Fortuné Du Boisgobey

LA VOILETTE BLEUE

(1885)

 

 

 

Table des matières

I 3

II 44

III 82

IV.. 121

V.. 157

VI 197

VII 221

VIII 261

IX.. 281

X.. 305

XI 345

ÉPILOGUE. 381

À propos de cette édition électronique. 387

 

I

Le vieux Paris s’en va.

On a démoli l’ancien Hôtel-Dieu, mais il attristait encore, il y a dix ans, le parvis Notre-Dame, et sa façade délabrée barrait la vue de la rivière à ceux qui venaient admirer la cathédrale immortalisée par Victor Hugo ; – des provinciaux ou des étrangers, ceux-là, car les vrais Parisiens visitent peu les monuments et ne s’avisent guère d’aller flâner dans la Cité.

C’est un quartier pauvre, habité par de tout petits rentiers qui sortent rarement, et qui n’apprécient pas les beautés architecturales de l’église bâtie sous Philippe-Auguste.

En ce temps-là, pourtant, la place déserte et silencieuse s’animait le jeudi et le dimanche, les jours où les parents des malades de l’hôpital étaient admis à les voir ; mais ces réceptions, autorisées par l’Assistance publique, contrastaient avec celles qui attirent de luxueux équipages à la porte des grands hôtels du faubourg Saint-Germain.

C’était un va-et-vient de pauvres diables qui arrivaient à pied et qui s’en allaient de même ; cependant, ces jours-là l’aspect du parvis devenait presque gai, et le tableau valait qu’on l’observât.

Par un beau jeudi de printemps de l’an de grâce 1874, deux messieurs s’en régalaient, d’une des plus hautes fenêtres du long bâtiment de l’Hôtel-Dieu.

Le plus jeune, en bras de chemise, fumait sa pipe, accoudé sur l’appui de la croisée, et il était là chez lui, car il y avait dans l’hôpital des logements réservés aux internes, et il en occupait un depuis six mois qu’il avait été reçu à l’internat, après un très-brillant examen.

C’était un garçon de bonne mine, et sa tenue débraillée ne l’empêchait pas d’avoir ce que l’on appelle l’air distingué. Il avait de grands yeux noirs et ce teint pâle qui plaît tant aux femmes romanesques.

L’autre, qui se tenait debout près de lui et qui ne fumait pas, était un homme d’une quarantaine d’années, grand, maigre et sec, porteur d’une figure osseuse et longue, coupée en deux par une formidable paire de moustaches hérissées, des moustaches à la Victor-Emmanuel ; serré avec cela dans une redingote noire, taillée militairement, et coiffé d’un chapeau à larges bords, évasé par le haut.

N’eût été sa physionomie loyale et franche, on aurait pu le prendre pour un de ces agents bonapartistes d’autrefois, un Ratapoil, comme on disait entre la révolution de 1848 et le coup d’État de 1851.

Mais il ressemblait surtout à don Quichotte, et il fallait qu’il eût la bravoure et le caractère aventureux du héros de Cervantès, car ses amis l’appelaient familièrement don Mériadec, alors qu’il se nommait, de ses vrais noms, Médéric-Yves-Conan de Mériadec.

Il était Breton bretonnant, et quelque peu baron, mais baron sans terres, et il ne tenait pas du tout à son titre.

L’interne, Albert Daubrac, natif d’Agen, était, comme tous les Gascons, avisé, ambitieux, et médiocrement porté à la rêverie.

Mais l’amitié naît des contrastes, et, en dépit de la différence d’âge, ces deux hommes se tutoyaient.

– Tiens, dit tout à coup l’interne, voici l’Ange du bourdon qui traverse la place. D’où vient-elle avec son petit panier ? Ah ! j’y suis… du marché aux fleurs. Elle rapporte des bottes de giroflées.

– Cette jeune fille qui se dirige vers l’église ? demanda Mériadec.

– Oui, celle qui a un tartan écossais sur les épaules et un fichu sur ses cheveux blond cendré. En as-tu vu d’aussi jolies dans ton pays de Bretagne ? Ça ne pousse pas dans les landes, ces beaux brins de filles-là ; ça pousse à Paris, dans les loges de portier.

Mériadec tira de son étui une grosse lorgnette qu’il portait en bandoulière, à la façon des Anglais en voyage, la braqua sur la personne que lui désignait Daubrac, et dit avec conviction :

– Elle est ravissante. Elle a l’air d’une madone. Pourquoi l’appelles-tu l’Ange du bourdon ?

– Parce que son père est sonneur de cloches à Notre-Dame et gardien des tours. Dans le quartier on l’appelle aussi la fée du parvis. J’aime mieux le surnom que je lui ai donné. C’est moins poétique, mais c’est plus drôle.

– Est-ce que tu es son préféré ?

– Elle n’a pas de préféré. Elle est sage, mon cher. À dix-neuf ans, avec une tête comme la sienne, c’est méritoire, hein ?

– D’autant plus méritoire que sans doute elle n’est pas riche.

– Elle n’a que ce qu’elle gagne en faisant des fleurs artificielles. Le papa Verdière est un ancien troupier, qui boit consciencieusement ses appointements et qui ne donne pas à sa fille Rose un sou pour s’habiller. Je crois même qu’elle subvient un peu aux besoins du ménage.

– Elle demeure donc avec lui ?

– Parfaitement. Dans la tour du nord, à je ne sais combien de marches au-dessus du pavé. Elle habite une boîte en pierres où je ne passerais pas vingt-quatre heures sans attraper le spleen, et elle chante toute la journée… elle est gaie comme un pinson. En ce moment elle rentre au logis.

En effet, la jeune fille venait de disparaître dans la rue du Cloître-Notre-Dame.

– C’est dommage, murmura don Mériadec. J’étais ravi de la regarder.

– Parions, s’écria Daubrac, que tu rêves déjà de la protéger contre les gens qui se permettraient de s’attaquer à sa vertu. Mais elle n’a pas besoin de toi. Elle se protège très-bien toute seule. Comprime donc tes instincts de chevalier errant et conviens que de la fenêtre de ma chambre on a parfois des visions agréables.

– On s’amuse assurément mieux qu’à la mienne qui donne sur la rue Cassette, où il ne passe jamais personne.

– Aussi pourquoi es-tu allé te loger là ? Ici, le spectacle change à chaque instant. Tiens ! vois-tu ce couple qui passe devant le portail de l’église. Deux amoureux, j’en suis sûr, et pas des amoureux pour le bon motif. La femme porte une voilette épaisse comme un masque et se serre peureusement contre son cavalier qui baisse le nez pour qu’on ne voie pas son visage. Ces tourtereaux sont en train de chercher une place sûre pour tromper un mari. Et tous les deux sont certainement du meilleur monde. L’homme est d’une élégance parfaite, et la toilette de la dame vient de chez la bonne faiseuse.

– C’est possible, mais ils m’intéressent beaucoup moins que cette blonde enfant.

– Moi, ça me divertit toujours d’observer les allures des amants qui se cachent. Ceux-ci, évidemment, en sont réduits à se donner des rendez-vous dans des quartiers perdus.

» Ah ! ils tournent par la rue du Cloître… comme Rose Verdière. Ils vont peut-être faire l’ascension des tours.

– Voilà, par exemple, une idée ridicule.

– Pas si ridicule. Là-haut, on doit être à merveille pour se dire des douceurs. On a le ciel pour plafond et pas d’autres témoins que les hirondelles. C’est même une idée à creuser et je compte la mettre en pratique la première fois que j’aurai une bonne fortune dans le grand monde.

Mériadec leva vers le faîte de la tour les deux tubes de sa jumelle et dit :

– En ce moment, on ne voit pas de tête dépasser la balustrade qui couronne la tour où sont les cloches.

– La seule sur laquelle on permet de monter, interrompit l’interne. Je gage que nos amoureux y vont. Ce serait gai de les y suivre.

– Je ne tiens pas à troubler leur tête-à-tête.

– Nous verrions, en passant, la fée du parvis. Le logement qu’elle habite donne sur l’escalier de la tour. Cet escalier est fermé par une grille à laquelle sonnent les visiteurs, et, assez souvent, c’est elle qui vient ouvrir, car le vieux Verdière n’aime pas à se déranger.

– Je serais charmé de voir de près l’Ange du bourdon, dit Mériadec ; mais grimper là-haut !…

– Avec tes longues jambes, ce n’est rien… et, d’ailleurs, nous ne serons pas forcés de monter jusqu’à la calotte de plomb qui sert de chapeau à la tour du sud. Nous nous arrêterons à la galerie qui traverse la façade, et nous y attendrons la femme voilée. Je tiens à la regarder sous le nez.

– Rien ne prouve que nous la rencontrerons. Elle et son cavalier ont bien pu continuer leur promenade sentimentale à travers les rues de la Cité.

– Eh bien ! nous en serons quittes pour une ascension qui nous donnera de l’appétit. Le ciel est sans nuages, l’air est doux ; nous verrons Paris à vol d’oiseau, et avec ta bonne lorgnette, tu reconnaîtras ta maison de la rue Cassette. Je ne prends qu’à trois heures le service dans ma salle de chirurgie. J’ai donc tout le temps de me dégourdir les jambes.

– Et moi, je n’ai rien à faire.

– Alors viens avec moi. Tu trouveras peut-être l’occasion de te montrer chevaleresque… une femme persécutée à défendre… un enfant abandonné à recueillir.

– Cet espoir me décide, dit en riant Mériadec.

– Allons donc ! je savais bien que tu y viendrais, murmura Daubrac.

Les deux amis quittèrent la fenêtre. L’interne endossa une jaquette fort bien coupée, se coiffa d’un chapeau bas qui allait parfaitement à l’air de son visage, et poussa don Mériadec dans l’escalier.

Ils descendirent quatre-vingts marches, et, après avoir traversé le péristyle de l’hôpital encombré de visiteurs, ils débouchèrent sur la place.

– Là ! j’en étais sûr ! s’écria Daubrac, en levant les yeux vers la façade. Ils sont déjà sur la galerie du milieu. La femme a levé sa voilette, qui flotte au vent. Braque ton télescope, cher ami, et dis-moi si elle est jolie.

Don Mériadec tira sa lorgnette de son étui, mais, avant qu’il pût s’en servir, la femme qui s’était accoudée un instant sur la balustrade avait déjà disparu avec le monsieur qui l’escortait.

– Éclipse totale ! Rengaine ton instrument et tâchons de rattraper le temps perdu. L’escalier des tours est à l’entrée de la rue du Cloître. Allons-y, au pas accéléré.

– Laisse-moi contempler un peu cette merveilleuse façade, dit Mériadec, qui n’était jamais pressé.

– Tu l’as assez contemplée de ma fenêtre.

– Je ne me lasse pas de l’admirer. Il y a surtout la rosace du milieu. Le soleil l’éclaire en ce moment, et les vitraux flamboient comme un incendie.

– Que le diable t’emporte avec tes admirations ! J’aime mieux voir une jolie figure qu’une rosace.

– Oh ! toi, tu ne comprends pas la poésie… Mais tu m’accorderas bien cinq minutes pour graver dans ma mémoire ce magnifique tableau. Quel dommage que je ne sois pas peintre !

– Malheureusement, tu n’es que fou. A-t-on jamais vu s’enflammer de la sorte pour un monument ! C’est la manie admirative. Il faut soigner ça, mon garçon, sans quoi tu finiras à l’asile Sainte-Anne… En attendant que je t’y donne des douches, je vais te lâcher, pour peu que tu continues à bayer aux corneilles de la cathédrale. Je ne veux pas manquer mon inconnue au voile bleu.

Tout en parlant, Daubrac avait pris son ami par le bras, et il essayait de l’entraîner. Rien n’y fit. Mériadec était entêté comme une mule, et il fallut attendre qu’il eût fini de s’extasier.

– Tu ne la manqueras pas, dit-il ; je l’aperçois maintenant sur le faîte de la tour.

– C’est, ma foi, vrai ! s’écria Daubrac ; elle n’a pas mis longtemps à y monter, et je commence à soupçonner qu’elle est Anglaise… Il n’y a que les Anglaises pour enjamber les marches quatre à quatre… Ah ! on ne la voit plus… elle est à regarder un autre aspect du panorama, à moins qu’elle et son doux ami ne se soient assis au centre de la plate-forme pour se dire des choses tendres… nous ne les dérangerons pas, mais, lorsqu’ils descendront, ils passeront forcément tout près de nous, car le chemin n’est pas large… et j’espère pour toi que c’est la petite fée du parvis qui va nous ouvrir la grille de l’escalier tournant.

Cette fois, don Mériadec ne se fit plus prier pour suivre son jeune camarade qui se dirigeait vers la rue du Cloître.

Ils n’avaient pas fait dix pas, qu’ils entendirent des cris et qu’ils virent courir les visiteurs qui sortaient de l’Hôtel-Dieu. Cette foule se précipitait du côté de Notre-Dame, et bientôt un gros rassemblement se forma entre le pied de la tour du sud et la Seine.

Quand le peuple s’assemble ainsi

C’est toujours sur quelque ruine.

murmura Mériadec, qui savait par cœur beaucoup de vers de Musset.

– Un accident ! dit l’interne. Ça rentre dans ma spécialité.

– Quelqu’un qui se sera jeté du haut de la tour…

– Ça m’en a tout l’air… Pourvu que ce ne soit pas la femme à la voilette bleue !

– Oh ! quelle idée ! s’écria Mériadec ; une femme qui va se suicider n’emmène pas son amant avec elle.

– Allons toujours voir, dit philosophiquement Daubrac. La personne qui vient d’exécuter ce saut périlleux n’a plus besoin de mes soins ; mais c’est mon métier de constater les décès.

En arrivant près de l’attroupement, les deux amis surent tout de suite à quoi s’en tenir sur l’événement, car les curieux le commentaient à haute voix.

On entendait des propos comme ceux-ci :

– Elle est encore jeune et elle devait être jolie avant de s’écraser la figure sur le pavé.

– Ce n’est toujours pas la misère qui l’a poussée à se tuer, car elle est rudement bien mise.

– Et elle a une chaîne de montre, des pendants d’oreilles en diamants, un bracelet en or…

– À moins que tout ça ne soit en toc.

Daubrac cria qu’il était médecin ; on s’écarta pour lui faire place, et Mériadec passa avec lui.

Le cercle s’était formé autour d’un cadavre, et ce cadavre était celui d’une femme.

Elle était tombée sur la tête ; le crâne s’était brisé en éclats comme un simple pot de fleurs, et le visage, broyé par la violence du choc, était absolument méconnaissable.

Personne n’osait toucher à ce corps ensanglanté. L’interne mit un genou en terre pour l’examiner de près et se releva presque aussitôt en disant aux badauds :

– Vous voyez bien qu’elle est morte sur le coup. Allez donc chercher un brancard à l’Hôtel-Dieu et envoyez ici des gardiens de la paix.

Quelques hommes de bonne volonté se détachèrent du groupe, et l’interne dit à l’oreille de son ami :

– Ma parole ! je crois que c’est elle.

– La femme qui a traversé le parvis au bras d’un monsieur et que nous avons cru apercevoir là-haut ? demanda Mériadec.

– Eh ! oui, pardieu ! c’est le même costume. Le manteau, le chapeau à la mode… tout y est… excepté la voilette bleue, qui s’est sans doute détachée pendant la chute.

– Mais… le monsieur qui l’accompagnait ? objecta Mériadec.

– Ils auront eu une scène violente sur la plate-forme… Il lui aura peut-être signifié qu’il allait rompre avec elle, et, dans un accès de désespoir, elle aura sauté par-dessus le parapet. C’est vite fait, ces sauts-là, et l’amant n’aura pas eu le temps de la retenir. S’il n’est pas encore ici, c’est que le chemin est long par l’escalier… la malheureuse a pris le plus court… mais, d’ici à quelques minutes, nous allons voir accourir l’homme tout éploré… et nous assisterons à une scène de désespoir.

– Je n’y tiens pas, grommela Mériadec. C’est bien assez du vilain spectacle que nous avons sous les yeux en ce moment.

– Tu vas en être délivré. J’aperçois les sergents de ville, et le brancard ne tardera guère… nous sommes à deux pas de l’Hôtel-Dieu… j’escorterai le corps, je le ferai déposer à la salle des morts, je reviendrai te rejoindre, et alors, si le cœur t’en dit, nous irons annoncer l’événement à Rose Verdière. Elle n’a pas pu voir la chute, mais elle a peut-être ouvert la grille au couple que nous avons remarqué au moment où il passait sur le parvis. Nous avons donc un excellent prétexte pour faire connaissance avec l’Ange du bourdon.

Deux gardiens de la paix et un brigadier qui se trouvaient de service dans ces parages arrivaient sans trop se presser, et deux infirmiers, attelés à un lit portatif, sortaient de l’hôpital.

– Tu avais deviné, dit Mériadec. Voici l’amant qui accourt à toutes jambes.

– Ce garçon qui gesticule là-bas ? Jamais de la vie ! D’abord l’amant ne peut pas venir de ce côté, et puis l’amant a un chapeau haute forme, et l’individu que tu signales est coiffé d’un béret rouge. C’est tout simplement un curieux qui va se mêler aux autres badauds.

L’homme qui débouchait du pont jeté sur le petit bras de la Seine avait tout l’air d’apporter une nouvelle, car il agitait ses bras en l’air, et il criait des paroles qui n’arrivaient pas jusqu’aux deux amis.

Il atteignit le rassemblement au même moment que les sergents de ville et les brancardiers. Il se poussa au premier rang, en bousculant tout le monde, et s’adressant au brigadier :

– Qu’est-ce que vous faites ici ? dit-il d’une voix essoufflée. La femme est morte ; vous ne la ressusciterez pas, et si vous restez à la regarder, l’assassin va se sauver.

– Comment, l’assassin ? s’écrièrent en chœur Mériadec et Daubrac.

– Eh ! oui, le scélérat qui l’a jetée du haut de la tour.

– Qu’est-ce que vous me chantez là, vous ? dit le brigadier.

– Je vous dis que j’ai vu le coup. Je pêchais à la ligne sur la berge, de l’autre côté de la rivière, et, comme ça ne mordait pas, je m’amusais à regarder Notre-Dame… j’avais le nez en l’air et je distinguais très-bien sur la plate-forme un homme et une femme… tout à coup, l’homme s’est baissé, il a pris la femme par les jambes, il l’a soulevée et lui a fait faire la culbute.

– Mâtin ! vous avez de bons yeux, grommela le brigadier.

– Excellents ; et, si vous ne voulez pas me croire, venez avec moi… il n’a pas eu le temps de descendre… nous le rencontrerons dans l’escalier des tours.

– Monsieur a raison, appuya Daubrac. Quand même il n’y aurait eu qu’un suicide, il importe d’interroger celui qui y a assisté.

– Si vous refusez de venir, reprit l’homme au béret rouge, j’irai sans vous et je l’empoignerai à moi tout seul.

– Mêlez-vous de ce qui vous regarde. Je sais ce que j’ai à faire, et je ne sais pas qui vous êtes.

– Jean Fabreguette, artiste peintre, domicilié rue de la Huchette, au numéro 19.

– Et moi, ajouta Daubrac, je suis interne à l’Hôtel-Dieu. Mon ami, que voici, est le baron de Mériadec, et nous reconnaîtrons parfaitement l’homme, car nous l’avons vu traverser la place avec cette femme au bras.

Le brigadier hésitait encore, mais il comprit que les gens assemblés autour du cadavre allaient se porter en masse vers l’entrée des tours, et il jugea qu’il valait mieux prendre la direction du mouvement.

– Faites enlever le corps et venez avec moi, dit-il à ses agents.

Les infirmiers placèrent la morte sur le brancard et se mirent en devoir de la porter à l’Hôtel-Dieu. Sur quoi, les badauds se dispersèrent : les uns suivirent le brancard ; les autres firent escorte au brigadier, qui marchait entre Mériadec et Daubrac.

Fabreguette précédait le cortége.

La foule aurait certainement envahi la tour, si le brigadier n’eût mis de planton à l’entrée ses deux subordonnés, après leur avoir donné la consigne de ne laisser passer que les deux amis et le peintre, qui s’engagèrent après lui dans l’escalier en colimaçon, où deux personnes n’auraient pas pu passer de front.

Ils arrivèrent bientôt devant une grille près de laquelle s’ouvrait dans l’épaisseur du mur un corridor très-court qui aboutissait au logement du gardien.

Le brigadier sonna, et mademoiselle Rose parut sur le seuil.

– Ces messieurs désirent visiter les tours ? demanda-t-elle d’une voix douce, une voix qui alla droit au cœur de Mériadec.

– Il ne s’agit pas de cela, répliqua rudement le brigadier. Il faut que je parle à votre père.

– Mon père ? Il est malade.

– Allons donc ! je la connais, celle-là. Il aura bu un coup de trop. Ça n’y fait rien. Je veux le voir. Ouvrez !

La jeune fille obéit, et le brigadier entra chez le père Verdière. Les autres se contentèrent de franchir la grille, et Daubrac dit en souriant :

– Ça va bien, mademoiselle ?

Rose, qui le rencontrait souvent sur le parvis, le reconnut, et répondit, en rougissant un peu :

– Très-bien, monsieur, je vous remercie. Expliquez-moi donc…

– Ce que nous venons faire dans votre tour ? C’est bien simple : nous cherchons un monsieur qui est passé par ici avec une dame, il y a vingt minutes.

– Je venais de rentrer quand ils sont arrivés. J’étais allée reporter de l’ouvrage.

– Alors, vous les avez vus ?

– À peine. Mon père, qui est très-souffrant, avait laissé la grille ouverte, afin de n’avoir pas à se déranger… et je viens seulement de la refermer. Ça fait que ce monsieur et cette dame ont passé sans s’arrêter. Ils payeront en descendant.

– Vous croyez donc qu’ils sont encore là-haut ?

– Certainement.

– Vous vous trompez, mademoiselle. La dame n’y est plus. Elle s’est jetée en bas de la tour des cloches… ou bien on l’a jetée.

– Ah ! mon Dieu !

– Comprenez-vous maintenant pourquoi on cherche le monsieur ?

Avant que Rose, toute pâle d’émotion, eût le temps de répondre, le brigadier reparut sur le seuil du corridor en maugréant contre le gardien.

– J’en étais sûr, disait-il entre ses dents ; il est ivre-mort, l’animal ! En voilà un qui vole son traitement ! On le paye pour surveiller les tours, et, quand sa fille n’y est pas, on y entre comme dans un moulin et l’on en sort de même. Tant pis pour lui ! Je mettrai ça sur mon rapport.

– Oh ! monsieur, je vous en prie…

– Silence ! dit à demi-voix Daubrac. On descend.

Tout le monde se tut, et l’on entendit distinctement un bruit de pas dans le haut de l’escalier, le pas d’un homme finement chaussé et très-pressé de s’en aller.

Le brigadier prit Rose par le bras, la poussa dans le logement du gardien, fit signe à ces messieurs de se serrer pour barrer le passage, et se planta tout seul sur une marche en avant de la grille. Un instant après, l’individu qui descendait se montra et s’arrêta court en l’apercevant.

Daubrac et Mériadec le reconnurent immédiatement.

C’était bien le cavalier de la dame au voile bleu. Il avait une belle tête, une tournure élégante, l’air et la tenue d’un homme du meilleur monde. Il paraissait contrarié de trouver l’escalier obstrué, mais il attendait patiemment que le groupe se rangeât pour le laisser passer.

Il changea d’attitude, lorsque le brigadier lui cria d’avancer.

– Est-ce à moi que vous en avez ? demanda-t-il en se redressant fièrement.

– Oui, à vous. J’ai deux mots à vous dire. Entrez avec moi chez le gardien.

– Vous me prenez pour un autre, sans doute. Je consens à vous suivre et à vous entendre, mais finissons-en, je vous prie.

Le brigadier lui montra l’entrée du corridor et le fit passer devant. Le père Verdière, étendu sur son lit, dormait du lourd sommeil des ivrognes. Sa fille se tenait debout à son chevet. Mériadec, Daubrac et l’artiste entrèrent après le brigadier, qui commença ainsi :

– C’est bien vous qui êtes monté avec une femme ?

L’inconnu pâlit et répliqua sèchement :

– Que vous importe ?

– Ces messieurs vous ont vu traverser le parvis, bras dessus bras dessous… Mademoiselle vous a vu passer dans l’escalier ; devant la porte du logement où nous sommes en ce moment.

– Et quand ce serait vrai ?

– Alors, vous avouez ?

– Quoi ? et de quel droit m’interrogez-vous ?

– Je vous demande ce que cette femme est devenue.

– Elle est partie.

– Seule ?

– Oui ; si vous ne me croyez pas, allez voir là-haut.

– Oh ! ce n’est pas la peine. Je sais où elle est, et je vais vous y conduire. Nous verrons si vous la reconnaîtrez.

Ces derniers mots troublèrent visiblement l’inconnu.

– Il me semble que vous vous moquez de moi, dit-il d’une voix moins assurée. Je vous somme de vous expliquer nettement. Que me voulez-vous ?

– Vous le saurez tout à l’heure. Marchez devant moi, conclut le brigadier, en montrant l’escalier au monsieur, qui répondit :

– Soit ! je cède à la force. Mais je vous déclare que vous payerez cher l’abus que vous faites de votre autorité. Où prétendez-vous me mener ?

– Tout près d’ici. À l’Hôtel-Dieu.

– À l’Hôtel-Dieu ! s’écria l’inconnu. Est-ce qu’il est arrivé un accident à…

– À cette dame ? ricana le brigadier. Mais oui. Ça vous étonne ?

– Un accident grave ?

– Farceur ! vous savez bien à quoi vous en tenir.

– Je le sais si peu que je vous prie de me conduire vite auprès d’elle.

– Vous êtes si pressé que ça ? Soyez tranquille, ce ne sera pas long. Descendez, vous autres, et dites à mes hommes de faire ranger le monde, ajouta le brigadier en s’adressant aux trois compagnons qui l’avaient amené là.

Et à Rose Verdière :

– Quant à vous, si votre père est dégommé de sa place, ça lui apprendra à laisser ouverte la grille de l’escalier.

Il avait eu quelque peine à croire au crime dénoncé par l’homme au béret rouge, cet excellent brigadier, mais il était lancé maintenant, et il ne doutait plus d’avoir mis la main sur un assassin. Il espérait même que cette capture lui vaudrait de l’avancement.

Mériadec et Daubrac ne savaient trop que penser, mais Fabreguette triomphait.

– Hein ! disait-il, j’ai eu du nez de m’en mêler. Sans moi, ce vieux brisquard de brigadier serait encore à verbaliser auprès du cadavre, et l’assassin aurait filé, tandis que, grâce à moi, nous le tenons.

– En êtes-vous bien sûr ? grommela Daubrac. Ce monsieur n’a pas du tout la mine d’un scélérat.

– Pourquoi ? Parce qu’il est habillé à la dernière mode ? Ça ne prouve rien.

– Et il ne paraît pas très-effrayé, appuya Mériadec.

– Il paye d’audace ; mais nous verrons la tête qu’il fera tout à l’heure quand on le mettra face à face avec sa victime.

– Vous croyez donc qu’on vous laissera assister à la confrontation ?

– Parbleu ! je suis le seul témoin oculaire. Ma présence est indispensable, dit le peintre en se rengorgeant.

En échangeant à demi-voix ces propos et quelques autres, ils arrivèrent à la sortie, et Fabreguette se chargea de transmettre aux deux sergents de ville de planton les ordres de leur supérieur.

Il en était venu d’autres, car la nouvelle de ce tragique événement s’était répandue dans la Cité avec la rapidité de l’éclair, et le commissaire de police du quartier venait d’être averti par des gens zélés, comme il s’en trouve toujours dans ces occasions-là.

Mais l’attroupement avait grossi, et les agents eurent quelque peine à contenir la foule pendant le court trajet de la rue du Cloître à l’hôpital.

Ils entourèrent l’homme arrêté qui marchait la tête haute à côté du brigadier. Le dénonciateur et les deux amis emboîtaient le pas, et, en dépit des poussées, le cortége atteignit sans être entamé le perron de l’Hôtel-Dieu.

Le commissaire, ceint de son écharpe, attendait sous le péristyle. Il commanda aux gardiens de la paix de barrer le passage aux curieux, après avoir laissé monter les quatre intéressés, et il entra en conférence avec le brigadier qui le mit au courant de l’affaire.

Pendant ce colloque, Mériadec et Daubrac eurent le temps d’examiner l’accusé mieux qu’ils n’avaient pu le faire dans un escalier mal éclairé.

Il paraissait avoir trente-cinq ans ; il était très-brun, très-vigoureusement taillé ; il portait de longues moustaches et des favoris coupés militairement au niveau de l’oreille.

– Il a l’air d’un officier en bourgeois, dit tout bas Daubrac.

À ce moment, le commissaire, ayant fini d’écouter le rapport de son subordonné, passa dans une salle attenante au péristyle, après avoir donné l’ordre d’y amener ces messieurs.

Quand ils y pénétrèrent, conduits par le brigadier, ils trouvèrent le magistrat assis devant une table et l’homme arrêté prit la parole, sans attendre qu’on l’interrogeât.

– Monsieur, dit-il, avec une violence contenue, je compte que vous allez mettre fin à une odieuse et absurde persécution. Vos agents m’ont traîné ici comme un malfaiteur, et je n’ai pu obtenir de leur chef aucune explication. Veuillez me dire enfin de quoi l’on m’accuse.

– Je vais vous l’apprendre, si tant est que vous l’ignoriez, dit sévèrement le commissaire, mais je vous invite d’abord à répondre aux questions que je vais vous poser.

– Je les prévois, ces questions. Vous allez me demander, comme l’a déjà fait ce brigadier, si je suis entré avec une femme dans l’escalier des tours. Eh bien ! je ne le nie pas.

– Cela vous serait difficile. Plusieurs témoins vous ont vu. Qu’alliez-vous faire là ?

– Ce qu’y vont faire tous les jours beaucoup d’autres visiteurs : admirer le panorama de Paris.

– Alors, vous êtes monté jusqu’à la plate-forme qui surmonte la tour du sud ?

– Non, monsieur. L’ascension eût été trop rude pour la personne que j’accompagnais. Nous nous sommes arrêtés à la galerie qui s’étend sur toute la façade de l’église, à la base des deux tours.

– Vous y avez stationné longtemps ?

– Fort peu de temps, au contraire. Un quart d’heure tout au plus. Il faisait un vent très-désagréable, et cette dame n’a pas pu y tenir. Elle s’est décidée à descendre.

– Je comprends cela ; mais ce que je ne comprends pas, c’est que vous n’ayez pas fait comme elle. Pourquoi êtes-vous resté sur cette galerie où l’on était si mal ?

L’inconnu fit attendre sa réponse et finit par dire, en hésitant comme un homme qui n’a rien trouvé de mieux :

– Le vent ne me gênait pas.

La raison était si mauvaise que les deux amis échangèrent un coup d’œil qui signifiait : Il patauge, il va s’enferrer.

– Comment ! s’écria le commissaire, vous promenez une dame, vous montez avec elle sur cette galerie… elle s’y trouve incommodée, elle veut quitter la place, et vous la laissez partir seule !… vous la plantez là, en un mot. Convenez que c’est inadmissible de la part d’un homme qui appartient comme vous aux classes élevées de la société.

– C’est cependant ainsi ; elle avait des raisons pour s’en aller sans moi.

– Quelles raisons ?

– Je ne les connais pas.

– Ainsi, elle vous a quitté comme cela, brusquement et sans vous dire pourquoi ! C’est étonnant !

– Trêve de railleries, monsieur ! Je ne suis pas tenu de répondre à des questions dont je n’aperçois pas le but.

– Vous pouvez du moins me dire si cette femme était la vôtre ?

– Je ne suis pas marié.

– Alors, vous étiez avec votre maîtresse ?

– Croyez cela si vous voulez.

– Et cette maîtresse, vous craignez de la compromettre en vous expliquant davantage. Vous refusez, bien entendu, de la nommer ?

– Absolument.

– Elle est sans doute mariée, elle, et, en vous taisant sur son compte, vous agissez en galant homme. C’est très-bien. Seulement je vous avertis que votre discrétion ne m’empêchera pas de savoir qui elle est.

L’inconnu tressaillit. Le commissaire avait touché le point faible, et il reprit d’un ton presque bienveillant :

– Je le saurai avant la fin de la journée. Vous feriez donc mieux de me dire son nom… de me le dire à moi seul… Si vraiment vous n’êtes pas coupable, je pourrais vous garder le secret… tandis que, si vous persistez à vous taire…

– Coupable de quoi ? Voilà dix fois que je le demande à votre agent et à vous. J’ai bien le droit de le savoir, avant de vous répondre. Encore une fois, de quoi m’accuse-t-on ?

– D’avoir assassiné cette femme.

– En vérité, c’est trop bête. Je ne puis pas admettre que vous plaisantiez dans l’exercice de vos fonctions de magistrat. J’aime mieux croire que je suis victime d’une méprise, et je n’ai pas besoin de me justifier. J’attendrai que l’erreur soit reconnue.

– Alors, décidément, vous refusez de me fournir aucune explication ?

– Plus que jamais.

Le commissaire se leva, et fit signe au brigadier, qui alla, au fond de la salle, ouvrir une petite porte.

– Entrez là, dit-il, en la montrant à l’homme arrêté.

Puis, s’adressant aux trois témoins :

– Veuillez me suivre, messieurs.

L’inconnu marcha vers la porte, sans donner la moindre marque d’émotion, passa le premier dans une salle où il n’y avait que les quatre murs et, au milieu, une grande table sur laquelle gisait un corps recouvert d’une toile cirée.

– Très-bien, dit-il froidement. Vous allez me mettre en présence d’un cadavre. Vous auriez pu, monsieur, vous dispenser de cette mise en scène, car elle ne m’effraye pas.

Sur un geste du commissaire, le brigadier enleva la toile, et la femme apparut, couchée sur le dos.

L’inconnu pâlit et recula d’horreur, mais il maîtrisa vite ce mouvement instinctif. Il se précipita vers la morte, regarda de près ses traits défigurés et dit, en se parlant à lui-même :

– Je ne la connais pas… J’ai cru un instant que c’était elle. Je me trompais, Dieu merci !

Il y eut un silence. Le commissaire, qui avait manqué son effet, se mordait les lèvres ; les deux amis ne savaient que penser du sang-froid de l’accusé, et Fabreguette lui-même se prenait à douter d’avoir mis la main sur le meurtrier.

– Je comprends maintenant, reprit l’inconnu. Vous me soupçonnez d’avoir jeté cette malheureuse du haut de la tour. Je ne sais si elle s’est suicidée ou si quelqu’un l’a poussée, mais je suis certain de ne l’avoir jamais vue.

Au lieu de contester cette affirmation, le commissaire se mit à interroger les témoins, après avoir pris leurs noms et leurs adresses.

Daubrac et Mériadec déclarèrent qu’ils reconnaissaient l’accusé pour l’avoir vu passer sur le parvis avec une femme au bras, mais ils n’étaient pas sûrs que le cadavre fût celui de cette femme.

Fabreguette répéta qu’il avait vu, de la berge où il pêchait à la ligne, la scène de la plate-forme : un homme enlevant par les jambes une femme qui se débattait et la lançant dans le vide. Mais il avait vu de trop loin pour distinguer les figures. Il ne pouvait donc pas jurer que l’auteur du crime fût le monsieur arrêté dans l’escalier tournant.

Ces dépositions ne concluaient pas contre l’inconnu, qui les écouta avec une satisfaction très-visible. Mais le commissaire ne se tint pas pour battu.

– Vous avez entendu, dit-il ; ces messieurs ne veulent pas prendre sur eux d’affirmer que c’est vous, mais j’arriverai sans peine à établir l’identité de cette femme. Alors même qu’on ne trouverait sur elle ni carte de visite, ni papiers, elle sera certainement reconnue à la Morgue, où je vais l’envoyer. Je ne vous demande plus son nom, puisque vous prétendez ne pas la connaître, mais rien ne vous empêche, je suppose, de me dire le vôtre.

» Comment vous appelez-vous ? où demeurez-vous ? quelle est votre profession ?

– Je ne veux répondre ni à ces questions, ni à aucune autre, répliqua résolument l’inconnu.

– Soit ! le juge d’instruction saura bien découvrir qui vous êtes.

– Je le lui dirai peut-être… À vous, je ne dirai rien… surtout ici, devant les gens qui m’ont fait arrêter.

– Il ne me reste donc plus qu’à vous envoyer au Dépôt. Je vais vous y conduire moi-même. Brigadier, faites avancer un fiacre… Vous veillerez ensuite à ce que le corps de cette femme soit porté immédiatement à la Morgue. Vous, messieurs, vous pouvez vous retirer, mais vous voudrez bien vous tenir à la disposition du magistrat qui instruira cette affaire… Vous serez probablement appelés demain au Palais.

Cette invitation que leur adressait le commissaire équivalait à un ordre, et les trois témoins sortirent immédiatement de la salle où gisait la morte.

Ils n’étaient pas fâchés du reste de s’en aller, quand ce n’eût été que pour échanger leurs impressions sur les scènes auxquelles ils venaient d’assister.

Ils s’arrêtèrent sous le péristyle de l’Hôtel-Dieu pour en conférer, et il se trouva que tous trois différaient d’opinion sur l’étrange affaire où ils avaient joué un rôle important.

Fabreguette, qui l’avait suscitée, persistait à soutenir que l’homme arrêté était l’assassin ; Daubrac ne se prononçait pas, et Mériadec penchait à croire que ce monsieur était victime d’une erreur.

L’interne mit fin au colloque en déclarant que l’heure de la visite du soir avait sonné, et s’en alla prendre son service à la salle de chirurgie.

Mériadec resta seul avec ce singulier artiste qui passait son temps à pêcher dans la Seine, au lieu de peindre dans son atelier, et ils descendirent ensemble sur la place encore pleine de curieux.

Fabreguette paraissait très-disposé à faire plus ample connaissance, mais Mériadec n’y tenait pas beaucoup. Il en voulait un peu à ce garçon de l’avoir embarqué dans une aventure où il craignait d’avoir fait fausse route dès le début, et il se souciait médiocrement de prolonger l’entretien.

Il s’aperçut bientôt qu’on ne se débarrassait pas facilement de l’homme au béret rouge, et il lui fallut écouter une foule de propos saugrenus, sans compter l’histoire du personnage, qui était un vrai bohème, vivant au jour le jour, insouciant et gai comme un moineau franc ; un gamin de vingt-cinq ans, pas méchant et plein de bonnes intentions, mais pas sérieux du tout.

Ce Fabreguette en dit tant qu’il finit par intéresser Mériadec, qui l’invita à le venir voir chez lui, rue Cassette.

Ils étaient destinés à se rencontrer ailleurs, puisqu’ils devaient être tous les deux cités comme témoins, et l’excellent baron pensait qu’il pourrait aider ce pauvre diable d’artiste incompris à se tirer de la gêne où il végétait. Il n’en fallait pas plus pour qu’il lui ouvrît sa porte.

On se quitta bons amis. Fabreguette, sans se préoccuper autrement des suites de l’arrestation d’un inconnu, s’en alla chercher sa canne à pêche qu’il avait oubliée sur la berge, et laissa Mériadec à ses réflexions.

Elles étaient assez sombres, les réflexions de l’ami de Daubrac, car, tout au rebours de l’artiste en rupture d’atelier, il avait pris l’affaire à cœur, et il craignait d’avoir contribué à faire incarcérer un innocent.

Ce monsieur, que le commissaire venait d’expédier si lestement au Dépôt, s’était défendu comme doit se défendre un honnête homme.

Mériadec trouvait aussi qu’on s’y était bien mal pris pour connaître la vérité dans cette étrange affaire. D’abord, on avait accepté, sans la contrôler, la déclaration de Fabreguette, qui prétendait avoir vu de très-loin la scène de la plate-forme et qui pouvait se tromper. Il ne s’agissait peut-être que d’un suicide, et si vraiment la femme avait été précipitée du haut de la tour par des mains criminelles, on aurait dû, avant tout, s’assurer que la dame à la voilette bleue et son cavalier étaient seuls là-haut, à l’instant de la catastrophe.

Or, on venait d’empoigner, sans hésiter, le premier individu rencontré dans l’escalier, au moment où il descendait. Ce malavisé visiteur avait répondu, il est vrai, de façon à aggraver les soupçons et il en était venu ensuite à refuser toute explication au commissaire qui l’interrogeait. Mais ce n’était pas une raison pour qu’il fût coupable. Mériadec penchait même à croire qu’il ne tarderait pas à se justifier complétement devant le juge d’instruction.

En attendant que ce magistrat l’appelât lui-même en témoignage, Mériadec songeait à compléter, pour sa satisfaction personnelle, une enquête qui lui semblait beaucoup trop sommaire, et l’idée lui vint aussitôt d’aller visiter ce qu’on appelle, en style judiciaire, le théâtre du crime.

Peut-être le désir de revoir l’Ange du bourdon était-il pour quelque chose dans la résolution qu’il prit instantanément de grimper jusqu’à la plate-forme où l’on ne pouvait arriver qu’en passant devant le logement du gardien. Rose Verdière l’avait charmé, et il se sentait attiré vers cette blonde jeune fille par un sentiment qu’il ne définissait pas encore très-bien, mais qui ressemblait fort à un amour naissant.

À trente-huit ans qu’il avait, c’était presque ridicule de s’éprendre à première vue d’une mineure dont il aurait pu être le père. Mais le dernier des Mériadec était d’une complexion très-tendre, prompt à s’enflammer pour deux beaux yeux, tout autant qu’à se dévouer pour son prochain.

C’était un trait de ressemblance de plus avec don Quichotte, le redresseur de torts et l’amoureux de Dulcinée.

Sa vie, comme celle de son héros, s’était passée à défendre les opprimés et à adorer des femmes qui se souciaient fort peu de lui.

Il était né, tout au fond de la Bretagne, dans le pays de Concarneau, d’un père de vieille race qui voulait faire de lui un gentilhomme campagnard, habitant son manoir et améliorant ses terres, et ce père l’avait empêché de suivre sa vocation. Le jeune Médéric aurait voulu être marin ou soldat ; il dut se résigner à ne rien faire que chasser, monter à cheval et rêver de guerre et d’amour. Quand il se trouva maître de vivre à sa guise, il avait passé l’âge où l’on peut encore entrer dans l’armée, et il lui fallut se contenter de voyager, à la recherche d’aventures qui ne se présentèrent point. En 1870, il se fit volontaire, mais les occasions de se distinguer lui manquèrent, et, après la guerre, il se fixa définitivement à Paris, où il se fit une existence conforme à ses goûts.

Il avait vendu ses domaines ; il en avait déposé le prix à la Banque de France, et il s’était installé rue Cassette, dans un petit appartement où il ne recevait personne et où il se faisait servir par une femme de ménage. Son unique occupation consistait à chercher des infortunes à soulager. Il aspirait à remplacer l’homme au petit manteau bleu, de légendaire mémoire, et c’était en visitant les hôpitaux qu’il s’était lié avec l’interne Daubrac.

Mais il n’avait encore rencontré que des misères tout unies qui se laissaient assister, sans qu’il lui en coûtât d’autre peine que celle d’ouvrir sa bourse. Il trouva bien parfois l’occasion de risquer sa vie en arrêtant un cheval emporté ou en se jetant à l’eau pour repêcher quelque désespéré qui venait de sauter dans la rivière ; mais ces incidents ne suffisaient pas à satisfaire la soif de dévouement qui le dévorait.

Il rêvait des générosités impossibles, et le travail incessant qui s’opérait dans son cerveau maintenait ce Breton exalté dans un état de surexcitation très-nuisible à son repos. Il usait son cœur, à force de le gonfler pour de nobles causes, et son cerveau, à force de le tendre sur des projets héroïques.

Il rêvait aussi d’aimer et d’être aimé ; mais il ne trouvait pas le placement des ardeurs qui le consumaient, car il n’était pas homme à nouer de ces liaisons passagères qui suffisent à presque tous les Parisiens ; et les années passaient sans le calmer.

La rencontre de Rose Verdière se présentait tout à point, et, en cherchant à la revoir, il pouvait espérer qu’il allait découvrir quelque moyen de venir en aide à un homme injustement accusé.

Après le départ de Fabreguette, il s’achemina donc vers la rue du Cloître-Notre-Dame.

L’émotion s’était calmée, et le parvis commençait à reprendre son aspect accoutumé, quoiqu’il y eût encore des gens assemblés à l’endroit que la malheureuse femme avait inondé de son sang.

Deux sergents de ville étaient restés de planton pour garder l’entrée de l’escalier des tours, et Mériadec se dit qu’ils avaient dû recevoir la consigne de ne laisser personne entrer ni sortir.

Il en conclut que, si le vrai coupable était encore là-haut, il ne pourrait pas s’en aller sans fournir des explications que les agents ne manqueraient pas de lui demander ; mais que, d’autre part, ces mêmes agents ne le laisseraient pas passer, lui, Mériadec, sans une autorisation qu’il ne voulait pas aller demander au commissaire.

Il allait renoncer à son projet, mais il se souvint tout à coup qu’il y avait dans la nef une autre entrée de l’escalier. Il revint sur ses pas, pénétra dans l’église, aperçut à sa gauche une inscription qui indiquait l’entrée des tours, et monta sans perdre de temps.

Les gardiens de la paix postés dans la rue ne le virent pas, et en quelques enjambées il arriva à la grille, qu’il ne fut pas fâché de trouver fermée.

Si elle eût été ouverte, il n’aurait peut-être pas osé entrer dans le logement du gardien, tandis qu’en sonnant, il allait certainement faire sortir la jeune fille, et elle ne refuserait pas de causer avec lui.

Elle vint, au bruit de la sonnette, comme il l’avait prévu, et elle s’empressa de lui ouvrir, mais il fut frappé de l’altération de ses traits. Elle était pâle, et l’on voyait qu’elle venait de pleurer.

– Qu’avez-vous, mademoiselle ? lui demanda-t-il affectueusement.

– Ce n’est rien, murmura-t-elle ; cette scène m’a bouleversée. Est-ce donc vrai, monsieur, que cette pauvre femme…

– Trop vrai, vrai, hélas ! je viens de voir son corps brisé par la chute.

– Et c’est cet homme qui l’a précipitée ?

– J’en doute, mais il est arrêté, et je ne sais s’il parviendra à se justifier. Je le souhaite pour lui et pour vous mademoiselle, car s’il était coupable, on rendrait peut-être votre père responsable du malheur qui est arrivé.

– C’est ce que je crains, et s’il perdait sa place, je ne sais ce que nous deviendrions.

– Vous auriez toujours un ami, dit vivement Mériadec, et je vous supplie de compter sur moi… Tout ce que je possède est à votre disposition, et je suis prêt à vous défendre contre tous ceux qui chercheraient à vous nuire.

» Excusez-moi de vous parler ainsi, sans avoir le bonheur d’être connu de vous… et ne me prêtez pas d’autres intentions que celle de vous servir en toute occasion. Daubrac vous dira que je suis un honnête homme, incapable d’abuser de votre confiance.

La jeune fille fronça le sourcil à cette déclaration inattendue. Elle se rassura en regardant la loyale figure de Mériadec, et elle lui dit en souriant :

– Je vous remercie, monsieur, et je ne craindrai pas d’avoir recours à vous. Mais… est-ce pour m’offrir votre appui que vous avez pris la peine de grimper jusqu’ici ?

– Non, je l’avoue, répondit franchement Mériadec. Je voudrais monter sur les tours et m’assurer qu’il n’y a personne. C’est ce qu’aurait dû faire ce brigadier, avant d’arrêter le premier qui s’est présenté dans l’escalier. Consentez-vous à me laisser passer ?

– Oui ; certes… à condition que vous n’en direz rien. On me reprocherait ce qu’on reproche déjà à mon père.

– Personne ne saura même que je vous ai parlé. Je suis entré par la porte qui communique avec la nef, et je m’en irai par le même chemin. En descendant, je vous rendrai compte de mon expédition.

Ayant dit, Mériadec se mit à escalader les degrés de pierre.

Grâce aux longues jambes dont la nature l’avait pourvu, il ne mit pas beaucoup de temps à grimper, et il monta si vite qu’en débouchant sur la galerie, il fut obligé de s’arrêter pour reprendre haleine.

Elle était déserte, cette galerie, et, comme l’avait dit le monsieur arrêté, le vent y soufflait avec une violence fort incommode.

Mériadec s’y aventura pourtant, après une courte pause. Arrivé au milieu, il s’adossa à la balustrade, leva les yeux vers le haut des tours, n’y vit personne et se retourna pour regarder la place, où stationnaient encore des groupes de curieux.

Ce spectacle l’intéressait peu ; mais, en se penchant sur le garde-fou de granit, il fit une découverte singulière.

Immédiatement au-dessous de lui, accrochée à une gargouille en saillie, flottait une voilette bleue qu’il reconnut parfaitement.

C’était bien celle que portait la femme qu’il avait vue passant sur le parvis au bras de l’homme qu’on accusait de l’avoir tuée, et Mériadec se demanda tout d’abord comment cette voilette avait pu se fixer là. Le crime ayant été commis sur la plate-forme de la tour du sud, elle aurait dû tomber du même côté que la malheureuse victime précipitée par un scélérat, et, en supposant qu’elle se fût détachée pendant la chute, le vent, qui venait du nord, ne l’aurait pas portée sur la façade qui regarde l’ouest.

Quoi qu’il en fût, c’était là une pièce à conviction assez importante pour que Mériadec prît la peine de la recueillir. Sa canne avait une poignée en forme de crochet, et la gargouille se trouvait à sa portée. En manœuvrant adroitement, il réussit à ramener à lui la voilette, et il put l’examiner de près. Mais il n’y découvrit aucun signe particulier. Tous ces chiffons de gaze se ressemblent. Celui-là était tout neuf, et il devait avoir été acheté le jour même, car une étiquette minuscule était encore attachée au cordonnet qui avait servi à la nouer au chapeau, une étiquette portant, écrite à la main, l’indication du prix de l’objet.

Mériadec serra précieusement la voilette dans sa poche, en se promettant bien de la montrer au juge d’instruction et, encouragé par cette trouvaille, il reprit son voyage d’exploration.

L’escalier qu’il avait suivi est dans la tour du nord, mais, pour continuer, il faut traverser la galerie et reprendre l’ascension par la tour du sud, celle où se trouvent les cloches, y compris le fameux bourdon.

Mériadec allait y entrer, lorsqu’il en vit sortir un enfant dont l’aspect l’étonna.

Cet enfant, qui le regardait fixement, pouvait avoir de huit à neuf ans. Il était coiffé d’une mauvaise casquette et d’une blouse grise, comme un apprenti d’imprimerie, mais son visage n’était pas celui d’un gamin de Paris. Il avait le teint blanc d’un fils de bonne maison, de grands yeux bleus très-vifs et très-ouverts, des cheveux blonds très-fins, coupés carrément sur le front, et un air hautain qui jurait absolument avec son costume.

– Qu’est-ce que tu fais là, toi ? lui demanda Mériadec, assez intrigué de cette rencontre.

L’enfant rougit, cambra sa petite taille et répondit par des mots que le baron ne comprit pas, mais qui, au ton sur lequel ils furent lancés, pouvaient bien être des injures.

– Quelle langue parles-tu donc, mon petit ami ? reprit, doucement Mériadec, de plus en plus ébahi.

– La mienne, répondit le gamin en français, mais je sais aussi la vôtre, et je vous défends de me tutoyer. Je ne vous connais pas.

Mériadec tombait de son haut, mais il commençait à entrevoir que cet étrange petit bout d’homme pouvait lui fournir d’utiles renseignements, peut-être même éclaircir le mystère qu’il voulait pénétrer, et il se décida sans peine à le prendre par la douceur.

– Ne vous fâchez pas, jeune homme, lui dit-il en souriant. Je cherche des personnes qui sont montées jusqu’ici, et je puis bien vous demander si vous les avez vues – un monsieur et une dame.

– Je n’ai vu que papa et maman, répliqua l’enfant. Je suis venu avec eux, mais j’étais trop fatigué pour monter là-haut.

– Alors, ils y sont ?

– Oui, puisque je les attends. Maman m’a dit de m’amuser à regarder la grosse cloche, mais j’en ai assez ; j’en ai vu une plus grosse à Moscou.

– Vous êtes Russe ?

– Oui ; cela vous étonne, parce que je suis habillé comme les polissons de Paris. C’est moi qui ai voulu me déguiser pour m’amuser. Je croyais que c’était l’époque de votre carnaval… Papa me l’avait dit. Il s’était trompé, et je ne m’amuse pas du tout. Mais, ce soir, je reprendrai mon beau costume neuf.

Mériadec resta stupéfait. Il devinait que les parents de ce pauvre petit l’avaient amené là dans l’intention de l’y abandonner, et que le père avait jeté sa femme du haut de la plate-forme.

Ce misérable n’était assurément pas l’homme que le commissaire de police venait d’envoyer au dépôt, puisque le couple que Mériadec et Daubrac avaient vu passer n’était pas accompagné d’un enfant.

Mais que faire ? Impossible d’apprendre au fils que sa mère venait d’être assassinée… et par qui ! L’excellent baron résolut de n’en venir là qu’à la dernière extrémité, mais il ne renonça point à découvrir le meurtrier, qui n’avait sans doute pas eu le temps de gagner la rue.

– Ils ne peuvent pas tarder à descendre, dit-il de sa voix la plus douce. Voulez-vous que nous allions à leur rencontre ?

L’enfant toisa Mériadec et lui demanda :

– Qui êtes-vous ? Je ne vais pas avec le premier venu.

– Je suis le baron de Mériadec.

– Alors, vous êtes gentilhomme. Je veux bien monter avec vous.

– Merci d’avoir confiance en moi, répondit le brave Breton, qui n’en revenait pas d’entendre un bambin de neuf ans tenir un pareil langage.

Il le fit passer devant, et il eut quelque peine à le suivre, tant ce jeune Russe était leste.

Ils ne trouvèrent personne sur la plate-forme. Mériadec s’y attendait, car il ne supposait pas que l’assassin fût resté là ; mais l’enfant pâlit, et ses yeux se remplirent de larmes.

– Maman ! qu’est devenue maman ? murmurait-il.

Mériadec n’avait garde de lui dire la vérité.

– Elle vous cherche sans doute, répondit-il. Je gagerais que vous n’êtes pas resté à la place où elle vous a laissé.

– C’est vrai… j’ai fait tout le tour de la grande chambre où sont les cloches… Je m’y suis même perdu, et j’ai eu beaucoup de peine à retrouver la porte par laquelle j’étais entré.

– Eh bien ! votre maman, ne vous voyant pas, aura cru que vous étiez descendu, et elle en aura fait autant. Nous la retrouverons en bas… à la porte de l’église.

– Alors, menez-moi vite là où vous croyez qu’elle est, dit l’enfant, qui avait déjà repris courage.

Mériadec ne demandait pas mieux. Il pensait que l’assassin devait être caché dans quelque coin des tours, ou des galeries qui en entourent la base et qui communiquent par des escaliers aériens avec d’autres chemins suspendus le long de la toiture de la nef. Et ce n’était pas le moment de lui donner la chasse, au péril de la vie de l’orphelin que le généreux baron venait de prendre sous sa protection. Mieux valait sauver l’enfant d’abord et l’emmener, en recommandant à Rose Verdière de laisser la grille fermée et de se barricader dans son logement pour se préserver d’une attaque.

Les agents finiraient bien par recevoir l’ordre de visiter les combles de Notre-Dame, et c’était leur affaire d’y découvrir l’assassin que Mériadec comptait bien retrouver par un procédé moins prompt, mais plus sûr.

Il descendit précipitamment l’escalier avec l’enfant, qui ne se défiait plus de lui, et il s’aboucha avec Rose pour lui expliquer brièvement la situation qu’elle comprit à merveille.

Cinq minutes après, il arriva dans la nef, et il s’empressa de sortir de l’église. L’enfant vit que sa mère n’était pas là et se reprit à pleurer.

– Ne vous désolez pas, mon jeune ami, lui dit affectueusement Mériadec. Je vais vous reconduire chez votre mère. Où demeure-t-elle ?

– Dans une auberge. Nous sommes arrivés à Paris cette nuit.

– Comment s’appelle cette auberge ?

– Je n’ai pas remarqué… Je dormais quand nous y sommes descendus, et je ne me suis réveillé qu’à midi… Nous sommes sortis tout de suite.

– Mais vous la reconnaîtriez, si je vous y menais ?

– Je crois que oui.

– Eh bien ! nous la chercherons ensemble. Vous n’avez plus peur de moi, n’est-ce pas ?

– Je n’ai peur de personne.

– Alors vous ne craignez pas de venir vous reposer chez moi, en attendant que je puisse me mettre en campagne pour retrouver cet hôtel ?

– Je veux bien… Seulement, je suis si fatigué que je ne peux plus marcher… et j’ai faim.

– Nous allons prendre une voiture, et j’ai à la maison de quoi satisfaire votre appétit, dit Mériadec. Si nous ne parvenions pas à découvrir l’hôtel, nous emploierions un autre moyen. Comment vous appelez-vous, mon cher enfant ?

– Sacha.

– C’est votre nom de famille ?

– Je n’en ai pas d’autre. Ça veut dire en français : Alexandre.

– Et quel est celui de votre mère ?

– Xénia. Elle est comtesse.

– Xénia, c’est son prénom ; mais votre père ?

– Mon père s’appelle Paul Constantinowitch.

– Encore des prénoms, pensa Mériadec. Évidemment ce pauvre petit n’en sait pas plus long, il est inutile que j’insiste.

Il héla un fiacre, il y monta avec Sacha, et il dit au cocher de les mener rue Cassette.

Il avait d’abord songé à conduire l’enfant chez le commissaire de police, mais qu’aurait-on fait de ce malheureux abandonné ? On lui aurait appris brutalement la mort de sa mère, et on l’aurait logé provisoirement au dépôt de la préfecture, avec les jeunes vagabonds et les filous précoces. C’était ce que ne voulait pas Mériadec, et il serait toujours temps de raconter cette étrange histoire au juge d’instruction, qui ne pouvait pas manquer de le faire appeler bientôt.

Et Mériadec n’avait garde de manquer cette occasion de protéger un être faible. Il avait déjà résolu de mener l’enquête à lui tout seul, de découvrir l’assassin, de venger la morte et de rendre à l’orphelin une fortune dont un exécrable père voulait probablement le dépouiller.

L’enfant dormait sur son épaule. Il dormait si bien qu’en arrivant rue Cassette, Mériadec fut obligé de le porter dans ses bras jusqu’à son appartement, et il l’y porta sans le réveiller.

– Enfin ! murmurait-il en montant l’escalier, je vais donc avoir un intérêt dans ma vie. J’ai un enfant à aimer. Il ne me manque plus qu’une femme qui m’aime.

II

Un juge d’instruction est toujours un gros personnage, car c’est lui qui joue le premier rôle dans les affaires criminelles. Il tient entre ses mains le sort des accusés, et il jouit d’une indépendance absolue.

Mais quand ce juge est un homme considérable par sa situation personnelle, il prend encore plus d’importance, et ses supérieurs hiérarchiques reconnaissent pleinement son autorité.

C’était le cas de M. Hugues de Malverne, issu d’une vieille famille de robe, possesseur de quatre-vingt mille francs de rente, et mari d’une femme charmante dont le salon comptait parmi les mieux fréquentés de Paris. Bien posé dans le meilleur monde, ce magistrat modèle avait toutes les qualités nécessaires pour remplir les délicates fonctions qui lui étaient confiées : une impartialité absolue, un sang-froid à toute épreuve et une sagacité remarquable.

Aussi le désignait-on de préférence pour instruire les affaires difficiles et délicates, comme celle des tours de Notre-Dame.

Il en avait été saisi immédiatement, et le lendemain du crime, à midi, il était déjà au Palais, dans son cabinet, prêt à interroger l’homme arrêté et à entendre les témoins cités le matin même.

En attendant qu’ils comparussent, il s’entretenait avec le commissaire de police qui venait de lui rendre compte des faits, et il ne paraissait pas très-satisfait de ce compte rendu.

– Il me semble, dit-il froidement, que vous n’auriez pas dû procéder ainsi. Il se peut que vous teniez le coupable, mais il se peut aussi que vous ayez commis une erreur en arrêtant cet homme. Rien ne prouve que ce soit lui, rien ne prouve même qu’il y a eu crime ; et nous sommes peut-être en présence d’un suicide. Il aurait fallu commencer par visiter les tours et les combles de Notre-Dame : vous vous seriez assuré que personne ne s’y était caché, car enfin d’autres que l’inculpé ont pu y monter.

– La visite a été faite, monsieur le juge d’instruction, répondit le commissaire ; je l’ai dirigée moi-même, après avoir écroué l’homme, qui refusait de dire son nom.

– C’était trop tard. Un autre a eu tout le temps de s’échapper.

– Pardon, monsieur, j’avais laissé des agents au bas de l’escalier, et je puis affirmer que personne n’est sorti avant mon arrivée. La fille du gardien en déposera. J’ai inspecté minutieusement toute la partie supérieure de l’église… les tours, les galeries, les toitures, et je n’ai rien trouvé.

– Et sur la plate-forme d’où cette femme est tombée, il n’y avait pas de traces d’une lutte ?

– Aucune. Du reste, le coup a dû être fait par surprise. D’après le témoignage de ce peintre qui a vu de loin la scène, la femme accoudée sur la balustrade a été empoignée par les jambes, enlevée et basculée dans le vide, avant d’avoir pu se défendre.

» Tout ce que j’ai découvert de suspect, c’est une porte ouverte… une petite porte située sur une galerie étroite qui circule autour du toit de la nef. Il paraît que cette porte est toujours fermée, mais on ne s’explique pas comment un homme venant des tours aurait pu arriver jusque-là. Il aurait eu des abîmes à franchir.

– Bon ! mais, en admettant qu’il l’ait fait, où ce chemin l’aurait-il conduit ?

– À un escalier intérieur qui passe sous la charpente de la cathédrale et qui aboutit au pavé, derrière le chœur.

– Donc, quelqu’un a pu fuir par là.

– C’est tout à fait improbable.

– Il suffit que ce soit possible pour que je doute de la culpabilité de votre prisonnier. Et, en somme, jusqu’à présent, il n’y a contre lui que des indices.

– Des indices très-graves, monsieur le juge d’instruction. Quand ce ne serait que le refus de dire son nom…

– De le dire à vous. Il me le dira peut-être à moi. Et il peut avoir des raisons pour ne vouloir parler que devant le juge d’instruction.

– Il a bien laissé entendre qu’il était avec sa maîtresse, qui est une femme mariée… On comprendrait encore qu’il refusât de la désigner, mais il aurait pu se nommer, lui, sans la compromettre.

– Il est peut-être tellement lié avec le mari qu’en se nommant il attirerait les soupçons sur elle. Assurément, il n’est pas assez naïf pour croire que la justice ne viendra pas à découvrir qui il est… et il me l’apprendra, parce qu’il espère que, si son innocence est reconnue, je garderai le secret sur cette aventure. À la description que vous m’avez faite de sa personne, ce doit être un homme du monde.

– Je le crois. Mais il a pris une singulière précaution, avant de sortir de chez lui, hier. On l’a fouillé lorsqu’il est entré au dépôt… c’est réglementaire… et l’on n’a trouvé sur lui ni portefeuille, ni cartes de visite, ni papiers d’aucune sorte… rien qu’une vingtaine de louis dans la poche de son gilet… on dirait qu’il avait prévu qu’on l’arrêterait ce jour-là, et qu’il s’était mis en mesure de garder l’incognito.

– En effet, c’est assez bizarre… mais ce n’est pas concluant. Et la femme ne portait rien non plus ?…

– Des bijoux d’une assez grande valeur, mais pas un sou et pas le moindre bout d’écrit. Elle est bien habillée, elle a du linge très-fin, et sur le boîtier de sa montre il y a une initiale, surmontée d’une couronne de comtesse. Les mains sont blanches et les pieds très-petits. Le visage est méconnaissable.

– N’importe, vous la ferez exposer à la Morgue.

– Elle l’est depuis ce matin. Et l’on dit qu’il y a déjà foule, mais je doute qu’on la reconnaisse. Elle est trop défigurée. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de procéder à l’autopsie.

– C’est tout à fait inutile. Il ne s’agit pas ici de déterminer la cause de la mort.

» Quel âge paraît avoir cette femme ?

– Trente ans… peut-être un peu plus.

– Et l’homme arrêté ?

– Trente-quatre ou trente-cinq ans.

– Il y a des chances pour que ce ne soit pas le mari.

– C’est l’amant, tout l’indique.

– Mais il y a un mari, et ce mari s’apercevra de la disparition de sa femme… Il n’est pas impossible qu’il vienne à la Morgue, car il doit lire les journaux, et il y verra le récit de l’événement.

– Oui, s’il est à Paris. Mais je ne serais pas surpris que la femme fût étrangère. Sa toilette est riche, mais elle n’a pas le chic parisien, et l’initiale gravée sur sa montre est un X.

– En effet, je ne vois guère en français que Xavier qui commence par un X, et Xavier est un nom d’homme.

» Avez-vous pris des renseignements sur les témoins que j’ai fait citer ?

– Oui, monsieur le juge d’instruction. L’un est un interne à l’Hôtel-Dieu, très-laborieux, très-instruit, très-estimé de ses chefs et très-aimé de ses camarades ; l’autre est une espèce d’original, un noble breton, qui s’est fixé à Paris depuis quelques années. Il mène une vie très-régulière, et il jouit dans son quartier d’une excellente réputation.

– Ceux-là n’ont vu que le couple traversant le parvis. Mais le troisième, celui qui prétend avoir vu commettre le crime ?

– C’est un peintre sans ouvrage, un pauvre diable qui habite un taudis, au cinquième étage d’une vieille maison de la rue de la Huchette. Mais il ne paraît pas qu’il se conduise mal… et je me suis assuré qu’il n’y a rien à son casier judiciaire.

– Ce n’est pas assez pour que je croie sur parole à sa déposition, et, en résumé, toute l’accusation repose sur son témoignage ; car, s’il n’avait pas raconté une histoire qu’il a peut-être tirée de son imagination, tout le monde aurait cru au suicide.

– C’est vrai, monsieur, mais il paraît de bonne foi… et d’ailleurs quel intérêt a-t-il à inventer ?

– Le désir de faire parler de lui ; et puis, il a pu se tromper… à la distance où il était placé. Enfin, je l’interrogerai, et je verrai bien si l’on peut avoir confiance dans ses affirmations.

» Mais je vais d’abord entendre l’inculpé, et je pense qu’après l’avoir entendu, je saurai ce qu’il y a au fond de cette affaire.

» Vous n’avez plus rien à me dire ?

– Rien, monsieur, si ce n’est que le gardien des tours fait fort mal son métier. S’il n’eût pas été ivre, il n’aurait pas oublié de fermer la grille de l’escalier, et nous saurions qui est entré, qui est sorti ; si l’instruction n’aboutit pas, ce sera la faute de ce Verdière.

– Vous ferez fort bien de signaler sa négligence et de demander sa révocation.

» J’entendrai aussi sa fille, après les autres témoins. Maintenant, monsieur, je ne vous retiens plus.

» J’ai fait demander l’inculpé au dépôt. Veuillez, en passant, dire au garde de Paris qui est de planton à la porte de mon cabinet de faire entrer cet homme dès qu’on l’amènera… et de le faire entrer seul… Le soldat chargé de le surveiller restera dans le couloir.

Le commissaire s’inclina et sortit, laissant le juge en tête-à-tête avec son greffier, qui bâillait dans un coin, en taillant ses plumes.

Ce greffier était un vieux bonhomme, blanchi sous le harnais, qui remplissait machinalement ses modestes fonctions, et qui se préoccupait fort peu des demandes et des réponses qu’il enregistrait. Cependant M. de Malverne crut devoir lui dire :

– Vous n’écrirez qu’au moment où je vous ferai signe. Il n’est pas impossible que l’inculpé se justifie immédiatement, et dans ce cas-là il n’y aurait pas d’instruction. Tout se bornerait à un entretien dont il serait inutile de dresser un procès-verbal.

– Très-bien, monsieur, répondit le greffier, avec une parfaite indifférence.

Si M. de Malverne donnait cet ordre, c’est qu’il était tout disposé à reconnaître l’innocence de l’homme arrêté. Il prévoyait que cet homme allait enfin se nommer, s’expliquer, et l’accusation, mal échafaudée, tomberait d’elle-même. Dans ce cas, à quoi bon consigner par écrit des réponses qui compromettraient une femme mariée ? Il suffirait de s’assurer que cette femme était encore vivante, et que par conséquent, son amant n’avait sur la conscience d’autre crime que celui de tromper un mari. Il n’y aurait même pas besoin de rendre une ordonnance de non-lieu pour remettre en liberté un galant homme victime d’une méprise.

Si, au contraire, l’inculpé persistait à refuser toute explication, ce serait le moment de procéder à un interrogatoire en règle. La lutte s’engagerait, et le juge comptait bien avoir le dessus.

À tout événement, il prit son air de magistrat, un certain air qu’il s’empressait de quitter en sortant du Palais, et qu’on ne lui voyait jamais dans son salon.

Il était sous les armes lorsque la porte s’ouvrit. Un monsieur entra seul et s’avança lentement jusqu’à la table derrière laquelle siégeait M. de Malverne, qui s’écria :

– Comment, c’est toi, mon vieux Jacques ! quelle mouche te pique de venir me relancer au Palais, à l’heure où je vais interroger un accusé ? Bon ! j’y suis !… tu viens t’excuser de n’avoir pas dîné avec nous hier… Nous t’avons attendu jusqu’à huit heures… ma femme était furieuse contre toi, et je crois bien qu’elle t’en veut encore.

Le monsieur que le juge d’instruction venait d’appeler familièrement par son petit nom recula de surprise en reconnaissant M. de Malverne, et ne put que balbutier :

– Comment ! c’est toi qui…

– Eh ! parbleu, oui, c’est moi… est-ce que tu t’attendais à trouver ma femme dans mon cabinet ? demanda le magistrat, en riant au nez de son ami.

Et comme l’autre restait plongé dans une stupéfaction qui lui ôtait l’usage de la parole :

– Voyons ! explique-toi. Tu n’es pas venu ici sans motif, et je devine, à ton air, qu’il s’agit d’une chose grave. Je suis prêt à t’entendre, quoique je sois fort occupé en ce moment… je m’étonne même qu’on t’ait laissé entrer ; mais tu as bien fait de forcer la consigne ; l’amitié passe avant les affaires criminelles. Parle donc, mon cher ! À quoi puis-je t’être bon ?

Et comme l’ami persistait à se taire :

– Je devine… tu comptais me trouver seul… qu’à cela ne tienne !… Laissez-nous, Pilois, dit M. de Malverne en s’adressant à son greffier. Je vous ferai appeler quand j’aurai besoin de vous… Ne vous éloignez pas.

Le bonhomme s’empressa de sortir, et le juge reprit :

– Maintenant, nous sommes seuls. Tu peux me faire, sans inconvénient, les confidences les plus délicates. Et, d’abord, apprends-moi d’où te vient cet air consterné. Que t’est-il arrivé ?

– Il est impossible que tu l’ignores, répondit Jacques avec effort.

– Et comment, diable ! le saurais-je ? J’ai beaucoup pesté contre toi, hier soir, en ne te voyant pas. Odette a prétendu que tu devais t’être à tout le moins cassé la jambe, car tu es habituellement d’une exactitude exemplaire. Nous attendions un mot d’excuses ce matin, et rien n’est venu ; mais j’ai eu le temps d’oublier cette histoire, et il m’est tombé sur les bras une instruction inattendue. J’ai dû déjeuner au galop et accourir au Palais. Il s’agit d’une affaire très-curieuse qui peut devenir très-grave. J’attends un monsieur inculpé d’assassinat. Je viens de l’envoyer chercher au Dépôt. La porte s’ouvre, je croyais qu’il allait paraître… et, pas du tout… c’est toi qui entres ! Tu conviendras que j’ai le droit de m’étonner… et de te demander le mot de cette énigme.

– L’homme que tu attends… l’homme qu’on a arrêté hier… c’est moi.

M. de Malverne changea de visage et dit en regardant fixement son ami :

– Est-ce que tu te moques de moi, ou bien est-ce que tu deviens fou ?

– Ni l’un ni l’autre. Si tu ne me crois pas, fais appeler le garde de Paris qui est venu me prendre au Dépôt et qui m’a amené ici, les menottes aux mains.

– Alors tu as passé la nuit en prison ? Comment n’as-tu pas eu l’idée de te réclamer de moi ?

– Elle m’est venue, mais je l’ai rejetée. Je ne doutais pas d’être relâché aujourd’hui, après l’interrogatoire du juge d’instruction, et je préférais te cacher cette sotte aventure. Je ne supposais pas que le juge d’instruction, ce serait toi.

– Fort heureusement, car tu pourras tout me confier, à moi, ton ancien camarade et ton meilleur ami, tandis qu’il t’en aurait coûté de dire toute la vérité à un de mes collègues. Je t’approuve, du reste, de ne pas l’avoir dite au commissaire. Dans des cas comme le tien, on ne saurait être trop réservé, puisque l’honneur d’une femme est en jeu…

– Tu connais donc déjà les faits ?

– Par le menu ; le commissaire vient de me faire son rapport ; je sais que tu as refusé de lui répondre et même de lui dire ton nom. Je n’ai eu aucune peine à deviner pourquoi, même avant de savoir qu’il s’agissait de toi. Maintenant, je suis fixé. La personne qui était avec toi est mariée, et tu as songé avant tout à sauver sa réputation. J’aurais agi comme tu l’as fait, si je m’étais trouvé en pareil cas. Mais ta générosité aurait pu te coûter cher. Se laisser accuser d’assassinat plutôt que de compromettre une femme, c’est héroïque.

» Ah çà ! tu as donc une liaison sérieuse ?

– Trop sérieuse, tu le vois.

– Eh bien ! je ne m’en doutais pas. Je croyais que tu te contentais d’amourettes de passage, comme au temps où nous étions jeunes… Je faisais mon droit, et tu venais de sortir de l’École militaire pour tenir garnison à Paris. Nous avons changé tous les deux. Je me suis marié, et toi, tu trompes les maris. Chacun son goût. J’aime ma femme, et ça ne m’irait pas du tout d’être obligé de me cacher pour voir une maîtresse. L’adultère est puni par le Code pénal, mon cher ; on risque quelquefois deux ans de prison, et tu viens de risquer bien pis… la mort ou les travaux forcés. Il est vrai que tu as joué de malheur… Grimper sur les tours de Notre-Dame pour y chanter un duo d’amour, et y arriver juste au moment où l’on en précipite une malheureuse… c’est le comble de la guigne.

– Alors, tu ne m’accuses pas de l’avoir assassinée ?

– Non, certes. Je te connais trop bien pour admettre que tu as commis un crime quelconque. Il n’est plus question maintenant d’interrogatoire, et je me félicite d’avoir renvoyé mon greffier. Nous allons causer comme deux vieux amis. Assieds-toi donc. Je ne t’offre pas de cigare parce que ce n’est pas l’usage de fumer ici. Je ne vois pas trop ce qu’y perdrait la dignité de la magistrature, mais enfin, c’est comme ça.

Le ton de M. de Malverne était bien fait pour rassurer l’ami Jacques, et cependant Jacques restait soucieux et préoccupé. Évidemment, il comprenait que le juge, si favorablement disposé qu’il fût, n’allait pas s’en tenir à ces discours affectueux, et il prévoyait des questions embarrassantes.

– Voyons, reprit M. de Malverne, il faut que tu me renseignes sur cette stupide affaire, avant que je te renvoie chez toi. Tu ne seras pas fâché d’y rentrer, après une nuit passée dans une cellule du Dépôt.

– Dis donc vingt heures qui m’ont semblé fort longues.

– Enfin, du moins, ton nom ne figure pas sur le registre d’écrou, et personne ne saura jamais que Jacques de Saint-Briac, capitaine de cavalerie démissionnaire, a couché au Dépôt de la Préfecture, comme un simple joueur de bonneteau.

– Alors tu ne le diras pas à ce commissaire de police qui m’a arrêté ?

– Certainement non. Il est sous mes ordres, et je n’ai pas de comptes à lui rendre. D’ailleurs, je suis seul responsable des décisions que je prends. J’ai le droit de jeter au feu le procès-verbal et de te dire : Allez en paix. J’ai même le droit de t’inviter à dîner pour ce soir.

– Je n’irai pas, dit vivement Jacques de Saint-Briac.

– Pourquoi donc ? Odette sera ravie d’entendre de ta bouche le récit de tes malheurs, et, à moins que tu ne sois engagé ailleurs. Maintenant, explique-moi comment les gens qui t’ont signalé aux agents ont pu te prendre pour un autre, car il y a un coupable, ce n’est pas douteux.

– Sur mon honneur, je n’y comprends rien. J’ai été arrêté dans l’escalier de la tour ; on m’a conduit à l’Hôtel-Dieu, et l’on m’a mis en présence du cadavre défiguré d’une femme que je ne connais pas. On m’a dit alors qu’on m’accusait de l’avoir précipitée de là-haut. Que voulais-tu que je répondisse ? Je n’avais pas vu la chute, et je ne voulais pas dire avec qui j’étais monté…

– Naturellement. Mais avoue que tu as eu là une idée bizarre de mener ta compagne sur les tours de Notre-Dame.

– C’est elle qui l’a voulu. Nous nous étions donné rendez-vous à l’entrée du parvis.

– Oui, vous choisissez de préférence des quartiers où vous ne risquez pas d’être rencontrés par des gens de votre monde… car c’est une femme du monde, n’est-ce pas ?

– Du meilleur… et elle a tant de ménagements à garder qu’elle tremble sans cesse d’être reconnue quand nous sortons ensemble.

– Est-ce que vous n’en êtes encore qu’aux promenades sentimentales ?

– À peu près. Elle n’est jamais venue chez moi, et elle est rarement libre. Hier, nous devions aller du parvis au Jardin des Plantes, par les quais déserts. Puis elle a pensé que nous serions encore plus isolés sur les tours… À ce moment-là, on n’y voyait personne…

– Peste ! c’est une fantaisiste, ta maîtresse. Et quand tu la reverras, je te conseille d’insister sur le terrible danger que tu as couru par sa faute. Si tu étais tombé sur un autre juge que moi, je ne sais pas trop comment tu te serais tiré de là. Continue ton récit de voyage. Vous êtes montés, et vous n’avez pas rencontré le gardien dans l’escalier ?

– Nous n’avons vu qu’une jeune fille qui ne nous a rien dit. Il y avait bien une grille, mais elle était ouverte. Nous sommes arrivés sans autre incident sur la galerie qui domine la rosace du portail.

– Et vous vous êtes arrêtés là. Elle était fatiguée.

– Ce n’est pas cela. En levant les yeux, j’ai aperçu deux têtes qui dépassaient la balustrade sur le faîte de la tour.

– Un homme et une femme ?

– Je crois que oui, mais je n’en pourrais pas jurer. Les deux têtes n’ont fait que paraître et disparaître.

– Ils vous avaient aperçus, et l’homme avait ses raisons pour se cacher.

– C’est probable… J’ai pensé depuis que l’assassin, c’était lui, mais je n’ai songé alors qu’à l’impossibilité de monter plus haut sans nous trouver face à face avec ces gens-là.

– Il faut que vous soyez tous les deux de fiers étourneaux pour ne pas avoir prévu ce contre-temps. Vingt personnes par jour montent sur Notre-Dame… surtout quand il fait beau… et hier le temps était superbe.

» Alors, vous êtes restés sur la galerie ? Ou plutôt, tu es resté, car la dame est partie seule… Pourquoi n’êtes-vous pas descendus en même temps ?

– Mon cher Hugues, tout est fatalité dans cette malheureuse histoire. Mon amie avait acheté, en sortant de chez elle, une de ces voilettes bleues que portent volontiers les Anglaises et qui sont épaisses comme des masques. À travers cette voilette rabattue sur son visage, son mari ne l’aurait pas reconnue dans la rue. C’était donc sa principale sauvegarde. Sur la galerie, elle l’a relevée… les cordons étaient mal attachés, et le vent, qui soufflait très-fort, l’a emportée.

– Les malheurs d’un amant heureux dit en souriant M. de Malverne.

– Celui-là était irréparable. Comment continuer notre promenade, à visage découvert ? Il nous restait bien la ressource de prendre une voiture, mais encore fallait-il en trouver une, et elles sont rares dans la Cité. D’un commun accord, nous avons décidé de nous séparer immédiatement. Elle est descendue en toute hâte, et, un quart d’heure après, j’en ai fait autant.

» Mal m’en a pris d’avoir tant tardé, car on m’a mis la main au collet dans l’escalier. Tu sais le reste.

– Parfaitement, et maintenant je devine ce qui s’est passé. Pendant qu’on te conduisait au Dépôt, le brigand qui a fait le coup s’était caché dans quelque coin. Les imbéciles qui t’ont empoigné n’ont pas songé à visiter les combles de l’église, et il a filé par un escalier qui aboutit derrière le chœur. La personne qui t’accompagnait se porte à merveille, et je puis très-bien prendre sur moi de te remettre en liberté, d’autant que rien ne t’empêche maintenant de me dire qui elle est.

– Te dire qui elle est ? Mais… tu sais bien que je ne puis pas. Je me suis laissé mettre en prison plutôt que de la nommer…

– Au commissaire de police, et tu as eu cent fois raison. Il aurait couché le nom sur son procès-verbal. Mais à moi, c’est tout différent. L’instruction est close, ou, pour mieux dire, elle n’a pas été ouverte. Et ce n’est pas un magistrat qui t’interroge, c’est un ami.

– Tu as donc encore des doutes ?

– Non. Je te crois incapable de mentir. Mais enfin, en donnant l’ordre de te relâcher, je vais prendre une assez grosse responsabilité, et si je te demande ce nom, c’est pour l’acquit de ma conscience.

» Comprends donc que toute la question est de constater que la femme qu’on t’accuse d’avoir tuée est encore en vie.

– Et comment le constater, je te prie ?… en la faisant appeler et en l’interrogeant toi-même ? Cela suffirait pour la perdre… et j’aimerais mieux me laisser condamner à mort que de l’exposer à comparaître dans ce cabinet.

– Je ne serais pas obligé de procéder ainsi. Si tu consentais à me dire : Il s’agit de madame une telle… qui demeure dans telle rue… à tel numéro… je me contenterais de m’informer discrètement… et je saurais bien vite à quoi m’en tenir sur son existence.

– Tu n’en serais pas beaucoup plus avancé, mon cher Hugues, car enfin, si j’étais coupable et si, pour me disculper, je te nommais, une femme qui n’a jamais été ma maîtresse, tu t’en tiendrais là.

– Ce serait une infamie dont je te crois tout à fait incapable. Et, en vérité, je ne vois pas ce tu peux craindre en me disant la vérité. C’est donc que tu doutes de ma discrétion, ou tu te défies de mes intentions ?

– Pas le moins du monde. Mais tu as reconnu toi-même que, dans le cas où je me trouve, le silence le plus absolu s’impose à un galant homme.

– Oui, si je connaissais cette femme, car alors je pourrais la rencontrer dans le monde, et, si elle savait que je suis dans la confidence de vos amours, elle serait très-gênée lorsqu’elle me verrait ; mais…

– Eh bien ! répondit le capitaine après avoir hésité, suppose qu’il en est ainsi ; suppose même, si tu veux, que tu es en relations suivies avec le mari…

– Le fait est que je me trouverais dans une situation embarrassante, dit en riant le juge d’instruction. Mais ce n’est qu’une simple hypothèse… à laquelle je ne crois pas.

» Nous fréquentons, toi et moi, les mêmes salons, et parmi les femmes que nous voyons habituellement, je n’en puis soupçonner aucune. Avoue donc que tu as fait cette conquête en dehors du cercle de nos relations ordinaires. Tu vas dans une foule de maisons où je ne suis pas reçu, parce que je suis resté magistrat sous la République… et au faubourg Saint-Germain, comme ailleurs, il y a des maris trompés.

Saint-Briac se taisait, et son visage contracté trahissait une violente émotion.

– Sais-tu bien, reprit de Malverne, que, si je voulais, il ne tiendrait qu’à moi de découvrir ton secret ? En ma qualité de magistrat, j’ai la police à mes ordres ; et comme vraisemblablement tu n’en resteras pas là avec ta maîtresse, je n’aurais qu’à commander à des agents de te filer, comme ils disent dans leur langage de policiers.

– Tu ne feras pas cela, je l’espère ! dit vivement Saint-Briac, qui pâlissait à vue d’œil.

– Non, mon cher. Je voulais simplement te montrer que j’ai quelque mérite à te croire sur parole. Et je t’avoue que tu m’as presque blessé en refusant de me dire ce nom, que je voulais connaître. Mais à Dieu ne plaise que je te soupçonne d’avoir commis un crime abominable, toi que je vois tous les jours et que j’aime comme un frère. Je vais faire lever ton écrou… c’est l’affaire d’un quart d’heure. Rentre chez toi et viens dîner ce soir. Ma femme te grondera ferme, et tu ne l’auras pas volé.

– Quoi ! tu veux raconter cette lamentable aventure à madame de Malverne ?

– Je ne lui cache rien, et elle ne me cache rien. C’est le meilleur moyen de s’entendre, et nous nous entendons à merveille.

– Tu devrais au moins ménager mon amour-propre. J’ai joué un rôle si ridicule !

– Je ne trouve pas. Tu t’es conduit, au contraire, comme un vrai chevalier… tu as poussé le dévouement jusqu’à l’héroïsme, et je te garantis que, au lieu de se moquer de toi, Odette t’admirera ; elle a un faible pour les exaltés.

» Mais il doit te tarder de revoir ton entre-sol de l’avenue d’Antin. Je vais te remettre ton exeat, dit le juge en s’asseyant à son bureau pour remplir une formule imprimée.

Jacques de Saint-Briac commençait à respirer plus librement, mais il n’était pas encore complétement remis des terribles émotions par lesquelles il venait de passer.

– Voilà qui est fait, reprit M. de Malverne ; tu présenteras ce papier au directeur du Dépôt, et il te relâchera immédiatement. J’aurais voulu t’épargner ce voyage ennuyeux, mais c’est la règle… et cette fois, on ne te mettra pas les menottes pour traverser la cour de la Sainte-Chapelle. Je vais te recommander au garde de Paris qui t’attend pour te ramener.

Ayant dit, il sonna ; un huissier entra, il lui donna des ordres à transmettre au soldat d’escorte, et il s’informa si les témoins assignés étaient arrivés. Aucun n’avait encore paru, par l’excellente raison qu’ils n’étaient cités que pour trois heures.

– C’est ma faute, dit le juge d’instruction. Je croyais que l’interrogatoire de l’inculpé serait fort long, et j’ai expédié ton affaire en vingt minutes. J’ai donc le temps de t’accompagner au Dépôt. Il vaut mieux que je m’explique moi-même avec le directeur. Je reviendrai ensuite entendre les gens que j’ai fait appeler.

– À quoi bon les entendre, puisque tu me rends la liberté ? demanda Saint-Briac.

– Comment, à quoi bon ! Mais je n’abandonne pas l’affaire. Tu es innocent, c’est clair comme le jour, mais il y a un coupable, et je prétends le trouver ; ce coupable, c’est l’homme qui est monté avec la malheureuse qu’on t’a montrée à l’Hôtel-Dieu. Et il faut bien que je recueille le témoignage de ceux qui t’accusaient d’abord. Mais il sera peu question de toi.

» Maintenant, suis-moi, cher ami… ou plutôt non… tu me donneras le bras, pour que tout le monde voie que tu n’es plus accusé.

Ainsi fut fait. Les deux amis traversèrent bras dessus bras dessous les longs corridors et la cour, au grand ébahissement du garde de Paris, qui n’avait jamais vu un magistrat traiter de la sorte un prisonnier du Dépôt.

L’étonnement des geôliers ne fut pas moindre, mais l’explication fut courte entre le juge et le directeur, qui les reconduisit jusqu’à la porte, après la levée de l’écrou.

– Enfin, me voilà redevenu un homme, grâce à toi, dit Saint-Briac quand ils furent dehors. Je n’oublierai jamais ce que tu viens de faire pour moi.

– J’ai fait ce que je devais, et ton nom ne figurera pas sur les registres du Dépôt. Tu n’y laisseras que ton signalement.

– Je commence à craindre que tu ne te sois compromis pour sauver l’honneur de mon nom.

– Sois tranquille. Je verrai aujourd’hui même le premier président et le procureur général. À ceux-là, par exemple, je ne pourrai pas cacher que tu es Jacques de Saint-Briac, ex-capitaine au 9ème cuirassiers et mon meilleur ami. Mais je suis certain qu’ils m’approuveront d’avoir agi comme je l’ai fait.

– C’est déjà trop qu’ils sachent qui je suis, murmura Saint-Briac.

– Ma foi, mon cher, tu es vraiment trop difficile à contenter. Tu devrais être enchanté d’en être quitte pour un léger désagrément, car il aurait pu t’en coûter beaucoup plus cher… et à ta maîtresse aussi.

– Je le sais, mon ami, et je ne me plains pas, je te le jure, répondit tristement Saint-Briac. Pardonne-moi ce que je viens de dire, et crois que je m’en rapporte à ta sagesse… D’ailleurs, j’ai tort de m’alarmer. Les deux magistrats que tu vas mettre dans la confidence sont des hommes d’honneur…

– Et ils ont autre chose à faire que de chercher à découvrir le nom de la belle dame pour les beaux yeux de laquelle tu t’es fourré dans ce guêpier. Il ne sera plus question de toi dans l’instruction. Va donc en paix et viens dîner, ce soir, à sept heures.

– Ne me demande pas cela, je t’en prie. Je suis encore sous le coup de tant d’émotions. J’ai besoin de quelques jours pour me remettre.

– Allons donc ! je te connais trop bien pour croire que tu es nerveux comme une femme… et je commence à me demander quelle raison tu as de ne pas vouloir dîner avec la mienne… On dirait, ma parole d’honneur, que tu as peur qu’elle ne te fasse une scène…

– Oh quelle idée ! balbutia Saint-Briac. Je crains seulement d’être un triste convive… Mais je viendrai, puisque tu l’exiges.

– À la bonne heure. Maintenant que j’ai ta promesse, je te quitte… et je remonte à mon cabinet pour entendre les témoins qui vont arriver… car je n’abandonne pas l’affaire… et nous allons chercher le joli monsieur qui était sur le haut de la tour avec une femme pendant que tu flirtais sur la galerie avec ta belle. Sa disparition prouve qu’il y a eu crime ; si cette malheureuse s’était suicidée, le gredin ne se serait pas sauvé par les toits.

– On aura de la peine à le trouver. Personne ne l’a vu d’assez près pour le reconnaître.

– C’est vrai, mais il y a le doigt de Dieu. La femme est exposée à la Morgue. Il viendra peut-être s’y faire pincer. Il ne faut qu’une exclamation, un jeu de physionomie remarqué par un des agents que j’ai fait placer dans la salle. Et puis, on va s’informer. Une femme ne disparaît pas sans que quelqu’un s’en aperçoive… surtout une femme riche, et celle-là était couverte de bijoux. Si elle est étrangère, elle a dû descendre dans un hôtel ; on saura lequel… Du reste, je te tiendrai au courant.

» À ce soir, cher ami, conclut M. de Malverne en donnant à son ami une vigoureuse poignée de main.

Jacques de Saint-Briac le suivit des yeux un instant, et s’achemina lentement vers la grande porte qui s’ouvre sur le boulevard du Palais, cette porte par laquelle il serait sorti en voiture cellulaire pour aller à Mazas, s’il eût été interrogé par un autre juge d’instruction.

Il aurait dû être radieux, et il ne paraissait pas apprécier suffisamment son bonheur. Sa figure ne s’était pas détendue, et sur son front, resté soucieux, on lisait plus d’inquiétude que de joie.

On eût dit qu’il redoutait les suites de cette affaire si heureusement terminée.

Il passa, la tête basse, sous la voûte où stationnaient des gardes de Paris qui ne firent aucune attention à lui, et, une fois hors de l’enceinte du Palais, il s’arrêta pour attendre qu’il passât un fiacre vide.

Il avait hâte de rentrer chez lui, et l’avenue d’Antin était loin. Le trajet à pied lui aurait pris trop de temps.

Pendant qu’il était occupé à guetter une voiture, il ne remarquait pas un homme qui était venu se planter à deux pas de lui, sur le trottoir, et qui l’examinait avec attention.

Cet homme tenait par la main un enfant mal vêtu. Saint-Briac se retourna et le reconnut aussitôt.

– Ah c’est vous, monsieur, lui dit-il. Qu’avez-vous donc à me regarder ainsi ? Vous vous étonnez de voir que je suis libre ? Je conçois cela, car si l’on m’a relâché, ce n’est pas votre faute. C’est vous qui m’avez fait arrêter.

– Vous vous trompez, monsieur, répliqua Mériadec. J’ai contribué, sans le vouloir, à vous faire arrêter, mais je n’ai jamais cru que vous étiez coupable. J’ai été cité par le juge d’instruction, et je venais témoigner en votre faveur.

– C’est parfaitement inutile, dit Saint-Briac. Il sait que je suis innocent, et il vient de me faire mettre en liberté.

– Je vous en félicite de tout mon cœur, et je vois maintenant que vous avez été victime d’une méprise.

Et s’adressant à l’enfant qui se tenait à côté de lui :

– Dites-moi, Sacha, vous ne connaissez pas monsieur ?

– Non, dit Sacha. C’est la première fois que je le vois.

– J’en étais sûr, murmura Mériadec.

– M’apprendrez-vous, monsieur, ce que signifie cette espèce de confrontation ? demanda Saint-Briac d’un ton sec.

– Elle me prouve qu’on s’est trompé en vous arrêtant. J’en étais déjà convaincu, mais, s’il m’était resté le moindre doute, la réponse de cet enfant l’aurait dissipé. Il n’aurait pas manqué de vous reconnaître.

– Je lui suis, en vérité, fort obligé, dit ironiquement le capitaine.

– Monsieur, répliqua Mériadec, vous avez tort de prendre en mauvaise part ce que je vous dis. Que vous ayez gardé de moi un souvenir désagréable, je le comprends. Vous avez pu croire que je vous accusais. Mais je vous répète que je viens ici pour vous défendre.

– Je n’ai plus besoin d’être défendu, puisque je suis hors de cause, et vous me dispenserez de prolonger cette conversation.

Ayant dit, l’ex-capitaine de cuirassiers adressa au baron de Mériadec un salut fort court et s’éloigna.

Il resta fort perplexe, ce brave Mériadec, et vraiment il y avait bien de quoi.

Ce n’était pas sans peine qu’il s’était décidé à amener Sacha chez le juge d’instruction, qui ignorait l’existence de cet enfant. Il aurait préféré garder pour lui seul la découverte qu’il avait faite dans la tour du sud, et c’était sa première intention, mais il avait eu le temps de réfléchir, et la nuit porte conseil.

Il s’était dit qu’il s’agissait de la vie d’un homme, et qu’il n’avait pas le droit de tenir la lumière sous le boisseau, alors qu’il suffisait de mettre cet enfant en présence de l’accusé pour prouver que cet accusé n’était pas l’assassin de la femme précipitée. Finalement, après de longues hésitations, il avait résolu de se présenter au juge avec Sacha, bien avant l’heure indiquée par l’assignation reçue dans la matinée.

Et voilà qu’en arrivant au Palais, il rencontrait l’homme arrêté la veille et relâché le lendemain. Il abordait cet homme, qui le prenait de très-haut avec lui, refusait sa coopération et dédaignait même de l’écouter.

Cet incident modifiait la situation du tout au tout. Puisqu’il n’était plus question de sauver un innocent, Mériadec reprenait sa liberté d’action, et rien ne l’obligeait de dire à la justice ce qu’elle ne lui demandait pas.

Il en revenait donc peu à peu à sa première idée, qui était d’agir seul, aidé de Sacha, et de retrouver le meurtrier, sans que la police s’en mêlât.

Il s’était déjà fortement attaché à cet enfant, et il lui en aurait trop coûté de se séparer de lui.

Il ne lui avait rien dit. Sacha ignorait encore la mort tragique de sa mère, et, en quittant la maison de la rue Cassette, où il avait passé la nuit, il ne savait pas que son protecteur le menait au Palais de justice. Il croyait aller à la recherche de l’hôtel où ses parents étaient descendus en arrivant à Paris.

Mériadec n’avait donc pas à lui expliquer qu’il changeait d’avis, et rien ne l’empêchait de substituer à la visite au juge une longue promenade à travers la ville, dans les quartiers où logent de préférence les étrangers riches.

D’un autre côté, Mériadec ne pouvait pas oublier que ce juge l’attendait, et que se dispenser de comparaître, c’était s’exposer à des désagréments dont le plus gros serait d’attirer chez lui la police, si ce magistrat s’avisait d’envoyer chercher par un agent le témoin récalcitrant.

Mais il n’était cité que pour trois heures, et deux heures sonnaient à l’horloge du Palais. Il était en avance, et il avait le temps de reconduire Sacha rue Cassette.

La question était de savoir si Sacha accepterait ce changement de programme, et Mériadec en doutait, car il connaissait déjà le caractère du jeune Moscovite, qui était bien l’enfant le plus volontaire et le plus têtu qu’on pût imaginer.

En se réveillant, après avoir dormi pendant quinze heures sans débrider, il avait commencé par crier des noms russes, sans doute les noms des valets qui le servaient chez sa mère ; puis, en voyant paraître la femme de ménage de Mériadec, il était entré dans une violente colère, et il l’avait injuriée en très-bon français.

C’est tout au plus s’il s’était calmé à l’arrivée de Mériadec, qui avait réussi à l’apaiser par de bonnes paroles, et, quand il s’était agi de remettre les vêtements délabrés qu’il portait la veille, il s’était mis à fondre en larmes. Pour le décider à s’habiller, il avait fallu que Mériadec lui jurât de lui en acheter d’autres, le jour même.

À déjeuner, il avait mangé comme un ogre, tout en déclarant que la cuisine était mauvaise et le logement vilain, au grand amusement de Mériadec, qui constatait les effets d’une éducation seigneuriale en Russie.

Ce gamin devait avoir été élevé à battre ses paysans et à satisfaire tous ses caprices ; on pouvait en conclure que ses parents étaient de puissants boyards.

Il ne semblait pas d’ailleurs les regretter beaucoup, et Mériadec, pendant le repas, n’en avait pu tirer aucun renseignement, à sa très-vive contrariété et à sa grande surprise, car ce n’était pas l’intelligence qui manquait à cet enfant.

En sortant de table, Sacha avait demandé à sortir pour changer de costume. Mériadec se proposait de le conduire à la Belle Jardinière, après la visite au juge d’instruction, et, au moment où il délibérait sur le boulevard du Palais, l’enfant prit soin de lui rappeler sa promesse.

– Eh bien ? demanda-t-il, arriverons-nous bientôt à ce magasin où l’on vend des habits ?

– Dans un instant, répondit Mériadec, qui venait de se décider à l’y mener avant de rentrer.

La Belle Jardinière est à deux pas du Palais, et il avait une grande heure devant lui.

D’ailleurs, la figure de Sacha s’était illuminée après la réponse de son protecteur, et il semblait plus disposé à causer. Mériadec essaya de profiter de cette bonne disposition pour en tirer les éclaircissements qu’il n’avait pas encore pu obtenir.

– Comme vous parlez facilement le français ! dit-il en s’acheminant avec lui vers le quai de l’Horloge. Vous devez avoir eu un bon professeur.

– Moi ! s’écria Sacha. Je n’ai jamais pu souffrir les professeurs. On en avait fait venir un de Paris. Je l’ai tant tourmenté qu’il n’a pas voulu rester. C’est papa qui m’a appris le français. Maman le sait aussi, le français ; entre eux, ils ne parlent jamais russe.

– Oui, je sais que, dans votre pays, c’est l’habitude des gens bien élevés. Quelle ville habitiez-vous en Russie ?

– Nous demeurions à la campagne… Mais je suis allé deux fois à Moscou.

– Dans quel gouvernement était votre résidence ?

– Dans le gouvernement de Tambow.

C’était le premier renseignement précis que fournissait Sacha, et l’indication pouvait être utile. Mériadec essaya d’en obtenir d’autres.

– Comment s’appelait-il, votre château ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas ce que c’est qu’un château. L’endroit où nous demeurions s’appelle Vérine. Notre maison est à deux verstes du village, qui appartient à maman.

– Avec cela, pensa Mériadec, je n’aurai qu’à écrire en Russie pour savoir le nom de la pauvre femme dont le corps est à la Morgue.

Et il reprit :

– Votre mère, m’avez-vous dit, s’appelle la comtesse Xénia ?

– Oui, répondit fièrement l’enfant, et elle est aussi noble que l’Empereur.

– Comme votre père.

– Plus que mon père. Elle descend de Rurik… lui, pas.

– Alors, vous receviez beaucoup de monde à Vérine. Toute la noblesse du voisinage devait venir chez vous.

– Non, nous ne recevions personne. Papa ne voulait pas.

Mériadec commençait à entrevoir la situation de ce ménage bizarre : une grande dame russe, mariée à un homme d’une condition inférieure à la sienne et mise en quarantaine par ses voisins de campagne, à cause de cette mésalliance.

Cela s’accordait assez bien avec le dénoûment tragique de cette union mal assortie.

– Et vous passiez là toute l’année ? demanda-t-il.

– Maman, oui. Mais papa voyageait très-souvent. Il y avait six mois qu’il était parti quand nous avons quitté Vérine pour venir à Paris.

– Quoi ! Il n’est pas arrivé avec vous !

– Non. Il nous attendait à la gare.

– Et il vous a menés dans un hôtel ?

– Je ne sais pas si c’était un hôtel… Nous avons couché dans une grande maison où il n’y avait que nous… Nous y sommes allés en voiture… dans la voiture de papa.

Cette nouvelle information contraria vivement Mériadec. Inutile maintenant de visiter les auberges situées aux environs des gares du Nord ou de l’Est. Cette maison pouvait être dans n’importe quel quartier de Paris. Et l’on devinait que l’infâme mari avait pris à l’avance ses précautions pour qu’il fût impossible de retrouver la trace du passage de la femme qu’il voulait tuer et de l’enfant qu’il voulait perdre.

– Y serons-nous bientôt, à ce magasin ? demanda Sacha.

– Vous le voyez d’ici, répondit Mériadec.

Ils étaient arrivés sur le pont Neuf ; deux minutes après, ils entrèrent à la Belle Jardinière, et l’enfant ouvrit de grands yeux en parcourant les interminables galeries de cet immense magasin d’habits confectionnés.

Ce ne fut pas une petite affaire de l’habiller à son goût. Il aurait voulu un costume russe : le cafetan de soie, la culotte de velours, la toque fourrée, les petites bottes montant jusqu’au genou, et il n’y avait rien de tout cela. Il lui fallut se contenter d’un complet fort élégant et de la promesse qu’il exigea de lui confectionner le plus tôt possible une tenue moscovite à sa mesure.

Cette métamorphose prit du temps, et, en sortant du magasin, Mériadec vit à sa montre qu’il était trois heures moins un quart. Il ne voulait pas faire attendre le juge d’instruction, et il reprit le chemin du Palais de justice, sans trop savoir ce qu’il ferait de Sacha, pendant que ce juge l’interrogerait, lui.

Il était à peu près décidé à confier l’enfant à l’huissier qui gardait la porte du cabinet, lorsqu’en arrivant à l’endroit où il avait rencontré M. de Saint-Briac, il se trouva nez à nez avec l’homme au béret rouge.

– Tiens ! c’est vous ! s’écria cet artiste incompris. Vous venez déposer ?… Eh bien ! vous pouvez vous dispenser de monter trois étages. Notre juge vient d’être appelé chez le premier président, et les audiences sont renvoyées à demain.

– Tant mieux ! fit Mériadec, enchanté de reprendre la liberté de ses mouvements.

– Allons faire un tour à la Morgue, voulez-vous ?

Et comme Mériadec lui faisait signe que non, en lui montrant Sacha :

– Qu’est-ce que ça fait ? reprit Fabreguette. Amenez le moucheron. Ça l’amusera, ce petit ! Vous avez donc un fils ? C’est drôle, je ne me figurais pas que vous étiez marié.

– Je ne le suis pas, répliqua Mériadec avec humeur, et cet enfant n’est pas à moi.

– Ah ! bon !… Aussi, je me disais qu’il ne vous ressemble pas du tout. Voyons ! ça vous va-t-il, la visite à la Morgue ?… La femme y est exposée depuis ce matin, et il doit y avoir joliment du monde devant la vitrine. Moi, je tiens à la revoir, car c’est à peine si j’ai eu le temps de la regarder, hier. Et puis je suis curieux de savoir si on la reconnaîtra. Je me propose de passer la journée dans le square qui fait vis-à-vis à l’établissement.

La proposition de ce bohème insouciant ne souriait guère à Mériadec. Il lui répugnait de montrer à Sacha le cadavre de sa mère. Et cependant il se disait que cette épreuve serait décisive. Il n’avait pas encore la certitude absolue que Sacha était le fils de la femme ramassée sur le parvis Notre-Dame, et cette certitude, il ne l’aurait que si Sacha reconnaissait le corps. Mais quelle épreuve à infliger à ce malheureux enfant !… comment la supporterait-il ? et que dirait-il en voyant le visage mutilé de la morte ? Crierait-il tout haut : C’est ma mère ! Les agents qui devaient se trouver dans la salle ne manqueraient pas d’intervenir, et les projets de Mériadec s’en iraient en fumée, car la justice ne lui laisserait pas Sacha.

– Venez donc, insista Fabreguette. Je parierais que votre ami l’interne y est déjà allé, à la Halle aux refroidis. Il est témoin dans l’affaire, nous sommes témoins… pour nous, la visite à la Morgue est obligatoire.

– Qu’est-ce que c’est que la Morgue ? demanda gravement Sacha, qui écoutait avec attention le bavardage du rapin.

– Comment ! tu n’en sais rien ? D’où sort-il donc, ce môme-là ? Tu arrives donc de la province ?

– Que vous importe ? répliqua l’enfant. Et pourquoi me parlez-vous de la sorte ? Je ne veux pas qu’on me tutoie.

– Pardonnez-moi, monseigneur, dit en gouaillant Fabreguette. J’ignorais que je m’adressais au rejeton d’une noble race.

Sacha reçut sans broncher ces excuses ironiques et dit :

– Vous n’avez pas répondu à la question que je vous ai fait l’honneur de vous adresser.

– Voilà, voilà, mon prince. La Morgue est une auberge où logent momentanément les morts…, en attendant qu’on les porte au cimetière.

– Et je suppose, mon cher enfant, que vous n’avez pas envie d’aller les voir ? ajouta Mériadec.

– Mais si. Je n’en ai jamais vu qu’un. C’était un de nos paysans qui avait trop bu d’eau-de-vie et qui était tombé sous les roues de sa kibitka. Je n’ai pas eu peur du tout. Ici je n’aurai pas peur non plus. Allons à cette Morgue.

– Kibitka ! répéta l’artiste. Votre Altesse est russe ? Je m’en doutais.

Ces plaisanteries impatientaient Mériadec, autant que l’orgueilleux sang-froid de Sacha le surprenait, et il se demanda s’il ne ferait pas bien de mettre fin aux blagues de Fabreguette, en cédant au désir nettement exprimé par l’enfant, qui lui paraissait de force à supporter les plus violentes émotions.

Après tout, il faudrait bien en venir à lui apprendre tôt ou tard comment sa mère était morte, et mieux valait brusquer la chose.

– Si c’est vraiment sa mère, pensait le baron, il aura, j’en suis sûr, le courage de ne pas faire une scène de désespoir devant le public de la Morgue, et, après la visite, je lui dirai la vérité. Quand il la saura, il m’aidera à retrouver l’assassin.

– Eh bien ? demanda Sacha, en frappant du pied ; qu’attendez-vous pour me conduire à l’exposition des morts ? Est-ce loin d’ici ?

– Tout près, au contraire.

– Alors, nous aurons le temps de nous promener ensuite. Maintenant que je suis vêtu à peu près convenablement, je marcherai par la ville tant que vous voudrez.

Mériadec, qui avait pris son parti, s’achemina vers la Morgue par la route la plus courte, entre l’enfant à droite et Fabreguette à gauche.

Ils traversèrent le parvis, et, lorsqu’ils entrèrent dans la rue du Cloître-Notre-Dame, Sacha s’arrêta en disant :

– Voici la petite porte par laquelle nous sommes entrés hier dans la tour. Et voici la rue par laquelle nous sommes arrivés, ajouta-t-il en montrant la rue d’Arcole. Nous étions descendus de voiture sur le quai, et papa avait dit au cocher de s’en aller.

– Tiens ! tiens ! dit à demi-voix Fabreguette, je commence à comprendre.

Mériadec aurait préféré ne pas le mettre dans la confidence, car il se défiait de sa discrétion ; mais il s’apercevait un peu tard qu’il serait bien difficile de cacher la vérité à ce rapin sagace. Et, pour l’empêcher de se lancer dans une série de questions auxquelles il ne voulait pas répondre devant Sacha, il lui dit à l’oreille :

– Pas un mot de plus, je vous prie. Quand nous serons seuls, je vous raconterai ce qui m’est arrivé.

– Suffit ! souffla le peintre de la rue de la Huchette.

L’enfant se taisait maintenant, et il ne paraissait pas que le souvenir évoqué par la vue de l’entrée des tours l’eût ému. Évidemment, il ne soupçonnait pas encore que sa mère avait été précipitée du haut de cette tour où il était monté avec elle. Et Mériadec se demandait de plus belle comment le pauvre petit allait supporter l’affreuse surprise qui l’attendait à la Morgue.

On l’apercevait déjà, cette sinistre bâtisse qui attriste à la pointe orientale de la Cité. C’est presque un monument. On y monte par un large escalier en pierres de taille, et, pour y pénétrer, il faut se glisser par une des deux entrées qu’on a ménagées aux deux bouts d’un mur, élevé là tout exprès afin d’épargner aux passants trop impressionnables la vue du lugubre vitrage derrière lequel les cadavres sont étendus sur des dalles de marbre.

Et il y avait foule à la porte. On savait dans tout ce quartier populeux que le corps de la femme tombée du haut des tours était exposé depuis le matin, et chacun voulait le voir.

On faisait queue, et des sergents de ville surveillaient le défilé. Les visiteurs entraient par le couloir à droite et, après avoir passé en colonne serrée devant la cloison de verre, sortaient par le couloir à gauche.

Et ces visiteurs n’étaient pas tous des ouvriers en rupture d’atelier ou des grisettes en quête d’émotions fortes, car deux ou trois fiacres et même un coupé de maître stationnaient tout près de là, sur le quai.

– Prenons la file, dit Fabreguette à Mériadec qui hésitait.

Et Mériadec suivit son compagnon. Il n’était pas venu jusque-là pour reculer au dernier moment, et Sacha ne se serait pas laissé emmener sans résistance.

Ils se placèrent tous les trois derrière un groupe de femmes en bonnet, qui causaient de l’événement du parvis. Ils se trouvèrent bientôt enclavés entre ces commères et un autre groupe composé de travailleurs en blouse qui entraient là, en passant, pour faire comme les autres.

On avançait assez vite, car les gardiens de la paix ne laissaient pas les curieux s’arrêter devant la vitrine, de sorte que Mériadec, poussé par le flot dans la salle d’exposition, ne tarda guère à apercevoir, au bout de la première rangée des tables de marbre noir, le corps de l’inconnue.

Par une intelligente dérogation au règlement, on lui avait laissé ses vêtements et même ses bijoux, mais sa tête broyée par la terrible chute n’était plus qu’un amas de chairs sanglantes.

La queue dont ils faisaient partie marchait en rasant le mur de droite, et les gens qui avaient déjà passé devant la cloison de verre sortaient en longeant le mur opposé, de sorte que les deux tronçons de cette queue se faisaient vis-à-vis.

Tout à coup, Sacha dégagea brusquement sa main, poussa un cri, et il se serrait lancé à travers la salle, si Mériadec ne l’eût arrêté en lui saisissant le bras.

L’enfant chercha à se dégager et se mit à interpeller en russe quelqu’un que Mériadec ne distingua pas tout d’abord dans la foule qui défilait de l’autre côté pour gagner la sortie.

– Lâchez-moi ! s’écria Sacha. C’est lui !… C’est mon père !

Personne ne répondit ; mais Mériadec crut que cet appel s’adressait à un monsieur de haute taille dont il n’apercevait que le dos, et il allait se laisser entraîner par l’enfant, lorsqu’un des sergents de ville leur barra le passage en disant :

– Qu’est-ce qu’il a, ce petit ?

– Vous voyez bien qu’il a peur, répondit Fabreguette, qui avait deviné immédiatement la situation.

– Alors, emmenez-le, répliqua rudement le surveillant. Ça n’a pas de bon sens de conduire des enfants ici. Et vous allez me faire le plaisir de sortir avec lui, vous et votre camarade qui le tient par le bras.

Mériadec avait compris aussi. Il ne se fit pas prier pour sortir des rangs sans lâcher Sacha qui se débattait comme un affolé. Fabreguette fit comme eux, et le sergent de ville les poussa tous les trois dehors.

Quand ils y furent, Sacha regarda de tous les côtés et aperçut à vingt pas de lui le monsieur qu’il cherchait.

Ce monsieur courait à toutes jambes vers les voitures arrêtées sur le quai. Le baron, le peintre et l’enfant coururent après lui ; mais, avant qu’ils l’eussent rejoint, ils le virent monter dans un coupé, dont le cocher était venu à sa rencontre.

La portière se referma, et le cheval fila comme un trait par le pont qui relie la cité à l’île Saint-Louis.

Sacha, pâle de colère, montra le poing à la voiture qui s’éloignait et cria au maître qui ne pouvait pas l’entendre :

– Paul Constantinowitch !… je te maudis.

– Il est superbe dans ce rôle-là, murmura Fabreguette. On n’en fabrique pas à Paris, des enfants comme ça.

Mériadec, abasourdi, ne savait plus que faire.

– Ramenez-moi chez vous, lui dit brusquement Sacha.

– Bien parlé, mon jeune seigneur, dit le peintre. Je vais avec vous chez notre ami le baron de Mériadec.

L’enfant ne répondit pas et se mit à marcher tout droit devant lui, sans s’inquiéter de savoir s’il prenait le chemin de la rue Cassette. Ses yeux étincelaient, et sa physionomie avait subitement changé d’expression. Il avait vieilli de douze ans en cinq minutes, et il avait pris l’air viril d’un garçon de vingt ans.

Le hasard l’avait mis sur la bonne voie, car il se dirigeait vers la rive gauche. Mériadec et Fabreguette le suivirent d’assez près.

– C’est sa mère qui est à la Morgue, dit le peintre en baissant la voix ; et l’homme qui vient de se sauver est l’assassin, pas vrai ?

– Vous avez deviné, murmura Mériadec.

– Eh bien, nous ne ressusciterons pas la femme. Voulez-vous que nous nous coalisions pour tâcher de faire arrêter l’homme ?

– Oui, à condition que mon ami Daubrac en sera.

– Les trois mousquetaires, alors ?

– Par le fait, ils étaient quatre. Il nous manquera d’Artagnan… à moins que…

– En connaîtriez-vous un ?

– Il y a le monsieur qui avait été arrêté par erreur et que le juge d’instruction vient de faire relâcher. S’il veut se joindre à nous, tout ira bien.

– C’est la grâce que je vous souhaite. Allons tenir conseil chez vous, conclut Fabreguette. J’ai déjà un plan. Je vous l’exposerai.

III

M. de Malverne habitait un hôtel à lui appartenant, un hôtel sis, comme on dit dans les actes notariés, entre cour et jardin.

La cour s’ouvrait, par une majestueuse porte cochère, sur le faubourg Saint-Honoré, et le jardin s’étendait jusqu’à l’avenue Gabriel, dont le séparait une grille tout enguirlandée de lierres.

Les visiteurs officiels entraient par la cour ; les amis intimes passaient plus volontiers par le jardin.

Bâti, sous le dernier empire, par un opulent étranger qui voulait se fixer à Paris et que les événements de l’année terrible en chassèrent, cet hôtel semblait avoir été construit tout exprès pour abriter le jeune ménage qui l’avait acheté, à très-bon compte, après la guerre et la Commune.

En épousant mademoiselle Odette de Benserade, qui lui apportait une dot de six cent mille francs, Hugues de Malverne, déjà riche par lui-même, avait tenu à s’installer comme il convenait à sa nouvelle situation, et il avait eu la main heureuse, – comme toujours, – car ce magistrat était né sous une bonne étoile.

Sa femme était charmante, et depuis deux ans et demi qu’ils étaient mariés, jamais un nuage n’avait obscurci, même passagèrement, le ciel conjugal de ces deux époux bien assortis.

Bien née, bien élevée, belle à ravir et remarquablement intelligente, madame de Malverne était douée de tous les avantages qu’un mari peut souhaiter, et le seul chagrin qu’elle eût causé au sien, c’était de ne pas lui avoir donné d’enfant.

Elle aimait le monde, elle recevait assez souvent, et elle avait su attirer et retenir dans son salon des hommes aimables et de bonne compagnie. Les ennuyeux en étaient impitoyablement exclus, et elle n’y admettait que des femmes triées sur le volet.

Mais le seul ami qui fût dans la maison sur le pied de l’intimité, c’était Jacques de Saint-Briac, le plus ancien camarade de Hugues, son fidèle, qui avait été son premier témoin le jour du mariage.

Celui-là venait quand il lui plaisait, et il ne se passait guère de semaine où il n’y dînât.

Hugues le traitait comme un frère ; Odette le voyait toujours avec plaisir, quoiqu’elle se montrât plus réservée qu’il n’aurait convenu avec le meilleur ami de son mari, et il arrivait quelquefois à M. de Malverne de lui reprocher d’accueillir presque froidement ce cher capitaine, qui était la joie de la maison, car il avait de l’esprit, un caractère ouvert et un grand fond de bonne humeur, un peu assombrie depuis quelque temps par des préoccupations dont le juge d’instruction s’évertuait, sans y réussir, à deviner la cause.

Cette cause, il croyait la connaître maintenant, et il comptait bien se donner le malicieux plaisir de mettre Saint-Briac sur la sellette devant madame de Malverne, pendant le dîner que Saint-Briac avait fini par accepter, à son corps défendant.

À sept heures, Odette, qui n’avait pas vu son mari depuis le matin, l’attendait dans son petit salon, assise ou plutôt affaissée dans un vaste fauteuil capitonné, et semblait plongée dans une profonde rêverie. Sa main blanche jouait distraitement avec un éventail japonais, et ses yeux suivaient le mouvement des aiguilles sur le cadran de la pendule en vieux saxe.

Elle était très-pâle, et, au cercle brun qui cernait ses paupières, on devinait qu’elle avait pleuré.

Les minutes s’écoulaient, et Hugues, ordinairement très-exact, ne se montrait pas. Excédée d’impatience, elle sonna et dit au valet de chambre qui se présenta :

– Monsieur est-il rentré ?

– Depuis une demi-heure, madame, répondit le domestique ; monsieur achève de s’habiller.

– C’est bien. Prévenez-le que je l’attends.

Aussitôt qu’elle se retrouva seule, madame de Malverne se leva, se regarda dans la glace, essuya ses yeux humides et prit une attitude comme un soldat qui se prépare à être inspecté par un supérieur. Elle essaya de sourire et de donner une expression gaie à son visage. Elle n’y réussit qu’à moitié, et elle ne put réprimer un mouvement nerveux lorsque son mari entra.

Il était radieux, et il vint à elle les deux mains tendues pour lui prendre la taille et mettre un bon baiser sur le front qu’elle lui présentait.

– D’où vient, mon ami, que vous êtes si en retard ? demanda-t-elle.

– Ah ! j’en ai long à te raconter, répondit le juge d’instruction en se frottant les mains. Mais d’abord pourquoi me dis-tu vous ? Tu ne veux pas que nous nous tutoyions devant le monde, ni même quand Jacques est là… Je me soumets à cette exigence ; mais en tête-à-tête, c’est une autre affaire, mon Odette chérie. Le « vous » n’est pas de mise entre deux amoureux qui s’aiment comme ils se sont aimés dès le premier jour.

– Eh bien ! reprit Odette, que t’est-il donc arrivé qui t’a retenu une heure de plus que de coutume ?

– Si tu crois qu’une affaire comme celle des tours de Notre-Dame se débrouille facilement !… Toute l’après-midi y a passé, et à six heures j’étais encore dans le cabinet du procureur général.

– Qu’est-ce que c’est que l’affaire des tours de Notre-Dame ? balbutia madame de Malverne.

– Tu n’as donc pas lu les journaux ce matin ?

– Si… et j’y ai vu le récit d’un suicide, une pauvre femme qui s’est jetée du haut de…

– C’est juste ! je me rappelle maintenant qu’ils ont parlé de la chute, mais qu’ils n’ont pas parlé du crime.

– Quoi ! cette malheureuse a été…

– Lancée sur le pavé par un scélérat que nous aurons, je le crains, beaucoup de peine à trouver. Je te régalerai à table du récit détaillé de cette lugubre aventure… Mais je m’étonne que Jacques ne soit pas encore arrivé…

– Jacques !… s’écria la jeune femme. Vous l’avez vu !

– Oui, je l’ai invité pour ce soir, et il a accepté. Il nous devait bien cela.

– Et pourquoi n’est-il pas venu dîner hier ?

– J’aime mieux qu’il te l’explique lui-même. Ça sera bien plus amusant.

– Amusant ?… je ne comprends pas.

– Tu ne perdras rien pour attendre un peu car j’espère bien qu’il ne va pas encore une fois nous faire faux bond. Tout ce que je veux te dire maintenant, c’est que… prépare-toi à t’étonner… c’est que notre ami Jacques, le sage, le vertueux, l’impeccable Jacques… a une maîtresse.

– Une maîtresse, répéta madame de Malverne, très-émue.

– Mon Dieu ! oui. Cela t’étonne ?

– Un peu, je l’avoue.

– C’est cependant assez naturel. Il a l’âge où l’on aime, et il est assez bien tourné pour faire des conquêtes.

– Sans doute… mais je n’aurais jamais cru qu’il eût ce que, vous autres hommes, vous appelez une liaison… nous le voyons si souvent…

– Il y a temps pour tout, dit en riant le juge d’instruction. Saint-Briac trouve moyen de voir sa belle, sans négliger ses amis… et même de faire avec elle de longues promenades sentimentales.

– Et… c’est une de ces promenades qui lui a fait oublier notre invitation ?

– C’est à peu près cela… mais il n’y a pas de sa faute, et, quand tu auras entendu de sa bouche le récit de son aventure, tu l’excuseras certainement.

– J’espère bien qu’il ne s’avisera pas de me raconter…

– Mais si. C’est indispensable. Et j’espère bien, moi, que tu ne l’empêcheras pas de se confesser… Il finirait par croire que tu es jalouse de lui.

Odette répliqua vivement :

– Tu as ce soir des plaisanteries de très-mauvais goût, mon cher Hugues. Sur quelle herbe as-tu marché, et quel plaisir peux-tu prendre à m’agacer ainsi ?

– Allons ! ne te fâche pas… j’ai tort de te tourmenter… et ce que je viens de te dire est inconvenant, je le reconnais. Il ne faut pas m’en vouloir… j’ai passé une journée si désagréable que mon humeur s’en ressent… je deviens taquin… mais c’est fini maintenant, et je…

– M. de Saint-Briac ! annonça tout à coup le valet de chambre.

Et presque en même temps, le capitaine entra.

– Enfin, te voilà ! lui cria M. de Malverne. Je commençais à me demander si tu nous boudais… et je te préviens que tu vas être grondé. Odette est rancuneuse en diable, et tu auras fort à faire pour rentrer en grâce.

Saint-Briac serra la main de son ami et salua madame de Malverne plus cérémonieusement que d’habitude. Il paraissait embarrassé, et pourtant la timidité n’était pas au nombre de ses défauts. Ce n’était plus le même homme. On eût dit qu’il avait vieilli depuis la veille, tant ses traits étaient altérés.

– Madame est servie ! reprit le valet de chambre en ouvrant à deux battants la porte de la salle à manger.

– Bon ! dit gaiement le magistrat, tu es encore un peu troublé, mais tu te remettras, à table, de tes émotions d’hier. Offre ton bras à Odette et viens dîner.

Le capitaine obéit, non sans échanger avec madame de Malverne un regard inquiet, et le mari passa après eux.

Le dîner était servi dans une vieille argenterie de famille, et, comme de coutume, il était excellent, car M. de Malverne aimait à bien vivre, et sa femme avait une certaine propension à la gourmandise.

On faisait chez eux bonne chère tous les jours, et leur fortune du pot valait cent fois mieux que les repas d’apparat des bourgeois aisés ou des hauts fonctionnaires.

Les vins, particulièrement, étaient tous de premier ordre, et d’ordinaire l’ami Saint-Briac y faisait honneur.

Mais il avait dit vrai, le matin, en annonçant à Hugues qu’il serait, ce jour-là, un triste convive, car c’est tout au plus s’il trempa ses lèvres dans le château-yquem qu’on lui versa après le potage, et l’on arriva au premier service sans que la conversation sortît du cercle des banalités, qui sont comme la préface obligée des entretiens intéressants.

Ce n’était pas l’envie d’aborder un sujet plus personnel qui manquait à Malverne, mais il subissait le supplice commun à tous les riches qui ne peuvent pas se passer de domestiques. La présence du valet de chambre le gênait.

Il dut se contenter provisoirement de faire aux graves événements de la journée des allusions que sa femme comprenait à demi, et que le capitaine ne comprenait que trop.

– Tu es rentré chez toi, après m’avoir quitté au Palais ? demanda Hugues à son ami.

– Oui, répondit timidement Saint-Briac, qui prévoyait des questions embarrassantes, je suis rentré, et je ne suis sorti que pour venir ici.

– En effet, tu devais avoir besoin de te reposer et de te recueillir, après de pareilles secousses. Eh bien ! moi, j’ai été retenu au Palais jusqu’à six heures passées. Tu te figures sans doute que j’ai entendu des témoins… Ah bien, oui ! J’ai employé tout ce temps-là à discuter avec le premier président et le procureur général. Tu ne te doutes pas du mal que j’ai eu à les convaincre… ça n’a pas marché tout seul, je t’en réponds. Les choses en sont venues à ce point que j’ai offert de me dessaisir de l’instruction et de la remettre à un de mes collègues.

– J’avais prévu cela, balbutia le capitaine, et je suis désolé que tu te sois compromis pour…

– Ne te désole pas. Ils ont fini par entendre raison, et ils m’ont donné carte blanche. Il ne sera plus question de la stupide méprise du commissaire de police. Ils l’ont fait appeler, et on lui a lavé la tête. Le gardien des tours va être révoqué dès demain, et ce sera justice, car c’est sa négligence qui est la cause première de l’erreur.

Saint-Briac se tut ; mais, à son attitude et à sa physionomie, on voyait bien qu’il était sur des charbons ardents.

Madame de Malverne ne paraissait pas beaucoup plus rassurée. Son visage s’était assombri, et elle dit avec une impatience marquée :

– Votre conversation, messieurs, est sans doute pleine d’intérêt pour vous, mais elle ne m’amuse guère, moi qui ne sais pas de quoi vous parlez… et, en vérité, vous m’obligeriez infiniment si vous vouliez bien en changer.

– Tu as raison, ma chère amie, de nous rappeler à l’ordre, dit avec empressement le mari. Nous causerons de tout cela après dîner, en fumant… puisque tu veux bien tolérer le cigare dans ton petit salon. Parlons de choses plus gaies.

Et il mit sur le tapis les merveilles du nouvel Opéra qu’on achevait alors de construire, et dont les curieux allaient admirer le magnifique escalier. Il passa ensuite aux pièces nouvelles, aux bruits de coulisses, aux scandales mondains les plus récents. Mais il eut beau s’ingénier à ranimer la causerie, le dîner finit encore plus tristement qu’il n’avait commencé, et, au dessert, madame de Malverne se leva avec un empressement significatif.

Le café était servi dans le boudoir, et, dès que le domestique eut disparu, elle dit en regardant fixement son mari, qui seul était de sang-froid :

– M’expliquerez-vous enfin le sens des discours mystérieux que vous avez tenus à table ?

– Mystérieux pour toi, chère Odette, dit en souriant le juge d’instruction. Ils n’étaient pas énigmatiques pour Jacques, et je préfère lui laisser le plaisir de t’en donner la clef.

– À quoi bon ? demanda vivement le capitaine. Je suis sûr que madame de Malverne n’y tient pas.

– Vous vous trompez, monsieur, interrompit la jeune femme, j’y tiens beaucoup. Que vous est-il arrivé ?

Et comme Saint-Briac ne se pressait pas de répondre :

– Je vais l’aider, dit Hugues. Apprends, pour commencer, qu’il a passé depuis hier vingt-quatre heures en prison. Voilà, j’espère, une excuse valable pour n’être pas venu dîner avec nous.

– En prison ! s’écria madame de Malverne.

– Parfaitement, ma chère, et il y serait encore s’il avait eu affaire à un autre juge d’instruction que moi. Heureusement, je l’ai tiré de ce mauvais pas… non sans peine, car son cas était grave. On l’accusait d’avoir assassiné une femme… rien que cela ! une femme avec laquelle on l’a vu monter sur les tours de Notre-Dame… une femme… c’est ici que le bât le blesse… une femme qui est sa maîtresse. Maintenant que j’ai lâché le grand mot, confesse-toi, Jacques, mon bel ami… et ne crains rien… les plus honnêtes femmes ont toujours un faible pour les mauvais sujets.

Odette, qui avait pâli d’abord en entendant prononcer le mot de prison, s’était remise assez vite. Le sang remontait à ses joues, et ses yeux regardaient sans colère le coupable Saint-Briac.

– Est-ce vrai ? lui demanda-t-elle doucement.

Il avait baissé la tête, pendant que M. de Malverne parlait ; il la releva, et il répondit sans hésiter :

– Oui, madame, c’est vrai. J’ai failli payer bien cher une imprudence, mais j’aurais subi mon sort sans me plaindre, parce que je savais que celle que j’aime plus que ma vie n’avait rien à redouter.

– Oh ! non, dit Malverne avec une gaieté légèrement ironique, elle n’avait rien à redouter, car il se serait laissé couper le cou plutôt que de la nommer. Il n’a pas même voulu me dire son nom, à moi, qui l’ai sauvé, et qui lui aurais gardé le secret.

– Il a bien fait, dit Odette d’un ton ferme.

– Tu en parles fort à ton aise, chère amie. Sais-tu bien que la sublime discrétion de notre chevaleresque ami m’a forcé d’assumer une responsabilité des plus lourdes ? Avant de remettre en liberté ce paladin, j’aurais dû exiger qu’il me prouvât qu’elle vivait encore, cette maîtresse qui aime à être adorée à deux cents pieds au-dessus du pavé que foule le commun des mortels. Je suis convaincu qu’elle se porte à merveille ; mais enfin une autre femme a été jetée du haut en bas de la tour, et cette malheureuse, personne ne l’a reconnue. Or, les vieux magistrats ne sont pas crédules. Ils n’ont pas osé aller contre ma décision, mais je pense qu’ils ont des doutes, et Jacques peut s’attendre à être surveillé jusqu’à ce que l’affaire soit éclaircie. Ça va gêner ses amours… mais il doit s’estimer heureux d’en être quitte à si bon marché.

– C’est bien assez qu’on l’ait pris pour un assassin ! murmura madame de Malverne, qui avait les larmes aux yeux.

– Il n’a eu, parbleu ! que ce qu’il méritait. D’abord, il ne devait pas détourner de ses devoirs une femme mariée. Je n’aurais peut-être pas dit cela il y a dix ans, mais j’ai bien le droit à présent de prendre le parti des maris.

» Ensuite, quand on s’embarque dans une liaison dangereuse, on ne choisit pas une excentrique, une folle, qui traîne son amant sur la tour d’une église… Un de ces jours, elle le forcera à monter en ballon.

– Elle a dû cruellement souffrir, depuis hier, dit Odette…

– Bah ! elle n’a rien su, pendant que Jacques était sous les verrous, et maintenant elle doit être rassurée.

» Tu l’as revue, n’est-ce pas ? demanda Hugues à son ami en le regardant fixement.

– Oui, répondit le capitaine, après avoir hésité.

– Eh bien ! mon cher, tu as fait là une nouvelle sottise, et je te conseille de ne pas recommencer. Tu peux bien te priver de la voir, d’ici à quelque temps… sans quoi, je te le répète, tu te feras pincer… pas comme assassin, mais l’adultère est puni par le Code, et les agents qui t’espionneront pourraient bien te dénoncer au mari.

– Les chefs de la cour et du parquet savent donc mon nom ?

– J’ai été forcé de le leur dire. Du reste, je t’avais prévenu que je ne pourrais pas le leur cacher.

» Te voilà averti de nouveau. Prends tes précautions en en conséquence. Ta belle se résignera à pleurer ton absence pendant un mois… ou à t’oublier.

– Il faudrait qu’elle n’eût pas de cœur, murmura madame de Malverne.

– Miracle ! s’écria joyeusement Hugues. Odette prend ta défense ! et moi qui m’imaginais qu’elle allait t’accabler de reproches, ou tout au moins te faire de la morale !

» Mes compliments, ma bonne amie. L’indulgence sied aux femmes vertueuses ; et d’ailleurs tu aurais mauvaise grâce à traiter sévèrement la complice de Jacques, car tu es exposée à la rencontrer. Il m’a laissé entendre que nous la connaissons.

– Je n’ai pas dit cela ! s’écria le capitaine.

– Tu ne l’as pas dit positivement. Mais le langage que tu m’as tenu, lorsque je t’ai interrogé dans mon cabinet, m’autorise à supposer que la dame en question est de notre monde. Si elle n’en était pas, tu n’aurais pas refusé catégoriquement de me la nommer.

» Mais je t’ai assez tourmenté, et je ne veux pas ennuyer Odette, qui m’a tout l’air de préférer un autre sujet de conversation.

» Allume ton cigare et raconte-nous des histoires gaies. Qu’est-ce qu’on fait au cercle ? Il y a huit jours que je n’y ai mis les pieds, et toi, tu y vas tous les soirs. Où en est la partie ?

– Tu sais bien que je ne joue plus.

– Je comprends… une passion chasse l’autre… mais le baccarat est encore la moins dangereuse des deux, et je te conseille de t’y remettre… quand ce ne serait que pour oublier momentanément tes malheurs d’amoureux.

– Encore ! murmura madame de Malverne, en lançant à son mari un regard de reproche.

– C’est juste ! je n’ai que la maudite affaire de notre ami dans la tête, et j’y reviens malgré moi. Mais c’est fini. Jacques va m’aider à changer d’entretien.

» Dis-moi, cher ami, est-ce que le gros Prébord continue à perdre ?

– Je crois que oui, balbutia le capitaine, de plus en plus troublé.

– En voilà un qui mériterait de se ruiner, et même quelque chose de pire… il a une femme charmante, et il passe toutes ses nuits autour d’un tapis vert, sans s’inquiéter de ce qu’elle fait pour se consoler de son absence.

– Du reste, tout le monde perd, reprit Saint-Briac. Et les joueurs commencent à s’écœurer. L’hidalgo leur gagne des sommes folles.

– L’hidalgo ? répéta avec un point d’interrogation M. de Malverne.

– Eh ! oui, cet Espagnol qu’on a reçu le mois passé.

– Bon ! je me souviens. Il a un nom bizarre… grand corbeau ou du corbeau…

– Il s’appelle M. de Pancorbo, et il s’intitule marquis ; mais il me fait l’effet d’être tout bonnement un aventurier.

– On doit cependant savoir d’où il sort… il a été présenté par deux parrains qui répondent de son honorabilité.

– Et qui n’en savent peut-être pas plus long que nous sur le passé de ce personnage.

– Le fait est que, dans les clubs, on admet beaucoup trop facilement les étrangers. Celui-là, du reste, paye de mine. Il est fort bien de sa personne, et il a d’excellentes façons, autant que j’ai pu en juger, le soir où tu me l’as montré, dans l’exercice de ses fonctions de banquier de baccarat. Il paye, et surtout il encaisse, avec une grâce toute particulière.

– Oh ! il est très-beau joueur.

– Je n’en doute pas, mais c’est facile quand on gagne toujours. Je voudrais le voir perdant une grosse somme.

– Eh bien ! essaye de la lui enlever.

– Tu oublies que je n’ai pas touché une carte depuis que je suis magistrat. Ma grandeur m’attache au rivage.

– C’est précisément pour cela que tu dois être heureux au jeu.

– Comme le sont les maris trompés, dit en riant le juge d’instruction.

» Pardon, ma chère Odette, reprit-il, dès qu’il vit sa femme froncer le sourcil. La mésaventure de notre ami m’a brouillé les idées. Mais qu’as-tu ?… Est-ce que tu es souffrante ?

– Oui… vos causeries m’ont donné la migraine, et je sens que j’ai grand besoin de repos.

– Alors, nous n’avons rien de mieux à faire que de te laisser seule, car nous aurions beau nous observer, nous retomberions dans des allusions à la sotte histoire de Jacques… sans compter que l’odeur du tabac ne pourrait qu’exaspérer ton mal de tête. Donc, si tu le permets, chère amie, nous irons fumer dehors.

– Je ne m’y oppose pas, et je n’attendrai pas votre retour pour me mettre au lit. Je ne tiens plus debout.

– Veux-tu que je passe chez le docteur Valmont et que je te l’envoie ?

– Non, mon ami ; c’est inutile. Une bonne nuit me remettra, et demain il n’y paraîtra plus.

» Bonsoir, messieurs, dit madame de Malverne en tendant la main droite à son mari, qui y mit un baiser, et sa main gauche à Saint-Briac, qui se contenta de la serrer.

Et elle les laissa en tête-à-tête dans le salon.

– Comme c’est fragile, une femme ! dit Malverne. La mienne est une sensitive, et je m’aperçois trop tard que je n’aurais pas dû lui parler du danger que tu as couru. C’est l’envie que j’avais de justifier ton absence d’hier.

– J’aurais bien su inventer une excuse.

– Oui, j’ai eu tort. Mais enfin c’est fait. Allons achever nos cigares aux Champs-Élysées.

– Comme tu voudras, dit avec résignation le capitaine.

Malverne le fit passer par le jardin, ouvrit la grille dont il avait la clef dans sa poche, et ils n’eurent qu’à traverser les quinconces pour déboucher sur la grande avenue.

Ils étaient libres maintenant de reprendre la conversation interrompue par le brusque départ de madame de Malverne, et cependant ils se taisaient tous les deux.

On eût dit qu’ils se sentaient gênés, et ils se mirent à remonter silencieusement vers le rond-point.

On était à la fin d’avril, et il faisait un temps superbe. Il y avait déjà des feuilles aux arbres, des promeneurs sur l’asphalte et des chaises occupées par d’intrépides flâneurs qui bravaient les rhumes de cerveau.

Les deux amis marchèrent côte à côte pendant quelques minutes sans desserrer les dents, et ils arrivaient à la hauteur du palais de l’Industrie, lorsque Hugues de Malverne dit brusquement à son compagnon :

– Tu devrais te marier, mon vieux Jacques.

– Me marier ! répéta le capitaine tout interloqué. Et pourquoi, je te prie ?

– Eh ! parbleu ! pour éviter à l’avenir des catastrophes comme celle d’hier.

– Je les éviterai, tout en restant garçon.

– Tu t’illusionnes. Qui a bu boira. Tu recommenceras, et un beau jour tu seras surpris par le mari. Tu viens de l’échapper belle, et tu ne sais pas combien j’ai eu de peine à arrêter l’affaire, en ce qui te concerne. Me voilà engagé d’honneur à trouver le véritable assassin, et si je ne réussis pas, il ne me restera plus qu’à donner ma démission.

» Et puis, voyons, entre nous, est-ce que tu ne serais pas cent fois plus heureux que tu ne l’es à présent, si tu épousais une femme comme Odette ?

– Oui, certes, certes, répondit Saint-Briac, en regardant à la dérobée le visage de son ami ; mais… c’est impossible…

– Il n’aurait peut-être tenu qu’à toi, autrefois ; tu la connaissais avant son mariage, et je suis ravi que tu ne te sois pas mis sur les rangs, car, dans ce temps-là, tu portais encore l’épaulette, et son père, le vieux général de Benserade, avait un faible pour les militaires. Tu ne t’es pas présenté, j’ai été agréé et je m’en félicite tous les jours. Mais enfin, il n’y a pas qu’elle au monde, et, si tu voulais bien te laisser faire, on te trouverait la pareille. Odette s’en chargerait.

– Je ne crois pas, murmura le capitaine.

– Veux-tu que je lui en parle ?

– Après lui avoir appris que j’ai une maîtresse ! Tu n’y penses pas, mon cher Hugues.

– Il est sous-entendu que tu renoncerais d’abord à cette liaison qui finira par te casser le cou.

– Eh bien ! quand je serai dégagé, nous verrons… Mais, pour le moment, je te prie en grâce de ne pas risquer une démarche qui blesserait ta femme. Elle croirait que je t’y ai autorisé et que j’ai l’intention de me moquer d’elle.

– Jamais de la vie ! On voit bien que tu ne sais pas ce que c’est que la confiance entre époux qui s’aiment. Elle est absolue. Odette n’a jamais douté de moi, et je n’ai jamais douté d’Odette. Toi, qui es mon meilleur ami, tu viendrais me dire qu’elle me trompe… me le jurer sur l’honneur… je ne te croirais pas.

– Moi ! s’écria Saint-Briac. Voilà une étrange supposition et en vérité, depuis cette malheureuse affaire, je ne te reconnais plus. Tu sembles prendre plaisir à offenser tous ceux qui t’aiment.

– C’est bien sans le vouloir, par exemple, répondit gaiement Malverne. Et tu as grand tort de prendre la mouche, à propos d’une hypothèse absurde. Mais je confesse que je ne suis pas tout à fait dans mon état normal. Les reproches déguisés que m’a adressés le premier président m’ont vexé, parce que je n’y suis point accoutumé. Ils ne me sortent pas de l’esprit, et je voudrais les en chasser.

» Allons faire un tour au cercle, veux-tu ? Ça me distraira de voir jouer, et si ce spectacle ne suffisait pas à changer le cours de mes idées, je me sens capable de jouer moi-même.

– Il est à peine dix heures… c’est tout au plus si la partie est commencée. Et la preuve, c’est que…

– Quoi donc ? Pourquoi t’arrêtes-tu ? Et que regardes-tu avec tant d’attention ?

Saint-Briac fit attendre sa réponse, et resta les yeux fixés sur un monsieur qui venait de descendre d’un coupé très-élégant et d’être abordé par un homme assez mal vêtu.

– Eh bien ? reprit Malverne, en secouant le bras de son ami.

– Je regarde le personnage que je te citais tout à l’heure comme étant le roi du baccarat… c’est le marquis de Pancorbo… quand on parle du loup… tu sais le proverbe ?

– En effet, il me semble que je le reconnais. Il cause avec un individu qui marque fort mal, ce noble marquis. Je ne m’étonne plus maintenant que tu le tiennes pour suspect. Que peut-il avoir à dire à cet homme coiffé d’un chapeau mou ? Ah ! la conférence est déjà finie. Le voilà qui remonte en voiture.

– Il va au cercle, tu peux en être sûr, et il arrivera avant nous.

– Allons l’y rejoindre. Ce personnage m’intrigue… et je ferai prendre des renseignements sur lui.

» On n’est pas juge d’instruction pour rien, mon cher.

– Je ne dis pas que tu aies tort. Virons de bord et descendons jusqu’à la place de la Concorde. Le cercle est à deux pas, et je ne serai pas fâché d’y entrer, quand ce ne serait que pour m’assurer qu’on n’y parle pas de ma déplorable aventure.

– Comment l’aurait-on sue ? Est-ce que tu t’imagines que les magistrats ne peuvent pas garder un secret ?

– Les magistrats sont des hommes, et, quand ils sont mariés… Tu as bien raconté mes malheurs à madame de Malverne !

– Moi, je me trouve dans un cas particulier. Tu vis dans notre intimité, et je suis absolument sûr de la discrétion d’Odette. Mais tu peux compter qu’au cercle on n’en sait rien.

– On sait tout au moins que tu es chargé de l’instruction. Ton nom est imprimé dans un journal du soir, que je viens de lire, et qui parle du crime des tours de Notre-Dame.

– Eh bien, si quelqu’un s’avise de m’interroger, je lui répondrai de façon à lui ôter l’envie de recommencer. Dépêchons-nous d’aller passer une heure dans la salle où l’on joue, car je ne puis pas rentrer trop tard. Ma femme est souffrante, et je ne veux pas me coucher sans aller prendre de ses nouvelles.

Tout en causant, ils marchaient vite, et ils eurent tôt fait d’arriver au cercle, qui occupe un des angles de la place de la Concorde.

L’homme mal habillé qu’ils avaient remarqué s’était perdu dans l’obscurité des quinconces, et l’idée ne leur était pas venue de le suivre, quoique ses accointances avec le seigneur espagnol leur parussent suspectes.

Ils montèrent, après s’être débarrassés au vestiaire de leurs pardessus, et la première figure qu’ils aperçurent en pénétrant dans le grand salon, ce fut celle de M. de Pancorbo.

Il était déjà fort entouré, et il pérorait au milieu d’un rassemblement d’auditeurs complaisants.

Il n’y avait là que des joueurs, et les joueurs sont toujours pleins de déférence pour un monsieur qui leur pose de grosses banques et qui leur gagne leur argent.

M. de Malverne et son ami s’abstinrent de se mêler au groupe, mais ils ne s’éloignèrent pas, et ils purent examiner à loisir le marquis castillan.

C’était un fort beau cavalier, grand, brun, vigoureux, et à peu près du même âge que Saint-Briac, auquel il ressemblait vaguement.

Il parlait un français très-pur et sans le plus léger accent étranger.

– Marquis, s’écria un des causeurs, les histoires que vous nous racontez sont très-intéressantes, mais nous perdons un temps précieux. L’autel est préparé, et l’on vous attend au salon vert.

– Allez-y, messieurs ; je vous suis, répondit courtoisement l’hidalgo, en se dégageant du cercle qui l’entourait.

Les joueurs se précipitèrent en masse vers la salle consacrée au baccarat, et Malverne se laissa entraîner par le flot.

Saint-Briac, qui était resté un peu en arrière, allait prendre le même chemin, quand, à sa grande surprise, il vit le marquis venir à lui, le sourire aux lèvres.

Il l’attendit, et M. de Pancorbo l’aborda en lui disant :

– Vous ne sauriez croire, monsieur, combien je suis heureux de vous revoir ici.

Cette entrée en matière mit le comble à l’étonnement de Saint-Briac, qui répliqua froidement :

– Pourquoi donc, monsieur ? Je viens au cercle tous les jours comme vous y venez vous-même.

– Vous n’y êtes pas venu hier, et je n’espérais pas que vous y viendriez ce soir, reprit le marquis, toujours souriant.

– J’ignorais que vous me portiez tant d’intérêt, et je ne peux pas prendre au sérieux la joie que vous me témoignez de me voir. Nous nous connaissons fort peu, et vous vous préoccupez de mon absence comme si j’étais votre ami ! Vous devez avoir un but en me parlant comme vous le faites, et je désire savoir où vous en voulez venir.

– Vous vous trompez absolument sur mes intentions, monsieur, et il est tout naturel que je me réjouisse de vous rencontrer ici, après ce qui vous est arrivé hier.

– Que voulez-vous dire ? demanda vivement le capitaine.

– Je pensais que vous m’aviez compris, car je supposais que vous m’aviez vu, hier, au moment ou vous traversiez le parvis Notre-Dame… en nombreuse compagnie. Je me trouvais là par hasard… J’étais allé visiter l’église, et j’en sortais, quand, à ma profonde stupéfaction, je vous ai aperçu… Vous étiez escorté par deux sergents de ville qui vous conduisaient à l’Hôtel-Dieu. Je m’explique, du reste, que vous ne m’ayez pas remarqué… J’étais confondu dans la foule, et vous ne pensiez guère à moi, en ce moment-là.

Saint-Briac n’avait pu s’empêcher de pâlir en écoutant cette déclaration fort inattendue. Mais l’émotion fit vite place à la colère, une colère d’autant plus violente qu’il était obligé de la contenir, car la scène se passait dans un lieu où il avait tout à craindre d’un éclat.

– Monsieur, dit-il d’une voix altérée, j’ai été en effet arrêté hier, par erreur. On m’a pris pour un scélérat qui a assassiné une femme en la précipitant du haut d’une des tours. Il m’a suffi, pour qu’on me relâchât, de me faire connaître, mais il me déplairait souverainement que cette ridicule aventure s’ébruitât, et si elle venait à être connue ici, c’est à vous que je m’en prendrais. Tenez-vous-le pour dit.

– Je pourrais m’offenser du ton que vous prenez, répondit doucement le marquis. Mais je comprends votre irritation, et je me contenterai de vous faire observer que si j’avais voulu répandre la nouvelle de votre arrestation momentanée, je n’aurais pas attendu que vous fussiez mis en liberté. J’ai passé la soirée ici, hier, et je n’ai pas soufflé mot de ce que j’avais vu dans la journée. Si j’ai tenu à vous en parler, c’est qu’il me semblait loyal de ne pas vous laisser ignorer que le hasard m’a mis en possession d’un secret dont je n’abuserai pas. Je crois avoir agi en galant homme, et il m’est pénible d’entendre de votre bouche des menaces, alors que je devais m’attendre à un remercîment.

» J’ajoute que cela ne modifie en rien mes intentions, et que vous pouvez compter sur ma discrétion.

» Maintenant, je n’ai plus rien à vous dire, et nous en resterons là, si vous le voulez bien.

Les paroles de M. Pancorbo étaient si nettes, son accent si ferme, son air si franc, que le capitaine fit un retour sur lui-même et se demanda s’il ne valait pas mieux avoir pour ami que pour ennemi ce témoin inattendu de sa déplorable mésaventure.

– Monsieur, lui dit-il d’un ton beaucoup moins agressif, vous me tenez un langage qui me fait regretter d’avoir été trop vif. Je n’ai pas à rougir de ce qui m’est arrivé, mais je ne vous en saurai pas moins gré de garder pour vous ce que vous seul savez, car j’ai refusé de dire mon nom aux agents subalternes qui m’ont conduit en prison. Il s’est trouvé, heureusement, que le juge d’instruction devant lequel j’ai comparu est mon ami depuis vingt ans.

– Cet ami, c’est M. de Malverne, qui est entré au cercle avec vous, dit le marquis.

– Vous le connaissez ! s’écria le capitaine.

– Je l’ai vu quelquefois ici, quoiqu’il y vienne rarement, et on me l’a nommé ; mais je ne lui ai pas encore été présenté, à mon grand regret.

» Je ne suis pas surpris qu’il vous ait fait mettre en liberté ce matin.

Ce dialogue fut interrompu par Hugues de Malverne, qui rentra dans le salon, en appelant :

– Jacques, viens donc ! Voilà dix minutes que je t’attends. La partie va commencer, et, si tu as envie de jouer, tu feras bien de te dépêcher.

M. de Pancorbo, qui tournait le dos, fit volte-face et s’empressa de saluer.

Saint-Briac, pris entre deux feux, n’imagina rien de mieux que d’expliquer immédiatement la situation à son ami. Aussi bien, il lui importait que le juge d’instruction la connût. C’était une garantie de plus que l’Espagnol tiendrait sa promesse de se taire.

– Mon cher Hugues, dit le capitaine, voici M. le marquis de Pancorbo, qui se trouvait hier devant le portail de Notre-Dame, au moment où deux gardiens de la paix me conduisaient à l’Hôtel-Dieu. Il a bien voulu ne raconter à personne ce qu’il a vu, mais je pense que tu seras bien aise de causer avec lui, car il sait que je te dois d’avoir été relâché.

– Assurément, répondit sans hésiter le magistrat. Monsieur a eu raison de t’avertir qu’il connaissait cette affaire.

– Oh ! s’écria le marquis, je n’en sais que fort peu de chose. J’ai entendu dire dans la foule qu’on accusait monsieur d’avoir jeté du haut en bas de la tour une femme que je n’ai pas vue… On venait d’enlever le cadavre pour le porter à l’hôpital… Cela m’a paru tellement absurde que je n’ai pas douté qu’il se justifiât…

– Vous auriez pu l’y aider…

– En disant que je le connaissais. J’y ai bien pensé, mais l’idée m’est venue que je le gênerais peut-être, au lieu de lui être utile. Je me suis imaginé, je ne sais trop pourquoi, qu’une femme se trouvait mêlée à cette aventure et que M. de Saint-Briac préférerait se tirer d’embarras sans moi. Je n’ai pas besoin d’ajouter que je me réservais d’intervenir… plus tard, si l’arrestation avait eu des suites ; mais je me félicite maintenant de m’être abstenu, puisque monsieur est hors de cause. Vous ne tarderez pas à découvrir l’auteur de ce crime abominable, et, lorsque vous le tiendrez, il ne sera plus question de cette méprise qui a failli avoir de si fâcheuses conséquences.

– Il n’en sera plus question, alors même qu’on ne parviendrait pas à mettre la main sur le vrai coupable. Quand il arrive à la justice de se tromper, elle aime autant que le public n’en sache rien, et moi, qui la représente en cette occasion, je vous serai très-obligé de garder le silence sur l’erreur dont M. de Saint-Briac a été victime.

– Je serai muet comme la tombe. Mais oserai-je vous demander si l’on a recueilli quelques indices qui puissent mettre la police sur la piste de l’assassin ?

– Aucun, jusqu’à présent. On suppose qu’il s’est échappé par les toits de Notre-Dame. On lui en a laissé le temps… Les agents ont fort mal opéré, au début.

– La femme sera reconnue à la Morgue, où on l’a portée, m’a-t-on dit.

– Je l’espère, mais je n’en voudrais pas jurer. On n’a trouvé sur elle aucun papier, et les bijoux qu’elle portait n’ont pas été fabriqués en France. Si, comme tout semble l’indiquer, cette malheureuse est une étrangère, nouvellement débarquée à Paris, il y a de grandes chances pour que personne ne vienne réclamer le corps.

– Je vais vous étonner en vous disant que je suis allé le voir aujourd’hui sur les dalles où il est exposé. Il m’a paru, en effet, à certains détails de sa toilette, que cette femme n’était pas Française, et moi, qui suis très-répandu dans la colonie étrangère, je suis sûr de ne l’y avoir jamais rencontrée.

» Je suis certain aussi que ce n’est pas une de mes compatriotes. Elle n’a pas le type espagnol, autant qu’on en peut juger dans l’état où elle est. La tête a été broyée par la violence du choc, mais les cheveux sont d’un blond qu’on ne trouve pas chez nous. Je vais d’ailleurs m’informer dans le monde ou je vis, et je saurai si une étrangère de distinction est arrivée récemment.

» Me permettrez-vous, monsieur, de vous communiquer les renseignements que je pourrai recueillir ?

– Non-seulement je vous y autorise, mais je vous en prie, répondit M. de Malverne. Tant que cette affaire ne sera pas tirée au clair, je serai tous les jours au Palais, dans mon cabinet, de midi à quatre heures.

– Je n’oublierai pas l’indication que vous voulez bien me donner. Et, s’il me parvenait, le matin, une information importante, j’oserais même me présenter chez vous…

– Faubourg Saint-Honoré, 59.

– Je sais… on m’a montré votre hôtel… et j’espère être bientôt votre voisin, car je suis en marché pour acheter un immeuble, rue de l’Élysée… Pour le moment, je suis encore à l’auberge. Je loge au Continental. Si vous aviez jamais une communication à me faire, c’est là qu’il faudrait l’adresser.

– Très-bien, monsieur, dit le juge d’instruction. Mais les joueurs doivent me maudire, et je ne veux pas abuser de votre obligeance. Ces messieurs s’impatientent.

– C’est que je leur dois des revanches, dit en souriant le marquis. J’ai depuis un mois une veine insolente, mais la fortune se lassera de me favoriser… Le jour où elle me tournera dos, je serai ravi, messieurs, de vous voir parmi les vainqueurs. J’ai le pressentiment que ce sera ce soir, et, s’il vous plaisait d’essayer…

– Nous vous retrouverons dans quelques instants au salon vert, interrompit Hugues de Malverne.

M. de Pancorbo comprit, salua et, sans ajouter un mot, s’en alla rejoindre les pontes du baccarat qui, par l’interstice de la porte entre-bâillée, lui faisaient signe de lâcher son interlocuteur et de venir poser une banque.

– En vérité, j’ai tous les malheurs, dit tristement le capitaine, dès qu’il fut seul avec son ami. Ce n’était pas assez d’être arrêté… il a fallu que cet Espagnol se trouvât là juste à point pour me voir passer entre deux sergents de ville.

– Je me demande ce qu’il faisait sur la place du parvis, murmura M. de Malverne.

– Il prétend qu’il venait de visiter Notre-Dame.

– Je n’en crois pas un mot. Un homme qui passe ses nuits au baccarat n’emploie pas ses journées à admirer les monuments de Paris. Décidément, ce rastaquouère m’est suspect, et je reviens à mon idée de le faire surveiller.

– Tu ne vas pas, je suppose, jusqu’à croire que c’est lui qui est l’assassin ? demanda Saint-Briac.

– Ma foi ! je n’en sais rien.

– Songe donc que rien ne l’obligeait à me dire qu’il était là quand on m’a arrêté.

– S’il te l’a dit, c’est pour que tu saches qu’il ne tient qu’à lui de répandre cette malencontreuse histoire, et qu’il a un moyen de se venger de toi, si tu t’avisais de te mêler de ses affaires… qui ne me paraissent pas claires… Et la menace s’adresse indirectement à moi qui suis ton ami et qui suis aussi juge d’instruction. Ce n’est pas maladroit ; mais je ne me laisserai pas prendre au piège qu’il me tend ; je vais, je te le répète, avertir le chef de la sûreté, qui me rendra bon compte de la vie que mène ce personnage… et de ses antécédents.

» Pour commencer, nous saurons, à l’ambassade d’Espagne, s’il existe, de l’autre côté des Pyrénées, un marquis de Pancorbo, et comme il loge à l’hôtel Continental, on n’aura pas de peine à le filer.

– Il est capable d’aller te voir au palais, ou même chez toi… tu le lui as permis.

– Eh bien ! qu’il y vienne ! Si j’avais la moindre preuve contre lui, je le ferais arrêter dans mon cabinet, tout aussi bien qu’ailleurs. Et s’il se jetait dans la gueule du loup, ce serait drôle. Mais, en attendant, tu peux compter qu’il se taira.

» Maintenant, mon cher Jacques, tu ne t’étonneras point que je n’aie plus envie de ponter contre la banque de cet équivoque Castillan. Je vais rentrer chez moi. Il me tarde de savoir comment va ma femme.

– J’espère que tu ne lui parleras pas de M. de Pancorbo.

– Je m’en garderai bien. C’est déjà trop de lui avoir donné la migraine en lui parlant de tes malheurs.

» Et sur ce, bonsoir.

– Mais… je pars avec toi.

– Du tout ! du tout ! reste ici, je t’en prie. Observe notre hidalgo et, s’il t’aborde encore après la partie, tâche de le faire causer sur les gens qu’il fréquente à Paris.

– Au revoir… à demain, si tu peux.

Le capitaine laissa partir son ami et resta très-assombri et très-perplexe. M. de Pancorbo ne lui disait rien qui vaille, mais il ne se souciait pas de se mettre en campagne contre lui, car il sentait bien que son repos était à la merci de ce dangereux étranger.

Saint-Briac avait pour s’abstenir de lui déclarer la guerre des raisons qu’il ne voulait pas exposer à Hugues.

Afin de se donner le temps de réfléchir à la fâcheuse complication qui venait de se produire, il se décida à aller voir ce qu’on faisait à la partie.

Il la trouva en pleine activité. Le marquis tenait les cartes, et il ne paraissait pas que sa veine eût pris fin, car il avait devant lui une masse imposante de jetons, de plaques et de billets de banque.

Les pontes maugréaient, et c’était après chaque coup un concert d’imprécations qui ne troublaient nullement la sérénité du banquier.

Saint-Briac se dit que le combat pourrait bien se prolonger jusqu’à l’aurore, et qu’il n’avait plus rien à faire là. Son envie de jouer était passée, depuis l’entretien avec M. de Pancorbo. Il ne lui restait qu’à aller promener sa tristesse et son inquiétude par les Champs-Élysées, en regagnant son domicile de l’avenue d’Antin.

Il partit donc, et en bas de l’escalier il ne fut pas médiocrement étonné de revoir, parlementant avec un valet de pied, l’homme mal vêtu qu’il avait surpris une demi-heure auparavant causant avec le marquis dans les Champs-Élysées.

Cet individu venait de remettre une lettre au domestique en livrée, et le capitaine devina facilement que ce message devait être adressé à M. de Pancorbo.

Quelles relations pouvaient exister entre ces deux hommes ? Saint-Briac se posa cette question, sans pouvoir la résoudre, et passa sans que le messager suspect fît attention à lui.

Une fois dehors, il eut l’idée d’attendre, pour voir si le noble Espagnol sortirait avec son étrange correspondant, et il alla prendre position au pied d’une des statues qui entourent la place de la Concorde, à cinquante pas de la grande porte du cercle.

Il n’y avait pas dix minutes qu’il était là, lorsqu’il aperçut de loin Pancorbo et son acolyte marchant côte à côte et se dirigeant vers la file des voitures de place qui stationnaient le long du trottoir, entre l’avenue Gabriel et la grande avenue qui aboutit à l’Arc de triomphe.

Il fallait que la nouvelle apportée par l’homme mal habillé fût très-importante, car le marquis n’aurait pas brusquement quitté pour peu de chose une partie où il gagnait gros. Et il n’était pas naturel qu’il montât en fiacre, alors que son coupé l’attendait tout près de là.

Le capitaine prit aussitôt la résolution de le suivre, et, comme il le vit s’arrêter près d’un fiacre, placé en tête de la file, il s’achemina rapidement vers la dernière voiture de la rangée, réveilla le cocher sur son siége et lui dit :

– Vous voyez ces messieurs qui causent là-bas ? Vous allez suivre la voiture où ils vont monter. Vingt francs pour vous, si vous ne la perdez pas de vue.

– Compris ! répondit le cocher en rassemblant ses rênes.

L’homme mal vêtu venait d’ouvrir la portière du fiacre placé à l’autre bout de la file, et M. de Pancorbo, qui causait avec lui, donnait probablement à ce satellite ses dernières instructions.

Il ne paraissait pas qu’ils eussent pris garde à Saint-Briac, car ils causaient tranquillement, et, alors même qu’ils l’auraient remarqué, ils ne pouvaient pas le reconnaître de si loin, tandis que lui, sachant fort bien à qui il avait affaire, ne perdait pas un seul de leurs mouvements.

Il vit bientôt M. de Pancorbo s’introduire dans le fiacre où son acolyte monta après lui, et il attendit que la voiture qu’ils avaient choisie se mît en route. Dès qu’elle eut démarré, il sauta dans la sienne, en criant :

– Fouette, cocher !

Il ne savait pas où aboutirait cette poursuite, mais il pressentait qu’elle lui procurerait des indications utiles sur un personnage dont les allures lui semblaient de plus en plus suspectes, et qu’il considérait d’ores et déjà comme un ennemi.

Où pouvait bien aller M. de Pancorbo en compagnie d’un individu de mauvaise mine ? Assurément, il ne le menait pas à l’hôtel Continental, où il logeait, et où l’introduction d’un tel malandrin aurait scandalisé le portier et les gens de service.

Le marquis avait-il dans Paris un autre domicile et menait-il une vie en partie double, grand seigneur le jour, et chef de bande la nuit ? Se transportait-il, ce soir-là, dans quelque lieu isolé où il devait prendre le commandement d’une troupe de coquins rassemblés pour entreprendre une expédition criminelle ? Toutes ces suppositions étaient fort invraisemblables, mais le capitaine, qui avait la tête montée, n’était pas en état de raisonner juste.

Cependant, il ne s’était pas trompé sur un point : au lieu de se diriger vers l’hôtel Continental, par la rue de Rivoli, le fiacre qui emportait l’hidalgo venait de tourner à droite et s’était mis à remonter la grande avenue des Champs-Élysées.

Il n’allait pas très-vite, et le cocher de Saint-Briac n’avait aucune peine à le suivre, sans se laisser distancer.

Le capitaine était résolu à aller jusqu’au bout de cette aventure où il se jetait fort à la légère, mais il commençait à se demander ce qu’il ferait au moment où le Pancorbo s’arrêterait. Il ne tenait pas du tout à s’aboucher avec lui, car il n’aurait pas pu l’aborder sans confesser qu’il venait de le « filer », comme aurait pu le faire un agent de police, et il lui répugnait d’avouer qu’il espionnait bel et bien.

Et puis, que lui dire pour motiver cette poursuite ? Lui demander des explications sur ce voyage en mauvaise compagnie, c’eût été rompre en visière à un homme qui pouvait ébruiter l’histoire de son arrestation, sans compter que cet Espagnol eût été en droit de lui jeter à la face de dures vérités ; de lui dire, par exemple, qu’il ne se conduisait pas comme un gentleman.

Or, ce n’était pas un duel que cherchait le capitaine, qui en avait eu beaucoup et qui ne craignait personne ; c’était un éclaircissement. Et, pour l’obtenir, il fallait ne pas se montrer.

– Bah ! se dit Saint-Briac, quand j’aurai vu la maison où il entrera, je m’en tiendrai là, pour ce soir…, et demain je rendrai compte de mon expédition à Malverne, qui fera le nécessaire pour compléter les informations que je lui apporterai.

Au fond, Saint-Briac regrettait de s’être embarqué dans une entreprise hasardeuse qui pouvait n’aboutir à rien.

Tout à coup, le fiacre auquel il donnait la chasse quitta la grande avenue, s’engagea dans la rue Marbeuf et presque aussitôt s’arrêta.

Le capitaine abaissa une des glaces du devant de sa voiture et dit à son cocher de ne pas aller plus loin.

Saint-Briac tenait à éviter une rencontre avec M. de Pancorbo, mais il voulait voir ce qui allait se passer, voir sans être vu, et son cocher eut l’esprit d’arrêter son cheval à vingt pas de l’autre voiture, qui stationnait maintenant tout près d’un bec de gaz.

La rue de Marbeuf descendait alors par une pente très-rapide vers des profondeurs qu’on a comblées depuis et qui n’étaient guère habitées.

Il y avait là un quartier presque inconnu, une sorte de cité souterraine où vivait une population étrange, campée sous des baraques construites avec des bois de démolition. Quelques maisons de pierre, destinées à disparaître prochainement, étaient encore debout, mais les locataires les avaient abandonnées, chassés par les travaux de terrassement que la ville avait entrepris pour transformer ce coin de Paris.

La nuit surtout, cela avait l’apparence d’un coupe-gorge ; il y faisait noir, à cinquante mètres des Champs-Élysées étincelants de lumière, et peu de gens s’y aventuraient.

Que pouvait aller chercher au fond de ce trou le noble marquis ? C’est ce que se demandait le capitaine, lorsqu’il vit sortir du premier fiacre l’homme mal vêtu qui était venu chercher M. de Pancorbo au cercle.

Saint-Briac s’attendait à voir paraître aussi le problématique hidalgo, mais, à son grand étonnement, l’homme referma la portière, paya le cocher et fila au pas accéléré vers le bas de la rue.

Qu’était devenu l’Espagnol ? Le capitaine pensa qu’il allait rebrousser chemin pour regagner l’hôtel Continental.

Il revint bientôt de cette idée, car le cocher tourna bride, et, en passant près de son camarade, il engagea avec lui, de siége à siége, un dialogue instructif.

– Je viens de mener un drôle de particulier, cria-t-il. Il m’a pris à la place de la Concorde, mais ils sont montés à deux dans ma voiture, et il n’en est resté qu’un. Le premier n’a fait que traverser ma boîte. Il est entré par une portière et il est sorti par l’autre. Histoire de dérouter des roussins qui le filaient, et qui n’y ont vu que du feu. Moi, ça m’est égal, et celui que j’ai conduit jusqu’ici est un bon zig ; il m’a donné cent sous pour ma course.

– Et puis, tu as fait voir le tour à la police, ricana l’autre cocher, ça vaut cent sous de plus.

Le capitaine vit le fiacre qu’il avait suivi passer tout près de celui où il se tenait, et put d’un coup d’œil s’assurer qu’il était vide.

L’expédition était manquée, car il ne pouvait pas songer à s’enfoncer dans les sombres détours de la rue Marbeuf pour y donner la chasse au satellite de l’Espagnol. L’homme avait de l’avance ; Saint-Briac ne l’aurait pas rattrapé, et il se serait inutilement exposé à tomber dans un guet-apens.

Il rapportait du moins de ce voyage la certitude que M. de Pancorbo menait une vie ténébreuse, et qu’il ne voulait pas qu’on se mêlât de ses affaires.

Le coup du fiacre avait été fort adroitement exécuté, et le capitaine s’y était laissé prendre.

Il n’y aurait eu que demi-mal, si ce mauvais tour n’eût pas été un commencement d’hostilités. Mais, évidemment, l’Espagnol se proposait de n’en pas rester là. Il s’était aperçu que Saint-Briac l’épiait, et il allait essayer de se débarrasser par n’importe quel moyen d’un surveillant incommode.

C’était désormais la guerre ouverte, et une guerre qui menaçait de mal tourner pour le capitaine, amant d’une femme mariée dont il voulait à tout prix sauver la réputation.

Il commençait à reconnaître qu’il venait de faire une sottise, et que le parti le plus sage serait de laisser de côté ce dangereux personnage.

Il éprouvait d’ailleurs le besoin de se reposer, après les émotions diverses de cette soirée mouvementée, et il se décida à rentrer chez lui.

L’avenue d’Antin n’est pas loin de la rue de Marbeuf, et il n’était pas fâché de marcher. Il renvoya son fiacre, après avoir grassement payé le cocher, et il se mit à descendre les Champs-Élysées jusqu’au rond-point, où il s’arrêta un instant pour s’assurer que personne ne le suivait.

Depuis ses mésaventures de la veille, il était devenu soupçonneux, et il se défiait de tout.

Il demeurait au bout de l’avenue d’Antin, entre la rue Jean Goujon et le Cours-la-Reine, au rez-de-chaussée d’une belle maison neuve, où il occupait un grand appartement qu’il s’était plu à meubler suivant ses goûts. Il avait là de l’air, de l’espace, et chaque pièce était appropriée à sa destination.

Pas de faux luxe dans cet intérieur confortable.

Saint-Briac n’était pas tombé dans le ridicule qui consiste à faire de son logis une boutique de marchand d’antiquités. Peu de livres et peu de tableaux, mais ce peu était très-bien choisi. Pas de mièvreries non plus. Il y a des logements de garçon qui ont l’air d’avoir été arrangés pour être habités par une femme, et l’on pourrait presque dire que les mobiliers ont un sexe. Le mobilier de Saint-Briac était du sexe masculin.

Pour tout domestique, il avait un valet de chambre, ancien cuirassier qui avait servi dans l’escadron qu’il commandait, et un groom anglais chargé de soigner ses deux chevaux de selle, logés au fond de la cour dans une écurie très-bien tenue.

L’ex-capitaine menait la vie d’un sage, sans dépenser au delà de son revenu, et il avait été le plus heureux des hommes jusqu’au jour où une passion sérieuse était venue bouleverser son cœur et détruire à tout jamais son repos.

Et maintenant, il entrevoyait des catastrophes prochaines qu’il ne dépendait pas de lui de prévenir.

En arrivant chez lui, il était dans cette disposition d’esprit où le plus léger incident vous inquiète, et il fronça le sourcil en apercevant une lettre que son valet de chambre avait placée en évidence sur la table du fumoir.

Cette lettre portait le timbre du cercle, et l’écriture de l’adresse lui était inconnue.

Il l’ouvrit fiévreusement, et du premier coup d’œil il vit qu’elle n’était pas signée.

Elle ne contenait d’ailleurs qu’une trentaine de lignes, mais, dans sa brièveté, elle en disait très-long.

« Monsieur, écrivait le correspondant anonyme, je pensais que vous m’aviez compris, et, que nous pourrions nous entendre. Je possède votre secret, et je ne demandais pas mieux que de me taire, à condition que vous ne chercheriez pas à connaître les miens. Je vous proposais la réciprocité du silence, et vous aviez tout à gagner à cet arrangement, car moi je n’ai rien à craindre de vos indiscrétions, attendu que vous ne savez rien sur moi, et que vous n’en saurez jamais davantage.

« Il vous a plu de m’espionner ; je viens de vous y prendre tout à l’heure sur la place de la Concorde, et, pour cette fois, je me suis contenté de vous mystifier. Mais, comme vous ne manquerez pas de recommencer, je crois devoir vous prévenir qu’à la première incartade de ce genre, je vous ferai repentir de vous être mêlé de ce qui ne vous regarde pas. J’ai ma vengeance toute prête, et une vengeance cruelle.

« Vous croyez peut-être que je me contenterai de raconter partout l’histoire de votre arrestation. Vous vous trompez. Je ferai mieux. Je connais la femme qui était avec vous hier, cette femme que vous avez refusé de nommer à votre ami, le juge d’instruction. Eh bien ! je la lui nommerai, moi, et, quand il saura son nom, nous verrons ce qu’il fera de vous et de votre complice.

« Vous voilà averti ; gouvernez-vous en conséquence. »

C’était tout.

La lettre tomba des mains de Saint-Briac, qui ne put que murmurer :

– Odette à la merci de ce misérable ! Ah ! je le tuerai… il faut que je le tue.

IV

Dix heures ont sonné à l’horloge de l’Hôtel-Dieu. Albert Daubrac a fini sa visite du matin ; il vient d’ôter son tablier d’interne, et, au lieu d’aller déjeuner à la salle de garde avec ses camarades, il se prépare à sortir.

Il a reçu la veille au soir un mot de Mériadec qui le prie de passer chez lui le plus tôt possible, et, comme il s’est cassé le nez à la porte du juge d’instruction, il lui tarde de savoir où en est l’affaire des tours Notre-Dame.

Ce n’est pas qu’elle le passionne outre mesure ; il en a vu bien d’autres, et il ignore encore tout ce que sait son ami de la rue Cassette. Mais il ne peut pas s’en désintéresser tout à fait, puisqu’il a été cité comme témoin, et il tient à revoir, avant de déposer, l’excellent Mériadec.

Il s’est arrêté sous le péristyle de l’hôpital pour allumer un cigare, il tire quelques bouffées, et, avant de se mettre en route, il donne un coup d’œil à la vieille cathédrale qui, depuis des siècles, se dresse, immuable et sombre, au fond du parvis.

Toute trace du drame de l’avant-veille a disparu. La pluie a lavé le sang qui tachait les pavés ; la place est presque déserte. C’est à peine s’il y passe quelques vieilles femmes qui se glissent dans l’église pour y entendre une messe. Ce jour-là, le public n’est point admis à visiter les malades, et la foule n’assiége plus l’entrée de l’Hôtel-Dieu.

– Le décor est toujours le même, mais la scène a changé, pensait Daubrac. Personne ne songe plus à la pauvre diablesse qui a fait hier le saut périlleux, et je commence à croire qu’elle l’a fait volontairement. Si le juge n’avait pas reconnu qu’elle s’est tout bonnement suicidé, il aurait, dès hier, entendu mon témoignage. L’instruction est close ; le commissaire de police est un imbécile, et le rapin qui nous a embarqués dans cette affaire aura vu double.

» C’est le gardien des tours qui payera les pots cassés. Ils vont le destituer, et Dieu sait ce que va devenir l’Ange du bourdon. Pauvre fille !… Si je pouvais lui être utile, je serais bien content… mais je n’ai point de relations parmi les fabricants de fleurs artificielles, et je ne suppose pas qu’elle ait envie de se faire recevoir élève sage-femme.

Les réflexions de l’interne furent interrompues par un bruit qu’il connaissait bien, pour l’avoir entendu souvent près du lit des mourants. On sanglotait derrière lui. Il se retourna, et il vit une jeune fille qui sortait de l’hôpital et qui cachait son visage dans son mouchoir.

Il la reconnut à ses cheveux blond cendré, et il lui dit vivement :

– Vous ici, mademoiselle ! que vous est-il donc, arrivé ?

– Mon père ! mon pauvre père ! murmura Rose Verdière, tout en larmes.

– Eh bien ?… est-ce qu’il est tombé de là-haut, lui aussi ? demanda Daubrac, qui avait la mauvaise habitude de plaisanter hors propos.

– Il a eu une attaque cette nuit, dit la jeune fille en lui lançant un regard de reproche.

– Une attaque de paralysie ! Diable ! c’est grave. Et l’on vient de le porter à l’hôpital, n’est-ce pas ? Dans quelle salle est-il ?

– Salle Saint-André.

– Bon ! l’interne est un de mes amis. Je lui recommanderai votre père, et, s’il peut être sauvé, on le sauvera.

– On vient de me dire qu’il est perdu, sanglota Rose.

– Il ne faut jamais désespérer, dit affectueusement Daubrac, ému par le spectacle de cette douleur sincère. Nous tenterons l’impossible pour le guérir… Mais vous, mademoiselle… qu’allez-vous faire, vous qui n’aviez que lui ? Allez-vous rester seule dans ce logement de la tour ?

– On m’en a chassée ce matin.

– Chassée ?

– Hélas ! oui. Mon père a été révoqué hier… après la malheureuse affaire que vous connaissez… Je ne puis pas le remplacer, et le poste ne peut pas rester inoccupé… Le nouveau gardien est entré en fonction ce matin… Je n’ai plus qu’à chercher un asile, et je ne sais où le trouver.

– J’en ai un à vous offrir… Oh ! ne vous méprenez pas sur mes intentions ; elles sont excellentes, et je vous connais trop bien pour vous proposer d’habiter avec moi ; d’abord, je suis logé dans l’hôpital, et, alors même que je posséderais un hôtel superbe, votre place ne serait pas chez moi. Mais vous ne pouvez demeurer dans une chambre garnie. À votre âge, et jolie comme vous l’êtes, ce serait vous exposer à de terribles dangers.

– Je le sais, mais où aller ?

– Avez-vous confiance en moi ? Vous me connaissez peu, mais j’espère que vous me croyez incapable de vous tromper.

– Oui, dit nettement la jeune fille.

– Eh bien, j’ai une idée, et, si vous l’agréez, je me fais fort de sauver la situation. Vous vous rappelez le monsieur qui est monté avec moi dans l’escalier de la tour… pas le grand garçon qui était coiffé d’un béret rouge… l’autre, celui qui avait un chapeau à larges bords.

– Oui… une heure après votre départ, il est revenu seul… il m’a parlé…

– Tiens ! tiens ! dit entre ses dents Daubrac. Je ne me doutais pas qu’il eût recommencé l’ascension pour vous revoir… mais je n’en suis pas surpris.

– Il n’est pas remonté pour me voir… il est allé jusque sur la galerie… et il a trouvé un enfant qu’il a emmené avec lui.

– Un enfant !… parbleu ! voilà du nouveau !… c’est sans doute pour me raconter cette trouvaille, qu’il est si pressé de s’aboucher avec moi… Mais revenons à vous, mademoiselle… que pensez-vous de mon ami ?

– Je n’en pense que du bien… il a une figure loyale et franche… Pendant le court entretien que nous avons eu, il m’a témoigné beaucoup d’intérêt.

– Alors, il ne vous déplaît pas ?

– Non, certes.

– Vous a-t-il dit son nom ?

– Je ne le lui ai pas demandé.

– Il s’appelle le baron de Mériadec. Il a une certaine fortune, et il n’a d’autre occupation que de faire du bien à tous ceux qui l’entourent ou qui se trouvent sur son chemin. Il a été créé et mis au monde pour défendre les faibles et pour protéger l’innocence. Ajoutez à cela qu’il a atteint l’âge où l’on peut se constituer le tuteur d’une jeune fille, sans la compromettre.

– Je ne dis pas le contraire, mais… où voulez-vous en venir ?

– À vous demander s’il vous répugnerait de vous placer sous sa protection. Il n’est pas marié, c’est vrai, mais il est absolument incapable d’abuser de votre confiance… Je vous réponds de lui, mieux que je ne répondrais de moi… ce n’est peut-être pas beaucoup dire, mais enfin je vous jure sur l’honneur que vous n’aurez jamais à vous repentir d’avoir accepté l’hospitalité qu’il s’estimera très-heureux de vous offrir.

– Moi habiter chez lui… vous n’y pensez pas !

– J’y pense si bien que je suis prêt à vous y conduire. Il demeure rue Cassette, dans une petite maison, qui semble avoir été bâtie tout exprès pour abriter deux ménages séparés, car elle se compose d’un corps de logis et d’un pavillon détaché. Il vit là tout seul, servi par une brave femme, qui se jetterait au feu pour lui.

» Pourquoi n’occuperiez-vous pas le pavillon ? Il est meublé, très-simplement, et il y aurait de la place pour y installer un atelier de fleuriste. Vous y vivriez de votre travail, tout aussi honnêtement que dans votre casemate de la tour du nord, et ce brave Mériadec n’y entrerait jamais sans votre permission.

– Mais, monsieur, objecta la jeune fille, votre ami me connaît à peine… pourquoi s’intéresserait-il à moi ?

– Je vous répète, mademoiselle, qu’il s’intéresse à tous ceux qui souffrent, répliqua Daubrac. Il vous connaît, du reste, beaucoup mieux que vous ne pensez, car je lui ai longuement parlé de vous… et vous devez bien vous douter que je ne lui en ai pas dit de mal.

– Je le crois… mais ce n’est pas une raison pour disposer de lui et de sa maison sans le consulter.

– Qu’à cela ne tienne ! consultons-le. La rue Cassette n’est pas aux antipodes. En voiture, nous y serons dans un quart d’heure. Allons-y.

– Je n’oserai jamais, murmura Rose Verdière.

– C’est pourtant plus simple et moins pénible que d’aller demander une chambre à un logeur qui vous prendra pour ce que vous n’êtes pas. C’est à quoi vous serez forcée, si vous n’acceptez pas ce que je vous propose, car vous ne pouvez pas rester sur le pavé.

Rose baissait les yeux et ne disait mot, mais on lisait sur son visage qu’elle sentait toute la force de l’argument mis en avant par Daubrac.

– Et ne vous inquiétez pas de la réception que vous fera mon ami, reprit-il. Vous serez accueillie à bras ouverts, et il vous traitera comme si vous étiez sa fille. Ce ne sera d’ailleurs qu’une installation provisoire. Votre père se remettra, je l’espère, et quand il sortira de l’hôpital, vous irez demeurer avec lui. Mais, en attendant, vous n’avez rien de mieux à faire que d’occuper le pavillon que Mériadec va s’empresser de mettre à votre disposition.

La jeune fille releva la tête, regarda l’interne en face et lui dit d’un ton ferme :

– Jurez-moi sur l’honneur qu’en me donnant ce conseil, vous n’avez pas d’arrière-pensée.

– Ah ! vous êtes défiante, vous ! s’écria gaiement Daubrac. Eh bien, oui, j’en ai une… celle de vous voir plus souvent que je ne vous verrais si vous continuiez à nicher dans votre tour, comme les corneilles. Je vous trouve charmante, et je serais ravi de vous plaire, en tout bien, tout honneur, mais je vous estime trop pour vous faire la cour… comme on la fait au quartier latin. Au surplus, si j’avais jamais de ces velléités-là, Mériadec se chargerait d’y mettre ordre. Il sait ce que vous valez, et il n’entend pas raillerie sur le chapitre des mœurs. Vous serez mieux gardée dans sa maison que dans un couvent. C’est moi qui vous l’affirme, et si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que je n’ai jamais menti de ma vie… jamais, mademoiselle !… pas même aux jeunes filles.

– C’est bien, je vous crois, et je suis prête à vous suivre, répondit simplement Rose Verdière.

– À la bonne heure ! Vous ne me prenez plus pour un godelureau qui cherche à vous séduire. Il faudrait que je fusse le dernier des drôles pour vous tendre un piège. Vous n’êtes pas, pour moi, la première venue. Depuis six mois que je perche sous les toits de l’hôtel-Dieu, je vous vois passer tous les jours, et vous pensez bien que je me suis renseigné sur vous. Je sais tout ce que vous faites et j’ai la certitude qu’il n’est pas d’existence plus pure que la vôtre. Une occasion se présente de vous rendre service ; ne vous étonnez pas que je la saisisse, et laissez-moi faire. Quand vous aurez vu Mériadec, vous me remercierez de vous avoir amenée chez lui.

» Mais je bavarde, alors que je n’ai plus besoin de protester de mes bonnes intentions, et si nous nous attardions ici, nous finirions par manquer notre ami de la rue Cassette. Venez, nous trouverons une voiture sur le quai Saint-Michel.

Rose, complétement décidée, descendit avec Daubrac sur la place du parvis, et cinq minutes après, ils roulaient en fiacre vers le domicile du baron, qui ne s’attendait guère à la visite de l’Ange du bourdon.

La jeune fille avait proposé d’aller à pied, mais elle s’était rangée à l’avis de l’interne, qui ne voulait pas que les étudiants, en le voyant passer, crussent qu’il promenait sa maîtresse.

Rose était grave et recueillie, comme il convenait à la circonstance, mais Albert égaya le voyage par ses propos.

Il s’informa de la vie qu’elle menait avec son père, des magasins qui la faisaient travailler, de l’argent qu’elle pouvait gagner en confectionnant des fleurs ; il lui demanda si le mobilier qui garnissait le logement de la tour appartenait à son père, et il eut le chagrin d’apprendre que ce mobilier était la propriété de la fabrique, d’où il résultait que la pauvre enfant n’aurait à déménager que des hardes et du linge.

Il sut aussi qu’elle avait perdu sa mère depuis dix ans, et qu’elle resterait seule au monde, si le bonhomme Verdière ne se remettait pas de son attaque. Et quand il connut ce passé, limpide comme du cristal, et cet avenir menaçant, il s’enthousiasma encore davantage pour l’idée qu’il avait eue de mettre Rose sous la protection de Mériadec.

– Parlez-moi donc un peu de cet enfant que mon ami a découvert sur les toits de Notre-Dame, dit-il tout à coup. Que diable faisait-il là, ce gamin ?

– M. Mériadec n’a pas eu le temps de m’en informer. Il paraissait très-pressé de l’emmener, répondit la jeune fille. Du reste, je n’ai pas osé l’interroger. Seulement l’idée m’est venue que ce petit garçon était peut-être monté avec la malheureuse femme qui est tombée du haut de la tour. Je n’étais pas là lorsqu’elle est arrivée, et je ne l’ai pas vue.

– Je suis convaincu que vous avez deviné, et je parierais que nous allons trouver rue Cassette le jeune abandonné. Le rêve de Mériadec est de faire de son domicile un orphelinat. Et ça tombe à merveille… vous êtes si bonne que vous devez aimer les enfants.

– Je les adore.

– Eh bien ! celui-là vous tiendra compagnie. Et si, comme je le soupçonne, il a été mêlé au drame des tours…

Daubrac n’acheva point sa phrase. Le fiacre venait de s’arrêter devant une petite porte percée dans un long mur.

– Nous sommes arrivés, mademoiselle, reprit l’interne. La demeure du dernier des barons de Mériadec ne paye pas de mine à l’extérieur, mais vous auriez tort de la juger sur l’apparence. Entrons, s’il vous plaît.

La porte n’était pas fermée à clef ; il n’eut qu’à tourner le bouton pour faire passer mademoiselle Verdière et la suivre dans une cour carrée qu’entouraient trois corps de bâtiment à un seul étage.

Ce logis n’était pas neuf, et il avait dû être longtemps inhabité, car les murs étaient couverts de végétations parasites, et l’herbe poussait dru entre les pavés de la cour.

– Voici le pavillon que vous occuperez, mademoiselle, dit Daubrac, en désignant du doigt l’aile gauche de ce très-modeste hôtel. Mériadec habite en face, et vous serez séparés par le bâtiment du fond, où personne ne demeure. Mériadec ne l’a pas encore fait meubler.

– En vérité, murmura la jeune fille, vous disposez de sa maison comme si elle était à vous.

– C’est comme si elle m’appartenait. Vous allez voir.

Et il appela, d’une voix qui sonnait comme un clairon :

– Mériadec !

Presque aussitôt, une fenêtre s’ouvrit à sa droite, et le baron se montra, vêtu d’une sorte de froc en laine grossière, qui n’était autre chose qu’un burnous rapporté par lui d’un voyage en Algérie, et, comme il avait relevé le capuchon de cette singulière robe de chambre, Rose Verdière ne le reconnut pas tout d’abord ; mais il la reconnut, lui, du premier coup d’œil, car le doux visage de l’Ange du bourdon apparaissait en pleine lumière.

Mériadec laissa échapper une exclamation de surprise et de joie, quitta brusquement la fenêtre et se précipita dans l’escalier.

– Que lui dire, mon Dieu ! murmura la jeune fille.

– Rien du tout, répondit en riant l’interne. Je vais parler pour vous.

Et il parla fort bien, sans phrases et sans précautions oratoires. Il expliqua brièvement et clairement la situation à Mériadec, qui s’était empressé de descendre dans la cour et qui l’écouta avec ravissement.

Rose, rassurée par l’accueil du baron, dit son mot aussi, en commençant par s’excuser de venir demander l’hospitalité à un vieux garçon, comme les pèlerins la demandaient jadis à la porte des monastères.

Mériadec ne lui laissa pas le temps d’achever son exorde. Il l’interrompit pour la remercier du plaisir qu’elle lui faisait, en consentant à loger sous son toit, et il se confondit en protestations de dévouement qui semblaient superflues, car l’expression de sa figure en disait assez. Elle rayonnait, et il était si ému qu’il avait toutes les peines du monde à s’exprimer.

L’interne, qui ne perdait jamais la tête, leur vint en aide à tous les deux. Il proposa de faire visiter à Rose Verdière la maison qu’elle allait habiter, et, à ce propos, il interpella son ami pour savoir si le pavillon de gauche était prêt à recevoir la jeune fille.

– Tout prêt, répondit l’excellent baron. J’y ai logé un enfant ; mais tu sais qu’il y a trois pièces, dont deux chambres à coucher.

– Un enfant ! s’écria l’interne. Je m’en doutais. Est-ce que tu l’as pris en sevrage ?

– Je t’expliquerai comment et pourquoi je l’ai recueilli… Tu m’approuveras, j’en suis sûr… Mademoiselle aussi m’approuvera.

– Ne m’explique rien… je sais d’où vient le petit…

– J’ai raconté à M. Daubrac que vous l’avez trouvé sur la galerie qui réunit les deux tours de Notre-Dame, dit Rose.

– Et moi, reprit Daubrac, j’ai deviné que c’est sa mère qui s’est brisé le crâne sur le pavé du parvis. Tu as bien fait de donner la pâtée et la niche à cet oisillon abandonné, mais tu ne pourras pas le garder indéfiniment.

– Je le garderai du moins jusqu’à ce que j’aie découvert l’assassin de cette malheureuse.

– Décidément, cet assassin n’est donc pas le monsieur que nous avons fait arrêter ? Le bruit courait, hier soir, qu’on venait de le relâcher.

– Ce n’est pas lui, j’en suis sûr. Et je connais le vrai coupable… Je l’ai vu… à la Morgue, où il a eu l’audace d’entrer pour contempler le cadavre de sa femme.

– Comment ! de sa femme ?

– Oui, ce misérable est le mari de la morte et le père de l’enfant que j’ai amené chez moi.

– Qu’en sais-tu ?

– L’enfant l’a reconnu à la Morgue et m’a raconté toute l’histoire. Lui et ses parents sont Russes. Il était arrivé à Paris, le matin même, avec sa mère. Le père les y attendait, fermement résolu à se débarrasser d’eux.

– Et il y a réussi. Mais la justice n’aura pas de peine à le retrouver. Tu l’as avertie, je suppose ?

– Non. Je n’aurais pu lui fournir aucun renseignement précis. L’enfant ignore son nom de famille. Il sait que son père s’appelle Paul Constantinowitch ; sa mère, Xénia Iwanowna, et lui-même Sacha, autrement dit Alexandre ; il n’en sait pas davantage.

– C’est très curieux… et ce serait amusant de nous mettre à la recherche du gredin qui a fait le coup.

– Ç’a été ma première pensée, et, si tu n’étais pas venu ce matin, je serais allé te proposer de m’aider dans cette entreprise. J’ai déjà recruté un auxiliaire… Jean Fabreguette.

– Pas sérieux, celui-là.

– Plus que tu ne penses. Il ne tient qu’à toi d’en juger. Il est ici en ce moment, et, quand tu m’as appelé, nous étions occupés à tenir conseil.

» Mais nous oublions que mademoiselle Verdière est exposée au soleil dans cette cour, et qu’il est temps de lui montrer le logement qu’elle consent à habiter…

– Si j’hésitais encore à accepter l’hospitalité que vous voulez bien m’accorder, la présence de cet enfant m’y déciderait, dit vivement la jeune fille. Je le soignerai comme s’il était à moi.

– Je vous en serai d’autant plus reconnaissant qu’il ne veut pas souffrir que ma servante l’approche. Il est fier et sauvage, à ce point que moi-même je n’ai sur lui aucune autorité.

– Vous me permettrez bien d’essayer de l’apprivoiser.

– Si je vous le permets, mademoiselle ! mais je vous en prie. Vous me rendrez un immense service, car il ne veut obéir à personne et il s’ennuie mortellement chez moi. L’espace lui manque dans mon étroit logis, et il passe son temps à courir d’un pavillon à l’autre. Ainsi, tout à l’heure, nous cherchions à le faire causer, Fabreguette et moi. C’est à peine s’il nous répondait. Il nous a quittés brusquement, et je crois qu’il est allé s’enfermer dans sa chambre.

– Je suis d’avis de l’y laisser, interrompit Daubrac. Et, comme tu viens de nous dire que sa chambre est voisine de celle que tu destines à mademoiselle Rose, je t’invite à nous faire les honneurs de tes appartements, à toi. Nous allons y trouver ton rapin, mais j’espère qu’il se tiendra convenablement devant mademoiselle.

– S’il se permettait de lui manquer de respect, dit vivement Mériadec, il ne resterait pas chez moi une minute de plus, mais je réponds de lui.

– Alors, montons, mademoiselle ; vous allez voir que notre ami Mériadec n’est pas trop mal installé. Il a du goût, et il a rapporté de ses voyages un tas de curiosités qui vous amuseront.

Rose ne se fit pas prier pour s’engager avec ces messieurs dans un escalier tournant qui prenait pied directement dans la cour.

Elle n’y entra qu’après avoir levé les yeux vers les fenêtres de l’autre pavillon, et il lui sembla apercevoir derrière les vitres entre deux rideaux entre-bâillés une tête d’enfant qui la regardait.

Fabreguette, de son côté, avait mis le nez à la croisée, et ces messieurs le trouvèrent debout, secouant la cendre de sa pipe sur le marbre de la cheminée. Quand la jeune fille entra, il se décida à ôter son fameux béret rouge qu’il ne quittait jamais que dans les grandes occasions, et il salua Rose en exécutant une glissade du pied gauche, à la façon des jocrisses de foire.

– Vous, mon cher, lui dit Daubrac, vous allez nous faire le plaisir de supprimer les blagues et les charges. Nous ne sommes pas ici dans votre atelier.

– Soyez tranquille, seigneur, répondit le rapin. Je respecte les dames, et j’ai déjà eu l’honneur de voir mademoiselle dans sa tour du nord.

Mériadec avança un fauteuil ; Rose y prit place, et Daubrac se campa à califourchon sur un siége en bois que le baron avait dû apporter du fond de sa Bretagne.

– Où en étiez-vous ? demanda l’interne. Il paraît que vous délibériez sur la marche à suivre pour remettre la main sur l’homme que vous avez vu à la Morgue.

» J’en suis, moi, de l’expédition.

– Je comptais sur vous, dit Fabreguette, en s’accoudant sur la table près de laquelle il venait de s’asseoir. Est-ce que mademoiselle en sera aussi ?

L’interne allait se fâcher, mais la jeune fille répondit :

– Je veillerai sur l’enfant, pendant que vous chercherez l’assassin.

– Parfait ! s’écria le peintre. Nous voilà maintenant au grand complet… Une femme charmante et trois hardis cavaliers, contre un lâche gredin… Il ne nous manque plus que de nous entendre avec le beau monsieur qu’on a arrêté à la place de ce chenapan…

» Tiens ! quelqu’un monte l’escalier… Si c’était lui ?

On entendait en effet le bruit d’un pas hésitant, et bientôt on frappa timidement à la porte deux coups discrets qui annonçaient un visiteur incertain d’être reçu.

Mériadec se leva vivement, courut ouvrir et se trouva face à face avec un homme qu’il reconnut aussitôt.

Fabreguette avait deviné. Cet homme était le prévenu que le juge d’instruction avait fait mettre en liberté la veille et que le baron avait rencontré sur le boulevard du Palais.

– Excusez-moi, monsieur, dit-il poliment ; je venais vous prier de m’accorder quelques instants… Mais je m’aperçois que vous n’êtes pas seul.

– Entrez, monsieur, répondit avec empressement Mériadec. Il n’y a ici que des personnes que vous connaissez… et qui seront d’autant plus aises de vous voir que nous parlions de vous.

– Mais vous ne m’attendiez pas, je suppose… J’ignorais votre nom et votre adresse que vient de me donner mon ami, M. de Malverne… le magistrat qui vous avait appelé en témoignage et qui n’a pu vous entendre. Je sais que je parle à un galant homme, et je n’hésite pas à me présenter moi-même. Je suis officier de cavalerie démissionnaire, et je m’appelle Jacques de Saint-Briac. Ai-je besoin d’ajouter que je viens vous entretenir de la malheureuse affaire à laquelle vous avez été mêlé, par hasard ?

– Et qui a été le résultat d’une déplorable méprise. Nous savons tous à quoi nous en tenir sur ce point, moi, mon ami Daubrac, interne à l’Hôtel-Dieu, M. Fabreguette, artiste peintre, mademoiselle Rose Verdière…

Mériadec s’était effacé et les désignait du geste, en les nommant. Le capitaine les salua et dit :

– Je me félicite de les trouver ici, et je puis vous expliquer devant eux le but de ma visite.

Le baron avança un siége que Saint-Briac accepta, et, dès que tout le monde fut assis, Daubrac prit la parole.

– Monsieur, dit-il d’un air dégagé, je n’ai pas grand mérite à deviner que vous venez demander à ce cher Mériadec s’il ne pourrait pas vous renseigner sur le gredin qui a commis le crime. Vous tombez bien. Mériadec l’a vu.

– Moi aussi, je l’ai vu, dit Fabreguette.

– Et nous nous sommes réunis dans cette maison pour nous entendre. Nous avons juré de retrouver l’assassin. Il s’agit de savoir comment nous allons nous y prendre. Nous délibérions, et vous n’êtes pas de trop. Vous avez contre ce scélérat des griefs plus sérieux que les nôtres. Ces deux messieurs et moi, nous lui en voulons de nous avoir fait jouer un rôle ridicule et odieux. Il est cause que nous vous avons fait arrêter. Mademoiselle Verdière lui doit la destitution de son père qui vient de perdre sa place de gardien des tours. Mais vous, monsieur, vous avez failli aller en cour d’assises, et vous devez tenir encore plus que nous à livrer cet homme au juge qui a reconnu votre innocence.

– J’aimerais mieux me venger autrement, dit Saint-Briac.

– Oui, je comprends, vous voudriez éviter l’éclat d’un procès criminel, où vous figurerez peut-être et qui pourrait compromettre une femme… mais vous n’avez pas le projet de lui brûler la cervelle si l’on vous le montrait, et vous lui feriez beaucoup trop d’honneur en lui proposant un duel. Il faudra donc vous résigner à laisser la justice suivre son cours. Et d’ailleurs nous n’en sommes pas encore là, puisque nous ne le tenons pas. Mériadec et Fabreguette l’ont vu, mais il leur a échappé. Il est bon que vous sachiez dans quelles circonstances. Et Mériadec va vous raconter cette histoire.

Ainsi fit le baron, en commençant par sa seconde visite aux tours de Notre-Dame. Il dit comment il avait trouvé Sacha, ce qu’il en avait fait et ce qui s’était passé à la Morgue.

Rose et Fabreguette confirmèrent ce récit que Saint-Briac écouta avec un intérêt bien naturel, mais sans manifester la satisfaction qu’il aurait dû éprouver.

C’est qu’il avait passé de tristes heures, le pauvre capitaine, depuis qu’il avait lu la lettre de M. de Pancorbo. Il ne s’était pas couché, et la nuit ne lui avait point porté conseil. Le jour l’avait trouvé hésitant plus que jamais entre l’ardent désir de punir un lâche scélérat et la crainte que lui inspiraient les menaces de cet énigmatique Espagnol qui possédait son secret.

Ce n’était pas pour lui-même qu’il avait peur mais il tremblait pour madame de Malverne. Et il se prenait à maudire cet amour, né des souvenirs de leur jeunesse. Ils s’étaient aimés autrefois, sans se le dire, et quand ils s’étaient revus, après le mariage d’Odette, leur passion mal éteinte s’était rallumée. Ils avaient lutté longtemps contre l’irrésistible penchant qui les entraînait l’un vers l’autre ; puis une heure était venue, une heure d’ivresse, où ils avaient oublié que Hugues de Malverne, le meilleur et le plus confiant des maris, était l’ami intime de Jacques, heure funeste qui avait fait de leur vie un enfer, car ils sentaient tous les deux la gravité de leur faute, et le courage de rompre leur manquait.

Saint-Briac en était venu à se mépriser lui-même, et, depuis sa mésaventure de Notre-Dame, il songeait à mourir ou à s’expatrier. Mais, maintenant qu’il savait que M. de Pancorbo pouvait perdre de réputation madame de Malverne, il n’avait plus le droit de disparaître, car c’eût été abandonner Odette aux vengeances d’un aventurier que n’arrêterait aucun scrupule, dès que lui, Saint-Briac, ne serait plus là pour la défendre. Il fallait donc à tout prix supprimer ce soi-disant marquis. Mais comment ? Cet homme consentirait-il à se battre ? Et sous quel prétexte le provoquer ? Le dénoncer, c’était précipiter la catastrophe. Et d’ailleurs le capitaine n’avait pas encore la preuve que Pancorbo fût l’assassin de la tour du sud.

Après de longues et cruelles angoisses, il s’était décidé à se renseigner d’abord. Parmi les gens qui l’avaient fait arrêter, il avait particulièrement remarqué Mériadec, et il résolut de le voir avant de prendre un parti. Il était donc allé, sous prétexte de s’informer de la santé de madame de Malverne, demander au juge d’instruction l’adresse de ce témoin, et, sans plus délibérer, il s’était transporté rue Cassette, où il ne comptait pas trouver si nombreuse compagnie.

Et il regrettait presque d’y être venu, car il ne savait comment décliner l’offre de Daubrac qui lui proposait de s’associer à la campagne que les trois mousquetaires, comme disait Fabreguette, allaient ouvrir contre le meurtrier.

– Nous n’avons malheureusement pas pu l’arrêter, dit Mériadec, pour achever son récit, et je n’ai fait que l’entrevoir. Je crois cependant que je le reconnaîtrais.

– Comment est-il ? demanda le capitaine.

– Il est grand, assez large des épaules, mais élégamment tourné. Il a des traits réguliers, le teint très-brun, les yeux et les cheveux très-noirs, et il ne porte que la moustache.

Ce signalement se rapportait à celui de M. de Pancorbo, et Saint-Briac, très-frappé de cette coïncidence, demanda quel âge cet individu paraissait avoir.

– Le vôtre, répondit Fabreguette, et je trouve qu’il vous ressemble un peu. De loin, on pourrait s’y tromper. Du reste, si vous tenez à en juger, je vais vous montrer un croquis que j’ai fait un quart d’heure après la rencontre. Ce n’est pas très-fini, car j’ai saisi l’homme au vol, mais ça suffit pour donner une idée du personnage, tel que je l’ai vu.

L’artiste tira de sa poche un album portatif qui ne le quittait jamais, car il travaillait plus souvent dans la rue que dans sa mansarde, l’ouvrit, chercha la page et la mit sous les yeux de Saint-Briac, qui s’écria :

– C’est lui !

– Comment, c’est lui ? demanda Fabreguette ; vous l’avez donc vu ?

– Non, balbutia Saint-Briac ; je veux dire que ce portrait ressemble à…

– À quelqu’un que vous soupçonnez d’être l’assassin ? acheva Daubrac.

– C’est à peu près cela… Mais des soupçons ne suffisent pas… et je n’ai aucune certitude.

– N’importe ! s’écria Mériadec. Veuillez nous apprendre sur quoi se basent vos soupçons. Ce sera toujours un point de départ, et les renseignements que vous nous donnerez nous mettront peut-être sur la piste de ce misérable. Je dis : nous, car je compte bien que vous serez des nôtres dans l’expédition que nous allons entreprendre.

Saint-Briac, mis ainsi au pied du mur, fut bien obligé de s’expliquer. Il pensa qu’après tout, il avait affaire à de braves gens, et que mieux valait leur exposer franchement sa situation, sans leur confier cependant le grand secret, c’est-à-dire sans nommer madame de Malverne.

– Messieurs, commença-t-il, vous savez qu’au moment où le crime a été commis, j’étais sur la galerie de Notre Dame avec une femme que j’ai refusé de nommer… vous devinez pourquoi…

– Parfaitement… et chacun de nous en aurait fait autant s’il s’était trouvé à votre place, dit l’interne.

– J’ai refusé de la nommer, même au juge d’instruction, qui fort heureusement est un de mes meilleurs amis et qui a bien voulu se contenter de ma déclaration… incomplète. J’ai été mis en liberté immédiatement, et je me suis promis, comme vous, de découvrir le misérable pour lequel on m’a pris. Ce n’était pas facile, puisque je n’avais aucune indication qui pût me mettre sur sa trace. Le hasard le plus inattendu m’en a fourni une.

» Hier soir, dans un cercle dont je fais partie, j’ai été abordé par un étranger que je connaissais fort peu, et qui m’a appris, sans préambule, qu’il m’avait vu, la veille, traverser le parvis entre deux sergents de ville. Cette déclaration m’a paru singulière, quoiqu’elle fût accompagnée de protestations de discrétion. Je me suis demandé comment ce monsieur s’était trouvé là, juste à point pour me voir passer, et l’idée m’est venue qu’il descendait peut-être de cette tour du sud…

– C’est un Russe, votre étranger ? demanda Fabreguette.

– Non. Il est Espagnol, et il en a bien l’air. Mais il ressemble beaucoup au croquis que vous venez de me montrer.

– Alors ça va marcher tout seul ! s’écria Daubrac. Nous n’avons qu’à mettre en présence de ce personnage l’enfant que Mériadec a recueilli. Il reconnaîtra l’homme qu’il a déjà reconnu à la Morgue. Il ne s’agit plus que de savoir où il faut le conduire… et ce sera vous, monsieur, qui vous en chargerez, puisque vous êtes du même cercle que ce brigand. Où demeure-t-il ?

– À l’Hôtel Continental ; mais…

– Ce n’est pas là que Sacha est descendu en arrivant à Paris, dit Mériadec. Il m’a parlé d’une grande maison, où il n’y avait personne.

– Peut-être cet homme a-t-il un autre domicile. Mais permettez-moi de vous expliquer pourquoi je désire ne pas paraître. En sortant du Cercle, j’ai vu le marquis de Pancorbo… c’est le nom qu’il porte… je l’ai vu monter dans une voiture de place avec un homme mal vêtu. J’ai pris un autre fiacre, et j’ai suivi leur voiture qui s’est arrêtée au coin de la rue de Marbeuf. L’Espagnol n’y était plus. Il m’avait vu l’épier sur la place de la Concorde, et il n’avait fait que traverser le fiacre, où son compagnon était resté…

– Eh bien ! interrompit Fabreguette, nous irons le chercher rue de Marbeuf.

– Veuillez me laisser achever, reprit le capitaine. En rentrant chez moi, j’ai trouvé une lettre de cet homme… une lettre qu’il a dû écrire au cercle, après avoir fait semblant de monter en voiture. Et cette lettre est un ultimatum… Il me déclare nettement qu’il a vu aussi la femme qui m’accompagnait, qu’il la connaît… et que, si je continue à le surveiller, il la dénoncera à son mari.

– Voilà, sur ma parole, un venimeux coquin ! s’écria l’interne ; il faut que nous en fassions justice.

– Remarquez, monsieur, qu’il n’avoue pas le crime de Notre-Dame.

– Il faudra bien qu’il l’avoue, si l’enfant le reconnaît.

– Peut-être ; mais il fera ce dont il me menace… et une femme que j’aime sera perdue.

– Pourquoi s’en prendrait-il à elle, si vous ne vous montrez pas ? Il ne sait pas que vous vous êtes mis en relation avec Mériadec…

– Et c’est moi qui conduirai Sacha, dit le baron. Vous pouvez compter qu’il ne sera pas question de vous, quoi qu’il arrive.

Saint-Briac secoua la tête en signe de doute, et dit avec une émotion qu’il ne cherchait pas à cacher :

– Messieurs, je vous fais juges de la situation… et j’en appelle aussi à mademoiselle, puisqu’elle a bien voulu m’écouter, quoiqu’il lui en ait coûté, j’en suis sûr, de m’entendre parler d’une femme qui a oublié ses devoirs… Dois-je, pour punir un assassin, la livrer à la vengeance de ce misérable ?

– Non, dit Rose d’un ton ferme.

– C’est l’esprit de corps qui vous souffle cette réponse, répliqua vivement l’interne. Les femmes ne voient jamais que le côté sentimental des choses, et vous oubliez que le devoir des honnêtes gens est d’aider la justice. Quoi ! voilà un scélérat qui a tué sa femme, abandonné son enfant… nous le savons, il ne tient qu’à nous de le prouver, et nous nous tairions !… Ce serait indigne… j’ose même dire que ce serait une lâcheté…

Et comme Saint-Briac pâlissait, Daubrac reprit :

– Mais, vous-même, monsieur, vous sentez bien que j’ai raison. Certes, je comprends que vous hésitiez, mais je crois que vous vous exagérez le danger auquel vous exposerez la personne qui vous intéresse par-dessus tout. J’admets, si vous voulez, que cet homme la dénoncera à son mari. Mais de deux choses l’une : ou il écrira une lettre anonyme, et le mari n’en tiendra aucun compte ; ou, au contraire, il signera, et le mari comprendra que cette dénonciation n’est qu’une manœuvre imaginée par ce coquin pour dérouter la justice, qui mettra la main sur lui aussitôt que nous l’aurons confronté avec Sacha.

» D’ailleurs, Mériadec vient de vous le dire, et je vous le répète, vous ne prendrez aucune part à la chasse que nous allons donner à ce soi-disant Espagnol. Il sait fort bien que ce n’est pas vous qui avez recueilli l’enfant qu’il a abandonné, puisque vous avez été arrêté immédiatement après le crime, et c’est l’enfant qui fera tout… conduit par l’un de nous. Vous ne paraîtrez pas.

Saint-Briac, à bout d’arguments, baissait la tête, et, après un silence, il ne trouva rien de mieux que de contester l’efficacité de la confrontation.

– Êtes-vous bien sûrs, messieurs, demanda-t-il timidement, êtes-vous bien sûrs que cet enfant vous aidera à faire condamner son père ?

– Il suffira qu’il reconnaisse l’homme qui l’a reçu à son arrivée à Paris et qui est monté avec lui dans la tour. Nous ferons le reste.

– Sait-il seulement que sa mère a été assassinée ?

– Non, répondit Mériadec ; je n’ai pas eu le courage de le lui dire, et il n’a pas vu le cadavre à la Morgue.

– Tant mieux ! s’écria Daubrac. Il ne refusera pas de reconnaître l’assassin quand nous le lui montrerons.

À ce moment s’ouvrit une porte placée au fond de la pièce où se tenait le conseil, et Sacha entra brusquement.

Il n’y avait là que Mériadec qui connût bien l’enfant de la morte ; Fabreguette ne l’avait pas pratiqué ; Rose Verdière n’avait fait que l’entrevoir dans l’escalier de la tour ; Daubrac et le capitaine ne l’avaient jamais vu.

Il était très-pâle, et l’expression de son visage disait assez qu’il avait tout entendu.

Il alla droit à Mériadec, et il lui dit :

– C’est donc vrai ?… il l’a tuée ?…

– J’aurais voulu vous le cacher, murmura le baron, très-ému ; mais puisque vous le savez…

– Je sais que vous l’accusez ; maintenant, prouvez-moi que c’est lui.

Mériadec ne répondit pas. Il ne se sentait pas le courage d’expliquer à ce pauvre petit pourquoi le meurtrier ne pouvait être que l’homme qu’ils avaient surpris la veille à la Morgue.

L’interne, beaucoup moins timoré que son ami, se chargea de renseigner Sacha.

– Mon garçon, lui dit-il nettement, je sais que vous êtes fort intelligent et que vous avez autant de courage qu’un homme fait ; je puis donc vous parler comme je vous parlerais si vous aviez vingt ans. Votre mère a été précipitée du haut de la tour où elle était montée seule avec votre père, lequel a disparu aussitôt après la catastrophe qui vous a fait orphelin. Il a fui, sans s’inquiéter de vous, qu’il avait laissé au bas de cette tour. Ne pensez-vous pas comme nous que lui seul a pu commettre ce crime abominable ? Il voulait se débarrasser tout à la fois de sa femme et de son fils…

– Je ne sais pas si je suis son fils, interrompit l’enfant.

– Que me dites-vous là ? demanda vivement Daubrac.

– Paul Constantinowitch demeurait avec nous à Vérine, et je l’appelais : mon père, parce que ma mère le voulait ainsi, mais je ne l’aimais pas… c’est elle qui l’aimait… et nos paysans le détestaient, parce qu’il les traitait durement. Quand nous sommes partis pour le rejoindre à Paris, nos domestiques pleuraient tous.

– Et ils ne vous ont pas dit qu’avant cet homme ils avaient eu un autre maître ?

– Ils n’osaient pas, mais je l’ai deviné… D’ailleurs, je me souviens vaguement d’avoir vu dans ma première enfance un seigneur qui portait un bel uniforme, avec de grosses épaulettes, et qui me prenait souvent dans ses bras. Bien souvent, depuis, j’ai parlé de lui à ma mère. Elle me répondait toujours que j’avais rêvé cela, et que je m’appelais Alexandre Paulowitch.

– C’est-à-dire : fils de Paul, n’est-ce pas ?

– Oui… en russe.

– Et l’homme qui vivait avec votre mère s’appelle Paul ?

– Paul, fils de Constantin.

– Mauvais système qu’on a chez vous de ne désigner les gens que par leur petit nom. C’est le diable pour les retrouver quand on les cherche. Allez donc prendre des informations sur un Paul Constantinowitch dans un pays où il y en a des milliers !

– J’ai écrit hier au maréchal de la noblesse du gouvernement de Tambow, dit Mériadec. La mère de Sacha était comtesse… sa résidence s’appelait Vérine… On saura là-bas quelle est la dame qui a récemment quitté le pays…

– Et si ce personnage ne te répond pas, il nous restera la ressource de nous renseigner à l’ambassade, répliqua l’interne ; mais en attendant, nous pouvons agir, et Sacha ne refusera pas de nous aider, car je suis sûr qu’il veut venger sa mère.

– Comment la venger ? demanda l’enfant, avec un sang-froid qui étonna tous les assistants.

– En livrant son meurtrier à la justice française ; il sera condamné à mort, et on lui coupera le cou.

– Que faut-il faire pour cela ?

– Accompagner celui de nous qui va se mettre à sa recherche, et, quand vous serez en face de lui, l’appeler par son nom de Paul et lui demander ce qu’il a fait de la comtesse Xénia, répondit Mériadec. Nous verrons ce qu’il répondra.

– Il s’enfuira, comme il s’est enfui hier quand je l’ai aperçu dans cette salle où l’on expose les morts.

– On le rattrapera, petit, répliqua Fabreguette. Il n’aura pas toujours à sa portée une voiture et un bon cheval.

– C’est bien. Je suis prêt. Où le trouverons-nous ?

– Si je le savais, je vous y mènerais tout de suite, dit Mériadec. Nous supposons qu’il habite, sous un autre nom que le sien, un des grands hôtels de Paris… et nous allons commencer par nous assurer que nous ne nous trompons pas.

– Je serais d’avis d’aller aussi inspecter les maisons de la rue de Marbeuf, ajouta Daubrac, qui avait écouté très-attentivement le récit de l’expédition du capitaine.

» Sacha reconnaîtrait peut-être celle où on l’a conduit lorsqu’il est arrivé à Paris.

– Oui, si j’y entrais. Je reconnaîtrais la chambre où j’ai couché… et le valet qui m’a servi, s’il y est encore. Mais je ne me rappelle pas bien comment cette maison est faite à l’extérieur. Je me souviens seulement que nous y sommes entrés avec la voiture, par une grande porte, et que, pour y arriver, il faut descendre une rue mal pavée. Je m’étais endormi en route, et les cahots m’ont réveillé.

– Alors, il y a gros à parier que j’ai deviné. Vous avez dû passer la nuit rue de Marbeuf… et vous y avez déjeuné, je suppose ?

– Oui, avec maman… Paul Constantinowitch était sorti dès le matin… Nous n’avons pris que du thé et des œufs.

– Servis par un domestique ?

– Oui, par un homme en livrée qui était très-laid et ne savait pas son métier. Il a cassé deux assiettes pendant le déjeuner, et maman l’a grondé.

– En russe ?

– Non, c’est un Français.

Saint-Briac eut l’idée que ce valet si mal stylé pouvait bien être le drôle qui était venu la veille chercher M. de Pancorbo au cercle, et que son maître aurait affublé d’une livrée pour la circonstance. Cet homme devait être son complice, son âme damnée, et il importait de le retrouver ; mais Saint-Briac ne l’avait pas examiné avec assez d’attention pour être certain de le reconnaître, surtout sous un autre costume.

– Dites-moi, mon cher Sacha, reprit Daubrac, lorsque vous êtes sorti, après le déjeuner, pour aller à Notre-Dame, vous avez dû suivre une grande avenue plantée d’arbres des deux côtés ?

– Oui, et, après, nous avons traversé une place où il y a une fontaine et des statues… Ensuite, nous avons pris par un quai, et nous avions la rivière à notre droite.

– Bon ! nous sommes fixés, dit Fabreguette. Le môme venait de la rue de Marbeuf, et je me charge de découvrir la boîte où on l’a logé à la nuit.

Sacha regarda de travers ce peintre, dont les familiarités lui déplaisaient, et se mit tout à coup à interpeller Mériadec, qui n’avait pas encore pris grande part à la délibération.

– Vous ne m’avez nommé ni cette dame, ni ce monsieur, dit-il, en montrant Rose Verdière et Saint-Briac.

– Cette dame est une demoiselle, répondit Mériadec, tout surpris d’entendre son tout jeune protégé parler comme l’aurait fait un homme du monde qu’on a mis en présence de personnes inconnues, sans les lui présenter. Vous l’avez déjà vue dans l’escalier de la tour.

– C’est vrai… je me rappelle maintenant…

– Et maintenant vous la verrez tous les jours. Elle va demeurer ici… elle occupera une chambre qui est tout près de la vôtre…

– Oh ! tant mieux ! s’écria l’enfant. Je n’aurai plus affaire à cette vieille servante qui a la figure pleine de rides. Voulez-vous me permettre de vous embrasser, mademoiselle ?

Rose, émue et charmée, le prit dans ses bras et le baisa au front en lui disant doucement :

– Je ferai de mon mieux pour remplacer votre mère.

– Ma mère ? Vous ne lui ressemblez pas du tout. Elle avait le regard dur, et vos yeux sont d’une douceur infinie. Je suis sûr que vous ne me gronderez pas, comme elle le faisait sans cesse… et vous m’aimerez, vous.

– Oh ! oui, je vous aimerai de tout mon cœur, dit chaleureusement la jeune fille. Comment ne vous aimerais-je pas ? Moi aussi, je suis seule au monde. Je n’ai plus de mère, et mon pauvre père se meurt.

– Il vous reste des amis, murmura Mériadec.

– Nous allons vous constituer une famille, dit en riant Fabreguette. Quatre frères et un fils, rien que ça !

– Et puis votre père en reviendra, ajouta l’interne. Mais parlons de notre affaire. M. Sacha consent à nous aider. C’est un grand point. Il s’agit de savoir comment nous allons procéder.

– Avant tout, répondit Fabreguette, qui tenait à son idée, il faut retrouver la maison de la rue de Marbeuf. Je puis dès aujourd’hui aller flâner par là avec le petit.

– Je n’irai pas avec vous, dit résolument Sacha.

– Pourquoi ça, jeune homme ?

– Cet enfant n’a pas tort de refuser de vous accompagner, car il courrait les plus grands dangers, répliqua Daubrac. L’homme que nous cherchons vous connaît de vue, puisque vous avez couru après lui, en sortant de la Morgue.

– Moi aussi, il me connaît, dit Mériadec.

– C’est pour cela que ni toi, ni Fabreguette, vous ne devez vous montrer dans cette rue de Marbeuf. S’il vous y rencontrait, il devinerait aisément ce que vous y venez faire, et il prendrait ses mesures pour vous dérouter.

» M. de Saint-Briac a d’excellentes raisons pour s’abstenir.

» Je ne vois donc que moi qui puisse, sans inconvénient, me charger de cette première expédition.

– Ou moi, dit timidement Rose Verdière.

– Vous, mademoiselle ! s’écria Mériadec. Vous oubliez qu’il y a des dangers à courir. Cet homme est capable de tout. Et s’il s’apercevait que vous le cherchez…

– Il ne se défiera pas d’une femme… tandis que M. Daubrac risquerait peut-être sa vie.

– Ma vie est à votre service, mademoiselle, dit gaiement l’interne ; mais rassurez-vous, je suis de taille à me défendre, et il ne m’arrivera rien de fâcheux. Notre jeune ami ne veut pas de Fabreguette, mais je suppose qu’il consentira à m’accompagner.

– Oui, si petite mère vient avec nous, répondit Sacha, en se serrant contre sa chère Rose.

– Pardon, messieurs, interrompit Saint-Briac, il me semble qu’en ce moment vous n’envisagez pas la situation telle qu’elle est, et je vous demande la permission de vous rappeler qu’avant tout nous devons nous assurer que l’Espagnol dont je vous ai parlé et l’homme que nous cherchons ne font qu’une seule et même personne. Il faut donc que cet enfant voie cet Espagnol, et ce n’est pas rue de Marbeuf qu’il pourra le voir.

– C’est très-juste, approuva Mériadec. Il ne doit pas demeurer là, et la maison où Sacha a couché avait sans doute été louée pour une nuit.

– M. de Pancorbo loge à l’Hôtel Continental, rue de Castiglione. Il me l’a dit, et je n’ai aucune raison pour en douter. De plus, il va tous les jours au cercle qui se trouve à l’entrée de l’avenue Gabriel, à l’angle de la place de la Concorde. Il y va vers cinq heures et il y revient dans la soirée, avant minuit. Rien n’est donc plus facile que de l’attendre à la porte et de le dévisager quand il passera. Sacha peut faire cela, mais il ne faut pas que cet homme le voie.

– Il suffira de mettre le petit dans un fiacre qui stationnera devant l’entrée de votre cercle, mais de l’autre côté de la rue, dit Fabreguette. Mademoiselle Rose y montera, puisqu’il ne veut marcher qu’avec elle. Elle aura soin de lever les glaces. Ce serait bien le diable si l’Espagnol remarquait la figure d’un enfant collée à la vitre.

– Bon ! et après ? demanda l’interne.

– Après, si Sacha le reconnaît, nous irons tous ensemble trouver le juge d’instruction, nous lui ferons notre déclaration collective, et Paul Constantinowitch sera coffré immédiatement. Ce n’est pas plus difficile que ça.

» Et comme le gredin n’aura affaire qu’à nous, il ne s’avisera pas de se venger en dénonçant la bonne amie de M. de Saint-Briac.

Le capitaine hocha la tête. Il n’était pas si rassuré que Fabreguette, mais, après s’être avancé comme il venait de le faire, il ne pouvait guère reculer.

D’ailleurs, il se disait que M. de Pancorbo ne saurait jamais qui l’avait signalé à Mériadec et aux amis de Mériadec. Il devait ignorer leur existence, et il ne devinerait pas que lui, Saint-Briac, s’était mis en relation avec eux.

– Je ne vous demande qu’une chose, messieurs, leur dit-il ; c’est de ne pas le dénoncer avant de m’avoir revu. Si vous le livrez à la justice, j’aurai certaines précautions à prendre pour prévenir l’effet des propos qu’il pourrait tenir, lorsqu’il n’aura plus de ménagements à garder.

– Compris ! répondit Fabreguette. Nous lui accorderons un sursis de vingt-quatre heures. Raison de plus pour ne pas perdre de temps. J’espère que mademoiselle est prête à marcher, et Sacha aussi. Il faut que, dès aujourd’hui, ils soient à leur poste devant la porte du cercle, à quatre heures et demie. Nous autres, nous irons les attendre dans les Champs-Élysées. Dès qu’ils seront fixés, ils viendront nous y rejoindre, et l’un de nous ira vous faire son rapport. Où demeurez-vous ?

– Avenue d’Antin, 9.

– Ça tombe bien. C’est à deux pas du rond-point. Que dit de mon projet mademoiselle Verdière ?

– Je ferai ce que me conseilleront ces messieurs, murmura la jeune fille.

– Et vous, seigneur Sacha ?

– J’irai partout où petite mère voudra me mener, répondit nettement le garçonnet. Seulement, si je vois Paul Constantinowitch, je ne promets pas de ne pas courir à lui, pour lui cracher au visage.

– Diable ! il n’est pas pour les moyens doux, le cher enfant, ricana Fabreguette. Si ça doit se passer comme ça, ce n’est pas la peine de déranger mademoiselle, car tout notre plan s’en irait à vau-l’eau. Notre homme, averti, ne manquerait pas de décamper de Paris.

– Je suis sûre que si je l’en priais bien, Sacha ne ferait pas cela, dit Rose en regardant son jeune ami avec ses grands yeux doux.

Il hésita un instant, mais il finit par lui sauter au cou.

– Non, je ne le ferai pas, puisque tu me le défends, dit-il. Mais je veux te tutoyer, et je veux que tu me tutoies.

– Qu’à cela ne tienne ! murmura la jeune fille, qui ne put s’empêcher de sourire.

– Alors, s’écria Fabreguette, rien ne nous empêche de tenter l’expérience ce soir.

– Je ne m’y oppose pas, dit Saint-Briac, mais je pense que mademoiselle fera bien de ramener immédiatement Sacha chez M. de Mériadec, et je vous prie de ne pas venir chez moi aujourd’hui ; vous ne m’y trouveriez pas. J’y serai demain, dans l’après-midi, mais la visite de l’un de vous pourrait être remarquée… je ne serais pas surpris que M. de Pancorbo eût des espions, et il m’importe qu’il ne découvre pas que nous agissons d’un commun accord. Mieux vaut donc, je crois, que M. de Mériadec m’écrive pour m’apprendre ce qui se sera passé.

» Et maintenant, messieurs, il ne me reste qu’à prendre congé de vous, conclut le capitaine, en se levant. Je sais que je puis compter sur votre loyauté, et je vous prie de compter sur ma reconnaissance.

Trois mains d’hommes se tendirent pour serrer la sienne, et l’étreinte fut cordiale de part et d’autre ; mais Saint-Briac ne pouvait pas oublier que Rose Verdière était là, qui lui tendait naïvement sa joue. Il y mit un baiser paternel, et il allait se retirer.

– Et moi, capitaine ? demanda Sacha.

Saint-Briac l’embrassa de bon cœur et sortit accompagné par Mériadec, qui le reconduisit jusque dans la cour.

Il s’en allait content d’avoir trouvé de braves cœurs qui battaient à l’unisson du sien, et des alliés dont le dévouement n’était pas douteux ; mais il ne laissait pas que d’être inquiet sur les suites des confidences qu’il avait dû leur faire.

Et cette préoccupation l’absorbait tellement qu’en mettant le pied dans la rue, il ne remarqua point, assis sur une borne, un homme qui avait tout l’air de surveiller l’entrée de la maison du baron.

V

Après la sortie du capitaine, le conseil fut levé, d’un commun accord. Les trois mousquetaires n’avaient plus grand’chose à se dire, puisqu’ils venaient d’adopter le plan de campagne proposé par leur nouvel allié.

Il était convenu que Rose Verdière et Sacha iraient, avant cinq heures, guetter, du fond d’une voiture de place, l’arrivée de M. de Pancorbo au cercle, ou plutôt, l’arrivée de Paul Constantinowitch, car ils ne connaissaient pas de vue le seigneur espagnol.

En attendant que le moment fût venu pour eux de partir, il fallait que la jeune fille s’établît dans le pavillon que Mériadec mettait à sa disposition, et elle n’y était pas encore tout à fait décidée. Elle hésitait, en dépit des supplications de Sacha et de l’insistance du baron, qui cependant lui inspirait maintenant une confiance absolue.

Ce fut Daubrac qui vint à bout de sa résistance. Il parla si bien, il fit si chaleureusement valoir les avantages de ce domicile où elle serait en parfaite sûreté, entourée d’amis sincères, qu’elle céda après qu’il lui eut promis qu’elle pourrait entrer tous les jours à l’hôpital pour voir son père.

Elle consentit à visiter, séance tenante, le logement que le bon Mériadec lui destinait, et qui se composait de deux pièces, simplement, mais confortablement meublées. Elles étaient contiguës à la chambre où couchait Sacha, et dans le corps de bâtiment du fond, entre les deux pavillons, il y avait une grande salle vide qu’on pouvait transformer en atelier. Il ne s’agissait que d’y apporter une grande table et des chaises, car le métier de fleuriste n’exige pas une installation compliquée, et le baron déclara que ce serait fait le jour même.

Rose n’avait plus qu’à aller prendre dans son ancien logement la malle qui contenait sa modeste garde-robe et les menus outils dont elle se servait pour confectionner des fleurs artificielles. Une fois ce déménagement opéré, – et ce ne serait pas long, – elle pourrait se mettre au travail dès le lendemain.

On arrêta ensuite le programme de la vie qu’on allait mener. Il fut convenu que chaque jour, à midi, après le déjeuner, les deux compagnons qui n’habitaient pas la maison de la rue Cassette viendraient échanger avec Mériadec et ses hôtes des nouvelles de la grande entreprise pour laquelle ils s’étaient associés.

Rose Verdière tenait beaucoup à cette réunion quotidienne, et elle insista pour obtenir que ces messieurs s’engageassent à n’y jamais manquer ; mais Fabreguette aurait pu rester chez lui sans qu’elle s’en plaignît, car ce rapin débraillé l’effarouchait un peu. C’était Daubrac qu’elle voulait voir le plus souvent possible, Daubrac qui lui plaisait autant que Fabreguette lui était indifférent.

L’arrangement qu’on prit convenait aussi à Mériadec. L’excellent homme était ravi de voir sa maison s’emplir de mouvement et d’animation, cette maison où il avait si longtemps vécu dans la solitude. Il aurait voulu les y loger tous, y compris même le bohème, qu’il ne connaissait que depuis deux jours. Ce n’était pas possible, mais il lui restait la joie d’héberger l’Ange du bourdon et l’enfant trouvé.

Il avait maintenant une famille. Il oubliait volontiers que ce bonheur n’était que provisoire, qu’il prendrait fin en même temps que la situation qui avait amené chez lui Rose et Sacha, et, sans se l’avouer à lui-même, il souhaitait que le père Verdière ne guérît pas trop vite et que la campagne ouverte contre le meurtrier fût très-longue.

Son rêve, c’était d’épouser Rose et d’adopter Sacha : rêve chimérique s’il en fut. Quoiqu’il eût passé l’âge des illusions, Mériadec espérait se faire aimer à force de dévouement, et, pour y parvenir, il sentait bien qu’il lui fallait du temps, beaucoup de temps, car il ne se flattait pas d’avoir, à première vue, inspiré à une jeune fille de dix-neuf ans un sentiment plus tendre que la sympathie et la reconnaissance.

Il ne songeait pas non plus que la jeunesse attire la jeunesse, que son ami Daubrac pouvait devenir un rival dangereux. Il ne voyait jamais que le beau côté des choses, et il ne se demandait pas si sa chère protégée et son camarade l’interne, en se rencontrant tous les jours, ne finiraient pas par s’éprendre l’un de l’autre.

Pour le moment, Daubrac ne pensait qu’à s’en aller. Il avait grand’faim, n’ayant pas déjeuné, il lui tardait de se restaurer. Rose devait être dans le même cas, mais Mériadec était là pour la faire asseoir à sa table, que sa femme de ménage venait justement de servir, et l’interne ne tenait pas à être de ce premier repas offert par le baron à sa nouvelle commensale.

Il prit donc congé, après avoir promis à la charmante fille du gardien des tours de voir son père, à la salle Saint-André, de la recommander chaudement au médecin chef de service, et de rapporter le lendemain l’autorisation dont elle avait besoin pour entrer tous les jours à l’Hôtel-Dieu. Mériadec ne chercha point à le retenir, et Fabreguette, qui aurait bien voulu tâter de la cuisine du baron, n’osa pas s’inviter.

Il partit avec Daubrac, et, pas plus que le capitaine, ils ne prirent garde à l’homme qui montait la garde dans la rue Cassette, et qui n’avait pas bougé, depuis la sortie de Saint-Briac.

Daubrac n’était pas encore très-bien fixé sur la personnalité de ce singulier artiste qu’il connaissait à peine, et il trouvait que Mériadec l’avait admis un peu trop vite dans son intimité ; mais il n’était plus temps de revenir sur un fait accompli, et, d’ailleurs, Fabreguette ne lui était pas antipathique. Daubrac se promit de l’étudier, afin de savoir ce qu’il valait, et si l’on pouvait se fier à lui.

– Je vais déjeuner, lui dit-il. Et vous ?

– Moi, je voudrais bien en faire autant, soupira le peintre incompris.

– Qui vous en empêche ?

– Les toiles se touchent, répondit Fabreguette, en pinçant son gousset vide.

– Ça ne va donc pas, la peinture ?

– J’ai des commandes. La femme du gargotier qui me nourrit quelquefois m’a demandé de lui faire son portrait, et je connais, dans la rue de la Huchette, où je perche, un charcutier qui m’a offert trente francs pour décorer sa boutique. Il voudrait des attributs… une hure de sanglier avec des pieds de cochon en sautoir… Vous voyez ça d’ici.

– Eh bien ?

– Ah ! voilà !… Je n’ai pas de quoi acheter des couleurs… Il m’a bien proposé de me fournir les modèles et de me les laisser, après. J’aurais des provisions pour une semaine… mais la charcuterie ne me réussit pas… c’est trop échauffant.

– Nous n’en mangerons pas aujourd’hui, dit l’interne en riant.

– Vous m’invitez donc ? s’écria Fabreguette.

– Parbleu ! nous sommes associés, maintenant. C’est bien le moins que je vous sauve de la famine, et je puis vous répondre que votre couvert sera mis tous les jours chez Mériadec. S’il ne vous a pas retenu, ce matin, c’est qu’il avait déjà deux convives, et qu’il n’avait pas commandé pour trois. Mais je suis là, et les bouillons Duval ne sont pas faits pour les chiens.

– Bigre ! vous ne vous refusez rien, vous ! Moi, quand je suis riche, je mange dans un caboulot où j’ai, pour huit sous, la soupe, le bœuf et une chopine. Mais, puisque vous êtes calé, je me laisserai volontiers régaler.

– Calé, c’est beaucoup dire. Je ne roule pas sur l’or. Ma mère m’alloue une pension de cent cinquante francs par mois, et, les jours de garde, l’administration des hôpitaux me fournit une nourriture saine et peu abondante. Mais je puis me payer un extra de temps en temps, et je connais, boulevard Saint-Michel, un établissement où nous serons très-bien et où je ne me ruinerai pas.

– Au coin de la rue des Écoles. Je n’ai jamais osé y entrer. C’est trop cher pour moi.

– Puisque je vous dis que c’est moi qui paye.

– Alors, j’accepte… à charge de revanche, dit le rapin, en prenant un air digne qui fit sourire Daubrac.

Il s’amusait fort des réponses de Fabreguette, ce brave Daubrac, et il lui savait gré de ne pas déguiser sa misère. Il commençait même à entrevoir que l’artiste, dévoyé jusqu’à travailler pour les charcutiers, était un bon garçon, incapable de trahir les gens qui l’accueillaient.

Restait à savoir comment il était tombé si bas, et, tout en cheminant vers le boulevard Saint-Michel, par la rue du Vieux-Colombier et la place Saint-Sulpice, Daubrac se mit à le questionner sur son passé.

Fabreguette ne se fit pas prier pour lui raconter son histoire depuis sa naissance.

Ce grand garçon avait pour mère une demoiselle qui brillait au premier rang parmi les étoiles de la galanterie, sous le règne de Louis-Philippe, et son père avait jugé à propos de garder l’anonyme.

La dame à laquelle il devait le jour s’était piquée d’abord de le faire élever comme un fils de famille. Elle l’avait mis au collège, où il était resté quatre ans à user ses fonds de culotte sur les bancs de la classe, sans apprendre autre chose qu’à croquer les caricatures de ses professeurs et de ses pions.

Puis la gêne était venue, avec les années, pour cette cigale qui n’avait rien su amasser au temps chaud. Les irrégulières d’autrefois n’achetaient pas d’hôtels sur leurs économies, et celle-là, n’ayant plus de quoi payer la pension de son fils, fut obligée de le retirer du lycée. Elle mourut sur ces entrefaites, si bien qu’à quinze ans, l’héritier de son nom s’était trouvé sur le pavé.

Mais le gamin avait du courage et de l’entregent. Il avait su se faufiler dans l’atelier d’un peintre, en vogue à cette époque et fort oublié maintenant. Là, il avait commencé par faire les commissions des élèves, nettoyer les pinceaux, préparer les palettes. Entre temps, il dessinait, et comme il montrait des dispositions, le maître lui donnait des conseils dont il profitait assez bien.

Il en était arrivé très-vite à gagner quelque argent, en brossant des pastels qu’il vendait à bas prix, et deux ou trois aubaines lui avaient permis de louer au cinquième étage d’une vieille maison de la rue de la Huchette un grenier qu’il meubla avec un lit de fer, une paillasse et quatre chaises boiteuses.

Ce fut son atelier, et il trouva le moyen d’y recevoir et même d’y héberger des amis, de pauvres diables comme lui, ramassés dans la rue ou dans les restaurants borgnes qu’il fréquentait.

Il aurait pu, sans trop de peine, se faire une meilleure existence, car il était doué d’une facilité extraordinaire pour exécuter toutes sortes de travaux assez productifs, gravures à l’eau-forte, lithographies commandées par des éditeurs de livraisons illustrées, aquarelles représentant des femmes court-vêtues que certains marchands lui achetaient pour les exposer à leurs vitrines, comme amorces aux chalands.

Malheureusement, à ce métier, il était devenu incapable de faire un vrai tableau. Il avait pris l’habitude de ne travailler que de chic, de peindre sans modèle, au jugé, par routine acquise. Il était adroit, et son adresse l’avait perdu, sans compter qu’il ne tenait pas en place et qu’aussitôt qu’il avait de quoi vivre un jour sans rien faire, il s’en allait canoter à Asnières ou pêcher à la ligne dans le petit bras de la Seine.

Finalement, il en était descendu aux plus bas métiers. Il peignait des panneaux dans une salle de café, des dessus de boîtes pour l’exportation, des chemins de croix pour les églises de campagne, et même, d’après nature, des préparations anatomiques.

Il n’en était pas moins pauvre. Il ne dînait pas tous les jours, mais son dénûment n’avait pas assombri son inaltérable bonne humeur, pas plus qu’il ne lui avait endurci le cœur. Il riait de ses propres misères, et il était toujours prêt à partager son pain, quand il le trouvait, avec un bohème encore plus malheureux que lui.

Daubrac ne lui ressemblait guère. Daubrac appartenait à une famille aisée ; Daubrac était un travailleur acharné et devait nécessairement se faire plus tard une belle place dans le corps médical ; il y visait, car il avait de l’ambition, et il connaissait sa valeur. Aussi ne sympathisait-il guère avec les désœuvrés, les déclassés, les débraillés. Il les méprisait même un peu. Mais il aimait les braves gens, et, en écoutant le récit de Fabreguette, il reconnut que ce sans-souci n’avait que de bons sentiments. C’était un être sans fiel et une nature aimante, trop aimante même, car il s’attachait volontiers au premier venu, et il ne plaçait pas toujours bien ses affections. Avec son aplomb, son audace et son esprit inventif, il avait tout ce qu’il fallait pour servir utilement la cause des victimes de Paul Constantinowitch. Il ne demandait qu’à s’y employer, et, après cette longue causerie rétrospective, l’interne, complétement édifié, pensa que Mériadec n’aurait pas à se repentir d’avoir accepté la coopération de ce peintre sans ouvrage.

L’histoire de la vie de Jean Fabreguette prit fin juste au moment où ils arrivaient boulevard Saint-Michel, à la porte d’un bouillon très-fréquenté par les étudiants. Il était midi passé, et ces messieurs avaient presque tous fini de déjeuner. Ils encombraient les tables des brasseries voisines, et il n’y avait plus dans l’établissement que des attardés.

– Tant mieux ! dit Daubrac, j’aime à avoir mes coudées franches, et je ne mange pas à mon aise quand mon assiette frôle l’assiette d’un voisin.

– Sans compter que les voisins écoutent ce qu’on dit, appuya Fabreguette.

– Et, justement, nous avons à causer de notre grande affaire. Mais nous ne serons pas dérangés. J’avise là-bas, au fond de la salle, une table où il n’y a personne. Entrons, mon cher.

Ils entrèrent, sans regarder derrière eux et, par conséquence, sans s’apercevoir qu’un homme les suivait d’assez près, un homme qu’ils n’avaient pas remarqué dans la rue Cassette, et qui les filait depuis vingt minutes.

Ils prirent place à la table que l’interne avait choisie par avance, et une des petites bonnes qu’a célébrées une chanson populaire accourut prendre la commande.

Daubrac fit bien les choses. Il demanda deux bouteilles de vin coté : bordeaux supérieur, sur la carte, et trois plats chers : une omelette aux rognons, un filet de bœuf aux pommes nouvelles et des petits pois au sucre.

Il y avait bien longtemps que le peintre ne s’était trouvé à pareille fête, et il se récria sur le luxe du menu. Mais son camarade le rassura.

– Je viens de toucher un trimestre de ma pension, dit-il gaiement, et je suis ravi de l’entamer avec vous.

– Vous êtes bien heureux d’avoir des trimestres, soupira Fabreguette ; moi, tous mes mois se ressemblent.

– Ça changera, cher ami. Je vous procurerai des commandes. Je ne vais pas souvent dans le monde des gens riches, mais j’y ai des connaissances. En attendant que je déniche un millionnaire disposé à vous demander son portrait en pied, parlons un peu de la campagne que nous venons d’ouvrir. Ce brave Mériadec ne doute de rien ; il s’imagine que nous allons pincer du premier coup ce gredin qui change de nom comme de chemise, mais je crois qu’il faudra en rabattre. Et le plan que le conseil a adopté me semble pécher par plusieurs côtés.

– Attention ! interrompit Fabreguette ; voilà un voisin qui nous arrive.

Un individu venait d’entrer dans la salle, et, après avoir hésité entre plusieurs tables libres, il en avait choisi une qui n’était pas très-éloignée de celle qu’occupaient les deux amis.

– Diable ! dit entre ses dents Daubrac, il va nous gêner. Si nous changions de place ?

Le nouveau venu s’expliquait déjà avec la bonne, mais il s’expliquait par signes. Il lui montrait du doigt un plat inscrit sur la carte qu’elle lui présentait, et, comme elle lui demandait s’il prendrait un carafon de vin, il répondit :

– Je n’entends pas. Parlez plus haut. Je suis sourd.

Ce déjeuneur était un homme à barbe grise, courbé par l’âge et pauvrement vêtu. Avec sa casquette à visière et ses larges lunettes bleues, il avait tout l’air d’un vieux petit employé, mis à la retraite pour infirmités. Grinchu avec cela, comme tous les bureaucrates qui ont passé trente ans assis sur un rond de cuir.

La petite bonne du bouillon ne s’empressait pas à le servir et paraissait assez disposée à se moquer de lui, car elle lui faisait des grimaces derrière son dos.

– Je vous demande si vous voulez du vin ! cria-t-elle à tue-tête.

– Du pain ? répéta le bonhomme. Oui, pour deux sous. Et tâchez qu’il ait des yeux, votre bouillon. Pour dessert, je prendrai trois sous de brie. Dépêchez-vous, ma fille, je suis très-pressé.

– On y va, vieux grigou.

Cette réponse insolente fit rire Fabreguette, mais l’homme ne broncha point, sans doute parce qu’il n’en avait pas entendu un mot.

– Décidément, il est sourd comme un pot, dit très-haut l’artiste de la rue de la Huchette en le regardant du coin de l’œil.

Le voisin tira de sa poche un journal à un sou et se mit à lire, sans s’occuper de ses voisins.

– Savoir ? murmura Daubrac, qui se défiait d’une surdité si complète.

Fabreguette comprit et fit à son camarade un signe dont le sens était évidemment : Nous allons nous en assurer, je vais le mettre à l’épreuve.

Il avait vu naguère, en passant devant le conseil de révision, des faux sourds que le major attrapait en leur tendant un piège très-simple auquel ils se laissaient presque toujours prendre : « Allez, mon garçon, vous êtes exempt » disait-il à basse voix. Et le naïf conscrit s’en allait.

– Alors, dit Fabreguette, sans crier, mais en articulant très-nettement, tu crois que ce vieux-là est un mouchard ?

En même temps, il examinait la physionomie du bonhomme qui resta impassible comme une borne.

La bonne venait de lui apporter ce qu’il avait commandé, et il émiettait son pain dans son bouillon, sans lever les yeux, qu’il tenait obstinément fixés sur son journal, et sans interrompre un seul instant la lecture de cette feuille intéressante.

– Maintenant je suis fixé, reprit le peintre. Nous pouvons sans inconvénients causer de nos affaires, comme si nous étions au milieu du Champ de Mars.

– Commençons par goûter cette omelette, dit Daubrac, qui avait encore des doutes.

– Elle est exquise ! s’écria Fabreguette. Ce n’est pas chez la mère Cordapuis qu’on en mange de pareilles. Je me contente des siennes parce qu’elle me fait crédit jusqu’à concurrence de trois repas. Mais depuis hier l’œil est fermé, et, si vous ne m’aviez pas invité, j’aurais déjeuné par cœur. C’est pourquoi, mon cher, vous pouvez disposer de moi en tout et pour tout. J’ai la reconnaissance de l’estomac.

– C’est mon ami Mériadec qu’il faut remercier, et c’est à lui qu’il faut obéir. Il est le chef de notre troupe, et je ne suis qu’un comparse. Je vous avouerai même, entre nous, que je ne comprends pas très-bien pourquoi il ne veut pas remettre au juge d’instruction le soin de poursuivre ce gredin.

– Parce qu’il craint de chagriner le capitaine.

– Le capitaine ? En voilà encore un qui me fait l’effet de ne pas savoir ce qu’il veut ! Si j’étais à sa place, moi, je n’irais pas recruter des auxiliaires pour me débarrasser de mon ennemi. J’opérerais moi-même.

– Il a peur pour sa bonne amie.

– Et il aime mieux que nous tirions les marrons du feu. Je ne m’y oppose pas, mais notre plan me paraît assez mal combiné. Quand le jeune Moscovite aura reconnu le meurtrier de sa mère, en la personne de ce soi-disant Espagnol, nous n’en serons pas beaucoup plus avancés, si nous devons garder pour nous cette découverte.

– Le fait est qu’il faudra toujours en venir à dénoncer à la justice ce prétendu marquis de Pancorbo… drôle de nom qu’il a choisi là !

– Et si nous le dénonçons, il niera. Nous n’avons pas de preuves contre lui, après tout. Le témoignage d’un enfant de neuf ans ne suffira pas pour que le parquet lance un mandat d’amener contre un homme bien posé.

– Aussi, quoi qu’en dise M. Mériadec, je vais aller faire un tour du côté de la rue de Marbeuf, et j’ai dans l’idée que j’y recueillerai des renseignements précieux.

– Pas si haut, donc ! dit à demi-voix Daubrac en guignant le voisin qui achevait d’avaler son potage et qui paraissait complétement absorbé par cette opération.

– Oh ! il n’y a pas de danger qu’il nous entende, dit Fabreguette en haussant les épaules. Et pour en revenir à mon projet, sachez que je connais ce quartier-là comme pas un. J’y ai travaillé chez un carrossier, qui m’avait donné à peindre des armoiries sur une voiture, et je vous parie ce que vous voudrez que, dès ma première tournée, je trouverai la maison où a logé Sacha. Je parie même que j’y entrerai.

– À moins qu’elle ne soit abandonnée. Mais, à propos de Sacha, qu’est-ce que vous pensez de cet enfant qui a conquis si vite toutes les sympathies de ce bon Mériadec ?

– Je pense qu’il est très-avancé pour son âge.

– Oui… ce n’est pas l’intelligence qui lui manque, mais ce n’est pas la sensibilité qui l’étouffe. Ses yeux restent secs quand on lui parle de sa mère. Il sait maintenant que la malheureuse est exposée sur les dalles de la Morgue. Je comprends à la rigueur qu’il n’ait pas demandé à la voir, mais il ne s’inquiète même pas de savoir ce qu’on va faire de son corps. Il ne songe qu’à se venger de son père.

– Son père ? non… il le renie. Il a dit très-nettement que Paul Constantinowitch avait remplacé un seigneur à grosses épaulettes… C’est comme s’il disait que ce Paul n’a jamais été que l’amant de la comtesse.

– Peut-être n’y entend-il pas malice. Mais je me défie de la sincérité de ce gamin précoce.

– Très-précoce, en effet, car on jurerait qu’il est amoureux de la fille du gardien des tours. Il n’a pas mauvais goût, le moucheron russe. Elle est jolie comme un cœur, cette petite, et l’on ne m’ôtera pas de l’idée qu’elle en tient pour vous, mon cher camarade.

– Je ne crois pas ça, mais je suis à peu près sûr que Mériadec en tient pour elle, et je ne m’en afflige pas. Elle est sage, et s’il finissait par l’épouser, je ne sais pas trop si je le désapprouverais.

– Et moi, je suis sûr qu’elle ne voudra pas de lui.

» Voilà un petit vin qui se laisse boire, reprit Fabreguette après avoir vidé son verre d’un trait. Ça vous met du cœur au ventre, et je me sens en train de faire, à moi seul, la besogne que nous devions faire à trois. Je suis comme les soldats anglais qui se battent ferme quand ils ont l’estomac lesté d’un bon repas, et je vais profiter de l’occasion pour marcher immédiatement à l’ennemi.

» Où irez-vous en sortant d’ici ?

– À l’Hôtel-Dieu. Il faut que j’y sois pour la contre-visite, et d’ailleurs je veux voir le père Verdière, afin de savoir s’il s’en tirera. J’ai bien peur que non.

– Moi, je vais me transporter incontinent rue de Marbeuf.

– Allez, mon cher, mais soyez prudent. Une fausse démarche gâterait tout.

– Ne craignez rien. J’ouvrirai l’œil… Ah ! voilà le vieux qui lève le siége. Son déjeuner ne lui a pas coûté cher.

Le voisin, en effet, venait d’allonger onze sous à la bonne et s’acheminait vers la porte, son journal à la main.

– Quand je vous le disais, qu’il ne s’occupait pas de nous, reprit Fabreguette. Si c’était un espion, il serait resté pour nous « filer ». D’ailleurs, il est décidément sourd comme une pioche, et il n’a pas entendu un mot de notre conversation.

» À votre santé, mon cher !

– À la vôtre ! et bonne chance ! répondit Daubrac, qui ne partageait pas toutes les illusions de son ami.

Le déjeuner s’acheva sans incident. Fabreguette aurait bien voulu le compléter en allant prendre dehors du café et quelques petits verres ; mais Daubrac ne se souciait pas de courir les estaminets en compagnie de son nouveau camarade, et il fit servir sur la table où ils venaient de déjeuner.

L’artiste vida un carafon d’eau-de-vie, l’interne paya la note, et ils sortirent ensemble.

Le boulevard Saint-Michel était fort animé, comme il l’est toujours aux heures où les étudiants fument la pipe en buvant de la bière devant les brasseries. Mais le vieux sourd qui avait un instant inquiété Daubrac ne stationnait point aux abords du bouillon, et, s’il avait toujours marché depuis sa sortie, il devait être loin.

Fabreguette proposa à l’interne de le conduire jusqu’à l’Hôtel-Dieu, et l’interne refusa. Il était pressé de rentrer chez lui, et il n’avait plus rien à dire au rapin, qu’il avait eu tout le temps d’étudier et que maintenant il connaissait à fond. Il lui en coûtait cependant de le laisser sans un sou dans sa poche, et il lui offrit, à titre de prêt, une jolie pièce de cinq francs qui fut acceptée sans cérémonie.

Le peintre, resté seul, s’empressa de la changer pour acheter quelques cigares d’un sou, en alluma un, et s’achemina d’un pas délibéré vers les Champs-Élysées, par les quais de la rive droite.

Jamais, depuis bien longtemps, il ne s’était senti si dispos et si bien préparé à tenter les aventures les plus périlleuses. Tous les boyards de la Russie et tous les marquis de l’Espagne ne lui auraient pas fait peur.

Il avait d’ailleurs tout ce qu’il faut pour mener à bien une expédition comme celle-là : un aplomb d’enfer, une langue très déliée, et un talent spécial pour faire parler les gens qu’il accostait dans la rue ou sur le pas de la porte d’une boutique. Parisien de naissance, il connaissait jusque dans ses recoins les plus ignorés ce Paris d’où il n’était jamais sorti, et la longue habitude de vivre d’expédients l’avait rendu débrouillard comme un vieux soldat d’Afrique.

Et puis, ça l’amusait de faire le policier, de rôder par la ville, de monter la garde devant une maison, de dévisager les passants. C’était son occupation ordinaire quand la commande ne donnait pas et quand il en avait assez de pêcher à la ligne. Et, cette fois, il allait s’y livrer dans de bien meilleures conditions, puisqu’il avait cent sous dans sa poche ; cent sous ! de quoi se payer plusieurs absinthes sur le comptoir d’un marchand de vin, et même de quoi inviter un homme et tirer de lui, grâce à cette politesse, les renseignements qu’il cherchait.

Aussi ne doutait-il pas de réussir, et il triomphait par avance. Il se voyait déjà épatant, comme il disait, Daubrac, Mériadec, Rose Verdière et même le capitaine, en leur racontant qu’il avait découvert du premier coup le logis où Sacha avait couché.

Il se figurait que ce logis devait être une grande bâtisse abandonnée, comme on en voit dans certains quartiers, où les entrepreneurs se ruinent à construire des maisons qui ne se louent pas. Et ce n’était pas trop mal imaginé, car l’étranger qui s’était défait de la femme et de l’enfant avait bien pu louer, pour quelques jours, et meubler sommairement une de ces maisons vides.

Il se fiait d’ailleurs à son flair pour la reconnaître entre toutes et à son adresse pour y pénétrer.

Fabreguette, avec ses longues jambes, eut tôt fait d’arriver à la place de la Concorde, et il se mit à monter la grande avenue des Champs-Élysées où, quelques heures plus tard, son béret rouge et sa tournure dégingandée auraient fait sensation. Mais il ne rencontra sur la contre-allée qu’il suivait que des Anglaises matinales, et il n’y avait sur la chaussée que des grooms promenant les chevaux de leurs maîtres. Les cavaliers qui montent au Bois avant leur déjeuner étaient rentrés, et il était trop tôt pour les belles dames qui s’y montrent en brillant équipage, avant leur dîner. Il passa donc inaperçu, et, en se retournant de temps à autre, il put s’assurer que personne ne le suivait.

À l’angle de la rue de Marbeuf, il jeta son cigare qui tirait à sa fin, et il le remplaça par sa pipe, afin de se donner encore mieux l’air d’un peintre en bâtiments qui s’en va cherchant de l’ouvrage.

Le magasin du carrossier pour lequel il avait travaillé jadis était à l’entrée de la rue, et il avisa sur le seuil un contre-maître qu’il connaissait et qui par hasard le reconnut. C’était le cas de prendre langue, et Fabreguette n’y manqua point. Il aborda cet homme et lui demanda s’il n’avait pas de travail à lui donner. La réponse fut négative. On avait eu recours à lui dans un moment de presse, mais la maison avait ses peintres d’armoiries attitrés, et n’employait que par exception des artistes de passage.

Sur quoi, Fabreguette se mit à lui raconter que, le grand art étant dans le marasme, il se trouvait réduit à peindre des enseignes et des plafonds.

– Je ne boude pas sur l’ouvrage, dit-il, et je suis prêt à faire n’importe quoi pour gagner ma vie honnêtement. Vous ne connaîtriez pas dans le quartier un bourgeois qui aurait envie d’avoir sa binette à l’huile ou au crayon ? Je garantis la ressemblance.

– Non, répondit nettement le contre-maître. Ils aiment mieux se faire tirer en photographie.

– Oh ! ces collaborateurs du soleil ! s’écria Fabreguette en levant les yeux au ciel, ils nous ôtent le pain de la bouche, à nous autres artistes. Mais les temps sont si durs que je leur ferais volontiers concurrence, si j’avais seulement de quoi acheter un appareil et du collodion.

– Attendez donc ! reprit le brave homme auquel il avait eu l’heureuse idée de s’adresser ; vous dites que vous peignez aussi sur les murs ?

– Parfaitement. Je n’ai pas mon pareil pour la détrempe. J’ai exécuté l’année dernière une fresque dans la salle de billard d’un estaminet de Belleville. On venait la voir de Pantin, d’Aubervilliers, de Bondy, de…

– Il ne s’agit pas de ça. Il y a, au bout de la rue, tout à fait dans le bas, une grande baraque où personne ne logeait depuis dix ans. Le propriétaire a fini par la louer, la semaine passée, à un original qui va l’habiter, à ce qu’il paraît. Il faut qu’il soit toqué, car la maison est au fond d’un trou… Autant vaudrait demeurer dans une cave… Mais c’est son affaire. Il y a déjà envoyé des meubles, et l’on dit qu’avant d’y venir il va la faire remettre à neuf. Peut-être qu’il y aura de la besogne pour un décorateur. Allez-y donc voir.

– Je ne demande pas mieux, mais… savoir si je trouverai à qui parler ?

– Oui, pour sûr. Le valet de chambre du locataire y couche tous les soirs, et il y est, du moment, car je viens de le voir passer, il y a une demi-heure. Profitez de l’occasion pour lui faire vos offres de service.

– Fameux, le conseil que vous me donnez là. J’y vais, illico. Merci, vieux, et à la revoyure ! Vous accepterez bien un mêlécass, quand je repasserai, si l’affaire s’arrange.

– Je ne dis pas non. La boîte est après le tournant, à gauche. Elle a une grande porte cochère, et à cette porte, au lieu de sonnette, il y a un gros marteau.

– N’ayez pas peur, je la trouverai bien, dit Fabreguette, qui commença immédiatement à descendre la pente très-roide de la rue de Marbeuf.

Au bas de cette côte pavée, la rue fait un détour, et, quand il eut dépassé l’angle d’un long mur qu’elle côtoie, il aperçut à vingt pas de là l’immeuble en question, massivement bâti et clos comme une forteresse.

Tous les volets étaient fermés, et rien n’indiquait qu’il fût habité.

– À la bonne heure ! dit entre ses dents Fabreguette. Ça vous a un petit air de tour de Nesle qui m’excite à risquer l’aventure.

Sans plus délibérer, Fabreguette, qui s’était placé de l’autre côté de la rue pour examiner la façade, traversa la chaussée, saisit le marteau et frappa vigoureusement.

Le coup éveilla des échos prolongés. La maison sonnait le creux comme un tonneau vide.

À cet appel retentissant, personne ne bougea dans l’intérieur, et Fabreguette frappa de nouveau plus fort, mais sans plus de succès.

– Décidément, grommela-t-il, c’est le château de la Belle au bois dormant… à moins que le larbin ne soit pas rentré… Ce contre-maître m’a pourtant dit qu’il venait de le voir passer…

Un léger bruit lui fit lever la tête. Un volet venait de s’entr’ouvrir à une des fenêtres du premier étage, et, au bout d’un instant, une voix d’en haut cria :

– Attendez ! je descends.

– Bon ! pensa Fabreguette ; avant d’ouvrir, il veut savoir à qui il a affaire. J’ai trouvé la pie au nid. Mon homme ne se garderait pas si bien s’il n’avait rien à cacher. Je le tiens. Il s’agit maintenant de jouer serré.

Une minute après, il entendit un pas lourd qui se rapprochait lentement, puis la clef grinça dans la serrure, et une figure singulière se montra, encadrée entre le mur et le battant de la porte entre-bâillée, la figure soigneusement rasée d’un grand gaillard sec et droit comme un peuplier, cravaté de blanc et vêtu de noir de la tête aux pieds : l’air et la tenue d’un valet de chambre de bonne maison.

– Que désirez-vous ? demanda brusquement ce personnage, sans se départir de son attitude soupçonneuse.

– Pardon de vous déranger, répondit Fabreguette, en portant la main à son béret. Je suis peintre décorateur, et un ami que j’ai dans le quartier vient de me dire qu’il y a de l’ouvrage à faire chez vous.

– De l’ouvrage ? Ça dépend. Êtes-vous capable de peindre quatre grands panneaux dans une salle à manger ?

– Ah ! je crois bien ! c’est justement ma spécialité, et je vois ce qu’il vous faut… des sujets de chasse assortis : à droite, une battue en plaine avec les tireurs en ligne au premier rang, et les rabatteurs dans le fond ; à gauche, un hallali sur pied… cerf ou sanglier, à votre choix… je n’ai pas mon pareil pour torcher un hallali… et, si vous voulez, j’y mettrai le portrait du patron faisant les honneurs du pied à sa femme ou à sa maîtresse, comme il voudra.

L’homme tout de noir habillé reçut sans broncher cette averse de paroles, et répondit :

– Vous me paraissez connaître votre métier. Reste à savoir à quelles conditions vous vous chargeriez de ce travail. Si vos prix sont acceptables, nous pourrons nous entendre ; mais je ne puis rien conclure sans consulter mon maître, et je vous préviens que très-probablement il vous prendra d’abord à l’essai.

– Ça me va ; mais, avant de vous dire ce que l’ouvrage lui coûtera, il faudrait que je voie le local à décorer. Vous comprenez que si les panneaux ont cinq mètres sur deux, par exemple, ce sera plus cher que s’il s’agissait de remplir un dessus de cheminée.

– Naturellement, dit en souriant le valet de chambre. Eh, bien ! je puis vous montrer ça. Vous prendrez vos mesures, et après vous me ferez un devis que je soumettrai à M. le marquis dès demain.

– Alors, il n’est pas ici, monsieur le marquis ?

– Non. L’hôtel n’est pas encore complétement meublé, et il ne l’occupera pas avant que tout soit prêt à le recevoir. Mais vous n’avez pas besoin de le voir. Je suis son intendant, et il m’a donné carte blanche pour tout ce qui concerne les arrangements intérieurs.

Tout en parlant, ce majordome élargissait peu à peu l’entre-bâillement de la porte, et il avait fini par l’ouvrir toute grande.

Fabreguette le voyait maintenant en pied et pouvait examiner de près sa figure, qui apparaissait en pleine lumière.

Il constata tout d’abord que le carrossier n’avait pas menti en lui disant que le gardien de la maison inhabitée était fort laid.

Cet homme avait la tête typique d’un forçat : les cheveux coupés ras, les yeux profondément enfoncés dans l’orbite et à demi cachés par des sourcils en broussailles, les pommettes saillantes, le nez épaté, les maxillaires énormes, la bouche lippue. Il ressemblait vaguement à un bouledogue. La physionomie avait une expression de fausseté et d’astuce qui complétait cet ensemble déplaisant.

– Quelle hure ! pensait Fabreguette. On le condamnerait rien que sur sa mine. Et si celui-là n’a pas trempé dans l’affaire de Notre-Dame, je permettrai à Mériadec et aux autres camarades de me traiter d’imbécile.

– Je n’ai pas le temps de flâner ici, reprit d’un ton bourru le rébarbatif intendant. Entrez, si vous voulez visiter la salle à manger… Sinon, allez-vous-en, et ne revenez plus.

La porte, qu’il tenait toujours, allait se fermer au nez de Fabreguette, et Fabreguette, n’ayant garde de s’arrêter au début d’une affaire si bien entamée, se hâta de franchir le seuil de la maison suspecte.

L’intendant le laissa passer, ferma à double tour et tira deux gros verrous.

– Vous avez donc peur que je me sauve ? dit Fabreguette en riant d’un air un peu forcé.

– Ce n’est pas cela, mais je ne veux pas qu’on nous dérange, et vous n’avez pas idée de l’indiscrétion des voisins. Si je les laissais faire, ils entreraient ici comme dans un moulin. Ils se figurent probablement que la maison cache des mystères. Ça leur passera quand mon maître sera installé ici avec ses équipages et ses domestiques ; mais, en attendant, je ne veux pas qu’on s’y introduise sans ma permission… comme l’ont fait deux polissons que j’ai surpris jouant aux billes dans le vestibule, un jour où j’avais oublié de fermer à clef la porte de la rue.

Il n’y faisait pas très-clair, dans ce vestibule, et, au bout, Fabreguette entrevoyait à peine un escalier qui devait recevoir le jour par en haut.

– Je passe devant, dit l’intendant ; vous n’avez qu’à me suivre. La salle à manger que je vais vous montrer est au premier étage.

Fabreguette suivit et reconnut que la cage de l’escalier était surmontée d’un vitrage placé à une vingtaine de mètres au-dessus du rez-de-chaussée. Cette disposition assez inusitée dans les habitations particulières lui remit en mémoire l’escalier de la tour de Notre-Dame, lequel du moins était éclairé de place en place par des meurtrières.

Puis, il se prit à penser que ce logis ressemblait à une souricière. Il y était entré facilement, et il n’en pouvait plus sortir qu’avec l’autorisation du gardien, qui lui faisait l’effet d’être plus vigilant et moins commode que le père de l’Ange du bourdon.

Mais l’artiste de la rue de la Huchette avait bien trop d’amour-propre pour s’avouer à lui-même qu’il venait de commettre une imprudence. Il en était encore à se féliciter d’avoir si adroitement endormi la prudence de ce cerbère en livrée, et il se disait :

– Si, comme je n’en doute pas, ce vilain mufle est le serviteur et le complice de l’Espagnol que nous a signalé le capitaine, il faut qu’il soit encore plus bête qu’il n’est laid, car il a gobé une histoire qui ne tromperait pas un enfant. S’il était tant soit peu malin, il se défierait d’un peintre qui vient chercher de l’ouvrage au fin fond de la rue de Marbeuf, où il ne passe personne, et qui va tout justement frapper à la porte d’une maison hermétiquement fermée. Maintenant, je suis sûr de le rouler, et sa canaille de maître sera bientôt pincé. Ça lui apprendra à employer un niais comme celui-là.

C’était assurément un jugement téméraire que portait Fabreguette, et le plus niais en cette affaire n’était pas celui qu’il pensait.

L’homme noir s’arrêta sur le palier du premier étage, encore moins éclairé que l’escalier, ouvrit une porte et s’effaça pour laisser passer Fabreguette.

Au milieu de la pièce où il l’invitait à entrer, deux bougies brûlaient dans des flambeaux d’argent posés sur une table. Faute de ce luminaire, l’obscurité eût été complète, car toutes les fenêtres étaient closes par des volets pleins, et le peintre ne put s’empêcher de dire à son guide :

– Le jour vous fait donc mal aux yeux, que vous faites la nuit en plein midi !

– Ce n’est pas cela, répondit l’intendant, mais aujourd’hui je ne suis ici qu’en passant. Mon maître m’a envoyé chercher un porte-cigares qu’il a oublié dans la chambre à coucher, et je n’ai pas voulu me donner la peine d’ouvrir les fenêtres pour un quart d’heure. Je vais m’en aller quand vous aurez vu ce que j’ai à vous montrer… C’est vous dire que vous avez eu de la chance de me rencontrer.

– Vous ne demeurez donc pas dans la maison ?

– Pas encore, mais j’y viens tous les jours… et j’y serai pendant que vous travaillerez. Vous y verrez probablement aussi M. le marquis, car il tiendra sans doute à apprécier lui-même ce que vous savez faire. Il paye largement, et il veut être bien servi.

– Il a raison. Je serais comme lui si j’étais riche.

– Personne n’est riche comme M. le marquis. C’est bien de lui qu’on peut dire qu’il ne connaît pas sa fortune. Mais il aime à se rendre compte des choses, et il sait ce qu’elles valent.

– C’est un étranger, hein ? Les Français jettent leur argent par les fenêtres, quand ils en ont.

– M. le marquis est un grand d’Espagne.

– Grand d’Espagne ! Je ne sais pas au juste ce que c’est, mais ça sonne joliment bien. Et il va se fixer à Paris ?

– Peut-être. Il voyage beaucoup, et quand un pays lui plaît, il s’installe comme s’il devait y rester dix ans.

» Venez que je vous montre la salle à manger.

Fabreguette constata d’un coup d’œil que la pièce où il se trouvait était à peu près vide. Une table en imitation de Boulle ; au milieu, deux ou trois consoles dans les entre-deux des fenêtres. C’était tout.

L’Espagnol avait jugé superflu de la meubler davantage pour recevoir des hôtes qui ne devaient passer qu’une nuit sous son toit.

L’intendant, un flambeau à la main, conduisit l’artiste dans une chambre à coucher où, du moins, il y avait un lit et quelques fauteuils, un lit à colonnes et à baldaquin, genre Louis XIII, qui avait bien l’air d’avoir été acheté d’occasion à l’hôtel des ventes, et des fauteuils en tapisserie de la même provenance.

On avait couché dans ce lit, et l’on ne s’était pas donné la peine de le refaire. Les couvertures pendaient, et les oreillers foulés gardaient l’empreinte de deux têtes qui s’y étaient reposées.

Fabreguette, qui remarquait tout, ne manqua pas d’en conclure que la malheureuse comtesse avait passé la nuit dans cette chambre avec son prétendu mari.

– Décidément, se disait-il, cet imbécile de larbin ne se défie pas de moi, car, s’il se doutait de ce que je viens faire ici, il ne me montrerait pas tout cela.

L’artiste n’était pas au bout de ses étonnements.

Après la chambre, il traversa un cabinet où il vit une toilette et un petit lit de fer, un lit d’enfant.

– C’est là qu’ils ont couché Sacha, pensa Fabreguette.

Au delà du cabinet, il y avait une pièce garnie de six chaises et d’une table ronde où l’on voyait encore les restes d’un déjeuner.

Cette négligence à desservir prouvait surabondamment que la maison avait été abandonnée par son maître dès le lendemain de l’arrivée de la comtesse, et que l’intendant n’y avait plus remis les pieds, quoiqu’il affirmât le contraire.

C’était le cas ou jamais de le faire parler pour qu’il s’enferrât encore davantage.

– Il a donc mangé ici, votre grand d’Espagne ? demande-t-il, sans avoir l’air d’attacher la moindre importance à la question qu’il posait négligemment.

– Lui ! s’écria l’intendant. M. le marquis, prendre un repas sur une toile cirée, dans de la porcelaine de pacotille ! On voit bien que vous ne le connaissez pas. Apprenez, mon cher, que mon maître vit partout comme un grand seigneur qu’il est. Sans compter son palais de Madrid, il a dans son pays sept châteaux…

– En Espagne, acheva Fabreguette qui ne savait pas résister à l’envie de faire un mot.

– Vous blaguez, vous ! riposta l’homme noir en fronçant le sourcil. La blague tombe mal, mon garçon. Les sept châteaux de M. le marquis sont plus anciens et plus solides que le Louvre. Il y entretient de nombreux serviteurs, et, dans chacun des sept, le couvert est mis tous les jours de l’année et le dîner préparé pour douze personnes.

– Oh ! dit avec admiration le peintre de la rue de la Huchette. Sept dîners ! C’est royal. Mais. M. le marquis ne peut pas être partout à la fois. Qui est-ce qui les mange ?

– Ses gens.

– Mâtin ! voilà des messieurs qui ont de bonnes places ! Je m’arrangerais volontiers de leur existence. Ils doivent se la couler douce. Vous en avez tâté, hein ?

– Moi, je suis leur chef… et je ne quitte jamais M. le marquis. Il m’a fait l’honneur de m’attacher à sa personne, et je l’accompagne partout. J’ai visité avec lui toute l’Europe.

– C’est ça qui doit être amusant de voyager ! C’est mon rêve… et dire que je n’ai jamais été plus loin que Versailles… moi qui aimerais tant aller en Italie, en Russie… il y a des richards dans tous ces pays-là… en Russie, surtout… ils sont tous princes et ils protègent les artistes ; je suis sûr que j’y ferais ma fortune.

– Vous n’êtes pas dégoûté, ricana l’intendant. Mais, entre nous, je ne crois pas que M. le marquis soit disposé à vous payer le voyage. Et, pour en revenir à ce déjeuner dont vous voyez les restes, vous n’êtes pas fort si vous n’avez pas deviné que c’est moi qui l’ai mangé.

– Pas à vous tout seul, puisqu’il y a trois couverts, interrompit Fabreguette, qui ne pouvait pas tenir sa langue.

– Dites donc, savez-vous que vous êtes trop curieux, vous ! Je n’aime pas les ouvriers qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas.

– Excusez, patron… j’ai eu tort, et je ne vous demanderai plus rien… que de me montrer les panneaux… Il faut bien que je les mesure avant de faire mon prix.

» Est-ce qu’ils sont ici ?

– Comment ! dans cette antichambre ! à quoi pensez-vous, mon cher ? nous sommes ici dans la pièce où se tiendront les valets de pied quand la maison de M. le marquis sera montée. J’y ai déjeuné l’autre jour avec ma femme et mon fils qui sont venus voir le nouvel hôtel de mon maître, et qui y ont passé vingt-quatre heures ; mais ce n’est pas une raison pour confondre ce trou avec la grande salle à manger. Vous voyez que les tapisseries ne sont pas encore posées, et que nous sommes entre quatre murs de bois de sapin. Elle est derrière cette cloison, la salle à manger, et nous allons y entrer.

L’intendant pressa un ressort caché dans la boiserie, qui glissa aussitôt sur des rainures et laissa béante une étroite ouverture.

– C’est un système que j’ai inventé pour faciliter le service des domestiques. Nous allons passer par les petites entrées. Avancez, mon cher, il n’y a pas deux places de front. Il fait noir là dedans, mais je vais vous éclairer.

Fabreguette entra sans défiance, et à peine eut-il mis le pied dans la prétendue salle à manger, que la cloison se referma sur lui avec fracas.

Fabreguette se trouva tout à coup dans une obscurité profonde ; mais sa première pensée fut que le mécanisme qui refermait le panneau avait joué tout seul, et que cet intendant qu’il prenait pour un sot vaniteux n’était pas cause de cet accident.

– Elle est très-ingénieuse, votre invention, cria-t-il, mais les ressorts partent trop facilement. Il s’en est fallu de l’épaisseur d’un cheveu que votre boiserie mobile me coupât en deux.

L’homme noir ne répondit point à ce premier appel, et Fabreguette, déjà un peu inquiet, se mit à frapper du poing contre la cloison, qui devait être très-épaisse, car elle rendit un son mat et ne trembla pas sous les coups vigoureusement assénés et plusieurs fois répétés.

Le pauvre artiste prêta l’oreille et n’entendit aucun bruit.

Décidément, l’aventure tournait mal, et l’imprudent Fabreguette commençait à revenir de ses illusions. Les écailles tombaient de ses yeux, et il se demandait comment il avait pu tomber dans un piège assez grossièrement tendu, car la facilité avec laquelle cet homme l’avait reçu dans la maison aurait dû, dès l’abord, lui paraître suspecte.

Maintenant, il était trop tard, et il fallait aviser à se tirer de la situation menaçante où il se trouvait. Il attendit encore un peu, dans le vague espoir que cet homme était allé chercher quelque instrument pour rouvrir cette clôture automatique. Mais cette illusion ne dura guère, et il dut se résigner à comprendre qu’il était bel et bien en prison, à la merci de ce coquin. Et quelle prison ! une chambre noire où l’air ne pénétrait pas plus que le jour, une véritable boîte où il était enfermé comme un rat dans une ratière.

Il se mit à en faire le tour, en s’appuyant d’une main contre la cloison pour se guider, et après avoir reconnu au toucher quatre coins formés par des angles droits, il constata que la pièce était carrée, et pas assez grande pour avoir jamais pu servir de salle à manger. C’était plutôt une de ces cachettes destinées à loger un proscrit, comme il en existait beaucoup au temps de la première révolution. Mais un local habitable pour un proscrit réfugié chez un ami qui lui porte à manger ne l’était pas pour Fabreguette tombé entre les griffes d’un valet d’assassin. Il courait grand risque d’y mourir de faim ou d’y étouffer.

Et il n’apercevait aucun moyen d’en sortir. Il s’y promena dans tous les sens, à tâtons, sans découvrir même un semblant d’ouverture. Les cloisons ne présentaient aucune solution de continuité, et Fabreguette ne portait sur lui aucun instrument qui pût lui servir à percer des planches dont l’épaisseur aurait résisté à des coups de hache.

Et le parquet sur lequel il marchait devait lui servir de lit, car le cabinet noir ne contenait pas un seul meuble.

Quand il fut fixé sur le sort qui l’attendait, Fabreguette ne tomba point dans le désespoir, mais il eut un violent accès de colère contre lui-même. Il maudit sa présomption, son aveuglement, et il se reprocha amèrement d’être venu se jeter dans la gueule du loup, au lieu de s’en tenir à une conversation sur le seuil de la porte. Cinq minutes d’entretien lui auraient suffi pour être édifié sur les habitants de ce coupe-gorge.

Quand il retrouva un peu de calme, il se demanda comment le complice du soi-disant marquis avait pu deviner un ennemi en la personne d’un ouvrier cherchant de l’ouvrage. Fabreguette ne se souvenait pas d’avoir jamais vu la figure bestiale de cet homme, et ne s’expliquait pas ce guet-apens. Celui qui l’avait préparé savait donc qu’il allait venir ? Il le connaissait donc ? Et, s’il le connaissait, comment avait-il pu prévoir qu’il se présenterait précisément ce jour-là à la porte de la maison de la rue Marbeuf ? Tout cela était incompréhensible, et le peintre, à force de réfléchir, finit par perdre le fil de ses idées. Les faits se brouillaient dans sa tête, et il eut peur de devenir fou.

Il en était là, quand un bruit sec attira son attention. Presque aussitôt un rayon de lumière pénétra dans son cachot. Ébloui d’abord par ce passage subit des ténèbres à la clarté, il rouvrit les yeux, et, à travers un trou carré qui s’était fait tout à coup dans la cloison, il vit la figure grimaude du vieillard qui avait déjeuné sur une table voisine de la sienne au bouillon du boulevard Saint-Michel.

Cet odieux bonhomme le regardait par-dessus ses lunettes bleues et ricanait dans sa barbe grise. Il tenait à la main le flambeau d’argent que l’intendant portait tout à l’heure, et il le tenait de façon à bien éclairer son visage ratatiné.

Fabreguette crut rêver et se tâta pour se réveiller. La voix du vieux lui rendit bientôt le sentiment de la réalité.

– Eh bien, mon garçon, dit cette voix railleuse, tu voulais me mettre dedans, et c’est toi qui t’y es mis. Voilà ce que c’est que de moucharder. Tu t’es attaqué à plus fort que toi, et te voilà pris. Ah ! ah ! tu commences à comprendre que je sais changer ma tête à volonté. C’est un peu tard. Il aurait fallu me reconnaître quand je t’ai ouvert la porte de la rue. Tu aurais pu te sauver.

– Alors, c’est vous qui…

– C’est moi qui étais assis, pas loin de toi et de ton ami, à la gargote où vous avez mangé. Je vous avais suivis depuis la rue Cassette, et, au restaurant, j’ai entendu tout ce que vous avez dit, car je ne suis pas plus sourd que toi. C’est un vieux truc, mais il réussit toujours, quand on sait s’y prendre. La preuve, c’est que vous ne vous êtes pas gênés pour raconter devant moi vos petites affaires. Quand j’ai su où tu devais aller en sortant, j’ai filé sans tambours ni trompettes, j’ai pris un fiacre, et je suis arrivé ici trois quarts d’heure avant toi. J’ai eu tout le temps de me costumer en valet de chambre, et si tu me revois maintenant habillé en vieux pauvre, c’est que j’ai voulu te montrer que tu es un imbécile. Histoire de rire, quoi !

Fabreguette n’avait pas envie de rire. Il aurait voulu sauter à la gorge de ce misérable, mais c’est à peine s’il aurait pu passer la main par le judas, et le coquin avait bien soin de se tenir hors de portée de ses atteintes.

– Bon ! dit le prisonnier d’une voix étranglée par la colère, je me suis laissé pincer, et il est clair que je ne sortirai pas d’ici, si vous ne m’en tirez pas. Mais ça ne m’apprend pas ce que vous allez faire de moi.

– Tu t’en doutes bien un peu.

– Pas du tout, puisque je vous le demande.

– Eh bien, mais… tu es dans la souricière. Je vais t’y laisser.

– Jusqu’à ce que j’y meure de faim ?

– Ma foi, oui. Et ça ne tardera pas beaucoup… à moins que tu n’aies apporté des vivres.

– Que gagnerez-vous à ma mort ?

– D’abord j’aurai le plaisir de me débarrasser d’un espion. Et puis tu fais partie d’une bande de braves gens que je me propose d’exterminer jusqu’au dernier, à seule fin de les empêcher de fourrer le nez dans nos affaires.

– Je ne comprends pas, murmura Fabreguette, qui ne comprenait que trop.

– Ne fais donc pas la bête. Tu sais fort bien de quoi il retourne. Toi et quelques autres idiots, vous vous êtes mis en tête de chagriner un homme qui ne s’occupait pas de vous, car il ne savait même pas que vous existiez. Vous vous proposez tout bonnement de l’envoyer à la guillotine ; il a bien le droit de se défendre, et il vous en coûtera cher de l’avoir attaqué.

» Du reste, ce n’est pas à toi qu’il en veut le plus, et, si le cœur t’en dit, tu pourras te tirer du mauvais cas où tu t’es mis si sottement.

– Est-ce un marché que vous me proposez ?

– Je n’y suis pas autorisé, mais je prendrais peut-être sur moi de te relâcher, si…

– Que faudrait-il faire pour cela ?

– Oh ! presque rien. Il faudrait m’aider à mettre la main sur l’enfant.

– L’enfant ? balbutia Fabreguette. Quel enfant ?

– Encore ! s’écria l’affreux vieillard. Comprends donc une fois pour toutes que je vous connais tous et que je connais aussi vos projets. En veux-tu la preuve ? Tu n’as qu’à écouter ce que je vais te dire.

» Vous êtes cinq, dont une femme. Il y a d’abord un grand escogriffe qui s’intitule : baron de Mériadec. C’est lui qui a trouvé, au bas de la tour du sud, un petit garçon qu’il a emmené chez lui, rue Cassette. Il y a la fille du gardien des cloches, qui s’est réfugiée chez ce même Mériadec, parce que son vieil ivrogne de père a perdu sa place ; il y a toi et le carabin qui t’a payé à déjeuner, ce matin ; enfin, il y a un monsieur qu’on a arrêté et qui veut se venger d’avoir passé vingt-quatre heures en prison. Celui-là, nous avons barre sur lui, et il va lui en cuire de vous avoir lancés contre nous. Les autres auront leur tour… et le tien est déjà venu, puisque tu es pris.

» Mais il nous faut l’enfant.

– Pour le tuer, n’est-ce pas ?

– Qu’est-ce que ça te fait ? Il n’est pas à toi. C’est tout au plus si tu le connais. Et tu peux nous le livrer.

– Moi ! Vous oubliez que je suis en prison.

– Ça ne t’empêche pas de me renseigner sur les dispositions intérieures de la maison où il est.

– Je ne les connais pas.

– Cette maison se compose de trois corps de logis. Il est impossible que tu ne saches pas dans lequel des trois couche l’enfant.

– Et si je vous le disais, vous iriez l’enlever, la nuit ?

– Peut-être ; mais j’aimerais mieux employer un procédé moins violent. Tu pourrais, par exemple, écrire à Mériadec que tu l’attends ici avec le petit.

– Vous vous imaginez qu’il y viendrait ?

– Oui, si tu lui écrivais que tu as trouvé le monsieur qu’il cherche, et que tu es en mesure de le montrer à l’enfant pour voir s’il le reconnaîtra.

Fabreguette eut froid dans le dos. Il fallait que ce scélérat fût sorcier pour avoir deviné le projet de confrontation que les trois défenseurs de Sacha venaient d’adopter, d’accord avec Rose Verdière, et il était très-capable de profiter de cet avantage pour tendre un piège à Sacha et à la jeune fille qui devait l’accompagner.

Mais le brave garçon se remit vite et comprit qu’il valait mieux dissimuler son indignation, feindre même d’entrer dans les vues du complice de l’assassin, afin de gagner du temps. Il ne désespérait pas de s’échapper, et il lui importait de savoir bien des choses qu’il ignorait encore.

Pendant qu’il réfléchissait, le gredin qui le tenait ôtait sa perruque, sa fausse barbe, ses lunettes bleues, se redressait et reprenait le costume et l’attitude d’un majordome.

– Ah ! s’écria Fabreguette, vous pouvez vous vanter d’avoir un fameux talent pour vous déguiser.

– Tu en verras bien d’autres, si nous tombons d’accord, ricana cet étrange personnage ; et tu n’as rien de mieux à faire que de te mettre du côté des plus forts. Avec tes associés de la rue Cassette, il n’y a que des coups à gagner, tandis que, si tu nous sers bien, nous ferons ta fortune. Mon maître a le bras long et de l’or à remuer à la pelle.

– Votre maître ? Dites donc votre ami. Vous n’espérez pas me faire accroire que vous n’êtes qu’un domestique.

– Peu importe ce que je suis. On m’a autorisé à te parler comme je le fais, et je t’engage à accepter ce que je te propose. C’est la seule chance qui te reste de sauver ta peau.

– Je ne demande pas mieux ; mais une lettre de moi ne produirait pas l’effet que vous attendez. Mériadec n’a jamais vu mon écriture ; il croira que ma signature est fausse, et il ne bougera pas.

– Ça dépendra de la façon dont tu rédigeras le billet doux que je te demande d’écrire. Et c’est à toi d’inventer une histoire à laquelle ce vieux fou puisse se laisser prendre. Ce que nous voulons, c’est la suppression de cette association de redresseurs de torts à laquelle tu t’es si bêtement affilié. Et tu es à même de nous procurer cette satisfaction. Imagine des trucs pour les attirer ici les uns après les autres. Et, quand tu nous les auras livrés tous, non-seulement on te rendra la liberté, mais on te payera bien.

– Promettre et tenir sont deux. Quelle garantie aurai-je que vous ne me supprimerez pas, moi aussi ?

– Ma parole doit te suffire. D’ailleurs, si tu refuses, tu seras supprimé plus vite. Entre la certitude de mourir de faim et l’espérance de sortir d’ici, il n’y a pas à hésiter. Décide-toi.

– Encore faut-il que vous me laissiez le temps d’inventer une combinaison… si vous croyez que c’est facile d’attraper trois hommes qui sont sur leurs gardes et une fille qui n’est pas sotte… car vous voulez la fille aussi, je suppose.

– Nous voulons l’enfant et tous ceux qui l’ont vu. Et nous les aurons, alors même que tu ne nous aiderais pas. Mais tu nous aideras, et tu as trop d’esprit pour ne pas trouver un moyen. Je t’accorde quarante-huit heures. Après-demain, dans l’après-midi, je viendrai savoir ce que t’auront suggéré tes méditations.

– Et vous allez me laisser ici sans lumière et sans vivres ?

– Tu aurais tort de t’en plaindre. Tu réfléchiras beaucoup mieux dans l’obscurité, parce que tu n’auras pas de distractions. On crève les yeux aux pinsons quand on veut leur apprendre à bien chanter. Et le jeûne t’éclaircira les idées. Tu n’en mourras pas, de te brosser le ventre pendant deux jours, après le déjeuner que je t’ai vu expédier ce matin. Tu as mangé comme quatre, mon garçon. Je ne te le reproche pas, mais, si tu as envie de recommencer bientôt, tu feras bien de préparer dans ta cervelle la lettre dont j’ai besoin.

» À ma prochaine visite, j’apporterai de l’encre et du papier ; tu me la réciteras, car tu auras eu le loisir de l’apprendre par cœur ; si elle me convient, tu l’écriras séance tenante, je la ferai porter à son adresse, et si Mériadec tombe dans le panneau, tu seras libre… après que tu m’auras donné des gages, car tu pourrais me trahir une fois que je t’aurai mis dehors.

– Des gages ?… Comment l’entendez-vous ?

– Je te ferai signer une déclaration par laquelle tu reconnaîtras que de ton plein gré, et pour de l’argent, tu m’as indiqué le moyen de m’emparer de l’enfant et de son protecteur. La somme sera spécifiée… dix mille francs… que je te payerai dès que je tiendrai Mériadec et le petit. Je n’ai pas la prétention de prendre tous nos ennemis d’un seul coup de filet. Les autres y viendront plus tard.

» Tu vois que je suis raisonnable.

C’en était trop. Fabreguette éclata. Il s’était contenu jusque-là, mais la colère lui monta à la gorge, et il cria à son geôlier en lui montrant le poing :

– Misérable ! tu oses me proposer de te vendre pour dix mille francs la vie d’un enfant et la vie d’un brave homme !

– Tu trouves que ce n’est pas assez cher, ricana le coquin habillé de noir. J’irai jusqu’à douze mille, si le tour est bien joué.

– Tais-toi, scélérat. Tu m’offrirais un million, que je ne trahirais pas mes amis. Tu me prends donc pour un de tes pareils ! Je te ferai bien voir que je ne suis pas, comme toi, un assassin et un lâche. Oui, un lâche, car tu n’oses pas m’approcher. Tu sais que je t’étranglerais comme un chien enragé que tu es. Tu peux me laisser crever de faim, tu n’obtiendras rien de moi, et ta canaille d’ami, ton faux marquis, n’échappera pas à la justice… il sera dénoncé ce soir et arrêté demain.

– Merci du renseignement. Je vais l’avertir, ce cher marquis.

Fabreguette comprit qu’il venait de lâcher des paroles imprudentes, mais il ne se possédait plus, et il continua d’objurguer son bourreau, qui se rapprochait tout doucement de la cloison.

– Vas-t’en, bête puante !… que je ne voie plus ton ignoble face de Judas.

Et il lui cracha au visage.

– Crève donc, imbécile, dit l’homme noir en relevant brusquement l’espèce de volet qui fermait hermétiquement le vasistas.

Fabreguette n’avait plus qu’à attendre la mort dans ce cachot sans issue. Et quelle mort !

VI

Pendant que Fabreguette tombait dans un piège habilement tendu, Rose Verdière employait mieux son temps. On peut faire à Paris beaucoup de choses en un jour ; il lui avait suffi d’une après-midi pour opérer son déménagement et pour installer un atelier de fleuriste dans la salle que Mériadec avait mise à sa disposition. Maintenant elle était chez elle, et il ne lui restait qu’à reprendre sa vie d’ouvrière laborieuse.

Elle avait encore trouvé le temps de conduire Sacha devant la porte du Cercle des Champs-Élysées, et d’y stationner avec lui dans un fiacre, de cinq heures à sept heures. Mais Paul Constantinowitch ne s’était pas montré, et, en rentrant de cette expédition manquée, Sacha avait déclaré qu’il ne recommencerait plus.

Sacha était un auxiliaire fort indocile, et Mériadec comprit, dès ce jour-là, qu’il ne fallait pas compter sur lui pour donner la chasse à l’énigmatique assassin de la tour du sud. Sacha semblait avoir oublié sa mère, et s’accommodait fort bien de sa nouvelle existence. Il parlait en maître dans cette maison où l’excellent baron l’avait recueilli par pure bonté d’âme, et il annonçait, sans se gêner, qu’il entendait y jouir d’une liberté complète, jouer tant qu’il lui plairait dans l’atelier de Rose, et sortir quand il voudrait. Il s’étonnait que Mériadec n’eût ni voitures ni chevaux, et il demandait, comme une chose toute naturelle, qu’on lui achetât un poney qu’il monterait toutes les fois que la fantaisie lui en prendrait. C’était son habitude, là-bas, à Vérine, et il prétendait n’y pas renoncer.

Mériadec admirait les effets d’une éducation seigneuriale. Cet enfant gâté n’avait aucune notion de la valeur de l’argent ; il n’était pas très-certain qu’il sût lire, et Mériadec, sans regretter de l’avoir pris sous sa protection, commençait à se demander ce qu’il allait en faire. Le mieux eût été, assurément, de l’envoyer en classe ; mais encore fallait-il que Sacha y consentît.

Or, Sacha n’écoutait que Rose Verdière et n’obéissait qu’à elle. Mériadec l’avait consultée, et elle s’était offerte pour apprendre tout ce qu’elle savait à ce jeune récalcitrant. Elle proposait même de l’emmener avec elle toutes les fois qu’elle serait obligée de sortir. Sacha lui servirait de sauvegarde contre les insolents qui accostent volontiers dans la rue une jeune fille seule, et Sacha ne demandait qu’à se promener dans ce Paris qu’il mourait d’envie de connaître et où il se serait perdu sans guide.

Si bien que, dès le lendemain de la première réunion des trois amis, Rose l’avait conduit à l’Hôtel-Dieu, où elle était allée voir son père, qu’elle avait trouvé en très-mauvais état. Le vieil alcoolisé était revenu du coup de sang qui l’avait foudroyé ; mais il restait paralysé du côté droit, et il n’avait pas complétement recouvré l’usage de la parole. Sa langue fonctionnait difficilement, et il ne prononçait guère que des paroles inintelligibles. Daubrac affirmait, néanmoins, qu’il vivrait encore assez longtemps, et ne désespérait pas de le remettre sur pied tout à fait.

Sacha s’était très-bien tenu pendant cette visite, et Daubrac, surpris de le voir là, lui avait fait fête. Sur quoi, Sacha, qui ne doutait de rien, l’avait invité à venir déjeuner avec lui chez Mériadec, et l’interne ne s’était pas fait prier pour accepter de reconduire Rose Verdière jusqu’à la rue Cassette, où le baron les reçut à bras ouverts.

La cordialité ne fit pas défaut à ce repas matinal, ni même la gaieté.

La jeune fille, un peu calmée par le pronostic rassurant de Daubrac, pensait moins à son père qu’aux amis qui l’entouraient. Daubrac, qui la trouvait charmante, lui racontait des histoires gaies pour la distraire. Sacha avait rapporté de sa promenade un appétit formidable, et faisait largement honneur aux mets que lui servait sa petite mère ; Mériadec était si content qu’il oubliait les dangers qui les menaçaient tous.

Pour la première fois depuis bien des années, il n’était plus seul ; il avait les joies de la famille, ces joies qu’il rêvait et qu’il ne connaissait pas. Il se berçait de l’espoir qu’elles dureraient toujours ; il se demandait s’il ne ferait pas bien de renoncer à guerroyer contre un scélérat insaisissable, et de se contenter du bonheur paisible que Dieu lui envoyait. Un ami fidèle, une jeune fille à adorer, un enfant à protéger ; que lui fallait-il de plus pour être parfaitement heureux ? Et que lui importait que la morte du parvis Notre-Dame fût vengée ?

Rien n’eût manqué à cette fête intime, si le joyeux artiste au béret rouge y eût apporté son contingent de gaieté. Mais Fabreguette n’y parut point, quoiqu’il eût promis la veille de venir chaque jour, à midi, conférer avec ses alliés. On l’attendit inutilement jusqu’à une heure, et Daubrac se répandit en doléances contre la négligence de ce rapin qui ne tenait pas ses engagements. Daubrac aurait dû se rappeler qu’il l’avait quitté au moment où il prenait le chemin de la rue Marbeuf, et se dire qu’il lui était peut-être arrivé malheur au cours de cette expédition périlleuse.

Il n’y songea pas un seul instant, et il annonça qu’il irait, avant la fin de la journée, le relancer dans son grenier de la rue de la Huchette, où il dormait sans doute, au lieu de se présenter chez le baron, comme c’était convenu.

Rose prit la défense de l’absent ; Mériadec chercha aussi à l’excuser, et Sacha se permit de donner son avis, qui était que Fabreguette ne lui inspirait aucune confiance, et qu’on devrait se passer de son concours. Il le trouvait trop mal habillé pour sortir avec lui, et cette appréciation fit sourire la jeune fille et ses deux amis.

On parla aussi du capitaine, qui n’avait pas promis de revenir, et qu’il fallait tenir au courant des incidents de la campagne ouverte depuis vingt-quatre heures. On n’avait encore rien de nouveau à lui apprendre, et, d’ailleurs, il ne paraissait pas désirer que ces messieurs vinssent chez lui. On convint donc de lui écrire quand il y aurait lieu, et ce n’était pas encore le cas, puisque les choses étaient exactement au même point que la veille.

Mériadec n’avait pas reçu, comme il s’y attendait, une autre citation à comparaître devant le magistrat qui l’avait déjà fait appeler ; Daubrac non plus, ni Rose Verdière, et ils en conclurent, un peu à la légère, que l’instruction était abandonnée.

On leva la séance, parce que la jeune fille dit qu’elle devait sortir à trois heures pour aller reporter à un magasin de la rue de Rivoli un ouvrage qu’il lui restait à peine le temps d’achever.

– Me ferez-vous la grâce de me montrer comment se fabriquent les fleurs artificielles ? lui demanda Daubrac. Je n’en ai pas la moindre idée.

– Très-volontiers, dit Rose, si vous voulez me suivre jusqu’à la salle que M. de Mériadec m’a permis de transformer en atelier.

– J’en suis, s’écria Sacha. Et quand ça m’ennuiera de te voir travailler, je regarderai les images des grands livres qui sont sur des pupitres dans la bibliothèque. Le baron me les expliquera.

Cet arrangement convenait à Mériadec, que Sacha amusait beaucoup, et qui trouvait l’occasion d’apprendre quelque chose à ce petit sauvage ; il convenait encore plus à Daubrac et à Rose Verdière, qui avaient beaucoup de choses à se dire.

La bibliothèque, qui servait au baron de fumoir et de salle d’armes, communiquait avec l’atelier par une porte toujours ouverte, et il fallait la traverser d’abord. Sacha s’y arrêta dès qu’il aperçut les livres, d’énormes in-folio, reliés en maroquin rouge : Don Quichotte et Rabelais, illustrés par Gustave Doré.

Mériadec enleva l’enfant, le campa sur un haut tabouret, ouvrit le premier volume et se mit à lui montrer les belles gravures où étaient représentées les aventures du dernier des chevaliers errants, son héros de prédilection.

Daubrac avait mieux à faire, et il suivit la jeune fille dans l’atelier.

Rose alla s’asseoir sur une chaise de paille devant une grande table en bois blanc, chargée d’objets hétérogènes : il y avait des écheveaux de laine, des coupures d’étoffes de soie, des morceaux de peau, du papier teinté, des vases de diverses dimensions, des soucoupes au fond desquelles s’étalaient des couleurs, des pinceaux, une botte pleine de farine, un pot à colle, un fourneau allumé, une lampe à esprit-de-vin.

– Ah ! mon Dieu, s’écria Daubrac ; que d’ustensiles il faut pour imiter des fleurs qui poussent toutes seules !

– Dame ! je n’ai pas le soleil pour m’aider, dit en riant la jeune fille, mais c’est moins compliqué que vous ne pensez. Vous allez voir. Je dois reporter aujourd’hui une commande de roses mousseuses, et il m’en faut encore une douzaine pour compléter la livraison qu’on attend au magasin. Je vais vous montrer comment je m’y prends pour les confectionner. Regardez !

Tout en parlant, elle avait pris un brin de fil de laiton, et elle y attachait des brins de fil de soie écrue qu’elle égalisait avec des ciseaux.

– Voici les étamines, dit-elle. Je les trempe, comme vous voyez, dans de la colle à gants pour les rendre roides. Je les fais sécher au feu de cette lampe. Là ! maintenant qu’elles sont sèches, j’humecte la pointe avec cette pâte… c’est de la gomme arabique mêlée à de la farine de froment… puis je les plonge dans ce vase rempli de semoule teinte en jaune. Tenez ! chaque fil a retenu un grain de semoule… le cœur de ma rose est fait.

– C’est merveilleux ! s’écria l’interne, qui prenait un plaisir extrême à suivre des yeux les mouvements des jolis doigts roses de l’Ange du bourdon.

– À présent, reprit la jeune fille, il s’agit d’y mettre des pétales, et de les bien choisir, et de les bien ajuster, car je veux qu’elle soit belle, ma rose, et que vous ne me preniez pas pour une maladroite. J’en ai justement là de tout découpés. Ils sont en batiste très-fine. Je les prends un à un avec cette petite pince. Je les mouille ; j’y passe un peu de carmin avec ce pinceau à pointe fine… remarquez que j’ai soin de laisser les bords un peu plus pâles. Je les colle autour des étamines… je les gauffre avec ce fer, qui est encore chaud, parce que j’ai travaillé ce matin avant de sortir. Ma rose commence déjà à prendre une certaine tournure.

– C’est-à-dire qu’un papillon s’y poserait.

– Oh ! pas encore. Ils s’y connaissent, les papillons.

» Voici maintenant les feuilles du calice. Je les ai découpées à l’avance dans un morceau de taffetas vert, et ensuite je les ai passées à l’amidon. Je n’ai plus qu’à les appliquer. Voilà qui est fait.

– Parole d’honneur, je ne sais pas pourquoi l’on s’amuse encore à planter des rosiers.

– Je serais bien fâchée qu’on n’en plantât plus. Je fais des fausses fleurs, mais je n’aime que les vraies.

– Alors, vous me permettrez de vous en offrir. Je demeure à deux pas du marché où on les vend.

– Nous verrons cela. Laissez-moi finir ma leçon, puisqu’elle ne vous ennuie pas. Voulez-vous que ma rose ait des boutons ? Non, ce serait trop long ; il me faudrait coudre la peau, après l’avoir bourrée de coton gommé, et vous n’auriez pas la patience d’attendre que ce fût terminé. Je vais seulement y ajouter des feuilles. Si j’avais à les gauffrer, je n’en finirais pas, car c’est bien plus compliqué que pour les pétales… il faut produire le brillant de l’endroit, le velouté de l’envers, imiter les nervures… mais vous voyez qu’il m’en reste de toutes faites… Je n’ai plus qu’à les attacher… Bon ! elles y sont. Maintenant j’enroule ma tige avec du coton filé, et, par-dessus, je l’enveloppe de papier serpente teint en vert.

» C’est tout, monsieur. Ma rose est finie, et vous avez le droit de l’admirer.

– Je l’admire et je voudrais l’emporter.

– Une fleur artificielle ! qu’en feriez-vous ? bon Dieu !

– Je la garderais en souvenir de vous.

– Je comprendrais cela, si nous ne devions plus nous revoir… mais vous m’avez promis de venir ici tous les jours.

– Et je n’y manquerai pas, je vous prie de le croire. Et puis, je vous verrai aussi à l’Hôtel-Dieu. Mais tout change en ce monde, et vous ne resterez pas éternellement chez notre ami Mériadec. Quand votre père sera guéri, vous irez habiter avec lui.

– Mon père ne m’empêcherait pas de vous recevoir, mais je doute que vous preniez la peine de grimper jusqu’au pauvre logement que nous habiterons. Ce sera au cinquième, si ce n’est pas sous les toits.

– Pour vous voir, je monterais jusqu’à la plate-forme des tours de Notre-Dame.

– Vous vous moquez de moi. C’est très-mal. Si j’étais comme tant d’autres, je pourrais me laisser aller à croire que vous m’aimez, et je serais malheureuse toute ma vie.

– Pourquoi ? C’est bon d’être aimée. Si une femme m’aimait, moi, je serais au comble du bonheur… j’entends si elle m’aimait sérieusement et de tout son cœur.

– Je ne comprends pas qu’on aime autrement. Mais je ne suis qu’une pauvre fille, et vous serez un grand médecin. Qu’adviendrait-il de moi si je m’attachais à vous ?… J’en mourrais.

– Pas du tout. C’est mon état d’empêcher les malades de mourir, et je vous guérirais, comme je guérirai votre père, mais vous n’êtes pas malade.

– Je tâcherai de ne pas le devenir. Et j’espère que je resterai votre amie.

– Rien que mon amie ? demanda l’interne, en se rapprochant de la jeune fille qui donnait le dernier tour de main à sa rose mousseuse.

– Prenez garde ! vous allez vous salir, dit-elle vivement. La colle… Le carmin.

– Vous oubliez votre fer qui est chaud… je me brûlerais… et je brûle déjà bien assez.

À ce moment ils entendirent la voix claire de Sacha, alternant avec la basse profonde de Mériadec. Une grosse discussion venait de s’élever dans la bibliothèque.

– Votre don Quichotte est un fou, criait Sacha.

– Un fou sublime, répondit le baron, toujours prêt à défendre son héros.

– Prendre des moulins à vent pour des géants, ce n’est pas sublime, c’est bête.

– Alors, si vous vous trouviez en pareil cas, vous feriez comme Sancho Pança, qui se tient à distance et qui lève les bras au ciel, au lieu de courir au secours de son maître ?

Et, comme l’enfant ne lui répondait pas, Mériadec reprit avec feu :

– Un fou généreux vaut mieux qu’un sage poltron. Et je m’étonne que vous pensiez le contraire, vous qui êtes de bonne race… vous que j’ai recueilli et que je protège, au risque d’attirer sur moi et sur mes amis la vengeance du scélérat qui a tué votre mère.

Il y eut un silence, puis un bruit de chaises déplacées et des piétinements.

– L’élève a compris la leçon, dit Daubrac, après avoir regardé ce qui se passait dans la pièce voisine. Il vient de sauter au cou de Mériadec, et il l’embrasse en pleurant. Décidément il y a de la ressource chez ce gamin. Vous compléterez son éducation, mademoiselle, et je vais vous laisser avec lui.

– Vous êtes fâché contre moi ? demanda vivement l’Ange du bourdon.

– Non, puisque j’emporte votre rose mousseuse, répliqua Daubrac en s’emparant de la fleur ; mais il est temps que je parte. Je sens que si je restais davantage, je vous ferais une déclaration, et vous vous fâcheriez tout à fait. Et, afin de ne pas déranger notre ami pendant qu’il est en train de dire de si belles choses, je vais filer par le grand escalier qui aboutit directement dans la cour.

Rose Verdière n’essaya point de le retenir, et il s’en alla sans que le baron s’aperçût de son départ.

Quand Mériadec mettait le nez dans le superbe in-folio où étaient racontées et représentées les aventures de don Quichotte, il oubliait tout, et il fallait de graves événements pour l’arracher à la lecture de son livre favori.

Ce jour-là, il y prenait encore plus de plaisir, parce qu’il en expliquait les beautés à Sacha. L’enfant commençait à les goûter ; à chaque gravure, il accablait de questions son professeur, qui se lançait dans des commentaires enthousiastes, suggérés par son esprit chevaleresque, tout comme ses premières observations, à propos du combat contre les moulins à vent.

Sacha s’enflammait à ces discours ardents ; le tempérament russe reprenait le dessus, et il en était arrivé très-vite à mépriser le prosaïque bon sens de Sancho, qu’il avait d’abord naïvement admiré. Il brûlait du désir d’appliquer les idées généreuses du baron ; il rougissait d’avoir loué la prudence d’un paysan, lui qui était né gentilhomme, et il parlait d’aller livrer bataille tout seul à ce Paul Constantinowitch qu’il reniait pour son père.

Ni lui, ni Mériadec ne pensaient plus à la jeune fille qui travaillait tout près d’eux ; mais depuis le départ de Daubrac, elle ne perdait pas un mot de leur conversation, et, dès qu’elle eut achevé son ouvrage, elle déguerpit sur la pointe du pied, en emportant la botte de roses mousseuses qu’elle devait livrer avant trois heures au fabricant qui les lui avait commandées.

Il lui restait tout juste le temps de faire cette course, et elle ne tenait pas à emmener Sacha, qui l’aurait retardée, elle le savait par expérience. Sacha s’arrêtait aux devantures des bijoutiers, et à celles des magasins où l’on vend des vêtements tout faits ; il s’arrêtait aussi chaque fois qu’il voyait passer un beau cheval.

Le matin, Rose était sortie avec lui, et le voyage de la rue Cassette à l’Hôtel-Dieu avait pris une heure, sans compter que cet enfant terrible accablait sa conductrice de questions embarrassantes. Aussi préférait-elle qu’il ne l’accompagnât point au magasin où elle avait affaire. Il y aurait tenu des propos compromettants, et sa présence l’aurait gênée vis-à-vis du patron et des commis, qui auraient pu lui demander ce que c’était que ce gamin habillé à la russe. Mieux valait, assurément, le laisser à la maison, pour cette fois. Il y serait en sûreté sous la garde du baron.

Rose passa donc dans sa chambre, qui avait aussi un escalier séparé. Elle s’y habilla lestement, et elle sortit de la cour sans que personne remarquât son départ.

Mieux avisée que Fabreguette, elle donna un coup d’œil à droite et un coup d’œil à gauche, avant de s’acheminer vers la rue de Rennes, et elle vit que la rue Cassette était déserte.

Les passants y sont toujours rares, mais, ce jour-là, il n’y en en avait pas un seul, et personne aux fenêtres des vieilles maisons qui faisaient face à l’habitation du baron de Mériadec.

Certes, Rose ne se doutait pas que, la veille, il était arrivé malheur à l’artiste, faute d’avoir pris la précaution de s’assurer qu’on ne l’espionnait pas ; mais la vie d’ouvrière lui avait enseigné la prudence… Accoutumée à être suivie par des batteurs de pavé, en quête de bonnes fortunes, elle ne s’aventurait jamais sans regarder si quelque sot ne la guettait pas pour prendre le même chemin qu’elle.

Elle allait rue de Rivoli, en face de la tour Saint-Jacques, et le trajet était assez long. Mais elle avait une façon de trotter menu qui lui faisait faire beaucoup de chemin en peu de temps, et qui déjouait les manœuvres des galants de rencontre. Elle les distançait.

Et d’ailleurs ces gens-là ne cherchent que les conquêtes faciles, et ils comprenaient à son allure que si, en forçant la leur, ils parvenaient à la rejoindre, ils en seraient pour leurs peines.

À dire vrai, on ne suit à Paris que les femmes qui ne sont pas fâchées d’être suivies, et Rose le savait bien.

Elle prit au plus court par la place Saint-Sulpice, le boulevard et le pont Saint-Michel.

De la place et du quai, on voyait en plein l’Hôtel-Dieu où l’on avait porté son père, et les tours de Notre-Dame où elle avait passé d’heureuses années. Ce souvenir lui fit venir les larmes aux yeux, mais elle ne s’arrêta point à rêver du bonheur envolé, et elle enfila le boulevard du Palais, sans songer au juge d’instruction qui siégeait peut-être en ce moment dans son cabinet, et qui pouvait d’un instant à l’autre la citer à comparaître.

Elle ne pensait qu’à Daubrac, et elle se reprochait de lui avoir peut-être laissé deviner le secret qu’elle aurait voulu se cacher à elle-même ; elle se disait qu’elle aurait dû le traiter plus froidement, le décourager même, en lui déclarant qu’il perdrait son temps s’il s’avisait de lui faire la cour. Elle tremblait de s’être trahie par un regard, par une inflexion de voix ; elle se repentait presque de s’être engagée à le voir tous les jours, et elle se jurait de mieux s’observer à l’avenir.

Ces réflexions, qui ressemblaient à des remords, l’occupèrent jusqu’à la porte du magasin où elle avait affaire.

Là, tout le personnel la connaissait, et on lui fit fête. Les employés la complimentèrent sur sa beauté, les demoiselles lui demandèrent si elle ne se marierait pas bientôt, et le patron daigna lui sourire, après avoir examiné une à une les fleurs qu’elle rapportait.

Par malheur, il savait qu’elle était la fille du gardien des tours, et il se mit à lui parler de l’événement que tous les journaux avaient raconté. Il n’en fallut pas davantage pour gâter la joie que Rose éprouvait d’être si bien accueillie. Elle répondit évasivement à toutes les questions qu’on lui adressa.

Elle n’osa même pas raconter que son père avait perdu sa place. Elle aurait été obligée de dire où elle demeurait depuis cette catastrophe, car le fabricant tenait à avoir l’adresse de toutes les ouvrières qui travaillaient pour lui, et elle se serait trouvée dans la cruelle alternative de mentir ou d’avouer qu’elle logeait chez un baron célibataire.

Dès que son compte fut réglé, elle s’en alla tout attristée. Elle apercevait maintenant de mauvais côtés de sa situation qu’elle n’avait pas envisagés tout d’abord. Que penserait-on d’elle, quand on saurait comment elle vivait maintenant ? Et on le saurait tôt ou tard. Il suffirait que, pour une commande pressée, le patron l’envoyât chercher dans son ancien logement de la tour du nord. C’était arrivé souvent, et cela devait arriver encore, car il ne confiait qu’à elle seule certains ouvrages difficiles.

Son imagination s’exaltait facilement, et elle en vint bientôt à se demander si elle ne ferait pas bien d’abandonner la maison hospitalière de la rue Cassette, et d’habiter, comme tant d’autres de ses pareilles, une mansarde qu’elle meublerait tant bien que mal. Elle avait le loisir de la chercher, maintenant, et de faire comprendre à ce généreux Mériadec pourquoi elle le quittait.

Elle se disait tout cela en longeant la grille qui entoure le square de la tour Saint-Jacques. Elle y entra machinalement, et, pour réfléchir plus à l’aise, elle s’assit sur une chaise, à l’ombre de la tour.

C’était une place qu’elle affectionnait, et, dans la belle saison, elle ne manquait guère de s’y reposer en sortant du magasin de la rue de Rivoli. Quelquefois, elle s’y installait pour toute l’après-midi, elle y travaillait en plein air à quelque broderie, et personne ne s’était jamais avisé de la déranger de cette honnête occupation.

Mais les jours se suivent et ne se ressemblent pas.

Le square avait son aspect ordinaire, un peu plus animé que de coutume, parce qu’il faisait un temps superbe.

La vieille tour de l’église disparue de Saint-Jacques la Boucherie se dressait massive et sombre, au milieu d’une corbeille de fleurs ; et les oisifs du quartier étaient venus en foule saluer la verdure nouvelle.

Les bonnes, les nourrices et quelques militaires non gradés se pressaient sur les bancs dont l’usage est gratuit. Des cénacles de bourgeoises se tenaient sur des chaises, groupées en rond. Des bandes d’enfants couraient joyeusement par les allées, effarouchant les moineaux qui logent dans la tour et qui dînent du pain qu’on leur jette à profusion.

De la place qu’elle avait choisie, Rose avait sous les yeux ce gai tableau, et elle y était à l’abri du vent et des indiscrets.

Le soubassement de la tour a quatre faces, séparées l’une de l’autre par des éperons en pierre dont la saillie forme quatre compartiments distincts.

La jeune fille avait adossé sa chaise à un de ces contreforts, et se laissait aller de nouveau à des réflexions tristes. Elle enviait le bonheur de ces mères et l’insouciance de ces fillettes qui dansaient en rond.

Elle aussi, autrefois, allait jouer dans un square, – celui qu’on a créé derrière le chevet de l’église Notre-Dame, – et elle se disait que cet heureux temps ne reviendrait jamais. Plus d’enfance et pas d’avenir. Elle était condamnée à ne jamais connaître les joies de la maternité, puisqu’elle ne voulait pas se marier. Daubrac ne pouvait pas prendre pour femme une simple ouvrière ; Daubrac était le seul homme qu’elle aurait pu rêver d’épouser, si elle eût été moins raisonnable, et elle comprenait que ce rêve ne se réaliserait jamais.

Elle soupirait en regardant les grisettes qui traversaient le square au bras de leurs amoureux. Certes, elle ne souhaitait pas d’être comme elles, et le sort dont elles s’accommodaient ne la tentait pas, mais elle en était presque à regretter que Dieu l’eût faite autrement que ces filles folles. Elles n’étaient pas fières, celles-là ; leur cœur banal battait pour le premier joli garçon venu, et elles profitaient de leur jeunesse, sans se préoccuper des mauvais jours qui viendraient avec l’âge.

Il n’aurait tenu qu’à l’Ange du bourdon de les imiter, de replier ses ailes qui l’emportaient vers un idéal qu’elle n’atteindrait jamais, de borner ses vœux et de se contenter d’un amant au lieu de chercher un mari introuvable.

Elle était si jolie que pas un homme ne passait près d’elle sans la regarder.

Les vieillards, ces retraités de l’amour, souriaient d’aise en la voyant, comme les anciens militaires admirent un tableau de bataille. Les tout jeunes s’arrêtaient éblouis et rougissaient de plaisir. Les gourmets entre deux âges l’examinaient du coin de l’œil et cherchaient un moyen de l’aborder.

Il y en avait déjà deux ou trois qui tournaient autour du clocher au pied duquel était assise cette merveille de beauté, et elle se tenait prête à déjouer leurs manœuvres en quittant la place aussitôt qu’ils se rapprocheraient trop.

Un homme pourtant vint à passer sans faire attention à elle, un homme qu’elle remarqua involontairement parce qu’il ne ressemblait pas du tout à ceux qui la regardaient. Celui-là était vraiment un monsieur, et non pas, comme les autres, un petit marchand du quartier.

Il était grand, bien tourné et vêtu avec une élégance de bon goût. Ses pareils ne fréquentent guère le square de la tour Saint-Jacques, et sans doute il y était venu pour attendre quelqu’un qui n’était pas encore arrivé, car il regardait avec persistance du côté de la place du Châtelet, et, après une courte station au milieu d’une allée, il prit position sur une chaise dans un des recoins du soubassement, tout à côté de la jeune fille.

Ils ne pouvaient pas se voir, séparés qu’ils étaient par une cloison de pierre ; mais elle savait qu’il était là, accoté à l’éperon, car elle avait entendu le dossier de sa chaise heurter le mur, et le sable crier sous ses pieds.

Du compartiment qu’il avait choisi, il découvrait en plein la place, et même l’entrée du pont au Change, qui relie la rive droite à la Cité.

Il alluma un cigare dont la fumée aurait révélé sa présence à sa voisine, s’il avait eu le dessein de se cacher ; mais il ne paraissait pas se préoccuper d’elle, probablement parce qu’il n’avait pas remarqué qu’elle était là.

Pourquoi Rose s’inquiéta-t-elle de ce personnage ? Elle-même eût été fort embarrassée de le dire. Elle ne le connaissait pas, et ses allures n’avaient rien d’extraordinaire. Mais il est des impressions inexpliquées et inexplicables qui sont de véritables pressentiments. Les femmes nerveuses y sont sujettes, et, dans certaines circonstances, le don de seconde vue leur vient tout à coup. Elles devinent ce qui se passe à distance, et elles prévoient ce qui arrivera.

Rose eut l’intuition que cet homme avait été mêlé à l’affaire des tours, et qu’il avait donné rendez-vous dans le square à quelqu’un qui avait joué aussi un rôle dans ce sombre drame.

Elle se rappelait que la veille on avait épié M. de Saint-Briac, et elle pensait que tous les défenseurs de Sacha devaient être entourés d’ennemis mystérieux qui les surveillaient dans l’ombre.

Elle se rassurait un peu en se disant que ces ennemis ne pouvaient pas la connaître, puisqu’elle n’était pas là quand l’assassin était passé avec sa victime et avec Sacha devant le logement du père Verdière ; mais ils pouvaient savoir où était l’enfant ; ils pouvaient chercher à l’enlever, et il tardait à la jeune fille de le revoir.

Elle allait se lever et regagner la rue Cassette, lorsqu’elle aperçut à l’entrée du square un homme qui, de loin, faisait des signes au monsieur qu’elle avait pour voisin depuis quelques minutes ; cet homme arrivait à pas pressés ; il ne prenait pas garde à elle, et la crainte d’attirer son attention la retint sur sa chaise.

Celui-là, non plus, elle ne l’avait jamais vu, et, sans avoir aussi bonne tournure que le premier arrivé, il était du moins aussi correctement vêtu.

Ces deux gentlemen s’abouchèrent et s’assirent côte à côte, derrière la séparation, et tout contre, de sorte que Rose Verdière pouvait entendre leur conversation, pour peu qu’ils élevassent la voix.

Elle tenait à savoir si ses soupçons étaient fondés, ou si elle avait pris d’honnêtes messieurs pour des complices de Paul Constantinowitch, et elle resta.

– Tout va bien, mon cher, dit le nouveau venu. La lettre est arrivée à son adresse.

– Tu es sûr de cela ? demanda l’autre.

– Parfaitement sûr. Je l’ai remise moi-même à l’huissier qui garde la porte du cabinet, en lui disant qu’il s’agissait d’une affaire très-importante, et en le gratifiant d’une pièce de cent sous qu’il a empochée avec une vive satisfaction. Notre doux juge était occupé à interroger des témoins, et il avait défendu qu’on entrât. Mais la séance tirait à sa fin, et la commission doit être faite à l’heure qu’il est.

– Alors le dénoûment ne tardera guère, et ce cher capitaine va passer un mauvais moment.

– Pourvu que l’imbécile de mari n’arrive pas trop tard ! La femme a dû venir chez son amant à trois heures, et il est trois heures passées.

Rose, qui ne perdait pas un mot de ce dialogue, commençait à comprendre.

Dieu avait bien inspiré l’Ange du bourdon en lui envoyant l’idée de s’asseoir là, et il était écrit que les vieux monuments joueraient un grand rôle dans l’affaire du meurtre de la comtesse Xénia.

L’assassin l’avait précipitée du haut d’une des tours de Notre-Dame, et un hasard providentiel amenait deux de ses complices au pied de la tour Saint-Jacques, tout exprès pour que la protectrice de l’enfant de la morte entendît leurs confidences.

C’était la contre-partie de la scène du bouillon Duval, où Fabreguette et Daubrac avaient bavardé devant un faux sourd.

Rose Verdière avait cru d’abord entendre une causerie insignifiante. Ces hommes parlaient d’une lettre remise à un huissier, à la porte d’un cabinet, et ce propos ne lui apprenait rien. Les mots : « interroger des témoins » avaient éveillé son attention, mais son esprit ne s’était ouvert tout à fait qu’au moment où le premier arrivé avait dit en ricanant « Ce cher capitaine va passer un mauvais quart d’heure. »

Il s’agissait évidemment de M. de Saint-Briac, et ces misérables venaient de dénoncer à son mari une femme qui était chez le capitaine en ce moment.

Les demi-confidences qu’il avait faites la veille à ses nouveaux amis de la rue Cassette ne laissaient sur ce point aucun doute à Rose Verdière, qui les avait écoutées avec beaucoup d’attention. Elle avait même retenu son adresse. Saint-Briac s’était gardé de nommer le mari de sa maîtresse, mais qu’importait la personnalité de ce mari, s’il était d’une trempe à tuer sa femme et l’amant de sa femme ? Et il n’y avait pas de temps à perdre pour prévenir ce double meurtre.

Rose allait se lever pour courir à l’avenue d’Antin. Le capitaine lui était sympathique, et elle ne songeait plus qu’à le sauver.

Une phrase qu’elle entendit la retint.

– Entre nous, mon cher, reprit le dernier venu, je trouve que tu t’es trop pressé. Nous ne sommes pas sûr que le mari va brûler la cervelle au capitaine. Les gens de robe n’ont pas coutume de porter des revolvers dans leurs poches.

» Si l’affaire ne se dénoue pas devant un tribunal, elle finira probablement par un duel où toutes les chances seront pour ce Saint-Briac. Et s’il y survit, il n’aura pas de peine à deviner d’où est partie la dénonciation. Nous aurons en lui un ennemi implacable, et il ne nous ménagera plus. Or, il s’est mis en relation avec ce grand niais qui héberge Sacha, et il sait où est ce méchant gamin qui a faillit te pincer l’autre jour à la Morgue, et qui te reconnaîtra un jour ou l’autre… Saint-Briac n’aura qu’à l’envoyer t’attendre à la porte de ton Cercle, entre quatre et cinq.

– Je n’y vais plus, et tu sais que j’ai quitté l’hôtel Continental. D’ici à huit jours nous aurons passé la frontière, mais je ne veux pas quitter la France avant que cet homme ait reçu une bonne leçon.

– Je comprends ça, mais je trouve que tu aurais dû commencer par supprimer Sacha. Le capitaine n’est pas dangereux. C’est rue Cassette qu’est le danger. Tu as mis, comme on dit, la charrue avant les bœufs.

» Heureusement, je suis là pour réparer tes fautes. J’ai arrangé une petite expédition qui réussira… et quand tu tiendras le rejeton du colonel, je t’engage à exterminer ce serpenteau. Il n’y a que les morts qui ne parlent pas. Tords-lui le cou.

– C’est bien mon intention. Quand espères-tu me le livrer ?

– Ce soir. J’en ai déjà coffré un, et les autres auront leur tour. Mais c’est Sacha qu’il me faut, et j’ai inventé un truc pour l’attirer dehors.

– Pas si haut donc ! On pourrait t’entendre.

– Qui ? Nous sommes seuls dans notre niche, et derrière ce mur il n’y a qu’une petite bonne et des enfants qui font un vacarme infernal.

C’était vrai. Une bande de polissons était venue se jeter dans l’encoignure où siégeait Rose Verdière, et la jeune fille que ce coquin prenait pour une bonne bénissait cette invasion de gamins qui ne l’empêchait pas d’entendre la conversation de ses voisins, car elle avait l’oreille fine.

– N’importe, reprit l’autre. C’est malsain de causer en plein air, et nous allons décamper d’ici sans plus tarder. Je sais où nous en sommes, ça me suffit. Et je n’ai plus qu’à attendre l’effet de la bombe qui va éclater avenue d’Antin.

» Quant à l’autre affaire, tu peux me l’expliquer en me reconduisant jusqu’à ma voiture qui m’attend sur la place de l’Hôtel-de-Ville.

– Comme tu voudras. Mais je te quitterai là, car je me suis mis en tête d’en finir avant la nuit avec le doux orphelin de la rue Cassette.

Rose, blottie contre la muraille qui l’abritait, entendit que les deux scélérats se levaient et baissa la tête, pour le cas où ils s’aviseraient de la dévisager en passant. Mais ils ne firent aucune attention à elle. Elle les vit sortir du square et s’éloigner par l’avenue Victoria.

Il ne lui restait plus qu’à porter secours à ceux qu’ils menaçaient d’une vengeance prochaine, et elle y était résolue, dût-elle pour les sauver s’exposer aux plus grands dangers. Mais auquel courir d’abord ?

Sacha l’intéressait bien plus que M. de Saint-Briac, et surtout qu’une femme qui trompait son mari.

Rose, comme toutes les honnêtes filles, manquait d’indulgence pour celles qui trahissent la foi conjugale, et elle ne tenait pas beaucoup à tirer celle-là du mauvais cas où elle s’était mise. Elle ne la connaissait pas, après tout, et elle ne lui devait aucune assistance.

Son premier mouvement fut donc de l’abandonner au sort mérité qui l’attendait.

Mais il y avait le capitaine, et le capitaine était un allié. Il prenait chaudement parti contre l’assassin ; il servait la bonne cause. Assurément, il avait eu le plus grand tort de détourner de ses devoirs une femme mariée, et pourtant Rose l’excusait presque. Il lui répugnait de le laisser surprendre par un furieux, alors qu’il dépendait d’elle de l’avertir et d’empêcher une catastrophe.

Les deux coquins qu’elle venait d’entendre n’avaient pas nommé le mari ; ils avaient dit qu’il était magistrat, mais Rose ne se doutait pas que ce magistrat était précisément le juge d’instruction qui devait l’appeler un de ces jours en témoignage.

Rien ne la retenait donc, si ce n’est le péril que courait Sacha.

Ces misérables parlaient de l’enlever pour le tuer, et l’un d’eux se faisait fort d’y réussir, le soir même.

Cela signifiait sans doute qu’il attendrait la nuit pour faire ce mauvais coup, car, si hardi qu’il fût, il n’oserait pas en plein jour pénétrer de vive force dans la maison de la rue Cassette. Mériadec était là pour défendre son domicile, et Mériadec faisait si bonne garde autour de l’enfant que la ruse ne réussirait pas mieux que la violence. Rien ne pressait de ce côté, tandis qu’il n’y avait pas une minute à perdre pour prévenir le capitaine.

La démarche ne pouvait être efficace que si elle était faite immédiatement, car il fallait devancer ce terrible mari qui était peut-être déjà en route pour tomber comme la foudre sur les coupables.

– En voiture, se dit Rose Verdière, je serai à l’avenue d’Antin dans vingt minutes ; j’aurai tôt fait d’expliquer la situation à M. de Saint-Briac, et je ne m’attarderai pas chez lui, car je ne tiens pas à voir sa maîtresse.

» Ce même fiacre me ramènera rue Cassette, et je raconterai mon expédition à M. de Mériadec, qui se mettra en mesure de préserver Sacha.

» Allons ! conclut la jeune fille, je n’aurai pas perdu ma journée, et M. Daubrac sera content de moi.

VII

Après avoir quitté ses nouveaux amis de la rue Cassette, Jacques de Saint-Briac était rentré chez lui et n’en était sorti, ce jour-là, que pour aller au Cercle à l’heure où M. de Pancorbo y venait habituellement et où Rose devait s’y transporter en fiacre avec Sacha.

Il s’y était rendu à pied, en rasant les murailles et en se cachant le mieux qu’il pouvait, afin d’éviter que l’enfant russe l’aperçût et l’interpellât du fond de sa voiture.

Il vit le fiacre et il passa sans encombre, mais il ne rencontra point le marquis espagnol dans les salons du club. Il l’y attendit inutilement, et si longtemps, qu’il finit par y dîner, en assez ennuyeuse compagnie.

Il eut pour voisins de table des gens qu’il connaissait à peine, et, comme il n’était pas d’humeur joyeuse, il n’ouvrit la bouche que pour manger ; mais il entendit qu’on parlait de l’hidalgo, et pas en très-bons termes. Les joueurs décavés par ce Castillan le maudissaient tout haut, et quelques-uns ne se gênaient pas pour émettre des doutes sur son honorabilité.

Il arrivait ce qui arrive souvent à Paris, où l’on se jette volontiers à la tête des étrangers. Pour peu qu’ils payent de mine et qu’ils jouent gros jeu, le monde des cercles n’y regarde pas de trop près pour les admettre. On ne leur demande pas de certificats d’origine. Deux parrains suffisent, et les riches en trouvent toujours.

Puis, la réaction se produit. Ils gagnent trop souvent. Les perdants commencent par les prendre en grippe et finissent par s’inquiéter – un peu tard – de leurs antécédents.

Contre M. de Pancorbo, ils n’en étaient pas encore à articuler des faits précis, mais il courait évidemment de mauvais bruits sur ce personnage et son absence inaccoutumée donnait à ces bruits une certaine consistance.

Un des convives dit qu’étant allé demander le marquis à l’hôtel Continental, il avait appris que, depuis quelques heures, le marquis n’habitait plus là.

Était-il parti définitivement ? On se le demandait et on ne le croyait guère, car un joueur heureux ne disparaît pas tout à coup. Il reste pour suivre sa veine. Ce sont les maltraités qui, faute de crédit, font un beau jour le plongeon, à seule fin ne pas payer leurs dettes.

Mais le capitaine avait des raisons de penser qu’on ne reverrait pas M. de Pancorbo au baccarat, et même que M. de Pancorbo se préparait à quitter pour toujours le beau pays de France.

La perspective de ce brusque départ ne lui était pas désagréable.

Saint-Briac ne tenait pas essentiellement à punir le meurtrier de la comtesse Xénia, ni même à se venger de l’injuste arrestation qu’il avait subie ; il tenait beaucoup au contraire à préserver d’un terrible malheur la femme qu’il aimait. Et la disparition de cet homme l’aurait délivré d’une poignante inquiétude.

Il se reprochait déjà de lui avoir déclaré la guerre, et il regrettait presque de s’être lié avec Mériadec et les autres défenseurs de Sacha. Ceux-là ne risquaient que leur vie en ouvrant les hostilités, tandis que le capitaine exposait sa maîtresse à une catastrophe.

La menace formulée dans la lettre du marquis était là, suspendue sur la tête des deux coupables. Et pour que ce bandit sans scrupules la mît à exécution, il suffisait d’une imprudence de ces messieurs de la rue Cassette. Saint-Briac leur avait bien recommandé de ne pas agir sans le consulter et surtout pas sans l’avertir. Mais il se défiait de leur ardeur.

Fabreguette particulièrement l’inquiétait, et le bon Mériadec ne lui paraissait pas beaucoup plus sage que le rapin de la rue de la Huchette. Rose Verdière manquait d’expérience ; Daubrac manquait de prudence, et Sacha avait le diable au corps. Tous ces alliés ne pouvaient que lui nuire, et tous étaient, pour ainsi dire, sous la main de M. de Malverne, qui ne manquerait pas de les interroger bientôt.

Un mot imprudent, lâché devant le juge d’instruction par un de ces témoins, perdrait tout. Et, comme ils ne savaient que la moitié de la vérité, ils ne croiraient pas mal faire en parlant à ce magistrat de leur entrée en relation avec le capitaine. Ils iraient peut-être jusqu’à lui dire que le capitaine les avait priés de ne pas se hâter d’agir contre M. de Pancorbo.

Or M. de Malverne était doué d’une sagacité naturelle que l’exercice de ses fonctions de magistrat instructeur avait beaucoup développée. Et s’il ne s’était pas déjà aperçu que sa femme le trompait, c’est qu’il l’aimait trop pour la soupçonner, sans compter qu’il y a pour les maris une grâce d’état. Un hasard, un mot, une circonstance quelconque pouvaient lui ouvrir les yeux, en supposant même que l’assassin des tours ne lui écrivît pas une lettre anonyme.

Déjà, lorsqu’il l’avait vu pour lui demander l’adresse de Mériadec, Saint-Briac avait cru remarquer que son accueil n’était plus le même, et ils s’étaient quittés un peu moins cordialement que d’habitude, sans se promettre de se retrouver bientôt. Pour le moment, le capitaine n’y tenait pas, et il se proposait d’éviter provisoirement toutes les occasions de rencontrer M. de Malverne ; mais ce n’était là qu’un atermoiement, qui ne changeait rien à leur situation réciproque. La mine restait chargée, elle pouvait sauter d’un instant à l’autre, et il ne tenait qu’à M. de Pancorbo d’y mettre le feu.

Le pis, c’était que madame de Malverne n’était que très-imparfaitement informée du danger qu’elle courait. Saint-Briac n’avait pas pu, en présence de son mari, l’avertir qu’ils étaient désormais à la merci d’un scélérat ; il ne l’avait pas revue depuis ce dîner chez elle, et il s’était bien gardé de lui écrire. Ils ne s’écrivaient jamais, non que Hugues se permît de décacheter les lettres adressées à sa femme, mais parce qu’ils avaient imaginé un moyen de correspondre qui leur paraissait plus sûr et plus commode. Ils se servaient du Figaro qui insère à tant la ligne des avis rédigés en caractères indéchiffrables pour tous ceux qui n’en ont pas la clef.

Ils étaient convenus de changer la valeur de chaque lettre de l’alphabet, et, par ce procédé, ils se donnaient des rendez-vous que M. de Malverne ne pouvait pas surprendre, car assurément il ne se livrait pas au puéril passe-temps qui consiste à deviner des rébus imprimés.

C’était ainsi qu’Odette avait fait savoir à son amant qu’elle l’attendrait au bout du pont Notre-Dame, le jour de la catastrophe qu’ils ne prévoyaient guère ni l’un ni l’autre.

Elle n’osait pas aller chez lui, sachant bien que son mari y venait souvent, et, comme tant d’autres forçats de l’adultère, ces amants en étaient encore à abriter leurs amours dans des domiciles de passage.

Le capitaine portait lui-même ses annonces au journal. Madame de Malverne les y envoyait par une brave femme qui avait été sa nourrice et qui vivait de ses bienfaits ; messagère dévouée et d’autant plus sûre qu’elle ignorait le but et le contenu du message.

Depuis leur dernière et malencontreuse rencontre, Odette et Jacques n’avaient plus osé recourir à ce procédé de communication, et cependant jamais ils n’avaient tant désiré se voir, ne fût-ce que pour se concerter sur la conduite qu’ils tiendraient désormais.

Jacques, mieux informé que sa complice, comprenait mieux qu’elle l’imminence du péril et mettait son esprit à la torture pour trouver un moyen de se ménager une entrevue avec sa maîtresse.

Il ne le trouva point, ce soir-là. Il était venu au cercle ; il y resta et il chercha dans le jeu un dérivatif à ses tristes préoccupations. Il prit place à la partie où l’Espagnol ne parut pas, perdit une forte somme, rentra chez lui au petit jour, se coucha encore plus mécontent de lui-même et des autres, dormit jusqu’à midi et se leva sans se douter de la surprise qui l’attendait.

La nuit porte conseil, et Saint-Briac, en se réveillant plus calme et plus lucide, décida qu’il fallait en finir avec une situation intolérable, et qu’il irait le jour même voir madame de Malverne.

Elle recevait de cinq à six ; il avait ses grandes entrées chez elle ; personne ne s’étonnerait qu’il y vînt. En se présentant à quatre heures et demie, il espérait qu’elle serait seule, et, alors même qu’il n’arriverait pas le premier, il trouverait bien l’occasion d’un tête-à-tête de quelques instants.

M. de Malverne ne rentrait presque jamais du palais avant six heures ; et, s’il rentrait plus tôt que de coutume, il ne ferait certes pas mauvais visage à son ami intime, surtout devant les habituées du salon de sa femme.

L’incertitude est le pire de tous les maux, et Jacques, réconforté par la résolution qu’il venait de prendre, déjeuna de très-bon appétit.

Après cette restauration indispensable, il commanda à son valet de chambre de préparer tout ce qu’il lui fallait pour s’habiller, d’aller remettre à la caisse du cercle neuf mille francs perdus sur parole, de retirer les bons signés Saint-Briac, et de passer ensuite au Tattersall pour demander si un cheval que son maître y avait envoyé était vendu.

Le groom était sorti pour promener l’autre cheval, qui n’avait pas été monté depuis trois jours.

Le capitaine avait besoin d’une heure ou deux de solitude pour se préparer à l’entrevue qui allait sans doute décider de l’avenir de sa liaison avec Odette. Il se plongea dans un vaste fauteuil, il alluma un cigare, et il réfléchit longuement ; il passa en revue les chances qui lui restaient, bonnes et mauvaises ; il sonda ses reins, comme on dit, et il se trouva de force à lutter contre les mauvais desseins du faux marquis de Pancorbo.

Il n’avait pas de nouvelles de ses alliés depuis son voyage à la rue Cassette. Tout allait donc bien de ce côté-là. Il n’était pas impossible que le menaçant Espagnol eût quitté Paris pour toujours, et rien ne prouvait positivement que M. de Malverne eût des soupçons.

Presque rassuré par cet examen de l’état actuel des choses, il songea à jeter, avant de s’habiller, un coup d’œil sur les journaux qui étaient sur sa table, et qu’il n’avait pas encore lus.

Il déplia celui qui recevait leurs correspondances chiffrées, et il regarda tout d’abord la quatrième page ; il la regarda pour l’acquit de sa conscience, car il ne comptait pas y trouver un avis à son adresse.

Il se trompait. Sous la rubrique indiquant les petites annonces personnelles, il vit en tête de la première ligne, et en caractères majuscules, le mot : ODE, et il tressauta de surprise. C’était le commencement du nom d’Odette, le signe convenu avec madame de Malverne pour l’avertir d’avoir à déchiffrer le reste.

Lorsque l’annonce venait d’elle, les trois majuscules formaient le mot CAP, qui voulait dire capitaine. Ils ne s’y trompaient jamais ni l’un ni l’autre, et, s’ils avaient adopté ces espèces de marques de fabrique, c’était pour s’éviter de déchiffrer des avertissements qui ne les concernaient pas et qui foisonnent dans la feuille dont ils se servaient pour s’entendre.

Or Saint-Briac n’y avait rien fait insérer la veille. Il resta stupéfait en y apercevant les trois lettres par lesquelles il commençait tous ses avis à sa maîtresse. Il ne pouvait pas croire à une coïncidence fortuite, et il se demanda qui s’était emparé de cette formule destinée à attirer l’attention de madame de Malverne. Évidemment celui-là n’avait que de mauvaises intentions en se substituant ainsi au correspondant habituel d’Odette.

– Si c’était Pancorbo qui a imaginé cette ruse pour la perdre ? se dit le capitaine.

Il ne tenait qu’à lui de s’en assurer, car, à force de déchiffrer ces cryptogrammes, il en était arrivé à les lire presque couramment. Mais il était tellement ému qu’il eut beaucoup de peine à appliquer le système très-simple à l’aide duquel il rétablissait le sens de ces mots qui, en apparence, n’en présentaient aucun. Chaque lettre était employée à la place de celle qui la précède : un B pour un A, un A pour un Z, et ainsi de suite. L’opération n’est pas difficile ; mais Saint-Briac, troublé, ne se rappelait plus très-bien dans quel ordre les lettres sont rangées sur l’alphabet.

Il arriva laborieusement à reconstituer les cinq premiers mots, qui étaient figurés de la façon suivante :

Kf xpvt buufoesbj difa npj.

Et sans avoir besoin de recourir à la méthode indiquée par Edgar Poë, dans le conte charmant qu’il a intitulé le Scarabée d’or, il trouva que ce grimoire signifiait : Je vous attendrai chez moi…

Ce début promettait, et les deux mots : efnbjo xfoesfej voulaient dire : demain vendredi.

– Vendredi, c’est aujourd’hui ! s’écria le capitaine. Et l’on écrit à Odette que je l’attends chez moi ! C’est un piège qu’on lui tend, et le misérable auteur de ce mensonge infernal a dû prévenir Hugues. Il espère qu’elle viendra, et que son mari, averti par une lettre anonyme, nous surprendra ensemble. Je la sauverai ; je vais sortir, courir chez elle. Mais d’abord, il faut que je sache à quelle heure cet infâme lui donne rendez-vous ici.

Il se remit à déchiffrer, et, comme le danger lui avait rendu sa lucidité, il eut tôt fait de lire : À trois heures.

– Il n’est plus temps, murmura-t-il en se frappant le front. Si elle a cru à cet abominable avis, elle est déjà en route pour venir. Si je sors, nous nous croiserions peut-être… et si je la rencontrais, Malverne pourrait nous voir ensemble… Mieux vaut encore que je l’attende ici… Heureusement, je suis seul, et mes domestiques ne rentreront pas de sitôt. Quand elle se présentera, je lui ouvrirai moi-même.

» Ah ! je n’en doute plus maintenant… le coup part du scélérat qui a tué la comtesse… mais comment a-t-il pu deviner que nous correspondions par le journal ? Eh ! parbleu, en lisant tout bonnement les petites annonces… il aura remarqué les trois premières lettres du nom d’Odette et les trois premières du mot capitaine… il n’en a pas fallu davantage pour attirer son attention, et notre système d’écriture n’est pas difficile à déchiffrer. Quand je pense que c’est moi qui l’ai proposé à Odette ! Quelle faute ! mais il est inutile de la regretter… je vais tâcher de la réparer… ou du moins d’en prévenir les conséquences.

Et il se mit à chercher un moyen. Ouvrir lui-même, c’était très-bien, mais encore fallait-il savoir à qui. Un coup de sonnette ne fournit aucune indication sur la personne qui se présente à la porte, et Saint-Briac courait le risque d’ouvrir à monsieur, en croyant ouvrir à madame.

Il se pouvait aussi qu’il ouvrît à un autre de ses amis, ou à un indifférent, et c’eût été encore pis, car ce malencontreux visiteur pouvait arriver en même temps qu’Odette, la dévisager et la reconnaître.

Comment se tirer de là ? Il ne trouvait rien, et pendant qu’il se creusait la cervelle, madame de Malverne approchait peut-être. Il se la représentait marchant à pas pressés, en serrant de près les maisons de l’avenue d’Antin, et il s’imaginait le mari la suivant de loin puis se cachant pour la laisser entrer dans la maison, puis tombant sur elle comme la foudre.

Après réflexion, pourtant, il se dit que si Hugues, averti par une lettre anonyme, se décidait à les surprendre, il ne ferait pas un éclat dans la rue, et que d’ailleurs ce serait bien le diable s’il arrivait juste au même moment que sa femme.

Il se souvint aussi qu’en campagne, lorsqu’on prévoit l’arrivée de l’ennemi, on commence par éclairer les abords du poste qu’on occupe.

Il ne pouvait pas envoyer des patrouilles dans l’avenue d’Antin, mais rien ne l’empêchait de se mettre lui-même en sentinelle pour voir venir de loin, et, pour ce faire, il lui vint une idée.

L’appartement était un rez-de-chaussée surélevé dont les fenêtres se trouvaient hors de la portée des regards indiscrets des passants.

Celles du salon, de la salle à manger et du fumoir donnaient sur l’avenue d’Antin, les autres sur une jolie cour plantée et gazonnée.

Toutes avaient des persiennes qui, pour le moment, étaient ouvertes.

Le capitaine s’empressa de fermer celles de la salle à manger, en ayant soin de laisser les autres entre-bâillées, et il établit ainsi un poste d’observation qu’il occupa immédiatement.

C’était très-commode pour surveiller les deux côtés de l’avenue. Il suffisait de pousser légèrement l’un ou l’autre des deux volets à jour pour apercevoir de très-loin les gens qui venaient du quai et les gens qui venaient du rond-point des Champs-Élysées.

Si, comme c’était probable, madame de Malverne sortait de sa maison du faubourg Saint-Honoré, elle devait arriver du côté du rond-point. M. de Malverne, qui était très-probablement au Palais, pouvait, au contraire, arriver du côté du quai.

Saint-Briac, debout contre l’appui de la fenêtre ouverte, regardait alternativement à droite et à gauche, sans se découvrir, sans faire le moindre bruit, et il eut la satisfaction de constater qu’il était bien caché, car il voyait des gens passer au-dessous de lui, sans lever la tête.

L’entrée de la maison était à sa droite et tout près de lui : une belle porte cochère qui restait ouverte pendant le jour. Les voitures sortaient par là de la remise placée au fond de la cour, et la porte de l’appartement donnait directement dans ce large corridor.

Et tout en observant les alentours, le capitaine se préparait à suffire aux événements.

Il fallait commencer par s’assurer qu’aucun fiacre ne stationnait dans l’avenue. Il s’en défiait, des fiacres, depuis sa récente mésaventure, et il savait que ces véhicules servent aussi bien à cacher les maris jaloux qu’à promener les amants heureux.

– Malverne n’est pas là, se disait-il. Maintenant, de deux choses l’une : ou il arrivera le premier, et il ne trouvera personne chez moi ; ou bien, au contraire, sa femme arrivera avant lui, et j’aurai le temps de la faire filer… Hum ! ce n’est pas sûr, tout cela… J’arrange les choses à ma guise, et elles se passeront peut-être tout autrement. Que Malverne, par exemple, vienne se planter en faction en face de ma maison, et qu’il y reste jusqu’à ce qu’il voie Odette entrer… Qu’est-ce que je ferais dans ce cas-là ?… Eh ! bien, je ferais une sortie. C’est la ressource des assiégés, les sorties. J’irais droit à lui. Je lui demanderais ce qu’il attend là, et il serait si honteux d’être pris en flagrant délit d’espionnage, qu’il me ferait des excuses avant de quitter la place. Et si, au pis aller, Odette arrivait pendant ce colloque, elle devinerait la situation en nous voyant, et elle a assez d’esprit pour inventer une histoire. Elle a bien le droit, après tout, de passer par l’avenue d’Antin.

Saint-Briac raisonnait ainsi pour tâcher de se rassurer, mais il n’y réussissait qu’à demi, et il sentait plus lourdement que jamais le poids de la faute criminelle qu’il avait commise en trompant son meilleur ami. La morale courante, la morale du monde est indulgente pour ces péchés-là, mais cette morale n’était pas la sienne. Il avait le cœur trop bien placé pour s’absoudre lui-même d’une faiblesse si coupable, et il n’en envisageait pas sans effroi les terribles conséquences. Que dire à cet homme outragé, s’il venait à découvrir la trahison ? Hugues de Malverne aurait le droit de mépriser Jacques de Saint-Briac, de ne pas lui faire l’honneur de se battre, et Jacques, accablé par la honte, en serait réduit à courber la tête.

Si les maris pouvaient deviner ce qui se passe, à certains moments, dans le cœur et dans la tête des amants qui les trompent, ils seraient à moitié vengés.

Les femmes portent mieux les remords, quand elles en ont. C’est sans doute parce qu’elles aiment plus passionnément. Si épris que soit un homme, il ne cesse pas de raisonner ; il a conscience de la valeur de ses actes, et il ne perd jamais tout à fait la notion du bien et du mal. La femme, au contraire, quand elle aime avec violence, se donne tout entière ; elle oublie son mari, ses enfants, sa situation sociale ; elle ne pense plus qu’à son amant. Elle fait litière de sa réputation, elle saute par-dessus ce qu’on appelle les préjugés, elle brave ouvertement l’opinion. Tout cela pour un homme qu’elle trahira un jour, et qui souvent ne vaut pas le mari qu’elle trompe. Trop heureuse encore quand elle ne s’affole pas d’un être méprisable !

Odette n’en était pas arrivée à cette oblitération complète du sens moral ; elle déplorait sa faute, mais elle n’essayait plus de lutter contre un penchant plus fort que sa volonté ; elle s’y laissait aller, sans se préoccuper des suites de cette liaison dangereuse. Lorsque parfois Jacques lui parlait raison, elle lui fermait la bouche par des baisers. Et il n’était que trop disposé à oublier l’avenir pour jouir du présent.

En ce moment même, où il redoutait une catastrophe immédiate, il frissonnait de plaisir en pensant qu’il allait la revoir, la serrer dans ses bras, échanger avec elle des caresses et des confidences. Le péril allait surexciter leurs transports, et il allait enfin pouvoir expliquer à sa maîtresse adorée ce qui se passait depuis leur aventure de Notre-Dame, lui apprendre qu’ils avaient un ennemi, qu’ils marchaient au milieu d’embûches, et se concerter avec elle pour éviter d’y tomber. Elle se présentait, l’occasion de ce tête-à-tête qu’il souhaitait si ardemment et qu’il aurait eu tant de peine à se procurer chez elle dans un salon envahi par les habitués du thé de cinq heures. Elle se présentait dans de fâcheuses conditions, puisque leur entretien pouvait être interrompu par M. de Malverne ; mais Saint-Briac avait déjà fait son plan pour éviter un malheur. Il se disait :

– Pourvu qu’elle arrive la première, tout ira bien. Une fois qu’elle sera ici, Hugues peut venir sonner. Je ferai passer Odette dans une des pièces qui donnent sur la cour… je lui recommanderai de s’enfermer au verrou, et d’écouter ce qui se dira dans le salon… alors, j’irai ouvrir à Hugues ; nous aurons ensemble une explication qu’elle entendra à travers la cloison… Si furieux qu’il soit, il n’ira pas jusqu’à enfoncer la porte de communication, et d’ailleurs je serai là pour le contenir. Pendant que je parlementerai avec lui, Odette ouvrira une fenêtre et sautera dans la cour… ce n’est pas difficile… deux mètres à franchir et du gazon au pied du mur. Personne ne la verra… il n’y a que deux autres locataires dans la maison, et ils sont à la campagne… elle filera lestement par la porte cochère, et j’empêcherai bien Hugues de se mettre à la fenêtre… je prolongerai exprès la discussion, et, quand Odette aura eu le temps de fuir, je le ferai entrer dans ma chambre, je lui montrerai toutes les pièces les unes après les autres, et il sera bien obligé de reconnaître que sa femme n’y est pas. Nous verrons après.

» Je suppose qu’il me demandera pardon de m’avoir soupçonné, et je profiterai de ce moment de détente pour le prier de m’exhiber la lettre anonyme qu’il a dû recevoir. Si, comme je n’en doute pas, elle est de la même écriture que celle qui m’a été adressée, je saurai à qui m’en prendre, et je n’aurai plus besoin de ménager M. de Pancorbo. Je le dénoncerai immédiatement, et j’engagerai Hugues à faire appeler Mériadec et les autres… ils lui amèneront Sacha, et ils lui raconteront l’histoire de cet enfant.

Saint-Briac pensait tout cela sans cesser de surveiller l’avenue d’Antin, et il en était à se féliciter d’avoir inventé ces combinaisons préservatrices, lorsqu’il vit poindre au bout de l’avenue madame de Malverne.

Elle arrivait du côté du quai, voilée jusqu’aux dents et très-modestement vêtue de noir ; mais il la reconnut tout de même, et de très-loin, à sa taille et à sa tournure.

Les amants ont un instinct qui ne les trompe jamais, et les changements de costume ne les déroutent pas. Sous ce rapport, ils en remontreraient aux plus fins limiers de la police. Saint-Briac aurait reconnu madame de Malverne sous le masque le plus épais et sous le domino le plus ample.

– C’est elle, murmura-t-il. Elle arrive avant Malverne. Nous sommes sauvés. Il ne s’agit plus que de bien manœuvrer.

Il donna un rapide coup d’œil aux deux côtés de l’avenue, n’y vit rien de suspect, quitta son poste et courut à la porte de l’appartement pour être prêt à ouvrir, dès qu’Odette sonnerait.

Il n’attendit pas longtemps. Il entendit son pas, et il lui ouvrit avant qu’elle eût mis la main sur le bouton de cuivre que les visiteurs devaient presser pour s’annoncer.

Elle était essoufflée parce qu’elle avait couru. Il la reçut ; dans ses bras, l’entraîna dans le salon, la fit asseoir sans lui dire un seul mot, courut pousser les persiennes, ferma la fenêtre et revint s’agenouiller devant elle en lui prenant les mains.

Elle les dégagea pour relever sa voilette et murmura :

– J’ai eu bien peur. Je me figurais qu’on me suivait. Je me retournais à chaque instant, et, au lieu de venir directement, j’ai pris par la place de la Concorde, si bien que je n’en puis plus ; laissez-moi respirer, et pardonnez-moi d’être en retard. Il est trois heures et demie.

– Qu’importe ; puisque vous voilà ! s’écria le capitaine en couvrant de baisers sa main gauche qu’elle venait de déganter.

– Ce n’est pas ma faute, je vous le jure. Je me prépare depuis ce matin… j’ai été heureuse quand j’ai lu aux correspondances personnelles l’avis qui commence par les trois premières lettres de mon nom… notre mot de ralliement, que depuis quatre jours je cherchais vainement à la quatrième page du journal.

– Et vous avez cru que l’avis venait de moi ?

– Comment ne l’aurais-je pas cru, et pourquoi me demandez-vous cela ?

– Parce que cet avis est un piège qu’on nous a tendu. Je me serais bien gardé de vous donner rendez-vous chez moi, après ce qui s’est passé l’autre jour.

– Un piège ! répéta madame de Malverne en se levant toute droite. Qui donc a pu ?…

– Un misérable qui a surpris notre secret et qui veut se venger de moi.

– Se venger ?… comment ?

– En écrivant à votre mari pour lui apprendre que vous êtes ma maîtresse, et que s’il se présente chez moi entre trois heures et quatre heures, il vous y trouvera.

– Qui vous fait penser cela ?

– La logique. Ce faux avertissement ne peut pas avoir d’autre but que nous perdre tous les deux, et cette infernale machination manquerait son effet si son auteur ne vous avait pas dénoncée à votre mari, en même temps qu’il vous attirait ici.

– Vous le saviez, puisque vous avez lu cette annonce mensongère, et vous ne m’avez pas prévenue !

– J’ai ouvert le journal il y a une heure. Il n’était plus temps. Mais j’ai pris mes précautions pour vous sauver. Je vous ai guettée de la fenêtre de ce salon, et je me suis assuré que Malverne n’est pas encore près d’ici. Maintenant, il peut venir… je le recevrai et je le retiendrai pendant que vous fuirez par la cour.

– Fuir ! murmura Odette en fronçant le sourcil.

– Oui… la fenêtre n’est pas très-élevée… et je ne connais pas d’autre moyen… si vous sortiez maintenant, vous vous exposeriez à le rencontrer, car il va arriver d’un instant à l’autre.

– Et si je veux rester, moi ?

– Vous n’y pensez pas !

– Vous vivez dans notre intimité. J’ai bien le droit d’aller faire une visite au meilleur ami de mon mari.

– Vous oubliez la nouvelle situation où la fatalité nous a placés. Vous oubliez que j’ai été arrêté à la suite de notre funeste promenade à Notre-Dame… Si Malverne m’a fait remettre en liberté, c’est que je lui ai juré que j’étais monté sur les tours avec une femme mariée qui est ma maîtresse… j’ai refusé de la lui nommer, j’ai refusé avec une persistance qui a dû lui paraître étrange. Un dénonciateur anonyme vient de lui écrire que cette femme, c’est vous, et vous espérez qu’il en doutera !… alors que tout s’enchaîne, et que ma liaison avec vous explique si bien l’obstination que j’ai mise à ne pas pousser jusqu’au bout la confidence que je lui ai faite pour me disculper d’une accusation d’assassinat ! il faudrait qu’il fût aveugle, et vous savez s’il est clairvoyant.

» En supposant même qu’il s’abstînt de vérifier aujourd’hui cette accusation qui le touche de si près, le danger resterait le même. L’homme qui nous a dénoncés est le meurtrier de cette malheureuse étrangère. Je sais qui il est, et il sait que je le sais. J’ignore comment il a surpris notre secret, mais il nous tient, et il ne nous épargnera pas. Si je ne l’ai pas encore livré à la justice, c’est que nous sommes à sa merci… il proclamerait tout haut ce qu’il vient d’écrire à votre mari.

Madame de Malverne, pâle, les traits contractés, les dents serrées, regardait le capitaine avec des yeux étincelants.

– Oui, dit-elle après un silence, je comprends que je suis perdue. Hugues me pardonnerait peut-être ; le monde ne me pardonnerait pas. Eh bien ! tant mieux ! je suis lasse de me mentir, lasse d’être à lui que je n’aime pas. Je veux en finir avec une existence odieuse, reprendre ma liberté… vivre avec toi seul !

– Odette ! s’écria Saint-Briac, effrayé de tant de violence.

– Oui, reprit-elle d’une voix vibrante, vivre avec toi que j’adore, et y vivre au grand jour, comme si j’étais veuve.

– Il a été mon ami… je ne puis pas le tuer en duel.

– Qui te parle de le tuer ? Je veux partir… je veux que nous quittions la France pour n’y jamais revenir… je veux que nous allions cacher notre bonheur au bout du monde… nous trouverons bien quelque part un coin de terre ignoré où il ne viendra pas nous chercher. Qui nous retiendrait ? Notre amour n’est-il pas assez fort pour nous consoler de perdre l’estime des indifférents et des sots ? Je suis prête à te suivre partout, et je ne veux pas attendre… j’ai déjà trop attendu… je mourrais à la peine. Quand partirons-nous ?

Et comme le capitaine, bouleversé par cet éclat imprévu, ne se pressait pas de répondre :

– Tu te tais !… tu hésites !… toi qui m’as dit tant de fois que tu maudissais ce mariage auquel je me suis résignée parce que tu n’étais plus là, et que je ne savais pas si je te reverrais jamais !

– Je le maudis encore, mais…

– Mais tu t’accommodes de ce semblant de bonheur qui ne me suffit pas à moi, parce que je veux t’appartenir tout entière. Aie donc le courage de dire que tu ne m’aimes plus, que tu ne m’as jamais aimée.

– Tais-toi ! s’écria Saint-Briac, en saisissant à deux mains la tête charmante de sa maîtresse et en collant ses lèvres sur les siennes.

– Non, non… tu mens, tu es trop lâche pour me sacrifier ton repos, pour braver l’opinion du monde où tu te plais… laisse-moi partir seule, puisque tu as peur, puisque tu aimes mieux me briser le cœur que de rompre avec un ami. Il vaut mieux que toi, car s’il savait que tu es mon amant, il nous tuerait tous les deux.

Saint-Briac, enivré, allait peut-être répondre : Partons, quand il entendit un violent coup de sonnette.

– C’est lui, dit-il en baissant le ton ; cache-toi… là… dans cette chambre… et quand tu auras reconnu sa voix, fuis par le chemin que je t’ai indiqué.

– Non ! répliqua nettement Odette. Je reste… à moins que tu ne me jures de partir avec moi.

La sonnette vibra encore une fois et avec plus de force.

– Tu veux donc te perdre ? s’écria Saint-Briac.

– Je veux mourir, et j’espère qu’il me tuera, répliqua madame de Malverne. Je vais commencer par lui dire que je suis ta maîtresse.

– Mourir ! et tu parlais tout à l’heure de vivre avec moi !

– C’est mon plus ardent désir. Jure que nous partirons ensemble, et je vais t’obéir.

Le capitaine, à bout d’arguments, jura, et Odette se laissa pousser dans la pièce voisine, en jetant à son amant ces mots :

– Je cède parce que tu as juré. Mais je ne sortirai pas de cette maison. Je veux savoir si ce n’est pas une femme qui va entrer.

Il manquait à Saint-Briac ce surcroît de peine d’entendre sa maîtresse affolée le menacer dans un pareil moment d’une scène de jalousie. Il n’était pas d’humeur à se justifier, et il n’en avait pas le temps. Il tira vivement la porte de la chambre, et il eut du moins la satisfaction de percevoir le bruit sec du verrou poussé en dedans par Odette.

La sonnette tintait de nouveau, et, cette fois, c’était un véritable carillon.

– Si je tardais encore, il enfoncerait la porte, murmura le capitaine en se préparant à faire face à l’ennemi.

Et il cria très-haut d’un ton de commandement :

– Qu’est-ce que c’est que ça, sacrebleu ! Finirez-vous d’arracher ma sonnette ?

Il dédiait cette objurgation à Malverne, qu’il croyait trouver tirant avec fureur le bouton qui mettait en mouvement le mécanisme de la sonnerie. Mais ce n’était pas Malverne, et Saint-Briac recula de surprise en se trouvant face à face avec une femme, vêtue de noir et voilée comme Odette.

– Pardon, madame, balbutia-t-il, sans livrer passage à cette visiteuse inconnue ; vous vous trompez sans doute…

– Non, je ne me trompe pas, répondit-elle, c’est bien chez vous que je viens, et vous n’en douterez plus quand vous aurez vu mon visage.

Elle releva sa voilette, et le capitaine s’écria :

– Vous ici, mademoiselle !

– Oui, moi… et il faut que je vous parle sur-le-champ.

– Je vous prie de m’excuser, mais en ce moment il m’est impossible de vous recevoir. Je ne suis pas seul chez moi.

– Je le sais… il y a… une dame… Dieu merci ! j’arrive à temps.

– Que voulez-vous dire ?

– Je viens la sauver.

– La sauver ! répéta Saint-Briac stupéfait.

– Oui… laissez-moi entrer… Si nous restons ici, nous allons être surpris… Il va venir… vous n’avez pas une minute à perdre… et je ne vous retiendrai pas longtemps… Mais il faut absolument que je vous apprenne ce qui se passe.

Saint-Briac comprit enfin que Rose Verdière lui apportait une nouvelle importante qui concernait madame de Malverne. D’où cette nouvelle était-elle venue à Rose ? Il ne se l’expliquait pas encore, mais il ne pouvait pas renvoyer la messagère sans l’entendre, ni prolonger un entretien avec elle sur le seuil de la porte de son appartement, dans un corridor ouvert où le mari d’Odette pouvait faire irruption d’un instant à l’autre.

– Entrez, mademoiselle, dit-il en s’effaçant ; entrez vite.

L’Ange du bourdon ne se fit pas prier, et le capitaine la conduisit dans le salon que madame de Malverne venait de quitter, madame de Malverne qui écoutait sans aucun doute à travers la cloison.

– Parlez maintenant, reprit-il vivement ; parlez et ne craignez pas d’élever la voix.

Rose, un peu étonnée d’abord de cette recommandation, devina presque aussitôt que la dame était dans la pièce voisine, et que M. de Saint-Briac voulait qu’elle entendît non pas seulement un organe féminin, mais aussi la conversation qui allait lui expliquer pourquoi son amant recevait chez lui une jeune fille et rassurer sa jalousie. Un homme n’aurait probablement pas eu tant de finesse, mais Rose Verdière comprenait à demi-mot.

– Monsieur, commença-t-elle, en se mettant tout de suite au diapason qu’il fallait, nous nous connaissons à peine, mais vous vous intéressez, comme M. de Mériadec, à un enfant qu’un scélérat a fait orphelin.

» C’est un lien entre nous, et le persécuteur de cet enfant a formé contre vous un projet abominable. Un hasard providentiel vient de me l’apprendre. J’étais assise dans le square, au pied de la tour Saint-Jacques… deux hommes causaient près de moi… ils ne voyaient pas que j’étais à portée de les entendre… ils ont parlé de vous et de Sacha… l’un d’eux a dit qu’il venait de remettre au mari d’une dame que… que vous aimez… une lettre.

– Pour l’informer que sa femme est chez moi, en ce moment. Je l’avais deviné. A-t-il nommé ?…

– Le mari. Non, monsieur. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’un magistrat… peu m’importait, du reste… ce qui m’importait, c’était de vous avertir du danger. J’ai pris une voiture et je suis venue… je tremblais d’arriver trop tard… ces misérables disaient que ce monsieur serait ici à trois heures et demie.

– Je l’attends. Mes précautions sont prises. Il ne trouvera personne chez moi.

– Alors cette dame est… déjà partie ?

– Non. Elle partira seulement lorsqu’il sera dans ce salon. De cette façon elle ne risquera pas de le rencontrer à la porte ou dans la rue.

– Et s’il me rencontrait, moi ?

– Il n’en résulterait rien de fâcheux pour vous. Il ne vous connaît pas.

– Comment me connaîtrait-il ? C’est un homme du monde, je suppose, et je ne suis qu’une pauvre ouvrière.

Une idée venait de frapper Saint-Briac ; et en même temps il lui était venu un doute qu’il voulait éclaircir.

– Vous n’avez pas encore été interrogée par le juge d’instruction, à propos de l’affaire des tours ? demanda-t-il vivement.

– Ni moi, ni M. de Mériadec, ni les deux messieurs que vous avez vus rue Cassette. Mais nous le serons sans doute.

– Il suffit que vous ne l’ayez pas été jusqu’à présent, répondit le capitaine.

Il n’avait garde d’apprendre à Rose que le juge qui devait l’appeler en témoignage, elle et ses amis, était précisément le mari qu’il redoutait.

Et il se disait :

– S’il la voyait sortir de chez moi, il ne saurait pas qui elle est… si plus tard, quand il la recevra dans son cabinet, il la reconnaît pour l’avoir déjà rencontrée à la porte de ma maison, et s’il lui demande ce qu’elle y venait faire, elle aura bien l’esprit de lui répondre qu’elle était venue me parler du crime de Notre-Dame.

– Votre appartement a donc deux sorties ? demanda Rose, qui n’avait pas compris où tendait la question incidente du capitaine.

– Dont une par les fenêtres qui s’ouvrent sur la cour. Nous sommes au rez-de-chaussée, et…

Le timbre résonna de nouveau, et Saint-Briac dit :

– Cette fois, c’est lui.

– Que faire ? balbutia la jeune fille, qui avait pâli en entendant le coup de sonnette.

Le capitaine hésita un instant ; puis, prenant un parti :

– Je ne veux pas qu’il vous surprenne ici, dit-il d’un ton décidé ; je sais que je puis me fier à vous, et la personne qui est là ne s’étonnera pas de vous voir, car elle nous entend, et elle sait ce qu’il lui reste à faire. Lorsqu’elle sera partie, vous serez libre de fuir par le même chemin. Entrez là.

Il ouvrit une porte, pas celle que madame de Malverne avait fermée au verrou ; mais la pièce où elle se tenait communiquait avec la chambre où Saint-Briac poussa Rose Verdière, en lui disant :

– À demain ! chez M. de Mériadec.

Après avoir enfermé la jeune fille et retiré la clef, qu’il mit dans sa poche, Saint-Briac écouta un instant et n’entendit aucun bruit de l’autre côté de la cloison. Il en conclut que Rose et Odette, comprenant toutes deux la situation, s’étaient accordées sans se parler, et qu’elles sauraient fuir quand le moment serait venu.

L’appel de la sonnette n’avait pas été renouvelé, et il se pouvait après tout qu’il ne vînt pas de M. de Malverne ; mais, quoi qu’il en fût, il fallait ouvrir, et le capitaine, qui avait repris son sang-froid, pensa aussitôt à se donner une contenance pour détourner les soupçons du mari, si c’était le mari qui sonnait.

Quand il était seul chez lui, le capitaine fumait volontiers la pipe. Il eut la présence d’esprit d’en allumer une qu’il trouva toute bourrée, sur la table du fumoir, contigu au salon, et ce fut avec cet accessoire entre les dents qu’il se dirigea vers la porte de l’appartement.

Au moment où il y arrivait, on sonna encore une fois, mais sans violence, presque timidement.

– C’est quelque fournisseur, se dit Saint-Briac ; à moins que ce ne soit une ruse de Malverne, faisant patte de velours, au lieu de s’annoncer en furieux.

Il ouvrit, il vit que c’était lui, et il dit du ton le plus naturel qu’il put prendre :

– Tiens ! te voilà ! Du diable si je m’attendais à te voir ici aujourd’hui ! Je te croyais au Palais.

– J’en viens, répondit le juge avec calme, un calme qui n’était qu’apparent, car sa figure n’avait pas son expression habituelle.

– Entre donc, reprit Saint-Briac. Tu t’étonnes de me voir ouvrant ma porte moi-même ; croirais-tu que mes deux domestiques sont sortis ? J’allais en faire autant, et si tu étais arrivé une demi-heure plus tard, tu aurais trouvé visage de bois. Je n’attendais, pour m’habiller, que d’avoir achevé cette pipe.

Et, après avoir conduit M. de Malverne dans le salon :

– Tu ne la fumes plus, toi, la pipe. Ta grandeur t’attache au rivage, depuis que tu es magistrat. Et puis, ta femme déteste l’odeur du tabac. Mais tu me permettras bien de finir en ta présence cette excellente bouffarde.

Tout cela était dit d’un air dégagé, et le capitaine s’étonnait de si bien jouer la comédie, mais il ne la jouait pas sans remords, car il était honteux de son rôle. C’était la première fois qu’il se trouvait contraint de descendre jusqu’à se moquer de son ami qu’il trompait, et jamais il n’avait si bien goûté l’amertume de sa situation.

Il pensait : C’est indigne, ce que je fais. Je ne suis plus un galant homme, et si Hugues ne se laisse pas prendre à mes mensonges, il aura le droit de me cracher au visage.

Hugues ne paraissait pas convaincu. Au lieu de s’asseoir dans un fauteuil que Jacques lui avait avancé, il restait debout, le chapeau sur la tête et les yeux fixés sur les deux portes de communication.

– Ah çà, qu’est-ce que tu as, mon cher ? demanda le capitaine, que la nécessité condamnait à feindre jusqu’au bout l’insouciance gaie. Te serait-il arrivé un malheur ? Bon ! je devine… Tu n’es pas content, parce que l’instruction de l’affaire de Notre-Dame ne marche pas. Les témoins ne t’ont rien appris de neuf.

– Je n’en ai entendu aucun, répondit distraitement M. de Malverne. Je ne les ai fait citer que pour demain.

» Tu es seul chez toi, en ce moment ?

– Tu le vois bien ; si tu as quelque chose de confidentiel à me dire, tu peux parler.

Et comme le magistrat se taisait :

– Tu hésites ?… c’est donc bien grave ?

– Très-grave, dit enfin le mari d’Odette.

– Raison de plus pour t’expliquer immédiatement.

– Écoute, Jacques. Tu es mon plus ancien et mon plus intime ami. Jusqu’à ce jour, il ne s’est jamais élevé entre nous un nuage. J’ai en toi une confiance absolue.

– C’est réciproque.

– Je n’en doute pas. Eh bien, juge de ce que j’ai dû éprouver quand j’ai reçu contre toi une dénonciation épouvantable.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria ironiquement le capitaine. Et de quoi, diable ! m’accuse-t-on ? Serait-ce encore une fois d’avoir précipité cette malheureuse du haut de la tour du sud ?

– Si l’on ne t’accusait que de cela, je n’aurais pas quitté mon cabinet pour accourir ici. Je suis maintenant certain que la femme qui est montée avec toi sur la galerie Notre-Dame est vivante.

– Eh bien, alors ? demanda Saint-Briac, en affectant de sourire.

– Je n’en doutais pas, reprit M. de Malverne ; mais si jamais j’en avais douté, je serais aujourd’hui à même de me convaincre qu’elle existe, car on vient de m’apprendre qui elle est.

– Nous y voilà, pensa le capitaine, il s’agit de me bien tenir.

Et il dit, en haussant les épaules :

– Je crois qu’on s’est moqué de toi, car je suis à peu près certain que personne ne l’a vue. N’importe, nomme-la-moi, et si l’on t’a dit la vérité, je ne démentirai pas la personne qui t’a renseigné. Tu possèderas alors un secret que j’aurais voulu garder, mais je sais que tu es incapable d’en abuser.

Le mari d’Odette présenta une lettre qu’il tenait pliée dans sa main gauche.

– Lis ! dit-il d’une voix sourde.

C’était le moment décisif. Saint-Briac avait froid dans le dos, mais il se tira de ce mauvais pas à force d’aplomb.

– Ah ! c’est infâme ! s’écria-t-il, après avoir parcouru rapidement les premières lignes. Quel est le gredin qui s’est permis cette abominable calomnie ?… Tu n’y as pas cru, j’espère… Mais quand je connaîtrai ce misérable…

– Lis jusqu’au bout.

Saint-Briac tourna vivement le feuillet et dit :

– J’en étais sûr… il n’a pas signé… et tu sais le cas qu’un honnête homme doit faire d’une lettre anonyme…

– Je n’en aurais tenu aucun compte, si elle ne contenait pas une indication précise… lis, je te le répète.

Le capitaine aurait bien voulu s’en dispenser, mais il ne pouvait pas refuser, et il se mit à déchiffrer, en scandant chaque mot, une écriture fine qu’il avait reconnue du premier coup d’œil pour l’avoir déjà vue l’avant-veille, l’écriture de M. de Pancorbo :

« La femme qui a fait l’autre jour avec M. de Saint-Briac l’ascension des tours de Notre-Dame, c’est la vôtre, et, si vous voulez vous en convaincre, allez cette après-midi, entre trois et quatre heures, chez ce galant capitaine. Vous y trouverez madame de Malverne. Elle est depuis six mois la maîtresse de cet homme qui se dit votre ami. »

C’était clair et précis comme la démonstration d’un théorème de mathématiques. Il n’y avait pas moyen de se dérober à une accusation si nette. Il fallait la réfuter sur-le-champ, et la réfuter par des preuves.

Saint-Briac essaya pourtant de traîner la chose en longueur. Évidemment, Hugues allait exiger que le capitaine lui montrât que personne n’était caché chez lui, et le capitaine voulait laisser à Odette le temps de fuir par le chemin qu’il lui avait indiqué. Il espérait que Rose Verdière, pour sortir, passerait aussi par la fenêtre, et il gardait pour la fin de la discussion qu’il engagea un coup de théâtre justificatif : la visite complète de l’appartement, que le mari trouverait vide.

– Ainsi, murmura-t-il d’un air navré, tu as pris au sérieux cet ignoble message, et tu viens vérifier les odieuses allégations d’un drôle que tu ne connais pas. Tu mériterais en vérité que je te laissasse y croire… alors qu’il me serait si facile de te convaincre que ce dénonciateur ment. Quelle opinion as-tu donc de ta femme et de moi, pour procéder ici comme un commissaire de police chargé de constater un flagrant délit ?

Saint-Briac s’était rapproché de la porte et élevait la voix de façon à être entendu d’Odette, si elle était encore là.

– Je crois ce que j’ai vu, dit froidement le mari. Une femme est entrée ici, peu d’instants avant moi, et cette femme, c’est la mienne.

Cette affirmation fit pâlir Saint-Briac, qui ne put que balbutier :

– C’est impossible. Tu as rêvé cela. La colère te troublait l’esprit et la vue.

– J’affirme qu’une femme est entrée ici, reprit M. de Malverne avec un calme plus effrayant qu’un accès de fureur ; une femme habillée de noir, que j’ai parfaitement reconnue, quoiqu’elle eût un voile sur le visage. Je venais de descendre de voiture au rond-point des Champs-Élysées, et j’entrais dans l’avenue d’Antin, quand je l’ai aperçue… elle venait du côté du quai, très-vite, en rasant de près les maisons… arrivée à la hauteur de la porte cochère, elle a tourné brusquement et elle a disparu sous la voûte.

– Tu t’es trompé, sans doute ; mais alors que ce serait vrai, cela ne prouverait pas qu’elle est entrée chez moi. Je ne suis pas seul à habiter cette maison. Et cela prouverait encore moins que c’était madame de Malverne. Elle doit être chez elle en ce moment et si tu veux bien chasser les visions qui t’obsèdent, tu n’as qu’à te transporter avec moi dans ton hôtel ; je suis sûr que nous l’y trouverons, offrant le thé à ses amies… c’est son jour, et j’y serais allé, si tu n’avais pas envahi mon domicile.

– Et moi, je suis sûr qu’elle est ici… à moins qu’elle n’ait déjà eu le temps de fuir.

– Par où ? mon appartement n’a pas de porte dérobée.

– Il est au rez-de-chaussée, et il a des fenêtres sur la cour.

Saint-Briac tressaillit. Ce terrible mari avait deviné, et l’amant d’Odette commençait à craindre de ne pas pouvoir sortir de la situation où l’avait mis l’imprudence de sa maîtresse. Il essaya pourtant de s’en tirer en changeant de ton.

– Au diable tes soupçons absurdes ! cria-t-il en appuyant d’un geste dédaigneux cette réponse cassante. Puisque tu ne veux pas être convaincu, je n’essayerai plus de te convaincre. Crois ce qu’il te plaira, après tout, et laisse-moi en repos.

– Vos injures ne m’atteignent pas, monsieur, répliqua Hugues, sans se départir de sa froideur hautaine. Vous me les payerez avec le reste, car je vous ferai l’honneur de me battre avec vous, et j’espère bien vous tuer. Mais je veux votre complice… et je ne partirai pas sans elle.

– Alors, dit le capitaine, sérieusement emporté cette fois par la colère, vous vous figurez que, si vraiment il y avait une femme chez moi, je vous la livrerais ! Pour qui me prenez-vous donc, monsieur ?

– Je pourrais vous répondre : Pour un traître, car vous venez de briser par une odieuse trahison une amitié de vingt ans… mais ce n’est pas à vous que j’ai affaire en ce moment. Vous prétendez que vous êtes seul dans cet appartement. Prouvez-le-moi en m’ouvrant cette porte.

– C’est ce que j’aurais déjà fait, si vous ne me teniez pas un langage que je ne saurais tolérer. À quoi bon d’ailleurs vous montrer que la pièce voisine de ce salon est vide ? Vous prétendriez que la personne qui s’y était réfugiée a sauté par la fenêtre. Finissons-en, je vous prie. Cette scène ridicule n’a que trop duré. Nous nous couperons la gorge quand vous voudrez ; je ne demande pas mieux. Mais je suis chez moi, et je vous prie d’en sortir.

– Pas avant d’avoir arraché votre complice de la chambre où elle se cache.

M. de Malverne se préparait visiblement à enfoncer la porte d’un coup de pied, et Saint-Briac, exaspéré, allait lui sauter à la gorge, lorsqu’un bruit de chaises renversées les empêcha tous les deux d’en venir aux voies de fait.

Le bruit partait de la chambre à coucher et le capitaine se demandait si Odette y était encore.

– Persistez-vous à soutenir qu’il n’y a là personne ? interrogea Hugues.

– Non, mais je vous défends d’y entrer, et je vous jure que vous ne passerez pas, riposta Saint-Briac, en lançant à l’autre bout du salon sa pipe qu’il tenait encore à la main.

Il ne restait plus aux deux amis qu’à se colleter comme de simples crocheteurs, mais cette déplorable extrémité leur fut épargnée.

La porte, menacée par l’un et défendue par l’autre, s’ouvrit tout à coup, et Rose Verdière apparut en pleine lumière, à visage découvert.

M. de Malverne, stupéfait, recula. Saint-Briac, beaucoup moins surpris, resta muet. Il se demandait : Que va-t-elle dire ?

La jeune fille entra, la tête haute, et s’adressant au mari d’Odette :

– C’est moi, monsieur, que vous avez vue venir du quai et entrer dans cette maison. Je crois que je vous ai aperçu à l’autre bout de l’avenue. Vous avez désigné tout à l’heure une femme voilée et vêtue de noir. Me reconnaissez-vous ?

– Oui, murmura Malverne, il me semble que c’est vous, et cependant…

– Vous doutez encore. Vous ne comprenez pas pourquoi M. de Saint-Briac a nié avec persistance qu’il y eût une femme ici. Mais, s’il en était convenu, vous l’auriez sommé de vous la montrer… et il aurait refusé énergiquement, parce que je serais perdue, si l’on savait que je suis sa maîtresse.

– Vous ! s’écria le mari, qui avait quelque peine à croire à un si heureux dénoûment.

Le capitaine, en entendant cet héroïque mensonge, s’était hâté de prendre une figure de circonstance, mais il resta muet, admirant le dévouement et l’intelligence de cette jeune fille qui, pour sauver une femme qu’elle ne devait guère estimer, se chargeait bravement d’une faute qu’elle n’avait pas commise.

– Oui, monsieur, dit Rose, sans sourciller, je suis sa maîtresse, et je ne tolérerais pas qu’il en eût une autre. C’est pourquoi vous pouvez vous dispenser de visiter cet appartement. La femme que vous cherchez n’y est pas.

» Je ne sais qui vous êtes, et si je me suis cachée, lorsque vous avez sonné, c’est que, moi aussi, j’ai ma réputation à sauvegarder, et il ne me convient pas que les amis de M. de Saint-Briac me voient. J’allais sortir par la fenêtre, quand j’ai entendu à travers la cloison les éclats de votre colère, et j’ai jugé que je devais rester. Il m’en a coûté de me montrer à vous ; mais maintenant que vous m’avez vue, vous n’accuserez plus une innocente… parce qu’elle a le malheur de me ressembler de loin. Et puis, je crois avoir affaire à un galant homme, et je compte que, si jamais vous me rencontrez, vous ne vous souviendrez pas de m’avoir vue ici.

Sur cette conclusion d’un petit discours que n’aurait pas désavoué une femme du meilleur monde, la fille de l’ex-gardien des tours adressa un salut fort court à M. de Malverne et se dirigea vers la porte de l’appartement, après avoir tendu la main au capitaine, qui y mit un baiser reconnaissant et qui s’abstint de reconduire la généreuse enfant à laquelle Odette devait d’être sauvée.

Jacques resta face à face avec le mari qui faisait une singulière figure, et lui dit doucement :

– M’en veux-tu encore ? Et comprends-tu enfin que tu as soupçonné à tort ta femme et ton ami ?

Hugues lui ouvrit ses bras, et l’amant d’Odette eut le courage de ne pas se dérober à cette accolade qu’il ne méritait guère.

Quand un homme a mis le pied hors du droit chemin, il va jusqu’au bout dans la voie du mensonge.

– Pardonne-moi, murmura M. de Malverne ; cette infâme lettre m’avait bouleversé.

– Comment n’as-tu pas deviné d’où elle vient ?

– Je ne le devine pas encore.

– Tu as donc oublié les propos que ce Pancorbo nous a tenus au cercle ?

– Quoi ! ce serait lui qui…

– Souviens-toi qu’après avoir engagé avec moi une conversation banale, il m’a déclaré tout à coup qu’il m’avait vu, la veille, traverser le parvis Notre-Dame entre deux sergents de ville. Souviens-toi que l’idée t’est venue aussitôt que cet homme si bien informé était peut-être l’assassin.

– C’est vrai, murmura M. de Malverne. Je me rappelle même que l’étrange déclaration de cet homme m’a fait l’effet d’être une menace déguisée.

– Et tu ne te trompais pas, appuya le capitaine. C’était une sorte d’avertissement… comme s’il nous avait dit : Abandonnez l’affaire du crime de Notre-Dame, sinon je vous jouerai un mauvais tour à tous les deux. Tu l’avais si bien compris que tu devais demander à l’ambassade d’Espagne des renseignements sur le soi-disant marquis de Pancorbo…

– Et j’ai négligé de le faire… mais il est encore temps.

– Non, je crois qu’il n’est plus temps. Hier soir, il n’a pas paru au cercle, et il ne loge plus à l’hôtel Continental. Cette disparition prouve surabondamment qu’il est coupable.

» Maintenant, veux-tu que je t’explique le plan qu’il a conçu et qui vient de recevoir un commencement d’exécution ? Le voici : du haut de la tour, où il était monté avec sa victime, il m’a sans doute aperçu pendant que j’étais sur la galerie avec une femme, qu’il n’a pas pu reconnaître, attendu qu’il ne l’avait jamais vue ; mais il m’a reconnu, moi qu’il voyait tous les jours à la partie de baccarat. Il m’aurait parfaitement laissé condamner, et lorsque, le lendemain, il m’a rencontré dans les salons du cercle, il s’est dit : Ce monsieur a pu me voir là-haut, et il pourrait s’aviser de le dire à son ami, le juge d’instruction. Il faut que je l’empêche de parler. Et il a procédé par gradation. Il m’a appris d’abord qu’il avait assisté à mon arrestation, et il m’a fait sentir qu’il ne tenait qu’à lui d’ébruiter cette mésaventure que j’avais grand intérêt à cacher.

– Et je t’ai engagé à ne tenir aucun compte de cette communication menaçante.

– J’ai si bien suivi ce conseil qu’après ton départ, l’ayant vu sortir en compagnie de l’individu qui, en notre présence, l’avait accosté aux Champs-Élysées, je me suis amusé à les filer tous les deux. Ils m’ont échappé, et en rentrant chez moi, j’y ai trouvé une lettre non signée dont l’auteur anonyme m’avertissait qu’il savait le nom de ma maîtresse, et que, si je continuais à m’occuper de lui, il la dénoncerait à son mari.

– Tu l’as, cette lettre ?

– Non. Je l’ai brûlée, mais, je l’affirme, elle est de la même écriture que celle-ci. Laisse-moi achever. Dans la première, il n’était pas question de toi. Le maître chanteur ne nommait pas – et pour cause – la femme sur laquelle il me menaçait de se venger. Il supposait qu’il n’en faudrait pas davantage pour m’effrayer. Or, le lendemain, je suis allé chez un des témoins que tu avais fait citer, et que sans doute tu entendras un de ces jours.

– Demain, sans plus tarder, interrompit le juge.

– Tu feras bien, dit le capitaine qui pensait tout le contraire, car la future comparution de Rose Verdière l’inquiétait fort. Je suis donc allé chez ce baron de Mériadec, dont tu m’as donné l’adresse. Pancorbo a dû avoir connaissance de cette démarche… je suis persuadé que depuis deux jours il me fait espionner… et il en a conclu que je préparais quelque chose contre lui.

» C’est alors qu’il a imaginé une nouvelle combinaison ou plutôt un perfectionnement de la première. Il sait que tu es marié, que je suis ton ami intime, que ta femme est jeune et jolie. Il s’est dit : Si je pouvais faire accroire au juge d’instruction que ce Saint-Briac est l’amant de madame de Malverne, ces messieurs s’entre-tueraient peut-être, et je serais débarrassé de mes plus dangereux ennemis. Une lettre anonyme fera l’affaire.

En écoutant ces déductions hasardées, M. de Malverne fronçait le sourcil et ne paraissait pas convaincu.

– Je ne comprends pas ton raisonnement, dit-il froidement. Cette machination aurait tourné contre lui. Et il ne m’aurait pas dit que je surprendrais ma femme chez toi, sachant que je ne l’y trouverais pas.

– Tu ne connais pas les gredins de l’espèce à laquelle appartient ce scélérat. Ils calomnient quand même parce qu’il reste toujours quelque chose d’une calomnie. Il a réussi à te troubler momentanément l’esprit. Il a semé un grain de défiance entre nous. Et d’ailleurs, c’est surtout à moi que le coup était destiné. C’est comme s’il me disait : Si vous persistez à vous occuper de moi, il vous arrivera de terribles désagréments dont je vous fournis un premier échantillon.

» Et puis, il ne prévoyait pas que je me trouverais en mesure de me justifier complétement, et séance tenante, d’une accusation qu’à la rigueur tu pouvais croire fondée. Songe donc à ce qui se serait passé entre nous si les choses avaient tourné autrement. Si tu n’avais trouvé personne chez moi, tu aurais peut-être cru que ta femme y était venue, et que tu arrivais trop tard. Si j’avais refusé de te mettre en présence de ma maîtresse que j’avais cachée dans ma chambre, c’eût été bien pis. Nous nous serions certainement coupé la gorge. Nous avons déjà failli nous prendre aux cheveux, parce qu’elle ne se pressait pas de paraître.

» Il a fallu, pour empêcher un malheur, qu’elle eût l’intelligence et le courage de se montrer… un courage bien rare, dans sa position, car elle n’est point de celles qui n’ont rien à risquer en s’affichant.

– Alors elle est mariée ?

– Tu me permettras de ne pas te donner de détails sur son état social. Il lui en a déjà assez coûté de se faire voir, et nous en resterons là, si tu veux bien.

– Rien ne t’empêche du moins de me dire si c’est elle qui est montée avec toi sur la galerie du portail de Notre-Dame.

– Crois-en ce qu’il te plaira.

– Alors, tu refuses de me répondre ?

– Absolument, et je m’étonne que tu insistes. Nous ne sommes pas au Palais, dans ton cabinet, et ici tu n’es plus juge d’instruction. Tu es Hugues de Malverne, mon plus ancien ami, et maintenant que tu ne peux plus me soupçonner de t’avoir trompé, mes affaires de cœur ne te regardent pas, je te le dis tout net.

– Tu as raison, s’écria Malverne, impressionné par ce langage ferme et clair.

– Veux-tu visiter mon appartement dans ses coins et recoins ? demanda en souriant le capitaine.

– Je ne te ferai pas cette injure. Je ne t’accuse plus, et je te prie d’oublier ce qui vient de se passer ici. Moi, j’en garderai le souvenir, comme d’une leçon, mais je ne t’en parlerai jamais… et Odette l’ignorera toujours.

– Enfin, je te retrouve donc et j’espère que rien n’altérera désormais notre vieille amitié.

» Veux-tu me permettre de te donner un conseil ?… c’est de laisser M. de Pancorbo aller se faire pendre ailleurs.

– Je ne te promets pas cela, dit vivement M. de Malverne. Je suis magistrat, et je ferai mon devoir jusqu’au bout. Mais je t’engage, toi, à ne plus te mêler de cette affaire.

» Elle t’a déjà coûté assez cher, et tu n’as pas mission de l’instruire.

– Sois tranquille ; je ne m’en occuperai plus. Tu rentres chez toi, je suppose. Quand te reverrai-je ?

– Quand tu voudras. Notre maison t’est ouverte, tu le sais.

Ils échangèrent une poignée de main, et ils se séparèrent sur le seuil de cette porte qu’Odette avait franchie pour entrer chez son amant.

Le temps n’est plus où le public riait des maris mis en scène par Molière, et, de ces deux hommes, Hugues de Malverne n’était pas le plus malheureux, car Saint-Briac, resté seul, se laissa tomber dans le fauteuil où sa maîtresse s’était assise, et dit avec un geste désespéré :

– Ah ! c’est trop de honte !… je me fais horreur à moi-même… je voudrais que cet assassin me proposât un duel à bout portant et qu’il me débarrassât de la vie.

VIII

Rose Verdière était sortie de la maison du capitaine avec la mort dans l’âme. Elle ne regrettait pas de s’être dévouée pour préserver d’une catastrophe imminente un homme qui lui était sympathique, mais elle osait à peine envisager les suites que pouvait avoir son dévouement.

Elle ne savait pas le nom du mari qu’elle avait contribué à tromper, quoiqu’elle eût entendu à travers la cloison presque toute la conversation des deux hommes. Ce nom figurait dans la lettre anonyme que M. de Saint-Briac avait lue, des yeux seulement ; il n’avait pas été prononcé tout haut.

Quelques propos échangés entre le mari et l’amant, au début de leur entretien, auraient pu mettre la jeune fille sur la voie.

Ceux-là lui avaient échappé, parce que, au moment où ces messieurs les tenaient, elle était occupée à aider la femme coupable à fuir par la fenêtre. Elle ignorait donc que ce mari était le magistrat chargé d’instruire l’affaire du crime de Notre-Dame ; mais elle n’ignorait pas qu’il était l’ami intime du capitaine, et c’était assez pour qu’elle redoutât les conséquences de cette aventure.

Elle se demandait si cet ami dont elle avait, en se montrant, désarmé la colère, se contenterait toujours de cette preuve très-contestable de l’innocence de sa femme ; si, au contraire, il n’allait pas ouvrir secrètement une enquête, à seule fin de s’assurer si le capitaine avait dit la vérité en présentant Rose comme sa maîtresse.

Un jaloux très-épris ne demande qu’à croire ce qu’il désire. Il peut se laisser aller à admettre, dans un premier mouvement de joie, une justification douteuse et se raviser ensuite.

Or, si celui-là entreprenait de s’assurer que le capitaine n’avait pas menti, il devait arriver tôt ou tard à découvrir qui était la femme que le capitaine lui avait montrée.

Il lui suffirait de faire suivre Saint-Briac, qui reviendrait certainement chez Mériadec, ne fût-ce que pour remercier l’Ange du bourdon ; de s’informer des personnes qui habitaient la maison de la rue Cassette, et d’y entrer sous un prétexte quelconque.

Rose frémissait à l’idée de se retrouver face à face avec cet homme qui, pour éclaircir la situation, irait peut-être jusqu’à lui rappeler leur rencontre dans l’appartement de Saint-Briac, voire même jusqu’à lui parler de ses relations intimes avec le capitaine, tout cela en présence du bon Mériadec qu’elle respectait, et de Daubrac qu’elle aimait.

C’eût été pour en mourir de honte, à moins qu’elle ne déclarât au mari qu’elle avait joué la comédie pour aider Saint-Briac à le tromper. Et elle ne se serait jamais décidée à trahir les amants qu’elle avait sauvés au péril de sa réputation et de son repos.

Elle les blâmait pourtant avec toute l’énergie que la vertu donne à une honnête fille. Elle ne comprenait pas que l’amant se fût abaissé jusqu’à trahir son ami intime. Elle comprenait encore moins que la maîtresse eût manqué à la foi conjugale. Et si elle s’était sacrifiée pour les préserver du châtiment qu’ils méritaient tous les deux, c’était uniquement par pitié. Elle avait cédé à un entraînement de son cœur, sans calculer la portée d’un acte dont le moindre inconvénient était de l’exposer elle-même à des dangers de toute sorte.

Et madame de Malverne n’était pour rien dans la résolution que Rose avait prise à l’improviste. Dans la chambre où elles s’étaient rencontrées, elles avaient à peine échangé quelques mots. Qu’auraient-elles pu se dire ? Odette, qui venait d’écouter à travers la porte, savait maintenant que Rose n’était accourue chez le capitaine que pour l’avertir du péril qui les menaçait.

Odette aurait dû la remercier ; mais elle se trouvait dans une de ces situations où une femme n’a plus le courage d’exprimer ce qu’elle ressent. Et Rose aurait craint de la troubler encore davantage en lui adressant la parole. Elle s’était bornée à lui montrer la fenêtre, à l’aider à descendre, au moment où le mari prenait avec Jacques le ton agressif, et à refermer ensuite tout doucement cette fenêtre, qui aurait paru suspecte au mari si elle l’eût laissée ouverte.

Puis, Rose était venue se mettre aux aguets, l’oreille collée contre la cloison. Elle avait suivi avec angoisse les phases de l’orageux entretien des deux amis, espérant toujours que le mari finirait par se calmer et par quitter la place. Mais la querelle s’était bientôt élevée au diapason le plus violent, et, en entendant ce mari exaspéré parler d’enfoncer la porte, Rose avait compris que M. de Saint-Briac allait se mettre en travers, et que, pour les empêcher d’en venir aux mains, il fallait qu’elle se montrât.

Elle l’avait fait, et, inspirée par la gravité du cas, elle avait improvisé un récit explicatif, qu’en toute autre circonstance elle n’aurait pas eu l’habileté d’inventer. Après quoi, elle était sortie avec les honneurs de la guerre, c’est-à-dire avec la conviction d’avoir réussi à réconcilier les deux adversaires.

Que s’était-il passé entre eux après son départ ? Elle n’en savait rien ; mais ce n’était pas le moment d’y réfléchir, et, d’ailleurs, elle pensait que le capitaine ne la laisserait pas longtemps sans nouvelles.

Ses inquiétudes se portaient maintenant d’un autre côté. Elle songeait à l’enfant que des misérables se proposaient de supprimer, comme ils disaient dans leur affreux langage.

Elle s’était occupée d’abord de courir au secours de Saint-Briac, et elle avait bien fait, car il s’en était fallu de peu qu’elle arrivât trop tard. Sacha, bien gardé par Mériadec, pouvait bien attendre. Et cependant elle n’était pas tranquille.

Les deux chenapans dont elle avait surpris les confidences au pied de la tour Saint-Jacques venaient de donner la mesure de ce qu’ils pouvaient faire, et il était assurément plus difficile de préparer le guet-apens de l’avenue d’Antin que de s’introduire dans une maison isolée de la rue Cassette.

Ces gens-là étaient très-capables d’inventer quelque ruse à laquelle le baron se laisserait prendre. Il était brave et bon, mais il avait les défauts de ses qualités. Il poussait la bravoure jusqu’à l’imprudence, et la bonté jusqu’à la naïveté, en ce sens que, jugeant les autres d’après lui, il ne croyait pas au mal.

Sacha ne lui ressemblait guère ; mais Sacha était un jeune sauvage, orgueilleux, indocile, un oiseau mal apprivoisé, qui ne demandait qu’à s’échapper de sa cage et qui, s’il s’envolait, ne saurait pas y rentrer, faute d’en retrouver le chemin à travers ce Paris qu’il ne connaissait pas.

Le protecteur et le protégé avaient grand besoin d’une sage personne qui les aidât de sa présence et de ses conseils. Rose, en dépit de sa jeunesse, avait tout ce qu’il fallait pour remplir ces fonctions modératrices, et il lui tardait de les reprendre.

En sortant, elle s’était dirigée du côté de la Seine. Sur le quai, elle reprit le fiacre qu’elle y avait laissé, et elle se fit conduire à la rue Cassette.

Pendant le trajet, ses inquiétudes au sujet de Sacha se calmèrent, et elle se reprit à penser aux scènes qui venaient de se passer chez le capitaine. Elle se demanda si elle devait les raconter à Mériadec, et, toutes réflexions faites, elle se décida à ne pas lui en parler.

Elle était tombée par hasard sur une voiture attelée d’un bon cheval, et en moins de vingt minutes elle arriva rue de Rennes, où elle descendit, pour éviter d’attirer par le bruit d’un fiacre lancé à fond de train l’attention des paisibles voisins du baron.

Elle entra à pied dans la rue Cassette, solitaire comme toujours, et elle s’achemina rapidement vers la maison de Mériadec.

Cette maison que Rose Verdière habitait depuis deux jours, et où elle se plaisait déjà, avait son aspect accoutumé : un aspect qui manquait absolument de gaieté.

Séparée de la rue par un long mur percé d’une petite porte, elle ne montrait que deux fenêtres, toutes deux au premier étage, et dont chacune éclairait un des pavillons que reliait entre eux le corps de logis bâti au fond de la cour.

La première, en venant de la rue de Rennes, était celle de la chambre de Rose, qui, l’ayant fermée avant de sortir, fut quelque peu surprise de voir qu’elle était ouverte. L’autre, qui donnait dans la chambre du baron, était fermée, quoiqu’il fît un temps superbe et quoique Mériadec aimât beaucoup l’air.

– C’est singulier, murmura-t-elle en s’apercevant de ce double changement.

Il n’en fallut pas davantage pour que ses inquiétudes la reprissent, et ce fut avec un fort battement de cœur qu’elle s’approcha de la porte.

Elle n’avait pas de clef, et elle craignait de la trouver fermée ; mais elle n’eut qu’à tourner le bouton pour entrer.

– Je suis folle de me tourmenter, pensa-t-elle. Si le baron était sorti avec Sacha, il n’aurait pas laissé sa maison à la discrétion du premier venu… d’autant qu’à cette heure-ci sa femme de ménage n’y est jamais. Je vais le trouver là-haut, plongé dans l’étude de don Quichotte et vantant son héros à Sacha, qui n’apprécie que les dessins du livre.

Elle prit l’escalier à sa droite, grimpa vivement, entra dans la salle où elle avait déjeuné, n’y vit personne et passa dans la pièce voisine où elle avait laissé Mériadec expliquant pourquoi le dernier des chevaliers errants se ruait la lance en arrêt contre un moulin à vent.

L’in-folio était resté ouvert, mais le maître et l’élève n’étaient plus là.

Rose revint sur ses pas, visita la chambre à coucher, qui était vide et, rebroussant chemin encore une fois, poussa jusqu’à l’atelier.

Là, personne encore. Il fallait que Mériadec fût dehors, et son absence, après tout, n’avait rien de fort extraordinaire, car il lui arrivait assez souvent, l’après-midi, de promener ses rêveries au Luxembourg.

– Il aura emmené Sacha, se dit la jeune fille, et je suis sûre qu’il ne le perdra pas en route. Mais je voudrais bien les revoir tous les deux.

Elle pensa qu’ils ne tarderaient guère à rentrer, et qu’en les attendant, elle n’avait rien de mieux à faire que de se remettre au travail.

Elle rapportait du magasin de la rue de Rivoli une nouvelle commande assez importante, une commande pressée, et elle n’avait pas de temps à perdre pour terminer à jour fixe cet ouvrage qui devait être bien payé.

Elle prit donc ses outils, et elle essaya de créer une guirlande de bluets qui faisait partie de la parure confiée à son talent de fleuriste.

Malheureusement, elle pensait à toute autre chose, et ses doigts ne firent que de mauvaise besogne. Les incidents de la journée occupaient son esprit, et son imagination lui en représentait les conséquences.

Elle croyait voir encore le visage sévère du mari, ses yeux étincelants, son attitude menaçante, la figure martiale du capitaine et les traits pâles de la femme coupable. Il lui semblait qu’elle entendait les voix irritées des deux hommes, ces voix qui l’avaient fait frissonner dans la chambre où elle se tenait prête à intervenir.

Puis, elle évoquait l’image de Daubrac, elle le voyait par la pensée avec sa tête brune, ses cheveux noirs bouclés, sa taille bien prise et sa démarche alerte. Elle se rappelait jusqu’à ses paroles les plus insignifiantes, et elle aurait pu réciter mot à mot le dernier entretien qu’il avait eu avec elle. Il était parti en lui disant assez clairement qu’il l’aimait ; mais comment l’aimait-il, et où la conduirait cet amour qu’elle partageait ? Daubrac ne s’était pas expliqué sur ses intentions, et la pauvre Rose avait tout lieu de croire qu’il n’aspirait pas à l’épouser.

Le mariage n’est pas fait pour les internes. Ils n’ont pas le temps d’y penser, et ils trouvent au quartier Latin des distractions qui leur suffisent. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’ils songent à faire une fin, et alors ils cherchent une dot. Pourquoi Daubrac aurait-il fait exception à cette règle, commune à tous les jeunes qui travaillent pour conquérir une bonne place dans ce monde où l’argent règne et gouverne ?

Rose ne pouvait pas raisonnablement espérer qu’il lui sacrifierait son avenir, et elle se reprochait de ne pas l’avoir arrêté net à sa première tentative de déclaration. Elle se jurait d’être plus réservée à l’avenir ; mais les amoureuses ne tiennent jamais ces serments-là, et, sans se l’avouer à elle-même, elle était follement éprise de ce brave et beau garçon que le hasard le plus étrange avait mêlé à sa vie.

Il ne dépendait plus d’elle de l’en éloigner, maintenant qu’elle demeurait chez Mériadec, puisqu’il y venait tous les jours, et alors même qu’elle se serait décidée à déménager pour le fuir, elle l’aurait encore rencontré à l’hôpital, où elle allait chaque matin voir son père, qui n’était pas près de guérir.

Elle en était là de ses réflexions, et la guirlande de bluets n’avançait guère, lorsqu’en levant les yeux, elle vit dans la cour Mériadec qui se dirigeait vers l’escalier du pavillon de droite et qui disparut presque aussitôt.

Rose travaillait près de la fenêtre, et Mériadec avait dû l’apercevoir.

– Dieu soit loué, se dit-elle en se levant vivement, il ramène Sacha !

Elle n’avait pas vu l’enfant, mais elle pensait que le baron l’avait fait passer devant, et qu’elle allait le trouver dans la bibliothèque.

Elle y courut, mais il n’y avait là que Mériadec, qui s’écria :

– Comment, mademoiselle, vous êtes ici !

– Depuis un quart d’heure, répondit la jeune fille avec un certain embarras. J’ai beaucoup trop tardé, je le sais, mais ce n’est pas ma faute, et…

– Oh ! je ne vous reproche rien, et puisque vous voilà, tout va bien ; mais j’ai eu peur de ne plus vous revoir.

– Et pourquoi ?

– Parce que je ne vous ai pas rencontrée à l’endroit que vous m’indiquiez. J’ai couru tout le jardin des Tuileries. Vous n’y étiez plus…

– Au jardin des Tuileries ! Mais je n’y suis pas allée.

– Cependant, vous m’avez écrit que vous m’y attendiez.

– Moi !

– Sans doute. Voyez plutôt.

Mériadec tira de sa poche une lettre et la présenta à l’Ange du bourdon, qui s’écria :

– Cette lettre n’est pas de moi.

– Que dites-vous ?

– La vérité, monsieur. Qui vous l’a remise ?

– Un homme habillé en commissionnaire. Il m’a dit que c’était très-pressé, et que la personne m’attendait au pied du marronnier du 20 mars.

– C’était encore un piège, murmura Rose, abasourdie par ce nouveau coup.

– Encore ! répéta Mériadec. On vous en a donc tendu un, à vous aussi ?

– Pas à moi. Mais le misérable qui vous a envoyé cette fausse lettre savait probablement que vous ne connaissiez pas mon écriture, et il a inventé ce moyen pour vous éloigner d’ici.

– Dans quel but ?

– Où est Sacha ? demanda brusquement la jeune fille.

– Sacha est ici, répondit Mériadec. Je ne pouvais pas l’emmener avec moi. Je pensais que vous couriez un danger, et je n’ai pas voulu exposer cet enfant.

– Alors, vous l’avez laissé seul dans cette maison ! s’écria Rose Verdière.

– Il le fallait bien. Mais j’ai eu soin de l’enfermer, en prévision du cas où la fantaisie lui viendrait de sortir.

– Où l’avez-vous enfermé ?

– Dans sa chambre, et il ne s’en est pas aperçu. Après avoir feuilleté avec moi les gros livres que je lui expliquais, il a été pris d’envie de dormir, et je l’ai aidé à s’étendre sur son lit, où il s’est assoupi immédiatement. Un quart d’heure après, le commissionnaire m’a remis la lettre que je viens de vous montrer. Je l’ai renvoyé, et, comme je ne me souciais pas de laisser Sacha à la discrétion du premier venu, j’ai donné, avant de partir, un tour de clef à chacune des deux portes de la pièce où il couche. Il n’a rien entendu, et il dormait de si bon cœur qu’il n’est pas encore réveillé.

– En êtes-vous bien sûr ?

– Non, puisque je ne suis pas encore entré chez lui, mais j’en suis convaincu, et, du reste, nous allons nous en assurer. Venez avec moi, ma chère Rose.

– Regardez ! dit-elle en amenant Mériadec près de la croisée qui donnait sur la cour.

Elle lui montra du doigt une échelle de corde accrochée à l’appui de la fenêtre de la chambre de Sacha.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria Mériadec, consterné. Le malheureux enfant s’est échappé !

– Dites plutôt qu’on l’a enlevé. Où se serait-il procuré cette échelle ?

– Je n’en sais rien. Mais j’affirme qu’il ne s’est pas laissé enlever. Il se serait défendu… il aurait appelé au secours… on n’emporte pas un enfant de neuf ans comme une nourrice emporte son nourrisson.

– Oh ! ils se seront bien gardés d’employer la violence. Ils auront eu recours à un procédé qui leur est familier. Ils lui auront persuadé que l’un de nous l’envoyait chercher.

– Sacha ne l’aurait pas cru.

– Vous l’avez bien cru, vous… et vous n’êtes pas le seul qui se soit laissé prendre aujourd’hui à ce piège grossier. Sacha, du reste, ne demandait qu’à courir la ville. Il aura répondu qu’il était emprisonné dans sa chambre ; ils lui ont jeté cette échelle ; et il s’est empressé d’en profiter pour sortir, enchanté de vous jouer un tour, parce qu’il vous en voulait de l’avoir mis aux arrêts.

– Oui, murmura Mériadec, les choses ont pu se passer ainsi… à moins que…

Et, sans achever sa phrase, il courut à la porte de communication. La clef était restée à la serrure, en dehors. Mériadec la tourna doucement et entra sur la pointe du pied.

Rose Verdière suivit, en marchant avec précaution.

Le lit était au fond de la chambre, un petit lit de fer, dont les rideaux blancs étaient tirés.

Mériadec les entr’ouvrit sans bruit, mit un doigt sur ses lèvres et fit signe à l’Ange du bourdon d’approcher.

L’enfant était couché sur le côté droit, le visage tourné vers le mur et le bras gauche replié sur sa tête. Il ne fit pas un mouvement, et Mériadec dit tout bas à Rose :

– Ne le réveillons pas, il dort si bien !

Ils s’en allèrent comme ils étaient venus, et ils se cantonnèrent à l’autre bout de l’atelier, afin de pouvoir causer sans que l’enfant les entendît.

– Quel singulier sommeil ! dit la jeune fille, médiocrement rassurée.

– Le sommeil que nous avions à son âge, répondit le baron, en se frottant les mains. Vous voyez, ma chère Rose, que vous vous alarmiez à tort.

– J’en conviens, et pourtant… cette fenêtre ouverte…

– Par moi, à la prière de Sacha. Il avait trop chaud, et cette chambre est si petite que j’ai jugé utile de lui donner de l’air.

– Mais… cette échelle ?…

– Ce n’est pas moi qui l’ai accrochée là, je l’avoue.

– Qui donc, alors ?

– Ma foi ! je n’en sais rien. L’enfant nous le dira quand il se réveillera. Peu nous importe, puisqu’il est sain et sauf. C’est peut-être une idée de notre ami Fabreguette.

– Comment ?…

– Eh ! oui. Il n’est pas venu ce matin à l’heure du déjeuner. Il aura voulu se rattraper l’après-midi, et, ne trouvant personne, il aura imaginé d’escalader la fenêtre de la chambre du petit pour lui faire une farce.

– C’est bien invraisemblable… Mais, encore une fois, l’échelle ?… Vous ne me direz pas que c’est lui qui l’a apportée.

– Qui sait ? Fabreguette est un original, et il se charge volontiers d’ustensiles bizarres. Ne se vantait-il pas, hier, de retrouver la maison où a couché Sacha en arrivant à Paris, et de s’y introduire par des procédés à lui connus ? Pourquoi n’y aurait-il pas réussi en se servant de cette échelle de corde ? Il venait nous raconter son succès et nous montrer comment il s’y est pris. Nous n’y étions pas. Il a laissé son escalier portatif accroché à la fenêtre, afin de nous prouver que son système est bon pour entrer chez les gens malgré eux. Et il va revenir avant la fin de la journée.

Rose ne paraissant pas convaincue par ces raisonnements, Mériadec essaya d’un argument nouveau.

– Vous conviendrez bien, dit-il, que si l’échelle avait été apportée par nos ennemis, je ne sais dans quel mauvais dessein, ils ne l’auraient pas laissée pour marquer leur passage.

– C’est vrai, cela, murmura la jeune fille. Mais pourquoi, alors, vous ont-ils attiré hors de chez vous… juste au moment où je n’y étais pas ?

– Mon Dieu, mademoiselle, je ne me charge pas de tout expliquer. Nous vivons depuis quelques jours au milieu d’événements extraordinaires ; nous marchons de surprise en surprise, et nous ne pouvons pas encore prévoir le dénoûment du drame qui se joue autour de nous.

– Et par nous, dit tout bas Rose, qui pensait à son aventure chez M. de Saint-Briac.

– Contentons-nous pour le moment de n’avoir plus d’inquiétude sur le sort de Sacha.

– J’en ai toujours.

– Quoi ! même après ce que vous venez de voir ?

– Je ne serai rassurée qu’après que Sacha m’aura parlé.

– Qu’à cela ne tienne, mademoiselle. Tout à l’heure, je n’ai pas voulu troubler son repos, mais, après tout, il a bien assez dormi… et d’ailleurs il me tarde de lui demander ce qui s’est passé ici après mon départ. Il est probable que le pauvre enfant n’en sait rien du tout… N’importe !… allons le réveiller.

Rose ne se fit pas prier, et ils revinrent tous deux à la chambre où rien n’avait bougé depuis qu’ils en étaient sortis.

Ils trouvèrent Sacha dans la même position ; mais cette fois Mériadec tira bruyamment les rideaux et l’appela par son nom.

N’obtenant pas de réponse, il se pencha et il toucha la main qui cachait le visage.

Elle était glacée.

Sacha ne donnait plus signe de vie. Ses yeux entrouverts n’avaient plus de regard, et sa face tuméfiée était méconnaissable.

La langue pendait hors de la bouche.

– Il est mort, s’écria la jeune fille.

– Mort assassiné ! murmura Mériadec.

Il faisait mal à voir, ce pauvre corps d’enfant. Le cou découvert portait deux taches violacées, empreintes des doigts du scélérat qui l’avait étranglé d’une seule main ; une main énorme dont l’étreinte puissante avait suffi pour consommer le crime.

Sacha avait dû être surpris pendant son sommeil, car ses vêtements n’étaient pas en désordre, et le lit n’était pas dérangé.

L’assassin n’avait eu qu’à replacer le cadavre dans une position naturelle, et à relever le bras sur le visage pour que la victime eût l’air de dormir.

Mériadec s’y était trompé, et Rose, qui doutait, avait fini par y croire.

Elle pleurait maintenant ; elle pleurait silencieusement ; les grandes douleurs sont muettes, et la force lui manquait pour exprimer la sienne.

Mériadec était atterré.

– C’est moi qui l’ai tué, dit-il en se frappant la poitrine. Je devais veiller sur lui, et je l’ai laissé sans défense.

– Pour courir à mon secours, sanglota la jeune fille. C’est moi qui suis cause de sa mort.

– Vous ne pouviez pas prévoir que l’assassin se servirait de votre nom pour m’attirer dehors.

– Non, mais j’ai su que la vie de Sacha était menacée… j’ai entendu deux hommes qui parlaient de l’enlever, et, au lieu de me hâter de revenir ici, j’ai…

– Il est fort heureux que vous ne soyez pas rentrée… vous ne m’auriez pas trouvé, et ils vous auraient tuée.

– Je n’aurais pas regretté la vie, si j’avais pu le sauver.

– Nous le vengerons.

– Ne l’espérez pas. Entre nous et ces bandits, la lutte est trop inégale. Nous y périrons tous.

– Non, car nous avons avec nous la justice. J’ai voulu me substituer à elle. Je le regrette amèrement, et je dirai au juge d’instruction tout ce que je lui ai caché jusqu’à présent. Maintenant que Sacha est mort, je n’ai plus de raisons de me taire. Et il n’y a pas une minute à perdre. Un meurtre a été commis chez moi, et ce meurtre n’est que la suite du crime de Notre-Dame. Je vais courir au Palais.

– Je ne resterai pas seule ici, dit Rose en détournant les yeux pour ne pas voir le cadavre.

– Pourquoi ne m’accompagneriez-vous pas ? vous aussi vous avez été mêlée à l’affaire de la tour, et bientôt… demain peut-être… vous serez citée comme témoin… N’attendons pas que ce juge nous appelle. Si nos amis étaient là, je les inviterais à venir avec nous. Malheureusement, Fabreguette n’a pas paru aujourd’hui.

– Nous trouverons M. Daubrac à l’Hôtel-Dieu.

– Oui, c’est l’heure où il fait sa seconde visite à ses malades… et l’hôpital est sur notre chemin… partons, mademoiselle.

– Qui le gardera, lui ? demanda Rose, en montrant le pauvre petit corps de Sacha.

Mériadec eut un geste qui signifiait : Il n’a plus besoin de personne. Alors, la jeune fille détacha de son corsage un bouquet de violettes qu’elle avait acheté en allant rue de Rivoli, le plaça sur la poitrine de l’enfant, et s’agenouilla près du lit.

Pendant qu’elle priait, Mériadec repoussa la fenêtre, sans retirer l’échelle de corde, qu’il tenait à laisser comme elle était, afin que la justice comprît comment l’assassin était entré.

Puis il aida Rose à se relever et l’emmena chez lui, après avoir donné un tour de clef à la porte de la chambre mortuaire, et mis la clef dans sa poche.

– Êtes-vous prête à dire au juge d’instruction ce que vous savez ? demanda-t-il à sa protégée, qui ne répondit que par un signe affirmatif.

Il lui répugnait d’articuler un oui bien net, parce qu’elle faisait mentalement des réserves.

Elle se promettait, par exemple, de ne pas parler à ce juge de la scène entre le mari et l’amant. Elle n’en avait pas dit un mot à Mériadec, et elle ne voulait pas se départir du silence absolu qu’elle avait promis à M. de Saint-Briac.

Cette scène d’ailleurs ne se rattachait que très-indirectement au crime de Notre-Dame, et pas du tout au meurtre de Sacha.

– J’espère que nous le trouverons dans son cabinet, reprit Mériadec. Mais nous n’avons pas une minute à perdre. Venez vite.

Ils descendirent précipitamment l’escalier, et, cette fois, le baron eut soin de fermer à double tour la porte de la rue ; précaution qu’il aurait bien dû prendre lorsqu’il était sorti pour aller chercher aux Tuileries Rose Verdière, qui n’y était pas.

Elle n’avait pas gardé son fiacre, mais ils en arrêtèrent un qui remontait la rue de Rennes et qui les mena vivement à l’Hôtel-Dieu.

La jeune fille resta sous le péristyle, et Mériadec se fit conduire à la chambre des internes, où il trouva Daubrac en train d’ôter son tablier d’ordonnance. Il lui raconta sommairement la mort de Sacha, et lui proposa de l’emmener au Palais avec Rose.

– Je veux bien, mais je doute qu’elle persiste à venir, lorsqu’elle connaîtra la triste nouvelle que j’ai à lui annoncer. Son père vient de mourir.

– Tout le monde meurt donc ! s’écria Mériadec.

– Ma foi ! mon cher, je commence à croire que nous y passerons tous. Je viens de chez Fabreguette. Il n’est pas rentré dans son taudis de la rue de la Huchette : on ne l’y a pas vu depuis trente-six heures. Il lui est certainement arrivé malheur.

» Quant au bonhomme Verdière, il vient d’avoir une nouvelle attaque, foudroyante, celle-là. Il n’a pas eu le temps de dire : Ouf !

– Eh bien ! si tu m’en crois, tu ne diras rien à sa fille. Elle perdrait la tête, et elle refuserait de nous accompagner. Or, je veux en finir aujourd’hui avec une situation intolérable, et il faut absolument que nous nous présentions tous les trois en même temps devant ce juge.

» Si j’y allais seul, ma démarche aurait beaucoup moins de poids. Il ne me croirait peut-être pas sur parole, quand je lui raconterai comment et pourquoi j’ai recueilli Sacha. Il ouvrirait une nouvelle enquête, et l’on perdrait beaucoup de temps.

– Je suis de ton avis… d’autant que le meurtre de Sacha va infailliblement amener chez toi la police, la justice, et tout ce qui s’ensuit… Nous ne pouvons pas te laisser faire tête à l’orage sans nous. Je regrette même l’absence de Fabreguette et celle du capitaine.

» Mais le temps nous manque pour courir après eux, et, enfin, nous serons trois, car je vais m’abstenir d’apprendre à cette pauvre enfant qu’elle est orpheline. Elle le saura toujours assez tôt.

» Entre nous, reprit l’interne en mettant son chapeau pour sortir avec son ami, elle ne fait pas une grande perte. Ce père était un vieil alcoolisé qui l’aurait beaucoup gênée quand elle voudra se marier.

Ils la trouvèrent sous le péristyle, et Daubrac ne fut pas obligé de mentir, car, dans le trouble où elle était, elle oublia de lui demander des nouvelles du bonhomme Verdière.

Le Palais de justice était à deux pas, et ils n’eurent pas le loisir de causer beaucoup pendant le trajet. Du reste, ils n’en avaient guère envie.

À la porte, Mériadec descendit pour s’informer, et on lui apprit que M. de Malverne avait quitté son cabinet depuis près de deux heures, qu’il était sans doute rentré chez lui, et l’huissier donna l’adresse au baron, qu’il prit pour un ami particulier du magistrat.

Mériadec revint consulter Daubrac et Rose, et, à l’unanimité, ils décidèrent de se faire conduire immédiatement au faubourg Saint-Honoré.

Ils ne prévoyaient guère l’effet que leur visite allait produire.

IX

Depuis deux jours, Mériadec, Rose, Daubrac et le capitaine n’étaient pas sur des lits de roses, mais leur allié, Jean Fabreguette, passait encore plus mal son temps.

Après l’explication qui s’était terminée par la brusque fermeture du vasistas, le pauvre garçon avait été pris d’un violent accès de fureur. Il s’était rué contre la cloison à coups de pied et à coups de poing, sans autre résultat que de meurtrir sa chair.

Les planches, épaisses de deux pouces, auraient résisté à la pioche et à la hache. Il ne réussit même pas à les ébranler.

Ensuite, il recommença à rôder dans sa boîte, comme un ours dans sa cage, frappant les parois et le plancher, rageant, criant, blasphémant.

Après trois quarts d’heure de cet exercice, il acquit définitivement la conviction qu’il ne sortirait pas de ce cachot, à moins qu’on ne vînt l’en tirer, et, épuisé par les efforts désordonnés qu’il venait de faire, il s’étendit sur le parquet.

Il lui arriva alors ce qui arrive assez souvent aux gens surexcités par une longue lutte. On a vu, à la fin d’une bataille acharnée, des soldats tomber de fatigue et dormir malgré le fracas du canon, le ronronnement des boulets et le sifflement des balles. À plus forte raison, Fabreguette, qui n’en pouvait plus, devait céder au sommeil, dans une maison silencieuse comme un tombeau.

Il perdit le sentiment de l’existence, et si son bourreau eût été encore dans la pièce voisine, il aurait pu l’entendre ronfler.

Lorsque le peintre de la rue de la Huchette se réveilla, il eut beaucoup de peine à comprendre où il était. Le grabat qui lui servait de lit dans sa mansarde n’était pas beaucoup plus moelleux que le plancher sur lequel il venait de dormir, et il crut d’abord avoir couché, comme de coutume, à son cinquième étage.

– C’est drôle, grommela-t-il en se frottant les yeux, il ne fait pas encore jour. Quelle heure est-il donc ?

Puis, tout à coup, la notion de la réalité lui revint. Il se mit sur son séant et il chercha à se rappeler les diverses péripéties de sa lamentable aventure. Il les retrouva, une à une, et il commença par s’étonner d’avoir été si bête. Mais bientôt il envisagea dans toute son horreur la situation où il s’était mis. Elle était désespérée. De quel côté pouvait-il attendre du secours ?

En quittant Daubrac, il lui avait bien dit qu’il allait, rue Marbeuf, chercher la maison où Sacha avait passé une nuit ; mais cette maison, Daubrac ne la connaissait pas, et certes il n’allait pas se mettre en campagne pour la découvrir. Daubrac était bien trop occupé de ses malades et de Rose Verdière pour s’inquiéter de l’absence d’un rapin qu’il fréquentait seulement depuis deux ou trois jours. Et eût-il entrepris de le retrouver, il n’y aurait pas réussi. Mériadec non plus, à moins que l’idée ne lui vint d’amener l’enfant pour explorer la rue Marbeuf. Mais c’était là une chance bien incertaine, et, en attendant, Fabreguette avait tout le temps de mourir de faim, car on ne vit pas plus de huit jours sans manger.

Il sentait déjà des tiraillements d’estomac, et il en conclut qu’il devait s’être écoulé un grand nombre d’heures depuis le copieux déjeuner que l’interne lui avait offert au bouillon du boulevard Saint-Michel. Combien d’heures ? impossible de le savoir, même par approximation. Dans la profonde obscurité où il se trouvait, le jour et la nuit se ressemblent. Fabreguette, qui n’avait jamais possédé de montre, n’aurait pas pu voir le chiffre marqué par les aiguilles, alors même qu’il aurait eu dans son gousset un chronomètre de cinquante louis.

Il essaya de suppléer, par des calculs, aux indications qu’un cadran aurait pu lui fournir.

Il était arrivé rue Marbeuf après midi. Un homme, si fatigué qu’il soit, ne dort guère plus de douze heures consécutives. Il pouvait donc être un peu plus de minuit. Mais, en admettant qu’il ne se trompât point, Fabreguette n’en était pas beaucoup plus avancé.

Il se leva en pied ; il recommença le voyage autour de son cachot, en tâtant les parois avec ses mains, et il l’acheva sans plus de succès que la veille. Les planches de la cloison, vernies et polies comme des glaces, ne présentaient ni fentes, ni aspérités. Il s’y serait cassé les ongles sans parvenir seulement à les égratigner.

Il se rappela alors qu’il avait un couteau dans sa poche, un mauvais couteau gagné à la foire de Neuilly, un véritable eustache dont il se servait au besoin pour gratter sa palette.

C’était peu de chose pour faire un trou dans du bois presque aussi dur que du fer, mais Fabreguette avait lu que Latude perça jadis les murs de la Bastille avec un clou, et il se fouilla vivement pour trouver l’ustensile.

L’artiste au béret rouge portait toujours de larges pantalons à la hussarde ; munis de poches aussi larges et aussi profondes que des sacs, des poches dont il faisait des magasins où il serrait toutes sortes d’objets hétérogènes.

Comment n’avait-il pas songé, dès la veille, à faire l’inventaire de ce qu’elles contenaient ? Il fallait qu’il eût perdu la tête après l’explication avec le geôlier de sa prison. Et, en vérité il y avait de quoi.

Il s’empressa de réparer cet oubli, et cette nouvelle visite donna des résultats inespérés.

Il ramena successivement un mouchoir à carreaux, une blague à tabac à moitié pleine, une pipe courte, culottée à souhait, un briquet, une pierre à fusil, un gros morceau d’amadou, le fameux couteau, et enfin, trésor inappréciable, une boîte d’allumettes, une boîte achetée le matin, en même temps que les cigares d’un sou, une boîte avec son plein chargement de bûchettes soufrées.

Grâce à cette heureuse découverte, il allait être délivré d’un supplice que connaissent seuls les malheureux égarés dans les profondeurs d’une mine ou dans les galeries souterraines des catacombes ; le supplice des ténèbres.

Fabreguette, depuis son réveil, souffrait physiquement de n’y pas voir. Il éprouvait des douleurs lancinantes, comme si on lui eût piqué les yeux avec des pointes d’aiguille, et il lui semblait que ses paupières étaient de plomb.

Il avait maintenant sous la main de quoi faire cesser temporairement des sensations désagréables, et cependant ce ne fut point par ce soulagement qu’il commença.

Il éprouvait surtout ce besoin qui, pour les fumeurs, passe avant le besoin de manger. Il bourra une pipe avec le tabac qui restait dans sa blague, battit le briquet, mit le feu à un fragment d’amadou, l’appliqua sur le fourneau de son brûle-gueule, et tira quelques bouffées, avec autant de plaisir que s’il eût avalé un verre de cognac.

La nicotine excita immédiatement son cerveau alourdi par le sommeil ; il se sentit tout ragaillardi, et il redevint lucide.

C’était le cas ou jamais d’entreprendre, avec de la lumière cette fois, une nouvelle inspection de son cachot, et il tenait déjà la boîte d’allumettes, lorsqu’il lui sembla entendre qu’on marchait doucement de l’autre côté de la cloison.

Il n’était pas probable qu’on vînt le délivrer, mais il n’était pas impossible qu’on vînt l’égorger, et la première pensée de Fabreguette fut de se mettre en état de défense.

Le bruit devint plus distinct. Les pas se rapprochaient de la cloison. Fabreguette ouvrit son couteau, qui n’était pas une arme bien dangereuse. Il est des cas où il faut faire flèche de tout bois. Et Fabreguette n’avait pas à sa disposition d’autre instrument.

Du reste, il n’ôta pas de sa bouche sa pipe, qui fumait comme un volcan. C’était peut-être la dernière, et il prétendait aller jusqu’au bout de sa jouissance.

Ainsi préparé à tout événement, il prit une attitude héroïque, et il attendit, les bras croisés, la tête haute et son couteau caché dans sa main droite.

Tout à coup, ébloui par un jet de lumière, il recula en fermant involontairement les yeux, et, quand il les rouvrit, il aperçut, au delà du vasistas ouvert, l’odieuse figure de son persécuteur, éclairée par un flambeau à deux bougies que le drôle avait posé sur une console.

Cette apparition raviva la colère du prisonnier, et il apostropha de la belle façon ce coquin subalterne.

– Qu’est-ce que tu viens faire ici, scélérat ? lui cria-t-il.

– Je viens voir si tu n’es pas mort, ricana l’homme noir.

– Pas encore, vieille canaille !

– Ça viendra… à moins que tu ne te décides à entendre raison…

– C’est-à-dire à te vendre le petit, hein ?

– Oh ! je n’y tiens plus beaucoup, car je puis me passer de toi. J’ai trouvé un truc pour me débarrasser de lui, sans courir trop de risques. Mais je ne me dédis pas de ma proposition. Si tu voulais écrire une lettre que je te dicterais, ça faciliterait ma besogne, et je te la payerais le prix convenu : dix mille francs.

– Va-t’en au diable, brigand !

– Au diable ? tu y seras avant moi, imbécile, puisque tu t’entêtes à refuser. C’est ton affaire et tu es bien libre de crever. Souviens-toi seulement, quand tu seras sur le point de tourner de l’œil, souviens-toi que je t’ai offert de te tirer d’ici. Cette pensée n’adoucira pas tes derniers moments… et il paraît qu’on souffre atrocement quand on meurt de faim. Tant pis pour toi, mon garçon ! tu l’auras voulu. Chacun son goût, après tout.

– J’aime mieux cette fin-là que celle qui t’attend… place de la Roquette.

– L’abbaye de Monte-à-Regret ? Tu n’auras pas la consolation de m’y envoyer. Le coup de la suppression de Sacha sera fait ce soir. Et demain, moi et mon maître, nous quitterons le sol inhospitalier de ta belle patrie.

– Ce soir ! murmura Fabreguette consterné.

– Mon Dieu, oui. Nos arrangements sont pris pour expédier dès aujourd’hui ce louveteau. Avant la nuit, il aura rejoint sa mère dans un monde meilleur. Et, une fois que nous l’aurons supprimé, nous n’aurons plus besoin de toi. C’est pourquoi je ne reviendrai plus.

– Je l’espère bien, car je tiens beaucoup moins à vivre qu’à te tuer, et je ne pourrai jamais t’étrangler à travers ce guichet. Tu es trop lâche pour t’en approcher.

– On ne s’approche pas d’un chien enragé… je serais bien bête de ne pas me tenir à distance.

» Maintenant, je te préviens que je ne mettrai plus jamais les pieds dans cette maison, où je t’ai attiré. Je vais tout à l’heure fermer toutes les portes et toutes les fenêtres. J’emporterai les clefs, et, comme mon maître a loué pour un an, personne n’y entrera avant l’année prochaine. D’ici là, personne ne saura ce que tu es devenu, et quand le propriétaire reprendra possession de son immeuble, on ne trouvera plus que ton squelette.

– Eh bien ! on annoncera cette découverte dans les journaux. Ils n’ont jamais parlé de ma peinture pendant que j’étais en vie. Ils parleront de moi après ma mort. Ce sera une compensation.

– Blague, mon bonhomme ! Jouis de ton reste. Nous verrons si tu blagueras quand la faim te tordra les boyaux. Je voudrais être là pour me régaler de la laide grimace que tu feras et pour t’entendre crier « Grâce ! » Malheureusement, je vais partir, et…

Un accès de toux interrompit cet horrible propos.

Une bouffée, lancée par Fabreguette, avait pris à la gorge le sicaire du marquis, et le coquin, à demi asphyxié, cherchait à rattraper son haleine.

– Comment ! tu fumes ! articula-t-il péniblement.

– Mon Dieu, oui. Si j’avais su que l’odeur de la pipe t’incommodait, je me serais contenté de griller un soutado.

– Où t’es-tu procuré du feu ? demanda vivement le majordome.

– J’ai toujours un briquet dans ma poche…

– Rien qu’un briquet ?

– J’ai aussi de l’amadou et une pierre à fusil.

– Pas d’allumettes ?

– Non, ça coûte trop cher et ça ne prend jamais… la Compagnie vole le pauvre monde. Mais qu’est-ce que ça peut te faire, que j’aie des allumettes ou non ?

– C’est que, si tu en avais, tu pourrais mettre le feu à la maison.

– Eh bien ! après ? Elle doit être assurée.

– La maison, je m’en moque. Mais tout l’intérieur est en bois de sapin. En cas d’incendie, tu serais brûlé tout vif. Tu es ici au centre d’une bâtisse dont je vais calfeutrer toutes les ouvertures avant de m’en aller. Tu aurais beau crier, personne ne viendrait à ton secours.

– Peuh ! mourir grillé ou mourir de faim… c’est tout un. Je crois même que je préfère la grillade. Mais je suis touché d’apprendre que tu t’intéresses à mon sort, ajouta ironiquement Fabreguette.

– Moi ! s’écria l’homme noir. Ah ! non, par exemple. Puisque tu ne veux pas nous servir, tu peux bien crever comme tu l’entendras. Mais je t’ai dit tout ce que j’avais à te dire. Je n’ai plus rien à faire ici, et M. le marquis m’attend pour le coup de la rue Cassette. Il est bientôt midi, et je n’ai pas de temps à perdre en bavardages inutiles. Une fois… deux fois, veux-tu écrire la lettre ? j’ai apporté tout ce qu’il faut… tu ne réponds pas ? trois fois… tu ne dis rien ?… c’est bien vu… bien entendu… adjugé ! conclut le scélérat en fermant brusquement le guichet.

Jean Fabreguette retomba dans les ténèbres, et il faut lui rendre cette justice qu’il n’avait pas été tenté d’accepter les offres du chenapan qui lui proposait de racheter sa vie au prix d’une infâme trahison.

Il savait pourtant que, cette fois, l’arrêt était sans appel, et que le misérable agent de l’assassin de la comtesse Xénia ne reparaîtrait plus. Le ton qu’il venait de prendre ne laissait aucun doute sur ses intentions. Mais il venait aussi de poser une question qui avait fait germer une idée dans la tête de Fabreguette.

– Pourquoi, se demanda l’artiste, m’a-t-il parlé du danger d’incendie ? Ce n’est pas, assurément, par sollicitude pour ma personne ; c’est parce qu’il craint que je n’emploie ce moyen extrême pour m’échapper. Quand la cage est brûlée, l’oiseau s’envole… à moins qu’il ne soit rôti. C’est une chance à tenter, la seule qui me reste ; j’ai bien envie d’essayer.

Ce projet hardi était plus aisé à concevoir qu’à exécuter. Une maison ne prend pas feu comme un tas de bourrées, surtout quand on n’a pour l’enflammer qu’une boîte d’allumettes de la Régie ; et, alors même qu’on on y réussirait, on courrait grand risque d’y périr.

Mais le rapin de la rue de la Huchette ne doutait de rien. Il la tira de sa poche cette boîte, et il se mit en devoir de se procurer d’abord de la lumière.

Pour Fabreguette, le premier point, c’était d’examiner l’intérieur de son cachot, qu’il avait parcouru à tâtons, moyen d’exploration très-imparfait, car le toucher ne peut pas suppléer à la vue.

Il allait maintenant pouvoir se servir de ses yeux pour reconnaître le local d’où il s’agissait de sortir, et il espérait y faire des découvertes utiles.

Il avait retrouvé tout son sang-froid, et il réfléchit que l’homme était peut-être encore aux aguets derrière la cloison.

Il attendit donc avant de se mettre à l’œuvre, il attendit en prêtant l’oreille, et, au bout de quelques minutes, il eut la satisfaction d’entendre un bruit sourd et lointain qui devait être celui de la porte vigoureusement fermée par l’abominable agent de Paul Constantinowitch.

Il tira de la boîte en carton, avec des précautions infinies, une allumette, et, en passant doucement son doigt sur le bout soufré, il vit qu’une lueur bleuâtre se dégageait de ce bout.

C’était bon signe, car sa dernière chance de salut dépendait de l’état où il allait trouver ces bûchettes de bois de sapin.

– Pourvu qu’elles ne soient pas mouillées ! pensait-il avec angoisse. Si elles l’étaient, je n’aurais plus qu’à gratter le phosphore et à l’avaler pour m’empoisonner : ça vaudrait encore mieux que de mourir de faim, car ce serait plus vite fait.

Il tâta la partie rugueuse du cartonnage, et, après avoir constaté qu’il était sec, il tenta l’expérience décisive.

Elle réussit ; le phosphore s’enflamma, le feu se communique au soufre, et finalement le bois flamba.

Mais la lueur n’était qu’un point dans les ténèbres qui emplissaient son cachot, et il n’apercevait pas le fond de cette salle hermétiquement close.

Et, quand cette allumette aurait fini de brûler, il faudrait en allumer une autre, puis une autre encore, jusqu’à ce que la boîte fût vide, et cela ne tarderait guère car il ne l’avait payée qu’un sou, et l’État ne livre pas beaucoup de soufre pour ce prix-là.

Il s’agissait de voir si les cloisons ne présentaient pas quelque point faible, et Fabreguette utilisa son premier luminaire pour examiner de près la boiserie sur une longueur de deux mètres. Elle ne présentait aucune solution de continuité ; tout au plus des joints visibles à l’endroit où se trouvaient la planche mobile du guichet et la planche à coulisses. Il constata seulement que le bois avait été verni tout récemment, et qu’il devait brûler assez facilement.

Mais une allumette ne suffit pas pour mettre le feu à une surface plane et lisse. Il faut une provision de combustible qui manquait au prisonnier.

Il ne se découragea pas cependant ; il continua sa promenade le long de la paroi, et une deuxième allumette l’éclaira pendant qu’il parcourait deux autres mètres, sans rien découvrir de nouveau.

La question que Fabreguette se posait était celle-ci : Combien de mètres encore à parcourir pour compléter l’inspection de la salle, et combien d’allumettes dans la boîte ?

Plus il avançait, et plus le succès final lui paraissait douteux ; mais il alla jusqu’au bout, et sa persévérance fut récompensée.

Après avoir presque achevé le tour complet, il aperçut à trois pas de la cloison, sur le plancher, un tas de copeaux à côté duquel il avait passé la veille dans l’obscurité, des copeaux de sapin que les menuisiers avaient négligé d’enlever. Il y en avait de quoi faire une belle flambée mais une flambée n’aurait pas entamé la boiserie qu’il s’agissait de percer. La trouvaille n’était donc pas si précieuse qu’elle en avait l’air.

Fabreguette écarta du pied ces copeaux, en ayant bien soin de n’y pas mettre le feu avec l’allumette qui lui servait de flambeau, et presque aussitôt il poussa un cri de joie.

Sous les copeaux, il y avait un réchaud et un petit tas de charbon de bois : de quoi s’asphyxier comme une ouvrière délaissée par son amoureux, et, en cas d’insuccès, c’eût été une suprême ressource. Mais ce charbon providentiel pouvait servir aussi à incendier la cloison.

Qui l’avait laissé là ? Probablement les ouvriers employés à la construction de cette espèce de baraque édifiée au centre de la maison, par ordre du locataire. Ils avaient dû s’en servir pour faire sécher la peinture et l’oublier, une fois l’ouvrage terminé.

Un malheur, dit-on, n’arrive jamais seul ; un bonheur non plus. Fabreguette avisa dans un coin, à deux pas du tas de copeaux, un objet blanc, d’un blanc sale et terne. Il le ramassa et vit que cet objet était un paquet de chandelles, plus précieux pour lui en ce moment qu’un lingot d’or.

– Sauvé ! s’écria-t-il en serrant contre son cœur ces baguettes de suif ; je suis sauvé. Il ne me manque plus rien pour brûler cette tour de Nesle. C’est dommage que le gredin qui m’y a attiré ne soit plus dedans. J’aurais eu grand plaisir à l’attacher et à le laisser rôtir.

Et il se mit à exécuter un pas de caractère qui aurait eu beaucoup de succès au bal de la Closerie des Lilas.

Cet accès de gaieté dura peu. Fabreguette possédait maintenant tous les matériaux nécessaires, mais il fallait les mettre en œuvre sans perdre une minute, car l’opération pouvait être longue, et il n’oubliait pas que l’homme noir se faisait fort de supprimer Sacha avant la fin de la journée.

Or, au dire de ce brigand, il était près de midi. Le prisonnier n’avait donc qu’un très-petit nombre d’heures pour parachever une besogne difficile, car s’il ne parvenait pas à sortir avant la nuit, c’en était fait de l’enfant et peut-être de ses autres amis de la rue Cassette.

Il alluma une chandelle après l’avoir extraite du paquet, qui en contenait six, et, armé de ce luminaire sérieux, il se mit à examiner minutieusement la cloison.

Le guichet mobile et la porte à coulisses lui parurent plus faciles à attaquer par le feu que le reste de la boiserie.

À ces deux places, les planches, heurtées avec le poing, rendaient un son moins mat. Fabreguette en conclut qu’elles devaient être moins épaisses. Et si bien jointes qu’elles fussent, elles présentaient des interstices qu’on pouvait élargir par le fer et par le feu. Le fer, c’était son couteau, et il pouvait aisément se procurer du feu, sous deux formes : feu de charbon qui ronge, flamme de chandelle, qui lèche.

Il commença par garnir le réchaud et par l’allumer avec des copeaux placés sous le charbon que, faute de soufflet, il éventait avec son béret rouge.

Ce fut l’affaire d’un instant, et il passa aussitôt à un autre exercice.

Après avoir repassé son couteau sur les bords du fourneau et collé sa chandelle au parquet en la faisant couler, il choisit une des jointures de la boiserie et il se mit à en tailler les bords. Pénible travail, surtout au début. Le sapin résistait à la lame, mais il arriva à ébaucher une ouverture contre laquelle il appliqua immédiatement la flamme d’une seconde chandelle.

Cette flamme carbonisa vite le bois déjà entamé, et le trou s’agrandit un peu.

Ce n’était qu’un commencement, mais le moyen était trouvé. Fabreguette, avec son couteau, enleva les parties carbonisées, tailla de nouveau, puis réappliqua la chandelle, et ainsi de suite, tant et si bien que le trou devint assez large et assez profond pour qu’il pût y introduire un morceau de charbon ardent tiré du réchaud.

La besogne n’allait pas vite, et il mit une grande heure à percer complétement la cloison.

L’air extérieur entra par l’ouverture, et il put y passer les doigts, mais il ne vit pas le jour.

La pièce voisine, celle où il était resté assez longtemps avec l’homme noir, avait pourtant une fenêtre, mais les volets étaient clos.

Encouragé par ce premier résultat, il se remit au travail, en ayant soin de creuser un peu plus bas, procédant comme les voleurs qui percent plusieurs trous espacés dans la tôle d’un coffre-fort afin d’exercer ensuite, avec un instrument spécial, des pesées assez fortes pour faire sauter la serrure.

Au bout d’une autre heure, la cloison était trouée comme une écumoire. Il ne s’agissait plus que de réunir toutes ces ouvertures en une seule. Mais Fabreguette n’avait pas de levier à sa disposition, pas même une tringle de fer qu’il pût introduire dans un des trous pour briser le bois.

Il résolut alors d’employer les grands moyens. Il lança contre la cloison de formidables coups de pied qui l’ébranlèrent sans la renverser. Finalement, il poussa le réchaud au bas des planches entamées, amoncela tout à côté le reste du charbon, couvrit le tas avec des copeaux qu’il alluma et attendit l’effet qui ne tarda guère à se produire.

Une fumée épaisse envahit le local, les flammes s’élevèrent, et la boiserie prit feu presque aussi vite que si elle eût été enduite de pétrole.

Fabreguette ne se sentait pas de joie, mais bientôt il fallut en rabattre. Le feu gagnait, et plus il gagnait, plus la fumée augmentait, une fumée âcre qui le prenait à la gorge et qui l’empêchait de respirer. Encore quelques instants, et il allait périr étouffé.

Il s’était réfugié au fond de ce local sans issue, le plus loin possible du foyer de l’incendie ; mais il voyait bien qu’avant peu les quatre côtés de la boîte allaient flamber, et déjà la position n’était plus tenable.

Le pauvre artiste s’apercevait un peu tard qu’il avait dépassé le but, et que la sinistre prédiction de l’homme noir allait s’accomplir.

En brûlant la prison, le prisonnier allait se brûler lui-même.

Mais il n’était pas résigné à finir ainsi, et il prit une résolution virile. Le feu l’assiégeait ; il courut au feu et il tenta une sortie.

Il mit ses deux bras sur sa tête pour la garantir, ferma les yeux, prit son élan et se lança à toute volée contre la cloison.

Heureusement, elle était mûre pour l’effraction ; le feu l’avait amincie. Elle céda sous le choc, et Fabreguette alla rouler de l’autre côté, au milieu de débris ardents et poursuivi par les flammes que l’air avivait. Il eut beaucoup de peine à se relever, et, quand il y parvint, ses vêtements commençaient à flamber.

Il s’agissait de fuir et de sortir de cette maison qui bientôt ne serait plus qu’un immense brasier. Après avoir traversé en courant les chambres qui se commandaient, il se précipita dans l’escalier, suivit le corridor et essaya d’ouvrir la porte de la rue.

L’homme noir en partant l’avait fermée en dehors. Il fallait, sous peine de mort, trouver une autre issue.

Fabreguette eut le courage de remonter et de pénétrer dans la première pièce déjà envahie par la fumée. Les deux autres brûlaient bel et bien, et le reflet de l’incendie l’éclairait.

La fenêtre était fermée, les volets aussi, fixés en dedans par un crochet qu’il fit sauter ; mais ils ne cédèrent pas à une première poussée, et Fabreguette s’aperçut qu’ils étaient cloués à l’intérieur. Cette fois, il était perdu, s’il n’eût avisé dans la cheminée une paire de chenets. Il en empoigna un, et il s’en servit comme d’une massue pour briser les volets, qui cédèrent sous les coups répétés.

Ce grand flandrin, malgré sa maigreur, avait du biceps, et le danger triplait ses forces.

Il revit enfin le jour, le grand jour, et il constata avec un sensible plaisir que la fenêtre n’était guère qu’à trois mètres du pavé : un saut insignifiant pour un gaillard de cinq pieds sept pouces.

Il enjamba l’appui de la croisée, s’y accrocha avec les mains, laissa pendre son corps le long du mur, lâcha prise et tomba entre les bras de deux ouvriers qui passaient là par hasard.

Des tourbillons de fumée sortaient de la fenêtre, et Fabreguette se mit à crier : Au feu !

Les deux hommes qui l’avaient recueilli commencèrent à lui demander des explications, mais il n’eut garde de leur en fournir.

– Je vais chercher les pompiers, leur dit-il en les écartant vivement.

Et il prit sa course vers le bas de la rue, pour éviter de passer devant le magasin du carrossier qui le connaissait et qui aurait pu l’arrêter au passage. Il ne tenait pas du tout à lui raconter son aventure. Il ne tenait qu’à arriver le plus promptement possible chez Mériadec, et il comprenait très-bien que, s’il s’attardait dans les parages de la maison incendiée, il se trouverait des gens pour l’accuser d’y avoir mis le feu et pour le mener au poste.

La rue Marbeuf, du côté qu’il avait pris, aboutit à l’avenue de l’Alma, laquelle avenue aboutit au pont de l’Alma, qu’il traversa en courant à toutes jambes.

Il aurait continué de ce train jusqu’à la rue Cassette, tant il était accoutumé à n’employer, faute d’argent, d’autre moyen de locomotion que ses jambes ; mais il se souvint fort à propos que, ce jour-là, il avait dans sa poche le reste de la pièce de cent sous généreusement avancée par Daubrac à son convive du déjeuner.

Un omnibus passait, un omnibus dont il connaissait l’itinéraire. Il y sauta, ravi de pouvoir se transporter plus vite au coin de la rue Taranne, à l’entrée de la rue de Rennes, où cette ligne a une station.

Sa principale préoccupation, c’était de savoir l’heure qu’il était, et il le demanda à son voisin, qui, au lieu de lui répondre, lui montra un cadran exposé au-dessus de la boutique d’un horloger.

Les aiguilles marquaient six heures. Fabreguette en avait donc employé sept à s’évader de sa prison, puisqu’il s’était mis au travail avant midi. En vérité, ce n’était pas trop, mais c’était assez pour que l’homme noir en eût fini avec Sacha, et le pauvre artiste était sorti de sa geôle dans un état pitoyable. Il y avait oublié son béret rouge, déchiré sa vareuse et roussi son pantalon à la cosaque.

– Je dois avoir l’air d’un voleur, pensait-il.

En effet, les voyageurs le regardaient de travers ; et le conducteur avait examiné de près la pièce de vingt sous que Fabreguette lui avait remise pour payer sa place.

Enfin, le trajet s’effectua sans incident, et le brave garçon, que Daubrac appelait par plaisanterie le troisième mousquetaire, descendit vivement quand la voiture s’arrêta rue Taranne, à deux cents mètres du logis de Mériadec.

Fabreguette touchait au but. Il jugea qu’il n’était plus nécessaire de courir, d’autant que, dans l’état où il était, il ne se souciait pas d’attirer l’attention des passants et des sergents de ville.

Un homme sans chapeau qui prend ses jambes à son cou a toujours l’air d’un homme qui vient de faire un mauvais coup.

Fabreguette s’imposa donc une allure plus posée, quoiqu’il lui tardât beaucoup d’arriver, et personne ne le remarqua. Dans ces parages fréquentés par la colonie des peintres qui ont leurs ateliers rue Notre-Dame des Champs, on n’est pas difficile sur la tenue, et on le prit pour ce qu’il était : un artiste et un bohème.

Il quitta bientôt le large trottoir de la rue de Rennes, pour se glisser dans l’étroite rue Cassette, où il n’était plus exposé à étonner les gens par le désordre de son costume.

Il alla tout droit à la maison de Mériadec, et, quand il voulut y entrer, il fut un peu surpris de trouver fermée à clef la porte que d’habitude on n’avait qu’à pousser. Il frappa à plusieurs reprises, et elle ne s’ouvrit pas.

Était-ce bon signe ? oui, si Mériadec était sorti avec Rose et Sacha. Et encore, la femme de ménage qui servait le baron aurait dû être là.

Pendant qu’il se demandait à quelle cause il devait attribuer ce silence, une voix enrouée lui cria :

– Il n’y a personne dans la boîte.

Il se retourna, et il vit de l’autre côté de la rue un savetier dans une échoppe, pas beaucoup plus grande qu’une niche à chien.

Cet homme, occupé à ressemeler un soulier, le regardait d’un air narquois, tout en tirant sa manique. Il devait exercer là depuis longtemps son humble métier, et Fabreguette s’étonna de ne pas l’avoir encore remarqué.

– Le grand maigre est sorti avec la jolie fille, reprit le cordonnier en vieux.

– Depuis quand ? demanda Fabreguette en s’approchant de l’échoppe.

– Depuis une heure et demie.

– L’enfant était avec eux, je suppose ?

– Le mioche qui est habillé comme un carnaval ? Non. Je ne l’ai pas vu.

– Vous en êtes sûr ?

– C’te bêtise ! je le connais bien, et je ne suis pas myope. Je les connais tous, les gens qui demeurent là dedans, et les ceuses qui y viennent.

– Alors, vous me connaissez, moi ?

– Un peu, mon neveu. Il n’y a pas longtemps que vous fréquentez le patron, mais vous arrivez tous les matins, recta, à l’heure où l’on bouffe. Je me demandais même comment ça se fait qu’on ne vous a pas vu depuis avant-hier.

» Faut qu’il soit riche tout de même, le voisin… quatre personnes à nourrir tous les jours ! C’est vrai qu’autrefois, ça n’était pas comme ça. Il vivait seul avec sa servante. Depuis qu’il a fait une connaissance, il ne regarde plus à l’argent. Elle est gentille, la petite. Mais où a-t-il ramassé le moutard en culotte de velours qui a des bottes comme Bastien ? Vous devriez bien me faire avoir sa pratique.

Fabreguette, quoiqu’il n’eût pas le cœur gai, ne put s’empêcher de sourire du bavardage de ce disciple de saint Crépin, et l’idée lui vint d’en tirer des renseignements.

– La petite n’est pas ce que vous croyez, mon brave, lui dit-il. Mais, puisque vous êtes en faction dans votre boutique, du matin au soir, vous pouvez me dire s’il est venu quelqu’un aujourd’hui chez votre voisin.

– Son ami est venu déjeuner… le brun qui est carabin à l’Hôtel-Dieu… un bon garçon… une fois, il m’a opéré pour rien d’un panaris au pouce… aujourd’hui, il est venu avec la jolie blonde, qui était sortie de bonne heure. À la place du grand maigre, moi, je me méfierais… le brun s’en est allé sur le coup de deux heures, et la blonde est sortie vingt minutes après. Ensuite, le baron est sorti, aussi… est-ce vrai qu’il est baron ?

– Tout ce qu’il y a de plus vrai.

– Eh bien ! il n’en a pas l’air. Un baron, ça devrait être gras.

– Il est sorti sans emmener l’enfant ?

– Et sans fermer sa porte. À preuve, qu’un particulier que je n’avais jamais vu est entré comme il a voulu. Le môme était seul dans la maison, et ce monsieur n’est resté qu’un quart d’heure avec lui, mais les autres n’ont fait qu’aller et venir toute l’après-midi. La blonde est revenue la première. Et puis, le baron est revenu aussi. Faut croire qu’il avait couru, car il était tout essoufflé. Vous vous figurez peut-être que c’est fini ? Pas du tout, l’efflanqué et la petite sont sortis ensemble. Ils avaient l’air d’avoir perdu la boule. Mais, cette fois, le baron a fermé la porte à clef.

– C’est étrange, murmura Fabreguette, fort peu rassuré par ce compte rendu.

– Je ne sais pas ce qui se manigance là dedans, depuis quatre jours, mais je parierais bien un litre que la rousse surveille la baraque. J’ai surpris deux fois un mouchard qui guettait du fond de l’allée, à côté de mon échoppe. J’ai même dans l’idée qu’il vous a filé avant-hier, quand vous êtes parti avec le carabin.

Sur ce point, Fabreguette savait maintenant à quoi s’en tenir, et il n’en était que plus inquiet sur le sort de Sacha.

– V’la la servante, lui dit tout à coup le savetier. Elle va vous ouvrir.

En effet, la femme de ménage de Mériadec, arrivée du fond de la rue, sans que Fabreguette la vît venir, introduisait une clef dans la serrure.

Fabreguette courut à elle, se fit reconnaître, et entra sans qu’elle s’y opposât.

Il n’eut pas plutôt mis le pied dans la cour, qu’il aperçut l’échelle de corde accrochée à la fenêtre de Sacha. Y courir, y grimper, pousser d’un coup de poing les deux battants de la croisée et sauter dans la chambre, tout cela fut l’affaire d’un instant.

La servante, stupéfaite, le regardait d’en bas, et croyait sincèrement qu’il était devenu fou. Elle était tellement ébahie qu’elle avait oublié de refermer la porte.

Ce fut bien autre chose quand elle vit Fabreguette reparaître à la fenêtre, et quand elle l’entendit crier à tue-tête :

– Il est mort !… ils l’ont assassiné !

Et il se mit à descendre par le chemin qu’il avait pris pour monter, sans s’apercevoir que cette femme se jetait dans la rue en vociférant :

– À la garde ! à l’assassin !

Le savetier ne fit qu’un bond hors de son échoppe, mais celui-là ne pouvait pas accuser Fabreguette qui venait de le quitter.

Le hasard fit que deux sergents de ville arrivaient devant la maison au moment même où la servante appelait au secours. Ils entrèrent précipitamment, aperçurent un homme sur une échelle de corde, coururent à lui, et le saisirent au collet avant qu’il eût posé le pied sur le pavé. Il eut beau se débattre, ils ne lâchèrent pas prise, et, quand il essaya de leur expliquer la situation, ils ne l’écoutèrent pas.

– Au poste !

Ces mots achevèrent d’exaspérer Fabreguette, qui leur répondit :

– Eh bien ! oui, conduisez-moi, non pas au poste, mais chez le commissaire du quartier. J’en ai long à lui dire sur le crime de la rue Cassette et sur le crime de Notre-Dame.

Et il ajouta mentalement :

– Mériadec s’arrangera comme il pourra. Moi, j’en ai assez de me taire.

X

Après l’orageuse entrevue qu’il venait d’avoir avec Jacques de Saint-Briac, M. de Malverne était allé tout droit chez lui, très-ému, très-troublé mais aussi très-convaincu de l’innocence de sa femme.

Les protestations de son ami n’auraient peut-être pas suffi à le persuader qu’il s’était trompé, mais la déclaration de Rose Verdière avait levé tous ses doutes, et il se reprochait amèrement d’avoir cru aux calomnies anonymes d’un misérable qui ne pouvait être que le soi-disant marquis de Pancorbo.

Sa colère se tournait contre cet homme, et le mari calmé redevenait juge d’instruction.

Peu s’en était fallu qu’il ne revînt au Palais pour signer un mandat d’amener et donner ses ordres au chef de la sûreté. Mais l’heure avancée, et peut-être aussi un reste de soupçon, l’avaient décidé à prendre le chemin de l’avenue Gabriel.

Il éprouvait le besoin de revoir Odette et de s’assurer par ses yeux qu’elle était au domicile conjugal.

Il l’y trouva faisant comme de coutume les honneurs d’un thé à quelques familiers de son salon. Elle était en toilette de jour, et elle recevait avec une aisance parfaite ses amis des deux sexes. Impossible de croire qu’elle venait à peine de rentrer au logis après de terribles scènes. Son visage n’avait pas gardé la moindre trace d’émotion, et l’homme le plus clairvoyant s’y serait trompé.

C’est un don que possèdent les femmes de comprimer les battements de leur cœur et de composer leur attitude dans les circonstances où leur honneur et leur vie sont en jeu.

Madame de Malverne reçut son mari aussi bien que d’habitude, lui reprocha doucement d’être en retard et lui offrit elle-même une tasse de thé.

Sa main tremblait un peu en la lui présentant ; elle se dominait avec une énergie étonnante, mais elle n’était pas complétement maîtresse de ses nerfs.

Hugues n’y prit pas garde. Il était tout à la joie de la retrouver comme il l’avait laissée, tranquille et souriante. S’il eût été seul avec elle, il l’aurait embrassée, comme un mari qui a eu des torts et qui cherche à se les faire pardonner.

Odette lisait sa pensée dans ses yeux et comprenait fort bien qu’elle n’avait plus rien à craindre.

Jacques s’était sans doute tiré d’affaire par d’habiles mensonges, et le danger était conjuré pour un temps.

Malverne, délivré de toute inquiétude, resta au salon et prit part à une conversation mondaine, qui ne l’intéressait guère. On parlait modes, théâtres, courses et concours hippique : autant de sujets sur lesquels le magistrat pouvait donner son avis, mais qu’il ne se souciait pas de traiter à fond. Il laissa ce soin à sa femme, qui était fort au courant des choses du jour, et qui s’en acquitta parfaitement.

Quand la matière fut épuisée, quelqu’un mit sur le tapis l’affaire des tours de Notre-Dame. Les journaux l’avaient racontée, en y ajoutant des commentaires fantaisistes. Puis le silence s’était fait dès le lendemain dans la presse sur cet étrange événement, et le public ne savait pas trop s’il s’agissait d’un crime ou d’un suicide. Le nom du juge avait été cité, mais tout le monde ignorait que le capitaine de Saint-Briac eût figuré un instant dans l’instruction.

M. de Malverne alla au-devant des questions qui auraient pu l’embarrasser. Il expliqua très-simplement que, sans nul doute, la femme exposée à la Morgue avait été précipitée du haut de la tour du midi, qu’il croyait être sur la piste du meurtrier, et que le secret professionnel l’empêchait d’en dire davantage.

Sur quoi les femmes qui étaient là se récrièrent contre la discrétion des magistrats et s’inscrivirent à l’avance pour obtenir des places réservées à la future audience de la cour d’assises qui jugerait l’assassin. Malverne les leur promit, trop heureux d’en être quitte à si bon compte.

Mais une de ces dames, fort mal inspirée, s’avisa de demander pourquoi l’on ne voyait plus le capitaine, et il se trouva un monsieur pour répondre qu’on le soupçonnait d’avoir dans le monde une liaison sérieuse.

Il était écrit que, ce jour-là, tout conspirerait pour rappeler aux deux époux un souvenir qu’ils auraient voulu écarter.

Un autre habitué du thé de cinq heures raconta que, la veille, Saint-Briac s’était montré au cercle, et que son attitude avait paru singulière à tous les clubmen ; qu’il y avait perdu une forte somme, et que l’avis général était qu’il jouait pour s’étourdir.

Puis, brochant sur le tout, un troisième se mit à passer en revue les femmes du monde chez lesquelles fréquentait Saint-Briac, et à chercher celle qui avait pu agréer les hommages du brillant capitaine.

M. de Malverne savait que les causeurs faisaient fausse route, puisqu’il venait de voir la maîtresse de son ami et qu’il ne l’avait pas reconnue pour l’avoir jamais rencontrée dans un salon. Mais ce sujet de conversation, que sa femme semblait supporter sans trop d’impatience, lui était souverainement désagréable, et il cherchait un moyen d’en changer.

Il l’aurait trouvé sans peine, ce moyen, s’il eût été en pleine possession de lui-même. Par malheur, il était devenu accessible à toutes les impressions, et il suffisait d’un détail pour réveiller ses soupçons. La scène de l’avenue d’Antin était sans cesse présente à son esprit, et il se dit que la jolie maîtresse de Saint-Briac n’avait pas du tout l’air d’une femme du monde, ni même d’une femme mariée.

De là à penser que Saint-Briac avait menti, il n’y avait pas loin, et l’idée que son ami venait de jouer, pour le tromper, une indigne comédie, cette idée fatale qui ne faisait que de naître, ne tarda guère à prendre du corps.

Bientôt elle s’empara de lui tout à fait, et peu s’en fallut qu’il ne sortît pour aller mettre le capitaine en demeure de lui donner le nom et l’adresse de la personne qu’il lui avait montrée.

La difficulté d’expliquer aux buveurs de thé pourquoi il s’en allait brusquement le retint, mais il fit de son mieux pour les décider à quitter la place. Il y a une façon d’être avec les gens qui les met en fuite, pour peu qu’ils aient du tact. Il se fit rogue, sec, cassant, répondant à peine aux questions et affectant un air ennuyé. On eût dit qu’il venait d’endosser tout à coup sa robe de magistrat et qu’il parlait à des prévenus.

Odette, assez préoccupée de ce changement subit, eut beau redoubler de prévenances et d’amabilité, le visage renfrogné de son mari avait jeté un froid, et la causerie tomba peu à peu.

Un incident imprévu coupa court à une situation embarrassante pour tout le monde.

Le valet de chambre de M. de Malverne entra dans le salon, s’approcha de son maître et lui dit tout bas quelques mots qui le décidèrent à se lever.

– Les affaires me poursuivent jusque chez moi, dit-il d’un ton froid. Des témoins, qui ne m’ont pas trouvé au Palais, m’apportent une information très-importante. Je ne puis pas différer de les recevoir. Ces dames voudront bien m’excuser… et vous aussi, ma chère…

Personne ne réclama contre cette prise de congé, et madame de Malverne encore moins que les autres.

Le juge d’instruction sortit, précédé par le valet de chambre, assez surpris de l’air et du langage de son maître.

Quand un domestique a servi longtemps dans une maison, il devine tout de suite ce qui se passe chez ses maîtres. Et ce valet de chambre avait parfaitement saisi qu’une crise venait de se déclarer dans le ménage.

Cela se voyait sur sa figure, et M. de Malverne l’aurait questionné volontiers.

Mais, en sa double qualité de magistrat et de gentleman, il lui était interdit de descendre jusqu’à se renseigner auprès de ses gens sur les faits et gestes de sa femme. Il aurait cru déchoir en demandant à ce valet si Odette était sortie l’après-midi, et à quelle heure elle était rentrée.

– Je vais dans mon cabinet, lui dit-il. Vous vous tiendrez dans le petit salon où vous avez mis ces témoins. Je vous sonnerai quand je serai prêt à les entendre. Combien sont-ils ?

– Trois, monsieur.

– Et l’un d’eux vous a dit qu’il s’appelait Mériadec ?

– Le baron de Mériadec. Oui, monsieur.

– C’est bien. Vous introduirez celui-là, dès que je sonnerai… celui-là seulement.

M. de Malverne tenait à procéder comme il l’aurait fait au Palais.

Son valet de chambre était venu lui dire qu’un monsieur cité comme témoin demandait à lui faire d’urgence une communication très-importante, et le magistrat s’était rappelé le nom de Mériadec.

Il ne croyait pas beaucoup à la gravité de la communication annoncée, mais il tenait à faire son devoir partout, n’étant pas de ces gens qui, une fois hors de leur cabinet, ne songent plus à l’instruction qu’on leur a confiée.

Et d’ailleurs, il avait saisi avec empressement l’occasion de quitter la salle où recevait en ce moment madame de Malverne.

Rentrer dans l’exercice de ses fonctions, c’est une distraction salutaire pour l’homme agité par des passions violentes, et le mari d’Odette se remettait à instruire comme il se serait remis à commander s’il eût été militaire.

Du reste, ce n’était pas la première fois qu’il lui arrivait d’entendre chez lui des témoins ou des agents, et son cabinet était disposé pour les recevoir.

Il prit place dans un fauteuil beaucoup plus confortable que celui qu’il occupait au Palais de justice, et il se prépara à écouter ce M. de Mériadec qu’il n’avait pas encore interrogé, mais qu’il devait interroger le lendemain. Le commissaire de police lui avait donné sur ce personnage de très-bons renseignements, confirmés depuis par Saint-Briac, mais il ne paraissait pas qu’il eût joué un grand rôle dans l’affaire, et, pour cette raison, M. de Malverne ne s’était pas hâté de l’entendre, non plus que l’interne, le peintre et la fille du gardien des tours qui n’avaient guère fait qu’égarer la justice en accusant à faux le capitaine.

Mais, depuis le jour du crime, ces témoins, sans importance au début, pouvaient avoir recueilli des renseignements utiles et sans doute ils les apportaient au magistrat. Il fallait même que le cas pressât, puisque, ne l’ayant pas trouvé au Palais, ils le relançaient chez lui.

M. de Malverne se souvenait aussi que le capitaine était venu l’avant-veille lui demander l’adresse de Mériadec, et il pressentait vaguement que ce baron allait lui apprendre des choses qui l’intéressaient à un point de vue particulier. C’était même pour cette raison qu’il préférait l’entendre isolément, sauf à faire comparaître ensuite les deux autres témoins.

Après avoir réfléchi quelques instants à la nouvelle situation qui semblait se dessiner, M. de Malverne sonna, et le valet de chambre, bien stylé, ouvrit la porte à ce brave Mériadec, qui entra précipitamment.

Le magistrat lui indiqua du geste un siége en face de lui, et il allait lui demander de quoi il s’agissait, mais le baron ne lui laissa pas le temps de parler.

– Monsieur, commença-t-il, je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, mais je vous jure, et il me sera facile de vous prouver, que ma vie a toujours été irréprochable.

– Je le sais, monsieur, dit M. de Malverne.

– Eh bien, je viens m’accuser d’une faute grave… d’une faute qui a eu d’affreuses conséquences.

Le juge ne s’attendait pas à ce début, et il regarda le baron d’un air plus étonné que sévère.

– J’ai caché à la justice un fait que j’aurais dû porter immédiatement à sa connaissance, et ce fait… le voici. Après l’arrestation de M. de Saint-Briac, qui ne me paraissait pas coupable, je suis remonté seul sur les tours… je supposais que le véritable assassin y était resté…

– Et vous l’y avez trouvé ? demanda vivement M. de Malverne.

– Non, monsieur ; il avait eu le temps de fuir par les toits de l’église… mais j’ai trouvé un enfant qu’il avait abandonné après avoir tué la mère.

– Que me dites-vous là ?

– La vérité, monsieur. Mon devoir était de vous amener cet enfant… et je l’ai amené en effet le lendemain… Mais, à la porte du Palais, j’ai rencontré M. de Saint-Briac que vous veniez de faire mettre en liberté… je n’avais plus besoin de prouver qu’il était innocent… Alors, je me suis demandé ce que ferait la police d’un petit garçon de neuf ans qui ne connaissait pas le nom de ses parents et qui était arrivé le matin même du fond de la Russie… l’idée m’est venu de le recueillir et d’entreprendre avec deux de mes amis de retrouver le meurtrier de sa mère.

– Idée fort étrange, monsieur. Vous avez pris la une responsabilité des plus lourdes. Vous deviez savoir qu’un particulier n’a pas le droit de se substituer à la justice. Votre conduite est inqualifiable.

– J’ai cédé à un premier mouvement, et j’ai été cruellement puni d’y avoir cédé.

– Le seul moyen de réparer votre tort, c’est de mettre cet enfant à la disposition du parquet, et je suppose que vous me l’amenez, sinon…

– Il est mort… le scélérat qui a tué sa mère vient de l’assassiner chez moi.

M. de Malverne tressauta sur son fauteuil et fit mine de sonner, probablement pour envoyer son valet de chambre chercher deux sergents de ville.

L’homme qui disait de telles choses ne pouvait être qu’un fou, à moins qu’il n’eût commis le crime qu’il dénonçait.

Mériadec comprit et supplia le juge de l’entendre jusqu’au bout. Il raconta toute l’histoire de Sacha, depuis qu’il l’avait trouvé au bas de l’escalier de la tour du sud ; la visite à la Morgue, la rencontre du meurtrier, le passé de ce malheureux enfant, son arrivée à Paris, et finalement sa mort.

Il dit comment lui, Mériadec, s’était associé Daubrac et Fabreguette pour donner la chasse à l’assassin ; comment Saint-Briac était venu lui apprendre qu’il soupçonnait le marquis de Pancorbo ; comment Fabreguette avait disparu tout à coup, et comment l’ennemi commun s’y était pris pour attirer dehors tous ceux qui veillaient sur Sacha.

Il termina en priant M. de Malverne d’interroger Daubrac et Rose Verdière, qui étaient dans la pièce voisine ; d’interroger aussi le capitaine, qui attesterait l’exactitude de ce récit, et il ajouta qu’il était prêt à répondre de tous ses actes.

Quand le baron eut tout dit, le magistrat se leva et dit froidement :

– Monsieur, je ne doute pas de votre bonne foi et je ne suspecte pas vos intentions, car je sais que vous êtes un honnête homme, mais vous avez agi avec une légèreté impardonnable, criminelle même, car, si vous aviez remis cet enfant entre les mains de la justice, il ne serait pas mort assassiné. Je vais être obligé de rendre compte de votre conduite au premier président et au procureur général. Je ne dois pas vous cacher que très-probablement vous n’en serez pas quitte pour une réprimande.

» En attendant, je vais me transporter avec des agents dans la maison où le crime vient d’être commis ; vous m’y accompagnerez, et je ne vous promets pas de vous laisser libre après cette visite. Cela dépendra du résultat des constatations auxquelles je vais procéder.

» Mais d’abord je tiens à éclaircir certains points du récit que vous venez de me faire.

» Vous m’avez dit qu’il y avait chez vous une jeune fille. Comment s’y trouve-t-elle ?

– Elle y demeure depuis quelques jours, répondit Mériadec.

– Elle est donc votre maîtresse ?

– Non, monsieur. Rose Verdière n’est la maîtresse de personne. À la suite du crime commis sur la plate-forme, son père, qui était gardien des tours, a perdu sa place. Le lendemain de sa révocation, il a été frappé d’une attaque de paralysie, et il vient de mourir à l’Hôtel-Dieu. La fille était restée sans asile et sans autre ressource que son travail. Je lui ai offert de lui céder une partie de mon appartement, et elle a bien voulu accepter. Voilà tout.

– Rose Verdière ?… Ce nom figure sur la liste des témoins que j’ai fait citer pour demain.

– Oui, monsieur, et il importe que vous l’interrogiez aujourd’hui. Elle va vous apprendre, mieux que je n’ai pu le faire, pourquoi elle est restée dehors toute cette après-midi, et pourquoi je suis sorti, moi aussi, peu de temps après elle, laissant le malheureux enfant dans une chambre que j’ai fermée à clef, avant de partir. J’avais reçu une lettre signée de son nom de Rose… elle m’écrivait qu’elle m’attendait dans le jardin des Tuileries… J’y ai couru et je ne l’y ai pas trouvée… cette lettre était un faux… elle avait été rédigée par un des scélérats qui ont profité de mon absence pour étrangler Sacha. Rose était allée reporter de l’ouvrage à un fabricant, mais c’eût été l’affaire d’une heure ou deux. Où est-elle allée ensuite ? Elle ne me l’a pas dit, et je n’ai pas songé à le lui demander. J’étais tellement bouleversé… je venais de voir le cadavre de ce pauvre petit.

– Certes, je vais interroger cette jeune fille, et la mettre en demeure de me rendre compte de l’emploi qu’elle a fait de son temps, entre son départ et son retour. Est-elle rentrée avant vous dans la maison du crime ?

– Oui, monsieur ; je l’y ai trouvée, quand je suis arrivé. Mais elle n’avait pas encore découvert le corps de l’enfant. C’est moi qui ai ouvert la porte de la chambre où on l’a tué.

– Tous ces faits sont à vérifier, dit sèchement le magistrat.

– Rien n’est plus aisé que de les vérifier, répliqua Mériadec, surpris et choqué du ton soupçonneux que venait de prendre M. de Malverne en parlant de l’Ange du bourdon.

– Vous affirmez, reprit le juge, que la conduite de cette jeune fille est irréprochable. On n’est jamais sûr de ces choses-là. Qu’elle se tienne convenablement chez vous, je n’en doute pas. Mais elle n’y est pas toujours, et vous ne pouvez pas répondre de son passé. C’est déjà une mauvaise note que d’avoir laissé monter l’assassin, sans le remarquer, lorsqu’il s’est présenté pour visiter les tours avec une femme… et un enfant, à ce qu’il paraît… un enfant dont personne jusqu’à présent n’avait signalé la présence…

– Vous oubliez, monsieur, que Rose n’était pas là, lorsqu’ils sont montés. C’est son père qui seul a été coupable de négligence, et il en a été durement puni.

– Vous prenez sa défense avec une chaleur !…

– Bien naturelle, monsieur. Je connais mademoiselle Verdière, je l’estime… je l’aime, et, si elle voulait de moi, je l’épouserais.

– Votre sentiment personnel ne compte pas, permettez-moi de vous le dire. Vous prétendez la connaître… Depuis quand ?

– Depuis peu de temps, c’est vrai, mais je la connais assez pour la juger.

– Je n’en ai pas moins le droit et le devoir, de rechercher ses antécédents et d’ouvrir une enquête sur ses relations présentes. Elle est fort jolie, m’a-t-on dit, et elle sort seule comme toutes les ouvrières. Il est presque impossible qu’elle n’ait pas un amoureux.

Mériadec protesta, par un geste énergique, contre cette supposition qui l’indignait.

– Et il se pourrait, reprit froidement M. de Malverne, que cet amoureux fût en rapport avec les misérables qui ont tué la mère et l’enfant, en rapport indirect, je le veux bien. J’admets même que s’il a servi leurs projets, c’était sans le savoir. Autant de points à éclaircir.

– Monsieur, s’écria Mériadec en s’efforçant de contenir la colère qui le gagnait, vous ne tarderez guère à revenir de préventions que rien ne justifie, et, puisque vous m’y forcez, je vous déclare que mademoiselle Verdière a, en effet, un amoureux… mais pas comme vous l’entendez. Vous pouvez m’en croire, moi qui l’aime et qui aurais voulu lui plaire. Je me suis aperçu qu’elle est éprise de mon ami Albert Daubrac. Il est jeune, lui !

– M. Daubrac est interne des hôpitaux. Il sera bientôt docteur en médecine. Il appartient à une famille aisée et honorable. Elle ne peut donc pas espérer qu’il l’épousera. S’il lui fait la cour, ce n’est certainement pas pour le bon motif.

– Il a le cœur trop haut placé et il sait trop bien ce qu’elle vaut pour chercher à la séduire. Si vous doutez de ce que j’affirme, interrogez-le. Il est ici.

– Je l’interrogerai tout à l’heure, mais pas en présence de votre protégée.

Mériadec, de plus en plus froissé, se tut. Il ne comprenait rien à l’attitude de ce magistrat qu’on citait parmi les plus éminents, et qui, au lieu de prendre des mesures indispensables, au lieu de se hâter de constater la mort de Sacha et de lancer des agents à la recherche des meurtriers, perdait son temps à des questions oiseuses et s’égarait jusqu’à soupçonner l’amie dévouée du pauvre enfant étranglé par un scélérat.

Et, à vrai dire, si Hugues de Malverne eût été dans son état normal, il aurait procédé tout autrement. Mais, en ce moment, ce n’était plus le juge qui parlait, c’était le mari. Depuis qu’il avait revu sa femme, la jalousie lui montait au cerveau. Il apercevait des horizons nouveaux, et il cherchait à découvrir un lien entre les derniers incidents de l’affaire criminelle qu’il instruisait et la scène qui s’était passée chez le capitaine. Il espérait qu’en interrogeant Mériadec, un peu à tort et à travers, il en tirerait un renseignement qui le mettrait sur la voie.

– Maintenant, reprit-il sans paraître se préoccuper du silence dédaigneux que gardait le baron, parlez-moi de ce peintre qui s’est mêlé aussi de se substituer à la justice. Il a disparu, dites-vous ?

– Oui, monsieur, depuis deux jours.

– Cela signifie, sans doute, qu’il a cessé de venir chez vous ?

– Non-seulement il a cessé d’y venir, mais il n’est pas rentré à son domicile. Daubrac s’en est assuré ce matin.

– Que concluez-vous de cette absence ?

– Qu’il a été attiré dans un piège et qu’il est mort.

– Conclusion hasardée s’il en fut. Ce peintre est un véritable bohème, qui mène une vie désordonnée. Il doit lui arriver souvent de découcher. Les notes de police que j’ai reçues le représentent comme un triste sujet.

– Un mauvais sujet peut-être. Mais il est honnête et il a du cœur. Nous savions par votre ami, le capitaine, que la maison où Sacha a logé en arrivant à Paris était probablement située rue Marbeuf. Le brave garçon dont vous blâmez la conduite a quitté Daubrac, avant-hier, pour aller essayer de découvrir ce repaire. Il l’a très-probablement trouvé… et il n’en est pas revenu.

M. de Malverne avait tressailli, lorsque Mériadec avait parlé du capitaine, et il demanda brusquement :

– Quel rôle a joué dans tout cela M. de Saint-Briac ?

Cette question, lancée à brûle-pourpoint, parut singulière à Mériadec, qui cependant ne crut pas pouvoir se dispenser d’y répondre.

– M. de Saint-Briac, dit-il, n’a joué qu’un rôle accessoire. Je pensais que vous le saviez. Vous avez dû le voir, plus souvent que nous ne l’avons vu, depuis sa mésaventure de Notre-Dame.

– Je l’ai vu quand il est venu me demander votre adresse, répondit évasivement M. de Malverne. Je la lui ai donnée, sans savoir pourquoi il tenait à vous parler.

– Il est arrivé chez moi au moment où mes amis s’y trouvaient… Daubrac, Fabreguette, mademoiselle Verdière et l’enfant de la morte. Il a commencé par nous dire qu’il venait nous entretenir de l’affaire de Notre-Dame. Nous nous en doutions un peu, et je lui ai fait, au nom de tous, des excuses d’avoir contribué par erreur à son arrestation.

» Puis je lui ai parlé du grand projet que nous avions formé. Je lui ai dit que nous avions juré de retrouver le vrai coupable. Il a paru approuver ce dessein. Et, pour le mettre bien au courant de la situation, je lui ai raconté en détail tout ce qui s’est passé pendant qu’il était en prison comment j’avais trouvé Sacha, ce qu’il m’avait dit de son histoire, comment, à la Morgue, il avait reconnu l’assassin de sa mère. Là, M. de Saint-Briac m’a interrompu pour me demander le signalement de ce scélérat.

– Vous le lui avez donné ?

– Fabreguette a fait mieux. Il lui a montré un croquis, pris au vol, mais très-ressemblant… et M. de Saint-Briac s’est écrié : C’est bien lui ! Nous l’avons prié de s’expliquer plus clairement. Il a fait quelques difficultés, mais il a fini par nous dire que ce portrait était celui d’un membre du cercle dont il fait partie… un Espagnol, ou soi-disant tel…

– Le marquis de Pancorbo ?

– C’est bien ce nom que M. Saint-Briac a prononcé, et il a ajouté que cet étranger logeait à l’hôtel Continental. Nous avons même décidé, séance tenante, que Sacha, accompagné par mademoiselle Verdière, irait en fiacre se poster devant la porte du cercle, afin de s’assurer que M. de Pancorbo et l’homme qui en Russie se faisait appeler Paul Constantinowitch n’étaient qu’un seul et même individu. Mademoiselle Verdière y est allée avec l’enfant, comme c’était convenu, mais le faux Espagnol n’a pas paru.

– Je sais cela, après ? demanda le mari d’Odette, d’un ton d’impatience que Mériadec ne s’expliquait pas.

– Après, M. de Saint-Briac nous a appris qu’il venait d’avoir affaire à ce prétendu marquis… que l’ayant, à sa sortie du cercle, suivi en voiture jusqu’à la rue Marbeuf, il avait trouvé en rentrant chez lui, avenue d’Antin, une lettre anonyme, bourrée de menaces. On lui enjoignait de ne plus se mêler des affaires de M. de Pancorbo, et l’épître était pleine de sous-entendus qui ne nous ont laissé aucun doute. Cet homme est bien l’assassin de la comtesse Xénia.

– De quoi menaçait-il Saint-Briac ?

– De dénoncer à son mari la femme qui est montée avec lui sur la galerie de Notre-Dame, il paraît que ce misérable l’a aperçue du haut de la tour, et qu’il la connaît. Nous avons tous été d’avis qu’il ne fallait tenir aucun compte de cette lettre comminatoire, et que ce misérable se vantait de connaître une femme qu’il n’avait jamais vue.

– Quelles conditions mettait-il à son silence ?

– Je viens de vous le dire : il exigeait que M. de Saint-Briac ne s’occupât plus de lui. Nous nous sommes récriés, bien entendu. Nous avons déclaré que nous allions le poursuivre à outrance. Daubrac a essayé de faire comprendre à votre ami qu’il n’avait rien à craindre pour sa maîtresse… que, si cet homme la dénonçait, le mari mépriserait la dénonciation.

– Et Saint-Briac s’est rendu à ces raisons ?

– Pas tout d’abord. Il aurait préféré qu’on s’abstînt, et il nous a paru qu’il se préoccupait beaucoup moins de livrer l’assassin à la justice que de sauver… la réputation de la femme qu’il aime. Mais il a fini par reconnaître que nous ne pouvions pas nous abstenir de compléter notre œuvre… que ce serait une lâcheté de déserter le combat, et cela au moment où nous venions d’acquérir la certitude d’en finir avec notre odieux ennemi. M. de Saint-Briac a senti qu’il n’avait pas le droit de nous arrêter.

– Et il vous a proposé d’agir de concert avec vous contre M. de Pancorbo ?

– Non pas. Il nous a donné carte blanche. Il nous a même promis de nous aider, mais il nous a demandé expressément de ne jamais dire à personne qu’il était des nôtres. Il ne veut même pas qu’on sache qu’il est venu chez moi.

» Nous lui avons proposé d’aller chez lui pour lui apprendre le résultat de l’expérience que nous devions tenter le soir même, à la porte du cercle. Il nous a priés de n’en rien faire, et, pour lui être agréable, aucun de nous ne s’y est présenté. Il prétend que M. de Pancorbo surveille ses démarches, et que, s’il nous surprenait ensemble, il écrirait immédiatement au mari de cette dame.

» Notre entrevue avec M. de Saint-Briac a fini là ; il n’est plus revenu, et personne ne l’a revu.

– Cependant, vous connaissiez son adresse ?

– Oui, monsieur. Il nous l’a donnée, afin que nous puissions lui écrire. Il demeure avenue d’Antin… au numéro 9.

– Vous êtes certain que personne n’y est allé ? Ni M. Daubrac, ni ce peintre qui a disparu, ni cette jeune fille ?

– Parfaitement certain. Si l’un d’eux y était allé, il me l’aurait dit. Pourquoi s’en serait-il caché ? Oserai-je ajouter, monsieur, que je ne devine pas où tendent vos questions ?

– Contentez-vous d’y répondre ; vous resterez ainsi dans votre rôle de témoin que vous paraissez avoir oublié.

– Je n’ai pas oublié du moins qu’il y a chez moi le cadavre d’un malheureux enfant, et que ses assassins ne sont pas encore arrêtés. Il est à craindre qu’ils ne le soient jamais, si vous tardez à mettre des agents à leurs trousses.

– Est-ce une leçon que vous prétendez me donner ? demanda d’un air hautain M. de Malverne.

– Non, monsieur, répliqua froidement Mériadec, mais, si vous n’avez rien de plus à me demander, je vous prie de me permettre de me retirer. Il faut que je veille sur le corps de Sacha, en attendant que je venge sa mort.

Le juge sentit qu’il était allé trop loin et reprit d’un ton plus modéré :

– Elle sera vengée, je vous en donne l’assurance, et mes questions ont un but, veuillez le croire. Du reste, je n’en ai plus qu’un petit nombre à vous poser, et j’attends de vous des réponses franches et claires.

– Parlez, monsieur, dit le baron.

– Qu’avez-vous pensé, vous… et qu’ont pensé vos amis du refus qu’a opposé M. de Saint-Briac à votre invitation pressante d’agir avec vous contre ce Pancorbo ?

– Nous avons pensé qu’il craignait d’exposer à la vengeance d’un mari une femme qu’il adore, et qu’à ses yeux cette considération primait toutes les autres.

– Et l’idée ne vous est pas venue de chercher quelle était cette femme dont la réputation lui est si chère ?

– Non, monsieur. Personne de nous n’y a songé. C’est le secret d’un galant homme, et nous n’avons rien à y voir. Si M. de Saint-Briac avait cru devoir le confier à quelqu’un, c’eût été assurément à vous qui êtes son meilleur ami, tandis que nous le connaissons à peine. Et je pense que, si vous l’interrogiez vous-même, il vous dirait la vérité.

» Mais… pardonnez-moi de vous le répéter… il est moins urgent d’interroger M. de Saint-Briac que d’arrêter des scélérats qui en sont déjà à leur deuxième crime…

– Je le sais, monsieur ; mais, si j’ai fini avec vous, je n’ai pas même commencé avec vos amis. M. Daubrac et cette jeune fille sont là, m’avez-vous dit. Il faut que je les entende… et que je les entende comme je vous ai entendu… seul à seul…

» Veuillez donc passer dans le salon où ils attendent et où vous allez attendre aussi pendant que je les interrogerai. Je vous prie de m’envoyer d’abord… la fille du gardien des tours.

Cette invitation, poliment formulée, équivalait à un ordre, et Mériadec ne pouvait qu’obéir, sans répliquer. Mais il avait bien le droit de s’étonner des façons de procéder du juge d’instruction. M. de Malverne lui faisait l’effet de lâcher la proie pour l’ombre, en ne se préoccupant que de la conduite de M. de Saint-Briac, au lieu de prendre des mesures immédiates contre les assassins de Sacha.

Au cours de l’interrogatoire que Mériadec venait de subir, il n’avait été question que du capitaine, et Mériadec commençait à entrevoir en cette affaire des dessous qu’il ne soupçonnait pas. Il se demandait même si M. de Malverne n’y était pas intéressé personnellement, et si les derniers événements n’avaient pas semé quelque levain de discorde entre ce juge et Saint-Briac, son ami intime.

Les magistrats sont des hommes, après tout, et, comme les autres, sujets à s’égarer quand le souffle d’une passion violente les pousse hors du droit chemin.

Mais l’excellent baron ne comprenait pas encore que madame de Malverne était en cause, et, sans s’attacher plus longtemps à deviner une énigme dont l’explication le touchait beaucoup moins que la mort tragique de Sacha, il passa dans le petit salon où il trouva Daubrac et Rose Verdière en conversation très-animée. Il saisit même au vol, au moment où elle sortait de la bouche de Daubrac, la fin d’une phrase qui avait l’air d’être une déclaration brûlante.

L’heure et le lieu étaient assez mal choisis pour parler d’amour, mais rien n’arrête un interne lorsque par hasard son cœur est pris sérieusement, et celui-là était homme à sauter le pas du mariage plutôt que de renoncer à Rose.

Elle ne paraissait pas l’encourager à lui tenir un langage enflammé car elle fronçait le sourcil, et son visage si doux exprimait un mécontentement assez accentué.

Mériadec n’était pas gai non plus, et il n’en avait pas sujet, car il sentait bien que la jeune fille aimait Daubrac, et qu’il lui faudrait renoncer au bonheur qu’il rêvait sans le dire.

– Eh bien ? demanda Rose, pour couper court aux transports de son amoureux. Qu’attend ce juge pour agir, maintenant qu’il connaît la vérité ?

– Je ne sais que vous répondre, dit avec embarras Mériadec. Je viens de lui raconter toute l’histoire de Sacha et de sa mère… et il ne se croit pas encore suffisamment éclairé.

– Que veut-il donc de plus ?

– Il veut nous interroger tous les trois, l’un après l’autre.

– Pour voir si nous ne nous contredirons pas ! s’écria l’interne. Ah çà, est-ce qu’il nous soupçonnerait d’être d’accord avec Paul Constantinowitch et sa bande ? Ces magistrats sont tous les mêmes ! ils voient toujours et partout des coupables. Mais que celui-là ne s’avise pas de me poser des questions malsonnantes !… je le relèverais de façon à lui ôter l’envie de recommencer. Je ne suis pas de ces gens qui ont des tares dans leur existence, moi. Je n’ai rien à me reprocher, et, par conséquent, je puis me moquer des juges d’instruction et des commissaires de police.

– Calme-toi, au nom du ciel, et ne crie pas si fort. M. de Malverne pourrait t’entendre.

– Qu’il m’entende ! ça m’est égal, et, puisqu’il tient à m’interroger séparément, je vais entrer et lui dire son fait, en tête-à-tête.

L’interne fit un pas vers la porte de communication, mais Mériadec lui barra le passage et lui dit :

– Non… pas toi… il veut voir d’abord mademoiselle Verdière.

– Au diable !… nous ne sommes pas à ses ordres… et je vais…

– Je vous prie de me laisser passer, interrompit la jeune fille, en regardant fixement son amoureux.

– Quoi ! vous voulez…

– Je veux me rendre à l’appel d’un magistrat qui va poursuivre les meurtriers de l’enfant que nous pleurons. Nous sommes venus ici pour l’aider, et non pour entraver ses opérations. Il est libre de procéder comme il l’entend, et, puisqu’il me demande, j’y vais.

– Prenez bien garde à ce que vous direz, s’écria Daubrac, et s’il cherche à vous embrouiller, ne lui répondez pas.

Rose ne l’écoutait plus. Elle ouvrit, elle entra et elle referma la porte, laissant Mériadec et Daubrac en tête-à-tête.

Bien entendu, elle n’avait pas eu le temps de changer de costume ; elle était vêtue comme elle l’était lorsqu’elle avait pris un fiacre pour se transporter chez le capitaine. Et en sortant de la maison de Mériadec pour aller prendre en passant l’interne de l’Hôtel-Dieu, elle avait rabattu sa voilette, non pas cette fois pour cacher son visage, mais pour cacher ses larmes.

En la voyant, M. de Malverne eut un mouvement de surprise. Il s’attendait à voir une jeune fille habillée en ouvrière, et il se trouvait en présence d’une personne dont la tournure et la toilette éveillaient en lui un souvenir vague.

Mais il se présentait, lui, à visage découvert, et en le regardant, Rose faillit s’évanouir. Elle chancela, et le magistrat fut obligé de la soutenir pour l’empêcher de tomber.

Dans les mouvements qu’elle fit pour se dégager, elle releva involontairement sa voilette, et, à son tour, M. de Malverne recula de surprise.

Il y avait si peu de temps qu’ils s’étaient vus, et dans une circonstance si grave, qu’ils ne pouvaient pas ne pas se reconnaître, et si Mériadec ou Daubrac avaient assisté à cette seconde entrevue, il leur eût été difficile de décider lequel des deux était le plus ému.

Rose comprenait enfin que la femme coupable qu’elle avait sauvée, c’était madame de Malverne.

Et le malheureux mari devinait que Rose et le capitaine avaient menti, en proclamant une liaison qui n’existait pas, qui ne pouvait pas exister.

Il eut pourtant la force de se contenir et d’interroger Rose pour arriver à la forcer d’avouer.

– C’est vous qui êtes la fille du gardien des tours ? demanda-t-il froidement.

– Oui, monsieur, balbutia la jeune fille.

– Et vous êtes aussi la maîtresse de M. de Saint-Briac ?

Rose, pâle et tremblante, baissa les yeux sans répondre.

– C’est vous-même qui me l’avez déclaré, chez lui, il n’y a pas deux heures. Auriez-vous déjà oublié cette scène ?

Rose fit signe que non.

– Je m’en souviens, moi, et je puis vous répéter tout ce que vous avez dit… et tout ce qu’a dit cet homme qui a été mon ami.

» Est-ce que maintenant vous niez qu’il soit votre amant ?

– Non… je ne le nie pas, répondit la jeune fille, après avoir hésité une seconde.

– Fort bien. Nous verrons tout à l’heure si c’est vrai. Vous savez de quoi j’accusais M. de Saint-Briac ?

– J’ai compris que vous vous étiez laissé abuser par une dénonciation infâme. Vous devez savoir maintenant quel est le misérable qui a calomnié madame de Malverne… et vous avez pu constater qu’elle n’était pas dans l’appartement où, sur la foi d’une lettre anonyme, vous pensiez la trouver…

– J’ai constaté que vous y étiez, vous. J’ai cru aux paroles de votre amant et aux vôtres. À ce moment, j’ignorais qui vous étiez, et j’ai pu admettre que vous vous soyez cachée quand je suis entré, car vous m’avez affirmé que vous étiez mariée.

– Qu’importe que je ne le sois pas ? n’était-ce pas me perdre que de me montrer ? Si je m’y suis décidée, c’est que je ne pouvais laisser deux amis s’entre-tuer, par suite d’un malentendu.

– C’est un sentiment très-louable qui vous a fait agir, je n’en doute pas. Vous êtes la maîtresse de M. de Saint-Briac, je n’en doute pas non plus, quoique cela ne s’accorde guère avec les renseignements que M. de Mériadec vient de me donner sur vous. Une question maintenant : Depuis combien de temps connaissez-vous Jacques ?

– Jacques ? répéta la jeune fille.

Elle ne comprenait pas de qui il était question. Le juge lui avait tendu un piège ; elle y tombait et reprit d’une voix mordante :

– Vous ne savez pas que Jacques est le prénom de M. de Saint-Briac ! C’est étrange, avouez-le. Les amants n’ont pas, que je sache, l’habitude de s’appeler par leur nom de famille… devant témoins, oui… mais en tête-à-tête, cela ne s’est jamais vu.

» Je reviens à la question que je vous ai adressée. Quand avez-vous vu M. de Saint-Briac pour la première fois ?

Rose, confondue, baissa les yeux et se tut.

– Vous ne répondez pas. Eh bien, je vais vous dire ce que vous ne voulez pas avouer. Vous l’avez vu pour la première fois, il y a quelques jours, dans l’escalier de la tour que gardait votre père.

– Je l’ai vu en effet ce jour-là, mais…

– Épargnez-vous un nouveau mensonge. Ne me dites pas que vous étiez déjà sa maîtresse, lorsqu’on l’a arrêté. Si c’était vrai, vous auriez pris sa défense… vous l’auriez nommé, et les agents auraient vu qu’ils se trompaient.

» Vous ne me soutiendrez pas non plus que c’est vous qui êtes montée avec lui sur la galerie. Tous les témoins attesteront que vous veniez de rentrer chez votre père, et que vous n’êtes pas sortie de son logement. Mais passons. Vous prétendez qu’il est votre amant. Tout est possible. Si vous me disiez, par exemple, que vous l’avez rencontré, depuis qu’il est sorti de prison, qu’il vous a abordée dans la rue, qu’il vous a plu, à première vue, qu’il vous a proposé de l’accompagner chez lui, comme il aurait pu le proposer à la première fille venue, que vous vous êtes empressée de le suivre et que vous lui avez cédé tout de suite… alors peut-être je pourrais vous croire.

Rose fondait en larmes.

– Vous pleurez, reprit l’impitoyable mari. Il est dur, en effet, pour une jeune fille que tout le monde estime, de confesser qu’elle a succombé sans résistance… et je ne vous conseille pas d’avouer cette faute à votre ami M. de Mériadec, qui vous croit parfaitement vertueuse… encore moins à ce jeune homme qui paraît avoir pour vous un sentiment plus tendre que l’amitié. Il est vrai que ces messieurs découvriront la vérité tôt ou tard, et que maintenant elle leur paraîtrait peut-être moins amère ; mais, d’ailleurs, cet aveu ne justifierait pas M. de Saint-Briac. S’il est votre seul amant, vous n’êtes pas sa seule maîtresse. Et la femme que j’ai vue entrer chez lui, ce n’était pas vous.

– Je vous jure que c’était moi, dit vivement Rose, qui, cette fois, ne croyait pas mentir, car elle était à peu près sûre d’avoir aperçu M. de Malverne à l’autre bout de l’avenue d’Antin, au moment où elle y arrivait par le quai.

– Soit ! répondit le juge. J’ai pu me tromper. La femme que je cherchais est à peu près de la même taille que vous, elle s’habille comme vous quand elle sort et je ne l’ai vue que de loin, mais qu’est-ce que cela prouve ? Elle était sans doute arrivée avant vous.

– Si une autre femme eût été chez lui, M. de Saint-Briac ne m’aurait pas reçue, balbutia la jeune fille, résolue à défendre jusqu’au bout la coupable.

– Non certes, s’il était votre amant ; mais il est tout au plus votre ami. Et, tenez ! voulez-vous que je vous dise pourquoi vous êtes venue chez lui ? Pour sauver sa véritable maîtresse. Vous saviez bien qu’il en avait une.

– Comment l’aurais-je su ?

– De la façon la plus naturelle. M. de Mériadec vient de me raconter que M. de Saint-Briac s’est présenté chez lui, il y a deux jours. Vous étiez là, et vous avez entendu M. de Saint-Briac prier M. de Mériadec et ses amis de ne pas agir trop énergiquement contre l’assassin de la tour, parce que ce misérable le menaçait de dénoncer sa liaison avec une femme mariée. M. de Saint-Briac ne leur aurait pas fait cette confidence devant vous, si vous aviez été sa maîtresse.

Rose n’était pas de force à réfuter les arguments de ce terrible logicien. Elle ne pouvait que courber silencieusement la tête. Et M. de Malverne reprit :

– Donc, vous n’ignoriez pas le danger qu’il courait, et, comme sa situation ne pouvait que vous inspirer de la sympathie, vous étiez, comme ces messieurs, toute disposée à lui venir en aide. L’occasion s’est présentée. Un hasard vous aura fait savoir que son ennemi l’avait dénoncé, et qu’aujourd’hui même il allait être infailliblement surpris par le mari.

» Vous avez résolu de le sauver, et vous êtes accourue chez lui. Vous êtes arrivée à point. Cette femme y était déjà, mais je n’y étais pas encore.

Rose, confondue de tant de perspicacité, perdait de plus en plus contenance, et M. de Malverne, qui s’en apercevait fort bien, la pressa encore davantage.

– Vous vous êtes cachée, lorsque j’ai sonné ; vous avez aidé la femme à sortir par la fenêtre de la cour, et vous auriez fui comme elle, si vous ne m’aviez pas entendu menacer M. de Saint-Briac. C’est alors que, entraînée par un mouvement de générosité, vous vous êtes montrée… ce n’était pas assez… vous avez poussé l’héroïsme jusqu’à vous accuser vous-même… et cet homme a accepté le sacrifice. Vous ne saviez pas qui j’étais, et vous ne pouviez pas prévoir que vous ne tarderiez guère à vous retrouver en face de moi… mais il le savait, lui, et il n’a pas eu assez de cœur pour vous démentir et proclamer que vous étiez innocente. Cet homme est un lâche.

La jeune fille tressaillit, mais elle n’eut pas le courage de protester contre une qualification qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de trouver méritée.

– Je ne vous blâme pas, reprit M. de Malverne ; je vous excuse même. Se dévouer pour sauver des coupables, c’est le fait d’une belle âme ; mais le dévouement a des bornes, surtout quand il est mal placé. Restez-en là, mademoiselle, arrêtez-vous sur une pente qui vous mène aux abîmes… songez à votre réputation, à vos amis, et ne vous perdez pas pour essayer de défendre des gens que l’évidence accable et qui n’échapperont pas au châtiment.

– Vous voulez les tuer !… je veux les sauver, s’écria Rose, sans, songer que ce cri parti du cœur équivalait presque à l’aveu de mensonge que le juge cherchait à lui arracher.

– Et quand je les tuerais ! dit M. de Malverne, emporté par la colère ; quand j’étranglerais cette indigne créature qui a déshonoré mon nom !… Quand, de la pointe de mon épée, je crèverais la poitrine de ce faux ami qui m’a odieusement trompé !…

» Croyez-vous donc que je sois homme à me contenter d’une réparation dérisoire et à traîner ces traîtres devant les tribunaux pour y proclamer mon malheur ?… non, mademoiselle. Je les ai condamnés, et je ne leur ferai pas grâce.

– Ils sont innocents ! cria la jeune fille terrifiée. M. de Saint-Briac n’a pas d’autre maîtresse que moi.

Elle avait été sur le point d’avouer ; les effroyables menaces du mari venaient d’arrêter l’aveu qu’elle avait sur les lèvres.

Il était écrit qu’elle se sacrifierait jusqu’au bout.

– Encore ! s’écria le juge irrité par ce retour d’une résistance qu’il croyait avoir vaincue. Vous persistez dans vos affirmations insoutenables. Vous oubliez qu’il ne tient qu’à moi de trouver des gens pour les démentir.

Cette fois, Rose pâlit. Elle avait compris.

– Avant d’en venir là, je veux bien vous démontrer une dernière fois que vous n’êtes pas, que vous ne pouvez pas être la maîtresse de cet homme. D’abord, si vous l’étiez, vous n’habiteriez pas la maison de M. de Mériadec… et vous devriez songer que vous prêtez un singulier rôle à ce brave homme qui vous a recueillie. Son domicile vous servirait à cacher vos amours de hasard ; il vous le prêterait pour sauver les apparences… Osez donc dire cela. Vous vous taisez ?… Je comprends, et je n’ai plus qu’à faire justice de deux misérables.

– Grâce pour eux ! ils ne sont pas coupables !

– Alors, l’homme est votre amant ? Nous allons voir si vous répéterez cette affirmation devant vos amis.

Et, sans attendre la réponse de Rose, Hugues de Malverne ouvrit brusquement la porte du salon où Mériadec et Daubrac attendaient.

– Entrez, messieurs, cria M. de Malverne.

– Ah ! parbleu, volontiers, grommela Daubrac, qui, depuis un quart d’heure, piétinait d’impatience.

– Nous voici, dit Mériadec.

Ils entrèrent, et ils ne furent pas peu surpris de voir Rose Verdière, affaissée sur un fauteuil, tremblante, à demi évanouie.

Ils allaient courir à elle ; mais le juge les arrêta d’un geste, et leur dit d’un ton ferme :

– Veuillez m’écouter d’abord. Vous êtes un galant homme, monsieur de Mériadec ; vous aussi, monsieur Daubrac ; je puis donc vous parler de ma situation, car je suis certain que vous garderez le secret, du moins jusqu’à ce que cette situation ait eu son dénoûment.

– Pardon, monsieur, interrompit l’interne, nous sommes venus pour apprendre au juge d’instruction qu’un nouveau crime…

– Je ne suis plus juge d’instruction, interrompit Malverne. Ma démission de magistrat sera donnée ce soir. Je ne suis qu’un homme indignement outragé, qui tient à avoir la preuve de l’outrage. Cette preuve, vous allez me la fournir.

Les deux amis échangèrent un regard. La même pensée leur était venue. Ils croyaient que M. de Malverne devenait fou.

Mais ils ne comprenaient rien à l’attitude de Rose, qui n’osait pas lever les yeux sur ses amis.

– Voici les faits, reprit le mari. Aujourd’hui, au Palais de justice, dans mon cabinet, j’ai reçu une lettre anonyme.

– Il en pleut ! s’écria Daubrac. Le capitaine, aussi, en a reçu une avant-hier.

– Dans cette lettre, on m’avertissait que M. de Saint-Briac était l’amant de ma femme.

Que répondre à une pareille déclaration ? Mériadec et Daubrac, ne trouvant rien, exprimèrent par gestes un étonnement sincère et un doute poli.

– M. de Saint-Briac, vous le savez, a été arrêté par erreur et emprisonné, parce qu’il a refusé de nommer la femme qui était montée avec lui sur les tours de Notre-Dame. Le correspondant inconnu qui m’a écrit m’a appris que cette femme, c’était la mienne.

– Voilà une abominable calomnie ! s’écria de très-bonne foi le vertueux Mériadec.

– Ce correspondant ajoutait que ma femme avait donné un rendez-vous à son amant, et qu’il ne tenait qu’à moi de la surprendre chez lui, aujourd’hui, entre trois heures et quatre heures. J’y ai couru, et je n’y ai trouvé que M. de Saint-Briac. Mais de loin je l’avais vue entrer. Une querelle violente s’est élevée entre l’homme qui fut mon ami… et, au moment où nous allions en arriver à des voies de fait, mademoiselle est sortie de la chambre où elle s’était cachée en m’entendant sonner.

– Vous, Rose ! dit Mériadec en s’adressant à la jeune fille. Mais c’est impossible.

– C’est vrai, répondit-elle d’une voix étouffée.

– Je ne connaissais pas mademoiselle, continua M. de Malverne, et elle ne me connaissait pas. Vous savez que je devais l’interroger pour la première fois, demain, dans mon cabinet. C’est seulement ici, à l’instant, que j’ai su qui elle était, et qu’elle a appris que j’étais le juge chargé d’instruire l’affaire de Notre-Dame.

» Je vous dis cela, messieurs, pour que vous compreniez bien la suite de mon exposé des faits.

» Mademoiselle s’est montrée, comme je vous le disais, et m’a déclaré que je me trompais et qu’elle était la maîtresse de M. de Saint-Briac.

– Elle a dit cela ! s’écria Daubrac en serrant les poings.

– Elle l’a dit, et elle vient de me le répéter. Je l’avais cru, dans l’appartement de l’avenue d’Antin ; je ne voulais plus le croire, maintenant que je savais avoir affaire à la fille du gardien des tours. Je lui ai représenté que sa déclaration était inadmissible ; je l’ai pressée d’avouer que, par pitié pour une femme qu’elle plaignait et pour un homme qui lui avait témoigné de la sympathie, elle s’accusait d’une faute qu’elle n’avait pas commise… Rien n’y a fait. Elle a persisté à se déclarer coupable.

» Et c’est alors, messieurs, que j’ai voulu la soumettre à une dernière épreuve. J’ai voulu voir si, devant vous, elle conviendrait enfin que sa prétendue confession n’est qu’un généreux mensonge. Je souhaite vivement qu’elle se rétracte mais, qu’elle se rétracte ou qu’elle s’obstine à soutenir que cet homme est son amant, ma conviction est faite, et ceux qui m’ont trahi payeront cher la trahison.

» J’attends, messieurs, que l’un de vous interroge cette jeune fille.

Il y eut un silence horriblement pénible pour tous les acteurs de cette scène.

M. de Malverne, quoi qu’il en dît, espérait encore un peu, contre toute vraisemblance, que sa femme était innocente, et que Rose allait en fournir la preuve.

Daubrac sentait gronder dans son cœur un orage qui ne demandait qu’à éclater ; Daubrac doutait de celle qu’il aimait.

Mériadec, abasourdi, se demandait avec angoisse s’il ne s’était pas trompé sur la vertu de sa protégée.

Et la pauvre Rose, n’ayant plus qu’à choisir entre le mépris de l’homme qu’elle aimait et l’arrêt de mort de deux grands coupables, levait vers ses amis des regards suppliants.

– Vous hésitez, messieurs, reprit le juge d’une voix vibrante. Vous hésitez parce qu’il vous répugne d’imposer à mademoiselle une cruelle épreuve… parce que vous devinez qu’elle va mentir encore, et que vous voulez lui épargner la honte de répéter devant vous : Je suis la maîtresse d’un homme que je connais à peine ; j’ai indignement abusé de l’hospitalité que m’accorde M. de Mériadec ; j’ai trompé M. Daubrac, et je suis indigne de lui…

– Non, non… ce n’est pas vrai ! s’écria Rose, vaincue.

Puis, comme si elle eût regretté d’avoir cédé à un élan de sincérité, elle se rejeta en arrière en cachant son visage dans ses mains.

– Enfin ! dit M. de Malverne, je savais bien que la vérité éclaterait. Il ne me reste plus qu’à châtier les infâmes, et je vais…

Il n’acheva pas. Une porte s’ouvrit, et madame de Malverne parut sur le seuil. Elle était pâle comme une morte, mais ce n’était pas de peur, car ses yeux étincelaient, et elle entra la tête haute.

Le naïf Mériadec avait eu l’illusion qu’elle venait se jeter aux pieds de son mari. Elle se chargea de le détromper.

– J’ai tout entendu, dit-elle. Les infâmes que vous voulez châtier, j’en suis. Me voilà. Qu’attendez-vous pour me tuer ?

– Misérable ! cria le mari.

Mériadec se jeta entre les deux époux, pendant que Rose se levait précipitamment et se serrait contre Daubrac, qui ne la repoussa pas. Il l’avait soupçonnée un instant, et il se le reprochait déjà.

– Vous avouez ? reprit fiévreusement M. de Malverne.

– Croyez-vous donc que je laisserai cette jeune fille se sacrifier pour moi ? Je la remercie de me forcer à en finir avec une situation qui me fait horreur. Je vous ai aimé ; je vous hais. Et si je romps ici devant témoins, c’est qu’après cet éclat vous comprendrez qu’il ne vous reste plus qu’à vous battre avec mon amant. Et s’il meurt, je mourrai. De vous ou de moi, l’un doit disparaître. J’espère que ce sera vous.

Montée du premier coup à ce diapason, la scène devait se dénouer par une catastrophe. Mais Dieu, qui réserve aux grands coupables des châtiments proportionnés à leurs crimes, Dieu en avait décidé autrement.

Le valet de chambre reparut, et, sans paraître s’apercevoir qu’un drame se jouait dans ce cabinet, il annonça respectueusement à son maître que le commissaire de police du quartier Notre-Dame des Champs demandait à lui parler sans retard.

Cette diversion arrivait fort à propos pour tout le monde, même pour M. de Malverne, qui eut le sang-froid de répondre :

– C’est bien. Je vais le recevoir.

Il était, cet officier de police, fort intimidé d’être reçu par M. de Malverne en si nombreuse compagnie.

Les juges d’instruction n’ont pas coutume de traiter devant des étrangers les affaires judiciaires, et il y avait là deux femmes et deux hommes que le commissaire du quartier Notre-Dame des Champs ne connaissait pas.

– Vous pouvez parler, lui dit brusquement M. de Malverne. De quoi s’agit-il ?

– D’un crime qui paraît se rattacher à l’affaire des tours de Notre-Dame. J’en ai référé d’abord à mon collègue du quartier de la Cité, et il m’a conseillé de vous voir, avant d’envoyer au dépôt l’homme qui vient d’être arrêté.

Odette coupa court à des explications qui ne l’intéressaient pas. Elle avait brûlé ses vaisseaux, et peu lui importait que son mari découvrît l’assassin de la comtesse russe. Elle était entrée pour innocenter Rose Verdière qui se sacrifiait pour elle, et non pas pour entendre le rapport d’un policier.

Au salon où son mari l’avait laissée, l’attitude de M. de Malverne avait jeté un froid, et les habitués du thé de cinq heures étaient partis les uns après les autres ; ils flairaient un drame intime, et ils sentaient qu’ils étaient de trop.

Odette le pressentait aussi, ce drame, mais elle n’était pas femme à rester dans l’incertitude. Ces gens qui venaient relancer son mari jusque dans sa maison ne lui disaient rien qui vaille, et elle avait résolu de les voir, dût-elle interrompre l’audience en pénétrant dans le cabinet de Hugues où elle n’entrait presque jamais. Elle avait trouvé entre-bâillée une porte que le valet de chambre n’avait pas pris soin de refermer, et, en prêtant l’oreille, il lui avait semblé reconnaître la voix de la jeune fille qu’elle avait vue une heure auparavant chez le capitaine. Alors, elle s’était décidée à écouter, et elle avait tout entendu.

Il n’en fallait pas tant pour lui faire comprendre qu’elle était perdue, et sa résolution fut bientôt prise : sauver Rose, rompre devant témoins, pour que la rupture fût définitive, courir chez son amant et fuir avec lui. Elle ne voulait pas autre chose. Elle était folle.

Et après la scène qui venait de consterner tous les assistants, il ne lui restait plus qu’à disparaître.

Ainsi fit-elle, après avoir tendu à Rose Verdière une main que la pauvre enfant n’osa pas refuser.

Hugues la laissa partir. Qu’aurait-il pu lui dire, en présence de ce commissaire qui, fort heureusement, n’avait pas assisté à la scène ? Rose et ses deux amis y étaient, mais Hugues n’avait plus rien à leur cacher, et il pouvait compter sur leur discrétion, sur leur loyauté, sur leur sympathie.

Il fit comme un vaillant officier qui apprend pendant une bataille que son frère vient d’être tué, et qui, refoulant sa douleur, continue à mener ses soldats au feu.

Il oublia momentanément les traîtres qu’il voulait punir, et il redevint magistrat.

– Exposez-moi les faits, monsieur, dit-il au commissaire, avec un calme qu’admirèrent Mériadec et Daubrac.

– Voici ce qui s’est passé, répondit l’agent judiciaire. Deux gardiens de la paix en tournée rue Cassette ont été appelés par une vieille femme qui criait à l’assassin. Ils sont entrés dans la cour de la maison d’où elle sortait ; ils ont aperçu un homme qui descendait d’une fenêtre par une échelle de corde, ils l’ont arrêté et ils me l’ont amené au commissariat. Là, cet homme m’a dit qu’il se nommait Jean Fabreguette.

– Dieu soit loué ! il n’est pas mort, dit à demi-voix Mériadec.

– Il a prétendu être l’ami du maître de la maison, et il m’a déclaré qu’il venait de trouver dans la chambre où il est entré par la fenêtre le cadavre d’un enfant. J’ai cru d’abord avoir affaire à un fou, et je ne suis pas encore bien sûr qu’il ne le soit pas… il m’a raconté une histoire tellement extraordinaire.

– Qu’avez-vous fait de lui ? interrompit M. de Malverne.

– Ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire, monsieur le juge d’instruction, je l’ai conduit chez mon collègue de la Cité, qui l’a interrogé, et qui pense que cet homme ne ment pas. Du reste, il n’y a pas d’apparence que ce soit lui qui ait commis le meurtre de la rue Cassette. C’est pourquoi j’ai pris sur moi de vous l’amener.

– Alors, il est en bas ?

– Oui, monsieur, gardé par deux agents, dans un fiacre.

– C’est bien. Allez le chercher.

Le commissaire sortit, et M. de Malverne, après avoir invité Rose et ses amis à rester, leur dit d’un ton bref :

– Je ne donnerai pas ma démission aujourd’hui. Je veux en finir avec les assassins, avant d’en finir avec les traîtres. Vous m’aiderez et vous saurez vous taire.

Personne ne souffla mot. Daubrac et Mériadec comprenaient que ce n’était pas le moment de parler. Rose, terrifiée, se demandait ce que le mari justicier allait faire de sa femme.

Fabreguette, amené par le commissaire, fit une entrée à la tartare. Il arriva tête nue, les cheveux ébouriffés, les vêtements fripés, déchirés, brûlés, et sans saluer ses alliés. Il leur en voulait de l’avoir abandonné et d’avoir laissé tuer Sacha.

Il entama le récit de ses déplorables aventures sans rien omettre et sans déguiser la vérité. Il ne cacha même pas au magistrat que la maison de la rue Marbeuf brûlait en ce moment, et que c’était lui qui y avait mis le feu.

Personne ne l’interrompit, et, lorsqu’il eut fini :

– Vous êtes libre, monsieur, lui dit M. de Malverne, mais je vous prie d’accompagner M. le commissaire, qui va se transporter immédiatement chez M. de Mériadec. Ces messieurs vont y aller, de leur côté, avec mademoiselle, et ils voudront bien m’y attendre. J’y serai d’ici à une demi-heure.

Il fallut obéir. Le commissaire ne pouvait pas se permettre de se soustraire à l’exécution d’un ordre donné par un juge d’instruction, et les autres pensèrent que M. de Malverne éprouvait le besoin de s’expliquer avec sa femme en tête-à-tête.

– Grâce pour elle ! murmura en passant Rose Verdière.

Le juge resta froid comme glace, et la jeune fille partit, convaincue que c’en était fait de la coupable.

Elle ne se trompait pas. Hugues de Malverne avait condamné sa femme et son ami. Mais il ne voulait pas les exécuter avant d’avoir fait jusqu’au bout son devoir de magistrat. Et d’ailleurs il ne savait pas encore comment il se vengerait.

Les maris, en pareil cas, ont le choix des moyens. Les sages se contentent de chasser l’épouse adultère et de demander au complice une réparation par les armes. D’autres, encore plus philosophes, portent plainte et laissent les juges appliquer la peine. Ceux-là se résignent à entendre les échos d’un tribunal répéter l’histoire de leurs malheurs conjugaux.

M. de Malverne voulait un châtiment proportionné au crime, car c’était bien un crime que cette trahison de son meilleur ami et d’une femme qu’il adorait. Il se demandait si, au lieu de risquer sa vie dans un duel, il ne ferait pas mieux de les tuer tous deux et de se brûler la cervelle après. L’issue d’une rencontre est toujours incertaine ; s’il succombait, son odieux rival pourrait épouser Odette. C’eût été une folie que de courir cette chance, et pourtant la nécessité d’une rencontre pouvait finir par s’imposer, car le meurtre lui répugnait.

Hugues, avant de prendre un parti, résolut de signifier simplement à sa femme qu’elle eût à attendre son retour et de se faire conduire chez Mériadec. Il s’accordait ainsi quelques heures de réflexion, dont il avait grand besoin pour se calmer, car il était tellement surexcité qu’il se trouvait hors d’état de raisonner.

Il sonna son valet de chambre pour se faire annoncer chez Odette, et il ne fut pas peu surpris d’apprendre qu’elle venait de sortir de l’hôtel, à pied, quoique le coupé fût attelé.

Il pensa qu’elle était allée chez son amant, et il revint à l’idée de les tuer tous les deux. Mais la vengeance est un plat qu’il faut manger froid, disait César Borgia, qui s’y connaissait, et M. de Malverne remit la sienne au lendemain.

On l’attendait rue Cassette. Il y courut.

XI

Après le départ de son ami Hugues, le capitaine, écrasé sous le poids de ses remords, avait passé une heure immobile, anéanti, roulant dans sa tête des projets de suicide, et osant à peine envisager la terrible situation où un amour coupable l’avait jeté.

Cette situation était une impasse. Comment en sortir ? En se tuant, il s’en serait tiré, lui, mais que serait devenue sa complice ?

Rose Verdière venait de la sauver du danger immédiat. Et après ? qu’allait faire la malheureuse Odette ? Essayer de tromper encore son mari ? Saint-Briac ne s’y serait pas prêté. Cette vie de trahison perpétuelle lui faisait horreur maintenant. Et il ne paraissait pas que madame de Malverne non plus voulût la reprendre. N’avait-elle pas déclaré qu’elle était résolue à fuir avec son amant ? Et d’ailleurs, elle était désormais impossible, cette existence en partie double qu’elle menait depuis six mois.

M. de Malverne avait pu croire une première fois qu’il avait accusé à faux sa femme, mais il lui était certainement resté des doutes, et, à l’avenir, il ne manquerait pas de la surveiller. Un jour ou l’autre, il surprendrait les amants, alors même qu’ils se contenteraient, comme autrefois, de se rencontrer dehors.

Sur quel pied Saint-Briac allait-il vivre avec ce loyal Hugues, qu’il avait indignement trompé ? Aurait-il seulement le courage de le revoir, de passer le seuil de cette maison où il avait porté le déshonneur, et de jouer encore la comédie de l’amitié ? Non, mille fois non. Et s’il n’y retournait pas, après la réconciliation qui avait suivi la scène du salon de l’avenue d’Antin, c’était comme s’il eût avoué qu’il était coupable.

Partir avec Odette, quitter à tout jamais la France, aller cacher ses amours adultères à l’étranger ? Lui, un brave officier qui n’avait jamais reculé devant un danger, ni devant l’accomplissement d’un devoir ! Il lui semblait que ce serait une lâcheté.

Peut-être aussi, sans se l’avouer à lui-même, n’avait-il plus les mêmes sentiments pour sa maîtresse. Les écailles étaient tombées de ses yeux. Il la voyait maintenant telle qu’elle était, et il se voyait lui-même. La passion les avait emportés tous les deux, jusqu’à leur faire oublier que leur faute était un crime. Au premier temps d’arrêt, la réflexion montrait à Jacques l’envers de cet amour, la trahison dans toute son horreur, et Odette sous son vrai jour.

Odette n’avait pas de remords, elle ; Odette n’avait pas pitié de son malheureux mari ; elle ne l’aimait plus ; que lui importait le reste ? Aurait-elle pitié de son amant quand elle cesserait de l’aimer ? Non, sans doute. Il lui aurait tout sacrifié, et elle l’abandonnerait sans hésiter pour se jeter dans les bras d’un autre. Le cœur d’une affolée a horreur du vide. La passion qui la dévore lui crie : Marche ! marche ! et elle marche jusqu’à ce qu’elle roule au plus profond de l’abîme, où elle entraîne l’imprudent qui la suit dans ce chemin fatal.

C’est le châtiment, c’est la vengeance de l’honnête homme qui a eu foi en elle, et qu’elle a réduit au désespoir.

Ces cruelles vérités apparaissaient à Saint-Briac, et il n’apercevait plus d’autre dénoûment possible qu’une rupture définitive. Partir seul, partir immédiatement, sous un prétexte quelconque, et aviser Hugues de ce départ sans lui apprendre où il allait. Le prétexte était tout trouvé. Il pouvait lui écrire qu’il s’éloignait pour couper court à une situation fausse, et pour lui laisser le temps de reconnaître que ses soupçons n’avaient aucune raison d’être. Hugues, assurément, ne prendrait pas en mauvaise part la résolution de son ami.

Et Odette comprendrait que son amant voulait en finir avec elle. Six mois d’absence de Jacques la calmeraient, et elle ne pourrait pas faire la folie d’aller le rejoindre, puisqu’elle ne saurait pas où il était.

Où irait-il ? Le plus loin qu’il pourrait. Il pensa d’abord à l’Italie, mais l’Italie est trop près. Il lui vint une idée. Pourquoi pas la Russie ? Là, il pourrait se renseigner sur ce faux Moscovite qui à Paris tranchait de l’Espagnol, et qui n’était probablement d’aucun pays : scélérat partout, citoyen nulle part. Mériadec avait écrit, disait-il, au maréchal de la noblesse du gouvernement de Tambow, mais il ne paraissait pas que Mériadec eût reçu de réponse à sa lettre. C’était faire œuvre pie que d’aider la justice à mettre la main sur un brigand de la pire espèce, et le capitaine avait grand besoin de racheter ses fautes par de bonnes actions.

Il décida donc d’entreprendre un voyage à Moscou, et il résolut de se mettre en route le lendemain soir. Ce n’était pas trop tôt pour se garer d’une nouvelle escapade d’Odette, mais il ne pouvait guère partir plus vite, car il avait quelques arrangements à prendre avec son banquier, et il lui fallait un passe-port pour franchir la frontière russe.

Or, la journée était trop avancée pour qu’il pût s’occuper de ces préparatifs indispensables. Il renvoya au jour suivant les affaires, et il sortit de cette maison, qui lui rappelait un triste et récent souvenir.

Il sortit, après avoir dit à son valet de chambre, qui venait de rentrer, de ne pas l’attendre.

Il ne se doutait guère qu’à l’heure même où il mettait le pied dans l’avenue d’Antin, M. de Malverne montait en voiture pour aller constater le meurtre de Sacha, et que madame de Malverne venait de quitter, sans esprit de retour, le domicile conjugal.

Elle accourait chez son amant, et Saint-Briac l’aurait infailliblement rencontrée, s’il s’était dirigé du côté de l’avenue des Champs-Élysées.

Mais Saint-Briac cherchait la solitude. Il prit par les quais, et il alla droit devant lui en remontant le cours de la Seine, sans savoir où le mènerait cette marche sans but.

Il n’avait pas encore complétement renoncé à l’idée de se suicider, et, pour le cas où cette idée prendrait le dessus, il s’était muni d’un revolver chargé.

Quoi qu’il advînt, il se proposait de ne rentrer que pour faire ses paquets, après avoir terminé ses affaires et écrit à Hugues de Malverne une lettre d’adieu que Hugues, sans aucun doute, montrerait à sa femme.

À force de marcher dans la même direction, il arriva au pont de Bercy, et peu s’en fallut qu’il ne franchît la barrière. Mais la nuit venait, et il ne tenait pas à la passer dans la banlieue.

Le cercle est la grande ressource des gens qui, pour une cause ou pour une autre, ne veulent pas rentrer chez eux. On peut s’y isoler, on peut même y dormir, et Saint-Briac était bien sûr de n’y pas rencontrer le juge d’instruction qui n’y venait que très-rarement et qui, ce jour-là, devait être moins que jamais disposé à s’y montrer.

Le capitaine s’y fit ramener en voiture, et y arriva précisément à l’heure du dîner.

Il trouva une place à la grande table, mangea sans adresser une seule fois la parole à ses voisins, et, au lieu de prendre, comme de coutume, le café dans le grand salon, passa dans la salle de lecture, où il se mit à rédiger son épître à Malverne. Cette rédaction n’était pas très-facile, et elle lui prit du temps. Il en avait à perdre, puisqu’il ne savait que faire jusqu’au lendemain, et il put peser à loisir tous les termes de ce billet qui devait décider de l’avenir de sa vieille amitié avec Hugues.

Quand il l’eut terminé, il le mit dans son portefeuille pour l’y garder jusqu’au moment où il monterait, le lendemain soir, dans l’express de Berlin.

Il se disait :

– Je le mettrai à la poste dans la boîte de la gare, et lorsque Hugues le recevra, j’aurai déjà passé la frontière.

Après quoi, il alla s’étendre sur un divan, dans le salon le moins fréquenté du club, et il essaya de dormir pour se reposer de tant d’émotions et d’une si longue promenade. Mais le sommeil ne vint pas vite. Il finit cependant par s’assoupir, et il rêva qu’Odette s’accrochait à son cou pour l’empêcher de partir, que le mari survenait, et qu’il la poignardait dans les bras de son amant.

Ce cauchemar fit place à d’autres, tout aussi effrayants, qui auraient tourmenté Saint-Briac jusqu’à l’aurore, si un joueur décavé, en passant par là, ne se fût avisé de le réveiller pour lui dire :

– À quoi pensez-vous de ronfler quand il se joue au salon vert une partie de baccarat superbe ? M. de Pancorbo, qui tient la banque, demande de vos nouvelles à tout le monde. Vous lui manquez.

– Pancorbo ! répéta le capitaine, en se levant brusquement. Quoi ! il est ici !

– Mon Dieu, oui, dit tranquillement le clubman. Passé minuit, c’est assez son habitude.

– Mais… on prétendait qu’il avait quitté Paris.

– On se trompait. Il est resté, en effet, deux ou trois jours sans venir, mais il a reparu ce soir plus brillant que jamais et plus veinard. Il abat neuf ou huit à tous les coups.

– Et il s’est informé de moi ? demanda Saint-Briac, confondu d’étonnement.

– Il vous réclame à cor et à cri. Il veut sans doute profiter de sa veine pour vous gagner beaucoup d’argent. Il en a pourtant assez râflé déjà, et il est en train de dépouiller un rastaquouère que nous avons reçu la semaine dernière… un Brésilien qui route sur l’or. Ne jouez pas, si vous ne vous sentez pas en train, mais allez voir ça… c’est curieux.

Le capitaine, mal réveillé, croyait rêver encore.

– Quelle heure est-il donc ? demanda-t-il en se frottant les yeux.

– Trois heures passées. Ah ! vous dormez bien, vous, quand vous vous y mettez ! Vous sortiez de table quand vous êtes allé vous étendre sur ce divan. Et si je ne vous avais pas secoué, vous seriez encore dans le pays des rêves. Votre nuit est faite maintenant, et je pense que vous n’avez pas envie d’aller vous coucher. Ça tombe bien. La partie n’est pas près de finir. Moi, c’est différent, je viens d’y laisser mes derniers sous, et j’en ai assez. Bonsoir, capitaine, et bonne chance !

Saint-Briac resta stupéfait. Comment ce misérable, à peu près convaincu d’assassinat, osait-il se montrer au cercle, et surtout comment osait-il s’informer d’un homme auquel il avait, par une première lettre anonyme, déclaré la guerre, et par une seconde tendu un piège atroce ? D’où lui venait tant d’impudence, et quel nouveau traquenard masquait cette incroyable audace ?

À la réflexion, le capitaine comprit que le soi-disant Espagnol ne risquait pas grand-chose, en reparaissant pour tailler encore une fois le baccarat qui lui réussissait si bien. C’était probablement la dernière, car rien ne l’empêchait de s’éclipser définitivement, après la partie.

Et que pouvait Saint-Briac contre cet homme ? Quelles preuves positives avait-il que ce fût lui le meurtrier de Notre-Dame ? Aucune. De graves soupçons, oui ; ce n’est rien, lorsqu’on n’a pas qualité pour faire arrêter celui qu’on accuse.

M. de Malverne, seul, aurait pu prendre sur lui de l’envoyer en prison, et M. de Malverne n’était pas là ; M. de Malverne devait avoir en ce moment d’autres soucis que celui de venger la mort d’une comtesse russe, et Saint-Briac comptait bien ne pas le revoir. Saint-Briac en était donc réduit à opérer lui-même, s’il tenait à se venger du lâche gredin qui avait dénoncé Odette à son mari.

– Eh bien, soit ! dit-il entre ses dents. J’ai encore quelques heures à moi avant de quitter Paris. Je les emploierai à traquer ce bandit. Je le tiens, je ne le lâcherai pas, jusqu’à ce que je l’aie remis entre les mains de la justice. Tant qu’il jouera, je jouerai, et, quand il sortira du cercle, je m’attacherai à ses pas. Il faudra bien qu’il me demande une explication, et alors… nous verrons, car, s’il me provoquait, j’aurais encore plus de plaisir à le tuer qu’à le livrer.

Sur cette résolution plus hardie que sensée, il s’en alla au salon vert, où il trouva le Pancorbo assis entre deux joueurs. Il ne tenait plus la banque ; le Brésilien l’avait prise, mais Pancorbo pontait ferme, et la fortune ne semblait pas lui sourire, car il venait de perdre un très-gros coup.

Saint-Briac vint se placer en face de lui, de l’autre côté de la table, et resta debout, afin d’être prêt à quitter le jeu, dès que le faux Espagnol se lèverait.

Il ne paraissait pas y songer, car il venait de pousser sur le tapis vert une masse de jetons et de plaques. Du reste, l’attention qu’il apportait à son jeu ne l’empêchait pas d’y voir clair. Il aperçut immédiatement le capitaine, et il eut l’aplomb de lui adresser un salut qui ne fut pas rendu.

Saint-Briac ne voulait pas échanger des politesses avec ce coquin, mais il ne voulait pas non plus avoir l’air de n’être entré que pour le surveiller.

Il tira de son portefeuille un billet de mille francs, et il le mit sur le tableau de gauche.

Il faisait des vœux pour gagner, car il n’avait que trois mille francs sur lui, et il se promettait bien, s’il perdait ce premier coup, de diminuer son jeu, car il voulait tenir jusqu’à la fin de la partie, et il ne se souciait pas d’emprunter à la caisse du cercle une somme qu’il lui aurait fallu rendre avant de quitter Paris, c’est-à-dire le lendemain.

Il gagna, et M. de Pancorbo, qui jouait sur le tableau de droite, perdit.

Il faut peu de chose pour impressionner un homme nerveux comme l’était en ce moment Saint-Briac, et il tira un favorable augure de ce double coup du sort.

La partie continua avec des chances diverses ; mais la fortune lui resta fidèle, tandis qu’elle sembla tourner le dos au prétendu Castillan, qui prenait d’ailleurs philosophiquement cette déveine, à laquelle il n’était pas accoutumé.

Après avoir épuisé ses jetons et la somme que chaque membre a le droit de demander à la caisse, il se mit bravement à battre monnaie avec des carrés de carton qu’il orna de sa signature pour les transformer en billets de mille.

Ce sont là des valeurs que les vieux routiers du baccarat n’acceptent qu’à bon escient, quand ils sont sûrs de la solvabilité du joueur qui les met en circulation ; mais celle de M. de Pancorbo n’avait pas encore été discutée, et personne ne les refusa, pas même ceux qui doutaient de son honorabilité.

On le croyait trop riche et trop intelligent pour laisser en souffrance des bons que le signataire doit retirer dans les quarante-huit heures, sous peine de voir son nom affiché à la glace du cercle et de tomber finalement sous le coup de l’exclusion.

Seul entre tous les joueurs, le capitaine eut l’intuition que cet escroc de haut vol se souciait peu de contracter des dettes, parce qu’il avait résolu de décamper le lendemain, et cette fois définitivement.

Il ne risquait rien à tenter ce dernier coup, et il pouvait y gagner gros. Aussi paraissait-il disposé à jouer tant que durerait la partie, et rien n’annonçait qu’elle dût se terminer bientôt, car, à six heures du matin, elle était plus acharnée que jamais.

Elle se recruta même, à six heures et demie, de quatre jeunes et joyeux clubmen qui, après avoir soupé jusqu’à l’aurore en compagnie de demoiselles peu farouches, avaient eu l’idée de monter au cercle, dans la louable intention d’achever les perdants.

Leur calcul se trouva faux, car ils laissèrent sur le tapis les louis qui leur restaient, et ces louis passèrent presque tous dans la poche de Saint-Briac, qui continuait à jouer avec un bonheur inouï.

Après sa triste aventure avec madame de Malverne, le sort lui devait bien cette compensation.

D’autres pontes gagnaient dans des proportions beaucoup plus modestes ; mais M. de Pancorbo avait émis une cinquantaine de bons de mille francs, et le Brésilien était complétement à sec.

Ce fut lui qui, vers neuf heures, donna le signal de la retraite, après avoir compté ses bons et annoncé qu’il les retirerait le jour même. L’Espagnol se décida aussi à lever la séance.

Saint-Briac, qui ne le perdait pas de vue, l’entendit appeler un malheureux valet de pied à moitié endormi et lui demander un consommé. C’était le moment d’avoir avec son ennemi une explication décisive. Il commanda immédiatement une tasse de chocolat, et il se fit servir sur un guéridon à deux pas de M. de Pancorbo, qui venait de s’installer devant une petite table, et qui ne chercha point à éviter le voisinage du capitaine.

Il lui adressa même la parole le premier.

– Je n’ai pas été heureux, cette nuit, lui dit-il en souriant, mais je suis charmé que vous ayez gagné. Est-il indiscret de vous demander combien ?

La question était impudente, et cette façon familière de renouer des relations avec un ennemi déclaré était bien le comble de l’audace.

Mais le moment n’était pas venu pour Saint-Briac de s’engager à fond. Tous les joueurs n’étaient pas partis. Quelques-uns s’étaient groupés dans un coin du salon et causaient des incidents de la partie, comme on cause au bivouac, après une grande bataille.

– Je parierais volontiers que vous emportez au moins cinquante mille francs, reprit tranquillement M. de Pancorbo.

– Cinquante-cinq mille, répondit le capitaine, sans paraître s’étonner de cet interrogatoire inattendu.

– C’est un joli denier. Et vous avez eu de plus la chance de recevoir de l’argent comptant. Ce Brésilien paye en billets de banque, au lieu d’émettre des jetons. C’est un bon système, et je l’emploierai, à l’avenir… Comme ça, on sait ce qu’on fait, et l’on s’enfile moins facilement qu’avec des bons.

» À propos de bons, vous devez posséder quelques-uns des miens ?

– Pas un seul.

– Je le regrette. Il m’eût été agréable de vous avoir pour créancier.

– Pourquoi cela, je vous prie ?

– Parce que je serais allé retirer moi-même ma signature. Et j’aurais profité de l’occasion pour m’expliquer avec vous.

– Vous n’avez pas besoin de venir chez moi pour cela.

– Ici c’est difficile. Nous ne sommes pas seuls.

– Nous allons l’être dans un instant. Voyez plutôt.

Le groupe, en effet, s’émiettait. Les causeurs s’en allaient les uns après les autres. Il n’en restait plus que deux qui discutaient la grave question du tirage à cinq, en cheminant tout doucement vers la porte.

Pendant ce temps-là, les valets de pied du cercle ouvraient les rideaux, et la claire lumière d’une belle matinée de printemps inondait le salon vert.

– Ouvrez les fenêtres aussi ! leur cria M. de Pancorbo. On étouffe ici, et il est temps de renouveler l’air.

Saint-Briac ne demandait pas mieux, car on respirait une atmosphère empestée par la fumée des innombrables cigares qu’avaient brûlés les joueurs pendant cette mémorable partie, qui avait duré dix heures.

– Vous pouvez parler maintenant, reprit le capitaine. Qu’avez-vous à me dire ?

– J’ai à vous demander d’abord si j’ai affaire à un ami ou à un ennemi.

– À un ennemi, vous le savez fort bien.

– Je m’en doutais, mais je tenais à vous l’entendre dire. Maintenant, je me sens plus à l’aise pour vous proposer d’en finir avec une situation qui nous pèse à tous les deux.

– En finir ! s’écria le capitaine, irrité de tant d’aplomb. C’est avec vous que je veux en finir.

– Qu’entendez-vous par ces paroles ? demanda froidement le faux Espagnol.

– Vous le savez fort bien. Je veux vous supprimer.

– Par quel procédé, s’il vous plaît ?

– En vous livrant à la justice, qui vous demandera compte de tous vos crimes.

– Vous voulez dire de la mort de cette femme qu’on a précipitée d’une des tours de Notre-Dame. Vous en êtes donc encore à croire que c’est moi qui ai fait cela ?

– J’en ai la preuve.

– Vous m’étonnez. Mais je devine d’où provient votre erreur. Vous aurez reçu de moi une lettre que vous aurez prise pour une preuve. Dans cette lettre, je vous menaçais de dénoncer à M. de Malverne votre liaison avec sa femme si vous continuiez à m’espionner. Vous en avez conclu que j’étais l’homme que vous cherchez. C’est là, permettez-moi de vous le dire, un jugement téméraire. Je cache ma vie, c’est vrai, et je ne veux pas qu’on me suive ; ce n’est pas une raison pour que je sois un assassin.

– Qu’êtes-vous donc ?

– Un conspirateur, tout bonnement. J’ai quitté l’Espagne à la suite des derniers événements politiques, et je tiens à rentrer dans mon pays. Je cherche à renverser le gouvernement qui m’a proscrit, et je suis sur le point d’y réussir. Tout est prêt pour une révolution que j’ai préparée à Paris et qui va éclater tout prochainement à Madrid… si prochainement, que je pars ce soir et que je franchirai les Pyrénées demain, pour me mettre à la tête du mouvement.

» Si vous me dénonciez, je serais peut-être arrêté par la justice française, et mon projet avorterait ; mais je n’aurais pas de peine à lui démontrer que je ne suis pour rien dans ce crime de Notre-Dame, car, n’ayant plus de ménagements à garder, je renoncerais au mystère dont j’ai entouré ma vie depuis que j’habite Paris. Je me ferais connaître sous mon véritable nom, et je produirais vingt témoins pour attester la vérité de mes déclarations. Donc, je ne vous conseille pas d’essayer. Vous n’arriveriez qu’à ébruiter un scandale que vous avez tout intérêt à étouffer.

– Plus maintenant. Vous avez écrit à M. de Malverne que j’étais l’amant de sa femme ; je n’ai plus rien à perdre.

– J’ai écrit, j’en conviens, et je regrette d’avoir été contraint d’en venir à cette extrémité. C’est vous qui m’y avez forcé. Je vous faisais surveiller ; j’ai appris que, pour m’épier, vous vous étiez entendu avec je ne sais quels drôles dont le chef est une espèce de don Quichotte, un fou. Je ne pouvais pas tolérer les agissements de ces gens-là, et c’est à vous que je m’en suis pris. Vous avez payé pour eux. J’en suis fâché, mais je voulais vous dégoûter de me faire la guerre. Il y allait du salut de ma patrie et de la vie de beaucoup de braves gens, mes amis politiques, qui se sont compromis en Espagne et qui subiraient le même sort que moi, si je venais à être arrêté en France.

– Alors, vous avouez que c’est vous qui avez écrit, hier, à M. de Malverne une lettre anonyme pour l’avertir que madame de Malverne était chez moi ?

– Parfaitement. Je sais qu’il y est allé, mais j’ignore ce qui s’est passé entre vous. Il ne me paraît pas qu’il y ait rien eu de bien grave, puisque vous venez de passer la nuit au jeu, et je pourrais me contenter du premier avertissement que je vous ai donné. Mais vous ne me pardonnerez jamais d’avoir fait ce que j’ai fait ; de mon côté, je ne puis plus me fier à vous. Donc, il faut que l’un de nous disparaisse.

– Est-ce un duel que vous me proposez ?

– Oui, faute de mieux. C’est la seule solution pratique du cas où nous nous trouvons, encore n’est-il pas commode d’en finir de la sorte. D’abord, je pars ce soir.

– Moi aussi, je pars ce soir.

– Nous pourrions convenir de nous rencontrer à l’étranger, mais ce serait inutile, car, une fois hors de France, nous n’aurions plus rien à craindre l’un de l’autre. Et d’ailleurs, nous n’allons pas dans le même pays, je suppose.

– Je vais en Russie.

– Chercher l’assassin de Notre-Dame, ricana M. de Pancorbo. Je souhaite que vous l’y trouviez. Mais, comme je ne suis pas obligé de vous croire sur parole, je voudrais régler nos comptes immédiatement.

– Et moi donc ! s’écria le capitaine.

– Là gît précisément la difficulté. Pour se battre, il faut des témoins, et, étant donnée la situation, nous aurions quelque peine à en trouver.

– Nous pouvons nous en passer.

– Si tel est votre avis, rien ne s’oppose à ce que nous terminions cette affaire ce matin. Je pense même que nous ferons bien de ne pas nous séparer avant de l’avoir terminée. Vous vous défiez de moi, je me défie de vous. En ne nous quittant pas, chacun de nous sera sûr que l’autre n’ira pas préparer une trahison. Reste la question des armes. Nous irons ensemble les acheter. J’ai bien sur moi un revolver…

– J’en ai un aussi.

– Eh bien ! Mais… s’il est du même calibre que le mien…

» Absolument, reprit Pancorbo, après avoir comparé les deux armes, que d’un mouvement simultané les deux adversaires avaient tirées de leurs poches. Six balles à tirer chacun, six balles du même poids. Tous les revolvers que vendent les armuriers parisiens sont faits sur le même modèle.

» Maintenant, où nous battrons-nous ?

– Peu m’importe, pourvu que nous nous battions à mort, dit Saint-Briac pris d’une rage froide et résolu d’en finir à tout prix.

– C’est sous-entendu, répliqua le Pancorbo. Il faut que l’un de nous deux n’en revienne pas. Sans cela, ce ne serait pas la peine. Je reviens à ma question. Où nous battrons-nous ? Les environs de Paris sont tellement fréquentés, surtout en cette saison, que nous marcherions des heures entières avant de trouver une place convenable. Et ni vous ni moi, nous n’avons de temps à perdre. Il faudrait aller plus loin.

– Ou plus près. Dans une maison. Chez moi, par exemple.

– À bout portant, alors… car je ne suppose pas que, dans votre appartement, il y ait un salon de vingt mètres, ni même de quinze. En revanche vous avez des domestiques, et, au premier coup de revolver, ils iraient chercher la garde. Ce que je voudrais, c’est un endroit où nous serions absolument seuls, et où celui de nous deux qui survivra n’aura point à craindre d’être arrêté par des survenants trop zélés.

– Je n’en connais pas de meilleur qu’un enclos, en rase campagne… comme on en trouve dans la plaine Saint-Denis ou dans la plaine de Vanves…

– C’est encore trop loin… et il me vient une idée… elle m’est suggérée par l’histoire de ce crime dont vous m’accusez si injustement…

– Je ne comprends pas.

– La femme que vous voulez venger a été jetée, prétendez-vous, du haut d’une des tours de Notre-Dame. Et personne n’est venu déranger l’assassin, puisqu’il a pu fuir sans qu’on l’arrêtât. Que penseriez-vous d’un duel au même endroit ?

– Je pense que c’est impossible. Vous n’y trouveriez pas ce que que nous cherchons. D’abord, l’accès des tours est public. Il suffit de payer quelques sous pour y monter. Nous y serions précédés ou suivis par des visiteurs. Et de plus, la plate-forme qui couronne le sommet de la tour n’est pas beaucoup plus large qu’un salon.

– Nous n’aurions pas besoin de grimper jusque-là. Ce que je vous propose, c’est un duel à l’américaine, et les galeries qui entourent la base des tours s’y prêteraient à merveille. Il y a là des coins et des recoins très-bien disposés pour les embuscades. Chacun de nous se placerait à un des bouts de la galerie qui s’étend au-dessus de la rosace du portail, et chercherait son adversaire. À cette hauteur, le bruit d’un coup de revolver se perd dans l’espace, et les passants du parvis ne l’entendraient pas.

» Quant aux visiteurs qui pourraient nous gêner, nous choisirions notre moment. Nous attendrions que ceux qui seraient arrivés avant nous fussent partis, et nous aurions tout le temps d’en finir avant que d’autres survinssent. Les étrangers ne font guère cette ascension que l’après-midi. Le matin, il n’y a pas foule.

» Dans tous les cas, c’est un essai à tenter, sauf à nous transporter ensuite hors de Paris… et je puis bien vous dire pourquoi j’aimerais à me battre là-haut. C’est que vous m’avez accusé et que vous m’accusez encore d’y avoir commis un crime atroce. Je tiens à vous prouver que je n’ai pas peur d’y rencontrer le fantôme de ma prétendue victime. Et pourtant, je vous le jure, je suis superstitieux, comme tous mes compatriotes… si j’étais coupable, ma main tremblerait sur cette galerie où je vous offre de monter avec vous.

Saint-Briac était un exalté, accessible à toutes les impressions inattendues, et cet étrange argument le frappa, beaucoup plus que toutes les raisons mises en avant par l’inexplicable personnage auquel il avait affaire.

En quelques secondes, il en vint à douter de l’évidence, à se demander si cet homme n’était pas réellement un Espagnol et un conspirateur, que Mériadec et ses amis avaient pris pour l’assassin de la comtesse.

Le capitaine ignorait les derniers méfaits de celui qu’ils accusaient ; il ignorait le meurtre de Sacha et la séquestration de Fabreguette.

La lettre anonyme adressée à M. de Malverne avait pu être écrite par M. de Pancorbo pour se débarrasser d’un monsieur qui, en l’espionnant, gênait ses desseins politiques.

L’imagination de Saint-Briac lui jouait le tour funeste de l’égarer jusqu’à lui faire oublier les faits qui condamnaient ce misérable, et, pour comble de malheur, il se trouva que les conditions extravagantes de ce duel lui plaisaient.

La rencontre était inévitable, puisque ce Pancorbo avouait la dénonciation, et le capitaine aimait autant que le combat ne fût pas réglé bourgeoisement, comme s’il se fût agi de vider une querelle ordinaire et de venger une offense sans gravité.

Ce qu’il voulait, c’était tuer son ennemi ou être tué lui-même, et d’en finir le plus tôt possible.

– Soit ! dit-il, essayons. Si nous trouvons la place prise, nous irons nous battre au fond d’une carrière. J’en connais une à Montrouge qui semble avoir été faite exprès.

– Alors, venez, monsieur, répondit M. de Pancorbo en se levant. Puisqu’il est décidé que nous ferons route ensemble, nous allons la faire en voiture, afin d’arriver plus vite.

Cet arrangement convenait à Saint-Briac. Il n’était pas encore tout à fait sans défiance, et il voulait empêcher son adversaire de communiquer avec quelque auxiliaire, comme celui qui était venu un soir l’attendre à la porte du cercle, après l’avoir abordé dans les Champs-Élysées.

Le capitaine surveilla son compagnon pendant qu’ils descendaient de front l’escalier. Il ne surprit aucun geste à l’adresse des valets de pied qui bâillaient en bas dans le vestibule, et il n’aperçut dans la rue aucune figure suspecte.

Les fiacres ne manquaient pas à la porte du cercle. Ils en prirent un, et M. de Pancorbo dit au cocher de les conduire au coin du Parvis et de la rue d’Arcole.

C’était précisément l’endroit où, le jour du crime, Sacha était descendu de voiture avec sa mère ; mais le capitaine, qui ignorait ce détail, ne pouvait pas remarquer la coïncidence.

Ils arrivèrent assez vite, et, quand ils eurent mis pied à terre, M. de Pancorbo s’empressa de renvoyer le fiacre, après l’avoir payé.

– C’est contraire à l’usage, dit-il en riant. On garde toujours une voiture pour ramener les blessés, mais ce n’est pas le cas. Nous n’aurons qu’un mort.

– Ou deux, rectifia le capitaine en regardant fixement son adversaire.

– Espérons que l’un de nous survivra. Mais, quoi qu’il doive arriver, hâtons-nous, monsieur. Je ne vois personne sur la galerie, ni sur la tour. Profitons du moment.

Ils allèrent droit à l’entrée, ils s’engagèrent dans l’escalier tournant, et ils arrivèrent bientôt à la grille, qui était fermée.

Le nouveau gardien vint au coup de sonnette, et les reçut plus poliment que ne l’aurait fait feu Verdière.

– C’est vous qui m’étrennez, messieurs, leur dit-il, après avoir empoché la rétribution réglementaire. Voilà trois jours que je suis en fonction, et c’est hier seulement que le parquet a fait lever la consigne de ne laisser monter personne. C’était défendu à cause de cette malheureuse affaire, et encore on m’a prévenu ce matin que le juge d’instruction viendrait aujourd’hui visiter la tour du sud. J’ai ordre de tenir la grille fermée pour tout le monde, à partir de onze heures, mais il n’en est que dix… Ces messieurs ont bien fait de venir de bon matin… le temps est clair, et ces messieurs seront seuls à admirer la belle vue.

M. de Pancorbo récompensa par le don d’une pièce blanche ces renseignements, qui parurent lui être agréables, et qui le furent beaucoup moins à Saint-Briac.

Peu s’en fallut même qu’il ne reculât plutôt que de s’exposer à se trouver face à face avec M. de Malverne.

Mais le sort en était jeté. D’ailleurs, la bataille à coups de revolver ne pouvait pas durer longtemps sans que la mort de l’un des combattants y mît fin et Hugues n’allait jamais au Palais qu’après déjeuner.

– Quand il arrivera, se dit le capitaine, il ne trouvera que le cadavre du dénonciateur d’Odette… ou le mien… Si je suis tué, il pardonnera peut-être à celle qui me survivra, et si je tue cet homme, il n’entendra plus jamais parler de moi… ni elle non plus.

– Passez le premier, monsieur, dit Saint-Briac.

– Vous tenez à me céder le pas ? demanda en ricanant le soi-disant marquis de Pancorbo.

– Absolument.

– Comme il vous vous plaira. Je ne suis pas défiant.

Le faux Espagnol avait très-bien compris que le capitaine craignait d’être tué par derrière en montant l’escalier de la tour, et il savait parfaitement que le capitaine ne le prendrait pas en traître. Il ne fit donc aucune difficulté pour passer devant.

Le gardien était rentré dans sa niche et ne s’occupait plus d’eux. Ils avaient donc le champ libre, et, lorsqu’ils débouchèrent sur la galerie, il ne leur restait plus qu’à régler les conditions du combat.

Ce ne fut pas long.

– Il est entendu, dit Pancorbo, que chacun de nous a le droit de faire feu jusqu’à ce que son revolver soit vide… six coups à tirer par conséquent. Et le tir sera à votre volonté… toutes les ruses sont permises. Quant au choix des places, le sort en décidera, si vous voulez.

– Le choix ! je vous le laisse, répliqua le capitaine.

– Alors, je choisis le côté de la tour du sud… la tour du crime, si je ne me trompe. Vous allez rester ici, pendant que je vais traverser la galerie. Quand je serai arrivé au bout, vous me donnerez le signal en levant votre revolver en l’air, le bout du canon tourné vers le ciel. Je répéterai le geste, et à partir de ce moment, nous serons libres de commencer le feu à volonté. Est-ce convenu ?

– C’est convenu. Allez, monsieur.

Le prétendu conspirateur s’engagea sur la galerie, mais il eut soin de s’y engager à reculons, afin de ne pas perdre de vue son adversaire, qui pourtant ne songeait guère à abuser de la position.

Saint-Briac n’avait pu revoir sans une émotion profonde cette galerie où il était monté avec madame de Malverne ; et il cherchait des yeux la place où elle s’accoudait au moment où le vent avait emporté sa voilette.

Leurs malheurs avaient commencé là. Une étrange fatalité l’y ramenait. Peu lui importait maintenant d’y mourir, pourvu qu’avant de tomber, il tuât le scélérat qui les avait perdus.

Le capitaine, chassant les tristes souvenirs du passé, répondit au signal et ne pensa plus qu’à combattre.

Il n’apercevait déjà plus son ennemi qui s’était aussitôt caché derrière un angle saillant. Saint-Briac imita cette manœuvre et se demanda comment il devait s’y prendre pour attaquer sans se découvrir.

Le champ clos où allait se vider l’affaire lui était connu, depuis sa désastreuse promenade avec Odette.

Il savait que les deux tours sont cerclées à leur base par une galerie, et que cette galerie circulaire n’est que le prolongement de celle qui s’étend au-dessus de la rosace centrale ; il savait que ce chemin étroit forme un renfoncement sur chacune des quatre faces de chaque tour, et qu’il les réunit en avant et en arrière.

En avant, à cent pieds au-dessous de cette espèce de pont suspendu, il y a le pavé du parvis.

En arrière, il y a un vide, au delà duquel commencent les toits de la grande nef, entourés eux aussi de galeries à balustrade.

Au milieu, se creuse une aire carrée et recouverte de plomb, portant deux énormes réservoirs en zinc, tout pleins d’eau de pluie qui servirait en cas d’incendie.

Le plan le plus sûr était évidemment de s’embusquer et d’attendre que l’adversaire se montrât à découvert. Mais si le capitaine et l’Espagnol faisaient tous les deux le même calcul, ils étaient destinés à ne jamais se rencontrer, et ni l’un ni l’autre n’était venu là pour exécuter une sorte de promenade à main armée.

D’ailleurs, le caractère de Saint-Briac s’accommodait mal d’un système de temporisation qui l’aurait exposé à être surpris par M. de Malverne, que le gardien attendait et qui ne tarderait pas beaucoup à paraître, avec tout le cortége et l’appareil d’une visite judiciaire.

M. de Pancorbo devait craindre, encore plus que son adversaire, l’arrivée du juge d’instruction et de ses agents.

– Nous aurions mieux fait de nous placer tout simplement à quinze pas l’un de l’autre et de tirer jusqu’à ce qu’il y ait mort d’homme, pensait le capitaine. Je veux en finir, et je vais avancer. Pour faire feu sur moi, il faudra bien qu’il se montre. Alors ce sera au plus adroit.

Avant de marcher, il s’assura que les six cartouches étaient dans leurs alvéoles d’acier, que le mécanisme qui les amène l’une après l’autre devant le canon fonctionnait facilement, et que la détente n’était pas trop dure.

Et ces précautions prises, il se mit à contourner la base massive de la tour du nord. Son projet était de déboucher du côté de la nef, de parcourir à toute vitesse la galerie où il allait se trouver à découvert, et d’attaquer Pancorbo dans l’encoignure de pierre où il l’avait vu s’embusquer.

Il avança donc à pas de loup, et par malheur il ne songea point à se retourner.

Or, l’Espagnol avait eu absolument la même idée que lui. Il était sorti de sa cachette, et, abandonnant l’abri protecteur de la tour du midi, il s’était lancé sur la galerie qui passe au-dessus de la rosace, et il était arrivé, le revolver au poing, à la place que le capitaine venait de quitter. Ne l’y trouvant plus, il comprit et il suivit.

Saint-Briac, avant de prendre sa course, s’arrêta quelques secondes, afin de s’assurer que son ennemi ne le guettait pas derrière un angle saillant.

C’en fut assez pour le perdre.

L’odieux Pancorbo tira sur lui, bout portant, par derrière, et le tua roide d’une balle qui lui brisa la colonne vertébrale.

Le coupable amant d’Odette de Malverne tomba, la face contre terre, et son assassin ne perdit pas de temps pour le dépouiller de la somme qu’il avait gagnée au jeu pendant cette dernière nuit.

C’était uniquement pour la lui voler qu’il lui avait proposé ce duel insensé. Cinquante-cinq mille francs lui semblaient bons à prendre et à emporter en quittant la France sans esprit de retour. Il n’avait plus rien à y faire. Tous ses abominables desseins étaient accomplis. Son vil complice avait déjà passé la frontière. Rien ne l’empêchait d’en faire autant le soir même.

Il fouilla le cadavre, prit les billets de banque dans le portefeuille, en bourra ses poches et courut à l’escalier pour descendre.

Il savait, lui aussi, que la justice allait venir, et il ne voulait pas qu’elle le surprît en flagrant délit.

La guerre à l’américaine n’avait pas duré dix minutes.

Le survivant pouvait donc espérer qu’il allait sortir sans encombre, et, une fois dans la rue, il n’aurait plus rien à craindre, car tout était préparé pour son départ.

Il se glissa donc dans l’étroit escalier, mais il n’avait pas descendu trois marches, qu’il lui sembla entendre au-dessous de lui des voix et des pas.

Il s’arrêta pour écouter, et bientôt, en prêtant l’oreille, il acquit la certitude que plusieurs personnes montaient. Continuer à descendre, lui, il n’y pouvait pas songer. Ces gens, quels qu’ils fussent, et en supposant qu’ils ne l’arrêtassent pas au passage, allaient trouver sur la galerie le cadavre du capitaine ; ils devineraient sans peine que l’homme qu’ils venaient de croiser dans l’escalier était le meurtrier, et ils se mettraient à sa poursuite.

Mieux valait encore remonter et tâcher de fuir par un autre chemin.

Il en connaissait un qu’il avait déjà pris pour se sauver, après avoir précipité la comtesse du haut de la tour du sud ; un chemin périlleux s’il en fut, mais qui aboutissait à un escalier pratiqué dans l’épaisseur du mur de soutènement du toit de la nef.

Il n’avait pas le choix, et il courut à l’endroit où, en escaladant la balustrade, il pouvait se laisser tomber sur une arête de pierre, disposée en plan incliné.

C’était en enfourchant cette arête et en se glissant jusqu’au bas qu’il avait pu, le jour de son premier crime, atteindre le fond de l’espèce de vallée qui sépare de la nef les deux tours de la façade et trouver là le point de départ d’un escalier de pierre, suspendu dans les airs.

Cet escalier l’avait mené à la galerie qui fait tout le tour de la toiture du vaisseau de l’église, y compris le chœur. Il était très-praticable, et le reste de l’expédition ne présentait aucune difficulté.

La promenade le long du toit avait l’inconvénient de ne pouvoir s’effectuer qu’à découvert, mais le danger n’existait qu’au commencement, c’est-à-dire au moment du saut depuis la galerie. Si on le manquait, ce saut périlleux ; si, au lieu de tomber à cheval sur l’arête, on déviait tant soit peu, ou si, une fois à califourchon, on perdait l’équilibre, on entamait forcément une série de dégringolades qui devaient se terminer par une chute sur le pavé.

Mais il était fort et adroit, cet homme énigmatique, ce scélérat cosmopolite qui semblait ne changer de nom et de nationalité que pour commettre plus facilement des crimes de toute espèce.

Et, en ce moment, il jouait sa dernière partie. Tout lui avait réussi. À force d’audace et de manœuvres odieuses, il était parvenu à se débarrasser de tous ceux qui lui avaient déclaré la guerre. Il venait de tuer traîtreusement le plus dangereux de ses ennemis, et il allait quitter la France, chargé des dépouilles de ses victimes.

Il ne s’agissait plus que de sauter juste et aussi de sauter vite, car s’il se laissait voir par les gens qu’il venait d’entendre montant l’escalier, c’en était fait de lui, alors même qu’il aurait déjà franchi le plus mauvais pas.

Le cadavre du capitaine était là. Les survenants, s’ils apercevaient un homme courant le long des toits de la nef, ne manqueraient pas de crier : À l’assassin !

Et s’ils ne se risquaient pas à lui donner la chasse, du moins ils s’empresseraient de descendre, d’avertir le gardien, et, une fois arrivés en bas, de recruter des sergents de ville et même des passants qui se coaliseraient pour couper la retraite au fuyard, en gardant toutes les issues de l’église.

Le misérable fit tous ces raisonnements en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour les écrire, gagna prestement le point où il devait opérer et se pencha sur la balustrade pour mesurer de l’œil la distance et calculer son élan. Il était encore dans cette posture, lorsque Mériadec, Daubrac et Fabreguette débouchèrent du côté opposé, c’est-à-dire sur la galerie de la façade.

Comment se trouvaient-ils là ? Pancorbo, qui ne les voyait pas encore, n’aurait pas pu en croire ses yeux s’il les avait aperçus, mais il n’aurait pas manqué de leur courir sus, car le seul moyen qui lui restât de leur échapper, c’était de les tuer, comme il venait de tuer M. de Saint-Briac.

Un hasard providentiel les y avait amenés plus tôt qu’ils n’y devaient venir, et trop tard malheureusement pour sauver le capitaine.

La veille, après la visite collective à M. de Malverne, ils avaient passé toute la soirée à répondre aux questions du juge d’instruction qui s’était transporté immédiatement rue Cassette.

Il s’agissait de reconstituer la scène du meurtre de Sacha et d’expliquer, avec témoignages à l’appui, les faits qui l’avaient précédé.

Rose Verdière avait dû elle-même raconter tout ce qu’elle avait fait, et cette fois elle s’était résignée à dire toute la vérité.

M. de Malverne la connaissait depuis le défi que sa femme lui avait jeté à la face, en présence des trois amis et de l’Ange du bourdon.

Et M. de Malverne avait reçu les aveux de Rose sans se départir un seul instant du calme qu’il affectait, calme plus effrayant que la colère.

La séance s’était prolongée fort avant dans la nuit et n’avait pris fin qu’après l’enlèvement du corps de Sacha, qui devait être soumis à l’autopsie, comme l’avait été celui de sa malheureuse mère.

Avant de se retirer, M. Malverne avait déclaré à Rose Verdière qu’il la tenait quitte désormais de tout interrogatoire. Il avait même exprimé hautement tout le bien qu’il pensait d’elle ; le magistrat l’excusait d’avoir menti pour sauver une femme, et le mari ne lui gardait pas rancune.

Il avait annoncé en même temps à ces messieurs qu’il allait recommencer l’instruction sur de nouvelles bases, et que ses mesures étaient déjà prises pour que l’assassin de la comtesse et son complice n’échappassent point cette fois à des recherches mieux dirigées.

Toute la police de sûreté était sur pied ; la maison de la rue Marbeuf cernée, quoique, après l’incendie allumé par Fabreguette, il n’en restât que des ruines ; le signalement du soi-disant Pancorbo télégraphié à toutes les frontières ; les renseignements demandés à l’ambassade d’Espagne et à l’ambassade russe étaient attendus d’un instant à l’autre.

Et pour reprendre au point de départ toute l’histoire du crime, M. de Malverne voulait visiter lui-même l’escalier, la galerie, la plate-forme et la tour.

Aux trois compagnons, qui n’osaient plus s’intituler les trois mousquetaires, il avait signifié, en les quittant, d’avoir à se tenir prêts à l’accompagner le lendemain, à midi, dans cette inspection des régions supérieures de la vieille cathédrale.

Peut-être ne trouvait-il pas assez précises les explications de Mériadec en ce qui concernait la rencontre de Sacha au bas de la tour des cloches. Peut-être aussi comptait-il prendre un âcre plaisir à revoir cette galerie où Odette, trahissant sa foi, s’était accoudée près de son amant.

Quoi qu’il en fût, le baron de Mériadec et ses amis n’avaient qu’à obéir, et le matin, à dix heures, ils s’étaient réunis à l’Hôtel-Dieu, chez Daubrac, pour y déjeuner et y attendre le moment fixé par le juge d’instruction.

Ils flânaient tous les trois à cette même fenêtre d’où l’interne et Mériadec avaient vu naguère une femme voilée traverser le parvis au bras d’un beau cavalier qu’ils ne connaissaient pas.

Cette fois, ce fut Fabreguette qui aperçut le capitaine et M. de Pancorbo descendant de voiture au coin de la rue d’Arcole, et qui les signala à ses deux camarades. Ils les virent se diriger vers l’entrée des tours, et, sans chercher à deviner ce qu’ils y allaient faire, ils se précipitèrent pour les rattraper.

Fabreguette, qui avait l’imagination vive, se figurait déjà que M. de Saint-Briac était un traître. Mériadec et Daubrac entrevoyaient à peu près la vérité.

Malheureusement, avant de toucher le pavé du parvis, ils avaient quatre-vingts marches à descendre, et, le baron, que ses amis ne voulaient pas laisser en arrière, n’avait plus ses jambes de vingt ans.

Quand ils entrèrent dans l’escalier des tours, ceux qu’ils poursuivaient étaient déjà arrivés sur la galerie.

Ils perdirent encore un peu de temps à parlementer avec le gardien qui leur opposait la consigne, et que Mériadec dut apprivoiser par le don d’une pièce de cinq francs.

De sorte qu’au moment où ils atteignirent la galerie, Pancorbo commençait à enjamber la balustrade. Il était masqué par l’angle de la tour du sud, et ils ne le virent pas.

Mais Fabreguette, qui marchait en tête, avisa immédiatement le corps du capitaine, couché sur le ventre au pied de la tour du nord.

Courir à lui, le retourner, le reconnaître, ce fut tôt fait. Mériadec et Daubrac arrivèrent à la rescousse pour secourir leur malheureux allié s’il en était temps encore, et ne songèrent pas tout d’abord à chercher le meurtrier.

Daubrac s’agenouilla pour examiner la blessure, et déclara que Saint-Briac était mort.

En sa qualité d’interne, il s’y connaissait, et ses deux compagnons ne s’avisèrent point de contester son diagnostic.

– Il l’a tué par derrière, le lâche ! s’écria Fabreguette.

– Et pourtant le capitaine était venu pour se battre en duel, murmura Mériadec. Voyez ! Il tient encore son revolver dans sa main droite.

– L’autre l’a attiré là sous prétexte d’un duel à l’américaine, et il l’a assassiné, parbleu !

Daubrac se releva, prit le revolver, s’assura qu’il n’avait fait feu, et dit avec une rage froide :

– Maintenant, messieurs, il s’agit de ne pas laisser échapper ce scélérat. Il n’a pas pu descendre… nous l’aurions rencontré dans l’escalier. Donc, il n’est pas loin.

– À moins qu’en nous entendant venir, il ne soit monté jusqu’à la plate-forme.

– Eh bien, nous allons l’y poursuivre. Je demande à passer le premier. Je suis armé, et, s’il s’avise de se défendre à coups de pistolet, j’ai de quoi riposter… six coups, et il ne doit lui en rester que cinq, puisqu’il a dépensé une balle pour tuer notre pauvre capitaine.

Mériadec, consterné, se taisait, mais il commençait à se rappeler que, le jour du premier crime, l’assassin avait trouvé un moyen de fuir sans passer par l’escalier de la tour.

Pendant qu’ils hésitaient, rassemblés autour du cadavre, l’abominable Pancorbo avait achevé d’enjamber la balustrade, et après s’y être accroché avec les mains, il était parvenu, à force de vigueur et d’adresse, à enfourcher l’arête de pierre qui descendait en plan incliné jusqu’au renfoncement du toit.

Il était là, couché à plat ventre, embrassant des mains et des genoux l’étroite saillie, et il allait se laisser glisser, lorsqu’il entendit les voix qui partaient de la galerie.

Il avait cru qu’il aurait le temps de se cacher, et il frémit en s’apercevant qu’il s’était trompé dans ses calculs. Mais il ne désespéra pas pour cela. Ces gens étaient montés plus vite qu’il ne pensait, mais ces gens étaient peut-être de simples badauds qui n’allaient faire que passer sur la galerie, et qui ne s’amuseraient pas à se pencher pour mesurer du regard la profondeur de cette espèce de ravin creusé entre la base des tours et la nef.

Dans cette hypothèse, le fuyard n’avait rien de mieux à faire que de se tenir coi jusqu’à ce que ces fâcheux eussent quitté la place pour continuer leur ascension.

Et le misérable se disait :

– Pendant qu’ils grimperont dans la tour des cloches, je me laisserai glisser, et, avant qu’ils arrivent sur la plate-forme d’où ils pourraient m’apercevoir, j’aurai déjà atteint, en rampant le long du toit, la petite porte de l’escalier qui aboutit derrière le chœur. Elle sera sans doute fermée, mais, la première fois que j’y ai passé, j’ai eu soin de mettre la clef dans ma poche, et j’ai sur moi cette bienheureuse clef.

» Allons ! je m’en tirerai encore aujourd’hui, et comme demain je serai hors de France, ce cornard de juge en sera pour ses frais d’instruction. Au lieu de me poursuivre, il devrait m’aider à filer, car je viens de lui rendre un fameux service en le débarrassant de l’amant de sa femme.

– Ne perdons pas notre temps ici, dit Daubrac, qui était encore à l’autre bout de la galerie ; et tâchons de ne pas faire de fausses manœuvres. Le premier point, c’est de garder l’escalier par lequel nous sommes venus.

» Toi, Mériadec, tu vas me faire le plaisir de te mettre en faction devant la porte, pendant que, Fabreguette et moi, nous allons entrer en chasse.

– Commencez par explorer cette galerie, et regardez du côté de la nef, répondit Mériadec en leur tournant le dos pour se rendre à son poste.

L’interne et le peintre de la rue de la Huchette suivirent ce sage conseil. Ils s’avancèrent, Fabreguette en tête, jusqu’à la tour du sud, examinant de l’œil l’aire de plomb où sont les réservoirs, et, pour regarder les toits de la nef, ils vinrent s’accouder juste au-dessus de l’arête où l’assassin se tenait immobile.

Il ne le voyaient pas, mais il les vit, lui, et il les reconnut. Alors, il y eut une tempête sous le crâne d’un scélérat. Il comprit que s’ils l’apercevaient, il était perdu, et il se dit que s’il pouvait les supprimer, il était sauvé. Il avait son revolver dans sa poche, et les têtes de ses deux ennemis se présentaient comme deux cibles, à deux mètres au-dessus de lui. Il ne pouvait pas les manquer. Mais comment le prendre, ce revolver, et comment viser dans la position où il était ? Pour tirer, il fallait lâcher, au moins d’une main, le faîte étroit auquel il s’accrochait, et ce faîte côtoyait l’abîme.

– Dire que je les tiens là, tous les deux, grinçait-il entre ses dents, et qu’en moins de dix secondes je les enverrais rejoindre leur ami, le capitaine ! Ils sont évidemment seuls sur cette galerie, et, une fois que je les aurai abattus, je n’aurai plus qu’à filer par le petit escalier du chœur.

La tentation était trop forte. Il se fouilla de la main droite, en remontant un peu le genou, pour amener sa poche à portée ; il parvint non sans peine à en extraire le revolver ; il réussit même à l’armer, et il cherchait à prendre un point d’appui avec son coude afin de viser juste, lorsque le craquement de la batterie attira l’attention de Fabreguette, qui s’écria aussitôt :

– Tiens ! le marquis !

Daubrac regarda et vit cet homme qu’il reconnut sans l’avoir jamais vu. Quel autre que l’assassin tant cherché pouvait se trouver perché sur cette arête en un pareil moment ?

– Te voilà donc enfin ! reprit Fabreguette ; il y a assez longtemps que je te cours après. Mais, cette fois, tu es pincé, mon bonhomme. Tu peux te promener sur les toits de Notre-Dame, si ça t’amuse ; tu ne sortiras pas de la souricière. L’église est gardée, et sur le coup de midi, le juge, le commissaire et les agents vont arriver pour te cueillir.

L’artiste parlait encore, lorsqu’une balle enleva son béret rouge, après avoir effleuré son front.

– Ah ! c’est comme ça, dit-il ; tu veux nous tuer, à présent… passe-moi ton joujou, Daubrac, que j’envoie ce chien enragé sur le pavé où il a jeté la comtesse.

– Non, répondit l’interne, laisse-moi faire.

L’assassin avait compris qu’il allait mourir, mais il ne voulait pas mourir seul, et, pour mieux assurer son tir, il se releva et essaya de se mettre à genoux sur le faîte où il s’était tenu couché jusqu’alors.

Il y parvint, et il tenait déjà Fabreguette au bout de son canon ; mais au moment où il allait presser la détente, son genou gauche glissa et lui fit perdre l’équilibre. Le coup partit en l’air, et le tireur dégringola de son perchoir. Il s’accrocha un instant à une gargouille qui faisait saillie à dix pieds en contre-bas, mais ses mains lâchèrent prise et il tomba en tournant sur lui-même jusqu’au pied de la tour du sud, où il se brisa le crâne sur un gros tas de pierres à bâtir, amoncelées là par un entrepreneur des travaux de la ville.

La comtesse Xénia était vengée.

– Il ne l’a pas volé, grommela Fabreguette.

– Qu’il aille au diable ! appuya Daubrac.

Ils appelèrent Mériadec qui accourait, attiré par le bruit de la détonation, et qui n’ajouta rien à cette oraison funèbre d’un bandit dont personne ne savait encore le véritable nom. M. de Malverne arriva tout à point pour entendre le récit de cette dernière scène, et la conclusion qu’il en tira fut que sa mission était finie.

– La justice de Dieu vaut mieux que celle des hommes, murmura-t-il en regardant d’un œil sec le corps de Jacques de Saint-Briac. Elle a frappé le traître, elle frappera sa complice, et, si j’assiste au châtiment, je serai assez vengé.

Ce vœu fut exaucé, et le supplice d’Odette dura plus longtemps que ses tristes amours avec le capitaine.

ÉPILOGUE

Dix ans ont passé sur cette sombre histoire, et peu de gens s’en souviennent, quoiqu’elle ait passionné tout Paris pendant les mois qui suivirent la catastrophe finale. Et pourtant, peut-être, en cherchant bien, trouverait-on encore, dans les collections de journaux de quelque vieil amateur de causes criminelles, un long article, publié par l’un des plus répandus, vers la fin de l’été de 1874.

Cet article, probablement rédigé par quelqu’un de haut placé dans l’ordre judiciaire, résumait les faits et mettait en lumière certains côtés obscurs d’une affaire que la mort du principal coupable avait empêchée d’arriver au grand jour des assises.

On y lisait ceci :

« Les étranges et tragiques événements qui ont si vivement préoccupé, il y a quelques mois, la population parisienne ont été complétement éclaircis, on peut le dire maintenant ; et l’on peut aussi affirmer que les attaques injustes dont un honorable magistrat a été l’objet à propos du crime de Notre-Dame ne reposaient sur aucune base sérieuse.

« Un individu d’origine belge, après avoir couru l’Europe en trichant au jeu, avait fini par s’implanter en Russie, dans la maison d’une très-riche veuve dont il était l’amant, et qu’il exploitait depuis plusieurs années. Il l’avait décidée à venir se fixer en France avec un fils légitime qu’elle avait eu de son mari, le comte B…, officier supérieur dans l’armée russe. Il l’avait précédée à Paris, et il était résolu à se défaire de la mère et de l’enfant, pour s’approprier une somme considérable qu’elle apportait avec elle. C’est ce qu’il a fait le lendemain de l’arrivée de cette malheureuse femme, et de la façon que l’on sait, en la précipitant du haut d’une des tours de Notre-Dame.

« Après avoir commis ce crime atroce, il réussit à se dérober et, par suite d’une méprise regrettable, un officier démissionnaire, très-bien posé dans le monde parisien, fut arrêté. Mis en liberté dès le lendemain, M. de Saint-B… jura de découvrir le vrai coupable, et se mit en relation avec quelques personnes qui avaient assisté de loin à la scène de la plate-forme, et dont l’une avait recueilli l’enfant abandonné de la malheureuse comtesse B… Ces messieurs découvrirent que l’assassin continuait à vivre à Paris, sous le nom d’un grand seigneur espagnol, le marquis de P… qu’il avait rencontré à l’étranger, et qu’on l’a soupçonné plus tard d’avoir tué.

« Ce misérable, qui s’était fait admettre dans un cercle, très-honorablement composé, menait une vie en partie double : homme du monde en apparence, et, en réalité, chef d’une bande de coupe-jarrets, dont l’un, son âme damnée, s’est chargé de tuer le fils de la comtesse, un enfant de neuf ans. Ce bandit subalterne, ayant réussi à passer à l’étranger, vient d’être pendu à Vienne pour un autre meurtre. Son maître, le faux Espagnol, a eu la fin que tout le monde connaît. Ayant réussi à attirer, on ne sait sous quel prétexte, le malheureux capitaine de Saint-B… sur la galerie supérieure de Notre-Dame, il l’a assassiné, et, surpris au moment où il essayait de fuir, comme il l’avait déjà fait après l’assassinat de la comtesse B… il a subi la peine du talion. Il est tombé d’une hauteur de quarante mètres, et il s’est brisé le crâne sur le pavé.

« C’est à la suite de toutes ces catastrophes que M. de M…, juge d’instruction au tribunal de la Seine, a cru devoir se démettre de ces fonctions et même quitter volontairement la magistrature, quoique depuis le début jusqu’à la fin de cette sinistre affaire, il ait fait consciencieusement son devoir. La mort funeste de son ami, M. de Saint-B…, l’avait tellement affecté, qu’il a pris le parti de se retirer avant l’âge et de vivre désormais dans la retraite. Il s’est consacré tout entier à l’étude, et il a entrepris un grand travail sur l’architecture du moyen âge qui occupe tous ses loisirs. Madame de M…, la digne compagne de sa vie, le console, en s’associant à ses travaux, d’avoir renoncé à une carrière où l’attendait le plus brillant avenir.

« Ainsi tombent certains bruits malveillants qui ont couru sur les causes de la retraite prématurée d’un de nos magistrats les plus distingués. Le monde aujourd’hui rend pleine justice à sa conduite et à la haute vertu de madame de M… dont le nom s’est trouvé mêlé un instant, et fort injustement, à la triste histoire d’une série de crimes inouïs. »

L’opinion publique s’était-elle modifiée après la publication de cette espèce de mémoire justificatif ? Il est difficile de se prononcer maintenant sur ce point délicat, mais, à coup sûr, l’émotion s’était calmée, et l’on commençait à oublier ce drame en plusieurs actes dont les Parisiens s’étaient tant occupés.

Ceux qui y avaient joué un rôle et qui connaissaient la vérité avaient trop de cœur pour ne pas garder le secret le plus absolu sur la faute de madame de Malverne.

Jean Fabreguette lui-même avait su se taire.

Pour la coupable, l’expiation avait commencé ; le mari outragé se vengeait cruellement, et elle n’osait pas se plaindre, parce qu’elle savait bien que le châtiment était mérité.

De tous ceux qu’il aurait pu lui infliger, M. de Malverne avait choisi le plus raffiné. Au lieu de la chasser, il l’avait séquestrée, non qu’il eût fait de la maison conjugale une prison, mais en la menaçant de publier, si elle essayait de lui échapper, la trahison de Saint-Briac, le seul homme qu’elle eût aimé, l’amant qu’elle pleurait sans cesse. M. de Malverne l’avait rivée à lui-même. Il ne la quittait pas une minute, et il ne lui permettait de voir personne… Et à la vie commune qu’il lui imposait, il avait ajouté un autre supplice.

Sous prétexte qu’elle s’intéressait à ses recherches archéologiques sur les églises gothiques, il l’emmenait tous les jours avec lui à Notre-Dame ; ils montaient ensemble jusqu’à la galerie, il la conduisait à la place où Jacques de Saint-Briac était tombé, et lui disait : C’est là qu’il est mort, et c’est vous qui l’avez tué. Il était loyal, et vous lui avez soufflé la trahison. Dieu l’a puni. Il est juste que vous souffriez mille fois plus qu’il n’a souffert.

Et la malheureuse Odette ne se révoltait pas contre son bourreau. Résignée et repentie, elle attendait qu’il se lassât de la torturer ou que la mort vînt la prendre. Elle l’attendait comme une délivrance.

Un jour, au commencement de l’automne, M. de Malverne et sa femme furent arrêtés devant le portail de Notre-Dame par un cortége. Des voitures de noce leur barraient le passage. Odette, saisie d’un pressentiment, regarda et vit entrer dans l’église Rose Verdière, au bras de Mériadec, Rose Verdière vêtue de blanc et couronnée de fleurs d’oranger. Et ce n’était pas le baron qu’elle épousait ; il n’était là que pour suppléer le père Verdière qui avait quitté ce monde assez à propos ; derrière la mariée, venait le marié, Albert Daubrac, conduisant une bonne dame, à l’air aussi respectable que provincial, – sa mère, venue d’Agen tout exprès pour assister au mariage.

Fabreguette et un interne étaient garçons d’honneur.

Aucun d’eux ne reconnut cette femme, voilée comme elle l’était le jour de sa première ascension sur la fatale galerie ; aucun d’eux ne remarqua M. de Malverne, vieilli de dix ans et confondu dans la foule.

Le cortége entra dans la nef, et, quand il fut passé, Odette dit à son mari :

– Ne me traînez pas là-haut. C’est inutile. Je me sens mourir… et je mourrai sans regret, puisqu’elle est heureuse, la noble fille qui a tenté de se sacrifier pour moi.

Le juge eut pitié. Il la ramena chez elle, où la rupture de l’anévrisme qui la minait depuis six mois la foudroya.

Eut-il le temps de pardonner ? Dieu seul le sut, car il n’avait plus d’amis.

*

* *

M. et madame Daubrac ont trois enfants charmants et sont parfaitement heureux. Leur aventure a fini comme les contes de fées. Le petit interne de l’Hôtel-Dieu est docteur et en passe de devenir célèbre ; l’ouvrière en fleurs est la plus charmante des femmes et la meilleure des mères. Ce n’est plus l’Ange du bourdon, c’est l’ange du foyer.

Mériadec mourra garçon ; mais il a trouvé chez eux une famille qui suffit à son bonheur.

Fabreguette expose au Salon depuis quatre ans, et il compte sur une médaille à la prochaine Exposition.

Ils sont tous heureux de vivre, et l’herbe pousse sur les tombes oubliées d’Odette et de Jacques de Saint-Briac.

Chacun selon ses œuvres.

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Juin 2010

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