Paul Éluard
POÉSIE ET VÉRITÉ
1942
(suivi de
Au rendez-vous allemand)
1943-1946
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Table des matières
Sur les pentes inférieures Aussi bas que le silence
Première marche la voix d’un autre
Façons de parler façons de voir
Notre nuit Meilleure que nos jours
La main le cœur le lion l’oiseau
Les belles balances de l’ennemi
« Un petit nombre d’intellectuels français s’est mis au service de l’ennemi
D’un seul poème entre la vie et la mort
Éternité de ceux que je n’ai pas revus
Noël, les accusés de Nuremberg sont en vacances
Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom
Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom
Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J’écris ton nom
Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l'écho de mon enfance
J’écris ton nom
Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J’écris ton nom
Sur tous mes chiffons d’azur
Sur l’étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J’écris ton nom
Sur les champs sur l’horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J’écris ton nom
Sur chaque bouffée d’aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J’écris ton nom
Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l’orage
Sur la pluie épaisse et fade
J’écris ton nom
Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J’écris ton nom
Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J’écris ton nom
Sur la lampe qui s’allume
Sur la lampe qui s’éteint
Sur mes maisons réunies
J’écris ton nom
Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J’écris ton nom
Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J’écris ton nom
Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J’écris ton nom
Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J’écris ton nom
Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J’écris ton nom
Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J’écris ton nom
Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de mort
J’écris ton nom
Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.
Aussi bas que le silence
D’un mort planté dans la terre
Rien que ténèbres en tête
Aussi monotone et sourd
Que l'automne dans la mare
Couverte de honte mate
Le poison veuf de sa fleur
Et de ses bêtes dorées
Crache sa nuit sur les hommes.
Riant du ciel et des planètes
La bouche imbibée de confiance
Les sages
Veulent des fils
Et des fils de leurs fils
Jusqu’à périr d’usure
Le temps ne pèse que les fous
L’abîme est seul à verdoyer
Et les sages sont ridicules.
En chantant les servantes s’élancent
Pour rafraîchir la place où l’on tuait
Petites filles en poudre vite agenouillées
Leurs mains aux soupiraux de la fraîcheur
Sont bleues comme une expérience
Un grand matin joyeux
Faites face à leurs mains les morts
Faites face à leurs yeux liquides
C’est la toilette des éphémères
La dernière toilette de la vie
Les pierres descendent disparaissent
Dans l’eau vaste essentielle
La dernière toilette des heures
À peine un souvenir ému
Aux puits taris de la vertu
Aux longues absences encombrantes
Et l’on s’abandonne à la chair très tendre
Aux prestiges de la faiblesse.
Toi ma patiente ma patience ma parente
Gorge haut suspendue orgue de la nuit lente
Révérence cachant tous les ciels dans sa grâce
Prépare à la vengeance un lit d’où je naîtrai.
La menace sous le ciel rouge
Venait d’en bas des mâchoires
Des écailles des anneaux
D’une chaîne glissante et lourde
La vie était distribuée
Largement pour que la mort
Prît au sérieux le tribut
Qu’on lui payait sans compter
La mort était le dieu d’amour
Et les vainqueurs dans un baiser
S’évanouissaient sur leurs victimes
La pourriture avait du cœur
Et pourtant sous le ciel rouge
Sous les appétits de sang
Sous la famine lugubre
La caverne se ferma
La terre utile effaça
Les tombes creusées d’avance
Les enfants n’eurent plus peur
Des profondeurs maternelles
Et la bêtise et la démence
Et la bassesse firent place
À des hommes frères des hommes
Ne luttant plus contre la vie
À des hommes indestructibles.
De tous les printemps du monde
Celui-ci est le plus laid
Entre toutes mes façons d’être
La confiante est la meilleure
L’herbe soulève la neige
Comme la pierre d’un tombeau
Moi je dors dans la tempête
Et je m’éveille les yeux clairs
Le lent le petit temps s’achève
Où toute rue devait passer
Par mes plus intimes retraites
Pour que je rencontre quelqu’un
Je n’entends pas parler les monstres
Je les connais ils ont tout dit
Je ne vois que les beaux visages
Les bons visages sûrs d’eux-mêmes
Sûrs de ruiner bientôt leurs maîtres.
Immenses mots dits doucement
Grand soleil les volets fermés
Un grand navire au fil de l’eau
Ses voiles partageant le vent
Bouche bien faite pour cacher
Une autre bouche et le serment
De ne rien dire qu’à deux voix
Du secret qui raye la nuit
Le seul rêve des innocents
Un seul murmure un seul matin
Et les saisons à l’unisson
Colorant de neige et de feu
Une foule enfin réunie.
S’enlaçaient les domaines voûtés d’une aurore grise dans un pays gris, sans passions, timide,
S’enlaçaient les cieux implacables, les mers interdites, les terres stériles,
S’enlaçaient les galops inlassables de chevaux maigres, les rues où les voitures ne passaient plus, les chiens et les chats mourants,
S’auréolaient de pâleur charmante les femmes, les enfants et les malades aux sens limpides,
S’auréolaient les apparences, les jours sans fin, jours sans lumière, les nuits absurdes,
S’auréolait l’espoir d’une neige définitive, marquant au front la haine,
S’épaississaient les astres, s’amincissaient les lèvres, s’élargissaient les fronts comme des tables inutiles,
Se courbaient les sommets accessibles, s’adoucissaient les plus fades tourments, se plaisait la nature à ne jouer qu’un rôle,
Se répondaient les muets, s’écoutaient les sourds, se regardaient les aveugles,
Dans ces domaines confondus où même les larmes n’avaient plus que des miroirs boueux, dans ce pays éternel qui mêlait les pays futurs, dans ce pays où le soleil allait secouer ses cendres.
Une seule corde une seule torche un seul homme
Étrangla dix hommes
Brûla un village
Avilit un peuple
La douce chatte installée dans la vie
Comme une perle dans sa coquille
La douce chatte a mangé ses petits.
Que voulez-vous la porte était gardée
Que voulez-vous nous étions enfermés
Que voulez-vous la rue était barrée
Que voulez-vous la ville était matée
Que voulez-vous elle était affamée
Que voulez-vous nous étions désarmés
Que voulez-vous la nuit était tombée
Que voulez-vous nous nous sommes aimés.
Dressé par la famine
L’enfant répond toujours je mange
Viens-tu je mange
Dors-tu je mange.
La bonne neige le ciel noir
Les branches mortes la détresse
De la forêt pleine de pièges
Honte à la bête pourchassée
La fuite en flèche dans le cœur
Les traces d’une proie atroce
Hardi au loup et c’est toujours
Le plus beau loup et c’est toujours
Le dernier vivant que menace
La masse absolue de la mort.
Le jour m’étonne et la nuit me fait peur
L’été me hante et l’hiver me poursuit
Un animal sur la neige a posé
Ses pattes sur le sable ou dans la boue
Ses pattes venues de plus loin que mes pas
Sur une piste où la mort
A les empreintes de la vie.
La nuit le froid la solitude
On m’enferma soigneusement
Mais les branches cherchaient leur voie dans la prison
Autour de moi l’herbe trouva le ciel
On verrouilla le ciel
Ma prison s’écroula
Le froid vivant le froid brûlant m’eut bien en main.
Premier commandement du vent
La pluie enveloppe le jour
Premier signal d’avoir à tendre
La voile claire de nos yeux
Au front d’une seule maison
Au flanc de la muraille tendre
Au sein d’une serre endormie
Nous fixons un feu velouté
Dehors la terre se dégrade
Dehors la tanière des morts
S’écroule et glisse dans la boue
Une rose écorchée bleuit.
I
Ce petit monde meurtrier
Est orienté vers l’innocent
Lui ôte le pain de la bouche
Et donne sa maison au feu
Lui prend sa veste et ses souliers
Lui prend son temps et ses enfants
Ce petit monde meurtrier
Confond les morts et les vivants
Blanchit la boue gracie les traîtres
Transforme la parole en bruit
Merci minuit douze fusils
Rendent la paix à l’innocent
Et c’est aux foules d’enterrer
Sa chair sanglante et son ciel noir
Et c’est aux foules de comprendre
La faiblesse des meurtriers.
II
Le prodige serait une légère poussée contre le mur
Ce serait de pouvoir secouer cette poussière
Ce serait d'être unis.
III
Ils avaient mis à vif ses mains courbé son dos
Ils avaient creusé un trou dans sa tête
Et pour mourir il avait dû souffrir
Toute sa vie.
IV
Beauté créée pour les heureux
Beauté tu cours un grand danger
Ces mains croisées sur tes genoux
Sont les outils d’un assassin.
Cette bouche chantant très haut
Sert de sébile au mendiant
Et cette coupe de lait pur
Devient le sein d’une putain.
V
Les pauvres ramassaient leur pain dans le ruisseau
Leur regard couvrait la lumière
Et ils n’avaient plus peur la nuit
Très faibles leur faiblesse les faisait sourire
Dans le fond de leur ombre ils emportaient leur corps
Ils ne se voyaient plus qu’à travers leur détresse
Ils ne se servaient plus que d’un langage intime
Et j’entendais parler doucement prudemment
D’un ancien espoir grand comme la main
J’entendais calculer
Les dimensions multipliées de la feuille d’automne
La fonte de la vague au sein de la mer calme
J’entendais calculer
Les dimensions multipliées de la force future.
VI
Je suis né derrière une façade affreuse
J’ai mangé, j’ai ri, j’ai rêvé, j’ai eu honte
J’ai vécu comme une ombre
Et pourtant j’ai su chanter le soleil.
Le soleil entier celui qui respire
Dans chaque poitrine et dans tous les yeux
La goutte de candeur qui luit après les larmes.
VII
Nous jetons le fagot des ténèbres au feu
Nous brisons les serrures rouillées de l’injustice
Des hommes vont venir qui n’ont plus peur d’eux-mêmes
Car ils sont sûrs de tous les hommes
Car l’ennemi à figure d'homme disparaît.
Il va sous un soleil de foin
Et son regard est un chemin
Où marche un âne.
Aucun secret tout m’échappe
Puis l’exil dans les ténèbres
Les yeux purs la tête inerte
I
À quoi penses-tu
Je pense au premier baiser que je te donnerai.
II
Baisers semblables aux paroles du rêveur
Vous êtes au service des forces inventées.
III
Aux rues de petites amours
Les murs finissent en nuit noire
J’aime
Et mes rideaux sont blancs.
IV
Sans éclat et douce à son nid
Elle apparaît dans un sourire.
V
Le 21 du mois de juin 1906
À midi
Tu m’as donné la vie.
VI
J’ai dit facile et ce qui est facile
C’est la fidélité.
VII
Il faut la voir au dur soleil grevé de roches inaccessibles
Il faut la voir en pleine nuit
Il faut la voir quand elle est seule[3].
I
Je me lève, je suis jeune. Quand je me couche, le soir je suis vieux, je vais mourir dans la nuit. On m’enterrera demain. Et pourtant, le matin je suis jeune. Mes vêtements plus légers, mon corps plus apparent, mes yeux plus clairs font le monde plus léger, plus apparent, plus clair. Une meilleure circulation.
II
Ce matin, à six heures, l’air est pâle, le soleil absolument blanc et plat. Un seul mur devant un immense horizon me donne l’idée de l’espace. Un seul mur dans lequel s’ouvre à peine une fenêtre comme une petite plante bleue cueillie dans l’eau et réconciliée avec le soleil.
III
Nous sommes en Juin, la fête est dans tout son éclat, la nudité première, gracile et satinée, entre dans ma chambre. L’été est simple, il faut se confier à l’été. Tout s’élance et s’envole et s’allume.
IV
Chaque matin, baignée, la fleur garde sa force. Une main d’arbre dans un gant d’herbe. Sa force et sa fraîcheur. Des grappes de rosée glaciale, toujours la même.
V
Chaque matin, baignée, la fleur ne pâlit pas. Et la feuille reste verte. La lumière paraît s’éprendre, s’inspirer de la verdure ardente, de la fleur odorante. Feuille ancienne, fleur nouvelle et fleur d’hier, espoir et rapide proie.
VI
La fleur, qui a été belle comme un enfant, est livrée au soleil comme le bois aux flammes. Il y a plus de rapports entre l’arbre et la fleur qu’entre l’os et la chair, qu’entre la rainette et la truite. Plus de rapports entre la fleur et la flamme qu’entre le couteau et la scie.
VII
Entre la beauté des enfants et le beau temps que je reçois chez moi, j’intercale une prière : « Bel été, ouvre l’œil sur moi. Jusqu’au soir. » Car, d’image en image, tout s’est écoulé. Le jour a déjà pris la mesure de la vie et l’accent monotone du soleil utile.
I
Parfaitement éveillée et très belle
A-t-elle le pain qu’il lui faut
Elle n’a que sa beauté
Cet éclat perché haut comme une étoile seule
Pourtant la terre est là
II
Pour voir la terre il faut voir
L’homme et ses enfants hors d’âge
Nul n’a de nom ni d’empire
III
Ô ma muette désolée
Le chasseur ivre prend ta place
Contemplons le souverain maître
Il s’engourdit
L’acier prolongeait sa prunelle
Pour lui maintenant le monde est couché
IV
Et sous les couvertures dures de la terre
La vie est pleine comme un œuf
D’un bouquet d’ombres colorées ombres formées et mûres
Et de jolis yeux purs riant à des langues tirées
V
Ô ma sœur mon bel aimant
Je te garde le soleil
Le bel espoir du soleil
Je te réchaufferai
Je te désaltérerai
VI
La clarté perce les murs
La clarté perce tes yeux
Tu vas voir et tu vivras
VII
Nos caresses d’or nos vagues lustrées
Nos corps confondus le temps transparent
Nous concevrons le bonheur
Dans le plus grand des miroirs.
Plaisirs du premier printemps
Pierre propre de l’enfance
Caresse aux jointures fines
J’inventerai la sagesse
À peine éclairé je rêve.
Une poursuite à travers les salles obscures
D’un château rose ou bleu
Nuit brillante entre les colonnes
Nuit rayonnante entre les lampes d’or
Tout est permis la nuit
Serai-je celui qui tue
Ou celui qui est tué.
De loin en loin les nouvelles du passé
La bonne clé de la cage.
Dès qu’il s’abandonnait au sommeil
Un voyou toujours le même
Dans une rue déserte
Appuyait un revolver sur son cœur
Et le temps s’arrêtait
Il ne s’y habitua jamais.
Comme une bête domestique
Dans la haute forêt
Une voix sans écho me hèle.
J’ai rabattu les ailes de l’amour
Tiré le drap sur un corps lourd de sang
Autour de moi je suis fort je suis nu
Je parle haut je vois clair et je flambe.
Je sens l’espace s’abolir
Et le temps croître en tous sens.
Le jour revient le jour est maintenant partout
La terre s’ouvre et glisse et meurt et disparaît
Mais déjà les vivants ont accepté leur sort
Dans l’épaisseur de l’homme une étoile s’éteint
Et la femme soulève son enfant de plomb
Le palais de la mer se dresse dans l’azur
Aujourd’hui comme hier la lande aux cloches pâles
La main sans avenir l’oiseau de nul présage
Les robes les maisons bien fermées à l’amour
La route monotone sous les pieds des pauvres
Le soleil n’est pas loin et toi qui dors encore
Tu montes lentement menant ton dernier rêve
Vers l’assouvissement de l’espace et ton sein
Est semblable à la terre au grain qui germera
Très précise fontaine de nécessité
Nous reverrons ton soir nous reverrons ta nuit
Tout sera de nouveau teinté de nudité
La lumière perdra ses feuilles sur ton front
Tout sera recouvert de tes légers secrets
Et le sommeil vivra sans fin jusqu’au matin.
La rosée la pluie la vague la barque
La reine servante
Médieuse
La perle la terre
Perle refusée terre consentante
Le départ entre deux feux
Le voyage sans chemins
D’un oui à un autre oui
Le retour entre les mains
De la plus fine des reines
Que même le froid mûrit.
Ma fille la papillonne
Tu prends la forme de la coupe
Où tu bois
Où tu reflètes tes ailes.
L’oreille du taureau à la fenêtre
Et la lumière d’aujourd’hui le prisme de la force
Sur la paille du vaincu sur l’or du pauvre
Sur la table au niveau du vin dans la bouteille
L’œil qui saisit la bouche et l’embrasse
Et regarde il fait beau
Et regarde au sillon du laboureur sanglant
Le taureau le beau taureau lourd de désastres
Et regarde il fait beau
Sous le ciel de la bouche ouverte à l’amour
Un nuage lourd qui soutient le soleil
Le sang du laboureur le pain des noces
Le drapeau du taureau
Que le vent tend comme une épée.
Je porte un panier de mauvais réveil
Oubli du repos fenêtre sévère
La forme du corps la forme sans fard
Et les mains bornées les folles déchues
Je porte des mains à cueillir Décembre
Pour m’en rassasier je crie mon chagrin
À faire hurler avec moi les sourds
Et les prisonniers que le jour insulte
Matin sans désirs matin sans journée
Sous la bouche affreuse un feu s’est éteint
Il faudra passer les arches détruites
Du soleil d’hier qui niait l’espace
Salir d’un pas lourd les sons de l’azur
Ternir d’un regard les empreintes d’or
Et les blés du cœur couchés dans la boue
Gagner sur mon ombre au fond de l’ennui
Un autre matin aussi désolé.
Bois meurtri bois perdu d’un voyage en hiver
Navire où la neige prend pied
Bois d’asile bois mort où sans espoir je rêve
De la mer aux miroirs crevés
Un grand moment d’eau froide a saisi les noyés
La foule de mon corps en souffre
Je m’affaiblis je me disperse
J’avoue ma vie j’avoue ma mort j’avoue autrui.
Main dominée par le cœur
Cœur dominé par le lion
Lion dominé par l’oiseau
L’oiseau qu’efface un nuage
Le lion que le désert grise
Le cœur que la mort habite
La main refermée en vain
Aucun secours tout m’échappe
Je vois ce qui disparaît
Je comprends que je n’ai rien
Et je m’imagine à peine
Entre les murs une absence
Puis l’exil dans les ténèbres
Les yeux purs la tête inerte.
La nuit qui précéda sa mort
Fut la plus courte de sa vie
L’idée qu’il existait encore
Lui brûlait le sang aux poignet
Le poids de son corps l’écœurait
Sa force le faisait gémir
C’est tout au fond de cette horreur
Qu’il a commencé à sourire
Il n’avait pas UN camarade
Mais des millions et des millions
Pour le venger il le savait
Et le jour se leva pour lui.
Des saluts font justice de la dignité
Des bottes font justice de nos promenades
Des imbéciles font justice de nos rêves
Des goujats font justice de la liberté
Des privations ont fait justice des enfants
Ô mon frère on a fait justice de ton frère
Du plomb a fait justice du plus beau visage
La haine a fait justice de notre souffrance
Et nos forces nous sont rendues
Nous ferons justice du mal.
Le vol fou d’un papillon
La fenêtre l’évasion
Le soleil interminable
La promesse inépuisable
Et qui se joue bien des balles
Cerne les yeux d’un frisson
L’arbre est neuf l’arbre est saignant
Mes enfants c’est le printemps
La dernière des saisons
Hâtez-vous profitez-en
C’est le bagne ou la prison
La fusillade ou le front
Dernière fête des mères
Le cœur cède saluons
Partout la mort la misère
Et l’Allemagne asservie
Et l’Allemagne accroupie
Dans le sang et la sanie
Dans les plaies qu’elle a creusées
Notre tâche est terminée
Ainsi chantent chantent bien
Les bons maîtres assassins.
Épouvantés épouvantables
L’heure est venue de les compter
Car la fin de leur règne arrive
Ils nous ont vanté nos bourreaux
Ils nous ont détaillé le mal
Ils n’ont rien dit innocemment
Belles paroles d’alliance
Ils vous ont voilées de vermine
Leur bouche donne sur la mort
Mais voici que l’heure est venue
De s’aimer et de s’unir
Pour les vaincre et les punir.
Il tombe cette nuit
Une étrange paix sur Paris
Une paix d’yeux aveugles
De rêves sans couleur
Qui se cognent aux murs
Une paix de bras inutiles
De fronts vaincus
D’hommes absents
De femmes déjà passées
Pâles froides et sans larmes
Il tombe cette nuit
Dans le silence
Une étrange lueur sur Paris
Sur le bon vieux cœur de Paris
La lueur sourde du crime
Prémédité sauvage et pur
Du crime contre les bourreaux
Contré la mort.
As-tu bien vu ton semblable
Comme il profite de tout
Il a la tête brillante
Il a la tête enflammée
Sous un masque de soleil
Sous un doux masque d’or double
Ses yeux sont des roses chaudes
Car ton semblable a bon cœur
Il t’a montré le chemin
Vers la grille et vers la clé
Vers la porte à dépasser
Vers ta femme et tes enfants
Vers la place des visages
Il te rend la liberté
Mais je rêve et j’en ai honte
L’on va t’imposer la mort
La mort légère et puante
Qui ne répond qu’à la mort
Tout va d’un lieu grondant de vie vers le désert
La source de ton sang s’atténue disparaît
Nos ennemis ont besoin de tuer
Ils ont besoin d’être nos ennemis
Il n’y a rien d’essentiel à détruire
Qu’un homme après un homme
Il n’y a rien d’essentiel à créer
Que la vie tout entière en un seul corps
Que le respect de la vie et des morts
Qui sont morts pour la vie
Comme toi mon semblable
Qui n’as rien fait que de haïr la mort.
Pensez aux lieux sans pudeur
Où des hommes sont reclus
Où les absents sont présents
Où les yeux sont sans reflets
Tout prend vite la couleur
Des muguets plats du plafond
Des blés bleus des surveillants
Muguets blés bleus en surface
En tristesse indélébile
Un peu de pain de l’eau sale
Pourquoi vivons-nous pourquoi
Annulons notre passé
Blasphémons notre avenir
Consolons-nous bêtement
Chantant Ceux qui sont à l’air
Ont trop l’air de pauvres hères
La liberté pourquoi faire
Pour nos maîtres pas pour nous
Pour nous tenir dans les fers
Pour nous tenir dans le vide
Pour nous vaincre et nous apprendre
À consentir sans la grande
Raison qui fait l’homme grand
Sans la Raison fraternelle.
On te menace de la guerre
On te menace de la paix
On expose ton cœur aux coups
Quant à ton corps on ose à peine
En parler tant on lui en veut
Quels sales ennemis tu as
Pourtant tu aimes tes amis
Ta femme et le chant du matin
Pourtant ton visage s’éclaire
Quand tu le vois parmi les autres
Pourtant tu prends le bon vin
Pour du bon pain
Pourtant tu ne crois connaître
De créatures que parfaites
De créatures qu’aérées
De conquérantes que conquises
Amis amours sont réunis
Nos désirs gagneront sur nous
Des étoiles s’agglutinent
Sur tes paupières fermées
Dormeur vois la vie est vaine
Si de tout ne sort la vie
Tu rêves qu’un solitaire
Le dernier des solitaires
Le dernier de nos bons maîtres
S’éteint il manquait de tout
Et c’est le dernier coupable
Et c’est enfin notre fête.
En plein mois d’août un lundi soir de couleur tendre
Un lundi soir pendu aux nues
Dans Paris clair comme un œuf frais
En plein mois d’août notre pays aux barricades
Paris osant montrer ses yeux
Paris osant crier victoire
En plein mois d’août un lundi soir
Puisqu’on a compris la lumière
Pourra-t-il faire nuit ce soir
Puisque l’espoir sort des pavés
Sort des fronts et des poings levés
Nous allons imposer l’espoir
Nous allons imposer la vie
Aux esclaves qui désespèrent
En plein mois d’août nous oublions l’hiver
Comme on oublie la politesse des vainqueurs
Leurs grands saluts à la misère et à la mort
Nous oublions l’hiver comme on oublie la honte
En plein mois d’août nous ménageons nos munitions
Avec raison et la raison c’est notre haine
Ô rupture de rien rupture indispensable
La douceur d’être en vie la douleur de savoir
Que nos frères sont morts pour que nous vivions libres
Car vivre et faire vivre est au fond de nous tous
Voici la nuit voici le miroir de nos rêves
Voici minuit minuit point d’honneur de la nuit
La douceur et le deuil de savoir qu’aujourd’hui
Nous avons tous ensemble compromis la nuit.
Dans la souveraine inégalité
Au tour du maître de s’enfuir
Dévoré par la haine
Au tour du maître de monter
Sur sa galère d’or son vaisseau de fortune
Dévoré par la haine
Ce fruit d’où naît la roue la roue d’où naît la route
La route où naît un mort et la mort prend tournure
Dans le sang et la boue ce mort sans sépulture
Craquerait sous la dent d’un hiver plus sévère
Que voulait-il ce mort un peu manger et boire
Aimer rêver et rire sous un ciel clément
Dans la souveraine inégalité
Et dans l’herbe fraîche, et fleurie d’aurore
Être ce couple qui s’aimait sans y penser
Être ce couple lourd de ventre et de plaisir
Dévoré par l’amour et qui chante très haut
Nous sommes la lumière et notre cœur rayonne
Nous sommes sur la terre et nous en profitons.
Tandis que celui-là dévoré par la haine
Est en proie à la terre aux hommes et aux bêtes
Et la terre et les hommes et les bêtes c’est lui
Entièrement dévoré par la haine
Le sang corrompu de la mort emplit son cœur
Le vertueux refus d’aimer glace son front.
En ce temps-là, pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait des filles. On allait même jusqu’à les tondre.
Comprenne qui voudra
Moi mon remords ce fut
La malheureuse qui resta
Sur le pavé
La victime raisonnable
À la robe déchirée
Au regard d’enfant perdue
Découronnée défigurée
Celle qui ressemble aux morts
Qui sont morts pour être aimés
Une fille faite pour un bouquet
Et couverte
Du noir crachat des ténèbres
Une fille galante
Comme une aurore de premier mai
La plus aimable bête
Souillée et qui n’a pas compris
Qu’elle est souillée
Une bête prise au piège
Des amateurs de beauté
Et ma mère la femme
Voudrait bien dorloter
Cette image idéale
De son malheur sur terre.
Un homme est mort qui n’avait pour défense
Que ses bras ouverts à la vie
Un homme est mort qui n’avait d’autre route
Que celle où l’on hait les fusils
Un homme est mort qui continue la lutte
Contre la mort contre l’oubli
Car tout ce qu’il voulait
Nous le voulions aussi
Nous le voulons aujourd’hui
Que le bonheur soit la lumière
Au fond des yeux au fond du cœur
Et la justice sur la terre
Il y a des mots qui font vivre
Et ce sont des mots innocents
Le mot chaleur le mot confiance
Amour justice et le mot liberté
Le mot enfant et le mot gentillesse
Et certains noms de fleurs et certains noms de fruits
Le mot courage et le mot découvrir
Et le mot frère et le mot camarade
Et certains noms de pays de villages
Et certains noms de femmes et d’amis
Ajoutons-y Péri
Péri est mort pour ce qui nous fait vivre
Tutoyons-le sa poitrine est trouée
Mais grâce à lui nous nous connaissons mieux
Tutoyons-nous son espoir est vivant.
I
L’épée qu’on n’enfonce pas dans le cœur des maîtres des coupables
On l’enfonce dans le cœur des pauvres et des innocents
Les premiers yeux sont d’innocence
Et les seconds de pauvreté
Il faut savoir les protéger
Je ne veux condamner l’amour
Que si je ne tue pas la haine
Et ceux qui me l’ont inspirée
II
Un petit oiseau marche dans d’immenses régions
Où le soleil a des ailes
III
Elle riait autour de moi
Autour de moi elle était nue
Elle était comme une forêt
Comme une foule de femmes
Autour de moi
Comme une armure contre le désert
Comme une armure contre l’injustice
L’injustice frappait partout
Étoile unique étoile inerte d’un ciel gras qui est la privation de la lumière
L’injustice frappait les innocents et les héros les insensés
Qui sauront un jour régner
Car je les entendais rire
Dans leur sang dans leur beauté
Dans la misère et les tortures
Rire d’un rire à venir
Rire à la vie et naître au rire.
19 novembre 1944.
Ce feu prenait dans la chair
Et l’aube était son égale
Ce feu prenait dans les mains
Dans le regard dans la voix
Il me faisait avancer
Et je brûlais le désert
Et je caressais ce feu
Feu de terre et de terreur
Contre les terreurs de la nuit
Contre les terreurs de la cendre
Un feu comme une ligne droite
Un feu fatal dans les ténèbres
Comme un pas dans la poussière
Un feu vocal et capital
Qui criait par-dessus les toits
Au feu la mort
Ce feu prenait dans la chair
Ce feu s’en prenait aux chaînes
Aux chaînes et aux murs aux bâillons aux serrures
Aux aveugles aux larmes
Aux naissances infirmes
À la mort que j’avais méchamment mise au monde
Un feu qui s’attaquait aux étoiles éteintes
Aux ailes chues aux fleurs fanées
Un feu qui s’attaquait aux ruines
Un feu qui réparait les désastres du feu
Sans ombres sans victimes
Buisson de sang et d’air
Moisson de cris sublimes
Et moisson de rayons
Dans la fronde d’un hymne
Un feu sans créateur
Derrière lui la rosée
Derrière lui le printemps
Derrière lui des enfants
Qui font croire à tous les hommes
À leur cœur indivisible
À leur cœur immaculé
Un feu clair jusqu’à l’essence
De toutes les formes nues
Un feu clair dans le filet
Des lueurs et des couleurs
Feu de vue et de parole
Caresse perpétuelle
Amour espoir de nature
Connaissance par l’espoir
Rêve où rien n’est inventé
Rêve entier vertu du feu.
Auréole fourmillante
Des jours du plus beau mois d’août
Dans un quartier surpeuplé
Auréole de nos vœux
Scintillante d’impatience
Chaude de notre colère
*
Dans la rue de la Chapelle
Une façade d’école
Grêlée éthérée de balles
Les seules fleurs de la rue
Blanches de chair épargnée
Sur les murs de la misère
Toutes les pensées écloses
Tous les yeux pour y voir clair
Sur les murs enfin sensibles
Dans la rue de la Chapelle
Sur les murs enfin marqués
Par une empreinte vivante
Par le désir d’être libre.
L’aube est sortie d’un coupe-gorge
L’aube noircit sur des décombres
Se fond parmi des ombres molles
Parmi d’abjectes nourritures
Parmi de répugnants secrets
Où sont les rires et les rêves
Où est le bouquet de la peau
Où est le mouvement constant
La roue du soleil et des sèves
Des racines aromatiques
Séparent les chairs corrompues
Le cœur n’est plus l’image insigne
L’aube n’arrose plus la boue
Elle est le poison du chaos
Où sont les flammes et la sueur
Où sont les larmes et le sang
Où sont le regard et la voix
Où est le cri de ralliement
Comprendre gît sous la vermine
Sous le bruit ruminant des mouches
Le ciel la terre se limitent
À la destruction de l’homme
Voir clair ne sonne que ténèbres
*
Ténèbres des passants se hâtent
Pour mieux retrouver leurs ténèbres
Intactes pleines à craquer
De ce vieux pus des bienheureux
Qui contredit toute famine
Qui nie le mal et les tortures
Ténèbres les bourreaux sont loin
Et leurs complices se délassent
Regards aveugles fronts éteints
Bijoux couvrant un trou puant
Fleurs de calcul étoiles basses
Oubli commode oubli sublime
Trésor amassé sans dégoût
Par les gagnants de la défaite
Petits profits grandes ruines
Ténèbres ignorées des vers
Précieuse cendre au fond des poches
L’avenir tient à quelques sous
Une vie large vaut sa honte
Le froid chante comme un voleur
Et les vieux crimes tiennent chaud
Les bourreaux justifiaient la mort
Ils économisaient le temps
Ils n’avaient pas peur des enfants
*
Mais sur la nuit fille de l’homme
La revanche d’amour rayonne
L’aube est tissée de fils limpides
Les innocents ont reparu
Légers d’air pur blancs de colère
Forts de leur droit impérissable
Forts d’une terre sans défauts.
à la mémoire du colonel Fabien et à Laurent Casanova qui m’a si bien parlé de lui.
On a tué un homme
Un homme un ancien enfant
Dans un grand paysage
Une tache de sang
Comme un soleil couchant
Un homme couronné
De femmes et d’enfants
Tout un idéal d’homme
Pour notre éternité
Il est tombé
Et son cœur s’est vidé
Ses yeux se sont vidés
Sa tête s’est vidée
Ses mains se sont ouvertes
Sans une plainte
Car il croyait au bonheur
Des autres
Car il avait répété
Je t’aime sur tous les tons
À sa mère à sa gardienne
À sa complice à son alliée
À la vie
Et il allait au combat
Contre les bourreaux des siens
Contre l’idée d’ennemi
Et même les pires jours
Il avait chéri sa peine
Sa nature était d’aimer
Et de respecter la vie
Sa nature était la mienne
Rien qu’un seul jet de courage
Rien que la grandeur du peuple
Et je t’aime finit mal
Mais il affirme la vie
Je t’aime c’était l’Espagne
Qui luttait pour le soleil
C’est la région parisienne
Avec ses chemins puérils
Avec ses enfants gentils
Et le premier attentat
Contre les soldats du mal
Contre la mort répugnante
C’est la première lumière
Dans la nuit des malheureux
Lumière toujours première
Toujours parfaite
Lumière de relation
Ronde de plus en plus souple
Étendue et animée
Graine et fleur et fruit et graine
Et je t’aime finit bien
Pour les hommes de demain.
Ceux qui ont oublié le mal au nom du bien
Ceux qui n’ont pas de cœur nous prêchent le pardon
Les criminels leur sont indispensables
Ils croient qu’il faut de tout pour faire un monde.
*
Écoutez-les ils prêchent haut
Nul n’ose plus les faire taire
Ils ont des droits écoutez-les
Écoutez cet écho d’hier
Qu’il résiste ou qu’il capitule
Un général en vaut un autre
Des Français habillés de vert
Sont quand même de fiers soldats
De bons canons pour l’ennemi
Sont quand même de bons canons
Et plus il possède d’esclaves
Plus le maître a de raisons d’être.
*
Les femmes d’Auschwitz les petits enfants juifs
Les terroristes à l’œil juste les otages
Ne pouvaient pas savoir par quel hideux miracle
La clémence serait ardemment invoquée.
*
Il n’y a pas de pierre plus précieuse
Que le désir de venger l’innocent
Il n’y a pas de ciel plus éclatant
Que le matin où les traîtres succombent
Il n’y a pas de salut sur la terre
Tant que l’on peut pardonner aux bourreaux.
Ils étaient quelques-uns qui vivaient dans la nuit
En rêvant du ciel caressant
Ils étaient quelques-uns qui aimaient la forêt
Et qui croyaient au bois brûlant
L’odeur des fleurs les ravissait même de loin
La nudité de leurs désirs les recouvrait
Ils joignaient dans leur cœur le souffle mesuré
À ce rien d’ambition de la vie naturelle
Qui grandit dans l’été comme un été plus fort
Ils joignaient dans leur cœur l’espoir du temps qui vient
Et qui salue même de loin un autre temps
À des amours plus obstinées que le désert
Un tout petit peu de sommeil
Les rendait au soleil futur
Ils duraient ils savaient que vivre perpétue
Et leurs besoins obscurs engendraient la clarté.
*
Ils n’étaient que quelques-uns
Ils furent foule soudain
Ceci est de tous les temps.
Nous sommes seuls nos frères nos enfants sont seuls
Nous voulons partager multiplier le jour
Car la grandeur de l’homme c’est huit fois sa tête
Notre devoir est de savoir mourir pour rien
Nous oublierons notre devoir et nous vivrons
Nous mêlerons le feu de l’espoir à nos cendres
Le museau de la bête est pur jusqu’à la proie
Jusqu’à ce qu’il arrive au cœur sensible et pur
Jusqu’à ce qu’il arrive à cet astre traqué
Mais invincible même sous la chair vaincue
Sous la charrue du vent flexible qui nous pousse
Dans les sillons du champ commun où nous souffrons
Grande lueur des blés nuée du pain futur
Qui nous soumet et nous prolonge et nous unit
Nous connaîtrons la perfection de nos désirs
Et nos mains généreuses recevront leur dû.
Ce sont d’étranges villes
Que nous avons gagnées
D’étranges combattants
Que nous avons vaincus
Ces hommes comme nous
Qui en voulaient aux hommes
Ils voulaient verrouiller
Notre malheureux monde
Nous les avons bien vus
Eux et leur majesté
Leur santé leur bêtise
Et leur méchanceté
Des chefs couronnés d’ombre
Qui ne comprenaient rien
Qui riaient des victimes
Plus fortes que leur force
Qui se croyaient des hommes
Comme un enfant dément
Pourrait se croire enfant
Ces morts se pensaient morts
Ces morts voulaient la mort
Ces morts voulaient des tombes
Pour les pieds de la mort
Ils marchaient en arrière
Contre la foule immense
Contre le vieil espoir
Qui nous libérera
De la haine à jamais.
Mai 1945.
à José Cotti.
Dans le palais transparent du plaisir, seul le trou de la serrure était obscur.
Et c’est par là que les hommes malheureux essayaient vainement d’apercevoir les merveilles qu’ils finissaient par croire invisibles.
Le monde allait bien un peu à l’envers, l’outil avant les mains, la mâchoire avant la tête, la route avant la plaine et le travail avant l’éveil. Bien sûr que la Morale et son train tenait la vie pour pas grand-chose et que la nécessité, celle de rêver, de connaître ou de mieux manger, était allègrement niée. Mais on avait quand même quelques gouttes de vin dans son eau, quelques gouttes d’espoir dans les veines.
Je ne possédais pas encore toutes les preuves de la haine. L’injure faite à autrui ne m’avait pas encore coupé le cœur en deux.
J’ai d’abord été surpris
Le temps s’ajoutait au temps
Et l’angoisse à l’impatience
Comme une nuit qui suivrait
Une autre nuit et le jour
Devient une chimère grise
Et puis une chimère noire
Il faut la regarder en soi
Avec les yeux du souvenir
Et bientôt l’on voit en aveugle
Et l’on est un sujet de nuit
Je me suis mis à tâtonner
Dans un monde où la vie baissait
Des hommes que je connaissais
Apparaissaient disparaissaient
Flammes en peine dans le soir
Rires et larmes éclipsés
Des hommes sûrs de la vie
Des hommes nourris d’espoir
Ô mes frères courageux
Ô mes frères en amour
Je vous ai perdus de vue
*
Visages clairs souvenirs sombres
Puis comme un grand coup sur les yeux
Visages de papier brûlé
Dans la mémoire rien que cendres
La rose froide de l’oubli
Pourtant Desnos pourtant Péri
Crémieux Fondane Pierre Unik
Sylvain Itkine Jean Jausion
Grou-Radenez Lucien Legros
Le temps le temps insupportable
Politzer Decour Robert Blache
Serge Meyer Mathias Lübeck
Maurice Bourdet et Jean Fraysse
Dominique Corticchiato
Et Max Jacob et Saint-Pol-Roux
Rien que le temps de n’être plus
Et rien que le temps d’être tout
Dans ma mémoire qui revient
Dans la mémoire que j’enseigne
Rien que le temps d’être Desnos
Rien que le temps d’être Péri
Rien que le temps d’être Crémieux
D’être Decour ou Politzer
Ou Saint-Pol-Roux ou Max Jacob
Grou-Radenez Lucien Legros
Sylvain Itkine Jean Jausion
Serge Meyer Mathias Lübeck
Blache Fondane Pierre Unik
Dominique Corticchiato
Maurice Bourdet ou Jean Fraysse
Et tous à l’image de l’homme
Tous nous rendant la vie possible
*
Des héros et des victimes
Dans ce décor de soleils
Et de mers renouvelées.
Mais aussi dans ce chaos
De travaux et de prisons
De chagrins et de famines
Leurs mains ont serré les miennes
Leur voix a formé ma voix
Dans un miroir fraternel
Et mes mains serrent les mains
D’hommes qui naîtront demain
Et qui leur ressemblent tant
Que je me crois éternel
Le sang passe la mort casse
Nous ne sommes plus nombreux
Nous sommes à l’infini.
La lumière l’air la nuit
Résident en notre sein
Ô mes frères courageux
Au long d’un âge parfait
J’en ai oublié l’oubli
Les lendemains sont anciens
Et le passé est tout neuf
Et nous sommes le commun
Et tout est commun sur terre
Simple comme un seul oiseau
Qui confond d’un seul coup d’aile
Les champs nus et les récoltes
Et le ciel avec le sol.
Septembre 1945.
Ces jeunes filles défilent au rythme de cinq à l’heure devant le tribunal des enfants.
(Les journaux, décembre 1945.)
Autour de nous l’univers s’est gelé
Notre maison s’est dégradée
De la cave au drapeau de la source à l’oiseau
De l’ombre incarnée au soleil total
Un soir sans fin s’est imposé
De larmes salies
De sourires passés au feu
De mains abandonnées
On a traqué les innocents
Comme des bêtes
On a cherché les yeux
Qui voyaient clair dans les ténèbres
Pour les crever
Et sur les ruines transparentes
Sur les chagrins cloués au cœur
Voici les juges habituels
Ceux qui font peur aux imbéciles
Et qui font jurer les déments
Fins connaisseurs de la morale
Ils comptent les victimes
Une à une puis par millions
Les victimes et les profits
Les victimes ont peu de poids
Mais les profits sont réversibles
Il leur faut gagner du temps
L’oubli viendra la poussière
Recouvrira le désordre.
Il leur faut être prudents
Pour ne pas rompre la chaîne
De plus grands crimes sont possibles
Enfin voici des juges
Qui prolongent la vie.
a été édité par la
bibliothèque numérique romande
en janvier 2023.
– Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isabelle, Françoise.
– Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Éluard, Paul, Poésie et vérité, 1942, Bruxelles, Éditions Lumières, 1945 ; pour la deuxième partie : Éluard, Paul, Poésie et vérité, Neuchâtel, La Baconnière, 1943 et enfin : Éluard Paul, Au Rendez-vous allemand (nouvelle édition revue et augmentée), Paris, Éditions de Minuit, 1946. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page, Tête de femme cheveux au vent, est de Anne van de Perre. Les illustrations dans le texte, dessins au pinceau de Franz Sébastien, proviennent de l’édition, Bruxelles, 1945.
– Dispositions :
Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…
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[1] Les textes de cette partie sont repris de l’édition de Bruxelles, Éditions Lumières, 1945. Cette édition, illustrée de dessins de Franz Sébastien, est identique à l’édition de 1942, à l’exception de l’ajout du poème Sur les pentes inférieures Aussi bas que le silence. Le poèmes ont été rétablis dans l’ordre de l’édition de 1942.
[2] Textes d’après l’édition : Neuchâtel, La Baconnière, 1943.
[3] Elle a ses défauts chéris
La perfection de l’amour
(Ancienne strophe 5 ne figurant pas dans cette édition.)