André Dumas

MA PETITE YVETTE

1922

PREMIÈRE PARTIE

I

Qu’y a-t-il donc de changé, ce matin, dans mon cabinet de travail pour que cet ancien souvenir me revienne avec tant de précision ?

Évidemment, depuis quatre semaines que je suis marié, la maison n’est plus la même. Tout est plus clair, plus gai, plus vivant. Ma vieille bonne de célibataire a cédé la place à deux jeunes servantes aux tabliers propres, qui sourient sous leurs coiffes blanches, car nous habitons en ce moment la Bretagne. Mon pas, si je traverse la salle à manger, fait trembler sur le dressoir toute une batterie d’argenterie et d’étain. Des napperons brodés égayent le buffet. La chambre à coucher, avec son dessus de cheminée rose, sa chaise longue encombrée de coussins, sa table de toilette couverte de plus de ciseaux, de limes, d’instruments de toutes sortes que la tablette d’un chirurgien, donne une telle impression de confort que je me demande, chaque fois que j’y pénètre, si je suis vraiment là chez moi. Les fournisseurs, qui devaient ignorer mon adresse, sonnent à tout moment. En peu de jours, la présence de Jeanne a transformé la maison.

Mais mon cabinet de travail n’a pas subi grande modification. Ici, comme dit ma femme, c’est mon domaine, et cette pièce, où je me tenais d’habitude, je l’avais meublée suffisamment. La même pendule martèle le silence à petits coups. Ma bibliothèque est là, pleine de volumes, parmi lesquels doit dormir quelque part la vieille Bible que ma grand’mère huguenote me donna jadis. Et j’ai toujours sous la main, réunis dans une autre bibliothèque, tournante celle-ci, mes livres préférés, les Pensées de Pascal, les Contemplations, Racine, Verlaine, Rodenbach, Albert Samain…

En y réfléchissant, je dois reconnaître que je leur suis bien infidèle, depuis quelque temps, à mes chers poètes. Combien d’années, replié sur moi-même, ai-je vécu dans leur intimité ! Que d’après-midi j’ai perdus, le front contre la vitre, à rêver dans ce même cabinet ! Que de soirs, fixant un point dans l’ombre, je me suis enivré de poésie, tandis que les heures tombaient, une à une, dans la nuit ! À présent, je suis un homme posé, un homme heureux, qui n’a plus de ces langueurs sans cause ni de ces interminables rêveries. Bien des petites choses ont perdu pour moi leur importance. Ce tic-tac, qui remplissait la chambre, à peine l’ai-je entendu depuis un mois. Il y a dans mon existence moins de solitude ; ma femme, mes domestiques ont apporté de la vie dans la maison. Et je me sens plus fort, plus normal, moins accessible aux tristesses inutiles, moins sensible aux plus fugitives impressions.

Pourtant, qu’y a-t-il de changé ce matin, pour que cet ancien souvenir me revienne avec une pareille insistance ?

C’est le plus ancien souvenir que je possède, un souvenir de l’époque où j’avais trois ans. Des trois années qui précédèrent ou qui suivirent, mon cerveau n’a pas conservé la moindre trace. Les plaques sensibles se sont voilées. Avant, après, c’est la nuit. Mais ce lumineux souvenir dut se graver bien fortement, car il se détache toujours dans les ténèbres. Je crois bien qu’il ne s’effacera jamais.

Et je revois le clair matin de ma prime enfance où l’on nous avait menés – mes frères, mes sœurs et le tout petit garçon que j’étais alors – contempler une dernière fois notre maman qui s’était endormie pour toujours.

De l’accent, du regard de ma mère, de ses gestes, des câlineries qu’elle devait avoir, aucune impression ne m’est restée. Parfois je tâche de me la représenter allant et venant dans l’appartement, et j’ai beau chercher, je ne retrouve absolument rien. Mais, du matin que j’évoque, pas un détail ne s’est perdu. Sur son lit, appuyé à la muraille, la tête du lit près de la fenêtre, ma mère était étendue, les mains jointes comme si elle priait. Sa figure apparaissait sous un voile de gaze dont la présence m’intrigua. Garçons et filles, rangés le long du lit, nous regardions sans mot dire. Moi-même, le premier à gauche des enfants, tenu sur le bras par quelque domestique, je tournais le dos à la croisée. Je ne pleurais pas. Une grande sensation de paix nous baignait tous. Pouvais-je deviner, parce que ma mère venait de mourir, que mon enfance allait s’écouler sans caresses et que j’arriverais à l’âge d’homme trop enclin à croire à la sympathie des autres, avec mes quinze ans de tendresse en retard ?

Mais ce qui m’impressionna plus que tout le reste, ce fut la lumière de ce matin-là, cette clarté d’un beau matin de fin novembre, cette clarté sans soleil, fluide, blanche, hivernale, presque céleste, qui, filtrant à travers les rideaux de vitrage, enveloppait le sommeil calme de maman.

Et seul dans mon cabinet de travail, – puisque aujourd’hui ma femme, un peu souffrante, s’est attardée au lit, attendant la visite du médecin, – je ressuscite la douce vision. Revit-elle en ce moment, cette mère que je n’ai pas connue, dans ce paradis auquel elle croyait, et, des bords de quelque lointaine étoile, a-t-elle su, a-t-elle approuvé, a-t-elle béni le mariage de son enfant ?

Un coup frappé à la porte me tire de mes songeries. On m’annonce l’arrivée du docteur.

Je l’attends avec impatience, moi aussi, curieux de savoir s’il va confirmer ce qui n’est encore qu’un simple pressentiment. Et nous montons ensemble retrouver la patiente.

À peine avons-nous ouvert la porte qu’une sensation de bien-être nous accueille. Le feu de bois éclaire joyeusement la cheminée. La chambre est en ordre et le lit bien bordé. La malade, coquettement parée et coiffée pour la visite du médecin, n’a pas, mon Dieu ! trop mauvaise mine. Sa glace à main et sa boîte à poudre sont encore sur le lit, à sa portée. Des rubans courent dans les entre-deux de sa chemise de nuit. Je suis un peu fier, au fond, de laisser voir un intérieur aussi avenant, une alitée aussi jolie. Le docteur tend la main, Jeanne répond aux questions, s’assoit pour se laisser ausculter. J’attends, muet, le verdict.

Décidément, la maladie n’est pas bien grave. Le docteur interroge, examine et sourit. La grande nouvelle, vaguement pressentie, se confirme. Pour Noël, nous achèterons des dragées.

J’avais toujours supposé qu’un honnête homme, à qui l’on fait l’annonce de sa prochaine paternité, devait être transporté d’allégresse. Pourtant, je l’avoue au risque d’encourir tous les mépris, je ne ressentis pas alors cette plénitude. Les enfants, certes, je les avais toujours aimés, et j’espérais bien en avoir plus tard, – mais plus tard seulement, – après une longue période de vie à deux. L’extase des premiers réveils, la griserie des premiers printemps, l’enchantement des radieux étés où l’on rêve ensemble, durant des heures, devant la mer, la douceur des retours d’hiver, quand le coin du feu resserre l’intimité, j’avais souhaité de savourer toutes ces joies, l’une après l’autre, sans jamais brûler une étape. Adieu, les beaux voyages projetés ! Cet enfant trop précoce, qui si tôt changeait en vie à trois notre vie à deux, dérangeait un peu nos beaux projets.

Et le docteur ne trouva peut-être point tout l’enthousiasme qui doit être de mise en pareil cas.

Il conseille quelques précautions, recommande sagement d’attendre avec confiance l’événement le plus naturel du monde, et disparaît en promettant qu’il reviendra.

Alors nous restons seuls, la future maman et moi, un peu émus, très légèrement déçus aussi, mais n’osant tout de même pas l’avouer. Elle sera courte, la lune de miel. Déjà les devoirs de la vie ! Peut-être, au fond, si le médecin avait parlé d’une légère grippe, eussions-nous mieux accepté son diagnostic. Mais nous nous gardons bien de le dire, et nos pensées doivent prendre un autre cours, car Jeanne sort son bras de la couverture, je m’assieds près d’elle, et nous restons longtemps, nous tenant par la main, perdus dans nos pensées d’avenir.

Le tintement de midi nous rappelle au moment présent. J’ai beau me répéter que je vais être père, cette idée n’éveille pas en moi toute l’émotion qu’il faudrait. J’éprouve un besoin de me ressaisir, d’être seul quelques minutes, et pendant que Jeanne s’habille pour le déjeuner, je retourne à mon cabinet de travail.

À peine suis-je assis à ma table que la vision de ma mère morte me revient, plus précise que jamais. Je comprends pourquoi le lointain souvenir ressuscite avec une pareille netteté. Les vieux rideaux, un peu jaunis, un peu passés, Jeanne les a remplacés sans me le dire par d’autres, très neufs, très blancs, de tulle léger. Et, par ce clair matin de février, c’est la même lumière, l’éclairage exact d’autrefois, qui m’enveloppe encore après vingt-cinq ans.

Alors, dans ma pensée, tout se mêle, l’enfant que je vais avoir et la mère que j’avais jadis. Était-ce vraiment moi, ce petit bonhomme avec qui je n’ai plus rien de commun, qu’une femme de service, par une matinée semblable, tenait sur son bras gauche ? Quelle voix, quels yeux avait-elle, cette mère dont je ne sais rien, sinon qu’elle pleura de me quitter ? Que sera-t-il, ce petit être dont je ne sais rien encore, sinon la date approximative de sa naissance ? N’ai-je donc vécu que pour ce moment, pour être le chaînon d’une chaîne, transmettre à un nouveau venu le flambeau de vie qu’une morte m’avait passé ?

Je n’ai pas une foi très solide et ne pratique pas beaucoup ma religion, mais je ne sais quelle force m’a poussé. J’ai entr’ouvert la porte, sans bruit, pour m’assurer que personne ne venait, et, dans une muette prière, j’ai appelé, sur l’enfant que je ne connais pas encore, la bénédiction de la mère que je n’ai jamais connue.

II

Il n’y a plus de doute à présent : ce sera pour la fin de l’automne.

Ainsi un petit être qui portera mon nom, qui aimera quelqu’un et que quelqu’un aimera, qui vivra quelque temps, aura sa part des joies et des douleurs humaines, puis disparaîtra suivant la loi commune, va faire, à cause de moi, son apparition dans le monde.

Pourtant je n’aime pas encore mon enfant ; je ne l’aime pas d’avance comme il aurait fallu.

Je sais qu’il va naître parce qu’un médecin me l’a déclaré. C’est une chose qu’on m’a dite, et mon émotion reste, en quelque sorte, intellectuelle. Mais rien encore n’a tressailli dans ma chair. Et si j’étais parti en voyage, si j’étais demeuré absent et sans nouvelles, aucune voix secrète ne m’aurait averti du grand événement.

La naissance de ce petit être, qui sera un garçon ou une fille, quel jour, à quelle heure la nature l’a-t-elle décidée ? Je l’ignore. Sera-t-il mélancolique ou gai, fils d’un de ces soirs de pluie qui révèlent la douceur du chez soi, ou d’un de ces beaux clairs de lune qui nous ont émerveillés ? Je ne sais. Que de circonstances fortuites le destin n’a-t-il point patiemment rassemblées pour assurer la venue au monde d’un enfant ! Si, de toutes les rencontres nécessaires, une seule avait manqué, le petit être n’aurait jamais existé, ni lui, ni ses enfants, ni les enfants de ses enfants.

Et je rapproche toutes les coïncidences sans prendre garde que tous les enfants du globe sont issus de pareils hasards, et que toutes ces réflexions, des milliers d’hommes les font chaque jour depuis la création du monde.

Car il va naître, ce petit, ou, mieux, n’est-il pas déjà né ?

Oui, quelque temps encore, il grandira dans la tiédeur de la prison maternelle, et quand nous le connaîtrons, il sera déjà vieux de plusieurs mois. Mais il existe dès à présent, il est. Une cellule microscopique le contient déjà. Et, s’il existe déjà physiquement, avec son corps qui n’a plus qu’à se développer, il existe aussi moralement, avec toutes ses hérédités. S’il doit être fait à mon image, s’il doit avoir mon nez ou mes yeux, ou l’un de mes tics, ou la marque que j’ai sur la joue, s’il doit tenir de moi quelque disposition pour le calcul ou pour la poésie, ce nez, ces yeux, ce tic, cette marque, cette disposition, il les possède déjà. Tel il est, tel il grandira. Jusqu’à sa venue au monde, je n’ai plus rien à lui apporter. Et je mourrais demain que rien n’empêcherait mon enfant, s’il doit me ressembler, d’avoir les traits ou le caractère paternels.

Mais les ressemblances, comme on dit, sautent souvent une génération. Quels que soient les héritages que mon enfant pourra recueillir de sa mère ou de ses grands-parents maternels, il peut hériter, à travers moi, de la mère que je n’ai pas connue. Cette douce autorité du regard que ma mère possédait et que je ne possède point, peut-être, à un demi-siècle de distance, la retrouvera-t-on plus tard dans les yeux de mon enfant ? Peut-être, un jour, quelque vieille tante, gardienne de souvenirs, découvrira que mon enfant ressemble à son aïeule, et s’émerveillera de rencontrer chez lui quelque signe distinctif que j’ignore, et que j’aurai charrié, sans le savoir, à travers les générations.

Et tandis que je me perds dans ces pensées, j’entends Jeanne qui marche au-dessus de moi, dans la pièce contiguë à la chambre à coucher.

Elle ne fait pas tant de philosophie, la future maman, et aime son enfant comme on doit l’aimer, de cet éternel amour, instinctif et sacré, dont femmes et bêtes aiment leurs petits. En ce même instant, sans doute, elle fait quelque doux préparatif pour la petite fille qu’elle attend.

Car ce sera une fille : nous en avons décidé ainsi.

Pas une fois nous n’avons cherché un prénom masculin. Des Hervé, des Michel, des Lucien, pas question. C’est un nom de fille qu’il fallait et que nous avons découvert. Est-ce une prédilection naturelle pour ces trois syllabes ? Est-ce une obscure sympathie pour une personne ainsi prénommée ? Est-ce parce que nous habitons la Bretagne où monsieur saint Yves est grand patron ? Toujours est-il que nous baptiserons notre fille : « Yvette. »

Et, sans cesse, il est question d’Yvette. On parle d’elle comme de quelqu’un d’existant. Ceci, cela sera pour Yvette. Les bonnes s’entendent inviter, sans en être surprises, à porter quelque objet dans la chambre d’Yvette. Décidément, même aurions-nous une hésitation, même un autre prénom nous tenterait-il, il serait trop tard pour changer. Nous ne pouvons plus débaptiser Yvette.

Et Jeanne, chaque après-midi, reste longtemps dans la chambre d’Yvette. Dans une armoire dont elle garde jalousement la clef, de menus objets sont rangés avec soin. Parfois, elle sort, va faire une course, revient une heure après, toute souriante, et va s’enfermer, en grand mystère, avec son précieux butin.

C’est son heure. J’écoute : le plancher craque doucement sous son pas. Bientôt je n’y peux plus tenir. Si le travail presse, tant pis ! Et, grimpant d’un étage, je vais frapper à la porte de la chambre consacrée.

Jeanne est là, très occupée. Sur une table, elle a fait une exposition complète. Que de merveilles rassemblées ! Mignons bonnets, minuscules chaussons, fines brassières et manteaux moelleux, c’est tout une garde-robe de poupée. Et, tous ces objets, elle les prend, les groupe, les vérifie, les catalogue, heureuse, quand elle s’est trompée, d’avoir une occasion de les reprendre et de les toucher encore.

Surprise un peu, elle rougit. Moi, je souris, mais c’est de tendresse et d’émotion. Une larme, je m’en souviens, me mouille les yeux, et, cette larme-là, je sais bien que je ne la renierai jamais.

III

Et ce fut le printemps, le délicieux printemps breton.

Probablement, comme toutes les autres, eut-elle aussi son été, cette année-là, mais cet été ne se délimite plus très bien dans mon esprit. Un peu resserrés entre le printemps qui s’allonge, avec ses beaux crépuscules, et le précoce automne qui s’installe en septembre, les étés de Bretagne ne font pas trop figure d’étés. Aussi, quand j’évoque les mois où nous attendions Yvette, j’ai la sensation qu’un long printemps rêveur nous mena tranquillement de l’hiver à l’automne dans le doux pays aux trois saisons.

Et puis, dans nos cœurs, c’était aussi le printemps.

La chaste Bretagne ne s’abandonne pas au premier venu, et, je l’avoue, je ne l’avais pas aimée tout de suite. Le soir qu’un ministre, d’un trait de plume, m’avait chargé d’enseigner l’histoire aux gamins du lointain collège, j’avais regretté de n’être point neveu d’un parlementaire de marque, qui m’aurait fait obtenir un poste plus voisin de Paris.

Mais, depuis trois ans que j’habitais cette petite ville, j’avais compris la Bretagne et je l’aimais comme l’aiment, à la longue, tous les provençaux. Entre les deux pays, des affinités existent. Serait-ce parce que, plus que les autres provinces, avec leurs mœurs, leurs langues, leurs costumes, Bretagne et Provence ont su garder une âme ? Serait-ce parce que la Bretagne, malgré ses brumes et ses pluies, reste encore, avec sa clarté fondue qui baigne les choses, le pays de la lumière et de la couleur ? Toujours est-il que peintres bretons et peintres du Midi se rapprochent. Les vues de Camaret, de Pont-Aven voisinent, aux Salons des orientalistes, avec celles du Caire et de Bou-Saâda. Souvent elles sont signées des mêmes noms. Et Maupassant, qui s’y connaissait, termine son livre : Au soleil, par soixante pages consacrées à la Bretagne.

J’aimais donc la Bretagne pour la mélancolie de ses horizons, pour ses ciels bas, pour sa fine lumière qui se pose. J’aimais les bretons pour leur gaucherie, leur indolence contemplative, leur défaut absolu du sens des affaires, et, surtout, leur totale incompréhension de la blague et de l’ironie. J’aimais les jeunes filles pour leurs yeux limpides que Renan comparait à de claires fontaines, et j’espérais bien qu’Yvette aurait de ces yeux-là, puisque notre fille serait un peu bretonne.

Une rivière canalisée traversait la petite ville. Un pont de pierre, grand centre de la vie locale, enjambait de ses trois arches la rivière. Et s’alignant sur l’une et l’autre rives, deux rangées de maisons passaient leurs journées à se mirer dans l’eau, de sorte qu’on les voyait deux fois.

Comme tout le monde, nous habitions quelque part sur les quais. Devant nous, derrière les maisons d’en face, se dressait une colline, toute boisée de sapins, et tout en haut, parmi les arbres, bien à l’abri des expulsions, se cachait un hospice, où des sœurs blanches soignaient une vingtaine de vieillards.

Et c’est dans ce paysage que nous attendions Yvette…

Jours heureux qui n’ont pas d’histoire !… Jours heureux où rien ne se passe !… Comment laissent-ils les cœurs si remplis de souvenirs ?…

Mai nous apporta toute une série de belles journées transparentes.

Le mois de mai, c’est le mois des cloches, qui, dans ces villages bretons, à quelque heure qu’on arrive, tintinnabulent toujours un peu. L’angélus du matin, l’angélus du soir, la messe, les vêpres, le salut, tout leur est prétexte à se mettre en mouvement. Dès l’aube, pressées, bien sûr, de s’ébattre après toute une nuit de repos, elles s’ébranlent pour la première messe, et, tel un vol de colombes, les claires sonneries, nichées dans les clochers à jour, planent et virent à grands coups d’ailes.

Et les jours de fêtes, comme elles s’en donnent !

Il me semble les mieux aimer, à présent, ces cloches qui marquent de leur tintement les heures de la journée, et je me rends compte du changement qui s’opère en moi. C’est vrai. Le mariage nous embourgeoise toujours un peu. Il y a dans mon existence, depuis quelques semaines, moins de ces rêveries, souvent stériles, où l’on s’analyse, où l’on défriche un coin secret de son cœur. Les heures que j’ai tant connues, où, crispé sur un fauteuil, je pourchassais une rime ou fouillais une pensée, devant ma femme je ne les oserais pas. Je n’entends plus, quand je m’enferme dans mon cabinet de travail, rôder autour de moi la Solitude, et le baiser de la Muse est plus rare au front des poètes mariés. Mais aussi, depuis quelque temps, ma vie est plus harmonieuse, mieux ordonnée. Le lever du matin, le premier déjeuner dans la chambre commune, le départ pour le collège, les repas, la promenade, par leur régulier retour, césurent et scandent les journées. Et j’aime ces cloches qui me font mieux sentir la poésie de l’habitude, qui m’aident à donner un rythme à ma vie.

Chaque matin, pendant que Jeanne, obéissante aux conseils du docteur, se repose et donne de son lit des ordres aux domestiques, je pars pour le collège. Je parle à mes jeunes bretons des premiers Capétiens ou de l’avènement de Henri IV. Mais les hauts faits de ces hommes illustres ne les passionnent guère, et je sens bien que pour moi-même, dans peu de mois, les moindres gestes d’Yvette seront d’une tout autre importance.

À quatre heures, si le temps le permet, je vais retrouver Jeanne. Nous sortons ensemble, et ce sont les meilleures heures de la journée.

En quelques minutes nous avons quitté la ville et nous suivons le chemin qui longe le canal. Nous avançons à pas lents, car la future maman ne doit pas se fatiguer. Le fardeau qu’elle porte ne gêne pas trop sa marche, et ses genoux se meuvent librement sous les plis de sa jupe légère. Jeanne n’est ni grande ni petite, et conserve toujours sa grâce, son élégance naturelles. Son enfance orpheline lui laissait, par moments, un voile de tristesse dont je m’étais préoccupé autrefois. Toute jeune, elle avait perdu ses parents. Sa mère, neurasthénique, était morte dans une maison de santé. Son père, vieilli par le chagrin, n’avait survécu que peu de temps. La pensée de ce drame obscur m’avait valu des heures d’angoisse. Mais la sérénité de Jeanne achève de dissiper mes appréhensions. Son expression volontaire, qui m’étonnait quelquefois, s’est radoucie depuis qu’elle attend un bébé. Et si elle est un peu déçue, ce printemps, de ne pouvoir porter ses jolies robes de jeune mariée, c’est qu’elle ne devine pas, semblable à beaucoup de femmes, combien sa maternité l’embellit.

Ce chemin de halage est notre promenade favorite. L’endroit est délicieusement calme, et le murmure des aulnes, dont le feuillage bruit au moindre souffle, n’a pas l’air de troubler le silence. De l’autre côté de la rivière, l’horizon s’élargit. L’harmonie des coteaux, la pureté de l’air font de ce lieu, dirait Verlaine, un paysage choisi. Et nous songeons que l’an prochain, sur ce même sentier et par un printemps pareil, une jolie voiture d’enfant bercera les sommeils d’Yvette.

Une petite fille, assise sur un talus, qui tricote un bas tout en gardant sa vache, nous dit bonjour au passage, et la vache elle-même, enfoncée jusqu’au poitrail dans les herbes de la rive, lève les yeux, nous considère, puis se remet à paître, rassurée.

Il y a un banc que nous connaissons bien, et que nous appelons, comme de juste, notre banc. C’est la halte que nous aimons, heureux de jouir de l’heure, de respirer tout le ciel. Tout est joli dans ce grand silence. Le moindre bruit lointain a son importance, sa signification, et, dans le printemps sonore, prend je ne sais quoi de cristallin. Parfois, à quelques mètres de nous, passe un bateau de marinier, qui glisse lentement au fil de l’eau sans même déranger le sommeil de la rivière. Un peu de fumée, qui sort de la cuisine, annonce le repas préparé. Un enfant regarde, assis sur le pont. Une femme le surveille, tout en achevant quelque travail d’aiguille. Et le profil de l’homme, debout à la barre, se découpe, très en relief sur la pâleur du ciel.

Quand Jeanne a envie de marcher, nous poussons un peu plus loin, jusqu’à l’écluse. La femme de l’éclusier nous accueille dans son jardinet de garde-barrière, contente de nous faire admirer son dernier-né. C’est une belle fille, un peu hâlée par le grand air, jeune encore et bien campée, avec sa jupe trop courte et ses pieds nus dans ses sabots. Deux autres enfants s’accrochent à son tablier, mais c’est le petit qui nous intéresse. Les deux femmes s’interrogent et se comprennent, tout de suite d’accord, réunies par leur commune maternité. Jeanne n’a plus rien de ce qu’elle eut parfois dans le regard d’un peu distant et de trop réservé. Mais le beau poupon, à qui les compliments ne suffisent point, réclame impérieusement sa tétée. Et sans gêne, sans hâte, avec la belle naïveté des êtres sains, la mère ouvre son corsage et tend à l’enfant glouton le sein gonflé de lait.

Et nous revenons par le même chemin. La vision de cette mère et de son petit nous a troublés. Jeanne, un peu songeuse, un peu lasse, de la bonne lassitude des futures mamans, s’appuie plus lourdement à mon bras. Le calme paysage nous enveloppe et nous sentons nos cœurs à l’unisson. Décidément cette hérédité maladive, j’eus bien tort de m’en inquiéter jamais. Une vapeur bleue s’exhale des campagnes. La première étoile s’allume. Des fumées tremblent aux toits de la petite ville. Sur nos lèvres, les mots inutiles hésitent, et j’entends le bruit des pas de Jeanne qui se posent sur le gravier.

Quand nous rentrons, il fait jour encore. La table est mise et le dîner prêt. Et le repas s’achève sans lampe dans le crépuscule paisible de mai.

Ce soir, j’ai poussé vers la fenêtre ouverte la chaise longue de Jeanne. Les cloches sonnent, les jolies cloches du mois de Marie. Les sœurs de l’hospice, pour se rendre à l’église, descendent le petit sentier qui serpente sur la colline, et leurs blanches silhouettes apparaissent et disparaissent parmi les sapins.

Les cloches sonnent, les jolies cloches du mois de Marie. Les quais s’emplissent d’un bruit de sabots. Femmes et filles, un peu émues, s’en vont, à son autel fleuri, adorer la pâle sainte de la maternité, qui traîna sa divine grossesse sur les routes poudreuses de Galilée.

Soudain, Jeanne a un sursaut. C’est une impression nouvelle, délicieuse, qu’elle n’avait pas prévue. Pour la première fois, le petit être a remué.

Et, les yeux perdus dans le bleu crépuscule, j’aime à penser que le doux fruit mûrit lentement, loin du tourbillon des villes, dans un pareil décor d’apaisement et de beauté.

IV

À la fin de l’automne, nous attendons Yvette.

Et, depuis deux bonnes semaines, tout est prêt pour la recevoir, la petite demoiselle qui tient à se faire désirer. La sage-femme déclare que tout s’annonce bien. Dans la chambre à donner, où notre futur tyran m’exile déjà, on m’a dressé un lit de fer, tandis qu’au chevet nuptial vacille, toute capitonnée de satin et de soie, une jolie nef aux voiles blanches, qui n’attend plus que son passager.

Sera-ce pour aujourd’hui ? Sera-ce pour demain ? Quelle sera-t-elle, la date fameuse que va longtemps commémorer le joyeux retour des anniversaires ?

En tout cas, elle s’agite déjà vigoureusement, la mignonne créature que Jeanne, deux fois vivante, porte en elle. Ah ! si, dès à présent, elle possédait quelque intelligence, quelles questions ne se poserait-elle pas ?

Dans quel milieu va-t-elle faire son apparition ? Naîtra-t-elle riche ou pauvre ? Dans le palais du prince ou la hutte du charbonnier ?

Mais elle ne sait rien. Le globe où nous vivons reste pour elle aussi inconcevable que l’est pour nous-mêmes le monde où nous renaîtrons, s’il existe une vie d’outre-tombe. Cette terre où nous marchons, travaillons, aimons, voyageons, cette terre enrichie de toutes les conquêtes modernes, elle ne pourrait pas plus en avoir l’idée que nous n’imaginons, nous, les étoiles supérieures où s’agitent peut-être des âmes sans corps, affranchies de la faim, de la douleur et de la mort.

Et, sans doute, si le petit être était capable de raisonnement, voyant ses propres conditions d’existence, nierait-il, incrédule à sa manière, la possibilité même du monde où nous évoluons aujourd’hui.

Sa conscience nous semble embryonnaire, mais nous, citoyens d’un univers aux millions d’étoiles dont nous ne savons rien, sommes-nous beaucoup plus avancés ? Qu’est-elle, notre pauvre intelligence obscure, comparée aux intelligences lucides de ceux qui peuvent exister quelque part, et qui voient tout, peut-être, et savent tout ?

Jeanne est très vaillante. Avec son teint plus pâle, son regard plus grave, je la trouve plus jolie que jamais. Jamais elle n’avait mieux possédé cette sérénité qui me rassure, jamais son cher visage n’avait revêtu pareille expression de bonté. Souvent je m’approche de son lit et lui prends la main, – car le simple contact de deux mains, librement abandonnées en toute confiance, est la plus douce caresse qui soit, – et nous restons longtemps, sans parler, les yeux fixés sur le berceau.

Une seule ombre au tableau : la tante de Jeanne, dont le mari, qui me rappelle un peu M. Bergeret, enseigne la philosophie aux lycéens de Versailles, a tenu à venir pour le grand événement.

Elle est un peu commune, l’excellente femme, malgré ses prétentions à l’élégance. Il est des jours où elle parle trop, s’anime, s’irrite sans raison, laissant paraître quelque chose de la nervosité maladive de sa sœur. Notre oncle, pour la supporter, doit souvent faire appel à toute la philosophie qu’il professe. Bien qu’elle eût recueilli Jeanne dans un mouvement de générosité, elle n’aimait pas beaucoup sa nièce, qui pour le ménage était une charge, et elle avait eu hâte de lui trouver un mari. Mais, depuis le mariage, son immense tendresse s’est révélée. Jamais elle ne me pardonnera de lui avoir arraché « sa chérie ».

Et quand je me demande comment Jeanne, avec sa finesse et sa distinction, n’est pas choquée par un certain manque de tact, je me dis que la Providence, en sa toute sagesse, nous aveugle sur les petits défauts de ceux que nous devons respecter.

D’ailleurs, moi-même, en ce moment, j’ai le cœur si plein, que je serais bien incapable d’avoir le moindre ressentiment envers personne. Je sais à ma tante une reconnaissance infinie de s’être dérangée pour la naissance de notre enfant. Quand elle détaille à sa nièce ses projets de robes pour la saison prochaine, je finis par m’intéresser à ses bavardages, par lui trouver même beaucoup de goût.

Et lorsque, à quatre heures, nous nous réunissons tous les trois autour de la table à thé où fume la bouilloire, j’ai l’agréable sensation d’une chambre plus confortable, d’une maison plus vivante et plus gaie.

Un dimanche après midi, nous avions fait ensemble une promenade en voiture. Jeanne et sa tante, bien emmitouflées dans leurs fourrures, étaient assises côte à côte, et j’étais en face d’elles sur la banquette. Déjà, sur la campagne bretonne s’installait ce grand silence sonore, précurseur de l’hiver. Une sorte de lumière grise, où du brouillard était en suspens, enveloppait les choses, et de l’ombre traînait au pied des collines, comme si, par ces brèves journées de novembre, la nuit ne trouvait plus le temps de s’éloigner complètement.

Le cheval allait lentement, se mettant au pas à la moindre côte. La route était presque déserte, et les Christs solitaires des carrefours avaient l’air de pauvres êtres délaissés. Dans les chaumières bâties aux pentes des coteaux et qui se faisaient toutes petites, comme si elles avaient peur du grand mystère environnant, la vie humaine se blottissait. Seules des fillettes rêveuses, aux cheveux serrés dans leurs béguins noirs, nous saluaient du seuil des portes.

Quand nous rentrâmes, il faisait nuit. Cet instinctif besoin de se resserrer dans son nid qu’éveillent dans tous les êtres les fins de saisons, nous le subissions nous aussi. Après cette promenade, notre intérieur semblait plus tiède et plus doux.

Jeanne, qui s’était étendue, un peu lasse, sur un canapé, voulut se mettre à table avec nous. Mais elle quitta sa chaise au dessert, et l’on me conseilla d’aller chercher la sage-femme.

Cette digne personne finissait de dîner. Une fille de Goezec, dont la coiffe, en forme de bélier, imitait les armes de son pays natal, m’introduisit dans le salon et posa son bougeoir sur un piano fermé. Sur la cheminée, entre deux candélabres d’albâtre gagnés à quelque loterie et qu’une gaze jaune protégeait des mouches, le tic tac d’une pendule hachait les minutes, et des portraits s’accrochaient aux murs, où de bonnes gens aux yeux vagues souriaient béatement, avec le peu d’expression que « l’agrandissement d’art » leur avait laissé.

Tout à coup, un sentiment étrange s’empara de moi, une sorte d’étonnement de me trouver dans ce médiocre salon de sage-femme, aux prises avec la vie réelle. Alors, c’était bien vrai. Depuis quelques mois, j’avais une femme, et, dans quelques heures, j’aurais un enfant. Nos existences se décident-elles donc ainsi, presque en dehors de nous, soumises aux volontés du destin ? À telle parole dite, telle autre succède, si bien qu’un beau matin, sans nous expliquer au juste comment, nous nous réveillons mariés. Et, un jour, nous sommes pères, nous avons fondé une famille sans que notre volonté soit véritablement intervenue, sans que nous ayons encore bien considéré la vie face à face.

Et je me sentais comme un passager à bord d’un navire qui s’abandonne, les yeux fermés, sachant bien qu’il ne dépend pas de lui de régler la marche et de choisir une direction, mais entend tout de même bourdonner à ses oreilles les coups de piston du vaisseau qui l’emporte.

Je m’arrêtai devant la cheminée. La glace, mal éclairée par la bougie de la table, me renvoya mon image confuse. Était-ce vraiment moi, ce personnage blafard, qui attendait une sage-femme et allait avoir un enfant ?

Un enfant ! Mais, d’abord, serait-ce une fille comme nous l’avions imprudemment décidé ? En n’envisageant même pas l’idée d’avoir un garçon, ne nous étions-nous pas, Jeanne et moi, préparé d’inutiles déceptions ? J’avais hâte de savoir à présent, plein d’une impatience qui grandissait de minute en minute.

Et, fille ou garçon, étais-je absolument sûr de l’aimer, cet enfant ? Certes, depuis quelques semaines, je m’étais attaché à lui, mais, en cet instant, chez cette sage-femme, ma tendresse n’existait plus. J’étais comme ce patient dont la douleur s’apaise dès qu’il gravit l’escalier du dentiste. Je ne savais pas. Je ne savais plus. Serais-je donc un père dénaturé qui n’allait pas aimer son petit ?

La sage-femme parut enfin, s’essuyant la bouche avec une serviette encore pendue à son cou, et, sans qu’elle se donnât le temps de mettre un chapeau, nous prîmes ensemble le chemin de la maison.

C’était une quadragénaire, un peu rougeaude, qui soufflait tout en marchant, et, malgré la saison, avait toujours chaud et s’éventait avec son mouchoir. Son accent alsacien détonnait dans ce pays breton. Elle m’assura que je devais n’avoir aucune inquiétude et qu’avec elle, du reste, tout se passait toujours bien.

L’impression charmante qui m’accueillit au retour eut bientôt dissipé ma tristesse.

Jeanne, pendant mon absence, s’était mise au lit. Les grands rideaux de sa chambre étaient bien tirés. Rien n’arrivait de la nuit du dehors, et le feu clair de la cheminée dorait le pare-étincelles.

Un détail surtout me frappa. La bercelonnette avait changé de place. Les rideaux de tulle, blancs comme des voiles de mariées, s’étaient ouverts. Le petit drap brodé se rabattait sur le couvre-lit de satin.

Le lit de mademoiselle était fait.

La sage-femme se pencha sur Jeanne et se déclara satisfaite de son examen. Puis, s’étant installée auprès de la malade, qu’elle appelait, comme notre tante, « sa chérie », elle ne cessa de l’encourager par mille phrases familières qui doivent être de circonstance en pareil cas.

Une domestique posa devant le feu la cuvette où notre petite fille devait prendre son premier bain.

Mais, vers une heure du matin, cet éternel drame dont notre chambre était l’humble théâtre devint plus angoissant. Ma tante, me considérant avec des yeux chargés de reproches, redit deux ou trois fois : « La pauvre enfant ! » La sage-femme, plus calme, répétait de temps en temps : « C’est fini, ma chérie. C’est fini. » Mais je sus bientôt qu’elle mentait, car elle murmura, en allant prendre quelque chose dans la chambre voisine : Ce sera pour le petit jour.

À genoux près du lit, je tenais dans mes mains celles de Jeanne. Je ne pensais plus qu’à elle. Peu me souciait, à présent, le petit être. Serait-ce une fille ou un garçon ? La question ne me préoccupait plus. Soudain, deux cris successifs, et dont le second ressemblait à un miaulement, me rappelèrent à la réalité. Jeanne était sortie victorieuse de cette lutte où la vie et la mort sont étroitement mêlées.

Et quand la sage-femme déclara triomphalement : « Une belle petite fille ! » sa voix me parut venir de très loin, répondant à une question que je ne songeais même plus à lui poser.

Yvette, enfin !… C’était donc elle, Yvette !… Comment dire ce qui se passait en moi ? Tout à coup, un immense amour s’était fondu dans toute ma chair. Saint Paul, sur le chemin de Damas, dut éprouver une sensation semblable. Tout ce qui, jusqu’à ce jour, m’avait semblé le plus important devenait secondaire pour moi. Ce fut comme une révélation. J’étais un homme nouveau, n’ayant vécu tant d’années que pour arriver à cette minute-là.

La sage-femme prit l’enfant. Yvette et Jeanne étaient devenues deux êtres distincts. Une petite fille avait fait son apparition dans le monde.

Et ce fut le bain, ce fut la première toilette. L’alsacienne, tournant dans ses mains la mignonne poupée aux membres de caoutchouc, l’eut bientôt emmaillotée. Mais la petite Yvette, vieille à peine d’une demi-heure, avait déjà sommeil. La sage-femme éteignit la lampe, s’allongea dans un fauteuil, et la mère et la fille, brisées par le grand effort l’une dans son grand lit, l’autre dans son berceau, s’endormirent paisiblement.

Mais, moi, je n’avais pas sommeil. Ayant baisé le front de Jeanne, je traversai ma chambre pour aller fumer une cigarette au balcon. Il faisait déjà clair. La sage-femme avait dit vrai : « Ce devait être pour le petit jour. » La vie reprenait dans la ville. Les quais retentissaient des premiers bruits de sabots. Des coqs chantaient dans les cours voisines. Un laitier sifflait en menant sa charrette.

Comme il me tardait d’annoncer à tout le monde la naissance de mon enfant ! Quelle joie de commander les faire-part ! Je me sentais meilleur, plus heureux, plus léger. D’autres avaient les honneurs, le pouvoir, l’argent, mais, moi, j’avais ma fille.

À pas de loup, je revins dans la chambre obscure de Jeanne. La clarté pâle du matin filtrait à peine à travers les grands rideaux. Sans bruit, je posai mon premier baiser de père sur le front d’Yvette et glissai le doigt dans la petite main tiède qui se referma doucement.

Oui, moi, j’avais une fille ! j’avais une fille !

V

« Il n’y a pas de vie heureuse, a dit Sophie Arnould, il y a seulement des jours heureux. »

Ainsi, ce n’est pas un simple rêve que j’aurais fait. Il exista véritablement à un moment donné, dans un coin de Bretagne, un homme qui vécut de calmes jours entre sa femme et sa fille, et je fus cet homme-là.

Dire qu’il y a, dans la plupart des villes, d’immenses magasins remplis de petits chaussons et de jouets ! Des hommes, des femmes vont dans ces magasins acheter des vêtements ou des poupées, et rien ne leur paraît plus normal.

Mais j’ai besoin maintenant d’un effort pour me rendre compte que rien d’extraordinaire ne m’était arrivé. Les gens dont je parle habitent un pays de rêve d’où je suis désormais exilé. Ces petites filles pour qui l’on achète des robes et des joujoux, je les considère comme des êtres surnaturels, comme de petites fées. Et quand je me dis que j’ai eu, moi aussi, ma fille à moi, je comprends que cela ne pouvait se passer qu’en songe, qu’un pareil bonheur ne pouvait durer.

Et je cherche, en évoquant des détails précis, à lutter contre l’ombre qui monte, qui monte, et déjà me sépare un peu du passé, à prolonger cette lutte avec la brume, où, d’avance, je sais bien que je serai vaincu.

Donc, un beau jour, Yvette ayant fait son apparition chez nous, Jeanne prend la résolution de la nourrir elle-même, et le docteur approuve sa décision.

Quels jolis yeux elle a quand elle contemple son enfant ! Où peuvent-ils bien prendre ce velouté ? Son regard, se posant comme une caresse, embrasse le petit être tout entier. Dans son doux orgueil, elle ne se lasse pas d’inspecter les mains, la bouche, le petit nez encore aplati, de passer en revue chaque ligne du visage, chaque grain de la peau, d’écouter battre le cœur, palpiter la respiration et de recommencer cent fois son examen. Elle n’envie plus rien à personne, assez riche de son cher trésor. Cette joie perpétuelle d’être mère la fait l’égale des plus grands. Pour être fière, elle n’a pas besoin d’être regardée. Son bonheur se suffit à lui à lui-même, flotte autour d’elle et l’entoure comme une clarté.

Du premier coup, sans avoir reçu de conseils de personne, elle a su emmailloter sa chérie. Elle s’installe dans un fauteuil, ayant auprès d’elle l’eau chaude et l’éponge dans la cuvette à trois cloisons. Sur ses genoux qu’un tabouret relève, elle pose sa fille, la déshabille, la lave, la place sur le ventre, sur le dos, dans mille positions que je pourrais juger incommodes, sans qu’Yvette songe même à protester. Femmes et chattes savent d’instinct la façon de saisir leurs petits, et, malgré toutes nos précautions, c’est nous qui leur ferions mal si nous voulions les prendre d’une autre manière.

Puis Jeanne, ayant achevé la toilette du bébé, l’entortille dans ses langes, le plie dans une couche chaude, fixe les épingles doubles et dégrafe lentement son corsage pour le repas de l’enfant.

Yvette, bien résolue à vivre, se précipite sur la mamelle offerte et mordille tout en chantonnant aux anges. Et la jeune maman se renverse dans son fauteuil, ferme les yeux pour mieux savourer l’exquise sensation, mieux sentir un peu de sa propre vie, de son propre sang passer dans le petit être qui puise goulûment à son sein.

Le plus souvent, au bout de quelques minutes, toute grisée de lait tiède, Yvette s’endort, et, tout en suivant je ne sais quel songe, continue de ses lèvres le mouvement machinal de la tétée.

Et moi aussi, je resterais des heures en contemplation.

Comme mon existence est plus belle, plus riche à présent ! Ces confuses tristesses qui suivaient mes réveils ont disparu tout à coup. Ce bonheur, cette paix qui m’enveloppent me semblent une chose imprévue. Ma vie de professeur que je trouvais médiocre, je lui découvre un intérêt nouveau. Et je serais cantonnier, que j’estimerais noble de casser des pierres, puisque, du travail de mes mains, je nourrirais ma femme et mon enfant.

Et j’aime à me dire que ni Jeanne ni moi n’avons de fortune, que mon traitement subvient à nos besoins, qu’une leçon sur le traité d’Utrecht gagna le prix de ce petit bonnet, que cette robe fut une nouvelle conquête de la bataille de Marignan.

Ma fille, qui ne me connaît pas encore, je resterais des heures à la regarder, m’efforçant de deviner ce qui peut bien se passer dans sa petite tête.

A-t-elle une âme, comme disent les chrétiens, un principe d’immortalité ? Et, cette âme, à quel moment a-t-elle pris existence ? Date-t-elle du jour de sa venue au monde ? l’aura-t-elle seulement quand elle aura pris conscience des choses, ou, dans le sein de sa mère, avait-elle une âme distincte déjà ?

En tout cas, elle a un corps, un beau petit corps bien potelé, dont le pèse-bébé constate les progrès quotidiens. Rien ne lui manque, et, pourtant, quels inavouables soucis m’ont tourmenté pendant la grossesse ! Était-il bien certain qu’il se formerait, exactement au bon endroit, des oreilles capables d’entendre et des yeux qui verraient bien ? Mais l’œuvre de la nature est harmonieuse et parfaite. À notre petite Yvette rien ne manque, et, par une loi mystérieuse, la cellule primitive est devenue un être humain.

Vers la fin de l’après-midi, quand je travaille, Jeanne s’installe auprès de moi, Yvette somnole dans le moïse que nous transportons de pièce en pièce. Jeanne, de temps en temps, lui parle, avec ce charmant gazouillis des mamans qui ressemble au babillage de l’amour heureux, et, pour l’endormir, elle a une jolie chanson :

Dodo rirette,

Dodo ronrette,

La petite fille

À sa maman.

 

Alors, je lève la tête ; ma plume s’arrête de courir sur le papier. Jours heureux ! jours heureux qui n’ont pas d’histoire ! Pourquoi faut-il que mon bonheur soit gâté quelquefois par des pressentiments ridicules ? D’où me vient, devant ce joli groupe, cette sensation de fragilité, le sentiment d’un bonheur qui n’est pas fait pour durer ?

Le soir, après la flânerie qui suit le dîner, j’accompagne Jeanne dans notre chambre. Elle se dégrafe encore pour la dernière tétée, puis replace dans le berceau blanc le petit ange endormi.

Nous éteignons la lampe pour favoriser le sommeil d’Yvette. Jeanne défait sa robe aux lueurs de la cheminée. Dehors, c’est la tempête bretonne. Le vent souffle, siffle et rabat la pluie. Chez nous, il fait tiède, il fait bon. Les grands rideaux sont bien tirés. Quelquefois nous restons debout, sans mot dire, à contempler notre enfant.

Et, d’eux-mêmes, nos doigts s’enlacent. Qui dira les pensées qui naissent au bord des berceaux ?

Les jeunes mamans doivent ménager leurs forces. Quand Yvette pleure, c’est moi qui me lève pour lui porter secours.

Et presque chaque nuit, alors que tout repose autour de nous, je me laisse glisser des couvertures pour aller prendre Yvette entre mes bras. Les bûches de la cheminée jettent encore de grandes illuminations subites. Je berce Yvette, en faisant mille fois le tour de la chambre, du pas rythmé que Jeanne m’apprit, et fredonne pour l’endormir tous les airs que j’aie jamais connus. Vieux refrains, chansons populaires, souvenirs d’opéras, entre deux et trois heures du matin, tout y passe. Il fait bon. Jeanne dort. Les langes sèchent sur le pare-étincelles.

Puis, Yvette calmée, je m’allonge dans le lit tiède. J’entends la respiration de Jeanne à mon côté. J’ai une femme, j’ai un enfant : je me sens dans la vérité des choses. Je tiens par toutes ses racines à la vie. Et parfois, avant de me rendormir, je m’accoude un instant sur l’oreiller pour entendre bourdonner autour de moi le doux murmure d’une maison heureuse.

VI

J’aime à l’évoquer, cette douce époque, où l’âge d’Yvette ne se comptait pas encore en années, mais seulement en jours, puis en semaines, puis en mois.

Époque si proche et pourtant si lointaine, à jamais tombée dans le passé, où chaque tic-tac de la pendule fait sombrer une seconde de plus, à jamais noyée dans le gouffre où la journée d’hier va rejoindre celle des premiers âges, puisque toutes les choses mortes sont pareillement éloignées de nous.

Plusieurs années ont fui depuis celles dont je voudrais parler. Quelques hivers ont fait place à des printemps. Et cela suffit pour que, dans ma mémoire de père, maint détail se soit déjà terni. Sur bien des minutes que j’aimerais à revivre un peu de temps a mis sa brume. Quelquefois une subite tristesse m’en avertit mystérieusement. Au fond de moi, quelque chose s’évanouit. Encore une petite phrase que j’aimais à me redire et que plus jamais je ne répéterai ! Encore une petite robe dont hier encore je conservais l’image, et que je ne reverrai jamais plus. Un souvenir m’échappe, je le sens, et, quand je voudrais le retenir, il est trop tard. Déjà, comme l’a dit Henry Bataille dans son beau poème triste :

Je sens en moi se fermer des paupières.

Et dans quelques années, quand j’aurai disparu aussi, la cendre sera pour toujours dispersée. De la petite fille qui fit mon enchantement, aucune mémoire humaine ne gardera la trace. Ce sera comme si elle n’avait jamais vécu.

Pourtant bien des souvenirs, nets, précis, demeurent encore lumineux. Est-ce à cause de leur éclairage spécial, de leur enveloppement de clarté qu’ils percent mieux la brume du temps ? Peut-être. Aussi, quand j’évoque un événement de notre calme vie quotidienne, je ne sais pas toujours quelles personnes furent présentes, quels mots furent échangés, mais je pourrais toujours dire la lumière de ce jour-là.

Jeanne, à force d’observer le babillage de sa fille, crut être sûre, un beau matin, qu’elle avait dit : « Maman. »

Moi, j’avais plutôt l’impression qu’elle avait dit : « Papa. » Mais je ne voulais pas me montrer contrariant.

En tout cas, il fallait bien reconnaître qu’une répétition de syllabes labiales qu’on pouvait à la rigueur prendre pour « maman » sortait des lèvres d’Yvette, qui faisaient, pour émettre un son à peu près le même mouvement que pour téter, comme si l’ingénieuse nature avait voulu que les petites bouches, en puisant au sein maternel, fissent leurs premières gymnastiques d’articulation.

Yvette n’était plus un tout petit bébé. Ses cheveux n’étaient pas bien longs encore, mais une courte mèche, qui s’arrondissait sur son front bombé, lui donnait cet air de petit Napoléon qu’on trouve chez beaucoup d’enfants. Déjà elle devenait un peu lourde à porter. C’est pourquoi nous avions fait l’emplette d’une belle voiture dont je devais le prix aux premiers Mérovingiens.

La conscience de la vie que pouvait avoir Yvette était encore bien obscure. Sa notion ne dépassait guère celle que peut posséder une petite plante qui puise dans le sol le suc nourricier. Mais son intelligence allait s’éveiller. Et, comme je m’efforçais d’en surprendre les toutes premières lueurs, je m’aperçus qu’Yvette ne se laissait plus aller indifféremment dans les bras du premier venu. Ce n’était plus qu’à sa mère, à sa bonne et à moi qu’elle s’abandonnait en toute confiance. Donc, elle nous connaissait, et c’était la première manifestation de sa conscience du monde extérieur.

Un dimanche après-midi de juin, nous avions pris, le long du canal, notre promenade favorite. Les mêmes vaches, gardées par les mêmes petites bretonnes tricoteuses de bas, nous considéraient avec bienveillance comme si elles nous avaient reconnus. Yvette, bien installée dans ses coussins, regardait autour d’elle, et ses yeux entraient en relations avec l’air, les arbres, le ciel et la fine lumière qui baignait la campagne.

Nous allâmes jusqu’à l’écluse. Averti par un appel lointain – si joli dans la sonorité printanière ! – de l’approche d’un convoi, l’éclusier manœuvrait ses vannes. La femme, avec son dernier-né qui finissait son repas, était assise devant la maisonnette, les jambes pendantes, et les sabots avaient glissé de ses pieds nus.

Les deux mamans, que leur maternité faisait égales, étaient contentes de se revoir. L’une plus fine, l’autre plus robuste, elles ne se ressemblaient évidemment pas, mais, toutes deux, elles avaient cette fraîcheur de peau, cette pureté de sang qui donne aux femmes une jeunesse nouvelle au lendemain de couches heureuses.

Quelle bonne figure elle avait, cette éclusière ! Par la camisole entr’ouverte apparaissaient la courbe de l’épaule, l’attache du bras. Son corps souple, libre d’entraves, respirait par tous ses pores l’air vivifiant du bon Dieu. Et on la sentait saine, contente, satisfaite de la santé de ses enfants, du salaire de son mari, de la transparence du ciel, du lait de ses vaches et des fleurs de ses pommiers, n’ayant d’autre ambition au monde que de dormir dans les bras de son homme, quelques années encore, des nuits fécondes, bercées par le bruit monotone de l’eau qui tombait du barrage voisin.

La femme pour nous accueillir arrêta la tétée, sans penser tout d’abord à resserrer sa camisole. L’enfant, dont le repas était trop vite interrompu, protesta si violemment que satisfaction lui dut être accordée. Pas de plus joli spectacle que celui des mères caressant, allaitant leurs petits. Leur tendresse a je ne sais quoi d’animal. C’est justement ce qui la rend sacrée.

Les deux femmes se congratulèrent réciproquement, sans faire usage de ces compliments fades, de ces phrases toutes faites qu’inspire à la banalité mondaine la vue des nouveau-nés. L’éclusière se pencha sur la voiture avec une expression si rassurante, un regard si maternel qu’Yvette, à notre grand étonnement, se laissa prendre dans ses bras. Et notre fille contempla les enfants qui mangeaient leurs tartines, les tournesols jaunes du jardinet, une vache qui traversait le chemin, et ses yeux agrandis se fixaient sur les choses. Elle prenait conscience du monde où elle vivait.

L’éclusière fut presque surprise que Jeanne n’attendît pas encore un second bébé. Un par an, cela lui paraissait naturel. Elle et son homme, les premiers temps, avaient eu leurs petites disputes. Une normande, un breton, c’est forcé ! chacun d’eux avait ses habitudes. Mais les mioches avaient tout arrangé. Maintenant, à chaque naissance nouvelle, les deux époux s’aimaient un peu plus.

Et les phrases tant répétées dans les villes sur « la peine qu’on a d’élever les enfants », sur « l’argent qu’il faut pour les nourrir », ne lui venaient même pas à l’esprit.

Puis l’éclusière se mit à nous considérer avec attention tous les trois et découvrit des ressemblances qui ne nous avaient pas encore frappés.

Évidemment, dans l’ensemble, la petite tenait surtout du père, mais elle avait aussi bien des choses de sa maman : « Tenez ! dit-elle finement, l’expression de monsieur avec les traits de madame. » C’était l’oreille de Jeanne, c’étaient même ses yeux aux cils déjà longs, avec quelque chose de mon regard. Et je ne me lassais pas d’écouter cette femme. Je songeais au mystère de ces ressemblances enchevêtrées. Nous avions beau être mariés devant le maire et devant l’Église, ni la loi, ni le lit conjugal ne nous avaient à jamais confondus. Mari et femme, nous restions deux êtres distincts, avec leurs pensées propres, qui continuaient à suivre leurs routes parallèles. Mais nous étions unis par Yvette. Notre vrai mariage, elle l’avait réalisé. Et c’était en elle, par elle, par ses veines où se mélangeait le sang de nos deux cœurs, que nous étions inextricablement mariés et mêlés.

Quand nous arrivâmes à la maison, l’heure du dîner était proche. Yvette, tout émoustillée par sa promenade, semblait plus vivante, plus éveillée que jamais. Jeanne la porta dans notre chambre, l’allaita, la déshabilla, puis, avant de l’emmailloter pour la nuit, de l’installer dans son berceau, la posa sur notre grand lit comme elle faisait depuis quelques soirs.

Ce fut la date d’un événement mémorable. Yvette sourit pour la première fois.

La petite fille en chemise adorait cette minute où, débarrassée de toute entrave elle pouvait gigoter à son aise. Elle s’en donnait à cœur joie, et nous nous réjouissions de ce débordement de vie, nous amusant à chatouiller les petites jambes, quand Jeanne, tout à coup, murmura :

— Regarde…

Un bon sourire, frais comme une source, illuminait la figure d’Yvette.

Pour mieux voir son sourire, je l’assis sur son séant, la calant avec un coussin. La petite nous regarda en souriant encore, puis, subitement, décocha un « papa » si net, si clair, si provocant, que nous en fûmes tout surpris, et qu’Yvette, cette fois, se mit à rire franchement, ravie du bon tour qu’elle nous avait joué.

Ah ! bien-aimée petite Yvette ! Comme il était frais et bon, ton sourire, comme il reflétait toute la tendresse dont ton petit cœur était inondé ! Ton sourire, j’ai bien compris ce qu’il signifiait : « J’ignore votre langage, nous disais-tu. Je ne peux pas vous faire savoir grand’chose ; patientez donc encore un peu. Mais, dès aujourd’hui, sachez-le, je vous connais et je sais qui vous êtes. Vous êtes papa et maman. C’est de loin que je vous souris, comme se feraient signe, des deux côtés d’une rivière, deux amis qui ne pourraient se parler. Mais je vous aime, je vous aime autant que vous m’aimez. »

Yvette ! Yvette ! comme nous t’aimions ! Cette soirée-là fut un enchantement. Jeanne et moi, délicieusement émus, nous rapprochâmes nos chaises quand nous fûmes à table, avec le besoin de nous sentir plus près. Puis, après dîner, le cœur trop léger pour rester en place, presque soulevés de terre par notre joie, nous sortîmes ensemble dans le crépuscule transparent.

Oh ! ces limpides soirées bretonnes !

La Bretagne est le pays des longs crépuscules dont jamais mieux qu’ici je n’ai goûté la bienfaisante vertu. Les peintres, les poètes du crépuscule sont presque tous des peintres et des poètes bretons. Et quand je me demande pourquoi, l’explication que je trouve va sembler artificielle peut-être, mais peut contenir tout de même une part de vérité.

Sa poésie crépusculaire, la Bretagne la doit, en partie, à sa longitude. Presque tous, aux pendules qui règlent nos levers, nos travaux, nos repas, nous avons l’heure de Paris que donnent les horloges des gares. Que nous habitions Brest ou Nancy, nos montres, aux mêmes instants, marquent les mêmes heures. Aussi la journée bretonne s’étire-t-elle et finit-elle un peu plus tard, et, par les beaux soirs de juin, quand nous sortons après dîner, il nous reste trois quarts d’heure de crépuscule que les Français de l’Est ne connaissent pas.

Mais la soirée dont je parle est demeurée gravée dans ma mémoire.

Dans l’apaisement du soir, qu’augmentait encore la satisfaction du travail achevé, de la journée faite, des hommes aux grands chapeaux ronds, avec des rubans de velours leur retombant sur la nuque, fumaient leurs pipes sur le pas des portes. D’autres, par groupes, avec cette curiosité de l’atmosphère qu’ont toujours les gens du littoral, interrogeaient l’horizon, prévoyaient le temps. C’était la détente après le repas du soir, la flânerie bien gagnée, le bien-être crépusculaire. Des jeunes gens, des jeunes filles, assez graves et mélancoliques, comme le sont toujours un peu les amoureux bretons, s’accoudaient aux parapets et regardaient le jour s’éteindre dans le canal. Des fumées grisâtres que n’agitait aucun souffle s’exhalaient des maisons. Et ce printemps de Bretagne avec son ciel pâle, avec sa bonne torpeur enveloppante, ne suscitait point un désir d’impossibles amours ou de joies défendues, mais la simple espérance d’un bonheur calme, d’un foyer sûr, solidement bâti, loin des tempêtes du monde, dans la petite ville familiale.

Tournant le dos au chemin qui serpentait sous les aulnes, nous suivîmes le canal dans la direction de la mer. Ici la route était plus large, plus aérée, et l’on découvrait tout le ciel. Jeanne marchait près de moi, et son bras touchait le mien de temps en temps. Les premières étoiles s’allumaient, répétées par le miroir de la rivière. Sur les champs, comme pour amortir la chute de la nuit, tremblaient des vapeurs rosées. Des couples assis sur des bancs de pierre, les yeux perdus dans le vide, échangeaient sans se regarder des paroles mystérieuses. Mais leur chuchotement s’arrêtait quand nous passions à leur hauteur.

Soudain, à quelque église, une cloche tinta pour un dernier salut, et, presque au même moment, la nuit se précisa, comme si les sonneries du soir se diluaient en brume. Nous prîmes alors le chemin du retour. Pas une parole ne sortait de nos lèvres. Les paysans avaient regagné leurs gîtes. Derrière les fenêtres, qui découpaient leurs rectangles pâles, la vie humaine se blottissait. Les maisons avaient l’air de nous attendre, et comme, à chaque pas, la nuit était un peu plus dense, nous avions la sensation qu’elle venait au-devant de nous.

Comme elle fut belle, cette soirée-là !

VII

Les feux de la Saint-Jean rallumèrent leurs incendies. Toutes les collines des environs eurent leurs joyeuses flambées. Sur les quais, un grand bûcher se dressa, où chacun avait apporté son fagot, et, comme dans un tableau de Cottet, de petites bretonnes, dont la flamme illuminait les figures graves, contemplèrent le feu de leurs grands yeux émerveillés.

Et, le lendemain, ce fut l’été.

Les progrès d’Yvette nous remplissaient d’orgueil. Si elle ne savait pas encore se tenir debout, elle avait assez de force pour rester assise. Quand nous sortions, nous l’installions dans sa voiture, et elle regardait autour d’elle, s’intéressant à tout. Et souvent, au retour, Jeanne l’asseyait sur l’épais tapis du salon, où, tout en jouant, elle gazouillait.

Car elle savait jouer, à présent. Le sapin de la bergerie, le bonhomme de l’arche de Noé n’étaient plus indistinctement voués à prendre le chemin immédiat de sa bouche. Elle rangeait sur le tapis ses poupées qu’elle reconnaissait l’une de l’autre, et leur racontait d’interminables histoires que, par malheur, nous ne comprenions pas.

Ses premières dents avaient apparu. Jeanne, quand elle l’allaitait, poussait parfois un léger cri, les petites quenottes ayant mordillé un peu trop fort.

Les mots de « papa », de « maman » sortaient communément de ses lèvres, ces premiers mots que prononce l’enfant, sans doute parce que pères et mères, dans leur hâte de s’entendre nommer par leurs tout petits, s’adjugent leur initial balbutiement et se sont fait un nom des premières syllabes qu’ils soient capables d’articuler.

Quand Jeanne se mettait au piano, Yvette tout à coup sérieuse, laissait ses joujoux pour écouter, et, quand Jeanne chantait, elle fredonnait aussi, à l’unisson.

Mais il arrivait qu’au beau milieu du concert montât un cri que n’avaient prévu ni Beethoven, ni Mozart. Yvette, ayant basculé sur son petit derrière, s’étendait tout de son long sur le tapis, et nous courions ensemble à son secours.

C’était l’été, saison des fêtes et des pardons. Il y avait, pas très loin, le pardon de Rumengol, où les pénitents gravissent, pieds nus, la montagne pierreuse ; le pardon de Sainte-Anne, à la Palud, au bord de l’Océan, à l’endroit où débarquèrent les saintes que le vent avait d’abord conduites en Camargue ; le pardon de la Trôménie, à Locronan, très fréquenté des femmes désireuses de maternité. Les mauvaises langues, il est vrai, racontaient à ce propos des histoires. Il y avait bien d’autres pardons encore.

Presque chaque dimanche, les quais s’emplissaient d’un bruit de grelots. À pied ou en carriole, les hommes, les femmes partaient de grand matin, « envoyant » leurs petits avec eux. Le soir, ils rentraient de la fête religieuse et profane, chargés d’ivresse et de bénédictions, avec leurs gosses accrochés à leurs cous. Et la petite ville s’endormait lentement, tout appesantie de bonne lassitude humaine.

Nous l’aimions, ce joli pays de la naissance d’Yvette, et pourtant, il faut l’avouer, nous attendions avec quelque impatience une nomination dans un moins lointain collège. Nous songions aux amis, aux théâtres, aux manuscrits qui se froissaient dans les tiroirs, et le voisinage de Paris offrait divers avantages qui ne nous laissaient pas indifférents.

Les vacances arrivèrent. L’oncle et la tante de Jeanne eurent l’idée de nous venir voir, et nous allâmes ensemble passer quelques jours dans un petit port si proche qu’on pouvait s’y rendre en voiture.

Nous partîmes après déjeuner, par un bel après-midi d’août. Mon bon oncle, curieux du nom du moindre village, intéressé par chaque calvaire, s’était assis sur le siège, à côté du cocher qu’il interrogeait à plaisir. Une sorte de torpeur blafarde baignait la campagne bretonne. La route montait, puis redescendait, dans une longue succession de côtes et de pentes douces, et parfois, à flanc de coteau, tournait autour de grands ravins dénudés en forme de cirques. Yvette s’était endormie sur mes genoux, et notre tante, un peu déçue, ne parlait guère, sinon pour s’apitoyer sur le sort de sa pauvre nièce, dont les jeunes ans s’écoulaient dans un pays aussi triste.

Au bout de trois ou quatre heures, l’odeur de sel que charriait l’air, la brise plus vive faisant gesticuler les moulins, nous révélèrent l’approche de l’Océan. Le cocher, qui avait quitté son siège et raccommodait son fouet tout en marchant, nous annonça la dernière montée.

En effet, au sommet de la côte, la mer nous apparut tout à coup, non point étincelante au soleil ou tumultueuse de vagues, mais grise et calme, dans l’encadrement d’une crique en demi-cercle. Le village reposait au bas de la pente que le cheval descendit en trottinant. Les maisons basses, adossées à la colline, avaient fini par épouser la courbe, la tonalité du sol. Le paysage, à la longue, les avait adoptées.

C’était un samedi soir, tous les pêcheurs étaient rentrés. Les barques, régulièrement alignées sur quatre rangs, dormaient immobiles. À gauche, un môle s’allongeait en étroit promontoire, avec une chapelle à son extrémité. Il n’y avait pas de brouillard, mais, vu de quelque distance, tout ce décor, mélancolique à force de douceur, à travers la vapeur d’eau suspendue dans l’air, prenait un ton grisâtre de fusain.

Nous descendîmes dans une auberge qui s’intitulait « le Grand Hôtel », et sentait bon la mer et le varech. Deux chambres voisines nous furent offertes, dont l’une ajoutait au mobilier d’usage un berceau convenable pour Yvette. Du dîner qu’on nous servit, crustacés et coquillages firent surtout les frais. Le clapotis de l’eau, dans le port, faisait son petit bruit. Des pêcheurs en berret, qu’on découvrait par la fenêtre ouverte, fumaient leurs pipes sur le quai. Mon oncle était ravi, mais sa femme ne faisait aucun effort pour dissimuler sa déception. En vain l’avions-nous avertie que l’endroit était inconnu des mondains. La mer, dans son esprit, évoquait des idées de plages, de casinos, de musiques nocturnes et d’élégantes promeneuses que cet humble village, perdu parmi les rochers, ne réalisait en aucune façon.

Des cloches tintèrent. Des femmes en capuchons noirs défilèrent le long du môle allant au dernier office. La nuit se faisait plus précise. Tout à coup, Yvette, assise sur une chaise haute entre Jeanne et moi, leva le bras pour montrer quelque chose. Un phare qu’on venait d’allumer promenait sur la mer son faisceau blanc. Et c’était un de ces soirs où nous aurions pu être heureux, où le bonheur semble passer à portée des hommes. Pourquoi fallut-il qu’un banal incident nous en fît oublier le charme ?

L’harmonie de l’heure, l’éveil des phares, la lente procession des femmes dans la brume n’intéressaient pas la tante de Jeanne, qui parla du manteau dont elle avait fait choix pour l’hiver. Son mari, timidement, observa que le prix dépassait les ressources du ménage, sur quoi la pauvre sacrifiée soupira longuement, leva les yeux au ciel et ne parla plus de tout le dîner.

Notre oncle acheva sagement son fromage, puis sortit fumer un cigare sur le quai. Jeanne monta coucher Yvette, et sa tante l’accompagna. Quand j’allai peu après prendre mon pardessus dans notre chambre, je surpris dans la pièce voisine un bruit de sanglots. La pauvre tante se lamentait. Avec son goût de luxe, son amour du beau, il lui fallait regarder au prix des moindres choses. Aussi quelle folie d’avoir épousé un professeur ! Que n’avait-elle encore l’âge de sa nièce ! Comme elle saurait refaire sa vie !

Jeanne la consolait de son mieux, se gardant avec soin de la contredire. Et je sentais qu’elle avait raison, qu’un mot aurait déchaîné la fureur de la digne femme. Je savais Jeanne trop sage pour que de tels propos pussent l’ébranler un seul instant, et j’embrassai tendrement Yvette, bien certain que ses petits bras étaient assez forts pour nous garder toujours étroitement unis.

Le lendemain matin, le gazouillis d’Yvette nous réveilla. Quand j’écartai les rideaux, il faisait déjà grand jour. Notre bon oncle debout depuis une heure, était parti à la découverte. La mer, là-bas, radieuse, nous appelait.

Mais la tante de Jeanne la retint et le soin d’Yvette me fut confié. Je l’emportai, aussitôt prête, vers un tout petit coin de plage, encadré de rochers, qu’on m’avait indiqué à l’hôtel. Nous nous assîmes dans une ouverture de grotte, d’où l’on découvrait bien la mer. Peu de barques dehors, en ce matin de dimanche, mais des pêcheurs, pantalons retroussés, marchaient dans l’eau, ayant l’air de chercher quelque chose. La mer heureuse rayonnait au soleil de toutes ses facettes. Des vagues lentes se succédaient, s’allongeaient sur le sable, arrivaient presque à nos pieds, s’accrochaient aux galets qu’elles coloraient de rouge, de bleu, comme des pierres précieuses. Une joie flottait autour de nous. La limpidité du ciel avait je ne sais quoi de dominical. Parfois une voile glissait à l’horizon comme un jouet gracieux. Yvette la désignait du doigt en s’écriant : « Papa !… papa… »

Bien qu’elle ne fût pas d’âge encore à jouer sur le sable, je m’amusai à la déchausser. Elle agitait ses petits pieds nus. Puis elle s’arrêtait, demeurait un instant contemplative. Qui sait comment elles se forment, ces premières impressions qui subsistent dans les dessous insondables de nos êtres ? Peut-être recevait-elle du ciel léger, de la mer lumineuse une de ces visions que nous retrouvons un jour avec l’étrange sensation du « déjà vu ».

Des gens passèrent, bourgeois de la ville, l’homme, la femme, la « demoiselle ». Ils nous regardèrent en passant, et, comme le groupe s’éloignait sous les claires ombrelles, j’entendis l’une des femmes murmurer :

— Oh ! cette petite fille, comme elle ressemble à son père !

Et cette enfant, qui était si profondément mon enfant, je l’entourai d’un tel regard, que, toute enveloppée de tendresse, elle tendit vers moi ses bras en s’écriant encore :

— Papa !

La mer, je ne l’avais pas connue tout petit. Les beaux jeux que racontent les livres, je ne les avais imaginés qu’en rêve. Ah ! les châteaux de sable !… châteaux en Espagne pour l’orphelin triste que j’avais été ! Mais j’allais prendre ma revanche. Ces joies que m’avait refusées la vie, je les connaîtrais par Yvette. Son enfance heureuse en serait tout illuminée.

Vers midi, j’essuyai les petits pieds tout remplis de sable fin. Je remis souliers et chaussettes, et nous retournâmes à l’hôtel où notre oncle nous attendait. « Ces dames » n’étaient pas encore descendues, ayant longtemps bavardé dans leurs chambres. Le déjeuner commença. Les stores baissés entouraient la table d’une obscurité verte.

Et, le plus souvent, nos journées se passaient ainsi. Je prenais un livre et j’allais m’installer, à l’ombre des rochers, avec Yvette. Jamais je n’avais tant vécu dans son intimité. Je la découvrais un peu plus tous les jours. Mille gentillesses d’enfant se révélaient à moi. Nous ne nous ennuyions jamais ensemble et nous nous suffisions l’un à l’autre. Et Jeanne disait quelquefois en souriant :

« Oh ! mon mari, pourvu qu’il soit avec sa fille !… »

Vers la fin de l’après-midi, quand le soleil commençait à baisser, Jeanne et sa tante venaient nous rejoindre. De loin je les apercevais, avançant ensemble sur la plage, faciles à distinguer avec leurs silhouettes élégantes qui détonnaient un peu dans cet humble port, et leurs souliers blancs qui se posaient sur le sable. Elles venaient lentement, parlant de je ne sais quoi et ralentissant encore le pas quand elles nous avaient vus, comme pour achever l’échange de réflexions auxquelles il n’était pas utile que je fusse mêlé.

Et pourtant, malgré la joie qui me venait d’Yvette, ce ne furent pas tout à fait les vacances heureuses que j’avais rêvées. Pas une fois, depuis le jour de notre mariage, Jeanne et moi n’avions autant vécu d’heures séparés. Elle se devait à sa tante, je le savais bien. Mais, quand nous nous retrouvions le soir, j’avais le sentiment de je ne sais quel vide, je ne savais plus tout ce qu’elle avait pensé. Je n’avais pas eu part à toutes ses conversations. Et je ne pouvais rien reprocher à Jeanne, mais j’étais un peu chagriné de sentir qu’elle ne souffrait pas de cet éloignement.

Mais il est un soir que je ne peux oublier.

Mon oncle, au cours de ses pérégrinations, avait fait la connaissance d’un gardien de phare, et les deux hommes étaient devenus si bons amis que nous obtînmes l’autorisation d’une visite nocturne.

Nous nous mîmes en route après dîner. Ma tante, que la promenade ne tentait guère, se dévoua pour garder Yvette.

Quelle nuit ! Pas de lune, mais toutes les étoiles étaient dehors, scintillantes, vivantes, affairées. Plus d’une heure, nous marchâmes, suivant d’abord un sentier qui traversait la lande. Des chaumières dormaient, blotties dans un pli de terrain, comme pour se cacher de la tempête et des ténèbres. Par moment, d’on ne sait où, nous arrivait la voix rauque d’un chien, qui aboyait longuement dans le silence. Jeanne avait un plaid d’Écosse, dont j’aimais le bon air honnête, mais qui déplaisait à sa tante par son extrême simplicité. Et, quand il fallut quitter la lande pour s’avancer parmi les récifs, je passai le bras sous le plaid de Jeanne pour la soutenir parmi les rochers.

Le gardien nous attendait, tenant à la main sa lanterne dont la lueur éclaboussait la nuit. Le décor était si fantastique que nous restions silencieux. Sur un roc, face à l’infini, se dressait le phare, à l’extrême pointe du continent.

Nous gravîmes l’escalier en colimaçon, suivis du gardien dont la lanterne nous éclairait par alternatives, selon sa position sur les marches par rapport à nous. Un coup de vent faillit emporter mon chapeau, et nous nous trouvâmes sur la plate-forme devant les cieux grands ouverts, face à face avec l’Océan.

Saisis, nous contemplions le panorama. À nos pieds, occupée à de mystérieux remue-ménage, l’eau clapotait parmi les roches. Toutes les étoiles étaient là : les sept étoiles de la Grande-Ourse, qui se découpait très nettement vers le nord, la Voie Lactée, traînant sa chevelure phosphorescente faite de poussière de soleils, l’étoile polaire, que suivirent les premiers navigateurs, Cassiopé, Pégase, Sirius que les prêtres des Pharaons guettaient de leurs observatoires, et toutes les étoiles, toutes les étoiles qu’invoquent les amants en extase et les marins en détresse, tous les astres connus ou inconnus, tous ces millions de mondes que les hommes regardent à peine, scintillaient, scintillaient dans un poudroiement vertigineux.

Nous nous taisions, et je me gardais de briser le silence, heureux que Jeanne m’eût accompagné ce soir-là. Le grand air du large devait purifier son esprit des médiocres histoires que sa tante lui ressassait. L’immense ciel semé d’étoiles protégeait notre amour et nous rapprochait.

Plus près de nous, dans un vaste demi-cercle, clignotants, virants, vivants, des phares étincelaient dans la nuit. Le gardien en nomma quelques-uns : tout là-bas, le phare d’Ouessant, avec ses éclats rouges, et les phares d’Armen, du Minou, de la pointe Saint-Mathieu, qui fouillaient les ténèbres et scrutaient l’étendue, pareils à des pâtres fidèles, veillant sans relâche sur les flots. Au sud, des feux tournants balayaient le ciel, et c’était le faisceau d’Eckmühl passant par-dessus la presqu’île. Et d’autres, plus petits, reprenaient soir après soir leur tâche, toujours exacts au rendez-vous.

Mon oncle, curieux de chaque chose, voulut connaître le mécanisme du phare et les deux hommes disparurent ensemble dans la chambre des lanternes. Leurs voix nous parvenaient encore par instants. La mer, à peine visible, faisait une grande nappe noire et les vagues s’étiraient avec un long murmure de marée montante.

Oh ! combien de marins, combien de capitaines…

Plus encore que bruyante ou courroucée, elle nous donnait, cette mer tranquille, une étrange sensation d’infini. Et pensant aux millions d’habitants de l’ancien monde, aux peuples de toutes races qui s’échelonnent de la mer de Chine à l’Océan, nous songions qu’à cette minute, debout sur notre rocher, les plus occidentaux de tous les êtres, nous nous dressions, en face de l’immensité, à l’avant-garde du continent.

Les voix d’hommes ne nous parvinrent plus. Alors nous nous trouvâmes plus seuls encore, le mari et la femme, dans la grande nuit semée d’étoiles. Les phares à éclats jetaient leurs éclats réguliers ; les phares à feux tournants tournaient toujours dans le lointain, et les phares à éclipses, toutes les quatre ou cinq secondes, rayonnaient pour s’éteindre aussitôt. Tous, – sentinelles attentives, – orgueilleux d’être des lumières, remplissaient leur devoir d’éclairer et toute une prodigieuse vie nocturne nous était révélée tout à coup.

Jeanne, émue, murmura :

— Que c’est beau !

Alors, sous les cieux grands ouverts, sur cette extrême pointe du vieux monde, je pressai longuement ma femme sur mon cœur, heureux de la sentir encore toute frémissante entre mes bras.

VIII

Vers la fin de l’année, un grand changement se produisit dans l’existence d’Yvette. De portative, elle devint automotrice, c’est-à-dire qu’elle apprit à marcher, à se déplacer par ses propres moyens.

Ce ne fut pas en Bretagne, mais dans une jolie ville des environs de Paris que s’opéra cette transformation. Nos vœux s’étaient enfin réalisés. J’avais été nommé dans un collège de banlieue.

Heureux événement ! pensions-nous. Mais qui saurait prévoir les conséquences des choses ! À quel mystérieux signe reconnaître un heureux événement ?

Nous avions trouvé sur les bords de la Seine une maisonnette à deux étages qui nous avait tout de suite séduits. Les murs, en meulières roses parmi l’encadrement des pierres de taille, la toiture de tuiles donnaient à la façade un aspect clair et souriant. Rien qu’en franchissant la porte, on sentait bien que le bonheur devait pouvoir se nicher là. Deux allées, embrassant une pelouse, formaient un jardin, qui s’achevait en verger dans le fond. Le salon, la salle à manger, les principales chambres du premier étage donnaient sur la rivière, qui s’élargissait en cet endroit, de sorte que rien ne barrait la vue. Et nous vivions dans un grand enveloppement d’air et de lumière, en face de beaucoup de ciel.

Nos meubles, transportés de Bretagne, parurent d’abord bien dépaysés. Ils étaient mal en place et semblaient s’étonner du changement. Puis ils s’adaptèrent aux nouvelles pièces, reprirent leurs airs de camarades. Les dernières caisses, déposées d’abord à la cave, furent défaites. Et nous eûmes la sensation, en retrouvant les objets familiers, de revoir des visages amis.

Ce fut dans cette maison qu’Yvette fit ses premiers pas, sous les yeux d’un Bouddha qui décorait mon cabinet de travail, et des personnages joufflus d’un Greuze, hérité de quelque grand-parent. D’abord elle apprit à se maintenir sur ses petites jambes, à peine soutenue par nous, puis, repoussant notre concours inutile, elle parvint à se dresser toute seule, en s’aidant des meubles voisins. Plus tard, après bien des tentatives hésitantes, elle risqua son premier grand voyage à travers la chambre. Le pouf et le canapé en marquèrent les principales étapes. Enfin, un beau jour, dans un superbe élan d’indépendance, Yvette, prenant son vol, s’évada du cercle de nos bras.

Oh ! l’orgueil de ses premiers succès, la joie de courir toute seule, de ne pouvoir être rattrapée par papa ! Un matin, comme je rentrais du collège, des cris de triomphe m’appelèrent au salon. Montée sur un tabouret qu’elle avait rapproché d’une chaise, Yvette m’émerveillait de son premier tour de force.

Combien de temps dura-t-il, son apprentissage ? À présent, après plusieurs années, je ne saurais plus fixer de dates. Les progrès des enfants s’ébauchent dans le mystère. L’instant précis où leurs aptitudes s’élaborent nous échappe, comme la minute où le fruit se forme, où la fleur éclôt. Un jour seulement nous constatons qu’il y a des pommes et des roses.

Souvent, au milieu d’une course, Yvette s’étendait par terre tout de son long. Oh ! sa façon de se relever, c’était tout un poème ! Elle commençait par s’agenouiller, soulevant la partie postérieure de son corps, sans faire encore de rétablissement sur les mains, puis après mille efforts, elle arrivait à se retourner, à se retrouver assise et le bon vieillard de la Lecture de la Bible lui souriait par-dessus ses lunettes.

Yvette apprit à marcher. Elle apprit aussi à regarder et à voir, non pas à voir seulement les objets qu’on peut toucher, les mains servant à l’éducation des yeux, mais à reconnaître aussi, sur les livres, des objets figurés. Les petits enfants ne « voient » pas d’abord une image. Ils tournent un dessin dans tous les sens sans discerner ce qu’il représente. Puis la notion de la perspective leur vient. Ils distinguent un arbre d’un personnage. Et Yvette pouvait rester, une heure à feuilleter un catalogue jusqu’au moment où, le doigt sur une figurine, elle s’écriait : « Maman » ou « Papa ».

Presque chaque après-midi nous nous installions ensemble, tous les trois dans la même pièce. Yvette aimait cette heure-là. Jeanne lisait ou brodait. Yvette jouait sans trop de bruit. Et moi, levant parfois les yeux de la page commencée, j’observais ma femme et mon enfant. Il est une notion de la famille que notre déplacement avait fortifiée en moi. Nous étions trois êtres solidaires. Nos avenirs étaient faits des mêmes espérances. Le même pain nous nourrissait, le même toit nous gardait de la grande nuit environnante. Nous serions ensemble riches ou pauvres, heureux ou malheureux. Aucun événement ne pouvait toucher l’un de nous sans atteindre en même temps les deux autres. Nous pouvions quitter nos amis, notre pays, mais nous, parmi les choses qui passent, jamais nous ne nous séparerions. Et notre réinstallation dans cette maison nouvelle, cette décision d’un ministre qui, en me changeant de collège, nous faisait une autre vie à tous les trois, me faisait mieux sentir que nous formions un tout, que nous étions trois êtres réunis en un seul, qui s’offraient ensemble à la destinée.

Yvette se tenait tranquille, mais, quand le jour se faisait plus sombre, que Jeanne posait son ouvrage et que je n’avais plus l’air de travailler, elle savait bien dire, dans son langage télégraphique d’enfant :

— Piano, maman…

Alors Jeanne s’exécutait. Yvette grimpait sur mes genoux, et nous restions tous deux à écouter. Les doigts de Jeanne couraient sur le clavier. Quand elle s’arrêtait, la rêveuse Yvette murmurait : « Encore ! » Et je songeais que cette paisible scène devait se graver dans sa mémoire. De ses premiers mois de Bretagne, elle ne garderait aucune trace, mais cette maison demeurerait celle de son enfance. Plus tard, quand Jeanne serait morte et que je serais mort, c’est par une soirée pareille, dans cette atmosphère de douceur et de musique qu’elle reverrait son père et sa mère. Et c’est à cette lumière diffuse qui s’attardait dans la pièce, à ces murs, à ces tableaux, aux fleurs de cette tapisserie que s’associerait notre souvenir.

Et le temps fuyait, léger comme du sable fin qui coulerait entre les doigts. Le voisinage de Paris nous procurait des joies nouvelles. Souvent, le jeudi, nous partions ensemble, et j’accompagnais Jeanne dans ses courses. Parfois nous allions au théâtre voir les pièces que nous avions lues ensemble, entendre les opéras dont nous ne connaissions encore que des fragments. Et nous revenions par le dernier train, les oreilles encore pleines de musique, fatigués et ravis. Nous sortions de la gare, donnant nos billets à un employé ensommeillé. Pour traverser la ville obscure, Jeanne, un peu craintive, se serrait contre moi, et ce contact furtif m’emplissait d’un trouble délicieux. Le passage du pont l’émouvait un peu, à cause de cette rivière noire, de ce clapotis de l’eau dans les ténèbres. Et nous nous hâtions, goûtant mieux, à l’arrivée, le tiède accueil de la maison.

À pas de loup, nous regagnions notre chambre. Nous nous penchions sur le berceau d’Yvette qui rêvait aux anges. Ah ! comme elle dormait, d’un bon sommeil d’enfant sage, les bras allongés hors des couvertures, la tête encadrée de boucles blondes, toute blanche dans sa petite chemise de nuit bien boutonnée aux poignets et au cou.

Les jours passaient, passaient, tranquilles comme les eaux de la Seine qui s’écoulait sous nos fenêtres.

Deux années s’étaient achevées depuis notre mariage. Deux années avec leurs retours réguliers de saisons et d’anniversaires s’étaient refermées sur nous. Il me semblait que leurs cycles, en se bouclant, nous resserraient un peu davantage. Que de souvenirs déjà ! que d’émotions partagées, profondes, mais inexprimables, trop ténues pour être comprises des autres, et dont le survivant ne pourrait jamais plus parler à personne si l’un de nous venait à disparaître !

Le vocabulaire d’Yvette s’enrichissait sans cesse de mots nouveaux. Elle avait une drôle de façon de parler, en supprimant les premières syllabes. Elle connaissait les « garettes » de papa et les « bliers » blancs de sa bonne. Ses fantaisies de langage n’étaient pas toujours dénuées de logique. Puisqu’on disait « deux assiettes » c’était évidemment « une sassiette » qu’il fallait dire. Et, puisqu’on disait « un œuf », pas de doute que « deux nœufs » ne fût d’une parfaite correction.

Nous revenions rarement de Paris sans lui rapporter quelque jouet qu’elle malmenait fort à notre grande déconvenue. Ah ! ce n’était pas une sinécure que d’être la poupée d’Yvette ! quel crime avaient-elles donc toutes commis pour être ainsi vouées à l’exécution capitale ? Les incassables se cassaient. Mais les accidents dont ses filles étaient victimes n’impressionnaient pas trop Yvette. Sans doute, la décapitation ne les empêchait pas d’entendre, car elle avait de jolies histoires qu’elle narrait avec complaisance à ses poupées acéphales.

Comme elle était joueuse, notre petite Yvette ! Les moindres objets devenaient poupées entre ses mains. Faute du Bouddha, qu’elle considérait avec envie, et qui aurait si bien fait son affaire, elle s’emparait de règles, de flacons, de brosses pour accroître le nombre de ses enfants. Son imagination, sans la moindre peine, remplaçait les membres absents. Un jour que nous étions réunis dans mon cabinet de travail, elle s’amusait à vêtir d’un bout d’étoffe un gros cachet pris sur ma table qu’elle appelait sa petite fille.

Jeanne leva les yeux et dit en souriant :

— Ah ! comme elle est sotte, ma petite Yvette !

Alors Yvette, prise en flagrant délit, parut un peu gênée. Elle nous regarda comme pour dire : « Oui, je sais bien. C’est le cachet dont papa se sert pour ses lettres. Mais moi, dans ce cachet, je vois une petite fille. La tête, les bras, les jambes, je me les imagine parfaitement. C’est vous qui avez tort, avec votre besoin de réalité. Pourquoi m’enlever mes petites illusions ? »

Mais, parmi tous les jeux, il en était un auquel excellait Yvette, et c’était le jeu de cache-cache. Elle avait découvert dans le salon, derrière le rideau de la fenêtre, une cachette, toujours la même, où elle se croyait introuvable. Il fallait, pour qu’elle fût contente, la chercher longtemps. « Où est Yvette ?… où est Yvette… » et elle se blottissait derrière le rideau que dépassaient les mollets nus : « Voyons ! Yvette est perdue !… Où peut bien être Yvette ? » Et je la cherchais partout. « Dans la bibliothèque ?… Non… sous le canapé ?… Non plus… Dans le coffre à bois ?… Non. Pas d’Yvette !… » Et papa remuait tous les meubles, visitait tous les coins avant de découvrir sa petite fille qui riait alors aux éclats.

Quand on ne l’avait pas assez cherchée, Yvette n’était pas très contente et nous recommencions la partie. Il fallait que papa tournât le dos pendant qu’elle reprenait exactement la même place et qu’on sentît bien ensuite que j’avais beaucoup de mal à la trouver.

Humble histoire qui ressemble à beaucoup d’autres histoires ! Tous les pères en pourraient raconter de semblables. Les heureux souriront de ces enfantillages. Mais ils savent bien, ceux dont les petits ne sont plus, que, de ces pauvres souvenirs, ils font leurs plus précieuses reliques.

Oui. Jours heureux ! Rien ne subsistait plus de mes mélancolies d’autrefois ? C’était donc vrai. J’avais une femme, un enfant, cet intérieur était le mien ? Pourquoi me revenaient-ils encore, mes obscurs pressentiments ? N’allais-je pas me réveiller d’un rêve ? Ce bonheur était-il vraiment fait pour moi ?

La tante de Jeanne n’était pas très contente de nous. De notre rapprochement de Paris, elle avait escompté des joies qui ne s’étaient pas réalisées. Puisque le père et sa fille s’entendaient si bien, la jeune maman pouvait bien les quitter de temps en temps pour aller passer une quinzaine chez elle. Justement il y avait, cet hiver-là, plusieurs réunions, où la bonne tante avait grand désir d’escorter sa jolie nièce.

Jeanne avait résisté d’abord, faisant comprendre qu’elle se devait avant tout à son ménage. Mais elle finit par céder un peu. Presque chaque semaine, sa tante lui donnait rendez-vous à Paris. Elles déjeunaient ensemble au restaurant et passaient des heures entières à visiter les grands magasins.

Le soir, Jeanne revenait éreintée : « Si tu savais comme nous avons couru ! J’ai failli rater le train ! » Nous n’avions pas de piano ces jours-là. Jeanne voulait revoir ses achats, me faire admirer les superbes « occasions » que son habile tante avait su découvrir.

Le fait est qu’elle devenait plus élégante, j’éprouvais quelque orgueil d’avoir une femme aussi gentiment mise. Pourtant, quand elle rentrait, Jeanne paraissait plus nerveuse, n’avait plus cette parfaite sérénité qui m’avait rassuré les premiers temps. On aurait dit que son bonheur paisible ne lui suffisait plus. C’est pourquoi je me sentais triste les jours où Jeanne nous quittait, et, malgré moi, je lui en voulais un peu de ne pas s’en apercevoir.

Même, un soir de février qu’elle revenait après quarante-huit heures d’absence, je remarquai sur toute sa physionomie une expression que je ne connaissais pas. Elle n’était pas là où elle était. Les yeux fixes, elle semblait absorbée par des préoccupations où je n’avais pas de part. Elle avait un regard énigmatique, avec quelque chose d’un peu dur qui m’étonnait chez elle. Et pour la première fois j’eus une crainte. Je surpris le premier signe d’un malheur qui devait arriver. Je sentis entre elle et moi comme un mur de verre.

N’y pouvant plus tenir, je lui demandai :

— Voyons, Jeanne, qu’est-ce qu’il y a ?

Ses yeux se mouillèrent. Elle se ressaisit et changea d’expression. Puis, comme si elle revenait tout à coup de très loin, elle s’approcha, sourit et m’embrassa en disant :

— Que tu es drôle, mon chéri ! Que veux-tu qu’il y ait ?

Mais ce n’était pas tout à fait son baiser habituel.

IX

Deux années passèrent encore déroulant, comme un poème déroule ses strophes, leurs suites de saisons alternées ; deux ans durant lesquels furent portées bien des petites robes que je n’arrive plus à me figurer ; deux ans qui firent du bébé de jadis une petite fille, au corps plus effilé, sachant causer, manger à table, et sortir à pied avec maman !

Yvette allait de surprise en surprise. Pour son âme neuve, tout était sujet d’étonnement. L’éclosion des premières fleurs, la chute des premières neiges, quelles questions ne suscitaient-elles pas ! Un couple d’hirondelles, un jour, bâtit son nid sous l’avant-toit de tôle qui faisait marquise sur le jardin. La construction du nid, l’apparition des œufs, les allées et venues du père, les piaillements des petits, que d’événements pour Yvette ! Par ses yeux d’enfant, je revoyais les choses dans leur fraîcheur première, comme si je les apercevais pour la première fois.

Les grandes personnes ne s’étonnent plus des miracles de la nature. Seules nous émerveillent les découvertes dont nous sommes contemporains. Comment admirerions-nous ce que nous avons vu de tout temps ? Mais pour Yvette tout était nouveau. Le vol d’un aéroplane n’était pas plus merveilleux que le vol d’un papillon.

Le jardin était son domaine, avec ses rosiers, ses pommiers, son bassin. Elle avait fait choix d’un tout petit coin, au bout d’une allée, qu’elle avait appelé « son jardin ». Elle y piquait quelques boutures. Son instinct de la propriété s’exerçait en cet endroit. Le verger avait pour elle tout le mystère d’une jungle. Elle s’y aventurait avec émotion, désireuse d’avoir un peu peur et rêvant de pays lointains. Un jour peut-être, si la vie la ramenait ici, elle s’écrierait avec Perdican : « J’avais emporté dans ma tête un océan et des forêts, et je retrouve une goutte d’eau et des brins d’herbe ! » En attendant, les brins d’herbe étaient bien pour elle une forêt, et le bassin un océan.

Je la revois sur la pelouse par un matin de printemps. Les oiseaux se poursuivaient dans les branches, joyeux de la claire matinée. Les pommiers en fleurs, tout blancs, avaient l’air de grands bouquets de noces. Yvette, dans son joli tablier propre, émergeant de l’herbe verte, regardait. Elle jouissait, on le voyait bien, d’un ineffable bien-être. La bonne chaleur du soleil la baignait. Elle faisait la découverte du printemps. J’allai m’asseoir à côté d’elle et retrouvai une sensation exacte d’autrefois. Sans doute à l’âge d’Yvette avais-je été, par un matin semblable, un petit bonhomme assis dans le gazon. Mêmes gazouillis d’oiseaux, même jeunesse des choses, même ciel tout bleu, même tiédeur printanière me pénétrant. Quelque chose de lointain, de longtemps oublié, se réveillait en moi tout à coup.

Mais je n’étais pas toujours libre, et Jeanne, absente ou fatiguée, ne pouvait toujours descendre au jardin. Aussi le plus souvent Yvette avait pour compagne sa bonne, et je les voyais jouer ensemble par la porte vitrée de mon cabinet. Marie-Anne était la grande confidente. Elle savait tous les noms des fleurs, des légumes. Ces âmes naïves pouvaient s’entendre. Pour les enfants comme pour les hommes, l’étranger jouit d’un prestige spécial, et Marie-Anne, pour notre petite Yvette, résumait toute la sagesse humaine.

Les rendez-vous de Paris devinrent plus fréquents. La tante de Jeanne l’accaparait de plus en plus. Elle partait le matin, aussitôt prête, et revenait le soir nerveuse et lasse. Ces jours-là, nous déjeunions seuls, Yvette et moi, en vis-à-vis. Ainsi, entre le père et l’enfant, se nouait une habitude de vie à deux, une intimité plus étroite. Yvette, en l’absence de sa mère, s’asseyait en face de moi, s’assurait que le couvert était bien mis, que papa ne manquerait de rien.

Et, le soir, quand il faisait beau, nous allions à la gare attendre maman.

Le mouvement des trains impressionnait Yvette dont la main ne me quittait pas. Elle épiait aux portières le visage attendu, et souvent l’apercevait avant moi. Et, par les rues où s’allongeait le crépuscule, nous revenions ensemble avec Yvette entre nous deux.

Les premiers temps, quand Jeanne arrivait de Paris, elle nous interrogeait longuement sur l’emploi de notre journée, nous racontait avec détails ses courses et ses emplettes. Cette joie du retour se manifestait moins à présent. Souvent elle manquait le train annoncé. Nous revenions, Yvette et moi, un peu tristes, et je retournais attendre Jeanne à un autre train.

Décidément ces voyages répétés fatiguaient Jeanne, qui n’avait plus sa tranquille expression des jours heureux. Parfois on aurait dit qu’elle m’évitait. Et des craintes me revinrent. Je repensai à la maladie de sa mère. Un jour, à table, elle me fit l’effet d’une étrangère, comme si notre bonheur n’avait pas été chose durable, comme s’il avait été naturel qu’elle disparût tôt ou tard de ma vie. Dans notre calme intérieur, elle ne semblait plus être à sa place. Un soir, à peine rentrée, elle dîna vite et s’enferma dans sa chambre. Je la retrouvai debout devant la glace, les coudes sur la cheminée, le menton dans les mains, scrutant son propre regard. Elle eut un sursaut en m’entendant. Son air d’absente me frappa. J’allais parler. Elle ne pleurait pas à vrai dire, mais une sorte de buée, sans pourtant se convertir en larmes, noyait ses yeux hagards. Alors, par crainte de déterminer une crise, de susciter des mots que nous ne pourrions plus oublier ensuite, la parole que je comptais dire, je n’osai pas la prononcer.

Ce fut elle qui parla, en s’essuyant les yeux, comme si elle répondait à une interrogation muette.

— Ah ! j’aurais mieux fait de ne jamais me marier…

— Enfin, Jeanne, explique-moi. As-tu un reproche à me faire ? Confie-moi ce que tu as.

— Rien, rien, je t’assure. Je ne sais pas ce que j’ai.

Elle resta impénétrable. À partir de ce moment, notre vie ne fut plus complètement la même. Jamais de scène, ni d’explication, mais une moindre recherche du tête-à-tête. Nous nous sentions plus à l’aise lorsque Yvette était avec nous, et quand nous étions seuls ensemble, nous parlions de choses indifférentes, comme si l’intimité du silence nous causait quelque appréhension.

Un médecin de mes amis sourit de mes inquiétudes :

— Oh ! ce n’est rien. Cinq ans de mariage. Un peu de neurasthénie. Toutes les jeunes femmes ont passé par là…

Mais, heureusement, j’avais Yvette. Un soir que Jeanne était en retard, je me penchai sur son petit lit. C’est en sa douceur, en sa grâce, dans la tendresse qu’elle inspirait que je mettais ma confiance. Et j’avais la sensation qu’elle était plus forte que moi, qu’elle protégeait notre bonheur, et que d’elle seule je pouvais attendre un secours, si ce bonheur était jamais menacé.

La Pentecôte fut tardive cette année-là, reculée par les caprices de l’astronomie jusqu’au milieu de juin. Les parents de Jeanne vinrent passer les vacances avec nous.

Comme elle fut gâtée, notre petite Yvette. Que de jouets ! des Marthe et des Madeleine ! Toute une famille de poupées !

Le matin, très affairée, elle aida sa mère à cueillir des fleurs pour décorer la maison. Jeanne, dans son peignoir liberty, traversait la pelouse dont l’herbe lui montait presque aux genoux. S’arrêtant au pied des lilas, elle levait les mains pour saisir les rameaux. Le glissement jusqu’aux épaules des larges manches faisait luire ses bras nus. Yvette tendait son tablier pour recueillir les branches parfumées.

Puis, tout l’après-midi, elle joua sur le gazon, jusqu’à l’heure du dîner en plein air.

De cette soirée de printemps, pas un détail ne m’échappe. La table ronde, le dessin de la nappe, les carafes dorées, je revois tout. Ma tante, de bonne humeur, parlait d’une voix plus douce. Cette impression d’électricité dans l’air que provoquait souvent sa présence, je ne la ressentis nullement ce soir-là. Comme nous finissions de dîner, la lune apparut par-dessus les fusains. Marie-Anne, apportant le café, rappela que c’était l’heure du dodo, et, sagement, Yvette, escaladant les genoux des quatre personnes, leur mit au cou ses petits bras et donna le baiser du soir. Mon oncle, renversé dans son fauteuil d’osier, fumait tranquillement, et par instants, dans l’ombre, son cigare mettait un point lumineux. Jeanne était près de moi ; je l’observais à la dérobée. Un rayon de lune frôla son visage qui sembla plus pâle et plus finement modelé. L’air fraîchissant un peu, elle me demanda son plaid, puis, tendrement, comme pour me remercier, elle rapprocha son fauteuil du mien. Mon bras glissa sous le sien et nos mains se joignirent sous le plaid. Elle n’avait plus, le soir dont je parle, cet air absent qui m’avait tant préoccupé. De blancs nuages passaient par instants sur la lune, poussés par un léger vent, puis la lune, dégagée des nuages, trônait de nouveau dans le ciel. Les minutes s’envolaient, légères. On percevait presque leur bruissement d’ailes. Et ce furent, pour les deux ménages réunis autour de cette table, un de ces moments heureux où les vers de Lamartine chantent d’eux-mêmes dans nos mémoires :

     

Ô temps !… suspend ton vol…

Soudain, une brise plus forte agita le feuillage. La lune disparut sous des nuages plus noirs. Une goutte tomba, puis une autre, puis une autre… Une menace d’orage nous fit regagner nos chambres. Yvette dans son lit sommeillait si profondément que Jeanne put la retourner, l’installer de nouveau dans ses couvertures, sans qu’elle songeât à se réveiller. Jeanne, heureuse de la bonne journée, s’endormit bientôt à son tour, et moi, longtemps, le coude sur l’oreiller, je l’observai dans l’ombre, tandis que l’orage à grosses gouttes martelait la tôle de l’avant-toit.

Le lendemain, le temps s’était remis au beau. Yvette avait hâte de retrouver ses jouets que j’aperçus en poussant les persiennes. Mais notre petite fille n’était pas très soigneuse. La pelouse, jonchée de poupées, avait l’air d’un champ de bataille au lendemain de combats furieux.

L’été vint. Ses chaleurs éprouvèrent Jeanne extrêmement. Il m’arrivait, en la voyant, d’éprouver une sensation étrange. « Oh ! je suis si lasse, si lasse, disait-elle, ne fais pas attention à moi… »

Une fois, nous étions sortis après dîner. Les premiers souffles nocturnes nous éventaient au passage. C’était le déclin d’un de ces jours de juillet si torrides qu’on ne vit que le soir. De quelque fête lointaine, assoupies par la distance, nous arrivaient des rumeurs vagues : chants de violons et rires de femmes. La dernière lueur du jour s’éteignait dans la rivière.

Jeanne, sans lever la tête, parla :

— Mon ami, dit-elle, laisse-moi te demander quelque chose… N’est-ce pas ? tu saurais élever Yvette, si jamais j’étais éloignée de toi ?

Une crainte d’aggraver les choses, de leur donner un tour tragique m’empêcha de me récrier.

— Voyons, lui dis-je, quelle question bizarre ! Tu souriras plus tard de tout cela.

— Plus tard, murmura-t-elle, plus tard… Sait-on ce qui peut arriver ?

Et nous revînmes, plus silencieux encore, comme deux personnes qui n’auraient plus rien à se dire parce qu’elles sauraient bien que leurs routes vont se séparer.

Le lendemain, comme nous passions au salon après déjeuner, Jeanne me dit :

— Décidément, je ne vais pas bien. Je voudrais passer quelques jours chez mon oncle.

— Et quand veux-tu partir ? lui demandai-je.

— Ma malle sera bientôt faite. Je pourrais partir cet après-midi.

Je me gardai de rien objecter et Jeanne monta dans sa chambre faire ses préparatifs. Resté dans le salon, je l’entendais aller et venir. L’innocente Yvette gambadait dans le jardin.

La voix de Jeanne m’arriva du premier.

— Veux-tu me choisir quelques livres ?… des volumes de vers si tu veux…

J’étais heureux qu’elle exprimât ce désir. Ainsi, nos belles heures de plénitude, elle ne les avait pas tout à fait oubliées. Ces pages que nous avions lues ensemble, elle éprouvait le besoin de les relire. Même serions-nous loin l’un de l’autre, nos chers poètes, qui avaient éveillé dans nos cœurs des résonances profondes, nous maintiendraient unis, et plus les vers seraient beaux, plus ils nous rapprocheraient.

J’apportai Vigny, la Légende des siècles, les Poèmes antiques. La malle, à moitié faite, bâillait dans la chambre parmi les lingeries en désordre. Jeanne s’était assise, un moment, sur sa chaise longue pour se reposer.

Elle se leva, arrangea ma cravate d’un geste dont je lui sus gré, puis se rassit. Cette attention banale, qui ne m’aurait pas frappé dans les circonstances ordinaires, j’avais le sentiment que Jeanne me l’accordait un peu comme une charité.

Vers la fin de l’après-midi, je l’accompagnai à la gare. Nous étions tous les deux un peu troublés. Le train s’ébranla et elle se mit à la portière, me disant : « Au revoir ! » de la main. Mais, lorsque je revins dans la chambre déserte, si pleine encore de sa présence, je reconnus sur la coiffeuse les trois livres qu’elle avait oubliés.

Jeanne, absente depuis une quinzaine, avait annoncé son retour. Nous l’attendions pour le soir même. Notre brave Marie-Anne avait nettoyé la maison de fond en comble. Elle avait changé des rideaux, ratissé le jardin, fait briller les argenteries, mis des fleurs dans chaque pièce. Dans sa bonne intelligence simple, elle n’avait pas eu besoin de mes ordres. Il importait que « madame », dès son premier regard, trouvât un intérieur qui lui plût. Marie-Anne était ma discrète alliée.

Tout en déjeunant, Yvette et moi nous avions cent fois répété :

— Maman rentre aujourd’hui… Maman rentre aujourd’hui…

Le train arrivait vers cinq heures. Yvette, prête au moins une heure d’avance, commençait à s’impatienter. Il ne fallait pas qu’elle jouât, de peur de trop froisser sa robe. Marie-Anne n’avait jamais tant mis de soin à la faire jolie. Comme ses cheveux étaient bien brossés ! Nous allâmes tous les deux à la gare. Le train en retard finit par arriver. Jeanne n’y était pas.

C’était un samedi soir. Un autre train devait suivre une heure après. À son tour, il s’arrêta, bondé. Des Parisiens venaient passer le dimanche à la campagne. Toute une foule stationnait à la sortie. Ce furent des appels, des signaux, des embrassements. Vainement je cherchai Jeanne dans cette cohue, qui lentement s’écoula.

Je ramenai Yvette à la maison. Il nous parut triste le fin repas qu’avait préparé Marie-Anne pour fêter le retour de maman. Yvette, tombant de sommeil, s’endormit de bonne heure. Je retournai « au train des théâtres » attendre Jeanne une dernière fois.

La gare était presque déserte. Des employés passaient, balançant leurs lanternes à bout de bras. D’autres, à l’extrémité du quai, vérifiaient un chariot de bagages. Trois jeunes hommes hagards, pauvres chemineaux poudreux, sommeillaient dans un coin, attendant je ne sais quelle « correspondance » qui ne devait partir qu’au matin. Il y eut un sifflement, de la fumée. Une poussive locomotive, traînant une longue rame de wagons à bestiaux, alla se ranger sur une voie de garage. Beaucoup de temps passa encore. Enfin le train de nuit entra en gare. Une demi-douzaine de voyageurs pressés en descendirent.

Jeanne n’était pas là. Je traversai la gare sombre comme si je marchais dans un mauvais rêve. Les tristes dormeurs se retournèrent, cherchant une position plus commode. Des vaches beuglèrent dans les fourgons.

DEUXIÈME PARTIE

I

Un dimanche de novembre, le train de Versailles ramenait à Paris un homme et sa petite fille, assis seuls dans leur compartiment.

Bien morne, sans l’animation grouillante des jours de fête, cet omnibus d’après-midi, qui partait à une heure bête, trop tôt pour reconduire les touristes du dimanche. Viroflay, Chaville, Saint-Cloud, tous ces jolis noms, évocateurs de printemps et de lilas, sonnaient tristement dans la clarté pâle d’automne. Et la locomotive tirait, avec une lenteur d’ennui, sa longue file de wagons inhabités.

Mais le grincement du train, la grisaille de novembre, n’affectaient guère la petite fille amusée par le voyage.

Par moments, elle posait des questions enfantines auxquelles répondait son père, sans qu’elle se doutât de l’effort que pouvaient lui coûter ces réponses. Il n’éprouvait plus qu’un besoin d’être seul, de s’affaler dans un coin, de rouler sans parler, ni penser.

Il songeait aux mystères de nos existences, à l’étrange visage que la vie peut revêtir tout à coup. Les choses lui apparaissaient vagues, diluées dans le brouillard. Et il regardait, les yeux perdus. Ah ! les jours heureux avaient passé vite ! Une étape de sa vie d’homme était pour toujours révolue.

La petite fille leva les yeux vers lui, comme si elle allait poser une question plus précise. Elle allait peut-être parler de sa mère, s’étonner de son absence. Mais l’enfant cette fois ne dit rien, par crainte d’affliger son père sans doute. Sait-on ce qui se passe dans l’âme de ces petits êtres ? Les enfants sont capables d’étranges divinations. Le père eut-il peur cependant des interrogations possibles ? Voulut-il s’accorder une larme que la petite fille ne verrait point ? Il la prit dans ses bras, l’installa sur ses genoux, la caressa silencieusement, démêlant de ses doigts les cheveux blonds tandis qu’elle regardait par la portière. Il pensait à cette enfant pour qui, plus encore que pour lui, cette journée marquait une date. Mais elle souriait, innocente, intéressée par tout ce qu’elle voyait.

Et j’ai peine à me représenter que je fus cet homme-là !

Quand nous arrivâmes à la gare Montparnasse, Yvette me dit :

— Si l’on allait goûter, papa…

Cette proposition me fut agréable. J’étais heureux qu’Yvette manifestât un désir, heureux de quitter ce train mélancolique, d’entrer dans une boutique claire.

Les marches descendues, la place traversée, nous trouvâmes une pâtisserie. Des gens, réunis par tables dans tous les coins, s’y étaient installés en famille. Yvette, avec une aisance qui m’étonna, entra la première, découvrit deux chaises voisines, et, comme la demoiselle de magasin attendait des ordres, elle s’approcha pour me murmurer à l’oreille :

— Papa, je voudrais un verre de sirop.

Puis elle se leva, prit une assiette comme elle avait vu des jeunes filles le faire, choisit des gâteaux.

Et j’admirais la distinction d’Yvette, cette liberté de gestes et de mouvement qui lui donnait tant de grâce, et que n’avait pas eue, certainement, l’enfant un peu gauche que j’avais été.

Avec son manteau de velours, son chapeau doublé de soie qui encadrait bien sa tête, Yvette était coquettement mise et tout le magasin lui souriait. De toutes les petites filles présentes, elle était bien la plus jolie. Les femmes la regardaient, me regardaient, remarquaient l’absence de mère, et se tournaient vers leurs maris pour quelque réflexion à voix basse que je ne percevais pas.

Yvette ne se rendait pas compte de l’intérêt qu’elle suscitait, mais elle était fière de goûter à Paris, dans une pâtisserie, avec papa, et montrait le souci de se bien comporter comme une grande fille. Cependant la nuit s’était faite. Un taxi nous conduisit à l’autre gare. Les boulevards étaient animés. Les pavés humides luisaient sous les becs de gaz. Les wattmans des tramways faisaient sonner leurs timbres pour traverser la foule sortant des cinémas.

Quand nous arrivâmes à la maison, Yvette était bien fatiguée. Nous nous mîmes à table, elle s’endormit au dessert. Marie-Anne, l’emportant au lit, l’approcha de moi pour un baiser ensommeillé. J’embrassai ma petite fille, puis passai seul dans mon cabinet de travail.

Nos meubles m’attendaient, comme d’habitude. La même lampe projetait sur la table un cercle de lumière rose. Des manuscrits traînaient dans les tiroirs entr’ouverts. Les bibliothèques m’offraient toujours leurs livres par leurs portes entre-bâillées. Le canapé, témoin de tant de rêves, s’allongeait toujours à la même place. Les mêmes portraits souriaient dans leurs cadres comme s’ils ne s’étaient aperçus de rien. J’étais presque surpris de retrouver aux choses leur ordinaire aspect.

J’allumai une cigarette, puis une autre, puis une autre. Quelque temps les bruits de la maison me parvinrent. Marie-Anne, allant et venant, passait de la cuisine à la salle à manger. Puis tout se tut, et j’eus le sentiment de ma solitude.

Une page était devant moi, inachevée. J’eus beau, pour retrouver le fil, recopier deux ou trois fois le dernier passage, les mots, les idées ne venaient pas. Je pris un livre, et tournai machinalement quelques feuillets, mais je m’aperçus bientôt que je ne lisais point.

Que s’était-il donc passé ? Un des portraits de Jeanne était sur ma table, un autre sur la cheminée d’où elle me regardait encore. Voyons ! il fallait me ressaisir. Pour mieux réfléchir, je m’étendis sur le canapé, la figure entre mes mains, la tête contre le mur, comme je faisais autrefois pour m’abstraire quand je voulais mieux suivre une idée. Mais, depuis mon mariage, je n’osais prendre devant ma femme cette attitude paresseuse.

Je me relevai quand minuit sonna. Les douze coups métalliques me frappèrent un peu durement le tympan. J’avais la tête vide, les yeux tuméfiés. Le silence de la maison bourdonnait à mes oreilles.

Tout à coup je me surpris debout devant la glace, les coudes sur la cheminée, dans cette même pose où j’avais trouvé Jeanne quelques mois auparavant. Un étranger, crus-je un instant, me scrutait du fond du miroir ? Qui donc étaient-ils ces deux hommes qui se dressaient, l’un contre l’autre, dans la nuit ? À la fin je me reconnus. Ah ! je ne les connaissais que trop ces yeux effarés, ce visage blafard qui se noyait tout à l’heure parmi les coussins. Tel j’étais jadis, tel j’étais resté. Les calmes joies du ménage, la douceur d’une présence féminine, étaient-elles faites, ces choses, pour moi ? Si je l’avais pu croire, c’était alors que j’avais rêvé. Je n’étais plus, mais j’avais été le jouet d’une illusion.

Et pourtant Yvette était là-haut, dans sa chambre…

J’étais comme ivre. Je ne savais plus. Je montai l’escalier dans les ténèbres et me glissai dans mon lit où je m’endormis d’un sommeil lourd.

Il revint tout de même, le jour tardif d’automne finissant. Sa terne lumière filtra par les persiennes.

Les chaises, les tables, l’armoire à glace émergèrent lentement de l’ombre, comme des îlots sortant d’un brouillard. Dans un coin, encore obscur, quelque chose pendait à un portemanteau. C’était un vêtement de Jeanne qui gardait encore sa forme. Puis les clartés éparses se rejoignirent, mêlées dans un demi-jour diffus.

Yvette, déjà debout, babillait avec Marie-Anne. Gaie comme à l’ordinaire, elle prenait son déjeuner matinal. Ses cinq ans ignoraient la mélancolie.

C’était lundi, jour de classe. La vie indifférente suivait son cours.

Quand je rentrai du collège, Marie-Anne me vint soumettre son livre de cuisine et demanda des ordres pour le ménage. Elle ne l’avait pas fait jusqu’alors, attendant le retour de Jeanne qui vérifierait ses comptes. Comme il signifiait bien, cet incident menu, un changement d’habitudes, le commencement d’un autre genre de vie !

Jeanne !… Je poussai la porte d’un cabinet de toilette où rien encore n’avait été dérangé. La pièce m’apparut vide comme si elle avait perdu son âme. Brosses, flacons, boîtes à poudre gardaient sur la coiffeuse leur place habituelle. Des sachets, dans une armoire, dormaient parmi des linges fins. Les jupes, les corsages de Jeanne encombraient une penderie. Rien qu’en les remuant, je fus tout enveloppé de son parfum.

Alors un besoin me prit de sortir, de m’évader, de fuir ces choses trop pleines encore de souvenirs. Rarement les classes me retenaient l’après-midi. J’allai à Paris par le premier train. Il me fallait marcher, me distraire, me perdre dans la foule anonyme, quitter les lieux, les personnages familiers. La pensée même d’Yvette ne me retint pas.

Toute une semaine s’écoula ainsi. Aimais-je encore Yvette ces jours-là ? N’eus-je pas l’impression d’un devoir, d’une charge, qui gênaient un besoin inavouable de m’étourdir et d’oublier ? Je ne sais quelle âme dénaturée de mauvais père se réveillait en moi. J’allais au hasard, et le bonheur des autres me faisait mal. Je croisais des gens dans les gares, dont la plupart pouvaient se répartir en deux catégories : d’heureux ménages, pères, mères, enfants, qui goûtaient le sûr bonheur, avec ses joies permises et ses tendresses durables ; ou des couples éphémères, qui s’étreignaient à chaque rencontre avec un élan dont j’étais jaloux ! Et j’allais, bousculé par la foule, parmi les sifflements des locomotives qui précipitaient les baisers d’adieu, impatientes de quitter la gare enfumée pour s’élancer à travers la campagne.

Un soir qu’ayant rôdé dans Paris je me dirigeais tristement vers la gare, je m’arrêtai devant les affiches criardes d’un café-concert. Des pitres obscurs et des danseuses inconnues rappelaient aux passants leurs réputations mondiales. Ce triste spectacle me tenta. J’allai dîner dans un restaurant et passai la soirée au concert, distrait par les lumières vives, le brouhaha du public, les flonflons de l’orchestre.

La foule, à la sortie, s’écoula rapidement. Je me trouvai seul sur le boulevard. Les cafés avaient clos leurs devantures. Seuls des bars, de loin en loin, rougeoyaient comme des forges. Déjà sur les bancs humides dormaient des miséreux sans asile, jusqu’à l’heure où l’aube tardive de novembre les réchaufferait de ses pâles rayons. D’autres, auxquels le brouillard nocturne donnait je ne sais quel air de fantômes, erraient sans but sur le trottoir gras, méditant peut-être un mauvais coup qui leur vaudrait un peu de pain. Ah ! les tristes promeneurs ! Ils disaient toute la détresse humaine. Leur vue me serrait le cœur.

Et je rentrai, l’esprit mauvais, la bouche mauvaise, ayant fumé trop de cigarettes.

À l’instant où je mettais la clef dans la serrure, j’eus une surprise. La chambre d’Yvette était encore éclairée. Marie-Anne descendit au-devant de moi. Yvette avait pleuré, en appelant papa, et n’était pas encore endormie.

Subitement je compris ma faute. J’étais lâche d’avoir abandonné mon enfant. Après avoir tant frôlé de misères, étais-je seulement digne de l’approcher ? Je me penchai sur le lit d’Yvette. Elle répéta : « Papa… papa… » en m’entourant le cou de ses petits bras comme pour me retenir. Et elle me câlinait tout en pleurant, se pressait contre moi, joue contre joue, et ses larmes me mouillaient la figure.

« Papa ! papa ! j’avais peur que tu ne me quittes, toi aussi. »

Toi aussi ! Elle avait donc compris bien des choses. C’était la seule allusion qu’elle devait faire à la disparition de Jeanne. Pouvait-elle savoir quelle humeur bizarre avait héritée de sa mère celle qui nous avait délaissés ? La supposait-elle malade ou morte ? ou, par une sorte d’accord tacite, évitait-elle un sujet douloureux que je n’abordais pas ?

— Non, Yvette, lui dis-je, papa ne te quittera plus jamais.

Comme je la sentais faible et fragile, ma petite Yvette ! De toutes ces détresses, dont cette soirée m’avait fait témoin, comme je sentais le besoin de la préserver ! Je m’agenouillai près d’elle, pris ses mains dans les miennes, et elle murmura comme tous les soirs : « Notre Père… »

La prière faite, Yvette, rassérénée, s’endormit.

Alors, très ému, je baisai le front de ma petite fille, en disant à mi-voix : « Mon trésor. » Mais le sens profond de ce mot banal m’apparut tout à coup. Oui. Je possédais vraiment un trésor sur la terre, un trésor à garder, à défendre, qui serait mon but et ma richesse dans la vie.

Un trésor ! De bonnes larmes inattendues me mouillèrent enfin les yeux. C’était la première fois depuis des semaines. La journée si mal commencée finissait bien et je m’endormis, ce soir-là, plus léger d’esprit et de cœur.

II

Le lit d’Yvette, dont le berceau depuis beau temps était remisé au grenier, se trouvait installé dans une petite chambre séparant celle de la bonne de la chambre principale dont nous avions fait naturellement la nôtre.

Et si, la nuit, Yvette avait besoin de quelque chose, c’était Marie-Anne qui lui portait secours.

Pourtant, le soir dont je viens de parler, Marie-Anne s’était retirée dans sa chambre pendant que je me penchais sur le petit lit, et j’avais laissé ma porte ouverte pour le cas où Yvette appellerait.

De bonnes larmes, bien consolées, rien ne procure un meilleur sommeil. Yvette s’était endormie, le cœur tranquille, et n’avait plus bougé de la nuit.

Le lendemain matin, réveillé d’assez bonne heure, je regardais pensivement la place où dormait Jeanne, quand j’entendis un léger craquement. La porte entre-bâillée s’ouvrit un peu plus. Un petit fantôme blanc, les pieds embarrassés dans la longue chemise de nuit, courant comme dans une course au sac, vint dire bonjour à papa.

Et, s’accrochant aux couvertures, faisant, des bras et des jambes tous les efforts du nageur qui veut monter dans une barque, Yvette parvint à grimper sur mon lit et les boucles d’or s’épandirent sur l’oreiller.

La bonne vint frapper à la porte. La petite joueuse eut une idée : vite, elle se cacha sous les draps pendant que je disais : « Entrez. » Marie-Anne poussa les persiennes, fut tout de suite informée de la présence insolite par les boucles qui passaient, mais fit semblant de chercher tout de même, souleva les rideaux, fouilla le petit lit, tandis qu’Yvette pouffait de rire sous les couvertures.

C’était un jeudi : je pourrais dire la date exacte. Marie-Anne apporta le plateau du déjeuner. Et, bien calée parmi les coussins, ma petite fille, pour qui cette opération était chose sérieuse, prit auprès de moi son café au lait matinal, très attentive à ne point tacher les draps brodés.

Bientôt habillé, j’allai m’asseoir dans mon cabinet de travail. Marie-Anne entreprit la toilette de « Mademoiselle ». Quelque temps après des pas feutrés traversèrent l’antichambre. La porte trembla. Yvette, se haussant sur la pointe des pieds, s’efforçait de tourner le bouton. J’allai ouvrir. Les vers des Contemplations s’imposèrent à ma mémoire :

Tenez ! voici le bruit de sa main sur la clé…

Dehors il faisait beau, l’une de ces journées sereines d’arrière-saison que l’été semble laisser derrière lui, mais qui, recueillies par l’automne, prennent plus de charme encore. Avec son tablier clair, le ruban neuf de ses cheveux, Yvette avait un air soigné d’enfant sage. D’accord avec Marie-Anne, elle s’était faite belle pour être admise dans mon cabinet.

Et j’eus la sensation d’une autre vie qui s’engageait, de quelque chose de très doux et de très nouveau. Yvette très correctement s’assit, tenant un grand livre d’images. Ses pieds chaussés de pantoufles légères, s’accrochant par leurs pattes autour des bas bien tirés, pendaient du canapé. Pas de ces poses paresseuses qui fripent une robe ou embrouillent des cheveux, mais un souci de se bien comporter, d’être une enfant sérieuse qui sait tenir compagnie à papa.

Yvette, évidemment, me ressemblait. Elle avait des expressions que je comprenais bien et qui auraient pu devenir tristes, si beaucoup d’affection ne l’avait entourée. Quand je la voyais chercher mon regard pour s’assurer que j’étais content d’elle, je devinais en elle une sorte de sensibilité craintive analogue à celle d’un enfant que je n’avais que trop connu. Mais, une certaine élégance de port, une certaine aristocratie d’attitudes lui venaient de l’héritage maternel. J’avais beau ressusciter mes souvenirs d’enfance, il y avait des gestes qui m’étonnaient quelquefois. Une petite personne se révélait avec des allures qui n’étaient pas toujours les miennes, des réflexions où s’affirmait je ne sais quel apport étranger, d’insondables dessous qui me surprenaient par instants. Qu’est-ce qui pouvait se passer dans cette petite tête ? Et je ne me lassais pas de considérer cette inconnue qu’était mon enfant.

Je me mis au travail. Le temps passa. Yvette, malgré tout son désir de rester tranquille, eut besoin de remuer. Nos yeux se rencontrèrent : elle grimpa sur mes genoux et je la serrai sur mon cœur. Dès à présent, le miracle était opéré. J’étais bien rattaché à la vie par des chaînes solides. Une belle existence s’offrait encore, digne d’être vécue. Je serais sauvé par mon enfant. J’attendais d’elle autant qu’elle attendait de moi. Ce serait encore une vie à deux. Grâce à Yvette, la maison ne serait point solitaire, ni ma carrière de professeur dépourvue de but, ni mon existence sèche et sans amour. Par elle, je connaîtrais cette joie suprême dont s’éclairent les taudis des déshérités, cet amour toujours en éveil, fait d’orgueil et de dévouement, qui ne laisse aucun vide, le seul amour auquel rien d’impur ne se mêle, ni calcul, ni intérêt, le seul amour qui ne trahisse pas.

Yvette était futée. Elle fit la câline, car elle avait quelque chose à obtenir de moi. Elle s’agenouilla sur mes genoux, me tortilla les moustaches avec ses petits doigts, me confia son grand secret :

— Papa… J’ai cinq ans… Je voudrais bien aller en classe.

La requête d’Yvette était raisonnable. J’avais déjà pensé qu’il était temps pour elle d’apprendre à lire, de prendre l’habitude d’un peu de discipline, d’avoir des petites camarades. Deux sœurs dont on m’avait parlé, bonnes, patientes, affectueuses, recevaient, dans une école voisine, une vingtaine de fillettes des environs. Je pouvais leur confier ma petite Yvette.

Mon consentement obtenu, elle renouvela ses caresses en signe de remerciement, puis elle resta pensive, les yeux fixés sur la croisée. Une secrète voix l’avertissait peut-être qu’une heure grave de sa vie venait de sonner. Demain commencerait pour elle cette longue série d’années d’études qui transforment une petite bambine aux mollets nus en une grande fille bonne à marier.

Mais les songeries d’Yvette n’étaient jamais de bien longue durée. Elle m’échappa soudain, pressée d’informer Marie-Anne du grand événement.

Comme midi sonnait, elle revint, m’annonça que le déjeuner était servi, et, me prenant par la main, m’entraîna dans la salle à manger.

L’après-midi, nous sortîmes ensemble, sur la promenade du bord de l’eau, sous les platanes dont les feuilles sèches craquaient sous nos pieds. Des collègues, en promenade avec leurs femmes et leurs enfants, nous disaient bonjour au passage. Quelques-uns nous abordaient. Et je sentais bien qu’il est très sympathique à tout le monde, le joli ménage que forment une petite fille et son papa.

Les femmes demandaient l’âge d’Yvette, puis observaient machinalement :

— Cinq ans… C’est gentil à cet âge-là…

Quand Yvette avait huit jours, j’avais entendu cette même réplique, que j’entendis aussi quand elle eut six mois et deux ans. Plus tard, quand elle aurait huit, dix, quinze ans, il est probable que je l’entendrais encore. Mais sa banalité ne me choquait point. Quel que fût l’âge d’Yvette, je trouvais toujours qu’on avait raison.

Yvette avait une jolie façon de donner la main que je n’avais pas encore bien remarquée. D’un geste amusant, sans pli du coude, son bras se relevait depuis l’épaule, et la main s’offrait, confiante, au bout du bras tendu. Elle donnait l’impression d’une petite bonne femme correcte, qui sait la politesse, mais n’a pas souci tout de même d’être embrassée par n’importe qui. Les passants n’avaient pour elle que des sourires, et je savais bien que je lui serais débiteur d’une bonne part de l’affection que les autres me témoigneraient.

Légère, elle cheminait près de moi. Elle sautillait plus qu’elle ne marchait. Comme nous passions devant un bazar, nous fîmes choix d’une serviette que la future écolière emporta sous le bras.

Pas de danger qu’Yvette fût en retard le lendemain matin ! Ah ! elle ne pleura pas pour sa toilette.

— Marie-Anne… Dépêchons-nous… La classe commence à neuf heures.

Une bonne demi-heure d’avance, chapeautée, chaussée, gantée, la serviette déjà pleine de livres, elle déambulait dans le corridor.

Elle m’accompagna, joyeuse, mais, une fois à l’école, perdit un peu de sa belle assurance. La maîtresse fit bon accueil à sa nouvelle élève, la regarda d’un œil où je lus cette tendresse particulière qu’inspirent les petites filles sans maman, lui mit le tablier d’école que nous avions apporté, la retourna doucement, afin d’accrocher par derrière les boutons de la ceinture et du col, passa la main sous les cheveux blonds pour délivrer quelques boucles prises dans le tablier.

Deux douzaines de jolies fillettes, blondes ou brunes, – bonnes faces réjouies de petites espiègles, figures pâles d’enfants délicats dont la gravité précoce étonne – dévisageaient Yvette. En cet instant solennel où les petites camarades jugeaient la nouvelle venue, Yvette fit bonne contenance, discernant toute l’importance de chaque mot. Peut-être, si j’avais insisté, n’aurait-elle pas demandé mieux que de s’en retourner avec papa. Mais elle fut héroïque, ne laissa paraître aucun trouble, et je partis pour le collège laissant, pour la première fois, ma petite fille seule, toute seule parmi des étrangers.

Quand je revins à la maison, Yvette était déjà de retour, elle narrait à Marie-Anne, avec force détails, l’emploi de sa matinée. Elle recommença pour moi son récit, ayant tant de choses à dire, qu’elle s’interrompait au milieu des phrases pour respirer. Déjà, elle connaissait par leurs noms la plupart de ses camarades. Les exploits des Renée, des Marie-Louise et des Maud me furent longuement exposés. Il y avait aussi des « grandes » dont elle parlait avec vénération. Le vocabulaire de l’école commençait à lui devenir familier. Elle ne savait pas exactement ce qu’elle avait bien pu faire, mais puisque d’autres élèves avaient fait certains devoirs, il lui semblait probable qu’elle s’était livrée aux mêmes exercices. Aussi, quand je lui posai la question :

— Alors, qu’as-tu fait ce matin ?

Ce fut avec le plus grand sérieux qu’elle répondit :

— Papa, une analyse logique…

À quatre heures, j’allai la chercher. Toute une nichée de blondinettes jouaient dans le jardin, attendant leurs bonnes ou leurs mamans. Yvette, déjà toute acclimatée, leur dit au revoir comme à de vieilles connaissances, et nous allâmes faire quelques emplettes tellement urgentes qu’il était vraiment impossible de les remettre au lendemain.

— Pense donc, papa ! j’ai dû emprunter la gomme élastique de Geneviève.

Évidemment, pareil scandale ne pouvait durer. Nous achetâmes donc une gomme, un plumier, des crayons, des cahiers qu’Yvette arrangea dans sa serviette neuve.

Le lendemain, cela recommença. Et tous les jours, Marie-Anne, bon public, écoutait les merveilleux récits que lui faisait Yvette avec sa volubilité de petite écolière.

Ainsi l’insinuante habitude nous reprenait dans son invisible réseau.

En ai-je entendu perler, aux repas, des hauts faits des petites compagnes : « Mimi Humbert a fait ceci… Lili Gautier à fait cela… Monique a renversé l’encrier !… ». Toute une société nouvelle de petites fées, que je distinguais mal les unes des autres, s’agitait autour de moi. Je vivais dans un petit monde aux noms d’oiseaux, comme dans une volière enchantée qui serait habitée par des anges.

Le soir, quand Yvette arrivait de l’école, j’étais installé dans mon cabinet. Marie-Anne lavait les mains, donnait le goûter. Yvette approchait de ma porte en mordant ses tartines, faisait mille efforts pour tourner le loquet, venait dire bonsoir à papa.

Puis, souvent, elle allait jouer dans l’antichambre, et, comme l’école ne lui suffisait pas, elle s’amusait à faire la classe.

Yvette passait au rang de maîtresse. Des poupées, le bouddha, enfin descendu de sa niche, un chat, qui faisait parfois l’école buissonnière, représentaient les élèves auxquels s’ajoutait, deux fois par semaine, le petit garçon de la lessiveuse.

Et les journées se trouvaient si bien remplies que, vers la fin du repas, les petits yeux commençaient à clignoter. Les paupières retombaient pesamment et j’emportais dans sa chambre ma petite Yvette accrochée à mon cou.

Cette promenade la réveillait un peu. Mais elle affirmait en vain qu’elle n’avait plus du tout sommeil, je tenais bon de toute mon énergie. Marie-Anne défaisait lacets et boutons, passait la longue chemise de nuit, brossait les boucles rebelles, puis, ayant installé « Mademoiselle » sur son siège de porcelaine, mettait à profit cet instant pour fermer les persiennes, faire la couverture du lit de « Monsieur ». Mais l’homme au sable abusait lâchement de la minute où l’immobilité d’Yvette lui rendait la lutte malaisée. Les lourdes paupières tombaient encore, et le prompt retour de Marie-Anne préservait seul d’une chute regrettable la petite fille qui s’endormait.

Yvette couchée, je m’inclinais sur son petit lit. Elle murmurait : « Notre Père », puis répétait quelques mots de prière enfantine. Sur les êtres qui lui étaient le plus chers et dont elle énumérait les noms, soir après soir, elle appelait les bénédictions du ciel, sans jamais oublier sa maman.

Mais pendant le jour, elle ne parlait jamais de l’absente. Que supposait-elle ? Que se passait-il dans son cœur d’enfant ?

En devenant plus grande, Yvette était devenue plus nerveuse et redoutait un peu l’obscurité. Elle savait obtenir de moi que je passerais la soirée dans la pièce voisine. Nous éteignions la lumière dans sa chambre, mais la clarté de ma lampe la rassurait. Elle se méfiait cependant. Il m’était arrivé de laisser la lampe allumée sur la table et de redescendre à pas de loup dans mon cabinet. Aussi voulait-elle s’assurer de ma présence.

— Papa… Tu es là ?...

Je répondais :

— Oui… oui… Dodo, ma petite Yvette !

Quelques moments après la même question, répétée d’une voix plus faible, recevait la même réponse, plusieurs minutes passaient encore. Une troisième fois la question allait se poser :

— Papa… tu…

Mais la phrase restait en suspens. Yvette était partie pour le pays des rêves.

III

Décembre avait ramené ses mauvais jours. La pluie tombait, tombait, cinglant les vitres. Nous prenions en pitié les malheureux rosiers qui grelottaient dans le jardin. Et bravement, tout entière enfouie sous son capuchon, Yvette allait à l’école, affrontant l’orage et le froid. Mais l’hiver aussi a son charme. Il réveille ce vieil amour du « home » qui dort au fond de tous les êtres.

Souvent, à son retour de l’école, nous bavardions, Yvette et moi, devant la cheminée de mon bureau. Nous ne nous hâtions pas d’allumer les lampes. Le jour diminuait au dehors et le crépuscule envahissait la pièce qu’illuminait seul le feu de bois. Ah ! l’éternel décor des contes merveilleux ! Je ne voulais pas impressionner Yvette avec ces récits qui font peur, ces mensongères histoires de loup-garou. Il fallait que cette heure demeurât pour elle la douce heure crépusculaire, où les souvenirs se pressent en foule, où l’on évoque paisiblement le passé. De grosses souches, qui sentaient encore la forêt mouillée, rôtissaient voluptueusement. L’écume blanche bavait sous l’écorce. Une bûche détachait soudain une belle mêche bleue. C’était toute la forêt profonde qui jasait.

Et je savais bien que toutes ces choses resteraient gravées dans les souvenirs d’Yvette. Elle écoutait, penchée un peu, dans l’attitude des petites filles de Greuze, qui la regardaient comme une camarade, et dont elle subissait la muette influence. Plus tard, elle me reverrait ainsi, aux lueurs de ce foyer. Mes petits ridicules, mes menus tics, elle ne s’en apercevait pas. Quelle responsabilité m’imposait sa tendresse ! saurait-il, ce faible père dont je connaissais les défaillances, rester pour elle la figure sacrée qu’un enfant vénère jusqu’à sa mort ?

Un beau matin, le vent s’éleva. D’un coup, il nettoya l’horizon brumeux, balaya les feuilles mortes des avenues, que les brises d’automne transportaient seulement de place en place. Le temps se fit clair, l’air vif et léger. Le ciel de décembre avait fait sa toilette de Noël.

Noël !… La plus jolie fête qui soit ! Je l’avais aimée de tout temps, mais Yvette me la faisait aimer plus encore. La crèche, l’étoile, les rois mages ! Nulle imagerie n’illustrera plus belle légende. Le Christ en croix, le Dieu ressuscité peuvent rencontrer des sceptiques. L’Enfant Jésus n’a pas d’incroyants.

Comment un simple mot peut-il s’envelopper de tant de rêve ? Rien qu’en l’articulant, nous devenons meilleurs. Oh ! l’arbre merveilleux où poussent des oranges, des trompettes et des étoiles, dont les fleurs sont des bougies, dont les branches ont des guirlandes. Tout ce que notre enfance eut de naïf et de pur remonte miraculeusement à la surface.

Noël !… Noël !… Moi aussi, je les avais connues jadis les joies sans égales de Noël. Puis la vie était venue, la vie âpre et morne qui nous dessèche toujours un peu. Je revoyais Noël dans une clarté lointaine, à l’autre bout d’un long tunnel que j’aurais mis des ans à traverser.

Yvette me rendait Noël.

La veille du grand jour, j’annonçai que j’allais faire une course à Paris. La curieuse Yvette flaira vaguement quelque chose, mais eut le bon sens de ne pas m’interroger.

Les magasins étaient bondés. Tout un peuple de poupées encombrait les rayons, et les figures de porcelaine souriaient, attendant l’acheteur, comme chez un marchand d’esclaves. Des fusils, des tambours, des panoplies, de quoi équiper des régiments ! Des phonographes chantaient dans les halls ; le vent, quand on ouvrait les portes, faisait palpiter des ballons et des oriflammes. Des papas, des mamans, par centaines, s’arrêtaient devant les étalages, se consultaient du regard, heureux à l’avance du bonheur qu’ils allaient déchaîner. Mais je n’étais pas jaloux de leur joie. Moi aussi, j’avais quelqu’un pour qui acheter des joujoux.

Une vendeuse s’approcha :

— Vous voulez voir des poupées, monsieur ?…

— Oui, mademoiselle, pour une petite fille de cinq ans.

J’étais fier de dire cela, si fier que je rougis un peu. Comme si, connaissant elle-même Yvette, elle eût partagé mon désir de lui rapporter un joli cadeau, l’aimable vendeuse me présenta des poupées. Elle en écarta plusieurs qu’elle ne trouvait décidément pas assez bien. J’aurais voulu la féliciter de son goût. Je lui savais gré de collaborer au Noël d’Yvette. Décidément, toutes les femmes sourient aux heureux pères qui achètent de beaux jouets pour leurs petites filles de cinq ans.

Et, deux cartons sous les bras, je repris le train où tout le monde avait l’air content. Les wagons étaient pleins de bonne humeur. Les autres voyageurs rapportaient aussi de mystérieuses boîtes.

Yvette n’était plus tout à fait sûre qu’un vieux bonhomme à barbe blanche descendît la nuit de Noël par la cheminée. Elle n’était pas bien certaine, non plus, que le bonhomme n’existât pas. Mieux valait, pensait-elle, être prudente et ne pas risquer de lui déplaire par un scepticisme de mauvais ton. Et puis, du moment que les parents racontent cette histoire, c’est que la foi des enfants leur est agréable. Yvette n’était pas une petite fille raisonneuse aimant à controverser.

Quand elle monta se coucher, une petite gêne l’empêcha de mettre, en ma présence, ses chaussures devant la cheminée. Mais je disparus un moment dans ma chambre, et, lorsque je revins embrasser Yvette, elle était au lit, et deux paires de petites bottines se trouvaient bel et bien en bonne place.

Yvette s’endormit presque aussitôt, les poings posés sur les draps, la tête au creux de l’oreiller parmi le flot des boucles. Elle ressemblait à ces petites filles des numéros de Christmas, qui dorment d’un sommeil calme en rêvant de jouets merveilleux.

Je la passai dans la chambre voisine, ma veillée solitaire de Noël. La lampe de ma table tremblait doucement sous l’abat-jour. Quelques livres étaient ouverts, mais, cette nuit-là, je ne lus pas beaucoup. Les bruits de la maison s’étaient tus l’un après l’autre. Pensivement, j’écoutais le silence. Je songeais à ma vie, à la vie d’Yvette, à notre avenir. Et par ce beau soir de réveillon où tant de familles étaient en fête, nullement envieux de la joie des autres, j’étais baigné d’un bonheur dont j’étais presque surpris.

Autrefois, petit garçon, j’avais admiré le sort de certains camarades, fils uniques de mères veuves dont la tendresse leur était tout entière consacrée. Mes relations avec Yvette étaient empreintes de la même douceur, douceur d’une vie lente et sans secousse, un peu ouatée de deuil, mais éclairée par la joie des réveils enfantins, des repas en commun, ennoblie par le bonheur de se dévouer à un petit être, avec beaucoup de place pour le silence et pour la rêverie.

Longtemps je songeai, les yeux clos, adossé dans mon fauteuil. Le même tic-tac de pendule, qui scandait les minutes avant mon mariage, martelait encore la nuit. Des impressions revenaient. L’homme que j’avais été ressuscitait en moi. M’étant assoupi, je me réveillai tout à coup. J’avais eu l’impression si nette d’une présence invisible, j’avais si bien senti sur mon front une haleine, que je me retournai en murmurant : « Qui est là ? »

Qui c’était ?… Ah ! l’amie oubliée, l’amie d’autrefois, la compagne des veufs et des poètes, la fidèle Solitude, qui rôdait à pas lents sur le tapis.

Minuit sonna. La cloche d’une église voisine s’ébranla d’abord, puis d’autres cloches, plus lointaines, se mirent en branle à leur tour. Minuit ! Minuit chrétien ! L’heure où la grande joie fut révélée au monde. L’heure où les vitraux s’allument, où les rues s’emplissent de tant de monde que les passants en retard n’ont plus la sensation de l’hiver et de l’obscurité ! Noël chantait dans tous les cœurs. Dans ma chambre calme où je veillais auprès d’Yvette, il m’arrivait aussi, l’heureux message.

Devant l’âtre, parmi les petites bottines, je plaçai les longues boîtes. Yvette dormait toujours paisiblement. Je lui mis au front un baiser qui ne la réveilla pas. Des anges flottaient peut-être autour de son oreiller. Et les tristes pressentiments qui m’avaient quelquefois étreint, cette impression que cette petite fille était un bien trop précieux pour moi, je ne les éprouvai point ce soir-là.

Noël !… Noël !… Dès le matin, les cloches se remirent à sonner, les belles cloches qui n’avaient guère dû se reposer de la nuit. Un craquement dans la chambre voisine m’indiqua qu’Yvette se réveillait. Sans la voir, je devinais ses gestes. Elle se frottait les yeux sans doute, regardait autour d’elle, reprenait conscience des choses. Dans l’ombre, elle ne distinguait pas tout de suite les boîtes. Elle dut se retourner, regarder avec plus d’attention, puis quand elle fut bien certaine d’avoir reconnu les formes obscures, elle m’annonça, joyeuse, que le miracle encore une fois s’était accompli :

— Papa !… papa… il y a des cartons dans la cheminée !

Et le petit fantôme blanc vint à moi, s’assit à mon côté, défit les paquets merveilleux. L’un d’eux contenait des robes, des bottines, des chapeaux de paille et de feutre, des pantalons, des chemises, toute une garde-robe de poupée, et, l’autre, la jeune personne pour qui ces belles choses étaient faites, un bébé jumeau aux joues très roses, qui parlait, fermait les yeux, pouvait se laver.

— Vrai, papa, c’est Noël qui l’a apporté ?

— Mais qui veux-tu que ce soit, ma chérie ?

— Ça ne fait rien, je t’embrasse tout de même, mon petit papa.

Comme elle était heureuse ! L’arrivée de Marie-Anne renouvela l’explosion de joie.

— Regardez !… regardez !… Noël est venu !…

— Pas possible !…

— Si… si… voyez Marie-Anne, voyez !…

L’admirative Marie-Anne s’émerveilla des beaux jouets.

— Ah ! vous en avez de la chance, ma petite Yvette !

Yvette prenait chaque objet, énumérait ses richesses, disposait des choses en maman avisée.

— Cette robe, Marie-Anne, sera pour l’hiver. Nous garderons la blanche pour l’été.

Dire qu’il y avait, à la même heure, des parents à qui Noël n’apportait aucune joie ! des hommes, des femmes, ne sachant pas tout ce qu’un simple mot, vieux de deux mille ans, contient de tendre poésie ! Noël ! Noël ! fête des grands, fête des petits, le plus joli jour de l’année !

Plusieurs fois dans la matinée, Yvette habilla, déshabilla sa patiente poupée. Toujours quelque raison d’apporter un changement à sa toilette. Ah ! Yvette ! qu’il suffisait de peu de chose pour la rendre heureuse ! Pût-elle conserver toujours cette légèreté d’âme, cette petite fille pensive que le destin m’avait confiée !

Notre petite Yvette devait grandir dans la religion protestante où ma mère elle-même comptait m’élever. L’après-midi nous allâmes au temple. Le pasteur offrait un arbre de Noël aux enfants de ses paroissiens.

Bien modeste, ce temple de petite ville où nous allions de temps en temps, bien simple, avec le petit jardin qui l’entourait et ses vieux murs, couverts d’un lierre qui entretenait l’humidité. Quelques rares personnes s’y rassemblaient le dimanche pour l’office. La parole de l’Évangile, que le pasteur répétait dans chaque sermon, était vraiment de circonstance : « Là où deux ou trois personnes sont réunies en mon nom, je suis au milieu d’eux. »

Mais, ce jour-là, en passant la porte, je fus surpris de trouver le temple plein. Des petits garçons, des petites filles, assis sur les premières chaises, contemplaient l’arbre et leurs yeux se dilataient. Yvette, dès le seuil, ravie d’admiration, s’écria :

— Oh ! papa !

Le pasteur gentiment la prit par la main, lui trouva, vers le milieu du premier rang, une place libre, et je m’assis, par derrière, parmi les parents.

J’en avais beaucoup vu, dans mon enfance, de ces arbres de Noël, tous beaucoup plus beaux, plus riches, dressés dans les grands temples du Midi fréquentés par des familles nombreuses. Mais cet humble sapin suffisait à la joie de ces petits.

Le pasteur joignit les mains et dit :

— Mes enfants, prions Dieu.

Et tous se levèrent, et c’était très pur et très émouvant.

On chanta un cantique qu’on avait dû souvent répéter. Garçons et filles chantaient de bon cœur, avec un tel élan qu’ils allaient un peu trop vite. La jeune fille de l’harmonium avait peine à leur tenir pied. De ma place, je voyais Yvette. Elle regardait l’arbre, pleine de considération pour un grand garçon, très convaincu de son importance, qui maniait deux bambous, l’un terminé par un rat de cave, pour rallumer les bougies éteintes, l’autre muni, à son extrémité, d’une éponge, pour le cas où une guirlande s’enflammerait.

Le pasteur fit une brève allocution. Les enfants n’avaient pas les yeux distraits, malgré la distribution prochaine de joujoux, mais écoutaient avec attention, visiblement intéressés. Plus grands, peut-être ils croiraient de bon ton d’affecter de l’indifférence, de railler un peu ce qui les avait charmés. En attendant, les vieux récits de l’Évangile leur semblaient la plus belle histoire du monde.

Par moment, une guirlande flambait, faisant roussir quelques aiguilles. Et tout, ces mots éternels, toujours neufs, qui revenaient dans la bouche du pasteur, la clarté, presque céleste, qui environnait l’arbre, cette odeur surtout de verdure brûlée, me rappelait mes Noëls d’autrefois. Je me revoyais tout petit. Et je savais bien que le bel arbre lumineux revivrait toujours dans les souvenirs d’Yvette comme les arbres de mon enfance brillaient encore dans ma mémoire.

Aidé par la jeune fille de l’harmonium, le pasteur commença la distribution. Chaque petit recevait une brioche, une orange et un jouet : trompettes, tambours, chevaux pour les garçons, poupées, dînettes, jeux de patience pour les filles. Aux plus pauvres, des vêtements aussi étaient donnés. Sur chaque paquet, un nom avait été inscrit. Que de longs efforts, de tendre patience avait exigés la préparation ! Yvette reçut un petit ménage et elle se retourna sur sa chaise, me cherchant des yeux comme elle avait coutume de le faire, pour me prendre à témoin de son bonheur.

Les petites filles avaient hâte d’ouvrir leurs boîtes. Les petits garçons mettaient déjà la trompette aux lèvres, comme des clairons au garde à vous. Il arriva même, par suite d’un mouvement involontaire, qu’une sonnerie, qui n’était pas du programme, éclata tout à coup. L’auditoire devenait houleux. Les bougies commençaient à s’éteindre. Il était temps de terminer la cérémonie.

Elle s’acheva par une autre prière. Garçonnets et fillettes se levèrent encore une fois. D’un geste de père, avec un besoin angoissé de préserver ces petits de tous les dangers du monde, le pasteur étendit les bras pour bénir tous ces enfants. Il était debout, devant l’arbre, et comme Yvette était juste en face de lui, les bras du pasteur s’étendaient par-dessus sa tête. Elle reçut toute la bénédiction.

Yvette, un peu émue, leva les yeux, puis baissa le front, joignit les mains, se tint immobile, avec le vague sentiment qu’elle était bénie.

Oh ! le premier arbre de Noël ! Jésus, l’étoile, la crèche, les bougies allumées et les cantiques, l’odeur résineuse du sapin, et, parmi cette lumière, Yvette me cherchant du regard ! Toutes ces choses demeurent si précises que j’ai des larmes aux yeux en les évoquant.

IV

Jamais hiver n’avait passé si vite. Les jours allongeaient, allongeaient. Les merles du jardin, dès la pointe de l’aube, se mettaient tous à jacasser à la fois. Un printemps de plus refleurissait la terre, avec ses herbes neuves, ses jeunes pousses et ses mystérieuses germinations.

Chaque matin, dès son réveil, avec le geste amusant d’une dame qui se retrousse, le petit fantôme blanc accourait vers moi. Marie-Anne arrivait, ouvrait les fenêtres. Les persiennes heurtaient la muraille d’un double soufflet. L’air, la lumière, qui semblaient attendre au dehors la permission d’entrer, faisaient irruption dans la chambre. Puis c’était le déjeuner, la toilette, et quand je partais pour le collège, qu’elle m’entendait ouvrir la porte, ma petite fille, les pieds dans l’eau, debout dans la cuvette où Marie-Anne l’immobilisait, me jetait du premier étage :

— Au revoir, papa !

Vers neuf heures, Marie-Anne l’amenait à l’école, où j’allais la chercher moi-même, en sortant de classe, quand les heures concordaient. La porte d’entrée donnait sur un jardin où deux ou trois petites filles, qui jouaient en attendant leurs bonnes, criaient dès qu’elles m’avaient aperçu :

— Yvette… Yvette… Ton papa !

— Allons, ma petite Yvette, dépêchons-nous ! répétait à son tour la maîtresse. Yvette fermait son plumier, remettait des cahiers dans sa serviette, levait les bras pour ôter son tablier d’école, puis arrivait vite, m’offrant, de son bras tendu, son bon point.

Comme elle était lourde, sa serviette de classe ! Elle mettait son orgueil à l’avoir bien garnie. Pour la bourrer, elle me dérobait des livres. Combien de fois ont disparu des Anabase et des Commentaires qui, depuis une semaine, deux fois par jour, prenaient le chemin de l’école !

Quand nous avions le temps, nous faisions un détour. La route bordait un cimetière. Par-dessus les murs, des sapins allongeaient leurs branches. Les sommets arrondis des monuments funéraires dépassaient la muraille par endroits. Par une petite porte, des femmes entraient, portant des fleurs. Yvette me demanda quel était ce mystérieux jardin, mais j’éludai la réponse. À quoi bon l’attrister à son âge ? Pourquoi lui donner trop tôt la notion grave de la mort ?

Nous rentrions, Marie-Anne lavait les petites mains tachées d’encre. Yvette faisait le tour de la maison, apportait aux fleurs, aux poupées son bonjour quotidien, allait, dans sa remise, saluer la biquette blanche que nous venions d’acheter, faisait dans la cuisine son inspection. Puis nous nous mettions à table. Yvette, maîtresse de maison, m’annonçait le menu et j’essayais de meubler sa mémoire, de lui apprendre quelque poésie enfantine qu’elle répétait, lentement, avec soin.

Ce joli printemps, tout neuf, tenait une grande place dans la pensée d’Yvette. Avec les beaux jours, le jardin redevenait son domaine. Chaque plante lui était familière. Chaque arbre était son ami. Elle s’était découvert des cachettes dont elle seule avait le secret. À quatre heures, elle rentrait de classe, venait m’embrasser, pour disparaître aussitôt par la porte vitrée que je laissais ouverte par le beau temps. Tout était jeune et frais autour d’elle. Des notes claires jaillissaient des gosiers rafraîchis des oiseaux. Les bruits même étaient printaniers.

L’éclosion d’une fleur était pour elle un événement. Lentement, elle visitait ses rosiers, décidait que tel bouton pouvait être cueilli, que tel autre devait attendre. Et, surveillant mes allées et venues, elle profitait d’une minute où j’étais sorti pour fleurir le vase argenté de mon bureau.

Vers le soir, Marie-Anne venait la retrouver au jardin, s’armait d’un arrosoir ou d’un râteau. Yvette la surveillait, grave comme un propriétaire. Il fallait arroser cette plante, ratisser cette allée. Mais, quand elle parlait un peu trop fort, Marie-Anne montrait du doigt ma porte ouverte :

— Attention, Yvette… papa travaille…

Ah ! scrupuleuse Marie-Anne, vos louables soucis étaient bien superflus ! La fin du jour baignait la pelouse d’une lumière surnaturelle parmi laquelle courait Yvette. Le râteau chantait sur le gravier. L’eau pleuvait doucement de la pomme d’arrosoir. Renversé dans mon fauteuil, j’ouvrais l’oreille à tous ces bruits. Ça sentait bon le gazon mouillé. Non, Marie-Anne, je n’écrivais pas beaucoup ces soirs-là.

Le printemps était revenu. Les jours étaient si longs, si longs que, lorsque Marie-Anne annonçait le dîner, je regardais instinctivement la pendule avec l’impression qu’elle avait dû se tromper.

Et comme, le repas fini, il faisait jour encore, nous sortions ensemble pour profiter de la belle soirée.

Yvette avançait à mon côté, légère sur ses fines jambes élastiques, et m’entraînait sans en avoir l’air, car elle avait souvent son petit plan. Le dimanche soir, sur un rond-point voisin de la Seine, cavalcadaient des chevaux de bois. On l’attachait sur son coursier, et, à chaque tour, je la voyais qui me cherchait du regard… Deux tours… trois tours… J’approchais pour donner des sous, et, la cavalcade terminée, tendais les bras pour recevoir Yvette. Puis, nous nous éloignions à pas lents, sur la route bordant la rivière. La nuit plus bleue faisait plus éclatantes les illuminations. Des gens revenaient de la campagne, chantant et chargés de lilas. La nuit se faisait protectrice, et tout, en cette heureuse saison, le printemps, la douceur de l’air, la bonne lassitude des soirs de fête, tout réveillait au cœur des hommes je ne sais quel nouveau rêve de bonheur.

Tout à coup, par surprise, le sommeil s’abattait sur Yvette. Les petites jambes ne pouvaient plus marcher.

— Papa, suppliait-elle, porte-moi !

Ses bras se levaient pour implorer en même temps que pour s’accrocher à mon cou. Les enfants ont beau grandir, vaincus par le sommeil, ils redeviennent toujours des petits, des tout petits qui s’abandonnent, se livrant avec une confiance qui nous fait bondir le cœur. Heureux, peureux, longeant les murs comme un voleur, je rapportais mon tendre fardeau. Joie craintive ! Allégresse grave ! Sentiment d’un bonheur si précieux qu’il est fragile ! J’avais éprouvé quelque chose de semblable aux soirs tremblants de mon premier amour.

Cependant Yvette croissait en stature et en grâce, suivant l’expression de l’Évangile. Et ce qui prouvait bien qu’elle était une grande fille, c’est qu’elle avait une dent gâtée.

Elle en était extrêmement fière. Un jour que ses petites amies avaient des doutes, elle invoqua mon témoignage.

— N’est-ce pas ? papa. C’est vrai que j’ai une dent gâtée.

Non. Mais une dent dont se détachait un petit morceau, qu’il fallut un soir arracher tout à fait. Mon fauteuil, pour que j’y visse clair, fut poussé vers la fenêtre. Yvette s’assit sur mes genoux, renversée en arrière, le dos contre ma poitrine. Ses boucles m’effleurèrent le menton. Elle ouvrit la bouche toute grande et je débarrassai la petite dent. Quel que fût le mal qui pût l’atteindre, elle ne doutait pas, dans sa toute faiblesse, que papa l’en saurait délivrer. Il en savait un peu plus qu’elle, c’était assez pour qu’elle le supposât tout puissant.

Minuscule incident, sans doute ! Pourquoi surnage-t-il parmi beaucoup d’autres à jamais noyés dans l’oubli ? Autour du plus menu fait se cristallisent ainsi des souvenirs. Et chaque fois que je l’évoque, cette histoire de la dent d’Yvette, il me semble, sur mes genoux, sentir encore son léger poids.

Et c’est une impression analogue que j’éprouve, un même besoin d’ouvrir les bras pour étreindre encore, lorsque je revois cette petite Lili qu’Yvette aimait maternellement. Car l’école venait de recevoir une nouvelle élève, plus jeune encore qu’Yvette, qui n’était décidément plus une « toute petite ».

De temps en temps, elle ramenait ses petites camarades. Et je la revois, environnée d’autres têtes bouclées, orgueilleuse de recevoir « chez elle » des Mimi, des Maud, des Monique et des Suzette, qui jouaient avec entrain, sans faire trop de bruit, soucieuses, par leur bonne tenue, d’être estimées du papa d’Yvette.

Derrière les vitres, je les observais, évoluant dans le jardin. D’abord, mangeant leur goûter, elles allaient par groupes de deux ou trois. Yvette présentait les rosiers, les arbres, la chèvre. Elles échangeaient des réflexions profondes. Puis, le goûter fini, elles se mettaient à jouer à cache-cache. Et toutes ces petites muses blanches aux mollets nus couraient sans poids sur la pelouse, leurs pieds touchant à peine le sol, comme portées par les vapeurs vertes qui s’exhalaient du gazon.

Mais Lili, la sœur de Suzette, plus jeune au moins d’un an, était si petite qu’elle appelait les autres « les grandes ». Elle n’était pas de taille à partager leurs jeux, et restait à l’écart un peu déconfite. Un jour, la voyant seule, je la pris pour lui montrer des images après l’avoir installée sur mes genoux.

Cela ne faisait pas l’affaire d’Yvette qui tout de suite s’aperçut de la disparition. Laissant jouer ses camarades elle revenait sous différents prétextes dans mon cabinet. Elle tournait, tournait autour de moi, mais l’amour-propre l’empêchait d’avouer quelque dépit.

Et moi je m’amusais doucement à la taquiner.

— Allons, Yvette, va retrouver tes petites amies.

— Oui, papa. Tout à l’heure ! Elles peuvent bien jouer un moment sans moi.

Et Yvette allait, venait, un peu soucieuse malgré tout, affectant, pour ne pas s’éloigner, d’être fatiguée ou d’avoir chaud, s’éventant avec exagération. Je la regardais. L’amour-propre reprenait le dessus.

— Papa, disait-elle en faisant une drôle de mine, ça m’est bien égal que tu prennes Lili sur tes genoux.

Mais bientôt Lili, restée assez longtemps immobile, reprit son vol. Alors, sur mes genoux, ce fut Yvette qui se campa. Et je l’entendis murmurer, un peu émue, me serrant la taille de ses petits bras :

— Papa ! Papa ! Ça, c’est ma place !…

Puis m’ayant bien reconquis, sûre d’elle et sûre de moi, la petite joueuse retourna jouer.

Trois mois encore s’écoulèrent ainsi. Trois mois dans l’existence d’une grande personne ne comptent guère. Mais une saison pour les enfants représente un espace de temps considérable, une très notable fraction de leur petite vie.

Et, d’une saison à l’autre, Yvette n’était plus complètement la même. Ce n’étaient plus tout à fait les mêmes goûts, le même langage, les mêmes amusements. Elle renaissait sans cesse. Et il me semblait recommencer à vivre, tant ce qui venait d’elle était plein de fraîcheur et de nouveauté.

Mais sa passion pour les fleurs ne varia jamais. Avec les premières tiédeurs de l’été, les classes devinrent moins régulières. Souvent une promenade à la campagne remplaçait celle de l’après-midi. L’école se faisait, ces jours-là, buissonnière. Et c’était une grande joie pour ces petites filles qui aimaient l’air, l’espace et le ciel. Jamais Yvette ne revenait sans rapporter un bouquet pour papa.

Seulement, les jours de grande promenade, Yvette ne rentrait que plus tard, et la maison, à mon retour du collège, était morose, sans la douce gaieté de l’écolière.

Un jour surtout elle me manqua, un jour que j’étais un peu triste. Une lettre de deuil m’annonçait le décès d’un ancien collègue et je me pris à songer à l’étrange influence de la mort. Avec deux autres amis, à mon départ de Bretagne, ce professeur nous avait accompagnés jusqu’au train. Je revoyais les trois hommes, groupés dans la pénombre, sur le quai de la gare lointaine. Depuis lors, je n’avais plus rencontré aucun d’eux. Près de quatre années écoulées les éloignaient pareillement de moi. Le temps, semblait-il, aurait dû baigner leurs trois silhouettes d’une brume égale. Mais je m’aperçus, en évoquant leurs traits, leurs regards, que je retrouvais mieux les deux vivants. L’autre, par le seul fait qu’il n’était plus, m’apparaissait comme à travers un voile. Il était déjà dans l’autre monde. Le mystère de la mort enveloppait son visage d’un halo.

Alors, pour changer de pensées, je sortis, désireux, moi aussi, de grand air. Cette nouvelle d’une mort me donnait un besoin de revoir Yvette. Je l’aperçus de loin, dans un champ, où, suivant son habitude, elle préparait pour moi un bouquet. Les coteaux modérés ondulaient doucement. Dans le lointain, bleui de vapeurs légères, sur les pentes qui dévalaient vers la Seine, des vaches paissaient, enfouies jusqu’au poitrail dans l’herbage. Quelque chose de bon flottait sur la terre. La nature se faisait maternelle. Toutes les petites filles étaient là, séparées de moi par un bras de rivière. Un peu isolée, à quelques mètres de ses compagnes, Yvette faisait une tache blanche dans la verdure où elle disparaissait à demi.

Dès qu’elle me vit, elle courut à ma rencontre, tendant vers moi sa gerbe de coquelicots. L’herbe fouettait ses mollets nus. Mais elle dut bien s’arrêter sur le sentier qui bordait la Seine, et nous ne pûmes qu’échanger un geste, par-dessus la rivière, trop séparés pour échanger des mots. Il me rappelait, ce salut à distance, son premier sourire de petite fille, à l’âge où elle nous exprimait sa tendresse sans pouvoir encore nous parler. C’était comme le salut de deux âmes qui n’auraient pas eu le moyen de communiquer. Un passeur me transporta sur l’autre rive. Yvette vit que j’avais été triste. Nous ne nous quittâmes plus de la journée.

Oui. Pauvres petites aventures ! Histoires de fleurs, de dents gâtées et de chevaux de bois ! Menus incidents d’une petite vie ! Dire que si peu d’années ont passé depuis cette époque, que tout cela est si près, si près, et si loin !

V

Une autre preuve qu’Yvette était une grande fille, c’est que toutes ses robes se faisaient trop petites. Un jeudi matin nous prîmes le train de Paris pour aller renouveler la garde-robe.

Ce fut une exquise journée. À la gare, nous rencontrâmes des amis. Tous étaient pleins de sourires pour Yvette, qui, gentiment, tendait la main à tout le monde, sans s’apercevoir qu’un tel était riche ou pauvre, jeune ou vieux. Et c’était une de ces petites filles qui font paraître l’existence moins maussade, et qu’on voudrait remercier de si bien remplir leur rôle, qui est d’être simple, avenante et jolie.

Nous déjeunâmes au restaurant. Yvette observait cette attitude correcte qu’elle savait convenable dans les grandes occasions. Elle eut sa part d’omelettes, de légumes et de châteaubriant. La caissière la considérait avec sympathie. Mais de belles poires, parfumées comme des fleurs, tentèrent la petite gourmande, qui en désirait une tout entière. Je refusai d’abord, mais Yvette, très raisonnable, savait en général ce qui lui convenait. La servante, vite conquise, vint à son secours, et déclara que le doux fruit, bien mûr, ne lui pourrait faire aucun mal. Je cédai, succombant sous le nombre, naturellement.

Un fiacre nous conduisit dans un grand magasin. Cette fin de juin parisienne gardait un charme de printemps. Les roues tournaient sans heurt, sur le pavé de bois fraîchement arrosé. Une jeunesse neuve brillait aux yeux des femmes. Des marchandes de violettes tendaient leurs bouquets aux passants. Des couples se séparaient à l’angle des rues, se donnant rendez-vous pour le soir. Mais le bonheur des autres ne me tentait point. J’avais au cœur un amour qui suffisait à le remplir.

Nous fîmes nos emplettes, conduits par l’ascenseur d’un étage à l’autre. J’admirais l’aisance d’Yvette. Avec un instinct de petite femme, une liberté de mouvements qu’elle ne tenait pas de moi, elle se dirigeait au milieu de la foule qui stationnait autour des comptoirs. Un rayon nous offrit un joli chapeau de paille fine, et un amusant béret pour l’école, avec un nom de bateau sur le ruban. Il fallait des bottines neuves, les unes jaunes, pour tous les jours, les autres blanches en peau de daim, pour mettre avec la robe qu’une couturière devait livrer. Il fallait des chaussettes surtout, des chaussettes aux nuances des bottines, et des gants et bien d’autres choses encore dont nous avions arrêté la liste.

Nous fîmes halte au rayon des confections pour acheter une robe de classe.

Une élégante vendeuse s’avança, demanda « si c’était pour mademoiselle », défit, de ses doigts habiles, la robe qui s’agrafait par derrière, souleva Yvette, la mit debout sur une chaise et proposa un modèle.

Yvette avait son idée. Elle dit tout bas, pour moi tout seul :

— Papa, je voudrais un costume marin, comme celui de Mimi Rambaud.

Un costume marin fut donc essayé, un joli vêtement, bien à la taille d’Yvette, qui se prêtait patiemment à l’examen, levant le bras quand on l’y invitait. Notre choix fut donc arrêté tout de suite, à la grande satisfaction d’Yvette que déjà la vendeuse allait déshabiller.

Mais tout nouveau, tout beau. Yvette, toujours debout sur sa chaise, m’attira pour me parler à l’oreille. C’est qu’elle avait un grand désir à me confier, un désir qu’elle savait un peu puéril et n’osait avouer tout haut.

— Papa, j’aimerais le garder sur moi.

Je repartis donc avec mon petit marin.

Quelle joie au retour de faire admirer à Marie-Anne tous les beaux achats, de raconter l’emploi de la journée ! Yvette en perdait le souffle. Après un si grand voyage, il ne fut pas question de sortir après dîner. Mais, quand nous fûmes montés dans sa chambre, Yvette, un peu surexcitée, se cacha pour jouer derrière les rideaux.

— Non, non, pas de cache-cache ! fit Marie-Anne avec la grosse voix.

Elle décrocha les boutons, passa la longue chemise de nuit, assit Yvette sur une chaise basse et se mit à brosser les cheveux. C’était l’instant où, n’ayant pas d’autre jeu sous la main, les enfants imaginent de jouer avec leurs pieds. Mais la partie devenait interminable. Marie-Anne fit semblant de se fâcher. Deux grandes personnes ne peuvent indéfiniment attendre qu’une petite fille ait fini de jouer avec ses pieds. L’énergique servante usa d’un moyen radical. Elle prit l’enfant, la glissa sous les couvertures et reborda les draps. À mon tour, je me penchai au chevet d’Yvette, qui redevint sérieuse tout à coup. Comme tous les soirs elle répéta : « Notre Père… » sans oublier maman dans ses prières enfantines. Du collier de ses bras, elle me retint un moment encore, le temps d’échanger deux ou trois baisers. Le sommeil allait venir. Elle dit : « Éteindez la lumière… » Encore une bonne journée que nous avions vécue !…

Yvette s’endormit vite. Je me retirai dans la chambre voisine. Déjà les jours commençaient à décroître. La nuit s’était faite dans le jardin. Quelque fanfare de petite ville devait s’exercer dans le voisinage. Par-dessus le jardin m’arriva le bruit de la répétition. Je m’accoudai à la croisée ouverte. La musique, au bout de peu de temps, se tut. Je restai seul devant le ciel. L’air était doux et comme sucré. Une odeur de chèvrefeuille emplissait la nuit d’une tendresse immense. Le firmament achevait de s’étoiler. Des blancheurs de lune traînaient parmi les fusains.

Soudain un léger craquement se fit entendre dans la chambre d’Yvette qui devait être réveillée. Puis un tout petit bruit, donnant l’impression de sanglots étouffés. Je tendis l’oreille. La petite voix me parvint enfin, suppliante et désespérée :

— Papa… papa…

— Qu’y a-t-il, ma chérie ?

— J’ai mal au ventre… Je crois que j’ai mangé trop de poire…

Et elle pleurait, elle pleurait. La douleur physique n’était pas bien grave. Un peu d’alcool de menthe sur un morceau de sucre suffit à la calmer. La souffrance était surtout morale. Yvette ne se pardonnait point d’avoir manqué de confiance, d’avoir failli à sa foi dans la toute sagesse de son papa.

Tout en pleurant, elle me disait :

— Papa… papa… Tu avais raison… Je t’écouterai toujours désormais.

Alors, pour apaiser cette grande douleur, je pris ma petite fille dans mes bras et m’assis avec elle devant la fenêtre. Un grand calme emplissait la maison. La lune s’était couchée, mais les étoiles brillaient avec plus d’éclat. Et, doucement émue par le grand silence, par l’infini mystère de la voûte constellée, Yvette se sentit enveloppée de tant d’amour que ce furent des larmes de joie qui mouillèrent bientôt ses yeux. Pas un souffle n’agitait les branches. Le jardin avait l’air d’un bois sacré. Je ne bougeais pas de peur de dissiper une sensation étrange. Yvette partageait mon enchantement. Je me sentais heureux, sans poids. Je songeais à Yvette, à la jeune fille qu’elle serait plus tard. J’imaginais mille choses douces qu’un jour ou l’autre je lui dirais. D’où me pouvaient venir toutes ces pensées bienfaisantes ? Il me semblait qu’un ange nous les murmurait. Yvette, dans une sorte d’extase, disait par moment : « Oh ! papa… » Et elle s’accrochait à moi dans sa crainte de me quitter.

La nuit était tiède. Nous restâmes quelque temps à contempler le ciel. La grande Ourse se dessinait très nettement vers le nord. Je nommai à Yvette quelques étoiles. Elle voulut en connaître d’autres, qu’elle montrait du doigt en répétant : « Et celle-là ?… Et celle-là !… » Un jour, elle se ferait une idée de cet univers sans limites. La contemplation la soulèverait de terre. Chaque fois qu’à cette fenêtre nous nous accouderions ensemble, nous oublierions un peu le monde. De belles heures nous étaient promises.

Et Yvette regardait, regardait, ouvrant son âme au sentiment de l’infini…

Yvette se trouva un peu fatiguée, au lendemain de cette nuit interrompue. Juillet rayonnait, le mois où les classes traînent paresseusement, écoliers et maîtres rêvant déjà de vacances. Je consentis à la garder à la maison.

Nous sortîmes après déjeuner. Yvette marchait lentement, mal éveillée, se promettant, dès notre retour, un joli somme sur le canapé du bureau.

Mais elle s’arrêta soudain, voyant venir une camarade, une « grande », presque une petite maman.

— Yvette… Yvette… Tu ne sais pas. Tu n’es pas venue ce matin. On prépare les prix. Il y aura une pièce. Tu as un rôle…

Un rôle !… Yvette n’eut plus sommeil du tout. Plus question du repos réparateur.

— Voyons, ma chérie ! Un bon dodo cet après-midi… Demain tu iras en classe.

— Papa… papa… Tu n’as pas entendu ! J’ai un rôle !…

Ah ! elle était bien réveillée à présent. Vite, nous rentrâmes à la maison. Pas un moment à perdre. Il fallait prendre sa serviette et aller en classe.

— Et moi qui croyais, dit Marie-Anne, que c’était vacances aujourd’hui !

— Vacances !… vous n’y songez pas… Et mon rôle !

À quatre heures, Yvette rentra et vint droit à mon cabinet. La fête était pour la fin du mois. Toutes les petites filles figureraient dans la comédie. Les rôles étaient distribués.

Il n’était pas bien long le rôle de ma petite chérie. La pièce s’intitulait : le Baptême de Fleurette. Yvette n’avait qu’une réplique.

La maîtresse avait copié, sur une feuille détachée d’un cahier d’école, la fin de la réplique précédente :

« Ses yeux noirs. »

Yvette devait alors ajouter :

« Et caressez les jolis cheveux blonds. »

C’était tout. Mais il y avait aussi un chœur où toutes les petites mêleraient leurs voix :

Fleurette… Fleurette…

En ce jour si doux,

Sois notre interprète

Et parle pour nous.

Et déjà elle savait l’air qu’elle chantonnait avec un tremblement de voix :

Fleur-ê-ète… Fleur-ê-ète !

En ce jour si doux…

Yvette sut bientôt les quelques mots qu’elle avait à dire. Mais il fallait l’intonation. Papa devait tous les jours lui faire répéter son rôle.

Deux semaines durant, je fus instruit des préparatifs de la fête. Marthe Godard devait être la maman de Fleurette et Jacqueline Vannier la bonne. La petite école vivait dans la fièvre et toutes les mamans stimulaient leurs couturières, tenant toutes par amour-propre à ce que leur fille fût une des mieux arrangées.

Le grand jour arriva. Je vis défiler des repasseuses portant, à bout de bras, de blanches robes fraîchement amidonnées. Yvette, à déjeuner, n’eut pas beaucoup d’appétit. L’émotion d’un premier début ! Je l’escortai, sur le coup de deux heures, à l’hôtel de l’Épi d’or, dont la salle de noces avait été louée pour la cérémonie. Une vingtaine de petites filles, très affairées, s’étaient déjà réunies, dans une pièce contiguë qui formait une sorte de foyer. Sur l’estrade du fond, où, les soirs de bal, devait s’installer un orchestre, se dressaient des bancs, des chaises, un piano, deux tables chargées de prix. Dans la salle, des mamans très fières, d’anciennes élèves aux airs protecteurs, représentaient le public assis. Derrière elles, quelques hommes se tenaient debout.

Bientôt les maîtresses firent leur entrée, suivies des élèves qui prirent place sur les bancs de l’estrade. Yvette, bien disciplinée, parut à son tour, ne cherchant aucunement à se faire remarquer, mais soucieuse d’observer une bonne tenue. Des grandes récitèrent des poésies, modulèrent des chansons d’une voix un peu tremblante, ou jouèrent au piano les dernières études de la méthode Carpentier. Les petites, sans avoir eu l’air d’écouter beaucoup, se ranimaient, le morceau fini, pour récompenser toutes les exécutantes par des applaudissements égaux. Les mamans, à charge de revanche, applaudissaient les filles de leurs amies.

Debout dans le fond, penchant la tête à droite et à gauche, je parvenais à voir entre les chapeaux de femmes. Yvette était sagement assise. Dans ce cadre familial n’éprouva-t-elle pas un instant de tristesse de se sentir seule sans maman ? La maîtresse l’avait prise près d’elle. On devinait que c’était la préférée. Quand la comédie fut annoncée, toutes les petites filles se levèrent. Et Yvette aussi se leva.

Comme elle était jolie ! Sa blanche vision reste gravée dans ma mémoire. Ses abondants cheveux, légers comme de la mousse, tombaient en boucles sur ses épaules. Ses manches très courtes laissaient les petits bras nus. Sur la collerette brodée tombait le cœur du médaillon. La robe de batiste, ornée de plis et de broderies, arrivait à peine aux genoux. Une large ceinture bleu clair, placée assez haut, complétait l’effet court de la toilette. Yvette se dressait, bien campée, dans ses bottines de daim blanc d’où les chaussettes claires émergeaient à peine, sur ses petites jambes nues aux genoux bien noués.

Une dame exprima l’impression générale :

— Oh ! la petite danseuse !

De toutes ses compagnes, les unes un peu rougeaudes, les autres moins fines d’attaches, aucune n’avait sa grâce souple. Un moment, j’eus une sensation bizarre. Il me sembla qu’elle était d’une autre race, que sa distinction même nous séparait. Mais sa manière d’être me rassura. Elle restait au deuxième plan, rougissante, assez émue. Oui, c’était de moi qu’elle tenait cette attitude un peu craintive. C’était bien l’enfant timide que j’avais été.

La petite pièce commença. Un berceau fut porté en scène où dormait Fleurette, que figurait une poupée. J’eus soudain une inquiétude. Je tremblais qu’Yvette n’osât dire sa réplique, que l’émotion l’empêchât de parler. Visiblement, pour moi qui la connaissais bien, elle faisait un grand effort pour se dominer. Et quand son tour arriva, qu’il lui fallut avancer sur l’estrade, seule à parler dans la grande salle, étonnée elle-même du bruit de sa parole, bravement, vaillamment, d’une voix très faible, mais distincte quand même, elle dit les quelques mots de son rôle :

Et caressez les jolis cheveux blonds.

J’étais plus ému qu’elle. Tout le monde fit fête à la petite danseuse. Pourquoi Jeanne n’était-elle pas là ?

La maîtresse lut le palmarès. On appela d’abord les plus âgées. Il y avait des prix d’histoire, de géographie, de français. On en vint aux petites classes. Les fillettes se rasseyaient avec leurs couronnes sur la tête. Yvette, appelée à son tour, reçut une couronne et un prix. Elle reprit sa place en me cherchant des yeux.

La cérémonie terminée, tout le monde se leva. Les élèves accouraient vers leurs mamans. Les chaises de la salle furent repoussées contre les murs. On se dirigea vers un buffet ou le goûter était servi. Quelqu’un se mit au piano pour faire danser les petites. Des enfants voulurent entraîner Yvette.

Mais l’effort avait été trop grand. Trop longtemps ses nerfs étaient restés tendus. Des larmes jaillirent tout à coup. Alors je pris sur mes genoux ma petite écolière, encore couronnée du vert laurier. Je la rassurai de mon mieux. J’admirai son prix.

« Yvette Desbordes, 1er prix de lecture, 1er prix de calcul, 2e prix de récitation. »

Trois prix réunis en un seul ! Premier prix de calcul ! Ah ! ma petite Yvette, je ne te savais pas tous ces talents.

Bientôt consolée, elle consentit, pendant que la maîtresse appelait papa au buffet, à se mêler aux rondes d’enfants. Mais une fillette m’apporta une brosse. Le blanc de guêtre des petites bottines avait taché mon vêtement noir.

Oh ! la petite danseuse ! la petite danseuse !

VI

Toutes les professions ont leurs avantages. La mienne en avait au moins un dont je découvrais mieux tout le prix. Pour les maîtres comme pour les enfants le mot de vacances garde un sens agréable. La fin de juillet nous libéra pareillement, Yvette et moi, et cette coïncidence des jours de classe et des jours de fêtes nouait entre nous un lien de plus.

Le mois d’août était donc venu. Chaque jour amenait de nouveaux adieux. Vers des montagnes suisses, des la Bourboule et des Saint-Malo, les Lili, les Germaine et les Suzette prenaient leur vol. C’était l’époque, hélas ! où elles ont le cœur bien gros, celles qui restent, les petites orphelines que la joie des autres fait rêver d’un paradis perdu. Je saurais bien épargner à ma petite Yvette cette enfance mélancolique qui laisse traîner une ombre sur toute la vie.

Un de mes collègues me vanta un joli coin de la côte normande où il se rendait chaque année. L’idée de l’y suivre me tenta. Yvette, consultée, battit des mains.

La malle que je n’avais pas revue depuis notre retour de Bretagne fut donc descendue du grenier. Yvette, les mains derrière le dos, contemplait le grand coffre vide, évocateur de trains qui sifflent et de joyeux départs. La perspective d’un vrai voyage lui donnait un air sérieux. Marie-Anne me fit passer des vêtements que j’arrangeais de mon mieux comme Jeanne le faisait autrefois. Une tristesse allait m’envahir, et je me retournais par instants pour cacher quelque émotion.

Mais Yvette ne voulait pas rester inactive. Elle m’apporta, soigneusement posées sur ses bras tendus, ses propres petites affaires, collerettes, chemises, pantalons. Ses brassières se mêlaient à mes chaussettes. Ses petits gants prirent place parmi mes faux cols. Et toute cette lingerie enfantine conservait à ma triste malle de célibataire quelque chose de tendre et de féminin.

Le lendemain, vers midi, nous arrivâmes en gare de Trouville. Des hommes, des femmes, pantalons de tennis, jupes claires tombant à mi-mollet, s’accostaient bruyamment sur le quai. Embrassements exagérés, salutations à haute voix de gens qui croient jouer un rôle et parlent comme au théâtre ! Yvette et moi, un peu bousculés et perdus, nous sortîmes en nous tenant par la main, à la recherche de l’autobus qui devait nous conduire à destination.

La voiture n’était pas encore là. Nous attendîmes quelque temps devant le bureau. Pour la première fois, nous nous trouvions seuls, dans une ville inconnue, loin des meubles amis et du décor familier. Les douze coups de midi tombèrent. Des passants se hâtaient vers le déjeuner. Et cette sensation, à l’heure du repas, de n’être attendus par personne, nous donnait un peu des âmes d’enfants abandonnés, qui se tiennent toujours par la main, sentant qu’ils ont besoin l’un de l’autre.

L’autobus parut. Installés sur la banquette, Yvette et moi, nous fûmes heureux de nous retrouver ensemble, hors de cette foule trop bruyante, qui représentait bien toutes les faussetés dont je voulais garder mon enfant. Le wattman, que l’invisibilité de ses quarante chevaux n’empêchait pas de sacrer comme un charretier, finit par débrayer et la voiture partit, fit un brusque virage qui nous mit tout de suite hors de ville, et s’époumona pour monter la côte. La mer frétillait au soleil, claire et propre comme une mer de casino, une mer qui n’a pas d’histoires, où les naufrages seraient de mauvais goût, une mer bien faite pour reposer les regards de baigneurs heureux.

La route aux courbes nombreuses s’allongeait à flanc de coteau. À droite, adossées à la montagne qui fermait le paysage, des villas aux noms désuets : Bellevue, Mon Repos, villa Marie, précédées de jardins trop soignés, avec des géraniums, des hortensias, des plates-bandes bordées d’iris. Les jardiniers, que le repas de midi avait rappelés chez eux, avaient laissé leurs tuyaux d’arrosage, qui traînaient au soleil comme des serpents endormis.

À gauche, toute une succession de pins inclinés par les bourrasques s’étageaient, tous penchés dans le même sens, sur les pentes rocailleuses qui dégringolaient vers la mer. Et, à travers ce store de branches aux aiguilles délicates, la vaste nappe marine resplendissait comme un miroir.

Un peu énervée à cause du voyage, du changement d’habitudes, du déjeuner en retard, Yvette ne tenait plus en place. Je la mis à genoux sur la banquette, pour qu’elle pût regarder l’océan. Toutes les cinq minutes la petite impatiente me répétait à l’oreille :

— Papa, est-on arrivé ?

À des clochers lointains sonna la demie. Nous traversâmes ces petits villages normands dont tous les noms se terminent en « ville ». Les routes étaient désertes. Les repas s’achevaient lentement derrière les persiennes des villas. Enfin on nous annonça que nous arrivions. L’autobus, non sans fracas, vira sur la place d’un bourg, dont, plus encore que la nuit, midi dépeuplait les rues, dérangea derrière l’église deux amoureux, qui mettaient à profit cette heure de solitude pour s’accorder un rendez-vous, s’arrêta enfin devant un hôtel peint en vert, et l’on nous dit que « c’était là ».

Le déjeuner venait de finir. Les enfants, échappés après le dessert, avaient disparu. Les femmes, ayant reculé leurs chaises de la table, avaient repris leurs ouvrages. Une jeune fille en blanc, dont la coiffure révélait de savants échafaudages, expliquait à ses voisines un point de broderie. Les hommes, la cigarette aux lèvres, dégustaient paresseusement leurs mokas. Une robuste servante en coiffe normande, trop serrée dans son corsage dont on aurait voulu défaire quelques boutons, dans le simple but de la soulager un peu, essuya les miettes d’un coin de table, et nous déjeunâmes côte à côte, Yvette et moi.

Nos amis, partis en excursion depuis le matin, n’avaient pas reçu la lettre qui les informait de notre arrivée. Nous nous sentions encore un peu perdus, dévisagés par tous ces inconnus qu’étaient pour nous les pensionnaires de l’hôtel. Les fenêtres donnaient sur la plage, dont les stores baissés cachaient la vue, mais nous percevions un gazouillis d’enfants. Yvette, d’abord inquiète de l’absence de petites filles, dut être rassurée. Selon sa coutume, elle se tenait bien, comme une grande personne qui se sent regardée. Le déjeuner fini, elle m’accompagna dans ma chambre. Un petit lit de fer fut dressé près du mien. De la malle, je sortis des sandales de cuir, un mignon chandail portant un ancre brodé, un pantalon de jersey. Et bientôt, à la place de ma petite fille escamotée, se dressait un beau petit bonhomme, au torse bien râblé sous la vareuse bleue.

Vers la fin de l’après-midi, mon collègue rentra. Ménage sans enfant, par malheur, sans petite compagne pour Yvette. Mais Marcelle, la fille des patrons, une gamine, au teint un peu marqué de taches de rousseur, à qui l’on n’aurait pas donné ses douze ans, amena mon petit garçon sur la plage où les familles étaient rassemblées. Tous les pensionnaires nous firent bon accueil. Seule, la grande jeune fille en blanc, qui figurait la beauté locale, se tint sur son quant-à-soi, assise un peu en arrière des autres, de peur que le sable mouillé ne ternît la toute blancheur de ses bas que le croisement des jambes découvrait. Yvette, évidemment, ne l’intéressa pas. Je donnai quelque argent pour l’achat d’une pelle, d’un seau, d’un chapeau de paille, et les parties commencèrent. Le soir, à l’heure du dîner, tout le petit monde se tutoyait déjà. Les petites filles, comme de vieux camarades, s’interpellaient toutes par leurs noms.

Yvette ! Yvette ! comme elle s’en est donné ce mois-là ! Quel débordement de vie ! Cette petite contemplative aux yeux profonds, dès qu’elle se trouvait avec d’autres enfants, se livrait au jeu avec une telle animation qu’il me fallait quelquefois l’arrêter. Et quand la pluie retenait les petits à l’hôtel, elle ne se lassait pas de jouer aux quatre coins et au chat-perché. Un soir que les enfants couraient dans le vestibule, elle heurta la demoiselle trop élégante qui, tout en levant les bras pour vérifier sa chevelure, la regarda d’un regard tel que, je le crains, un sentiment de haine traversa mon cœur.

Dès le matin, la bonne apportait de l’eau chaude et faisait la toilette d’Yvette ; puis, je l’entendais babiller dans les corridors, pendant que je me préparais. Souvent elle remontait dans ma chambre, apportait les nouvelles du jour, puis, affairée, redescendait à la salle à manger, s’assurait que les déjeuners allaient être servis.

Quand il faisait beau, toute la journée se passait sur la plage, devant les belles vagues blanches, qui jetaient au visage une poussière d’eau pour se retirer ensuite, en laissant de l’écume accrochée aux cailloux. Une semaine après notre arrivée, les joues, les bras, les petites jambes étaient bronzés. Et j’étais heureux de la voir, cette petite fille des villes, courir, jouer, bâtir des châteaux de sable, de voir le soleil pénétrer sa chair et lui donner des forces nouvelles. La vie m’accordait une revanche. Yvette connaissait des joies que j’avais ignorées.

Et cela ressemblait tellement à ces lointaines vacances de Bretagne où l’attitude étrange de Jeanne avait provoqué mon premier pressentiment, à ces vacances où nous passions tant d’heures ensemble, au bord de la mer, Yvette et moi, mais où toujours Jeanne venait nous rejoindre vers la fin de l’après-midi, que son apparition subite ne m’aurait pas trop surpris. Mais l’insoucieux petit marin jouait sans arrière-pensée. Vraiment, on pouvait croire qu’elle avait oublié l’absente.

Parfois, du gravier fin ayant glissé dans ses sandales, nous les défaisions ensemble, étonnés d’en voir s’échapper tant de sable. L’intrépide Marcelle pouvait aller partout. Pieds nus, elle traversait la plage ou les chemins pierreux. Il arriva qu’ayant eu l’imprudence de se déchausser, Yvette se risqua derrière elle parmi des galets qui blessaient ses petits pieds. Alors elle tourna vers moi un regard éperdu. Et, me précipitant à son secours, je rapportai dans mes bras mon petit garçon trop aventureux.

Sa petite amie ne la quittait guère. La confiante Yvette lui accordait une admiration sans bornes. Les opinions de Marcelle exprimaient la sagesse définitive. Elle savait tout, les noms des bateaux, les heures des marées, la façon de confectionner des boîtes merveilleuses en collant des coquillages sur des morceaux de carton. C’est d’elle que j’appris, par l’intermédiaire d’Yvette, que de belles réjouissances étaient organisées chaque année à l’occasion de la fête locale.

Marcelle, bonne camarade, acceptait tous les emplois, tour à tour dame, bonne, vendeuse, acheteuse ou maîtresse, selon qu’Yvette voulait acheter ou vendre, obéir ou commander. Elle était cheval quand Yvette avait la fantaisie d’être cocher. Elle y mettait tant de complaisance qu’un témoignage de gratitude me parut convenable. Yvette connut mon projet et l’approuva. Nous nous rendîmes tous les deux au bazar. Il y avait des poupées costumées en pêcheuses, des encriers en forme de barques, des porte-plume pareils à des rames, des vide-poches qui ressemblaient à des aéroplanes, des cerfs-volants de toutes les façons. Yvette considérait toutes ces merveilles et me tirait par la main pour me les faire admirer. Pourtant je tins bon. Il fallait bien que, de temps en temps, une petite fille vît acheter un cadeau sans recevoir elle-même un jouet. Yvette courageusement le comprit. Une voiture de poupée arrêta notre choix. Mon petit garçon se conduisit en héros. Pas une larme, pas un regret exprimé.

Mais, le lendemain, nous reprîmes le chemin du bazar.

Le soir, le sommeil venait vite, même avant la fin du repas. Des voisins murmuraient en souriant : « L’homme au sable ! Yvette… L’homme au sable ! » Elle luttait d’abord, par amour-propre, et regardait, les yeux grands ouverts, autour d’elle, pour bien montrer qu’elle ne dormait pas, puis, soudain terrassée, se réfugiait sur mes genoux. À travers le tricot du chandail sa poitrine palpitait lentement. Sa tête se cachait au creux de mon coude d’où coulaient des boucles dorées. Retenant de la main ses petites jambes pour qu’elle ne glissât pas, je percevais la douce tiédeur de son corps. Autour de ce père et de cet enfant une sympathie flottait. Je sentais que j’étais pour elle tout au monde, et je finissais par emporter dans son lit mon petit bonhomme ensommeillé.

Yvette couchée, j’errais, la cigarette aux lèvres, devant l’hôtel. Quelquefois je retrouvais mes amis. D’autres fois, seul, je faisais les cent pas. Des couples s’installaient sous les tonnelles. Un cercle de jeunes hommes entourait la dame blanche. Des mains, dans l’ombre, se rencontraient. Rêves d’un jour ! Désirs furtifs ! Demi-aveux de villes d’eaux, bercés par le bruit confus de la marée montante qui revenait à l’assaut du rivage !

Mais j’avais autant, mieux que les autres. La vision de leur bonheur ne me troublait, pas. J’avais passé par une rude épreuve. Mais une douceur inconnue avait suivi ma résignation. Une petite rose avait fleuri sur les ruines de mon passé.

Là-bas, à quelque distance, séparées de nous par un bras de mer, les lumières du Havre palpitaient, évoquant mille vies inconnues, des naissances, des amours, des drames, des morts…

Quand je regagnais notre chambre, Yvette ne se réveillait point. Pourtant elle percevait inconsciemment ma présence, se retournait tout en dormant, et murmurait dans un souffle : « Papa ! »

Vers la fin d’août, on célébra la fête du village. Dès le matin, les clairons de la localité sonnèrent le réveil en fanfare. Des deux côtés des rues, jeunes gens et jeunes filles passèrent des heures à se jeter des serpentins, d’une fenêtre à l’autre, ce qui leur permettait d’entrer en relations. Toute une toiture multicolore se tissa ainsi. Puis on tendit des ficelles où des lanternes vénitiennes seraient attachées.

Des tirs, des manèges étaient installés sur la place. Yvette et Marcelle, qui, pour la circonstance, avait consenti à se chausser, enfourchèrent les chevaux de bois. C’était, plus exactement, des lions. Yvette se cramponnait aux crinières. Et le plaisir que je procurais à son amie la rendait très satisfaite de son papa.

La fête devait se clôturer par un feu d’artifice tiré au bord de l’océan. Nos hôtes, à cette occasion, avaient organisé un banquet en plein air. Dans les jardins de l’hôtel, formant terrasse, des tables avaient été dressées. Et c’était un prétexte, pour les paisibles pensionnaires, de dîner en toilette, de se donner, pour un soir, l’illusion de la grande vie.

Tous nos commensaux s’étaient donc retirés dans leurs chambres pour s’apprêter de leur mieux. Je mis, comme les autres hommes, mon smoking. Yvette revêtit sa jolie robe, qui lui donnait l’air d’une petite danseuse. Un chapeau de paille de riz, garni de rubans clairs et de petites fleurs, complétait sa toilette. Je la pris sur moi et relevai ses cheveux pour passer à son cou la chaîne du médaillon. Mais le blanc des bottines marqua encore mon pantalon noir.

La cloche de l’hôtel sonna. Nous descendîmes au jardin. Le dîner était servi par petites tables. Aux habitués s’ajoutaient d’autres dîneurs, couples réguliers ou non, que la fête avait attirés. Quelques familles avaient choisi les tables principales. D’autres, plus petites, étaient réservées aux tête-à-tête. L’une d’elles restait libre. Le papa en smoking y prit place avec sa petite danseuse.

Sur les nappes luisantes, parmi les couverts bien rangés, on avait posé des candélabres. De frêles abat-jour de papier protégeaient les bougies. La nuit s’était déjà faite. Les crépuscules, plus brefs, disaient la fuite des jours. Les tables, entourées d’ombre, faisaient des îlots lumineux. Ce fut une soirée délicieuse, une de ces heures légères où tout semble s’unir pour faire aimer la vie. Mélancoliques, les feux du Havre tremblaient dans le lointain. Pas de lune encore, mais des étoiles plein le ciel. Et la pureté de l’air, l’infini du décor donnaient une sensation de mystère. Les couples, malgré eux, parlaient bas. Les moindres mots prenaient, d’eux-mêmes, je ne sais quelle allure de confidences.

Parfois une brise passait, très légère, à peine un souffle, qui éventait les visages et couchait la flamme des bougies.

Yvette était en face de moi, blanche avec ses bras nus, dans cette lumière vague, un peu surnaturelle, dont sa robe était toute dorée. Une sirène cria, très loin, sur la mer. Quelque paquebot partait vers des contrées inconnues. Des émigrants hagards se serraient sur le pont. Un moment, je me tus, perdu dans mes rêveries. Alors Yvette me crut triste, se leva de sa chaise comme parfois elle faisait, vint murmurer une phrase câline à l’oreille de son papa.

Quelqu’un dit, derrière nous, à voix basse :

— Voyez ce père et sa fille ! On dirait un petit ménage.

Des glaces furent servies, puis des fruits. Sur la plage, au pied de la terrasse, un violon invisible chanta. Une voix d’homme soupira l’éternelle chanson d’amour. Barcarolle italienne, sans doute, un peu déplacée dans ce décor d’océan, mais que justifiait, malgré tout, la griserie de la saison.

Et j’évoquais d’autres soirs, lointains déjà de plusieurs années, où j’avais dîné ainsi, au bord de la mer, à la clarté des bougies qu’inclinaient des souffles nocturnes. D’autres voix avaient modulé leurs chansons tendres, leurs chansons trop tendres qui rendent triste. D’autres violons avaient remué en moi ce vieux rêve de bonheur que la vie banale n’a jamais découragé tout à fait. Sur d’autres compagnes j’avais posé mon regard mélancolique. Ah ! l’insondable tristesse des soirs d’enchantement ! D’où leur vient, toujours, cet âcre arrière-goût de mort ?

Comme elle était plus douce, cette soirée-là ! Comme l’air me semblait plus léger ! Mon bonheur n’était à la merci d’aucun caprice. Rien ne pouvait l’atteindre de ce qui peut ternir d’autres amours. Amour du fort pour le faible, du faible pour le fort, de deux êtres dont tous les instincts sont communs, qui portent dans les veines le même sang, que rapprochent les mêmes hérédités !

Il y eut un mouvement parmi les tables. Des dîneurs se levèrent. Une fusée déchira l’air avec un bruit de soie. Le feu d’artifice commençait. D’autres fusées montèrent, qui, à bout de course, laissaient éclater une détonation. D’autres abandonnèrent en plein ciel des étoiles bleues ou rouges qui redescendaient lentement. Puis leur succession fut plus rapide. Trois, quatre étoiles planèrent en même temps dans la nuit. Puis ce fut, non plus une détonation, mais un long crépitement. Des fusées glissaient, fendant la nue pour s’épanouir ensuite comme une vaste corolle renversée. Toute une ondée lumineuse tombait d’une fantastique pomme d’arrosoir. Yvette était éblouie. Un moment l’ascension des fusées s’arrêta. Quelqu’un dit : « Une pièce d’artifice ! » Et je hissai ma petite fille sur mes épaules.

Un soleil tourna, changeant de couleur plusieurs fois par minute, et, à droite, à gauche, des boules étincelantes jaillirent, montant, tournant, s’entre-croisant, parmi les « ah ! » de la foule, comme jetées par d’invisibles jongleurs.

Comme toujours, Yvette répétait pour exprimer sa joie :

— Oh ! papa ! papa !

Et ses petits bras m’enlaçaient plus fort.

Un bouquet termina la fête. Des gerbes renaissantes s’élancèrent vers le ciel. Les épis fusaient, fusaient dans une éclosion vertigineuse. La nuit en fut toute illuminée. Les dernières gerbes s’écroulèrent. Le public lentement se dispersa. La nuit, un moment éclaboussée, redevenait calme, infinie comme avant. La marée montante, indifférente aux fêtes humaines, continuait son bruit monotone. L’océan retrouvait son mystère. Et, là-bas, les lumières fraternelles du Havre tremblaient de l’autre côté du détroit.

Il était grand temps qu’Yvette se couchât. Je la portais encore, sa petite joue contre ma joue. Quand j’arrivai dans notre chambre, elle était complètement endormie.

Et, sans même qu’elle se réveillât, je défis la robe blanche de la petite danseuse.

Bien des années ont passé depuis le soir dont je parle. Le temps a commencé son œuvre. Bien des souvenirs se sont déjà ternis. Je revois bien Yvette, assise en face de moi. Je revois, sur mes habits, la trace blanche de ses bottines. Je revois ses gestes, ses attitudes. Toutes les impressions visuelles demeurent gravées dans ma mémoire. Je me revois, la rapportant presque endormie, et parfois encore, sur mon cou, je crois sentir la fraicheur de ses bras nus. Mais les paroles qu’elle a pu dire, je ne parviens plus à me les répéter.

Pourtant elle parla. Elle parla. Les petits mots d’enfant sont doux à rappeler. Quelquefois je fais un effort. Je me prends la tête entre les mains. Je veux reconstituer la scène. Voyons. Cela doit être possible. Yvette est devant moi. Je la vois. Elle approche. Elle me regarde. Puis elle parle… Oui, mais que dit-elle ?… Elle dit…

Hélas ! J’ai beau faire ! Je ne retrouve pas. Je ne retrouve pas…

VII

Un matin de septembre, le temps changea brusquement. L’équinoxe d’automne s’annonçait par de grands coups subits qui faisaient trembler l’hôtel. La bourrasque fouettait les vitres, secouait les plaques des cheminées, s’en prenait aux contrevents qui battaient la muraille, s’ouvrant et se refermant. De grandes vagues, venues de loin et grossies en route, assaillaient les rochers avec un bruit de trombe. Quand nous sortions sur la place pour entendre hurler la mer, des coups de vent risquaient de renverser Yvette, et arrachaient son chapeau, qui s’accrochait derrière la tête, retenu par l’élastique.

Nous rentrions vite. Un feu de bois éclairait la salle à manger. Les pensionnaires se frottaient les mains en disant :

— Tout de même, un air de feu, ça fait du bien.

Notre départ fut décidé. La calme demeure accueillit notre retour. Les meubles familiers, les portraits des murs, les braves gens de Greuze, les arbres du jardin nous avaient patiemment attendus. Marie-Anne avait fait ses nettoyages. C’était drôle : rien, depuis un mois, n’avait changé. La chèvre, que notre absence n’avait pas trop émue, leva la tête en nous voyant, puis se remit à brouter son gazon.

Le courrier des derniers jours était sur une table. Une lettre venait de l’oncle de Jeanne qui demandait des nouvelles d’Yvette. Il avait été chercher le repos en Suisse, après avoir obtenu sa retraite, et dans sa lettre un peu triste ne parlait même pas de sa nièce, comme s’il jugeait le mal irrémédiable, et définitive notre séparation.

Yvette avait hâte de retrouver ses joujoux, ses robes, ses livres de classe, toutes ses petites affaires. Elle allait de pièce en pièce, visitait les armoires, cherchant on ne sait quoi, un peu surprise de ne rien apercevoir de nouveau, de ne pas rencontrer, au fond d’un meuble, quelque objet bien oublié, dont la trouvaille lui vaudrait la joie d’une découverte. Mais non : c’était vraiment bizarre ! Les tiroirs d’Yvette ne contenaient rien, sinon les objets mêmes qu’elle y avait laissés en partant.

Quand Yvette en fut bien convaincue, elle prit une de ses filles, s’assit sur le canapé de mon bureau, rhabilla sa poupée vraiment trop négligée depuis quelques semaines. À retrouver, à toucher mes livres, j’éprouvais un plaisir analogue au sien. Nous étions arrivés dans l’après-midi. La nuit d’automne tomba vite. Marie-Anne nous étonna en venant annoncer le dîner.

La douce habitude nous enlaça une fois encore dans son réseau. L’horloge du vestibule continuait son tic-tac. La maison, comme autrefois, bourdonnait autour de nous.

L’arrière-saison nous réservait encore de belles journées limpides. Des souffles tièdes transportaient encore une odeur d’été. Yvette mettait bien à profit ses dernières semaines de vacances. Ses petites amies revenaient l’une après l’autre de la montagne et de l’océan. On s’était bien envoyé des cartes. Tout un échange de « bons baisers »… Mais que d’histoires à raconter de vive voix ! Les fillettes traversaient ensemble le jardin, parmi l’adieu doré d’un soleil pâli. Et c’était une joie de voir la mine prospère de toutes ces bambines au teint bronzé.

Combien de fois les ai-je considérées ainsi ! Sur la calme pelouse une poésie flottait. Elles jouaient jusqu’à l’heure charmante, un peu grave, qui précède la nuit. Les derniers oiseaux s’étaient tus. Les premières étoiles s’éveillaient.

Le début d’octobre amena le retour à l’école. Yvette, dès qu’elle rentrait de classe, insensible à la fuite des jours, passait son temps dans son jardin. Ce n’est qu’un matin, en mettant une robe de laine, en reprenant son chapeau de feutre, qu’elle comprit que l’hiver approchait, qu’elle eut, par ce menu fait, la sensation du temps qui fuit, du changement de saison.

La vie nous reprenait, la bonne et régulière vie à deux. Yvette n’était plus tout à fait une enfant. La petite fille faisait son apparition. Mais cette simple existence lui suffisait. La maison, l’école, les abords de la ville limitaient son horizon. Elle était au milieu du monde et le monde était autour d’elle. Papa, Marie-Anne, quelques voisins, quelques amis peuplaient son univers. Et toujours une pensée d’Anatole France me revenait à la mémoire :

« Elle était toute petite, ma vie, mais c’était une vie, c’est-à-dire le centre des choses. Ne souriez pas à ce que je dis là, ou n’y souriez que par amitié et songez-y : quiconque vit, fût-il petit chien, est au milieu du monde. »

Et tout le monde l’aimait, et n’aimait aussi à cause d’elle. Elle ignorait qu’on pût détester quelqu’un. Les marchandes du quartier, quand nous revenions de l’école, la saluaient du seuil des magasins :

— Bonjour, ma petite Yvette !

Cette affection lui semblait naturelle. Elle répondait : « Bonjour, madame ! » Et, tout en marchant, au risque de buter contre une pierre, tournait la tête pour regarder encore son interlocutrice.

Nous rencontrâmes, un jour, un mendiant, un pauvre vieillard à barbe hirsute, avec deux yeux extraordinairement doux sous un feutre minable. Yvette ne vit pas qu’il était vieux et sale et donna deux sous sans avoir peur de lui.

Et ses traits peuvent s’estomper avec le temps, mais ses expressions, je les retrouve. J’ai oublié bien des petites phrases, mais sa voix chante toujours à mon oreille. Je revois moins sa bouche que son sourire, moins ses yeux que son regard. Parfois, l’observant à la dérobée, je surprenais, comme disent les peintres, l’instant où le modèle s’oublie. Un geste, une attitude me la révélaient tout entière, et, par les fenêtres de ses yeux, tout son petit cœur se dévoilait.

Et je sens que j’ai tort d’évoquer de préférence les dates marquantes de son histoire, de prendre des sujets de chapitres, la fête de Noël, la première classe, le départ pour la mer, la distribution des prix. Nos intimes trésors sont faits de choses plus insaisissables. Mouvement d’une tête qui s’incline, glissement d’un pas sur l’escalier, bruit de mains ouvrant une porte, lassitude d’un enfant que le sommeil terrasse, premier émoi d’une petite fille devant le mystère de la nuit. Humbles souvenirs ! Minutes ineffables ! Le temps qui passe ne les effacera jamais.

Pourtant une grande date marqua ce mois d’octobre. Il faut bien que je note l’anniversaire d’Yvette. Elle eut six ans. Six petites amies furent conviées pour la circonstance.

Yvette fit donc ses invitations. Cela se passa dans le jardin de l’école où je surpris le manège enfantin.

— Monique, tu viendras déjeuner chez moi jeudi. Tu peux venir. C’est sûr. Papa permet.

Elles disaient déjà toutes « chez moi », ces petites bonnes femmes. Les gamines hésitaient, ignorantes encore des usages mondains, et tournaient les yeux vers moi pour s’assurer que c’était sérieux.

Le jour arriva. Sur le coup de midi, les six invitées firent leur entrée, escortées par leurs bonnes, qui les quittaient sur le pas de la porte après leur avoir mis un pot de fleurs entre les mains. Elles entraient dans le vestibule, chargées d’un vase trop lourd pour elles, et s’approchaient d’Yvette en lui disant :

— Ma petite Yvette, je te souhaite un bon anniversaire.

Mais elles ne savaient pas s’il fallait embrasser d’abord ou d’abord remettre leur pot de terre, enveloppé d’un cornet de papier blanc. Et elles embrassaient gauchement, tout en tenant entre leurs bras leur lourd fardeau qui les embarrassait fort.

— Tu vois, je t’apporte ce bouquet pour ta fête.

Yvette, un peu émue, avait les petites manières d’une personne qu’on gâte et témoignait pour les géraniums fleuris une admiration convenable. Mais les petites avaient hâte de voir les cadeaux qu’elle avait reçus. Et on leur montra le lit de poupée, la jolie armoire, trouvés au réveil, ainsi qu’un grand livre mince et rouge, la fameuse « méthode » dont Yvette rêvait pour ses premières études de piano.

Yvette, maîtresse de maison, s’assit à table, en face de moi. Ses camarades s’installèrent des deux côtés. C’étaient de gentilles amies, toutes du même âge, à part Lili, la sœur de Monique, qu’Yvette tenait en particulière affection. Elle la patronnait, veillait à ce qu’on coupât son poulet, que rien ne manquât à la « toute petite ». Et Lili la considérait avec vénération.

Comme je la sentais heureuse ! Une claire lumière baignait la salle à manger, argentait les cristaux, s’accrochait aux chevelures de toutes ces futures mamans. Plus tard, mères à leur tour d’autres petites Yvette, elles auraient leur lot de tourments. Pour le moment, il leur suffisait d’être des fleurs dont nous respirions le délicieux parfum. Elles n’avaient guère d’autre souci au monde que de ne pas tacher leurs robes. J’écoutais ravi, le timide babil des petites fées, attendri par cette atmosphère de grâce naïve et de pureté. Parfois l’une d’elles levait la tête, fixait des yeux une gravure, demandait à Yvette ce que ça représentait. Yvette, fière d’exposer à ses compagnes le savoir paternel, disait :

— Explique, s’il te plaît, papa.

Au dessert, la conversation devint moins craintive. Une omelette au rhum flamba. Quatorze petits yeux se dilatèrent. Le papa d’Yvette n’était plus intimidant du tout. Et Yvette, m’épiant parfois sans mot dire, voulait s’assurer que j’étais content, que ses petites amies avaient mon approbation.

Le repas fini, fatiguées de rester assises, les petites fées devenues petites folles se mirent à jouer dans le vestibule. L’une proposait un jeu. Toutes acceptaient d’enthousiasme. Mais Lili ne pouvait encore jouer avec les autres. Les grandes couraient si vite qu’elle se mit à pleurer. Yvette la prit par la main, lui prêta ses poupées, s’amusa longtemps avec elle, la protégea de son autorité. Et Lili, consolée, riait, bien qu’une larme non essuyée coulât encore sur sa joue.

À quatre heures, le goûter fut servi. Les appétits étaient aiguisés de nouveau. La partie s’interrompit et les petites filles déambulaient, la tartine aux mains. Mais, la dernière bouchée à peine avalée, Suzette, toujours vive, s’écria :

— Aux quatre coins !

Et les angles du vestibule furent occupés immédiatement.

L’arrivée des bonnes arrêta tout. Les manteaux furent décrochés des patères. Sous les capes s’engouffrèrent six têtes ébouriffées. Un petit chaperon rouge s’échappa le dernier après force embrassements.

Le jour baissait. Nous nous retrouvâmes seuls, Yvette et moi. Elle vint me retrouver, m’étreignit longuement, sachant que j’avais voulu lui faire plaisir, tenant à montrer qu’elle l’avait senti. Nous nous assîmes ensemble dans le salon. La méthode était à sa place. Le piano, longtemps fermé, venait de se rouvrir. C’était comme une résurrection.

L’avenir s’allongeait devant nous. Combien de joies m’étaient encore réservées ! Que de fois je m’assoirais ainsi, dans la pénombre, pendant que ma fille bercerait ma solitude d’une symphonie de Mozart ou d’une sonate de Beethoven. Un jour, la musique se ferait plus tendre. Le jeu décèlerait une sensibilité plus personnelle. L’amour, l’immortel amour ferait son œuvre une fois de plus. De ce cœur aimant s’échapperaient de gros soupirs. Des bras nus, par les nuits de juin, s’accouderaient aux fers du balcon. Saurais-je être alors le doux confident des premiers rêves ? L’absence de mère ne se ferait-elle pas trop sentir ? Étais-je sûr de n’avoir jamais cette ironie qui dessèche et fait se refermer les cœurs ? Aurais-je la main assez légère pour ne froisser aucune délicatesse ? Pourrais-je, des mensonges du monde, garder l’âme pure qui m’était confiée, calmer les émois de la jeune fille comme je tarissais les larmes de l’enfant ?

Yvette, une fois encore, s’inquiéta de ma rêverie, escalada mes genoux selon son habitude, se fit maternelle comme elle savait l’être, me caressa le visage de ses petites mains, et, d’un geste qui me fit penser à Jeanne, arrangea ma cravate comme une petite femme.

Le soir pouvait venir. Yvette était la joie et l’orgueil de ma vie, la pure clarté de la maison.

TROISIÈME PARTIE

I

C’était la Toussaint, ce premier jour férié de l’année scolaire.

J’ouvrais à peine les yeux que le petit fantôme blanc se glissa dans ma chambre. Par les persiennes closes, le jour tardif d’automne laissait filtrer une lumière affaiblie. Dans les coins s’attardaient encore des ondes obscures. Yvette s’était réveillée plus tôt qu’à l’ordinaire : elle avait mal dormi. Ses yeux plus vifs, ses mains plus tièdes révélaient un état fiévreux. Je l’installai dans mon lit, bien tapie sous les couvertures. Glissant le bras gauche sous l’oreiller que noyaient les boucles blondes, je relevai la main pour doucement l’étreindre. Et elle ferma les yeux, heureuse de se sentir protégée.

Quand parut Marie-Anne, la petite joueuse des autres jours ne songea pas à se cacher. Le déjeuner du matin la tenta peu. À peine toucha-t-elle au café au lait. Les tartines restèrent intactes. Décidément, ce jour-là, notre Yvette manquait d’appétit.

— Un petit rhume, opina Marie-Anne. Elle se sera découverte en dormant.

Pas de classe : elle resterait tranquille à la maison. Il serait facile de la soigner. Les enfants, c’est abattu pour un rien. Demain il n’y paraîtrait plus.

Et je m’habillai comme de coutume, sans être autrement inquiet.

J’aimais ces jours de vacances, parsemés au cours de l’année comme des dimanches supplémentaires. Lents jours paisibles, favorables aux songeries… Douceur de s’attarder chez soi, de se reprendre, de remuer les livres des bibliothèques…

Une course à faire m’appelait au dehors. Il faisait doux. Les vêtements d’hiver que je venais de remettre me faisaient l’effet d’amis retrouvés. C’était une belle journée d’arrière-saison. Les cloches de la Toussaint émouvaient l’air léger. Sur les avenues, tamisés par les branches, traînaient des rayons adoucis. Un peu d’or pâle s’accrochait aux premières feuilles tombées des platanes. Je pris la route longeant le cimetière. Devant la porte cochère, ouverte à deux battants, des marchands de buis alignaient leurs corbeilles. Des femmes, des jeunes filles, les bras chargés de chrysanthèmes, se succédaient dans le morne jardin. Mais je n’eus aucune tentation de les suivre. Je n’avais là ni parent, ni ami. Et le cimetière me semblait un lieu maussade où je n’avais aucune raison de pénétrer.

Non. Ma petite Yvette, heureuse et bien portante, n’éveillait en moi que des idées d’ambition, de travail et de vie. Et pour que cette Toussaint eût pour nous quelque allure de fête, j’entrai dans une pâtisserie où des vendeuses accortes achevaient leurs échafaudages de gâteaux.

À mon retour, Yvette, tout habillée, contemplait Marie-Anne qui allumait le feu de la salle à manger. Pour la préserver du froid, on l’avait enveloppée d’un châle, qui croisait sur la poitrine, se nouait derrière le dos, lui donnant un air drôle de petite paysanne.

J’allai chercher des livres, du papier pour travailler près du feu et nous transportâmes dans la salle chauffée le canapé du salon, où nous mîmes Yvette avec ses poupées.

Je commençai d’écrire. Yvette prit une de ses filles, la considéra distraitement en la soulevant des deux mains, arrangea un peu la robe, mais ne dut pas jouer longtemps. M’étant retourné, je surpris son bon regard posé sur moi. Immobile et couchée, ses poupées étendues près d’elle, elle observait papa.

Vers midi, Marie-Anne vint mettre le couvert. Je portai mes papiers sur le dressoir. Mais Yvette n’avait pas faim. Elle se releva, en faisant un petit effort, et ce fut bien pour me faire plaisir qu’elle s’assit à table et consentit à manger un œuf.

La fine lumière automnale blanchissait les rideaux de vitrage. Quelques pas au soleil ne pouvaient être mauvais pour Yvette.

— Veux-tu sortir avec Marie-Anne ?… Vous achèterez quelque chose au bazar.

— Papa, je voudrais rester avec toi.

Et, tout l’après-midi, nous demeurâmes ensemble. Le jour diminua lentement. Yvette était sur le canapé, la tête appuyée aux coussins. Mon travail se faisait sans trop de peine. Les pensées venaient toutes seules. Je ne sais quelle douce influence s’exerçait sur moi. Yvette, ne me quittant pas des yeux, surveillait tous mes gestes. Et, chaque fois que je levais la tête, nous souriions tous les deux, car je surprenais toujours le tendre regard qui m’observait tranquillement.

Regard plus grave, sourire plus las des petites filles que la maladie abat un peu, les rapprochant des personnes sérieuses.

Déjà le crépuscule ! Du côté de la cheminée m’arriva ce léger bruit qui précède les sonneries, comme si les pendules reprenaient haleine avant de marteler le silence.

Cinq heures… L’heure des lampes… Je me retournai de nouveau vers Yvette. Toujours étendue, elle ne se redressa pas, mais tendant les bras comme pour m’attirer, elle murmura :

— Papa…

Je m’assis près d’elle. Les mains étaient moites, le front brûlant. La fièvre s’aggravait avec le soir. Marie-Anne alla prévenir le médecin.

Une heure après, le ronflement d’une auto annonça sa venue. Il examina l’enfant, tâta le pouls, regarda la langue. Rien d’alarmant : une fièvre légère. De la diète et du repos. Il reviendrait dans trois jours constater la guérison.

Nous portâmes Yvette au premier étage, et même, pour la gâter, nous accédâmes à son désir de coucher dans « le dodo de papa ». Le lit fut bassiné. Le feu flamba. Je pourrais, étendu près d’elle, m’assurer pendant la nuit que la petite malade ne se découvrait point.

Je dînai seul pour la première fois. La table me parut déserte et le repas fut bien vite achevé. Quand je remontai dans ma chambre, une bonne tiédeur y régnait. Yvette s’était doucement endormie. Et, comme aux temps lointains de sa première enfance, les bûches s’écroulaient en dorant le pare-étincelles.

Le lendemain matin, Yvette aurait voulu se lever. Elle décida qu’elle allait tout à fait bien. Mais il fallait obéir au docteur qui avait ordonné le repos.

Dès que je rentrai du collège, je m’installai près d’elle. Elle était gaie, souriante, avait repris ses poupées qu’elle s’amusait à coiffer longuement. Son clair babil emplissait encore la maison. Et, quand je descendais pour les repas, je laissais les portes ouvertes afin de rester en communication avec elle.

Yvette, de son lit, s’intéressait à tout, surveillait de loin mon déjeuner, et sa voix, sa petite voix de maîtresse de maison, nous arrivait du premier étage.

— Marie-Anne, dans le garde-manger, il reste du poulet froid pour papa.

Vraiment, elle semblait guérie. J’avais eu quelque inquiétude tout de même sans trop oser me l’avouer. Aussi j’étais un peu gâté. Yvette n’avait jamais été malade. La vie m’avait épargné les transes par où passent tant d’autres parents.

Le docteur revint après trois jours. Marie-Anne, prévoyant cette visite, avait tout préparé avec soin.

Et quand j’accompagnai le médecin auprès de la petite malade, une agréable vision m’accueillit. La chambre était gaie, bien en ordre, illuminée par un soleil de novembre. Des glaces, des brosses luisaient sur la coiffeuse. Des bûches ronronnaient dans la cheminée. Le lit était refait, les draps bien bordés, la couverture bleue n’avait pas un pli. Yvette, assise dans le lit, regardait un livre d’images. Sur sa chemise de nuit elle avait passé un petit manteau d’où le col de la chemise émergeait entourant le cou d’une collerette de dentelle. Dans les cheveux bien brossés se nouait un ruban rose.

Ainsi, parmi ces mêmes meubles, assise dans ce même lit que recouvrait la même couverture, vêtue de sa mante liberty cachant la chemise de linon, Jeanne, sept ans auparavant, attendait le médecin aux premiers jours de sa grossesse.

Pour la deuxième fois, le docteur examina Yvette, revit la langue, tâta le pouls. Aucun mauvais signe. L’enfant pourrait se lever. Mais, soudain, quelque chose le frappa. Une rougeur suspecte attira son attention. Il releva les petites manches, constata des veinures roses au pli du coude, voulut voir les jambes, la poitrine, fronça les sourcils, puis s’éloigna du lit et demanda à se laver les mains.

Anxieux, je l’accompagnai dans le cabinet de toilette. Il me regarda, parut réfléchir, pesa ses mots tout en s’essuyant les mains à la serviette. Qu’y avait-il donc ? Les larmes me montaient aux yeux.

— Sérieux, mais non alarmant, dit le docteur pour se résumer. Ne vous affolez point. Des milliers d’enfants ont passé par là. Mais il faut une surveillance constante. Ce sera long. Faites venir une garde-malade.

Et il partit, en annonçant qu’il reviendrait le lendemain.

Était-ce possible ? Yvette, ma petite Yvette était malade, sérieusement malade. Elle ne s’en rendait pas compte encore, et demandait à se lever, surprise qu’on s’inquiétât de sa santé. Pourtant, dès à présent, les symptômes étaient certains, les microbes commençaient leur œuvre. Le mal, encore latent, habitait son petit corps, d’où rien ne pouvait plus l’expulser. Bientôt elle sentirait ses premières atteintes. Fatalement il suivrait son cours. Trop tard pour l’empêcher à présent ! Demain, après-demain peut-être, la maladie l’aurait terrassée. De jour en jour, les yeux se feraient plus brillants, les doigts plus effilés, plus creuses les petites joues. Il y aurait des hauts et des bas, des heures de confiance et des heures d’angoisse. Puis, un beau jour, la maladie aurait parcouru son cycle, terminé sa lente évolution. Une vie nouvelle animerait les petits membres. La force et la santé refleuriraient comme un printemps. Et pour nous débuterait la période heureuse de la convalescence.

Mais si la maladie n’était pas bénigne, mais si quelque accident survenait par hasard, mais si le petit corps n’avait pas la force de résister, mais si, mais si…

Mon Dieu ! mon Dieu ! gardez-moi mon enfant !

À mon retour de l’après-midi, Yvette était moins bien. Le crépuscule tombait lentement.

L’heure de la fièvre ! L’heure des lampes !

Yvette avait soif, très soif. Elle demandait de l’eau. Je lui donnai la tisane qu’avait permise le docteur. Puis il fallut la transporter dans son petit lit, puisque la garde allait venir, la garde que la maison d’infirmières promettait pour le soir même.

Et Marie-Anne transporta la braise d’une chambre à l’autre pour allumer le feu dans celle d’Yvette.

Je m’étais assis près du lit de ma petite fille. Elle se coucha sur le côté, tournée vers moi, me regarda longuement, puis me dit, nous voyant seuls :

— Papa, nous n’avons pas fait la prière hier soir.

C’était vrai. J’avais oublié. Yvette dormait, la veille, quand j’avais regagné notre chambre.

Je lui pris les deux mains et répondis :

— Dis Notre Père, ma chérie. Je t’écoute…

Mais, la bouche un peu sèche, elle murmura :

— Toi plutôt, papa… Tu veux ?…

Alors je me penchai vers elle. À voix basse, je répétai l’éternelle prière, et ses yeux ne quittaient pas les miens, et elle redisait en elle-même les paroles. Nos lèvres remuaient en même temps. Et quelques mots furent ajoutés pour supplier Jésus de veiller sur Yvette, le Jésus que j’avais oublié souvent, mais qu’invoquent les parents et les marins en détresse. Et nous nous sentîmes plus heureux, comme s’il avait étendu ses bras sur nous, le doux berger des petits enfants.

La garde devait arriver dans la soirée. Je la reconnaîtrais, à la descente du train, à son costume bleu d’infirmière. Vers dix heures je partis pour la gare.

Les quais étaient presque déserts. Des employés traînaient paresseusement leurs chariots. Une lumière rouge se balançait au loin sur la voie. Une sonnerie trembla dans le bureau d’un sous-chef.

À un moment donné, un disque tourna, faisant un petit bruit sec. D’un banc, à quelque distance de moi, des ombres se levèrent. Mais le train attendu n’arrivait pas encore. C’était un rapide qui ne s’arrêtait pas. Et les ombres, simultanément, se rassirent.

Oh ! la tristesse nocturne des gares provinciales ! le silence, la nuit, l’humidité ! et puis, par instants, évoquant une vie inconnue, ces rumeurs, ces lueurs, qui dérangent le silence et la nuit. Et ces trains qui fuient, bondés de voyageurs, sans même daigner marquer l’arrêt ! comme ils nous font mieux sentir notre solitude, et tout le prix d’un être qu’on peut étreindre dans la grande indifférence universelle !

L’omnibus entra en gare. Des portières s’ouvrirent. Des fonctionnaires de petite ville revenaient de Paris. J’aperçus l’infirmière et m’approchai pour prendre son sac. Nous montâmes ensemble dans une voiture d’hôtel, déjà presque pleine de voyageurs ensommeillés, tous pressés d’arriver chez eux.

Une lanterne brillait sur le siège, mais l’intérieur était sombre. Je ne reconnus pas tout de suite mes compagnons, et saluai vaguement en touchant mon chapeau.

— Alors, dit quelqu’un, vous arrivez de Paris ?

— Non, je suis venu attendre madame.

Et, devinant une explication nécessaire pour justifier cette présence féminine :

— Madame est garde-malade et vient soigner ma petite fille.

— Votre fillette ? Elle est malade. Rien de grave, j’espère.

La voiture faisait halte dans les rues mal éclairées. Des gens essuyaient la buée des vitres pour chercher à voir où ils étaient. Un voyageur, resserrant son pardessus, descendit, avec un souhait banal de prompt rétablissement.

Nous arrivâmes bientôt. J’introduisis la garde auprès d’Yvette. Elle se courba vers elle pour l’embrasser. Yvette l’embrassa aussi. Puis j’allai prier Marie-Anne d’apporter une tasse de thé. Mon absence ne dura qu’un instant. Quand je revins, l’infirmière avait déjà revêtu sa blouse blanche. Elle était jeune encore, avec une silhouette fine et une façon de parler qui révélait de la distinction. Elle avait cette autorité des garde-malades qui savent faire accepter leurs soins. Yvette aurait une compagne agréable durant ses longs jours de maladie.

— Alors ? lui dis-je en présentant le plateau servi.

— Je ferai tout pour elle. J’aime tellement les enfants.

— Et comment la trouvez-vous, votre petite malade ?

— De la fièvre… Oui… Le soir, c’est naturel… J’ai vu bien des petits atteints du même mal. Ils se sont rétablis presque tous.

Il se faisait tard. La politesse m’interdisait de rester. Je pris congé de la garde, et, fermant la porte d’Yvette, me trouvai séparé d’elle pour la première fois.

La nouvelle venue était donc là, de l’autre côté de la cloison, passant la nuit près d’Yvette. Ainsi, c’était bien vrai ! Une nouvelle période commençait pour nous. La maladie s’était installée dans la maison.

Presque tous, avait-elle dit. Mon Dieu ! mon Dieu ! Sauvez mon enfant !

II

Plus d’une heure, accoudé dans mon lit, les yeux grands ouverts dans l’obscurité, je tendis l’oreille. Je n’entendais pas la voix d’Yvette qui s’était probablement endormie, mais je distinguais les allées et venues de la garde qui devait arranger ses affaires et marchait avec précaution, de ce pas feutré qui ne réveille point. Par instants, le pas s’arrêtait dans le fond de la chambre. Avec cette acuité d’impressions que la nuit procure, je comprenais que, penchée sur Yvette, elle surveillait le sommeil de la petite malade. Puis tout se tut. La garde avait dû s’étendre sur la chaise longue que nous avions transportée là pour qu’elle pût s’assoupir un peu.

Plus de bruit dans la maison. Rien que cette vague rumeur pareille à celle des coquillages que les enfants appuient à leurs oreilles. Mais, dans la rainure de la porte, la veilleuse de la chambre voisine traçait une raie lumineuse.

Je finis par m’endormir. Pour combien de temps ? Je l’ignore. Soudain, je me réveillai en sursaut, avec la sensation d’avoir été appelé. J’ouvris les yeux. La raie de lumière brillait encore.

Et j’entendis la chère voix :

— Papa… Papa…

Une autre voix disait doucement :

— Papa dort… Dodo, ma chérie… Dodo…

Mais l’enfant insistait encore :

— Papa… Papa… Tu es là ?… Mon petit papa.

La voix se faisait câline pour mieux me persuader. J’attendis un moment, l’oreille collée à la porte. Yvette répétait toujours : « Papa… Papa… » La crainte de manquer de tact me retenait, mais bientôt je n’eus plus la force de résister davantage. Peut-être qu’à ce moment, seule avec une étrangère, Yvette se croyait abandonnée par moi. Sachant que la garde ne se dévêtait pas pour la nuit, sûr de ne réveiller personne, je passai vite un vêtement et frappai deux petits coups.

Sur ce ton plus grave qu’impose le voisinage de minuit, une voix de femme murmura :

— Entrez…

L’enfant avait les yeux grands ouverts. Assise auprès d’elle, la garde lui donnait de la tisane.

— Yvette est un peu agitée, dit-elle en se relevant.

J’embrassai Yvette et voulus prendre la place demeurée libre à son chevet. Mais la garde ne m’y laissa pas longtemps.

— Yvette doit rester tranquille… Pourra-t-elle dormir tant que papa sera là ?

Et je réintégrai ma chambre. Tout bruit s’éteignit de nouveau. La raie de la porte était toujours là.

Le lendemain avant de sortir j’allai prendre des nouvelles de la nuit. La chambre était déjà faite. La garde avait tout arrangé, s’était mise en état de me recevoir, avait fait la toilette d’Yvette. La nuit, en somme, ne s’était pas trop mal passée. La fièvre était tombée. La petite malade n’avait pas très mauvaise mine.

Les deux compagnes étaient devenues amies. Yvette parlait familièrement d’Édith.

Sur une table étaient des graphiques, où devaient s’inscrire des courbes donnant les températures et le nombre des pulsations. La garde retira des draps un thermomètre, puis se mit en devoir de tâter le pouls.

À midi, nous déjeunâmes Mlle Édith et moi. Encore une nouvelle existence qui s’engageait. Quelque temps, nous nous retrouverions à la même table, nous dormirions sous le même toit. Nos vies se poursuivraient, parallèles. Puis, Yvette guérie, l’inconnue d’hier reprendrait sa route. Yvette, pendant quelques années, écrirait à celle qui lui avait donné ses soins. Puis les lettres se feraient plus rares. Plus que des cartes postales dont l’échange finirait par s’arrêter. La buée de l’inévitable oubli commencerait à monter entre nous.

D’allure modeste, mais dotée d’une naturelle élégance, avec cette assurance réservée que donne aux femmes l’obligation de se guider seules dans le monde, Édith tout de suite me plut. Un mot dit par hasard, une confidence livrée sans intention, me révélèrent par degrés son histoire. Orpheline de mère, elle avait élevé de jeunes sœurs, des frères cadets. Puis le père était mort, les enfants s’étaient mariés. L’aînée, restée pour compte, marchait sur la trentaine. Plus très jeune, sans grande fortune, trop fière pour se mésallier, elle voulut donner un but à son existence. Catholique, elle aurait pu se faire religieuse. Protestante, elle fit des études, se fit infirmière, presque diaconesse, entra dans une maison de santé. L’amour, après tout, n’est pas l’unique but de la vie. Froide au premier abord, elle avait cette correction qui ordonne le respect. Mais quelles luttes avait-il dû falloir pour en arriver là ! De quelles tendresses comprimées cette maîtrise de soi n’était-elle pas faite ! Un geste involontaire, une phrase sans arrière-pensée disaient toute la richesse de cette âme, toute l’humaine faiblesse de cette vierge forte. Parfois, quand il était question de ses jeunes frères, une larme hésitait au bord des cils, décelait toute la sensibilité de ce cœur qui s’interdisait les émotions. Mais la paix intérieure était venue. Édith connaissait la joie de se consacrer à des êtres. Une douce lumière habitait son regard.

Nous causions pendant les repas. Son rôle de garde-malade justifiait seul nos tête-à-tête. Elle ne laissait pas dévier l’entretien.

— Alors, votre impression sur Yvette ?

— Pas mauvaise… Pas mauvaise assurément… Elle aura de la fièvre… Les enfants ont des hausses extraordinaires de température… Mais le pouls est bon… Ne nous alarmons pas.

Édith, qui ne dormait guère de toute la nuit, se reposait quelques heures dans sa chambre après déjeuner. Ayant obtenu de n’avoir classe que le matin, je passais mes après-midi près d’Yvette.

Et nous jouions ensemble, combinant la robe d’une poupée ou remuant les cubes d’un jeu de patience, mais la partie ne se prolongeait pas longtemps. La maladie, qui donne aux petites filles une gravité précoce, diminuait en elle le goût de ces amusements. Je voyais bientôt que son attention n’y était pas. Un moment, à la façon des malades plus âgés, elle considérait ses doigts, déjà plus fins, comme pour les interroger. Puis laissant retomber son bras de mon côté, d’un geste dont je devinais l’intention, elle attendait ma main. Alors nous restions tranquilles, les mains unies, à nous regarder et je savais bien qu’à tous les jeux Yvette préférait ces minutes-là.

Plusieurs jours durant, il en fut ainsi. De temps en temps, entrecoupant le silence, elle parlait des choses qui l’intéressaient, d’Édith, de Marie-Anne, de ses amies, de moi, de tout ce petit monde qui évoluait autour d’elle et sur qui se répandait sa tendresse. Oui. La maladie avait commencé son œuvre. Tout le petit corps s’allongeait, s’effilait. De ce lit, l’enfant se relèverait presque jeune fille. Mais l’intelligence aussi subissait une transformation. La maladie d’Yvette lui donnait quelques années de plus. Son caractère se faisait plus doux, sa pensée plus réfléchie. Finies ces petites brusqueries d’enfant que j’avais observées quelquefois. J’avais connu son clair sourire, son cœur affectueux. Je découvrais à présent son âme, qui fraîchement s’épanouissait.

Ah ! ces après-midi que j’ai passés près d’Yvette ! Nous restions là, nous sondant du regard, les mains unies, ne faisant qu’un, le père et l’enfant, comme si nos veines avaient communiqué. Un jour me revinrent des réflexions d’autrefois. Je songeais à l’éternelle solitude de deux êtres, qui suivent le même chemin, voisins, mais non confondus, et que ni l’amour ni le mariage ne peuvent jamais unir tout à fait. Mais Yvette et moi nous nous comprenions sans paroles, rapprochés par mille ressemblances physiques et morales, par des façons pareilles de sentir et de penser, ayant subi l’influence des mêmes ancêtres, hérité des mêmes insondables dessous, d’un même sang coulant dans nos mains jointes.

Et ces tristes après-midi avaient une infinie douceur.

Tous les jours, vers cinq heures, la garde réapparaissait, tâtait le pouls, prenait la température. Anxieux, j’examinais les graphiques.

Toujours le thermomètre remontait vers le soir, mais le nombre des pulsations demeurait à peu près stationnaire. La courbe variait peu. Pour soutenir le fragile cœur, le docteur avait ordonné des piqûres. La garde, à heures fixes, approchait du lit, dissimulant une minuscule seringue.

Elle disait en prenant le petit bras déjà moins potelé :

— Tiens… une petite puce…

Et, vite, avant qu’Yvette ait eu le temps de comprendre, elle faisait la légère piqûre.

Mais Yvette était devenue plus méfiante. Parfois elle m’implorait en disant :

— Non, papa, pas de petite puce !

Comme beaucoup de parents j’aurais fait une détestable infirmière. Comment résister à cette chère voix qui supplie, à ces yeux inquiets qui demandent grâce ? à celle qui attend tout de nous, où trouver la force d’opposer un refus ? J’essayais bien de convaincre Yvette. Elle disait : « Oui, papa… C’est bien… Je laisserai faire… » Mais elle connaissait trop la faiblesse paternelle. La garde opérait plus facilement quand je n’étais pas là. Toutes les quatre heures, jour et nuit, il fallait une nouvelle piqûre. Mieux valait me soustraire aux prières d’Yvette.

La nuit, les yeux fixés sur la porte que rayait toujours une ligne lumineuse, j’entendais la frémissante voix :

— Papa… papa… Tu es là.

Et j’appliquais l’oreille contre la porte, comme un voleur qui retient son souffle. Mais Yvette insistait, insistait. Elle avait de la fièvre et m’appelait cent fois dans une nuit.

— Papa… Papa… Papa chéri… Mon petit papa.

Hélas ! La consigne était implacable. Je n’avais pas le droit de répondre. Des larmes me montaient aux yeux. Je ne pouvais que tomber à genoux. J’écoutais, j’écoutais, impuissant. Cette voix, vivrais-je cent ans, sonnera toujours à mes oreilles.

Ah ! ma petite Yvette ! à aucun moment de ma vie, je ne t’ai tant aimée. N’est-ce pas que tu n’as jamais douté de moi ? que tu n’as jamais cru que, lâchement endormi, je restais indifférent à ton appel ? Ne me devinais-tu pas, debout derrière la porte, dans le silence de la nuit résistant à l’élan qui m’entraînait vers toi ?

Oui. Ce fut bien le plus cruel sacrifice, je n’avais pas le droit de t’expliquer…

Mais, le matin, je comprenais à ton bon regard que tu ne m’en voulais pas. Comme je t’aimais de m’avoir pardonné !

La courbe de température se montra tout de suite irrégulière, avec des hauts et des bas, des écarts, suivant les heures, de plusieurs degrés.

Le thermomètre, qui remontait dans l’après-midi, continuait jusqu’à minuit son ascension. Alors, après m’avoir appelé vainement, la malade finissait par s’assoupir, ce que ma présence aurait probablement empêché. L’énergique Édith avait donc raison. Le matin, quand j’allais embrasser Yvette, la courbe était presque revenue à la normale.

Pourtant, au bout d’une semaine, la fièvre s’aggrava. La ligne brisée, faisant des sauts brusques, dépassait chaque soir le niveau de la veille. Yvette était comme terrassée. Je considérais les graphiques avec angoisse. Dans la journée, quand la garde prenait la température, l’émotion me serrait la gorge. Deux fois par heure, j’aurais voulu qu’elle recommençât, espérant toujours un léger mieux. Ma vie était suspendue à ce thermomètre. Doutant de son exactitude, j’en achetai un autre. Le résultat demeura le même. La courbe remontait encore, et le petit cœur battait, battait.

Je voulus prévenir Jeanne, mais que faisait-elle, et quel pouvait être son état de santé ? Où la retrouver avec son humeur bizarre et sa manie de changement ? Puis son apparition ne serait-elle pas trop émouvante pour Yvette, qui pouvait douter qu’elle vécût encore, bien qu’elle la nommât toujours dans sa prière ? J’écrivis à son oncle à tout hasard.

Pour combattre la fièvre qui devenait excessive, le docteur ordonna des bains, quatre bains par vingt-quatre heures, à intervalles réguliers. Nous installâmes une baignoire d’enfant dans la chambre d’Yvette. Mais des moyens suffisants de chauffage n’existaient qu’au rez-de-chaussée. Il fallait transporter l’eau chaude d’un étage à l’autre.

Souvent je les évoque, ces bains. Je revois surtout la nuit du premier. La garde avait ranimé le feu de la chambre. Une tiédeur de serre rendait impossible tout refroidissement. Marie-Anne avait rassemblé sur le fourneau de la cuisine tout ce que la maison contenait de récipients, et je transportais l’eau bouillante dans l’escalier mal éclairé. Tout ce remue-ménage semblait étonner la maison, et il m’impressionnait moi-même, ce mouvement nocturne dans la chambre d’Yvette, à cette heure tardive où d’habitude elle dormait. Malgré tout, j’éprouvais un soulagement. De ma chambre où chaque nuit j’étais reclus, je sortais comme d’une prison. Transporter cette eau, c’était s’occuper d’Yvette. Tout valait mieux que la rage impuissante d’un père crispé derrière une porte fermée.

Quand tout fut prêt, la garde retira la chemise de nuit et tendit les mains pour soulever l’enfant. Mais Yvette, bien réveillée, murmura :

— Je voudrais que ce fût papa…

Et je pris dans mes bras le cher petit corps amaigri.

Comme elle était forte et sage ! quel effort elle faisait pour se comporter vaillamment ! comme ils exprimaient, ses yeux, la confiance absolue en moi ! Par le silence de la nuit, par l’étrangeté, à pareille heure, de ces bains, elle ne voulait pas se laisser troubler. Les petites jambes, si frêles, s’allongeaient dans l’eau transparente et je lui tenais les mains pendant qu’Édith changeait la bouillotte du lit et faisait tiédir les couvertures devant la flamme.

Puis, après le laps de temps voulu, je retirais de l’eau le petit corps mouillé que nous enveloppions dans les couvertures.

Les bains produisirent leur effet. Dès le lendemain, les écarts de température avaient diminué. Trois jours après, les progrès étaient si sensibles que la fièvre avait presque disparu. Yvette se sentait revivre. Un beau matin, avant mon départ pour le collège, je la trouvai assise dans son lit, l’aiguille en main, fort occupée à un petit travail de broderie.

Pour m’embrasser, elle piqua dans le canevas l’aiguille enfilée de laine rouge, et je posai l’ouvrage sur la cheminée.

L’espérance, l’éternelle espérance rouvrait ses ailes. J’ébauchai de beaux projets. Dans quelques semaines, la douce période de la convalescence allait commencer. Ce serait comme une nouvelle naissance. Après tant d’inquiétudes, comme nous allions mieux nous aimer ! Chaque jour marquerait un progrès nouveau, un lent et continu retour à la vie, une calme avance faite pas à pas, comme par un enfant qui apprend à marcher. Oh ! la joie du premier petit potage, si amoureusement préparé, l’émotion du premier œuf ! Puis je demanderais un congé. Nous partirions ensemble pour le Midi, pour l’heureuse Côte d’Azur, au bon pays du soleil qui rend des forces aux enfants riches ! Et je bercerais doucement Yvette, qui, plus tard, quand je serais bien vieux, me soignerait à son tour comme je l’avais soignée, en attendant, mon heure venue, d’être là pour me fermer les yeux. Et elle serait tout à fait rétablie pour la fin de décembre ! Nous serions de retour vers la Noël…

Ah ! le beau Noël que nous aurions cette année-là !

Vers le soir, le pasteur vint me voir. Je n’offris pas de l’introduire auprès d’Yvette à qui toute fatigue devait être encore épargnée. Mais il me proposa de prier pour elle et il supplia Dieu de bénir le petit ange. Quand nous relevâmes la tête, je remerciai le pasteur. J’avais le cœur tout rasséréné. De douces larmes mouillaient mes yeux. Le pasteur me prit la main et me dit avec beaucoup d’affection :

— Ah ! mon ami, vous en aurez connu des tourments !

Mais, ces tourments, il en parlait maintenant au passé.

Comme sept heures sonnaient, nous nous mîmes à table. Vers la fin du repas, Marie-Anne descendit l’escalier à pas de loup pour nous dire qu’Yvette dormait. Après toutes ces nuits d’insomnie, pût-il se prolonger longtemps le bon sommeil réparateur ! Rien, ce soir-là, ne pressait Édith de remonter.

— Figurez-vous, dit-elle, qu’Yvette a eu, l’autre nuit, du délire… Elle m’a regardée et a murmuré : maman.

Pas une fois depuis sa maladie Yvette n’avait parlé de l’absente, et son silence m’avait encore surpris. Qui peut savoir ce qui se passe dans une intelligence d’enfant ? Ah ! ces mystérieuses petites âmes ! « Maman », avait-elle dit. C’est qu’elle pouvait rêver de tendresses maternelles. La vigilance d’un homme ne suffit pas toujours. Et qui sait ? Si j’avais eu, dans cette maison, une femme aimante, avisée, la maladie d’aujourd’hui, prévenue à temps, ne se serait peut-être pas déclarée.

Une pensée bizarre m’effleura. Mlle Édith acheva sa phrase :

— Oui… Elle m’a appelée maman… Elle sait combien je l’aime, votre petite Yvette…

— C’est que vous les aimez tant vous-même, vos chers petits.

— J’adore vivre avec eux… C’est auprès de grandes personnes qu’on nous appelle d’ordinaire, des vieillards, des paralytiques. Mais, soigner les enfants, c’est reposant, c’est frais. C’est comme si nous prenions des vacances…

Elle était charmante en disant cela. Quelque vieux rêve de bonheur, que je croyais bien mort à tout jamais, allait-il se réveiller tout à coup ? De mon union avec Jeanne, que pouvais-je encore espérer ? Ma lettre à son oncle était demeurée sans réponse. Il était mort peut-être ou s’était réfugié ailleurs, je ne savais où.

— Les enfants, dis-je… Et pour vous-même vous n’avez jamais songé ?… C’est une dure existence que la vôtre.

— On peut faire tant de bien ! Passer les nuits, affaire d’habitude !… Et voir des malades guérir, comme va guérir Yvette, il n’est pas de plus grande satisfaction.

— Mais ils meurent aussi quelquefois.

— Nous les avons consolés, au moins, soutenus jusqu’à leur dernière heure que nous avons peut-être apaisée.

— Et cela vous suffit ?… Vous n’avez le sentiment d’aucun vide ?

— D’aucun… Pourquoi ? Je n’y peux rien comprendre. Mais je me sens heureuse, si heureuse…

Non. L’amour n’est pas tout dans la vie.

III

Un matin, je rentrais de classe. Le tintement de midi, tombant d’un clocher, réveillait d’autres horloges, qui entremêlaient leurs sonneries de sorte qu’on avait peine à compter les coups. Des ouvrières, que les rues adjacentes déversaient sur l’avenue, se hâtaient vers le déjeuner. Déjà, de ce mouvement machinal que j’avais autrefois quand j’arrivais en retard, je levais la tête, cherchant aux fenêtres de l’étage la souriante vision, quand je reconnus l’auto du docteur qui ronflait devant la porte.

— Yvette a toussé, me dit Marie-Anne. Mlle Édith a fait appeler le médecin.

Je montai vite. Yvette, une serviette autour de son petit torse, était assise dans son lit et le docteur l’auscultait avec soin. Je ne fis qu’un pas dans la chambre et repoussai doucement la porte, de peur de troubler l’examen.

Yvette se tenait immobile. Le docteur, la joue contre la serviette, écoutait longuement, dans le dos, dans la poitrine, plus haut, plus bas, cherchait un endroit, comparait la respiration des poumons. Sans relever la tête il disait :

— Tousse, mon enfant… Plus fort… Un peu plus fort… C’est bien… Ne tousse plus maintenant…

Et, les yeux levés, Yvette, soumise et patiente, exécutait les commandements.

Le docteur remonta la chemise, étendit Yvette dans ses couvertures, puis, lui maintenant la tête de ses deux mains, la regarda fixement.

— Les yeux sont calmes, dit-il, en remettant à la garde la serviette. Aucun symptôme de méningite. L’analyse non plus n’a rien révélé. Mais les complications étaient à craindre. Les poumons m’inquiètent. Le pouls reste bon heureusement.

Et il donna des instructions à la garde, signa des ordonnances, revint vers l’enfant, la considéra encore, recommanda de bien surveiller le pouls.

— Mieux valait ne pas continuer les bains.

J’allai dans une pharmacie faire exécuter les ordonnances. Dans mon désarroi, la seule consolation qui me restât, c’était de faire des commissions pour Yvette. À personne je n’aurais abandonné cette tâche. Un pharmacien courtois me demanda si je pouvais attendre, choisit des flacons, les emplit de liquides empruntés à divers bocaux, et colla des étiquettes, cacheta des bouchons, ficela des paquets avec autant de soin méticuleux que si la qualité du remède en devait être améliorée.

— C’est pour ma petite fille, murmurai-je, par besoin de rencontrer une sympathie.

— Oui, je sais qu’elle est malade. Moi aussi, j’ai passé par là. Tous les parents traversent les mêmes émotions.

Une jolie petite blonde, que j’avais rencontrée à l’école d’Yvette, vint prévenir son père que le déjeuner attendait.

— Tenez, dit-il, en posant la main sur les boucles. Elle nous a bien tourmentés, elle aussi. À présent, quelle mine ! Mais nos angoisses ont un bon côté. On les aime encore mieux ensuite.

Cette parole me fit du bien. J’y trouvais l’explication de la maladie d’Yvette, cette cause finale dont mon cœur avait besoin. Quel mal avait fait Yvette sur la terre pour qu’un Dieu juste pût m’arracher mon enfant ? Nous sortirions meilleurs, plus heureux de cette épreuve sans laquelle je serais demeuré peut-être un père imparfait. Quelques semaines terribles suivraient encore, mais, j’en étais sûr, nous sauverions Yvette. Et pour la Noël… pour la Noël… Oui. Quel beau Noël nous aurions cette année-là !

Édith, qui donnait une potion à sa malade, n’était pas encore descendue quand je revins. Marie-Anne, silencieusement, mettait le couvert. Son expression m’intrigua.

— Qu’y a-t-il donc, Marie-Anne ? Vous avez un air étrange aujourd’hui.

— Il y a, monsieur… Mais non, rien… Il n’y a rien…

— Comment ? Il n’y a rien ?

Elle fit un effort pour répondre, me regarda comme pour m’interroger, puis, se retournant, elle éclata en sanglots.

— Voyons, ma brave fille, vous ne pleurez pas sans raison. Pourquoi ces larmes tout à coup ?

— Je pleure parce qu’Yvette est malade.

— Elle est malade, oui, depuis bien des jours malheureusement. Mais nous la sauverons. Je suis sûr que nous la sauverons. Avez-vous su quelque chose ? Avez-vous parlé à quelqu’un ?

— Parlé ? Je n’ai parlé qu’au docteur.

— Et que vous a-t-il dit de particulier ?

Elle me regarda encore, eut une hésitation. Les sanglots s’étaient arrêtés. Redevenue maîtresse d’elle-même, elle me dit :

— Rien de particulier, non. Rien. Monsieur peut me croire.

Je voulus consoler Marie-Anne. Après tant de fatigues et d’émotions, sa nervosité n’était que trop naturelle. Moi-même je devais être fort, soutenir les courages. J’étais l’homme de cette maison. Notre volonté sauverait Yvette.

— Ayez confiance, Marie-Anne, confiance dans le bon Dieu qui nous la guérira. J’en ai la certitude, et, dans quelques semaines ! Vous verrez, Marie-Anne, nous aurons un beau Noël !

— Dieu le veuille ! dit-elle en s’essuyant les yeux, bien qu’elle eût peu de religion.

La maladie entra dans une nouvelle phase. Elle avait atteint la plus angoissante période de son évolution. La consolation de voir Yvette à toute heure, de travailler pour elle en montant l’eau bouillante, ne m’était même plus accordée. Ah ! les nuits interminables ! Comme le jour était long à venir ! Dès huit heures du soir, dans l’intérêt même d’Yvette, il fallait m’éloigner. Elle dormait quelque temps, puis, secouée par la toux, s’éveillait en m’appelant :

— Papa ! Papa… Chéri papa…

L’horrible supplice recommençait. La rainure de la porte brillait encore et j’étais torturé par l’idée qu’Yvette pouvait douter de moi.

La garde allait et venait. Parfois son pas feutré approchait de la porte. J’espérais qu’elle allait m’appeler, que mon aide pouvait être utile à quelque chose. Mais non… Le pas s’éloignait de nouveau.

Yvette était vaincue par la maladie. Les graphiques, qu’autrefois j’interrogeais vingt fois par jour, j’avais maintenant peur de les voir. C’était un passage terrible à traverser.

Tous les après-midi, je remplaçais Édith auprès d’Yvette. Mais finis les petits jeux des premiers jours ! La malade, que la fièvre ne quittait plus, était bien trop faible pour cela. Nous ne pouvions que rester ensemble, longtemps, à nous regarder. Parfois, les yeux qui me fixaient se refermaient doucement. Yvette s’assoupissait sans changer de place, sans un mouvement de la tête ou des mains. Ses paupières seules retombaient. Et j’observais le cher visage, fin, long, émacié, où la souffrance avait mis son empreinte. Comme la maladie l’avait vite transformée ! Cette respiration que tant de fois, pieds nus, j’avais écoutée pendant la nuit, dont le bruit régulier me faisait bondir le cœur, comme elle était oppressée à présent ! Pourtant elle avait le sommeil paisible d’un enfant qui se sent protégé. D’ailleurs se savait-elle en péril ? De la mort, jamais je ne lui avais parlé. Quand nous suivions certaine route, jamais nous n’avions passé la porte du mystérieux jardin. De tels secrets plus tard lui seraient révélés. Mais elle aurait su la mort possible, que c’est du même sommeil calme qu’elle aurait dormi, ayant mis en moi toute sa confiance et sachant bien que papa ne lui laisserait arriver aucun mal.

Elle dormait une heure, puis s’éveillait en murmurant :

— Papa.

Nous nous regardions. Un sourire s’échangeait dans le silence. Parfois aussi elle disait quelques mots. Elle parlait d’une voix au-dessus de son âge, évoquant ses plus doux souvenirs et surtout Noël, Jésus, l’arbre, le bel arbre qui l’avait émerveillée. Sans croire à la mort, elle croyait au ciel. Sa petite logique ne s’embarrassait pas de pareilles difficultés. Ah ! quand Yvette serait guérie, comme nous aimerions bien ce que nous avions trop négligé !

Un jour, comme la garde revenait, elle me dit :

— Papa, tu devrais sortir. Il fait beau.

— Oui, mais pour aller où ? Voyons. Que pourrais-je acheter pour Yvette ?

Alors, comme une petite fille qui a son idée :

— Papa, si tu veux, achète-moi un parapluie pour l’école.

Cette demande m’étonna d’abord. Ce ne fut que plus tard que je compris. La petite tête avait travaillé. Yvette me tendait un piège innocent. Papa n’était pas assez sot pour faire d’inutiles emplettes. Si j’achetais un parapluie de petite fille, c’est qu’elle devait pouvoir bientôt en faire usage. Par conséquent…

Je rapportai un joli parapluie que, sur le désir d’Yvette, je posai tout ouvert sur l’édredon. Pensivement, elle le considéra.

Le thermomètre montait toujours et le pouls commençait à faiblir. Le frêle cœur avait tant battu ! Pour le soutenir, le docteur ordonna d’autres piqûres. Édith ne parlait plus de la « petite puce », mais disait, en tenant dans sa main quelque chose :

— Le cœur d’Yvette fait tic-tac… On va remonter la petite montre…

Yvette laissait faire, ne protestait même plus et souriait avec bonté d’un sourire trop grave pour son âge, comme si, mûrie par la maladie, elle n’était plus dupe de ces enfantillages, mais nous remerciait quand même pour l’affectueuse intention.

Et la respiration devenait toujours plus difficile. Il fallait, pour qu’elle se reposât, coucher Yvette sur le côté, afin qu’un moindre poids oppressât sa poitrine. Un matin, le docteur s’était fait accompagner d’un confrère, spécialiste des maladies d’enfants. Longuement, ils auscultèrent Yvette, comparant leurs observations. Ils eurent un geste comme pour dire : « C’était fatal. Cette complication devait arriver. » Puis ils allèrent discuter dans la chambre voisine et décidèrent pour le jour même une opération.

Elle fut faite dans l’après-midi. Les médecins m’invitèrent à n’y pas assister. Assurément, ils n’avaient d’autre souci que le bien d’Yvette, mais en la laissant seule dans la chambre avec la garde et ces deux hommes, j’eus encore la sensation que je l’abandonnais. Le pasteur, qui semblait venu par hasard, voulut me tenir compagnie. Mais, les paroles qu’il put dire, je ne les entendis même pas. Mon esprit était avec Yvette. Savoir l’opération finie fut un immense soulagement. J’avais eu, tant qu’elle avait duré, une terreur inavouable. J’attendais avec angoisse qu’on m’appelât. Tout était possible. Ah ! c’était pour cela que le pasteur était venu. L’opération terminée, j’eus hâte de retourner près d’Yvette. Je la vis, en ouvrant la porte, étendue sur son lit, immobile. La garde avait tiré les rideaux pour faire la nuit. Elle me fit signe qu’Yvette dormait.

Elle dormit longtemps. L’opération l’avait peut-être sauvée. Délivrée du terrible poids, elle réparait de longues fatigues. Le soir, la température avait diminué. Toute la nuit, Yvette sommeilla paisiblement. Les docteurs, le lendemain, la trouvèrent reposée. Le pouls, par malheur, faiblissait encore.

Sur mon bureau, je trouvai des lettres nombreuses. Parents, amis s’informaient de la santé d’Yvette. Il y avait aussi des cartons, contenant des poupées adorables. Comme tout le monde l’aimait !… Yvette n’avait jamais eu de jouets semblables. Je demandai un conseil au docteur :

— Yvette a reçu de beaux joujoux. Êtes-vous d’avis de les lui donner ?

Il répondit en s’en allant :

— Oui, si vous voulez. Mais en profitera-t-elle en ce moment ? Autant vaudrait les garder pour plus tard.

Moi aussi, je tendais un piège, un piège comme celui du parapluie. Le docteur avait dit :

— Plus tard…

L’espérance, tenace, une fois de plus se ranima.

Une nuit, comme tant d’autres nuits antérieures, j’étais debout dans ma chambre, épiant le moindre bruit. Deux coups faibles, mais nettement frappés, me firent lever la tête. Je l’avais tant espéré, cet appel, qui m’introduirait près de ma petite malade que je me crus le jouet d’une illusion. Mais non, je n’avais pas rêvé. J’ouvris la porte. Édith vint à moi et me dit :

— C’est le pouls qui m’inquiète… Pourriez-vous appeler le docteur ?

Une minute après, j’étais dehors. Une horloge, dans le lointain, sonna la demie, mais je n’avais aucun sentiment de l’heure qu’il pouvait être. Personne sur les quais. Le triste vent d’hiver pleurait déjà dans les platanes. Je faillis tomber d’un trottoir. Les feuilles mortes cachaient la place du ruisseau. Le ciel était sans étoiles. Sous le pont, la Seine, noire, faisait un clapotis sinistre. Personne, mais, presque à chaque maison, une lampe derrière les rideaux veillait. J’allais, j’allais, marchant comme doivent marcher les somnambules. Depuis longtemps je n’étais sorti si tard. Pourtant, je ne m’étonnais pas d’être là. Cet aspect tragique des choses me semblait connu. J’avais dû, dans un rêve, me voir ainsi, traversant la ville morte, et sans doute vivais-je un cauchemar dont j’allais me réveiller. Jeanne ! Jeanne !… Yvette ! Yvette !… Non. Tout cela n’était pas vraisemblable… Je suivis plusieurs rues. Les chiens aboyaient derrière les grillages. Dans un fond d’avenue, qui faisait un grand trou sombre, dormait la maison du docteur. En tâtonnant, je trouvai la sonnette. Elle fit un tel bruit que j’en fus gêné. La lucarne d’une mansarde s’éclaira et s’ouvrit. Un domestique demanda qui était là. Puis la mansarde redevint obscure, mais une lumière mouvante traversa la cage d’escalier. Plusieurs minutes encore s’écoulèrent. L’ombre du docteur parut enfin, sur le perron, dans le fond du jardin. Le valet défit, non sans peine, la chaîne de la grille, et le docteur, boutonnant son pardessus, me suivit.

Affectueusement, sans paraître contrarié d’avoir été dérangé à pareille heure, il s’assit près d’Yvette, la câlina, lui tâta le pouls, puis regarda le graphique et rapprocha son observation des indications d’Édith. Il s’informa de l’heure de la dernière piqûre, en fit une lui-même au petit bras léger comme du coton, mais il donnait l’impression d’un homme qui n’agit encore que par devoir, et n’attend plus grand’chose des interventions humaines.

Quand je l’eus quitté sur la porte d’entrée, je compris. D’autres paquets encombraient le guéridon du vestibule. Des cartes étaient réunies dans un plateau. Oui, les sanglots, l’autre matin, de Marie-Anne, la visite du pasteur, ces lettres, ces jouets, toutes ces venues d’amis qui demandaient des nouvelles, tout s’expliquait maintenant. Fou que j’étais avec ma stupide espérance ! Tous savaient, depuis plusieurs jours, ce qu’ignorait mon seul aveuglement.

Et, pour la première fois, je pris nettement conscience de l’horrible possibilité.

IV

Le pouls faiblit, faiblit… Trois semaines, le petit cœur a vaillamment lutté. Maintenant, il est à bout de forces. Il ne peut plus.

Cette nuit, nous sommes plusieurs personnes rassemblées, bien tard, au chevet d’Yvette. Sur le seuil de ma porte qu’on n’a pas refermée, laissant communiquer les deux chambres, Marie-Anne fait des apparitions. Le docteur, qui n’a pas attendu que j’aille l’appeler, a ramené son confrère avec lui.

La garde est là, bien lasse, les traits tirés. Et je suis, moi aussi, dans la chambre d’Yvette qu’on n’a pas l’idée de m’interdire cette fois.

Yvette, très calme, n’a presque pas de fièvre. Elle a un peu joué, cet après-midi, avec une poupée neuve que je lui ai tout de même donnée, tellement je la trouvais jolie, et qu’elle a encore près d’elle sur son oreiller. Mais comme sa figure est pâle parmi ses boucles d’or ! Pensivement, elle nous suit des yeux. Pourquoi tout ce monde, à cette heure étrange, autour de son petit lit ?

Le docteur brise une ampoule, remplace un moment sur sa chaise la garde assise auprès d’Yvette. Il tente une nouvelle piqûre. Yvette laisse aller son poignet. La petite douleur ne l’atteint plus.

Et le docteur continue d’observer. Le pouls faiblit encore. La piqûre n’a pas produit d’effet. La science des hommes ne peut plus rien dorénavant.

Que faire ? Je ne tiens plus en place, avec ce même sentiment de mon impuissance que j’eus la nuit de la naissance d’Yvette.

Et je m’affale dans la chambre à côté.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! toi qui ressuscitas la fille de Jaïrus, qui rendis son fils à la veuve de Naïm, tu peux sauver mon enfant. Je le sais, je t’implore en dernière ressource, et ce n’est que lorsque tout me manque que l’idée me vient de t’implorer. Mais c’est de toi seul que j’attends le secours maintenant. La douleur nous fut bonne peut-être, mais, tu le vois, l’épreuve est suffisante. Fais un miracle non pour moi, mais pour Yvette. C’est un homme vaincu qui te supplie à présent. Garde-la, elle est sans tache. Mais hâte-toi, mon Dieu ! hâte-toi. Si tu ne veux faire un miracle, accorde au moins un léger mieux qui demain se développera lentement.

Mais Yvette, m’ayant cherché des yeux, me rappela dans un murmure :

— Papa…

Les médecins, à cet instant, m’auraient annoncé quelque progrès subit qu’ils ne m’auraient pas étonné. Je m’attendais presque à un miracle. Hélas ! La pitié seule les retenait encore. Ils me remplacèrent dans la chambre voisine. L’un d’eux dit à l’autre à voix basse :

— Ce sera pour le petit jour…

Par une semblable nuit d’automne, quelques années auparavant, une sage-femme avait prononcé la même phrase.

Entre ces deux paroles devait tenir toute l’existence d’Yvette.

J’allai vers elle. Elle voulut tendre les bras pour m’enlacer encore, mais n’avait plus la force de les soulever. J’offris mon front à son baiser. Et, comme nous l’avions fait tant de fois, je me penchai sur elle pour murmurer : « Notre Père… ». Ses lèvres articulèrent encore les mots éternels.

Une calme lumière éclairait ses yeux. Elle avait presque franchi le pas. Peut-être apercevait-elle déjà des choses que nous ne voyons point. Elle avait cette paix des tout petits qui sentent que des anges veillent sur leurs sommeils d’enfants.

Je me penchai encore. Comme aux premiers temps de notre vie à deux, elle mit à mon front un baiser pour maman, et, ce baiser suprême, ce fut presque du ciel qu’elle le donna.

La prière du soir, c’était pour Yvette l’acte final de la journée. Le bon sommeil devait venir ensuite. Dans son esprit, une association d’idées s’était faite. Elle dit, dans son parler enfantin :

— Maintenant, dodo… Éteindez, s’il vous plaît, la lumière… Papa, reste, toi.

Un petit coup fut frappé à la porte. Une idée bizarre me vint. « Jeanne ! pensai-je, c’est elle ! Une secrète voix l’aura prévenue. » Mais non… C’était le pasteur, que Marie-Anne avait dû appeler.

— Yvette, dis-je… M. le Pasteur… Il est gentil de venir te voir.

Et Yvette lui sourit, car elle l’aimait bien.

Il approcha du lit, près duquel Édith était toujours assise, surveillant le faible pouls. Il leva les bras, commença une prière :

— Seigneur !… Seigneur !…

Yvette suivit des yeux ces bras qui bénissaient, accompagna du regard l’ascension des mains.

Mais, soudain, le regard s’arrêta. Édith fit un signe que le pasteur comprit. Il s’interrompit une seconde, prononça d’autres mots que ceux qu’il avait préparés, et dit :

— Seigneur ! Seigneur ! reçois entre tes bras notre enfant.

Un bêlement de chèvre monta du jardin. Le petit jour pâle blanchissait la fenêtre.

La garde avait fait un signe. La petite montre s’était doucement arrêtée…

V

Deux jours encore, – deux jours et deux nuits, – Yvette habita la maison.

Les docteurs étaient partis. Le pasteur, devinant mon besoin d’être seul, s’était à son tour retiré. Édith et Marie-Anne me repoussèrent dans ma chambre qu’envahissait le crépuscule du matin. Un homme se trouva seul, le front contre la vitre, sans mouvement et sans pensée, dans la brume triste de fin d’automne. Les larmes même ne venaient pas. Des heures passèrent. Enfin le ciel s’éclaircit. Un vent léger balaya les ombres du jardin. Le roulement d’une charrette, la cloche d’une laitière marquèrent la reprise du travail journalier. La vie recommençait sans Yvette.

Elle allait donc continuer encore, l’inutile existence sans but, qui ne valait plus la peine d’être vécue. Oh ! les deux longs jours qui suivirent, gris et désespérés ! Cette obligation de s’habiller quand même, de remplir son rôle malgré tout ! Le facteur entra dans le vestibule. Des paquets contenaient encore des jouets pour Yvette. Des lettres exprimaient des vœux de guérison. Puis, tout le jour, des sonneries à la porte où l’on n’avait jamais tant carillonné. Des télégraphistes sortaient de leurs sacoches des dépêches. Des demoiselles de magasin portant des fleurs, détachaient dans l’entrée leurs silhouettes. Des fournisseurs vinrent, des fournisseurs de toutes sortes. Un imprimeur d’abord, puis d’autres, puis d’autres. Un tailleur, je crois, et un menuisier.

Et toujours cette impression de vivre dans de la grisaille, parmi des choses sans couleurs et sans reflets. Moins une souffrance aiguë qu’un accablement morne, une paralysie du cœur empêchant de sentir et de pleurer. Et ce même bourdonnement d’oreilles que j’avais connu jadis, que nous percevons à toutes les heures graves où nous sommes entraînés par notre destinée, comme si nous étions emportés par un rapide dont la direction ne nous appartient pas ! Mais cette honte surtout, cette honte d’avoir laissé partir Yvette toute seule, de pouvoir continuer à vivre quand ma petite n’était plus là !

Midi vint, comme tous les jours. Nous nous retrouvâmes en tête-à-tête, Édith et moi. Elle avait les yeux rouges, mais, moi, je ne pleurais pas.

L’après-midi amena des visites. Ce fut tout un défilé. Jamais une telle affluence n’avait troublé la maison. Les gens prononçaient quelques paroles, disaient : « Pauvre petite Yvette ! qui aurait pu prévoir cela ? » puis ne trouvaient plus rien à dire et cédaient la place à de nouveaux arrivants. Des phrases, des phrases attendries, dites sans conviction par des gens qui sentaient la vanité des mots. Des parents arrivèrent par le train. Les hommes avaient leurs haut-de-forme. Des femmes en noir portaient des couronnes et des croix. Ce deuil officiel, ces visages de cérémonie ajoutaient à l’impression de grisaille. Comme cette maison était maussade sans Yvette ! De nouveaux visiteurs furent reçus au salon. Les remerciements des parents répondaient à leurs condoléances. La méthode était ouverte sur le piano. Une jeune fille était assise sur la chaise basse d’enfant.

Et j’étais là, tête baissée, bras ballants, comme un homme incapable, indigne de la confiance qu’avait mise Yvette en moi, n’ayant pas même su garder le cher trésor que j’avais reçu du ciel.

Pour le dîner, il fallut des rallonges. Jamais la table n’avait réuni tant d’invités. Ils se taisaient, penchés sur leurs potages. Puis la conversation s’enhardit, se généralisa. Tous disaient ce qui leur tenait à cœur, leurs projets, leurs affaires, les progrès de leurs enfants.

Et Yvette ?… Yvette ?… Ils parlaient d’elle avec émotion. Mais ce qu’elle était, ce qu’elle pouvait être, comme on sentait bien qu’ils ne s’en doutaient point !

La soirée ne se prolongea pas longtemps. Tout le monde se sentait las. Aux uns furent données des adresses d’hôtel, aux autres nous montrâmes les pièces qu’on leur avait préparées. Il y eut des adieux, des embrassements. Des femmes, tenant des bougeoirs, montèrent l’escalier en pleurant.

Quelque temps, je m’attardai dans mon bureau. La maison retomba dans le silence. Le balancier de l’horloge, du même balancement continu, marquait la fuite des minutes, qui s’écroulaient dans le passé. Meubles, livres étaient là, comme d’ordinaire, tout l’habituel décor de notre vie à deux. Les portraits des cadres, du même regard, me dévisageaient. Ne s’apercevaient-elles donc de rien, les choses ? J’errai dans le vestibule. Tout dormait comme de coutume. Il n’y avait que cette chambre, au premier étage, qu’on laissait éclairée cette nuit-là.

Je gravis avec précaution les marches, ayant peur moi-même du bruit que je ferais. Ma chambre était noire. La porte du palier demeura ouverte. La peur de rester seul m’empêchait de la fermer. Des femmes veillaient sur le sommeil d’Yvette. On l’avait tellement fleurie, sa chambre, qu’une odeur de fleurs s’en exhalait. Ce parfum d’automne emplissait la nuit. Par instants m’arrivait un soupir, le bruit que fait une femme se retournant sur son fauteuil, un vague murmure de mots, échangés à voix basse, que je ne distinguais même pas. Mais un tintement me fit lever la tête. La pendule d’Yvette sonnait tout de même minuit.

Ah ! la triste nuit de novembre ! Il me semblait qu’un autre homme vivait ces heures-là ! Sans doute, ai-je fini par m’assoupir. Tout à coup, je me réveillai en sursaut. Alors, je m’assis dans les ténèbres. Voyons. J’avais eu un cauchemar et ce n’était pas la première fois. Déjà, l’hiver dernier, à la suite du même horrible rêve, j’avais couru embrasser Yvette. Hélas ! non. Ce n’était plus un songe. La raie de la porte me rappela la réalité, mais je n’entendis plus : « Papa… Papa… »

Une fois encore, le petit jour consentit à paraître. L’ombre et la lumière restèrent aux prises longtemps. Et Dieu rendit aux hommes un de ces jours transparents que l’automne accorde encore entre deux mornes journées de pluie.

De ces deux jours, un seul doux souvenir me reste, un de ces clairs souvenirs dont demeure illuminée toute une vie.

C’était par une belle matinée. Une fine lumière blanchissait les rideaux de tulle. J’étais dans la chambre d’Yvette, paisiblement étendue sur son lit. Des marques qu’avait pu imprimer la maladie, son visage ne conservait plus aucune trace. Au contraire elle était transfigurée. Ses mains, jointes pour la prière, se resserraient sur une croix d’ivoire que j’avais mise entre ses doigts. Sur ses yeux étaient retombées ses paupières comme pour mieux retenir une vision céleste. Ses lèvres étaient entr’ouvertes. Je n’eus pas l’impression qu’elle dormait. On eût dit plutôt qu’elle parlait, qu’elle allait parler, que les mots étaient encore arrêtés sur ses lèvres, suspendus par l’extase et l’émerveillement.

Quelle joie infinie elle respirait, la radieuse petite morte ! Comment, si elle avait connu l’angoisse du dernier passage, ses traits auraient-ils pu exprimer ce délicieux apaisement ? Ah ! cette expression qu’elle avait, comme je la reconnaissais bien ! Quand elle recevait quelque beau cadeau qu’elle souhaitait depuis longtemps, quand elle avait eu, à Noël, la vue subite de l’arbre, quand un soir, au bord de la mer, les premières fusées avaient déchiré le ciel, j’avais déjà remarqué, chez ma petite Yvette, cette immobilité attentive, ce bienheureux étonnement. En ce moment, que voyait-elle ? Le jour de la première classe, observant les petites filles avant de se joindre à leurs rondes, elle avait eu la même expression. Seule une vision de béatitude pouvait expliquer ce ravissement.

Ah ! Yvette ! Yvette !… Ta mort parlait d’éternité. Jamais je n’eus l’intuition plus nette d’une autre vie, où, si j’en étais digne, je te retrouverais. Tu étais dans un monde où les âmes n’ont pas d’âge. Les secrets que j’ignorais encore, tu les possédais, toi, maintenant. J’avais rêvé de te protéger et te conduire. La volonté qui règle nos vies en avait autrement décidé. Tu serais, toi, la pure étoile qui me guiderait dorénavant. Mais tu n’étais pas seule, perdue sur une terre nouvelle. Tes traits ne décelaient pas de crainte. Peut-être considérais-tu les anges avant de te mêler à leurs jeux, ou qui sait ? peut-être, sur quelque plage invisible, la mère que je n’avais pas connue avait reconnu sa petite-fille, et te menait tendrement par la main.

Yvette ! Yvette ! La fine lumière blanche, céleste, fluide continuait à baigner ton visage. Mais, cette lumière, je l’avais déjà vue. Un très vieux souvenir me revint. C’était la lumière de maman…

Le lendemain, dans l’après-midi, des hommes vinrent chercher Yvette.

Cela se fit dans le brouillard d’un terne jour d’arrière-saison. Des fleurs. Des fleurs. Il y avait des fleurs partout. Elle disparaissait sous les fleurs, cette enfant qui les avait tant aimées. Toute une foule envahit la maison. Des hommes, des hommes, qui tournaient, tournaient, entraient par une porte et sortaient par l’autre, comme dans un mauvais songe. Des femmes aussi, dont beaucoup m’étaient inconnues, mais dont Yvette aurait pu dire les noms. Des mères qui, je ne sais pourquoi, serraient plus étroitement contre elles leurs enfants. Car il y avait des enfants aussi, toutes les petites de l’école, les Maud, les Monique et les Suzette, et même la petite Lili qu’Yvette aimait maternellement.

Le maître de cérémonie salua, et toute la foule se mit en mouvement. Une sorte de pluie grise tombait. On marcha quelque temps dans la brume, puis le cortège s’arrêta. Nous entrâmes dans la petite église dont un lierre recouvrait les murs. Les enfants de l’école s’assirent au premier rang. Yvette fut posée au pied de la chaire, à l’endroit même où le bel arbre se dressait quelques mois auparavant. Lili regardait, les yeux au ciel.

Le pasteur pria et parla. Les mots qu’il disait ne me parvenaient pas tous, mais je sais qu’il parla de résurrection et de vie éternelle. Quelques phrases, qui surnageaient parmi les autres, resteront longtemps dans mon esprit. Jésus fut évoqué, Jésus qui laissait venir à lui les petits enfants, et le bon Berger aussi, celui qui prit le petit agneau dans ses bras. Le pasteur parla de l’innocence d’Yvette, à l’abri désormais de toutes nos tentations, et du trésor incorruptible que j’avais dès à présent dans le ciel. La claire vision d’Yvette, baignée de lumière, me réapparut. Et toutes ces choses étaient si pures, si douces, si peu tristes, que de bonnes larmes bienfaisantes jaillirent enfin de mes yeux.

Puis nous nous retrouvâmes dans le brouillard. De nouveau la lumineuse vision se voila. La porte, que je n’avais jamais franchie encore, était ouverte à deux battants. Nous pénétrâmes dans un grand jardin. Des gouttelettes tombaient des arbres. Nos pas s’enfonçaient dans le terrain argileux. Et puis, je ne sais plus bien ce qui se passa. Des hommes dans la brume durent déplacer des gerbes et des couronnes. Le pasteur, debout parmi les tombes, dut dire les suprêmes paroles d’adieu. Un instant, j’eus la sensation d’être maîtrisé, comme si mes voisins m’avaient retenu par les bras.

Et il me sembla sortir d’un songe quand le maître de cérémonie, montrant le chemin, déclara :

— Maintenant, voulez-vous me suivre ?… c’est fini…

En effet, il avait raison. C’était fini.

La foule se dispersa. Quelques intimes me suivirent à la maison. J’allais devant moi, comme si ma douleur n’existait plus, songeant à ma petite Yvette que j’avais abandonnée dans ce triste jardin trempé de pluie.

Comme elle était vide et froide, cette maison que l’animation d’Yvette emplissait de joie ! Édith était repartie, mandée au chevet d’un autre malade. Fidèlement, elle avait rempli sa tâche. D’autres devoirs l’appelaient à présent. Des parents consultèrent des indicateurs. Neuf heures quinze… huit heures trente-cinq… Il ne fut plus question que de trains. Ils me parlèrent et je leur répondis. Peut-être étaient-ils heureux, en eux-mêmes, de ne pas me voir trop abattu. Ils me recommandèrent du repos et des soins. À quoi bon ? Je n’étais pas malade. La douleur ne tue que dans les romans. La vie, hélas ! est bien plus triste que cela.

Nous dînâmes de bonne heure et tout le monde repartit. Ils avaient tous, eux aussi, rempli leur pieux devoir. La vie à présent les reprenait.

Et je restai dans ma chambre quand eut sonné l’heure du dernier départ. Toute la nuit, le vent de novembre tourmenta les arbres du jardin. Les sentiers étaient couverts d’ombres noires, où ma petite Yvette aurait eu bien peur de s’aventurer. Et pourtant elle était seule, toute seule, là-bas.

La maison était encore plus vide qu’hier. J’avais encore perdu depuis la veille.

La raie de la porte ne brilla plus cette nuit-là.

QUATRIÈME PARTIE

I

Le surlendemain, je repris le chemin du collège.

Les professeurs, le premier jour, me serrèrent la main plus cordialement. Mes élèves, me voyant habillé de noir, chuchotèrent entre eux le premier matin. Puis on s’habitua. Mes collègues me rendirent leur accueil ordinaire. Les élèves ne s’étonnèrent plus de mes nouveaux vêtements. J’entendis, de la même place, réciter les mêmes leçons.

Ah ! cette reprise inexorable de la vie, ce calvaire sans gloire, je ne les avais pas prévus ! Sur un fait précis, j’avais pendant des jours ramassé mon attention, mais de ce qui pourrait suivre je ne m’étais pas un instant soucié. Quelque brusque cassure aurait transformé mon existence que le changement m’aurait paru naturel. Mais non, elle continuait, monotone, et c’était là le plus désespérant.

Mes amis, en m’accompagnant au jardin funèbre, avaient cru m’assister au plus mauvais moment. Le temps atténue tout, pensaient-ils. Les années apporteraient la guérison. Hélas ! le plus difficile était à faire, l’humble tâche quotidienne sans poésie et sans fin.

Car il fallait vivre encore, travailler sans la joie de travailler pour Yvette, faire mon métier, gagner mon pain. Des notes arrivaient du reste, de tristes factures que j’avais peur de lire et dont les fournisseurs attendaient le règlement.

J’allais donc au collège. Je repassais devant la petite école. Les mêmes bonnes s’arrêtaient devant la porte. Les petites fées riaient avec l’insouciance de leurs six ans.

La maison n’avait pas changé. L’heureuse maison de naguère ne s’était aperçue de rien. Le même homme y faisait ses gestes d’automate, allait, venait machinalement, s’asseyait à la table où souriait Yvette, travaillait dans le bureau qu’elle égayait de sa joie, dormait dans la chambre dont la porte était close, la porte où paraissait le petit fantôme blanc.

Jamais plus !… Jamais plus !… Les deux mots que redirent tant d’autres, c’était à mon tour de les dire à présent. Mais, les premiers jours, je les répétais sans y croire, par nécessité de m’affirmer une chose dont je n’étais pas tout à fait certain. Même ma raison aurait su, mes nerfs, ma sensibilité restaient encore asservis au passé. Un jour n’annule pas de longs mois d’habitudes. Nos réflexes n’acceptent pas si vite un pareil bouleversement. La nuit, je m’éveillais toujours aux mêmes heures. Yvette n’avait-elle pas appelé : « Papa. »

Ma chérie ! ma chérie !… Que de fois, étonné de m’entendre moi-même, ne me suis-je pas surpris la nommant ! Que de fois, assis à mon bureau, n’ai-je pas reculé ma chaise, ouvert les bras, préparant sur mes genoux la place que la petite câline connaissait bien !

Pauvre homme que je fus alors, un désœuvré, qui ne sait à quoi se prendre, et qui rôde éperdu, sans pouvoir secouer son engourdissement ! Souvent je prenais un livre, un de ceux que j’avais lus depuis un an, pour retrouver, aux mêmes passages, les mêmes émotions, ressusciter mes impressions du temps d’Yvette. Souvent, des heures entières, j’errais de pièce en pièce. Des jouets trainaient sur les meubles. Tous les chers souvenirs m’enveloppaient. Et, tout à coup, l’évocation devenait si forte qu’alors, vraiment, je ne savais plus.

La présence invisible était partout éparse. Un bonnet, un manteau s’accrochaient aux patères. Ceux du petit marin justement. Ici, dans une armoire, toute une lingerie enfantine, des brassières, des pantalons. Cette robe ? Oh ! la petite danseuse ! Les chaussures blanches tachèrent encore mon vêtement. Cette broderie ? Ah ! j’avais presque oublié. Douce et précieuse relique. Toujours l’aiguille dans le canevas. C’était le premier ouvrage de ses petites mains. Mais ce livre parmi des poupées ? Son prix ! Oui. Je me rappelais. Premier prix de lecture, premier prix de calcul, deuxième prix de récitation.

Et j’ouvrais des placards, des commodes, je revivais parmi des parfums, puis, revenu à mon bureau, j’attendais. Jamais plus ! Non. Ce n’était pas possible. Comment en si peu de jours auraient pu se faire de pareils changements. Voyons. C’était son heure. Elle arrivait. Pourquoi pas ? Il n’y avait pas de raison. Marie-Anne enlevait les bottines, lavait les mains, donnait le goûter. À présent, c’était fini. Elle venait. Elle venait en mangeant sa tartine. Chut ! Son pas derrière la porte. Sa main se posait sur le bouton. Rien qu’une seconde encore, et Yvette…

Et j’attendais, j’attendais, puis finissais par ouvrir moi-même la porte. Rien que le silence de la maison.

Le grand jardin qui longeait la route, j’y allais souvent maintenant.

Mais je le connaissais mal encore. Il pleuvait, il pleuvait sans cesse. Je suivais l’artère principale jusqu’à l’allée où j’avais acheté un terrain. Mes pieds enfonçaient dans la glaise. Impossible de s’asseoir sur une pierre, de faire de longues stations.

Un statuaire s’était chargé du monument. Une grille, une croix de marbre, un jardinet. Le tout, très pur, très simple, très blanc. Par malheur, le travail n’avançait pas, le mauvais temps contrariait les maçons, et la pauvre tombe avait l’air bien abandonnée parmi les autres tombes entretenues avec soin. Ah ! que le statuaire fît vite, qu’une douce croix protégeât bientôt le sommeil d’Yvette, que, sur la blanche stèle, se lût enfin son joli nom !

Et j’allais au cimetière aux heures d’éclaircie. Devant la dalle, où s’entassaient des couronnes mouillées, je m’arrêtais un instant. Les gerbes tombaient en lambeaux. Puis, tête basse, le front lourd, glacé par cette pluie suspendue qui brouillait tout, je regagnais à pas lents la maison.

Comme elle était vide ! Quelques jours avaient suffi. Je n’étais plus le jouet des mêmes illusions. Jamais plus ! Jamais plus ! Je me rendais compte à présent. Les années pouvaient venir. D’avance, je savais qu’elles ne m’apporteraient rien. Plus de tendresses, plus de câlineries. Rien qu’une existence froide et nue. Tout le reste, c’était du passé. L’espoir de la mort devint mon unique consolation.

La mort ! Des semaines entières, elle seule occupa mon esprit. Le soir, dans l’ombre, les yeux fixés, je la sentais rôder autour de moi. La nuit souvent, je sautais du lit, pieds nus, pour aller contempler le jardin. La pluie fouettait les murs. Les massifs faisaient des ombres sinistres. La bourrasque tourmentait les arbres. Quelle nuit devaient-ils passer, les pauvres morts de l’autre jardin !

Cela devint une idée fixe. Elle gênait en moi la claire vision d’Yvette, qui seule me pouvait secourir. Aucun travail ne m’intéressait plus. Lutter, s’instruire, accumuler un vain savoir : à quoi bon ? Tôt ou tard, l’édifice entier s’écroulerait tout d’un coup. Pourquoi d’inutiles sciences ? Qu’importent les découvertes à qui ne peut ajouter un jour à sa vie ? Argent, honneurs : illusions !… Grands ou petits, riches ou pauvres, la mort nous fera tous égaux, et ceux qui possèdent davantage seront ceux qui perdront le plus. Tout n’est que vanité. L’Ecclésiaste avait bien raison.

Plus je pensais à la mort, plus je m’étonnais d’y avoir pensé si peu jusque-là. Mais les autres hommes y songent-ils beaucoup ? Des innombrables choses extraordinaires de ce monde, leur indifférence à son égard me parut la plus inexplicable de toutes. Nous savons pourtant qu’elle viendra. C’est une des rares certitudes que nous ayons. À part elle, qu’est-ce qui pourrait avoir d’importance pour nous ? L’amour, c’est vrai, quand il s’empare d’un être, le rend insouciant de tout ce qui n’est pas lui. Oui, mais quand la mort nous frôle, l’amour lui-même ne compte plus.

Quinze jours dura la crise. Vainement, je voulais chasser l’obsession, la pensée même à Yvette n’y parvenait pas. Les idées qu’elle éveillait, de fraîches idées de lumière et de vie, quels rapports pouvaient-elles avoir avec les idées mornes que la mort suggère ? Les deux images étaient incompatibles. Les premiers temps, ne pouvant croire à la réalité, j’avais mal mesuré ma perte. Plus tard, un phénomène contraire se produisit. J’arrivais à douter que j’eusse jamais eu Yvette. Son joli nom me semblait détonner dans ma bouche sèche. N’était-ce pas un rêve que j’avais eu ? De tels bonheurs étaient-ils faits pour moi ?

Quelquefois, dans la rue, je m’arrêtais subitement. Des gens marchaient, marchaient, se bousculant pour aller plus vite. Vingt ans encore, quarante ans peut-être et pas un d’eux n’existerait plus ! Ils allaient, cependant, ils allaient, et l’on aurait dit une course, une immense course à la mort de coureurs que chaque instant rapprochait un peu du but.

Et si l’un d’eux faisait halte pour venir vers moi, je ne songeais, en l’écoutant, qu’au futur mort qui me parlait.

Un jour surtout, un jour que j’errais dans Paris, la sombre hantise me tenailla. Comme j’étais seul parmi la foule, seul et désemparé, avec l’âme morne d’un veuf ! Jadis, sur le même trottoir, j’avais passé avec Yvette. Tout le monde alors nous souriait.

Mais, le soir dont je parle, je heurtai par hasard quelqu’un, qui murmura je ne sais quoi en me regardant durement. Des robes, des lingeries s’étalaient aux vitrines qui reluisaient dans le brouillard. Des autos silencieuses s’arrêtaient devant les magasins. D’une portière ouverte émergeait la fine pointe d’une bottine, puis d’élégantes acheteuses descendaient, emmitouflées dans leurs fourrures. Était-ce possible ? Des soucis de toilette, des bagatelles de chiffons suffisaient à remplir toutes ces vies ! Sous les visages arrangés apparaissait pourtant l’autre masque. Le noir des yeux, le rouge des lèvres n’arrivaient pas à le dissimuler. Toutes ces femmes me firent l’effet de folles. Elles comparaient des draps, des linons, des bas de soie déjà cambrés de contours féminins. Leurs miroirs ne leur disaient donc pas qu’elles portaient dès à présent les stigmates ! Quel besoin avaient-elles toutes de parer ainsi de prochains squelettes ? Bizarre manie de condamnées à mort !

Ce furent des jours mauvais, indignes de ma douleur, indignes d’Yvette. Quelque chose en moi se desséchait. Les consolations des hommes m’étonnaient par leur vide. Que faire ? Vers qui me retourner ? Comment trouver la source où désaltérer mon cœur ?

Ah ! Yvette ! Yvette ! Elle seule pouvait encore illuminer ma vie, être la pure étoile sur mon chemin !

II

Noël ! Le jour de l’an ! Ils revinrent encore, les éternels anniversaires.

Mais leurs doux noms que j’aimais tant jadis ne rendaient plus le même son. Comme ils peuvent devenir tristes, les mots charmants des jours heureux !

Le collège était en vacances. Oui, j’étais en vacances moi aussi. La ville avait son air de fête et le ciel s’était remis à l’unisson. Des magasins bondés, pleins de jouets et de victuailles, papas et mamans sortaient, portant leurs mystérieuses boîtes ! Ah ! les Mimi et les Suzette ! Elles auraient un beau Noël !

Savaient-ils seulement leur bonheur, ces bienheureux parents que j’observais avec envie ? ou bien serait-ce une loi fatale ? Ne mesurons-nous le prix des choses que lorsque nous les avons perdues ? Je n’étais pas seul à considérer leur manège. Des garçonnets en guenilles, des fillettes aux pieds nus l’épiaient aussi. Devant une vitrine une pauvresse avait fait halte, lassitude ou curiosité. Deux enfants, accrochés à sa jupe écarquillaient les yeux. Un bébé, dont n’émergeait que la tête, s’emmaillotait dans un châle et des signes apparaissaient déjà d’une quatrième maternité. Pauvre mère douloureuse ! Nous échangeâmes un regard et nous nous sommes compris. Pour elle comme pour moi Noël serait sans étoile et sans joujoux.

Peut-être d’autres années, à la veille de semblables Noëls, avais-je coudoyé les mêmes misères. Pourquoi ne m’avaient-elles pas frappé comme aujourd’hui ? Pour faire éclore en nous un cœur fraternel, la douleur est donc indispensable ? J’entrai dans le bazar et j’achetai quelques jouets. Et j’eus l’illusion que ces humbles cadeaux, offerts à de petits pauvres, iraient un peu à ma petite Yvette.

Le beau temps, les vacances me permettaient de faire au cimetière de plus longues stations. Et ce jardin redouté, quand je le connus mieux, me sembla beaucoup moins triste.

J’y parvenais en traversant plusieurs rues. De vieilles maisons lézardées, de grandes bâtisses trop modernes assemblaient leurs maussades laideurs. Pas d’air, pas d’arbres, pas le moindre horizon. Des gens se hâtaient sur les trottoirs, bourgeois talonnés par leurs affaires, ouvriers dont les traits trahissaient l’intime rancœur. Chacun d’eux portait son fardeau. Soudain je franchissais une petite porte et le calme jardin m’accueillait. Elles n’en passaient pas le seuil, les rancunes, les ambitions. Il y avait des arbres, des fleurs, des marbres, beaucoup de ciel. Ce jardin des morts, c’était encore un jardin, et c’était même, de la petite ville, l’endroit le plus clair et le plus reposant.

J’entrais, je saluais dans les allées quelques personnes que je commençais à connaître et qui me répondaient avec sympathie. C’étaient toujours les mêmes. Les cimetières ont leurs habitués. Il y a, dans toute cité, un petit groupe d’hommes et de femmes qu’on ne remarque pas dans les rues, et qui se penchent sur les tombes, moins mêlés aux morts qu’aux vivants, société nouvelle, dont je ne soupçonnais pas l’existence encore, où je venais de prendre place. Les chers morts nous étaient des amis communs qui nous rapprochaient les uns des autres.

Avec le beau temps les ouvriers avaient repris leur ouvrage. À chaque visite, je trouvais le monument plus avancé que la veille, et, de plus en plus, il me tardait qu’il fût achevé, que rien ne dérangeât plus le sommeil d’Yvette. Quelques décisions restaient à prendre pour le dessin d’une grille, la forme d’une croix, les caractères d’une inscription. Souvent le statuaire m’amenait devant d’autres tombes pour m’aider à fixer mon choix. Mon Dieu ! mon Dieu ! que de petits tertres ! Dire que, de toutes ces morts enfantines, je m’étais si peu soucié ! Mon compagnon me signalait le grain d’un marbre, l’arrangement d’un jardinet, mais, moi, je ne l’écoutais pas. Je comparais des dates, calculais des âges, ne songeant qu’aux noms inscrits sur les stèles. Ah ! tous ces petits anges, à quoi bon les faire naître, s’ils ne devaient que toucher terre ? Comment expliquer le mystère de toutes ces petites vies ? Quelque chose en moi s’indignait contre ces morts d’enfants. Quand même ma raison, mon cœur auraient admis, ma chair aurait eu des révoltes. Un adulte, une grande personne savent ce qu’est la mort et peuvent se mesurer avec elle. Mais l’enfant ne sait pas, ne comprend pas. La Silencieuse l’attaque en traîtresse et l’emporte, sans qu’il ait même pu prendre congé de la vie. Si Dieu vraiment était amour, s’il était le Père céleste, comment permettrait-il cela ?

Puis mon compagnon me quittait, m’abandonnant à mes rêveries, et j’allais m’asseoir auprès d’Yvette. D’où me venait alors cette sensation de paix ? C’était étrange. La hantise de la mort, qui m’obsédait parmi les vivants, me persécutait moins parmi les tombes. Le calme du jardin m’enveloppait doucement. Un petit vent glissait dans les sapins avec un bruit de soie. Parfois un pas craquait sur le gravier. Une femme, qui suivait l’allée, s’arrêtait devant le tombeau d’Yvette, murmurait une prière, esquissait un signe de croix, puis reprenait tranquillement son chemin. Pas une parole n’était échangée, mais j’étais reconnaissant à cette inconnue de sa pensée pour mon enfant.

Que d’heures j’ai passées assis sur une pierre, perdu dans mes méditations ! Avais-je ou non la foi ? Quelqu’un me l’aurait demandé que je n’aurais su que répondre. J’avais beau m’incliner devant la tombe, la lumière ne descendait point dans mon cœur. De longues années, satisfait de mon indifférence, j’avais renoncé à sonder des problèmes insolubles pour moi. Mes espoirs, mon trésor étaient sur la terre et mes yeux se tournaient rarement vers le ciel. Assurément je n’aurais pas dit un mot qui pût troubler la foi puérile d’Yvette. J’aimais Jésus pour son infinie tendresse, et, sur les lèvres d’Yvette, il m’était doux de surprendre son divin nom. Mais avais-je autre chose qu’une incertaine espérance, une mystique aspiration ? Sans le désir que j’avais de retrouver Yvette, la vie d’outre-tombe m’aurait bien peu préoccupé. Ma foi restait à l’état de sentiment.

Et, dans le calme du cimetière, je me posais sans fin des questions. Comment croire que toutes ces pierres pourraient un jour se soulever, que tous ces corps, qui se dissolvaient dans la terre, étaient promis à la résurrection ? Mes questions demeuraient sans réponse et vraiment je ne savais pas. Et pourtant, cette sensation de solitude que j’éprouvais toujours parmi les hommes, je la ressentais moins dans ce jardin. Le crépuscule descendait lentement. Tout parlait de paix et de repos. Je ne sais quelle affection m’entourait. La sympathie des morts flottait autour de moi.

J’aurais voulu m’attarder encore, mais le soir se faisait plus précis. La cloche du gardien m’invitait au départ. Aux pieux visiteurs qui attendent d’eux des consolations, nos disparus font, par pitié, doux accueil, mais les morts n’ont pas besoin des vivants. Les cimetières, la nuit, se transforment en sanctuaires où les humains ne sont pas admis. Et je repartais par les allées désertes, en trébuchant contre des tombeaux ; je repassais par la petite porte, et, le long des trottoirs gras où clignotaient les becs de gaz, l’homme que je fus retournait à son isolement.

Et je revois la veillée du premier Noël que je vécus sans Yvette. Jamais la maison ne fut plus morte. Les jours de fête aggravaient mon deuil. Et tous les anniversaires se succéderaient ainsi. Chacun d’eux serait une source de larmes.

Il faisait une belle nuit froide et claire, toute palpitante d’étoiles. Les cloches de la cathédrale vibrèrent dans la sonorité d’un ciel hivernal. Les rues, très tard, s’animèrent d’une vie étrange. Des groupes heureux passaient sous ma fenêtre. L’air vif égayait les femmes et les pas sonnaient sur le sol glacé. J’écoutais, crispé dans ma chambre, avec une telle sensation de solitude que je faillis crier. Avais-je donc voulu l’impossible, et Dieu n’aurait-il pu bénir cet homme qui menait par la main son enfant ? Quelle faute avions-nous donc commise pour que notre humble joie nous fût si vite arrachée ?

Bientôt je ne tins plus en place. J’avais besoin de sortir aussi, d’obéir à l’appel des cloches, et je pénétrai dans l’église où l’office était commencé. Tous les regards se dirigeaient vers le tabernacle et personne ne se retourna. Des voix grêles répondaient aux litanies des prêtres. Des tintements de sonnettes, que des enfants de chœur agitaient par instants, se détachaient parmi un bourdonnement confus. Des cierges environnaient l’autel d’une constellation de petites étoiles. Des parfums d’encensoirs remués s’épandaient dans l’immense nef.

Dans les bas côtés, un enfoncement était libre où l’éclat des cierges n’arrivait point. Je fis en déplaçant une chaise un bruit sourd que la voûte sonore amplifia. Sur un autel laissé dans l’ombre, un Christ blanc et or tendait les mains. Cet angle obscur, dans l’abri d’un pilier, m’attira. Les parfums, les lumières, l’orgue, les chants, tout paraissait venir de très loin. J’eus la sensation d’un vague engourdissement, et ce fut une de ces minutes de somnolence lucide, comme nous en avons peut-être à notre dernière heure, où l’on repasse, dit-on, toute sa vie. Cette grande église, pleine de passé, favorisait les évocations, et je me rappelai sous des voûtes pareilles, troublé par le romantisme d’un semblable décor, l’adolescent rêveur que j’avais été. Quelle confiance alors dans mon destin ! Déjà, dans les brumes de l’avenir, j’entrevoyais une femme, un enfant, et Jeanne avait été cette femme, Yvette avait été cette enfant. Mais toujours me revenait la même question : « Quel est le sens de ces petites vies ? » Et les idées bourdonnaient dans ma tête. Là, dans cette cathédrale gothique où je m’étonnais d’être, parmi cette clarté surnaturelle, était-ce vraiment moi qui vivais ? Que pouvais-je comprendre à nos existences ? Avais-je bien eu un enfant, moi ? Et je me perdais dans le mystère, suspendu au-dessus d’un abîme.

Soudain, un grand frisson passa dans l’église. Dans sa galerie, l’orgue triomphalement chanta. Une voix d’homme, large et bien timbrée, attaqua le Noël d’Adam. Ce fut une chose attendue, et ce fut, en même temps, une surprise. Qui sait de quels éléments se composait cette foule ? La grande joie, toujours nouvelle, souleva l’assemblée. Noël ne rencontre pas d’incroyants. Le chanteur martelait les mots pour mieux enfoncer dans l’âme la parole de vérité. C’était l’heure, l’heure solennelle ! Jésus, une fois encore, renaissait dans tous les cœurs, et moi, blotti derrière un pilier, je ne pouvais plus retenir mes larmes. Elle était réservée à d’autres, toute cette allégresse. L’Enfant-Dieu ne pouvait m’apporter d’espérance, puisque, moi, j’avais perdu mon enfant.

Et je sortis de l’église où les orgues continuaient à tonner. La joie d’autrui me faisait mal. Brilla-t-elle cette nuit-là, l’étoile que suivirent les mages ? Je n’osai pas lever les yeux. Que m’importait le message des anges ? Noël n’était pas fait pour moi.

Le lendemain, prêt de bonne heure, je portai une gerbe au cimetière où je n’étais pas retourné depuis deux jours. Yvette aimait les fleurs, et, mon simple don, elle aurait su l’apprécier.

Le monument était achevé. Le statuaire avait tenu à le terminer pour Noël. Une grille de fer peint, couleur d’argent, entourait un petit jardin tout fleuri de pensées blanches. Sur la stèle de marbre s’inscrivait le nom d’Yvette, avec deux dates, marquant le début et le terme de sa courte vie. Et j’avais fait graver un passage de l’Évangile, l’une des plus tendres paroles qu’un homme ait jamais prononcées : « Laissez venir à moi les petits enfants. »

Beaucoup de tombes, dans la plupart des cimetières, m’avaient navré par leur air d’abandon. Des proches, pendant quelques années, les avaient sans doute fleuries. Puis l’indifférence s’était faite autour d’elles. Les vivants n’ont pas le temps : le contact avait été perdu. D’autres, au contraire, m’avaient gêné par trop de luxe. Qui sait quels humbles amours, penchés sur de pauvres tertres, peut froisser l’éclat des sépulcres trop riches ! La grande faucheuse nivelle tout. Laissons aux morts leur égalité.

Blanche, simple et souriante comme elle, la tombe d’Yvette me plaisait. J’avais eu hâte de la voir finie, mais, quand je l’eus considérée quelque temps, je sentis que quelque chose allait me manquer. Choisir une croix, arrêter un texte, combiner des fleurs, c’était encore m’occuper d’Yvette. Mais ces tristes soins, je ne les aurais même plus. Ma dernière petite consolation était épuisée.

Alors j’errai parmi les tombes voisines. Déjà, dans l’allée que j’avais choisie, d’autres fosses étaient commencées. Le cimetière se peuplait. Encore un an, et l’allée serait complète. Sur les remblais, traînaient des pelles et des pioches. Des vivants d’hier allaient dormir près d’Yvette. Ils seraient ses voisins pour l’éternité. Un peu de terre serait jetée sur leurs dépouilles. Le temps, la nature feraient leur œuvre. La glèbe absorberait leurs poussières. Bientôt leurs parents même ne les visiteraient plus. Les pauvres morts seraient définitivement oubliés.

Et pourtant, c’était extraordinaire : ce jardin, où nous dormirions tous, éveillait moins une idée de mort que de repos. Cette odeur de terre remuée avait une bienfaisante vertu. Ils auraient dû, ces tombeaux qui jamais n’avaient livré leurs secrets, rappeler aux hommes leur néant. Et c’était le contraire qui se produisait. Des gens étaient couchés là de toutes sortes. Des veufs, des veuves, des enfants en deuil d’une mère, des pères en deuil d’un enfant avaient confié à la terre leurs bien-aimés. Tous, à cette heure grave où l’on ne songe point à paraître, avaient senti luire en eux l’immortel rayon.

Oui. Combien de négateurs dans le monde, mais dans les cimetières combien peu ! Catholiques, protestants s’étendaient côte à côte, sous la protection des mêmes croix. Près des tombes bénies des prêtres, qui toutes réclamaient un De profundis, s’alignaient d’autres tombes fraternelles, où des versets de l’Écriture étaient inscrits.

Là reposait un vieillard. Je déchiffrai pieusement l’inscription :

JEAN LECOZ

1815-1890

Jésus dit : Je suis le chemin, la vérité et la vie.

JEAN, XIV, 7.

Plus loin, c’était une jeune femme. Des fleurs ornaient encore sa tombe. Sur la stèle je lus la parole de joie, dite, un matin de Pâques, dans le jardin de Joseph d’Arimathie :

MARTHE PERREAU

1890-1915

Pourquoi cherchez-vous parmi les morts ce qui est vivant ?

LUC, XXIV, 5.

Et, là, c’était une enfant, morte à six ans, l’âge d’Yvette, une toute petite qui aurait pu être une grand’mère à présent. Les caractères s’effaçaient presque, rongés par les années et par la pluie.

SIMONE DAUNOU

1859-1865

Je te le dis en vérité : « Ta petite fille n’est pas morte, elle dort. »

MATTHIEU, IX, 24.

Plusieurs fois je me la répétai, la parole qui consola Jaïrus. Et j’allais, j’allais parmi les tombes. C’était curieux. Dans ce jardin des morts, il n’était question que de vie.

III

Trois mois s’étaient écoulés encore. C’était l’éternel recommencement et tous les cœurs semblaient rajeunis. Un vent frais, sorti des profondeurs des bois, avait, dans une nuit, balayé tristesses et brouillards. Les crépuscules allongeaient doucement. Le dimanche soir, les pères heureux rentraient de la campagne, portant leurs enfants endormis. Des femmes les suivaient en chantant, chargées de brassées de lilas. La musique de la ville reprenait ses répétitions en plein air. Sur le rond-point se réinstallaient les chevaux de bois.

C’était donc vrai : tout recommençait sans Yvette. Comme autrefois, exactement comme autrefois ! Hélas ! je n’étais plus dans mon cadre. Plus encore que l’hiver, avril m’était douloureux. Pourquoi ce printemps inutile, puisque Yvette n’était plus là ? Si je sortais, des bouffées subites me jetaient à la figure des parfums. Où pouvais-je fuir ce renouveau ? L’église même en était envahie. Des lis, des œillets, des primevères fleurissaient les chapelles de la Vierge. Les autels devenaient des jardins.

D’Yvette seule je pouvais attendre un peu d’apaisement. Un dimanche des Rameaux je m’étais installé près d’elle. Le cimetière était délicieux. L’air avait une pureté de cristal. Des pépiements d’oiseaux célébraient l’envol des premières couvées. L’abondance des fleurs transformait les tombes en ruches. Des abeilles venaient, puisaient aux calices, puis, très affairées, repartaient en bourdonnant.

Tout à coup, il y eut un remuement derrière une rangée d’arbres. Suivi d’un frais cortège de religieuses en cornettes et de communiantes, un prêtre en surplis traversait le jardin. Se tournant à droite, à gauche, il bénissait en passant toutes les tombes. Pas un mort ne fut omis. Yvette reçut aussi sa part de bénédictions.

Longtemps je suivis des yeux la blanche théorie qui circulait parmi les sapins. Elle tournait au bout de chaque allée, comme une lente farandole, se déroulant devant tous les tertres. De claires sonneries arrivaient de l’église. Un souffle agitait les voiles des petites mariées. Et cette cérémonie matinale était si printanière et si jolie, elle révélait si bien toute la poésie de Pâques, que je me pris à l’aimer, ce réveil de la nature qui facilitait l’idée de la résurrection.

Et c’était d’impressions lumineuses recueillies ainsi que je vivais, car j’avais appris le néant des consolations humaines.

Oh ! les amis ne cherchaient guère. Ils avaient tous à la bouche les mêmes encouragements : « Le temps guérit tout. Les années adoucissent nos chagrins. » Les mots pouvaient changer. La pensée ne variait pas.

Et beaucoup ajoutaient cette phrase qu’ils avaient l’air de dire sincèrement : « Perdre des enfants si jeunes ! Mieux vaudrait ne les avoir jamais eus ! »

Ah ! les pauvres, les désolantes consolations !

Leur sens n’était pas douteux. L’oubli, voulait-on dire, se ferait fatalement. Les impressions deviendraient moins vives. Le souvenir finirait par se voiler. Et l’on me conseillait même des voyages, des distractions, pour que l’oubli se fît plus vite encore, que je m’éloignasse plus rapidement d’Yvette.

Mais il ne leur suffisait pas, à ceux qui parlaient ainsi, de la vouloir supprimer de mon avenir. Ils regrettaient de ne pouvoir l’abolir dans le passé. « Mieux vaudrait ne l’avoir jamais eue ! »

Contre de telles paroles, je sentais protester tout mon être. Pourtant, si je regardais autour de moi, mes consolateurs semblaient avoir raison. Les morts tombent vite dans l’oubli. Quelque temps, par décence, nous honorons leur mémoire, nous portons un deuil dont la mode a même fixé la durée. Peu d’années suffisent pour que nous n’observions plus qu’un demi-deuil. « Attention ! pourrions-nous dire aux morts. Déjà, vous êtes à demi oubliés. » Un peu de temps s’écoule encore. Les crêpes tombent de nos bras. Les bordures noires s’effacent des cartes. Le vide se fait dans nos âmes. Les pauvres morts, morts deux fois ! ne comptent décidément plus pour nous.

Pouvais-je échapper à la loi commune ? Grâce au ciel, j’avais déjà fait l’expérience que mes seules forces me venaient d’Yvette. La consolation ne pouvait venir de l’oubli. Perdre Yvette avait été un grand malheur ; l’oublier serait un malheur nouveau. L’avoir eue, j’en avais acquis la certitude, demeurait le plus grand bonheur de ma vie.

Pour rien au monde, je n’aurais voulu qu’elle n’eût pas été. Pour ceux qui l’avaient connue, mon nom s’accompagnait d’une radieuse image, d’une vision d’innocence et de clarté. Yvette avait été ma parure et ma joie. Ceux qui m’aimaient encore, c’était à cause d’elles qu’ils m’aimaient. Sans elle les aurais-je eus, tous les colifichets dont s’illuminaient mes armoires ? Aurait-elle existé, cette chambre d’Yvette que je continuais à fleurir ? Tout ce que je gardais au cœur de frais, de tendre et de joli, c’était d’Yvette que je l’avais reçu. Ma douleur m’était si précieuse qu’il n’était pas un bien au monde contre lequel je l’aurais échangée.

Yvette avait été, Yvette était encore ce que je possédais de meilleur sur la terre. Sa trace lumineuse éclairait ma vie. Allais-je, en l’oubliant, la perdre davantage, redevenir le pauvre homme nu que, sans elle, j’aurais été ? Ce lien qui nous avait unis, la mort ne pouvait l’avoir brisé tout à fait. Et si je n’oubliais pas Yvette, si j’acquérais l’espérance de la retrouver ailleurs, chaque jour nouveau, loin de m’éloigner d’elle, serait un pas de plus que je ferais vers le revoir.

Malgré la mort, j’en avais fait l’expérience, Yvette était encore vivante pour moi. L’amour est plus fort que la mort. Tant que ma pensée lui resterait fidèle, mon enfant me sauverait de l’abandon. Aussi, je lutterais contre la brume. À ses chers souvenirs, je me cramponnerais. Toutes les petites choses qu’elle avait eues, ses guimpes, ses robes, ses bottines, je me garderais bien de les disperser. Ses poupées ne seraient point exilées. Chaque matin, revoyant ses portraits, dès mon réveil je retrouverais son regard. Je me redirais ses petites phrases, de peur d’oublier son accent. Et, contre le temps qui passe, je protégerais mon intime trésor.

Mes amis voulaient me distraire, mais, s’il m’arrivait d’oublier Yvette quelques heures, d’être mêlé à des milieux trop bruyants, je payais ensuite cette imprudence par une accablante sensation d’isolement. Mon deuil, au contraire, me devenait un refuge. Dans ma douleur, je me sentais à l’abri. Jamais je ne m’asseyais près de la petite tombe sans me sentir environné de tendresse. Et, le soir, quand je travaillais sous ma lampe, c’était Yvette, comme autrefois la solitude, qui de sa douce présence m’enveloppait.

Yvette aimait regarder les étoiles. Une nuit, je restai longtemps à contempler le ciel. Pas un bruit ne montait de la ville. J’étais seul en face de l’immensité. Toutes les étoiles étaient là, scintillantes, et poursuivaient leur course vertigineuse, lancées vers leur but depuis des millions d’années. Et je ne me lassais pas de me noyer dans l’espace, de parcourir en pensée les innombrables lieues. Mais, plus je perdais pied et plus je quittais la terre, plus je me sentais rapproché d’Yvette. Mon émotion devint si douce que des larmes heureuses m’inondèrent les yeux. Toutes ces pensées tendres, pures, sereines qui m’envahissaient lentement, de qui me pouvaient-elles venir sinon d’Yvette, qui, peut-être, de quelque lointaine étoile me voyait ? Ce ciel, que j’observais rarement autrefois, je serais demeuré des heures entières à le considérer. Pourquoi ?… Parce que j’y cherchais Yvette. La parole, dite un jour sur la montagne, me revenait comme une réponse : « Là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur. »

Yvette !… Jamais, depuis trois mois, je ne l’avais sentie si présente. Jamais, depuis sa naissance, elle n’avait tenu plus de place dans ma vie. Elle était près de moi, comme avant, plus qu’avant. Mais ce n’était plus la petite fille à qui je ne pouvais point confier mes tristesses. Mes larmes, elle pouvait les essuyer. Elle m’appartenait désormais tout entière. Elle était à moi comme mes propres pensées. La vie ne pouvait la corrompre. Son affection ne pouvait plus se partager. Et une autre parole me revint à la mémoire, une parole d’Ibsen que je n’avais pas encore bien comprise : « Nous ne possédons éternellement que ce que nous avons perdu. »

Mais, hélas ! de combien de rechutes étaient pavées ces extases ! À ces heures de fragile foi, combien succédaient d’heures de découragement ! N’étais-je après tout qu’un poète qui rêve, qu’un père qui s’efforce à croire, ne pouvant accepter la réalité ?

Décidément cet avril était trop tendre. Il remuait trop de souvenirs. Ah ! ce besoin que nous avons de voir et d’entendre ! Que m’importait une survie chimérique ? C’était mon pauvre bonheur terrestre, c’était la présence visible qu’il me fallait.

Était-ce possible ? Était-ce possible ? La fête humaine allait recommencer. Parmi des rires d’enfants, les chevaux de bois reprendraient leurs courses. Un nouveau printemps refleurirait la terre. Les feux d’artifice illumineraient le ciel. Les violons des terrasses chanteraient au bord de la mer. Et Yvette, ma petite Yvette n’était plus là !…

IV

Il est peu question de Jeanne dans tous les chapitres qui précèdent. Ce livre est le simple récit d’une claire petite vie d’enfant, la naïve histoire du ménage à deux d’une petite fille et de son père.

L’oncle de Jeanne avait fini par me répondre. Après lui avoir écrit, j’avais télégraphié la triste nouvelle. La lettre courtoise exprimait une sympathie correcte. Sa nièce n’était pas auprès de lui. Il ignorait même dans quel état physique et moral la nouvelle de la mort d’Yvette la trouverait. Mais il m’écrivait un peu comme à un étranger. Les relations qu’avaient nouées Jeanne entre nos familles s’étaient relâchées avec son éloignement. La disparition d’Yvette achevait de les détendre. Chacun de nous à l’avenir poursuivrait sa route séparément.

Pourtant il m’était venu, de revoir Jeanne, un désir de toutes les minutes. Tristesses des morts, des divorces, des séparations ! C’est une partie de notre vie qui s’en va. Combien est-il d’émotions fugitives que nous ne pouvons plus revivre sans le témoin des jours heureux ! Ces heures où nous nous nichions ensemble sur Yvette, Jeanne seule en savait tout le prix. Oh ! la voir, lui parler, évoquer la forme d’une petite robe, le cristal de certain crépuscule ! Oui, le premier sourire, les premiers pas, la tapisserie de la chambre, le transparent bleu du lit, les nuits qu’illuminait le flamboiement des bûches, le pare-étincelles avec les langes séchant devant la cheminée, toutes ces humbles choses dont notre part de bonheur avait été faite, Jeanne, seule au monde, pouvait en reparler avec moi. Mes tristesses d’autrefois, mes chagrins passés, quelle importance pouvait bien avoir tout cela depuis la mort d’Yvette ? Rien ne compte que l’irréparable mort.

J’écrivis donc à Jeanne. Mais, quand je relus la réponse de son oncle, tout ce que je disais me parut vain. Notre histoire était bien finie. La lettre inutile ne partit pas.

Alors j’eus l’idée de faire un rapide pèlerinage. Hélas ! les petites brassières n’égayèrent plus ma valise, à ce voyage-là !

Je pris le train à la gare Montparnasse. Elle était pleine de mouvement et de bruit. Des femmes en coiffes et des marins ! Ça sentait la Bretagne déjà ! Une vieille gardait des paquets. Quelqu’un la bouscula : elle demanda pardon, se sentant trop peu de chose pour avoir le droit d’être là. Et j’observai cette foule hagarde. Matelots à la merci des vagues, bonnes en place à la merci des maîtres, tous ces ballottés de la vie, tous, des mêmes yeux inquiets, regardaient devant eux dans le vide, dans l’angoisse des douteux lendemains. Et moi, je me sentais leur frère, effaré comme eux devant l’inconnu.

Il me fut doux de me blottir dans un coin, de perdre la direction de moi-même, d’être pris, emporté par le train. Que de fois je l’avais fait ce voyage ! Yvette, bien installée sur la banquette, dormait comme dans son berceau. Nous mettions la lampe en veilleuse, et Jeanne s’appuyait contre moi. Dormait-elle ? Songeait-elle ?… Mystère ! Mais je sais bien que je ne dormais pas. Ses cheveux me frôlaient la joue, nos genoux se touchaient sous la couverture et le train s’enfonçait dans la nuit. Ma femme et ma fille étaient là. Je tenais solidement à la vie. Aux arrêts, Jeanne relevait la tête et demandait : « Où sommes-nous ? »

Au matin, d’assez bonne heure, je quittai l’express pour prendre la ligne d’embranchement. C’était un omnibus qui flânait parmi les bruyères et s’arrêtait aux moindres gares, dont les noms, après plusieurs années, me redevenaient familiers tout à coup. Et c’était toute ma chère Bretagne, avec ses landes, ses ciels bas, son visage de rêve et ses vallonnements, ses clochers à jour parmi la verdure, son sourire de Joconde et son parler chantant, c’était toute l’atmosphère bretonne qui m’enveloppait comme autrefois.

J’eus une surprise en descendant de voiture. La gare avait subi des changements. Les façades avaient été repeintes. On sortait par un souterrain. J’aperçus un ancien ami, un collègue. Il venait d’acheter les journaux et se retourna pour siffler son chien. L’employé des billets ne me reconnut pas. Personne ne pensait plus à ce revenant.

Mais quand je fus devant la gare, sur le terre-plein d’où l’on dominait la vallée, tout le passé ressuscita. Ainsi, par un printemps semblable, au matin de ma première arrivée, ce paysage m’était apparu. Les maisons, le long du canal, alignaient toujours leurs deux rangs. Là, sous leurs toits d’ardoises, satisfaits de leur humble sort, des hommes vivaient leurs destinées, et moi, j’avais été l’un des leurs. Une fine lumière, embrassant les constructions éparses, les fondait en un tout harmonieux. Des bruits de sabots, des roulements de charrettes, des martèlements de forges se mêlaient dans cette rumeur que fait une ville en vivant. Des gens, allant je ne sais où, se croisaient sans cesse sur le pont. Midi tomba du clocher de l’église. Les claires ondes s’élargirent jusqu’à moi. Les tintements étaient les mêmes. L’air fluide gardait sa même sonorité.

Par un chemin creux qui faisait raccourci, je descendis vers la ville, où j’avais toujours compté revenir plus tard avec Yvette. Des paysans me dirent bonjour, sans surprise, comme si je ne les avais jamais quittés. Des employés, sortant des bureaux, causaient ensemble sur le pont, arrêtés le dos aux parapets. Sur les quais, je reconnus chaque boutique, mais une maison surtout m’intéressait. Elle était là. Je l’aperçus tout de suite, se mirant comme autrefois dans le canal. Un tapis pendait au balcon où tant de fois je m’étais accoudé. Une fenêtre était ouverte à l’étage, donnant sur une pièce que je connaissais bien. La disposition de la chambre, l’emplacement de ses portes, la vue qu’on découvrait de sa fenêtre, l’éclairage qu’y faisait le matin, j’aurais pu donner chaque détail. Tout restait précis et vivant.

Ah ! la maison natale d’Yvette ! Sans doute, son intérieur avait changé. On y avait installé d’autres meubles. On avait pu refaire les tapisseries. Mais se pouvait-il qu’entre ses murs quelque chose d’Yvette ne flottât point ? Ce que nous avions laissé là de nos âmes, le temps n’avait encore pu le disperser. D’autres habitaient notre ancienne demeure. Mais ne s’étonnaient-ils jamais, ces autres, de sentir ces tendres effluves qui devaient les envelopper soudain ? N’en parlaient-ils jamais de cette petite fille qui naquit, un jour, dans cette même chambre où maintenant ils faisaient, eux, leur nid ? L’endroit où un petit être vint au monde, c’est quelque chose de sacré cependant.

Je m’arrêtai devant la porte. À cet instant, elle se serait ouverte toute seule que je n’aurais pas été trop surpris. Tout ému, je considérais les murailles. Qu’attendais-je exactement ? Je l’ignore ! Quelque inexprimable accueil des choses, quelque indice qu’une âme frémissait dans ces pierres, quelque signe que je n’étais pas oublié. Toujours ce besoin de nous survivre, cette obstination à ne pas accepter la mort ! Mais la porte ne s’ouvrit point par miracle. Aucune voix ne s’exhala de ces murs. Elles ne me firent pas, les choses, l’accueil mystérieux que j’attendais. Et je repartis plus triste. Qu’avais-je à m’attarder devant la maison des autres ? Quelqu’un, par une fenêtre, aurait pu apostropher cet étranger…

La plainte d’Olympio disait bien ma détresse :

Ma maison me regarde et ne me connaît plus.

Au petit hôtel où j’allai déjeuner, des voyageurs achevaient leur partie. La patronne, qui vint me parler quand je fus seul, ne me reconnut pas non plus. Pourtant, quand elle sut mon ancienne adresse, un souvenir subit lui revint : « Ah ! oui… Je sais… Une petite fille… Elle doit être bien belle, bien grandelette à présent ! » Et, lâchement, je n’osai pas la contredire. J’acceptai ses vœux et ses compliments.

Alors j’eus peur des rencontres que je pourrais faire, des questions qui pourraient m’être posées, et je pris le chemin de halage où je m’étais égaré tant de fois. Mais, là encore, je ne trouvai point l’impérissable parfum que je cherchais. Les aulnes, sans troubler le silence, faisaient toujours le même bruissement. Les coteaux, barrant l’horizon à droite, découpaient la même ligne sur le ciel. Les prairies, recouvertes de jeunes seigles, dévalaient en pentes douces vers le canal. Des petites filles gardaient leurs vaches pareilles à celles qui nous dévisageaient jadis. Comme avant, glissaient de lents nuages qui traînaient une ombre sur les eaux. Comme avant, les herbes du bord, laissant retomber leurs pointes dans la rivière, dégageaient leur odeur tranquille, cette odeur d’automne qu’elles exhalent en toute saison.

Chaque arbre m’était familier. Chaque roche savait notre histoire. Ce gravier sous le pas de Jeanne avait rendu le même son. Dans ce même talus, je me rappelais cet enfoncement. Heureux abri ! Paisible asile ! Nous y garions la voiture d’Yvette, et là, sur ce banc, même avant sa naissance, nous nous arrêtions pour parler d’elle. Parfois aussi nous nous taisions. Des gouttelettes de lumière tombaient entre les branches, et nous suivions des yeux l’ombre mouvante que projetaient les feuilles sur le sol.

Rien n’avait changé. Même solitude. Seulement il était pris, notre banc. Un autre couple attiré par l’éternel mirage reprenait notre rêve de bonheur. Les mêmes arbres refaisaient pour eux les murmures dont ils nous avaient bercés autrefois. Ah ! les vers d’Olympio ! c’était à moi de les répéter maintenant.

Mais j’eus, en arrivant à l’écluse, une vision inattendue. La rencontre subite de Jeanne, sous la claire ombrelle qui baignait son visage d’une lumière rose, l’apparition de la petite voiture qui berça les sommeils d’Yvette ne m’auraient pas davantage surpris. Dans son jardinet aux couleurs vives, la même éclusière, ayant défait son corsage, allaitait encore un nouveau-né. La même rumeur d’eau parvenait du barrage. Mêmes gestes, même groupement, mêmes attitudes. Le tableau n’avait pas changé.

D’autres petits rôdaient autour de l’heureuse mère, mais leur nombre avait augmenté. L’un d’eux était contemporain d’Yvette. Lequel ? Cette petite fille, sans doute, aux cheveux serrés dans le béguin. Mais je n’osai pas m’approcher du sanctuaire, frôler le sûr bonheur qui m’était interdit désormais.

Alors, plus lent, plus triste, je pris le chemin du retour. Il flottait un peu de mystère, et, dans les sentiers bleus, les premières brumes du soir commençaient à s’étirer. Du regard, je fouillais les taillis. Allais-je les rencontrer, mes ombres, les chers fantômes de mon passé ?

Hélas ! non. Tout s’était évaporé. Ces bois, depuis quatre ans, n’avaient plus reçu nos confidences. Ils ne savaient plus rien de nous, les doux témoins des jours enfuis. À mes tristesses d’aujourd’hui, elle ne s’associait plus, la nature. Sa fête paisible continuait sans nous. Je n’étais qu’un passant qui passe. Mêmes bruits, mêmes senteurs, même clarté limpide qui modelait la figure d’Yvette. Rien n’avait changé, rien, sauf moi. Par ce chemin de halage, c’était un autre homme qui revenait.

L’après-midi s’avançait quand j’émergeai du rideau d’arbres. L’horizon tout à coup s’élargit. Ce fut une sensation de plein air et de ciel. Doucement il se poursuivait, le menu va-et-vient de la petite ville. Des coqs, avant de s’endormir, chantaient dans les basses-cours. Des rubans bleus tremblaient aux toits des maisons où s’apprêtait le repas du soir. Des cloches tintaient, les jolies cloches du mois de Marie. Parmi les sapins de la colline, les silhouettes blanches des Sœurs luisaient par intervalles. Et c’était bien le calme paysage qui me rappelait autrefois les vers fluides de Verlaine :

Mon Dieu ! mon Dieu ! La vie est là,

Simple et tranquille. Cette paisible rumeur-là

Vient de la ville.

Mais ce n’était plus la même strophe qui me revenait, c’étaient les derniers vers du poème, qui disent bien la détresse des vies manquées et des foyers détruits :

Oh ! qu’as-tu fait, toi que voilà,

Pleurant sans cesse ? ?

Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,

De ta jeunesse ?

Le lendemain, je quittai la Bretagne, avec le sentiment que c’était bien fini, que je n’y reviendrais jamais plus, qu’un lien, que je croyais solide encore, était décidément brisé, que ce petit coin de terre où nous avions aimé, rêvé, connu notre petite part de bonheur et de vie, ne gardait rien, plus rien de nous…

V

Qu’ajouter à l’histoire d’Yvette ? La vie a continué malgré tout. Au jour le jour, j’ai poursuivi mon humble tâche. La fréquentation des tombes ne donne pas le goût de l’inaction. Le repos des morts, au contraire, invite au travail les vivants.

Plusieurs années ont parcouru leurs cycles. Les anniversaires se sont succédé. Mais les cloches de Noël m’ont paru rendre un son moins triste. Ce fut par une nuit d’horreur qu’apparut l’étoile des mages. Elle parlait pourtant d’espérance. J’ai compris que Noël avait aussi un message pour moi.

La douce lumière d’Yvette illumine encore ma vie. Mais, j’eus beau faire, bien des souvenirs se sont ternis. La plaque sensible se voile. Il est des mots câlins que j’ai perdus, de clairs sourires que je ne reverrai plus jamais. J’ai parfois une tristesse subite. Quelqu’un qui connut Yvette s’éloigne ou disparaît. Encore une mémoire où s’obscurcit son image, un ami qui ne me parlera d’elle jamais plus ! Et j’ai la sensation, chaque fois que cela m’arrive, que ma petite Yvette me quitte un peu davantage. Bientôt ils seront morts tous ceux qui l’aimèrent dans ce monde, et bientôt je mourrai moi aussi. Ce sera comme si la mer se refermait sur un noyé. De son passage sur la terre aucune trace ne restera plus.

Hélas ! mon cher trésor s’effrite. Mais les fils que n’a pas brisés la mort, le temps ne saurait les casser. Quand même oublierais-je Yvette, l’immatériel lien subsisterait.

Car j’espère revoir Yvette. Mon Dieu ! je ne sonde pas les mystères et ne tente pas d’escalader le ciel, mais la nuit, quand je m’attarde à contempler les étoiles, il me semble percevoir quelques rayons. Je me dis que le globe qui m’emporte n’est que l’humble satellite d’un des moindres soleils qui soient. De ces étoiles innombrables, des planètes mêmes, nos voisines, je ne sais guère qu’une chose, c’est qu’elles seraient inhabitables pour des êtres conformés comme nous. Alors, de deux choses l’une, ou ces millions de mondes n’ont été lancés dans l’espace que pour consteller notre firmament, ou ils charrient aussi de la vie, peuplés d’êtres que nous n’imaginons même pas puisqu’ils n’ont pas les mêmes sens que nous. Et plus j’y pense, plus la deuxième hypothèse me paraît vraisemblable. Notre grain de sable n’est pas le centre de tout, et la croyance à l’incroyable finit par s’imposer à ma raison.

Mais si elle revit, ma petite Yvette, sous quelle forme peut-elle vivre à présent ? Évidemment, je n’en ai pas la moindre idée. Mais comment le pourrais-je concevoir ? Et, du fait que je ne le conçois point, puis-je tirer le moindre argument ? J’ai la certitude que des milliers de phénomènes existent qu’aucune imagination ne pourrait même supposer. Imagine-t-elle le papillon qui vole, la chrysalide qui meurt dans son cocon ? La force électrique a transformé le monde et nos aïeux ne la soupçonnaient même pas. Même sur notre minuscule globe d’autres forces merveilleuses peuvent encore dormir que les siècles à venir réveilleront. Et si notre monde n’est qu’un point dans le système solaire, qui n’est qu’un point dans l’étendue étoilée, si cette immensité que fouillent nos télescopes n’est qu’un point encore dans une autre immensité, comment fixer une borne à nos rêves et limiter nos aspirations ? Planer dans l’éther sans poids, naviguer entre les étoiles, rien n’est peut-être plus simple sur quelque plage céleste de la voie lactée. Que savons-nous ? Maurice Maeterlinck a bien raison : du livre de l’univers nous n’avons épelé que quelques mots. Savons-nous seulement si la matière existe, si nous vivons réellement, si nous vivons déjà ? La pensée d’Ibsen n’est pas absurde : « Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, nous nous apercevrons que nous n’avions jamais vécu. »

Alors, cherchant au ciel ma petite Yvette, je me dis que tout est possible, que notre pauvre science ne peut affirmer ni nier, que la seule foi que nous ne puissions pas ne pas avoir, c’est la foi dans le grand mystère qui nous étreint de toutes parts. Toutes les possibilités étant égales, autant nous laisser aller à nos intimes pressentiments. Sans eux, trop de problèmes seraient à résoudre. Pourquoi ce besoin de justice s’il ne doit jamais être satisfait ? Pourquoi, dans tous les cimetières, cette espérance d’un « au-delà » ? Pourquoi ces amours entre les êtres s’ils ne doivent se retrouver jamais ? Pourquoi ces printemps qui embaument ? Pourquoi nos rêves et notre idéal ? Pourquoi faire naître des petites Yvette si tout doit sombrer dans le néant ?

Oui… Pourquoi ?… Pourquoi ?… Mais tout s’éclaire si nous admettons un recommencement. Les mots d’amour, de justice, prennent tout à coup une signification. Elles passent, les petites Yvette, mais leurs âmes sont écloses et peuvent refleurir pendant l’éternité.

Et voici qu’elle me paraît moins obscure, la brève existence de mon enfant. Tous les espoirs seraient possibles ! Yvette pourrait revivre dans quelque « ailleurs ». Il n’est pas certain que je rêve quand je crois que sa pensée me rejoint. Et mille doux souvenirs me reviennent. J’évoque un soir de juin où Yvette m’a souri par-dessus un bras de rivière. Un jour, peut-être, après bien des vicissitudes, la scène se renouvellera, et j’aborderai à quelque rive lointaine, où Yvette, me reconnaissant encore, agitera ses petits bras.

Et ce Dieu dont le pasteur parle, ce Dieu de l’Évangile auquel croyait ma mère, rien ne me prouve, sans doute, qu’il existe, mais si je l’admets, bien des énigmes sont résolues. Que Jésus soit son fils, je n’en ai pas non plus la moindre preuve. Mais j’ai relu le discours sur la montagne : « Heureux les miséricordieux !… Heureux ceux qui pleurent !… Heureux ceux qui ont faim et soif de justice !… » Et j’ai trouvé les paroles qu’attendait mon cœur.

Et tenant pour vrai l’hypothèse consolante, acceptant pour un moment les affirmations du pasteur, je me suis posé cette question :

Supposons qu’un Dieu paternel, un Dieu d’amour, veuille créer une âme, nous doter d’un petit être qui sera notre enfant pour l’éternité ; supposons qu’ayant fait éclore cette âme, il la trouve trop pure pour ce monde et veuille la mettre à l’abri de la mêlée ; supposons qu’en lui imposant une épreuve, il veuille forcer un père à tourner ses regards vers le ciel, car là où est notre trésor, là aussi sera notre cœur, n’aurait-il pas agi, ce Dieu d’amour, exactement comme il l’a fait ?

Alors, toutes les choses, qui me paraissaient inexplicables, s’expliqueraient. La vie est âpre, les petites Yvette sont douces et fragiles. Des catastrophes pires que la mort étaient peut-être à redouter. Alors je comprendrais pourquoi les enfants les plus purs sont ceux que le bon Berger prend d’abord dans ses bras. Alors, il ne serait pas absurde de le croire. Un Dieu, par amour, aurait pu m’arracher Yvette, combinant tout pour notre bonheur, préparant tout pour le revoir éternel ?

Oui… Peut-être… Mais cela, je n’ai pas le courage encore de l’avouer.

VI

Et maintenant, ma petite Yvette, j’ai fini de raconter ton histoire, le peu que j’en sais tout au moins, car elle continue ailleurs, je le crois chaque jour davantage, bien plus belle et bien plus lumineuse.

Il me fut doux de composer ce livre, qui pendant de longues soirées où tonnait le canon lointain m’a préservé de la solitude. L’écrire, c’était encore m’occuper de toi, parler de toi, m’entourer, malgré la guerre, de ta tendresse. À présent qu’il est fini, une douceur va me manquer. Et quand je serai séparé de ces feuilles, que je ne pourrai plus toucher au manuscrit, mille jolis détails que je n’aurai pas notés me reviendront, et, comme toujours, il sera trop tard.

Avant d’entreprendre aucun autre ouvrage, il me fallait d’abord achever celui-ci, ramasser sous une forme concrète les chers souvenirs qui pouvaient s’évaporer, pouvoir mieux sentir, en prenant dans mes mains un objet matériel, un livre, que le beau passé ne fut pas un rêve, mais fut vraiment une réalité.

Notre histoire ressemble à bien d’autres histoires. Il est des épreuves auxquelles personne n’échappe. Puissent ces pages ne pas être trop tristes ! Puissent-elles contenir quelques paroles de réconfort et d’espoir ! Qu’elles apaisent seulement une larme, leur publication sera justifiée.

J’écrirai d’autres livres sans doute. Les uns seront plus romanesques, d’autres témoigneront d’un plus vif souci de littérature et d’art. Mais aucun, plus que celui-ci, ne saurait être un livre d’amour.

Aux armées, Janvier-juillet 1916.

FIN

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Mai 2025

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