Lloyd C. Douglas

(1877-1951)

 

 

 

LA TUNIQUE

 

 

 

(1942)

 

 

 

 

 

 

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Table des matières

 

I. 4

II. 34

III. 58

IV.. 81

V.. 95

VI. 115

VII. 148

VIII. 172

IX.. 195

X.. 229

XI. 249

XII. 273

XIII. 292

XIV.. 308

XV.. 340

XVI. 364

XVII. 390

XVIII. 421

XIX.. 441

XX.. 483

XXI. 530

XXII. 553

XXIII. 591

XXIV.. 621

XXV.. 663

À propos de cette édition électronique. 694

 

I

Elle n’avait que quinze ans, et, tout occupée à grandir, Lucia ne donnait que de fugitifs instants à la réflexion ; pourtant, ce matin-là, elle sentait tout le poids de sa responsabilité.

 

Le soir précédent, sa mère, qui ne parlait guère de choses plus compliquées que des avantages de mains propres et d’un cœur pur, avait envisagé dans l’intimité les suites possibles des téméraires observations faites la veille par son père au Sénat. Flattée par cette confiance, Lucia avait déclaré avec assurance que le prince Gaïus n’y avait certainement pas pris garde.

 

Cependant, après s’être couchée, Lucia avait commencé à s’inquiéter. Gaïus pouvait évidemment fermer les yeux sur les remarques virulentes de son père au sujet des extravagances et des abus du gouvernement à condition qu’il n’eût aucun grief contre la famille Gallio. Mais un grief existait, dont personne ne savait rien, excepté elle-même… et Diana. Il leur faudrait à tous une grande prudence pour ne pas s’attirer de sérieux ennuis.

 

Les oiseaux l’avaient réveillée de bonne heure. Elle n’était pas encore accoutumée à leurs pépiements car ils étaient revenus beaucoup plus tôt que d’habitude, le printemps ayant débarqué avant la fin du bail de février. À son réveil, Lucia avait retrouvé, encore présent comme un mal de dents, le souci qui l’avait suivie dans son lit.

 

Elle s’habilla sans bruit pour ne pas déranger Tertia, qui dormait profondément au fond de l’alcôve et qui serait bien surprise de trouver vide la couche de sa maîtresse. Puis elle glissa doucement hors de la chambre jusqu’au long corridor aboutissant au large escalier qui descendait vers le hall spacieux, et sortit sur le vaste péristyle où elle s’arrêta, abritant ses yeux du soleil.

 

Depuis une année, Lucia avait pris conscience de son importance, mais, sur ce grand dallage, elle se sentait encore très petite. Tout, dans cet immense péristyle, y contribuait : les hautes colonnes de marbre, les imposantes statues, silencieuses et dignes, le puissant jet d’eau du jardin. L’âge n’y faisait rien, ici elle restait l’enfant d’autrefois.

 

Et comment se sentir une grande personne quand, poursuivant son chemin sur le sol dallé, elle passa devant Servius, dont le visage était aussi bronzé et sillonné de rides qu’au temps où Lucia marchait à peine ? Répondant par un geste de la main et un sourire au grave salut de l’esclave, elle se dirigea vers la pergola couverte de vigne à l’autre bout du rectangle.

 

Là, les bras croisés sur la balustrade de marbre dominant les jardins en terrasses et offrant une vue magnifique sur la ville et le fleuve, Lucia s’efforça de décider si elle parlerait à son frère. Marcellus se mettrait en colère, naturellement, et, s’il prenait le parti d’agir, les choses n’en iraient probablement que plus mal ; cependant, quelqu’un de la famille devait être mis au courant de ce que Gaïus pensait d’eux, avant de courir de nouveaux risques. Elle ne trouverait sans doute pas l’occasion de parler à son frère avant midi, car Marcellus avait passé la nuit au banquet des tribuns militaires et ne se lèverait pas avant le milieu de la journée. Il fallait pourtant vite arriver à une décision. Si seulement elle en avait parlé à Marcellus l’été dernier, au moment où c’était arrivé !

 

Un bruit de sandales la fit se retourner. Décimus, le maître d’hôtel, s’approchait, suivi des jumelles macédoniennes qui soutenaient les plateaux d’argent sur la paume de leurs mains levées. Décimus s’inclina profondément et s’informa si sa maîtresse désirait être servie sur place.

 

– Mais oui, pourquoi pas ? dit Lucia d’un air absent.

 

Décimus cria ses ordres aux jumelles, qui préparèrent en hâte la table, tandis que Lucia suivait des yeux leurs mouvements gracieux avec la curiosité qu’elle aurait eue pour le jeu de deux jeunes chiens. Elles étaient mignonnes, un peu plus âgées qu’elle-même mais pas aussi grandes ; adroites, souples et aussi semblables que deux gouttes d’eau. C’était la première fois que Lucia les voyait faire leur service, car il n’y avait qu’une semaine qu’elles avaient été achetées. Décimus, qui les avait stylées, les jugeait sans doute aptes à entrer en fonctions. Ce serait intéressant de les observer, car, aux dires de son père, elles avaient été élevées dans le luxe et c’était probablement la première fois qu’elles servaient à table. Sans un regard pour la jeune fille, elles vaquaient à leur besogne rapidement et sans bruit. Toutes deux étaient très pâles, remarqua Lucia, sans doute à cause de leur longue captivité dans le vaisseau qui les avait amenées.

 

La possession d’esclaves de prix était une des marottes et la principale extravagance de son père. Les Gallio n’avaient pas un nombreux personnel ; n’était-ce pas vulgaire et dangereux de s’entourer d’une masse de serviteurs n’ayant rien d’autre à faire que de manger, bouder et conspirer ? Le chef de famille choisissait ses esclaves avec le même soin qu’il apportait à l’achat d’une belle statue ou de quelque autre objet d’art. Les ventes publiques ne l’intéressaient pas, mais lorsqu’une expédition militaire revenait d’un pays civilisé en ramenant des captifs de haut rang, les officiers supérieurs en avertissaient quelques-uns de leurs amis les mieux placés. Son père descendait alors au port, la veille du jour de vente, examinait les captifs, s’informait de leur histoire, les questionnait, et s’il trouvait un beau spécimen qui pût lui convenir, il faisait une offre. Il ne disait jamais à personne combien il payait ses esclaves ; il était néanmoins facile de juger que son choix ne s’embarrassait d’aucun principe d’économie.

 

La plupart des connaissances de Lucia avaient constamment des ennuis avec leurs esclaves ; elles passaient leur temps à en acheter, à les revendre ou à les échanger. Au contraire, il était rare que son père se débarrassât de l’un des siens ; cela ne lui arrivait qu’à la suite de quelque acte de brutalité. Ainsi, l’année précédente, ils avaient perdu une excellente cuisinière : Minna s’était montrée dure et cruelle envers les aides de cuisine ; quoiqu’on lui eût adressé plusieurs avertissements, elle s’était laissée aller un jour à frapper Tertia. Lucia se demanda tout à coup où Minna se trouvait maintenant. Comme elle savait bien faire les pains d’épices !

 

Son père était un excellent juge en matière d’hommes. À vrai dire, les esclaves ne sont pas des hommes ; pourtant quelques-uns le sont presque, Démétrius, par exemple, qui juste en ce moment passait entre les colonnes de son pas long et mesuré. Père avait acheté Démétrius six ans auparavant et l’avait offert à Marcellus à l’occasion de son dix-septième anniversaire. Quel beau jour cela avait été ! Tous leurs amis s’étaient assemblés dans le Forum pour assister à la cérémonie : Cornélius Capito et père avaient prononcé des discours, puis Marcellus, le visage rasé pour la première fois de sa vie, s’était avancé pour recevoir la toge blanche. Lucia était si fière que les battements de son cœur l’avaient à moitié étouffée, bien qu’elle n’eût que neuf ans et ne pût comprendre grand’chose à la cérémonie ; elle savait seulement que Marcellus était censé agir maintenant en homme ; cependant il arrivait à celui-ci de l’oublier quand Démétrius n’était pas auprès de lui.

 

Lucia sourit en songeant aux deux jeunes gens ; Démétrius, de deux ans plus âgé que Marcellus, toujours grave et respectueux, ne sortant jamais de son rôle d’esclave ; Marcellus, essayant d’être digne, mais oubliant parfois qu’il était le maître et agissant follement en ami intime. C’était souvent très drôle et Lucia aimait à les observer à ces moments-là. Il en était souvent de même entre elle et Tertia, et pourtant il lui semblait que le cas était différent.

 

Démétrius venait de Corinthe où son père, un riche armateur, avait pris une part trop active à la politique d’opposition. Tout était arrivé à la fois dans leur famille. Le père avait été exécuté, les deux aînés donnés au nouveau légat d’Achaïe et la mère s’était suicidée ; Démétrius, un grand et bel athlète, avait été amené à Rome sous bonne escorte, car il était précieux et violent.

 

Lucia se souvenait fort bien de ce qu’avait dit son père en rentrant le jour où il avait acheté Démétrius.

 

– Il faudra le traiter avec ménagement pour commencer. Il a été très maltraité. Le surveillant m’a même recommandé de mettre un poignard sous mon oreiller.

 

Et comme sa mère s’effrayait du danger que courait son fils :

 

– C’est l’affaire de Marcellus, avait répondu son père. Il faudra qu’il cherche à se l’attacher. Démétrius ne demande qu’à être traité avec justice ; il ne s’attend pas à être cajolé. Il est esclave, il en souffre, mais il obéira à une discipline raisonnable.

 

Le chef de famille avait ensuite raconté ce qui venait de se passer. Sitôt le marché conclu, il était allé chercher lui-même le jeune homme dans son étroite cellule et l’avait délivré de ses chaînes, très doucement car il avait les poignets meurtris et ensanglantés. Puis, au lieu de le ramener avec lui dans son char, comme un prisonnier, il lui avait indiqué le chemin de la villa et lui avait donné l’ordre de s’y rendre de son côté.

 

Sa mère avait trouvé très imprudente cette manière d’agir.

 

– Je crains bien que tu ne le revoies jamais, disait-elle juste au moment où Marcipor ouvrait la porte pour annoncer l’arrivée du jeune Corinthien.

 

– Très bien, avait dit joyeusement son père. C’est un esclave que j’ai acheté ce matin. Nourris-le bien ; mais procure-lui d’abord un bain et des vêtements propres ; il a été enfermé pendant longtemps.

 

– Le Grec s’est déjà baigné, maître, avait répondu Marcipor.

 

– Tant mieux ; tu as bien fait.

 

– Je n’y suis pour rien, avait avoué Marcipor. Je surveillais, dans le jardin du bas, la construction de la nouvelle roseraie lorsque le Grec est apparu. Après m’avoir dit qu’il appartenait à la maison, il a aperçu le bassin…

 

– Tu ne vas pas me dire, s’était écriée sa mère avec indignation, qu’il a osé se servir de notre bassin !

 

Et Marcipor de répondre :

 

– J’en suis désolé, mais c’est arrivé si vite que je n’ai pas pu l’empêcher. Le Grec s’est élancé, en ôtant ses habits, et a plongé. Je regrette cet incident. Le bassin sera vidé et entièrement nettoyé.

 

– Très bien, Marcipor, avait dit père. Ne lui fais pas de reproches ; avertis-le seulement pour que cela ne se reproduise pas.

 

Et père s’était mis à rire après le départ de Marcipor.

 

Ce dernier n’avait certainement pas été sévère avec Démétrius, songea Lucia ; il le traitait au contraire comme son propre fils. Leur attachement était si visible que des esclaves nouveaux venus croyaient à une parenté entre les deux hommes.

 

*

* *

 

Démétrius réapparut à ce moment et s’avança vers la pergola. Lucia se demanda ce qui l’amenait. Il était maintenant debout devant elle, attendant qu’elle lui fît signe de parler.

 

– Qu’y a-t-il, Démétrius ?

 

– Le tribun présente à sa sœur ses vœux de bonheur et de santé, et demande la permission de déjeuner avec elle.

 

Le visage de Lucia s’éclaira ; puis, de nouveau grave, elle répondit :

 

– Informe ton maître que sa sœur en sera très heureuse, et dis-lui que le déjeuner sera servi sous la pergola.

 

Après que Démétrius se fut incliné profondément pour prendre congé, Lucia passa devant lui et fit quelques pas sur le sol pavé. Il la suivait à distance. Lorsqu’ils furent hors d’écoute, elle s’arrêta et lui fit face.

 

– Comment se fait-il qu’il se soit levé si tôt ? demanda-t-elle sans ambages. N’est-il pas allé au banquet ?

 

– Le tribun y était présent, répondit Démétrius avec respect. C’est de cela, peut-être, qu’il est impatient de parler.

 

– Ne va pas me dire qu’il s’est attiré des ennuis, Démétrius !

 

Elle le regarda dans les yeux, mais il évita son regard.

 

– Si tel est le cas, répondit-il avec prudence, le tribun désire sans doute en parler sans l’assistance de son esclave. Puis-je me retirer ?

 

– Tu étais présent, n’est-ce pas ?

 

Et comme Démétrius s’inclinait affirmativement, elle demanda :

 

– Le prince Gaïus était-il là ?

 

Démétrius s’inclina de nouveau, et elle poursuivit en hésitant :

 

– Est-ce qu’il… Est-ce que tu as eu l’occasion de remarquer si le prince était de bonne humeur ?

 

– De très bonne humeur, répondit Démétrius, jusqu’au moment où il s’est mis à dormir.

 

– Ivre, fit Lucia en fronçant son petit nez.

 

– C’est possible. Mais ce n’est pas à moi à le dire.

 

– Le prince semblait-il amical envers mon frère ? insista Lucia.

 

– Pas plus que d’habitude.

 

Lucia soupira et secoua ses boucles brunes en faisant la moue.

 

– Tu es souvent très agaçant, Démétrius.

 

– Je le sais, avoua-t-il avec calme. Puis-je m’en aller, à présent ? Mon maître…

 

– Va, dépêche-toi ! coupa Lucia.

 

Elle fit demi-tour et revint d’un pas décidé vers la pergola. Il devait être arrivé quelque chose, la veille au soir, sinon Démétrius n’aurait pas pris cette attitude glaciale.

 

S’apercevant que sa jeune maîtresse était mécontente, Décimus s’éloigna prudemment. Les jumelles, qui avaient fini de mettre le couvert, se tenaient côte à côte, attendant les ordres. Lucia s’avança au-devant d’elles.

 

– Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle.

 

– Je suis Hélène, balbutia l’une d’elles nerveusement. Ma sœur s’appelle Nesta.

 

– Elle ne sait pas parler ?

 

– Pardon… elle a peur.

 

Les yeux aux longs cils s’agrandirent d’appréhension comme Lucia s’approchait. Elle mit ses mains sous le menton des jeunes filles, leur leva la tête, et dit en souriant :

 

– N’ayez pas peur. Je ne veux pas vous manger.

 

Elle joua un instant avec les petites boucles serrées qui s’échappaient du bonnet d’Hélène, puis, se tournant vers Nesta, elle défit et renoua avec soin sa large ceinture. Les yeux des deux sœurs s’embuèrent et Nesta essuya une grosse larme du revers de sa main.

 

– Allons, allons, fit doucement Lucia. Ne pleurez pas. Personne ne vous fera de mal, ici.

 

Elle abandonna subitement son ton caressant, se redressa, et déclara fièrement :

 

– Vous appartenez au sénateur Marcus Lucan Gallio ! Il vous a achetées un bon prix parce que vous avez de la valeur ; et à cause de cela, on ne vous maltraitera pas… Décimus ! appela-t-elle, veille à donner de nouvelles tuniques à ces jolies petites ; des blanches avec un galon corail.

 

Elle prit l’une après l’autre leurs mains et les examina d’un air critique.

 

– Elles sont propres, fit-elle à mi-voix, et belles aussi. C’est très bien.

 

Puis se tournant vers Décimus :

 

– Tu peux te retirer, et emmène les jumelles. Qu’elles fassent le service. Mon frère déjeune avec moi. Tu n’as pas besoin de revenir.

 

Lucia n’aimait pas beaucoup Décimus ; elle n’avait aucune raison de se plaindre de lui, car il était un parfait domestique ; presque trop déférent, d’une déférence glaciale qui ressemblait à de la mauvaise humeur. Lucia avait remarqué que les esclaves importés étaient plus agréables que les natifs. Décimus, né à Rome, était à leur service depuis aussi longtemps qu’elle pouvait se souvenir. Il avait un poste de confiance : c’est lui qui s’occupait de l’approvisionnement, discutait personnellement avec les marchands, allait trouver les caravanes étrangères apportant les épices des pays lointains. C’était un personnage d’importance, connaissant son affaire et se comportant avec dignité, mais il était toujours resté un étranger.

 

Le bon vieux Marcipor était tout différent : très gentil et tout aussi fidèle. Marcipor gérait les affaires de la famille depuis si longtemps qu’il en savait probablement sur leur fortune plus long que père lui-même.

 

Décimus s’inclina gravement et, obéissant à l’ordre de Lucia, se dirigea du côté de la maison avec une raideur qui trahissait sa réprobation pour cet écart de discipline. Les jeunes Macédoniennes s’éloignèrent en sautillant, la main dans la main, sans attendre la permission. Lucia les rappela à l’ordre.

 

– Venez ici ! dit-elle sévèrement.

 

Elle obéirent sans élan et revinrent toutes penaudes.

 

– Attention ! Vous ne devez pas vous amuser quand vous faites votre service.

 

Elles relevèrent timidement leurs longs cils ; un sourire qui jouait sur les lèvres de Lucia rendit la gaîté à leur regard.

 

– Allez, maintenant, reprit-elle brusquement.

 

S’allongeant sur le grand banc de marbre à côté de la table, elle suivit des yeux les deux jumelles qui, à quelques mètres derrière Décimus, marchaient cette fois le dos droit et raide, accentuant chaque pas d’un balancement de leur tête, imitant à la perfection la démarche du solennel maître d’hôtel. « Les petites coquines ! murmura-t-elle. Elles mériteraient d’être fouettées. » Puis, subitement grave, elle se mit à réfléchir. Marcellus allait venir. Que devait-elle raconter à ce frère adoré de son aventure désagréable avec Gaïus ? Tout d’abord il fallait découvrir ce qui s’était passé au banquet des tribuns.

 

*

* *

 

– Bonjour, chère enfant !

 

Marcellus lui renversa la tête en arrière, l’embrassa bruyamment entre les deux yeux et lui ébouriffa les cheveux tandis que Bambo, le grand chien berger noir, pressait son museau contre elle et agitait frénétiquement la queue.

 

– Assez ! assez ! s’écria Lucia en les repoussant. Tu es bien matinal, tribun Marcellus Lucan Gallio ! Je croyais que tu étais allé à une fête cette nuit ?

 

– Ah ! petite sœur, quelle fête ! (Marcellus tâta sa tête, aux cheveux courts et bouclés, et fit la grimace.) Tu as de la chance de ne pas être tribun. Quelle nuit !

 

– Une nuit bien arrosée, à en juger par tes yeux bouffis. Raconte-moi ce qui s’est passé… si tu t’en souviens !

 

Lucia chassa du pied Bambo, installé sur le banc de marbre, et son frère s’assit confortablement à côté d’elle.

 

– J’ai bien peur d’avoir jeté la disgrâce sur la famille. Les dieux seuls savent ce qui en résultera. Le prince n’était pas en état de comprendre, mais quelqu’un se chargera bien de le lui dire avant la fin de la journée.

 

Lucia se pencha anxieusement en avant, posa la main sur le genou de Marcellus et examina ses yeux assombris.

 

– Gaïus ? interrogea-t-elle dans un murmure effrayé. Qu’est-il arrivé ?

 

– Un poème, une ennuyeuse et stupide ode, écrite pour l’occasion par le vieux sénateur Tuscus, qui, ayant atteint la période de la sénilité où le temps et l’éternité se confondent…

 

– On dirait que tu y es aussi arrivé, interrompit Lucia. Allons, dis vite.

 

– Ne me bouscule pas, jeune impatiente, soupira Marcellus. Je suis très fragile. Je disais donc que cette interminable ode, conçue par le vieux Tuscus pour se rendre important, était lue par son fils Antonius ; un poème dithyrambique à l’adresse de notre glorieux prince.

 

– Il a dû être charmé, et vous avez tous applaudi.

 

– J’y arrive, dit Marcellus d’une voix pâteuse. Durant des heures cela n’avait été qu’une suite de plats copieusement arrosés, accompagnés de musique d’orchestre entremêlée de chœurs grecs – excellents – et de tours de magie – déplorables. Des discours et un combat de lutte aussi, je crois. La nuit était fort avancée. Bien avant qu’Antonius prît la parole, si nous avions été libres de faire ce que nous voulions, nous nous serions tous étendus sur nos couches confortables et aurions dormi. Le galant Tullus était assis en face de moi, dormant avec la sérénité d’un enfant.

 

– Et c’est à ce moment qu’il y a eu l’ode, dit Lucia pour engager son frère à continuer.

 

– Oui, c’est alors qu’il y a eu l’ode. À mesure qu’Antonius rabâchait, sa voix me paraissait s’éloigner, ses traits s’estompaient et mes paupières s’alourdissaient…

 

– Marcellus ! s’écria Lucia. Au nom des dieux immortels, continue donc.

 

– Calme-toi, impétueuse enfant. Je ne puis penser vite, aujourd’hui. Il me semble que je serai ennuyeux pour le reste de mes jours. Cette ode est contagieuse, je le crains. Bref… cette tirade durait depuis une éternité, je me suis soudain réveillé, et j’ai contemplé mes distingués compagnons, paisiblement endormis, sauf quelques-uns, à la table d’honneur, dont les sourires se figeaient sur leurs dents serrées, et le jeune frère d’Antonius, l’insupportable Quintus. Je ne puis souffrir cet arrogant avorton, et il sait que je le méprise.

 

– Et Gaïus ! cria Lucia. Je veux savoir ce que tu as fait pour offenser Gaïus !

 

Marcellus fut pris de fou-rire.

 

– Si notre glorieux prince avait été simplement endormi, décemment, avec son double menton sur sa poitrine, ton pauvre frère aurait pu le supporter. Mais il avait permis à sa tête de se renverser en arrière. Sa bouche était ouverte. La langue en sortait peu élégamment, et son nez en pomme de terre frémissait à chaque ronflement sonore.

 

– C’est révoltant !

 

– Le mot est faible, petite sœur. Tu devrais faire plus attention à la valeur des termes. Et voilà… au moment fatal où Antonius atteignait l’apogée de l’ode de son père avec « Gaïus, fontaine de science !… Gaïus aux yeux divins !… » j’ai senti que cela venait, à peu près comme un éternuement irrépressible ; j’ai soudain éclaté de rire. Sans me cacher dans mes mains, ah ! non. J’ai renversé la tête en arrière et j’ai ri à gorge déployée, sans me gêner.

 

À ce souvenir, Marcellus partit de plus belle en un rire incontrôlable.

 

– Crois-moi, j’ai réveillé tout le monde sauf Gaïus.

 

– Marcellus !

 

Soudain calmé par le ton alarmé de sa sœur, il la regarda et la vit pâle et troublée.

 

– Qu’y a-t-il, Lucia ? Es-tu malade ?

 

– J’ai peur, murmura-t-elle.

 

Il l’entoura de son bras et elle appuya sa tête contre l’épaule de son frère.

 

– Allons, allons ! dit-il. Nous n’avons rien à craindre, Lucia. J’ai été stupide de t’alarmer. J’ai cru que cela t’amuserait. Gaïus sera fâché quand il l’apprendra, naturellement ; mais il ne s’aventurera pas à punir le fils de Marcus Lucan Gallio !

 

– Mais ne sais-tu pas que c’est justement hier que père l’a ouvertement critiqué au Sénat ?

 

– Bien sûr ! mais le paternel est assez fort pour prendre soin de lui, déclara Marcellus.

 

Il y eut un long silence. Le corps de Lucia tremblait.

 

– S’il n’y avait que cela ! dit-elle enfin. Ce serait peut-être sans importance. Mais, maintenant tu l’as offensé. Et il était déjà fâché contre moi.

 

– Contre toi ?

 

Marcellus la prit par les épaules et la regarda au fond des yeux.

 

– Pourquoi donc Gaïus serait-il fâché contre toi ?

 

– Te souviens-tu que l’été dernier, j’ai été invitée avec Diana et sa mère au palais de Capri, et que Gaïus est venu rendre visite à l’empereur ?

 

– Oui, eh bien ! Qu’a-t-il dit ? Qu’a-t-il fait ?

 

– Il a essayé de me faire la cour.

 

– L’animal ! s’écria Marcellus en sautant sur ses pieds. Je vais lui arracher sa langue immonde ! Je lui sortirai les yeux avec mes pouces ! Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?

 

– Tu viens d’en donner la raison, dit Lucia tristement. Je craignais ces violences. Si mon frère était un homme prudent et pondéré, je le lui aurais peut-être tout de suite confié. Seulement mon frère est aussi téméraire que brave. Maintenant que je le lui ai dit, il veut tuer Gaïus ; et ce frère que j’aime tendrement sera mis à mort, ainsi que mon père. Ma mère sera bannie ou emprisonnée, et…

 

– Qu’en pense notre mère ? interrompit Marcellus.

 

– Je ne lui ai rien dit.

 

– Pourquoi pas ? Tu aurais dû, immédiatement !

 

– Pour qu’elle le dise à père ? Cela aurait été aussi dangereux que de le dire à mon frère.

 

– Tu aurais dû te plaindre à l’empereur. Tibère n’est pas un parangon de vertu, mais il s’en serait occupé. Il n’aime pas beaucoup Gaïus.

 

– Allons donc ! Ce vieillard à moitié fou ? Il aurait probablement piqué une de ses rages coutumières et invectivé Gaïus devant tout le monde ; puis il se serait calmé et aurait oublié toute l’affaire. Mais Gaïus, lui, ne l’aurait pas oubliée. Non, je n’ai rien dit à personne… sauf à Diana.

 

– Diana ! Si tu trouvais ton secret dangereux, pourquoi le confier à cette petite fille ?

 

– Parce qu’elle aussi avait peur du prince et comprenait pourquoi je ne voulais pas rester seule avec lui. Et Diana n’est pas du tout un bébé, Marcellus. Elle a bientôt seize ans. Et, permets-moi de te dire, je trouve que tu devrais cesser de lui ébouriffer les cheveux et de la chatouiller sous le menton lorsqu’elle vient me rendre visite, comme si elle avait cinq ans.

 

– Je suis navré ! Je ne croyais pas qu’elle prendrait ombrage de mes familiarités. Pour moi elle est une enfant, comme toi.

 

– Eh bien, il est temps que tu comprennes que Diana est une jeune fille. Ce ne sont pas tant tes familiarités qui lui déplaisent que ta façon de ne jamais la prendre au sérieux.

 

– Je ne croyais pas Diana aussi susceptible, bougonna Marcellus. Quand quelque chose lui déplaît, elle sait le dire d’habitude. Elle a même été assez audacieuse pour demander qu’on change son nom.

 

– Elle détestait s’appeler Asinia. Diana est un bien plus joli nom, ne trouves-tu pas ?

 

– Peut-être bien, dit Marcellus en haussant les épaules. C’est le nom d’une stupide déesse. Le nom d’Asinius est noble, il signifie quelque chose !

 

– Que tu es ennuyeux, Marcellus ! interrompit Lucia. Je veux dire que Diana aurait probablement beaucoup de plaisir à ce que tu l’appelles par les petits noms que tu lui donnes… si…

 

Marcellus se redressa pour examiner sa sœur avec un subit intérêt.

 

– Veux-tu par hasard me suggérer que cette gamine se croit amoureuse de moi ?

 

– Parfaitement ! Et tu es bien bête de ne pas l’avoir remarqué ! Reprends tes esprits. On vient avec notre déjeuner.

 

Marcellus jeta un regard distrait vers la maison ; il tressaillit et fronça les sourcils ; puis il se frotta les yeux et regarda de nouveau. Lucia eut un sourire malicieux.

 

– Eh bien vrai ! petite sœur, grogna-t-il, ça va plus mal que je ne croyais.

 

– Ce n’est rien, mon frère, dit-elle en riant. Il y en a vraiment deux.

 

– Ah ! tu me soulages ! Sont-elles aussi intelligentes que belles ? demanda-t-il comme les jumelles s’approchaient.

 

– Il est trop tôt pour en juger. C’est le premier jour qu’elles font le service. Ne les effraie pas, Marcellus. Elles ont déjà bien assez peur comme ça. Elles n’ont encore jamais travaillé… Ici, Bambo, coucher !

 

Roses d’embarras, les petites Macédoniennes se mirent à décharger leurs plateaux d’argent.

 

– Elles sont mignonnes, dit à mi-voix Marcellus. Où père les a-t-il dénichées ?

 

– Tais-toi ! chuchota Lucia.

 

Elle se leva et s’approcha de la balustrade où son frère la suivit.

 

– Que pense Tullus de ce que tu as fait ? demanda Lucia.

 

– Dis-moi donc, dit Marcellus en ignorant sa question, ces esclaves ont-elles quelque chose de particulier pour que tu leur montres tant d’égards ?

 

Lucia secoua la tête sans lever les yeux et soupira.

 

– J’ai pensé tout à coup, dit-elle enfin, à ce que j’éprouverais si j’étais à leur place. Il n’est pas impossible que je me trouve moi-même bientôt dans une situation pareille. Qu’en dirais-tu alors ?

 

– Quelle stupidité ! grommela-t-il du coin de la bouche. Tu en fais tout un drame ! Il n’arrivera rien. J’y veillerai.

 

– Comment ? De quelle manière ?

 

– Ma foi, dit Marcellus d’un ton résigné, que pourrais-je faire d’autre que d’aller présenter mes excuses à cet immonde crapaud ?

 

Le visage de Lucia s’éclaira et elle lui saisit le bras.

 

– Oh ! fais cela ! supplia-t-elle. Aujourd’hui même ! Fais la paix avec lui, dis-lui que tu étais ivre. Car tu étais ivre, n’est-ce pas ?

 

– J’aimerais mieux être fouetté en place publique !

 

– Oui, je comprends. Cela t’arrivera du reste peut-être. Gaïus est dangereux !

 

– Que peut-il faire ? Tibère ne permettra pas à son crétin de beau-fils de punir un membre de la famille Gallio. Tout le monde sait que le vieil homme le méprise.

 

– Oui, et pourtant, à la demande de Julie, Tibère a consenti à ce qu’il devienne régent. Et Julie a encore de l’influence. Si le vieil empereur prenait le parti de la famille Gallio contre Gaïus, sa femme crierait tant qu’il ferait n’importe quoi pour avoir la paix.

 

– La vieille chipie !

 

– Penses-y bien !

 

Lucia sentait qu’elle gagnait du terrain.

 

– Allons, déjeunons ! Puis tu iras chez Gaïus avaler ta pilule. Prodigue les louanges, rien n’est trop flatteur pour lui. Dis-lui qu’il est superbe, que dans tout l’empire personne n’est aussi sage que lui. Dis-lui qu’il est divin. Mais, je t’en prie, garde ton sérieux.

 

*

* *

 

Résolu à suivre le conseil de sa sœur, Marcellus chercha les moyens d’en finir au plus vite avec cette corvée déplaisante. La prudence lui suggérait de solliciter une audience par la voie officielle et d’attendre le bon plaisir du prince ; mais, impressionné par la gravité de sa position, il se décida à ignorer la procédure ordinaire et à essayer de voir Gaïus sans convocation. En se présentant au palais peu avant midi, il aurait peut-être la chance de trouver le prince seul, avant même que celui-ci eût été informé de l’incident.

 

À dix heures, ragaillardi par un bain chaud, un vigoureux massage par Démétrius et un plongeon dans la piscine, le tribun s’habilla avec soin et descendit l’escalier. Il s’arrêta pour saluer son père, qu’il n’avait pas vu depuis la veille. Le sénateur, bel homme aux cheveux blancs, était en train d’écrire. Il leva les yeux, sourit et invita Marcellus à entrer.

 

– Si tu as le temps aujourd’hui, mon fils, j’aimerais que tu viennes avec moi examiner une paire de juments andalouses.

 

– Avec plaisir, mon père ; mais cela pourrait-il attendre à demain ? J’ai une course importante à faire, que je ne puis remettre.

 

Le vieillard discerna une pointe d’anxiété dans la voix du tribun.

 

– Rien de sérieux, j’espère, dit-il en désignant un siège.

 

– J’espère que non.

 

Après un instant d’indécision, Marcellus s’assit et regarda son père d’un air grave.

 

– Si tu as le temps, je te l’expliquerai.

 

Gallio se pencha en avant d’un air engageant. L’histoire fut longue. Marcellus ne s’épargna pas. Il dit tout ce qui le concernait. Quant aux inquiétudes de Lucia, il renonça à en parler trouvant que cela suffisait pour le moment. Il termina en déclarant qu’il allait immédiatement présenter ses excuses. Gallio, qui avait écouté attentivement sans rien dire, se redressa, secoua sa belle tête léonine et s’écria :

 

– Non ! Non !

 

Surpris de cette véhémence, alors qu’il s’attendait à l’approbation de son père, Marcellus demanda :

 

– Tu n’es pas d’accord ?

 

– Ce n’est pas avec de plates excuses que l’on remonte dans l’estime d’un homme qu’on a blessé.

 

Gallio repoussa son siège et sa haute stature se dressa devant son fils.

 

– Même dans les circonstances les plus favorables, de dégradantes excuses peuvent aller à fin contraire. Dans le cas de Gaïus, t’abaisser serait fatal, car tu n’as pas affaire à un gentilhomme, mais à une crapule. Faire des excuses à Gaïus reviendrait à dire que tu comptes sur sa générosité. Or la générosité, pour lui, serait un signe de faiblesse. Ne te mets jamais sur la défensive en face d’un homme qui a des raisons de craindre pour sa propre sécurité. « Voilà enfin, se dira-t-il, une occasion de montrer ma force. »

 

– Tu as peut-être raison, père, concéda Marcellus.

 

– Peut-être ? Mais il va sans dire que j’ai raison !

 

Le sénateur alla vers la porte, la ferma doucement et reprit sa place.

 

– Vois donc les personnages avec lesquels tu as affaire. Il y a d’abord le vieux Tibère, tour à tour rageant et se morfondant dans sa villa de cinquante pièces à Capri ; un pathétique et déplaisant personnage, s’adonnant à la nécromancie et s’entretenant avec les dieux ! Ah ! mon fils, dit Gallio en s’interrompant, ce n’est pas normal qu’un homme riche ou puissant feigne d’être religieux. Il faut laisser les dieux aux pauvres et aux faibles : ils sont là pour distraire les malheureux de misères qui seraient sans cela intolérables. Lorsqu’un empereur se plonge dans la religion, il est ou fou ou pervers. Tibère, lui, est fou ; il n’est pas difficile d’en deviner la raison. Il en veut amèrement à sa mère de lui avoir fait répudier Vipsania, la seule créature qu’il ait jamais aimée…

 

– Il aime beaucoup Diana, interrompit Marcellus.

 

– C’est vrai ! Parce qu’elle est la petite-fille de Vipsania. Tibère a été un bon administrateur au début et Rome n’a jamais joui d’une telle prospérité, même sous Jules César ; mais, comme tu le sais, lorsque Vipsania lui a été enlevée, il a perdu tout intérêt pour l’empire et s’est entouré de charlatans, de prêtres et d’astrologues. Son esprit a été tellement dérangé par toutes ces stupidités qu’il a consenti à épouser Julie qu’il détestait depuis l’enfance. C’est probablement pourquoi il n’a plus voulu s’occuper des affaires de l’État, ajouta-t-il avec un ricanement. Pour haïr Julie comme elle le méritait, il n’avait pas trop de tout son temps ! Sans parler de l’odieux rejeton que cette mégère avait enfanté avant leur mariage. Tibère ne hait pas seulement Julie, il en a une peur mortelle – et avec raison – car elle possède à la fois l’esprit morbide et l’audace d’un assassin.

 

– Lucia prétend que le vieil empereur ne touche pas à son vin avant que sa femme l’ait goûté, fit Marcellus. Mais elle croit que c’est une plaisanterie entre eux.

 

– Il ne faut pas détromper ta sœur. Ce n’est pourtant pas une plaisanterie ; et ce n’est pas pour rien qu’il poste une douzaine de gladiateurs numides aux portes et aux fenêtres de sa chambre à coucher. Or Gaïus est parfaitement au courant de la situation. Il sait que l’empereur ne jouit pas de toute sa raison, que la situation de sa mère est précaire et que, s’il arrivait malheur à celle-ci, sa régence ne durerait que le temps nécessaire à une galère pour faire voile vers l’île de Crête avec, à son bord, un prince dépossédé.

 

– Si cela arrivait, qui succéderait à Gaïus ?

 

– Bah ! cela n’arrivera pas. Si quelqu’un meurt, là-bas, ce ne sera pas Julie. Tu peux compter dessus.

 

– Enfin, supposons, insista Marcellus. Si, pour une raison quelconque, accident, maladie ou assassinat prémédité, Julie était éliminée, et Gaïus aussi par conséquent, crois-tu que Tibère donnerait le trône à Asinius Gallus ?

 

– Il est possible, dit Gallio, que l’empereur croie dédommager Vipsania, en honorant son fils. Et ce ne serait pas un mauvais choix. Gallus aurait l’appui de nos légions, tant à Rome qu’au delà des mers. Cependant, un vaillant soldat ne fait pas forcément un bon monarque. Pour combattre l’étranger il lui faut des connaissances tactiques et de la bravoure, tandis qu’un empereur est continuellement en guerre avec une cour envieuse, un Sénat turbulent et un essaim de propriétaires cupides. Il a besoin d’un flair spécial pour déceler les conspirations, d’un esprit assez retors pour déjouer les trahisons, d’un talent inné pour le mensonge… Il lui faut aussi la carapace d’un crocodile.

 

– Assez épaisse pour émousser la pointe d’un poignard, compléta Marcellus.

 

– C’est un métier dangereux, approuva Gallio, mais je ne crois pas que notre excellent ami Gallus soit jamais exposé à ces dangers.

 

– Je me demande si cela plairait à Diana d’être princesse, dit Marcellus d’un air absent.

 

Son père l’observa avec curiosité.

 

– Nous voilà bien loin du sujet. Que vient faire ici Diana ? Tu t’intéresses à elle ?

 

– Oh ! parce qu’elle est l’amie de Lucia, répliqua Marcellus avec une indifférence exagérée. Elles sont inséparables, et naturellement je vois Diana presque chaque jour.

 

– Une ravissante enfant, pleine de vivacité, commenta le sénateur.

 

– Ravissante, oui, mais elle n’est plus une enfant. Diana a bientôt seize ans.

 

– En âge de se marier, c’est ce que tu veux dire ? Elle sera charmante si l’on arrive à la dompter. Elle est de sang noble. Seize ans, tiens ? C’est étonnant que Gaïus ne l’ait pas remarquée. Il remonterait bien dans l’estime de l’empereur, s’il pouvait gagner les faveurs de Diana.

 

– Elle le déteste.

 

– Ah ! elle t’en a parlé ?

 

– C’est Lucia qui me l’a dit.

 

Il y eut un long silence avant que Gallio reprît, en mesurant ses paroles :

 

– Dans l’état actuel des tes relations avec Gaïus, mon fils, tu te montrerais prudent, je crois, en ne te faisant pas remarquer par des assiduités auprès de Diana.

 

– Je ne la vois jamais qu’ici.

 

– Malgré cela, fais attention. Gaïus a des espions partout.

 

– Même ici, dans notre maison ? dit Marcellus d’un air incrédule.

 

– Pourquoi pas ? Crois-tu que Gaïus, fils d’Agrippa qui n’eut jamais une pensée honnête de toute sa vie et de Julie qui est née avec les oreilles en trous de serrures, y aurait quelque scrupule ?

 

Gallio roula le parchemin qui était devant lui, indiquant par là que son travail était terminé pour la journée.

 

– Nous avons assez discuté. Pour ce qui concerne l’incident de cette nuit, les amis du prince lui conseilleront probablement de laisser tomber l’affaire. Attendons les événements.

 

Il se leva et ajusta les plis de sa toge.

 

– Viens, montons à cheval et allons au camp d’Ismaël pour voir ces juments. Elles te plairont : blanches comme du lait, fougueuses à souhait – et probablement d’un prix exorbitant, car Ismaël, le vieux malin, sait que je m’y intéresse.

 

Marcellus réagit avec entrain à l’humeur enjouée de son père car ce dernier semblait avoir liquidé cette malheureuse affaire avec Gaïus. Il ouvrit la porte pour laisser passer le sénateur. Démétrius qui attendait dans l’atrium suivit les deux hommes à travers les vastes pièces jusqu’au spacieux portique.

 

– Tiens ! Qui vient là ? (Marcellus indiqua de la tête un cavalier en uniforme qui arrivait justement par la via Aurélia.) Quel honneur ! C’est Quintus, le cadet des Tuscus. Il est actuellement en faveur auprès du prince.

 

Le jeune tribun, suivi d’un aide camp, s’approcha vivement d’eux. Négligeant de saluer, il tira de sa ceinture un rouleau fermé d’un sceau.

 

– J’ai l’ordre du prince Gaïus, de remettre ce message entre les mains du tribun Marcellus Lucan Gallio, cria-t-il avec arrogance.

 

L’aide de camp, descendant de cheval, prit le rouleau, monta l’escalier et le remit à Marcellus. Celui-ci dit d’un air narquois :

 

– Le prince serait bien avisé d’employer des messagers plus courtois. Y a-t-il une réponse ?

 

– Les ordres impériaux exigent l’obéissance et non des réponses ! cria Quintus.

 

Il tira brusquement sur les rênes du cheval, piqua des deux et partit au galop suivi de son aide de camp.

 

– Gaïus ne perd pas son temps, fit remarquer le sénateur.

 

La satisfaction se lisait sur son visage en observant l’attitude calme de son fils et la précision avec laquelle il fit sauter le cachet de la pointe de son poignard. Déroulant le parchemin, Marcellus le tint de façon que son père pût en voir le contenu. Gallio lut à mi-voix :

 

Prince Gaïus Drusus Agrippa,

 

au tribun Marcellus Lucan Gallio :

 

Salut !

 

Le courage des tribuns militaires ne doit pas être gaspillé à la table des banquets. Il doit être mis au service de l’Empire là où l’audace et la témérité sont utiles. Le tribun Marcellus Lucan Gallio reçoit l’ordre de se présenter, avant le coucher du soleil, au commandant en chef, Cornélius Capito, pour y recevoir ses ordres.

 

Marcellus refit le rouleau et le tendit négligemment à Démétrius qui l’enfouit dans sa tunique ; puis, se tournant vers son père, il dit :

 

– Nous avons tout le temps d’aller voir les chevaux d’Ismaël.

 

Le sénateur se redressa fièrement, regarda son fils avec orgueil et respect, puis descendit les degrés de marbre et monta en selle. Marcellus fit signe à Démétrius de s’approcher.

 

– Tu as entendu le message ? demanda-t-il.

 

– Je n’ai rien entendu, maître, si la chose est confidentielle, répondit Démétrius.

 

– Le prince veut disposer de moi, et ma foi, je ne l’ai pas volé. Maintenant, je ne veux pas te donner l’ordre de me suivre. Je te laisse libre de décider si…

 

– J’irai avec toi, maître.

 

– Très bien. Vérifie mon équipement, et le tien aussi.

 

Marcellus descendit le perron, puis se retourna pour dire gravement :

 

– C’est ta vie que tu risques.

 

– Oui, maître. Il te faudra des sandales plus fortes. Dois-je les acheter ?

 

– Oui, et pour toi aussi. Demande l’argent à Marcipor.

 

Il éperonna son cheval et, après un temps de galop, rejoignit bientôt le sénateur.

 

– Je suis resté en arrière pour parler à Démétrius. Je le prends avec moi.

 

– Cela va de soi.

 

– Je l’ai laissé libre de décider.

 

– Tu as bien fait.

 

– Je l’ai averti qu’il ne reviendrait probablement pas vivant.

 

– En effet, dit le sénateur d’un air sombre. Mais tu peux être sûr qu’il ne reviendra pas seul.

 

– Démétrius est la fidélité même… c’est étonnant pour un esclave.

 

Le sénateur ne répondit pas immédiatement ; son visage sérieux et sa mâchoire serrée indiquaient qu’il réfléchissait.

 

– Mon fils, dit-il enfin, nous aimerions bien avoir au Sénat quelques hommes ayant l’intelligence et la bravoure de ton esclave Démétrius. Qui sait si, un de ces jours, les esclaves ne renverseront pas ce gouvernement pourri ? Ils pourraient déjà le faire maintenant s’ils étaient organisés. Leur commun désir de liberté ne suffit pas ; ce qui leur manque, c’est un chef. Cela viendra, tu verras.

 

Le sénateur se tut si longtemps après cette surprenant déclaration que Marcellus crut devoir dire :

 

– C’est la première fois que je t’entends exprimer cette opinion. Crois-tu qu’il pourrait y avoir un soulèvement parmi les esclaves ?

 

– Pas encore. Un jour, ils auront un chef, une cause, une bannière. Les trois quarts des habitants de cette ville ont été ou sont des esclaves et, chaque jour, les expéditions guerrières en ramènent des cargaisons. Un gouvernement habile et puissant pourrait seul juguler une force semblable. Mais regarde le nôtre, c’est une coquille creuse ! Nos dirigeants se prélassent dans la luxure et se contentent de donner des fêtes extravagantes en l’honneur de leurs dieux stupides ; à leur tête, il n’y a qu’un vieillard sénile et un jeune ivrogne ! Mon fils, Rome est condamnée. L’Empire est trop faible et dégénéré pour durer !

 

II

Cornélius Capito n’était pas là quand Marcellus se présenta à trois heures pour s’enquérir de ce que Gaïus lui réservait. C’était étonnant, et même un peu inquiétant. L’absence insolite du chef et son remplacement par un jeune subordonné signifiaient clairement que Capito avait voulu s’éviter une entrevue déplaisante avec le fils de son ami d’enfance.

 

Les Gallio étaient revenus au pas du camp d’Ismaël, où le sénateur avait renoncé à acheter les juments andalouses, vu le prix exorbitant exigé par le vieux Syrien ; d’ailleurs, il était visible que les événements de la journée avaient relégué à l’arrière-plan tout autre intérêt.

 

Le sénateur tournait dans son esprit les possibilités d’intervention de Cornélius. Si quelqu’un, à Rome, pouvait atténuer la punition que Gaïus réservait à son fils, c’était le commandant de la Garde prétorienne dont le pouvoir était très étendu.

 

– Je suis certain qu’il intercédera pour toi, avait-il dit. Si l’on t’envoie à un poste honorable, nous ne nous plaindrons pas, même s’il comporte du danger. Je ne puis croire que cet ami fidèle ne fera pas l’impossible pour toi.

 

Après cela, Marcellus était parti le cœur léger et, accompagné de Démétrius qui avait aussi fort belle allure à cheval, il avait traversé les rues conduisant à la grande place circulaire où s’élevaient les imposants bâtiments de marbre réservés à la Garde prétorienne et aux officiers supérieurs de l’armée. À gauche s’étendait l’immense place d’exercice où se trouvaient en ce moment des caravanes de chameaux et des bêtes de somme par centaines.

 

Une armée se préparait à partir pour la Gaule, et la place présentait un spectacle fascinant. Les bannières flottaient. Les jeunes officiers, pimpants dans leurs uniformes neufs, se montraient pleins d’ardeur et les légionnaires semblaient impatients de se mettre en route.

 

Obligé de descendre de cheval à cause de la cohue, Marcellus avait remis ses rênes à Démétrius et s’était avancé par un étroit passage vers le prétoire. Dans les larges corridors, des centurions attendaient leurs ordres et plusieurs d’entre eux le saluèrent au passage. Ils croyaient peut-être qu’il venait comme eux chercher ses instructions pour l’expédition, et il eut un petit frisson d’orgueil. On peut penser ce qu’on veut de la brutalité et des horreurs de la guerre, mais ce n’est pas un mince honneur que d’être soldat romain, de quelque grade que ce soit. Jouant des coudes, il s’était frayé un passage jusqu’à la porte conduisant aux bureaux de Capito.

 

– Le commandant n’est pas là, dit d’un ton bref un employé affairé. J’ai l’ordre de vous remettre ceci.

 

Marcellus prit le rouleau dûment cacheté, hésita un instant à demander si Capito allait revenir, puis fit demi-tour, descendit l’escalier et traversa la multitude qui grouillait sur la place. Démétrius vint à sa rencontre et tendit à son maître les rênes de la jument. Leurs regards se croisèrent.

 

– Je ne l’ai pas encore ouvert, dit-il en frappant de la main le rouleau. Rentrons à la maison.

 

*

* *

 

Le sénateur l’attendait avec impatience.

 

– Eh bien ! qu’a dit notre cher ami Capito ? demanda-t-il sans chercher à déguiser son inquiétude.

 

– Il était absent. Un sous-ordre m’a répondu.

 

Marcellus posa le rouleau sur la table et s’assit pendant que son père en faisait sauter les cachets. Gallio parcourut des yeux, les sourcils froncés, le document au style pompeux. Puis il s’éclaircit la voix et regarda son fils d’un air sombre.

 

– Tu as l’ordre de prendre le commandement de la garnison de Minoa, dit-il enfin.

 

– Où se trouve Minoa ?

 

– Minoa est un vilain petit port au sud de la Palestine.

 

– Je n’en ai jamais entendu parler, dit Marcellus. Je sais qu’il y a là nos forts de Césarée et de Joppé, mais Minoa ?

 

– C’est le point de départ de la vieille piste qui conduit à la mer Morte. La plus grande partie de notre sel vient de là, et la garnison de Minoa a le devoir d’assurer la sécurité de nos caravanes.

 

– Cela ne m’a pas l’air très intéressant. J’avais espéré quelque chose de dangereux.

 

– Oh ! tu ne seras pas déçu. Du danger, il y en a. Les Bédouins, qui menacent nos convois de sel, sont des brutes sauvages. Comme ils opèrent par petites bandes indépendantes, se cachant dans leurs repaires au sein de cette contrée rocheuse et désertique, nous n’avons jamais entrepris de campagne pour les anéantir. Il aurait fallu cinq légions.

 

Le sénateur parlait en homme bien informé.

 

– Tu veux dire que ces brigands volent le sel de nos caravanes ?

 

– Non, pas le sel. Ils les dévalisent à leur voyage d’aller, car elles transportent des provisions et de l’argent. Combien de ces caravanes ne sont jamais revenues ! Mais ce n’est pas tout, continua le sénateur. Nous ne sacrifions pas nos meilleurs hommes pour ce fort de Minoa. La garnison est composée d’un ramassis d’aventuriers. Pour la bonne moitié, ce sont d’anciens officiers, tombés en disgrâce à la suite d’insubordination ou d’irrégularités ; le reste se compose d’un assortiment d’agitateurs politiques qui cherchent à propager le mécontentement.

 

– Je croyais que l’empire avait des moyens plus expéditifs pour se débarrasser des gens sans aveu.

 

– Il y a des cas, expliqua le sénateur, où un procès public ou un assassinat privé peuvent soulever une protestation. Dans ces circonstances, il est tout aussi efficace, et plus pratique, d’envoyer le coupable à Minoa.

 

– Mais alors, père, cela équivaut à un exil !

 

Marcellus se leva et s’appuya de tout son poids sur ses poings fermes.

 

– Sais-tu encore autre chose de cet endroit maudit ?

 

Gallio hocha lentement la tête.

 

– Je sais tout à son sujet, mon fils. Durant de nombreuses années, je me suis occupé au Sénat, avec quatre de mes collègues, de la surveillance de ce fort.

 

Il s’arrêta, puis, le visage livide de colère, il ajouta :

 

– Je crois que c’est pour cela que Gaïus Drusus Agrippa… (le sénateur hacha furieusement entre ses dents ce nom détesté) a imaginé cela contre mon fils ; il savait que je serais pleinement conscient de ce qui t’était réservé.

 

Et, levant le poing avec rage, Gallio s’écria :

 

– Si je croyais aux dieux, j’appellerais leur vengeance !

 

*

* *

 

Cornélia Vipsania Gallio, qui accentuait toujours légèrement son second nom – bien qu’elle ne fût que la belle-fille de l’épouse divorcée de l’empereur Tibère – aurait pu jouer un rôle important dans la société.

 

Si elle l’avait désiré, et si elle s’était donné la peine de faire sa cour à l’insupportable Julie, son mari aurait pu faire partie du cercle intime de l’empereur et obtenir de nombreuses faveurs.

 

C’était une créature charmante, malgré ses quarante et quelques années ; très cultivée, gracieuse maîtresse de maison, épouse affectueuse, mère indulgente, elle était probablement la femme la plus paresseuse de tout l’empire romain. À leurs débuts, les esclaves la prenaient parfois pour une invalide.

 

Cornélia prenait son déjeuner au lit à midi, restait étendue tout l’après-midi dans ses appartements ou dans le jardin ensoleillé, somnolait sur un classique, passait languissamment ses doigts effilés dans les cordons de sa ceinture ; et tout le monde la servait, du haut en bas de la maison. Chacun l’aimait, car elle était aimable et peu exigeante. Elle ne donnait jamais d’ordre, excepté pour son confort personnel. Les esclaves, sous la surveillance vigilante de Marcipor et le commandement rigide de Décimus à la cuisine, accomplissaient leur tâche sans être aidés de ses conseils ni troublés par ses critiques. Elle était optimiste, peut-être parce qu’il est fatigant de se faire du souci. En de rares occasions, elle pouvait se trouver momentanément désemparée par un événement malheureux ; alors elle pleurait copieusement, puis se consolait.

 

La veille, cependant, quelque chose avait sérieusement troublé sa tranquillité habituelle. Le sénateur avait prononcé un discours dont Paula Gallus, très excitée, lui avait rendu compte.

 

Cornélia n’avait pas été surprise d’apprendre que son mari s’était montré pessimiste au sujet de l’administration du gouvernement, car il avait souvent arpenté la chambre de sa femme en exprimant de vertes critiques ; elle avait été choquée, néanmoins, que Marcus eût extériorisé, au profit du Sénat, ses nombreux griefs. Cornélia avait aisément deviné que son amie craignait de voir le sénateur Gallio s’attirer des ennuis à la cour. Ne serait-ce pas dangereux pour sa fille Diana, de continuer à voir Lucia si le père de cette dernière persistait à attaquer le prince Gaïus ? Et n’y avait-il pas entente tacite, entre Paula et Cornélia, pour encourager une alliance entre leurs familles si, un jour, Diana et Marcellus se prenaient d’un intérêt romanesque l’un pour l’autre ?

 

– Mais que puis-je faire ? avait soupiré Cornélia. Tu ne supposes pourtant pas que j’irai lui faire des reproches. Mon mari n’aime pas qu’on lui suggère ce qu’il doit ou ne doit pas dire au Sénat.

 

– Même pas sa femme ? avait demandé Paula en levant ses sourcils de patricienne.

 

– Surtout pas sa femme. Il est entendu entre nous que Marcus exerce sa profession sans mon aide. Moi, je m’occupe du ménage.

 

Paula avait eu un petit rire ironique et, peu après, avait pris congé. Cornélia était restée seule avec son souci. Pourquoi le sénateur s’était-il montré si franc ? Il pouvait être tellement aimable quand il le voulait ! Il est vrai que Gaïus était un dilapidateur et un fou ; mais, après tout, c’était le prince régent et il valait mieux ne pas lui faire des reproches devant une assemblée publique. Ils allaient être mis sur la liste noire. Et alors on ne verrait plus Diana. Ce serait un chagrin pour Lucia, et quant à Marcellus, il s’était fort peu occupé jusqu’ici de la fière et charmante Diana, mais cela pouvait venir.

 

Cornélia s’inquiétait parfois au sujet de Marcellus. Un de ses rêves était de voir son fils sur un beau cheval blanc, conduisant une armée victorieuse à travers la cité, accueillant avec dignité les applaudissements de la foule en délire. Évidemment, on ne peut conduire une parade de ce genre sans avoir risqué quelques dangers auparavant ; mais Marcellus n’était pas un lâche ; il ne lui manquait que l’occasion de montrer de quelle étoffe il était fait. Maintenant, cette occasion lui serait peut-être refusée. Cornélia avait amèrement pleuré ; et, comme il n’y avait personne d’autre près d’elle, elle avait épanché son cœur devant Lucia.

 

Aujourd’hui, Cornélia était débarrassée de son anxiété, non qu’elle eût lieu d’être rassurée, mais parce qu’elle était incapable de concentrer ses pensées sur quoi que ce fût – fût-ce la menace d’une catastrophe.

 

*

* *

 

À quatre heures, comme Cornélia brossait doucement son petit terrier, le sénateur entra et se laissa tomber d’un air accablé dans un fauteuil.

 

– Fatigué ? demanda Cornélia avec sollicitude. C’est cette longue course. Les juments andalouses t’ont-elles déçu ?

 

– Marcellus a reçu l’ordre de partir, dit brusquement Gallio.

 

Cornélia repoussa le chien de ses genoux et se pencha en avant, vivement intéressée.

 

– Nous avons toujours pensé que cela arriverait un jour. Ne devrions-nous pas être contents ? Lui faut-il aller très loin ?

 

– Oui, très loin. Il a reçu l’ordre de prendre le commandement du fort de Minoa.

 

– Le commandement ? Comme je suis contente ! Minoa ! Notre fils, le commandant d’un fort romain ! Nous pouvons être fiers.

 

– Non ! (Gallio secoua sa tête blanche.) Non ! Il n’y a pas de quoi être fier ! Minoa, ma chère Cornélia, est l’endroit où nous envoyons les hommes dont nous voulons nous débarrasser. Ils n’ont pas grand’chose d’autre à faire que de se disputer. C’est une troupe de scélérats. Nous devons fréquemment nommer un nouveau commandant.

 

Il y eut un long et pénible silence.

 

– Cette fois-ci, le comité du Sénat pour les affaires de Minoa n’a pas été consulté. Notre fils tient ses ordres directement de Gaïus.

 

C’en était trop, même pour Cornélia. Elle éclata en sanglots et s’écria :

 

– Pourquoi as-tu fait tomber ce malheur sur notre fils, Marcus ? Était-ce si important d’accuser Gaïus au détriment de Marcellus, de nous tous ? Ah ! si seulement j’avais pu mourir avant ce jour néfaste !

 

Gallio enfouit sa tête dans ses mains et n’essaya pas de rétablir les responsabilités. Son fils avait assez d’ennuis sans encourir encore les reproches de sa mère.

 

– Où est-il ? demanda-t-elle d’une voix enrouée en s’efforçant de se calmer. Il faut que je le voie.

 

– Il prépare son équipement, car il a l’ordre de partir immédiatement. Une galère l’emmènera jusqu’à Ostie d’où un vaisseau met à la voile demain. Ils partent ce soir.

 

– Ils partent ? Qui accompagne Marcellus ?

 

– Démétrius.

 

– Ah ! que les dieux en soient remerciés ! Mais, pourquoi Marcellus ne vient-il pas me voir ?

 

– Il viendra dans un moment, dit Gallio. Il voulait que je t’avertisse d’abord. J’espère qu’il te trouvera courageuse comme une matrone romaine. Tout cela est très dur pour notre fils. Il supporte cette épreuve avec un calme et une virilité dignes de nos meilleures traditions. Quand il viendra te voir, agis de manière à ce qu’il soit fier de toi. Il a des journées pénibles devant lui. Peut-être que le souvenir d’une mère intrépide lui donnera du courage aux heures de défaillance.

 

– Je ferai mon possible, Marcus.

 

Cornélia se serra avidement contre son époux. Il y avait longtemps qu’ils n’avaient pas éprouvé un si grand besoin de se sentir près l’un de l’autre.

 

*

* *

 

Après avoir passé une demi-heure seul avec sa mère, Marcellus se prépara à rejoindre Lucia qui l’attendait sous la pergola. Mais il lui fallait d’abord porter dans sa chambre le coussin de soie que sa mère venait de lui donner. C’était une chose de plus à ajouter à leurs bagages déjà volumineux, mais il n’avait pas eu le cœur de refuser ce présent, surtout après la vaillance qu’elle avait montrée lors de leurs adieux. Elle avait eu les larmes aux yeux mais il n’y avait pas eu de scène pénible.

 

Les valises étaient bouclées, mais Démétrius avait disparu. Marcipor, questionné, répondit avec embarras qu’il avait vu Démétrius descendre au galop l’allée, plus d’une heure auparavant. Marcellus cacha son étonnement. Peut-être le Grec avait-il découvert qu’un objet manquait à leur équipement et était-il parti pour se le procurer en oubliant de demander la permission. Il semblait inconcevable que Démétrius eût profité de l’occasion pour reprendre sa liberté. Non, c’était impossible.

 

Lucia, appuyée contre la balustrade, regardait le Tibre où de petites voiles réfléchissaient les derniers rayons du soleil, et où les galères se mouvaient si lentement qu’on aurait pu les croire immobiles sans le battement régulier des avirons. Une galère, un peu plus grande que les autres, se dirigeait vers le quai ; Lucia, abritant ses yeux de ses mains, était tellement perdue dans sa contemplation qu’elle n’entendit pas venir Marcellus.

 

Il s’approcha sans dire mot et mit tendrement son bras autour de sa taille. Elle lui prit la main, mais ne tourna pas la tête.

 

– Est-ce ta galère ? demanda-t-elle en montrant l’embarcation du doigt. Elle a une proue très élevée. Ce sont celles-là, je crois, qui font le service d’Ostie.

 

– Tu as raison, approuva Marcellus, content de voir que la conversation promettait d’être calme. C’est peut-être ce bateau.

 

Lucia se tourna lentement vers lui et lui caressa la joue en souriant courageusement ; ses lèvres tremblaient un peu, mais son frère trouva qu’elle savait bien se tenir.

 

– Tes affaires sont prêtes ? demanda-t-elle d’une voix ferme.

 

– Oui, tout est prêt.

 

Il lui fit un petit signe de tête et un sourire qui signifiaient que tout s’annonçait normalement, comme s’il s’agissait d’une excursion de plaisir. Il y eut un assez long silence.

 

– Tu ne sais évidemment pas quand tu reviendras ? dit Lucia.

 

– Non, dit Marcellus, pas encore.

 

Soudain, Lucia laissa échapper un « Oh ! » angoissé, jeta ses bras autour du cou de son frère, et, secouée de sanglots étouffés, elle pressa son visage contre sa poitrine. Marcellus serra dans ses bras son petit corps tremblant.

 

– Non, non, petite sœur. Ce n’est pas facile, mais il faut nous conduire en Romains.

 

Lucia se raidit, rejeta la tête en arrière et le regarda avec des yeux qui jetaient des éclairs de colère.

 

– En Romains ! dit-elle avec dérision. Et qu’est-ce que le Romain en a, d’être brave… et de prétendre qu’il est glorieux de souffrir et de mourir pour Rome ! Pour Rome ! Je déteste Rome ! Qu’est-ce que l’Empire romain ? Un grand essaim d’esclaves ! Je ne parle pas d’esclaves comme Tertia et Démétrius ; mais d’esclaves, comme toi et moi, qui passent leur vie à faire des compliments, et à courber l’échine. Nos légions pillent et assassinent, pour faire de Rome la capitale du monde. Mais pourquoi le monde devrait-il être commandé par un lunatique comme le vieux Tibère ou un voyou comme Gaïus ? Je déteste Rome ! Je les déteste tous !

 

Marcellus ne chercha pas à arrêter ce torrent, trouvant plus pratique de laisser cette véhémence s’épuiser d’elle-même. Enfin, Lucia resta pantelante dans ses bras, le cœur battant à tout rompre.

 

– Tu te sens mieux ? demanda-t-il avec sympathie.

 

Elle fit oui contre sa poitrine. Levant instinctivement les yeux, Marcellus vit Démétrius, à quelques pas d’eux, regardant du côté opposé.

 

– Il faut que je voie ce qu’il veut, murmura-t-il en desserrant son étreinte.

 

Lucia s’échappa de ses bras et se mit à fixer le fleuve, ne désirant pas que l’imperturbable Grec la vît dans cet état.

 

– La fille du commandant Gallus est ici, maître, annonça Démétrius.

 

– Je ne puis voir Diana en ce moment, dit Lucia d’une voix étranglée. Je vais descendre au jardin pendant que tu lui parleras.

 

Élevant la voix, elle ajouta :

 

– Conduis Diana à la pergola, Démétrius.

 

Et sans attendre l’approbation de son frère, elle se dirigea rapidement vers les gradins de marbre qui conduisaient aux terrasses. Démétrius allait obéir quand Marcellus le rappela d’un mot.

 

– Crois-tu qu’elle soit au courant ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.

 

– Oui, maître.

 

– Qu’est-ce qui te le fait supposer ?

 

– La fille du commandant Gallus semble avoir pleuré.

 

Marcellus tressaillit et secoua la tête.

 

– Je ne sais que lui dire. Mais je pense qu’il faut que je la voie, soupira Marcellus.

 

– Oui, maître, dit Démétrius en s’en allant.

 

Resté seul, Marcellus se demanda comment se déroulerait l’entretien. Il s’était rarement trouvé seul avec Diana. Quelle attitude prendre dans cette situation nouvelle ?

 

Elle venait maintenant sous le péristyle, marchant avec sa grâce habituelle mais sans la vivacité qui la caractérisait. Pourquoi Démétrius ne l’accompagnait-il pas ? Sacré Démétrius ! Il se conduisait bien étrangement cette après-midi ! Cela aurait été beaucoup plus facile d’accueillir Diana en sa présence. Tout en s’avançant à sa rencontre, Marcellus remarqua que la jeune fille avait bien grandi et qu’avec son air mélancolique elle était plus charmante que jamais. Peut-être la mauvaise nouvelle lui avait-elle enlevé son impétuosité d’adolescente. Quelle qu’en fût la raison, Diana était devenue femme, comme par magie. Son cœur se mit à battre. Le sourire fraternel avec lequel il s’apprêtait à la recevoir ne lui sembla pas approprié à la circonstance et, quand Diana fut près de lui, son regard était aussi grave que le sien.

 

Elle lui tendit les deux mains et le regarda à travers ses longs cils, refoulant ses larmes et s’efforçant de sourire. Marcellus ne l’avait encore jamais vue ainsi et son contact le troubla. Pour la première fois, il devint conscient de ses formes attrayantes, de ses sourcils finement dessinés, de son menton ferme et spirituel, de ses lèvres pleines, que l’anxiété entr’ouvrait en ce moment laissant voir des dents blanches et régulières.

 

– Je suis heureux que tu sois venue, Diana.

 

Marcellus avait eu l’intention de parler en grand frère, mais l’intonation n’y était pas. Il voulut ajouter : « Lucia sera là dans un instant », mais il ne le fit pas. Il ne lâcha pas non plus les petites mains.

 

– Pars-tu vraiment ce soir ? demanda-t-elle dans un murmure enroué.

 

Marcellus s’étonna que Diana, toujours si taquine et turbulente, pût soudain s’attendrir ainsi.

 

– Comment as-tu appris mon départ ? demanda-t-il.

 

– Cela a-t-il de l’importance ?

 

Elle hésita, puis ajouta bravement :

 

– Il fallait que je vienne, Marcellus. Je savais que tu n’aurais pas le temps de me faire tes adieux.

 

– C’est très aimable…

 

La phrase lui parut trop conventionnelle et il ajouta tendrement : « Ma chérie ! », en serrant ses mains et en l’attirant à lui. Elle céda à son mouvement après une hésitation passagère.

 

– Je n’aurais pas dû venir, murmura-t-elle, mais le temps pressait. Tu nous manqueras à tous beaucoup…

 

Puis elle ajouta timidement :

 

– Me donneras-tu de tes nouvelles, Marcellus ?

 

Et comme, joyeusement surpris, il ne répondait pas immédiatement, elle secoua la tête :

 

– Mais non ! Tu auras bien trop à faire. Nous aurons des nouvelles, l’un et l’autre, par Lucia.

 

– Cela me fera grand plaisir de t’écrire, Diana, déclara Marcellus, et tu me répondras, j’espère. C’est promis ?

 

Diana sourit à travers ses larmes.

 

– Tu m’écriras ce soir ? Et tu m’enverras la lettre par la galère à son retour d’Ostie ?

 

– Oui, Diana !

 

– Où est Lucia ? demanda-t-elle subitement en retirant vivement ses mains.

 

Et, avant qu’il eût compris son intention, Diana s’était enfuie. Au haut des gradins elle s’arrêta pour lui faire un signe d’adieu. Il allait lui crier d’attendre parce qu’il avait encore quelque chose à lui dire, mais l’incertitude de l’avenir lui commanda de se taire. Quelle promesse pouvait-il lui faire ou exiger d’elle ? Non, c’était mieux ainsi. Il lui envoya un baiser, et elle disparut au bas de l’escalier. Il était fort possible qu’il ne la reverrait jamais plus.

 

Tristement, il se dirigea vers la maison, puis brusquement il se retourna vers la pergola. Il fut surpris de voir Démétrius monter l’escalier. Que faisait-il dans les jardins ? Les agissements de son fidèle Corinthien lui paraissaient bizarres aujourd’hui. L’esclave approchait de ce pas rapide et militaire que Marcellus avait parfois de la peine à suivre. Il semblait heureux, bien plus qu’heureux ! Il exultait ! Marcellus ne lui avait jamais vu pareil visage.

 

– Dois-je porter les bagages au port ? demanda Démétrius d’une voix qui trahissait l’excitation.

 

– Oui, si tout est prêt.

 

Marcellus renonça à le questionner et ajouta seulement :

 

– Tu m’attendras sur le quai.

 

*

* *

 

Quand elles se trouvèrent ensemble au jardin, Lucia et Diana se mirent à pleurer sans dire un mot. Puis, par petites phrases hachées, elles parlèrent des possibilités du retour de Marcellus, sa sœur craignant le pire, Diana se demandant si l’on pourrait exercer quelque influence sur Gaïus.

 

– Tu crois que mon père, peut-être… questionna Lucia.

 

– Non, dit Diana en secouant la tête avec décision. Pas ton père. Il faut trouver un autre moyen.

 

– Et le tien ? suggéra Lucia.

 

– Je ne sais pas. Peut-être, s’il était ici. Mais ses affaires risquent de le retenir à Marseille jusqu’à l’hiver prochain.

 

– Tu as dit adieu à Marcellus ? demanda Lucia après qu’elles eurent marché un instant en silence.

 

Elle interrogea les yeux de Diana, et l’ombre d’un sourire voltigea sur ses lèvres quand elle vit la rougeur envahir les joues de son amie. Diana fit oui de la tête et pressa affectueusement le bras de Lucia, mais ne dit rien.

 

– Pourquoi Démétrius était-il au jardin ? demanda-t-elle soudain. Il est venu chez moi me dire que Marcellus partait et désirait me voir. Je viens de le rencontrer. Est-ce que par hasard il a pris congé de toi – comme un égal ?

 

– C’est assez bizarre, admit Lucia. Démétrius ne m’a jamais adressé la parole, excepté pour répondre à un ordre. Je ne savais vraiment pas que faire. Il est venu ici, m’a saluée avec tout le décorum habituel, et m’a débité un petit discours qui paraissait avoir été préparé avec soir. Il m’a dit à peu près ceci : « Je pars avec le tribun. Je ne reviendrai peut-être jamais. Je désire prendre congé de la sœur de mon maître et la remercier des bontés qu’elle a eues pour l’esclave de son frère. Je m’en souviendrai. » Puis il a sorti une bague de sa bourse…

 

– Une bague ? répéta Diana d’un air incrédule. Montre-la moi.

 

Lucia lui tendit la main, les doigts étendus, pour qu’elle pût mieux voir dans le jour qui baissait.

 

– Il a ajouté : « Je désire confier ce bijou à la sœur de mon maître. Si je reviens, elle pourra me le rendre. Si je ne reviens pas, il sera à elle. Mon père en fit cadeau à ma mère. C’est le seul bien que j’aie pu sauver. »

 

– C’était embarrassant. Que lui as-tu répondu ?

 

– Que voulais-tu que je lui dise ? riposta Lucia, sur la défensive. Après tout, il s’en va avec mon frère au risque de sa vie. C’est quand même un être humain.

 

– Oui, naturellement, concéda Diana avec impatience. Continue ! Qu’as-tu dit ?

 

– Je l’ai remercié, et je lui ai dit que j’appréciais vivement sa confiance, que… que j’espérais qu’ils reviendraient tous deux en bonne santé à la maison et j’ai promis de prendre soin de la bague.

 

– Je pense que tu as bien fait, dit Diana d’un petit air judicieux. Et après ?

 

Elles s’arrêtèrent sur le chemin pavé ; Lucia semblait un peu confuse.

 

– Ma foi, tu vas être choquée. Démétrius m’a pris la main pour mettre la bague à mon doigt, et il l’a baisée… mais, après tout Diana… il s’en va avec mon frère, il mourra peut-être pour lui ! Qu’aurais-tu fait à ma place ? Je ne pouvais pas le gifler !

 

Diana posa les mains sur les épaules de Lucia et la regarda droit dans les yeux.

 

– Et après cela, qu’est-il encore arrivé ?

 

– Tu trouves que cela ne suffit pas ? fit Lucia, reculant un peu sous le regard insistant de Diana.

 

– Oh ! tout à fait !

 

Après un moment de silence, elle dit :

 

– Tu n’as pas l’intention de porter cette bague, Lucia ?

 

– Oh ! non. Je pourrais la perdre. Et cela rendrait Tertia malheureuse.

 

– Tertia est-elle amoureuse de Démétrius ?

 

– Elle en est folle ! Elle a pleuré toutes les larmes de ses yeux, cette après-midi, la pauvre petite.

 

– Démétrius le sait-il ?

 

– Je ne vois pas comment il pourrait l’ignorer.

 

– Et lui, l’aime-t-il ?

 

– Pas de cette manière. Je lui ai fait promettre de lui dire adieu.

 

– Lucia, ne t’est-il jamais venu à l’idée que Démétrius pourrait être amoureux de toi ?

 

– Il n’y a jamais rien eu dans son attitude qui ait pu me le faire croire, répondit Lucia d’un air évasif.

 

– Jusqu’à aujourd’hui, précisa Diana.

 

Lucia chercha longuement une réponse.

 

– Diana, dit-elle gravement, Démétrius est un esclave. C’est vrai, malheureusement pour lui. Il a été élevé dans un milieu cultivé et amené ici, chargé de chaînes, par des brutes indignes de lacer ses sandales !

 

Sa voix tremblait de colère réprimée.

 

– Tout cela parce qu’il n’est pas romain. Si tu es un Romain, tu n’as pas besoin de savoir autre chose que piller et assassiner ! Te rends-tu compte, Diana, que tout ce qui a une réelle valeur dans l’empire romain a été volé à la Grèce ? Pourquoi parlons-nous le grec de préférence au latin ? Parce que les Grecs sont des lieues en avant de nous en ce qui concerne le savoir. Il n’y a qu’une chose que nous faisons mieux : nous sommes de meilleurs bouchers !

 

Diana fronça les sourcils. Se penchant à l’oreille de Lucia, elle la mit en garde :

 

– Tu es folle de dire des choses pareilles ! Même à moi. C’est trop dangereux ! Ta famille n’a-t-elle pas déjà assez d’ennuis ?

 

*

* *

 

Appuyé contre le bastingage, Marcellus songeait. La lueur qui embrasait le ciel au-dessus de Rome s’était peu à peu effacée et l’éclat des étoiles était plus vif. Il devenait conscient de l’inexorable grincement des soixante avirons qui s’élevaient et s’abaissaient régulièrement au rythme des coups de marteau frappés sur l’énorme enclume par le maître d’équipage. Clic ! Clac ! Clic ! Clac !

 

La famille – la vie – l’amour, livraient un assaut désespéré à son esprit tourmenté. Si seulement il avait encore pu passer une heure avec Tullus, son ami intime qui ne savait pas même encore son départ. Il aurait dû retourner voir encore une dernière fois sa mère. Il aurait dû consoler sa sœur. Il aurait dû embrasser Diana… Clic ! Clac ! Clic ! Clac !

 

Il se retourna et aperçut Démétrius debout dans l’ombre de l’échelle conduisant aux cabines. C’était réconfortant de sentir la présence de son fidèle esclave. Il lui fit signe de venir. Démétrius s’approcha respectueusement. Marcellus eut un petit geste impatient des deux mains qui signifiait : « Mets-toi à ton aise ! Sois mon ami ! » Démétrius vint s’appuyer contre le bastingage à côté de Marcellus, silencieux et attendant le bon plaisir de son maître.

 

– Démétrius, crois-tu aux dieux ?

 

– Si mon maître le désire, j’y crois.

 

– Non, non, sois sincère. Ne t’occupe pas de ce que je pense. Dis-moi ton opinion. Leur adresses-tu des prières ?

 

– Quand j’étais un petit garçon, ma mère m’a appris à invoquer les dieux. Nous avions une belle statue du dieu Priape, dans notre jardin d’agrément. Je vois encore ma mère agenouillée devant, par un beau jour de printemps, tenant une petite truelle d’une main et un panier de plantes de l’autre. Elle croyait que Priape faisait pousser les végétaux… Et ma mère s’adressait chaque matin à Athéna lorsque mes frères et moi suivions notre instituteur dans la salle d’études. Mon père offrait des libations aux dieux les jours de fêtes, mais je crois que c’était pour faire plaisir à ma mère.

 

– C’est très intéressant, fit Marcellus. Seulement, tu n’as pas répondu à ma question, Démétrius. Crois-tu aux dieux, en ce moment ?

 

– Non, maître.

 

– Veux-tu dire par là que tu ne vois pas à quoi ils servent, ou doutes-tu de leur existence ?

 

– Je pense qu’on fait mieux de ne pas croire à leur existence. La dernière fois que j’ai prié, c’était le jour de l’effondrement de notre famille. Comme on emmenait mon père chargé de chaînes, je me suis mis à genoux aux côtés de ma mère et nous avons supplié Zeus, le père des dieux et des hommes, de le protéger. Ou bien Zeus ne nous a pas entendus, ou, nous ayant entendus, il n’a pas eu le pouvoir de nous venir en aide, ou, ayant ce pouvoir, il a refusé de le faire. J’aime mieux croire qu’il ne nous a pas entendus que de penser qu’il était incapable ou simplement mal disposé… Cette après-midi-là, ma mère se tua parce qu’elle ne pouvait supporter son chagrin… Depuis ce jour, je n’ai plus prié. Il m’est arrivé de maudire les dieux mais avec fort peu d’espoir que mes blasphèmes les atteignent. Maudire les dieux est en somme inutile et insensé.

 

Marcellus eut un rire amer. Ce mépris pour les dieux dépassait en impiété tout ce qu’il avait entendu jusque-là. Démétrius avait parlé sans passion. Les dieux l’intéressaient si peu qu’il trouvait absurde de les maudire.

 

– Tu ne crois pas qu’il y ait une espèce d’intelligence surnaturelle qui dirige l’univers ? demanda Marcellus en levant les yeux vers le ciel.

 

– Je ne suis pas au clair là-dessus, maître. Il est difficile d’imaginer le monde sans un créateur, mais je préfère ne pas penser que les actions des hommes soient inspirées par des être surhumains. J’aime mieux croire que les hommes inventent leurs brutalités sans aide divine.

 

– Je suis enclin à partager ton avis, Démétrius. Ce serait pourtant un grand réconfort, si nous pouvions nourrir l’espoir qu’une puissance magnanime existe quelque part et qu’elle pourrait nous venir en aide aux heures de désarroi.

 

– Oui, maître, concéda Démétrius. Les étoiles obéissent à un plan bien établi. Je les crois bienveillantes et sensées. Je crois au Tibre, aux montagnes et aux moutons, aux vaches et aux chevaux. Si des dieux en sont responsables, ces dieux-là sont sains d’esprit. Mais si ce sont des dieux qui dirigent de l’Olympe les actions humaines, ils sont perfides et insensés.

 

– À ton avis, les hommes sont tous fous ?

 

– Je ne puis le savoir, répondit Démétrius d’un ton conventionnel, feignant de ne pas voir le sourire ironique de son maître.

 

– Alors, bornons-nous à l’empire romain. Crois-tu que l’empire romain soit une chose insensée ?

 

– Ton esclave, répondit Démétrius avec raideur, est du même avis que son maître sur ce sujet.

 

Marcellus comprit que la discussion philosophique était terminée. Il savait par expérience que, lorsque Démétrius était résolu à reprendre sa position subalterne, aucun encouragement ne pouvait l’en sortir. Ils étaient maintenant silencieux tous deux, regardant l’eau noire tourbillonner autour de la poupe.

 

Le Grec a raison, pensa Marcellus. Le mal dont souffre l’empire romain, c’est la folie ! C’est de quoi souffre l’humanité entière. S’il y a un pouvoir suprême, il est fou ! Les étoiles sont bienveillantes et sensées. Mais l’humanité est folle !… Clic ! Clac ! Clic ! Clac !

 

III

Quand le petit vaisseau eut franchi le périlleux détroit de Messine, une mer calme et un vent favorable permirent au capitaine Manius de relâcher sa surveillance et d’entrer en conversation.

 

– Que sais-tu de Minoa ? demanda Marcellus après avoir écouté les récits des nombreux voyages de Manius.

 

Manius ricana sous ses longues moustaches.

 

– Tu découvriras, tribun, qu’il n’y a pas de ville connue sous le nom de Minoa.

 

Comme l’étonnement de Marcellus demandait une explication, le navigateur au teint basané fit à son passager un exposé historique dont celui-ci ne connaissait encore qu’une partie.

 

Cinquante ans auparavant, les légions d’Auguste avaient mis le siège devant l’ancienne cité de Gaza et l’avaient soumise après une longue et âpre lutte, qui avait coûté plus que la conquête n’en valait la peine.

 

– Cela aurait été moins cher, fit Manius, de payer le péage exigé pour l’utilisation de la piste du sel. La prise de Gaza nous coûta vingt-trois mille hommes.

 

Le vieil Auguste avait été fou de rage devant la résistance opiniâtre de la population, une sorte de conglomérat d’Égyptiens, de Syriens et de Juifs dont aucun ne tressaillait à la vue du sang, qui ne faisaient jamais de prisonniers et qui étaient connus pour leur ingéniosité dans l’art de la torture. Ce défi porté à la puissance de l’Empire demandait que ce vieux repaire disparût. En conséquence, Auguste décréta que Gaza deviendrait une cité romaine sous le nom de Minoa, et qu’il était à espérer que ses habitants, jouissant des avantages conférés aux nations civilisées, oublieraient qu’ils avaient fait partie d’une ville aussi sale, puante et querelleuse.

 

Mais Gaza était Gaza depuis dix-sept siècles, et il aurait fallu plus qu’un édit d’Auguste pour changer son nom.

 

– Et ses mœurs, ajouta Marcellus.

 

– Ainsi que son odeur, surenchérit Manius. Et c’est ainsi que nous perdîmes vingt-trois mille Romains, pour nous assurer le sel de la mer Morte.

 

– Mais, demanda Marcellus, anxieux d’en savoir davantage sur la tâche qui l’attendait, est-ce que notre fort de Minoa ne maintient pas l’ordre dans la ville ? surenchérit Manius.

 

– Oh ! pas du tout ! Il n’a rien à voir avec la ville. Il se trouve à l’est de la cité sur une bande de sable désertique, entouré de rochers arides et de végétation desséchée. Il n’y a là que cinq cents officiers et soldats, bien que cette garnison soit appelée une légion. Leur tâche consiste à tenir en respect les Bédouins. Des détachements armés accompagnent les caravanes pour que les brigands ne les molestent pas. De temps en temps une caravane part pour le désert et ne revient jamais.

 

– Cela arrive-t-il souvent ? demanda Marcellus en cherchant à garder un ton détaché.

 

– Voyons ? marmotta Manius en fermant un œil et en comptant sur ses doigts. Je n’ai entendu parler que de quatre caravanes perdues l’année dernière.

 

– Seulement quatre, répéta Marcellus d’un air songeur. Je suppose que, dans ces cas-là, le détachement est aussi capturé.

 

– Évidemment.

 

– Et mis en esclavage ?

 

– Ce n’est pas probable. Les Bédouins n’ont que faire d’esclaves. Le Bédouin est un sauvage, féroce comme le renard et rampant comme le chacal. Quand il frappe, il surgit de derrière et plante son couteau entre les omoplates.

 

– Mais la garnison ne venge-t-elle pas ces meurtres ?

 

Manius secoua la tête avec un rire sarcastique.

 

– Cette garnison, tribun, ne vaut pas grand’chose, si j’ose exprimer mon opinion. Les soldats s’en fichent. Mauvaise discipline, mauvais commandement ; ils ne s’intéressent pas le moins du monde au fort. À tout moment, il se produit des mutineries et des meurtres. À quoi peut-on s’attendre de la part d’une garnison dont les hommes répandent la plus grande partie de leur sang sur le terrain d’exercice ?

 

*

* *

 

Cette nuit-là, Marcellus donna à Démétrius un aperçu des conditions dans lesquelles ils se trouveraient bientôt, parlant à cœur ouvert, comme si son esclave devait décider avec lui des mesures à prendre.

 

Démétrius avait écouté en silence ce récit de mauvais augure ; lorsque le jeune tribun eut terminé, il se hasarda à faire cette remarque laconique :

 

– Mon maître doit prendre le commandement du fort.

 

– Évidemment ! répondit Marcellus. Puisque c’est l’ordre que j’ai reçu ! Que veux-tu dire ?

 

– Je veux dire que si la garnison est indisciplinée, mon maître doit exiger l’obéissance. Ce n’est pas à moi, son esclave, de lui apprendre comment cela peut être accompli ; cependant, il me semble que la meilleure chose à faire serait de prendre le commandement en main immédiatement et avec fermeté !

 

Marcellus se souleva sur un coude et chercha à voir les yeux de l’esclave dans la pénombre de la cabine étouffante.

 

– Je vois ce que tu entends, Démétrius. Maintenant que nous connaissons le caractère de l’endroit, tu penses que le nouveau chef ne doit pas perdre son temps à vouloir se rendre agréable, mais qu’il doit débuter avec assurance et briser quelques têtes sans attendre les présentations.

 

– Oui, quelque chose de ce genre, approuva Démétrius. Quand on veut cueillir une ortie, il ne faut pas la prendre doucement. Peut-être que ces hommes, qui n’ont rien à faire, seront contents d’obéir à un chef aussi ferme et intrépide que mon maître.

 

– Tes paroles sont aimables, Démétrius.

 

– Presque tous les hommes savent apprécier la justice et le courage. Mon maître est juste ; de plus, il est audacieux.

 

– C’est bien à cause de cela que ton maître s’est mis dans cette situation, dit Marcellus avec un rire ironique ; parce qu’il a toutes les audaces !

 

Ne voulant pas discuter de ce malheureux incident ni laisser la conversation en suspens, Démétrius répondit : « Oui, maître » si gravement que Marcellus partit d’un éclat de rire. Puis le silence se fit et tandis que le Corinthien s’endormait, bercé par le lent balancement du petit navire, Marcellus se mit à étudier le plan que la clairvoyance de son fidèle esclave lui avait suggéré.

 

*

* *

 

Il n’y avait pas d’hommes en uniforme sur le quai malpropre, mais Marcellus ne s’attendait pas à être accueilli, la garnison ignorant son arrivée. Il ferait son entrée au fort sans être annoncé.

 

À Gaza, rien ne se faisait vite, probablement à cause de son grand âge et de ses nombreuses infirmités. Il fallut une heure pour trouver des bêtes de somme et presque autant pour les charger avec les bagages. Une autre heure se passa à avancer à l’allure d’une tortue dans les rues étroites et pavées, obstruées à tout moment par des individus bruyants qui se disputaient le passage.

 

Devant l’uniforme du tribun, les Syriens se rangeaient en maugréant. Enfin, ils furent hors de ville sur une route animée et poussiéreuse, Marcellus en tête de la procession, installé sur un vénérable chameau conduit par un Syrien malodorant avec lequel Démétrius avait convenu, par gestes, du prix de l’expédition. Ce marchandage avait été amusant, car Démétrius, d’habitude calme et réservé, avait crié et gesticulé à l’exemple de son interlocuteur. Ignorant la valeur de la monnaie de Gaza, le Corinthien avait refusé avec véhémence les trois premières offres du Syrien et était finalement tombé d’accord, avec des cris féroces. Il était difficile de reconnaître Démétrius dans ce nouveau rôle.

 

Au loin on apercevait, à travers un nuage de poussière jaune, un immense quadrilatère formé de hauts murs de brique rehaussés à chaque angle par des tours massives. En arrivant plus près, on voyait un drapeau romain pendant misérablement à l’un des coins.

 

Une sentinelle débraillée se détacha d’un groupe de légionnaires mal peignés, accroupis sur le sol, se dandina jusqu’à la grande porte et l’ouvrit toute grande sans demander quoi que ce soit à la petite troupe. Ce rustre paresseux les avait peut-être pris pour une caravane désirant être convoyée, pensa Marcellus. Dans la cour nue et éblouissante de soleil, une autre sentinelle descendit les marches du prétoire et attendit que le chameau du tribun eût replié sous lui ses membres grêles. Démétrius, qui surveillait l’arrière-garde, sauta à bas de son âne et vint se placer aux côtés de son maître. La sentinelle, dont l’intérêt avait été éveillé par l’insigne du tribun, salua gauchement.

 

– Je suis le tribun Marcellus Gallio !

 

Ces mots résonnèrent sec et dur.

 

– Je suis nommé au commandement de ce fort. Conduis-moi auprès de l’officier en charge.

 

– Le centurion Paulus est absent, tribun.

 

– Où est-il ?

 

– En ville.

 

– Quand le centurion Paulus va en ville, n’y a-t-il personne qui commande ici ?

 

– Le centurion Sextus, tribun ; il dort en ce moment et a donné l’ordre qu’on ne le dérange pas.

 

Marcellus avança d’un pas et fixa le soldat droit dans les yeux.

 

– Je n’ai pas l’habitude d’attendre que les autres aient fini leur somme. Obéis-moi immédiatement ! Et lave-toi le visage avant que je te revoie ! Où sommes-nous ? Dans un fort romain ou dans une écurie à cochons ?

 

Battant des paupières, la sentinelle fit quelques pas en arrière ; puis, tournant sur ses talons, elle disparut derrière d’épaisses portes. Marcellus marchait de long en large devant l’entrée, sentant la moutarde lui monter au nez. Après une courte attente, il gravit les marches, suivi de Démétrius, et pénétra dans une salle obscure. Une autre sentinelle s’avança.

 

– Conduis-moi auprès du centurion Sextus ! cria Marcellus.

 

– Sur l’ordre de qui ? demanda la sentinelle d’un ton bourru.

 

– Sur l’ordre du tribun Marcellus Gallio, qui a pris le commandement du fort. Conduis-moi, et plus vite que ça !

 

À ce moment une porte toute proche s’ouvrit et un gros homme barbu parut, vêtu d’un uniforme dépenaillé avec l’aigle noir tissé dans la manche droite de la tunique rouge. Marcellus poussa la sentinelle de côté.

 

– Centurion Sextus ? demanda-t-il.

 

Sextus ayant approuvé d’un air maussade, le tribun continua :

 

– J’ai reçu l’ordre du prince Gaïus de prendre le commandement du fort. Fais chercher mes bagages.

 

– Eh ! pas si vite ! Montre-moi le décret ?

 

– Voici.

 

Marcellus lui tendit le rouleau ; Sextus le déploya négligemment et, l’approchant de ses yeux, essaya de lire dans le jour déclinant.

 

– Centurion Sextus, dit Marcellus d’une voix tranchante, nous nous rendrons dans les quartiers du commandant pour faire cet examen. Dans le pays dont je suis citoyen, on a l’habitude de certaines politesses…

 

Sextus ricana et haussa les épaules.

 

– Nous sommes à Gaza pour le moment, dit-il avec dédain. À Gaza on fait les choses plus tranquillement et on est plus patient qu’à Rome. À propos, ajouta sèchement Sextus en le conduisant à travers la salle, je suis aussi citoyen romain.

 

– Depuis combien de temps le centurion Paulus commande-t-il ici ? demanda Marcellus en parcourant des yeux la grande pièce où Sextus l’avait introduit.

 

– Depuis décembre. Il a pris le commandement, temporairement, après la mort du commandant Vitellius.

 

– De quoi Vitellius est-il mort ?

 

– Je l’ignore.

 

– De blessures, peut-être, insinua Marcellus.

 

– Non, il a été malade. C’était une fièvre.

 

– C’est étonnant que vous ne soyez pas tous malades, fit Marcellus en s’essuyant les mains avec dégoût.

 

Se tournant ensuite vers Démétrius, il lui ordonna de veiller sur leurs effets jusqu’à ce qu’on vînt les chercher.

 

Sextus marmotta des instructions à la sentinelle, qui sortit.

 

– Je vais te conduire au logement que tu pourras occuper jusqu’au retour du commandant Paulus.

 

Marcellus le suivit. La chambre contenait une couchette, une table et deux chaises. À part cela, elle était nue et triste comme une cellule de prison. Une porte ouvrait sur un petit réduit.

 

– Une seconde couchette pour ce chenil, gronda Marcellus. Mon esclave couchera là.

 

– Les esclaves ne dorment pas dans le logement des officiers, répliqua Sextus avec fermeté.

 

– Mon esclave y couchera.

 

– C’est contre les ordres.

 

– Il n’y a pas d’autres ordres que les miens, ici, s’écria Marcellus.

 

Sextus hocha la tête et sortit, un sourire énigmatique au coin des lèvres.

 

*

* *

 

Ce fut une soirée mémorable, dont le récit prit, au cours des années, la saveur d’une légende.

 

Accompagné de son esclave, Marcellus pénétra dans la grande salle du mess où les officiers étaient déjà assis. Aucun d’eux ne se leva ; il n’y avait pourtant pas d’hostilité dans les regards qu’ils lui jetèrent pendant qu’il s’avançait vers la table ronde placée au centre de la pièce. Un coup d’œil circulaire apprit à Marcellus qu’il était le plus jeune des hommes présents.

 

Peu après, le centurion Paulus entra, suivi de Sextus qui avait sans doute attendu son chef pour l’avertir de ce qui s’était passé. Il y eut un léger remous tandis que les deux officiers se dirigeaient vers la table du centre. Sextus fit les présentations d’un ton maussade. Marcellus était prêt à saluer, mais Paulus s’assis sans mot dire. Il n’était pas précisément ivre, mais il était visible qu’il avait bu. Son visage maigre s’ornait d’une barbe de trois jours, ses mains tremblaient. Elles étaient sales, aussi. Et pourtant, en dépit de son apparence, Paulus portait les marques d’une éducation raffinée, oubliée depuis longtemps. Cet homme, pensa Marcellus, aurait pu être quelqu’un !

 

– Le nouveau commandant, eh ? ricana Paulus la bouche pleine. On ne nous a pas avertis de cette nomination. Nous verrons cela plus tard.

 

Durant quelques minutes il engloutit sa ration de viande grasse à grand renfort de vin du pays. Puis, croisant sur la table ses bras poilus, il fixa insolemment le jeune intrus. Marcellus soutint son regard sans broncher. Paulus eut un rire déplaisant.

 

– Un nom connu, Gallio, dit-il avec une déférence moqueuse. Un parent du riche sénateur ?

 

– Mon père, répondit Marcellus froidement.

 

– Holà ! ricana Paulus. Tu es alors un de ces tribuns fils à papa !

 

Il regarda autour de lui ; les conversations s’étaient tues.

 

– Vraiment, le prince Gaïus aurait pu trouver un poste plus relevé pour le fils du sénateur Gallio, dit-il en élevant la voix. Ah ! mais j’y suis ! Le fils de Marcus Lucan Gallio a été un mauvais garçon. Je parie que c’est ton premier poste de commandement, tribun.

 

– En effet, répondit Marcellus, dans un silence de mort.

 

– Jamais donné d’ordre de ta vie, eh ? railla Paulus.

 

Marcellus repoussa sa chaise et se leva, conscient des regards curieux qui convergeaient sur lui.

 

– Je vais commencer, dit-il avec assurance. Centurion Paulus, lève-toi et fais des excuses pour conduite inconvenante envers un officier !

 

Paulus accrocha son bras au dossier de sa chaise et ricana.

 

– Tu t’y prends mal, mon garçon, dit-il en s’esclaffant.

 

Puis voyant Marcellus dégainer délibérément son épée, il sauta sur ses pieds en culbutant sa chaise. Tout en tirant à son tour son arme, il marmotta :

 

– Tu ferais mieux de laisser cela, jeune homme.

 

– Faites place, commanda Marcellus.

 

Impossible de se méprendre sur les intentions du jeune tribun. Les tables furent vivement poussées de côté et le combat s’engagea.

 

Dès le début, les assistants comprirent que Paulus était décidé à liquider l’affaire d’une manière rapide et décisive. Comme commandant du fort il manquait d’autorité à cause de son tempérament emporté et de sa vie dissolue. Visiblement, il comptait recouvrer son prestige par une prompte victoire. Pour ce qui était des conséquences, Paulus n’avait pas grand’chose à perdre. Les communications étaient rares. Personne à Rome ne s’inquiétait de ce qui se passait à Minoa. S’il y avait quelques risques à tuer le fils d’un sénateur, son état-major serait là pour témoigner que le tribun avait dégainé le premier.

 

Paulus attaqua immédiatement avec de violents coups de taille dont chacun aurait coupé en deux son jeune antagoniste si celui-ci n’avait paré avec son épée. Marcellus, gardant la défensive, se laissa repousser jusqu’au fond de la salle. Les visages des jeunes officiers, rangés contre le mur, étaient tendus. Démétrius serra les poings quand il vit son maître près d’être acculé dans un coin.

 

Paulus avançait pas à pas, frappant de droite à gauche sur la lame de son adversaire. Quand il vit celui-ci dans cette grave situation, il se mit à rire, sûr de la victoire. Pourtant Marcellus crut discerner une pointe d’inquiétude dans ce rire guttural. Paulus semblait fatigué, ses traits se tiraient quand il levait son arme ; son bras devait commencer à lui faire mal. Il n’avait évidemment plus d’entraînement : on se laissait vivre à Minoa !

 

Soudain, comme Paulus se préparait à porter un coup violent et décisif, Marcellus lança son épée latéralement si près du cou de son adversaire que celui-ci rejeta instinctivement la tête en arrière et que son coup dévia. À cet instant, Marcellus fit une volte rapide et c’est Paulus qui se trouva dans le coin.

 

Marcellus ne pressa pas son avantage. Fatigué de cet exercice inaccoutumé, Paulus respirait bruyamment et le rictus de sa bouche trahissait son alarme grandissante. Changeant de tactique, il semblait se souvenir de ses leçons d’escrime. Il avait dû être une fine lame autrefois, pensa le tribun.

 

Marcellus, apercevant Démétrius, remarqua que les traits de son esclave avaient perdu leur rigidité. Il était en pays connu maintenant, luttant d’adresse et non plus de force. Jusqu’à ce jour Marcellus n’avait jamais eu affaire à un adversaire qui cherchait à l’assommer en brandissant son arme comme s’il se fût agi d’une hache.

 

Tandis que les lames s’entrechoquaient, Marcellus avançait graduellement. À un moment, Paulus jeta un regard derrière lui pour voir la place qui lui restait. Marcellus recula obligeamment de quelques pas. Chacun vit qu’il avait volontairement donné à Paulus la chance de mieux se défendre. Il y eut une exclamation à moitié étouffée. Cette manœuvre du nouveau commandant n’était peut-être pas dans l’esprit de Minoa, mais elle rappela aux assistants la manière dont les gens braves se comportaient entre eux à Rome. Les yeux de Démétrius brillèrent d’orgueil. Son maître avait de la race ! « Eugenos ! » s’exclama-t-il.

 

Cependant Paulus n’était pas d’humeur à accepter des faveurs. Il s’avança vivement, avec l’audace de celui qui a gagné du terrain par son adresse, et s’efforça de faire rompre Marcellus. Le combat resta un moment stationnaire, Paulus essaya tout ce dont il put se souvenir : feinte, coup de revers ; mais il se fatiguait et sa défense se relâchait.

 

Enfin, d’une manœuvre adroite, Marcellus amena une issue dramatique. Profitant d’un moment favorable, il engagea la pointe de sa lame dans la garde de l’épée de Paulus et lui arracha l’arme de la main. Celle-ci tomba par terre avec fracas. Il y eut alors un moment de silence. Paulus, debout, attendait. Son attitude lui faisait honneur ; son expression, malgré son saisissement, n’était pas celle d’un lâche. Paulus était vaincu, mais il y avait en lui de l’étoffe, plus qu’on ne l’aurait supposé.

 

Marcellus se baissa, prit par la pointe l’épée tombée et, visant avec soin, la lança à travers la salle. L’arme vint en tournoyant se ficher profondément dans le bois massif de la porte. Il répéta ensuite la même opération avec sa propre épée qui resta piquée à côté de l’autre.

 

Les deux hommes se regardèrent en face. Alors Marcellus parla, avec fermeté mais sans arrogance :

 

– Centurion Paulus, dit-il, j’attends tes excuses pour conduite inconvenante envers un officier.

 

Ce ne fut pas facile pour Paulus, mais il en vint à bout. Démétrius fit remarquer plus tard que, évidemment, le centurion n’était pas un brillant orateur.

 

Au petit discours entrecoupé de Paulus, Marcellus répondit :

 

– Tes excuses sont acceptées, centurion. Il serait peut-être indiqué, maintenant, d’ajouter quelques mots à l’adresse de tes camarades. Je ne leur ai pas encore été officiellement présenté. C’est à l’ancien commandant qu’échoit l’honneur de procéder à cette formalité.

 

Paulus retrouva sa voix et son annonce fut prononcée d’une voix ferme :

 

– Je vous présente le tribun Marcellus Gallio, le chef de la légion et le commandant du fort.

 

Les sabres cliquetèrent pour le salut, tout, sauf celui de l’obèse Sextus qui faisait semblant d’ajuster une courroie.

 

– Centurion Sextus, appela sèchement Marcellus. Apporte-moi mon épée.

 

Sous le feu des regards, Sextus alla d’un air gêné jusqu’à la grande porte et en arracha l’épée.

 

– Apporte aussi celle de Paulus, ordonna Marcellus.

 

Sextus dégagea la seconde épée et revint d’un pas lourd, la mine renfrognée. Marcellus prit les armes, tendit à Paulus la sienne et attendit le salut de Sextus. Cette fois, il fut obéi sans autre délai. Paulus salua aussi avant de remettre son épée au fourreau.

 

– Et maintenant, terminons notre dîner, dit Marcellus d’un ton froid. Que l’on remette les tables en place. Demain matin, déjeuner à cinq heures. Les officiers devront être rasés. Inspection sur la place d’exercice, à six heures. C’est tout pour le moment.

 

Paulus demanda la permission de se retirer et Sextus se leva pour le suivre.

 

– Puisque tu as fini de dîner, centurion Sextus, dit Marcellus, tu auras le temps de faire débarrasser le logis du commandant, de manière que je puisse l’occuper cette nuit.

 

L’appétit n’y était plus, cependant les officiers se firent un devoir d’achever leur dîner. Marcellus s’attardait à table. Enfin il se leva, et tous se mirent au garde à vous. Il quitta alors la salle, suivi de Démétrius.

 

Les chambres étaient prêtes et des hommes transportèrent les bagages dans le logis du commandant. Quand ils furent seuls, Marcellus, assis à la grande table, demanda à Démétrius qui restait debout près de lui :

 

– Alors, Démétrius, qu’as-tu à me dire ?

 

Démétrius porta le bois de sa lance à son front et salua.

 

– Maître, je suis très fier d’appartenir au commandant de Minoa.

 

– Merci, Démétrius, dit Marcellus avec un sourire las. Il nous faut encore attendre avant de savoir qui commande à Minoa. Le début est satisfaisant, mais il est plus difficile de faire la paix que de faire la guerre.

 

Les jours suivants, la tension fut grande au fort. Bien que le prestige de Paulus eût considérablement souffert, il exerçait encore une influence qui n’était pas négligeable. Il obéissait aux ordres, mais d’un air si taciturne que l’on ne savait ce qui se passait dans son esprit. Démétrius installait chaque nuit sa couchette contre la porte et dormait avec son poignard à portée de la main.

 

Après une semaine, les nerfs commencèrent à se détendre. Marcellus donnait ses ordres d’une voix sèche et exigeait une obéissance absolue. Il ne montrait aucun favoritisme, gardait une dignité officielle et ne gaspillait pas ses paroles. Il était juste et compréhensif, mais excessivement ferme. Bientôt la garnison entière sentit l’effet d’une discipline plus stricte. L’apparence extérieure et l’état d’esprit des officiers s’étaient fort améliorés.

 

Chaque matin, Paulus, maintenant commandant en second, venait chercher ses instructions auprès de Marcellus. Aucune allusion n’était faite à leur première rencontre. Leur conversation se bornait à de courtes phrases concernant le service, échangées avec une politesse glaciale. Marcellus espérait pourtant que leurs rapports ne resteraient pas toujours aussi froids ; car si Paulus était aigri par l’exil et corrompu moralement par l’ennui, il pressentait en lui de grandes possibilités et il était décidé, pour peu que Paulus montrât de meilleurs sentiments, à répondre immédiatement à une avance ; il ne pouvait cependant pas en prendre l’initiative.

 

Avec Sextus, Marcellus n’avait pour ainsi dire pas de contact. À la table du mess, Sextus ne disait rien ; il mangeait d’un air renfrogné, puis se faisait excuser.

 

Un soir, Marcellus remarqua que la chaise de Sextus était vide.

 

– Où est-il ? demanda le commandant en montrant de la tête la place inoccupée.

 

– Il s’est cassé la jambe, répondit Paulus.

 

– Comment est-ce arrivé ?

 

– Une palissade s’est effondrée sur lui.

 

Marcellus quitta immédiatement la table et se rendit au logis de Sextus. Celui-ci était étendu sur le dos, le front couvert de grosses gouttes de sueur. Il fit un geste gauche pour saluer.

 

– Cela fait très mal ? demanda Marcellus.

 

– Non, commandant, dit Sextus en serrant les dents.

 

– Un courageux mensonge, coupa Marcellus. Digne d’un Romain. Cette couchette n’est pas confortable, on t’en trouvera une meilleure. As-tu pris ton dîner ?

 

Sextus secoua la tête : il ne désirait rien manger.

 

– Eh bien, nous verrons, dit Marcellus.

 

Le matin suivant, la rumeur se propagea, sous les tentes brunes, que le nouveau commandant était allé à la cuisine des officiers et avait surveillé la confection d’un bouillon pour le vieux Sextus, qu’il avait fait transporter le blessé dans un lieu plus aéré et fait préparer un lit spécial.

 

Ce jour-là, Marcellus devint en fait le commandant du fort de Minoa et Démétrius renonça à verrouiller la porte de la chambre à coucher.

 

*

* *

 

Le matin suivant, quand Paulus entra chez le commandant, celui-ci lui fit signe de s’asseoir.

 

– Il faut chaud, centurion Paulus, dit Marcellus.

 

– À Gaza il fait toujours ou trop chaud ou trop froid, dit Paulus en s’appuyant en arrière, les pouces dans son ceinturon. Les Juifs vont avoir une fête importante. Ils la célèbrent pendant la semaine où la lune est pleine dans le mois qu’ils appellent « nisan ». Tu en as peut-être entendu parler ?

 

– Non, jamais, confessa Marcellus. Cela nous regarde-t-il ?

 

– C’est la pâque juive, en souvenir de leur fuite hors d’Égypte, expliqua Paulus.

 

– Que faisaient-ils donc en Égypte ? demanda Marcellus avec indifférence.

 

– Oh ! ce n’est pas récent, dit Paulus avec un sourire. C’est arrivé il y a quinze siècles.

 

– Ah ! et ils s’en souviennent encore ?

 

– Les Juifs n’oublient jamais rien. Chaque année à cette saison, tous les Juifs qui le peuvent vont à Jérusalem « manger la pâque », comme ils disent. C’est l’occasion de réunions de famille, de jeux, de négociations et de toutes sortes d’exhibitions. Les caravanes viennent de loin avec leurs marchandises. C’est un spectacle à voir.

 

– On dirait que tu y es allé.

 

– Je n’y ai pas manqué une seule fois depuis que je suis au fort, et cela fait onze ans, dit Paulus. Le procurateur de Judée compte sur les détachements des forts de Capernaum, de Césarée, de Joppé et de Minoa pour assurer l’ordre.

 

– Il craint des troubles ?

 

– Quand les Juifs s’assemblent, on parle toujours de révolution. Ils se répandent en lamentations sur la perte de Jérusalem. À ma connaissance, cette agitation n’a jamais provoqué rien de plus dangereux que quelques rixes dans les rues. Mais le procurateur aime voir, à ces occasions, un déploiement d’uniformes romains et des parades dans le voisinage du temple.

 

Paulus rit à ce souvenir.

 

– Combien d’hommes devons-nous envoyer et pour quelle date ?

 

– Une centurie. C’est un voyage de trois jours. Il nous faut partir après-demain.

 

– Tu t’occuperas de cela, Paulus. Veux-tu commander le détachement ou bien en as-tu assez ?

 

– Manquer cela ! Le seul événement de l’année ! Si je puis te donner un conseil, tribun, viens avec nous, tu y trouveras une diversion agréable.

 

– J’irai, puisque tu me le recommandes. Quel équipement ?

 

– Il n’est pas compliqué. Comme c’est un gala, nous portons nos meilleurs uniformes. Tu seras fier de tes hommes, car c’est une récompense d’être choisi pour cette expédition, et les soldats se donnent la peine de fourbir leurs armes. Nous ne prenons que les provisions pour la route. À Jérusalem nous trouverons des cantonnements confortables et une nourriture de première qualité, offerte par les riches de la cité.

 

– Comment ? dit Marcellus surpris. Ne souffrent-ils pas du joug des Romains ?

 

Paulus eut un rire ironique.

 

– Ce sont les pauvres gens qui sentent le poids du joug romain. Quant aux riches, beaucoup d’entre eux perçoivent le tribut pour Tibère et comme ils en prélèvent le quart, ils sont contents. Oh ! en public, ces nababs se lamentent de la perte de leur royaume, mais ces vieux usuriers seraient bien consternés si une vraie révolution éclatait. Tu t’apercevras que les anciens de la cité et le procurateur sont comme larrons en foire, seulement ils s’en cachent.

 

– J’ai toujours cru que les Juifs étaient des patriotes ardents.

 

– C’est exact pour le peuple. Il espère toujours retrouver son indépendance. Tu as sans doute entendu parler de leur mythe à propos d’un Messie.

 

– Un Messie ! Qu’est-ce que c’est ?

 

– Le Messie est celui qui les délivrera. D’après leurs prophètes, il viendra un jour et les rassemblera pour reconquérir leur liberté.

 

– Je n’ai jamais entendu parler de cela. Il est vrai que je ne m’intéresse pas aux superstitions religieuses.

 

– Moi non plus ! protesta Paulus. Mais on entend beaucoup parler du Messie pendant la pâque juive. Tu les verras, ces gros pères, enveloppés de la tête aux pieds dans de volumineuses robes noires, jetant la tête en arrière et se frappant la poitrine pour réclamer à grands cris leur royaume perdu, et appeler leur Messie ! Avec cela, s’ils pensaient qu’un soulèvement se tramait contre la domination romaine, ils seraient les premiers à l’étouffer.

 

– Quel tas d’hypocrites ! s’écria Marcellus.

 

– Tout à fait d’accord, approuva Paulus, mais on mange bien à leur table !

 

Paulus se tourna vers la porte et aperçut Démétrius debout dans le corridor à portée de leurs voix. Marcellus suivit son regard.

 

– Tu n’as rien à craindre de mon esclave, dit-il à voix basse. Jamais il ne répéterait une conversation privée.

 

– Que voulais-je dire ? continua Paulus en baissant la voix. Cette situation politique à Jérusalem est révoltante mais pas extraordinaire. C’est ce qui fait la force de l’Empire. Sans les hommes riches de nos provinces soumises – des hommes dont l’avarice est plus grande que le patriotisme – l’Empire romain s’effondrerait !

 

– Attention ! Paulus. Il est dangereux d’exposer de pareilles théories ! Tu pourrais t’attirer des ennuis.

 

– Des ennuis ! s’écria Paulus avec amertume. C’est bien à cause de cela que je suis ici ! J’ai été assez insensé pour parler avec franchise devant Germanicus, et c’est ainsi, ajouta-t-il à mi-voix, que je suis devenu centurion à Minoa. Mais je le maintiens : l’Empire romain est soutenu par la trahison de riches provinciaux qui consentent à vendre leur propre peuple. Cette stratégie n’est pas nouvelle. Alexandre, déjà, l’avait apprise des Persans qui l’avaient apprise des Égyptiens. Achète les hommes importants d’un pays, et tout le reste te sera donné par-dessus le marché.

 

Paulus était rouge de colère. Il regarda Marcellus en face.

 

– La puissance de Rome ! Bah ! Puissance de la trahison, puissance de l’or. Jeter les pauvres gens les uns contre les autres sur les champs de bataille, pendant que les grands pontifes, dans un coin éloigné, sont en train de les vendre, voilà ce que fait le grand et orgueilleux Empire romain ! Je crache sur l’Empire romain !

 

– Quelle imprudence, Paulus ! J’espère que cela ne t’arrive pas souvent. N’as-tu pas peur que je dénonce ?

 

– Non, répondit Paulus avec confiance, car tu crois à la réelle puissance, celle qui veut du courage !

 

Marcellus lui sourit.

 

– Ce qui m’étonne, Paulus, dit-il pensif, c’est que la grande masse ne prenne pas les choses en mains.

 

– Que peuvent-ils faire ? fit Paulus en secouant les épaules. Ce ne sont que des moutons sans berger. Ces Juifs, par exemple : de temps en temps quelque excité cherche à ameuter les gens, crie comme un fou contre l’injustice de leur sort… mais aussitôt, il est emmené et l’on n’entend plus parler de lui.

 

– Qui l’arrête ? Les riches de la ville ?

 

– Oh ! pas directement. C’est toujours nous qui sommes appelés pour faire la vilaine besogne. Évidemment Rome ne peut pas tolérer de pareilles manifestations, mais ce sont les riches marchands qui tuent les révolutions dans l’œuf.

 

– Les misérables ! s’écria Marcellus.

 

– Oui, commandant, approuva Paulus, son excitation tombée à plat. Mais des misérables qui sont des connaisseurs en bon vin et qui le prodiguent avec abondance aux légions romaines.

 

IV

La première journée de voyage fut terriblement fatigante, car la route, creusée de profondes ornières et encombrée de caravanes, ne formait qu’un nuage de poussière.

 

Vers la fin de l’après-midi, quand la compagnie s’arrêta près d’un puits à un kilomètre au nord d’Ascalon, Démétrius fut heureux de recevoir l’ordre de rejoindre son maître, car il se sentait seul et démoralisé après avoir toute la journée chevauché un âne aux côtés de Mélas, l’esclave thrace du centurion Paulus.

 

Il fut étonné de la belle apparence du camp. Comme par magie, les tentes étaient sorties du sol. Les drapeaux flottaient et les sentinelles montaient la garde.

 

Le repas du soir terminé et son service achevé, Démétrius s’étendit sur le sol à l’ombre de la tente du chef, une tente imposante, plus grande que les autres, bordée de rouge, avec des rideaux de soie rouge fermant l’entrée, et un dais supporté par quatre bois de lance. Les mains croisées derrière la nuque, il contemplait les étoiles, s’émerveillant de leur éclat inaccoutumé et entendait vaguement les voix assourdies de son maître et de Paulus. Celui-ci dissertait en amateur philosophe, d’une voix bonasse et tolérante, quelque peu influencée par les vapeurs de l’alcool. Démétrius dressa l’oreille. Il arrive parfois, dans de pareilles circonstances, qu’un homme dévoile imprudemment ses véritables convictions ; si Paulus en avait, il pouvait être intéressant de les connaître.

 

– Les Juifs, disait Paulus, sont un drôle de peuple. Ils le reconnaissent eux-mêmes et ils s’en vantent. Par exemple, ils croient au bénéfice d’une protection divine toute spéciale. Leur seule divinité, Jéhovah, n’a d’intérêt que pour eux. Cette conception n’aurait rien de bien extraordinaire si leur Jéhovah n’était censé avoir créé la terre et ses habitants ; pourtant les autres peuples ne lui sont rien ; ce sont les Juifs qui sont ses enfants. Il faut croire que les autres n’ont qu’à se débrouiller tout seuls. Si encore, ils avaient admis que ce Jéhovah n’était qu’une espèce de dieu local…

 

– Oh ! mais ne faisons-nous pas de même, Paulus ? interrompit Marcellus. Jupiter n’est-il pas une espèce de surintendant de l’univers ?

 

– Pas du tout, protesta Paulus d’un ton paresseux. Jupiter ne s’intéresse pas aux Égyptiens, mais il ne se vante pas de les avoir faits ce qu’ils sont, pour les mépriser ensuite de ce qu’ils ne sont pas meilleurs. Et il n’a jamais dit que les Syriens sont une sale engeance parce qu’ils n’allument pas des feux de joie le jour de sa fête. Et Jupiter n’a jamais promis aux Romains qu’il leur donnerait ce qu’il y a de meilleur pour toute leur vie.

 

– Jéhovah a promis cela aux Juifs ?

 

Démétrius se mit à rire doucement. Il se doutait bien que son maître n’était pas très au courant des diverses religions, mais quand même ! à ce point !

 

– Certainement ! Il les a installés dans un jardin où poussait un fruit qu’il leur était interdit de manger. Ils l’ont naturellement mangé, pour satisfaire, non leur faim, mais leur curiosité.

 

– Jéhovah a certainement été ravi de cette curiosité, intercala Marcellus, puisque toutes les bonnes choses dont nous jouissons ont été découvertes grâce à la curiosité de quelqu’un.

 

– C’est vrai, pourtant Jéhovah en a été fâché, expliqua Paulus. Il les a chassés dans le désert, puis les a laissés tomber en esclavage. Enfin il leur a donné le moyen de s’évader et les a lâchés dans le bled en leur promettant une terre qui serait la leur…

 

– Et c’est celle-ci ? dit en riant Marcellus. Quelle terre promise !

 

– Il n’y a pas de coin de terre plus désolé que cette contrée, déclara Paulus. Et maintenant, par-dessus le marché, les Juifs n’en ont plus la possession. On s’étonne qu’après quinze siècles d’épreuves, de misère et d’esclavage, ces enfants favorisés de Jéhovah ne commencent pas à se dire qu’ils seraient peut-être plus heureux sans toutes ces prévenances divines.

 

– C’est probablement ce qui explique cette idée d’un Messie dont tu m’as parlé l’autre jour. Ils ont renoncé à tout espoir de voir Jéhovah prendre soin d’eux et pensent que le Messie pourrait améliorer leur sort par sa venue. C’est peut-être ce qu’ils espèrent ; ce ne serait pas déraisonnable. N’est-ce pas de cette façon que les Grecs ont accumulé tant de dieux ? Lorsqu’un dieu se fatigue et devient impotent, un autre prend sa succession.

 

– C’est logique. Nos dieux se comportent de la même manière que nous, ce qui est naturel puisque nous les avons faits tels que nous sommes. C’est pour cela que notre religion est si réconfortante.

 

– Tu ne m’as pas l’air très pieux, fit Marcellus. Si les dieux t’entendent, ils ne doivent pas être contents. Ils pourraient croire que tu doutes de leur existence.

 

– Mais pas du tout ! Ils sont tout ce qu’il y a de plus vrai… les dieux ! Certains désirent la guerre, certains la paix, et d’autres ne savent pas au juste ce qu’ils veulent, si ce n’est une grande fête une fois par année avec un beau cortège. Certains vous donnent le repos, d’autres vous rendent enragés. Et tous ne sont pleinement heureux que s’ils réussissent à nous faire peur. C’est logique ; c’est ainsi que va la vie ! Mais ces Juifs ! Les voilà avec leur unique dieu qui a toujours raison. Il est têtu, parce qu’ils sont têtus ; il désapprouve le plaisir, parce qu’ils n’ont jamais appris ce que c’est ; il ne commet jamais d’erreur parce que les Juifs ne se trompent jamais. Et Jéhovah est pessimiste parce que les Juifs sont un peuple pessimiste.

 

– Ce Jéhovah pense sans doute qu’il est bon pour ses enfants d’endurer des privations, reprit Marcellus : les muscles restent souples, et la graisse superflue est éliminée. Ce serait peut-être mieux pour Rome si nous, les patriciens, devions lutter pour notre subsistance au lieu de voler nos voisins.

 

Démétrius put croire que le sujet était épuisé tant le silence qui suivit cette discussion sacrilège se prolongea. Pourtant Paulus reprit :

 

– Ce problème n’existera bientôt plus pour Rome. Le sceptre changera de main. S’il y a une justice, c’est maintenant le tour d’une autre puissance… Tribun, si nous buvions encore un peu de vin ?

 

Démétrius se leva, prêt à l’appel. À la voix de son maître, il se présenta.

 

– Remplis la coupe du centurion Paulus, ordonna Marcellus. Non, pas de vin pour moi.

 

Démétrius, sa tâche accomplie, retourna dans l’ombre de la tente. La conversation prit un tour bizarre.

 

– Paulus, disait son maître, tu crois que les dieux sont fabriqués par les hommes. Si la question n’est pas trop impertinente, puis-je te demander si tu as jamais essayé d’en faire un ?

 

– Non, répondit Paulus, mais ce n’est pas trop tard. Veux-tu que je t’en fasse un maintenant ?

 

– Par ma foi ! Je suppose qu’il te ressemblera comme un frère jumeau.

 

– Pas tant que cela, car le dieu que je vais inventer est bon. Il ne fait pas seulement semblant de l’être. Il est vraiment bon. Il met dans sa confidence quelques hommes intelligents et les charge de tâches importantes. Il enseigne à l’un comment guérir la lèpre, à d’autres comment rendre la vue aux aveugles, et l’ouïe aux sourds. Il leur révèle le secret de la lumière et du feu ; il leur apprend comment faire, en été, provision de chaleur pour l’hiver, comment capter la lumière du jour pour éclairer nos nuits, comment amener l’eau dans les contrées arides.

 

Paulus s’arrêta, probablement pour étancher sa soif.

 

– Très bien, centurion, fit Marcellus d’un ton pensif. Si tu arrives à installer ton dieu quelque part, et qu’il sache faire ces choses, je veux bien lui donner ma pratique.

 

– Peut-être pourrais-tu aider à sa création, suggéra Paulus d’un ton amical.

 

Avant de s’endormir, Démétrius pensa longtemps à cette étrange idée : la création d’un dieu meilleur.

 

*

* *

 

Ils étaient presque au terme de leur voyage, maintenant. Durant l’heure précédente, la caravane avait gravi péniblement le flanc d’une colline. Arrivés au sommet, un spectacle impressionnant les attendait : à leurs pieds s’étendait Jérusalem dont les tourelles et les coupoles étincelaient au soleil couchant.

 

– Superbe ! murmura Marcellus.

 

Toute la journée, Démétrius avait marché à côté du chameau de son maître, heureux d’être dispensé de la surveillance peu agréable des bêtes de somme à l’arrière-garde. Tôt dans la matinée, ils étaient arrivés à la jonction de la grande route de la vallée avec le chemin qui monte de Hébron. Partout les caravanes restaient au repos dans leurs campements.

 

– Comme c’est curieux, Paulus, avait dit Marcellus. Pourquoi ces gens ne continuent-ils pas leur voyage ?

 

– C’est le jour du sabbat. La loi des Juifs leur défend de voyager le dernier jour de la semaine.

 

– Ils doivent rester là sans bouger ?

 

– À peu près. Ils peuvent se déplacer de deux mille coudées, c’est ce qu’ils appellent la promenade du sabbat. Ces deux mille coudées les mèneraient jusqu’à ce groupe d’oliviers au tournant de la route. C’est le plus loin qu’un Juif puisse s’éloigner de sa résidence le jour du sabbat.

 

– Ce n’est vraiment pas commode !

 

– Pour les pauvres gens, non. Les riches, comme d’habitude, trouvent moyen de tourner la loi.

 

– Comment cela ?

 

– Eh bien voilà ! Dans leur interprétation de cette règle, tout endroit où un homme possède un bien est considéré comme sa résidence. Si, le jour du sabbat, un homme riche veut rendre visite à un ami à dix milles de chez lui, il y envoie le jour précédent ses serviteurs qui déposent le long de la route, toutes les deux mille coudées, un objet quelconque, comme une vieille sandale, un pot ébréché, un tapis usé ; ainsi le chemin est préparé pour leur maître, qui pourra voyager sans contrevenir à la loi.

 

– Tu parles sérieusement ? avait demandé Marcellus.

 

– Oui, et ces gens sont tout ce qu’il y a de plus sérieux. Vois-tu, tribun, ces Juifs riches se donnent plus de peine que n’importe quel peuple pour garder les apparences de leur religion. Et ils ne permettent pas de plaisanterie à ce sujet. Ils se sont dupés eux-mêmes depuis si longtemps qu’ils se croient réellement sincères. Mais ils ne sont pas les seuls, avait ajouté Paulus avec un petit rire. Tous nos personnages influents, de quelque pays qu’ils soient, sont affligés de cette maladie. Il doit être tragique de posséder de grands biens en même temps qu’une conscience sensible.

 

– Paulus, tu es cynique ! À propos, que doivent penser ces gens au bord de la route de ce que nous enfreignons la sainte loi du sabbat ?

 

– Oh ! cela ne les étonne pas de notre part. Je ne crois pas que nous leur ferions plaisir si nous interrompions notre voyage par respect pour leur croyance. Dans leur idée, nous souillerions davantage leur religion en nous y conformant qu’en l’ignorant. Ils ne veulent rien de nous, même pas notre respect. On ne peut les en blâmer. Peut-on exiger d’un homme qu’il ait une haute opinion du maître qui l’a privé de sa liberté ?

 

En entendant ces paroles, Démétrius avait détourné la tête et feint un vif intérêt pour une caravane qui campait sur un monticule voisin. Il se demandait ce que son maître pensait de cette réflexion maladroite du centurion et s’il était ennuyé que son esclave l’eût entendue.

 

*

* *

 

De bonne heure, le matin suivant, la milice de Minoa leva le camp et se prépara à entrer dans la cité. C’était la première fois, depuis qu’il était l’esclave de Marcellus, que Démétrius avait dormi hors de portée de la voix de son maître. La veille, tard dans l’après-midi, le commandant et quatre des officiers supérieurs avaient décidé de partir en avant pour coucher à Jérusalem. Aucun des esclaves, sauf les chameliers, ne les accompagnait. Démétrius, chargé de surveiller les effets de Marcellus, avait dormi seul dans la tente du chef.

 

Éveillé à l’aube, il avait tiré les rideaux et avait été étonné de la cohue qui se pressait déjà sur la route : des processions de chameaux lourdement chargés et levant à chaque pas, d’un mouvement rythmique, leur tête hautaine ; des files d’ânes avec leurs ballots hétéroclites ; des hommes, des enfants, des femmes, tous portant des paquets et des paniers de toutes formes. Une poussière nauséabonde enveloppait cette multitude.

 

Le contingent de Minoa se mit en route. Les soldats descendirent d’une allure martiale la colline, les pèlerins se sauvant au bord de la route au commandement strident de la trompette.

 

Mélas, toujours heureux quand il pouvait en remontrer au nouveau venu, s’amusait des efforts que Démétrius déployait pour mener les ânes. Le Thrace aux cheveux rouges se réjouissait de l’embarras du Corinthien car il se sentait d’habitude à son désavantage en sa compagnie tandis que les circonstances actuelles lui étaient favorables. Il n’était pas aussi cultivé que l’esclave du chef, mais lorsqu’il s’agissait de faire passer des ânes au travers d’une foule, Mélas était à même de donner des conseils.

 

Cette foule était bien différente de celle qu’on voit généralement les jours de fête.

 

À Rome, les gens se rudoyaient ; des charretiers arrogants écrasaient parfois de leurs roues ferrées les pieds nus des enfants ; pour se frayer un passage, des énergumènes jetaient autour d’eux de la boue et des ordures ramassées dans la rue. Mais, en dépit de sa brutalité, la Rome des jours de gala était joyeuse ; la foule qui remplissait les rues chantait et riait.

 

Au contraire, on n’entendait pas un rire dans la longue procession des pèlerins. C’était une multitude fanatique d’où s’élevait un murmure guttural comme si chacun clamait sa propre détresse, indifférent aux plaintes de ses voisins. On lisait sur les faces aux traits tirés un zèle religieux qui frisait l’hystérie ; ces visages fascinaient Démétrius par la laideur de leurs contorsions. Pour rien au monde il n’aurait voulu étaler ainsi à la vue du public ses propres chagrins.

 

Soudain, sans qu’on pût deviner pourquoi, une vague d’excitation passa dans cette cohue comme un raz de marée. Tout autour de Démétrius, les hommes se détachèrent de leur famille, jetant leurs colis dans les bras de leurs enfants déjà surchargés, et courant en avant vers quelque attraction irrésistible. En tête de la colonne, les cris gagnaient en volume et se transformèrent tout à coup en acclamations frénétique : un mot unique, un mot magique déchaînait la multitude.

 

Incapable d’avancer dans cette cohue gesticulante, Démétrius chercha à conduire ses ânes récalcitrants sur le bord de la route, où Mélas maintenait ses bêtes affolées à grands coups de gourdin sur la tête.

 

– Frappe-les sur le nez, cria Mélas.

 

– Je n’ai pas de bâton, hurla Démétrius. Tiens, prends-les ! Mélas, heureux qu’on eût recours à sa compétence, saisit la corde tendue et, d’une main experte, s’efforça de rétablir la discipline. Tandis qu’il était ainsi occupé, Démétrius se joignit à la foule, forçant le passage jusqu’à ce que la densité de l’attroupement l’obligeât à s’arrêter. Serré contre son bras, un petit Grec levait vers lui sa face grimaçante : un esclave, reconnaissable comme tel au poinçon dans le lobe de son oreille. Avec impudence, ce petit homme malpropre se pencha pour apercevoir l’oreille de Démétrius ; puis, s’était assuré de leur égalité sociale, il lui sourit fraternellement.

 

– Athènes, lança-t-il en guise de présentation.

 

– Corinthe, répondit Démétrius sèchement. Sais-tu ce qui se passe ?

 

– Ils crient quelque chose à propos d’un roi. C’est tout ce que j’arrive à saisir.

 

– Tu comprends leur langage ?

 

– Des bribes. Juste les mots courants que j’entends pendant ces voyages. Je viens chaque année avec un chargement d’épices.

 

– Tu crois qu’il y a là devant quelqu’un qui veut être leur roi ?

 

– Cela en a tout l’air. Et ils crient sans arrêt un autre nom que je ne comprends pas – Messie. C’est sans doute le nom de l’homme.

 

À ces mots, Démétrius, d’un mouvement rapide, enfonça son épaule dans la masse compacte et poussa en avant, suivi de près, à son grand déplaisir, par son minuscule compatriote. Partout les gens arrachaient les branches aux palmiers qui bordaient la route et les brandissaient avec exaltation. Parvenu à la tête de la procession, Démétrius se souleva sur la pointe des pieds et entrevit l’objet de la curiosité publique. C’était un Juif de belle prestance, aux cheveux bruns. Monté sur un âne blanc, il avançait lentement dans le petit espace laissé libre autour de lui. Démétrius comprit immédiatement que ce couronnement devait être une affaire improvisée. Le prétendant était vêtu d’un simple manteau brun sans aucune décoration, et une poignée d’hommes – ses amis intimes sans doute – qui faisaient leur possible pour le préserver de la pression de la foule, portaient des vêtements très ordinaires.

 

Les « hourrah » de la multitude étaient assourdissants. Ces fanatiques devenaient complètement fous ! Ils étaient bien tels que Paulus les avait dépeints.

 

Démétrius avait peine à croire que ce personnage paisible pût exciter la foule à un pareil degré. Au lieu d’accueillir les applaudissements avec un air de triomphe – ou même seulement de satisfaction – il paraissait attristé par tout ce vacarme. On devinait qu’il se serait volontiers passé de ces ovations.

 

– Peux-tu le voir ? cria le petit Athénien.

 

Démétrius fit oui de la tête sans se retourner.

 

– C’est un vieil homme ?

 

– Pas précisément, répondit Démétrius d’un ton vague.

 

Démétrius secoua la tête et fit un geste de la main signifiant qu’il ne voulait pas être dérangé, surtout par des questions auxquelles il était difficile de répondre.

 

– A-t-il l’air d’un roi ? brailla le petit Grec en pouffant de rire.

 

Démétrius ne répondit pas. Serrant son vêtement contre lui, il s’élança en avant. La masse houleuse, poussant par derrière, le porta presque dans le groupe qui entourait la monture.

 

Bien en vue à l’intérieur du cercle, comme s’ils constituaient l’escorte de l’homme mystérieux, une douzaine d’individus semblaient étourdis par les événements qui, visiblement, les avaient pris au dépourvu. Eux aussi lançaient des acclamations, mais leurs visages exprimaient l’étonnement et ils paraissaient désireux que leur éminent ami répondît avec plus d’ardeur aux exigences de cette grande occasion.

 

Éclairé par les commentaires irrévérencieux de Paulus sur la célébration de la Pâque, Démétrius se dit que tous ces pèlerins, orgueilleux et misérables, étaient prêts à répondre au moindre mouvement de révolte contre leurs oppresseurs. Il n’y avait qu’à crier : « Le Messie ! » pour qu’ils se missent en campagne sans s’attarder à poser des questions. C’était certainement ce qui venait de se passer. Mais, quelle que fût la cause de ce mouvement fanatique, il était visible qu’il lui manquait l’approbation du héros.

 

Le visage de ce Juif énigmatique reflétait le poids d’une lourde anxiété. Son regard, chargé de résignation, plongeait droit devant lui, dans la direction de Jérusalem. Peut-être que l’homme, préoccupé de responsabilités autrement plus importantes, n’entendait même pas tout ce tumulte.

 

Démétrius était si profondément absorbé par la figure du jeune Juif que, lui aussi, commençait à devenir indifférent aux clameurs. Il avançait lentement, s’arc-boutant contre la pression de la foule, si près maintenant du cavalier préoccupé qu’en faisant un pas en avant il aurait pu le toucher.

 

Un obstacle barra momentanément le chemin, et la bruyante procession s’arrêta. L’homme sur l’âne blanc tressaillit comme s’il se réveillait d’un rêve, poussa un profond soupir et tourna lentement la tête. Démétrius l’observait, la bouche entr’ouverte et le cœur battant.

 

Les yeux songeurs, posés sur la multitude excitée, semblaient chargés de compassion pour ces malheureux qui croyaient avoir trouvé un remède à leurs maux. Tous hurlaient, sauf l’esclave corinthien dont la gorge était si sèche qu’il aurait été dans l’impossibilité de crier et qui n’en avait d’ailleurs aucune envie. Silence ! Cet homme n’était pas un personnage autour duquel il fallait faire du bruit. Silence !

 

Les yeux pensifs parcoururent lentement la foule et s’arrêtèrent sur le visage tendu et troublé de Démétrius. Peut-être parce que lui seul, au milieu de l’hystérie générale, se retenait de crier. Son silence attirait l’attention. Les yeux considérèrent calmement Démétrius. Ils restèrent impassibles ; cependant, d’une manière indéfinissable, ils agirent sur Démétrius avec une telle force que c’était presque une contrainte physique. Le message qu’ils lui communiquèrent était quelque chose de plus vital que de la sympathie ou qu’un simple intérêt amical : une sorte de pouvoir stabilisateur qui balayait toutes les circonstances négatives telles que l’esclavage et la pauvreté. Démétrius se sentit envahi par la chaleur d’une étrange émotion. Aveuglé par des larmes subites, il se faufila hors de la cohue et atteignit le bord de la route. L’importun Athénien, brûlant de curiosité, l’accosta :

 

– Tu l’as vu… de près ?

 

Démétrius hocha la tête, et, faisant demi-tour, revint sur ses pas vers les bêtes qu’il avait abandonnées.

 

– C’est un fou ? insista l’Athénien en courant à côté de lui.

 

– Non.

 

– Un roi ?

 

– Non, murmura Démétrius avec gravité, non, pas un roi.

 

– Alors quoi ? demanda l’Athénien, piqué par l’air distant du Corinthien.

 

– Je ne sais pas, dit Démétrius d’une voix mal assurée, mais… il est certainement quelque chose de plus qu’un roi.

 

V

Après avoir quitté le camp, Marcellus et son état-major descendirent jusqu’à la ville. Il y avait peu de circulation dans les rues à cause du sabbat.

 

Paulus n’avait pas exagéré la munificence des Juifs de Jérusalem à l’égard des représentants de l’Empire romain ; le jeune commandant de Minoa resta abasourdi devant le majestueux palais du procurateur.

 

C’était l’heure du crépuscule ; ils arrêtèrent leurs chameaux devant le siège du gouvernement de Rome. Il n’était pas nécessaire d’informer les voyageurs que cette massive construction était d’origine étrangère car elle criait hautement qu’elle n’avait aucune parenté avec son sordide entourage.

 

Visiblement, architectes, sculpteurs et artistes paysagistes ne s’étaient pas souciés des frais. Comme c’étaient les Juifs qui payaient, expliqua Paulus, l’empereur n’avait pas été parcimonieux, et lorsque Hérode, le premier procurateur, avait déclaré son intention de « reconstruire en marbre cette cité de brique », Auguste lui avait laissé carte blanche.

 

À vrai dire, Jérusalem n’était pas tout en marbre. La plus grande partie de la ville était sale et misérable. Mais Hérode le Grand avait reconstruit le temple dans de grandioses proportions et érigé son palais sur une élévation assez éloignée des saints lieux pour éviter de regrettables incidents.

 

L’édifice était formé d’un immense quadrilatère dominant le cœur même de Jérusalem. Trois spacieuses terrasses pavées de fines mosaïques, que réunissaient des escaliers de marbre et des balustrades portant les bustes de Romains éminents, s’étageaient de l’avenue au portique à colonnes du prétoire. Des deux côtés descendaient des jardins plantés de fleurs et d’arbustes exotiques et irrigués par l’eau de bassins de marbre dans lesquels jouaient des jets d’eau enchanteurs.

 

– Ces jets d’eau, dit Paulus en baissant discrètement la voix, sont venus après coup. Ils ont été installés, il y a sept ans, par Pilate. Ils ont été la cause d’un soulèvement et les troupes durent venir au secours du nouveau procurateur.

 

– Tu en étais, Paulus ? demanda Marcellus.

 

– Bien sûr ! Nous étions tous là, et je te promets que cela chauffait. Le Juif a ses petites imperfections, mais il n’est pas un lâche. En affaires il ne cesse de se lamenter, mais il se bat sans gémir. Il déteste la guerre et fera tout au monde pour rester en paix, mais il est un point – et cela Ponce Pilate l’ignorait – sur lequel il ne badine pas.

 

– Qu’est-il arrivé à propos de ces jets d’eau ?

 

– C’est la femme de Pilate qui en est responsable. Elle et son mari avaient habité la Crète durant de nombreuses années quand Pilate y était préfet. La végétation de cette île est luxuriante, aussi la dame fut très déçue en arrivant dans cette contrée aride. Elle voulut des jardins. Or les jardins ont besoin d’eau. Pour amener l’eau il faut des aqueducs et les aqueducs coûtent cher. Comme il n’y avait pas de fonds prévus pour cette dépense, le nouveau procurateur ne trouva rien de mieux que de prélever l’argent sur le trésor du Temple ; alors…

 

– Ce fut la bataille.

 

– Tu l’as dit, déclara Paulus. Elle dura sept mois. Pilate en perdit presque son poste. Deux mille Juifs furent tués ainsi qu’un millier de Romains. Il aurait mieux valu, je crois, déplacer Pilate. Les Juifs ne le respecteront jamais. Il s’efforce de leur plaire, car il se souvient de ce dont ils sont capables. Il sait qu’au prochain soulèvement il sera destitué.

 

– C’est étonnant que les Juifs ne réclament pas son départ.

 

– Oh ! mais ils ne le désirent pas du tout, dit Paulus en riant. Ces riches marchands et usuriers, qui paient le gros des impôts et qui exercent une grande influence savent que Pilate n’est pas en état de leur imposer des conditions sévères. Ils le détestent, mais je parie que si l’empereur nommait un autre procurateur, le Sanhédrin protesterait.

 

– Le Sanhédrin, qu’est-ce que c’est ?

 

– Le corps législatif des Juifs. Il n’est pas censé s’occuper d’autre chose que de l’observance des lois religieuses, mais le fait est que, lorsque le Sanhédrin proteste, Ponce Pilate écoute. Je ne voudrais pourtant pas t’induire en erreur au sujet de celui-ci. Pilate est ici dans une fausse position, mais il te plaira, je crois. C’est un homme charmant qui mériterait une préfecture plus agréable.

 

Ils avaient contourné le palais et arrivaient aux casernes assignées à la garnison de Minoa. Trois côtés du quadrilatère étaient affectés aux cantonnements des troupes. Le bâtiment entier bourdonnait de vie et l’immense champ d’exercice scintillait de l’éclat des armures. Les bannières de Césarée, de Joppé et de Capernaum, surmontées du drapeau impérial, mettaient de la couleur dans cette cour remplie de soldats.

 

Marcellus fut enchanté du logement qu’on lui attribua. C’était la première fois qu’il se sentait à l’aise depuis son départ de Rome. Paulus vint voir si son jeune commandant avait tout ce qu’il désirait.

 

– Je vais écrire des lettres, dit-il. Le Vestris arrive demain à Joppé et appareillera vers la fin de la semaine. Tu te souviens, tribun, qu’il entrait dans le port de Gaza au moment où nous traversions la ville.

 

– Je te remercie de m’y faire penser, dit Marcellus. C’est une excellente idée.

 

*

* *

 

Il n’avait pas écrit à Diana depuis le petit billet d’adieu ne contenant ni promesses impossibles, ni pronostics fâcheux, qu’il lui avait adressé d’Ostie. Souvent, pendant le long voyage en mer, il avait commencé des lettres sans jamais les terminer. Il y avait si peu à raconter.

 

Les premiers jours à Minoa avaient été assez mouvementés pour donner matière à une lettre, mais ses nouvelles fonctions l’avaient absorbé. Ce soir, il écrirait à Diana. Il pouvait lui dire sans mentir que les choses allaient mieux qu’il ne l’avait craint. Sa dignité, ébranlée par sa nomination au fort discrédité de Minoa, était restaurée. Il se sentait fier d’être citoyen romain et pouvait écrire à Diana avec toute la confiance qui lui était revenue.

 

Marcellus eut du plaisir à informer la jeune fille de ce qui maintenant remplissait sa vie. C’était presque comme s’ils appartenaient l’un à l’autre. La lettre s’allongeait et il fallait à présent la terminer par quelques mots venant du cœur.

 

Il resta longtemps à se demander quelle attitude il devait prendre. Devait-il obéir à ses sentiments et dire à Diana combien elle occupait ses pensées, combien elle lui était chère et combien ardemment il souhaitait que leur séparation prît fin ? Mais Diana était si jeune et si pleine de vie ; avait-il le droit de lui donner l’espoir qu’un jour il reviendrait pour lui demander d’être sienne ? Ne serait-ce pas mieux de lui dire franchement que selon toute probabilité il ne reviendrait pas de longtemps, pas avant des années sans doute ? Cependant Diana était avertie ; ne lui avait-il pas écrit, un peu plus haut, que Paulus, depuis onze ans à Minoa, n’était jamais rentré chez lui. Elle pouvait en tirer ses propres conclusions. Enfin, Marcellus se décida à terminer ainsi sa lettre :

 

« Tu sais, Diana, les choses que je te dirais si nous étions ensemble. Séparés comme nous le sommes, par des centaines de kilomètres et par nous ne savons combien d’années, je me contenterai de t’assurer que ton bonheur est le mien. Un navire, le Vestris, a fait escale il y a quelques jours à Gaza. Je suis impatient de retourner au fort, car j’y trouverai peut-être une lettre de toi ; du moins je l’espère. Démétrius portera demain cette missive au courrier du palais qui rejoint le Vestris à Joppé. Que ne donnerais-je pas pour être moi-même à son bord ! »

 

*

* *

 

Démétrius ne s’était jamais senti aussi tourmenté. Évidemment, chaque fois qu’il réfléchissait à sa situation, la vie ne lui promettait rien de bon. Cependant, peu à peu, il s’était habitué à son sort. Il était un esclave, et l’on ne pouvait rien y changer. En se comparant à un homme libre, son lot était en effet misérable ; mais quand il mettait en parallèle les conditions de son esclavage avec celles, beaucoup plus cruelles, de la plupart des autres captifs, il s’estimait heureux.

 

Maintenant, sa philosophie ne suffisait plus à le consoler. Il essayait de s’analyser et de trouver la raison de sa mélancolie. Une chose était certaine : il se sentait seul. Marcellus n’avait pas besoin de lui à Jérusalem et, en dehors de leur service, les esclaves n’étaient pas les bienvenus au quartier des officiers. Une fois leur travail accompli, ils devaient s’esquiver. Démétrius n’avait pas été habitué à ce traitement. Il avait été si longtemps l’ombre de son maître que cette attitude involontaire de Marcellus lui était aussi douloureuse qu’une peine physique.

 

Pourtant il y avait une autre cause à sa détresse morale. Il était hanté par le souvenir des yeux qui l’avaient regardé sur la route menant à la cité. Il restait des heures à essayer de définir ce regard, et arrivait à la conclusion qu’il révélait avant tout un sentiment de profonde solitude. Le petit groupe d’hommes qui entouraient l’étranger semblaient déçus, et quant à cette foule fanatique, il était évident qu’elle le pressait de se mettre à la tête d’un mouvement auquel lui ne s’intéressait pas. C’était un homme solitaire. Ses yeux avaient soif de la compréhension d’un ami. Et l’isolement de cet homme mystérieux avait en quelque sorte communié avec l’isolement de Démétrius.

 

Depuis, trois jours avaient passé, singulièrement pareils dans leur routine. Mélas avait offert avec empressement de lui faire admirer la ville. Leur service était vite accompli en sorte qu’ils se trouvaient constamment ensemble. Après le déjeuner, servi à l’aube, les soldats sortaient sur la place d’exercice pour l’inspection. Puis un fort détachement, conduit par la légion du procurateur, s’en allait fièrement à travers les rues. L’impressionnant cortège, à quatre de front, descendait l’avenue du Temple en passant devant la résidence prétentieuse de Caïphe, le grand prêtre.

 

À deux reprises, Démétrius, accompagné de l’inévitable Mélas, avait suivi les soldats. À Rome, en pareille circonstance, des centaines de badauds auraient escorté la parade ; mais pas ici. Le peuple était peut-être d’humeur trop maussade ou peut-être détestait-il trop Rome. Peut-être aussi manquait-il de vitalité. Démétrius avait souvent vu des gens en guenilles, des mendiants aveugles et de pauvres infirmes, mais jamais en si grand nombre ni dans une pareille misère. Il n’était pas étonnant que l’homme étrange sur l’âne blanc se fût senti seul !

 

Le retour des troupes s’effectuait par les rues tortueuses du district marchand, où les trafiquants et les acheteurs se retiraient vivement pour faire place aux légionnaires de l’empereur Tibère. Puis, revenus à la place d’exercice, ceux-ci étaient licenciés pour la journée.

 

Pour Marcellus et son état-major, ainsi que pour les officiers supérieurs des autres garnisons, la principale distraction, à côté des bains, était le jeu. Après la première journée passée en visites de cérémonie et à faire le tour de la ville, les officiers restèrent à flâner dans leurs somptueux appartements.

 

La provision de vin semblait illimitée et il était visible que les hauts gradés en faisaient un usage abondant. Démétrius avait été heureux de constater que son maître observait un peu plus de retenue que ses camarades, mais lui aussi se distrayait de la seule manière possible. Il fallait espérer que la semaine se passerait sans querelle, car il y avait tout ce qu’il fallait pour amener la discorde : le vin, les dés et l’oisiveté. Il suffisait de peu d’alcool pour rendre Marcellus téméraire. En état d’ivresse, Paulus devenait irascible. Démétrius commençait à compter les heures jusqu’au moment du départ. Si Minoa avait ses désagréments, c’était un endroit plus sûr et qui avait plus d’attraits que Jérusalem.

 

Il aurait aimé savoir ce qu’était devenu l’homme qui ne voulait pas être le roi de ce pays. Un jour il en avait parlé à Mélas ; celui-ci ignorait ce qui était advenu ; il avait d’ailleurs complètement oublié ce petit incident sur la colline.

 

– La patrouille l’a probablement refoulé de la ville, fut la supposition de Mélas.

 

– Peut-être l’a-t-on mis en prison ?

 

– Ce serait un bonheur pour lui, dit en riant Mélas. Les hommes qui ameutent la foule sont mieux en prison que dans la rue, cette semaine.

 

– Sais-tu où se trouve la prison ? demanda Démétrius, inspiré par une idée subite.

 

Mélas le lorgna de côté. Non, il ignorait où se trouvait la prison. Les prisons sont des endroits dont il vaut mieux se tenir à l’écart. Il faut être fou pour rendre visite à un ami en prison. Avant qu’on ait dit « ouf » on vous met le grappin dessus.

 

Une après-midi – c’était le quatrième jour à Jérusalem – Démétrius s’en alla seul sur la route par laquelle ils étaient venus ; il monta la colline jusqu’à l’endroit où il avait vu l’homme solitaire au regard pénétrant. Il reconnut aisément l’emplacement : des palmes cassées et souillées jonchaient le bord de la route, pauvres débris d’une gloire brève et incertaine.

 

Comme il revenait lentement sur ses pas, il se trouva dans un parc public où des sentiers traversaient un bosquet de vieux oliviers, noueux et tordus comme s’ils avaient partagé avec les malheureux Juifs leur lutte obstinée contre la persécution. Il s’assit à l’ombre et, durant une heure, contempla Jérusalem dans la plaine. On aurait pu croire qu’une cité vieille de trente-cinq siècles serait assagie par l’expérience. Il est vrai que, dans ce domaine, le monde entier semble incapable d’apprendre quoi que ce soit d’utile. Jérusalem désirait la liberté. Que ferait-elle de sa liberté si elle la possédait ? Tout le monde, sur terre, désire plus de liberté ; de la liberté pour faire et devenir quoi ?

 

À supposer – ce qui était inconcevable – que les Juifs arrivent à chasser les Romains, qu’adviendrait-il ? Cesseraient-ils de se quereller, oublieraient-ils leurs vieilles rancunes de parti et travailleraient-ils au bien commun de leurs pays ? Les gros propriétaires et les usuriers faciliteraient-ils la vie aux pauvres ? S’ils se débarrassaient des Romains, nourriraient-ils les affamés, soigneraient-ils les malades et nettoieraient-ils les rues ? Mais… tout cela, ils pouvaient le faire déjà maintenant s’ils le voulaient. Les Romains ne les en empêcheraient pas. Ils verraient même avec plaisir de telles réformes, tout au moins ceux qui vivaient en Palestine.

 

En quoi consistait la servitude que Jérusalem ressentait si amèrement ? Ces bruyants fanatiques de l’autre jour croyaient que leurs tourments venaient du gouvernement romain. S’ils pouvaient trouver un chef assez fort pour les libérer de Rome, ils établiraient un royaume à eux, et ils avaient l’air de croire que cela arrangerait tout ! Serait-ce vraiment le cas ? Comment une révolution viendrait-elle en aide à la masse du peuple ? Peut-être, cet homme solitaire, venu de la campagne, se rendait-il compte que sous un nouveau gouvernement Jérusalem resterait ce qu’elle était maintenant et qu’un changement de maître n’adoucirait pas le sort du peuple.

 

Démétrius se leva et retourna sur la grand’route ; il fut surpris d’y voir si peu de voyageurs. Il y avait encore deux heures jusqu’au coucher du soleil. Quelque chose d’important devait se passer ; pourtant la ville semblait plus tranquille que d’habitude.

 

Il descendit lentement la colline, persistant dans sa méditation. Quel genre de gouvernement résoudrait les problèmes de ce monde ? C’est un fait que tous les gouvernements sont rapaces. Pourtant, les peuples ne supportent le pouvoir que jusqu’au jour où ils ont acquis assez de force pour le renverser et le remplacer par une autre tyrannie. La cause de nos ennuis ne se trouve pas au siège du gouvernement, mais dans l’entourage immédiat, dans la tribu, dans la famille, en nous-mêmes. Démétrius aurait aimé parler avec l’homme solitaire pour savoir ce qu’il pensait du gouvernement et comment, d’après lui, une liberté meilleure pourrait être trouvée.

 

Il lui vint soudain à l’idée que l’impudent petit Athénien saurait ce qu’était devenu l’homme qui ne voulait pas être roi. Il pressa le pas, décidé à se mettre à la recherche de la caravane transportant des épices.

 

Dans la cité, presque toute activité avait cessé. Où étaient donc tous les habitants ? Même au marché, il n’y avait que très peu de monde. Abordant un Grec barbu qui pliait péniblement un paquet de tapis, Démétrius lui demanda ce qui se passait. Le vieil homme haussa les épaules mais ne répondit pas. On voyait clairement qu’il croyait que le jeune homme se moquait de lui.

 

– Est-il arrivé quelque chose ? insista Démétrius avec sérieux.

 

Le vieil homme attacha son paquet et s’assit dessus, tout essoufflé. Puis il regarda son compatriote avec un nouvel intérêt.

 

– Veux-tu dire, s’écria-t-il, que tu ne sais réellement pas ce qui arrive ? Mais, mon garçon, c’est la nuit de la Pâque juive. Tous les juifs sont à la maison. Ceux qui n’en possèdent pas se sont faufilés dans un abri quelconque.

 

– Pour combien de temps ?

 

– Jusqu’au matin. Demain, ils sortiront de bonne heure car c’est le dernier jour de la pâque juive, et les affaires marcheront fort. Mais, d’où sors-tu pour ignorer cela ?

 

– C’est la première fois que je viens ici. Je ne connais rien aux coutumes des Juifs. Je viens de passer deux heures sur la colline. Il y a une plantation d’oliviers, là-haut.

 

Le vieil homme fit un signe d’assentiment.

 

– Oui, je sais. On l’appelle le jardin de Gethsémani. Il n’y a pas grand’chose à voir.

 

Le vieil homme se leva et hissa le ballot sur son dos.

 

– Saurais-tu par hasard où je pourrais trouver une caravane venant d’Athènes et qui vend des épices ?

 

– Oh ! oui. Tu veux parler de Popygos. Il est en bas vers la vieille tour, mais tu feras bien de garder ta main sur ton argent.

 

– Volerait-il un compatriote ?

 

– Popygos volerait sa propre grand’mère.

 

Démétrius sourit, dit adieu au vieux marchand, puis se dirigea vers le palais car il était trop tard pour aller à la recherche de la caravane aux épices.

 

*

* *

 

Démétrius ne perdit pas de temps à regarder l’inspection du matin. Dès qu’il eut servi le déjeuner de son maître, il partit seul. Déjà les rues étaient bondées. Il fallait faire attention où l’on marchait en traversant le marché, sinon on risquait de tomber par-dessus quelque vendeur assis au beau milieu du chemin, les jambes croisées, entouré de sa pitoyable marchandise. Tout le long des ruelles, des bêtes de somme stationnaient devant les petits bazars. Partout des bras émaciés se tendaient pour une aumône. Des plaies hideuses étaient exhibées avec des gémissements qui se transformaient vite en cris et en malédictions. La rue devenait toujours plus étroite et sombre, encombrée de mendiants et de chiens affamés.

 

La caravane ne fut pas difficile à trouver. Près de la vieille tour qui domine le Kedron, se trouve une place d’où part la route de l’ouest. Un arôme piquant, bienvenu après les relents du marché, guida Démétrius vers sa destination où une voix joyeuse l’accueillit.

 

Démétrius fut sincèrement heureux de voir le petit Athénien, bien qu’à tout autre endroit et en tout autre temps il lui eût déplu d’être accroché par cet importun bavard.

 

– J’espérais bien que nous nous reverrions. Je m’appelle Zénos. Je ne crois pas que je te l’aie dit.

 

– Et moi, je suis Démétrius. Vous avez l’air bien installés, ici.

 

– Tu penses ! Nous avons beaucoup de place et nous voyons tout ce qui se passe. Tu aurais dû être là hier soir. Quelle excitation ! Ils ont arrêté le Nazaréen, tu sais. Ils l’ont trouvé là-haut dans le vieux jardin.

 

– Un Nazaréen ? Qu’avait-il fait ? demanda Démétrius sans grand intérêt.

 

– Mais, tu sais bien ! L’homme que nous avons vu sur l’âne blanc l’autre jour.

 

Démétrius s’anima et se mit à questionner. Zénos était ravi de pouvoir communiquer ses renseignements. La nuit dernière, on l’avait capturé et emmené en ville.

 

– Mais qu’a-t-il fait ? demanda Démétrius avec impatience.

 

– Ma foi, on l’a arrêté parce qu’il ameutait la population et qu’il voulait être roi. Popygos dit que s’il est déclaré coupable de trahison, cela ira mal pour lui.

 

– De trahison ! Quelle idée ! s’écria Démétrius avec indignation. Cet homme ne cherche pas le moins du monde à renverser le gouvernement. Lui, un traître ! Mais ils sont fous !

 

– Non, ils ne sont pas fous, reprit Zénos. Les gens qui mènent le Temple veulent se débarrasser de lui, sinon il les ruinera. N’as-tu pas appris ce qu’il a fait, le jour même où nous l’avons vu ?

 

– Non. Qu’a-t-il fait ?

 

– Je vais t’expliquer. Le temple est l’endroit où l’on fait les sacrifices ; on achète des animaux et on les brûle. C’est horrible et cela sent mauvais, mais leur dieu aime ça. Aussi la cour est-elle pleine d’animaux à vendre. Le peuple apporte son argent et l’on dit que les affaires marchent fort là-dedans.

 

– Comment ? On vend des animaux à l’intérieur de ce beau temple ?

 

– Dans une cour bordée d’arcades en marbre, déclara Zénos avec solennité, dans une cour recouverte d’un magnifique dallage et dont les murs sont ornés de plus fines mosaïques, aussi belles que celles d’Athènes. Et là, grouillent les veaux, les moutons et les pigeons. Tu peux t’imaginer l’air que cela a, mais, pour l’odeur, il faut y aller et sentir ! Eh bien, ce Jésus qui venait de la campagne, de quelque part en Galilée, est allé au temple, et cela ne lui a pas plu ; il a déclaré que ce n’était pas l’endroit pour vendre des animaux. Et il a dû s’apercevoir qu’on volait les gens, car il a chassé les marchands.

 

– Comment donc ?

 

Zénos se mit à rire devant l’ahurissement de son ami.

 

– Crois-moi si tu veux ; ce Jésus, qui n’avait pourtant pas l’air d’un homme à risquer pareille chose, a ramassé un fouet et l’a fait claquer à tour de bras. Comme si l’établissement lui appartenait. Zip ! zip ! Et tout est sorti : les veaux, les prêtres, les moutons et les trafiquants. L’air était plein de pigeons et de plumes. Et il a renversé les tables avec l’argent ; les pites, les drachmes et les deniers ont roulé sur le sol. Les pèlerins, à quatre pattes, se battaient pour les ramasser. Que c’était drôle ! Pour rien au monde je n’aurais voulu manquer cela ! Eh ! voici mon maître, ajouta Zénos en baissant la voix. Il est furieux parce que ses meilleurs clients sont occupés de ce Jésus.

 

De la plus grande tente sortait un homme pansu, à la barbe grisonnante, qui s’approcha d’eux. Il s’arrêta pour examiner Démétrius.

 

– Il vient de Corinthe, dit Zénos. Nous avons fait connaissance en route.

 

– Je vois que tu portes la tunique romaine, dit Popygos sur un ton de mauvaise humeur.

 

– Mon maître commande le fort de Minoa, expliqua respectueusement Démétrius.

 

– Les Romains auraient bien dû laisser les Juifs se débrouiller tout seuls aujourd’hui. Tous les gens de Jérusalem qui ont quatre sous à dépenser s’occupent de l’affaire de ce Nazaréen. Maintenant que le gouvernement s’en mêle, cela durera toute la journée. Et demain, c’est le sabbat des Juifs.

 

– Et on ne peut rien vendre ce jour-là, fit Démétrius pour dire quelque chose.

 

Le vieux Popygos se caressa la barbe pensivement.

 

– Il y a vingt-trois ans que je fais ce voyage, et nous n’avons jamais vendu aussi peu que cette fois. Autrefois les gens n’étaient pas aussi agités. Ils venaient tranquillement pour fêter la pâque et faire des achats.

 

– En quoi consiste cette fête ?

 

– Ils offrent un sacrifice au temple. Les pauvres apportent un pigeon, les autres un mouton ou un veau. Mais si tu savais comme les sacrificateurs sont malins ! Quand un villageois apporte un agneau, les prêtres l’examinent, lui trouvent un défaut quelconque et prétendent que l’agneau n’est pas digne d’être sacrifié. Ils offrent alors de lui en donner un autre en échange à condition qu’il paie la différence. Ainsi l’agneau défectueux est prêt à être vendu au prochain client.

 

– Quelle volerie ! dit Démétrius. Ce n’est pas étonnant que le Nazaréen ait été indigné. Que vont-ils faire de lui maintenant ? Le mettre en prison ?

 

– Cela m’étonnerait ! J’ai entendu dire qu’il a comparu hier soir devant le Grand Prêtre sous l’accusation d’avoir causé du désordre dans le temple et même de l’avoir souillé, ajouta-t-il avec un rire sarcastique. Comme si l’on pouvait souiller un temple converti en écurie ! Mais ils avaient assez de gens pour témoigner contre lui, aussi l’ont-ils amené au palais et tiré Pilate du lit pour juger du cas. Le procurateur leur a dit que cette affaire ne le regardait pas du moment que cela s’était passé au temple. Mais les vieux riches ne l’entendent pas de cette oreille. Ils ont affirmé que ce Jésus voulait se faire nommer roi. Pilate n’en a naturellement rien cru ; aussi a-t-il suggéré de lui faire donner le fouet et de le relâcher.

 

– Quoi ! Ils l’ont battu ? s’écria Démétrius avec anxiété.

 

– Et comment ! Ensuite quelqu’un dans la foule a crié : « À mort, le Galiléen ! » et Pilate a dressé l’oreille. « Si cet homme est galiléen, a-t-il déclaré, menez-le devant Hérode. C’est lui qui s’occupe des affaires de la Galilée. »

 

– Devant Hérode ?

 

– Précisément. Et Hérode s’est amusé à le tourmenter. Il l’a fait revêtir d’un vieux manteau de pourpre sous prétexte de lui rendre hommage. Là-dessus un ivrogne a tressé une couronne d’épines et la lui a posée sur la tête. Pourtant les Juifs n’étaient pas satisfaits. Ils voulaient que ce Jésus soit mis à mort.

 

– À mort ! protesta Démétrius.

 

– Oui, et ils savent que Pilate seul peut en donner l’ordre. Alors ils sont retournés au palais.

 

– Et qu’est-il arrivé ? demanda Démétrius.

 

Popygos secoua la tête et haussa les épaules.

 

– C’est tout ce que je sais. Diophanos le joaillier, qui me l’a raconté, a dû retourner à son bazar.

 

– Il faut maintenant que je rejoigne mon maître, dit Démétrius. Je te souhaite un heureux voyage de retour. Adieu, Zénos.

 

*

* *

 

De loin, Démétrius vit la foule assemblée devant le prétoire. Il hâta le pas et se joignit à l’attroupement.

 

Le procurateur, debout sous la colonnade, était entouré d’un détachement de gardes. Sur la terrasse la plus élevée, les soldats se tenaient en rangs de quatre. Devant eux, tout seul, était le captif. Les questions et les réponses s’échangeaient dans une langue que Démétrius ne comprenait pas et qui devait être l’araméen. Il se faufila jusqu’à l’extrême droite. Il pouvait maintenant voir le profil de l’homme solitaire. Oui, il portait la couronne d’épines dont Popygos avait parlé. Le sang avait coulé de son front, laissant des traînées sur son visage. Ses mains étaient liées. Son manteau, rejeté en arrière, laissait voir les traces livides du fouet. Quelques-unes saignaient. Mais il ne semblait pas être conscient de ses blessures ; la face levée, il répondait calmement, avec dignité et assurance, à l’interrogatoire du procurateur. De temps en temps un grognement parcourait la foule hostile.

 

Démétrius était si occupé à observer le visage de la victime qu’il avait à peine regardé son entourage. Il lui vint à ce moment l’idée de chercher des yeux Marcellus. Le premier rang se composait d’officiers représentant les divers forts. Paulus se trouvait parmi eux, très droit, mais oscillant d’un mouvement régulier. Immédiatement derrière lui, il y avait une rangée de soldats de Minoa. Marcellus n’était pas là.

 

À ce moment, le procurateur éleva la voix, et Démétrius manœuvra de manière à mieux le voir. Alors, il aperçut Marcellus, debout avec les autres chefs, à la gauche du juge. Il se demanda si son maître savait vraiment de quoi il s’agissait. À moins que quelqu’un se fût trouvé là pour lui servir d’interprète, Marcellus n’avait probablement aucune idée de ce qui se passait. Démétrius, qui lisait à livre ouvert dans le visage de son maître, n’y voyait pour le moment que de l’embarras et de l’ennui. On devinait que Marcellus aurait préféré se trouver ailleurs.

 

Quant à Ponce Pilate, il semblait déconcerté. L’attitude hostile de son auditoire l’avait ébranlé. Il se tourna de côté et donna un ordre à l’un des gardes, qui se retira à l’intérieur et revint bientôt portant un grand bassin d’argent. Pilate y trempa ses mains puis secoua l’eau de ses doigts. La foule hurla à nouveau, mais cette fois c’était un cri de triomphe. Il était clair qu’une décision avait été prise et que cette décision satisfaisait les accusateurs. Démétrius comprit alors ce que signifiait la pantomime du bassin. Ponce Pilate se lavait les mains de cette affaire. Il permettait au peuple de faire ce qui lui plaisait mais lui laissait la responsabilité du jugement. Sans nul doute, le procurateur ne se souciait pas d’avoir les mains souillées par le sang du prisonnier. Démétrius se dit que maintenant son maître avait sûrement compris. Même s’il ignorait tout du cas, il devait savoir que Pilate n’avait pris sa décision qu’à son corps défendant.

 

À présent, Pilate se tournait vers Marcellus, qui s’était avancé pour le saluer. Quelques mots furent échangés, puis Marcellus s’inclina en signe d’obéissance et, descendant les degrés, s’approcha de Paulus pour lui transmettre les ordres. À l’appel de ce dernier, le contingent de Minoa s’avança, se mit en colonne par deux et exécuta un élégant demi-tour. Conduite par Marcellus, la troupe traversa la foule qui lui ouvrit un passage. L’un des hommes saisit brutalement la corde qui pendait des mains du condamné et l’entraîna.

 

Un certain nombre de gens suivirent. Les autres se rassemblèrent en petits groupes, agitant leurs barbes en signe de vive satisfaction. Démétrius se demanda quel serait le sort de Jésus. Il avait été condamné à mort, sans aucun doute, sans quoi le peuple ne se serait pas apaisé. Il serait probablement amené dans quelque cour de prison et placé en face d’un détachement d’archers. De l’autre côté de la rue, quelques hommes de la campagne, pâles et effrayés, semblaient hésiter à le suivre. Ils finirent pourtant à s’y décider. C’étaient sans aucun doute les amis de Jésus. « Quel dommage, songea Démétrius, qu’ils se soient conduits si lâchement. Cet homme méritait certainement une aide plus loyale. »

 

Ne sachant s’il voulait suivre la procession ou rentrer à la caserne pour attendre le retour de son maître, l’esclave resta un moment indécis. C’est alors qu’il fut rejoint par Mélas qui ricanait tout seul.

 

– Que va-t-on lui faire ? demanda Démétrius.

 

– Le crucifier, répondit Mélas.

 

– Le crucifier ! (La voix de Démétrius était rauque.) Mais voyons, il n’a rien fait pour mériter une mort pareille !

 

– Ça se peut, mais c’est l’ordre. J’ai l’impression que le procurateur n’était pas d’accord et craint des troubles. C’est pour cela qu’il en a chargé Minoa ; il ne veut pas que sa légion soit mêlée à l’affaire. Les soldats de Minoa repartiront et ce sont de rudes gaillards.

 

Mélas se mit à rire, heureux d’appartenir à ces rudes gaillards. La garnison de Minoa ne craignait pas un peu de brutalité.

 

– Tu y vas ? demanda Démétrius.

 

Mélas fronça les sourcils et secoua la tête.

 

– Non, je n’ai rien à y faire. Tu pensais y aller ? Ce n’est pas un beau spectacle, je t’avertis ! J’ai vu une crucifixion, une fois, en Gaule : un soldat qui avait poignardé son centurion. Cela a duré toute la journée ; on l’entendait crier d’une demi-lieue. Les grands oiseaux noirs sont venus avant qu’il ne soit mort.

 

Démétrius secoua la tête, fit de la main un signe de protestation et avala brusquement sa salive. Mélas cracha d’un air embarrassé, puis il tourna sur ses talons et s’en fut lentement vers la caserne, laissant là son camarade.

 

Après un instant, Démétrius suivit automatiquement Mélas. Arrivé dans le logis vide et silencieux de son maître, il s’assit et tâcha de retrouver son calme. Son cœur battait si fort qu’il en avait mal à la tête.

 

Il se leva pour boire un verre d’eau. Alors l’idée lui vint que Marcellus, lui aussi, aurait besoin de boire avant que cette horrible affaire fût terminée. Il remplit une petite cruche et se mit en route, lentement, car il avançait à contre-cœur.

 

Depuis l’instant où il avait rencontré les yeux de Jésus, Démétrius avait pensé à lui comme à un homme solitaire que personne ne comprenait, même pas ses meilleurs amis. Aujourd’hui, en effet, il était seul, terriblement seul.

 

VI

Ce matin-là, Julien, le commandant de Capernaum, avait annoncé à son collègue que la parade habituelle était supprimée et que tous les légionnaires devaient rester à la caserne pour y attendre les ordres. Marcellus avait alors fait chercher Paulus, certain que le vieux renard saurait lui expliquer ce mystère.

 

Après s’être fait longtemps attendre, le centurion entra d’un pas incertain, la face congestionnée et les yeux injectés de sang. Son commandant le regarda avec un dégoût non déguisé et lui désigna une chaise sur laquelle Paulus s’installa confortablement.

 

– Sais-tu ce qui se passe ? demanda Marcellus.

 

– Le procurateur a eu une mauvaise nuit, marmotta Paulus.

 

– Et toi aussi, selon toute apparence, fit Marcellus d’un ton glacial. Qu’est-ce qui se trame ?… si ce n’est pas un secret.

 

– Pilate a des ennuis.

 

La langue de Paulus était maladroite et les mots ne venaient que lentement.

 

– Il a des ennuis avec tout le monde, continua-t-il, même avec ce bon vieux Julien qui prétend que, si l’homme est galiléen, c’était à Capernaum de faire la police pendant le procès à la cour d’Hérode.

 

– Aurais-tu l’amabilité de me dire de quoi tu parles ? interrompit sèchement Marcellus. Quel homme ? Quel procès ? Commence par le commencement !

 

Paulus bâilla prodigieusement, frotta ses yeux larmoyants et commença un long récit embrouillé sur les événements de la nuit précédente. Un insolent charpentier, de quelque part en Galilée, avait essayé de troubler l’ordre en excitant le peuple à la révolte. Quelques jours auparavant, dans le temple, il était devenu furieux, chassant dans la rue les animaux destinés aux sacrifices, renversant les tables des changeurs et traitant à haute voix ce lieu saint de repaire de brigands.

 

– Ce qui est parfaitement vrai, mais pas très poli, commenta Paulus.

 

– Ce bonhomme doit être fou, dit Marcellus.

 

Paulus plissa d’un air sagace ses lèvres boursouflées et secoua la tête.

 

– Cet homme a quelque chose de spécial. Ils l’ont arrêté hier soir et l’ont amené d’abord devant Anne, l’ancien Grand Prêtre, puis devant Caïphe, le Grand Prêtre actuel, puis devant Pilate, devant Hérode, devant…

 

– Tu as l’air bien au courant, interrompit Marcellus.

 

Paulus prit un air penaud :

 

– Nous étions quelques-uns à visiter la ville sainte au clair de lune. Peu après minuit nous avons croisé cette populace et nous l’avons suivie. C’était l’unique distraction qui se présentait, et nous étions un peu éméchés.

 

– Je veux bien te croire, dit Marcellus. Mais continue, je te prie.

 

– Ma foi, nous avons assisté à tous ces procès. Comme je te l’ai dit, nous n’étions pas dans les meilleures conditions pour comprendre ce qui se passait et la plupart du temps l’accusation était criée en araméen. Mais on devinait aisément que la clique du Temple et les marchands essayaient de faire mettre à mort cet homme.

 

– Pour ce qui s’est passé au temple ?

 

– Oui, pour cela et pour avoir parcouru la campagne et provoqué de grands rassemblements de gens qui voulaient l’entendre parler.

 

– De quoi ? À quel propos ?

 

– D’une nouvelle religion. J’ai causé avec un des légionnaires de Pilate qui comprend ce langage. Il m’a dit que ce Jésus incitait les gens de la campagne à adopter une religion qui n’a pas grand’chose à voir avec le temple. Certaines des accusations étaient idiotes. Un gaillard a juré que le Galiléen avait prétendu que, si le temple était détruit, il pourrait le reconstruire en trois jours. Des bêtises de ce genre ! Ce qu’ils veulent, c’est sa condamnation. Pour cela tous les moyens sont bons.

 

– Où en sont les choses maintenant ? demanda Marcellus.

 

– J’en ai eu assez à la cour d’Hérode et le soleil se levait quand je suis rentré absolument fourbu. Ils venaient de décider de retourner devant Pilate, tout de suite après le déjeuner. Ils doivent être au palais en ce moment. Pilate finira par leur donner ce qu’ils réclament, et… Paulus hésita puis continua d’un air sombre : C’est une crucifixion qu’ils réclament.

 

– Viens, allons-y.

 

– J’en ai assez, tribun, si tu veux bien m’excuser.

 

Paulus se leva péniblement et traversa la chambre d’un pas hésitant. Sur le pas de la porte, il se trouva en face d’un soldat en uniforme du palais, qui salua avec raideur.

 

– Le procurateur vous envoie ses compliments, cria-t-il d’une voix stridente. Les officiers supérieurs et un détachement de vingt hommes de la légion de Minoa doivent immédiatement se rendre à la cour du procurateur.

 

Après un second salut cérémonieux, il sortit à reculons sans attendre de réponse.

 

– Je me demande ce que Pilate nous veut, dit Marcellus mal à l’aise.

 

– Je crois que je devine, grogna Paulus. Ce ne sont pas des honneurs que Pilate confère à Minoa. Il va nous commander de faire une chose odieuse, trop dangereuse pour les troupes locales et il ne veut pas que sa précieuse légion y soit mêlée. Le contingent de Minoa part demain. Si des troubles éclatent, nous serons hors d’atteinte.

 

Il serra sa ceinture d’un cran et quitta la pièce. Marcellus resta un moment indécis puis le suivit dans l’intention de lui demander de commander le détachement. Par la porte entr’ouverte de la chambre du centurion, il le vit boire avidement à même une énorme coupe. Il entra et lui dit avec colère :

 

– À ta place, Paulus, je ne boirais pas davantage. Tu en as déjà plus qu’assez !

 

– À ta place, rétorqua Paulus, je boirais autant de vin que je pourrais en contenir.

 

Il fit deux pas au devant de Marcellus et le regarda hardiment.

 

– Tu vas crucifier un homme aujourd’hui. As-tu déjà vu faire ça ?

 

– Non, je ne sais même pas comment cela se fait. Explique-moi ça.

 

Paulus retourna en chancelant vers la table, emplit une large coupe et la tendit à son commandant.

 

– Tu verras quand nous y serons. Bois cela. Jusqu’à la dernière goutte, sinon tu le regretteras. Ce que nous allons faire n’est pas un travail pour un homme à jeun.

 

Marcellus prit sans protester la coupe et but.

 

– Ce n’est pas seulement que cette mise à mort est horriblement cruelle, continua Paulus. Il y a quelque chose d’étrange dans cet homme. Je préférerais vraiment ne pas avoir à m’en mêler.

 

Marcellus s’arrêta de boire et eut un sourire un peu forcé.

 

– Tu as peur qu’il vienne te hanter ?

 

– Eh bien ! Attends seulement de voir ! murmura Paulus en branlant la tête d’un air mystérieux. Les témoins ont affirmé qu’il a agi au temple, comme si c’était sa propriété personnelle. Et cela ne m’étonne pas. Chez le vieil Anne, je dois dire qu’il se comportait comme si tout lui appartenait. Au palais de Caïphe, tous, excepté ce Jésus, semblaient être au banc des accusés. À la cour du procurateur, il était le seul homme de sang froid et se trouvait là aussi comme chez lui ; je crois que Pilate l’a senti car lorsqu’un des témoins a certifié que Jésus avait déclaré être roi, Pilate s’est penché en avant et a demandé à l’accusé : « L’es-tu réellement ? » Qu’en dis-tu, tribun ? Pilate ne lui a pas demandé : « Est-ce vrai que tu as déclaré être roi ? » Il a dit : « L’es-tu réellement ? » Et pas du tout sur un ton ironique !

 

– Mais voyons, Paulus ! Ton imagination te joue des tours !

 

Marcellus alla vers la table et se versa une nouvelle coupe de vin.

 

– Fais sortir la troupe, ordonna-t-il résolument. J’espère que tu arriveras à marcher droit jusqu’au palais.

 

Il but d’un seul trait, puis s’essuya la bouche du revers de la main.

 

– Et… qu’a dit le Galiléen lorsque Pilate lui a demandé s’il était roi ?

 

– Qu’il a un royaume, mais qui n’est pas de ce monde, marmotta Paulus avec un geste vague de la main.

 

– Tu n’es pas seulement ivre, tu perds la tête. Je crois qu’il vaut mieux que tu ailles te coucher. Je dirai que tu es malade.

 

– Non, je ne veux pas te laisser en plan, Marcellus.

 

C’était la première fois que Paulus appelait son commandant par son prénom.

 

– Tu es un bon camarade, déclara Marcellus en tendant la main vers la cruche à vin.

 

Paulus l’arrêta.

 

– Cela suffit, tribun. Je te conseille d’aller maintenant. Pilate ne sera pas content si nous sommes en retard ; il en a par-dessus la tête. Je vais commander le détachement et je te rejoins là-bas.

 

*

* *

 

Après avoir perdu beaucoup de temps à s’enquérir du lieu de l’exécution, Démétrius espérait bien arriver trop tard pour assister à la phase initiale de la crucifixion.

 

Il marchait sans hâte ; il se sentait las et accablé comme jamais depuis sa captivité. Le temps avait guéri les meurtrissures de ses poignets ; le traitement équitable des Gallio avait guéri son cœur ; mais, ce jour-là, il lui semblait qu’il ne pouvait accepter de vivre en ce monde. Les institutions humaines n’étaient que mensonges. Les tribunaux étaient corrompus. La justice n’existait pas. Les dirigeants, grands et petits, pouvaient être achetés. Même les Temples trompaient leurs fidèles.

 

Le patriotisme ! Les poètes aiment à chanter ceux qui répandent leur sang à sa gloire, mais peut-être qu’eux aussi sont vendus. Qui sait si l’empereur Auguste ne venait pas de lui faire cadeau d’un manteau neuf et d’un tonneau de vin, quand le vieil Horace écrivit dans ses vers : « Qu’il est doux et glorieux de mourir pour son pays ! » Balivernes que tout cela ! Pourquoi un homme en bonne santé trouverait-il agréable et noble de faire le sacrifice de sa vie ? Le monde ne vaut pas la peine qu’on y vive ; combien moins que l’on meure pour lui ! Et il n’y avait aucun espoir que cela s’améliorât. Voici ce pauvre fou de Galiléen, tellement indigné de la corruption du lieu saint qu’il s’était permis un geste de protestation. Certainement que la plupart des habitants de ce pays stérile et déshérité applaudissaient tout bas au courage téméraire de ce pauvre homme ; mais, au jour de l’épreuve, les misérables laissaient ce Jésus tout seul, sans un ami, devant les représentants d’un Temple pervers et d’un Empire dissolu.

 

La fidélité ! Pourquoi donc se donner la peine d’être fidèle ? Pourquoi passer sa vie aux talons d’un maître romain qui tantôt a confiance en vous et tantôt vous humilie ? S’abaisserait-il en abandonnant cet aristocrate ? Ce ne serait pas difficile de trouver la route de Damas en Syrie, où les esclaves n’ont plus rien à craindre de la législation romaine.

 

Quelle triste journée ! Le ciel même était couvert de nuages noirs. À l’aube, le soleil avait été resplendissant, mais depuis une demi-heure une tristesse presque sinistre s’appesantissait autour de Démétrius.

 

On lui avait dit que le supplice aurait lieu dans un champ où l’on brûlait les ordures de la ville. Il reconnut de loin l’odeur nauséabonde des détritus en combustion ; il rencontra des gens qui s’en retournaient rapidement vers la ville. La plupart d’entre eux étaient bien nourris, bien vêtus, avec un air important et préoccupé ; des hommes d’un certain âge, marchant les uns derrière les autres, et s’ignorant mutuellement. Ces hommes, se dit Démétrius, étaient les responsables du crime qui se perpétrait. Il fut soulagé de penser que le pire était consommé. Ils avaient assisté au meurtre et, satisfaits, s’en retournaient maintenant à leurs banques et à leurs bazars. Quelques-uns, sans aucun doute, iraient dire leurs prières au temple.

 

Un chemin étroit conduisait entre les amas de saleté jusqu’à un petit tertre qui avait été préservé de l’envahissement des ordures. Démétrius s’arrêta et regarda. Au sommet du monticule, trois croix s’élevaient sur un rang. Peut-être avait-on décidé, après coup, d’exécuter deux des amis du Galiléen. Était-il possible que deux d’entre eux, affolés par le supplice imminent de leur chef eussent tenté de le défendre ? C’était peu probable ; ils n’en auraient pas eu le courage ; pas ceux qui se trouvaient l’autre jour sur la route ni ceux qu’il avait vus ce matin.

 

Se faisant violence, il s’avança à moins d’un demi-stade de l’horrible scène. Là, il s’arrêta. Les deux inconnus se tordaient sur leurs croix. L’homme solitaire, sur la croix centrale, était immobile comme une statue. Sa tête penchait en avant. Il était mort, ou en tout cas inconscient, du moins Démétrius l’espérait.

 

Longtemps il resta là à contempler ce spectacle tragique. L’accès de colère qui l’avait presque suffoqué se calmait peu à peu. L’homme solitaire avait perdu sa vie pour rien. Que restait-il de son audacieux courage ? Le Temple continuerait à tromper les villageois qui viennent offrir un agneau. Hérode continuerait à faire battre les pauvres qui incommodent les riches. Caïphe continuerait à condamner de prétendus blasphèmes. Pilate commettrait des injustices et laverait ses mains sales dans un bassin d’argent. Cet homme solitaire avait payé un prix élevé pour sa brève et stérile lutte contre la méchanceté. Demain, personne ne se souviendrait qu’il avait risqué sa vie pour la cause de l’honnêteté. Après tout, peut-être est-il préférable de mourir que de vivre dans un monde où des choses pareilles peuvent se produire. Démétrius éprouva de nouveau un sentiment de profonde solitude.

 

Il y avait moins de monde qu’il ne s’y attendait ; aucun désordre, sans doute à cause de la présence des légionnaires. Il était visible, à l’attitude nonchalante des soldats appuyés sur leurs lances, qu’aucune émeute ne s’était produite et qu’on n’en prévoyait pas.

 

Démétrius se rapprocha et se joignit au cercle extérieur des spectateurs. Il y avait très peu de ces riches qu’il avait remarqués au palais du procurateur. La plupart des civils étaient pauvrement vêtus. Beaucoup pleuraient. Plusieurs femmes voilées, rassemblées en petits groupes, se tenaient silencieuses et accablées de douleur. Un large espace restait vide au pied des croix.

 

Se faufilant en avant et se dressant de temps en temps sur la pointe des pieds pour chercher à voir son maître, Démétrius s’arrêta à côté d’un des légionnaires qui, le reconnaissant, répondit à sa question murmurée à mi-voix. Le commandant et plusieurs autres officiers étaient de l’autre côté du monticule, lui dit-il.

 

– Je lui apporte un peu d’eau, expliqua Démétrius en montrant sa cruche.

 

Le soldat découvrit en un large sourire les dents qui lui manquaient.

 

– C’est très bien, il pourra se laver les mains. On ne boit pas d’eau aujourd’hui. Le procurateur a envoyé une outre de vin.

 

– L’homme est-il mort ?

 

– Non, il a parlé, il n’y a qu’un instant.

 

– Qu’a-t-il dit ? As-tu entendu ?

 

– Il a dit qu’il avait soif.

 

– Lui a-t-on donné de l’eau ?

 

– Non, on lui a tendu une éponge imbibée d’un vinaigre qui contient une espèce de baume ; mais il n’en a pas voulu. Je ne comprends pas très bien pourquoi il est là ; ce n’est en tout cas pas un lâche.

 

Le légionnaire montra du doigt le ciel assombri, annonça qu’il y aurait un orage et s’éloigna.

 

Démétrius évita de regarder encore une fois l’homme solitaire. Il traversa les rangs des curieux et fit un grand détour pour arriver de l’autre côté du tertre. Marcellus, Paulus et quatre ou cinq officiers étaient assis en cercle sur le sol. Un gobelet de cuir passait en mains en mains. En voyant cela, Démétrius frémit d’indignation. Cela ne ressemblait pas à Marcellus de se montrer d’une indifférence aussi cynique. Un homme de cœur devait être évidemment dans un état d’ivresse avancée pour pouvoir en pareille circonstance, garder une insouciance aussi flegmatique.

 

Cependant, puisqu’il était là, il ferait bien de s’enquérir si son maître avait besoin de quelque chose. Il s’approcha lentement du groupe d’officiers absorbés par le jeu. Marcellus le reconnut :

 

– Tu as quelque chose à me dire ? demanda-t-il, la voix épaisse.

 

– Je t’apporte de l’eau, maître.

 

– Bien. Pose-la par terre. Je boirai tout à l’heure.

 

C’était à son tour de jouer. Il jeta nonchalamment les dés.

 

– Tu es en veine, aujourd’hui, grommela Paulus. Je ne joue plus.

 

Il étira ses longs bras et se croisa les mains derrière la tête.

 

– Démétrius, dit-il en désignant d’un signe de tête un manteau brun jeté au pied de la croix centrale, apporte-moi cette tunique que je la regarde.

 

Démétrius ramassa le vêtement et le lui tendit. Paulus l’examina avec indolence.

 

– Pas mal, cette tunique. Tissée à la campagne et teinte au brou de noix. Il n’en aura plus besoin. Je crois que je vais la prendre ; tu es d’accord, tribun ?

 

– Pourquoi serait-elle à toi ? Si elle a une valeur quelconque, jouons-la. C’est à ton tour, dit-il en tendant à Paulus le cornet à dés.

 

Un roulement de tonnerre gronda et une brusque langue de feu surgit des nuages noirs. Paulus jeta un double trois et regarda le ciel avec appréhension.

 

– Ce ne sera pas difficile de faire davantage, dit Vinitius, assis à côté de lui.

 

Il prit le cornet et jeta un cinq et un quatre. Les dés firent le tour du cercle sans que ce coup fût dépassé avant d’arriver à Marcellus.

 

– Le double six ! s’écria-t-il. Démétrius, prends soin de cette tunique.

 

– Dois-je t’attendre ici, maître ? demanda Démétrius.

 

– Non, il n’y a rien à faire ici. Retourne à la caserne et commence à emballer. Nous partons de bonne heure demain.

 

Marcellus regarda le ciel.

 

– Paulus, dit-il, va voir si c’est fini. Il va y avoir un gros orage.

 

En même temps il se mit péniblement debout et vacilla sur ses jambes. Démétrius aurait voulu le prendre par le bras mais il eut l’intuition que sa sollicitude serait importune. Son indignation s’était calmée. Il était clair que Marcellus avait bu parce qu’il n’avait pu de sang-froid accomplir cette besogne honteuse. À ce moment éclata un coup de tonnerre qui fit trembler le sol. Marcellus s’appuya de la main contre la croix du milieu. Lorsqu’il retrouva son équilibre, il s’aperçut que sa main était tachée de sang et il l’essuya avec horreur.

 

Un gros homme, vêtu d’une riche robe noire, sortit de la foule en se dandinant et interpella Marcellus avec arrogance :

 

– Fais taire ces gens ! Ils prétendent que cet orage est un jugement contre nous.

 

Il y eut de nouveau un formidable coup de tonnerre.

 

– C’est peut-être vrai ! répondit Marcellus sans sourciller.

 

Le gros homme agita un poing menaçant :

 

– C’est à vous de maintenir l’ordre ici, cria-t-il.

 

– Faut-il aussi que je fasse cesser la tempête ?

 

– Ne blasphème pas ! Ces gens crient maintenant que ce Galiléen était le Fils de Dieu !

 

– Cela se peut bien, après tout !

 

Marcellus mit la main sur la poignée de son épée ; le gros homme recula en déclarant que le procurateur entendrait parler de lui.

 

Faisant le tour du monticule, Démétrius s’arrêta pour jeter un dernier coup d’œil à l’homme solitaire, sur la croix centrale. Il le vit, la face tournée vers le ciel assombri. Subitement, de sa bouche sortit un appel sonore, comme s’il appelait à l’aide un ami lointain.

 

Un pauvre campagnard, probablement un ami du Galiléen, sortit en courant de la foule, pleurant à haute voix. Démétrius le saisit par la manche comme il passait près de lui.

 

– Qu’a-t-il dit ?

 

L’homme ne répondit pas, s’arracha de ses mains, et continua à courir en poussant des lamentations inintelligibles.

 

Maintenant, le Galiléen mourant regardait la foule au-dessous de lui. Ses lèvres remuèrent. Son regard se posa sur les gens avec la même expression triste qu’il avait eue pour la multitude qui l’acclamait sur la route. Un nouveau coup de tonnerre retentit avec fracas. Le ciel s’obscurcit encore davantage.

 

Démétrius plia la tunique et, la mettant à l’abri sous son vêtement, la serra fortement de son bras. Ce contact lui enleva le sentiment de désolation qui l’étreignait. Peut-être Marcellus lui permettrait-il de garder cette tunique ; ce serait agréable de posséder une chose que cet homme courageux avait portée. Il la chérirait comme un héritage de prix. Ah ! s’il avait pu connaître cet homme ! Comme il était maintenant trop tard pour gagner son amitié, ce serait une consolation de posséder sa tunique.

 

Les yeux noyés de larmes, il prit le chemin du retour. L’obscurité était à présent si grande que l’on distinguait avec peine le sentier. Il jeta un coup d’œil en arrière, mais déjà la petite colline disparaissait dans l’ombre.

 

Quand il atteignit la ville, la nuit était tombée sur Jérusalem, et pourtant ce n’était que le milieu de l’après-midi. Des lumières brillaient aux fenêtres ; les piétons avançaient lentement en s’éclairant avec des torches. Des voix anxieuses s’interpellaient. Démétrius ne comprenait pas ce qu’elles disaient mais elles exprimaient de l’inquiétude, comme si l’on se demandait quelle était la cause de cette étrange obscurité. Lui aussi s’en étonnait, mais il ne se sentait pas déprimé. Il n’avait plus l’impression d’être abandonné dans un monde hostile ; il ne se sentait pas seul en ce moment. Il serra plus fort la Tunique contre lui comme si elle contenait un remède inconnu contre le chagrin.

 

Mélas l’attendait dans le corridor devant la porte de Paulus. Démétrius, qui ne se sentait pas en humeur de bavarder, continua son chemin vers le logis de son maître. Mélas le suivit avec sa torche.

 

– Alors, tu es allé là-bas, eh ? Qu’en dis-tu ?

 

Ils entrèrent dans la chambre et Mélas, ne recevant pas de réponse, demanda :

 

– Qu’est-ce qui se passe ? Crois-tu que c’est une éclipse ?

 

– Je ne sais pas. Je n’ai jamais entendu parler d’une éclipse qui dure aussi longtemps.

 

– C’est peut-être la fin du monde, dit Mélas avec un rire forcé.

 

– Cela m’est bien égal, dit Démétrius.

 

– Crois-tu que ce Jésus y soit pour quelque chose ? questionna Mélas ne plaisantant qu’à moitié.

 

– Non, je ne crois pas.

 

Mélas s’approcha de Démétrius et le prit par le bras.

 

– Damas ne te tente pas ? demanda-t-il dans un murmure.

 

Démétrius secoua la tête d’un air indifférent.

 

– Et toi ? demanda-t-il.

 

– Je pars cette nuit, dit Mélas. Le procurateur donne toujours un dîner aux officiers, le dernier soir. Lorsque j’aurai mis le centurion au lit – avec une bonne cuite – je m’en irai. Viens avec moi. Une occasion pareille ne se représentera pas de sitôt.

 

– Non, je n’irai pas, dit Démétrius avec fermeté.

 

– Tu ne me vendras pas ?

 

– Bien sûr que non.

 

– Si tu changeais d’idée, fais-moi un signe pendant le banquet.

 

Mélas se dirigea vers la porte. Démétrius, croyant qu’il était parti, tira la Tunique de sous son bras et la déplia.

 

– Qu’est-ce que tu as là ? interrogea Mélas du seuil de la porte.

 

– Sa Tunique, dit Démétrius sans se retourner.

 

Mélas revint sur ses pas et contempla en silence le vêtement taché de sang.

 

– Comment est-elle en ta possession ? finit-il par demander d’une voix étouffée.

 

– Elle appartient à mon maître. Les officiers l’ont jouée aux dés. C’est lui qui l’a gagnée.

 

– Elle va lui porter malheur, fit Mélas.

 

– Pourquoi ? Elle a appartenu à un homme courageux.

 

*

* *

 

Marcellus rentra ivre et complètement épuisé. Débouclant son ceinturon, il le tendit à Démétrius et se laissa tomber sur une chaise.

 

– Apporte-moi du vin, commanda-t-il d’une voix rauque.

 

Démétrius obéit ; puis, un genou à terre, il délaça les sandales poussiéreuses de son maître tandis qu’il buvait.

 

– Tu te sentiras mieux après un bain froid, maître, dit-il d’un ton encourageant.

 

Marcellus fit un effort pour ouvrir les yeux et regarda son esclave avec curiosité.

 

– Tu étais là-bas ? Ah ! oui, je me souviens à présent. Tu étais là-bas ; tu m’as apporté une cruche d’eau.

 

– Et j’ai rapporté la Tunique, dit vivement Démétrius.

 

Marcellus se passa la main sur le front et essaya de chasser ses souvenirs avec un frisson.

 

– Il y a un banquet ce soir, maître.

 

– Ah ! oui, il faut que j’y aille, grommela Marcellus. Il ne faut pas que les officiers se moquent de nous. Nous n’avons peur de rien… nous autres de Minoa. Il ne faut pas que les ossifiers… les orficiers disent que la vue du sang rend le commandant de Minoa malade.

 

– Tu as raison, maître, approuva Démétrius. Une douche et une friction remettront tout dans l’ordre. J’ai préparé des vêtements propres.

 

– Très bien. Le comm’dant de Minoa n’a jamais été aussi sale. Et ça, qu’est-ce que c’est ?

 

Il passa les doigts sur une tache humide sur le devant de son vêtement.

 

– Du sang ! murmura-t-il. Quelle brillante victoire l’Empire romain a remportée aujourd’hui !

 

Le monologue devint incohérent, puis la tête de Marcellus tomba toujours plus bas sur sa poitrine. Démétrius dégrafa le manteau et appliqua un linge mouillé sur le visage et le cou de son maître.

 

– Debout, ordonna-t-il en aidant Marcellus à se mettre sur ses pieds. Encore une bataille à livrer, maître, puis tu pourras dormir.

 

Marcellus reprit lentement ses esprits et s’appuya des deux mains sur les épaules de son esclave qui le débarrassait de ses vêtements souillés.

 

– Je suis sale, disait-il à mi-voix. Je suis sale… en dehors et en dedans. Je suis sale… et j’ai honte. Tu m’entends, Démétrius ? Je suis sale, et j’ai honte.

 

– Tu n’as fait qu’obéir aux ordres qui t’avaient été donnés.

 

– Étais-tu là-bas ? dit Marcellus en essayant d’affermir son regard.

 

– Oui, maître. Une bien triste affaire.

 

– Quelle impression t’a-t-il faite ?

 

– Je l’ai trouvé très courageux. C’est malheureux que mon maître ait été chargé de cette besogne.

 

– Je ne voudrais pas recommencer, déclara Marcellus. Étais-tu là quand il a demandé à son dieu de nous pardonner ?

 

– Non, mais je n’aurais pas compris son langage.

 

– Ni moi non plus… mais on me l’a dit. Il m’a regardé en face en le disant et il me faudra du temps pour oublier ce regard.

 

Démétrius mit son bras autour de Marcellus pour le soutenir. C’était la première fois qu’il voyait des larmes dans les yeux de son maître.

 

*

* *

 

La salle du banquet était gaiement décorée pour l’occasion. Un orchestre jouait des marches militaires. De hauts lampadaires de marbre éclairaient vivement les convives. À la table d’honneur, un peu plus élevée que les autres, le procurateur trônait avec Marcellus et Julien à ses côtés, puis venaient les commandants de Césarée et de Joppé. Tout le monde savait pourquoi cet honneur avait été dévolu à Marcellus et à Julien. Minoa s’était acquitté d’une tâche difficile, et Capernaum digérait une injustice. Pilate était maussade et distrait.

 

Les représentants de Minoa faisaient plus de bruit que les autres ; on le leur pardonnait facilement vu la rude journée qu’ils avaient eue. Paulus était rentré tard. Malgré les soins de Mélas, le centurion était sombre et renfrogné. La gaîté de ses compagnons de table l’ennuyait. Il les regardait avec dégoût, secoué de temps à autre par un pénible hoquet. Après quelque temps ses camarades s’occupèrent de lui, lui versant d’un vin particulièrement capiteux qui eut pour effet de donner une nouvelle activité à son esprit fatigué. Il essaya d’être gai et de chanter, mais personne ne comprenait ce qu’il disait.

 

Démétrius remarqua avec plaisir que Marcellus gardait sa dignité. Il parlait peu, mais le silence de Pilate pouvait en être rendu responsable. Le vieux Julien, qui n’était pas ivre, savourait les mets sans chercher à entrer en conversation avec le procurateur. Les autres tables s’animaient à mesure que la soirée avançait. Les rires éclataient ; de grossières plaisanteries s’échangeaient ; le bruit d’une dispute momentanée s’élevait.

 

Les immenses plats d’argent, où s’empilaient les viandes et les fruits exotiques, circulaient ; des flacons d’argent, délicatement ciselés, versaient des vins rares dans d’énormes gobelets. De temps en temps un centurion cramoisi se levait de la couche sur laquelle il était étendu et son serviteur, debout derrière lui, s’avançait rapidement pour l’assister. Ils revenaient peu après. L’officier, visiblement soulagé, retournait à sa couche et recommençait de plus belle. Beaucoup de convives dormaient, à la grande humiliation de leurs esclaves. Tant que votre maître était capable de sortir de table pour aller vider son estomac, vous pouviez garder la tête haute, mais du moment où il se mettait à dormir, les autres esclaves vous faisaient des signes en se moquant de vous.

 

Démétrius, à son poste contre le mur immédiatement derrière la couche de son maître, notait avec satisfaction que Marcellus ne faisait que goûter aux mets, ce qui prouvait qu’il lui restait un peu de raison. Il aurait voulu, cependant, que le tribun montrât un peu plus d’entrain. Ce serait malheureux si quelqu’un remarquait qu’il avait été impressionné par les événements de la journée.

 

À un moment donné, le procurateur se souleva et se pencha vers Marcellus qui le regarda d’un air interrogateur. Démétrius avança d’un pas pour écouter.

 

– Tu ne manges rien, commandant, fit Pilate. Tu préférerais peut-être autre chose ?

 

– Non, merci, répondit Marcellus. Je n’ai pas faim.

 

– Peut-être que la besogne de cette après-midi t’a coupé l’appétit ? suggéra Pilate avec nonchalance.

 

Marcellus fronça les sourcils.

 

– Ce serait une raison suffisante, seigneur, rétorqua-t-il.

 

– Une besogne pénible, je le reconnais. Ce n’est pas de gaîté de cœur que j’ai donné cet ordre.

 

– Alors pourquoi ?

 

Marcellus se redressa et regarda son hôte en face :

 

– Cet homme n’avait pas commis de crime, le procurateur lui-même l’a admis.

 

Pilate se rembrunit devant cette impertinence.

 

– Faut-il que je comprenne que le commandant de Minoa discute la décision de la cour de justice ?

 

– Mais certainement ! dit vivement Marcellus. Personne ne sait mieux que le procurateur que ce Galiléen a été injustement condamné.

 

– Tu t’oublies, commandant ! dit Pilate sévèrement.

 

– Ce n’est pas moi qui ai commencé cette conversation, répliqua Marcellus, mais si ma franchise t’ennuie, nous pouvons parler d’autre chose.

 

Le visage de Pilate s’éclaira un peu.

 

– Tu as le droit d’avoir tes opinions, Marcellus Gallio, mais tu conviendras que c’est un peu extraordinaire d’oser critiquer son supérieur aussi librement que tu viens de le faire.

 

– Je le sais, seigneur, dit Marcellus avec respect. C’est une chose extraordinaire de critiquer son supérieur. Mais ce cas, lui aussi, est extraordinaire.

 

Il s’arrêta et regarda Pilate droit dans les yeux.

 

– Le procès a été extraordinaire, ainsi que le jugement… et le condamné était un homme extraordinaire !

 

– Un homme étrange en effet, convint Pilate. Quelle est ton opinion sur lui ? demanda-t-il en baissant la voix.

 

Marcellus secoua la tête.

 

– Je ne sais rien de lui, répondit-il après une petite pause.

 

– C’était un fanatique ! dit Pilate.

 

– Sans aucun doute. Comme Socrate. Comme Platon.

 

Pilate haussa les épaules.

 

– Tu ne veux pourtant pas comparer ce Galiléen à Socrate et à Platon !

 

La conversation fut interrompue à ce moment et Marcellus n’eut pas l’occasion de répondre. Paulus s’était levé et l’appelait d’une voix avinée et incohérente. Pilate fronça les sourcils comme s’il trouvait que cela dépassait les limites permises, même pour un banquet d’où tout respect et dignité étaient absents. Marcellus fit de la main un signe à Paulus pour le faire tenir tranquille. Sans en tenir compte, Paulus s’avança en chancelant vers la table d’honneur, y appuya son coude et marmotta quelque chose que Démétrius ne put entendre. Marcellus essaya de discuter avec lui, mais devant son entêtement et son attitude querelleuse, il se retourna et fit signe à Démétrius.

 

– Le centurion Paulus désire voir la Tunique. Va la chercher.

 

Démétrius hésita si visiblement que Pilate le regarda étonné.

 

– Va immédiatement, dépêche-toi ! lui cria Marcellus avec colère.

 

Regrettant d’avoir humilié son maître en présence du procurateur, Démétrius s’en fut rapidement. Son cœur battait tandis qu’il courait le long du corridor. On pouvait s’attendre à tout avec un homme aussi ivre que Paulus.

 

Il prit sur le bras la Tunique tachée de sang et retourna à la salle du banquet. Il lui semblait trahir un ami très cher. Sûrement, ce Jésus méritait mieux que de servir, après sa mort, aux quolibets d’un ivrogne. Une fois même, Démétrius s’arrêta dans sa course, se demandant sérieusement s’il obéirait, ou si, imitant Mélas, il ne s’enfuirait pas.

 

Marcellus jeta un coup d’œil à la Tunique, mais ne la toucha pas.

 

– Donne-la au centurion Paulus, dit-il.

 

Paulus, qui était retourné à sa place, se leva en chancelant ; puis, tenant la Tunique par les épaules, il se dirigea lentement vers la table d’honneur. Quand il s’arrêta devant Pilate, le silence se fit tout à coup dans la salle.

 

– Le trophée ! cria Paulus.

 

Pilate eut un sourire indulgent et regarda Marcellus avec l’air de dire que le commandant de Minoa ferait bien d’inculquer de meilleures manières à son centurion.

 

– Le trophée ! répéta Paulus. Minoa présente son trophée au gouvernement.

 

Et du bras il fit un grand geste du côté des drapeaux qui pendaient au-dessus de la table du procurateur.

 

Pilate secoua la tête d’un air fâché et se détourna avec dégoût. Sans être le moins du monde troublé par cette rebuffade, Paulus s’adressa à Marcellus.

 

– Le gouvernement ne veut pas du trophée, bégaya-t-il d’un air idiot. Très bien ! Minoa gardera son trophée ! Marcellus Gallio s’en vêtira pour rentrer à Minoa ! Tiens, mets cette Tunique, commandant !

 

– Paulus, je t’en prie, cela suffit.

 

– Mets cette Tunique, cria Paulus. Démétrius, enfile-la à ton maître.

 

Il la jeta dans les mains de Démétrius. Quelqu’un cria : « Mets-la ! » et les autres répétèrent en chœur en frappant la table de leur gobelet : « Mets-la ! Mets-la ! »

 

Pensant que le meilleur moyen de faire taire ces braillards était de leur céder, Marcellus se leva et tendit la main vers la Tunique. Démétrius la serrait dans ses bras, semblant incapable de s’en séparer. Marcellus ordonna sévèrement :

 

– Donne-la moi.

 

Tous les regards devinrent attentifs et le silence se fit. Démétrius se tenait très droit, la Tunique serrée dans ses bras croisés. Marcellus attendit longtemps, respirant avec effort. Puis soudain, rejetant le bras en arrière, il frappa Démétrius au visage. C’était la première fois qu’il portait la main sur lui.

 

Démétrius, lentement, inclina la tête et tendit à Marcellus la Tunique, puis demeura, les épaules tombantes, pendant que son maître l’enfilait. Les rires éclatèrent et tout le monde applaudit. Marcellus ne souriait pas, son visage était hagard. La salle se tut de nouveau. Comme en rêve, il tâta machinalement le col du vêtement, essayant de l’enlever de ses épaules. Ses mains tremblaient.

 

– Puis-je t’aider, maître ? demanda Démétrius inquiet.

 

Marcellus fit un signe d’assentiment, et, lorsque Démétrius l’eut débarrassé de la Tunique, il s’écroula sur son siège comme si ses jambes lui eussent subitement manqué.

 

– Emmène ça dans la cour et brûle-le, murmura-t-il d’une voix rauque.

 

Démétrius salua et traversa rapidement la salle. Mélas était près de la porte et chuchota à son passage :

 

– À minuit, à la porte de l’Agneau.

 

– Entendu ! lui lança Démétrius sans s’arrêter.

 

*

* *

 

– Tu parais bouleversé, dit Pilate d’un ton railleur. Serais-tu par hasard superstitieux ?

 

Marcellus ne répondit pas. C’était comme s’il n’avait pas entendu ces paroles moqueuses. Il leva sa coupe d’une main tremblante et but. Aux autres tables, maintenant que la farce était jouée, les conversations reprenaient.

 

– Je pense que tu en as assez pour la journée, ajouta le procurateur d’un ton plus conciliant. Si tu veux t’en aller, je te le permets.

 

– Merci, seigneur.

 

Marcellus se leva à moitié de sa couche, mais, sentant ses jambes se dérober sous lui, il se laissa retomber sur son siège. Il ne voulait pas risquer d’attirer de nouveau l’attention. Cette faiblesse subite passerait bientôt. Il essaya de s’analyser. Il avait beaucoup trop bu aujourd’hui ; ses nerfs avaient été soumis à une terrible épreuve. Mais il se rendait compte que cet état de trouble ne venait ni du vin ni de l’horrible besogne de la journée. Cette inertie imprévue lui était tombée dessus au moment où il avait mis ses bras dans les manches de la Tunique. Pilate l’avait accusé de superstition. Rien n’était plus éloigné de la vérité ; il n’était pas superstitieux. Personne ne s’intéressait moins que lui aux choses surnaturelles, et il n’avait pas eu l’idée de prêter à cette Tunique un pouvoir magique quelconque.

 

Il s’aperçut que Pilate l’observait avec une curiosité mêlée de dédain. Sa situation devenait embarrassante. Il lui faudrait quand même, tôt ou tard, se mettre debout. Cela irait-il mieux maintenant ?

 

Juste à ce moment un garde du palais traversa la salle et s’arrêta devant le procurateur ; il salua et annonça que le capitaine du Vestris était arrivé et qu’il désirait remettre une lettre au commandant Marcellus Lucan Gallio.

 

– Apporte-la, dit Pilate.

 

– Le capitaine Flavius désire la remettre en main propre, seigneur, dit le garde.

 

– Quelle idée ! Dis-lui de te donner la lettre. Fais servir à dîner au capitaine. Je lui parlerai demain matin.

 

– La lettre, seigneur, est de l’empereur, dit le garde avec importance.

 

Marcellus qui avait écouté jusque-là sans grand intérêt, se pencha en avant et regarda le procurateur d’un air interrogateur.

 

– Bon, dit Pilate. Dis-lui de venir.

 

Les quelques instants d’attente semblèrent longs. Une lettre de l’empereur ! Quelle espèce de message pouvait bien venir de ce vieux fou de Tibère ? À ce moment le marin, hâlé et barbu, entra à la suite du garde. Pilate le salua froidement et lui fit signe de remettre le rouleau à Marcellus. Le capitaine attendait et le procurateur observait du coin de l’œil Marcellus qui, d’une main mal assurée, faisait sauter les cachets avec la pointe de son poignard, déroulait lentement le papyrus et parcourait des yeux le bref message. En refermant le rouleau il s’adressa d’un air impassible au capitaine.

 

– Quand mets-tu à la voile ?

 

Rien dans le ton de Marcellus n’indiquait si la lettre de l’empereur Tibère apportait de bonnes ou de mauvaises nouvelles. Quel que fût le message, il n’avait eu aucun effet sur son étrange apathie.

 

– Demain soir. Dès que nous serons de retour à Joppé.

 

– Très bien, dit Marcellus d’un air indifférent. Je serai prêt.

 

Le capitaine prit congé en marmottant quelques paroles embarrassées et sortit derrière le garde. Pilate, incapable de retenir plus longtemps sa curiosité, tourna vers Marcellus un regard interrogateur.

 

– De bonnes nouvelles ? Puis-je être le premier à t’offrir des félicitations ?

 

– Merci, dit Marcellus d’un air évasif. Si tu le permets, seigneur, je vais maintenant prendre congé.

 

– Mais naturellement, dit Pilate avec raideur. Tu as peut-être besoin que l’on t’aide, ajouta-t-il en remarquant la difficulté que Marcellus avait à se lever. Veux-tu que je fasse appeler ton serviteur ?

 

En se cramponnant à la table, Marcellus arriva à se mettre debout. Un moment il ne sut pas si ses jambes le porteraient hors de la salle du banquet. Serrant les poings et tendant toute sa volonté pour y arriver, il se dirigea lentement vers la porte, si occupé de ce qu’il faisait qu’il en oublia de prendre congé de son hôte. Quel soulagement quand, une fois dans le corridor, il put s’appuyer contre le mur ! Une porte voûtée conduisait dans la cour. Se sentant incapable d’aller plus loin, il s’assit pesamment dans l’obscurité de la place d’exercice, abandonnée à cette heure, se demandant s’il retrouverait jamais ses forces.

 

Durant l’heure qui suivit, il essaya à plusieurs reprises de se lever, mais en vain. Il s’étonnait de ne pas s’inquiéter autrement de son état. En effet, cette apathie qui l’avait envahi physiquement avait aussi agi sur son esprit.

 

Le fait que son exil était fini ne l’exaltait pas. Il se répétait sans cesse : « Marcellus, réveille-toi ! Tu es libre ! Tu vas rentrer à la maison ! Tu vas revoir ta famille ! Tu reverras Diana ! Le bateau t’attend ! Tu t’embarques demain matin ! Qu’est-ce qui te prend, Marcellus ? »

 

Un instant son attention fut attirée par une ombre qui s’approchait du passage, portant un paquet sur l’épaule. C’était l’esclave de Paulus qui avait l’air furtif d’un fugitif. Lorsqu’il passa près de Marcellus, il sursauta ; puis, prenant ses jambes à son cou, il s’enfuit comme une antilope effrayée. Marcellus trouva cela amusant, mais il ne sourit pas. Ainsi, Mélas se sauvait. Que lui importait ?

 

Après un temps qui lui sembla très long, il entendit un brouhaha de voix éraillées ; le banquet était terminé. Après, la nuit devint plus sombre encore. Mais Marcellus ne pensait plus ; son esprit était inerte. Péniblement, il se glissa jusqu’à un pilier contre lequel il s’endormit profondément.

 

*

* *

 

Démétrius s’était, durant la dernière heure, activement occupé à préparer l’équipement de son maître. L’habitude de prendre soin de Marcellus était ancrée en lui, mais après ce dernier service, il prendrait le chemin de la liberté. De dures épreuves l’attendaient sans doute ; qu’importe, il serait libre ! Une fois dégrisé, Marcellus regretterait probablement l’incident du banquet ; il penserait peut-être même que son esclave était en droit de se sauver.

 

Après avoir bouclé les bagages, Démétrius se rendit dans sa petite chambre à l’autre bout des casernes ; là, il rassembla les rares objets qui lui appartenaient et les empila dans un sac. Quant à la Tunique du Galiléen, après l’avoir pliée avec soin, il la plaça en dernier lorsque tout fut emballé.

 

Il s’avoua que c’était une drôle d’idée, mais la douceur de cette Tunique, filée et tissée à la main, possédait une étrange vertu. Son contact lui donnait une curieuse sensation d’apaisement, comme si une confiance nouvelle naissait en lui. Il se souvint d’une légende de son enfance où il était question d’une bague aux armes d’un prince. Le prince en avait fait cadeau à un pauvre légionnaire qui l’avait, un jour, préservé d’une flèche ; et des années plus tard, dans un moment de misère, le soldat s’était servi de la bague pour obtenir une audience du prince. Démétrius ne se rappelait plus tous les détails de cette histoire, mais cette Tunique lui semblait posséder les mêmes qualités que la bague du prince. C’était comme une sécurité, une protection.

 

La porte de l’Agneau était assez éloignée, mais il en connaissait le chemin pour l’avoir visitée lors d’une de ses expéditions solitaires. La porte n’était pas gardée, tout était désert. En attendant Mélas, il s’allongea sur l’herbe du talus au bord de la route.

 

Enfin il perçut le crissement régulier de courroies de sandales et il retourna sur la route.

 

– Est-ce que quelqu’un t’a vu partir ? demanda Mélas, posant son paquet par terre pour respirer un moment.

 

– Non, tout était tranquille. Et toi ?

 

– Le commandant m’a vu partir. Il m’a fait une peur ! Je longeais les murs de la cour lorsque je suis tombé sur lui.

 

– Que faisait-il là ? demanda vivement Démétrius.

 

– Il était assis, tout seul, sur la marche d’une entrée.

 

– Il t’a reconnu ?

 

– Je le crois, mais il ne m’a rien dit. Viens ! Ne restons pas plus longtemps ici. Il nous faut faire le plus de chemin possible avant le lever du soleil.

 

– Est-ce que mon maître paraissait ivre ? questionna Démétrius.

 

– Non… pas vraiment, dit Mélas en hésitant. Quand il a quitté la salle, bien avant les autres, il semblait étourdi et comme s’il n’avait pas toute sa raison. J’avais l’intention d’attendre mon vieil ivrogne de maître pour le mettre au lit, mais cela a duré trop longtemps. Il ne s’apercevra même pas que je ne suis pas là. C’est la première fois que je vois le centurion pareillement ivre !

 

Ils avançaient dans l’obscurité, trouvant difficilement leur chemin. Mélas trébucha sur une grosse pierre et jura copieusement.

 

– Tu dis qu’il avait l’air de n’avoir pas toute sa raison ? dit Démétrius inquiet.

 

– Oui… hébété… comme s’il avait reçu un coup sur la tête. Et dehors, sous la voûte de l’entrée, il avait un air hagard. Il ne savait peut-être même pas où il était.

 

Démétrius ralentit sa marche, puis s’arrêta.

 

– Mélas, dit-il d’une voix rauque, excuse-moi… mais il faut que je retourne auprès de lui.

 

– Comment ! espèce de…

 

Mélas ne trouva pas d’épithète assez forte.

 

– Tu n’es qu’un lâche ! Tu as peur de planter là cet homme qui t’a frappé au visage devant tous les officiers ! Bon ! Retourne vers lui et reste son esclave à jamais ! Ce sera gai. Il est devenu fou.

 

Démétrius avait fait demi-tour et s’éloignait.

 

– Bonne change, Mélas, cria-t-il.

 

– Tu ferais bien de te débarrasser de cette Tunique ! hurla Mélas d’une voix furieuse. C’est à cause d’elle que ton cher Marcellus a perdu la tête. Il a été détraqué du moment où il l’a enfilée ! Il est maudit ! Le Galiléen se venge !

 

Démétrius marchait péniblement dans le noir. Les imprécations de Mélas le poursuivaient :

 

– Maudit ! Il est maudit !

 

VII

L’hiver est d’habitude de courte durée à l’île de Capri, cependant il ne se faisait que plus durement sentir, prétendait l’empereur Tibère. Le ciel obscurci de nuages le déprimait. L’humidité faisait craquer ses articulations. À son avis, Capri était alors le coin le plus abandonné de tout l’empire romain.

 

Depuis que le vieil empereur avait remis les rênes du gouvernement aux mains du prince Gaïus, il s’amusait à faire construire de grandioses villas qui se détachaient sur le ciel ; à quels effets, les dieux mêmes l’ignoraient.

 

Du matin au soir, que ce fût le printemps, l’été ou l’automne, il restait assis au soleil ou sous une tente pour surveiller les travaux. Les entrepreneurs l’écoutaient avec respect car l’empereur n’était pas le premier architecte venu. Il ne permettait jamais à son goût de l’esthétique de l’emporter sur le bon sens. Les grandes citernes au sommet de la montagne avaient été conçues avec l’habileté d’un plombier expérimenté et dissimulées avec l’art d’un sculpteur idéaliste.

 

Il y en avait neuf maintenant, de ces superbes villas, séparées les unes des autres par de spacieux jardins et manifestant qu’elles étaient issues du cerveau et de la bourse de l’irascible vieux César, dont la villa Jovis les dominait toutes.

 

Si Tibère détestait l’hiver, c’est que cela l’enrageait de voir s’enfuir les précieuses journées qui lui restaient à vivre sans voir prendre forme à ses rêves créateurs.

 

Lorsque les premières pluies accouraient de la baie, poussées par un vent qui ébranlait portes et fenêtres, l’empereur se confinait dans une réclusion empoisonnée d’amertume. Les hôtes et les parents étaient bannis de somptueux appartements. Aucune députation de Rome n’était reçue, aucune affaire d’État ne se négociait.

 

Mais les premiers rayons du soleil printanier faisaient de lui un autre homme. Lorsque leur éclat venait éblouir ses yeux chassieux, Tibère se débarrassait de ses compresses et de ses médecins, réclamait à grands cris sa tunique, sa toge, ses sandales, sa canne, son chef jardinier et allait en chancelant sur le péristyle. À ses ordres, tout commençait à bourdonner ; la villa Jovis reprenait vie avec une soudaineté qui devait scandaliser la vieille divinité conservatrice d’après laquelle elle était nommée. Les musiciens macédoniens, les magiciens des Indes, les astrologues africains et les danseuses égyptiennes étaient arrachés à leur torpeur hivernale pour venir rendre compte à une majesté déchaînée de leur exécrable paresse.

 

Pour la forme, un serviteur allait s’enquérir à la villa Bacchus de la santé de l’impératrice, quoique ce fût le moindre des soucis de Tibère. Celui-ci n’aurait guère été troublé s’il avait appris que Julie était malade. Il avait même une fois préparé un assassinat de cette vieille matrone, mais le coup avait manqué parce que l’impératrice avait été prévenue de ce qui se tramait contre elle.

 

Cette année-là, le printemps était venu bien plus tôt que d’habitude. Le ciel était plein d’oiseaux, les jardins pleins de fleurs, les fleurs pleines d’abeilles, et Tibère plein de joie. Il lui fallait quelqu’un pour la partager ; quelqu’un d’assez jeune pour répondre avec ardeur à toute cette beauté : qui, si ce n’était Diana !

 

En conséquence, cette après-midi-là, un courrier se rendit à Naples en bac et partit au galop pour Rome, suivi une heure plus tard par un carrosse des plus confortables de la cour. La lettre adressée à Paula Gallus était courte et pressante. L’empereur ne demandait pas si cela lui convenait d’amener Diana à Capri. Il l’informait simplement que la voiture arrivait au galop et qu’elles devaient être prêtes à y monter dès son arrivée.

 

*

* *

 

Au crépuscule du troisième jour de leur voyage, Paula et Diana descendaient de la barque impériale sur le quai de Capri où les attendaient de luxueuses litières pour les monter rapidement par le sentier escarpé qui conduisait à la villa Jovis. Le vieil empereur les reçut avec une joie touchante et leur accorda jusqu’au lendemain à midi pour se reposer.

 

Diana, dont les forces physiques n’étaient pas complètement épuisées, s’attarda auprès du vieil homme, à la grande satisfaction de celui-ci.

 

C’était si aimable à lui d’avoir désiré la voir, lui dit-elle. Et comme il avait bonne mine ! Comme il devait être content que le printemps fût revenu ! Maintenant il pourrait de nouveau s’asseoir toute la journée au soleil pour surveiller la construction d’une nouvelle maison. Serait-ce une autre villa ?

 

– Oui, répondit-il, affable. Une vraiment belle villa.

 

Il s’arrêta et sembla réfléchir.

 

– La plus belle villa de toutes, je l’espère. Elle sera pour la charmante Diana.

 

Il n’ajouta pas que cette idée venait seulement de lui traverser l’esprit. Il fit semblant de lui confier un projet qu’il mûrissait depuis longtemps en secret.

 

Les yeux de Diana brillèrent et elle caressa tendrement la vieille main brune. D’une voix troublée, elle murmura qu’il était le meilleur grand-père qu’on pût trouver.

 

– Tu m’aideras à faire le plan de la villa, dit Tibère avec chaleur.

 

– C’est pour cela que tu m’as fait venir ?

 

Le vieillard eut un sourire malin et mentit avec complaisance par un signe de tête affirmatif.

 

– Nous parlerons de tout cela demain, promit-il.

 

– Alors je vais immédiatement me coucher, décida-t-elle en sautant sur ses pieds. Puis-je déjeuner avec toi, grand-père ?

 

– C’est trop te demander, petite. Tu dois être fatiguée, et je déjeune à l’aube.

 

– Je serai là, annonça Diana. Bonne nuit, César.

 

Mettant un genou à terre, elle salua cérémonieusement et sortit à reculons ; arrivée à la porte, elle s’arrêta et ses lèvres souriantes formèrent un baiser.

 

Le vieil empereur de Rome fut enchanté.

 

*

* *

 

Il était midi et le soleil dardait ses rayons. Il y avait longtemps que Tibère n’avait éprouvé autant de plaisir. Cette spirituelle Diana lui redonnait goût à la vie. Quelle charmante jeune fille elle était devenue depuis la dernière fois qu’il l’avait vue ! Il se sentait presque un cœur d’adolescent en face de cette vitalité rayonnante.

 

Après le déjeuner, ils étaient allés se promener au bout de l’esplanade. Oui, il y avait là amplement de place pour une magnifique villa. Rien ne viendrait obstruer cette vue splendide. En déclarant cela il avait pris Diana par le bras pour trouver un appui et, de sa canne, indiquait la direction du nord-est. Tous les matins, le Vésuve serait là pour lui souhaiter le bonjour. Elle verrait le soleil briller sur les toits blancs de Pompéi et de Herculanum et, tout près, la petite ville de Sorrente.

 

Remarquant que le vieillard vacillait sur ses jambes, Diana proposa d’aller s’asseoir sur la terrasse de la villa Quirinus, encore inoccupée. L’empereur se laissa tomber sur un siège rustique et s’essuya le front.

 

– Tu es devenue très belle, Diana, fit-il quand il eut repris son souffle. Tu vas probablement te marier un de ces jours.

 

Le sourire de Diana s’évanouit et ses longs cils s’abaissèrent. Elle secoua ses boucles noires et poussa un petit soupir plaintif. Tibère renifla avec impatience et frappa le sol avec sa canne.

 

– Voyons, qu’y a-t-il ? demanda-t-il. Un amour malheureux ?

 

Le visage de Diana était grave et elle répondit dans un murmure :

 

– Je veux bien te le dire à toi, grand-père. J’aime Marcellus.

 

– Mais c’est parfait. Qu’est-ce qui ne va pas avec Marcellus ? Ce serait une excellente alliance. Il n’y a pas d’homme plus honorable que Gallio dans l’empire. Et Lucia est ton amie. À merveille ! Épouse Marcellus. Qui t’en empêche ?

 

– Marcellus a été envoyé au loin, peut-être pour des années, murmura Diana. On lui a donné le commandement du fort de Minoa.

 

– Minoa ! s’écria Tibère avec un haut-le-corps indigné. Minoa ! Ce trou infect ! J’aimerais bien savoir qui l’a envoyé là-bas.

 

– Le prince Gaïus, fit Diana avec rage.

 

– Gaïus ! Cet avorton ! Ce fou dangereux ! Comment a-t-il osé faire cela au fils de Marcus Lucan Gallio ? À Minoa ! Nous allons bien voir ! Viens, retournons à la villa ; Gaïus va entendre parler de son empereur.

 

Il prit le bras de Diana et, tout en vociférant, reprit le chemin de la villa Jovis. En traversant le péristyle, il appela à grands cris son secrétaire ; une douzaine de serviteurs accoururent de toutes parts. Diana confia l’empereur furieux à son chambellan et s’enfuit dans sa chambre où elle se jeta sur son lit, la tête dans l’oreiller, avec un rire nerveux qui ne tarda pas à se transformer en pleurs.

 

Quand elle se fut calmée, elle se recoiffa devant le miroir et alla frapper à la porte de sa mère. Elle entra doucement et Paula Gallus ouvrit paresseusement un œil.

 

– Mère ! s’écria Diana en venant s’asseoir sur le bord du lit. Devine ! Il va faire revenir Marcellus !

 

– Eh bien, dit Paula encore mal éveillée, n’est-ce pas ce que tu désirais ?

 

– Oui, mais c’est merveilleux !

 

– Attends que ce soit fait. Tu ferais mieux de rester auprès de lui et de veiller à ce qu’il ne l’oublie pas.

 

– Oh ! il n’oubliera pas. Si tu avais vu sa colère ! Il était terrifiant.

 

– Je sais, je sais, dit Paula en bâillant. Je l’ai déjà vu dans cet état.

 

Diana pressa sa joue contre le cœur de sa mère.

 

– Marcellus va revenir, murmura-t-elle avec extase.

 

*

* *

 

Depuis une heure, seule dans la pergola, Lucia surveillait de l’œil une galère à bord de laquelle, son intuition le lui disait, Marcellus devait sûrement se trouver.

 

Dans la villa, tout le monde attendait avec impatience le retour du jeune homme. Tertia ne tenait plus en place ; elle se réjouissait de revoir Marcellus, certainement, mais elle était surtout folle de joie en pensant à Démétrius. Marcipor parcourait la maison pour s’assurer que tout était en ordre. Mère avait commandé de nouvelles tentures pour l’appartement de son fils. Elle avait pleuré de joie quand Diana leur avait apporté la bonne nouvelle, mais maintenant, elle attendait avec calme.

 

Lucia, elle, ne dissimulait pas son impatience. La veille déjà, elle avait surveillé les bateaux sur le fleuve. De temps à autre elle quittait son poste et se promenait dans la roseraie, toute fleurie en ce mois de juin, mais bien vite ses pieds la ramenaient à son poste d’observation à l’extrémité de la pergola.

 

Pendant que la galère remontait le fleuve dans la direction des docks, son excitation allait croissant. Elle était certaine à présent que Marcellus se trouvait parmi les passagers. Si elle ne se trompait pas, on le verrait bientôt arriver. C’est son père qui serait étonné ! Il ne l’attendait pas encore aujourd’hui. Quel dommage que Diana ne soit pas là pour l’accueillir ! Cet ennuyeux Tibère l’avait de nouveau fait chercher et il avait bien fallu obéir.

 

Lucia ne tenait plus en place. Si elle allait seule jusqu’au portail du jardin, les serviteurs s’en étonneraient. Tant pis ! C’était une occasion exceptionnelle. Elle descendit en courant les degrés de marbre et prit la longue allée ombragée d’acacias et d’arbustes en fleurs. Quelques esclaves, qui terminaient le travail de la journée, levèrent des yeux interrogateurs. À une petite distance de la grille ouvragée, la jeune fille, le sang aux joues, s’assit sur un banc de pierre pour attendre le grand moment.

 

Après ce qui lui sembla une éternité, un vieux chariot de louage tourna dans l’avenue. À côté du conducteur se tenait Démétrius, le visage amaigri et bronzé. Il l’aperçut immédiatement, saisit le bras du cocher, lui donna une pièce de monnaie et descendit du char. Lucia courut à sa rencontre. Elle remarqua que son visage était grave bien que ses yeux se fussent éclairés quand elle lui avait tendu spontanément les deux mains.

 

– Démétrius ! Qu’y a-t-il ? Où est Marcellus ?

 

– Il n’y avait pas de voiture convenable sur le quai, expliqua-t-il. Je suis venu chercher un meilleur moyen de transport.

 

– Mon frère va bien ?

 

Il se troubla un peu et répondit évasivement :

 

– Mon maître… mon maître n’a pas fait très bon voyage.

 

– Oh ! si ce n’est que cela.

 

Pourtant Démétrius semblait cacher quelque chose. Elle le regarda alors d’un air anxieux :

 

– Dis-moi, Démétrius, qu’est-il arrivé à mon frère ?

 

Il y eut un silence inquiétant.

 

– Le tribun a fait une triste expérience la veille de notre départ. C’est trop long à raconter maintenant car mon maître m’attend sur le quai. Il a été très déprimé et n’est pas encore complètement remis. Il n’a pas bien dormi sur le bateau.

 

– Mauvais temps ?

 

– La mer était calme, mais mon maître ne pouvait pas dormir ; il a aussi très peu mangé. Permets-moi de prendre la grande voiture pour aller le chercher.

 

– Démétrius, tu me caches quelque chose, dit Lucia décidée à savoir la vérité.

 

– Mon maître est d’humeur triste. Il préfère ne pas parler mais il n’aime pas à rester seul.

 

– Il est content de revenir, n’est-ce pas ?

 

– Mon maître ne désire plus rien, répondit Démétrius d’un air sombre. Il a éprouvé un grave choc. J’espère qu’il ira mieux une fois à la maison. Je pense qu’il fera un effort pour se montrer joyeux, du moins il me l’a promis. Mais il ne faudra pas vous étonner s’il s’arrête de parler au milieu d’une phrase et semble avoir oublié ce qu’il disait. Puis, après une longue pause, il posera brusquement une question, toujours la même…

 

Démétrius détourna les yeux et sembla ne pas vouloir continuer.

 

– Quelle question ? insista Lucia.

 

– Il demandera : « Étais-tu là-bas ? »

 

– Où, là-bas ? questionna-t-elle intriguée.

 

Démétrius tressaillit et secoua la tête.

 

– Je ne peux pas l’expliquer maintenant, dit-il. Mais s’il demande si tu étais là-bas, il faut lui répondre « non ». Surtout ne lui demande pas « où ? », dis simplement « non ». Il retrouvera vite ses esprits et paraîtra soulagé. Du moins c’est ainsi que cela s’est passé sur le Vestris. Il parlait souvent sans aucune contrainte avec le capitaine mais, tout à coup, la conversation ne l’intéressait plus et il s’enfonçait dans ses pensées. C’est alors qu’il demandait : « Étais-tu là-bas ? » Et le capitaine Flavius disait : « Non. » Alors Marcellus était content et déclarait : « Bien sûr, tu n’étais pas là-bas. Heureusement pour toi ! »

 

– Le capitaine savait-il de quoi il parlait ?

 

Démétrius fit oui, à contre-cœur lui sembla-t-il.

 

– Pourquoi ne veux-tu pas me le dire ?

 

– C’est trop long à raconter. Je te le dirai peut-être une autre fois.

 

Elle avança d’un pas et, baissant la voix, murmura :

 

– Et toi, étais-tu là-bas ?

 

Il fit oui de la tête en détournant les yeux ; puis soudain, perdant sa réserve habituelle, il lui parla d’égal à égal.

 

– Ne le questionne pas, Lucia. Traite-le exactement comme auparavant. Parle-lui de tout, sauf de Jérusalem. Fais attention de ne pas toucher ce point sensible. La blessure est profonde et douloureuse, c’est une blessure morale.

 

Elle rougit un peu, Démétrius l’avait appelée par son prénom. Après tout, pourquoi pas ? N’en avait-il pas le droit ? Que ne devaient-ils pas, elle et les siens, à cet esclave dévoué ?

 

– Merci, Démétrius, dit-elle affectueusement. Je suis contente d’avoir été avertie.

 

Brusquement, il reprit une position militaire et la salua cérémonieusement ; puis il fit demi-tour et s’éloigna. Lucia le suivit des yeux, d’un regard ému.

 

*

* *

 

Durant la première heure, rien dans la conduite de Marcellus ne confirma l’avertissement de son esclave. Après avoir quitté Démétrius, Lucia s’était précipitée chez sa mère pour lui faire part de la terrible nouvelle et elle n’avait pas fini le triste récit du mal étrange de son frère, que son père rentrait. Il n’y avait pas grand’chose à faire. Ils étaient saisis et stupéfaits, comme s’ils avaient appris la mort de Marcellus et attendaient le retour de son corps.

 

En conséquence ce fut une agréable surprise de le voir arriver joyeux et plein d’affection. Il est vrai que sa maigreur était inquiétante et son expression hagarde ; mais une bonne nourriture et beaucoup de repos lui rendraient vite son poids et sa vitalité. Pour ce qui était de son état mental, le rapport de Démétrius était tout à fait inexact. Qu’est-ce qui lui avait pris, à ce gaillard, de leur faire peur avec cette prétendue dépression de son maître ? Au contraire, jamais Marcellus n’avait été aussi démonstratif.

 

Dans le petit salon de sa mère, il marchait de long en large, parlant avec exubérance, s’arrêtant pour jouer avec les bibelots, s’interrompant pour regarder par la fenêtre, mais continuant à débiter mille récits sur Gaza et la vie rude qu’on menait à Minoa. Dans d’autres conditions, ses parents auraient pensé qu’il avait un peu trop bu. Cela ne ressemblait pas à Marcellus de discourir sans arrêt et si vite. Mais il était un peu excité de rentrer à la maison, voilà tout. Ils écoutaient attentivement, les yeux brillants ; ils riaient aux passages amusants et l’encourageaient.

 

– Assieds-toi, mon garçon, lui dit sa mère tendrement quand enfin il s’arrêta. Tu es fatigué ; repose-toi.

 

Marcellus s’assit en commençant une nouvelle histoire de bandits, mais bientôt son débit se ralentit, la fatigue apparut sous sa gaîté factice et tout à coup il se tut comme si on l’avait interrompu. Pendant un instant ses yeux s’agrandirent et il parut entendre ou voir quelque chose qui absorbait son attention. Ses parents l’observaient en silence, le cœur battant.

 

– Qu’y a-t-il, Marcellus ? demanda sa mère en affermissant sa voix. Aimerais-tu un verre d’eau ?

 

Il essaya de sourire, mais sans succès, il secoua la tête presque imperceptiblement et la lumière s’éteignit dans ses yeux. Tout était tranquille dans la pièce.

 

– Tu devrais te reposer, mon fils, proposa son père en s’efforçant de prendre un ton naturel.

 

Marcellus ne sembla pas avoir entendu ; il restait immobile, respirant avec peine, les poings crispés. Puis la tension se relâcha, le laissant affaissé et sans force. D’un mouvement nerveux il se frotta le front du revers de la main. Puis, lentement, il tourna vers son père un visage pathétique, le regarda d’un air bizarre et poussa un soupir déchirant.

 

– Étais-tu… étais-tu… là-bas ? demanda-t-il d’une voix faible.

 

– Non, mon fils.

 

Ce fut dit d’une voix cassée de très vieil homme.

 

Marcellus eut un petit rire et secoua la tête comme pour s’excuser de sa sottise ; il regarda timidement autour de lui pour voir l’impression qu’il avait produite.

 

– Bien sûr, tu n’étais pas là-bas, dit-il comme honteux de lui-même. Tu es tout le temps resté ici, n’est-ce pas ? Je crois que je vais aller me coucher maintenant, mère chérie, ajouta-t-il d’une voix fatiguée.

 

– C’est ce que tu as de mieux à faire, dit sa mère doucement.

 

Elle avait fait un grand effort pour ne pas lui laisser voir combien elle était affectée mais, devant l’abattement de son fils, elle porta les deux mains à ses yeux et se mit à sangloter. Marcellus la regarda d’un air suppliant et poussa un soupir.

 

– Veux-tu appeler Démétrius, Lucia, demanda-t-il très las.

 

Elle ouvrit la porte ; Démétrius, qui attendait tout près de là, entra sans bruit et aida son maître à se mettre debout.

 

– Je vous reverrai demain matin, murmura Marcellus.

 

Et il sortit en s’appuyant lourdement au bras de son esclave. Lucia s’esquiva sans rien dire. Le sénateur se prit la tête dans les mains et resta silencieux.

 

*

* *

 

Ce ne fut pas sans peine que Marcus Lucan Gallio se décida à avoir un entretien confidentiel avec Démétrius. Le sénateur traitait ses esclaves avec justice mais il croyait à la nécessité d’une discipline sévère. S’il respectait le beau et loyal Corinthien et avait en lui une pleine confiance, il n’avait jamais brisé la ligne qui sépare le maître de l’esclave. Et maintenant, il allait demander à Démétrius de franchir cette limite sociale ; car autrement, comment pouvait-il espérer apprendre toute la vérité sur la cause qui avait fait de tels ravages dans l’esprit de son fils ?

 

Deux jours avaient passé, et Marcellus restait dans sa chambre. Plusieurs fois Gallio était allé le voir et avait été reçu avec affection, mais timidement. Cette contrainte de la part de Marcellus, cette amabilité forcée, cette peur involontaire d’être plaint, mêlées à son désir visible de montrer son affection, rendaient la situation embarrassante. Gallio ne savait comment parler à son fils. Démétrius possédait la clé de l’énigme ; il fallait que Démétrius parlât. Vers le milieu de l’après-midi il l’envoya chercher.

 

Démétrius entra et se tint debout vers la porte.

 

– Je désire te parler de mon fils, Démétrius. Je suis en souci. J’aimerais que tu me dises ce qui l’afflige. Assieds-toi, tu seras plus à ton aise.

 

– Je te remercie, seigneur, dit Démétrius avec respect. Je me sens plus à mon aise debout, si tu le permets.

 

– Assieds-toi ! commanda Gallio. Je ne veux pas que tu restes là comme une tour à me répondre par monosyllabes. C’est une question de vie et de mort. Je veux que tu me dises tout ce que tu sais, sans aucune réserve.

 

Démétrius obéit.

 

– Mon maître a reçu l’ordre de conduire un détachement de légionnaires à Jérusalem. C’est la coutume, durant la fête annuelle des Juifs, d’envoyer des troupes des divers forts de Palestine au procurateur de Judée pour prévenir des émeutes possibles dans une ville remplie de gens de toute sorte.

 

– C’est Ponce Pilate qui est le préfet de Jérusalem, n’est-ce pas ?

 

– Oui, maître. On l’appelle le procurateur. Un autre gouverneur réside aussi à Jérusalem.

 

– Ah ! oui, je me souviens. Un certain Hérode, un infâme coquin ! Et jaloux de Pilate, à ce qu’on dit.

 

– Il n’y a pas de quoi être jaloux de Pilate. Il se laisse mener par le Temple. Du moins c’est ce qui est arrivé dans le cas qui nous intéresse. Permets-moi de te poser une question ; as-tu entendu parler du Messie ?

 

– Non, qu’est-ce que c’est ?

 

– Depuis des siècles les Juifs attendent la venue d’un héros qui les délivrera. C’est le Messie qui leur a été annoncé. Chaque année, durant ces fêtes annuelles, les plus fanatiques s’attendent à le voir apparaître. Ils ont cru parfois avoir trouvé l’homme, mais cela n’a rien donné. Cette fois-ci…

 

Démétrius s’interrompit, l’air pensif, regarda par la fenêtre ouverte et oublia de terminer sa phrase.

 

– Il y avait là un Juif de Galilée, à peu près de mon âge, continua-t-il, mais c’était un homme si différent des autres qu’il paraissait ne pas appartenir au temps…

 

– Tu l’as donc vu ?

 

– Une grande foule l’acclamait comme son Messie, disant qu’il était son roi. J’étais là, c’était le jour de notre arrivée.

 

– Et que disait-il ?

 

– Il n’avait pas l’air de s’y intéresser. Il paraît qu’il avait l’habitude de prêcher devant les gens de sa province qui se rassemblaient pour l’écouter ; c’étaient d’innocentes exhortations à la bonté et à l’honnêteté. Il ne s’occupait pas de politique.

 

– Ainsi ce jeune Galiléen ne voulait pas de la royauté ; il se sera brouillé avec ses admirateurs.

 

– Et avec le gouvernement aussi. Les Juifs riches, craignant son influence sur les gens de la campagne, l’ont fait arrêter pour trahison. Pilate, sachant qu’il n’avait pas fait de mal, a essayé de l’acquitter ; mais ceux qui voulaient sa condamnation l’ont emporté, finalement Pilate l’a condamné à être crucifié.

 

Démétrius hésita, puis continua d’une voix basse :

 

– C’est le commandant du fort de Minoa qui a reçu l’ordre de diriger l’exécution.

 

– Marcellus ! Mais c’est horrible !

 

– Oui, seigneur. Il était heureusement ivre à ne plus rien voir quand il l’a fait. Il était cependant assez lucide pour se rendre compte qu’il crucifiait un innocent et, tu vois, maître, il n’arrive pas à prendre le dessus. Il chasse le souvenir pour quelques instants puis tout lui revient comme un cauchemar. Il revoit la scène avec tant de force, que c’est pour lui une douleur aiguë. C’est tellement présent à son esprit qu’il croit que tous les gens sont au courant de l’histoire et il demande s’ils y étaient… Après, il est honteux de les avoir questionnés.

 

– Ah ! s’exclama Gallio comprenant subitement. « Étais-tu là-bas ? » c’est donc cela !

 

– Oui, seigneur, mais ce n’est pas tout.

 

Démétrius dirigea de nouveau son regard vers la fenêtre et restait à se tapoter le bout des doigts comme s’il ne savait comment continuer. À la fin, il regarda le sénateur bien en face.

 

– Avant de te dire la suite, seigneur, je tiens à t’assurer que je ne suis pas superstitieux. Je ne croyais pas aux miracles. Je sais que tu n’ajoutes pas foi à ce genre de choses, et tu auras peut-être de la peine à admettre ce que je vais te dire.

 

– Dis toujours, Démétrius, fit Gallio avec impatience.

 

– Ce Jésus de Galilée portait une simple Tunique brune en allant à la croix. On la lui a arraché et on l’a jetée par terre. Pendant qu’il agonisait, mon maître et quelques officiers jouaient aux dés tout près. L’un d’eux a ramassé la Tunique et ils l’ont prise comme enjeu. Mon maître l’a gagnée. Plus tard dans la soirée il y a eu un banquet au palais du gouverneur. Tout le monde avait bu. Un centurion a insisté pour que mon maître mette la Tunique.

 

– Quelle affreuse plaisanterie ! Et il a cédé ?

 

– Oui, bien à contre-cœur. Toute l’après-midi il avait été sous l’influence de l’alcool, mais alors il était dégrisé. Je crois qu’il se serait remis de l’horreur de la crucifixion s’il n’y avait pas eu la Tunique. Il l’a mise, et il n’a plus jamais été le même depuis.

 

– Tu t’imagines sans doute que la Tunique est ensorcelée, dit Gallio avec une nuance de mépris.

 

– Je crois qu’il est arrivé quelque chose à mon maître quand il l’a mise. Il l’a vite arrachée et m’a donné l’ordre de la détruire.

 

– C’était très raisonnable. Un triste souvenir à garder.

 

– Je l’ai encore, seigneur.

 

– Tu lui as désobéi ?

 

Démétrius hocha la tête.

 

– Mon maître ne se possédait plus quand il m’a donné cet ordre. Je lui désobéis parfois quand je pense que ce n’est pas dans son intérêt. Et maintenant je suis heureux d’avoir gardé cette Tunique. Si elle est la cause de son déséquilibre, elle peut devenir l’instrument de sa guérison.

 

– C’est absurde ! s’écria Gallio. Je te défends de la lui montrer.

 

Et il se mit à arpenter la pièce. Puis, s’arrêtant tout à coup, il se frotta le menton et demanda :

 

– Comment crois-tu donc que cette Tunique pourrait guérir mon fils ?

 

– Je ne sais pas, maître, confessa Démétrius. J’y ai beaucoup pensé, mais je n’ai pas encore trouvé.

 

Il se leva et regarda droit dans les yeux du sénateur.

 

– J’ai l’impression qu’il lui serait bon de s’éloigner pour quelque temps. Une occasion pourrait se présenter si nous sommes seuls ensemble. Ici, il se tient sur la défensive. Il est gêné et il a honte de son état. Du reste, une autre chose le tracasse aussi. La fille d’Asinius Gallus va bientôt revenir. Elle s’attendra à ce que mon maître lui rende visite et il appréhende cette entrevue. Il ne veut pas qu’elle le voie dans l’état où il est maintenant.

 

– Je comprends cela, dit Gallio. Tu as peut-être raison. Où pourrait-il aller ?

 

– Les jeunes nobles n’ont-ils pas l’habitude de passer quelque temps à Athènes ? S’il s’y rendait pour suivre des cours ou pour étudier un art, cela n’étonnerait personne. Ton fils s’est toujours intéressé à la sculpture. Je suis persuadé qu’on ne pourra pas faire grand’chose pour lui s’il reste ici. Il ne devrait pas rester enfermé à la maison, mais il n’ose pas voir ses amis. Le bruit pourrait se répandre que quelque chose ne va pas. Si tu es d’accord, maître, je tâcherai de le décider à aller à Athènes. Je ne crois pas que ce soit difficile. Il est si malheureux !

 

– Oui, je comprends, murmura Gallio à mi-voix.

 

– Il est si malheureux, dit Démétrius en baissant la voix, que je crains pour sa vie. S’il reste ici, Diana risque de ne pas le trouver vivant lorsqu’elle reviendra.

 

– Comment ! Marcellus se détruirait plutôt que de se trouver en face d’elle ?

 

– Pourquoi pas ? C’est très grave pour lui.

 

– As-tu une raison sérieuse de croire qu’il a envisagé le suicide ?

 

Démétrius ne répondit pas tout de suite. Tirant de sa tunique un poignard à manche d’argent, il en frappa la lame acérée sur la paume de sa main. Gallio reconnut l’arme de son fils.

 

– Je crois que cette idée lui est venue, dit Démétrius. Il pense avoir perdu son poignard sur le bateau.

 

Gallio soupira profondément ; il s’assit et, tirant un papyrus, commença à écrire rapidement d’une large écriture. Ensuite, il y apposa son sceau.

 

– Emmène mon fils à Athènes, Démétrius, et aide-le à retrouver sa raison. Mais on ne peut demander à un esclave d’assumer une pareille responsabilité. Tiens, dit-il en lui tendant le document, voici ton certificat d’affranchissement. Tu es un homme libre.

 

Démétrius resta sans rien dire, les yeux fixés sur le papyrus. Il avait de la peine à en saisir toute la signification. Libre ! Libre comme Gallio ! Il pourrait faire ce qu’il voulait ! Il pourrait parler, même à Lucia, comme un homme libre ! Cependant, après un moment de silence, il secoua lentement la tête et rendit le document au sénateur.

 

– J’apprécie ta générosité, seigneur, dit-il d’une voix mal assurée. En toute autre occasion j’aurais été trop heureux d’accepter. La liberté est un bien inestimable. Mais je crois que ce serait commettre une erreur que de changer le mode de relations entre ton fils et son esclave.

 

– Tu renoncerais à ta liberté pour venir en aide à mon fils ? demanda Gallio d’une voix émue.

 

– Ma liberté serait sans valeur pour moi si je l’acceptais au péril de la santé de Marcellus.

 

– Tu es un brave garçon !

 

Gallio se leva et se dirigea vers un grand coffre de bronze où il déposa le papyrus.

 

– Quand tu voudrais ta liberté, déclara-t-il, elle sera là à ta disposition.

 

Démétrius salua.

 

– Puis-je me retirer ? demanda-t-il respectueusement.

 

Gallio inclina la tête, comme pour un égal.

 

*

* *

 

Personne dans la maison n’était plus malheureux que Marcipor qui n’osait questionner ses maîtres. Toute la journée il était allé et venu, très agité, se demandant quelle sorte de calamité était tombée sur Marcellus qu’il idolâtrait.

 

Lorsque Démétrius sortit de son entretien avec le sénateur, Marcipor alla vivement au-devant de lui. Ils se serrèrent les mains en silence.

 

– Que se passe-t-il, Démétrius ? demanda Marcipor à voix basse. Est-ce quelque chose que tu ne peux pas me dire ?

 

Démétrius posa sa main sur l’épaule du vieux Corinthien et l’attira à lui.

 

– C’est quelque chose que je dois te dire, murmura-t-il. Viens à minuit dans ma chambre, je n’ai pas le temps maintenant. Il faut que je retourne auprès de lui.

 

Quand tout fut tranquille dans la villa et que Démétrius se fut assuré que Marcellus dormait, il se retira dans la chambre contiguë. Bientôt on entendit un léger coup à la porte et Marcipor entra. Ils s’assirent tout près l’un de l’autre et s’entretinrent à voix étouffée jusqu’aux premiers pépiements des oiseaux. C’était une longue et étrange histoire que Démétrius racontait là. Marcipor voulut voir la Tunique et l’examina avec curiosité.

 

– Mais toi, tu ne crois pas que ce vêtement ait un pouvoir spécial, n’est-ce pas ? demanda Marcipor.

 

– Je n’en sais rien, avoua Démétrius. Si je te disais : « Oui, je le crois », tu penserais que je deviens fou, et alors je ne serais pas capable de veiller sur Marcellus qui, lui, est nettement fou et a besoin de mes soins. Aussi, il vaut mieux que je dise que cette Tunique n’a pas d’autre pouvoir que celui que notre imagination lui prête. Moi, j’ai vu cet homme et, ma foi, cela fait une différence. Ce n’était pas un homme ordinaire, Marcipor. Je croirais facilement qu’il était divin.

 

– Cela m’étonne de ta part, Démétrius, dit Marcipor en examinant anxieusement le visage du jeune esclave.

 

Il se leva et tint la Tunique à bras tendu.

 

– Cela te fait quelque chose si je la mets ?

 

– Non, il ne s’en soucie pas, si tu la mets.

 

– Qui ? Qui ne s’en soucie pas ? dit Marcipor intrigué. Marcellus ?

 

– Non, l’homme à qui elle appartenait. Il ne s’est pas opposé à ce que je la garde, et toi, tu es aussi un honnête homme.

 

– Grands dieux ! Démétrius, murmura Marcipor. Je crois que toute cette affaire t’a un peu détraqué. Comment sais-tu qu’il est d’accord que tu gardes sa Tunique ? Cela n’a pas de sens !

 

– Cela se peut, mais, quand je touche sa Tunique, cela me fait quelque chose, bégaya Démétrius. Si je suis fatigué, cela me repose, et si je suis triste, cela ranime mon cœur. Je pense que cela vient de ce que, lorsque je touche sa Tunique, je me souviens de sa force et de son courage. Mets-là, si tu le désires, Marcipor. Tiens !

 

Marcipor enfila ses longs bras dans les manches et s’assit.

 

– Comme elle est chaude, dit-il. C’est probablement un effet de mon imagination. Tu m’as dit combien il s’inquiétait du bonheur des autres ; alors, naturellement, sa Tunique…

 

Marcipor s’arrêta et sourit d’un air perplexe.

 

– Je ne suis pas aussi fou que j’en ai l’air, hein ? dit Démétrius.

 

– Qu’est-ce que c’est ? demanda Marcipor d’une voix étranglée.

 

– Ma foi, je ne sais pas ce que c’est, dit Démétrius, mais c’est .

 

– La paix ? demanda Marcipor comme se parlant à lui-même.

 

– Et la confiance, ajouta Démétrius.

 

VIII

Au coucher du soleil, le dernier jour du mois nommé d’après Jules César, Marcellus et son esclave, roulant dans une vieille carriole branlante qu’ils avaient louée sur le quai, aperçurent le Parthénon. C’est avec des sentiments mélangés que Démétrius revoyait sa patrie.

 

Dans un état d’esprit moins troublé, Marcellus – très éprouvé par le voyage – aurait été agréablement surpris par l’accueil de son hôte athénien, bien que cette chaleureuse réception ne fût pas tout à fait inattendue.

 

Lorsque Marcus Lucan Gallio avait vingt ans, il était venu passer un été à Athènes pour étudier à la fameuse Académie d’Hipparchus et avait logé dans la maison renommée des Eupolis, dirigée depuis cinq générations par la même famille. Le vieux Georgias Eupolis traitait les clients de son établissement comme des hôtes privés. Il fallait de sérieuses recommandations pour y trouver logement, mais une fois introduit, rien n’était trop bon pour vous.

 

Au départ du jeune homme, le vieux Georgias avait cassé une drachme en deux, en avait donné une moitié à Marcus et mis en lieu sûr l’autre moitié, après y avoir fixé une petite étiquette explicative.

 

– Quiconque présentera ce morceau de drachme, mon fils, avait dit Georgias, sera le bienvenu chez nous. Garde-le précieusement.

 

Arrivé à la nuit tombante dans la cour de la vieille hôtellerie, Marcellus avait silencieusement remis au portier la moitié de la drachme. Immédiatement l’attitude de l’esclave était devenue déférente. Après s’être incliné il était allé en hâte porter le petit talisman à son maître. Quelques instants plus tard, le propriétaire – un homme enjoué, dans la quarantaine – se précipitait, sourire aux lèvres et mains tendues. Marcellus descendit de l’antique carriole et annonça qu’il était le fils de Gallio.

 

– Et comment dois-je m’adresser à toi ? demanda l’aubergiste.

 

– Je suis tribun. Je m’appelle Marcellus.

 

– Ton père a laissé un excellent souvenir ici, tribun Marcellus. J’espère qu’il est en vie et bien portant.

 

– Il l’est, je te remercie. Le sénateur Gallio envoie ses salutations à ta famille. Il espère que son message d’amitié pourra encore parvenir à Georgias.

 

– Hélas ! Notre vénérable père nous a quittés voici dix ans déjà. Mais, en son nom, je te souhaite la bienvenue. Je m’appelle Dion. Cette maison est la tienne. Entre, je vois que tu es fatigué.

 

Il se tourna vers Démétrius.

 

– Le portier t’aidera à monter les bagages et te montrera où tu pourras coucher.

 

– Je désire que mon esclave reste auprès de moi, interrompit Marcellus.

 

– Ce n’est pas l’usage chez nous, dit Dion un peu froidement.

 

– C’est ainsi chez moi, dit Marcellus. J’ai été soumis dernièrement à de dures épreuves, expliqua-t-il, et je ne suis pas très bien. Je ne veux pas être seul, et Démétrius logera avec moi.

 

Après un instant d’hésitation, Dion haussa les épaules et fit signe à Marcellus de le précéder dans la maison.

 

– Tu seras responsable de sa conduite, dit-il d’un ton sec comme ils montaient le perron.

 

– Dion, dit Marcellus en s’arrêtant sur le pas de la porte, si ce Corinthien était un homme libre, il pourrait paraître avec avantage dans n’importe quelle société de gens bien élevés. Il est instruit, et brave aussi. Aucun déshonneur n’arrivera par sa faute à la maison des Eupolis.

 

La parfaite disposition de la spacieuse pièce dans laquelle on entrait directement de l’entrée, offrait un confort familial.

 

– Si tu veux bien t’asseoir, Marcellus, proposa Dion qui avait retrouvé son enjouement, j’irai chercher les autres membres de la famille. Puis je te montrerai ton appartement. Resteras-tu longtemps chez nous ?

 

Marcellus leva la main d’un air indécis.

 

– Un certain temps, je pense, dit-il. Trois mois, quatre… ou six, je ne sais pas. J’ai besoin de tranquillité. Il me faut deux chambres à coucher et une pour travailler ; il se peut que je fasse du modelage pour me distraire.

 

Dion pouvait lui procurer un appartement convenable.

 

– Et les fenêtres donnent sur le jardin, continua-t-il en se dirigeant vers l’escalier. Nous avons cette année des roses exceptionnellement belles.

 

Démétrius entra comme Dion disparaissait et s’approcha de Marcellus.

 

– Sais-tu, maître, où sont nos chambres ?

 

– Il va nous y conduire. Attends qu’il revienne, dit Marcellus avec lassitude.

 

À ce moment, l’hôte réapparut accompagné de deux femmes. Le tribun se leva pour aller à leur rencontre ; l’avenante femme de Dion, Phœbé, le salua avec cordialité ; et Ino, la sœur aînée de Dion, trouva en Marcellus une grande ressemblance avec le jeune qu’elle avait tant admiré autrefois.

 

Personne ne faisait attention à Démétrius, ce qui était parfaitement naturel, Dion les ayant probablement avertis que Marcellus était accompagné d’un esclave.

 

Tandis qu’ils parlaient, une grande et ravissante jeune fille franchit le seuil de la porte d’entrée. Elle venait probablement du dehors car elle portait un beau châle à franges enroulé autour de sa gracieuse personne. Sa mère la prit par la main pour la présenter.

 

– Notre fille, Théodosia. Mon enfant, voici notre hôte Marcellus, le fils de Marcus Gallio dont tu nous as souvent entendu parler.

 

Théodosia sourit, puis le regard de ses yeux sombres glissa sur Démétrius avec curiosité. Il fronça les sourcils mais cela ne fit qu’ajouter à l’intérêt de Théodosia. Il était visible qu’elle se demandait pourquoi on ne le lui avait pas présenté.

 

Ce fut un moment embarrassant. Marcellus ne voulait pas blesser l’amour-propre de Démétrius ; il trouvait cruel de dire simplement : « Cet homme est mon esclave. » Il regretta par la suite d’avoir pris ces ménagements.

 

– Voici Démétrius, dit-il.

 

Théodosia avança d’un pas, regarda Démétrius en face et lui fit son plus charmant sourire. Il s’inclina avec raideur et resta le regard fixe comme s’il ne la voyait pas.

 

– C’est un esclave, lui murmura son père.

 

– Oh ! dit Théodosia, je l’ignorais.

 

– Je vais te montrer ton appartement, dit brusquement Dion.

 

Marcellus suivit son hôte, Démétrius marchant avec raideur derrière lui. Théodosia les fixa des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu. Alors elle poussa un soupir et regarda sa tante avec un sourire gêné.

 

– Ce n’est pas ta faute, mon enfant, murmura Ino. Tu ne pouvais pas savoir que c’est un esclave ; il n’est pas habillé comme tel et il n’en a certainement pas l’air. Et d’habitude les esclaves ne se tiennent pas avec nous.

 

– Tout de même, cela n’aurait pas dû arriver, dit Phœbé fâchée. Il te faudra faire attention maintenant. S’il se montre familier, tu le remettras à sa place, et vertement !

 

*

* *

 

Une semaine s’écoula. Démétrius, qui avait compté sur ce séjour à Athènes pour sortir son maître de son abattement, commençait à perdre courage.

 

À leur arrivée dans la maison des Eupolis, Marcellus avait été accueilli si chaleureusement et il avait paru si reconnaissant de cet empressement que Démétrius avait cru la partie gagnée.

 

L’entourage était parfait. Les chambres ensoleillées donnaient de plain-pied sur un jardin aux parterres fleuris. Sur le petit péristyle, de confortables sièges invitaient à la lecture. Et certainement, personne n’aurait pu trouver mieux que le studio aménagé pour Marcellus.

 

Mais tout cela ne servait à rien. La mélancolie du jeune homme était trop lourde pour se dissiper. Il ne s’intéressait pas aux propositions de Démétrius d’aller visiter l’Acropole ou quelque galerie célèbre.

 

– Si nous descendions à l’agora ? suggéra Démétrius le matin du second jour. C’est toujours intéressant de voir les gens de la campagne vendre leurs légumes et leurs fruits.

 

– Pourquoi n’y vas-tu pas ?

 

– Je n’aime pas à te laisser seul, maître.

 

– C’est vrai. Je déteste rester seul.

 

Il ne voulut même pas aller voir le temple d’Hercule, de l’autre côté de la rue. Démétrius s’attendait à ce qu’il montrât quelque courtoisie envers ses hôtes. Dion était venu deux fois lui rendre visite, franchement étonné de trouver son pensionnaire aussi préoccupé et taciturne. Théodosia était apparue un matin à l’autre bout du jardin, mais Marcellus était rentré pour l’éviter.

 

Démétrius croyait savoir pourquoi Marcellus se tenait à l’écart de la famille Eupolis. Il ne savait jamais quand une de ces mystérieuses crises le prendrait et que, la sueur au front, il poserait à quelqu’un l’incompréhensible question : « Étais-tu là-bas ? » Ce n’était pas étonnant qu’il ne voulût pas bavarder avec Théodosia.

 

Il est vrai qu’il n’était pas absolument nécessaire que Marcellus fît plus ample connaissance avec la famille de son hôte. Les repas étaient servis dans leur appartement. Les esclaves de la maison tenaient les chambres en ordre. Démétrius n’avait pratiquement rien à faire qu’à attendre, en gardant un œil attentif sur son maître sans pourtant lui montrer trop de sollicitude. Il s’ennuyait à mort.

 

Le matin du huitième jour, il résolut de faire quelque chose.

 

– Si tu n’as pas envie pour le moment de faire du modelage, maître, commença-t-il, me permets-tu de m’amuser à faire des essais avec de la terre glaise ?

 

– Mais certainement, marmotta Marcellus. Tu dois terriblement t’ennuyer. Procure-toi de la terre glaise.

 

Cette après-midi-là, Démétrius tira la grande table au milieu du studio et se mit maladroitement à modeler une statuette. Après quelque temps, Marcellus sortit de son éternelle stupeur et vint le regarder travailler. Et même, il se prit à rire. Ce n’était pas un rire gai, mais c’était un progrès quand même. Démétrius persista gravement à modeler un buste absolument grotesque.

 

– Je vais te montrer, dit Marcellus en prenant la terre glaise. D’abord, c’est trop sec. Apporte de l’eau. Si tu veux arriver à quelque chose, autant mettre la chance de ton côté.

 

« Enfin, pensa Démétrius, le problème est résolu ! » Il était si heureux qu’il avait de la peine à dissimuler sa joie, mais il savait que des félicitations effrayeraient Marcellus. Ils travaillèrent toute l’après-midi ensemble, ou plutôt, Marcellus travailla et Démétrius regarda. Ce soir-là, le tribun mangea avec appétit et se coucha de bonne heure.

 

Après déjeuner, le lendemain matin, Démétrius fut ravi de voir son maître entrer dans le studio. Il pensa qu’il était préférable de le laisser seul : il pourrait mieux travailler s’il n’était pas distrait.

 

Une demi-heure plus tard, déjà, Marcellus venait s’asseoir d’un air las sur le péristyle. Il était pâle, la sueur perlait à son front et ses mains tremblaient. Démétrius se détourna avec un soupir. Ce soir-là, il décida de tenter ce qu’il avait résolu de faire si tous les autres moyens échouaient. C’était un traitement énergique. Dans l’état mental de Marcellus, ce serait peut-être la secousse tragique qui lui ferait définitivement perdre la raison. Mais les choses ne pouvaient continuer ainsi ! Il fallait essayer.

 

Quand Marcellus se fut retiré dans sa chambre, Démétrius se rendit à la cuisine et demanda à Glycon, l’intendant, s’il connaissait l’adresse d’un tisserand de première classe ; il désirait faire raccommoder un vêtement de son maître. Glycon lui donna aussitôt le renseignement. Un adroit tisserand ? mais naturellement, il y avait le vieux Benjamen, près du théâtre de Dionysos.

 

– Benjamen, on dirait un nom juif ? fit Démétrius.

 

– C’est un Juif, un vieillard remarquable ; il paraît qu’il est érudit, dit Glycon en riant. Pour une fois c’est un Juif qui ne cherche pas à s’enrichir. J’ai entendu dire que si la figure du client ne lui revient pas, il refuse de travailler pour lui.

 

– Il ne voudra peut-être pas parler à un esclave, dit Démétrius.

 

– Oh ! ça lui est bien égal, déclara Glycon. Est-ce que son peuple n’est pas lui aussi en esclavage ?

 

*

* *

 

Tout le jour suivant, Marcellus se morfondit, assis sur la terrasse devant sa chambre, regardant tristement le jardin. Dans le studio, Démétrius jouait distraitement avec la terre glaise, attentif au moindre mouvement qui aurait pu se produire sur le petit péristyle ; à deux reprises, avec une gaîté feinte, il était allé poser une question à son maître dans l’espoir d’attirer son attention sur le modelage ; mais tout était inutile.

 

Alors Démétrius résolut de tenter sa dangereuse expérience. Son cœur battait violemment et ses mains tremblaient quand il fouilla le fond du sac de toile où il gardait précieusement le vêtement du Galiléen.

 

Il y avait des semaines qu’il ne l’avait pas vu, depuis leur départ de Rome. S’asseyant sur le bord de son lit, Démétrius le déplia avec respect sur ses genoux. À nouveau il éprouva cette étrange sensation de tranquillité qui l’avait envahi lorsque, à Jérusalem, il avait tenu entre ses mains la Tunique. C’était un calme d’un genre particulier ; non pas le calme de l’inertie ou de l’indifférence, mais le calme d’un contentement intérieur. Il se sentit apaisé et en même temps fortifié.

 

Il n’y avait jamais eu place dans son esprit pour la superstition. Il avait toujours repoussé avec mépris l’idée qu’une force pouvait résider dans un objet inanimé. Les gens qui croyaient au pouvoir magique de choses inertes devaient être ou complètement timbrés, ou dans un tel état de trouble qu’ils devenaient la proie facile de leur imagination enflammée. Il n’avait jamais compris que des hommes qui semblaient sensés pussent porter des talismans sur eux. Il n’était qu’un esclave, mais son esprit était au moins libre de tout asservissement.

 

Eh bien, malgré cela, le fait est que lorsqu’il posait les mains sur la Tunique du Galiléen, son agitation cessait. Son anxiété nerveuse s’évanouissait. La première fois qu’il avait éprouvé cette sensation, il l’avait expliquée d’une manière pratique. Cette Tunique avait été portée par un homme d’un très grand courage. Démétrius avait vu ce Jésus lors de son jugement, serein et maître de lui devant la foule excitée, en face d’une mort atroce, et sans un ami pour le défendre. N’était-il pas naturel que sa Tunique devînt le symbole de la force morale ?

 

Mais maintenant, avec cette Tunique dans ses mains soudain raffermies, il n’était plus aussi sûr du bien-fondé de sa théorie. À cette Tunique était attaché un pouvoir contre lequel la froide raison ne pouvait lutter. Et même il semblait impudent de chercher à analyser la nature de cet ascendant.

 

Plein de confiance, Démétrius prit la Tunique sur le bras et se dirigea vers la porte qui donnait sur le jardin. Marcellus tourna distraitement la tête. Peu à peu ses yeux s’agrandirent de terreur, son visage se crispa et il recula sur son siège, cherchant d’un mouvement instinctif à se garer de l’objet qui avait anéanti sa paix.

 

– On m’a donné l’adresse d’un bon tisserand, maître, dit Démétrius tranquillement. Si tu n’y vois pas d’objection, je lui porterai cette Tunique à raccommoder.

 

– Je t’ai dit… je t’ai ordonné… de détruire ça !

 

La voix de Marcellus d’abord enrouée, s’éleva et devint stridente :

 

– Enlève-moi ça ! Brûle-le ! Et enterre les cendres !

 

Il se leva et alla en chancelant vers le côté opposé du péristyle, se cramponna au pilier et s’écria :

 

– Je n’aurais pas cru cela de ta part, Démétrius ! Tu sais pourquoi je suis si malheureux ! Et maintenant tu viens froidement me remettre ce souvenir torturant sous les yeux ! Ce vêtement maudit ! Ta désobéissance dépasse les bornes permises ! Je t’ai toujours traité en ami, et tu n’es que mon esclave ! J’en ai assez de toi ! Je vais te vendre au marché des esclaves !

 

Puis, épuisé de rage, Marcellus se laissa tomber sur le banc de pierre.

 

– Laisse-moi ! Va-t’en ! Je ne puis en supporter davantage, dit-il d’une voix rauque.

 

Démétrius se retira en silence dans la maison. Il secoua la tête ; son expérience avait échoué. C’était la dernière chose à faire. Ses patients efforts pour guérir Marcellus étaient perdus. Pire que cela, désormais il ne pourrait plus rien pour lui.

 

Dans sa chambre, Démétrius s’assit, serrant toujours dans ses bras la Tunique, et se demandant ce qu’il devait faire. C’était curieux, mais la crise nerveuse de Marcellus ne le bouleversait pas ; il en était navré, mais il gardait son sang-froid. La menace d’être vendu sur l’agora ne l’inquiétait pas ; Marcellus ne ferait jamais cela. Et il n’allait pas non plus s’offenser des reproches furieux de son maître. Marcellus avait plus que jamais besoin de lui.

 

Pour le moment, on ne pouvait rien faire. Il fallait laisser à Marcellus le temps de se ressaisir. Impossible de raisonner avec lui dans l’état où il se trouvait. Il était également inutile de chercher à se faire pardonner. Il valait beaucoup mieux laisser Marcellus seul.

 

Ayant déposé la Tunique sur son volumineux sac de voyage, Démétrius sortit sans bruit par la porte d’entrée et traversa le bosquet de cyprès pour atteindre la rue. Préoccupé comme il l’était, il ne vit Théodosia, dans le pavillon, que lorsqu’il fut trop près d’elle pour l’éviter. Elle posa son ouvrage de couture et lui fit signe d’approcher. Il se sentait très seul et ce geste amical lui fit plaisir. Il était visible que Théodosia était une jeune fille indépendante qui faisait fi des conventions.

 

En s’approchant du pavillon, il dut convenir que Théodosia formait un charmant tableau avec son gracieux péplum blanc serré à la taille par une large ceinture incrustée d’argent, et, dans les cheveux, un ruban écarlate qui accentuait la pâleur de son front.

 

– Pourquoi donc ne voit-on jamais ton maître ? demanda-t-elle avec un sourire amical. L’aurions-nous offensé sans le vouloir ? Ou bien, est-ce que nous ne lui plaisons pas ? Dis-le moi, je brûle de curiosité.

 

– Mon maître ne se sent pas bien, répondit gravement Démétrius.

 

– Il doit y avoir autre chose, dit Théodosia en secouant ses boucles noires d’un air entendu. Tu es inquiet à son sujet ; ne me dis pas le contraire, je le vois bien.

 

Il était évident que cette jeune fille avait l’habitude de traiter les gens comme il lui plaisait. Mais elle était si rayonnante de vitalité qu’on lui pardonnait volontiers sa hardiesse.

 

– C’est vrai, avoua-t-il. Je suis inquiet, terriblement inquiet.

 

– Pouvons-nous faire quelque chose ? demanda Théodosia avec un élan sincère de sympathie.

 

– Non, dit Démétrius avec découragement.

 

– Il m’intrigue, insista Théodosia. À votre arrivée, l’autre soir, j’ai eu l’impression que Marcellus cherchait à s’échapper de quelque chose. Il s’efforçait d’être poli, mais il se réjouissait d’être débarrassé de nous. Je ne puis croire que nous lui déplaisons, il avait l’air de craindre quelque chose. Il est évident qu’il ne se cache pas de la police, car ce n’est pas l’endroit pour un fugitif, ici.

 

Démétrius ne répondit pas immédiatement, bien que Théodosia se fût arrêtée plusieurs fois pour lui donner l’occasion de parler. En écoutant la jeune fille, il lui était venu à l’idée qu’elle pourrait être de bon conseil si elle savait de quoi il s’agissait. Il valait mieux qu’elle sût la vérité plutôt que de soupçonner Marcellus d’un crime quelconque. Théodosia lisait dans ses yeux son désir de parler. Elle lui sourit pour l’encourager.

 

– Allons, dis-moi ce qu’il y a. Je ne le dirai à personne.

 

– C’est une longue histoire, et c’est imprudent à la fille d’Eupolis de risquer d’être vue en conversation avec un esclave.

 

Théodosia fit la moue.

 

– Je ne crois pas qu’on nous observe, dit-elle en jetant un regard prudent vers la maison. Écoute : sors dans la rue comme si tu allais faire une commission, puis tu tourneras dans la première rue à droite, puis encore à droite dans la suivante ; tu arriveras vers un jardin entouré de hauts murs, derrière ce vieux temple que tu vois là-bas.

 

Théodosia rougit un peu et le regarda avec malice.

 

– Va vite, je te rejoins dans un instant.

 

Profondément troublé par la perspective de cet entretien privé, Démétrius obéit. La franchise toute masculine de Théodosia lui donnait l’assurance qu’elle ne pensait pas à un flirt mesquin, mais il s’était bien aperçu qu’il l’intéressait. Enfin, il saurait bientôt si c’était vraiment le sort de Marcellus qui la préoccupait ou si elle avait voulu se distraire par une petite aventure.

 

Arrivé près du vieux mur, il entra par un portail ouvert et alla s’asseoir sur un banc de marbre à l’autre bout du jardin. Un prêtre bien nourri, vêtu d’une soutane crasseuse, le regarda d’un air indifférent, puis continua à sarcler les mauvaises herbes.

 

Démétrius n’attendit pas longtemps. Elle arriva par le temple, tenant haut sa petite tête volontaire. Démétrius se leva à son approche.

 

– Assieds-toi, ordonna-t-elle vivement, et ne prends pas cet air grave. Il faut qu’on nous prenne pour des amoureux. Ce prêtre nous regarde, tiens-moi par la taille.

 

Démétrius obéit avec tant de conviction que le prêtre reprit son travail. Puis, jugeant sans doute qu’il en avait assez fait pour la journée, l’homme, tirant son sarcloir derrière lui, disparut dans le temple, les laissant seuls en possession du jardin.

 

Retirant son bras comme Théodosia se redressait, Démétrius dit malicieusement :

 

– Tu ne crois pas que ce bonhomme nous observe par un petit trou ?

 

– C’est peu probable, dit Théodosia avec un sourire amusé.

 

– Il vaut peut-être mieux faire attention, lui conseilla-t-il en l’attirant à lui.

 

Elle s’appuya sans protester contre son bras.

 

– Et maintenant, raconte-moi tout depuis le commencement. Le tribun a peur de quelque chose… ou de quelqu’un. De quoi, ou de qui ?

 

Démétrius éprouvait de la difficulté à aborder son récit. La présence de Théodosia lui donnait des distractions.

 

– Tu es très bonne pour moi, dit-il doucement.

 

– J’aurais tant aimé avoir un frère, murmura-t-elle. Faisons comme si nous étions frère et sœur. Il me semble que je te connais depuis très longtemps.

 

Se reprenant résolument en main, Démétrius commença son récit non pas par le début mais par la fin.

 

– Marcellus a peur d’une certaine Tunique – une Tunique brune, tissée à la main et tachée de sang – portée par un homme qu’il avait l’ordre de crucifier. Cet homme était innocent, et Marcellus le savait.

 

C’était bien une longue histoire, comme il en avait prévenu Théodosia. Démétrius parla de Minoa, du voyage à Jérusalem. Souvent, la jeune fille l’interrompait par une question.

 

– Mais, Démétrius, qu’avait-il de si remarquable, ce Jésus ? Tu dis qu’il semblait si solitaire ce jour où la foule l’acclamait pour son roi ; pourquoi les gens l’admiraient-ils tant ?

 

– C’est difficile à expliquer. On avait l’impression qu’il avait du chagrin pour tout le monde. Cela peut paraître stupide, Théodosia, mais c’était comme si ces gens étaient de pauvres petits enfants sans foyer, pleurant pour obtenir quelque chose, et…

 

– Quelque chose qu’il ne pouvait leur donner ? demanda-t-elle, pensive.

 

– Oui, exactement, déclara Démétrius. C’était quelque chose qu’il ne pouvait leur donner, parce qu’ils étaient trop petits et trop inexpérimentés pour comprendre ce dont ils avaient besoin. Je sais que cela a l’air stupide, mais c’était presque comme si ce Galiléen venait d’une contrée lointaine où les hommes ont l’habitude d’être sincères et affectueux et ne se disputent pas ; un pays où les rues sont propres, où personne n’est avide et où il n’y a ni mendiants ni voleurs, ni prisons ni soldats, ni riches ni pauvres.

 

– Cela n’existe malheureusement pas, soupira Théodosia.

 

– On lui a demandé lors de son procès – je t’en parlerai tout à l’heure – s’il était roi ; il a répondu qu’il avait un royaume, mais pas de ce monde.

 

Théodosia leva les yeux, étonnée, et examina attentivement Démétrius.

 

– Ne me dis pas que tu crois à des choses pareilles, murmura-t-elle, déçue. Tu n’as pas l’air de quelqu’un qui…

 

Il protesta :

 

– Naturellement pas ! Pourtant je ne sais que croire au sujet de ce Jésus. Je n’ai jamais vu quelqu’un qui lui ressemble ; c’est tout ce que je peux dire.

 

– Cela suffit. J’avais peur que tu me dises que c’était un des dieux.

 

– J’en déduis que tu ne crois pas aux dieux, fit Démétrius avec un fin sourire.

 

– Bien sûr que non ! Mais continue ton histoire. Je n’aurais pas dû t’interrompre.

 

Démétrius poursuivit son récit des moments tragiques de cette malheureuse journée. Il revécut l’émotion qui l’avait étreint lorsque l’obscurité était tombée sur Jérusalem en pleine après-midi. Théodosia ne disait rien, mais son cœur battait fort et ses yeux étaient mouillés.

 

– Et il n’a pas essayé de se défendre ? demanda-t-elle d’une voix enrouée.

 

Démétrius secoua la tête et raconta comment on avait joué aux dés la Tunique, et ce qui était arrivé au banquet quand Marcellus avait été forcé de l’enfiler.

 

Lorsque son étrange histoire fut terminée, le soleil se couchait. Théodosia se leva lentement et ils traversèrent le jardin côte à côte.

 

– Pauvre Marcellus, murmura-t-elle. Il faudrait trouver quelque chose de très intéressant pour le distraire.

 

– J’ai tout essayé. Et maintenant j’ai bien peur qu’il n’ait perdu toute confiance en lui-même.

 

– Il croit que cette Tunique est ensorcelée ?

 

– Pour mon pauvre maître, cette Tunique est évidemment ensorcelée.

 

– Et toi, qu’en penses-tu ? Est-elle ensorcelée pour toi ?

 

Il évita son regard.

 

– Ce que je vais te dire va te paraître stupide. Quand j’étais tout petit et que je m’étais fait mal en tombant, je courais vite à la maison pour trouver ma mère. Elle ne perdait pas son temps à me demander ce que j’avais bien pu faire pour me mettre dans un pareil état ; elle ne me grondait pas non plus. Elle me prenait dans ses bras et me serrait contre elle jusqu’à ce que je m’arrête de pleurer et que tout soit de nouveau bien. Mon genou me faisait peut-être encore mal, mais je pouvais le supporter.

 

Il se pencha vers Théodosia d’un air attendri.

 

– Tu vois, ma mère prenait toujours mon parti, quelle que fût l’origine de mes malheurs.

 

– Je comprends, dit-elle ; continue.

 

– J’ai souvent pensé…

 

Il s’interrompit pour expliquer :

 

– Les esclaves se sentent souvent très seuls. J’ai pensé bien des fois qu’il devrait y avoir – pour les grandes personnes – un endroit où elles pourraient aller quand elles ont mal, et où elles trouveraient le genre de consolation que le petit enfant ressent dans les bras de sa mère. Eh bien, cette Tunique, elle n’est pas ensorcelée pour moi, mais…

 

– Je crois que je comprends, Démétrius.

 

Après un moment de silence, ils se séparèrent et chacun rentra par où il était venu.

 

Tout semblait irréel à Démétrius, comme s’il avait passé une heure dans un pays de songe. Le bruit de la rue le sortit de sa rêverie. Il se rendit compte alors, et il ne put s’empêcher de sourire, qu’il venait de passer un long moment, le bras autour de la taille de la très désirable Théodosia, sans s’apercevoir de ses charmes physiques. Et il savait qu’elle n’avait pas été offensée de son attitude fraternelle. L’histoire de Jésus, si imparfaite qu’elle fût à cause du peu d’informations que Démétrius possédait, était d’une qualité si émouvante qu’elle avait complètement éclipsé le sentiment instinctif qui les attirait l’un vers l’autre. Il semblait que l’épopée du Galiléen, même à peine comprise, avait le pouvoir d’élever l’amitié vers de hautes sphères.

 

*

* *

 

Il était clair maintenant pour Marcellus qu’il était temps de prendre un parti énergique. La vie n’était plus possible.

 

Il n’avait pas réellement partagé l’espoir de son père qu’un séjour à Athènes, loin des obligations mondaines, le délivrerait de sa tension nerveuse. Il savait qu’il traînerait avec lui son terrible fardeau.

 

Tout au plus pouvait-on espérer que le temps estomperait la vision tragique qui le torturait, lui permettant de s’intéresser à ses études et d’occuper ses mains à quelques travaux d’art.

 

Mais non ! Il ne s’intéressait à rien ! Depuis leur arrivée à Athènes, loin d’éprouver une détente, il perdait du terrain. La crainte de rencontrer des gens et d’avoir à leur parler s’était transformée en obsession. Il évitait même les jardiniers.

 

Et à présent, son système nerveux avait cédé. Perdant tout contrôle, il s’était donné en spectacle à son fidèle esclave. Après cela, Démétrius ne pourrait plus guère le respecter.

 

Si aujourd’hui, il s’était laissé aller à crier des menaces, demain sans doute il en arriverait aux voies de fait. Il valait mieux en finir avant de causer un malheur.

 

À la maison, ses parents auraient du chagrin, mais la mort d’un être cher est plus facile à supporter que sa honte. Assis sur le péristyle, la tête entre les mains, Marcellus dit adieu en pensée à ceux qu’il aimait le plus. Il revit Lucia dans l’ombre fraîche de la pergola, lisant tranquillement, les jambes repliées sous elle. Il rendit une dernière visite à son noble père ; quand il recevrait la nouvelle tragique, le sénateur Gallio ne serait pas surpris, mais soulagé de savoir que l’affaire s’était terminée honorablement. Montant à la chambre de sa mère, il fut heureux de la trouver endormie et remercia son imagination de lui avoir épargné l’angoisse d’une séparation déchirante.

 

Ensuite, il dit adieu à Diana, sous la pergola, comme le soir de son départ pour Minoa. Mais, cette fois-ci, il la serra dans ses bras et l’embrassa.

 

Marcellus avait bien voulu admettre que son poignard à manche d’argent s’était perdu sur le Vestris. Mais lorsque celui qu’il s’était acheté à Corfou eut disparu le lendemain de leur départ de l’île, il fut convaincu que Démétrius devait l’avoir pris. Certainement que s’il fouillait le sac de son esclave il les y trouverait tous deux. Démétrius les avait peut-être jetés par-dessus bord, mais il était d’une si scrupuleuse honnêteté qu’il les avait plus probablement gardés pour les lui rendre lorsque le danger serait passé.

 

Dégrafant sa tunique, Marcellus entra dans la chambrette du Corinthien et vit le sac de toile sur le lit. Ses mains tremblaient : la mort ne s’envisage jamais avec légèreté.

 

Il s’arrêta tout à coup ! Elle était là – la chose ! Il recula lentement et s’appuya contre le mur. Ah ! Démétrius avait été assez malin pour prévoir sa réaction et il faisait garder les poignards par la Tunique ! Marcellus serra les poings. Il allait lui faire son affaire, à cette chose !

 

Forçant ses pieds à lui obéir, il avança lentement vers la couchette et tendit la main. La sueur lui coulait du front et ses jambes étaient si faibles qu’il pouvait à peine se tenir debout. Soudain, d’un mouvement brusque, il abaissa la main comme pour saisir une chose vivante.

 

Pendant un long moment, Marcellus resta pétrifié, les doigts enfouis dans le vêtement abhorré. Puis il s’assit sur le lit et lentement attira à lui la Tunique. Il la fixa sans comprendre ; il la souleva pour la regarder à la lumière ; il la frotta doucement contre son bras nu. Il ne pouvait pas analyser ce qu’il ressentait, mais quelque chose de très curieux venait de lui arriver. Son agitation s’était calmée. Se levant comme dans un rêve, il prit la Tunique et sortit sur le péristyle. Il s’assit, la posa sur ses genoux, et la caressa doucement de la main. Il éprouvait une curieuse sensation de libération, un indéfinissable soulagement. Un grand poids lui avait été enlevé ; il n’avait plus peur. Des larmes brûlantes remplirent ses yeux et débordèrent.

 

Enfin il se leva et rapporta la Tunique dans la chambre de Démétrius. Devant cette nouvelle sensation de bien-être, il ne savait que faire. Il entra dans le studio et se mit à rire en voyant la pauvre petite figurine de Démétrius ; puis, se sentant à l’étroit dans la maison, il s’enveloppa de sa toge et se rendit dans le jardin.

 

C’est là que son esclave le trouva.

 

Démétrius était rentré à la maison avec appréhension, mais dès qu’il aperçut Marcellus, il devina qu’un grand changement s’était opéré en lui.

 

– Tu te sens mieux, maître, n’est-ce pas ?

 

Les lèvres de Marcellus esquissèrent un sourire.

 

– Je me suis bien éloigné de toi, Démétrius, dit-il, ému.

 

– Oh ! maître. Que je suis heureux de te retrouver !

 

– N’as-tu pas entendu parler d’un tisserand qui pourrait réparer la Tunique ?

 

Le visage de Démétrius s’illumina.

 

– Oui, maître.

 

– Après souper, nos irons le trouver.

 

Marcellus se dirigea vers la maison. Démétrius le suivit, le cœur prêt à éclater de joie ; arrivé sur le péristyle, il ne put se contenir plus longtemps.

 

– Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il. L’as-tu touchée ?

 

Marcellus fit un signe de tête et le regarda avec un sourire.

 

– C’était ce que j’espérais, maître.

 

– Pourquoi ? As-tu aussi éprouvé quelque chose d’étrange avec cette Tunique ?

 

– Oui, maître.

 

– Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?

 

– Je ne sais pas comment l’expliquer, bégaya Démétrius. Il y a une curieuse énergie… qui semble lui être attachée…

 

– Que dis-tu là ? demanda Marcellus.

 

– Je sais que cela paraît insensé. Mais j’ai vu mourir l’homme, tu sais. Il a été très courageux. Quand je regarde sa Tunique, j’ai honte de me faire tant de soucis, j’ai envie de me conduire avec vaillance, et…

 

Il s’arrêta, ne sachant comment continuer.

 

– Il y a bien plus que cela, Démétrius, et tu le sais !

 

– Oui, maître.

 

IX

Réveillé à l’aube, Marcellus savoura le bonheur d’être débarrassé du poids qui l’avait si longtemps oppressé. C’était la première fois qu’il réalisait pleinement ce que signifie la liberté.

 

En passant devant la porte entr’ouverte de Démétrius, il constata avec satisfaction que son fidèle esclave, dont l’anxiété avait été aussi pénible que la sienne, dormait encore profondément. Tant mieux, Démétrius avait droit à ce repos, ainsi qu’à de loyales excuses.

 

Il avait plu pendant la nuit ; les feuilles des grands sycomores luisaient de reflets dorés ; l’air était lourd du parfum des roses mouillées. C’était peut-être lors d’un matin pareil, songea Marcellus, qu’Aristophane avait composé sa fameuse apostrophe aux Oiseaux d’Athènes.

 

L’étrange expérience de la veille avait provoqué une suite de réactions diverses. Le premier effet, après son contact avec la Tunique, avait été un sentiment de crainte et d’étonnement suivi rapidement d’une joie débordante et folle. Mais la détente avait été si brusque que bientôt une fatigue intense l’avait envahi. Marcellus s’était couché sans souper et avait dormi comme un petit enfant.

 

Maintenant, revenu à la vie avec une sensation de propreté et de renouvellement, il aurait aimé lever les yeux et les mains en signe de gratitude vers quelque être bienveillant de qui aurait pu venir ce don ineffable. Assis dans la roseraie, il passa en revue dans son esprit les dieux et les déesses classiques, cherchant un nom qui méritât cet hommage ; mais il n’en trouva aucun digne de son respect. Il avait été comblé, mais le cadeau était anonyme. Pour la première fois de sa vie, Marcellus envia les âmes naïves qui croient aux dieux.

 

Pourtant, cette expérience stupéfiante avec la Tunique ne pouvait se liquider par un simple : « Je n’y comprends rien ; n’y pensons plus. » Non, c’était un problème qui demandait à être élucidé. Marcellus se mit à réfléchir sérieusement. Au début, la Tunique symbolisait toute cette honteuse affaire de Jérusalem. L’homme qui la portait était innocent de tout crime. Il avait été jugé d’une manière déloyale, condamné injustement, et avait souffert une mort infamante. Devant la souffrance il avait montré un courage admirable. Est-ce que « courage » était vraiment le mot ? Non, se dit Marcellus, le Galiléen avait quelque chose de plus. Ce que le courage accomplit de mieux, c’est l’endurance. Ce Jésus n’avait pas seulement enduré : il avait regardé son supplice en face ! Il était allé à sa rencontre !

 

Et lui, devant cette incroyable vaillance, il avait exécuté sa brutale besogne comme si la victime avait été un vulgaire criminel. La vilenie de son action avait soudain éclaté devant lui, le soir, au banquet de Pilate. Non seulement il s’était joint aux lâches et aux bandits qui avaient crucifié ce Jésus, mais il avait consenti à ridiculiser le héros mort en revêtant sa Tunique tachée de sang, pour amuser des ivrognes. Ce n’était pas étonnant que le souvenir torturant de la part qu’il avait prise au crime eût empoisonné son esprit. Et comme la Tunique avait été l’instrument de cette torture, il était naturel qu’il éprouvât à son égard une répugnance presque frénétique.

 

La veille, son contact avait guéri la blessure de son esprit. Comment devait-il expliquer ce phénomène ? C’était peut-être plus simple qu’il ne le pensait ; il avait eu peur de cette Tunique parce qu’elle symbolisait son erreur et son tourment. Et maintenant, forcé par les circonstances de prendre la Tunique dans les mains, son obsession s’était évanouie ! Cet effet était-il purement subjectif, ou la Tunique possédait-elle réellement un pouvoir magique ?

 

Cette dernière idée était absurde ; elle choquait tous ses principes ! Admettre une théorie pareille, c’était jeter par-dessus bord toute raison et devenir victime de la superstition.

 

Non, il ne pouvait pas, il ne ferait pas cela ! Cette Tunique n’était pas un objet magique. Durant des semaines, ce vêtement avait symbolisé son crime et sa punition. À présent, il symbolisait sa libération. Le contact de la Tunique avait simplement marqué le terme de son châtiment mental. Il n’allait pas admettre qu’une puissance fût cachée dans cette Tunique.

 

Aujourd’hui même, il irait trouver ce tisserand et ferait réparer la Tunique. Il voulait au moins la traiter avec respect. Elle n’était rien de plus qu’un vêtement, mais elle méritait de la gratitude. Oui, cela il pouvait l’avouer, il respectait cette Tunique !

 

*

* *

 

En face du théâtre en plein air de Dionysos, se trouvait un amas de petits bazars où se débitait la pacotille chère aux badauds : bonbons, souvenirs et coussins. Au bout de la rangée s’élevait la petite boutique de Benjamen, un peu à l’écart de ses frivoles voisins.

 

Dans le local, l’air était suffocant. La pièce, quoique peu spacieuse, contenait, outre les deux métiers à tisser – les plus grands que Marcellus eût jamais vus – un rouet encombrant, un énorme appareil à carder, des paniers remplis de cocons soyeux, des balles de coton et des sacs pleins de laine brute.

 

Le reste de la place était occupé par la table sur laquelle Benjamen, assis les jambes croisées, était profondément absorbé dans sa couture. Il était voûté et d’une maigreur effrayante ; sa tête chauve semblait beaucoup trop grande pour son frêle corps. Une longue barbe blanche couvrait sa poitrine. Derrière lui, contre le mur, un long rayon tout rempli de papyrus roulés bordait le bas de la fenêtre.

 

Benjamen ne leva pas les yeux avant d’avoir fini son aiguillée ; alors, se redressant avec une grimace de douleur, il lorgna ses nouveaux clients avec un air de défi, le nez froncé et la lèvre retroussée à la manière d’un chameau récalcitrant.

 

Marcellus s’avança avec assurance, Démétrius à ses côtés.

 

– Ce vêtement a besoin d’être réparé, dit-il en le dépliant.

 

Benjamen plissa sa vieille bouche parcheminée, renifla, lécha son pouce, et appointa une nouvelle aiguillée.

 

– J’ai autre chose à faire qu’à raccommoder de vieux habits, déclara-t-il d’une voix gutturale.

 

Il leva son aiguille vers la lumière et loucha pour l’enfiler.

 

– Je n’aurais peut-être pas dû te déranger pour une si petite affaire, dit Marcellus sans se laisser intimider. Je sais que ce vêtement n’a que peu de valeur pratique, mais c’est un souvenir, et j’avais espéré le faire remettre en ordre par quelqu’un qui sache son métier.

 

– Un souvenir, ça ? dit-il en tâtant la Tunique d’une main de connaisseur. Un souvenir ! Et d’où l’as-tu ?

 

Il regarda Marcellus en fronçant les sourcils et continua :

 

– Tu es romain, n’est-ce pas ? Cette Tunique est aussi juive que les dix commandements.

 

– En effet, convint Marcellus avec patience. Je suis Romain et la Tunique appartenait à un Juif.

 

– Un de tes amis, je suppose, dit Benjamen d’un ton d’amère ironie.

 

– Pas un ami exactement, non. Mais un Juif brave, très estimé de ceux qui le connaissaient. Sa Tunique est tombée en ma possession et je désire qu’elle soit traitée avec respect.

 

Marcellus se pencha pour regarder le vieil homme gratter de son ongle jaune une tache sombre.

 

– Il est mort en se battant, probablement, murmura Benjamen.

 

– Ce fut une mort violente, mais il ne se battait pas. C’était un homme de paix – persécuté par des ennemis.

 

– Tu as l’air bien au courant, grommela Benjamen. Après tout, cela ne me regarde pas comment tu es entré en possession de ce vêtement. Il est clair que tu n’as pas pris part au meurtre de ce Juif, sinon tu ne prendrais pas un tel soin de cette vieille Tunique.

 

D’un ton plus aimable, il ajouta :

 

– Je la raccommoderai et cela ne te coûtera rien.

 

– Merci, dit Marcellus d’un ton froid. Je préfère te payer. Quand puis-je venir la chercher ?

 

Benjamen n’écoutait pas. Son visage sillonné de rides tourné vers la fenêtre, il inspectait la Tunique à contre-jour. Il fit par-dessus l’épaule un signe à Marcellus pour l’inviter à s’approcher.

 

– Regarde bien, je te prie. Elle est sans couture et toute tissée d’une seule pièce. Il n’y a qu’un endroit où l’on fasse cela. C’est près du lac de Génésareth, en Galilée. Il y a des années que je n’ai pas vu de pièce tissée en Galilée. Je dirais même qu’elle vient de près de Capernaum.

 

– Tu connais cette contrée ? demanda Marcellus.

 

– Eh ! oui ; je viens de Samarie, un peu plus au sud.

 

Benjamen se mit à ricaner :

 

– Les Samaritains et les Galiléens ne se sont jamais bien entendus. Tu connais l’histoire d’Élie ?

 

Marcellus secoua la tête.

 

– Cet Élie était-il un des dieux de la Samarie ? demanda-t-il imprudemment.

 

Le vieillard posa lentement son ouvrage et jeta un regard dédaigneux à son jeune client.

 

– J’ai de la peine à croire, déclara-t-il, que même un Romain puisse accumuler autant d’ignorance. Pour le Juif – qu’il soit de Samarie, de Galilée ou de Judée – il n’y a qu’un Dieu ! Elie était un grand prophète. Élisée, qui hérita de son manteau, était aussi un grand prophète. Ils vivaient dans les montagnes de la Samarie longtemps avant la construction du temple et toutes les simagrées inventées par des prêtres paresseux. Nous, les Samaritains, avons toujours adoré notre Dieu au sommet de nos collines.

 

– Cela me semble tout à fait raisonnable, approuva Marcellus.

 

– Eh bien, ce n’est pas un compliment pour notre croyance ; quoique je devine que tu aies voulu te montrer poli.

 

Marcellus se mit à rire, et Benjamen se frotta le nez en grimaçant un sourire.

 

– Tu as bon caractère, jeune homme, dit-il.

 

– Cela dépend de la nature de la provocation, dit Marcellus qui ne voulait pas être pris pour un faible. Tu es mon aîné, de bien des années.

 

– Ah ! et tu trouves qu’un vieil homme a le droit d’être impoli ?

 

– Il me semble que nous partageons le même avis sur ce sujet, dit Marcellus avec complaisance.

 

Benjamen se pencha sur son travail et rit doucement dans sa barbe. Après un moment, il demanda sans lever les yeux :

 

– Combien de temps restes-tu encore à Athènes ?

 

Cette question était d’un immense intérêt pour Démétrius. Maintenant que les conditions avaient changé, Marcellus pouvait songer à retourner bientôt à Rome.

 

– Je ne sais pas, répondit Marcellus. Plusieurs semaines, probablement. Il y a beaucoup de choses que je désire voir.

 

– Depuis combien de temps es-tu ici ? demanda Benjamen.

 

Marcellus interrogea du regard son esclave qui fournit l’information.

 

– Es-tu monté à la colline de Mars ?

 

– Non.

 

– À l’Acropole ?

 

– Pas encore.

 

– Tu n’es pas allé au Parthénon ?

 

– Non, pas encore.

 

– Hum ! Qu’as-tu fait pendant tout ce temps ?

 

– Je me suis reposé, dit Marcellus. Je viens de faire deux longs voyages.

 

– Une jeune homme en bonne santé comme toi n’a pas besoin de repos, rétorqua Benjamen. Deux voyages, eh ! Quel voyageur ! Où es-tu allé ?

 

Marcellus fronça les sourcils. Il semblait n’y avoir pas de bornes à la curiosité du vieillard.

 

– Nous sommes venus ici de Rome, dit-il espérant que cela suffirait.

 

– Voilà pour un voyage.

 

– Et, avant cela, nous sommes venus de Joppé à Rome.

 

– Ah ! de Joppé !

 

Benjamen continuait à piquer l’aiguille avec précision, les yeux fixés sur sa couture, mais sa voix vibra d’un intérêt subit.

 

– Alors tu es sûrement allé à Jérusalem. Il y combien de temps de cela ?

 

Marcellus calcula mentalement et donna le renseignement.

 

– Très bien ! Alors tu y étais pendant la semaine de la pâque. J’ai entendu dire qu’il s’y était passé d’étranges événements.

 

Démétrius sursauta et regarda son maître avec inquiétude. Benjamen, de sous ses sourcils broussailleux, le remarqua.

 

– Rien d’étonnant à cela, répondit Marcellus évasivement. La ville était pleine de gens de toute sorte ; et n’importe quoi pouvait arriver.

 

Il fit un pas en arrière et s’excusa :

 

– Je ne veux pas te déranger plus longtemps.

 

– Reviens demain, un peu avant le coucher du soleil, dit Benjamen. La Tunique sera prête. Nous boirons ensemble, si tu daignes accepter l’hospitalité de ma pauvre maison.

 

Marcellus hésita avant de répondre et échangea un regard avec Démétrius qui secoua imperceptiblement la tête comme pour dire qu’il valait mieux ne pas risquer d’avoir à raconter sa tragique aventure.

 

– Tu es très aimable, dit Marcellus. Je ne sais pas ce que je ferai demain. Mais si je ne peux pas venir, je ferai chercher la Tunique. Puis-je te payer à présent ?

 

Benjamen continua à coudre comme s’il n’avait pas entendu. Après une longue minute, il scruta les yeux de Marcellus.

 

– Je crois, dit-il lentement en caressant des doigts la Tunique, je crois que tu ne désires pas parler de ce Juif.

 

Marcellus, très mal à l’aise et impatient de partir, répondit brièvement :

 

– C’est une triste histoire.

 

– Toutes les histoires de Juifs sont tristes, dit Benjamen. Te reverrai-je demain ?

 

– Oui… dit Marcellus avec hésitation.

 

– Bon, grommela Benjamen.

 

Il leva sa main décharnée :

 

– La paix soit avec toi !

 

– Heu… merci, bégaya Marcellus, ne sachant si lui aussi devait souhaiter la paix au vieux Juif. Porte-toi bien, finit-il par dire, trouvant plus sûr d’en rester là.

 

Une fois hors de la boutique, Marcellus et Démétrius échangèrent des regards étonnés.

 

– Quel drôle de bonhomme, fit Marcellus. Je n’ai pas grande envie de le revoir. Il a l’air un peu fou.

 

– Oh ! non, loin de là, dit Démétrius. C’est au contraire un vieux sage.

 

– Ne penses-tu pas que ce serait une erreur de ma part de revenir demain.

 

– Oui, maître. Il vaut mieux oublier tout cela pour le moment.

 

– Après tout, je n’ai pas besoin de parler des horribles incidents de Jérusalem, protesta Marcellus. Je n’ai qu’à dire que je ne désire pas discuter de ça. Et l’affaire en restera là.

 

– Oui, maître. Elle devrait en rester là, approuva Démétrius, mais ce ne sera pas le cas. Benjamen ne se laissera pas facilement éconduire.

 

Il était tard dans l’après-midi quand ils atteignirent l’hôtellerie. Avant d’entrer, Marcellus annonça d’un air indifférent qu’il rendrait visite aux Eupolis.

 

– J’aurais dû le faire plus tôt. Ma parole ! Je ne crois pas que j’en aie vu un seul depuis notre arrivée.

 

– Ils seront contents de te voir, maître. Ils ont souvent demandé de tes nouvelles.

 

– J’y vais maintenant, décida Marcellus. Va dans notre appartement, je te rejoins tout de suite.

 

Démétrius songea avec amusement que cette visite, après un si long délai, ne manquerait pas d’intéresser vivement leurs hôtes.

 

Mais qu’est-ce que Théodosia en penserait ? N’avait-il pas été si alarmé de l’état de son maître qu’il lui avait confié son anxiété ? Et voici Marcellus, qui était censé croupir dans un désespoir inguérissable, venant les voir comme s’il n’avait jamais eu une inquiétude de sa vie ! Théodosia penserait-elle qu’il avait fabriqué cette histoire de toutes pièces ? Non, elle ne le croirait pas. Personne n’inventerait un récit pareil !

 

Un instant après, un esclave vint annoncer que le tribun dînerait avec la famille. Démétrius sourit d’un air narquois en se rendant sur le péristyle. Il se demandait de quoi ils parleraient durant le repas. Un peu de tact serait indispensable, se dit-il.

 

*

* *

 

De bonne heure le lendemain matin, Marcellus se mit au travail de l’air d’un sculpteur de profession. Démétrius attendit sans rien faire jusqu’à ce qu’il lui devînt évident que l’on n’avait aucun besoin de lui. Il demanda la permission de sortir.

 

Théodosia avait fixé une cible de couleurs vives contre le mur du jardin et tirait de l’arc à la distance d’un stade. Elle formait un tableau charmant avec sa robe blanche à manches courtes, et les boucles noires qui s’échappaient de son bandeau écarlate.

 

Elle lui sourit et lui demanda s’il pouvait lui donner quelques conseils. C’était une invitation à aller la rejoindre ; mais pour ne pas la compromettre, il resta sur l’allée sablée.

 

– Les résultats me semblent excellents, dit-il en s’arrêtant. Tu n’as certainement pas besoin de conseils.

 

Elle rougit légèrement et tira une autre flèche du carquois appuyé contre le banc de pierre. Démétrius vit qu’elle se sentait rabrouée ; sans se soucier des conséquences il s’avança vers elle.

 

– Es-tu trop occupé pour faire un bout de conversation avec moi ? dit-elle sans le regarder.

 

– J’espérais que tu me le demanderais, dit Démétrius. Mais tu sais que nous ne pouvons pas nous parler ici.

 

« Sss – ping ! » fit la flèche.

 

– Soit, dit Théodosia. J’irai te rejoindre là-bas.

 

S’éloignant rapidement, Démétrius fit le détour qui l’amena au jardin du temple. Les prêtres devaient être occupés à leurs besognes sacrées, car aucun n’était en vue. Son cœur battit un peu plus vite quand il vit Théodosia s’approcher. Il avait besoin de son amitié, mais comment devait-il interpréter la liberté avec laquelle elle la lui offrait ? N’aurait-elle pas dû être plus prudente ?

 

Théodosia s’assit à côté de lui sans le saluer et le regarda gravement, de si près qu’il put remarquer les petites taches d’or dans ses yeux foncés.

 

– Parle-moi du dîner, dit Démétrius, impatient de savoir ce qu’elle en pensait.

 

– C’est étrange, n’est-ce pas ? Il est complètement guéri.

 

Sa voix n’avait rien d’ironique.

 

– J’avais peur que tu ne supposes que j’avais inventé une histoire, dit-il. Et je n’aurais pu t’en blâmer.

 

– Non, je crois ce que tu m’as raconté, Démétrius. Il est arrivé quelque chose ; quelque chose de très important.

 

– En effet. Il a trouvé la Tunique pendant que j’étais absent et, quand il l’a touchée, l’horreur qu’il éprouvait l’a soudain quitté. Il a pu dormir la nuit. Aujourd’hui, il est redevenu lui-même. Je crois qu’il est guéri de son obsession. Je ne prétends pas expliquer ce qui est arrivé.

 

– J’ai pensé à cela toute la journée, avoua Théodosia. Si c’est la Tunique qui tourmentait Marcellus, il doit la voir maintenant sous un autre jour. Tu m’as dit que ce Jésus avait pardonné à ses exécuteurs, et que Marcellus en avait été très ému. Peut-être que, lorsqu’il a de nouveau touché la Tunique, cette impression est revenue si fort qu’elle l’a délivré de ses remords. Ne serait-ce pas possible ?

 

– Oui, mais on aurait pu penser qu’après ce choc, cette espèce d’illumination qui lui apportait la délivrance, Marcellus serait dans un état de grande exaltation. Eh bien ! il a été fou de joie, un moment ; mais cela n’a pas duré. Hier, presque toute la journée, il a agi comme si de rien n’était.

 

– À mon avis, il veut cacher ses sentiments. Il ressent tout cela peut-être bien plus profondément que tu ne le crois.

 

– Il n’y aurait pas de raison pour qu’il me le cache. Il était si excité avant-hier soir, qu’il était presque fâché contre moi parce que j’essayais d’expliquer le phénomène d’une manière rationnelle.

 

– C’est pour cela sans doute qu’il ne veut plus en discuter avec toi. Il trouve le problème trop compliqué et ne veut plus en parler. Tu dis qu’il a eu un moment d’exaltation, puis qu’il s’est comporté comme si cette expérience n’avait pas d’importance. C’est tout naturel. On ne peut pas vivre sur les sommets.

 

Le regard de Théodosia se perdit dans le lointain et sa voix prit un accent de ferveur.

 

– Ma tante Ino, continua-t-elle, m’a dit, une fois que je me sentais désespérément seule et triste, que notre vie est comme un voyage sur terre : trop facile et monotone sur les longues distances de plaines, trop dur et pénible sur les pentes abruptes ; mais sur les sommets des montagnes on jouit d’une vue magnifique, on se sent exalté, les yeux se remplissent de larmes, on voudrait chanter, on voudrait avoir des ailes ! Mais on ne peut rester là, il faut continuer son voyage, et l’on commence à redescendre de l’autre côté, tellement occupé à choisir l’endroit où poser les pieds que l’on en oublie le plaisir éprouvé au sommet.

 

– Comme tu dis cela joliment, Théodosia, dit Démétrius doucement.

 

– Je ne fais que répéter ce que ma tante m’a dit.

 

– Cela me peine que tu te sentes parfois seule et déprimée. Je n’aurais jamais pensé que tu puisses être triste.

 

Il frottait distraitement du bout de ses doigts la cicatrice blanche de son oreille. Elle suivit du regard le geste de sa main.

 

– Tous les esclaves ne sont pas marqués à l’oreille, dit-elle d’un air songeur. Ta position est tragique, je le sais. Il est profondément injuste qu’un homme comme toi doive passer sa vie en esclavage. Mais, en réalité, y a-t-il une grande différence entre ta condition et la mienne ? Je suis la fille d’un aubergiste. Pour toi, Démétrius, quoique tu aies été élevé dans un monde raffiné et que tu sois doué d’intelligence, des méchants t’ont emmené, et te voilà esclave ! Et moi ? Si mon père est un homme intègre, versé dans les classiques, connaisseur en arts comme l’était avant lui son père Georgias, il n’en est pas moins un simple aubergiste. Il aurait sans doute mieux valu pour moi que l’on ne m’ait pas enseigné à aimer ce qui est au-dessus de ma condition sociale.

 

Il glissa son bras autour de sa taille, et ils restèrent un long moment sans rien dire. Puis elle se redressa et le regarda d’un air grave.

 

– Pourquoi ne te sauves-tu pas ? demanda-t-elle dans un murmure. Si j’étais un homme, je le ferais.

 

– Pour aller où ? questionna-t-il avec un sourire indulgent.

 

Théodosia indiqua d’un geste nonchalant que cette question était d’importance secondaire.

 

– N’importe où. En Sicile, peut-être. On dit que c’est si beau en Sicile.

 

– La Sicile est un pays de bandits et d’écorcheurs, déclara Démétrius. C’est dans les beaux pays qu’il est le plus difficile de vivre, Théodosia. Les seuls endroits où l’on vive en paix, à ma connaissance, sont les terres désolées où rien ne pousse et où rien n’excite l’envie.

 

– Et Damas ? Tu y as pensé une fois.

 

– J’y mourrais d’ennui, tout seul.

 

– Tu pourrais m’emmener.

 

Elle eut un petit rire léger pour bien montrer que c’était une plaisanterie et pourtant le silence tomba entre eux. Sortant de sa rêverie, Théodosia se leva, arrangea son bandeau et dit qu’elle devait partir.

 

Démétrius la suivit des yeux comme elle s’éloignait de sa démarche gracieuse ; puis il donna libre cours à ses pensées. Il était en train de s’amouracher de Théodosia, et elle était par trop généreuse de son amitié. Il serait préférable d’éviter ces tête-à-tête s’il pouvait le faire sans la froisser. Elle était très désirable et sa tendresse, ensorcelante. La liberté avec laquelle elle se confiait à lui et la candeur de son attitude le troublaient profondément. Jusqu’à présent, toute la dévotion qu’il pouvait offrir à une femme allait à Lucia, en silence et sans espoir. Comme il réfléchissait aux sentiments qu’il éprouvait maintenant pour elle, Lucia lui fit l’effet d’une relique. Théodosia, elle, était réelle ! Mais il ne devait pas profiter de son isolement. Il ne pouvait rien pour elle. Ce serait les rendre plus malheureux tous les deux que d’échanger d’imprudentes promesses. Il était un esclave, non un voleur.

 

Démétrius sortit du jardin et descendit la rue qui devenait toujours plus bruyante à mesure qu’il approchait de l’agora. Il se promena sans but dans le vaste marché, savourant l’arôme des melons, des noisettes grillées et des poireaux frits. Il lui vint à l’idée qu’il pourrait trouver une excuse pour aller parler à Benjamen. Ayant acheté un cabas de figues mûres, il se dirigea vers la maison du tisserand ; il entra et se tint devant la table de l’artisan.

 

– Comme ça, il a décidé de ne pas venir, eh ? fit Benjamen en levant à peine les yeux. C’est beaucoup trop tôt ; je n’ai pas fini. Comme tu le vois, j’y travaille en ce moment.

 

Démétrius tendit son cadeau.

 

– Je ne suis pas venu pour la Tunique. Je n’ai rien à faire, et la journée est longue. Veux-tu quelques figues ?

 

Benjamen fit signe de poser le cabas à côté de lui ; il choisit une figue et la mâcha lentement sans cesser de coudre. Après un moment, la bouche libre, il put articuler :

 

– Est-ce que tu t’es dit, « il faut que je porte quelques-unes de ces belles figues à ce bourru de Juif » ? ou bien as-tu pensé, « il faut que je questionne Benjamen, je vais prendre quelques figues avec moi et il croira que j’ai voulu lui faire plaisir » ?

 

– Elles sont très bonnes, ces figues, dit Démétrius.

 

– En effet.

 

Benjamen en prit une seconde.

 

– Pourquoi ne veux-tu pas qu’il revienne me voir ? marmotta-t-il, la bouche pleine. Tu as peur que je le fasse parler de ce pauvre Juif mort ? Pourquoi ? Certainement un Romain, jeune et fier, n’a pas à craindre les questions d’un vieux tisserand, d’un vieux tisserand juif, dans Athènes, en pays conquis !

 

– Je ne puis répondre pour mon maître. Il ne m’a pas donné d’instructions pour discuter ce sujet.

 

– Tu es discret ! Mais ne pourrions-nous pas causer, toi et moi ? Tu es venu pour me poser des questions ; très bien, interroge-moi. Puis, à mon tour, je te poserai mes questions. Cela te va-t-il ?

 

– Comment l’entends-tu ?

 

– Eh bien, par exemple, j’ai remarqué hier ta surprise et ton trouble quand tu t’es aperçu que j’avais eu vent de ce qui s’est passé à Jérusalem, lors de la pâque ; et je crois que tu aimerais me demander ce que j’en sais. Je te le dirai volontiers, si tu réponds d’abord à quelques-unes de mes questions.

 

Benjamen lui jeta un coup d’œil malin et poursuivit :

 

– La première sera facile. Tu étais sûrement à Jérusalem avec ton maître ; as-tu par hasard vu le Galiléen qu’on a crucifié ?

 

– Oui, répondit promptement Démétrius.

 

– Parfait. Quel genre d’homme était-ce ? Tu es intelligent, pour un esclave – et un païen. Ce Galiléen avait-il quelque chose de… particulier ? L’as-tu approché ? Lui as-tu parlé ?

 

– J’ai vu pour la première fois le Galiléen le jour de notre arrivée à Jérusalem. Une foule nombreuse l’accompagnait vers la ville. Ne comprenant pas la langue, je ne me suis pas très bien rendu compte de ce qui se passait, mais j’ai appris que la foule voulait en faire son roi. Elle criait : « Le Messie ! » et agitait des palmes sur son passage.

 

– Continue, dit Benjamen, les lèvres tremblantes.

 

– Je me suis frayé un passage dans la cohue et je suis arrivé si près de lui que j’aurais pu le toucher. C’était un homme remarquable, quoique simplement vêtu…

 

– De ceci ? dit Benjamen en montrant la Tunique.

 

Démétrius fit oui de la tête et continua :

 

– On voyait parfaitement qu’il n’appréciait pas l’honneur qu’on lui faisait. Ses yeux étaient pleins de tristesse, pleins de solitude.

 

– Oh ! attends un moment !

 

Benjamen se tourna vers ses rouleaux et en prit un qui témoignait d’un emploi fréquent ; il le déroula rapidement jusqu’au passage qu’il cherchait et lut d’une voix profonde et sonore :

 

– « … homme de douleur et habitué à la souffrance… » C’est la prophétie d’Ésaïe. Continue, je te prie. A-t-il parlé ?

 

– Je ne l’ai pas entendu parler… Pas ce jour-là.

 

– Ah ! Tu l’as revu ?

 

– Quand on l’a jugé au palais du gouverneur, quelques jours plus tard.

 

– Tu y étais ? Quelle a été sa conduite ? A-t-il demandé grâce ?

 

– Non, il était parfaitement maître de lui. Je n’ai pas compris ce qu’il disait, mais il a accepté la sentence sans protester.

 

– Écoute, mon ami ! Ceci aussi vient de la prophétie d’Ésaïe : « Il a été maltraité et opprimé, et il n’a point ouvert la bouche. »

 

– Il a parlé, dit Démétrius rappelant ses souvenirs, mais très calmement et avec assurance ; ce qui était étrange, car il avait été cruellement battu.

 

Benjamen lut de nouveau, d’une voix agitée :

 

– « Mais il était blessé pour nos péchés – et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris. »

 

– Quels péchés ? Ceux des Juifs ? demanda Démétrius.

 

– Ésaïe était un prophète juif, mon ami, et il annonçait la venue d’un Messie juif.

 

– Ce qui signifie que les blessures du Messie n’étaient pas supportées au bénéfice des autres peuples ? insista Démétrius. Si c’est vrai, je ne crois pas que ce Jésus ait été le Messie ! Avant de mourir, il a pardonné aux légionnaires romains qui l’avaient cloué sur la croix !

 

Benjamen leva les yeux, surpris.

 

– Comment sais-tu cela ?

 

– C’est ce que disaient ceux qui étaient là, déclara Démétrius. Tous l’ont entendu.

 

– C’est vraiment étrange, murmura Benjamen.

 

Puis, après un moment de profonde méditation, il ajouta :

 

– Et maintenant, à ton tour de questionner, si tu le désires.

 

– Tu as répondu à mes questions. Je pensais bien que tu pourrais me dire quelque chose de plus sur le Messie, et tu l’as fait. D’après les écritures il doit venir comme champion du peuple juif. L’homme que j’ai vu ne désirait pas être son champion ; il avait l’air malheureux quand on voulait le faire roi. À son procès il a dit avoir un royaume qui n’était pas de ce monde.

 

– Où ça si ce n’est pas dans ce monde ?

 

– Tu es plus sage que moi ; si tu l’ignores, ce serait présomptueux de la part d’un esclave païen de chercher à l’expliquer.

 

– Tu railles, mon jeune ami, grommela Benjamen.

 

– Je suis absolument sincère et dérouté. Ce Jésus, à mon avis, s’intéressait à tout le monde ! Je crois qu’il était triste pour tout le monde !

 

Démétrius s’arrêta puis murmura d’un ton d’excuse :

 

– J’ai peut-être parlé trop librement.

 

– Tu as le droit de parler, admit Benjamen. Je suis juif, mais je crois que notre Dieu est le père de l’humanité. Il se peut que, lorsqu’il régnera sur les Juifs, le Messie établisse la justice pour tous.

 

– J’aimerais bien pouvoir étudier ces anciennes prophéties, dit Démétrius.

 

– Et pourquoi pas ? fit Benjamen en haussant les épaules. Elles sont là. Tu es intelligent ; si tu as beaucoup de temps et peu à faire, apprends à les lire.

 

– Comment ?

 

– Je pourrais t’aider, dit Benjamen aimablement. Et maintenant, excuse-moi, ajouta-t-il brusquement, il faut que je prépare mon repas de midi.

 

Et sans autrement prendre congé de Démétrius, il descendit de la table et disparut derrière la porte du fond.

 

*

* *

 

Évidemment Benjamen avait terminé sa journée de travail car la grande table était inoccupée. Derrière le plus grand des métiers à tisser, une porte était ouverte. Marcellus en profita.

 

Le logis particulier de Benjamen formait un contraste agréable avec le désordre de la boutique. L’ameublement était simple et de bon goût ; le tapis, orange et bleu, qui couvrait le sol était une pièce remarquable. Il y avait trois sièges confortables, une couchette avec deux sacoches de poils de chameaux pour oreillers, et, des deux côtés de la fenêtre, de profonds rayons remplis d’anciens papyrus roulés.

 

En face, une porte ouvrait sur la cour. Pensant que le vieillard l’attendait là-bas, Marcellus traversa la pièce. Benjamen, étonnamment grand dans sa longue robe noire et son bonnet à gland, mettait la table dans un pavillon couvert de vigne vierge.

 

– J’espère que je ne suis pas indiscret, dit Marcellus.

 

– À Athènes il n’est pas indiscret d’entrer par une porte ouverte. Tu es le bienvenu.

 

Il montra les deux tabourets et posa deux gobelets d’argent sur la table.

 

– Je ne savais pas que tu habitais ici, fit Marcellus afin de dire quelque chose.

 

– Pour deux raisons, expliqua Benjamen en posant un couteau à côté du pain d’orge. C’est plus commode et plus prudent. On ne peut laisser un magasin sans surveillance dans cette ville.

 

– Oh ! c’est comme à Rome. Il y a tant d’esclaves ! Ce sont tous des voleurs.

 

Benjamen eut un rire guttural.

 

– Les esclaves sont des créatures insupportables, en effet. Ils vous prennent votre meilleure paire de sandales alors que vous leur avez seulement pris la liberté. Buvons à la venue du jour où aucun homme ne sera plus la propriété d’un autre homme, dit-il en levant son gobelet et en s’inclinant vers Marcellus.

 

– Volontiers.

 

Marcellus goûta le vin, qui était excellent.

 

– Mon père, assura-t-il, affirme qu’un temps viendra où Rome payera cher le fait d’avoir asservi des hommes.

 

– Il n’approuve pas l’esclavage ? Alors je suppose qu’il ne possède pas d’esclaves.

 

Benjamen était fort appliqué à couper le pain. Marcellus rougit légèrement à cette insinuation.

 

– Si l’esclavage était aboli, dit-il, sur la défensive, mon père serait le premier à y applaudir. Évidemment, les choses étant ce qu’elles sont…

 

– Évidemment, répéta Benjamen. Ton père sait que c’est mal, mais puisque les autres personnes de son rang pratiquent cette coutume, il aime mieux faire mal qu’être excentrique.

 

– Les Juifs riches n’ont-ils donc pas d’esclaves ? demanda Marcellus de l’air de n’y pas toucher.

 

– Ah ! s’écria le vieillard, tu mets le doigt sur la cause de nos maux ! Le Juif croit que l’homme a été créé à l’image de Dieu. Il affirme ainsi que Dieu est son père spirituel. Cependant cela ne peut être vrai que si tous les hommes sont les enfants de Dieu. Ils le sont tous ou alors aucun ne l’est ! Moi, Benjamen, je crois que nous le sommes tous. Donc, si j’asservis un homme et l’abaisse au niveau du bétail, ma théorie ne vaut plus rien.

 

Marcellus rompit son pain et convint aimablement qu’il ne lui semblait pas juste qu’un homme pût posséder un autre homme. Il ne devrait pas être permis d’avilir un être humain au point de lui donner l’impression qu’il n’est rien de plus qu’un animal.

 

– Oh ! quant à cela… (Benjamen fit un geste d’indifférence) tu ne prives pas un esclave de son caractère divin en l’achetant et en l’attachant à la charrue entre le bœuf et l’âne. Il n’a pas eu le choix. Ce n’est pas lui qui abaisse l’humanité : c’est toi ! Il est toujours libre de croire que Dieu est son père spirituel ; mais toi pas ! Prends par exemple ce jeune Grec que tu traînes à ta suite : ce n’est pas parce qu’il est ton esclave qu’il a cessé d’être un des fils de Dieu s’il lui plaît de le croire. Mais le fait qu’il est ton esclave t’apparente, toi, aux animaux, parce que c’est ta conception de la valeur de l’homme.

 

– La philosophie n’est pas mon fort, avoua Marcellus d’un air insouciant. Peut-être que lorsque j’aurai été quelque temps à Athènes…

 

– Tu pourras attacher du sable avec une corde, enchaîna Benjamen sur le même ton. Mais ce dont nous parlons est plus que de la théorie, c’est une actualité brûlante. Voici ton grand empire romain, lançant ses armées dans toutes les directions pour piller et persécuter les nations plus faibles, ramenant les meilleurs de leurs enfants dans des galères puantes et astreignant même les plus âgés aux travaux forcés. Un jour, l’empire romain s’effondrera…

 

– Mon père le croit aussi, interrompit Marcellus. Il dit que les Romains, avec leur système d’esclavage, deviennent chaque jour plus gras et plus paresseux, et qu’un temps viendra…

 

– Oui, oui, le temps viendra, mais pas à cause de cela ! déclara Benjamen. Quand les Romains seront écrasés, ce sera parce qu’ils ont cru que tous les hommes sont des bêtes. En assujettissant les autres hommes, ils ont renoncé à leur propre dignité spirituelle.

 

Benjamen s’arrêta pour remplir les gobelets. Il était très ému et ses mains tremblaient.

 

– J’ai entendu dire, fit Marcellus en détournant le regard, que les Juifs attendent la venue d’un grand chef, d’un roi qui les délivrera et établira un gouvernement supportable. Vous, les Samaritains, croyez-vous cela ?

 

– Certainement, déclara Benjamen. Tous nos grands prophètes ont prédit la venue du Messie.

 

– Depuis combien de temps l’attendez-vous ?

 

– Depuis plusieurs siècles.

 

– Et vous espérez encore ?

 

Benjamen se caressa la barbe d’un air pensif.

 

– Cela dépend des temps. En périodes de calamités, nous y pensons beaucoup. À ces moments-là les Juifs sont à l’affût de tout homme brave et sage qui manifesterait des pouvoirs messianiques. Mais nous n’avons jamais trouvé le vrai.

 

Benjamen s’arrêta pour méditer.

 

– C’est curieux, continua-t-il. Aux époques de grandes tribulations, quand une direction énergique serait nécessaire, le peuple, démoralisé et excité, n’entend que les voix tapageuses des audacieux et refuse d’écouter la voix de la sagesse, qui est modérée. Oui, nous avons eu beaucoup de prétendants ; ils sont venus et repartis comme des météores.

 

– Et, après toutes ces déceptions, vous gardez votre foi dans la venue du Messie ?

 

– Il viendra, murmura Benjamen. Naturellement, chaque génération croit ses difficultés assez sérieuses pour autoriser sa venue. Même le Temple prétend soupirer après le Messie.

 

– Prétend ? fit Marcellus en levant les sourcils.

 

– Le Temple est parfaitement heureux des choses comme elles sont, grogna Benjamen. Les préfets romains pressurent le pauvre peuple, mais ils font attention de ne pas imposer trop lourdement les prêtres et les gens influents. La clique du Temple serait embarrassée, je le crains, si le Messie se montrait. Il pourrait vouloir faire des changements.

 

Le vieillard semblait parler pour lui car il ne se donnait pas la peine d’expliquer sa pensée.

 

– Par exemple, chasser les marchands qui vendent à des prix exorbitants les bêtes pour les sacrifices ? demanda Marcellus tout naïvement.

 

Benjamen sortit de sa torpeur et tourna un regard interrogateur vers son hôte païen.

 

– Comment es-tu au courant de cette iniquité ?

 

– Oh ! j’ai su qu’on en discutait à Jérusalem. Je crois qu’il y a eu quelques protestations.

 

– Quelles protestations ? dit Benjamen d’un air ironique. Elles ont dû être bien violentes pour venir aux oreilles d’un visiteur romain. Que faisais-tu là, si je ne suis pas indiscret ?

 

– J’étais en service commandé, répondit Marcellus avec raideur.

 

Il se leva, et ajustant sa toge :

 

– Je ne veux pas abuser de ton hospitalité, dit-il gracieusement. Tu as été très aimable, et je suis ton débiteur. Puis-je maintenant avoir la Tunique ?

 

Benjamen s’éloigna et revint presque immédiatement. Marcellus examina la Tunique dans le jour qui baissait.

 

– C’est bien fait. Personne ne se douterait qu’elle a été déchirée.

 

– Sauf toi, dit Benjamen gravement.

 

Marcellus, mal à l’aise, évita le regard du vieillard.

 

– Ces taches, j’ai essayé de les enlever, ajouta Benjamen, mais je n’y suis pas arrivé. Tu ne m’as pas parlé de ce pauvre Juif. Il était courageux et est mort de la main de ses ennemis, m’as-tu dit. Était-il Galiléen, par hasard ?

 

– Je le crois, répondit Marcellus, agité, en pliant la Tunique sur son bras.

 

– S’appelait-il Jésus ?

 

La voix insistante de Benjamen n’était plus qu’un murmure.

 

– Oui, c’était son nom, avoua Marcellus. Comment le sais-tu ?

 

– J’ai entendu parler de cet événement par Popygos, un marchand d’épices. Il était à Jérusalem lors de la pâque. Dis-moi comment cette Tunique est venue en ta possession ?

 

– Cela a-t-il de l’importance ? riposta Marcellus avec hauteur.

 

Benjamen s’inclina obséquieusement et frotta ses mains l’une contre l’autre.

 

– Pardonne ma curiosité, murmura-t-il. Je suis vieux, sans famille, et loin de ma patrie. Mes papyrus, l’histoire de ma race, les paroles de nos grands prophètes, sont ma seule joie. Ils sont la lampe à mes pieds et la lumière sur mon chemin. C’est tout mon héritage. Mon travail, ce n’est rien ; il occupe mes mains et me fournit la nourriture ; mais mon âme, ma vie… Ces paroles sont comme des fruits d’or dans un tableau d’argent !

 

La voix de Benjamen s’élevait vibrante et son visage ridé s’illumina.

 

– Je te comprends, dit Marcellus. Moi aussi, j’aime à lire nos classiques… Platon, Pythagore, Parménide…

 

Benjamen sourit avec indulgence.

 

– Oui, oui… par leurs écrits tu as appris à lire, mais non pas comment vivre ! Ceux qui parlent l’hébreu reçoivent des paroles de vie. Vois-tu, mon ami, tout au long de ces prophéties se dégage une promesse : un jour le Messie viendra et il régnera ; on l’appellera l’Admirable et son royaume n’aura pas de fin. Le jour de son avènement n’est pas fixé – mais il viendra ! Trouves-tu ma curiosité mal placée quand je te questionne sur ce Jésus que tant de gens croient être le Messie ?

 

– J’aimerais bien en savoir davantage sur ces prédictions, dit Marcellus après un instant de réflexion.

 

– C’est facile, dit Benjamen, un éclair dans ses yeux enfoncés. J’aime en parler, et je te les raconterai volontiers ; ce serait pourtant préférable si tu pouvais les lire toi-même.

 

– Est-ce que l’hébreu est difficile ?

 

– Pas plus difficile que le grec que tu parles couramment. Naturellement, il est plus difficile que le latin.

 

– Pourquoi, naturellement ? riposta Marcellus, les sourcils froncés.

 

– Excuse-moi… Il me semble que le grec demande plus d’étude parce que les écrivains grecs…

 

Le vieillard s’arrêta embarrassé. Marcellus vint à son secours :

 

– Les écrivains grecs pensaient plus profondément. C’est ce que tu veux dire ? Dans ce cas, je suis de ton avis.

 

– Je n’ai pas voulu t’offenser. Rome a ses poètes, ses pamphlétaires, ses panégyristes. Les essais de votre Cicéron sont intéressants ; ils cueillent des fleurs, mais ils ne balayent pas les cieux !

 

Benjamen prit sur la table un vieux papyrus et le déroula d’une main experte.

 

– Écoute, mon ami ! « Quand je contemple les cieux, ouvrage de tes mains, la lune et les étoiles que tu as créées ; qu’est-ce que l’homme, pour que tu te souviennes de lui ? »

 

– C’est plutôt pessimiste !

 

– Attends, laisse-moi continuer ! « Tu l’as fait de peu inférieur à Dieu, et tu l’as couronné de gloire et de magnificence. » Ah ! quelle richesse dans la sagesse des Hébreux ! Tu devrais apprendre à la connaître !

 

– Pour le moment il faudra que je me contente des fragments que tu voudras bien m’offrir de temps à autre, dit Marcellus. Je m’exerce à la sculpture et je veux y mettre toute mon attention.

 

Il posa une bourse sur la table.

 

– Accepte ceci pour la réparation de la Tunique.

 

– Mais je ne veux pas être payé, dit Benjamen avec fermeté.

 

– Alors, donne-le aux pauvres, dit Marcellus avec impatience.

 

Benjamen s’inclina.

 

– Merci. Il me vient justement à l’idée que si tu veux apprendre l’histoire des anciens Juifs, et que tu sois trop occupé pour l’étudier toi-même, tu pourrais permettre à ton esclave grec d’apprendre la langue. Je serais heureux de l’instruire. Il est intelligent.

 

– C’est vrai, Démétrius est intelligent. Comment l’as-tu découvert ?

 

– Il a passé une heure chez moi, aujourd’hui.

 

– Ah ! pour quelle affaire ?

 

Benjamen haussa les épaules comme si cela n’avait pas d’importance.

 

– Il passait par là et il m’a rendu visite ; il m’a apporté des figues et m’a posé des questions.

 

– Quelles sortes de questions ?

 

– Il te le dira peut-être si tu le lui demandes toi-même, dit Benjamen sèchement. Il t’appartient, n’est-ce pas ?

 

– Je ne possède pas ses pensées, rétorqua Marcellus. Me crois-tu un brutal ?

 

Le vieux Benjamen sourit et secoua lentement la tête ; il posa sa main émaciée sur la large épaule de Marcellus.

 

– Non, je ne te crois pas cruel, mon fils, déclara-t-il. Mais tu es un malheureux représentant d’un système cruel. Tu n’y peux probablement rien.

 

Marcellus, blessé du ton de condescendance du vieillard, riposta froidement :

 

– Ton Messie, quand il viendra, pourra probablement nous proposer une solution.

 

Il se tourna pour s’en aller.

 

– À propos, dit Benjamen en le suivant jusqu’à la porte, combien de temps es-tu resté à Jérusalem après la crucifixion de Jésus ?

 

– J’ai quitté la ville au lever du soleil, le lendemain matin.

 

– Ah ! réfléchit Benjamen en caressant sa barbe blanche. Alors tu n’as plus rien entendu… de lui ?

 

– Qu’aurais-je pu entendre ? Il était mort.

 

– Est-ce que…

 

Le vieil homme hésita :

 

– En es-tu tout à fait sûr ?

 

– Oui, déclara Marcellus. J’en suis tout à fait sûr.

 

– Étais-tu là-bas ?

 

Les yeux caverneux de Benjamen insistaient pour avoir une réponse franche. Elle fut lente à venir.

 

– Je l’ai vu mourir. On lui a percé le cœur avant de le descendre de la croix.

 

À sa surprise, le visage de Benjamen s’éclaira d’un sourire extasié.

 

– Merci, mon ami ! dit-il rayonnant. Merci de me l’avoir dit !

 

– Je ne supposais pas que ces tristes paroles te rendraient heureux, dit Marcellus d’un ton stupéfait. Ce Jésus était un homme brave. Il méritait de vivre. Et cependant tu sembles content d’être assuré qu’il soit bien mort !

 

– Il a couru beaucoup de rumeurs, dit Benjamen, des racontars, disant que les légionnaires ivres seraient partis avant sa mort et que les amis du Galiléen l’auraient secouru et ramené à la vie.

 

– Eh bien, je puis t’assurer que ces bruits sont faux, dit Marcellus fermement. Les exécuteurs étaient ivres, oui, mais ils ont tué le Galiléen, et quand ils sont partis, il était mort. Ce n’est pas un on-dit ; j’étais là !

 

– Tu prononces des paroles importantes, mon fils. Je suis heureux que tu sois venu aujourd’hui, et j’espère que je te reverrai.

 

La voix de Benjamen était rauque d’émotion. Il leva sa main décharnée au-dessus de la tête de Marcellus ; son bras tremblait. Il entonna solennellement :

 

– Que l’Éternel te bénisse et te garde ; que l’Éternel fasse luire sa face sur toi et qu’il t’accorde sa grâce. Que l’Éternel tourne sa face vers toi et te donne la paix.

 

Il y eut un long silence avant que Marcellus osât bouger. Très perplexe et ne sachant ce qu’on attendait de lui, il s’inclina respectueusement devant Benjamen ; puis, sans rien ajouter, il traversa lentement l’atelier et s’éloigna dans le crépuscule.

 

X

Maintenant que Diana pouvait rentrer d’un jour à l’autre de Capri, les Gallio sentaient la nécessité de trouver une explication pour le brusque départ de Marcellus.

 

Tibère avait sans doute appris que le Vestris l’avait ramené à Rome, en sorte que Diana devait se réjouir de le revoir ; elle avait d’ailleurs tout lieu de croire que lui-même l’attendait avec impatience.

 

Il faudrait dire que Marcellus était revenu à la maison en si mauvais état de santé qu’un changement de climat avait été jugé nécessaire, proposait Lucia ; seulement Diana s’enquerrait de la nature de la maladie et s’étonnerait qu’on estimât si hautement le climat d’Athènes.

 

Cornélia avait suggéré qu’il y avait peut-être de meilleurs médecins à Athènes, mais cela n’avait pas de sens, car tout le monde savait que la plupart des bons médecins d’Athènes étaient maintenant à Rome.

 

– Non, vous êtes toutes deux dans l’erreur, avait judicieusement fait remarquer le sénateur Gallio. Lorsqu’il y a une explication difficile à donner, rien ne vaut la vérité. Si Diana et mon fils s’aiment, comme vous semblez le croire, elle a le droit de savoir ce qui en est et c’est notre devoir de le lui dire.

 

La chose ainsi réglée, le sénateur allait partir quand Lucia l’arrêta :

 

– Si c’est à moi de l’informer, que dois-je lui dire au juste ?

 

– Que ton frère a reçu l’ordre de diriger la crucifixion d’un Juif révolutionnaire ; que cela lui a donné un choc et qu’il est tombé dans une mélancolie dont il n’est pas encore guéri ; que nous avons pensé qu’il avait besoin de se changer les idées.

 

– Alors il ne faut pas lui parler de ses terribles accès de remords, de son air égaré et de la drôle de question qu’il répète malgré lui ?

 

– Hum… non, décida le sénateur. C’est suffisant de lui dire que Marcellus est d’humeur noire et très déprimé.

 

– Diana ne se contentera pas de cette explication. Elle sera très déçue, car n’est-ce pas elle qui l’a fait revenir d’exil ? Et elle trouvera très étrange qu’un tribun romain soit pareillement bouleversé par l’exécution d’un condamné.

 

– Nous sommes tous d’accord sur ce point et je ne prétends pas comprendre ce qui se passe. Mon fils n’a jamais manqué de courage. Cela ne lui ressemble pas de tomber malade à la vue du sang.

 

– Il m’a promis d’écrire à Diana, dit Lucia.

 

– Nous ne pouvons pas attendre qu’il le fasse ; Diana voudra tout de suite des explications. Il vaut mieux que tu lui dises tout, Lucia. D’ailleurs une jeune fille assez maligne pour extorquer une faveur de notre vieux Tibère saura faire ses propres déductions, quoi que tu lui dises.

 

– Si elle l’aime vraiment, minauda Cornélia, elle lui pardonnera tout !

 

– Évidemment, dit son mari sèchement en se dirigeant vers la porte.

 

– J’ai bien peur que tu ne connaisses pas Diana, dit Lucia à sa mère. Son éducation ne l’a pas préparée à comprendre ces choses. Elle adore son père, qui tuerait un homme comme on tue une mouche. Je ne crois pas qu’elle ait l’habitude de pardonner aux autres leur faiblesse.

 

– Je ne te reconnais pas, dit Cornélia d’un ton de reproche quand le sénateur fut sorti. On pourrait croire que tu ne sympathises pas avec ton frère. Sûrement… tu ne crois pas que Marcellus manque d’énergie, n’est-ce pas ?

 

– Oh ! je ne sais que penser, murmura Lucia tristement.

 

Elle porta ses mains à ses yeux et secoua la tête :

 

– Nous avons perdu Marcellus, mère, fit-elle en pleurant. Lui qui était si intrépide ! Je l’aimais tant ! Cela me brise le cœur.

 

*

* *

 

S’il semblait difficile d’informer Diana, ce n’était rien en comparaison du problème qui se posa le lendemain après-midi lorsqu’un centurion imposant fut introduit, porteur d’une lettre officielle à l’adresse de Marcellus. C’était de l’empereur. Le centurion informa le sénateur qu’il avait l’ordre d’attendre les instructions et ajouta que la voiture impériale serait à la porte le lendemain de bonne heure.

 

– Mais mon fils n’est pas ici, dit Gallio. Il s’est embarqué pour Athènes.

 

– Oh ! voilà qui est malheureux !

 

– Je suppose que tu connais la nature du message ?

 

– Oui, seigneur. Ce n’est pas un secret. L’empereur a nommé le tribun Marcellus commandant de la garde du palais. Nous en sommes tous très heureux.

 

– Je regrette sincèrement l’absence de mon fils, centurion. Il faudrait peut-être que j’envoie un message à l’empereur.

 

Gallio réfléchit un instant :

 

– Non… je vais aller le lui expliquer en personne.

 

– Très bien. Cela te convient-il de partir à l’aube ?

 

La course rapide de Rome à Naples n’avait rien pour plaire au sénateur, d’autant plus que sa mission ne l’enchantait guère ; quoique habitué à la technique des discussions, il appréhendait l’entrevue avec l’empereur, car Tibère était impatient, et sa cause à lui difficile à défendre. Aussi, lorsque à minuit le sénateur parvint au sommet de Capri, il n’avait qu’un désir : aller se coucher.

 

Le chambellan l’introduisit dans un somptueux appartement, et Gallio se laissa tomber, complètement épuisé, sur un siège. Un esclave se mit à préparer son bain tandis qu’un grand Nubien lui délaçait les sandales. On lui apportait un flacon de vin quand le chambellan réapparut :

 

– L’empereur désire te voir, dit-il sur un ton d’excuse.

 

– Maintenant ? fit Gallio avec une grimace.

 

– L’empereur a donné l’ordre de lui amener le tribun Marcellus dès son arrivée. En apprenant que le sénateur Gallio était venu à sa place, l’empereur a déclaré qu’il lui donnerait audience à l’instant même.

 

– Très bien, soupira Gallio.

 

Et, après s’être fait rechausser, il suivit le chambellan jusqu’aux appartements de l’empereur.

 

Le vieillard était assis dans son lit, soutenu par une pile de coussins. Une demi-douzaine d’aides s’affairaient autour de lui.

 

– Hors d’ici ! leur cria-t-il comme le sénateur s’approchait de la couche impériale.

 

Et tous s’enfuirent, sauf le chambellan.

 

– Toi aussi, hurla Tibère.

 

Et le chambellan sortit sur la pointe des pieds. Levant les yeux sur Gallio, l’empereur le regarda d’un air de défi.

 

– Que signifie tout cela ? glapit-il. Je confère un grand honneur à ton fils, qui ne le mérite pas, et j’apprends que, sans même prendre congé, il a quitté le pays ! Tu viens m’expliquer la chose. Alors vas-y, je t’écoute.

 

Gallio s’inclina profondément.

 

– Mon fils, dit-il, sera navré quand il apprendra qu’il a involontairement offensé son empereur, auquel il est redevable de tant de bonté.

 

– Ne t’occupe pas de cela ! cria Tibère. Dis ce que tu as à dire, et sois bref ! J’ai besoin de me reposer. Ces idiots ! Qu’avaient-ils besoin de me réveiller ? Et toi aussi, tu devrais être au lit. Le voyage a été dur, tu es fatigué. Assieds-toi. Ne reste pas là comme une sentinelle. Allons, je t’ordonne de t’asseoir.

 

Gallio s’assit avec reconnaissance sur un siège luxueux à côté du lit en or massif de l’empereur, heureux de constater que l’orage impérial se calmait un peu.

 

– Comme l’empereur l’a dit, il est trop tard pour une longue explication. Mon fils a été nommé commandant de la légion de Minoa…

 

– Oui, oui, je sais tout cela ! J’ai annulé l’ordre de cet imbécile qui me remplace à Rome et j’ai fait revenir ton fils. Et après ?

 

– De Minoa il a reçu l’ordre de maintenir l’ordre à Jérusalem durant la fête annuelle des Juifs. Un parti révolutionnaire est entré en activité ; son chef a été jugé pour trahison et condamné à la crucifixion.

 

– À la crucifixion, eh ? Il devait être dangereux.

 

– Ce n’était, paraît-il, justement pas le cas. C’était un jeune Juif presque inconnu, inoffensif et de caractère doux, un homme aimant la paix, qui venait d’une province éloignée… de Galilée, je crois. Il semble qu’il ait gravement offensé les autorités du Temple.

 

– Vraiment ! Qu’a-t-il fait ?

 

Et Tibère se pencha en avant, vivement intéressé.

 

– Les animaux destinés au sacrifice se vendent dans la cour du temple. Les prêtres en profitent pour demander des prix exorbitants aux pauvres. Ce Galiléen a été outré de ce vol et de ce sacrilège ; il a pris un fouet de charretier et a chassé à grands coups les prêtres et les bêtes hors du temple jusque dans la rue…

 

– Hi ! Hi ! s’esclaffa Tibère, si bruyamment que le chambellan passa la tête par la porte entre-bâillée.

 

– Ah ! viens ici, vaurien. Apporte du vin au sénateur Gallio ; et j’en boirai aussi. Hi ! Hi ! Ce Galiléen doux et paisible a chassé les prêtres bavards dans la rue, eh ? Cela ne m’étonne pas qu’on l’ait crucifié ! Vraiment, il était joliment audacieux ! Mais quand est-ce que ton fils apparaît dans l’histoire ?

 

– Il a reçu l’ordre de crucifier le Juif et cela l’a rendu malade.

 

Gallio s’arrêta pour siroter son vin pendant que le vieux Tibère avalait bruyamment le contenu d’un énorme gobelet que le chambellan tenait à ses lèvres.

 

– Malade ?

 

Tibère eut un rire ironique.

 

– Malade de l’estomac ?

 

– Non, de la tête. Si cela t’est agréable, seigneur, je vais te le raconter, dit Gallio.

 

Sur l’invitation de Tibère, il fit le récit de la dépression de Marcellus et de son étrange conduite, puis de leur décision de l’envoyer à Athènes, dans l’espoir que son esprit trouverait à se distraire.

 

– Ma foi ! grogna Tibère. Si ton fils est si sensible qu’il ne supporte pas l’odeur du sang, je n’insisterai pas pour qu’il se charge de la protection de ma personne. J’avais cru comprendre par la fille de Gallus que c’était un homme courageux. Elle l’estime hautement et c’était pour lui faire plaisir que je l’ai rappelé et nommé commandant de la garde du palais. Il est heureux que sa pusillanimité se soit manifestée avant qu’il ait eu l’occasion de jeter la disgrâce sur elle.

 

C’était trop amer à avaler pour que Gallio n’élevât pas une protestation.

 

– L’empereur me place dans une situation difficile, osa-t-il déclarer. Ce serait malséant de ma part d’exprimer une opinion contraire ; pourtant mon souverain me trouverait lâche si je n’essayais de défendre ma chair et mon sang.

 

Tibère s’absorba dans les profondeurs de son gobelet pour un temps qui sembla très long à Gallio. Enfin il leva la tête, tout essoufflé :

 

– Alors… vas-y. (Le vieillard essuya son menton du revers de sa main.) Défends ton fils.

 

– Marcellus n’est pas un être faible, seigneur. Il est fier et brave, digne de sa qualité de Romain et de son rang de tribun. Je ne comprends pas très bien pourquoi il a été si affecté par la crucifixion de ce Juif, si ce n’est…

 

– Allons, continue.

 

–… qu’il pense que le Galiléen était innocent du crime qui méritait un tel châtiment. Le procurateur, lui-même, a déclaré l’homme innocent et a essayé de plaider en sa faveur.

 

– Et après, l’a condamné à mort ? Quelle espèce de justice l’Empire administre-t-il à Jérusalem ? Qui est le préfet en ce moment ?

 

– Ponce Pilate, seigneur.

 

– Ponce Pilate ! C’est cet idiot qui a construit ce maudit aqueduc. Sa femme voulait des jardins. Il fallait de l’eau. Et il a pris l’argent du Temple pour construire l’aqueduc. L’insensé ! Les Juifs se sont révoltés et cela nous a coûté des milliers de légionnaires. Si c’était à refaire, je laisserais Pilate se débrouiller tout seul. Je n’ai jamais eu beaucoup d’estime pour un homme qui se laisse mener par sa femme.

 

Tibère pouffa de rire.

 

– Mais nous sommes loin de notre sujet, Gallio, reprit-il. Nous parlions de cet impressionnable jeune homme. Il a crucifié un Juif inoffensif et il a dû s’aliter après cette injustice, eh ? Et, des semaines plus tard, il broie encore du noir. C’est extraordinaire ! Comment expliques-tu cela ?

 

– C’est très mystérieux, soupira Gallio. Il existe un détail dont je ne t’ai pas parlé. Il concerne la Tunique de ce Juif.

 

– Eh ? Tibère se pencha en avant, sa curiosité mise en éveil.

 

Gallio se demanda un moment comment continuer et regretta presque d’avoir fait allusion à cet incident.

 

– Mon fils était accompagné d’un esclave grec, un garçon intelligent. C’est de lui que je tiens ce côté de l’histoire. Il paraît que lorsque le Galiléen était sur la croix, sa Tunique gisait sur le sol, et, pour passer le temps, mon fils et d’autres officiers ont joué aux dés à qui l’aurait. C’est Marcellus qui l’a gagnée.

 

Tibère s’affaissait dans ses coussins, déçu par ce récit sans intérêt.

 

– Le soir de l’exécution, il y eut un banquet au palais du gouverneur. Aux dires de l’esclave, mon fils n’avait guère d’entrain, mais se conduisait de manière absolument normale. Au festin, un des officiers de Minoa, très lancé, lui enjoignit de mettre la Tunique du Juif.

 

Gallio s’arrêta et le visage du vieil empereur montra de nouveau de l’intérêt.

 

– Eh bien ! demanda-t-il avec impatience, l’a-t-il mise ?

 

Gallio baissa la tête.

 

– Oui, et il n’a plus jamais été le même depuis.

 

– Ah ! s’écria l’empereur tout réveillé, cela devient intéressant ! Ton fils pense-t-il que le Juif a jeté un sort à sa Tunique ?

 

– Il est difficile de dire ce que pense mon fils. Il est très réticent.

 

Soudain, une lueur s’alluma dans les yeux du vieillard.

 

– Ah ! je vois ! C’est pour cela que tu l’as envoyé à Athènes. Il pourra consulter des devins, des astrologues et ceux qui communiquent avec les morts. Mais pourquoi Athènes ? Il aurait trouvé mieux à Rhodes. Ou même ici. Il n’y a pas d’homme plus savant que mon Télémarque !

 

– Non, seigneur ; nous n’avons pas envoyé Marcellus à Athènes pour consulter les devins. Nous l’avons décidé à partir pour lui épargner l’embarras d’être vu par ses amis dans ce triste état d’esprit.

 

– C’est donc ça, la Tunique du Juif est ensorcelée, fit Tibère en se passant la langue sur les lèvres. Les Juifs sont un drôle de peuple ; très religieux ; ils croient en un dieu unique. Ce Galiléen était certainement un fanatique religieux s’il s’est disputé avec le Temple.

 

– Mon empereur a-t-il entendu parler du Messie ?

 

Tibère laissa tomber sa mâchoire et ouvrit tout grands ses yeux larmoyants.

 

– Oui, répondit-il avec un soupir rauque. Celui qui doit venir. Les Juifs l’attendent depuis des siècles, m’a dit Télémarque. Celui qui doit venir… et établir un royaume.

 

Le vieillard eut un rire sans gaîté.

 

– Un royaume qui n’aura pas de fin ; Télémarque m’a dit que c’était écrit. Je le laisse bavarder ; il est vieux. Il dit que le Messie régnera un jour sur Rome ! Hi ! Hi ! Ce pauvre Télémarque divague ; s’il était plus jeune, je lui ferais donner le fouet pour son impudence. Un Messie, eh ? Mais que voulais-tu me dire à propos de ce Messie ?

 

– Rien, seigneur… excepté que parmi le peuple on croyait fermement que ce Galiléen était le Messie attendu, à ce que m’a dit l’esclave de mon fils.

 

– Comment ? s’écria Tibère. Tu ne crois pas cela, Gallio !

 

– Je ne suis pas religieux, seigneur.

 

– Que veux-tu dire ? Tu crois pourtant aux dieux ?

 

– Je n’ai pas d’opinion à ce sujet. Les dieux ne font pas partie du champ de mes études.

 

Tibère fronça les sourcils.

 

– Peut-être que le sénateur Gallio dira bientôt qu’il ne croit pas que son empereur soit divin !

 

Gallio réfléchit à sa réponse.

 

– Qu’en penses-tu ? dit le vieillard en s’échauffant. L’empereur est-il divin ?

 

– Si l’empereur était certain de sa divinité, répondit Gallio avec audace, il n’aurait pas besoin de demander à ses sujets de la lui confirmer.

 

Cette impudence était si renversante que Tibère en perdit la parole. Après un long silence, il se mouilla les lèvres :

 

– Tu es un homme de langage imprudent, Gallio, murmura-t-il, mais sincère après tout. Cela m’a réconforté de parler avec toi. Laisse-moi à présent. Nous nous reverrons dans la matinée.

 

– Bonne nuit, seigneur, dit Gallio.

 

Il marcha vers la porte. Son attitude était si lasse qu’elle éveilla un peu de sympathie dans l’esprit de l’empereur.

 

– Attends, cria-t-il. Je trouverai une place pour le fils de mon excellent Gallio. Que Marcellus fasse sa sculpture et suive les conférences savantes. Laisse-le se perfectionner dans la logique et la métaphysique. Grands dieux ! à cette cour d’autres choses sont nécessaires que d’écouter aux portes et de brandir des épées. Ton fils sera mon conseiller. Je suis fatigué des idées des vieux. Marcellus me donnera le point de vue des jeunes sur les mystères. Gallio, tu informeras ton fils de ma décision.

 

– Mon empereur est trop bon, murmura le sénateur avec reconnaissance. Je ferai part à mon fils de tes paroles généreuses. Peut-être que cette perspective activera la guérison de son esprit.

 

– Ma foi, cela n’a pas d’importance, dit le vieil homme avec un bâillement formidable. Tous les philosophes sont dérangés de la tête.

 

Il fit une grimace, s’enfonça doucement dans ses coussins, et ses lèvres parcheminées exhalèrent un souffle apaisé. L’empereur de Rome dormait.

 

*

* *

 

Informé par le chambellan que Tibère sommeillait encore, le sénateur déjeuna dans sa chambre et sortit pour se promener. Il y avait des années qu’il n’était pas venu à Capri et, bien que parfaitement informé des extravagantes villas édifiées sur l’île, il ne s’était pas représenté la munificence des ces entreprises. Il fallait les voir pour y croire. Tibère était peut-être fou, mais c’était un architecte accompli.

 

Marchant vivement sur la grande allée dallée, Gallio trouva un bosquet ombragé où il s’assit. Devant lui, une fumée bleue flottait au-dessus du Vésuve. La sinistre montagne personnifiait en quelque sorte l’Empire : une redoutable puissance sous pression, vomissant de temps à autre des vapeurs sulfureuses et de la lave incandescente. Sa chaleur n’était pas de celles qui réchauffent et raniment. Le Vésuve n’était bon qu’à détruire. Ceux qui habitaient dans son ombre avaient peur.

 

Profondément absorbé dans ces comparaisons, Gallio ne vit Diana que lorsqu’elle fut devant lui, grande, élancée et pleine de vie.

 

C’était la première fois qu’il avait l’occasion de causer avec elle. Jusqu’alors il n’avait vu en elle qu’une petite fille, timide et silencieuse en sa présence, mais réputée pour sa vivacité, souvent turbulente. Ce matin-là, ce fut une révélation. Diana s’était épanouie ; elle avait pris la grâce et les contours charmants de la femme. Qu’elle était belle ! Gallio ne s’étonna pas que Marcellus en fût tombé amoureux.

 

Les yeux de la jeune fille, bordés de longs cils recourbés et surmontés de sourcils délicatement arqués, le regardaient avec assurance. Le ruban de soie rouge accentuait le noir bleuâtre de ses cheveux, la blancheur de son front patricien et le rose de ses joues animées. Gallio lui rendit son regard avec une franche admiration. Ces yeux, d’une troublante féminité, avaient pourtant une assurance virile, héritage de son père, sans doute, car, si Gallus avait une personnalité pleine de charme et une pondération enviable, sous son amabilité se cachait la force d’un ressort enroulé sur lui-même. Le sourire plein d’assurance de Diana gagna immédiatement le respect du sénateur ; en même temps il eut l’impression que la séduisante fille de Gallus possédait tous les atouts pour imposer sa volonté et que – si l’on s’y opposait – elle ne serait certainement pas commode.

 

– Me permets-tu de m’asseoir à côté de toi, sénateur Gallio ?

 

Les lèvres de la jeune fille avaient une expression enfantine mais sa voix posée surprenait par sa maturité.

 

– Assieds-toi, je te prie. J’espérais pouvoir te parler.

 

Diana lui sourit pour l’encourager mais ne lui donna pas la réplique ; Gallio, mesurant ses paroles, procéda d’une manière presque didactique :

 

– Marcellus est revenu, il y a quelques jours, de son long voyage, malade et déprimé. Il était reconnaissant, et nous le sommes tous, Diana, de ta généreuse intervention pour le ramener parmi nous. Mais il n’est pas en état de reprendre ses occupations habituelles. Nous l’avons envoyé à Athènes dans l’espoir qu’un changement dans son entourage pourrait le sortir de ses idées noires.

 

Gallio s’arrêta. Il s’attendait à une exclamation involontaire de surprise et de regret, mais Diana n’émit pas un son ; elle restait simplement attentive, examinant tour à tour les yeux et les lèvres de son interlocuteur.

 

– Vois-tu, Marcellus a eu un choc.

 

– Oui, je sais, dit-elle brièvement.

 

– Ah ! vraiment ! Et qu’est-ce que tu sais ?

 

– Tout ce que tu as dit à l’empereur.

 

– Mais, l’empereur n’est pas encore réveillé.

 

– Je ne l’ai pas vu, dit Diana. C’est Névius qui me l’a dit.

 

– Névius ?

 

– Le chambellan.

 

Gallio se frotta la joue d’un air pensif. Ce Névius devait être un bavard. Diana continua :

 

– Tu avais l’intention de me le raconter, n’est-ce pas ? Névius n’est pas loquace d’habitude ; il peut être parfois très discret, je dois en convenir. J’ai quelquefois de la peine, ajouta-t-elle avec ingénuité, à lui faire raconter tout ce qui se passe à la villa.

 

Les lèvres du sénateur esquissèrent un sourire. Il fut sur le point de lui demander si elle avait l’intention d’embrasser la carrière diplomatique ; mais l’heure était trop grave pour badiner. Il redevint sérieux.

 

– Puisque tu es au courant, je n’ai pas besoin de te répéter cette pénible histoire.

 

– Tout cela est étrange, fit Diana en détournant ses yeux troublés. D’après Névius, c’est une exécution qui a bouleversé Marcellus.

 

Ses yeux expressifs revinrent lentement examiner le visage grave du sénateur.

 

– Il doit y avoir autre chose. Marcellus a souvent vu des cruautés. Qui n’en a vu ? L’arène est sanglante à souhait. Pourquoi Marcellus tombe-t-il dans le désespoir parce qu’il a dû mettre un homme à mort ? Il a déjà vu mourir des gens !

 

– C’était une crucifixion, Diana.

 

– Parfaitement horrible, je n’en doute pas, admit-elle ; et d’après Névius, on parlait beaucoup de l’innocence de cet homme. Mais enfin, ce n’était pas la faute de Marcellus. Je comprends qu’il ait éprouvé de la répugnance, mais ce ne sont pas les regrets qui ramèneront ce pauvre Juif à la vie. Il y a un mystère là-derrière. Névius a fait allusion à une Tunique hantée, à l’obscurité au milieu de l’après-midi, et à une histoire embrouillée au sujet d’un Messie ou quelque chose de ce genre. Marcellus croit-il avoir tué un personnage important ? Est-ce cela qui le tourmente ?

 

– Je vais te dire le peu que je sais et tu en tireras tes propres conclusions. Quant à moi, j’ai de la peine à trouver une solution raisonnable à ce problème. Depuis des éternités les prophètes juifs prédisent la venue d’un champion des libertés du peuple. Ce chef intrépide rétablirait le royaume des Juifs. La prédiction traditionnelle – selon Tibère qui est versé dans les sciences occultes – a des vues plus larges, car elle prévoit un roi dont la domination dépasserait de loin les frontières de la pauvre petite Palestine.

 

– Quelqu’un dans le genre des Césars ?

 

– Pour le moins ! Et voilà qu’un grand nombre de Juifs pensent que ce Galiléen, condamné pour trahison et hérésie, était le Messie tant attendu…

 

– Mais, sûrement, interrompit Diana, Marcellus ne croit rien de pareil ; lui, moins que n’importe qui d’autre !

 

– C’est vrai, approuva Gallio. Il n’est pas superstitieux. Mais, d’après Démétrius qui a assisté à toute l’affaire, les circonstances étaient bizarres. L’attitude du Juif, durant le procès, était pour le moins extraordinaire. Démétrius dit que tout le monde semblait sur la sellette sauf le prisonnier et qu’il s’est conduit de façon héroïque sur la croix. Or Démétrius ne se laisse pas facilement impressionner et il n’a pas l’habitude d’inventer des mensonges.

 

– Que penses-tu de la Tunique ? demanda Diana.

 

– Je n’ai aucune idée, confessa le sénateur. Marcellus avait eu une rude journée. Il était nerveux et exténué. Il peut avoir été victime de son imagination ; mais certainement, quand il a mis la Tunique, cela lui a fait quelque chose. Ce côté du problème peut ne pas nous plaire, mais c’est ainsi. Comme toi je trouverais absurde d’admettre que la Tunique du Juif soit hantée. Je ne puis croire qu’une énergie quelconque puisse résider dans une chose inanimée. Quant à la légende du Messie, elle ne m’intéresse pas. Que le Galiléen ait été justement condamné ou non, cela ne me regarde pas. Mais, ces considérations mises de côté, il reste que Marcellus en est obsédé.

 

Gallio passa la main sur son front ridé et poussa un soupir découragé.

 

– Il paraît que l’empereur veut que Marcellus vienne à Capri comme conseiller. Je ne le vois pas dans ce rôle. Crois-tu qu’il accepte ?

 

– Ma foi, Marcellus n’aura peut-être pas le choix. Il peut, pour le moment, rester à Athènes. Mais lorsqu’il reviendra, il faudra bien qu’il obéisse à l’ordre de l’empereur, que cela lui plaise ou non.

 

Soudain, Diana se pencha en avant, le visage assombri par l’anxiété.

 

– Dis-lui de ne pas revenir à la maison, dit-elle à voix basse. Il ne faut pas qu’il vienne ici.

 

Elle se leva et Gallio, intrigué, l’imita en la regardant avec attention.

 

– Il faut que je te dise quelque chose, ajouta-t-elle nerveusement.

 

Elle le prit par le bras et lui montra une longue rangée de pieux sur lesquels flottaient de petits drapeaux.

 

– C’est là que l’empereur va construire la nouvelle villa. Il est en train d’en dresser les plans. Quand elle sera terminée, elle sera pour moi.

 

Gallio la regarda, étonné.

 

– Pour toi ? Tu as donc l’intention de vivre ici, sous la patte de ce vieillard cruel et fou ?

 

Les yeux de Diana se remplirent de larmes. Elle secoua la tête et détourna son visage, sans lâcher le bras du sénateur.

 

– C’est lui qui l’a proposé quand je suis intervenue auprès de lui pour faire revenir Marcellus, avoua-t-elle, la voix brisée. Ce n’était pas précisément la condition à sa promesse d’envoyer chercher Marcellus ; mais il a l’air de le penser maintenant. J’avais espéré qu’il l’oublierait. Il oublie presque tout. Mais il y tient. C’est pour cela qu’il veut que Marcellus vienne ici. Ce sera notre villa.

 

– Eh bien, dit Gallio pour la calmer, pourquoi pas ? N’est-ce pas vrai que vous vous aimez, Marcellus et toi ?

 

Diana fit signe que oui mais laissa tomber la tête.

 

– Il y aura beaucoup d’ennuis s’il vient à Capri, dit-elle d’une voix hésitante.

 

Puis, essuyant vivement ses yeux, elle regarda Gallio en face :

 

– Il faut que je te dise tout. Mais, je t’en prie, n’essaie pas d’intervenir. Gaïus est venu ici deux fois, dernièrement. Il veut m’épouser. L’empereur, de son côté, ne veut pas me laisser partir. J’ai écrit à ma mère, et je sais que ma lettre ne lui est pas parvenue.

 

– Je lui dirai de venir immédiatement, déclara Gallio indigné.

 

– Non, non, pas encore… je t’en supplie.

 

Diana lui saisit le bras des deux mains :

 

– Je trouverai peut-être un autre moyen de m’en sortir ; je ne veux pas mettre ma mère en danger.

 

– Mais, Diana… tu ne peux pas rester ici… dans ces conditions.

 

– Je t’en supplie, ne fais rien, et ne dis rien !

 

Elle tremblait de tout son corps.

 

– De quoi as-tu peur, mon enfant ? demanda Gallio.

 

– J’ai peur de Gaïus, murmura-t-elle.

 

XI

Au lever du soleil, le septième jour de septembre, un maraîcher qui livrait des fruits et des légumes à la maison des Eupolis annonça que le Vestris était en vue du Pirée.

 

Persuadé qu’il y avait des lettres pour lui sur le bateau, Marcellus loua un chariot et descendit au port, accompagné de Démétrius.

 

La place de l’esclave était d’ordinaire à côté du conducteur ; mais depuis quelque temps, Démétrius et son maître ne conversaient plus qu’en araméen, et pour bien se comprendre ils devaient pouvoir se regarder. Ce matin-là, ils étaient assis côte à côte sur le siège arrière et personne n’aurait deviné que l’un des jeunes gens était la propriété de l’autre. C’était même Démétrius qui menait la conversation et qui, occasionnellement, critiquait la prononciation de son maître.

 

Depuis plusieurs semaines, Démétrius se rendait chaque matin dans la boutique de Benjamen pour son instruction, et y restait jusque tard dans l’après-midi. Le vieux tisserand n’avait pas voulu accepter de rétribution pour ses leçons ; c’était, disait-il, un plaisir pour lui. Mais, peu à peu, Démétrius s’était rendu utile à l’atelier, devenant rapidement habile à carder et à filer. Durant les soirées, il transmettait à Marcellus les connaissances qu’il venait d’acquérir en araméen.

 

Benjamen, qui n’était certes pas porté à la flatterie, avait été forcé d’admettre, au bout d’un mois, que Démétrius faisait des progrès surprenants. Si c’était vrai, avait fait remarquer Démétrius, c’était grâce à la clarté de l’enseignement ; mais Benjamen avait répliqué que le meilleur moyen d’apprendre une chose était de l’enseigner à quelqu’un d’autre. Marcellus recevait son araméen par ricochet, pourtant il l’étudiait à fond, car Démétrius mettait à son enseignement une autorité pleine de tact mais impitoyable.

 

Comme ils descendaient au Pirée, ils engagèrent une discussion animée sur les dix commandements : Marcellus les approuvait, Démétrius les trouvait injustes. À un moment donné, il était si excité qu’il laissa là l’araméen et s’échauffa en grec, au grand amusement de son maître.

 

– Halte-là ! s’écria Marcellus. Pas de langage païen pour parler des commandements juifs !

 

– Ils sont tellement injustes, maître ! « Tu ne voleras point ! » D’accord, mais il n’y a pas de commandement enjoignant à l’homme riche d’être assez généreux pour que les pauvres n’aient pas envie de voler. « Tu ne convoiteras pas ! » Excellent conseil ; seulement est-ce juste de dire au pauvre de ne pas être envieux des biens du riche – et d’oublier de prescrire au riche de ne pas être égoïste ?

 

– Bien sûr, tu le considères au point de vue des esclaves. Tu es prévenu. Le seul défaut que je trouve aux commandements c’est qu’ils sont contre la sculpture. Ce Jéhovah n’encourageait certes pas les arts.

 

– C’était pour les empêcher de faire des idoles, expliqua Démétrius.

 

– Je sais ; mais où serait le mal ? Les idoles sont souvent très artistiques. Les gens du peuple ont besoin d’adorer quelque chose ; autant que ce soit beau ! Le vieux Zeus ne s’est pas ému lorsque les sculpteurs grecs ont taillé un régiment de dieux, de toute taille et de toute forme. Il y en a au moins quarante sur la colline de Mars. L’un d’eux représente même le « dieu inconnu ».

 

– Je me demande ce que Zeus a pensé de celui-là ? s’étonna Démétrius.

 

– Il a probablement ri, dit Marcellus. Il lui arrive de rire, tu sais. Je crois que c’est ce qui ne va pas avec Jéhovah. Il ne rit jamais.

 

– Il pense peut-être que le monde n’est pas très drôle.

 

– Ma foi, c’est bien sa faute, dit Marcellus avec nonchalance. Si c’est lui qui l’a créé, il aurait pu le faire un peu mieux.

 

Démétrius ne répondit rien.

 

– C’est bien la chose la plus stupide que j’aie dite de ma vie ! constata Marcellus après réflexion.

 

– Ne t’avances-tu pas un peu trop ? répliqua Démétrius sur un ton impassible.

 

Tous deux se mirent à rire. Cette étude de l’araméen rendait difficile le maintien des différences entre maître et esclave.

 

*

* *

 

Le capitaine Flavius, criant ses ordres à des esclaves luisants de sueur, regarda sans le reconnaître Marcellus qui s’avançait sur le pont ; soudain son visage s’illumina et il s’élança au-devant de lui :

 

– Tu es guéri, tribun ! Tant mieux. J’ai eu de la peine à te reconnaître. J’ai souvent pensé à toi. Tu étais très malade !

 

– J’ai souvent mis ta patience à l’épreuve, capitaine, dit Marcellus. Tout va bien maintenant, je te remercie.

 

– Hé ! Démétrius ! Il fait bon vous revoir tous deux. Il y a des lettres pour toi, commandant. J’ai prié le tribun de te les porter en même temps que le message de l’empereur, mais c’est un jeune homme arrogant, il a dit qu’il n’était pas un garçon livreur.

 

– Un message de l’empereur ? demanda Marcellus, inquiet.

 

– Tu ne l’as pas encore reçu ? Vous vous êtes sans doute croisés en chemin. Veux-tu manger un morceau avec nous ?

 

– Ce serait avec plaisir, capitaine Flavius, mais le tribun m’attend sans doute.

 

– Il doit fulminer ! C’est un bonhomme qui prend son grade au sérieux ; il fait l’important et adore donner des ordres. Et dire que je l’aurai encore soixante jours sur les bras, pour le moins, dit Flavius en soupirant. Il porte aussi un message à Ponce Pilate à Jérusalem, et il revient sur le Vestris.

 

Marcellus était pressé de lire ses lettres, mais l’allure cahotante du véhicule ne s’y prêtait guère. Il fit cependant sauter le cachet de la lettre de son père, heureux de constater qu’elle contenait aussi des messages de sa mère et de Lucia. Quant à la lettre de Diana – qu’il fut surpris de voir datée de Capri – il décida d’en prendre connaissance quand il serait seul.

 

– La fille de Gallus a dû rouvrir sa lettre après l’avoir cachetée, fit-il plutôt pour lui que pour Démétrius.

 

– La cire qu’on a ajoutée est d’une couleur légèrement différente, maître.

 

Marcellus examina plus attentivement le rouleau.

 

– Tu as raison, murmura-t-il. On a ouvert cette lettre.

 

– Une femme, ajouta Démétrius. Voici la trace de son doigt.

 

Marcellus fronça les sourcils et cacha la lettre de Diana dans sa tunique. Il se mit à lire silencieusement la lettre de son père. Celui-ci rentrait juste de Capri, où il avait expliqué le brusque départ de son fils.

 

« Il était nécessaire d’être absolument franc avec l’empereur, puisque tu n’étais pas encore en pleine mer lorsque le message de ta nomination… »

 

– Démétrius, écoute donc ceci ! s’exclama Marcellus. L’empereur m’a nommé commandant de la garde du palais à Capri ! C’est sûrement le message qui m’attend là-haut. Commandant de la garde à Capri ! Que peut bien avoir à faire le commandant de cette garde ?

 

– Goûter la soupe, je suppose ; et dormir en uniforme, avec un œil ouvert.

 

– Tu as raison. L’île est un nid de jalousies et de conspirations. La vie ne doit pas valoir grand’chose, là-bas.

 

Reprenant la lettre, il lut un moment avec une expression absorbée.

 

– En fin de compte, je n’aurai pas ce poste, dit-il en levant les yeux. Mon père m’avise que l’empereur a changé d’idée. Je vais te le lire : « Il a été vivement intéressé par ce que j’ai cru devoir lui dire de ta désagréable aventure à Jérusalem. Et quand je l’ai informé que beaucoup croyaient que ce Juif crucifié était le Messie… »

 

Marcellus s’interrompit brusquement et regarda Démétrius en face.

 

– Comment mon père sait-il cela ? demanda-t-il.

 

– Je le lui ai dit, fit Démétrius avec franchise. Le sénateur Gallio a insisté pour avoir le récit complet de ce qui était arrivé là-bas. J’ai pensé qu’une explication était nécessaire, puisque tu n’étais pas en état de le faire toi-même.

 

– C’est vrai. J’espère que tu n’as pas parlé de la Tunique du Galiléen ?

 

– Si. La Tunique était la cause de ta maladie. Le récit, sans la Tunique, aurait été incompréhensible.

 

– Veux-tu dire que c’était tout à fait clair… avec la Tunique ?

 

– Non, maître. Ce côté de l’histoire sera peut-être toujours un mystère.

 

Marcellus reprit sa lecture à haute voix :

 

– « La curiosité de l’empereur a été piquée au vif car il est très versé sur le sujet des religions. Il a beaucoup entendu parler des prophéties des Juifs. Il désire que tu poursuives tes études à Athènes, principalement celles qui concernent les religions, et que tu reviennes comme conseiller à Capri. »

 

Comme conseiller.

 

Marcellus partit d’un éclat de rire, mais Démétrius ne broncha pas.

 

– Tu ne trouves pas ça drôle, Démétrius ? Tu me vois, donnant des leçons à cette ménagerie !

 

– Non, maître. Je n’y vois rien de drôle, répondit gravement Démétrius. À mon avis c’est un désastre !

 

– Tu crois que ce sera ennuyeux ?

 

– Bien plus que cela ! s’écria Démétrius. C’est une situation méprisable, si tu veux mon avis. On dit que l’empereur est entouré d’astrologues, de devins, de diseurs de bonne aventure. Je ne vois pas mon maître faisant partie de cette clique.

 

– Tu crois qu’il veut que j’enseigne ce fatras superstitieux ?

 

– Oui, acquiesça Démétrius. Il veut en entendre davantage sur la Tunique.

 

– Mais ce n’est pas de la superstition, objecta Marcellus.

 

– Non, pas pour nous, mais ce ne sera rien de plus une fois que Tibère et ses augures en auront discuté.

 

– Tu as l’air tout ému, Démétrius, dit Marcellus gentiment.

 

– Que diable, maître, je ne veux pas voir cette Tunique avilie par ce vieillard sénile et sa bande de lunatiques.

 

Marcellus feignit l’indignation :

 

– Te rends-tu compte, Démétrius, que tes allusions à l’empereur de Rome sont irrespectueuses ?

 

Ils se regardèrent d’un air rieur, puis Marcellus reprit la lettre de son père et lut à haute voix :

 

– « Je doute que tu trouves cet emploi à ton goût, mon fils. L’empereur est bizarre et capricieux. Néanmoins, c’est son ordre et tu n’as pas d’autre choix que de lui obéir. Heureusement, tu as la permission de rester à Athènes un certain temps pour continuer tes études. Nous nous réjouissons tous que tu reviennes à Rome, pourtant je ne te conseille pas de hâter ton retour. »

 

Pas un mot de Diana. Cela étonna Marcellus car sûrement elle était à la villa Jovis lors de la visite de son père. Il était anxieux de lire sa lettre. Cela l’inquiétait de la savoir sur cette île sinistre. Quelqu’un avait ouvert sa lettre ; quelqu’un l’espionnait. Diana n’était pas en sûreté là-bas.

 

*

* *

 

La maison des Eupolis semblait en grand émoi. Ce n’est pas tous les jours qu’un tribun, en flamboyant uniforme, se présente porteur d’un message de l’empereur de Rome.

 

Dion, la mine grave et le front en sueur, faisait les cent pas sur l’allée quand le vieux chariot fit son entrée.

 

– Hâte-toi, Marcellus, pria-t-il d’une voix effrayée. Il y a un message de l’empereur ! Le tribun attend, il est furieux et menace de signaler notre maison au tétrarque si tu n’arrives pas bientôt.

 

– Ne t’inquiète pas, Dion, dit Marcellus avec calme. Tu n’y es pour rien.

 

Théodosia, sa mère et tante Ino attendaient dans le pavillon ; toutes trois paraissaient soucieuses. Le tribun se pavanait devant l’entrée de la maison.

 

Marcellus reconnut immédiatement Quintus Lucian, le favori de Gaïus ! Oh ! Oh ! Cette mission n’avait pas dû lui plaire. Cela expliquait son attitude arrogante sur le bateau. Gaïus devait être ivre de rage de ce que Tibère l’eût rappelé de Minoa ! Et maintenant, l’empereur envoyait le détestable Quintus lui porter un message !

 

– C’est ainsi que l’on fait attendre l’envoyé de l’empereur ? fit-il, hargneux, à Marcellus qui s’approchait suivi de Démétrius.

 

– On ne m’a pas avisé de rester sur le qui-vive à attendre un message de l’empereur, rétorqua Marcellus en se maîtrisant. Mais, maintenant que tu es ici, tribun Quintus, tu feras bien d’accomplir ta mission avec la courtoisie que tout Romain attend d’un officier du même rang.

 

Quintus grogna et tendit le rouleau chamarré.

 

– Dois-tu rapporter la réponse ? demanda Marcellus.

 

– Oui, mais ne me fais pas attendre trop longtemps. Les messagers de l’empereur n’ont pas l’habitude de perdre leur temps dans des auberges grecques.

 

Le ton était si méprisant qu’il ne pouvait signifier qu’une chose. Démétrius fit un pas en avant. Marcellus, quoique blanc de rage, ne répondit rien.

 

– Je vais lire cela dans ma chambre et préparer la réponse, dit-il sèchement. Tu peux attendre, ou revenir plus tard, comme tu préfères.

 

En s’éloignant, il murmura à Démétrius :

 

– Reste ici.

 

Quand Marcellus eut disparu, Quintus se plaça devant Démétrius et le dévisagea en ricanant :

 

– Tu es son esclave ? fit-il avec un geste de la tête dans la direction prise par Marcellus.

 

– Oui, seigneur.

 

– Qui est cette jolie fille, dans le pavillon ? demanda Quintus du coin de la bouche.

 

– C’est la fille d’Eupolis, répondit Démétrius avec raideur.

 

– Parfait ! Je vais faire sa connaissance, en attendant.

 

Passant devant Démétrius, il traversa fièrement la pelouse, accompagnant chacun de ses pas d’un mouvement arrogant de sa tête casquée. Dion, pâle et agité, accourut vers le pavillon. Démétrius suivait lentement.

 

Les jambes écartées et les poings sur les hanches, Quintus s’arrêta devant Théodosia, ignorant les autres femmes, et la toisa des pieds à la tête.

 

– Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il avec insolence.

 

– C’est ma fille, intervint Dion, se frottant les mains d’un air de supplication impuissante.

 

– Tu as de la chance d’avoir une fille aussi ravissante, mon bonhomme. Il faut que je fasse sa connaissance.

 

Quintus voulut prendre la main de la jeune fille mais elle recula d’un pas, les yeux remplis d’effroi. Il se mit à rire avec dédain :

 

– Depuis quand la fille d’un aubergiste grec est-elle si avare de ses sourires ?

 

– Je t’en supplie, tribun ! (La voix de Dion tremblait.) La maison des Eupolis a toujours été respectable. Tu offenses ma fille !

 

– Vraiment ! Et qui es-tu pour donner des conseils au messager de l’empereur ? Laisse-nous seuls ; et vous aussi, cria-t-il en montrant du geste Phœbé et Ino.

 

Phœbé, pâle comme une morte, se leva soutenue par Ino. Dion resta un moment, tremblant de colère rentrée, mais se retira lentement en voyant le soldat mettre la main sur son poignard.

 

– Que fais-tu là, esclave ? hurla Quintus en se tournant d’un air féroce vers Démétrius.

 

– Mon maître m’a ordonné de rester, seigneur.

 

Puis se tournant vers Théodosia :

 

– Tu feras mieux de rentrer à la maison.

 

Pourpre de rage, Quintus saisit son poignard et s’apprêtait à frapper Démétrius quand celui-ci, le saisissant au poignet avec sa main droite, lui asséna de la gauche un coup en pleine figure. Pris au dépourvu, Quintus chancela. Avant qu’il pût reprendre son équilibre, Démétrius lui envoya un direct sur la bouche. Ses ongles s’enfonçaient profondément dans le poignet du tribun et le poignard tomba. Étourdi et désarmé, Quintus se débattait aveuglément pendant que Démétrius, avançant pas à pas, continuait à lui marteler la face.

 

Quintus était maintenant complètement à sa merci. Il siffla entre ses lèvres enflées :

 

– Tu me le paieras de ta vie !

 

– Ah ! bien, s’il me faut mourir pour t’avoir puni…

 

Empoignant Quintus par la jugulaire de son casque, il compléta le massacre de son visage déjà tuméfié. Puis, satisfait de sa besogne, il mit toute sa force dans un dernier coup à la mâchoire du tribun. Les genoux plièrent et Quintus tomba inanimé sur le sol.

 

Dion accourut, livide.

 

– Tu l’as tué ?

 

Démétrius, respirant avec peine, examinait ses poings meurtris. Il secoua la tête.

 

– Nous allons tous être jetés en prison, se lamenta Dion.

 

– Surtout ne cherche pas à t’enfuir, conseilla Démétrius. Tu n’y es pour rien ; c’est facile à prouver.

 

Il partit pour se rendre auprès de son maître.

 

– Que faut-il que je fasse avec cet individu ? lui cria Dion.

 

– Lave-le avec de l’eau. Il reviendra bientôt à lui. Et s’il veut recommencer à se battre, envoie-moi chercher ; mais dis-lui que si je recommence, je le tuerai.

 

Complètement fourbu, Démétrius trouva Marcellus en train d’écrire. Sans lever les yeux, celui-ci l’interpella d’une voix vibrante :

 

– Démétrius ! L’empereur me donne l’ordre d’aller en Palestine et de recueillir tous les renseignements que je pourrai trouver sur le Galiléen. Il ne pouvait pas mieux tomber. Tibère veut savoir ce qu’il y a de vrai dans la rumeur que Jésus aurait peut-être été le Messie. Pour ma part, ce n’est pas ce qui m’intéresse. Je désire savoir quel genre d’homme il était. Quelle chance, Démétrius ! Nous allons continuer assidûment notre araméen avec Benjamen. Au début du printemps, nous partirons pour la Galilée.

 

Il apposa sa signature au bas de sa lettre, repoussa sa chaise et vit son esclave, livide et harassé.

 

– Grands dieux, que t’est-il arrivé ?

 

– Le tribun, dit Démétrius d’un ton las.

 

Marcellus sauta sur ses pieds.

 

– Au nom du ciel ! tu ne t’es pas battu avec Quintus !

 

– Pas exactement battu, dit Démétrius. Il a insulté la famille, Théodosia en particulier, et je l’ai puni.

 

– Eh bien ! à voir l’état de tes poings, tu dois avoir fait du bon travail. Mais… Démétrius… c’est très grave ! Un esclave grec ne peut pas traiter de cette manière un tribun romain !

 

– Oh ! je sais ! Il faut que je me sauve. Si je reste ici, tu essayeras de me défendre et cela t’amènera des ennuis. Puis-je partir, tout de suite ?

 

– Certainement. Mais où iras-tu ?

 

– Je ne sais pas, maître. Dans les montagnes, et je tâcherai de quitter le pays avant que la nouvelle se répande.

 

– Dans quel état est Quintus ? demanda Marcellus inquiet.

 

– Il se remettra, dit Démétrius. Je n’avais pas d’arme. Ses yeux sont enflés et fermés, sa bouche est enflée et ouverte, et la dernière fois que j’ai frappé son nez, il était comme une éponge.

 

– Est-il parti ?

 

– Non, il n’était pas en état de se lever.

 

Marcellus frémit et se passa la main dans les cheveux.

 

– Va, lave-toi les mains et fais un paquet de ce qui t’est nécessaire.

 

Passant dans sa chambre à coucher, il remplit une bourse de soie avec de l’or et des talents d’argent qu’il prit dans un coffret. Puis, revenant à sa table, il écrivit sur un papyrus, le cacheta et le roula.

 

– Voilà, dit-il à Démétrius qui réapparaissait, cet argent te sera utile et ceci contient ton affranchissement. Je resterai ici jusqu’au printemps, puis j’irai à Jérusalem. Je ne sais combien de temps je me promènerai dans les provinces de la Palestine ; en tout cas tout l’été, peut-être davantage. Ensuite je retournerai à Capri faire mon rapport à l’empereur. Cela ne m’enchante pas, mais je ne veux pas m’attirer des ennuis.

 

– Si seulement je pouvais aller avec toi, maître, s’écria Démétrius.

 

– Tu me manqueras, Démétrius ; mais ton devoir est de te mettre rapidement hors de danger. Tâche de me faire savoir, dès que ce sera possible, où tu te caches. Rappelle-toi que je serai anxieux de savoir si tu n’as pas été arrêté. Au cas où tu serais capturé, je ne laisserai pas pierre sur pierre que je ne t’aie délivré.

 

– Je le sais, maître, dit Démétrius. Tu es très bon. Je prends l’argent. Pour ce qui est de ma liberté, je ne la veux pas maintenant.

 

Il posa le rouleau sur la table.

 

– Si l’on me prenait avec ça, on pourrait croire que tu m’as récompensé pour avoir puni Quintus. Porte-toi bien, maître. Je suis désolé de partir. Nous ne nous reverrons peut-être jamais.

 

Marcellus le prit par l’épaule.

 

– Porte-toi bien, Démétrius, dit-il, la voix rauque. Tu me manqueras beaucoup. Tu as été un fidèle ami. Tu occuperas souvent mes pensées.

 

– Dis, je te prie, à Théodosia pourquoi je n’ai pu prendre congé d’elle, dit Démétrius.

 

– Il y a quelque chose entre vous deux ? demanda Marcellus avec intérêt.

 

– Assez pour regretter de ne pouvoir lui faire mes adieux, avoua Démétrius.

 

Ils se regardèrent en silence, puis Démétrius s’en alla rapidement par la roseraie.

 

Marcellus rentra lentement dans la maison, ferma son coffret et sortit par la porte d’entrée. Dion s’approcha de lui, pâle et agité.

 

– Comment va-t-il ? demanda Marcellus.

 

– Il a pu s’asseoir, mais quelle figure il a ! Il dit que nous serons tous punis.

 

Dion tremblait de peur.

 

– Raconte-moi, qu’est-il réellement arrivé ?

 

– Le tribun s’est montré irrespectueux envers Théodosia. Ton esclave a fait une observation et le tribun a voulu le frapper avec son poignard. Après cela, ma foi, ton Démétrius l’a désarmé et s’est mis à lui cogner la figure de ses poings. Je n’aurai jamais cru que ton esclave, si poli, puisse être si brutal. Tu ne reconnaîtras pas le tribun ! Est-ce que ton esclave s’est caché ?

 

– Il est parti, dit Marcellus au grand soulagement de Dion.

 

Ils traversèrent le bosquet et trouvèrent Quintus adossé à un pin et se tamponnant le visage avec un linge rempli de sang. Il leva la tête, furieux.

 

– Quand j’aurai informé le tétrarque, on te mettra en prison et on coupera la tête aux autres !

 

– Que diras-tu au tétrarque, Quintus ? demanda Marcellus avec un sourire narquois. Vas-tu raconter qu’après avoir insulté une jeune fille respectable et essayé de poignarder un esclave qui intervenait, tu as laissé le gaillard te désarmer et te battre de ses mains nues jusqu’à ce que tu ne puisses plus te tenir debout ? Va, Quintus, va au palais montrer l’air que tu as après un duel avec un esclave grec ! Et je t’accompagnerai car je ne voudrais pas manquer cela pour tout au monde !

 

Quintus tapotait délicatement son visage.

 

– Je n’ai pas besoin de ton aide, marmotta-t-il.

 

– Je vais te donner une chambre jusqu’à ce que tu te sentes mieux, intervint Dion.

 

– Une très bonne idée, déclara Marcellus. Dion ne te doit certainement rien, mais s’il veut bien t’offrir un abri jusqu’à ce que tu puisses de nouveau te laisser voir, il serait sage d’accepter. J’ai entendu dire que tu partais avec le Vestris, après-demain. Il vaut mieux rester ici et rejoindre directement le navire quand il appareillera. Ainsi, aucune de tes connaissances au palais n’aura d’histoire à raconter sur toi la prochaine fois qu’elle ira à Rome.

 

– Je ferai battre à mort ton esclave, gronda Quintus.

 

– Tu pourras l’en informer toi-même, riposta Marcellus. Veux-tu que je l’appelle ?

 

*

* *

 

Les jours se succédaient gris et mornes. Marcellus sentait combien l’esclave corinthien tenait de place dans sa vie, non seulement à cause des services qu’il lui rendait mais surtout à cause de sa compagnie pleine d’affectueuse camaraderie. Démétrius était devenu son alter ego et Marcellus se sentait tout désemparé sans lui.

 

Le matin il allait de bonne heure à la boutique du vieux Benjamen pour sa ration d’araméen. À midi, il revenait à l’hôtellerie et passait le reste de la journée dans son studio, à tailler, sans grand enthousiasme, une tête de marbre qui ressemblait de jour en jour un peu moins à Diana.

 

La jeune fille lui avait envoyé deux lettres. La première, de Capri, était écrite à la hâte. Tibère insistait pour qu’elle restât encore quelques semaines à Capri. Elle ne pouvait le lui refuser ; il avait été très gentil et elle lui devait bien cela.

 

La seconde lettre était datée de chez elle. Celle-là aussi paraissait écrite comme si le courrier attendait à la porte. Le billet était aimable mais manquait de chaleur. C’était comme si leur amour était mis de côté en attendant un développement ultérieur dans un avenir non défini. Marcellus avait relu cette lettre plusieurs fois, pesant chaque terme, se demandant si Diana avait pris des précautions au cas où une troisième personne lirait sa missive ou si leur affection lui devenait indifférente. Cela pouvait être l’un ou l’autre, ou les deux à la fois. Cette lettre n’avait rien d’un doux murmure. Et il s’était senti très seul.

 

Aussi fut-ce un grand événement quand arriva une longue lettre de Démétrius. Le ciel était sombre et Marcellus arrivait chez le tisserand le cœur lourd et l’esprit déprimé. Benjamen le reçut avec des yeux brillants d’excitation.

 

– Il y a une lettre pour toi.

 

– Tiens ! Pourquoi l’a-t-on adressée ici ?

 

– Elle est à mon nom, mais elle est pour toi. Elle m’a été apportée par Zénos, l’esclave de mon ami Popygos. Démétrius est à Jérusalem, tu verras. Ton esclave est prudent. Redoutant qu’une lettre à ton adresse ne soit interceptée et ne révèle où il se trouve, il me l’a envoyée ici.

 

Benjamen rit en tendant le rouleau.

 

– Tu auras maintenant l’occasion de mettre ton araméen en pratique. C’est en très bon araméen, ajouta-t-il avec fierté.

 

Marcellus déroula le long papyrus et se mit à lire à haute voix, hésitant parfois sur certains mots :

 

« Honoré Maître,

 

« J’écris ceci dans la chambre haute d’une vieille maison dominant le Kedron, non loin de l’enceinte du temple. Je partage cette chambre avec un Grec de mon âge, que les Juifs appellent Étienne. Il est intelligent et aimable. En ce moment il est absent pour quelque mystérieuse besogne, probablement la même affaire qui l’a retenu la nuit dernière jusqu’aux premières heures du matin.

 

« Je suis arrivé à Jérusalem voici trois jours. Tu dois te demander comment je suis parti d’Athènes. Eh bien ! me confiant à l’amitié de Flavius, j’ai couru jusqu’au Pirée et lui ai avoué ma situation délicate. Il m’a caché à fond de cale, puis, une fois le navire en pleine mer, j’ai pu sortir sur le pont et jouir pleinement de ma liberté. Il y avait à bord un officier se remettant d’un accident qui l’avait défiguré. Il est resté dans sa cabine jusqu’à notre sortie d’Alexandrie, mais, en me voyant, il a ordonné à Flavius de me mettre aux fers, ce que Flavius a refusé, disant que j’avais payé mon passage, et qu’il pourrait d’ailleurs me faire arrêter au prochain port.

 

« Nous avons jeté l’ancre à la tombée de la nuit dans la baie de Gaza et Flavius m’a amené secrètement à terre dans un canot. Je me suis procuré quelques provisions et je suis parti à pied par la même route que la légion de Minoa avait prise pour aller à Jérusalem. Dans un coin désolé, au nord d’Ascalon, j’ai été capturé et dévalisé par des Bédouins qui ne m’ont autrement pas fait de mal et qui m’ont laissé me sauver. Il faisait extrêmement froid et j’étais légèrement vêtu. Cette contrée est très peu habitée, si tu te le rappelles. J’ai appris à aimer le lait tiède des chèvres. J’ai découvert que les œufs gobés crus sont excellents, et qu’une vache somnolente prête volontiers de sa chaleur au voyageur qui cherche abri dans son étable. La dernière nuit de ma randonnée j’ai été autorisé à dormir dans une étable à Bethléem et, à ma surprise, le maître m’a fait servir une écuelle de soupe chaude et un morceau de pain de froment. Le serviteur m’a dit que c’était la coutume dans ce caravansérail d’être hospitalier envers les voyageurs nécessiteux, par amour pour eux.

 

« Arrivé à Jérusalem, affamé et les pieds meurtris, j’ai cherché la maison d’un tisserand, espérant y trouver logement et nourriture en échange de quelques travaux. J’ai eu de la chance. À l’atelier de Benyosef j’ai été aimablement reçu par Étienne qui y travaille. Apprenant que j’étais grec et que j’avais cardé et filé à Athènes pour Benjamen, Étienne m’a recommandé à Benyosef et on m’a donné du travail. Le salaire est en proportion du peu de services que je puis rendre mais il suffira à mes besoins. Étienne m’a proposé de loger avec lui.

 

« Évidemment, son intérêt pour moi vient principalement de ce que je suis grec. Sa famille était autrefois de Philippe, ses arrière-grands-parents ont cherché refuge à Jérusalem lors de la conquête de la Macédoine. Il paraît qu’il y a ici des centaines de Grecs dont les ancêtres ont émigré à Jérusalem pour la même raison. Peu sont lettrés, et Étienne, qui étudie les classiques, semble heureux de pouvoir discuter avec moi de littérature grecque.

 

« Lors de notre premier soir ensemble, comme nous parlions du sort malheureux des Grecs, Étienne m’a demandé si j’avais entendu parler de Jésus le Galiléen. J’ai avoué que c’était le cas, mais que je savais très peu de chose sur son compte et que cela m’intéresserait d’en entendre davantage. Il m’a appris que les gens qui croyaient à l’enseignement de Jésus étaient si cruellement persécutés qu’ils ne se réunissaient qu’en secret.

 

« Étienne m’a encore dit que ce Jésus prêchait la liberté pour tous les hommes. Voyant mon intérêt il m’a promis de m’en raconter davantage sur Jésus quand il en aurait l’occasion.

 

« Je m’aperçois que la maison de Benyosef n’est pas seulement une boutique de tisserand mais un lieu de rendez-vous secret pour ceux qui étaient les amis intimes de Jésus. J’occupe ici un emploi subalterne en sorte que ma présence passe inaperçue aux yeux des hommes à l’air réservé qui ne viennent ni pour acheter ni pour vendre, mais se glissent doucement dans l’atelier et s’asseyent auprès du vieil artisan en lui parlant à voix basse.

 

« Hier, un homme grand et fort, avec une longue barbe, est resté une heure avec Benyosef et deux jeunes gens dans un coin retiré de l’atelier. Étienne m’a appris que c’étaient des Galiléens. L’homme de haute stature, m’a-t-il dit, est surnommé « Le Grand Pêcheur », et les jeunes gens, qui sont des frères, sont appelés « les Fils du Tonnerre ». Le Grand Pêcheur me semble un homme puissant ; c’est peut-être le chef de ce parti, quoique je ne m’explique pas bien la nécessité d’un parti et de tant de mystère, maintenant que leur Jésus est mort et sa cause perdue. Ils agissent tous comme s’ils réprimaient une excitation intérieure. Cela ne ressemble pas à de la peur, c’est plutôt comme une attente.

 

« Cette après-midi, un campagnard de belle mine est venu et a été chaleureusement reçu. En rentrant chez nous, le soir, j’ai dit à Étienne que cet homme était sympathique et que tout le monde semblait l’aimer. Étienne m’a confié que c’était Barsabbas Justus, de Séphoris, en Galilée. Il paraît que Jésus avait choisi douze de ses amis pour être ses disciples. C’est l’un d’eux, Judas Iscariote, qui a révélé aux prêtres où Jésus se trouvait. Mais après l’arrestation de son maître, bourrelé de remords, il s’est pendu. Les onze disciples se sont rencontrés plus tard pour élire un successeur à ce Judas ; dans quel dessein maintenant que Jésus est mort, Étienne ne me l’a pas expliqué. Ils ont hésité entre deux hommes qui dès le début avaient suivi Jésus quand il parcourait les provinces en parlant au peuple. Un de ces deux hommes, Matthias, a été élu pour succéder au traître Judas, l’autre était ce Barsabbas Justus.

 

« Lorsque tu viendras à Jérusalem pour t’enquérir de la vie de Jésus, tu feras bien de chercher à faire la connaissance de Barsabbas Justus, mais ce ne sera pas facile, car les amis de Jésus sont surveillés de près. Les autorités du Temple sentent évidemment que les enseignements du Galiléen contiennent un ferment de révolte contre la religion établie, et le gouvernement a probablement été persuadé que plus tôt on oublierait ce qui concerne Jésus, plus on aurait de chance que la prochaine pâque se passe sans échauffourée.

 

« Durant ces trois derniers jours j’ai beaucoup pensé à un plan qui t’aiderait à entrer en Galilée sans éveiller les soupçons. Tu pourrais venir à Jérusalem comme spécialiste en étoffes tissées, particulièrement intéressé par les tissages à domicile en Galilée. Tu laisserais entendre que ces tissus sont hautement estimés à Rome et tu en achèterais quelques-uns en payant généreusement. Ils n’ont pas grande valeur ici, mais ils en prendront rapidement si tu te laisses voler dans un ou deux bazars. Les bruits se répandent vite dans cette ville.

 

« Lors de tes recherches, tu viendras tout naturellement à l’atelier de Benyosef, où tu pourras donner à entendre que tu projettes une tournée dans la région de Capernaum pour visiter ces tissages, et tu t’enquerrais des moyens de trouver un guide qui connaîtrait bien le pays.

 

« Des divers Galiléens qui viennent en visite chez lui, c’est à mon avis Barsabbas Justus qui accepterait le plus volontiers cet emploi. Celui qu’on appelle le Grand Pêcheur est trop passionnément absorbé par ses occupations et les Fils du Tonnerre semblent accaparés par leur travail ; mais Barsabbas a l’air d’avoir moins de responsabilités. Sans contredit, c’est l’homme qu’il te faut.

 

« Je crois que ces Galiléens s’éloigneront pendant la pâque, pour éviter des troubles inutiles. Tu ferais donc bien d’arriver un mois avant ces festivités. Le printemps commencera tout juste et la campagne sera magnifique. Il sera plus prudent de ne pas me reconnaître, même si nous nous trouvons face à face, car, si je ne me trompe, Étienne m’aura d’ici là mis dans la confidence et il ne faudrait pas qu’il suspectât une intelligence entre nous. Il ne sait pas que je suis déjà venu à Jérusalem. Si j’arrive à combiner une entrevue secrète avec toi, je serai on ne peut plus heureux de pouvoir te parler, mais de ton côté, il faut que tu m’ignores. Si je trouve un moyen de te voir, je te le ferai savoir. »

 

Marcellus leva les yeux sur Benjamen et sourit.

 

– Ce garçon aurait dû être juif, déclara le vieillard. Il a l’esprit ouvert et il est malin.

 

– Oui, je vois que l’étude de l’araméen a fait merveille. Son conseil me semble raisonnable, qu’en penses-tu ?

 

– C’est un jeu qu’il faudra jouer avec la plus grande prudence, avertit Benjamen. Les Juifs n’ont aucune raison pour se fier aux Romains. Il ne sera pas facile de gagner leur confiance.

 

– Crois-tu que j’aie quelque chance de visiter la Galilée de la manière que Démétrius propose ?

 

Le vieil homme enfila péniblement son aiguille, avec force grimaces. Puis, triomphant, il fit un nœud à l’extrémité de son fil.

 

– J’en doute, mais cela vaut tout de même la peine d’essayer, grommela-t-il. Ces Galiléens sont peut-être plus fous qu’on ne le pense.

 

XII

Presque sans se parler, ils avaient pris leur repas sous un vieux figuier, à une petite distance de la route, et maintenant ils étaient allongés à l’ombre.

 

Justus, étendu sur l’herbe et les mains jointes sous sa tête ébouriffée, fixait à travers les feuilles le ciel d’avril, son front plissé dénotant sa perplexité.

 

Marcellus, appuyé contre le tronc de l’arbre, souhaitait se trouver à mille lieues. Il s’ennuyait et était énervé. Les prédictions pessimistes de Benjamen se réalisaient.

 

En arrivant à Jérusalem, deux semaines auparavant, Marcellus avait suivi à la lettre le conseil de Démétrius. Après s’être installé dans la meilleure hôtellerie de la ville, il avait couru systématiquement les bazars, à la recherche d’étoffes tissées à la main, et tout particulièrement d’articles de provenance galiléenne. Il était allé d’un bazar à l’autre, admirant naïvement les rares objets qu’on lui montrait et avait acheté robes et burnous au premier prix énoncé. Et lorsque les marchands avouaient, avec de sincères regrets, que leur réserve était épuisée, il leur reprochait leur manque d’initiative.

 

Là-dessus il s’était reposé quelques jours dans le jardin de l’auberge, lisant à nouveau le livre d’Ésaïe – cadeau d’adieu du vieux Benjamen – attendant que le bruit de ses achats se répandît parmi les commerçants. C’était très agaçant d’être si près de Démétrius et de ne pouvoir communiquer avec lui.

 

Dans l’après-midi du cinquième jour de la seconde semaine, il se rendit à la maison de Benyosef et entra dans la boutique en arborant un air indifférent pour bien donner l’impression qu’il venait pour acheter réellement ; car il avait observé qu’à Jérusalem les clients sérieux cherchaient invariablement à déguiser leurs intentions.

 

Hésitant sur le pas de la porte, Marcellus parcourut des yeux l’atelier pour chercher Démétrius. Il aurait de la peine à fixer sur son fidèle ami le regard froid d’un étranger. D’ailleurs Démétrius, n’était pas là ; en fut-il déçu ou soulagé ? Le fait est qu’il avait redouté cet instant.

 

Le claquement des deux antiques métiers se ralentit puis cessa tandis qu’il se dirigeait vers le vénérable tisserand qu’il jugeait devoir être le vieux Benyosef. Si le Juif fut alarmé de la présence d’un jeune Romain dans sa maison, il n’en laissa rien voir. Il resta assis devant son métier, attendant d’un air poli, sans trace de servitude. Marcellus énonça brièvement son désir. Benyosef secoua sa longue barbe blanche. Il ne tissait que sur commande ; il n’avait rien pour la vente. Si son client désirait un vêtement, il le lui ferait volontiers et ce serait de la bonne qualité. Quant à de l’étoffe, il en trouverait dans les bazars ou, encore mieux, chez les paysans. Après ce renseignement laconique, il lança sa navette à travers les fils enchevêtrés et manœuvra la pédale, ébranlant tout le vieux métier. Il était clair qu’en ce qui concernait Benyosef, l’entretien était terminé.

 

Quatre autres personnages avaient manifesté un léger intérêt, et un joli garçon de dix ans, à la tignasse noire, s’était arrêté de jouer avec un chien pour écouter. L’un des hommes était un jeune Grec au visage distingué, assis devant le second métier. Marcellus supposa qu’il devait s’agir d’Étienne, l’ami de Démétrius.

 

Près du mur, deux hommes qui se ressemblaient étaient assis ; l’un était dans la trentaine, l’autre passablement plus jeune. Ils étaient bronzés et simplement vêtus ; leurs sandales usées indiquaient qu’ils avaient l’habitude d’arpenter les routes. C’étaient probablement les Fils du Tonnerre, bien que l’appellation semblât peu appropriée à leur air inoffensif ; spécialement pour le plus jeune dont l’expression était empreinte de spiritualité et qu’on aurait pris plus aisément pour un mystique que pour un agitateur.

 

Le quatrième homme, assis dans un coin, pouvait avoir environ soixante ans. Lui non plus n’était pas de la ville à en juger par son vêtement et ses cheveux gris en broussaille. Bronzé et barbu, il ne semblait pas à sa place sous ce toit. Durant leur bref colloque, il s’était doucement caressé la barbe et ses yeux bruns étaient allés paresseusement du vieux Benyosef à l’excentrique Romain qui, pour une raison obscure, désirait acheter des étoffes.

 

À première vue Marcellus pensa que ce pouvait être l’homme que Démétrius appelait le Grand Pêcheur. Mais un autre coup d’œil à cet homme calme au sourire aimable l’assura que si le Grand Pêcheur était un homme énergique et quelque chose comme un chef de parti, celui-là devait être quelqu’un d’autre, peut-être Barsabbas Justus.

 

Maintenant que les métiers étaient de nouveau entrés en action, Marcellus se demanda si c’était bien le moment de s’informer d’un guide, mais puisque Benyosef avait dit qu’on pouvait espérer trouver des étoffes chez les paysans, sa question paraîtrait naturelle. Comme sous l’empire d’une subite inspiration, il demanda si on pouvait lui indiquer un homme connaissant bien les provinces du nord, qui l’accompagnerait dans une tournée.

 

Benyosef arrêta un moment son vacarme, réfléchit, mais ne fit pas de commentaire. L’aîné des frères secoua la tête. Le cadet regardait calmement à travers l’étranger comme s’il n’avait pas entendu. Le Grec, qui était peut-être Étienne, se tourna lentement vers l’homme dans le fond.

 

– Tu pourrais y aller, Justus, dit-il. N’avais-tu pas l’intention de rentrer chez toi ?

 

– Pour combien de temps ? demanda Justus après mûre réflexion.

 

– Deux semaines, trois semaines peut-être… ou un mois. Une fois que je me reconnaîtrai dans le pays, tu pourrais me quitter si tu as autre chose à faire.

 

– Quand veux-tu partir ? demanda Justus avec un peu plus d’intérêt.

 

– Aussi vite que possible. Après-demain, si cela te va.

 

– Après-demain est le jour du sabbat, intervint Benyosef d’un ton de blâme.

 

– Excuse-moi, je l’avais oublié.

 

À ce moment, Justus s’étant dirigé vers un banc placé devant la maison, Marcellus l’y suivit ; le jeune garçon s’assit à côté d’eux, entourant ses genoux de ses bras.

 

Avec plus de compétence que Marcellus ne lui en supposait, Justus discuta des arrangements nécessaires. Ils auraient besoin de quelques bêtes de somme pour porter le matériel de campement, car l’on trouverait difficilement à se loger dans les petits villages.

 

– Veux-tu acheter les ânes et la tente ? demanda Marcellus. Tu les obtiendras sûrement à meilleur compte que moi. Qu’est-ce que cela peut coûter ?

 

Il sortit sa bourse.

 

– Tu as confiance en moi pour faire cet achat ? demanda Justus.

 

– Pourquoi pas ? Tu as l’air honnête.

 

Remarquant que cette observation avait amené une ombre sur le visage de son interlocuteur, il ajouta :

 

– Tu ne serais pas un habitué de Benyosef si tu étais un homme peu scrupuleux.

 

Justus lui jeta un regard de côté sans tourner la tête.

 

– Nous n’aurons pas besoin d’acheter les ânes. On peut les louer, avec un gamin pour les conduire. La tente aussi peut se louer.

 

– Veux-tu t’en occuper ? Nous partirons le premier jour de la semaine.

 

Marcellus se leva :

 

– Et à combien estimes-tu tes services ?

 

– C’est à toi de décider, dit Justus. Comme Étienne te l’a dit, j’avais l’intention de rentrer chez moi à Séphoris en Galilée. Ce voyage ne me dérange pas ; je n’ai rien à faire pour le moment. Mon temps a peu de valeur. Tu me nourriras. Une paire de sandales neuves me ferait plaisir.

 

– Bon, mais je compte faire davantage pour toi, déclara Marcellus.

 

– Une nouvelle tunique, alors, suggéra Justus en montrant sa manche déchirée.

 

– Très volontiers.

 

Marcellus baissa la voix et dit :

 

– Pardonne ma question… mais… tu es bien juif ?

 

Justus eut un petit rire et fit un signe affirmatif tout en caressant sa moustache.

 

Quand ils se quittèrent un moment plus tard, après avoir convenu de se trouver à la porte de Damas le jour après le sabbat, à l’aube, Marcellus était plein de confiance ; le voyage s’annonçait bien. Justus était un bonhomme aimable qui lui dirait tout ce qu’il voudrait savoir. C’était le genre d’individu qui adore raconter ses souvenirs.

 

Son affaire terminée à sa satisfaction, Marcellus s’en retourna par la place du marché. Des insultes s’échangeaient de part et d’autre ; les vitupérations emplissaient l’air. À un étalage, où il s’arrêta pour écouter le marchandage d’un rognon de mouton, Marcellus fut surpris de trouver à côté de lui le gamin qu’il avait vu dans la boutique de Benyosef.

 

Fatigué de cette foule grouillante, il décida de retourner à son hôtellerie. La course fut longue. Au moment d’entrer, Marcellus se retourna pour contempler la ville. Le gamin de chez Benyosef descendait la rue ; il l’avait suivi. En y réfléchissant, ces gens avaient bien le droit de se renseigner sur son compte. Ils voulaient peut-être savoir où il logeait. S’il avait été un hôte du palais, ils n’auraient sûrement plus rien voulu entendre de lui.

 

Ce soir-là, comme il était assis après souper dans le jardin de l’auberge, étudiant le livre ancien que Benjamen lui avait donné, Marcellus vit tout à coup Étienne devant lui.

 

– Pourrais-je te parler en particulier ? demanda Étienne en grec.

 

Ils allèrent au fond du jardin et Marcellus lui fit signe de s’asseoir.

 

– Tu as été surpris de ne pas trouver Démétrius, commença Étienne. À peu près quinze jours après t’avoir écrit, il a eu le malheur d’être reconnu dans la rue par le tribun avec lequel il avait eu maille à partir à Athènes. On n’a pas cherché à l’arrêter, mais il redoutait la vengeance du tribun. Ses amis de l’atelier de Benyosef risquaient d’être compromis… et notre situation ne nous permet pas de nous défendre.

 

– Où est-il allé ? demanda Marcellus vivement affecté.

 

– Je ne sais pas. Il est parti la nuit même. Il reviendra quand le danger sera écarté, quand le tribun se sera embarqué. Tu peux me laisser une lettre pour lui. Il m’a confié que tu viendrais et m’a prié de t’expliquer son absence. Il n’a rien dit aux autres.

 

Étienne baissa la voix et continua :

 

– Démétrius m’a aussi dit pourquoi tu désires visiter la Galilée.

 

– Que t’a-t-il dit au juste ? fit Marcellus en jetant un regard pénétrant au Grec.

 

– Tout, répondit simplement Étienne. Il voulait être sûr que Justus t’accompagnerait. Il a pensé que je pourrais arranger cela. Tu peux avoir confiance en moi ; ton secret est bien gardé.

 

Marcellus resta un moment à réfléchir, étonné par cette déclaration surprenante.

 

– Me soupçonnent-ils, chez Benyosef ? demanda-t-il à la fin. J’ai été suivi cette après-midi.

 

– Le petit Philippe est mon neveu, expliqua Étienne. Il fallait que je sache où tu habites. Ne t’inquiète pas au sujet de Philippe. Il ne dira rien. Personne ne saura que nous nous sommes vus. J’ai eu peur un moment, ce matin, que Jean ne te reconnaisse. Mais cela n’en a pas l’air ; il est très absorbé.

 

– Comment aurait-il pu me reconnaître ? demanda Marcellus.

 

– Jean était à la crucifixion. Tu te souviens peut-être du jeune homme qui s’efforçait de consoler la mère de Jésus.

 

– Sa mère ! Elle était là ? C’est horrible !

 

Marcellus laissa tomber sa tête et pressa ses tempes entre ses mains.

 

– En effet, murmura Étienne. J’étais là aussi. Je t’ai reconnu à l’instant où tu es entré dans la boutique, mais évidemment je t’attendais. Tu peux être tranquille, Jean ne t’a pas reconnu.

 

– Tu as été très aimable, Étienne. Puis-je à mon tour te rendre un service ?

 

– Oh ! oui.

 

Le Grec baissa la voix et dit dans un murmure :

 

– Tu as la Tunique ?

 

Marcellus fit oui de la tête.

 

– Puis-je la voir ? demanda Étienne.

 

– Oui, dit Marcellus. Viens avec moi.

 

*

* *

 

Depuis trois jours qu’ils faisaient route ensemble, le nom de Jésus n’avait pas encore été prononcé. Malgré son apparente naïveté, Justus était étonnamment discret. Son sourire toujours prêt laissait croire qu’il céderait à tous vos désirs. Mais l’espoir qu’il serait heureux de parler de Jésus ne s’était pas réalisé. Marcellus découvrait qu’il y a des choses que même un Romain riche et bien habillé ne peut acquérir ; et l’une de ces choses était l’histoire de Jésus.

 

Il n’était jamais venu à l’idée de Marcellus qu’une occasion pût se présenter où sa qualité de Romain serait un inconvénient. Si l’on est Romain et si l’on a de l’argent, on peut avoir tout ce que l’on désire, n’importe où dans le monde. Si l’on arrive trop tard sur le quai, le bateau attend ; s’il n’y a qu’une cabine, on vous la cède sans discuter. Quand on dit « viens », les gens viennent ; et « pars », ils partent.

 

Le projet, tel que Marcellus l’avait conçu au début, ne présentait pas de difficultés. Barsabbas Justus serait sans doute ravi de parler de son héros et de l’introduire chez les gens qui avaient connu l’étrange Galiléen. On le ferait entrer sous prétexte de lui montrer des étoffes, et avant même qu’il pût s’asseoir, on lui débiterait des histoires extraordinaires.

 

Eh bien ! rien de pareil ne s’était produit. Les gens lui avaient souhaité la bienvenue dans les petites auberges au bord du chemin, ils l’avaient respectueusement salué sur la route ; ils avaient montré leurs étoffes et poliment répondu à ses questions ; mais personne n’avait rien à lui dire sur ce Jésus. Ils étaient courtois, hospitaliers et avenants ; mais lui qui avait souvent été à l’étranger, il ne s’était encore jamais senti aussi seul. Ils avaient tous en commun le même secret et ils ne voulaient pas le partager avec lui. Justus le présentait aux habitants d’une maison et leur expliquait pourquoi il venait ; aussitôt ils apportaient des spécimens de leur tissage. Bientôt le père de famille et Justus échangeaient un regard d’entente et sortaient sans bruit de la pièce. Après un moment la mère s’excusait et le laissait avec la tante et les enfants ; et il savait qu’elle avait été rejoindre son mari et Justus.

 

*

* *

 

Marcellus, appuyé contre le figuier, étudiait le visage tanné de Justus et se demandait à quoi il pensait et combien de temps il resterait à contempler le ciel. Justus ne semblait pas se douter du mécontentement de son client.

 

Marcellus se leva lentement et alla se promener du côté des ânes que leur jeune conducteur faisait paître. Remarquant avec indignation que la bride de l’une des bêtes blessait la pauvre créature près du mors, il enleva le harnais par-dessus les longues oreilles et, assis dans l’herbe, se mit à allonger la courroie en perçant de nouveaux trous avec la pointe de son poignard. Ce n’était pas facile, car le cuir était raide ; le petit ânier s’approcha de lui et le contempla avec curiosité.

 

– Viens ici, espèce d’idiot ! lui cria Marcellus. Je ne tolèrerai pas qu’on soit cruel avec les animaux.

 

Il prit dans sa poche une pièce de monnaie.

 

– Va dans cette maison, ou dans la suivante, et procure-toi un onguent quelconque, débrouille-toi ; il faut soulager cette bête.

 

Quand le gamin se fut éloigné en se dandinant, Marcellus se leva, caressa distraitement les naseaux de l’âne, et retourna auprès de Justus qu’il trouva assis et le regardant avec intérêt.

 

– Tu aimes les animaux, dit-il d’un ton cordial.

 

– Oui… certains. Je ne dis pas que j’aime particulièrement les ânes ; mais je ne puis les voir maltraiter. Il faudra surveiller ce gamin !

 

Justus approuva de la tête. Marcellus s’assit à côté de lui, voyant bien que son guide l’examinait comme s’il venait de faire une nouvelle connaissance.

 

– Aimes-tu les fleurs, demanda Justus à l’improviste, après une inspection quelque peu embarrassante.

 

– Assurément, dit Marcellus amusé. Pourquoi pas ?

 

– Ce pays est plein de fleurs sauvages. C’est la saison en ce moment. Après, il fait trop sec et elles se fanent. Il y en a spécialement beaucoup cette année. Regarde, fit Justus en faisant un large geste qui embrassait tout le versant de la colline, regarde, quelle variété de fleurs !

 

Marcellus suivit la direction du doigt tandis que la voix sereine énumérait des noms : le sénevé rose, le sénevé jaune, la bourrache bleue, la sauge blanche, l’ombelle rayée, le plantain, le marrube, la fleur de souci et trois sortes de pavots.

 

– Tu dois beaucoup aimer la nature, fit Marcellus.

 

– Seulement depuis ces deux dernières années. Je passais près des fleurs sans les voir, comme le font à peu près tous les hommes. Je n’ai jamais beaucoup pensé aux fleurs jusqu’au moment où j’ai fait la connaissance d’un homme qui les connaissait toutes.

 

Justus s’était de nouveau étendu sur l’herbe et sa voix était devenue si rêveuse que Marcellus retenait son souffle. Son compagnon allait-il enfin lui parler de l’ami qu’il avait perdu ?

 

– Il connaissait toutes les fleurs, répéta Justus avec un petit geste de la tête comme si le souvenir lui en était ineffablement précieux.

 

Après un silence que Marcellus n’osa troubler, Justus continua comme se parlant à lui-même :

 

– On aurait pu croire que toutes les fleurs étaient ses amies, à la façon dont il parlait d’elles. Un jour il pria quelques-uns de nous qui marchions près de lui, de nous arrêter et d’observer un champ de lis sauvages. « Regardez comme ils sont richement parés, a-t-il dit. Ils ne travaillent ni ne filent. Et pourtant même le roi Salomon n’avait pas de vêtement pareil. »

 

– C’était un ami de la beauté, fit Marcellus. Mais il ne devait pas être pratique. Ne croyait-il donc pas à la vertu du travail ?

 

– Oh ! quand même !… il trouvait que les gens doivent travailler, déclara vivement Justus, mais il estimait que la plupart mettent trop d’importance aux choses matérielles : habillement, nourriture, logement, accumulation des biens.

 

– Il ne devait pas être très prospère.

 

– Il n’était pas paresseux, dit Justus d’un ton ferme. Il aurait pu avoir beaucoup de choses s’il l’avait voulu. Il était charpentier de son état… et un charpentier très adroit. C’était un plaisir de le voir manier les outils. Il y avait toujours des gens pour le regarder travailler ; et des enfants partout dans l’atelier. Il s’y prenait d’une manière toute particulière avec les enfants, et aussi avec les animaux et les oiseaux.

 

Justus sourit tendrement et eut un soupir nostalgique.

 

– Oui, il avait une manière à lui. Quand il rentrait à la maison, il était toujours suivi d’une foule d’enfants… Tout lui appartenait, mais il n’a jamais rien possédé. Il disait souvent qu’il plaignait les hommes qui peinent, se tourmentent et trompent leur prochain pour posséder un tas de choses ; et après, doivent rester là à veiller sur elles pour qu’on ne les vole pas ou qu’elles ne soient pas détruites par les mites ou la rouille.

 

– Quel excentrique, de ne rien vouloir posséder !

 

– Il ne se sentait pas pauvre.

 

Justus se souleva sur un coude, soudain très animé.

 

– Il possédait l’esprit de vérité. Ce n’est pas fréquent, tu sais.

 

– C’est curieux, ce que tu dis là.

 

– Pas si curieux, si tu y réfléchis. Être doué pour la vérité est une réelle richesse. Si un homme prise la vérité plus que toute autre chose, on aime à être auprès de lui. Presque tout le monde désirerait être sincère, mais on ne peut avoir l’esprit de vérité quand le cœur est absorbé par des choses. C’est pourquoi les gens entouraient ce charpentier et l’écoutaient parler. Ils n’avaient pas besoin d’être sur leurs gardes avec lui, ni de faire semblant, ni de mentir ; aussi étaient-ils heureux et libres comme de petits enfants.

 

– Est-ce que tout le monde se sentait ainsi avec lui ? demanda Marcellus, sérieux.

 

– Presque tout le monde. Oh ! parfois quelqu’un qui ne le connaissait pas essayait de le tromper sur son compte, mais…

 

Il eut un large sourire comme s’il se souvenait d’une certaine occasion.

 

– … mais tu comprends, il était si profondément vrai qu’on ne pouvait lui mentir, ou prétendre être ce que l’on n’est pas. C’était tout simplement impossible ! En sorte que les gens laissaient tomber leur batterie et se mettaient à dire la vérité eux-mêmes. C’était très nouveau pour quelques-uns d’entre eux et cela leur procurait une sensation de liberté. C’est pourquoi on l’aimait.

 

– C’est une idée nouvelle, déclara Marcellus. Ton ami devait être un philosophe, Justus. Avait-il étudié les classiques ?

 

Justus resta un moment interloqué, puis il secoua la tête :

 

– Je ne crois pas. Il savait, tout simplement.

 

– Je ne pense pas qu’il ait eu beaucoup d’admirateurs parmi les gens bien placés, hasarda Marcellus, puisqu’il n’encourageait pas l’accumulation des richesses.

 

– Tu aurais été étonné, seigneur, déclara Justus. Beaucoup de riches l’écoutaient. Je me souviens qu’une fois un jeune noble l’a suivi toute une après-midi, et avant de le quitter s’est approché de lui et a demandé : « Comment puis-je me procurer… ce que tu as ? »

 

Justus se tut si longtemps et son regard devint si lointain que Marcellus se demanda s’il pensait à autre chose.

 

– Et alors qu’a dit le charpentier ?

 

– Il lui a dit qu’il était trop encombré de choses, répondit Justus. « Donne ce que tu possèdes et viens avec moi », lui a-t-il dit.

 

– Il l’a fait ?

 

– Non, mais il a dit qu’il aurait aimé le faire. Il est parti tout déprimé et cela nous a tous rendus tristes car c’était un gentil jeune homme. Je pense que c’était la première fois qu’il désirait réellement quelque chose qu’il ne pouvait pas s’offrir.

 

– Ce charpentier devait être un homme extraordinaire, fit Marcellus. Il devait avoir l’esprit d’un rêveur, d’un artiste. Est-ce qu’il dessinait peut-être… ou est-ce qu’il sculptait ?

 

– Les Juifs ne dessinent ni ne sculptent.

 

– Vraiment ? Alors comment s’extériorisent-ils ?

 

– Ils chantent et racontent des histoires.

 

– Quel genre d’histoire ?

 

– Oh ! les légendes de notre peuple, la plupart du temps ; les actions de nos grands hommes. Même les petits enfants savent réciter nos traditions et nos prophéties.

 

Justus sourit avec bienveillance et prit un ton confidentiel.

 

– J’ai un petit-fils qui s’appelle Jonathan. Nous l’avons appelé Jonathan parce qu’il est né avec un pied de travers, comme le Jonathan d’autrefois, le fils du roi Saül. Le nôtre a sept ans. Tu devrais l’entendre raconter l’histoire de la création, du déluge, de l’exode !

 

– On voit que tu l’aimes beaucoup, ton petit-fils.

 

– Oui, le petit Jonathan est tout ce que nous possédons. Ma femme est entrée dans le repos voici déjà bien des années. Ma fille Rébecca est veuve. Jonathan est notre grande consolation. Tu sais peut-être que lorsque dans une famille il y a un enfant malade et infirme, on le choie, on l’aime peut-être un peu plus, pour compenser. Nous gâtons Jonathan bien que maintenant il soit tout à fait bien.

 

– Ah ! son pied est guéri ? demanda Marcellus.

 

Justus répondit par un signe de tête et détourna les yeux.

 

– C’est assez extraordinaire, insista Marcellus.

 

Les rides à la tempe de Justus se creusèrent et son visage prit un air grave quand il hocha de nouveau la tête sans lever les yeux. Il était clair qu’il ne désirait pas être questionné davantage. Enfin il secoua son humeur méditative, étira ses longs bras bronzés et se leva.

 

– Il est temps de continuer notre route, déclara-t-il, si nous voulons atteindre Sychar au coucher du soleil. Il n’y a pas de bonne auberge là-bas. Nous camperons près du puits de Jacob. As-tu déjà entendu parler de Jacob ?

 

Il sourit, de bonne humeur.

 

– Je ne crois pas, avoua Marcellus. L’eau est-elle spécialement bonne ?

 

– Pas meilleure que dans les autres puits. C’est un point de repère, vieux de quinze siècles.

 

Ils étaient de nouveau sur la route. Le gamin chassait devant lui les ânes rétifs. Justus se retourna et, s’abritant les yeux des deux mains, regarda attentivement le chemin qu’ils venaient de parcourir. Marcellus sentit sa curiosité se réveiller. Ce n’était pas la première fois que Justus regardait ainsi derrière lui. Et chaque fois qu’ils arrivaient à un croisement, il s’arrêtait pour regarder soigneusement dans toutes les directions. Il n’avait pas l’air de redouter un danger. C’était plutôt comme s’il avait donné un rendez-vous à quelqu’un. Marcellus fut sur le point de le questionner mais il décida que cela ne le regardait pas.

 

Ils marchaient depuis trois heures sur la route poussiéreuse sans se dire grand’chose. Il était tard dans l’après-midi. À un mille de là, on voyait un bouquet de sycomores et quelques habitations éparses.

 

– Ce sont les premières maisons de Sychar, dit Justus en allongeant le pas.

 

Un peu plus tard ils arrivèrent au petit groupe de maisons blanchies à la chaux et recouvertes d’un toit plat. Au milieu, sur le bord de la route, était le puits historique. Deux femmes s’éloignaient avec leur cruche d’eau sur l’épaule. Une troisième s’approchait ; elle regarda d’un air apathique de leur côté, puis elle posa sa cruche et ouvrit de grands yeux. Elle se mit vigoureusement à sa tâche ; en hâte elle remplit la cruche en éclaboussant d’eau ses pieds et partit rapidement vers les maisons.

 

– Lui avons-nous fait peur ? demanda Marcellus. Je ne croyais pas que nous avions l’air aussi martial.

 

– Elle n’est pas effrayée, dit Justus gravement.

 

Le puits était large. Justus, qui eut soudain l’air préoccupé, se laissa tomber sur la margelle en tournant le dos aux habitations tandis que Marcellus s’asseyait de l’autre côté. Ses yeux suivaient la silhouette de la femme. À peine celle-ci était-elle entrée dans une des maisons qu’elle en ressortit sans sa cruche et courut chez une voisine ; elle revint avec une autre femme plus jeune et plus jolie. Elles restèrent un moment à regarder le puits ; puis elles avancèrent lentement, s’arrêtant fréquemment pour parlementer, leurs visages reflétant la perplexité.

 

– Cette femme revient, Justus ; elle en ramène une autre avec elle et elles ne viennent pas chercher de l’eau, dit Marcellus.

 

Justus sursauta et tourna la tête. Alors il se leva et alla à la rencontre des femmes qui le rejoignirent d’un pas rapide. Ils tinrent un bref colloque à voix basse, Justus secouant la tête d’un air solennel. La plus jeune des femmes, ses yeux – de très beaux yeux ma foi – grands ouverts de curiosité, continuait à le presser de questions et Justus secouait la tête comme s’il disait : « Non… non… non… » Quand les femmes s’éloignèrent, la pantomime de Justus semblait indiquer qu’il s’arrangerait à les retrouver.

 

En effet, après avoir dressé la tente sous deux sycomores isolés, Justus marmotta quelque chose à propos de pain qu’il fallait aller chercher au village ; Marcellus, sachant qu’il y en avait assez pour le repas du soir, soupçonna que ce n’était qu’un prétexte pour parler de nouveau à cette femme, car ses manières montraient nettement qu’il comptait y aller seul.

 

Fatigué de la longue journée de marche et ennuyé des cachotteries de son guide, il se jeta sur la natte que Justus avait étendue devant la tente et regarda avec mauvaise humeur le soleil descendre derrière la cime des arbres et le toit des maisons.

 

Pourquoi Justus désirait-il être seul pour parler à cette femme ? Pourquoi tant de mystère ? Le Galiléen était mort. Pourquoi persécuterait-on ces gens pour ce que le charpentier avait dit ou fait, ou pour le souvenir attendri qu’ils gardaient de lui ?

 

Marcellus était offensé. Justus s’imaginait-il qu’il était venu dans ce pays misérable pour tourmenter ces simples paysans ? Il ne méritait pas qu’on le traitât avec tant de méfiance.

 

Ah ! bien, si Justus n’avait pas confiance en lui, il y avait une chose que lui, Marcellus, ne lui montrerait pas : la Tunique qui était enfouie au fond de son sac !

 

XIII

Le soleil était près de se coucher quand ils aperçurent Cana après une journée de marche fatigante.

 

De bonne heure ce matin-là, Justus, animé d’un grand zèle, avait expédié en vitesse le déjeuner. Les ânes et leur gardien avaient été avertis qu’on ne tolérerait pas de bêtises. Quoique le soleil fût brûlant, le guide avait conduit d’un bon pas la petite caravane et Marcellus avait poussé un soupir de soulagement lorsque à midi, Justus, désignant un petit groupe d’oliviers, avait proposé :

 

– Nous pourrions nous reposer un moment et manger.

 

– À la bonne heure ! dit Marcellus tout essoufflé. Ce Cana est-il si intéressant que nous devions nous éreinter pour y arriver aujourd’hui ?

 

– Je m’excuse de t’avoir fait marcher si vite, dit Justus. Je ne t’ai pas expliqué la raison de ma hâte parce que je voulais te faire une surprise. À Cana vit une jeune fille infirme qui chante tous les soirs en plein air.

 

– Vraiment ! murmura Marcellus très las. J’espère que cela en vaudra la peine.

 

Justus commençait à déballer les provisions.

 

– Les habitants de Cana soupent de bonne heure, puis ils s’assemblent, jeunes et vieux, autour d’une fontaine où cette jeune fille chante les cantiques que notre peuple aime. Ses parents, ou ses voisins, l’amènent sur un lit de camp, et les gens l’écoutent jusqu’à la nuit.

 

– C’est extraordinaire ! fit Marcellus en massant ses muscles douloureux. Tu dis qu’elle est infirme ? Je serai sûrement heureux de la voir, mais si nous continuons à cette allure, j’en serai ce soir au même point qu’elle.

 

Justus sourit de cette plaisanterie, rompit le pain, en donna une moitié à Marcellus et s’assit sur l’herbe.

 

– Miriam est une ravissante jeune fille, dit-il en mâchant son pain avec appétit. Elle doit avoir vingt-deux ans. Il y a environ sept ans, elle a été frappée de paralysie. Dans n’importe quelle circonstance une maladie pareille est un grand malheur, mais pour Miriam c’était une catastrophe car elle excellait dans les jeux et dirigeait l’entraînement des enfants. Et voilà qu’elle ne pouvait plus marcher. Elle s’est rendue encore plus malheureuse en se révoltant contre son sort et en passant les journées à se lamenter, si bien que ses parents étaient désespérés.

 

– Tu la connais bien, je vois, dit Marcellus médiocrement intéressé.

 

– Pas à ce moment-là, mais j’ai eu l’occasion, depuis, d’entendre raconter son histoire. Durant trois longues années elle est restée couchée dans son lit, inconsolable et maussade, si aigrie par sa maladie qu’elle repoussait toutes les avances de ceux qui cherchaient à la distraire.

 

– Et maintenant, elle chante ? Qu’est-il arrivé ?

 

– Maintenant elle chante, fit Justus qui ajouta après un moment de réflexion: J’ignore les détails de ce qui est arrivé et je ne crois pas que personne les connaisse. Miriam refuse d’en parler ; ses parents font comme s’ils ne savaient rien. Quand on les questionne, ils répondent : « Demandez à Miriam. »

 

– Il n’est probablement rien arrivé de spécial, dit Marcellus qui commençait à prendre de l’intérêt. Pourquoi les parents auraient-ils refusé d’expliquer la cause du changement survenu chez leur fille ?

 

– Je ne sais pas, dit Justus en secouant la tête. Une de ses amies, qu’elle n’avait pas vue depuis deux ans, devait se marier. On avait instamment prié Miriam d’assister au mariage, mais elle n’avait pas voulu y aller ; au lieu de cela, elle est restée toute la journée à pleurer amèrement. Pourtant, ce même soir, lorsque ses parents revinrent de la fête, elle était heureuse ; elle chantait !

 

– Étonnant ! s’exclama Marcellus. A-t-elle réellement une belle voix ?

 

– Tu en jugeras par toi-même, dit Justus. Et tu pourras la voir demain chez elle. Naomi, sa mère, tisse de belles étoffes. Je t’y mènerai, car tu trouveras peut-être chez elle quelque chose d’intéressant. Si tu es reposé, nous nous remettrons en route.

 

*

* *

 

Ils dressèrent leur tente en bordure de la petite ville de Cana et, après avoir sommairement soupé, ils se dirigèrent vers le centre de la bourgade, rattrapant un flot de gens qui allaient dans la même direction. Déjà une cinquantaine de personnes étaient assises autour d’un bassin circulaire dans lequel bouillonnait une source naturelle.

 

– Cette eau est chaude, dit Justus, en cherchant un endroit où s’asseoir. Les sources d’eau chaude abondent dans cette région.

 

– Ont-elles des vertus curatives ? demanda Marcellus.

 

– On vient de loin pour s’y baigner.

 

– Oh ! alors Cana voit beaucoup d’étrangers ?

 

– Il n’y en a pas beaucoup ici. Ils vont plutôt à Tibériade sur le lac de Génésareth. C’est une grande ville qui possède de luxueuses installations. Ce ne sont que les riches qui se baignent dans les eaux médicinales.

 

– Et pourquoi cela ? demanda Marcellus. Les pauvres doutent-ils de la vertu de ces eaux ?

 

Justus éclata d’un rire spontané et contagieux qui éveilla des échos autour d’eux, car plusieurs avaient reconnu le géant à la voix douce, leur voisin de Séphoris. Marcellus découvrait chez son compagnon un sens de l’humour insoupçonné jusqu’à ce jour ; Justus s’était toujours montré si sérieux, si posé !

 

– Les pauvres n’ont pas les maladies que ces eaux sont censées guérir, expliqua-t-il. Ce ne sont que les hommes habitués à une nourriture riche et à des vins fins qui recherchent les eaux curatives. Les Galiléens ne souffrent pas de maux provenant d’un excès d’abondance.

 

C’était d’une ironie délicieuse parce qu’elle était exempte d’amertume. Marcellus apprécia la qualité du rire de leurs voisins, qui les écoutaient avec candeur, et se sentit à l’aise parmi tous ces inconnus.

 

– C’est une idée qui ne m’était pas venue, Justus, répliqua-t-il, mais tu as raison. Cela me rappelle, maintenant, que j’ai dû entendre parler de cette ville de Tibériade sur le lac de Génésareth.

 

– Que l’on appelle aussi la mer de Galilée.

 

La foule autour d’eux devint attentive.

 

– C’est un grand lac ? demanda Marcellus étonné.

 

– Assez grand pour avoir des tempêtes. Il y a quelquefois des ouragans terribles.

 

– Est-ce qu’on y pêche ?

 

Justus fit oui d’un air indifférent et un homme, d’âge moyen, assis devant eux, tourna la tête comme s’il désirait dire quelque chose. Marcellus croisa son regard et leva les sourcils pour l’encourager à parler.

 

– C’est une des maladies que le pauvre peuple peut se payer, la pêche ! fit l’homme.

 

Tout le monde rit gaîment à cette saillie.

 

– Y trouve-t-on beaucoup de poissons ? demanda Marcellus.

 

– Oui, dit Justus, mais ils ont tous été attrapés il y a longtemps de cela.

 

Ceci sembla une bonne plaisanterie et la gaîté s’accrut dans le cercle de leurs auditeurs. Marcellus sentit que leur attitude était bienveillante à son égard ; peut-être parce qu’il était en compagnie d’un homme que tout le monde paraissait connaître ; et puis, Marcellus se débrouillait fort bien avec son araméen.

 

Tous les yeux se tournaient maintenant vers la source où l’on apportait un lit. Une jeune fille y était assise, soutenue par des coussins. Dans ses gracieux bras nus elle tenait une petite harpe.

 

Le sculpteur en Marcellus s’éveilla instantanément. Le visage ovale et finement modelé était d’une pâleur qui trahissait les peines endurées ; mais les larges yeux aux longs cils ne portaient aucune trace de douleur. Des cheveux abondants, partagés par le milieu, encadraient un front intelligent. Les lèvres pleines exprimaient presque la gaîté.

 

Deux hommes suivaient portant des chevalets de bois, et le lit fut disposé de manière à ce que tout le monde pût le voir. Un profond silence tomba sur la foule. Marcellus, très impressionné par cette scène extraordinaire, se surprit à souhaiter que la jeune fille ne commençât pas à chanter. Le tableau était parfait, ce serait dommage d’y ajouter quoi que ce fût.

 

Miriam caressa doucement les cordes de son instrument de ses doigts blancs et effilés. Son visage se transfigurait. Elle semblait avoir quitté ce monde et être partie pour une contrée enchantée. Les yeux lumineux regardaient en haut, dilatés par une vision lointaine. À nouveau elle toucha légèrement les cordes de la harpe.

 

La voix était un contralto étonnamment profond et sonore. Le premier son, d’abord à peine perceptible, s’enfla graduellement jusqu’à résonner comme les vibrations d’une cloche. Marcellus sentit sa gorge se serrer et une bouffée d’émotion lui brouilla la vue. Maintenant le chant prenait des ailes.

 

« J’avais mis en l’Éternel mon espérance – Et il s’est incliné vers moi, il a écouté mes cris. »

 

Tout autour de Marcellus, les têtes se penchaient ; des sanglots étouffés s’entendaient ici ou là. Quant à lui, il fixait sur la jeune fille en extase des yeux où scintillait une larme.

 

« Et il a mis dans ma bouche un cantique nouveau ! » lançait Miriam d’une voix triomphante.

 

Justus tourna lentement la tête vers Marcellus ; ses traits étaient contractés et ses yeux troubles. Marcellus lui toucha la manche et lui fit un signe de tête ému, puis leurs yeux se reportèrent sur la jeune fille.

 

« Alors je dis : Voici, je viens – Avec le rouleau du livre écrit pour moi – Je veux faire ta volonté, mon Dieu ! Et ta loi est au fond de mon cœur. »

 

Le chant était terminé et la foule compacte poussa un profond soupir. Certains se tournèrent vers leurs proches, leur sourirent et secouèrent la tête, incapables d’exprimer leur émotion.

 

La nuit tombait. Les hommes emportèrent Miriam ; la foule s’écoula silencieusement. Marcellus apprécia le fait que Justus, marchant à côté de lui, ne chercha pas à savoir quelle impression lui avait faite cette soirée extraordinaire.

 

*

* *

 

La maison de Ruben et de Naomi, à l’extrémité nord du village, était plus confortable que la plupart des autres logements de Cana. Dans la spacieuse cour, de nombreux arbres fruitiers fleurissaient et des deux côtés s’étendaient des vignes apparemment prospères.

 

– Allons d’abord parler à Miriam, dit Justus en ouvrant le portail. Je la vois dans le verger.

 

Miriam était seule. Elle portait une ample robe blanche à manches flottantes ; aucun bijou, excepté une mince chaîne d’argent avec un pendentif taillé dans un coquillage. Sa tête bouclée se penchait, attentive, sur une broderie. À leur approche, elle leva les yeux, reconnut Justus et l’accueillit avec un sourire de bienvenue.

 

– Pas besoin de me donner d’explication, Barsabbas Justus, dit-elle quand, après avoir présenté Marcellus, il ajouta que le jeune homme s’intéressait aux étoffes tissées en Galilée. Tout le monde à Cana est au courant. Nous nous réjouissons de ta visite, dit-elle en souriant à Marcellus ; on ne vient pas souvent nous acheter notre marchandise.

 

Sa voix grave avait un son particulier que Marcellus ne pouvait définir ; elle était sincère et naturelle comme son sourire.

 

– Naomi est à la maison ? demanda Justus.

 

– Oui, elle t’attend avec père.

 

Justus se dirigea vers la demeure ; comme Marcellus hésitait Miriam l’aida à se décider en lui désignant un siège.

 

– Je t’ai entendu chanter, dit-il. C’était absolument…

 

Il s’interrompit, ne trouvant pas le mot approprié.

 

– Comment cela se fait-il que tu parles l’araméen ? interrompit-elle gentiment.

 

– Je ne le sais pas encore très bien, dit Marcellus. Toutefois, ajouta-t-il avec plus d’assurance, même tes compatriotes auraient de la peine à qualifier ton chant. Il m’a profondément ému.

 

– Je suis heureuse de t’entendre dire cela.

 

Miriam mit son ouvrage de côté et le regarda de ses yeux candides.

 

– Je me demandais ce que tu en pensais, poursuivit-elle. Je t’ai vu là-bas avec Justus. Je n’ai jamais chanté pour un Romain. Cela ne m’aurait pas surprise si tu en avais souri, mais j’en aurais eu de la peine.

 

– Nous avons une bien mauvaise réputation dans ces provinces, dit Marcellus en soupirant.

 

– Évidemment, dit Miriam. Les seuls Romains que nous voyions à Cana sont les légionnaires, quand ils descendent la rue d’un air hautain et méprisant comme pour dire…

 

Elle s’arrêta et ajouta sur un ton d’excuse :

 

– Il vaut peut-être mieux que je ne le dise pas.

 

– Oh ! je sais parfaitement ce que nous avons l’air de dire quand nous paradons.

 

Il avança les lèvres avec une arrogance exagérée et parodia :

 

– Nous voilà, vos seigneurs et vos maîtres !

 

Cela les fit rire tous deux et Miriam reprit son ouvrage. Penchée sur son travail, elle demanda :

 

– Y a-t-il beaucoup de Romains comme toi, Marcellus Gallio ?

 

– Des milliers ! Je ne puis pas me vanter d’être une exception.

 

– C’est la première fois que je parle à un Romain, dit Miriam. J’ai cru qu’ils étaient tous les mêmes. Ils semblent tous pareils.

 

– Dans leurs uniformes, oui ; mais sous leurs casques et leurs boucliers ce sont des êtres ordinaires qui n’éprouvent aucun plaisir à parcourir les rues des villes étrangères. Ils aimeraient beaucoup mieux être chez eux à cultiver leurs jardins et à s’occuper de leurs chèvres.

 

– Voilà qui me fait plaisir, dit Miriam. Il est si désagréable de ne pas aimer les gens, et si difficile de ne pas éprouver du ressentiment contre les Romains. Maintenant je penserai que la plupart d’entre eux désireraient être dans leurs jardins avec leurs chèvres, et je souhaiterai, dit-elle avec un sourire malicieux, que leurs désirs s’accomplissent. Et toi, as-tu aussi un jardin ?

 

– Oui, nous avons un jardin.

 

– Est-ce ton père qui le cultive en ton absence ?

 

– Ma foi, pas personnellement, répondit Marcellus après un moment d’hésitation.

 

Elle le regarda de sous ses longs cils.

 

– J’aurais dû me douter que vous avez un jardinier, dit-elle ; et des servantes aussi, je suppose.

 

– Oui, acquiesça Marcellus.

 

– Sont-ce des esclaves ? demanda Miriam d’un ton qu’elle espérait ne pas être offensant.

 

– Oui, avoua-t-il mal à son aise, mais je puis t’assurer que nous ne les maltraitons pas.

 

– J’en suis persuadée, dit-elle d’une voix douce. Tu es incapable d’être cruel envers qui que ce soit. Combien d’esclaves avez-vous ?

 

– je ne les ai jamais comptés. Une douzaine peut-être. Non, davantage, je crois. Sans doute une vingtaine.

 

– Ce doit être étrange de posséder d’autres êtres humains, dit Miriam, pensive. Est-ce qu’on les enferme en dehors des heures de travail ?

 

– Jamais de la vie !

 

Marcellus fit un geste pour chasser une supposition pareille et ajouta :

 

– Ils sont libres d’aller où ils veulent.

 

– Vraiment ! s’exclama Miriam. Et ils ne se sauvent jamais ?

 

– Rarement. Ils ne sauraient pas où aller.

 

– C’est terrible, dit Miriam avec un soupir. Ne seraient-ils pas mieux enchaînés ? Ils pourraient au moins s’échapper parfois, tandis que de cette façon, le monde entier est leur prison.

 

– Je n’y avais encore jamais pensé, dit Marcellus. Mais il me semble que le monde est une prison pour nous tous. Qui donc est libre ? En quoi consiste la liberté ?

 

– La liberté consiste dans la vérité, répondit vivement Miriam. La vérité rend tout le monde libre ! Si ce n’était pas ainsi, qu’adviendrait-il de moi, Marcellus Gallio ? Mon pays est soumis à un maître étranger ; paralysée comme je le suis, il semble que j’aie bien peu de liberté ; mais mon esprit est libre !

 

– Tu as de la chance, dit Marcellus. Je donnerais beaucoup pour éprouver une liberté qui ne dépende pas de conditions extérieures. Comment es-tu arrivée à cette philosophie ? Est-ce par ta maladie ?

 

Elle secoua résolument la tête.

 

– Non, non ! La maladie avait fait de moi une misérable esclave. Je n’ai pas gagné ma liberté. C’est un don.

 

Marcellus resta silencieux quand elle se tut. Peut-être donnerait-elle une explication. Brusquement le visage de la jeune fille s’éclaira et elle se tourna vers lui avec une tout autre expression.

 

– Je te prie de pardonner ma curiosité, dit-elle. Je suis assise ici toute la journée sans qu’il arrive rien de nouveau. C’est vivifiant de converser avec quelqu’un du dehors. Parle-moi de ta famille ? As-tu une sœur ?

 

– Oui, elle s’appelle Lucia. Elle est beaucoup plus jeune que moi.

 

– Plus jeune que moi aussi ?

 

– De six ans plus jeune, dit Marcellus, souriant de voir son air étonné.

 

– Qui t’a dit mon âge ?

 

– Justus.

 

– Tiens, pourquoi t’en a-t-il parlé ?

 

– C’est avant d’arriver à Cana, lorsqu’il m’a proposé de t’écouter chanter. Il m’a dit que tu n’as découvert ta voix que le jour où tu t’es mise à chanter. Justus m’a affirmé que c’est venu d’une manière tout à fait inattendue. Veux-tu me l’expliquer, à moins que ce ne soit un secret ?

 

– C’est un secret, dit-elle à mi-voix.

 

De la maison, Naomi venait, les bras chargés de robes et de burnous, suivie de Justus et de Ruben.

 

– Nous allions toujours à Jérusalem en cette saison pour célébrer la pâque, dit-elle en étalant sa marchandise sur le dossier d’une chaise. Cette année, nous n’irons pas. C’est à cause de cela que j’ai tant de choses sous la main.

 

Marcellus prit des airs de parfait commerçant. Soulevant une tunique brune, il l’examina avec un intérêt professionnel.

 

– Ceci, dit-il avec sagacité, est typiquement galiléen. Une tunique sans couture. C’est de l’excellent travail. Il faut avoir beaucoup d’expérience pour tisser un vêtement pareil.

 

L’air reconnaissant de Naomi l’incita à parler plus ouvertement. Il voyait qu’on le prenait pour un connaisseur et voulut montrer tout son savoir, spécialement pour l’édification de Justus.

 

– Un tisserand de ma connaissance à Athènes, continua-t-il, m’a parlé de ce genre de tunique. Il habitait autrefois la Samarie et connaissait les produits de Galilée.

 

Il tourna les yeux vers Justus et rencontra un regard interrogateur comme si le brave homme cherchait quelque chose dans sa mémoire. Tout à coup son visage s’éclaira.

 

– Il y avait un jeune Grec chez Benyosef, dit Justus. Je l’ai entendu dire qu’il avait travaillé chez un tisserand à Athènes, nommé Benjamen, et c’est lui qui lui avait appris l’araméen. Est-ce peut-être le même tisserand ?

 

– Mais oui ! fit Marcellus en essayant de se montrer heureux de cette coïncidence. Benjamen est très connu à Athènes. C’est aussi un savant. Benjamen insiste toujours pour converser en araméen avec ceux qui savent le parler.

 

– Il devait aimer ta compagnie, fit Justus. J’ai remarqué que tu emploies beaucoup de termes essentiellement samaritains.

 

– Vraiment ! dit Marcellus, prenant un tissu et tournant son attention du côté de Naomi. Ceci est de la très belle laine, lui assura-t-il. La teinture en est superbe.

 

– Nous la faisons avec nos mûres, dit fièrement Naomi.

 

– Si j’avais su que tu connaissais Benjamen, persista Justus, je t’aurais parlé de ce jeune Grec, Démétrius ; un très gentil garçon. Il est parti subitement, un jour. Il avait eu des ennuis, c’était un fugitif.

 

Marcellus leva poliment les sourcils, tout en faisant comprendre qu’il avait d’autres affaires à discuter pour le moment.

 

– Je prendrai ce burnous et cette tunique, dit-il. Et qu’y a-t-il d’autre ?

 

Il se mit à fouiller dans les vêtements espérant qu’il n’avait pas été trop brusque en coupant court aux commentaires sur Démétrius.

 

Un moment plus tard, Justus s’éloigna avec Ruben du côté des vignes.

 

– Pourquoi ne montres-tu pas les jolis bandeaux, maman ? suggéra Miriam.

 

– Oh ! ils n’en valent pas la peine, dit Naomi.

 

– Puis-je les voir ? demanda Marcellus.

 

Naomi s’éloigna et Marcellus continua à examiner les tissus avec un intérêt exagéré.

 

– Marcellus.

 

La voix de Miriam avait un ton de confidence. Il la regarda et rencontra son regard interrogateur.

 

– Pourquoi as-tu menti à Justus ? dit-elle dans un murmure.

 

– Je lui ai menti ? dit Marcellus en rougissant.

 

– Au sujet de ce Grec. Tu ne voulais pas parler de lui ; tu le connais probablement. Dis-moi Marcellus, qui es-tu ? Je vois bien que tu n’es pas un marchand : tu ne t’intéresses pas réellement aux ouvrages de ma mère.

 

Miriam attendit une réponse, mais Marcellus ne s’était pas encore repris.

 

– Dis-moi, insista-t-elle avec douceur, que fais-tu ici en Galilée, si ce n’est pas un secret ?

 

– C’est un secret, dit-il.

 

XIV

Justus se montra distant et poli le reste de la journée. Il commençait à se méfier de Marcellus. Au coucher du soleil, il se rendit seul au village. Pendant un court instant, Marcellus se demanda s’il ferait bien d’aller vers la source, puis son désir d’entendre chanter Miriam le décida.

 

Tous les habitants du village étaient déjà là quand il vint tranquillement s’asseoir un peu à l’écart. Personne ne fit attention à lui car Miriam venait d’arriver et tous les regards se portaient sur elle. Marcellus éprouva à nouveau l’émotion qui l’avait étreint le jour auparavant. Maintenant qu’il lui avait parlé, le chant de Miriam avait encore plus de signification pour lui. Il se sentait étrangement attiré par cette jeune fille ; et il s’était aperçu qu’elle aussi lui portait un intérêt sincère. Il n’y avait eu aucune coquetterie dans son attitude ; elle désirait seulement être son amie et c’était un grand compliment, car cela montrait qu’elle le jugeait assez intelligent pour comprendre la nature de sa cordialité.

 

Assis là dans l’ombre, tantôt ému et tantôt apaisé par la voix qui s’élevait, profonde et vibrante, il se rendit compte de la réalité de la foi qui l’inspirait. Son scepticisme inné se transforma en une nostalgie singulière quand elle chanta : « Je cherche un refuge à l’ombre de tes ailes… Mon cœur est affermi, ô Dieu !… Réveille-toi, mon âme, réveillez-vous mon luth et ma harpe ! » Miriam ne pouvait pas marcher – mais elle pouvait s’envoler.

 

Justus l’avait brièvement informé qu’ils partiraient de bonne heure le lendemain pour sa ville natale, Séphoris, où il avait affaire.

 

– Passerons-nous par Cana au retour ? avait demandé Marcellus.

 

– Si tu le désires, avait répondu Justus, mais il n’y a plus rien à voir ici pour les étoffes.

 

Il n’y avait pas grand’chose à ajouter à cela. Marcellus ne pouvait dire : « J’aimerais encore m’entretenir en particulier avec Miriam. » Non, il devait partir, la laissant dans le doute à son sujet. S’il avait eu un jour de plus, il aurait pu lui dire pourquoi il était venu en Galilée.

 

Lorsque le dernier chant fut terminé, il attendit dans l’ombre que la foule se fût dispersée. Il vit Justus se joindre au groupe qui accompagnait Ruben. Il aurait pu facilement les rattraper et dire adieu à Miriam. À la réflexion, il pensa que ce n’était pas indiqué ; cela pourrait être embarrassant pour tous deux. Peut-être que Ruben et Naomi partageaient les doutes de Justus et trouvaient étrange cette manière de voyager pour un Romain. Quand tout fut désert, Marcellus, déprimé et solitaire, retourna lentement à son campement en se reprochant d’avoir, sans nécessité, provoqué leurs soupçons. Il aurait bien mieux fait de dire dès le début à Justus pourquoi il désirait visiter la Galilée. Justus aurait peut-être refusé de le conduire, c’est vrai, mais au moins il ne se trouverait pas dans cette situation intolérable. Marcellus se sentait malheureux ; il aurait donné beaucoup pour avoir Démétrius auprès de lui, ce soir-là.

 

*

* *

 

Il était près de midi. Aucune parole n’avait été échangée depuis plus d’une heure. Justus, qui marchait quelques pas en avant, s’arrêta pour attendre Marcellus et, montrant du doigt une maison située sur une petite éminence :

 

– Nous nous arrêterons ici, dit-il, bien que Amasiah et Déborah soient probablement à Jérusalem. Ils fabriquent des sacoches et les vendent aux bazars quand ils vont célébrer la pâque.

 

Une femme corpulente vint à leur rencontre et son visage s’illumina subitement en reconnaissant Justus. Non, Amasiah n’était pas à la maison, il était allé à Jérusalem.

 

– Pourquoi ne l’as-tu pas accompagné, Déborah ? demanda Justus.

 

– Tu pourrais le deviner, dit-elle avec un soupir. Je n’ai aucun désir de revoir la cité sainte. Amasiah non plus du reste, mais il fallait vendre les sacoches.

 

Elle regarda Marcellus d’un air interrogateur et Justus l’informa brièvement de la mission de celui-ci. Déborah murmura son regret de n’avoir rien à vendre ; Amasiah avait tout emporté.

 

– Tout, sauf un petit tapis de selle que j’ai fait pour Jasper, ajouta-t-elle. Je puis vous le montrer.

 

Ils se dirigèrent vers la maison et Déborah leur apporta un petit tapis de laine épaisse aux couleurs vives.

 

– Jasper peut s’en passer, si tu désires le prendre.

 

D’un signe de tête elle désigna un minuscule ânon qui broutait à l’ombre d’un arbre.

 

– Je suppose que tu l’aimes beaucoup, ce Jasper ? dit Marcellus.

 

– Il ne nous sert plus à rien depuis que je suis trop lourde pour le monter, et Amasiah dit qu’il ne vaut rien comme bête de somme.

 

– Serais-tu d’accord de le vendre ? demanda Marcellus.

 

– Il ne te servirait à rien, dit Déborah avec franchise.

 

– Combien en voudrais-tu ? insista Marcellus.

 

– Que peut-il valoir, Justus, dit Déborah d’un air détaché.

 

Justus alla sans hâte vers l’animal et lui ouvrit la bouche.

 

– Ma foi, il ne peut guère servir qu’à un enfant. Il pourrait se vendre douze à quinze shekels.

 

– Je te donne quinze shekels pour l’âne et le tapis, dit Marcellus.

 

L’offre sourit à Déborah qui déclara qu’elle avait aussi une selle et une bride faites spécialement pour Jasper. Elle les apporta. La bride avait une petite clochette pour le front.

 

– Vingt-cinq shekels le tout ? proposa Marcellus.

 

Déborah posa la selle sur le dos de l’ânon et se mit à fixer les courroies. Marcellus sortit sa bourse ; Justus le regardait d’un air amusé ce qui lui parut de bon augure.

 

Jasper quitta son pré à contre-cœur mais ne parut nullement peiné quand il dut se séparer de Déborah. Marcellus prit la bride et le conduisit vers la route tandis que Justus restait un moment en arrière pour échanger quelques mots en particulier avec Déborah.

 

Tard dans l’après-midi, ils atteignirent les premières maisons de Séphoris. Chacun saluait Justus d’un mot ou d’un geste. Un petit garçon se détacha d’un groupe d’enfants et vint en courant au-devant de lui en poussant des cris de joie. C’était un joli gamin à la figure expressive, à la chevelure noire et bouclée, au corps agile et souple. Justus prit l’enfant dans ses bras et le serra tendrement. Il annonça, les yeux brillants d’orgueil :

 

– C’est mon petit Jonathan.

 

L’enfant embrassa encore son grand-père puis s’échappa de ses bras. Il avait aperçu Jasper.

 

– Cet âne est à toi ? s’écria-t-il.

 

– Viens, monte dessus, dit Marcellus.

 

Jonathan sauta sur la bête tandis que ses camarades le regardaient avec stupéfaction.

 

– Comment s’appelle-t-il ? demanda Jonathan en prenant les rênes des mains de Marcellus.

 

L’enfant ne se tenait plus d’excitation.

 

– Il s’appelle Jasper, dit Marcellus. Il est pour toi. C’est ton âne maintenant.

 

– À moi ? cria Jonathan d’une voix aiguë.

 

– Marcellus Gallio est mon ami, fit Justus. S’il te dit que cet âne est à toi, tu peux le croire.

 

Puis il se tourna vers Marcellus et dit :

 

– C’est très généreux de ta part, seigneur.

 

– Est-il un des nôtres, grand-père ? dit Jonathan en désignant son bienfaiteur.

 

Les deux hommes échangèrent un rapide coup d’œil ; l’un franchement intrigué, l’autre quelque peu embarrassé.

 

– Tu es des nôtres, déclara Jonathan, autrement tu ne donnerais pas tes affaires.

 

De nouveau Marcellus interrogea Justus des yeux mais ne reçut pas de réponse.

 

– Es-tu riche ? demanda Jonathan sans vergogne.

 

– Personne n’a jamais répondu oui à cette question, Jonathan, dit Marcellus en riant, tandis que Justus murmurait une excuse.

 

– Mais tu dois être riche, insista Jonathan, pour donner ainsi tes affaires. Est-ce que Jésus t’a dit de le faire ? Tu as connu Jésus, n’est-ce pas ? dit-il en avançant son petit visage et en examinant Marcellus avec une candeur enfantine. Grand-père t’a-t-il dit que Jésus m’a redressé le pied pour que je puisse marcher ?

 

Marcellus sentait la nécessité de parler, mais que répondre ? Il finit par bégayer :

 

– Oui… ton grand-père m’a dit… pour ton pied… Je suis très content que tu puisses marcher…

 

– Allons maintenant, dit Justus mal à son aise. Ma maison est tout près. Venez, je me réjouis de voir ma fille.

 

Marcellus ne se le fit pas dire deux fois. Ils montèrent la rue, leur nombre augmentant à mesure qu’ils avançaient. La nouvelle s’était vite répandue. Les gens sortaient de leurs maisons, les yeux écarquillés de curiosité ; des enfants de tout âge couraient pour se joindre à eux. Un petit garçon soutenu par des béquilles, tandis qu’une de ses jambes pendait inutile, les regarda passer, son petit visage émacié rayonnant d’émerveillement. Justus lui donna une tape amicale sur la tête.

 

Enfin ils arrivèrent à la modeste petite maison. La cour était d’une propreté méticuleuse. Des tulipes bordaient l’étroit chemin. Rébecca, confortable matrone de trente-cinq ans à la voix agréable, vint à leur rencontre, très étonnée de tout ce bruit. Sur le seuil de la porte, Justus expliqua la situation en deux mots puis présenta Marcellus avec une cordialité toute nouvelle.

 

– Oh ! tu n’aurais pas dû faire cela, seigneur, murmura Rébecca dont les yeux brillants démentaient les paroles. C’est un bien gros cadeau pour un si petit garçon.

 

– J’en suis pleinement récompensé, dit Marcellus en souriant. Je vois que cet âne a du succès.

 

– Regarde, maman ! criait Jonathan en agitant son bras. Il est à moi !

 

Rébecca lui fit un signe amical et la troupe bruyante continua son chemin dans le sillage de son héros.

 

– C’est un grand jour pour Jonathan, dit Rébecca en les faisant entrer dans une chambre modestement meublée.

 

– Oui, oui, soupira Justus en se laissant tomber sur une chaise. C’est un grand jour pour le gamin, mais il est bien jeune pour une pareille responsabilité.

 

– Oh ! il est assez grand, fit Marcellus. Ce petit âne est juste ce qu’il faut pour un enfant. Jonathan se débrouillera très bien avec lui.

 

– Ce n’est pas cela qui m’effraye, déclara Justus. Oui, oui, dit-il comme se parlant à lui-même, c’est beaucoup demander à un aussi petit garçon.

 

Son visage s’éclaira soudain et il dit à sa fille :

 

– Rébecca, nous dresserons la tente de Marcellus Gallio à côté de la maison, et il viendra prendre ses repas avec nous.

 

– Très volontiers, père, répondit Rébecca avec un sourire d’invite à son hôte. Y a-t-il des mets qui ne te soient pas permis, Marcellus Gallio ?

 

Comme celui-ci paraissait étonné, elle expliqua timidement :

 

– Je ne connais pas les coutumes romaines. J’ai pensé que peut-être ta religion, comme la nôtre, t’interdisait de manger certaines choses.

 

– Oh ! non, déclara aimablement Marcellus. Ma religion n’a jamais incommodé personne, même pas moi.

 

Il se repentit immédiatement de sa remarque frivole quand il vit l’impression qu’elle produisait sur Justus.

 

– Veux-tu dire par là que vous n’avez pas de religion du tout chez vous ? demanda celui-ci gravement.

 

– Pas de religion ! protesta Marcellus. Ma parole ! nous avons des dieux à chaque coin de rue.

 

– Des idoles, tu veux dire, corrigea Justus.

 

– Des statues, rectifia Marcellus. Il y en a qui ne sont pas mal du tout. La plupart sont importées de Grèce. Les Grecs ont beaucoup de talent pour la sculpture.

 

– Et tes compatriotes adorent ces statues ? demanda Justus étonné.

 

– Cela en a l’air. Je crois que certains sont vraiment sincères.

 

Marcellus commençait à être ennuyé de cet interrogatoire.

 

– Mais toi, personnellement, tu n’adores pas ces choses, insista Justus.

 

– Jamais de la vie ! dit Marcellus en riant.

 

– Alors tu ne crois à aucun pouvoir suprême ? dit Justus, choqué et déconcerté.

 

– Je t’avouerai, Justus, que tout ce que j’ai entendu à ce sujet était fort peu convaincant. Je ne demanderais pas mieux que de croire à une religion vraiment digne de confiance.

 

Rébecca, pressentant une discussion difficile, s’esquiva pour préparer le souper.

 

– Je n’ai pas voulu te blesser, Justus, dit Marcellus lorsque Rébecca eut quitté la pièce. Tu es un homme sincèrement religieux et c’est impardonnable de ma part d’avoir parlé avec légèreté de ce sujet.

 

– Il n’y a pas de mal, dit Justus gentiment. Tu aimerais pouvoir croire. C’est déjà quelque chose. N’est-il pas dit que ceux qui cherchent trouvent ? Tu es un homme de bonne volonté ; tu es bon ; tu mérites d’avoir une religion.

 

Marcellus ne sut que répondre à cela, aussi resta-t-il silencieux, attendant la suite. Après un moment, Justus claqua ses genoux de ses grosses mains brunes en un geste qui signifiait « à plus tard », et, se levant :

 

– Allons dresser ta tente, Marcellus, proposa-t-il aimablement.

 

C’était la première fois qu’il disait le nom de Marcellus sans y ajouter Gallio.

 

*

* *

 

Un peu plus tard, Jonathan apparut devant l’ouverture de la tente. Il était là, les jambes écartées, le poing sur la hanche, une expression de gravité répandue sur ses traits. Les événements de la journée semblaient l’avoir considérablement mûri.

 

Marcellus, qui écrivait, leva les yeux sur son visiteur et lui sourit.

 

– Alors, tu l’as soigné pour la nuit ? demanda-t-il, comme d’égal à égal.

 

Jonathan, très grave, fit oui de la tête.

 

– Veux-tu venir t’asseoir un moment ?

 

Jonathan entra et s’assit en croisant les jambes d’un geste décidé.

 

– Jasper s’est bien conduit ?

 

Comme Jonathan se contentait de faire des signes de tête, les yeux fixés au sol, Marcellus poursuivit :

 

– A-t-il mordu quelqu’un ? Ou s’est-il couché par terre sans vouloir avancer ?

 

Jonathan secoua la tête lentement, sans lever les yeux.

 

– Eh bien, tout est pour le mieux ! As-tu autre chose à me raconter ?

 

Jonathan leva la tête et regarda Marcellus d’un air troublé.

 

– Thomas m’a demandé de lui prêter mon âne, finit-il par dire.

 

– Quelque chose me dit que tu as refusé, hasarda Marcellus.

 

Jonathan fit un signe affirmatif plein de remords.

 

– Ne te fais pas de soucis, dit Marcellus d’un ton consolant. Tu le lui prêteras demain. Je comprends bien que tu n’aies pas voulu te séparer de ton âne le premier jour. Thomas est-il un de tes bons amis ?

 

– As-tu vu le garçon avec les béquilles ?

 

– Celui auquel ton grand-père a dit bonjour ?

 

Jonathan fit oui de la tête.

 

– Tout cela s’arrangera, fit Marcellus d’un ton paternel. Mais, dis donc, puisque cela te tracasse, pourquoi ne ferais-tu pas vite un saut chez lui pour lui annoncer qu’il sera le premier demain matin à monter Jasper ?

 

– Il s’en va demain, balbutia Jonathan d’un air sombre. Il n’habite pas ici ; Il est de Capernaum. Il est venu avec sa mère parce que sa grand’mère était malade ; elle est morte maintenant. Alors il retourne à Capernaum.

 

– C’est bien malheureux, dit Marcellus. Mais ce n’est pas ta faute. Tu devrais en parler à ton grand-père puisque cela te tourmente. As-tu déjà dormi sous une tente, Jonathan ?

 

Jonathan secoua la tête, son visage s’éclairant un peu.

 

– J’ai un deuxième lit de camp, dit Marcellus. Va vite raconter à ton grand-père ton histoire avec Thomas et demande à ta mère si tu peux coucher sous la tente.

 

Jonathan eut un sourire reconnaissant et disparut.

 

Il était impossible de ne pas entendre la conversation, car Justus était assis près de la fenêtre ouverte à un mètre de distance de la tente. Marcellus perçut d’abord vaguement la voix profonde et affectueuse de Justus et les sons plaintifs émis par le petit garçon. Très curieux de savoir comment tout cela finirait, il écouta.

 

– Quand Jésus a dit qu’il fallait donner ses affaires, il l’a dit pour les gens riches, n’est-ce pas, grand-père ?

 

– Oui, à ceux qui ont quelque chose à partager avec les autres.

 

– Marcellus est-il riche ?

 

– Oui, et il est très bon.

 

– Jésus lui a-t-il dit de donner ses affaires ?

 

Il y eut un assez long silence et Marcellus retint son souffle.

 

– Je ne sais pas, Jonathan. C’est possible.

 

Un autre silence suivit, rompu à la fin par le petit garçon.

 

– Grand-père, pourquoi Jésus n’a-t-il pas guéri la jambe de Thomas ?

 

– Je ne sais pas. Peut-être que Jésus n’en avait pas entendu parler.

 

– C’est bien dommage, dit Jonathan. Si seulement il l’avait guéri.

 

– Oui, soupira Justus. Tu aurais moins de remords, n’est-ce pas ?

 

– Je suis très content qu’il ait redressé mon pied, murmura Jonathan.

 

– Oh ! oui, c’est merveilleux ! Jésus a été très bon pour toi. Je suis sûr que si tu pouvais faire quelque chose pour Jésus, tu le ferais volontiers, n’est-ce pas ?

 

– Je ne puis rien faire pour Jésus, grand-père, protesta Jonathan. Comment le pourrais-je ?

 

– Voyons, si tu découvrais que Jésus n’avait pas fait quelque chose parce qu’il n’en avait pas entendu parler, quelque chose qu’il aurait désiré faire s’il l’avait su, quelque chose qu’il aurait fait s’il était encore ici…

 

– Tu veux dire… quelque chose pour Thomas ? dit Jonathan d’une voix à peine perceptible.

 

– Crois-tu qu’il y ait quelque chose que tu puisses faire pour Thomas ?

 

Le petit Jonathan pleurait maintenant ; Marcellus devina au bruit qui lui parvint, que Justus prenait son petit-fils dans ses bras. On n’entendit plus rien. Après une demi-heure ou plus, Jonathan apparut, les yeux rouges, au seuil de la tente.

 

– Je reste coucher avec grand-père, dit-il. Il me l’a demandé.

 

– Très bien, Jonathan, approuva Marcellus. Ton grand-père ne t’a pas vu depuis longtemps. Tu pourras venir jouer demain sous la tente si cela te fait plaisir.

 

Jonathan restait là, l’air préoccupé.

 

– Tu serais d’accord si je donnais Jasper ? demanda-t-il en faisant un effort sur lui-même.

 

– À Thomas, peut-être ?

 

Jonathan fit oui sans lever les yeux.

 

– Es-tu sûr que tu le désires ?

 

– Non, je ne le désire pas.

 

– Eh bien, tu es un grave garçon, Jonathan, déclara Marcellus.

 

Cet éloge fit déborder la coupe et Jonathan disparut brusquement. Marcellus dénoua les courroies de ses sandales et s’étendit sur sa couchette tandis que le crépuscule tombait. Ce Jésus devait avoir possédé un pouvoir moral extraordinaire ! Il était mort et couché dans sa tombe depuis une année maintenant, mais il avait imprimé sa marque sur la famille de Justus d’une façon si indélébile que même l’enfant en portait l’empreinte. Cet homme aurait dû vivre. On aurait dû lui donner l’occasion d’impressionner plus de gens. Un esprit pareil, si on l’avait laissé faire, aurait pu transformer le monde en un lieu habitable pour les hommes de bonne volonté ! Mais Jésus était mort ! Une poignée de pauvres campagnards se souviendraient encore quelque temps de lui, puis cette grande lumière s’éteindrait. Quel dommage ! Le petit Jonathan renonçait à son âne pour le donner à un camarade infirme, mais seuls les gens de Séphoris le sauraient. Miriam chantait des cantiques inspirés, mais seulement pour la petite ville de Cana. L’enseignement de Jésus serait utile au monde entier, mais on ne le connaissait que dans les pauvres villages de Galilée. Il écrirait cela à Démétrius, le lendemain.

 

*

* *

 

Marcellus déjeuna seul, servi par Rébecca qui lui répondait poliment mais par monosyllabes. Jonathan et son grand-père avaient mangé de bonne heure. Non, ils ne seraient pas longtemps absents.

 

Marcellus retourna dans sa tente et continua la lettre qu’il avait commencée pour Démétrius. Il ne savait pas encore comment il la lui ferait parvenir, tous ceux qui avaient affaire à Jérusalem en cette saison étaient déjà partis.

 

À ce moment, Justus parut devant la tente. Marcellus lui fit signe d’entrer.

 

– Eh bien, commença Marcellus après un silence, je devine que le petit Jonathan a fait une généreuse action… et qu’il a le cœur brisé. Je suis désolé d’être la cause de ce chagrin.

 

– Tu n’as pas de reproche à te faire, Marcellus. Cette affaire tournera peut-être bien. Il est vrai que le bambin est un peu jeune pour être mis à si rude épreuve. Nous ne pouvons qu’attendre et voir comment il se comportera. Ce jour marquera dans la vie de Jonathan, s’il en sort victorieux.

 

Justus était fier, quoique visiblement troublé.

 

– Mais n’a-t-il pas été victorieux ? N’a-t-il pas donné son âne au petit infirme ? Tu ne crois pourtant pas qu’il se repentirait de sa générosité et qu’il demanderait à Thomas de lui rendre son âne ?

 

– Non, non, pas cela. Mais tous les gens sont là au coin de la rue à lui adresser des compliments. Tu aurais dû les entendre, quand Thomas et sa mère sont partis, lui monté sur l’âne et elle marchant à côté, si heureuse qu’elle en pleurait. Toutes les femmes embrassaient Jonathan et lui disaient : « Comme tu es gentil ! Quel brave petit cœur ! »

 

Justus soupira profondément.

 

– C’est bien dommage, mais je ne pouvais pas les en empêcher. Je suis parti.

 

– Mais, Justus ! s’écria Marcellus. Il est pourtant naturel que les voisins louent Jonathan pour ce qu’il a fait ! C’était un grand sacrifice pour un aussi petit garçon ! N’est-ce pas juste qu’on le félicite ?

 

– Le féliciter, oui, admit Justus, mais non pas l’encenser. Tu l’as dit toi-même, ce sacrifice a coûté cher à Jonathan. Il est juste qu’il en soit récompensé… intérieurement. Ce serait par trop dommage s’il n’en retirait que de la vanité ! Il n’y a rien de si mauvais pour le caractère de l’homme que d’être fier de ses bonnes actions ! Qu’il soit fier de ses muscles, de sa rapidité, de sa force, de la justesse de son tir, de son adresse manuelle, de son endurance… ce sont des faiblesses communes à nous tous. Mais lorsqu’un homme tire vanité de sa vertu, c’est tragique ! Mon garçon est très jeune et inexpérimenté ; il pourrait si facilement se perdre à force de s’admirer, sans même s’apercevoir d’où vient le mal.

 

– Je comprends ce que tu veux dire, déclara Marcellus. Oui, tu as raison. Ou cette épreuve rendra Jonathan plus fort, ou elle fera de lui un petit fat prétentieux ! Si nous partions avant que les voisins nous le gâtent, et que nous le prenions avec nous ?

 

Les yeux de Justus s’éclairèrent. Il approuva avec enthousiasme.

 

– Je parlerai à sa mère, dit-il. Nous allons faire nos paquets et partir… immédiatement.

 

– Entendu ! Je ferai mon possible pour aider Jonathan à sortir de là sans dommage.

 

Justus était à peine rentré dans la maison que Jonathan apparaissait sur le seuil de la tente, arborant le sourire las d’un patient durement éprouvé.

 

– Eh ! Jonathan, s’écria Marcellus. Je viens d’apprendre que tu as souhaité bon voyage à Thomas. C’est très bien. D’ailleurs, à quoi pouvait bien te servir un âne ? Tu possèdes les deux meilleures jambes de la ville.

 

Très occupé à plier les couvertures, il continuait, comme se parlant à lui-même :

 

– Un garçon qui était autrefois infirme… et qui est maintenant guéri… doit être si content de pouvoir marcher qu’il ne tient plus à se faire porter, je pense.

 

– Mais Jasper était si mignon, répondit Jonathan en se mordant la lèvre. Ils m’ont tous dit qu’ils ne comprenaient pas comment j’avais pu le donner.

 

– Ne t’occupe pas de ce que les autres disent, fit vivement Marcellus. Ils en font des histoires ! Tu es un brave garçon, c’est entendu. Tiens, mouche-toi… et aide-moi à boucler cette courroie.

 

Justus arriva juste à temps pour entendre ces paroles. Il sourit.

 

– Jonathan, dit-il, nous te prenons avec nous pour un petit voyage de quelques jours. Ta mère prépare ton sac.

 

– Moi ! j’irai avec vous ! s’écria Jonathan. Oh !

 

Il courut hors de la tente en poussant des cris de joie.

 

– À propos, Justus, où allons-nous ? demanda Marcellus.

 

– J’ai pensé à Capernaum.

 

– Nous risquons de rattraper Thomas et Jasper. Il vaudrait mieux ne pas les revoir aujourd’hui. Retournons à Cana. Cela fera du bien à Jonathan de voir Miriam.

 

Justus essaya de dissimuler un sourire en se caressant la barbe. Il osa dire :

 

– Cela te fera peut-être aussi du bien à toi. Mais tu perdras ton temps, nous avons vu tout ce qui est à vendre à Cana.

 

Soudain Marcellus, qui empilait des effets dans une corbeille en osier, se redressa et regarda Justus droit dans les yeux.

 

– J’ai acheté suffisamment de tissus pour le moment, déclara-t-il brusquement. Ce que j’ai entendu de ce Jésus me donne envie d’en savoir davantage. Je me demande si tu voudrais m’aider à faire la connaissance de gens qui l’ont connu, de gens qui seraient disposés à me parler de lui.

 

– Ce sera difficile, dit Justus avec franchise. Les habitants de ce pays ne sont pas habitués à parler librement aux Romains. Ils ne comprendront pas pourquoi un homme de ta nation voudrait se renseigner au sujet de Jésus. Tu ne sais peut-être pas que ce sont les Romains qui l’ont mis à mort.

 

– Me soupçonnes-tu de faire de l’espionnage, Justus ?

 

– Non, je ne te crois pas un espion. Je ne sais pas ce que tu es, Marcellus ; mais je suis certain que tu n’as pas de mauvaises intentions. Je veux bien te parler de Jésus.

 

– Merci, Justus.

 

Marcellus tira de sa tunique la lettre qu’il venait d’écrire.

 

– Dis-moi, comment pourrais-je envoyer ceci à Jérusalem ?

 

Justus fronça les sourcils et regarda le rouleau d’un air soupçonneux.

 

– Il y a un fort romain à Capernaum ; sans aucun doute le commandant a des messagers qui vont régulièrement à Jérusalem.

 

Marcellus lui montra l’adresse sur le papyrus.

 

– Je ne désire pas que cette lettre passe par le fort de Capernaum ni par le palais du gouvernement à Jérusalem, dit-il. Elle doit être remise par un messager sûr à l’adresse du Grec Étienne, au magasin de Benyosef.

 

– Ainsi tu connais l’esclave Démétrius, constata Justus. Je m’en doutais.

 

– Oui, c’est mon esclave.

 

– Je me le suis aussi demandé.

 

– Vraiment ! Et que t’es-tu encore demandé ? Éclaircissons tout cela pendant que nous y sommes.

 

– Je me suis demandé pourquoi tu faisais cette tournée en Galilée, dit Justus en ébauchant un sourire.

 

– Eh bien, tu le sais maintenant, n’est-ce pas ?

 

– Je n’en suis pas certain, fit Justus, posant la main sur le bras de Marcellus. Dis-moi, as-tu par hasard vu Jésus ? L’as-tu entendu parler ?

 

– Oui, avoua Marcellus. Mais je ne pouvais pas comprendre ce qu’il disait. À ce moment, je ne savais pas l’araméen.

 

– As-tu étudié l’araméen pour apprendre ce qui le concerne ?

 

– Oui, je n’avais pas d’autre but.

 

Justus baissa la voix.

 

– Permets-moi encore une question ; es-tu un des nôtres ?

 

– Je suis venu ici pour m’en rendre compte, dit Marcellus. Veux-tu m’aider ?

 

– Autant que je le pourrai, acquiesça Justus, et autant que tu seras capable de comprendre.

 

Marcellus eut l’air étonné.

 

– Veux-tu dire qu’il y a là des mystères que je ne suis pas assez intelligent pour comprendre ? demanda-t-il d’un air sérieux.

 

– Assez intelligent… oui, répliqua Justus. Mais comprendre Jésus n’est pas une affaire d’intelligence. Ce n’est qu’avec la foi que l’on peut admettre certains côtés de cette histoire.

 

– La foi n’est pas mon fort, dit Marcellus en fronçant les sourcils.

 

– Tant mieux, déclara Justus. Plus le prix que tu auras à payer sera élevé, plus tu apprécieras ce que tu obtiendras. Et maintenant, dit-il en arrachant les piquets de la tente, il est grand temps de partir si nous voulons atteindre Cana avant le coucher du soleil.

 

Puis, comme si une idée lui venait subitement, il s’écria :

 

– Nous irons à Nazareth ! C’est beaucoup plus près que Cana. Nazareth est l’endroit où Jésus vivait ; sa mère y habite encore. Elle voudra bien te parler de Jésus quand elle saura que toi, un Romain, tu as vu son fils et que tu voudrais en apprendre davantage sur lui.

 

– Non, non ! s’écria Marcellus en tressaillant. Je ne désire pas la voir.

 

Puis, remarquant l’air étonné de Justus, il ajouta :

 

– Je suis sûr qu’elle n’aimerait pas parler de son fils… à un Romain.

 

*

* *

 

Pendant les cinq premiers kilomètres, Jonathan gambada, tel un jeune chien, autour de la petite caravane. Peu à peu, comme le soleil montant dans le ciel, son enthousiasme se calma. Il se contenta bientôt de donner la main à son grand-père en essayant de marcher à la même cadence.

 

Justus, tout occupé à sa conversation avec Marcellus, ne s’apercevait que vaguement de la fatigue du petit garçon ; mais lorsque l’enfant trébucha et faillit tomber, les voyageurs s’arrêtèrent à l’ombre d’un arbre, répartirent les paquets du plus petit âne sur les autres bêtes, et Jonathan se laissa installer sur la monture sans protester.

 

Une fois de nouveau en route, Justus reprit la conversation.

 

– Le caractère de Jésus t’aurait plu, dit-il, car tu es généreux, Marcellus. Il a si souvent parlé de la générosité !

 

– Tu me crois meilleur que je ne suis, protesta Marcellus. Le fait est que je n’ai jamais de ma vie donné quelque chose qui m’appauvrissait. Jésus donnait-il tout ce qu’il possédait ?

 

– Tout ! dit Justus. Il ne possédait rien que le vêtement qu’il portait. Il déclarait que celui qui a deux manteaux doit en donner un. La dernière année de sa vie il portait une bonne tunique ; il l’aurait peut-être aussi donnée si elle ne lui avait pas été offerte dans des circonstances particulières.

 

– Veux-tu me raconter ça ? demanda Marcellus.

 

– Il y avait à Nazareth une pauvre femme que l’on accusait de sorcellerie. C’était une personne contrefaite, très laide, qui vivait seule et dont le caractère s’était aigri. Les enfants lui jetaient des pierres et la légende s’est répandue qu’elle avait le mauvais œil. Un jour de sabbat, les voisins, ayant entendu claquer son métier à tisser, l’avertirent qu’elle transgressait la loi ; car beaucoup des nôtres ont plus de respect pour le sabbat qu’ils n’en ont pour leur prochain. Tamar, n’ayant pas tenu compte de cette mise en garde, a été dénoncée aux autorités, et le métier à tisser qui était son unique gagne-pain a été brisé. Tu devines, je pense, le reste de l’histoire, dit Justus.

 

– C’est une chance pour Tamar que Jésus ait été un bon charpentier, fit Marcellus. Mais qu’ont dit les autorités de ce qu’il était venu en aide à Tamar ? L’a-t-on accusé d’être de connivence avec les violateurs du sabbat ?

 

– Précisément, déclara Justus. C’était à une époque où les prêtres cherchaient à le trouver en faute. On le pressait souvent de prendre la parole dans les synagogues et cela déplaisait aux pharisiens. Ceux-ci haranguaient le peuple pour réclamer la dîme et des offrandes. Jésus, lui, parlait d’amour, d’hospitalité envers les étrangers et de secours aux malheureux.

 

– Mais les pharisiens croient pourtant à la charité, dit Marcellus étonné.

 

– Oh ! oui, naturellement. Cela coule de source pour eux.

 

– En théorie, je pense, supputa Marcellus.

 

– Exactement ! en théorie. Mais trouver des fonds pour la synagogue est plus pratique. Ils parlent constamment d’argent. Cela ne leur laisse pas de temps pour les sujets spirituels.

 

– Et qu’est-il advenu de Tamar ? interrompit Marcellus. Je suppose que Jésus a réparé le métier, et qu’elle lui a tissé la Tunique.

 

– C’est cela ! Et il l’a portée jusqu’à sa mort.

 

– Étais-tu là quand il est mort ? demanda Marcellus après un moment d’hésitation.

 

– Non. Mais j’ai su que les soldats romains ont joué la Tunique aux dés, et l’ont emportée. Je me suis souvent demandé ce qu’elle était devenue. Elle n’avait aucune valeur pour eux.

 

Il était près de midi et la petite troupe fit halte à côté d’une source. On sortit les provisions : une outre de vin, une corbeille de pain, un paquet de poisson fumé, une jarre en grés pleine d’orge bouilli, un couffin de figues. Le petit Jonathan, une fois rassasié, ne tarda pas à s’endormir. Justus et Marcellus, étendus sur l’herbe, continuèrent leur conversation à voix basse.

 

– Parfois des gens irréfléchis se sont mépris sur son attitude à l’égard des affaires, poursuivit Justus. Ceux qui le critiquaient répandaient le bruit qu’il n’avait que mépris pour le commerce.

 

– J’y ai pensé, dit Marcellus. Tu m’as dit qu’il conseillait aux gens de donner leurs biens. Il m’est venu à l’idée que l’on pouvait dépasser la mesure. Si les hommes distribuaient imprudemment leurs biens aux premiers venus, comment pourvoiraient-ils aux besoins de ceux qui dépendent d’eux ?

 

– Laisse-moi te donner un exemple, dit Justus. Ce sujet a été discuté un jour et Jésus l’a expliqué à l’aide d’une fable. Il racontait souvent de simples petites histoires. Voici ce qu’il a dit : Un homme possédait une vigne et désirait faire cueillir ses grappes car elles étaient mûres. Il se rendit dès le matin au marché et demanda à un groupe d’hommes oisifs s’ils voulaient faire ce travail. Ils acceptèrent de travailler toute la journée pour un denier.

 

– C’est beaucoup, constata Marcellus.

 

– Oui, plutôt ! mais le raisin devait être cueilli ; il les envoya à la vigne. À midi, il s’aperçut qu’il lui fallait davantage de bras. De nouveau, sur la place du marché, il demanda à ceux qui ne faisaient rien pour combien ils étaient d’accord de travailler l’après-midi. Ils dirent : « Nous te laissons décider de cela. » Quand vint le soir, les ouvriers qui avaient convenu du prix d’un denier furent payés leur dû. Puis vinrent les hommes qui avaient travaillé moins d’heures et laissé à la générosité du maître le soin de fixer leur salaire.

 

– Et qu’a-t-il fait ? demanda Marcellus franchement intéressé.

 

– Il a donné à chacun un denier. Tous, du premier au dernier, ont reçu un denier. Il a même donné un denier à quelques-uns qui n’avaient pas travaillé plus d’une heure !

 

– Les autres n’ont pas dû être contents, dit Marcellus.

 

– En effet ! Les hommes qui avaient travaillé toute la journée se plaignirent amèrement. Mais le propriétaire leur dit : « Je vous ai payé le prix convenu. Je me tiens au contrat. Les autres n’ont rien demandé, ils ont eu confiance en moi. »

 

– Excellent ! s’écria Marcellus. Si l’on vous impose un marché et que vous soyez forcé de l’accepter, rien ne vous oblige à être généreux. Mais si l’on vous laisse estimer ce que vous devez, cela risque de vous coûter cher !

 

– Exactement ! dit Justus. Tu as le droit de compter à un sou près si tu as affaire à quelqu’un qui marchande. Mais si l’on s’en remet à toi, la mesure que tu donnes doit être bien tassée et doit déborder.

 

– Ah ! si les gens prenaient l’habitude de traiter ainsi leurs affaires, ne crois-tu pas qu’on crierait moins sur la place du marché ?

 

– Et tout le monde s’en porterait mieux, répondit Justus. On n’aurait plus besoin d’entretenir des gardiens de la paix. Et, si l’idée se développait, ajouta-t-il songeur, les armées pourraient être démobilisées. Quel poids de moins pour les épaules humaines ! Et quand on aurait fait l’expérience de cette vie plus abondante proposée par Jésus, il est peu probable qu’on voudrait retourner à l’ancien mode de vie.

 

Ils restèrent un moment silencieux, chacun avec ses pensées.

 

– Mais voilà… c’est absolument impossible au point de vue pratique, reprit Marcellus. Un petit nombre d’hommes seulement feraient l’expérience et se ruineraient. Les autres se moqueraient et profiteraient d’eux ; ils les traiteraient de sots parce qu’ils ne défendent pas leurs droits et, en un rien de temps, ces pauvres gens seraient dépouillés de tout.

 

– C’est vrai, admit Justus. Dépouillés de tout, sauf de la grande idée ! Mais, Marcellus, cette idée est comme une graine. Elle ne vaut rien si tu en attends un profit immédiat. Mais si tu la plantes, si tu l’arroses…

 

– Ce serait, dit Marcellus, comme si un bienfaiteur apparaissait dans le monde avec une poignée de nouvelles graines qui donneraient paix et prospérité au monde, à condition d’être cultivées.

 

– Oui, approuva Justus ; toutefois cette poignée de graines ne produirait pas grand’chose avant d’avoir passé par plusieurs récoltes successives. Jésus en a parlé. Beaucoup de ces graines ne lèveraient jamais, a-t-il dit. Certaines tomberaient parmi les mauvaises herbes et les ronces ; d’autres sur un sol desséché et rocailleux. Mais quelques-unes germeraient.

 

– Justus, crois-tu sincèrement que, dans ce monde avide et méchant, il y ait un avenir pour une doctrine pareille ?

 

Marcellus parlait très sérieusement.

 

– Oui, je le crois, déclara Justus. Je le crois, parce qu’il le croyait. Il disait que cette idée travaillerait, comme le levain dans la pâte, lentement, silencieusement ; mais une fois qu’elle aurait commencé, rien ne pourrait l’arrêter.

 

– Mais pourquoi cela a-t-il commencé ici, dans cette pauvre Galilée, si loin du centre de la civilisation ? dit Marcellus étonné.

 

– Ma foi, il fallait bien que cela commence quelque part !

 

Puis, après un moment de réflexion, il regarda Marcellus avec un air malicieux.

 

– Crois-tu, dit-il, que ces graines auraient plus de chance de pousser si elles étaient tombées dans les rues de Rome ?

 

– Cette question n’a pas besoin de réponse, conclut Marcellus.

 

Justus réveilla son petit-fils.

 

– Et maintenant, en route pour Cana, dit-il en se mettant debout.

 

Quelques minutes plus tard ils étaient de nouveau sur la route, Justus les conduisant de son pas long et régulier et continuant à évoquer ses souvenirs.

 

– Que de fois nous avons fait cette route ensemble ! Jésus préférait Cana à toute autre ville de Galilée.

 

– Même à Nazareth ? demanda Marcellus.

 

– On ne l’a jamais beaucoup apprécié à Nazareth, expliqua Justus. Tu sais comment c’est. Un prophète n’a pas beaucoup de succès dans son pays. Les Nazaréens avaient l’habitude de dire : « Comment cet homme pourrait-il posséder la sagesse ? Ne le connaissons-nous pas depuis son enfance ? »

 

– Ils ne paraissent pas avoir une très haute opinion d’eux-mêmes, dit Marcellus en riant.

 

– Que veux-tu ? dit Justus, il avait été élevé avec eux. D’ailleurs, il ne leur en a jamais voulu. C’est à Cana qu’il a exercé en premier le pouvoir singulier dont tout le monde parle. Personne ne t’a raconté ce qui est arrivé une fois à un mariage ?

 

– Non, répondit Marcellus vivement. Qu’est-il arrivé ?

 

C’était une histoire assez longue et, à la façon dont Justus précisa les plus petits détails, Marcellus pressentit tout de suite son importance. Anna, la fille de Hariph et de Rachel, devait se marier. Hariph était un potier, un artisan habile mais loin d’être riche, et les frais du repas de noce représentaient une somme pour lui. Toutefois il tenait à ce que le mariage de sa fille fût convenablement fêté. Anna avait beaucoup d’amis et leur famille était nombreuse. Tous furent invités et tous vinrent à la noce.

 

– Tu étais là, Justus ?

 

– Non, c’était avant que je connaisse Jésus. Mais ce qui est arrivé est si fabuleux que l’histoire s’est immédiatement répandue partout à la ronde. Je dois avouer que lorsque je l’ai entendue, je ne pouvais y croire.

 

– Allons, raconte-moi ça, insista Marcellus.

 

– Jésus est arrivé en retard. Les invités mangeaient et buvaient déjà depuis un certain temps. Le pauvre Hariph était malheureux parce qu’il ne s’était pas procuré assez de vin ; la mère de Jésus, l’ayant su, le dit à l’oreille de son fils.

 

Justus marcha un demi-stade sans rien dire.

 

– C’est peut-être trop tôt pour te raconter ça, grommela-t-il. Tu ne le croiras pas. Moi-même, je ne l’ai pas cru au commencement ! Le fait est que Jésus s’est glissé hors de la salle. Il y avait dans la cour des vases en terre ; il a ordonné aux serviteurs de les remplir d’eau et d’aller verser à boire aux invités ; puis il a repris sa place à table. Quand on a servi l’eau, c’était du vin !

 

– Non, Justus, non ! s’écria Marcellus. Cela gâte l’histoire de Jésus !

 

– C’est bien ce que je craignais ; tu n’es pas prêt, dit Justus avec regret.

 

– Oh ! il y a probablement une autre explication pour ce vin, insista Marcellus. Jésus entre ; c’est une radieuse personnalité ; tout le monde l’aime. En sa présence, même l’eau prend la saveur du vin. Et c’est ainsi que cette histoire impossible s’est propagée.

 

– Comme tu voudras, Marcellus. Cela ne m’offense pas que tu ne croies pas à mon histoire. Tu n’as pas besoin de cela pour croire à la sagesse et à la bonté de Jésus.

 

Ils montèrent une longue colline sans poursuivre leur conversation ; arrivé sur la crête, Justus s’arrêta, s’abrita les yeux de ses grandes mains brunes et inspecta l’étroite route aussi loin qu’il put, geste qui lui était familier, mais que Marcellus ne s’expliquait pas.

 

Tandis qu’ils s’attardaient au sommet de la colline pour donner le temps aux ânes de les rejoindre, Marcellus rompit le silence.

 

– Ne m’as-tu pas dit, Justus, que Miriam a découvert sa voix merveilleuse pendant que les siens étaient à une noce… où elle avait refusé d’aller ?

 

– Oui, acquiesça Justus. C’était le mariage d’Anna.

 

– Jésus est arrivé en retard au festin, n’est-ce pas ?

 

– Oui.

 

Justus fit un signe de tête et ils échangèrent un regard de mutuelle compréhension.

 

– Je me demande ce qui l’avait mis en retard, dit Marcellus, pensif.

 

– Je me le suis aussi demandé, dit Justus tranquillement.

 

– Crois-tu qu’il ait demandé à Miriam de ne pas en parler ?

 

– C’est possible.

 

– As-tu connaissance, Justus, insista Marcellus, qu’il ait jamais donné quelque chose d’important à quelqu’un… et demandé au bénéficiaire de garder le secret ?

 

– Oui, dit Justus. Ce cas s’est produit plusieurs fois.

 

– Comment l’expliques-tu ?

 

– Jésus trouvait que l’étalage de la charité est une offense. Si cela lui avait été possible, je crois qu’il aurait préféré faire toutes ses généreuses actions en secret. Il a dit une fois à une grande foule, rassemblée sur le flanc d’une colline pour entendre sa parole : « Lorsque tu fais l’aumône, ne sonne pas la trompette devant toi afin d’être glorifié. Quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta droite ; ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra. »

 

– Qu’est-ce que cela veut dire au juste, ton Père te le rendra ? Prenons le cas de Jonathan, par exemple : si tout le monde avait ignoré qu’il avait donné son âne au petit infirme, aurait-il été récompensé en secret ?

 

– Bien sûr ! déclara Justus. Si personne n’avait rien su de ce cadeau, le cœur de Jonathan aurait débordé de bonheur.

 

– Mais il n’était pas possible à l’enfant de le faire sans que cela se sache, dit Marcellus.

 

– C’est vrai. Ce n’est pas sa faute, il a eu de la malchance.

 

– Crois-tu que le singulier rayonnement de Miriam vienne de ce qu’elle a gardé son secret ? Elle n’est pas le dispensateur, mais l’obligé.

 

– En effet, acquiesça Justus. Si l’obligé ne dit rien, le dispensateur est récompensé dans son cœur. C’est ainsi que l’obligé l’aide à obtenir sa récompense.

 

– Mais, maintenant que Jésus est mort, dit Marcellus, Miriam serait libre de dire son secret, n’est-ce pas ?

 

Justus se caressa la barbe d’un air préoccupé.

 

– Probablement pas, murmura-t-il. Sinon elle le dirait.

 

XV

Ils arrivèrent trop tard à Cana pour entendre chanter Miriam, mais Marcellus pensa que cela valait mieux car Jonathan était si fatigué qu’il pouvait à peine se tenir debout.

 

Ils avaient tout juste dressé la tente et mis coucher le petit garçon après un repas léger, que l’on entendait déjà les villageois revenir au clair de lune de leur rendez-vous habituel autour de la source.

 

Justus alla se promener sur la route. Il revint bientôt pour dire que Jesse, le fils de Beoni, partait le lendemain pour Jérusalem ; il pourrait certainement se charger de la lettre de Marcellus.

 

– Parfait, dit celui-ci en lui tendant le rouleau. Combien faut-il lui donner ?

 

– Dix shekels suffiront.

 

Une expression de satisfaction se répandit sur les traits de Justus. Puisque Marcellus lui remettait cette lettre si naturellement, il ne pouvait rien y avoir de suspect dans cette communication.

 

– Arrange-toi avec Jesse, je vais me coucher, dit Marcellus.

 

Lorsque le lendemain, ils se présentèrent tous trois devant la cour proprette de Ruben pensant surprendre Miriam, celle-ci les attendait, déjà avertie de leur présence à Cana.

 

Prévoyant que Jonathan aurait du plaisir à avoir un compagnon de jeu, Miriam avait envoyé chercher son petit cousin André, âgé de neuf ans. Elle avait aussi invité la mère d’André, tante Marthe, qui avait accepté avec joie car elle n’avait pas vu Justus depuis plusieurs mois et avait une quantité de questions à lui poser.

 

Ils étaient tous dans le verger, groupés autour de Miriam qui travaillait à une broderie. Elle était charmante, ce matin-là, tout auréolée d’un bonheur qui la rendait encore plus jolie que Marcellus n’en gardait le souvenir. Après les salutations d’usage, tout le monde trouva un siège. Miriam tendit la main vers Jonathan et d’un sourire engageant, l’amena à ses côtés.

 

– Comme tu marches bien, Jonathan, lui dit-elle, tu es venu à pied de Séphoris ?

 

– J’étais souvent sur un des ânes, murmura-t-il.

 

Puis avec un peu plus d’assurance, il ajouta :

 

– J’avais un joli petit âne qui était à moi. Il s’appelait Jasper. C’est lui qui me l’avait donné, dit-il en indiquant vaguement la direction de Marcellus. Et je l’ai donné à Thomas, parce que Thomas a une jambe malade.

 

– Oh ! comme c’est gentil de ta part ! s’écria Miriam.

 

Ses yeux lumineux allèrent de Jonathan à Marcellus et s’arrêtèrent sur Justus qui avait les sourcils froncés.

 

– Je suppose que Thomas avait vraiment besoin d’un âne, ajouta-t-elle, devinant l’injonction muette de Justus. Tu as dû être très heureux de pouvoir faire cela pour lui.

 

Jonathan sourit tristement, posa un des ses pieds bruns sur l’autre et sembla méditer une réponse. Miriam se hâta de proposer un divertissement.

 

– André, appela-t-elle, si tu montrais les lapins à Jonathan ? Il y en a des tout petits qui n’ont pas encore les yeux ouverts.

 

Cette proposition fut accueillie avec empressement. Les enfants s’éloignèrent en bondissant et Naomi se tourna vers Marcellus.

 

– Qu’en est-il au juste de ce petit âne ? demanda-t-elle en souriant.

 

Marcellus regretta de ne pas être en train d’admirer les lapins.

 

– Oh ! il n’y a rien à ajouter à ce que Jonathan a dit, répondit-il d’un air dégagé. J’ai trouvé un petit âne paresseux dont personne ne voulait et je l’ai donné à Jonathan qui a généreusement cédé son âne à un petit infirme. C’était vraiment très bien de la part d’un garçon de sept ans.

 

– Mais nous ne désirons pas que cela lui monte à la tête, dit Justus avec fermeté. Il en est déjà bien assez impressionné.

 

– Jonathan n’est qu’un enfant, Barsabbas Justus, protesta Miriam.

 

– Je sais, marmotta Justus en se caressant la barbe. Mais je ne veux pas que cela le gâte, Miriam. Si tu en as l’occasion, touche-lui en deux mots… Eh bien, Ruben, que dit la vigne ?

 

Les deux hommes partirent ensemble. Naomi se souvint qu’elle avait affaire à la cuisine et tante Marthe pensa pouvoir l’aider. Miriam était penchée sur son ouvrage comme elles tournaient le coin de la maison.

 

– J’ai beaucoup pensé à toi, Marcellus, dit-elle d’une voix douce, après un silence que ni l’un ni l’autre n’avait voulu interrompre par une banalité.

 

– Tu vois combien j’avais envie de revenir, dit Marcellus en rapprochant sa chaise.

 

– Et maintenant que tu es là, de quoi parlerons-nous en premier ?

 

– Je m’intéresse beaucoup à l’histoire de ce charpentier qui a fait tant de choses pour tes compatriotes.

 

Les yeux de Miriam reflétèrent une surprise heureuse.

 

– Je l’avais deviné ! s’écria-t-elle.

 

– Comment ? dit Marcellus étonné.

 

– Oh ! par un tas de petites choses que j’ai mises ensemble. Tu ne t’y connais pas du tout en étoffes, ni ce bon vieux Justus d’ailleurs. Tu n’as aucune expérience de la manière d’acheter. Il était clair que tu étais en Galilée pour tout autre chose.

 

– C’est vrai… mais qu’est-ce qui t’a fait croire que je m’intéressais à Jésus ?

 

– D’avoir choisi Justus comme guide. Il connaissait Jésus presque aussi bien que Simon et les frères Zébédée, qui étaient continuellement avec lui. Mais j’étais très intriguée. On se méfie ici des Romains. Je ne comprenais pas pourquoi Justus avait consenti à venir avec toi. Puis j’ai découvert que tu connaissais le Grec qui travaillait pour Benyosef. C’est lui qui a certainement arrangé ta rencontre avec Justus, car ce n’est certainement pas le hasard. Les hommes qui fréquentent la boutique de Benyosef sont des amis de Jésus. Tu vois, j’ai rassemblé tous ces détails…

 

– Et tu en as déduit que j’avais employé Justus pour me renseigner sur Jésus, interrompit Marcellus. Eh bien, tes déductions sont justes, néanmoins je dois dire que Justus en sait beaucoup plus qu’il ne veut bien me confier.

 

– Lui as-tu dit pourquoi tu t’intéresses à Jésus ?

 

Miriam l’examina sérieusement en attendant sa réponse.

 

– Pas absolument tout, avoua Marcellus avec quelque hésitation. Mais il sait que mon intention est bonne.

 

– Peut-être qu’il te parlerait plus librement si tu lui disais exactement comment tu en es venu à t’intéresser à Jésus, suggéra Miriam. Je suis moi-même très curieuse d’en savoir la raison.

 

– C’est très long à raconter, murmura Marcellus.

 

– J’ai tout le temps. Dis-le moi, Marcellus.

 

– Il y a juste une année, j’étais à Jérusalem pour affaire… commença-t-il, indécis.

 

– Pas pour acheter des tissus, précisa Miriam comme il s’arrêtait.

 

– C’était pour le gouvernement, poursuivit Marcellus. Je ne suis resté que quelques jours. Il y avait alors une grande effervescence à cause de l’arrestation de ce Galiléen, accusé de trahison. Il semblait bien que l’homme était innocent. Le procurateur lui-même l’avait dit. J’ai été poursuivi par cette idée car tout indiquait que ce Jésus était un homme remarquable. Aussi, comme j’avais l’occasion de revenir à Jérusalem ce printemps, j’ai décidé de passer quelques jours en Galilée pour voir ce qu’on dit de lui par ici.

 

– Qu’est-ce qui t’a tellement frappé dans la personne de Jésus ?

 

La voix de Miriam se faisait pressante.

 

– Son courage, qui paraissait tout naturel, sans effort, dit Marcellus. Tous étaient ligués contre lui : le gouvernement, le Temple, les marchands, les banquiers, la politique, les finances. Personne ne prenait son parti. Ses amis mêmes l’avaient abandonné. Et pourtant, en face de ses persécuteurs, sachant sa cause perdue et connaissant la mort qui l’attendait, il était absolument sans crainte… On ne peut s’empêcher d’avoir un profond respect pour un homme de ce caractère. J’étais très curieux de savoir le genre d’homme que c’était.

 

Marcellus fit un geste qui signifiait que l’explication était terminée.

 

– Ce n’était pas tellement long, Marcellus, fit Miriam très occupée à son ouvrage. Cela m’étonne que tu aies tant hésité à me raconter ça. As-tu peut-être omis de dire à Justus certains détails que tu m’as dits ?

 

– Non, dit Marcellus. Je lui ai dit la même chose.

 

– Mais, j’ai cru comprendre que tu ne lui avais pas tout dit.

 

– Enfin… ce que j’ai dit, doit suffire à te convaincre que mon intérêt est sincère, déclara Marcellus. En tout cas Justus semble satisfait. Il y a des histoires de Jésus auxquelles il fait allusion mais qu’il refuse de me raconter parce qu’il trouve que je ne suis pas prêt. Hier, il regrettait de m’avoir parlé de cette noce où les invités ont bu de l’eau en croyant que c’était du vin.

 

Miriam sourit.

 

– Tu n’as pas pu croire cette histoire ; cela ne m’étonne pas. Justus a probablement raison ; tu n’es pas préparé à entendre des choses pareilles.

 

Une légère rougeur envahit ses joues quand elle ajouta :

 

– Comment est-il venu à te parler du mariage d’Anna ?

 

– Nous espérions atteindre Cana à temps pour t’entendre chanter, dit Marcellus heureux du tour que prenait la conversation. Cela l’a amené tout naturellement à raconter comment tu avais subitement découvert ta voix merveilleuse. Justus m’avait déjà dit auparavant que c’était arrivé le jour d’un mariage. Je l’ai questionné et il a admis que ce singulier événement s’était produit ce jour-là.

 

– Que l’eau se transforme en vin, cela te dépasse, dit Miriam en riant avec sympathie. Je n’en suis pas surprise. Cependant, ajouta-t-elle plus sérieusement, tu sembles n’avoir pas eu de peine à croire à la découverte de ma voix. Mon chant a complètement transformé ma vie ; je suis devenue instantanément une personne toute différente, Marcellus. Je me plaignais continuellement, j’étais capricieuse et déraisonnable. Et maintenant, tu vois, je suis heureuse et satisfaite.

 

Elle le galvanisa par un sourire radieux et lui demanda doucement :

 

– Est-ce tellement plus facile à comprendre que le changement de l’eau en vin ?

 

– Dois-je en déduire, alors, que ton cas est un miracle, Miriam ? demanda Marcellus.

 

– Si tu veux, murmura-t-elle après un moment d’hésitation.

 

– Je sais que tu préfères ne pas en parler, dit-il. Mais en supposant que Jésus t’ait donné le pouvoir de chanter, pourquoi ne t’a-t-il pas en même temps rendu le pouvoir de marcher ? Il a bien redressé le pied du petit Jonathan, à ce qu’on dit.

 

Miriam posa son ouvrage, croisa les bras et regarda Marcellus en face.

 

– Je ne puis te raconter comment m’est venu mon talent, dit-elle, mais je puis te dire que je ne regrette pas d’être paralysée. Les gens de Cana sont peut-être plus fortifiés par les chants que je chante de mon lit que si j’étais en parfaite santé. Ils ont tous leurs soucis, leurs chagrins, leurs déceptions. Si j’avais été guérie, ils auraient dit peut-être : « Oh ! il est facile pour Miriam de chanter et de se réjouir. Miriam n’a pas d’ennuis ; pourquoi ne chanterait-elle pas ? »

 

– Que tu es courageuse ! déclara Marcellus.

 

Elle secoua la tête.

 

– Je ne mérite pas ce compliment, Marcellus. Il fut un temps où mon infirmité était une grande affliction… parce que j’en avais fait une affliction. Je me rendais malheureuse, et en même temps je faisais souffrir mes parents et mes amis. Maintenant que ce n’est plus une affliction c’est devenu une source de bénédiction. Les gens sont pleins d’affection pour moi : ils viennent me rendre visite, ils m’apportent de petits cadeaux ; et, comme Jésus l’a dit, il est meilleur de donner que de recevoir. J’ai de la chance, mon ami ; je vis dans une atmosphère d’amour. Les habitants de Cana se disputent souvent, mais jamais avec moi. Ils ne me montrent que leurs bons côtés. Ne suis-je pas riche ?

 

Elle le regarda avec un sourire lumineux. Marcellus ne répondit pas mais, d’un geste spontané, lui tendit sa main ouverte ; elle y posa la sienne avec la confiance d’un petit enfant.

 

– Veux-tu que je te raconte encore une autre étrange histoire, Marcellus ? demanda-t-elle très calme. Justus t’a certainement dit qu’à l’ouïe des guérisons qu’il avait opérées, de grandes foules se sont mises à le suivre. Les hommes dans les champs lâchaient leur pioche et couraient sur la route quand passait la longue procession ; ils se joignaient à la foule et restaient quelquefois absents de chez eux durant une semaine ou plus, dormant à la belle étoile, complètement enthousiasmés. Ils ne demandaient qu’à être près de Jésus. Or, il est entré un jour à Jéricho ; c’est une des plus grandes villes de Judée. Comme d’habitude une foule l’accompagnait et toute la ville s’est précipitée sur la place à l’annonce de sa venue. À cette époque le chef des publicains était un homme très riche nommé Zachée. Les habitants de Jéricho le craignaient et le détestaient parce qu’il levait les impôts pour le gouvernement romain et avait réussi, grâce à des abus de pouvoir, à se constituer une belle fortune. Il s’était fait construire une superbe résidence au sud de la ville avec des bassins et des jardins magnifiques. Il avait naturellement de nombreux serviteurs.

 

– Mais pas d’amis ! dit Marcellus.

 

– Ni parmi les riches ni parmi les pauvres ; mais Zachée ne s’en souciait pas. Il n’avait que mépris pour leur hostilité. Or, ce jour-là, en apprenant que Jésus s’approchait de Jéricho, il s’est rendu en ville pour le voir. La foule était si dense qu’il a dû descendre de son char, et un légionnaire, le reconnaissant, l’a aidé à monter sur une branche de sycomore. Là-dessus Jésus apparaît avec sa nombreuse compagnie et s’arrête devant l’arbre. Il interpelle Zachée en l’appelant par son nom et lui demande : « Puis-je loger chez toi aujourd’hui ? »

 

– Qu’en ont pensé les gens de Jéricho ? demanda Marcellus.

 

– Ils ont été indignés, c’est sûr, dit Miriam, et les amis de Jésus n’y comprenaient rien. Comment Jésus pouvait-il choisir un homme pareil pour lui accorder une attention toute spéciale ? Beaucoup ont dit : « Ce Galiléen ne vaut pas mieux que les prêtres qui font la cour aux riches. » Zachée, très flatté, a sauté à bas de l’arbre, a marché fièrement à côté de Jésus et, arrivé devant sa belle propriété, a permis à la multitude d’entrer dans les jardins pour attendre. Environ une heure après, Zachée est apparu et leur a fait signe d’approcher. Tous se sont précipités pour entendre ce qu’il avait à leur dire. Il avait l’air troublé. On voyait que quelque chose lui était arrivé ; l’orgueil et l’arrogance s’étaient effacés de son visage. Jésus se tenait un peu à l’écart, grave et silencieux. La foule attendait en retenant son souffle. Zachée a parlé d’un ton qui ne lui était pas habituel. Il avait décidé de donner la moitié de ses biens pour nourrir les pauvres et de faire une ample restitution à tous ceux qu’il avait spoliés.

 

– Mais, que lui avait dit Jésus ? demanda Marcellus.

 

Miriam secoua la tête.

 

– Personne ne le sait, murmura-t-elle.

 

Puis, le regard perdu au loin, elle ajouta comme pour elle-même :

 

– Peut-être qu’il n’a rien dit du tout, qu’il a seulement regardé Zachée de telle façon que l’homme a vu, réfléchie dans ses yeux, l’image de ce qu’il devrait être.

 

– C’est étrange, ce que tu dis là, fit Marcellus. Je ne comprends pas très bien.

 

– Beaucoup ont fait cette expérience, dit Miriam doucement. Quand Jésus nous regardait directement dans les yeux…

 

Elle s’interrompit brusquement et se pencha vers le jeune homme.

 

– Marcellus, continua-t-elle sur un ton expressif qui n’était presque plus qu’un murmure, si tu avais rencontré Jésus, face à face, et s’il t’avait regardé dans les yeux jusqu’à ce que tu ne puisses plus t’en aller… tu n’aurais pas de peine à croire qu’il pouvait faire tout… tout ce qu’il voulait ! S’il t’avait dit : « Pose tes béquilles », tu les aurais posées. S’il t’avait dit : « Rends l’argent que tu as volé », tu l’aurais rendu.

 

Elle ferma les yeux et se laissa aller contre ses coussins. Sa main, toujours dans celle de Marcellus, tremblait un peu.

 

– Et s’il t’avait dit : « Maintenant, tu chanteras de joie », hasarda Marcellus, tu aurais chanté ?

 

Miriam n’ouvrit pas les yeux, mais l’ombre d’un sourire passa sur ses lèvres. Après un moment, elle s’assit, retira sa main, tapota ses boucles, et reprit sa broderie.

 

– Quand tu auras appris tout ce que tu désires sur le compte de Jésus, que feras-tu ?

 

– Je n’ai encore rien décidé, dit Marcellus assez perplexe. Je dois retourner à Rome, toutefois ce n’est pas urgent. Je me réjouis naturellement de revoir mes parents et mes amis, mais… quelque chose me dit que je me sentirai tout dépaysé à Rome. J’ai été très impressionné par ce que j’ai entendu des enseignements de Jésus sur la manière de vivre entre hommes. Cela semble si juste, si raisonnable. Le monde en serait transformé. Miriam, nous avons besoin d’un monde nouveau. Les choses ne peuvent continuer ainsi ; pas longtemps, en tout cas !

 

Miriam délaissa son ouvrage et voua toute son attention à Marcellus. Elle ne l’avait pas encore vu aussi sérieux.

 

– Ces jours derniers, continua-t-il, j’ai eu l’occasion de voir le monde sous un autre angle. Ce n’est pas que je n’aie souvent réfléchi à l’injustice et au malheur qui y règnent. Mais ici, dans cette contrée paisible, quand je contemple les étoiles, la pensée de Rome m’étreint le cœur. La soif de jouissance d’une part ; la misère et la dégradation de plus en plus désespérées à mesure que l’on descend au fond des cachots humides et des galères. Et Rome gouverne le monde ! L’empereur est fou, le prince régent un scélérat et leurs armées contrôlent des millions d’êtres humains !

 

Il s’arrêta, essuya son front moite et murmura :

 

– Pardonne-moi de te tenir un pareil discours.

 

– Ne serait-ce pas merveilleux, s’écria Miriam, si Jésus occupait le trône ?

 

– Impossible.

 

– Qui sait ? dit Miriam simplement.

 

Il scruta ses yeux et y vit, à son grand étonnement, une expression grave et sincère.

 

– Tu ne parles pas sérieusement ! D’ailleurs Jésus est mort.

 

– En es-tu certain ? demanda-t-elle sans le regarder.

 

– J’admets que son enseignement n’est pas mort et que quelque chose devrait être tenté pour le faire connaître aux autres peuples.

 

– As-tu l’intention d’en parler à tes amis… quand tu seras de retour chez toi ?

 

Marcellus soupira.

 

– Ils me traiteront de fou.

 

– Ton père aussi ?

 

– Lui surtout ! Mon père est un homme juste et généreux mais il dédaigne ceux qui s’intéressent à la religion. Il serait très embarrassé, et très ennuyé aussi, si je discutais de ce sujet avec nos amis.

 

– Ne trouverait-il pas que c’est courageux ?

 

– Courageux ? Pas du tout ! Il penserait que c’est de très mauvais goût.

 

Justus et Ruben revenaient de la vigne, en dissertant à voix basse.

 

– Combien de temps restes-tu ici, Marcellus ? demanda Miriam sans chercher à déguiser son intérêt. Te reverrai-je demain ?

 

– Demain nous partons pour Capernaum. Justus veut me faire faire la connaissance d’un nommé Barthélémy. As-tu entendu parler de lui ?

 

– Naturellement. Il te plaira. Mais tu reviendras à Cana avant de retourner à Jérusalem ?

 

– J’aimerais bien.

 

– Fais ton possible. Et maintenant, laisse-moi un moment seule avec Justus, veux-tu ?

 

– Justus, dit Marcellus comme les deux hommes approchaient, je rentre au village, tu me rejoindras plus tard.

 

Il prit congé de Ruben.

 

– Adieu, Miriam, dit-il en lui prenant la main. Je te reverrai la semaine prochaine.

 

– Adieu, Marcellus, dit-elle, j’attendrai ta visite.

 

Ruben fronça légèrement les sourcils, comme s’il avait du souci. Pourvu que ce Romain ne fasse pas du chagrin à sa fille ; il repartirait et oublierait, mais Miriam se souviendrait.

 

– Alors, tu restes ? dit Ruben à Justus, comme Marcellus s’éloignait.

 

– Il paraît.

 

– Je vais prévenir Naomi que tu manges avec nous, dit Ruben.

 

Lorsqu’ils furent seuls, Miriam fit signe à Justus de s’asseoir auprès d’elle.

 

– Pourquoi ne dis-tu pas tout à Marcellus ? demanda-t-elle. Son intérêt est sincère, et il sait si peu de chose. Il était à Jérusalem lors de la condamnation de Jésus et sait qu’il a été crucifié. C’est tout. Pour lui l’histoire de Jésus s’arrête là. Pourquoi ne lui as-tu pas dit… ?

 

– J’ai l’intention de le faire, Miriam, quand il sera prêt pour l’entendre. Il ne me croirait pas maintenant. J’ai pensé que peut-être tu le lui dirais, ajouta Justus à voix basse.

 

– De mon côté j’ai supposé que tu avais une raison pour garder le secret. Mais je trouve que Marcellus a le droit de tout savoir maintenant. Il trouve si dommage que rien ne se fasse pour diffuser l’enseignement de Jésus. Ne peux-tu lui parler du travail qui se fait à Jérusalem, à Joppé, à Césarée ? Il n’a pas la moindre idée de ce qui se passe.

 

– Très bien, je lui dirai tout. Mais dis-moi, Miriam, ajouta Justus d’un ton grave, es-tu en train de t’attacher à cet inconnu ?

 

Miriam fit quelques points à sa broderie avant de le regarder.

 

– Marcellus n’est pas un inconnu pour moi, dit-elle doucement.

 

*

* *

 

De retour sous sa tente, et ne sachant que faire, Marcellus commença à trier les tissus et les vêtements qu’il avait accumulés et se demanda ce qu’il allait en faire. Maintenant qu’il n’avait plus besoin de prétendre s’intéresser à cette marchandise, ces objets n’avaient plus de valeur pour lui. Il lui vint à l’idée qu’il pourrait les porter à Miriam. Elle serait heureuse de les distribuer aux pauvres.

 

Il était en train de plier un beau burnous blanc quand il vit devant la tente un individu grand et maigre qui lui souriait aimablement. Marcellus l’invita à entrer ; l’homme s’assit en croisant ses jambes sous lui et dit qu’il s’appelait Hariph.

 

– Tu viens sans doute pour voir Justus, dit Marcellus avec cordialité. Il est chez Ruben en ce moment.

 

Hariph fit signe qu’il comprenait mais ne bougea pas ; il examinait naïvement l’aménagement de la tente, le paquet de vêtements et l’aimable étranger venu de Rome.

 

– Justus m’a parlé de toi, dit Marcellus jugeant qu’un peu de conversation serait indiquée. Tu es potier, n’est-ce pas ? Tu fabriques des vases pour l’eau… pour le vin… et toutes sortes de récipients ?

 

Hariph fit oui de la tête et sa bouche s’élargit en un sourire.

 

– Dis-moi, continua Marcellus, est-ce la coutume d’employer les mêmes vases pour l’eau et pour le vin ?

 

– Eh ! oui, seigneur, répondit Hariph. Beaucoup le font. De l’eau, du vin, c’est tout la même chose. De l’huile aussi. Tout dans les mêmes vases.

 

– Mais je suppose que vous ne mettez pas du vin dans un vase où il y a eu de l’huile, fit Marcellus.

 

– Non, il vaut mieux pas, dit Hariph. Le vin aurait un goût d’huile.

 

– Cela doit aussi arriver si l’on met de l’eau dans un vase qui a contenu du vin, poursuivit Marcellus. L’eau aurait un goût de vin.

 

Hariph regarda en clignant des yeux du côté de la rue, les fines rides de ses tempes se creusant davantage. Après un moment, il se tourna vers son jeune hôte et lui dit :

 

– Est-ce que Justus t’a raconté ?

 

– Oui.

 

– Tu l’as cru ? demanda Hariph.

 

– Non, répondit Marcellus avec fermeté. Cela m’intéresserait de savoir ce que tu en penses, toi.

 

– Ma foi, c’est ainsi, dit Hariph ; le vin est venu à manquer au mariage de ma fille Anna, et lorsque Jésus est arrivé, il a fait du vin avec de l’eau. Je ne sais pas comment. Je sais seulement qu’il l’a fait.

 

– L’as-tu goûté ?

 

– Oui, je n’ai jamais goûté de vin pareil, ni avant ni depuis ce jour.

 

– Quelle sorte de vin était-ce, un vin lourd et capiteux ?

 

– Non… il avait un goût très délicat.

 

– Il était rouge ? demanda Marcellus.

 

– Non, blanc.

 

– Transparent comme de l’eau ?

 

– Oui, seigneur.

 

Le regard de Hariph rencontra le sourire de Marcellus, puis se perdit au loin. Ils ne se dirent plus rien pendant un long moment.

 

– On m’a dit que tout le monde aimait beaucoup Jésus, fit Marcellus.

 

– Oh ! oui, seigneur, assura Hariph. Il est venu en retard à la fête. Tu aurais dû voir la joie quand il est apparu ! Beaucoup se sont levés pour l’entourer. C’était ainsi partout où il allait. On ne voyait plus que lui.

 

– Y avait-il eu du vin dans ces vases, Hariph ? demanda Marcellus.

 

– Oui, seigneur.

 

Marcellus fit un signe de tête et sourit.

 

– Merci d’avoir été franc, dit-il. J’étais certain qu’il devait y avoir une explication.

 

Il se leva ostensiblement.

 

– j’ai eu du plaisir à causer avec toi. Dirai-je à Justus que tu reviendras plus tard ?

 

Hariph ne s’était pas levé ; il avait l’air perplexe.

 

– S’il n’y avait eu que cette chose-là, dit-il sans être affecté par les manières de Marcellus… s’il n’y avait eu que cette chose-là…

 

Marcellus s’assit de nouveau et l’écouta avec attention.

 

– À partir de ce jour, continua Hariph, il est arrivé beaucoup de choses extraordinaires.

 

– C’est ce que j’ai entendu dire, dit Marcellus. Permets-moi de te poser une question : As-tu vu faire de ces choses mystérieuses, ou les as-tu apprises par ouï-dire ? Les histoires extraordinaires grossissent à force d’être répétées, tu sais.

 

– Est-ce que quelqu’un t’a raconté comment Jésus a donné à manger à une foule de cinq mille personnes quand il n’avait rien d’autre qu’une petite corbeille de pain et quelques poissons fumés ?

 

– Non, dit Marcellus vivement. Raconte-moi ça, je te prie.

 

– Peut-être que Justus te le raconterait si tu le lui demandais. Il était là, tout près, quand c’est arrivé.

 

– Tu y étais, Hariph ?

 

– Oui, mais j’étais assez loin derrière, dans la foule.

 

– Dis-moi ce que tu as vu. Où est-ce arrivé ?

 

– C’était peu de temps après la fête du mariage. Jésus avait commencé à aller de village en village parlant aux gens, et de grandes foules le suivaient.

 

– Pour l’entendre parler ? interrompit Marcellus.

 

– Oui… mais aussi parce qu’on disait qu’il guérissait les malades et rendait la vue aux aveugles, et…

 

– Tu le crois, ça, des aveugles ?

 

– Oh ! oui, déclara Hariph. J’en ai connu un qui pouvait voir aussi bien que toi, seigneur.

 

– Le connaissais-tu avant ?

 

– Non, avoua Hariph. Mais ses voisins disaient qu’il avait été aveugle pendant des années.

 

– Tu les connaissais ces voisins ?

 

– Non, ils étaient de près de Sychar.

 

– Ce genre de témoignage n’a pas grande valeur devant la loi ; mais tu dois avoir des raisons pour le croire… Bon, parle-moi maintenant de ce curieux repas.

 

– Il y avait constamment de grandes foules qui le suivaient, et ce n’était pas facile de les manier. Chacun voulait être tout près pour voir se produire ces choses merveilleuses ; et l’on ne savait jamais quand elles auraient lieu. Ce n’est pas rien, s’interrompit Hariph, lorsqu’un de nos voisins, qui a grandi avec les autres enfants du village et a travaillé à un établi de charpentier, se met à parler comme personne d’autre ne parle ; et qu’au milieu d’un discours, un vieillard, qui était debout au premier rang, la bouche ouverte et les mains en pavillon derrière ses oreilles pour essayer d’entendre, s’exclame soudain : « Ahhh ! » et se met à danser en rond en criant : « J’entends, j’entends de nouveau ! »

 

– As-tu vu Jésus faire cela, Hariph ? demanda Marcellus.

 

– Non, seigneur… mais beaucoup de gens l’ont vu… des gens de toute confiance.

 

– Très bien, dit Marcellus avec indulgence. Maintenant parle-moi de ces cinq mille personnes. Tu y étais, n’est-ce pas ?

 

– Voici comment c’est arrivé. Jésus venait de recevoir de mauvaises nouvelles : un de ses meilleurs amis, retenu en prison par le vieil Hérode Antipas, avait été décapité. Il est alors parti en bateau avec ses disciples pour aller méditer dans un lieu désert. Les gens qui étaient sur les rives du lac l’ont reconnu et se sont mis à courir pour le rejoindre ; Ruben et moi en avons fait autant. Quand il a débarqué, il a trouvé une foule de gens fatigués, mais impatients de l’entendre.

 

– Il a dû être bien mécontent de ne pouvoir rester un peu tranquille.

 

– Cela aurait été naturel, mais son visage n’exprimait que bonté et compassion, et il s’est mis à nous parler comme si de rien n’était. Il nous a dit que nous étions tous des voisins, que nous formions tous une même famille. Les gens se taisaient ; on n’entendait que la voix de Jésus. Et songe, seigneur, qu’il y avait cinq mille personnes !

 

Le menton de Hariph tremblait ; Marcellus était grave.

 

– je ne suis pas de ceux qui pleurent facilement, continua-t-il d’une voix rauque. Mais il y avait quelque chose dans ses paroles qui nous faisait venir les larmes aux yeux. Nous n’étions plus qu’une grande troupe d’enfants, faibles et épuisés, tandis que lui était un homme, l’unique homme en face de tous ces êtres querelleurs, mesquins et envieux. Sa voix était très calme et ses paroles tombaient comme un baume sur nos meurtrissures. Pendant qu’il parlait, je me disais en moi-même : « Je n’ai jamais vécu. Je n’ai jamais su comment il fallait vivre. Cet homme a les paroles de vie. » C’était comme si Dieu lui-même nous parlait ! Tout le monde était ému. Sur les visages, des larmes coulaient.

 

Hariph s’essuya les yeux du dos de ses mains noires.

 

– Ensuite, continua-t-il d’une voix mal assurée, Jésus a fait signe à un groupe d’hommes qui avaient apporté un malade tout au long de ce chemin ; ils sont venus déposer leur fardeau aux pieds de Jésus qui a adressé quelques mots à l’homme malade. Je n’ai pas pu entendre ce qu’il disait, mais j’ai vu l’homme se lever. Quel cri d’étonnement !

 

Hariph regarda Marcellus d’un air suppliant.

 

– Tu crois ce que je te raconte, n’est-ce pas ?

 

– C’est difficile, Hariph, dit Marcellus gentiment. Mais je vois bien que tu en es persuadé toi-même. Il y a peut-être une explication.

 

– Peut-être, seigneur, dit Hariph poliment. Et, après cela, beaucoup d’autres sont venus vers Jésus pour être guéris.

 

Il hésita un moment, puis dit, embarrassé :

 

– Je ne te fatiguerai pas avec tout cela, puisque tu ne le crois pas.

 

– Tu voulais me raconter comment il leur a donné à manger, lui rappela Marcellus.

 

– Ah ! oui. L’après-midi était déjà bien avancée. J’étais si saisi par ce que j’avais vu et entendu que je ne songeais pas à ma faim. Ruben et moi, sachant qu’on ne trouverait rien à manger dans ce lieu désert, nous étions arrêtés devant un banc de marché à Capernaum et avions acheté du pain et du poisson séché. En d’autres circonstances, nous aurions mangé nos provisions. Mais j’aurais eu honte de le faire devant tout ce monde parce que Jésus venait de dire que nous étions tous une même famille et que nous devions partager ce que nous avions avec les autres. Je voulais bien partager avec l’homme à côté de moi ; mais j’avais à peine assez pour moi tout seul. Alors je n’ai pas mangé, ni Ruben non plus.

 

– Je suis sûr que beaucoup d’autres dans la foule se sont trouvés en face de la même difficulté, dit Marcellus.

 

– Les disciples ont dit à Jésus qu’il valait mieux renvoyer les gens pour qu’ils puissent s’acheter à manger dans les petits villages. Justus m’a raconté ensuite que Jésus s’est contenté de secouer la tête et de dire que les gens auraient à manger, ce qui les a beaucoup étonnés. Un gamin, assis tout près, avait entendu leur conversation. Il avait un panier avec des provisions, juste de quoi nourrir un petit garçon. Il s’est approché de Jésus avec son panier et a dit qu’il voulait bien partager avec les autres.

 

Les yeux de Marcellus brillèrent et il se pencha en avant.

 

– Continue, dit-il, c’est très intéressant.

 

– Oh ! oui, seigneur. Jésus a pris le panier, l’a élevé de façon à ce que chacun pût le voir et a dit que le garçonnet voulait partager avec tout le monde. Puis il a levé les yeux et a remercié Dieu pour le cadeau de l’enfant. Un grand silence régnait. Ensuite, il s’est mis à rompre le pain en petits morceaux, a divisé le poisson en portions et a donné ces fragments à ses disciples pour les distribuer à la foule.

 

– Est-ce que cela n’a pas fait rire ? demanda Marcellus.

 

– Eh bien, non. Nous avons bien un peu souri de penser qu’une aussi grande foule devait se nourrir avec si peu de chose. Comme je te l’ai dit, je n’avais pas osé sortir mes provisions, mais maintenant j’aurais eu honte de ne pas les sortir ; j’ai déballé mon pain et mon poisson et j’en ai offert un morceau à mon voisin.

 

– Épatant ! s’écria Marcellus. Il était content ?

 

– Il en avait aussi, dit Hariph, qui ajouta vivement : Mais beaucoup n’avaient rien du tout. Et chacun a mangé, ce jour-là ! On a même emporté douze corbeilles pleines des morceaux qui restaient.

 

– On dirait que d’autres, à part toi et Ruben, avaient eu la précaution d’apporter quelques vivres, dit Marcellus. Ils n’avaient sans doute pas voulu partir sans rien à manger dans le désert. Cette histoire est vraiment merveilleuse, Hariph !

 

– Tu la crois, seigneur ? dit Hariph, surpris.

 

– Bien sûr ! Et c’était un miracle ! Jésus est arrivé à ce que cette horde de gens égoïstes et sans cœur se conduisent de manière décente. Il faut un homme vraiment grand pour faire une famille harmonieuse d’une foule pareille ! Je ne comprends pas les guérisons, Hariph ; mais cette dernière histoire ne m’étonne pas ! Merci de me l’avoir racontée.

 

XVI

Ils étaient en route pour Capernaum. Toute la journée, leur étroit chemin n’avait fait que gagner en altitude, malgré quelques descentes dans des vallées peu profondes, les conduisant vers un plateau élevé où le gris des oliviers rejoignait un ciel d’azur rehaussé de gros nuages blancs immobiles.

 

Le voyage avait été fatigant et, tandis que les ombres s’allongeaient vers l’est, les deux hommes gravissaient en silence le sentier rocailleux, laissant loin derrière eux les bêtes de somme. Ils approchaient du sommet maintenant. Justus avait promis qu’ils camperaient à l’abri du grand rocher qu’ils avaient aperçu deux heures auparavant. On y trouverait une source d’eau fraîche et du fourrage en abondance. Oui, il connaissait bien ce coin ; il y avait campé maintes fois. La vue était superbe. Jésus aimait à s’y arrêter.

 

Durant cette tournée en Galilée, Marcellus avait très peu fait attention aux caractères physiques de cette province. Jusque-là, le paysage avait été quelconque et il avait été tout occupé par l’étrange affaire qui l’amenait dans ces lieux. Une seule chose l’intéressait dans ce pays aux champs semés de rochers, aux maigres vignobles, aux villages endormis dans la poussière autour de puits antiques. Il ne pensait qu’à l’homme mystérieux qui avait, peu de temps auparavant, cheminé sur ces sentiers sinueux, et qui attirait à lui des milliers d’êtres humains.

 

Il était difficile, ce jour-là, de se représenter une pareille multitude sur cette route déserte et ensoleillée. La plupart des gens devaient être venus de très loin, car les habitations étaient rares dans cette contrée.

 

Cette femme fatiguée, à la peau flétrie par les intempéries, penchée sur sa pioche, était-elle aussi accourue, abandonnant la soupe sur le feu, pour se joindre à la foule qui suivait Jésus ? Cet homme barbu, son mari sans doute, coupant nonchalamment l’herbe avec la faucille de son arrière-grand-père, avait-il couru tout essoufflé et essayé de se faufiler parmi les voyageurs pour entrevoir le visage de Jésus ?

 

C’était presque incroyable que cette province silencieuse et engourdie ait pu être tirée de sa léthargie séculaire et bouleversée à ce point. Même Justus, au souvenir de ces événements, ne pouvait que branler sa tête ébouriffée et marmotter que toute cette affaire le dépassait. On ne sait que penser des miracles, avait-il dit d’un air songeur ; les gens étaient si excités et avaient raconté tant de choses extraordinaires.

 

Mais ces masses de gens qui suivaient Jésus jour après jour, indifférents à la faim et au manque de confort, la Galilée entière savait que c’était vrai, parce que toute la Galilée avait participé à ce mouvement. On pouvait douter de la véracité de certains miracles, mais pas de ce fait-là ! Cette petite Galilée, dont les mœurs bucoliques et le rude dialecte étaient un sujet de plaisanterie en Judée, s’était subitement réveillée ! Toute la population prenait la route, à pied, à âne, en char ou à béquilles. De pauvres invalides, qu’on ne pouvait laisser seuls, étaient étendus sur des civières et emportés dans le courant. On avait tout laissé pour approcher l’homme qui vous regardait dans les yeux et vous guérissait, vous remuait le cœur et vous faisait souhaiter, l’émotion vous serrant à la gorge, de posséder sa force sereine et sa pureté.

 

Maintenant, cette grande lumière s’était éteinte ; les foules s’étaient dispersées. La Galilée était retombée dans son engourdissement. Quel pays solitaire ! Peut-être les Galiléens eux-mêmes s’apercevaient-ils maintenant de leur isolement, après cette agitation inaccoutumée.

 

Marcellus aurait aimé savoir ce qui restait de l’influence de Jésus. Évidemment, ceux qui le connaissaient de près et avaient été ses intimes, se souviendraient de lui jusqu’à la mort ; Miriam, par exemple. Y en avait-il beaucoup d’autres comme elle ? Justus lui avait dit que certains de ces Galiléens avaient été complètement transformés, presque comme s’ils étaient nés à nouveau. Des hommes incultes avaient appris un métier. Des mendiants s’étaient mis à travailler. Quelques publicains étaient devenus de respectables citoyens. Des femmes connues pour être des mégères avaient changé de caractère. Qui sait s’ils avaient pu tenir leurs bonnes résolutions ? Il questionnerait Justus à ce sujet.

 

Ils arrivaient maintenant au sommet du plateau et à chaque pas la vue gagnait en étendue. Loin vers le nord s’apercevait une chaîne de montagnes aux cimes neigeuses. Quelques coudées de plus, et au bas scintillaient les dômes d’une ville moderne. Ce ne pouvait être que Tibériade. Marcellus allongea le pas pour rester à côté de Justus qui se dirigeait vivement vers le bord, tournant la tête de droite et de gauche et regardant avidement dans toutes les directions comme s’il s’attendait à trouver un ami dans ces parages.

 

Soudain le panorama entier s’étendit devant eux, et Marcellus vit pour la première fois le grand lac bleu dont Justus lui avait tant parlé. C’était autour de cette petite mer que Jésus avait passé la plus grande partie de ses jours. Justus se laissa tomber sur le sol et, croisant les bras, contempla silencieusement la scène. Marcellus, un peu à l’écart, s’appuya sur ses coudes. Dans le lointain, une voile allait de biais. Tout le long de la rive, des villages aux toits plats descendaient jusqu’au bord de l’eau.

 

Après une longue pause, Marcellus fit un mouvement.

 

– Ainsi, c’est ça, la mer de Galilée ! dit-il comme se parlant à lui-même.

 

Justus fit un signe lent de la tête. Ensuite il montra du doigt un groupe de maisons à peine discernable dans le lointain.

 

– Capernaum, dit-il. À douze kilomètres.

 

– Ce lac te rappelle de très doux souvenirs, Justus, fit Marcellus. Dis-moi, continua-t-il, la conduite des gens en général s’est-elle modifiée depuis la venue de Jésus ?

 

– C’est difficile à dire, répondit Justus. Ils n’en parlent pas beaucoup. Ils ont peur. Le fort romain est tout près. On pourrait s’attirer des ennuis en posant des questions. Je ne sais que ce qui est arrivé à mes amis. J’ai l’intention de rendre visite à quelques-uns d’entre eux pendant que nous sommes là.

 

– Pourrai-je les voir ? demanda Marcellus.

 

– Je te ferai faire la connaissance de Barthélemy, ainsi que je te l’ai promis. J’aimerais que tu l’entendes. Barthélemy n’aura pas peur de te parler après que je l’aurai assuré qu’il ne risque rien. Sa rencontre avec Jésus a été très étrange.

 

– Vraiment ? Raconte-moi ça.

 

– Eh bien ! dès la première entrevue, Barthélemy s’est rendu compte que Jésus lisait dans son cœur, si bien qu’il n’a pas hésité à le suivre.

 

– Il a été l’un des vôtres ?

 

– Oui, pendant trois ans il a parcouru le pays à la suite de Jésus. Tu auras du plaisir à causer avec lui.

 

La petite caravane émergeait maintenant du sentier, Jonathan arriva en courant et se blottit contre Justus.

 

– Quand soupons-nous, grand-mère ? supplia-t-il.

 

– Bientôt, mon fils, répondit Justus affectueusement. Va, et aide à décharger les ânes. Nous venons tout de suite.

 

Le petit Jonathan s’en alla bien vite.

 

– Il a l’air tout joyeux, aujourd’hui, fit Marcellus.

 

– C’est l’œuvre de Miriam, déclara Justus. Elle lui a parlé longuement, hier. Je crois que nous n’avons plus à nous faire de souci pour lui.

 

– Cette conversation a dû être intéressante, dit Marcellus.

 

– Jonathan n’a pas eu l’air de vouloir en parler, dit Justus. Cela lui a fait beaucoup d’impression. Tu as remarqué comme il était tranquille, hier au soir ?

 

– Je ne crois pas qu’il existe au monde une autre jeune fille dans le genre de Miriam ! déclara Marcellus d’un air pénétré.

 

– Je connais une veuve à Capernaum, dit Justus, qui passe son temps chez les pauvres et les malades. Elle s’appelle Lydia. Son histoire t’intéressera peut-être.

 

– Oui, raconte-la-moi, dit Marcellus en se redressant, prêt à écouter.

 

– Lydia était encore très jeune à la mort de son mari, Ahira. J’ignore comment les choses se passent dans ton pays, mais chez nous, la situation d’une jeune veuve n’est pas enviable. Elle vit en recluse. Lydia était, à ce qu’on dit, une des plus belles femmes de Capernaum. Ahira avait possédé de grandes richesses et leur intérieur était luxueux. Peu après la mort de son mari, Lydia a été atteinte d’un mal particulier aux femmes et a graduellement décliné, perdant toute sa beauté. Sa famille avait fait venir les meilleurs médecins, mais rien n’arrêtait ce mal impitoyable. Elle avait même parfois de la peine à se mouvoir dans sa chambre. C’est à ce moment que le pays entier commençait à être ému par le récit des étranges guérisons faites par Jésus.

 

Justus sembla hésiter à poursuivre son histoire. Marcellus attendait, vivement intéressé.

 

– Il faut que je te dise, continua Justus, qu’il n’était pas toujours facile pour les gens de qualité d’approcher de Jésus, car il ne leur était pas agréable de se mêler à cette foule criarde. Jésus le regrettait et il a maintes fois consenti à s’entretenir seul avec des hommes importants, jusque tard dans la nuit, bien qu’il eût terriblement besoin de repos.

 

– Des hommes qui désiraient être guéri d’une maladie ? demanda Marcellus.

 

– C’est probable… mais je connais des cas où des gens très influents, qui n’étaient pas malades du tout, ont invité Jésus chez eux pour s’entretenir longuement avec lui. Une fois, nous l’avons attendu devant chez Nicodème ben Gorion, l’homme de loi le plus connu de la région, jusqu’au chant du coq au petit jour. Or Nicodème était en parfaite santé.

 

– Crois-tu qu’il ait mis Jésus en garde ?

 

– Non. Nicodème est sorti avec lui, cette nuit-là, et l’a accompagné jusqu’à la grille. Jésus lui parlait d’un air grave. Lorsqu’ils ont pris congé, chacun a posé la main sur l’épaule de l’autre, ce qui ne se fait qu’entre égaux. Bref, tout cela pour te dire qu’il fallait beaucoup de courage de la part d’une femme de qualité pour se joindre aux gens qui se pressaient autour de Jésus.

 

– C’est très compréhensible, acquiesça Marcellus.

 

– Un jour que Jésus parlait sur la place publique de Capernaum, un homme, nommé Jaïrus, chef de la synagogue, a traversé la foule qui s’est ouverte devant lui ; marchant directement vers Jésus, il lui a dit que sa petite fille était sur le point de mourir, et l’a supplié de venir immédiatement auprès d’elle. Sans poser de questions, Jésus y a consenti instantanément et ils sont descendus ensemble la grand’rue, la foule grossissant à mesure qu’ils avançaient. Lorsqu’ils ont passé devant la maison de Lydia, elle était à sa fenêtre et elle a vu Jaïrus aux côtés de Jésus.

 

– Où étais-tu à ce moment, Justus ? demanda Marcellus. Tu sembles au courant de bien des détails.

 

– C’est que justement j’étais aussi près de Jésus que je le suis de toi en ce moment. Je ne crois pas que Lydia aurait fait cette tentative si elle n’avait pas reconnu Jaïrus dans la multitude. Cela a dû lui donner de l’assurance. Rassemblant ses pauvres forces, elle est sortie de sa maison, s’est frayé un passage, et s’est bientôt trouvée presque à côté de Jésus. Là, le courage lui a manqué ; car au lieu d’essayer de lui parler, elle a tendu la main et a seulement touché sa Tunique. Je suppose qu’elle a été effrayée de son audace, car elle a fait demi-tour et a cherché à s’échapper de la foule.

 

– Pourquoi personne n’a-t-il attiré l’attention de Jésus sur elle ? demanda Marcellus.

 

– Ma foi, dit Justus, il y avait beaucoup de bruit… et cela s’est passé très rapidement… Mais Jésus s’est arrêté instantanément et a demandé : « Qui m’a touché ? » Simon et Philippe lui ont dit que, dans une telle cohue, il n’était pas étonnant que quelqu’un l’eût frôlé. Mais il n’était pas satisfait. Comme il attendait, un cri de femme a retenti. La foule s’est ouverte devant Lydia. Cela a dû être un moment critique pour cette femme qui avait toujours vécu retirée dans son milieu. Le silence s’était fait comme par enchantement.

 

Au souvenir de cette scène, Justus dut raffermir sa voix.

 

– J’ai vu bien des choses pathétiques durant ces journées, continua-t-il, mais aucune plus émouvante. Lydia s’est avancée lentement, la tête penchée en avant et les mains devant les yeux. Elle s’est agenouillée devant Jésus et a confessé que c’était elle qui l’avait touché. Puis elle a levé sur lui ses yeux baignés de larmes et s’est écriée : « Maître, je suis guérie de mon mal ! »

 

Vaincu par son émotion, Justus s’arrêta pour s’essuyer les yeux avec sa manche. Faisant effort sur lui-même, il poursuivit :

 

– Tout le monde était bouleversé. Vois-tu, Marcellus, cette femme fixait Jésus comme si elle était fascinée par une clarté éblouissante. Son corps tremblait, mais sa face était en extase ! Oh ! c’était beau !

 

– Continue, je te prie, insista Marcellus quand Justus se tut.

 

– Oui, c’était émouvant, reprit-il d’une voix enrouée. Jésus a pris ses deux mains dans les siennes et l’a doucement relevée, puis, comme s’il parlait à un petit enfant en pleurs, il lui a dit : « Ma fille, ta foi t’a sauvée ; va en paix. »

 

– Cette histoire est merveilleuse, Justus, dit Marcellus.

 

– Je me demande pourquoi je te l’ai racontée, murmura Justus. Pourras-tu croire que Lydia a été guérie uniquement en touchant la Tunique de Jésus ?

 

Il attendit un commentaire de Marcellus. On peut trouver une histoire merveilleuse sans forcément croire à sa véracité. Marcellus avait jusqu’à présent cherché à expliquer par le raisonnement tous ces mystères. Le récit de la guérison de Lydia l’avait visiblement ému, mais il allait sans doute tenter de résoudre ce problème par des faits naturels. Ses arguments étaient si longs à venir que Justus examina attentivement le visage du Romain, très étonné de sa gravité. Il fut encore plus surpris lorsque Marcellus répondit sur un ton de profonde sincérité :

 

– Justus… cette histoire, je la crois !

 

*

* *

 

Malgré sa fatigue, Marcellus eut beaucoup de difficulté à trouver le sommeil cette nuit-là. L’histoire de Lydia avait ravivé le souvenir de ses expériences avec la Tunique, qui depuis longtemps ne le préoccupaient plus guère.

 

Il avait inventé mille maisons pour trouver une cause à l’effet surprenant que la Tunique avait eu sur lui. Son explication était loin d’être concluante ni satisfaisante, mais il l’avait adoptée parce que c’était moins troublant que d’admettre que la Tunique avait un pouvoir surnaturel.

 

Son cas, examiné objectivement, avait débuté par un sérieux choc. Le spectacle d’une crucifixion est suffisant pour laisser des traces dans l’âme de n’importe quel être décent. Mais d’avoir, en fait, dirigé une crucifixion, est bien pire. Et d’avoir crucifié un innocent donnait à cette affaire l’aspect d’un crime honteux. Le souvenir de cet instant resterait pour lui un tourment, un point douloureux comme une peine physique. Rien d’étonnant à ce qu’il en ait été déprimé au point d’en avoir la raison troublée !

 

Là-dessus, il y avait eu ce fameux banquet au palais où, sous l’empire de la boisson, il avait consenti à revêtir la Tunique tachée de sang. Ses remords avaient sans doute atteint un tel degré que sa conscience n’avait pu supporter cette nouvelle perfidie. Il s’était fait en lui un bouleversement, comme si une puissance vengeresse, liée à la Tunique, avait puni cet outrage. Et longtemps il avait souffert de cette obsession : la Tunique était ensorcelée !

 

Enfin, il y avait eu son étonnante guérison, une après-midi à Athènes. Sa maladie mentale ayant atteint un point de crise, il n’avait pu supporter cette tension et n’avait vu d’issue que dans le suicide. À cet instant critique, la Tunique avait retenu sa main.

 

Là-dessus, durant plusieurs heures, il avait été complètement désemparé. Lorsqu’il avait essayé d’analyser ce qui lui était arrivé, son esprit s’y était refusé. En effet, il éprouvait une telle joie d’être délivré de sa mélancolie qu’il n’avait pas été d’humeur à examiner la nature de sa rédemption.

 

Avec le temps, il en était venu à expliquer sa guérison de la même manière que sa maladie. La Tunique, dans les deux cas, avait joué un rôle ; mais ce pouvait être un hasard et la Tunique n’avait peut-être rien à faire avec tout cela !

 

Bien au delà de minuit, Marcellus resta éveillé sur son lit, examinant à nouveau ses raisonnements à la lumière de l’aventure de Lydia ; mais il ne savait qu’en penser. Il avait spontanément déclaré à Justus qu’il croyait à cette histoire. Impossible de douter de la sincérité de cet homme ; mais, tout de même, il devait y avoir une explication. La maladie de Lydia était peut-être arrivée à son terme ce jour-là, et sous le coup de l’émotion, elle avait lâché prise. Il s’efforça de se convaincre, puis il dut convenir que son raisonnement ne tenait pas debout, et il finit par s’endormir.

 

Réveillé en sursaut, Marcellus se souleva prudemment sur le coude et regarda par l’ouverture de la tente. Dans le gris bleu de la demi-obscurité précédant l’aube, il aperçut vaguement les contours d’un homme grand, carré d’épaules, et portant la barbe. Il faisait trop sombre pour discerner les traits de l’intrus.

 

Son attitude n’avait rien de furtif. Il se tenait très droit et paraissait chercher à identifier les occupants de la tente. À la fin, il s’en alla.

 

Dès qu’il eut disparu, Marcellus se leva, attacha sans bruit ses sandales, boucla sa ceinture et se glissa dehors. Cette visite inattendue n’avait rien de sinistre ; il sautait aux yeux que l’homme n’était ni un voleur ni un rôdeur ordinaire. Il était très possible qu’il eût rendez-vous avec Justus, et qu’il eût été retardé. Trouvant les voyageurs endormis, il avait sans doute décidé d’attendre.

 

Cette hypothèse semblait confirmée par le fait que, la veille au soir, Justus avait examiné les alentours comme s’il s’attendait à être rejoint par une connaissance ; il est vrai que c’était son habitude chaque fois qu’une élévation du terrain permettait une vue plus étendue.

 

Il faisait encore trop nuit pour aller à la recherche du visiteur mystérieux. Marcellus se dirigea lentement vers le bord de l’étroit plateau où Justus et lui s’étaient arrêtés la veille. Loin vers l’est, derrière l’impénétrable obscurité qui enveloppait le lac, le bleu commençait à percer la grisaille. Maintenant le gris se dissolvait à l’horizon et une étroite et longue bande blanche apparut. Des rayons s’élevèrent haut, toujours plus haut dans le ciel, derrière un sommet éblouissant de neige. La montagne se dora, et Marcellus put contempler la naissance de l’aube.

 

À un stade de distance, faisant face aussi au lever du soleil, le voyageur inconnu se tenait immobile. Il ne s’était pas encore aperçu qu’on l’observait ; absorbé par le spectacle, il était assis, ses longs bras encerclant ses genoux. La visibilité augmentant, Marcellus remarqua que l’homme était pauvrement vêtu et n’avait pas de bagage ; c’était probablement un habitant de la contrée, un pêcheur peut-être, à en juger par le petit bonnet qu’il avait tiré sur ses oreilles.

 

Marcellus toussa pour attirer l’attention de l’inconnu. Celui-ci tourna lentement la tête ; puis, lestement, il se leva et s’approcha. À deux pas de Marcellus il s’arrêta et attendit que le Romain lui adressât la parole.

 

– Qui es-tu ? demanda Marcellus. Et que désires-tu ?