Charles Dickens

MAISON À LOUER

suivi de

LE VOILE NOIR

1858

Traduit par B. -H. Révoil

MAISON À LOUER

I

DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA RUE

Depuis dix années, je résidais à Tunbridge-Well, sans en être sortie, quand mon médecin, homme d’un savoir reconnu et le plus habile joueur de whist à dix points avec lequel j’aie jamais fait une partie, – et cela bien avant que l’on eût inventé le whist à cinq points, le plus noble des jeux, – me dit un certain matin, tout en me tâtant le pouls sur ce sopha brodé par ma pauvre sœur Jeanne, avant l’époque où sa taille se dévia : cruelle maladie qui la força à garder le lit pendant quinze mois pour être redressée :

— Ce qu’il vous faut, madame, je vais vous l’apprendre ; c’est un rien, une vétille.

— Bonté divine ! miséricorde céleste ! docteur Towers, répondis-je à mon Esculape, dont la dernière parole m’avait fait tressaillir, ne me dites pas de pareilles folies ; au nom du ciel, expliquez-vous.

— Rien n’est plus facile. Je veux dire, chère madame, qu’il « nous » faut changer d’air et de pays.

— Que le bon Dieu vous bénisse ! ajoutai-je. De qui s’agit-il ? de vous ou de moi lorsque vous dites « nous ? »

— Vertuchoux ! il s’agit de votre personne.

— Dans ce cas, je comprends ; mais pourquoi donc ne parlez-vous pas d’une façon intelligible, comme tout le monde, ainsi que doit le faire un sujet loyal de notre gracieuse reine Victoria, et un membre de la sainte église d’Angleterre ?

Towers se prit à rire, comme cela lui arrive toutes les fois qu’il me voit en proie à un de mes accès d’impatience – ce que j’appelle « tous mes états », et il poursuivit son discours comme il suit :

— Oui, madame, c’est du ton qu’il vous faut : du ton, vous dis-je.

Et il en appela de son ordonnance à Trottle, qui parut sur le seuil de la porte, tenant dans ses mains un seau de cuivre plein de charbon.

Revêtu d’un habit noir soigneusement épousseté comme le reste de son vêtement, on eût pris Trottle pour un charmant garçon s’apprêtant, par complaisance, à jeter du charbon dans la grille du foyer.

Trottle – que je me plais toujours à appeler mon bras droit – est un excellent domestique entré à mon service il y a bientôt trente-deux ans, à l’époque où j’habitais bien loin de mon pays natal. C’est bien la fleur des pois des serviteurs, mais il a le défaut d’être fort entêté.

— Oui, madame, ce qu’il vous faut, c’est du ton, fit-il en attisant le feu, sans se presser, suivant son ordinaire.

— Que le bon Dieu vous bénisse tous les deux ! m’écriai-je en éclatant de rire. Je m’aperçois que vous conspirez l’un et l’autre pour me convaincre, et que vous allez faire de moi ce que bon vous semblera. Sans doute, il entre dans vos projets de me conduire à Londres pour me faire changer d’air.

Déjà, depuis plusieurs semaines, Towers me parlait de Londres ; aussi cette phrase de lui ne m’avait pas étonné. De là à nous entendre, il n’y avait qu’un pas, et ce pas fut bientôt franchi. Il fut décidé que Trottle partirait le surlendemain pour la capitale du Royaume-Uni, afin d’y chercher un appartement confortable où ma vieille tête pût être à l’abri des tracasseries d’une grande ville.

Trottle revint à Tunbridge-Well, après une absence de deux jours. Il avait loué un logement pour six mois, avec une faculté de prolongation de bail à notre convenance, et c’était là vraiment tout ce qu’il nous fallait.

— Ainsi, le logis que vous avez choisi, Trottle, n’a aucun inconvénient ? lui demandai-je.

— Non, madame, aucun ; c’est bien tout ce qu’il vous faut. Je vous assure qu’intérieurement il n’y a point d’obstacle à ce qu’on y soit très-confortablement. Je ne pourrais pas dire la même chose pour ce qui concerne l’extérieur.

— Ah ! qu’entendez-vous par là ?

— C’est que vis-à-vis de votre appartement il y a « une maison à louer ».

— Eh bien ! est-ce donc là quelque chose de regrettable, une objection possible au confortable ? fis-je en réfléchissant malgré moi à ce que me disait Trottle.

— Je crois, madame, reprit-il, qu’il est de mon devoir de vous expliquer que la vue de cette maison est fort triste ; et cependant j’ai passé outre, car, comme vous m’aviez donné pleins pouvoirs d’agir, j’étais tellement enchanté du logement par lui-même, que j’ai signé avec le propriétaire.

Trottle avait conçu une si haute opinion du choix qu’il avait fait, que je ne voulus point le chagriner à cet endroit, car il avait certainement agi dans mes intérêts. Je lui dis donc, sans songer à le réprimander :

— Peut-être cette maison vide se louera-t-elle bientôt.

— Oh ! je n’en crois rien, madame, fit-il en secouant la tête d’un air assuré, cette habitation ne se louera pas : à vrai dire, elle ne trouve jamais de locataires, madame.

— Bonté du ciel ! et pourquoi cela ?

— Personne ne pourrait vous le dire, madame. Tout ce que je sais, c’est que la maison en question est toujours vide.

— Et depuis combien de temps cet état de choses dure-t-il ? Vous l’a-t-on dit ? répondez, Trottle.

— Oh ! depuis un temps infini : des années, pour mieux dire.

— Mais alors elle est en ruines ?

— Non pas, madame ; seulement le logis est un peu écorné par les intempéries des saisons.

Pour couper court à cette longue introduction, je dirai que, le lendemain, je fis atteler des chevaux de poste à ma chaise de voyage, – car jamais je ne m’aventure sur un chemin de fer, non pas que j’aie le moindre reproche à adresser aux voies ferrées, ma seule objection étant qu’on les a inventées à une époque où j’étais trop âgée pour adopter cette innovation, et que leur construction a réduit à néant certains droits de péages qui faisaient partie de mon revenu, – puis je m’en allai moi-même, malgré les murmures de Trottle, voir l’appartement qu’il m’avait retenu et juger de l’aspect extérieur de la « maison à louer ».

J’arrivai bientôt et je pus me former moi-même une opinion.

L’appartement était très-confortable, en parfait état. D’ailleurs cela devait être ainsi, car Trottle s’entend mieux que personne au monde à tout ce qui est confortable. Quant à la maison inhabitée, son aspect était déplaisant et j’étais certaine de ce que je viens de donner. Et pourtant à tout prendre, en supposant le bon et le mauvais côté de la chose, en mettant en regard le bien-être du logis qui m’était destiné avec la vue fâcheuse de la maison en question, cette objection ne pesa pas longtemps dans la balance.

Mon homme d’affaires, M. Squares de Crown-Office-Row, quartier du Temple, reçut l’ordre de légaliser le contrat de location, mais son clerc, chargé de grossoyer l’écrit en question, le bourra de tant de mots inintelligibles, de phrases contournées, que, lorsqu’on me lut ce grimoire, tout ce que j’y pus comprendre ce fut l’énonciation de mon nom, et encore avec grande difficulté. Puis je signai ; mon propriétaire ajouta son paraphe et tout fut dit.

Trois semaines après, j’avais émigré à Londres, moi, mes bagages et tout ce qui s’ensuit.

Pendant le premier mois, je m’arrangeai de manière à laisser Trottle à Tunbridge-Well, et j’avais pris ce parti, non-seulement parce que je laissais en partant bon nombre de choses à mettre en ordre pour mes enfants écoliers et mes pensionnaires, mais parce qu’il y avait à faire réparer un poêle d’un nouveau genre destiné à chasser l’humidité de ma maison pendant mon absence. Je l’avais fait installer dans le vestibule à cet effet, et j’éprouvais une très-grande frayeur de le voir éclater au premier jour. D’autre part, mon serviteur, quoique le modèle des valets de bonne maison, tout en étant vieux et âgé de soixante à soixante-dix ans, était ce que l’on peut appeler un… amateur du beau sexe, et je m’explique.

Toutes les fois que l’un de mes amis venait me voir et amenait avec lui une femme de chambre, Trottle se montrait fort disposé à montrer à cette Dulcinée de son rang les beautés de Tunbridge-Well dès le premier soir. À diverses reprises j’avais même aperçu, de l’autre côté de la porte d’entrée qui fait face au fauteuil dans lequel je m’assieds, l’ombre de son bras entourant, sur le perron, la taille de la femme de chambre, dans la forme d’une brosse à nettoyer les miettes sur une nappe.

J’avais donc résolu, avant de laisser à Trottle un libre champ à sa « philanthropie, » dans la grande cité de Londres, de voir par moi-même quelles étaient les jeunes filles résidant à l’intérieur ou à l’extérieur de mon appartement.

Par conséquent, dès que Trottle m’eut installée dans mes pénates et que je m’y trouvai confortablement, je ne gardai avec moi que ma servante, la bonne Peggy Flobbins, fille d’un dévouement sans pareil, qui, depuis que je la connaissais, n’avait jamais été en butte à la « philanthropie, » et ne devait probablement pas succomber à ce mal après vingt ans de services réguliers avec moi.

Je pris mon premier déjeuner dans mon nouveau domicile, un cinq novembre. On pouvait apercevoir, à travers les nuages d’un brouillard dense et pénétrant, les mannequins des Guys[1] errant çà et là portés sur les épaules des jeunes gens de la ville, et l’on eût dit que ces mannequins ressemblaient à des monstres gigantesques se démenant dans une mer de « pale ale. » L’un de ces Guys était abandonné sur les marches de la « maison à louer. »

Je pris mes lunettes afin de m’assurer par moi-même, d’abord si les enfants à qui appartenait le mannequin paraîtraient satisfaits des rafraîchissements que Peggy était allé leur offrir de ma part, suivant la coutume, et ensuite dans le but de voir si ma servante ne s’approchait pas de cet objet ridicule, bourré, comme d’ordinaire, de fusées et de pétards qui eussent pu éclater d’un moment à l’autre. Voici donc comment il se fit que la première fois où mes yeux se portèrent sur la maison à louer et l’examinèrent à loisir depuis mon entrée dans mon nouveau domicile, je mis des lunettes sur mon nez. C’est, du reste, une « manière de voir » que je pratique fort peu, à peine une fois sur cinquante, car j’ai la vue très-claire pour mon âge, et je me sers le moins possible de lunettes, de crainte d’affaiblir mon rayon visuel.

Je savais déjà, d’après ma première inspection, que c’était une maison assez vaste, fort malpropre et très-dilapidée ; que les balcons et les rampes du porche étaient couverts de rouille et s’en allaient par morceaux ; j’ajouterai même, qu’il manquait déjà plusieurs barreaux et une grande partie des ornements. Je m’étais aperçu qu’un certain nombre de vitres avaient été brisées et que des taches de boue souillaient le vernis des autres, car les enfants ne s’étaient point fait faute de ce passe-temps malpropre et destructeur ; j’avais encore vu l’intérieur de la petite cour du bâtiment remplie de pierres jetées par tous les jeunes vagabonds du quartier par plaisir et sans songer à mal.

J’avais laissé mes yeux se promener sur l’échiquier tracé à la craie sur le pavé aligné devant la « maison à louer, » et sur les figures informes dessinées au crayon sur la porte de la rue. J’avais encore remarqué l’enveloppe extérieure des fenêtres de cette habitation, toutes closes à l’aide de panneaux intérieurs ou de stores en cannes ; comme aussi les écriteaux où l’on avait tracé les mots cabalistiques : « Maison à louer, » tous racoquillés sur eux-mêmes, de façon qu’on eût pu croire qu’ils souffraient de crampes occasionnées par l’atmosphère humide qui venait du dedans : il y en avait encore d’autres effacés et illisibles.

J’avais examiné tout cela d’un seul coup d’œil, lors de ma première visite à Londres, et j’avais même fait observer à Trottle que la partie de l’écriteau sur laquelle se trouvaient indiquées les conditions de location était fendue et rendait toute explication impossible ; je lui avais montré, qui plus est, la pierre du seuil séparée en deux morceaux.

Et malgré tout cela, je n’en étais pas moins assise fort tranquillement devant une table couverte de mets destinés à mon déjeuner, ce jour mémorable du 5 novembre, les lunettes sur le nez et regardant attentivement cette maison fantastique, comme si oncques je ne l’avais aperçue avant ce jour-là.

Tout d’un coup, à la fenêtre de droite du premier étage, là-bas dans un coin, à travers un trou pratiqué dans une persienne ou un volet, je me sentis regardée par un œil secret. Il se pouvait que la lueur de mon foyer eût passé sur son rayon visuel et l’eût fait briller ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il avait jeté une lueur et avait disparu.

L’œil secret s’était-il ou ne s’était-il pas fixé sur moi alors que j’étais là assise entre lui et la lumière produite par mon foyer ?

Vous pouvez, ami lecteur, croire tout ce que bon vous semblera, et cela sans me blesser le moins du monde ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que je me sentis atteinte en pleine poitrine, comme si cet œil eût un pouvoir électrique dont le choc m’était destiné.

Cet incident produisit un tel effet sur mon imagination, qu’il me fut impossible de demeurer seule plus longtemps. Je sonnai pour appeler Flobbins, et j’imaginai une occupation quelconque de façon à la garder avec moi. Bientôt ma servante ôta le couvert et je demeurai assise à la même place, mes lunettes à leur poste, remuant la tête à droite et à gauche, essayant de reproduire d’une façon ou d’une autre un éclat de lumière, soit à l’aide de mon feu, soit par un reflet de la vitre, reflet qui ressemblât à un regard émané de l’œil.

Tous mes efforts demeurèrent sans succès. Certains effets d’optique, certaines lignes courbes, brisées, passaient devant ma vue ; je distinguais de temps à autre, par une fantaisie de mon imagination, une fenêtre se confondant avec une autre ; mais l’œil secret ne me regardait plus, et pourtant j’étais convaincue que j’avais aperçu ce regard insolite.

Quelque effort que je fisse pour éloigner de ma pensée l’impression produite par cet œil sur mon esprit, je ne pus en chasser le souvenir, à tel point que je restai pour ainsi dire tourmentée, sans pouvoir surmonter ce sentiment. Jusqu’alors je n’avais guère fait attention à la « maison à louer » sise vis-à-vis de ma fenêtre ; mais après avoir aperçu cet œil, il me fut impossible de ne pas rêver à ce voisinage. Je ne pensais qu’à cette maison, je la surveillais, j’en parlais à tout propos, je la voyais constamment, même en ne la regardant pas.

Je comprends à cette heure qu’il y avait dans tout cela la main de la Providence et vous allez, amis lecteurs, en juger vous-mêmes par le récit qui va suivre.

Mon propriétaire était un tonnelier qui avait épousé une cuisinière et s’était mis à tenir maison. Déjà depuis deux ans ils vivaient de la sorte et pourtant ils ne savaient rien de plus que moi au sujet de la « maison à louer » ; je ne pus même rien apprendre à ce sujet des gens du voisinage, mes fournisseurs. Trottle m’en avait dit autant et même plus qu’eux. La demeure inhabitée était dans cet état d’abandon, depuis six ans, au dire des uns, et depuis huit ou dix ans, au dire des autres. Ce qu’il y avait de certain, assuraient tous ceux que j’interrogeais, c’est qu’elle ne s’était pas louée et ne se louerait jamais.

Je ne tardai pas à me convaincre que j’allais me mettre dans « tous mes états » au sujet de cette maison et cela ne manqua pas en effet. J’éprouvai pendant un mois entier des spasmes nerveux qui allaient de mal en pis. Les ordonnances de mon docteur Towers, que j’avais apportées avec moi à Londres, ne me donnaient aucun soulagement. Que le soleil brillât par une belle journée d’hiver, que le brouillard obscurcît la lumière, que la pluie tombât noire comme la suie, je ne perdais pas de vue la « maison à louer. » J’avais comme tout le monde, entendu parler d’une maison hantée par les esprits, mais j’ai été à même d’éprouver ce que c’est qu’un esprit – le mien – hanté par une maison. Et, en effet, la maison sise vis-à-vis de la mienne avait pris possession de ma pensée et occupait tous mes instants.

Pendant tout le mois qui s’écoula, oncques je ne vis quelqu’un entrer ou sortir de la « maison à louer. » Je me mis en quête de savoir si quelque individu s’y glissait clandestinement à la faveur de la nuit, ou au crépuscule ; mais jamais je ne vis personne. Je n’éprouvai pas même de soulagement en faisant tirer hermétiquement mes rideaux quand le soir arrivait et en veillant moi-même à ce que l’on fermât toutes les portes à clef. L’œil secret brillait, alors au milieu de mon foyer.

Je suis une vieille femme, – tranchons le mot, sans me laisser effrayer par les conséquences que cet aveu peut avoir, – je suis une vieille fille et même plus vieille que cette qualification ne le signifie. Autrefois, j’ai aimé comme tout le monde, dans mon jeune temps, mais il y a bien longtemps, bien longtemps de cela. Celui à qui je rêvais périt à la mer, (que le bon Dieu ait eu pitié de lui !) à l’époque où j’avais vingt-cinq ans.

Aussi loin qu’il m’en souvient dans ma vie, j’ai aimé les enfants de toute mon âme, et cette affection était si grande, que je me suis crue coupable de quelque faute pour laquelle Dieu me punissait, ou plutôt veux-je dire, j’ai été détournée du droit chemin pour ne pas avoir été avec orgueil mère de plusieurs beaux enfants, qui, à cette heure de ma vie, m’eussent rendue grand’mère à leur tour.

À dire vrai, je me suis consolée, grâce à la sérénité et au contentement intérieur que Dieu m’a accordé dans sa miséricorde, et certes je dois le remercier, pour cela. Et cependant, même à mon âge, il me faut sécher les yeux quand je songe à ce courageux, ce beau, cet excellent Charles, et au bonheur que nous eussions éprouvé à vivre ensemble.

Charles était mon frère cadet et il partit pour les Grandes-Indes. Là, il se maria et il m’adressa certain jour sa femme qui venait faire ses couches en Europe. La charmante épouse de mon frère devait après cela retourner près de lui, en me laissant son enfant, pour que j’eusse soin de son éducation. Cette pauvre créature ne vint pas au monde en vie. Ce fut là un des tristes incidents de mon existence qui eût pu être heureuse et qui pourtant ne compta pas parmi celles des privilégiées.

À peine, à l’heure où le petit être se présenta à mes mains, eus-je le temps de murmurer aux oreilles de sa mère ces paroles terribles :

— Il n’est plus, ma chère amie.

À peine eut-elle répondu ces paroles : « Tu es poussière et tu retourneras en poussière ! Oh ! donnez-moi mon enfant dans mes bras et rappelez-vous de consoler Charley ! » qu’elle expira et se rendit aux pieds du Sauveur des hommes pour lui confier l’âme de son enfant.

J’allai rejoindre mon frère et lui appris qu’il n’avait plus que moi au monde ! Moi, hélas ! je vécus ainsi avec Charles, pendant plusieurs années, aux Grandes-Indes.

Quand Charles mourut, il avait cinquante ans révolus : ce fut dans mes bras qu’il s’éteignit. Son visage radieux, avait changé au un tel point qu’il était devenu, jaune et émacié comme celui d’un cadavre ; mais quand il eut expiré, lorsqu’il eut rendu son âme à Dieu, ses traits reprirent leur sérénité. À mesure que je priais, en pleurant, toute sa figure se transfigura, et lorsque je le contemplai dans son cercueil pour la dernière fois, je retrouvai en lui mon Charles d’autrefois, le jeune homme bien-aimé, sans souci, beau et élégant du temps passé.

J’allais, ami lecteur, vous raconter comment la solitude de la « maison à louer » avait certain soir ravivé toutes ces pensées dans mon souvenir, et rouvert en mon cœur une plaie fermée, quand Flobbins, ouvrant la porte, me dit, comme si elle eût voulu rire, et tout en se retournant par respect :

— M. Jabez-Jarber, madame.

Et, sans plus de préambule, M. Jarber entra en sautillant d’une façon ridicule, et en s’écriant :

— Sophonisbe !

Ici, je dois avouer que tel est mon nom, et ce nom me seyait et me convenait fort à l’époque où l’on me baptisa ; mais, à mon âge, il est quelque peu suranné, pour ne pas dire ampoulé ou absurde, quand il est prononcé par les lèvres de M. Jarber.

Il va sans dire que je répliquai d’une voix aigre-douce :

— Bien ! je me nomme Sophonisbe, je le sais, mais il est inutile que vous le chantiez sur les toits. Ah !

Comme pour se faire excuser, cet odieux personnage porta à sa bouche l’extrémité des cinq doigte de sa main droite, en répétant d’une façon aggravante mon petit nom, sur la troisième syllabe duquel il appuya comme par plaisir.

Sophonisbe !

Je n’ai pas de lampe chez moi, et cela parce que l’odeur de l’huile m’est désagréable et que de mon temps on avait inventé les bougies de cire. J’ose donc espérer que l’on comprendra comment il se fit qu’ayant la bougie placée dans un chandelier derrière mon coude, je ne vis pas ce que Jarber allait faire, et que je pus seulement le menacer de lui marcher sur les pieds s’il recommençait une pareille girie.

J’ajouterai, en passant, qu’il était à ma connaissance, en lui parlant de la sorte, que rien n’était plus sensible chez lui que ses doigts de pieds. Et réellement à l’âge de Jarber et au mien, c’est là un endroit fort tendre. Il me souvient encore d’un orchestre, dont les accents se sont depuis longtemps évanouis dans l’espace à Tunbridge-Well, et aux sons duquel devant nombreuse et choisie assemblée, j’avais risqué un menuet avec maître Jarber… Mais il y a dans le même pays une maison encore debout où j’ai porté le tablier des enfants. C’est là que je me suis arraché moi-même une dent à l’aide d’un fil solidement attaché au piton de la porte, et cela, grâce à une violente secousse. Mais, à l’heure qu’il est dans ma vie, devrais-je me servir d’une porte pour remplacer le dentiste, ou porter encore une bavette ?

Sans aller plus loin, je dirai que maître Jarber a toujours été plus ou moins absurde dans ses manières. Sa façon de se vêtir était élégante et il se parfumait comme un bouquet de verveine et de roses. Un grand nombre de jeunes filles eussent donné le bout de leur oreille pour être aimées de lui ; mais je dois ajouter que le fat se souciait d’elles comme d’une pipe de tabac, ce qui signifie que leurs avances restaient sans résultat, car il éprouvait pour moi une constante affection.

Non-seulement il s’était offert de m’épouser, avant que mon amour ne devint du chagrin, mais encore avait-il renouvelé sa demande après cette époque et à différents intervalles successifs et fréquemment répétés. Du reste, que ces propositions eussent été plus ou moins nombreuses, qu’importe ! Ce que je dirai, c’est que la dernière fois qu’il me fit la gracieuse offre de sa main, ce fut après m’avoir présenté sur la pointe d’une épingle une pastille digestive. Je me mis à rire de tout mon cœur, et cela se comprend, car tout autre eût fait de même en pareille occurrence.

— Allons ! allons, Jarber, lui dis-je, si vous ne réfléchissez pas qu’à nous deux, nous accomplirions en nous mariant quelque chose comme cent cinquante années, moi j’y songe. Je suis d’avis qu’il me faut digérer cette sottise, comme je vais digérer cette pastille, – et, tout en parlant ainsi, j’avalai le bonbon. – Voilà donc qui est convenu : nous ne parlerons plus de ceci.

À dater de ce moment, Jarber s’est assez bien comporté, mais ce vieux ci-devant jeune homme a toujours le même caractère et les mêmes habitudes. Compassé, étriqué dans ses vêtements, serré dans des gilets pointus, possesseur d’une petite paire de jambes et d’une petite voix aiguë, façonné et minutieux au suprême degré ; tel est son portrait.

D’aussi loin qu’il m’en souvient, Jarber s’était complu à faire des petites commissions pour ses connaissances et à colporter de petit bavardages. Au moment où mon vieux adorateur me qualifiait encore de ce nom d’amitié : Sophonisbe ! il demeurait dans un tout petit appartement meublé à l’ancienne mode et sis à quelques mètres de mon logis.

Depuis deux ou trois ans, je ne l’avais point vu, mais on m’avait appris que, suivant son usage, il se promenait souvent dans Saint-James-Street, afin de voir les gens de la cour se rendant au palais. Il se servait pour cela d’une lunette d’approche et montait sur les bornes ou sur les escaliers des maisons. De là ce pauvre énamouré d’un autre âge, les épaules couvertes d’un manteau court et les pieds préservés de l’humidité par des galoches, se glissait aux abords de Willi’s-Rooms pour assister à l’entrée du bal d’Almack. Il va sans dire que, pour jouir de ce spectacle, il attrapait des rhumes terribles et se faisait presque écraser par les cochers et les porte-flambeaux. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il rentrait chez lui tout contusionné et que son hôtesse, une bonne femme, se voyait obligée à le soigner pendant un mois avant qu’il fût rétabli.

Jarber s’assit donc sur un siége, vis-à-vis de moi, après s’être débarrassé de son collet garni de fourrures ; il ne conserva dans les mains que son chapeau et une toute petite badine.

— Voyons ! assez de vos Sophonisbes, s’il vous plaît, Jarber, lui dis-je ; appelez-moi Sarah ! Comment vous portez-vous ? J’aime à croire que votre santé n’est pas altérée.

— Non, pas pour le moment. Merci de vos souhaits, et vous, comment vous trouvez-vous ? fit Jarber.

— Aussi bien que peut l’être une vieille femme de mon âge.

Jarber commençait déjà une phrase galante :

— Oh ! ne dites donc pas que vous êtes vieille, Sophon…

… lorsque mes yeux se portèrent vers le chandelier, et il ferma les lèvres comme s’il avait achevé ce qu’il voulait dire.

— Mais je suis invalide, continuai-je et vous aussi. Remercions Dieu que nos infirmités ne soient pas plus pénibles à supporter.

— Il me semble en effet que vous êtes préoccupée ; ajouta Jarber.

— Il vous semble vrai, car cela est.

— Et quelle est la cause de la préoccupation de ma Soph… de ma tendre amie ? demanda-t-il.

— Oh ! quelque chose d’assez difficile à comprendre, car… il s’agit de la « maison à louer » qui est là devant mes fenêtres, de l’autre côté de la rue.

Jarber se leva sur la pointe des pieds et s’avança de la sorte vers la fenêtre, dont il souleva le rideau ; puis, après avoir examiné à loisir le logis dont je lui avais parlé, il se tourna de mon côté d’un air interrogateur.

— Oui ! ajoutai-je, c’est là ce qui me préoccupe.

Jarber jeta encore les yeux vers la maison indiquée, puis il revint – toujours sur la pointe des pieds – reprendre sa place, en me demandant d’un air affectueux :

— Comment se fait-il que cette maison vous trotte ainsi dans la tête, S… arah ?

— Oh ! c’est un mystère, répondis-je. Il va sans dire que, pour moi, toute maison inconnue est plus ou moins mystérieuse : mais, eu égard à certain fait que… je me soucie peu de raconter, ajoutai-je – ne voulant pas parler de l’œil secret, car j’aurais eu honte de mentionner cette folle vision, – cette habitation m’a paru plus mystérieuse que toute autre, et mon imagination trotte à un tel point dans l’espace, que depuis deux jours passés je ne me sens pas vivre. J’ai grand’peur de ne pas être soulagée avant lundi prochain, lorsque Trottle sera de retour.

J’aurais dû raconter déjà qu’entre Trottle et Jarber il y avait un levain de jalousie qui ne cessait pas de fermenter, et que ni l’un ni l’autre n’avaient jamais sympathisé, ou échangé une parole de politesse.

— Trottle ! s’écria Jarber d’une façon pétulante en faisant tourbillonner la badine qu’il tenait entre ses doigts. Comment Trottle pourrait-il soulager les inquiétudes de ma S… arah ?

— Oh ! tout simplement en prenant des renseignements sur cette « maison à louer ». J’en suis arrivée à ce point d’excitation qu’il faut à tout prix que, d’une manière quelconque, bonne ou mauvaise, permise ou défendue, j’apprenne comment il se fait que cette maison n’est pas habitée.

— Et pourquoi vous adressez-vous à Trottle ? Pourquoi, fit mon adorateur, en pressant son petit chapeau sur son cœur, ne vous reposeriez-vous pas de ce soin sur votre ami Jarber ?

— À vous parler sans détour, je n’avais jamais pensé à vous, Jarber ; mais du moment que vous vous proposez et que vous avez la bonté de vous mêler de ce caprice…, je vous dirai, mon cher, que tout en vous remerciant de l’intention, je ne vous crois pas capable d’arriver à bonnes fins.

— S… arah !

— Oui, je suis d’avis que c’est là un travail au-dessus de vos forces.

— S… arah !

— Car il sera nécessaire d’aller et de venir, de faire ceci et cela, Jarber, et vous pourriez attraper quelque méchant rhume.

— S… arah ! Sarah ! Ce que Trottle peut faire, je puis aussi en venir à bout. Je connais presque tout le monde dans cette paroisse : tous les gens respectables, entendons-nous. J’ai des amis intimes à la bibliothèque du quartier ; je cause fréquemment avec le receveur des taxes ; je demeure dans la même maison que l’inspecteur des eaux et je suis lié avec le médecin. Je passe mes après-midi à House-Agent’s : je dîne souvent avec les marguilliers et me promène avec les watchmen de notre arrondissement. Eh quoi ! vous me préférez Trottle, un domestique, un valet, un paria de la société !

— Ne vous échauffez pas, Jarber. En vous parlant de Trottle, je me fiais à mon bras droit ; je mentionnais un être qui se mettrait en quatre pour satisfaire au moindre caprice de sa maîtresse ; mais si vous parvenez à découvrir quelque indice au moyen duquel je puisse soulever le voile mystérieux de l’histoire de la « maison à louer, » je vous en saurai autant de gré qu’au premier Trottle du monde.

Jarber se leva à ces mots et replaça son collet fourré sur ses épaules, en fixant les deux têtes de lion de cuivre doré qui lui servaient d’agrafe, lions qu’il aurait vraiment pu remplacer par deux têtes de lièvre.

— S… arah ! fit-il, je m’en vais. Je reviendrai lundi soir à six heures, si vous voulez m’offrir une tasse de thé… pas de thé vert surtout… Adieu.

Nous étions alors au jeudi, 2 décembre.

Je réfléchis, quand Jarber eut fermé la porte, que Trottle serait aussi de retour le lundi, et j’eus quelque appréhension en songeant aux difficultés que j’éprouverais à empêcher ces deux « êtres » de se déclarer une guerre ouverte. J’avouerai – en passant – que je ne pus m’empêcher d’être fort contrariée à ce sujet. Mais le lendemain matin, la vue de la « maison à louer » me fit passer outre, elle chassa cette pensée avec beaucoup d’autres : je me sentis très-préoccupée le vendredi et puis le samedi, toujours, au même endroit.

La pluie ne cessa de tomber toute la journée du dimanche, et, qui plus est, le vent fit rage. L’après-midi, lorsque les cloches des églises appelèrent les fidèles aux prières, il me sembla que leurs sons se mêlaient aux bruits de la rafale et répandaient partout une horrible tristesse, dans la rue, comme sur la « maison à louer » qui me parut plus sombre encore qu’à l’ordinaire.

Je lisais dans mon livre de prières, à la clarté de ma bougie ; mon foyer jetait mille lueurs sur les vitres polies de mes fenêtres obscurcies par la nuit extérieure, lorsque tout à coup en levant les yeux devant moi, tout en implorant la miséricorde divine pour les veuves, les enfants privés de leurs parents, pour tous ceux qui souffraient et pleuraient, j’aperçus l’œil secret.

Je ne me trompais, pas : cet œil ne fit que paraître et disparaître, mais cette fois-là je fus intimement convaincue de l’avoir bien vu.

Il va sans dire que je passai une nuit terrible, nuit d’insomnie et d’angoisses. Dès que je fermais les yeux, j’apercevais cet œil, ou plutôt ces yeux, car ils se multipliaient à ma vue.

Le lundi matin, à une heure indue, impossible, – grâce à ce maudit chemin de fer, – Trottle arriva au logis. Dès qu’il m’eut donné tous les renseignements demandés sur Tunbridge-Well, je lui parlai de la « maison à louer. » Il écouta naturellement, avec le plus grand intérêt et la plus profonde attention, ce que je lui racontai ; mais dès que j’eus nommé Jabez-Jarber, il prit un air raide et parut très-refroidi.

— Maintenant, Trottle, ajoutai-je sans vouloir remarquer cette façon d’agir, quand M. Jarber viendra ce soir, nous tiendrons conseil tous les trois.

— Oh ! je crois qu’il sera fort inutile que je sois là, madame, répliqua mon serviteur. La tête de M. Jarber est bien plus habile que la mienne.

J’étais résolue à ne pas relever ces propos significatifs et intentionnels. Aussi, je répétai mes paroles en disant que nous tiendrions conseil tous les trois.

— J’obéirai à vos ordres, quels qu’ils soient, madame, mais il y a un fait certain, c’est que M. Jarber n’a pas de rival au monde pour donner un excellent avis, et que personne ne saurait lui disputer la palme sur ce point et sur beaucoup d’autres.

Ce langage me crispait, et la façon d’agir de mon serviteur, pendant toute la journée, quand il entrait dans la salle où je me tenais, ou quand il me quittait pour remplir mes ordres, alors qu’il faisait semblant de ne pas même apercevoir la « maison à louer, » m’exaspérait bien plus encore. Mais comme j’étais bien décidée à ne pas faire attention à cette bouderie, je ne laissai pas même deviner à Trottle que je m’apercevais de son manège.

Quand vint le soir, quand mon fidèle valet introduisit Jarber, qui se refusa à ce qu’on le débarrassât de son collet fourré et de sa canne, dont l’extrémité voltigeait sur les meubles, au-dessus de mes chinoiseries, et menaçait même son œil, tandis qu’il s’efforçait de détacher la chaîne de ses deux lions – chose qu’il lui fut impossible de faire après de nombreux efforts, – j’éprouvais une telle colère que je les eusse volontiers bourrés l’un et l’autre, Trottle et lui.

Mais je réprimai tout mouvement d’impatience et me contentai de remplir la théière de souchong et de préparer la boisson favorite de mon vieil amoureux.

Jarber retira de dessous son manteau un rouleau de papiers, et d’un geste pareil à celui du spectre du père d’Hamlet se montrant à la vue de feu M. Kemble, il indiqua à l’aide de ce rouleau la maison extérieure et le posa sur la table.

— Avez-vous fait quelque découverte ? lui demandai-je en touchant le rouleau de papiers, dès qu’il se fut assis et eut savouré sa première tasse de thé. Restez, Trottle !

— Oui ! c’est la première découverte des autres découvertes, répondit Jarber, l’histoire d’un des locataires de la maison voisine, que j’ai obtenue en interrogeant l’inspecteur des eaux et le médecin.

— Ne vous éloignez pas, Trottle, dis-je encore à haute voix, en voyant mon serviteur se diriger vers la porte sans faire semblant de rien.

— Mille pardons, madame, mais j’ai peur de gêner M. Jarber.

Jarber parut être de ce même avis. Je me retins et me contentai de tousser violemment, car j’étais toujours résolue à ne point faire attention aux singeries de mon domestique.

— Veuillez vous asseoir, Trottle, lui dis-je ; je désire que vous écoutiez ce que M. Jarber va me lire.

Trottle s’inclina avec une certaine raideur et alla s’installer sur la chaise la plus éloignée de moi dans le salon. Il se mit cependant à l’abri d’un courant d’air qui passait à travers le trou de la serrure.

— Avant tout, fit Jarber en commençant après avoir avalé une gorgée de thé, que diriez-vous, ma Sophon… ?

— Encore ! m’écriai-je.

— Que diriez-vous et quel ne serait pas votre étonnement, si je vous apprenais que cette « maison à louer » a appartenu à l’un de vos parents ?

— Certes, vous m’étonneriez infiniment.

— Cela est, en effet. Cette maison a été la propriété de votre premier cousin – qui, soit dit en passant, est malade à l’heure qu’il est, à ce que l’on m’a assuré – de Georges Forley.

— Ah ! voici une mauvaise nouvelle pour commencer. Oui, je conviens que Georges Forley est mon cousin au premier degré, mais nous ne nous voyons pas. Georges Forley s’est montré père dénaturé, cruel, implacable même pour un malheureux enfant qui n’est plus de ce monde. Georges Forley a agi avec une rigidité despotique à l’égard de l’une de ses deux filles, qui avait fait un mariage d’inclination. Georges Forley s’est comporté avec trop de haine ; il a fait sentir le poids de sa colère d’une façon vraiment terrible à cette chère créature, et cela pour favoriser de tout son pouvoir et avantager pécuniairement parlant son autre fille, richement dotée et fort bien mariée ! J’ose croire que le bon Dieu ne mesurera pas sa justice à mon cousin aussi injustement qu’il l’a mesurée, lui, à ses enfants. Je ne souhaite rien de plus pour mon parent Georges Forley.

Je prononçai ces paroles avec une certaine fermeté, sans chercher à retenir les pleurs qui me coulaient des yeux ; car l’histoire de cette pauvre jeune fille était réellement fort lamentable, et son malheureux sort avait souvent ému mon cœur.

— Puisque cette maison appartient à Georges Forley, ajoutai-je, je comprends sans peine qu’elle soit maudite, ou tout au moins touchée par le doigt de la fatalité. Est-il question de Georges Forley dans les papiers que vous m’avez apportés ? demandai-je à Jarber.

— Non, en aucune façon.

— Ah ! tant mieux. Voyons, lisez-moi tout cela, Trottle, pourquoi ne vous approchez-vous pas ? D’où vient que vous vous êtes retiré dans les régions arctiques de mon appartement ? Avancez donc !

— Merci bien, madame : je me trouve assez près de M. Jarber.

Jarber arrangea sa chaise de manière à tourner en plein le dos à mon fidèle serviteur, plus entêté qu’un mulet, puis il commença sa lecture en jetant l’un après l’autre ses mots par-dessus ses épaules, comme pour les adresser à Trottle.

Voici ce que nous lut mon vieux adorateur.

II

LE MARIAGE DE MANCHESTER

M. et mistress Openshaw arrivèrent un jour de Manchester à Londres et s’installèrent dans la « maison à louer. »

Le nouveau propriétaire était ce que l’on appelle dans le Lancashire le « placeur » des produits d’une riche compagnie manufacturière dont les directeurs voulaient étendre leurs relations commerciales et ouvrir à Londres un magasin approvisionné de leurs marchandises. M. Openshaw avait été commissionné par eux pour surveiller cette opération nouvelle, et ce changement de résidence lui avait été fort agréable. D’une part il souhaitait fort connaître Londres, où il n’avait jamais fait qu’une courte apparition, et de l’autre il désirait savoir si réellement les habitants de la capitale étaient, ce qu’il s’était imaginé, des gens légers et d’une paresse extraordinaire.

M. Openshaw pensait que les Londoniens ne s’occupaient que de modes et des affaires de l’aristocratie, de promenades dans Bond Street et autres lieux du même genre, sans compter que leur but unique était de duper les honnêtes gens et leur occupation de mépriser les provinciaux, au nombre desquels il se comptait.

Il se montrait fort scandalisé de voir quel temps les marchands de la Cité consacraient à leurs affaires, car il était accoutumé aux dîners servis de bonne heure, en famille, chez ses confrères de Manchester, et par conséquent aux longues soirées.

Malgré toutes ces préventions, M. Openshaw se réjouissait d’habiter Londres ; et pourtant, pour rien au monde, il n’eût avoué cela à personne, pas même à lui. Il parlait à ses amis de cette décision comme d’un ordre qui lui avait été donné par son chef, ordre peu agréable, mais qui avait été adouci par une augmentation notable dans ses appointements. Disons sur-le-champ que le salaire qui lui était alloué était si libéral qu’il aurait bien pu s’installer dans une maison plus vaste que celle où il avait fait élection de domicile ; mais il avait cru devoir donner aux habitants de Londres une leçon et leur montrer qu’il faisait peu de cas du luxe et de l’ostentation.

À vrai dire, cependant, l’intérieur de la maison était meublé d’une façon très-confortable, et pendant l’hiver le maître de la maison faisait allumer de grands feux dans toutes les grilles, quelque douce que fût la température et quelque peu de nécessité que l’on eût de se chauffer. Bien plus encore, ses habitudes d’hospitalité étaient telles que lorsqu’il recevait un visiteur chez lui, celui-ci n’avait pas le droit de partir avant de s’être assis à sa table et d’y avoir bu et mangé. Les domestiques étaient non-seulement bien vêtus et bien chauffés, mais encore bien nourris et traités avec de grands égards, car leur maître se souciait fort peu de ces mille petites épargnes qui ne donnent pas le confort dans une famille : qui plus est, il se complaisait à ne point changer ses habitudes et ses manières d’agir, se moquant tout à fait du bavardage de tous ses voisins.

La femme de M. Openshaw était gentille, bien élevée et d’un caractère doux et avenant. Elle touchait à ses trente-cinq ans, tandis que lui avait compté quarante-deux années bien sonnées. Notre négociant était rond en affaires ; il parlait haut et se montrait tenace de toute façon, tandis que sa moitié professait naturellement une douceur et une abnégation totale de volonté. Ce couple bien assorti l’un pour l’autre avait deux enfants, ou plutôt c’était mistress Openshaw qui pouvait se flatter d’être leur mère à tous deux en ce sens que l’aîné des enfants, une fille de onze ans, était issue de son premier mariage avec M. Frank Wilson. Le second enfant, un fils, était né du second lit. Le jeune Edwin, qui commençait à parler, était le bien-aimé de son père : cet estimable négociant, désireux de donner à son rejeton l’accent du vrai saxon non corrompu, affectait de ne lui parler jamais que dans le dialecte fantastique du Lancashire.

Mistress Openshaw s’appelait Alice, de son nom de baptême. Elle avait épousé en première noces son cousin germain, fils d’un capitaine au long cours de Liverpool, qui l’avait recueillie alors qu’elle était orpheline. Son aspect extérieur était celui d’une personne grave, et à l’âge de seize ans, ses joues roses et sa taille fine et rondelette la faisaient admirer à juste titre comme un type de beauté. Alice avait pourtant un défaut, celui d’être fort timide : elle se croyait même, à cause de cela, stupide et ridicule. Ce défaut lui valait des reproches fréquents de sa tante, la seconde femme de son oncle. Aussi, quand son cousin Frank Wilson revint d’un long voyage sur mer et se montra d’abord très-galant pour elle, puis affectueux, et enfin très-amoureux, la pauvre fille ne sut point comment lui exprimer toute sa gratitude.

À dire vrai, elle eût préféré le voir rester dans certaines limites de l’affection, car l’impétuosité de son amour l’effrayait en quelque sorte. D’une part, son oncle ne se mêlait point des affaires de cœur, et de l’autre, la belle-mère de Frank était douée d’un caractère tellement versatile, qu’il n’y avait pas moyen de savoir si ce qui lui plaisait aujourd’hui, lui serait agréable demain.

À la fin, cette femme atrabilaire devint d’une telle exigence et se montra si rude pour Alice, que la pauvre jeune fille ne songea plus qu’à suivre, les yeux fermés, le seul chemin ouvert devant elle pour échapper à cette tyrannie domestique, et pour cela elle épousait son cousin. D’ailleurs, elle l’aimait mieux que personne au monde, – son oncle excepté, – et puis, il était en ce moment-là absent sur son navire.

Aussi, un beau matin s’enfuit-elle loin du toit avunculaire et assistée seulement de la femme de chambre de sa tante, qui lui servit de demoiselle d’honneur, elle épousa Frank Wilson.

Les conséquences de cette union clandestine furent celles-ci : la belle-mère des deux conjoints refusa de les voir et de les recevoir, et s’empressa de congédier Norah, sa trop sensible domestique. Dans ces conjonctures, Alice et Frank allèrent loger dans une maison meublée et prirent Norah à leur service.

Quand le capitaine Wilson revint de son voyage, à l’encontre de la manière d’agir de sa moitié, il se montra très-affectueux pour sa nièce et son fils, et vint souvent passer la soirée avec eux. Là, du moins, pouvait-il, sans être dérangé, fumer sa pipe et avaler à petites gorgées son verre de grog. Seulement, il fit comprendre à ses enfants qu’il lui était impossible de les recevoir chez lui sans troubler la paix de son intérieur, car sa femme les avait pris en grippe. Il va sans dire que cette haine leur importait fort peu.

Ce qui était le plus inquiétant pour le bonheur futur du ménage, c’était le caractère violent et emporté de Frank Wilson, qui se mit peu à peu à trouver que la timidité de sa femme et son abstention de démonstrations amoureuses étaient autant de fautes dans les devoirs d’une épouse envers son mari. Déjà il se tourmentait et il la tourmentait elle-même au sujet de l’appréhension d’événements imprévus qui pourraient survenir, tandis qu’il serait absent dans son prochain voyage de mer. Un jour il alla voir son père et le supplia de faire en sorte que sa femme fût reçue de nouveau sous son toit après son départ, il fit même valoir la nécessité des soins réclamés par Alice pour ses couches, qui auraient lieu tandis qu’il serait éloigné d’elle.

Le capitaine Wilson ne voulut d’abord rien entendre, car, comme il le disait avec raison, il avait peur d’une scène chez lui ; mais à la fin il se rendit aux désirs de son fils et il alla causer de cette affaire avec sa femme.

Frank, avant son départ, eut donc la satisfaction de voir Alice installée dans l’ancienne mansarde qu’elle occupait alors qu’elle était jeune fille, car mistress Wilson n’était pas assez gracieuse ni assez soumise au vouloir de son mari pour avoir donné à sa nièce l’une des chambres inoccupées de sa maison. Le pire, dans toute cette affaire-là, fut qu’on renvoya la pauvre Norah. L’emploi de femme de chambre avait été rempli par une autre, et d’ailleurs, si tel n’avait pas été le cas, elle ne fut point rentrée chez mistress Wilson, dont elle avait perdu la confiance à tout jamais. La bonne créature – Norah – au lieu de se lamenter, se mit à consoler son jeune maître et sa maîtresse, en leur prédisant, dans un prochain temps, une heureuse époque, où ils auraient une maison à eux, dans laquelle assurément elle trouverait une place pour leur donner des soins et se dévouer à leur service.

Un des derniers emplois du temps que Frank passa à terre, la veille de son embarquement, fut d’aller avec Alice voir Norah qui s’était retirée chez sa vieille mère. Quelques heures après, il avait mis à la voile.

À mesure que l’hiver avançait, le beau-père d’Alice devenait plus faible et moins bien portant. La chère créature aidait sa tante à veiller et à amuser le malade, et malgré les tristes préoccupations de cet intérieur, il va sans dire qu’il y régnait plus de calme que jamais on n’en avait éprouvé avant cette époque. Mistress Wilson n’avait certes pas un mauvais cœur et son caractère s’était adouci en songeant à la perte prochaine d’un époux qu’elle chérissait et aux couches de cette belle-fille aux sentiments affectueux, qui allait ainsi donner le jour à un petit être loin des embrassements de son mari. Ce relâchement dans les ordres sévères de mistress Wilson permit à la bonne Norah de donner ses soins à l’enfant d’Alice quand il vint au monde, et elle resta même dans la maison pour servir le capitaine Wilson.

Avant que Frank eût donné de ses nouvelles, – il était parti pour se rendre aux Grandes-Indes et en Chine, – son père mourut. Alice se rappela toujours avec bonheur que l’excellent homme avait tenu son enfant dans ses bras, l’avait embrassé et béni avant de rendre son âme à Dieu. Lorsqu’on examina à loisir les papiers du défunt, on découvrit que M. Wilson avait bien moins de fortune que son train de maison ne lui en attribuait. Du reste, tout le bien de M. Wilson était légué à sa femme et elle en avait même le libre usage après sa mort.

Ce testament importait peu à Alice, puisque Frank était déjà le second du navire sur lequel il voyageait, et qu’il devait avant peu, après une ou deux autres traversées, obtenir le rang de capitaine. Le seul legs que M. Wilson eût fait à sa nièce consistait en quelques billets de cent livres, – toutes ses épargnes – qu’il avait laissées à la Banque d’Angleterre, et dont il lui avait donné le titre.

Alice s’inquiétait de ne pas apprendre quelques nouvelles de son mari ; elle n’avait reçu qu’une seule lettre de lui, annonçant son passage au cap de Bonne-Espérance, et elle attendait la missive qui lui annoncerait son arrivée aux Grandes-Indes. Plusieurs semaines s’écoulèrent, après le temps voulu, sans que les consignataires apprissent rien du navire. La femme du capitaine s’inquiétait fort, et la pauvre Alice faisait comme elle. À la fin, quand elle se présenta au bureau de la marine, on lui dit que les armateurs du navire avaient perdu toute espérance de voir revenir jamais la Betsy-Jane, et qu’on s’occupait du paiement des assurances.

C’en était donc fait : elle ne reverrait plus Frank Wilson et en songeant à cette séparation éternelle, Alice ressentit pour la première fois un amour profond pour son excellent cousin, son cher ami, son protecteur sympathique, qu’elle ne devait plus embrasser. Elle eût voulu lui montrer cet enfant que quelque temps auparavant elle eût souhaité garder pour elle seule, sans partager ses caresses avec personne au monde.

Ensevelie dans sa douleur, Alice pleurait en silence, ce qui scandalisait fort mistress Wilson, dont les lamentations à l’endroit de son beau-fils, eussent pu faire croire qu’elle avait toujours vécu avec lui dans la plus grande union, car elle s’imaginait devoir se répandre en gémissements et en sanglots sonores toutes les fois qu’un visiteur entrait chez elle, discourant d’une façon prolixe sur la triste position d’une jeune veuve sans fortune et d’un enfant orphelin, et cela avec une onction telle qu’on était tenté de croire qu’elle se plaisait à raconter une histoire plus lamentable que celle dont elle avait pris texte pour prononcer son discours.

Les premiers jours du veuvage d’Alice Wilson s’écoulèrent de la façon que nous venons de rapporter, mais peu à peu les choses reprirent leur cours naturel. Par malheur cependant, – l’on eût dit que cette excellente femme devait toujours être en butte à quelque chagrin, – son cher « agneau » commença à se plaindre de douleurs inconnues, à gémir et à être réellement malade. Cette indisposition mystérieuse de l’enfant fut reconnue par le médecin comme un désordre de la moelle épinière qui devait gravement influer sur sa santé, sans toutefois abréger sa vie, comme les praticiens l’annoncèrent à la pauvre mère. Nul ne pourrait dire ce que souffre une femme aussi tendre que l’était Alice, et si Norah devinait le chagrin qu’elle éprouvait au fond du cœur, Dieu seul pouvait savoir la profondeur de cette douleur. Aussi, quand, certain jour, la belle-mère d’Alice lui manifesta la cruelle déception qu’elle venait d’éprouver en apprenant que le revenu du bien que lui avait légué son mari s’était tellement diminué qu’il lui restait à peine de quoi vivre toute seule, la pauvre veuve ne put point comprendre la cause des larmes de mistress Wilson, car il n’entrait point dans ses idées que rien autre chose que la santé ou la vie pussent être une source de douleur. Elle écouta les doléances de la vieille femme sans manifester la moindre compassion. Mais quand le même jour, dans l’après-midi, elle amena le pauvre enfant malade sur les genoux de sa grand’mère, – qui, après tout, avait de l’affection pour ce petit ange, – lorsque celle-ci renouvela ses jérémiades, regrettant de ne pas avoir consulté le médecin et de ne pas avoir acheté les remèdes nécessaires pour le rendre plus tôt à la santé, le bon cœur d’Alice s’émut, elle se rapprocha de mistress Wilson, l’embrassa et lui jura – à l’exemple de Ruth, – que, quelque chose qui arrivât, elle ne voulait point se séparer d’elle.

Après de nombreuses discussions à ce sujet, il fut résolu que mistress Wilson louerait une maison à Manchester et la meublerait, partie avec les meubles qu’elle possédait, partie avec ceux que l’on achèterait au moyen de ce qui restait des deux cents livres d’Alice.

Mistress Wilson était elle-même originaire de Manchester, et elle éprouva un grand plaisir de retourner dans son pays natal, où d’ailleurs elle devait retrouver quelque amis qui ne demanderaient pas mieux de loger chez elle et de payer un bon prix leur loyer. Tout cela s’arrangea donc pour le mieux : Alice se chargea de la surveillance active et du travail pénible de la maison, tandis que Norah, l’aimante et fidèle Norah, – s’offrit pour remplir l’office de cuisinière, de laveuse de vaisselle et de bonne à tout faire, à la seule condition de rester dans la famille.

Cette association prospéra. Pendant quelques années, les premiers pensionnaires de mistress Wilson demeurèrent avec elle, et tout alla pour le mieux, sauf l’infirmité de l’enfant d’Alice, dont la difformité ne fit qu’augmenter. Personne n’eût pu comprendre les sentiments d’affection que la mère éprouvait pour cette créature disgraciée.

Bientôt le malheur entra dans la maison des deux mistress Wilson. Leurs pensionnaires les abandonnèrent tous et aucun autre ne vint les remplacer. Au bout de quelques mois, les pauvres femmes durent déménager dans une maison plus petite, et Alice, par un élan de délicatesse que tout le monde appréciera, résolut de ne plus être à charge à sa belle-mère et d’aller chercher de l’ouvrage pour subvenir à ses besoins. Mais pour cela, il lui fallait abandonner son enfant : cette pensée la frappa au cœur comme le battant d’une cloche à funérailles ravivant la douleur d’un fils séparé de sa mère.

Bientôt, pourtant, M. Openshaw vint loger chez mesdames Wilson. Les premiers débuts du commerçant dans la carrière avaient eu lieu dans une maison en gros, où on l’employait en qualité de petit commissionnaire et de garçon de bureau. Mais à force d’énergie et de bonne volonté, il avait passé par tous les grades de la vie active d’un négociant de Manchester, et franchi tous les obstacles. Il avait employé tous ses instants de loisir à s’instruire, et avait, eu égard à son aptitude toute particulière, appris l’allemand et le français, sans compter qu’il était devenu un excellent négociant, dont l’habileté se trahissait dans toutes ses opérations commerciales.

Très-connaisseur en affaires, sur la place et dans toute l’étendue du Royaume-Uni, sur tous les marchés, il prévoyait les événements autour de lui et loin du pays. Quoique d’un esprit mercantile aussi subtil, il n’apercevait jamais un groupe de fleurs, dans ses promenades au milieu des champs, sans combiner dans sa tête comment ce présent de Flore, bien disposé en dessins et en couleurs, pourrait être avantageux dans le dessin d’une pièce de calicot imprimé.

M. Openshaw n’avait point non plus négligé la politique dans laquelle il s’était lancé corps et âme et nous devons avouer qu’à ses yeux, tous ceux qui ne partageaient pas ses opinions étaient des insensés et des lâches. Ses élucubrations véhémentes désarçonnaient plus vite ses adversaires que la force de sa logique. Notre personnage tenait un peu du Yankee dans ses façons d’agir, et sa théorie était un peu celle du célèbre dicton américain :

« L’Angleterre est la reine du monde, et Manchester la reine de l’Angleterre. »

On comprendra facilement qu’un homme de cette trempe n’eût pas eu le temps d’être ou de devenir amoureux, à l’âge où la plupart des jeunes gens se livrent aux douceurs d’une cour assidue et songent à se marier. M. Openshaw n’avait pas encore acquis les moyens de prendre femme et de l’entretenir ; aussi, avait-il, en homme pratique, rejeté toute pensée de se marier.

Lorsqu’il fut devenu tout à fait à son aise et qu’il tendit à s’enrichir, il persista à considérer la femme comme un obstacle dans le monde, car il était d’avis qu’un homme raisonnable devait avoir peu de rapports avec elle.

Quand il vit Alice pour la première fois, il n’éprouva rien ou presque rien pour elle. Tout au moins n’eût-il pas voulu définir la sensation qu’il ressentit autrement que par ces mots : « C’est une veuve assez gentille, » si on l’avait sérieusement interrogé à ce sujet. Ce qui l’effraya tout d’abord, ce fut la douceur de ses manières, qui pouvait venir d’une nonchalance inhérente à sa nature, et qui était antipathique à son énergie et à son activité.

Peu à peu, à force de s’apercevoir de la promptitude et de la ponctualité avec lesquelles tous ses ordres étaient exécutés et son service rempli, quand il eut compris le charme d’être réveillé, chaque matin, à l’heure exacte, de trouver de l’eau bouillante pour la barbe, son feu allumé, son café préparé suivant ses instructions particulières, – car disons-le en passant, M. Openshaw avait des théories pour toutes choses, théories basées sur sa science et parfois très-originales, – il commença à se dire : non pas qu’Alice eût le moindre mérite particulier, mais qu’il était tombé dans un logis très-confortable. À dater de ce moment, ses habitudes vagabondes, en fait de logement, disparurent et il se considéra comme établi pour le reste de ses jours chez mistress Wilson.

M. Openshaw avait été toute sa vie par trop occupé pour songer à ce qui lui était personnel de ce côté-là. Il ignorait avoir en lui la moindre velléité de tendresse, et s’il eût la conscience de l’existence abstraite de ce sentiment, il se fût cru atteint d’une maladie dangereuse. Mais il se laissa aller à ressentir de la pitié, sans s’en douter, et la pitié conduit infailliblement à la tendresse.

L’enfant disgracié de la pauvre Alice, toujours porté dans les bras de l’une des trois femmes de la maison, quand les deux autres avaient une occupation, ou bien encore s’amusant sans se plaindre avec des chapelets bénits, assis sur une chaise dont il ne pouvait descendre par lui-même sans l’assistance d’un bras affectueux ; ses yeux bleus, expressifs et pénétrants qui donnaient à son visage enfantin un air sérieux bien au-dessus de son âge ; sa voix plaintive qui exprimait à peine quelques paroles bien différentes du verbiage d’un enfant ; tout cela avait attiré l’attention de M. Openshaw, sans qu’il s’en doutât le moins du monde.

Un jour, – et ce jour-là il se trouva ridicule à part lui pour en agir ainsi, – il sortit de table plus tôt qu’à l’ordinaire pour acheter quelque joujou nouveau, afin de distraire l’enfant, qui devait connaître par cœur le nombre des grains de cet éternel rosaire. Nous ne nous rappelons point ce qu’il acheta, mais quand il donna les joujoux à la chétive créature, – ce qu’il eut soin de faire d’une façon brusque, lorsqu’il n’y eut là personne pour le voir, – il se sentit presque ému par le sentiment de bonheur qui brilla sur le visage de l’enfant. Toute l’après-midi, le souvenir de cette joie inattendue lui revint à la mémoire.

Le soir en rentrant chez lui, M. Openshaw trouva ses pantoufles sur le tapis étendu devant le feu allumé, et il ne tarda pas à s’apercevoir qu’on avait mis le plus grand soin à ne rien négliger de ce qui avait trait à ses habitudes dans ce logement modèle.

Lorsque Alice eut replacé sur le plateau les tasses et la théière, les « muffins » et les « toasts, » elle s’arrêta un instant sur le seuil de la porte, retenant l’huis d’une main. Quant à M. Openshaw, il paraissait avoir les yeux fixés sur son livre, quoique, à vrai dire, il n’y lût pas une ligne. Son grand désir était de voir partir Alice sans que celle-ci lui exprimât sa reconnaissance. Alice ne prononça que ces seules paroles :

— Je vous suis infiniment obligée, monsieur ; agréez l’expression de ma gratitude.

Et elle s’éloigna aussitôt, sans qu’elle eût le temps d’entendre ces mots, dits d’une façon brusque :

— Bien, bien, ma chère femme ; cela suffit.

Un certain laps de temps s’écoula sans que M. Openshaw fît la moindre attention à l’enfant ; il s’endurcit même le cœur au point de dédaigner la rougeur enfantine causée par le sentiment de reconnaissance de ce cher petit être, quand il passait par hasard devant lui.

Du reste, cet état de choses ne pouvait pas durer : il s’oublia encore une fois à céder à ses bons sentiments, et dès lors il n’y eut plus de trêve. Cet ennemi, la pitié, étant entré dans son cœur, sous la forme de compassion pour la malheureuse petite fille, devint bientôt plus dangereux, puisqu’il se changea en un tendre intérêt pour la mère.

M. Openshaw comprit ce changement dans ses sentiments ; il voulut le combattre ; mais, en dépit de ses efforts, il céda, s’y cramponna et s’y complut, longtemps avant que ses lèvres eussent osé exprimer la moindre parole affectueuse, bien avant que ses actes et ses regards eussent trahi ce qu’il éprouvait au fond du cœur.

Il surveilla attentivement les façons d’agir, toutes émanées d’une âme aimante, de la belle-fille envers la belle-mère ; il admira l’affection que la jeune femme avait inspirée à la servante Norah, rude paysanne dont la raideur s’était encore accrue par l’effusion immodérée des pleurs et le poids des années ; mais ce qui fit sur lui le plus de sensation, ce fut l’amour de la mère pour son enfant. L’une et l’autre ne parlaient pas, ou presque pas, aux étrangers ; mais, quand elles se trouvaient seules, on les entendait causer, murmurer, roucouler et jaboter sans cesse.

M. Openshaw s’étonna d’abord qu’elles pussent ainsi « jacasser » ; puis enfin il s’irrita de voir qu’elles gardaient toujours le silence avec lui et affectaient une gravité toute particulière.

Il n’eut plus à la fin qu’une seule pensée, celle d’inventer de nouveaux plaisirs pour la petite fille. Il songeait avec obstination à la vie désolée qui attendait sa mère, et souvent, en revenant le soir de son travail, il apportait l’objet que convoitait Alice pour son enfant, cet objet que ses faibles ressources ne lui avaient pas permis de se procurer.

Une fois entre autres, il lui offrit une petite chaise à roues, destinée à promener la chère créature dans les rues, et pendant l’été qui suivit ce présent, M. Openshaw se fit une joie de lui faire faire quelques tours du square le plus voisin, sans s’inquiéter le moins du monde des remarques de ses amis.

Certain jour d’automne, à l’heure du déjeuner, il jeta son journal sur la table, au moment où Alice entrait chez lui portant le plateau couvert de mets fumants et lui dit d’une manière très-indifférente, comme s’il eût parlé de la chose du monde la moins grave :

— Auriez-vous la moindre objection, mistress Frank, à mettre votre cheval dans la même écurie que le mien ?

Alice tressaillit d’étonnement.

Que voulait dire M. Openshaw ?

Le commerçant avait repris la lecture de son journal, comme s’il n’eût pas eu de réponse à recevoir. Aussi crut-elle devoir sagement garder le silence et arrangea-t-elle le déjeuner sur la table sans se presser, sans articuler une seule parole.

Au moment où M. Openshaw allait quitter la maison pour vaquer à ses affaires, suivant son usage, il poussa brusquement la porte de la cuisine où les trois femmes et l’enfant déjeunaient, – une cuisine modèle, propre et tenue avec un soin extrême, – et prononça ces paroles :

— Vous voudrez bien, mistress Frank, – tel était le nom par lequel les pensionnaires désignaient la pauvre femme, – songer à ce que je vous ai dit, et ce soir, vous me ferez connaître votre réponse.

Alice remercia le ciel de ce que les occupations sérieuses de sa belle-mère et de Norah les eussent empêchées toutes deux d’entendre ce que venait de lui dire le négociant.

Elle résolut même de ne point penser à cette proposition de toute la journée, et naturellement ce désir de ne pas songer à la chose fut une des raisons pour lesquelles elle y rêva à chaque instant.

Le soir, Norah reçut ordre d’aller porter le thé à M. Openshaw, qui, voyant la servante au lieu de sa maîtresse, la repoussa presque en lui disant d’une voix rude et avec impatience, au moment où elle descendait les escaliers :

— Envoyez-moi mistress Frank !

Alice, à qui Norah rapporta ces paroles, se hâta de monter pour savoir ce que son pensionnaire désirait.

— Eh bien ! mistress Frank, lui dit M. Openshaw, quelle est votre réponse ? Pas de mots obscurs et prolixes surtout, car j’ai beaucoup d’écritures à faire ce soir pour mes affaires.

— Mais… monsieur, je sais à peine ce que vous voulez dire, fit Alice avec un certain trouble.

— Diable ! j’aurais cru que vous aviez bien compris le sens de mes paroles. Vous êtes pourtant au fait de tout cela, tandis que moi je ne sais rien. Allons ? je vais m’expliquer plus clairement cette fois-ci : Voulez-vous de moi pour mari, devant Dieu et devant les hommes, et consentez-vous à m’aimer, à me servir, à m’honorer, enfin à faire ce que doit faire une honnête femme ? Si ma proposition vous paraît sortable, je vous rendrai, moi, tout ce que j’exige de vous, et j’adopterai votre enfant. Voilà, il me semble, un acte qui n’est pas exigé par les gens d’église et dont la teneur n’est mentionnée dans aucun livre de prières. Vous savez que je tiens ma parole et que je ne me dédis jamais quand j’ai avancé quelque chose. Eh bien, cela vous va-t-il ?

Alice ne répondait pas, et M. Openshaw se mit à préparer son thé, comme si ce qu’il avait demandé à la pauvre femme eût été une chose très-indifférente pour lui.

Dès qu’il eut achevé sa mixture d’eau chaude, de rhum et de sucre, il manifesta une certaine impatience.

— Voyons ! fit-il.

— Mais, monsieur, combien de temps me donnez-vous pour réfléchir ?

— Trois minutes, répliqua-t-il en consultant sa montre : déjà vous en avez laissé échapper deux, ce qui fait cinq en tout. Allons, laissez-vous convaincre, dites oui et asseyez-vous là, près de la table à thé ; nous causerons ensemble tout en dégustant le « souchong » mêlé d’« impérial. » J’ai fort affaire après le thé.

— Si vous dites non, – et en prononçant cette parole M. Openshaw s’efforça de ne point laisser croire à son émotion, – je ne me plaindrai point de votre dédain et ne vous parlerai plus de ce projet. Seulement, je vous compterai une année de loyer pour mon appartement et demain matin je quitterai ce logis. Allons ! voici les trois minutes écoulées. Est-ce oui ou non ?

— Pardon, monsieur, qu’il soit fait comme il vous plaira… Vous avez été si charitable pour ma pauvre Ailsie…

— Bon ! bon ! asseyez-vous là ; mettez-vous à votre aise, près de moi, sur ce sopha : nous prendrons le thé ensemble. Je suis heureux de voir que vous êtes réellement une femme de cœur, comme je le croyais.

Une semaine après, Alice Wilson se maria pour la seconde fois.

La position de M. Openshaw était trop bonne et ses désirs trop irrésistibles pour ne pas emporter la situation. Il arriva donc à son but et installa mistress Wilson dans un logis très-confortable, où il lui fournit un revenu suffisant pour ne plus avoir besoin dorénavant de pensionnaires.

Toutes les observations d’Alice se bornèrent à recommander Norah à son mari, en le priant de ne point abandonner celle qui s’était montrée d’un dévouement à toute épreuve.

— Oh ! lui répondit le négociant, ne soyez pas en souci pour votre bonne servante. Norah aura soin de votre belle-mère et restera avec elle tant qu’elle vivra ; puis, lorsque mistress Wilson nous aura quittés pour un monde meilleur, Norah pourra alors venir demeurer avec nous ; ou bien, si cela lui convient davantage, afin de vous être agréable, je lui ferai une rente viagère. Nul parmi ceux qui se sont montrés bons pour vous ou pour votre enfant n’aura perdu son temps : je les récompenserai généreusement. Cette chère créature elle-même se trouvera mieux d’avoir un peu de changement autour d’elle. Trouvez-lui une bonne nourrice, bien portante, une servante qui ne la frottera pas surtout avec de la gelée de pied de veau, comme le fait Norah, qui perd et gaspille un excellent ingrédient, qui serait meilleur pour l’estomac que pour la peau.

La nouvelle bonne suivra mieux l’ordonnance de notre médecin, contre lequel, convenez-en aujourd’hui, Norah se rebiffe sous le prétexte fallacieux que les remèdes font mal à la pauvre Ailsie. Je vous avoue que je ne suis pas très-compatissant pour les personnes que je ne connais pas ; tout en étant très-fort et en pouvant endurer un bon coup sans même pâlir, je ne pourrais demeurer dans un hôpital et assister à une opération chirurgicale sans être pris de hauts-le-cœur comme le serait une fillette. Et cependant, s’il le fallait, quand la chère petite estropiée pleure et se lamente, je la prendrais volontiers sur mes genoux et la frictionnerais si cela pouvait la soulager et surtout lui redresser la taille. Allons, allons ! ne me regardez pas ainsi les larmes aux yeux. Gardez vos larmes pour une occasion plus sérieuse. J’en reviens à Norah qui, pour ne pas faire souffrir votre enfant, ne suivra aucune des ordonnances du docteur. Mon avis est de s’abandonner pendant un an ou deux aux expériences de la médecine ; et si dans cet intervalle la vieille belle-mère n’est plus de ce monde, nous reprendrons Norah avec nous afin de lui rendre la vie douce.

La « pacotille » des docteurs de Londres, comme M. Openshaw se plaisait à appeler les médecins de la Faculté, ne put opérer de changement notable dans la déviation de la taille de la pauvre Ailsie. L’infortuné petit être était incurable ; mais son père, – c’est ainsi que M. Openshaw désirait que l’enfant l’appelât, comme il avait aussi voulu que le titre de « maman » donné à Alice fût changé en celui de « ma mère, » – son père, disons-nous, grâce à sa bonté constante, à sa fermeté, à ses manières affectueuses et originales, rendit la pauvre enfant plus confiante et lui inspira une sorte de gaieté nouvelle.

Ce qu’il y a de certain, c’est que, si sa taille ne se redressa pas, sa santé devint bien meilleure, et Alice, qui ne souriait jamais, éprouva elle-même la douce satisfaction de voir que son enfant avait appris à rire.

L’existence de la femme de M. Openshaw était bien plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été. Son mari n’exigeait point d’elle la moindre démonstration affectueuse : disons-le même, ces preuves d’amour lui eussent été désagréables.

Alice avait le droit de l’aimer, mais il lui était défendu de le dire tout haut.

Lors de son premier mariage, l’exigence de caresses, de paroles exagérées d’affection, de regards langoureux, d’embrassades emportées, avait été le texte continuel des reproches du défunt, qui se plaignait de la froideur de sa femme et déclarait qu’en agissant ainsi elle prouvait le peu d’amour qu’elle avait pour lui. Mais, à cette heure, tout allait pour le mieux, grâce au bon sens de M. Openshaw, à son bon cœur et à sa volonté immuable.

La propriété augmentait d’année en année, si bien qu’à la mort de mistress Wilson, le mari d’Alice était fort riche.

On reprit Norah à la maison et on confia à ses soins le petit Edwin, nouveau-né, bel enfant qui promettait d’être aussi droit que père et mère. Norah fut enfin installée dans ce poste de confiance, mais le père lui signifia avec un sentiment d’orgueil qu’il ne chercha pas à cacher et une expression inconcevable, que si jamais elle cherchait à pallier les fautes de l’enfant par un mensonge, à lui apprendre des sottises, ou à nuire à son développement physique, il la renverrait sur-le-champ et cela d’une façon irrémissible.

On comprendra dès lors que Norah et M. Openshaw ne fussent point dans les meilleurs termes ensemble ; car ni l’un ni l’autre ne reconnaissaient ou n’appréciaient leurs bonnes qualités personnelles.

Telle était l’histoire de la famille de Manchester qui était venue habiter à Londres la maison qui préoccupait si fort l’esprit de mistress Sophonisbe ou Sarah, comme nos lecteurs l’aimeront mieux.

M. Openshaw et sa famille demeuraient déjà depuis une année dans cette maison, lorsqu’un certain matin il déclara subitement à sa femme qu’il avait résolu d’oublier les torts de sa famille, et que, pour cela, il avait écrit à son oncle et à sa tante Chadwick de venir le voir à Londres et de s’installer chez lui. Alice ne connaissait point ces parents de son mari, car, plusieurs années avant d’avoir épousé M. Openshaw, celui-ci avait cessé de les voir. Tout ce qu’elle savait d’eux, c’est que M. Chadwick habitait dans une petite ville du Lancashire, où il se livrait au commerce. Alice manifesta la plus grande satisfaction de voir cesser cette mésintelligence, et se fit un vrai plaisir de tout préparer dans la maison pour recevoir convenablement M. et mistress Chadwick.

Un matin, l’oncle et la tante arrivèrent. Voir Londres était pour eux un si grand événement que mistress Chadwick avait renouvelé tout son linge, depuis le bonnet de nuit jusqu’aux bas. Quant à sa garde-robe, ses chapeaux, ses rubans, ses cols brodés, leur nombre en était si considérable que, dans le cas où elle se fût rendue au Canada, au milieu des déserts, où l’on ne trouve pas de boutiques, elle eût pu se passer de tout pour le reste de ses jours.

Deux semaines avant son départ pour la capitale, elle avait fait ses visites d’adieu à toutes ses connaissances, à qui elle déclara que le temps qui lui restait lui serait indispensable pour faire ses malles. On eût dit qu’elle allait faire un second mariage, et qu’elle renouvelait sa toilette de pied en cap.

Comme pour donner plus de poids à la comparaison que nous venons de faire, nous dirons que M. Chadwick, le jour du dernier marché qui précéda leur départ, apporta à sa femme une magnifique broche de perles et d’améthistes, fabriquée à Manchester en lui disant ces paroles pompeuses :

— Quand on verra ce bijou à Londres, on comprendra que les gens de Manchester ont le sentiment du beau.

Il se passa un certain temps depuis l’arrivée de M. et de mistress Chadwick chez leurs neveu et nièce, avant que la tante eût l’occasion de se parer de cette broche. À la fin cependant la permission de visiter le palais de Buckingham ayant été accordée aux estimables provinciaux, il parut convenable à ces loyaux Anglais de se vêtir de leurs plus beaux habits pour visiter la demeure de leur souveraine. Mistress Chadwick inaugura donc sa broche. Au retour de cette royale excursion, la dame changea de robe, car M. Openshaw avait proposé à ses parents d’aller prendre le thé à Richemond et de revenir à Londres au clair de lune.

Il va sans dire que les parents acceptèrent l’offre du neveu, et à cinq heures du soir M. et mistress Openshaw, suivis de M. et de mistress Chadwick, partirent pour cette excursion de plaisir.

La femme de chambre et la cuisinière se reposèrent aussitôt dans la partie basse de la maison, sans que Norah sût à quoi elles occupaient leur loisir ; car la bonne fille ne quittait point l’appartement des enfants qu’elle avait à garder, et il lui fallait apaiser la petite Ailsie, qui ne cessait de crier qu’au moment où elle s’endormait.

Au bout de quelque temps, la femme de chambre Betsy frappa doucement à la porte. Norah alla ouvrir, et les deux femmes se parlèrent à voix basse.

— Nourrice ! il y a là-bas une personne qui demande à vous voir.

— Quelqu’un qui veut me voir, dites-vous ? qui est-ce ?

— Un gentleman.

— Un gentleman ? quelle folie !

— Eh bien ! un homme, si mieux vous aimez : il insiste pour vous entretenir. Il a sonné à la grande porte d’entrée et s’est introduit dans la salle à manger.

— Vous n’auriez pas dû le laisser entrer en l’absence de vos maîtres ! s’écria Norah.

— Je me suis opposée à ce qu’il en fît rien, mais quand il a su que vous demeuriez ici, il m’a repoussée, s’est avancé dans la salle à manger et s’est installé dans la première chaise qu’il a trouvée là. « Dites-lui de venir me parler ! s’est-t-il écrié. À propos le gaz n’est pas allumé et le souper est servi sur la table.

— Bon Dieu ! c’est un voleur… il va se sauver avec l’argenterie ! s’écria Norah, qui exagéra les craintes de la femme de chambre.

En disant cela, elle se prépara à quitter l’appartement, non sans avoir jeté les yeux sur le berceau d’Ailsie, qui dormait profondément et paraissait fort calme.

Norah descendit alors les escaliers, le cœur rempli d’une alarme impossible à expliquer. Avant de pénétrer dans la salle à manger, elle alluma une bougie, et la main derrière la lumière, pour mieux voir au loin, elle chercha dans l’ombre celui qui l’avait mandée.

Il se tenait debout, tout près de la table, contre laquelle il s’appuyait. Norah le regarda et il regarda Norah ; puis, peu à peu ils comprirent qu’ils se connaissaient.

— C’est vous qui vous appelez Norah ? demanda-t-il enfin.

— Oui !… Mais qui êtes-vous ? répondit celle-ci d’une voix qui trahissait l’alarme et l’appréhension. Je ne vous connais pas, ajouta-t-elle, comme pour repousser au loin, par ces paroles banales, la terrible réalité qui se dressait devant elle.

— Suis-je donc tellement changé ? fit-il d’un ton de voix pathétique. Oui, j’en conviens, je suis méconnaissable. Allons ! Norah ! répondez-moi : – et il respira bruyamment en proférant ces derniers mots – Où est ma femme ? Alice ! Alice ! vit-elle encore ?

L’interlocuteur de la nourrice s’approcha d’elle et voulut lui prendre la main ; mais celle-ci s’éloigna au plus tôt, en continuant à jeter sur cet homme des yeux effarés, comme s’il eût été un spectre, au lieu d’une créature humaine. Et pourtant celui qui se trouvait-là était un beau garçon, quoique son visage fût hâlé et ses traits amaigris. Une barbe entière et de longues moustaches lui donnaient l’aspect d’un étranger ; quant à ses yeux, il n’y avait pas moyen de s’y méprendre, – c’étaient bien ceux qu’elle avait contemplés, – il y avait à peine une demi-heure, avant que le sommeil ne fermât les paupières d’Ailsie : oui, c’était les mêmes yeux que ceux de la chère enfant.

— Répondez-moi, Norah ! je supporterai le coup qui va m’atteindre. Hélas ! depuis longtemps j’en ai la triste appréhension… Est-elle morte ?…

Norah se taisait toujours.

— Est-elle morte ? répéta l’étranger qui épiait le mouvement des lèvres de la nourrice, comme si de ce qu’elle allait dire eût dépendu sa vie ou sa mort.

— Que faire ? murmura Norah. Ah ! monsieur, pourquoi êtes-vous revenu ? Comment êtes-vous parvenu à me découvrir ? Nous vous avons cru mort ! Oh ! assurément, nous avons pensé que vous aviez péri.

Elle parlait ainsi, faisant elle-même les demandes et les réponses, et cela pour gagner du temps, comme si cela eût pu lui servir à quelque chose.

— Norah ! répondez-moi catégoriquement : – oui ou non, ma femme est-elle morte ?

— Non ! répliqua la nourrice, d’une façon solennelle, quoique d’un ton de voix inintelligible.

— Oh ! merci, mon Dieu ! A-t-elle reçu mes lettres ? Peut-être ne savez-vous pas cela. Mais pourquoi ne demeurez-vous plus avec Alice ? où est-elle ? Voyons, Norah ! ne me faites pas languir ; j’attends votre réponse avec impatience.

— Monsieur Frank, répliqua enfin Norah qui tremblait de crainte de voir arriver sa maîtresse d’un moment à l’autre, et qui redoutait la scène qui aurait lieu. (Hélas ! la malheureuse ne savait ni quel parti prendre ni quelles paroles ajouter : il fallait se hâter pourtant : une pareille situation ne pouvant plus se prolonger…) Monsieur Frank, nous n’avons jamais reçu de vos nouvelles, et les armateurs de votre navire nous ont assuré que vous aviez fait naufrage, vous et vos matelots. On vous a cru mort ! car on disait que vous étiez noyé, et alors jugez ce qu’a dû éprouver la pauvre mistress Alice, restant seule avec son enfant ! Oh ! monsieur ! devinez ! devinez ce qui est arrivé ! s’écria la pauvre Norah qui ne put retenir ses larmes. Hélas ! moi je ne puis vous le dire. Ce n’est la faute de personne ! Que Dieu nous assiste tous ce soir.

Norah, en disant ces mots, s’était laissée tomber sur un siége : elle tremblait trop pour se tenir debout plus longtemps… M. Frank la prit par la main qu’il pressa avec violence, comme si cette pression eût pu forcer la servante à dire ce qu’elle savait.

— Norah ! fit-il d’une voix calme, et en se tenant ferme comme la statue du Désespoir, Alice s’est remariée, n’est-il pas vrai ?

Norah lui répondit affirmativement, par un signe de tête, et soudain le malheureux abandonna sa main et tomba évanoui sur le plancher.

Il y avait un flacon d’eau-de-vie sur la table. Norah en versa quelques gouttes dans un verre qu’elle porta aux lèvres de M. Frank. Elle lui frappa ensuite dans les mains, et quand le pauvre homme eut recouvré l’usage de ses sens, avant que la pensée eût pu lui être restituée et qu’il se rappelât ce qu’il avait appris, elle souleva sa tête et la plaça sur ses genoux. Puis, prenant une rôtie de pain sur la table, elle la trempa dans l’eau-de-vie et la porta à sa bouche.

— Où est-elle ? Dites-le moi sur l’heure ! s’écria-t-il.

Et en disant ces mots, ses yeux prirent l’air hagard : il parut tellement désespéré, tellement stupéfié, que Norah se crut elle-même en danger près de lui ; mais elle n’avait plus le pouvoir de craindre. Elle avait redouté de lui apprendre la vérité et maintenant elle se montrait lâche.

Bientôt la force de la raison prit tout son pouvoir sur elle, en songeant à la situation critique dans laquelle il se trouvait. Il fallait coûte que coûte, que M. Frank quittât la maison. Elle aurait pour lui de la pitié, quand il ne serait plus là.

Il n’était plus temps de tergiverser : il fallait songer à prendre un parti ; car il était urgent que M. Frank ne se trouvât pas au logis quand la famille rentrerait. Cette importante nécessité se dressa terrible devant ses yeux.

— Elle n’est pas ici, répondit Norah d’une voix saccadée. C’est tout ce que je peux vous dire. Il m’est impossible, d’ailleurs, de vous apprendre où elle se trouve. – Et la pauvre servante parlait vrai, sinon dans le fond, du moins pour la forme. – Allons ! allons ! partez. Apprenez-moi d’abord où je pourrai vous rencontrer demain et j’irai tout vous raconter. Mon maître et ma maîtresse peuvent revenir d’un instant à l’autre, et vous comprenez ce qu’ils penseraient de moi s’ils trouvaient un étranger dans leur maison.

Cette considération n’eut aucun pouvoir pour apaiser l’esprit en démence du malheureux.

— Que m’importe ce que penseront votre maître et votre maîtresse, Norah ? Si votre maître a de bons sentiments et du cœur, il comprendra le malheur qui m’arrive, pauvre malheureux naufragé que je suis ! – et il s’apitoiera sur le sort d’un infortuné, captif dans un pays sauvage pendant plusieurs années et ne songeant à vivre que pour revoir sa femme et rentrer dans son pays. Hélas ! à chaque instant je pensais à Alice ; la nuit, le jour, je lui adressais la parole, quoiqu’elle ne pût pas entendre ma voix. Je l’aimais plus que tout au monde. Voyons ! dites-moi où elle est ; répondez, cruelle Norah ! vous qui avez apaisé sa sollicitude à mon endroit, comme vous cherchez à le faire à mon égard en ce moment.

La pendule sonna dix heures. Il était urgent, dans une position aussi désespérée, de prendre un parti décisif.

— Si vous quittez la maison à l’instant, fit Norah, demain j’irai vous trouver et vous saurez tout. Bien plus, je vais vous montrer votre enfant à l’instant même ; la chère fillette dort là-haut. Ah ! monsieur, vous êtes père, et vous l’ignoriez ! Cette pauvre enfant est une faible et chétive créature, dont le cœur et l’intelligence ont devancé les années. Nous avons pris le plus grand soin d’elle et nous lui avons prodigué tous nos soins. Ah ! nous avons souvent cru qu’elle ne vivrait pas ! Aussi ne l’a-t-on jamais rudoyée, jamais ne lui a-t-on fait éprouver la moindre contrariété. Maintenant que vous voilà de retour, si vous prenez cette créature bénie, vous la ferez mourir. Ce sont des étrangers qui se sont montrés compatissants pour elle, tandis que son père !… Oh ! monsieur Frank, je suis sa nourrice, moi, je l’aime, et je la soigne bien ; je donnerais mon sang pour elle. Sa mère la chérit bien aussi, et son cœur tremble pour elle, car à la moindre plainte de sa part, sitôt qu’elle dit souffrir, madame est au désespoir. La joie éclate-t-elle sur ses traits, mistress Alice sourit et tressaille de bonheur. Ses joues se remplissent-elles, la santé de sa mère s’améliore ; mais son teint pâlit-il, la bien-aimée madame se met à languir elle-même. Ah ! si Ailsie – c’est son nom béni – venait à mourir, hélas ! qu’arriverait-il ? Je l’ignore, car on ne peut pas mourir soi-même quand on le veut. Suivez-moi, M. Frank, je vais vous montrer votre enfant. Cette vue vous fera du bien au cœur. Et puis après, vous partirez, n’est-ce pas ? au nom du ciel ! Une nuit seule sera bientôt passée. Demain, si vous le jugez à propos, vous ferez ce que vous jugerez convenable. Vous nous tuerez tous si bon vous semble, ou bien vous agirez comme un brave homme que Dieu bénira dans sa miséricorde. Venez, M. Frank : le visage de votre enfant endormi vous calmera infailliblement.

La bonne Norah prit son ancien maître par la main et le conduisit au haut de l’escalier, le portant presque plutôt que l’entraînant jusqu’à la porte de la chambre des enfants. Elle avait vraiment oublié l’existence du petit Edwin, et cette pensée ne lui vint qu’au moment où elle aperçut avec effroi le berceau de l’enfant dans un rayon de lumière. Elle se hâta de détourner la lueur de sa lampe, à l’aide de la main et d’éclairer la petite Ailsie, profondément endormie. L’enfant s’était découverte en faisant quelques mouvements, et sa difformité était d’autant plus visible qu’elle n’avait plus qu’une légère chemise et qu’elle offrait le dos aux yeux de ceux qui l’examinaient. La tête de cette mièvre créature, eu égard à ses paupières closes par le sommeil, n’était plus qu’un visage blême et ridé, à l’expression maladive et oppressée, quoiqu’Ailsie dormît d’une façon très-calme.

Le père infortuné la dévorait du regard ; ses yeux s’ouvraient immenses, comme s’il eût voulu la réchauffer aux feux qu’ils jetaient au dehors ; puis bientôt de grosses larmes coulèrent le long de ses joues ; il se prit à trembler de tous ses membres, comme s’il eût été sur le point de défaillir.

Norah s’adressait intérieurement des reproches de ce qu’elle éprouvait la plus vive impatience en le voyant ainsi prolonger cette douloureuse extase. Les quelques instants consacrés par Frank à regarder son enfant lui parurent durer plus d’une demi-heure.

Lorsqu’au lieu de se retirer, Frank se mit à genoux à côté du berceau et enfouit sa tête dans les draps de cette couchette bénie, Norah ne sut plus à quel saint se vouer.

La pauvre Ailsie se détira, comme si elle allait ouvrir les yeux, et Norah poussa Frank pour le réveiller de sa stupeur. Sa frayeur était si grande qu’elle ne voulait pas le laisser là une minute de plus ; car, s’il ne se retirait pas, sa maîtresse le surprendrait infailliblement en cet endroit.

Elle prit donc l’infortuné par le bras : au moment où elle l’entraînait, les yeux de M. Frank se portèrent vers l’autre berceau.

Il s’arrêta et comprit sans rien demander, en se tordant les bras.

— C’est son enfant ? fit-il.

— Oui, son enfant, que Dieu veille sur lui, répliqua la pauvre servante sans songer, car son ancien maître la regardait d’une façon si étrange qu’elle tremblait de peur et qu’il lui fallut forcément songer à se recommander au protecteur des affligés.

— Hélas ! Dieu n’a point veillé sur moi ! répondit-il d’une voix empreinte de désespoir, car sa pensée se reporta instinctivement sur la position terrible dans laquelle il se trouvait.

Norah n’avait pas le temps de s’apitoyer ; elle remettait au lendemain les consolations qu’elle devait au malheureux.

Enfin, elle parvint à reconduire le pauvre homme jusqu’au bas des escaliers. Elle le poussa dehors et ferma la porte au verrou, comme si les verrous pouvaient empêcher d’être ce qui avait existé.

Tout aussitôt Norah entra dans la salle à manger, où elle fit disparaître de son mieux les traces du passage de son ancien maître ; et remontant à la chambre des enfants, la tête appuyée dans sa main, elle se mit à réfléchir à ce qui allait arriver, à tous ces malheurs combinés ensemble. Il lui parut que ses maîtres tardaient bien à rentrer, et cependant onze heures avaient à peine sonné.

Enfin, les voix des parents du Lancashire, voix aiguës et sonores, se firent entendre dans l’escalier, et alors, pour la première fois, Norah comprit quel devait être le désespoir de l’homme qui venait de s’éloigner, déchiré par la douleur.

Elle tressaillit avec une sorte d’impatience fébrile en voyant mistress Openshaw pénétrer dans la chambre, calme, souriante, richement vêtue, l’air joyeux, ouvert, s’informant de la santé de ses enfants.

— Ailsie a-t-elle bien dormi ? murmura-t-elle à l’oreille de Norah.

— Oui, madame.

À ces paroles rassurantes, la bonne mère se pencha sur le berceau de sa chère Ailsie et la regarda dormir avec des yeux qui respiraient l’affection maternelle la plus vraie.

Hélas ! elle ne savait pas, l’infortunée, quels yeux s’étaient reposés avant les siens sur ceux de la bien-aimée créature…

Alice alla ensuite regarder son bel Edwin ; elle le contempla sans doute avec moins de sollicitude, mais avec un sentiment d’orgueil bien compréhensible.

Puis elle quitta son manteau et sortit pour aller rejoindre son mari et ses parents dans la salle du souper.

Norah ne revit plus sa maîtresse ce soir-là.

La chambre des enfants était contiguë à celle de M. et de mistress Openshaw, dans le corridor, de telle façon qu’ils pouvaient eux-mêmes surveiller les deux petits êtres pendant leur sommeil. Dès le matin du jour suivant, mistress Openshaw fut réveillée en sursaut par la voix d’Ailsie, qui l’appelait par ces mots :

— Mère ! mère !

Tout aussitôt Alice sauta au bas du lit, revêtit sa robe de chambre et s’élança près du berceau de sa fille, Ailsie était à moitié éveillée et paraissait en proie à une violente terreur.

— Qui était-ce, ma mère ? dis-moi.

— De qui parles-tu ? mon enfant. Il n’y a personne ici. Bien sûr, mon ange, tu rêvais. Tu es à peine éveillée : voyons, ouvre les yeux, il fait grand jour.

— Ah ! oui mère, fit la petite fillette en regardant tout autour d’elle ; puis entourant de ses bras le cou de sa mère, elle ajouta : mais un homme est venu ici hier soir ?

— Quelle folie ! petite sotte : jamais un homme n’est entré ici hier soir.

— Je t’assure que si. Il s’est tenu là, tout près de Norah : il avait de longs cheveux et une barbe ; il s’est agenouillé à cette place et s’est mis à prier Dieu. Norah sait bien que je dis vrai, continua Ailsie, d’un ton de voix courroucé, quand elle vit mistress Openshaw secouer la tête, comme si elle eût été incrédule.

— Bien ! bien ! nous le demanderons à Norah quand elle viendra, reprit la mère pour calmer sa chère créature. Mais ne parlons plus de cela maintenant. Il est cinq heures du matin, et par conséquent de trop bonne heure pour te lever encore. Veux-tu que j’aille chercher un livre pour te lire quelque chose ?

— Non ! ne me quitte point, mère, fit l’enfant en se cramponnant à son bras et en la serrant de toutes ses forces.

Mistress Openshaw demeura donc près de sa chère Ailsie pour la rassurer, et à cet effet elle lui raconta ce qu’elle avait fait à Richmond pendant la soirée. Peu à peu, à ce récit maternel, la pauvre enfant ferma les yeux, et bientôt elle se rendormit.

— Qu’avait Ailsie ? demanda M. Openshaw à sa femme, quand celle-ci revint près de lui.

— Elle s’est réveillée en sursaut, et m’a dit avoir vu, – en rêve, sans doute, – un homme agenouillé près de son berceau et récitant ses prières.

Ce fut là tout ce que se dirent les deux conjoints à ce sujet.

Quand Alice se leva, à sept heures, elle avait presque oublié cet incident ; mais un moment après elle entendit une altercation assez vive dans la chambre des enfants. Norah parlait à Ailsie d’une voix colère, chose qui ne lui arrivait jamais.

M. et mistress Openshaw prêtèrent l’oreille avec stupéfaction.

— Taisez-vous, Ailsie, disait la suivante, je ne veux pas vous entendre me raconter vos rêves. Surtout n’allez parler à personne de cette sotte vision ! Je vous le défends.

Ailsie se mit à pleurer.

M. Openshaw ouvrit la porte de communication avant que sa femme pût s’y opposer.

— Norah, venez ici, dit-il.

La nourrice s’avança vers la porte sans rien oser dire. Elle comprit qu’on l’avait entendue, mais elle résolut de tenir bon.

— Ne parlez plus de cette manière à Ailsie, fit le maître de la maison d’un ton sec et qui n’admettait pas de réplique.

Puis il referma la porte.

Norah se sentit rassurée, car elle s’attendait à ce qu’on lui adressât quelque question difficile.

Elle se résignait bien à s’entendre morigéner, mais elle ne voulait pas consentir à répondre à un interrogatoire.

La famille descendit au premier étage. M. Openshaw portait Ailsie dans ses bras, suivi de sa femme donnant la main au robuste Edwin, qui posait un pied devant l’autre, le pied droit en avant, sans abandonner l’étreinte de sa mère. Chacun des enfants fut placé sur une chaise haute, autour de la table où fumait le déjeûner du matin ; puis M. et mistress Openshaw se postèrent devant la fenêtre, en attendant leurs hôtes, et en causant de choses et d’autres, relativement à ce qu’on allait faire dans la journée.

Il y eut enfin un grand silence. M. Openshaw se tourna tout à coup du côté d’Ailsie en lui disant :

— Pourquoi, petite sotte, te mets-tu à rêver comme tu l’as fait, et réveilles-tu ta bonne mère fatiguée et ayant besoin de dormir, pour lui raconter, au milieu de la nuit, que tu as vu un homme dans ta chambre ?

— Père, s’écria l’enfant, les yeux pleins de larmes, je suis sûre de ne pas m’être trompée. Je ne veux pas mettre Norah en colère, mais je ne dormais pas, quoiqu’elle déclare que j’étais plongée dans un profond sommeil. Je venais d’ouvrir les yeux, et la frayeur m’a empêché de rien dire, quand j’ai vu cet homme. Et je l’ai vu entre mes paupières mi-closes. Il portait sa barbe entière ; il priait avec une onction toute particulière, et quand il s’est relevé, il est allé regarder Edwin. Norah s’est alors emparé de son bras pour l’entraîner au dehors, tout en lui parlant à voix basse.

— Allons ! ma petite chérie, il faut être raisonnable, fit mistress Alice. Il n’y avait point d’homme hier soir dans la maison. Réfléchis, ma chère enfant : aucun étranger n’entre ici quand je n’y suis pas, et à plus forte raison nul ne pénètre dans la chambre où tu couches avec ton frère. Bien souvent nous rêvons qu’il est arrivé quelque chose, et ce rêve ressemble si bien à une réalité, que vous ne seriez pas la première, ma bonne petite, qui crût réellement qu’un songe est une chose réelle.

— Je vous jure que ce n’est point une erreur de mes sens ! fit Ailsie, qui se mit à pleurer.

Au moment où se passait cette scène, M. et mistress Chadwick descendirent de leur chambre, affectant un air grave et attristé.

Pendant tout le temps du déjeûner, ils gardèrent le plus profond silence et parurent mal à leur aise. Dès que les domestiques eurent enlevé le couvert et que les enfants furent partis, M. Chadwick ouvrit la conversation en demandant à son neveu s’il était sûr de l’honnêteté de ses serviteurs, et cela parce que sa femme ne pouvait plus retrouver une broche de prix qu’elle avait portée la veille et qui avait disparu. Mistress Chadwick se rappelait très-bien l’avoir placée sur la table de sa chambre, à son retour du palais de Buckingham.

Le visage de M. Openshaw se décomposa aux questions fâcheuses de son oncle, et il se montra tel qu’il était, sec et roide, avant l’époque où il avait épousé Alice et adopté son enfant. Il sonna avec une certaine violence, avant même que son oncle eût achevé de parler.

La femme de chambre arriva à cet appel.

— Mary, quelqu’un est-il venu hier, tandis que nous étions absents ?

— Oui, monsieur, un homme qui est venu demander Norah.

— Demander Norah ! Et qui était cet homme ? Est-il demeuré longtemps ?

— Dame ! je ne saurais préciser cela à monsieur. Il est venu à neuf heures du soir environ. Je suis allée prévenir Norah dans la chambre des enfants, et elle est descendue pour parler à l’inconnu. C’est elle qui lui a ouvert quand il est parti. Sans doute Norah le connaît, et elle pourra tout dire à monsieur, s’il l’interroge.

La femme de chambre demeura encore quelques instants devant son maître, attendant qu’il l’interrogeât ; mais voyant qu’on n’avait plus besoin d’elle, elle se retira.

Quelques moments après, M. Openshaw se leva, comme s’il allait sortir de la salle à manger, mais sa femme le prit par la main pour le retenir.

— Ne parlez pas à Norah devant les enfants, lui dit-elle à voix basse, laissez-moi faire. Je vais monter et l’interroger moi-même.

— Non ! c’est moi qui me charge de ce soin. Je veux vous dire, fit le mari en se tournant du côté de l’oncle et de la tante Chadwick, que ma femme a à son service une vieille domestique d’une fidélité à toute épreuve, et qui nous aime fort, je le crois du moins ; elle a seulement un défaut, un grand défaut, qui est de ne pas toujours dire la vérité, convenez-en, Alice. À vous parler vrai, Norah – tel est son nom, s’est, je le crains, énamourée d’un vaurien, car elle est arrivée à cet âge où les femmes supplient le bon Dieu de leur fournir un époux de quelque nature qu’il soit : or, elle a introduit ce drôle dans la maison. Je suis d’avis que ce voleur de cœurs est aussi le voleur de votre broche et peut-être de bien d’autres objets de prix qui nous appartiennent. Cela prouve que Norah a l’âme trop sensible et ne s’en tient pas seulement à de simples mensonges. C’est là tout ce que j’avais à dire à ce sujet, ma chère femme.

Rien n’était plus curieux que de regarder M. Openshaw à mesure qu’il disait ce que nous venons de transcrire. Le ton de sa voix, l’expression de ses yeux, l’animation de son visage, tout prouvait une contrainte intérieure ; mais il ne s’abandonna point à la moindre colère. Alice ne chercha donc pas à s’opposer au vouloir de son mari : elle s’en alla vers les escaliers aboutissant à la chambre des enfants, dit à Norah que son maître désirait lui parler, et que, par conséquent, elle prendrait soin des enfants.

Norah se leva et sortit sans prononcer une parole. Elle se disait, en descendant pour retrouver M. Openshaw :

— On me couperait en morceaux que je ne dirais rien. M. Frank reviendra s’il le veut, et alors que Dieu ait pitié de nous tous ! car, à n’en pas douter, il se passe ici une terrible catastrophe. Ce sera lui qui l’aura voulu ; pour moi, je n’y aurai point pris part.

On devine facilement avec quelle ferme résolution Norah pénétra dans la salle à manger où l’attendait M. Openshaw tout seul ; car M. et mistress Chadwick, voyant leur neveu couver une colère terrible, avaient cru devoir se retirer en lui laissant le soin de leurs intérêts.

— Norah ! qui était cet homme, qui est venu hier soir dans ma maison ?

— Un homme, monsieur, fit-elle d’une voix qui simulait la surprise, mais avec l’intention de gagner du temps.

— Oui, un homme à qui Mary a ouvert la porte, de la venue duquel elle est allée vous prévenir dans la chambre des enfants, avec qui vous êtes venue parler ici, et que vous avez sans doute conduit là-haut pour avoir plus de loisir de causer avec lui. C’est probablement cet individu qu’Ailsie a vu et dont elle a rêvé, s’imaginant, la chère âme, que cet inconnu récitait des prières, tandis que, j’en suis persuadé, rien n’était plus éloigné de la pensée de ce drôle. Enfin, c’est lui qui a dérobé la broche de mistress Chadwick, un bijou évalué à plus de dix livres. Maintenant, Norah, restez ici et écoutez-moi. Je suis persuadé, aussi bien que mon nom est Thomas Openshaw, que vous ignorez ce vol, et que vous n’y avez point participé ; mais je suis en même temps convaincu que vous êtes la dupe de ce misérable, et que j’ai raison de le soupçonner. Quelque mauvais garnement vous a conté fleurette, et, comme toutes les femmes, vous avez pris feu et lui avez ouvert votre cœur. Il est venu, hier soir, vous faire sa cour et a été conduit par vous dans la chambre des enfants. Naturellement, le drôle a mis à profit cette confiance, et s’est sauvé en emportant ce qu’il a trouvé sous sa main. Écoutez-moi maintenant, Norah : je ne vous blâme que d’inconséquence, mais une autre fois, soyez plus prudente. Confiez-moi, Norah, le nom qu’il vous a donné pour le sien. Je suis sûr d’avance qu’il vous a trompée ; mais n’importe, la police pourra découvrir quelque chose par ce moyen-là.

Norah se releva comme mue par un ressort.

— Vous m’interrogerez inutilement ; vous me raillerez en vain de ce que j’ai coiffé sainte Catherine, et sur ma crédulité, monsieur Openshaw. Je ne vous répondrai point. Quant à l’histoire de la broche et du vol commis dans notre maison, si j’ai reçu la visite d’un ami, ce que vous ne pourrez jamais prouver, car je le nie, cette personne est aussi incapable de commettre une pareille infamie que vous-même, monsieur Openshaw. Et ce n’est pas trop dire, car je doute que vous ayez loyalement acquis tout ce que vous possédez, et que cela vous appartint longtemps si on rendait à chacun ce qui lui est dû.

Il va sans dire que Norah faisait mentalement allusion à la femme du négociant, tandis que lui comprit qu’elle voulait parler de ses biens et de son avoir.

— Allons ! ma pauvre Norah, reprit-il, je suis forcé de vous dire que je n’ai jamais eu grande confiance en vous pour toutes choses. Seulement ma femme a éprouvé à votre endroit une affection sans bornes, et j’ai cru qu’il y avait en vous certaines bonnes qualités. Je vous préviens que si vous faites l’impertinente avec moi, je vous mettrai entre les mains de la police, qui se chargera, en plein tribunal, d’arracher la vérité de vos lèvres, puisque vous vous refusez à me répondre ici doucement et tranquillement. Voyons, croyez-moi, le mieux que vous ayez à faire, c’est de me dire le nom de cet individu. Réfléchissez à ceci : un homme est venu chez moi et vous a demandé. Vous l’avez conduit là-haut, et ce matin une broche de valeur a disparu. Nous savons tous ici que vous, Mary et la cuisinière êtes d’honnêtes femmes, mais vous refusez de me dire le nom de l’inconnu qui est venu chez moi ; qui plus est, vous me mentez effrontément à ce sujet en me déclarant que personne n’est venu ici hier soir. Maintenant je vous fais encore cette observation : que pensez-vous que dirait un magistrat ou un officier de police à qui vous répondriez cela ? Certes, l’un ou l’autre vous forcerait bien vite à dire la vérité.

— Il n’est pas de puissance au monde qui pût me faire parler, répliqua Norah, à moins qu’il ne me convienne de m’expliquer, ce que je ne ferai pas.

— J’ai bien envie d’essayer, moi, de vous faire ouvrir la bouche, ajouta M. Openshaw, qui entra en colère en entendant Norah le défier.

Mais l’honnête négociant repoussa tout sentiment hostile et chercha à rester calme.

— Norah ! eu égard à votre malheur, fit-il, je ne pousserai pas les choses à l’extrême. Montrez que vous avez du cœur, si cela vous est possible. Il n’y a pas de honte à avouer que l’on a été trompée. Je vous le demande une fois encore en ami : qui était l’homme que vous avez introduit hier soir chez moi ?

La pauvre fille ne répondit point, et son maître répéta cette question d’un ton de voix qui trahissait l’impatience, Norah demeura inébranlable ; elle serra les lèvres comme si elle eût voulu clore sa bouche à jamais.

— Allons ! je n’ai plus qu’une chose à faire : c’est d’envoyer chercher un policeman.

— Oh ! ne faites pas cela, monsieur, s’écria Norah qui trembla en entendant ces paroles. Ne vous oubliez pas à ce point. Certes un policeman ne mettra pas la main sur moi. J’ignore ce qu’est devenue la broche que vous réclamez ; mais ce que je sais, c’est que depuis vingt-quatre ans que je vis, j’ai plus désiré le bonheur de votre femme que le mien ; que du moment où je l’ai trouvée, pauvre orpheline élevée dans la maison de son oncle, j’ai plus songé à la servir qu’à me servir moi-même ; que j’ai pris soin d’elle et de son enfant plus que de moi ! Je ne vous blâme point, monsieur, de me menacer comme vous le faites ; mais je vous déclare qu’il est peu charitable de perdre quelqu’un ainsi que vous voulez le faire. Car enfin un jour ou l’autre, plus prochainement que vous ne le pensez, vos actes se retourneront contre vous, et vous serez abandonné par tous. Pourquoi donc ma maîtresse ne vient-elle pas ici pour me jeter l’accusation de vol à la face ? Peut-être est-elle sortie elle-même pour aller quérir la police ? Moi je ne resterai pas ici un instant de plus, ni pour attendre les gens de la justice, ni pour vous complaire, mon maître. Vous avez décidément mauvaise chance, et je crois qu’il y a un fatal sort jeté sur vous. Oui, je pars, et aujourd’hui même. Je n’ai qu’un regret, celui d’abandonner cette innocente Ailsie. Adieu ! monsieur, jamais il ne vous arrivera rien d’heureux.

M. Openshaw manifesta le plus grand étonnement à l’entendre parler ainsi : ses paroles étaient réellement inintelligibles pour lui, comme on le comprendra facilement.

Avant d’avoir pu réfléchir à rien de ce qu’il fallait dire ou faire, Norah était sortie de la salle à manger ; mais nous ne pensons pas que le négociant eût jamais eu l’intention d’envoyer chercher la police pour remettre en ses mains la pauvre domestique de sa femme, car jamais il n’avait cru que Norah fût capable même d’une indélicatesse. Sa seule intention était de la forcer à nommer l’individu qui avait pénétré chez lui ; mais il n’y réussit pas. C’est ce qui le mit dans cet état d’exaspération. Il alla donc rejoindre son oncle et sa tante sans songer à maîtriser sa colère ; car il était au fond très-ennuyé d’avoir à apprendre son insuccès auprès de Norah.

Dans ce même instant, sa femme entra dans la chambre de ses parents, en proie à une grande agitation, demandant à son mari ce qui était arrivé à Norah, qui avait revêtu son châle, pris son chapeau et s’était sauvée à la hâte dans la rue.

— Voilà qui est bien fait pour inspirer des soupçons, s’écria M. Chadwick. Ce n’est point ainsi qu’eût agi une honnête personne !

M. Openshaw garda le silence, car il éprouvait la plus grande perplexité. Quant à sa femme, elle se tourna du côté de son oncle, en lui disant avec un ton hautain que nul encore n’avait vu chez elle :

— Vous ne savez pas qui est Norah, monsieur Chadwick : si elle est partie, c’est qu’elle est sérieusement offensée de ce qu’on l’a soupçonnée. Je regrette infiniment de ne pas l’avoir vue et de ne pas l’avoir interrogée moi-même. Elle m’eût tout avoué à moi, ajouta-t-elle en levant les bras et se tordant les mains.

— Je dois avouer, ajouta l’oncle en s’adressant à son neveu à voix basse, que je ne comprends plus votre caractère. Jadis vous étiez d’une vivacité que rien n’égalait, prenant feu au moindre mot et frappant même avant d’avoir été offensé ; et, à cette heure que les soupçons sont presque fondés, vous ne faites rien pour découvrir la vérité. Votre chère moitié est une excellente femme, j’en conviens ; mais il se peut qu’on lui en ait fait accroire, comme cela arrive journellement. Si vous n’envoyez pas chercher la police, moi je vais aller la quérir.

— Très-bien ! répliqua M. Openshaw d’un air contrarié ; il m’est impossible de tirer Norah de ce mauvais pas. Cela la regarde ; c’est réellement son affaire. Je m’en lave les mains. Du reste, je suis certain que c’est une honnête fille, car elle a demeuré longtemps avec ma femme, avant mon mariage, et je suis désolé de voir sa réputation compromise.

— Bah ! objecta l’oncle du négociant, quand Norah se verra dans la peine, elle sera bien forcée de parler pour se disculper… Certes, cela amènera un bon résultat.

— Très-bien ! très-bien ! mais je vous déclare que cette affaire est fort ennuyeuse. Tenez, Alice, allons retrouver les enfants : ils ont peut-être besoin de nous. Après tout, mon oncle, ajouta-t-il en s’adressant à son parent, après avoir remarqué le trouble et l’anxiété de sa femme, dans les yeux de laquelle les pleurs se faisaient déjà voir, je n’enverrai point chercher la police. J’achèterai à ma tante une broche deux fois plus belle que le bijou perdu ou volé, et cela aujourd’hui même. Seulement, je ne veux pas que l’on inquiète Norah, et que l’on fasse du chagrin à mon Alice. C’est là tout ce que j’avais à vous dire.

Et, sur ces paroles, il sortit avec sa femme.

Lorsque M. Chadwick l’eut vu sortir, et qu’il eut compris qu’il était assez éloigné pour ne pas pouvoir entendre ce qu’il allait dire, il s’adressa à sa femme en la regardant en face :

— Malgré les désirs de mon neveu Thomas, moi qui ne suis point aussi stoïque que lui, je vais aller trouver l’autorité et mettre quelqu’un aux trousses du ou de la coupable. Vous me ferez plaisir de ne pas laisser savoir où je suis allé.

En effet, M. Chadwick se rendit directement au bureau de police et fit sa déclaration à qui de droit. Les alguazils de l’endroit corroborèrent son opinion sur la culpabilité de Norah, qui leur parut, comme à lui, l’auteur du détournement de la broche, et l’on prit immédiatement les moyens indispensables pour retrouver la servante. Suivant toute probabilité, elle avait dû rejoindre l’homme qui était ou devait être son amoureux, et quand M. Chadwick demanda aux agents comment ils s’y prendraient pour découvrir cet individu, les employés sourirent, remuèrent la tête, parlèrent au provincial de certains moyens infaillibles, mystérieux, qui leur étaient particuliers.

L’oncle alla rejoindre son neveu, après cette fâcheuse escapade, complétement satisfait de sa sagacité et de son énergie.

Dans l’escalier qui conduisait à son appartement, il rencontra sa femme qui l’aborda avec un regard repentant.

— Mon bon ami, j’ai retrouvé ma broche piquée à l’un des plis de la robe de soie brune que je portais hier. Je l’avais quittée à la hâte et probablement elle s’était accrochée là sans que j’en sache rien. J’ai pendu ma robe au portemanteau du cabinet de toilette, et tout-à-l’heure quand j’ai voulu la plier pour l’enfermer, j’ai aperçu ma broche. J’en suis vraiment désolée, mais je croyais qu’elle était perdue.

— Que le diable vous emporte, vous et votre bijou ! murmura le mari, très-ennuyé de cette affaire. Je voudrais ne vous avoir jamais fait un pareil présent.

Et sur ces mots, que sa femme n’entendit pas, il prit son chapeau et courut au bureau de police, avec l’espoir d’arriver assez à temps pour arrêter les pas et démarches des agents. Mais il était déjà trop tard. Les alguazils étaient partis à la recherche de Norah.

Retournons maintenant auprès de la pauvre servante.

Norah, qui possédait seule le terrible secret qui devait causer la ruine de sa maîtresse, n’avait pas fermé l’œil de la nuit, car elle songeait au parti qu’il fallait prendre.

Elle se trouvait en proie à cette terrible anxiété quand Ailsie lui adressa cette question au sujet de l’homme que la chère créature désignait ainsi, sans savoir qu’elle parlait de son père. En dernier lieu, quand cette accusation calomnieuse qui attaquait sa probité fut portée contre elle, elle perdit la tête, et, courant à sa chambre, elle ne songea qu’à une chose, à prendre son châle et son chapeau et à fuir, même en oubliant sa bourse. Demeurer un instant de plus dans cette maison lui parut chose impossible.

C’est là du moins ce qu’elle pensait alors.

La pauvre fille ne voulut même pas regarder les enfants avant de partir, de crainte que leur vue n’affaiblît sa résolution. Par-dessus toutes choses, Norah redoutait de voir arriver M. Frank, qui viendrait réclamer sa femme. Quel soulagement, quel remède eût-elle pu apporter à un malheur aussi grand, et pourquoi resterait-elle chez M. Openshaw pour être témoin de ce qui allait se passer ? Ce qu’il y a de certain, c’est que le désir d’éviter la scène qu’elle redoutait l’engagea à fuir, plus encore que la douleur et le ressentiment bien juste d’avoir été accusée d’une indélicatesse ; et cependant c’était cette dernière cause qui avait mis le comble à la mesure.

Norah une fois hors de la maison se mit à marcher à grands pas, sans songer à retenir ses sanglots, car elle s’était contenue toute la nuit précédente, craignant d’exciter l’étonnement et d’attirer des questions auxquelles il lui eût été impossible de répondre.

À la fin cependant Norah s’arrêta. Elle songea à quitter Londres pour retourner à l’endroit où elle était née, à Liverpool. Au moment où Norah passait dans Euston-Square, près de la station, elle porta machinalement sa main à sa poche pour y chercher sa bourse, elle s’aperçut qu’elle l’avait laissée chez M. Openshaw. Elle avait la tête en feu, les yeux rouges à force de pleurer ; mais elle eut la force de se retenir pour réfléchir de son mieux au parti qu’elle devait prendre.

Tout à coup la malheureuse se dit qu’il lui fallait aller retrouver M. Frank, pour lequel elle s’était montrée fort rude la veille au soir, quoique depuis le moment où il s’était présenté devant elle, son pauvre cœur eût saigné en songeant à son désespoir. Elle se souvint de ce qu’il lui avait dit au sujet de son adresse, au moment où elle le forçait de quitter brusquement la maison : il logeait dans un certain hôtel, sis dans une rue voisine de Euston-Square. Elle se rendit à l’endroit désigné, sans savoir ce qu’elle allait faire, mais avec le désir d’alléger sa conscience du fardeau qui l’oppressait, afin de lui dire quel sentiment de pitié elle éprouvait pour lui dans son pauvre cœur. L’émotion qui l’étreignait aussi cruellement l’empêchait de donner le moindre avis, de retenir le malheureux dans les actes qu’il entreprendrait ; tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de plaindre et de consoler l’affligé.

Le maître de l’hôtel répondit à Norah qu’en effet la personne qu’elle demandait et désignait fort bien était descendue chez lui.

Arrivé depuis la veille seulement, l’étranger était sorti quelques instants après son entrée à l’hôtel, en laissant son bagage dans la chambre qui lui avait été désignée, mais cet individu n’avait pas reparu. Norah pria les gens de la maison de lui permettre d’attendre chez eux le retour du gentleman, et la dame du logis, – dont les craintes au sujet d’une perte d’argent étaient suffisamment garanties par le dépôt du bagage du voyageur, – fit entrer la pauvre servante dans une chambre dont elle eut bien soin de fermer la porte à clef.

Norah, dont la fatigue morale et physique était extrême, ne tarda pas à s’endormir, mais son sommeil, qui dura plusieurs heures, fut fiévreux, agité et pénible.

Tandis que tout ceci se passait, l’agent de police avait rejoint Norah. Il la suivit pas à pas jusqu’au moment où elle entra dans l’hôtel, et enjoignit à la maîtresse de la maison de retenir chez elle la servante, sous un prétexte ou un autre, sans donner à cet ordre d’autre raison que celle de son pouvoir discrétionnaire, dont il justifia comme de droit. Aussitôt la dame du logis s’applaudit d’avoir eu la bonne inspiration de fermer sa porte à clef. Dès que ces mesures furent prises, l’agent de police retourna au bureau de son quartier pour faire son rapport. Il eut pu emmener sur-le-champ Norah avec lui, mais il lui parut opportun de revenir pour découvrir, si cela se pouvait, quelque chose au sujet de l’homme à qui l’on attribuait le vol de la broche. Comme en revenant au bureau de police l’agent apprit que le bijou était retrouvé et que dès lors l’accusation était mal fondée, il ne se soucia guère de retourner à l’hôtel de peur de compromettre le corps auquel il appartenait, ou de prêter à rire contre lui.

Norah resta ainsi endormie jusqu’au soir. Tout d’un coup elle se réveilla en entendant quelqu’un à la porte. Elle songea que ce pouvait être M. Frank, et rejetant derrière ses oreilles ses pauvres cheveux gris qui lui étaient tombés sur les yeux, elle se tint debout, prête à tout événement.

Au lieu de celui qu’elle attendait, M. Openshaw et un agent de police se présentèrent à sa vue.

— Cette femme est Norah Kennedy, dit simplement le négociant à celui qui l’accompagnait.

— Oh ! monsieur, s’écria la servante éplorée, je n’ai point dérobé la broche ! Je vous jure que je n’ai pas même aperçu ce bijou. Hélas ! faut-il donc que j’aie vécu jusqu’à ce jour pour être si indignement accusée !

Sur ces paroles entrecoupées de sanglots, Norah, terrifiée, émue au suprême degré, se laissa tomber évanouie sur le parquet.

À sa grande surprise, M. Openshaw la prit dans ses bras et la souleva avec affection. Le policeman lui-même aida le négociant à porter la servante sur un sofa ; puis, sur un ordre de M. Openshaw, il sortit pour demander en bas du vin et des sandwiches, car la malheureuse semblait mourante de fatigue et de besoin.

— Norah ! lui dit M. Openshaw de sa voix la plus tendre, nous avons retrouvé le bijou : il était accroché à la robe de mistress Chadwick. Je vous demande pardon de vous avoir soupçonnée ! Oui ! bien pardon, ma brave femme, d’avoir cru que vous étiez capable d’une pareille infamie. Ma pauvre Alice en a le cœur brisé. Voyons, ma bonne Norah ! mangez un peu, ou plutôt attendez, buvez d’abord un verre de vin, fit-il en versant une rasade du contenu de la bouteille de sherry, en relevant la tête de Norah et en portant le verre aux lèvres de la domestique.

Tandis que la malheureuse nourrice avalait le sherry, elle se rappela ce qui s’était passé, songea à l’endroit où elle se trouvait et à la personne qu’elle attendait dans cette chambre.

Tout à coup elle repoussa M. Openshaw assez brusquement en lui disant ces paroles incompréhensibles pour le négociant :

— Allez-vous-en ! partez, monsieur, il ne faut pas que vous restiez un instant de plus ici. S’il revenait ici, il vous tuerait.

— Hélas ! Norah, je ne sais pas qui il est ; mais ce que je puis vous dire, c’est qu’une personne que vous connaissiez est partie pour ne plus revenir ; une personne à qui vous portiez le plus grand intérêt.

— Je ne vous comprends pas, monsieur, fit Norah, qui était plus étonnée des paroles et des actes bienveillants de son maître que de la nouvelle qu’il lui annonçait.

Sur un signe de M. Openshaw, l’agent de police avait quitté la chambre et le négociant restait seul avec la nourrice de son enfant.

— Vous savez bien ce que je veux dire, quand je vous assure qu’une personne que vous connaissiez est partie pour ne plus revenir. J’entends par là qu’il est mort.

— Mais qui ? s’écria Norah qui tremblait de tous ses membres.

— Un pauvre homme que l’on a trouvé, ce matin, noyé dans la Tamise.

— S’est-il suicidé ? demanda Norah d’une voix solennelle.

— Dieu seul pourrait répondre à cette question, répliqua M. Openshaw de la même manière. On a trouvé dans l’une de ses poches votre nom et votre adresse à mon logis, plus une bourse et c’est là tout. Oh ! j’éprouve un profond chagrin, ma chère Norah, d’avoir à vous apprendre qu’il est indispensable que vous alliez constater son identité.

En prononçant chacun de ses mots, le négociant avait pour ainsi dire fait des pauses à chaque syllabe, afin de lui bien faire comprendre ce qu’on exigeait d’elle, car il redoutait fort que Norah eût en quelque sorte perdu la raison, tant ses yeux paraissaient hagards.

— Maître ! fit-elle enfin… J’ai un terrible secret à vous apprendre ; seulement avant que je vous le révèle, promettez-moi de ne jamais rien dire à personne. Vous et moi nous le connaîtrons sur cette terre. Je croyais pouvoir agir toute seule sans vous attrister, mais je vois que cela est impossible. Le pauvre malheureux ! oui, l’infortuné qui s’est noyé, celui qui est mort, c’était M. Frank, le premier mari de ma maîtresse.

M. Openshaw se laissa tomber sur un siége, comme s’il eût été atteint d’un coup de feu. Sans prononcer une parole, il fit bientôt un geste à Norah, comme pour l’engager à continuer son récit.

— Oui ! ce malheureux est venu me trouver hier soir, au moment où, – Dieu soit loué ! – vous étiez tous à Richmond. Il me demanda si sa femme était en vie ou bien morte. Hélas ! j’ai agi avec brutalité avec lui, car j’ai plus songé à votre retour qu’à le consoler. Je lui ai dit et je m’en repens, qu’elle était remariée, heureuse et ne songeait plus à lui. C’est moi qui suis cause de sa douleur et c’est moi qui l’ai tué.

— Que le bon Dieu m’assiste, s’écria M. Openshaw.

— Que le ciel nous pardonne à tous ! reprit Norah. Ce pauvre mort a moins besoin de pardon que l’un de nous. Il avait été fait prisonnier par une horde de sauvages, après avoir été jeté sur une rive inconnue, je ne sais pas où, et il avait écrit plusieurs lettres à sa femme que mistress Alice n’a jamais reçues.

— A-t-il vu son enfant ?

— Oui, il l’a vu. Je l’avais conduit près du berceau de la chère Ailsie, pour donner à ses pensées un tout autre cours, car je le lui avais promis. Bon Dieu ! j’ai cru que je mourrais quand vous m’avez appris qu’il s’était noyé ! Oh ! oui, ce doit être lui qui s’est jeté dans la Tamise.

M. Openshaw tira le cordon de la sonnette, et Norah était trop anéantie pour savoir ce que faisait son maître.

Celui-ci demanda des plumes, de l’encre et du papier, et écrivit une lettre.

— Je fais savoir à Alice, dit-il à Norah, que je suis forcé de m’absenter pour quelques jours et que je vous ai retrouvée. Je lui apprends aussi que vous êtes en bonne santé, que vous lui envoyez tous vos souvenirs affectueux, et que vous reviendrez demain à la maison. Vous allez m’accompagner au Police-Court, pour reconnaître le cadavre. Puis j’irai empêcher les journalistes de raconter les détails de ce suicide : je dépenserai tout ce qu’il faudra…

— Mais… où allez-vous passer ces jours-ci… monsieur ? demanda Norah.

M. Openshaw ne répondit pas directement à ces paroles. Il se contenta de dire à la servante un instant après :

— Norah, je vais aller avec vous, car je veux voir en face l’homme à qui j’ai porté un si terrible coup, sans le savoir, il est vrai, mais j’éprouve au fond du cœur la même sensation que si je l’avais tué. Je lui ferai rendre les derniers devoirs, comme si c’était mon frère. Ah ! comme il a dû me haïr ! Vous comprenez bien, ma bonne Norah ! que je ne puis point retourner chez moi, près de ma femme, avant d’avoir rempli ce devoir suprême. Ah ! ce secret pèsera longtemps sur mon cœur. Ne craignez pas que j’en parle jamais, pas plus que vous, car je sais que vous garderez ce secret.

M. Openshaw prit les mains de Norah, et depuis ce moment, ni l’un ni l’autre ne firent jamais une allusion à cette horrible histoire.

Norah retourna près d’Alice le jour suivant, et celle-ci ne lui adressa pas une parole au sujet de son brusque départ de l’avant-veille, ni de l’accusation portée contre elle. Il est vrai que son mari, en lui écrivant, l’avait suppliée de ne pas faire la moindre allusion à cette triste affaire. Aussi pour complaire à ceux qu’elle affectionnait d’une façon toute différente, elle garda le silence et se contenta de traiter Norah avec le respect le plus tendre, comme pour la dédommager des soupçons portés contre elle.

Alice ne chercha pas non plus à savoir quelle était la cause pour laquelle M. Openshaw s’était absenté pendant la visite de son oncle et de sa tante, lui qui avait déclaré qu’il était indispensable de bien recevoir ses parents. Quand il revint chez lui, il était grave et paraissait fort calme ; mais il devint, à dater de cette époque, fort bizarre dans sa manière d’agir ; il semblait moins sérieux et moins actif qu’à l’ordinaire.

Si, d’un côté, sa volonté était aussi résolue qu’autrefois, sa règle de conduite était dirigée d’une manière tout autre qu’au temps passé. Il lui eût été difficile d’être plus affectueux pour Alice qu’il ne l’avait été jusqu’alors, mais seulement on eût dit qu’il la regardait comme un être sacré, et qu’il songeait à la traiter toujours avec la plus vive affection et le plus grand respect.

M. Openshaw continua ses opérations commerciales, et acquit une très-grande fortune, dont la grande moitié fut donnée par acte à sa femme.

Plusieurs années après les événements que nous venons de raconter, Alice mourut, et quelques semaines après cette pénible séparation, Ailsie et « son père, » – c’est de ce doux nom que la pauvre créature appelait M. Openshaw, – se rendirent à un cimetière ouvert à quelque distance de Londres.

La femme de chambre de la pauvre Ailsie la porta près d’une tombe et retourna attendre dans la voiture avec laquelle le négociant et la fille d’Alice étaient venus rendre visite au champ de la mort.

Sur ce monticule de terre était placée une pierre tumulaire sur laquelle étaient gravés les initiales F.W. et une date.

Et pas davantage.

M. Openshaw s’assit sur le bord de la tombe et raconta à Ailsie l’histoire de son père. Il pleura pour la première fois de sa vie, du moins devant la chère enfant, sur le sort malheureux de ce père qu’elle n’avait point connu.

— Voilà une histoire vraiment intéressante, dis-je à Jarber au moment où il repliait le papier qui contenait le premier épisode de ses découvertes, et me regardait d’un air de triomphe. C’est une narration qui va droit au cœur, et la fin m’a péniblement impressionnée. Mais…

En disant ce dernier mot je m’arrêtai en examinant Trottle.

Celui-ci protesta en faisant entendre une toux sonore, vraie ou simulée.

— Eh bien ! m’écriai-je en perdant patience : ne voyez-vous pas que je veux que vous me donniez votre avis et non pas que vous toussiez comme un asthmatique ?

— Si fait, madame, me répondit Trottle, en conservant une ténacité toute respectueuse, qui eût fait damner un saint. Vous voulez que je dise ce que je pense de ce récit, madame ?

— Oui ! Oui ! fit Jarber. J’entends connaître l’opinion de ce brave homme sur l’histoire que je viens de vous raconter.

— Eh bien ! monsieur, répliqua celui-ci, je désire savoir avant tout, pourquoi la maison de l’autre côté de la rue ne se loue pas, et votre récit ne m’en apprend pas la cause. Voilà tout ce que j’ai à vous dire pour le moment.

J’aurais volontiers, en ce moment, contredit mon domestique entêté, mais quelque pathétique que fût cette histoire, je compris qu’il avait désigné le point faible du récit de Jarber, du moins pour le but qu’il se proposait d’atteindre.

— Et c’est là tout ce que vous avez à dire ? répliqua mon vieil ami. J’entre ici en annonçant à votre maîtresse que j’ai un certain nombre de découvertes à lui faire connaître et vous arrivez sur-le-champ, sans vouloir rien attendre, à cette conclusion, que la première histoire n’aboutit à rien. Bah ! Avec votre permission, chère dame, je vais vous lire mon chapitre n° 2, ne fût-ce que dans le but d’éclairer cet obstiné personnage.

— Mon travail n’est pas terminé et je suis très en retard, madame, observa Trottle qui se dirigea vers la porte au moment où je priais Jarber de continuer.

— N’importe ! restez là, lui dis-je d’un ton péremptoire et fort sec. Donnez à M. Jarber toute facilité de répondre à l’objection que vous lui avez faite.

Trottle alla s’asseoir dans son coin en affectant le stoïcisme d’un martyr, et Jarber continua, le dos tourné à son ennemi, mais d’une voix plus animée qu’auparavant.

III

UNE ENTRÉE DANS LE MONDE

À l’une des fâcheuses périodes de l’existence de la maison à louer, cette habitation avait été occupée par un saltimbanque. On trouva l’indication de ce fait sur les registres de la paroisse à l’époque où cet homme était entré dans la maison, mais il fut impossible de savoir quel nom il portait, détail, du reste, peu important.

Quant à sa personne elle-même, rien n’était plus difficile que de la retrouver, car le saltimbanque avait mené une vie errante, et les gens d’une vie régulière l’avaient perdu de vue, tandis que ceux qui se targuaient de respectabilité se gardaient bien de convenir qu’ils eussent jamais rien eu de commun avec lui.

Un jour, enfin, au milieu des terrains marécageux qui s’élèvent sur les rives du fleuve, dans le voisinage de Depford et les jardins y attenant, on aperçut un personnage à cheveux gris, vêtu d’habits de velours foncé, et dont le visage était hâlé de telle sorte qu’on eût dit qu’il avait été tatoué. Cet homme fumait sa pipe, assis sur la porte d’une maison roulante, de bois, pareille à celle dont se servent les saltimbanques dans leurs longues pérégrinations sur les grandes routes.

Cette cabane de bois de sapin, huchée sur des essieux et des roues, était amarrée pour la saison d’hiver près d’une lagune de boue, et tout autour d’elle on voyait fumer les eaux couvertes d’un brouillard dense, les marais nauséabonds, les jardins des maraîchers, qui voulaient sans doute tenir compagnie au saltimbanque et à sa pipe.

N’oublions pas non plus, au beau milieu de tout ce qui fumait, la cheminée de la maison de bois, un tuyau de tôle, lequel laissait passer une fumée grasse et noire, résultat d’un feu de charbon bien entretenu.

Lorsqu’on demanda à l’homme à barbe grise et aux vêtements de velours si jadis il n’avait pas été le locataire de la « Maison à louer, » il parut surpris tout d’abord et répondit affirmativement.

— Ne vous appelez-vous pas Magsman ? ajouta-t-on.

— Oui ! Toby Magsman, quoique l’on m’ait baptisé sous le nom de Robert, mais dès mon jeune âge on m’avait surnommé Toby. Mais qu’importe, je ne crois pas qu’il y ait aucun reproche à adresser à Toby Magsman. Voyons, parlez, fit-il, si l’on a la moindre plainte à m’adresser, qu’on s’explique !

On rassura le saltimbanque en lui déclarant que sa moralité n’était en rien soupçonnée et l’on ajouta que, comme il s’agissait d’une enquête au sujet de la maison, on lui serait obligé de dire – à moins que cela ne lui convînt pas – par quelle raison il avait quitté le logis.

— Je n’ai rien à cacher à propos de mon départ, répondit-il, j’ai déménagé de la maison pour suivre un nain.

— Pour suivre un nain ! s’écria la personne qui prenait des informations.

— Mon Dieu, oui, pour suivre un nain, répéta M. Magsman d’un air étonné, car il disait vrai.

— Voudriez-vous être assez obligeant pour me raconter les détails de cette histoire ?

— Volontiers, répliqua le saltimbanque, qui commença en ces termes :

« Il y a longtemps de cela, pour commencer… Avant que les loteries et bien d’autres choses eussent été supprimées, je cherchais un emplacement favorable à mon entreprise et, trouvant à louer une maison qui me convenait sous tous les rapports, je me dis à moi-même :

« Je t’aurai si on peut t’avoir. Si on peut t’avoir avec de l’argent, je t’aurai. »

Les voisins firent bien la grimace et se plaignirent quelque peu, mais que voulaient-ils donc ?

Je les laissai geindre et faire la mine. La maison était magnifiquement décorée par mes enseignes. Et d’abord il y avait la grande toile représentant le portrait de mon géant, revêtu d’un haut-de-chausses à l’espagnole, le cou enseveli dans une fraise. Mon géant, dont la taille égalait presque la hauteur de la maison elle-même, grâce à une poulie fixée au toit, dépassait de toute la tête le premier étage.

Il y avait ensuite la toile représentant la dame Albinos, qui montrait sa chevelure blanche à messieurs les militaires en uniforme de l’armée de terre et de la marine, puis il y avait la toile représentant le portrait d’un Peau-Rouge scalpant un prisonnier d’une tribu ennemie.

Il y avait encore le tableau offrant à la vue le portrait d’un enfant d’un planteur anglais, étouffé par un boa constrictor, quoique nous n’eussions jamais eu ni enfant, ni boas constrictors.

D’un autre côté se balançait le canevas sur lequel était peint l’âne sauvage des prairies, quoique nous n’eussions jamais possédé d’ânes sauvages, ni ne voudrions en avoir, nous les donnerait-on pour rien.

En dernier lieu, j’avais étalé le portrait du nain, et très-ressemblant encore, présenté à George IV qui paraissait aussi étonné à sa vue que pouvait le paraître Sa Majesté, dont la politesse était bien connue.

Bref, la façade de la maison était couverte de tant de tableaux qu’aucun rayon de lumière ne pouvait y pénétrer de ce côté.

Sur la porte d’entrée et le long des fenêtres du salon s’étendait une inscription de quinze pieds de long et de deux pieds de large qui annonçait le spectacle amusant de Magsman. On passait, pour entrer, par un porche en toile verte, décoré de feuillage artificiel ; un orgue de Barbarie jouait continuellement, et l’on payait six sous à la porte… Il va sans dire que mon spectacle était tout ce qu’il y a de plus comme il faut.

Six sous, tel était le prix ; mais le nain seul valait l’argent, et c’est de lui surtout qu’il s’agit, n’est-ce pas ? Le nom qu’il portait était celui du major Tpschoffski, de la brigade impériale de Belgrade. Personne ne pouvait prononcer ce nom, et d’ailleurs il n’était pas fait pour que personne le prononçât.

Le public, règle générale, épelait son nom, de cette façon, Chopski. Parmi nous, on appelait le nain : Chops, d’une part pour se rapprocher de Chopski, et, de l’autre, parce que son vrai nom, si jamais il en eut un vrai, – chose douteuse, – était Steakes[2].

Mon nain était extrêmement petit, oui, très-petit, point si petit certainement que l’annonçait l’affiche ; mais où est le nain qui ressemble à ce portrait ? Ce n’en était pas moins un très-petit homme avec une très-énorme tête, et ce qu’il y avait dedans cette tête, nul n’en sut jamais rien que lui-même, en supposant qu’il eût lui-même cherché à le savoir, ce qui n’eût pas été chose facile pour lui. Chops était le meilleur petit homme qui eût jamais existé ; vif et ardent, mais parfait. Quand il voyageait avec l’enfant tacheté, quoiqu’il se targuât d’être un homme naturel et sût très-bien que les taches de l’enfant étaient artificielles, il avait pour l’enfant les soins d’une mère. Vous ne l’entendiez jamais adresser un gros mot au géant. Il se permettait quelquefois, il est vrai, de parler outrageusement de la dame obèse de Norfolk ; mais c’était là une affaire de cœur, et quand le cœur d’un homme a été déchiré par une dame qui lui a préféré un Peau-Rouge, cet homme n’est plus maître de lui.

Chops était toujours amoureux, cela va sans dire, tous les phénomènes naturels de l’espèce humaine le sont, et il était violemment épris d’une grande femme. Je n’ai jamais connu de nain qui pût devenir amoureux d’une petite créature : c’est ce qui contribue à l’originalité curieuse de ces êtres-là.

Chops avait une singulière idée à lui dans sa grosse tête, une idée qui devait avoir un sens, et qui, sans cela, ne se fût pas logée dans sa cervelle. Son idée consistait à se croire prédestiné à faire fortune. Il n’aurait jamais consenti à apposer sa signature sur un papier. Il avait cependant appris à écrire, et son maître avait été le jeune homme sans bras qui gagnait sa vie avec ses orteils (excellent maître d’écriture, et qui fit des élèves par vingtaines parmi nous) ; mais Chops se serait plutôt laissé mourir de faim que de consentir à gagner un morceau de pain en griffonnant son nom sur un vélin quelconque.

Cette circonstance est d’autant plus curieuse à faire remarquer que Chops n’avait ni fortune, ni espérance de fortune, excepté sa maison et sa soucoupe. Quand je dis sa maison, je veux dire la boîte peinte ayant la forme d’une maison à six chambres, dans laquelle il se glissait habituellement, ayant au doigt une bague enrichie d’un diamant (ou de ce qui ressemblait à un diamant), pour y agiter une petite cloche par une fenêtre que le public croyait être celle du salon.

Quant à la soucoupe, j’entends dire une soucoupe de porcelaine de Chine avec laquelle il faisait une collecte pour lui à la fin de chaque exhibition. C’était moi qui lui avais appris son petit boniment que j’avais composé tout exprès pour la circonstance.

— « Mesdames et Messieurs !!!!! le petit bonhomme va maintenant faire trois fois le tour de la caravane avant de se retirer derrière le rideau. »

Quand Chops disait quelque chose d’important dans la vie privée, il répétait volontiers cette phrase à son usage, et c’était généralement les dernières paroles qu’il m’adressait à moi-même quand il allait se coucher.

Mon nain avait, ce que je considère comme une belle âme, une âme poétique. Son idée, sur la fortune qui lui reviendrait un jour, ne se présentait jamais plus vivement à son souvenir que lorsqu’il était assis sur l’orgue de Barbarie et qu’on tournait la manivelle. Dès que la vibration l’avait secoué pendant un certain temps, il se mettait à crier ces mots :

« Toby, je vois la fortune venir à ma rencontre ; tournez, tournez. Je compte mes guinées par milliers, tournez, Toby, tournez. Toby, je serai un homme riche ; je sens la monnaie tinter dans ma poitrine, Toby, et je m’enfle jusqu’à égaler en grosseur la Banque d’Angleterre. »

Telle est l’influence de la musique sur une âme poétique, non toutefois que Chops préférât une autre musique à celle de l’orgue de Barbarie ; car au contraire, il la détestait.

Il avait une sorte de rancune contre le public (chose que vous pouvez observer chez presque tous les phénomènes qui vivent aux dépens de la curiosité). Ce qui l’irritait le plus dans son état de nain, c’était que cet état l’excluait de la société, et il répétait incessamment :

« Toby, mon ambition est d’aller dans le monde. Le malheur de ma position à l’égard du public, c’est que je me vois exclu de la société. Cela n’est d’aucune importance pour une brute du calibre de ce maudit Peau-Rouge, qui n’est pas fait pour être admis dans la société. Cela n’est rien pour un enfant tacheté qui n’est pas non plus pour la société… mais je suis fait pour la société, moi.

Personne ne pouvait découvrir ce que Chops faisait de son argent : il avait pourtant un bon salaire qui lui était compté en espèces sonnantes tous les samedis soir, sur la peau d’âne du tambour, sans parler de sa nourriture qui lui était fournie par moi, et, comme les nains, il mangeait de grand appétit, je vous le déclare.

La soucoupe seule était un petit revenu pour Chops, car elle lui valait une somme ronde en monnaie de cuivre, qu’il portait nouée toute la semaine dans son mouchoir de poche.

Et cependant Chops n’avait jamais d’argent. Cette pénurie ne pouvait être ce qu’on supposa une fois, le fait de le dame obèse de Norfolk, car il était bien évident que lorsque l’on en veut à un Peau-Rouge jusqu’à grincer des dents en le regardant, et que les amis ont toutes les peines du monde à vous retenir pour ne pas traiter ce camarade d’imbécile, et cela tout haut, lorsqu’il exécute sa danse guerrière, il est clair, dis-je, que l’on ne se dépouille pas de son argent pour entretenir cet Indien dans le luxe avec la femme qui le préfère à vous.

Un jour pourtant ce mystère se découvrit aux courses d’Epsom.

Le public se faisait tirer l’oreille pour entrer, et Chops agitait sa petite cloche par la fenêtre de son salon, d’où il me regardait en ricanant, les genoux repliés sur eux-mêmes, car il lui était impossible de se tenir autrement dans sa maisonnette : il ricanait donc et me disait tout bas en carillonnant :

— Voilà un joli public pour vous, Toby ! diable ! Qu’est-ce qui l’empêche de se presser à la porte ?

Tout-à-coup un homme se lève du milieu de cette foule indécise, se mettant à crier en montrant un pigeon voyageur qu’il tenait à la main :

— S’il y a quelqu’un qui ait un billet de la loterie, elle vient d’être tirée et le gros lot est aux numéros 3,7 et 42 ! Trois, sept et quarante-deux ! vociféra-t-il.

Je me permis d’envoyer au diable l’homme et ses numéros, parce que dans notre profession un rien suffit pour détourner l’attention du public pour lequel vous faites des frais ; d’ailleurs, si vous en doutez, regardez au moment où vous êtes parvenu à réunir un public prêt à vous écouter : faites-vous entrer dans la salle deux personnes retardataires, vous verrez que ces deux personnes-là attireront sur elles tous les regards à votre préjudice…

J’en voulais donc à cet homme avec tous ses numéros, et je l’aurais volontiers envoyé au diable, lorsque tout à coup Chops lança par la fenêtre sa petite cloche au nez d’une vieille femme, se releva et repoussa sa maisonnette d’un coup de pied, livrant ainsi tout le secret de notre spectacle, et me disant, en me saisissant par les deux jambes : – Transportez-moi dans notre char de voyage, Toby, et versez-moi un seau d’eau sur la tête, ou je suis un homme mort, car enfin me voici arrivé à la fortune.

Chops avait gagné le gros lot, douze mille et quelques cents livres sterling ! C’était lui qui avait acheté les numéros 3,7 et 42, et ils étaient sortis !

Le premier emploi qu’il fit de sa fortune fut d’offrir de parier cinq cents livres sterling qu’il serait le vainqueur du Peau-Rouge dans un duel où celui-ci combattrait avec sa massue et lui avec une aiguille à tricoter trempée dans du poison, mais comme personne ne voulut fournir l’enjeu et se mettre du côté du sauvage des prairies américaines, l’affaire en demeura là.

Après être resté accablé dans une sorte de délire pendant une semaine et en proie à une telle exaltation d’esprit, que si je l’avais laissé s’asseoir deux minutes seulement sur l’orgue, je crois qu’il l’aurait crevé (mais nous avions soin de tenir l’orgue hors de sa portée), M. Chops redevint plus calme et se conduisit envers nous avec une noble libéralité.

Il envoya ensuite chercher un jeune homme de sa connaissance, un jeune homme très-élégant de figure et de manières qui était employé dans un de ces jeux de hasard qu’on rencontre dans les foires.

Ce jeune nouveau venu qui prenait le nom de Normandy, quoique ce ne fût pas le sien, avait été bien élevé par son père, un célèbre maquignon qui, dans le trouble d’une crise commerciale, avait eu le malheur de peindre un cheval gris en couleur baie et de le vendre avec une généalogie.

— Normandy, dit Chops à son ami, je vais me présenter dans la société, voulez-vous venir avec moi ?

— Comment dois-je entendre ce que vous dites-là, M. Chops ? répondit Normandy. Voulez-vous dire que vous vous chargez de toutes les dépenses de ce changement d’état ?

— C’est bien ce que j’entends, répliqua M. Chops, et vous aurez de plus une rétribution princière.

Normandy prit M. Chops dans ses bras, et après l’avoir placé sur une chaise pour échanger avec lui une poignée de main, lui répondit en récitant les vers suivants, et tout en parlant il avait les larmes aux yeux, tant il paraissait ravi :

Je laisse ma barque au rivage,

Qu’importe ! sur la mer fuyons.

Dans ton navire au grand tonnage,

Je te suis : cher ami, partons[3]

Pour faire leur entrée dans le monde, ils partirent dans une voiture à quatre chevaux, quatre chevaux gris et une livrée de soie. Une fois arrivés à Londres, ils s’installèrent dans un riche appartement à Pall-Mall, et menèrent la vie à grandes guides.

Au mois de septembre de l’année suivante, pendant mon séjour à la foire de Saint-Barthélemy, une lettre me fut remise par un domestique tout chamarré d’aiguillettes et les pieds chaussés de fort belles bottes. C’était une invitation de Chops, qui me priait d’aller passer la soirée avec lui dans Pall-Mall. Je sortis de ma malle mes plus beaux atours, je m’habillai et me rendis à cette invitation. Ces messieurs étaient au dessert et dégustaient les vins.

Je remarquai tout d’abord que les yeux de Chops étaient plus fixes dans sa grosse tête que je ne l’aurais voulu pour le bien de sa santé.

Ils étaient trois à table, et je ne reconnus que trop bien le troisième. La dernière fois que j’avais rencontré ce nouveau personnage, il était couvert d’une tunique blanche à la romaine, portait sur la tête une mitre d’évêque fabriquée à l’aide d’une peau de léopard, et jouait faux de la clarinette dans la musique d’une ménagerie de bêtes féroces.

Cet individu fit semblant de ne pas me connaître, ce qui n’empêcha pas Chops de me présenter en disant :

— Messieurs, c’est un ami ! un ami des anciens jours.

Normandy me regarda alors à travers un lorgnon :

— Magsman, me dit-il, enchanté de vous voir, enchanté !

J’aurais parié une guinée contre un penny qu’il ne l’était pas du tout.

Chops, afin d’être plus commodément à table, avait fait placer sa chaise sur un trône (d’une forme pareille à celui de George IV dans la toile de son portrait) mais il me parut n’être guère roi à tous les autres points de vue, car ses deux compagnons donnaient des ordres comme des empereurs. Ils étaient vêtus en vrais dandys, et, le coude posé sur la table couverte de bouteilles, ils buvaient comme des trous.

Sur l’invitation de Chops, je passai d’un vin à un autre (pour dire que je faisais comme eux), et puis je mêlai tous les vins ensemble (pour dire encore que je les imitais), et puis enfin je les mêlai deux par deux.

Somme toute, la soirée fut agréable et je la trouvai telle, quoique je sentisse que ma tête me tournait un peu.

Cependant je crus de bon goût de quitter la partie le premier ; je me levai donc en disant à Chops :

— Monsieur Chops, les meilleurs amis doivent tôt ou tard se séparer. Je vous remercie de la variété de vins étrangers que vous nous avez fait connaître : je bois à votre santé, avec ce dernier verre de vin rouge et je prends congé de vous. »

Chops répondit d’un ton affectueux :

— Veuillez être assez bon pour me placer sur votre bras droit, Magsman, et emportez-moi jusqu’au bas de l’escalier, afin que je vous voie partir.

Je voulus me refuser à une pareille déférence, mais il insista et je dus l’enlever de son trône.

Quand il fut appuyé contre mon épaule, il me parut sentir fortement le madère et je ne pus m’empêcher de penser, en le soulevant, que je portais une large bouteille de vin surmontée d’un énorme bouchon hors de proportion avec la bouteille.

Quand je déposai Chops sur la natte de joncs marins dans le vestibule, il se cramponna au collet de mon habit et murmura ces mots à mon oreille :

— Je ne suis pas heureux, Magsman.

— Quelle est la cause de votre chagrin, monsieur Chops ? lui demandai-je.

— Mes amis ne me traitent pas bien ; ils me mettent sur le manteau de la cheminée quand je refuse de leur faire servir du vin de Champagne, et ils m’enferment dans mon buffet lorsque je ne veux pas donner mon argent.

— Débarrassez-vous d’eux, alors, monsieur Chops.

— Je ne le puis ; nous allons dans le monde ensemble, et que dirait la société ?

— Mais, dans ce cas, abandonnez la société elle-même.

— Impossible ! Vous ne savez pas ce que vous me conseillez. Quand une fois vous avez été introduit dans le monde, vous ne pouvez plus en sortir.

— En ce cas, si vous voulez excuser ma franchise, monsieur Chops, lui dis-je en hochant la tête gracieusement, je crois que vous êtes fort à plaindre d’être entré dans le monde…

Chops inclina à son tour sa grosse tête et se frappa cinq ou six fois le front.

— Vous êtes un bon garçon, Magsman, reprit-il, mais vous ne comprenez pas ; bonsoir, adieu. Maintenant, Magsman, le petit homme va faire trois fois le tour de la caravane avant de se retirer derrière le rideau.

Cela dit, je le vis grimper seul son escalier, marche par marche, en s’aidant des genoux et des mains. Il n’aurait jamais pu monter ainsi tout seul s’il avait été à jeun ; mais, exalté par le vin, il défendit à son domestique de venir à son aide.

Peu de temps après cette soirée, je lus dans un journal que Chops avait été présenté à la cour ; le journal disait :

« On se rappellera (j’ai remarqué dans ma vie que les journaux ne manquent jamais d’imprimer qu’on se rappellera, qu’on se rappelle ou non), on se rappellera que M. Chops est cet individu de petite taille dont la bonne chance au tirage de la dernière loterie fit tant de sensation. »

— Fort bien ! me dis-je en moi-même, telle est la vie. Il y est parvenu à la fin et tout de bon. Il a étonné Georges IV.

Cette présentation me donna l’idée de faire repeindre cette toile où vous voyez encore le nain Chops tenant un sac d’argent à la main et l’offrant à Georges IV, et à côté de lui une dame, la tête ornée de plumes d’autruche, tombant amoureuse de cet avorton en le voyant dans son costume de cour, l’épée au côté, revêtu de culottes à boucles et coiffé d’une perruque à bourse.

Ce fut à cette époque que je louai la maison qui est le sujet de la présente enquête, – quoique je n’aie pas l’honneur de savoir à qui j’ai l’honneur de parler, – et, pendant le cours de treize mois, j’y installai mon spectacle amusant de Magsman, spectacle dans lequel j’offrais au public tantôt un phénomène et tantôt un autre, et toujours avec « toutes les voiles dehors. »

Certain soir, nous venions de terminer notre dernière séance, – ayant renvoyé nos spectateurs un peu malgré eux, et cela grâce à une averse survenue avant la fin de la représentation, – je fumais ma pipe dans une arrière-pièce de la maison, en compagnie du jeune homme qui dessinait avec ses orteils (mais qui en réalité ne dessinait que sur l’affiche), et que j’avais engagé pour un mois.

Tout à coup il me sembla qu’on frappait du pied à la porte de la rue.

— Holà hé ! qu’est-ce donc ? demandai-je au jeune homme qui se frotta les sourcils avec ses orteils.

— Je ne peux m’imaginer ce que cela signifie, Monsieur Magsman, répondit-il.

À vrai dire, il ne pouvait jamais rien imaginer : c’était une compagnie monotone s’il en fut au monde.

Le bruit continuant, je déposai ma pipe sur la table, pris une chandelle, descendis l’escalier et allai ouvrir la porte.

Mon premier soin fut de regarder dans la rue sans pouvoir y rien apercevoir, quand tout à coup je me retournai vivement, parce que je sentis une créature vivante qui se glissait entre mes jambes.

C’était Chops.

— Magsman, me dit-il, voulez-vous me reprendre aux anciennes conditions ? Je suis à vous ? Est-ce fait ? dites que c’est fait.

J’étais véritablement stupéfié, mais je répondis :

— C’est fait.

— C’est fait, répéta-t-il, et doublement fait. Y a-t-il quelque chose à manger dans la maison ?

Je me souvins alors de l’éblouissante variété de vins étrangers que nous avions bus ensemble, Chops et moi, dans Pall-Mall. J’étais honteux de lui offrir des saucisses froides et du gin avec de l’eau ; mais il accepta de très-bon cœur cette maigre pitance. Une chaise lui servait de table et un tabouret de chaise, comme dans l’ancien temps.

Je l’examinai avec étonnement pendant qu’il soupait.

Après qu’il eut nettoyé tout le plat de saucisses (deux livres un quart, si je ne me trompe), la sagesse qui était dans ce petit homme commença à sortir comme par inspiration.

— Magsman, me dit-il, regardez-moi bien. Vous voyez devant vous un homme qui a été admis dans la société et qui maintenant n’y est plus.

— Ah ! vous n’y êtes plus, monsieur Chops ; et comment vous en êtes-vous retiré, monsieur Chops ?

— En perdant tout mon avoir ! s’écria-t-il. Vous n’avez pas d’idée de la sagesse qu’exprima sa grosse tête quand il prononça ces mots :

— Mon ami Magsman, continua-t-il, je vous communiquerai une découverte que j’ai faite et qui vaut son prix. Elle m’a coûté douze mille cinq cent livres sterling, et pourra vous être utile. Le secret de la chose c’est que lorsqu’une personne croit pénétrer dans la société, c’est plutôt la société qui entre chez cette personne.

Sans comprendre très-exactement le sens de ces paroles, je hochai la tête d’un air réfléchi en lui disant :

— Vous avez bien raison, monsieur Chops.

— Magsman, reprit-il en me tirant par la jambe, la société est entrée chez moi en me raflant toute ma fortune.

Je compris, à ces mots, que je pâlissais, et quoique je sois, par habitude, naturellement toujours prêt à parler, je bégayai les paroles suivantes :

— Où est Normandy ? fis-je en m’adressant à M. Chops.

— Il a filé avec l’argenterie, répondit-il.

— Et l’autre ? ajoutai-je, voulant parler de celui que j’avais connu coiffé d’une mitre d’évêque.

— Parti aussi avec les bijoux, répliqua Chops.

Je m’assis pour regarder le pauvre nain, qui se leva afin de m’examiner à son tour.

— Magsman, me dit-il, – et il sembla parler avec plus de sagesse encore qu’autrefois, quoique d’une voix plus enrouée, – Magsman, la société dans son ensemble se compose de nains. À la cour de Saint-James, ils exercent tous mon ancien métier, faisant tous trois fois le tour de la caravane, et ainsi font-ils dans toutes les cours de justice. Partout ils s’évertuent à sonner leurs petites cloches à la fenêtre de leurs fausses maisons ; partout la soucoupe fait le tour de la salle. La soucoupe, Magsman, c’est l’institution universelle !

Je m’aperçus alors, vous le devinez, que Chops était aigri par ses malheurs, et j’en fus vivement peiné.

— Quant aux dames obèses, poursuivit-il en se cognant la tête contre la muraille, il en est des milliers dans la société et d’un caractère pire que celui de l’original que j’ai connu chez vous. Celle-ci n’avait commis qu’un outrage contre le goût, – simplement un manque de sens commun, – un outrage qui ne méritait que le mépris et elle subissait la juste punition de sa folie, en étant devenue l’esclave d’un Peau-Rouge.

Ici Chops se donna encore le plaisir de se cogner le chef contre le mur.

— Les dames de la société, Magsman ! oh ! fi ! elles commettent des infamies pour… de l’argent. Procurez-vous des châles de cachemire, achetez des bracelets, étalez tout cela avec de riches éventails et autres belles choses dans votre appartement ; faites savoir que vous ferez des cadeaux à toutes celles qui viendront vous admirer, bientôt les dames obèses accourront vers vous pour vous câliner, de tous les points de l’horizon, sans demander qui vous êtes, ni d’où vous venez. Des femmes obèses qui ne sont point nées pour se montrer aux badauds de la foire viendront aussi perforer votre cœur, comme avec une vrille, Magsman ; puis quand vous n’aurez plus rien à leur donner, elles vous riront au nez et vous laisseront dépouillé jusqu’aux os, les vautours ! comme l’était l’âne sauvage des prairies quand il est mort… Ânes que nous sommes, nous qui croyons à toutes ces fausses tendresses !

En disant ces mots, Chops se frappa la tête contre la muraille pour la troisième fois, et cela avec une telle violence qu’il tomba étourdi sur le parquet.

Sa tête était si lourde et le coup qu’il venait de se donner eut un tel retentissement, que je crus réellement qu’il avait passé de vie à trépas. Bientôt, cependant, Chops se releva tout doucement, s’assit par terre et me dit, avec le regard le plus intelligent que l’on puisse s’imaginer :

— Savez-vous, Magsman, quelle est la différence matérielle qui distingue les deux états d’existence par lesquels j’ai passé, moi, votre malheureux ami ?

Avant de répondre lui-même à cette question, Chops leva sa pauvre petite main, et d’abondantes larmes coulèrent le long de ses joues sur sa moustache. Le nain avait fait tout son possible pour laisser croître cet ornement poilu sur sa lèvre supérieure ; mais il n’est pas donné aux mortels de réussir toujours.

— Voici quelle est la différence, reprit-il enfin. Avant d’être admis dans la société, j’étais payé, très-faiblement il est vrai, mais enfin j’étais payé pour me faire voir ; mais lorsque j’eus été introduit dans le monde, ce fut moi qui payai très-chèrement pour obtenir le même résultat. Je préférerais la première de ces existences, alors même que je ne serais pas forcé d’y revenir à cette heure. Magsman, vous m’annoncerez demain aux sons de la trompette, comme vous le faisiez autrefois.

Dès le lendemain, Chops était rentré dans nos rangs et s’y trouvait aussi bien que s’il n’en fût jamais sorti. Mais on tint l’orgue hors de sa portée, et quand nous avions du monde, nous ne nous permettions jamais de faire la moindre allusion à la fortune passée de ce pauvre diable.

Chops devint pourtant plus sage de jour et jour ; ses idées sur la société étaient vraiment fort lumineuses, étourdissantes, imposantes même ; sa tête grossit aussi de plus en plus, à mesure que la sagesse lui donnait de l’expansion.

Les choses allèrent de mieux en mieux pendant neuf semaines, et au bout de ce temps-là, sa tête était véritablement fort curieuse à voir.

Un soir, lorsque la dernière fournée de spectateurs fut sortie, et quand on eut fermé les portes, Chops exprima le désir d’entendre un peu de musique.

— Monsieur Chops, lui dis-je…

Je lui disais toujours monsieur. D’autres pouvaient s’en dispenser, si bon leur semblait, mais cela ne m’arrivait jamais, à moi.

— Monsieur Chops, êtes-vous bien certain d’être dans un état de corps et d’esprit tel que vous ne puissiez vous asseoir sur l’orgue sans danger ?

— Toby, me répondit-il, après un moment de silence, lorsque je rencontrerai celle que vous savez en compagnie d’un Peau-Rouge, je… je leur pardonnerai à tous les deux. Maintenant, me voilà prêt.

J’éprouvai un véritable sentiment de crainte lorsque je commençai à tourner la manivelle, mais mon pauvre nain se montra doux comme un agneau.

Il me sera cependant toujours impossible de ne pas croire que je vis sa tête grossir encore en ce moment suprême, et vous pouvez comprendre alors, sans que j’insiste sur ce point, qu’elles furent les pensées qui me trottèrent dans la cervelle.

Quand Chops eut écouté tous les airs de l’orgue les uns après les autres, il sauta par terre d’un seul bond, en s’élançant de dessus le couvercle de l’instrument.

— Toby, me dit-il, tandis qu’un sourire calme et résigné s’épanouissait sur ses lèvres, le petit homme va maintenant faire trois fois le tour de la caravane, avant de se retirer derrière le rideau.

Lorsque nous voulûmes le réveiller, le lendemain matin, nous nous aperçûmes, hélas ! qu’il était allé rejoindre une meilleure société que la mienne et que celle de Pall-Mall.

Le nain était mort.

Je fis faire à Chops des funérailles aussi convenables que cela me fut possible : je suivis moi-même le cercueil, comme chef de l’établissement, et la toile qui représentait la visite faite par Chops à George IV précédait le cortège, en guise de bannière.

Après cet événement, la maison me parut si triste, que je la quittai pour retourner dans la cabane roulante.

— Eh bien ! s’écria Jarber, en pliant le second manuscrit qu’il venait de me lire, n’ai-je pas triomphé d’une grande difficulté ? – Et en disant ces mots, il adressa un coup d’œil de défi à Trottle. – N’est-il pas vrai que je l’emporte sur votre digne serviteur ? Je lui demanderai seulement s’il s’avoue vaincu ?

— Mais certainement, cela va sans dire, répondis-je en prenant la parole aux lieu et place de Trottle, qui du reste s’obstinait à garderie silence. Cette fois-ci, mon ami, non seulement vous nous avez lu une histoire des plus intéressantes : mais encore vous nous avez dévoilé tous les mystères de la maison. Voilà le sac vidé à ce sujet n’est-il pas vrai ? C’est comme la maison elle-même : qui songerait à s’y installer, du moment que ce logis a été hanté par une caravane ?

Je jetai les yeux sur Trottle en prononçant cette dernière phrase et Jarber dirigea son bras vers lui en secouant la main d’un air de protection.

— Laissez donc parler ce brave homme, fit-il. Vous disiez donc, mon bon…

— Je voudrais tout simplement vous demander, répondit le serviteur de la dame d’un air insouciant, si vous pourriez me dire à quelle époque s’est passée l’histoire dont vous parlez. Donnez-nous la date.

— La date ! s’écria Jarber. Qu’est-ce que cet homme veut dire avec ces paroles ?

— Avec tout le respect que je professe pour vous, monsieur, je désirerais savoir si l’individu nommé Magsman fut le dernier locataire de la maison. Selon moi, – pardon si telle est mon opinion, – cet homme ne fut pas le dernier.

Et, sur ces paroles, Trottle adressant un profond salut à sa maîtresse et à son vieil ami, sortit de l’appartement.

Il est juste d’avouer que quand Jarber se trouva seul avec moi, il ne put contenir son désappointement. Indubitablement il avait oublié de demander les dates de ces événements, et quoiqu’il se fût targué d’avoir découvert tout ce qui était relatif au logis voisin du mien, il était clair que son sac aux nouvelles était à vide.

Il me sembla juste, ne fût-ce que par reconnaissance, de le tirer d’embarras en lui donnant du temps. Je l’invitai donc à venir prendre le thé le lundi suivant, 13 courant, et à s’informer d’ici là des dates dont avait parlé Trottle, pour répondre à celui-ci d’une façon triomphante.

Jarber me baisa la main de la façon la plus galante, m’adressa quelques paroles bien senties de remerciement et prit congé de moi.

Pendant les autres jours de la semaine, je fis en sorte de ne rien dire qui encourageât Trottle à faire la moindre allusion à la « maison à louer. » Je me doutais qu’il s’était informé lui-même des dates en question, mais je me gardai bien de l’interroger.

Le lundi soir, 13, ce bon et malheureux Jarber entra chez moi à l’heure convenue. Il parut être tellement harassé de fatigue, qu’il me fit pitié. Je compris, d’un seul coup d’œil, qu’il s’était fort inquiété des dates, et que M. Magsman n’avait réellement pas été le dernier locataire de la maison ; en un mot, qu’il fallait encore s’enquérir des causes de sa non-location.

— Il me serait impossible de vous raconter exactement tout ce que j’ai fait pour arriver à quelques informations, murmura Jarber. Oh ! Sophonisbe ! j’ai découvert autre chose. Les deux premières histoires, je les ai déposées à vos pieds, ô ma divinité ! mais avant de me blâmer pour n’avoir point encore répondu à l’attente de vos désirs, permettez-moi de vous raconter la troisième histoire.

La troisième histoire m’apparut sous la forme d’un tout petit manuscrit : je ne fis cependant point d’observation. Jarber se contenta de me dire qu’il allait me réciter des vers.

Tout en cherchant des aboutissants pour arriver à ses fins, il s’était introduit dans la « bibliothèque des abonnés au mois, » et là avait fini par découvrir, en s’adressant à différents lecteurs de ses amis, qu’une dame, parente à ce qu’ils croyaient du dernier locataire de la maison déserte, avait envoyé, après le départ de ce locataire, un poëme manuscrit relatif aux événements qui avaient eu lieu dans l’habitation abandonnée, en priant le directeur de la bibliothèque de le faire publier.

La dame dont il s’agissait n’avait pas mis son adresse à la dernière page du manuscrit, qui était resté sur le bureau du directeur, intact, prêt à être rendu à celle qui l’avait écrit, dès qu’elle le redemanderait, car le gentleman ne s’occupait point d’éditer des poëmes.

L’auteur de ce travail rimé n’avait point cru devoir réclamer son œuvre, et c’est de cette façon qu’on avait pu prêter le manuscrit à Jarber, qui l’avait demandé avec instance pour venir me le lire.

Avant de commencer sa lecture, il sonna pour faire venir Trottle, car il tenait expressément à le voir là, près de nous, écoutant les stances du poëme, afin de pouvoir vaincre de cette façon l’aveugle obstination de mon serviteur.

Quelle ne fut pas ma surprise lorsque Peggy répondit à l’appel de ma sonnette, et vint m’apprendre que Trottle était sorti ne disant pas où il allait !

Je compris, sans rien demander de plus, que c’était là une ruse de mon domestique, qui n’avait pas voulu se trouver forcé de fraterniser avec celui qu’il détestait : il avait donc mieux aimé courir la prétentaine.

Je me retins et ne laissai rien paraître de la colère que j’éprouvais au fond du cœur, car je ne pouvais point avouer à mon hôte que j’étais vexée. Puis, renvoyant Peggy, je fis signe à Jarber que j’étais prête à écouter son récit.

Celui-ci ouvrit le manuscrit et me lut les stances suivantes :

IV

TROIS SOIRÉES DANS LE MONDE

I

La rue étroite et solitaire

Offrait aux regards du passant

Un aspect lugubre, sévère :

La pluie ouvrait le sol glissant.

Et la lanterne vacillante

Ajoutait encore à l’horreur

De cette scène d’épouvante,

Bien faite pour glacer le cœur.

Dans la maison, au coin de l’âtre

Prêt à s’éteindre au moindre vent.

Écoutant le bruit opiniâtre

De l’orage contre l’auvent,

Bertha sentait au fond de l’âme

Un frisson plus froid que l’hiver,

Car son étoile, pauvre femme,

L’abandonnait… Tourment d’enfer !

Elle avait gardé son courage

Et de sa voix la fermeté,

Pour souhaiter un bon voyage

À son frère trop attristé.

Mais, restée au logis, sa plainte

S’exhalait en soupirs ; hélas !

Elle gémissait sans contrainte

Et pleurait sans chercher soulas.

Par devoir, par honneur, son frère

Eût dû protéger Bertha ; mais

Pourquoi part-il ? pourquoi, colère,

S’en va-t-il ? Seule désormais,

La pauvre dame en sa pensée

Derrière elle a jeté les yeux,

Et se dit : je sois insensée !

Il n’est de vrai bonheur qu’aux cieux.

Elle songeait à sa jeunesse

Sacrifiée à l’orphelin,

Car elle avait fait la promesse

De le conduire par la main.

Pour Herbert, sa sollicitude

Jamais n’avait failli un jour ;

Elle le poussait à l’étude,

Et l’encourageait tour à tour.

N’avait-elle pas, douce amie,

Le voyant parfois entraîné,

Calmé cette ardeur ennemie

Et vers le bercail ramené !

Pour l’avenir, ses espérances

En lui seul n’étaient-elles pas ?

Alors pourquoi ces réticences

Lorsqu’il portait ailleurs ses pas !

Dans le beau jardin, chaque plante,

Les feuilles, le gazon, les fleurs,

L’eau de la fontaine écumante,

Les massifs aux vertes couleurs,

Rien n’était changé… Qui pouvait

Ainsi la rendre tout émue,

En songeant qu’il y reviendrait ?

Depuis longtemps, hélas ! son frère

Quand il rentrait semblait distrait :

Bertha paraissait étrangère

À celui qu’elle préférait

À tout autre bonheur au monde.

Aussi croyait-elle devoir

Lui dire : « Viens que je te gronde,

» Ne m’aimes-tu donc plus ce soir ?

» Je t’ai tout donné sur la terre,

» Dans l’espoir de te rendre heureux ;

» Que faut-il, pour te satisfaire ?

» Parle ! un mot ! dis ce que tu veux. »

De quelle parole blessante

Herbert a-t-il frappé son cœur ?

Bertha pleure, elle se lamente :

Le frère a méconnu la sœur.

Est-il donc vrai qu’Herbert partage

Avec un autre son amour !

Le rêve a fui… Bertha, courage,

Cela devait bien être un jour.

« Pourquoi, – fatale destinée ! –

» Mon frère oublie-t-il ainsi,

» Qu’à lui seul je me suis donnée,

» Et que de lui seul j’ai souci ? »

Dans sa mémoire elle rappelle

Là-bas, dans un pays lointain,

Le toit béni, l’amour fidèle

D’un galant homme offrant sa main.

Elle eût trouvé bonheur, richesse,

Joie et santé… La bonne sœur

Refusa par délicatesse…

De quitter son frère elle eut peur.

N’avait-elle pas à leur mère

Promis de se vouer à lui ?

Et ce serment, – folle chimère ! –

Elle le tient même aujourd’hui,

Aujourd’hui qu’Herbert l’abandonne

D’un air froid ; sans se souvenir

Que sur la terre il n’est personne

Que plus qu’elle il doive bénir.

À quoi m’a-t-il servi, dit-elle,

« De sacrifier sans songer

» Mon avenir, d’être rebelle

» À tout sentiment étranger ?

» Le Seigneur m’avait mis sur terre

» Pour y gagner ma part des cieux,

» Pour devenir épouse et mère

» D’enfants joufflus, chéris, joyeux.

» Ah ! qu’elle est longue, la journée,

» Depuis qu’Herbert s’en est allé !

» Hélas ! que serait une année,

» Si tel est le jour écoulé !

» Du Seigneur le vouloir suprême

» Veut-il donc m’éprouver ainsi ?

» Ou n’est-ce pas plutôt moi-même

» Qui suis cause de tout ceci ? »

Le soleil reparaît ; l’orage

S’est dissipé : plus de tourment !

On vient d’apporter un message

Que Bertha lit en souriant :

« Plus de larmes et plus de plaintes !

Il revient… Dieu me l’a rendu !

» Mon frère ! Ah ! tes douces étreintes

» Vont calmer mon cœur éperdu. »

Elle attise au foyer la flamme,

La pluie a cessé… – De retour

Herbert l’embrasse et puis réclame

L’oubli de ses torts… Sans détour

Entre ses bras Bertha le serre ;

Ses lèvres sur ses blonds cheveux

S’appuient tendrement. – Leur mère

Les regardait du haut des cieux.

II

Dans l’atelier désert, la toile

Reposant sur le chevalet,

Les pinceaux épars, tout dévoile

L’absence du maître. Au volet

De la porte qu’il escalade,

Un rayon de soleil voulant

S’insinuer, fuit, rétrograde…

Il a peur du calme accablant.

Bertha souffre et prête l’oreille,

Elle retient son souffle et craint

Que Dora bientôt ne s’éveille,

En l’appelant d’un air contraint

L’épouse de son frère aimée

Au chevet du malade a pris

Seule la place accoutumée,

Qui pour la sœur eut tant de prix.

Hors-de la chambrette où repose

Herbert sur un lit de douleur,

Pourquoi demeurer ?… Elle n’ose,

Quoiqu’elle pleure au fond du cœur,

« Ne pas oser ? quelle folie !

» D’une sœur la place est là… cours !

» Peut-être sa voix affaiblie

» Cherche en vain à crier : Secours ! »

Cette hésitation cruelle

Bertha l’éprouva dès l’instant

Où, dans la maison paternelle,

Herbert parut un soir, content,

Ramenant une femme aimable

Qu’il adorait avec raison.

Mais Bertha, jalouse, implacable

Voulait régner à la maison.

Aux fêtes de Noël dernières,

En revenant avec Dora,

Herbert comprit de cent manières

Que Bertha souffrait… Il pleura

L’aveuglement fatal de celle

Qu’il chérissait : c’était sa sœur,

Et sans faire de parallèle,

Il pressa Dora sur son cœur.

Sans rien ajouter, le sourire

Sur ses lèvres, prenant les mains

De sa sœur il lui dit : « J’admire

» Du Seigneur les sages desseins.

» Oui, c’est lui qui te récompense :

» Nous te rendrons les soins touchants

» Que tu donnas à mon enfance

» En m’élevant loin des méchants. »

Ces mets tardifs, quoique fort tendres,

N’apaisèrent point son courroux.

Un charbon brûlait sous les cendres

Bertha jalousait les époux.

Sa bouche demeura muette,

Et pourtant elle se disait

Que son frère acquittait sa dette,

Et qu’elle avait l’esprit mal fait.

Herbert se désolait : sa femme

Déplorait aussi le malheur ?

D’avoir ainsi tranché la trame

Des jours filés d’or de leur sœur.

Affection et doux langage

Recevaient, prodigués par eux,

À peine un merci pour péage.

Tous les trois étaient malheureux.

Plus de joyeuse causerie

Assis près du foyer, le soir ;

De rêves, douce théorie !

D’un avenir rempli d’espoir,

Elle n’excitait plus l’artiste

En lui montrant, au but lointain,

La couronne qu’à l’improviste

On place sur un front serein.

Malgré soi le sort vous entraîne.

Dora crut devoir lentement

Sans rien brusquer briser la chaîne

Qui d’Herbert faisait le tourment.

Bertha comprit que sa présence

Gênait et donnait maints soucis

Aux deux époux, et qu’à distance

On l’aimerait mieux qu’au logis.

Elle se résigna : sa crainte

Était qu’il n’oubliât son art,

Et que sa main ne fût atteinte

D’impuissance. Hélas ! l’œil hagard,

Herbert un jour en sa demeure

Rentra malade… Il va mourir

Près de son lit quand Dora pleure ;

Loin de lui Bertha sait souffrir.

Le grand désespoir de son âme,

C’est qu’il ne songe pas, mourant,

À sa sœur plutôt qu’à sa femme ;

Car tout lui semble indifférent,

Hormis Dora. – Quoi ! sa prière

Ne sera point celle qu’enfant

Il récitait près de leur mère,

À genoux, d’un pieux accent !

Il l’appelle enfin et murmure

À son oreille quelques mots.

Bertha le comprend et lui jure

D’obéir, malgré ses sanglots.

Herbert, à son heure suprême,

Vient de demander à sa sœur

D’avoir pour la femme qu’il aime

Le même amour, le même cœur.

Il expire, et l’infortunée

Sèche ses pleurs pour consoler

La pauvre veuve abandonnée.

« — Il ne faut pas vous désoler,

» Lui dit-elle ; ayez confiance,

» Car pour mieux nous rendre l’espoir

» À toute nouvelle souffrance,

» Dieu dispensa au nouveau devoir. »

III

Dans la maison muette et sombre,

Glissant sur le parquet, sans bruit,

De chambre en chambre, on voit une ombre

Errer le soir quand vient la nuit

Sur chaque seuil elle s’arrête

En cherchant à se rappeler

Tristes souvenirs, jours de fête,

Qui la font sourire ou trembler.

Toutes les fois que l’œil s’égare

Loin, devant soi, vers l’horizon,

Pour trouver l’heure qui répare

Le mal, et rend la guérison,

On souffre moins que lorsqu’on songe

Aux chagrins passés. Ici-bas

L’existence n’est qu’un mensonge

Qui finit avec le trépas !

L’ombre s’avance : elle examine

Chaque escabelle, le foyer ;

Vers la fenêtre elle s’incline,

Descend pas à pas l’escalier.

Depuis la mort du jeune artiste

Un an s’est écoulé. Noël

Est revenu : Bertha s’attriste

Et jette les yeux vers le ciel.

Car elle a sur la pauvre veuve

Reporté son attachement

Et maintes fois donné la preuve

De son respect pour son serment.

Il est un plus grand sacrifice

Qu’elle s’impose. Qui l’eût cru ?

Celui qu’elle aimait, – ô supplice ! –

Revient et son mal s’est accru,

Au printemps, porté par la brise,

Le bruit se répandit un jour

Que Léonard vers sa promise

Revenait le cœur plein d’amour.

Quel sentiment éprouva-t-elle,

Bonheur, espoir, crainte ou chagrin !

Nul n’en sut rien. Bertha chancelle

Et des pleurs coulent sur son sein.

Il débarque, accourt, interroge

Bertha sur son fatal malheur ;

Il se plaît à faire l’éloge

De l’ami si cher à son cœur.

Le lendemain, même visite :

Il la console avec douceur,

Et lui rend – douce réussite –

L’espérance du vrai bonheur.

Et cependant Bertha regarde

Dora, cherchant à partager

Sa joie, et craignant, par mégarde,

En souriant de l’affliger.

Mais la veuve, à son tour, se livre

À des rêves inespérés :

Elle renaît et se sent vivre ;

Ses traits se sont transfigurés.

Les jours s’écoulent ; l’été dore

Les moissons, et, dans la cité,

Le soleil brûlant dès l’aurore

S’enorgueillit de sa clarté.

Juin finit et juillet commence :

Rien ne manque à la maison,

Où Léonard à deux dispense

Les doux conseils de la raison.

Un soir, plus tôt qu’à l’ordinaire,

Bertha crut humer les senteurs

Du bouquet, qu’afin de mieux plaire

Léonard apporte aux deux sœurs.

Ces parfums pénétrants arrivent

À ses sens ravis… Elle sort

De sa chambre, et ses pieds décrivent

Des pas répétés sans effort.

Il était là. Bertha s’arrête

Près de la porte : elle tremblait,

Et plaça doucement sa tête

Contre la muraille. – Il parlait

À voix basse à Dora ; sa bouche

Murmurait ce tendre parler.

Avec lequel un amant touche

Celle qu’il cherche à cajoler,

Léonard lui disait : « – Folie !

» Votre sœur ne pourra blâmer

» L’amour qui tous les deux nous lie,

» Et que je veux légitimer.

» Elle comprendra, noble femme,

» La sainteté de mes sermens.

» À vous seule, Dora, mon âme !

» Que je meure ici si je mens !

» — Mais on m’a dit, répliqua-t-elle,

» Que jadis à ma sœur… – Tais-toi !

» Bertha n’aime point ; la cruelle

» A refusé ma main, ma foi,

» J’aurais passé ma vie entière

» À ses pieds : elle méconnut

» Mes pleurs, mes vœux et ma prière.

» J’ignore ce qui lui déplut. »

À ces mots Bertha, tout émue,

Devina la fatalité.

Le passé parut à sa vue,

Et le présent fut accepté. –

Tel le pèlerin en voyage

Aperçoit, sans le pressentir,

Un gouffre creusé par l’orage

Béant et prêt à l’engloutir.

La nuit revint épaisse et sombre,

Les fleurs mollement s’entr’ouvraient,

Les étoiles brillaient dans l’ombre,

Les réverbères s’allumaient.

Léonard et Dora jouirent

De leur bonheur tout à loisir ;

Pourtant à la fin ils se dirent :

— Bertha tarde bien à venir.

La voici : calme, elle encourage

Les amants à parler sans peur.

Nul n’eût pu voir sur son visage

La moindre trace de douleur.

Sans gronder la veuve oublieuse,

Sans faire même allusion

Aux vœux de Léonard, joyeuse,

Elle approuva leur union.

Ni l’un ni l’autre n’entendirent

Ses sanglots, quand à deux genoux

Ses mains en tremblant se joignirent

Et qu’elle dit : – « Je les absous.

» Avec toi, mon Herbert, je reste.

» Vouloirs de Dieu, soyez bénis,

» Car bientôt au séjour céleste

» À jamais nous serons unis. »

Noël les vit dans une église

Tous les trois prier à genoux,

Et la sœur, à son sort soumise,

Sourit et bénit les époux.

Le même soir, la nuit venue,

Bertha sortit de la maison

Suivant une route inconnue

Que bornait au loin l’horizon.

Le désespoir… non, l’espérance

De bientôt rendre l’âme à Dieu,

Et de voir finir sa souffrance,

L’amènent devant un saint lieu.

Aussitôt le bonheur rayonne

Dans ses yeux. Un noble lien

L’enchaîne au Christ qui lui pardonne,

Car sur la terre elle aima bien.

J’applaudis de toutes façons à l’éloquence de ce petit poëme et remerciai Jarber de me l’avoir lu. Il me fut cependant impossible de convenir que cette histoire donnât la moindre explication sur la cause pour laquelle la maison dont l’histoire me préoccupait demeurait inoccupée.

Était-ce… l’absence de Trottle, dont les remarques, lorsqu’il était là, émoustillaient la conversation ? Était-ce lassitude, ou fatigue ? Je ne saurai le dire ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que Jarber ne produisit point sur moi l’effet désiré, et qu’il me parut, ce soir-là, ne pas avoir son esprit ordinaire.

En vain me déclara-t-il que l’insuccès de ses démarches ne l’empêcherait pas de les continuer et qu’il allait se mettre en quatre pour faire de nouvelles découvertes. Je fus forcée de remarquer qu’il me parlait avec une certaine nonchalance, une façon d’avoir l’air de penser à autre chose.

Jarber ne tarda pas à me quitter, quoiqu’il fût de très-bonne heure.

Lorsque Trottle fut de retour et que je me permis de l’accuser de s’être absenté pour aller « courir la prétentaine, » non-seulement il se récria avec indignation, mais encore il me déclara avoir pris la liberté de sortir pour mon service. Qui plus est, il me demanda audacieusement un congé de deux jours, plus une matinée, pour s’occuper d’une affaire qu’il déclarait m’être personnelle et devoir m’intéresser.

Eu égard à ses longs et fidèles services, je crus devoir adhérer à sa demande et lui permis de me quitter pour le temps voulu.

En retour de ma condescendance, Trottle me promit de me donner une franche explication de tout ce qui m’intéressait au sujet de la maison mystérieuse, et cela dans une semaine, c’est-à-dire le lundi vingtième jour du mois.

Deux jours avant l’époque convenue, j’envoyai prévenir mon vieil ami Jarber de venir prendre une tasse de thé avec moi.

La maîtresse de la maison dans laquelle il demeurait m’adressa de sa part des excuses qui me firent dresser les cheveux sur la tête.

Le malheureux avait un accès de fièvre, et, dans son délire, il parlait de « mariage à Manchester, d’aventures fantastiques, d’un nain, de trois soirées, » ou plutôt de « trois rendez-vous le soir » à ce que disait la maîtresse du logis où demeurait Jarber, tout cela se passant dans une maison abandonnée, dans laquelle il n’y avait pas de concession d’eau parce qu’on ne la payait pas.

Ces fâcheuses nouvelles me forcèrent à me contenter de la compagnie de Trottle, qui tint sa parole en me lisant, à l’exemple de mon ami Jarber, un papier manuscrit, à cette seule différence près, que mon serviteur s’était contenté d’écrire sur le titre ce seul mot « Rapport, » sans la moindre prétention.

V

RAPPORT DE MON DOMESTIQUE

Jamais, selon toute probabilité, les événements bizarres racontés dans cet écrit n’eussent eu lieu, si un individu du nom de Trottle n’avait songé, contrairement à ses habitudes, à s’occuper de ses propres affaires.

Le fait sur lequel ce personnage avait voulu, pour la première fois de sa vie, chercher à se faire une opinion qui lui fût personnelle, intéressait fort sa maîtresse, et je dirai même lui donnait quelque souci.

C’était, en un mot, pour parler plus clairement, le mystère de la maison abandonnée sise vis-à-vis du logis de la dame.

Le serviteur de madame Sophonisbe ne voyant rien de blâmable à se créer un triomphe personnel à côté de la défaite de M. Jarber, résolut, un certain lundi soir, de voler de ses propres ailes et de découvrir enfin la clef de ce mystère inexplicable.

Son premier soin fut de chasser loin de sa pensée toutes les folles narrations des habitants qui s’étaient casés dans le logis en question, et n’ayant qu’un seul but, celui d’en arriver à ses fins, il marcha droit à la maison et se plaça debout devant la porte, afin de voir face à face la première personne qui l’ouvrirait.

La nuit approchait, le lundi soir, 13 du mois, au moment où Trottle vint se placer sur les marches de l’escalier ; il ignorait complétement le moindre détail de l’affaire dont il allait s’occuper.

Tout ce qu’il savait, c’est que la propriétaire était une vieille femme, veuve, ayant du bien et se nommant Forley.

C’était là pourtant, à tout prendre, un point de départ qui suffisait.

Lorsque Trottle laissa retomber le marteau, il eut soin de jeter les yeux à droite et à gauche, avec toutes les précautions possibles, puis de diriger sa vue à la fenêtre de la cuisine, afin de voir si quelqu’un le regardait par la fenêtre de la cuisine.

Au même instant le visage de la vieille femme parut entre les volets ; elle examina à la hâte celui qui se tenait debout sur les marches, disparut et revint aussitôt tenant à la main une lettre ouverte qu’elle plaça devant la lueur d’une lumière vacillante.

Elle examina cette lettre en parcourant les lignes qui étaient tracées sur le papier, puis elle disparut encore.

Un moment après, Trottle entendit un bruit de pas qui faisait craquer les planchers et les dalles du vestibule désert. Et puis ce bruit lui-même cessa et ses oreilles perçurent le son de deux voix, dont l’une cherchait à persuader l’autre qui grommelait.

Cette conversation eut un terme. Quelques instants après on décrocha une chaîne, on tira un verrou, la porte s’ouvrit, et Trottle se trouva en présence de deux personnes. Une vieille femme d’abord, et ensuite, derrière elle, un homme qui demeurait appuyé contre la muraille et cherchait à s’effacer.

— Bonsoir, bonsoir, monsieur ! fit tout à coup la mégère d’une voix fort éraillée qui faisait peine à entendre. Quel horrible froid ! n’est-il pas vrai ? Veuillez prendre la peine d’entrer. Vous venez de la part de M. Forley, n’est-ce pas, monsieur ?

— De la part de M. Forley, n’est-ce pas ? répéta l’homme d’un ton brusque, qui parut être l’écho de ses sentiments.

Puis il se mit à glousser comme s’il eût débité la plus joyeuse facétie.

Si Trottle eût eu la bêtise ou la bonhomie de répondre d’une façon négative, on lui eût sans doute fermé la porte au nez. Il eut le bon esprit de comprendre cela et de courir le risque, – au cas où il y en aurait, – de dire :

— Oui.

— Très-bien, monsieur, ajouta la bonne femme. Ce bon M. Forley nous a écrit qu’un de ses amis les plus chéris, son fidèle ami, viendrait ici à sa place, et se présenterait à la brune, le lundi 13, ou bien, au cas où il en serait empêché, le lundi 20, et cela sans faute alors. Nous sommes au lundi 13. Vous arrivez et vous êtes l’ami fidèle de M. Forley, tout habillé de noir. Parfait ! parfait ! Veuillez entrer dans la salle à manger. Oh ! elle est tenue fort proprement, et toujours prête à recevoir M. Forley quand il se présente. Allons, entrez ; dans un moment je vais apporter une lampe. Oh ! l’obscurité est telle que l’on ne sait pas où l’on est ; mais ne craignez rien, il n’y a pas d’obstacles. Et comment se porte M. Forley, ce bon M. Forley ? Nous aimons à croire qu’il jouit d’une bonne santé, n’est-ce pas, Benjamin ? Oh ! nous regrettons fort de ne pas le voir aujourd’hui comme à l’ordinaire n’est-ce pas, Benjamin ? Veuillez avoir l’obligeance de m’attendre une demi-minute, monsieur, et je reviens avec de la lumière. Venez, suivez-moi, Benjamin !

Ces paroles : « Suivez-moi, Benjamin ! » trouvèrent un écho qui les répéta et cet écho ricana encore comme la première fois, en croyant faire une plaisanterie.

Trottle, laissé seul dans le vestibule désert, se demanda quel pouvait être et serait le résultat probable de sa hardiesse. Puis, avant qu’il eût le temps de se répondre à lui-même, il entendit le craquement des pas qui descendaient à la cuisine.

Déjà la porte avait été refermée, cadenassée et verrouillée, au moment même où il était entré : il ne pouvait pas, sans courir la chance d’éveiller les soupçons et de faire du bruit, chercher à l’ouvrir pour se sauver.

Par bonheur pour lui, il ne ressemblait en rien à M. Jarber, et il ne s’effraya point de la situation dans laquelle il se trouvait. Il employa tout le temps qu’il resta seul à se remémorer les faits qui lui étaient arrivés jusque-là. Il savait déjà que M. Forley avait l’habitude de venir régulièrement dans ce logis. En second lieu il découvrait que M. Forley, empêché par la maladie de venir faire visite aux personnes qui avaient soin de la maison, s’était reposé de ce soin sur un ami, le laissant libre de choisir un lundi ou l’autre, ce dont il avait prévenu les gens du logis.

Or, lui, Trottle, était arrivé par hasard ce jour-là, le premier des lundis, pour commencer ses investigations. Enfin, en quatrième lieu, il était heureux que la qualité des vêtements qu’il portait, vêtements noirs comme les revêt un domestique ayant déposé sa livrée, ressemblât à celle du messager, ou de l’ami quel qu’il fût, puisque cela avait favorisé l’erreur.

Jusque-là tout allait pour le mieux.

Mais qui était l’ami de M. Forley, et qu’avait-il à faire ? Quelle était sa mission ? D’où vient qu’il ne venait pas lui-même – et chaque instant pouvait l’amener ce soir-là – frapper à la porte de la maison ?

Tandis que Trottle se posait toutes ces questions à lui-même, il entendit les pas de la vieille femme et de son compagnon retentir dans l’escalier.

Ils revenaient tous les deux à la hâte, et devant eux parut bientôt la lueur de la chandelle qui les éclairait.

Il éprouva une certaine anxiété en songeant au retour de la matrone : car, eu égard au peu de clarté du crépuscule, il lui avait été impossible de distinguer les traits de celle-ci, pas plus que ceux de son compagnon.

Enfin la vieille femme rentra suivie de l’homme à qui elle donnait le nom de Benjamin. Son premier soin fut de placer la lumière sur la cheminée.

Cette femme, au dire de Trottle, paraissait être une bonne créature, très-avenante ; quant à son physique, elle était maigre à faire peur et ses os cherchaient à percer sa peau, à quelque part qu’on y regardât, au nez, aux yeux, au front, au menton.

Du reste, la mégère souriait toujours, s’agitait comme un écureuil et babillait sans cesser un instant.

Le chef recouvert d’un faux bandeau en cheveux, surmonté d’un chapeau fané, cette vieille aux ongles crochus, à l’aspect sordide, dont les jambes appesanties par l’âge renfermaient encore un certain ressort qui les faisait mouvoir, parut à Trottle un spécimen d’un temps très-reculé, qu’on eût dû tremper dans l’eau comme une vieille croûte moisie, afin de la faire revenir ; mais certainement on n’eût pas dû, au dix-neuvième siècle, confier une maison chrétienne à une pareille sorcière.

— Veuillez, monsieur, excuser mon fils Benjamin. Obligez-moi de lui pardonner, dit-elle, sans recourir à son manche à balai pour désigner l’homme qui se tenait derrière elle, appuyé contre la muraille nue de la salle à manger, de la même façon qu’il s’était tenu contre la paroi du passage. Mon pauvre Benjamin est malade… intérieurement. Au lieu d’aller se coucher, il me suit partout dans la maison, en haut et en bas des escaliers, jusque dans la chambre de ma maîtresse. Ce malheureux est affligé d’une indigestion, – pauvre cher enfant ! – cela lui rend le caractère désagréable et lui met le cœur à l’envers. Du reste, vous le savez, monsieur, il n’y a rien de plus mauvais qu’une indigestion ; cela abattrait un géant, n’est-il pas vrai, monsieur ?

— N’est-il pas vrai, monsieur ? ajouta comme un écho celui qui s’appelait Benjamin, d’une voix dolente, en clignotant devant les lueurs de la chandelle, comme eût pu le faire un hibou sur sa branche.

Tandis que la mère parlait ainsi de son fils, Trottle avait examiné celui-ci avec la plus grande curiosité. À ses yeux, le fils Benjamin parut être un individu de forme trapue et maigriotte, enveloppé des épaules aux pieds d’une longue redingote en drap graissé et en haillons rapiécés dont les pans retombaient sur des pantoufles éculées. Il avait les yeux larmoyants, le teint pâle et les lèvres rouges. Quant à sa respiration, elle était tellement forte qu’on eût dit un ronflement sonore. Rien n’offrait un spectacle plus étrange que sa tête se balançant comme celle d’une âme en peine au milieu du collet démesurément large de son vêtement, tandis que ses mains déhanchées et pendantes semblaient chercher une bouteille imaginaire.

En bon anglais, « mon fils Benjamin » était « saoul » de la manière la plus abjecte, et dans un état d’abrutissement complet.

Cette découverte ne fut pas difficile à faire, et Trottle n’eut pas besoin de regarder à deux fois ce personnage étrange pour en être convaincu. Cependant, il lui fut impossible de détourner les yeux de cette tête branlante, entassée dans un collet de drap fantastique, et il se prit à l’examiner avec une curiosité dont il ne pouvait se rendre compte tout d’abord.

Y avait-il quelque chose qui lui fût familier dans l’aspect extérieur de cet homme ?

Il regarda d’abord d’un côté pour se convaincre du contraire, puis il porta de nouveau ses regards sur cette étrange créature.

Ce second examen suffit pour le convaincre d’une façon irrévocable que son souvenir ne le trompait point. Il avait réellement vu quelque part un visage dont celui de cet abruti n’était que la copie ; mais où donc ?

— Où donc, se disait Trottle, ai-je aperçu pour la dernière fois celui dont les traits de Benjamin me rappellent l’image ?

Le serviteur n’avait pas le temps, – eu égard aux regards inquisiteurs de la vieille femme qui ne le perdait pas de vue, et à sa langue qui ne cessait pas de fonctionner et lâchait des paroles à 19 pour 12, – de rappeler à sa mémoire les souvenirs cachés, il ne savait où, dans les casiers de son cerveau.

Trottle se résigna donc à revenir à cette pensée quand il en aurait le loisir, et il se tint sur ses gardes, afin de ne pas se compromettre dans la situation qu’il avait acceptée.

— Vous plairait-il de descendre à la cuisine ? voyons, dites-le ! fit la sorcière sans balai, devenant aussi familière avec Trottle que si elle avait été sa mère au lieu d’être celle de Benjamin. Il y a encore un reste de feu dans la grille et l’évier ne sent pas aussi mauvais qu’à l’ordinaire. Brrou ! quel horrible froid il fait ici pour une personne qui, comme moi, n’a que la peau et les os. On ne dirait pas que vous éprouviez la moindre atteinte des intempéries de la saison, monsieur ? C’est fort heureux, vraiment. Du reste, l’affaire qui vous amène est de si peu d’importance qu’il ne vaut pas vraiment la peine que nous nous dérangions, vous et moi, pour descendre à la cuisine. Ce n’est qu’un jeu que cette chose-là ! Prendre et donner, voilà tout ! bon Dieu ! voilà tout. Prendre et donner.

En disant ces mots, la vieille jeta un œil avide dans la direction qui aboutissait à la poche du gilet de maître Trottle. Puis, à l’exemple de son fils Benjamin, elle fit claquer ses doigts l’un contre l’autre et frappa de la main droite dans la paume de la main gauche.

Comme pour corroborer ces paroles incompréhensibles, Benjamin, qui s’aperçut du mouvement de sa mère, se mit à glousser en se levant sur ses ergots et à imiter ses gestes.

Puis, une folle idée lui étant venue dans sa cervelle à peu près absente, il lui donna immédiatement passage comme pour qu’elle fût utile à Trottle :

— Hé ! là-bas, vous ! s’écria-t-il en s’appuyant contre la muraille et en regardant sa mère d’un air malin, faites surtout bien attention, ou sinon la vieille vous rasera de près !

Cet avis suffit à Trottle pour comprendre ce qu’il avait à faire. Il s’agissait tout simplement de donner l’argent qu’on prendrait.

Cette singulière occurrence, lorsqu’il y réfléchit, le chiffonna quelque peu et le mit mal à son aise. Il eût donné… le plus qu’il eût pu pour se trouver de nouveau hors de la maison sur les dalles du trottoir de la rue.

Au moment où il réfléchissait à part lui aux moyens de sauver son argent, un bruit provenant du haut de la maison vint rompre le silence qui régnait dans la salle à manger.

Ce bruit n’était point sonore : loin de là, c’était un murmure, un grattement si peu perceptible qu’il eût été fort difficile de l’entendre ailleurs que dans une maison vide.

— Entends-tu, Benjamin ? fit alors la vieille femme ; il continue son travail, même dans l’obscurité. Écoutez ! Peut-être vous serait-il agréable de le voir, monsieur ? ajouta-t-elle en se retournant du côté de Trottle et en approchant la peau tannée de son visage contre le sien. Voyons, décidez-vous, si cela vous convient, dites-le. Et puis après nous conclurons votre affaire. Je conduirai l’ami intime de M. Forley là-haut avec autant de déférence que si c’était lui-même. Si les jambes de Benjamin ne sont pas solides, les miennes le sont. Je redeviens tous les jours de la vie de plus en plus jeune, de plus en plus gaie et de plus en plus vaillante. Aussi ne craignez pas de me faire monter, monsieur, si vous avez la moindre envie de le voir.

— Le voir ? se demanda Trottle qui ne savait que penser à ce sujet.

« Le » se rapportait-il à un homme, à un enfant, ou bien encore à un animal domestique mâle.

Quelle que fût la signification de ce « le », il fallait aller de l’avant afin de sortir de cette difficulté de donner de l’argent à la vieille et d’ailleurs, se dit-il, il y avait là un moyen de découvrir un des secrets de la maison mystérieuse.

Trottle était bien décidé.

Aussi répondit-il affirmativement, sans hésiter, comme l’eût fait tout homme ayant la conscience de son pouvoir.

La mère de Benjamin prit alors de nouveau la lumière et éclaira Trottle, qui avait peine à la suivre.

Quant à Benjamin, on l’abandonna au milieu de l’escalier. Il essaya inutilement de se cramponner à la rampe, mais l’indisposition qu’il éprouvait l’empêcha de continuer son ascension. Il se contenta de s’asseoir sur l’une des marches, appuya sa tête contre la muraille, laissant traîner les pans de sa redingote dans la poussière, comme si c’eût été une robe de cour étalée sur des tapis moelleux.

— Ne vous asseyez pas là, mon fils, fit la vieille d’une voix affectueuse, au moment où elle s’arrêta pour moucher sa chandelle, sur le premier palier conduisant au premier étage.

— Moi je veux m’y asseoir, répondit Benjamin avec obstination, et j’y demeurerai jusqu’à l’heure où arrive le laitier.

La mégère n’insista pas davantage et continua à gravir les marches avec agilité jusqu’au premier étage, suivie par Trottle, qui ouvrait les yeux et les oreilles.

Il n’avait encore rien vu d’extraordinaire, ni dans la salle à manger, ni dans les escaliers, jusqu’au premier étage. Seulement il avait observé que la maison était mal entretenue et sentait le renfermé ; cela n’avait rien de fantastique. Ce qui émoustillait le plus sa curiosité, c’était ce bruit sourd qui devenait de plus eu plus distinct, – quoiqu’il ne fût pas encore très-fort, – à mesure que Trottle suivait sa conductrice.

Sur le second palier, il n’aperçut rien autre que des toiles d’araignées et des morceaux de plâtre tombés du plafond.

La mère de Benjamin ne paraissait point avoir perdu la respiration et se montrait disposée à monter encore jusqu’au sommet de l’édifice.

Le bruit augmentait à mesure qu’on approchait, mais Trottle ne se doutait pas plus de la cause qui le produisait que lorsqu’il était encore au bas de l’escalier, dans la salle à manger.

Parvenu au troisième étage, il vit deux portes devant lui : l’une, fermée, aboutissait aux mansardes, ayant vue sur la rue ; l’autre, grande ouverte, conduisait aux autres mansardes, dont la fenêtre donnait sur le derrière de la maison. Il y avait bien encore un grenier par-dessus les mansardes ; mais, à bien examiner les toiles d’araignée dont l’ouverture était garnie, il était évident que ce grenier n’avait pas été ouvert depuis longtemps.

Le bruit plus sonore provenait, à n’en pas douter, d’un des côtés de la mansarde ayant vue sur le derrière. Et, à la grande satisfaction de Trottle, ce fut cette porte que poussa la vieille sorcière et qui s’ouvrit devant lui.

Le serviteur inquisitif se hâta de suivre la mère de Benjamin dans cet antre obscur et ne tarda pas à éprouver le plus grand étonnement à la vue du spectacle qui s’offrit à ses yeux.

Le grenier dans lequel il pénétrait était veuf de toute espèce de meubles.

Sans doute cette pièce avait été jadis occupée par quelqu’un dont la profession nécessitait un très-grand jour et beaucoup de lumière, car l’une des deux fenêtres de ce vaste emplacement, placée sur la partie du derrière de la maison, était trois fois plus grande que le sont d’ordinaire les fenêtres de ces endroits-là.

Tout contre l’ouverture, agenouillé sur le parquet nu, le visage tourné dans la direction de la porte, Trottle aperçut un avorton d’enfant, une créature rachitique, abandonnée, le seul être qu’il n’eût point cru trouver en pareil lieu, dans un tel dénûment. À sa taille, à son costume étrange, on comprenait qu’il était tout au plus âgé de cinq ans.

Sur la poitrine de ce malheureux, un vieux châle bleu se croisait pour aller se nouer par derrière et former un gros paquet. Un haillon de quelque étoffe ressemblant au débris d’un jupon de flanelle sortait de dessous le châle, tandis que les pieds sans souliers et les jambes ballottaient dans de vieux bas noirs à côtes, mangés par les vers. Des mitaines sordides qui remontaient jusqu’aux coudes de ses bras rougis par le froid et un bonnet de coton trop grand pour sa tête, à tel point qu’il retombait jusque sur ses yeux, tel était le complément du costume que cet enfant misérable portait en ce moment, costume que cet avorton semblait ne pas pouvoir remplir de sa personne et qui l’embarrassait même au point de ne pouvoir pas se mouvoir.

Il y avait cependant quelque chose de plus curieux à observer que les vêtements dont cet enfant était enveloppé : c’était l’occupation à laquelle il se livrait sans relâche, occupation qui expliquait le bruit et le grattement que l’on entendait d’en bas, à travers la porte entr’ouverte, bruit qui troublait le calme de la maison abandonnée.

Nous avons déjà raconté que l’enfant était agenouillé sur le plancher de la mansarde au moment où Trottle l’aperçut. Il ne récitait point sa prière et n’était pas non plus effrayé de se trouver seul dans l’obscurité. Quelque bizarre que puisse paraître le fait, cet être inconnu ne faisait rien autre chose que ce que font les femmes de service et les aides d’une maison : il lavait les planches du parquet avec une brosse.

Ses deux petites mains amaigries se cramponnaient aux rebords d’une vieille brosse à cirage, veuve de ses soies, à l’aide de laquelle il frottait de droite à gauche et vice versa, avec autant de gravité et d’attention que s’il avait fait ce métier-là pendant de longues années, et que si, à l’aide du produit de ce travail, il eût eu à nourrir une nombreuse famille.

L’arrivée de Trottle et de la vieille femme ne parut point l’étonner, ni même l’engager à interrompre son travail. Il se contenta de relever les yeux dans la direction de la lumière, de les ouvrir comme des portes cochères et de jeter des regards brillants comme du feu ; puis il continua à frotter comme si rien n’était survenu.

À côté de lui se trouvait une casserole de fer-blanc, veuve de tout manche et pouvant tenir environ une pinte de liquide, et sous sa main un morceau d’étoffe de vieille cotonnade de couleur d’ardoise, dont il se servait comme d’un torchon de laine pour essuyer le plancher.

Après avoir frotté à l’aide de la brosse, avec une sorte de fièvre, pendant une ou deux minutes, l’enfant saisit le haillon de cotonnade, le tordit, et le pressa comme pour exprimer l’eau absente qu’il était censé contenir et la faire tomber dans le semblant de seau qu’il avait près de lui. Il procéda à cette action avec autant de gravité qu’eût pu le faire un magistrat assis sur les bancs de la justice.

Dès qu’il crut avoir suffisamment séché les planches, il se redressa sur ses genoux, et respira à pleins poumons. Puis il étira ses bras et adressa à Trotte un signe de tête amical.

— Là ! fit l’enfant en clignant ses petits yeux, il n’y a plus de malpropreté. J’ai tout enlevé. Où est mon pot de bière ?

La mère de Benjamin se mit à tousser avec une telle force, que Trotte s’imagina qu’elle allait étouffer.

— Que Dieu nous assiste ! s’écria-t-elle, n’écoutez pas ce drôle. Croiriez-vous qu’il n’a que cinq ans, monsieur ? N’oubliez pas de dire à ce bon M. Forley que vous l’avez trouvé dans un état de propreté des plus confortables, s’amusant à faire semblant de nettoyer le parquet et demandant après cela son pot d’ale. C’est à cela qu’il s’occupe par plaisir le matin, l’après-midi et toute la soirée, sans jamais montrer la moindre fatigue. Regardez, monsieur, comme nous l’avons bien vêtu. D’abord voici mon châle dont je l’enveloppe pour tenir chaud son pauvre petit corps ; Benjamin lui a donné aussi son bonnet de nuit, pour qu’il n’eût pas froid à sa chère petite tête, et ses bas sont étirés par-dessus ses pantalons, afin que ses jambes soient maintenues en bon état de chaleur. Oh ! je déclare qu’il se trouve heureux et bien portant comme jamais enfant au monde. Voyons ! mon chat, demande encore : Où est mon pot de bière ? dis-le donc !

Si Trottle avait aperçu l’enfant, à la lueur d’une lampe bien brillante, près d’un bon feu de charbon, habillé comme le sont les enfants de son âge, jouant naturellement avec une toupie, ou alignant des soldats de plomb, faisant sauter et rebondir une balle en caoutchouc, il eût éprouvé à cette vue autant de plaisir que la mère de Benjamin elle-même.

Mais en voyant cet être rachitique et maigre à faire peur, réduit, comme il s’en doutait, faute de joujoux convenables et la compagnie d’enfants de son âge, à s’amuser à faire l’ouvrage d’une vieille femme, ou plutôt à faire semblant pour s’amuser, de nettoyer le plancher, il éprouva, quoique n’étant pas père de famille, un serrement de cœur irrésistible ; car jamais il n’avait eu sous les yeux un spectacle plus poignant et plus fait pour exciter la pitié.

— Diable, mon bonhomme, fit-il, vous me paraissez avoir plus de courage que tous les enfants de la vieille Angleterre. Hé quoi ! vous n’éprouvez aucune frayeur à rester ainsi seul dans l’obscurité ?

— La grosse araignée n’y voit-elle pas dans les ténèbres ? répondit la petite créature malingre, en désignant un des coins de la mansarde. Je suis comme la grosse araignée et j’y vois clair.

Puis il se tut, se leva debout et regarda en face, d’un air résolu, la mère de Benjamin.

— Je suis courageux, n’est-il pas vrai ? et qui plus est, avec moi on épargne la chandelle.

Trottle se creusa la tête pour deviner quelle autre occupation cette créature abandonnée pouvait remplir sans y voir, et il s’aventura à demander si l’enfant sortait jamais en plein air pour respirer un peu et renaître à la vie.

— Mais certainement, répondit la mégère, l’enfant sort de temps à autre au dehors, pour ne pas parler de ses courses du haut en bas de la maison. Certainement, ajouta-t-elle, ce gentil petit garçon se promène, d’après les ordres du bon M. Forley, ordres que je suis très-scrupuleusement. À vous, qui êtes l’ami de ce digne homme, monsieur, je déclare que je remplis très-exactement les instructions qui me sont données.

Trottle avait bien envie de répondre que ce bon M. Forley n’était, à son avis, qu’une franche canaille, mais il comprit qu’en parlant de la sorte il couperait court à toute autre découverte. Il jugea donc à propos de ne rien dire, et, se mordant la langue, il examina le petit enfant qui s’était dirigé vers la fenêtre, car il voulait voir quelle était sa seconde occupation.

Au-même moment, l’infortunée créature qui avait ramassé sa brosse à cirage et son torchon en loques, plaçait tout cela dans sa casserole de fer battu et se dirigeait, aussi vite que ses habits trop larges le permettaient, vers une porte de communication aboutissant à la mansarde du devant, portant dans ses mains les objets ci-dessus mentionnés.

— Eh bien ! fit-il tout à coup en regardant par-dessus son épaule, pourquoi restez-vous là ? Je vais me coucher maintenant ; je vous déclare que je vais me mettre au lit.

En prononçant ces paroles, l’enfant ouvrit la porte et pénétra dans l’appartement voisin.

À ce moment, la vieille mégère, ayant aperçu Trottle s’avancer, comme pour le suivre, ouvrit les yeux, d’un air stupéfié.

— Bonté divine ! s’écria-t-elle, ne l’avez-vous point assez examiné de près ?

— Non ! répliqua Trottle, je ne serais point fâché de le voir se coucher.

La mère de Benjamin se mit à glousser avec une telle rage que les mouchettes du chandelier, placées dans la coupe de cuivre, se mirent à danser et produisirent le bruit d’une sonnette fêlée.

Qui eût dit que l’ami de M. Forley eût pris plus d’intérêt à l’enfant que M. Forley lui-même ? Cette femme n’avait jamais, depuis qu’elle était au monde, été témoin d’un fait semblable. Aussi demanda-t-elle à Trottle de vouloir bien l’excuser si elle riait de la sorte.

Trottle la laissa éclater de rire aussi longtemps que bon lui sembla, et il se dit, à part lui, qu’après ce dont il avait été témoin, M. Forley ne devait pas avoir pour cet enfant autant de bons sentiments qu’on lui en supposait.

En même temps il pénétra dans la mansarde du devant, suivi par la mère de Benjamin, qui n’avait pas cessé de rire aux éclats.

Le mobilier de cette pièce se composait seulement d’un vieux étai du genre de ceux sur lesquels on place un tonneau de bière, et d’un bois de lit à roulettes, à poteaux mal joints. Sur ce bois de lit, un amas de vieux sacs bruns sur de minces planches, servait de couchette : un vieil édredon troué, par les déchirures duquel s’échappaient des flocons de plumes et que l’on avait plié en quatre pour en faire un oreiller ; une courte-pointe, fabriquée à l’aide de chiffons hideux et une couverture infecte, et en dessous de tout cela, deux coussins de chaises de crin mis à la suite l’un de l’autre pour servir de matelas, tel était le lit de l’enfant.

Au moment où Trottle pénétra dans la chambre, le pauvre infortuné s’était hissé sur le bois de lit au moyen de l’étai à tonneau de bière, et se tenant agenouillé sur le tas de sacs, tenait la couverture soulevée, comme pour s’en couvrir lorsqu’il se coucherait sur les coussins.

— Laissez-moi vous arranger, mon petit homme, fit Trottle ; couchez-vous, je me charge de vous bien envelopper.

— Je me couvrirai bien moi-même, répliqua la pauvre créature, et je n’ai point l’intention de me laisser aider, d’ailleurs, je me glisse sous ces ouvertures. Oh ! mon Dieu, oui ! je le fais comme je vous le dis.

Et, tout en prononçant ces paroles, le pauvre petit être disposa les haillons qui servaient à le préserver du froid le long des deux coussins, en les tenant relevés de manière à ce qu’il pût y glisser les pieds. Puis, se tenant droit à genoux, il regarda Trottle d’un air fier, comme pour lui dire : « Croyez-vous utile de porter aide et secours à un garçon aussi adroit que moi ? »

Puis, défaisant le châle qu’il avait noué autour de sa taille, il le doubla et le mit à la place des pieds en disant :

— Voyez un peu cela !

Sur ces paroles, il se glissa sous la courtepointe et la couverture par les pieds, la tête la première, chauffant ainsi sa couche au fur et à mesure, jusqu’à ce qu’enfin Trottle aperçût le bonnet de coton se montrer au-dessus de l’oreiller de plumes.

Quant à cette coiffure gigantesque pour la tête de l’enfant, elle avait tellement glissé pendant cette opération souterraine sous les couvertures, que quand le petit être mystérieux reparut à la hauteur de son oreiller, le treillis de coton était descendu jusque sur la bouche.

D’un simple mouvement de doigts, l’enfant ramena gravement les bords du bonnet jusqu’à leur place ordinaire, au-dessus de ses sourcils, et s’apercevant de l’examen de Trottle, il ajouta :

— Je suis très-bien ! n’est-ce pas ? Allons, adieu.

Puis retournant son pauvre petit visage contre les haillons de sa couverture, il ne laissa plus voir que le gland de son bonnet de coton, qui se tenait roide au milieu de l’édredon.

— Il est gentil comme un petit agneau, n’est-ce pas ? observa la mère de Benjamin en adressant un coup de coude à Trottle. Allons, venez ! vous ne verrez plus son visage ce soir.

— Oh ! vous pouvez être sûr de cela, dit à voix basse, une voix indécise – un vrai murmure – qui provenait de dessous la couverture, comme pour répondre aux paroles de la méchante femme.

Si Trottle, au moment où se passait ce fait, n’eût pas eu la résolution de découvrir tout le mystère que le hasard lui avait indiqué, et d’en arriver, quels que fussent les détours, à suivre cette affaire jusqu’à sa solution, il se fût précipité sur l’enfant, l’eût saisi dans ses bras, pour l’emporter, emmailloté dans ses haillons, hors de ce grenier infect qui lui servait de prison.

Il eut par bonheur le bon esprit de se contenir, avec l’espoir de mieux réussir de cette façon avant qu’il fît grand jour : aussi permit-il à la mère de Benjamin de le reconduire jusqu’au bas de l’escalier.

— Attention aux balustres, fit la mégère, au moment où Trottle appuyait sa main sur ces étais branlants. Ils sont pourris comme des nèfles sur un lit de paille.

— Mais quand on vient visiter la maison, observa Trottle, qui voulut arracher quelque nouvelle bribe du terrible secret, je ne crois pas que vous ameniez jamais personne ici ?

— Dieu vous entende ! s’écria-t-elle ; que dites-vous là ? mais il ne vient jamais personne à présent. Ceux qui auraient envie de visiter la maison n’éprouvent plus ce désir, rien qu’à examiner l’aspect délabré de l’extérieur. On lève les épaules et c’est tout. J’avoue cependant que je me désolais en renvoyant tous ces curieux les uns après les autres, rien qu’à leur énoncer la somme folle demandée pour le loyer. Les femmes surtout poussaient les hauts cris : « – Cent vingt livres par an ? » s’écriaient-elles, « cent vingt livres ? mais, bonté divine ! il n’y a pas une maison dans la rue dont le prix s’élève au-dessus de quatre-vingts livres. – Cela est assez vrai, madame, répondais-je. Les autres propriétaires ont bien le droit de baisser le prix de leur loyer, si bon leur semble ; mais mon maître se tient à la somme de cent vingt livres ; c’est celle que faisait payer son père, et il veut observer les mêmes droits de location. – Mais les autres loyers ont baissé, depuis cette époque dont vous me parlez. – Soit, mais c’est cent vingt livres par an, madame. – Votre propriétaire doit être fou ? – Peut-être, mais c’est cent vingt livres par an, madame. – Ouvrez la porte, impertinente ! Dieu du ciel, je jubilais de bonheur et de joie rien qu’à voir ces gens-là sauter et sortir à la hâte, en répétant tout le long de la rue le chiffre fantastique du loyer de notre maison.

En disant ces mots, la vieille femme était parvenue au palier du second étage.

Elle s’arrêta pour ricaner à sa façon, ce qui donna le temps à Trottle de récapituler tout ce qu’il avait entendu et vu jusqu’à ce moment-là.

— Voici deux points parfaitement éclaircis, se dit-il à lui-même : le logis est maintenu inoccupé pour un certain motif, et l’on est arrivé là au moyen de la demande d’un loyer trop élevé.

— Bonté divine ! fit alors la mère de Benjamin, qui changea tout à coup de sujet de conversation et revint d’une façon rapace à ces demandes d’argent auxquelles elle avait fait allusion dans le salon d’en bas, nul ne pourrait dire ce que nous avons fait d’une manière ou d’une autre, pour ce bon M. Forley. La petite affaire qui vous concerne, vous et moi, devrait être une grosse affaire, eu égard à tout le mal que je me suis donné avec Benjamin pour rendre le petit drôle heureux tout le jour durant. Ah ! M. Forley devrait bien se rappeler un peu mieux tout ce qu’il nous doit, à mon fils et à moi.

— Là, là ! fit Trottle, qui saisit la balle au bond, en désespoir de cause, et comprit qu’il avait un moyen de lui glisser des mains sans rien payer. Que diriez-vous, bonne femme, si je vous apprenais que ce bon M. Forley n’a pas songé à s’occuper de l’affaire qui vous intéresse ? Ah ! vous seriez fort désappointée, n’est-il pas vrai, si je vous déclarais, ce qui est vrai, que je suis sans argent ?

À ces mots, la mégère ouvrit la bouche à se désarticuler la mâchoire, et ses yeux brillèrent d’un éclat terrible, comme si elle eût été frappée de stupeur.

— Que diriez-vous encore, ajouta Trottle, si je vous apprenais que M. Forley attend le rapport que je vais lui faire, et qu’il m’enverra encore lundi prochain, après soleil couché, avec une mission qui nous concernera vous et moi, mission très-importante, beaucoup plus importante que vous ne le supposez ? Eh bien, devinez-vous ?

À ces mots, faciles à comprendre, la vieille coquine se rapprocha de Trottle à un tel point qu’elle le força à se retirer jusque dans un des angles du palier, et elle mit son visage tout contre le sien, de façon, si l’on peut parler ainsi, que son gosier touchait le sien.

— Serait-il vrai ? croyez-vous que cela soit ainsi ? murmura-t-elle en plaçant ses doigts décharnés et son pouce recourbé, de façon à empêcher la voix de s’échapper de ce creux, droit devant le visage de son interlocuteur.

— Ne pensez-vous pas que deux personnes valent mieux qu’une ? ajouta-t-il en la repoussant et en se hâtant de descendre les marches de l’escalier quatre à quatre.

Trottle ne voulut point répéter les paroles que prononça cette misérable femme, mais il se sentit épouvanté en entendant cette infernale hypocrite nommer familièrement les saints, les anges et le bon Dieu lui-même, blasphémer en un mot et faire pleuvoir sur sa tête à lui des bénédictions qui lui firent dresser les cheveux sur le crâne.

Il se jeta au bas des escaliers avec toute la rapidité possible jusqu’au moment où il fut forcé de s’arrêter tout d’une pièce, comme disent les matelots, sur la dernière marche, le long de laquelle était étendu Benjamin, tout de son long, se livrant à un sommeil qui ressemblait plus à celui des ivrognes qu’à celui des « justes. »

Au même instant, Trottle se rappela la ressemblance extraordinaire qu’il avait remarquée entre Benjamin et un visage entrevu quelque part, autrefois, dans des circonstances dont il ne se souvenait point.

Il voulut donc, avant de quitter la maison, regarder encore cette figure avinée et abrutie, et, pour cela, il se hâta de secouer violemment le drôle et de le maintenir debout contre la muraille, avant que sa mère pût s’opposer à cette façon d’agir.

« Laissez-moi faire, dit-il à la mégère : je vais le secouer.

Et tout en parlant de la sorte, il regarda Benjamin dans le blanc des yeux.

L’effroi, et la surprise d’être réveillé d’une façon aussi imprévue, produisirent sur ce malheureux l’effet d’une dose d’ammoniaque ; mais cela ne dura que quelques instants.

Au moment où il ouvrit les yeux, le regard qu’ils exprimèrent rappela les souvenirs de Trottle avec autant de rapidité que si c’eût été un éclair fulgurant. Mais cette face abrutie reprit aussitôt son expression inerte et anéantit toute trace de ce souvenir à peine évoqué.

Quoi qu’il en soit, Trottle se contenta de ce qu’il avait vu et ne songea plus à renouveler cette épreuve.

— À lundi prochain, entre chien et loup, dit-il en coupant court au bavardage de la vieille sorcière qui revenait encore sur la maladie de son cher Benjamin. Je n’ai pas de temps à perdre, et je dois partir au plus tôt, madame. Veuillez donc m’ouvrir la porte.

Trottle dut entendre encore la bouche de cette horrible femme lui adresser une bénédiction, lui recommander de ne pas l’oublier auprès de cet excellent M. Forley, lui rappeler qu’elle l’attendrait exactement le lundi désigné, à l’heure convenue ; puis enfin, tout cela étant fini, elle ouvrit la porte de la rue.

Il va sans dire que Trottle éprouva un certain bien-être inexprimable de se sentir hors de la « maison à louer. »

VI

ENFIN LA MAISON EST LOUÉE

— Voilà, Madame, fit Trottle en pliant le manuscrit qu’il avait lu à sa maîtresse et en le posant sur la table, tandis qu’un sourire de triomphe errait sur ses lèvres. Oserai-je vous demander ce que vous pensez de ce rapport, et si vous, madame, et non point M. Jarber, croyez que je suis à la veille de découvrir le mystère de ce logis voisin du vôtre ?

Je gardai le silence pendant une ou deux minutes.

Dès que je repris l’usage de la parole, ce fut pour demander à mon serviteur ce qu’il était advenu de ce pauvre petit enfant.

— C’est aujourd’hui lundi, le 20 du mois, lui dis-je, j’aime à croire que vous n’avez pas laissé la semaine s’écouler sans chercher à savoir quelque chose de plus à ce sujet ?

— Certes, non, madame, car, à l’exception des heures consacrées à dormir et à prendre mes repas, répondit Trottle, je n’ai pas perdu une minute. D’ailleurs, vous ferez attention à ceci, madame, c’est que je vous ai lu tout ce que j’avais écrit, mais que je ne vous ai point encore dit ce que j’avais fait, et j’ai fait bien des choses.

En écrivant ce que j’ai eu l’honneur de vous lire, j’ai eu l’intention de montrer que, comme M. Jarber, je savais aussi rédiger un mémoire. Je vais maintenant vous raconter la seconde partie de mon histoire aussi rapidement que possible et cela de vive voix. Le premier fait que je vais expliquer, si bon vous semble, sera relatif aux affaires de M. Forley.

» Je vous ai souvent entendu parler de cela, madame, à différentes époques. Il me souvient que M. Forley avait deux enfants seulement du fait de feu sa femme : deux filles, n’est-il pas vrai ? La plus âgée des deux filles épousa, du consentement de son père, un M. Bayne, possesseur d’une grande fortune et très-haut placé dans le Canada.

» Cette dame habite encore par-delà l’Océan, à l’heure qu’il est ; elle demeure avec son mari et s’occupe de l’éducation de son unique enfant, une petite fille âgée de huit à neuf ans environ. C’est bien cela jusqu’ici, n’est-il pas vrai, madame ?

— Très-exact, répondis-je.

— Quant à la seconde fille, ajouta Trottle, elle fit peu de cas des volontés de son père et se moqua de l’opinion publique, car elle se sauva hors du logis paternel en compagnie d’un homme de basse extraction, second à bord d’un navire marchand et nommé Kirkland. Non-seulement jamais M. Forley ne pardonna ce mariage à sa fille, mais encore fit-il le serment de se venger du scandale qui avait été fait, sur le mari et sur celle qui avait ainsi oublié ses devoirs. L’un et l’autre parvinrent à se soustraire à sa vengeance quelle qu’elle fût, car le marin se noya pendant le cours de son premier voyage, six mois après l’union clandestine contractée avec mademoiselle Forley, et celle-ci mourut au moment où elle donnait le jour à un enfant. Les faits sont-ils exacts, madame ?

— Très-exacts.

— Maintenant que me voici en règle avec l’histoire de la famille Forley, je vais revenir à mes actes et à ce qui m’est personnel. Lundi dernier, je vous avais demandé, madame, un congé de deux jours, et je mis mon temps à profit pour éclaircir le mystère relatif au visage de Benjamin. Samedi, lorsque vous m’avez demandé, je m’étais absenté sans permission, madame, et cela en compagnie d’un mien ami, dont la profession est celle de premier clerc dans le cabinet d’un avocat. Je me rendis, le matin, au tribunal, chez un notaire où nous compulsâmes ensemble le testament de M. Forley père.

» Mais laissons là, pour un moment, l’affaire du testament, et veuillez, si vous n’avez pas d’objection à cela, procéder avec moi à l’examen de la hideuse figure de Benjamin.

» Il y a cinq ou six ans – merci de votre bonté, madame. – j’allai passer quelques jours chez des amis qui demeurent dans la ville de Pendlebury. L’un d’eux, le seul qui vive encore, tenait un magasin de drogues, une pharmacie, en un mot, et c’est là que je fis connaissance de l’un des deux médecins de l’endroit, que l’on nommait M. Barsham.

» Ce disciple d’Esculape était non-seulement médecin, mais encore excellent chirurgien. Il eût pu acquérir une grande célébrité et atteindre une position élevée, s’il n’eut point été un véritable coquin. Malgré son rang dans la société, cet animal buvait comme une éponge et jouait comme… un grec. Personne ne voulait rien avoir à démêler avec lui dans la villa de Pendlebury, et, au moment où je me trouvai en présence de ce pauvre médecin dans la pharmacie de mon ami, le second docteur de la ville, nommé M. Dix, dont le savoir et l’habileté étaient loin d’être égaux aux talents de Barsham, avait obtenu la pratique de tous les habitants.

» Quant à Barsham et à sa vieille mère, tout le monde s’étonnait, eu égard à la misère dans laquelle ils vivaient, qu’ils n’eussent pas recours à la charité publique.

« Ah ! je comprends maintenant ; il s’agit de Benjamin et de sa mère.

— Vous l’avez dit, madame. Jeudi dernier, au matin, – merci de la patience avec laquelle vous prêtez l’oreille à mon récit, – je me rendis à Pendlebury, chez mon ami le pharmacien, avec l’intention de l’interroger sur le sort de Barsham et de sa mère. Là j’appris de sa bouche que l’un et l’autre avaient quitté le pays, il y a cinq années environ.

» Je demandai à mon ami quelques détails, et tout en me répondant, il me révéla des particularités fort bizarres.

» Vous vous rappelez sans doute, madame, que la pauvre mistress Kirkland était alitée lors du voyage sur mer de son mari. Elle se trouvait dans un village appelé Flatfield, où elle mourut et où on l’enterra. Or, je vous apprendrai encore que ce village de Flatfield est situé à quelques milles de Pendlebury, et que ce fut Barsham qui, en qualité de docteur, soigna l’infortunée. Sa mère la veilla à sa dernière heure, et le bon M. Forley les avait amenés tous les deux dans sa maison. J’ignore si ce fut sa fille qui lui écrivit, ou bien s’il apprit le fait de sa maladie d’une tout autre façon ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il se trouvait près d’elle, quoiqu’il eût juré de ne pas la revoir quand elle s’était mariée.

» Un mois avant qu’elle ne fût sur le point d’accoucher, Forley s’était présenté chez sa fille et se promenait souvent entre Flatfield et Pendlebury.

» Je n’ai pu découvrir ce qui se passa entre lui et les Barsham, mais ce que je sais, c’est qu’il parvint à forcer le docteur à ne pas s’enivrer, et cela étonna bien des gens.

» Or, le docteur rendit ses soins à la pauvre femme, de la meilleure façon, et il est acquis au récit, qu’après la mort de mistress Kirkland, Barsham et sa mère revinrent de Flatfield, qu’ils déménagèrent leur mobilier, emportèrent leur hardes et s’en allèrent clandestinement la nuit, loin de la ville.

» Enfin j’ai appris que le second docteur, M. Dix, ne fut point demandé dans la maison de mistress Kirkland avant la fin de la semaine qui s’écoula entre la naissance et l’enterrement de l’enfant ; on le fit venir pour voir la mère qui se mourait, et cette fin prématurée, suivant M. Dix, ne provenait point d’un traitement mal appliqué, mais, – pour donner à chacun son dû et particulièrement à ce misérable Barsham, – c’était par sa faute que la pauvre femme, était dans ce terrible état d’affaissement.

— L’enterrement de l’enfant ? fis-je en l’interrompant toute tremblante d’émotion. Trottle, vous avez dit ce mot « enterrement » d’une façon lugubre, et maintenant vous me regardez avec des yeux sinistres.

Trottle se pencha alors vers moi et désigna de la main la fenêtre qui s’ouvrait vis-à-vis de la mienne dans la « maison à louer. »

— La mort de l’enfant est inscrite sur le livre de l’état civil à Pendlebury, fit-il à demi-voix, et c’est Barsham qui a signé le certificat : un enfant mâle, mort-né. Le cercueil de l’enfant est placé côte à côte avec celui de la mère, dans la même fosse, au milieu du cimetière de Flatfield. Quant à l’enfant, il vit et il respire, aussi vrai que je suis ici près de vous, et c’est lui que l’on retient prisonnier dans cette maison, dans le but de lui faire perdre la raison.

À ces paroles, je me rejetai épouvantée au fond de mon fauteuil.

— Tout ceci, j’en conviens, n’est qu’une supposition, au moins jusqu’à présent, mais je me suis fourré cela dans la tête et j’y crois comme à la vérité. Allons, revenez à vous, madame, et réfléchissez à ce que je viens de vous dire. La dernière fois que j’ai vu Barsham, ce fut quand il donnait ses soins à la fille de M. Forley, et enfin je l’ai retrouvé dans la maison de ce même M. Forley, à Londres, chargé de veiller à la détention mystérieuse d’un enfant.

» Considérez donc qu’il y a cinq ans ce misérable et sa mère ont quitté clandestinement, sans mot dire, la ville de Pendlebury et que les voici là, vis-à-vis de notre maison, gardant un pauvre petit être âgé de cinq ans. Un moment, un moment, madame, je n’ai point encore achevé ce que j’ai à vous apprendre. La teneur du testament laissé par le père de M. Forley vient encore augmenter mes soupçons. L’ami, avec lequel je suis allé à la Chambre des Communes, a pu se procurer le texte de ce document, et quand il a eu achevé sa copie, je lui ai posé carrément ces deux questions :

— M. Forley peut-il laisser son bien, comme bon lui semblera et à qui bon lui plaira ?

— Non, m’a répondu mon ami : son père ne lui a laissé que l’intérêt à vie de sa fortune.

— Mais en supposant que l’une des deux filles de M. Forley ait un enfant du sexe féminin, et l’autre un garçon, qu’adviendrait-il pour la fortune paternelle ?

— C’est l’enfant mâle à qui elle reviendrait en entier et c’est lui, devenu héritier, qui serait chargé de payer une rente annuelle, rente infime en comparaison, à sa cousine.

Après la mort de celle-ci, l’héritage devait revenir au jeune homme et à ses héritiers mâles.

— Faites bien attention à ce point-là, madame, c’est que l’enfant de la fille que M. Forley abhorrait, dont le mari a été arraché par la mort à sa vengeance, cet enfant-là est maître par le fait de tout le bien qu’il croyait être à lui. Remarquez enfin que la petite fillette, issue du mariage de la fille qu’il aimait, demeure dépendante de l’enfant mâle, enfant de l’amour, et cela pendant toute la vie de celui-ci.

Il y avait donc de bonnes raisons pour que cet enfant de mistress Kirkland fût enregistré comme mort-né sur les livres de la paroisse. Or, si, comme je le pense, l’indication du registre a été tracée d’après un faux certificat, il y a de bonnes raisons pour que l’on tienne cachée l’existence de cet enfant, et qu’on ait cherché à effacer toute trace de parenté, en le confinant dans le grenier de la maison que vous savez, là, vis-à-vis de vous.

En disant ces derniers mots, Trottle s’arrêta et désigna du doigt la fenêtre à la persienne fermée, couverte de moisissure, noircie par le temps et ouvrant à droite sur la rue.

À ce moment même un bruit inattendu nous fit tressaillir l’un et l’autre, – quant à moi, j’avoue qu’un rien suffit maintenant pour m’effrayer. – Ce bruit n’était rien autre qu’un coup frappé à la porte de la salle dans laquelle nous nous trouvions lui et moi.

C’était ma femme de chambre qui m’apportait une lettre et me la présentait sur un plateau.

Je me hâtai d’ouvrir cette lettre, dont le papier était celui d’un deuil, et quand je l’eus lue, je laissai tomber le vélin par terre ; ma main et mon cœur tremblaient.

Georges Forley était mort. Il avait rendu l’âme trois jours auparavant, le vendredi soir.

— Aurions-nous perdu, avec lui, la dernière chance de découvrir la vérité ? demandai-je à Trottle. Forley est-il mort en emportant son secret ?

— Courage, madame, je ne crois pas à cela. Notre seule chance de salut, c’est la possibilité qui nous reste d’obtenir des aveux de Barsham et de sa mère. Selon moi, la mort de M. Forley, en les privant de tout secours, les met entièrement à notre merci. Si vous voulez bien me le permettre, je n’attendrai pas jusqu’au soir, comme je voulais d’abord, pour faire arrêter ces deux misérables.

» Je me fais fort, avec l’aide d’un policeman revêtu d’un habit bourgeois qui veillera au dehors et les empêchera de fuir au cas où ils voudraient s’échapper, à l’aide de cette lettre de faire part qui certifie la nouvelle de la mort de M. Forley, et grâce à la déclaration formelle que je leur ferai connaître de la découverte de leur secret, de la résolution que je montrerai de sévir contre eux s’ils m’y forcent, – je me fais fort, dis-je, de faire plier à mon vouloir le fils et la mère. Dans le cas où il me serait impossible de rentrer ici avant la nuit, veuillez vous placer, assise, près de cette fenêtre, madame, quelques moments avant l’heure habituelle où l’on allume les réverbères.

» Si vous apercevez alors la porte de la maison qui donne sur la rue s’ouvrir et se refermer aussitôt, daignez, je vous en supplie, mettre votre chapeau et venir me rejoindre sans tarder. Il se pourrait que la mort de M. Forley empêchât ou n’empêchât pas le messager d’arriver, comme c’est convenu. Si, comme je le suppose, la personne attendue vient au rendez-vous, il me paraît important qu’en qualité de parente de M. Forley vous parliez à cet homme avec cette autorité que je ne saurais assumer en aucune façon. »

Tout ce que je pus dire à Trottle, au moment où il ouvrit la porte pour s’en aller, fut de lui recommander la plus grande prudence, afin qu’on ne fît aucun mal à la pauvre créature prisonnière dans la maison mystérieuse.

Dès que je fus seule, je m’empressai de placer un fauteuil près de la fenêtre et je fixai les yeux grands ouverts sur ce logis criminel. Je demeurai là très-longtemps, vu l’impatience dans laquelle j’étais, lorsque tout à coup le bruit des roues d’une voiture qui s’arrêtait au coin de la rue vint frapper mes oreilles.

Je jetai les yeux au dehors et j’aperçus Trottle sortant de la voiture, s’avançant vers la maison et frappant à la porte.

Ce fut la mère de Barsham qui lui ouvrit.

Deux minutes après, un individu proprement mis vint rôder autour de la maison, l’examina avec soin et se glissa au coin de la rue voisine, où il demeura immobile, tapi contre la muraille. Puis il alluma un cigare dont il aspira lentement la fumée, sans perdre un instant de vue la porte de la maison.

Quant à moi, je prêtais la plus minutieuse attention à ce qui se passait. J’attendais les événements les yeux rivés sur l’huis de ce fatal logis.

Enfin il me sembla voir la porte s’ouvrir et se clore à ce point que je demeurai bientôt convaincue de ne pas me tromper.

Je fis tous mes efforts pour reprendre l’usage de mes sens, mais je tremblais si fort que je crus devoir appeler Peggy à mon secours pour mettre mon chapeau et revêtir mon châle. Bien plus, je lui demandai le secours de son bras pour traverser la rue.

Trottle nous ouvrit la porte, à elle et à moi, avant même que nous eussions frappé.

Peggy, sur mon ordre, retourna au logis, tandis que je pénétrais dans la maison mystérieuse.

Mon serviteur tenait une lampe allumée dans sa main droite.

— Ce que j’avais prévu est arrivé, madame, murmura-t-il à mon oreille, en m’introduisant dans un salon démeublé, à l’aspect lugubre et sinistre. Barsham et sa mère ont écouté la voix de leur intérêt et se sont rendus à composition. Mes suppositions ne sont plus des suppositions à l’heure qu’il est. J’ai bel et bien découvert… la vérité.

Un sentiment étrange, que je ne connaissais pas encore, sentiment tout particulier aux femmes qui sont mères, naquit tout à coup dans mon cœur et fit couler de mes yeux ces douces larmes qui me rappelaient celles de ma jeunesse.

Je m’emparai de la main de mon fidèle serviteur, et le priai de me conduire près de l’enfant de mistress Kirkland.

— Bien, madame ! qu’il soit fait comme vous le désirez, répliqua Trottle avec une bienveillance dans la voix et dans les gestes que je ne lui connaissais pas. Mais, pour l’amour de Dieu, ne me soupçonnez pas de froideur, ni d’indifférence, si je vous supplie d’attendre un moment encore ici. Vous éprouvez une agitation qui pourrait être compromettante et vous empêcherait d’être aussi calme que vous devez l’être, si l’envoyé de M. Forley se présentait. Le cher ange est en sûreté là-haut. De grâce, redevenez calme pour recevoir cet étranger, et soyez assurée que vous ne partirez pas d’ici sans emmener l’enfant.

Je compris le bon sens de Trottle, et je me laissai tomber dans les bras d’un fauteuil qu’il avait à l’avance placé là pour m’y faire asseoir.

J’éprouvais une telle honte à savoir qu’un de mes parents avait commis une action infâme, que lorsque Trottle me proposa de m’apprendre les aveux de Barsham et de sa mère, je le priai de ne point me donner de détails, et de se borner à me raconter ce qu’il savait au sujet de George Forley.

— Tout ce que j’ai compris à cette terrible histoire, madame, c’est que M. Forley a été assez peu scrupuleux pour vouloir chercher à cacher l’existence de l’enfant afin de détruire sa filiation. Il n’avait pas osé le laisser tuer : son but était, lorsque ce pauvre petit être serait plus âgé, de s’en débarrasser, en l’expédiant au loin, sans amis ; en le dépaysant, en un mot. Cette action infâme a vraiment été conduite avec la ruse de Satan lui-même. M. Forley tenait les Barsham sous sa domination, car ils l’avaient aidé dans cette cruelle machination, et c’est lui qui leur fournissait le pain nécessaire à leur ignoble existence.

» Dans le but de les mieux surveiller, il les conduisit à Londres et les installa dans cette maison inoccupée, qu’il avait auparavant reprise des mains de son homme d’affaires, sous le prétexte qu’il voulait s’occuper lui-même de sa location. Vous savez, madame, quels moyens il employait pour éloigner les locataires, et ces moyens lui réussissaient, puisque personne n’apprit l’existence du malheureux petit être. Rien ne lui était plus facile que de venir s’assurer par lui-même de l’accomplissement des ordres qu’il avait donnés de faire mourir de faim cet enfant abandonné, et il se présentait sous le prétexte de visiter son immeuble.

» L’infortuné, confié à la garde sévère de Barsham, passait pour être le fils de la famille, et dès qu’il eût été d’un âge à pouvoir être éloigné, on se serait débarrassé de lui en lui donnant un emploi aussi infime que possible, de façon à ce que la vengeance de M. Forley fût satisfaite. Il eût pu songer à se repentir à son lit de mort, madame, mais, croyez-moi bien, c’eût été seulement à son lit de mort. »

Au moment où mon serviteur achevait ces paroles, le bruit d’un marteau retentit sur les panneaux de la porte.

— C’est l’envoyé de M. Forley, murmura Trottle d’une voix contenue.

Et sans dire un mot de plus, il sortit du salon pour voir qui était là.

Il revint un moment après suivi par un étranger à l’aspect respectable, d’un âge avancé, vêtu, comme l’était mon serviteur, de drap noir des pieds à la tête, le cou emprisonné dans une cravate blanche. Je dois cependant avouer que cet homme ne ressemblait en rien à mon domestique.

— Je crois m’être trompé, observa-t-il.

Trottle se hâta de rassurer l’individu et lui déclara, d’une voix ferme, qu’il n’y avait aucune erreur de sa part. Il lui dit ensuite qui j’étais, et lui demanda sérieusement s’il ne venait pas pour affaires de la part de feu M. Forley.

— Oui, répliqua le vieillard, d’un air stupéfié.

Un moment de silence se fit après cette réponse, pendant lequel j’examinai l’inconnu, qui non-seulement paraissait fort étonné, mais encore semblait avoir peur de s’être gravement compromis.

Je crus alors, après mûre réflexion, devoir intimer à Trottle l’ordre de mettre fin à son embarras en racontant à ce personnage tous les incidents de sa découverte, sans restriction, comme il l’avait fait à moi-même. Je priai en même temps cet homme d’écouter attentivement, pour qu’il fût édifié sur la conduite de feu M. Forley.

L’individu me salua avec respect et répliqua qu’il était tout oreilles.

Je compris, aussi bien que Trottle, que nous n’avions pas devant nous un malhonnête homme.

— Permettez-moi, fit-il avec une anxiété qu’il ne chercha pas à dissimuler, aussitôt que Trottle eut fini de s’expliquer, permettez-moi, avant d’exprimer la moindre réflexion sur ce que vous venez de m’apprendre, de me disculper et de vous faire connaître comment je me trouve en apparence lié à cet étrange mystère.

» J’étais l’homme d’affaires à qui feu M. Forley confiait ses secrets, et c’est moi qu’il a nommé son exécuteur testamentaire. Il y a environ deux semaines, M. Forley, ayant été forcé de se mettre au lit, m’envoya chercher et me pria de venir ici apporter une certaine somme que je devais compter entre les mains d’un homme et d’une femme à qui il avait confié le soin de soigner sa maison.

» Feu votre parent me déclara qu’il voulait, pour certaines raisons, que nul ne sût le but de ma visite, et il me supplia de faire en sorte d’arranger mes rendez-vous avec mes clients de façon à être libre soit lundi dernier, soit ce lundi, entre chien et loup. Il ajouta qu’il me serait obligé de me conformer à ces intentions, car il allait écrire à ceux qui m’attendraient, sans mentionner mon nom, qui est Dalcott. Il ne voulait pas, disait-il, m’exposer par la suite aux importunités de l’homme et de la femme auxquels il avait affaire.

» Vous comprendrez facilement, madame, que je ne pus m’empêcher de trouver cette commission fort bizarre ; mais, eu égard à ma position vis-à-vis de M. Forley, je me vis forcé d’accepter ce qu’il exigeait de moi sans lui faire la moindre question, ou de me résigner à voir mes rapports d’amitié, qui dataient de loin, rompus à tout jamais.

» Je fus empêché par mes occupations de me rendre au rendez-vous convenu, lundi dernier, et si vous me voyez ici, madame, aujourd’hui, malgré la mort de M. Forley, c’est, je vous le jure, par cette seule raison que je voulais percer le mystère qu’il me fallait connaître en ma qualité d’exécuteur testamentaire. Voilà, sur ma parole d’honneur, la vérité tout entière, pour ce qui me concerne du moins.

— Je vous crois facilement, monsieur, et sans arrière-pensée, répondis-je. Mais vous avez parlé de la mort subite de M. Forley. Puis-je vous demander si vous assistiez à ses derniers moments, et s’il a laissé en vos mains quelques volontés à remplir après lui ?

— Trois heures avant de rendre son âme à Dieu, répliqua M. Dalcott, M. Forley congédia son médecin, qui lui donnait l’espoir d’un prompt rétablissement. Mais son état empira à un tel point, avec tant de promptitude, que ses souffrances devinrent intolérables, et qu’il lui fut impossible de confier à personne ses volontés dernières. Au moment où j’atteignais le seuil de sa maison, il avait déjà perdu connaissance, et quand je pénétrai dans sa chambre, il était mort. Depuis cette fin malheureuse de M. Forley, j’ai parcouru tous ses papiers et je n’ai rien trouvé qui ait le moindre rapport à l’affaire qui vous intéresse vous et moi. Vous comprendrez, madame, que faute de documents je dois agir avec prudence ; mais en même temps je vous promets d’être plein de droiture et de justice dans tout ce que j’entreprendrai.

» La première chose à faire, selon moi, dit-il, en s’adressant à Trottle, c’est d’appeler devant nous l’homme et la femme qui sont là-bas dans la cuisine et de les forcer à s’expliquer. S’il est possible de vous procurer tout ce qu’il faut pour écrire, je ferai un procès-verbal de leurs déclarations séparées, là, devant vous, et en présence du policeman qui se tient en dehors de la maison.

» Dès demain j’enverrai un duplicata de ces déclarations et un récit de tout ce que vous m’avez appris à M. et mistress Bayne, qui habitent le Canada et dont je suis connu en ma qualité d’homme d’affaires de feu M. Forley, puis j’attendrai, avant de passer outre, la réception de leurs instructions ou la visite de leur avocat qui réside à Londres.

» Il me semble, qu’en l’état des choses, cette manière d’agir est la plus sûre. »

Trottle et moi, nous convînmes que M. Dalcott avait raison, et nous lui exprimâmes nos remerciements pour avoir parlé aussi franchement et pour nous avoir traités de la sorte. Il fut convenu, séance tenante, que j’allais envoyer de chez moi le papier, l’encre et les plumes nécessaires, et, puis, ce qui me combla de joie, que le pauvre orphelin serait confié à mes soins et viendrait coucher sous mon toit.

Trottle s’empressa donc de gravir les escaliers quatre à quatre comme l’eût pu faire un jeune homme, afin de me ramener cette chère créature.

Quelques minutes après, le bon serviteur le rapportait dans ses bras et je tombai à genoux devant ce cher enfant, noble et intéressante victime, orphelin persécuté, lui demandant, en l’embrassant, s’il voudrait bien venir avec moi dans ma maison.

Ce cher petit être m’examina pendant un moment ; ses yeux se fermèrent, puis ils se rouvrirent pour m’examiner encore. Il s’élança enfin dans mes bras en s’écriant :

— Oui ! je m’en vais avec vous tout de suite, tout de suite… Partons !

Je remerciai Dieu d’avoir ainsi inspiré à ce cher enfant une confiance pleine et entière dans ma personne, et j’adresse encore au ciel, à l’heure qu’il est, des actions de grâce pour ce qui se passa alors.

Envelopper cet enfant souffreteux dans mon châle et l’emporter aussitôt chez moi, tout cela fut l’affaire d’un instant. Peggy resta stupéfiée de me voir gravir les escaliers aboutissant à ma chambre tenant dans mes bras un corps informe et des jambes ballantes ; mais dès qu’elle eut aperçu l’enfant, elle se prit à pleurer, agissant en cela comme une femme de cœur qu’elle est, et elle versait encore des larmes quand elle m’eut vue placer cet infortuné au corps noirci, dans le lit de Trottle, où il ne tarda pas à s’endormir.

— Ah ! Trottle, soyez béni, mon brave homme, m’écriai-je alors en baisant la main de ce brave serviteur qui m’avait accompagné. L’enfant persécuté trouve ce refuge, grâce à vos soins ; et cette bonne action vous sera comptée dans le ciel.

Trottle me répondit que j’étais sa maîtresse et qu’il avait agi pour m’être agréable ; puis il s’en alla au bas de l’escalier, où, ouvrant la fenêtre qui donnait dans la rue, il demeura pendant un gros quart d’heure, regardant au dehors.

Pendant la nuit qui suivit les événements que je viens de raconter, je veillai près de l’enfant de mistress Kirkland, rêvant à cet enfant divin dont on célèbre la naissance à l’époque du Noël. Et il me vint à l’esprit un projet que je résolus de mettre à exécution, lequel projet est réalisé à cette heure, et fait le bonheur de ma vie.

— Pensez-vous, Trottle, demandai-je à mon serviteur, que l’exécuteur testamentaire de M. Forley consentirait à vendre la maison qui s’élève vis-à-vis ?

— Pourquoi non, madame, si quelqu’un se présentait pour l’acheter ?

— C’est moi qui me donnerai cette satisfaction.

Bien souvent j’avais vu Trottle éprouver un sentiment de plaisir, mais oncques je ne m’étais aperçue d’une telle joie, quand il sut de ma bouche quels étaient mes projets.

Je me hâte de terminer cette longue histoire, d’autant plus longue que c’est une vieille femme qui la raconte, et que généralement les gens de mon âge ne s’arrêtent que par force, – j’achetai donc la maison.

Mistress Bayne avait dans les veines du sang de son père ; elle déclina toute responsabilité sur l’affaire relative à l’enfant de sa sœur et refusa de lui rendre justice. L’enfant resta donc orphelin et déshérité.

Que m’importait à moi ? je comptais parer à cet événement, car j’aimais d’autant plus la pauvre créature qu’elle n’avait plus que moi au monde pour la chérir et la protéger.

— Rien ne me réjouit donc plus que le décès de M. Bayne. J’achetai la maison, vous dis-je, et j’en fis changer les aménagements de la cave au grenier de façon à la convertir en un Hôpital destiné aux enfants malades.

Je ne vous raconterai pas par quels moyens mon fils adoptif se familiarisa peu à peu aux bruits et aux cris de la rue, qui font tant de plaisir aux autres enfants et qui l’étonnaient tout d’abord au point de lui faire peur : je ne vous dirai pas en détail comment il devint en peu de temps gentil, enjoué, sociable, ami du jeu et des camarades que je me plus à amener près de lui.

Au moment où j’écris ces lignes, je jette les yeux de l’autre côté de la rue, et je plonge mes regards à travers la fenêtre de « mon hôpital » dans la salle où mon fils adoptif s’est rendu pour jouer avec ses amis.

Je l’aperçois, ce chérubin adoré, se plaçant derrière Trottle, la tête enfoncée dans son gilet et s’amusant à se cacher de sa bonne grand’maman.

Je vois maintenant un grand nombre de gens dans la maison mystérieuse, qui n’est plus abandonnée comme auparavant.

J’entrevois, à cette heure, bien du monde dans la maison du crime, où la santé de ceux qui l’habitent a ramené la lumière radieuse du bonheur.

Mon fils chéri est devenu un être intelligent, affectueux, et les enfants des pauvres gens que j’admets dans ce logis béni changent de jour en jour, à mesure qu’ils y résident.

Recevez donc mes humbles remerciements, ô enfant divin que la veuve, l’orphelin, les pauvres et les souffreteux se plaisent à appeler leur père !

LE VOILE NOIR

C’était au mois de décembre de l’an 1811 : dix heures du soir venaient de sonner. Un jeune médecin, depuis peu de temps en possession de son diplôme, était assis auprès d’un feu dont les brillantes lueurs éclairaient un cabinet modeste ; le vent poussait des gémissements lugubres en s’engouffrant dans la cheminée ; des rafales de pluie venaient se briser contre les volets. Pendant toute la journée, le docteur avait été obligé de courir par la ville, exposé au froid et à la pluie, occupé d’une affaire étrangère à sa profession ; aussi savourait-il le bonheur d’être enveloppé dans une bonne robe de chambre et d’avoir les pieds enfoncés dans des pantoufles bien chaudes. Il était dans cet état de béatitude où le sommeil s’empare peu à peu de toutes les facultés, où l’imagination s’élance déjà sur les ailes dorées du rêve. D’abord, il pensa que le vent soufflait avec une violence extrême, et il en conclut sagement que, s’il était dehors, au lieu d’être commodément installé au coin du feu, la pluie lui battrait rudement au visage. Il songea ensuite à la visite que, chaque année, à l’époque de Noël, il rendait à sa ville natale et à ses amis les plus chers ; il se retraça le plaisir qu’on aurait à le revoir, et la joie qu’éprouverait Émilie, la jeune cousine dont sa mère lui destinait la main, lorsqu’elle saurait qu’enfin un malade s’était adressé à lui. Il réfléchit ensuite qu’il devait espérer trouver un jour ou l’autre plus d’un client, et qu’alors il pourrait réaliser l’espérance de sa jeunesse : avoir une femme bonne et aimable, dont la présence donnerait de la vie à cette triste et solitaire demeure, et l’engagerait à redoubler d’ardeur dans ses travaux. Il se demanda ensuite si le premier malade dont il invoquait la venue arriverait enfin, ou bien s’il ne devait jamais paraître ; et, au milieu de ces méditations, de ces réflexions, de ces demandes, il se livra au sommeil le plus complet, rêvant aux jeux de son enfance, à ses belles parties de barre avec la petite Émilie, dont la voix joyeuse retentissait à son oreille, et dont la main s’unissait à la sienne pour danser une ronde sous les grands arbres.

Cette sensation le réveilla. Une main, en effet, était placée sur son épaule, mais ce n’était point celle d’une jeune et douce enfant ; cette main, ou plutôt cette patte, appartenait à un gros garçon de onze ans, dès sa naissance abandonné par son père et par sa mère, et que l’administration de la paroisse avait mis au service du docteur, moyennant un salaire d’un schilling par semaine et la nourriture. L’enfant devait faire les commissions du disciple d’Esculape, mais son emploi était la plus complète des sinécures ; il passait à dormir ou à préparer un très-maigre repas les quatorze heures du jour durant lesquelles il était sans occupation.

— Une dame, monsieur ! une dame ! marmottait Tom en poussant doucement son maître afin de le réveiller.

— Quelle dame ? s’écria celui-ci, sortant de son fauteuil par un brusque mouvement, et ne sachant pas trop si son rêve n’était qu’une illusion, ou plutôt si ce n’était pas Émilie elle-même dont on lui annonçait ainsi la venue. Quelle dame ? où est-elle ?

— Ici, monsieur.

Et le doigt de Tom se dirigeait vers la porte vitrée qui conduisait dans le cabinet du docteur, tandis que la figure de l’enfant exprimait un sentiment de terreur trop vif pour qu’on pût croire qu’il n’avait pas d’autre cause que la présence d’un malade, quelque insolite que fût une apparition de ce genre.

Le jeune homme jeta les yeux du côté de la porte ; il tressaillit à l’aspect de la figure que rencontra son regard.

Devant lui était une femme d’une taille extraordinairement élevée ; ses vêtements étaient ceux d’une personne en grand deuil ; un châle noir cachait tout son buste, un voile épais de la même couleur couvrait sa figure. Elle restait dans une immobilité complète derrière la porte vitrée ; et, bien qu’aucun geste n’échappât à notre héros, il comprit que derrière ce voile des yeux perçants étaient fixés sur lui.

Surmontant un sentiment de surprise et de malaise, il s’avança vers la porte et la poussa. Cette porte s’ouvrait en dedans, de sorte que l’attitude de l’inconnue ne subit aucun changement.

— Est-ce vous qui désirez me consulter, madame ?

Une inclination de tête tint lieu de réponse affirmative.

— Veuillez entrer alors.

La femme au vêtement sombre fit un pas en avant, et, tournant la tête du côté de l’enfant, elle sembla hésiter.

— Sortez, Tom, dit le jeune médecin.

Tom, dont les yeux s’écarquillaient de surprise et de peur, ne se le fit pas dire deux fois.

— Fermez donc la porte ! lui cria son maître. Tom ferma la porte et se tapit derrière, l’œil et l’oreille aux aguets.

Approchant une chaise du feu, le médecin invita l’inconnue à s’asseoir. Elle avança avec lenteur, et le jeune homme observa que la boue et la pluie avaient souillé les vêtements lugubres de sa mystérieuse cliente.

— Vous avez bravé le mauvais temps, fit le docteur afin d’entamer une conversation dont le début lui semblait embarrassant.

— Oui, répondit l’inconnue d’une voix sombre et pénible qui révélait de cruelles souffrances.

— Êtes-vous donc bien malade ?

— C’est l’esprit, et non le corps, qui est cruellement affecté chez moi. Au reste, ce n’est point pour ce qui me regarde que je viens m’adresser à vous. Je réclame votre assistance pour un autre. Peut-être y a-t-il folie à vous demander le service que je sollicite ; mais, chaque nuit, durant de longues veilles passées dans les larmes, cette pensée ne m’a pas quittée un seul instant. Je prévois, hélas ! que nul secours humain ne peut lui être utile, et cependant je frémis, je me révolte à l’idée de le coucher à jamais dans un cercueil sans avoir cherché à m’assurer que tout espoir est perdu sans remède.

L’inconnue parlait avec une chaleur, une sincérité qui alla droit au cœur du médecin ; il était jeune, il débutait dans la carrière et n’avait pas eu le temps de contracter cette insensibilité qui étouffe toute émotion chez un praticien émérite, habitué à voir la douleur, à la palper sous toutes ses formes.

Il se leva avec précipitation.

— Si la personne dont vous parlez est dans une position aussi désespérée que vos paroles le donnent à supposer, il n’y a pas un instant à perdre. Je suis prêt à vous accompagner. Pourquoi n’avez-vous pas déjà réclamé quelques conseils ?

— Parce que tout secours eût été impossible plus tôt, parce qu’à présent même il n’y a moyen de rien faire, répliqua l’inconnue en joignant les mains avec un mouvement de désespoir.

Le docteur jeta les yeux dans la direction du voile noir, qui ne s’était point relevé ; il aurait voulu juger de l’expression des traits que cachait ce tissu ; mais l’épaisseur du fil déjouait toute observation.

— Vous êtes malade, à votre insu peut-être, reprit-il d’une voix affectueuse. La fièvre vous a donné la force de résister à de cruelles agitations, à de pénibles fatigues ; maintenant elle vous brûle. Buvez ceci, – Il remplit un verre d’eau » – calmez-vous pour un instant, dites-moi avec tout le sang-froid dont vous serez capable quelle est la nature du mal qu’éprouve la personne pour laquelle vous êtes si inquiète ; faites-moi savoir depuis combien de temps elle est malade. Aussitôt que j’aurai les renseignements qui me sont nécessaires pour que ma visite puisse produire quelques résultats favorables, je me tiendrai prêt à vous suivre.

L’inconnue porta le verre à ses lèvres sans lever son voile, et le replaça sur la cheminée sans y avoir touché ; puis elle éclata en sanglots.

— Je sais que mes paroles semblent dictées par le délire de la fièvre. On me l’a déjà dit, et avec moins de douceur que vous. Je ne suis pas jeune, monsieur, et plus ma vie approche de son terme, plus elle me devient chère et précieuse ; je sacrifierais cependant avec joie ce qui me reste d’années à demeurer en ce monde, si je pouvais, à ce prix, obtenir que les faits que je vous expose ne fussent pas de la plus rigoureuse exactitude, ajouta la pauvre femme, mais celui dont je parle sera demain hors de l’atteinte de tous les secours de l’art, je le sais, quelles que soient les illusions que je m’efforce d’entretenir à cet égard, et cependant, quoiqu’il soit en ce moment même presque entre les mains de la mort, vous ne pouvez le voir, il vous est impossible de l’assister en rien.

— Je craindrais d’augmenter votre douleur en discutant ce que vous m’annoncez, en vous pressant de questions sur un sujet que vous paraissez désireuse de cacher avec soin ; mais, permettez-moi de vous le dire, dans ce que vous me révélez, il est des circonstances d’une invraisemblance choquante, et inconciliables avec certains autres détails que vous m’apprenez en même temps. Il s’agit, d’après vous, d’une personne qui est mourante aujourd’hui, et que je ne peux voir, lorsque peut-être je serais à même de lui être utile ; vous craignez que demain matin il soit trop tard, et, toutefois ce n’est qu’en ce moment qu’il me sera permis d’approcher d’elle. Cette personne vous est bien chère ; vos paroles, votre agitation, tout annonce quelle inquiétude vous éprouvez à son égard. Pourquoi ne pas essayer alors de sauver sa vie avant qu’un retard funeste, avant que les progrès du mal aient rendu son état désespéré ?

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria l’inconnue en versant un torrent de larmes, comment puis-je espérer que des étrangers ajouteront foi à ce qui me semble incroyable à moi-même ? Vous ne voulez donc pas le voir, monsieur ? ajouta-t-elle en se levant brusquement.

— Je n’ai point dit que je refusais de le voir ; mais je vous préviens que, si vous persistez dans votre inexplicable retard, et si cette personne vient à mourir, une responsabilité terrible pèsera sur vous.

— Ce n’est pas sur moi que tombera cette responsabilité ! répondit l’étrangère avec amertume. Quant à ce qui me touche, il n’est aucun de mes actes dont je ne puisse répondre.

— Il est de mon devoir d’apporter les secours de mon art à quiconque les réclame. Je me conforme à ce que vous exigez, quelque étrange que semble la chose. Je verrai ce malade demain matin, si vous me laissez son adresse. À quelle heure pourrai-je me présenter auprès de lui ?

— À neuf heures.

— Vous voudrez bien m’excuser si je vous adresse de nouvelles questions, mais elles sont indispensables : est-il en ce moment confié à vos soins ?

— Il ne l’est pas.

— Vous ne pouvez point l’assister ? Les instructions que je vous donnerais pour le traitement à suivre durant le reste de la nuit seraient donc inutiles ?

— En ce moment je ne peux rien pour lui. Voyant qu’il n’y avait aucun renseignement positif à tirer de l’inconnue, et désireux de mettre un terme à cette scène affligeante, car la douleur de la dame mystérieuse, péniblement contenue d’abord, débordait de plus en plus, le jeune médecin réitéra sa promesse d’être exact le lendemain à l’heure indiquée. La dame en noir lui donna alors l’adresse d’une rue à peu près inconnue à Walworth, puis elle se retira en silence et disparut dans les ténèbres sans que le voile qui cachait ses traits se fût relevé.

On croira sans peine qu’une visite aussi extraordinaire produisit une impression profonde sur l’esprit du docteur ; il se livra, sur ce qui venait de se passer, à une fort longue et très-infructueuse méditation. Trop éclairé pour rien voir de surnaturel dans cet étrange concours de circonstances, il chercha en vain une explication plausible. S’agissait-il d’un assassinat médité pour la nuit même, et, d’abord complice du crime, l’inconnue avait-elle été saisie de remords, et cherchait-elle à empêcher l’accomplissement du forfait en amenant, en temps opportun, un homme de l’art au secours de la victime ? Mais choses semblables ne se passent point ainsi au milieu d’une grande ville. N’était-il pas plus vraisemblable qu’il avait reçu la visite d’une infortunée dont le cerveau était dérangé ? Cette incertitude empêcha le jeune docteur de fermer l’œil durant le reste de la nuit : il ne put un seul instant éloigner le voile noir toujours présent à son imagination troublée ; il attendit le jour avec impatience ; il lui tardait de savoir à quoi s’en tenir. À peine une clarté très-douteuse avait-elle, dans cette triste saison, éclairé les rues, qu’il se mit en marche et se dirigea vers Walworth.

Walworth, soit dit pour ceux qui sont peu au courant de la géographie de Londres, est un de ces nombreux villages qui forment une ceinture autour des flancs de l’immense métropole britannique, et qu’elle absorbe peu à peu à mesure que ses maisons envahissent la campagne. Aujourd’hui encore Walworth est un endroit d’assez mauvaise mine. On ne compte aucun banquier parmi ses habitants. Il y a une cinquantaine d’années, c’était un quartier perdu, affreux, un véritable coupe-gorge, où étaient dispersés quelques logis des plus misérables, peuplés de gens aux allures équivoques, trop pauvres pour demeurer en lieu honnête, ou ayant de bonnes raisons pour aimer à faire leur nid dans des coins écartés et solitaires. La police ne se hasardait guère dans ce dédale de repaires infectés de vagabonds, de voleurs, de receleurs, de faux monnayeurs et de cette lie de la population flétrie par le vice ou le crime.

Le médecin eut à s’orienter, non sans peine, à travers un labyrinthe de ruelles ou de sentiers défoncés par la pluie, convertis en cloaques boueux.

Quelques jardins mal cultivés, des emplacements vides entourés de palissades effondrées, pourries ou ébréchées, s’alignaient assez irrégulièrement à droite et à gauche. Des baraques de bois mal closes, des masures à l’aspect sinistre, étaient éparpillées çà et là.

Il fallait avoir une affaire bien urgente pour venir si loin dans une semblable agglomération de bouges.

Le docteur rencontra quelques individus déguenillés auxquels il dut s’adresser pour retrouver sa route, et, après avoir reçu force réponses contradictoires et insuffisantes, il toucha au but de ce pénible voyage de découverte.

Il se trouva enfin devant la maison que la dame en noir lui avait désignée. Cette maison, élevée d’un seul étage, n’avait été, depuis qu’elle était sortie de terre, l’objet d’aucune réparation ; il semblait qu’on voulût la laisser tomber peu à peu en ruines. Elle était isolée, flanquée d’un pré marécageux, et la porte en était fermée. Aux deux fenêtres du premier étage étaient appendus des rideaux fermés avec une minutieuse sollicitude, ce qui indiquait qu’on ne se souciait pas qu’un œil indiscret vînt pénétrer dans cette habitation sinistre. Du reste, aucun bruit ne sortait de l’intérieur ; rien n’indiquait qu’il y eût là-dedans âme qui vécût.

Le jeune homme se consulta un instant avant de soulever le marteau ; il regarda la maison ; elle lui sembla présenter la physionomie la plus repoussante que jamais assemblage de bois et de plâtre eût offert à la vue. Il savait combien dans une capitale il se trouve de mauvaises gens dont l’audace ne recule devant aucun attentat : les étouffeurs, les résurrectionnistes, n’avaient point encore atteint l’affreuse célébrité qui est devenue leur partage ; mais notre docteur avait fréquenté les hôpitaux : il savait que, pour se procurer ces cadavres que les Hippocrates anglais achètent fort cher et si mystérieusement, les misérables qui font le commerce de la chair morte n’hésitent pas toujours à se souiller d’un meurtre. Si jamais asile avait été préparé pour l’exercice des plus effroyables métiers, c’était, à coup sûr, celui qu’il avait sous les yeux. On ne pouvait mieux choisir.

Cependant l’incertitude de notre héros ne fut pas de longue durée ; il eût rougi de retourner lâchement sur ses pas, de lâcher pied devant un péril imaginaire peut-être. Une pluie glaciale tombait sur ses épaules ; il fallait prendre un parti, se décider promptement. Il se dirigea donc d’un pas ferme vers la porte et frappa doucement.

Quelques paroles furent aussitôt échangées à voix basse ; on eût dit qu’une personne recevait dans le corridor quelques instructions d’un autre individu arrêté sur l’escalier. Les verrous furent retirés avec précaution ; une clé tourna dans une forte serrure, et un homme de haute taille, de figure farouche, d’une pâleur de trépassé, l’œil hagard, les cheveux en désordre, les vêtements souillés, se montra sur le seuil, à mesure que la porte, tournant sans bruit sur ses gonds, livrait un étroit passage au nouveau venu.

— Donnez-vous la peine d’entrer, monsieur.

Le médecin fit quelques pas dans le corridor, et la porte fut très-exactement refermée derrière lui ; clé et verrous s’interposèrent derechef comme un obstacle contre une visite indiscrète.

— Voudriez-vous venir par ici ?

Et le docteur fut conduit vers un petit appartement situé à l’extrémité du corridor.

— Suis-je arrivé à temps ? demanda-t-il.

— Vous êtes arrivé trop tôt, lui répondit le personnage qui faisait les honneurs de cette triste demeure.

Un geste de surprise et d’effroi échappa au jeune homme ; l’individu de haute taille ne parut pas s’en être aperçu.

— Soyez assez bon pour rester ici, monsieur ; vous n’aurez pas longtemps à attendre, je vous le promets.

Et l’inconnu se retira en fermant la porte à clé.

Le médecin, resté seul, eut bientôt fait l’inventaire de l’appartement dans lequel il était emprisonné. Deux vieilles chaises boiteuses et une table brisée composaient tout le mobilier. Un amas de charbon brûlait lentement et comme à regret dans une petite cheminée ; l’humidité suintait le long des murailles complétement nues, et une seule croisée s’ouvrait sur une petite cour qui était couverte d’eau et ceinte d’un mur dont la couleur, d’un vert sale, faisait mal à voir. La plupart des carreaux de cette unique fenêtre n’existaient plus ; le verre avait été remplacé depuis longtemps par des morceaux de papier que le vent avait déchirés. Aucun son ne sortait du reste de cette demeure, et pendant un moment le docteur put se livrer à des réflexions assez peu rassurantes sur l’issue d’une aventure qui débutait aussi singulièrement. Il se demandait avec inquiétude dans quel but on l’avait enfermé. Mais il jugea d’ailleurs inutile d’appeler, d’essayer de sortir. Il comprit qu’il s’était livré et qu’il fallait attendre.

Un quart d’heure s’écoula ; la patience de notre Esculape touchait à son terme, lorsque le bruit d’une voiture lancée au grand trot vint frapper son oreille. Il entendit le véhicule s’arrêter devant la maison ; la porte s’ouvrit ; une conversation, dont le sens ne pouvait parvenir jusqu’à lui, s’engagea dans le corridor, suivie d’un bruit de pas, comme si deux ou trois hommes eussent gravi l’escalier en portant un fardeau. Une demi-minute après, ces personnages invisibles descendirent les marches et sortirent. La porte de la rue se referma derechef sur eux, avec tout son attirail de verrous et de clés.

Le silence se rétablit enfin.

Étourdi par un enchaînement de circonstances aussi mystérieuses et qu’il n’essayait plus de s’expliquer, notre docteur restait sans mouvement et sans voix devant le feu, qui s’était éteint. Bientôt la porte du misérable appartement où il était détenu fut ouverte, et il vit devant lui cette même femme qui, la veille au soir, était venue lui rendre visite. Elle avait encore le visage couvert de son voile noir. Des sanglots déchirants s’échappaient de sa poitrine. Elle ne prononça pas un seul mot, mais elle fit au docteur un geste pour qu’il eût à la suivre. Il obéit, et, montant l’escalier délabré, il entra dans une chambre à peu près dégarnie de meubles. Dans un coin se trouvait un mauvais lit de camp. Des rideaux d’une étoffe grossière, déployés devant les croisées, faisaient régner dans cette pièce une obscurité presque complète ; et, tandis que le regard du médecin cherchait à distinguer les objets, la femme courut près du lit et se jeta à genoux.

Le docteur s’aperçut alors qu’un homme, enveloppé dans une couverture, était étendu sur ce lit. Il était complétement immobile ; la tête et la figure étaient découvertes ; un bandage passait au-dessous du menton et venait se nouer au-dessus de la nuque ; les yeux étaient fermés, le bras gauche pendait jusqu’à terre.

Écartant doucement l’inconnue, le jeune médecin prit la main de ce malheureux et la laissa retomber aussitôt, comme si eût touché un fer brûlant.

— Grand Dieu ! s’écria-t-il, cet homme est mort !

— Oh ! non, il ne l’est pas ! repartit la dame noire en se levant brusquement et en se tordant les mains ; ne dites pas qu’il est mort, je ne peux me faire à cette idée ! Combien n’y a-t-il pas eu de gens qui ont été rappelés à la vie lorsqu’on les croyait perdus sans ressource ! combien d’autres auraient été sauvés si des moyens opportuns avaient été employés en temps utile ! Tâchez, monsieur, de faire quelque chose pour lui ; employez tous vos efforts ; rien n’est désespéré. Peut-être, en ce moment même, la vie l’abandonne-t-elle. Hâtez-vous, au nom du ciel, hâtez-vous, soyez son sauveur et le mien !

Et la malheureuse frottait avec empressement les tempes, la poitrine de celui qui gisait devant elle ; elle frappait dans ses mains, mais ces mains, roidies par le froid aussitôt qu’elle ne les souleva plus, retombèrent pesamment.

— Tout est inutile, dit le médecin d’une voix péniblement affectée. Cependant, ouvrez les rideaux.

— Pourquoi ? s’écria l’inconnue en tressaillant.

— Ouvrez les rideaux, vous dis-je, je vous l’ordonne ! répondit le docteur avec fermeté.

— J’ai voulu que cette chambre restât obscure, répliqua la femme en se précipitant au-devant du médecin pour l’empêcher de se jeter lui-même vers la croisée. Ayez pitié de moi. Si c’est un cadavre qui est là sur ce lit, que du moins mes yeux soient les seuls à le voir !

— La mort de cet homme n’a pas été naturelle ! s’écria le médecin, qui, s’élançant vers la croisée, écarta vivement le rideau.

L’inconnue essaya vainement de le retenir ; son voile tomba, et livra aux regards la figure d’une femme âgée de cinquante ans environ qui avait été belle, mais que les larmes, les privations, les chagrins de toute espèce, avaient brisée et vieillie de bonne heure. Un tremblement nerveux agitait les lèvres et un feu sombre brillait dans les yeux de cette infortunée.

— Il y a eu violence ! fit le médecin en montrant le cadavre et en attachant sur cette femme un regard scrutateur.

— Oui, répondit-elle d’une voix sourde.

— Cet homme a été la victime d’un meurtre !

— D’un meurtre barbare, atroce ! j’en prends Dieu à témoin.

— Et le coupable, quel est-il ? s’écria le docteur en saisissant l’inconnue par le bras.

— Regardez d’abord, et demandez-le ensuite.

Le jeune homme se pencha vers le cadavre, qui se trouvait alors exposé au grand jour. La face était enflée et les veines injectées d’un sang noir ; les yeux sortaient de leur orbite ; la langue se montrait entre deux lèvres souillées d’écume. Un cercle d’un bleu livide se dessinait autour du cou. La vérité se révéla aussitôt.

— Cet homme est un des condamnés à mort qui ont été pendus ce matin ! s’écria le docteur, qui s’éloigna du lit en frémissant.

— C’est cela même, répondit l’inconnue d’une voix mourante.

— Qui donc était cet homme ?

— Mon fils, hélas !

Et la malheureuse mère tomba sans connaissance sur le parquet.

L’histoire de cette infortunée était d’ailleurs bien simple. Restée veuve, sans amis, sans fortune, avec un fils unique, elle l’avait élevé de son mieux, et s’était pour lui condamnée aux plus rudes privations.

L’ingrat, entraîné par la mauvaise compagnie, avait sans peine franchi la barrière qui sépare le vice du crime, et venait de périr de la main du bourreau. Sa mère, soutenue jusqu’au dernier instant par le chimérique espoir de le sauver, devint folle lorsqu’elle reconnut qu’il n’y avait plus aucun espoir. En vain avait-elle fait réclamer le corps aussitôt qu’il avait été possible de l’enlever à la potence, en vain l’avait-elle caché dans un asile secret, la corde n’avait que trop bien rempli son cruel office.

Le jeune docteur n’oublia pas cette femme si cruellement frappée ; il la fit recevoir dans un hospice, lui rendit de fréquentes visites, veilla à ce qu’elle fût traitée avec un soin particulier, et n’épargna rien pour adoucir son sort. Elle eut du moins le bonheur de ne pas recouvrer la raison, car elle n’aurait que trop senti toute l’étendue d’une douleur que rien ne pouvait adoucir.

Le docteur est devenu célèbre ; la voix publique le place au premier rang des successeurs de Gallien et de Boerhaave ; de tous les côtés on réclame ses soins ; les journées, fussent-elles de soixante-douze heures, ne seraient pas assez longues pour lui permettre de faire la moitié des visites notées sur le carnet de son secrétaire ; les guinées s’amoncellent chez lui en piles chatoyantes, sa poitrine est décorée de divers ordres ; et pourtant, au milieu des honneurs, des richesses, des occupations qui absorbent sa vie, il lui arrive souvent de se souvenir de sa première visite, et il frémit toujours à l’aspect d’un voile noir.

FIN

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Septembre 2022

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[1] La fête du 5 novembre a été instituée pour célébrer la découverte de la célèbre Conspiration des Poudres, tramée par Guy-Fawkes et le parti papiste, pour faire sauter le Parlement. On porte dans les rues de Londres des mannequins représentant les conspirateurs, puis on les brûle sur la place publique. (Note du traducteur.)

 

[2] « Chops et steaks » sont presque des synonymes dans la gastronomie anglaise, pour signifier des côtelettes de mouton et des tranches de bœuf. On dit Chophouse, une maison à côtelettes ; beefsteak est devenu un mot européen de la langue culinaire.

 

[3] Chanson très-populaire en Angleterre, et dans toutes les possessions anglaises aux États-Unis.