plaisir à penser aux grands aloès à longues feuilles qui fleurissaient tous les cent ans seulement, ni à la pelouse verte et unie, ni aux urnes de pierre de l’allée du docteur, ni au son des cloches de la cathédrale qui dominait tout de son harmonie ; il me semblait que le paisible sanctuaire de mon enfance avait été profané en ma présence, et que la paix et l’honneur en avaient été jetés à tous les vents.

 

Avec le matin arriva mon départ de cette vieille demeure, qu’Agnès avait remplie pour moi de son influence, et cette préoccupation suffit à absorber mon esprit. Je reviendrais certainement bientôt habiter de nouveau mon ancienne chambre, et bien souvent peut-être ; mais enfin j’avais cessé d’y résider, et le bon vieux temps n’était plus. J’avais le cœur un peu gros en emballant ce qui restait de mes livres et de mes effets à envoyer à Douvres, et je ne me souciais pas de le laisser voir à Uriah Heep, qui s’empressait si fort à mon service, que je m’accuse d’avoir manqué à la charité, en supposant qu’il était enchanté de me voir partir.

 

Je me séparai d’Agnès et de son père, en faisant de vains efforts pour supporter ce chagrin comme un homme, et je montai sur le siège de la diligence de Londres. J’étais si disposé à oublier et à pardonner tout en traversant la ville, que j’avais presque envie de faire un signe de tête à mon ancien ennemi le boucher, et de lui jeter quatre shillings pour boire à ma santé, mais il avait un air de boucher si endurci quand je l’aperçus, grattant son grand billot dans son étal, et il était tellement enlaidi par la perte d’une dent de devant que je lui avais cassée dans notre combat, que je trouvai plus à propos de ne pas lui faire d’avances.

 

La seule chose qui m’occupât l’esprit, quand nous fûmes enfin tout de bon sur la route, c’était de paraître aussi âgé que possible au conducteur, et de me faire une grosse voix. J’eus bien du mal à réussir dans cette dernière prétention, mais j’y tenais parce que c’était un moyen sûr de me grandir.

 

« Vous allez à Londres, monsieur ? dit le conducteur.

 

– Oui, William, dis-je d’un ton de condescendance (je le connaissais un peu), je vais à Londres : après cela j’irai de là en Suffolk.

 

– Pour chasser, monsieur ? dit le conducteur. Il savait aussi bien que moi qu’à cette époque de l’année, il était à peu près aussi probable que j’allais à la pêche de la baleine, mais c’est égal, je regardai cette question comme un compliment flatteur.

 

– Je ne sais pas, dis-je en prenant un air d’indécision, si je ne tirerai pas en effet quelques coups de fusil.

 

– On dit que le gibier est devenu très-difficile à approcher, reprit William.

 

– C’est ce qu’on m’a dit, répondis-je.

 

– « Êtes-vous du comté de Suffolk, monsieur ?

 

– Oui, dis-je avec un air d’importance, je suis du comté de Suffolk.

 

– On dit que les chaussons de pommes sont superbes par là. »

 

Je n’en savais rien du tout, mais il faut bien soutenir les institutions de son pays natal, et ne pas avoir l’air de ne pas les connaître ; aussi je secouai la tête d’un air fin comme pour dire : « Je crois bien ! »

 

« Et les bidets, dit William, c’est ça, de fameuses bêtes ! un bon bidet de Suffolk vaut son pesant d’or. Avez-vous jamais élevé des bidets de Suffolk, monsieur ?

 

– Non, dis-je, pas précisément.

 

– C’est que je vous dirai que voilà un monsieur, derrière moi, qui en a élevé des pacotilles. »

 

Le monsieur en question louchait d’une manière épouvantable ; il avait un menton de galoche, portait un chapeau gris à haute forme, et une culotte de velours de coton, boutonnée tout du long sur le côté, depuis les hanches jusqu’à la semelle de ses bottes. Il appuyait son menton sur l’épaule du conducteur, si près de moi que je sentais son haleine dans mes cheveux, et quand je me retournai pour le voir, il jeta sur les chevaux un regard de connaisseur, de son bon œil.

 

« N’est-ce pas ? dit William.

 

– N’est-ce pas quoi ? demanda son interlocuteur.

 

– Vous avez élevé des bidets du Suffolk en masse ?

 

– Je crois bien ! dit l’autre, il n’y a pas d’espèce de chevaux ni de chiens que je n’aie élevés. Il y a des hommes dont c’est le caprice, les chiens et les chevaux : pour moi j’en perdrais le boire et le manger, je leur sacrifierais volontiers la maison, la femme, les enfants et tout le bataclan ; j’oublierais pour ça de lire, d’écrire, de compter, de fumer, de priser et de dormir.

 

– Vous m’avouerez que ce n’est pas la place d’un homme comme ça, derrière le siège du conducteur, n’est-ce pas ? me dit William à l’oreille, en arrangeant les guides. »

 

Je conclus de cette remarque qu’il désirait donner ma place à l’éleveur de chevaux, et j’offris en rougissant de la lui céder.

 

« Dans le fait si vous n’y tenez pas, monsieur, je crois que ce serait plus convenable, » dit William.

 

J’ai toujours considéré cette concession comme ma première faute dans la vie. Quand j’avais retenu ma place au bureau, j’avais fait inscrire à côté de mon nom : « Sur le siège du conducteur, » et j’avais donné une demi-couronne au teneur de livres. J’avais mis un paletot et un plaid tout neufs pour faire honneur à ce poste éminent, et j’étais assez fier de l’effet que je produisais sur le siège ; et voilà qu’à la première poste, je me laissais supplanter par un méchant calorgne[6], avec des habits râpés, qui n’avait d’autre mérite que de sentir l’écurie à plein nez, et d’être assez solide sur l’impériale pour passer par-dessus ma tête aussi légèrement qu’une mouche, pendant que les chevaux allaient au grand trot ! J’ai une certaine méfiance de moi-même qui m’avait déjà souvent joué de mauvais tours dans de petites occasions de ce genre, où j’aurais aussi bien fait de m’en passer ; ce petit incident dont l’impériale de la diligence de Canterbury était le théâtre, n’était pas fait pour la diminuer. Ce fut en vain que je cherchai un refuge dans ma grosse voix. J’eus beau parler du fond de l’estomac tout le reste du voyage, je sentais que j’étais complètement enfoncé, et ma jeunesse me faisait pitié.

 

C’était pourtant curieux et intéressant, après tout, de me voir trôner là sur l’impériale d’une diligence à quatre chevaux, bien mis, bien élevé, le gousset bien garni, reconnaissant en passant les lieux où j’avais couché pendant mon pénible voyage. Mes pensées trouvaient un ample sujet d’occupation à chaque étape sur la route, en regardant passer les vagabonds, et en rencontrant ces regards que je reconnaissais si bien, il me semblait que je sentais encore la main droite du chaudronnier m’empoigner et me serrer le devant de ma chemise. En descendant l’étroite rue de Chatham, j’aperçus, en passant, la ruelle dans laquelle vivait le vieux monstre qui m’avait acheté ma veste, et j’avançai vivement la tête, pour regarder l’endroit où j’avais attendu si longtemps mon argent au soleil et à l’ombre. En approchant de Londres, quand on passa près de la maison où M. Creakle nous avait si cruellement battus, j’aurais donné tout ce que je possédais pour avoir la permission de descendre, de le rosser d’importance et de donner la clef des champs à tous ses élèves, pauvres oiseaux en cage.

 

Noua descendîmes à Charing-Cross, hôtel de la Croix-d’Or, espèce d’établissement moisi et étouffé. Un garçon m’introduisit dans la salle commune, et une servante me montra une petite chambre à coucher qui sentait une odeur de fiacre, et qui était aussi hermétiquement fermée qu’un tombeau de famille. J’avais ma grande jeunesse sur la conscience, je sentais bien que c’était pour cela que personne n’avait l’air de me respecter le moins du monde. La servante ne faisait aucun cas de mon opinion sur aucun sujet, et le garçon se permettait, avec une insolente familiarité, de m’offrir des conseils pour venir en aide à mon inexpérience.

 

« Voyons maintenant, dit le garçon d’un air d’intimité, qu’est-ce que vous voulez pour dîner ? les petits gentlemen aiment la volaille, en général ; prenez-moi un poulet. »

 

Je lui dis le plus majestueusement que je pus que je ne me souciais pas d’un poulet.

 

« Non ? dit le garçon. Les petits gentlemen sont las de bœuf et de mouton, en général ; qu’est-ce que vous dites d’une côtelette de veau ? »

 

Je consentis à cette proposition, faute de savoir inventer autre chose.

 

« Est-ce que vous prendrez des pommes de terre ? dit le garçon avec un sourire insinuant et en penchant la tête de côté ; en général, les petits gentlemen sont rassasiés de pommes de terre. »

 

Je lui ordonnai, de ma voix la plus caverneuse, de commander une côtelette de veau avec des pommes de terre et les accessoires nécessaires, et de demander au bureau s’il n’y avait pas quelque lettre pour Trotwood Copperfield, esquire. Je savais très-bien qu’il n’y en avait pas, et qu’il ne pouvait pas y en avoir, mais je pensai que cela me donnerait l’air d’un homme, de paraître en attendre.

 

Il revint me dire qu’il n’y avait rien, ce dont je me montrai très-surpris, et il commença à mettre mon couvert sur une table, près du feu. Pendant qu’il se livrait à cette occupation, il me demanda ce que je voulais boire, et sur ma réponse, « une demi-bouteille de sherry, » il trouva, j’en ai peur, que c’était une bonne occasion de composer la mesure de liqueur demandée avec le fond de plusieurs bouteilles en vidange. Ce qui me le fait croire, c’est qu’en lisant le journal, je l’aperçus, par-dessus une petite cloison basse qui formait, dans la salle, son appartement particulier, très-occupé à verser le contenu de plusieurs bouteilles dans une seule, comme un pharmacien qui prépare une potion selon l’ordonnance. Quand le vin arriva, d’ailleurs, je le trouvai un peu éventé, et il contenait certainement plus de miettes de pain anglais qu’on ne pouvait l’attendre d’un vin étranger, pour peu qu’il fût naturel. Mais j’eus la faiblesse de le boire sans rien dire.

 

Me trouvant ensuite dans une agréable disposition d’esprit (d’où je conclus qu’il y a des moments où l’empoisonnement n’est pas aussi désagréable qu’on le dit), je résolus d’aller au spectacle. Je choisis le théâtre de Covent-Garden, et là, au fond d’une loge de face, j’assistai à la représentation de Jules César et d’une pantomime nouvelle. Quand je vis tous ces nobles romains entrant et sortant sur la scène pour mon amusement, au lieu d’être comme autrefois, à la pension, des prétextes odieux d’une tâche ingrate en latin, je ne peux pas vous dire le plaisir merveilleux et nouveau que j’en ressentis. Mais la réalité et la fiction qui se combinaient dans le spectacle, l’influence de la poésie, des lumières, de la musique, de la foule, les changements à vue qui s’opéraient sur le théâtre, tout cela fit sur mon esprit une impression si étourdissante et ouvrit devant moi de si vastes régions de jouissances, qu’en sortant dans la rue, à minuit, par une pluie battante, il me sembla que je tombais des nues, après avoir mené pendant un siècle la vie la plus romanesque, pour retrouver un monde misérable, rempli de boue, de lanternes de fiacres, de parapluies, de paires de socques articulés.

 

J’étais sorti par une porte différente de celle par laquelle j’étais entré, et je restai un moment sans bouger dans la rue, comme si j’étais véritablement étranger sur cette terre ; mais je fus bientôt rappelé à moi-même par toutes les bousculades dont j’étais assailli, et je repris le chemin de l’hôtel en roulant dans mon esprit ce beau rêve, qui me revint encore et toujours devant les yeux, pendant que je mangeais des huîtres et que je buvais du porter, en face du feu de la salle à manger.

 

J’étais si plein du souvenir du spectacle et du passé, car ce que j’avais vu au théâtre me faisait un peu l’effet d’un transparent éclatant, derrière lequel je voyais se réfléchir toute ma vie antérieure, que je ne sais à quel moment je m’aperçus de la présence d’un beau jeune homme, bien tourné et mis avec une certaine négligence élégante que j’ai de bonnes raisons de me rappeler. Mais je sais que je le trouvai là, sans l’avoir vu entrer, et que je restai devant le feu à rêver et à méditer au coin du feu de la salle à manger, sans prendre garde à lui.

 

Enfin je me levai pour rentrer chez moi, à la grande satisfaction du garçon, qui avait envie de dormir, et qui, se sentant d’affreuses impatiences dans les jambes, les changeait de place en les croisant, les courbant, les étirant, les exerçant à toutes les contorsions qu’il pouvait leur donner dans son petit cabinet. En m’avançant vers la porte, je passai près du jeune homme qui venait d’entrer, et je le vis distinctement. Je me retournai, je revins sur mes pas, je regardai de nouveau. Il ne me reconnaissait pas, mais je le reconnus à l’instant même.

 

Dans un autre moment, je n’aurais peut-être pas eu assez de confiance et de décision pour m’adresser à lui, j’aurais remis au lendemain et par conséquent perdu l’occasion de lui parler. Mais mon esprit était si animé par le spectacle que la protection qu’il m’avait accordée jadis me parut mériter toute ma reconnaissance ; l’affection que j’avais conçue pour lui jaillit si naturellement de mon âme, que je m’avançai à l’instant vers lui, en lui disant avec un battement de cœur :

 

« Steerforth ! vous ne me reconnaissez pas ? »

 

Il me regarda (je me rappelais ce regard), mais il ne parut pas me reconnaître.

 

« Vous m’avez oublié, j’en ai peur ? lui dis-je.

 

– Mon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup, c’est le petit Copperfield ! »

 

Je lui pris les deux mains et je ne pouvais me décider à les lâcher. Sans la fausse bonté et la crainte de lui déplaire, je lui aurais sauté au cou en fondant en larmes.

 

« Je n’ai jamais été aussi heureux, mon cher Steerforth. Que je suis content de vous voir !

 

– Et moi aussi, j’en suis charmé, dit-il en me serrant cordialement la main. Allons, Copperfield, mon garçon, pas tant d’émotion ! »

 

Je crois pourtant qu’il n’était pas fâché de voir la joie que j’éprouvais en le revoyant.

 

J’essuyai à la hâte les larmes que je n’avais pu retenir, malgré tous mes efforts, et j’essayai de rire ; puis nous nous assîmes à côté l’un de l’autre.

 

« Et comment vous trouvez-vous ici ? me dit Steerforth en me frappant sur l’épaule.

 

– Je suis arrivé aujourd’hui par la diligence de Canterbury. J’ai été adopté par une tante qui vit par là, et je viens d’y finir mon éducation. Et vous, comment vous trouvez-vous ici, Steerforth ?

 

– Eh bien ! mais, je suis ce qu’on appelle un étudiant d’Oxford, c’est-à-dire que je suis allé m’ennuyer là à mourir trois fois par an, et maintenant je retourne chez ma mère. Vous êtes, ma foi, le plus joli garçon du monde, avec votre mine avenante, Copperfield ! pas changé du tout ; maintenant que je vous regarde, vous êtes toujours le même !

 

– Oh ! moi, je vous ai reconnu tout de suite, lui dis-je ; mais vous, on ne vous oublie pas si facilement, »

 

Il se mit à rire en passant la main dans les boucles épaisses de ses cheveux et me dit gaiement :

 

« Vous me voyez, dit-il, en chemin pour aller rendre mes devoirs à ma mère ; elle demeure près de Londres, mais les routes sont si mauvaises et on s’ennuie tant chez nous, que je suis resté ici ce soir, au lieu de pousser jusqu’à la maison. Il n’y a que quelques heures que je suis en ville, et j’ai passé mon temps à grogner et à dormir au spectacle.

 

– Justement j’en viens aussi ; j’étais à Covent-Garden. Quel magnifique théâtre, Steerforth ! et quelle délicieuse soirée j’ai passé là ! »

 

Steerforth riait de tout son cœur.

 

« Mon cher David, dit-il en me frappant de nouveau sur l’épaule, vous êtes une fleur des champs ! La pâquerette au lever du soleil n’est pas plus pure et plus innocente que vous ! J’étais aussi à Covent-Garden, et je n’ai jamais rien vu de plus misérable. Garçon ! »

 

Le garçon, qui avait observé de loin notre reconnaissance avec une profonde attention, s’approcha d’un air respectueux.

 

« Où avez-vous logé mon ami M. Copperfield ?

 

– Pardon, monsieur.

 

– Où couche-t-il ? quel est le numéro de sa chambre ? Vous savez bien ce que je veux dire, reprit Steerforth.

 

– Pour le moment, monsieur, dit le garçon d’un air embarrassé, M. Copperfield a le numéro quarante-quatre, monsieur !

 

– À quoi pensez-vous donc, répliqua Steerforth, de mettre M. Copperfield dans une petite mansarde au-dessus de l’écurie.

 

– Nous ne savions pas, monsieur, répondit le garçon en s’excusant toujours, nous ne savions pas que M. Copperfield y attachât aucune importance. On peut donner à M. Copperfield le numéro soixante-douze, s’il le préfère, à côté de vous, monsieur.

 

– C’est bien clair qu’il le préfère, dit Steerforth. Allons, dépêchez-vous. »

 

Le garçon disparut à l’instant pour opérer mon déménagement. Steerforth s’amusa beaucoup de ce qu’on m’avait donné le numéro quarante-quatre, me frappa de nouveau sur l’épaule en riant, et finit par m’inviter à déjeuner avec lui le lendemain matin à dix heures, proposition que j’étais heureux et fier d’accepter. Il était tard, nous prîmes nos bougeoirs pour monter l’escalier, et je le quittai à la porte de sa chambre, après nous être dit bonsoir très-amicalement. Je trouvai que ma nouvelle chambre valait infiniment mieux que la première ; qu’elle ne sentait pas du tout le moisi et qu’il y avait au milieu un immense lit à quatre colonnes, qui était planté là comme un castel sur ses terres, si bien qu’au milieu d’un nombre d’oreillers suffisant pour six personnes, je m’endormis bientôt du sommeil du juste, et je rêvai de Rome antique, de Steerforth et d’amitié, jusqu’au moment où les diligences du matin, roulant sous la porte cochère, introduisirent dans mes songes la foudre et Jupiter.

 

CHAPITRE XX.

Chez Steerforth.


Quand la servante tapa à ma porte le lendemain matin, pour m’annoncer que l’eau chaude pour ma barbe était à la porte, je pensai avec chagrin que je n’en avais pas besoin, et j’en rougis dans mon lit. Le soupçon qu’elle riait sous cape en me faisant cette offre, me poursuivit pendant tout le temps de ma toilette, et me donna, j’en suis sûr, l’air embarrassé d’un coupable quand je la rencontrai sur l’escalier en descendant pour déjeuner. Je sentais si vivement que j’étais plus jeune que je ne l’aurais souhaité que je ne pus me décider pendant un moment à passer auprès d’elle ; je l’entendais balayer l’escalier, et je restais près de la fenêtre à regarder la statue équestre du roi Charles, quoiqu’elle n’eût rien de bien royal, entourée qu’elle était d’un dédale de fiacres, sous une pluie battante et par un brouillard épais ; le garçon me tira d’embarras en m’avertissant que Steerforth m’attendait.

 

Je le trouvai, non pas dans la salle commune, mais dans un joli petit salon particulier, avec des rideaux rouges et un tapis de Turquie. Le feu était brillant, et un déjeuner substantiel était servi sur une petite table couverte d’une nappe blanche ; la chambre, le feu, le déjeuner et Steerforth se réfléchissaient gaiement dans une petite glace ovale placée au-dessus du buffet. J’étais un peu gêné d’abord. Steerforth était si élégant, si sûr de son fait, tellement au-dessus de moi en toutes choses, l’âge compris, qu’il fallut toute la grâce protectrice de ses manières pour me mettre à l’aise. Il y réussit pourtant, et je ne pouvais me lasser d’admirer le changement qui s’était opéré à la Croix-d’Or, quand je comparais le triste état d’abandon dans lequel j’étais plongé la veille avec le repas du matin et tout ce qui m’entourait maintenant. Quant à la familiarité du garçon, il n’en était plus question. Il nous servait avec l’humilité d’un pénitent qui a revêtu le cilice et la cendre.

 

« Maintenant, Copperfield, me dit Steerforth quand nous fûmes seuls, je voudrais bien savoir ce que vous faites, où vous allez, tout ce qui vous intéresse ; il me semble que vous êtes ma propriété. »

 

Je rougis de plaisir en voyant qu’il me portait encore tant d’intérêt, et je lui dis les intentions de ma tante en me faisant faire ce petit voyage.

 

« Puisque vous n’êtes pas pressé, dit Steerforth, venez donc avec moi à Highgate ; vous resterez chez nous un jour ou deux. Ma mère vous plaira ; elle est si vaine de moi qu’elle en rabâche un peu, mais vous n’avez qu’à lui passer cela, et vous êtes sûr de lui plaire.

 

– Je voudrais en être aussi assuré que vous voulez bien le dire, lui répondis-je en souriant.

 

– Oh ! dit Steerforth, tous ceux qui m’aiment ont sur elle des droits qu’elle reconnaît à l’instant.

 

– Alors je m’attends à être dans ses bonnes grâces.

 

– À la bonne heure ! dit Steerforth, venez en faire l’épreuve. Nous allons voir les curiosités de la ville pendant une heure ou deux ; on n’a pas toujours la bonne fortune de les montrer à un innocent comme vous, Copperfield, et puis nous prendrons la diligence de Highgate. »

 

Je croyais rêver, j’avais peur de me réveiller dans la chambre numéro quarante-quatre, pour aller retrouver une table solitaire dans la salle à manger, avec un garçon impertinent. Après avoir écrit à ma tante et lui avoir appris que j’avais rencontré mon ancien camarade, l’objet de tant d’admiration, et que j’avais accepté son invitation, nous montâmes dans un fiacre pour aller voir un panorama et quelques autres spectacles curieux ; nous fîmes un tour dans le musée et je ne pus m’empêcher de remarquer à la fois tout ce que Steerforth savait sur les sujets les plus variés, et le peu de cas qu’il semblait faire de son instruction.

 

« Vous gagnerez les honneurs aux examens de l’université, Steerforth, lui dis-je, si ce n’est déjà fait, et vos amis auront de bonnes raisons d’être fiers de vous.

 

– Moi, passer un examen brillant ! s’écria Steerforth ; non, non, ma chère Pâquerette (ça ne vous contrarie pas que je vous appelle Pâquerette ?).

 

– Pas le moins du monde, répondis-je.

 

– Vous êtes un bon garçon, ma chère Pâquerette, dit Steerforth en riant, je n’ai pas le moindre désir ni la moindre intention de me distinguer de cette manière. J’en sais bien assez pour ce que je veux faire. Je trouve que je suis déjà passablement ennuyeux comme cela.

 

– Mais la gloire… j’allais continuer…

 

– Oh ! Pâquerette romanesque ! dit Steerforth en riant plus fort, pourquoi me donnerais-je la peine de faire ouvrir la bouche béante et lever les mains enthousiasmées à une troupe de pédants ? je laisse cela à quelque autre ; qu’il cherche la gloire, je ne la lui disputerai pas. »

 

J’étais confondu de m’être si grossièrement trompé, et je ne fus pas fâché de changer de conversation. Heureusement ce n’était pas difficile, car Steerforth savait passer d’un sujet à un autre avec une facilité et une grâce qui lui étaient propres.

 

Après avoir pris quelques rafraîchissements, nous montâmes en diligence, et, grâce à la brièveté des jours d’hiver, la brune tombait déjà, quand on s’arrêta à la porte d’un vieux manoir, construit en briques, sur le sommet de la montagne à Highgate. Une dame d’un certain âge, sans être encore une femme âgée, d’une tournure distinguée et d’une jolie figure, était à la porte au moment de notre arrivée ; elle appela Steerforth « mon cher Jacques, » et le serra dans ses bras. Il me présenta à cette dame, en disant que c’était sa mère, et elle m’accueillit avec une grâce majestueuse.

 

La maison était vieille, mais élégante et bien tenue. Des fenêtres de ma chambre, j’apercevais, dans le lointain, Londres enveloppé d’une grande vapeur, avec quelques lumières qui apparaissaient çà et là. Je n’eus que le temps de jeter, en m’habillant, un coup d’œil sur l’ameublement massif, les paysages à l’aiguille encadrés et suspendus à la muraille, et qui étaient, je suppose, l’œuvre de la mère de Steerforth, dans sa jeunesse, et je regardais encore des portraits de femmes au pastel, avec des cheveux poudrés et des paniers, éclairés par la flamme pétillante du feu qu’on venait d’allumer, quand on m’appela pour dîner.

 

Il y avait dans la salle à manger une seconde dame, petite, brune et mince ; elle n’était pas agréable, quoique ses traits fussent réguliers et fins. Mon attention se porta tout d’abord sur elle, peut-être parce que je ne m’attendais pas à la voir, peut-être parce que j’étais assis en face d’elle, peut-être enfin parce qu’il y avait réellement en elle quelque chose de remarquable. Elle avait les cheveux et les yeux noirs, son regard était animé, elle était maigre, et elle avait sur la lèvre supérieure une cicatrice ancienne, je devrais plutôt dire une couture, car elle était fondue dans le ton général de son teint, et l’on voyait que la plaie était guérie depuis longtemps ; elle avait dû traverser la bouche jusqu’au menton, mais la trace en était à peine visible de l’autre côté de la table, excepté sur la lèvre supérieure qui en était restée un peu déformée. Je décidai à part moi qu’elle devait avoir une trentaine d’années, et qu’elle avait envie de se marier. Elle était un peu avariée, comme une maison qui a été longtemps inoccupée, faute de trouver un locataire, mais elle avait pourtant encore bonne mine. Sa maigreur semblait provenir d’un feu intérieur qui la dévorait et qui éclatait dans ses yeux ardents.

 

On me la présenta sous le nom de miss Dartle, mais Steerforth et sa mère l’appelaient Rosa. J’appris qu’elle vivait chez mistress Steerforth, et qu’elle était depuis longtemps sa dame de compagnie. Il me sembla qu’elle ne disait jamais franchement ce qu’elle voulait dire, qu’elle se contentait de l’insinuer, et que cela ne lui réussissait pas mal par le fait. Par exemple, quand mistress Steerforth observa, plutôt en plaisantant que sérieusement, qu’elle craignait que son fils n’eût mené une vie un peu dissipée à l’Université, voici comment s’y prit miss Dartle :

 

« Oh ! vraiment ! vous savez que je suis très-ignorante, et que je ne demande qu’à m’instruire ; mais est-ce que ce n’est pas toujours comme cela ? Je croyais qu’il était convenu que ce genre de vie était… ?

 

– Une préparation à une profession très-sérieuse : si c’est là ce que vous voulez dire, Rosa, dit mistress Steerforth avec quelque froideur…

 

– Oh ! certainement, c’est bien vrai, répondit miss Dartle, mais est-ce que, malgré tout, ce n’est pas toujours comme cela ? Je ne demande qu’à être rectifiée si je me trompe ; mais je croyais que c’était en réalité toujours comme cela.

 

– Toujours comme quoi ? dit miss Steerforth.

 

– Oh ! vous voulez dire que non, répondit miss Dartle. Eh bien ! je suis enchantée de l’apprendre. Je sais maintenant ce que j’en dois penser : voilà l’avantage des questions. Je ne permettrai plus qu’on parle devant moi d’extravagances et de prodigalités de tous genres, comme étant des suites inévitables de cette vie d’étudiant.

 

– Et vous ferez bien, dit mistress Steerforth ; le précepteur de mon fils est un homme très-consciencieux, et quand je n’aurais pas pleine confiance en mon fils, j’aurais pleine confiance dans la vigilance de son maître.

 

– En vérité ? dit miss Dartle ; ah ! il est consciencieux, réellement consciencieux ?

 

– Oui, j’en suis convaincue, dit mistress Steerforth.

 

– Quel bonheur ! s’écria miss Dartle ; quelle tranquillité pour vous ! réellement consciencieux ? Alors il n’est pas… non, cela va sans dire, s’il est réellement consciencieux. Eh bien ! je suis bien aise de pouvoir avoir bonne opinion de lui à l’avenir. Vous ne vous faites pas l’idée de ce qu’il a gagné dans mon estime depuis que je sais qu’il est réellement consciencieux. »

 

Voilà comme miss Dartle insinuait, en toute circonstance, ses opinions sur chaque question, et corrigeait dans la conversation tout ce qui ne rentrait pas dans ses idées. Je dois dire qu’elle y avait parfois beaucoup de succès, même lorsqu’elle était en contradiction avec Steerforth. J’en eus un exemple avant la fin du dîner. Mistress Steerforth parlait du voyage que j’avais l’intention de faire en Suffolk ; je dis à tout hasard que je serais bien content si Steerforth voulait m’accompagner, et je lui expliquai que j’allais voir ma vieille bonne et la famille de M. Peggotty, ce marin qu’il avait vu quand nous étions en pension.

 

« Oh ! ce brave homme, dit Steerforth, qui avait un fils avec lui, n’est-ce pas ?

 

– Non, c’est seulement son neveu, répliquai-je, mais il l’a adopté. Il a chez lui une très-jolie petite nièce qu’il a adoptée aussi. En un mot, sa maison (ou plutôt son bateau, car il habite en terre ferme un bateau) est remplie de gens qui sont l’objet de sa bonté et de sa générosité. Vous seriez ravi de voir cet intérieur.

 

– Vraiment ! dit Steerforth ; eh bien ! j’en ai grande envie. Je verrai si cela peut s’arranger, car sans parler du plaisir de vous accompagner, Pâquerette, on ferait volontiers le voyage pour voir des gens de cette espèce réunis ensemble et vivre un peu au milieu d’eux. »

 

Le cœur me battait à l’espérance de ce nouveau plaisir. Mais miss Dartle, qui nous surveillait de ses yeux perçants, se mêla ici à la conversation à propos du ton dont il avait dit : « Des gens de cette espèce. »

 

« Ah ! vraiment ! Dites-moi, sont-ils réellement… ?

 

– Sont-ils… quoi ? et que voulez-vous dire ? demanda Steerforth.

 

– Des gens de cette espèce ! Est-ce que c’est réellement des animaux, des brutes, des êtres d’une autre nature ? C’est tout ce que je voulais savoir.

 

– Il y a certainement une grande différence entre eux et nous, dit Steerforth d’un air indifférent ; on ne peut s’attendre à ce qu’ils soient aussi sensibles que nous. Leur délicatesse n’est pas très-susceptible, et ne se blesse pas aisément. Ce sont des gens d’une vertu merveilleuse, du moins on le dit, et je n’ai aucune envie de dire le contraire ; mais ce ne sont pas des natures très-délicates, et ils doivent se trouver heureux que leurs sentiments ne soient pas plus aisés à entamer que leur peau rude et grossière.

 

– Vraiment ? dit miss Dartle. Eh bien ! vous ne pouviez pas me faire plus de plaisir que de m’apprendre cela : c’est très-consolant ! je trouve délicieux de savoir qu’ils ne sentent pas leurs souffrances. Je me suis prise parfois à plaindre cette espèce de gens, mais maintenant je n’y penserai plus du tout. On apprend tous les jours quelque chose… j’avais des doutes, j’en conviens, mais ils sont dissipés maintenant ; je ne savais pas ce que je sais à présent. Voilà l’avantage des questions, n’est-ce pas ? »

 

Je pensais que Steerforth avait voulu plaisanter pour faire causer miss Dartle, et je m’attendais à le lui entendre avouer après le départ de mistress Steerforth et de sa compagne. Nous étions seuls, assis près du feu ; mais il se borna à me demander ce que je pensais d’elle.

 

« Elle a de l’esprit, n’est-ce pas ?

 

– De l’esprit ! Elle passe sa vie à épiloguer ; elle aiguise tout sur sa meule comme elle y a aiguisé, depuis des années, sa figure pointue et sa taille effilée ; elle a si bien fait qu’elle s’est usée à ce métier-là : il ne reste plus d’elle qu’une lame de couteau.

 

– Quelle cicatrice remarquable elle a sur la lèvre ! lui dis-je. »

 

Steerforth pâlit un peu et garda le silence un moment.

 

« Le fait est, dit-il enfin, que c’est ma faute.

 

– Par accident ?

 

– Non. J’étais enfant encore, elle m’impatienta, et je lui jetai un marteau à la tête. Vous voyez que je devais être un petit ange qui promettait déjà beaucoup ! »

 

J’étais désolé d’avoir fait allusion à un sujet aussi pénible, mais il était trop tard.

 

« Elle a gardé cette marque depuis lors, comme vous voyez, dit Steerforth, et elle l’emportera dans son tombeau, si tant est qu’elle puisse jamais se reposer dans un tombeau, car je doute qu’elle prenne jamais de repos nulle part. Elle était fille d’un cousin éloigné de mon père ; elle avait perdu sa mère quand son père mourut aussi ; ma mère, qui était déjà veuve, la prit chez elle pour lui tenir compagnie. Elle a une couple de mille livres sterling à elle, dont elle économise tous les ans le revenu pour l’ajouter au capital. Vous voilà au courant de l’histoire de miss Rosa Dartle.

 

– Et naturellement elle vous regarde comme un frère ?

 

– Oh ! dit Steerforth en contemplant le feu, il y a des frères qui ne sont pas l’objet d’une affection bien vive, il y en a d’autres qui s’aiment… Mais servez-vous donc, Copperfield ; nous allons boire à la santé des marguerites des champs en votre honneur, et à celle des lis de la vallée qui ne travaillent ni ne filent, en souvenir de moi… car je ne peux pas dire en mon honneur. »

 

Un sourire moqueur qui errait sur ses lèvres depuis un moment disparut quand il prononça ces paroles, et il reprit toute sa grâce et sa franchise accoutumées.

 

Je ne pus m’empêcher de regarder la cicatrice avec un pénible intérêt, en entrant dans le salon pour prendre le thé. J’aperçus bientôt que c’était la partie la plus sensible de son visage, et que lorsqu’elle pâlissait, cette cicatrice changeait aussi de couleur et devenait une raie grise et plombée, qu’on distinguait alors dans toute son étendue comme une ligne d’encre sympathique, quand on l’expose à la chaleur du feu. En jouant au trictrac avec Steerforth, il s’éleva entre eux une petite discussion qui excita chez elle un instant de violente colère, et je vis la cicatrice se dessiner tout à coup comme les paroles mystérieuses écrites sur la muraille au festin de Balthazar.

 

Je ne fus pas étonné de voir mistress Steerforth absorbée par son affection pour son fils. Elle semblait ne pouvoir ni s’occuper ni parler d’autre chose ; elle me montra un médaillon contenant sa miniature avec une boucle des cheveux de sa première enfance, puis un autre portrait de lui à l’âge où je l’avais vu d’abord ; elle portait sur son sein un troisième portrait tout récent. Elle conservait, dans un bureau placé près de son fauteuil, toutes les lettres qu’il lui avait écrites ; elle m’en aurait volontiers lu quelques-unes, et j’aurais été ravi de les écouter, mais Steerforth intervint et lui demanda en grâce de n’en rien faire.

 

« C’est chez M. Creakle que vous avez fait la connaissance de mon fils, à ce qu’il paraît, me dit mistress Steerforth, en causant avec moi pendant la partie de trictrac de Steerforth et de miss Dartle. Je me souviens bien qu’il m’avait parlé, dans ce temps-là, d’un élève plus jeune que lui qui lui avait plu, mais votre nom s’était naturellement effacé de ma mémoire.

 

– Il a été plein de bonté et de générosité pour moi dans ce temps-là, madame, et je vous assure que j’avais grand besoin d’un ami pareil : j’aurais été bien opprimé sans lui.

 

– Il a toujours été bon et généreux, » dit-elle avec fierté.

 

Personne ne reconnaissait mieux que moi la vérité de cet éloge, Dieu le sait. Elle le savait aussi, et la hauteur de ses manières s’humanisait déjà pour moi, excepté pourtant lorsqu’elle louait son fils, car alors elle reprenait toujours son air de fierté.

 

« Ce n’était pas une pension convenable pour mon fils, dit-elle : loin de là ; mais il y avait alors à considérer des circonstances particulières plus importantes encore que le choix des maîtres. L’esprit indépendant de mon fils rendait indispensable qu’il fût placé chez un homme qui sentit sa supériorité et qui consentit à s’incliner devant lui : nous avons trouvé chez M. Creakle ce qu’il nous fallait. »

 

Elle ne m’apprenait rien : je connaissais l’homme, mais je n’en méprisais pas plus M. Creakle pour cela ; il me semblait assez excusable de n’avoir pas su résister au charme irrésistible de Steerforth.

 

« Mon fils a été poussé, dans cette maison, à appliquer ses grandes facultés, par un sentiment d’émulation volontaire et d’orgueil naturel, continua-t-elle ; il se serait révolté contre toute contrainte, mais là il se sentait souverain maître et seigneur, et il prit le parti d’être digne en tout de sa situation ; je n’attendais pas moins de lui. »

 

Je répondis avec elle, de toute mon âme, que je le reconnaissais bien là.

 

« Mon fils prit donc alors, de sa propre volonté et sans aucune contrainte, la tête de l’institution, comme il fera toujours chaque fois qu’il se mettra dans l’esprit de dépasser ses concurrents, continua-t-elle ; mon fils m’a dit, monsieur Copperfield, que vous lui étiez dévoué, et qu’hier, en le rencontrant, vous vous êtes rappelé à son souvenir avec des larmes de joie. Ce serait de l’affectation de ma part que de peindre quelque surprise de voir mon fils inspirer de si vives émotions, mais je ne puis être indifférente pour quelqu’un qui sent si profondément ce que vaut mon Steerforth : je suis donc enchantée de vous voir ici, et je puis vous assurer de plus qu’il a pour vous une amitié toute particulière ; vous pouvez compter sur sa protection. »

 

Miss Dartle jouait au trictrac avec l’ardeur qu’elle mettait à toutes choses. Si la première fois que je l’avais vue, elle eût été devant cette table, j’aurais pu m’imaginer que sa maigreur et ses yeux effarés étaient l’effet tout naturel de sa passion pour le jeu. Mais avec tout cela je me trompe fort, ou elle ne perdait pas un mot de la conversation et ne laissait pas passer inaperçu un seul des regards de plaisir avec lesquels je reçus les assurances de mistress Steerforth, honoré à mes yeux par sa confiance, et sentant dans mon amour-propre que j’étais bien plus âgé, depuis mon départ de Canterbury.

 

Sur la fin de la soirée, quand on eut apporté un plateau chargé de verres et de carafes, Steerforth, assis au coin du feu, me promit de penser sérieusement à m’accompagner dans mon voyage. « Nous avons le temps d’y songer, disait-il, nous avons bien huit jours devant nous, » et sa mère m’en dit autant avec beaucoup de bonté. En causant, il m’appela plusieurs fois Pâquerette, ce qui attira sur nous les questions de miss Dartle.

 

« Voyons, réellement, monsieur Copperfield, est-ce un sobriquet ? demanda-t-elle ; et pourquoi vous le donne-t-il ? Est-ce… peut-être est-ce parce qu’il vous regarde comme un jeune innocent ? Je suis si maladroite à deviner ces choses-là. »

 

Je répondis en rougissant que je croyais qu’elle ne s’était pas trompée dans ses conjectures.

 

« Oh ! dit miss Dartle, je suis enchantée de savoir cela ! Je ne demande qu’à apprendre, et je suis enchantée de ce que vous me dites. Il vous regarde comme un jeune innocent, et c’est pour cela qu’il fait de vous son ami. Voilà qui est vraiment charmant ! »

 

Elle alla se coucher par là-dessus, et mistress Steerforth se retira aussi. Steerforth et moi, après avoir passé une demi-heure près du feu à parler de Traddles et de tous nos anciens camarades, nous montâmes l’escalier ensemble. La chambre de Steerforth était à côté de la mienne ; j’entrai pour y donner un coup d’œil. C’était la une chambre soignée et commode ! fauteuils, coussins, tabourets brodés par sa mère, rien n’y manquait de tout ce qui pouvait contribuer à la rendre agréable, et, pour couronner le tout, le beau visage de mistress Steerforth reproduit dans un tableau accroché à la muraille, suivait des yeux son fils, ses chères délices, comme si elle eût voulu veiller, au moins en portrait, jusque sur son sommeil.

 

Je trouvai un feu clair allumé dans ma chambre. Les rideaux du lit et des fenêtres étaient baissés, et je m’installai commodément dans un grand fauteuil près du feu, pour réfléchir à mon bonheur ; J’étais plongé dans mes rêveries depuis un moment quand j’aperçus un portrait de miss Dartle placé au-dessus de la cheminée, d’où ses yeux ardents semblaient fixés sur moi.

 

La ressemblance était saisissante, et par conséquent aussi l’expression. Le peintre avait oublié sa cicatrice, mais moi, je ne l’oubliais pas, avec ses changements de nuance et ses mouvements variés, tantôt n’apparaissant que sur la lèvre supérieure comme pendant le dîner, tantôt marquant tout d’un coup l’étendue de la blessure faite par le marteau, comme je l’avais remarqué quand elle était en colère.

 

Je me demandai avec impatience pourquoi on ne l’avait pas logée ailleurs, au lieu de me condamner à sa société. Je me déshabillai promptement pour me débarrasser d’elle, j’éteignis ma bougie et je me couchai ; mais, en m’endormant, je ne pouvais oublier qu’elle me regardait toujours avec l’air de dire : « Ah ! réellement, c’est comme cela, je voudrais bien savoir… » et quand je me réveillai dans la nuit, je m’aperçus que, dans mes rêves, je me fatiguais à demander à tous les gens que je rencontrais, si réellement c’était comme cela, ou non, sans savoir le moins du monde ce que je voulais dire.

 

CHAPITRE XXI.

La petite Émilie.


Il y avait dans la maison un domestique qui, à ce que j’appris, accompagnait généralement Steerforth, et qui était entré à son service à l’Université. C’était en apparence un modèle de convenance. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un homme qui eût un air plus respectable, pour sa position. Il était silencieux, tranquille, respectueux, attentif, ne faisait point de bruit, était toujours là quand on avait besoin de lui, et ne gênait jamais quand on n’en avait que faire ; mais son grand titre à la considération, c’était la convenance de ses manières. Il n’avait pas l’air d’un chien couchant, il avait plutôt le ton un peu roide ; ses cheveux étaient courts, sa tête arrondie ; il parlait doucement, et il avait une manière particulière de faire siffler les S qui faisait croire qu’il en consommait plus que le commun des mortels ; mais les plus petites particularités de ses manières contribuaient à lui donner l’air respectable, et il aurait eu le nez en trompette, que je suis sûr qu’il aurait trouvé moyen d’y puiser un élément de plus pour ajouter à cet air respectable. Il s’entourait d’une atmosphère de convenance, au sein de laquelle il marchait d’un pas sûr et tranquille. Il eût été presque impossible de le soupçonner d’une mauvaise action, tant il était respectable. Il ne serait venu à l’idée de personne de lui faire porter une livrée, il était trop respectable pour cela. On n’aurait pas osé lui imposer un travail servile ; c’eût été faire une insulte gratuite aux sentiments d’un homme profondément respectable, et je remarquai que les femmes de la maison le sentaient si bien, qu’elles faisaient toujours elles-mêmes tout l’ouvrage pendant qu’il lisait le journal près du feu, dans l’office.

 

Je n’ai jamais vu un homme plus réservé. Mais cette qualité, comme toutes celles qu’il possédait, ne faisait qu’ajouter à son air respectable. Personne ne savait son nom de baptême et c’était encore un mystère qui ne nuisait pas à sa considération. On ne pouvait avoir aucune objection au nom de Littimer, sous lequel il était connu. Pierre pouvait être le nom d’un pendu, et Thomas, celui d’un déporté ; mais Littimer, voilà un nom parfaitement respectable !

 

Je ne sais pas si c’est à cause de cet ensemble respectable qu’il avait, mais je me sentais toujours très-jeune en présence de cet homme. Je n’avais pu deviner quel âge il avait lui-même, et c’était encore un mérite de discrétion à ajouter à tous ceux que je lui connaissais. Dans le calme de sa physionomie respectable, on pouvait aussi bien lui donner cinquante ans que trente.

 

Littimer entra dans ma chambre, le lendemain avant que je fusse levé, et m’apporta de l’eau pour ma barbe (cruel souvenir !), et se mit à sortir mes habits. Quand j’ouvris les rideaux du lit pour le regarder, je le vis toujours à la même température de convenance (car le vent d’est du mois de janvier ne le faisait pas descendre d’un degré : il n’en avait pas même l’haleine refroidie pour cela), plaçant mes bottes à droite et à gauche, dans la première position de la danse, et soufflant délicatement sur ma redingote pour faire disparaître quelques grains de poussière, puis la recouchant sur le sopha avec le même soin que si ce fût un enfant endormi.

 

Je lui souhaitai le bonjour, en demandant quelle heure il était. Il tira de sa poche la montre de chasse la plus convenable, que j’eusse jamais vue, l’ouvrit à demi, en maintenant le ressort de la boîte avec son pouce, la regarda comme s’il consultait une huître prophétique, la referma et m’apprit qu’il était huit heures et demie.

 

« M. Steerforth sera bien aise de savoir si vous avez bien dormi, monsieur !

 

– Merci, lui dis-je, j’ai très-bien dormi. M. Steerforth va bien ?

 

– Merci, monsieur, M. Steerforth va assez bien. »

 

Un autre trait caractéristique de Littimer consistait dans le soin avec lequel il évitait tous les superlatifs, gardant toujours un juste milieu, froid et calme.

 

« Y a-t-il encore quelque chose que je puisse avoir l’honneur de faire pour monsieur ? La première cloche sonne à neuf heures, la famille déjeune à neuf heures et demie.

 

– Non, rien, merci.

 

– C’est moi qui remercie, monsieur, s’il veut bien le permettre ; » et, sur ces mots, il passa près de mon lit avec une légère inclination de tête, comme s’il me demandait pardon d’avoir corrigé mes paroles, et il sortit en fermant la porte aussi doucement que si je venais de tomber dans un léger sommeil dont ma vie dépendait.

 

Tous les matins cette conversation se répétait entre nous, ni plus, ni moins, et cependant, quelques progrès que j’eusse pu faire dans ma propre estime la veille au soir, quelque espérance d’une maturité prochaine qu’eussent pu me faire concevoir l’intimité de Steerforth, la confiance de mistress Steerforth ou la conversation de miss Dartle, sitôt que je me trouvais en présence de cet homme respectable, je redevenais à l’instant même un petit garçon.

 

Il nous procura des chevaux, et Steerforth, qui savait tout, me donna des leçons d’équitation. Il nous procura des fleurets, et Steerforth commença à m’apprendre à faire des armes ; il nous pourvut de gants, et je fis quelques progrès dans l’art de boxer. Peu m’importait que Steerforth me trouvât novice dans toutes ces sciences, mais je ne pouvais souffrir de manquer d’adresse devant le respectable Littimer. Je n’avais aucune raison de croire que Littimer fût versé dans la pratique des arts en question : rien ne pouvait, dans sa personne, me le faire supposer le moins du monde, pas même un mouvement imperceptible des paupières ; mais toutes les fois qu’il se trouvait là pendant la leçon, je me sentais le plus neuf, le plus gauche, le plus innocent des hommes, un vrai blanc-bec.

 

Si je suis entré dans tous ces détails sur son compte, c’est qu’il produisit sur moi, tout d’abord, un effet assez étrange, et c’est surtout pour préparer ce qui arriva plus tard.

 

La semaine s’écoula d’une manière charmante. Elle passa vite pour moi, comme on peut le croire : c’était comme un rêve, et pourtant j’avais tant d’occasions d’apprendre à mieux connaître Steerforth, et de l’admirer tous les jours davantage, qu’il me semblait, à la fin de mon séjour, que je ne l’avais jamais quitté. Il me traitait un peu comme un joujou, mais d’une façon si amusante, qu’il ne pouvait rien faire qui me fût plus agréable. Cela me rappelait, d’ailleurs, nos anciens rapports, dont nos nouvelles relations me semblaient une suite toute naturelle. Je voyais qu’il n’était pas changé, j’étais délivré de tout l’embarras que j’aurais pu éprouver en comparant mes mérites avec les siens, et en calculant mes droits à son amitié sur un pied d’égalité ; enfin il n’avait qu’avec moi ces manières gaies, familières, affectueuses. Comme il m’avait traité, en pension, tout autrement que le reste de nos camarades, je voyais aussi, avec plaisir, qu’il ne me traitât pas maintenant, dans le monde, de la même manière que le reste de ses amis. Je me croyais plus près de son cœur qu’aucun autre, comme je sentais le mien échauffé pour lui d’une amitié sans pareille.

 

Il se décida à venir avec moi à la campagne, et le jour de notre départ arriva bientôt. Il avait songé un moment à emmener Littimer, mais il avait fini par le laisser à la maison. Cet homme respectable, satisfait de tout, arrangea nos porte-manteaux sur la voiture qui devrait nous conduire à Londres de manière à braver les coups et les contre-coups d’un voyage éternel, et reçut, de l’air le plus calme, la gratification modeste que je lui offris.

 

Nous fîmes nos adieux à mistress Steerforth et à miss Dartle : mes remercîments furent reçus avec beaucoup de bonté par la mère de mon ami. La dernière chose qui me frappa, fut le visage imperturbable de Littimer, qui exprimait, à ce que je crus voir, la conviction que j’étais bien jeune, bien jeune.

 

Je n’essayerai pas de décrire ce que j’éprouvai en retournant, sous de si favorables auspices, dans les lieux témoins de mon enfance. J’étais si préoccupé de l’effet que produirait Yarmouth sur Steerforth, que je fus ravi de lui entendre dire, en traversant les rues sombres qui conduisaient à l’hôtel de la Poste, qu’autant qu’il pouvait en juger, c’était un bon petit trou, assez drôle, quoique un peu isolé. Nous allâmes nous coucher en arrivant (je remarquai une paire de guêtres et des souliers crottés à la porte de mon vieil ami le Dauphin), et nous déjeunâmes tard le lendemain. Steerforth, qui était fort en train, s’était promené sur la plage avant mon réveil, et avait fait la connaissance de la moitié des pêcheurs du lieu, disait-il. Bien mieux, il croyait avoir vu dans le lointain la maison de M. Peggotty, avec de la fumée qui sortait par la cheminée, et il avait été sur le point, me dit-il, d’entrer résolument et de se faire passer pour moi, en disant qu’il avait tellement grandi qu’il n’était plus reconnaissable.

 

« Quand comptez-vous me présenter, Pâquerette ? dit-il. Je suis à votre disposition, cela ne dépend plus que de vous.

 

– Eh bien ! je me disais que nous pourrions y aller ce soir, Steerforth, au moment où ils sont tous assis en rond autour du feu. Je voudrais vous faire voir ça dans son beau, c’est quelque chose de si curieux !

 

– Va donc pour ce soir ! dit Steerforth.

 

– Je ne les préviendrai pas de notre arrivée, vous savez, dis-je tout enchanté. Il faut les prendre par surprise.

 

– Oh ! cela va sans dire, répondit Steerforth, il n’y aurait plus de plaisir si on ne les prenait pas sur le fait. Il faut voir les indigènes dans leur état naturel.

 

– Pourtant, ce ne sont que des gens de l’espèce dont vous parliez l’autre jour, lui dis-je.

 

– Ah ! vous vous souvenez de mes escarmouches avec Rosa ? s’écria-t-il vivement. Cette fille m’est insupportable, j’ai presque peur d’elle. Elle me fait l’effet d’un vampire. Mais n’y pensons plus. Qu’allez-vous faire maintenant ? Je suppose que vous allez voir votre vieille bonne ?

 

– Oui, certes, dis-je, il faut que je commence par voir Peggotty.

 

– Voyons ! répliqua Steerforlh en tirant sa montre, je vous donne deux heures pour pleurnicher tout votre soûl, est-ce assez ? »

 

Je répondis que je pensais qu’il ne nous en fallait pas davantage, mais qu’il devrait venir aussi, et qu’il verrait que son renom l’avait précédé et qu’on le regardait comme un personnage presque aussi important que moi.

 

« Je viendrai où vous voudrez, et je ferai ce que vous voudrez, dit Steerforth ; dites-moi seulement où je dois me rendre, et je ne vous demande que deux heures pour me préparer à mon rôle, sentimental ou comique, à votre choix. »

 

Je lui donnai les renseignements les plus détaillés pour trouver la demeure de M. Barkis, et ceci convenu, je sortis seul. L’air était vif, le pavé était sec, la mer était transparente, le soleil versait des flots de lumière, sinon de chaleur, et tout le monde semblait gai et en train. Je me sentais si joyeux que, dans ma satisfaction de me retrouver à Yarmouth, j’aurais volontiers arrêté chaque passant pour lui donner une poignée de main.

 

Les rues me paraissaient un peu étroites. C’est toujours comme cela quand on revoit plus tard celles qu’on a connues dans son enfance. Mais je n’avais rien oublié, rien n’était changé, jusqu’au moment où j’arrivai près de la boutique de M. Omer. Les mots « Omer et Joram » avaient remplacé le nom unique d’Omer. Mais l’inscription, « Magasin de deuil, tailleur, et entrepreneur de funérailles, » était toujours à sa place.

 

Mes pas se dirigèrent si naturellement vers la porte de la boutique, après avoir lu l’enseigne de l’autre côté de la rue, que je traversai la chaussée pour regarder par la fenêtre. Je vis dans le fond une jolie personne qui faisait sauter un petit enfant dans ses bras : un autre marmot la tenait par son tablier. Je reconnus sans peine Minnie et ses enfants. La porte vitrée de la boutique n’était pas ouverte, mais j’entendais faiblement dans l’atelier, au fond de la cour, retentir le vieux toc toc du marteau, qui semblait n’avoir jamais cessé depuis mon départ.

 

« Monsieur Omer est-il chez lui ? dis-je en entrant. Je serais bien aise de le voir un moment.

 

– Oh ! oui, monsieur, il est à la maison, dit Minnie. Son asthme ne lui permet pas de sortir par ce temps-là. Joseph, appelez votre grand père ! »

 

Le petit garçon qui tenait son tablier poussa un cri d’appel si énergique qu’il en fut effrayé lui-même, et qu’il cacha sa tête dans les jupons de sa mère, à la grande admiration de celle-ci. J’entendis approcher quelqu’un qui soufflait à grand bruit, et je vis bientôt apparaître M. Omer, l’haleine plus courte encore que par le passé, mais du reste, très-peu vieilli.

 

« Votre serviteur, monsieur, dit M. Omer. Que puis-je faire pour vous ?

 

– Me donner une poignée de main, si vous voulez bien, monsieur Omer, dis-je en lui tendant la mienne, vous avez montré beaucoup de bonté pour moi un jour où je crains de ne pas vous en avoir assez témoigné ma reconnaissance.

 

– Ah ! vraiment ? répondit le vieillard. Je suis enchanté de ce que vous me dites là, mais je ne m’en souviens pas. Vous êtes bien sûr que c’est moi ?

 

– Parfaitement sûr.

 

– Il faut que j’aie la mémoire aussi courte que la respiration, dit M. Omer en secouant la tête et en me regardant, car je ne me rappelle pas votre figure.

 

– Vous ne vous souvenez pas d’être venu me chercher à la diligence, de m’avoir donné à déjeuner, et de m’avoir conduit ensuite à Blunderstone avec mistress Joram et M. Joram qui n’était pas son mari dans ce temps-là ?

 

– Comment, vraiment ? Dieu me pardonne ! dit M. Omer, jeté par sa surprise dans une quinte de toux, c’est vous, monsieur ! Minnie, ma chère, vous vous souvenez bien ! Il s’agissait d’une dame, n’est-ce pas ?

 

– Ma mère, lui dis-je.

 

– Cer… taine… ment, dit M. Omer en touchant mon gilet du bout de son doigt, et il y avait aussi un petit enfant. Deux personnes à la fois : la plus petite dans le même cercueil que la grande. À Blunderstone, c’est vrai. Et comment vous êtes-vous porté depuis lors ?

 

– Très-bien, lui dis-je, je vous remercie, et vous, j’espère que vous vous portez bien aussi.

 

– Oh ! je n’ai pas à me plaindre, dit M. Omer ; j’ai la respiration plus courte, mais c’est toujours comme cela en vieillissant. Je la prends comme elle vient, et je me tire d’affaire de mon mieux. C’est le meilleur parti, n’est-ce pas ? »

 

M. Omer se mit de nouveau à tousser, à la suite d’un éclat de rire, et sa fille, qui faisait danser son dernier-né sur le comptoir à côté de nous, vint à son secours.

 

« Oui, oui, certainement ! dit M. Omer, je me rappelle, il y en avait deux. Eh bien ! le croiriez-vous, monsieur ? c’est pendant cette course que le jour du mariage de Minnie avec Joram a été fixé. « Fixez le jour, monsieur, » me disait Joram. « Oui, oui, mon père, disait Minnie. » Et maintenant il est devenu mon associé, et voyez, voilà le plus jeune ! »

 

Minnie riait et passait sa main sur ses bandeaux, pendant que son père donnait à tenir un de ses gros doigts au petit enfant qu’elle faisait sauter sur le comptoir.

 

« Deux personnes ! c’est bien ça, reprit M. Omer, secouant la tête et pensant au passé. Justement ! Et tenez ! Joram travaille dans ce moment à un petit cercueil gris, avec des clous d’argent, et il s’en faut bien de deux pouces qu’il soit aussi long que celui-ci, et il montrait l’enfant qui dansait sur le comptoir. Voulez-vous prendre quelque chose ? »

 

Je refusai en le remerciant.

 

« Voyons donc, dit M. Omer. La femme du conducteur Barkis, la sœur de Peggotty le pêcheur, elle avait quelque chose à faire avec votre famille, n’est-ce pas ? elle a servi chez vous, il me semble ? »

 

Ma réponse affirmative lui causa une grande satisfaction.

 

« Je m’attends à avoir la respiration plus longue un de ces jours, voilà déjà que je retrouve la mémoire, dit M. Omer. Eh bien ! monsieur, nous avons ici en apprentissage une jeune parente à elle qui a un goût pour faire les robes !… je ne crois pas qu’il y ait en Angleterre une duchesse qui pût lui en remontrer !

 

– Ce n’est pas la petite Émilie ? dis-je involontairement.

 

– C’est bien Émilie qu’elle s’appelle, dit M. Omer, et elle est petite, comme vous dites ; mais, voyez-vous, elle a un visage qui fait enrager la moitié des femmes de la ville !

 

– Allons donc, mon père ! cria Minnie.

 

– Je ne parle pas de vous, ma chère, dit M. Omer en me faisant un signe du coin de l’œil, mais je dis qu’à Yarmouth et à deux lieues à la ronde, plus de la moitié des femmes sont furieuses contre cette pauvre petite.

 

– Alors elle aurait mieux fait de ne pas sortir de sa classe, mon père, dit Minnie : comme cela elle n’aurait pas fait parler d’elle, et on aurait bien été obligé de se taire.

 

– Obligé, ma chère ! repartit M. Omer, obligé ! C’est ainsi que vous connaissez la vie ? Croyez-vous qu’il y ait au monde quelque chose qui puisse obliger une femme à se taire, surtout quand il s’agit de critiquer une autre femme ? »

 

Je crus réellement que c’en était fait de M. Omer quand il eut hasardé cette plaisanterie malicieuse. Il toussait si fort, et son haleine se refusait si obstinément à se laisser reprendre, que je m’attendais à voir sa tête disparaître derrière le comptoir, et ses petites jambes, revêtues comme par le passé d’une culotte noire, avec des bouffettes de ruban déteint, aux genoux, s’agiter dans les convulsions de l’agonie. Enfin il se remit, quoiqu’il fût encore si essoufflé et si haletant, qu’il fut obligé de s’asseoir sur un tabouret, derrière le comptoir.

 

« Voyez-vous, dit-il en s’essuyant le front et en respirant avec peine, elle n’a pas formé beaucoup de relations ici, elle n’a pas couru après les connaissances ni les amies, encore moins les amoureux. Alors on a fait circuler des médisances, on a dit qu’Émilie voulait devenir une dame. Mon opinion là-dessus est que ces bruits sont venus surtout de ce qu’elle avait dit quelquefois à l’école que, si elle était une dame, elle ferait ceci et cela pour son oncle, voyez-vous, et qu’elle lui achèterait telle et telle jolie chose.

 

– Je vous assure, monsieur Omer, lui dis-je vivement, qu’en effet, elle m’a répété cela bien des fois quand nous étions enfants tous les deux. »

 

M. Omer fit un signe de tête, et se caressa le menton.

 

« Précisément. Et puis, avec le moindre chiffon, elle s’habillait mieux que les autres avec beaucoup d’argent, et ça ne fait pas plaisir, vous comprenez. Enfin elle était un peu comme qui dirait capricieuse, oui, j’irai jusqu’à dire qu’elle était positivement capricieuse, continua M. Omer, elle ne savait pas ce qu’elle voulait ; elle n’était jamais contente, elle était un peu gâtée enfin. C’est tout ce qu’on a jamais dit contre elle, n’est-ce pas, Minnie ?

 

– Oui, mon père, dit mistress Joram. C’est bien tout, je crois.

 

– Ainsi donc, elle commença par entrer en place, dit M. Omer, pour tenir compagnie à une vieille dame difficile à vivre ; elles ne purent s’accorder, et la petite n’y resta pas longtemps. Après cela, elle est entrée en apprentissage ici, avec un engagement de trois ans : en voilà bientôt deux de passés, et c’est bien la meilleure fille qu’on puisse voir. Elle fait autant d’ouvrage à elle seule que six ouvrières ensemble, n’est-ce pas, Minnie ?

 

– Oui, mon père, répliqua Minnie. On ne dira pas que je ne lui rends pas justice.

 

– Bien, dit M. Omer, c’est comme ça que ça doit être. Maintenant, monsieur, comme je n’ai pas envie que vous disiez que je fais des histoires bien longues pour un homme qui a l’haleine si courte, je crois qu’en voilà assez là-dessus. »

 

Ils avaient baissé la voix en parlant d’Émilie, d’où je conclus qu’elle n’était pas loin. Sur la question que j’en fis, M. Omer, d’un signe de tête, m’indiqua la porte de l’arrière-boutique. Je demandai précipitamment si je pouvais regarder, et en ayant reçu pleine permission, je m’approchai du carreau et je vis par la vitre Émilie à l’ouvrage. Elle était charmante, petite, avec les grands yeux bleus qui avaient jadis pénétré mon cœur, et elle riait en regardant un autre enfant de Minnie qui jouait auprès d’elle. Elle avait un petit air décidé qui rendait probable ce que je venais d’entendre dire de son caractère, et je retrouvai dans son regard des restes de son humeur capricieuse du temps passé, mais rien dans son joli visage ne faisait prévoir pour elle un autre avenir que le bonheur et la vertu… Pourtant l’ancien air, cet air qui ne cesse jamais, hélas ! le toc toc fatal retentissait toujours au fond de la cour.

 

« Vous plairait-il d’entrer pour lui parler, monsieur ? dit M. Omer. Entrez ! Faites comme chez vous ! »

 

J’étais trop timide pour accepter alors sa proposition ; j’avais peur de la troubler et de me troubler aussi, je demandai seulement à quelle heure elle rentrait chez elle le soir, pour choisir en conséquence le moment de notre visite ; et prenant congé de M. Omer, de sa jolie fille et de ses petits enfants, je me rendis chez ma bonne vieille Peggotty. Elle était là, dans sa cuisine, elle faisait le dîner ! Elle m’ouvrit dès que j’eus frappé à la porte, et me demanda ce que je désirais. Je la regardai en souriant, mais elle, elle ne souriait pas du tout. Je n’avais jamais cessé de lui écrire, mais il y avait au moins sept ans qu’elle ne m’avait vu.

 

« M. Barkis est-il chez lui, madame ? dis-je en prenant une grosse voix de basse-taille.

 

– Il est à la maison, monsieur, dit Peggotty, mais il est au lit, malade de rhumatismes.

 

– Est-ce qu’il va encore à Blunderstone, maintenant ? demandai-je.

 

– Oui, monsieur, quand il est bien portant, répondit-elle.

 

– Et vous, mistress Barkis, y allez-vous quelquefois ? »

 

Elle me regarda plus attentivement, et je remarquai un mouvement convulsif dans ses mains.

 

« Parce que j’avais quelques renseignements à prendre sur une maison située par là, qu’on appelle…, voyons donc… Blunderstone la Rookery, dis-je. »

 

Elle recula d’un pas en avançant les mains avec un mouvement d’effroi, comme pour me repousser.

 

« Peggotty ! m’écriai-je.

 

– Mon cher enfant ! » s’écria-t-elle, et nous fondîmes tous deux en larmes en nous embrassant.

 

Je n’ai pas le cœur de dire toutes les extravagances auxquelles elle se livra, les larmes et les éclats de rire qui se succédèrent, l’orgueil et la joie qu’elle me témoignait, le chagrin qu’elle éprouvait en pensant que celle dont j’aurais dû être l’orgueil et la joie n’était pas là pour me serrer dans ses bras. Je n’eus pas seulement l’idée que je me montrais bien enfant en répondant à toute cette émotion par la mienne. Je crois que je n’avais jamais ri ni pleuré de ma vie, même avec elle, plus franchement que ce matin-là.

 

« Barkis sera si content ! dit Peggotty en essuyant ses yeux avec son tablier, cela lui fera plus de bien que tous ses cataplasmes et ses frictions. Puis-je aller lui dire que vous êtes ici ? Vous monterez le voir, n’est-ce pas, David ? »

 

Cela allait sans dire, mais Peggotty ne pouvait venir à bout de sortir de sa chambre, car toutes les fois qu’elle se trouvait près de la porte, elle se retournait pour me regarder, et alors elle revenait rire et pleurer sur mon épaule. Enfin, pour faciliter les choses, je montai avec elle, et après avoir attendu un moment, à la porte, qu’elle eût préparé M. Barkis à ma visite, je me présentai devant le malade.

 

Il me reçut avec un véritable enthousiasme. Ses rhumatismes ne lui permettant pas de me tendre la main, il me demanda en grâce de secouer la mèche de son bonnet de coton, ce que je fis de tout mon cœur. Quand je fus enfin assis auprès de son lit, il me dit qu’il croyait encore me conduire sur la route de Blunderstone, et que cela lui faisait un bien infini. Couché comme il l’était, dans son lit, avec des couvertures jusqu’au cou, il avait l’air de n’être autre chose qu’un visage, comme les chérubins dans les tableaux, ce qui faisait l’effet le plus étrange.

 

« Quel nom avais-je donc écrit dans la carriole, monsieur ? dit M. Barkis avec un petit sourire de rhumatisant.

 

– Ah ! monsieur Barkis, nous avons eu de bien graves conversations sur ce sujet, qu’en dites-vous ?

 

– Il y avait longtemps que je voulais bien, n’est-ce pas, monsieur ? dit M. Barkis.

 

– Très-longtemps, répondis-je.

 

– Et je ne le regrette pas, dit M. Barkis. Vous rappelez-vous cette fois que vous m’avez dit qu’elle faisait les tartes aux pommes et toute la cuisine chez vous ?

 

– Oui, très-bien, répondis-je.

 

– C’était vrai, dit M. Barkis, comme deux et deux font quatre, aussi exact, dit M. Barkis, en agitant son bonnet de nuit (ce qui était la seule manière en son pouvoir de donner du poids à ses paroles), aussi exact que le percepteur à faire payer l’impôt, et il n’y a rien de plus exact. »

 

M. Barkis tourna les yeux vers moi comme s’il attendait mon adhésion à ce résultat des réflexions qu’il avait élaborées dans son lit ; je donnai donc mon assentiment.

 

« Il n’y a rien de plus exact, répéta M. Barkis, un pauvre homme comme moi s’en aperçoit bien quand il est malade, car je suis très-pauvre, monsieur.

 

– Je suis bien fâché de cela, monsieur Barkis.

 

– Très, très-pauvre, dit M. Barkis. »

 

Ici, il sortit à grand’peine sa main droite de son lit, et parvint, après quelques efforts inutiles, à saisir un bâton qui était accroché au chevet de son lit. Après avoir donné quelques coups de cet instrument, son visage commençait à se décomposer, quand il frappa enfin une caisse dont je voyais l’un des bouts depuis longtemps ; alors il se remit un peu.

 

« Des vieux habits, dit M. Barkis.

 

– Oh ! dis-je.

 

– Je voudrais bien que ce fût de l’argent, monsieur, dit M. Barkis.

 

– Je le voudrais aussi pour vous.

 

– Mais ce n’en est pas, » dit M. Barkis en ouvrant les yeux tout grands.

 

Je déclarai que j’en étais bien convaincu, et M. Barkis tourna un regard plus doux vers sa femme en me disant :

 

« C’est bien la meilleure et la plus utile des femmes, que C. P. Barkis ! C. P. Barkis mérite et au delà tous les éloges qu’on peut faire d’elle. Ma chère, vous allez préparer un dîner soigné pour aujourd’hui ; quelque chose de bon à manger et à boire, n’est-ce pas ? pour la compagnie.

 

J’allais protester contre l’honneur qu’il voulait me faire, mais je remarquai que Peggotty, qui était assise de l’autre côté du lit, désirait extrêmement me voir accepter cette offre. Je gardai donc le silence.

 

« J’ai quelques pence par là, ma chère, dit M. Barkis, mais je suis las maintenant ; si vous voulez emmener M. David pendant que je vais faire un petit somme, je tâcherai de trouver ce qu’il vous faut quand je me réveillerai. »

 

Nous quittâmes la chambre, sur cette requête. Quand nous pûmes sortir, Peggotty m’apprit que M. Barkis, étant devenu un peu plus serré que par le passé, avait toujours recours à ce stratagème, chaque fois qu’il s’agissait de tirer une pièce de monnaie de son coffre, et qu’il endurait des tortures inconcevables à se traîner tout seul hors de son lit pour chercher son argent dans cette malheureuse caisse. En effet, nous l’entendîmes bientôt pousser des gémissements étouffés, attendu que ce procédé de pie voleuse faisait craquer toutes ses jointures endolories : mais Peggotty, malgré des regards qui exprimaient toute sa compassion pour son mari, m’assura que ce mouvement de générosité lui ferait du bien, et qu’il valait mieux le laisser faire. Elle le laissa donc gémir tout seul, jusqu’à ce qu’il eût regagné son lit, en souffrant le martyre, j’en suis sûr. Alors il nous appela, et faisant semblant d’ouvrir les yeux après un bon somme, il tira une guinée qu’il avait mise sous son oreiller. La satisfaction de nous avoir trompés et de garder un secret impénétrable sur le contenu de son coffre, semblait être à ses yeux une compensation suffisante pour toutes ses tortures.

 

Je préparai Peggotty à l’arrivée de Steerforth, et il parut bientôt. Je suis persuadée qu’elle ne faisait aucune différence entre les bontés qu’il avait eues pour moi et des services qu’il aurait pu lui rendre à elle-même, et qu’elle était disposée d’avance à le recevoir avec reconnaissance et dévouement dans tous les cas ; mais ses manières gaies et franches, sa bonne humeur, sa belle figure, le don naturel qu’il possédait de se mettre à la portée de ceux avec qui il se trouvait et de toucher juste, quand il voulait s’en donner la peine, la corde sensible de chacun, tout cela fit la conquête de Peggotty en cinq minutes. D’ailleurs ses façons avec moi auraient suffi pour la subjuguer. Mais, grâce à toutes ces raisons combinées, je crois, en vérité, qu’elle éprouvait une sorte d’adoration pour lui, quand il sortit de chez elle ce soir-là.

 

Il resta à dîner chez Peggotty. Si je disais qu’il y consentit volontiers, je n’exprimerais qu’à demi la bonne grâce et la gaieté qu’il mit à accepter. Quand il entra dans la chambre de M. Barkis, on aurait dit qu’il y apportait le bon air et la lumière ; sa présence était comme un baume rafraîchissant. Sans effort, sans bruit, sans apprêt, il apportait à tout ce qu’il faisait un air d’aisance qu’on ne peut décrire, il semblait qu’il ne pût faire autrement, ni faire mieux, et la grâce, le naturel, le charme de ses manières me séduisent encore aujourd’hui quand j’y pense.

 

Nous rîmes à cœur joie dans la petite salle à manger, où je retrouvai sur le pupitre le livre des Martyrs, auquel on n’avait pas touché depuis mon départ, et je feuilletai de nouveau ses vieilles images si terribles qui m’avaient tant fait peur, et qui ne me faisaient plus rien du tout. Quand Peggotty parla de ma chambre, me disant qu’elle était prête et qu’elle espérait bien que je viendrais y coucher, avant que j’eusse pu jeter un regard d’hésitation sur Steerforth, il avait compris ce dont il s’agissait.

 

« Cela va sans dire, s’écria-t-il, vous coucherez ici pendant notre séjour, et moi je resterai à l’hôtel.

 

– Mais vous emmener si loin pour vous abandonner, cela ne me semble pas d’un bon camarade, Steerforth ! répondis-je.

 

– Mais, au nom du ciel, n’appartenez-vous pas naturellement à M. Barkis ? dit-il. Et qu’importe ce qu’il vous semble, en comparaison de cela ! » Tout fut donc convenu sur l’heure.

 

Il soutint son rôle de la manière la plus brillante jusqu’au dernier moment, et à huit heures nous prîmes le chemin du bateau de M. Peggotty. Le charme des manières de Steerforth semblait augmenter à mesure que les heures s’écoulaient, et je pensais même alors, comme j’en suis convaincu maintenant, que le besoin de plaire, aidé par le succès, lui inspirait une délicatesse plus raffinée, un tact exquis qui ajoutait à la finesse de ses instincts naturels. Si on m’avait dit alors que c’était pour lui un simple jeu, auquel il avait recours, dans l’excitation du moment, pour occuper son esprit : un désir irréfléchi de prouver sa supériorité, dans le but de conquérir pour un moment une chose pour lui sans valeur, qu’il laisserait là au bout d’un moment ; si quelqu’un m’avait dit un pareil mensonge, ce soir-là, je ne sais à quoi il se serait exposé de ma part : il est sûr qu’il aurait eu tout à craindre de mon indignation.

 

Probablement, cette accusation n’aurait fait que redoubler chez moi, si c’eût été possible, les sentiments de dévouement et d’affection romanesques qui remplissaient mon cœur, pendant que je marchais côte à côte avec lui sur la plage déserte, dans la direction du vieux bateau, le vent gémissant autour de nous d’une manière plus lugubre qu’il ne l’avait jamais fait, même le jour où j’apparus pour la première fois sur le seuil de M. Peggotty.

 

« C’est un endroit un peu sauvage, n’est-ce pas, Steerforth ?

 

– Un peu triste dans l’obscurité, dit-il, et la mer rugit comme si elle voulait nous dévorer. Voilà une lumière là-bas, est-ce là le bateau ?

 

– Oui, c’est le bateau, répondis-je. C’est bien celui que j’avais vu ce matin, dit-il, j’y étais venu d’instinct, apparemment ! »

 

Nous cessâmes de parler en approchant de la lumière ; je cherchai la porte, je mis la main sur le loquet, et, faisant signe à Steerforth de rester tout près de moi, j’entrai.

 

De l’extérieur nous avions distingué des voix : au moment de notre entrée j’entendis frapper des mains, et j’aperçus avec étonnement que cette manifestation venait de la lamentable mistress Gummidge ; mais mistress Gummidge n’était pas la seule personne qui parût dans cet état d’excitation peu ordinaire. M. Peggotty, riant de toutes ses forces et le visage illuminé par une joie inaccoutumée, ouvrait ses grands bras pour y recevoir la petite Émilie ; Ham, avec une expression d’admiration et de ravissement mêlée d’une certaine timidité gauche qui ne lui seyait pas mal, tenait la petite Émilie par la main, comme s’il la présentait à M. Peggotty ; la petite Émilie elle-même, rouge et embarrassée, mais évidemment ravie de la joie de M. Peggotty, allait échapper à Ham pour se réfugier dans les bras de M. Peggotty, mais elle nous vit la première et s’arrêta en nous voyant. Tel était le groupe que nous aperçûmes en passant de l’air froid et humide de la nuit à la chaude atmosphère de la chambre, et mon premier regard tomba sur mistress Gummidge qui était sur le second plan à battre des mains comme une folle.

 

Ce petit tableau disparut comme un éclair au moment de notre entrée. J’étais déjà au milieu de la famille étonnée, face à face avec M. Peggotty, lorsque Ham s’écria :

 

« C’est M. David, c’est M. David ! »

 

En un instant, il se fit un échange inouï de poignées de mains : tout le monde parlait à la fois : on se demandait des nouvelles les uns des autres : on se disait la joie qu’on avait à se revoir. M. Peggotty était si fier et si heureux pour sa part qu’il ne savait que dire, et qu’il se bornait à me tendre la main, pour reprendre ensuite celle de Steerforth, puis la mienne, et à secouer ses cheveux crépus, en riant avec une telle expression de joie et de triomphe qu’il y avait plaisir à le regarder.

 

« Jamais on n’a vu, je crois, chose pareille, dit M. Peggotty ; ces deux messieurs, de véritables messieurs sous mon toit ce soir, sérieusement, ce soir ! Émilie, ma chérie, venez ici ! venez ici, petite sorcière ! voilà l’ami de M. David, ma chère ! Voilà le monsieur dont vous avez entendu parler, Émilie. Il vient avec M. David pour vous voir ; c’est le plus beau jour de la vie de votre oncle, quoi qu’il puisse lui arriver par la suite ! Hourrah ! »

 

Après avoir prononcé ce discours d’un seul trait, et avec une animation et une joie sans bornes, M. Peggotty prit dans ses grandes mains la figure de sa nièce, et après l’avoir embrassée de tout son cœur une dizaine de fois, appuya cette petite tête contre sa large poitrine, en caressant les cheveux d’Émilie aussi doucement qu’eût pu le faire la main d’une dame. Puis il la laissa aller : elle s’enfuit dans la petite chambre où je couchais autrefois, et M. Peggotty, hors d’haleine, grâce à la satisfaction inaccoutumée qu’il éprouvait, se retourna vers nous…

 

« Messieurs, dit-il, si deux messieurs comme vous, des messieurs de naissance…

 

– C’est vrai, c’est vrai ! criait Ham. Bien dit ! c’est la vérité, M. David ! Des messieurs de naissance ! c’est la vérité !

 

– Si deux messieurs, deux messieurs de naissance, ne peuvent m’excuser d’être un peu bouleversé quand ils apprendront l’état des choses, je vous demande pardon. Émilie, ma chère. Elle sait ce que je vais dire, c’est pour cela qu’elle s’est sauvée. » Là-dessus sa joie éclata de nouveau : « Mistress Gummidge, voulez-vous avoir la bonté de voir ce qu’elle est devenue ? »

 

Mistress Gummidge fit un signe de tête et disparut.

 

« Si ce jour n’est pas le plus beau de ma vie, dit M. Peggotty, en s’asseyant près du feu, je veux bien être un homard, et un homard bouilli, qui plus est. Cette petite Émilie, monsieur, dit-il plus bas à Steerforth, celle que vous avez vue ici tout à l’heure et qui était toute rouge… »

 

Steerforth ne fit qu’un signe de tête, mais avec une expression d’intérêt si marquée, et une telle sympathie pour les sentiments de M. Peggotty, que celui-ci lui répondit comme s’il avait parlé :

 

« Sans doute, c’est bien elle, et je vois que vous l’avez bien jugée. Merci, monsieur. »

 

Ham me fit signe plusieurs fois de suite, comme s’il voulait en dire autant.

 

« Notre petite Émilie, dit M. Peggotty, a été pour nous tout ce qu’une créature aussi charmante peut être pour une maison ; je ne sais pas grand’chose, mais par exemple, je sais bien cela : ce n’est pas mon enfant, je n’en ai jamais eu, mais je ne pourrais pas l’aimer davantage, vous comprenez ! cela serait impossible.

 

– Je comprends parfaitement, dit Steerforth.

 

– Je le sais bien, monsieur, répartit M. Peggotty, et je vous remercie encore. M. David peut se rappeler ce qu’elle était autrefois. Vous pouvez juger vous-même de ce qu’elle est maintenant ; mais ni l’un ni l’autre vous ne pouvez savoir ce qu’elle est et ce qu’elle sera pour un cœur qui l’aime comme le mien. Je suis un peu rude, monsieur, dit M. Peggotty, je suis aussi rude qu’un hérisson de mer, mais personne, si ce n’est peut-être une femme, ne pourrait comprendre ce que ma petite Émilie est pour moi. Et entre nous, dit-il en baissant encore la voix, le nom de cette femme qui pourrait me comprendre n’est toujours pas mistress Gummidge, quoiqu’elle ait un tas de qualités. »

 

M. Peggotty ébouriffa de nouveau ses cheveux avec ses deux mains comme pour se préparer à ce qu’il avait encore à dire, puis il appuya ses mains sur ses genoux et reprit :

 

« Il y avait quelqu’un qui avait connu notre Émilie, depuis le temps que son père avait été noyé, qui l’avait vue constamment et dans son enfance, et quand elle était jeune fille, et enfin quand elle était devenue femme. Il n’était pas très-beau à voir, dit M. Peggotty, un peu dans mon genre, un peu rude, l’air d’un loup de mer, mais en tout un honnête garçon, et qui avait le cœur bien placé. »

 

Je me disais que je n’avais jamais vu Ham montrer toutes ses dents en souriant comme il le faisait ce soir-là.

 

« Et voilà-t-il pas que ce marin-là, dit M. Peggotty, va s’aviser de donner son cœur à notre petite Émilie ! Il la suit partout, il devient presque son domestique, il perd l’appétit, et à la fin des fins il me laisse voir ce dont il retourne. Or moi, je pouvais souhaiter, voyez-vous, de savoir ma petite Émilie en bon train de se marier. Je pouvais désirer en tous cas de la voir promise à un honnête homme qui eût le droit de la défendre. Je ne sais pas ce qu’il me reste de temps à vivre, et si je ne dois pas mourir bientôt : mais je sais que si j’étais pris une de ces nuits par un coup de vent sur les bancs de Yarmouth là-bas, et que si je voyais pour la dernière fois les lumières de la ville au-dessus des vagues devenues insurmontables, je me laisserais couler plus tranquillement si je pouvais me dire : « Il y a là sur la terre ferme un homme qui sera fidèle à ma petite Émilie, que Dieu bénisse, et avec lequel elle n’a rien à craindre de personne tant qu’il vivra ! »

 

M. Peggotty, dans le feu de son discours, fit du bras droit le geste de dire adieu aux lumières de la ville du sein des flots ; puis, échangeant un signe de tête avec Ham dont il avait rencontré le regard, il reprit son récit.

 

« Alors je conseille à mon individu de parler à Émilie. Il est bien assez grand, mais il est timide comme un enfant, et il n’ose pas. Alors je m’en suis chargé. « Comment, lui ! dit Émilie, lui que j’ai connu depuis tant d’années, et que j’aime tant ! Oh ! mon oncle, je ne pourrai jamais l’épouser ! c’est un si bon garçon ! » Alors je l’embrasse, et je ne lui en parle plus que pour lui dire : « Ma chère, vous avez bien fait de répondre franchement, cela vous regarde, vous êtes libre comme un petit oiseau. » Là-dessus, je vais trouver le garçon et je lui dis : « J’aurais bien voulu réussir. Mais cela ne se peut pas. Mais vous pourrez rester ensemble comme par le passé, » et voilà ce que je vous dis : « Soyez toujours avec elle ce que vous étiez autrefois, et n’ayez pas peur. – Je le ferai, » qu’il me dit en me serrant la main, et il l’a fait honorablement et vaillamment depuis deux ans, toujours le même ici qu’auparavant. »

 

La physionomie de M. Peggotty, qui avait changé d’expression dans les différentes périodes de son récit, reprit celle d’un joyeux triomphe, et posant une main sur les genoux de Steerforth, et l’autre sur les miens, après les avoir préalablement humectées, pour ajouter à la solennité de l’action oratoire, en les frottant l’une contre l’autre, il continua, en s’adressant alternativement à chacun de nous :

 

« Tout d’un coup, un soir, comme qui dirait ce soir, la petite Émilie revient de son ouvrage et lui avec elle ! Il n’y a rien là de bien extraordinaire, allez-vous me dire, et c’est bien vrai, car il veille sur elle comme un frère, quand il fait nuit, et aussi quand il fait jour, et à toute heure. Mais voilà le matelot qui la prend par la main, et qui me crie d’un air joyeux : « Regardes bien ! voilà ma petite femme ! » et elle, la voilà qui dit aussi, moitié hardiesse et moitié honte, moitié riant, moitié pleurant : « Oui, mon oncle, si vous voulez bien. – Si je veux bien ! s’écriait M. Peggotty en roulant les yeux en extase à cette idée, mon Dieu, comme si je désirais autre chose ! – Si vous voulez bien ; je suis plus raisonnable maintenant ; j’y ai réfléchi et je serai une bonne petite femme pour lui si je peux, c’est un si bon garçon ! » Là-dessus mistress Gummidge se met à battre des mains comme au spectacle, et vous entrez. Voilà le fait, s’écria M. Peggotty, « et vous entrez ! » Cela s’est passé ici, à l’instant même, et voilà l’homme qu’elle épousera aussitôt que son apprentissage va être fini ! »

 

Ham trébucha tant qu’il put sous le coup de poing que M. Peggotty lui lança, dans sa joie, comme une marque de confiance et d’amitié ; mais, se sentant obligé, en conscience, de nous dire aussi quelque chose, voici ce qu’il se mit à balbutier avec beaucoup de peine :

 

« Elle n’était pas plus grande que vous, à votre premier voyage ici, monsieur David, … que je devinais déjà ce qu’elle deviendrait… Je l’ai vue pousser… comme une fleur, messieurs. Je donnerais ma vie pour elle… de tout cœur, avec bien du plaisir… monsieur David. Elle est pour moi, messieurs… plus que… elle est pour moi tout ce qu’il me faut, et plus que… plus que je ne saurai jamais dire. Je l’aime de tout mon cœur. Il n’y a pas un gentleman sur la terre… ni en mer non plus, qui aime sa femme plus que je ne l’aime, quoiqu’il y ait bien des pauvres diables comme moi qui pourraient… exprimer mieux… ce qu’ils veulent dire. »

 

J’étais ému de voir ce robuste et vigoureux garçon trembler d’amour pour la petite créature qui lui avait gagné le cœur. J’étais ému de la confiance simple et naturelle que M. Peggotty et lui venaient de nous témoigner. J’étais ému du récit même. Toute cette émotion n’était-elle pas, en grande partie, l’effet des souvenirs de mon enfance, c’est ce que je ne sais pas. Je ne sais pas si je n’étais pas venu avec quelque vague idée d’aimer encore la petite Émilie, je sais seulement que j’étais heureux de tout ce que je voyais, mais qu’au premier moment, c’était un plaisir d’une nature si délicate, qu’un rien eût pu la changer en souffrance.

 

Par conséquent, si c’eût été à moi de toucher avec quelque adresse la corde qui vibrait dans tous les cœurs, je m’en serais bien mal tiré. Mais heureusement Steerforth était là, et il y réussit avec tant d’habileté, qu’en un instant nous nous trouvâmes tous aussi à notre aise, aussi heureux que nous pouvions l’être.

 

« Monsieur Peggotty, dit-il, vous êtes un excellent homme et vous méritez bien d’être heureux comme vous l’êtes ce soir ! Donnez-moi une poignée de main, Ham, mon garçon, je vous fais mon compliment ! Une poignée de main aussi ! – Pâquerette, tisonnez le feu, et faites-le flamber comme il faut ! Monsieur Peggotty, si vous ne décidez pas votre jolie nièce à venir reprendre la place au coin du feu que j’abandonne pour elle, je m’en vais. Je ne voudrais pas causer, pour tout l’or des Indes, un vide dans votre cercle ce soir, et ce vide-là surtout ! »

 

M. Peggotty alla donc dans mon ancienne chambre chercher la petite Émilie. Au commencement, elle ne voulait pas venir, et Ham disparut pour s’en mêler. Enfin on l’amena près du feu ; elle était très-confuse et très-intimidée, mais elle se remit un peu en remarquant les manières douces et respectueuses de Steerforth envers elle, l’adresse avec laquelle il évitait tout ce qui pouvait l’embarrasser, l’entrain avec lequel il entretenait M. Peggotty de bateaux, de marées, de vaisseaux et de pêche ; l’appel qu’il fit à mes souvenirs à propos du temps où il avait vu M. Peggotty chez M. Creakle, le plaisir qu’il avait à voir le bateau et sa cargaison, enfin, la grâce et l’aisance avec lesquelles il nous attira tous, par degré, dans un cercle enchanté, où nous parlions sans embarras et sans gêne.

 

À vrai dire, Émilie, pourtant, ne parla guère de toute la soirée, mais elle écoutait, elle regardait ; son visage était animé, elle était charmante ! Steerforth raconta l’histoire d’un terrible naufrage que lui rappelait sa conversation avec M. Peggotty : il le dépeignait avec le même feu que s’il était présent à la scène, et les yeux de la petite Émilie étaient fixés sur lui, comme si elle voyait aussi, dans ses traits, le spectacle qu’il décrivait si bien. Il nous raconta ensuite une aventure comique qui lui était arrivée, pour nous remettre de l’histoire du naufrage, et il y mit autant de gaieté que si c’était un récit nouveau pour lui comme pour nous ; aussi la petite Émilie riait de tout son cœur, et quand nous entendîmes le bateau retentir de cette douce musique, nous nous mîmes tous à rire, Steerforth tout le premier, cédant à l’entraînement d’une gaieté si franche et si naïve. Il fit chanter ou plutôt mugir à M. Peggotty le chant du marin :

 

Quand le vent souffle, souffle, souffle.

 

Puis il chanta à son tour une chanson de matelot avec tant de charme et de sentiment, qu’il me semblait presque que, cette fois-ci, le vent qui gémissait autour de la maison, et qu’on entendait murmurer au milieu du silence, n’était venu là que pour l’écouter.

 

Quant à mistress Gummidge, il arracha cette victime de la mélancolie à la contemplation de ses chagrins avec un succès que personne n’avait obtenu depuis la mort du vieux (je le tiens de M. Peggotty). Il lui laissa si peu le temps de gémir sur ses misères, qu’elle dit le lendemain matin qu’il fallait qu’il l’eût ensorcelée.

 

N’allez pas croire, pourtant, qu’il gardât le monopole de l’attention générale ou de la conversation. Quand la petite Émilie eut repris courage et qu’elle commença, avec quelque embarras encore, à me parler, à travers l’âtre, de nos promenades sur la grève, et des coquilles et des cailloux que nous y avions ramassés ; quand je lui demandai si elle se souvenait combien je lui étais dévoué, et que nous rougîmes tous deux en riant et en pensant au bon temps passé qui semblait déjà si loin de nous, Steerforth écoutait en silence et nous regardait d’un air pensif. Elle était assise alors sur la vieille caisse, dans son petit coin, près du feu ; elle y resta toute la soirée ; Ham était à côté d’elle, à la place que j’occupais jadis. Je ne pus découvrir si c’était encore un reste de ses taquineries d’autrefois, ou l’effet d’une modestie timide occasionnée par notre présence, mais je remarquai qu’elle resta toute la soirée près du mur, sans s’approcher de lui une seule fois.

 

Autant que je me rappelle, il était près de minuit quand nous prîmes congé d’eux. On nous avait donné à souper du poisson séché et des biscuits de mer ; Steerforth, de son côté, avait sorti de sa poche un flacon de genièvre de Hollande que nous avions bu entre hommes (je puis dire entre hommes maintenant, sans rougir). Nous nous séparâmes gaiement, et pendant qu’ils se pressaient tous à la porte pour nous éclairer le plus longtemps possible, je vis les yeux bleus de la petite Émilie qui nous regardait en se cachant derrière Ham, et j’entendis sa douce voix nous recommander de faire attention en nous en allant.

 

« Quelle charmante petite personne ! dit Steerforth en me prenant le bras. Ma foi, c’est un endroit assez drôle, et de drôles de gens ; je ne suis pas fâché de les avoir vus : cela change.

 

– Et puis, nous avons eu du bonheur, ajoutai-je, d’arriver juste à temps pour être témoins de leur joie à la perspective de ce mariage. Je n’ai jamais vu des gens si heureux ! Quel plaisir de voir et de partager, comme nous l’avons fait, leur joie innocente !

 

– Il est un peu lourdaud, n’est-ce pas, pour épouser la petite ? » dit Steerforth.

 

Il avait témoigné tant de sympathie au pauvre Ham et à tous les autres, que je fus un peu blessé de la froideur de cette réponse inattendue. Mais, en me retournant vivement, je vis sourire ses yeux, et je repartis avec un grand soulagement :

 

« Ah ! Steerforth, riez, riez tant que vous voudrez, de ces pauvres gens ! taquinez miss Dartle ou essayez de plaisanter pour me cacher vos sympathies véritables : cela m’est égal, je vous connais trop bien. Quand je vois comme vous comprenez les pauvres gens, avec quelle franchise vous pouvez prendre part à la joie d’un rude pêcheur comme M. Peggotty, et vous prêter à la passion de ma vieille bonne pour moi, je sens qu’il n’y a pas parmi les pauvres une joie ou un chagrin, une seule émotion qui puisse vous être indifférente, et mon affection et mon admiration pour vous, Steerforth, en deviennent vingt fois plus fortes. »

 

Il s’arrêta, me regarda en face, et me dit :

 

« Pâquerette, je crois que vous parlez sérieusement, comme un honnête garçon que vous êtes. Je voudrais bien que nous fussions tous de même ! »

 

Un moment après, il chantait gaiement la chanson de M. Peggotty, pendant que nous arpentions d’un bon pas la route de Yarmouth.

 

CHAPITRE XXII.

Nouveaux personnages sur un ancien théâtre.


Steerforth passa plus de quinze jours avec moi à Yarmouth. Il est inutile de dire que la plus grande partie de notre temps s’écoulait de compagnie ; pourtant il arrivait parfois que nous nous séparions pendant quelques heures. Il était assez bon marin ; moi je ne l’étais guère, et quand il allait pêcher avec M. Peggotty, ce qui était un de ses amusements favoris, je restais en général à terre. J’étais aussi plus retenu que lui par suite de ma résidence chez Peggotty : je savais qu’elle soignait M. Barkis tout le jour, et je n’aimais pas à rentrer tard, tandis que Steerforth qui couchait à l’hôtel était libre de ses actions, et n’avait à consulter que ses fantaisies. Voilà comment je finis par savoir qu’il donnait de petites régalades aux pêcheurs dans le cabaret que fréquentait quelquefois M. Peggotty, à l’enseigne de la Bonne-volonté, quand j’étais couché ; et qu’il revêtait des habits de matelot pour aller passer la nuit en mer au clair de la lune, et rentrer à la marée du matin. Je savais du reste que sa nature active et son humeur impétueuse trouvaient un grand plaisir dans la fatigue corporelle et le mauvais temps, comme dans tous les autres moyens nouveaux d’excitation qui pouvaient s’offrir à lui ; aussi ne fus-je pas étonné d’apprendre ces détails. Il y avait encore une autre raison qui nous séparait quelquefois c’est que je portais naturellement de l’intérêt à Blunderstone et j’aimais à aller revoir les lieux témoins de mon enfance, tandis que Steerforth, après m’y avoir accompagné une fois, ne se soucia plus d’y retourner ; si bien qu’à trois ou quatre reprises, dans des occasions que je me rappelle parfaitement, nous nous séparâmes après avoir déjeuné de bonne heure pour nous retrouver le soir assez tard à dîner. Je n’avais aucune idée de la manière dont il passait son temps dans l’intervalle, je savais seulement qu’il était en grande faveur dans la ville, et qu’il trouvait vingt façons de se divertir là où un autre n’aurait pu en découvrir une seule.

 

Pour moi, durant mes pèlerinages solitaires, je n’étais occupé qu’à rappeler dans ma mémoire chaque pas de la route que j’avais si souvent suivie, et à retrouver les endroits où j’avais vécu jadis, sans jamais me lasser de les revoir. J’errais au milieu de mes souvenirs comme ma mémoire l’avait fait si souvent déjà, et je ralentissais le pas, comme j’y avais tant de fois arrêté mes pensées quand j’étais bien loin de Blunderstone, sous l’arbre où reposaient mes parents. Ce tombeau que j’avais regardé avec un tel sentiment de compassion, quand mon père y dormait seul, près duquel j’avais tant pleuré en y voyant descendre ma mère et son petit enfant, ce tombeau que le cœur fidèle de Peggotty avait depuis entretenu avec tant de soin qu’elle en avait fait un petit jardin, attirait mes pas dans mes promenades, pendant des heures entières. Il était dans un coin du cimetière, à quelques pas du petit sentier, et je pouvais lire les noms sur la pierre en me promenant, et en écoutant sonner l’heure à l’horloge de l’église, qui me rappelait une voix devenue muette. Ces jours-là, mes réflexions s’associaient toujours à la figure que j’étais destiné à faire dans le monde, et aux choses magnifiques que je ne pouvais manquer d’y accomplir. C’était le refrain qui répondait dans mon âme à l’écho de mes pas, et je restais aussi fidèle à ces pensées rêveuses que si j’étais venu retrouver à la maison ma mère vivante encore, pour bâtir auprès d’elle mes châteaux en Espagne.

 

Notre ancienne demeure avait subi de grands changements. Les vieux nids abandonnés depuis si longtemps par les corbeaux avaient complètement disparu, et les arbres avaient été taillés et rognés de manière que je ne reconnaissais plus leurs formes. Le jardin était en mauvais état, et la moitié des fenêtres de la maison étaient fermées. Elle n’était habitée que par un pauvre fou, et par les gens chargés de le soigner. Il passait sa vie à la fenêtre de ma petite chambre qui donnait sur le cimetière, et je me demandais si ses pensées, dans leur égarement, ne rencontraient pas parfois les mêmes illusions qui avaient occupé mon esprit, quand je me levais de grand matin en été, et que, vêtu seulement de ma chemise de nuit, je regardais par cette petite fenêtre, pour voir les moutons qui paissaient tranquillement aux premiers rayons du soleil.

 

Nos anciens voisins, M. et mistress Grayper étaient partis pour l’Amérique du sud, et la pluie, en pénétrant par le toit dans leur maison déserte, avait taché d’humidité les murs extérieurs. M. Chillip s’était remarié ; sa femme était une grande maigre qui avait le nez aquilin ; ils avaient un petit enfant très-délicat, qui ne pouvait pas soutenir sa tête, avec deux yeux ternes et fixes qui semblaient toujours demander pourquoi le pauvre petit était venu au monde.

 

C’était avec un singulier mélange de plaisir et de tristesse que j’errais dans mon village natal, jusqu’au moment où le soleil d’hiver commençant à baisser, m’avertissait qu’il était temps de reprendre le chemin de la ville. Mais, quand j’étais de retour à l’hôtel et que je me retrouvais à table avec Steerforth près d’un feu ardent, je pensais avec délices à ma course de la journée. J’éprouvais le même sentiment, quoique plus modéré, en rentrant le soir dans ma petite chambre si propre, et je me disais en tournant les pages du livre des Crocodiles toujours placé là sur une table, que j’étais bien heureux d’avoir un ami comme Steerforth, une amie comme Peggotty, et d’avoir trouvé dans la personne de mon excellente et généreuse tante quelqu’un qui remplaçât si bien ceux que j’avais perdus.

 

Quand je revenais de mes longues promenades, le chemin le plus court pour rentrer à Yarmouth était de prendre le bac. Je débarquais sur la grève qui s’étend entre la ville et la mer, et je traversais un espace vide ; ce qui m’épargnait un long détour par la grande route. Je trouvais sur mon chemin la maison de M. Peggotty, et j’y entrais toujours un moment ; Steerforth m’y attendait d’ordinaire, et nous nous dirigions ensemble, à travers le brouillard et la bise, vers les lumières de la ville qui scintillaient dans le lointain.

 

Un soir, il était tard, j’avais fait ma visite d’adieu à Blunderstone, car nous nous préparions à retourner chez nous ; je trouvai Steerforth tout seul dans la maison de M. Peggotty ; il était assis devant le feu, d’un air pensif, et tellement absorbé dans ses réflexions, qu’il ne m’entendit pas approcher. Il n’avait pas besoin pour cela d’une rêverie bien profonde, car les pas ne faisaient pas de bruit sur le sable, mais mon entrée même ne le tira pas de ses méditations. J’étais près de lui, je le regardais, et il continuait à rêver d’un air sombre.

 

Il tressaillit si vivement quand je posai ma main sur son épaule qu’il me fit tressaillir aussi.

 

« Vous venez me saisir comme un revenant saisit sa victime, me dit-il presque en colère.

 

– Il fallait bien m’annoncer d’une manière ou d’une autre, lui répondis-je : est-ce que je vous ai fait tomber des nues ?

 

– Non, non, répliqua-t-il.

 

– Ou remonter de je ne sais où ? lui dis-je en m’asseyant près de lui.

 

– Je regardais les figures qui se formaient dans le feu, répondit-il.

 

– Mais vous allez me les gâter, je ne pourrai plus rien y voir, lui dis-je, car il le remuait vivement avec un morceau de bois enflammé, et les étincelles s’envolant par la petite cheminée s’élançaient en pétillant dans les airs.

 

– Vous n’auriez rien vu, répliqua-t-il… Voilà le moment de la journée que je déteste le plus : il ne fait ni nuit ni jour. Comme vous revenez tard ! où avez-vous donc été ?

 

– Je suis allé prendre congé de ma promenade accoutumée.

 

– Et moi, je vous attendais ici, dit Steerforth, en jetant un coup d’œil autour de la chambre, en pensant qu’il faut que tous les gens que nous avons vus si heureux ici le jour de notre arrivée soient aujourd’hui, à en juger par l’air désolé de la maison, dispersés, ou morts, ou menacés de je ne sais quel malheur. David ! plût à Dieu que j’eusse eu depuis vingt ans, pour me diriger, les conseils judicieux d’un père !

 

– Qu’avez-vous donc, mon cher Steerforth ?

 

– Je voudrais de tout mon cœur avoir été mieux conduit ! Je voudrais de tout mon cœur être en état de mieux me conduire moi-même ! s’écria-t-il. »

 

Il y avait dans ses manières un découragement mêlé de colère qui m’étonnait extrêmement. Je ne le reconnaissais plus du tout.

 

« Mieux vaudrait être ce pauvre Peggotty, ou son lourdaud de neveu, dit-il en se levant et en appuyant sa tête d’un air sombre sur la cheminée, dont il regardait toujours fixement le feu, que d’être ce que je suis, avec ma supériorité de fortune et d’éducation, pour me mettre l’esprit à la torture, comme je viens de le faire depuis une demi-heure dans cette barque du diable ! »

 

J’étais si confondu du changement dont j’étais témoin, que je ne pus faire autre chose, au premier abord, que de le regarder en silence, pendant qu’il contemplait toujours le feu, la tête appuyée sur sa main. Enfin, je lui demandai, avec toute l’anxiété que j’éprouvais, de me dire ce qui avait pu arriver pour le contrarier d’une manière si extraordinaire, et de me permettre de partager sa peine, si je ne pouvais espérer de lui donner d’utiles conseils. Avant la fin de ma phrase il se mit à rire, d’un air forcé d’abord, mais bientôt après avec un retour de franche gaieté.

 

« Ce n’est rien, Pâquerette, rien du tout, répliqua-t-il. Je vous ai dit, quand nous étions à l’hôtel à Londres, que j’étais quelquefois pour moi-même un très-maussade compagnon… J’ai eu tout à l’heure un cauchemar ; je suis sûr que j’ai fait un mauvais rêve. Quelquefois, quand je m’ennuie, il me revient à l’esprit des vieux contes de ma nourrice, que je prends d’abord au sérieux, avant de les reconnaître pour ce qu’ils sont. Je crois que j’étais là à me prendre pour le petit garçon méchant qui n’écoutait pas sa bonne, et qui, pour la peine, a été mangé par des lions, parce que des lions, vous savez, c’est bien plus poétique que des chiens. C’est sans doute là ce que les vieilles commères appellent la chair de poule, car je tremble encore des pieds à la tête. Je me serai fait peur à moi-même.

 

– En ce cas vous pouvez vous vanter d’être la seule personne qui ait pu vous faire peur.

 

– Peut-être bien ; mais ça n’empêche pas que je puis avoir mes sujets de craindre comme un autre, répondit-il. Allons, c’est fini, on ne m’y reprendra plus, David ; mais je vous le répète, mon ami, il aurait été heureux pour moi, et pour d’autres aussi, que j’eusse eu un peu de tête et de jugement pour me conduire. »

 

Sa physionomie était en tout temps expressive, mais je ne lui avais jamais vu porter des traces d’un sentiment aussi sérieux ni aussi triste que lorsqu’il prononça ces paroles, le regard toujours attaché sur la flamme.

 

« N’en parlons plus, me dit-il, en faisant le geste de souffler dans les airs, une plume, une paille, un fétu :

 

Maintenant c’est fini, je redeviens un homme.

 

comme Macbeth. Et à présent, à table ! Pourvu que, comme Macbeth, je n’aie pas troublé le festin par le plus beau désordre, ma Pâquerette !

 

– Mais où donc sont-ils allés tous ? qu’est-ce que cela veut dire ? m’écriai-je.

 

– Dieu le sait, dit Steerforth. Après avoir été jusqu’au bac pour vous attendre, je suis revenu ici en flânant, et j’ai trouvé la maison déserte ; c’est ce qui m’a plongé dans les réflexions au milieu desquelles vous m’avez trouvé. »

 

L’arrivée de mistress Gummidge avec un panier au bras expliqua pourquoi la maison était restée vide. Elle était sortie précipitamment pour acheter quelque chose qui lui manquait, avant le retour de M. Peggotty, qui devait revenir avec la marée, et elle avait laissé la porte ouverte, de peur que Ham et Émilie, qui devaient rentrer de bonne heure, n’arrivassent en son absence. Steerforth, après avoir désopilé la rate de mistress Gummidge par un salut des plus enjoués et une embrassade des plus comiques, prit mon bras et m’entraîna précipitamment.

 

En arrachant mistress Gummidge à la mélancolie, il avait repris lui-même sa gaieté ordinaire, et ne fit que rire et plaisanter tout le long du chemin.

 

« Ainsi donc nous quittons demain cette vie de boucaniers ? me dit-il gaiement.

 

– Vous savez que nous en sommes convenus, répondis-je, et que nos places sont arrêtées à la diligence ?

 

– Oui, il n’y a pas moyen de faire autrement, je suppose, dit Steerforth ; j’avais presque oublié qu’il y eût autre chose à faire dans le monde que de se balancer sur une barque. C’est ma foi bien dommage !

 

– Au nouveau tout est beau, lui dis-je en riant.

 

– C’est possible, répliqua-t-il, quoique ce soit une observation bien sarcastique pour un aimable chef-d’œuvre d’innocence comme mon jeune ami. Eh bien ! je ne dis pas non : je suis capricieux, David ; je le sais et je l’avoue, mais cela n’empêche pas que je sais battre le fer pendant qu’il est chaud. Savez-vous que je n’ai pas perdu mon temps ici ? Je parie que je suis en état de passer un bon petit examen de pilote pour les eaux de Yarmouth !

 

– M. Peggotty dit que vous êtes un prodige, répliquai-je.

 

– Un phénomène nautique ? reprit Steerforth en riant.

 

– Il n’y a pas de doute, et vous savez que c’est vrai ; vous mettez tant d’ardeur à tout ce que vous faites que vous y devenez bientôt passé maître. Mais ce qui m’étonne toujours, Steerforth, c’est que vous vous contentiez d’un emploi si mobile et si capricieux de vos facultés.

 

– Me contenter ? répondit-il gaiement. Je ne suis content de rien, si ce n’est de votre naïveté, ma chère Pâquerette ; quant à mes caprices, je n’ai pas encore appris l’art de m’attacher à l’une de ces roues sur lesquelles les Ixions de nos jours tournent éternellement. J’ai manqué mon apprentissage, et cela ne m’importe guère. À propos, savez-vous que j’ai acheté un bateau ici ?

 

– Quel étrange garçon vous faites, Steerforth ! m’écriai-je en m’arrêtant, car c’était la première fois que j’en entendais parler. Comme si vous déviez avoir jamais la fantaisie de revenir ici !

 

– Je ne sais pas ! l’endroit me plaît. En tous cas, continua-t-il, en hâtant le pas, j’ai acheté un bateau qui était à vendre ; c’est un caboteur, à ce que dit M. Peggotty, et c’est lui qui le commandera en mon absence.

 

– Maintenant, je comprends, Steerforth ! dis-je avec ravissement. Vous faites semblant d’avoir acheté ce bateau pour vous-même, mais c’est en réalité pour rendre service à M. Peggotty ; j’aurais dû le deviner, vous connaissant comme je vous connais. Mon cher Steerforth, comment vous dire tout ce que je pense de votre générosité ?

 

– Chut ! dit-il en rougissant : moins vous en parlerez, mieux cela vaudra.

 

– Quand je vous disais, m’écriai-je, qu’il n’y a pas une joie, un chagrin ni une seule émotion de ces braves gens, qui pût vous être indifférente ?

 

– Oui, oui, répondit-il : vous m’avez déjà dit tout cela. N’en parlons plus. En voilà assez. »

 

Craignant de le fâcher en poursuivant un sujet qu’il traitait si légèrement, je me contentai de continuer à y rêver, tout en marchant plus vite encore qu’auparavant.

 

« Il faut que ce bateau soit remis en état, dit Steerforth : je chargerai Littimer d’y veiller, afin d’être sûr que tout soit fait comme il faut. Vous ai-je dit que Littimer était arrivé ?

 

– Non !

 

– Eh bien ! il est venu ce matin avec une lettre de ma mère. »

 

Nos yeux se rencontrèrent ; je remarquai sa pâleur, qui descendait jusqu’à ses lèvres, quoique son regard fût ferme et calme. Je craignis que quelque altercation avec sa mère ne fût la cause de la disposition d’esprit dans laquelle je l’avais trouvé près du foyer solitaire de M. Peggotty ; j’y fis une légère allusion.

 

« Oh ! non, dit-il en secouant la tête et en criant un peu. Pas le moins du monde ! je vous disais donc que cet homme est arrivé.

 

– Toujours le même ?

 

– Toujours le même, repartit Steerforth, calme et froid comme le pôle Nord. Il s’occupera du nouveau nom que je veux faire inscrire sur le bateau. Il s’appelle pour le moment : La Mouette de la tempête ! M. Peggotty ne se soucie guère des mouettes. Je vais changer son nom de baptême.

 

– Comment l’appellerez-vous ?

 

La petite Émilie. »

 

Il me regardait toujours en face : je crus que c’était pour me rappeler qu’il n’aimait pas à m’entendre extasier sur ses égards pour les pauvres gens. Je ne pus m’empêcher de laisser voir sur mon visage le plaisir que j’éprouvais ; mais je ne dis que quelques mots : le sourire reparut sur ses lèvres ; il semblait soulagé d’un fardeau.

 

« Mais, voyez, dit-il en regardant devant lui, voilà la véritable petite Émilie qui vient en personne ! Et ce garçon avec elle ! Sur mon âme c’est un fidèle chevalier : il ne la quitte jamais. »

 

Ham était à présent constructeur de bâtiments : il avait cultivé son goût naturel pour ce métier où il était devenu un habile ouvrier. Il portait ses vêtements de travail, et, malgré une certaine rudesse, son air d’honnête et mâle franchise faisait de lui un protecteur bien assorti pour la jolie petite personne qui marchait à ses côtés. La loyauté de son visage, l’orgueil et l’affection que lui inspirait Émilie rehaussaient sa bonne mine. Je me disais, en les voyant s’avancer vers nous, qu’ils se convenaient parfaitement sous tous les rapports.

 

Elle quitta doucement le bras de son fiancé quand nous nous arrêtâmes pour leur parler, et rougit en tendant la main à Steerforth, puis à moi. Quand ils se remirent en route, après avoir échangé quelques mots avec nous, elle ne reprit pas le bras de Ham et marcha seule d’un air encore timide et embarrassé. J’admirais la grâce et la délicatesse de ses manières, et Steerforth semblait du même avis que moi, pendant que nous les regardions s’éloigner au clair de la lune qui en était alors à son premier quartier.

 

Tout à coup une jeune femme passa près de nous : évidemment elle les suivait. Nous ne l’avions pas entendue approcher, mais j’aperçus son visage maigre, et il me sembla que j’en avais un vague souvenir. Elle était légèrement vêtue, elle avait l’air hardi et l’œil hagard, un air de misère et de vanité ; mais, pour le moment, elle n’avait pas seulement l’air d’y penser ; elle ne songeait qu’à une chose, à les rattraper. Comme l’horizon s’obscurcissant au loin ne nous permettait plus de distinguer Émilie et son fiancé, la femme qui les suivait disparut aussi sans avoir gagné sur eux du terrain, et nous ne vîmes plus que la mer et les nuages.

 

« C’est un fantôme bien sombre pour suivre la petite Émilie, dit Steerforth qui restait là sans bouger ; qu’est-ce que cela signifie ? »

 

Il parlait à voix basse, et d’un accent qui me parut étrange.

 

« Je suppose qu’elle veut leur demander l’aumône, répondis-je.

 

– Les mendiantes ne sont pas rares, dit Steerforth, mais il est étonnant qu’une mendiante ait pris cette forme-là ce soir.

 

– Pourquoi donc ? demandai-je.

 

– Tout simplement, dit-il après un moment de silence, parce que justement je pensais à quelque chose de ce genre, quand elle a paru. Je me demande d’où diable elle peut venir.

 

– De l’ombre que projette cette muraille, je suppose, dis-je en montrant un mur qui surplombait la route sur laquelle nous venions de déboucher.

 

– Enfin, la voilà disparue ! répondit-il en regardant par-dessus son épaule ; puisse le malheur disparaître avec elle ! Allons dîner. »

 

Mais il jeta de nouveau un regard par-dessus son épaule sur la ligne de l’océan qui brillait au loin, et renouvela plusieurs fois ce mouvement. Il marmotta encore quelques paroles entrecoupées pendant le reste de notre promenade, et ne parut oublier cet incident qu’en se trouvant gaiement à table, près d’un bon feu, à la clarté des bougies.

 

Littimer nous attendait et produisit sur moi son effet accoutumé. Quand je lui dis que j’espérais que mistress Steerforth et miss Dartle se portaient bien, il me répondit d’un ton respectueux (et convenable, cela va sans dire), qu’il me remerciait, qu’elles étaient assez bien et me faisaient leurs compliments. C’était tout, et pourtant il semblait me dire aussi clairement que possible : « Vous êtes bien jeune, Monsieur, vous êtes extrêmement jeune. »

 

Nous avions presque fini de dîner, quand il fit un pas hors du coin de la chambre d’où il surveillait nos mouvements, ou plutôt les miens, à ce qu’il me sembla, et il dit à son maître :

 

« Pardon, Monsieur, miss Mowcher est ici.

 

– Qui donc ? demanda Steerforth avec étonnement.

 

– Miss Mowcher, monsieur.

 

– Allons donc ! que diable vient-elle faire ici ? dit Steerforth.

 

– Il parait, monsieur, qu’elle est de ce pays-ci. Elle m’a dit qu’elle faisait tous les ans une tournée par ici, dans l’exercice de sa profession ; je l’ai rencontrée dans la rue ce matin, et elle désirait savoir si elle pourrait avoir l’honneur de se présenter chez vous, après dîner, monsieur.

 

– Connaissez-vous la géante en question ? Pâquerette, » demanda Steerforth.

 

Je fus obligé d’avouer, avec une certaine honte d’en être réduit là devant Littimer, que je ne connaissais pas du tout miss Mowcher.

 

« Eh bien ! vous allez faire sa connaissance, dit Steerforth, c’est une des sept merveilles du monde… Quand miss Mowcher viendra, faites-la entrer. »

 

J’éprouvais quelque curiosité de connaître cette dame, d’autant mieux que Steerforth partait d’un éclat de rire, chaque fois que je parlais d’elle, et refusait positivement de répondre à toutes les questions que je lui adressais sur ce sujet. Je restai donc dans un état d’attente inquiète ; on avait enlevé la nappe depuis une demi-heure ; nous étions près du feu avec une bouteille de vin près de nous, quand la porte s’ouvrit, et qu’avec tout son calme ordinaire Littimer annonça :

 

« Miss Mowcher ! »

 

Je regardai du côté de la porte, mais je n’aperçus rien. Je regardai encore, pensant que miss Mowcher tardait bien à paraître, quand, à mon grand étonnement, je vis surgir près d’un canapé placé entre la porte et moi, une naine âgée de quarante ou de quarante-cinq ans, avec une grosse tête, des yeux gris très-malins et des bras si courts que, pour mettre le doigt d’un air fin sur son nez camus, en regardant Steerforth, elle fut obligée d’avancer la tête pour appuyer son nez sur son doigt. Son double menton était si gras que les rubans et la rosette de son chapeau disparaissaient dedans. Elle n’avait point de cou, point de taille, point de jambes, à vrai dire, car bien qu’elle fût au moins de grandeur ordinaire, jusqu’à l’endroit où la taille aurait dû se trouver, et bien qu’elle possédât des pieds comme tout le monde, elle était si petite qu’elle se tenait devant une chaise ordinaire comme devant une table, déposant sur le siège le sac qu’elle portait. Cette dame, habillée d’une manière un peu négligée, portant son nez et son doigt tout d’une pièce, par le rapprochement pénible dont j’ai parlé ; gardant la tête nécessairement penchée d’un côté, et fermant un œil de l’air le plus malin, commença par fixer sur Steerforth ses œillades pénétrantes ; après quoi elle laissa échapper un torrent de paroles.

 

« Ah ! mon joli muguet, s’écria-t-elle en secouant sa grosse tête, vous voilà donc ici ! Oh ! le méchant garçon ! fi ! que c’est vilain ! qu’est-ce que vous venez faire, si loin de chez vous ? quelque mauvais tour, je parie ! Oh ! vous êtes une maligne pièce, Steerforth, et moi aussi, n’est-ce pas ! Ah ! ah ! ah ! vous auriez parié cent livres sterling contre cinq guinées, n’est-ce pas, que vous ne me retrouveriez pas ici ! Eh bien ! mon garçon, on me retrouve partout. À droite, à gauche, dans tous les coins, comme la demi-couronne que l’escamoteur cache dans le mouchoir d’une dame. À propos de mouchoirs et de dames, c’est votre chère mère qui doit être bien heureuse de vous avoir, mon mignon ; j’en mettrais bien ma main au feu, n’importe laquelle ! »

 

À cet endroit de son discours, miss Mowcher dénoua son chapeau, rejeta les brides en arrière, et, tout essoufflée, s’assit sur un tabouret devant le feu, se faisant de la table à manger une sorte de dais qui étendait sur elle comme une tente d’acajou.

 

« Ouf ! continua-t-elle en appuyant ses mains sur ses petits genoux et en me regardant d’un air fin, je suis trop forte, voilà le fait, Steerforth. Quand j’ai monté un étage, j’ai autant de peine à rattraper mon haleine que s’il s’agissait de tirer du puits un seau d’eau. Si vous me voyiez regarder par la fenêtre du premier, vous me prendriez pour une belle femme, n’est-ce pas ?

 

– Mais je ne vous prends pas pour autre chose toutes les fois que je vous vois, répliqua Steerforth.

 

– Allons ! vaurien, taisez-vous, dit la petite créature en le menaçant du mouchoir avec lequel elle s’essuyait la figure, pas d’impertinence ! Mais je vous donne ma parole que j’étais chez lady Mithers la semaine dernière. En voilà une femme ! comme elle se conserve ! et Mithers lui-même, qui est entré pendant que j’attendais sa femme, en voilà un homme ! comme il se conserve ! et sa perruque aussi, car il l’a depuis dix ans ; si bien donc qu’il s’est lancé si éperdument dans les compliments que je commençais à croire que j’allais être obligée de sonner. Ah ! ah ! ah ! c’est un très-aimable mauvais sujet : quel dommage qu’il n’ait pas de principes !

 

– Qu’est-ce que vous alliez faire chez lady Mithers ? demanda Steerforth.

 

– Je ne fais pas de cancans, mon cher enfant, répliqua-t-elle, en mettant encore son doigt sur son nez avec une grimace et un alignement d’yeux qui la faisait ressembler à un lutin de l’autre monde. Cela ne vous regarde pas ! Vous voudriez bien savoir si j’empêche ses cheveux de tomber, si je les teins, si je lui mets du rouge ou si j’arrange ses sourcils, n’est-ce pas ? Eh bien ! mon mignon, vous saurez tout cela… quand je vous le dirai. Savez-vous le nom de mon arrière grand-père ?

 

– Non, dit Steerforth.

 

– Walker, mon cher enfant, répliqua mistress Mowcher, et il était descendant d’une longue suite de Walker, ce qui fait que j’hérite de tous les domaines de Hookey. »

 

Je n’ai jamais rien vu d’aussi singulier que le clignement d’yeux de miss Mowcher, si ce n’est son air d’assurance, qui n’était pas moins extraordinaire. Elle avait aussi une manière toute particulière de pencher sa tête d’un côté, en levant un œil comme les pies, quand elle écoutait ce qu’on lui disait, ou qu’elle attendait une réponse à ses observations. Bref, je ne pouvais pas en revenir, et je continuai à la regarder fixement, sans égard, je le crains, pour les règles de la politesse.

 

Elle avait réussi à tirer la chaise près d’elle, et elle plongea son petit bras dans le sac, à plusieurs reprises, ramenant à la surface, à chaque plongeon, une quantité de petites bouteilles, de brosses, d’éponges, de peignes, de morceaux de flanelle, de fers à friser, et d’autres instruments qu’elle amoncelait sur la chaise. Elle s’arrêta tout d’un coup au milieu de cette occupation pour dire à Steerforth, à ma grande confusion :

 

« Comment s’appelle votre ami ?

 

– M. Copperfield, dit Steerforth ; il désire faire votre connaissance.

 

– Eh bien ! on lui donnera ce plaisir-là ! Il me semblait bien qu’il en avait envie, dit mistress Mowcher, s’approchant de moi en riant, son sac à la main. Des joues comme des pêches ! dit-elle en se dressant sur la pointe des pieds pour atteindre à la hauteur de mon visage. C’est tentant ! j’aime beaucoup les pêches ! Je suis très-heureuse de faire votre connaissance, monsieur Copperfield, je vous assure. »

 

Je répondis que je me félicitais d’avoir l’honneur de faire la sienne et que l’avantage était réciproque.

 

« Ah ! Dieu du ciel ! comme nous sommes polis, s’écria miss Mowcher en faisant un petit effort pour couvrir son large visage avec sa petite main. Avouez qu’il y a terriblement de blague et de cajoleries dans ce monde. »

 

Ceci nous était adressé en manière de confidence à tous les deux, tandis que la petite main quittait le visage et que le petit bras disparaissait encore tout entier dans le sac.

 

« Que voulez-vous dire, miss Mowcher ? demanda Steerforth.

 

– Ah ! ah ! ah ! quel tas d’enjôleurs nous faisons, n’est-ce pas, mon cher enfant ? répliqua la petite femme cherchant dans le sac, un œil en l’air et la tête de côté. Voyez donc ! dit-elle en tirant un petit paquet : « rognures des ongles d’un prince russe, » le prince Alphabet-Sens-Dessus-Dessous, comme je l’appelle, car son nom comprend toutes les lettres de l’alphabet, pêle-mêle.

 

– Le prince russe est un de vos clients, n’est-ce pas ? dit Steerforth.

 

– Je crois bien ! mon fils, répliqua miss Mowcher ; je lui coupe les ongles deux fois par semaine ! aux mains et aux pieds !

 

– Il paye bien, j’espère ? dit Steerforth.

 

– Il parle du nez, mais il paye bien, dit miss Mowcher. Il n’y regarde pas de près comme tous vos blancs-becs, à preuve la longueur de ses moustaches, rouges par nature, mais noires grâce à l’art.

 

– Grâce à votre art, naturellement ? » dit Steerforth.

 

Miss Mowcher cligna de l’œil en signe d’assentiment.

 

« Il a bien été obligé de m’envoyer chercher ; il ne pouvait faire autrement. Le climat faisait tort à la teinture ; cela pouvait encore aller en Russie, mais ici pas. Vous n’avez jamais vu de prince aussi couleur de rouille que lui quand je l’ai entrepris. Une barre de vieille ferraille.

 

– Est-ce que c’est lui que vous appeliez un enjôleur tout à l’heure ? demanda Steerforth.

 

– Oh ! vous êtes une fine mouche ! répliqua miss Mowcher en branlant vivement la tête. J’ai dit que nous faisions tous en général un tas d’enjôleurs ; et je vous ai montré les ongles du prince à preuve. C’est que, voyez-vous, les ongles du prince me servent plus dans les familles que tous mes talents ensemble. Je les porte toujours avec moi : C’est ma lettre de recommandation. Si miss Mowcher coupe les ongles du prince, tout est dit. Je les donne aux jeunes personnes qui les mettent dans des albums, je crois. Ah ! ah ! ah ! ma parole d’honneur, tout l’édifice social (comme disent ces messieurs quand ils font des discours au parlement) ne repose que sur des ongles de princes, » dit cette petite femme en essayant de croiser les bras et en secouant sa grosse tête.

 

Steerforth riait de tout son cœur et moi aussi. Miss Mowcher continuait à branler la tête qu’elle portait de côté et à regarder d’un œil en l’air, pendant qu’elle clignait de l’autre.

 

« C’est bel et bon, dit-elle en frappant sur ses petits genoux et en se levant, mais tout cela ne fait pas les affaires. Voyons, Steerforth, une exploration des régions polaires et finissons-en. »

 

Elle choisit alors deux ou trois de ses légers instruments avec une petite fiole, et demanda, à ma grande surprise, si la table était solide. Sur la réponse affirmative de Steerforth, elle approcha une chaise, et me demandant de lui donner la main, elle monta assez lestement sur la table comme sur un théâtre.

 

« Si l’un de vous a vu le bas de ma cheville, dit-elle, une fois arrivée en sûreté, il n’a qu’à le dire, et je vais me pendre.

 

– Je n’ai rien vu, dit Steerforth.

 

– Ni moi, ajoutai-je.

 

– Eh bien ! alors, s’écria miss Mowcher, je consens à vivre. Allons, mon fils, venez vous mettre entre les mains de l’exécuteur. »

 

Steerforth, cédant à son appel, s’assit le dos contre la table, et tournant de mon côté son visage, il soumit sa tête à l’examen de la naine, évidemment sans autre but que de nous amuser. C’était un curieux spectacle que de voir miss Mowcher penchée sur lui et examinant ses beaux cheveux bruns, à l’aide d’une loupe qu’elle venait de tirer de sa poche.

 

« Vous faites un joli garçon, allez ! dit miss Mowcher après un court examen ; sans moi vous seriez chauve comme un moine avant la fin de l’année. Je ne vous demande qu’une dernière minute, et je vais laver vos cheveux avec une eau qui vous les conservera dix ans. »

 

En même temps elle versa le contenu de sa fiole sur un petit morceau de flanelle, puis imbibant de la même préparation une des petites brosses, elle commença à frotter la tête de Steerforth avec une activité incomparable, toujours parlant, sans discontinuer.

 

« Vous connaissez Charlot Pyegrave, le fils du duc, dit-elle ; vous savez bien ? et elle regarda Steerforth par-dessus sa tête.

 

– Oui, un peu, dit Steerforth.

 

– En voilà un homme ! en voilà des favoris ! Si ses jambes étaient seulement aussi droites, elles seraient sans égales. Croiriez-vous qu’il a voulu essayer de se passer de moi ? un officier des gardes ! comprend-on ça ?

 

– Il était donc fou ? dit Steerforth.

 

– Cela m’en a tout l’air ; mais fou ou non, il a voulu en faire l’essai, répliqua miss Mowcher. Que fait-il, je vous prie ? il entre chez un parfumeur, et demande une bouteille d’eau de Madagascar.

 

– Charlot ?

 

– Charlot en personne. Mais on n’avait pas d’eau de Madagascar.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ? quelque chose pour boire ? demanda Steerforth.

 

– Pour boire ? répliqua miss Mowcher en s’arrêtant pour lui donner un petit soufflet. Pour arranger lui-même ses moustaches, vous savez ? Il y avait une femme dans la boutique, un peu âgée, un vrai Cerbère, qui n’avait jamais entendu ce nom-là. « Pardon, monsieur, dit le Cerbère à Charlot, ce n’est pas… ce n’est pas du rouge, par hasard ? – Du rouge ! dit Charlot au Cerbère, que voulez-vous que je fasse de votre rouge ? – Pardon, monsieur, dit le Cerbère, mais on nous demande cet article-là sous tant de noms différents, que je pensais que c’en était peut-être un de plus. » Voilà, mon cher enfant, continua miss Mowcher en frottant toujours de toutes ses forces, voilà un autre échantillon de ces jolis enjôleurs dont je vous parlais tout à l’heure. Je ne dis pas que je ne m’en mêle pas comme un autre, peut-être même plus qu’un autre, peut-être moins ; mais motus ! mon garçon, cela ne vous regarde pas.

 

– De quoi dites-vous que vous vous mêlez ? du commerce en rouge ? dit Steerforth.

 

– Vous n’avez qu’à additionner ceci et cela, mon cher élève, dit la rusée miss Mowcher en touchant le bout de son nez ; faites-en une règle de trois multipliée par les secrets de commerce, et cela vous donnera pour produit le résultat demandé. Je dis que je me mêle un peu d’enjôler aussi dans mon genre. Il y a des douairières qui m’appellent soi-disant pour avoir du baume pour les lèvres ; telle autre me demande des gants ; une troisième, une chemisette ; une dernière, un éventail. Moi, je donne à tout cela le nom qu’elles veulent. Je leur fournis l’article demandé ; mais nous nous gardons si bien le secret l’une à l’autre, et faisons si bonne contenance, ma foi ! qu’elles ne se gêneraient pas plus pour se pommader de leur rouge devant le monde que devant moi. Je vais chez elles, n’ont-elles pas le front de me dire quelquefois, avec un bon doigt de rouge sur la figure, pour le moins : « Quelle mine me trouvez-vous, miss Mowcher ? ne suis-je pas un peu pâle ? » Ah ! ah ! ah ! en voilà encore des enjôleuses ; qu’en dites-vous, mon garçon ? »

 

Jamais de ma vie ni de mes jours je n’ai rien vu qui approchât de miss Mowcher debout sur la table à manger, riant de cette bonne plaisanterie, et frottant sans relâche le crâne de Steerforth, pendant qu’elle clignait de l’œil de mon côté, en me regardant par-dessus la tête.

 

« Ah ! par exemple, on ne demande pas beaucoup ces articles-là de ce côté-ci, dit-elle. Voilà qui m’étonne. Je n’ai pas vu une jolie femme depuis que je suis ici, Steerforth.

 

– Non ? dit Steerforth.

 

– Pas seulement l’ombre, répliqua miss Mowcher.

 

– Nous pourrions lui en montrer le corps en substance, je pense, dit Steerforth en tournant les yeux vers moi. N’est-ce pas, Pâquerette ?

 

– Bien certainement, répondis-je.

 

– Ah ! ah ! dit la petite créature en me regardant d’un œil perçant, puis en jetant un coup d’œil sur Steerforth, ah ! ah ! »

 

La première exclamation semblait une question adressée à tous deux, la seconde était évidemment à l’adresse de Steerforth seul. Ne recevant de l’un ni de l’autre la réponse qu’elle espérait sans doute, elle continua de frotter en penchant la tête et en tournant un œil vers le plafond, comme si elle cherchait dans les airs la réponse qui lui faisait défaut ici-bas, et qu’elle s’attendit à la voir apparaître immédiatement.

 

« Une sœur à vous, monsieur Copperfield ? s’écria-t-elle après un moment de silence et en conservant toujours la même attitude ; une sœur à vous ?

 

– Non, dit Steerforth sans me laisser le temps de répondre, point du tout. Au contraire, M. Copperfield a eu lui-même beaucoup de goût pour elle ou je me trompe fort.

 

– Et c’est passé ? répliqua miss Mowcher. Il est donc volage ? quelle honte !

 

Il a sucé le suc de chaque fleur,

Portant partout son inconstante ardeur

Jusqu’au jour où, belle Marie,

Vous l’avez fixé pour la vie.

Qu’en dites-vous ? est-ce bien Marie qu’elle s’appelle ? »

 

Cette question tombait si brusquement sur moi, et l’espèce de lutin qui me l’adressait me regardait d’un air si rusé, que je fus tout à fait déconcerté pendant un moment.

 

« Non, miss Mowcher, répondis-je, elle s’appelle Émilie.

 

– Ah ! ah ! dit-elle du même ton. Voyez-vous ça ? Je suis sûre que vous me trouvez bien bavarde, n’est-ce pas, monsieur Copperfield ? Mais n’ayez pas peur, je suis discrète. »

 

Son ton et ses regards avaient une signification qui ne me plaisaient pas dans la circonstance. Je lui dis donc d’un air plus grave que celui que nous avions pris jusqu’alors :

 

« Elle est aussi vertueuse qu’elle est jolie ; elle doit épouser un excellent et digne homme de sa condition. Si je l’aime pour sa beauté, je ne l’estime pas moins pour son bon sens.

 

– Bien parlé ! dit Steerforth. Écoutez, écoutez ! maintenant, ma chère Pâquerette, je vais éteindre la curiosité de cette petite Fatime, pour qu’elle n’aille pas se mettre martel en tête… C’est une jeune fille qui est pour le moment en apprentissage, miss Mowcher, chez Omer et Joram, marchands de nouveautés, de modes, etc., dans cette ville. Vous entendez bien ? Omer et Joram ! Elle est fiancée, comme mon ami vous l’a dit, à son cousin, nom de baptême, Ham ; nom de famille, Peggotty ; état, constructeur de bâtiments, de la même ville. Elle vit avec un de ses parents ; nom de baptême, inconnu ; nom de famille, Peggotty ; état, marin, de la même ville. C’est la plus jolie et la plus charmante petite fée qu’on puisse voir : je la trouve, comme mon ami… extrêmement jolie. Si ce n’était que j’aurais l’air de rabaisser son fiancé, ce qui déplairait à mon ami, j’ajouterais qu’il me semble qu’elle déroge, qu’elle aurait pu trouver un meilleur parti, et qu’elle était née pour être une dame, ma parole d’honneur ! »

 

Miss Mowcher écouta ces paroles, qui furent prononcées lentement et distinctement, en penchant sa tête de côté et en cherchant toujours de l’œil la réponse qu’elle attendait. Quand il eut fini, elle reprit tout à coup son activité, et recommença à bavarder avec une volubilité étonnante.

 

« Oh ! voilà toute l’histoire ? s’écria-t-elle en coupant les favoris de son client, avec une petite paire de ciseaux qu’elle faisait voltiger autour de sa tête dans toutes les directions. très-bien ! très-bien ! c’est tout un roman. Cela devrait finir par « et ils vécurent heureux, » n’est ce pas ? Ah ! comment donc dit-on aux petits jeux ? « J’aime mon amie par E, parce qu’elle est Enchanteresse ; je déteste mon amie par E, parce qu’elle est Engagée ; je l’ai menée à l’enseigne de l’Enjôleur, et je l’ai régalée d’un Enlèvement ; elle s’appelle Émilie, et elle demeure dans l’Est. » Ah ! ah ! ah ! monsieur Copperfield, n’est-ce pas que vous me trouvez bien folichonne ? »

 

Elle n’attendit pas ma réponse, et, se contentant de me regarder de l’air le plus rusé, elle continua sans reprendre haleine :

 

« Là ! s’il y a jamais eu un mauvais sujet peigné et arrangé dans la perfection, c’est bien vous, Steerforth. S’il y a une caboche au monde que je connaisse comme ma poche, c’est la vôtre. M’entendez-vous, mon garçon ? Je vous connais, dit-elle en se penchant sur lui. Maintenant votre affaire est jugée ; huissier appelez celle qui suit sur le rôle, comme nous disons à la Cour ; si M. Copperfield veut prendre votre place, je vais l’opérer à son tour.

 

– Qu’en dites-vous, Pâquerette ? demanda Steerforth en riant et en me cédant son siège ; voulez-vous un petit coup de peigne ?

 

– Je vous remercie, miss Mowcher, pas ce soir.

 

– Ne refusez pas, dit la petite femme en me regardant d’un air de connaisseur, un peu plus de sourcils !

 

– Merci, répliquai-je, une autre fois.

 

– Il leur faudrait un centimètre plus près de la tempe, dit miss Mowcher, c’est l’affaire de quinze jours au plus.

 

– Non, merci. Pas pour le moment.

 

– Et vous ne voulez pas une petite houppe, reprit-elle, non ? Eh bien ! laissez-moi seulement relever l’échafaudage de votre chevelure, après cela nous passerons aux favoris. Allons ! »

 

Je ne pus m’empêcher de rougir tout en refusant, car je sentais qu’elle venait de toucher là mon côté faible. Mais miss Mowcher, voyant que je n’étais pas disposé à subir les améliorations que son art pouvait apporter dans ma personne, et que je résistais, pour le moment du moins, aux séductions de la petite fiole qu’elle tenait en l’air à mon intention, me dit que nous ne tarderions pas à nous revoir, et me demanda la main pour descendre de son poste élevé. Grâce à ce secours, elle descendit très-lestement et commença à replier son double menton par-dessus les cordons de son chapeau.

 

« Je vous dois… ? dit Steerforth.

 

– Cinq shillings, dit miss Mowcher, et c’est pour rien, mon garçon. N’est-ce pas que je suis bien folichonne, monsieur Copperfield ? »

 

Je répondis poliment par un, « mais non. » Ce qui ne m’empêchait pas de protester intérieurement contre cet aveu pusillanime, quand je la vis l’instant d’après jeter en l’air sa pièce de cinq shillings, la rattraper comme un escamoteur et la glisser dans sa poche en frappant dessus.

 

« C’est là la petite caisse, dit miss Mowcher, qui s’approcha ensuite de la chaise, et remit dans le sac tous les menus objets qu’elle en avait sortis. Voyons, dit-elle, ai-je bien toutes mes affaires ? Il me semble que oui. Il ne serait pas agréable de se trouver dans la situation de Ned Bradwood, quand on le mena à l’église pour lui faire épouser quelqu’un, comme il disait, et qu’on avait oublié la mariée. Ah ! ah ! ah ! un franc mauvais sujet que ce Ned, mais il est si drôle ! Maintenant je sais que je vais vous briser le cœur, mais je suis obligé de vous quitter. Prenez votre courage à deux mains et tâchez de supporter ce coup. Bonsoir, monsieur Copperfield ! soignez-vous bien, Jockey de Norfolk ! Ai-je assez babillé ! C’est votre faute, petits coquins. Allez, je vous pardonne ! Boun’soir comme disait Bob, après sa première leçon de français, « Boun’soir, mes enfants ! »

 

Son sac suspendu à son bras, et jacassant toujours, elle s’avança en se balançant vers la porte, et s’arrêta tout à coup pour demander si nous ne voulions pas une mèche de ses cheveux. « Vous devez me trouver bien folichonne ? » dit-elle en guise de commentaire à cette proposition, et elle disparut le doigt appuyé sur son nez.

 

Steerforth riait si fort que je ne pus m’empêcher d’en faire autant ; je ne sais sans cela si j’aurais ri. Après cette explosion de gaieté qui dura un moment, il me dit que miss Mowcher avait une clientèle très-étendue, et qu’elle se rendait utile à quantité de gens de toute manière. Il y avait des personnes qui la traitaient légèrement comme un échantillon des excentricités de la nature, mais elle avait l’esprit observateur et fin autant que qui que ce fût ; si elle avait les bras courts, elle n’en avait pas moins le nez long. Il ajouta qu’elle avait dit la vérité en se vantant d’être à la fois à droite, à gauche et en tous lieux, car elle faisait de temps en temps des excursions en province ; elle y ramassait toujours quelques pratiques et finissait par connaître tout le monde. Je lui demandai quel était son caractère, si la malignité en faisait le fond, et si sa sympathie se trouvait en général du bon côté ; mais voyant que mes questions n’avaient pas le don de l’intéresser, après deux ou trois tentatives malheureuses, je renonçai à les renouveler. Au lieu de ce que je lui demandais, il se contenta de me conter en l’air une foule de détails sur son habileté et ses profits ; il m’apprit même qu’elle était très-adroite à poser des ventouses dans le cas où j’aurais besoin de lui demander ce genre de service.

 

Miss Mowcher fut donc le principal sujet de notre conversation ce soir-là, et en nous séparant pour la nuit, Steerforth se pencha encore sur la rampe de l’escalier, pendant que je descendais, pour me répéter « Boun’soir. »

 

Je fus très-étonné, en arrivant devant la maison de M. Barkis, de trouver Ham qui marchait en long et en large, et plus surpris encore d’apprendre que la petite Émilie était chez sa tante. Je demandai naturellement pourquoi Ham n’entrait pas au lieu de se promener en long et en large dans la rue.

 

« Voyez-vous, monsieur David, dit-il en hésitant, c’est qu’Émilie est en train de parler avec quelqu’un.

 

– J’aurais cru, dis-je en souriant, que c’était une raison de plus pour que vous y fussiez aussi, Ham.

 

– Oui, monsieur David, c’est vrai, en général, répliqua-t-il, mais voyez-vous, monsieur David, dit-il en baissant la voix et en parlant d’un ton grave, c’est une jeune femme, monsieur, une jeune femme qu’Émilie a connue autrefois, et qu’elle ne doit plus voir. »

 

Ses paroles furent un trait de lumière qui vint éclairer mes doutes sur la personne que j’avais vue suivre Émilie quelques heures auparavant.

 

« C’est une pauvre femme, monsieur David, qui est vilipendée par toute la ville, de droite et de gauche. Il n’y a pas un mort dans le cimetière dont le revenant soit plus capable de faire sauver tout le monde.

 

– N’est-ce pas elle que j’ai vue ce soir sur la plage, après vous avoir quitté ?

 

– Qui nous suivait ? dit Ham. C’est probable, monsieur David. Je ne savais pas qu’elle fût là, mais elle s’est approchée de la petite fenêtre d’Émilie quand elle a vu la lumière, et elle disait tout bas : « Émilie, Émilie, pour l’amour du Christ, ayez un cœur de femme avec moi. J’ai été jadis comme vous ! » C’étaient là des paroles bien solennelles, monsieur David : comment refuser de l’entendre ?

 

– Vous avez bien raison, Ham. Et Émilie, qu’a-t-elle fait ? Émilie a dit : « Marthe, est-ce vous ? Marthe, est-il possible que ce soit vous ! » car elles avaient travaillé ensemble pendant longtemps chez M. Omer.

 

« Je me souviens d’elle, m’écriai-je, car je me rappelais une des deux filles que j’avais vues la première fois que j’étais allé chez M. Omer. Je me souviens parfaitement d’elle.

 

– Marthe Endell, dit Ham : elle a deux ou trois ans de plus qu’Émilie, mais elles ont été à l’école ensemble.

 

– Je n’ai jamais su son nom : pardon de vous avoir interrompu.

 

– Quant à cela, monsieur David, dit Ham, l’histoire n’est pas longue : la voilà tout entière dans ce peu de mots : « Émilie, Émilie, pour l’amour du Christ, ayez un cœur de femme avec moi. J’ai été jadis comme vous ! » Elle voulait parler à Émilie : Émilie ne pouvait lui parler à la maison, car son bon oncle venait de rentrer, et quelque tendre, quelque charitable qu’il soit, il ne voudrait pas, il ne pourrait pas, monsieur David, voir ces deux jeunes filles à côté l’une de l’autre, pour tous les trésors qui sont cachés dans la mer. »

 

Je savais bien que c’était vrai. Ham n’avait pas besoin de me le dire.

 

Émilie écrivit donc au crayon sur un petit morceau de papier, et lui passa son billet par la fenêtre.

 

« Montrez ceci, dit-elle, à ma tante mistress Barkis, et elle vous fera asseoir au coin du feu pour l’amour de moi jusqu’à ce que mon oncle soit sorti et que je puisse aller vous parler. » Puis elle me dit ce que je viens de vous raconter, monsieur David, en me demandant de l’amener ici. « Que pouvais-je faire ? Elle ne devrait pas connaître une femme comme ça, mais comment voulez-vous que je lui refuse quelque chose quand elle se met à pleurer ? »

 

Il plongea la main dans la poche de sa grosse veste et en tira avec grand soin une jolie petite bourse.

 

« Et si je pouvais lui refuser quelque chose quand elle se met à pleurer, monsieur David, dit Ham, en étalant soigneusement la petite bourse dans sa main calleuse, comment aurais-je pu lui refuser de porter cela ici, quand je savais si bien ce qu’elle en voulait faire ? Un petit joujou comme ça, dit Ham en regardant la bourse d’un air pensif, et si peu garni d’argent ! chère Émilie ! »

 

Je lui donnai une poignée de main quand il eut remis la bourse dans sa poche, car je ne savais comment lui exprimer mieux ma sympathie, et nous continuâmes à marcher de long en large, gardant le silence pendant quelques minutes. La porte s’ouvrit alors ; Peggotty parut et fit signe à Ham d’entrer. J’aurais voulu rester en arrière, mais elle revint me prier d’entrer aussi. Je n’en aurais pas moins évité de passer par la chambre où l’on était réuni, mais ils étaient dans cette cuisine proprette dont j’ai parlé et la porte de la rue y donnait directement, en sorte que je me trouvai au milieu du groupe avant de savoir où j’allais.

 

La jeune fille que j’avais vue sur la plage était près du feu. Elle était assise par terre, la tête et le bras appuyés sur une chaise qu’Émilie venait de quitter, j’imagine, et sur laquelle elle avait tenu sans doute la tête de la pauvre abandonnée posée sur ses genoux. Je vis à peine sa figure, ses cheveux étaient épars comme si elle les avait défaits de ses propres mains. Cependant je pus voir qu’elle était jeune et qu’elle avait un beau teint. Peggotty avait pleuré, la petite Émilie aussi. Pas un mot ne fut prononcé au moment de notre arrivée, et le tic tac de la vieille horloge hollandaise à côté du dressoir semblait deux fois plus fort qu’à l’ordinaire dans ce profond silence.

 

Émilie parla la première.

 

« Marthe voudrait aller à Londres, dit-elle à Ham.

 

– Pourquoi à Londres ? répondit Ham. »

 

Il était debout entre elles et regardait la jeune fille étendue à terre, avec un mélange de compassion pour elle et de déplaisir de la voir dans la société de celle qu’il aimait tant. Je me suis toujours rappelé ce regard. Ils parlaient tout bas l’un et l’autre comme si elle était malade, mais on entendait tout distinctement, quoique leurs voix s’élevassent à peine au-dessus d’un murmure.

 

« Je serai mieux là qu’ici, dit tout haut une troisième voix, celle de Marthe, qui restait toujours à terre. Personne ne m’y connaît : tout le monde me connaît ici.

 

– Que fera-t-elle là-bas ? » demanda Ham. Elle se souleva, le regarda un moment d’un air sombre, puis, baissant la tête de nouveau, elle se passa le bras droit autour de son cou, avec une expression de douleur aussi vive que si elle était dans l’agonie de la fièvre, ou qu’elle vînt de recevoir un plomb mortel.

 

« Elle tâchera de se bien conduire, dit la petite Émilie. Vous ne savez pas tout ce qu’elle nous a dit. N’est-ce pas, ma tante, ils ne peuvent pas savoir ? »

 

Peggotty secoua la tête d’un air de compassion.

 

« Oui, je tâcherai, dit Marthe, si vous voulez m’aider à m’en aller. Je ne puis toujours faire pis qu’ici. Peut-être me conduirai-je mieux. Oh ! dit-elle avec un frisson de terreur, arrachez-moi de ces rues où tout le monde me connaît depuis mon enfance ! »

 

Émilie étendit la main, je vis que Ham y plaçait un petit sac. Elle le prit, croyant que c’était sa bourse, et fit un pas en avant ; puis, reconnaissant son erreur, elle revint à lui (il s’était retiré près de moi) en lui montrant ce qu’il venait de lui donner.

 

« C’est à vous, Émilie, lui dit-il. Je n’ai rien au monde qui ne soit à vous, ma chère, et je n’ai de plaisir qu’en vous. »

 

Les yeux d’Émilie se remplirent encore de larmes, mais elle se détourna, puis s’approcha de Marthe. Je ne sais ce qu’elle lui donna. Je la vis se pencher sur elle et lui mettre de l’argent dans son tablier. Elle prononça quelques mots à voix basse et lui demanda si c’était suffisant. « Plus que suffisant, » dit l’autre ; et, prenant sa main, elle la baisa.

 

Alors Marthe se leva et, s’enveloppant dans son châle, elle y cacha son visage et s’avança lentement vers la porte en pleurant à chaudes larmes. Elle s’arrêta un moment avant de sortir, comme si elle voulait dire quelque chose et retourner en arrière, mais pas une parole ne s’échappa de ses lèvres. Elle sortit en poussant seulement par-dessous son châle le même gémissement sourd et douloureux.

 

Quand la porte se referma, la petite Émilie jeta sur nous un regard rapide, puis cacha sa tête dans ses mains et se mit à sangloter.

 

« Allons, Émilie, dit Ham en lui tapant doucement sur l’épaule, allons, ma chère, ne pleurez pas ainsi.

 

– Oh ! s’écria-t-elle, les yeux pleins de larmes, je ne suis pas aussi bonne fille que je le devrais, Ham ! Je sais que je ne suis pas toujours reconnaissante comme je le devrais.

 

– Que si, que si, vous êtes reconnaissante, dit Ham, j’en suis sûr.

 

– Non, dit la petite Émilie en sanglotant et en secouant la tête. Je ne suis pas aussi bonne fille que je le devrais, à beaucoup près, à beaucoup près ! »

 

Et elle pleurait toujours comme si son cœur allait se briser.

 

« Je mets trop souvent votre affection à l’épreuve, je le sais bien, continua-t-elle. Je suis maussade et capricieuse avec vous, quand je devrais être tout le contraire. Ce n’est pas vous qui seriez comme cela avec moi ! Pourquoi donc suis-je ainsi avec vous, quand je ne devrais penser qu’à vous montrer ma reconnaissance et à tâcher de vous rendre heureux !

 

– Vous me rendez toujours heureux, dit Ham. Je suis heureux quand je vous vois, ma chère. Je suis heureux tout le jour, en pensant à vous.

 

– Ah ! cela ne suffit pas, s’écria-t-elle. Cela vient de votre bonté et non de la mienne. Oh ! vous auriez eu plus de chances de bonheur, Ham, si vous en aviez aimé une autre, une créature plus sensée et plus digne de vous, une femme à vous, tout entière, et non pas vaine et variable comme moi.

 

– Pauvre petit cœur ! dit Ham à voix basse, Marthe l’a toute bouleversée.

 

– Je vous en prie, ma tante, balbutia Émilie, venez ici, que j’appuie ma tête sur votre épaule. Je suis bien malheureuse ce soir, ma tante. Je sens bien que je ne suis pas aussi bonne fille que je devrais être ! »

 

Peggotty s’était hâtée de s’asseoir auprès du feu : Émilie à genoux près d’elle, les bras passés autour de son cou, la regardait d’un air suppliant.

 

« Oh ! je vous en prie, ma tante, venez-moi en aide ! Ham, mon ami, essayez aussi de me venir en aide ! Monsieur David, pour l’amour du temps passé, je vous en prie, essayez de me venir en aide ! Je veux devenir meilleure que je ne suis ! Je voudrais me sentir mille fois plus reconnaissante. Je voudrais me rappeler toujours quel bonheur c’est d’être la femme d’un excellent homme, et de mener une vie paisible. Oh ! mon cœur, mon cœur ! »

 

Elle cacha sa tête sur le sein de ma vieille bonne, et cessant cet appel suppliant qui, dans son angoisse, tenait à la fois de la femme et de l’enfant, comme toute sa personne, comme le caractère de sa beauté même, elle continua de pleurer en silence, pendant que Peggotty l’apaisait comme un baby qui pleure.

 

Peu à peu elle se calma, et nous pûmes la consoler en lui parlant d’abord d’un ton encourageant, puis en la plaisantant un peu ; si bien qu’elle commença à relever la tête et à parler aussi. Elle en vint bientôt à sourire, puis à rire, puis à s’asseoir, un peu honteuse ; alors Peggotty remit en ordre ses boucles éparses, lui essuya les yeux et lui rangea ses vêtements, de peur que son oncle, en la voyant rentrer, ne demandât pourquoi sa fille chérie avait pleuré.

 

Je lui vis faire ce soir-là ce que je ne lui avais jamais vu faire. Je la vis embrasser innocemment son fiancé, puis se presser contre ce tronc robuste comme pour y chercher son plus sûr appui. Lorsqu’ils s’en allaient et que je les regardais s’éloigner à la clarté de la lune, en comparant dans mon esprit ce départ et celui de Marthe, je vis qu’elle lui tenait le bras à deux mains et qu’elle se serrait contre lui, comme pour ne point le quitter.

 

CHAPITRE XXIII.

Je corrobore l’avis de M. Dick et je fais choix d’une profession.


En me réveillant le lendemain matin, je pensai longtemps à la petite Émilie et à l’émotion qu’elle avait montrée la veille au soir, après le départ de Marthe. Il me semblait que j’étais entré dans une confidence sacrée, en me trouvant témoin de ces faiblesses et de ces tendresses de famille, et que je n’avais pas le droit de les dévoiler, même à Steerforth. Je n’éprouvais pour aucune créature au monde un sentiment plus doux que celui que je portais à cette jolie petite créature qui avait été la compagne de mes jeux, et que j’avais si tendrement aimée alors, comme j’en étais et comme j’en serai convaincu jusqu’à mon dernier jour. Il m’aurait semblé indigne de moi-même, indigne de l’auréole de notre pureté enfantine, que je voyais toujours autour de sa tête, de répéter aux oreilles de Steerforth lui-même ce qu’elle n’avait pu taire, au moment où un incident inattendu l’avait forcée d’ouvrir son âme devant moi. Je pris donc le parti de lui garder au fond du cœur son secret, qui donnait, selon moi, à son image une grâce nouvelle.

 

Pendant le déjeuner, on me remit une lettre de ma tante. Comme elle traitait une question sur laquelle je pensais que les avis de Steerforth vaudraient bien ceux d’un autre, je résolus de discuter avec lui cette affaire pendant notre voyage, ravi de le consulter. Pour le moment, nous avions assez de prendre congé de tous nos amis. M. Barkis n’était pas le moins affligé de notre départ, et je crois qu’il eût volontiers ouvert de nouveau son coffre et sacrifié une seconde pièce d’or, si nous avions voulu, à ce prix, rester quarante-huit heures de plus à Yarmouth. Peggotty et toute sa famille, étaient au désespoir de nous voir partir. Toute la maison d’Omer et Joram sortit pour nous dire adieu, et Steerforth se vit entouré d’une telle foule de pêcheurs, au moment où nos malles prirent le chemin de la diligence, que si nous avions possédé tout le bagage d’un régiment, les porteurs volontaires n’eussent pas manqué pour le déménager. En un mot, nous emportions les regrets et l’affection de toutes nos connaissances, et nous laissions derrière nous je ne sais combien de gens affligés de notre départ.

 

« Allez-vous rester longtemps ici, Littimer ? lui dis-je, pendant qu’il attendait pour voir partir la diligence.

 

– Non, monsieur, répliqua-t-il : probablement, ce ne sera pas très-long, monsieur.

 

– Il n’en sait trop rien pour le moment, dit Steerforth d’un air indifférent. Il sait ce qu’il a à faire, et il le fera.

 

– J’en suis bien sûr, » lui répondis-je.

 

Littimer mit la main à son chapeau pour me remercier de ma bonne opinion, et il me sembla que je n’avais pas plus de huit ans. Il nous salua de nouveau en nous souhaitant un bon voyage, et nous laissâmes debout, au milieu de la rue, cet homme aussi respectable et aussi mystérieux qu’une pyramide d’Égypte.

 

Pendant quelque temps, nous restâmes sans nous dire un mot, car Steerforth était plongé dans un silence inaccoutumé ; et moi je me demandais quand je reverrais tous ces lieux témoins de mon enfance et quels changements nous aurions subis dans l’intervalle, eux et moi. Enfin Steerforth, reprenant tout à coup sa gaieté et son entrain, grâce à la faculté qu’il possédait de changer de ton et de manière à volonté, me tira par le bras.

 

« Eh bien ! vous ne me dites rien, David ! Que disait donc cette lettre dont vous parliez à déjeuner ?

 

– Oh ! dis-je en la tirant de ma poche, c’est de ma tante !

 

– Et vous dit-elle quelque chose d’intéressant ?

 

– Mais elle me rappelle que j’ai entrepris cette expédition dans le but de voir le monde et d’y réfléchir un peu.

 

– Et vous n’y avez pas manqué, je pense ?

 

– Je suis obligé d’avouer que je n’y ai pas beaucoup songé, et, à vous dire le vrai, j’ai un peu peur de l’avoir oublié.

 

– Eh bien, regardez autour de vous, maintenant, dit Steerforth, et réparez votre négligence. Regardez à droite, vous avez un pays plat, un peu marécageux ; regardez à gauche, vous en voyez autant ; regardez en avant, il n’y a point de différence, et c’est la même chose par derrière. »

 

Je me mis à rire en lui disant que je ne découvrais point de profession convenable pour moi dans le paysage, ce qui tenait peut-être à son uniformité.

 

« Et que dit votre tante sur ce sujet ? demanda Steerforth en regardant la lettre que je tenais à la main. Vous suggère-t-elle quelque idée ?

 

– Oui, répondis-je, elle me demande si j’aurais du goût pour le métier de procureur : qu’en pensez-vous ?

 

– Mais, je ne sais pas, dit Steerforth tranquillement. Vous pouvez aussi bien vous faire procureur qu’autre chose, je suppose. »

 

Je ne pus m’empêcher de rire encore de lui voir mettre toutes les professions sur la même ligne et je lui en témoignai ma surprise.

 

« Qu’est-ce que c’est que ça un procureur, Steerforth ? ajoutai-je.

 

– Oh ! c’est une sorte d’avoué monacal, répliqua-t-il. Il joue, près de ces vieilles cours surannées qu’on appelle l’Officialité et qui tiennent leurs assises dans un petit coin, près du cimetière de Saint-Paul, le même rôle que les avoués jouent dans les cours de justice. C’est un fonctionnaire dont l’existence aurait dû, selon le cours naturel des choses, se terminer il y a plus de deux cents ans, mais je vous ferai mieux comprendre ce qu’est un procureur en vous expliquant ce que c’est que l’Officialité. C’est un petit endroit retiré, où l’on applique ce qu’on appelle la loi ecclésiastique et où l’on fait toutes sortes de tours de passe-passe avec de vieux monstres d’actes du parlement, dont la moitié du monde ignore l’existence, et dont le reste suppose qu’ils étaient déjà à l’état fossile du temps des Édouards. C’est une cour qui jouit d’un ancien monopole pour les procès relatifs aux testaments, aux contrats de mariage et aux discussions qui s’élèvent à propos des navires et des bateaux.

 

– Allons donc, Steerforth, m’écriai-je, vous ne me ferez pas croire qu’il y ait le moindre rapport entre les affaires de l’Église et celles de la marine ?

 

– Je n’ai pas cette prétention, mon cher garçon, répliqua-t-il, mais je veux dire que tout cela est traité et jugé par les mêmes gens, dans cette même cour de l’Officialité. Vous pouvez y aller un jour, et vous les trouverez empêtrés dans tous les termes de marine, du dictionnaire de Young, et cela à propos de la Nancy, qui a coulé bas la Marie-Jeanne, ou à propos de M. Peggotty et des pêcheurs de Yarmouth qui, pendant un coup de vent, auront porté une ancre et un câble au paquebot de l’Inde le Nelson en détresse ; mais, si vous y retournez quelques jours après, vous les trouverez occupés à examiner les témoignages pour et contre un ecclésiastique qui s’est mal conduit, et vous verrez que le juge du procès maritime est en même temps l’avocat de l’affaire ecclésiastique, vice versa. Tout se passe comme au théâtre, on est juge aujourd’hui, on ne l’est plus le lendemain ; on passe d’un emploi à un autre, on change sans cesse de rôle, mais c’est toujours une petite affaire très-avantageuse que cette comédie de société représentée devant un public extrêmement choisi.

 

– Mais les avocats et les procureurs ne sont pas une seule et même chose, n’est-ce pas ? dis-je un peu troublé.

 

– Non, répliqua Steerforth, les avocats ne sont que des pékins, des gens qui doivent avoir pris leur grade de docteur à l’université, c’est ce qui fait que je ne suis pas étranger à ces questions-là. Les procureurs emploient les avocats. Ils reçoivent en commun de bons honoraires et mènent là une bonne petite vie très-agréable. Bref, David, je vous conseille de ne pas dédaigner la cour de l’Officialité. Je vous dirai de plus, si cela peut vous faire plaisir, qu’ils se flattent d’exercer là un état de la plus haute distinction. »

 

En faisant la part de la légèreté avec laquelle Steerforth traitait le sujet, et en réfléchissant à la gravité antique que j’associais dans mon esprit avec ce vieux petit coin près du cimetière de Saint-Paul, je me sentais assez disposé à accepter la proposition de ma tante, sur laquelle elle me laissait parfaitement libre d’ailleurs, me disant franchement que cette idée lui était venue en allant voir dernièrement son procureur à la cour de l’Officialité, pour régler son testament en ma faveur.

 

« En tout cas, c’est un procédé louable de la part de votre tante, dit Steerforth quand je lui communiquai cette circonstance, et qui mérite encouragement. Pâquerette, mon avis est que vous ne dédaigniez pas l’Officialité. »

 

C’est aussi ce que je résolus. Je dis alors à Steerforth que ma tante m’attendait à Londres, et qu’elle avait pris, pour une huitaine, un appartement dans un hôtel très-tranquille aux environs de Lincoln’s-Inn, attendu qu’il y avait dans cette maison un escalier de pierre et une porte donnant sur le toit, ma tante étant fermement convaincue que ce n’était pas une précaution inutile dans une ville comme Londres, où toutes les maisons devaient prendre feu toutes les nuits.

 

Nous achevâmes précisément le reste de notre voyage en revenant quelquefois à la question des Doctors’-Commons, et en prévoyant le temps éloigné où je serais procureur, perspective que Steerforth représentait sous une infinité de points de vue plus bouffons les uns que les autres, qui nous faisaient rire aux larmes. Quand nous fûmes au terme de notre voyage, il s’en retourna chez lui, en me promettant de venir me voir le surlendemain, et je pris le chemin de Lincoln’s-Inn, où je trouvai ma tante encore debout et m’attendant pour souper.

 

Si j’avais fait le tour du monde depuis notre séparation, nous n’aurions pas été, je crois, plus heureux de nous revoir. Ma tante pleurait de tout son cœur en m’embrassant, et elle me dit, en faisant semblant de rire, que, si ma pauvre mère était encore de ce monde, elle ne doutait pas que la petite innocente eût versé des larmes.

 

« Et vous avez donc abandonné M. Dick, ma tante ? lui demandai-je. J’en suis fâché. Ah, Jeannette, comment vous portez-vous ? »

 

Pendant que Jeannette me faisait la révérence en me demandant des nouvelles de ma santé, je remarquai que le visage de ma tante s’allongeait considérablement.

 

« J’en suis fâchée aussi, dit ma tante en se frottant le nez, mais je n’ai pas eu un moment l’esprit en repos depuis que je suis ici, Trot. »

 

Avant que j’eusse pu en demander la raison, elle me l’apprit.

 

« Je suis convaincue, dit ma tante en appuyant sa main sur la table avec une fermeté mélancolique, je suis convaincue que le caractère de Dick n’est pas de force à chasser les ânes. Décidément il manque d’énergie. J’aurais dû laisser Jeannette à sa place, j’en aurais eu l’esprit plus tranquille. Si jamais un âne a passé sur ma pelouse, dit ma tante avec vivacité, il y en avait un cette après-midi, à quatre heures : car j’ai senti un frisson qui m’a couru de la tête aux pieds, et je suis sûre que c’était un âne ! »

 

J’essayai de la consoler sur ce point, mais elle rejetait toute consolation.

 

« C’était un âne, dit ma tante, et c’était cet âne anglais que montait la sœur de ce Meur… de ce Meurtrier, le jour où elle est venue chez moi. »

 

Depuis lors, en effet, ma tante n’appelait pas autrement miss Murdstone, dont elle écorchait ainsi le nom.

 

« S’il y a un âne à Douvres dont l’audace me soit insupportable, continua ma tante en donnant un coup de poing sur la table, c’est cet animal-là. »

 

Jeannette risqua la supposition que ma tante avait peut-être tort de s’inquiéter ; qu’elle croyait, au contraire, que l’âne en question était occupé, pour le moment, à des transports de sable, ce qui ne lui laissait guère la faculté d’aller commettre des délits sur sa pelouse. Mais ma tante ne voulait pas entendre raison.

 

On nous servit un bon souper bien chaud, quoiqu’il y eût loin de la cuisine à l’appartement de ma tante, situé au haut de la maison. L’avait-elle ainsi choisi pour avoir plus de marches à monter, afin d’en avoir pour son argent, ou pour être plus à même de s’échapper, en cas d’incendie, par la porte qui donnait sur le toit, je n’en sais rien. Le repas se composait d’un poulet rôti, d’une tranche de bœuf et d’un plat de légumes : le tout excellent, et j’y fis honneur. Mais ma tante, qui avait ses idées sur les comestibles de Londres, ne mangeait presque pas.

 

« Je parierais que ce malheureux poulet a été élevé dans une cave, où il sera né, dit ma tante, et qu’il n’a jamais pris l’air autre part que sur une place de fiacres. J’espère que cette viande est du bœuf, mais je n’en suis pas sûre. On ne trouve rien ici au naturel que de la crotte.

 

– Ne pensez-vous pas que ce poulet pourrait être venu de la campagne, ma tante ?

 

– Non, certes, répliqua ma tante. Les marchands de Londres seraient bien fâchés de vous vendre quelque chose sous son vrai nom. »

 

Je n’essayai pas de contredire cette opinion, mais je soupai de bon appétit, ce qui la satisfit pleinement. Quand on eut desservi, Jeannette coiffa ma tante, l’aida à mettre son bonnet de nuit, qui était plus élégant que de coutume (« en cas de feu, » disait ma tante), puis elle replia sa robe sur ses genoux, selon son habitude, pour se chauffer les pieds avant de se coucher. Puis je lui préparai, suivant des règles établies dont on ne devait jamais, sous aucun prétexte, s’écarter le moins du monde, un verre de vin blanc chaud mélangé d’eau, et je lui coupai un morceau de pain pour le faire griller en tranches longues et minces. On nous laissa seuls pour finir la soirée avec ces rafraîchissements. Ma tante était assise en face de moi, et buvait son eau et son vin en y trempant l’une après l’autre ses rôties avant de les manger, et me regardant tendrement du fond des garnitures de son bonnet de nuit.

 

« Eh bien ! Trot, dit-elle, avez-vous pensé à ma proposition de faire de vous un procureur ? ou bien n’y avez-vous pas encore songé ?

 

– J’y ai beaucoup pensé, ma chère tante : j’en ai beaucoup causé avec Steerforth. Cela me plaît infiniment.

 

– Allons, dit ma tante, voilà qui me réjouit.

 

– Je n’y vois qu’une difficulté, ma tante.

 

– Laquelle, Trot ?

 

– C’est que je voulais vous demander, ma tante, si mon admission dans cette profession, qui ne se compose pas, je crois, d’un grand nombre de membres, ne sera pas horriblement chère ?

 

– C’est une affaire de mille livres sterling tout nets, dit ma tante.

 

– Eh bien, ma chère tante, lui dis-je en me rapprochant d’elle, voilà ce qui me préoccupe. C’est une somme considérable ! Vous avez dépensé beaucoup d’argent pour mon éducation, et en toutes choses vous avez été aussi libérale que possible à mon égard. Rien ne peut donner une idée de votre générosité envers moi. Mais il y a certainement des carrières que je pourrais embrasser, sans dépenser, pour ainsi dire, tout en ayant des chances de réussir par le travail et la persévérance. Êtes-vous bien sûre qu’il ne valût pas mieux en essayer ? Êtes-vous bien sûre de pouvoir faire encore ce sacrifice, et qu’il ne valût pas mieux vous l’épargner ? je vous demande seulement à vous, ma chère et seconde mère, d’y réfléchir avant de prendre ce parti. »

 

Ma tante finit sa rôtie en me regardant toujours en face, puis elle posa son verre sur la cheminée, et, appuyant ses mains croisées sur sa robe relevée, elle me répondit comme suit :

 

« Trot, mon cher entant, si j’ai un but dans la vie, c’est de faire de vous un homme vertueux, sensé et heureux ; c’est tout mon désir, et Dick pense comme moi. Je voudrais que certaines gens de ma connaissance pussent entendre la conversation de Dick sur ce sujet. Il est d’une merveilleuse sagacité, mais il n’y a que moi qui connaisse bien toutes les ressources d’intelligence de cet homme ! »

 

Elle s’arrêta un moment pour prendre ma main dans les siennes, puis elle reprit :

 

« Il est inutile, Trot, de rappeler le passé, quand ces souvenirs ne peuvent servir de rien pour le présent. Peut-être aurais-je pu être mieux avec votre père, peut-être aurais-je pu être mieux avec votre mère, la pauvre enfant, même après le désappointement que m’a causé votre sœur Betsy Trotwood. Quand vous êtes arrivé chez moi, pauvre petit garçon errant, couvert de poussière et épuisé de fatigue, peut-être me le suis-je dit tout de suite en vous voyant. Depuis ce temps jusqu’à présent, Trot, vous m’avez toujours fait honneur, vous avez été pour moi un sujet d’orgueil et de satisfaction ; personne que vous n’a de droits sur ma fortune, c’est-à-dire… » Ici, à ma grande surprise, elle hésita et parut embarrassée. « Non, personne n’a de droit sur ma fortune, et vous êtes mon fils adoptif : je ne vous demande que d’être aussi pour moi un fils affectueux, de supporter mes fantaisies et mes caprices, et vous ferez pour une vieille femme, dont la jeunesse n’a été ni aussi heureuse, ni aussi conciliante qu’elle eût pu l’être, plus que cette vieille femme n’aura jamais fait pour vous. »

 

C’était la première fois que j’entendais ma tante faire allusion à sa vie passée. Il y avait tant de noblesse dans le ton tranquille dont elle en parlait pour n’y plus revenir, que mon affection et mon respect s’en seraient accrus, s’il avait été possible.

 

« Voilà qui est entendu et convenu entre nous, Trot ; dit ma tante, n’en parlons plus, embrassez-moi, et demain matin, après le déjeuner, nous irons à la cour des Doctors’-Commons. »

 

Nous causâmes longtemps au coin du feu avant d’aller nous coucher. Ma chambre était située près de celle de ma tante, et je fus souvent réveillé pendant la nuit, en l’entendant frapper à ma porte et me demander, toutes les fois qu’elle distinguait dans le lointain le bruit des fiacres et des charrettes, « si j’entendais venir les pompes ; » mais, vers le matin, elle se laissa gagner par le sommeil, et me permit de dormir en paix.

 

Vers midi, nous primes le chemin de l’étude de MM. Spenlow et Jorkins, près de la cour des Doctors’-Commons. Ma tante qui avait sur Londres, en général, l’idée que tous les hommes qu’elle rencontrait étaient des voleurs, me donna sa bourse à garder : elle contenait deux cents francs en or, et quelque menue monnaie.

 

Nous nous arrêtâmes un moment devant la boutique de joujoux de Fleet-Street, à voir les géants de Saint-Dunstan sonner la cloche ; nous avions calculé notre promenade de manière à y arriver juste à midi pour les voir accomplir cet exercice ; puis nous reprîmes le chemin de Ludgate-Hill et du cimetière Saint-Paul. Nous allions arriver à notre première destination, quand je m’aperçus que ma tante pressait le pas d’un air effrayé ; je remarquai, en même temps, qu’un homme mal vêtu et de mauvaise mine, qui s’était arrêté pour nous regarder un moment auparavant en passant à côté de nous, nous suivait de si près que ses habits frôlaient la robe de ma tante.

 

« Trot, mon cher Trot, me dit-elle à voix basse et d’un ton d’effroi, en me serrant le bras ; je ne sais que faire !

 

– Ne craignez rien, lui dis-je ; il n’y a pas de quoi s’effrayer. Entrez dans une boutique, et je vous aurai bientôt débarrassée de cet homme.

 

– Non, non, mon enfant, répliqua-t-elle, ne lui parlez pas, pour rien au monde ! je vous en conjure ! je vous l’ordonne !

 

– Grand dieu, ma tante ! lui dis-je, mais ce n’est qu’un mendiant effronté.

 

– Vous ne savez pas qui c’est, répliqua ma tante ; vous ne savez pas qui c’est ! vous ne savez pas ce que vous dites ! »

 

Pendant cet épisode, nous nous étions arrêtés sous une porte cochère, et il s’était arrêté aussi.

 

« Ne le regardez pas, dit ma tante, au moment où je me retournais avec indignation ; appelez un fiacre, mon cher enfant, et attendez-moi dans le cimetière de Saint-Paul.

 

– Vous attendre ? répétai-je.

 

– Oui, repartit ma tante ; il faut que vous me laissiez seule ; il faut que j’aille avec lui.

 

– Avec lui, ma tante, avec cet homme ?

 

– Je suis dans mon bon sens, répliqua-t-elle, et je vous dis qu’il le faut ; trouvez-moi un fiacre. »

 

Quel que fût mon étonnement, je sentais que je n’avais pas le droit de désobéir à un ordre si péremptoire. Je fis précipitamment quelques pas, et j’appelai un fiacre qui passait à vide. J’avais à peine eu le temps de baisser le marchepied, que ma tante s’élança dans la voiture, je ne sais comment, et que l’homme l’y suivit ; elle me fit signe de la main de m’éloigner d’un tel air d’autorité, que, malgré ma surprise, je me détournai à l’instant. Au même moment, je l’entendis dire au cocher : « Allez n’importe où ! tout droit devant vous. » Et un instant après, le fiacre passa à côté de moi, gravissant la montagne.

 

Je me rappelai alors ce que m’avait dit M. Dick ; j’avais pris cela pour une illusion de son imagination, mais je ne pouvais plus douter que l’homme que je venais de voir ne fût la personne dont il m’avait fait la description mystérieuse, quoiqu’il me fût impossible d’imaginer quelle pouvait être la nature de ses droits sur ma tante. Après une demi-heure d’attente dans le cimetière, où il ne faisait pas chaud, je vis le fiacre revenir. Le cocher arrêta ses chevaux près de moi. Ma tante était seule.

 

Elle n’était pas encore assez bien remise de son agitation pour être en état de faire la visite que nous avions projetée. Elle me fit donc monter dans la voiture, et me pria de donner l’ordre au cocher de faire quelques tours au pas. Elle me dit seulement : « Mon cher enfant, ne me demandez jamais d’explications sur ce qui vient de se passer, n’y faites même jamais allusion. » Après un moment de silence, elle avait repris tout son sang-froid. Elle me dit qu’elle était tout à fait remise, et que nous pouvions descendre de voiture. Lorsqu’elle me donna sa bourse pour payer le cocher, je m’aperçus que toutes les pièces d’or avaient disparu, et qu’il ne restait plus que de la monnaie.

 

On arrivait à la porte des Doctors’-Commons par une porte voûtée un peu basse ; nous avions à peine fait quelques pas dans la rue qui y conduisait, que le bruit de la cité s’éteignait déjà dans le lointain, comme par enchantement ; des cours sombres et tristes, des allées étroites, nous amenèrent bientôt aux bureaux de MM. Spenlow et Jorkins, qui tiraient leur jour d’en haut. Dans le vestibule de ce temple, où les pèlerins pénétraient sans accomplir la cérémonie de frapper à la porte, deux ou trois clercs étaient occupés aux écritures ; l’un d’entre eux, un petit homme sec, assis tout seul dans un coin, et porteur d’une perruque brune, qui avait l’air d’être faite de pain d’épice, se leva pour recevoir ma tante et pour nous faire entrer dans le cabinet de M. Spenlow.

 

« M. Spenlow est à la Cour, madame ; dit le petit homme sec ; c’est jour de Cour des arches, mais c’est à côté, et je vais l’envoyer chercher. »

 

Comme nous n’avions rien de mieux à faire en attendant, que de regarder autour de nous, pendant qu’on était à la recherche de M. Spenlow, je profitai de l’occasion. L’ameublement de la chambre était de jaune antique et tout couvert de poussière ; le drap vert du bureau avait perdu sa couleur primitive, il était terne et ridé comme un vieux pauvre ; il était chargé d’une quantité de paquets de papiers, dont les uns portaient l’étiquette d’allégations, et d’autres, à mon grand étonnement, le titre de libelles ; il y en avait pour la Cour du consistoire, pour la Cour des arches, pour la Cour des prérogatives, pour la Cour des délégués ; aussi me demandais-je avec inquiétude, combien il pouvait y avoir de Cours en tout, et combien de temps il me faudrait pour comprendre les affaires qui s’y traitaient. En outre, il y avait de gros volumes manuscrits de témoignages rendus sous serment, solidement reliés et attachés ensemble par d’énormes séries, une série par cause, comme si chaque cause était une histoire en dix ou douze volumes. Je me dis que tout cela devait entraîner beaucoup de dépenses, et j’en conçus une agréable idée des profits du métier. Je jetais les yeux avec une satisfaction toujours croissante sur ces objets et d’autres semblables, quand on entendit des pas précipités dans la chambre voisine, et M. Spenlow, revêtu d’une robe noire garnie de fourrures blanches, entra vivement en ôtant son chapeau.

 

C’était un petit homme blond, avec des bottes irréprochables, une cravate blanche et un col de chemise tout roide d’empois ; son habit était boutonné jusqu’en haut, bien serré à la taille, et ses favoris devaient lui avoir pris beaucoup de temps pour leur donner une frisure si élégante ; la chaîne qu’il portait à sa montre était tellement massive, que je ne pus m’empêcher de dire qu’il fallait qu’il eût, pour la sortir de sa poche, un bras d’or aussi robuste que ceux qu’on voit pour enseignes à la porte des batteurs d’or. Il était tellement tiré à quatre épingles, et si roide par conséquent, qu’il pouvait à peine se courber, et qu’il était obligé, quand il était assis et qu’il voulait regarder des papiers sur son bureau, de remuer son corps tout d’une pièce, depuis la naissance de l’épine dorsale, comme Polichinelle.

 

Ma tante m’avait présenté à M. Spenlow, qui m’avait reçu très-poliment. Il reprit ensuite :

 

« Ainsi, M. Copperfield, vous avez quelque idée d’embrasser notre profession. J’ai dit par hasard à miss Trotwood, quand j’ai eu le plaisir de la voir l’autre jour… (nouveau salut de Polichinelle), qu’il y avait chez moi une place vacante ; miss Trotwood a eu la bonté de m’apprendre qu’elle avait un neveu qu’elle avait adopté, et qu’elle cherchait à lui assurer une bonne situation. C’est ce neveu, je crois, que j’ai maintenant le plaisir de… » (Encore Polichinelle.)

 

Je fis un salut de remercîment, et je lui dis que ma tante m’avait parlé de cette vacance, et que cette idée me plaisait beaucoup. J’ajoutai que j’étais très-porté à croire que la carrière me conviendrait, et que j’avais accédé tout de suite à la proposition ; que je ne pouvais pourtant pas m’engager positivement avant de mieux connaître la question ; que, quoique ce ne fut, à la vérité, qu’une affaire de forme, je ne serais pas fâché d’avoir l’occasion d’essayer si la profession me convenait, avant de me lier d’une manière irrévocable.

 

« Oh ! sans doute, sans doute ! dit M. Spenlow ; nous proposons toujours chez nous un mois d’essai. Je ne demanderais pas mieux pour mon compte que d’en donner deux… même trois… un temps indéfini, en un mot ; mais j’ai un associé, M. Jorkins.

 

– Et la prime est de mille livres sterling, monsieur ? repris-je.

 

« Et la prime, enregistrement compris, est de mille livres sterling, répondit M. Spenlow, comme je l’ai dit à miss Trotwood. Je ne suis point dirigé par des considérations pécuniaires : il y a peu d’hommes qui y soient moins sensibles que moi, je crois ; mais M. Jorkins a son avis sur ce sujet, et je suis obligé de respecter l’avis de M. Jorkins ; en un mot, Jorkins trouve que mille livres sterling, ce n’est pas grand’chose.

 

– Je suppose, monsieur, lui dis-je, toujours pour épargner l’argent de ma tante, que lorsqu’un clerc se rend très-utile, et qu’il est parfaitement au courant de sa profession… (je ne pus m’empêcher de rougir, j’avais l’air de faire d’avance mon propre éloge), je suppose que ce n’est pas l’habitude, dans les dernières années de son engagement, de lui accorder un… »

 

M. Spenlow, avec un grand effort, réussit à sortir assez sa tête de sa cravate pour pouvoir la secouer, et répondit, sans attendre, le mot « traitement. »

 

« Non ; je ne sais pas quelle opinion je pourrais avoir sur ce sujet, monsieur Copperfield, si j’étais seul, mais M. Jorkins est inébranlable. »

 

J’étais très-effrayé de l’idée de ce terrible Jorkins ; mais je découvris plus tard que c’était un homme doux, un peu lourd, et dont la position dans l’association consistait à se tenir toujours au second plan, et à prêter son nom pour qu’on le représentât comme le plus endurci et le plus cruel des hommes. Si l’un des employés demandait une augmentation de salaire, M. Jorkins ne voulait pas entendre parler de cette proposition ; si quelque client mettait du temps à régler son compte, M. Jorkins était décidé à se faire payer, et quelque pénible que des choses pareilles pussent être et fussent réellement pour les sentiments de M. Spenlow, M. Jorkins faisait mettre en prison les retardataires. Le cœur et la main du bon ange Spenlow auraient toujours été ouverts sans ce démon de Jorkins, qui le retenait toujours. En vieillissant, je crois avoir rencontré d’autres maisons dont le commerce était réglé d’après le système Spenlow et Jorkins.

 

Il fut convenu que je commencerais le mois d’essai quand cela me conviendrait, sans que ma tante eût besoin de rester à Londres ou d’y revenir au terme de cette épreuve ; il serait facile de lui envoyer à signer le traité dont je devais être l’objet. Quand nous en fûmes là, M. Spenlow offrit de me faire entrer un moment à la Cour, pour voir les lieux. Comme je ne demandais pas mieux, nous sortîmes ensemble, laissant là ma tante, qui n’avait pas envie, disait-elle, de s’aventurer par là, car elle prenait, si je ne me trompe, toutes les cours judiciaires pour autant de poudrières, toujours prêtes à sauter.

 

M. Spenlow me conduisit par une cour pavée, entourée de graves maisons de brique, portant inscrits sur leurs portes les noms des docteurs ; c’étaient apparemment la demeure officielle des avocats dont m’avait parlé Steerforth. De là nous entrâmes, à gauche, dans une grande salle assez triste, qui ressemblait, selon moi, à une chapelle. Le fond de cette pièce était défendu par une balustrade, et là, des deux côtés d’une estrade en fer à cheval, je vis installés sur des chaises de salle à manger, commodes et de forme ancienne, de nombreux personnages, revêtus de robes rouges et de perruques grises : c’étaient les docteurs en question. Au centre du fer à cheval était un vieillard qui s’appuyait sur un petit pupitre assez semblable à un lutrin. Si j’avais rencontré ce vieux monsieur dans une volière, je l’aurais certainement pris pour un hibou ; mais non, informations prises, c’était le juge président. Dans l’espace vide de l’intérieur du fer à cheval, au niveau du plancher, on voyait de nombreux personnages du même rang que M. Spenlow, vêtus comme lui de robes noires garnies de fourrures blanches ; ils étaient assis autour d’une grande table verte. Leurs cravates étaient, en général, très-roides, leur mine me semblait de même ; mais je ne tardai pas à reconnaître que je leur avais fait tort sous ce rapport, car deux ou trois d’entre eux ayant dû se lever, pour répondre aux questions du dignitaire qui les présidait, j’ai rarement vu rien de plus humble que leurs manières. Le public, représenté par un petit garçon paré d’un cache-nez, et par un homme d’une élégance un peu râpée, qui grignotait, à la sourdine, des miettes de pain qu’il tirait de ses poches, se chauffait près du poêle placé au centre de la Cour. Le calme languissant de ce lieu n’était interrompu que par le pétillement du feu, et par la voix de l’un des docteurs, qui errait à pas lents à travers toute une bibliothèque de témoignages, et s’arrêtait de temps en temps au milieu de son voyage, dans de petites hôtelleries de discussions incidentes qui se trouvaient sur son chemin. Bref, je ne me suis jamais trouvé dans une petite réunion de famille aussi pacifique, aussi somnolente, aussi rococo, aussi surannée, aussi endormante, et je sentis que l’effet qu’elle devait produire à tous ceux qui en faisaient partie, excepté peut-être au plaideur qui demandait justice, devait être celui d’un narcotique puissant.

 

Satisfait du calme profond de cette retraite, je déclarai à M. Spenlow que j’en avais assez vu pour cette fois, et nous rejoignîmes ma tante, avec laquelle je quittai bientôt les régions des Doctors’-Commons ; ah ! comme je me sentis jeune en sortant de chez MM. Spenlow et Jorkins, quand je vis les signes que les clercs se faisaient les uns aux autres en me montrant du bout de leur plume.

 

Nous arrivâmes à Lincoln’s-Inn Fields sans nouvelles aventures, à l’exception d’une rencontre avec un âne attelé à la charrette d’un marchand des quatre saisons, qui rappela à ma tante de douloureux souvenirs. Une fois en sûreté chez nous, nous eûmes encore une longue conversation sur mes projets d’avenir, et comme je savais qu’elle était pressée de retourner chez elle, et qu’entre le feu, les comestibles et les voleurs, elle ne passait pas agréablement une demi-heure à Londres, je lui demandai de ne pas s’inquiéter de moi, et de me laisser me tirer d’affaire tout seul.

 

« Ne croyez pas que je sois à Londres depuis huit jours, mon cher enfant, sans y avoir songé, répliqua-t-elle ; il y a un petit appartement meublé à louer dans Adelphi, qui doit vous convenir à merveille. »

 

Après cette courte préface, elle tira de sa poche une annonce soigneusement découpée dans un journal, et qui déclarait qu’il y avait à louer dans Buckingham-Street, Adelphi, un joli petit appartement de garçon meublé, avec vue sur la rivière, fraîchement décoré, particulièrement propre à servir de résidence pour un jeune gentleman, membre de l’une des corporations légales, ou autre, pour entrer immédiatement en jouissance. Prix modéré ; on pouvait le louer au mois.

 

« Mais, c’est justement ce qu’il me faut, ma tante, dis-je en rougissant de plaisir à la seule idée d’avoir un appartement à moi.

 

– Alors, venez, dit ma tante en remettant à l’instant le chapeau qu’elle venait d’ôter. Allons voir. »

 

Nous partîmes. L’écriteau annonçait qu’il fallait s’adresser à mistress Crupp, et nous tirâmes la sonnette de la porte de service que nous supposions communiquer au logis de cette dame. Ce ne fut qu’après avoir sonné deux ou trois fois que nous pûmes réussir à persuader à mistress Crupp de communiquer avec nous. Enfin, pourtant, elle arriva sous la forme d’une grosse commère, bourrée d’un jupon de flanelle qui passait sous une robe de nankin.

 

« Nous voudrions voir l’appartement, s’il vous plaît, madame, dit ma tante.

 

– Pour monsieur ? dit mistress Crupp en cherchant ses clefs dans sa poche.

 

– Oui, pour mon neveu, dit ma tante.

 

– C’est juste son affaire, dit mistress Crupp. »

 

Et nous montâmes l’escalier.

 

L’appartement était situé au haut de la maison, grand avantage aux yeux de ma tante, puisqu’il était facile d’arriver sur le toit en cas d’incendie ; il se composait d’une antichambre avec imposte vitrée, où l’on ne voyait pas bien clair, d’un office tout à fait noir où l’on ne voyait pas du tout, d’un petit salon et d’une chambre à coucher. Les meubles étaient un peu fanés, mais je n’étais pas difficile, et la rivière passait sous les fenêtres.

 

J’étais enchanté, ma tante et mistress Crupp se retirèrent dans l’office pour discuter les conditions, pendant que je restais assis sur le canapé du salon, osant à peine croire possible que je fusse destiné à habiter une résidence si cossue. Après un combat singulier qui dura quelque temps, les deux champions reparurent, et je lus avec joie dans la physionomie de mistress Crupp comme dans celle de ma tante que l’affaire était conclue.

 

« Est-ce le mobilier du dernier locataire ? demanda ma tante.

 

– Oui, madame, dit mistress Crupp.

 

– Qu’est-il devenu ? » demanda ma tante.

 

Mistress Crupp fut saisie d’une quinte de toux terrible au milieu de laquelle elle articula avec une grande difficulté :

 

« Il est tombé malade ici, madame, et… Heu ! Heu !… Heu !… ah !… il est mort.

 

– Ah ! Et de quoi est-il mort ? demanda ma tante.

 

– Ma foi ! madame, il est mort de boisson, dit mistress Crupp en confidence, et de fumée.

 

– De fumée ? vous ne voulez pas dire que les cheminées fument ?

 

– Non, madame, repartit mistress Crupp ; je parle de pipes et de cigares.

 

– C’est un mal qui n’est pas contagieux au moins, Trot, dit ma tante en se tournant vers moi.

 

– Non, certes, » répondis-je.

 

En un mot, ma tante, voyant combien j’étais enchanté de l’appartement, l’arrêta pour un mois, avec le droit de le garder un an, après le premier mois d’essai. Mistress Crupp devait fournir le linge et faire la cuisine, toutes les autres nécessités de la vie se trouvaient déjà dans l’appartement, et cette dame s’engagea expressément à ressentir pour moi toute la tendresse d’une mère. Je devais entrer en jouissance dès le surlendemain, et mistress Crupp rendit grâce au ciel d’avoir enfin trouvé quelqu’un à qui prodiguer ses soins.

 

En rentrant à l’hôtel, ma tante me dit qu’elle comptait sur la vie que j’allais mener, pour me donner de la fermeté et de la confiance en moi-même, la seule chose qui me manquât encore. Elle me répéta le même avis plusieurs fois le lendemain, pendant que nous prenions nos arrangements pour faire venir mes habits et mes livres qui étaient chez M. Wickfield. J’écrivis à ce sujet une longue lettre à Agnès, dans laquelle je lui racontais en même temps mes dernières vacances ; ma tante, qui devait partir le jour suivant, se chargea de mon épître. Pour ne pas prolonger ces détails, j’ajouterai seulement qu’elle pourvut libéralement à tous les besoins que je pouvais avoir à satisfaire pendant le mois d’essai ; que Steerforth, à notre grand désappointement, n’apparut pas avant son départ ; que je ne la quittai qu’après l’avoir vue installée en sûreté dans la diligence de Douvres, avec Jeannette à côté d’elle, et triomphant d’avance des victoires qu’elle allait remporter sur les ânes errants ; qu’enfin, après le départ de la diligence, je repris le chemin d’Adelphi, en songeant au temps où je rôdais dans ses arcades souterraines, et aux heureux changements qui m’avaient ramené sur l’eau.

 

CHAPITRE XXIV.

Mes premiers excès.


N’était-ce pas une bien belle chose que d’être chez moi, dans ce bel appartement, et d’éprouver, quand j’avais fermé la porte d’entrée, le même sentiment de fière indépendance que Robinson Crusoé quand il avait escaladé ses fortifications et retiré son échelle derrière lui ? N’était-ce pas une belle chose que de me promener dans la ville avec la clef de ma maison dans ma poche, et de savoir que je pouvais inviter qui je voudrais à venir chez moi, sans avoir à craindre de gêner personne, quand cela ne me dérangerait pas moi-même ? N’était-ce pas une belle chose que de pouvoir entrer et sortir, aller et venir sans rendre de compte à personne, et, d’un coup de sonnette, de faire monter mistress Crupp tout essoufflée des profondeurs de la terre, quand j’avais besoin d’elle… et quand il lui convenait de venir ? Certainement oui, c’était une bien belle chose, mais je dois dire aussi qu’il y avait des moments où c’était bien triste.

 

C’était charmant le matin, surtout quand il faisait beau. C’était une vie très-agréable et très-libre en plein jour, surtout quand il y avait du soleil ; mais quand le jour baissait, le charme de l’existence baissait aussi d’un cran. Je ne sais pas comment cela se faisait, mais elle perdait beaucoup de ses avantages à la chandelle. À cette heure-là, j’avais besoin d’avoir quelqu’un à qui parler. Agnès me manquait. Je trouvais un bien grand vide à la place de l’aimable sourire de ma confidente. Mistress Crupp me faisait l’effet d’être à cent lieues. Je pensais à mon prédécesseur qui était mort à force de boire et de fumer, et j’en étais presque à souhaiter qu’il eût eu plutôt la bonté de vivre au lieu de mourir exprès pour m’emb… pour m’ennuyer.

 

Après deux jours et deux nuits, il me semblait qu’il y avait un an que je demeurais dans cet appartement, et pourtant je n’avais pas vieilli d’une heure, et j’étais aussi tourmenté que par le passé de mon extrême jeunesse.

 

Steerforth n’apparaissant pas, ce qui faisait craindre qu’il ne fût malade, je quittai la cour de bonne heure le troisième jour pour prendre le chemin de Highgate. Mistress Steerforth me reçut avec beaucoup de bonté, et me dit que son fils était allé avec un de ses amis d’Oxford voir un de leurs amis communs qui demeurait près de Saint-Albans, mais qu’elle l’attendait le lendemain. Je l’aimais tant que je me sentis jaloux de ses amis d’Oxford.

 

Elle me pressa de rester à dîner, j’acceptai, et je crois que nous ne parlâmes pas d’autre chose que de lui tout le jour. Je lui racontai les succès qu’il avait eus à Yarmouth, en me félicitant de l’aimable compagnon que j’avais eu là. Miss Dartle n’épargnait ni les insinuations, ni les questions mystérieuses, mais elle prenait le plus grand intérêt à nos faits et gestes, et répéta si souvent : « En vérité ?… est-il possible ! » qu’elle me fit dire tout ce qu’elle voulait savoir. Elle n’avait point changé du tout depuis le jour où je l’avais vue pour la première fois, mais la société des deux dames me parut si agréable, et j’y trouvai tant de bienveillance, que je vis le moment où j’allais devenir un peu amoureux de miss Dartle. Je ne pus m’empêcher de penser plusieurs fois pendant le soirée, et surtout en retournant chez moi le soir, qu’elle ferait une charmante compagne pour mes soirées de Buckingham-Street.

 

J’étais en train de déjeuner avec du café et un petit pain, le lendemain matin, avant de me rendre à la Cour (à propos, je crois que c’est le moment de m’étonner, en passant, de la prodigieuse quantité de café que mistress Crupp achetait à mon compte, pour le faire si faible et si insipide), quand Steerforth lui-même entra, à ma grande joie.

 

« Mon cher Steerforth, m’écriai-je, je commençais à croire que je ne vous reverrais plus jamais.

 

– J’ai été enlevé à force de bras, dit Steerforth, le lendemain de mon arrivée à la maison… Mais, Pâquerette, dites-moi donc, savez-vous que vous voilà installé comme un bon vieux célibataire. »

 

Je lui montrai tout mon établissement, sans oublier l’office, avec un certain orgueil, et il ne fut pas avare de ses louanges.

 

« Tenez ! mon vieux, je vais vous dire, reprit-il, je ferai ma maison de ville de votre appartement, à moins que vous ne me donniez congé. »

 

Quelle agréable promesse ! Je lui dis que, s’il attendait son congé, il pourrait bien attendre jusqu’au jugement dernier.

 

« Mais vous allez prendre quelque chose, lui dis-je en étendant la main vers la sonnette ; mistress Crupp va vous faire du café : et moi, je vais vous faire griller quelques tranches de lard sur un petit fourneau que j’ai là.

 

– Non ! non ! dit Steerforth, ne sonnez pas ! je vais déjeuner avec un de ces jeunes gens qui logent à Piazza-hôtel, près de Covent-Garden !

 

– Au moins, vous reviendrez pour dîner ? dis-je.

 

– Je ne pense pas, sur ma parole ; j’en ai bien du regret, mais il faut que je reste avec mes deux compagnons. Nous partons tous les trois demain matin.

 

– Alors, amenez-les dîner ici, répliquai-je, si vous croyez qu’ils puissent accepter.

 

– Oh ! ils viendraient bien volontiers, dit Steerforth ; mais nous vous gênerions. Vous feriez mieux de venir dîner avec nous, quelque part. »

 

Je ne voulus pas consentir à cet arrangement, car je m’étais mis dans la tête qu’il fallait absolument que je donnasse une petite fête pour mon installation, et que je ne pouvais rencontrer une meilleure occasion de pendre la crémaillère. J’étais plus fier que jamais de mon appartement, depuis que Steerforth l’avait honoré de son approbation, et je brûlais du désir de lui en développer toutes les ressources. Je lui fis promettre positivement de venir avec ses deux amis, et nous fixâmes le dîner à six heures.

 

Quand il fut parti, je sonnai mistress Crupp, et je lui annonçai mon hardi projet. Mistress Crupp me dit d’abord que naturellement on ne pouvait pas s’attendre à la voir servir à table, mais qu’elle connaissait un jeune homme très-adroit, qui consentirait peut-être à servir, moyennant cinq schellings, avec une petite gratification en sus. Je lui répondis que certainement il fallait avoir ce jeune homme. Ensuite mistress Crupp ajouta qu’il était bien clair qu’elle ne pouvait pas être en deux endroits à la fois (ce qui me parut raisonnable), et qu’une petite fille installée dans l’office avec un bougeoir, pour laver sans relâche les assiettes, serait indispensable. Je demandai quel pourrait être le prix des services de cette jeune personne ; mistress Crupp supposait que dix-huit pence ne me ruineraient pas. Je ne le supposais pas non plus, et ce fut encore un point convenu. Alors, mistress Crupp me dit : « Maintenant, passons au menu du dîner. »

 

Le fumiste qui avait construit la cheminée de la cuisine de mistress Crupp avait fait preuve d’une rare imprévoyance, en la faisant de manière qu’on n’y pouvait cuire que des côtelettes et des pommes de terre. Quant à une poissonnière, mistress Crupp dit que je n’avais qu’à aller regarder la batterie de cuisine : elle ne pouvait pas m’en dire davantage ; je n’avais qu’à venir voir. Comme je n’aurais pas été beaucoup plus avancé d’aller voir, je refusai en disant : « On peut se passer de poisson. » Mais ce n’était pas le compte de mistress Crupp.

 

« Pourquoi cela ? dit-elle. C’est la saison des huîtres, vous ne pouvez pas vous dispenser d’en prendre ?

 

– Va donc pour les huîtres ! »

 

Mistress Crupp me dit alors que son avis serait de composer le dîner comme il suit : Une paire de poulets rôtis… qu’on ferait venir de chez le traiteur ; un plat de bœuf à la mode, avec des carottes… de chez le traiteur ; deux petites entrées comme une tourte chaude et des rognons sautés… de chez le traiteur ; une tarte, et si cela me convenait, une gelée… de chez le traiteur, « Ce qui me permettrait, dit mistress Crupp, de concentrer mon attention sur les pommes de terre, et de servir à point le fromage et le céleri à la poivrade. »

 

Je me conformai à l’avis de mistress Crupp, et j’allai moi-même faire mes commandes chez le traiteur. En descendant le Strand un peu plus tard, j’aperçus à la fenêtre d’un charcutier un bloc d’une substance veinée qui ressemblait à du marbre, et qui portait cette étiquette : « Fausse tortue. » J’entrai et j’en achetai une tranche suffisante, à ce que j’ai vu depuis, pour quinze personnes. Mistress Crupp consentit avec quelque difficulté à réchauffer cette préparation qui diminua si fort en se liquéfiant, que nous la trouvâmes, comme disait Steerforth, un peu juste pour nous quatre.

 

Ces préparatifs heureusement terminés, j’achetai un petit dessert au marché de Covent-Garden, et je fis une commande assez considérable chez un marchand de vins en détail du voisinage. Quand je rentrai chez moi, dans l’après-midi, et que je vis les bouteilles rangées en bataille dans l’office, elles me semblèrent si nombreuses (quoiqu’il y en eût deux qu’on ne pût pas retrouver, au grand mécontentement de mistress Crupp), que j’en fus littéralement effrayé.

 

L’un des amis de Steerforth s’appelait Grainger, et l’autre Markham. Ils étaient tous les deux gais et spirituels ; Grainger était un peu plus âgé que Steerforth, Markham avait l’air plus jeune, je ne lui aurais pas donné plus de vingt ans. Je remarquai que ce dernier parlait toujours de lui-même d’une manière indéfinie en se servant de la particule on pour remplacer la première personne du singulier qu’il n’employait presque jamais.

 

« On pourrait très-bien vivre ici, monsieur Copperfield, dit Markham, voulant parler de lui-même.

 

– La situation est assez agréable, répondis-je, et l’appartement est vraiment commode.

 

– J’espère que vous avez fait provision d’appétit, dit Steerforth à ses amis.

 

– Sur mon honneur, dit Markham, je crois que c’est Londres qui vous donne comme cela de l’appétit. On a faim toute la journée. On ne fait que manger. »

 

J’étais un peu embarrassé d’abord, et je me trouvais trop jeune pour présider au repas ; je fis donc asseoir Steerforth à la place du maître de la maison, quand on annonça le dîner, et je m’assis en face de lui. Tout était excellent, nous n’épargnions pas le vin, et Steerforth fit tant de frais pour que la soirée se passât gaiement, qu’en effet ce fut une véritable fête d’un bout à l’autre. Pendant le dîner, je me reprochais de ne pas être aussi gracieux pour mes hôtes que je l’aurais voulu mais ma chaise était en face de la porte, et mon attention était troublée par la vue du jeune homme très-adroit qui sortait à chaque instant du salon, et dont j’apercevais la silhouette se dessiner le moment d’après sur le mur de l’antichambre, une bouteille à la bouche. La jeune personne me donnait également quelques inquiétudes, non pas pour la propreté des assiettes, mais dans l’intérêt de ma vaisselle dont je l’entendais faire un carnage affreux. La petite était curieuse, et, au lieu de se renfermer tacitement dans l’office, comme le portaient ses instructions, elle s’approchait constamment de la porte pour nous regarder, puis, quand elle croyait être aperçue, elle se retirait précipitamment sur les assiettes dont elle avait tapissé soigneusement le plancher dans l’office, et vous jugez des conséquences désastreuses de cette retraite précipitée.

 

Ce n’étaient pourtant, après tout, que de petites misères, et je les eus bientôt oubliées quand on eut enlevé la nappe, et que le dessert fut placé sur la table ; on découvrit alors que le jeune homme très-adroit avait perdu la parole ; je lui donnai en secret le conseil utile d’aller retrouver mistress Crupp et d’emmener aussi la jeune personne dans les régions inférieures de la maison, après quoi je m’abandonnai tout entier au plaisir.

 

Je commençai par une gaieté et un entrain singuliers ; une foule de sujets à demi oubliés se pressèrent à la fois dans mon esprit, et je parlai avec une abondance inaccoutumée. Je riais de tout mon cœur de mes plaisanteries et de celles des autres ; je rappelai Steerforth à l’ordre parce qu’il ne faisait pas circuler le vin ; je pris l’engagement d’aller à Oxford ; j’annonçai mon intention de donner toutes les semaines un dîner exactement pareil à celui que nous venions d’achever, en attendant mieux, et je pris du tabac dans la tabatière de Grainger avec une telle frénésie que je fus obligé de me retirer dans l’office pour y éternuer à mon aise, dix minutes de suite sans désemparer. Je continuai en faisant circuler le vin toujours plus rapidement, et en me précipitant pour déboucher de nouvelles bouteilles, longtemps avant que ce fut nécessaire. Je proposai la santé de Steerforth, « à mon meilleur ami, au protecteur de mon enfance, au compagnon de ma jeunesse. » Je déclarai que j’avais envers lui des obligations que je ne pourrais jamais reconnaître, et que j’éprouvais pour lui une admiration que je ne pourrais jamais exprimer. Je finis en disant :

 

« À la santé de Steerforth ! que Dieu le protège ! Hurrah ! »

 

Nous bûmes trois fois trois verres de vin en son honneur, puis encore un petit coup, puis un bon coup pour en finir. Je cassai mon verre en faisant le tour de la table pour aller lui donner une poignée de main, et je lui dis : (en deux mots) « Steerforthvousêtesl’étoilepolairedemonexist…ence. »

 

Ce n’était pas fini : voilà que je m’aperçois tout à coup que quelqu’un en était au milieu d’une chanson, c’était Markham qui chantait :

 

Quand les soucis nous accablent…

 

En finissant, il nous proposa de boire à la santé de « la femme ! » Je fis des objections et je ne voulus pas admettre le toast. Je n’en trouvais pas la forme assez respectueuse. Jamais je ne permettrais qu’on portât chez moi pareil toast autrement qu’en ces termes : « les dames ! » Ce qui fit que je pris un air très-arrogant avec lui, ce fut surtout parce que je voyais que Steerforth et Grainger se moquaient de moi… ou de lui… peut-être de tous les deux. Il me répondit qu’on ne se laissait pas faire la loi. Je lui dis qu’on serait bien obligé de se la laisser faire. Il répliqua qu’on ne devait pas se laisser insulter. Je lui dis qu’il avait raison, et qu’on n’avait pas cela à craindre sous mon toit où les dieux lares étaient sacrés et l’hospitalité toute-puissante. Il dit qu’on ne manquait pas à sa dignité en reconnaissant que j’étais un excellent garçon. Je proposai sur-le-champ de boire à sa santé.

 

Quelqu’un se mit à fumer. Nous fumâmes tous, moi aussi malgré le frisson qui me gagnait. Steerforth avait fait un discours en mon honneur, pendant lequel j’avais été ému presque jusqu’aux larmes. Je lui répondis en exprimant le vœu que la compagnie présente voulût bien dîner chez moi le lendemain et le jour suivant, et tous les jours à cinq heures, afin que nous pussions jouir du plaisir de la société et de la conversation tout le long de la soirée. Je me crus obligé de porter une santé nominative. Je proposai donc de boire à la santé de ma tante, « miss Betsy Trotwood, l’honneur de son sexe ! »

 

Il y avait quelqu’un qui se penchait à la fenêtre de ma chambre à coucher, en appuyant son front brûlant contre les pierres de la balustrade, et en recevant le vent sur son visage. C’était moi. Je me parlais à moi-même sous le nom de Copperfield. Je me disais : « Pourquoi avez-vous essayé un cigare ? Vous saviez bien que vous ne pouvez pas fumer ! » Il y avait après cela quelqu’un qui n’était pas bien solide sur ses jambes et qui se regardait dans la glace. C’était encore moi. Je me trouvais l’air pâlot, les yeux vagues, et les cheveux, seulement les cheveux, rien de plus… ivres.

 

Quelqu’un me dit : « Allons au spectacle, Copperfield ! » Je ne vis plus la chambre à coucher, je ne vis que la table branlante, couverte de verres retentissants, avec la lampe dessus ; Grainger était à ma droite, Markham à ma gauche, Steerforth en face, tous assis dans le brouillard et loin de moi.

 

« Au spectacle ? sans doute ! c’est cela ! allons ! excusez-moi seulement si je sors le dernier pour éteindre la lampe, de peur du feu. »

 

Grâce à quelque confusion dans l’obscurité, sans doute, il fallait que la porte fût partie : je ne la trouvais plus. Je la cherchais dans les rideaux de la fenêtre, quand Steerforth me prit par le bras en riant, et me fit sortir. Nous descendîmes l’escalier, les uns après les autres. Au moment d’arriver en bas, quelqu’un tomba et roula jusqu’au palier. Je ne sais quel autre dit que c’était Copperfield. J’étais indigné de ce faux rapport jusqu’au moment où, me trouvant sur le dos dans le corridor, je commençai à croire qu’il y avait peut-être quelque fondement à cette supposition.

 

Il faisait cette nuit-là un brouillard épais avec des halos de lumière autour des réverbères dans la rue. On disait vaguement qu’il pleuvait. Moi, je trouvais qu’il gelait. Steerforth m’épousseta sous un réverbère, retapa mon chapeau que quelqu’un avait ramassé quelque part, je ne sais comment, car je ne l’avais pas auparavant. Steerforth me dit alors : « Comment vous trouvez-vous, Copperfield ? » Et je lui répondis : « Mieux q’jamais. »

 

Un homme, niché dans un petit coin, m’apparut à travers le brouillard, et reçut l’argent de quelqu’un, en demandant si on avait payé pour moi ; il eut l’air d’hésiter (autant que je me rappelle cet instant, rapide comme un éclair) s’il me laisserait entrer ou non. Le moment d’après, nous étions placés très-haut dans un théâtre étouffant ; nous plongions de là dans un parterre qui m’avait l’air de fumer, tant les gens qui y étaient entassés se confondaient à mes yeux. Il y avait aussi une grande scène qui paraissait très-propre et très-unie, quand on venait de la rue ; et puis il y avait des gens qui s’y promenaient, et qui parlaient de quelque chose, mais d’une manière très-confuse. Il y avait beaucoup de lumière, de la musique, des dames dans les loges, et je ne sais quoi encore. Il me semblait que tout l’édifice prenait une leçon de natation, à voir les oscillations étranges avec lesquelles il m’échappait quand j’essayais de le fixer des yeux.

 

Sur la proposition de quelqu’un, nous résolûmes de descendre aux premières loges, où étaient les dames. J’aperçus un monsieur en grande toilette, couché tout de son long sur un canapé, une lorgnette à la main, et je vis aussi ma personne en pied dans une glace. On m’introduisit dans une loge où je m’aperçus que je parlais en m’asseyant, et qu’on criait autour de moi silence à quelqu’un ; je vis que les dames me jetaient des regards d’indignation et… quoi ?… oui !… Agnès, assise devant moi, dans la même loge, à côté d’un monsieur et d’une dame que je ne connaissais pas. Je vois son visage, maintenant bien mieux, probablement, que je ne le vis alors, se tourner vers moi avec une expression ineffaçable d’étonnement et de regret.

 

« Agnès, dis-je d’une voix tremblante, bonté du ciel, Agnès !

 

– Chut ! je vous en prie ! répondit-elle sans que je pusse comprendre pourquoi. Vous dérangez vos voisins. Regardez le théâtre. »

 

J’essayai, sur son ordre, de voir et d’entendre quelque chose de ce qui se passait, mais ce fut inutile. Je la regardai de nouveau, et je la vis se cacher dans son coin et appuyer son front sur sa main gantée.

 

« Agnès, lui dis-je, j’aipeurquevousn’soyezsouffrante.

 

– Non, non, ne faites pas attention à moi, Trotwood, repliqua-t-elle. Écoutez-moi. Partez-vous bientôt ?

 

– Sij’m’envaisbientôt ? répétai-je.

 

– Oui. »

 

N’avais-je pas la sotte idée de lui répondre que j’attendrais pour lui donner le bras en descendant ! Je suppose que j’en exprimai quelque chose, car, après m’avoir regardé attentivement un moment, elle parut comprendre, et répliqua à voix basse :

 

« Je sais que vous allez faire ce que je vous demande, quand je vous dirai que j’y tiens beaucoup. Allez-vous-en tout de suite, Trotwood, pour l’amour de moi, et priez vos amis de vous ramener chez vous. »

 

Sa présence avait déjà produit assez d’effet sur moi, pour que je me sentisse tout honteux malgré ma colère, et avec un bref « booir » (qui voulait dire « bonsoir »), je me levai et je sortis. Steerforth me suivit, et je ne fis qu’un pas de la porte de ma loge à celle de ma chambre à coucher où je me trouvai seul avec lui ; il m’aidait à me déshabiller, pendant que je lui disais alternativement qu’Agnès était ma sœur, et que je le conjurais de m’apporter le tire-bouchon pour déboucher une autre bouteille de vin.

 

Il y eut quelqu’un qui passa la nuit dans mon lit à rabâcher sans cesse les mêmes choses, à bâtons rompus, dans un rêve fiévreux, battu par une mer agitée qui ne voulait pas se calmer. Puis quand ce quelqu’un retrouva peu à peu son identité, alors ma gorge commença à se dessécher, il me sembla que ma peau était sèche comme une planche, que ma langue était le fond d’une vieille bouilloire vide qui se calcinait peu à peu sur un petit feu, et que les paumes de mes mains étaient des plaques de métal brûlant que la glace même ne pourrait rafraîchir !

 

Quelle angoisse d’esprit, quels remords, quelle honte je ressentis quand je revins à moi-même le lendemain ! Quelle horreur j’éprouvai en pensant aux mille sottises que j’avais faites sans le savoir et sans pouvoir les réparer jamais ! Le souvenir de cet ineffaçable regard d’Agnès ; l’impossibilité où je me trouvais d’avoir aucune explication avec elle, puisque je ne savais pas seulement, animal que j’étais, ni pourquoi elle était venue à Londres, ni chez qui elle était descendue ; le dégoût que me causait la vue seule de la chambre où avait eu lieu le festin, l’odeur du tabac, la vue des verres, le mal de tête que j’éprouvais sans pouvoir sortir, ni même me lever ! Quelle journée que celle-là !

 

Et quelle soirée, quand, assis près du feu, je dégustai lentement une tasse de bouillon de mouton couvert de graisse, et que je me dis que je prenais le même chemin que mon prédécesseur, et que je succéderais à son triste sort comme à son appartement ! J’avais bien envie d’aller tout de suite à Douvres, faire une confession générale. Quelle soirée, quand mistress Crupp vint chercher la tasse de bouillon, et qu’elle m’apporta, dans un plat à fromage, un rognon, un seul rognon, comme l’unique reste, disait-elle, du festin de la veille ! Je fus sur le point de tomber sur son sein de nankin, et de m’écrier dans un repentir véritable : « Oh ! mistress Crupp, mistress Crupp, ne me parlez pas de restes ! allez ! Je suis bien malheureux ! » Seulement, ce qui m’arrêta dans cet élan du cœur, c’est que je n’étais pas bien sûr que mistress Crupp fût précisément le genre de femme à qui on dût donner sa confiance !

 

CHAPITRE XXV.

Le bon et le mauvais ange.


J’allais sortir le matin qui suivit cette déplorable journée de maux de tête, de maux de cœur et de repentance, sans bien savoir la date du dîner que j’avais donné, comme si un escadron de géants avait pris un énorme levier pour refouler l’avant-veille dans un passé de plusieurs mois, quand je vis un commissionnaire qui montait une lettre à la main. Il ne se pressait point pour exécuter sa commission, mais quand il me vit au haut de l’escalier, le regarder par-dessus la rampe, il prit le petit trot et arriva près de moi, aussi essoufflé que s’il venait de courir de manière à se mettre en nage.

 

« T. Copperfield Esquire ? » dit le commissionnaire en touchant son chapeau.

 

J’étais si troublé par la conviction que cette lettre devait être d’Agnès, que j’étais à peine en état de répondre que c’était moi. Je finis pourtant par lui dire que j’étais le T. Copperfield Esquire en question, et il ne fit aucune difficulté de me croire. « Voici la lettre, me dit-il, il y a réponse. » Je le laissai sur le palier pour attendre, et je fermai sur lui la porte en rentrant chez moi ; j’étais si ému que je fus obligé de poser la lettre sur la table, à côté de mon déjeuner, pour me familiariser un peu avec la suscription, avant de me résoudre à rompre le cachet.

 

Je vis en l’ouvrant que le billet était très-affectueux, et ne faisait aucune allusion à l’état dans lequel je m’étais trouvé la veille au spectacle. Il disait seulement : « Mon cher Trotwood, je suis chez l’homme d’affaires de mon père, M. Waterbrook, Elyplace, Holborn. Pouvez-vous venir me voir aujourd’hui ? J’y serai à l’heure que vous voudrez m’indiquer. Tout à vous, très-affectueusement. « Agnès. »

 

Je mis si longtemps à écrire une réponse qui me satisfit un peu, que je ne sais pas ce que le commissionnaire dut croire, à moins qu’il n’ait imaginé que je prenais une leçon d’écriture. Je suis sûr que je fis au moins une demi-douzaine de brouillons. L’un commençait par : « Comment puis-je espérer, ma chère Agnès, effacer jamais de votre souvenir l’impression de dégoût… » Là, je ne fus pas satisfait, et je le déchirai. Je commençai une autre lettre : « Shakespeare a fait déjà la remarque, ma chère Agnès, qu’il était bien étrange qu’on mit dans sa bouche son ennemi… » Ce on me rappela Markham et je n’allai pas plus loin. J’essayai même de la poésie ; je commentai un billet en vers de huit pieds :

 

Chère Agnès, laissez-moi vous dire.

 

Mais, je ne sais pourquoi, la tantirelire lire me revint à l’esprit, et cette rime absurde me fit renoncer à tout. Après bien des essais, voici ce que je lui écrivis :

 

« Ma chère Agnès, votre lettre vous ressemble ; que puis-je dire de plus en sa faveur ? Je serai chez vous à quatre heures. Croyez à mon affection et à mon repentir. T. C., etc. »

 

Le commissionnaire partit enfin avec cette missive que je fus vingt fois sur le point de rappeler dès qu’elle fut sortie de mes mains.

 

Si la journée fut à moitié aussi pénible pour qui que ce soit des légistes employés à Doctors’-Commons qu’elle le fut pour moi, je crois en vérité qu’il expia cruellement la part qui lui était échue de ce vieux fromage ecclésiastique persillé. Je quittai mon bureau à trois heures et demie ; quelques minutes après j’errais dans les environs de la maison de M. Waterbrook, et pourtant le moment fixé pour mon rendez-vous était déjà passé depuis un quart-d’heure au moins, d’après l’horloge de Saint-André, Holborn, avant que j’eusse rassemblé assez de courage pour tirer la sonnette particulière à gauche de la porte de M. Waterbrook.

 

Les affaires courantes de M. Waterbrook se faisaient au rez-de-chaussée, et celles d’un ordre plus relevé, fort nombreuses dans sa clientèle, se traitaient au premier étage. On me fit entrer dans un joli salon, un peu étouffé, où je trouvai Agnès tricotant une bourse.

 

Elle avait l’air si paisible et si pur, et me rappela si vivement les jours de fraîche et douce innocence que j’avais passés à Canterbury, en contraste avec le misérable spectacle d’ivrognerie et de débauche que je lui avais présenté l’avant-veille, que, me laissant aller à mon repentir et à ma honte, je me conduisis comme un enfant. Oui, il faut que je l’avoue, je me mis à fondre en larmes, et je ne sais pas encore, à l’heure qu’il est, si ce n’est pas, au bout du compte, ce que j’avais de mieux à faire, ou si je ne me couvris pas de ridicule.

 

« Si c’était tout autre que vous qui m’eût vu dans est état, Agnès, lui dis-je en détournant la tête, je n’en serais pas la moitié aussi affligé. Mais que ce fût vous, précisément vous ! Ah ! je sens que j’aurais mieux aimé mourir ! »

 

Elle posa un instant sur mon bras sa main caressante, et je me sentis consolé et encouragé ; je ne pus m’empêcher de porter cette main à mes lèvres et de la baiser avec reconnaissance.

 

« Asseyez-vous, dit Agnès d’un ton affectueux. Ne vous désolez pas, Trotwood. Si vous ne pouvez pas avoir en moi pleine confiance, à qui donc vous confierez-vous ?

 

– Ah ! Agnès, repartis-je, vous êtes mon bon ange ! » Elle sourit un peu tristement à ce qu’il me sembla, et secoua la tête.

 

« Oui, Agnès, mon bon ange ! toujours mon bon ange !

 

– Si cela était véritablement, Trotwood, répliqua-t-elle, il y a une chose qui me tiendrait bien au cœur. »

 

Je la regardai d’un air interrogateur ; mais je devinais déjà ce qu’elle voulait dire.

 

« Je voudrais vous mettre en garde, dit Agnès en me regardant en face, contre votre mauvais ange.

 

– Ma chère Agnès, lui dis-je, si vous voulez parler de Steerforth…

 

– Oui, Trotwood, répondit-elle.

 

– Alors, Agnès, vous lui faites grand tort. Lui, mon mauvais ange, ou celui de qui que ce soit ! Lui, qui n’est pour moi qu’un guide, un appui, un ami ! Ma chère Agnès ! ce serait une injustice indigne de votre caractère bienveillant de le juger d’après l’état dans lequel vous m’avez vu l’autre soir.

 

– Je ne le juge pas d’après l’état dans lequel je vous ai vu l’autre soir, répliqua-t-elle tranquillement.

 

– D’après quoi, alors ?

 

– D’après beaucoup de choses, qui sont des bagatelles en elles-mêmes, mais qui prennent plus d’importance dans leur ensemble. Je le juge, Trotwood, en partie d’après ce que vous m’avez dit de lui vous-même, d’après votre caractère, et l’influence qu’il a sur vous. »

 

Sa voix douce et modeste semblait faire résonner en moi une corde qui ne vibrait qu’à ce son. Cette voix était toujours pénétrante, mais lorsqu’elle était émue comme elle l’était alors, elle avait un accent qui allait au fond de mon cœur. Je restais là sur ma chaise à l’écouter encore, tandis qu’elle baissait les yeux sur son ouvrage ; et l’image de Steerforth, en dépit de mon attachement pour lui, s’obscurcissait à sa voix.

 

« Je suis bien hardie, dit Agnès, en relevant les yeux, moi qui ai toujours vécu dans la retraite, et qui connais si peu le monde, de vous donner mon avis avec tant d’assurance, peut-être même d’avoir un avis si décidé. Mais je sais d’où vient ma sollicitude, Trotwood ; je sais qu’elle remonte au souvenir fidèle de notre enfance commune, et à l’intérêt sincère que je prends à tout ce qui vous regarde. Voilà ce qui m’enhardit. Je suis sûre de ne pas me tromper dans ce que je vous dis. J’en suis certaine. Il me semble que c’est un autre et non pas moi qui vous parle, quand je vous garantis que vous avez là un ami dangereux. »

 

Je la regardais toujours, je l’écoutais toujours après qu’elle avait parlé, et l’image de Steerforth, quoique gravée encore dans mon cœur, se couvrit de nouveau d’un nuage sombre.

 

« Je ne suis pas assez déraisonnable pour espérer, dit Agnès, en prenant son ton ordinaire au bout d’un moment, que vous puissiez changer tout d’un coup de sentiments et de conviction, surtout quand il s’agit d’un sentiment qui a sa source dans votre nature confiante. D’ailleurs ce n’est pas une chose que vous deviez faire à la légère. Je vous demande seulement, Trotwood, si vous pensez jamais à moi… je veux dire, continua-t-elle avec un doux sourire, car j’allais l’interrompre et elle savait bien pourquoi… je veux dire, toutes les fois que vous penserez à moi, de vous rappeler le conseil que je vous donne. Me pardonnerez-vous tout ce que je vous dis là ?

 

– Je vous pardonnerai, Agnès, répliquai-je, quand vous aurez fini par rendre justice à Steerforth et à l’aimer comme je l’aime.

 

– Pas avant ? » dit Agnès.

 

Je vis passer une ombre sur sa figure, quand je prononçai le nom de Steerforth ; mais elle me rendit bientôt mon sourire, et nous reprîmes toute notre confiance d’autrefois.

 

« Et vous, Agnès, quand est-ce que vous me pardonnerez cette soirée ?

 

– Quand je vous en reparlerai, dit Agnès. Elle voulait ainsi écarter ce souvenir, mais moi j’en étais trop préoccupé pour y consentir, et j’insistai pour lui raconter comment j’en étais venu à m’abaisser jusque-là, et je lui déroulai la chaîne de circonstances dont le théâtre n’avait été, pour ainsi dire, que le dernier anneau. Ce fut pour moi un grand soulagement, et je me donnai en même temps le plaisir de m’étendre sur les obligations que j’avais à Steerforth, et sur les soins qu’il avait pris de moi dans un temps où je n’étais pas en état de prendre, soin de moi-même.

 

– N’oubliez pas, dit Agnès, en changeant tranquillement la conversation dès que j’eus fini, que vous vous êtes engagé à me raconter non-seulement vos peines, mais aussi vos passions. Qui est-ce qui a succédé à miss Larkins, Trotwood ?

 

– Personne, Agnès.

 

– Quelqu’un, Trotwood, dit Agnès en riant et en me menaçant du doigt.

 

– Non, Agnès, sur ma parole. Il y a certainement chez mistress Steerforth une dame qui a beaucoup d’esprit, et avec laquelle j’aime à causer, miss Dartle… Mais je ne l’adore pas. »

 

Agnès se mit à rire de sa pénétration, et me dit que, si je lui conservais ma confiance, elle avait l’intention de tenir un petit registre de mes attachements violents avec la date de leur naissance et de leur fin, comme la table des règnes de chaque roi et de chaque reine dans l’histoire d’Angleterre. Après quoi elle me demanda si j’avais vu Uriah.

 

« Uriah Heep ? dis-je. Non, est-ce qu’il est à Londres ?

 

– Il vient tous les jours ici dans les bureaux du rez-de-chaussée, répliqua Agnès. Il était à Londres huit jours avant moi. Je crains que ce ne soit pour quelque affaire désagréable, Trotwood.

 

– Quelque affaire qui vous inquiète, je le vois, Agnès. Qu’est-ce donc ? »

 

Agnès posa son ouvrage, et me répondit en croisant les mains et en me regardant d’un air pensif avec ses beaux yeux si doux :

 

« Je crois qu’il va devenir l’associé de mon père !

 

– Qui ? Uriah ! le misérable aurait-il réussi par ses bassesses insinuantes à se glisser dans un si beau poste ! m’écriai-je avec indignation. N’avez-vous pas essayé quelque remontrance, Agnès ? Songez aux relations qui vont s’ensuivre. Il faut parler ; il ne faut pas laisser votre père faire une démarche si imprudente : il faut l’empêcher, Agnès, pendant qu’il en est encore temps ! »

 

Agnès, me regardant toujours, secouait sa tête en souriant faiblement de la chaleur que j’y mettais, puis elle me répondit :

 

« Vous vous rappelez notre dernière conversation à propos de papa ? Ce fut peu de temps après… deux ou trois jours peut-être, qu’il me laissa entrevoir pour la première fois ce que je vous apprends aujourd’hui. C’était bien triste de le voir lutter contre son désir de me faire accroire que c’était une affaire de son libre choix, et la peine qu’il avait à me cacher qu’il y était obligé. J’en ai eu bien du chagrin.

 

– Obligé ! Agnès ! qu’est-ce qui l’y oblige ?

 

– Uriah, répondit-elle après un moment d’hésitation, s’est arrangé pour lui devenir indispensable. Il est fin et vigilant. Il a deviné les faiblesses de mon père, il les a encouragées, il en a profité ; enfin, si vous voulez que je vous dise tout ce que je pense, Trotwood, papa a peur de lui. »

 

Je vis clairement qu’elle eût pu en dire davantage ; qu’elle en savait ou qu’elle en devinait plus long. Je ne voulus pas lui donner le chagrin de lui demander ce qu’elle me cachait : je savais qu’elle se taisait pour épargner son père : Je savais que, depuis longtemps, les choses prenaient ce chemin ; oui, en y réfléchissant, je ne pouvais me dissimuler qu’il y avait longtemps que cet événement se préparait. Je gardai le silence.

 

« Son ascendant sur papa est très-grand, dit Agnès. Il professe beaucoup d’humilité et de reconnaissance, c’est peut-être vrai… je l’espère, mais il a vraiment pris une position qui lui donne beaucoup de pouvoir, et je crains qu’il n’en use durement.

 

– Lui ! ce n’est qu’un chacal ; lui dis-je, et ce fut pour moi, sur le moment, un grand soulagement.

 

– Au moment dont je parle, celui où papa me fit cette confidence, poursuivit Agnès, Uriah lui avait dit qu’il allait le quitter ; qu’il en était bien fâché ; que cela lui faisait beaucoup de peine, mais qu’on lui faisait de très-belles propositions. Papa était très-abattu et plus accablé de soucis que nous ne l’avions jamais vu, vous et moi, mais il a semblé soulagé par cet expédient d’association, quoiqu’il parût en même temps en être blessé et humilié.

 

– Et comment avez-vous reçu cette nouvelle, Agnès ?

 

– J’ai fait ce que je devais, je l’espère, Trotwood, répliqua-t-elle. J’étais certaine qu’il était nécessaire pour la tranquillité de papa que ce sacrifice fut accompli ; je l’ai donc prié de le faire. Je lui ai dit que ce serait un grand poids de moins pour lui… puissé-je avoir dit vrai !… et que cela me donnerait plus d’occasions encore que par le passé de lui tenir compagnie. Oh ! Trotwood, s’écria Agnès en couvrant son visage de ses mains pour cacher ses larmes, il me semble presque que j’ai joué le rôle d’une ennemie de mon père, plutôt que celui d’une fille pleine de tendresse, car je sais que les changements que nous avons remarqués en lui ne viennent que de son dévouement pour moi. Je sais que s’il a rétréci le cercle de ses devoirs et de ses affections, c’était pour les concentrer sur moi tout entiers. Je sais toutes les privations qu’il s’est imposées pour moi, toutes les sollicitudes paternelles qui ont assombri sa vie, énervé ses forces et son énergie, en concentrant toutes ses pensées sur une seule idée. Ah ! si je pouvais tout réparer ! si je pouvais réussir à le relever, comme j’ai été la cause innocente de son abaissement ! »

 

Je n’avais jamais vu pleurer Agnès. J’avais bien vu des larmes dans ses yeux chaque fois que je rapportais de nouveaux prix de la pension, j’en avais vu encore la dernière fois que nous avions parlé de son père ; je l’avais vue détourner son doux visage quand nous nous étions séparés, mais je n’avais jamais été témoin d’un chagrin pareil. J’en étais si triste que je ne pouvais pas lui dire autre chose que des enfantillages comme ces simples paroles : « Je vous en prie, Agnès, je vous en prie, ne pleurez pas, ma chère sœur ! »

 

Mais Agnès m’était trop supérieure par le caractère et la persévérance (je le sais maintenant, que je le comprisse ou non alors), pour avoir longtemps besoin de mes prières. La sérénité angélique de ses manières qui l’a marquée dans mon souvenir d’un sceau si différent de toute autre créature, reparut bientôt, comme lorsqu’un nuage s’efface d’un ciel serein.

 

« Nous ne serons probablement pas seuls bien longtemps, dit Agnès, et puisque j’en ai l’occasion, permettez-moi de vous demander instamment, Trotwood, de montrer de la bienveillance pour Uriah. Ne le rebutez pas. Ne lui en voulez pas (comme je sais que vous y êtes en général disposé) de ce que vos caractères n’ont pas de sympathie. Ce n’est peut-être que lui rendre justice, car nous ne savons rien de positif contre lui. En tous cas, pensez d’abord à papa et à moi ! »

 

Agnès n’eut pas le temps d’en dire davantage, car la porte s’ouvrit et mistress Waterbrook, une femme étoffée, ou qui portait une robe très-étoffée, je ne sais lequel, car je ne pouvais pas distinguer ce qui appartenait à la robe de ce qui appartenait à la dame, entra toutes voiles dehors. J’avais un vague souvenir de l’avoir vue au spectacle, comme si elle avait passé devant moi dans une lanterne magique mal éclairée ; mais elle eut l’air de se rappeler parfaitement ma personne, qu’elle soupçonnait encore d’être en état d’ivresse.

 

Découvrant pourtant par degrés que j’étais de sens rassis, et, j’espère aussi, que j’étais un jeune homme bien élevé, mistress Waterbrook s’adoucit considérablement à mon égard, et commença par me demander si je me promenais beaucoup dans les parcs, puis, en second lieu, si j’allais souvent dans le monde. Sur ma réponse négative à ces deux questions, il me sembla que je recommençais à perdre beaucoup dans son estime : cependant elle mit beaucoup de bonne grâce à dissimuler la chose, et m’invita à dîner pour le lendemain. J’acceptai l’invitation et je pris congé d’elle, en demandant Uriah dans les bureaux en sortant ; il était absent et je laissai ma carte.

 

Quand j’arrivai pour dîner le lendemain, la porte de la rue, en s’ouvrant, me permit de pénétrer dans un bain de vapeur, parfumé d’une odeur de mouton, qui me fit deviner que je n’étais pas le seul invité ; je reconnus à l’instant le commissionnaire revêtu d’une livrée et posté au bas de l’escalier pour aider le domestique à annoncer. Il fit de son mieux pour avoir l’air de ne pas me connaître, quand il me demanda mon nom en confidence, mais moi, je le reconnus bien, et lui aussi, ce qui ne nous mettait pas à notre aise : ce que c’est que la conscience !

 

Je trouvai dans M. Waterbrook un monsieur entre deux âges, le cou très-court, avec un col de chemise très-vaste ; il ne lui manquait que d’avoir le nez noir pour ressembler parfaitement à un roquet, il me dit qu’il était heureux d’avoir l’honneur de faire ma connaissance, et quand j’eus déposé mes hommages aux pieds de mistress Waterbrook, il me présenta avec beaucoup de cérémonie à une dame très-imposante, revêtue d’une robe de velours noir, avec une grande toque de velours noir sur la tête ; bref, je la pris pour une proche parente d’Hamlet, sa tante par exemple.

 

Elle s’appelait mistress Henry Spiker ; son mari était là aussi et il avait un air si glacial, que ses cheveux me firent l’effet, non pas d’être gris, mais d’être parsemés de givre ou de frimas. On montrait la plus grande déférence au couple Spiker ; Agnès m’apprit que cela venait de ce que M. Henry Spiker était l’avoué de quelqu’un ou de quelque chose, je ne sais lequel, qui tenait de loin à la trésorerie.

 

Je trouvai Uriah Heep vêtu de noir au milieu de la compagnie. Il était plein d’humilité et me dit, quand je lui donnai une poignée de main, qu’il était fier de ce que je voulais bien faire attention à lui, et qu’il m’était très-obligé de ma condescendance. J’aurais voulu qu’il en fût un peu moins touché, car, dans l’excès de sa reconnaissance, il ne fit que roder toute la soirée autour de moi, et chaque fois que je disais un mot à Agnès, j’étais sûr d’apercevoir dans un coin ses yeux vitreux et son visage cadavéreux, qui nous hantaient comme ceux d’un déterré.

 

Les autres invités me firent l’effet d’avoir été frappés à la glace comme le champagne. L’un d’eux pourtant attira mon attention avant même d’être introduit ; j’avais entendu annoncer M. Traddles ; mes pensées se reportèrent à l’instant vers Salem-House ; serait-il possible, me disais-je, que ce fut ce Tommy qui dessinait toujours des squelettes !

 

J’attendais l’entrée de M. Traddles avec un intérêt inaccoutumé. Je vis un jeune homme tranquille, à l’air grave, aux manières modestes, avec des cheveux très-étranges et des yeux un peu trop ouverts ; il disparut si vite dans un coin sombre, que j’eus quelque peine à l’examiner. Enfin je parvins à le voir en face, et mes yeux me trompaient bien si ce n’était pas mon pauvre vieux Tommy.

 

Je m’approchai de M. Waterbrook pour lui dire que je croyais avoir le plaisir de retrouver chez lui un ancien camarade.

 

« En vérité ? dit M. Waterbrook d’un air étonné, vous êtes trop jeune pour avoir été en pension avec M. Henry Spiker ?

 

– Oh ! ce n’est pas de lui que je parle, repartis-je. Je parle d’un monsieur qui s’appelle Traddles.

 

– Oh ! oui, oui, en vérité ? dit mon hôte avec beaucoup moins d’intérêt, c’est possible.

 

– Si c’est véritablement mon ancien camarade, dis-je en regardant du côté de Traddles, nous avons été ensemble dans une pension qui s’appelait Salem-House : c’était un excellent garçon.

 

– Oh ! oui, Traddles est un bon garçon, répliqua mon hôte en hochant la tête d’un air de condescendance ; Traddles est un très-bon garçon.

 

– C’est vraiment, lui dis-je, une coïncidence assez curieuse.

 

– D’autant plus, répondit mon hôte, que c’est par hasard qu’il est ici : il n’a été invité ce matin que parce qu’il s’est trouvé une place vacante à table, par suite de l’indisposition du père de mistress Henry Spiker. C’est un homme très-bien élevé que le père de mistress Henry Spiker, M. Copperfield. »

 

Je murmurai quelques mots d’assentiment très-chaleureux et véritablement méritoires de la part d’un homme qui n’avait jamais entendu parler de lui ; puis je demandai quelle était la profession de M. Traddles.

 

« Traddles, dit M. Waterbrook, étudie pour le barreau ; c’est un très-bon garçon… incapable de faire du mal à personne qu’à lui-même.

 

– Quel mal peut-il se faire à lui-même ? répliquai-je, contrarié d’apprendre cette mauvaise nouvelle.

 

– Voyez-vous, repartit M. Waterbrook en faisant une petite moue et en jouant avec sa chaîne de montre, d’un certain air d’aisance presque impertinente, je ne crois pas qu’il arrive jamais à grand’chose. Je parierais, par exemple, qu’il n’aura jamais vaillant cinq cents livres sterling. Traddles m’a été recommandé par un de mes amis du barreau. Oh ! certainement, certainement, il ne manque pas de quelque talent pour étudier une cause et pour exposer clairement une question par écrit, mais voilà tout. J’ai le plaisir de lui jeter de temps en temps quelque affaire qui ne laisse pas que d’être considérable… pour lui s’entend. Oh ! certainement, certainement ! »

 

J’étais très-frappé de l’air de satisfaction dégagée dont M. Waterbrook prononçait de temps en temps son petit « Oh ! certainement ! » L’expression qu’il y mettait était étrange. Cela vous donnait tout de suite l’idée d’un homme qui était né, non pas comme on dit, avec une cuiller d’argent dans la bouche, mais avec une échelle à la main, et qui avait escaladé l’un après l’autre tous les échelons de la vie jusqu’à ce qu’il pût jeter du faîte un regard de patronage philosophique sur les gens qui pataugaient en bas dans le fossé.

 

Je continuai de réfléchir sur ce sujet, quand on annonça le dîner. M. Waterbrook offrit son bras à la tante d’Hamlet ; M. Henry Spiker donna le sien à mistress Waterbrook ; Agnès, que j’avais envie de réclamer, fut confiée à un monsieur souriant qui avait les jambes un peu grêles. Uriah, Traddles et moi, en notre qualité de jeunesse, nous descendîmes les derniers, sans cérémonie. Je ne fus pas tout à fait aussi contrarié que je l’aurais été d’avoir manqué le bras d’Agnès, en trouvant l’occasion, sur l’escalier, de renouer connaissance avec Traddles, qui fut ravi de me revoir, tandis qu’Uriah se tortillait près de nous avec une humilité et une satisfaction si indiscrètes, que j’avais grande envie de le jeter par-dessus la rampe.

 

Nous fûmes séparés à table, Traddles et moi. Nous étions aux deux bouts opposés ; il était perdu dans l’éclat éblouissant d’une robe de velours rouge, et moi dans le deuil de la tante d’Hamlet. Le dîner fut très-long, et la conversation roula tout entière sur l’aristocratie de naissance, sur ce qu’on appelle… le sang. Mistress Waterbrook nous répéta plusieurs fois que, si elle avait une faiblesse, c’était pour le sang.

 

Il me vint plusieurs fois à l’esprit que nous n’en aurions pas été plus mal, si nous n’avions pas été si comme il faut. Nous étions tellement comme il faut, que le cercle de la conversation était extrêmement restreint. Il y avait au nombre des invités un monsieur et une madame Gulpidge, qui avaient quelque rapport (M. Gulpidge, du moins) de seconde main avec les affaires légales de la Banque ; et entre la Banque et la Trésorerie, nous étions aussi exclusifs que le journal de la Cour, qui ne sort pas de là. Pour ajouter à l’agrément de la chose, la tante d’Hamlet avait le défaut de la famille et se livrait constamment à des soliloques décousus sur tous les sujets auxquels on faisait allusion. Il est vrai de dire qu’ils étaient peu nombreux, mais comme nous retombions toujours sur le sang, elle avait un champ aussi vaste pour donner carrière à ses spéculations abstraites que son neveu lui-même.

 

Le sang ! le sang ! on aurait pu se croire à un dîner d’ogres, tant la conversation prenait un ton sanguinaire.

 

« J’avoue que je suis de l’avis de mistress Waterbrook, dit M. Waterbrook en élevant son verre à la hauteur de ses yeux. Il y a bien des choses qui ont aussi leur valeur, mais moi je tiens pour le sang !

 

– Oh ! il n’y a rien d’aussi satisfaisant, observa la tante d’Hamlet, il n’y a rien qui rappelle autant le beau idéal de toutes ces sortes de choses en général. Il y a des esprits vulgaires (il y en a peu, j’espère, mais enfin il y en a) qui aiment mieux se prosterner devant ce que j’appellerais des idoles, positivement des idoles : devant de grands services rendus, des facultés éminentes, et ainsi de suite. Mais tout cela ce sont des êtres d’imagination. Il n’en est pas ainsi du sang. On voit le sang dans un nez, et on le reconnaît ; on le rencontre dans un menton, et on dit : « Le voilà, voilà du sang ! » C’est quelque chose de positif ; on le touche au doigt, cela n’admet pas de doute. »

 

Le monsieur souriant, doué de jambes grêles, qui avait donné le bras à Agnès, posa la question d’une manière plus nette encore, à ce qu’il me sembla.

 

« Dame ! vous savez, dit ce monsieur, en jetant un regard stupide tout autour de la table ; nous ne pouvons pas nous défaire de ça, voyez-vous ; nous avons du sang, bon gré mal gré, voyez-vous. Il y a des jeunes gens, voyez-vous, qui peuvent être un peu au-dessous de leur rang comme éducation et comme manières, qui font quelques sottises, voyez-vous, et qui se mettent dans de grands embarras, eux et les autres, et cætera. Mais du diable si on n’a pas toujours du plaisir à trouver qu’au fond ils ont du sang, voyez-vous. Pour mon compte, j’aimerais mieux, en tout cas, être jeté à terre par un homme qui aurait du sang, que d’être ramassé par quelqu’un qui n’en aurait pas. »

 

Cette déclaration, qui résumait admirablement l’essence de la question, eut le plus grand succès, et attira l’attention sur l’orateur jusqu’au moment de la retraite des dames. Je remarquai alors que M. Gulpidge et M. Henry Spiker, qui jusque-là s’étaient tenus à distance réciproque, formèrent une ligne défensive contre nous, gens de rien, comme étant l’ennemi commun, et échangèrent à travers la table un dialogue mystérieux pour notre mystification.

 

« Cette affaire de la première créance de quatre mille cinq cents livres sterling n’a pas suivi le cours auquel on s’attendait, Gulpidge, dit M. Henry Spiker.

 

– Voulez-vous parler du D. de A. ? dit M. Spiker.

 

– Du C. de B., » dit M. Gulpidge.

 

M. Spiker fit un mouvement de sourcils et parut très-ému.

 

« Quand la question fut présentée à lord ***, je n’ai pas besoin de le nommer… dit M. Gulpidge en s’arrêtant.

 

– Je comprends, dit M. Spiker, W***. »

 

M. Gulpidge fit un signe mystérieux.

 

« Quand la question lui fut présentée, il répondit : « Point d’argent, point de liberté ! »

 

– Bonté du ciel ! s’écria M. Spiker.

 

– Point d’argent point de liberté, répéta M. Gulpidge d’un ton ferme. L’héritier présomptif, vous me comprenez ?…

 

– K… dit M. Spiker avec un regard de connivence.

 

– K… alors a refusé absolument de signer. On l’a suivi jusqu’à New-Market pour le faire rétracter, et il a péremptoirement refusé sa signature. »

 

L’intérêt de M. Spiker devint si vif qu’il en était pétrifié.

 

« Voilà où en sont les choses, dit M. Gulpidge en se rejetant dans son fauteuil. Notre ami Waterbrook me pardonnera si j’évite de m’expliquer plus clairement, par égard pour l’importance des intérêts en jeu. »

 

M. Waterbrook était trop heureux, c’était facile à voir, qu’on voulût bien à sa table traiter, même par allusion, des intérêts si distingués et sous-entendre de tels noms. Il revêtit une expression de grave intelligence, quoique je sois persuadé qu’il ne comprenait pas plus que moi le sujet de la discussion, et exprima sa haute approbation de la discrétion qu’on observait. M. Spiker, après avoir reçu de son ami, M. Gulpidge, une confidence si importante, désira naturellement lui rendre la pareille. Le dialogue précédent fut suivi d’un autre qui fit le pendant ; ce fut au tour de M. Gulpidge à témoigner sa surprise ; puis il reprit ; M. Spiker fut surpris à son tour, et ainsi de suite. Pendant ce temps, nous autres profanes, nous étions accablés par la grandeur des intérêts enveloppés dans cette conversation mystérieuse, et notre hôte nous regardait avec orgueil comme des victimes d’une admiration et d’un respect salutaires.

 

Jugez si j’eus du plaisir à rejoindre Agnès dans le salon ! Après avoir causé avec elle dans un coin, je lui présentai Traddles qui était timide, mais très-aimable et toujours aussi bon enfant qu’autrefois. Il était obligé de nous quitter de bonne heure, attendu qu’il partait le lendemain matin pour un mois, de sorte que je ne pus pas causer avec lui aussi longtemps que je l’aurais voulu ; mais nous nous promîmes, en échangeant nos adresses, de nous donner le plaisir de nous revoir quand il serait de retour à Londres. Il apprit avec grand intérêt que j’avais retrouvé Steerforth, et parla de lui avec un tel enthousiasme, que je lui fis répéter devant Agnès ce qu’il en pensait. Mais Agnès se contenta de me regarder et de secouer un peu la tête quand elle fut sûre que j’étais seul à la voir.

 

Comme elle se trouvait entourée de gens avec lesquels il me semblait qu’elle ne devait pas être à son aise, je fus presque content de lui entendre dire qu’elle devait retourner chez elle au bout de peu de jours, malgré tous mes regrets de la perdre si vite. L’idée de cette séparation prochaine m’engagea à rester jusqu’à la fin de la soirée. Je me rappelais avec tant de plaisir, en causant avec elle et en l’entendant vanter l’heureuse vie que j’avais menée dans la vieille et grave maison qu’elle parait de tant de charmes, que j’aurais volontiers passé ainsi la moitié de la nuit. Mais à la fin, je n’avais plus d’excuses pour rester plus longtemps ; toutes les lumières de la soirée de M. Waterbrook étaient éteintes, et je fus bien obligé de partir à mon tour. Je sentis alors plus que jamais qu’elle était mon bon ange, et, en voyant son doux sourire et son visage serein, si je crus que c’étaient ceux d’un ange qui brillaient sur moi d’une sphère éloignée, j’espère qu’on me pardonnera cette illusion innocente.

 

J’ai dit que toute la société s’était retirée, j’aurais dû en excepter Uriah que je ne comprenais pas dans cette catégorie, et qui n’avait pas cessé de nous poursuivre. Il descendit l’escalier derrière moi. Il sortit de la maison derrière moi, et je le vois encore, faisant glisser sur ses longs doigts de squelette les doigts plus longs encore d’une paire de gants, qui semblaient faits pour la main de Guy Fawkes.

 

Je n’étais pas d’humeur à me soucier de la compagnie d’Uriah, mais je me souvins de la prière d’Agnès, et je lui demandai s’il voulait venir chez moi prendre une tasse de café.

 

« Oh ! vraiment, M. Trotwood, répliqua-t-il, je devrais dire M. Copperfield, mais l’autre nom me vient tout naturellement à la bouche… je ne voudrais pas vous gêner ; ne vous croyez pas obligé, je vous prie, d’inviter un humble personnage comme moi à venir chez vous.

 

– Cela ne me gêne pas, répondis-je, voulez-vous venir ?

 

– J’en serais bien heureux, répliqua Uriah, en se tortillant.

 

– Eh bien ! alors, venez ! »

 

Je ne pouvais m’empêcher de lui parler un peu sèchement, mais il n’avait pas l’air de s’en apercevoir. Nous prîmes le chemin le plus court, sans entretenir grande conversation en route, et il avait poussé l’humilité jusqu’à ne faire autre chose tout le long du chemin, que de mettre perpétuellement ses abominables gants ; il les mettait encore quand nous arrivâmes à ma porte.

 

L’escalier était sombre, et je le pris par la main pour éviter qu’il se cognât la tête contre les murs, quoiqu’il me semblât que je tenais une grenouille dans la main, tant la sienne était froide et humide ; si bien que je fus tenté vingt fois de le lâcher et de m’enfuir. Mais Agnès et l’hospitalité l’emportèrent, et je l’amenai jusqu’au coin de mon feu. Quand j’eus allumé les bougies, il entra dans des transports d’humilité à la vue du salon qui lui était révélé, et quand je fis chauffer le café dans un simple pot d’étain que mistress Crupp affectionnait particulièrement pour cet usage (sans doute parce qu’il n’avait pas été fait pour cela, mais bien plutôt pour contenir l’eau chaude destinée à se faire la barbe, et peut-être aussi parce qu’il y avait une cafetière brevetée, d’un grand prix, qu’elle laissait moisir dans l’office), il manifesta une telle émotion que j’avais la plus grande envie de la lui verser sur la tête pour l’échauder.

 

« Oh ! vraiment, M. Trotwood… pardon, je voulais dire M. Copperfield ! je ne me serais jamais attendu à vous voir me servir ! mais il m’arrive de tous côtés tant de choses auxquelles je ne pouvais pas non plus m’attendre dans une situation aussi humble que la mienne, qu’il me semble que les bénédictions pleuvent sur ma tête. Vous avez sans doute entendu parler d’un changement dans mon avenir, M. Trotwood… pardon, je voulais dire M. Copperfield ? »

 

En le voyant assis sur mon canapé, ses longues jambes rapprochées pour soutenir sa tasse, son chapeau et ses gants par terre à côté de lui, sa cuiller s’agitant doucement dans sa tasse, avec ses yeux d’un rouge vif, qui semblaient avoir brûlé leurs cils, ses narines qui se dilataient et se resserraient comme toujours chaque fois qu’il respirait, des ondulations de serpent qui couraient tout le long de son corps depuis le menton jusqu’aux bottes, je me dis que décidément il m’était souverainement désagréable. J’éprouvais un malaise véritable à le voir chez moi, car j’étais jeune alors, et je n’avais pas encore l’habitude de cacher ce que je sentais vivement.

 

« Vous avez, je pense, entendu parler d’un changement dans mon avenir, Trotwood… pardon, je voulais dire M. Copperfield ? répéta Uriah.

 

– Oui, j’en ai entendu parler.

 

– Ah ! répondit-il tranquillement, je pensais bien que miss Agnès le savait ; je suis bien aise d’apprendre que miss Agnès en est instruite. Oh ! merci, M. Trot… M. Copperfield. »

 

J’avais bonne envie de lui jeter mon tire-bottes, qui était là tout prêt devant le feu, pour le punir de m’avoir ainsi tiré un renseignement qui regardait Agnès, quelque insignifiant qu’il pût être, mais je me contentai de boire mon café.

 

« Comme vous avez été bon prophète, monsieur Copperfield, poursuivit-il, comme vous avez vu les choses de loin ! Vous rappelez-vous que vous m’avez dit un jour que je deviendrais peut-être l’associé de M. Wickfield, et qu’alors l’étude porterait les noms de Wickfield et Heep ! Vous ne vous en souvenez peut-être pas ; mais une personne humble comme moi, M. Copperfield, n’oublie pas ces choses-là.

 

– Je me rappelle vous en avoir parlé, lui dis-je, quoique certainement cela ne me parût pas très-probable alors.

 

– Et qui aurait pu le croire probable, monsieur Copperfield ! dit Uriah avec enthousiasme. Ce n’était pas moi, toujours ! Je me rappelle vous avoir dit moi-même que ma position était beaucoup trop humble : et je vous disais là bien véritablement ce que je pensais. »

 

Il regardait le feu avec une grimace de possédé, et moi je le regardais.

 

« Mais les individus les plus humbles, monsieur Copperfield, peuvent servir d’instrument pour faire le bien, reprit-il. Je suis heureux d’avoir pu servir d’instrument au bonheur de M. Wickfield, et j’espère lui rendre encore des services. Quel excellent homme, monsieur Copperfield, mais comme il a été imprudent !

 

– Je suis bien fâché de ce que vous me dites là, lui dis-je, et je ne pus m’empêcher d’ajouter d’un ton significatif… sous tous les rapports.

 

– Certainement, monsieur Copperfield, répliqua Uriah, sous tous les rapports. Pour miss Agnès par-dessus tout ! Vous ne vous rappelez pas, monsieur Copperfield, l’éloquente expression dont vous vous êtes servi en me parlant d’elle, mais moi je me la rappelle bien. Vous m’avez dit un jour que tout le monde lui devait de l’admiration, et je vous en ai bien remercié, mais vous avez oublié tout cela naturellement, monsieur Copperfield ?

 

– Non, dis-je sèchement.

 

– Oh ! combien j’en suis heureux, s’écria Uriah ! quand je pense que c’est vous qui avez le premier allumé une étincelle d’ambition dans mon humble cœur et que vous ne l’avez pas oublié ! Oh !… voulez-vous me permettre de vous demander encore une tasse de café ? »

 

Il y avait quelque chose dans l’emphase qu’il avait mise à me rappeler ces étincelles que j’avais allumées, quelque chose dans le regard qu’il m’avait lancé en parlant, qui m’avait fait tressaillir comme si je l’avais vu tout d’un coup dévoilé par un jet de lumière. Rappelé à moi par la demande qu’il me faisait d’un ton si différent, je fis les honneurs du pot d’étain, mais d’une main si tremblante, avec un sentiment si soudain de mon impuissance à lutter contre lui, et avec tant d’inquiétude de ce qui allait survenir, que j’étais bien sûr de ne pouvoir lui cacher mon trouble.

 

Il ne disait rien. Il faisait fondre son sucre, buvait une gorgée de café, puis se caressait le menton de sa main décharnée, regardait le feu, jetait un coup d’œil sur la chambre, me faisait une grimace sous forme de sourire, se tortillait de nouveau dans l’excès de son respect servile, reprenait sa tasse de café, et me laissait le soin de recommencer la conversation.

 

« Ainsi donc, lui dis-je enfin, M. Wickfield qui vaut mieux que cinq cents jeunes gens comme vous… ou moi (ma vie en aurait dépendu que je n’aurais pas pu m’empêcher de couper ma phrase par un geste d’impatience bien prononcé), M. Wickfield a commis des imprudences, monsieur Heep ?

 

– Oh ! beaucoup d’imprudences, monsieur Copperfield, répliqua Uriah avec un soupir de modestie, beaucoup, beaucoup !… Mais vous seriez bien bon de m’appeler Uriah comme autrefois !

 

– Eh bien ! Uriah, dis-je en prononçant le mot avec quelque difficulté.

 

– Merci bien ! répliqua-t-il avec chaleur, merci bien, monsieur Copperfield ! Il me semble sentir la brise ou entendre les cloches d’autrefois, comme aux jours de ma jeunesse, quand je vous entends dire Uriah. Je vous demande pardon. Que disais-je donc ?

 

– Vous parliez de M. Wickfield.

 

– Ah ! oui, c’est vrai, dit-il, de grandes imprudences, monsieur Copperfield ! C’est un sujet auquel je ne voudrais faire allusion devant personne autre que vous. Et même avec vous, je ne puis qu’y faire allusion. Si tout autre que moi avait été à ma place depuis quelques années, à l’heure qu’il est, il aurait M. Wickfield (quel excellent homme, pourtant, monsieur Copperfield !) sous sa coupe. Sous… sa… coupe… » dit Uriah très-lentement en étendant sa main décharnée sur la table, et en la pressant si fort de son pouce sec et dur que la table et la chambre même en tremblèrent.

 

J’aurais été condamné à le regarder avec son vilain pied plat sur la tête de M. Wickfield, que je n’aurais pas pu, je crois, le détester davantage.

 

« Oh ! oui, monsieur Copperfield, continua-t-il d’une voix douce qui formait un contraste frappant avec la pression obstinée de ce pouce dur et sec, il n’y a pas le moindre doute. Ç’aurait été sa ruine, son déshonneur, je ne sais pas quoi, M. Wickfield ne l’ignore pas. Je suis l’humble instrument destiné à le servir dans mon humilité, et il m’élève à une situation que je pouvais à peine espérer d’atteindre. Combien je dois lui en être reconnaissant ! » Son visage était tourné de mon côté, mais il ne me regardait pas ; il ôta sa main de la table, et frotta lentement et d’un air pensif sa mâchoire décharnée comme s’il se faisait la barbe.

 

Je me rappelle quelle indignation remplissait mon cœur, en voyant l’expression de ce rusé visage, qui, à la lueur rouge de la flamme, m’annonçait de nouvelles révélations.

 

« Monsieur Copperfield, me dit-il… mais ne vous fais-je pas veiller trop tard ?

 

– Ce n’est pas vous qui me faites veiller, je me couche toujours tard.

 

– Merci, monsieur Copperfield. J’ai monté de quelques degrés dans mon humble situation depuis le temps où vous m’avez connu, cela est vrai, mais je suis toujours aussi humble. J’espère que je le serai toujours. Vous ne douterez pas de mon humilité si je vous fais une petite confidence, monsieur Copperfield, n’est-ce pas ?

 

– Non, dis-je avec effort.

 

– Merci bien ! Il tira son mouchoir de sa poche et se mit à en frotter la paume de ses mains. Miss Agnès, monsieur Copperfield ?

 

– Eh bien ! Uriah ?

 

– Oh ! quel plaisir de vous entendre dire Uriah spontanément, s’écria-t-il en faisant un petit saut comme une torpille électrique. Vous l’avez trouvée bien belle ce soir, monsieur Copperfield ?

 

– J’ai trouvé comme de coutume qu’elle avait l’air d’être sous tous les rapports au-dessus de tous ceux qui l’entouraient.

 

– Oh ! merci ! c’est parfaitement vrai, s’écria-t-il. Merci mille fois de ce que vous venez de dire là !

 

– Point du tout, répondis-je avec hauteur ; il n’y a pas de quoi.

 

– Voyez-vous, monsieur Copperfield, dit Uriah ; c’est précisément là-dessus que roule la confidence que je vais prendre la liberté de vous faire. Quelque humble que je sois, et il frottait ses mains plus énergiquement en les regardant de près, puis il regardait le feu ; quelque humble que soit ma mère, quelque modeste que soit notre pauvre mais honnête demeure (je n’ai pas d’objection à vous confier mon secret, monsieur Copperfield ; j’ai toujours eu de la tendresse pour vous, depuis que j’ai eu le plaisir de vous voir pour la première fois dans un tilbury), l’image de miss Agnès habite dans mon cœur depuis bien des années ! Oh ! monsieur Copperfield ! si vous saviez comme je l’adore ! Je baiserais la trace de ses pas. »

 

Je crois que je fus saisi de la folle idée de prendre dans la cheminée les pincettes toutes rouges, et de l’en poursuivre au grand galop. Heureusement, elle me sortit brusquement de la tête, comme une balle sort de la carabine, mais l’image d’Agnès souillée, rien que par l’ignoble audace des pensées de cet abominable rousseau ne me quitta pas l’esprit, pendant qu’il était là, assis tout de travers sur le canapé, comme si son âme odieuse donnait la colique à son corps : j’en avais presque le vertige. Il me semblait qu’il grandissait et s’enflait sous mes yeux, que la chambre retentissait des échos de sa voix ; enfin je me sentis possédé par une étrange sensation que tout le monde connaît peut-être jusqu’à un certain point ; il me semblait que tout ce qui venait de se passer était arrivé autrefois, n’importe quand, et que je savais d’avance ce qu’il allait me dire.

 

Je m’aperçus à temps que son visage exprimait sa confiance dans le pouvoir qu’il avait entre les mains, et cette observation contribua plus que tout le reste, plus que tous les efforts que j’aurais pu faire, à rappeler à mon souvenir la prière d’Agnès dans toute sa force. Je lui demandai avec une apparence de calme, dont je ne me serais pas cru capable l’instant d’auparavant, s’il avait fait connaître ses sentiments à Agnès.

 

« Oh ! non ! monsieur Copperfield, répliqua-t-il, mon Dieu, non, je n’en ai parlé qu’à vous. Vous comprenez, je commence à peine à sortir de l’humilité de ma situation ; je fonde en partie mes espérances sur les services qu’elle me verra rendre à son père, (car j’espère bien lui être très-utile, monsieur Copperfield), elle verra comme je faciliterai les choses à ce brave homme pour le tenir en bonne voie. Elle aime tant son père, monsieur Copperfield (quelle belle qualité chez une fille !), que j’espère qu’elle arrivera peut-être, par affection pour lui, à avoir quelques bontés pour moi. »

 

Je sondais la profondeur de l’intrigue de ce misérable, et je comprenais dans quel but il m’en faisait la confidence.

 

« Si vous voulez bien avoir la bonté de me garder le secret, monsieur Copperfield, poursuivit-il, et de ne rien faire pour le traverser, je regarderai cela comme une grande faveur. Vous ne voudriez pas me causer de désagréments. Je sais la bonté de votre cœur, mais comme vous ne m’avez connu que dans une humble situation (dans la plus humble situation, je devrais dire, car je suis bien humble encore), vous pourriez, sans le vouloir, me faire un peu de tort auprès de mon Agnès. Je l’appelle mon Agnès, voyez-vous, monsieur Copperfield. Il y a une chanson qui dit :

 

Un sceptre n’est rien sans toi,

Et je renonce à tout si tu veux être à moi.

 

Eh bien ! c’est ce que je compte faire un de ces jours. »

 

Chère Agnès ! Elle, pour qui je ne connaissais personne qui fût digne d’un cœur si aimant et si bon, était-il bien possible qu’elle fût réservée à devenir la femme d’un misérable comme celui-là !

 

« Il n’y a rien de pressé pour le moment, voyez-vous, monsieur Copperfield, continua Uriah, pendant que je me disais cela en le regardant se tortiller devant moi. Mon Agnès est très-jeune encore, et nous avons, ma mère et moi, bien du chemin à faire et bien des arrangements à prendre, avant qu’il soit à propos d’y penser. J’aurai, par conséquent, le temps de la familiariser avec mes espérances, à mesure que les occasions se présenteront. Oh ! que je vous suis reconnaissant de votre confiance. Oh ! vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir tout le soulagement que j’éprouve à penser que vous comprenez notre situation et que vous ne voudriez pas me causer des désagréments dans la famille en vous tournant contre moi. »

 

Il me prit la main sans que j’osasse la lui refuser, et après l’avoir serrée dans sa patte humide, il regarda le cadran effacé de sa montre.

 

« Bon Dieu ! dit-il ; il est plus d’une heure. Le temps passe si vite dans les confidences entre de vieux amis, monsieur Copperfield, qu’il est presque une heure et demie. »

 

Je lui répondis que je croyais qu’il était plus tard ; non que je le crusse réellement, mais parce que j’étais à bout. Je ne savais plus, en vérité, ce que je disais.

 

« Mon Dieu ! dit-il par réflexion ; dans la maison que j’habite, une espèce d’hôtel, de pension bourgeoise, près de New-River-Head, je vais trouver tout le monde couché depuis deux heures, monsieur Copperfield.

 

– Je suis bien fâché, répondis-je, de n’avoir ici qu’un seul lit, et de…

 

– Oh ! ne parlez pas de lit, monsieur Copperfield, répondit-il d’un ton suppliant, en relevant une de ses jambes. Mais, est-ce que vous verriez quelque inconvénient à me laisser coucher par terre devant le feu ?

 

– Si vous en êtes là, prenez mon lit, je vous en prie, et moi, je m’étendrai devant le feu. »

 

Il refusa mon offre, d’une voix assez perçante, dans l’excès de sa surprise et de son humilité, pour aller réveiller mistress Crupp, endormie, je suppose, à cette heure indue, dans une chambre éloignée, située à peu près au niveau de la marée basse, et bercée probablement dans son sommeil, par le bruit d’une horloge incorrigible, à laquelle elle en appelait toujours quand nous avions quelque petite discussion sur une question d’exactitude ; cette horloge était toujours de trois quarts d’heure en retard, quoiqu’elle eût été réglée chaque matin sur les autorités les plus compétentes. Aucun des arguments qui me venaient à l’esprit dans mon état de trouble, n’ayant d’effet sur sa modestie, je renonçai à lui persuader d’accepter ma chambre à coucher, et je fus obligé de lui improviser, le mieux possible, un lit auprès du feu. Le matelas du canapé (beaucoup trop court pour ce grand cadavre), les coussins du canapé, une couverture, le tapis de la table, une nappe propre et un gros paletot, tout cela composait un coucher dont il me fut platement reconnaissant. Je lui prêtai un bonnet de nuit dont il s’affubla à l’instant, et qui le rendait si horrible, que je n’ai jamais pu en porter depuis ; après quoi je le laissai reposer en paix.

 

Je n’oublierai jamais cette nuit-là. Je n’oublierai jamais combien de fois je me tournai et me retournai dans mon lit ; combien de fois je me fatiguai à penser à Agnès et à cet animal ; combien de fois je me demandai ce que je pouvais et ce que je devais faire, et tout cela, pour aboutir toujours à cette impasse, que je n’avais rien de mieux à faire pour le repos d’Agnès, que de ne rien faire du tout, et de garder pour moi ce que j’avais appris. Si je m’endormais un moment, l’image d’Agnès avec ses yeux si doux, et celle de son père la regardant tendrement, s’élevaient devant moi, pour me supplier de venir à leur aide, et me remplissaient de vagues terreurs. Chaque fois que je me réveillais, l’idée qu’Uriah dormait dans la chambre à côté m’oppressait comme un cauchemar, et je me sentais sur le cœur un poids de plomb ; j’avais peur d’avoir pris pour locataire un démon de la plus vile espèce.

 

Les pincettes me revenaient aussi à l’esprit dans mon sommeil, sans que je pusse m’en débarrasser. Il me semblait, tandis que j’étais à demi endormi et à demi éveillé, qu’elles étaient encore toutes rouges, et que je venais de les saisir pour les lui passer au travers du corps. Cette idée me poursuivait tellement, quoique sachant bien qu’elle n’avait aucune solidité, que je me glissai dans la pièce voisine pour m’assurer qu’il y était bien en effet, couché sur le dos, ses jambes étendues jusqu’au bout de la chambre ; il ronflait ; il avait un rhume de cerveau et sa bouche était ouverte comme une boîte aux lettres ; enfin, il était en réalité beaucoup plus affreux que mon imagination malade ne l’avait rêvé, et mon dégoût même devint une sorte d’attraction qui m’obligeait à revenir à peu près toutes les demi-heures pour le regarder de nouveau. Aussi cette longue nuit me sembla plus lente et plus sombre que jamais, et le ciel chargé de nuages s’obstinait à ne laisser paraître aucune trace du jour.

 

Quand je le vis descendre de bonne heure, le lendemain matin (car, grâce au ciel, il refusa de rester à déjeuner), il me sembla que la nuit disparaissait avec lui ; mais en prenant le chemin de mon bureau, je recommandai particulièrement à mistress Crupp de laisser mes fenêtres ouvertes, pour donner de l’air à mon salon, et le purifier de toutes les souillures de sa présence.

 

CHAPITRE XXVI.

Me voilà tombé en captivité.


Je ne vis plus Uriah Heep jusqu’au jour du départ d’Agnès. J’étais au bureau de la diligence pour lui dire adieu et la voir partir, et je la trouvai là qui retournait à Canterbury par le même véhicule. J’éprouvai du moins une petite satisfaction à voir cette redingote marron trop courte de taille, étroite et mal fagotée, en compagnie d’un parapluie qui ressemblait à une tente, plantés au bord du siège de derrière sur l’impériale, tandis qu’Agnès avait naturellement une place d’intérieur ; mais je méritais bien cette petite indemnité pour la peine que je pris de faire l’aimable avec lui pendant qu’Agnès pouvait nous voir. À la portière de la diligence, de même qu’au dîner de mistress Waterbrook, il planait autour de nous sans relâche comme un grand vautour, dévorant chaque parole que je disais à Agnès ou qu’elle me disait.

 

Dans l’état de trouble où m’avait jeté la confidence qu’il m’avait faite au coin de mon feu, j’avais réfléchi souvent aux expressions qu’Agnès avait employées en parlant de l’association. « J’ai fait, j’espère, ce que je devais faire. Je savais qu’il était nécessaire pour le repos de papa que ce sacrifice s’accomplit, et je l’ai engagé à le consommer. » J’étais poursuivi depuis lors par le triste pressentiment qu’elle céderait à ce même sentiment, et qu’elle y puiserait la force d’accomplir tout autre sacrifice par amour pour son père. Je connaissais son affection pour lui. Je savais combien sa nature était dévouée. J’avais appris d’elle-même qu’elle se regardait comme la cause innocente des erreurs de M. Wickfield, et qu’elle croyait avoir ainsi contracté envers lui une dette qu’elle désirait ardemment d’acquitter. Je ne trouvais aucune consolation à remarquer la différence qui existait entre elle et ce misérable rousseau en redingote marron, car je sentais que le grand danger venait précisément de la différence qu’il y avait entre la pureté et le dévouement de son âme et la bassesse sordide de celle d’Uriah. Il le savait bien, et il avait sans doute fait entrer tout cela en ligne de compte dans ses calculs hypocrites.

 

Cependant, j’étais si convaincu que la perspective lointaine d’un tel sacrifice suffirait pour détruire le bonheur d’Agnès, et j’étais tellement sûr, d’après ses manières, qu’elle ne se doutait encore de rien, et que cette ombre n’était pas encore tombée sur son front, que je ne songeais pas plus à l’avertir du coup dont elle était menacée, qu’à lui faire quelque insulte gratuite. Nous nous séparâmes donc sans aucune explication ; elle me faisait des signes et me souriait à la portière de la diligence pour me dire adieu, pendant que je voyais sur l’impériale son mauvais génie qui se tortillait de plaisir, comme s’il l’avait déjà tenue dans ses griffes triomphantes.

 

Pendant longtemps, ce dernier regard jeté sur eux ne cessa pas de me poursuivre. Quand Agnès m’écrivit pour m’annoncer son heureuse arrivée, sa lettre me trouva aussi malheureux de ce souvenir qu’au moment même de son départ. Toutes les fois que je tombais dans la rêverie, j’étais sûr que cette vision allait encore m’apparaître et redoubler mes tourments. Je ne passais pas une seule nuit sans y rêver. Cette pensée était devenue une partie de ma vie, aussi inséparable de mon être que ma tête l’était de mon corps.

 

J’avais tout le temps de me torturer à mon aise, car Steerforth était à Oxford, m’écrivait-il, et quand je n’étais pas à la cour des Commons’, j’étais presque toujours seul. Je crois que je commençais déjà à me sentir une secrète méfiance de Steerforth. Je lui répondis de la manière la plus affectueuse, mais il me semble qu’au bout du compte, je n’étais pas fâché qu’il ne pût pas venir à Londres pour le moment. Je soupçonne qu’à dire le vrai, l’influence d’Agnès, n’étant plus combattue par la présence de Steerforth, agissait sur moi avec d’autant plus de puissance qu’elle tenait plus de place dans mes pensées et mes préoccupations.

 

Cependant, les jours et les semaines s’écoulaient. J’avais décidément pris place chez MM. Spenlow et Jorkins. Ma tante me donnait quatre-vingts livres sterling par an, payait mon loyer et beaucoup d’autres dépenses. Elle avait loué mon appartement pour un an, et quoiqu’il m’arrivât encore de le trouver un peu triste le soir, et les soirées bien longues, j’avais fini par me faire une espèce de mélancolie uniforme, et par me résigner au café de mistress Crupp, et même par l’avaler, non plus à la tasse, mais à grands seaux, autant que je me rappelle cette période de mon existence. Ce fut à peu près à cette époque que je fis aussi trois découvertes : la première, c’est que mistress Crupp était très-sujette à une indisposition extraordinaire qu’elle appelait des espasmes, généralement accompagnée d’une inflammation dans les fosses nasales, et qui exigeait pour traitement une consommation perpétuelle d’absinthe ; la seconde, c’est qu’il fallait qu’il y eût quelque chose de particulier dans la température de mon office, qui fit casser les bouteilles d’eau-de-vie ; enfin je découvris que j’étais seul au monde, et j’étais fort enclin à rappeler cette circonstance dans des fragments de poésie nationale de ma composition.

 

Le jour de mon installation définitive chez MM. Spenlow et Jorkins ne fut marqué par aucune autre réjouissance, si ce n’est que je régalai les clercs au bureau de sandwiches et de xérès, et que je me régalai tout seul, le soir, d’un spectacle. J’allai voir l’Étranger comme une pièce qui ne dérogeait pas à la dignité de la cour des Doctors’-Commons, et j’en revins dans un tel état que je ne me reconnaissais plus dans la glace. M. Spenlow me dit à l’occasion de mon installation, en terminant nos arrangements, qu’il aurait été heureux de m’inviter à venir passer la soirée chez lui à Norwood, en l’honneur des relations qui s’établissaient entre lui et moi, mais que sa maison était un peu en désordre parce qu’il attendait le retour de sa fille qui venait de finir son éducation à Paris. Mais il ajouta que, lorsqu’elle serait arrivée, il espérait avoir le plaisir de me recevoir. Je savais en effet, qu’il était resté veuf avec une fille unique ; je le remerciai de ses bonnes intentions.

 

M. Spenlow tint fidèlement sa parole ; une quinzaine de jours après, il me rappela sa promesse en me disant que, si je voulais lui faire le plaisir de venir à Norwood le samedi suivant, pour y rester jusqu’au lundi, il en serait extrêmement heureux. Je répondis naturellement que j’étais tout prêt à lui donner ce plaisir, et il fut convenu qu’il m’emmènerait et me ramènerait dans son phaéton.

 

Le jour venu, mon sac de nuit même devint un objet de vénération pour les employés subalternes, pour lesquels la maison de Norwood était un mystère sacré. L’un d’eux m’apprit qu’il avait entendu dire que le service de table de M. Spenlow se composait exclusivement de vaisselle d’argent et de porcelaine de Chine, et un autre, qu’on y buvait du champagne tout le long du repas, comme on boit de la bière ailleurs. Le vieux clerc à perruque, qui s’appelait M. Tiffey, avait été plusieurs fois à Norwood, pour affaires, dans le courant de sa carrière, et, dans ces occasions solennelles, il avait pu pénétrer jusque dans la salle à manger qu’il décrivait comme une pièce des plus somptueuses, d’autant plus qu’il y avait bu du xérès brun de la Compagnie des Indes, d’une qualité si particulière, qu’il en faisait venir les larmes aux yeux.

 

La cour s’occupait ce jour-là d’une affaire qui avait déjà été ajournée ; il s’agissait de condamner un boulanger qui avait fait opposition dans sa paroisse à une taxe pour le pavage, et comme la dossier était deux fois plus long que Robinson Crusoé, d’après un calcul que j’avais fait, cela ne put finir qu’un peu tard. Pourtant le boulanger fut mis au ban de la paroisse pour six mois et obligé de payer des frais de toute espèce, après quoi le procureur du boulanger, le juge et les avocats des deux parties, qui étaient tous des parents très-proches, s’en allèrent ensemble à la campagne, pendant que je montais en phaéton avec M. Spenlow.

 

Ce phaéton était très-élégant ; les chevaux se rengorgeaient et levaient les jambes comme s’ils savaient qu’ils appartenaient aux Doctors’-Commons. Il y avait beaucoup d’émulation parmi ces messieurs à qui ferait le plus d’embarras, et nous pouvions nous vanter d’avoir là des équipages joliment soignés ; quoique j’aie toujours cru, comme je le croirai toujours, que de mon temps, le grand objet d’émulation, pour les docteurs de la cour, était l’empois ; car je ne doute pas que les procureurs n’en fissent alors une aussi grande consommation que peut le comporter la nature humaine.

 

Notre petit voyage pour nous rendre à Norwood fut donc très-agréable, et M. Spenlow profita de cette occasion pour me donner quelques avis sur ma profession. Il me dit que c’était la profession la plus distinguée ; qu’il fallait bien se garder de la confondre avec le métier d’avoué ; que cela ne se ressemblait pas ; que la nôtre était infiniment plus spéciale, moins routinière, et rapportait de plus beaux profits. Nous traitions les choses beaucoup plus à notre aise aux Commons’ qu’on ne pouvait les traiter ailleurs, et ce privilège seul faisait le nous une classe à part. Il me dit, qu’à la vérité, nous ne pouvions pas nous dissimuler (ce qui était bien désagréable) que nous étions surtout employés par des avoués ; mais il me donna à entendre que ce n’en était pas moins une race de gens bien inférieure à la nôtre, et que tous les procureurs qui se respectaient les regardaient du haut en bas.

 

Je demandai à M. Spenlow quelle était, selon lui, la meilleure espèce d’affaires dans la profession. Il me répondit qu’un bon procès sur un testament contesté, quand il s’agissait d’une petite terre de trente à quarante mille livres sterling, était peut-être ce qu’il y avait de mieux. Dans une affaire de cette espèce, il y avait d’abord à chaque phase de la procédure, une bonne petite récolte de profits à faire par voie d’argumentation ; puis les dossiers de témoignages s’entassaient les uns sur les autres à chaque interrogatoire pour et contre, sans parler des appels qu’on peut faire d’abord à la Cour des délégués et de là à la Chambre des lords ; mais comme on est à peu près sûr de retrouver les dépens sur la valeur de la propriété, les deux parties vont gaillardement de l’avant, sans s’inquiéter des frais. Là-dessus il se lança dans un éloge général de la Cour des Commons. « Ce qu’il y a le plus à admirer dans la Cour des Doctors’-Commons, disait-il, c’est la concentration des affaires. Il n’y a pas de tribunal aussi bien organisé dans le monde. On a tout sous la main, dans une coquille de noix. Par exemple, on porte devant la Cour du consistoire une affaire de divorce, ou une affaire de restitution. Très-bien. Vous commencez par essayer de la Cour du consistoire. Cela se passe tranquillement, en famille ; on prend son temps. À supposer qu’on ne soit pas satisfait de la Cour du consistoire, que fait-on ? On va devant la Cour des arches. Qu’est-ce que la Cour des arches ? La même Cour, dans le même local, avec la même barre, les mêmes conseillers ; il n’y a que le juge de changé, car le premier juge, celui de la Cour du consistoire, peut revenir plaider ici, quand cela lui convient, devant la Cour des arches, comme avocat. Ici, on recommence le même jeu. Vous n’êtes pas encore satisfait. très-bien. Alors, que fait-on ? On se présente devant la Cour des délégués. Qu’est-ce que la Cour des délégués ? Eh bien ! les délégués ecclésiastiques sont les avocats sans cause, qui ont vu le jeu qui s’est joué dans les deux Cours ; qui ont vu donner, couper et jeter les cartes ; qui en ont parlé à tous les joueurs, et qui, en conséquence, se présentent comme des juges tout neufs à l’affaire, pour tout régler à la satisfaction de tout le monde. Les mécontents peuvent parler de la corruption de la Cour, de l’insuffisance de la Cour, de la nécessité d’une réforme dans la Cour ; mais, avec tout cela, dit solennellement M. Spenlow, en terminant, plus le boisseau de grain est cher au marché, plus la Cour a d’affaires évoquées devant elle, et on peut dire au monde entier, la main sur la conscience : « Touchez seulement à la Cour, et c’en est fait du pays. »

 

J’écoutais avec attention, et quoique je doive avouer que j’avais quelques doutes sur la question de savoir si l’État était aussi redevable à la Cour que M. Spenlow le disait, je me soumis aussi respectueusement à ses opinions. Quant à l’affaire du prix du boisseau de blé, je sentis modestement que c’était un argument trop fort pour moi, mais qu’il n’en tranchait pas moins la question. Je n’ai pas pu me remettre encore, à l’heure qu’il est, de ce boisseau de blé. Il a reparu bien des fois durant ma vie, dans toute sorte de questions, toujours pour m’écraser. Je ne sais pas encore ce qu’il me veut, ni quel droit il a de venir m’opprimer dans une infinité d’occasions ; mais toutes les fois que je vois arriver sur la scène mon vieil ami, le boisseau de blé, toujours amené là, autant que je puis croire, comme des cheveux sur la soupe, je regarde la cause comme perdue sans ressource.

 

Mais ceci n’est qu’une digression. Je n’étais pas homme à toucher à la Cour et à bouleverser le pays. J’exprimai donc par un silence modeste l’assentiment que je donnais à tout ce que je venais d’entendre dire à mon supérieur en âge et en connaissances, et la conversation roula bientôt sur le drame et sur l’Étranger, puis sur les chevaux du phaéton, jusqu’au moment de notre arrivée devant la porte de M. Spenlow.

 

Un très-joli jardin s’étendait devant la maison, et quoique la saison ne fût pas favorable pour voir un jardin, tout était si bien tenu, que je fus enchanté. La pelouse était charmante, et j’apercevais dans l’obscurité des groupes d’arbres et de longues tonnelles, couvertes, sans doute, de fleurs et de plantes grimpantes au retour du printemps. « C’est là que miss Spenlow va se promener à l’écart, » me dis-je.

 

Nous entrâmes dans la maison qui était joyeusement éclairée, et je me trouvai dans un vestibule rempli de chapeaux, de paletots, de gants, de fouets et de cannes. « Où est miss Dora ? » demanda M. Spenlow au domestique. « Dora !, pensai-je, quel joli nom ! »

 

Nous entrâmes dans une pièce voisine, le fameux petit salon, où le vieux clerc avait bu du xérès brun de la Compagnie des Indes, et j’entendis une voix qui disait : « Ma fille Dora et Mademoiselle l’amie de confiance de ma fille Dora, je vous présente M. Copperfield. » C’était, sans doute, la voix de M. Spenlow, mais je n’en savais rien et peu m’importait. C’en était fait ! ma destinée était accomplie. J’étais captif, esclave. J’aimais Dora Spenlow à la folie.

 

C’était pour moi comme un être surhumain, une fée, une sylphide, je ne sais quoi ; quelque chose de tel qu’on n’avait jamais rien vu de pareil, et que tout le monde en raffolait. Je disparus à l’instant dans un abîme d’amour. Je n’eus pas le temps de m’arrêter sur le bord, ni de regarder en avant ou en arrière, je me précipitai la tête la première, avant d’avoir assez recouvré mes sens pour lui adresser la parole.

 

« J’ai déjà vu M. Copperfield, » dit une voix bien connue pendant que je saluais en murmurant quelques mots.

 

Ce n’était pas Dora qui parlait, non ; c’était son amie de confiance, miss Murdstone !

 

J’aurais bien dû m’étonner, eh bien ! non. Il me semble que je n’avais plus la faculté de m’étonner. Il n’y avait au monde que Dora Spenlow qui valût la peine qu’on s’étonnât pour elle. Je me mis à dire :

 

« Comment vous portez-vous, miss Murdstone ? J’espère que votre santé est bonne ?

 

– Très-bonne, répondit-elle.

 

– Et comment va M. Murdstone ?

 

– Mon frère se porte à merveille, je vous remercie. »

 

M. Spenlow, qui avait, je suppose, été surpris de me voir en pays de connaissance, plaça ici son mot :

 

« Je suis bien aise de voir, Copperfield, dit-il, que miss Murdstone et vous, vous soyez d’anciennes connaissances.

 

– Nous sommes alliés, M. Copperfield et moi, dit miss Murdstone d’un ton calme et sévère. Nous nous sommes un peu connus autrefois, dans son enfance ; les circonstances nous ont séparés depuis lors ; je ne l’aurais pas reconnu. »

 

Je répliquai que je l’aurais reconnue n’importe où, ce qui était vrai.

 

« Miss Murdstone a eu la bonté, me dit M. Spenlow, d’accepter l’office… si elle veut bien me permettre de l’appeler ainsi, d’amie confidentielle de ma fille Dora. Ma fille Dora étant malheureusement privée de sa mère, miss Murdstone veut bien lui accorder sa compagnie et sa protection. »

 

À propos de protection, il me passa une idée par la tête, c’est que miss Murdstone, comme ces pistolets de poche appelés life preserver, était plutôt faite pour l’attaque que pour la protection de personne. Mais c’est une idée qui ne fit que me passer dans l’esprit, comme toutes celles qui ne se rapportaient pas à Dora, que je regardai à l’instant même ; et il me sembla voir dans ses petites manières un peu volontaires et capricieuses qu’elle n’était pas très-disposée à mettre sa confiance dans sa compagne et protectrice Mlle Murdstone. Mais une cloche sonna ; M. Spenlow dit que c’était le premier coup pour le dîner, et me conduisit dans ma chambre.

 

Le moyen de s’habiller ou de faire quelque chose qui exigeât le moindre soin, quand on était plongé dans ce rêve d’amour ! c’eût été par trop ridicule. Tout ce que je pus faire, ce fut de m’asseoir devant le feu, la clef de mon sac de nuit entre les dents, incapable de toute autre chose que de penser à cette petite Dora, à sa grâce, à ses charmes, à ses yeux brillants. Quelle taille, quel visage, quelles manières enchanteresses, gracieuses jusques dans leurs caprices !

 

La cloche sonna si vite le second coup, que j’eus à peine le temps d’enfiler comme je pus mes habits, au lieu d’accomplir cette opération avec le soin que j’aurais voulu y apporter dans cette circonstance, et je descendis. Il y avait quelques personnes dans le salon. Dora parlait à un vieux monsieur en cheveux blancs. En dépit de ses cheveux blancs et de ses arrière-petits-enfants (car il se disait lui-même bisaïeul), j’étais horriblement jaloux de lui.

 

Quel état d’esprit que celui dans lequel j’étais plongé ! J’étais jaloux de tout le monde ! Je ne pouvais supporter l’idée que quelqu’un connût M. Spenlow mieux que moi. C’était une torture pour moi que d’entendre parler d’événements auxquels je n’avais pas pris part. Un monsieur parfaitement chauve, à tête luisante, fort aimable du reste, s’étant avisé de me demander à travers la table si c’était la première fois que je voyais le jardin, dans ma colère féroce et sauvage je ne sais pas ce que je lui aurais fait.

 

Je ne me rappelle pas les autres convives, je ne me rappelle que Dora. Je n’ai aucune idée de ce qu’on servit au dîner, je ne vis que Dora ; je crois vraiment que je dînai de Dora uniquement, et que je renvoyai une demi-douzaine d’assiettes sans y avoir touché. J’étais assis près d’elle, je lui parlais ; elle avait la plus douce petite voix, le petit rire le plus gai, les petites manières les plus charmantes et les plus séduisantes qui aient jamais réduit en servage un pauvre garçon éperdu. En tout, c’était une petite miniature ; elle n’en est que plus précieuse, me disais-je.

 

Quand elle quitta la salle à manger avec miss Murdstone (il n’y avait point là d’autres dames), je tombai dans une douce rêverie qui n’était troublée que par une vive inquiétude de ce que miss Murdstone pourrait dire de malveillant sur mon compte. Le monsieur aimable et chauve me raconta une longue histoire d’horticulture, je crois. Il me semble que je l’entendis me répéter plusieurs fois : « Mon jardinier. » J’avais l’air de lui prêter l’attention la plus soutenue, mais en réalité j’errais pendant tout ce temps dans le jardin d’Éden avec Dora. Mes craintes d’être desservi auprès de l’objet de toutes mes affections se ranimèrent quand nous rentrâmes dans le salon, à l’aspect du sombre visage de miss Murdstone dans le lointain. Mais j’en fus soulagé d’une manière inattendue.

 

« David Copperfield, dit miss Murdstone me faisant signe de venir la rejoindre près d’une fenêtre, un mot ! »

 

Je me trouvai en face de miss Murdstone :

 

« David Copperfield, me dit miss Murdstone, je n’ai pas besoin de m’étendre sur nos affaires de famille, le sujet n’est pas séduisant.

 

– Loin de là, mademoiselle, répliquai-je.

 

– Loin de là, répéta miss Murdstone. Je n’ai aucun désir de rappeler des querelles passées et des injures oubliées. J’ai été outragée par une personne, par une femme, je suis fâchée de le dire pour l’honneur de mon sexe, et, comme je ne pourrais parler d’elle sans mépris et sans dégoût, j’aime mieux ne pas y faire allusion. »

 

J’étais prêt à prendre feu pour ma tante. Cependant je me contins et lui dis qu’il serait certainement plus convenable, si miss Murdstone le voulait bien, de ne pas y faire allusion ; j’ajoutai que je ne pouvais entendre parler d’elle qu’avec respect, qu’autrement je prendrais hautement sa défense. »

 

Miss Murdstone ferma les yeux, pencha la tête avec dédain, puis, rouvrant lentement les yeux, elle reprit :

 

« David Copperfield, je n’essayerai pas de vous dissimuler que je me suis fait une opinion défavorable sur votre compte dans votre enfance. Je me suis peut-être trompée, ou bien vous avez cessé de justifier cette manière de voir ; ce n’est pas la question pour le moment. Je fais partie d’une famille remarquable, je crois, pour sa fermeté, et je ne suis sujette ni à changer d’avis ni à me laisser gouverner par les circonstances. Je puis avoir mon opinion sur votre compte. Vous pouvez avoir la vôtre sur le mien. »

 

J’inclinai la tête à mon tour.

 

« Mais il n’est pas nécessaire, dit miss Murdstone, que ces opinions en viennent à une collision ici même. Dans les circonstances actuelles, il vaut mieux pour tout le monde qu’il n’en soit rien. Puisque les hasards de la vie nous ont rapprochés de nouveau, et que d’autres occasions du même genre peuvent se présenter, je suis d’avis que nous nous traitions l’un l’autre comme de simples connaissances. Nos relations de famille éloignées sont une raison suffisante pour expliquer ce genre de rapports entre nous, et il est inutile que nous nous fassions remarquer. Êtes-vous du même avis ?

 

– Miss Murdstone, répliquai-je, je trouve que M. Murdstone et vous, vous en avez usé cruellement à mon égard, et que vous avez traité ma mère avec une grande dureté ; je conserverai cette opinion toute ma vie. Mais je souscris complètement à ce que vous proposez. »

 

Miss Murdstone ferma de nouveau les yeux, et pencha encore la tête ; puis touchant le revers de ma main du bout de ses doigts roides et glacés, elle s’éloigna en arrangeant les petites chaînes qu’elle portait aux bras et au cou, les mêmes et dans le même état exactement que la dernière fois que je l’avais vue. Je me rappelai alors, en pensant au caractère de miss Murdstone, les chaînes et les fers qu’on met au-dessus de la porte d’une prison pour annoncer au dehors à tous les passants ce qu’on peut s’attendre à trouver au dedans.

 

Tout ce que je sais du reste de la soirée, c’est que j’entendis la souveraine de mon cœur chanter des ballades merveilleuses composées en français et dont la moralité était en général qu’en tout état de cause, il fallait toujours danser, tra la la, tra la la ! Elle s’accompagnait sur un instrument enchanté qui ressemblait à une guitare. J’étais plongé dans un délire de béatitude. Je refusai tout rafraîchissement. Le punch en particulier révoltait tout mon être. Quand miss Murdstone vint l’arrêter pour l’emmener, elle sourit et me tendit sa charmante petite main. Je jetai par hasard un coup d’œil sur une glace et je vis que j’avais l’air d’un imbécile, d’un idiot. Je revins à ma chambre dans un état d’imbécillité, et je me levai le lendemain plongé toujours dans la même extase.

 

Il faisait beau, et comme je m’étais levé de grand matin, je pensai que je pouvais aller me promener dans une des allées en berceau, et nourrir ma passion en contemplant son image dans mon cœur. En traversant le vestibule, je rencontrai son petit chien qu’on appelait Jip, diminutif de Gipsy. Je l’approchai avec tendresse, car mon amour s’étendait jusqu’à lui, mais il me montra les dents, et il se réfugia sous une chaise en grognant, sans vouloir me permettre la plus légère familiarité.

 

Le jardin était frais et solitaire. Je me promenais en rêvant au bonheur que j’éprouverais si j’étais jamais fiancé à cette merveilleuse petite créature. Quant au mariage et à la fortune, je crois que j’étais presque aussi innocent de toute pensée de ce genre que dans le temps où j’aimais la petite Émilie. Être admis à l’appeler « Dora », à lui écrire, à l’aimer, à l’adorer, à croire qu’elle ne m’oubliait pas, même lorsqu’elle était entourée d’autres amis, c’était pour moi le nec plus ultra de l’ambition humaine, de la mienne au moins, bien certainement. Il n’y a pas de doute que je ne fusse alors un pauvre garçon ridicule et sentimental, mais ces sentiments annonçaient une pureté de cœur qui m’empêche d’en mépriser absolument le souvenir, quelque risible qu’il me semble aujourd’hui.

 

Je ne me promenais pas depuis bien longtemps quand, au détour d’une allée, je la rencontrai. Je rougis encore des pieds à la tête en tournant, par souvenir, le coin de cette allée, et la plume tremble entre mes doigts.

 

« Vous… sortez de bien bonne heure, miss Spenlow, lui dis-je.

 

– Oh ! je m’ennuie à la maison, dit-elle, et miss Murdstone est si absurde ! Elle a les idées les plus étranges sur la nécessité que l’atmosphère soit bien purifiée avant que je sorte. Purifiée ! » Ici elle se mit à éclater du rire le plus mélodieux. « Le dimanche matin, je ne joue pas du piano. Il faut bien faire quelque chose. Aussi j’ai dit à papa hier soir que j’étais décidée à sortir. Et puis, c’est le plus beau moment de la journée. N’est-ce pas ? »

 

Là-dessus je pris mon vol à l’étourdie et je lui dis ou plutôt je balbutiai que le temps me paraissait magnifique pour le moment, quoique je le trouvasse bien sombre il n’y avait pas plus d’une minute.

 

« Est-ce un compliment, dit Dora, ou si le temps est réellement changé ? »

 

Je répondis en balbutiant plus que jamais que ce n’était pas un compliment mais la vérité pure, quoique je ne me fusse pas aperçu du moindre changement dans le temps. Je parlais seulement de celui que j’éprouvais dans mes sentiments, ajoutai-je timidement pour achever l’explication.

 

Je n’ai jamais vu de boucles pareilles à celles qu’elle secoua alors pour cacher sa rougeur, et ce n’est pas étonnant, il n’y en a jamais eu de semblables au monde ! Quant au chapeau de paille et aux rubans bleus qui couronnaient ces boucles, quel trésor inestimable à suspendre dans ma chambre de Buckingham-Street, si je les avais eus en ma possession !

 

« Vous arrivez de Paris ? lui dis-je.

 

– Oui, répondit-elle. Y avez-vous jamais été ?

 

– Non.

 

– Oh ! J’espère pour vous que vous irez bientôt. Cela vous amusera tant ! »

 

Ma physionomie exprimait une profonde souffrance. Il m’était insupportable de penser qu’elle espérait me voir aller à Paris, qu’elle supposait que je pusse avoir l’idée d’y aller. Je me moquais bien de Paris ; je me moquais bien de la France ! Il me serait impossible, dans les circonstances présentes, de quitter l’Angleterre pour tous les trésors du monde. Rien ne pourrait m’y décider. Bref, j’en dis tant qu’elle recommençait à se voiler de ses boucles, quand le petit chien arriva en courant le long de l’allée, à notre grand soulagement.

 

Il était horriblement jaloux de moi, et s’obstinait à m’aboyer dans les jambes. Elle le prit dans ses bras, oh ciel ! et le caressa, sans qu’il cessât d’aboyer, il ne voulait pas me laisser le toucher, et, alors elle le battait ; mes souffrances redoublaient en voyant les jolies petites tapes qu’elle lui donnait sur le museau pour le punir, pendant qu’il clignait des yeux et lui léchait la main, tout en continuant de grommeler entre ses dents d’une voix de basse-taille. Enfin il se calma (je crois bien ! avec ce petit menton à fossettes appuyé sur son museau !) et nous prîmes le chemin de la serre.

 

« Vous n’êtes pas très-lié avec miss Murdstone, n’est-ce pas ? dit Dora… Mon chéri ! (Ces deux derniers mots s’adressaient au chien. Oh ! si c’eût été seulement à moi !)

 

– Non, répliquai-je, pas du tout.

 

– Elle est bien ennuyeuse, reprit-elle en faisant la moue. Je ne sais pas à quoi papa peut avoir pensé d’aller prendre quelqu’un d’aussi insupportable pour me tenir compagnie. Ne semble-t-il pas qu’on ait besoin d’être protégée ! Ce n’est pas moi toujours. Jip est un bien meilleur protecteur que miss Murdstone : n’est-ce pas, Jip, mon amour ? »

 

Il se contenta de fermer les yeux négligemment pendant qu’elle baisait sa petite caboche.

 

« Papa l’appelle mon amie de confiance, mais ce n’est pas vrai du tout, n’est-ce pas, Jip ? Nous n’avons pas l’intention de donner notre confiance à des gens si grognons, n’est-ce pas Jip ? Nous avons l’intention de la placer où il nous plaira, et de chercher nos amis nous-mêmes, sans qu’on aille à la découverte pour nous, n’est-ce pas Jip ? »

 

Jip fit en réponse un petit bruit qui ressemblait assez à celui d’une bouilloire à thé sur le feu. Quant à moi, chaque parole était un anneau de plus qu’on rivait à ma chaîne.

 

« C’est un peu dur, parce que nous n’avons pas une maman bien bonne, d’être obligée au lieu de cela de traîner une vieille femme ennuyeuse et maussade comme miss Murdstone, toujours à notre suite, n’est-ce pas, Jip ? Mais ne t’inquiète pas, Jip ; nous ne lui accorderons pas notre confiance, et nous nous donnerons autant de bon temps que nous pourrons en dépit d’elle, et nous la ferons enrager : c’est tout ce que nous pouvons faire pour elle, n’est-ce pas, Jip ? »

 

Pour peu que ce dialogue eût duré deux minutes de plus, je crois que j’aurais fini par me mettre à genoux sur le sable, au risque de les écorcher, et de me faire mettre à la porte par-dessus le marché. Mais, par bonheur, la serre n’était pas loin, et nous y arrivâmes comme elle finissait de parler.

 

Elle était remplie de beaux géraniums. Nous restions en contemplation devant les fleurs ; Dora sautait sans cesse pour admirer cette plante, puis cette autre ; et moi je m’arrêtais pour admirer celles qu’elle admirait. Dora tout en riant soulevait le chien dans ses bras par un geste enfantin pour lui faire sentir les fleurs ; si nous n’étions pas tous les trois en paradis, je sais que pour mon compte j’y étais. Le parfum d’une feuille de géranium me donne encore à l’heure qu’il est une certaine émotion demi-comique, demi-sérieuse qui change à l’instant le cours de mes idées. Je revois aussitôt un chapeau de paille avec des rubans bleus sur une forêt de boucles de cheveux, et un petit chien noir soulevé par deux jolis bras effilés, pour lui faire respirer le parfum des fleurs et des feuilles de géraniums.

 

Miss Murdstone nous cherchait. Elle nous rejoignit alors, et présenta sa joue disparate à la joue de Dora pour qu’elle embrassât ses rides toutes remplies de pondre de riz ; puis elle saisit le bras de son amie confidentielle, et, en avant marche ! nous emboitâmes le pas pour la salle à manger, comme si nous allions à l’enterrement d’un militaire.

 

Je ne sais pas le nombre de tasses de thé que j’acceptai, parce que c’était Dora qui l’avait fait, mais je me souviens parfaitement que j’en consommai tant que j’aurais dû détruire à jamais mon système nerveux, si j’avais eu des nerfs dans ce temps-là. Un peu plus tard, nous nous rendîmes à l’église, miss Murdstone se plaça entre nous deux, mais j’entendais chanter Dora, et je ne voyais plus la congrégation. On fit un sermon… sur Dora, naturellement, … et voilà j’en ai peur, tout ce que je retirai du service divin.

 

La journée se passa paisiblement, il ne vint personne ; on alla se promener, puis on dîna en famille, et nous passâmes la soirée à regarder des livres et des gravures. Miss Murdstone, une homélie devant elle et l’œil sur nous, montait la garde avec vigilance. Ah ! M. Spenlow ne se doutait guère, lorsqu’il était assis en face de moi après le dîner, avec son foulard sur la tête, de l’ardeur avec laquelle je le serrais en imagination dans mes bras, comme le plus tendre des gendres. Il ne se doutait guère, lorsque je pris congé de lui, le soir, qu’il venait de donner son consentement à mes fiançailles avec Dora, et que j’appelais en retour les bénédictions du ciel sur sa tête !

 

Nous partîmes de bonne heure le lendemain, car il y avait une affaire de sauvetage qui se présentait devant la Cour de l’amirauté et qui exigeait une connaissance assez exacte de toute la science de la navigation ; or, comme naturellement nous n’étions pas très-habiles sur cette matière à la Cour, le juge avait prié deux vieux Trinity-Masters d’avoir la charité de venir à son aide. Dora non moins matinale était déjà à table pour nous faire le thé, et j’eus le triste plaisir de lui ôter mon chapeau du haut du phaéton, pendant qu’elle se tenait sur le seuil de la porte avec Jip dans ses bras.

 

Je ne tenterai point d’inutiles efforts pour dépeindre ce que la Cour de l’amirauté me représenta ce jour-là, ni la confusion de mon esprit à l’endroit de l’affaire qui s’y traitait, je ne raconterai pas comment je lisais le nom de Dora inscrit sur la rame d’argent déposée sur la table comme emblème de notre haute juridiction, ni ce que je sentis quand M. Spenlow retourna chez lui sans moi (j’avais formé l’espoir insensé qu’il m’y ramènerait peut-être) : il me semblait que j’étais un matelot abandonné sur une île déserte par son vaisseau. Si cette vieille Cour pouvait se réveiller de son assoupissement et présenter sous une forme visible tous les beaux rêves que je fis sur Dora dans son sein, je m’en rapporterais à elle pour rendre témoignage à la vérité de mes paroles.

 

Je ne parle pas des rêves de ce jour-là seulement, mais de ceux qui me poursuivirent de jour en jour, de mois en mois. Quand je me rendais à la Cour ce n’était pas le moins du monde pour y étudier les affaires, non, c’était uniquement pour penser à Dora. S’il m’arrivait de donner un moment aux procès qui se plaidaient devant moi, c’était pour me demander, quand il s’agissait d’affaires matrimoniales, comment il se faisait que tous les gens mariés ne fussent pas heureux, car je pensais à Dora : et s’il était question de succession, je considérais quelles démarches j’aurais faites si tout cet argent m’avait été légué, pour obtenir enfin Dora. Pendant la première semaine de ma passion, j’achetai quatre gilets magnifiques, non pour ma propre satisfaction, je n’y mettais pas de vanité, mais à cause de Dora ; je pris l’habitude de porter des gants paille dans la rue, et c’est alors que je jetai les premiers fondements de tous les cors aux pieds dont j’aie jamais souffert. Si les bottes que je portais dans ce temps-là pouvaient reparaître pour les comparer avec la taille naturelle de mes pieds, elles prouveraient de la manière la plus touchante quel était alors l’état de mon cœur.

 

Et cependant, estropié volontaire en l’honneur de Dora, je faisais tous les jours plusieurs lieues à pied dans l’espérance de la voir. Non-seulement je fus bientôt aussi connu que le facteur sur la route de Norwood, mais je ne négligeais pas davantage les rues de Londres. J’errais dans les environs des magasins à la mode, je hantais les bazars comme un revenant, je me promenais en long et en large dans le parc : j’en étais éreinté. Parfois, à de longs intervalles et dans de rares occasions, je l’apercevais. Parfois je lui voyais agiter son gant à la portière d’une voiture, parfois je la rencontrais à pied, je faisais quelques pas avec elle et miss Murdstone, et je lui parlais. Dans ce dernier cas, j’étais toujours très-malheureux ensuite de ne lui avoir rien dit de ce qui m’occupait le plus, de ne pas lui avoir assez fait voir toute l’étendue de mon dévouement, dans la crainte qu’elle ne songeât seulement pas à moi. Je vous laisse à penser si je soupirais après une nouvelle invitation de M. Spenlow. Mais non, j’étais constamment désappointé, car je n’en recevais aucune.

 

Il fallait que mistress Crupp fût une femme douée d’une grande pénétration, car cet attachement ne datait que de quelques semaines, et je n’avais pas eu le courage, en écrivant à Agnès, de m’expliquer plus nettement qu’en disant que j’avais été chez M. Spenlow, dont toute la famille, ajoutais-je, se réduit à une fille unique ; il fallait, dis-je, que mistress Crupp fût une femme douée d’une grande pénétration, car, même dès le début de ma passion, elle avait découvert mon secret. Elle monta, un soir que j’étais plongé dans un grand abattement, me demander si je ne pouvais pas lui donner, pour la soulager dans une attaque de ses espasmes, une cuillerée de teinture de cardamome à la rhubarbe, parfumés de cinq gouttes d’essence de clous de girofle, c’était le meilleur remède pour sa maladie : si je n’avais pas cette liqueur sous la main, on pouvait la remplacer par un peu d’eau-de-vie, ce qui ne lui était pas aussi agréable, ajouta-t-elle, mais après la teinture de cardamome, c’était le meilleur pis aller. Comme je n’avais jamais entendu parler du premier remède et que j’avais toujours une bouteille du second dans mon armoire, j’en donnai un verre à mistress Crupp qui commença à le boire en ma présence pour me prouver qu’elle n’était pas femme à en faire un mauvais usage.

 

« Allons, courage, monsieur ! me dit mistress Crupp ; je ne puis supporter de vous voir ainsi, monsieur ; moi aussi, je suis mère ! »

 

Je ne saisissais pas bien l’application que je pouvais me faire de ce « moi aussi, » ce qui ne m’empêcha pas de sourire à mistress Crupp avec toute la bienveillance dont j’étais capable.

 

« Allons, monsieur ! dit mistress Crupp. Je vous demande pardon excuse ; mais je sais ce dont il s’agit, monsieur. Il y a une demoiselle là-dessous.

 

– Mistress Crupp ! répondis-je en rougissant.

 

– Le bon Dieu vous bénisse ! ne vous laissez pas abattre, monsieur, dit mistress Crupp avec un signe d’encouragement. Ayez bon courage, monsieur ! si celle-là n’est pas aimable pour vous, il n’en manque pas d’autres. Vous êtes un jeune monsieur avec qui on ne demande pas mieux que d’être aimable, monsieur Compère fils ; il faut seulement que vous vous estimiez ce que vous valez, monsieur. »

 

Mistress Crupp ne manquait jamais de m’appeler monsieur Compère fils : d’abord, sans aucun doute, parce que ce n’était pas mon nom, et ensuite peut-être en souvenir de quelque baptême où le parrain l’avait choisie pour sa commère.

 

« Qu’est-ce qui vous fait supposer qu’il y ait une demoiselle là-dessous, mistress Crupp ?

 

– Monsieur Compère fils, dit mistress Crupp d’un ton de sensibilité, moi aussi, je suis mère ! »

 

Pendant un moment mistress Crupp ne put faire autre chose que de se tenir la main appuyée sur son sein nankin, et de prendre des forces préventives contre le retour de ses coliques en sirotant sa médecine. Enfin elle me dit :

 

« Quand votre chère tante loua pour vous cet appartement, monsieur Compère fils, je me dis : « J’ai enfin trouvé quelqu’un à aimer ; le ciel en soit loué ; j’ai enfin trouvé quelqu’un à aimer ! » Voilà mon expression… Vous ne mangez pas assez, monsieur, et vous ne buvez pas non plus.

 

– Est-ce là-dessus que vous fondez vos suppositions, mistress Crupp ? demandai-je.

 

– Monsieur, dit mistress Crupp d’un ton qui approchait de la sévérité, j’ai fait le ménage de beaucoup de jeunes gens. Un jeune homme peut prendre trop de soin de sa personne, ou bien n’en prendre pas assez. Il peut se coiffer avec trop de soin, ou ne pas même faire sa raie de côté. Il peut porter des bottes trop larges ou trop étroites, cela dépend du caractère ; mais quelle que soit l’extrémité dans laquelle il se jette, dans l’un ou l’autre cas, monsieur, il y a toujours une demoiselle là-dessous. »

 

Mistress Crupp secoua la tête d’un air si déterminé que je ne savais plus quelle contenance faire.

 

« Le monsieur qui est mort ici avant vous, dit mistress Crupp, eh bien ! il était devenu amoureux… d’une servante d’auberge, et aussitôt il fit rétrécir tous ses gilets, pour ne pas paraître gonflé comme il était par la boisson.

 

– Mistress Crupp, lui dis-je, je vous prierai de ne pas confondre la jeune personne dont il s’agit avec une servante d’auberge ou avec toute autre créature de cette espèce, s’il vous plaît.

 

– M. Compère fils, repartit mistress Crupp, moi aussi je suis mère, et ce que vous dites là n’est pas probable. Je vous demande pardon de mon indiscrétion, monsieur. Je n’ai aucun désir de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais vous êtes jeune, M. Compère fils, et mon avis est que vous preniez courage, que vous ne vous laissiez pas abattre, et que vous vous estimiez à votre valeur. Si vous pouviez vous occuper à quelque chose monsieur, dit mistress Crupp, par exemple à jouer aux quilles, monsieur, c’est une jouissance ; cela vous distrairait et vous ferait du bien. »

 

À ces mots mistress Crupp me fit une révérence majestueuse en guise de remercîment pour ma médecine, et se retira en feignant de prendre grand soin de ne pas renverser l’eau-de-vie, qui avait complètement disparu. En la voyant s’éloigner dans l’obscurité, il me vint bien dans l’idée que mistress Crupp avait pris là une singulière liberté de me donner des conseils ; mais, d’un autre côté, je n’en étais pas fâché ; c’était une leçon pour moi de mieux garder mon secret à l’avenir.

 

CHAPITRE XXVII.

Tommy Traddles.


Peut-être fut-ce en conséquence de l’avis de mistress Crupp, et parce que l’idée des quilles me rappelait le souvenir de quelques parties avec Traddles, que je conçus le lendemain la pensée d’aller à la recherche de mon ancien camarade. Le temps qu’il devait passer hors de Londres était écoulé, et il demeurait dans une petite rue près de l’École vétérinaire, à Camden-Town, quartier spécialement habité, me dit l’un de nos clercs qui logeait par là, par de jeunes étudiants de l’école, qui achetaient des ânes en vie pour faire sur ces quadrupèdes des expériences in anima vili, dans leurs appartements particuliers. Je me fis donner par le même clerc quelques renseignements sur la situation de cette retraite académique, et je partis dans l’après-midi pour aller voir mon ancien camarade.

 

La rue en question laissait quelque chose à désirer. J’aurais voulu pour Traddles qu’elle lui donnât plus d’agrément. Je trouvai que les habitants ne se gênaient pas assez pour jeter au beau milieu du chemin ce dont ils ne savaient que faire, de sorte que non-seulement elle était boueuse et nauséabonde, mais encore qu’il y régnait un grand désordre de feuilles de choux. Ce n’était pas tout d’ailleurs, les végétaux ce jour-là s’étaient recrutés d’une vieille savate, d’une casserole défoncée, d’un chapeau de femme de satin noir et d’un parapluie, arrivés à différentes périodes de décomposition, que j’aperçus en cherchant le numéro de Traddles.

 

L’apparence générale du lieu me rappela vivement le temps où je demeurais chez M. et mistress Micawber. Un certain air indéfinissable d’élégance déchue qui s’attachait encore à la maison que je cherchais et qui la distinguait des autres, quoiqu’elles fussent toutes construites sur le modèle uniforme de ces essais primitifs d’un écolier maladroit qui apprend à dessiner des maisons, me rappela mieux encore le souvenir de mes anciens hôtes. La conversation à laquelle j’assistai, en arrivant à la porte qu’on venait d’ouvrir au laitier, ne fit qu’ajouter à la vivacité de mes réminiscences.

 

« Voyons, disait le laitier à une très-jeune servante, a-t-on pensé à ma petite note ?

 

– Oh ! monsieur dit qu’il va s’en occuper tout de suite, répondit-elle.

 

– Parce que… » reprit le laitier en continuant, comme s’il n’avait point reçu de réponse, et parlant plutôt, à ce qu’il me parut, d’après son ton et les regards furieux qu’il jetait dans l’antichambre, pour l’édification de quelqu’un qui était dans la maison que pour celle de la petite servante, « parce que voilà si longtemps que cette note va son train, que j’ai bien peur qu’elle ne finisse par prendre la clef des champs, et puis après ça cours après ! Or, vous comprenez que cela ne peut pas se passer ainsi ! » cria le laitier, toujours plus haut et d’un ton plus perçant, du fond du corridor jusque dans la maison.

 

Rien n’était plus en désaccord avec ses manières que son état de laitier. C’eût été un boucher ou un marchand de rogomme, qu’on lui eût encore trouvé la mine féroce pour son état.

 

La voix de la petite servante s’affaiblit ; mais il me sembla, d’après le mouvement de ses lèvres, qu’elle murmurait de nouveau qu’on allait s’occuper tout de suite de la note.

 

« Je vais vous dire, reprit le laitier en fixant les yeux sur elle pour la première fois et en la prenant par le menton : aimez-vous le lait ?

 

– Oui, beaucoup, répliqua-t-elle.

 

– Eh bien ! continua le laitier, vous n’en aurez pas demain. Vous m’entendez : vous n’aurez pas une goutte de lait demain. »

 

Elle me sembla par le fait soulagée d’apprendre qu’elle en aurait du moins aujourd’hui. Le laitier, après un signe de tête sinistre, laissa aller son menton, et ouvrant son pot de lait, de la plus mauvaise grâce du monde, remplit celui de la famille, puis s’éloigna en grommelant, et se remit à crier son lait dans la rue d’un ton furieux.

 

« Est-ce ici que demeure M. Traddles ? » demandai-je.

 

Une voix mystérieuse me répondit : « oui, » du fond du corridor. Sur quoi la petite servante répéta :

 

« Oui.

 

– Est-il chez lui ? »

 

La voix mystérieuse répondit de nouveau affirmativement et la servante fit écho. Là-dessus j’entrai, et d’après les indications de la petite bonne, je montai, suivi, à ce qu’il me sembla, par un œil mystérieux qui appartenait sans doute à la voix mystérieuse, qui partait elle-même d’une petite pièce située sur le derrière de la maison.

 

Je trouvai Traddles sur le palier. La maison n’avait qu’un premier étage, et la chambre dans laquelle il m’introduisit avec une grande cordialité était située sur le devant. Elle était très-propre quoique pauvrement meublée. Je vis qu’elle composait tout son appartement, car il y avait un lit-canapé, et les brosses et le cirage étaient cachés au milieu des livres, derrière un dictionnaire, sur la tablette la plus élevée. Sa table était couverte de papiers ; il était revêtu d’un vieil habit et travaillait de tout son cœur. Ce n’est pas, je crois, que j’eusse envie de dresser l’inventaire des lieux, mais je vis cela d’un coup d’œil, avant de m’asseoir, y compris l’église peinte sur son encrier de porcelaine ; c’était encore une faculté d’observation que j’avais appris à exercer du temps des Micawber. Divers arrangements ingénieux de son cru, pour dissimuler sa commode et pour loger ses bottes, son miroir à barbe, etc., me rappelaient avec une exactitude toute particulière les habitudes de Traddles, dans le temps où il faisait avec du papier à écolier des modèles de repaires d’éléphants assez grands pour y emprisonner des mouches, et où il se consolait dans ses chagrins par les fameux chefs-d’œuvre dont j’ai parlé plus d’une fois.

 

Dans un coin de la chambre j’aperçus quelque chose qui était soigneusement couvert d’un grand drap blanc, sans pouvoir deviner ce que c’était.

 

« Traddles, lui dis-je en lui donnant une seconde poignée de main, quand je fus assis, je suis enchanté de vous voir.

 

– C’est moi qui suis enchanté de vous voir, Copperfield, répliqua-t-il. Oh ! oui, je suis bien heureux de vous voir. C’est parce que j’étais vraiment ravi de vous voir quand nous nous sommes rencontrés chez M. Waterbrook, et que j’étais bien sûr que vous en étiez également bien aise, que je vous ai donné mon adresse ici, et non dans mon étude d’avocat.

 

– Ah ! vous avez une étude d’avocat ?

 

– C’est-à-dire que j’ai le quart d’une étude et d’un corridor, et aussi le quart d’un clerc, repartit Traddles. Nous nous sommes cotisés à quatre pour louer une étude, afin d’avoir l’air de faire des affaires, et nous payons de même le clerc entre nous. Il me coûte bel et bien deux shillings par semaine. »

 

Je retrouvai la simplicité de son caractère et sa bonne humeur accoutumée, mais aussi son guignon ordinaire, dans l’expression du sourire qui accompagnait cette explication.

 

« Ce n’est pas le moins du monde par orgueil, vous comprenez, Copperfield, dit Traddles, que je ne donne pas en général mon adresse ici. C’est uniquement dans l’intérêt des gens qui ont affaire à moi, et à qui cela pourrait bien ne pas plaire. J’ai déjà fort à faire pour percer dans le monde, et je ne dois pas songer à autre chose.

 

– Vous vous destinez au barreau, à ce que m’a dit M. Waterbrook ? lui dis-je.

 

– Oui, oui, dit Traddles en se frottant lentement les mains, j’étudie pour le barreau. Le fait est que j’ai commencé à prendre mes inscriptions, quoique un peu tard. Il y a déjà quelque temps que je suis inscrit, mais les cent livres sterling à payer c’était une grosse affaire, continua-t-il, en faisant la grimace comme s’il venait de se faire arracher une dent.

 

– Savez-vous à quoi je ne puis m’empêcher de penser en vous regardant, Traddles ? lui demandai-je.

 

– Non, dit-il.

 

– À ce costume bleu de ciel que vous portiez.

 

– Oui, oui, dit Traddles en riant ; un peu étroit aux bras et aux jambes, n’est-ce pas ? En bien ! ma foi ! c’était le bon temps ! qu’en dites-vous ?

 

– Je crois que quand notre maître nous aurait rendus un peu plus heureux, cela ne nous aurait pas fait de mal, répondis-je.

 

– Ça peut bien être, dit Traddles ; mais c’est égal, on s’amusait bien. Vous souvenez-vous de nos soirées dans le dortoir ? et des soupers ? et des histoires que vous racontiez ? Ah ! ah ! ah ! et vous rappelez-vous comme j’ai reçu des coups de canne pour avoir pleuré à propos de M. Mell ? Vieux Creakle, va ! C’est égal, je voudrais bien le revoir.

 

– Mais c’était une vraie brute avec vous, Traddles, lui dis-je avec indignation, car sa bonne humeur me rendait furieux, comme si c’était la veille que je l’eusse vu battre.

 

– Vous croyez ? repartit Traddles. Vraiment ? Peut-être bien ; mais il y a si longtemps que tout cela est fini. Vieux Creakle, va !

 

– N’était ce pas un oncle qui s’occupait alors de votre éducation ?

 

– Certainement, dit Traddles, celui auquel je devais toujours écrire et à qui je n’écrivais jamais ! Ah ! ah ! ah ! oui, certainement j’avais un oncle ; il est mort très-peu de temps après ma sortie de pension.

 

– Vraiment !

 

– Oui, c’était… c’était… comment appelez-vous ça ? un marchand de draps retiré, un ancien drapier, et il m’avait fait son héritier ; mais je n’ai plus été du tout de son goût en grandissant.

 

– Que voulez-vous dire ? demandai-je ; car je ne pouvais pas croire qu’il me parlât si tranquillement d’avoir été déshérité.

 

– Eh ! mon Dieu, oui, Copperfield, c’est comme ça, répliqua Traddles. C’était un malheur, mais je n’étais pas du tout de son goût. Il avait, disait-il, espéré toute autre chose, et de dépit il épousa sa femme de charge.

 

– Et qu’avez-vous fait alors ?

 

– Oh ! rien de particulier, répondit Traddles. J’ai demeuré avec eux un bout de temps, en attendant qu’il me poussât un peu dans le monde ; mais malheureusement sa goutte lui est remontée un jour dans l’estomac et il est mort ; alors elle a épousé un jeune homme, et je me suis trouvé sans position.

 

– Mais enfin, est-ce qu’il ne vous a rien laissé, Traddles ?

 

– Oh ! si vraiment, dit Traddles, il m’a laissé cinquante guinées. Comme mon éducation n’avait pas été dirigée vers un but spécial, au commencement je ne savais trop comment me tirer d’affaire. Enfin, je commençai, avec le secours du fils d’un avoué qui avait été à Salem-House, vous savez bien, Yawler… celui qui avait le nez tout de travers. Vous vous rappelez ?

 

– Non, il n’a pas été à Salem-House avec moi ; il n’y avait de mon temps que des nez droits.

 

– Au reste, peu importe, dit Traddles ; grâce à son aide, je commençai par copier des papiers de procédure. Comme cela ne me rapportait pas grand’chose, je me mis à rédiger et à faire des extraits et autres travaux de ce genre. Je travaille comme un bœuf, vous savez, Copperfield ; si bien que j’expédiai lestement la besogne. Eh bien ! je me mis alors dans la tête de m’inscrire pour étudier le droit, et voilà le reste de mes cinquante guinées parti. Yawler m’avait pourtant recommandé dans deux ou trois études, celle de M. Waterbrook entre autres, et j’y fis assez bien mes petites affaires. J’eus le bonheur aussi de faire la connaissance d’un éditeur qui travaille à la publication d’une encyclopédie, et il m’a donné de l’ouvrage. Tenez ! au fait, je travaille justement pour lui dans ce moment. Je ne suis pas trop mauvais compilateur, dit Traddles en jetant sur sa table le même regard de confiance sereine, mais je n’ai pas la moindre imagination ; je n’en ai pas l’ombre. Je ne crois pas qu’on puisse rencontrer un jeune homme plus dépourvu d’originalité que moi. »

 

Comme je vis que Traddles semblait attendre mon assentiment qu’il regardait comme tout naturel, je fis un signe de tête approbateur, et il continua avec la même bonhomie, car je ne puis trouver d’autre expression :

 

« Ainsi donc, peu à peu, en vivant modestement, je suis enfin venu à bout de ramasser les cent livres sterling, et grâce à Dieu, c’est payé, quoique le travail ait été… ait certainement été… » Ici Traddles fit une nouvelle grimace comme s’il venait de se faire arracher une seconde dent… « Un peu rude. Je vis donc de tout ça, et j’espère arriver un de ces jours à écrire dans un journal ; pour le coup ce serait mon bâton de maréchal. Maintenant que vous voilà, Copperfield, vous êtes si peu changé, et je suis si content de revoir votre bonne figure que je ne puis rien vous cacher. Il faut donc que vous sachiez que je suis fiancé.

 

– Fiancé ! ô Dora !

 

– C’est à la fille d’un pasteur du Devonshire : ils sont dix enfants. Oui ! ajouta-t-il en me voyant jeter un regard involontaire sur l’encrier ; voilà l’église : on fait le tour par ici, et on sort à gauche par cette grille. » Il suivait avec son doigt sur l’encrier, « et là où je pose cette plume est le presbytère, en face de l’église ; vous comprenez bien ? »

 

Je ne compris qu’un peu plus tard tout le plaisir avec lequel il me donnait ces détails ; car, dans mon égoïsme, je suivais en ce moment, dans ma tête, un plan figuré de la maison et du jardin de M. Spenlow.

 

« C’est une si bonne fille ! dit Traddles ; elle est un peu plus âgée que moi, mais c’est une si bonne fille ! Ne vous ai-je pas dit, l’autre fois, que je quittais Londres ? C’est que je suis allé la voir. J’ai fait le chemin à pied, aller et venir : quel voyage délicieux ! Probablement nous resterons fiancés un peu longtemps, mais nous avons pris pour devise : « Attendre et espérer. » C’est ce que nous disons toujours : « Attendre et espérer ! » Et elle m’attendra, mon cher Copperfield, jusqu’à soixante ans, ou mieux encore s’il le faut. »

 

Traddles se leva et posa la main d’un air triomphant sur le drap blanc que j’avais remarqué.

 

« Ce n’est pas pourtant, dit-il, que nous n’ayons pas déjà commencé à nous occuper de notre ménage. Non, non, bien au contraire, nous avons commencé. Nous irons petit à petit, mais nous avons commencé. Voyez, dit-il, en tirant le drap avec beaucoup d’orgueil et de soin, voilà déjà deux pièces de ménage : ce pot à fleurs et cette étagère, c’est elle-même qui les a achetés. Vous mettez cela à la fenêtre d’un salon, dit Traddles en se reculant un peu pour mieux admirer, avec une plante dans le pot, et… et voilà ! Quant à cette petite table avec un dessus de marbre (elle a deux pieds dix pouces de circonférence), c’est moi qui l’ai achetée. Vous voulez poser un livre, vous savez, ou bien vous avez quelqu’un qui vient vous voir, vous ou votre femme, et qui cherche un endroit pour poser sa tasse de thé, voilà ! reprit Traddles. C’est un meuble d’un beau travail et solide comme un roc. »

 

Je lui fis compliment de ces deux meubles, et Traddles replaça le drap avec le même soin qu’il avait mis à le soulever.

 

« Ce n’est pas encore grand’chose pour nous mettre dans nos meubles, dit Traddles, mais c’est toujours quelque chose. Les nappes, les taies d’oreiller et tout ça, voilà ce qui me décourage le plus, Copperfield, et la batterie de cuisine, les casseroles et les grils, et tous ces objets indispensables, parce que c’est cher, ça monte haut. Mais « attendre et espérer. » Et puis, si vous saviez, c’est une si bonne fille !

 

– J’en suis certain, lui dis-je.

 

– En attendant, dit Traddles en se rasseyant, et voilà la fin de tous ces ennuyeux détails personnels, je me tire d’affaire de mon mieux. Je ne gagne pas beaucoup d’argent, mais je n’en dépense pas beaucoup. En général, je prends mes repas à la table des habitants du rez-de-chaussée qui sont des gens très-aimables. M. et mistress Micawber connaissent la vie et sont de très-bonne compagnie.

 

– Mon cher Traddles, m’écriai-je, qu’est-ce que vous me dites là ? »

 

Traddles me regarda comme s’il ne savait pas à son tour ce que je disais là.

 

« M. et mistress Micawber ! répétai-je, mais je suis intimement lié avec eux. »

 

Justement on frappa à la porte de la rue un double coup où je reconnus, d’après ma vieille expérience de Windsor-Terrace, la main de M. Micawber : il n’y avait que lui pour frapper comme ça. Tout ce qui pouvait me rester de doutes encore dans l’esprit sur la question de savoir si c’étaient bien mes anciens amis s’évanouit, et je priai Traddles de demander à son propriétaire de monter. En conséquence, Traddles se pencha sur la rampe de l’escalier pour appeler M. Micawber qui apparut bientôt. Il n’était point changé : son pantalon collant, sa canne, le col de sa chemise et son lorgnon étaient toujours les mêmes, et il entra dans la chambre de Traddles avec un certain air de jeunesse et d’élégance.

 

« Je vous demande pardon, monsieur Traddles, dit M. Micawber, avec la même inflexion de voix que jadis, en cessant tout à coup de chantonner un petit air : je ne savais pas trouver dans votre sanctuaire un individu étranger à ce domicile. »

 

M. Micawber me fit un léger salut, et remonta le col de sa chemise.

 

« Comment vous portez-vous, lui dis-je, monsieur Micawber ?

 

– Monsieur, dit M. Micawber, vous êtes bien bon. Je suis dans le statu quo.

 

– Et mistress Micawber ? repris-je.

 

– Monsieur, dit M. Micawber, elle est aussi, grâce à Dieu, dans le statu quo.

 

– Et les enfants ? monsieur Micawber ?

 

– Monsieur, dit M. Micawber, je suis heureux de pouvoir vous dire qu’ils jouissent aussi de la meilleure santé. »

 

Jusque-là, M. Micawber, quoiqu’il fût debout en face de moi, ne m’avait pas reconnu du tout. Mais, en me voyant sourire, il examina mes traits avec plus d’attention, fit un pas en arrière et s’écria : « Est-ce possible ! est-ce bien Copperfield que j’ai le plaisir de revoir ? » et il me serrait les deux mains de toute sa force.

 

« Bonté du ciel ! monsieur Traddles, dit M. Micawber, quelle surprise de vous trouver lié avec l’ami de ma jeunesse, mon compagnon des temps passés ! Ma chère, cria-t-il par-dessus la rampe à mistress Micawber, pendant que Traddles semblait avec raison un peu étonné des dénominations qu’il venait de m’appliquer, il y a dans l’appartement de M. Traddles un monsieur qu’il désire avoir l’honneur de vous présenter, mon amour ! »

 

M. Micawber reparut à l’instant, et me donna une seconde poignée de main.

 

« Et comment se porte notre bon docteur, Copperfield, dit M. Micawber, et tous nos amis de Canterbury ?

 

– Je n’ai reçu d’eux que de bonnes nouvelles.

 

– J’en suis ravi, dit M. Micawber. C’est à Canterbury que nous nous sommes vus pour la dernière fois. À l’ombre de cet édifice religieux, pour me servir du style figuré immortalisé par Chaucer, de cet édifice qui a été autrefois le but du pèlerinage de tant de voyageurs des lieux les plus… en un mot, dit M. Micawber, tout près de la cathédrale.

 

– C’est vrai, lui dis-je. » M. Micawber continuait à parler avec la plus grande volubilité, mais il me semblait apercevoir sur sa physionomie qu’il écoutait avec intérêt certains sons qui partaient de la chambre voisine, comme si mistress Micawber se lavait les mains, et qu’elle ouvrit et fermât précipitamment des tiroirs dont le jeu n’était pas facile.

 

« Vous nous trouvez, Copperfield, dit M. Micawber en regardant Traddles du coin de l’œil, établis pour le moment dans une situation modeste et sans prétention, mais vous savez que, dans le cours de ma carrière, j’ai eu à surmonter des difficultés, et des obstacles à vaincre. Vous n’ignorez pas qu’il y a eu des moments dans ma vie où j’ai été obligé de faire halte, en attendant que certains événements prévus vinssent à bien tourner ; enfin qu’il m’a fallu quelquefois reculer pour réussir à ce que je puis, j’espère, appeler sans présomption, mieux sauter. Je suis pour l’instant parvenu à l’une de ces étapes importantes dans la vie d’un homme. Je recule dans ce moment-ci pour mieux sauter, et j’ai tout lieu d’espérer que je ne tarderai pas à finir par un saut énergique. »

 

Je lui en exprimais toute ma satisfaction, quand mistress Micawber entra. Son costume était encore moins soigné que par le passé : peut-être cela venait-il de ce que j’en avais perdu l’habitude ; elle avait pourtant fait quelques préparatifs pour voir du monde, elle avait même mis une paire de gants bruns.

 

« Ma chère, dit M. Micawber en l’amenant vers moi, voilà un gentleman du nom de Copperfield qui voudrait renouveler connaissance avec vous. »

 

Il eût mieux valu, à ce qu’il paraît, ménager cette surprise car mistress Micawber, qui était dans un état de santé précaire, en fut tellement troublée et souffrante, que M. Micawber fut obligé de courir chercher de l’eau à la pompe de la cour et d’en remplir une cuvette pour lui baigner les tempes. Elle se remit pourtant bientôt et manifesta un vrai plaisir de me revoir. Nous restâmes encore à causer tous ensemble pendant une demi-heure, et je lui demandai des nouvelles des deux jumeaux, « qui étaient aujourd’hui, me dit-elle, grands comme père et mère. » Quant à maître Micawber et mademoiselle sa sœur, elle me les représenta comme de vrais géants, mais ils ne parurent pas dans cette occasion.

 

M. Micawber désirait infiniment me persuader de rester à dîner. Je n’y aurais fait aucune objection, si je n’avais cru lire dans les yeux de mistress Micawber un peu d’inquiétude en calculant la quantité de viande froide contenue dans le buffet. Je déclarai donc que j’étais engagé ailleurs, et remarquant que l’esprit de mistress Micawber semblait par là soulagé d’un grand poids, je résistai à toutes les insistances de son époux.

 

Mais je dis à Traddles et à M. et mistress Micawber, qu’avant de pouvoir me décider à les quitter, il fallait qu’ils m’indiquassent le jour qui leur conviendrait pour venir dîner chez moi. Les occupations qui tenaient Traddles à la chaîne nous obligèrent à fixer une époque assez éloignée, mais enfin on choisit un jour qui convenait à tout le monde, et là-dessus je pris congé d’eux.

 

M. Micawber, sous prétexte de me montrer un chemin plus court que celui par lequel j’étais venu, m’accompagna jusqu’au coin de la rue dans l’intention, ajouta-t-il, de dire quelques mots en confidence à un ancien ami.

 

« Mon cher Copperfield, me dit M. Micawber, je n’ai pas besoin de vous répéter que c’est pour nous, dans les circonstances actuelles, une grande consolation que d’avoir sous notre toit une âme comme celle qui resplendit, si je puis m’exprimer ainsi, qui resplendit chez votre ami Traddles. Avec une blanchisseuse qui vend des galettes pour plus proche voisine, et un sergent de ville comme habitant de la maison d’en face, vous pouvez concevoir que sa société est une grande douceur pour mistress Micawber et pour moi. Je suis pour le moment occupé, mon cher Copperfield, à faire la commission pour les blés. Cette vocation n’est point rémunératrice : en d’autres termes elle ne rapporte rien, et des embarras pécuniaires d’une nature temporaire en ont été la conséquence. Je suis heureux de vous dire pourtant que j’ai en perspective la chance de voir arriver quelque chose (excusez-moi de ne pouvoir dire dans quel genre, je ne suis pas libre de vous livrer ce secret), quelque chose qui me permettra, j’espère, de me tirer d’affaire ainsi que votre ami Traddles, auquel je porte un véritable intérêt. Vous ne serez peut-être pas étonné d’apprendre que mistress Micawber est dans un état de santé qui ne rend pas tout à fait improbable la supposition que les gages de l’affection qui…, en un mot qu’un petit nouveau-né vienne bientôt s’ajouter à la troupe enfantine. La famille de mistress Micawber a bien voulu exprimer son mécontentement de cet état de choses. Tout ce que je peux dire, c’est que je ne sache pas que cela les regarde en aucune manière, et que je repousse cette manifestation de leurs sentiments avec dégoût et mépris. »

 

M. Micawber me donna alors une nouvelle poignée de main et me quitta.

 

CHAPITRE XXVIII.

Il faut que M. Micawber jette le gant à la société.


Jusqu’au jour où je devais recevoir les vieux amis que j’avais retrouvés, je vécus de Dora et de café. Mon appétit souffrait de l’ardeur de mon amour et j’en étais bien aise, car il me semblait que j’aurais commis un acte de perfidie envers Dora, si j’avais pu manger mon dîner avec plaisir comme à l’ordinaire. J’avais beau marcher tout le jour, l’exercice ne produisait pas ses conséquences naturelles, attendu que le désappointement détruisait l’effet du grand air. Et puis, il faut tout dire, j’ai des doutes trop justifiés par l’amère expérience que j’acquis à cette époque de ma vie, sur la question de savoir si un être humain, soumis à la perpétuelle torture d’avoir des bottes trop étroites, peut être sensible aux jouissances de la nourriture animale. Je crois qu’il faut d’abord que les extrémités soient libres avant que l’estomac puisse agir lui-même avec vigueur.

 

Je ne renouvelai pas, à l’occasion de cette petite réunion d’amis, les grands préparatifs que j’avais faits naguère. Je me procurai seulement une paire de soles, un petit gigot de mouton et un pâté de pigeons. Mistress Crupp se révolta à la première proposition que je lui fis timidement de faire cuire le poisson et le mouton ; elle me dit avec un sentiment profond de dignité blessée :

 

« Non, non, monsieur ! vous ne me demanderez pas une chose pareille. Vous me connaissez trop bien pour supposer que je sois capable de faire quelque chose qui répugne à mes sentiments. »

 

Mais à la fin il y eut un compromis, et mistress Crupp consentit à accomplir cette grande entreprise, à condition que je dînerais dehors, après cela, pendant quinze jours.

 

Je remarquerai ici que la tyrannie de mistress Crupp me causait des souffrances indicibles. Je n’ai jamais eu si grand’peur de personne. Nous passions notre vie à faire ensemble des compromis. Si j’hésitais, elle était saisie à l’instant de ce mal extraordinaire qui se tenait en embuscade dans quelque coin de son tempérament, prêt à saisir le moindre prétexte pour mettre sa vie en péril. Si je sonnais avec impatience, après une demi-douzaine de coups de sonnette modestes et sans effet, quand elle apparaissait, ce qui n’arrivait pas toujours, c’était d’un air de reproche ; elle tombait essoufflée sur une chaise près de la porte, appuyait la main sur son sein nankin, et se trouvait tellement indisposée, que j’étais bien heureux de me débarrasser d’elle au prix de mon eau-de-vie ou de tout autre sacrifice. Si je trouvais mauvais qu’elle n’eût pas encore fait mon lit à cinq heures de l’après-midi, ce que je persiste à regarder comme un arrangement incommode, un seul geste de la main vers cette région nankin de sa sensibilité blessée me mettait à l’instant dans la nécessité de balbutier des excuses. En un mot, j’étais prêt à faire toutes les concessions que l’honneur ne réprouvait pas, plutôt que d’offenser mistress Crupp. Elle était la terreur de ma vie.

 

J’achetai une servante d’occasion pour ce dîner, au lieu de prendre de nouveau le jeune homme bien adroit, contre lequel j’avais conçu quelques préjugés depuis que je l’avais rencontré un dimanche matin dans la Strand revêtu d’un gilet qui ressemblait étonnamment à l’un des miens qui me manquait depuis le jour où il avait servi chez moi. Quant à « la jeune personne, » elle fut invitée à se borner à apporter les plats et à se retirer ensuite hors de l’antichambre, sur le palier, d’où on ne pourrait l’entendre renifler, comme elle en avait l’habitude. C’était d’ailleurs le moyen d’éviter qu’elle pût fouler aux pieds les assiettes dans sa retraite précipitée.

 

Je préparai les matériaux nécessaires pour un bol de punch dont je comptais confier la composition à M. Micawber ; je me procurai une bouteille d’eau de lavande, deux bougies, un paquet d’épingles mélangées et une pelote que je plaçai sur ma toilette, pour aider aux soins de toilette de mistress Micawber. Je fis allumer du feu dans ma chambre à coucher pour l’agrément de mistress Micawber, puis, ayant mis le couvert moi-même, j’attendis avec calme l’effet de mes préparatifs.

 

À l’heure dite, mes trois invités arrivèrent ensemble, le col de chemise de M. Micawber était plus grand qu’à l’ordinaire, et il avait mis un ruban neuf à son lorgnon. Mistress Micawber avait enveloppé son bonnet dans un papier gris : Traddles portait le paquet et donnait le bras à mistress Micawber. Ils furent tous enchantés de mon appartement. Quand je conduisis mistress Micawber devant ma toilette, et qu’elle vit les préparatifs que j’avais faits en son honneur, elle en fut dans un tel ravissement qu’elle appela M. Micawber.

 

« Mon cher Copperfield, dit M. Micawber, c’est tout à fait du luxe. C’est une prodigalité qui me rappelle le temps où je vivais dans le célibat, et où mistress Micawber n’avait pas encore été sollicitée d’aller déposer sa foi sur l’autel de l’hyménée.

 

– Il veut dire sollicitée par lui, monsieur Copperfield, dit mistress Micawber d’un ton malin, il ne peut pas parler pour les autres.

 

– Ma chère, repartit M. Micawber avec un sérieux soudain, je n’ai aucun désir de parler pour les autres. Je sais trop bien que, lorsque dans les arrêts impénétrables du Destin vous m’avez été réservée, vous étiez peut-être réservée à un homme destiné, après de longs combats, à devenir enfin victime d’un embarras pécuniaire compliqué. Je comprends votre allusion, mon amie. Je la regrette, mais je vous la pardonne.

 

– Micawber ! s’écria mistress Micawber en pleurant, ai-je donc mérité d’être traitée ainsi ? moi qui ne vous ai jamais abandonné, qui ne vous abandonnerai jamais !

 

– Mon amour, dit M. Micawber très-ému, vous me pardonnerez, et notre ancien ami Copperfield me pardonnera aussi, j’en suis sûr, une susceptibilité momentanée causée par les blessures que vient de rouvrir une collision récente avec le séide du pouvoir, en d’autres termes, avec un misérable rat-de-cave attaché au service des eaux, et j’espère que vous plaindrez, sans le condamner, cet excès de sensibilité. »

 

Là-dessus M. Micawber embrassa mistress Micawber, me serra la main, et je conclus de l’allusion qu’il venait de faire qu’on lui avait supprimé l’eau de la ville, faute par lui de payer ce qu’il devait de taxe à la Compagnie.

 

Pour détourner ses pensées de ce sujet mélancolique, j’appris à M. Micawber que je comptais sur lui pour faire un bol de punch, et je lui montrai les citrons. Son abattement, pour ne pas dire son désespoir, disparut en un moment. Je n’ai jamais vu un homme jouir du parfum de l’écorce de citron, du sucre, de l’odeur du rhum et de la vapeur de l’eau bouillante comme M. Micawber ce jour-là. C’était plaisir de voir son visage resplendir au milieu du nuage formé par ces évaporations délicates, tandis qu’il mêlait, qu’il remuait, qu’il goûtait, qu’il avait l’air enfin, au lieu de préparer du punch, de s’occuper à faire une fortune considérable, qui devait enrichir sa famille de génération en génération. Quant à mistress Micawber, je ne sais si ce fut l’effet du bonnet ou de l’eau de lavande, ou des épingles, ou du feu, ou des bougies, mais elle sortit de ma chambre charmante, par comparaison, et surtout gaie comme un pinson.

 

Je suppose, je n’ai jamais osé le demander, mais je suppose, qu’après avoir frit les soles, mistress Crupp se trouva mal, parce que le dîner s’arrêta là. Le gigot arriva, tout rouge à l’intérieur et très-pâle à l’extérieur, sans compter qu’il était couvert d’une substance étrangère de nature poudreuse qui semblait indiquer qu’il était tombé dans les cendres de la fameuse cheminée de la cuisine. Peut-être le jus nous aurait-il fourni là-dessus quelques renseignements, mais il n’y en avait pas ; « la jeune personne » l’avait répandu tout entier sur l’escalier, où il formait une longue traînée, qui, soit dit en passant, resta là tant qu’elle voulut, sans être dérangée. Le pâté de pigeons n’avait pas trop mauvaise mine, mais c’était un pâté trompeur ; la croûte en ressemblait à ces têtes désespérantes pour le phrénologue, pleines de bosses et d’éminences, sous lesquelles il n’y a rien de particulier. En un mot, le banquet fit fiasco, et j’aurais été très-malheureux (de mon peu de succès, veux-je dire, car je l’étais toujours en songeant à Dora) si je n’avais été récréé par la bonne humeur de mes hôtes et par une idée lumineuse de M. Micawber.

 

« Mon cher Copperfield, dit M. Micawber, il arrive des accidents dans les maisons les mieux tenues, mais dans les ménages qui ne sont pas gouvernés par cette influence souveraine qui sanctifie et rehausse le… la…, en un mot, par l’influence de la femme revêtue du saint caractère de l’épouse, on peut les attendre à coup sûr, et il faut savoir les supporter avec philosophie. Si vous me permettiez de vous faire remarquer qu’il y a peu de comestibles qui vaillent mieux dans leur genre qu’une grillade, je vous dirais qu’avec la division du travail, nous pourrions arriver à un excellent résultat de cette nature, si la jeune personne qui vous sert pouvait seulement nous procurer un gril ; je vous réponds qu’alors ce petit malheur serait bientôt réparé. »

 

Il y avait dans l’office un gril sur lequel on faisait cuire, tous les matins, ma tranche de lard : on l’apporta en un clin d’œil et on s’appliqua à l’instant à mettre à exécution l’idée de M. Micawber. La division du travail qu’il avait conçue s’accomplissait ainsi : Traddles coupait le mouton par tranches, M. Micawber, qui avait un grand talent pour toutes les choses de ce genre, les couvrait de poivre, de sel et de moutarde ; je les plaçais sur le gril, je les retournais avec une fourchette, puis je les enlevais sous la direction de M. Micawber, pendant que mistress Micawber faisait chauffer et remuait constamment de la sauce aux champignons dans une petite écuelle. Quand nous eûmes assez de tranches pour commencer, nous tombâmes dessus avec nos manches encore retroussées et une nouvelle série de grillades devant le feu, partageant notre attention entre le mouton en activité de service sur nos assiettes et celui qui cuisait encore.

 

La nouveauté de ces opérations culinaires, leur excellence, l’activité qu’elles exigeaient, la nécessité de se lever à tout moment pour regarder les tranches qui étaient devant le feu et de se rasseoir à tout moment pour les dévorer à mesure qu’elles sortaient du gril, tout chaud tout bouillant ; nos teints animés par notre ardeur et par celle du feu, tout cela nous amusait tant, qu’au milieu de nos rires folâtres et de nos extases gastronomiques, il ne resta bientôt plus du gigot que l’os ; mon appétit avait reparu d’une manière merveilleuse. Je suis honteux de le dire, mais je crois en vérité, que j’oubliai Dora un moment, un tout petit moment ; je suis convaincu que M. et mistress Micawber n’auraient pas trouvé la fête plus réjouissante quand ils auraient vendu un lit pour la payer. Traddles riait, mangeait et travaillait avec le même entrain, et nous en faisions tous autant. Jamais vous n’avez vu succès plus complet.

 

Nous étions donc au comble du bonheur et nous travaillions, chacun dans notre département respectif, à amener la dernière grillade à un degré de perfection qui pût couronner la fête, quand je m’aperçus qu’un étranger était entré dans la chambre ; et mes yeux rencontrèrent ceux du grave Littimer qui se tenait devant moi, le chapeau à la main.

 

« Qu’y a-t-il donc ? demandai-je involontairement.

 

– Je vous demande pardon, monsieur ; on m’avait dit d’entrer. Mon maître n’est-il pas ici, monsieur ?

 

– Non.

 

– Vous ne l’avez pas vu, monsieur ?

 

– Non, est-ce que vous n’étiez pas avec lui ?

 

– Pas pour le moment, monsieur.

 

– Vous a-t-il dit que vous le trouveriez ici ?

 

– Pas précisément, monsieur, mais je pense qu’il y viendra demain, puisqu’il n’est pas venu aujourd’hui.

 

– Vient-il d’Oxford ?

 

– Si monsieur voulait bien s’asseoir, continua-t-il avec respect, je lui demanderais la permission de le remplacer pour le moment. » Là-dessus il prit la fourchette sans que je fisse aucune résistance, et il se pencha sur le gril comme s’il concentrait toute son attention sur cette opération délicate.

 

L’arrivée de Steerforth ne nous aurait pas beaucoup dérangés ; mais nous fûmes en un instant complètement humiliés et découragés par la présence de son respectable serviteur. M. Micawber se laissa glisser sur sa chaise, en chantonnant un air pour montrer qu’il était parfaitement à son aise. Le manche d’une fourchette qu’il avait cachée précipitamment dans son gilet passait encore au travers, comme s’il venait de se poignarder. Mistress Micawber enfila ses gante bruns et prit un air de langueur élégante. Traddles passa ses mains graisseuses dans ses cheveux, qu’il hérissa complètement, et regarda la nappe d’un air de confusion. Quant à moi, je n’étais plus qu’un baby à ma propre table, et j’osais à peine jeter un regard sur ce respectable phénomène qui arrivait je ne sais d’où pour mettre ma maison en ordre.

 

Cependant, il retira le mouton du gril et en offrit gravement à tout le monde à la ronde. On accepta, mais nous avions tous perdu l’appétit, et nous ne fîmes plus que semblant de manger. En nous voyant repousser nos assiettes, il les enleva sans bruit et mit le fromage sur la table. Il l’enleva ensuite quand on eut fini, desservit, entassa les assiettes sur la servante, nous donna des petits verres, plaça le vin sur la table, et de son propre mouvement roula la servante dans l’office. Tout cela fut exécuté dans la perfection et sans qu’il levât seulement les yeux, uniquement occupé, à ce qu’il semblait, de son affaire. Mais lorsqu’il tournait les talons, je voyais, rien qu’à ses coudes, qu’ils exprimaient hautement sa ferme conviction que j’étais extrêmement jeune.

 

« Voulez-vous que je fasse encore quelque chose, monsieur ?

 

– Je vous remercie, lut dis-je. Mais vous allez dîner aussi ?

 

– Non, monsieur, je vous suis bien obligé.

 

– M. Steerforth vient-il d’Oxford ?

 

– Pardon, monsieur ?

 

– Je demande si M. Steerforth vient d’Oxford ?

 

– Je pense qu’il sera ici demain, monsieur. Je croyais même le trouver chez vous aujourd’hui. C’est sans doute moi, monsieur, qui me serai trompé.

 

– Si vous le voyez avant moi…

 

– Je demande pardon à monsieur, mais je ne pense pas le voir avant monsieur.

 

– Dans le cas où vous le verriez, dites-lui que je suis bien fâché qu’il ne soit pas venu ici aujourd’hui, parce qu’il y aurait trouvé un de ses anciens camarades.

 

– Vraiment, monsieur ? » et il partagea son salut entre moi et Traddles auquel il jeta un coup d’œil.

 

Il prenait sans bruit le chemin de la porte, lorsque, faisant un effort désespéré pour lui dire enfin quelque chose d’un ton simple et naturel, ce qui lui était pas encore arrivé, je lui dis :

 

« Eh ! Littimer !

 

– Monsieur !

 

– Êtes-vous resté longtemps à Yarmouth cette fois ?

 

– Pas très-longtemps, monsieur.

 

– Vous avez vu achever le bateau ?

 

– Oui, monsieur, j’étais resté pour voir achever le bateau.

 

– Je le sais. (Il leva les yeux sur moi d’un air de respect.) M. Steerforth ne l’a pas encore vu, je pense ?

 

– Je ne puis pas vous dire, monsieur. Je pense… mais je ne puis réellement pas dire… je souhaite le bonsoir à monsieur. »

 

Il comprit tous les assistants dans le salut respectueux qui suivit ces mots, puis il disparut. Mes hôtes semblèrent respirer plus librement après son départ, et quant à moi, je me sentis on ne peut plus soulagé, car, outre la contrainte que m’inspirait toujours l’étrange conviction où j’étais que mes moyens étaient paralysés devant cet homme, ma conscience était troublée de l’idée que j’avais pris son maître en défiance, et je ne pouvais réprimer une certaine crainte vague qu’il ne s’en fût aperçu. Comment se faisait-il qu’ayant si peu de choses à cacher, je tremblais toujours que cet homme ne vînt à deviner mon secret.

 

M. Micawber me tira de mes réflexions auxquelles se mêlait une certaine crainte mêlée de remords, de voir Steerforth apparaître lui-même, en donnant les plus grands éloges à Littimer absent, comme étant un très-respectable garçon et un excellent domestique. Il est bon de remarquer que M. Micawber avait pris sa grande part du salut fait à la compagnie, et qu’il l’avait reçu avec une condescendance infinie.

 

« Mais le punch, mon cher Copperfield, dit M. Micawber en le goûtant, est comme le vent et la marée, il n’attend personne. Ah ! sentez-vous son parfum ? il est pour le moment fort à point. Mon amour, voulez-vous nous donner votre avis ? »

 

Mistress Micawber déclara qu’il était excellent. « Alors, dit M. Micawber, je vais boire, si notre ami Copperfield veut bien me permettre de prendre cette liberté, … je vais boire au temps où mon ami Copperfield et moi nous étions plus jeunes, et où nous luttions côte à côte contre les difficultés de ce monde pour percer chacun de notre côté. Je puis dire de moi et de Copperfield, comme nous l’avons souvent chanté ensemble :

 

Nous avons battu la campagne

Pour y cueillir le bouton d’or,

 

tout cela au figuré, bien entendu. Je ne sais pas bien, dit M. Micawber avec son ancien roulement dans la voix et cette manière indéfinissable de chercher quelque terme élégant, ce que c’est que ces boutons d’or de la chansonnette, mais je ne doute pas que nous ne les eussions souvent cueillis, Copperfield et moi, si cela avait été possible. »

 

M. Micawber, en parlant ainsi, but un coup. Nous fîmes tous de même. Traddles était évidemment plongé dans l’étonnement et se demandait à quelle époque lointaine M. Micawber avait pu m’avoir pour compagnon dans cette grande lutte du monde, où nous avions combattu côte à côte.

 

« Ah ! dit M. Micawber en s’éclaircissant le gosier, et doublement échauffé par le punch et par le feu, ma chère, un second verre ? »

 

Mistress Micawber dit qu’elle n’en voulait qu’une goutte, mais nous ne voulûmes pas entendre parler de cela, et on lui en versa un plein verre.

 

« Comme nous sommes ici entre nous, monsieur Copperfield, dit mistress Micawber en buvant son punch à petites gorgées, puisque M. Traddles est de la maison, je voudrais bien avoir votre opinion sur l’avenir de M. Micawber. Le commerce des grains, continua-t-elle d’un ton sérieux, peut être un commerce distingué, mais il n’est pas productif. Des commissions qui rapportent deux shillings et neuf pence en quinze jours ne peuvent pas, quelque modeste que soit notre ambition, être considérées comme une bonne affaire. »

 

Nous convînmes tous de cette vérité.

 

« Ainsi donc, dit mistress Micawber qui se piquait d’avoir l’esprit positif et de corriger par son bon sens l’imagination de M. Micawber un peu sujette à caution, je me pose cette question : Si on ne peut pas compter sur les grains, à quelle partie s’adresser ? Au charbon ? pas davantage. Nous avons déjà tourné notre attention de ce côté, d’après l’avis de ma famille, et nous n’y avons trouvé que des déceptions. »

 

M. Micawber, les deux mains dans ses poches, s’enfonça dans son fauteuil, et nous regarda de côté avec un signe de tête comme pour nous dire qu’il était impossible d’exposer plus clairement la situation.

 

« Les articles blé et charbon, dit mistress Micawber avec un sérieux de discussion de plus en plus prononcé, étant donc également écartés, monsieur Copperfield, je regarde naturellement autour de moi, et je me dis : Quelle est la situation dans laquelle un homme possédant les talents de M. Micawber aurait le plus de chance de succès ? J’exclus d’abord toute entreprise de commission, parce que la commission ne présente pas de certitude, et je suis convaincue que la certitude est ce qui convient le mieux au caractère particulier de M. Micawber. »

 

Traddles et moi nous exprimâmes par un murmure bien senti, que cette appréciation du caractère de M. Micawber était fondée sur les faits, et lui faisait le plus grand honneur.

 

« Je ne vous cacherai pas, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, que je pense depuis longtemps que la partie de la brasserie est particulièrement adaptée aux dispositions de M. Micawber. Voyez Barclay et Perkins ! Voyez Truman, Hanbury et Buxton ! C’est sur cette vaste échelle que les facultés de M. Micawber, je le sais mieux que personne, sont faites pour briller dans tout leur éclat, et les profits, me dit-on, sont É…NOR…MES ! Mais comme M. Micawber ne peut pénétrer dans ces établissements, qu’on refuse même de répondre aux lettres dans lesquelles il offre ses services pour occuper une position inférieure, à quoi sert de revenir sur cette idée ? À rien. Je puis avoir personnellement la conviction que les manières de M. Micawber…

 

– Allons ! en vérité, ma chère, dit M. Micawber l’interrompant par modestie.

 

– Mon ami, taisez-vous, dit mistress Micawber en posant son gant brun sur le bras de son mari. Je puis, monsieur Copperfield, avoir personnellement la conviction que les manières de M. Micawber seraient particulièrement convenables dans une maison de banque ; je puis me dire que, si j’avais de l’argent placé dans une maison de banque, les manières de M. Micawber, comme représentant de cette maison, m’inspireraient toute confiance, et pourraient contribuer à étendre les relations de cette banque. Mais si toutes les maisons de banque refusent d’ouvrir cette carrière aux talents de M. Micawber et rejettent avec mépris l’offre de ses services, à quoi sert de revenir sur cette idée ? À rien. Quant à fonder une maison de banque, je puis dire qu’il y a des membres de ma famille qui, s’il leur convenait de placer leur argent entre les mains de M. Micawber, auraient bientôt créé pour lui un établissement de ce genre. Mais s’il ne leur convient pas de mettre cet argent entre les mains de M. Micawber, ce qui est précisément le cas, à quoi sert d’y penser ? Je conclus donc que nous ne sommes pas plus avancés qu’auparavant. »

 

Je secouai la tête et ne pus m’empêcher de dire : « Pas le moins du monde. » Traddles secoua aussi la tête et répéta : « Pas le moins du monde. »

 

« Savez-vous ce que je conclus de tout ceci ? reprit mistress Micawber avec le même talent d’exposition pour mettre clairement à jour une situation. Savez-vous quelle est, mon cher monsieur Copperfield, la conclusion à laquelle je suis amenée d’une manière irrésistible ? La voici, vous me direz si j’ai tort : c’est qu’il faut pourtant que nous vivions.

 

– Pas du tout, répondis-je, vous n’avez pas tort, et Traddles répondit : « Pas du tout. » J’ajoutai ensuite gravement tout seul : Il n’y a pas là d’alternative, il faut vivre ou mourir.

 

– Justement, repartit mistress Micawber ; c’est précisément cela. Et le fait est, mon cher monsieur Copperfield, que nous ne pouvons pas vivre, à moins que les circonstances actuelles ne viennent à changer complètement. Je suis convaincue, et j’ai fait remarquer plusieurs fois à M. Micawber depuis quelque temps, que les bonnes chances n’arrivent pas toutes seules. Il faut, jusqu’à un certain point, y aider soi-même. Je puis me tromper, mais c’est mon opinion. »

 

Traddles applaudit hautement ainsi que moi.

 

« Très-bien ! dit mistress Micawber. Maintenant, qu’est-ce que je conseille ? Voilà M. Micawber, avec des facultés variées, de grands talents…

 

– Vraiment, ma chère… dit M. Micawber.

 

– Mon ami, permettez-moi de conclure. Voilà M. Micawber, avec des facultés très-variées, de grands talents, je pourrais ajouter du génie, mais on dirait peut-être que c’est parce que je suis sa femme… »

 

Ici Traddles et moi nous murmurâmes ensemble : « Non. »

 

« Et pourtant voilà M. Micawber sans position et sans emploi qui lui conviennent. Sur qui en retombe la responsabilité ? Évidemment sur la société. Voilà pourquoi je voudrais divulguer un fait aussi honteux, pour sommer hardiment la société de réparer ses torts. Il me semble, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber avec énergie, que M. Micawber n’a rien autre chose à faire que de jeter le gant à la société, et de dire positivement : « Voyons qui le ramassera ? Y a-t-il quelqu’un qui se présente ? »

 

Je m’aventurai à demander à mistress Micawber comment cela pourrait se faire.

 

« En mettant une réclame dans tous les journaux, dit mistress Micawber. Il me semble que M. Micawber se doit à lui-même, qu’il doit à sa famille, et je dirai même à la société qui l’a laissé de côté pendant si longtemps, de mettre une réclame dans tous les journaux, de décrire clairement sa personne et ses connaissances, en ajoutant : « À présent, c’est à vous à m’employer d’une manière lucrative : s’adresser, franco, à W. M., poste restante, Camden-Town. »

 

– Cette idée de mistress Micawber, mon cher Copperfield, dit M. Micawber, en rapprochant des deux côtés de son menton les coins de son col de chemise, et en me regardant du coin de l’œil, est en réalité le saut merveilleux auquel j’ai fait allusion, la dernière fois que j’ai eu le plaisir de vous voir.

 

– Les annonces coûtent cher d’insertion, me hasardai-je à dire avec quelque hésitation.

 

– Précisément, dit mistress Micawber toujours du même ton de logicien. Vous avez bien raison, mon cher monsieur Copperfield. J’ai fait la même observation à M. Micawber. C’est précisément pour cette raison que je crois que M. Micawber se doit à lui-même, comme je l’ai déjà dit, qu’il doit à sa famille et à la société de se procurer une certaine somme d’argent sur billet. »

 

M. Micawber s’appuya sur le dossier de sa chaise, joua quelque peu avec son lorgnon et regarda au plafond, mais il me sembla qu’il observait en même temps Traddles, qui regardait le feu.

 

« S’il ne se trouve pas un membre de ma famille qui ait assez de sentiments naturels pour… négocier ce billet, je crois qu’on emploie un autre mot dans les affaires pour exprimer ce que je veux dire. »

 

M. Micawber, les yeux toujours fixés sur le plafond, suggéra « escompter. »

 

« … Pour escompter ce billet, dit mistress Micawber, alors mon opinion est que M. Micawber fera bien d’aller dans la Cité, d’y porter ce billet chez les gens d’affaires, et d’en tirer ce qu’il pourra. Si les gens d’affaires obligent M. Micawber à quelque grand sacrifice, c’est une question entre eux et leur conscience. Mais cela ne m’empêche pas de regarder positivement cette opération comme un bon placement. J’encourage M. Micawber, mon cher monsieur Copperfield, à faire de même, à regarder cela comme un placement sûr, et à prendre son parti de tous les sacrifices qui pourront lui être imposés. »

 

Je m’imaginai, je ne sais pourquoi, que mistress Micawber faisait en cela preuve de désintéressement, et qu’elle n’écoutait que son dévouement pour son mari ; j’en murmurai même quelques chose à Traddles qui en fit autant, par imitation, toujours en regardant le feu.

 

« Je ne veux pas, dit mistress Micawber, en finissant son punch et en ramenant son écharpe sur ses épaules avant de se retirer dans ma chambre à coucher pour faire ses préparatifs de départ, je ne veux pas prolonger ces observations sur les affaires pécuniaires de M. Micawber, au coin de votre feu, mon cher monsieur Copperfield, et en présence de M. Traddles qui n’est pas, il est vrai, de nos amis depuis aussi longtemps que vous, mais ! que nous n’en considérons pas moins comme un des nôtres ; cependant je n’ai pu m’empêcher de vous mettre au courant de la conduite que je conseille à M. Micawber. Je sens que le temps est arrivé pour lui d’agir par lui-même et de revendiquer ses droits, et il me semble que c’est là le meilleur moyen. Je sais que je ne suis qu’une femme, et que le jugement des hommes est regardé, en général, comme plus compétent dans de pareilles questions, mais je ne puis oublier que, lorsque je demeurais chez papa et maman, papa avait l’habitude de dire : « Emma, avec son petit tempérament frêle, vous saisit une question aussi bien que qui que ce soit. » Je sais bien que papa me voyait avec les yeux d’un père, mais mon devoir, ma raison me défendent également de douter qu’il eût un grand discernement pour juger le caractère des gens. »

 

À ces mots mistress Micawber, résistant à toutes les prières, refusa d’assister à la consommation du reste du punch, et se retira dans ma chambre à coucher. Et réellement je me disais que c’était une noble femme, qu’elle aurait dû naître matrone romaine, pour accomplir toute sorte d’actions héroïques dans un temps de troubles politiques.

 

Dans l’ardeur de mon impression, je félicitai M. Micawber de la possession de ce trésor. Traddles aussi. M. Micawber nous tendit la main à tous deux, puis se couvrit le visage avec son mouchoir, qu’il ne savait pas apparemment aussi maculé de tabac ; il revint ensuite à son punch, avec la plus grande ardeur d’hilarité.

 

Il fut plein d’éloquence ; il nous donna à entendre qu’on revivait dans ses enfants, et que, sous le poids d’embarras pécuniaires, toute augmentation dans leur nombre était doublement bien venue. Il dit que mistress Micawber avait eu dernièrement quelques doutes sur ce point, mais qu’il les avait dissipés et l’avait rassurée. Quant à sa famille, tous ses membres étaient indignes d’elle, et leur manière de voir lui était fort indifférente, ils pouvaient aller au … je cite son expression même… au diable.

 

M. Micawber se lança ensuite dans un éloge pompeux de Traddles. Il dit que le caractère de Traddles était un composé de vertus solides, auxquelles lui (M. Micawber) ne pouvait pas prétendre, sans doute, mais qu’il pouvait au moins admirer, grâce au ciel. Il fit une allusion touchante à la jeune personne inconnue que Traddles avait honorée de son affection, et qui avait bien voulu honorer et enrichir Traddles de la sienne. M. Micawber porta sa santé, moi aussi. Traddles nous remercia tous les deux avec une simplicité et une franchise que j’eus le bon sens de trouver charmantes, en disant : « Je vous suis bien reconnaissant, je vous assure ; si vous saviez comme c’est une bonne fille ! »

 

M. Micawber, un moment après, fit allusion, avec beaucoup de délicatesse et de précaution, à l’état de mon cœur. Une assurance positive du contraire l’obligerait seule à renoncer, dit-il, à la conviction que son ami Copperfield aimait et était aimé. Après un moment de malaise et d’émotion, après avoir nié, rougi, balbutié, je dis, mon verre à la main : « Eh bien ! je porte la santé de D !… » ce qui enchanta et excita si fort M. Micawber qu’il courut, avec un verre de punch, dans ma chambre à coucher, pour que mistress Micawber pût boire à la santé de D… ce qu’elle fit avec enthousiasme, en criant d’une voix aiguë : « Écoutez ! écoutez ! mon cher monsieur Copperfield, je suis ravie, bravo ! » en tapant contre le mur, en guise d’applaudissements.

 

La conversation prit ensuite une tournure plus mondaine. M. Micawber nous dit qu’il trouvait Camden-Town fort incommode, et que la première chose qu’il comptait faire quand ses annonces lui auraient procuré quelque chose de satisfaisant, c’était de déménager. Il parla d’une maison à l’extrémité occidentale d’Oxford-Street donnant sur Hyde-Park, et sur laquelle il avait toujours jeté les yeux, mais il ne pensait pas pouvoir s’y installer immédiatement, parce qu’il faudrait un grand train de maison. Il était probable, que pendant un certain temps, il serait obligé de se contenter de la partie supérieure d’une maison, au-dessus de quelque magasin respectable, dans Piccadilly, par exemple : la situation serait agréable pour mistress Micawber, et en construisant un balcon, ou en élevant la maison d’un étage, ou en faisant quelque autre arrangement de ce genre, il serait possible de s’y loger d’une manière commode et convenable pendant quelques années. Quoi qu’il pût lui arriver, et quelle que dût être sa demeure, nous pouvions compter, ajouta-t-il, qu’il y aurait toujours une chambre pour Traddles et un couvert pour moi. Nous exprimâmes notre reconnaissance de ses bontés, et il nous demanda pardon de s’être lancé dans des détails de ménage ; c’était une disposition bien naturelle qu’il fallait excuser chez un homme à la veille d’entrer dans une vie nouvelle.

 

Mistress Micawber à ce moment tapa de nouveau à la muraille pour savoir si le thé était prêt, et interrompit ainsi notre conversation amicale. Elle nous versa le thé de la manière la plus aimable, et toutes les fois que je m’approchais d’elle pour apporter les tasses, ou pour faire circuler les tartines, elle me demandait tout bas si D. était blonde ou brune, si elle était grande ou petite, ou quelque détail de ce genre, et il me semble que cela ne me déplaisait pas. Après le thé, nous discutâmes une quantité de questions devant le feu, et mistress Micawber eut la bonté de nous chanter, d’une petite voix grêle (que je regardais autrefois, je m’en souviens, comme ce qu’on pouvait entendre de plus agréable), les ballades favorites du beau sergent blanc, et du petit Tafflin. M. Micawber nous dit que, lorsqu’il lui avait entendu chanter le Sergent blanc, la première fois qu’il l’avait vue sous le toit paternel, elle avait attiré son attention au plus haut point, mais que lorsqu’elle en était venue au petit Tafflin, il s’était juré à lui-même de posséder cette femme ou de mourir à la peine.

 

Il était à peu près dix heures et demie quand mistress Micawber se leva pour envelopper son bonnet dans le papier gris et remettre son chapeau. M. Micawber saisit le moment où Traddles endossait son paletot, pour me glisser une lettre dans la main, en me priant tout bas de la lire quand j’en aurais le temps. Je saisis, à mon tour, le moment où je tenais une bougie au-dessus de la rampe pour les éclairer, pendant que M. Micawber descendait le premier en conduisant mistress Micawber, et je retins Traddles qui les suivait déjà, le bonnet de cette dame à la main.

 

« Traddles, lui dis-je, M. Micawber n’a pas de mauvaises intentions, le pauvre homme, mais, si j’étais à votre place, je ne lui prêterais rien.

 

– Mon cher Copperfield, dit Traddles en souriant, je n’ai rien à prêter.

 

– Vous avez toujours votre nom, vous savez.

 

– Ah ! vous appelez cela quelque chose à prêter ? dit Traddles d’un air pensif.

 

– Certainement.

 

– Oh ! dit Traddles, oui, c’est bien sûr. Je vous suis très-obligé, Copperfield, mais j’ai peur de le lui avoir déjà prêté.

 

– Pour ce billet qui est un placement sûr ? demandais-je.

 

– Non, dit Traddles. Pas pour celui-là. C’est la première fois que j’en entends parler. Je pensais qu’il me proposerait peut-être de signer celui-là, en retournant à la maison. Le mien, c’est autre chose.

 

– J’espère qu’il n’y a pas de danger ?

 

– J’espère que non, dit Traddles : je ne le crois pas, parce qu’il m’a dit l’autre jour qu’il y avait pourvu. C’est l’expression de M. Micawber : « J’y ai pourvu. »

 

M. Micawber levant les yeux à ce moment, je n’eus que le temps de répéter mes recommandations au pauvre Traddles, qui me remercia et descendit. Mais en regardant l’air de bonne humeur avec lequel il portait le bonnet et donnait le bras à mistress Micawber, j’avais grand’peur qu’il ne se laissât livrer, pieds et poings liés, aux gens d’affaires.

 

Je revins au coin de mon feu, et je réfléchissais moitié gaiement moitié sérieusement, sur le caractère de M Micawber et sur nos anciennes relations, quand j’entendis quelqu’un monter rapidement. Je crus d’abord que c’était Traddles qui venait chercher quelque objet oublié par mistress Micawber, mais à mesure que le pas approchait, je le reconnus mieux ; le cœur me battait et le sang me montait au visage. C’était Steerforth.

 

Je n’oubliais jamais Agnès, et elle ne quittait jamais le sanctuaire (si je puis m’exprimer ainsi) qu’elle occupait dans mon esprit depuis le premier jour. Mais lorsqu’il entra, et que je le vis devant moi, me tendant la main, le nuage obscur qui l’enveloppait dans ma pensée se déchira pour faire place à une lumière brillante, et je me sentis honteux et confus d’avoir douté d’un ami si cher. Mon affection pour Agnès n’en souffrit point : je pensais toujours à elle comme à l’ange bienfaisant de ma vie ; mes reproches ne s’adressaient qu’à moi, et non pas à elle ; j’étais troublé de l’idée que j’avais fait injure à Steerforth, et j’aurais voulu l’expier, si j’avais su comment m’y prendre.

 

« Eh bien, Pâquerette, mon garçon, vous voilà muet ! dit Steerforth avec enjouement, en me serrant la main de la façon la plus amicale. Est-ce que je vous surprends au milieu d’un autre festin, sybarite que vous êtes. Je crois en vérité que les étudiants de Doctors’-Commons sont les jeunes gens les plus dissipés de Londres ; vous nous distancez joliment, nous autres, innocente jeunesse d’Oxford ! » Il promenait gaiement ses regards animés autour de la chambre, et vint s’asseoir sur le canapé en face de moi, à la place que mistress Micawber venait de quitter, puis il se mit à tisonner.

 

« J’étais si étonné au premier abord, lui dis-je en lui souhaitant la bienvenue avec toute la cordialité dont j’étais capable, que je n’avais plus la force de vous dire bonjour, Steerforth.

 

– Eh bien ! ma vue fait du bien aux yeux malades, comme disent les Écossais, répliqua Steerforth, et la vôtre produit le même effet, maintenant que vous êtes en pleine fleur, ma Pâquerette, comment allez-vous, monsieur Bacchanal ?

 

– Très-bien, répliquai-je, et je vous assure que je ne fête pas le moins du monde une bacchanale ce soir, quoique j’avoue que j’ai donné à dîner à trois personnes.

 

– Que je viens de rencontrer dans la rue, faisant tout haut votre éloge, dit Steerforth. Quel est donc celui de vos amis qui était en pantalon collant ? »

 

Je lui fis de mon mieux, en quelques mots, le portrait de M. Micawber, et il rit de tout son cœur, déclarant que c’était un homme à connaître, et qu’il entendait bien faire sa connaissance.

 

« Mais l’autre, lui dis-je à mon tour, notre autre ami ; devinez qui c’est.

 

– Dieu le sait peut-être, dit Steerforth, mais non pas moi. Ce n’est pas un fâcheux, j’espère ? Je me suis figuré qu’il avait un peu l’air ennuyeux !

 

– Traddles ! dis-je d’un ton de triomphe.

 

– Qui ça ? demanda Steerforth de son air insouciant.

 

– Est-ce que vous ne vous rappelez pas Traddles ? Traddles, qui couchait dans la même chambre que nous à Salem-House ?

 

– Ah ! c’est lui, dit Steerforth en frappant avec les pincettes un morceau de charbon placé sur le sommet du feu ? Est-il toujours aussi simple qu’autrefois ? Où donc l’avez-vous déterré ? »

 

Je fis de Traddles un éloge aussi pompeux que possible, car je sentais que Steerforth avait pour lui quelque dédain. Mais lui, écartant ce sujet avec un signe de tête et un sourire, se borna à remarquer qu’il ne serait pas fâché non plus de revoir notre ancien camarade, qui avait toujours été un drôle de corps, puis il me demanda si j’avais quelque chose à lui donner à manger. Pendant les intervalles de ce court dialogue qu’il soutenait avec une vivacité fébrile, il brisait les charbons avec les pincettes, d’un air contrarié. Je remarquai qu’il continuait, pendant que je tirais de mon armoire les débris du pâté de pigeons, et quelques autres restes du festin.

 

« Mais voilà un souper de roi, Pâquerette, s’écria-t-il, en sortant tout à coup de sa rêverie, et en s’asseyant près de la table. Je vais y faire honneur, car je viens de Yarmouth.

 

– Je croyais que vous étiez à Oxford, répliquai-je.

 

– Non, dit Steerforth, je viens de faire le métier de matelot, ce qui vaut mieux.

 

– Littimer est venu aujourd’hui ici pour demander si je vous avais vu, repris-je, et j’ai compris d’après ses paroles que vous étiez à Oxford, quoique je doive avouer, maintenant que j’y pense, qu’il ne m’en a pas dit un mot.

 

– Littimer est plus fou que je ne croyais, puisqu’il se donne la peine de me chercher, dit Steerforth, en versant gaiement un verre de vin, et en buvant à ma santé. Quant à vouloir deviner ce qu’il pense, vous serez plus habile que nous tous, Pâquerette, si vous en venez à bout.

 

– Vous avez bien raison, lui dis-je, en approchant ma chaise de la table… Ainsi donc vous avez été à Yarmouth, Steerforth, ajoutai-je dans mon impatience de savoir des nouvelles de nos connaissances. Y avez-vous passé longtemps ?

 

– Non, répliqua-t-il ; ce n’était qu’une petite fugue de huit jours à peu près.

 

– Et comment se porte-t-on là-bas ? Naturellement la petite Émilie n’est pas encore mariée ?

 

– Non, pas encore, cet événement doit se passer dans je ne sais combien de semaines ou de mois, l’un ou l’autre. Je ne les ai pas beaucoup vus. À propos, j’ai une lettre pour vous, ajouta-t-il en posant son couteau et sa fourchette qu’il avait maniés avec beaucoup d’ardeur, et en cherchant dans ses poches.

 

– De qui ?

 

– De votre vieille bonne, répliqua-t-il en tirant quelques papiers de la poche de son gilet. J. Steerforth, esq., doit à l’hôtel de la Bonne-Volonté… Ce n’est pas cela. Patience, je vais le trouver. Le vieux… je ne sais comment… est malade, c’est à propos de cela qu’elle vous écrit, je suppose.

 

– Barkis, vous voulez dire ?

 

– Oui ! répondit-il, en fouillant toujours dans ses poches, et en examinant ce qu’il y avait dedans. Tout est fini pour le pauvre Barkis, j’en ai peur. J’ai vu un petit apothicaire ou médecin, je ne sais lequel, qui a eu l’honneur d’amener Votre Majesté dans ce monde. Il m’a donné les détails les plus savants : mais en résumé son opinion est que le voiturier ne tardera pas à faire son dernier voyage. Mettez la main dans la poche de devant de mon paletot qui est là sur cette chaise, je crois que vous trouverez la lettre. L’avez-vous ?

 

– La voilà ! dis-je.

 

– Ah ! justement. »

 

La lettre était de Peggotty, elle était courte et un peu moins lisible qu’à l’ordinaire. Elle m’apprenait l’état désespéré de son mari, faisait allusion à ce qu’il était devenu un peu plus serré qu’autrefois, ce qu’elle regrettait surtout parce qu’elle ne pouvait pas lui donner à lui-même toutes les petites douceurs qu’elle voudrait. Elle ne disait pas un mot de ses fatigues et de ses veilles, mais elle ne tarissait pas en éloges sur son mari. Tout cela était dit avec une tendresse simple, honnête et naturelle, que je savais véritable, et la lettre finissait par ces mots : « tous mes respects à mon enfant chéri ! » L’enfant chéri c’était moi.

 

Pendant que je déchiffrais cette épître, Steerforth continuait de manger et de boire.

 

« C’est dommage, dit-il, quand j’eus fini, mais le soleil se couche tous les jours, et il meurt des gens à toute minute, il ne faut donc pas se tourmenter d’une chose qui est le lot commun de tout le monde. Si nous nous arrêtions chaque fois que nous entendons frapper du pied à quelque porte cette voyageuse qui ne s’arrête pas elle-même, nous ne ferions pas grand bruit dans ce monde. Non ! En avant ! par les mauvais chemins, s’il n’y en a pas d’autres, par les beaux chemins si cela se peut, mais en avant ! Sautons par-dessus tous les obstacles pour arriver au but !

 

– Quel but ? demandai-je.

 

– Celui pour lequel on s’est mis en route, répliqua-t-il : en avant ! »

 

Je me rappelle que, lorsqu’il s’arrêta pour me regarder, son verre à la main, et son beau visage un peu penché en arrière, je remarquai pour la première fois que, quoiqu’il fût bruni, et que la fraîcheur du vent de mer eût animé son teint, ses traits portaient des traces de l’ardeur passionnée qui lui était habituelle, lorsqu’il se jetait à corps perdu dans quelque nouvelle fantaisie. J’eus un moment l’idée de lui reprocher l’énergie désespérée avec laquelle il poursuivait l’objet qu’il avait en vue, par exemple cette manie de lutter avec la mauvaise mer, et de braver les orages ; mais le premier sujet de notre conversation me revint à l’esprit, et je lui dis :

 

« Voyons ! Steerforth, si votre esprit veut bien se maîtriser assez pour m’écouter un moment, je vous dirai…

 

– L’esprit qui me possède est un puissant esprit et il fera ce que vous voudrez, » répliqua-t-il en quittant la table pour se rasseoir au coin du feu.

 

– Eh ! bien, je vais vous dire, Steerforth. J’ai envie d’aller voir ma vieille bonne. Non que je puisse lui être utile, ou lui rendre un véritable service, mais elle m’aime tant que ma visite lui fera autant de plaisir que si je pouvais lui être bon à quelque chose. Elle en sera si heureuse que ce sera une consolation et un secours pour elle. Ce n’est pas un grand effort à faire pour une amie aussi fidèle. N’iriez-vous pas y passer près d’elle une journée, si vous étiez à ma place ? »

 

Il avait l’air pensif, et il réfléchit un moment avant de me répondre à voix basse :

 

« Mais, oui, allez-y ; ça ne peut pas faire de mal.

 

– Vous en arrivez, dis-je, et il est inutile, je pense, de vous demander de venir avec moi.

 

– Parfaitement inutile, répliqua-t-il. Je vais coucher à Highgate ce soir. Je n’ai pas vu ma mère depuis longtemps, et cela me pèse sur la conscience, car c’est quelque chose que d’être aimé comme elle aime son enfant prodigue. Bah ! quelle folie ! Vous comptez partir demain, je pense, dit-il, en appuyant ses mains sur mes épaules, et en me tenant à distance.

 

– Oui, je crois.

 

– Eh bien, attendez seulement jusqu’à après-demain. Je voulais vous prier de passer quelques jours avec nous ; j’étais venu tout exprès pour vous inviter, et voilà que vous vous envolez pour Yarmouth.

 

– Je vous conseille de parler des gens qui s’envolent, Steerforth, quand vous partez toujours comme un fou pour quelque expédition inconnue. »

 

Il me regarda un moment sans me parler, puis reprit, en me tenant toujours de même et en me secouant par les épaules.

 

« Allons ! décidez-vous pour après-demain et passez la journée de demain avec nous ! Qui sait quand nous nous reverrons ! Allons ! après-demain ! J’ai besoin de vous pour m’épargner le tête-à-tête de Rosa Dartle, et pour nous séparer.

 

– Craignez-vous de trop vous aimer si je n’étais pas là ? demandai-je.

 

– Oui, ou de nous détester, dit Steerforth en riant : l’un ou l’autre. Allons ! c’est convenu ? après-demain !

 

– Va pour après-demain, lui dis-je, » et il mit son paletot, alluma son cigare et se prépara à aller chez lui à pied. Voyant que telle était son intention, je mis aussi mon paletot sans allumer mon cigare, j’en avais eu assez d’une fois, et je l’accompagnai jusqu’à la grand’route qui n’était pas gaie le soir, dans ce temps-là. Il était fort en train tout le long du chemin, et quand nous nous séparâmes, je le regardai marcher d’un pas si léger et si ferme, que je me rappelai ce qu’il m’avait dit : « Sautons par-dessus tous les obstacles pour arriver au but ! » et je me pris à souhaiter pour la première fois que le but qu’il poursuivait fut digne de lui.

 

J’étais rentré dans ma chambre et je me déshabillais, quand la lettre de M. Micawber tomba par terre : elle fit bien, car je l’avais oubliée. Je rompis le cachet et je lus ce qui suit : la lettre était datée d’une heure et demie avant le dîner. Je ne sais si j’ai dit que, toutes les fois que M. Micawber se trouvait dans une situation désespérée, il employait une sorte de phraséologie légale qu’il semblait regarder comme une manière de liquider ses affaires.

 

« Monsieur… car je n’ose pas dire, mon cher Copperfield.

 

« Il est nécessaire que vous sachiez que le soussigné est enfoncé. Vous remarquerez peut-être aujourd’hui qu’il aura fait quelques faibles efforts pour vous épargner une découverte prématurée de sa malheureuse position, mais toute espérance est évanouie de l’horizon, et le soussigné est enfoncé.

 

« La présente communication est écrite en présence (je ne peux pas dire dans la société), d’un individu plongé dans un état voisin de l’ivresse, et qui est employé par un prêteur sur gages. Cet individu est en possession légale de ces lieux, par défaut de payement de loyer. L’inventaire qu’il a dressé comprend non-seulement toutes les propriétés personnelles de tout genre appartenant au soussigné, locataire à l’année de cette demeure, mais aussi tous les effets et propriétés de M. Thomas Traddles, sous-locataire, membre de l’honorable corporation du Temple.

 

« Si une seule goutte d’amertume pouvait manquer à la coupe déjà débordante qui s’offre maintenant (comme le dit un écrivain immortel) aux lèvres du soussigné, elle se trouverait dans ce fait douloureux qu’un billet endossé en faveur du soussigné par le sus-nommé M. Thomas Traddles pour la somme de vingt-trois livres quatre shillings et neuf pence est échu et qu’il n’y a pas été pourvu. Elle se trouverait encore dans ce fait également douloureux, que les responsabilités vivantes qui pèsent sur le soussigné seront augmentées selon le cours de la nature, par une nouvelle et innocente victime dont on doit attendre la malheureuse arrivée à l’expiration d’une période qu’on peut exprimer en nombres ronds par six mois lunaires, à partir du moment présent.

 

« Après les détails ci-dessus, ce serait une œuvre de surérogation que d’ajouter que les cendres et la poussière couvrent à tout jamais

            « la

                        « tête

                                    « de

                                                « Wilkins Micawber. »

 

Pauvre Traddles ! Je connaissais assez M. Micawber pour savoir qu’on était sûr de le voir se relever de ce coup, mais mon repos fut troublé cette nuit-là par le souvenir de Traddles, et de la fille du pasteur suffragant de Devonshire, père de dix enfants bien vivants. Quel dommage ! une si bonne fille ! toute prête, comme disait Traddles (ô ! éloge de funeste présage), à l’attendre jusqu’à soixante ans ou mieux s’il le fallait.

 

CHAPITRE XXIX.

Je vais revoir Steerforth chez lui.


Je prévins M. Spenlow, ce matin-là, que j’avais besoin d’un petit congé, et comme je ne recevais pas de traitement, et que par conséquent je n’avais rien à craindre du terrible Jorkins, cela ne fit aucune difficulté. Je saisis cette occasion pour dire d’une voix étouffée et avec un brouillard devant les yeux, que j’espérais que miss Spenlow se portait bien, à quoi M. Spenlow répondit sans plus d’émotion que s’il parlait d’un être ordinaire, qu’il m’était fort obligé, qu’elle se portait très-bien.

 

Les clercs destinés à la situation aristocratique de procureurs étaient traités avec tant d’égards que j’étais presque complètement maître de mes actions. Pourtant, comme je ne tenais pas à arriver à Highgate avant une ou deux heures de l’après-midi, et que nous avions, pour ce jour-là, un petit procès d’excommunication, je passai une heure ou deux fort agréablement à la Cour, où j’assistai aux plaidoieries, en compagnie de M. Spenlow. L’affaire se présentait sous le titre de : « Le devoir du juge invoqué par Tipkins contre Bullook pour la correction salutaire de son âme. » Le procès prenait son origine dans la lutte de deux marguilliers. L’un d’eux était accusé d’avoir poussé l’autre contre une pompe ; comme la poignée de cette pompe était placée dans une école, et que cette école était abritée par une des tourelles de l’église, cela faisait de leur rixe une affaire ecclésiastique. Le procès était amusant, et tout en me rendant à Highgate sur le siège de la diligence, je pensais à la Cour des Doctors’-Commons, et à l’anathème prononcé par M. Spenlow contre quiconque viendrait, en touchant à la Cour, bouleverser la nation.

 

Mistress Steerforth fut bien aise de me voir, et Rosa Dartle aussi. Je fus agréablement surpris de ne pas trouver là Littimer, remplacé par une petite servante à l’air modeste, qui portait un bonnet avec des rubans bleus, et dont j’aimais infiniment mieux rencontrer par hasard les yeux que ceux de cet homme respectable ; je les trouvais moins embarrassants. Mais ce que je remarquai surtout après avoir été une demi-heure dans la maison, c’est l’attention et la vigilance avec laquelle miss Dartle me surveillait, et le soin avec lequel elle semblait comparer ma figure avec celle de Steerforth, puis celle de Steerforth avec la mienne, comme si elle s’attendait à saisir quelque regard d’intelligence entre nous. Toutes les fois que je la regardais, j’étais sûr de rencontrer ces yeux ardents et sombres, et ce regard pénétrant fixés sur mon visage, pour passer de là tout d’un coup à celui de Steerforth, quand elle ne nous regardait pas tous les deux à la fois. Et loin de renoncer à cette vigilance de lynx, quand elle vit que je l’avais remarquée, il me sembla au contraire que son regard en devint plus perçant et son attention plus marquée. J’avais beau me sentir innocent, en toute conscience, des torts dont elle pouvait me soupçonner, je n’en fuyais pas moins ces yeux étranges dont je ne pouvais supporter l’ardeur affamée.

 

Pendant toute la journée, on ne rencontrait qu’elle dans la maison. Si je causais avec Steerforth dans sa chambre, j’entendais sa robe qui frôlait la muraille dans le corridor. Si nous nous exercions sur la pelouse, derrière la maison, à nos anciens amusements, je voyais son visage apparaître à toutes les croisées successivement comme un feu follet, jusqu’à ce qu’elle eut fait choix d’une fenêtre propice pour mieux nous regarder. Une fois, pendant que nous nous promenions tous les quatre dans l’après-midi, elle me prit le bras et le serra de sa petite main maigre comme dans un étau, pour m’accaparer, laissant Steerforth et sa mère marcher quelques pas en avant, et lorsqu’ils ne purent plus l’entendre, elle me dit :

 

« Vous avez passé bien du temps sans venir ici, votre profession est-elle réellement si intéressante et si attachante qu’elle puisse absorber tout votre intérêt ? Si je vous fais cette question, c’est que j’aime toujours à apprendre ce que je ne sais pas. Voyons, réellement ? »

 

Je répliquai qu’en effet, j’aimais assez mon état, mais que je ne pouvais dire que j’en fusse exclusivement occupé.

 

« Oh ! je suis bien aise de savoir cela, parce que, voyez-vous, j’aime beaucoup qu’on me rectifie quand je me trompe. Alors, vous voulez dire que c’est un peu aride, peut-être ?

 

– Peut-être bien, répliquai-je, est-ce un peu aride.

 

– Oh ! et voilà pourquoi vous avez besoin de repos, de changement, d’excitation et ainsi de suite ? dit-elle. Ah ! je vois bien ! mais n’est-ce pas un peu… hein ?… pour lui ; je ne parle pas de vous ? »

 

Un regard qu’elle jeta rapidement sur l’endroit où Steerforth se promenait en donnant le bras à sa mère, me montra de qui elle parlait, mais ce fut tout ce que j’en pus comprendre. Et je n’ai pas le moindre doute que ma physionomie exprimait mon embarras.

 

« Est-ce que… je ne dis pas que ce soit… mais je voudrais savoir… est-ce qu’il n’est pas un peu absorbé ? est-ce qu’il ne devient pas peut-être un peu plus inexact que de coutume dans ses visites à cette mère d’une tendresse aveugle…, hein ? Elle accompagna ces mots d’un autre regard rapide jeté sur Steerforth et sa mère, et d’un coup d’œil qui semblait vouloir lire jusqu’au fond de mes pensées.

 

– Miss Dartle, répondis-je, ne croyez pas, je vous en prie…

 

– Moi, croire ! dit-elle. Oh ! Dieu du ciel ! mais n’allez pas croire que je crois quelque chose. Je ne suis pas soupçonneuse. Je fais une question. Je n’avance pas d’opinion. Je voudrais former mon opinion d’après ce que vous me direz. Ainsi donc, cela n’est pas vrai ? Eh bien ! je suis bien aise de le savoir.

 

– Il n’est certainement pas vrai, lui dis-je un peu troublé, que je sois responsable des absences de Steerforth, que je ne savais même pas. Je conclus de vos paroles qu’il a été plus longtemps que de coutume sans venir chez sa mère, mais je ne l’ai revu moi-même qu’hier au soir après un très-long intervalle.

 

– Est-ce vrai ?

 

– Très-vrai, miss Dartle. »

 

Pendant qu’elle me regardait en face, je la vis pâlir, son visage s’allonger, et la cicatrice de la vieille blessure ressortir si bien qu’elle se détachait profondément sur la lèvre défigurée, se prolongeait sur l’autre en dessous et descendait obliquement sur le bas de son visage. Je fus effrayé de ce spectacle et de l’éclat de ses yeux qui étaient fixés sur moi quand elle dit :

 

« Que fait-il, alors ? »

 

Je répétai ses paroles plutôt en moi-même que pour être entendu d’elle, tant j’étais étonné.

 

« Que fait-il ? dit-elle avec une ardeur dévorante. À quoi s’emploie-t-il cet homme, qui ne me regarde jamais sans que je lise dans ses yeux une fausseté impénétrable ? Si vous êtes honorable et fidèle, je ne vous demande pas de trahir votre ami, je vous demande seulement de me dire si c’est la colère, ou la haine, ou l’orgueil, ou la turbulence de sa nature, ou quelque étrange fantaisie, ou bien l’amour, ou n’importe quoi qui le possède pour le moment ?

 

– Miss Dartle, répondis-je, que voulez-vous que je vous dise, pour bien vous persuader que je ne sais rien de plus de Steerforth que je n’en savais quand je suis venu ici pour la première fois ? Je ne devine rien. Je crois fermement qu’il n’y a rien. Je ne comprends même pas ce que vous voulez me dire. »

 

Pendant qu’elle me regardait encore fixement, un mouvement convulsif, que je ne pouvais séparer dans mon esprit d’une idée de souffrance, vint agiter cette terrible créature. Le coin de sa lèvre se releva comme pour exprimer le dédain ou une pitié méprisante. Elle mit précipitamment sa main sur sa bouche, cette main que j’avais souvent comparée dans mes pensées à la porcelaine la plus transparente, tant elle était mince et délicate, quand elle la portait devant ses yeux pour abriter son visage de l’ardeur du feu ; puis elle me dit vivement, d’un accent ému et passionné :

 

« Je vous promets le secret là-dessus ! »

 

Et elle ne dit pas un mot de plus.

 

Mistress Steerforth n’avait jamais été plus heureuse de la société de son fils, car justement Steerforth n’avait jamais été plus aimable ni plus respectueux avec elle. J’éprouvais un vif plaisir à les voir ensemble, non-seulement à cause de leur affection mutuelle, mais à cause aussi de la ressemblance frappante qui existait entre eux, si ce n’est que l’influence de l’âge et du sexe remplaçait chez mistress Steerforth, par une dignité pleine de grâce, la hauteur ou l’ardente impétuosité de son fils. Je pensais plus d’une fois qu’il était bien heureux qu’il ne se fût jamais élevé entre eux une cause sérieuse de division, car ces deux natures, ou plutôt ces deux nuances de la même nature auraient pu être plus difficiles à réconcilier que les caractères les plus opposés du monde. Je suis obligé d’avouer que cette idée ne me venait pas de moi-même : ce n’est pas à mon discernement qu’il faut en faire honneur ; je la devais à quelques mots de révélation de Rosa Dartle.

 

Nous étions à dîner, lorsqu’elle nous fit cette question :

 

« Oh ! dites-moi, je vous en prie, les uns ou les autres, quelque chose qui m’a préoccupée toute la soirée et que je voudrais savoir ?

 

– Qu’est-ce que vous voudriez savoir, Rosa ? demanda mistress Steerforth. Je vous en prie, Rosa, ne soyez pas si mystérieuse.

 

– Mystérieuse ! s’écria-t-elle. Oh ! vraiment ! Est-ce que vous me trouvez mystérieuse ?

 

– Est-ce que je ne passe pas ma vie à vous conjurer, dit mistress Steerforth, de vous expliquer ouvertement, naturellement ?

 

– Ah ! alors je ne suis donc pas naturelle ? répliqua-t-elle, eh bien ! je vous en prie, ayez un peu d’indulgence, parce que je ne fais de question que pour m’instruire. On ne se connaît jamais bien soi-même.

 

– C’est une habitude qui est devenue chez vous une seconde nature, dit mistress Steerforth sans donner d’ailleurs le moindre signe de mécontentement ; mais je me rappelle et il me semble que vous devez vous rappeler aussi le temps où vos manières étaient différentes, Rosa, où vous aviez moins de dissimulation et plus de confiance.

 

– Oh ! certainement, vous avez raison, répliqua-t-elle, et voilà comment les mauvaises habitudes deviennent invétérées ! Vraiment ! moins de dissimulation et plus de confiance ! Comment se fait-il que j’aie changé insensiblement ? voilà ce que je me demande. C’est bien extraordinaire, mais c’est égal, il faut que je tâche de retrouver mes manières d’autrefois.

 

– Je le voudrais bien, dit mistress Steerforth en souriant.

 

– Oh ! j’y arriverai, je vous assure ! répondit-elle. J’apprendrai la franchise, voyons… de qui… de James !

 

– Vous ne pourriez apprendre la franchise à meilleure école, Rosa ! dit mistress Steerforth un peu vivement, car tout ce que Rosa Dartle disait avait un air d’ironie qui perçait au travers de sa simplicité affectée. Pour cela j’en suis bien sûre, dit-elle avec une ferveur inaccoutumée. Si je suis sûre de quelque chose au monde, vous savez que c’est de cela. »

 

Mistress Steerforth me parut regretter son petit mouvement de vivacité, car elle lui dit bientôt avec bonté :

 

« Eh bien ! ma chère Rosa, avec tout cela vous ne nous avez pas dit le sujet de vos préoccupations ?

 

– Le sujet de mes préoccupations ? répliqua-t-elle avec une froideur impatientante. Oh ! je me demandais seulement si des gens dont la constitution morale se ressemble… Est-ce l’expression ?

 

– C’est une expression qui en vaut bien une autre, dit Steerforth.

 

– Merci… Si des gens dont la constitution morale se ressemble se trouvaient plus en danger que d’autres, dans le cas où une cause sérieuse de division se présenterait entre eux, d’être séparés par un ressentiment profond et durable.

 

– Oui, certainement, dit Steerforth.

 

– Vraiment ? répliqua-t-elle, mais voyons, par exemple, on peut supposer les choses les plus improbables… en supposant que vous eussiez avec votre mère une sérieuse querelle ?

 

– Ma chère Rosa, dit mistress Steerforth en riant gaiement, vous auriez pu inventer quelque autre supposition. Grâce à Dieu, James et moi, nous savons trop bien ce que nous nous devons l’un à l’autre !

 

– Oh ! dit miss Dartle en hochant la tête d’un air pensif, sans doute, cela suffirait. Préci… sé… ment. Eh bien ! je suis bien aise d’avoir fait cette sotte question ; au moins j’ai le plaisir d’être sûre, à présent, que vous savez trop bien ce que vous vous devez l’un à l’autre pour que cela puisse arriver jamais. Je vous remercie bien. »

 

Je ne veux pas omettre une petite circonstance qui se rapporte à miss Dartle, car j’eus plus tard des raisons de m’en souvenir, quand l’irréparable passé me fut expliqué. Tout le long du jour et surtout à partir de ce moment, Steerforth déploya ce qu’il avait d’habileté, avec l’aisance qui ne l’abandonnait jamais, à amener cette singulière personne à jouir de sa société et à être aimable avec lui. Je ne fus pas étonné non plus de la voir lutter d’abord contre sa séduisante influence et le charme de ses avances, car je la connaissais pour être parfois pleine de préventions et d’entêtement. Je vis sa physionomie et ses manières changer peu à peu, je la vis le regarder avec une admiration croissante, je la vis faire des efforts de plus en plus affaiblis, mais toujours avec colère, comme si elle se reprochait sa faiblesse, pour résister à la fascination qu’il exerçait sur elle, puis je vis enfin ses regards irrités s’adoucir, son sourire se détendre, et la terreur qu’elle m’avait inspirée tout le jour s’évanouit. Assis autour du feu, nous étions tous à causer et à rire ensemble, avec autant d’abandon que des petits enfants.

 

Je ne sais si ce fut parce que la soirée était déjà avancée, ou parce que Steerforth ne voulait pas perdre le terrain qu’il avait gagné, mais nous ne restâmes pas dans la salle à manger plus de cinq minutes après elle.

 

« Elle joue de la harpe, dit Steerforth à voix basse en approchant de la porte du salon ; je crois qu’il y a trois ans que personne ne l’a entendue, si ce n’est ma mère ! »

 

Il dit ces mots avec un sourire particulier qui disparut aussitôt. Nous entrâmes dans le salon, où elle était seule.

 

« Ne vous levez pas ! dit Steerforth en l’arrêtant. Voyons ! ma chère Rosa, soyez donc aimable une fois et chantez-nous une chanson irlandaise !

 

– Vous vous souciez bien des chansons irlandaises ! répliqua-t-elle.

 

– Certainement, dit Steerforth, infiniment : ce sont celles que je préfère. Voilà Pâquerette, d’ailleurs, qui aime la musique de toute son âme. Chantez-nous une chanson irlandaise, Rosa, et je vais m’asseoir là à vous écouter comme autrefois. »

 

Il ne la touchait pas, il n’avait pas la main sur la chaise qu’elle avait quittée, mais il s’assit près de la harpe. Elle se tint debout à côté, pendant un moment, en faisant de la main des mouvements comme si elle jouait, mais sans faire résonner les cordes. Enfin elle s’assit, attira sa harpe vers elle d’un mouvement rapide, et se mit à chanter en s’accompagnant.

 

Je ne sais si c’était le jeu ou la voix qui donnait à ce chant un caractère surnaturel, que je ne puis décrire. L’expression était déchirante de vérité. Il semblait que cette chanson n’eût jamais été écrite ou mise en musique ; elle avait l’air de jaillir plutôt de la passion contenue au fond de cette âme qui se faisait jour par une expression imparfaite dans les grondements de sa voix, puis retournait se tapir dans l’ombre quand tout rentrait dans le silence. Je restai muet, pendant qu’elle s’appuyait de nouveau sur sa harpe, faisant toujours vibrer les doigts de sa main droite, mais sans tirer aucun son.

 

Au bout d’une minute, voici ce qui m’arracha à ma rêverie : Steerforth avait quitté sa place et s’était approché d’elle en lui passant gaiement le bras autour de la taille.

 

« Allons ! Rosa, lui disait-il, à l’avenir nous nous aimerons beaucoup ! »

 

Sur quoi elle l’avait frappé, et, le repoussant avec la fureur d’un chat sauvage, elle s’était sauvée aussitôt de la chambre.

 

« Qu’est-ce qu’a donc Rosa ? dit mistress Steerforth en entrant.

 

– Elle a été bonne comme un ange, un tout petit moment, ma mère, dit Steerforth, et la voilà maintenant qui se rattrape en se jetant dans l’autre extrême.

 

– Vous devriez faire attention à ne pas l’irriter, James. Rappelez-vous que son caractère a été aigri et qu’il ne faut pas l’exciter. »

 

Rosa ne revint pas, et il ne fut plus question d’elle jusqu’au moment où j’entrai dans la chambre de Steerforth avec lui pour lui dire bonsoir. Alors il se mit à se moquer d’elle et me demanda si j’avais jamais rencontré une petite créature aussi violente et aussi incompréhensible.

 

J’exprimai mon étonnement dans toute sa force, et je lui demandai s’il devinait ce qui l’avait offensée si vivement et si brusquement.

 

« Oh ! qui est-ce qui sait ? dit Steerforth. Tout ce que vous voudrez, rien du tout, peut-être ! Je vous ai déjà dit qu’elle passait tout à la meule, y compris sa personne, pour en aiguiser la lame ; et c’est une fine lame, prenez-y garde, il ne faut pas s’y frotter sans précaution, il y a toujours du danger. Bonsoir !

 

– Bonsoir, mon cher Steerforth. Je serai parti demain matin avant votre réveil. Bonsoir ! »

 

Il ne se souciait pas de me laisser aller, et restait debout devant moi, les mains appuyées sur mes épaules, comme il avait fait dans ma chambre.

 

« Pâquerette ! dit-il avec un sourire, quoique ce ne soit pas le nom que vous ont donné vos parrain et marraine, c’est celui que j’aime le mieux vous donner, et je voudrais, oh ! oui, je voudrais bien que vous pussiez me le donner aussi !

 

– Mais qu’est-ce qui m’en empêche, si cela me convient ?

 

– Pâquerette, si quelque événement venait nous séparer, pensez toujours à moi avec indulgence, mon garçon. Voyons, promettez-moi cela. Pensez à moi avec indulgence si les circonstances venaient à nous séparer.

 

– Que me parlez-vous d’indulgence, Steerforth ? lui dis-je. Mon affection et ma tendresse pour vous sont toujours les mêmes, et n’ont rien à vous pardonner. »

 

Je me sentais si repentant de lui avoir jamais fait tort, même par une pensée passagère, que je fus sur le point de le lui avouer. Sans la répugnance que j’éprouvais à trahir la confiance d’Agnès, sans la crainte que je ressentais de ne pouvoir pas même toucher ce sujet que je ne courusse le risque de la compromettre, je lui aurais tout confessé avant de lui entendre dire :

 

« Dieu vous bénisse, Pâquerette, et bonne nuit ! »

 

Mon hésitation me sauva : je lui serrai la main et je le quittai.

 

Je me levai à la pointe du jour, et m’étant habillé sans bruit, j’entr’ouvris sa porte. Il dormait profondément, paisiblement couché la tête sur son bras, comme je l’avais vu souvent dormir à la pension.

 

Le temps vint, et ce ne fut pas long, où je me demandai comment il se faisait que rien n’eût troublé son repos au moment où je le vis alors ; mais il dormait…, comme j’aime encore à me le représenter, comme je l’avais vu souvent dormir à la pension. À cette heure du silence, je le quittai :

 

« Pour ne plus jamais, ô Steerforth, Dieu vous pardonne ! toucher, avec un sentiment de tendresse et d’amitié, votre main, en ce moment insensible… Oh ! non, non ; plus jamais ! »

 

CHAPITRE XXX.

Une perte
.

J’arrivai le soir à Yarmouth et j’allai à l’auberge. Je savais que la chambre de réserve de Peggotty, ma chambre, devait être bientôt occupée par un autre, si ce grand Visiteur à qui tous les vivants doivent faire place n’était pas déjà arrivé dans la maison. Je me rendis donc à l’hôtel pour y dîner et pour y retenir un lit.

 

Il était dix heures de soir quand je sortis. La plupart des boutiques étaient fermées, et la ville était triste. Lorsque j’arrivai devant la maison d’Omer et Joram, les volets étaient déjà fermés, mais la porte de la boutique était encore ouverte. Comme j’apercevais, dans le lointain, M. Omer qui fumait sa pipe, près de la porte de l’arrière-boutique, j’entrai, et lui demandai comment il se portait.

 

« Sur mon âme, est-ce bien vous ? dit M. Omer. Comment allez-vous ? prenez un siège. La fumée ne vous incommode pas, j’espère ?

 

– Pas du tout, au contraire, je l’aime… dans la pipe d’un autre.

 

– Pas dans la vôtre ? dit M. Omer en riant. Tant mieux, monsieur, mauvaise habitude pour les jeunes gens. Asseyez-vous ; moi, si je fume, c’est à cause de mon asthme. »

 

M. Omer m’avait fait de la place et avait avancé une chaise pour moi. Il se rassit tout hors d’haleine, aspirant la fumée de sa pipe comme s’il espérait y trouver le souffle nécessaire à son existence.

 

« Je suis bien fâché des mauvaises nouvelles qu’on m’a données de M. Barkis, lui dis-je. »

 

M. Omer me regarda d’un air grave et secoua la tête.

 

« Savez-vous comment il va ce soir ? lui demandai-je.

 

– C’est précisément la question que je vous aurais faite, monsieur, dit M. Omer, sans un sentiment de délicatesse. C’est un des désagréments de notre état. Quand il y a quelqu’un de malade, nous ne pouvons pas décemment demander comment il se porte. »

 

C’est une difficulté que je n’avais pas prévue : j’avais eu peur seulement en entrant, d’entendre encore une fois l’ancien toc, toc. Cependant, puisque M. Omer avait touché cette corde, je ne pouvais m’empêcher d’approuver sa délicatesse.

 

« Oui, oui, vous comprenez, dit M. Omer avec un signe de tête. Nous n’osons pas. Voyez-vous, ce serait un coup dont bien des gens ne se remettraient pas s’ils entendaient dire : « Omer et Joram vous font faire leurs compliments et désirent savoir comment vous vous trouvez ce matin, ou cette après-midi, selon l’occasion. »

 

Nous échangeâmes un signe de tête, M. Omer et moi, et il reprit haleine à l’aide de sa pipe.

 

« C’est une des choses du métier qui nous interdisent bien des attentions qu’on serait souvent bien aise d’avoir, dit M. Omer. Voyez, moi, par exemple : si, depuis quarante ans que je connais Barkis, je ne me suis pas dérangé pour lui, chaque fois qu’il passait devant ma porte, autant dire que je ne l’ai jamais connu ; eh bien ! avec tout cela, je ne puis pas aller chez lui demander comment il va. »

 

Je convins avec M. Omer que c’était bien désagréable.

 

« Je ne suis pas plus intéressé qu’un autre, dit M. Omer. Regardez-moi. Le souffle me manquera un de ces jours, et il n’est pas probable que je sois bien intéressé, ce me semble, dans la situation où je suis. Je dis que ce n’est pas probable, quand il s’agit d’un homme qui sait que le souffle lui manquera au premier jour, comme à un vieux soufflet crevé, surtout quand cet homme est grand-père, dit M. Omer.

 

– Ce n’est pas du tout probable, lui dis-je.

 

– Ce n’est pas non plus que je me plaigne de mon métier, dit M. Omer. Chaque état a son bon et son mauvais côté, on sait bien cela : tout ce que je demanderais, c’est qu’on élevât les gens de manière à ce qu’ils eussent l’esprit un peu plus fort. »

 

M. Omer fuma un instant en silence, avec un air de bonté et de complaisance ; puis il dit, en revenant à son premier point :

 

« Nous sommes donc obligés de nous contenter d’apprendre des nouvelles de Barkis par Émilie. Elle sait notre véritable intention, et elle n’a pas plus de scrupules et de soupçons à cet égard que si nous étions de vrais agneaux. Minnie et Joram viennent d’aller chez Barkis où elle se rend, dès que l’heure du travail est finie, pour aider un peu sa tante. Ils y sont allés pour lui demander des nouvelles du pauvre homme : si vous vouliez attendre leur retour, ils vous donneraient tous les renseignements. Voulez-vous prendre quelque chose ? Un grog au rhum ? Voulez-vous faire comme moi ? Car c’est toujours ce que je bois en fumant, dit M. Omer en prenant son verre ; on dit que c’est bon pour la gorge, et que cela facilite cette malheureuse respiration. Mais voyez-vous, dit M. Omer d’une voix enrouée, ce n’est pas le passage qui est en mauvais état. C’est ce que je dis toujours à Minnie : « Donne-moi le souffle, ma fille, et je me charge de lui trouver un passage, ma chère ! »

 

Il avait vraiment l’haleine si courte qu’il était très-inquiétant à voir rire. Quand il eut recouvré la parole, je le remerciai des rafraîchissements qu’il venait de m’offrir, et que je refusai, en disant que je sortais de table, mais j’ajoutai que, puisqu’il voulait bien m’y inviter, j’attendrais le retour de son gendre et de sa fille, puis je demandai des nouvelles de la petite Émilie.

 

« À vous dire vrai, monsieur, dit M. Omer en quittant sa pipe afin de pouvoir se frotter le menton, je serai bien aise quand le mariage sera fait.

 

– Et pourquoi cela, demandai-je.

 

– Voyez-vous, elle est sens dessus dessous pour le moment, dit M. Omer. Ce n’est pas qu’elle ne soit pas aussi jolie qu’autrefois ; bien au contraire, je vous assure qu’elle est plus jolie que jamais. Ce n’est pas qu’elle ne travaille pas aussi bien qu’autrefois, bien au contraire, elle valait six ouvrières, et elle les vaut encore aujourd’hui. Mais elle manque d’entrain. Vous savez ce que je veux dire, continua M. Omer en fumant un peu ; puis, en se frottant après le menton : « Allons, hardi : là, mes gaillards, un bon coup de rame ; là, encore un bon coup, hourra ! » Voilà ce que j’appelle de l’entrain : eh bien ! je vous dirai que c’est là, d’une manière générale, ce qui manque chez Émilie. »

 

La figure et les manières de M. Omer en disaient tant que je pus en conscience lui faire un signe de tête pour exprimer que je le comprenais. La vivacité de mon intelligence parut lui plaire et il reprit :

 

« Voyez-vous, je crois que cela vient surtout de ce qu’elle est entre le zist et le zest. J’ai souvent causé de la chose avec son oncle et son fiancé le soir, quand on n’a plus rien à faire, et cela doit venir, selon moi, de ce que tout n’est pas encore fini. Vous n’avez pas oublié, dit M. Omer en hochant doucement la tête, qu’Émilie est une petite créature extrêmement affectueuse. Le proverbe dit qu’on ne peut faire une bourse de soie avec l’oreille d’une truie. Eh bien, moi, je ne sais pas : je crois qu’on le peut : il ne s’agit que de s’y prendre de bonne heure. Savez-vous qu’elle a fait de ce vieux bateau un logis qui vaut mieux qu’un palais de pierre ou de marbre ?

 

– Je vous crois !

 

– C’est touchant de voir cette jolie fille se serrer près de son oncle, dit M. Omer, de voir comme elle se rapproche de lui tous les jours de plus en plus. Mais, voyez-vous, quand c’est comme ça, c’est qu’il y a combat. Et pourquoi le prolonger inutilement ? »

 

J’écoutais attentivement le bon vieillard, en approuvant de tout mon cœur ce qu’il disait.

 

« C’est pour cela que je leur ai dit ceci, continua M. Omer d’un ton simple et plein de bonhomie : « Ne regardez pas du tout l’apprentissage d’Émilie comme un engagement qui vous gêne, je laisse ça à votre discrétion. Ses services m’ont plus rapporté que je ne m’y attendais, elle a appris plus vite qu’on ne devait l’espérer, Omer et Joram peuvent passer un trait de plume sur le reste du temps convenu, et elle sera libre le jour où cela vous conviendra. Si, après cela, elle veut s’arranger avec nous pour nous faire quelque ouvrage chez elle en dédommagement, très-bien. Si cela ne lui convient pas, très-bien encore. » De toute manière, elle ne nous fait pas de tort, car, voyez-vous, dit M. Omer en me touchant avec le bout de sa pipe, il n’est guère probable qu’un homme poussif comme moi, et grand-père par-dessus le marché, aille serrer le bouton à une belle petite rose aux yeux bleus comme elle ?

 

– Non, non, ce n’est pas probable, le moins du monde, on le sait bien, lui dis-je.

 

– Non, non, vous avez raison, dit M. Omer. Eh bien monsieur, son cousin, vous savez que c’est son cousin qu’elle va épouser ?

 

– Oh oui, répliquai-je, je le connais bien.

 

– Cela va sans dire, reprit M. Omer ! Eh bien, monsieur, son cousin qui est dans une bonne passe et qui a beaucoup d’ouvrage, après m’avoir remercié cordialement (et je dois dire que sa conduite dans toute cette affaire m’a donné la meilleure opinion de lui), son cousin a loué la petite maison la plus confortable qu’on puisse imaginer. Cette petite maison est toute meublée depuis le haut jusqu’en bas, elle est arrangée comme le salon d’une poupée, et je crois bien que, si la maladie de ce pauvre Barkis n’avait pas si mal tourné, ils seraient mari et femme à l’heure qu’il est : mais cela a apporté du retard.

 

– Et Émilie, M. Omer, demandai-je, est-elle devenue un peu plus calme ?

 

– Ah ! quant à cela, voyez-vous, dit M. Omer en frottant son double menton, on ne pouvait pas s’y attendre. La perspective du changement et de la séparation qui s’approchent d’une part et qui semblent s’éloigner de l’autre ne sont pas faits pour la fixer. La mort de Barkis n’amènerait pas un grand retard, mais s’il traînait !… En tout cas, c’est une situation très-équivoque, comme vous voyez.

 

– Oui, je vois.

 

– En conséquence, dit M. Omer, Émilie est toujours un peu abattue, un peu agitée, peut-être même, l’est-elle plus que jamais. Elle semble tous les jours aimer plus tendrement son oncle et regretter plus vivement de se séparer de nous tous. Un mot de bonté de ma part lui fait venir les larmes aux yeux, et si vous la voyiez avec la petite fille de Minnie, vous ne l’oublieriez jamais. C’est extraordinaire, dit M. Omer d’un air de réflexion, comme elle aime cette enfant ! »

 

L’occasion me parut favorable pour demander à M. Omer, avant que sa fille et son gendre vinssent nous interrompre, s’il savait quelque chose de Marthe.

 

« Ah ! dit-il en secouant la tête d’un air profondément abattu, rien de bon. C’est une triste histoire, monsieur, de quelque manière qu’on la retourne. Je n’ai jamais cru que cette pauvre fille fût corrompue, je ne voudrais pas le dire devant ma fille Minnie, elle se fâcherait : mais je ne l’ai jamais cru. Personne de nous ne l’a jamais cru. »

 

M. Omer entendit le pas de sa fille que je n’avais pas encore distingué, et me toucha avec le bout de sa pipe en fermant un œil, par forme d’avertissement. Elle entra presque aussitôt avec son mari.

 

Ils rapportaient la nouvelle que M. Barkis était au plus mal, qu’il n’avait plus sa connaissance, et que M. Chillip avait dit tristement dans la cuisine en s’en allant, il n’y avait pas plus de cinq minutes, que toute l’école de médecine, l’école de chirurgie et l’école de pharmacie réunies ne pourraient pas le tirer d’affaire ! D’abord les médecins et les chirurgiens n’y pouvaient plus rien, avait dit M. Chillip, et tout ce que les pharmaciens pourraient faire, ce serait de l’empoisonner.

 

À cette nouvelle, et sur l’avis que M. Peggotty était chez sa sœur, je pris le parti de m’y rendre tout de suite. Je dis bonsoir à M. Omer et à M. et mistress Joram, et je pris le chemin de la maison de Peggotty avec une sympathie sérieuse pour M. Barkis qui le transformait complètement à mes yeux.

 

Je frappai doucement à la porte, M. Peggotty vint m’ouvrir. Il ne fut pas aussi étonné de me voir que je m’y attendais. Je fis la même remarque pour Peggotty quand elle descendit, et c’est une observation que j’ai été, depuis, bien souvent à même de répéter, c’est que, dans l’attente de cette terrible surprise, tout autre changement et toute autre surprise paraissent comme rien.

 

Je serrai la main de M. Peggotty et j’entrai dans la cuisine pendant qu’il fermait doucement la porte. La petite Émilie, la tête dans ses mains, était assise auprès du feu. Ham était debout à côté d’elle.

 

Nous parlions tout bas, en écoutant de temps en temps si on n’entendait pas du bruit dans la chambre au-dessus. Je n’y avais pas pensé lors de ma dernière visite ; mais comme il me paraissait étrange, cette fois, de ne pas voir M. Barkis dans la cuisine !

 

« Vous êtes bien bon d’être venu, monsieur David, me dit M. Peggotty.

 

– Oh oui ! bien bon, dit Ham.

 

– Émilie, dit M. Peggotty, voyez, ma chérie ! Voilà M. David ! Allons, courage, mon amour ! Vous ne dites pas un mot à M. David ? »

 

Elle tremblait de tous ses membres, je la vois encore. Sa main était glacée quand je la touchai, je la sens encore. Elle ne fit d’autre mouvement que de la retirer, puis elle se laissa glisser de sa chaise, et, s’approchant doucement de son oncle, elle se pencha sur son sein, sans rien dire et tremblant toujours.

 

« C’est un si bon petit cœur, dit M. Peggotty en lissant ses beaux cheveux avec sa grosse main calleuse, qu’elle ne peut supporter ce chagrin. C’est bien naturel : les jeunes gens, monsieur David, ne sont pas habitués à ce genre d’épreuves, et c’est timide comme le petit oiseau que voilà, c’est tout naturel ! »

 

Elle se serra contre son sein, mais sans dire un mot et sans relever la tête.

 

« Il est tard, ma chérie, dit M. Peggotty, et voilà Ham qui vous attend pour vous ramener à la maison. Allons, partez avec lui, c’est un bon cœur aussi ! Quoi, Émilie ? que dites-vous, mon amour ? »

 

Le son de sa voix n’était pas arrivé à mes oreilles, mais il baissa la tête comme pour l’écouter ; puis il dit :

 

« Vous voulez rester avec votre oncle ? Allons donc, vous n’y pensez pas ? Rester avec votre oncle, ma chatte ! quand celui qui va être votre mari dans quelques jours est là pour vous ramener à la maison. Eh bien ! on ne le croirait pas, en voyant cette petite fille à côté d’un vieux grognard comme moi, dit M. Peggotty en nous regardant tous les deux avec un orgueil infini ; mais la mer ne contient pas plus de sel que le cœur de ma petite Émilie ne contient de tendresse pour son oncle : petite folle !

 

– Émilie a bien raison, monsieur David, dit Ham ; voyez-vous, puisque Émilie le désire, et que je vois bien qu’elle est agitée et un peu effrayée, je la laisserai ici jusqu’à demain matin. Permettez-moi seulement de rester aussi !

 

– Non, non, dit M. Peggotty, vous ne pouvez pas, vous qui êtes marié ou tout comme, perdre un jour de travail ; et vous ne pouvez pas non plus veiller cette nuit et travailler demain : cela ne se peut pas. Retournez à la maison. Est-ce que vous avez peur que nous n’ayons pas soin d’Émilie ? »

 

Ham céda à ces raisons, et prit son chapeau pour se retirer. Même au moment où il l’embrassa, et je ne le voyais jamais s’approcher d’elle sans penser que la nature lui avait donné le cœur d’un gentleman, elle semblait se serrer de plus en plus contre son oncle, évitant presque son fiancé. Je fermai la porte derrière lui, afin de ne pas troubler le silence qui régnait dans la maison, et, en me retournant, je vis que M. Peggotty parlait encore à sa nièce.

 

« Maintenant, dit-il, je vais monter dire à votre tante que M. David est là, cela lui fera du bien. Asseyez-vous près du feu pendant ce temps-là, ma chérie, et chauffez vos mains, elles sont froides comme la glace. Qu’est-ce que vous avez donc à avoir peur et à vous agiter comme cela ? Quoi ! vous voulez venir avec moi ? Eh bien venez ; allons ! Si son oncle était chassé de sa maison et obligé de coucher sur une digue, monsieur David, dit M. Peggotty avec le même orgueil qu’un moment auparavant, je crois vraiment qu’elle voudrait l’accompagner ; mais je vais être bientôt supplanté par un autre, n’est-ce pas, Émilie ? »

 

En montant un moment après, il me sembla, lorsque je passai près de la porte de ma petite chambre qui était plongée dans l’obscurité, que j’y apercevais Émilie étendue sur le plancher ; mais je ne sais pas, à l’heure qu’il est, si c’était elle où si ce n’était pas une illusion des ombres qui confondaient tout à ma vue dans les ténèbres de ma chambre.

 

J’eus le loisir de réfléchir, devant le feu de la cuisine, à la terreur de la mort qu’éprouvait la jolie petite Émilie, et je crus que c’était là, avec les autres raisons que m’avait données M. Omer, la cause du changement qui s’était opéré en elle. J’eus le loisir, avant de voir paraître Peggotty, de penser avec plus d’indulgence à cette faiblesse, tout en comptant les battements du balancier de l’horloge et en ressentant de plus en plus la solennité du silence profond qui régnait autour de moi. Peggotty me serra dans ses bras, et me remercia mille et mille fois d’être venu la consoler ainsi dans ses chagrins (ce furent ses propres paroles). Elle me pria ensuite de monter avec elle, et me dit en sanglotant que M. Barkis m’aimait toujours ; qu’il lui avait souvent parlé de moi avant de perdre connaissance, et que, dans le cas où il reviendrait à lui, elle était sûre que ma présence lui ferait plaisir, s’il pouvait encore prendre plaisir à quelque chose dans ce monde.

 

C’était une chose bien invraisemblable, à ce qu’il me parut quand je le vis. Il était couché, avec la tête et les épaules hors du lit, dans une position très-incommode, à demi appuyé sur le coffre qui lui avait coûté tant de peine et de soucis. J’appris que, lorsqu’il n’avait plus été capable de se traîner hors du lit pour l’ouvrir, ni de s’assurer qu’il était là, au moyen de la baguette divinatoire dont je lui avais vu faire usage, il l’avait fait placer sur une chaise à côté de son lit, où il le tenait dans ses bras nuit et jour. Il s’y appuyait en ce moment même ; le temps et la vie lui échappaient, mais il tenait encore son coffre, et les dernières paroles qu’il avait prononcées, pour écarter les soupçons, c’était : « des vieux habits ! »

 

« Barkis, mon ami, dit Peggotty, d’un ton qu’elle tâchait de rendre enjoué en se penchant sur lui, pendant que son frère et moi nous nous tenions au pied du lit, voilà mon cher enfant, mon cher M. David, qui a servi d’intermédiaire à notre mariage, celui par qui vous m’envoyiez vos messages, vous savez bien ! Voulez-vous parler à M. David ? »

 

Il était muet et sans connaissance, comme le coffre qui donnait seul quelque expression à sa physionomie par le soin jaloux avec lequel on voyait qu’il le serrait.

 

« Il s’en va avec la marée, » me dit M. Peggotty en mettant la main devant sa bouche.

 

Mes yeux étaient humides et ceux de M Peggotty aussi, mais je répétai à voix basse :

 

« Avec la marée ?

 

– On ne peut mourir sur les côtes, dit M. Peggotty, qu’à la marée basse ; on ne peut, au contraire, venir au monde qu’à la marée montante, et on n’est décidément de ce monde qu’en pleine marée ; eh bien ! lui, il s’en va avec la marée. Elle sera basse à trois heures et demie, et ne recommencera à monter qu’une demi-heure après. S’il vit jusqu’à ce que la mer recommence à monter, il ne rendra pas encore l’esprit avant que nous soyons en pleine marée, et il ne s’en ira qu’à la marée basse prochaine. »

 

Nous restions là à le regarder ; le temps s’écoulait : les heures passaient. Je ne puis dire quelle mystérieuse influence ma présence exerçait sur lui ; mais, quand il commença enfin à murmurer quelques mots dans son délire, il parlait de me conduire à la pension.

 

« Il revient à lui, » dit Peggotty.

 

M. Peggotty me toucha le bras en me disant tout bas, d’un air convaincu et respectueux :

 

« Voilà la marée qui baisse, il s’en va.

 

– Barkis, mon ami ! dit Peggotty.

 

– C. P. Barkis ! cria-t-il d’une voix débile, la meilleure femme qu’il y ait au monde !

 

– Voyez ! voilà M. David ! » dit Peggotty, car il ouvrait les yeux.

 

J’allais lui demander s’il me reconnaissait, quand il fit un effort pour étendre son bras, et me dit distinctement et avec un doux sourire :

 

« Barkis veut bien ! »

 

La mer était basse, il s’en alla avec la marée.

 

FIN DU PREMIER VOLUME.

 

 

 

 

 

 


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Novembre 2005

 

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[1] Une rookery, en Angleterre, est une colonie de corneilles (rooks) qu’on laisse nicher et pulluler dans les hauts arbres des avenues ou des massifs qui avoisinent les châteaux. On les garde avec soin comme un signe aristocratique de l’ancienneté du domaine.

[2] Cuisinerie, si le mot était français.

[3] En Angleterre les gens du commun suppriment l’aspiration. Am, je suis ; ham, jambon.

[4] me faisait endêver, me faisait enrager. [Note du correcteur.]

[5] Murdstone. Murderer, meurtrier.

[6] Borgne, loucheux. [Note ELG]