Paul Éluard

POÉSIE ET VÉRITÉ
1942
(suivi de
Au rendez-vous allemand)

1943-1946

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Table des matières

 

ÉDITION DE 1942. 4

Liberté. 5

Sur les pentes inférieures Aussi bas que le silence. 9

Première marche la voix d’un autre. 11

Le rôle des femmes. 12

Patience. 14

Un feu sans tache. 16

Bientôt. 20

La halte des heures. 22

Dimanche après-midi 24

Douter du crime. 26

Couvre-feu. 27

Dressé par la famine. 29

Un loup. 31

Un loup. 33

Du dehors. 35

Du dedans. 37

La dernière nuit. 38

AJOUTS DE L’ÉDITION DE 1943. 42

L’âne. 42

Aucun secret tout m’échappe. 42

N.. 43

Façons de parler façons de voir. 44

Hasards noirs des voyages. 45

RÊVES. 47

Plaisirs du premier printemps. 47

La poursuite. 47

En dépit de l’âge. 47

Le sort 47

Compagnon. 48

Diable-dindon. 48

Retraite. 48

LA TÊTE INERTE.. 49

Notre nuit Meilleure que nos jours. 49

Médieuse. 49

Ma fille. 50

L’oreille du taureau. 50

L’horizon droit 50

Derniers instants. 51

La main le cœur le lion l’oiseau. 51

AU RENDEZ-VOUS ALLEMAND.. 52

1944. 52

Avis. 52

Les belles balances de l’ennemi 52

Chant nazi 52

« Un petit nombre d’intellectuels français s’est mis au service de l’ennemi 53

Tuer. 53

D’un seul poème entre la vie et la mort 54

Pensez. 54

On te menace. 56

En plein mois d’août 56

Le poème hostile. 57

Comprenne qui voudra. 58

Gabriel Péri 58

Le même jour pour tous. 59

Chant du feu Vainqueur du feu. 60

AJOUTS DE L’ÉDITION DE 1945. 62

Dans un miroir noir. 62

Charniers. 62

À l’échelle humaine. 64

Les vendeurs d’indulgences. 65

Faire vivre. 66

AJOUTS DE L’ÉDITION DE 1946. 67

Nos uniremos. 67

D’une victoire. 68

Temps anciens temps bénis. 68

Éternité de ceux que je n’ai pas revus. 69

Noël, les accusés de Nuremberg sont en vacances. 71

Ce livre numérique. 72

 

ÉDITION DE 1942[1]

Liberté

 

Sur mes cahiers d’écolier

Sur mon pupitre et les arbres

Sur le sable sur la neige

J’écris ton nom

 

Sur toutes les pages lues

Sur toutes les pages blanches

Pierre sang papier ou cendre

J’écris ton nom

 

Sur les images dorées

Sur les armes des guerriers

Sur la couronne des rois

J’écris ton nom

 

Sur la jungle et le désert

Sur les nids sur les genêts

Sur l'écho de mon enfance

J’écris ton nom

 

Sur les merveilles des nuits

Sur le pain blanc des journées

Sur les saisons fiancées

J’écris ton nom

 

Sur tous mes chiffons d’azur

Sur l’étang soleil moisi

Sur le lac lune vivante

J’écris ton nom

 

Sur les champs sur l’horizon

Sur les ailes des oiseaux

Et sur le moulin des ombres

J’écris ton nom

 

Sur chaque bouffée d’aurore

Sur la mer sur les bateaux

Sur la montagne démente

J’écris ton nom

 

Sur la mousse des nuages

Sur les sueurs de l’orage

Sur la pluie épaisse et fade

J’écris ton nom

 

Sur les formes scintillantes

Sur les cloches des couleurs

Sur la vérité physique

J’écris ton nom

 

Sur les sentiers éveillés

Sur les routes déployées

Sur les places qui débordent

J’écris ton nom

 

Sur la lampe qui s’allume

Sur la lampe qui s’éteint

Sur mes maisons réunies

J’écris ton nom

 

Sur le fruit coupé en deux

Du miroir et de ma chambre

Sur mon lit coquille vide

J’écris ton nom

 

Sur mon chien gourmand et tendre

Sur ses oreilles dressées

Sur sa patte maladroite

J’écris ton nom

 

Sur le tremplin de ma porte

Sur les objets familiers

Sur le flot du feu béni

J’écris ton nom

 

Sur toute chair accordée

Sur le front de mes amis

Sur chaque main qui se tend

J’écris ton nom

 

Sur la vitre des surprises

Sur les lèvres attentives

Bien au-dessus du silence

J’écris ton nom

 

Sur mes refuges détruits

Sur mes phares écroulés

Sur les murs de mon ennui

J’écris ton nom

 

Sur l’absence sans désir

Sur la solitude nue

Sur les marches de mort

J’écris ton nom

 

Sur la santé revenue

Sur le risque disparu

Sur l’espoir sans souvenir

J’écris ton nom

 

Et par le pouvoir d’un mot

Je recommence ma vie

Je suis né pour te connaître

Pour te nommer

 

Liberté.

Sur les pentes inférieures
Aussi bas que le silence

 

Aussi bas que le silence

D’un mort planté dans la terre

Rien que ténèbres en tête

 

Aussi monotone et sourd

Que l'automne dans la mare

Couverte de honte mate

 

Le poison veuf de sa fleur

Et de ses bêtes dorées

Crache sa nuit sur les hommes.

Première marche
la voix d’un autre

 

Riant du ciel et des planètes

La bouche imbibée de confiance

Les sages

Veulent des fils

Et des fils de leurs fils

Jusqu’à périr d’usure

 

Le temps ne pèse que les fous

L’abîme est seul à verdoyer

Et les sages sont ridicules.

Le rôle des femmes

 

En chantant les servantes s’élancent

Pour rafraîchir la place où l’on tuait

Petites filles en poudre vite agenouillées

Leurs mains aux soupiraux de la fraîcheur

Sont bleues comme une expérience

Un grand matin joyeux

 

Faites face à leurs mains les morts

Faites face à leurs yeux liquides

C’est la toilette des éphémères

La dernière toilette de la vie

Les pierres descendent disparaissent

Dans l’eau vaste essentielle

 

La dernière toilette des heures

À peine un souvenir ému

Aux puits taris de la vertu

Aux longues absences encombrantes

Et l’on s’abandonne à la chair très tendre

Aux prestiges de la faiblesse.

 

Patience

 

Toi ma patiente ma patience ma parente

Gorge haut suspendue orgue de la nuit lente

Révérence cachant tous les ciels dans sa grâce

Prépare à la vengeance un lit d’où je naîtrai.

Un feu sans tache

 

La menace sous le ciel rouge

Venait d’en bas des mâchoires

Des écailles des anneaux

D’une chaîne glissante et lourde

 

La vie était distribuée

Largement pour que la mort

Prît au sérieux le tribut

Qu’on lui payait sans compter

 

La mort était le dieu d’amour

Et les vainqueurs dans un baiser

S’évanouissaient sur leurs victimes

La pourriture avait du cœur

 

Et pourtant sous le ciel rouge

Sous les appétits de sang

Sous la famine lugubre

La caverne se ferma

 

La terre utile effaça

Les tombes creusées d’avance

Les enfants n’eurent plus peur

Des profondeurs maternelles

 

Et la bêtise et la démence

Et la bassesse firent place

À des hommes frères des hommes

Ne luttant plus contre la vie

 

À des hommes indestructibles.

Bientôt

 

De tous les printemps du monde

Celui-ci est le plus laid

Entre toutes mes façons d’être

La confiante est la meilleure

 

L’herbe soulève la neige

Comme la pierre d’un tombeau

Moi je dors dans la tempête

Et je m’éveille les yeux clairs

 

Le lent le petit temps s’achève

Où toute rue devait passer

Par mes plus intimes retraites

Pour que je rencontre quelqu’un

 

Je n’entends pas parler les monstres

Je les connais ils ont tout dit

Je ne vois que les beaux visages

Les bons visages sûrs d’eux-mêmes

 

Sûrs de ruiner bientôt leurs maîtres.

La halte des heures

 

Immenses mots dits doucement

Grand soleil les volets fermés

Un grand navire au fil de l’eau

Ses voiles partageant le vent

 

Bouche bien faite pour cacher

Une autre bouche et le serment

De ne rien dire qu’à deux voix

Du secret qui raye la nuit

 

Le seul rêve des innocents

Un seul murmure un seul matin

Et les saisons à l’unisson

Colorant de neige et de feu

 

Une foule enfin réunie.

Dimanche après-midi

 

S’enlaçaient les domaines voûtés d’une aurore grise dans un pays gris, sans passions, timide,

S’enlaçaient les cieux implacables, les mers interdites, les terres stériles,

S’enlaçaient les galops inlassables de chevaux maigres, les rues où les voitures ne passaient plus, les chiens et les chats mourants,

S’auréolaient de pâleur charmante les femmes, les enfants et les malades aux sens limpides,

S’auréolaient les apparences, les jours sans fin, jours sans lumière, les nuits absurdes,

S’auréolait l’espoir d’une neige définitive, marquant au front la haine,

S’épaississaient les astres, s’amincissaient les lèvres, s’élargissaient les fronts comme des tables inutiles,

Se courbaient les sommets accessibles, s’adoucissaient les plus fades tourments, se plaisait la nature à ne jouer qu’un rôle,

Se répondaient les muets, s’écoutaient les sourds, se regardaient les aveugles,

Dans ces domaines confondus où même les larmes n’avaient plus que des miroirs boueux, dans ce pays éternel qui mêlait les pays futurs, dans ce pays où le soleil allait secouer ses cendres.

Douter du crime

 

Une seule corde une seule torche un seul homme

Étrangla dix hommes

Brûla un village

Avilit un peuple

 

La douce chatte installée dans la vie

Comme une perle dans sa coquille

La douce chatte a mangé ses petits.

Couvre-feu

 

Que voulez-vous la porte était gardée

Que voulez-vous nous étions enfermés

Que voulez-vous la rue était barrée

Que voulez-vous la ville était matée

Que voulez-vous elle était affamée

Que voulez-vous nous étions désarmés

Que voulez-vous la nuit était tombée

Que voulez-vous nous nous sommes aimés.

Dressé par la famine

 

Dressé par la famine

L’enfant répond toujours je mange

Viens-tu je mange

Dors-tu je mange.

Un loup

 

La bonne neige le ciel noir

Les branches mortes la détresse

De la forêt pleine de pièges

Honte à la bête pourchassée

La fuite en flèche dans le cœur

 

Les traces d’une proie atroce

Hardi au loup et c’est toujours

Le plus beau loup et c’est toujours

Le dernier vivant que menace

La masse absolue de la mort.

Un loup

 

Le jour m’étonne et la nuit me fait peur

L’été me hante et l’hiver me poursuit

 

Un animal sur la neige a posé

Ses pattes sur le sable ou dans la boue

Ses pattes venues de plus loin que mes pas

Sur une piste où la mort

A les empreintes de la vie.

Du dehors

 

La nuit le froid la solitude

On m’enferma soigneusement

Mais les branches cherchaient leur voie dans la prison

Autour de moi l’herbe trouva le ciel

On verrouilla le ciel

Ma prison s’écroula

Le froid vivant le froid brûlant m’eut bien en main.

Du dedans

 

Premier commandement du vent

La pluie enveloppe le jour

Premier signal d’avoir à tendre

La voile claire de nos yeux

 

Au front d’une seule maison

Au flanc de la muraille tendre

Au sein d’une serre endormie

Nous fixons un feu velouté

 

Dehors la terre se dégrade

Dehors la tanière des morts

S’écroule et glisse dans la boue

 

Une rose écorchée bleuit.

La dernière nuit

 

I

Ce petit monde meurtrier

Est orienté vers l’innocent

Lui ôte le pain de la bouche

Et donne sa maison au feu

Lui prend sa veste et ses souliers

Lui prend son temps et ses enfants

 

Ce petit monde meurtrier

Confond les morts et les vivants

Blanchit la boue gracie les traîtres

Transforme la parole en bruit

 

Merci minuit douze fusils

Rendent la paix à l’innocent

Et c’est aux foules d’enterrer

Sa chair sanglante et son ciel noir

Et c’est aux foules de comprendre

La faiblesse des meurtriers.

 

II

Le prodige serait une légère poussée contre le mur

Ce serait de pouvoir secouer cette poussière

Ce serait d'être unis.

 

III

Ils avaient mis à vif ses mains courbé son dos

Ils avaient creusé un trou dans sa tête

Et pour mourir il avait dû souffrir

Toute sa vie.

 

IV

Beauté créée pour les heureux

Beauté tu cours un grand danger

 

Ces mains croisées sur tes genoux

Sont les outils d’un assassin.

 

Cette bouche chantant très haut

Sert de sébile au mendiant

 

Et cette coupe de lait pur

Devient le sein d’une putain.

 

V

Les pauvres ramassaient leur pain dans le ruisseau

Leur regard couvrait la lumière

Et ils n’avaient plus peur la nuit

 

Très faibles leur faiblesse les faisait sourire

Dans le fond de leur ombre ils emportaient leur corps

Ils ne se voyaient plus qu’à travers leur détresse

Ils ne se servaient plus que d’un langage intime

Et j’entendais parler doucement prudemment

D’un ancien espoir grand comme la main

 

J’entendais calculer

Les dimensions multipliées de la feuille d’automne

La fonte de la vague au sein de la mer calme

J’entendais calculer

Les dimensions multipliées de la force future.

 

VI

Je suis né derrière une façade affreuse

J’ai mangé, j’ai ri, j’ai rêvé, j’ai eu honte

J’ai vécu comme une ombre

Et pourtant j’ai su chanter le soleil.

Le soleil entier celui qui respire

Dans chaque poitrine et dans tous les yeux

La goutte de candeur qui luit après les larmes.

 

VII

Nous jetons le fagot des ténèbres au feu

Nous brisons les serrures rouillées de l’injustice

Des hommes vont venir qui n’ont plus peur d’eux-mêmes

Car ils sont sûrs de tous les hommes

Car l’ennemi à figure d'homme disparaît.

AJOUTS DE L’ÉDITION DE 1943[2]

L’âne

 

Il va sous un soleil de foin

Et son regard est un chemin

Où marche un âne.

Aucun secret
tout m’échappe

 

Aucun secret tout m’échappe

Puis l’exil dans les ténèbres

Les yeux purs la tête inerte

N

 

I

À quoi penses-tu

Je pense au premier baiser que je te donnerai.

 

II

Baisers semblables aux paroles du rêveur

Vous êtes au service des forces inventées.

 

III

Aux rues de petites amours

Les murs finissent en nuit noire

J’aime

Et mes rideaux sont blancs.

 

IV

Sans éclat et douce à son nid

Elle apparaît dans un sourire.

 

V

Le 21 du mois de juin 1906

À midi

Tu m’as donné la vie.

 

VI

J’ai dit facile et ce qui est facile

C’est la fidélité.

 

VII

Il faut la voir au dur soleil grevé de roches inaccessibles

Il faut la voir en pleine nuit

Il faut la voir quand elle est seule[3].

Façons de parler
façons de voir

 

I

Je me lève, je suis jeune. Quand je me couche, le soir je suis vieux, je vais mourir dans la nuit. On m’enterrera demain. Et pourtant, le matin je suis jeune. Mes vêtements plus légers, mon corps plus apparent, mes yeux plus clairs font le monde plus léger, plus apparent, plus clair. Une meilleure circulation.

 

II

Ce matin, à six heures, l’air est pâle, le soleil absolument blanc et plat. Un seul mur devant un immense horizon me donne l’idée de l’espace. Un seul mur dans lequel s’ouvre à peine une fenêtre comme une petite plante bleue cueillie dans l’eau et réconciliée avec le soleil.

 

III

Nous sommes en Juin, la fête est dans tout son éclat, la nudité première, gracile et satinée, entre dans ma chambre. L’été est simple, il faut se confier à l’été. Tout s’élance et s’envole et s’allume.

 

IV

Chaque matin, baignée, la fleur garde sa force. Une main d’arbre dans un gant d’herbe. Sa force et sa fraîcheur. Des grappes de rosée glaciale, toujours la même.

 

V

Chaque matin, baignée, la fleur ne pâlit pas. Et la feuille reste verte. La lumière paraît s’éprendre, s’inspirer de la verdure ardente, de la fleur odorante. Feuille ancienne, fleur nouvelle et fleur d’hier, espoir et rapide proie.

 

VI

La fleur, qui a été belle comme un enfant, est livrée au soleil comme le bois aux flammes. Il y a plus de rapports entre l’arbre et la fleur qu’entre l’os et la chair, qu’entre la rainette et la truite. Plus de rapports entre la fleur et la flamme qu’entre le couteau et la scie.

 

VII

Entre la beauté des enfants et le beau temps que je reçois chez moi, j’intercale une prière : « Bel été, ouvre l’œil sur moi. Jusqu’au soir. » Car, d’image en image, tout s’est écoulé. Le jour a déjà pris la mesure de la vie et l’accent monotone du soleil utile.

Hasards noirs des voyages

 

I

Parfaitement éveillée et très belle

A-t-elle le pain qu’il lui faut

Elle n’a que sa beauté

Cet éclat perché haut comme une étoile seule

Pourtant la terre est là

 

II

Pour voir la terre il faut voir

L’homme et ses enfants hors d’âge

 

Nul n’a de nom ni d’empire

 

III

Ô ma muette désolée

Le chasseur ivre prend ta place

Contemplons le souverain maître

Il s’engourdit

L’acier prolongeait sa prunelle

Pour lui maintenant le monde est couché

 

IV

Et sous les couvertures dures de la terre

La vie est pleine comme un œuf

D’un bouquet d’ombres colorées ombres formées et mûres

Et de jolis yeux purs riant à des langues tirées

 

V

Ô ma sœur mon bel aimant

Je te garde le soleil

Le bel espoir du soleil

Je te réchaufferai

Je te désaltérerai

 

VI

La clarté perce les murs

La clarté perce tes yeux

Tu vas voir et tu vivras

 

VII

Nos caresses d’or nos vagues lustrées

Nos corps confondus le temps transparent

Nous concevrons le bonheur

Dans le plus grand des miroirs.

RÊVES

Plaisirs du premier printemps

 

Plaisirs du premier printemps

Pierre propre de l’enfance

Caresse aux jointures fines

J’inventerai la sagesse

 

À peine éclairé je rêve.

 

La poursuite

 

Une poursuite à travers les salles obscures

D’un château rose ou bleu

Nuit brillante entre les colonnes

Nuit rayonnante entre les lampes d’or

 

Tout est permis la nuit

 

Serai-je celui qui tue

Ou celui qui est tué.

 

En dépit de l’âge

 

De loin en loin les nouvelles du passé

La bonne clé de la cage.

 

Le sort

 

Dès qu’il s’abandonnait au sommeil

Un voyou toujours le même

Dans une rue déserte

Appuyait un revolver sur son cœur

 

Et le temps s’arrêtait

 

Il ne s’y habitua jamais.

 

Compagnon

 

Comme une bête domestique

Dans la haute forêt

Une voix sans écho me hèle.

 

Diable-dindon

 

J’ai rabattu les ailes de l’amour

Tiré le drap sur un corps lourd de sang

Autour de moi je suis fort je suis nu

Je parle haut je vois clair et je flambe.

 

Retraite

 

Je sens l’espace s’abolir

Et le temps croître en tous sens.

LA TÊTE INERTE

Notre nuit
Meilleure que nos jours

 

Le jour revient le jour est maintenant partout

La terre s’ouvre et glisse et meurt et disparaît

Mais déjà les vivants ont accepté leur sort

Dans l’épaisseur de l’homme une étoile s’éteint

Et la femme soulève son enfant de plomb

 

Le palais de la mer se dresse dans l’azur

Aujourd’hui comme hier la lande aux cloches pâles

La main sans avenir l’oiseau de nul présage

Les robes les maisons bien fermées à l’amour

La route monotone sous les pieds des pauvres

 

Le soleil n’est pas loin et toi qui dors encore

Tu montes lentement menant ton dernier rêve

Vers l’assouvissement de l’espace et ton sein

Est semblable à la terre au grain qui germera

Très précise fontaine de nécessité

 

Nous reverrons ton soir nous reverrons ta nuit

Tout sera de nouveau teinté de nudité

La lumière perdra ses feuilles sur ton front

Tout sera recouvert de tes légers secrets

Et le sommeil vivra sans fin jusqu’au matin.

 

Médieuse

 

La rosée la pluie la vague la barque

La reine servante

Médieuse

 

La perle la terre

Perle refusée terre consentante

 

Le départ entre deux feux

Le voyage sans chemins

D’un oui à un autre oui

Le retour entre les mains

De la plus fine des reines

Que même le froid mûrit.

 

Ma fille

 

Ma fille la papillonne

Tu prends la forme de la coupe

Où tu bois

Où tu reflètes tes ailes.

 

L’oreille du taureau

 

L’oreille du taureau à la fenêtre

Et la lumière d’aujourd’hui le prisme de la force

Sur la paille du vaincu sur l’or du pauvre

 

Sur la table au niveau du vin dans la bouteille

L’œil qui saisit la bouche et l’embrasse

Et regarde il fait beau

 

Et regarde au sillon du laboureur sanglant

Le taureau le beau taureau lourd de désastres

 

Et regarde il fait beau

Sous le ciel de la bouche ouverte à l’amour

Un nuage lourd qui soutient le soleil

Le sang du laboureur le pain des noces

 

Le drapeau du taureau

Que le vent tend comme une épée.

 

L’horizon droit

 

Je porte un panier de mauvais réveil

Oubli du repos fenêtre sévère

La forme du corps la forme sans fard

Et les mains bornées les folles déchues

 

Je porte des mains à cueillir Décembre

Pour m’en rassasier je crie mon chagrin

À faire hurler avec moi les sourds

Et les prisonniers que le jour insulte

 

Matin sans désirs matin sans journée

Sous la bouche affreuse un feu s’est éteint

Il faudra passer les arches détruites

Du soleil d’hier qui niait l’espace

 

Salir d’un pas lourd les sons de l’azur

Ternir d’un regard les empreintes d’or

Et les blés du cœur couchés dans la boue

Gagner sur mon ombre au fond de l’ennui

 

Un autre matin aussi désolé.

 

Derniers instants

 

Bois meurtri bois perdu d’un voyage en hiver

Navire où la neige prend pied

Bois d’asile bois mort où sans espoir je rêve

De la mer aux miroirs crevés

 

Un grand moment d’eau froide a saisi les noyés

La foule de mon corps en souffre

Je m’affaiblis je me disperse

J’avoue ma vie j’avoue ma mort j’avoue autrui.

 

La main le cœur le lion l’oiseau

 

Main dominée par le cœur

Cœur dominé par le lion

Lion dominé par l’oiseau

 

L’oiseau qu’efface un nuage

Le lion que le désert grise

Le cœur que la mort habite

La main refermée en vain

 

Aucun secours tout m’échappe

Je vois ce qui disparaît

Je comprends que je n’ai rien

Et je m’imagine à peine

 

Entre les murs une absence

Puis l’exil dans les ténèbres

Les yeux purs la tête inerte.

AU RENDEZ-VOUS ALLEMAND

1944

Avis
 

La nuit qui précéda sa mort

Fut la plus courte de sa vie

L’idée qu’il existait encore

Lui brûlait le sang aux poignet

Le poids de son corps l’écœurait

Sa force le faisait gémir

C’est tout au fond de cette horreur

Qu’il a commencé à sourire

Il n’avait pas UN camarade

Mais des millions et des millions

Pour le venger il le savait

Et le jour se leva pour lui.

 

Les belles balances de l’ennemi
 

Des saluts font justice de la dignité

Des bottes font justice de nos promenades

Des imbéciles font justice de nos rêves

Des goujats font justice de la liberté

Des privations ont fait justice des enfants

Ô mon frère on a fait justice de ton frère

Du plomb a fait justice du plus beau visage

 

La haine a fait justice de notre souffrance

Et nos forces nous sont rendues

Nous ferons justice du mal.

 

Chant nazi
 

Le vol fou d’un papillon

La fenêtre l’évasion

Le soleil interminable

La promesse inépuisable

Et qui se joue bien des balles

Cerne les yeux d’un frisson

 

L’arbre est neuf l’arbre est saignant

Mes enfants c’est le printemps

La dernière des saisons

Hâtez-vous profitez-en

C’est le bagne ou la prison

La fusillade ou le front

 

Dernière fête des mères

Le cœur cède saluons

Partout la mort la misère

Et l’Allemagne asservie

Et l’Allemagne accroupie

Dans le sang et la sanie

Dans les plaies qu’elle a creusées

Notre tâche est terminée

 

Ainsi chantent chantent bien

Les bons maîtres assassins.

 

« Un petit nombre d’intellectuels français s’est mis au service de l’ennemi
 

Épouvantés épouvantables

L’heure est venue de les compter

Car la fin de leur règne arrive

 

Ils nous ont vanté nos bourreaux

Ils nous ont détaillé le mal

Ils n’ont rien dit innocemment

 

Belles paroles d’alliance

Ils vous ont voilées de vermine

Leur bouche donne sur la mort

 

Mais voici que l’heure est venue

De s’aimer et de s’unir

Pour les vaincre et les punir.

 

Tuer
 

Il tombe cette nuit

Une étrange paix sur Paris

Une paix d’yeux aveugles

De rêves sans couleur

Qui se cognent aux murs

Une paix de bras inutiles

De fronts vaincus

D’hommes absents

De femmes déjà passées

Pâles froides et sans larmes

 

Il tombe cette nuit

Dans le silence

Une étrange lueur sur Paris

Sur le bon vieux cœur de Paris

La lueur sourde du crime

Prémédité sauvage et pur

Du crime contre les bourreaux

Contré la mort.

 

D’un seul poème entre la vie et la mort
 

As-tu bien vu ton semblable

Comme il profite de tout

Il a la tête brillante

Il a la tête enflammée

Sous un masque de soleil

Sous un doux masque d’or double

Ses yeux sont des roses chaudes

Car ton semblable a bon cœur

 

Il t’a montré le chemin

Vers la grille et vers la clé

Vers la porte à dépasser

Vers ta femme et tes enfants

Vers la place des visages

Il te rend la liberté

 

Mais je rêve et j’en ai honte

L’on va t’imposer la mort

La mort légère et puante

Qui ne répond qu’à la mort

Tout va d’un lieu grondant de vie vers le désert

La source de ton sang s’atténue disparaît

Nos ennemis ont besoin de tuer

Ils ont besoin d’être nos ennemis

 

Il n’y a rien d’essentiel à détruire

Qu’un homme après un homme

Il n’y a rien d’essentiel à créer

Que la vie tout entière en un seul corps

Que le respect de la vie et des morts

Qui sont morts pour la vie

Comme toi mon semblable

Qui n’as rien fait que de haïr la mort.

 

Pensez
 

Pensez aux lieux sans pudeur

Où des hommes sont reclus

Où les absents sont présents

Où les yeux sont sans reflets

 

Tout prend vite la couleur

Des muguets plats du plafond

Des blés bleus des surveillants

Muguets blés bleus en surface

En tristesse indélébile

Un peu de pain de l’eau sale

 

Pourquoi vivons-nous pourquoi

Annulons notre passé

Blasphémons notre avenir

Consolons-nous bêtement

Chantant Ceux qui sont à l’air

Ont trop l’air de pauvres hères

 

La liberté pourquoi faire

Pour nos maîtres pas pour nous

Pour nous tenir dans les fers

Pour nous tenir dans le vide

Pour nous vaincre et nous apprendre

À consentir sans la grande

Raison qui fait l’homme grand

 

Sans la Raison fraternelle.

 

On te menace
 

On te menace de la guerre

On te menace de la paix

On expose ton cœur aux coups

Quant à ton corps on ose à peine

En parler tant on lui en veut

Quels sales ennemis tu as

 

Pourtant tu aimes tes amis

Ta femme et le chant du matin

Pourtant ton visage s’éclaire

Quand tu le vois parmi les autres

Pourtant tu prends le bon vin

Pour du bon pain

Pourtant tu ne crois connaître

De créatures que parfaites

De créatures qu’aérées

De conquérantes que conquises

Amis amours sont réunis

Nos désirs gagneront sur nous

 

Des étoiles s’agglutinent

Sur tes paupières fermées

Dormeur vois la vie est vaine

Si de tout ne sort la vie

 

Tu rêves qu’un solitaire

Le dernier des solitaires

Le dernier de nos bons maîtres

S’éteint il manquait de tout

 

Et c’est le dernier coupable

Et c’est enfin notre fête.

 

En plein mois d’août

En plein mois d’août un lundi soir de couleur tendre

Un lundi soir pendu aux nues

Dans Paris clair comme un œuf frais

En plein mois d’août notre pays aux barricades

Paris osant montrer ses yeux

Paris osant crier victoire

En plein mois d’août un lundi soir

 

Puisqu’on a compris la lumière

Pourra-t-il faire nuit ce soir

Puisque l’espoir sort des pavés

Sort des fronts et des poings levés

Nous allons imposer l’espoir

Nous allons imposer la vie

Aux esclaves qui désespèrent

 

En plein mois d’août nous oublions l’hiver

Comme on oublie la politesse des vainqueurs

Leurs grands saluts à la misère et à la mort

Nous oublions l’hiver comme on oublie la honte

En plein mois d’août nous ménageons nos munitions

Avec raison et la raison c’est notre haine

Ô rupture de rien rupture indispensable

 

La douceur d’être en vie la douleur de savoir

Que nos frères sont morts pour que nous vivions libres

Car vivre et faire vivre est au fond de nous tous

Voici la nuit voici le miroir de nos rêves

Voici minuit minuit point d’honneur de la nuit

La douceur et le deuil de savoir qu’aujourd’hui

Nous avons tous ensemble compromis la nuit.

 

Le poème hostile
 

Dans la souveraine inégalité

Au tour du maître de s’enfuir

Dévoré par la haine

Au tour du maître de monter

Sur sa galère d’or son vaisseau de fortune

 

Dévoré par la haine

Ce fruit d’où naît la roue la roue d’où naît la route

La route où naît un mort et la mort prend tournure

Dans le sang et la boue ce mort sans sépulture

Craquerait sous la dent d’un hiver plus sévère

Que voulait-il ce mort un peu manger et boire

Aimer rêver et rire sous un ciel clément

Dans la souveraine inégalité

Et dans l’herbe fraîche, et fleurie d’aurore

Être ce couple qui s’aimait sans y penser

Être ce couple lourd de ventre et de plaisir

Dévoré par l’amour et qui chante très haut

Nous sommes la lumière et notre cœur rayonne

Nous sommes sur la terre et nous en profitons.

 

Tandis que celui-là dévoré par la haine

Est en proie à la terre aux hommes et aux bêtes

Et la terre et les hommes et les bêtes c’est lui

Entièrement dévoré par la haine

 

Le sang corrompu de la mort emplit son cœur

Le vertueux refus d’aimer glace son front.

 

Comprenne qui voudra
 

En ce temps-là, pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait des filles. On allait même jusqu’à les tondre.

 

Comprenne qui voudra

Moi mon remords ce fut

La malheureuse qui resta

Sur le pavé

La victime raisonnable

À la robe déchirée

Au regard d’enfant perdue

Découronnée défigurée

Celle qui ressemble aux morts

Qui sont morts pour être aimés

 

Une fille faite pour un bouquet

Et couverte

Du noir crachat des ténèbres

 

Une fille galante

Comme une aurore de premier mai

La plus aimable bête

 

Souillée et qui n’a pas compris

Qu’elle est souillée

Une bête prise au piège

Des amateurs de beauté

 

Et ma mère la femme

Voudrait bien dorloter

Cette image idéale

De son malheur sur terre.

 

Gabriel Péri
 

Un homme est mort qui n’avait pour défense

Que ses bras ouverts à la vie

Un homme est mort qui n’avait d’autre route

Que celle où l’on hait les fusils

Un homme est mort qui continue la lutte

Contre la mort contre l’oubli

 

Car tout ce qu’il voulait

Nous le voulions aussi

Nous le voulons aujourd’hui

Que le bonheur soit la lumière

Au fond des yeux au fond du cœur

Et la justice sur la terre

 

Il y a des mots qui font vivre

Et ce sont des mots innocents

Le mot chaleur le mot confiance

Amour justice et le mot liberté

Le mot enfant et le mot gentillesse

Et certains noms de fleurs et certains noms de fruits

Le mot courage et le mot découvrir

Et le mot frère et le mot camarade

Et certains noms de pays de villages

Et certains noms de femmes et d’amis

Ajoutons-y Péri

Péri est mort pour ce qui nous fait vivre

Tutoyons-le sa poitrine est trouée

Mais grâce à lui nous nous connaissons mieux

Tutoyons-nous son espoir est vivant.

 

Le même jour pour tous

I

L’épée qu’on n’enfonce pas dans le cœur des maîtres des coupables

On l’enfonce dans le cœur des pauvres et des innocents

 

Les premiers yeux sont d’innocence

Et les seconds de pauvreté

Il faut savoir les protéger

 

Je ne veux condamner l’amour

Que si je ne tue pas la haine

Et ceux qui me l’ont inspirée

II

Un petit oiseau marche dans d’immenses régions

Où le soleil a des ailes

III

Elle riait autour de moi

Autour de moi elle était nue

 

Elle était comme une forêt

Comme une foule de femmes

Autour de moi

Comme une armure contre le désert

Comme une armure contre l’injustice

 

L’injustice frappait partout

Étoile unique étoile inerte d’un ciel gras qui est la privation de la lumière

L’injustice frappait les innocents et les héros les insensés

Qui sauront un jour régner

 

Car je les entendais rire

Dans leur sang dans leur beauté

Dans la misère et les tortures

Rire d’un rire à venir

Rire à la vie et naître au rire.

19 novembre 1944.
 

Chant du feu
Vainqueur du feu

 

Ce feu prenait dans la chair

Et l’aube était son égale

Ce feu prenait dans les mains

Dans le regard dans la voix

Il me faisait avancer

Et je brûlais le désert

Et je caressais ce feu

Feu de terre et de terreur

Contre les terreurs de la nuit

Contre les terreurs de la cendre

Un feu comme une ligne droite

Un feu fatal dans les ténèbres

Comme un pas dans la poussière

Un feu vocal et capital

Qui criait par-dessus les toits

 

Au feu la mort

 

Ce feu prenait dans la chair

Ce feu s’en prenait aux chaînes

Aux chaînes et aux murs aux bâillons aux serrures

Aux aveugles aux larmes

Aux naissances infirmes

À la mort que j’avais méchamment mise au monde

Un feu qui s’attaquait aux étoiles éteintes

Aux ailes chues aux fleurs fanées

Un feu qui s’attaquait aux ruines

Un feu qui réparait les désastres du feu

Sans ombres sans victimes

Buisson de sang et d’air

Moisson de cris sublimes

Et moisson de rayons

Dans la fronde d’un hymne

 

Un feu sans créateur

 

Derrière lui la rosée

Derrière lui le printemps

Derrière lui des enfants

Qui font croire à tous les hommes

À leur cœur indivisible

À leur cœur immaculé

Un feu clair jusqu’à l’essence

De toutes les formes nues

Un feu clair dans le filet

Des lueurs et des couleurs

Feu de vue et de parole

Caresse perpétuelle

Amour espoir de nature

Connaissance par l’espoir

Rêve où rien n’est inventé

 

Rêve entier vertu du feu.

AJOUTS DE L’ÉDITION DE 1945

Dans un miroir noir
 

Auréole fourmillante

Des jours du plus beau mois d’août

Dans un quartier surpeuplé

 

Auréole de nos vœux

Scintillante d’impatience

Chaude de notre colère

 

*

 

Dans la rue de la Chapelle

Une façade d’école

Grêlée éthérée de balles

 

Les seules fleurs de la rue

Blanches de chair épargnée

Sur les murs de la misère

 

Toutes les pensées écloses

Tous les yeux pour y voir clair

Sur les murs enfin sensibles

 

Dans la rue de la Chapelle

Sur les murs enfin marqués

Par une empreinte vivante

 

Par le désir d’être libre.

 

Charniers
 

L’aube est sortie d’un coupe-gorge

L’aube noircit sur des décombres

Se fond parmi des ombres molles

Parmi d’abjectes nourritures

Parmi de répugnants secrets

 

Où sont les rires et les rêves

Où est le bouquet de la peau

Où est le mouvement constant

La roue du soleil et des sèves

 

Des racines aromatiques

Séparent les chairs corrompues

Le cœur n’est plus l’image insigne

L’aube n’arrose plus la boue

Elle est le poison du chaos

 

Où sont les flammes et la sueur

Où sont les larmes et le sang

Où sont le regard et la voix

Où est le cri de ralliement

 

Comprendre gît sous la vermine

Sous le bruit ruminant des mouches

Le ciel la terre se limitent

À la destruction de l’homme

Voir clair ne sonne que ténèbres

 

*

 

Ténèbres des passants se hâtent

Pour mieux retrouver leurs ténèbres

Intactes pleines à craquer

De ce vieux pus des bienheureux

Qui contredit toute famine

Qui nie le mal et les tortures

 

Ténèbres les bourreaux sont loin

Et leurs complices se délassent

Regards aveugles fronts éteints

Bijoux couvrant un trou puant

Fleurs de calcul étoiles basses

Oubli commode oubli sublime

 

Trésor amassé sans dégoût

Par les gagnants de la défaite

Petits profits grandes ruines

Ténèbres ignorées des vers

Précieuse cendre au fond des poches

L’avenir tient à quelques sous

 

Une vie large vaut sa honte

Le froid chante comme un voleur

Et les vieux crimes tiennent chaud

Les bourreaux justifiaient la mort

Ils économisaient le temps

Ils n’avaient pas peur des enfants

 

*

 

Mais sur la nuit fille de l’homme

La revanche d’amour rayonne

L’aube est tissée de fils limpides

Les innocents ont reparu

Légers d’air pur blancs de colère

Forts de leur droit impérissable

 

Forts d’une terre sans défauts.

 

À l’échelle humaine
 

à la mémoire du colonel Fabien et à Laurent Casanova qui m’a si bien parlé de lui.

 

On a tué un homme

Un homme un ancien enfant

Dans un grand paysage

Une tache de sang

Comme un soleil couchant

Un homme couronné

De femmes et d’enfants

Tout un idéal d’homme

Pour notre éternité

 

Il est tombé

Et son cœur s’est vidé

Ses yeux se sont vidés

Sa tête s’est vidée

Ses mains se sont ouvertes

Sans une plainte

Car il croyait au bonheur

Des autres

Car il avait répété

Je t’aime sur tous les tons

À sa mère à sa gardienne

À sa complice à son alliée

À la vie

Et il allait au combat

Contre les bourreaux des siens

Contre l’idée d’ennemi

 

Et même les pires jours

Il avait chéri sa peine

Sa nature était d’aimer

Et de respecter la vie

Sa nature était la mienne

 

Rien qu’un seul jet de courage

Rien que la grandeur du peuple

Et je t’aime finit mal

Mais il affirme la vie

Je t’aime c’était l’Espagne

Qui luttait pour le soleil

C’est la région parisienne

Avec ses chemins puérils

Avec ses enfants gentils

Et le premier attentat

Contre les soldats du mal

Contre la mort répugnante

C’est la première lumière

Dans la nuit des malheureux

Lumière toujours première

Toujours parfaite

Lumière de relation

Ronde de plus en plus souple

Étendue et animée

Graine et fleur et fruit et graine

Et je t’aime finit bien

Pour les hommes de demain.

 

Les vendeurs d’indulgences
 

Ceux qui ont oublié le mal au nom du bien

Ceux qui n’ont pas de cœur nous prêchent le pardon

Les criminels leur sont indispensables

Ils croient qu’il faut de tout pour faire un monde.

 

*

 

Écoutez-les ils prêchent haut

Nul n’ose plus les faire taire

Ils ont des droits écoutez-les

Écoutez cet écho d’hier

 

Qu’il résiste ou qu’il capitule

Un général en vaut un autre

Des Français habillés de vert

Sont quand même de fiers soldats

De bons canons pour l’ennemi

Sont quand même de bons canons

Et plus il possède d’esclaves

Plus le maître a de raisons d’être.

 

*

 

Les femmes d’Auschwitz les petits enfants juifs

Les terroristes à l’œil juste les otages

Ne pouvaient pas savoir par quel hideux miracle

La clémence serait ardemment invoquée.

 

*

 

Il n’y a pas de pierre plus précieuse

Que le désir de venger l’innocent

 

Il n’y a pas de ciel plus éclatant

Que le matin où les traîtres succombent

 

Il n’y a pas de salut sur la terre

Tant que l’on peut pardonner aux bourreaux.

 

Faire vivre
 

Ils étaient quelques-uns qui vivaient dans la nuit

En rêvant du ciel caressant

 

Ils étaient quelques-uns qui aimaient la forêt

Et qui croyaient au bois brûlant

L’odeur des fleurs les ravissait même de loin

La nudité de leurs désirs les recouvrait

 

Ils joignaient dans leur cœur le souffle mesuré

À ce rien d’ambition de la vie naturelle

Qui grandit dans l’été comme un été plus fort

 

Ils joignaient dans leur cœur l’espoir du temps qui vient

Et qui salue même de loin un autre temps

À des amours plus obstinées que le désert

 

Un tout petit peu de sommeil

Les rendait au soleil futur

Ils duraient ils savaient que vivre perpétue

 

Et leurs besoins obscurs engendraient la clarté.

 

*

 

Ils n’étaient que quelques-uns

Ils furent foule soudain

 

Ceci est de tous les temps.

AJOUTS DE L’ÉDITION DE 1946

Nos uniremos
 

Nous sommes seuls nos frères nos enfants sont seuls

Nous voulons partager multiplier le jour

Car la grandeur de l’homme c’est huit fois sa tête

 

Notre devoir est de savoir mourir pour rien

Nous oublierons notre devoir et nous vivrons

Nous mêlerons le feu de l’espoir à nos cendres

 

Le museau de la bête est pur jusqu’à la proie

Jusqu’à ce qu’il arrive au cœur sensible et pur

Jusqu’à ce qu’il arrive à cet astre traqué

 

Mais invincible même sous la chair vaincue

Sous la charrue du vent flexible qui nous pousse

Dans les sillons du champ commun où nous souffrons

 

Grande lueur des blés nuée du pain futur

Qui nous soumet et nous prolonge et nous unit

Nous connaîtrons la perfection de nos désirs

 

Et nos mains généreuses recevront leur dû.

 

D’une victoire
 

Ce sont d’étranges villes

Que nous avons gagnées

D’étranges combattants

Que nous avons vaincus

 

Ces hommes comme nous

Qui en voulaient aux hommes

Ils voulaient verrouiller

Notre malheureux monde

 

Nous les avons bien vus

Eux et leur majesté

Leur santé leur bêtise

Et leur méchanceté

 

Des chefs couronnés d’ombre

Qui ne comprenaient rien

Qui riaient des victimes

Plus fortes que leur force

 

Qui se croyaient des hommes

Comme un enfant dément

Pourrait se croire enfant

Ces morts se pensaient morts

 

Ces morts voulaient la mort

Ces morts voulaient des tombes

Pour les pieds de la mort

Ils marchaient en arrière

 

Contre la foule immense

Contre le vieil espoir

Qui nous libérera

De la haine à jamais.

Mai 1945.
 

Temps anciens temps bénis

à José Cotti.
 

Dans le palais transparent du plaisir, seul le trou de la serrure était obscur.

Et c’est par là que les hommes malheureux essayaient vainement d’apercevoir les merveilles qu’ils finissaient par croire invisibles.

 

Le monde allait bien un peu à l’envers, l’outil avant les mains, la mâchoire avant la tête, la route avant la plaine et le travail avant l’éveil. Bien sûr que la Morale et son train tenait la vie pour pas grand-chose et que la nécessité, celle de rêver, de connaître ou de mieux manger, était allègrement niée. Mais on avait quand même quelques gouttes de vin dans son eau, quelques gouttes d’espoir dans les veines.

 

Je ne possédais pas encore toutes les preuves de la haine. L’injure faite à autrui ne m’avait pas encore coupé le cœur en deux.

 

Éternité de ceux que je n’ai pas revus
 

J’ai d’abord été surpris

Le temps s’ajoutait au temps

Et l’angoisse à l’impatience

Comme une nuit qui suivrait

Une autre nuit et le jour

Devient une chimère grise

Et puis une chimère noire

Il faut la regarder en soi

Avec les yeux du souvenir

Et bientôt l’on voit en aveugle

Et l’on est un sujet de nuit

 

Je me suis mis à tâtonner

Dans un monde où la vie baissait

Des hommes que je connaissais

Apparaissaient disparaissaient

Flammes en peine dans le soir

Rires et larmes éclipsés

Des hommes sûrs de la vie

Des hommes nourris d’espoir

Ô mes frères courageux

Ô mes frères en amour

Je vous ai perdus de vue

 

*

 

Visages clairs souvenirs sombres

Puis comme un grand coup sur les yeux

Visages de papier brûlé

Dans la mémoire rien que cendres

La rose froide de l’oubli

Pourtant Desnos pourtant Péri

Crémieux Fondane Pierre Unik

Sylvain Itkine Jean Jausion

Grou-Radenez Lucien Legros

Le temps le temps insupportable

Politzer Decour Robert Blache

Serge Meyer Mathias Lübeck

Maurice Bourdet et Jean Fraysse

Dominique Corticchiato

Et Max Jacob et Saint-Pol-Roux

Rien que le temps de n’être plus

Et rien que le temps d’être tout

Dans ma mémoire qui revient

Dans la mémoire que j’enseigne

Rien que le temps d’être Desnos

Rien que le temps d’être Péri

Rien que le temps d’être Crémieux

D’être Decour ou Politzer

Ou Saint-Pol-Roux ou Max Jacob

Grou-Radenez Lucien Legros

Sylvain Itkine Jean Jausion

Serge Meyer Mathias Lübeck

Blache Fondane Pierre Unik

Dominique Corticchiato

Maurice Bourdet ou Jean Fraysse

Et tous à l’image de l’homme

Tous nous rendant la vie possible

 

*

 

Des héros et des victimes

Dans ce décor de soleils

Et de mers renouvelées.

Mais aussi dans ce chaos

De travaux et de prisons

De chagrins et de famines

Leurs mains ont serré les miennes

Leur voix a formé ma voix

Dans un miroir fraternel

Et mes mains serrent les mains

D’hommes qui naîtront demain

Et qui leur ressemblent tant

Que je me crois éternel

Le sang passe la mort casse

 

Nous ne sommes plus nombreux

Nous sommes à l’infini.

La lumière l’air la nuit

Résident en notre sein

Ô mes frères courageux

Au long d’un âge parfait

J’en ai oublié l’oubli

 

Les lendemains sont anciens

Et le passé est tout neuf

Et nous sommes le commun

Et tout est commun sur terre

Simple comme un seul oiseau

Qui confond d’un seul coup d’aile

Les champs nus et les récoltes

 

Et le ciel avec le sol.

Septembre 1945.
 

Noël, les accusés de Nuremberg sont en vacances
 

Ces jeunes filles défilent au rythme de cinq à l’heure devant le tribunal des enfants.

(Les journaux, décembre 1945.)
 

Autour de nous l’univers s’est gelé

Notre maison s’est dégradée

De la cave au drapeau de la source à l’oiseau

De l’ombre incarnée au soleil total

 

Un soir sans fin s’est imposé

De larmes salies

De sourires passés au feu

De mains abandonnées

 

On a traqué les innocents

Comme des bêtes

On a cherché les yeux

Qui voyaient clair dans les ténèbres

Pour les crever

 

Et sur les ruines transparentes

Sur les chagrins cloués au cœur

Voici les juges habituels

Ceux qui font peur aux imbéciles

Et qui font jurer les déments

 

Fins connaisseurs de la morale

Ils comptent les victimes

Une à une puis par millions

Les victimes et les profits

Les victimes ont peu de poids

Mais les profits sont réversibles

 

Il leur faut gagner du temps

L’oubli viendra la poussière

Recouvrira le désordre.

Il leur faut être prudents

Pour ne pas rompre la chaîne

De plus grands crimes sont possibles

 

Enfin voici des juges

Qui prolongent la vie.

 


Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

https://ebooks-bnr.com/

en janvier 2023.

 

– Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isabelle, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Éluard, Paul, Poésie et vérité, 1942, Bruxelles, Éditions Lumières, 1945 ; pour la deuxième partie : Éluard, Paul, Poésie et vérité, Neuchâtel, La Baconnière, 1943 et enfin : Éluard Paul, Au Rendez-vous allemand (nouvelle édition revue et augmentée), Paris, Éditions de Minuit, 1946. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page, Tête de femme cheveux au vent, est de Anne van de Perre. Les illustrations dans le texte, dessins au pinceau de Franz Sébastien, proviennent de l’édition, Bruxelles, 1945.

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[1] Les textes de cette partie sont repris de l’édition de Bruxelles, Éditions Lumières, 1945. Cette édition, illustrée de dessins de Franz Sébastien, est identique à l’édition de 1942, à l’exception de l’ajout du poème Sur les pentes inférieures Aussi bas que le silence. Le poèmes ont été rétablis dans l’ordre de l’édition de 1942.

[2] Textes d’après l’édition : Neuchâtel, La Baconnière, 1943.

[3] Elle a ses défauts chéris

La perfection de l’amour

(Ancienne strophe 5 ne figurant pas dans cette édition.)